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Full text of "La vie au desert : cinq ans de chasse dans l'intérieur de l'Afrique méridionale"

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University of Ottawa 


http://www.archive.org/details/lavieaudesertcin00gord 


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LA VIE AU DESERT 


CINQ ANS DE CHASSE 


DANS L'INTÉRIEUR DE L'AFRIQUE MÉRIDIONALE 


PAR GORDON CUMMING 


PUBLIÉ PAR 


ALEXANDRE DUMAS 


AVANT-PROPOS 


Le désir de voir les élections de Londres m'avait 
amené, il y a deux ans, dans la capitale de la Grande- 
Bretagne. Un beau matin, en compagnie d'Alexandre 
ct d'un de nos amis communs, nous entrions dans la 


Tamise par Gravesend, et, une fois débarqués sur 


le quai, nous nous faisions transporter tous les trois, 
dans un cab, à Leicester-Square, 

Une des con: dérations qui m'avaient déterminé à 
loger à Leicester-Square, c'est que Leicester-Square 
élait dans le voisinage de Coventry-street, et qu'à 
Coventry-street Gordon Cumming faisait son exhi- 
bition. 

Maintenant, qu'est-ce que Gordon Cumming? 


Je vais vous dire cela, chers lecteurs 


19 


LA VIE AU DÉSERT. 


Il faut vous avouer que je suis grand amateur de 
voyages. non-seulement des voyages que je fais, mais 
de ceux que je lis. — On ne pcut pas aller partout de 
sa personne, comme disent les généraux en chef dans 
leurs bulletins, mais le livre à la main on peut suivre 
le capitaine Cook en Océanie, Levaillant en Afrique 
et le Père Huc en Chine. 

Tout enfant j'ai été bercé par des voyages. 

J'avoue encore une faiblesse : — c'est qu’étant chas- 
seur, les voyages qui m'amusent le plus sont ceux 
qui contiennent des récits de chasse. 

Or, il y a deux ans à peu près, à la suite d'une ex- 
périence de balles explosibles, à Montfaucon, dont le 
publica été entretenu, dans un journal très-savamment 
rédigé, la Science contre le Préjugé, par mon savant 
ami, le docteur Meynard, — expérience qui avait par- 
faitement réussi, nous dinames en compagnie de méde- 
cins, de savants, de chasseurs et d'artistes. 

Jules Gérard assistait à ce diner : Jules Gérard, le 
lueur de lions, vous savez, et qui en est à son vingt- 
neuvième lion. 

H y avait encore là um Anglais, pardon, je me 
trompe, un Écossais, grand chasseur, grand yoya- 
£eur; arrivant-de l'Inde, où il était resté neuf ans, 
où il est retourné depuis, et où il avait chassé le 
tigre, comme tout Anglais ou Écossais qui a visité 
l'Inde. 

On parla des lapins de Bondy, des chevreuils de 
Villers-Coterets, des daims de Compiègne, des cerfs 
de Fontainebleau, des sangliers de Montargis, et, en 
montant toujours, on en arriva aux tigres du Pundjab 
et aux lions de l'Atlas. 

— Connaissez-vous Gordon Cumming? demanda 
ossais à Gérard. 
de 

Cest après vous l'homme qui a tué le plus de 
lions 


C'est vrai, il en a tué vingt-deux. 


mon kK 


— Oui nom seulement. 


Sans compler cinquante éléphants, soixante 


rhinoceros, et cinq ou six cents antilopes de toutes 


i P 

— Je sais cela, dit Jules Gérard, et je comple aller 
a Le tout expres pour faire à Cumming une vi- 
site de confrère 

J'étais profondément humilié; il y avait à Londres 
un hon avail luc vingt-deux lions, Gimquante 


éléphants, soixante rhinocéros, et cing ou six cents 
antilopes de toutes espèces, cf je me connaissais pas 
cet homme! 

— Quand allez-vous à Londres? demandai-je à 
Gérard. 

— Oh! je ne sais précisément pas, répondit-il. 

— Moi, j’y vais dans quelques jours; le premier 
de nous deux qui fera le voyage annoncera à l’autre 
où l'on trouve Gordon Cumming. Où demeure-t-il ? 
demandai-je à Mackenzie. — C'était le nom de mon 
Écossais. 

— Où il demeure? je n’en sais rien. Mais son 
théâtre est situé Conventry-street. 

—Comment, son theatre! Test direeteurde théâtre? 

— J'aurais du dire son exhibition. 

— Cher ami,, qu'est-ce que son thédére? qu'est-ce 
que son ewhibition? Je suis profondément ignorant. 
Renseignez-moi. 

— C'est-à-dire que dans une grande galerie tapis- 
sée de peaux de lions, de peaux de tigres, de peaux 
de serpents empaillés, de cornes de springboks, de 
gemsboks, de hartlebeests, de wildbeasts, de défenses 
delephants et de cornes de rhinocéros; il raconte 
lui-même ses chasses, faisant passer sous les-yeux 
de ses auditeurs, au fur et à mesure qu'il parle, les 
différents tableaux représentant les scènes les plus 
émouvantes de ses travaux herculéens. 

— Nous irons voir cela, Mackensie. 

— Quand vous voudrez. 

« Quand vous voudrez » était bien facile à dire. Moi 
aussi, comme Gérard, j'avais des empéchements 
pour aller directement à Londres; d'ailleurs, pour 
aller à Londres, je m'étais donné un prétexte, et ce 
prétexte me fixait une époque. 

J'avais prétendu, vis-à-vis de moi-même, que j’a- 
vais besoin de voir les élections anglaises. 

Vous comprenez bien que ce n’était pas vrai, et 
qu'à moins d'être atteint de dépravation politique, 
on n'éprouve pas de pareils besoins. 

Mais quand je désire une chose, l'argent me manque 
parfois, les prétextes jamais. 

I] en résultait que tous les jours je parlais à Mac 
kenzie de Gordon Cumming, lui faisant questions sur 
questions, 

Lcoutez, me dit-il un jour, il y a une chose bien 


simple à faire en attendant que vous le voyiez, lui. 


LA VIE AU DESERT. Z 


= 


SSA fe : : = 


— Laquelle? 

— Lire son voyage. 

— Il l'a donc écrit? 

— Oui, et le volume vient de paraître sous le titre 
du Lion hunter in south Africa. C’est fort intéressant. 

Révoil, un de mes amis, grand amateur de chasse 
et habile chasseur, se trouvait la et corrobora le 
dire de Mackenzie; il connaissait l'ouvrage et savait 
où le trouver. . 

— Obligez-moi, mon cher, lui dis-je, de m/aller 
quérir ce volume. Vous savez où, sans doute? 

— Mais, chez Fowlez, libraire au Palais-Royal. 

— Parfaitement. 

— Dans un quart d'heure, mon livre. 

— Je ne peux pas aller à pied au Palais-Royal et 
être revenu dans un quart d’heure. 

— Prenez une voiture alors. 

Pour mon biographe, il y aura tout un monde de 
réflexions philosophiques, physiologiques et morales, 
dans ces mots : — Prenez une voiture. 

Que de fois, pour une chose qui valait vingt sous, 
mais que je voulais avoir tout de suite, ai-je fait 
prendre une voiture qui coûtait. deux francs! 

Je ne sais pas si Revoil prit ou ne prit pas la voi- 
ture, mais, ce qu'il y a de certain, c’est qu'un quart 
d'heure après, il rentrait triomphalement, le livre de 
Gordon Cumming à la main. 

Je me jetai sur le livre, et, comme fait un enfant, 
je courus aux gravures. 

Les gravures étaient dighes du sujet. 

C'étaient des éléphants faisant sauter, arbre par 
arbre, des forêts en l'air; c'étaient des rhinocéros 
donnant la chasse au chasseur, au lieu de la recevoir 
de lui; c'étaient des myriades de chiens sauvages, la 
gueule ouverte et la queue roide, entourant le narra- 
teur dans l'intention bien visible de le dévorer; c'é- 
tait Gordon Cumming, aidé de son petit Boschisman, 
tirant par la queue un boa de vingt-cinq pieds de 
long, où assassinant, à coups de couteau, un hippo- 
potame dans une mare; ¢ étaient, enfin, fixés sur le 
papier, les rêves les plus fantastiques que puisse faire 
un chasseur, soit pour son compte, soit pour le compte 
des autres. 

En une nuit et une journée je déchiflrai le volume 
compact de Gordon Cumming, contenant à peu près 


trois de nos volumes ordinaires, 


Je n’en fus que plus avide de voir Gordon Cummimg 
et de causer avec lui. 

Voila pourquoi je vous disais, chers lecteurs, qe 
je n'étais tout particulièrement logé à Leicester 
Square, pour être dans le voisinage de exhibition 
de Gordon Cumming. 

J'y étais. 

Je courus aux affiches. 

Tous les jours, Gordon Cumming avait séance de 
sept heures à dix heures du soir. 

Les samedis seulement la séance était de jour, de 
trois à six heures de l'après-midi. 

Nous étions justement arrivés un samedi. 

J'allai d’abord assister à mon élection a Southwark, 
— mais les élections n'étaient devenues qu’une chose 
secondaire. 

C'était Gordon Cumming que je voulais voir. 

Par bonheur les mectiugs étaient finis à deux 
heures, de sorte qu'à trois heures précises j'étais à 
l'ouverture du théâtre; j'entrai un des premiers et 
allai me placer sur une des banquettes les plus rap- 
prochées de l’avant-seène: 

De là je regardai tout autour de moi. 

Les sonvenirs de Mackenzie lui avaient été fidèles; 
la salle était bien telle qu'il me l'avait décrite : ee 
n'était le long des murailles que peaux de lions, 
peaux de tigres, peaux de panthères. 

Il y avait la fameuse peau du boa de vingt-quatre 
pieds de long, que, dans la gravure, Cumming et som 
Hottentot tiraient par la queue. 

Il y avait des cornes de toutes les espèces, — par 
milliers; — les cornes, on ne les comptait plus. 

Il y en avait de courbes, de droites, de tordues, 
d’embranchées, de pointues, d’obtuses, de fourchues, 
de mates, de luisantes, de rugueuses. 

C'était, comme ett dit un gamin de Paris, oo Mo- 
litre, s'ileût vécu de nos jours, c'était le désarme- 
ment complet de la garde nationale: 

L'abord du théâtre était défendu par une haie de 
cornes de rhinocéros et de défenses d'éléphants pe- 
sant de cinquante à trois cents livres. 

L'avant-scène était pavée d'écailles de tortues 
grandes comme des capotes de cabriolet. 

Le spectacle était dans la salle avant d'être sur Le 
theatre. 


Un piano placé à ma droite se fit entendres 


4 LA VIE AU DÉSERT. 


» 


mr ———————————————————— 


Au milieu de toute cette décoration cornue, ce 
piano, jouant des polkas, faisait le plus drôle d'effet 
qui se püt voir. 

Le piano annonçait l'apparition de Gordon Cum- 
ming. 

Gordon Cumming, leste et vigoureux Ecossais de 
cing pieds six pouces, agé de quarante-cing ans à 
peu près et vêtu de son costume national, se glissa 
entre le rideau et l'encadrement, puis s’avanca sur 
le proscénium. 

Ii fut salué par de nombreux bravos : il était évi- 
dent que les spectateurs étaient en partie des gens 
qui venaient, mais surtout des gens qui revenaient. 

J'applaudis, comme les autres, et même plus fort 
que les autres. Cumming me remarqua et, sans savoir 
qui j'étais, me fit un salut particulier. 

Puis il commença son speech. 

Ceci c'était autre chose. Je comprends parfaitement 
l'anglais, lorsque je le lis, pourvu que ce ne soit pas 
un poëme de Burne ou de Byron, mais je n’entends 
pas un mot de l'anglais quand on le parle. 

A plus forte raison quand celui qui le parle est un 
Écossais. 

Par bonheur, je savais mon Gordon Cumming par 
cœur. 

Ce qu'il disait, au reste, n’était qu’une espèce de 
discours préparatoire sur son enfance vagabonde, au 
milieu des lacs, des torrents, des rochers et des pré- 
cipices. 

La toile se leva, et l’on vit, en peinture bien en- 
tendu, un enfant de quinze ans suspendu à une 
longue corde et essayant d’effaroucher deux énormes 
Oiseaux. 

C'était Gordon Cumming dénichant des aigles. 

A partir de ce moment, toute la vie de l'Écossais 
passa sous les yeux du lecteur: chasse aux spring- 
hocks, chasse aux gemsbocks. chasse aux hartle- 


beasts, chasse aux wildbeasts, chasse aux girafes, 
hasse aux rhinocéros, chasse aux éléphants, chasse 
aux lions. 

A partir de ce moment je compris parfaitement, 
et je pris, je l'avoue, un énorme intérêt aux aven- 
tures de ce voyageur, racontées et expliquées par lui- 
même, 

Nous n'avons aucune idée de cette sorte de spec- 


tacle en France, 


Chez les Anglais, peuple pratique, ils sont familiers. 

Si vous allez à Londres, chers lecteurs, allez voir 
Gordon Cumming, s'il s'y trouve encore. i 

Il va sans dire que je fis passer mon nom au chas- | 
seur et que je restai après le départ des autres audi- 
teurs. Nous causames une heure ensemble. 

Gordon Cumming parle assez facilement le fran- 
cais. Ce fut une seconde représentation, mais cette 
fois pour moi tout seul. 

Le livre de Roaleyn Gordon Cumming d’Alltyre, 
dont la traduction, faite sous mes yeux par Révoil, a 
été revue et corrigée avec le plus grand soin par moi, 
se recommande de lui-même, et prendra sa place, 
pour la garder, à côté des ouvrages de Delegorgue et 
de Gérard. 

Roaleyn Gordon Cumming, né en Écosse en 1822, 
passa les premières années de son enfance dans le 
comté de Moray. C’est 1a que lui vint la passion de la 
chasse et de l’histoire naturelle. 

La pêche aux poissons des grands fleuves fut, dès 
l’âge le plus tendre, son jeu favori, et c’est aux bords 
des rivières, aux sommets des montagnes et dans les 
fourrés les plus sombres des forêts de son pays natal, 
que Cumming, recherchant la solitude, contemplait 
la grandeur et la magnificence de la nature. 

Avant son entrée au collége d'Éton il était déjà 
possesseur de nombreux trophées, fruits de ses ex- 
ploits; il les regardait avec fierté et enthousiasme, 
et se comparait au vainqueur du lion de Némée. 

En 1839 il partit pour les Indes et s'engagea dans 
la cavalerie légère de Madras. Au cap de Bonne-Es- 
pérance il eut l’occasion de chasser les bêtes féroces. 
Dans son séjour aux Indes il fit collection de spéci- 
mens d'histoire naturelle, et acquit une commission 
dans le Royal-Vétéran, mais, voyant qu'il n’y avait 
rien à gagner, il changea une troisième fois de corps, 
et s'engagea dans les Cap-Riflemen en 1841. 

Tous ses rêves étaient pour les chasses les plus 


extraordinaires que son imagination pouvait lui sug- 


gérer ; aussi, voyant que la discipline militaire serait 
toujours un obstacle à sa passion exclusive, il donna 
sa démission afin de recouvrer son entière liberté 
d'action, et se mit à suivre la noble carrière qu'il 
s'élait tracée dès son jeune âge. 

Dans ses chasses il avait adopté un costume carac= 


téristique. 


| 


| 


LA VIE AU DESETT. 5 


a 


Les bras nus et des vêtements de plusieurs cou- 
leurs lui donnaient l’air d’un Gaulois oublié par mé- 

_ garde dans les grandes forêts de l'Inde. En Écosse, 
sa fortune personnelle avait pu lui procurer de bons 
morceaux de venaison et de riches vêtements ; mais, 
dans l'Inde, il préférait une tranche d’éléphant ou 
quelque peau de lion due à la force et à l'adresse dont 
il se sentait capable. C’est en 1842 qu'il résolut de 
faire une expédition dans le sud de l'Afrique. 

Pour cette expédition ilse mit en quête de person- 
nes expérimentées, s’informant de tout ce qui pouvait 
être nécessaire à ce voyage et de tout l'équipement 
en général. Il s’adjoignit un individu du nom de 
Murphy (commerçant de l'intérieur, qui avait plus 
que personne les connaissances nécessaires sur les 
frontières et adjoints des territoires de la Gricqua, 
situés au-dessus de la rivière du Grand-Orange). Ce 
Murphy lui présenta un autre commercant réputé 
pour ses hautes connaissances des parties du pays 
que Cumming désirait explorer. Les wagons (voitu- 
res) de ces deux personnes étaient construits de ma- 
niére à renfermer tout ce qui était nécessaire à la vie 
de l’homme et tout ce qu'il pouvait désirer dans une 
pareille contrée. 

Gordon Cumming, sur un de ces modèles, fit cons- 
truire deux voitures qui lui rendirent de grands ser- 
vices; car non-seulement il avait à penser aux be- 
soins de chaque jour, mais il collectionnait sur son 
passage tout ce qui lui paraissait offrir une certaine 
curiosité. 

Il prit à son service quatre domestiques : le pre- 
mier, qui était un Anglais nommé Long, devait rem- 
plir les fonctions d'intendant. 

Ce Long était un ancien cokney ou badaud de 
Londres, qu’il prit encore sur la recommandation de 
Murphy. 3 

Mais, une fois en route, cet intendant le laissa 
de côté en abandonnant la petite caravane pour 
suivre une certaine fille aux yeux noirs qui avait été 
engagée comme laveuse pour toute la durée du 
voyage. 

Les deux autres domestiques étaient des natifs de 
Grahaurstown. 

Le cocher, du nom de Kleinboy, était un Hotten- 
tot fort et actif, de la race des Mozambiques, avec les 
joues osseuses et la tête lainée. 


Puis un nommé Cobus, de la même race, et deux 
Européens, nommés Stofulus et Hendrick. 

Ils se mirent en marche le 28 octobre 4843 , fayo- 
risés par un fort beau temps. 

Gordon Cumming commença alors les chasses har- 
dies de l'éléphant, du lion, du rhinocéros et autres 
animaux dangereux. 

Cinq ou plutôt six années se passèrent de la sorte, 
et enfin Gordon Cumming retourna en Angleterre, où 
il parvint, il y a deux ans, sain et sauf, rapportant 
ces trophées qu'il montre aujourd'hui avec fierté, 
ainsi que des dessins panoramiques des principales 
vues d’un brillant et long voyage. 


ALEXANDRE DUMAS, 


PRÉFACE 


En 1839, je m'embarquai pour les Grandes-Indes. 
Jallais rejoindre à Madras mon régiment, le 4e léger. 
Nous touchames en passant au cap de Bonne-Espé- 
rance, et là j'eus occasion de chasser quelques anti- 
lopes de la petite espèce, ce qui me donna un avant- 
goût des chasses splendides que quelques années après 
je devais faire tout à mon loisir; pendant mon séjour 
aux Indes, je recommencai mes excursions et rassem- 
blai une immense quantité d'échantillons d'histoire 
naturelle : je commencai ainsi cette collection qui a 
pris depuis des proportions énormes. Par malheur le 
climat des Indes m'était contraire. Un beau jour, je 
quittai le service et rentrai dans ma patrie où je repris 
mes habitudes vagabondes. Bientôt, grâce à l'aide de 
mes nombreux amis, il me fut permis de me livrer 
avec succès à ma chasse favorite, celle des bêtes fauves 
dans les forêts de l'Ecosse. 

A la longue, cependant, ennuyé d'explorer un pays 
en la présence continuelle des gardes et des forestiers, 
me sentant tourmenté du désir de visiter en toute li- 
berté les contrées sauvages, où l'existence du vrai 
chasseur est tout à la fois un plaisir, une lutte et un 
orgueil, je pris la résolution de visiter les immenses 


prairies et les montagnes Rocheuses du Nouveau- 


a LA VIE AU DESERT. 


Miende. Je sollicitai et j'oblins une commission dans 
Se Royal-Veteran New found Land Company, mais 
je ne tardai point à comprendre que j'aurais peu de 
chance de pouvoir m'éloigner des casernes et de vivre 
à la façon de-Nemrod tant, que je serais attaché à un 
régiment. Cela me décida à demander ma mutation 
pour le cap de Bonne-Espérance où se trouvait le ré- 
Siment des Cap Riflemen. En 1843 je pris terre sur 
ee sal tant désiré. 

immédiatement après mon débarquement au Cap 
je fis partie de l’armée d'occupation et j'entrai avec 
ma division sous les ordres du général Somerset, dans 
le pays des Caflres-Amapouda, où nous demeurames 
quelque temps en campagne, ayant pour seule dis- 
traction celle de tirer des cailles et autres menus oi- 
eaux. 

Je me trouvai donc encore trompé dans mon attente, 
el, ne voyant aucune chance d'arriver à mon but tant 
que je n'aurais point ma liberté tout entière, je me 
décidai enfin à donner ma démission et à pénétrer 
dans l'intérieur des terres, et, s’il était possible, la 
où nul Européen n'avait encore mis le pied avant moi. 

En effet, ces vastes régions devaient offrir de nom- 
Drewses émolions à mon ardente jeunesse, et j'étais 
persuadé qu'il me serait facile, grâce à ma persévé- 
rance el mon adresse, de réunir de magnifiques tro- 
phées de chasse et de colliger une foule de sujets 
tnteressants pour la science et l'histoire naturelle. 
J'avais prévu juste, et, si vaste que fût sur ce point 
non ambilion, je réussis au dela de mes désirs, 

Et maintenant ce que je vous offre ici, cher lecteur, 
© ast le récit des aventures qui me sont arrivées en 
‘Virique; je ferai seulement observer que je suis le 
premier qui ail pénétré dans le:pays des Bamangwato, 
ob, grace à ma hache et à mapioche, je me suis tracé 
ane route que d'autres ont suivie par la suite. J'espé- 
Gus marcher toujours en avant et pénétrer plus loin 
ehoore ; mais la perte de mon bétail et de mes chevaux 
mi aréla court, à mon inexprimable regret. 

Pendant les longugs années que j'ai passées dans 
le désert, je ai jainays eu d'autre demeure que mon 

bariol ; encore l'ahandonnais-je souvent pour faire 
wu), où accompagie de sauvages seulement, de loin- 
Games expeditions de chasse, laissant les quelques 
ompagnons allachés à ma fortune capes aulour de 


unes bagages. Dans ces circonstances, j'ai passé bien 


des jours et bien des nuits au fond d’un trou isolé, 
creusé près de quelque source, guettant la démarche 
majestueuse du lion, les évolutions sagaces des élé- 
phants, les bonds capricieux de la panthère et l'allure 
de ces nombreuses espèces d'animaux qui souvent 
passaient à quelques pas de moi sans se douter du 
voisinage de l'homme et de la mort; dans ces sortes 
d'occasions, tout ce que j'ai jugé digne de remarque, 
je l'ai consigné dans mon journal. 

‘C'est à Vaidede ce journal que l'ouvrage que l'on 
va lire a été écrit presque littéralement, je l'avoue : 
le lecteur ne doit donc point s'attendre à trouver un 
style fleuri et travaillé dans un récit rédigé en de telles 
conditions. Lorsque la main s'est fatiguée toute la 
journée à manier la carabine, on est inhabile le soir 
à tenir une plume. Mais, si mon langage sans apprêt 
cause aux vrais chasseurs quelques sensations de 
plaisir, si mes descriptions ajoutent une page de plus 
à l’histoire naturelle du Sud de l'Afrique ou aux no- 
tions déjà connues sur les peuplades de ce pays, je 
m'estimerai amplement récompensé de mes veilles, 
de mes explorations et de mes fatigues sur le sol aride, 
sauvage et dangereux du pays des Boschimens. 


R. GORDON CUMMING, 


Commerce au Cap. — Préparatifs de chasse. — Commerçants 
du Cap.— Wagons du Cap. — Préliminaires des marehés. — 
Vie d'un commercant. — Commerce avec les Bechuannas. — 
Préparatifs et obstacles. — Mes serviteurs. — Mes ustensiles. 
— Chasse au kheebock. — Flore de l'Afrique méridionale: 
Une fois cette résolution prise de faire une expédi- 

tion de chasse dans l'intérieur de l'Afrique du sud, 

mon premier soin devait être de chercher quelque 
personne expérimentée qui pit m'mdiquer les em- 
plettes à faire, tant en chariots eten bœufs que pour 
mon équipement en général, A cet effet je n'adressai 

à un nommé Murphy, traficant à l'intérieur, et plus 

à même que tout autre, à Graham's-Town, pour me 

donner les renseignements dont j'avais besoin. Sur 

les frontières de la colonie, et sur les territoires limi- 

trophes des tribus de la Griqua et de Béchuana, si- 

tuées au dela de la grande rivière Orange, j'avais 


LA VIE DESERT. 


el 


déjà eu l'occasion de faire connaissance avec ce per- 
sonnage pendant le peu de temps que j'avais passé en 
cantonnement à Graham’s-Town au mois de juillet 
1843. Je lui avais été présenté par un autre marchand, 
mon compatriote, comme moi né dans le canton de 
Morey et qui était renommé parmi les Boers + hol- 
Jandais qui habitaient sur la frontière. Ce dernier dont 
le nom André Thomson, avait deux frères. Tous trois 
menaient la même vie aventureuse et l’on ne connais- 
sail pas dans toute la colonie de jeunes gens plus la- 
borieux et plus déterminés qu'eux. 

Comme j'aurai souvent occasion de parler des mar- 
chands dans le cours de mon récit, je crois à propos 
de donner ici une courte esquisse de leurs occupations, 
de leurs mœurs et de leurs habitudes. Chaque mar- 
chand est censé posséder un ou deux chariots a bœufs, 
pour les charger de toutes sortes de marchandises 
qu'ils jugent nécessaires aux boers hollandais, loin- 
tains et isolés. Ils puisent dans les grands dépôts de 
Graham’ s-Town et du port Elisabeth, puis ils partent 
pour leur grand voyage, qui dure ordinairement six 
ôu huit mois. 

Au bout de ce temps ils reviennent à la colonie, 
eprichis d'énormes troupeaux de bœufs et de béliers 
distraits des troupeaux bien autrement considérables 
des habitants de l'intérieur, presque tous fermiers et 
éleveurs de bestiaux. Les chariots d’un de ces trali- 
quants nomades qui font en grand le commerce de nos 
colporteurs d'Europe, contiennent en général de l'é- 
picerie, de la quincaillerie, des pièces de toiles et de 
canevas, de la mercerie, de la sellerie, de la faïence, 
de tout, depuis des alènes, pour que le boer puisse 
raccommoder ses souliers de campagne jusqu'aux rou- 
leaux de rubans roses ou bleus qui doivent retenir 
les boucles brunes de ses charmantes filles, dont la 
beauté dans plus d'un cas consiste, comme celle de 
Skyeterrein, dans leur laideur. 

A mesure que le marchand pénètre dans les terres 
et fait des échanges, il laisse le bétail qu'il a troqué 
contre ses marchandises à la garde du boer, son an- 
cien maitre, et le reprend à son retour. Quand il s'est 
débarrassé de toute sa pacotille, il termine en général 
son trafic par la vente du ou des chariots mêmes qui 
ont servi au transport, et achète alors un cheval avec 
lequel il revient à la colonie, ralliant sur sa route tous 
les animaux qu'il a reçus en échange, et sur lesquels. 
de retour au Cap, il fait un bénélice non moins grand 
que celui qu'il a fait sur ses marchandises, 

Lorsqu'un marchand arrive à une ferme et que son 
intention est d'y passer la nuit, il arrête son chariot, 
s'approche de la porte et demande où il doit oustpan, 
c'est-à-dire dételer ses bœufs, et en même temps de 
quel côté il lui sera permis de les faire paitre, Le 
maitre le reçoit au seuil, la pipe à la bouche, et, le- 


Fermiers, 


vant son chapeau de la main gauche, lui tend cordiale- 
ment la main droite : les fermiers attachent beaucoup 
d'importance a cette étiquette à laquelle, à l'exemple 
du chef, se conforme une ribambelle de jeunes boers 
qui arrivent à la file, chacun à moitié enseveli dans 
une paire de pantalons d'une largeur démesurée et 
coiffé d'un immense chapeau à larges bords dont la 
forme a généralement plus de la moitié de la hauteur 
de celui qui le porte. 

Lorsque la permission de dételer est obtenue et que 
l'on a échangé quelques compliments, le marehand 
demande au boer s'il a des bœufs gras à troquer. Sou- 
vent à cette demande le fermier répond tout d'abord 
par une négation absolue; plus généralement encore 
il dit avec une prétendue insouciance : — Je n’en 
sais rien. Puis avec une indifférence affectée il ajoute = 
— Qu'avez-vous dans votre chariot? — Un peu de 
tout, répond le marchand, et en qualité supérieure. Je 
vous laisserai les objets qui vous conviendront au plus 
bas prix qu'il soit possible à un marchand de le faire; 
d’ailleurs dans un instant je vais déballer et vous 
montrer cela. — Cefa quoi le boer répond poliment : 
— N’en faites rien, meinherr; je serais afligé que 
pour moi et inutilement vous prissiez tant de peine. 
— Oh! mon Dieu, réplique le marchand, c’est notre 
état. — Le boer vaincu par celle courtoisie fait un 
signe d'assentiment. 

Alors le marchand se retourne vers son Ænecht ou 
domestique principal, lui ordonne de faire l'étalage 
des marchandises et acconipagne le boer dans l'inté- 
rieur de la maison. 

Le diner parait bientôt, et le fermier ne manque 
jamais d'inviter son hôte à prendre place à table. 

Si le marchand est habile, c'est le moment de le 
montrer; il aura pendant le diner mille petits soins, 
mille attentions délicates pour la femme de son hôte. 
Aucun marché ne peut être conclu avec un Hollandais 
sans l'approbation de sa femme; on dine copieuse- 
ment chez ces dignes boers. Ils possèdent des notions 
lrès-recherchées dans l’art culinaire; leurs tables 
sont chargées de mets excellents et substantiels. Or, 
après une journée de fatigue, tout voyageur apprécie 
un bon diner. 

Le repas fini, tout le monde court au chariot pour 
examiner les marchandises, et il y a fort à parier que 
l'hôtesse, sielle a été satisfaite de la politesse du voya- 
geur, trouvera cinquante articles indispensables dont 
elle saura persuader à son mari de faire l'em- 
plette. 

Le trafiquant, après avoir vendu sa marchandise, 
rassemble son bétail et le ramène à marches caleu- 
lees de trente milles à peu près dans les vingtquatre 
heures. Ces marches ont lieu principalement pendant 
la nuit. 

Il est forcé d'être sans cesse sur le qui-vive, de se 
coucher tout habillé afin d'être prêt à la première 


8 LA VIE AU DESERM. 


alerte et de dormir a la facon des officiers de marine, 
qui volent dix minutes de soleil, lorsqu’il fait gros 
temps, en s'appuyant au mat de leur vaisseau. Comme 
exemple des terribles pertes supportées par un de ces 
voyageurs, je rappellerai que mon ami Pierre Thomp- 
son, pendant la guerre qui de 1846 à 1847 ravagea 
la colonie, revenant à Graham’s-Town avec un énorme 
troupeau de plusieurs centaines de bœufs superbes, 
fut attaqué à un jour de marche de sa destination par 
une bande de maraudeurs caffres-amapoada armés de 
fusils et de sagaies, qui lui enleva tout son troupeau; 
il sauva sa vie en fuyant et en abandonant un butin 
qui était toute une fortune. 

Revenons à mon voyage. 

A peine espérais-je trouver encore André Thomp- 
son et Murphy à Graham’s-Town, où je les avais 
laissés trois mois auparavant, lorsque je partis à la 
suite de mon régiment pour le pays des Caffres. Le 
dernier, qui était un ivrogne de premier ordre, me 
donna dans ses moments lucides de précieux rensei- 
gnements relativement aux préparatifs que je devais 
faire eu achetant des bœufs et des chariots et en ar- 
rétant des domestiques; je lui dus aussi quelques 
conseils sur la manière de conduire mon entourage, 
sur les heures convenables à la marche et sur les 
chemins à suivre dans la contrée que j'avais désignée 
pour ma première excursion. 

Pauvre Murphy! à part son amour exagéré pour le 
vin, C'était bien la meilleure créature qui existat! 

Depuis le 4er jusqu'au 22 octobre je fus très-ac- 
tivement occupé à faire les emplettes et les arrange- 
ments nécessaires à mon voyage, ainsi qu'à expédier 
ines autres affaires. Pendant les courts instants où il 
était à jeun, Murphy m'y aidait fort obligeamment. 
Je ne savais d'ailleurs à quelles sortes de chasses je 
m'adonnerais et quels obstacles j'allais rencontrer 
dans mon excursion. 

L'avis universel parmi mes amis du régiment était 
que tout gibier existant encore dans l'intérieur des 
terres avait dû se retirer dans des solitudes écartées 
et sur les territoires des tribus sauvages, de manière 
à se croire complétement hors des atteintes du chas- 
seur, quelque téméraire qu'il fût; et, lorsqu'ils me 
voyaient tout affairé de mes emplettes, ils me disaient : 
— C'est une folie, Gordon, de dépenser ainsi votre 
argent. Vous reviendrez ici dans un ou deux mois, 
comme ceux qui, l'anuée dernière, sont partis pour 
une chasse semblable. 

Cette partie de chasse à laquelle on faisait allusion 
était composée d'un officier du 7e de dragons, de deux 
officiers du 27e et de quelques autres qui avaient ob- 
tenu un congé de plusieurs semaines, et qui, brülant 
de se distinguer dans une campagne contre les bêtes 
féroces de l'Afrique du sud, avaient loué un chariot et 
pénétré jusqu'a Thébus-Mountain,où pendant quelques 
jours ilsse donnèrent le plaisir de chasser lespringbok, 


bouc sauteur, et le black wildbeast, littéralement lo 
bête sauvage noire, qui abondaient dans les plaines 
environnantes. Mais, ayant brisé la crosse de leurs 
carabines dans une chute de cheval en poursuivant 
trop impétueusement leur gibier, ils revinrent à la 
garnison, l’un affligé d’un coup de soleil, les autres 
souffrant d’une dyssenterie gagnée à boire de la mau- 
vaise eau, car le camp avait été mal choisi. 

En dépit des efforts bienveillants de mes amis, je 
continuai à poursuivre mes préparatifs sans relâche; 
tout fut fini le 22. Excédé des retards inévitables que 
j'avais subis, je croyais que l'heure de mon départ 
n’arriverait jamais. Ces retards provenaient princi- 
palement du temps : de fortes pluies tombaient sans 
cesse depuis quatorze jours, accompagnées d’un vent 
très-froid. Le pays était redevenu impraticable ; les 
routes en plusieurs endroits étaient coupées par des 
espèces de torrents, tandis que les bas-fonds étaient 
convertis en ravins boueux ou hérissés de rochers. 

Outre deux chariots couverts attelés de bœufs dont 
se composait mon équipage, j'avais mes deux chevaux 
de selle du régiment; ils se nommaient, l’un Sinon : 
c'était un étalon que j'avais acheté au major Good- 
man du 27e; l’autre la Vache, excellente bête bai- 
brun qui me venait du colonel Somerset. Pour le mo- 
ment je ne jugeai pas prudent de faire de nouvelles 
dépenses de chevaux à Graham’s-Town puisque j’al- 
lais incessamment traverser le Hantam, où la plupart 
des boers élèvent des multitudes de chevaux qui sont 
renommés par toute la colonie pour être tout à la fois 
ardents et endurcis à la fatigue. J’arrétai quatre do- 
mestiques, dont un Anglais, nommé Long, en qualité 
de principal serviteur; celui-là était une acquisition 
précieuse : j'appris qu'il avait été autrefois cocher de 
cabriolet de louage à Londres ; je l’avais pris à mon 
service sur la recommandation de Murphy, car ce 
Long était considéré comme un homme assez expéri- 
menté, puisqu'il avait déjà pénétré jusqu’au bord d'O- 
range-River pour une opération commerciale. 

Mais les événements démontrèrent que son naturel 
le portait d’une façon plus positive aux rêveries amou- 
reuses qu'aux prouesses cynégétiques. Certaine pe- 
tite demoiselle aux yeux noirs, qui était blanchisseuse 
de la troupe et qui tournait la calandre toute la journée, 
absorbait ses pensées. Long disait vingt fois par jour : 
— Il y a là une jolie créature qui est contrainte de 
tourner la calandre, tandis qu'elle devrait être assise 
devant un prince, ah! 

Mes trois autres domestiques étaient des indigénes, 
un cocher nommé Kleinbury, Hottentot actif et vigou- 
reux, avec les pommettes saillantes et la tête crépue 
de ses pareils. Il était fort au fait du service qui lui 
était dévolu en partage. Comme beaucoup de ses com- 
patriotes, il était sujet à des accès de tristesse, et, 
dans ces cas-là, il restait couché des heures entières 
sous les chariots, ou jouait du violon à l'ombre de quel- 


LA VIE AU DESERT. 9 
eee 


que buisson au lieu de faire le service de son maitre. 

Mon guide, qui répondait au nom de Carollus, était 
grand, bien bati, vigoureux, et descendait de la race 
mozambique. C’était le troisième que j engagais pour 
cet emploi, les deux premiers ayant pris la fuite. Il 
arriva chez moi, protégé par la nuit, s’étant enfui de 
chez Kingsbey, officier de notre régiment, ce gentle- 
man, disait-il, ayant l’habitude de lui administrer 
pour sa santé, et cela deux fois par semaine, une cor- 
rection avec le jambok. Je fus obligé de convenir 
qu'il ne la volait pas, lorsque j’eus fait plus ample 
connaissance avec lui. 

Enfin mon troisième serviteur, Cobus, était un Hot- 
tentot, fils d’un vétéran de mon régiment. Il s'était 
engagé en qualité de sous-écuyer et se trouva être un 
sujet de premier ordre dans sa-partie, étant le meil- 
leur cavalier que j'aie rencontré dans l'Afrique méri- 
dionale. De même que Kleinbury, il avait ses accès 
de bouderie. 

Voici quels étaient les bagages, provisions et us- 
tensiles que j'emportais avec moi : deux sacs conte- 
nant 300 kil. de café, 4 caisses de thé, 300 kil. de su- 
cre, 300 kil. de sel, une outre de vinaigre, plusieurs 
grandes cruches de conserves, une demi-douzaine de 
jambons et de fromages, deux caisses de gin, une 
autre d’eau-de-vie, une demie d'eau-de-vie du Cap, 
des ustensiles de toute espèce, des pièces de drap, de 
la cotonnade, de la sellerie, des médicaments. 

Quant aux armes, j'avais trois carabines à deux 
coups, de Purdey Williams Moore et Dickson, d'E- 
dimbourg. La dernière était l'arme la plus parfaite 
dont j'aie jamais eu la chance de me servir, une lourde 
carabine allemande à un seul coup portant 12 pour 16; 
celle-ci était mon ancienne compagne; elle m'avait 
été donnée, lorsque j'étais jeune garçon, par mon cher 
et regretté ami et confrère chasseur feu James Duff, 
d'Inneshause. Avec cette carabine j'avais, dix ans au- 
paravant, abattu mon premier cerf sur un mamelon 
du Jura, et depuis conquis plus d’un dix-cors majes- 
tueux et plus d'une gracieuse femelle dans les forêts 
et dans les vallées de mon pays natal. 

La carabine de Purdey était aussi une vieille amie; 
elle et la lourde allemande m'avaient accompagné 
dans plusieurs expéditions dans les plaines et dans 
les bois de l'Hindoustan. 

Outre cela, j'avais trois solides fusils à deux coups 
pour la grosse besogne, lorsque la circonstance exi- 
geait une course rapide et de la promptitude à re- 
charger les armes. 

Avec ces éléments, je me crus en état d’entrepren- 
dre un voyage d'au moins un an parmi les boers et 
les Béchuanas sans être sous la dépendance d'aucun 
d'eux. Tandis que je m'occupais de rassembler ces 
divers objets, je m'amusai une ou deux fois à me 
mettre en quête du Kheebok dans les terrains arides 
et bordés de précipices qui se trouvent immédiatement 


au sud de Graham’s-Town. J'étais accompagné une 
de ces fois-là par mon cousin le colonel Campbell du 
91e (un des officiers les plus braves et les plus distin- 
gués de la dernière guerre avec les Caffres, et par- 
dessus tout un des meilleurs tireurs et des plus fins 
chasseurs de la colonie; le Kheebok est une espèce 
d’antilope qui se rencontre en général dans tous les 
pays montagneux du sud de l'Afrique, depuis Table- 
Mountain jusqu’à la latitude de Kuruman ou de New- 
Lisahow. 

Au travers des verdoyantes montagnes que le chas- 
seur doit traverser en poursuivant les antilopes, ses 
regards sont souvent réjouis par l'aspect de vallées 
dont la délicieuse fraicheur forme un agréable et frap- 
pant contraste avec les cimes rocheuses et arides qui 
les entourent. La verdure qui orne les bords d’une 
foule de petites sources et les accidents du terrain 
sont parsemés d'innombrables plantes de toutes sortes 
et d’une profusion d'arbustes fleuris, aux couleurs 
brillantes et variées, qui croissent dans un pittores- 
que désordre. La plus éclatante, entre toutes, était 
cette ravissante bruyère qui a rendu le Cap si célèbre ; 
isolée ou par toufles, cette merveilleuse plante pare 
le désert avec une abondance qui désespérerait un 
jardinier anglais, car la nature surpasse en magnifi- 
cence, dans ce climat privilégié, les résultats de ses 
soins artificiels les plus assidus. 

Je ne suis qu’un médiocre botaniste ; cependant, 
au milieu de l’ardeur de la chasse, je m'arrêtais sou- 
vent fasciné pour admirer cette splendide beauté. Avec 
leurs tiges veloutées, leurs fleurs de cire, des nuances 
éclatantes de vert, de lilas lisérés bruns, croissaient 
avec une égale magnificence même dans les fissures 
des rochers ou sur les falaises arides, presque égales 
en beauté aux bruvères charmantes et les surpassant 
même par l'attrait de leurs feuilles odoriférantes. Des 
touffes de géraniums embaumaient l'air de leur par- 
fum délicat. Ces plantes sont trop connues pour qu'on 
puisse rien dire de neuf en les décrivant, si ce n'est 
qu'elles atteignent dans ces solitudes une hauteur 
surprenante. De petits groupes de la fière et vaniteuse 
iris y montrent leurs têtes gracieuses, le long des 
baies qui bordent les ruisseaux, et leur ombre élancée 
se réfléchissant dans l'onde semble jouer le rôle des 
naïades protectrices des eaux. Des espèces varices de 
fougères et de ronceraies me rappelaient les vallées 
sauvages de ma terre natale. 

Outre les plantes que je viens de nommer, mille 
autres fleurs riantes couvrent les collines et les plai- 
nes. Des essaims d'insectes butinent sans cesse dans 
les ravins profonds et ombreux. On admire des fes- 
tons entrelacés de plantes rampantes, parmi lesquel- 
les brille au premier rang le jasmin sauvage, qui pend 
en guirlandes odorantes, pêle-mêle avec le lichen 
raboteux, et des toufles des mistletoe qui ornent les 
forèts africaines voisines des côtes. Puisque je parle 


40 


LA VIE AU DESERT. 


ee es 


des beautés floréales des collines voisines de la mer, 
j'ajouterai que c'est seulement dans ces parages 
qu'on rencontre les bruyères et les géraniums. A me- 
sure que le voyageur pénètre dans les terres, ces 
plantes disparaissent peu a peu, et le règne animal 
aussi bien que le monde végétal prend un autre as- 
pect. Les arbres et les arbustes coloniaux, les herbes 
et les plantes sont remplacés par des déserts sans fin. 
Personne ne les voit, ni ne les foule, ni ne les soup- 
conne, excepté des multitudes, de magnifiques, de 
rares, de prodigieux quadrupèdes, dont les ancêtres, 
depuis les siècles primitifs, ont habité ces majestueu- 
ses solitudes qui m’étaient alors inconnues, et qui 
me devinrent si familiéres par la suite. 


Il 


Commencement de mes voyages. — Le wagon du Cap. — L'atte- 
lage. — Le faret. — Le jambok. — Un bœuf réfractaire. — Sa- 
gacité des bœufs. — Le chariot embourbé, —Grand embarras. 
— Changement de route. — The honey-bird. — L’oiseau man- 
geur de miel. 


Le 23 octobre 1843, j'avais terminé mes arrange- 
ments, etréglé mes autres affaires : le temps, qui avail 
été pluvieux et orageux pendant bien des jours, com- 
menca à se remettre, je résolus donc d'atteler et de 
partir. 

Après m'être assuré de mes bœufs, il s'agissait de 
trouver mes domestiques, qui tous avaient disparu. 
Long était à la calandre, courtisant galamment l'hé- 
roïne aux veux noirs. On découvrit Kingsbey et Cobus 
ivres morts el lous deux étendus sur la pelouse de- 
vant une des cantines, en compagnie d’autres cochers 
et de plusieurs Vénus hottentotes dans le même état 
qu'eux. Ils avaient dépensé en liqueurs l'avance de 
salaire qu'ils m'avaient extorquée sous prétexte de 
faire des emplettes indispensables. Carollus, qui était 
sobre, parvint à les amener jusqu'aux chariots ; puis, 
grace à Long , les préparatifs commencèrent. 

Le cap-wagon est un véhicule long de dix-huit 
pieds, large de quatre environ, grossièrement cons- 
truit, mais très-grand et très-solide: car il repose sur 
quatre roues. La tente qui règne au-dessus du chariot a 
d'ordinaire cinq pieds de haut, avec une couverture de 
nattes caflres et un second couvercle de fort canevas 
par-dessus le tout, Sur le devant on trouve un grand 
coffre qui occupe toute la largeur du chariot, sur le- 
quel le cocher et deux individus peuvent être as- 
sis. Un coffre pareil est attaché derrière le chariot. 
Des detix côtés, mais en dehors, sont deux collres 
plus larges et plus étroits, destinés à recevoir les ou- 
tils. Les coffres de devant et de derrière servent à 


_ serrer les vêtements, les munitions et mille petits ar- 


ticles d'usage journalier. 

Le voyageur couche sur une espèce delit volant ap- 
pelé cardell, cadre oblong, léger, mais solide, qni oc- 
cupe toute la largeur du wagon. Ila environ huit pieds 
de long, et il est bordé de petits trous au travers des- 
quels des lanières de cuir sont passées et entrelacées 
de manière à former une espèce de fond sanglé, sur 
lequel repose le matelas. Ce lit volant, jeté en tra- 
vers du chariot, est suspendu à l’aide de courroies aux 
cerceaux de la tente. Le chariot est tiré par un atte- 
lage de douze bœufs, qui manœuvrent le chariot à 
l'aide de jougs assujettis à distances égales par des 
lanières de cuir brut. 

Le fouet est un long bambou de vinet pieds, avec 
une lanière de cuir au bout de laquelle est cousue 
une fine mèche semblable à celle que les cochers an- 
glais mettent au bout des leurs. Cette mèche a en= 
viron une aune de longueur; elle est faite avec une 
mince découpure de la peau très-souple d'une espèce 
particulière d'antilopes. Le cocher des colonies manie 
cet énorme fouet avec beaucoup de dextérité et de 
erace ; il le faitclaquer et cela produit une detonation 
pareille à celle d'un fusil. 

Le jambok est un instrument de persuasion indis- 
pensable dans l'équipement d'un chariot du Cap Il 
est fait avec le cuir rude et épais du rhinocéros ou de 
l'hippopotame. Il est long de six à sept pieds; son 
épaisseur à l'endroit du manche est d'environ un 
pouce et demi; à partir de là il diminue graduelle- 
ment jusqu'au bout. Le jambok est infiniment souple 
et flexible, et peut infliger un châtiment douloureux 
sur le cuir épais des bœufs réfractaires et opiniatres. 
Un jambok convenablement préparé peut durer dix 
ans, vingt ans, ou plutôt il n’a pas de fin. De plus pe- 
tits jamboks confectionnes pour les chevaux sont d'un 
usage fréquent chez tous les écuyers de la colonie. 

Tout était prêt, enfin. L'illustre Kleinbury , mon 
cocher, brandit son grand fouet, et, la mèche claqua 
avecun bruit qui retentit de toute part, ce qui fit trem- > 
bler les murs. L'effet fut immédiat : le lourd chariot 
dès lorsébranlé, roula légèrement à la suite des bœufs 
robustes qui, quand le terrain est uni, semblent à peine 
sentir le joug qui repose sur leur col. 

Comme nous avions de gros paquets à prendre chez 
différents marchands de la ville, nous enfildmes la 
grande rue de Graham’s-Town, et, en passant devant 
les boutiques des bouchers et des boulangers, nous 
achetâmes une énorme provision de pain et de viande 
fraiche pour notre usage immédiat. Nous avions à 
peine fait un peu de chemin lorsque quelques Hot- 
tentots, à la vue percante et à l'odorat subtil, cou- 
rurent après nous, en nous criant qu'à l'arrière du 
chariot coulait une fontaine de lait de tigre : c'est 
ainsi que dans leur langage expressif ils appellent 

| le gin. 


LA VIE AU DESERT. at 


Nous fimes halte et découvrimes.en effet que plu- | 


sieurs bocaux de cette liqueur que j'avais achetés 
pour être consommés sur-le-champ avaient été mal 
arrimés et perdaient leur contenu. C'était un grand 
chagrin pour les Hottentots que de voir se perdre 
ainsi ce bon lait de tigre dont ils sont si friands : 
aussi s’efforcaient-ils de l’intercepter au passage avec 
leurs mains. Grâce aux divers retards que nous 
avions subis depuis le matin, nous étions à peine à un 
mille de Graham’s-Town lorsque cet accident arriva. 
Le soleil était sur le point dese coucher, et, comme il 


n’y avait point de lune, nous nous arrétames et j'or- | 


donnai qu’on dételat. Les Hottentots attachèrent les 
bœufs au jouget mes deux chevaux aux roues ; après 
quoi ils me demandèrent la permission de retourner 
à la ville pour prendre encore une fois congé de leurs 
femmes et de leurs maîtresses. Je compris parfaite- 
ment qu’il était fort imprudent de leur accorder leur 
demande; mais, comme en même temps je compris 
que, si je leur refusais mon consentement, ils s'en 
passeraient, je me dis qu'il valait mieux y mettre de 
la bonne grace, et je donnai congé général, me char- 
geant de veiller seul sur le chariot qui devait être 
mon unique habitation pendant cinq ans. 

C'était un apprentissage. 

Les Hottentots, chose étrange à constater, fidèles à 
leurpromesse, vinrent tous au chariot vers le milieu de 
Ja nuit, à l'exception de Long; à l'aurore je les ré- 
veillai, et chacun se mit à la besogne. Lorsque l’opé- 
vation de l'attelage fut terminé, Long ne paraissant 
pas, nous nous mimes en marche. À peine avions- 
nous fait trois milles que je vis un homme qui cou- 
rail après nous en faisant des signes télégraphiques : 
c'était Long. Comme la route était escarpée et boueuse, 
par suite des pluies, il nous rattrapa facilement ; mais 
à peine nous eut-il rejoint que, tout en reprenant 
haleine, il exprima son mécontentement de ce que 
j'étais parti sans lui. Je pris la liberté de lui déclarer 
que je prétendais que mes domestiques m'attendis- 
sent, mais que pour moi je ne Jes attendrais jamais. 

Long se mit à suivre le chariot tout en gromme- 
lant. 

Notre marche était fort entravée par le mauvais 
état des routes, et, à dix heures du matin, nous fimes 
halte. Nous avions faitune étape de neuf milles à peu 
près. 

Vers le coucher du soleil nous nous arrétames, 
pour passer la nuit, à la ferme d’un certain Fohes, 
grand éleveur de moutons ; sa réception fut hospita- 
lière, et il m'invita à diner. 

Le lendemain, au moment du départ, Long, avec 
un visage digne de son nom, vint me formuler une 
série de plaintes au point de vue de ses incommodi- 
tés personnelles. Celle qui lui paraissait la plus poi- 
gnante était de dormir par terre, sous la tente, Du mo- 
ment où il mettaiten avant de pareils griefs, je compris 


parfaitement que cet homme convenait médiocrement 
au service que j'en attendais; à mon tour je Jui fis 
part de cette opinion; je lui payai un mois de gages 
et le renvoyai à Graham’s-Town en lui souhaitant un 
heureux retour. 

Le temps était admirable; un ciel d’un bleu vif 
couvrait nos têtes ; sur ce champ azuré couraient de 
légers nuages, blancs comme des flocons de neige ; les 


! arbres et les arbustes, rafraichis par des pluies ré- 
: centes, répandaient dans l'air des parfums aromati- 


ques. Au bout de quelques milles, nous commencà- 
mes à gravir la chaîne du Suurbirq, où nous rencon- 
trames deux chariots de Somerset chargés d oranges 
pour le marché de Graham’s-Town ; j'en achetai plu- 
sieurs douzaines et je jes trouvai excellentes. Les 
conducteurs des chariots m’avertirent que la route 
que j'allais parcourir était presque impraticable à 
cause des dernières pluies. Quoique leurs bœufs fus- 
sent meilleurs que les miens et leurs chariots moins 
chargés de plusieurs milliers de livres, ils avaient eu 
des peines infinies à en sortir. 

Bientôt nous trouvames la route tellement défon- 
cée que nous fimes obligés de l’abandonner et de 
cheminer en ligne parallèle, le long du pied des col- 
lines. Je marchais en tête, et à chaque pas j'enfon- 
cais dans la bouc jusqu'aux chevilles. Je tachais de 
choisir Je terrain le plus ferme pour y faire passer le 
chariot. Les choses empiraient à chaque pas, les 
bœufs essoufflés faisaient les plus puissants efforts 
pour tirer leur fardeau, mais ils s’arrétaient tous les 
cent mètres pour reprendre haleine ; à la fin les roues 
s’enfoncerent tout à coup et devinrent immobiles. 

Nous primes alors nos pioches et nos pelles et tra- 
vaillàmes avec ardeur pendant une demi-heure, creu- 
sant et enlevant la terre autour des roues pour les 
dégager, Peine inutile. Malgré les efforts des bœufs de 
supplément, le chariot ne bougea pas d'un pouce. 
Nous le déchargeämes d'une partie de sa cargaison, 
ce qui l’allégea de plus de trois mille livres. Les 
bœufs, battus sans pitié du fouet et du jambok, ne 
parvinrent pas à le remuer. 11 me vint alors à l'idée 
de tirer le véhicule par derrière; en conséquence, 
j'accrochai à l'arrière du chariot tout l'attirail de mon 
interminable attelage, et nous réussimes à le faire 
sortir de son lit de fange. 

Nous nous croyions hors d'affaire, mais, avant que 
nous eussions fail trois cents pas, le chariot était em 
bourbé de nouveau, et si profondément que je erus 
qu'il allait disparaitre entièrement. Le moyeu de la 
roue était de six à huit pouces plus bas que la sur- 
face, Ceci nous mit à bout d'expédients, et je com- 
meuçai à croire que, si je continuais à voyager de ce 
Wrain-la, es cheveux deviendraient gris avant que je 
n'atleignisse le pays des éléphants. 

Quelques minutes après que cet accident nous fut 
adyenu, un autre chariot venant de Somerset arriva 


LA VIE AU DESERT. 
—— 


= 


en vue, et presque aussitôt sembourba à peu près a 
un quart de mille de nous. Son propriétaire était An- 
glais ; ¢’¢lait un roulier d Albany, nommé Léonard. Il 
vint à moi et me pria de l'aider à sortir d’embarras en 
lui prétant mes bœufs; j'y consentis, à la condition 
qu’à son tour il me préterait les siens. Mais ce ne fut 
que lorsque la cargaison entière eut été déchargée 
qu'on vint à bout de le dégager; après quoi, avec 
beaucoup de peine, on s’occupa de nous. Pour cela on 
accrocha deux attelages à mon chariot, c'est-à-dire 
vingt-six bœufs robustes, les conducteurs postés de 
chaque côté, le fouet en main, se tinrent prêts à tomber, 
à un signal donné, sur le dos des malheureux ani- 
maux. Moi-méme, avec un de mes Hottentots, armés 
tous deux de jamboks, je me portai près des bœufs de 
derrière, dont le concours est urgent en pareille oc- 
currence. Le cri de ctrik! trik! » retentit de toutes 
parts, accompagné d’un torrent de hurlements et d'é- 
pithètes. Les fouets, maniés avec dextérité, s’abatti- 
rent simultanément sur le dos des pauvres bêtes, 
dans toute la longueur de l’attelage; les vingt-six 
bœufs stimulés de la sorte réunirent à la fois leurs ef- 
forts et donnèrent une affreuse secousse à l'appareil. 
Il fallait bien que quelque chose cédat: ce fut mon 
formidable joug, qui vola en éclats, avec nos courroies 


et nos rênes mises en lambeaux. Il nous fallut renon- | 


cer à ce travail. Nous dételames donc les bœufs, les 
conduisimes sur le penchant de la colline et les lais- 
sâmes en liberté jusqu'au lendemain matin. Nos 
harnais en pièces, nos piêches, nos bêches gisaient 
épars sur le sol dans le plus grand désordre. Décou- 
ragés, harrassés, nous allumames du feu et nous mi- 
mes en devoir de passer la nuit au milieu d’un ter- 
rain boueux et humide. 

Le lendemain matin, à force de piocher et de bé- 
cher, nous parvinmes enfin à dégager le chariot, 
allégé de tout son poids, et nous pûmes nous remet- 
tre en route jusqu’à la ferme de Sichett, où je m'éta- 
blis une seconde fois pour m'y reposer un jour. 

Pendant ce trajet, je vis pour la première fois le 
honey-bird, c'est-à-dire l'oiseau mangeur de miel. 
Ce petit oiseau, extraordinaire, qui est à peu près de 
la grosseur d'un pincon et de couleur gris clair, con- 
duit toujours la personne qui le suit à un nid d’abeil- 
les sauvages. Caquetant et furetant avec beaucoup de 
vivacité, il se perche sur une branche à côte du voya- 
geur, essayant par mille tours d'attirer son attention. 
Lorsqu'il y est parvenu, il vole légèrement dans la 
direction du nid d'abeilles ; il se pose de temps à au- 
tre alin de regarder en arrière et de s'assurer que le 
voyageur le suit, ne cessant son ramage jusqu'à ce 
qu'il soit arrivé à l'arbre creux ou au monticule aban- 
donné et qui contient le miel, Alors il voltige au-des- 
sus du nid pour en indiquer exactement la place, et 
altend avec une impatience inquiéle ga part du butin. 

Lorsque le miel est enlevé, ce qui s'exécute en as- 


phyxiant les abeilles avec du gazon brülé à l'entrée 
de leur domicile, le honey-bird guide souvent à un 
second nid et quelquefois à un troisième. L’abeille 
sauvage de l'Afrique méridionale correspond à l'a- 
beille domestique d'Angleterre ; elle se trouve dans 
toute l'Afrique, et la cire forme la portion la plus 
importante de la cargaison des vaisseaux qui trafi- 
quent aux côtes d'Or et d'Ivoire, et dans le district 
mortel de Sierra Léone, sur la côte ouest de Afrique. 

Il arrive parfois, chez les Hottentots comme chez 
les tribus de l’intérieur, que le honey-bird conduit le 
voyageur qui le suit au lieu de refuge d’un lion gris 
ou à la tanière d'une panthère. Je me rappelle qu'une 
fois, trois ans plus tard, fatigué d’avoir bataillé avec 
de monstrueux éléphants et des hippopotames, je 
voulus me délasser en chassant des cailles ; mais mon 
attention fut tout à coup attirée par un honey-bird 
obstiné qui me suivit longtemps en voltigant et sans 
se soucier des détonations de mon fusil. 

Après avoir tiré beaucoup de cailles et de per- 
dreaux, je suivis l'oiseau chasseur pendant environ 
un mille, au travers des clairières découvertes qui 
bordent le Limpapo; il me conduisit vers un croco- 
dile d’une longueur démesurée, dont tout le corps 
était caché; son horrible tête seule était visible à la 
surface de l'onde. Ses yeux avides guettaient les 
évolutions de huit ou dix énormes taureaux-buffles 
qui venaient étancher leur soif dans la rivière et se 
frayaient un passage en brisant avec bruit des ro- 
seaux desséchés. Heureusement pour les buffles, la 
profondeur de cette vase les empécha de s'approcher 
du fleuve et du monstre qui les ett dévorés. Je pus à 
loisir viser le monstrueux animal et le tuer d’une 
balle dans l'œil. 


Ill 


De Bruin's Port au Great Fish River (le fleuve du Grand-Pois- 


son, — Cradock. — L'ancien district des éléphants. — Le 
black-koran.— Le tourbillon de Fish River. — Passage de la 
rivière, — Nous nous frayons un chemin, — Gazelles spring- 
boks. — Goût des Hottentots pour le gin. — Daka, — Boer’s 
neck. — Cradock, — Climat. — Mynheer Besta. — Gazellos 
springboks et animaux carnaciers. — Mynheer Socheter, — 
Hendrick Stydon, — Manière de fabriquer des cendres. — 


Chasse aux gazelles spring-boks, — Emigration des spring- 
boks, 


Le joug de mon chariot avait été brisé pendant 
nos dernières luttes; je fus heureux d'en acheter un 
neuf, d'un homme nommé Mackensie, employé chez 
Jichett, qui m'en livra un de bois noueux, très-s0- 
lide, au prix d'une livre sterling. En quittant la 
ferme nous appuydmes à l'est et arriyames en quel- 


4 
me? 14 


LA VIE AU DESERT. 


43 


——— — 


ques heures à la grande route qui mène de Graham’s- 
Town à Cradock; nous Ja suivimes pendant plusieurs 
milles ; puis nous commençämes à descendre au tra- 
vers de Bruin’s-Port, où la route serpente dans un 
ravin profond, étroit et raboteux, au milieu d'un 
taillis touffu et toujours vert. Cette descente aboutit 
à des terrains bas qui avoisinent les rives du Great 
Fish River. 

Ce défilé de montagnes est la terreur des cochers ; 
il est en tous temps dangereux pour les chariots, 
mais en ce moment il était plus que jamais périlleux 
et impraticable, les pluies précédentes ayant entiè- 
rement balayé la terre molle dont les colons se ser- 
vent pour combler les ornières des chemins. La pluie 
avait en même temps déraciné de grosses pierres et 
des quartiers de rochers qui jonchaient la route déjà 
si difficile. Nous pressentimes d'invincibles obstacles 
pour la continuation de notre yoyage. 

Nous passions les premiers sur cette route depuis 
les inondations ; il aurait fallu une semaine de tra- 
vail pour la rendre praticable. Je fis faire une halte 
et je descendis dans le ravin pour l’examiner, ac- 
compagné de Kleinbury. Je vis tout d’abord que, dans 
l'état où il était, ce chemin devenait inabordable ; 
mais Kleinbury, sachant qu'il ne serait point obligé 
de payer les dégâts, fut d’une opinion contraire, pré- 
férant ardemment courir certains risques plutôt que 
d'être condamné au travail herculéen de rouler de 
côté toutes ces masses de pierres. Ainsi donc, déci- 
dés à tenter le passage, nous remontames dans le 
chariot, et, ayant assujetti les sabots aux deux roues 
de derrière, Kleinbury se porta sur le siége et le cha- 
riot commenca sa descente périlleuse. 

Je le suivais, m’attendant à tout moment à assister 
à sa destruction. Le véhicule subissait des cahots fu- 
rieux, craquait et rebondissait de roche en roche. Ici 
la large roue de derrière reposait sur un projectile 
élevé de plusieurs pieds, tandis que la roue de devant 
du même côté était ensevelie dans un trou profond. 
Tantôt les deux roues du même côté se trouvaient 
perchées sur une roche, plaçant la voiture dans une 
telle position qu une ligne de plus devait le faire choir. 
Enfin, & mon supréme étonnement, le mauyais pas 
fut franchi, et nous arrivames à la route basse, qui 
était praticable. 

Je ne pouvais m'empêcher de songer à ce qui se- 
rait arrivé en pareil cas à un chariot construit à la 
mode anglaise : un des cochers de Brighton aurait 
vraiment ouvert les yeux, s'il avait pu voir mon étour- 
neau du Cap opérant sa descente sur cette épouvan- 
table partie de la route coloniale, que je puis parfaite- 
ment comparer au lit raboteux et montagneux d'une 
rivière de Highlands. Nous continudmes notre voyage 
jusqu'à une heure avant le coucher du soleil, puis 
nous campâmes pour la nuit. 

Le pays que nous avions traversé était couvert | 


d'un vaste fourré d’arbustes nains toujours verts, et de 
broussailles où le « speck-boon » dominait. Cette sorte 
d’arbre, un des plus communs dans les forêts et dans 
les taillis en Albany et au pays des Caffres , est par- 
faitement inutile à l'homme, car ses branches, rem- 
plies de suc alors même qu’elles sont mortes, ne 
peuvent servir de combustible. Il est cependant bon de 
remarquer que c’était l'aliment favori des éléphants . 
qui fréquentaient par troupe cette contrée, il y a 
vingt-cing ans. Les sentiers creusés pendant une 
longue suite de siécles par ces monstrueux animaux 
sont encore visibles sur le penchant et dans les gor- 
ges des collines boisées, où les cranes et les gros os 
de leurs squelettes blanchissent encore dans les fon- 
drières ou dans les ravins qui avoisinent la mer dans 


la basse Albany. 


Le jour suivant, une marche de quatre heures nous 
amena au bord du Great Fish River. Nous avions tra- 
versé une immense clairiére découyerte, parsemée de 
différents arbustes noirs, de longues herbes et de grasse 
bruyère. Ce fut là que je vis et tirai pour la première 
fois le black-koran, excellent gibier ayant beaucoup 
de rapport avec l’outarde, et fort abondant dans toute 
l'Afrique méridionale. Son plumage se rapproche 
de celui du coq de bruyère; ses jambes et son cou 
sont longs comme ceux de l’autruche; sa poitrine et 
son dos sont gris, et ses ailes noires et blanches. On 
le rencontre dans les endroits où le pays est plat et 
découvert. 

Lorsqu'on dérange ces animaux, ils s'élèvent et 
voltigent autour de la plaine en faisant des évolu- 
tions à la facon du pluvier doré et en poussant des 
cris aigus. Le meilleur moyen de les atteindre est de 
monter à cheval et de courir en rond, en rétrécissant 
toujours le cercle. Cette clairière, dont j'ai oublié le 
nom, est le rendez-vous des chasseurs des environs 
de Graham’s-Town; ils y prennent la récréation de 
la chasse de l'ours sauvage ou du pore-épic. On fait 
cette chasse la nuit, par un beau clair de lune, et 
avec une meute de chiens grands et robustes. Les 
chasseurs sont armés d'une baïonnette ou d'une lance 
avec laquelle ils expédient la bête aux abois. 

Vers deux heures après-midi, nous attelàmes, et, 
ayant gravi une colline assez haute et escarpée, nous 
entrames dans une autre contrée semée de plaines 
sans fin, couvertes d'une longue herbe ondoyante et 
parsemées de fourmilières. J'eus alors le plaisir de 
contempler plusieurs bandes de spring-boks dis- 
persées dans la plaine. Cette antilope ressemble beau- ” 
coup à la gazelle du nord de l'Afrique; ses goûts et 
ses habitudes rappellent le Saesin de l'Inde. Les co- 
lons ont nommé cet animal spring-bok à cause de 
la faculté qu'il a de faire des sauts prodigieux. Nous 
apprendrons à nos lecteurs que spring-bok signifie 
mot à mot bouc sauteur. 

En eflet, lorsqu'on poursuit ces gazelles, elles s'élè- 


LA VIE AU DESERT. 


vent à des hauteurs surprenantes. Si c'est un troupeau 
ent-er qui prend la fuite, on les voit exécuterune multi 
tude de bonds étranges et perpendiculaires. s’élançant 
dans les airs, les reins courbes, et agitant en même 
temps de longues mèches de poils blancs qu'ils ont 
sur le dos et sur les flancs, ce qui leur donne un air 
aérien et les distingue de toute espèce d'autre animal: 
Ils bondissent alors à une hauteur de dix à douze 
pieds, enjambant à chaque saut un espace de trois ou 
quatre mètres, sans qu’il paraisse le moins du monde 
que cet exercice les fatigue. Un instant ils sem- 
blent comme suspendus et immobiles en l'air, puis 
ils retombent sur leur quatre pieds, et à peine 
ont-ils touché la.terre qu'ils rebondissent de nou- 
veau. 

Après avoir ainsi parcouru quelques centaines de 
mètres, ils adoptent un trot léger et élastique, courbent 
leurs cous élégants et baissent le nez à terre comme 
pour jouer; puis tout à coup ils redressent la tête et 
regardent de tous côtés pour découvrir si le danger 
existe encore. Si le spring bok est forcé de traverser 
un sentier ou même un chemin de deux ou trois pieds 
de largeur où un homme ait récemment passé, il le 
fait d'un seul bond, et lorsque le troupeau entier, com- 
pose souvent de plusieurs milliers de ces animaux, doit 
fränchir une route de la sorte, rien n’est plus magni- 
fique que de voir chaque antilope, l'une après l’autre, 
exécuter ce bond surprenant. Ils sautent de même 
en passant non loin du lion ou de tout autre animal 
qu'elles redoutent. 

Les multitudes innombrables de spring-boks qui 
se rassemblent lorsqu'ils émigrent, en masse sont 
quelque chose de merveilleux. On peut les comparer 
avec justice aux essaims innombrables de sauterelles 
que le voyageur rencontre si souvent dans ce pays 
fabuleux. 

De même que la sauterelle, le spring-bok en 
troupe consomme toute la verdure qu'il trouve sur 
son passage, dévaste en quelques heures d'immenses 
contrées et détruit souvent en une nuit tout le labeur 
d'un fermier. Les antilopes ont d'ailleurs pour cou- 
tume de revenir à leur pays natal, comme un lièvre 
revient à son lancer, seulement le parti qu'ils pren- 
nent, au lieu d'être d'une lieue ou deux, embrasse 
Un gigantesque ovale ou un formidable carré dont 
le diamètre est souvent de quelques centaines de 
milles, La durée de leur migration varie de six mois 
JUSQU à un an; et, Comme si ils avaient conscience 
du dégât fait sur leur passage, ils reviennent inva+ 
rablement par un autre chemin que celui qu'ils ont 
pris en partant 

Il y avait longtemps que j'entendais parler des 
spring-boks et que je me promettais un grand plai- 
Sir à cette chasse. Aussi, dès que j'aperçus un trou- 
peau de ces antilopes, j'ordonnai x l'instant de seller 
mes doux chevaux et j'enjoignis à mes Hottentots de 


poursuivre leur étape jusqu'à la ferme la plus proche; 
là ils étaient autorisés à dételer. 

Les chevaux prêts, je sautai en selle, armé de ma 
carabine à deux coups et accompagné de Cobus. De- 
vinant notre intention, les spring boks, extrêmement 
sauvages dans ces contrées, comme je lai déjà dit, 
commencèrent à fuir avec ces bonds prodigieux que 
j'ai essayé de décrire. Aussi dépensai-je inutilement 
ma poudre et mes balles en les tirant à des distances 
de six à huit cents mètres. Après une course enragée 
et sans résultats, je rejoignis mes chariots que je 
trouvai installés près d’une ferme hollandaise. 

Mes travaux pénibles des jours précédents au gué ¢ 
Fish River, travaux exécutés pendant les heures les 
plus chaudes de la journée, et peut être aussi l’impru- 
dence que j'avais faite en mettant bas, depuis mon 
départ de Graham’s-Town, ma redingote, mon gilet 
et ma cravate, eurent pour résultat de me couvrir les 
bras, le cou et les épaules d'énormes ampoules, pa- 
reilles à celles qui me seraient venues à la suite d'une 
brûlure cansée par de l’eau bouillante que l'on m'aurait 
jeté sur le corps. Un coup de soleil, dont on riten Eu- 
rope, est chose plus grave en Afrique. Celui ou ceux 
que j'avais reçus me causaient des douleurs atroces et 
m'empêchaient de reposer. Pendant la nuit qui suivit 
ma course à la poursuite des spring-boks. ma bonne 
hôtesse, prenant pitié de mon état et désirant me 
soulager, m'annonça qu’elle avait une excellente re- 
cette contre les coups de soleil, recette qu'elle avait 
souvent administrée aveo succès à son mari et à son 
fils. 

J'ignore de quels ingrédiens se composait ce spécifi- 
que, mais, dès que j’eus appliqué ce remède diabolique 
sur Jes parties enflées et au vif, j'éprouvai la même 
cuisson que si jevenaisdeme bassiner avec un mélange 
de sel et de vinaigre. Aussi, tout en vouantila docto- 
resse et son onguent aux divinitésinfernales, jeme mis 
à bondir et à hurler comme un possédé, à la satisfac- 
tion véritable et à la joie manifeste de‘mes compatis- 
sants Hotlentots. 

Le pays que nous parcourions était sévère, monta- 
gneux ét aride, excepté sur les bords de la rivière, 
qui étaient frangés de bosquets de mimosas, de saules 
et d'aubépines, couvertes de fleurs-du plus beau jaune, 
exhalant un parfum délicieux. 

Cradock est un joli petit village sur la rive est du 
Great Fish River, qui lui fournit de l’eau et arrose ses 
jardins. I est habité par des Hollandais et par des 
Anglais, ainsi que par une assez grande quantité de 
Hottentots, de Mozambiques et de Fingues. La rue 
principale est large et plantée d'arbres qui doment 
de l'ombre. Parmi ces arbres, je remarquai beaucoup 
de péchers surchargés de fruits verts. Les maisons 
sont grandes, bien bâties généralement en briques, 
les unes à la mode hollandaise, les autres à la mode 
anglaise, Chacune a un fort grand et fort beau jardin 


LA VIE AU DESERT. 15 


———————————————————_—— 


dessiné avec goût, où croissent dans un coin à part 
tous les légumes en usage dans les cuisines anglaises. 
Les pommes, les poires, les coings, les oranges et les 
raisins y abondent. La vue est bornée de tous côtés 
par des montagnes et des collines arides, rocheuses 
et nues. Je traversai la ville et m'en allai dételer à 
un quart de mille plus loin. 

Nous étions là quand nous vimes passer une dou- 
zaine de chariots allant à Cradock; ils étaient remplis 
de Boers avec leurs femmes et leurs enfants. Plu- 
sieurs de ces chariots étaient trainés par des chevaux 
et non par des bœufs; chaque attelage était de huit 
ou dix bêtes, harnachées deux de front et portant des 
courroies en travers de la poitrine au lieu de colliers; 
ces courroies sont, pour la plupart, fabriquées de peau 
de lion, lorsqu'on peut s'en procurer, car la dépouille 
du roi des animaux passe pour être à la fois plus 
souple et plus durable que toute autre. Ces intermi- 
nables attelages sont très-adroitement conduits par 
les Boers: un homme tient les guides et un autre le 
fouet. L’aprés-midi, je fis atteler et nous marchames 
jusqu'au coucher du soleil. 

Depuis que j'avais quitté Cradock, la route était 
meilleure. Elle était unie et courait le long de la rive 
nord-est de Great Tish River : les alentours offraient 
de toutes parts aux regards des chaînes prolongées de 
montagnes de roches nues. Les audacieuses cimes 
du Rhinasterberg s’élevaient à l'horizon du côté de 
l'ouest. Au reste, à part quelques mimosas qui crois- 
saient sur les bords de la rivière, on ne voyait pas un 
seul arbre; le pays était couvert de bruyéres, d'ar- 
bustes nains et de quelques buissons épineux. 

Le soleil était dévorant pendant le jour, mais ce- 
pendant presque toujours on sentait flotter une petite 
brise venant du sud. Depuis que j'avais quitté Gra- 
ham’s-Town, le temps avait toujours été très-agréable, 
jamais par trop chaud, excepté dans les bas-fonds, où 
cette brise ne pouvait pénétrer. L'Afrique du sud, 
quoique son climat soit sec et étouffant, est néanmoins 
très-saine, car elle estentourée par la mer de trois cô- 
tés. [y a cependant des saisons où les vents du nord 
dominent, Les colons les appellent les vents chauds. 
Lorsque ces vents soufllent, on dirait qu'ils ont passé 
à travers la fournaise d'une verrerie. En effet, ils 
n'arrivent à la pointe de l'Afrique que chaufles à 
leur passage par les sables brülants du grand désert 
de Kalihari. 

À Cradock, je pris à mon service un Hottentot qui 
se nommait Jacob. 

En partant, nous suivimes le cours du Fish River 
pendant environ neuf milles, puis notre ronte inelina 
vers la droite, c'est-à-dire plus au nord. Enfin nous 
dimes adieu à ce (leive, que j'avais cru un instant 
devoir retrouver éternellement sur ma route, Deux 
étapes que nous fimes au milieu de plaines on- 
doyantes, spacieuse. ab stériles, nous amenérent aux 


confins des immenses steppes qui entourent le The- 
bus-Mountain. 
- Après avoir suivi la rive d’un ruisseau insignifiant 
honoré du nom de Brak River, j'arrivai à la ferme 
de mynheer Besta, boer aimable et Hospitalier, fe/d 
comels de son district, ce qui signifie une sorte de 
magistrat résident. Nous fimes halte pour déjeuner, 
et Besta, qui était un fin chasseur, me raconta une 
foule d’anecdotes et d'aventures qui lui étaient arri- 
vées dans ses anciens jours de chasse en Albany, où 
il avait résidé jadis. Mais ce qui surtout me fit grand 
plaisir, c’est qu’il m’assura que, dans les plaines si- 
tuées immédiatement au delà de sa ferme, les black 
wild-beass et le spring-bok se rencontraient par mil- 
liers. Cette assurance me détermina à monter à che- 
val après déjeuner pour aller à leur recherche: La 
chair de ces deux variétés d’antilope forme le fond 
de la nourriture des Boers et de leurs serviteurs, lors- 
qu'ils habitent les régions où ils sont nombreux, et 
l'on pouvait voir entassés et éparpillés. dans tous les 
bâtiments de la ferme les cranes et les cornes de 
plusieurs centaines de ces animaux. 

J'ordounai à mes gens de longer la rive du Brak 
tiver jusqu'à la prochaine ferme. Je remontai à che- 
val avec Cobus, me dirigeant vers le nord et cou- 
pant à travers plaines. Mynheer Besta avait dit vrai; 
je n'avais pas fait une demi-lieue que j'aperçus de 
tous côtés des troupes de spring-boks, éparpilles de 
tous côtés. Mais, lorsqu'ils m’aperçurent et virent 
que je leur donnais la chasse, ils se rallièrent au 
point que bientôt la terre en fut couverte et que la 
plaine sembla vivante. Ayant franchi une espèce de 
ravin, et mon horizon s'étant élargi, je vis, aussi 
loin que ma vue put porter, le sol positivement blanc 
despring-books, et, çà et la, un groupe noir de wild 
beasts, tous sautant et gambadant en tous sens, agi- 
tant et tortillant leurs queues blanches et s’enfuyant 
à la file à notre approche. Pendant plusieurs heures 
je les poursuivis et lachai sur eux environ deux dou- 


, zaines de coups de fusil; mais, comme c’était à la 


distance de quatre ou six cents mètres, je n’en bles- 
sai que quinze que je perdis. 

Enfin, fatigué et de la course et de Vinutilite de 
mes décharges, je retournai la tête de mon cheval 
vers notre camp. La nuit deseendait rapide et tom 
bait; le tonnerre grondait au haut des collines, et de 
longs éclairs, si rapprochés qu'ils semblaient ne faire 
qu'un éclair sans fin, sillonnaient la nuit, Je mis 
mon cheval au galop pour rejoindre mon wagon que 
j'atteignis à temps pour échapper à des torrents de 
pluie qui tombèreut jusqu'au matin. Sous l'influence 
de ce déluge, le Brak River devint un torrent rouge 
et écumeux, mais il baissa très-rapidement le lende- 
main avant midi. Disons en passant que cette rivière 
se nomme Brak à cause du goût de ses eaux, qui 
dans la saison des pluies sont à peine potables, 


16 LA VIE AU DESERT. 


nn nn. — 


Ma journée de chasse, quoique improductive, m'a- 
vait fort amusé. Je n'étais pas aussi humilié qu'on au- 
rait pu le croire de mon insuceés, car je sentais à mer- 
veille que ce n’était pas un bon moyen de remplir 
ma gibecière que de courir comme je l’avais fait après 
une proie aussi fugitive : mais ce qui dominait dans 
mon esprit, c'était la joie de voir un si noble gibier, se 
mouvant en si grande quantité, sur les lieux mêmes où 
il avait pris naissance. Je compris donc que je foulais 
enfin aux pieds le glorieux théâtre de ces fameuses 
chasses dont les récits m'avaient inspiré le désir de 
visiter ce point éloigné du globe, et je me réjouis 
bien sincèrement de n’avoir pas eu la faiblesse de me 
rendre aux instances que m'avaient faites mes amis 
pour me retenir à Graham's-Town, ou me ramener 
en Angleterre. 

En galopant follement, emporté par l’ardeur de 
la chasse, j'éprouvai pour la première fois ce senti- 
ment plein de grandeur d’une liberté sans contrainte. 
Cette sensation, qui me devint familière pendant 
toute la durée de mon voyage en Afrique, m'était 
alors toute nouvelle et presque inconnue. Or, quelles 
que soient les fatigues que j'aie essuyées et les dan- 
gers que j'aie courus, ce temps de dangers et de fa- 
tigues demeurera toujours pour moi l’époque la plus 
brillante et la plus heureuse de ma vie. 

Le lendemain au matin je traversai le Brak River 
à cheval, pour aller rendre visite à un Boer nommé 
mynheer Pocheter. Cette visite avait pour but de lui 
acheter des chevaux, mais il n’en avait pas à vendre. 
Je rencontrai le vieillard avec une longue canardière 
à un coup et une énorme batterie à pierre, avec la 
poire à poudre de corne se balancant à son côté; il 
était sorti avant le jour avec son Hottentot et s'était 
posté dans une petite gorge où les spring-boks 
avaient coutume de passer avant le lever du soleil. 
Dans ces sortes de défilés, les Boers ont l'habitude 
de construire avec des pierres plates de petits aflûts 
où ils viennent abattre matin et soir un de ces anti- 
lopes; car la distance à laquelle ils tirent leur ga- 
rantit un succès certain. 

Cette fois-ci cependant le digne Boer avait été mal- 
heureux; il rentrait sans venaison, quoiqu'en me 
mellant en chemin, un quart d'heure auparavant, 
} eusse entendu la détonation de sa carabine. Le bruit 
produit par ces pesants fusils des boers, chargés 
d'une poignée de poudre, retentit à une distance pro- 
digieuse dans l'atmosphère calme des hautes table- 
lands, et, durant mon séjour dans les plaines voi- 
sines de Thebus-Mountain, je remarquat que, soit le 
matin, soit à midi, soit sur le soir, une heure s'écou- 
lait rarement sans que la détonation lointaine d'un 
fusil hollandais vint frapper mon oreille. 

Mynheer Pocheter me pria d'entrer à sa ferme pour 
déjeuner avec lui 


: j'acceplai : Cobus servit d'in- 


lerpréte, car mon hôte ne comprenait pas un mot 


d'anglais, et je n'avais pas encore eu le temps d’ap- 
prendre le hollandais, que je parvins à parler cou- 
ramment plus tard. - 

Après le repas, je pris congé de mynheer Pocheter 
et rejoignis mon campement. 

Je donnai alors l’ordre de quitter la route directe 
de Colesberg et d’aller à travers champs jusqu'à la 
demeure d’un Boer nommé Hendrick Strydon, aux en- 
virons de laquelle on m'avait assuré que le gibier foi- 
sonnait. Quant à moi, je remontai à cheval, toujours 
accompagné de Cobus, pour recommencer mes cour- 
ses à la poursuite des spring-boks. Nous nous lan- 
cames donc à toute volée dans les plaines, en ap- 
puyant à l’est, et, comme la veille, nous trouvames 
ces animaux réunis par milliers, et, de place en place 
au milieu d'eux, une troupe de wild-beasts noirs. 
Ne pouvant les approcher de plus de quatre ou cinq 
cents mètres lorsque je me lancais ostensiblement 
dans la plaine, je quittai mes chevaux et mon piqueur 
et me dirigeai à pied vers une rangée de collines 
basses et rocheuses, où je tirai deux coups difficiles 
sur un spring-bok et un wild-beast. Je les blessai 
dangereusement tous deux, comme j'en pus juger 
au sang, mais je les perdis. J'avais été mes souliers 
pour marcher plus silencieusement à la rencontre 
des spring-boks, et j'eus grand’peine à les re- 
trouver. 

Je souflrais beaucoup de la soif; le soleil était ar- 
dent, et, malgré les torrents de pluie de la veille, on 
ne pouvait trouver d’eau nulle part. 

Dans l'après-midi, j'arrivai près d’une mare de 
boue; le peu d’eau qui y restait était bouillante. Je 
fus toutefois bien heureux de la trouver car j'étran- 
glais de soif, au point que- des larmes de joie me 
vinrent aux yeux en la découvrant. Ma souffrance 
actuelle n’était pourtant qu'une bagatelle en compa- 
raison des épreuves que j’ai subies depuis. 

Bientôt après je rejoignis Cobus, que j'avais com- 
plétement perdu, et qui, inquiet de ma longue ab- 
sence, me cherchait tenant mon cheval en main. Je 
fus, comme on le pense bien, enchanté de le retrouver. 
Je sautai en selle et traversai la plaine au galop pour 
rattraper mon chariot. Mais, chemin faisant, ne pou- 
ant résister à la tentation, je me postai derrière une 
haie et j'ordonnai à Cobus de chasser vers moi une 
troupe de spring-boks. Il réussit à merveille dans 
son évolution et m'en envoya une centaine presque 
sur le nez. Cette fois encore j'eus du malheur, ou | 
plutôt je fus bien maladroit, car je tirai mes deux 
coups au milieu du troupeau sans qu'ils parussent 
avoir porté. 

En arrivant au chariot, que je trouvai dételé dans 
le domaine désolé de mynheer Hendrick Strydon, je 
pris une énorme ration de gin et d’eau; puis, escorté 
de mon interprète, qui portait des verres et une bou 
teille de Hollande, j'allai à la porte de Strydon pour 


LA VIE AU DÉSERT. ‘ 


AT 


faire connaissance avec lui et avec sa femme. Je por- 
tais, a la stupéfaction des Boers primitifs, le costume 
des anciens Gaulois, c’est-à-dire la blouse et Se a 
ges braies, accoutrement qui fut le méme pendant 
tout le voyage. - 

Lorsque je me trouvai en face de Strydon, je lui 
donnai une cordiale poignée de main et je lui dis que 
j élais un Berg Scot, c'est-à-dire un Écossais des mon- 
tagnes, et que c’était l'usage dans mon pays, quand 
deux amis se rencontraient, de se faire raison avec 
une rasade. Ce disant, je joignis l’action à la parole 
et remplis un grand verre que je lui présentai. 
Comme la chose m'avait réussi dès le commencement, 
je la pratiquai par la suite, et j'en agis toujours ainsi 
en abordant un Boer pour la première fois. Cet usage 
régulièrement observé ne manquait jamais de me 
conquérir ses bonnes grâces, et mon hôte me quittait 
d'habitude en me disant que les Écossais étaient les 
meilleures gens du monde. 

Jagissais ainsi parce que je savais que les Boers 
haïssaient les Anglais, mais aimaient assez les Écos- 
sais. L'idée que les Écossais sont une nation comme 
la leur conquise par les Anglais, et par conséquent 
subissant le même joug qu'eux, explique cette sym- 
pathie. Ajoutons que la plupart de leurs ministres 
sont Écossais. 

Hendrick Strydon était un homme de haute taille, 
hâlé par le soleil et ayant lair d’un véritable sau- 
_vage. Ses cheveux couleur de sable et clair-semés, 
sa barbe rouge, longue et touffue, ne contribuaient 
pas peu à compléter cette ressemblance, si quelque 
chose avait pu y manquer. 

C'était un habile chasseur, et lui et sa famille vi- 
vaient en quelque sorte du produit de son adresse. Sa 
femme était une gentille petite personne aux fraîches 
couleurs, avec des yeux bruns et des sourcils très- 
bien arqués. Elle fit à mon avis preuve de bon goût en 
se prenant de fantaisie pour moi, mais peut-être sa 
sympathie peut-elle s'expliquer par la libéralité avec 
laquelle je prodiguais le thé et le café. 

Au reste, ces braves gens étaient pauvres et pos- 
sédaient fort peu de bien en ce monde: leur demeure, 
qui accusait leur dénuement, était en harmonie avec 
leur situation. C'était un petit cottage en torchis dont 
le toit n'offrait qu'un bien mince abri contre les pluies 
périodiques; le feu, sans cheminée, brdlait sur la 
pierre même du foyer, et un trou, fait dans la toiture, 
servait à la fois de fenêtre et de tuyau de cheminée; 
les poutres et les murs nus étaient parés d'une pro- 
fusion de peaux d'animaux sauvages et d'une quantité 
énorme de « biltongue », c'est-à-dire de chair de gibier 
boucanée au soleil. H n'y avait là ni champ fertile ni 
jardin vert La wild-kandoo, le désert, s'étendait au- 
tour de la maison, et pendant la nuit les spring-boks 
et les wild-beasts venaient paitre jusque devant la 
porte. 


| 


—_——————Z 


Ils avaient pour serviteurs un vieux bücheron et sa 
femme, efne possédaient au monde qu’un chariot dé- 
labré, un attelage de bœufs, quelques vaches lai- 
tières et un petit troupeau de moutons et de chè- 
vres. Le principal revenu de Strydon paraissait être 
la fabrication des cendres. Il en chargeait son cha- 
riot et faisait des excursions de plusieurs jours dans 
les districts voisins, afin de les vendre aux Boers plus 
riches que lui. Maintenant il est bon de dire com- 
ment se font ces cendres et à quoi elles servent. 

On déracine des buissons, on les amasse dans la 
plaine, on les y laisse au grand soleil jusqu'a ce 
qu'ils soient assez secs pour bien brûler, puis on 
choisit un beau jour pour y mettre le feu. Les cendres 
sont ensuite recueillies dans de grands sacs confec- 
tionnés avec Ja peau brute des wild-beasts et des 
zèbres. Ces cendres sont très-appréciées par les 
Boers, car elles sont un ingrédient indispensable pour 
manufacturer le savon, que tous les Boers de l'Afrique 
méridionale font eux-mêmes. L’arbuste vert rabougri 
et plein de sève qui fournit ces cendres ne se trouve 
que dans certaines régions, et dans celle-ci il y en 
avait à foison. 

Strydon me plaignit beaucoup de mon guignon 
constant à la chasse, mais il me dit qu'il n’y avait 
rien d'étonnant et que cela arrivait toujours ainsi 
quand on s'y prenait comme j'avais fait. Il s'était 
convaincu par expérience qu'avec mon système on 
dépensait sans profit énormément de poudre et de 
plomb, dépense que lui, pauvre, s’eflorçail d'éviter. 
Il me proposa, si je vouiais l'accompagner lorsqu'il 
aurait pris son café, d'employer les deux heures de 
jour qui nous restaient encore à m'enseigner sa mé- 
thode, moyennant quoi il était plus que probable que 
nous tuerions un mâle avant la nuit. 

En conséquence, nous primes le café et, suivis de 
deux Hottentots, nous nous mimes en marche, à tra- 
vers une plaine en apparence désolée. De nombreuses 
troupes de spring-boks paissaient à droite et à gau- 
che. Strydon me placa derrière un buisson vert haut 
d'environ buit pouces, qui était planté au milieu d'un 
endroit découvert. I] me recommanda de rester étendu 
la poitrine contre terre, puis il alla se mettre dans la 
même position à quelques centaines de pas de moi. 
Enfin il fit faire un détour à nos deux Hottentots pour 
rabattre sur nous un troupeau de spring-boks qui 
paissait au loin : ce plan était excellent et réussit à 
merveille. Tout le troupeau s'avança à pas lents 
et directement vers moi. 

Lorsqu'il fut à cent pas, je choisis de l'œil un mâle 
bien gras et Vabattis d'une balle dans l'épaule : ce 
fut le premier coup heureux que je fis sur cet élégant 
gibier. J'ai toujours passé pour un bon tireur de ca- 
rabine, soit à pied, soit à cheval, mais je ne suis pas 
sûr de mon coup au dela de cent dix à cent vingt 
pas. 


48 LA VIE AU DESERT. Z 


Deux jours auparavant, j'avais, à balle franche, 
abattu un koran au vol. ° 

Mon coup de fusil épouvanta les spring-boks, qui 
senfuirent en bondissant; et comme la nuit appro- 
chait et nous enlevait l'espoir d’un second coup pareil 
au premier, nous rentrames à la ferme, Sirydon et 
moi, tous deux en joyeuse humeur. 


IV 


Invasion de santerelles. — Un prix disputé. — Grande abondance 
de gibier. — Chasses nocturnes. — Curieuses méprises. — Un 
visiteur chez Strydon. — Tir au wild-beast. — Rencontre avec 
M. Paterson-Colesberg. — Emplettes. — John Stofulus. 


Le 6 au matin, dès le point du jour, et tandis que j'é- 
fais encore au lit, ou plutôt dans mon cadre. Hendrick 
Strydon et sa femme se tenaient devant un feu près de 
mon chariot, apportant une provision de lait doux qui 
fut la bienvenue. Tous deux gourmandaient mes Hot- 
tentots afin qu'ils préparassent le déjeuner et qu'ils 
réveillassent leur maitre indolent. Strydon préten- 
dait que le meilleur moment pour chasser était cinq 
heures du matin. J'entendis leurs voix, je me levai ; 
puis, après avoir déjeuné, nous parties l'arme au 
bras. 

Ce jour-là, j'eus le plaisir de voir le premier es- 
saim de sauterelles qui se fût jamais présenté à ma 
portée, depuis que j habitais la colonie. Nous étions 
au milieu d'une plaine sans limite; elles arrivaient 
comme un ouragan, volant en bon ordre, à une dis- 
tance d'une centaine de mètres du sol. Je les regardai 
jusqu'a ce que le soleil fat obscurci par leur nombre 
et que le sol en eut été couvert comme d'un dais. De 
quelque côté que je portasse les yeux, au nord, au 
midi, à l'est et à l'ouest, elles s'étendaient comme 
un épais nuage, et il s'écoula plus d'une heure avant 
que leurs légions dévastatrices se fussent envolées et 
cussent disparu, Ce spectacle étrange m'intéressa vi- 
vement, el je me rappelle encore aujourd'hui la sen- 
salon que j cn eprouval sur le moment, 

Dans la journée et dans la matinée du jour suivant 
Sirydon ct moi continuämes notre chasse de la veille. 
Nous passdmes le petit fleuve nommé Thibus River 
et chassimes cette fois du côté de lest. Hendrick, 
d'un seul coup et avec une seule balle, abattit deux 
gazclles magniliques, et, comme je m'étonnais de son 
bonheur ou de son adresse, il m'assura qu'il lui arri- 
Vail tres-souvent de faire pareil coup. 

Le 9 au matin, Sirydon et moi, ayant décidé la 
veille an soir que nous irions en quée d'une troupe 


d'autruches qui, selon le dire de son Hottentot, fré- 


quentait les plaines voisines de Thebus-Mountain, 
nous réveillames nos hommes d'ux heures avant le 
jour, et, après un déjeuner plus que matinal, nous 
sautames sur nos chevaux et nous nous dirigedmes 
vers la passe montagneuse. 

Nous étions là depuis une heure environ, postés 
dans un défilé au milieu des joncs. quand nos Hot- 
tentots rabattirent sur nous, — ou plutôt sur Stry- 
don, — quatre magnifiques autruches. Elles s’appro- 
chèrent jusqu'à cinquante pas de lui, et je m'atten- 
dais à tout moment à voir la fumée de son coup de 
fusil : le cœur me battait, mon sang bouillait d'im- 
patience. Je me demandais par quelle raison il ne tirait 
point, quand, le regardant avec une petite lunette de 
poche, je m’apercus qu’il était endormi, et, en me 
relournant, je vis à quatre-vingts mètres de moi une 
douzaine de spring-boks , qui s'étaient approchés 
tandis que j'étais occupé de Strydon et de ses au- 
truches. Ils arrivaient derrière moi pour gagner 
une gorge. Je saisis ma carabine, et, tout couché 
à plat ventre que j'étais, je fracassai l’épaule au plus 
beau mâle de la compagnie; il s’élançca, courut une 
cinquantaine de pas et tomba roide mort. 

A la détonation de mon arme, des volées d'oiseaux 
se mirent à tournoyer dans les airs et des bandes de 
quadrupèdes bondirent dans la plaine comme aux 
jours du paradis terrestre. J'en étais émerveillé, mais 
je m’apercus bientôt que certaines espèces des uns et 
des autres se disposaient tout simplement à prendre 
leur part de mon antilope tué. C'étaient des corbeaux 
blancs, noirs, des vautours, puis des chacals, qui, 
voyant ccux-cis’abattrea tire d’aile, devinèrent qu'il y 
avait quelque chose de bon à flairer et sortirent de leur 
retraite. Je regardais tout cela, n'osant pas bouger, car 
le gibier accourait de toutes parts et je m'attendais 
à chaque instant à voir paraitre les autruches rabat- 
tues par nos Hottentots. J'étais done obligé de rester 
muet et immobile spectateur des débats de mes pil- 
lards à poils et à plumes. Tout à coup une bande de 
wild-beasts arrivèrent au grand galop et passèrent à 
ma portée. La tentation était trop forte : je remis les 
autruches à un autre jour et je tirai. Je touchai l'ani- 
mal visé, mais dans le train de derrière, Il en résulta 
que la béte, quoique blessée et trainant la cuisse, dis- 
parut avec la harde. 

Au reste, le nombre des spring-boks était incal- 
culable : quoiqu ils n'approchassent plus de moi, ef- 
frayés qu'ils avaient été par mes deux coups de feu, 
on les voyait s'agiter, courir, sauter dans toute l'é- 
tendue de la plaine, Je suis sûr que dans le cercle 
qu'embrassait ma vue il y en avait bien dix mille. 
Une de ces hardes passa à trois cents pas à peu près 
de Strydon, qui tira sur eux, manqua son coup et 
les lit tous fuir. 

I} était tard; nous songedmes à rentrer, emportant 
la bête que Strydon avait Luce dans la matinée; quant 


LA VIE AU DESERT. 49 


à la mienne elle n’était plus qu'un squelette; la chair 
en avait disparu sous la dent des chacals et sous le 
bee des vautours et des corbeaux. Nous remontames 
donc à cheval. 

Une chose m'avait étonné dans cette excursion : 
c’est la quantité de carcasses et de crânes blanchis 
dont la plaine était jonchée. Partout où je dirigeais 
mes regards, mon œil rencontrait des milliers de sque- 
lettes de spring-boks et de wild-beasts. 

Le lendemain, nous vimes arriver une troupe nom- 
breuse de naturels : ces pauvres gens appartenaient 
au chief Moshesh et voyageaient pour chercher de 
l'ouvrage. Un grand nombre de naturels parcourent 
ainsi touslesans la colonie et travaillent pour les Boers, 
construisant en pierres des enclos pour le bétail ou 
desdigues sur les petites rivières dans les profondeurs 
des vallées, afin d'y retenir l’eau dans la saison des 
pluies. Ces lacs sont destinés à désaltérer les trou- 
peaux pendant la longue sécheresse de l'été. 

On paye le travail de ces braves gens avec des gé- 
nisses et des chèvres. 

Les inondations avaient renversé la levée d’une di- 
gue située dans une chaîne de collinesassezéloigneeset 
tout à fait aux confins de sa ferme. Strydon fit accord 
avec eux pour la faire réparer. Or, les environs de cette 
_ digue étant, à ce que me dit mon hôte, le séjour fa- 
vori d’un animal qui m'était encore inconnu, c'est-à- 
dire du Quayga (le quayga est l’onagre de l'Écriture), 
et Strydon étant obligé de se rendre sur les lieux le 
lendemain matin avec les ouvriers qu'il venait d’ar- 
rêter, nous convinmes de chasser aux alentours dans 
des collines hautes et escarpées. 

Nous partimes au jour, et, m'étant séparé de Stry- 
don, je gravis une de ces collines afin d'examiner le 
pavsage au lever du soleil. Dans cette course , j'eus 
la chance d’abattre un rhode-reebock ; mais, comine 
j'avais peur de m'égarer, je rejoignis mon compagnon. 

La journée se passa à courir de colline en colline, 
mais sans rien pouvoir joindre. Nous vimes trois 
quaygas et une foule d'autres animaux, mais nous 
ne parvinmes pas à les approcher d'assez près pour 
en abattre aucun, 

La nuit venait à grands pas. Nous descendimes du 
haut de nos collines et nous nous mimesa galoper vers 
la ferme. Tout en galopant, nous aperçûmes dans l'om- 
bre une troupe d'animaux que Strydon m'assura être 
des quaygas. Sautant à bas de nos chevaux, le corps 
en avant, prêts à faire feu, nous cssayämes de nous 
approcher du gibier que nous convoilions. 

{I faisait assez sombre, et il était difficile, non pas 


de voir le gibier, mais de distinguer precisement à 


quelle espèce il appartenait, quoique Strydon me 
crit à dem\-voix : quaygas ! quaygas ! 

Mais à cent pas de nous à peu près les quaygas 
parbrent au galop. 

Ii était inutile de les poursuivre à pied. Je cher- 


chai des veux ma jument. je la vis à ma portée : je cou- 
rus à elle et sautai en selle. Quant à mon étalon 
que j'avais prêté à Strydon, mon étonnement fut grand 
en le voyant partir à la poursuite des quaygas et se 
mêler bientôt à eux. 

Après un temps de galop d'un mille à peu près, je 
rejoignis mes animaux : ils étaient au repos, et pais- 
saient : mou ¢talon se trouvait au milieu d'eux. Arrivé 
à cinquante pas à peu près de la troupe, je sautai à 
bas de ma monture et, me glissant une dizaine de iné- 
tres en avant, je lachai mes deux coups au milieu des 
quaygas : ils prirent la fuite, emmenant mon étalon 
avec eux. J'étais fort surpris du peu d'effroi que leur 
inspirait mon cheval. 

Cependant l’un d'eux était atteint, et si sériense- 
ment qu’il resta bientôt en arrière, et finit par tomber. 
Mon étalon, en bon camarade, demeura pour lui tenir 
compagnie. ‘ 

En ce moment la lune commencait de briller, quoi- 
que faiblement. A sa lueur douteuse, je continuai de 
galoper après le troupeau : je voulais ma paire de 
quaygas ; je le joignis enfin, et faisant faire un écart à 
ma janrent, me laissai glisser. Je misun genou en terre 
etenvoyai une balle dans l'épaule da quaygas qui se 
trouvait le plus rapproché de moi. fl chancela, tomba 
avec un bruit sourd et resta sans mouvement; le reste 
de la troupe l'entoura en renaclant et en bondissant 
comme font les chevaux sauvages de Mazeppa , puis 
tous, comme épouvantés, ils repartirent à fond de train 
à travers la plaine. 

Ceite course m'avait électrisé ; au lieu de me conten- 
ter de mes deux quaygas, j'en voulais absolument tuer 
un troisième Je remontai à cheval et me mis à la pour- 
suite de la harde. Mais cette fois, après avoir suivi 
pendant deux oa trois milles leurs rapides silhouettes 
sur les bruyéres fauves, il mesembla les voir s'éva- 
nonir comme des ombres. Je m'arrêtai ; non-seule- 
ment je ne les voyais plus, mais je n’entendais même 
plus le bruit de leurs pas. 

Je n'avais qu'une chose à faire, c'était de rallier 
Strydon, si c'était possible, et de tacher de retrouver 
mes deux victimes Je me mis à la recherche de la 
dernière bête tomhée, mais ce fut inutile: rien ne m'in- 
digquait l'endroit de sa chute, et je m'en étais éloigné 
de deux ou trois milles. La plaine parfaitement nue 
d'ailleurs, ne m'offrait aucun point de repaire à l'aide 
duquel je pusse me diriger. Je songeai alors au pre- 
mier quayga tué par moi et pensai que, grace à mon 
étalon resté près de lui, la recherche en serait plus 
facile. Tout d'abord je crus qu'il me fallait dire adien 
à celui-là comme à l'autre. Je descendis de cheval, 
me couchai à plat ventre et crus enfin apercevoir 
deux points en reliefs au- dessus du niveau de la 
plaine, En un temps de galop, j'arrivai à une cin- 
quantaine de pas des objets découverts : c'étaient 
bien mon étalon et mon quayga; mais à mon appro= 


20 LA VIE AU DESERT. 


—_— 


che ce dernier se releva et essaya de fuir. C’eût été 
trop malheureux , après avoir pris tant de peine, de 
le voir m’echapper. Je l'ajustai au défaut de l'épaule 
et fis feu. Il tomba. 

Je poussai un cri de joie et je me précipitai, en avant, 
palpitant du désir de voir pour la première fois un de 
ces beaux animaux dont j'avais tant entendu parler. 

Que le lecteur juge de-ma stupéfaction, en recon- 
naissant que mon prétendu quayga n’était autre qu'un 
magnifique cheval hongre, au pelage bai brun, portant 
deux étoiles au front ! 9 

La lumière se fit dans mon esprit : Strydon et moi 
avions élé tous deux dans l'erreur, ce que nous avions 
pris pour des quaygas, c'était l’attelage d'un Boer du 
voisinage, et cet attelage avait fourni aux plaisirs de 
notre chasse du soir. 

Je remontai à cheval, pris mon étalon en bride et 
m'orientai pour rentrer à la maison, décidé à payer 
les chevaux que j'avais tués ou blessés. Mais lors- 
qu'après avoir rejoint Hendrick et lui avoir conté 
mon histoire, qui le réjouit grandement, je lui fis 
part de mon intention : 

— Oh! pour cela, non, dit-il ; ne soufilez pas le mot 
de accident. Le propriétaire des chevaux est un abo- 
minable avare qui vous les ferait payer trois fois leur 
valeur. Demeurez en paix. Les animaux qui ne sere- 
trouveront pas seront mis sur le compte des lions ou 
des bûcherons braconniers. 

Je suivis le conseil de Strydon, ce qui, au reste, 
nous fut d'autant plus facile, que je n’entendis parler 
de rien. 

Seulement, je me promis de ne plus tirer sur les 
quaygas qu'à bon escient et autant que possible pen- 
dant le jour. 

Je restai encore une semaine à la ferme 

Un matin, le 17, nous fimes distraits par l’arrivée 
d'un vieil ami de Strydon : c’etait un Boer de Maya- 
lisherg; il détela à Ja ferme. Il revenait de Graham’s- 
Town, où il avait transporté une cargaison d'ivoire, 
et retournait chez lui avec des provisions de thé et 
de café. : 

Ce Boer m'assura que dans son voisinage je pour- 
rais rencontrer le plus rare et le meilleur gibier, et 
particulierement le sable-antilope, le roan-antilope, 
des élans de Waterbuch, des koudou, des pallahs , 
des éléphants, des rhinocéros blancs et noirs, des 
ippopolames, des girafes, des-buflles et des lions. Il 
ajouta qu'il avail tué des éléphants dont les défenses 
pesaient cent kilos chacune et avaient sept pieds de 
loug, Mais il me conseilla de ne visiter ce pays que 

ers la fin d'avril, attendu qu'avant cette époque mes 
chevaux periraient infailliblement d'une épidémie qui 
règne dans l'intérieur des terres sous une certaine la- 
Wude pendant les premiers mois d'été, 


Je quittai la ferme de Strydon; ce Boer en quelques 


d'avoine pour mes chevaux, qui avaient en perspec- 
tive de durs travaux, car ils allaient faire la chasse à 
l'oryx. Or la chasse à l’oryx, que j'étais décidé à entre= 
prendre immédiatement, est, comme on va le voir 
bientôt, la plus fatigante de toutes les chasses. 

Avant de me mettre en route, j'avais arrêté un ser- 
viteur de plus : c’était un Hottentot nommé John Sto- 
fulus. Ses fonctions étaient de conduire mon nouveau 
chariot. C’était un petit homme actif ct robuste, très- 
habile à empailler les têtes de gibier, à conserver les 
échantillons, et en général propre à toutes sortes de 
petits détails que je confiais à ses soins. | 

Son seul défaut était d’être querelleur et d'aimer fort 
à se battre avec ses camarades. Il se vantait éternel- 
lement de ses prouesses en ce genre. J’eus alors l’idée 
d'utiliser son courage. Mauvaise pensée, car, lorsque 
je mis sa bravoure à l'épreuve en réclamant son assis- 
tance pour la chasse aux animaux féroces, tout ce 
prétendu courage s’évanouit, et, comme disent les 
Français, « s’en alla en fumée » 


Trajet jusqu'au désert. — Récit d'un combat entre trois lions 
et un buffle. — La mouche Oblogy. — Un Boer nomade. — Le 
gemsbock. — Chasse au Gemsbok. — Une. nuit au désert. — 
Mœurs des Boschjemen ou hommes de buissons. 


Le 2 décembre au soir je rassemblai avec mille 
difficultés mes serviteurs ivres, mes bœufs et mes che- 
vaux et je sortis de Colesberg, appuyant à l’ouest vers 
les vastes pleines de Karroo, où l’on assurait que les 
gemsboks se trouvaient en profusion. Je n’avais pas 
encore vu celte magnifique espèce d’antilope que l’on 
appelle bouc-diamant. 

Je ne fis pas grand chemin ce jour-là, mes hom- 
mes ne parvenant pas à se déeriser, et dans cet état 
d'ivresse ils avaient plusieurs fois failli culbuter les 
chariots. Je fis halte bientôt après le coucher du soleil, 
et, comme je fus obligé de m'occuper seul des bœufs 
et des chevaux, et que je n'avais point de combusti- 
ble sous la main, je dus pour mon diner me conten- 
ter d'un morceau de viande fumée crue et d'un verre 
d'eau et de gin. 

Le jour suivant nous fimes deux longues traites ; 
nous traversdmes le Sea-Cow river, ou la rivière de 
la Vache de mer, Six heures entières nous galopâmes 
dans la plaine, déchargeant et rechargeant fusils et 
carabines sur un gibier qui semblait devenir de plus 
en plus sauvage. Je tuai deux antilopes : le premier 
fut entièrement dévoré par les vautours, en dépit 
des ronces dont nous le couvrimes, et dépouillé de 


jours était devenu mon ami, ilme donna une provision | sa chair aussi délicatement qu'il auraitpu l'être par 


LA VIE AU DESERT. 


la main des hommes. Le second avait une jambe 
cassée et fuyait en boîtant, lorsqu'un chacal parut 
au loin, lui donna la chasse, et, après une longue 
course, finit par l’atteindre et le dévora. Ceci est re- 
marquable, mais assez fréquent. 

Il arrive souvent que, lorsqu'un spring-bok est 
blessé, un ou plusieurs chacals apparaissent soudain 
et aident le chasseur à s'emparer de son butin. Dans 
les régions plus éloignées de l’intérieur des terres, 
lorsqu'il s’agit de plus gros animaux, il advient par- 
fois aussi que c’est le lion qui se présente pour aider 
le chasseur, se déclarant toujours pour l'homme con- 
tre l'animal. Quoique cette assertion ressemble assez 
à un conte de voyageurs, le faitn’en est pas moins po- 
sitif. J'en ai fait moi-même l’expérience, mais en 
m’exceptant je citerai M. Oswell, au service de l’ho- 
norable Compagnie des Indes orientales, un des plus 
braves chasseurs et des plus habiles tireurs que j’aie 
jamais rencontrés, et qui a fait deux expéditions dans 
l'intérieur de l'Afrique. Or M. Oswell et un de ses 
amis galopaient un jour sur les rives ombreuses du 
Limpopo à la poursuite d'un buffle blessé, quand tout 
à coup ils furent rejoints par trois lions qui parais- 
saient résolus à leur disputer leur proie. La présence 
de ces nouveaux antagonistes eut pour effet de redou- 
bler la vitesse du buffle. 

L'animal continua donc sa course, suivi des trois 
lions : Oswell et son ami formaient l'arrière garde sur 
leurs chevaux. Mais bientôt les lions gagnérent sur 
le buffle, s’élancérent sur Jui et le terrassèrent. Il 
s’ensuivit une lutte épouvantable pendant laquelle les 
deux chasseurs arrivèrent à portée de la carabine. 
M. Oswell et son ami s’avancérent jusqu’à la distance 
de cinquante pas et firent feu sur la royale famille. 
A chaque balle qui les frappait, les lions croyaient 
receyoir un coup de cornes de leur adversaire et re- 
doublaient de rage contre lui. A la fin les chasseurs 
trouvèrent moyen de mettre hors de combat deux 
lions , le troisième comprit que ‘le terrain était trop 
chaud pour lui et battit en retraite. 

Le lendemain, après nous être baignés dans la ri- 
vière, je m'acheminai vers le Karroo. Je marchai 
toute la journée, et, ayant fait une traite de vingt- 
cinq milles, je m'arrêtai au coucher du soleil à la 
ferme d'un vieux Boer ayant nom Wessel. Le brave 
homme était ivre-mort. J'avais espéré pouvoir lui 
acheter des chevaux, mais il était hors d'état de con- 
clure aucune affaire. I] me déclara qu'il était Boer, 
c’est-à-dire fermier hollandais, qu'en cette qualité 
il ne pouvait supporter la vue d'un Anglais, et, tout 
en me faisant ce compliment, il me poussait hors de 
sa maison, au grand déplaisir de sa femme et de ses 
filles, qui ne semblaient pas partager son opinion. 

En partant de chez lui je fis deux jours de longues 
et fatigantes étapes sous un soleil dévorant. Ces deux 
jours me condusirent à la ferme de mynheer Steu- 


21 


~ 


| keim, que j'atieignis le 7 fort tard dans la soirée. Il 
m’apprit qu’a quinze milles environ de sa ferme je trou- 
verais un Boer des tribus errantes, qui m’indiquerait 
d’une façon positive un endroit dans le Karroo où je 
trouverais une chasse qui ne me laisserait rien.à dé- 
sirer. Il ajouta que ce district se trouvant trop éloigné 
pour être fréquenté par les chasseurs, il était sûr que 
j'y trouverais du gibier de toute espèce. 

On était en été; les mouches bourdonnaient en 
formidables essaims dans les demeures des Boers, at- 
lirées qu'elles étaient par l'odeur de la viande et du 
lait. En entrant dans le manoir de Steukeim, je trou- 
vai positivement les murailles de son grand salon cou- 
vertes de ces dégoütants insectes. Ces mouches sont 
le fléau des habitants de l’Afrique méridionale, et il 
faut déployer une prodigieuse adresse pour manger 
sa soupe ou boire son café sans en avaler une au 
moins par gorgée. Lorsque l'on apporte les plats, ily a 
toujours deux ou trois Hottentots ou Bushgirls ar- 
més d'éventails de plumes d’autruche qu'ils agitent 
au-desssus du bouillon, de la viande ou des lé- 
gumes. 

J'attelai et me dirigeai vers le Boer errant, que je 
rejoignis environ une heure aprés la chute du jour. 

Cet homme s’appelait Gons ; il vivait sous une pe- 
tite tente de toile bise plantée entre les deux chariots 
autour desquels il rassemblait le soir son immense 
troupeau de moutons. Pendant le jour son bétail et 
ses chevaux couraient librement sur une chaîne de col- 
lines couvertes de gras pâturages qui semblaient être 
son domaine. Sa femme était la plus jolie femme que 
j'aie jamais rencontrée parmi les Boers, et elle m'as- 
sura qu'elle était Française de naissance. 

Le lendemain au matin, je déjeunai avec Gons 
sous sa tente. Il avait des bonnes provisions de vian- 
des et du miel sauvage. Quant au lait, il coulait chez 
lui comme d'une source. Il m'offrit de me vendre un 
cheval brun et de belle apparence, ce que j'acceptai. 

On ne s’élonnera pas de cette espèce de provision 
de chevaux que je faisais, quand on va me voir tout 
à l'heure en changer deux ou trois fois par jour pour 
chasser l’oryx. 

Dans cette ferme je trouvai un autre Boer nommé 
Swiers, campé avec son bétail. Il avait été oblige de 
quitter les fermes situées plus avant dans les profon- 
deurs du Karroo, à cause du manque absolu d'eau. 
Swiers était un homme déjà âgé, qui autrefois avait 
été un très - grand chasseur, I m'amusa beaucoup en 
me racontant des anecdotes de chasse relatives aux 
mœurs du gibier et certaines aventures de sa jeunesse. 
Il me dit qu'il se rappelait avoir vu des lions à pro- 
fusion dans la contrée même où nous nous trouvions, 
et que l'on en rencontrait même encore de temps en 
temps quelques-uns. Il me raconta des combats entre 
le gemsbok et le lion, où le premier avait vaincu Te 
dernier, Il avait trouvé des carcasses de ces animaux 


1% 


2 


LA VIE AU DÉSERT. 


nn  —— 


Gesséchées sur le lieu même du champ de bataille. 
Le corps du lion avait été transpercé et fixé au sol 
par les longues cornes aiguës du puissant gemsbok, 
de sorte que, ce dernier n'ayant pu se dégager, tous 
deux avaient péri l’un par l’autre. 

Toutes ces histoires de lion racontées par Swiers me 
troitaient par la tête. Je savais que c’est principale- 
ment la nuit que le roi du désert voyage et chasse. 
Hl m'avait dit que j'entrais sur le territoire où l'on 
commencail à le rencontrer, et mes yeux erraient de 
tous côtés dans l'espoir où j'étais que mes exploits 
commenceraient plus tôt que je ne l'avais imaginé. 

Je ne découvirs rien de pareil à ce que j'espérais. 

Après avoir fait cinq miiles dans une contrée très- 
aride et profondément triste, j'arrivai, au sortir d’une 
gorge de collines basses, en vue d'une mare d’eau 
près de laquelle on m'avait conseillé de camper. 

La largeur de celte mare était d'environ trois cents 
toises. 

D'un côte il y avait de grandes herbes, refuges 
d’oies et de canards sauvages, de bernacles, de hé- 
rons et de grues. 

L'autre côté était nu. 

C'était par là que le gibier allait boire, et le bord de 
l'eau étail trépigné par les pieds des animaux sauva- 
ges comme l'est le bord d'un abreuvoir. Mes gens 
rangèrent mes chariots parmi des broussailles, à 
quatre cents pas à peu près de la mare. Le soir même 
je désignai les trois chevaux qui devaient me servir, 
moi et mes deux piqueurs, à la chasse du gemshok, 
qui cst le même animal que j'ai désigné sous le nom 


d'oryx et que quelquelois, dans le pays, on designe | 


issi sous le nom de licorne ; non point qu'il n'ait 
qu'une corne, mais parce que les deux cornes sont si 
droites et si régulièrement plantées que , vu de pro- 
fil, il semble n'en avoir qu'une seule. C'est animal 
le plus beau, le plus fort et le plus remarquable de 
toute la race des antilopes; il a une crinière hérissée, 
une longue queue noire traipante et ressemble géné- 
ralement à un cheval, quoiqu'il ait la tête et les sabots 
des antilopes. Ses formes sont robustes: sa taille est 
carree el compacte ; sou port est noble; sa hauteur est 
celle du zèbre et sa couleur assez semblable à celle de 
Vane. Les belles bandes noires qui ornent sa tête res- 
semblent à un collier, et les nuances de sa croupe et de 
es crins lui donnent un eachet tout particulier. 

Le wile adulte a trois pieds dix pouces de haut à 
partir de l'« paule. 

Le gemsbok a été créé pour le Karroo desséché 
eb les déserts arides de l'Afrique méridionale, Sa na- 
ture est parfaitement adaptée au pays qu'il habite. I 
vit el prospère dans les licux où l'on pourrait croire 
qu une sauterelle ne trouverait pas sa subsistance, et, 
malgré Vetoullaute chaleur du climat, il se passe par- 
faitement d'eau. J'ai observe moi-même, et les Boers 
ainsi que les indigenes l'allirmerout comme moi, qu'il 


n'a aucun besoin de boire. Sa chair est fort estimée 
comme goût et comme saveur, elle est aussi bonne que 
celle de l'élan. A une certaine époque de l'année le 
gemsbok devient très-gras, et alors il est plus facile 
de se rendre maitre de lui; mais, grâce à l'égalité du 
terrain où le gemshok pature, grâce à son caractère ti- 
mide et défiant, grâce enfin à son insouciance de l’eau, 
on ne peut pas lui dresser des embuscades comme aux 
autres antilopes. M faut le chasser à cheval, le forcer 
à la course, après de longs efforts de toute espèce; et, 
parmi tout le gibier que l’on chasse ainsi à cheval, — 
Poryx où le gemsbok (nous emploierons indiflérem- 
mont ces deux désignations) est le plus agile et le 
plus dur à la fatigue. Il se rencontre çà et là au cen- 
tre et dans la partie ouest de l'Afrique du sud. 

Le 40 décembre, tous mes préparatifs ayant été 
achevé pendant la nuit, je montai à cheval une heure 
avant le jour, accompagué de Cobus et de Jacobs, mes 
piqueurs ordinaires : ce dernier conduisait un cheval 
de bat Nous nous dirigeèmes vers le sud-ouest, et en- 
fin nous atteignimes un petit monticule qui dominait 
légèrement le paysage. Je mis pied à terre et montai 
jusqu'au sommet, Arrivé là, j'examinai les alentours 
avec ma lunette d'approche, mais, aussi loin que 
ma vue pouvait s'étendre en interrogeant l'horizon, 
je n’aperçus absolument rien. Machinalement alors 
mes regards attristés parcoururent le pays intermé- 
diaire; tout à coup, et au moment où j'allais remet- 
tre ma lunette dans son étui, je découvris, à mon 
inexprimable étonnement, et surlout à ma grande 
joie, une troupe de vingt-cinq gemsboks paissant à 
peu près à huit cents pas. C'était la première fois que 


| je voyais ces gemsboks si désirés. Un vieux et ma- 
| gnifique mâle broutait seul à l'écart des autres, comme 


une sentinelle avancée. Les longues cornes pointues 


| de ces élégants animaux brillaient au soleil comme 


les casques d’un détachement de dragons. Je m’ac- 


cordai à peine la joie de rassasier mes yeux de ce ré- 


jouissaut spectacle, et je revins près de mes gens, 


alin de concerter avec eux un plan d'attaque. 


Je n'étais point alors suffisamment renseigné quant 
à l'agilité des gemsboks, car un de mes amis m'avait 
aflirmé qu'un homme même de ma corpulence pou- 
vait loujours, s'il était bien monté, forcer ces ani 
maux après une longue poursuite. Mon ami était dans 
l'erreur, cl je vais expliquer d'où cette erreur lui 
était venue, I lui était bien véritablement arrivé 
à lui de forcer des gemsboks, mais cela venait de ce 
qu'à son insu il suivait d'autres chasseurs, de sorte 
que les gemsbuks qu'il forçait avaient déjà été 
lassés par ses prédécesseurs. Dans tout le cours de 
mes aventures avec les gemsboks je ne me rappelle 


| que quaire occasions où, étant monté sur la bete de 


_ choix de mon baras, que cette chasse ereimta presque 


entièrement, je réussis seul et sans aide à forcer l'o- 


. TYX que je pouisuivais. 


; LA VIE AU DESERT. 


Je pris donc, comme je le disais, langue avec mes 
Hottentots , et j’adoptai le plan généralement suivi 
par les Boers. Ce plan était de faire monter mes Hot- 
tentots ou mes Bosjismens les plus légers sur mes 
chevaux les plus infatigables et de les transformer 
pour ainsi dire en lévriers avec lesquels je forçais les 
gemsboks comme on force les cerfs en Ecosse. Quel- 
quefois le chasseur, familier avec le gibier et le pays 
sait quel chemin prendra l’antilope ; alors il coupe 
court, ayant toujours le soin de prendre l’animal sous 
le vent. Si l'on est en nombre pour l'envelopper, on 
rabat l'animal sur le chasseur qui s'embusque, et qui, 
s'il le manque de ses deux coups ou ne fait que le 
blesser, le poursuit et le force. 

‘Tl était convenu que Jacobs et moi nous tacherions 
de faire un grand circuit bien loin, sous le vent du 
troupeau, et que Cobus Je traquerait et le rabattrait 
sur nous. Le vent soufflait de l’ouest, mais, par mal- 
heur, le district d'où venaient ces animaux était au 
nord. Jacobs et moi partimes au grand trot, regar- 
dant derrière nous de temps en temps, puis nous pri- 
mes la position qui nous parut la plus avantageuse, 
et nous attendimes, 

Au bout d'une heure d'attente, je fus convaineu qu'il 
y avait eu erreur dans la direction que nous avions 
suivie. Je ne me trompais qu'à moitié. Une inégalité 
de terrain avait dérobé à nos regards la faite du trou- 
peau vers le nord. H y avait longtemps que Cobus 
s était lancé à leurs trousses et qu'il arpentait le pays. 
De quel côté, c'est ce que jignorais. J'explorai la 
plaine en tous sens, poussant mon cheval, tantôt à 
droite, tantôt à gauche, et enrageant d'avoir perdu une 
si belle occasion. A la fin, sentant que mon pauvre 
cheval faiblissait sur moi, je m’arrêtai en ralliant Ja- 
cobs et je revins avec lui vers les chariots. 

On comprend que j'étais d'abominable humeur. 

Deux heures après, Cobus revint aux chariots. 

Je fus d'abord un peu découragé par cette mau- 
vaise chance, mais bientôt je me sentis pris du désir 
de faire une seconde tentative, et, vers trois heures, je 
résolus de me mettreen campagne. J'y étais d'autant 
plus forcé qu'il y avait presquenécessité :nons n'avions 
plus une once de viande; done entre trois et quatre 
heures je repartis dans le même équipage. Nous ga- 
lopâmes à travers les plaines dans la direction du 
nord-est et rencontrâmes biewtdt des autruches et des 
quaygas Nous marchämes eucore pendant quelque 
temps au milicu d'une espèce de taillis; une assez 
nombreuse troupe de hartle-beaststraversa notre sen- 
tier au galop Ces animaux furent bientôt suivis par 
deux où trois hardes de quaygas et de wild-beasts qui 
fuyaicut épouvantés devant nous, en soulevant un 
Huage de poussière rouge, A la fin japercus une 
troupe d'animaux gris cendrés courant en tête des 
autres. Au milieu de la poussiére je vis briller leurs 
cores et reconnus des gemsboks. 


23 


Les voir et me lancer sur eux fut l’affaire d’un mo- 
ment. 

Je montais mon meilleur cheval, et, le maintenant 
à un galop enragé, je m’apercus bientôt que je ga- 
gnais sur eux. Après une course de plusieurs milles, 
je trouvai en avant Cobus, bien plus léger de poids 
que moi et montant un cheval presque aussi bon que 
le mien. Cobus partit comme un éclair. Nous arri- 
vions à ce moment sur la déclivité d'une colline; les 
gemsboks s'y trouvèrent, et je fis halte un instant 
pour laisser souffler mon cheval et jouir de la vue. 

Le cheval de Cobus, qui, comme je lai dit, était 
excellent et portait un cavalier pesant soixante-quinze 
livres à peine, se rapprochait à chaque enjam- 
bée, et, avant d’avoir atteint l’autre extrémité de la 
plaine, il se trouvait au beau milieu de la troupe 
écumante. Arrivé là, Cobus choisit une magnifique 
femelle la tête ornée de cornes immenses, et, en quel- 
ques secondes, il la délourna de mon côté. la guidant 
pour ainsi dire aver la main. Elle me passa à cin- 
quante pas, et je l’abattis de deux balles que je lui 
logeai dans l'épaule. 

Je mourais de soif. La femelle que je venais de tuer 
avait les mamelles pleines de lait ; je pus la traire 
dans ma bouche et me régaler du plus délicieux breu- 
vage que j’eusse jamais bu. 

Tandis que je me rafraîchissais avec délices, mon 
Hottentot, mieux aguerri que moi contre la chaleur, 
enlevait ma selle ct la placait sur le cheval gris. Je 
lui ordonnai alors de se mettre en chasse, et, s'il le 
pouvait. de forcer un vieux mâle. 

Je suivis Cobus de mon mieux. Arrivé à la pre- 
micre créte j'aperçus la troupe d'oryx, à environ deux 
milles de moi, gravissant une colline à l'extrémité de 
ia plaine et Cobus galopant à un mille derrière eux. 
Hl gagnait visiblement du terrain. Enfin gemsboks 
et piqueur disparurent derrière la colline. mais le 
chasseur se trouvait encore assez éloigné des animaux 
qu'il poursuivait. 

L'aspect du pays avait changé ; on edt dit que nous 
entrions dans une contrée nouvelle; e’était un véri- 
table désert, complétement stérile. Il n’y avait pas une 
toulle d'herbe verte pour reposer la vue. Partout des 
trous creusés par des colonies de meereah, sorte de 
fourmi énorme. Ce terrain, miné de place en place, 
était on ne peut plus fatigant pour les chevaux, le sol 
cédant à chaque pas sous leurs pieds. 

Lorsque j'arrivai à mon tour après mille faux pas 
à la colline derrière laquelle Cobus avait disparu, Je 
me trouvai cu face d'une vaste plaine; j'ouvris mes 
yeux le plus et le mieux que je pus alin d'apercevoir 
bêtes ou homme, Je suivis la direction qu'il avait 
prise quand je l'avais perdu de vue, et je reconnus 
au sommet d'une colline, et tout à fait dans le loin- 
tain une tache blanche, qui devait être le chemin. Je 
courus de ce cou, et, au fur el à mesure que je m'ap- 


24 LA VIE AU DÉSERT. Sx 
pe ee EE ES 9 Te He 


prochai, je vis que Cobns avait forcé le vieux mâle. 
Je reconnus bieutsi celui-ci étendu hors d'haleine 
près d'un arbus e vert. 

Enfin je rejoignis Cobus qui avait tué la plus admi- 
rable bête que l'on put voir. 

J'aurais passe des heures à l’admirer ; mais j'étais à 
plusieurs milles de mes chariots, mourant de soif, 
sans une goutte d'eau. J'achevai donc le pauvre 
animal, et, lui ayant coupé la tête avec grand soin, 
je commencai à l'écorcher. 

I] était tard, trop tard pour espérer rapporter le 
même soir la femelle au camp, et, quant au mâle, il 
était beaucoup trop loin pour que j'espérasse sauver 
une parcelle de sa chair des vautours et des chacals. 

J'envoyai Cobusaux cha iots pour y prendre de l’eau 
et du pain, lui indiquant pour lieu de rendez-vous 
l'endroit où j'avais laissé la femelle gemshok, résolu 
que j'étais de passer la nuit près d'elle afin de la défen- 
dre contre les animaux carnassiers. Avant que Jacobs 
et moi eussions fini l'écorchement et fussions parve- 
us à allacher la peau et la tête sur.le cheval, la nuit 
élait venue. Ma soif était intolérable, et j'aurais 
donné mon argent, mon chariot et mes bœufs , pour 
une bouteille d'eau. Dans l'espoir de rencontrer Co- 
bus, Jacobs et moi cheminämes lentement, nous ef- 
forcant de retrouver l'endroit; mais l'obscurité redou- 
blait, et, comme dans ce désert aucun indice ne pou- 
vait me guider, je perdis tout à fait mon chemin. H 
en résulta que nous errames plusieurs heures dans les 
lenebres, tirant de temps en temps des coups de fusil 
en l'air. Enfin, harassés de fatigue, nous nous cou- 
châmes dans la plaine pour essayer de dormir, après 
avoir allaché nos chevaux à un buisson d’épines près 
duquel nous étions étendus. 

La soif continuait à me torturer; j'avais, en outre, 
tres-grand froid, car j'étais couvert pour tout vêtement 
d'une chemise et d’une culotte allant au-dessous du 
genou; mon matelas se composait de la peau de l’o- 
ryx étendue sur un buisson, ce qui lui donnait l'é- 
lasticité d'un sommier ordinaire. Je dormis deux heu- 
res à peu près et me réveillai glacé, Nos chevaux 
n'ctaient plus la; ils avaient profité de notre som- 
meil pour s'écarter, J'essayai inutilement de me ren- 
dormir. Au point du jour je me levai, Jacobs en iit 
aulant. Nous regardämes autour de nous, mais Jacobs 
Di moi ne pümes découvrir, ni où nous étions, ni de 
quel côté se trouvaient les chariots 

A quelques centaines de toises de nous s'élevait 
une petite colline; nous y grimpâmes pour voir de 
plus loin; mais, arrivés au sommet, nous ne fimes 
pas plus avancés, Je pus cependant m'orienter quant 
& la position de mon camp, en étendant mon bras 
sers le soleil levant; mais je ne vis rien. Tout inquiet, 
jereving à l'endroit où je m'étais endormi, quand tout 
it coup, à trois cents loses de moi, japercus le che- 


val que j'avais attaché la veille près de la femelle 


oryx. Je courus à eux et je les trouvai tous deux en 
bon état Je sellai sur-le-champ la bête et courus au 
camp, ordonnant à Jacobs d’écorcher la femelle en 
lui promettant qu’aussitot arrivé aux chariots je lui 
enverrais de l'eau et du pain. 

En chemin je rencontrai Cobus qui me cherchait à 
cheval. Il apportait ce que j'allais chercher, c’est-à- 
dire du pain et une bouteille d'eau. Il errait aussi à 
l'aventure, s'étant complétement égaré. Ma soif s'était 
éteinte d'elle-même ; aussi ne touchai-je point l'eau 
et la lui laissai-je porter intacte à Jacobs. Il m'an- 
nonça que John Stofulus arrivait avec le fourgon pour 
transporter notre gibier mort. Je le rencontrai, en 
cflet, peu de temps après ; mais, avec la bétise ordi- 
naire des hommes de sa nation, il arrivait avec ses 
tonnes complétement vides. 

Je lui indiquai sa route et continuai mon chemin 
vers le camp. 

Un bol de thé me rendit mes forces; je me mis aus- 
sitôt, malgré ma fatigue, à accommoder les deux têtes 
d’oryx pour ma collection. Vers le soir, nous aperet- 
mes un cavalier monté sur un cheval fatigué et un pi- 
queur tenant en main un cheval de rechange: c'était 
Paterson, un de mes camarades de régiment, qui 
était parvenu a oblenir un congé, de quinze jours. 
Tout en mangeant des grillades de gemsboks, je lui 
racontai mes hauts faits des derniers jours. 

Tous nos chevaux étaient écrasés de fatigue, il 
leur fallait vingt-quatre heures de repos; aussi la 
journée du lendemain fut-elle consacrée au dolce 
far niente. Nous netloyames nos carabines et je mis 
mon journal au net. Le sol était aussi chaud que les 
parois d’un four. 

Le jour suivant, nous recümes les visites de plu- 
sieurs Boers campés aux environs, qui venaient par 
curiosité voir comme nous nous tirions d'affaire; ils 
trouvèrent notre eau-de-vie bonne, et, en échange, 
lacherent de nous être agréables par leur conversa- 
tion et utiles par leurs renseignements. Nous causà- 
mes avec eux pendant plusieurs heures. Le texte de 
cetteinterminable causerie fut, comme on le comprend 
bien, la chasse. Je leur parlai des lions, car c'était 
toujours aux lions que j'en voulais arriver. Quel- 
ques-uns en avaient vu à l'endroit même que j'explo- 
rais à cette heure. 

Mais la civilisation les poussait devant elle, et ce 
n'était qu'à six ou huit journées d'où j'étais que je 
pouvais espérer d'en rencontrer. Puis des Boschi- 
mens nous passdmes aux lions maraudeurs, en grande 
partie détruits par les Hollandais, dont ils étaient les 
ennemis naturels, comme les Peaux rouges sont les 
ennemis des colons américains. Aussi leurs troupeaux 
élaient-ils constamment pillés par eux. Les invasions 
avaicot Heu en général du sud-ouest de la colonie ; en 
effet des naturels pouvaient presque impunément se 
livrer au vol et au brigandage, grâce au vaste et inac- 


LA VIE AU DESERT. 25 


cessible désert qui s’étend entre leur pays et les dis- 
tricts agricoles. Ces pillards choisissent ordinairement 
pour l’époque de leurs excursions les saisons d'ex- 
tréme sécheresse , parce que dans ces moments-la, 
ceux qui les poursuivent étanttoujours à cheval, tandis 


qu'eux sont à pied, les cavaliers ne pouvaient se pro- | 


curer d’eau pour désaltérer leur monture. Quant aux 
voleurs ils étanchaient leur soif de Ja facon que voici. 
Ils préparaient en ligne droite au travers du désert des 
relais assez éloignés les uns des autres, où ils ca- 
chaient dans des œufs d’autruches de l’eau qu’ils ap- 
portaient de distances prodigieuses. 

Ces relais, invisibles à d’autres yeux que les leurs, 
leur étaient signalés par des inégalités qu’ils recon- 
naissaient facilement, si légères qu'elles fussent, et 
cela le jour comme la nuit, car la contrée leur était par- 
faitement familière. Ils pouvaient donc sans crainte 
s‘embarquer dans le désert avec le bétail volé. La 
souffrance que la soif faisait éprouver aux pauvres 
bêtes qu'ils chassaient devant eux ne les inquiétait 
guère ; ils pouvaient marcher sans relâche, tandis que 
ceux qui les poursuivaient, ayant besoin de la clarté 
du soleil pour conduire leurs chevaux, et étant obli- 
gés de chercher des puits, des ruisseaux et des fon- 
taines, étaient forcés de renoncer à les atteindre, faute 
d’eau pour leurs chevaux. 

Paterson resta quatre jours avec moi. Pendant ces 
quatre jours, nous forçcèmes chacun un gemsbok, et 
mes gens prirent un magnifique wild-beast bleu, ani- 
mal assez rare dans ces parages et qui était tombé 
entre leurs mains d’une singulière façon : ils l’avaient 
trouvé un pied de devant pris dans ses cornes, et, 
comme il ne pouvait courir, ils lui avaient jeté un la- 
cet et lui avaient coupé la gorge. C'était probable- 
ment dans quelque combat singulier avec un de ses 
pareils qu'il était parvenu à se mettre dans cette 
étrange position. 

Dans une de nos chasses, Paterson forca et tua un 
oryx. Nous passimes encore une journée ensem- 
ble; après quoi, à mon grand regret, il fut forcé 
de retourner à Colesberg, car son congé était expiré. 

Deux de mes Hottentots rentrèrent au camp, pliant 
sous le poids d'œufs d’autruches; ils avaient décou- 
vert un nid quien contenait trente-cinq. Leur ma- 
nière de les porter m’amusa beaucoup : après avoir 
quitté leurs pantalons de cuir, nommés crakers en 
langage des colonies, ils avaient lié le bas des jam- 
bes et les avaient par ce moyen convertis en sacs; 
ils y avaient alors entassé autant d'œufs d'autruches 
que le double récipient avait pu en contenir. Ceux 
qui n'avaient pu y entrer avaient été cachés par cux 
dans le sable, où ils retournèrent les chercher le len- 
demain matin, 

De mon côté, pendant cette halte, je trouvai plu- 
sieurs nids, et je constatai, pour la premicre fois, un 


un chasseur découvre un nid et ne s'empare pas im- 
médiatement des œufs, il les trouvera certainement 
écrasés à son retour; le père et la mère détruisent 
toujours le nid, alors même que | importun n'a pas 
touché les œufs, ou ne s’en est pas approché de plus 
de dix pas. Le nid d’une autruche est tout simple- 
ment un trou creusé dans le sable, généralement au 
milieu des touffes de bruyères et de buissons très- 
bas. Ce nid a environ sept pieds de diamètre. On as- 
sure que deux femelles pondent à la fois dans le même 
nid. Beaucoup de voyageurs on dit qu'il suffisait de 
l'ardeur du soleil pour faire éclore les œufs; c’est une 
erreur. L’autruche couve assidüment, si assidiiment 
que, lorsque la femelle a besoin de paitre, le male la 
remplace sur les œufs et couve pendant tout le temps 
qu’elle est absente. Ces œufs sont l’accessoire indis- 
pensable de la cuisine d’un boschimenetils fabriquent 
avec les coquilles des carafes, des tasses et des plats. 
Jai souvent vu de jeunes boschimens et des femmes 
Bakalabari, appartenant aux tribus Bechuanas erran- 
tes dans le désert, descendre de leurs habitations iso- 
lees et écartées pour venir à Ja fontaine, portant sur 
le dos un filet contenant douze ou quinze coquilles 
d'œufs d’autruche qui avaient été vides à l’aide d’un 
petit trou pratiqué à leur extrémité. Ces femmes rem- 
plissaient ces œufs d'eau et bouchaient l'ouverture 
avec un tampon d'herbes. 

La méthode favorite des Boschimens pour approcher 
les autruches , ou tout autre espèce de gibier, est 
de se couvrir de la peau d’un de ces oiseaux. Alors, 
selon le vent, ils s'élancent dans la plaine en imitant 
la démarche de l’autruche, et trouvent toujours, grace 
à ce déguisement, l'occasion d’abattre quelques pièces 
de gibier. Leurs flèches, qui, au premier abord, pa- 
raissaient peu dangereuses, sont Cependant mortel- 
les; elles ont deux pieds six pouces de long; la tige 
en est mince et l'extrémité est armée d'un os fort 
aigu. Ils empoisonnent parfois cet os avec une com- 
position dont l'essence fondamentale est le sue lai- 
teux et mortel d’une sorte d'euphorbe dont les feuilles 
sont fort épaisses ; souvent aussi c’est avec un venin 
tiré des vésicules d’un serpent. L’are n'a guère plus de 
trois pieds ; la corde en est faite avec des nerfs tor- 
dus. Quand un Boschimen trouve un nid d'autruche, 
il s'y cache pour attendre le retour du père et de la 
mère, el presque toujours il s'empare de l’un et de 
l’autre. C'est done à l'aide de ces flèches légères que 
l'on obtient la plupart de ces belles plumes qui font 
un des ornements les plus indispensables de nos bel- 
les Européennes. 

On était au cœur de l'été ; dans le jour la chaleur 
était étoufante, mais vers le soir la brise s'élevait, 
et, par comparaison sans doute, les nuits semblaient 
glacées. Le matin du 22, j'eus maille à partir avec un 
porc-épie ; je le tuai avec le gros bout de mon jambok, 


fait d'histoire naturelle particulier à ces oiseaux : si | et j'acquis ainsi la certitude que, comme le phoque, 


26 


LA VIE AU DESERT. 


nn need dtd dds 


le pore-épic se tue très-facilement d'un seul coup sur 
le nez. 

Je continuai à chasser les jours suivants. Mon camp 
regorgeait des venaisons les plus délicates, et je sen- 
tis que je m'endormais, comme Annibal, dans les dé- 
lices de ma Capoue africaine. Je résolus donc de m’en- 
foncer très-loin dans le pays des oryx. En consé- 
quence, le 25, je quittai mes chariots vers trois heures 
de l'après-midi, avec mes deux piqueurs et un cheval 
de rechange. Je m’enfoncai vers le nord pendant quinze 
milles, et chemin faisant j'avais mis pied à terre dans 
une plaine aride, pour faire souffler nos betes et 
aussi pour déterrer quelques pieds de la plante appe- 
lée par les Boers water rcot, afin den faire usage 
sur-le-champ, ma soif élant dévorante. Cette incom- 
parable plante, qui a sauvé bien des voyageurs éga- 
rés de la plus terrible mort qu'il y ait au monde, la 
mort par la soif, se trouve dans les plaines les plus 
desséchées. C’est une grande bulbe ovale qui a de- 
puis six jusqu'à dix pouces de diamètre ; elle contient 
un jus abondant, d'un goût fade, mais que la soif 
fait trouver excellent. Elle est entourée d'une peau 
brune fort mince, que l’on enlève facilement à l'aide 
d’un couteau; les feuilles sont courtes et étroites, 
tachetées de petits points noirs. H faut un oil exercé 
pour apercevoir celte plante bénie, et le terrain dans 
lequel elle pousse est si brûlé par le soleil, qu'il faut 
l'enlever en faisant une incision autour d'elle avec un 
couteau. La tête de cette bulbe s'élève de huit à neuf 
pouces au-dessus de Ja surface de la terre. Celui qui 
se destine à visiter ses régions désolées doit s’appli- 
quer à connaître cette plante, qui est pour lui l'assu- 
rance de ne jamais mourir de soif. Dans toute l'étendue 
du grand désert de K ahalari et sur les larges routes qui 
avoisinent ce pays, il y a une immense variété de ces 
bulbes et de ces racines juteuses qui se succèdent les 
unes aux autres, de sorte qu'il n'y a guère de jours 
de l'année où le pauvre Bakalabari, possesseur d'un 
bâton à la pointe aiguë et durcie au feu, ne puisse 
trouver son repas dans le sol même qu'il foule. Aussi 
les naturels du pays connaissent-ils tous à merveille 
les propriétés de chaque herbe et de chaque plante que 
la main du Créateur a semées sur leur chemin. En 
effet, il y à plusieurs plantes succulentes encore plus 
utiles que le « water root », en ce qu'elles ont d'é- 
paisses feuilles juteuses et qu'elles donnent à la fois 
à boire et à manger. 

Vous qui voyagerez après moi, ne manquez pas de 
vous les faire montrer, et je serai heureux de penser 
qu'en indiquant à mon semblable une précaution à 
prendre je lui aurai Cpargne une souffrance. 

Au nombre de ces plantes, que je désigne au voya- 
geur comme la manne naturelle du désert, est une 
esptce de melon d'eau, amer, qui croit à chaque pas 
sur la surface entière des parties connues du grand 
désert de Kahalari. UW sert à la fois de nourriture et 


de breuvage aux sauvages habitants de ces régions 
abandonnées. Les Bakalahari prétendeut qu'au fur et 
à mesure que l'on pénètre dans l’ouest, ces melons 
prennent un meilleur gout. Mais ce n’est point pour 
les hommes seuls que Dieu a wis cette nourriture au 
désert : les gemsb: ks sont très-friands de cette ra- 
cine, que leur instinct les porte à déterrer, et les élé- 


phants, qui ont l'odorat si fin, les recherchent aussi. 


L'oa voit des plaines entières labourées par les dé- 
fenses de ces intelligents animaux en quête de ces 
plantes savoureuses. We 

Le 26, à une heure du matin, je levai ma tête qui 
reposait sur ma selle, dont je m'étais fait un oreilier. 
Il faisait si clair, que je crus que le jour allait poindre. 
Je réveillai mes piqueurs et nous fimes nos prépara- 
tis de départ Mais tout à coup un nuage qui passa 
sur la lune et Vobscurcit vint me démontrer que c’é- 
tait elle qui m'éclairait. Il est vrai qu'elle était escortée 
par une magnifique comète, qui s’étendait du côté du 
sud -ouest et avait une énorme queue tout en flam- 
mes. Nous étions encore au milieu de la nuit; je me 
recouchai done et me rendormis. Trois heures après, 
la pluie qui me tombait sur le visage me réveilla en 
sursaut. Nous nous levämes dès qu'il fit grand jour et 
nous nous remimes en marche du côté du nord. Nous 
reconntimes, à leurs traces toutes fraîches, que plu- 
sieurs hyènes avaient rôdé tout autour de nous. 

Le lendemain l'eau disparut complétement: depuis 
quelques jours elles se corrompait, el cetie putrélac- 
tion nous avait rendus malades. 

Le 28, j'eus la satisfaction de voir pour la première 
fois une chose dont les Boers n'avaient beaucoup 
parlé. C'était un trek bokhers ou une grande émigra- 
tion de spring-boks; en fait de mœurs de bêtes fau- 
ves, le spectacle était bien certainement un des plus 
curieux qu'il y eût au monde. Deux heures environ 
avant le jour, j'avais été éveillé dans mon chariot, 
par d’borribles groguements de bêtes qui me parais- 
saient être à deux cents toises de moi. Je m'étais ima- 
eine que quelques bandes d'antilopes broutaient au- 
tour de mon camp. Avec le jour je me levai et regar- 
das autour de moi 

Je poussai aussitôtun cri d'étonnement : au nord le 
sol était littéralement couvert d'une masse compacte et 
mouvante de spring-boks marchant en bande serrée 
conne un troupeau de moutons, et s'avançantd'un pas 
lent et grave. Hs s'étalaient à la sortie d’une crevasse 
qui se trouvait au milieu d'une longue chaîne de col- 
lines à l'ouest, percée par laquelle ils debouchaient 
sans relâche, envohissant toute la plaine, comme 
aurait pu le faire le courant d'un graud fleuve. Puis 
ces animaux disparaissaient derrière un monticule 
un mille au nord. 

Je demeurai debout pendant près de deux heures 
sur le coffre de devant de mon chariot; j'étais, je l'a- 
voué, pétrilié de stupefaction, La scène qui se vassait 


situé à 


/ 


LA VIE AU DÉSERT. 27 


sous mes veux était aussi merveilleuse qu’inattendue. 
J'avais peine à croire ce que je voyais, et je doutais 
du témoignage de mes sens. Etait-ce bien une réalité 
que je voyais ou bien la peinture exagérée et invrai- 
semblable des rêves d'un chasseur? 

Et pendant ce temps-là | innombrable troupe, lin- 
terminable cohorte continuait à s’avancer dans la 
plaine en phalanges serrées, couvrant comme un ta- 
pis les plaines, les vallées, les collines, en se renou- 
velant sans cesse et se succédant sans fin. 

Tout à coup je sortis de l’espèce de torpeur où me 
plongeait ce spectacle inoui. Je montai à cheval, je 
pris ma carabine et me lançai au milieu de cet océan, 
suivi de mes deux piqueurs et tirant avec une sorte 
de frénésie jusqu'à ce qu'il y eùl une quinzaine d'ani- 
maux par terre. 

Alors seulement je criai : Assez! 

Il s'agissait avant tout de dérober aux becs des vau- 
tours la venaison qui jonchait le sol, nous entassames 
donc notre chasse sous divers buissons que nous couvri- 
mes de broussailles etnousrevinmes au camp, d’où j'ex- 
pédiai Jacob avec un fourgon pour chercher le gibier. 

Un chasseur qui eût tué pour le plaisir de tuer eût 
abattu des centaines de bêtes, Jamais, dans la suite, il 
nem estarrivé de rencontrer en mouvementunsi prodi- 
gieux troupeau que celui que je vis ce jour-là, et jamais 
non plus ces animaux craintifs ne se laissèrent appro- 
cher de si près. Notre gibier relevé, je me dirigeai vers 
le petit fleuve où campaient les Boers nomades. Ils 
étaient justement sur le chemin que je devais suivre 
pour me rendre à Bier-Vley ; mais, quelque surprise 
que m’eussent causée les spring-b.ks le matin, j'en 
éprouvai une bien autrement grande en voyant ce que 
je découvris pendant le trajet de mon camp à celui du 
vieux Swiers; car, au détour de la petite chaîne de 
collines qui s'élendaien£ tout autour de moi, le pay- 
sage m'apparut dans des proportions triples et qua- 
druples, et, aussi loin que mon regard put s'étendre, 
j'aperçus le sol entièrement couvert d’une seule masse 
de spring-boks qui, s'étendant jusqu'à l'horizon, 
ressemblait à un immense tapis rouge mouvanl. 

Il serait impossible d'essayer de donner ici le chullze, 
je ne dirai pas exact, mais approximalil, de la quantité 
dantilopes que je vis réunies ce jour-là; je n'hésite 
point à aflirmer qu'il y en avait plusieurs centaines 
de mille. 

En arrivant au camp des Boers, je m'oteupai à dé- 
couper ct à saler ma venaison. Les Boers, de leur 
côté, s'étaient mis en chasse ct avaient tué autant de 
spring boks qu'ils avaient pu en rapporter. Le vieux 
Swicrs avoua que c'était un assez beau « trek hokhers, » 
mais il ajouta que c'était bien peu de chose en com- 
paraison de ce qui existait autrelois + 

— Ce matin, nous dit-il, vous avez vu une plaine 
couverte de spring-boks; eh bien! moi, je vous donne 
ma parole que j'ai galopé un jour entier sur plusieurs 


plaines qui cn étaient couvertes, aussi serrésque lesont 
des moutons parqués dans un champ : ces hardes pais- 
saient aussi loin que mes regards pouvaients’étendre. 

Je ne doutais point de la parole du Boer, mais je 
trouvais que ce que j'avais vu était déjà fort beau, et 
j'eus peur de tenter Dieu en désirant d'en voir da- 
van{age. 

Le-31 au matin, je pris congé des Boers, et. quittant 
le fleuve qu'ils appellent Rhinoceros-Pool, je me di- 
rigeai vers Bier-Vley, où j'arrivai au bout de huit 
heures. La traite avait été pénible; il faisait très-chaud 
et nous traversions une contrée aride et désséchée. 
Et pourtant il y avait du gibier ; je vis plusieurs trou- 
peaux de spring-boks de cinq cents à deux mille cha- 
cu, le tout flanqué d’outardes et de perdrix des Na- 
maquas en abondance. 

Bier-Vley, le vallon près duquel je venais de cam- 
per, s'étend sur une plaine large et unie ; pouvait avoir 
onze milles de long et un ou deux de large. Dans 
toute la longueur de la verdoyante vallée court, dans 
la saison des pluies, un filet d'eau très-profond qui 
serpente au milieu de la plaine, déborde, arrose et 
fertilise les pâturages voisins. Dans cette saison, néan- 
moins, son lit était sec et la plaine couverte d'herbe 
verte et Louffue. 

La contrée qui avoisine Bier-Vley est stérile et dé- 
solée ; elle se compose de collines basses et pierreuses 
et de plaines de sable où Von ne voit çà et là que de 
petits arbustes et des buissons de karroo. f 

Vers le matin, je transportai mon camp à huit ou 
neuf milles plus loin, étant oblige, à cause de Finé- 
galité du terrain, de faire un detour demi-cireulaire 
en dehors du relai, et j'établis mes chariots sur la 
plaine, tout à côté du bord d'un lit de rivière dessé- 
chée, avec une grande mare d'eau courante à proxi- 
mité. C'était au reste l'endroit le plus commode que 
l'on pt désirer pour tirer des spring-boks, et par 
conséquent pour choisir de rares échantillons de cor- 
nes, ce sue j avais hate de faire. Le pays était couvert 
de tous cèlés d'immenses hardes de ces antilopes, et 
elles paraissaieut toutes vouloir brouter, de prele- 
rence, aux environs du ruisseau à côté duquel j'etais 
campé, 

Je demeurai là plusieurs jours, m'amusant comme 
jamais je ne l'avais fait, et augmentant chaque jour 
mes échantillons d'oryx, de spring-boks et d'autres 
animaux. Ce fut-la que je tuai ma première autruche, 
qui était un fort heau male. Je le tirai de très-loin, 
et ma carabine était élevée de manière à décrire une 
parabole de plusieurs pieds. Ma balle lui cassa la 
jambe et il tomba pour ne plus se relever. 

Où aurait-peine à comprendre ce qu'il y a de force 
dans les jambes d'une autruche, La cuisse, particu- 
lièrement musculaire, ressemble bien plus a celle 
d'un cheval qu'à celle d'un oi-cau. 

Eu mourant, l'autruche me lauça un coup de pied 


28 LA VIE AU DESERT. 


SSS SS me Oe pe 0 a aa ee 


qui m’atteignit si cruellement à la jambe que la vio- 
lence du coup me renversa. 


ME 


Le grand fleuve Orange. — Stiuk Vouteyn. — Les Griquas et 
les Batars. — Capture d'un enfant des buissons (bush-boy). 
— Un nid d’autruches. — Cabanes des Bushjismen. — Les 
Koodoos et les Oryx. 


Le 9, je trouvai que j'avais suffisamment joui des 
délices de la Bier-Vley : en conséquence, dans la 
matinée les chariots furent rechargés. On attela dans 
l'après-midi et je cinglai vers le sud. Le lendemain 
nous attelames au point du jour ei rebroussames jus- 
qu'à Rhinocéros-Pool. La chaleur continuait à être 
étouffante et le vent soufflait du nord : nous élions as- 
saillis pas des essaims de mouches qui étaient insup- 
portables. Elles remplissaient la tente et les chariots 
de telle façon qu'il m'était impossible d'y rester. 

Les Boers m'avaient désigné une petite fontaine à 
une journée de marche, où ils me conseillaient de 
chasser pendant quelques jours. Je résolus d’y établir 
mon campement. Le lendemain nous attelames done 
bien avant le jour et fimes dix milles au nord-est, à 
travers une immense plaine aride qui s'étend parallè- 
lement à la contrée fréquentée par les oryx. 

J'avais envoyé d'avance un de mes Hottentots à la 
recherche d'une source d'eau pour nous et notre bétail : 
il revint nous dire qu'il y avait à un mille en avant 
un camp de Boers, que ce camp était abandonné et 
qu'il était situé près d’une grande fontaine, remplie 
non pas d’eau, mais de boue. 

J'espérais convertir cette boue en eau, je fis donc at- 
teler à trois heures de l'après-midi et allai m’établir à 
cette fontaine, qui sera dans ma vie un souvenir unique 
et éternel, car ce fut près d'elle que je trouvai un seul 
et intéressant échantillon de Bushjismen qui s'attacha 
à moi et me servit fidèlement, suivant ma fortune au 
milicu des plus grands dangers et des plus affreuses 
privations sur terre et sur mer. Plus tard, quand je 
me fus enfoncé dans Je centre de l'Afrique et que les 
autres m'abandonnérent, lui seul resta près de moi. 

Dans l'après-midi, je chassai et tuai un vieux mâle 
oryx. La nuit suivante son cou me servit d'oreiller, et 
atuiré par l'odeur de la chair fraiche, les chacals pous- 
sérent leurs cris funèbres tout autour de moi. 

Je reviens à mon petit bush-boy. 

Le 13, tout près de mon camp, je découvris deux 
trous remplis d'eau. Je les visitai, et tout à coup à 
quelques pas de moi je découvris un drôle de petit 
personnage ayant forme humaine qui me regardait 
sans trop s'ellaroucher, C'était cet enfant des buissons, 


— bush-boy, — dont j'ai parlé plus haut. Mes Hot= 
tentots avaient aperçu sa tête noire et crépue au mi- 
lieu des roseaux de la fontaine et s'étaient emparés 
de lui. Je lui offris tout d’abord un habillement com- 
plet accompagné d’un verre d’eau-de-vie et moyennant 
ces dons nous fümes bientôt amis. 

Alors je l’interrogeai, et il me conta qu’étant tout 
petit il avait été pris par les Hollandais pendant le pil- 
lage d’un village et le meurtre de sa tribu. Il avait été 
élevé depuis par un Boer, mais n ayant pas pu supporter 
les mauvais traitements dont il avait été l'objet, il s’é- 
tait enfui au hasard. Depuis trois ou quatre jours il 
errait à l'aventure. Les Hollandais l’avaient baptisé 
du nom de Ruyter, en l'honneur du fameux amiral 
hollandais. é ; 

Le 17, & cause du manque d’eau, je fus forcé de 
lever le camp et de me diriger vers la grande rivière 
Orange, éloignée de trente milles à peu près. 

Le 18 au point du jour, nous mimes les bœufs aux 
chariots, et, après avoir marché quatre heures dans 
des régions sauvages et inhabitées, nous nous trou- 
yames tout à coup en face de la magnifique rivière 
Orange, le plus beau des fleuves d'Afrique dont le 
cours, qui a près de quatre cents lieues de long, forme 
un point géographique important. Il prend sa source 
à l’est dans la chaîne des Vitbengen-Mountains, un 
peu au nord de la latitude de Port-Natal, et, coulant 
vers l’ouest, reçoit Vaal-River, qui s’y jette à cin- 
quante milles plus bas que l'endroit où je venais de 
déboucher. De là, continuant son cours toujours vers 
l'ouest, l'Orange disparait dans l’Atlantique au sud, à 
peu près à cinq cents milles plus au nord que le cap 
de Bonne-Espérance. 

Nous atteignimes la rivière à un endroit que l'on 
nomme Davinar’s-Drift. Il y avait tout près de la 
une ferme hollandaise des plus confortables. Son pro- 
priétaire était un jeune Boer du cap Distrek. Il avait 
conquis la position très-convenable où il se trouvait 
en épousant une grosse et vieille veuve. Leur princi- 
pale richesse consistait en immenses troupeaux de 
moutons et de chèvres qui étaient en excellent état. 
La contrée au reste était favorable à l'élevage des 
bestiaux de ce genre. 

Contre mon attente le Boer m'assura que la rivière 
était guéable, Cependant, avant de m'aventurer à la 
traverser, js consacrai une ou deux heures à rehaus- 
ser, à l'aide de branches d'arbres, les marchandises 
que l'eau pouvait gâter en les atteignant, La descente 
jusqu'à la rivière était très-escarpée, et nous [dimes 
obligés de mettre les sabots aux deux roues de der- 
rière de chaque chariot. Le gué était rocheux et les 
secousses terribles. Cependant nous arrivämes sains 
et saufs sur l'autre bord. Nous nous éloignämes aus- 
sitôt d'un demi-mille des bords de la rivière et dres- 
simes immédiatement notre camp. 

I] faut avoir considéré le fleuve majestueux dans les 


LA VIE AU DESERT. 


$$$ AAA 


mémes conditions que moi pour se faire une *dée du 
plaisir que je ressentis en traversant cette oasis dans 
le désert. Depuis quelques semaines notre caravane 
avait traverse des plaines arides et desséchées, où nous 
avions eu à peine assez d'eau pour désaltérer notre be- 
tail, nous sentions peser sur notre téte un ciel dévorant 
dont aucun nuage ne tempérait la chaleur, où pas un 
arbre, pas un arbuste feuillu ne répandait son om- 
bre; et tout à coup nous nous trouvions en face d'un 
fleuve majestueux, roulant ses larges ondes devant 
nos yeux éblouis et nous offrant une ceinture d'arbres 


_verdoyants et de fraiches prairies. A l'endroit où nous 


traversames l’Orange, ce fleuve me rappela certains 
sites de la Spey, la chère rivière aux bords de laquelle 
je suis venu au monde. 

La largeur ordinaire de l’Orange est de trois cents 
toises; chaque rive est ornée d’un superbe rideau de 
saules pleureurs dont les branches trempent dans 
l'eau, tandis que de place en place s'élèvent des bos- 
quets d'arbres fleuris dont le parfum embaume Vair 
et dont les fraiches profondeurs sont peuplées d'oi- 
seaux de toute espèce, les uns au plumage diapré, 
les autres au chant mélodieux. Les entomologistes 
pourraient, aussi, trouver la matière à d’intéressantes 
remarques, car les arbres et le sol fourmillent d'in- 
sectes curieux et rares. 

La première chose dont je m'oecupai après avoir 
fail halte fut de prendre un bain délicieux, après quoi 
je m habillai de mon mieux et, traversant la rivière à 
cheval, j'allai rendre visite à l’heureux ménage dont 
j'ai deja dit un mot. 

Je trouvai ces gens là polisetcommunicatifs, ilsm'of- 
frirent une provision de légumes qui me fut d'autant 
plus agréable que j'en é ais privé depuis plusieurs se- 
maines, el je sus par eux qu'à 15 milles vers le nord je 
trouverais des salines; ils me montrèrent deux sortes 
de gibier qui m'étaient encore inconnues, c’est-à-dire 
les Koodoos et les Sassays bys. Je me promenai avec 
eux dans leur jardin où, sans compter les légumes, je 
trouvai différentes espèces d'arbres fruitiers, tels que 
des péchers et des abricotiers : les branches pliant 
sous le poids de leur savoureuse moisson. 

Nous nous quittames enchantés les uns des autres. 

Le 19, je montai à cheval et me dirigeai vers le 
nord, où une grande colline rocheuse bornait l'ho- 
rizon. 

Je jouis la d'une vue magnifique : au nord eta Vest, 
aussi loin que le regard pouvait atteindre, on aper- 
cevail une multitude de cimes hardies d'une hauteur 
prodigicuse. Quelques-unes formaient le plateau, mais 
la plupart étaient d'aspect conique et s'élevaient en 
pyramides dont chacune semblait s'eflorcer de domi- 
ner l'autre. 

Ces montagnes divisaient des plaines immenses, 
Depuis que nous avions traversé le fleuve Orance le 
paysage s'embellissait, Les plaines étaient plus hautes 


29 


et plus vertes, et les petits buissons, qu'on appelle 
« karrao », eu égard au désert où ils poussent, élaient 
peu à peu remplacés par d’autres d’une plus belle 
venue et d’une autre espèce. Ceux-ci pour la plupart 
exhalaient un vif parfum aromatique, surtout lorsque 
la terre avait été rafraichie par une averse; dans ce 
cas, les déserts de l'Afrique exhalent un parfum si 
délicat que ceux qui n'y ont pas voyagé ne sauraient 
s’en faire une idée. 

Notre route serpentait au milieu d'une plaine im- 
mense où nous vimes errer plusieurs hardes de gros 
gibier. Mais je m’approchais des régions où je comp- 
tais rencontrer une plus noble chasse, et mes rêves, 
surtout ceux que je faisais éveillé, étaient pleuplés de 
lions, d’éléphants, de rhinocéros et d'hippopotames. 

Bientôt mon attention fut attirée par la vue d'une 
grande antilope qui me parut tenir à la famille des 
« hartebiers » ; à sa couleur pourpre, je la reconnus 
pour un Sassaibe, quoique je visse cet animal pour la 
première fois, mais elle était trop loin pour que j es- 
sayasse de lui donner la chasse : je la laissai donc 
paitre tranquillement. 

La vue était bornée de tous côtés par des monta- 
ses, et à l’aide de ma lunette je découvris des forêts 
de mimosas qui couvraient Alxoo-Bay. 

Nous arriyames ce jour-là vers un bassin assez pro- 
fond dont les côtes formaient une pente douce. Au 
milieu, la surface plane, couverte de sable fin, portait 
une couche épaisse de gros sel : cette couche a d'or- 
dinaire de un à deux pouces d'épaisseur. Des pluies 
violentes remplissent d’eau le bassin, et quand la sé- 
cheresse arrive, l'eau se retire et il se forme de grands 
dépôts de sel. Ce genre de salines se trouve dans plu- 
sieurs parties de l'Afrique méridionale. Celles qui 
approvisionnent particulièrement la colonie de son 
meilleur sel sont situées entre Utenage et Algon Bay. 
Elles sont fort étendues et leur rapport est conside- 
rable. Les autruches et presque toutes les antilopes 
fréquentent les salines, car elles sont trés-ir andes 
de sel. 

La saline près de laquelle nous étions avait ete 
autrefois visitée par les Boers et les Griquas qui Sy 
approvisionnaient, mais depuis quelques années ils 
l'avaient abandonnée pour une autre qui en fournis- 
sait de qualité supérieure. Les alentours en etaient 
donc inhabités, calmes et silencieux comme ceux d'un 
cimetière, 

Le 21 au malin, je laissai mes chariots campés pres 
de la saline, et, ayant fait un demi-mille vers le nord 
sur une route peu fréquentée, je découvris une lon- 
taine d'eau excellente, mais fortement impresnee de 
salpêtre, Plus tard j'appris que les Boers appelaient 
cette fontaine Gruit Vouteyn ou Powder Fountain, 
à cause de son eau, que lon croirait avoir servi à 
laver des fusils. Les Griquas la nomment plus élè= 
gamment Stink Vouteyn, 


30 LA VIE AU DESERT. 


A Vheure du déjeuner, je fus rejoint par une tronpe 
de ces pauvres diables. Ils se rendaient & une petite 
fontaine au nord-est, où l’on di-ait qu'il y avait du 
gibier à profusion. Ils étaient accompagnés de plu- 
sieurs serviteurs Bushjismen nus eta l'aspect sauvage, 
qu'ils avaient sans doute capturés dans leur enfance et 
dressés au service. Ils menaient en laisse, derrière 
leur chariot, des chevaux de selle qui paissaient tout 
en marchant. Je remarquai aussi parmi leurs bœufs, 
qui marchaient librement, deux vaches laitières. Ca 
peuple ne se met jamais en voyage sans se faire es- 
corter de ce luxe hygiénique. 

La contrée occupée par les Griquas s'étend de 
Rhama, village situé sur Orange-River, à environ 
trente milles à l'est du lieu où je me trouvais main- 
tenant, jusqu'à Griguastadt, leur capitale, village 
bâti à peu près à cent milles au nord de la jonction 
da Waal avec Orange-River. Les Griquas d'origine 
hottentote ont en général les traits caractéristiques de 
la race, c'est-à-dire un nez large et épaté, des pom- 
meltes sai lantes, de petits yeux d’éléphant et d'au- 
tres particularités physiques qu'il est inutile d’énu- 
mérer. Néanmoins ils sont croisés avec tant d'autres 
tribus qu'on peut trouver sur leurs territoires des 
descendants de toutes les races de Boers, Béchuanas, 
Mozambiques, Corannas, Namaquas, Hottentots, Bosh- 
jismen, etc. Ils se marient sans distinction de races, 
de sorte que les uns ont les cheveux longs et noirs, 
tandis que chez les autres le crâne est à peine orné de 
rares mêches maladives, de laine crépue : ces unions 
mixtes produisent donc des nuances et des variétés à 
l'infini. 

Une autre tribu, de tout point semblable aux Gri- 
quas, habite à l'est de leur territoire une contrée très- 
étendue et très-fertile. Ces gens s'intitulent Bétars. 
Leur chef a nom Adam Kok, et leur capitale s'appelie 
Philipoli. C'est un petit village s'élevant à trente 
milles environ au nord de Colesberg; leur pays est 
bordé au midi par le Great-Orange-River. C’est de 
toute l'Afrique méridionale le district le plus favorable 
pour le fermage, car il possède une multitude de fon- 
taines dont on peut détourner les eaux pour arroser 
les terres. 

Le costume des Bâtars consiste en une jaquette de 
cuir, un gilet, un pantalon, des souliers grossiers ; le 
lout confectionné chez eux. Un mouchoir malais at- 
laché sur leur tête complète leur costume, qui les 
dimanches et fetes s'enrichit d'une cravate et d'une 
chemise, Quant anx femmes, elles portent un corset 
juste qui descend jusqu'au bas de la taille, d'où part 
un jupon pareil à ceux des femmes de tous les pays 
Ces jupons sont quelquefois d'étolfes de fabrique an- 
glaise, mais plus souvent d'un cuir souple qu'elles 
préparent elles-mêmes, Elles se coifent avec deux 
mouchoirs, l'un de soie noire, l'autre bariolé de rouge 
et de vert. Elles aiment beaucoup les perles de toutes 


erosseurs et de toutes couleurs, et en mettent plusieurs 
rangs a leur cou. Hy en a surtout une espèce qui leur 
est particulière. Ce sent les tribus qui habitent sur les 
bords de la grande rivière Grange, vers le point où 
elle se jette dans la mer, qui les facornent avec la ra- 
cine d'une plante qui croît à l'embouchure du Great- 
Orange-River, et qui exhale un parfum spécial et très- 
doux. Chaque fille Griquas posséde au moins un rang 
de ces perles, et tout voyagenr qui une seule fois a res- 
piré leur parfum ne peut le sentir de nouveau sans se 
rappeler involontairement les beaux yeux noirs et les 
formes gracieuses des nymphes à demi civilisées qui 
habitent la rive nord de | Orange. 

Les maisons des Griquas ressemblent à des ruches 
ou à des fourmilières; elles sont construites avec 
des branches d'arbres plantées en terre, en cercles re- 
courbés au-dessus et entrelacées, de manière à former 
une espèce de treillage sur lequel on étend de grandes 
nattestissées avec des roseaux. Ces peuples se servent 
aussi de ces nailes en guise de capotes de chariots, car 
elles résistent efficacement au soleil et à la pluie. 

Une butte de Griquas a dix ou quinze pieds de dia- 
mètre. Lorsque le propriétaire change de canton pour 
chercher des pâturages, il n’a pas grand’peine à em= 
porter sa maison avec lui. J'ai vu un bœuf de transport 
chargé non-seulement de la maison de son maitre, mais 
encore de tous les ustensiles de laiterie au complet, 
fabriqués en bois, de deux sacs de peau pleins de lait 
épais, des ustensiles de cuisine et par-dessus tout de 
la ménagère, avec un ou deux enfants. 

Tous les Griquas ont des maisons faites sur le même 
modèle, tous mènent la même vie. La description de 
la demeure et des usages d’un seul est done la des- 
cription des mœurs de toutes les peuptades qui jusqu'à 
l'océan bordent le cours du Vaal et d'Orange-River. 
Un point sur lequel ils se ressemblent surtout, c'est 
leur abominable paresse. Ils détestent les travaux 
difliciles ou fatigants et passent leur vie à chasser. 
Tous les ans ils partent en bandes avec leurs chariots, 
leurs bœufs et leurs chevaux pour faire des expédi- 
tions de ce genre dans l'intérieur des terres, et ils 
s'absentent de chez eux pendant trois ou quatre mois. 
Les Griquas sont particuliérement menteurs, défautqui 
au reste domine dans l'Afrique méridionale. Ts sont 
aussi on He peut plus indiserets dans leurs demandes, 
el ils commencent ordinairement par mendier du thé 
où du café, Comme ils connaissent la courtoisie an- 
glaise, ils font cette demande au nom de leur femme 
ou de leurs filles. Mais malheur à vous si vous accé- 
dez, alors ils continuent leurs importunités, et ont 
tour à tour la fantaisie d'obtenir votre chapeau, votre 
cravate ou votre habit, sans rougir de vous offrir les 
trocs les plus msensés. Un jour j'en trouvai an qui 
de sang froid me proposa de troquer mon pantalon de 
drap tout neuf contre une paire de culottes de cuir 
qu'il portait depuis plus de dix ans. 


LA VIE AU DESERT. 31 


EEE EEE ——]— "a 


-Nous franchimes les collines par un défilé pierreux, 
et ayant cheminé pendant quelque temps au travers 
de plusieurs vallées bien boisées, nous joutmes tout 
à coup d’une vue admirable. Une vaste plaine couverte 
d’un gazon touflu sur lequel se détachaient de gigan- 
tesques mimosas s'étendait depuis le pied des collines 
au sommet desquelles nous nous trouvions jusqu'à 
une autre chaîne de montagnes escarpées colorées 
d’une belle teinte bleue. Nous descendimes dans cette 
plaine en appuyant vers le nord et galopant en ligne 
parallèle aux collines. Bientôt mes compagnons pri- 
rent une direction qui ne me parut pas être le meil- 
leur chemin pour rencontrer du gibier. Je m’écartai 
donc quelques pas et suivis un sentier qui rampait à 
la base des montagnes. En un instant, je les perdis 
de vue. 

Je galopai ainsi environ un mille, et soudain je me 
trouvai en face d’une troupe de koodoos, parmi lesquels 
se trouvaient deux bucks qui portaient majestueuse- 
ment une paire de cornes en spirale, bien plantées et 
très-écartées. Ils prirent la fuite du côté des collines 
rocheuses, ainsi que font toujours les koodoos. Leur 
course était une suite non interrompue de bonds par- 
dessus les ronces, ce qui éreintait mon pauvre cheval. 
Par malheur je m'étais mis en campagne sans piqueur, 
et pourtant, tout lourd que j'étais, je gagnais sur eux, 
et j'en aurais certainement atteint et tué au moins un, 
s'ils n'étaient arrivés à un obstacle infranchissable 
pour moi, c'est-à-dire à une espèce de barrière de 
rochers durs et pointus, par-dessus lesquels ils sau- 
tèrent et disparurent. 

En ce moment parut tout à coup une belle troupe 
composée de neuf oryx, galopant droit sur moi. Ils 
avaient tous des cornes d’une longueur prodigieuse, 
surpassant en beauté tout ce que j'avais vu jusqu'alors. 
[ls étaient précédés de quatre zèbres admirablement 
rayés, les premiers que je rencontrais. En une se- 
conde je me lançai à la poursuite de cette bande. 
Je déplorais plus que jamais la folie que j'avais faite 
de sortir sans piqueur, mais pourtant sans perdre 
tout espoir de succès, car il était évident que ces 
antilepes avaient été chassées par les Griquas dont je 
venais de me séparer. Je choisis un male et m'attachai 
à lui pendant plusieurs milles, en le poursuivant d'un 
galop furieux. Enfin, je me trouvai à quinze toises de 
lui; sa langue pendait hors de sa bouche, de longs 
flots d'écume découlaient de ses flancs. Tout à coup, 
au détour d'un buisson d'épines il s'arrêta et fit volte 
face. Je me jetai hors d'haleine, épuisé, frémissant, à 
bas de mon cheval. Je portai d'une main convulsive 
ma carabine à mou épaule et tis feu. La balle le perça 
de part en part et le tua roide. 

Il avait les plus admirables cornes que j'eusse en- 
core vues. Je débarrassai mon cheval de sa selle, puis 
je Vattachai au licol, et je coupai la tête de l'oryx, 
opération que je n'accomplis qu'à grand'peine, car la 


peau de son col avait un pouce d'épaisseur. Après cela 
je convris le cadavre de branches coupés à un mimosa 
voisin, afin de le protéger contre les vautours. Cette 
opération terminée, je revins au camp, ma carabine 
sur l'épaule. 

Le lendemain je découvris la carcasse d’une femelle 
koodoo qu’une meute de chiens sauvages avait forcée 
et dévorée. Mes Hottentots se hâtérent de s'emparer 
de la moelle des os des cuisses, qu'ils estiment comme 
un graud régal et qu'ils avalerent toute crue. 


VII 


Excursion de Stink-Vouteyn au Vaal et retour. — Chiens sau- 
vages,— Les antilopes.— Les autruches.— Les pordrix des Na- 
maquas.— Les Sauterelles. — Les Boers essayent de m'enlever 
Ruyter. — Un Gnoo forcé par des chiens sauvages. 


Le 24, au matin, nous attelâmes et quittant Stink 
Vouteyn, nous marchames vers Vaal-River, éloignée 
d'environ vingt-cinq milles. 

Nous y arrivames à deux heures le lendemain. 

Notre route courait dans des sables très-fins, ce 
qui la rendait horriblement pénible pour les bœufs. 
J'envoyai d'avance des hommes à cheval sonder la 
profondeur du fleuve, et, le trouvant guéable, je ré- 
solus de le traverser sur-le-champ. Il est de règle, 
parmi les voyageurs expérimentés , de ne jamais re- 
mettre au lendemain, en Afrique surtout, le passage 
d’une rivière qui se trouve guéable au moment où ils 
arrivent sur ses bords. Les voyageurs de l'Afrique 
méridionale racontent des histoires qui prouvent 
qu'ayant négligé cette précaution ils ont été forcés 
de camper des semaines et même des mois entiers sur 
le bord de diverses rivières. Le courant étant très- 
fort, je montai sur un des bœufs de devant d'un de 
mes attelages, et en quelques minutes une double 
file de bœufs refoulait vigoureusement l'eau qui mon- 
tait jusqu'à la moitié du flanc de ces animaux; Peau 
atteignit le fond de ma cargaison, mais sans me causer 
aucun dommage. L'autre rive était extrêmement 
écartée et pierreuse, et chaque bête eut les plus puis- 
sants efforts à faire pour en gravir la berge. 

En cet endroit la rivière est fort belle, avec des 
courants rapides et de petites anses d'eau calme ap- 
pelces par les naturels « zekoë-ychots », ce qui veut 
dire trous de veau marin ou d'hippopolame, car ces 
énormes amphibies étaient très-nombreux, il y a quel- 
ques années, le long du Vaal River. Mais l'hippopo- 
tame est timide comme l'éléphant; il recherche la 
solitude, et se retire à mesure que la civilisation 
approche. Les bords du Vaal, ainsi que ceux d'O- 
rai ge River, sont ornés de bosquets touffus et d'ar- 


32 LA VIE AU DESERT. 


Sern nnn EEE 


bres verts de toute sorte, où domine le saule pleureur, 
dont les longs rameaux effleurent avec grace le cou- 
rant. La berge des deux fleuves est jonchée de troncs 
d'arbres bruts qui y sont déposés par les inondations 
annuelles auxquelles ils sont sujets. Au nord, à peu 
de distance de mon camp, il y avait une île char- 
mante et couverte d'arbres de la pluséclatante verdure. 

Vers trois heures de l'après-midi je montai à che- 
val et me lancai au galop vers le nord. J'étais accom- 
pagné de Cobus et de Jacobs. 

Nous trouvames le pays couvert de buissons, la 
plupart armés d'épines semblables à des hamecons. 
Cette espèce de mimosa est plaisamment désignée par 
les Boers sous le nom de « vyachtum bige », où « wait 
«a leitthom », c'est-à-dire : « épine, attends un peu», 
parce qu'elles conseillent à chaque instant aux voya- 
geurs qui passent de ne pas se presser, altendu que, 
quand ils n'ont point égard à leurs avis, ils y laissent 
une portion de leurs chemises et de leurs pantalons. 
Ca et là il y avait des collines couvertes de rochers 
adamantins fort pointus, dans les interstices desquels 
croissaient aboudamment néanmoins de la bonne 
berbe et des buissons verts. 

Je fis ce jour-là un très-beau coup : je tuai une 
vicille outarde mâle, et comme, tout charmé de cette 
caplure et comptant sur un excellent déjeuner pour 
compléter ma bonne humeur, je revenais vers mon 
camp, complant bien trouver ce déjeuner prêt, je dé- 
couvris mes deux honorables serviteurs, Cobus et Ja- 
cobs, chargés du soin de mes repas qui, couchés au 
pied dun mimosa fumaient avec délices leurs petites 
pipes de terre; quaut à mon déjeuner il n’en avait 
point été question. 

Je crus à cette occasion qu’une petite correction 
manuelle serait bien placee; j'adressai en conséquence 
à chacun deux ou trois coups de mon jambok. Ces 
fiers gentlemen en furent tellement indignés qu'ils 
s'enfuirent au moment où j'étais au bain. 

Le 31, il faisait un beau temps tres-frais quoique le 
ciel fut couvert d'une va; cur noire. Je me donnai d’a- 
bord le plaisir de nager assez longtemps dans le 
Vaal, puis je montai à cheval pour aller à la recher- 
che dun Roan antilope. En l'absence de mes deux 
fugitifs, je me fis suivre par Carolus, qui, presque 
aussi grand et aussi gros que moi, était beaucoup trop 
lourd pour l'emploi de piqueur. Quant à mon petit 
Bush-hoy Ruyter, il avait appris à monter à cheval 
chez les Boers, mais il se tenait mal et ne voulait 
jamais pousser sa monture à fond de train, surtout 
quand le sol était inégal ou rocailleux, 

J explorat la contree sans résultat jusqu'à une dis 
lance assez considérable et me dee dai à revenir vers 
mon camp, quoiqu'il fit encore de bonne heure; car 
Je temps s'obscurcissait, et des coups de tonnerre loin- 
Lain 


H 7 
CL sours anboncnent un orage proc hain. En 


moins d'une demi-heure la vluie tomba à torrents et un 


vent très-froid se mit à souffler. Alors commencèrent 
à gronder sur ma tête les plus formidables éclats de 
foudre que j’eusse entendus de ma vie. Les éclairs 
étaient si nombreux et si précipités qu'il en résul- 
tait un jour étrange et flamboyant qui m'aveuglait. 
Nous pressames alors notre course ; mais, au moment 
où nous allions entrer dans un fourré de buissons épi- 
neux, une énorme antilope grise se leva du milieu 
d'un fourré. Je ne pus voir sa tête, mais je reconnus 
tout d'abord que c’était le fameux Roan antilope tant 
cherché par moi, autrement dit un gemsbock bâtard. 
Je demandai ma carabine mauresque, abritée contre 
les torrents de pluie qui tombaient dans une gaine 
imperméable de master Hugh Snowis, breveté. Ca- 
rolus la tira de son fourreau et me la passa avec son 
flegme ordinaire. Elle était naturellement toute 
chargée. 

La noble bête avait pendant ce temps gagné du 
terrain : c'était un vieux et magnifique mâle; il 
portait une superbe paire de cornes ayant la forme 
d'un cimeterre et avait cinq pieds de haut depuis 
Pépaule jusqu’à terre. Heureusement j'étais monté 
sur un cheval qui, connaissant son état, savait ce 
qu'il avait à faire, et qui, à travers les méandres 
de roches, de pierres et de ronces, s'élanea après lui 
avec une grande ardeur. Au bout de quelques minu- 
tes, mes jambes, à partir du genou, étaient ruisse- 
lantes de sang, et ma chemise, soit dit en passant, 
mon seul vêtement, était déchirée en petites bande- 
lettes qui floitaient au gré du vent autour de ma taille. 

Lantilope, grâce à la surprise et à la difficulté du ter- 
rain, eut d'abord une avance qu'elle maintint pendant 
quelque temps; mais bientôt, le sol étant plus ferme, 
je commençai à gagner sur elle. Enfin, après une 
chasse d'environ dix milles, illuminée par les éclairs 
qui m'eussent donné aux yeux d’un poëte d'Occident 
l'aspect d'un chasseur fantastique, nous arrivames à 
une légère montée à la moitié de laquelle mon anti- 
lope s'arrêta et fit tête bravement, me regardant à son 
tour d’un air de déli et avec des yeux qui semblaient 
croiser leurs éclairs avec ceux du ciel. 

J'avoue qu'aujourd'hui encore je me rappelle ce mo- 
ment avec une certaine émotion. Cet animal qui, forcé 
par le lion, lui tient tête, osait me résister, Je m'ap- 
prochai de lui à la distance de quarante pas. Je mis 
pied à terre, et, sans être intimidé par les éclats d'un 
coup de tonnerre, je lui envoyai une balle dans l'é- 
paule, L'animal bondit aussitôt pour me charger, 
mais, à moitié chemin, sa force le trahit : il chancecla et 
tomba sur les genoux. Je lui envoyai alors une se- 
coude balle dans le cou, juste à l'endroit où j'avais 
l'habitude, pour mes collections, de séparer la tête 
des épaules, Ce fut son coup de grace; ilsereleva dans 
un supréme effort, mais pour retomber; ilroiditensuite 
ses membres et ferma les yeux. F était mort. 

Pendant ce temps l'orage redoublait de fureur. 


LA VIE AU DESERT. 33 


eee... 


J'avais très-froid, car j'avais perdu ma chemise 
dans Vardeur de ma poursuite, et il ne me restait 
absolument que mes souliers et une espèce de cein- 
ture de cuir; je m’arrétai cependant assez long- 
temps à contempler la superbe et rare antilope que 
je venais d’avoir le bonheur d'abattre. C'était un 
échantillon magnifique. 

Dans l'après-midi du 3 février nous attelames et 
retroussämes chemin jusqu'à ce que la nuit vint. 
J'étais alors arrivé à la rivière, que je traversai mal- 
gré l'obscurité, et je campai sur l'autre bord Dans 
le trajet j'avais rencontré une douzaine d’autruches 
sortant de l'œuf depuis quatre ou cinq jours et à peine 
grosses comme des pintades. Je m’amusai beaucoup 
à voir la mère s'efforcer de nous donner Je change, 
en rusant à la manière des femelles de canards sau- 
vages ; elle étendait et trainait les ailes, puis se jetait 
à terre comme si elle eût été blessée. Pendant ce 
temps le mâle se chargeait de la garde des petits ct 
les éloignait de nous pour les mettre en süreté. 

Je respectai l'amour maternel dans la personne de 
celte digne autruche, et lui fis grâce, à elle, à son 
époux et à sa couvée, 

Le 4 nous cheminâmes à travers un pays sablon- 
neux, orné en certains endroits de très-vieux arbres 
fort pittoresques, de l’espèce des camel's thorn. Vers 
onze heures du matin je remarquai que la base d’une 
chaîne de collines très-étendues vers le nord était 
cachée, sur une largeur de plusieurs milles, comme par 
un nuage épais qui paraissait se rapprocher de nous 
en appuyant vers le sud. Il se trouva que ce nuage 
était composé de myriades de sauterelles. Ce phéno- 
mène est, selon moi, ce qu'un voyageur peut voir de 
-plus curieux. Elles ressemblent fort à une épaisse gi- 
boulée de neige lorsqu'elle tombe en larges flocons, 
et le bruit de leurs ailes me rappelait le murmure 
des feuilles d'arbres agités, dans une grande forêt, 
par la brise d'été. 

Le soir, je visitai la hutte d'un vieux Bushman que 
je trouvai chez lui avec une foule de Bushchildren 
qui étaient ses petits-enfants. 

Je dormis dans leur voisinage sous un vieux mi- 
mosa. Vers minuit le vent souffla de l'Océan du sud, 
et, comme je n'avais pour tout vêtement que ma che- 
mise, j'éprouvai un froid insupportable, En dépit de ces 
alternatives de chaud et de froid, ma santé était par- 
faite, et je n'avais plus le moindre retour des rhu- 
matismes dont j'avais souffert dans l'Inde, quoique 
depuis mon arrivée en Afrique j'eusse complétement 
cessé de porter de la flanelle. Je puis donc recom- 
mander le climat en toute connaissance de cause. 
Ajoutez qu'on n'y entend presque jamais pa ler de 
catarrhes, de rhumes , de toux, ni de maux de 
gorge. 

Des hommes de science, dont l'opinion doit en pa- 
reille matière avoir un grand poids, m'ont assuré que 


les districts des frontières de la colonie, et surtout les 
plus eloignés vers le nord, sont des séjours parfaite 
ment sains et curatifs pour les personnes aflligées de 
maladies de poitrine. 

La contrée dans laquelle nous venions d'entrer 
était sablonneuse et complétement inhabitée; les 
plaines étaient couvertes d'une bruyère longue et 
rude, et souvent d'arbustes rabougris et d'herbes dou- 
ces pouvant admirablement servir de fourrage. Des 
chaînes de collines assez élevées et interminables 
coupaient ces vastes steppes et bornaient la vue de 
tous côtés; des forêts séculaires de vénérables mi- 
mosas, patriarches de ces déserts, entremêlés de 
hauts arbustes aux feuilles grises, se détachaient par 
plusieurs groupes verdoyants au pied de ces mon- 
tagnes. 

Quand nous arrivâmes près d’une petite fontaine, la 
nuitétaitvenue. Nousavions fait une halte d’une heure, 
lorsque deux Bocrs à cheval, dont l'un etait le frère 
du maître de mon petit bush-boy, arrivèrent pour me 
demander de le leur rendre. Après avoir écouté leurs 
instances et leurs importunités jusqu’à en être fati- 
eué, je leur déclarai que j'appartenais à une nation 
qui avait l'esclavage en horreur, et que par consé- 
quent je refusais absolument de faire droit à leur ré- 
clamation. Ils remontèrent alors à cheval et partirent 
en me menaçant. F 

Ii va sans dire que je me moquai d’eux et de leurs 
menaces. 

Ruyter parut se divertir beaucoup de toute cette 
discussion, et, quand les Boers se retirérent, il leur 
cria en patois hollandais : 

— Oui, méchants Boers, vous avez cru me repren- 
dre, mais j'ai maintenant un bon maitre. aussi puis- 
sant qu'il est bon, et qui vous fustigera bien si vous 
vous frottez à lui. 

Ce jour-là je tuai une hyène qui s'enfuyait devant 
moi, comme aurait pu faire une gazelle : je luienvoyai 
une balle et elle tomba. 

Le 46, vers minuit, j'allai prendre place dans un 
trou près de la fontaine. Vers le point du jour, 
j'entendis le galop d'un animal qui s'approchait ra- 
pidement de moi; je jetai un coup-d'æil entre les 
pierres qui me cachaient, et je vis un magnifique 
Gnoo, espèce de bison, se précipiter dans l'eau à cin- 
quante toises de moi. Il était aux abois, quatre chiens 
sauvages le suivaient, la tête et les épaules couvertes 
de sang, ce qui leur donnait un air terrible; ils pa- 
raissaient sûrs du succès et poursuivaient leur proie 
à loisir. Is passèrent à quelques toises de ma cachette, 
assez près pour que je visse la rage qui brillait dans 
leurs yeux. 

Mon ardent désir de m’approprier ce beau bison, 
et en même temps un échantillon de chiens sauva- 
ges, mempeécha d'attendre davantage: je fis feu de 
mes deux coups : un coup sur le bison, l'autre sur le 


) 


3k LA VIE AU DESERT. 
a 


plus grand des chiens sauvages. En recevant la balle 
le bison bondit hors de la fontaine, mais il tourna 
sur Jui-même, rentra dans l'eau, chancela un mo- 
ment et disparut. Le chien de son côté avait reçu la 
balle dans le cœur; il sauta devant ses camara- 
des d’un bond pareil à celui du bison, puis tomba 
mort sur le gravier. Je rechargeai précipitamment 
ma carabine, couché sur le côté, chose, je dois le 
dire, peu commode à exécuter. Pendant cette opéra- 
tion, les trois autres chiens se retiraient à regret, 
décrivant un demi-cercle dans le but de prendre le 
vent et de découvrir la cause de leur déception ; mais 
je lenr envoyai une troisième balle qui blessa l’un 
deux. Tous les trois s’enfuirent. 

J'avais eu d’abord quelque répagnance à tirer sur 
ces braves chiens. Toute cette aventure me rappelait 
d'uve façon vivante mes chasses dans les forêts d'É- 
cosse, à l'époque où je chassais le daim avec des lé- 
vriers, el je ne pouvais m'empêcher de dire en maoi- 
même que ceux-ci avaient mérité une meilleure 
récompense pour la façon dont ils m'avaient rabatiu 
le gibier. Un de ces chiens surtout ressemblait à s'y 
méprendre à lun de mes vieux serviteurs, nommé 
Factor, fidèle « stag-hound » que j'avais élevé moi- 
mème, et dont les hauts faits cynégéliques, pour n’a- 
voir pas éle chantés en vers, comme ceux de l'Oscar 
d'Ussian, n'étaient cependant pas inférieurs aux 
prouesses de ceux que ces chants ont célébrés. 

Les chiens sauvages, ou « wild houden », comme les 
appellent les Hollandais. sont encore nombreux tant 
daus lx colonie que dans l'intérieur des terres; ils 
cha-sent ensemble par bandes organisées depuis dix 
jusqu'à soixante. Leur endurcissement à la fatigue, 
ainsi que leur mode d'assistance mutuelle, les met 
en Gal de poursuivre et dé forcer les plus grandes et 
les plus puissantes antilopes. Je crois que le bison 
est animal le plus gros qu'ils osent attaquer ; je ne 
les ai jamais vus se hasarder sur des bulles. Leur 
pas est un galop allongé qui ne se ralentit jamais; 
une fois lancés sur la piste d'un animal quelconque, 
ils sentr'aident. Les lévriers qui marchent en tête, 
une fois fatigués, passent à l'arricre-garde , tandis 
que d'autres qui ont ménagé leurs forces les rempla- 
cent. Lorsqu'ils ont réduit leur proie aux abois, ils 
l'estoureut (ous et la terrassent sur-le-champ : au bout 
de quelques minutes, elle est dévorée, et il n'en reste 
plus que le squelette, Ces chiens soul braves et auda- 
Ceux et craignent peu l'homme; j'en eus la preuve 
quelques jours après. À son approche ils manifestent 
moins d'inquitude que lout autre animal carnassier, 
Lorsqu'une meute est coupée duns sa chasse, ceux 
qui la composent trottent lentement devant l'impor- 
lun, s'arrètaut pour le regarder et grognant avec un 
air de nienace, 

Leurs terriers sont 


situés au milieu des plaines 


déserics et COMMMUDIQUCHL les uns avec les autres, 


Lorsqu'ils voient approcher un homme, ils ne cher- 
cient point un abri dans leurs trous comme les au- 
tres animaux qui se terrent, mais, se fiant à leur vi- 
tesse, ils attendent que l'étranger soit à quelques pas 
d'eux pour prendre la fuite. Ils disparaissent alors dans 
la plaine. Leurs petits les suivent toujours dans cette 
fuite, à moins qu'ils ne soient trop faibles. 

Les déprédations que les chiens commettent dans 
les troupeaux des Boers hollandais sont incalculables ; 
il arrive souvent que, taudis que des bergers négli- 
gents s’éloignent pour chercher du miel ou toute 
autre chose, une bande de ces maraudeurs se jette 
au milieu du troupeau sans défense ; il s'ensuit un 
ellroyable massacre dans lequel un grand nombre 
de moutons sont tués ou blessés: car, non content 
den tuer ce qu'ils en peuvent manger, ces voraces 
pillards, qui tiennent de la nature du loup, étran- 
glent tout ce qui leur tombe sous la dent. Ils n'ont 
dans la voix que trois ou quatre cris, dont chacun 
a sa signification particulière : l’un est un aboiement 
aigu et colère : il a pour cause la vue d’un objet 
dont ils me peuvent se rendre comple; le second 
ressemble au claquement des dents des singes : ils 
poussent cecri à la nuit, lorsqu'ils se rassemblent en 
masse où qu'ils sont excités par quelque chose qui 
les agace, comme qui dirait le jappement des chiens 
domestiques; le troisième, et le plus usuel, est une 
espèce de cri de ralliement pour réunir les différents 
membres d'une meute, qui se sont séparés en pour- 
suivaut plusieurs antilopes c’est un cri singulière- 
ment doux, mélancolique et mélod eux, el qui cepene 
dant s'entend de fort loin. Ila du rapport avec la 
seconde note du chant du coucou, et, lorsqu'on entend 
ce cri le matin au milieu du silence, et que l’echo 
des bois voisins le répète, il est d’un charmant 
ellet. 

Quelque grand et beau que soit un chien domesti- 
que, les chiens sauvages lo traitent toujours avec un 
dédain profond, et attendant qu'il les attaque. Mais 
alors, s aidant l'un l'autre, ils Font bientôt mis en 
pièces. Les chiens domestiques, de leur côté, ont 
pour eux la même aversion; ils exècrent jusqu'au 
son de la voix des chiens sauvages de si loin qu'elle 
leurarrive; son elletsur eux, effet que j'ai souvent re- 
marque, est pire que le rugissement du lion. Dèsqu'ils 
l'entendentils se redressentavee colère et aboient pen- 
daut des heuresentières, Cette race intéressante, quoi- 
que destructive, tient le milieu entre le loup et les 
hyènes. 

J'appelai mes hommes, et nous eûmes grand peine 
à Urer le bison hors de l'eau ; il était cruellement 
dech res ses pieds de derrière, son ventre et ses han- 
ches élaient borriblement mutilés, 

Je continuai à chasser le hartle-beast jusqu'au 
21 levrier, Alors je fis alteler au point du jour et 
marchai vers l'est jusqu'au coucher du soleil; la je 


LA VIE AU DESERT. 


fis halte près d'une petite fontaine de fort belle eau, 
ayant fourm ure “tape de 25 milles. 
Je n'avais revu ui Cobus ni Jacobs. 


VIII 


Rich-River.— Mirage.— Fes Bless-hoks.—Détails curicnx sur les 
lions. — Chasse aux lions par les Boers, — Coutumes des 
bless-boks. — Wild-beasts. — Fonrmilliéres. — Chasse aux 
bless-boks et aux sangliers. — Un mauvais camarade de lit. — 
Une aventure avec les chiens sauvages.—On m'annonce la pré- 
sence de lions errant dans mon voisinage. — Mœurs des liuns. 


Après avoir marché à l’est et ensuite au nord pen- 
dant deux milles, nous nous trouvâmes sur la rive sud 
du Rich-River, large d'environ trente toises elle. Ce 


courant d'eau prend sa source à cent milles àl'est, et, 


roulant vers l'ouest, se réunit à Vaal-River, en face 
de Campbell's Dorp. 
Trois jours après avoir gagné Rich-River. nous la 


. traversämes au-dessous d’une chute d’eau très-pilto- 


resque et poursuivimes notre route sur la rive nord. 
Letemps était frais et agreable. le ciel un peu couvert; 
les chaleurs de l'été étaient passées et la température 
devenait délicieuse. le coutinuai à marcher dans l'a- 
près-midi, laissant Rich-River à ma droite, et j’en- 


trai dans une contrée découverte et sablonneuse 


ayant des portions copieusement couvertes d'herbes 
douces et parsemées de chaînes de montagnes très- 
étendues, 

Au coucher du soleil je campai près de la ferme 
d'un Boer dont l'accueil fut très hospitalier. Pendant le 
diner, selon l'usage, il m'assomma d'une foule de 
questions : quelle était ma nation? d'où venais-je? 
où allais-je ? pourquoi voyageais-je ainsi tout seul? où 
Gail située ma f rme? où demeuraient mon père et 
ma mére? combien avais-je de frères et de sœurs? 
élais-je marié? ne l'avais-je jamais été dans le cours 
de ma vie? Sur ma réponse négalive à cette dernière 
question, le Bocr parut pétrilié d'étonnement, et les 
autres membres de sa famille s’entre-regardérent 
dans une stupéfaction complète. 

Le jour suivant je fis deux longues traites, et 
m’arrclai auprès de la ferme d'un autre Boer ayant 
nom Potcheter. Je le trouvai très-aigri contre le gou- 
vernement, et, lorsque je lui demandai où je devais dé 
teler, il se montra très-hourru, et je l'entendis dire en 
s'éloignant à trois autres Boers dont les mines étaient 
non moins renfrognées que la sonne : C'est un chien 
d'Anglais. 

En dépit de cette froide réception je dételai, et, 
revenant vers la maison, je parvins avec moins doe 
difficulté que je ne croyais & me réintégrer dans ses 


35 


bonnes grâces. Pendant le diner la conversation rouls 
sur le gouvernement et sur les mesures prises par 
l'administration. Comme c était un genre de conver- 
sation assez désagréable pour moi, j'exhibai mo 
Musée de la nature animée, ouvrage qui, grace à ses 
magnifiques planches, ne manquait jamais d’enchan— 
ter les Boers, et qui, par son apparition, mit fin aux 
discussions politiques. 

Le reste de la soirée fut consacré aux récits dc 
chasse. Mon hôte m'apprit que le lendemain je ver- 
rais des troupeaux de bless-boks et qu'une grande 
quantité de Boers s'étaient réunis à une ferme voi- 
sine pour donner la chasse à une bande de lions qui 
1 ur avait tué recemment plusieurs chevaux. J'appris 
aussi qu'on redoutait une guerre entre les Boers 
émigrants de la rive nord d'Orange-River et les Ba- 
tars et les Griquas. Cette nouvelle jeta lalarme 
parmi mes gens; mais, malgré cette terreur, je de- 
cidai que ce bruit, eût-il la consistance d’une realite, 
ne changerait rien à mes projets. 

Avant mon départ on annonça que des Boers chas- 
seurs venaient de tuer deux beaux lions, un male et 
une femelle, et. comme leur ferme se trouvait sur le 
chemin que je devais suivre, j'ordonnai à mes domes- 
tiques de me suivre avec les chariots. Je courus pour 
admirer ce noble gibier. 

Je trouvai le lion et la lionne étendus sur le gazon 
devant la ferme,-et les Hottentots des Boers occupés 
à les écorcher Les deux lions étaient criblés de bal- 
les, & les deux têtes étaient littéralement broyées. 
C'est en général, au reste, le système des Boers, 
quand ils ont tué un lion, de dépenser inutilement 
une dizaine de coups de fusil, poudre et balles, à lui 
cribler la face. On ordonne ensuite à un Hottentot de 
lui jeter une pierre, après quoi les Boers demandent 


-s'il est bien mort. Quand le Hottentot a répondu af- 


firmativement , ils lui ordonnent de le tirer par la 
queue. Si le lion né répond pas à cette dernière in- 
sulle, ils se hasardent à s'approcher. 

Le Boer à qui cette ferme appartenait était grand, 
robuste et fort bel homme; il m'apprit qu'il était Da- 
nois. Il manifestait un vrai désespoir, car durant le 
combat. les lions avaient tué ses deux chiens favoris 
et blessé trois autres. 

J'étais alors parvenu à des régions tout à fait dille- 
rentes de celles que j'avais parcourues jusqu'à ce mo- 
ment. L'herbe douce, toujours si abondante, commen- 
gait à devenir rare; un gazon court, rabougriet amer, 
couvrait le sol; mes chevaux et mon bétail refu- 
saient de le manger. On parvenait néanmoins à se 
procurer du fourrage en les envoyant brouter sur les 
collines et les montagnes qui sillonnaient en longues 
chaînes toute la contrée, 

Lorsque le soleil est dans sa force, ce qui arrive 
pendant neuf mois de l'année, un mirage constant 
règne sur ces plaines, De quelque côte que le chas- 


36 LA VIE AU DESERT. 


a ———_——.…— .— ——————————"—"—.—cR ro 


seur tourne les yeux, il en est ébloui et trouble; ce 
mirage rapproche considérablement les objets, et il 
est très préjudiciable à la sûreté du coup d ceil du ti- 
reur. L'effet que produit cette illusion d'optique est 
très-remarquable : les collines et les troupeaux pa- 
raissent quelquefois suspendus en l'air; des étangs 
desséchés et brûlés par le soleil, des salines couver- 
tes d'une matière cristallisée, offrent constamment 
au voyageur altéré l'espoir de trouver de l'eau. 

Le jour suivant, en regagnant mes chariots, je 
tressaillis de joie: je venais d’apercevoir, dans le lit 
desseché d'une mare où l'herbe croissait épaisse, une 
portée de sangliers composée de sept marcassins à moi- 
tié de leur croissance et de trois ragots, dont un était 
muni d'une paire de boutoirs énormes, qui dépassaient 
sa lèvre de huit ou neuf pouces. J'étais bien monté et le 
terrain me paraissait favorable, je leur donnai donc la 
chasse tout d'abord, et, choisissant un énorme ragot, 
je le poursuivis pendant deux milles au grand galop. 
Par malheur, la bête trouva un terrier et s’y fourra. 

J'essayai bien de l'y enfermer, mais je ne pus en ve- 
nir à bout. 

Le 12 au soir je pris mon oreiller et une couver- 
ture de peaux de bêtes, et j’allai les étendre au bord 
de la fontaine voisine, où j'avais vu venir boire des 
femelles de bless-hok. Je n’en possédais encore aucun 
échantillon, et je desirais en avoir un, car ces bêtes 
portent de belles cornes, qui, sans étre aussi larges 
que celles des mâles, sont d'une forme plus gra- 
cieuse. Vers minuit, un vieux wild-beast vint boire à 
dix toises de moi; mais, pour le tirer, il fallait me 
réveiller tout à fait, et je fus trop paresseux pour 
ouvrir les deux yeux à la fois. Toute la nuit j'enten- 
dis un bruit singulier sur la terre friable, juste au- 
dessous de mon oreiller; mais je ne m'en inquiétai 
pas autrement, attribuant ce bruit à des souris. Le 
malin suivant, ne voyant paraître ni mâle ni femelle 
de bless-bok, je me vengeai sur un vieux spring-bok, 
que je tuai de dépit; puis, l'ayant caché, je revins 
au Camp, dépêchant deux hommes pour chercher mon 
Jit et la venaison. 

Tandis que je déjeûnais, je les vis revenir rappor- 
lant un enorme serpent des plus dangereux. Je leur 
demandai où ils l'avaient tué? « Dans votre lit », me 
repondirent-ils. Is avaient aperçu l'horrible reptile 
se chayffant au soleil en dehors de la couverture; et 
celui-ci les voyant s'etait glissé dessous. 

Cclait Pétrange souris qui avait gratté toute la 
puit sous mon oreiller. 

Je l'exuminai et reconnus un admirable échantillon 
de l' 
peuts le 


pece no re du « pull adde », qui est un des ser 
plus venimeux de toute l'Afrique. I n'y a 
pa de cmpie qu'un homme ail survécu plus d'une 
heure à la morsure de ce repuile 

Le 16 je chassai sur les plaines au nord-est et je 


tuai un spring bok. La nuit venue, je ne jugeai pas à 


propos de regagner mon camp et me mis à l'affût près 
d'une mare assez eloignée. 

Je me souviendrai longtemps de l'endroit. J'y éprou- 
vai la plus belle peur que j'aie jamais ressentie et 
que certes J'aurai jamais. 

J'étais à peine installé à mon poste que la lune se 
leva. Une troupe de wild-beasts vint à ma portée. Je 
tirai sur l’un d'eux et le tuai. Il tomba roide : la balle 
lui avait brisé l’épine dorsale 

Un quart d'heure après je tirai mon second coup 
sur une hyéne mouchetce que je tuai aussi. 

L'habitude du danger rend imprudent, et d'ai leurs 
je n'avais aucune idée de celui que je courais. Je 
placai ma carabine déchargée à côté de moi, et, me 
sentant fatigué, je m'endormis. 

Il y avait à peine une demi-heure que j'avais 
fermé les yeux lorsque mon sommeil fut troublé par 
des sons étranges. Je révais que des lions s'étaient 
mis à ma poursuite, et, le bruit augmentant, je m'é- 
Veillai en sursaut en poussant un grand cri. J'enten- 
dis alors des trépignements et des yas légers, comme 
S j'éta s entouré par une bande de loups. Je levai la 
tête, et, à ma profonde terreur, ie me vis compléte- 
ment enveloppé de chiens sauvages. À ma droite et 
à ma gauche il y avait deux lignes de ces animaux 
féroces, dressant l'oreille, allongeant le cou, et me 
regardant avec des yeux qui brillaient dans l'obscu- 
rité comme des escarboucles. En face de moi une 
autre bande de plus de trente s'agitait, grondait, 
faisait claquer ses dents et semblait s'enhardir à 
s'élancer sur moi. Enfin, une autre meute de vingt 
ou vingt-cinq se battait sur le wild-beast tué. J'avoue 
qu'en les contemplant je crus que non-seulement je 
n'avais plus que quelques instants à vivre, mais en= 
core que j'étais destiné à mourir de la façon la plus 
cruelle, L'idée d’être mis en pièces tout vivant par 
les horribles bêtes me figea le sang dans les veines 
et fit dresser sur ma tête mes cheveux trempes de 
sueur. 

J'eus cependant la présence d'esprit de me rappeler 
que la voix humaine et de la hardiesse en imposaient 
m me aux lions. Je me levai, en conséquence, de 
toute ma hauteur, et, saisissant ma couverture à 
deux mains, je Vagitai, en leur ordonnant tout haut 
et d'un accent sévère de s'éloigner. Cette manœuvre 
eut l'effet désiré : les plus rapprochés firent quelques 
pas en arrière, et les autres, comme obéissant à un 
commandement, se retirerent à une distance respec- 
lucuse, tout en continuant néanmoins d'aboyer 
comme des enrages Je saisis alors ma carabine et 
me hatai de la recharger; mais, avant que cela fût 
fait, toute la bande avait pris le parti de la retraite. 

Je rentrai dans mon trou, mais sans aucune envie 
de dormir, Aux chiens sauvages succédèrent des 
hyenes, Une quinzaine de ces animaux se mirent 
à depecer mon wild beast déjà entamé par les chiens et 


\ LA VIE AU DÉSERT. 57 


eee 


Vachevérent. Je les laissai faire ; je tenais trop à con- 
server ma carabine chargée, et il ne m'eüt fallu rien 
moins qu'un lion pour me décider à faire feu. 

Je fus fort contrarié pendant deux jours par un 
vieux male wild-beast qui, ayant découvert ma re- 
traite, me surveilla, et prit à tâche de détourner tous 
ses pareils de venir boire à la mare. Le vieux bouquin 
broutait hors de la portée de ma carbine, et non-seu- 
lement avertissait ses camarades du danger, en 
tenant les yeux fixés sur ma cachette et en ronflant 
bruyamment, mais encore, quand ces indices ne suf- 
fisaient pas, en les détournant, comme le chien du 
berger fait d’un troupeau de moutons. Cependant, le 
second jour, je me vengeai avant de quitter mon 
trou : une troupe de femelles, méprisant les avertis- 
sements, s’approcha de la mare. L’inquictude que le 
galant personnage éprouvait pour elles fut si grande 
qu'il négligea le soin de sa propre sûreté Pour la 
première fois il vint à portée de mon arme; je visai 
et le frappai dans les côtes; il se mit à ruer et à agi- 
ter sa longue queue; puis il bondit et disparut dans 
le ravin. 

La nuit du 49 fut pour moi une nuit mémorable, 
car j’eus enfin la satisfaction d'entendre pour la 
première fois le terrible rugissement du lion, et, 
quoiqu'il n’y edt là personne pour m'apprendre quel 
était l'animal dont l'écho du désert répétait le cri 
menäçant et majestucux, je le devinai sans peine. 
Au reste, il n’y avait point à s’y tromper; je compris 
tout d'abord, comme si j'y avais été accoutumé des 
longtemps, que le son imposant que j'entendais à un 
mille de moi était la voix sonore du puissant roi des 
animaux. ‘ 

L'aspect véritablement pompeux et royal du lion 
l'a depuis longtemps rendu fameux parmi tous les 
quadrupèdes ; ses mœurs et sa conformation ont été 
maintes lois décrites par des plumes plus habiles que 
la mienne. Je pense cependant que les remarques 
que j'ai pu faire, pendant mes afluts de jour comme 
de nuit à la chasse de cet animal, ne seront pas sans 
intérêt pour le lecteur. 

Il y a dans le maintien du lion quelque chose de si 
noble et de si imposant, lorsqu'on le voit marcher, 
calme, libre, indompté, sur son sol natal, qu'aucune 
description ne saurait donner une juste idee de sa 
majesté. La nature a admirablement doué le lion 
pour la vie de rapine à laquelle il est destiné, car 
il réunit à un degré suprême la force et l'agilité, En- 

din il peut, grâce à l'inconcevable souplesse dont 
il est doué, terrasser facilement et détruire pres- 
que tous les animaux de la création, alors même 
qu'ils lui sont supérieurs en pesanteur et en stature. 

Il à tout au plus quatre pieds de haut, et cependant 
il peut d'un seul coup de griffe renverser l'immense 
girafe dont la tête atteint la cime des arbres et dont 
la peau a presque un pouce d'épaisseur. Le lion 


guetle constamment les troupeaux de bufiles qui han- 
tent ces forêts immenses de l’intérieur des terres : 
quand il parvient à toute sa croissance, tant que ses 
dents ne sont point cassées, le lion lutte avec avan- 
tage contre le plus grand et le plus fort des bufles, 
qui cependant, de son côté, surpasse en force et en 
stature les plus puissantes races de bétail de l'An- 
gleterre. Le zèbre, malgré son agilité, devient aussi 
sa proie, ainsi que les plus grandes espèces d’anti- 
lopes et les deux espèces de bisons de | Afrique. 

Il n'est point vrai, comme on le prétend, que les 
lions dédaignent la venaison qui n’a pas été tuée par 
eux; j'ai, au contraire, rencontré des lions de tout age 
qui se régalaient des cadavres de toute espèce de gi- 
bier frappé par ma carabine ou trouvé par eux. Genera- 
lement le lion se rencontre dans les regions isolées 
de l’Afrique du Sud; néanmoins il n’y est pas abon- 
daut. Il est rare de trouver plus de trois et même de 
deux familles de lions fréquentant le même district 
et buvant à la même fontaine. Lorsqu'une chose sem- 
blable arrive, j'ai remarque que c'était seulement 
dans les sécheresses prolongées, qui, en desséchant 
les fontaines les plus faibles, forçaient tous les ani- 
maux des environs à venir boire à celles qui persis- 
taient à donner de l’eau. Les lions, comme de cou- 
tume, marchaient à leur suite. Au reste, il n'est point 
rare de se trouver en face d’un lion, d'une lionne et 
de trois ou quatre lionceaux; d'autres fois deux ou 
trois jeunes males se réunissent et chasseut de con- 
serve. 

Le lion mâle a une crinière longue, touflue et hé- 
rissée, qui dans quelques-uns de ses mouvements 
balaie le sol. Les nuances en sont variées : chez les 
uns la crinière est très-foncée; chez les autres, d'un 
jaune doré. Cette différence a donné lieu chez les 
Boers à la croyance qu'il existe deux variétés de lions 
qu'ils désignent par les noms de « Schwarts-fou-lifs 
et de « Shiel-fou-lifs. » 

Cette opinion est erronée : la couleur de la crinière 
du lion atteste son âge; sa crinière pousse dans sa 
troisième année; elle est d'abord jaunatre; puis, lors- 
que le lion prend des années, quoique cependant il 
soit encore dans sa force, elle prend une teinte gris- 
jaune, une nuance sel et poivre. Ces lions-là sont 
fins et dangereux, il fant les redouter. Les femelles 
n’ont pas du tout de crinière, et sont seulement cou- 
vertes d'un poil court, épais, luisant et fauve. La 
peau et la crinière du lion qui fréquente les contrées 
dépourvues d'arbres, telles que les conlins du grand 
désert de Kalahari, sont beaucoup plus belles et plus 
fournies que celles des lions qui habitent les forêts. 

La chose la plus remarquable chez le lion, ¢ est sa 
voix, à la fois majestucuse et saisissante Souvent c est 
un gémissement sourd et profond, répété cing ou six 
fois et se terminant par des soupirs élouflés; dans 
d'autres moments la voix éclate comme la foudre, el 


38 LA VIE AU DÉSERT. 


a eee eee 


il ébranle la forêt de ses puissantes clameurs, qui 
se renouvellent l’une après l’autre, grandissant tou- 
jours jusqu'au quatrième on cinquième éclat. La voix 
meurt en sons qui ressemblent à un tonnerre qui 
meurt. Quelquefois, mais le fait est rare, on en- 
tend ra_ir plusieurs lions ensemble ; l'un d'eux com- 
mence, et deux ou trois et même quatre lui répon- 
dent en chœur. Ils rugissent plus haut pendant les 
nuits où il gèle; mais jamais on n'entend si bien 
leur voix dans toute leur étendue et leur perfection 
que lorsque deux ou trois troupes différentes se ren- 
contrent ensemble à la même fontaine. 

Lorsque ceci arrive, chaque membre de chaque 
troupe jette un cri provocateur à l’ennemi, et lors- 
que l'un rugit, tous rugissent à la fois, et chacun pa- 
rait lutter avec un rival pour l'intensité et la puis- 
sance de la voix. La magnificence de ces concerts 
nocteraes frappe et charme d'une manière étrange et 
fascine presque l'orcille du chasseur : l'effet quits 
produisent sur lui est d'autant plus saisissant, qu'il 
se trouve seul dans la profondeur des forêts, à l'heure 
solennelle de minuit, embusqué à vingt pas de la 
fontaine dont les lions s’approchent pour se désalté- 
rer. 

Je me suis trouvé cent fois en pareil cas, et, 
quoiqu’on s'accorde à ne point me reconnaître l’a- 
mour de la musique, je dois dire que les sons que 
j'ai entendu filer par les chanteurs nocturnes du sud 
de V Afrique ont été et restent pour moi Ja plus admi- 
rable melodie que j'aie jamais entendue. 

Les lions commencent leurs soupirs langoureux 
an moment où le crépuscule se fait obscurité, et ils 
continuent de rugir par intervalles toute la nuit. 
Dans les parages éloignés et déserts, je les ai toujours 
entendus rugir jusqu’à neuf ou dix heures du matin, 
lorsque le temps était beau et Je soleil brillant. Dans 
les jours couverts ou pluvieux, on les entend toute la 
jourhée, mais leur voix est sourde. 

Il arrive souvent que des lions ctrangers l'un à 
l'autre se rencontrent près d'une fontaine; il en ré- 
sulle alors une lutte terrible qui finit presque toujours 
par la mort de l'un des deux. L'existence du lion est 
tout à fait nocturne; pendant le jour, il digère et 
reste couché à l'ombre de quelqué arbre ou de quel- 
que arbuste aux rameaux étendus, soit dans une 

ret, soit sur le penchant d'une montagne. I aime 
beaucoup aussi les grands roseaux ou les prairies 
aux longues herbes, telles que celles qui avoisinent 
les lays. Nous croyons avoir dit que vlay ev fon- 
taine avaient la même signification, I! sort de eas 
refuges au coucher du soleil et commence alors ses 
excursions nocturnes, Lorsqu'il a réussi dans ses 
manœuvres et que la proie est assurce, il ne rurit 
plus beaucoup pendant le reste de la nuit: il se con- 
tente alors de pousser de temps en temps des gémis- 


cements sourds, et cela bien entendu tant qu'aucun 


importun ne s'approche de lui; dans ce cas, les choses 
changent d'aspect. 

Les lions sont tonjours plus actifs et plus hardis 
quand les nuits sont obscures et orageuses, etil va sans 
dre que dans ce cas-la le voyageur doit être doublement 
sur ses gardes. Jai observé, relativement à l'heure 
où boivent les lions, un fait qui leur est particulier : 
ils semblent répugner à visiter une fontaine pendant 
le clair de lune. Lorsque « Phœbe » se tève tot, ils re- 
tardent leur heure de-boire quelquefois jusqu’à dix et 
onze heures du matin. Par ce système habile, plus d’un 
beau lion que je eroyais tenir, a sauvé sa peau et se 
prélasse maintenant dans les forêts de l'Afrique du sud 
au lieu de faire partie de mon musée. Grâce an pelage 
fauve qu'il doit à la nature, le lion est parfaitement 
invisible pendant les ténèbres, et, quoique je les aie 
souvent entendus près de Peau, tout à fait sous mon 
nez, à peine à vingt loises de moi, je ne pouvais dis- 
tinguer même leur forme, 

Quand un lion altéré arrive à une source, il étend 
en avant ses deux pattes massives, se couche sur la 
poitrine et fait en buvant un bruit auquel on ne sau- 
rait se méprendre ; il continue longtemps à laper 
l'eau et cependant il s'arrête quatre ou cing fois, l’es- 
pace d’une demi-minute, pendant l'opération, comme 
pour reprendre haleine. Lorsque la nuit est sombre, 
ses yeux brillent comme deux charbons ardents. La 
femelle, règle générale, est plus fière et plus active — 
que le male. Les lionnes qui n'ont pas encore été — 
mères sont plus dangereuses que celles qui l'ont été. 

Le lion est surtout fort redoutabie quand sa com- 
pagne a des petits; dans ces circonstances rien ne 
l'effraye; il ferait intrépidement face à mille hom- 
mes. J'ai vu et puis citer un exemple de ce genre 
qui est venu à l'appui des récits que m'ont faits à ce 
sujet les naturels. Un jour je chassais l'éléphant sur le 
territoire des Basdeka, acccompagné de deux centein- 
quante hommes à peu près; soudain j’apereus un lion 
majestueux qui s’avancait lentement et fièrement vers 
nous, avec un maintien important, agitant sa queue 
de droite à gauche et grondant avec fureur. Son œil, 
animé dune expression terrible, se fixait sur nous, 
et il nous montrait sous ses lèvres crispées une dou- 
ble rangée d'ivoire bien faite pour inspirer la terreur 
aux timides Bechuanas. 

La fuite de mes deux cent cinquante hommes s’opéra 
immédiatementaprès cette apparition, et dans le trou- 
ble du premier moment ils laïssèrent échapper huit 
de mes chiens, qui une fois lâchés s’élancèrent, 
sor l'animal; celui-ci, s’apercevant que sa hardiesse 
n'avait fait fuir qu'une partie de ses ennemis, de- 
vint inquiet du sort de sa famille, qui se retirait en 
arrière avec la lionne. Il se retourna alors et la sui- 
vit lentement, la protégeant toujours d'un hautain 
et dédaigneux regard, ne cessant de gronder contre 
les chiens qui trottaient tout autour de lui. Comme 


: LA VIE AU DESERT. 


on venait quelques instants auparavant de découvrir 
trois troupes d’eléphants, je conservai men feu pour 
eux, mais ce fut, je l'avoue, avec un grand serrement 
de cœur. Vingt minutes après, la mort de deux élé- 
phants étaient la récompense de ma patience. 

Parmi les chasseurs indiens, une espèce de tigre 
royal est qualifié de l'arpellation de man eater, 
c’est-à-dire mangeur d'hommrs. Ces animaux, pré- 
tend-on, ayant goûté une fois à la chair humaine 
cn désirent toujours, et cette circonstance Jes rend 
tout naturellement célèbres parmi les naturels Il y 
a au nombre des lions d'Afrique de vénérables pa- 
triarches qui, ayant eu l’occasion de goûter de l'hom- 
me, en ont, comme leurs confrères de FInde, gardé 
Ja gourmandise. 

Il est facile d'imaginer combien sont dangereux de 
semblables voisins; au reste, je présame que cette 
prédilection sera venue aux lions de la maniére sui- 
vante. Les tribus Béchuanas de l'intérieur le plus éloi- 
gné n’enterrent pas leurs morts et se contentent de 
les porter sans cérémonie dans les forêts ou parmi 
les rochers, où ils les laissent pour devenir la proie du 
lion, de la hyéne, da chacal ou du vautour. Il est fa- 
cile de comprendre alors qu'un lion qui s’est habitué 
à la chair humaine sur les cadavres n’hésitera au- 
cunement, quand l’occasion s'en présentera, à se 
jeter sur un homme, et à emporter à belles dents, 
ou le voyageur imprudent, ou le naturel du pays. 
Quoi qu'il en soit, il y a bien réellement des tions 
mangeurs d'hommes, et, à ma quatrième expédition 
de chasse, une horrible tragédie se passa pendant une 
nuil noire dans un petit camp isolé, et l’un de ces 
formidables individus en fut le héros. 

En développant les observations ci-dessus au sujet 
du lion, lesquelles n’ont pas, je l'espère, paru trop 
fatigantes au lecteur, j'ajouterai qu’en toute circon- 
stance la chasse au lion est positivement fort dange- 
reuse néanmoins, et j'en suis un exemple. Ceux qui 
ont un goût décidé pour cette sorte de plaisir peuvent 
s'y livrer avec quelque chance de sécurité. Seulement 
le mépris de la mort, beaucoup de calme et de pré- 
sence d'esprit, une connaissance approfondie du 
caractère et des habitudes du lion, beaucoup de 
dextérité dans le maniement de la carabine, sont 
des qualités indispensables à celui qui veut se distin- 
guer dans ce passe-temps dangereux, c'est-à-dire à la 
chasse du roi des animaux. 

Au reste, je ne devais pas tarder à faire ma pre- 
mière étude sur ce sujet. C'est ce que le lecteur verra 
s'il veut bien suivre mon récit. 

Le 22 mars je m'avançai vers une ferme éloignée 
du côté du sud, afin de me procurer du blé et autres 
grains, comme aussi des nouvelles au sujet de la guerre 
prochaine entre les Boers et les Griquas. 

En arrivant à la ferme je trouvai une grande quan- 
tité de Boers qui y étaient campés ; ils s étaient reu- 


PTT I ee — 


39 


nis pour se soutenir mutuellement, et leurs tentes 
ainsi que leurs chariots étaient remisés tout autour 
de la ferme, ce qui lui donnait un aspect des plus 
animés. Ces Hollandais m'apprirent que tous leurs 
compatriotes, ainsi que les Griquas, étaient rassem- 
blés, et que les hostilités allaient commencer pro- 
chainement. Hs discutèrent avec moi sur ce quik 
leur plut d'appeler « ma folie ». Ma folie, selon eux, 
était de vivre ainsi isolé à une époque pareille, et 
ils m’exhortérent à chercher une protection sous leurs 
bannières. J'essayai à mon tour, mais inutilement, de 
persuader à quelques-uns d'entre eux de venir chas- 
ser le lion avec moi. 

Le lendemain 23, après déjeuner, je cinglai vers 
le nord avec mes piqueurs. Un froid vif soutfiait de 
l'est; le gibier était très-sauvage, comme cela lui ar- 
rive aux approches des tempêtes. A mesure que nous 
avancions, de nouveaux troupeaux se déployaient 
sous le vent par milliers et couvraient littéralement 
la plaine. Environ à deux milles de la montagne boi- 
sée où j'avais pour la première fois entendu le rugis- 
sement du lion, à quelques centaines de toises d'un 
bosquet de mimosas, nous découvrimes un vieux mâle 
wild-beast nouvellement tué et déjà à moitié dévoré; 
la trace fort reconnaissable de ses pas était si pro- 
fondément empreinte dans le sable qu'elle paraissait 
n'avoir pas plus de quelques minutes de date. De 
plus, il n'y avait pas un seul vautour aux environs ; 
c'était donc, selon toute probabilité, le lion qui avait 
emporté cette proie. En ce eas le lion ne devait pas 
être loin, et sans doute s'était-il caché à notre ap- 
proche. 

Nous cherchimes longtemps dans les bas-fonds 
des alentours ow les herbes étaient les plus épaisses, 
mais ce fut inutilement. Cette recherche nous prit plus 
de deux heures. 

Le terrain devenait de plusen plus sauvage; je renon- 
cai à mes recherchesetrebroussai chemin vers le camp. 

Une heure après mon retour vers mes chariots j'é- 
prouvai un remords, et je résolus d'aller passer la nuit 
dans le voisinage du lion avee mes hommes et mes 
voitures. Je donnai donc aussitôt l'ordre d'atteler, et 
sans paraître remarquer la répugnance de mes Hot- 
tentos, je me mis en marche avee l'intention de battre 
la campagne dès l'aube. 

Une heure après nous étions campés à deux cents 
pas du wild-beast à moitié dévoré. Je nettoyai et 
chargeai mes trois carabines. Cette opération termi- 
née, je montai à cheval avee Klinboy et John Sto- 
fulus, afin de me rendre à mon tour près de la fon- 
taine. J'avais quelque espoir que le lion y viendrait 
boire pendant la nuit. 

Nous attachimes nos trois chevaux ensemble, car 
il n'y avait aux environs ni arbres ni arbustes, et je 
les confiai à la garde de mes Hottentots. 

Je ne craignais rien, car je voyais dans leurs yeux 


40 LA VIE AU DESERT. 
ee 


qu'il n’était point besoin de leur recommander la 
surveillance. 

ll avait venté frais dans le milieu du jour; puis, 
au coucher du soleil, ce vent avait été remplacé par 
un calme plat et ce silence de mort qui est le precur- 
seur habituel de la tempête. Nous étions couchés de- 
puis une heure à peine, mes hommes près de leurs 
chevaux, moi dans mon trou, lorsque le ciel, à notre 
gauche, devint noir comme de l'encre, et presque 
aussitôt une multitude d’éclairs illumina le ciel, qui 
sembla près de s’écrouler sous d épouvantables coups 
de tonnerre. Le vent qui avait soufflé nord ouest chan- 
gea brusquement, et commença de souffler sud-ouest, 
c’est-à-dire du côté où la tempête se préparait ; quel- 
ques secondes après, elle éclatait avec rage. La pluie 
ruisselait par torrents et les éclairs sillonnnaient par 
intervalles les ténèbres profondes d'un éclat pareil à 
celui du jour. Toute la plaine fut bientôt couverte 
qu'une nappe d'eau. Je n'avais pas sur tout mon 
corps un seul fil qui ne fut trempé ; par bonheur mes 
trois carabines avaient d'excellentes gaines, et, à 
l'aide de deux peaux de mouton qui me servaient de 
couverture pour ma selle, je parvins à les préserver 
de toute humidité. 

Vers minuit j'entendis à un mille à peu près vers 
le nord le rugissement du lion qui répondait aux 
éclats du tonnerre. 

Vers une heure l'orage s’éteignit peu à peu, mais, 
jusqu'au matin, une petite pluie fine, pénétrante et 
glacée, continua de tomber. 

Vers l'aube j entendis Je lion rugir une seconde 
fois, mais alors c'était dans la direction du wild-beast 
mort. 

Aux premiers rayons du jour je donnai l'ordre du 
départ. 

Mon pantalon était tellement imprégné d’eau que 
je résolus de m'en debarrasser. En conséquence, je 
le tirai à grand'peine, et convertis ma couverture en 
une espèce de jupon que je nouai au bas de mes reins 
avec une ceinture de cuir. Mes compagnons, de leur 
cole, se firent un costume à peu près pareil. 

Nous nous achemindmes au grand trot vers l'ex- 
tremite nord de la montagne du lion, et nous y arri- 
vames avant qu il fit assez jour pour distinguer l'a- 
nimal à cent pas de nous, s'il s'y fût trouvé. Quand le 
jour parut tout à fait, nous ralentimes le pas et nous 
nous dirigeAmes, mais lentement, vers le cadavre du 
wild-beast. Sur notre route, nous passâmes au milieu 
de grandes troupes de spring-boks, de wild-beasts, 
de bless-boks et de quaygas qui étaient aussi appri- 
voisés le malin qu'ils avaient été sauvages la veille : 
ce qui arrive, du reste, d'ordinaire après l'orage. 

Le ciel était couvert, les vapeurs épaisses du brouil- 
lard chargeaient le sommet des montagnes, et l'air 
Clait imprégné de parfums balsamiques émanés des 
berbes et des plantes, 


En approchant du cadavre du wild-beast, je remar- 
quai plusieurs chacals qui s’en éloignaient à pas de 
loup; des vautours aux plumes ébouriflées, au point 
qu'oueut cru les voir sortir à moiti¢noyés d'une rivière, 
entouraient la carcasse ; mais, à mon grand désappoin- 
tement, il n’y avait pas de vestige de lion. 

Je courus çà et là pendant une demi-heure pour 
retrouver ses traces; tout fut inutile. Affamé, gelé, 
je lournai la tête vers le camp, traversant de nom- 
breux troupeaux de gibier qui daignaient à peine s’a- 
percevoir de ma présence et que je n’eus pas le cou- 
rage de faire repeutir de leur témérité. 

C'était au lion que j’en voulais ce jour-là. 

Tout à coup je m'arrêlai en poussant un cri de joie 
ou plutôt de doute, car, malgré le témoignage de mes 
yeux, je doutais encore. 

Au milieu de la plaine, à un quart de mille devant 
moi, à cété d’une douzaine de vautours qui la regar- 
daient faire avec convoitise, une lionne dévorait un 
bless-bok qu’elle avait tué, aidée dans cette opéra- 
tion par cinq ou six chacals qui se régalaient frater- 
nellement avec elle. J'appelai l'attention de mes 
compagnons sur ce point de la plaine en leur disant : 

— Je vois le lion. 

Et mes gens me répondirent : 

— En effet, c’est bien lui. 

Et en méme temps tournant la téte de leurs che- 
vaux de l’autre côté, ils commencèrent à les presser 
du talon. 

— Eh bien! m'écriai-je, que faites-vous donc? 

— Nous n'avons pas de capsules à nos fusils, ré- 
pondirent mes drôles d'une voix unanime. 

C'était vrai au reste. 

— Eh bien! leur dis-je, il faut en mettre, — et je 
leur donnai l'exemple en amorçant mon Dixon. 

C'était le nom que je donnais à une exellente ca- 
rabine à deux coups, que j’appelais Dixon, du nom 
de l’armurier qui me l’avait vendue. 

Pendant ce dialogue la lionne nous avait aperçus. 

Elle leva vers nous sa tête ronde, nous contempla 
pendant quelques secondes, et partit au grand galop 
dans la direction d’une chaîne de montagnes qui 
courait à quelques milles au nord. 

La bande de chacals s'élança aussi, mais d'un autre 
côté. 

Il n’y avait pas une seconde à perdre, il fallait la 
poursuivre et lui couper le chemin. J'éperonnai mon 
rapide et courageux coursier, je volai à travers la 
plaine, et comme par bonheur c'était Colesberg que 
je montais, c’est-à-dire la merveille de mon haras, 
je m’apercus que je gagnais sur la lionne à chaque 
enjambée, Cet avantage m’exalta; jamais je n'avais 
ressenti un si vif sentiment de bonheur, et je décidai 
dans mon esprit qu'il fallait qu'elle mourût ce jour- 
là, ou bien que ce fut moi. 

La lionne avait beaucoup d'avance sur moi, de 


LA VIE AU DESERT. AA 


"| |__| 


sorte que je courus longtemps sans pouvoir latteindre. 
C'était une fort grande bête qui avait atteint toute sa 
croissance. Comme le terrain était nu et égal, elle n’eu 
paraissait que plus majestueuse. Bientôt, s'aperce- 
vant que je la gagnais de vitesse, la bête réduisit son 
petit galop au trot; elle portait la queue collée der- 
rière elle, mais un peu inclinée de côte. Je poussai, 
tout en courant, de bruyants cris d'appel pour l’aver- 
tir que nous avions à causer ensemble. Tout à coup 
elle s'arrêta et s’assit sur les hanches comme un 
chien en me tournant le dos, sans même daigner 
regarder antour d'elle et comme si elle se disait à 
elle-même : 

— Ah ca! mais il ne sait donc pas à qui il a affaire? 

Elle demeura assise ainsi une demi-minute envi- 
ron. comme si elle eût été abimée dans ses pensées. 

Javancais toujours. 

Tout à coup elle se leva, me regarda fixement pen- 
dant quelques secondes, agitant lentement sa queue à 
droite et à gauche, montrant les dents et grondant 
avec une incroyable majesté. 

Puis elle fit un petit saut en avant et poussa un 
rauquement qui retentit comme le tonnerre. 

Sans doute faisait-elle tout cela pour m'intimider ; 
mais voyant que je continuais à me rapprocher d'elle 
malgré ses démonstrations hostiles, elle étendit tran- 
quillement ses pattes énormes et se coucha sur le 
gazon. = 

Sur ces entrefaites mes Hottentots me rejoignirent ; 
nous étions maintenant trop près de la lionne pour 
quelle nous échappat. Je fis halte et leur ordonnai 
de tirer leurs carabines du fourreau et de les*amor- 
cer : ils m'obéirent aussitôt. 

Je remarquai que la main leur tremblait. 

Tandis que nous nous préparions au combat, je 
m'aperçus que la lionne donnait quelques signes d'in- 
quiétude, car elle nous regardait d'abord, puis ensuite 
regardait derrière elle, comme pour s'assurer que la 
route était libre. Tout à coup elle sembla avoir pris 
son parti et fit quelques bonds vers nous en poussant 
de nouveau son cri le plus menaçant. 

Nous liâmes alors nos chevaux ensemble par leurs 
brides et nous marchames avec eux comme si nous vou- 
lions passer tranquillement. J'avais l'espoir de prendre 
Ja lionne en flanc, mais elle se tint sur ses gardes et 
ne se présenta jamais que de face. J'avais douné à 
Stofulus ma carabine maure, avec ordre de lui brûler 
la cervelle si elle se jetait sur moi; mais sous aucun 
prétexte il ne devait tirer avant que je n'eusse tire moi- 
même. Kleinboy avait ordre dese tenir prètà me donner 
mon Pruday au cas où mon Dixon ne suflirait pas. 

Jusque-là mes gens avait été raisonnables etavaient 
fait bonne contenance, mais il était évident que depuis 
qu'ils s'étaient rapprochés de la lionne ils crevaient de 
peur. Leur visage était pâle à croire qu'ils allaient 
se trouver mal, et je pus me pénétrer de la doulou- 


reuse conviction qu'au moment du danger il ne me 
faudrait pas compter sur eux. 

Ainsi donc, tout ou rien; reculer n’était plus pos- 
sible; la lionne n’était plus qu'à cent pas de moi et 
continuait à avancer. Je m'agenouillai et, l'ajustant à 
l'aise, je fis feu lorsqu'elle ne fut plus qu'à soixante 
pas. La balle retentit bruyamment sur son cuir lauve 
et lui mutila l'épaule. La lionne poussa un rugis- 
sement sonore, et en trois bonds, sans que j'eusses pu 
l’ajuster au bout de ma carabine, elle fut au milieu 
de nous. 

En ce moment j’entendis un second coup de feu ; 
c'était la carabine de Stofulus qui partait entre ses 
mains. Quant à Kleinboy, à qui j'avais ordonné de 
rester à mes côtés, il dansait autour de moi comme 
un canard sauvage au milieu d’un ouragan. 

Je saisis tout cela en un clin-d'œil, et vis aussi que 
la lionne, au lieu des’en prendre aux hommes, s’en 
était prise aux chevaux; elle s'était élancée sur Co- 
lesberg et lui labourait horriblement les côtes et les 
hanches avec ses terribles dents. Je vis du sang, une 
énorme plaie béante; mais, par bonheur, au milieu de 
tout cela, je restai calme et conservai ma présence 
d'esprit, sûr que j'étais de ma main et de mon coup 
d'œil ; ce ne fut que quand tout fut fini que je compris 
combien la situation avait été grave, car je n'avais au- 
près de moi personne à qui je pusse me fier. 

Au moment où la lionne s’élancait sur Colesberg, 
je sortis de derrière les chevaux, tout prêt, pour mon 
second coup, à saisir la première chance favorable 
qu'elle m'offrirait. Elle ne tarda point à me la don- 
ver, car, en apparence satisfaite de s'être vengée sur 
Colesberg, elle se retira au petit trot en me presen- 
tant le flanc : l'occasion était trop belle; à quinze pas 
je lui envoyai ma seconde balle au délaut de l'épaule. 
La lionne fit un bond et retomba. Je tendais la main 
vers Kleinboy pour qu'il me donnat sa carabine, 
mais il était à cinquante pas de moi. Par bonheur je 
n'en avais pas besoin; la lionne se retourna sur le 
dos, roidit son cou et ses pattes, puis se remit dans 
sa première attitude, ses puissantes pattes de devant 
visant le long de son corps. Mais alors sa mâchoire 
inférieure se détendit et tomba, le sang découla de 
sa bouche et elle expira : elle était morte; ma balle 
lui avait traversé le cœur. 

Au moment où j'avais tiré mon second coup, Stofu- 
lus, qui savait à peine s'il était mort ou vivant, avait 
lâché les trois chevaux, qui s'enfuirent épouvantés 
d'un galop frénétique par monts et par vaux. Charmé 
d'avoir ectte occasion de s'éloigner du champ de ba- 
taille, il s’élanca à leur poursuite. Kleinboy le sui- 
vit, et tous deux me laissèrent seul et désarmé pres 
de la lionne, qu'ils voulurent bien, dans leur ardent 
désir de se mettre à l'abri, considérer comme inco- 
pable de leur faire désormais aucun mal, 

Il en est toujours ainsi, au reste, avec ces MIke 


42 LA VIE AU DESERT. 
a a a PO LL ER SOUS 


rables drôles, de même qu'avec tous les naturels de 
l'Amérique méridionale. I) est impossible. dans au- 
cun cas, de compter sur eux; on peut être sûr qu'à 
Vheure du péril ils abandonneront indubitablement 
leur maître de la facon fa plus lâche: et cependant un 
étranger qui écouterait ces effrontés hâbleurs racon- 
tant leurs propres prouesses, assis en rond avec leurs 
camarades autour d'un feu pétillant, au moment où 
ils subissent l'influence de leur cape smoke adoré, 
c'est-à-dire de Peau-de-vie, pourrait les croire braves 
entre les braves. Qu'il soit bien dit, une fois pour 
toutes, à ceux qui viendront chercher dans les déserts 
de VAfrique méridionale les mêmes dangers que Ty 
ai courus et que j'ai surmontés, qu’il n’en est point 
ainsi. 

Au bout d’une heure je parvins à rallier hommes 
et chevaux; j'écorchai la lionné, et, lui ayant coupé 
la tête, nous placdmes ces trophées sur Beauty et re- 
tourndmes au camp. Nous étions à peine à cent pas 
des restes de la lionne, que déjà une soixantaine de 
vautours. que la lionne avait bien souvent sans doute 
nourris des produits de sa chasse, se disputaient ses 
restes. 

Quant au pauvre Colesberg, jr le ramenai moi- 
même et au pas vers le camp. Aussitôt arrivé, je fis 
laver ses plaies et je rapprochai ses chairs, recomman- 
dant que l'on suivit pour lui un simple pansement à 
l'eau froide : ce procédé cicatrisa promptement ses 
blessures, qui, dans la suite furent complétement 
guéries. 

Le ciel demeura couvert toute la journée : mais 
quand les ombres de la nuit commencèrent à s'é- 
tendre sur la terre, une invincible terreur s'empara 
de mes compagnons. Ils affirmèrent que le mâle de 
la lionne, lorsqu'il retrouverait ses os, allait suivre 
nos traces el venger sa mort. 


IX 


Riteh-River. — Le camp des Boers, — Les deux chiens Bleh 
et Flom, — Suite 
du voyage. 


— Colesherg, — Tiataille entre les Boers. 


Après une traite de dix milles nous fimes halte pour 
la nuit; il plut à verse jusqu'au matin. Mes bœufs 
Claient en très-bon état; il y avait déja un lemps 
assez long qu'ils travaillaient fort peu : aussi étaient- 
ils vigoureux et turbulents. Le jour suivant nous tra- 
versames Richt-River. Les chemins étaient difficiles à 
cause des pluies récentes ; aussi quelques-uns de mes 
harnais étant pourris se rompirent à plusieurs repri- 
ses el me causerent de grands retards. A la chute du 


jour nous nous arréiames à un camp de Boers. 

Ces hommes, qui étaient des rebelles, et par con- 
séquent nos ennemis, étant précisément alors en 
guerre avec nos alliés les Griquas etles Bâtars, aux- 
quels nous prétâmes main forte contre les Boers. Je 
sentais qu'il était assez téméraire de traverser ainsi, 
de propos délibéré, le pays ennemi : c'était, pour 
ainsi dire, attaquer le lion dans sa tanière. Néan- 
moins, la chose étant sans remède, je me décidai 
donc à saisir le taureau par les cornes et à affecter 
de la hardiesse. Ce à quoi je pouvais m’attendre le 
moins était de voir mes chariots attaqués et pillés, 
sinon pris en lotalité; et certes cela fut arrivé, si je 
n'avais pas été revêtu du costume des anciens Gaulois, 
que j'avais adopté depuis longtemps, et si je n'avais 
pas été annoncé comme un montagnard écossais. 

Il arriva que ces Boers n'avaient presque plus de 
café, breuvage dont ils sont extrêmement friands. 
Heureusement j'en possédais une grande provision 
dans mes chariots, et, comme j'allais à Colesberg, il 
m'était indifférent d'en disposer : ainsi donc, en fai- 
sant présent aux femmes des principaux chefs de quel- 
ques demi-livres de cette précieuse graine, et en leur 
vendant le reste à des prix modérés, jobtins les bonnes 
grâces de tous, et ils déclarèrent que j étais un « gho- 
vecarle, » lisez : bon garçon. En outre, en apprenant 
que quelques jours auparavant j'avais tue une lionne 
de baute taille et en contemplant les trophées, ils furent 
pétrifiés d'étonnement. Ils se disaient entre eux : Mis 
scapsels! vat zoorten mens is ed? ce qui signifie : Ciel 
et terre! quel homme est-ce donc? 

Pendant le courant de la soirée et de la nuit, plu- 
sieurs bandes de Boers armés firent haite pour se ra- 
fraichir et continuérent leur route, allant rejoindre 
le quartier général de l’armée qui était établi à qua- 
rante milles vers le sud, dans un endroit appelé 
Schwart-Coppice. Hs avaient tous un ou plusieurs 
chevaux de bat portant des vivres et des munitions. 
Quelques-uns amenaient aussi des piqueurs hotten- 
tots et bushmen; ils portaient pour arme unique 
leur « roer » ou long fusil. Tous avaient autour des 
reins une ceinture de cuir et au côté une énorme 
corne remplie de poudre. 

Le 31 je continuai ma route, et le soir du 2 avril 
javivai à Philippolis, station de missionnaires et ville 
capitale du pays des Bûtars. Mon chemin nravait 
conduit tour à tour dans les camps des deux partis : 
des troupes de cavaliers Boers avaient exploré la 
contrée en tous sens, pillant tout ce qui leur tombait 
sous la main et enlevant le bétail et les chevaux des 
Dâtars. Laveille, m'étant arrêté à un campement de 
ces derniers, ils m'avaient pris pour un missionnaire, 
ce qui me divertit extrêmement ; mon costume n'était 
pas très-elérical cependant, car il consistait en une 
chemise sale et en un vieux. jupon de tartan. 

Un Bitar du voisinage de Philippolis troqua avec 


LA VIE AU DESERT. 43 


moi contre trois livres de café et un peu de thé deux 
grands chiens de garde: ees chiens s'appelaient Bless 
et Flam. Bless était d’un caractère extrémement hardi 
et féroce. 

Le 3 au soir, nous oscupâmes, sur la rive nord du 
grand fleuve Orange, un endroit appelé Boata’s- 
dreft, presque en face de Colesberg. Nous avions che- 
miné constamment au milieu de montagnes couvertes 
vers leur sommet d'excellents pètarages. Il plut très- 
fort dans la journée; le lendemain au matin nous exa- 
minâmes le gué, et nous jugedmes que la rivière était 
trop grosse pour que les chariots pussent passer. Je fis 
traverser un homme à cheval, ainsi que cela est la 
coutume, et il s’assura que nous ne nous étions pas 
trompés. En conséquence jordonnai à mon monde 

-de longer le fleuve jusqu’à Norval-point, ce qui était 
très-loin, de le traverser là, et de veuir me rejoindre 
le lendemain à Colesherg. 

Après mon déjeuner je fis seller mon cheval, 
et, prenant le gué un peu plus haut, je réussis à fran- 
chir le fleuve sans accident, quoique le courant eût 
fait deux fois perdre pied à ma monture. J'entrai à 
Colesberg au bout de deux heures, ct jy trouvai les 
officiers du 91e et mes autres amis au grand complet. 

Mes chariots n’arrivèrent que dans Vapres-midi 
du troisième jour. J'allai loger chez mon vieil ami, 
M. Paterson, qui eut aussi la bonté de me faire place 
dans ses écuries pour la moitié de mes chevaux. Je 
logeai | autre moitié chez les officiers de mon ancien 
régiment, les carabiniers à cheval du Cap; mes bœufs 
paissaient nuit et jour sur les montagnes voisines. 
Le 7 nous dépaquetames mes chariots, et je fis un 
grand étalage des trophées de mes chasses devant 
la maison de Paterson, au milieu du village, ce qui 
nous attira toute la journée une foule de curieux. 

Dans l'après-midi du 8, M. Rawstowne, le magis- 
trat résident, recut d’Adam-Kok, chef des Batars, 
des dépêches qui lui annonçaient que les Boers avaient 
commencé de sérieuses hostilités : Kok réclamait le 
secours du gouvernement. Dans la soirée lordre fut 
donné que toutes les forces disponibles de la garnison 
marchassent vers Orange-River le jour suivant, ce 
qui me contraria horriblement, car cette mesure me 
privait de la société de mes amis. 

Le matin du lendemain fut plein de trouble et de 
tumulte. Le village entier faisait ses préparatifs : les 
militaires pour s'éloigner, et les marchands pour en- 
tasser sur leurs chariots les provisions nécessaires à 
la subsistauces des troupes. Pendant ce temps plus 
d'une nymphe aux yeux noirs essuyaitsur sa joue une 
larme brûlante, et soupirait profondément en son- 
geant à l'absence de son amant et aux chances de la 
guerre. 

A midi et demi, les hommes se rassemblèrent sur 
Je terrain de manœuvre et se mirent en marche pour 
Alleman’s-Dreft. Paterson eut l'obligeance de mettre 


son logement à ma disposition pour tout le temps de 
mon séjour à Colesberg. et me pria de ne point épar- 
gner sa cave, qui contenait du vin excellent. 

Le 15 jallai visiter le 91e, qui était campé à Alle- 
man’s Drelt, au sud de la rivière; je trouvai mes amis 
les ofliciers occupés à se divertir. Les uns et les autres 
pêchaient à la ligne et dragnaient dans la rivière où ils 
attrapèrent des masses de mulets et de barbues qui 
pesaient entre une et quatre livres. Dans cet endroit, 
Orange-River et le paysage environnant sont d'une 
grande beauté et me rappelaient mes montagnes 
d'Écosse. Dans un certain endroit, les eaux sont en- 
caissées entre d'énormes rochers qui forment là un 
courant profond et rapide; plus bas, il y a de petites 
anses allongées, contenues dans des rives garnies de 
saules pleureurs et d'arbres toujours verts. 

Le bruit se répandit que deux détachements du 7e 
dragons et de l'artillerie étaient en route, venant du 
fort Beaufort, pour appuyer le 91e dans ses opérations 
contre les Boers. Il y avait journellement des escar- 
mouches entre les parties belligérantes, et Adam- 
Kok envoyait perpétueliement au camp des exprès 
pour solliciter du secours. La manière dont ees es- 
carmouches s’exécutaient était fort amusante et si- 
gnalait le courage des deux partis. Tous les jours, 
après déjeuner, les Bocrs et les Bâtars avaient pris 
Fhabitade-de se rencontrer ct de se cribler de coups 
jusqu'à l'après midi; chacun retournait ensuite à son 
camp. | 

La distance à laquelle ils faisaient feu les uns sur 
les autres pouvait être d'environ deux milles, et il y 
avait sur le terrain qui les séparait de nombreux trou- 
peaux de wild -beasts et de spring-boks qui broutaient 
en paix. Quelques individus de ce parti neuire tom- 
baient par hasard de temps à autre sous les balles 
cruclles de ces redoutables guerriers. 

Pour en finir une bonne fois avge la révolte de 
4845, je dirai que, bientôt après, le 91° et le corps 
du Cap, renforcés d'artillerie et d’un détachement du 
7e dragons de la garde, traversèrent Orange-River, 
s'avancérent à marches forcées vers le camp des Boers 
et les mirent en déroute, emmenant leurs chariots, 
deux pièces de canon d'ordonnance et tontes leurs 
provisions. Telle fat l'issue de la mémorable bataille 
de Schwart-Coppice. Depuis ce temps là les vaillants 
Bâtars ont chanté hautement leurs propres louanges, 
déclarant que c'était à eux qu'il fallait demander de 
mettre les Boers à la raison. 

Le 46 après midi je montai à cheval et traversai la 
rivière pour aller voir quelqu'un du nom de Bain qui 
avait fait plusieurs excursions dans l'intérieur des 
terres. Cet individu me donna des détails fort im- 
portants et me lit les récits les plus séduisants des 
pluisirs que je pouvais me promettre. Il me recom- 
manda de longer Orange-River jusqu'à un gué appelé 
«Rhama, » et de la d'aller par «Qampbell’s Dork» à 


44 LA VIE AU DESERT. 


mm tEdEtEt Ett SISSIES aSSSdSn SSNS EEEEERSSEEeneeneneneneemeeeenmeemneeeeene essed 


« Kurumaw, » station missionnaire éloignée de Coles- 
berg d'environ cent cinquante toises, où je pourrais me 
procurer un interprète bechuana et toutes les infor- 
formations nécessaires chez le missionnaire qui y ré- 
sidait. Le jour suivant, je pris congé de cet obligeant 
ami et frère en saint Hubert et je retournai à Coles- 
berg. J'eus le plaisir d'y rencontrer deux Nemrods 
véritables, M. Murray et M. Osurck, allant tous deux, 
comme moi, faire une expédition de chasse au fond 
des terres. Le premier était un fin pêcheur de sau- 
mon des bords de la Tay, l’autre un gentleman atta- 
ché à l'honorable compagnie des Indes-Orientales. 
Durant mon séjour à Colesberg, mes échantillons 
furent soigneusement cousus dans la toile et placés 
dans des caisses. Les objets qui peuvent se gater, 
tels que les peaux, les têtes empaillées, etc. , furent 
scellés hermetiquement, ayant été enveloppés d'abord 
dans des feuilles de plomb par M. Pervit, plombier, 
et un des membres principaux de la commune de 
Colesberg. 

Je remis des couvertures neuves à mes chariots, 
je lis soigneusement examiner les roues et toutes 
les ferrures par le charrou, j'achetai plusieurs che- 
vaux excellents et des bœufs de trait, j augmentai 
mon chenil de douze chiens vigoureux, agiles et infati- 
gables, enfin je fis l'emplette d'un grand fusil à l’élé- 
phant, qui portait une très-forte charge et j'arrêtai aussi 
deux Hottentots de plus : ils se nommaient Johannus 
et Klinfeldt. Je renouvelai toutes mes provisions en 
général, et le 22, tout étant prêt, je rassemblai mes 
hommes, mes chiens, mes chevaux et mes bœufs dis- 
persés. Après beaucoup de tumulte et de sérieuses 
altercations avec mon équipage récalcitrant et indis- 
cipline, ma caravane s’ébranla et je partis pour mon 
lointain voyage. Nous fimes suivis par les bonnes 
amies éplorées de nos Hottentots, criant, hurlant, 
se baissant de temps en temps pour ramasser une 
poignée de poussière rouge qu'elles lancaient en lair 
à la façon de leur pays. N'ayant pas de cheveux à ar- 
racher, les belles se contentérent d’égratigner leurs 
têtes laineuses et de déchirer leurs jupons, qui tom- 
berent bientôt en lambeaux. 

Entre autres objets dont je me munis & Colesherg, 
se lrouvaicnt une certaine quantité des mousquets 
ordinaires qu'on m'assura être un article très-indis- 
pensable pour troquer contre de Vivoire avec les tri- 
bus de l'intérieur, Ils me furent en effet fort utiles, 
el je regrettai de n'en avoir pas acheté dix fois da- 
vantage. Comme il était probable que, si je campais ce 
soir la trop près de Colesberg, mes gens profiteraient 
de cet arrêt pour y retourner à l'ombre des ténèbres et 
dire un nouvel adieu à leurs femmes et à leurs mai- 
tresses, je me décidai, puisque j'avais réussi à grand”- 
peine à les mettre en marche, à leur faire faire une 
bonne traite, et aussi comme le clair de lune était 
maguilique, je ue permis pas de dételer avant minuit 


Nous marchions à l’ouest, nous dirigeant vers le gué 
ce la Saline, le long d’Orange River. C'etait 1a que je 
com) tais traverser le fleuve. Par ce moyen j'évitai la 
rencontre des Boers ennemis qui exploraient la contrée : 
immédiatement en face de Colesberg. 

Jarrivai le quatrième jour au gué de la Saline que 
je traversai très-difficilement, car mes chariots s’en- 
foncaient à chaque instant dans le sable jusqu’au 
moyeu. La rive opposée était trës-escarpée, et nous 
dûmes travailler pendant une heure avec la pelle et 
la pioche, alin de la gravir. Nous passâmes devant les 
fermes de plusieurs Boers. Je leur achetai trois chiens 
parfaits, Wolf, Prince et Bouteberg et je continuai à 
cheminer. Le 28 nous traversames le kraal Griqua, 
nommé Rhama. Ce matin-là je surpris Kleinboy fu- 
mant tranquillement sa pipe sur ma caisse ouverte 
de poudre de chasse : aussitôt je saisis le coupable et 
le bousculai rudement. Ce drole se montra si indigné, 
qu’il brisa sa pipe contre terre avec une dignité tout 
à fait hottentote et jura qu'il n’irait pas plus loin avec 
moi. Cependant la perspective d’un carré de mouton 
gras, qu'on devait servir à diner, changea les projets 
de M. Kleinboy, et il reprit son service d’un air bou- 
deur. Le 4 mai nous arrivames à Vaal-River, et je la 
traversal à mon ancien gué. 

En ce lieuune bande de Korcunass’approcha des cha- 
riots, montés sur des bœufs de bât. Leurs brides étaient 
de simples lanières fixées à des batons passés au travers 
du nez de l’animal. Leurs selles étaient des peaux de 
mouton attachées sur le dos de la bête avec une cour- 
roie. Nous arrivames le soir à moitié chemin de Camp- 
bell’s Dork. Chemin faisant mes chiens tuèrent deux 
beaux pores-épics en leur arrachant la tête, qui est 
la seule partie vulnérable, et pourtant ils eurent lenez 
et les épaules déchirés par les dards. Le jour suivant 
nous traversimes Campbell’s Dork où je fus reçu avec 
bienveillance par M. Barttett, le missionnaire résidant, 
qui me fit présent de pains et de légumes. 

Trois jours après avoir quittécelieunousatteignimes 
Daniel's Kiul, kraal de Griquas, près Waterboer. La 
contrée que nous traversèmes était unie et insigni- 
fiante; aucune colline, aucun accident de terrain ne 
changaient la monotonie de la plaine, qui ressemblaità 
une nappe d'eau. Elle était, dans certainsendroils, cou- 
verte d'une espèce de buisson d'environ neuf pieds de 
haut, couvert de feuilles grises et de petites grappes de 
fleurs de la même couleur qui exhalaient un parfum 
aromatique très-doux. Le soir, nous dirigedmes no- 
tre route vers une fontaine chaude appelée Kramer's 
Fonteyn. Le9, nous partimes pour Koning, grand lac 
très-éloigné sur le chemin de Kurumaw. Vers minuit : 
mes hommes commencèrent à avancer d'un train 
extravagant. Je compris qu'ils étaient ivres et j'or- 
donnai de faire halte et de dételer. 

Mais M. Kleinboy ne fit que courir plus fort, de 
sorte que je fus forcé de le jeter à bas de son siège. 


f LA VIE AU DESERT. 


AD 


Ceci nous forea à faire balte : mais il y avait peu de 
temps que j'étais endormi, lorsque je fus éveillé par 
le bruit que faisait le bétail, et je m’apercus que mes 
hommes attelaient avec l'intention de retourner à Ja 
colonie. Voyant que mes remontrances restaient sans 
effet, j'eus recours à une carabine à double coup, 
dont la vue fit renoncer mes hommes à leurs projets. 
Is seretirèrent à l'ombre d'un buisson, et ne tardérent 
pas à s'endormir. Je m'abstins de fermer l'œil le reste 
de la nuit, et, le matin suivant, je réveillai les misé- 
rables et leur ordonnai d’atteler. Ils obéirent machi- 
nalement, en jurant de ne plus me desobéir. 

Nous arrivames à Koning en parcourant dix milles : 
c'était un courant de belle eau de source, d’une lon- 
gueur de près de six cents toises et couverte d'énor- 
mes roseaux de quinze pieds de haut; on y voyait des 
traces de zebres et d’hartle-beasts, et on assurait que 
les lions n’y manquaient pas. Je remarquai dans l'a- 
près-midi que mes hommes étaient encore ivres, et je 

‘m’imaginai d’abord que les Griquas leur avaient fourni 
les movens de s’enivrer : mais, après avoir examiné 
mes caisses, je vis qu'il y en avait une d’ouverte et 
qu'on y avait volé des bouteilles d eau-de-vie; cette 
découverte me causa une seconde nuit d'inquiétude, et 
je veillai, la carabine à la main. Le froid etait perçant; 
le matin, le sol se moatra couvert de gelée blanche et 
la surface de l'eau était revêtue d’une épaisse couche 
de glace. Nous quittames Koning le 14 à midi, et nous 
continuâmes notre route vers Kurumaw. Nous fimes 
halte au coucher du soleil, mais sans trouver d'eau. A 
gauche, la vue était bornée par les montagnes Kam- 
kanni, qui étaient une grande chaine de rochers. De 
tous côtés s'étendait une vaste plaine couverte d'une 
herbe touflue et jaunâtre, parsemée de plantes et d'ar- 
bustes verts. Un peu avant de dételer, nous fimes le- 
ver trois leopards qui dévoraient une antilope. Il y 
avait fort peu de gibier dans ces parages. 

Nous arrivämes le lendemain à Kurumaw ou autre- 
ment dit New-Litakoo, délicieux endroit au milieu du 
désert, contrastant fortement avec les régions stériles 
etinhospilalières dont il était environné. Je fus reçu là 
avec bienveillance et traité gracieusement par M. Mof- 
fat et M. Hamilton, tous deux missionnaires anglais, et 
aussi par M. Hume, vieux négociant anglais qui habi- 
tait depuis longtemps Kurumaw. Les jardins de cet en- 
droit sont grands et tres-fertiles. Outre des blés et des 
légumes, ils produisaient des raisins, des pêches, des 
brugnons, des pommes, des oranges et des citrons. 
Tous ces arbres portaient dans la saison des fruits 
exquis et tres-nombreux, Les jardins étaient arrosés 
abondamment par une grande fontaine dont les eaux 
formentune petite riviere qui coule hors d'un souter- 
rain. Celui-ci a plusieurs ouvertures basses, mais a l'in- 
téricur le caveau est élevé et spacieux. Les naturels 
prétendent qu'il s'étend sous terre à une distance pro- 
digicuse. Les naturels autour de Kurumaw et dans les 


districts environnants ont généralement embrassé le 
christianisme. 

M. Moffat eut la bonté de me faire visiter son im- 
primerie, son église et son école : le tout est bien bâti 
et entretenu de manière à faire honneur à des villes 
coloniales plus civilisées. Ce fut M. Moffat qui inventa 
l'écriture de la langue béchuana. [| a depuis imprimé 
des milliers de Bibles en bechuana ainsi que des hym- 
nes et des cantiques, qu'on achetait en grand nombre 
pourconvertir les naturels. Cet ecclésiastique est admi- 
rablement doué pour réussir dans sa mission. M Mof- 
fat, avec un noble maintien et une stature athletique, 
possède une physionomie où l’indulgence et la charité 
chrétiennes sont visiblement empreintes. Ses perfec- 
tions morales et physiques sont universelles : il est mi- 
nistre, jardinier, serrurier, armurier. maçon, char- 
pentier, vitrier, etc. Chaque heure du jour est con 
sacrée par ce digne pasteur à quelque travail utile, 
et il donne aux autres, par sa piété éclairée et 
ses laborieuses habitudes, un admirable exemple à 
suivre. 

M. Moffat m’apprit qu'un certain docteur Livings- 
tone, qui avait épousé sa fille aînée, a établi récem- 
ment une station de missionnaires parmi les Bakatlas 
à Mabotsa, dans la vallée de Bakatla, environ à qua- 
torze journées de marche au nord-est. Il me conseilla 
de m'y rendre tout d'abord, car je ne pouvais plus 
m'attendre à rencontrer que fort peu de grand gibier 
au sud de Bakatla. Il m’assura que l'espoir de ren- 
contrer des éléphants même dans la contrée, immé- 
diatement au delà de Bakatla, était fort incertain, et 
il me recommanda, si j'étais résolu à me livrer à mon 
aise au plaisir de la chasse aux éléphants, de tacher 
de pousser jusqu'aux forêts isolées et sans limites qui 
se trouvent au dela des montagnes de Bamangwato, 
sur le territoire de Sicomy, le grand et célèbre chef 
de ces sauvages. t 

Il ajouta qu'il serait probablement possible de faire 
des trocs avec Sicomy pour de l'ivorre, dont on assu- 
rait qu'il avait d'immenses quantités cachces. Grace 
au concours de M. Mollat, j'engageai à mon service 
un Béchuana nommé Isaac, en qualité d'interprète 
pour les langues hollandaise et béchuana. J'achetai 
à M. Hume quelques sacs de froment, et le lendemain 
je mis Lous mes gens à l'œuvre au moulin de M. Mof- 
fat, afin de convertir ce grain en farine. 

Le 45, ayant pris congé de mes amis de Kurumaw, 
je continuai mon voyage vers le nord-est, à travers 
un terrain lourd et sablonneux, sur des plaines 
unies et sans limites, qui s'étendaient de tous côtés, 
couvertes d'une herbe touffue et jaunâtre et qui, agi- 
tee par la brise, ressemblait à des champs de blé 
mor; au coucher du soleil nous traversdmes la rivière 
Matzuarin, Neuve insigniliaut, Nous campames sur la 
rive nord, et le matin suivant nous poursuivies no= 
ire voyage en traversa it une contrée tout à fait sem 


46 


LA VIE AU DESERT. 


ee Se ee Ee 


blable, avec la différence pourtant qu'il s’y trouvait 
des bouquets de mimosa épineux. 

Ce jour-là nous fûmes assaillis par un essaim de 
sauterelles qui se reposaient pendant la nuit et cou- | 
vraient le gazon et les grands arbustes. Les saute- 
relles fournissent une nourritare saine et abondante 
à l'homme, aux oiseaux et à toute espèces d'animaux : 
les vaches, les chevaux, les lions, les chacals, les 
hyénes, les antilopes , les éléphants, ete. , etc., les 
dévorent avidement. Nous rencontrames une bande 
de Battapis qui en faisaient une ample récolte. La ge- 
lée très-forte, engourdissant les ailes de ces insectes, 
les mettait hors d'état de s'envoler avant que le soleil 
vint leur rendre leurs forces. 

Comme j'avais de la peine à me procurer assez de 
nourriture pour mes chiens, Isaac et moi nous pri- 
mes une grande couverture que nous ¢lendimes sous 
un buisson dont Jes branches pendaient jusqu’a terre 
sous le poids des sauterelles; nous secoudmes l’ar- 
buste, et il en tomba en un instant plus que je ne pus 
en porter sur mon dos. Nous les fimes rôtir pour nous 
et pour les chiens. 

Peu après le lever du jour, je vis les sauterelles se 
développer vers l'ouest en épais nuages, sen:blables 
à de la fumée; mais, le vent ayant tourné, elles re- 
vinrent de notre côté et passèrent par - dessus nos 
têtes en obscurcissant positivement le soleil pen- 
dant quelque temps. Le soir je continuai à cheminer 
au clair de la lune et je fis halte à quelques mitles de 
Motito, kraal fort étencu de Batiapis, tribu de Ré- 
chuarus. 


À 
Molito, — Les tribus béchuanas. — Bakatla, — Le docteur Li- 
Vingstone — Chasse au fhunocéros, — Les Béchuanas. — Le 


gros-bec apprivoisé. — Le lac mystérieux. — Les Zèbres. — Ba- 


Kalla Le docteur Livingstone, — Départ pour Bamang- 
wato, — Les buffles. — Chasse aux buffles. = Les baboins. — 
Poursuite d'un rhinocéros. — Maœurs des rhinocéros. — Les 


rhinoceros. — Les élaus. — Je me perds dans la furût. 


Je dételai de bonne heure le 47 à Motito, où je fus 
gracieusement reçu par M. Loza et M. Edward. Le 
prenier clatL un missionnaire français stationné à 
Motito, et le second un missionnaire anglais de Ma- 
holsa. ily avait à cette station un autre missionnaire 
français appelé M. Lemue, mais if était absent. 
Comme me voici arrivé aux limites méridionales des 
vastes regions de l'Afrique du sud, habitées par de 
nom! rouses tribus de Vechuanas, il va être néces- 
saire, avant d'aller plus loin, d'esquisser leurs mœurs 
et leurs coutumes. Ce sont des hommes pais, intel- 
ligents et remarquables pour leur bonne humeur: 


ils sont bien forts quand ils n'ont pas été affamés dans 


leur jeunesse. Ces indigènes ont des traits agréables, 
de très-beaux yeux et de belles dents; leurs cheveux 
sont courts et laineux, et leur teint d’une nuance 
cuivrée assez claire. 

Chacune des tribus habite des kraals ; leurs 
wizwams sont bâtis de forme cireulaire et couverts 
avec de longues herbes. Le plancher et les murailles 
en dedans et en dehors sont platrés d'une matière 
composée de terre glaise et de bouse de vache; le 
seuil par lequel on y pénètre à environ trois pieds de 
haut et deux de large. Chaque wigwam est entouré 
d'une haie d’esier treillagé, et le kraal entier est en- 
ceint d'une forte barrière de wait-a-bit-thorns, qui 
le protége contre l'invasion des lions et autres ani- 
maux. 

Le costume des hommes consiste en un « kaross », 
sorte de manteau de peau, qui est gracieusement sus- 
pendu à leurs épaules ; il ya un autrevêtement appelé 
« {sicha », qui entoure leurs reins et qui est aussi fait 
de peau. Ils ont aussi de simples sandales de peau de 
buffle ou de girafe, et sur les bras et les jambes des 
ornements de cuivre jaune et de cuivre rouge de dif 
ferents desseins qu'ils fabriquent eux-mêmes. Les 
hommes portent aussi quelques rangs de perlès autour 
de leur couet de leurs bras, sans compter plusieurs 
autres accessoires, dont la plus grande partie passe 
pour posséder le charme puissant de préserver de tout 
malheur. 

L'un est un petit os creux dans lequel ils soufflent 
lorsqu'ils sont en danger; un autre est une collec- 
tion de dés d'ivoire qu'ils agitent dans la main et lan- 
cent à terre pour vérilier si une entreprise qu’ils mé- 
ditent doit être heureuse. Hs portent aussi une masse 
de petits bouts de racines ou d'écorces qui sont des 
remedes salutaires; et certains se servent de boîtes de 
calchasses faites d'une excessivement petite e-pèce de 
courges qu'on fait crotire de la forme d'une bouteille. 
Ils ne s'aventurent jamais sans leurs armes, qui sont 
un bouclier, une poignée d'assagais, une hache de 
combat et une massue. 

Les boucliers sont faits avec le cuir du buffle ou de 
chez quelques tribus ils sont ovales; chez 
d'autres ils sont ronds. L’assagai est une espèce de 
toute petite lance où javelot, d'environ six pieds de 
long, dont le dard est en hois ; quelques-uns de ceux- 
là ne sont faits que pour être lancés, et un guerrier 
habile perce un homme de part en part à cent toises. 
D'autres servent à poignarder. Les lances de ceux-ci 
sont plus fortes, les dards plus courts et plus épais; 
ils sont en usage surtout chez les tribus plus éloignées 
dans les terres. Leurs haches de combat ont une forme 
Clégante; leur lance esttriangulaire, et le manche est 
confectionné avec une corne de rhinoceros. 

L'occupation des hommes est la guerre ou la chasse, 
commetussi la tannerie des peaux de bêtes fauves. Le 


la girafe : 


costume des femmes se compose d'un kaross tombant 


LA VIE AU DESERT. 47 
oe 


des épaules et d’un jupon court en peau de pollah ou 
de toute autre espèce d’antilope. Leur cou, leurs bras, 
Jeur tour de taille et le bas de leurs jambes sont sur- 
chargés d’une multitude de rangs de perles de toutes 
sortes de couleurs ajustés avec goût. Les femmes s’oc- 
cupent principalement de cultiver les champs et les 
jardins, où e les font croître du blé, des courges et 
des melens d'eau; elles font aussi la moisson et Ja 
mouture du grain. Les hommes et les femmes vont 
nu-téte. Leurs cheveux sont oints de sibilo qui est 
une composition qui brille, sorte de mélange de 
“graisse et d’un minerai gris étincelant qui à l’ap- 
parence de mica. 

Certaines tribus se badigeounent le corps avec de 
la graisse et de la terre rouge, ce qui les fait ressem- 
bler aux Indiens des Florides. Presque toutes les tri- 
bus possédent du bétail. Les honimes seuls s'occupent 
à le soigner et à le traire, II n’est jamais permis à une 
femme de mettre le pied dans un castle-kraal. La 
polygamie est autorisée, Un homme peut avoir au- 
tant de femmes qu'il lui plait; cependant il faut qu’il 
achète la femme, 

Dans les tribus riches, le prix d'une femme est de 
dix têtes de bétail ; parmi les plus pauvres’ on la paye 
avec plusieurs béches. Ils fabriquent eux-mêmes ces 
instruments, les fixent au bout d'un long manche et 
s'en servent comme nos laboureurs se servent de la 
houe. On voit de longues troupes de femmes béchant 
ensemble dans les champs en chantant des chansons 
et battant la mesure avec leurs bêches. 

Le chef de Motito se nommait Motchuaro et il 
était subordonne au grand chef Mahura Ul désirait 
beaucoup me voir rester un jour avee lui pour faire 
un marché de plumes d'autruches et de kaross ; 
mais, pressé d'avancer, je me remis en route l'après- 
midi et je marchai jusqu'à minuit; puis je campai 
daus une immense foret de camaldores séculaires. Je 
n'en avais eucore jamais vu d'aussi beaux en Afri- 
que. 

Chaque arbre était pittoresque; tous se détachaient 
par groupes, comme les chènes dans un pare anglais. 
Beaucoup de ces arbres était habités par des colonies 
entières de gros becs apprivoisés, dont les singulières 
habitations surchargeaient les branches. Ces étonnants 
oiseaux, qui ont à peu près l'aspect et la dimension 
d'un verdier anglais, construisent leurs nids et vi- 
vent en communauté sous le même toit, Toute cette 
construction élaut fuite de gazon sec ressemble, à 
quelque distance, à une vieille cotte perchée sur un ar 
bre. Ils s'introduisent par-dessous daus leurs nids, 
qui sont côte à côte. Lorsqu'on les regarde d'en bas, 
ces nids ressemblent à une ruche, 

Le matin suivant, nous nous remimes en marche 
à travers la forêt ; la route était pénible, car c'e- 
tait. du sable doux et sve. Au bout de six milles, en 
sortant de la forêt, nous entrdmes de nouveau dans 


une contrée découverle où poussaiént cependant en 
certains endroits des arbrisseaux, et duns d’autres 
du gazon seulement. Au bout d'une heure nous arri- 
vames à Little-Choos, grande saline où nous trou- 
vames de l’eau dans un puits artificiel pour nous- 
mêmes et pour notre bétail. 

Là les naturels me dirent que, tout à fait à l’ouest 
de Bakatla, il y avait un lac mystérieux. Les gens de 
Bamangwato allirmaient au contraire qu'il était si- 
tué à cent cinquante milles au nord, et, en m'indi- 
quaut sa position, ils désignaient le nord-ouest. Ils 
prétendaient, en outre, que les naturels qui habi- 
taient les rives avaient des canots; que ses eaux 
étaient salées; que tous les jours elles se retira ent 
des bords, puis revenaient, ce qui me fit supposer 
que ce lac, quel qu'il fat, avait un flux et un reflux. 

A trois heures après midi nous attelâmes et mar- 
châmes jusqu'à minuit dans un pays désert et sablon- 
neux. Dans le voisinage de Choos nous passames 
près d’une longue enlilade de piéges à gibier, qui 
étaient creusés en forme de croissant et occupaient 
une étendue d'environ up quart de mille. Nous attei- 
gninies, le jour d'après, Loharou, endroit désolé etin- 
siguiliant, et, le 20, nous voyageames dans une ré- 
gion de pays plat, couvert de buissons détachés. 

Les plaines sont ici nues et découverts; elles res- 
semblent au paysage du sud de Wher. En avançant 
plus au midi, je trouvai cette ressemblance encore 
plus forte, car il y avait des savanes sans bornes, 
peuplées à profusion de bless-boks et de wild beasts. 
Comme je galopais auprès d'une bande de zèbres, 
ma mouture posa son pied dans un trou, et, en tom- 
bant de ce côté sur mon mollet droit, me le contu- 
sionna si fort que je fus hors d'état de marcher pen- 
dant plusieurs jours. 

Vers midi nous nous remimes en route et arriva- 
mes dans la soirée à Great-Coos, grande saline alors 
pleine d'eau. La je trouvai, pour la première fois, 
les os et le crâne d'un rhinocéros. Mon interprète 
m'assura que depuis bien longtemps ces animaux 
avaient déserté ces parages; mais bientôt il fut bien 
surpris de reconnaitre des traces fraiches près de la 
fontaine. Nous continudmes à marcher, et nous entrà- 
mes le 22, dans un pays tout à fait différent. 

Aux plaines sans bornes succédaient des forêts 
sans limiles, composées d'arbres et de buissons nains ; 
le terrain, légèrement accidenté, était tapissé de hau- 
tes herbes et de plantes aromatiques. La vieille 
route charretière, peu fréquentée, que nous suivions, 
paraissait être le sentier de prédilection d'une troupe 
de lions, car l'empreinte de leurs larges pattes s'y trou- 
vait d'un bout à l'autre. Au coucher du soleil nous 
campimes sur le Siklagol-River, fleuve alors à sec; 
mais, en ereusant un peu, son lit nous faisait jaillir 
de la belle eau de source, Comme nous avions besoin 
de viande, ma meute allameée étant prête de mourir 


48 


LA VIE AU DESERT. 


ed 


d'inanition , je résolus de faire reposer mes bœufs 
pendant la journée du lendemain et d'aller chasser 
l'élan On remarquait des traces de ces animaux tout 
autour de notre camp 

Le matin du 23 je montai à cheval et me dirigeai 
vers lest avec deux piqueurs et un cheval. Le pays 
ressemble à un interminable pare, et était orné d’une 
succession non interrompue d'arbres majestueux iso- 
Jés ou d'arbres nains amassés par groupes. A l'excep- 
tion de quelques prairies florissantes, tel est l'aspect 
général de toute la contrée, depuis Siklagol jus- 
qu'aux montagnes de Bakatla. 

Le 31 nous arrivames à la chaîne de Kurrichane, 
et, l'ayant traversée, nous voyageames à travers 
une belle vallée pendant trois milles, jusqu'à ce 
que nous eussions atteint une gorge dans les monta- 
gnes, laquelle communique avec la grande vallée de 
Bakatla. Dans cette gorge coulait un fleuve-dont les 
eaux élaient limpides comme du cristal ; notre route 
lonzeail ses bords, pratiquée sous d'énormes blocs de 
granit et des quartiers de roches qui menacaient à 
chaque instant d'anéantir nos chariots. 

Nous suivimes la rive du fleuve pendant un demi- 
mille et arrivames à Mabotsa. kraal de Mosielely, roi 
des Bakatlas, tribu des Béchunas, où je fus obligeam- 
ment reçu par le docteur Livingstone, le missionnaire 
résidant. La vallée de Bakatla est un des plus admi- 
rables sites d'Afrique. C'est un large terrain uni, qui 
s'étend de l'orient à l'occident et qui est borné à l’ho- 
rizon par de pittoresques montagnes de rochers dont 
les cimes sont richement boisées. Dans quelques en- 
droits le sol est paré de besquets ou bouquets d'arbres 
dont rien n'égale la beauté et la variété; dans d'au- 
tres le pays est découvert et tapissé de verdure ma- 
gnifique. Toute la portion de la vallée en face de la 
ville est cultivée par les femmes de Bakatla, et une 
multitude de champs de blé fort étendus se dévelop- 
pent au nord du kraal. On venait de terminer la mois- 
son depuis peu, mais il restait encore dans les champs 
une belle récolte de courges et de melons d'eau. 

Le lendemain était un dimanche : j'assistai au 
service divin dans une église provisoire bâtie par 
les missionnaires, Je m'amusai beaucoup à cette oc- 
casion à constater les progrès de la civilisation sur 
le costume des Bakatlas. Tous ceux qui étaient par- 
venus à se procurer un article d'ajustement euro- 
péen sen élaient parés; les uns avaient des panta 
lons sans chemises et d'autres des chemises sans 
pantalons 

Le 2 juin, il soufflait de l'Océan, du côté du sud. 
un vent tres-fort, et ce fut le jour le plus froid que 
} Cisse encore passé en Afrique 

Le matin, Mosielely, accompagné de heancoup de 
peronnages de ga noblesse vint me voir, Un certain 
nombre d'individus de sa tribu me demanderent du ta 


bar avec instance, Le chef avait l'air doux, mais peu 


majestueux. Un de ses gén¢raux, Siénis, était un 
vieux guerrier très jovial à l'œil vairon e! au visage 
marqué de la petite vérole; il avait tué à la guerre 
vingt hommes de sa propre main et portait une marque 
d'honneur consistant en une ligne tatouée sur les côtes 
pour chaque homme abattu par lui. 

Mosielely me fit présent d’une ontre de lait aigre 
et me pria de m'arrêter sur son territoire quelques 
jours afin de trafiquer avec moi. Je lui répondis que, 
pour le moment, j'étais très-pressé de gagner la terre 
des éléphants, mais que je m’arrêterais volontiers à 
mon retour. Ceci parut contrarier vivement Sa Ma- 
jesté, qui désirait troquer des peaux contre des fusils 
et des munitions; mais j'étais décidé à n’échanger 
mes mousquels que contre de l’ivoire, et dans ce mo- 
ment-la Mosielely n’en avait pas. 

Les Bakatlas travaillent beaucoup le fer ; ils fabri- 
quent différents articles dont ils appprovisionnent les 
tribus voisines : ils tirent leur minerai des montagnes 
environnantes et le fondent dans des creuscts. La 
plus grande partie du metal est gaspillée, car ils ne 
conservent que le plus pur. Ils emploient une sorte 
de double soufflet fait avec des sacs de peau. Le vent 
passe par deux tubes faits de deux cornes d'oryx. 
La personne qui souflle s'en acquitte en prenant de 
chaque main un des sacs. Le marteau et l'enclume 
sont deux pierres. Maluré cela leurs lances, leurs ha- 


ches de combat, assagais, couteaux, aiguilles, ete., : 


sont habilement confectionnés. Les hommes de cette 
tribu fabriquent aussi de grands bols qu'ils taillent 
dans du bois très-dur. L'outil dont ils se servent pour 
ce travail est un petit ustensile qui ressemble à une 
doloire de charpentier. 

Le docteur Livingstone m’apprit que le gibier était 
abondant de tous côtes au nord de Bakatla, et il 
m'assura que des bandes d'éléphants fréquentaient le 
territoire des chefs voisins, et passaient souvent la 
moitié de l'été dans un district, mais que, dans cette 
saison, il ne croyait pas qu'il y edt des éléphants 
dans les forêts adjacentes. Dans une contrée éloignée 
et peu connue, au delà de Bamanzwato, territoire de 
Sicomy, les naturels m'aflirmèrent que les elephants 
abondaient toujours, et que par conséquent j'avais la 
perspective de troquer mes mousquets contre de l'i- 
voire. 

Cela me détermina à ne perdre mon temps nulle 
part, quelque belle occasion qui se présentat à moi de 
chasser d'autre gibier, Mon hôte m'avertit cependant 


que j'éprouverais des difficultés considerables pour at- : 
teindre Bamangwato, puisqu'il n’y avait pour me gui- | 
der ni chemin ni sentier. Le seul espoir que je pusse ; 


avoir d'y parvenir dépendait de la possibilité que je 
pouvais avoir de me procurer des guides béchuanas 
chez Cauchy qui était le chef tributaire d'une portion 
de la tribu des Baquamas. Cet homme residait alors 
dans un endroitappelé Booby, situé à environ 80 mil- 


+ 


LA VIE AU DÉSERT. 19 


mm 


les au nord-est de Bakatla. Il serait me dit-on impos- 
sible de s'aventurer sans ces guides, car l’eau était 
rare et à des distances éloignées. Il était pourtant à 
craindre que Cauchy ne me les refusat, car la politi- 
que invariable des chefs africains est d'empêcher les 
voyageurs de pénétrer plus loin que leur territoire. 

Bamangwato est à 200 milles au nord plus loin 
que Bakatla, dont il est séparé par de hautes monta- 
gnes, en apparence inaccessibles, par des déserts 
sablonneux et d'immenses forêts vierges. Isaac com- 
mencait déjà à se décourager ; il fit une foule d’objec- 
tions pour me dissuader de me porter en avant, et me 
conseilla de chasser plutôt sur le territoire de Sichely, 
chef suprême des Baquamas, environ à cinquante 
milles de Bakatla, où il m’aflirma que je trouverais 
des éléphants. Voyant que j'étais inexorable, il vou- 
lut demander son congé, et le docteur Livingstone eut 
grande peine à le décider à m’accompagner. 

Le 3 je dis adieu à mon bienveillant ami le doc- 
teur et partis pour Bamangwato, accompagné d’une 
bande nombreuse d'hommes de Bakatla et de deux 
Baquamas qui me suivaient dans l'espoir d’avoir de 
la viande, car on leur avait assuré que j'étais un 
adroit chasseur. Les Béchuanas aiment beaucoup la 
viande; ils prétendent que c'est la nourriture qui 
convient aux hommes; le blé et le lait sont destinés 
aux femmes. Ils parviennent rarement eux-mêmes à 
obtenir du gros gibier, aussi ils ont beaucoup de res- 
pect pour ceux qui savent tuer pour eux beaucoup 
de venaison, et ils feront de longs voyages à leur 
suite dans ce but-la. Nous nous dirigedmes vers l'o- 
rient en explorant la délicieuse vallée de Bakatla , 
au travers de clairières verdoyantes et de futaies d’ar- 
bres séculaires. 

J'avais fait peu de chemin dans cette vallée lors- 
que je me trouvai en présence d'une troupe de wild- 
beasts et de bless-boks ; puis je vis en même temps 
une bande de sept buck-koodoos majestueux , arrêtés 
sur le penchant d’une montagne très-haute, au-des- 
sus de ma tête. En essayant de forcer ceux-ci, je fis 
lever une troupe de gracieux pallahs et une autre de 
zèbres, qui s'enfuirent bruyamment et dérangèrent 
ma chasse des koodoos. Après tout cela je vis un 
grand troupeau de buffles se reposant sous un massif 
de mimosas ; j'attachai mon cheval à un arbre, je 
marchai sur eux, et je tuai le doyen du troupeau, qui, 
à l'ordinaire, conduisait toute la bande. 

Le 4, de bonne heure, nous continudmes notre 
route vers Booby. Nos chariots étaient toujours sui- 
vis d’une notable quantité de sauvages. L'aspect sé 
duisant de la contrée m'engagea bientôt à chasser, 
chemin faisant, dans les montagnes de l'ouest; aussi 
je montai à cheval et me fis accompagner par Isaac, 
qui montait un bon cheval et portait ma lourde cara- 
bine hollandaise, Deux Béchuanas nous suivaient, 
conduisant quatre de mes chiens, Après avoir tra 


versé un joli petit bois, j'attegnis une petite rivière 
limpide dont les bords, piétinés par toules sortes de 
gibier de grosse espèce, offraient principalement les 
traces visibles de buffles et de rhinocéros. Nous sui- 
vimes la voie d’une troupe de buffles, et, prenant un 
sentier fait par ces animaux dans un défilé au travers 
des collines, nous sortimes du taillis et vimes de 
l'autre côté de la vallée qui s'étendait devant nous 
une troupe d’environ dix buffles mâles. 

J’essayai de les surprendre, mais j’en fus empêché 
par de nombreuses cavalcades de zèbres qui nous 
apercurent, et qui, en galopant devant nous, leur 
donnérent l'éveil. J’ordonnai aux Béchuanas de là- 
cher les chiens, et, donnant de l’éperon à Colesberg, 
que je montais pour la première fois depuis l’affaire de 
la lionne, je pris chasse, et, en courant à toute bride, 
je pus tirer deux coups de côté sur le dernier buffle. 
Malgré cela l'animal continua sa course, mais je le sé- 
parai promptement de la troupe ainsi que deux au- 
tres. Comme ma carabine était lourde, je ne pus la 
recharger à cheval; toutefois je les suivis, espérant 
les mettre aux abois. En traversant un bocage d ar- 
bres épineux, je perdis de vue le buffle blessé, qui avait 
tourné court en revenant sur ses pas, fait assez or- 
dinaire lorsqu'ils sont atteints. Je courus au grand 
galop pendant deux milles après les autres ; j'étais à 
cinq toises de leurs larges croupes et je sentais dans 
ma figure l'odeur particulière à la race bovine. 

J'espérais à chaque instant qu'ils s’arréteraient et 
me donneraient le temps de recharger; mais ils 
n’y étaient point disposés. A la fin, voyant que j'a- 
vais de l'avance sur eux, j'accélérai ma course, et, 
me trouvant devant eux, je me portai en face du plus 
beau mâle afin de le forcer à rester en arrêt; sur quoi 
il s'élança à l'instant vers moi avec un rugissement 
étouflé semblable à celui du lion. Colesberg l'évita 
avec adresse, et le taureau continua à fuir. Le ter- 
rain devenait rocailleux, la forêt impraticable; il 
était clair que les buffles regagnaient une retraite 
sûre. Je parvins avec peine à ne pas les perdre de 
vue, les suivant de mon mieux au milieu des ronces 
et des épines. 

Isaac venait après moi à quelques centaines de 
toises, me criant sans relâche, de toutes ses forces, 
d'abandonner la poursuite, ou que je me tuerais. En- 
fin les buffles s’arrétérent tout à coup et restèrent en 
arrêt dans un fourré à vingt toises de moi. Sautant 
à bas de ma monture, je rechargeai à la hâte les deux 
coups de ma carabine, et je finissais à peine quand 
Isaac arriva et me demanda ce que les buffles étaient 
devenus. Il était loin de les croire à vingt toises de Lut. 
Je lui répondis en ajustant ma carabine devant le nez 
de mon cheval, et je tirai aussitôt à droite et à gauche 
mes deux coups sur mes deux animaux. 

Ils m'attaquèrent alors téte baissée avec un rugisse- 
ment étouflé; je me jetai en un clin d'œil derrière un 

4 


50 LA VIE AU DÉSERT. 


eS 


massif de buissonsépineux : mais les violentsefforts que 
fit Isaac pour pousser son cheval lui ayant fait perdre 
l'émuilibre, et les sangles ayant cédé en même temps, 
lui, sa selle et la grande carabine hollandaise tom- 
bèrent par terre en même temps avee un bruit so- 
nore, et juste sur le chemin des animaux en furie. 
Heureusement deux des chiens nous avaient rejoints, 
et, en faisant face aux bufiles. ils détournérent leur 
atiention et le sauvèrent sans doute par là d’une mort 
immediate. Les buffles adopterent alors une autre 
position dans le fourré : ils étaient tous deux griève- 
ment blessés ; on voyait de larges mares de sang sur 
le sol où ils s'étaient d'abord arrétes. Les chiens 
m’aidérent vaillamment, et peu après les deux no- 
bles taureaux rendirent le dernier soupir. En mou- 
rant les deux bêtes poussérent à plusieurs reprises un 
gémissement sourd et prolongé. Je me suis convaineu 
plus tard que telle est l'habitude invariable du buflle 
lorsqu'il expire. 

Je fus surpris de la dimension et de la vigoureuse 
apparence de ces animaux. Leurs cornes me rap- 
pelerent la rugosité d’un trone de chène; chacune 
avait plus d'un pied de large à sa naissance. En- 
semble elles formaient au crâne un bouclier massif 
impénétrable ; elles descendaient horizontalement et 
ombrageaient complétement les yeux de ces animaux 
et leur donnaient l'aspect le plus féroce et le plus si- 
nisire qui se pit imaginer. En retournant aux cha- 
riots jabattis un cerf sassayby et un magnilique 
vieux male pallah. 

L'après-midi, de bonne heure, j'expédiai deux 
hommes, avec un cheval de bat, pour m'apporter 
la plus belle des deux têtes de bulfle. Elle était si 
pesante que deux hommes robustes eurent de la peine 
à la soulever de terre. En apprenant mon succes, les 
Béchnanas qui m'avaient accompagné saisirent leurs 
assagais et s'empresstrent d'aller s'emparer de la 
viande, Dès ce moment je ne les revis plus. Les deux Ba- 
quamas restèrent avec moi. Hs avaient formé un com- 
plot avec mon interprète, pour m'empêcher de pé- 
nétrer dans Bamangwato. Isaac ne put oublier de si- 
tt son aventure avec les bufiles. Le soir, en causant 
près du feu, il annonça à tous que j'étais fou et que 
Ceux qui me suivaient couraient aveuglément à leur 
prrte 

De bonne heure, le 5, je continual ma route au mi- 
eu dun admirable pays ot l'eau abondait. De su- 
verbes montagnes et collines boistes s'etendaient de 
tous côtés: quelques-unes de ces montagnes étaient 
trés-majestueuses, et leurs sommets bordés de préci- 
pices protons et de parapets de roches escarpées qui 
servaient de demeure & des colonies entières de ba- 
bouins à la face noire. Cex animaux tout étonnés de voir 
des importuns d'une nouvelle espèce envahir leurs do- 
naines, descendirent à loisir les flancs rocailleux de 
leur demeure aérienne pour contempler de pres notre 


caravane. Après avoir franchi neuf milles, je rangeai 
mes chariots sur le bord d'un petit ruisseau où se trou 
vaient de nombreuses traces de gros gibier. Je décou- 
vris, dans le lit du fleuve, la peau écailleuse d’un manis : 
récemment dévoré par un oiseau de proie. 

Cet animal extraordinaire, dont les habitudes se 
rapprochent de celles du hérisson, a environ trois 
pieds de long, et il est entièrement couvert d'une 
sorte de colte de mailles composée de larges et dures 
écailles, de la forme et de la dimension de feuillés 
d'artichaut. Celles-ci se recouvrent l'une l'autre 
d'une manière très-curieuse. La queue est large et 
également couverte d’écailles. Lorsque le manis est 
surpris, il se roule en boule et se defend par son 
inertie. On le rencontre dans tout l'intérieur de PA- 
frique méridionale, mais il est rare et j en ai ren= 
contré tré--rarement. 4 

Le 4 juin je vis pour Ja première fois un superbe. 
rhinocéros : c’était une femelle énorme, toute blan- 
che et accompagnée de son veau : ils se tenaient dans 
un buisson d’épines. Elle eut vent de mon approche 
et s'enfuit aussitôt parmi les ronces. Le veau cou- 
rait le premier, ee qui est leur habitude invariable ; 
la mère, qui le suit, guide ses pas en appuyant contre 
ses côtés sa corne, qui a, en général, trois pieds de’ 
long. Mon cheval s’elfraya beaucoup d'abord, intimidé 
qu il etait par l'étrange aspect du « chukura » ; mais, à 
l’aide du jambok et de mes éperons, je parvins à le 
décider à poursuivre. Bientôt le sol devint meilleur et 
je me trouvai sur la même ligne qu’elle. Jetiraiau galop: 
et lui logai uneballe dans l'épaule. Le rhinocéros conti- 
nua à courir ; le sang coulant de sa blessure, elle at- 
teignit promptement un inexpugnable asile de ronces 
où je ne pus la suivre, et je la perdis sur-le-champ. 

Peu après je rencontrai un rhinoceros male noir 
que je suivis pendant vingt toises; mais en aperce= 
vant l'animal s’avancer, et sachant bien qu'un coup 
tiré de face ne serait pas mortel, je me jetai derrière 
un buisson. Néanmoins le monstre n'attaqua avec 
impéluosité, soufflant bruyamment et tournant autour 
du buisson pour me débusquer. Si son activité avait 
égalé sa laideur, mes pérégrinations se fussent arré= 
ives là : grâce à mon extreme agilité, j'eus enfin Te 
dessus. Le rhinocéros resta quelque 1emps à me regar- 
der à travers les branches, puis une bouffée de mon 
haleine l'ayant atteint, il s'effraya, et tout en soufllant 
et en relevant avec défi sa ridicule queue, je le vis se 
relourner et il me laissa maître du champ de bataïlle. 

Il y a dans l'Afrique du sud quatre espèces de rhino~ 
céros que les Bechusnas distinguentainsi : le « boselé » 
ou rhinocéros noir, le « keitloa » ou lerhinocéros noir à 
deux cornes, le emuehacho» ou rhinocéros blanc ordi- 
naire, et le ckobaoba » ou le rhinocéros blane à longues 
cornes. Les deux espèces de rhinoceros noirs sont 
irés-dangereuses : ils se précipitent impétuensement 
et sans être attaqués sur ce qui attire teur attention. 


LA VIE AU DESERT. 54 


Ils n'engraissent jamais beaucoup; leur chair est 
dure, et les Bechuanas n’en font pas grand cas. Ces 
bêtes n'ont pas d’autre nourriture que les branches épi- 
neusesdes « wait-a-bet-thorns.» Leurs cornes sont bien 
plus courtes que celles des autres espèces; elles dé- 
passent rarement une longueur de dix-huit pouces, 
et sont très-bien polies à force d'être frottees con- 
tre les arbres. Leur crane est très-singulier; son 
merite le plus saillant est une cssiication d’une pro- 
digieuse épaisseur qui se prolouge jusqu'au-dessus 
des narines. 
~ C'est sur cette massive base qu'est plantée la corne, 
qui n'est point adhérente au crane; elle ne tient que 
par la peau et on peut la séparer de la tête avec un cou- 
seau bien aflilé Elle est dure et d'une entière solidite 
dun bout à l'autre. C'est un bel objet pour la coufec- 
tion de différents articles, tels que des tasses à boire, 
des maillets, des carabines, des manches pour les 
outils de tourneurs, etc., ete. Cette corne peut obte- 
nir le poli le plus parfait. Les yeux du rhinoceros sont 
petits et étincelants, et il ne découvre pas facilement 
le chasseur s’il n’est pas sous-le vent. Sa peau est 
extrêmement épaisse ; il n'y a que les balles de fer 
pointues qui puissent la traverser. 

Pendant le jour on trouve le rhinocéros endormi 
ou nonchalamment étendu dans quelque coin retiré 
de la forêt ou au pied d'une montagne abritée du so- 
leil par quelque bosquet de mimosas dont les bran- 
ches font parasol. Le soi’, l'animal commence à rôder 
et il explore un grande quantité de terrain : de neuf 
heures à minuit, ilserend d'ordinaire aux fontaines, et 
c'est dans ces moments Ja qu'on peut le chasser avee 
le plus de succès et le moins de danger. 

Le rhinocéros noir est sujet à des paroxysmes de 
rage sans cause ; il laboure la terre de sa corne sur 
Plusieurs mètres et attaque de grands buissons avec 
une furic sans pareille; il s'acharne sur ces objets 
pendant des heures entières, reniflant et soufflant 
bruyamment, et le plus souvent il ne les quitte qu'a- 
pres les avoir mis en pièces. Beaucoup de chasseurs, 
et moi dans le nombre, supposent que le rhinocé:os 
est l'animal auquel Job fait allus on au chapitre xxx1x, 
versets 10 et 14, où il est écrit : « Ne peux-tu lier 
l'unicorne avec -sa harde dans les sillons ? ou doit- 
il dévaster les vallées après toi? Te fieras-ta à lui 
parce que sa force est grande, ou lui laisseras-tu 

© faire ta besogne ? » 

I] est évident qu'il est ici question d'un animal de 
force supérieure et de caractère indomptable, traits 
distineti’s du rhiuocéros. qui aime passionnément à se 
Vautrer dans la boue et son cuir grossier en est tou- 
jours couvert. Les deux espèces de rhinocéros noirs 
sont plus petites et plus alertes que les blanches, et 
elles sont si agiles qu'un cheval portant un cavalier 
peut rarement les atteindre. Les deux autres de vhi- 
nocéros blancs sont si semblables daus leurs mœurs 


qu'une description suflira pour toutes deux. La prin- 
cipale diff. rence git dans la longueur et dans la po- 
sition de la corne antérieure. Celle du « muchacho » 
varie de deux à trois pieds de long et a la pointe en 
arrière, tandis que cette corne chez le « kobaoba » dé- 
passe souvent quatre pieds et pointe en avant à 45 de- 
grés du nez. La corne postérieure des deux espèces æ 
rarement plus de six à sept pouces de long. Le « ke- 
baoba » est le plus rare de deux. On le trouve trés— 
avant dans l'intérieur, principalement à Vest du Lim- 
popo; ses cornes sont précieuses pour faire des ba= 
guettes de fusil. 

Ces deux espèces de rhinocéros atteignent des pro- 
portions colossales. Après l'éléphant, le « kobaoba » 
est le plus grand de la création. fine se nourril que 
d'herbe et acquiert beaucoup de graisse; sa chair est 
excellente : on la préfère au beeuf; il est beaucoup plus 
doux et plus inoffensif que les rhinocéros noirs, etatta- 
querarement celui qui le poursuit. Son agilité est très- 
inférieure à celle des autres espèces, cl une personne 
bien montée peut le joindre et tirer sur lui: Sa tête est 
d’un pied plus longue que celle du « boselé ». fl porte 
en général le front bas, tandis que le « boselé », quand 
on le surprend, le porte-très-haut, ce qui lui donne 
un air impertinent et provocateur. Contrairement aux 
éléphants, les rhinocéros ne se réunissent jamais par 
troupeaux ; on les rencontre seuls ou par couples. Dans 
lesdistricts ot il a!flue, on peuten trouver trois, jasqu'à 
six en troupeaux ; j en ai même une fois rencontre une 
douzaine assemblés sur un paturage nouveau; mais 
ces cas-la ne se présentent pas souvent. 

Quand j'eus vu que les rhinoeéros abondaient dans 
le voisinage, je résolus de faire halte un jour pour chas- 
ser. Le 6 je déjeunai de bonne heure et me dirigeai ae 
sud-est avec les deux Baquamas. Ils me eonduisirentle 
long du pied des montagnes, à travers des vallons boisés 
et des clairières très-découvertes, et nous arrivames à 
une grande forêt d'arbres énormes. Là nous trou- 
vâmes à profusion la trace de gros gibier et fmes le- 
ver des troupeaux des espèces les plus communes. A 
la fin j'aperçus un vieil élan male arrêté sons un 
arbre; e’était le premier que je voyais ct c’elait un 
bel échantillon A avait six pieds de haut à partir de 
l'épaule. En nous voyant il parut au galop, sautant 
par-dessus des trones d'arbres pourris qui obstruaient 
sa route, mais il réduisit bientôt son allure au trot. 
Je le perdis deux fois de vue dans le fourré, et il s'en 
fallut de peu qu'ilte m'échappat A la fin, le sol étant 
plus uni, j'arrivai à quelques toises derrière lui. Des 
lots d'écume découlaient de sa bouche; une abon- 
dante sueur avait donne à sa peau grise ordinairement 
lisse une teinte bleu cendré. Les larmes tombaient de 
ses grands yeux noirs, et il était évident que l'élan 
sentait sa dernière heure venir. 

Je mis ma carabine à l'épaule et tirai au galop, H 
reçut par derrière une blessure mortelle, J'aiguillon- 


52 


LA VIE AU DESERT. 


nee a enEE EEE SESS a nSnnnnS nnn 


nai mon cheval, et passant roide sur son flanc droit je 
décharzeai mon second coup derrière son épaule. Sou- 
dain l'élan chancela un instant et roula dans la pous- 
sière. Ce magnifique animal est certes le plus grand 
de toutes les antilopes. Il excède en dimensions le 
plus enorme bœuf, et acquiert facilement un prodigieux 
développement : il est souvent surchargé de graisse. 
Sa chair est excellente et justement estimée bien plus 
que toutes les autres, car elle a une douceur particu- 
lière, et elle est tendre et bonne à manger aussitôt que 
la bête vient d'être tuée. De même que le gems-bok, 
l'élan peut se passer d’eau ; il fréquente les confins 
du grand désert de Kalahari, en troupeaux qui va- 
rient depuis dix jusqu’à cent têtes. On en rencontre 
aussi beaucoup dans tous les districts de l’intérieur 
où j'ai chassé. 

Comme d'autres espèces de daims et d’antilopes, 
on trouve souvent les vieux males réunis séparément 
des femelles, et une troupe de celles-ci, lorsqu'elles 
sont en bon état, peut se comparer à un troupeau de 
bœufs à l’engrais. 

L'elan est moins rapide que toutes les autres anti- 
iopes, et un cavalier habile peut l'amener à son camp 
d'une grande distance. J'ai souvent employé ce pro- 
céde ; je choisissais la plus belle bête du troupeau et je 
l'amenais à une portée de fusil de mes chariots, où je 
pouvais facilement la dépecer et en découper la viande, 
au lieu d'avoir la peine de l'envoyer chercher par mes 
hommes avec un cheval de bât. J'ai vu mille fois un 
élan tomber roide mort à la fin d’une chasse prolon- 
gee, eu égard à ses dispositions pléthoriques. La peau 
de l'animal que je venais de tuer exhalait, ainsi que 
celle de toutes les antilopes, un délicieux parfum 
d'herbes aromatiques. 

Mais revenons à mon récit. Les deux Baquamas paru- 
rent bientôt ; ils étaient ravis de mon succès, et, après 
avoir allumé du feu, ils firent rôtir quelques tranches 
d'élan sur des charbons. Je m'en préparai moi-même 
une, et, après l'avoir mangée, je retournai à mes 
chariots. Les chiens eurent leur large part de la bête 
et m'aidérent, le même après-midi, à tuer un rhino- 
céros blanc. Je l'échappai belle en cette occasion, 
car l'animal, se trouvant acculé à une source d’eau, 
se relourna pour m’attaquer. Je galopai côte à côte 
avec lui et lui fis une cruelle blessure à l'épaule. Peu 
apres il s'arrêta dans le lit desséché d'une rivière; 
je mis pied à terre alin de recharger mon fusil, mais 
avant que j eusse fini l'animal était reparti. Je le suivis 
ajustant mes capsules tout en courant; je tirai au galop 
et lui langai une balle qui pénétra près du cœur; en 
recevant ce coup, il chancela ; des torrents de sang 
coulérent de sa bouche et de ses blessures, et, roulant à 
terre, il expira comme font tous les rhinocéros, c'est- 
à-dire en poussant dans le dernier râle de l'agonie un 
son perçant, 

Le chasse m'avait conduit au pied d'une haute 


montagne, la plus élevée de tout le pays, que les Bé- 
chuanas appelaient la montagne des Aigles. J'en fis 
le tour, et j'eus la satisfaction de voir des vautours 
qui volaient devant moi au-dessus de la forêt, preuve 
certaine que l’élan que j'avais tué dans la matinée 
n'etait pas éloigné. J'appelai à haute voix Carollus, 
qui me répondit à l'instant. Insoucieux du sort de son 
maître, cet aimable personnage s'occupait tranquil- 
lement à préparer des morceaux de chair pour sa pro- 
pre consommation. Cette nuit je dormis sous la voûte 
étoilée. Mon sommeil fut léger, mais tranquille. Au- 
cun rêve douloureux, aucune angoisse ui préoceupa- 
tion ne vinrent troubler le charme de mon repos. 


Xl 


Chasse aux sangliers. — Les girafes. —Conspiration des naturels 
atin de m'empêcher d'avancer. — Magnifique paysage. — Dé- 
filé de Sesétable. — Mort d'un lion — Arbres de l'Afrique méri- 
dionale. — Les hyènes. — Chasse aux girafes. — Ma pre- 
mière girafe. — Superstition des Béchuanas.— Kraal de Booby. 
— Une incantation. 


Le 7 au matin, après avoir chargé le cheval de bat 
de viande et de graisse, je l’envoyai au camp, escerté 
par un Baquamas. Carollus et moi nous allames nous 
emparer de la corne du muchacho, que nous eùmes 
grand'peine à séparer de la peau malgré l'emploi d'un 
long couteau pointu; elle avait presque trois pieds 
de long et un pied de diamètre à sa base. Les lions 
avaient dévoré la majeure partie du rhinocéros ; à 
notre approche ils s'éloignèrent pourtant, laissant, 
comme de coutume, des débris de leurs crinières gri- 
ses hérissées accrochés aux os rompus des côtes. 

En retournant au camp je m'aperçus qu'Isaacavait 
poursuivi activement l'accomplissement de ses pro- 
jets, car je vis tout d'abord à lair de décontenance 
de mes gens que quelque chose préoccupait leur esprit. 
J'étais à peine assis près du feu qu’il s'approcha de moi 
d'un pas lent et sinistre et me demanda si j'avais ap- 
pris la nouvelle. Quelle nouvelle? répondis-je : Il 
m'apprit alors que la veille au soir deux hommes du 
pays des Bamangwatos avaient passé près des cha- 
riots allant à Bakatla, pour donner avis à ceux de 
cette tribu de la prochaine arrivée des cruels guer- 
ricrs matabilis, dont le chef puissant, Mosclekato, a 
été si habilement décrit par mon confrère en saint 
Hubert, le capitaine Harris. Ces hommes avaient dit 
que, quelques jours auparavant les Matabilis avaient 
attaqué et pillé diverses tribus béchuanas vers le 
nord, et qu'ils s'avançaient en ce moment à mar- 
ches forcées pour dévaster le pays et massacrer les 
habitants. 


LA VIE AU DESERT. 53 


i _ _ …——…—…“…"“…——…—…—…“…—…—…—…—…—…—…——— 


Je compris parfaitement que c'était un conte in- 
venté à plaisir pour m'empêcher de pénétrer plus 
avant, et, riant au nez d'Isaac, je lui assurai qu'il 
avait rêvé cela. À cela il répondit : — Bien, vous ne 
voulez pas écouter mes conseils, lorsque je vous si- 
gnale le danger, mais vous et vos hommes vous vous 
repentirez un jour d'avoir méprisé mes avertisse- 
ments. 

Le8 et le 9, nous poursuivimes notre route au milieu 
d’une contrée charmanteet trés-romantique; nous nous 
dirigions vers Sesétable, défilé très- pittoresque et dan- 
gereux situé dans les hautes montagnes où prend sa 
source le Koulouleng, autrement dit la « rivière des 
sangliers sauvages », tributaire des Ngaterans. 

Après déjeuner, je sortis à pied avec Isaac et gra- 
vis de hautes montagnes à l'ouest du défilé. J’y ren- 
contrai toute une colonie de laboureurs et quelques 
klif-springers ; je vis aussi pour la première fois des 
perroquets verts et des écureuils gris. Depuis que 
j'avais franchi les montagnes Kurrichanes, je trouvais 
les bosquets et les forêts remplis de magnifiques oi- 
seaux au plumage plus ou moins éclatant et à la voix 
mélodieuse; mais, dans mes pérégrinations à l'inté- 
rieur des terres, mon attention était naturellement 
absorbée par la poursuite de gibier plus gros et plus 
important pour moi, aussi je ne pus jamais accorder à 
la gent emplumée qu’une faible admiration d'un in- 
stant. 

Notre étape prochaine nous amena au dangereux dé- 
filé de Sesétable. Nous suivimes les bords du fleuve, 
qui court en dansant le long de son lit rocailleux, for- 
want une multitude de petits ruisseaux écumants et de 
chutes d’eau. Nous nous enfoncions dans cette gorge 
qui se rétrécissait, de telle sorte qu’il y avait à peine 
de la place pour que le chariot pat rouler entre le bord 
escarpé et pierreux contenant l'onde brillante et la 
rude base de la montagne inaccessible qui s'élevait à 
notré gauche. De l’autre côté, à l’orient, la montagne 
qui formait le rempart du défilé s'élevait ras du 
ruisseau où sa base baignait, et formait un obstacle 
invincible. C'était une vallée déserte où personne n'a- 
vait jamais posé le pied, excepté les hôtes sauvages 
des forêts qui depuis un temps immemorial hantaient 
ces solitudes. D'énormes masses de granit nous em- 
péchaient d'avancer, et, avant d'aventurer nos cha- 
riots, nous dimes travailler une heure à les rouler 
de côté Nous trouvimes dans ce sentier diflicile des 
traces visibles du passage de l'énorme troupeau de 
buffles que nos hommes avaient fait lever le matin, et, 
avant d'avoir atteint nos chariots qui nous abritèreut 
daus une étroite clairière à la jonction des deux fleu- 
ves, je tuai deux de ces animaux, Toute la nuit les 
lions et les hyenes continucrent à hurler autour de 
nous et les chiens ne cessèrent pas d aboyer. 

Le lendemain matin le vent soufllait et il faisait 
froid ; je demeurai couché dans mon chariot plus long- 


temps que de coutume. Mes Hottentots avaient jugé 
à propos d'aller à la recherche du miel sous la conduite 
d'un ¢ honey-bird baberd »; environ vingt minutes 
après leur départ, j’entendis les bœufs qui accouru- 
rent au trot comme s'ils étaient poursuivis. Ils arri- 
vèrent devant le chariot, et en levant la tête j'aperçus 
une lionne qui les suivait à quelques toises; la mi- 
nute d'après, son mâle, un lion à l'air vénérable, 
dont la crinière hérissée balayait le sol, parut sur 
l'herbe jaune en face des bœufs, attendant que sa 
femelle les mit en fuite. C’est ordinairement de cette 
manière que les lions attaquent les bufiles. Heureuse- 
ment les bœufs s’abstinrent de courir et les lions pa- 
rurent surpris du calme de mes animaux. Je me levai 
vivement et poussai une clameur : ils se réunirent et 
se retirèrent ensemble sous un arbre touffu, à cent 
vingt toises. Les chevaux broutaient de mon côté, non 
loin des lions, qui alors parurent se concerter pour 
les attaquer: leur attention fut un instant divisée entre 
les chevaux et moi. Je saisis ma carabine cannelée, 
et courus jusqu'à vingt toises des lions : une fois là, 
derrière un arbre touffu très-commode où se trouvait 
une branche faisant la fourche, j'appuyai mon arme, 
je visai le vieux lion que je touchai à l'épaule. Les ani- 
maux me tournèrent le dos à l'instant en poussant des 
grognements furieux et disparurent entre les arbres. 
Comme j'avais été très-calme en l’ajustant et que 
la branche fourchue avait assuré le canon, j'étais 
convaincu que le lion, s’il n'était pas mort, devait au 
moins être mortellement blessé. Je résolus prudem- 
ment de ne pas me mettre seul à sa recherche. Bien- 
tôt quelques-uns des miens revinrent avec les chiens : 
je leur contai ce qui venait d’avoir lieu, et nous nous 
mimes à suivre la trace du monarque blessé En arri- 
vant à l'endroit où les lions avaient stationné, mes . 
chiens aboyèrent avec fureur, regardant avidement 
de tous côtés ; leurs poils se hérissaient sur leur dos. 
Nous y trouvames du sang, et à mesure que nous 
avancions, au lieu de petites taches rouges nousrencon- 
trions de larges marques sanglantes; en approchant 
d'un buis: 
loin, mes chiens qui suivaient la marche s'élancèrent 
de côté en aboyant avec fureur; j'en conclus que sa 


ert fort épais, à deux cents toises plus 


majesté était morte, et tournant avec precaution au- 
tour du buisson, j'eus la satisfaction de contempler 
un lion royal étendu sans vie sur le sol. Il était dans 
la force de l'âge, et possesseur de belles dents aiguës. 
Comme nousétions au cœur de l'hiver, sa peau était cou- 
verte d’une profusion de poils toullus, et l'abondance 
de sa crinière flottante surpassait en beauté tout ce 
que j'avais vu jusqu'alors. Je me felici ai d'avoir ac- 
quis avec si peu de risques un si parfait échantillon de 
cette belle espèce, Mes hommes se mirent à l'œuvre à 
l'instant pour l'ecorcher, et ce ne fut pas long. 

Vers midi nous attelâmes et nous marchämes jus= 
qu'au coucher du soleil à travers une contrée sauvage 


53 LA VIE AU DÉSERT. 


EE SEES 


et si primitive, que rien ne saurait en donner une idée. 
Nous avions pour guides des Béchuanas qui m'avaient 
rejoint la veille se rendant à Booby. Les deux Baqua- 
mas qui m'accompaznaient depuis Bakatla avaient dé- 
serlé dès que j'avais eu tué l'élan. Une si belle provi- 
sion de viande fut une tentation à laquelle ils ne purent 
résister. Pour nous rendre au défilé de la montagne 
de Sesétable, notre route nous conduisit, pendant 
plusieurs milles à travers des collines fertiles admira- 
blement boisées. Nous descendimes ensuite dans une 
dpre vallée ézalement boisée et parsemée de chutes 
d’eau profondes. Nous franchimes plusieurs fleuves et 
plusieurs marais sur les bords desquels se trouvaient 
en profusion des indices d'animaux sauvages, de rhi- 
nocéros, de buffles et de girafes. Près d’un de ces fleu- 
yes nous découvrimes, sur le sable humide, Jes traces 
toutes fraîches d'une tronpe de lions. 

Nousfümesas-iégés pendant la nuit parunetroupe de 
hyènes hardies qui, malgré la vigilance de nos chiens, 
dévorérent une partie de mes harnais de buflles et pres- 
que toutes les courroies de mes jougs. Les chiens aboye- 
rent sans relâche jusqu'au point du jour, et dès que je 
pus y voir, je tuai une hyène. Les autres s’enfuirent 
aussitôt, - 

Le1{1,nousnons mimes en marche dès qu'il fit jour. 
La matinée était horriblement froide, et nous aperce- 
vions sur les mares de laglace d'un quart de pouce d’é- 
pai-seur. Nousavionsmaintenant achevé defranchir les 
iminenses chaînes de montagnes parmi lesquelles avait 
serpenté notre roule depuis Bakatla, et nous appro- 
chions des limites sud-est du grand desert de Kala- 
fari, au bout duquel est situé Booby. Nous continua- 
mes à marcher vers le nord-ouest; derrière la plaine 
monotone, coupée de forêts s’¢levaient dans le loin- 
tain des collines bleues, précisément du côté où on 
m avait assuré que devait se trouver Booby. A l'ouest 
s'élendait, comme une mer de verdure, une forét grise, 
placée dans une interminable plaine unie, qui se per- 
dait dans le plus lointain horizon. Nous marchames 
Lrois heures durant et traversdmes un petit fleuve où 
je detelai pour déjeuner. 

Ce jour-là fut aussi pour moi un jour mémorable, car 
je vis et tuai ma première girafe ou caméléopard, im- 
miense et grand animal, que je souhaitais fort connaître 
depuis longucsannéès, Ces gigantesques et splendides 
quadrupèdes, adinirablement eonformés par la nature 
pour peupler les foréts sans limites qui parent les 
planes sans bornes, sont largement dispersés sur 
toute la surface intérieure de | Alrique méridionale, 
mais on ne les trouve nulle part en grand nombre 
Dans les parages que le pied de Vhowme ne foule 
pas. lew [roupeauNr de gieales se composent de douze à 
seize bite ct pendant yen ar qui lquelots rencontre 
jusqu à trente, ef même une fois j'en comptai qua 
ranle eusemble, Toutefois c'étuit une exeeption et 
seize ble nombre habituelle plus cleved une hurde 


Ces troupes se composent de girafes de différentes di- 
mensions, depuis la plus petite qui a neuf ou dix pieds 
jusqu'au vieux mâle marron-foncé dont la puissante 
tête domine celle de ses compagnes et atteint en gé- 
néral une hauteur de dix-huit pieds. Les femelles sont 
un peu moins grandes; elles n’ont que 16 à 17 pieds. 

Nous foulions depuis plusieurs jours Je terrain des 
girafes et traversions des forêts où les traces étaient 
nombreuses, néanmoins nous n'avions point encore 
aperçu l'animal lui-même. Ce fut done avec un plaisir 
sans pareil que je vis enfin, dans la soirée du 41, une 
troupe de ces intéressants animaux. = 

Le déjeuner étant fini, nous nous remimes en mar- 
che à travers une forêt verdoyante sans limites, compo- 
sée d'arbres de l'essence « canneldorntrees ». Le gazon 
était touflu et le sol accidenté Un peu avant le coucher 
du soleil mon cocher me dit : « Vai oublié de vous 
dire, monsieur, que ce vieil arbre là-bas est un camé- 
léopard. » Je regardai du côté qu’il m’indiquait et je 
vis que ce vieil arbre était en effet un caméléopard. 
Je tournai les yeux un peu sur la droite et j’apercus 
une troupe arrêtée à nous regarder; leurs têtes s’éle- 
vaient presque au-dessus des arbres de la forêt. C'é- 
tait très-impredent de commencer une chasse à cette 
heure tardive, surtout dans un pays plat où j'avais 
peu de chance de regagner mes chariots avant la 
nuit. Néanmoins je résolus de tout risquer : j’ordonnai 
done à mes gens d'attraper et de seller Colesberg, je 
bouclai à la hate ma ceinture et mes éperons, el en 
deux miuutes je fus à cheval. Les girafes conti- 
nuérent à regarder les chariots jusqu’à ce que je fusse 
à soixante toises d'elles : je fis alors le tour d’un énorme 
buisson qui m'avait caché, et je vis tout à coup le 
spectacle le plus imposant qui pdt frapper les regards 
d'unchasseur : j'avais devant moi dix girales colossales 
dont Ja majeure partie avait 17 à 18 pieds de haut; 
en me voyant ces bêtes partirent toutes en tortillant 
leur longue queue sur leur dos, ce qui produisait le 
bruit du sifflement d'une badine; elles allaient à un 
très-petit galop et cependant pour les suivre Coles- 
berg dut allonger le sien de toutes ses forces, 

Je n'avais dans ma carrière de chasseur rien éprouvé 
de comparable à ce que je ressentais ; je coufais après 
ces surprenants animaux comme si j'étais en voiture. 
Vétais tenté de croire que ce que je chassais n'était 
pas des objets vivants, ni des créatures de ce monde, 
Le sol était dur et trés-favorable à la course; à chaque 
enjambée je me rapprochais des girales, et après un 
petit temps de galop échevelé je me trouvai au milieu 
d'elles, Je m'attachai tt plus belle femelle du troupeau 
et la detournai. Quand elle se vil séparée de ses com- 
p gnes et chaudement poursuivie, elle allongea le pas 
et galopa avec une incroyable rapidité, franchisssant& 
chaque bond une immense longueur de terrain, tandis 
que son cou et sa tête brisaientan passage les branches 
de bois mort sur Jes arbres; mon chemin en était ob- 


LA ViE AU DESERT. 53 


strué à chaque pas. Quelques minutes me suffirent pour 
être à cinq toises de sa croupe : je trai au galop et 
lui envoyai une balle dans le dos; puis redoublant 
d'efforts je gulopai cote à côte avec elle, et, plaçant 
le canon de ma carabine à quelques pieds delle, je 
tirai mon second coup derrière sox épaule. 

A vrai dire la balle parut faire peu d'effet; je me 
mis alors en face d'elle, lorsqu'elle ralentit le pas, et, 
meliaut pied à terre, je chargeai à la hate mes deux 

_ coups en mettant double charge de poudre; mais, avant 
que je fusse prêt, l'aminal avait recommence à g Joper. 
Bientôt apres,je la vis s'arrêter a quinze toises dans le 
lit desseché d'une source, et je Uraï, visant à la place 
où je croyais devoir être son cœur. Elle repartitencore. 
Je rechargai mon arme et la suivis; mais je faillis la 
perdre, car elle appuya brusquement sur la gauche 
et disparut promptement au beau milieu des arbres. 
Enfin elle s'arrêta encore; je mis pied à terre et je 
contemplai , dans une surprise admirable, son in- 
comparable beauté, tandis que son grand œil brun et 
doux, liangé de soie, s’abaissait sur moi comme pour 
mimplorer. En ce moment de triomphe j'éprouvai 
pourtaut un regret douloureux pour ce sang que j al- 
ais répaudre, mais nia vanilé de chasseur l'empo: ta : 
j'élevai obliquement le canon de ma carabine, et je 
lui envoyai une balle dans le cou, En la recevant la 
bête releva ses jambes de derrière par un bond pro- 
digieux etretomba en arrière avec un bruit formidable. 
La terre trembla tout autour d'elle; un jet de sang 
noir et épais jaillit au loin hors de sa blessure, ses 
membres gigantesques frissonnèrent un instant, et 
elle expira. 

Je n’eus pas le temps de considérer longtemps ma 
conquête : la nuit approchait à grands pas et il était 
douteux que je parvinsse à regagner mou camp ; ainsi 
donc je coupai la queue de la girafe, dont Je bout était 
orné d'une toulle épaisse de crins noirs flottants; puis, 
lançant à la bète un dernier regard caressant, je galo- 
pai vivement dans la direction de mes chariots que j'at- 
teignis au moment où les ténebres s’épaisissaient. 

Rien au monde ne pourra jamais faire comprendre 
à un chasseur le plaisir qu’il ya de galoper au milieu 
d'un troupeau de girafes formidables de hauteur ; il fout 
l'avoir goûté pour Vapprecier. Les girales exhalent une 
odeur trés-forte; dans l'ardeur de la course elle m'ar- 
rivait toute chaude au visage ct me rappelait celle de 
la pimprenelle en septembre. La majeure partie de 
celle chasse eut lieu au milieu d'un taillis de « wait-a 
bitthorns » si herrissees que, bien longtemps avant 
Vinstant où jabattis définitivement la grafe, mes jam- 
besetmes bras étaientensanglautés, Je portais comme 
à l'ordinaire le jupon de montagnard, avec mes bras 
nus jusqu'aux épaules; c'était un vieux jupon gris 
de Chapelpaik de Badenaeh ; muis ce dernier temps de 
galopacheva de le mettre en loques. 


plaines très - boisées où les traces de caméléopards 
étaient fort-nombréuses ; le 43 nous donnâmes dès 
l'aube la liberté au bétail, Après déjeuner, nous atte- 
lames. et, ayant franchi huit milles dans la direction 
d'une chaine de rochers, nous atteignimes une gorge : 
nous traversames après une rivière, et, suivant ses 
bords pendant trois milles, nous arrivames à Booby, 
village de Béechuanas, branche de la tribu des Baqua- 
mas, gouveruée par un chef tributaire. Ce personnage 
était alors absent; mais son neveu, Coachy, me reçut 
fort bien. C'était un homme d'un extérieur agréable 
et de manières engageantes qui devint peu après et 
est encore chef de cette tribu. 

Le kraal de Booby est encaissé de tous côtés par des 
collines rocailleuses couvertes jusqu'au sommet de 
bois de sandal. En certains endroits ces collines sont 
pleines de précipices où s’ébaudissent des babouins et 
desklip-springers. Comme nous approchionsde Booby, 
je pris ma carabine et je descendis au fond d’un des 
precipices, d'où je tirai sur deux babouins L'un d'eux 
était perché sur le plateau d’un rocher très-élevé au- 
dessus de moi; il recut la balle et tomba d'environ 
cent pieds sans s'arrêter. Les vallées entre les mon- 
lagues sont soigueusement cultivées par les fem- 
mes, comme aussi un grand terrain uni au nord-est 
du kraal. Cette tribu porte le même costume que j'ai 
deja décrit; j'airemarqué seulement que, parmi eux, 
l'usage de l'atroce mélange de terre rouge et de 
graisse est plus général que chez les autres tribus 
béchuanas. 

Les gens de Booby affluaient autour de mes cha- 
riots, et paraissaient charmés d’un spectacle tout nou- 
veau pour eux : ils restèrent près de moi jusqu'à la 
tombée de la nuit. 

Peu après une troupe de Baquamas arriva à Booby 
venant de chez les Sichely. Qn les.avail envoyes pour 
me dissuader de visiter Bamangwalo, et aussi pour me 
dire que Sichely avait de l'ivoire et des peaux enas- 
sez grande quantité pour acquérir tous mes fusils. 


Ils désiraient par-dessus tout que je leur promisse de 
réserver pour lui ma grande carabine hollandaise. Je 
leur répoudis que j'étais resolu à rendre visite à Si- 
comy, el que, selon leur désir, je conserverais pour 
leur chef l'arme couvoitée. 

J'annonçai à Coachy que je comptais me remettre 
en route le lendemain; il en fut surpris et me dit. que 
son cœur en etait fort peiné, Le mèêmesoir 1 y eut une 
assemblée génerule de tous les sages de Booby, pour 
aviser au moyen possible de m'empêcher de conti- 
nucr mon voyage jusqu'à Bamangwato, Le matin je 
me sentis mal à mon aise, et cela sans doute pour avoir 
bu la veille au soir ep de bière avec Coachy, Avant 
que je me décidasse à me lever, le régent et tous ses 
nobles entouraient deja en foule mes chariots Je fei- 
gnis de dormir ; ils allumérent alors des feux autour 


Le 42 mousfimes deux longues traites dans des | desquels ils s'accroupireut, 


5 


56 LA VIE AU DESERT. 


NE . 


Lorsque je me levai. j'offris à déjeuner au chef, et, 
durant le repas, je lui dis que je souhaitais quil en- 
voyät avec moi quelques hommes a Bamangwato. Ilme 
répondit qu'il y avait guerre dans ce pays-là et qu'il 
avait peur des Mosclékastas. Je répliquai que, puis- 
qu'il ne voulait pas me donner ses hommes, je possé- 
dais une drogue qui me mettrait à même de trouver 
mon chemin tout seul; j'ajoutai que, s’il persistait 
dans son refus, je dirais à Sicomy, le grand chef su- 
prême des Bamangwatos, qu'il s'efforçait d'empêcher 
les hommes blancs de visiter ses domaines. À ces 
mots Coachy changea de ton et dit que quatre hom- 
mes m’accompagueraicnt et reviendraient avec moi. 

Ceci une fois convenu, je lui fis quelques présents 
et le priai de me garder ma tête de buffle et plusieurs 
autres jusqu'à mon retour; il y consentit et ordonna 
à ses hommes de les emporter sur-le-champ à son 
kraal. Nous quittames Booby vers midi, accompagnés 
de la majeure partie de la tribu. Chaque homme por- 
tait deux ou trois assagais et une hache de combat. 
Ils nous suivaient dans l'espoir que je tuerais pour 
eux un peu de gros gibier. Les guides prirent d'abord 
au nord est, mais, changeant tout à coup de direction, 
ils marcherent droit vers l’est. Alors je m'arrêtai et 
leur dis que ce n'était point là le chemin pour aller 
à Bamangwato; ils me répondirent qu'ils prenaient 
un détour à cause de l’eau. Je leur ordonnai de chan- 
ger aussitôt de direction et de tourner la tête vers 
Bamangwato. 

Les sauvages obéirent et feignirent pendant quel- 
ques minutes de discuter ensemble; puis ils convinrent 
d'indiquer lorient, déclarant que Bamangwato était 
dans ceite direction. Je leur dis que j'avais dans ma 
poche une aiguille frottée avec une drogue et qu'elle 
m'apprendrait si leurs pas était en effet tournés vers 
le pays de Sicomy. Comme je savais que Bamang- 
wato élait situe un peu à lest-nord, je leur dis qu en 
tournarttrois fois mon aiguille autour de mon poignet 
gauche elle m'indiquerait le côté gauche de ce pays. 
Les sauvages, à ces mots, se regardèrent avec sur- 
prise et m entourèrent pour voir si cette aiguille pos- 
sédait en ellet une pareille puissance. Je tirai dc ma 
poche ma boussole, je le passai trois fois autour de 
mou poignet gauche avec la plus grande gravité, en 
sifllaut tres-fort; puis, ouvrant la boîte je la mis a 
terre devant eux. Je saisis ensuite un de leurs assagais 
el le posai à côté de la boussole, un peu à l'est-nord, 
eu leur disant que c'était la la direction de Bamang- 
walo Is furent pétrifies d’etonnement, et, dès bors, 
ils me crurent doué d'une influence toute suimatu- 
relle 

Je leur demandai aussitôt s'ils me conduisaient près 
de l'eau sur cette voie ; ils s'écriérent ensemble que c'é- 
lait un désert, et que jamais personne n'y avait trouve 
d'eau ; puis ils se retournérent, firent deux cents toi- 
ses de chemin et s'accroupirent. Je m'approchai alors 


d'eux avec Isaac, mais ils demeurérent silencieux te- 
nant les yeux baissés. Je leur demandai aussi pourquoi 
ilss’étaient assis de la sorte, etils repondirent qu'ils ne 
voulaient pas aller plus loin avec moi. Je leur répliquai 
que j'étais charmé de l’apprendre, et que je me tire- 
rais mieux d'aflaire sans eux. Retournant alors à mes 
chariots, j’ordonnai à mes hommes de rebrousser che- 
min jusqu’au premier ruisseau. Les sauvages me priè- 
rent d'arrêter et de les écouter, maisje leur déclarai 
que leur présence m’importunait, et qu'ils eussent à 
retourner près de leur chef. Je marchai ensuite pen- 
dant plusieurs centaines de toises et campai près 
d'une mare d’eau. 

Je comprenais à merveille qu'isaac, mon inter- 
prète, s'était ligué avec les Baquamas et leur chef, 
dans le but particulier de contrarier mes désirs ; mais, 
comme il ne me convenait pas de me séparer alors de 
lui. parce que sa présence inspirait de la confiance à 
mes gens, je feignis de croire qu'il était sincère Ma 
provision de viande était épuisée ; je me décidai à faire 
une halte d’un jour afin de chasser; puis, ayant re- 
nouvelé mon garde manger, je me mis en marche à 
travers la forêt, en appuyant un peu sur l’est-nord, à 
l'aide de ma boussole, cherchant de l’eau avec mes 
chevaux en avant des chariots. 

J'étais assez mal portant et de plus très inquiet. Ma 
situation n’était pas enviable : j'étais au fond de l'A- 
frique, seul, sans amis, environné d'une troupe de 
gens prête à tout pour m'empêcher de réussir dans 
mes projets. Ce que je redoutais le plus, c’est qu'on 
me volât mes bœufs et mes chevaux, ce qui eut été 
chose facile. Mes gens aussi étaient découragés et sou- 
haitaient ardemment retourner dans leurs foyers. 

Pendant la nuit, l'inquiétude et la colère me tinrent 
éveillé. Toute la tribu de Booby était couchée par terre 
autour de grands feux le long d'une haie de buissons 
épineux arrangés en demi-cercle pour les abriter du 
vent. Après le déjeüner, je partis pour chasser me di= 
rigeant vers lorient; Kleinboy conduisait un cheval de 
bAt, etenviron trente Bechuanas me suivaient dans l'es- 
poir d'obtenir de la viande. Je fis deux milles, et je tuai 
un mâle et deux femelles wild-beasts. Voff is le mâle 
et une des femelles aux Béchuanas, qui furent ravis 
de mon succès, et, ayant mis la seconde femelle sur 
le cheval, je retournai au camp. 

J'y trouvai Coachy avec sasuite. Le chefme remercia 
de mon gibier, et je lui annonçai que ses hommes 
n'avaient pas voulu me conduire dans la direction 
que le docteur Livingstone m'avait dit de prendre; 
il me répondit que la route faisait un circuit et 
qu'ils me guidaient ainsi à cause de l'eau. A la fin il 
m'avail presque persuadé de suivre ses guides; mais, 
comme je n'avais pas d'ami à consulter, je me decidai 
à passer la nuit dans l'endroit où j'étais et à prendre 
au matin une détermination délinitive, Alors Coachy 
se fit servir du cafe et partit en me disant adieu. 


LA VIE AU DESERT. 


57 


a ……… ….………… ……………………—…—…—…—_———————— 


Le soir venu, j'interrogeai mes guides relativement 
aux sources d'eau afin de savoir à quelles distances 
une de l’autre on les rencontrait. Ils me dirent que 
la première que nous puissions atteindre était située 
à une petite journée de marche, mais qu’ensuite il 


faudrait marcher deux jours sans en trouver nulle 


part. Je fus alors convaincu que ces misérables vou~ 
laient m'égarer et finalement me conduire à Sichely ; 
je m'aflermis donc dans ma première résolution de 
marcher seul à l’aide de ma boussole, mais je tins 
mes intentions cachées, dans la crainte qu'ils ne me 
volasseut mes bœufs afin de mieux me retenir. 


XII 


Les guides essayent de m’égarer cans ma route en allant à 
Bamangwato. — Des Béchuanas errants m'indiquent mon ve- 
ritable chemin. — Je me perds dans la forêt — Mutinerie. — 
La recherche des sources. — Le vol des oiseaux me guide. — 
Je trouve de l'eau.— Les girafes. — Piéges à girafes. — Chasse 
au rhinocéros: — Nous nous perdons. — Nous rejuignons enfin 
les chariots. 


Une portion considérable des gens de Coachy 
étaient encore campes près de nous le 16 au matin; 
sans doute ils étaient convaincus qu'ils avaient réussi 
à me persuader de les suivre. Après avoir rempli tous 
mes tonneaux à eau, j'ordonnai à mes hommes d’at- 
teler Les Béchuanas étaient enchantés et s'imagi- 
naient que j'allais me laisser guider par eux vers 
lorient; mais, à leur grande surprise, lorsque l'atte- 
lage fut prêt, je leur dis qu'ils n'avaient qu'à retour- 
ner pres de leur chef, car je ne voulais plus tuer 
de gibier pour eux. J'ordonnai ensuite à mes gens 
de se diriger vers un arbre très en évidence non loin 
de là. 


quelques minutes, mais bientôt, mettant leurs assa- 
gais à leur épaule, ils nous suivirent. C'était hardi 
de ma part; le paysage offrait peu d'apparence 
d'eau, et les sauvages persistaient à soutenir que, 
dans la direction que je voulais suivre, je serais sept 
jours sans en rencontrer. J'avais devant moi une 
interminable forêt sans collines, sans le moindre in- 
dice qui pit me guider pour trouver de l'eau Néan- 
moins la lortune me favorisa, comme à l'ordinaire, 
car, cusse-je habité ces parages toute ma vie, je 
n'aurais pas suivi une ligne plus droite pour arriver 
où je désirais me rendre : je cheminai pourtant plu- 
sieurs nulles sans une lueur d'espoir, car le terrain 
n’etait qu'une nappe de forets entremèlée de fourrés 
d'épines. 

Nouscontinuâmescependant, à l'aide de la boussole, 
A appuyer au N.-N.-E.; tous les Béchuanas m'aban- 


donnèrent, excepté quatre hommes fort laids que 
Coachy nous avait donnés pour guides; ces derniers, 
contrairement à mes prévisions, me suivaient à dis- 
tance. Après un voyage de plusieurs heures, la bous- 
sole à la main, le pays devint plus découvert, et nous 
entrâmes sur une large bande récemment saccagee 
par les Bakalahari ou habitants sauvages du dé-ert. 
Les arbres et les buissons étaient écorchés et brülés, 
et il n’y avait pas un brin d'herbe pour réjouir la 
vue. 

Quelque part que l'on tournat ses regards, le sol était 
noir et couvert de cendres. Je senti: mon cœur faiblir, 
en me représentant la probabilite que, tous mes efforts 
pour trouver de l’eau ayant été inutiles, je serais 
obligé de revenir dans ces mémes lieux si désolés, 
ramenant mes bestiaux mourant de faim et de soif, 
et forcé de renoncer, avec le plus amer regret, à 
mes brillantes espérances de chasse à l'eléphant. 
C'était en vérité une triste perspective. Je n'avais 
pas un ami qui pit me consoler et me conseiller ; 
j'entendais derrière moi mes hommes qui murmu- 
raient et juraient de ne pas aller plus loin, etles guides 
les encourageaient dans leurs projets, en leur alfir- 
mant qu'ils couraient à une perte certaine. 

Enfin nous atteignimes les confins de ce terrain 
dévasté et torrélié, mais la vue qui s'offrit à nos yeux 
n'était pas plus réjouissante. Nous entrions dans une 
vaste forêt toute grise, el si épaisse qu'on ne voyait pas 
à quarante toises devant soi. Bien plus il nous fal- 
lait à chaque pas nous arrêter et couper des arbres 
et des branches pour frayer un passage aux chariots. 
Pour compléter nos embarras, le terrain était devenu 
si sablonneux que les roues y enfonçaient profon- 
dément Mes hommes commencèrent presque à se 
révolter, et ils ne se gênaient pas pour exprimer leur 
opinion en ma présence. Je leur fis des representa- 
tions, et leur dis que, si le lendemain avant le 


| coucher du soleil je n'avais pas découvert d’eau, ils 
Les Béchuanas demeurèrent immobiles pendant | 


pourraient faire rebrousser chemin aux bœufs et les 
mettre sur la voie indiquée par les guides. Nous con- 
tinuâmes à marcher dans cette épaisse forêt jusqu'à 
la chute du jour; puis je fis halte auprès d'un arbre 
aux rameaux étendus; je mis le bétail en liberté pen- 
dant une heure, et le fis ensuite rattacher près du 
joug, quand il fit clair de lune. 

J'étais triste et malheureux, car je voyais bien que 
la chance tournait contre moi; je ne voulais point re- 
touruer à la colonie, après être venu de si loin, sans 
Luer, ou du moins sans voir ce que mon cœur désirait 
le plus ardemment, à savoir un éléphaut mâle en 
liberte au milieu de ses forêts natales. Cependant je 
bus un peu de vin, puis je vins près du feu que 
mes gens avaient allumé sous un vieux « canneldorn- 
tree » ; je me moquai des quatre Béchuanas, et leur dis, 
en aflectant une extréme gaieté, qu'ils metraitaienten 
enfant en voulant ainsi m'egarer; j'ajoutai que J'étais 


58 LA VIE AU DESERT. 


un vieux soldat etun habile chasseur qui savait retrou- 
ver son chemin sur la terre étrangère. Je riais, mais 
c'était le rire du désespoir, car je m'attendais à les 
voir se moquer de moi à leur tour lorsque je serais 
forcé le lendemain au soir de revenir sur mes pas. 

Un des plus grands obstacles qui m’arrétat était ce- 
lui-ci : si je partais en avant por chercher de l’eau, il 
me serait sans doute impossible, dans cette immense 
forêt sans routes batiues, de retrouver mon chemin 
pour rejoindre mes chariots. Je me couchai done, mais 
j'appelai en vain le sommeil; l'incertitude et le tour- 
ment metinrent éveillé jusque vers le matin. Je m’as- 
soupis pourtant un instant et rêvai que j'avais couru en 
avant et que j'avais trouvé de l’eau. Le jour parut, et 
je me levai chagrin; mon espoir élait presque évanoui. 
Je déjeünai cependant et dis à mes hommes de don- 
ner du blé à Colesberg eta Thecow; je leur enjoignis 
ensuite de rester en place tout le jour et d'écouter 
Je bruit des coups de feu dans le cas où je me per- 
drais en revenant. Je leur laissai des munitions pour 
me répondre; puis je montai à cheval et me laneai 
vers le nord-nord-est, au plus épais de la forêt. ac- 
compagné de Kleinboy. ‘Le terrain était pénible ; c'é- 
tait du sable lin; on voyait à divers iniervailes quel- 
ques touffes de gazon. Nous marchames sans nous 
arréler Lorjours tout droit, et ne trouvames aucune 
trace des bêtes fauves qui-pût nous donner quelque 
espoir. Je vis cependant bien un € duiket » ; 
celle sorte d'antilope se rencontre au désert et se 
passe facilement d'eau. é 


mais 


À la lin neus arrivames à une partie plus décou- 
verte de da forêt, et, en sortant du fourré, j’apercus 
sur ma droite, à environ deux cents toises, six ou 
huit girafes superbes qui nous regardaient. Il m'était 
pas question de chasser, quoique j'en eusse bien 
envie; je les laissai donc s'éloigner en paix et couti- 
nuai avhercher des sources. Daus une elairière je trou- 
vai deux ou troiscreux où il y avait eu de l'eau, mais 
isétaientcomplétement dessechés. Je rentrai dans l'é- 
passeur du hots ct pris un peu plus vers | orient. Nous 
fimes plusieurs milles, cherchant toujours; l'espoir 
commençait à m'abandonner, et Kleinboy protesta 
que nous ne regagnerions jamais les chariots. Ala 
fin j apergos um sassaby; cette antilope hoit tous les 
jours; le courage me revintavee |’ spérance Je galo- 
paren avant sans me préocouper de la distance déjà 
immense que j'avais mise entre moi etmon camp, 
Bom inquicter des remontrances de mon serviteur, 
qui, à da fin, arrétant son cheval exténué, déclara 
que je courais à ma perte et qu'il ne me suiveait pas. 
Je Jui indiquai du doigt dans le lointain, | sommet 
d'un grand arbre gris, dont les branches d pouillees 
Ct hattues pur les vents s'eténdaient au-dessus de ses 
Vows, ef lui assurat que, sen altognantcet arbre 
nous y decouvrions rien, j'abandonnerais toute re 


cherche et passerais le reste de la saison à chasser 


dans les montagnes de Sichely, à l’est de Booby. 

Mais le destin avait décidé que je pénétrerais plus 
avant dans l’intérieur de l'Afrique, et, avant d'arriver 
à mon arbre, j'observai une petite compagme de per- 
dreaux de Namaqua qui traversèrent mon chemin en 
volant vers l’ouest; il était impossible d'affirmer que 
ces oiseaux se dirigeassent du côté de l'eau au lieu 
den revenir; je guettai longtemps et mon attente ne 
fut pas déçue. A une très-grande distance devant moi, 
je découvris une seconde compagnie des mêmes oi- 
seaux volant aussi vers l’ouest, et il était évident 
quils.atlaient au même endroit que les autres. Peu 
à peu la première compagnie revint volant très-près 
et pous-ant ce cri si mélodicux et si doux: Di pretty 
dear! di pretty dear! (joli chéri! joli chéri). Je m'é- 
lançai alors du côté où avaient volé les oiseaux, et, 
avant d'aller plus loin, j'aperçus un petit fossé qui 
coulait du nord au sud; je le suivis, et j'y trouvai 
presque aussitôt des traces toutes fraïches de rhino- 
céros, ce qui étail un signe certain que l’eau était 
proche. 

Mon espoir se réveilla encore une fois, je regardai 
vers le nord et le ciel avait précisément ce jour-là 
un aspect que je ne lui avais pas vu depuis bien des 
mois. C'était un de ces jours radieux pareils à ceux de 
mon pays lointain, où Vazur éclatant du firmament 
s'aperçoit à travers dix mille petits nuages de neige 
ct ov toute la nature, à l'heure où le soleil luit, semble 
vouloir faire oublier à l'homme malheureux ses peines 
el ses douleurs. Cet aspect fut d’un favorable augure; 
je ranimai mon excellent cheval harassé, et galopai ! 
dans le vallon; Je fossé faisait un conde, et, lorsque 
jens fait le tour, je vis que nous étions sur un point 
élevé de la forêt; je contemplai alors pour la première 
fois l'ensemble du paysage. 

On ne voyait, aussi loin que le regard pouvait at- 
teindre, qu'une suite non interrompue de ‘forêts; 
mais j'avais maintenant sous les yeux une contrée 
accidentée, au lieu des monotones régions que je ve- 
nais de franchir. Le succès me parut assuré. Nous dé- 
couvrimes bientôt des mares qui avaient jadis contenu 
de l'eau, et entin je trouvai un grand étang sullisant 
pour abrouver mes besliaux pendant plusieurs jours. 
J'eprouvai en ce momentune vraie satisfaction, carj/a- 
vunçais vers mon but tant desiré. A mesure que les 
dillicullés s'étaient accumulées, ma résolution de les : 
vaincre avaitaugmenté Je comprenais bien que, quoi- 
que j alleignisse Baniangwato, sije pouvais seulement 
parvenir à continuer mon voyage au nord pendant huit 
jours, je rencontrerais infailliblement des éléphants. 

Je regagnai mes ch riots sans avoir faitun seul dé- 
tour; je feignis d'abord de n'avoir pas trouvé d'eau et 
je dis imes guides ctl n'y aabsolument que des bois 
épais dans ces parages; ne pouvez-vous m'indiquer 
de l'eau ? Mes bœufs vontmourir. » Es me répondirent 
que, si je voulais de l'eau, il fallait voyager jusqu'au 


LA VIE AU DESERT. 


59 


-coucher dusoleil et se diriger vers le sud-est. I!s furent 

fort étonués lorsque je leur dis : » Jai maintenant 
Ja certitude que vous voulez m’égarer, car j'ai trouvé 
de l’eau en abondance et je saurai bien arriver jusqu'à 
Bamangwato malgré tous vos efforts pour m'en empé- 
cher. » Je fisdonc atteler et nous partimes pour la mare 
en question où nous arrivames fort tard. Les Béchnanas 
nous suivaient toujours. Je fus assuré qu’ils avaient 
recu de leur maître l'ordre de m’égarer et de me me- 
ner à Sichely, mais que, dans le cas où je parvien- 
drais à trouver mon chemin tont seul, ils devaient 
‘Maccompagner chez Sicomy, afin de l’assurer de 
Pamiltié et de la sincérité de leur chef. 

Le 18 au matin je méditais, étendu dans mon chariot, 
ét j'étais indécis si je chass:rais, ou si, auparavant, 
j'explorerais la contrée lorsque tout à coup j'entendis 
des voix d'hommes à peu de distance au bas de la 
clairière. Je me jetai à bas du lit et découvris une 
bande de Bechuanas. Ces hommes avaient chassé 
des chacals dans un endroit appelé Bootlonamy, à 
moitié chemin de Booby à Bamangwato. Sur ma de- 
mande ils m'indiquèrent le chemin en droite ligne 
pour arriver dans ce dernier lieu, et enfin la position 
d'une belle mare dans la forêt, à une marche de dis- 
tance. 

Nous déjeunâmes ; je fis atteler, et, après un trajet 
de six heures au travers d'une épaisse forêt, nous 
atteignimes la mare. Nous etimes constamment besoin, 
le long de la route, d'avoir recours à nos haches pour 
frayer le passage à nos chariots. Je parvin<enlin près 
du petit lac; il était rond et couvrait environ un ar- 
pent. Ses bords portaient des traces toutes fraiches 
de girales, de rhinoceros, de sasaybys, de pollahs, 
de zebres, de lions, etc. Nous campames sous Vombraze 
de deux arbres à larges rameaux, el, comme notre 
Viande tirait à sa fin, je montai à cheval sur-le- 
champ et partis à la chasse avee Kleinboy. J'avais 
couru à peu près un mille vers le nord, au milieu de 
bocages de mokalatrees, quand j'aperens soudain une 
majestueuse girafe qui traversait lentement le sentier 
devant moi; elle broutait des feuilles au sommet d'un 
bosquet à Ja distance d'environ cent toises 

C'était la une superbe découverte: d'un main rapide 
je lis passer ma selle du dos d'un cheval à celoi d'un 
autre, et, ordonnant à Kleinboy de mettre le bat sur 
le second et d'éviter les coups de feu, je suivis à pas 
lents la girafe. J'en remarquai bientôt une seconde qui 
me regardait un peu à gauche, et. lorsque j'eus fait 
le tour d'un massif d'arbres quiobstruait ma route, je 
vis & quelques metres huit girales qui trottaient devant 
moi. En quelques secondes je parvins au milieu d'elles; 
je chdisis une belle femelle grasse, la poursuivis avec 
ardeuretlui trai un premier coup de carabine sans ré- 
sultat. Je la séparai à plusieurs reprises des autres, 
mais clle les rejoignait toujours. A la in, je Jui trai 
un second coup au col, puis, me metlant ep avaul, 


Je parvins à l'arrêter. Je rechargeai mes deux coups 
à la hate et les tirai à droite et à gauche, visant au 
cœur. Le colosse tressaillit convulsivement pendant 
quelques secondes, puis il trébucha en arrière et 
roula dans la poussière avec une violence et un bruit 
formidables. 

Je tirai quatre coups de suite en manière de signal. 
Kleinboy arriva bientôt avec le cheval de bat et I-aac 
aves les guides. La chasse s'était accomplie dans l’é- 
paisseur de la forêt et m'avait amené à quelques cen- 
taines de mètres de mes chariots. Les guides affamés, 
ravis de la perspective d'un tel banquet. allumerent 
du feu sur-le-champ et passèrent la nuit auprès de la 
carcasse, landis que je retournais aux chariots avec 
mes chevaux chargés de viande. J'avais alors l'esprit 
calme; je me couchai et dormis profondément. Pen- 
dant la nuit les lions rugirent autour de nous. 

Le 19, en rédant dans la forêt, je trouvai de la 
vieille boused’élephant, etje remarquai aussi plusieurs 
grands arbres déracinés ou courbés par la force pro- 
digieuse de ces animaux. Les guides, convaincus 
qu'ils ne me persuaderaient pas, se décidèrent enfin 
à me conduire à Bamangwato par un chemin au nord, 
el me promirent que je ne manquerais pas d’eau. En 
conséquence, nous atlelames et nous marchames jus- 
qu’au coucher du soleil. Nous nous dirigeames aussitôt 
vers le nord-est et {imes halte dans une sombre forèt où 
iln’y avait pas trace d'eau. Nous traversames une con- 
trée Lrès-favorable pour chasser l'élan et la girafe; en dif- 
férents endroits la forét étail très-clairsemée. Quelques 
arbres gigantesques, vénérables et pittoresques, étaient 
dispersés çà et là, les uns à moitié morts, les autres tom- 
banten morceaux, vu leur vieillesse. Le sol était doux, 
quoique chaud, favorable à la course ; la trace des 
élans et des girafes se voyait de tous côtés. 

Le 20 nous attelames, et au bout de cing milles 
nous parvinmesa un misérable petit kraal appele Baka- 
lahari. El y avait là une mare d'eau près de laquelle 
yous dételames. Dans le voisinage se trouvaient quel- 
ques jardins où poussaient des melons d'eau et un 
peu de blé. Ces indigènes avaient queiquelois le bon- 
heur de prendre au piége quelque gros animal, et ils 
vivaient pendant plusieurs jours dans l'abondance ; 
mais, comme ils n’out pas de sel, la viande se gatait 
vite ; alors ils étaient forcés de retourner dans les bois 
pour y chercher des fruits et des racines, qui avec 
les sauterelles forment leur principale nour iture. 
Dans les districts où le gibier abonde ils construisent 
leurs pièges surun grand modèle, en construisant des 
haies circulaire en forme de croissant qui s'étendent 
à presque un mille de chaque cdté du pirge. 

Par ce moyen le gibier peut être facilement attiré 
dans des trous qui sont habilement recouverts avec de 
minces batons etde | herbe sèche; c'estainsiqu'ils cap- 
Lureut à lu fois des troupeaux entiers de wild- beasts et 
dezèbres. Hy a alors de dégoütants banquets où les 


60 LA VIE AU DESERT. 


pauvres sauvages aflamés se conduisent comme des 
vautours ou des hyènes. Les Bakalaharis n’ont point 
de bétail ; s'ils en avaient. le chef le plus proche le leur 
enléverait sur-le-champ. Toute cette portion du pays 
étail couverte de piéges dressés par ces sauvages. 
Ces trous avaient en général 2 pieds de large sur 10 
de long; leur profondeur était de 9 ou 10 pieds; la 
plupart avaient été creusés pour les girafes, 

L’aprés-midi nous reprimes notre route à travers la 
forêt. en nous frayant un passage avec la hache, et 
nous fimes halte, au coucher du soleil, sans trouver de 
l'eau ; les traces d’élan étaient nombreuses. 

Le 22 j'ordonnai à mes hommes de cheminer vers la 
fontaine de Bootlonamy, et me lançant au galop avec 
Reyter. j'appuyai vers lest. Nous traversames un bo- 
cage de trés-g ands mimosas qui étaient plus ou moins 
endommagés par les eflorts prodigieux d'une troupe 
d'éléphants qui avaient passe par là environ un an 
auparavantet nous cheminämes pendant deux milles, 
entoures de tous côtes par de nombreuses hardes de 
gibier. Je rencontrai. à cinquante toises de distance, 
un thinocéros noir qui broutait des wait-a-bit-thorns. 
Je tira: du haut de mon cheval et lui envoyai une 
balle derrière l'épaule; l'animal se précipita en avant 
dans une terreur profonde, soufllant comme un dau- 
phin, et s'arrèta ensuite pour regarder derrière lui. 
Puis il prit la fuite et je le suivis ; notre chasse nous 
conduisit parmi une grande compagnie de wild-beasts, 
de zebres et de spring-boks, qui nous contemplaient 
avec slupefaction en nous voyant courir. 

Dans mon ignorance, je me flattais qu'il se met- 
trait en arrêt, ce qu'un rhinocéros ne fail jamais. 
Tout à coup il tomba à plat, mais il se releva soudain et 
recommenca à courir comme sil ne lui était rien ar- 
rive. 

La longueur de cette chasse m’ennuyait, car je dési- 
rais conserver mes chevaux frais pour les éléphants : 
d'ailleurs je ne me souciais guere d’avoir ce rhino- 
céros, car je m'étais aperçu que sa corne était pres- 
que entiéremeut usee par l'âge et par sa méchanceté. 
Je voulus donc accelérer le denoûment et j'éperonnai 
mon cheval, je me précipitai devant lui et traversai 
sa roule, Sur cela l'horrible monstre m'attaqua avec 
fureur, soufilant bruyamment par ses narines. Quoi- 
que je me fusse vivement détourné, il me suivit d'un 
galop si furieux pendant plusieurs centaines de mètres, 
avec son vilain museau cornu planté tout près de la 
queue demon cheval, que mon petit Bushman, qui ne 
me perdait pas de vue, crut son maître perdu. 

Bientôt l'animal rebroussa chemin subitement, et, 
comme j'élais parfaitement satisfait de l'entrevue que 
j'avais deja eue avec lui et que je ne souhaitais pas 
cultiver davantage sa connaissance, je m en relournal 
à mon camp, Nous quittämes le même jour la fontaine 
de Bootlanamy et murchâämes pendant six milles. Le 


soir, une grande quantité de pintades vint se percher 


sur les arbres autour de mon camp; jen tuai plusieurs 
pour mon souper. 

Le 23 nous attelames au clair de la lune et nous con- 
linudmes notre route dans un pays très-peu boise. Au 
bout de dix milles le bois devint plus fourni, nous aper= 
cumes de grands arbres et des bosquets de wait-à-bit- 
thorns. Les guides nous dirent alors que la source que 
les Béchuanas appellent Lepeley n'était pas très-éloi- 
gnée. A cette nouvelle je partis en avant avec le Bush- 
man dans l'intention de chasser pendant une heure 
avant le déjeuner. À mesure que nous avancions le gi- 
bier augmentait; la forêt entière paraissait fourmiller 
de zèbres, de pallahs, de spring-boks, de wild-beasts 
et de rhinocéros. Si j'avais eu pour but de me procu- 
rer de la venaison, j'aurais pu choisir et tuer ce que 
J'aurais voulu; je désirais seulement me procurer quel- 
ques têtes de pallahs mâles pour échantillon; mais, 
grâce à l’innombrable quantité de gibier qui soulevait 
autour de moi de la poussière et de la confusion, ilar- 
riva que je perdis tout ceux que je blessai. 

Nous avions franchi plusieurs milles, et, me sentant 
affaibli par le besoin, je renongai à la chasse, décou- 
ragé, et voulus retourner à mes chariots Lorsque le 
soir approcha, je soupconnai que le Bushman, dans 
lequel je plaçais mon entière confiance dans ces cas- 
la, avait perdu son chemin; ce soupcon se vérifia, car, 
après avoir parcouru plusieurs milles encore, il avoua 
qu'il ne savait quel parti prendre, mais il était d'avis 
d'appuyer un peu plus vers l'ouest. Ma tête était si 
troublée que je ne me souvins plus comment nous 
étions venus; j'avais perdu l'esprit et ne savais plus 
ce que je disais. 

Mais la recherche difficile des chariots n’était rien 
en comparaison des tortures que la soif me fit bientôt 
souffrir. J'avais galopé toute la journée sous un soleil 
brülant, et depuis la veille au soir je n'avais ni bu 
ni mangé; mon cœur se serra en songeant à | horreur 
d'une mort lente dans les souffrances de la soif. Je mis 
pied à terre et m'assis pour réfléchir à ce que je de- 
vais faire; je savais très-bien par ma boussole quelle 
direction nous avions suivie depuis que nous avions 
quitté Booby; aussi après avoir réfléchi, je remontai 
à cheval (la pauvre bête aussi mourait de faim et de 
soif), et je marchai au sud-ouest pendant plusieurs 
milles. A la fin je reconnus la contree que nous avions 
traversée de bonne heure le matin, et, à mon inex- 
primable joie, je retrouvai la trace de mes chariots 
que je rejoignis après un trajet de quatre milles au 
nord-est. 

Le camp s'élevait auprès de la grande fontaine de 
Lepeley, qui sort de dessous une assise de rocher, 
formant un large et profond bassin d'eau très-pure, 
bordé d'un côté par des roseaux verts trés-hauts. 
Cette fontame était située à l'extrémité nord d'une 
vley nue, entourée d'un épais taillis de wait-à- bit- 
thorns, et le pays était si régulièrement uniforme, 


LA VIE AU DESERT. 


64 


qu'une personne qui se serait éloignée de plusieurs 
centaines de toises de la fontaine aurait eu de la peine 


à la retrouver. Il était nuit avant que je ne me retrou- * 


vasse près de mes chariots ; deux ou trois tasses de 
café rétablirent mes forces. 
Le lendemain au matin, depuis le point du jour 


jusqu'à l'heure où nous partimes (ce qui fut à dix 


- heures avant midi), de nombreux troupeaux continue- 
rent à venir boire : tout l’espace découvert en était 
rempli, et cela avait tout à fait la physionomie d'un 
parc à bestiaux. Les wild-beasts bleus, les zèbres, 
les sassaybys, les pallahs, les spring-boks, etc., 
gambadaient sans crainte près de l’eau, les uns après 
les autres, à deux cents toises de nous. Je tuai un 
pallah et un wild-beast que nous attachames derrière 
mes chariots. 

Les Bechuanasavaient jadis fréquenté cette fontaine, 
mais les puissants et cruels Matabilis avaient atta- 
qué cette tribu et l'avaient forcée à porter ses foyers 
ailleurs. Vers dix heures avant midi nous attelames, 
eta un mille de Lepeley nous trouvames une autre sa- 
vane découverte, contenant une grande fontaine d’eau 
délicieuse. Nous continuames à marcher, jusqu'au 
coucher du soleil, à travers un pays découvert et ac- 
cidenté, tout parsemé de bouquets d'arbres et de buis- 
sons épineux. Nous dressimes notre camp dans un 
désert sablonneux et sans eau. 


XIII 


Les montagnes de Bamangwato. — Une chasse aux éléphants. 
— Sicomy, roi de Bamangwato, — Un troupeau de girafes. — 
Recherche des éléphants. — Chasse aux éléphants. — Dange- 
reuse rencontre. — Départ pour le kraal de Sicomy. — Guer- 
riers bamangwatos. — Commerce avec Sicomy. — Lenteurs 
dans les marchés. — Retraite de Sicomy dans les moutagnes. 
— Une brillante affaire. — Le bivouac béchuana. 


Le 25 nous marchâmes environ cinq heures vers 
le nord est, à travers un pays découvert et parci- 
monieusement orné de vieux arbres nains. A la fin de 
la journée, les montagnes tant désirées de Bamang- 
walo nous apparurent bleuissantes dans le lointain. 
Nous fimes halte près d'une superbe fontaine qui me 
fit aussitôt oublier les fatigues et les chagrins que j'a- 
vais enduré pour l’atteindre. Cette fontaine s'appelle 
Massoucy, mais je la baptisai fontaine des éléphants, 
car elle était située sur la limite méridionale des fo- 
réts interminables habitées par ces animaux, forêts 
où j'étais enlin arrivé, 

La source , qui était profonde et considérable, se 
trouvait à l'extrémité est d'une vley découverte fort 
étendue, sur une assise parfaitement unie de vieilles 
pierres de grès rouge, et ca et là j'y apercevais une 


ES mt 
PES 


couche épaisse de terre couverte de traces toutes frai- 
ches d’elephants ; les pieds gigantesques qui piéti- 
naient ce sol depuis des siècles avaient positivement 
usé le rocher autour de l'eau. 

Le terrain du pays environnant était du sable jaune 
et bleu, mais il y avait aussi une profusion d'herbe, 
d'arbres et d’arbustes. Une centaine de sentiers, bien 
battus par les pieds des éléphants, conduisaient de 
tous côtes depuis le bord de l’eau : ces sentiers avaient 
trois pieds de large ; la contrée du côté du nord et de 
Vest, était nue ei boisée, et conséquemment plus fré- 
quentée. Nous rangeames les chariots sur une hauteur, 
à l'est de la fontaine, d'où l'on pouvait voir distincte- 
ment toute espèce de gibier qui viendrait y boire. Je 
commençais mon simple déjeuner lorsque mes gens 
s'écrièrent : « Almagty keek de ghrooti clomp ca- 
meil, » et, levant les yeux de dessus mon ragoüt de 
sassayby, j’apercus quelque chose de magnifique : au 
milieu de la vley marchait une troupe de dix girafes 
colossales, flanquées de dix énormes troupeaux de 
wild-beasts bleus et de zèbres, et précédés de pal- 
lahs Ils venaient tous boire à la fontaine, et allaient 
se trouver à portée de carabine, avant que j’eusse le 
temps d'achever mon repas. 

Je continuai pourtant de manger avec la plus grande 
précipitation, en ordonnant à mes gens de seller Co- 
lesberg. En quelques minutes les girafes, qui s’avan- 
caient lentement, se trouvèrent à deux cents toises 
de moi. Elles allongeaient leur cou gracieux et con- 
templaient avec surprise les chariots. Je saisis ma 
carabine, sautai sur mon cheval et marchai au petit 
pas jusqu’à ce que je fusse à cent pas d'elles. Elles 
agitérent alors leurs longues queues en les repliant 
sur leurs dos et s'éloignèrent au petit galop. 

Comme jeles poursuivais de près, elles allongèrent 
encore le pas, et, avant que nous eussions fait un demi- 
mille, je galopais à côté d'un male au poil foncé dont 
la tête dominait de beaucoup toutes les autres. Je tirai 
au galop et le blessai au défant de l'épaule; puis je 
le séparai du troupeau, et, bientôt après, le prenant 
en tête, je réussis à l'arrêter. Alors je lui envoyai 
une seconde balle qui le frappa presque au même en- 
droit que la première. 

Ces deux coups de feu eurent un plein effet : la 
bête était en ma puissance, mais je ne voulus pas 
Vabattre si loin du camp. J’attendis done qu'elle edt 
repris haleine, et l'amenai à moitié chemin de camp. 

à elle devint rétive, et aussitôt, je rechargeai 
mon arme et lui envoyai une balle dans le gosier. 
Elle sauta en l'air très-haut, retomba à la renverse 
el expira. 

C'était un magnifique échantillon de girafe, carelle 
avait plus de dix-huit pieds de haut. Je restai envi- 
ron une demi-heure absorbé dans la contemplation 
de son extrême beauté et de ses proportions gigan- 
tesques, S'il n’y avait point eu au monde d'éléphants, 


62 LA VIE AU DESERT 


j'aurais pu'm’écrier comme le duc Alexandre Gardon, 
lorsqu'il eut tué le fameux vieux cerf aux dix -sept 
andouillers : —A présent je puis mourir : Je suis heu- 
reux ! — mais je brülais de me trouver en presence 
d'un noble éléphant, et je ne faisais pas plus de cas de 
la girafé que si j'avais tue un gems-bok ou un élan. 

Dans l'après-midi je remisai mes chariots au milieu 
dun taillis, à peu près à quatre cents toises sur la 
gauche de la source. J'employaï toute ma soirée à fabri- 
quer des balles pour chasser les éléphants avec une 
composition dans laquelle il entrait un cinquième d’é- 
tain sur quatre cinquièmes de plomb, et je venais pré- 
cisément d'achever mon ouvrage quand j'entendis une 
troupe d'éléphants qui barbotaient dans l’eau avec 
leurs trompes. Ce bruit fut bien agréable à mon oreille 
el je dormis peu cetle nuit-là. ; 

Le 26, dès le point du jour, ayant fait donner la 
provende à quatre de mes chevaux, je me rendis à la 
fontaine avec Isaac, afin d'examiner les traces des 
animaux qui y étaient venus boire pendant la nuit. 
Le plus grand nombre des sentiers portaient les 
traces visibles du passage récent de beaucoup d'é- 
léphants de toutes les dimensions qui convergeaient 
de differents côtés. Nous caleulämes qu'il avait dû 
venir sur le bord de eau pendant la nuit, au moins 
trente de ces gigantesques quadrupèdes. 

Après mon déjeuner je lis seller les chevaux et par- 
lis accompagné de piqueurs et de trois guides afin de 
suivre la trace du plus grand éléphant mâle du trou- 
peau. J'avais aussi emmené mes chens. Dès qu'ils 
eurent choisi Fempreinte des pas du plus grand. de 
ces animaux , les Béchuanas marchèrent en avant et 
je des suivis, C'était une poursuite très-intéressante. 
Lempreinte du pied de cet éléphant avait environ 
deux pieds de diamètre et se distinguait admirablement 
dans le sable mouvant. 

Celle voe nous conduisit d'abord pendant trois 
milles le long d'un des sentiers sablonneux appuyant 
vers Vest sans interruption, puis nous entrames dans 
uneepa selor |. Là, l'éléphant s'était un peu détourné 
de sou chemin pour briser quelques arbres et pour la- 
bourer la terre avec ses défenses: il était rentre ensuite 
dans le sentier et l'avait suivi durant plusieurs milles. 

Nous étions sur une espèce d’éléevation d'où nous 
apercevions une partie de la chaîne des montagnes 
de Bamangwato, Les arbres étaient beaux, mais trop 
fables et trop cassants pour résister à l'inconcevable 
force des puissants monarques de ces régions, car ba 
momié des branches étaient brisées presque ras, et de 
cent Loises en Cent loses nous trouvions des arbres en- 
tiers, même les plus grands de la forêt, déracinés en- 
Lérement el cassés net & moitié du tronc, J'en remar- 
quar plusieurs dont les racines étaient en l'air. 

L'animal que nous cherchions s'était arrêté assez 
longtemps pres d'un-arbre aux nombreux rameaux 
Qu'il avait brisés à quelques pieds de terre. Nous 


suivimes sa trace encore un peu plus loin à travers 
l'épais labyrinthe de la forêt, puis nous arrivames à 
un endroit si complétement piétiné par des élephants 
que nous dimes renoncer à notre entreprise. Nous ~ 
perdimes encore bien des heures à nous efforcer de 
retrouver notre véritable voie, el je me décidai enfin, 
le cœur gros, à reprendre avec mon cheval le chemin 
de mon camp. 

Des que j'eus atteint les chariots, je repassai dans 
ma tête les incidents du jour, et, regrettant vivement 
ma mauvaise chance pour mon premier jour de chasse, 
je résolus de faire le guet, la nuit, près de la fontaine, 
afin d'essayer une chasse nocturne. En conséquence, 
je fis, comme de coutume, creuser un trou, et, y ayant 
fait porter ma literie, je m’y blottis peu apres le cou- 
cher du soleil. J'étais 1a depuis deux heures, lorsque 
j'entendis un bruit sourd et prolongé, semblable au 
son lointain du tonnerre, bruit produit (à ce qu'aflir- 
maient les Béchuanas) par des éléphants qui s’avan- 
caient vers la fontaine. 

J'étais couché sur le dos, la bouche ouverte, et j'é- 
coutais attentivement. Je les entendais fouiller la’ 
terre avec leurs défenses : et bientôt ils parurent près 
de la source et commencèrent à boire à cinquante 
mètres de moi. Ils avaient marché si doucement que 
j'avais pris leurs pas pour ceux de chacals, et je n’eus 
la conscience de leur presence que lorsque l’eau qu'ils 
avaient ramassée avec leur trompe, et qu'ils se ver- 
saient dans la bouche, égoutta dans la fontaine Je 
jetai un regard hors de mon trou; le cœur me bat- 
tait et j'aperçus deux énormes éléphants males ; ils 
avaient l'air de deux chateaux forts plantés devant 
moi. Je n’y voyais pas très-distinctement, car il ne fai- 
Sait pas clair de lune; je me couchai à plat ventre et 
visai à loisir; puisje tirai, me servant de ma carabine 
hollandaise, qui portait fort juste. La balle résonna 
sur l'épaule de l'un d'eux qui poussa un grand cri, es- 
calada la fontaine, s'enfuit avec son compagnon dans 
des directions opposées. 

Degrands troupeaux de zèbresetde wild-beasts bleus 
gambadèrent autour de moi toute la nuit; ils venaient 
quelquefois jusqu à quelques toises de moi : je vis aussi 
plusieurs troupes de rhinoceros. Je craignais un peu 
que les lions ne se missent de la partie, et je veillais 
avec soin chaque fois que j'entendais les hyènes où 
les chacals laper Peau, mais aucun lion ne parut. A 
la fin, je m'endormis profondément et ne relevai plus 
la tête que lorque la brillante étoile du matin fût déjà 
haute à l'horizon. 

Avant de continuer mon récit, il me paraît néces- 
saire de consigner ici quelques remarques sur lé 
lephant d'Afrique et sur ses mœurs. On rencontre ce 
surprenant animal dans les vastes forêts, par troupes 
plus où moins nombreuses, Le mâle est beaucoup plus 
grand que la femelle, et par conséquent beaucoup 
plus diflicile à tuer; il est pourvu de deux énormes 


LA VIE AU DESERT. 3 63 


défenses qui sont longues, bianchatres et admirable- 
ment recourbées. Elles ont de six à huit pieds de 
long et pèsent chacune de soixante à cent livres. 
Dans le voisinage de l'Équateur, les éléphants at'ei- 
gnent une dimension plus élevée que vers le sud, et je 
possédenne paire de défenses d’un éléphant mâle dont 
la plus grande a dix pieds neuf pouces de long et pese 
cent soixante-treize livres. Les femelles différent de 
celles des éléphants de l'Asie, parce qu'elles ont aussi 
des defenses. 

Le prix des plus grands ivoires sur les marchés 
d'Ansleterre est dé 28 à 40 guinées pour cent douze 
livres. 

Les vieux éléphants mâles se rencontrent seuls 
_ ou bien deux à deux : ils marchent encore par petites 
troupes depuis six jusqu'à vingt tétes. Les jeunes 
mâles suivent leurs meres pendant de longues années, 


et celles-ci vivent en troupes de vingt à cent ani-- 


méiux. L'éléphant se nourrit prineipalement de bran- 
- ches, de feuilles et deracines d’arbres, et aussi de diffé- 
rents oignons de plantes, dont il découvre la place a 
l'aide de son odoratexquis etrafliné. Pour les arracher, 
_ifretourne le sol avec ses croes et Von voit des arpents 
entiers labourés de cette manière. Les éléphants eon- 
somment une prodigieuse quantité de nourriture et 
la plus grande partie de leurs jours et de leurs nuits 
se passé à manger. De même que la baleine dans 
POvéan, l'éléphant, sur la terre ferme, s'aventure sur 
d'immenses étendues de terrain. Il fréquente toujours 
les endroits les plus frais et les plus verts de la forét, 
et, lorsqu'un district est aride et dépouillé, il l'aban- 
donne pendant plusieurs années et va errer au loin en 
quête de meilleures päturages. 

L'éléphant a pour Phomme une horreur extraordi- 
naire : un enfant qui pa-serait sous le vent à un quart 
de mille d'eux en mettrait en fuite une centaine, et, 
lorsqu'ils sont ainsi dérangés, ils courent longtemps 
avant de s’arréter. Ces intelligents animaux pressen- 
tent avec une surprenante rapidité le voisinage d'un 
chasseur. 

Lorsqu'une troupe des leurs a élé attaquée, tous 
les autres éléphants qui habitent cette contrée en 
sont informés dans l'espace de deux ou trois jours; 
tous alors la quittent et émigrent au loin, ne laissant 
au chasseur d'autre ressource que celle d'atteler ses 
chariots et d'aller ailleurs. C'est la la difliculté et 
l'obstacle le plus grand que puisse rencontrer un 
chasseur d'éléphants. 

Même dans les lieux les plus solitaires qui sont 
à bon droit considérés comme les quartiers généraux 
des éléphants, ce n'est que par hasard, et après des 
labeurs et des fatigues mouis, que l'œil du chasseur 
est réjoui par la vue d'un de ces animaux. Grave à 
des habitudes particuli¢res, Velephant est plus inac- 
cessible et plus rarement aperçu que toutes les autres 
races de bétes fauves, excepté certaines espèces rares 


d’antilopes. Ils choisissent pour demeure les profon- 
deurs les plus ignorées des forêts, et c’est en général à - 
une distance trés-considérable des rivières et des fon- 
taines où ils ont coutume d'aller bore. Lorsque le 
temps est sec et chaud, ils vont boire toutes les nuits, 
mais lorsque le temps est frais ou nuageux, ils ne se 
désaltèrent que tous les trois ou quatre jours. Vers le 
coucher du soleil l'éléphant quitte le lieu où ila passé 
la journée et se dirige vers une fontaine distante pres- 
que toujours de douze à vingt milles. I} y arrive ha- 
bituellement entre neuf heures et minuit, et, après 
avoir étanché sa soif et s'être rafraichi en se jetant 
énormément d'eau sur le corps à l’aide de sa trompe; 
il retourne dans sa solitude an fond des forêts. 

J'ai remarqué que les mâles, lorsqu'ils sont dans 
un endroit écarté, se couchent sur le côté vers minuit 
et dorment quelques heures. Ils choisissent souvent 
une fourmilière qui a vers sa base 30 ou 40 pieds de 
diamètre, et ils se couchent en y appuyant leur dos. 
La marque de leur défense de dessous reste très-pro- 
fondément imprimée sur le sable, ce qui prouve qu'ils 
s'étendent sur le côté. Je n’ai jamais su que les fe- 
melles en usassent de même, et les mâles ne le font 
que dans les districts très-solitaires, ear j'ai observé 
que dans les lieux où les éléphants peuvent être sur- 
pris, ils ne se reposent que debout et sous l'ombrage 
d'un arbre touffu. Après avoir dormi, ils mangent 
énormément, et vont de droite et de gauche en zig- 
zag, en écrasant et en détruisant les plus beaux arbres 
qui se trouvent sur leur passage. 

I} est impossible de se faire une idée de la quantité 
d'arbres que peut détruire ainsi tout un troupeau d'é- 
léphants mâles. Ces animaux sont extrêmement capri- 
cieux : s'ils rencontrentun groupe de cinq ousix arbres, 
iln'est pas rare qu'ils les arrachent tous, et, après avoir 
brouté deux ou trois petites branches, ils vont plus 
loin continuer leur œuvre de folle destraction Il m'est 
(rés-souvent arrivé de trouver au milieu des forêts 
un amas de ces arbres déracinés, entassés les uns 
sur les autres en telle quantité qu'il n'y avait pas 
moyen d'avancer : dans ces cas-la il est fort dan- 
gereux d'attaquer les éléphants. Pendant la nuit ils 
paissent dans des plaines découvertes ou dans des 
régions boisées très-clair-semées; mais au point du 
jour ils se retirent dans des fourrés épais et hors 
d'atteinte, composés neuf fois sur dix de « wait-a-bit- 
thorns». La, réuni en une masse compacte, le trou 
peau attend que la chaleur du jour soit passre. Ce- 
pendant, dans les parages éloignés et lorsque le temps 
est frais, j'ai vu des troupeaux paître tout le long du 
Jour. 

L'aspect de l'éléphant sauvage est excessivement 
majestueux et imposant; sa hauteur gigantesque et 
sa grosseur colussale, surpassant celle des autres 
quadrupèdes, la singulière sagacité et les habitudes 
particulières de cet animal, lui donnent, aux yeux 


64 LA VIE AU DESERT. 
ee ee EE eee 


du chasseur, un intérêt qu'aucun autre gibier ne 
peut lui offrir Son allure, lorsqu'il est calme, est 
hardie, ferme et dégagée ; la construction spongieuse 
du pied rend son pas très-léger et silencieux ; tous 


ses mouvements sont empreints de beaucoup de dou- | 


ceur et de grace. Cette description, du reste, ne s ap- 
plique à l’eléphant que lorsqu'il rumine à l'aise, 
rôdant dans le fourré; car, lorsqu'il est excité par 
l'approche du chasseur, il devient un terrible et dan- 
gereux ennemi, plus difficile à vaincre que toute autre 
bête fauve. 

Le 27, dès l’aube, je quittai mon trou et allai ins- 
pecter la trace de l'éléphant blessé. Après l'avoir 
suivie pendant quelque temps, j'arrivai à un monticule 
escarpé que je gravis, persuadé que du sommet je joui- 
rais de la vue de toute la contrée environnante. Je ne 
me trompais pas, et, dirigeant mes regards vers l’o- 
rient, j apercus, à mon inexprimable satisfaction, une 
troupe de neuf ou dix éléphants qui broutaient tran- 
quillement à un quart de mille de moi. Je ne jetai 
qu'un seul coup d'œil sur eux et me précipitai en 
bas, afin d’avertir mes compagnons de garder le si- 
lence. Je tins à la hâte un conseil de guerre et je 
me hâtai de commander à Isaac de galoper vers le 
camp et de revenir aussi vite que possible avec Klein- 
boy, mes chiens, ma grande carabine hollandaise et un 
cheval frais; puis je regrimpai sur le monticule pour 
repaitre ma vue du spectacle enchanteur qui s'offrait 
à moi. Je tirai ma lunette pour surveiller exactement 
les évolutions du troupeau, composé seulement de fe- 
melles : plusieurs d'entre elles étaient entourées de 
leurs petits. 

Bientôt, en explorant les alentours, je découvris 
une seconde troupe de cinq éléphants mâles qui pais- 
saient à l'écart, environ à un mille vers le nord, tan- 
dis que les femelles se tenaient près d’un ravin ro- 
cailleux qui partait de la base du monticule où je 
me trouvais. Brûlant d'impatience de commencer 
l'attaque, je résolus d'essayer du stolking system et 
de forcer cette troupe de mâles avec des chiens et des 
chevaux. Ceci arrêté, j'ordonnai à mes guides de res- 
ler au sommet du monticule pour surveiller les élé- 
phants, et, favorisé par le terrain et par le vent, je 
gagnai promptement le ravin. 

Le troupeau élait à peu près à cent toises de moi, et, 
le cœur palpitant, je résolus de me donner le plaisir de 
les guetter, tandis qu'ils avançaient lentement de mon 
cole, cassant les branches des arbres avec leurs 
trompes el mangeant les feuilles et les bourgeons. A 
la lin, deux d'entre eux passèrent lentement, et le 
plus beau de tous, que j'avais choisi d'avance, brou- 
lait avec les deux autres sur un arbre épineux à 
soixante mètres de moi. 

Ma main était maintenant aussi ferme que le rocher 
sur lequel elle s'appuyait : je visai juste, et lui en- 
voyai dans la tête, un peu en arrière de l'œil, une balle 


qui le frappa juste où j'avais visé, ce qui ne parut pas le 
troubler beaucoup. Il poussa néanmoins un grand cri et 
tournoyasur lui-même. Jeluienvoyai alors une seconde 
balle au défaut de | épaule, et tous les autres firent un 
bruit étrange et retentissantet partirent à la file au petit 
galop, tandis que leurs énormes oreilles s’agitaient 
comme des éventails par la rapidite de leur course. 

Je ne m'arrêlai pas à recharger mon arme, mais je 
courus au monticule, et, parvenu au sommet, les gui- 
des me montrèrent le troupeau arrêté dans un bosquet 
d'arbres touflus. Le blessé était un peu en arrière 
avec un autre éléphant, sans doute son ami particu- 
lier, qui s'efforcait de l’assister. 

Ces éléphants n'avaient sans doute de leur vie 
entendu la détonation d'un fusil : ne m'ayant ni vu 
ni senti, ils ne se doutaient pas de la présence d'un 
homme et paraissaient décidés à ne pas aller plus 
loin. Mes domestiques survinrent en ce moment, mais 
jattendis un pe. + in que mes chiens et mes chevaux 
pussent reprendre haleine. Bientôt nous nous élanca- 
mes vers les éléphants, et nous n'étions pius qu'à 200 
toises d’eux, lorsque, grace au terrain decouvert, ils 
nous apercurent et s’enfuirent vers lorient. Le blessé 
resta fort en arrière et presque aussitôt les chiens 
l’entourerent. Leurs aboiements furieux absorbaient 
son attention. 

Je me plaçai entre lui et la troupe qui fuyait, et mi 
pied à terre à 40 toises de lui, dans un endroit i 
découvert. Colesberg, qui avait une peur horrible, me 
donna beaucoup de tracas, car il me secouait le bras 
dès que je voulais tirer. A Ja fin, je lachai la detente; 
mais, lorsque je cherchai & me remetre en selle, mon 
cheval m'en empécha. Si je voulais le prendre en main 
et courir, il reculait vers l’elephant blessé. 

Dans ce moment j'en entendis un second tout près, 
derrière moi, et, me retournant, je vis « l'ami, » la 
trompe levée, prêt à s’élancer sur moi : un vieux chien 
d'arrêt sourd, que je nommais Schwart, trottait devant 
l'animal furibond en jetant de hauts cris. 

J'étais convaincu que « l'ami » allait écraser moi ou le 
cheval ; toutefois je ne voulais pas lâcher ma montureet 
je tenais la bride de toutes mes forces. Mes gens, qui 
se tenaient, comme de juste, à distance respectueuse, 
demeuraient petrifics et la bouche béante. Certes ma 
position ne fut pas enviable pendant quelques se- 
condes. Par bonheur, cependant, les chiens détour- 
nèrent l'attention des éléphants et je parvins à me 
mettre en selle, m'attendant à tout moment à sentir 
une de leurs trompes m'enlacer le corps. Klenboy et 
Isaac, piles et muets de terreur, me tendirent alors ma 
carabine cannelée à double canon, et, revenant à la 
charge j'envoyai une seconde paire de balles dans le 
corps de l'éléphant blessé, Par malheur Colesberg était 
extrémement agité, et je ne pus viser juste. 

«L’ami» paraissait résolu à faire un malheur; ilm'at- 
taqua avec fureur et me poursuivit pendant plusieurs 


LA VIE AU DESERT. 


65 


centaines de mètres; je me décidai donc à le forcer a 
être moinsofficieux. A ceteffet, je rechargeai mon arme, 
et, m’approchant de lui à trente pas, je lui envoyai mes 
deux coups au défaut de l'épaule. II s'éloigna aussitôt, 
la trompe basse, ayant évidemment reçu une blessure 
mortelle. Je ne me rappelle jamais ce premier jour 
de chasse à l'éléphant sans regretter la folie que je fis 
de ne m'occuper que d’un seul éléphant. 

Le premier était mourant et ne pouvait m'échapper; 
le second était aussi mortellement blessé et je n'avais 
qu’à le suivre pour l'achever, mais je fus assez fou en 
m’amusant avec le premier qui marchait à reculons, 
et s’arrêtait à chaque arbre, de laisser échaper l’autre. 
Deux coups de feu achevèrent le premier. En les rece- 
vant l’élephant releva deux ou trois fois sa trompe en 

ir; puis, tombant de côté contre un arbre épineux 
qui plia comme de l'herbe sous son poids énorme, il 
poussa un cri rauque, et expira. 

C était une superbe femelle, la plus belle du trou- 


peau, ainsi que je l’ai déjà dit. Elle était en très-bon 


état et portait une paire de longues défenses intactes. 
Mon succès m'avait mis en belle humeur, et j'étais si 
content d'avoir tué un de ces animaux que, quoiqu'il 
fit de bonne heure et que mes chevaux fussent frais, 
je n’inquiélai point les cinq mâles, espérant les re- 
trouver le lendemain. J'étais bien loin alors de con- 
paître les usages des éléphants et le mode de chasse 
à adopter avec eux. 

Avant mis des entraves à nos chevaux, nous parvin- 
mes, à l'œuvre avec nos cêuteaux et nos assagais, a pré- 
parer la tête pour pouvoir nous servir de la hache qui 
devait séparer du crâne les défenses :il est bon d'ajouter 
que la moitié à peu près de l’ivoire estenseveli dans un 
socle osseux sur le devant du crane. Il faut, pour 
extraire les défenses d'une femelle d'éléphant, le ein- 
quième du travail qu'exige l'extraction de ceux d’un 
mâle, et, au coucher du soleil, nos efforts réunis n’a- 
vaient réussi qu'à détacher une des défenses, avec 
Jaquelle nous retourndmes triomphalement au camp, 
ayant laissé près de la carcasse nos guides qui s'é- 
taient volontairement offerts à passer la nuit à la gar- 
der. À notre arrivée aux chariots, je trouvai Johan- 
nus et Carolus dans un état de béatitude et d’indif- 
férence complète; ils étaient tous deux ivres-morts, 
car ils avaient défoncé à la fois la caisse du vin et 
celle des spiritueux. 

28 je me levai de bonne heure, et, brûlant du dé- 
sir de faire une nouvelle exploration de la contrée, du 
haut du monticule qui m'avait procuré une si bonne 
chance la veille, je déjeunai à la hâte et m'y rendis 
aveomes piqueurs et mes chiens. Mais, hélas! j'ouvris 
en vain les yeux, j'avais laissé une brillante occasion 
se perdre, et quoique j'aie bien souvent gravi le même 
monticule, cette année et l'année suivante, i ne me 
fut plus jamais donné de contempler de son sommet 
une troupe d'éléphants. 


Re TE gn 7 M Ea ener eens 


Nous étions maintenant à deux jours de marche du 
kraal de Sicomy, roi de l’immense territoire de Ba- 
mangwato. On assurait que ce grand chef possédait 
de l'ivoire en grande quantité, et j'avais apporté 
beaucoup de mousquets et d'autres articles de troc. 
J'etais pressé de continuer mon voyage et de con- 
clure mon marché avant de recommencer ma chasse 
aux éléphants, d'autant plus qu'il n’était pas impos- 
sible qu'ayant suivi mon exemple d'autres aventuriers 
ve marchassent snr mes traces et ne vinssent peut- 
être entraver mon trafic. 

Avec éelte pensée, le 30 au matin je me mis en 
marche pour le kraal de Sicomy, me dirigeant vers les 
montagnes de Bamangwato, dont nous voyions pointer 
lescimes au-dessus des foréts qui nous separaientd’elles 
du côté de Vorient. Chemin faisant, nous passames 
près du cadavre de l'éléphant que j'avais tué trois jours 
auparavant. Lenombre des vautours qui y étaient ras- 
semblés était véritablement surprenant. Mes guides 
avaient fait cuire une portion de la trompe et deux 
pieds, et ils remisèrent ces mets dans les chariots. 

J'éprouve toujours un nouveau motif de satisfaction 
lorsque je réfléchis que, tout en m'enrichissant en 
me livrant à la chasse de l'éléphant, mon occupation 
favorite, je nourrissais bien souvent et rendais heu- 
reuses les familles affamées d’une centaine de tribus 
de Béchuanas et de Bakalaharis qui suivaient obstiné- 
ment mes chariots, au nombre de cinquante et même 
jusqu'à deux cents, pour m'aider dans mes chasses. Ces 
hommes étaient souvent accompagnes de leurs femmes 
et de leurs familles, et, quand un éléphant ou quelque 
autre pièce de gros gibier tombait, toutes les mains 
s'employaient à découper la viande, sans en perdre 
un pouce, en longues et étroites lanières qu'on sus- 
pendait en festons à des gaules pour les faire stcher 
au soleil. Souvent même les entrailles n'étaient point 
abandonnées aux vautours et aux hyènes, et tout, 
jusqu'aux os était brisé pour s'emparer de la moelle, 
dont on graissait la soupe. 

Le der juillet nous attelames dès l'aurore et nous 
atteignimes le Samou trés-tard dans l'après-midi. Nous 
avions cheminé la plus grande partie de la journée 
à travers un taillis épais de buissons épineux où il 
fallait frayer à coups de hache un passage à Nos cha- 
riots. En plusieurs endroits la route était si hérissée 
de rochers qu'elle menaçait de briser nos roues et nos 
essieux : nous étions souvent contraints de déplacer 
des masses de granit En approchant du Samou, nous 
pénétrâämes dans une lande large et unie, ornée en tous 
sens d'une multitude variée d'acacias pittoresques et 
d'autres arbres qui s'élevaient à des distances égales, 
comme s'ils avaient été plantés par la main des 
hommes. 

De chaque côté de la plaine s'élançaient des mon- 
tagnes escarpees dont l'aspeet était fort pittoresque, 
Leurs flancs et leurs cimes consistaient en d'immen- 


5 


æ 
66 


LA VIE: AU DESERT. 


Se Sannin 


ses quartiers de roc brut, evtassés lun sur l'autre. 
Quelques-uns étaient si peu en équilibre sur leur 
piedestal ctroit, qu'il me semblait que le doigt d'un 
enfant aurait pu les faire tomber. Ces collines arides 


lient couvertes çà et là. jasqu'au sommet, de toufles | 


clair-emées d arbres nains et de gigantesques cactus. 
A mesure que javancais, je remarquais des ravins 
sauvages admirablement boisés, qui se perdaient dans 
le sein des montagnes. 

Nous fiimes bientô' rejeints par trois sujets de Sico- 
my qui nous apprirent qu'on redoutait journellement 


jatabilis et que pour cela, le chef 


ule attaque des 
el toute sa tribu avaient abandonne teurs kraals et ha- 
bitaient pour le moment des caveaux et d’autres asiles 
creuses sur les flanes et les cimes des montagnes. Ces 
hommes nous firent faire le tour d'un rocher formida- 
ble. el nous nous trouvames dans un ravin sauvage et 
bin boisé, où on n'apercevait aucun vestige du passage 


desbommes; mais,en levantles yeux, nousdéconvrimes | 


toutes les cimes couvertes de femmes et d enfants, et 
bientôt après des bandes détachées de guerriers de Si- 
comy arriverent en foule de tous côtés pour contem- 
pler l'homme blanc; j'etais le premier que la plupart 
dent ceux eussent vu Tous ceshommes étaient armés 
et prêts à combattre; chacun d'eux portait un bou- 
clier ovale de cuir de bœuf, de bulfle ou de girafe, 
une hache d'armes et trois ou quatre assagais; ils 
avaient en outre des manteaux de peaux de chacal etde 
leopard, qui leur tombaient gracieusement desépaules. 


Plu-ieurs portaient sur le haut de la téte une toutle 


de plumes d'autruches noires, tandis que d'autres or- 
patent leurs cheveux laineux d'une ou deux plumes 
blanches ondoyantes. Les hommes et les femmes 
étaient également chargés d'ornements de verroteries 
et de fil darchal en cuivre et en étain. 

Nons fümes bientôt accostés par un messager de 
Sicomy, qui vint dire que le roi était charmé de notre 
arrivée et qu'il allait dans peu venir me voir. Nous 
chemimames dans l'étroit ravin tant qu'il fut prati- 
able; l'eau avait gagné l'autre extrémité Presque 
aussitôt que nous eûmes campé, Sicomy parut avec 
une sulle nombreuse de ses guerriers et de ses prin- 
cip ux nobles. I était de moyenne stature et parais- 
sait age de trente ans. Le trait le plus saillant de son 
Visage était un œil vairon qui imprimaita sa physio- 
noue wn caractère de fourberie que les manæuires 


de finesse et d'astuce de l'homme ne démentaient 


pas. Lorsqu'ii fut près des chariots, j'allar à sa ren 
contre et lui donnai une poignee de main en l'in- 
Vitant à prendre du café Quoique je visse claire- 
ment qu'il etait enchantée de mon arrivée, ik usa de 
manières brusques et hautaines, Se tournant frequem- 
ment vers les siens pour faire des plaisanteries, et, 
parlant trés-vite, il s'emypressa de se faire rendre 
comple par leaac du contenu des chariots et me dit 


qu'il voulait acheter tout ce que j'avais apporté, m'as- 


surant qu'il me donnerait pour chaque mousquet une 
grande défense d’ele; hant male. 

Ceci était une amorce pour voir ce que je dirais. 
Je lui répondis que dans mon pays les mousquets 
cotitaient plusieurs dents et que je ne les avais pas 
volés ; car, tout en le traitant avec une extréme affa- 
bilité, je voulais conserver dans mes transactions la 
plus complète indépendance Jajoutai que les autres 
hommes blanes redoutaient de venir si loin pour tra- 
fiquer avec lui, mais que son ami le docteur Living 
stone m'avait recommandé de le faire et que je lui ap- 
portais un présent de sa part. Je Ini remis ce présent, 
quivenait de moi-méme, et consistait en verroteries, 
en tabac à priser et en munitions. Je me divertis 
beaucoup du maintien timide et servile des homm 
de Booby en présence du roi. ils s’approchaient de 
humblement, et le saluaient en étendant leurs deux 
mains qu'ils frappaient l’une contre l’autre, en disant 
en même temps : Rumila cosi, ce qui signitie : « Sa~ 
lut, roi. » Sa majesté daignait répondre gracieuse- 
ment à cet hommage en leur disant : Eh! ce qui est 
la mode bechuana invariable pour répondre à un sa- 
lut. Les naturels me rendirent mon salut par ces 
mots : Eh! kectumela cosi a machoa! ce qui signi- 
fie : Oh! merci, roi des hommes blancs! Après avoir 
salué le roi, les gens de Booby eurent l’effronterie de 
faire valoir les peines inouies qu’ils avaient prises 
pour persuader au grand homme blane de visiter ses 
domaines et la facon meritoire dont ils étaient par- 
venus à m'y conduire. Sa majesté leur exprima sa 
reconnaissance et ordonna qu'on leur apportat le 
boyalva, où bière du pays. Sicomy resta trés-long- 
temps près des chariots en conversation sérieuse et 
continua à causer avec mon interprète et ses conseil- 
lers les plus anciens. {1 se retira fort tard, promettant 
de revenir de bonne heure le lendemain; néanmoins, 
de crainte que quelques-uns des siens ne vinssent 
trafiquer avec moi en son absence, il enjoignit à son 
oncle Mutchuisho de demeurer la nuit auprès de mes 
chariots. 

Le roi parut de très-bon matin, suivi d'un plus 
grand nombre de guerriers, tous portant leur attirail 
de combat. J'étais encore au lit, et, voyant sa majesté 
regarder en tapinois dans mon chariot, je feignis de 
dormir. Bientôt je remarquai un indigène qui traver- 
sait la clairiére portant sur ses épaules une dent d'é- 
lephant male qu'il déposa sous un chariot: p- 
porta le café; je me levai, et le roi déjeuna avec moi. 
J'avais resolu de parler d'ivoire le moins possible et 
de paraître très-insouciant ; e'est un système dont il 
est important de ne pas s'écarter quand on fait le 
commerce avec les naturels qui, eu tout temps, avis- 
sent avec lenteur, et cela plus encore si le marchand 
leur laisse soupconner qu'il désire beaucoup leurs 
objets d'échanges. 

Dans les transactions avec les Béchuanas, le point 


LA VIE AU DESERT. 


67. 


a nn nn n,n eT 


le plus difficile est d'abord de se mettre d'accord sur 


le prix des articles, mais dès que l'affaire est entamée 
et que les naturels sont satisfaits du prix, les échanges 
s’eflectuest rapidement. Le marchand doit demander 
un peu plus qu'il ne veut obtenir, afin d'avoir l'air 
de céder à leurs importunités. sans cela ils ne trai- 
teraient point avec lui. Ils ne se pressent jamais de 
conclure un marché et croient toujours qu'il est né- 
cessaire , avant de se décider, de demander leur avis 
à toutes les personnes présentes. Si une seule d entre 
elles était opposée au marché proposé, tout espoir de 
tralic serait perdu pour le moment. 

J'ai plus d'une fois manque un marché sur le point 
d'être conclu par la faute de quelque vieille femme 
qui passait par hasard au moment même et qui s’é- 
eriail que mes prix étaient trop élevés, quoiqu’elle 
ignoral parfaitement les termes de la transaction. 

Pendant que Sicomy prenait son café, il me dit 
qu'il avait expédié des hommes pour chercher les 
dents d’éléphant qui assurait-il, étaient loin de là et 
qu’il voulait tout acheter sans délai afin que je pusse 

. quitter le pays avant l’arrivée des Matabilis. Je soup- 
connai alors la rumeur concernant cette tribu d’être 
une pure invention, mais j’appris plus tard qu'elle 
était réelle. 

Dans la matinée, je m'occupai d'écrire mon journal, 
et je pus me convaincre que le roi était inquiet de mon 
insouciance pour le commerce. A la fin pourtant il me 
demanda de sortir du chariot, disant qu’il m'avait 
apporté un cadeau, et il exhiba la dent d’éléphant 
qui était sous le chariot. Je le remerciai, me montrai 
tres-salisfa'| de ce don, et en retour je lui offris sur-le- 
champ des perles de verre, qui lui parurent être l'équi- 
jalent. I me demanda aussitôt le prix de mes mous- 
quels et je répondis : Quatre grandes dents d'élephant 
mâle pour chacun, sur quoi il se retira dans un bos- 
quet voisin et demeura plusicurs heures à se consul 
ter avec ses conseillers ; à la fin parurent deux hommes 
arrivant par deux côtés opposés chacun portant une 
dent, Lorsqu'ils arriverent, Sicomy ordonna qu'on 
plucat les dents devant moi; et, appelant Isaac, il fit 
une longue harangue, remplie d'une foule d’absur- 
dités, tendant à me persuader d'accepter deux dents 
pour un mousquet; enfin il en ajouta une troisième 
beaucoup plus petite, apres avoir parlé jusqu'au cou- 
cher du soleil. UH m'offrit de nouveau deux dents pour 
un fusil, disant qu'il allait s’en retourner chez lui et 
qu'ilne savait pas s'il reviendrait. Je lui répliquai que 
je ne l'avais pas prié de me rien acheter et que je 
n'étais venu sur son territoire que pour jouir du plai- 
sir de Là chasse aux éléphants ; qu'il m'était parlaite- 
ment égal qu'il ft ou non des emplettes, et qu'il y 
avait beaucoup d'autres chels qui souhaitaient ardem 
ment acheter mes marchandises, À ces mots, je lui 
soulaitai le bonsoir, et, la carabine sur l'épaule, je 
m clo nat dans le ravin, 


Le lendemain de bonne heure, Sicomy était auprès 
de mes chariots, et, après dejeune, il reprit les choses 
au point où elles étaient restées la veille; après une 
discussion très-prolongee, la troisième dent fut ajou- 
tée, et je lui donnai un mousquet. Puis il me persé- 
cuta pour avoir un moule à fondre les balles, et, 
l'ayant obtenu, il insista pour avoir un Saumon de 
plomb. Je lui dis que je ne pouvais pas lui donner 
cela pour un seul fusil, mais que s’il se conduisait 
géntreusement, par la suite je lui en donnerais un; 
il n’en continua pas moins à me tracasser à ce sujet 
jusque fort tard dans l'après-midi, et alors il com- 
mença a parler de la cession d’un second fusil. 

On apporta trois autres dents, et nous étions presque 
d'accord lorsque quelques-uns de ses conseillers lui di- 
rent qu il aurait dû avoir de la poudre et des balles avec 
le premier fusil. H continua de m’ennuyer à ce sujet 
jusqu à ce qu'il fût tres-tard, et je lui dis alors que. s'il 
croyait avoir trop payé son fusil, il pouvait me le ren- 
dre et reprendre ses defenses; il délibera un peu avec 
ses sages et me rapporla mon arme Je mis ma cara- 


| bine sur mon épaule et menai boire mes chiens. Les 


sources élaient situées assez loin du camp et il y avait 
peu d'eau. J'y rencontrai beaucoup de femmes de Ba- 


.mangwalo, qui tiraient de l’eau, qu'elles emportaient, 


dans leurs retraites aériennes, sur leur tête, dans des 
vases de terre. 

La source où mon bétail buvait était aussi fort éloi- 
gné des chariots, etn’en fournissait que fort peu: cette 
disette eut pour résultat immédiat de faire depérir mes 
bœufs et mes chevaux. Dans cet état de choses, je re- 
solus de ne plus passer qu un seul jour à Bamangwato, 
et je décidai qu'il fallait tâcher de s'arranger avec Si- 
comy dès le lendemain. En retournant au camp, Caro- 
lus m’annonea que la moitié de mes bœufs manquatent, 
ce qui me causa une vive frayeur. Je me doutai d'une 
trahison, et je savais bien que, si Sicomy s'en était em- 
paré, je ne les recouvrerais pas facilement. Je de- 
péchai à l'instant deux hommes à cheval dans des di- 
rections opposées. avec l'ordre de chercher les traces. 
Ils revinrent très liers, après les avoir retrouvés. 

Je ne pouvais m'empêcher d'être contrarié de la 
lenteur de mes projets d'échange, mais le mal était 
sans remède, et je recueillis le jour suivant les prolits 
de ma politique 

Quoique je trouvasse ce genre d'afaires terrible- 
mentennuyeux, cela valait pourtant la peme d'y con- 
sacrer un peu de temps et de subir ce retard, à cause 
de l'immense benefice que j'en retirerais, F'avai payé 
16 livres la caisse contenant 20 mousquets, tandis 
que la valeur de l'ivoire que je demandais en échange 
de chaque arme à feu excedait 30 livres, ce qui Taisait 
environ 3,000 0/0, On m'assure que les commerçants 
trouvent un pareil bénelice parfaitement acceptable. 

Sicomy avail dans ce temps une immense quantité 
d'ivoire admirable, et il s'en procure encore annuel- 


68 LA VIE AU DESERT. 


EEE 


lement une prodigicuse quantité. Depuis que j'ai vi- 
site Bamangwato pour la première fois et que j'ai ap- 
pris aux naturels à se servir d'armes à feu, ils savent 
tuer eux-mémes les éléphants; mais, avant mon ar- 
rivée, les efforts réunis de la tribu tout entiere ne 
pouvaient vaincre un éléphant parvenu à toute sa 
croissance. Tout l'ivoire que Sicomy avait en ce- 
temps-là, et probablement une grande partie de ce 
lui qu'il en a maintenant, provient des éléphants 
tués avec des assagais par une race audacieuse de 
bushmen, qui habite les régions les plus reculées au 
nord et au nord-ouest de Bamangwato. 

Sicomy obtint cet ivoire en échange de quelques ver- 
roteries, puis il forca quelques pauvres Bakalahari ou 
naturels sauvages du désert (qu’il se croyait en droit 
de tyranniser) de porter ces dents sur leurs épaules, 
au travers d'immenses déserts de sables brülants, 
jusqu'à son quartier général, à Bamangwato. Ces 
pauvres creatures éprouvaient une si horrible fatigue 
que beaucoup d’entre elles mouraient en route. Le 4 
au matin, de bonne heure, Sicomy n'ayant pas paru, 
je me rendis à sa résidence, accompagné d'Isaac et 
de plusieurs gens du pays. Après une longue et pé- 
nible ascension au flanc de la montagne, parmi des 
masses de rochers, nous atteignimes la demeure tem- 
poraire du chef. Elle consistait en une petite hutte 
circulaire, composée d'un treillage en branches d'ar- 
bres traversé de petits rameaux et couvert de gazon. 
Autour de la demeure royale on voÿait bon nombre 
de huties pareilles, élevées sur des pointes dont ses 
hommes avaient déblayé le sol parmi les rochers. 
Toutefois ce petit kraal n’était habité que par une 
très-faible portion de sa tribu, qui élait dispersée en 
difiérentes parties de la chaîne de montagnes. Le bé- 
tail occupait les avant-postes 

Je trouvai Sicomy assis devant son wigwam, en 
conversation trés-animée avec ses conseillers, et je 
lui annonçai que, vu la rareté de l'eau à Bamangwato, 
je n'y pouvais pas prolonger mon séjour. Il me re- 
meréia et me dit qu'il était très-content que j'eusse 
visité son pays, mais qu'une chose affligeait son cœur, 
à Savoir que nous n'avions pas pu trafiquer ensemble. 
Je lui répondis que c'était sa faute, car Je lui avais 
offert des marchandises au même prix que je les 
avais vendues à d'autres, que j'étais encore disposé 
à trailer avec lui, s'il voulait le faire loyalement. 

Nous partimes tous ensuite-pour mes chariots, et le 
marche tut vite conclu, Le roi pritsans discontinuer du 

ve et du tabac en eflrayante quantité, et toute la 
journée les grands bols de bierre mousseuse circulerent 
à profusion. Il me donna trois dents d elephant male 
pour les dix premiers mousquets, auxquels j'ajoutai 
pour appoint de la poudre et du plomb. Ensuite le 
prix fut reduit à deux dents par mousquel; ce genre 
d'accord satistit toute | assemblée, et le troc s'effectua 
sas murmures, Des indigènes aux fortes épaules pas- 


sèrent la journée à aller et venir en trois directions dif- 
férentes, portant sur leurs épaules les précieuses dé- 
pouilles des éléphants de Kalahari; au coucher du 
soleil, je m'étais défait de tous mes mousquets et j'é- 
tais possesseur d'une partie d'ivoire de trés-grande 
valeur. Je troquai aussi des perles de verre et des 
munitions contre des dents de femelles. 

J'avais résolu aussi de faire l’emplette de beaux 
échantillons de costumes du pays, des armes, ele., 
mais, l'ivoire étant l’article le plus important, je pré- 
ferai ajourner toute autre transaction jusqu'à la fin 
du marché Le roi paraissait ravi de ses emplettes, et 
il insistait pour tirer chaque mousquet à mesure qu'il 
les achetait; rejetant en arrière son manteau et ap 
puyant la crosse sur son épaule, il fermait son bon — 
ceil et gardait ouvert le mauvais, à l'inexprimable joie 
des Hottentots, qui étaient ses instructeurs dans la 
science du tir. Chaque détonation causait une vive 
sensation parmi les guerriers, qui se pressaient au- 
tour du roi, demandant qu'il leur fit aussi permis 
d'essayer leur talent avec ces nouveaux instruments 
de guerre. 

Le roi possédait un vase à boire des plus merveil- 
leux, que j'etais décidé à acquérir, si € était possible; 
il était fait avec la corne du « kobaoba », espèce très-rare 
de rhinocéros; ce « knob kerry » était d’une longueur 
démesurée, excédant de beaucoup tout ce que j'avais 
vu auparavant et tout ce que j'ai vu depuis. Je passai à 
Sicomy ma labatière, et, désignant du doigt le « kerry, » 
je lui demandai où le « kobaoba » avait été tué. Tl 
répondit qu'il lui avait éte envoyé par un chef qui ré- 
sidait à une immense distance, Sur les bords du lac de 
Boat. Je lui demandai alors de me le donner comme 
un gage de souvenir, mais il me répliqua qu'il appar- 
tenait à sa femme, et qu'il ne pouvait pas en disposer. 

Bientôt, cependant, tout en dégustant son café, il 
dit que, si je voulais lacheter, je pourrais l'obtenir 
en*remplissant de poudre à tirer la tasse qu'il tenait 
à la main : en conséquence, lorsque sa majesté eut 
achevé de boire, je lui passai la poudre et devins pos- 
sesseur du « knob-kerry », que j'ai encore et auquel 
j'attache un grand prix. LH était nuit, et le roi, ainsi que 
sa suite, bivouaquèrent autour de grands feux que les 
Béchuanas out la constante habitude d'allumer et 
d'entretenir, Leurs lits se composaient de longues 
herbes sèches, et le bivouac fut entouré par leurs soins 
d'une haie de branches d'épines. 

Le lendemain matin, de bonne heure, j'obtins de 
très-beaux échantillons de karosses, ou manteaux, et 
d'armes de Bechuanas. Hy eut pour cela, comme il y 
avait cu pour l'ivoire, de terribles discussions, et je dus 
payer assez cher les « chakas » ou haches de combat, 
auxquelles toutes les tribus béchuanas attachent en 
general beaucoup de prix. 

J'avais toujours eu l'intention de pénétrer plus 
avant que Bamangwato; mais, cédant d'une part aux 


LA VIE AU DESERT. 


69 


faux rapports d'Isaac, agissant selon les vues et les 
désirs de Sicomy à cet égard, et d'autre part consi- 
dérant l'attaque prochaine des Matabilis, je résolus, 
quant au présent, de ne pas étendre plus loin mes 
pérégrinations et de chasser pendant le reste de la 
saison dans la belle contrée enclavée entre les mon- 
tagnes de Bamangwato et de Sichely. 


XIV 


Départ de chez Sicomy. — Travaux pour trouver de l’eau, — 
L'antilope Roan. — Le camp de Sicomy. — Recherche des 
éléphants. — Les oiseaux des rhinocéros. — La bataille. — 
La conquête. — Dépecement Wun éléphant. — Cuisson de la 
chair d’éléphant. — Les jupes primitives. — Résultat de la 
chasse, 


Vers onze heures du matin. le 5 juillet, tout était prêt. 
Je pris conge de Sicomy et rebroussai chemin jusqu’a 
Corriebily. J'éprouvai quelque inquiétude en voyant 
combien le manque d’eau avait maigri et abattu mon 
bétail. Depuis mon depart de Corriebily aucun de 
mes animaux n'avait pu se désaltérer suflisamment, 
et il y en avait plusieurs qui etaient si affaiblis que 
j'avais grand’peur qu’ils ne pussent pas arriver jus- 
qu'à cette fontaine. Une petite trouped’indigènes, m'ac- 
compagnait depuis mon départ de chez Sicomy, dans 
l'espoir d’avoir de la viande. 

Après avoir cheminé un mille, je m’apercus de l’ab- 
sence de mon levrier Flam; comme le roi avait mani- 
festé ouvertement une grande prédilection pour cette 
race de chiens, je ne doutai pas qu'il ne m’eût été volé 
par ses ordres. Nous arrivames, après une marche de 
six milles, près d’un trou à gravier trés-profond, situé 
à côté d’un bloc de granit rouge; il y avait au fond 
environ un tonneau d’eau de source. Comme la fon- 
taine de Corriebily était encore fort éloignée, je me mis 
courageusement à l'ouvrage, avec les miens, pour ex- 
traire le gravier. J'eus bientôt la satisfaction de dé- 
couvrir une petite source d'excellente eau qui coulait 
de dessous le bloc de granit, et il en tombait autant 
que nous en pouvions puiser dans nos scaux; cette 
provision, venue si à propos, fut pour moi d'un prix 
inestimable, car mes pauvres chiens, aussi bien que 
le bétail, éprouvaient une grande détresse, 

Grâce à ce secours, nous pümes continuer notre 
“voyage, et, au coucher du soleil, nous fimes halte à 
moitié chemin de Corriebily, où nous arrivâmes le len- 
demain matin, vers dix heures. J'étais bien heureux 
d'avoir réussi à amener toules mes pauvres bêtes vi- 
vantes jusqu'à cette fontaine, où elles pouvaient boire 
tant qu'elles voudraient. Pendant que nous déjeunions, 

LI 


trois hommes de Sicomy s’approchèrent, tenant en 
laisse mon levrier que l'on me ramenait. 

Nous atlelames, et nous marchimes jusqu’au lieu 
où tomba mon premier eléphant; nous y fîmes halte 
pour la nuit. En arrivant à Massouney, j’examinai 
soigneusement les traces d'éléphants; j'avais déjà fait 
à peu près le tour de la fontaine, quand tout à coup 
je vis devant moi les larges, les longues, les énormes 
traces toutes fraîches de deux puissants éléphants 
males, qui y étaient venus boire pendant la uuit J’é- 
tais enchanté. J'avais grande confiance dans l’habileté 
des hommes de Bamangwato pour suivre une piste, et 
je me tins pour assuré que le jour était en‘in arrivé où 
j'allais tuer mon premier éléphant mâle. 

Les Bechuanas se mirent sur-le-champ en quête et 
cela sans hésitation. Je suivais leurs pas, plein d’espé- 
rance. La trace appuyait tout à fait à l’ouest, direc- 
tion dans laquelle je n'avais pas encore marché : je la 
suivis pendant plusieurs milles à travers une contrée 
déserte. Nous arrivames à un district où croissaient en 
abondance des baies savoureuses et fort douces : les 
éléphants avaient commencé à dévorer les racines des 
arbres et à creuser le sable très-profondément avec 
leurs crocs. 

Les empreintes anciennes et nouvelles s’étendaient 
de tous côtés, se croisant en tous sens, et nous per- 
dimes bientôt notre piste. Nous employames plusieurs 
heures en de yaines recherches; nous fimes des dé- 
tours à droite et à gauche, espérant réparer le désap- 
pointement de la journée, mais tout cela sans succès, 
et je fus contraint d'y renoncer Les Béchuanas s'ac- 
croupirent et declarèrent avec humeur qu'ils n’iraient 
pas plus loin. 

Comme nous nous en allions, nous rencontrames 
une troupe de quinze girafes, et, après une poursuite 
acharnée, pendant laquelle elles se maintinrent en 
corps serré avec une régularité digne d’un escadron, 
je parvins enfin à séparer des autres un beau mâle 
ayant au moins dix-huit pieds de hauteur et le forçai 
à une courte distance du camp. Les Béchuanas, ra- 
vis de mon succès, allumèrent un feu et passèrent la 
nuit auprès de la carcasse, car ils avaient promp- 
tement depécé la chair en lanières et extrait la moelle 
des os. 

Dans la matinée du 8 j'allai à la fontaine pour in- 
specter les terrains tout autour, mais il n’y avail pas 
de traces nouvelles. Le temps rafrateht était char- 
mant, un vent fortiliant soufilait, le ciel était parsemé 
de nuages blanchätres, et lorsqu'après le dejeuner je 
montai à cheval pour aller à la recherche des ele- 
phants, je reconnus les marques de leur defenses, 
# chaque bosquet que je rencoutrais, tous les grands 
arbres avoisinant les mares bourbeuses, qui pour le 
moment se trouvaient desséchées, etaient souilles 
de fanges cuites au soleil à la hauteur de douze pieds 
du sol. 


LA WIE AU DÉSERT: 


Le soir je pris ma lourde carabine à un coup, et. en 
rôdant aux environs de la fontaine, j'aperçusune grande 
troupe de wild-heasts qui s’avançaient pour boire à 
la vley. Je me jetai à plat ventre derrière un buisson 
rabougri, auprès duquel ces animaux devaient passer , 
et ep relevant la tête pour voirs'ils etaient proches, je 
vis une paire d’antilopes « roan » ou gems-boks ba- 
tards. espèce très-rare et très-belle. qui avançaient 
avec précaution ‘et n'étaient qu’a 120 Loises de moi. 

Je visai le mâle et le manqnai. Tout le troupeau 
de wild-beasts rebroussa vivement chemin et dispa- 
parut au grand galop, enveloppé d’un nuage de pous- 
siére; mais les deux roan-antilopes, qui, sans doute, 
p'avaient jamais entendu Ja detonation d'une arme à 
feu. étaient arrêtées et regardaient autour d'elles. Je 
rechargeai à la hâte, et lachai la détente : le male 
tomba sous le coup, la balle lui était entrée dans l’é- 
paule. Il resta étendu, ruant et rugissant, jusqu'à ce 
que j'eusse presque achevé de recharger mon arme, 
puis soudain il se remit sur ses pieds et courut apres 
son camarade. 

En ce moment Argyll et Bouteberg, deux excellents 
chiens, ayant entendu les coups de feu et aperçu la 
bête blessée, prirent chasse, et, à ma grande surprise, 
l'animal, au lieu de leur faire face, s'enfuit à toutes 
jambes. El faisait deja presque noir, mais je suivis 
les chiens. Bientôt j'entendis un bruit étrange, et tout 
à coup je me trouvai en face de l’autilope blessée, 
que cing de mes chiens poursuivaient de près. La bête 
se dirigeait vers l'eau, et se serait mise en arrêt, si par 
malheur je ne m'étais trouvé là pour Pen empêcher. 
Ma carabine était dans son fourreau, ce qui m’empé- 
cha de tirer : l'animal passa contre les chariots, où 
d'autres chiens se joignirent à la meute. 

En arrivant au camp. je m'aperçus que Kleinboy 
avait vu et suivi la chasse; il revint bientôt hors d'ha- 
leine, m’annoncer que Vantilope était en arrêt à un 
demi-mille du camp, au delà des collines, et qu’elle 

_tuait mes chiens à droite et à gauche. Je saisis ma 
carabine et Vaccompagnai ’é l'endroit désigné. J'en- 
tendis bientôt le bruit que faisait ma meute. L'animal 
lait couché à côté d'un buisson, et mes chiens l’en- 
touraient en aboyant, + 

Trois autres chiens étaient venus du camp avec 

mor; en apercevant l'antilope couchée ils s'élancèrent, 
mais la bête furieuse en tua un sur place et en blessa 
cruellement un autre près de l'épaule : e’étaient Vit- 
fort et Argyll, deux de mes meilleurs levriers. Elle 
continua à rapper avec une rage indicible, et atteignit 
Wolf et Flam avec tant de violence qu'elle leur fit 
grand mal. Elle avait tué, avant mon arrivée, Bles, 
MON plus vigoureux et mon plus brave chien, lui per- 
gant le cœur d'uu coup de corne, Je fus longlemps 
empêché de pouvoir tirer, car la nuit était sombre et 
le geme-bok était à terre entouré des chiens survivants 
qui le pressaient de près. 


A la fin il se releva et je le tuai roide. C'était bien 
le méme animal quo avais précédeminent blessé 
d’une balle à l'épaule et j'avais un admirable échan- 
titlon de roan-antilope. Ses cornes superbes ayant la 
forme d’un cimeterre, étaient longues. bien plautées 
et admirablement courbées. Avant de quitter M;sso- 
ney, je tuai encore deux belles girafes, plusieurs 
élans gras et force gibier de toutes sortes. 

Je demeurai pendant quelques jours dans le voisi- 
nage de la fontaine, et, voyant qu'elle était entière- 
ment abandonnée par les éléphants, je me décidai à 
rebrousser chemin et à allerchercher aventure au delà 
de Bamangwato; car je déconvris qu'on n'avait abusé, 
et que le roi désirait fort que je chassasse dans ses 
États. En conséquence, nous retournames, le 18, au 
camp de Sicomy, sur des montagnes rocheuses. 

Je trouvai le roi assis sous l’ombrage d'un arbre 
assez bas, avec quelques amis et plusieurs de ses 
femmes. Autour du kraal gisaient à terre et pourris- 
saient bon nombre de cranes énormes de koodoos, 
parmi lesquels il y en avait plusieurs paires qui ex- 
cédaient en dimeusion tout ce que j'avais vu jusqu’a- 
lors. La vue, du côté du sud-ouest, était magnifique. 

u bas de la montagne se développait sans inter- 
Pa aussi loin que l'œil pouvait atteindre, un 
parc très-uni, qui traversait la chaîne de montagnes 


| par une large ouverture Tous les arbres de la forèt, 


tous les bosqnets étaient si touflus, que leur sommet 
ressemblait à la nappe de l'Océan vue du-haut d’un ré- 


| cif escarpé sur le rivage. Après avoir goûté avec le roi 


les produits de sa brasserie, nous continuames à mar- 


: cher vers le pare, accompagnés des frères de Sicomy, 


et, en regardant derrière moi, j'aperçus une foule de 
naturels qui nous suivaient. Hs arrivaient de tous 
côlés par petites troupes, soit des vallées, soit des- 
cendant des rochers, et ma suite finit par être de plus 
de deux cents hommes. 

Nous marchions vers le nord et arrivames le second 
jour à Litlochu, source abondante quicoule perpétuelle 
ment. Elle est située dans un ravin agreste et rocail- 
leux, au milieu de collines très-basses, bornées au 
nord et à l'ouest par une espèce de bassin creux, large 
et à pente douce, parsemé de grands bosquets et de 
clairières découvertes Ce creux avait six à huit milles 
de large, il élait fréquenté par des élans et des gi- 
rafes. Au delà s'étendait l'immensité sans limites du 
desert sablonneux de Kalahari. Là, je jouis chaque 
jour du plaisir de chasser ce gibier, mais, quoique 
les éléphants vinssent de temps à autre près de l'eau, 
uous suivions leurs traces à une distance prodigieuse 
suus jamais parvenir à les apercevoir, 

Le 23, avaut midi, un naturel m’apprit que, dans 
un (aillis vers le sud, il avait vu un rhinoceros blanc; 
je le suivis à l'endroit designe, ét nous tombames au: 
pres d'un énorme «muchacho», qui dormait sous un 
arbre loullu; son aspect etait celui d'un monstrueux 

‘ 


LA WIE AU DÉSERT. 71 


pore, car l'éléphant lui ressemble légèrement quant 
à sa forme; il agitait continuellement ses oreilles, 
comme le fait toujours un rhinocéros en dormant. Ce- 
pendant, avant que je pusse me mettre en po-ture, plu- 
sieurs oiseaux de rhinocéros l’avertirent du danger qui 
Je menacait en lui fourrant leur bec dans l'oreille eten 
poussant leur cri aigu etdiscordant. Aussitôt réveillé, 
l'animal se releva vivement et partit au trot à travers 
les taillis, brisant towt sur son passage, et je ne le 
revis plus. Ces erhinocéros-birds » escortent sans cesse 
Vhippopotame et les quatre espèces de rhinocéros, el 
se nourrissent des insectes qui bourdonnent autour 
de ces animaux; ils sont d’une couleur grisâtre et 
presque aussi gros qu’une grive ordinaire; leur chant 
est à peu près semblable à celui de la grive de bruyère. 
Ces vigilants volatiles ont bien souvent troublé mes 
plaisirs, et j'ai été tenté de maudire leur dévouement ; 
ils sont les meilleurs amis du rhinocéros, et ne man- 
quent jamais de l’arracher à son profond sommeil. 
Le rhinocéros comprend à merveille leurs avertisse- 
ments : il se met sur pied à l’instant, regarde de tous 
côtés et prend la fuite. J'ai fréquemment chassé le 
rhinocéros à cheval : il me conduisait à plusieurs mil- 
les de distance et recevait plusieurs coups de feu avant 
de tomber, et pendant ces longues chasses plusieurs 
de ces oiseaux l’assistaient jusqu'au dernier moment. 
Ils se perchaient sur son dos et sur ses flancs ; à cha- 
que balle qui résonnait sur l'épaule de lanimal, ils 
s'élevaient de six pieds dans les airs en poussant leur 
aigre cri d'alarme et reprenaient ensuite leur position. 
Il arrivait souvent que les branches basses des arbres 
sous lesquels le rhinocéros passait les repoussait de 
leur perchoir, mais ils s'y reportaient aussitôt. J'ai 
plus d'une fois tué ces animaux lorsqu'ils venaient 
boire la nuit; mais les oiseaux les croyant endormis 
restaient près d'eux jusqu’au matin. En n'approchant, 
je remarquais alors qu'avant de prendre leur vol ils fai- 
saient tous leurs efforts pour éveiller le rhinocéros. 
Vers le soir, un individu qui avait été expédié à la re- 
cherche des éléphants revint au camp cl nous dit qu'une 
petite tribu de Bakalaharis, campée dans une chaîne de 
montagnes à l'ouest, assurait que des rhinocéros fré- 
quentaient les foré s voisines de leur résidence. Mut- 
chui-ho, oncle de Sicomy, qui m'accompagnait dans 
mes chasses sur son territoire, m'avertit de me tenir 
prêt à partir avee lui le lendemain pour aller à la re- 
cherche des éléphants. 
En conséquence, le 24, de bonne heure, je me mis 
. en campagne avec Isaac et Kleinboy comme piqueurs, 
escortes de Mutchuisho et de cent cinquante hommes 
de sa tribu. Nous marchâmes vers le nord-est, et, 
après avoir faitenviron cinq milles dans la forêt, nous 
alleignimes une fontaine où je remarquai le trou d'une 
troupe d'éléphants femelles, Nous ftmes la une courte 
halte. On prt force tabac, puis, en inspectant de plus 
en plus les susdites traces, nous fümes d'avis quelles 


avaient deux jours de date, et j'éprouvai un nouveau 
désappointement. 

Le pays qui s’étendait maintenant devant moi était 
une vaste forèt bien unie; il se développait au nord 
et à l'est pendant vingt milles, sans interruption : là 
le paysage était bordé par des chaînes de mont»gnes 
bleues d’une élévation considérable, où deux cimes 
coniques, l’une à côté de l’autre, dépassaient de beau- 
coup toutes les autres; c’est la que s'élevaient les ar- 
ciennes habitations des Bamangwatos, mais les cruels 
Matabilis les avaient forces de chercher un asile parmi 
les montagnes rocheuses où ils vivent.aujourd hui. 
Nous continuames à cheminer vers l orient et traver- 
sames deux fois le lit de gravier d’une rivière ou plutôt 
d’un torrentoi se trouvaient plusieurssources d'une eau 
excellente ; les éléphants avec leur trompe dégageaient 
le gravier qui obstruait ces sources, autour desquelles 
il y avait ausssi de nombreuses traces de rhinocéros. 

. Nous suivimes pendant plusieurs milles un sentier 
aride et desséché, rempli de wait-a-bit-thorns, et nous 
entrames dans une forêt ornée de groupes très-pittores- 
ques de vieux arbres qui donnaient beaucoup d'ombre. 
Nous en explorames les profondeurs et ressortimes 
sur une petite clairière très-découverte où paissaient 
des brindled gnoos, deux ou trois troupes de pallahs et 
une bande d'environ quinze girafes. Nous marchames 
deux milles encore, et deux heures à peine nous sé- 
paraient de la chute du jour quand tout à coup nous 
decouvrimes un arbre récemment brisé par un élé- 
phant. Quelques-uns des naturels examinèrent les 
feuilles et les branches rompues, afin de reconnaître 
exactement quand la bête avait passé par là, tandis 
que d’autres inspectérent les traces. 

Ils furent d'avis que c'était un male de premier choix 
et qu'il avait passé 1a le matin mème. Le terrain n'é- 
tait pas favorable pour suivre une piste, mais ceux 
qui s’en chargérent déployèrent une grande habileté. 
Nous arrivâmes assez promptement à l'endroitoù quel- 
ques heures auparavant une troupe d'éléphants males 
avait brouté. Notre chemin était obstrué par de grandes 
branches et même des arbres “ntiers qui, brisés et dé- 
racinés, jonchaient le sol; les éléphants les avaient 
entraînés à plusieurs toises avant d'en devorer les 
feuilles. Hy avait aussi des places où ils avaient la- 
bouré la terre de leurs crocs, en quête de racines, et 
où de larges traces toutes fraîches, bien faites pour 
émoustiller un chasseur, étaient parfaitement visibles. 

Tout cela était intéressant et promettait beaucoup : 
mais le coucher du soleil etait si proche que j'avais 
peu d’espo.r de rencontrer mon gibier. À vrai dire 
Mutchuisho désirait vivement que je ne fusse point 
désappointé ; il avait Olé son manteau et, muni d'un 
des mousquets que Sicomy m'avait achetes, il ordonna 
au corps de réserve de s'asseoir en silence jusqu'à ce 
que l'attaque commençât : if se mit & la tête de la 


bande des depisteurs, composée d'environ quinze Vieux 


1 
19 


LA VIE AU DESERT. 


roués, et nous suivimes la trace peu de temps. Le vieil- 
Jard meditalors que vous étions tres-prés des éléphants: 
quelques minutes plus tard, des dépisteurs aflirmè- 
rent avoir entendu briser un arbre; seulement les uns 
disaient que c’était en avant, les autres indiquaient 
ure direction opposée. 

Nous marchions toujours néanmoins. Mutchuisho 
échelonnait ses hommes de droite et de gauche, tan- 
dis que nous continuions à suivre la trace, mais au 
bout de quelques minutes, un d’eux accourut hors 
d'haleine, disant qu'it a:ait vu les animaux que nous 
cherchions. Je m’arrétai un instant et dis à Isaac, qui 
portait la grande carabine hollandaise, d'agir séparé- 
ment, tandis que Kleinboy viendrait nvassister : mais 
comme d'ordinaire, dès que l'affaire s’engagea, mes 
gens ne songèrent plus qu'à eux-mêmes. 

Quant à moi, je relevai mes nanches jusqu’à Pé- 
paule, je bus une gorgce d’eau pure dans la calebasse 
d'un des dépisteurs ; et saisissant ma carabine can- 
nelée à deux coups, je dis à mon guide d'aller en 
avant. Il obéit, et lorsqu il eut marché en silence quel- 
yues centaines de toises, il s'arrêta brusquement en 
s’écriant : Æ low ! Devant nous, à cent cinquante loises 
de distance, à l'ombre d'un bosquet épais, se tenait 
une troupe d'éléphants mâles. Je galopai vers elle : 
mais, aussitôt qu ils m’apercurent, ils firent un bruit 
étourdissant en relevant leur trompe en lair, tour- 
herent sur eux-mêmes et s'enfuirent tous ensemble, 
brisant tout dans les forêts sur leur passage et sou- 
levant un nuage de poussière. 

La distance que j'avais dû franchir et les obstacles 
que j'avais surmontés pour contempler ces éléphants 
se présentèrent alors à mon esprit, et je jurai que cette 
fois au moins je n'aurais rien à me reprocher : au même 
instant, eufoncant les éperons dans flancs de Souday, 
je me mis à leur poursuite, trop près même pour ma 
sûreté. Les éléphants appuyant en ce moment sur la 
gauche, je les vis à mon aise. La troupe consistait en six 
mäles, dont quatre de premier choix ; les deux derniers, 
fort beaux aussi, n'avaient pas encore atteint leur en- 
tier développement. 

Sur les quatre vieux il y en avait deux dont les dé- 
lenses Claient plus belles ; j'hésitais à viser celui que je 
choisirais, lorsque toutà coupl'éléphantqui, selon moi, 
avail les plus fortes défenses, se sépara de ses cama- 
rades : je le suivis à l'instant, convaincu qu'il devait 
être le patriarche de la bande. Je galopais presque 
à côté de lui, et j allais tirer lorsqu'il se retourna 
brusquement, poussa un cri si terrible et si aigu que la 
lerre parut trembler sous ses pieds; puis m'attaquant 
furicusement, i] me poursuiviten droite ligne sans que 
sa course [Ut le moins du monde ralentie par les ar- 
bres qu'il rencontrait sur son passage et qu'il arrachait 
én les écarlant, Comme st ceussent été des roseaux. 

A la fin i} wurut renoncer A celte poursuite, et 


comme il se délournait lentement afin de se retirer, 


je tirai en visant à son épaule, malgré les sauts et les 
ruades de Souday qui m'importunaient beaucoup. En 
recevant la balle, elephant manifesta un frisson vers 
l'épaule et s'éloigna d'un pas majestueux; mon coup 
de feu amena près de moi plusieurs de mes chiens qui, 
jusque-là, avaient suivi le troupeau. Lorsqu'ils arri- 
vèrent en aboyant, il y eut une seconde attaque dé- 
sespérée, précédée comme la première d'un formidable 
cri. L’éléphant passa tout près de moi et je lui envoyai 
dans l'épaule une seconde balle, à laquelle il ue fit 
pas la moindre attention. 

Je me promis alors de ne plus tirer que lorsque je 
pourrais le faire à coup sûr, mais, quoique l'occasion 
s'en présentat plus d'une fois, Souday m'en empécha 
toujours, car ses soubresauts s opposaient à ce que je 
pusse tirer. A la fin, exaspéré justement, je ne songeai 
plus au danger, et, m’élancant à bas de ma mon- 
ture, j'approchai de l'éléphant à la faveur d'un arbre 
qui me cachait, et lui logeai une balle de côté dans 
la tête. I] poussa un cri si aigu que la forêt entière 
en tressaillit, et attaqua les chiens, paraissant croire 
que le coup était parti du milieu d’eux. Il se réfugia 
ensuite au milieu d’un bosquet d’épines, la tête tour- 
née vers moi. Je m'avançai alors tout près de lui, et, 
comme il se disposait à renouveler l’attaque (dans ce 
temps-là j'avais une idée fausse, car je croyais qu'il 
était poss.ble d'abattre un eléphant avec une balle 
dans le front), je demeurai impassible jusqu’à ce qu'il 
fût à quinze pas de moi et je visai au milieu du front, 
persuadé bien mal à propos que j'allais ainsi le tuer 
raide mort. Le coup de feu ne fit qu'augmenter sa fu- 
reur, Continuant sa marche furibonde avec une im- 
pétuosité et une vivacité sans pareilles, il faillit mettre 
pour toujours fin à ma chasse aux éléphants. Une 
grande quantité de Béchuanas qui me suivaient hur- 
lèrent à l'unisson, me croyant tué, car pendant un 
moment l'éléphant fut presque sur moi : cependant 
monagilité me sauva, mais au moment où jem'esquivais 
derrière un buisson épineux, une énorme épine s’en- 
fonca profondément dans la plante de mon pied, les 
vieilles chaussures que je portais ce jour-là étant tout 
à fait usées. J'éprouvai une vive douleur et fus boiteux 
pendant tout le reste du combat. 

L'éléphant arpentait la forêt d'un pas rapide; et 
pourtant il était à peme hors de ma vue lorsque j’eus 
rechargé mon arme. Je me remis en selle et fus promp- 
tement sur la même ligne que lui. En ce moment, 
j'entendis Isaac qui était aux prises avec un autre élé- 
phant, mais quand la bête attaqua, le courage de ce 
garçon lui fit defaut, et je le vis bientôt apparaître à 
distance respectueuse derrière moi, Mon éléphant con- 
linuait à écarter tous les obstacles d'un pas ferme; 
le sang coulait à flots de ses biessures; les chiens, 
exténués de fatigue et de soif, s'arrêtaient l'un après 
l'autre, et je fus longtemps empêché de tirer, car Sou - 
day était affreusement turbulent, A la fin, je tirai de 


» 


LA VIE AU DESERT. 73 


droite et de gauche, toujours derrière l’épauie, et la 
bête renouvela son attaque avec les mêmes cris; le 
corps entier des hommes de Bamangwato m'avait re- 
joint et me suivait à peu de distance. 

Parmi eux se trouvait Mollyeon, qui offrit de m’ai- 
der. Il était léger et adroit et me rendit un important 
service en tenant la tête de mon cheval si inquiet tan- 
dis que je tirais et rechargeais ma carabine. Je tirai 
six fois de la sorte, et presque chaque fois l'éléphant 
m’altaqua et nous poursuivit jusqu'à notre corps de 
réserve, à l’arrière-garde, lequel ne manquait pas de 
s'enfuir, se dispersant en tous sens, à son approche. 

Le soleil s'était couché derrière les arbres; il allait 
bientôt faire nuit, mais l’éléphant malgré toutes ses 
blessures ne paraissait pas très-mal à l'aise. Voyant 
qu'il me restait peu de temps, je me décidai à en finir 
avec lui et à tirer à pied. Je le fis en effet et m’appro- 
chant de très-près, je lui envoyai deux coups dans le 
côté de la tête, sur quoi il attaqua en désespéré : mais 
j'étais tout à fait calme, car je voyais bien qu'il ne pou- 
vait plus m’atteindre; en un clin d’œil j’eus recharge 
et lui lançai mes deux nouveaux coups derrière lé- 
paule. Il poussa un cri qui fit prendre la fuite à Sou- 
day au travers de la forêt, et l'animal attaqua avec une 
furie sans égale; ce fut la derniere fois. [| commença à 
sentir ses blessures et il demeura enfin arrêté pros d'un 
buisson épineux entouré de mes chiens, qui, voyant 
Ja lutte tirer à sa fin, aboyaient avec rage. 

Je rechargeai mon arme et lui lachai mes deux coups 
sur le devant du front. En recevant ces deux balles, 
il balança sa trompe de haut en bas et de bas en haut, 
et plusieurs indices non équivoque prouvèrent aux 
naturels aflamés et charmés que sa fin etait proche. 
Ma dernière balle l’atteignit à l'épaule. Tandis que je 
tournais autour de arbre auprès duquel il se tenait, 
pour lui envoyer encore une balle, je vis clairement 
que ce puissant monarque des forêts n'avait pas be- 
soin de cela pour être vaincu. Avant que j'eusse 
écarté les broussailles, il tomba lourdement sur le côté 
et rendit le dernier soupir. Les rares Nemrods, mes 
confrères à qui pareille aventure est arrivée pourront 
seuls comprendre quelles furent mes sensations en ce 
moment, 

Les indigènes, joyeux de mon succès, se groupèrent 
autour de l'éléphant, riant et parlant avec volubilite : 
quant à moi, je grimpai sur l'animal et m'assis comme 
sur un trône sur le ventre de l'animal qui, lorsqu'il 
était debout et moi par terre, se trouvait au niveau de 
mes yeux. La nuit arriva quelques minutes après; les 
nalurels ayant illuminé le taillis à l'aide de plusieurs 
feux et entassé des branchages à demi secs du côté du 
vent, se couchèrent sans prendre aucune nourriture, 
car Mutchuisho ne voulut permettre à personne de 
dépecer | éléphant avant le matin. Il avait posé des 
sentinelles de chaque côte pour veiller sur le cadavre, 
Mon diner se composa d'une tranche prise à la tempe 


de l'éléphant, que je fis rôtir sur des charbons ardents. 
Pendant cette longue lutte, ma chemise avait élé mise 
en lambeaux par les wait-a-bit-thorns, et il me restait 
pour unique vêtement une paire de culottes courtes 
en peau: c’était peu de chose pour une très-froide nuit 
au cœur de l'hiver africain. : 

Je ramassai des herbes séches, les étendis pres du 
feu et me couchai, sans autre couverture qu’une vieille 
peau de mouton qui me servait de selle. Je m’endor- 
mis promptement, et Mutchuisho, me prenanten pitié, 
jeta sur moi un vieux manteau de peau de chacal qui, 
de méme que tous les vétements des Bechuanas, était 
amplement pourvu de petits insectes sautillants qu'il 
est inutile de nommer. 

Ces désagréables insectes, trouvant sans doute ma 
peau plus tendre que celle du propriétaire du man- 
teau , parurent disposés à profiter de l’occasion qui se 
présentait; aussi je me réveillai bientôt, sentant mor 
corps enflammé comme si j'étais attaqué d'une fièvre 
violente. Il n’était plus question de repos pour cette 
nuit : aussi je rendis son manteau à Mutchuisho avec 
mille remerciments pour sa politesse; j'empilai du bois 
mort sur le feu, etil en résulta une flamme aussi écla- 
tante que le jour. Je réveillai Kleinboy afin qu'il m'ai- 
dat à tourner à l’envers mes culottes de peau, et alors 
commença une chasse animée qui se termina par la 
capture d'environ quatre vingts insectes. J'allumai 
ensuite un autre feu, et passai le reste de la nuit ac- 
croupi entre les deux, absorbant le calorique à la fois 
par devant et par derrière. 

Au lever du soleil, le 25, Mutchuisho donna le si- 
gnal de découper l'éléphant, et il s'ensuivit une scène 
de sang, de bruit et de labeur dont aucune description 
ne peut donner une idée. Chaque naturel ota son man4 
teau, et, armé d’un assagai, s’élanca à l'assaut : en 
moins de deux heures l'animal fut dépecé jusqu'au 
dernier pouce de chair et chacun transporta sa part à 
la demeure temporaire qu'il s'était choisie sous les 
arbres d’alentour. 

Voici comment cette opération s'accomplit : on dte 
d'abord la grossière peau extérieure par larges bandes. 
Sur le flane, que l'on découvre ensuite, il y a plusieurs 
épaisseurs de peau de qualité souple et maniable, 
dont les naturels se servent pour faire des outres 
à cau; avec ces outres ils allèrent chercher des pro- 
visions d'eau à la fontaine la plus voisine (qui est 
souvent éloignée de 40 milles) pour la rapporter près 
de l'éléphant. Cette peau intérieure s'enlève avec 
beaucoup de précaution. Les outres se confectionnent 
en rassemblant les coins et les bords, et on translixe 
le tout sur une baguette pointue. La chair des côtes 
est découpée en énormes filets; leurs haches font l'of- 
fice de seulpels, ear il faut tailler séparément chacune 
de ces colossales côtes. Bientôt les intestins sont à nu : 
c'est là ce qui intéresse le plus les directeurs de l'opé- 
ration, car € est autour des intestins que l'on trouve 


75 : LA VIE AU DESERT. 


en plus grande quantité ia graisse de l'éléphant. 

Il n'y a rien au monde qu'un Béchuana estime au- 
tant que la graisse, de quelque nature qu'elle soit; il 
fait des courses prodigieuses afin de s’en procurer un 
peu, et il s’en sert pour assaisonner sa viande séchée 
au soleil et pour apprêter son blé. I y a des couches 
épaisses de graisse dans le corps d'un éléphant, et la 
quantité qu'on en obtient d'un male en pieine crois- 
sance et en bon état estsurprenante. Avant de pouvoir 
y arriver, il faut ôter presque tous les intestins, et 
pour y parvenir plusieurs hommes sont obliges d'en- 
trer dans l'immense cavité qui s’est faite dans Pinte- 
rieur de l'animal. Ils continuent d y creuser avec leurs 
assagais, et passent la graisse à leurs camarades en 
dehors. Ce manége dure jusqu’à ce quil n'y ait plus 
rien. 

Pendant ce travail, d’autres indigènes s'occupent 
activement à enlever la peau et chair du reste de la 
carcasse Dans ces occasions-là, les naturels ont l'hor- 
rible coutume de s'enduire le corps, de la tête aux 
pieds, avee le sang noir et caillé de la bête; ils s'en- 
tr'aident à cela et chaque homme en prend plein ses 
mains et Vetend sur le dos et sur la tête de son ami. 
Depuis le commencement jusqu'à la fin ce sont des 
clameurs incessantes, des sons confus, des voix ¢lour- 
dissantes : tous se heurtent, se Coudoyent, tous s’ef- 
forcent de se frayer un passage jusqu'à la venaison, el 
l'assagai aigu brille dans toutes les mains. Les voix 
coleres et le hideux aspect de ces sauvages au corps 
nu et sanglant, combinés avec leurs gestes frénétiques 
et le cliquetis de leurs armes, offraient un spectacle si 
sipistre et si frappant que, lorsque j'en fas témoin 
pour la première fois, j'étais persuadé que j'allais 
bientôt voir la moitié de l'assemblée tourner sa lance 
contre l'autre moitié. 

La trompe et les pieds sont des mets délicats, et 
plusieurs hommes s'occupent exclusivement à les cou- 
der. . amputation des derniers s'opère au fanon; on 
dccoupe en morceaux convenables la trompe, qui a 
eux preds d'épaisseur à sa base. La trompe et les 
eds se euisent avant d'être transportés au quartier 
général. Voici comment cela se pratique : plusieurs 
personnes nronies de bâtons pointus creusent un trou 
dans la terre pour chaque pied et pour une portion de 
lat ompe Le trowest d'une profondeur d'environ deux 
pieds et d'une large toise. Avec la terre qui a été ex- 
traite du trou on entoure les bords; ceci terminé on 
rassemble une immense quantité de branches sèches et 
de trones d'arbres dont il y à toujours profusion aux 
alemours, eu égard aux dévAts commis autrelois par 
les elephants; ot les empile au-dessus des trous, à la 
haoteur de huit à neuf pieds, et on y met le feu, 

Lora) & ces énormes brasiers ont entièrement brûlé 
et que tout be boisest réduit en cendres, les trous et la 
terre cnvironnante sont échauflés à un degrétres-clevé, 


Dix ou douze hommes ratissent les cendres avec un 


bâton de seize Lieds de long, au bout duquel il y a un 
crochet. fis se relayent l’un l'autre sans interruption 
et avee promptitude; chaque homme ne peut tenir à 
ce mélier que quelques secondes, et il jrte le rateau à 
son camarade, en se retirant. La chaleur est si forte 
qu'elle n’est pas supportable. Lorsque. par ce procédé, 
les cendres onl été ratissces, deux hommes athlétiques 
apportent le pied et un morceau de trompe et les 
placent dans le trou. Alors on reprend le rateau et on 
repousse dans le trou la terre qui en a été retirée et 
qui est toute chaude; on continue à ratisser jusqu'à 
ce que pied et trompe soient tout à fait recouverts. 
Les cendres chaudes sont amoncelées par-dessus, on 
allume un autre feu de joie. et, lorsqu'il est entière- 
ment consumé, on trouve l’énorme pied et la trompe 
parfaitement cuits à point dans tontes leurs parties. 
Alors on les retire de terre avec des bâtons pointus, 
on les bat bien, on les racle avec des assagais afin 
d'ôter tout vestige de sable, on les pèle et on les pi- 
que après un pieu pour les transporter plus facile- 
ment. 

Le pied cuit de cette manière est excellent et la 
trompe aussi; elle ressemble beaucoup à langue de 
buflle. En recouvrant le pied, les naturels ont bien 
soin de ne pas pousser dans le trou de charbons ar- 
dents : ils brüleraient la viande. tandis que le sable 
ou la terre la protège et lui communique une chaleur 
égale et convenable. Lorsque les naturels ont découpé 
l'éléphant et transporté les énormes pièces de viande 
dans les kraals respectifs et temporaires, ils s'as- 
seyent pour se reposer et pour respirer, et ils se ré 
galent alors en fumant et en prisant. 

La pipe bechuana est très-primitive et diffère de 
tout ce que j'ai jamais vu. Lorsqu'ils veulent fumer, ils 
mouillent une portion de terre; et ne sont pas scru= 
puleux quant au liquide qu’ils emploient. Hs entou- 
rent avec celte terre humide un rameau vert courbé 
en demi-cercle et dont les deux bouts passent. Is pé- 
trissent ensuite cette terre humide avec leurs pouces 
en faisant glisser la baguette jusqu'à ce que le trou 
soit fait, puis retirent cette baguette et élargissent une 
des extrémités avee les doigts, de maniere à former 
une coupe pour le tabac. 

La pipe finie et prête pour un usage immédiat, ils y 
introduisent le tabac, et l'allument; le fumeur se met 
à genoux, et,, S'assujettissant sur les paumes de ses 
mains, met ses lèvres en contactavec la boue à l'issue 
du petit trou et hume la bienheureuse fumée. Une 
grande quantité de fumée leur sort des narines. et le 
déluge de larmes qui tombent des yeux prouve le 
plaisir dont ils jouissent. Une de ces pipes suflit à une 
assemblée nombreuse; chacun fume à son tour en 
remplissant la coupe à chaque fois. 

Après s'être reposés, les naturels retournent encore 
une fois à la eurée, et decoupent la chair en tra ches 


minees qui out depuis six jusqu'à vingt pieds de long ” 


LA VIE AU DESERT. 75 


2 


et dont l'épaisseur et la largeur sont de deux doigts de 
la main d'un homme. Quand ceci est fait, ils s en vont 
couper des gaules avec leurs tomahawks : ils en font de 
deux sortes pour des poteaux et pour des traverses ; 
les premiers ont huit picds de haut et se terminent en 
fourche. Ils les plantent en terre et y placent les tra- 
verses, entourées de guirlandes sans fin de cette viande 
crue, qu'ils laissent pendre au soleil pendant deux ou 
trois jours. A l'expiration de ce délai, la viande a beau- 


coup perdu de son poids, elle est roide et facile à dns- ; 


porter. Alors on la retire des traverses, on la plie. on 
cn fait des ballots qui sont fortement attachés avec de 
longues lanieres de l’écorce intérieure si souple du 
mimosa épineux ; le travail ainsi terminé, chaque 
homme prend un ballot sur sa tête, en jette d’autres 
sur ses épaules, et retourne trouver sa femme et sa 
famille. 

Le volume que produit la chair d'un seul éléphant, 
après toutes ces préparations, est véritablement extra- 
ordinaire Lorsque le crane de l’éléphant fut dépece, 
Mutchuisho ordonna qu'on arrachat pour moi les dé- 
fenses. C'est la un ouvrage*diflicile et qui exige une 
grande habileté. Cette fois, cela fut mal exécuté ; les na- 
turels abimerent l'ivoire avec leurs petits tomahawks ; 
aussi je me souvins de ce contrelemps, et à l'avenir je 
me‘ hargeai Loujours de cette besogne. Je me servais de 
cognées américaines de première qualité, dont j'avais 
fait l'acquisition pour cet usage. Lorsque les défenses 
furent arrachées, je montai à cheval et partis pour le 
camp, accompagné de mes piqueurs et de quelques 
naturels portant l'ivoire, une provision de viande, des 
pieds et de la trompe cuite. Les sauvages s'étaient 
approprié le reste, et lorsque je les quittai ils se que- 
rellaient pour le crane, dont les os à moelle sont tres- 
appréciés. Ils se battaient pour chaque parcelle que 
la hache enlevait et la dévoraient toute crue. En re- 
tournant au camp nous traver-dmes le kraal des Baka- 
labaris, situé dans les montagnes. Ils avaient cultivé 
dans les vallées de très-vastes jardins où le blé et les 
melous d’eau croissaient en abondance Jefus enchanté 
de me trouver dans mon camp, où j'étais plus à mon 
aise, et surtout de boire un bol de café. 

Dans la soirée du 26 une foule d'hommes arriva lour- 
dement chargés de la viande de l'éléphant; la plus 


grande partie de cette provision était pour Sicomy ; ils | 


demeurèrent près de moi pendant la nuit et se remi- 
. : La 
rent en marche le lendemain malin. 


XV 


Chasse aux éléphants avec les indigènes, — Mort d'un éléphant 
mile, = Renvoi de mon interprète, — Une lionne tude d'un 
seul coup de fusil, x 


* Le 27 juillet je me décidai à faire avancer mes 


chariots vers l’est et j'informai les conducteurs de ma 
détermination; mais ils firent des objections sans 
nombre et refusèrent presque de m obéir. Je ne con- 
naissais pas la position des sources et j'étais con- 
vaincu qu'Isaac ne m'aiderait pas à les découvrir; 
aussi je trouvai plus prudent de faire moi-méme une 
petite excursion dans cette direction. A cet effet je 
plaçai des munitions et une baguette dans ma vieille 
gibecière, qui était couverte à l'intérieur d’une cou- 
che épaisse de graisse.et d'huile , ainsi que des plu- 
mes tachetées et souillées de sang de perdrix et de 
coq de bruyère : je pris aussi une provision de pain 
et de café en poudre pour trois jours, et je don- 
nai l’ordre à deux de mes hommes de se tenir prêts 
à m’accompagner le [lendemain au matin. Mon inter- 
préte avail toujours un air rechigné et de mauvaise 
humeur. Cetie fois, au lieu de se prêter à mes désirs, il 
employa toute son énergie à faire naître de la mésin- 
telligence entre moi et les indigèues et à metre les 
Hottentots en état de révolte. Je découvris qu'il m’a- 
vait constamment trompé en me cachant les endroits 
où les éléphants étaient les plus abondants. et je com- 
mencai à croire que je me devais à moi-même de le 
chasser honteusement. 

Le 28, pendant que j'étais en train de déjeuner, 
des indigènes vinrent m’annoncer qu ils avaient dé- 
couvert des traces d’éléphants toutes fraîches, à un 
mille du camp. Je résolus donc de remettre pour le 
moment mon excursion projetée, mas il se trouva 
que ces traces me conduisirent dans celte direction, 
et, de plus, me firent découvrir une sorte d’endroit 
où les éléphants et les rhinoceros abondaient. Tout 
étant prét. je me mis en route, accompagné de plu- 
sieurs hommes à cheval et d’une centaine de Ba- 
mangwatos dont plusieurs nouvelles bandes s'étaient 
jointes à moi. Je m'aperçus bientôt que les traces 
elwent celles d'une petite troupe d'éléphants femel- 
les. 

Mutchuisho et ses compagnons les suivirent avec 
une grande sagacité ; ils s'avancèrent d'un pas rapide 


toute la journée, s’arrétant à peine avant d'avoir 


trouvé les éléphants. Les traces nous conduisirent 
d'abord à travers une gorge de montagnes dont j'ai 
déjà dit avoir fait le tour le 24; ensuite elles se tour- 
nerent vers l’est au pied de la chaine de montagnes. 
L'aspect du pays devenait de plus en plus piltores- 
que. Après que nous edmes suivi les traces pendant 
quelques heures, hous nous trouvames dans un pays 
nouveau, et, à ce qu'il me parut, dans un climat dif- 
ferent. Tl y avait abondance de grands arbres, et 
l'herbe et les feuilles y étaient beaucoup plus vertes 
que dans le pays que nous venions de quitter, 

Nous traverses les ils sablonneux de deux ri- 
vières torrenticiles; dans l'un d'eux je remarquai les 
empreintes récentes des pas d'une troupe d'elephants 
males profondément marquées dans le sable. Ce jour- 


+ 


76 LA VIE AU DESERT. 
EE ee 


Ja le vent froid et percant soufilant des bancs de glace 
du sud, qui regnait depuis quelques semaines, changea 
de direction et devint doux et tiéde. 

Les traces des éléphants sur les arbres aussi bien 
que sur la terre devinrent de plus en plus fréquentes, 
et, à une heure avancée de l'après-midi, nous arri- 
vâmes à un endroit où une nombreuse troupe de va- 
ches avait du paitre le matin même. Nous nous trou- 
vâmes en défaut pendant quelque temps, et Mut- 
chuisho grondant fortement ceux qui avaient suivi les 
traces. donna ordre a plusieurs bandes de chercher 
à se remettre sur la bonne voie et de faire des excur- 
sions sur notre gauche; puis il s’assit à l'ombre d'un 
arbre et se prépara, avec quelques-uns de ses inti- 
mes, à humer son tabac à priser. 

Apres avoir achevé cette cérémonie importante, ils 
aplanirent une portion du terrain avec le plus grand 
sérieux, et se mirent en devoir de jeter les dés mysti- 
ques que la plupart des Béchuanas portent en collier. 
Ces dés sont en ivoire et ont diverses formes extraor- 
dinaires ; ils sont au nombre de quatre, et les Bé- 
chuanas les consultent invariablement avant d’enire- 
prendre quelque affaire importante, afin de connaître 
d'avance leurs chances de succès. Après avoir dé- 
senlilé les dés ils les secouent entre les mains, puis 
les laissent tomber à terre, et alors les vieillards les 
étudient avec soin et décident de la réussite, suivant 
leur direction. 

Cette fois le sort nous fut favorable et présagea la 
capture d'un éléphant. Au mêmeinstantun des hommes 
envoyés à la piste vint nous dire que ses compagnons 
avaient retrouve les traces, et nous nous hatames de 
nous remettre en route. Nous aviôns à peine fait un 
mille lorsque nous aperçûmes une douzaine de vieil- 
les femelles dont quelques-unes étaient accompagnées 
de leur progéniture, occupées à paître sur le versant 
d'une montagne rocheuse située à notre droite, à une 
distance d'à peu près cinq cents mètres. 

Le terrain qui nous en séparait était couvert à la 
hauteur d'une vingtaine de pieds d'une masse impéné- 
trable d'épines de wait-’-bit-thorns dont chaque pied 
Cait autant à craindre que les crochets d'un trident. 
En apercevant les éléphants noirs nous nous arré- 
âmes, et Mutchuisho envoya deux hommes du côté 
du vent dans l'espoir de les faire descendre de leur 
position impraticable pour se réfugier dans la forêt où 
nous Cons ; Mais ces animaux avaient beaucoup trop 
d'instinet pour quitter leur place forte, En sentant les 
hommes ils agitérent leurs trompes ; puis, se retour- 
nant, ils descendirent rapidement la montagne et ne 
s'arrélérent que lorsqu'ils eurent atteint une autre 
foret d'épines dont tous nos efforts ne purent les de- 
loger. 

Cette forêt d'épines couvrait les côtés et le fond 
d'une petite vallée, et partout les broussailles étaient 


pénétrer. Lorsque les éléphants prirent leur élan, je 
galopai après eux; les autres hommes à cheval me 
suivaient, et, comme nous ne comprenions pas leurs 
intentions, nous les suivimes par le chemin qu'ils 
avaient frayé, jusqu’à ce que nous nous trouvassions 
au centre des taillis. Quand nous les apercimes tout 
à coup à quelques pas de nous, les chiens se mirent à 
aboyer, les cris et les coups se succédérent, et, vu la 
nature dangereuse du terrain, je ne fus pas faché de 
battre en retraite. 

Tout rentra bientôt dans le silence, la chaleur avait 
fatigué les chiens et ils ne voulaient plus se battre. 
M'imaginant que les éléphants avaient dû s'éloigner 
de.nous et craignant de les perdre, je continuai mon 
chemin toujours en suivant le même sentier, lorsqu'un 
grand craquementse fit entendre près de nous, le bruit 
se fit dans toutes les directions, accompagné de hur- 
lements qui firent tinter mes oreilles. Nous étions au 
beau milieu des éléphants. Toute la troupe était des 
plus féroces, et si ce n’avait été pour les chiens, pas 
un de nous n'aurait échappé. Heureusement pour nous 
les éléphants semblaient croire qu'ils voulaient atta- 
quer leurs petits, de sorte qu'ils ne songèrent qu’à les 
protéger : quant à nous, vu la couleur de nos chevaux 
ils nous prirent pour des animaux de leur espèce et, 
quoiqu'ils se frottassent contre nos montures, ils nous 
laissèrent pour poursuivre nos chiens. 

Je me suis rarement trouvé dans une position aussi 
dangereuse et aussi effrayante. Notre vie était réelle- 
ment menacée et nous nous servimes avec énergie de 
nos éperons etdenosjambocks. Le temps manquait pour 
choisir un sentier : aussi, plaçant ma tête sous le cou de 
mon cheval et me recommandant à la Providence, je 
m'élançai à travers le plus épais de la forêt et je me 
trouvai bientôt loin des éléphants. de ne connais rien 
de pareil au cri de ces animaux, quant il retentit à 
quelques pieds derrière le chasseur et lui fait malgré 
lui traverser d'une manière pittoresque les halliers et 
les forêts de wait-a-bit. Après quelques-unes de ces 
leçons, on apprend à mettre sa poitrine en contact avec 
le cou de son cheval et à placer sa tête dessous pour la 
garantir contre toute atteinte des épines. Alors en pres- 
sant les éperons on traverse les fourrés les plus impra- 
ticables, avec autant de facilité qu'un élève d'Éton pi- 
que une tête dans la Tamise au Saut-du-lion. 

Nous nous débarrassimes des épines avec peine, 
mais enfin nous nous retrouvames dans la forêt située 
dans la direction opposée. Les indigènes couvraient 
les côtes de la montagne tout près de nous et pous- 
saient des burlements effroyables dans l'espoir de faire 
sortir les éléphants, mais pas un d’entre eux n'osait 
se risquer dans le fourré. Bientôt plusieurs de ces 


hommes vinrent me trouver ; je leur proposai d'y entrer 
| à pied, mais ils ne voulurent pas en entendre parler, 
| disant que les elephants étaient extrêmement feroces 


si épaisses qu'un homme à pied aurait eu peine à y | et me tueraient pour sûr. Je demandai alors aux in- 


ad 


LA VIE AU DESERT. 


77 


a0 —— 


digènes d'y pénétrer à la file pour les en chasser, mais 
ils déclarerent qu'aucune puissance humaine ne pour- 
rail en venir à bout avant le coucher du soleil. 

À ce moment les animaux changèrent un peu de 
place et se frayérent un passage à travers le fourre 
jusqu’à la partie supérieure du bassin : laissant alors 
les chevaux à la garde d’un indigène, j'allai rejoindre 
les hommes placés sur la montagne. De là je pus voir 
parfaitement les élephants exaspérés. J'étais placé au- 
dessus d'eux et à peine éloigné d'environ deux cent 
cinquante mètres : je remarquai qu'ils montraient une 
grande ruse dans tous leurs mouvements. 

Je plaçai ma carabine sur une branche fourchue et 
après l’avoir convenablement ajustée, je fis feu sur la 
femelle la plus rapprochée et la blessai grièvement 
Le coup résonna dans la vallée; les chiens s’élance- 
rent une seconde fois et les éléphants firent entendre 
des hurlements affreux. Ils poursuivirent les limiers 
à une grande distance en brisant et en foulant aux 
pieds les épais wait-a-bit et les autres arbres de la 
forêt, comme s'ils n'avaient été que des brins d herbe. 
Puis ils se retournérent dos à dos et formérent deux 
détachements séparés qui se touchèrent par derrière, 
mais deux vieilles femelles de méchante mine se te- 
naient avèc leurs petits à quelque distance, la tête 
tournée vers nous, prêles à se jeter sur la première 
personne assez hardie pour les approcher. 

Je vis qu’il serait extrèmemeut dangereux de les 
attaquer, mais le soleil disparaissant derrière la mon- 
tagne, etje me décidai à courir le risque. Je fis d’abord 
feu sur les éléphants qui formaient la garde avancée, 
el je les atteignis tous deux dans les côtes; en se sen- 
tant blessés ils se réfugièrent auprès du corps princi- 
pal, écrasèrent les arbres pour manifester leur colère, 
et, après avoir ramassé des quantités considérables de 
poussière rouge dans leurs trompes, ils en rejetèrent 
d'épais nuages. Je m'aventurai alors dans le fourré 
avec Mutchuisho et nous nous avancämes à pas de 
Joup, en écoutant la respiration des éléphants, qui 
étaient allés vers la partie basse et se tenaient tous 
ensemble à cent mètres des bords du fourré. 

Aussitôt que nous fimes assurés de leur position 
nous sortimes du bois et nous suivimes la lisière jus- 
qu'au moment où nous nous trouvames en face des élé- 
phants. J'y entrai alors doucement, et, lorsque je me 
trouvai à une vinglaine de mètres, je visai l'éléphant 
Je plus rapproché sur le côté de la tête, et, avant que la 
fumée ne se fût dissipée, je me sauvai à toutes jambes. 
Les éléphants ne bougèrent pas; aussi, après avoir re- 
chargé mon fusil, je retournai sur mes pas et fis feu 
sur un autre; puis je pris de nouveau la fuite. En 
rentrant dans le fourré une troisième fois, je tendis 
l'oreille pour découvrir la route qu'ils avaient prise, 
lorsque j'aperçus tout à coup un éléphant magnifi- 
que étendu à ma gauche: la balle avait pénétré jus- 
au'au cerveau et il était tombé mort sur place. 


Peu après, une vieille femelle arriva à la poursuite 
des chiens et s'arrêta dans le fourré, tout près de 
nous; elle se préparait à revenir à la charge, aussi 
les indigènes s'empressèrent-ils de battre en retraite, 
mais je fus assez téméraire pour l’attendre et la viser 
au front au moment où elle quiltait son abri. Sans faire 
altention à sa blessure, elle s’élança sur moi d'un pas 
rapide en faisant entendre des cris percants. Je cou- 
rais un grand danger, car, chargé de ma carabine, 
d'une baguette à fusil en corne de rhinocéros, j'avais 
en outre ma ceinture de chasse contenant une quaran- 
taine de charges. Je fus pourtant assez heureux pour 
l'éviter, et, dès qu’elle s’arréta, je déchargeai mon se- 
cond canon entre ses épaules. 

La nuit vint et je napercus plus les éléphants : 
j'en avais blessé plusieurs mortellement, mais celui 
que j'avais tué me suffisait. Les indigènes me ren- 
daient plus prudent que je ne l'aurais été autrement, 
et probablement, si j'avais rencontré cette troupe de 
meilleure heure, j'en aurais tué la moitié. Accables de 
fatigue et à demi morts de faim, nous formames nos 
kraals et nous allumämes nos feux : puis, je m'endor- 
mis après avoir mangé de l'éléphant. 

Le 29 j'envoyai Carollus aux chariots avec l'ordre 
de m’amener le Bushman et les chevaux, et d'appor- 
ter du pain, du café et des munitions. Dans le cou- 
rant de la matinée je fis l’ascension des montagnes 
environnantes, et, après avoir franchi le premier 
sommet, je dominai une vallée profonde et pittores- 
que qui entrecoupait la chaîne et réunissait les forêts 
des deux côtés. Bien au- dessous de moi j'apercus le 
lit sablonneux d’une rivière encaissée qui coule 
vers l’est, dans la saison pluvieuse. Dans ce moment 
le lit était sec partout, excepté à cel endroit, où il se 


trouvait retenu entre les montagnes. Là se trouvait 
une source d'une eau délicieuse, et les éléphants y 
avaient creusé plusieurs trous de deux pieds de pro- 
fondeur, afin de pouvoir s'y abreuver. Je descendis 
au bord de l'eau par un sentier qu'ils avaient frayé, 
et je contemplai pendant longtemps ce lieu avec in- 
térét. Le lit de la rivière offrait à la vue les traces des 
éléphants, des buffles et des rhinocéros qui y avaient 
passé à diverses époques ; le ravin était assez large 
sur le bord de l'eau, et ses berges, escarpées et rocheu- 
ses, étaient couvertes d’une grande abondance d'arbres 
et de broussailles. Un peu plus loin la vallée se resser- 
rait et la rivière serpentait entre d'énormes rochers 
qui s'élevaient à droite et à gauche à la hauteur prodi- 
givuse de plusieurs centaines de pieds 

Carollus arriva vers le soir avec les chevaux et les 
munitions et accompagné d'une grande troupe d'indi- 
gènes, Je me mis en route le 30 de grand matin, ac- 
| compagné de Mutehuisho et d'une suite nombreuse, 
pour rechercher des elephants vers Pest en traversant 
le lit sablonneux de la rivière Mahalapia, à une dis- 
tance d'un mille au-dessous de la gorge que j'avais 


78 LA VIE AU DESERT. 


visitée la veille. Quelques années plus tard je renou- 
velai connaissance avec la Mahalapia, sur les bords 
du beau fleuve Limpopo, dans lequel elle se jette assez 
loin vers lest. C’est là un endroit enchanteur, comme 
j'en ai peu rencontré dans l'Afrique méridionale. 

Dans le lit même de la rivière nous remarquames 
les traces d'un énorme éléyhant mâle, et, après Jes 
avoir suivies à une petite distance au centre de la forêt 
verdoyante, un indigène l’entendit, mais il crut que 
c'était un rhinocéros Une demi-minute plus tard nous 
nous aperciimes de son erreur et nous courtimes sur 
les traces de l'animal. Je sifflai les chiens, qui suivi- 
rent la piste en nous devancant tous. Je galopai der- 
rière eux en m’atlendant à chaque instant à aperce- 
voir l'eléphant dont je voyais les traces sous les pas 
de mon cheval, lorsqu'une malheureuse troupe de 
girafes s'elanca à travers notre chemin; les chiens 
les suivirent, et je restai seul au moment même de 
trouver l'éléphant. 

Par houheur les traqueurs arrivèrent bientôt etnous 
continuames notre chemin à bon pas Nous n'etions 
pas trop eloignés lorsque nous trouvames le terrain 
tellement couvert de traces nouvelles qu'il nous fut 
impossible de distinguer celle que nous suivions; car 
les indigenes, malgré toutes nos remontrances , ser- 
raient loujours de près les traqueurs ce qui occasionna 
un long delai. Pour comble de malheur une nouvelle 
troupe de girales s'approcha de nous en courant du 
cote du nord et nous depassa bientôt. Le vieux Mut- 
chuisho arriva en ce moment, très excité, les yeux 
Jarmoyants et fixés sur la terre, la langue continuel- 
lement en mouvement; il se mit à gronder les tra- 
queurs, qui parurent craindre son aspect menaçant; 
aussi coulinuérent-ils leurs recherches avec une ar- 
deur nouvelle. 

hentôt l'un d'eux annonça en se frappant par der- 
rière qu'il avait encore retrouvé les bonnes traces; 
(les Béchuanas se servent souvent de ce signal pour 
donner des avertissements à leurs compagnons). Ils 
apissaient invariablement ainsi à la chasse, et, lors- 
qu'une enfilade d'hommes traversait une épaisse lorêt, 
chacun d'eux prevevait ce ui qui le suivait, par le 
même signe amical, d'éviter toutes les büches, pierres 
el epines qui obstruaient le chemin, 

Nous nous remimes sur la piste au pas accéléré ; 
loule notre troupe s'avança sur la méme ligne, et 
bientôt j'entendts sur ma gauche le signal joyeux de la 
presence « klow +, Je galopai dans cette direction, et 
bientôt j'aperçus un énorme éley hant male s'avançant 
dans cette direction : en un instant jarrivais à ses 
côtés. Ce jour li je montais le meilleur et le plus sûr 
de tous mes chevaux : la forèt se pr tant assez a ce 
genre damusement, je vins bientôt à bout de l'élé- 
phant Je lui envovai treize balles , el, en recevant 
les deux derniers coups entre les épaules, il se re- 
tourna rapidement et disparut derrière les arbres. 


Je le suivis avec précaution et le trouvai couché 
sur le ventre, les deux pattes de devant étendues de- 
vant lui. Croyant qu'il vivait encore, je déchargeai mes 
deux coups sur son oreille; mais, quoique les bal- 
les pénetrassent avec force dans cette tête vénérable, 
le noble animal ne les sentit pas; il était déjà mort. 
Ses défenses étaient presque entierement usées, elles 
avaient été brisées probablement sur un terrain ro- 
cheux , depuis bien des années. Mutchuisho mani- 
festa uue grande joie et envoya des messagers à 
travers la gorge des montagnes qu’on appelle Sabié, 
pour avertir Sicomy de la mort de l'éléphant La 
chasse m'avait conduit à une portée de fusil des trois 
beaux acacias que javais admiré: le matin; je me 
creusai un berceau à l'ombre d'un wait-a-bit-thorns 
et j'entourai mon feu d’une haie de branches du 
même arbre. 

Je me décidai à faire avancer mes chariots jusqu’au 
délilé de Sabie, où il y avait assez d’eau pour toutes mes 
bêtes, car mon intention était de continuer à chasser 
dans les forêts de Vest et de retourner à Bamanawato 
par une route différente; mais je compris qu'il me 
faudrait renvoyer fsaac avant de proposer une pareille 
mesure. À cet effet, je retournai au camp le tet août 
pour lui annoncer que je désirais me dispenser de 
ses services. J'expliquai ensuite ma route future aux 
Hottentots, et, après leur avoir donné l’ordre de me 
suivre à Sabié par le chemin le plus court, sous la con- 
duite des indigènes, je montai mon cheval Isis et me 
mis en devoir d'aller retrouver mon berceau sur les 
rives de la Mahalapia. Le terrain entre Letlochee et 
Sahié était presque impraticable pour les chariots ; 
aussi je ne m'attendais pas à les voir arriver au terme 
de leur voyage avant le lendemain dans l'après-midi, 
mais ils ne parurent point avant le soir du troisième 
jour. Les Hottentots ne semblèrent pas goûter l'idée 
de me suivre; mais, voyant qu'il n'y avait pas à choi- 
sir, ils se résiemeérent à leur sort. 

Je partis le lendemain de bonne heure, accompa- 
gné d’une soixantaine d'indisènes , et, pendant que 
nous siivions les traces fraîches de deux élephants 
males, les chiens s'élancèrent dans la direction du 
vent et leurs voix réveillérent tous les échos de la 
forêt. Persuadé qu'ils avaient trouvé des éléphants, je 
les suivis le plus vite possible à travers les broussail- 
les, et, en m'approchant, j'entendis un son rauque qui 
ressemblait au cri d'un de ces animaux : mais je cher- 
chai en vain à voir son dos élevé au-dessus des wait- 
a-bit. Je m'imaginai alors que ce devait être un buf- 
fle; mais, en tournant l'épaisse haie derrière laquelle 
mes chiens aboyaient, je me trouvai face à face avec 
une lioune courroucée qui foucttait ses flancs avec sa 
queue et regardait Les chiens en faisant entendre un 
grognement féroce. 

Dès que je vis cela, je criai aux indigènes qui me 
suivaient tous que c'était un « Tao » (nom que les 


LA VIE 


AU DESERT. 79 


Matabilis donnent au lion). et une retraite prepitée 
s’opéra aussitôt. Plusieurs d'entre eux se réfugièrent 
dans les arbres. Je descendis de cheval, et, m’avan- 
cant à une vingtaine de mètres de la lionne, atten- 
dant qu'elle eût tourué la tête ; je la visai alors der- 
rière le cou et je | ‘etendis morte à a mes pieds. La balle 
avait frisé l’épine dorsale” et, après avoir traversé le 
crâne, était entrée dans le cerveau. Pendant long- 
temps les indigènes n'osèrents’approcher; mais, quand 
ils s’y furent décidés, ils ne purent revenir de leur 
étonnement en voyant cette ennemie formidable si fa- 
cilement abattue. 

Le 3, de grand matin, je me remis en route vers 
l'est avec une nombreuse suite. Nous trouvames des 
traces qui nous menèrent vers le sud-est, d’abord à 
travers une forêt verdoyante et ensuite à une côte 
escarpée qui s’étendait jusqu'à la chaîne de monta- 
gnes. Nous trouvames de l’autre côté un fourré étendu 
et presque impraticable d'épines wait-a-bit, et, quel- 
ques instants après, les chiens, dépistant des élé- 
phants, s’élancérent en aboyant. Un craquement de 
branches et un cri rauque se firent entendre, et tous 
les indigènes se mirent à crier : « Machao! » mot 
qui signilie homme blanc. 

Je parvins, avec une peine inouïe, à voir un des 
éléphants; mais, en m’apercevant que c'était seule- 
ment une petite vache, et sachant que si je la tuais les 
indigènes ne se remettraient pas sur les traces avant 
deux jours au plus tot, je ne voulus pas faire feu. Les 
chiens fatigués par l'ardeur du soleil, revinrent à 
mon appel, et nous laissèmes les éléphants brouter 
en liberté. 

Quelques instants plus tard nous découvrimes les 
traces fraîches de deux énormes éléphants mâles : 
après les avoir suivis à une petite distance, nous re- 
trouvames sur notre chemin des ficutes que le soleil 
n'avait point encore desséchées, et nous etimes ainsi 
la certitude que les animaux étaient dans la même 
vallée que nous. Nous envoyämes à la hâte deux 
jeunes gens à la cime des rochers de la montagne voi- 
sine, d'où ils pouvaient voir tout le pays environnant. 

Les indigènes s'accroupirent par terre, et je m'as- 
sis pour manger un morceau d'éléphant roti, et pour 
boire un peu d'eau J'avais à peine fini mon repas 
que les hommes revinrent, tout essoulilés, m'annon- 
cer qu'ils avaient vu les éléphants en train de brou- 
ter dans un bois situé à un quart de mille da lieu 
où nous étions. Bientôt, 
arbre touflu qui avait servi à masquer mon appro- 
che, j'aperçus à une cine juantaine de mètres de moi 
deux des plus beaux élephants de l'Afrique Une des 
délenses du plus gros était cassée tout près de la lè- 


en tournant autour d'un 


Vré; aussi je m'atlaquai à son compagnon, qui en 
avait deux fort longues et fort belles. Cet élephant 


me donna de la besogne, et le soleil était couché avant 


que j'en fusses venpiout. 


Le 4 je rejoignis mes chariots, qui étaient rangés 
dans la vallee pittoresque de Sabie aussi près que 
possible de l'eau. Je m’apercus que l’ivrognerie et le 
désordre avaient régné pendant mon absence; mes 
caisses avaient été forcées, les couvertures de mes 
chariots avaient été endommagées, des bœufs s étaient 
égarés, et, qui plus est, on avait éreinté les chevaux 
pour s’emparer d'eux. Kleinboy était de tous le plus 
coupable. Un jour, après avoir trop bu, il voulnt se 
distinguer en essayant de chasser une girafe. I! monta 
Colesberg, mon cheval de prédilection, et, armé dun 
fusil valant 80 guinées, il galopa dans la forêt sans 
songer, jusqu'à ce qu’enfin il perdit la tête et s'égara 
completement. Par bonheur une bande de Bakalaharis 
le rencontra en chemin et le conduisit au camp sain 
et sauf. 

Je savais désormais comment il fallait aller à la 
chasse, et. à partir de ce moment, j'allai rarement à 
la recherche des éléphants sans emporter les objets 
suivants : une grande couverture de laine pliée et at- 
tachée devant ma selle, deux sacs de cuir portés par 
les indigènes que je payais avec des verroteries. J’em- 
portais une chemise de flanelle, un pantalon chaud et 
un bonnet de laine, des munitions et une baguette de 
réserve, du café, du pain, du sucre, du poivre et du 
sel, de la viande séchée, une écuelle et une petite 
cuiller Ces gens là portaient aussi ma cafetière, deux 
calebasses d’eau, deux haches américaines et deux 
faucilles pour couper de l'herbe. 

Un homme me suivait à cheval, portant un fusil et 
des munitions de réserve. Mon costume consistail en 
un chapeau de feutre attaché sous le menton par une 
courroie, une grosse chemise, tantôt un jupon écos- 
sais, {tantôt une culotte en peau de daim et une paire 
de « veldschæens » ou souliers de fabrique domes- 
tique. Je me passais entièrement d habit, de gilet, de 
cravate, et je chassais toujours bras nus; mes talons 
etaient armés d'une énorme paire d'éperons, et de 
mon poignet gauche pendait retenu par une double 
courroie un jambok en vache de mer. 

Je portais encore deux ceintures de cuir autour de la 
taille; la plus petite me servait de‘bretelles, et du côté 
gauche pendait un « rheimpys » tressé de huit pouces 
de long. qui soutenait ma baguette à fusil, formée d'un 
seul morceau de corue de rhinocéros. La plus g'ande 
des deux était ma ceinture de chasse; elle était de 
cuir et fort large; quatre compartiments séparés, en 
peau de loutre, fermant avec des pattes à boutons, y 
étaient attachés : le premier contenait mes capsules, 
le second une grande poire à poudre; les troisieme et 
quatrième, qui étaient à divisions, servaient de poche 
à balles et à bourres : deux couteaux de poche, un 
compas cl une pierre à briquet completaient le cos- 
lume, 

Dans cette ceinture j'avais aussi un maillet à char 
ger, en corne de rhinocéros, qui claitretenu, ainsi que 


80 


LA VIE AU DESERT. 


la poire à poudre, par des courroies. Et enfin je te- | décrivit un soubresaut et vint rouler dans les pierres 


nais toujours selon mon habitude dans ma main un 
fusil à deux coups et à double rainure, mon arme de 
prédilection. 

Au bout de quelque temps, je m'aperçus que cette 
arme ne convenait pas à un homme à cheval, surtout 
Jorsqu'il est obligé de charger vite, parce que dès 
qu'un fusil à double rainure a été déchargé une ou 
deux fois il faut une grande force pour enfoncer la 
balle an fond du canon, ce qui est extrémement dé- 
sagréable. Un fusil ordinaire à deux canons est pré- 
férable à tous les autres. 

Aucun régiment, à mon avis, n’était mieux armé que 
mon ancien corps, celui des « Mounted rifles », qui 
était muni d'une carabine à deux coups, portant une 
balle de douze. Cette arme là est ce qu'il y a de-mieux 
pour chasser le gros gibier de l'Afrique méridionale. 
Pour charger plus vite, le chasseur doit coudre ses 
balles dans leurs bourres et bien les graisser avant 
de se meltre en campagne. Je trouvai cette pré- 
caution fort utile, et, avec un peu d'habitude, je 
parvins à charger mon fusil et à faire feu du haut de 
ma selle, alors même que je traversais au galop un 
terrain difficile. 

Le 12 au soir, un messager venu de Sicomy vint 
au milieu de mon camp et proclama à haute voix 
que, par ordre du roi, tous les hommes devaient re- 
tourner le lendemain dans leurs quartiers généraux. 
Tous alors prirent leurs bagages sur leurs épaules et 
m'abandonnèrent. Je ne pouvais pas bien deviner la 
raison de cet ordre mystérieux, mais je l’attribuais à 
quelque intrigue d'Isaac, qui, me disait-on, demeu- 
rail à Sicomy. Je voyais bien que ce changement ne 
convenait pas à Mutchuisho, et, pour le récompenser 
de ses services, je le priai d'accepter plusieurs cadeaux 
considérables : j'en envoyai aussi au roi. Avant de 
partir, Mutchuisho me promit de revenir au plus tôt, 
el i! m'assura avoir demandé à une troupe de Baka- 
laharis de m'aider dans mes chasses pendant son ab- 


sence. 


XVI , 
rt de Sabié Magnifique chasse aux éléphants. — L'anti- 
lope noire Explosion de mon fusil à double rainure, - 
Mort de Colesberg 


Je demeurai à Sabié à chasser les éléphants et les 
rhinocéros avec plus ou moins de succès jusqu'au 
22 août, et je partis alors pour Mangmaluhy. Chemin 
faisant je tuai d'un seul coup un rhinocéros qui des 


cendait une pente rocheuse. Il tomba sur lu tête, puis 


r, 


et les broussailles avec une force prodigieuse. 

Le 27 nous arrivames près d'une grande pleine 
d'herbes en feu que les Bakalahari allument pour faire 
pousser l'herbe nouvelle avec une plus grande facilité, 
et pendant la journée NW. ie une troupe 
d'eléphants mâles broutant tranquillement sur le ver- 
sant d'une colline située à une distance de deux cents 
mètres. 

Je poussai de grands cris pour les déloger, et, 
choisissant le plus beau, je fis feu des deux canons 
en le visant par derrière l'epaule. L'animal se tourna 
immédiatement vers moi, et, dans sa course fu- 
rieuse, se jeta la tête la première contre un gros ar- 
bre touffu qu'il fit voler en l'air devant lui : ientôt 
il tomba avec violence sur ses genoux et se trouvant 
ainsi en contact avec l'herbe brülante, il se tourna 
vers la droite. 

Je le suivis en chargeant et en faisant feu aussi vite 
que possible, le visant tantôt a la tête, tantôt der- 
rière l'épaule, jusqu'à ce qu’enfin toute cette partie de 
l'animal fit criblee de balles; mais malgre cela il 
continua bravement son chemin en teignant de son 
sang l'herbe et le sol de la forêt. 

Une fois il essaya d'échapper en se jetant en dé- 
sespéré au milieu des flammes, mais cela ne lui ser- 
vit à rien; j'arrivai bientôt auprès de lui et fis feu jus- 
qu'à ce qu'enfin je commeneai à le croire à l'épreuve 
de la balle. Après avoir déchargé trente-cinq fois mon 
fusil à doubles canons, je me servis de mon « six- 
ponnder » hollandais. Lorsque quarante balles furent 
entrées dans sa chair, il commença pour la première 
fois à se montrer épuisé. Pauvre béte! il n'y avait 
plus pour lui possibilité de salut, et je me determinai 
à ne plus brûler de poudre. Tout le temps que dura la 
chasse il se rafraichit le corps avec des douches d’eau 
qu'il lancait de sa trompe sur son dos et sur ses flancs, 
et, lorsque les angoisses de la mort survinrent, il se 
tint près d'un arbre épineux en tremblant avec violence 
et ne fit que verser de l’eau dans sa bouche jusqu’au 
moment de sa mort. If tomba alors, lourdement en 
avant, et tout le poids de la partie antérieure de son 
corps reposa sur la pointe de ses défenses. 

Il resta dans cette position pendant plusieurs se- 
condes, mais la tête ne pouvait pas supporter ce poids 
énorme; il tomba la tête baissée, de sorte que les jam- 
bes aidaient à peine les défenses à soutenir ce far- 
deau, Cet équilibre devait cesser, car le poids était trop 
elles ne céderent pas pour 
cela; seulement la portion de Ja téte dans laquelle 


lourd pour les défenses : 


l'ivoire était emboite céda tout à coup jusqu'au-dessus 
de l'œilets'ouvritavecun bruit sourd. La defense était 
done libre et tournait dans la tête, de sorte qu'on pou- 
vail facilement la tirer avec la main; le corps roula 
gur le côté, Cet éléphant était un animal magnifique, 
et ses défenses fort longues et intactes. 


' LA_VIE AU DÉSERT. 


81 


À 
& 


Le 28 je sellai mon cheval et me mis en route pour 

aller rejoindre mes chariots. De bonne heure, le 29, 
tandis que je galopais à travers la forêt, je vis su- 
bitement un des plus gracieux quadrupèdes de ce 
beau pays, un vieux male antilope noire, l'animal 
le plus rare et le plus beau de toute l'Afrique. Cette 
antilope est grande et forte et ressemble sous bien 
des rapports au bouquetin; elle a le dos et les côtes 
d'un noir brillant, et contraste d'une façon char- 
mante avec le blanc pur et argenté de son ventre. Les 
cornes ont plus de trois pieds de long; elles se recour- 
bent fortement en arrière et touchent presque à ses 
cuisses. 

Le capitaine Harris, du régiment du génie du Ben- 
gale, découvrit le premier cet animal, en 1837. 
Re était le premier que j'eusse vu, et je n’ou- 

rai jamais ce que je ressentis en contemplant ce 
quadrupede si beau pour un chasseur. Il se tenait 
sur notre chemin, avec une petite troupe de « pal- 
lahs », mais malheureusement il nous avait aperçus le 
premier. Je galopai après lui en appelant ma meute. 
L'air était lourd et chaud, et les chiens avaient perdu 
toute animation Mon cheval, qui était fort peu rapide, 
perdit aussi bientôt du terrain, et la magnifique bête 
gagna une côte rocheuse où je ne pus l'atteindre : elle 
disparut enfin pour toujours de devant mes yeux. La 
nuit suivante je cherchai en vain à fermer l'œil; l'i- 
mage de l’antilope noire était toujours devant moi. 

Le 34 nous nous dirigeames vers Towannie, fon- 
taine qui coulait dans le lit sablonneux d’un torrent. 
Une fois parvenu là j’apercus l'éléphant mâle le plus 
grand et le plus gros que j’eusse encore vu. Il se te- 
nait en garde, à une distance de plus de cent mètres. 
J'arrêtai mon cheval, je le visai à l'épaule : je le tuai 
du premier coup; la balle l’atteignit à la partie an- 
térieure de l'omoplate et le priva à l'instant de l'u- 
sage de la jambe. 

Avant d'écorcher ce noble éléphant, je désirai le re- 
garder pendant quelque temps. C'était vraiment un 
animal extraordinaire, et. en contemplant ce vétéran 
de la forêt, je songeai aux cerfs rouges de mon pays 
natal. Je compris alors que, bien que le sort m'eût 
exilé sur une terre lointaine, j'avais gagné pe change, 
car je régnais alors sur des forêts sans fin qui m'of- 
fraient une chasse bien plus noble et bien plus at- 
trayante. Après avoir admiré l'éléphant à loisir, je fis 
quelques expériences pour trouver des points vulné- 
rables, et, m'approchant tout près, je tirai plusieurs 
balles dans différentes parties de son énorme crâne. 
Ces projectiles ne parurent pas même pénétrer, seu- 
lement à chaque coup il fit un mouvement gracieux 
avec sa trompe et en porta la pointe à la blessure de 
la manière la plus sanguinolente, 

Etonné et chagrin de voir que je ne faisais que 
tourmenter et prolonger les souffrances de ce noble 
animal, qui supportait ces épreuves avec tant de di- 


oo tete peter eee 


gnité, je résolus de mettre fin à ses souffrances le plus 
vite possible. A cet effet, je fis feu six fois sur lui der- 
rière l'épaule : ces blessures auraient da servir à le 
tuer, mais il ne montrait pas encore d'émotion. Je visai 
trois fois au même endroit avec mon fusil hollandais 
à canon rayé. De grosses larmes tombèrent alors de 
ses yeux, qu’il ferma et rouvrit lentement; sa taille 
colossale trembla convulsivement, et tombant sur le 
côté il expira. Les défenses de cet éléphant étaient ar- 
quées d’une facon très-gracieuse; elles étaient plus 
lourdes que celles de tous les éléphants que j'eusse 
tués. Leur poids à chacune était de 26 livres. 

De peur que mes lectrices ne se trompent sur mes 
intentions quand je faisais des expériences pour trou- 
ver des points vulnérables, je les prie de croire que 
je ne désirais pas torture: l'animal, mais qu’au con- 
traire je voulais mettre fin . sa vie et à ses souffrances 
ie plus vite possible Java: souvent regretté d'être 
obligé de blesser tant de fois ces animaux avant de 
les tuer! 

Le 4er septembre nous sellames nos chevaux et nous 
nous mimes en route pour Mangmaluky. En galopant 
à la base d'une chaîne de montagnes j'apercus deux 
« klipspringers » qui montèrent la côte en rebondis- 
sant comme une balle en caoutchouc et en choisissant 
les pointes saillantes des grands fragments de rochers. 
J'en abattis un; c'était le premier de l'espèce que 
j'eusse tué : mais quelques années plus tard je me 
procurai un grand nombre de forts beaux échantillons 
en chassant l’antilope noire. 

Cette charmante petite antilope habite les côtes es- 
carpées des collines et les montagnes rocheuses, elle 
bondit sur les tables de rochers avec une grâce et une 
agilité extraordinaires; on la voit souvent perchée 
comme un chamois sur la pointe d’une roche ou d'une 
pierre, les quatre pieds rapprochés; leurs sabots dil- 
férant de ceux des autres antilopes, ils ne conviennent 
qu'à un terrain rocheux, et leur forme est telle que 
tout le poids de l'animal repose sur la pointe. En re- 
gardant au fond d'un précipice, j'ai souvent vu deux 
ou trois de ces intéressantes bêtes, couchées sur un 
rocher plat, garanti des rayons du soleil par le feuil- 
lage touffu d'un arbre de sandal ou de quelque fou- 
gère des montagnes. Les klipspringers sont à peu 
près à moitié aussi grands que la biche écossaise, et 
leur poil ressemble beaucoup à la fourrure d'hiver de 
cet animal, avec cette seule diflérence qu'il est plus 
roide et plus jaune. 

Le soir je baignai dans la fontaine mes yeux fati- 
gués par le soleil et irrités par l'éclat du terrain su 
lequel je poursuivais les éléphants. Lorsque le soleil 
se couchait, le nombre d'oiseaux de toute espèce qui 
venaient sabreuver à la fontaine était vraiment sur- 
prenant ; les tourterelles et quelques petits pigeons à 
longue queue étaient les plus nombreux, Je remar- 
quai aussi quatre espèces de perdrix, et il y avait, ea 

6 


82 


LA VIE AU DÉSERT. 


cutre; des troupeaux de vingt à soixante pintades. 
Le 4 je m'occupai, depuis le lever jusqu’au coucher 
du soleil, à nettoyer le crâne de mon elephant el à en 


détacher les défenses, Le lendemain je relournai au | 


camp en les portant sur mes,¢paules,et accompagué 
dune bande de Bakalabari. 

Le 6 je me remis en campagne avec une quaran- 
taine d'indigènes et Je rencontrai deux rhinoceros 
blancs, dont l'un portait une corne d’une longueur 
démesurée. Jesme décidai à le poursuivre et l'attei- 
gnis après une chasse difficile. Je le tuai an moyen 
de quatre balles derrière l'épaule. 

L'après-midi, je tins tête pendant trois ou quatre 
heures à un méchant éléphant que je parvinsa abattre 
grâce à trepte-cing balles, au milieu d'un fourré im- 
praticable d’epines wait-a-bit et de fougères. Le canon 
de mon fusil éclata avec un bruit formidable au der- 
nier coup. La platine et la moitié de la monture vo- 
lèrent à droite.et à gauche et faillirent mettre fin à 
ma Carrière aventureuse. Jen fus quitte heureuse- 


ment pour une légère brülure au bras gauche et pour | 


la perte, pendant plusieurs jours, de l'usage de mon 
creille gauche, qu'un fragment du canon avait frisée 
ce trop près. 

La perte de mon {ail à double rainure était irré- 
parable dans cette partie éloignée du monde; cette 
arme m'était indispensable, et, lorsque je songeai aux 
innombrables services qu'elle m'avait rendus en temps 
Gpporlun, je me sentis complétement accablé par le 
chagrin. 

Il me restait encore mon fusil à deux coups de 
Moore et Purday, qui portait une balle de,seize à la 
livre, et je m'occupai à couler des halles durcies de 
ce calibre; mais j'eus la mortification de découvrir 
que loul mon étain avait disparu grace à quelque pro- 
cédé mystérieux entre mes serviteurs et Sicomy. Je fus 
donc reduit 4 faire fondre le contenu de mon ancienne 
cantine militaire pour durcir les balles, à savoir : le 
plateau des mouchettes, les cuillers, les chandeliers, 
les théiéres et deux timbales qui convenaieut on ne 
peul mieux a cel usage. 

Le soir, j'eus le plaisir de voir mon vicil ami Mut- 
Cusho entrer dans le camp, suivi d'une troupe nom- 
breuse d'indigènes, |) parut content de me revoir, et 
nous nous décilämes immédiatement a faire dès le 
lendemain une expédition vers l'est. En conséquence, 


Nous hous mimes en route de honne heure le 9, et 


I marchanes jusqu'au soir sans découvrir de tra- 


ces (ruiches 


Nous nous arrclanes alors pour la nuitet le lende- 


main je contioval mon chemin à travers des forêts 
HMS, jusqu a ce gu'enfln je me trouvai dans un 


payer loul nouvenu pour moi 


Le 43, apres deux jours de peine et de fatigues 
ja suivre des traces, je donnai la liberté à mes 
} 
ch , ès les premières lucurs du crépuscule, 


XVII 


| Je reprends avec mes chariots le chemin de la colonie. —Chasse 


aux éléphants. — Commencemeat de Ja saison pluyieuse. — Je 
quitte le pays des éléphants. 


J'avais réussi jusques là dans mes chasses au gré de 
mes désirs, et mes deux chariots étaient maintenant 
chargés de défenses d’éléphants, produit de mes ex- 
ploits, comme aussi de beaucoup d'autres curiosités 
intéressantes. Je me décidai enfin à retourner vers les 
demeures lointaines de mes compatriotes. Mais, le23 
septembre, malgré mes inquiétudes et la crainte de 


perdre tous mes chevaux si je ne partais pas immé- 


diatement, je cédai aux conseils de Mutchuisho etme 
Jançai encore une fois à la poursuite de deux élé- 
phants mâles qu’on disait avoir visité une fontaine 
éloignée d'une demi Jieue. : | 
Avautdeme mettre en route, je confiai ma Jancelte à 
Johannus, et, après lui avoir donné à la bate les ins- 
tructions nécessaires dans l'art desaigner, je lui enjoi- 
gnis de tirer du sang en abondance à tous les chevaux 
qui donneraient Jes moindres indices de la maladie. 
Nous cheminames vers l’est, et au coucher du second 


jour je tuai un rhinocéros-blane, ainsi qu'un iciliélé- 


phant male magnilique. Nous établimes notre bivouac 
à côté du corps de ce dernier. 

Dans la matinée du 28, je me décidai à retourner 
au camp accompagné d'un seul homme. La journée 
était fort-belle, le ciel couvert, et un vent frais souf- 
flait de la mer du Sud. Après avoir marché quelque 
temps vers le nord et traversé le lit profond et sablon- 
neux d'une rivière torrenticlle, nous entrames dans 
un grand bois d'ubres couverts d'un feuillage duplus 
délicieux vert tendre. 

En atteignant le sommet. d'une pente douce située 
à un mille du bois, mon regard plongea dans une 
vallée étendue où j'apereus deux éléphants mâles . 
très-vieux. Ceci me promettait une chasse magnili- 
que. Le terrain était propice; mes deux chiens, Wolf 
et Bouteberg, qui s'étaient déjà distingués à la pour- 
suite des éléphants me suivaient : je m/avancai d'un 
pas si rapide que les chevaux et les chiens étaient 
tout essoullles : aussi je me décidai àne pas attaquer 
tout de suite, mais à observer lentement les animaux 
sans les perdre de vue. 

Les éléphants marchaient contre le vent, et la dis- 
lance qui nous séparait ne dépassait pas cing cents 
mètres, Je m'avançai tranquillement vers eux, et j'a- 
vais franchi à peu près la moitié du chemin, lorsqu'on 
lournant mes yeux vers Ja droile japergus tout un 
roupeau d'éléphants males hissés sur une côte boisée 


LA VIE AU DESERT. . 8 


situee à moins de trois cents mètres de nous. Ces élé- 
phants étaient presque sous le vent. 

‘Ce que je devais faire c'était de tuer le plus bel ani- 
mal de chaque troupeau, et j'y réussis de la manière 


suivante : je me placai entre le vent et les éléphants, © 
et, dès qwils eurent senti mon odeur, je les vis dresser © 


leurs trompes en lair pendant uu moment; puis, une 
terreur panique s’emparant d'eux, ils se retournérent 
vivement et se sauvèrent à travers la forêt dans la di- 
rection du vent. Mon désir était de choisir le plus beau 
male et de le chasser à une assez grande distance de 
lautre troupe avant de prendre sa peau pour une cible. 
Je m'élançai donc au grand galop a la poursuite des 
éléphants eflrayés, qui traçaient leur chemin par des 
nuages de poussière rouge. 

J'arrivai bientét pres d'une clairière, et là je vis dis- 
tinctement Ja chasse que nous poursuivions. C'était 
vraiment un magnifique spectacle : Ja troupe était 
composée, à une exception près, de neuf ou dix élé- 
phants males, qui poriaient tous de longues defenses, 
fort lourdes et très-unies. Leur première frayeur passée, 
ils ralentirent le pas et s'avancèrent lentement et avec 
majesté en suivant un seul chef à la file. 

Cette vue était si remarquable que la description la 
plus fidèle ne pourraiten donner qu'une faible idée. 
Jexcitai mon chevalet dépassai les éléphants au ga- 
Jop, en me tenant éloigné d'eux pour mieux examiner 
leurs défenses. 1 m'était diflicile de me décider à 
choisir dans la troupe : chacun d'eux paraissait plus 
grand que son voisin; mais enfin, je conclus à l'atta- 
que d'un vicux patriarche, à cause de la grosseur et 
de la beauté extraorditaire. de ses défenses : comme il 
étail le plus lourd, il marchait le dernier, et je le sé- 
parai en le chassant vers le nord, i 

Cest.un art diflicile que celui de chasser un élé- 
phant dans la direction que l'on désire; au premier 
abord cela paraît la chose la plus simple, tandis qu'il 
faut au contraire que le chasseur emploie toute sa ruse 
pour réussir. C’est là une chasse toute différente que 
celle de l'élan, qui demande pourtant beaucoup d'ha- 
bitude. Si vous vous approchez trop près de l’élé- 
phant, ou si vous criez pour l'elfrayer, il se jettera avec 
furie sur vous; d’un autre côté, si vous lui laissez trop 
de distance, i] vous échappera probablement dans le 
fourré, ce qui lui est très-faciie, mulgré sa taille co- 
lossale, Dès qu'on le perd de vue, il est à craindre que 
Jechasseur ne le revoie jamais. Le terrain était propice, 
Kleitboy me cria done de commencer l'attaque, en re- 
marquant avec raison que l'animal était sur le chemin 
de quelque fourré d'épines où nous finirions par le per- 
dre; mais, malgré cela, je réservai mes coups jusqu'à ce 
que je Veusse chassé à une certaine distance des deux 
vieux que nous avions découverts les premicrs. 

A la tin je m’approchaiet je forçai la béte à se tour- 
ner vers moi; ce qu'elle fit bravement, ct alors je lui 
jetai an cri de défi, C'est ainsi que le combat com- 


| menca, et, le terrain étant toujours favorable, j'onvris 


le feu. Au bout d'un quart d'heure j'avais logé douze 
balles dans le corps de l'éléphant qui donnait des si- 
snes d’une mort prochaine et prenait de la poussière 
sur la pointe de sa trompe, la jetant en tourbillons tout 
autour de lui. É 

Il est fort dangereux de s'approcher à pied d’an élé- 


phant dans un moment semblable, car, quoique pres- 


que mort, il lui reste encore assez de force pour alta- 
quer son adversaire avec impétuosité. Je souhaitais en 
finir avec lui, aussi descendis-je de cheval en m’abri- 
tant derriére un arbre gigantesque dont le trone n'avait 
pas moins de six pieds de diamètre. J'arrivai ainsi à 
vingt mètres de lui et je lui envoyai mes deux balles 
à droite eta gauche au defaut l'épaule. Ces deux coups 
décidèrent de son sort. Après les avoir reçus; il entra 
à reculons dans le bois, et, bientôt après, je l'entendis 
tomber lourdement. Mais, hélas! ce son fat accompagné 
d'un affreux craquement, et, en m’avancant de ee 
côté, je le vis étendu mort, tandis que sa défense, qui 
se trouvait dessous, était cassée en deux par le milieu. 

Jene perdis pas beaucoup de temps à examiner l'élé- 
phant : remontant à cheval, je me mis immédiate— 
ment sur les traces des deux vieux mâles que j'avais 
d'abord aperçus. Je n'étais pas très-éloigné lorsqu’en 
regardant vers la droite je vis, à un quart de mille, une 


troupe de huit ou dix éléphants femelles avec leurs pe- 


tits, paissant tranquillement sug une petite colline lé- 
gèrement boisée. Nous laissames les femelles diner en 
paix ct nous suivimes les traces des mâles. L’indigéne 
qui nous conduisait élait le meilleur traqueur des Ba- 
mangwatos, et je fus heureux de voir que les éléphants 
ne s'étaient pas laissé eflrayer, car leur route était 
jonchée de branches d'arbres qu'ils avaient arrachées 
tout en cheminant lentement. 

Enfin nous arrivames à une chairière, et, après avoir 
tourné un bosquet de mimosas épineux, je vis l'un 
des animaux à découvert. Je m'avançai avec preeau- 
tion, et je découvris son camarade dans un fourré de 
wait-a-bit nains, à cent cinquante mètres de moi. Tous 
deux étaient de vieux miles magniliques, et le premier 
qui s'offrit à mes yeux enchantés portait deux defen- 
ses très-longues cl parfaites. 

J'étuis descendu de cheval pour faire celte recon- 
naissance : j'y remontaiaussitôtet m'avançai vers] élé- 
phant qui marchait devant moi à une distance de qua- 
rante mètres, en soulevant doucement ses énormes 
oreilles qui l'empêcharent complétement de me voir 
Jehadtai legerementle pasenm'éloignaut vers la gauche 
et je dépassai l'animal d'une soixantaine de mètres, 
Ce fut alors qu'il m'observa pour la première fois, 

Probablement il prit Dimanche pour an harle-beast, 
cav il me regarda fixement, mais saus montrer la 
moindre crainte, Les indigenes m'avaient prié de le 
pousser vers l'eau qui se trouvait au mord, si la chose 
Gait possible, et C'est ce que je me décidai à faire. 


84 LA VIE AU DÉSERT. 
EEE a 


Après m'être avancé un peu, je me placai entre lui et 
le vent. A l'instant même l'éléphant entra à reculons 
dans les broussailles, en tenant sa tête haute et tour- 
née vers moi. Je fis seulement quelques pas en décri- 
vantun demi cercle, afin de pouvoir le viser à l'épaule, 
et, arrétant mon cheval, je tirai du haut de ma selle. 
Il reçut la balle dans l'omoplate, et, lorsque je conti- 
nuai silencieusement mon chemin, il me regarda avec 
le plus profond étonnement. 

A ce moment les indigènes lâchèrent deux de mes 
chiens, qui, un instant après, aboyèrent autour de 
lui de toutes leurs forces. Je criai pour les encoura- 
ger et embarrasser l'éléphant, qui paraissait ne pas 
savoir ce qu’il devait penser de nous. Enfin il courut 
tête baissée après Bill et Flam, en faisant entendre 
des cris percants; puis il rentra à reculons dans un 
fourré, se rejeta encore une fois sur les chiens, et se 
sauya ensuile à toutes jambes dans la direction que 
je désirais lui faire prendre. 

Je l’atteignis bientôt et je lui envoyai deux balles 
au défaut de l'épaule. Les chiens se firent bientôt en- 
tendre et il se jeta avec furie sur ses persécuteurs, qui 
se sauvèrent immédiatement vers leur maître. Je me 
frouvai ainsi face à face avec un éléphant courroucé. 

Je n'avais pas le temps de me remettre en selle, et 
ma vie ne dépendait plus que de mes jambes. Les 
chiens, heureusement, ne me suivirent pas, mais ils 
coururent après Dimanche qui, effrayé par ces sons 
de trompe, se sauva comme un fou; et je ne pus m’em- 
pêcher de rire, quoique je me trouvasse engagé dans 
un combat des plus dangereux. 

Après avoir rattrapé mon cheval, je retournai à 
l'éléphant blessé et je compris qu'il se mourait; mais 
je continuai à faire feu sur lui pour hater sa mort. 
Aussitôt qu'elle eut lieu, j'eus le profond chagrin de 
découvrir qu'une de ses défenses sans pareilles s'était 
cassée près de la lèvre, La chasse avait été magnifique ; 
j'avais abaltu, dans une seule après-midi, deux élé- 
phants, probablement les plus gros de Bamangwato, 
et, net été la perte des deux plus belles paires de 
défenses que j'eusse obtenues cette saison, mon triom- 
phe eût été complet et sans mélange. 

Le lendemain, de bonne heure, laissant à Klein- 
boy et aux indigènes le soin de veiller à l'ivoire, je 
parlis accompagné de deux hommes à qui je voulais 
montrer l'endroit avant de retourner au camp, où j'a- 
vais laissé l'autre élephant. 
très- 
peu d'eau élait tombée depuis mon arrivée dans le 


Jusqu'ici le temps nous avait été favorable : 


pays; mais, à la fin, la saison pluvieuse arriva; des 
pluies torrentielles nous surprirent souvent à la 
chasse, accompagnées d’éclairs et de tonnerre. 
Bientôt les mares et les lits sablonneux des ri- 
vieres, jusqu ich secs, se remplirent d'eau; les arbres 
desséchés des forêts se couvrirent d'un feuillage ver- 
dovant: les pleines arides se changérent comme par 


enchantement en prés fleuris. Lorsque la pluie venait 
ainsi nous suprendre à la chasse, je forcais les indi- 
gènes à ériger une chaumière pour nous abriter C'é- 
tait là un ouvrage qu'ils ne faisaient pas trop volon- 
tiers, mais j'arrivais toujours ames fins en leur ex- 


pliquant que, si mes fusils et ma poudre étaient 


mouillés, ils mourraient infailliblement de faim, parce 
que je ne pourrais plus leur tuer d’éléphants. 

Lorsqu'une bande nombreuse m'accompagnait, il 
était très-facile d'élever une bonne chaumière, et l'on 
s'y prenait de la manière suivante. Quelques hommes, 
armés de haches, allaient à la recherche de longues 
perches fourchues qu’ils coupaient d'une longueur de 
dix pieds; d’autres ramassaient des broussailles ver- 
tes, et faisaient une bonne provision d herbe longue 
et desséchée qu'ils arrachaient avec les racines. On 
fichait les perches en terre dans un rond, de facon à 
ce que les bouts fourchus se rencontrassent en dessus 
de nos têtes. Alors on les entrelaçait fortement avec 
les broussailles, en laissant une ouverture basse pour 
servir d'entrée : enfin on couvrait le toit avec l'herbe 
desséchée, et le sommet était ordinairement couronné 
d’une énorme oreille d’éléphant ou bien encore d’une 
partie de sa peau. 

Telle fut mon habitation pendant le reste de cette 
saison comme aussi durant tout le temps que je chassai 
parmi les Bechuanas. Mais il m'arrivait souvent de 
n'avoir pour m’abriter que la voûte du ciel, et alors 
mon sommeil paisible était souvent brusquement in- 
terrompu par la pluie qui tombait par torrents sur ma 
figure. C'était extrêmement désagréable, sur tout lors- 
que l'orage avait une force qui nous empêchait de te- 
nir nos feux allumés. Par un temps pareil, le roi des 
forêts rôde partout à la recherche de sa proie, et, de 
temps en temps, nous entendions les voix formidables 
d'une troupe de lions, que le succès de notre chasse 
attirait près du lieu de notre campement. 

Dans la latitude où j'étais parvenu je trouvai pour 
la première lois cet arbre admirable que l'on nomme 
le « Nwana » dont le tronc, une vraie tour fortifiée, 
avec crénaux et Machecoulis, a quelquefois soixante 
et cent mètres de circonférence, particulièrement vers 
le Limpopo. Le feuillage du Nwana ressemble à celui 
du figuier et ses fruits sont des noix de la grosseur 
d'un œuf de cygne. Quant au bois il est mou et im- 
propre à aucun usage. 

Un fait remarquable, par rapport à ces arbres, est 
la manière dont ils sont disposés dans la forét. On 
les trouve ou seuls ou alignés, mais toujours à une 
grande distance l'un de l'autre, comme s'ils avaient 
été plantés par la main de l'homme, et leur taille 
vraiment extraordinaire leur donne toujours l'appa- 
rence d'êtres étrangers à la terre qu'ils occupent. 

Mes bœufs n'avaient fait que paître et se reposer de- 
puis plusieurs mois; ils étaient maintenant pleins de 
vigueur, et tratnaient d'un pasrapide mes chariots, tout 


LA VIE AU DESERT. 


lourdement chargés qu’ils étaient, par-dessus des col- 
lines escarpées eta travers les routes impraticables de 
la forét, de sorte que le soir du 4 octobre je campai 
encore une fois dans les montagnes de Bamangwato. 

Sicomy arriva bientôt pour me souhaiter la bien- 
venue. I] me rendit visite accompagné de beaucoup 
d’hommes de sa tribu, se disant fort heureux de me 
voir revenir sain et sauf de mes excursions périlleu- 
ses. Sa majesté me fit l'honneur de me complimenter 
sur mou succès et mon habileté extraordinaires à la 
chasse. Il observa que la médecine des blancs devait 
en eflet être fort puissante. 

Pendant toute la soirée, la bizarrerie de ses questions 
m’amusa beaucoup. Il me demanda si mon père et ma 
mère vivaient encore; combien j'avais de frères et de 
sœurs; si mon roi avait des troupeaux abondants, et 
si ses sujets étaient plus nombreux que les siens. 
Quand je lui dis que notre chef était une femme, cette 
nouvelle parut l’amuser infiniment, mais lorsque j'a- 
joutai que ses sujets étaient aussi nombreux que les 
saulerelles, il regarda ses sujets avec un sourire d’in- 
crédulité, et me demanda alors si tous mes compa- 
triotes pouvaient abattre des éléphants aussi facile- 
ment que moi. 

La question était embarrassante, aussi je lui ré- 
pondis que je n’en étais pas stir, mais que je savais 
que les cœurs de lous mes compatriotes étaient faits 
comme le cœur du lion lorsqu'il a des petits à défendre. 
Cette remarque spirituelle émut profondément l’as- 
semblée, et un murmure de surprise et d’admiration 
se manifesta parmi ces hommes à peau noire, lorsque 
chacun d’eux la répéta à son voisin. 

Le vieux Mutchuisho comprenait mon baragouin 
mieux que les autres, et il me servait d'interprète au- 
près du roi, puisque je n'étais pas encore assez bien 
versé dans la langue pour soutenir seul une conver- 
sation. Mutchuisho me dit ensuite que deux amis de 
Sicomy, avec leurs deux domestiques, désiraient 
m'accompagner à la colonie pour soigner mon bétail : 
ils promettaient de se rendre utiles en allant à la re- 
cherche de bois à brûler et en portant la venaison 
aux chariots. ; 

Par bonheur j'acceptai cette proposition, et les 
quatre aspirants sortant de Ja foule. me furent dû- 
ment présentés. Les noms de ces quatre Béchuanas 
étaient : Mollyee, Mollyeon, Kapain et Kuruman; les 
deux premiers appartenaient à l'aristocratie ; ils m'a- 
vaient souvent aidé à la chasse, de sorte que nous 
étions d’anciens amis. Ces hommes promirent de m'ac- 
compagner jusqu'à la mer et de retourner avec moi 
au pays de leur chef, en me servant tidèlement : de 
mon cOté, je consentis à leur donner une vache et un 
fusil, en récompense de leurs services. 

Mollyee et Mollyeon étaient frères. Ils étaient 
grands et actifs et possédaient tous les deux de grands 
yeux étincelants et des traits agréables. Kapain était 


gros et bruyant, d’une laideur remarquable, et le 
plus amusant de tous les habitants de Bamangwato. 
Kuruman, garçon fort complaisant, âgé de seize ans, 
avait une assez jolie figure, mais qui lui donnait plu- 
tôt l'aspect d'une fille que d’un homme. J'offris de la 
viande cuite et du café à Sicomy, qui passa la nuit 
au camp avec sa suite. 

Le lendemain, de bonne heure, j'échangeai des 
perles, des munitions et d’autres articles contre de 
belles défenses d’éléphant et de forts jolis échantillons 
d'armes et de costumes d’indigènes. En m'informant 
auprès du roi de ce qu'était devenu Isaac, j'appris 
qu'il était retourné à Kuruman depuis longtemps en 
compagnie d’un fils du vieux Seret, Béchuana de 
distinction, qui demeurait dans ces parages. 

Cet individu, dont le nom signifie bosse, était sur- 
tout renommé par l’opiniätreté avec laquelle il s’op- 
posait aux progrès de la religion chrétienne, Sa nom- 
breuse progéniture était aussi fort nombreuse. 

Après avoir dit adieu à Sicomy, le 5 à midi, je me 
remis en marche pour Corriebely, où j'arrivai dans 


l'après-midi du lendemain ; un grand nombre d'indi- 


gènes m’accompagneérent, comme à l'ordinaire, dans 
l'espoir d’obtenir une provision de chair fraiche, car 
on disait que des éléphants avaient reparu à Mas- 
souey. Je déterrai dans cet endroit une grande quan- 
tité de plomb, que j'avais enfou: dans un trou, sous 
les cendres de mon feu, avant de traverser les mon- 
tagnes de Bamangwato. 

Le 16, de grand matin, je me mis en route pour 
Bootlonamy, où j'arrivai le soir : je rangeai mes 
chariots à l'ombre d’un bosquet de beaux mimosas 
ornés d’une profusion de fleurs jaunes qui embau- 
maient l'air et dont la couleur contrastait avec le vert 
tendre du feuillage. Je continuai : y chasser pendant 
plusieurs jours. 

Le 19 après midi, un violent orage éclata sur ma 
tête; le tonnerre grondait avec une force telle que je 
me pris à trembler. A vrai dire je craignais pour mes 
barils de poudre qui contenaient trois cent livres de 
ce dangereux ingrédien. Par bonheur l'orage se dis- 
sipa au coucher du soleil, lair s'était purilié et un 
parfum d'une douceur sans égale s'élevait de la terre 
reconnaissante et de la forêt fleurie. 

L'orage recommença vers dix heures du soir, ac- 
compagné d'éclairs et de tonnerre, et dura la plus 
grande partie de la nuit, 


XVIII 


Fuite de mes domestiques. — Tristes prévisions, — Arrivée 
chez le docteur Livingstone. 


J'étais parvenu dans une z0ue éloignée et le moment 


36 


LA VIE AU DESERT. 


ee 


était critique pour mon expédition, lorsqu'un évé- 
nement arriva qui me sauva dès ennuis et des in- 
quiétudes sans nombre. J'appris cependant bien 
des choses qui me servirent plus tard., car je décou- 
vris d'abord combien de difficultés un homme peut 
surmonter lorsqu'il a à luttter contre l’adversité : 
je devins en méme temps un conducteur de chariots 
fort habile. 

Je raconterai ici la désertion de tous mes domes- 
tigres hottentots, à l'exception de Ruyter, le petit 
Bushman. Je crois qu'ils furent poussés à cet acte de 
lächeté par la crainte de ne pas pouvoir conduire les 
chariots en sûreté à travers les déserts sablonneux 
qui nous séparaïent du poste lointain des Mission- 
naires, à Bakatla, à cause du mauvais état d'un essieu 
de mon chariot de voyage. Un jour, Kleinboy étant 
ivre, l'avait heurté contre un arbre avec tant de 
force qu'une des jantes de l’essieu de devant se fendit 
en travers, de sorte que la roue n’était plus tenue 
que par la clavette et le moyeu. ‘ 

Le 22 octobre je remarquai sur la figure de mes 
domestiques une expression extraordinaire, et aucun 
d'eux n'osait me regarder en face. Le 23, un peu 
avant le jour, comme je dormais dans mon chariot, 
Ruyter vint me réveiller pour m’annoncer que mes 
quatre Hottentots avaient déserté pendant la nuit; il 
m'apprit que chacun avait emporté un grand paquet de 
billongue, viande séchée au soleil, et qu'ils avaient 
fait tout leur possible pour lui persuader de les ac- 
compagner. 

C'était là une nouvelle désolante, car, quand ces 
gens là étaient avec moi j'avais à peine assez de monde 
pour faire mon ouvrage, et les quatre sauvages de 
Pamangwalo, pas plus que moi, ne connaissaient 
l'art fatiguant et difficile de construire des chariots. 
Je m'imaginai que les Hottentots ne persévére- 
raient pas dans une démarche aussi téméraire, qu'ils 
changeraient d'idées et retourneraient à leur maître 


lorsqu'ils rélléchiraient à la faute qu'ils avaient com- | 


mise; aussi je n’essayai même pas de lesrattraper, mais 
je passai la matinée à charger Jes chariots, à arrimer 
fortement à leur place Tes pots, les pelles, les 
haches, ete., et à préparer les harnais avant de nous 
mettre en roule. 

Après avoir déjeuné, aidé du petit Bushman et 
des sanvages, je raltrapai, réparai et accouplai vingt- 
quatre bœufs, douze devant chaque chariot; puis 
nous limes claquer nos fouets et nous nous mimes en 
route pour Bootlonamy Mollyee et Mollycon menaient 
Vattelage, tandis que Kapain et Bureman suivaient 
en conduisant les chevaux et les bœufs de réserve. 
Dans mon jeune temps je guidais assez habile- 
ment un tandem et un altelage de quatre chevaux, 
mais j'avais cette fois une tout autre affaire, Je dee 
vins cependant bientôt complétement au fait des 


mysteres de l'art des antomédons anglais, et j'appris à 


conduire mes chariots presque aussi vite que les Hot- 
tentots. 

Le vley de Bootlonamy était ferme et uni, et nous 
avancâmes à bon pas : mais le soir, lorsque nous le 
quittames pour entrer dans les terrains sablonneux, les 
bœufs ayant découvert que leurs nouveaux conduc- 
teurs ne savaient pas se servir de leurs fouets avec la 
rapidité et la sûreté des anciens, refusèrent de mar- 
cher autrement qu'au pas allongé, et ils s'arré- 
tèrent souvent de leur propre volonté. Enfin, à la mon- 
ée d'une colline de sable, le chariot de Bushman 
s’enfonea dans le sable, et, en essayant de len dé- 
gager, les bœufs cassèrent le timon. 

En découvrant que les Jabeurs que nous venions 
d’entreprenére était plus grands que nous ne nous l’é- 
tions imaginé, je me décidai le lendemain à poursui- 
vre les fugitifs; en conséquence, à la pointe du jour, 
laissant les chariots et tout ce qu'ils contenaient à la 
merci des sauvages, je partis avec le Bushman et un 
cheval de réserve pour essayer de les atteindre; mais, 
après des recherches infructueuses de plusieurs 
heures, nous perdimes notre chemin dans le dédale 
de la forêt. Nous fûmes obligés d'y passer la nuit. 
Pour comble de malheur j'avais perdu mes allumeites, 
de sorte que nous ne pümes pas faire de feu, et je 
craignis fortement de nous voir dévorer, nous et nos 
chevaux, par les bêtes féroces de la forêt. 

Nous étions à peine descendus de cheval, que 
deux énormes rhinocéros vinrent se poster à moins 
de vingt mètres de nous, et pendant longtemps il nous 
ful impossible de leur persuader de partir. Peu après 
une hyenes’approcha aussi; mais jeluijetaidespierres, 
etellese retira, comprenant que sa compagnie ne nous 
faisait pas plaisir. Les chevaux étaient éreintés et 
ne voulurent pas manger, quelque excellent que fat 
le pâturage. 

Dans la matinée du 27, après avoir donné la li- 
berté à mes chevaux et à mes bœufs, je déballai mes 
outils, etau bout de deux heures j'eus fabriqué un nou- 
veau timon au chariot, avec la tige dure d’un mimosa. 
Après être venu à bout de cette entreprise, j'accou= 
plai douze bœufs au chariot qui était enfoncé dans 
le sable; mais ces bêtes rustes, comprenant qu'il était 
entrayé, ne voulurent pas faire un effort pour l'en re- 
tirer, Après une peine inconcevable, et en changeant 
constamment la position des bœufs, j'obtins enfin un 
heureux arrangement; les bêtes tirèrent toutes en- 
semble, et le chariot se remit en mouvement. 

J'attelai ensuite l'autre chariot, et en me rendant à 
la source Ta plus proche j'eus le plaisir de tuer une 
jeune girafe mâle à l'aide de trois balles. Jobtins 
alors une provision de viande et d'eau; ce qu'il y 
avail de plus pressé était de souger aux moyens à 
prendre pour traverser le désert sablonneux qui nous 
séparait du kraal de Booby. Ul était évident que je ne 
pouvais pas) “tourner par le chemin que j'avais suivi 


LA VIE AU DESERT. 


pour venir, puisque j'avais appris qu'à cause du 
manque d’eau cette partie du pays était impraticable 
pour les chariots traînés par des bœufs. 

Tandis que j'expliquais cela à ma suite, Mollyeon 
me dit qu'ilavait une fois traversé ce pays, longtemps 
auparavant, pendant la saison dés sécheresses, et que 
lui et ses compagnons avaient obtenu de l’eau dans 
des puits profonds creusés par des Bakalaharis, dans 
une partie rocheuse du désert, fort loin à l’est de ma 
première route. Il assurait qu'il nous faudrait près de 
deux jours pour arriver à cette eau, puisque nous 
aurions à traverser tantôt un terrain mou et sablon- 
neux, tantôt des forêts impraticables ; mais il ne pa- 
raissait pas très-sûr de pouvoir trouver cet endroit et 
craignait que, dans tous les cas, les puits ne fussent 
à sec. 

C'était [à une perspective peu agréable, surtout 
puisque l’eau lx plus proche, qu'il me disait être 
une fontaine intarissable, était située à deux jours de 
marche au delà des puits. 

Le 29 j'attendis que le soleil fût Icvé alin de faire 
boire les bœufs à leur soif; puis j'attelai sans 
perdre de temps et je commencai mon pénible voyage: 

Le 30 j'attelai avant le jour, et je poursuivis ma 
route à travers un sable profond et une forêt où il 
fallait constamment se servir des haches. Dans Fa- 

_près-midi nous arrivames aux puits indiqués, mais 
nous eûmes: le chagrin de découvrir qu'ils ne con- 
tenaient guère qu’un peu de boue. Les Béchuanas, 
cependant, détachèrent les béches dont il se servi- 
rent vigoureusement, etl'eau commença, maiscomme à 
regret, à toinber goutte à goutte de tous côtés; au 
bout de deux heures j'en obtins une petite quantité 
pour les bœufs; mes pauvres chevaux n'en eurent 
pas même une seule lampée, et nous nous remimes 
en route sous un ciel extraordinairement brülant. Le 
sable dévenait, en quelque sorte pire que jamais, 
et les chariots s'y enfonçaient continuellement, tandis 
que les toiles de mes chariots étaient mises en lo- 
ques par les épines du wait-a-bit. Au coucher du so- 
leil je m'arrêtai pour la halte de nuit, et je dételai 
mes malleurcux bœufs. 

Le 34, vers quatre heures de l'après-midi, et & ma 
grande joie, nous arrivämes à ane fontaine abon- 
dante. 

Pendant la nuit je fas réveillé par un mouvement 
inosité dans le camp : en levant la tête, je vis tous les 
Bécliuanas debout, le dos au feu, tandis qu'ils par- 
laient avec ane volubilité extraordinaire. Les chiens 
aussi alloyaient avec’ fureur et se réfugiaient de 
temps et temps auprès du feu, comme si quelque 
bdte les poursuivait, Cae obseurité complete régnait 
partout, de sorte qu'il me fat impossible de rien voir ; 
mais Mollyvon m’affirma qu'un lion et un léopard rd- 
daient antour dw vous etvessayaient de s'emparer de la 
chair des zèbres que nous avions pendue en feston 


81m 


| dans les arbres qui nous entouraient. Un instant 


après j'entendis les voix des deux animaux, car le 
lion rugissait et le léopard jetait des cris percants 
en poursuivant les chiens. : 

Bientôt leur audace augmenta; le lion courut 
sus aux chiens en grognant et arriva ainsi à une 
vingtaine de mètres dé Vendroit où nous étions, tan- 
dis que le léopard sauta d'un bond au milieu de 
mon garde-manger, à côté du feu : il emportait un 
grand morceau de viande, lorsque les chiens se jetè- _ 
rent bravement sur lui, mais il les lacéra si cruelle- 
ment que deux d’entre eux moururent bientôt après de 
leurs blessures. 

Nous nous armames alors de tisons enflammés et, 


: allant à la rencontre du lion, nous les jetames contre 


lui, ce guile fitsauver. Je n’osais pas me servir de mon 
fusil de peur de tuer les chiens. Les chevaux et les 
bœufs n’étaient pas encore remis de leur fatigue, mais, 
quoique extrémementeffrayés, ils n’essayèrent pas de 
rompre leurs liens. à 

Dans la matinée du 2 je tuai un Koodoo ; cette es- 
péce d’antilope paraissait fort abondante ie. Ce jour- 
là mon pauvre cheval gris fut attemt de Ja maladie 
africaine. Je l’amenai au camp avec beaucoup de 
peine et je le saignai tout de suite, mais tout fut ina- 
tile, et une heure après il se coucha par terre pour 
ne plus se relever; le soir le lion fit un festin de sen 
cadavre, et, lorsqn’i! se fut bien repu, le leopard et les 
hyènes achevèrent ses restes. 

Dans la matinée du 3 je me remis en marche pour 
Booby, et j'y arrivai le 5 vers midi. Baachy, mainte- 
nant chef de Booby, ayant été dépossédé, le premier 
comme je l'ai déjà raconté, me fittrès-bon accueil. El 
Io’apprit que mes Mottentots fugitifs s'étaient arrêtés 
à son kraal, extrêmement épuisés par la marche, 
qu’il leur avait donné du blé eu les avait fait passer 
à Bakatla. [ls avaient déclaré au chef que je les avais 
renvoyés après avoir pris d'autres domestiques à Ba- 
mangwalo. 

Je quittai Booby le 7, à midi, accompagné d'une 
grande suite d'indigènes, dont quelques-uns me- 
naient des bœufs appartenant à Baachy, pour les 
charger de la chair d'un certain nombre de rhinocé- 
ros que j'avais promis de lui abattre. Ces hommes me 
menèrent à Bakatla par une route autre que celle 
que j'avais déjà prise. 

De bonne heure, le 13, je rencontrai une bande 
d'hommes de Bakatla, que le docteur Livingstone, le 
missionnaire de l'endroit, avait eu la bonté de m'en- 
voyer, Cnapprenant que mes domestiques coloniaux 
mavaient abandonné. Ce renfort consistait en un Bé- 
chuananommeé Mabal, appartevanta Kurumimie, quai 
dwit M, Livingstone à instruire lesenfants des Bakatlas. 
et en trois hommes de la tribu des Bakatlas, Ces gens 
marriverent juste au bon moment, car à peine avions+ 
nous parcouru ane trentaine de kilomètres que 


88 


LA VIE AU DESERT. 


ne 


l'essieu fendu se brisa en deux, et, Ja roue se déta- 
chant, le chariot tomba sur le côté. C'était là une ca- 
tastrophe que je prévoyais depuis longtemps, et je 
fus heureux de songer qu'elle n’était pas arrivée plus 
tôt. Nous dételames les bœufs, et, après avoir dé- 
chargé le chariot, nous le soulevames et nous cons- 
truisimes un faux essieu de bois d’epines. 

Le 15 nous attelames, et. apres avoir traversé la 
gorge pittoresque des montagnes de Sésotabie, nous 
campämes sur les bords d’une rivière périodique, 
dont les rives escarpées et le litde sable mou et pro- 
fond me causèrent de graves appréhensions pour 
notre route du lendemain. : 

Le 16 je déballai mes bèches et ma pioche, et je 
travaillai pendant plusieurs heures à niveler le bord 
de la rivière et à frayer une route pour mes chariots; 
après quoi nous attelames et nous nous préparames 
à traverser la rivière. 

Je me chargeai du chariot aux bagages, qui s’en- 
fonca deux fois dans le sable pendant le passage de 
la rivière, mais les boeufs l’en retirèrent, et ils l’a- 
vaient à peu près amené à la moitié de la côte, pres- 
que perpendiculaire, lorsque l’indigène qui condui- 
sait lattelage, sans songer qu'un chariot y etait 
attaché, fit tourner tout à coup les premiers bœufs 
lelong desrives, et il devintainsi impossible au conduc- 
teur de diriger les autres bœufs. Le chariot sortit 
donc de la belle route que je lui avais tracée, et, après 
avoir tremblé un moment, comme s’il ne succombait 
qu'à regret, tomba lourdement et roula dans la ri- 
vière avec un bruit affreux, en brisant ma tente eten 
jelant mon ivoire et tous mes précieux trophées péle- 
méle dans le courant. 

Il y avait là de quoi désespérer l'homme le moins ner- 
veux, mais j'avais tellement l'habitude de l'adversité, 
que je ne fis que rire de ce malheur, et, après avoir dé- 
teléles bœufs, nous commençàmesà transporter l'ivoire 
et les autres articles sur le terrain uni, au haut des 
bords escarpés; puis nos redressdmes le chariot, 
et tout un attelage de bœufs le traîna au sommet de la 
berge. Je m'occupai alors de raccommoder la tente avec 
des branches vertes, et avant le coucher du soleil 
nous avions remis en place la plus grande partie de 
ma cargaison. Le mème soir ma vache mourut. 

Dans la soirée du 20 nous arrivames au poste 
des missions à Bakatla, où madame Livingstone me 
son mari et elle 
avaient éprouvé de grandes inquiétudes sur mon 
compte; et tous deux avaient craint qu'il ne me fût 
arrivé quelque malheur, M, Livingstone était parti 
pour Sichely, où il surveillait la coustruction d'une 
vaste église et d'une mission au kraal d’un chef 
nommé Chouaney, où il avait l'intention d'aller de- 
meurer sous peu, lly avait déjà un autre missionnaire 


recut avec beaucoup de bonté 


nommé M. Edwards, établi à Bakatla, mais qui dans 
ce moment était absent, Mistress Livingstone m'apprit 


que la guerre était déclarée entre les Béquainas, dont 
Sichely est le chef, et les Bakatlas, et que ces derniers 
s’attendaient journellement à se voir attaqués. 

En causant avec mon hôte, je découvris que j'avais 
perdu un jour pendant mon séjour dans l’intérieur. 
Le 23 était un dimanche ; j’assistai au service divin 
dans l'église des missions, et j'eus toutes les peines 
du monde à garder mon sérieux lorsque divers 
membres de la congrégation vinrent y prendre 
place. Quelques-uns portaient de vieux chapeaux 
fantastiques, ornés de chiffons et de plumes d’au- 
truche, qu'ils ne quittaient qu’à regret, et l’un de ces 
individus garda le sien jusqu'à ce que le sacristain 
lui eit commandé de I dter. 

Je désirais rendre visite a Sichely eta sa tribu, et je 
partis le 24 avec M. Livingstone pour Chouaney. Nous 
traversèmes un pays magnifique en quittant la vallée, 
à travers laquelle serpentait la rivière limpide de la 
Ngotwani, qui. après avoir coulé vers le nord-est, 
tombe dans le Limpopo à une soixantaine de milles 
au-dessous de sa jonction avec la Marigna. La Ngot- 
wani contient différentes variétés de poissons bonnes 
à manger, qui offrent aux pêcheurs de grandes res- 
sources. On pêche généralement avec des mouches ou 
des vers. 

Tandis que nous cheminions lentement nous ap- 
perçümes tout d’un coup une nombreuse troupe de 
bulfles occupée à paitre dans la plaine qui nous sé- 
parait du vley ; leurs escadrons sombres et imposants 
couvraient un grand espace de terrain. D'après nos 
calculs. il devait y avoir la de six à huit cents bêtes. 
Lorsque je m'en approchai ils me regardèrent pen- 
dant un moment avec étonnement; puis toute Ia 
troupe, saisie d’une terreur panique, s’élança en même 
temps en une masse compacte sur les roseaux. 

Leur nombre extraordinaire retarda leur fuite, de 
sorte que je n’eus aucune difliculté à galoper auprès 
d'eux; je désirais tuer le plus beau, mais dans un 
aussi grand nombre il n’était pas possible de choisir, 
car, aussitôt que j'en avais remarqué un, il disparais- 
sait parmi ses compagnons. Enfin je fis feu à droite et à 
gauche sur les buflles, qui, un instant après, gagnèrent 
le bord des roseaux; là toute la troupe s'arrêta avec la 
régularité et la précision d'un régiment de cavalerie, 
et après m'avoir regardé pendant une demi-minute, 
ilsdescendirent tous tête baissée dans la vallée boueuse : 
et un instant après ils avaient complétement disparu. 
Je vis le sroseaux se pencher devant eux sur ma 
droite et sur ma gauche, lorsqu'ils s’efforcèrent de 
traverser la marne; bientôt ils atteignirent l'autre côté 
elfranchirentla plaine pour rejoindre leurs places fortes 
dans la forêt. Lorsque les nuages de poussière qu'ils 
avaient élevés se dissipèrent, je regardai en arrière, 
et je vis une belle vache tomber morte : un veau 
blessé se tenait près d'elle, avec sa mère, qui n'avait 
pas voulu quitter son pelit. 


LA VIE AU DESERT. 39 


ee ee SEE a cae 


Je retournaialors auprès de M. Liwingstone, et nous 
fimes avancer le chariot pour y charger les buflles. 
Nous venions de dételer lorsque, abrité derrière un des 
bœufs, je tuai un wild-beast bleu d’un coup de 
fusil. Le lendemain, de bonne heure, les hommes qui 
devaient couper les roseaux arrivèrent, et grande fut 
leur surprise de voir qu'une aussi bonne provision 
de moma (de chair), leur nourriture favorite, les atten- 
dait. Nous ne dételames que fort tard à Chonanney : 
un messager vint nous souhaiter immédiatement la 
bienvenue de la part de Sichely, qui se disait très-con- 
tent de notre arrivée et promettait de venir le lende- 
main malin déjeuner avec nous. 


XIX 


Arrivée au kraal de Sichely. — Faiseurs de pluie. — La médecine 
des fusils. — Bakatlas. — Campbellsdorfs. — Colesberg et Gra- 
hamsville. 


Le 26 novembre Sichely arriva de grand matin 
avec une suite nombreuse. L’extérieur de ce chef pré- 
venait en sa faveur ; il avait des manières polies, une 
taille de cinq pieds six pouces anglais, et manifestait 
des propensions à l’embonpoint. Il était habillé d'un 
beau kaross en peau de léopard, et ses bras et ses jambes 
étaient ornés d’une profusion d’ornements de cuivre 
fabriqués par des tribus qui demeuraient fort loin vers 
Vest. 

Dans la matinée j'accompagnai Sichely à son kraal, 
qui était situé au milieu de la ville : ses femmes, au 
nombre de cinq, avaient dressés leurs kraals près du 
sien. Ils étaient de forme circulaire et bien bâtis ; les 
murs et les planches étaient enduits d’un mélange 
d'argile et de fumier, et les toits étaient couverts de 
longues herbes solidement entrelacées. Chaque kraal 
était entouré d'une clôture impénétrable de six pieds 
de haut. La ville était bâtie sur une pente douce, si- 
tuée au bord d'un vallon large et étendu qui était cou- 
vert de champs et de jardins entourés de haies de 
wait-a-bit. 

Peu de temps avant mon arrivée, Sichely, ayant ap- 
pris qu'ilse verrait peut-être attaqué par les Boers émi- 
grés, avait songé tout d'un coupà entourer sa ville d'un 
mur de pierrequi étaitmaintenantterminé. [était con- 
struit avec des meurtrières à de certains intervalles, 
pour faire feu sur l'ennemi avec les fusils qu'il comp- 
tait acheter des chasseurs et des marchands ambu- 
lants. 

Je fus dûment présenté aux cing reines, à qui je 
rendis visite l'une après l'autre. Ces dames étaient 
toutes grandes et belles; elles possédaient un grand 
assortiment de beaux kaross de différentes espèces, 


et elles portaient toutes une profusion d’ornements 
de perles et de fil de cuivre. Sichely prétendait être 
un habile « faiseur de pluie » et toute satribule regar- 
dait comme tel, c'est-à-dire qu'il disait avoir le pou- 
voir de faire tomber de la pluie quand les champs et 
les jardins en avaient besoin. - 

C’est là un métier reconnu parmi les Béchuanas; 
les gens qui en font profession sont vénérés de tous 
et on leur assigne un pouvoir surnaturel. Comme ils 
reconnaissent pour vrai le principe que personne 
n’est prophète dans son propre pays, ils exercent 
toujours leur art parmi des tribus éloignées de la 
leur. 

Le lieu de naissance et les premières années de 
ces faiseurs de pluie sont toujours enveloppés d'un 
grand mystère, et ils prétendent avoir été subite- 
ment créés hommes faits, dans quelque caverne éloi- 
gnée ou sur le sommet d'une montagne, sans avoir 
eu à passer par une naissance et une enfance ordi- 
naires. Il y a certains de ces nécromanciens qui se 
font une bien plus grande réputation que leurs con- 
frères ; les plus célèbres sont fort recherchés, et les 
chefs sur le territoire desquels les orages périodiques 
n'ont point éclaté les envoient chercher aussitôt. 

Ces charmeurs ont diverses manières deserendre les 
nuages propices. Celledont ilsseserventle plus souvent 
est de cueillir quelques feuilles de toutes les diffe- 
rentes espèces d arbres de la forêt, qu'ils font bouil- 
lir dans de grands pots, à petit feu, et, pendant qu’on 
tue un mouton en lui enfonçant une lemue ou longue 
aiguille dans le cœur, le faiseur de pluie met en pra- 
tique diverses cérémonies absurdes. 

Ces gens là s'imaginentque la vapeur qui s'élève des 
feuilles monte aux nuages et les rend propicès: toute la 
tribu emploie le reste de la journée en danses qu'on fait 
durer jusqu'à minuit et qui sont accompagnées de 
chants dont les refrains célèbrent toujours les louanges 
de la puissance du faiseur de pluie, et se chantent 
tous en chœur. Mais il arrive souvent que les nuages 
ne veulent pas se rendre aux prières des sorciers et 
que le blé en herbe périt faute d'eau. Dans ce cas ils 
ont recours à d'autres manœuvres. 

Un grand nombre de jeunes gens sortent dans la 
campagne et forment un grand cercle, de façon à en- 
tourer quelque montagne rocheuse, afin d'avoir la 
chance de trouver quelque klipspringer. En resserrant 
alors leur cercle petit à petit comme les highlanders 
d Écosse , ils parviennent ordinairement à s'emparer 
de quelques animaux vivants et leurs cris passent 
pour attirer la pluie. 

Les malheureuses petites antilopes ainsi faites pri- 
sonnières sont promenées autour du kraal, tandis que 
le faiseur de pluie les fait crier en les pinçant. Mais, 
comme il arrive souvent que toutes ces manœuvres 
sont inutiles, le faiseur de pluie est quelquefois obligé 
de se soustraire pendant la nuit à la colère de ses par 


90 


LA VIE AU DESERT. 


trons, et alors la tribu envoie à la recherche d'un 
plus habile, ° 

Lorsque ces sorciers ne peuvent remplir leurs 
promesses , ils attribuent toujours leur insuccès 
a la présence de quelque agent mystérieux qui à 
détruit l'effet de leurs remèdes infallibles ; ils croient 
encore quel'ivoirea le pouvoir dechasser la pluie; aussi 
pendant l'été ils ne le découvrent qu'au coucher du 
soleil, et même alors l’apportent-ils soigneusement 
enveloppé dans un kaross quaud ils veulent le mon- 
trer aux marchands. 

Je me rappelle m'être attiré le blame de toute une 
tribu en étalant une quantité d'ivoire à midi, et l’on 
crut fermement que j'avais voulu chasser la pluie. Une 
autrefois un chef commanda à un missionnaire de re- 
ürer tous les soliveaux du toit de sa maison parce 
que le fxiseur de pluie prétendait qu'ils l'empêchaient 
de réussir dans ses enchantements. 

Les Griquas, profitant de l'esprit superstitieux des 
Béchuanas, les trompent souvent. Peu de temps 
avant mon arrivée, des hommes de cette tribu, qui 
chassaient dans le territoire de Sicnely, se: firent 
downer plusieurs Kaross’ de prix en échange d'une 
petite quantité de soufre qu'ils assuraient’ être’ une 
médecine tres-effieace pour les fusils: [ls firent 
croire à Sichelÿ qu'il n'avait qu'à s'er frotter un peu 
Jes mains avant d'aller à là chasse pour abattre sans 
peine Daninral qu'il désirerait. 

Un jour, en causantiavec le chef, Ja conversation 
tomba sur l'habileté au tir, et le roi, se fiant proba- 
blement au pouvoir de sa « médecine», offritde parier 
deux beaux kaross contre une grande mesure remplie 
de ma pondre; mais il stipula que ses deéux'frères se- 
raienb de la partie 

Tandis que Sichely chargeait son fusil, je medirigeai 
vers la eaisse de devant mon chariot, et veyantque plu- 
sieurs dés indigènesm'observaient, jememis à frotter 
du sonfre surmes mains, lafnoavellé en fut immedia- 
tement transmise aw chef, qui courut. vers mov sans 
tarder et me tapant sur l'épaule me-pria delui donner 
un peu'de ma médecine pour son fusil. 

Notre cible consistait em un petit moncean de bors de 
six pouces, de long sur quatre de large, eb était pia- 
cee sun wih gone d'arbre à une distance de cent pas. 
Sichety fit faw le premier, et naturellement manqua 
le hut; puis jesvisai eb fendis le bois. en deux : onen 
remit on aalreren, place, eb Sichely et ses frères con: 
inuerent à tiren jusqu'à la nuit, sans réussir à le tous 
cher une seule lois. 

Tous ceux qui étaient présents: attribuerent, mon 
succes Uiquersent, & la médecine, dont je m'étais 
servi, 

Lorsque M Livingstone apprit ce qui s'était passe; 
en fut fort coutrarié, can il oraignait qua l'avenir les 
indigenes ne le crussent plus lorsqu'il dénoncerait 
tous les agents surnalurels, du moment qu'ils avaiout 


vu un de ses compatriotes faire usage du souffre. 

Je parvins à obtenir plusieurs beaux kaross, de. 
l'ivoire, des plumes d’autruche et différentes choses 
curieuses et intéressantes, de Sichely et de sa tribu, 
en échange d'autres objets, et, dans l'après-midi du 
24, nous partimes pour Bakatla. 

Le lendemain, dans la soirée, Immense Brute (on 
se rappelle que c'est le nom d'un de mes chevaux) 
mourut, et, dans la matinée du 26, nous perdimes 
aussi le poney bai. 

Le 29, dans l'après-midi, nous dételames & Ba- 
katla. Une bande de Baralongs rendait alors visite’ 
a Mosielely pour acheter des peaux. Ces hommes 
avaient établi leur quartier général à l’ouest de Mo- 
üs, sur les bords du grand désert de Kalahari. La 
nuit, un orage épouvantable éclata et la foudre tomba 
sur le kraal occupé par les étrangers ; l'un d'eux fut 
tué immédiatement et trois autres souffrirent plus ou 
moins. 

M. Livingstone m'aflirmaque cet événementcauserait. 
de grandes craintes et des inquiétudes sans fin à Mo- 
sielely, parce que toutes les tribus le regardtraient 


‘comme étant la cause de cet accident. Le lendemain 


les indigènes accomplirent les cérémonies ies plus 
absurdes afin de puriiier le Kraal et ceux qui vi- 
vaient encoredes effets de-l’électricité. 

Pendant mon séjour à Bakatla je trafiquai beau+ 
coup avec les indigènes, et j'obtins ainsi des kaross’ 
et divers articles curieux: 

Nous étions aw milieu de l'été, et vers-midi la cha- 
leur était accablante. De temps:en temps des orages 
accompagnés de pluies abondantes venaient raffai- 
chir l'air; on les attribuait toujours au pouvoir du 
faiseur de pluie. Tous jes: soirs, la vallée retentis- 
sait de chants joyeux, et un chant prolongé célébrait 
les louanges: dw sorcier: 

Avant de quitter Bakatla, Sunday mourut, et, de 
mes dix chevaux, il ne m’en restait plus que deux. 

Afin de ne plus revenir sur ce sujet je dois dire: 
que je parvins à sauver ces deux bêtes: de la maladie’ 
en les empêchant de manger de l'herbe et en les en- 
veloppant la nuit dans: des couvertures de laine. 

Le di je fismes-adicux aw bon M. Livingstone, et, 
après une course de plusieurs jours, jarrivai le 2 jam 
vier à Kuruman, ol M. Moflat me reeutavee sa bonté 
endinaire. 

Le Jendemain (ait un dimanche, etj'assistai le ma 
linet lesoir ausenvice divin dans la grande église, où 
l'ont baptisae seize hommes. et femmes qui venaient. 
d'embrosser la religion chrétienne: | 

C'était la saison des fruits, et les arbres: plantés: 
dans les jardins des missionnaires, pliaient sous) le 
poids de pêches, de liguus eb de pommes délicieuses ; 
les vignes aussi portaient de grosses, grapper de rai 
sin noir qui n'était pas encore maw, Jd laissa à Korte 
man un des chariots avec son contonu, ainsi. que Lous. 


LA VIE AU DESERT. 91 


mes bœufs, à l'exception de deux avec lesquels je 
partis pour Honing, dans la soirée du 7; et j'y ar- 
rivai de bonne heure le lendemain au matin. 

Je quittai Honing le 8, dans l'après-midi, et me 
remis en marche pour Daniels-Kuil. Deux cavernes 
remarquables se tronvent entre Honing et Daniels- 
Kuil; elles servirent longtemps d’abri à une horde 
de Bushmans voleurs qui, de leur retraite, enlevaient 
le bétail de leurs voisins plus laborieux, les Griquas 
et les Béchuanas ; mais ces pillards recurent leur ré- 
compense, car, à la fin, leurs ennemis se servirent du 
feu pour les déloger, et tous ceux qui ne furent pas as- 
phyxiés par la. fumée périrent à coups de haches et 
d’assagais en cherchant à s'échapper. 

Lorsque les Bushmans sont poussés à bout, ils dé- 
ployent un grand courage et se battent jusqu'à la fin. 
Dans le courant de l’année 4847, un chef béchuana , 
nommé Assyabona, envoya un détactiement nombreux 
de sa tribu contre une horde de Bushmans sauvages, 
dont Jes vols étaient si audacieux et si considérables 
qu'ils étaient devenus des objets de terreur pour tous 
ceux qui demeuraient dans un rayon de cent milles. 
A celte occasion beaucoup d’entre eux furent atteints 
dans une plaine et massacrés. 

Un homme détermmé ramassa à la hâte plusieurs 
carquois remplis de ffèches empoisonnées quiavaient 
appartenu à ses compagnons morts, puis il se ré- 
fugia près d’un groupe de rochers; de cette position il 
tinttête pendant longtemps à toute l'armée hostile des 
Béchuanas, dont il tua deux hommes sur place et en 
blessa un grand nombre. Tout en se défendant bra- 
vement, il paraissait sentir qu'il ne fui était pas pos- 
sible d'échapper. En effet, tandisqu'illançaitunedeses 
flèches contre les Béchuanas et qu'il leur reprochait 
leur lächeté, un fils de Mahura, chef des Batlapis, le 
tua d'un coup de fusil dont la balle Vatteignit au from. 

Le #0 je quittai Daniels-Kuil, et le 42, de bonne 
heure, je campai à Campbellsdorp, où je trouvai 
M. Bartlett et le capitame Cornélius Kok avec une 
suite nombreuse ; j'y découvris aussi mes Hottentots 
fugitifs, ev, ew égard à leur malheureuse condition, 
je leur payai le montant de leurs gages pour le temps 
qu'ils avaient été à mon service. 

Assez tard dans la soirée du 43, au clair de la lune, 
je déteiai bœufs et chevaux sur les rives embeaumées 
de la rivière la Vaal, et le lendemain, comme heu- 
reusement les cuux étaient basses, je traversai le 
courant sans diflieulté, Le 20 je me préparai à tra- 
verser la grande branche, mais sans espérer que mes 
bœufs éreintés poussent me traîner à travers les sa- 
bles, ear je savais que deux Boers, qui avaiént fait 
le même chemin une heure avant, avaient cr né- 
cessaire d'atteler seize betes très-bien portantes à 
leurs légers chariots. 

J'avais deviné juste, car, après avoir excité mes 
bœufs du foust et de la voix, ils né trubnérent le cha- 


riot qu'à mi-chemin et là il s’enfonea dans le sable : 
rien ne put forcer ces animaux à faire un pas de 
plus. Un Griqua offrit de me louer deux fortes bêtes, 
et, avec leur aide et celle des miennes, j’alteignis 
enfin l’autre côté : je campai encore une fois sur les do- 
maines de Sa Majesté. Je me remis en marche pour 
Colesberg, et j’avancai jusqu’à près de minuit: le pays 
était desséché et aride ; il ne s’y trouvait pas un seul 
brin d'herbe pour la nourriture de mes bœufs. 

Le 21 je laissai le Bushman conduire le chariot, 
et je pris les devants sous un ciel torréfiant pour aller 
à la ferme où j'avais autrefois acheté Prime et Boute- 
berg. Mon costume consistait en un chapean de feu- 
tre délabré qui avait soutenu l'attaque des épines des 
bois de wait-a bit, en une chemise déchirée et fort pous- 
siéreuse, un pantalon, on plutôt une culotte, car j'en 
avais coupé les jambes au-dessus du genou; ma figure 
était orné d'une barbe rousse inculte; en somme, mon 
aspect ressemblait à celui d’un échappé de Bedlam. 

Les habitants de la maison furent effrayés de mon 
air sauvage, el deux des Boers sortant timidement la 
tête par la porte entr’ouverte, me criérent de poser 
mon fusil. La ferme appartenait à l’un d'eux. et e’était 
lui qui m'avait vendu les chiens ; mais if ne me recon- 
nut pas, et, prenant pilié de mes jambes, il nvoflrit 
de me prêter des culottes de euir. 

Je refusai le vêtement et j'entrai dans la maison 
sans cérémonie : là les enfants me reconnurent à 
l'instant même comme étant le « Carle-wha-heb-vor- 
Bowteberg-ha-quoch, » c’est-à-dire l'homme qui avait 
acheté Bouteberg. 

Le 26 jentrai dans le village de Bolesberg, où 
j'appris que mes vieux amis avaient été remplacés par 
un détachement du 45e. Je me rendis tout &'abord à 
la poste, mais à mon grand désappointement je n'y 
trouvai point de lettre. Après avoir déchargé mon 
chariot je le donnai au forgeron pour qu'il y [it les 
réparations nécessaires. 

La grandeur et la beauté de Bolesberg étonnèrent for- 
tement mes serviteurs béchuanas, et les évolutions 
des soldats les jetèrent dans des transports de joie et 
d'admiration. 

Le Aer janvier, après avoir repris M. Kleinboy à 
mon service, je quiltal Colesberg et le 22 j'arrivai à 
Graliamstown , où je fus reçu par le capitaine Hogg, 
du 7e dragon. Les officiers de ce régiment avuent 
emmené avec eux d'Angleterre une meute de chiens 
pour cnasser les renards, et tant qu'ils vécurent ils 
leur furent fort utiles; mais malheureusement le eli- 
mat de l'Afrique méridionale, surtout vers les côtes, 
convient si peu aux chiens de chasse anglais que, 
quoiqu'on n'épargnAt ni peines, ni dépenses, qu'on 
en importât constamment d'autres et qu'on élevat 
soigneusement les petits nés dans la colonie, la meute 
avait diminué de beaucoup et finit par s'éteindre tout 
à faut, 


92 LA VIE AU DESERT. 


SS 


Départ pour l'intérieur. — La citadelle Beaufort. — Chasse aux 
éléphants. — Mort d'un éléphant.et d'un rhinocéros. — Je 


quitte le territoire de Bamangwato. 


Je s¢journai à Grahams-Town jusqu’au 7 mars, et, 
ce jour-là, je me mis en route encore une fois pour les 
forêts éloignées de l’intérieur Avant de partir, je pris 
à mon service, en qualité de domestique en chef, un 
ancien soldat du 94°, nommé Gcorges Martin, bel 
homme, qui venait de Haddington; il avait été fort 
bien vu dans son régiment, aimait beaucoup les 
chevaux, et était habitué à les soigner. 

Mes emplettes les plus importantes consistaient en 
un fusil à deux coups, de Wrally Richards, et en deux 
fort beaux chevaux. L’un d’eux était un magnifique 
hongre noir, que j'achetai du capitaine Walpole, du 
génie, pour 20 livres sterling, somme qui ne repré- 
sentait pas à beaucoup près sa valeur. 

Je nommai ce cheval «Black-Jack» ; pour lecaractère 
et la démarche, il ressemblait à mon regretté Coles- 
berg, et, tout bien considéré, je n'avais jamais 
monté une plus belle bête. L'autre cheval était gris, et 
comme probablement je parlerai de lui à l'avenir sous le 
nom du « Vieux-Gris, » j'espère que le lecteur ne le con- 
fondra pas avec mon premier cheval de ce nom 

Le9, dansla matinée, j'arrivaià la citadelle Beaufort, 
et le 15 je me remis en marche pour l’intérieur, après 
avoir acheté quatre chevaux excellents des ofliciers 
de la garnison. L'un d'eux était un cheval d'un noir 
de jais, nommé Schwartland; c'était un des plus 
beaux chevaux de chasse de toute l'Afrique méridio- 
vale, et il comprenait si bien mon désir qu'il s’arré- 
lait tout court au grand galop quand je désirais 
faire feu : je n'avais pour qu’à poser la main sur son 
cou. 

A la ferme de MM. Nilson et Blanc j'achetai encore 
deux autres chevaux, que j'appelai Brown-Jack et 
Mazeppa, ainsi que deux bœufs et quelques vaches 
laitières, 

J'arrivai à Bolesberg le 2 et j'y restai jusqu’au 9. 
Je pris là à mon service deux domestiques hottentots 
nommés Booi et Kleinfeld; ce dernier était un de ceux 
qui mavaient abandonné à Bootlonamy, et j'ajoutai 
deux chevaux aux huit que j'avais déjà. Je me vis 
ainsi à la tête de dix bonnes bètes jeunes et vigou- 
reuses. 

J'achetai aussi un grand nombre de chiens à poil 
rude et à longues pattes, qui, avec plusieurs levriers 
décharnés que les Boers me cédèrent sur ma route, 


composèrent une meute de vingt chiens connaissant 
bien leur affaire. 

Nous quittames le village, et nous ne nous arré- 
tames que lorsque nous arrivames à la rivière Orange, 
à Roalas-Deift, où nous detelames à l’ombre d'un 
bois de saules. Je traversai la rivière à cheval et 
je mappercus qu’elle était trop profonde pour les cha- 
riots ; mais je remarquai que les eaux baissaient, et 
dans la matinée du lendemain elles furent assez 
basses pour permettre aux chariots de traverser sans 
mouiller la cargaison. 

Je me mis en route alors pour la fontaine des Élé- 
phanis, à Massouey, où je désirais arriver au plus tôt. 
Le 45, lorsque je venais d'atteindre le kraal Bastard 
de Kohama, je recontrai mon ancien domestique Ca- . 
rollus, qui m'avait abandonné à Bootlonamy ; il avait 
yu ses anciens camarades Kleinfeildt et Kleinboy, et 
il avait résolu de retourner sur ses pas et de rentrer 
à mon service; je n’en fus pas faché, car je manquais 
d'hommes pour l'expédition lointaine que je venais 
d'entreprendre. Je rencontrai aussi le capitaine Ark- 
wright et M. Christie, qui faisaient une excursion pa- 
reille à la mienne vers l’intérieur. 

Le 15 mai je m'arrêtai à Thouaney, et le 20 je 
trouvai sur ma route une troupe de neuf éléphants 
mâles, dont je tuai le plus beau. Ensuite nous avan- 
câmes rapidement vers ma fontaine favorite, à Mas- 
saney, et nous y arrivames le 29. 

Je ressentis un plaisir véritable à revoir cet en- 
droit remarquable que les éléphants fréquentent tou- 
jours; deux troupes de femelles et deux vieux mâles 
s’y étaient abreuvés la veille. 

Dans la matinée du 4er juin je partis sur les traces 
d'une grande troupe qui était venue à la fontaine 
la veille. Je montai le cheval blond, mon meilleur 
cheval de chasse, et j'étais accompagné de Kleinsfeld 
sur Dreadnougth. Nous fûmes obligés de parcou- 
rir plusieurs milles avant d'apercevoir l’imposant es- 
cadron. 

La troupe était composée de dix éléphants mâles, 
dont huit n'avaient atteint que les trois quarts de leur 
croissance ; mais les deux autres éléphants étaient de 
vieux mâles énormes et de toutebeauté. Nous nousarré- 
tâmes pour laisser boire leschiens, et pendant ce temps- 
là je fis lentement le tour de la bande pour découvrir 
lequel était le meilleur. Après avoir passé deux fois 
devant eux, tous, comme d'un commun accord, tour- 
nerent la tête vers moi, et s'avancèrent lentement à 
une quarantaine de mètres de l'endroit où je me te- 
nais ; ils m'offrirent ainsi une très-bonne occasion 
de faire mon choix. A la fin pourtant ils m'aperçurent, 
et, après avoir donné l'alarme, ils se sauvèrent dans 
la plus grande terreur. 

Je galopai à côté d'eux pour prendre une décision 
définitive ; et mon choix tomba sur le plus gros : mais 
j'eus une peine extrême à le séparer de ses cama- 


LA VIE AU DESERT. 93 


- 


rades, dont quelques-uns étaient très-fermes et cou- 
raient la queue et la trompe en l'air, en jetant des 
cris effrayants. Tous mes chiens étaient partis à droite 
et à gauche à la poursuite d’autres éléphants, et Dread- 
nougth arriva près de moi après avoir jeté bas son 
cavalier qui n’était pas parvenu à le rattraper. 

Mon éléphant, en entendant les aboiements des 
chiens et les sons de trompe de tous côtés, s'arrêta 
près d’un arbre touffu, la tête haute et tournée vers 
moi; mais bientôt il me présenta le côté, et je visai 
alors au défaut de l'épaule. Les chiens, en entendant 
les coups de fusil, accoururent à mon secours. 

Le conflit devint furieux, et le plus bel éléphant 
me donna une rude besogne : sa fureur se tourna 
principalement contre les chiens, qui ne lui lais- 
sèrent pas de repos. De tous les éléphants à qui j’a- 
vais eu affaire, c'était celui qui avait la vie la plus 
dure ; je lui envoyai trente-cinq balles dans la ré- 
gion de l'épaule, à une distance de quinze à trente 
mètres, avant de réussir à l’abattre. 

Depuis plusieurs jours les éléphants n'étaient pas 
venus boire à la fontaine, de sorte que le 5 je me dé- 
cidai à quitter mon séjour favori de Massouey, et nous 
nous mimes en marche à une heure de l'après-midi. 

A Bolesberg il y avait de l’eau en quantité suffisante 
pour les chevaux, et j'y rencontrai Mutchuisho, avec 
une bande nombreuse de Béchuanas que Sicomy 
m'avait envoyés pour me persuader d'aller trafiquer 
avec lui. Je fis une halte d’une heure après le cou- 
cher du soleil, puis je continuai ma route tant que la 
lune se montra. Je m’arrétai à l'endroit où j'avais au- 
trefois établi mes quartiers généraux, après avoir fait 
une marche longue et fort pénible. 

Le 6 nous arrivämes à Lesausau, etle soir même je 
tuai deux vieux rhinocéros noirs, le mâle et la fe- 
melle, près de la fontaine, avec celui de mes fusils 
qui portait six à la livre. Il y avait encore là deux 
autres vieux mâles avec la femelle borelé qui se blot- 
lirent pendant trois heures près de moi. 

Le 7, Sicomy, que j'avais vu la veille, arriva de 
bonne heure, et vers le soir il m’acheta de la poudre 
et du plomb moyennant sept dents d'éléphants. Dès 
que nous cûmes terminé le marché, il commanda à 
ses hommes de reprendre les dents et il rejeta la 
poudre à mes pieds; mais je la lui rendis de la même 
façon, en jurant que je tirerais sur le premier homme 
qui oserait toucher à l'ivoire Dès ce moment il re- 
nonça à ses intentions premières. 

Le 8 Sicomy rôda autour de mes chariots toute la 
journée, Tout à coup je vis arriver Arkwrigth et 
Christie, qui avaient perdu un bœuf et deux chevaux 
dans des pièges, En courant au secours de leurs cour- 
siers, ils étaient aussi tombés dans un autre trou, qui 
heureusement n'était point garni du pieu pointu qu'on 
y plaçait ordinairement pour y empaler le gibier. 

Le 9 Sicomy m'apporta de l'ivoire et me demanda 


d’aller à l'endroit où j'avais l'habitude de chasser, eu 
me disant que 1a il trafiquerait avec moi; il était évi- 
dent qu’il désirait ardemment me séparer des miens. 
Aussi, j’attelai le plus tôt possible et je descendis le 
large vallon, en me dirigeant sur le sud, quoique 
les indigènes déclarassent que je n'y trouverais 
point d’eau et qu'ils voulussent me faire aller vers le 
nord. Après avoir parcouru un espace de huit milles, 
je découvris la demeure des Bakaas, au grand cha- 
erin des Bamangwatos. Je m’y arrêtai pendant la 
nuit, après avoir envoyé un messager à Sichely, le 
vieux chef, pour lui dire que j'étais prêt à trafiquer 
avec lui. Il arriva le lendemain de bonne heure , ac- 
compagné de ses femmes et des chefs : avant midi, 
j'avais acheté plusieurs défenses d’éléphants , ainsi 
que deux forts beaux kaross en peau de leopard, ete. 
J’attelai ensuite, et, en deux heures, je sortis des 
montagnes de Bamangwato. Je me dirigeai alors 
vers l’est, à travers une forêt épaisse, et je passal 
la nuit auprès d'une petite fontaine où les che- 
vaux ne purent point s’abreuver. Sur notre chemin, 
nous renconträmes en abondance des pallahs qui 
étaient fort apprivoisés. 

Le 18, après le déjeuner, je menai mes chevaux 
boire à Mammaluki. Dans la nuit, une panthère 
vint se placer à dix mètres de mon feu, et elle tua 
Braddoch et blessa Wolf, mes deux meilleurs chiens 
de chasse. 

Le 21 je me dirigeai vers le sud et j'atteignis une 
belle vallée fort large, remplie d'arbres de différentes 
espèces ; c'était là sans doute une retraite favorite 
des éléphants, car chaque arbre portait leurs traces. 

La fontaine du sud de cette vallée était la plus re- 
marquable que j'eusse epcore vue ; l'eau jaillissait des 
ouvertures les plus agrestes, formées par des masses 
de rochers de toutes formes et de toutes les gran- 
deurs. Dans certains endroits ces roches semblaient 
jetées au hasard; dans d’autres elles étaient entassées 
à une hauteur prodigieuse comme par la main d'un 
géant. Tout le sol près de l’eau était couvert d'une 
couche de fumier d'éléphant d’un pied de profondeur. 

Le 29 j'arrivai à une fontaine appelée Lotlokane; 
je chassai dans le voisinage et j'abattis de forts beaux 
éléphants. 

Le 43 juillet je me dirigeai vers l’ouest, avec Mol- 
lyeon et une vingtame d’indigénes, sur les traces 
d'éléphants mâles qui dataient déjà de deux jours, 
mais, à la tombée de la nuit, nous nous arrétimes 
sous un arbre touflu pour y souper d'un élan que je 
tuai et que nous fimes rotir. 

Le lendemain au matin les traces nous menèrent 
tout droit vers l’ouest, et nous suivimes sans nous ar- 
réter les limites du désert jusqu'au coucher du soleil. 

Le lendemain dès l'aube, nous nous remimes sur 
les traces de nos éléphants, et, après les avoir snivis 
pendant l'espace de dix milles, nous nous apergimes 


94 LA VIE AU DESERT. 


qu ils s'étaient réfugiés dans le désert où les hommes 
ne pouvaient les atteindre ; aussi abandonnames-nous 
ja partie et nous rendimes-nous à la fontaine où les 
femmes avaient puisé de l’eau la veille: La nous vimes 
imprimé, dans le sol mou et sablonneux , les tra- 
ces de quatre éléphants males; ils avaient quitté la 
fontaine fort lentement, et nous les suivimes dans 
l'espoir de les atteindre le jour même. 

Au bout de quelque temps nous atteignimes un pays 
boisé et nous appercümes les éléphants dans la forêt 
à cent mètres de nous. Deux d’entre eux n'étaient pas 
encore parvenus à leur croissance, mais les deux au- 
tres étaient très-grands; l’un méme était immense. Cet 
éléphant, le plus gros que j'eusse jamais vu, avait 
malheureusement ses défenses cassées près de la lè- 
yre, aussi je donnai la chasse à son camarade qui 
portait une paire magnifique au coin deses lèvres. 

Au sixième coup de feu, l'animal s'arrêta el tomba ; 
je descendis de cheval et courus vers lui : il sereleva, 
alors s’avanca à quelques pas, puis retomba et 
mourut. Les dents de cet éléphant étaient les plus 
belles que j'eusse jamais encore obtenues ; elles pe- 
saient certainement cent livres chacune. C'était un 
très-vieux mâle qui avait souvent été blessé avec des 
assagais. Nous trouvames dans son dos les pointes 
de deux de ces armes. 

Le lendemain au point du jour, de l’endroit où 
j'avais couché, je tuai avec une balle à travers le 
cœur, un spring-book, lancé à la course, à une dis- 
tance de cent mètres. 

Après avoir coupé les cornes d’un rhinocéros noir 
que je tuai, je me mis en route pour Letlochee et je 
couchai à Lotlokane, fontaine perpétuelle et abon- 
dante. 2 

Le 19, au lever du soleil, je continuai ma route; 
en gagnant les bords du vaste bassin où se trouve 
Letlochee, je tuai un koodoo mâle et une girafe que 
j'abattis d'un seul coup. 

Le 24 je quittai Letlochee et m’acheminai vers 
Lotlokane. 

Un des Hottentots m’annonea en chemin qu'il avait 
trouvé un buffle qu'un lion venait de tuer, ct que le 
roi de la forêt était couché dans les broussailles, à 
peu de distance, occupé à guetter sa proie. Après 
avoir sellé trois chevaux, je galopai vers le lion, ac- 
compagné de Booï et de Kleinboy, de mon Moore, de 
Wissley Richard et de fous mes chiens. 

En approchantdu cadavre du bulfle, qui était étendu 
dans un bois d'épines wait-a-bit, les chiens s'élancè- 
rent à gauche en aboyant, et, immédiatement apres, 
nous enitendimes les rugissements prolongés du lion qui 
semblait s'avaneer précisémentvers l'endroit où nous 
nous tenions, Je lournai la tête pour demander mon 
Cheval de chasse à KMleinboy, mais mes braves servi 
teurs avaient pris la fuite en entendant les rugisse- 


mens. La branche d'un arbre avait fuit tomber Booi de 


y 


cheval avec mon meilleur fusil, tandis que Kleinboy, 
également effrayé, se sauvait avec mon second fusil 
dans une autre direction. 

Au bout de quelques instants je rejoignis Kleinboy 
à qui je donnai ma malédiction ; et, après avoir changé 
de cheval et puis avoir pris possession de mon fusil, je 
m'avançai à la rencontre de mon terrible adversaire. 

Je dirai pour lui rendre cette justice, que son aspect 
était terrible; toute sa crinière était tente du sang du 
baffle, et les rayons du soleil couchant y ajoutaient un 
éclat qui donnait à l’animal exaspéré un air de féro- 
cité extraordinaire. I] s’acheminait vers les montagnes 
adjacentes et marchait devant les chiens, la queuc 
droite et roide, d’un air de fierté et d'indépendance 
dont rien ne peut donner une idée. Il n'y avait pas 
un moment à perdre; aussi je galopai vers lui, et, - 
lorsque je fus arrivé à une trentaine de mètres, j’ar- 
rétai mon cheval et, du haut de Ja selle, je visai au 
cœur. En se sentant atteint il se retourna, et je lui 
envoyai une seconde balle un peu au-dessous de la pre- 
micre, qui le blessa mortellement. Tl fit quelques pas 
en avant, puis il tomba mort. C'était un vieux lion fort 
beau, qui avait très-bien nettoyé son buffle, et avait 
mis la chair à part en tas à quelque distance du ca- 
davre. Chose étonnante, il avait fait le guet toute la 
journée pour chasser les vautours. 

Après déjeuner je fis un tour dans la vallée avec l’in- 
tention de chercher des gems-boks-bastards de l’autre 
côté des montagnes, et je n'avais encore fait que la 


- moitié du chemin lorsque j'apperçus à une distance 


d'environ deux cents mètres, une antilope noire tant 
désirée, les yeux fixé sur moi. C'était un vicux mâle 
magnifique : comme j'avais entendu dire que les 
chiens attrapaient facilement ces animaux, j'envoyai 
les miens, qui m’accompagnaient tous, à l’altaque, 
et je fis feu pour les encourager. Une demi-minute 
apres ils atteignaient la bête et la forçaient à descen- 
dre la côte. Le gems bok traversa la vallée devant moi 
et monta un petit sentier rude el escarpé dans les 
rochers à ma droite, où les chiens ne le suivirent 
qu'avec peine. 

J'espérais entendre les aboiements, mais j'écoutai 
inutilement. I] m'était impossible de suivre la chasse 
à cheval; aussi je galopai vers un point opposé, et j'é- 
coutai avec une anxiété croissante, en m'élevant sur 
mes triers pour saisir le moindre cri de mes chiens 
fideles. Je n’attendis pas longtemps; je les entendis 
bientôt dans un vallon éloigné des rochers. 

Les battements de mon cœur redoublèrent : ce ne 
pouvait être que l'antilope noire, et je savais que les 
chiens ne la quitteraient jamais ; je compris qu'elle 
m'appartenait, Je fis passer Mazeppa sur d’aflrcuses 
masses de rochers adamantins, et j'arrivai enfin à 
l'endroit où sé tenaient mes chiens. 

D'épais buissons derobaient le gibier à mavue; 
je jetat un coup d'œil par-dessus, et, à mon grand 


LA VIE AU DESERT. 


95 


désappointement, je vis en place de l’antilope un 
grand ‘kooiloo noir qui défendait bravement sa vie ; 
je Vabattis'a l'aide d’une baile dans le cœur Æn me 
retournant j'apperçus une aatre antilope noire: dès 
que j'eus attaché les chevaux, je me misen chemin-et 
je grimpai sur les'rechers pour la surprendre. 

Je pris un peu plus sous le vent; le Bushman me 
suivait en tenant Boxer attaché, et je vis enfin la bête 
sous les arbres à cent mètres de moi. Après m'en 
être approché d'une dixaine de mètres, je m’étendis 
par terre pour attendre'le moment où-elle se décide- 
rait à changer de place, ce qu'elle fit bientôt. Elle 
eut l'obligeance de s’avancer de quelques pas et de 
présenter de profil sa téte orné de cornes magnifique- 
ment courbées, qui touchaient presque à ses harches. 
Je fis feu. 

La halle lui brisa une des pattes.de devant à l’é- 
paule-et Jafit tomber, mais l’antilope se remit bientôt 
sur ses jambes et traversa la cdte en boitant. Boxer ar- 
riva aussitôt, et, en levoyant, l'animal.se retourna et 
je lui envoyai une seconde balle dans les côtes. Aus- 
silot-elle disparat suivie des chiens. Je courus après 
elle aussi vite que possible et je la trouvai assise sur 
la montagne , après avoir fait la moitié de la des- 
cente : je l'achevai au moyen d’une balle ‘dans le 
cœur. C'était une magnifique antilope noire, fort 
jeune, trés-grasse et dont la chair étaitexcellente. 

Le 28 je traversai apiedup terrain -recailleux, et 
le soir je préparai un bivouac dans Ja yallée pour y 
passer la nuit. 

Dans Ja matinée du 4 août je me décidai'a quitter 
le pays de Bamangwato pour retourner à Sichely par 
Mauchily, et j'y arrivai le 15; mais cet endroit était 
rempli d indigenes et tout le gibier avait disparu. Je 
me mis aussitôt en route pour le Lesseby. Lavaussi les 
indigènes s'étaient assemblés, et je m'acheminai vers 
Loobie, où je trouvai le crâne d’un:très-grand lion, 
que les indigènes disaient avoir été tué par un autre 
lion. 

Le soir je couchai près d'une source avec Kleinboy. 
De nombreux animaux vinrent y boire, mais il fai- 
sait trop noir pour que je pusse tirer avec certitude. 
A minuit, un ‘lion et une dionne s'avaneèrent à dix 
mètres de nous avant que nous leseussions aperçus. 
J'étais à moitié endormi, mais Klcinboy prit à coté 
de moi le grand fusil et, par un heureux hasard, 
blessa le lion au cœur. Aussitôt celui-ci bondit en 
avant à une distance de cinquante metres, on faisant 
emendre d'affreux gémissements, puis il expira. 
Bientôt après nous entendimes les hyènes et les cha- 
cals dévorerson corps; et, avant le jour, il n'en restait 
plus de traces. Au bout de quelque temps, la lionne 
vint à la recherche du mâle et nous approcha de fort 
presen faisant entendre d'horribles rugissements, Uy 
avail de quoi eflrayer l'homme le plus brave ; Klein- 
boy perdit complétement courage, J'entendais d'autres 


lions arriver du côté‘opposé, et:comprenant alors que 
nous élions en grand danger, je lui permis de faire 
du ‘feu. 

Je continuai à demeurer dans cet endroit jusqu’au 
fer septembre. Je fis une chasse magnifique, et j'a- 
battis de fort beaux échantillons de teutesles diverses 
espèces de gibier qui fréquentaient le pays. 


Le € 


Je tire, à.minuit, sur un lion, du trou où j'étais placé. — Mort 
de mon cinquième éléphant.—Les.serpents des rochers.— Fin 
prématurée de cing rhinoceros. — Je rencontre un terrible 
lion. — Colesberg. — Grahants -Town. 


Dans l'après-midi du 3 septembre je restai encore 
près la fontaine. et, ‘vers le «coucher du soleil, j’en- 
voyai une balle à travers leæorps d'un pallah dont la 
tête était magnifique J ordonnai qu'onleplacatà l'en- 
trée de mon .affüt , à côté de l’eau, afin d'attirer kes 
hons, et, après souper, je revins près de da ‘fontaine 
avec Kleinboy et Mollyen. La tune était dans «son 
plem, et nous étions à peine étendus sur la terre de- 
puis quelques instants quand j’entendis vers l'est la 
terrible voix d'un dion. Je distinguais aussi les cris 
des chacals qui faisaient un festin avec les restes du 
rhinocéros que j'avais tué. Bientôt un troupeau de 
zèbres, accompagnés d'élans, s’approcha de l’eau; ces 
animaux étaient trop timides pour venit boire ; ils 
étaient suivis d'un grand nombre de chiens sauvages. 
Quand je tirai sur-eux, ils S'éloïignèrent avec le pal- 
lah. Ils essayèrent de revenir ane seconde fois ; je fis 
encore feu et j’én blessai un. 

Quelques minutes après, le bruit des pas d'un grand 
nombre d'animaux se fit entendre ; c’étaient ceux des 
wild-beasts bleus. Ils avaient très-soif. La femelle 
qui Jes conduisait s’avança et se placa hardiment en 
face de moi. 

Je lui envoyai une balle ; elle courut d soixante 
mètres sur Je talus qui se trouvait derrière nous, et 
tomba morte. Les autres animaux traversèrent la val- 
lée, et se placèrent sur le terrain élevé qui se trou- 
vait vis-à-vis, abandonnant le corps de leur conduc- 
trice aux hyènes et aux chacals. 

Quelque temps après, un lion poussa mm rugisse- 
ment; il se tenait sur un montieule ombragé, à cin- 
quante pas de nous. Ce rugissement fut suivi d'un 
silence mortel qui dura presque une minute, ct, sans 
même oserrespirer, je le surveillai très-attentivement, 
m'attendant &-whaque instant à voir s'approcher le 
terrible roi des animaux ; mais il était trop rusé pour 
cela, Ayant vu les animaux s'enfair timidement du 
voisinage de fa futaie ; A fit un circuit pour éviter la 


96 LA VIE AU DESERT. 


Denne eee ee 


source. Quelques minutes après il rugit de nouveau; 
puis j’entendis les cris de nombreux chacals qui pa- 
raissaient l'inviter à traverser la vallée pour venir 
près du cadavre du wild-beast ; le lion semblait leur 
répondre, et tout demeura tranquille. 

Après avoir prété attentivement l'oreille pendant 
un quart d'heure, j'entendis des hyènes et des cha- 
cals qui abandonnaient derrière moi les restes du 
wild-beast. Je tournai la tête et j'aperçus un lion 
fort et majestueux. Sa crinière touchait presque à 
terre; il etait près du cadavre. Il paraissait savoir 
que je n'étais pas loin de lui. Il baissa la tête, saisit 
le wild-beast, et l'emporta un peu plus haut sur la 
colline. Il s'arrêta alors pour reprendre haleine, sans 
exposer ses côtés. Avant qu'une minute fut écoulée, 
il reprit le wild-heast, le traina à douze mètres plus 
foin environ, puis releva sa noble tête. : 

Je n'avais pas de temps à perdre. Il me présentait 
le flanc droit et se tentait dans une position oblique. 
Je fis feu. Ma balle atteignit le Jion : il tomba. Pen- 
dant quelques secondes aucun bruit ne se fit enten- 
dre. Tout à coup il poussa un profond gémissement, 
se releva doucement, rampa lentement jusque sous 
les arbres, s’y arrêta, et rugit d’une manière plain- 
tive, comme s'il allait expirer. J'avais tout lieu de 
eroire qu'il était mort ou qu’il était près de mourir. 
Sije n'avais été à sa recherche que le Tendemain, je 
devais m’attendre à ce que les hyènes et les cha- 
cals l’eussent dévoré. 


Pour éviter cette perte, je me rendis au camp j'y 
sellai deux chevaux et j'allai avec Martin, suivi de 
fousles chiens queles naturels tenaient à la main. En 
arrivant près du wild-beast, ils voulurent s'échapper 
pour courir après les hyènes et les chacals Nous 
écoutâmes en vain pour entendre les rugissements du 
lion. J'étais persuadé qu'il était mort aussi; j'avançai 
sans peur vers l'endroit d'où était parti son gémisse- 
ment. Là, jeus la satisfaction de voir le magnifique 
quadrupede étendu au pied d'un arbre. 

La balle avait pénétré dans son ventre, un peu en 
avant du flanc, avait traversé la longueur et la lar- 
eur du corps et lui avait fait une large blessure à l'é- 
paule. Rien ne peut donner une idée de la beauté de 
ce majestueux animal, couché encore chaud à mes 
pieds, Je lis du feu et je pus contempler avec délices 
sa belle crinière noire, ses jambes énormes, ses grilles 
glauques et aiguës, sa parfaite beauté, Je compris 
alors que j'avais conquis le plus beau prix que ce vaste 
monde pit accorder à un chasseur. 

Jenvoyai chercher des chevaux et un chariot, et 
hous portames le lion au camp, sur le chemin qui 
conduisait à la source, Ce soir la, avec une seule 
balle, je tuai encore un vieux rhinocéros noir. 

Le 4, dans | après-midi, je creusai davantage 
mon trou et j'abaltis trois rhinocéros, puis enfin un 
pallah, roi d'un troupeau qui vint se désaltérer, 


Le lendemain soir, il ne restait presque plus de 
viande des deux rhinocéros étendus sur le chemin que 
le gibier suivait pour se rendre à la fontaine. Cepen- 
dant je voulus qu’on laissat le troisième rhinocéros 
presque en face du lieu où je me tenais caché, dans 
l'espoir d'attirer un lion. et, après le coucher du so- 
leil, je descendis avec Kleinboy et deux naturels qui 
se cachèrent dans un autre trou avec Wolff et Boxer, 
près à s’élancer si je blessais un lion. 

En arrivant près de la fontaine je dirigeai mes 
yeux sur les restes du rhinocéros, et, à mon grand 
élonnement, j’apercus le terrain environnant couvert 
d'énormes animaux. Kleinboy prétendait que c’é- 
taient des zèbres; je ne le contredis point; mais je ne 
comprenais pas que des zèbres vinssent cabrioler 
près d’un rhinocéros mort. J’arrangeai donc rapide- 
ment mes couvertures, mon oreiller et mes fusils dans 
le trou, et m’étendis à terre pour jouir du spectacle 
intéressant que j'avais devant moi. 

Il faisait clair de lune, et je pus apercevoir six 
lions vigoureux, douze ou quinze hyènes et de vingt 
à trente chacals entourant et dévorant la carcasse du 
rhinocéros. 

Ces lions étaient très-paisibles, mais les hyènes et 
les chacals se battaient après chaque bouchée, se 
chassant les uns les autres, et poussant des cris 
non interrompus. Les hyènes ne semblaient pas 
avoir peur des lions, quoiqu’elles fuient ordinaire- 
ment devant eux. 

J'observai qu’elles les suivaient d'une manière peu 
respectueuse, et paraissaient se réjouir quand un lion 
s'avançait près de ses camarades pour examiner les 
morceaux de chair ou les os qu'il traînait plus loin. 


: J'étudiar ce banquet pendant près de trois heures. 


J'espérais que les lions, après avoir mangé, vien- 
draient boire. Bientôt deux grands rhinocéros blancs 
et deux noirs parurent devant moi : l'odeur du sang 
les fit reculer. 

A la fin les lions, apparemment satisfaits, s'éloi- 
gnèrent la tête haute; ils semblaient vouloir se diriger 
vers la source. Au bout de deux minutes l'un d'eux 


| tourna la tête vers moi: il s'avança, et fut suivi immé- 


diatement par un de ses compagnons, puis quelques 
secondes après, par les quatre autres. C'était une 
marche générale; il était évident que tous vou- 
laient apaiser leur soif à une distance de quinze mè- 
tres de l'endroit où je me trouvais. 

Je saisis mes armes et j'obligeai Kleinboy à res- 
ter immobile; il voulait s'élancer; je savais par ex- 
périence où les lions désiraient boire. Je tins mon 
fusil à la main et pris la position que je jugeai la 
meilleure, Les six lions s'avancèrent tranquillement le 
long de l'élévation rocailleuse ; ils étaient à soixante 
mètres de moi et s'arrétérent quelques instants 
pour se reconnaître, L'un d'eux allongea ses lourdes 
pattes sur le roc et se coucha; les autres se rappro- 


LA VIE AU DÉSERT. 97 


a OO 


chérent de moi. Comme je l'avais pensé, ils venaient 
boire à leur ancienne place; trois lapèrent bruyam- 
ment l’eau. Kleinboy leva sa vilaine tête; je me 
tournai doucement pour le faire tenir tranquille. 
Jexaminai alors encore les lions, et j'acquis la certi- 
tude-que j'étais découvert. 

Une vieille lionne, qui semblait servir de guide, 
m'avait appercu la tête levée : les yeux fixés sur moi, 
elle marchait lentement autour des lèvres de la petite 
source: dans le désir de cultiver ma connaissance. Je 
l'empêchai de me contempler davantage, et je pensai 
aussitôt qu'il était plus prudent de tirer sur elle, sur- 
tout avant qu'aucun autre lion m’eul aperçu. 

Je la visai donc : elle vitce mouvement, s'arrêta et 
me présenta le flanc. Je fis feu; la balle entra par une 
épaule et sortit par l'autre. La lionne fit encore quel- 
ques pas et poussa plusieurs rugissements ; ses com- 
pagnons la suivirent. Ils étaient enveloppés dans un 
nuage de poussière; ceux-ci ne s'arréterent que sous 
les arbres placés derrière moi, à l'exception d’un seul 
qui regarda en arrière pendant quelques secondes. 
J'écoutais attentivement pour entendre le cri plaintif 
qui m’annoncerait la mort de la lionne; ce ne fut pas 
en vain : elle poussa bientôt son dernier rugissement. 
Alors je lachai Wolf et Boxer et je les suivis pour 
chercher la victime. Je la trouvai étendue, morte, à 
vingt mètres du lieu où était tombé le vieux lion 
deux nuits auparavant. C'était une vieille lionne dont 
les dents étaient encore parfaites. 

La nuit du 8 nous portämes nos regards du côté de 
la fontaine; sans avoir reçu d'ordre Kleinboy tira 
sur un rhinoceros noir et la balle lui traversa l'é- 
paule: Le hozelé s'emporta follement et furieusement 
à travers les arbres et buissons, marchant droit sur 
le camp et faisant le bruit le plus affreux ; puis enfin 
il s'arrêta près des wagons, chancela et tomba mort. 
Je Vappercus en revenant; c'était un magnifique spé- 
cimen qui portait trois cornes bien distinctes. 

Le 10 nous nous dirigedmes vers Bootlonamy. Nous 
y arrivames au coucher du soleil; et le lendemain 
nous nous mimes en marche. Nous erràmes pendant 
trois jours; les bestiaux et les chevaux mouraient 
presque de soif. Nous atteiznimes Moselakose, une fon- 
taine éloigée dans la première chaîne de montagnes 
qui se présenta à nous, el y restimes jusqu'au 20. 

La matinée du 21 était froide, Un grand vent souf- 
flait du sud-ouest. Je me mis en route pour marcher a 
Ja frontière bien avant que l'étoile du mat n ne fit visi- 
ble; il me tardait de me reposer, Je sortis de mon trou 
pour voir quelle espèce de gibier était venue se désal- 
térer pendant la nuit. A mon grand étonnement je 
remarquai les traces d'un énorme éléphant qui devait 
être venu là quelques heures auparavant. Je revins 
au Camp en toute hâte, où je lis tous les préparalifs 
nécessaires pour une excursion de trois jours et je sui- 
vis | 8traces avec deux cavaliers etsix naturels. Nous 


parcourümes cinq milles vers l’est. L’élephant avait 
songé à sa nourriture le long de son chemin. Tout à 
coup nous apercümes l'animal à la distance de vingt 
met es : un arbre touffu nous cachait presque entiè- 
rement à sa vue. Les chiens s clancèrent sur lui : je 
l'atteignis d'un coup mortel avant qu'il soupconnât 
notre présence; puis je le poursuivis sur un terrain 
plus diflicile et je l’achevai d un second coup de fusil. 

C'était le cinquième éléphant que je tuais depuis 
mon séjour en Afrique; je ne parle pas de ceux que 
j'avais blessés et perdus. 

Dans la même journée je vis un magnifique bufile 
étendu à terre qui avait pris celte position, espérant 
que nous passerions sans l’apercevoir. En Ecosse les 
cerfs et les chevreuils se couchent ainsi. 

La quanuté de buffles dont je découvris les em- 
preintes de ce côte de la chaîne de montagnes me fit 
penser qu'il devait y avoir une vaste source sur ce 
versant; car seulement un ou deux buflles étaient ve- 
nus par hasard boire à la fontaine où j étais campé. 
Les natifs m’assurerent que j elais dans l’erreur. Mal- 
gré leurs assertions je partis avec Kleinboy et le Bush- 
man. Nous avancames d'abord du côté de l’ouest et 
traversdmes les montagnes en suivant une multitude 
de vallées rocailleuses et de ravins, au-delà desquels 
nous primes un sentier foulé par le gibier. I cireulait 
sur une étendue de deux ou trois milles et aboutissait 
à une belle fontaine qui sortait d'une gorge profonde, 
La terre élait encore fraichement remuée en cet en- 
droit par des rhinocéros blancs et noirs, par des buf- 
Îles, par des vaches sauvages, par des sassaybies, par 
des koodoos et par des klipspringers, etc. Les cava- 
liers qui venaient après moi decouvrirent aussi, dans 
la direction de Vest, un ravin qui contenait de l’eau. 

Devant l'ouverture d'un autre ravin nous traver- 
sânes des chemins étroits bien baitus, ce q ime fit 
soupconner que ce ravin contenait aussi une fontaine. 
Quand nous fumes arrive à peu près à la moitié de la 
route du camp, je tuai un élan; qui avait une belle 
tête, et était, malgré la saison avancée, dans un très- 
bon état. 

Sur notre route je tuai encore un bouc koodoo à une 
distance de deux cents mètres, près de la fontaine; je 
lui décochai deux balles simultanément. En exami- 
nant les empreintes laissées par le gibier, j'aperçus 
tout à coup un serpent qui se glissait dans une cre- 
vasse du roc place près de mor, C'était un enorme r ‘p- 
tile; et comme je n'avais Jamas eu allaire à ses pa- 
reils, j'ignorais les moyens à prendre pour m'en em- 
parer, Je dés rais conserver sa peau inlacte et ne vou- 
lais pas faire usage de ma carabine, Je coupai donc 
un fort bâton à peu près d'une longueur de huit pieds 
el je commençal l'attaque. Je le saisis par la queue en 
essayant de lui faire abandonner le lieu où il s'était 
réfugié : mes ellorts furent vains ; loin de là, ii se rat 
dissait davantage, A la fin je lui langat une courroie 


98 : 


LA VIE AU DESERT. 


ee EE 


qui le saisit par le milieu du corps, puis Klenboy et moi 
nous tirames énergiquement. Le serpent comprenant 
quil y allaitde sa vie desserra ses replis, montra tout 
à coup sa tête et se jeta sur nous la gueule héante. 
Avant que j'eusse pu m'éloigner il était sorti de son 
tron. 

Il s'élança de nouveau, s’avanca à environ huit ou 
dix pieds, et fit claquer ses horribles machoires à un 
pied de mes jambes nues. Je me hâtai de sauter pour 
éviter sa rencontre, et reprenant la branche verte que 
j'avais coupée, je revins à la charge. Dans ce moment 
le reptile se glissait sur le sol cherchant à atteindre le 
commet des rocs brisés, où il aurait été à l'abri de 
mes attaques; mais, avant qu'il y fût parvenu, je 
lui appliquai deux terrlbles coups sur la tête. 

Il se dirigeait cependant vers un marais d’eau bour- 
beuse qu'il traversa rapidement : je Pattaquai de nou- 
veau, à la fin pourtant il parut rester immobile. Alors 
nous le pendimes par le cou aux branches d’un ar- 
bre; i] semblait mort, et pourtant il s’agitait ençore ; 
lorsque nous le dépouillames, il se repliait de tous 
côtés. Ce serpent avait quatorze pieds. 

Dans le voisinage de ces fontaines, je fis une excel- 
lente chasse pendant quinze jours. Je veillai la nuit 
dans différents trous qui me servaient de retraite. Je 
tuai des buffles, des rhinocéros blanes et noirs, des 
koodoos, des zèbres et d'autres espèces d'animaux. 
Une nuit, un horrible serpent, que Kleinboy essaya de 
tuer avec un baton, se précipita vers moi et me lança 
son venin dans l'œil; je m’approchai immédiatement 
de la fontaine et m'y lavai. Je souflrais beaucoup; mais 
quand le matin fut venu j'étais guéri. 

Le 16 Gctobre nous partimes pour Sichely. Le so- 
Jeil était brûlant et nous fimes une halte. Vers la fin 
de la journée nous n’avions pas d’eau, et pourtant le 
pays élail couvert de traces de toute espèce de gros 
gibier, en y comprenant même des éléphants. 

Le 17, après une traite de plusieurs milles, je me re- 
{rouvai encore sur les bords du Ngotwani, qui, excepté 
à sa source, élail cette année généralement à sec. Heu- 
reusement nous pümes, en creusant, nous procurer 
assez d'eau pour nous tous, hommes et animaux. Les 
natifs, chargés du soin des bestiaux, étaient abondam- 
ment pourvus de viandes, ils demeurèrent en arrière. 
Les six chevaux et les douze bœufs qui me restaient fu- 
rent absents toute la nuit; mais je n'étais pas inquiet 
de cela, car j'avais confiance en | intelligence des na- 
turels. Ce 


mais il 


ens-là nous reyoignirent après déjeuner ; 
baccompagnaient pas les bœufs, dont ils ne 
purent nous donner aucune nouvelle; ils les crovaient 
\ | in ' 


dier deus caval 


avec nou lant même je pris le parti d'expé- 
J LI 


rs pour retrouver leurs traces. 

Le 19 Kleinboy revint sans les baufs; les natu- 
rels croyaient que les Bakalaharis les avaient capturés 
cl ef 


i Sichely. Le lendemain le chef nous en 
nt dire 


ren 8x en nous fui que les autres n'a- 


vaient pas été trouvés, mais qu'on avait aperçu les 
empreintes de leurs pas. 

Le 22 au matin je revins au camp après avoir 
suiviinutilement vers l'ouest les traces d’un troupeau 
d'éléphants. Je pris quelques rafraichissements, sel- 
lai deux chevaux; puis avec le Bushman nous al- 
lames sur les bords du Ngotwani pour tuer du gibier 
quel qu'il fut. Après avoir fait un mille, j'apercus un 
vieux léopard couché à l'ombre d’un bosquet d'arbres 
épineux et paraissant souffrir de l’extrême chaleur. 
Quoique je ne fusse plus qu'à soixante mètres de lui, 
il n'avait pas entendu le bruit des pas de mon che- 
val; je pensais d'abord que c’était une lionne. Je mis 
pied à terre et m'appuyant sur la selle du Vieux-Gris 
je lui lancai une balle. I se releva, courut; puis s’ar- 
réta sur le chemin qui descendait à la rivière, pour 
regarder autour de lui. Je lui décochai une seconde 
balle, qui lui traversa la poitrine et il disparut sur la 
rive. Le terrain était trop dangereux; je ne le suivis 
pas. J'expédiai Ruyter au camp afin qu’il ramenat les 
chiens. fl revint avec Wolfet Boxer, très-abattus par 
l’ardeur du soleil. Aussi vainement voulus-je avan- 
cer et les encourager en tirant quelques coups de 
feu : ils ne paraissaient pas disposés à me seconder. 

A la fin j'abandonnai la partie et crus le léopard 
perdu pour moi. Je me retirais, quand j’entendis der- 
rière moi l’aboiement de Wolf. Je revins sur mes pas, 
et le trouvai aux abois avec le léopard, au-dessous de 
l'endroit où j'avais fait feu. Ce dernier, gravement 
blessé, avait glissé dans la rivière. Au moment où 
j'approchais, il sortit de l'eau, se rua sur Wolf, l’a- 
batüt, regagna le courant et alla s’abriter sous un 
épais buisson. Wolf le suivit. Mes autres chiens re- 
vinrent après avoir entendu une décharge, et le chas- 
sèrent hardiment. 

Le léopard se précipita sur eux, et, comme il tra- 
versait la rivière pour aller sur l’autre rive se cacher 
sous quelque épais ombrage, je lui envoyai une troi- 
sième balle du haut de mon cheval. Aussitôt que le Iéo- 
pard eut gagné la terre je lui en envoyai une quatrième 
qui l’acheva. Dans ce conflit, comme toujours, le 
malheureux Alert avait été blessé. Sa tête ensanglan- 
tée et sa poitrine, qui portaient encore les marques que 
la bête féroce lui avait faites, étaient horribles à voir. 
Le léopard était un vieux mâle très-beau. 

Dans la soirée, j'ordonnai à mes Hottentots d'aller 
veiller près d'un bel étang, près de la rivière; mais, 
craignant qu'ils ne désobéissent, je descendis le long 
de L'eau et je rencontrai un vieux bullle accompagné 
d'une troupe de vaches. Je l'étendis à terre après avoir 
tiré deux fois sur lui, Ce buffle portait les traces des 
blessures que lui avaient faites les lions. 

Lorsque j'eus atteint le bord de l'eau je fis une 
halte ; la place me parut favorable. Jattachai mes deux 
chevaux à un arbre près de la rivière. Sur les bords se 
dressaient plusieurs bosquets formés d'arbres touflus 


\ 


LA VIE AU DESERT. — 99 


qui portaient des épines. Je me préparai une ca- 
cheite près de là et me eouchai pour passer la nuit. 
Lorsque je me fus reposé quelques instants, j entendis 
venir un escadron de buffles: ils avancereat jus- 
qu'aux bosquels situés sur la rive orientale, et se 
trouvèrent bientôt au-dessous de moi. 

Quelques minutes s’écoulérent, puis les conduc- 
teurs s’aventurèrent à aller boire ; ce fut le signal d'un 
mouvement général dans le vaste étang. Les buffles 
avancèrent au galop comme un régiment de cavalerie ; 
ils faisaient beaucoup de bruit et obscarcissaient lair 
d’épais nuages de poussière. Je me décidai à envoyer 

une balle à l’un d’eux ; tous tressaillirent à ce bruit, 

et, suivant le bord de l’eau, ils s'arrétèrent, en 
écoutant attentivement. Je savais que le buffle était 
dangereusement blessé, mais il n’était pas abattu. 
Quelque temps après je tirai sur un second. Cet ani- 
mal fut alors grièvement blessé ; mais néanmoins il 
ne tomba pas non plus immédiatement. 

Un peu après j'en visai un troisième. fl put courir 
à quarante metres, et alors il tomba et poussa un 
gémissement, ce qui engagea un grand nombre de 
ses camarades à se jeter sur lui dans l'intention de 
l'achever, car telles sont leurs habitudes brutales. Je 
me glissai près d’eux et lirai un quatrième coup : un 
autre buffle sauta à quelques mètres, s’abattit, gémit 
comme le premier, et les siens le traitèrent de la 
même manière. 

Je rampai de nouveau et fis une cinquième dé- 
charge ; un troisième bufile alla expirer près des au- 
tres. Quelques moments après, ceux que j'avais 
épargués s'éloignèrent. A Vimstant j'entendis un bruit 
de dents qui déchiraient de la chair, Je pensai que 
c'était une byéne, et je fis feu pour qu’elle s’eloignat, 
puis impatient d'examiner les têtes des bufiles, j'a- 
vançai avec les naturels qui m'avaient accompagné. 

Nous étions à peine éloignés de cinq mètres du pre- 
mier buffle quand je distinguai une masse jaune éten- 
due près de lui. Nous ne tardimes pas à entendre la 
terrible voix d'un lion. Je crus que c'en était fait de 
moi, quand mon compagnon s'écria «Tao!» et à 
l'instant il recula, et commenca à souffler daus une 
relique faite en os, qu'il portait à son collier, 

Je me retirai aussitôt dans mon trou; mais une fois 
Ja la fatigue se fit tellement sentir que je m'endormis; 
Jes naturels veillaient dehors à ma sûreté et à la leur. 
Un peu après minuit on entendit plusieurs autres lions; 
ils venaient de differents côtés. Celui que nous avions 


aper@h commença à rugir si fort que les naturels pen. 


sérent qu'il aurait dû m'eveiller, Le lion avait soif et 
suivait la route où se trouvaient les deux chevaux. Je 
craiguis pour eux, quoique cependant j'eusses l'espoir 
qu'ils avaient mangé assez de chair pour une nuit, 
Je me recouchai, en prétent attentivement l'oreille, 
Bientôt j'entendis le «Tuo» pousser un rugissement 
ct se précipiter sur un des coursiers qu'il renversa. 


v 


Le pauvre animal hennit doucement, et {out retomba 
dans un profond silence qui ne dura pas longtemps, 
car nous perciimes encore le bruit que faisait le lion en 
dévorant le buffle. Il vint ensuite près de moi, rugis- 
sant d'une manière encore plus effrayante, marchant 
cà et là et paraissant méditer quelque projet sinistre. 
Je crus que nous devions prudemment faire du feu. 

Nous rassemblames promptement quelques roseaux 
desséchés et quelques broussailles, et nous obtinmes 
bientôt une flamme brillante. Le lion n’était pas encore 
instruit de notre voisinage. Il s’avanea pour s'assurer 
d’où provenait la clarté. Comme il n’y voyait pas as- 
sez distinctement du haut de la rive, il descendit dans 
le lit de la rivière par un sentier foulé par le gibier. 
Ce sentier était situé à quelques pas de nous; il ar- 
riva à l'instant où je me rendais en cet endroit pour 
chercher plus de bois. Jusque-là de grands roseaux 
m'avaient derobé à la vue du lion; mais tout d'un 
coup nous nous trouvames face à face. 

Ce que je remarquai en premier lieu ce fut le mou- 
vement qu'il fit de côté en s'accompagnant de rugis- 
sements répétés. Involontairement je reculai lout en 
tremblant, puis je poussai un cri craintif, tel que je 
ne me rappelle pas en avoir poussé auparavant. Je 
m'imaginai que le lion venait sur moi. Je me trom- 
pais ; il avait eu probablement aussi peur que moi 
et me laissa me retirer. 

Nous augmentames le tas de bois et entretinmes 
un très-grand feu. Jusqu'au jour les lions ne cessè- 
rent de se régaler près de nous, malgré les récrimi- 
nations des naturels qui, animés du véritable esprit 
des Béchuanas, se lamentaient qu'on laissal perdre tant 
de chair. Ils ne cessaient de crier et de lancer des 
brandons allumés aux lions, qui semblaient ne pas 
s'inquiéter de ce bruit et continuaient leur repas. 

Dès qu’il fit jour je me levai et visitai les buflles. 
Les trois qui étaient tombés étaient des vaches belles 
et vieilles. Deux avaient été en partie dévorées par 
les lions. Je me rendis ensuite à l'endroit où se trou- 
vaient les chevaux; le sable qui les entourait portait 
l'empreinte des pas du lion. I “trier mon 
Vieux-Gris, mais il s'était contenté de lui écorcher le 
dosà travers le cuir de la selle; les rênes l'avaient peut- 
être préservé, ou bien encore le féroce animal en dé- 
couvrant la maigreur de la bête avait préféré le buflle. 

Le 24 nous remontames le Ngotwani; nous nous 
arrdltames près du vaste étang où deux nuils aupara- 
vant j'avais tué trois buflles. 

Ruyter et quelques naturels, que j'avais laissés pour 
sui veiller les restes des buffles, racontèrent que toute 
la nuit ils avaient vu des lions dans le voisinage ; 
qu'ils s'avauçaient hardiment à quelques mètres 
d'eux, et ne se retiraient que lorsqu ils leur jetuient 
à la tête des brandons enflammés. 

Le 27 au malin, la chaleur était étouffante ; ntan= 
moins je résolus de plier hagage et de partir pour 


100 


LA VIE AU DESERT. 


I 


Chouaney. En chemin, la roue de derrière de mon 
vaggon sedétacha, mais heureusement l'axe ne fut pas 
brise. Nous atteignimes Sichely un peu après le cou- 
cher du soleil. 

Le lendemain Je temps était un peu couvert et 
quelques averses tomberent. Dans la soirée le chef 
vint me voir; il ramenait les quatre bœufs que je 
croyais perdus, ou pour dire vrai, s'était enfin décidé 
à me les rendre. 

Je continuai lentement mon voyage en passant par 
Lotlokane, Mattito et Campbellsdorp, et j'atteignis 
Ja riviére de Vaal le 41 novembre. La hauteur des 
eaux m'obligea de rester là quelques jours. 

Le 46 nous essayâmes, à dillérentes reprises, 
ce traverser la riviere, mais nous fümes obligés d’y 
renoncer, car nous laissdmes notre waggon le plus 
lourd au milieu des eaux Je dormis peu la nuit; j'a- 
vais de graves sujets d'inquiétude, car, si le courant 
se fit élevé, mon waggon aurait été emporté, et il 
contenait presque lout ce que je possédais ; j'aurais 
done été complétement ruiné. 

A la pointe du jour jus la satisfaction de voir que 
les eaux avaient un peu baissé. Après des efforts in- 
croyables et avec l'aide des Griquas et de plusieurs 
bœuls qui n'étaient pas fatigués, nous retirämes le 
lot rd waggon hors de l'eau sans qu'ileut éprouvé au- 
cun dommage, et nous le conduisimes sur le sommet 
de la côte elevée. 

Je voulais faire traverser le courant aux autres wag- 
mais les Griquas firent quelques objections 
en disant que c'était dimanche. Je les levai bientôt en 
leur prometiant de leur préparer quelques aliments 
et du café, Hs se mirent done à l'ouvrage, remplis de 


£0 A 


la meilleure volonté, et deux heures après les wag- 
£ons etaient sur l'autre rive. 

Le 8 nous entrames dans le village de Colesberg, 
el jemployai toute l'après-midi à decharger deux de 
mes vehicules. Nous étalames toutes nos curiosités 
sur la place du marché, dans le but de faire parade. 
La vue en était vraiment remarquable et frappait d'ad- 
miiration tous ceux qui examinaient ces trophees, 

Le 13 je partis pour Grahams’-Town, et le 1: je tra- 
versal la plame de Chebus. Le 25 nous arrivames à 
Deaulort, où je dinai avec quelques bons amis que 
j'eus 


Le 29 nous nous dirigeâmes vers la rivière Fish. La, 


rand plaisir à revoir. 


Je lrouvar environ soixante waggons qui attendaient 
la baisse des eaux pour la traverser. Quelques-uns 
de nous se mirent à | ouvrage pour nettoyer sur l'autre 
nye unendroit houeux ; après quoi plusieurs waggons 
legerement charges purent passer; mais, quand nous 
Cssivines de transporter mon grand waggon, il en- 
fonca, et nous ne pümes le retirer qu'a grand'peine, I 
Claut temps, car les eaux montuient; une demi heure 
aprés elles formaient un torrent rapide qui avait au 
moins dix pds de profondeur 


Le 4er février la rivière était beaucoup plus basse : 
après avoir enlevé la boue qui se trouvait des deux 
côtés du courant, je fis passer mon second wagson, 
et me mis en route. J'atteignis Graham’s-Town le 2. 
La je vendis mon ivoire et mes plumes d’autruche , 
el je réalisai à peu près mille livres. 


XXII 


Départ pour une autre chasse aux éléphants. — Les crocodiles. 
— Les hippopotames. — L’antilope sérolumootlooque. 


Je n’avais pas encore pris de résolution, etje restai 
quelques semaines à Graham's-Town. A la fin, je me 
décidai à entreprendre un autre voyage, et le 11 mars 
je partis pour le centre. Je voulus essayer de suivre un 
chemin plus court sur le territoire du chef Mahura, 

Je pris cette route, traversai la rivière de Vaal, et 
le 8 mai je m'acheminai vers l’est, en m'écartant de 
ma première direction. 

Le 7 nous entrames sur le vaste territoire arrosé par 
le Hart, et de bonne heure, dans la journée, nous primes 
une direction parallèle à celle de la rivière. Ce même 
jour nous rencontrames la plus grande quantité de 
chiens sauvages que j eusses jamais vue; ils étaient 
environ quarante. Quand mes chiens les chassèrent, 
au lieu de fuir ils se retournèrent contre eux et leur 
livrèrent bataille. 

Le 12 nous marchâmes dans l'intérieur. Avant 
déjeuner nous n’etions plus qu'à trois milles de Ma- 
hura; après avoir pris notre repas du matin, nous al- 
limes présenter nos hommages à M. Ross, le mis- 
sionnaire résident. 

Nous entrames ensemble dans la ville, et visitames 
Mahura et son frere : la physionomie de ces deux 
hommes prévenait en leur faveur. M. Ross m'apprit 
que le premier avait l'intention de faire la guerre à 
une tribu qui habite le nord-est, puis que Mochuarra, 
le chef de Motito, avait l'intention d'attaquer Sichely. 

J'obtins de Mahura six kaross en échange de mu- 
nitions; je lui présentai un fouct et deux livres de 
poudre et le marché fut conclu. 

Vers midi je me mis en route, en suivant les an- 
ciennes traces de trois waggons. On m'assura qu elles 
me conduiraient dans mon premier chemin à Groat- 
Choi. Le 20 nous atteignimes la rive du Meritsane, 
deux milles plus bas que nous ne l'avions deja fait. Ce 
jour-là nous n'avions pas encore aperçu de vestiges 
de gibier, Nous commençämes pourtant bientôt à dis- 
ünguer l'empreinte des pas de rhinoceros noirs, de 
pallahs, de koodoos et de hartle-beasts. 

Le 23 j'arrivai près de Molopo, charmante petite 
rivière, À l'endroit où je l'aticignis elle est entière- 


‘ LA VIE AU DESERT. 


108 


ment cachée par de grands roseaux et de longues her- 
bes qui occupent sur ses rives un espace d’au moins 
cent mètres ; de chaque côté les reitbucks sont très 
abondants. En remontant à cheval le cours de l’eau, 
je vis sortir de dessous un ombrage voisin deux 
lions qui se dirigeaient vers les roseaux. 

Je galopai en avant pour essayer de me placer 
entre eux et la rivière. Ces animaux simaginérent 
alors que nous étions nous-niémes des animaux; ils 
n’essayérent pas de reculer, s’arrêtèrent, et rezardè- 
rent jusqu'à ce que je fusse à cinquante metres d'eux, 
juste entre le dernier et les roseaux. Je fus frappé de 
surprise et d'admiration; ces deux nobles quadru- 
pèdes étaient vraiment majestueux et terribles. 

Tous les deux étaient énormes. Le premier était un 
lion à crinière noire; le second, qui était le plus 
vieux et le plus beau, un lion à crinière jaune. 

Le lion à la crinière noire, après m'avoir examiné 
pendant quelques minutes, marcha doucement en 
avant et s'élança dans les roseaux; son camarade 
voulait limiter, mais j'étais maintenant entre lui et 
Ja rivière. Il ne semblait pas être enchanté de ma 
présence, et ne pas savoir non plus qui j'étais; croyant 
que je ne l'avais pas aperçu, il se coucha dans les hau- 
tes herbes. Je chargeai et attendis un instant afin que 
tous mes chiens fussent venus ; puis j avancai lente- 
ment vers le lion, comme si je voulais passer à quel- 
ques mètres de lui. 

Ce mouvement me fut fatal, car j'avais découvert un 
passage de retraite dans la direction des roseaux. 
Lorsque je fus à une courte distance de lui, je maintins 
mon cheval de manière à pouvoir faire feu. Le lion 
portant ses regards d’un autre côté, examina le terrain 
entre luiet les roseaux et, voyant un chemin libre, il 
s'élança en avant. Je n'avais pas eu le temps de des- 
cendre de mon cheval, frappé de terreur. que déjà il 
était près des roseaux. Il y entra. Plusieurs chiens 
le suivirent, mais ils revinrent immédiatement en 
aboyant. Il était évident qu'ils étaient très-effrayés 
et reculaient devant le lion. 

Ileût été par trop dangereux d’allerattaquer ces deux 
animaux dans leur fort et je les y laissai tranquilles. 

Le 27 nous arrivämes à Thouaney et nous y restâmes 
le lendemain pour faire du commerce. J'obtins de Si- 
chely deux naturels pour m'accompagner au Limpopo; 
leur salaire devait être un fusil pour chacun d'eux. 

Vers midi, nous nous mimes en route et nous ar- 
rétames près du Ngotwani, dont je devais suivre le 
bord. Le pays que parcourt cette rivière est sablon 
neux et généralement couvert d'épais fourrés remplis 
d'épines, ce qui retarda beaucoup notre marche, car 
nous étions oblizés de couper un passage avant que les 
Waggons pussent avancer, Après le coucher du soleil 
plusieurs lions rugirent autour de nous. Dans la soi- 
rée du lendemain, je tuai un magnifique bullle dont 
la tête était ornée de cortes fort régulières. 


Le 8 juin nous découvrimes le Limpopo; c'était là ce 
que nous désirions depuis fort longtemps. Je fus frappé 
d’admiration à la vue de cette splendide rivière. Les 
arbres qui croissent sur ses bords sont d'une gran- 
deur prodigieuse et d’une surprenante beauté 

Le jour suivant je montai à cheval et me placai avec 
Ruyter en avant des waggons. Je tuai un daim près 
d'une source où les pallahs étaient très-nombreux. A 
midi je chassai un troupeau de ces mêmes daims, 
dont je voulais éprouver la vitesse ; ils me conduisirent 
dans un labyrinthe de vallées marecageuses, et je fus 
obligé d'abandonner la partie. Ensuite je rencortrai 
un énorme crocodile se réchauffant sur le sable, mais 
il se jeta immediatement dans l’eau. 

J'observai une nombreuse quantité de plusieurs es- 
pèces de canards sauvages et de poules d’eau. Ces oi- 
seaux n'étaient nullement effrayés. Il y avait aussi des 
poules de Guinée, trois espèces de grosses perdrix et 
deux de cailles. Je tuai, ce même jour, un vieux pal- 
lah et un daim de forte taille, mais je n'emportai pas 
ce dernier. 

Le 10, dès que le jour parut, nous nous remimes 
en route, toujours à cheval. Je précédai les wageons. 
Japercus, pour la première fois, des empreintes 
nombreuses de pas d’hippopotames. Ces pas étaient 
semblables à ceux du Borele, le rhinocéros noir, 
mais plus larges, car leurs pieds portaient quatre 
membranes au lieu de trois. 

Dans l'après-midi je repartis avec le Bushman et 
de nouveaux chevaux. J'ordonnai que les wagzons sui- 
vissent la ligne droite ; mais je suivis les méandres 
de la rivière. 

Là japercus, sur le sable de la rive opposée, 
trois énormes crocodiles se chauffant au soleil. Je lus 
étonné de leur taille. L'un d eux semblait avoir seize 
ou dix-huit pieds de longueur; son corps étail aussi 
gros que celui d’un bœuf. 

Lorsqu'ils nous virent, ils plongèrent dans l'eau. 
Une minute aprè:, l'un d'eux sortit la tête au milieu 
du courant; je visai juste, et lui envoyai une balle 
dans la cervelle. Les convulsions d'agonie qui sui- 
virent furent vraiment efrayantes D'abord il s'en- 
fouca sous le coup; mais, immmédiatement après, 
frappant le fond avec sa queue, il revint à la surface, 
et se débattant avec violence, se plaçant quelquefois 
sur le dos, quelquefois sur le flanc. Une fois il nous 
montra sa tête et ses deux pieds de devant; puis, 
après, sa queue et sesqambes de derrière dont il frap- 
pait l'eau avec une force étonnante, 

Des nuages de sable accompagnaient tous ces mou- 
vements, et le rapide courant l'entraiuait, Bientèt l'a 
gonie cessa, et il tomba pour ne plus se relever, 

Un instant après je vis sur le bord un petit croco- 
dile. Je trai, et tout à coup le saurien s élang: dans 
L'eau. Un peu plus loin j'en blessai un troisième et en- 
lin un quatrieme, 


Nous arrivames à un tournant de la rivière, couvert 
de verdure. et renconträmes nez à nez une troupe de 
cing ou six beaux léopards. F 

A la première courbure du courant nous distin- 
guâmes, sur la rive opposée, {rois monstrueux croco- 
diles rampant sur un chemin facile. Je fis feu sur l'un 
d'eux et l'atfeignis à la têle et au côté. Atteint par la 
balle, le crocodile fit mille circuits et porta son hor- 
rble gueule vers sa blessure comme pour se lécher. 

Je lancai mon cheval au galop pour rejoindre mes 
waggons, et je rencontrai tout à coup un lion et une 
lionne étendus à l'ombre d’un antique et gigantesque 
mimosa. Je fis une première décharge sur le lion. Au 
premier coup je le manquai; mais je le blessai la se- 
conde fois. Il se leva furieux, poussa plusieurs rugis- 
sements, et s’'éloigna. 

Lorsque je parvins au camp, mes hommes m’appri- 
rent qu'ils venaient d’apercevoir deux énormes hippo- 
potames au bas de la rivière. Je me dirigeai vers l’en- 
droit indiqué; j'en visai un, lui envoyai trois balles 
daus la tête et il tomba. La nuit était trop obscure, 
aussi le perdimessnons. 

Le 12, vers la pointe du jour, nous entendimes 
pendant environ vingt minutes, un bruit qui prove- 
nail de la rivière. Ce bruit était semblable à celui 
de la mer et provenait des cris de buffles: c’e- 
tait un troupeau de ces animaux qui traversait r eau. 

Je pris mon cheval et me rendis à Vendroit d'où par- 
tait le bruit pour examiner les bufiles. C’était dans 
une lagune éloignée du courant ; les bords, pendant 
étaient très-ombragés de grands ro- 

iux et d'herbes qui s’élevaient au-dessus de ma tête, 
lorsque j'étais en selle. Au delà des roseaux et de 
l'herbe se trouvaient des arbres de toutes tailles, for- 
nant un ombrage épais. C'était, au reste, l'aspect 
qu'ofraient les bords du Limpopo, dans la partie que 
ais déj visitée. 

Je m'en retournais doucement au camp lorsque 
j'ap{c'cus une antilope de la plus exquise beauté, 
peve entièrement incounue aux chasseurs et aux 
naturalistes, L'animal s'arrêta au milieu de mon che- 
min et me regarda en face. C'était un vieux bouc de 
des Bakalaharis, le 
ishbuck du Limpopo, etilavait une très-belle paire 
‘© cornes, En l'apercevant, je fus frappé de surprise 
t de joie; mon cœur palpitait d'un indicible plaisir. 

Je de cheval; 


plusieurs acres, 


l'espèce « scrolomootlooque » 


scendis de mais, avant que je pusse 
tirer, ce bel animal s'était élancé dans les roseaux, et 
J l'avais perdu de vue. Dans ce moment j'aurais donné 
tout ce que je possédais pour tuer cette charmante 
lilope. Je ré 
expedition jusqu'à ce que je l'euxse ajoutée à ma col- 


lection, dût cette chasse mecodter un mois de peines, 


an ‘solus de ne pas pousser plus loin mon 


Tinmediatement je donnai mon cheval à garder au 
cavalier qui maccompagnait. Avec ma carabine bien 


chiat 


eve, Jem avancal vers le fourré; je le parcourus en 


| y conduisaient dans toutes 


7 


LA VIE AU DESERT. 


long et en large : ce fut en vain; l’antilope s'était en- 
faie, et je ne savais plus où la trouver. Je retournai donc 
lentement vers le bord de l'eau, afin de me rendre au 
camp. Je n'étais plus qu'à cent mètres des wagzons, 
médilant comment je pourrais m’emparer du serolo- 
mootlooque, quand pour la seconde fois l’antilope se 
trouva sur mon passage. Je l'avais chassée devant moi 
le long de la mer. Elle trottait comme un chevreuil 
sous l’épais ombrage, ct s'arrêta enfin au milieu de 
taillis épineux ; je tirai alors et la manquai. Elle m'of- 
frit une autre chance de tirer, mais avant que ma cara- 
bine fit mise à l'épaule, le serolomootlooque se coucha 
et resta immobile sur te sable. 

La balle avait percé la peau le long de cian elle 
était entrée dans le corps, avait passé le long du cou, 
et s’était logée dans la cervelle, où nous la trouvämes 
en préparant sa tête pour la conserver. J'étais enfin 
sûr de ma bonne fortune. Je possédais un nouveau 
trophée d’une grande valeur. 

Je fis immédiatement transporter l'animal au camp 
et je pris toutes les mesures nécessaires pour en faire 
une description exacte qui püt servir aux naturalistes. 
Je baptisai ma victime du nom d'Antilopus Roualeynei 
ou bush-bock du Limpopo. 

Le lendemain matin je trouvai de fraîches empréihtes 
d'hippopotame : c’étaient celles desdeux bêtes de la nuit 
précédente; je les suivis à une grande distance, sur 
les bords de la rivière. Enfin j'en aperçus un troupeax 
couché à l'ombre d’arbres de taille gigantesque. Le: 
eaux, au moment des inondations, avaient dépos: 
en cet endroit de larges banes de sable dans lesquels 
les hippopotames avaient creusé leurs lits. 

D'épais taillis et des roseaux entouraient leur re- 
traite située près d'un raisseau large et profond, dans 
le voisinage duquel ils avaient tracé des sentiers qui 
les directions. 

Ce qui m'apprit que j'étais près d'eux, ce fut le cri 
d'un vieux taureau qui prit l'alarme à Ja fuite sou- 
daine dune espèce de héron ; ce eri ressemblait un 
peu à celui d'un éléphant. Il était dans l'eau, qui lui 
montait presque jusqu'au cou, et agitait au soleil 
ses courtes oreilles; chaque demi-minute il dispa- 
raissait dans le courant, puis se remontrait et pous- 
sait des mugissements terribles. 

Tout en Vobservant je mis pied à terre chaque fois 
qu'il n'était plus visible; j'avançai ainsi jusqu'à ce que 
je lusse arrivé derrière les grands roseaux, environ à 
vingt mètres de lui; de 1a j'aurai pu le frapper mor- 
tellement avec une seule balle, mais malheureusement 
je résolus de laisser en repos lui et les siens jusqu'au 
lendemain, quand j'aurais mes hommes qui m'aide- 
raient à les transporter sur le rivage, 

Bientôt il me vit, plorgea entièrement, et nagea 
autour d'un promontoire ombragé qui se trouvait au mi- 
livu du courant, La, ses camarades et Ini ne cessorent 
point de souffler très fort. Me rotournai au camp et 


LA VIE AU DESERT. 


103 


I 


j'ordonnai à mes hommes de se mettre en marche. 
J'allai en avant et jetraversai le Limpopo; l'eau mon- 
tait jusqu'à la selle de mon cheval. Je n’essayai pas 
de faire passer mes waggons en cet endroit. Nous nous 
dirigedmes sur la rive nord-ouest, et traversämes la 
rivière environ à un mille de l'endroit où j'avais vu 
les hippopotames. 

Au coucher du soleil le vaches marines recom- 
mencèrent leur course sur l’eau, en passant en face 
de notre camp; elles faisait un bruit très-extraordi- 
naire, soufflant, reniflant et mugissant. Quelquefois 
elles se hasardaient en jouant jusque dans les ro- 
seaux; d'autres fois elles nageaient tranquillement. 
Un faible clair de lune éclairait cette scene. Je descen- 
dis avec un de mes hommes, nommé Carey, et m'assis 
quelque temps au bord de l'eau, pour y contempler ces 
monstres extraordinaires. C'était vraiment un grand 
et surprenant spectacle; la rive opposée était cou- 
verte d'arbres gigantesques et magnifiques, ce qui 
ajoutait encore à la beauté de la scène. | 

Lelfje partis avec trois cavaliers après nous être mu- 
nis de deux carabines à double canen et d’une quantité 
de munitions ; je me rendis à l'endroit où la veille 
j'avais trouvé les hippopotames, mais tous avaient 
en peur et s'étaient enfuis. Leurs traces indiquaient 
qu'ils avaient remonté la rivière. Je suivis le long 
des rives, j'examinai tous les étangs, jusqu'à ce que 

mon cheval füt épuisé de fatigue; mais je ne trouvai 
pas une seule vache marine. ; 

Je compris qu'il faudrait m’arréter pour dormir sur 
la route que je parcourais, aussi j’expédiai Ruyter au 
camp pour qu'il me rapportat mes couvertures, ma 
cafetière, du biscuit, etc., et amenât de nouveaux 
chevaux; puis j'examinai tous les coins de l'épais 
fourré qui ombrageait la rivière. Je commencais à 
avoir très-faim quand j'eus l’heureuse chance de tuer 
une jeune femelle de l'espèce « antilopus rouan » 
bleue; une demi heure après elle était rôtie. 

Mon repas achevé je fis de nouvelles recherches pour 
découvrir des hippopotames, et juste au coucher du 
soleil j'en aperçus un vieux, qui reposait au milieu des 
grands roseaux qui ombrageaient un étang large et 
profond, En m'entendant approcher il plongea en 


faisant jaillir l'eau, mais immédiatement il reparut | 


un peu plus haut, soufflant bruyammentet se tenant à 
vingt mètres du bord. Après avoir regardé autour de 
lui il plongea de nouveau et continua à remonter le 
couraut ; on pouvait suivre le sillon qu'il formait, 
Jecourus en avant et lui décochai une balle qui l'at- 
teignit à la tête, Ll se débattit un moment et coula au 
fond. Il n'y resta probablement qu'une demi-heure ; 
mais, quelques minutes après, l'obscurité étant de- 
venue complète, j'eus la mortification de perdre mon 
hippopotame, le second que j'avais tué en Afrique. 


XXIIE 


Traversée du Limpopo. — Terrible rencontre avec un hippopo- 
tame. — Mort de deux serolomootlooques. — La ville de Se- 
leka. — Son commerce. — Audace d'un lion. 


Le 47 juin, ayant trouvé un endroit favorable, je 
traversai le Limpopo avec mes wagzons, et les con- 
duisis en un lieu ombragé et couvert de verdure. 

Le 18 un épais brouillard s’étendit sur la rivière. 
Nous espérions, avec raison, rencontrer des vaches 
marines, car à tous les détours vous remarquions des 
élangs profonds et tranquilles; puis, de temps en 
temps, des îles couvertes de sable, mouchetces de 
grands roseaux au-dessus et au delà desquels on 
apercevait des arbres gigantesques et séculaires. A 
leur ombre poussait une herbe longue et abondante 
dont les hippopotames aiment à se nourrir. 

Je trouvai bientôt de nouvelles traces, et, après 
avoir parcouru plusieurs milles, je découvris, au cou- 
cher du soleil, la retraite de quatre hippopotames 
qui s'étaient endormis sur le rivage. En m’entendant 
venir au milieu des roseaux ils se précipitèrent dans 
la rivière 

Je vis bien qu'ils ne s'étaient pas reposés longtemps, 
car Vécume qu'ils avaient apportée s'y trouvait en- 
core. Bientôt je les entendis souffler un peu plus bas 
dans le courant. Je marchai en avant avec de grandes 
difficultés, à cause des arbres et des roseaux, et j'arrivai 
enfin à la place où ils s'étaient arrêtés, C'était vers la 
large partie de la rivière dont le lit était rempli de 
sable. L'eau leur montait jusqu'aux côtes. Il y avait 
trois femelles et un male, et quoiqu'ils fussent fort 
eflrayés, ils ne paraissaient pas comprendre encore 
toute l'imminence du danger. 

Je visai la vache la plus proche de moi, et avec 
ma première balle la blessai mortellement à la tête; 
elle commença à plonger en formant mille détours, 
puis resta immobile pendant quelques minutes. En 
entendant le bruit de ma carabine deux hippopotames 
remontèrent le courant; le quatrième s'élança dans 
L'eau et s'avança péniblement tant que la rivière fut 
peu profonde. 

J'étais très-inquiet au sujet de l'animal que j'avais 
blessé; jecraignais de le voir s'enfoncer dans l'eau etde 
le perdre de vue comme les deux que j'avais dejà tués. 
Pour éviter ce désappointement je tirai de la rive un 
second coup, qui blessa l'animal à la tête; la balle lui 
traversa l'œil. À partir decemomentil ne cessad agiter 
l'eau en formant un cercle au milieu du courant, J'avais 
peur des crocodiles et ne savais si | hippopolume ne 


404 


LA VIE AU DÉSERT. 


voudrait pas m’attaquer ; mon désir de m'en emparer 
l'emporta pourtant sur toute autre considération : j'ôtai 
mes vêtements de cuir, et, armé d'un couteau bien ai- 
guisé. je m’elancai dans l'eau, qui d’abord ne me mon- 
tail que jusqu à l'aisselle vers le milieu elle était plus 
profonde. 

Comme j'approchais de ce Béhémoth, je m’arrétai un 
instant, prêt à me plonger sous l’eau, s'il se précipi- 
tait sur moi. Son regard était terrible, mais il était si 


étourdi qu'il ne savait ce qu'il faisait. Je courus sur. 


lui. le saisis par sa courte queue et essayai de l’en- 
trainer vers la terre. 

La force qu'avait encore l'hippopotame au milieu de 
l'eau, était extraordinaire; je ne pouvais parvenir à le 
guider. Il continuait à faire jaillir l'onde, à plonger, à 
souffler, m'emportant avec lui comme si j'étais une mou- 
che sur sa queue Je vis bien que je n'avais qu'une fai- 
ble prise ; je sortis donc mon couteau, à l’aide duquel 
j'espérais m’en rendre maître; je lui fis deux profondes 
incisions parallèles à travers la peau de derrière. 

Je Séparai cette peau de la chair, de manière à pou- 
voir passer mes deux mains et j'en fis usage comme 
d'un manche. Puis après des efforts désespérés, quel- 
quelois en poussant, quelquefois en tirant, comme la 
vache-continuait toujours de son côté sa course cir- 
culaire, quoique je ne lachasses pas prise, je réussis 
enfin à amener sur le rivage ce gigantesque et puis- 
sant animal. 

Mon Bushman m'apporta une forte courroie faite de 
peau de buffle qu'il avait prise au harnais de mon che- 
val; je la passai à travers l'ouverture que j'avais prati- 
quee dans la peau de l'hippopotame que j’attachai à 
un arbre : je lui envoya une balle au milieu de la 
tête, et tout fut fini. 

Par bonheur mes waggons arrivèrent en ce moment; 
nous primes alors une paire de mes meilleurs bœufs, 
des chaînes, et nous parvinmes à tirer à nous l'hippo- 
polame et à le sécher: Nous étions tout étonnés de son 
enorme taille. Il paraissait avoir environ cing pieds de 
large au travers du ventre. Je pus enfin admirer la 
beaute de cet animal, si bien couformé pour la vie am- 
phibie à laquelle l'a destiné la nature. 

Pendant la matince du 19 nous coupämesetsalimes 
les morceaux choisis de l'hippopotame qui était ex- 
trémement gras; sa chair ressemblait plus à celle 
du pore qu'a celle de la vache ou du cheval. Je pris 
Uh soin particulier du crâne. 

Le lendemain je tuaiun charmant serolomootlooque. 
Malheureusement je coupai ses cornes à la base. Sa 
léle, avant cet accident, était peut-étre la plus belle 
qu on pol rencontrer sur les bords du Limpopo ; les 
cornes élaient d'une grandeur extraordinaire et par- 
failement tournées 

\pres avoir déposé cette antilope en sûreté, je fis 
encore plusieurs milles sur les rives du Limpopo. En 


arrivaut daus un espace ouvert parallèle au courant, 


j'aperçus une grande quantité de pallahs, de wild- 
beasts bleus, de zèbres, et, à mon grand étonnement, 
des superbes élans; je ne savais pas en trouver en 
cet endroit. Enchanté de la rencontre, je*choisis le 
meilleur, un animal gras, et dodu et après une course 
de quelques milles, je l'amenai au bord de l’eau. 
Je visai à Pépaule, en tenant ma carabine d'une 
main comme un pistolet. I] tomba mort incontinent. 
Jallumai du feu, eten lis rôtir une partie. Je dépouillai 
l'autre afin d’avoir quelque chose pour me couvrir, 
car je n'avais ni habit ni gilet, et la nuit venait; au 
coucher du soleil plusieurs décharges d'armes à feu 
m'apprirent la position des waggons. 

Tout en m’éloignant je vis six crocodiles et un grand 
nombre de singes de deux espèces, puis plusieurs ser- 
pents morts; l’un d’eux, un cobra, était semblable à 
celui de l'Inde. Les abeilles bourdonnent en abondance 
au bord du Limpopo, où d'énormes troncs d’arbres 
leur offrent des abris. Mes gens m'apportèrent d'ex- 
cellent miel, qu'ils avaient trouvé au milieu d'une 
vieille fourmillère. 

Les fourmilières sur le Limpopo et dans cette partie 
de l’Afrique sont vraiment surprenantes ; il n’est pas 
extraordinaire d'en voir qui ont plus de vingt pieds de 
haut etde cent pieds de circonférence. Elles sont faites 
d'argile qui, séchée au soleil, devient aussi dure que 
de la brique. Ces nids sont généralement terminés par _ 
une haute pointe qui se trouve au milieu ; la base est 
formée de petites saillies qui sont moins élevées. 

Les naturels m’apprirent que nous étions en face 
de la tribu des Sélékas ; ils essayèrent de m'engager 
à les visiter, mais je résolus de suivre le Limpopo. 

Le 22 nous arrivames près du Macoolwey, rivière 
limpide et fort large, un affluent du Limpopo, vers le 
sud-est. La je tuai un magnifique daim. 

Le lendemain, après avoir éprouvé de grandes diffi- 
cultés pour trouver un lieu convenable, je traversai 
le Limpopo; mais bientôt je revins sur mes pas et 
redescendis la rivière dans un endroit où des bulfles 
avaient bu la veille dans la soirée. Ce fut là que je 
passai la nuit. 

Le lendemain avec un de mes cavaliers, et suivi de 
Ruyter, je descendis vers les bords du Limpopo pour 
les explorer. Je trouvai qu'ils présentaieut un aspect 
tout différent depuis la jonction du fleuve avec le Ma- 
coolwey : il etait beaucoup plus profond et presque 
aussi large que la rivière Orange. Partout, sur les 
rives ou sur ses iles on rencontrait d'énormes croco- 
diles, et j'en tuai quatre. Nous vimes un gros serpent 
de roches ou « metsapallah qui avait environ vingt 
pieds de long; je lui lancai une balle à travers la tête 
et l'emportai au camp suspendu à mon cou. 

Je pris la résolution, vers la nuit, de receuillir un 
essaim d'abeilles pour ma provision : j'allai près de la 
ruche qui se trouvait dans le creux d'un arbre très- 
vieux après m'être muni d'un seau d'étain; nous allu- 


LA VIE AU DESERT. 


AOS 


- mâmes un grand feu en face du trou et nous enfuma- 
mes les abeilles avec des herbes desséchées ; puis nous 
sortimes le miel qui était excellent. A vrai dire ce ne 
fut pas sans lutte, et, pour ma part, j'attrapai près de 
cinquante piqures sur les bras et sur les mains. Dans 
l'après-midi nous pliâmes bagage et traversames le 
Macoolwey, a quelques milles au-dessus de sa jonc- 
tion avec le Limpopo, nous arrivames près de celte 
rivière au clair de la lune. Toute la nuit nous enten- 
dimes près de nous des hippopotames et des lions. Le 
lendemain j'eus l'heureuse chance de tuer deux très- 
beaux serolomootlooques males. 

Le 27, pendant que nous nous promenions a cheval 
sur le bord de la rivière, à une plus grande distance 
que la veille, je distinguai un bruit occasionné par 
un animal qui se précipitait dans le courant; ce bruit 

“fut immediatement suivi par le soufflement de plu- 
sicurs hippopotames qui témoignaient leur joie en 
voyant une compagne. J'ôtai aussitôt mon pantalon de 
cuir et marchai dans les roseaux. Je rencontrai un cro- 
codile de moyenne grosseur ; il était couche dans un 
ruisseau profond ; lorqu'il essaya de gagner la rivière 
je fis feu et l’étendis mort sur la place. C etait le pre- 
mier crocodile duquel je memparais, quoique j'en 
eusse tué plusieurs La detonation de ma carabine el- 
fraya les hippopotames; quelques-uns redescendirent 
Ja rivière, d'autres la remontèrent. De suite après le 


déjeuner, le chef des Sélekas vint me faire visite : il 
étai ac agné de quelques grands personnages 
de sa 


ant qu'il fit jour, ce chef envoya des hommes 
à la recherche des hippopotimes ; ils revinrent peu de 
temps après, coururent à moi afin de m'annoncer 
qu'ils en avaient trouvé quelques-uns et je les suivis 
aussitôt. 

Dans un bras de la rivière, long et profond, 
j'en aperçus quatre, deux vaches, une génisse et un 
veau, Au bout de l'étang coulait un très rapide ruis- 
seau, qui s’avancait sur de hautes terres couvertes di 
masses de roches noirâtres. En arrivant sur le bord 
ombrage je ne vis d'abord qu'un seul vieil hippopotame 
et un veau, Lorsqu'ils plongèrent, je me dirigeai à 
grands pas vers les roseaux, et, au moment où le pre- 
mier se montra, je le visai à la tête et le blessai, NI 
regagna la rivière, et je le perdis. Les trois autres 
remontérent le courant, mais, devenus très-prudents, 
ils restaient sous l'eau pendant cing minutes, puis 
sortaient la tête pendant quelques secondes; je ju- 
geai convenable de me placer derrière les roseanx 
alin de ne pas les ellrayer. 

Bientôt les deux plus petits, n'éprouvant probable 
ment plus de erainte, laissérent voir toute leur tête, 
en restant sur l'eau pendant une minute, Quand au 
troisième qui était beaucoup plus gros, et que je pen- 
sais être un taureau, il était toujours aus-i prudent : i 
plongeait pendant dix minutes, et ne se laissait aper- 


cevoir qu'une seconde; il soufflait alors comme une 
baleine, en retournant vers le fond. 

Je demeurai là, ma carabine à l'épaule, l'œil fixe, 
jusqu’à ce que je fusse trop fatigué. Je craignais de 
ne pouvoir l’atteindre et j'avais pris la résolution de 
laisser échapper un des petits quand il me présenta 
la moitié de sa tête; je le visai et fis feu. La balle 
alla se loger au-dessons de son oreille, et le corps 
monstrueux de l'hippopotame revint à la surface. 
Quoiqu'il respirât encore, il était mortellement atteint : 
il continuait à nager en rond. quelquefois dessus, quel- 
quefois sous l’eau. Je l'achevai en lui envoyant une 
autre balle dans le cou. Il tomba au fond et disparut 
dans le courant rapide qui se trouvait au coude de la 
rivière. 

Là il resta longtemps; je croyais l'avoir perdu, 
mais les indigènes m’assurerent qu il finirait par repa- 
raître. Tandis que je déjeunais j'entendis des cris ; on 
m'avertissait que l'hippopotame était remonte à la sur- 
face et descendait en flottant le long de la rivière. Mes 
Hottentots se jetèrent à l’eau, nagerent et l’amenè- 
rent sur la rive. La chair en était excellente. Dans 
l'après-midi je tuai un magnifique daim male dont la 
tête était superbe. 

Le 4er juillet je me dirigeai vers la ville de Basé- 
lekas; jy arrivai après quatre heures de marche. 
Pendant ma route j'avais traversé la Lepalaba La 
ville de Seléka est construite sur le sommet et sur les 
fla: es d’un rocher escarpé de quartz blanc qui s'élève 
à pic et offre une vue charmante, car il est entouré 
d'une forêt verte. Dans la soirée le chef m'apporta 
quatre magnifiques défenses d'eléphants, et je les 
achetai pour autant de fusils. 

Le lendemain nous nous mimes en route vers l’est 
avecSéléka et à peu pres cent cinquante de ses hommes. 
Nous désirions fort renconter des éléphants. Séléka 
avait entendu dire par les Bakalaharis qu'il y en avait 
un troupeau dans cette direction, Comme le pays me 
paraissait propice pour la chasse et que je trouvais 
inutile que mes hommes et mes chevaux restassent 
inactifs près des waggons, tandis qu'ils pouvaient me 
gauner cinquante ou soixante livres sterling une fois 
ou deux par semaine, je donnai des armes à John 
Stofulus et à Carey. 

Je connaissais leur habileté et leur courage, et, 
dans le cas où nous trouverions des éléphants, je leur 
donnai des instructions pour qu'ils en choisissent 
un bon, en leur disant que, s'ils ne pouvaient pas le 
tuer il fallait au moins qu'ils ne le perdissent pas de 
vue jusqu'à ce que j'eusse achevé le mien, ce que je 
promis de faire le plus promptement possible. Tout 
aussitôt je viendrais à leur aide. 

Nous n'etions pas éloigné du rocher blane quand 
nous pénétrâmes dans une forêt fréquentée par des ele- 
phants. Nous ne filmes pas longtemps sans apercevoir 
les traces d'un troupeau de dix de ces énormes qua- 


106 


LA VIE AU DESERT. 


TS es Lo? a | nanan Ll Lae, 


drupèdes, dontles traces furent admirablement suivies. 
Le vieux chef observait avec grande attention de quelle 
direction venait Je vent; il maintenait ses hommes 
derrière lui à une certaine distance, leur recomman— 
dant le plus profond silence. Il ordonna à plusieurs 
de ses hommes de monter dans les arbres les plus 
élevés pour bien voir ce qui se passait dans la forêt. 
Nous trouvames enfin le gibier désiré. 

Le vieux Schwartland, et mes chiens accouplés au 
nombre de huit, se tenaient à mes côtés. Quand j’eus 
bien examiné un des éléphants, je m'élançai en avant 
ct tirai sur lui au moment où je le dépassai; puis je 
m'agitai comme un diable pour le séparer de ses ca- 
marades et pour amener mes chiens à mon aide. 

Comme je m'y altendais, ils aecoururent près de 
l'élephant. Je le tuai en demeurant en selle, char- 
geant et déchargeant mon fusil avec un grande pres- 
tesse ; mais, avant qu'il ne tombât il fallut que je lui 
décochasses près de vingt balles. 

Pendant tout ce temps-là j'écoutai en vain pour dis- 
tinguer le bruit des armes de John ou de Carey. Le 
premier ne s'était pas même cra en sürelé dans la 
foret et il s’était éloigné de Carey à Ja vue d'un ma- 
enifique éléphant ; je ne l’apercus plus de la journée. 

Le dernier ne fit pas beaucoup mieux ; il perdit 
immédiatement son éléphant et s'enfuit. 

Les naturels combattaient pourtant un des énor- 
mes quadrupèdes ; je me dirigeai vers eux et sur l'élé- 
phant, qui, bien que couvert desang, n’était pas blessé 
trés-dangereusement. Je l’attaquai alors et l’achevai 
en Jui tirant huit ou dix balles. 

Le lendemain au matin les Bakalaharis m'annoncè - 
rent avoir entendu des éléphants pendant la nuit, et 
nous trouvames l'empreinte des pas de l’un de ces 
animaux. En suivant cette piste, nous arrivames dans 
une forêt entièrement labourée et ravagée par les élé- 
phants. Nous en découvrimes bientôt un escadron de 
vingt à trente; j'appelai mes chiens et me précipitai 
au milieu d'eux. Il s'ensuivit une scène étonnante : les 
éléphants, frappés d'une terreur panique, se précipite- 
rent en avant, écrasant la forêt devant eux, poussant 
des cris, et relevant leurs trompes et leurs queues. 

Je regardai par-dessus mon épaule et je les aperçus 
qui D 
Je pressai donc mon cheval et arrivai non loin de dix 


avancaient derrière moi, faisant un grand bruit. 


éléphants. En les suivant, je choisis le meilleur, et, 
criant de toutes mes forces, je le séparai de ses con- 
génères; mes chiens vinrent à mon aide. Au bout de 
quelques minutes, l'animal avait reçu quelques bles- 
sures mortelles : enfin il tomba frappé par tout le corps 
de vingt-neuf balles, C'était un énorme mâle dont les 
défenses, quoique énormes, auraient pu être plus 
belles; en somme ju n'étais pas très content, 

Dans l'aprés-midi du & je fis quelques trocs avec 
Séléka, pour des peaux de pallah et pour de l'ivoire, 
Cl dans la soirée je montai au sommet du rocher de 


| quartz sur lequel est située la citadelle de Séléka. 


De là je découvris parfaitement la campagne environ- 
nante; des chaînes de montagnes de moyenne gran- 
deur entourent la forêt dans toutes les directions, 
mais particulièrement vers l’est et vers le sud. 

Le lendemain je me remis en route pour chasser 
les éléphants ; j'étais accompagné d’une grande par- 
tie de la tribu de Séléka. Je suivis le bord de la ri- 
vière de Lepolala, que nous finimes par traverser. 
Après avoir franchi quelques milles dans une région 
peu fréquentée par les animaux que nous cherchions, 
nous découvrimes un énorme lion d'une hardiesse in- 
croyable qui protégeait une lionne et une troupe de 
petits lionceaux. Je l'avais déjà dépassé d'environ 
soixante mètres, et me trouvais un peu au dessus 
de lui sur la colline avant d’avoir deviné sa pré- 
sence: mais il se trahit en poussant d’aflreux rugisse- 
ments. 

I] s’avanca hardiment, la gueule ouverte, vers les 
iudigénes qui prirent la fuite devant lui : la lionne 
s’échappa alors avec ses petits. Quelques-uns de mes 
chiens ayant attaqué le lion, il se retourna alors sur 
eux, puis suivit doucement sa compagne, en rugis- 
sant d'une manière effrayante. 

Nous craignimes que tout ce bruit n’eût donné Va- 
larme aux éléphants et qu’ils ne se fussent éloignés ; 
mais, quand nous etimes atteint le versant de la 
colline, à un endroit d'où l'on voyait oin, nous 
pümes apercevoir une troupe d'éléph 
avec leurs petits qui étaient de diff 
seurs; puis, à environ un demi-mille vers 
autre troupe des mêmes quadrupèdes. Je désirais at- 
taquer les derniers, et pourtant je cédai aux instances 
des indigènes qui m’engagérent à m'en tenir à ceux 
qui étaient plus près de moi. Les chiens ayant séparé 
de ses compagnons un bel éléphant qui portait de 
longues défenses d'une blancheur éblouissante , je 
me lancai au galop sur lui, et tirant sans mettre pied 
à terre, je l’abattis en Jui envoyant une seule balle 
au défaut de l'épaule. 

Le 17 nous marchames vers le nord-est et nous nous 
arrétdmes sur le Limpopo. Je tuai ce jour-là deux ma- 
enifiques éléphants et un hippopotame et je combattis 
presque seul depuis onze heures et demie jusqu’au 
coucher du soleil. Avant d’expirer ces trois bêtes 
avaient reçu cinquante-sept balles. Le 17 je parcou- 
rus environ cinq milles. et le jour suivant je montai 
à cheval, en descendant la rivière. J'aperçus bientôt 
un spectacle des plus surprenants et des plus intéres- 


sants pour un chasseur. 

Sur le promontoire sablonneux d'une île se trou- 
vaient environ trente hippopotames et leurs veaux, 
tandis que dans l'étang opposé, et un peu plus bas que 
les premières, étaient aussi vingt autres femelles, dont 
les têtes et les dos paraissaient à la surface de l'eau. 
À peu près cinquante mètres plus loin étaient huit ou 


thes 


LA VIE AU DESERT. 


dix immenses hippopotames ; je pensai que c'étaient 
des mâles. A cent mètres plus bas, vers le milieu du 
courant, je vis un autre troupeau composé de huit a dix 
femelles avec leurs veaux et deux gros taureaux. 

Les femelles se tenaient très-rapprochées les unes 
des autres. Leur posture favorite était d'appuyer leur 
tête sur leur camarade. Ces troupeaux étaient suivis 
d'une mul itude de rhinocéros qui, en m'apercevant, 
firent tous leurs efforts pour répandre l’alarme parmi 
les hippopotames. J'étais décidé, si c'était possible, 
à choisir un beau mâle au milieu de tous ces animaux. 
Avant de faire feu je restai là deux heures, duraut les- 
quelles j'examinai attentivement leurs têtes, derrière 
Pepais buisson qui me cachait. 

Après avoir fait mon choix, je tirai sur un superbe 
taureau ; qui fut tout de suite étourdi, plongea, et na- 
gea en rond, en se dirigeant vers l'étang jusqu'à ce que 
je l'eusse achevé en tirant encore deux fois sur lui. Fous 
ces animaux étaient maintenant fort efrayés. Les hip- 
popotames les plus hardis étaient devenus prudents, et 

‘he montraient plus que le bout de leur museau, et 
quelquefois seulement leurs narines. Quant aux plus 
jeunes ils n'étaient pas aussi timides, et se hasar- 
daient davantage; si j'avais voulu, j'aurais tué une 
grande quantité des derniers, mais ce n'était pas ce 
que je désirais. Il y avait encore une autre difliculté, 
qui était de m’emparer de mes victimes. 

Je me décidai done à tirer seulement sur les gros 
animaux. Quand le soleil se coucha, je n'avais abattu 
que cing magniliques hippopotames, quatrefemelles et 
un male. Quatre ou cing grièvement blessés se débat- 
taiont et perdaient leur sang dans l'eau. 

Le lendemain j’aliai sur le bord de la rivière avec 
une paire de bœufs; je tirai de l'eau une des femelles, 
et la plaçai de manière à ce qu’elle sechat. Dans cette 
journée j'en tuai deux autres, mais elles étaient de- 
venues trés-prudentes et très-rusées. J'en aperçus au 
moins trente qui se chauflaient au soleil. 

Le 20 je descendis à cheval le bord de la rivière jus- 
qu'à l'étang, et je tuai deux magnifiques hippopotames. 
Je découvris aussi un piége tendu par les Bakalaharis 
pour tuer ces animaux. Il consistait en une pointe 
aiguë qui était empoisonnée ; elle était attachée soli- 
dement au bout d'un épais bloc de bois convert d'é- 
pines; ce bloc avait & peu près quatre pieds de 
longneur et cinq pouces de diamétre#@æformidable 
engin était suspendu au milieu d'un sentier que sui- 
vaient les hippopotames, à une hauteur de trente pieds 
au-dessus de la terre; il était retenu par une corde 
faite d écorce d'arbres qui passait sur une branche 
très-élevée, et tenait par une cheville, Une autre che- 
ville se trouvait en face de l'autre côte du sentier, et 
la corde y était également attachée. 

A la corde étaient fixées deux enrayures construites 
de telle manière que, lorsque les hippopotames ve - 
naicnt frapper contre la corde placée à travers le sen- 


107 


tier, le pesant bloc était mis en liberté et tombait avec 
force ; ses dards empoisonnés causaient des blessures 
mortelles et certaines. Les os et les dents qui jon- 
chaient la rive altestaïent le saccès de cette dangereuse 
invention. Je restai dans le voisinage de cet étang pen- 
dant plusieurs jours, durant lesquels je ne tuai pas 
moins de quinze superbes hippopotames. La plus 
grande partie étaient des mâles. 

Le 28, à la pointe jour, nous remontâmes le cou- 
rant. Le 29 seulement, après des efforts incroyables, 
je pus parvenir à faire passer mes waggons sur l'au- 
tre rive. 

Le 30 je me mis en route de grand matin. Séléka, 
ses hommes et les Baquainas que j'avais pris à mes 
gages restèrent près de moi jusqu'au moment où je 
passai le Limpopo, puis tous s'en retournèrent dans 
leurs foyers : aucun des indigénes ne voulut demeurer. 
Je descendis la rive nord-ouest, et bientôt nous flies 
rejoints par des Bakalaharis, dont le nombre augmenta 
à mesure que nous avancions. Ce jour-là j eus l'heu- 
reuse chance de tuer cinq superbes hippopolames. 

Dans toutes mes expéditions de chasse, mes che- 
vaux et mes bœufs ayant été épargnés, aussi j'étais 
devenu insoucieux, et j'avais pris la mauvaise habitude, 
après lecoucher du soleil, deleslaisser pañtreautourdes 
waggons. Jeme vantais souvent de ma bonne fortune. 
et j'avais coutume de dire que les lions sachaut que | 
bétail m’appartenait, s'empressaient de le respecter . Je 
reçus cette nuit là une cruelle leçon ; on chercha inu ti- 
lement les chevaux. 

Le jour suivant, deux heures après le lever du soleil, 
mes chevaux n'avaient pas été aperçus. J'ordonnai 
done à John Strofulus et à Hendrick de prendre des 
brides, une provision de viande, et de suivre lestraces. 
Je voulus connaitrelechemin qu'ilssuivraient, etm'at- 
mant de ma carabine je les accompagnai. Vers l'ouest 
je remarquai quelques vautours, puisj'entendis la voix 
des indigènes : je me dirigeai promptement de ce côté, 
et j'aperçus avec horreur les restes de mes chevaux 
préférés et les plus précieux, Block Jock et Schwart- 
land; ils avaient élé horriblement déchirés et à moitié 
dévorés par un troupeau de lions. Le premier était un 
magnifique cheval de chasse qui valait 24 livres. 

Le second, quoique plus âgé, n'était pas moins 
précieux; c'était peut-être le meilleur cheval du sud 
de l'Afrique. H ne connaissait point la peur et s'ap- 
prochait à ma volonté d'un lion, d'un éléphant ou de 
tout autre gibier. Monté sur lui, l'année précédente, 
j'avais tué presque tous mes éléphants, J'en pronais 
tant de soin que je ne m'en servais que lorsque nous 
avions trouvé dés éléphants; puis immédiatement 
après le combat je mettais pied à terre atin de ne pas 
le fatiguer. 

Le cœur serré, je détournai les yeux do cette péni- 
ble scène, Je revins au camp très abattu. Dans l'après- 
midi ie découplai tous mes chiens, et me mis à la re- 


108 


LA VIE AU DESERT. 


cherche des lions : mais je ne les trouvai pas. 

Une quantité considérable d'indigènes du sud- 
ouest, les Bamalettes, me visilérent dans l’après- 
midi; ils desiraient obtenir de la chair et cherchaient 
à m’engager à fa re du commerce avec eux. Ils avaient 
aperçu trois de mes chevaux : les autres furent de- 
couverts par mes hommes à l'endroit où la veille nous 
avions traversé la riviere. Au coucher du soleil je 
copstruisis un kraal tès-solide pour mes bestiaux et 
les y enfermai. 

Bientôt après une troupe de lions arriva sur les traces 
de mes chevaux; ces voleurs s’imaginaient pouvoir 
recommencer la tragédie de la nuit précédente, et ils 
se battirentavec mes chiens de la mavière la plushardie 
jusqu'à lz pointe du jour. Les bestiaux étaient très ré- 
tils ; is firent tous leurs efforts pour s'échapper, mais 
le kraal était solide et c'est ce qui les préserva. 

La matin je descendis le courant, suivi par au moins 
deux cents naturels. À mesure que les waggons avan 
caient je trouvais moi-même un autre cheval; c'était 
une belle et jeune jument, qui était tombée dans un 
piège tendu par les Bakalaharis. Elle etait suffoquée 

Le 5 j'aperçus un grand troupeau de trente hippo- 
potames ; j'en blessai sept ou huit à la tête, et j en tuai 
deux, un male et une femelle; nous les retrouvames 
tous les deux le lendemain. Pendant la nuit les lions 
se batlirent avec mes chiens jusqu'au matin, ets avan- 
cérent hardiment jusqu'auprès du feu des naturels qui 
étaient couchés autour de mon camp. 

Le jour suivant, je montai à cheval, et me dirigeai 
vers l'élang où j'avais trouvé mon dernier gibier. 
Quand les waggons se furent mis en marche, je vis le 
chef des Bakalaharis du kraal près duquel ma jument 
avait péri causer avec le conducteur de mon bétail en 
des termes qui me parurent fort intimes. La mort de 
mon cheval pouvait être attribuée à la malveillance 
ou à la négligence, car les piéges étaient restés cou- 
verts, et le bétail avait été attiré à paître au milieu 
d'eux. 

Je jugeai convenable de faire un exemple avec cet 
homme : j'appelai Dove mon domestique anglais pour 
qu'il m'aidàt, Chacun de nous prit un bras du coupa- 
ble, puis j ordonnai à Hendrick de le flageller avec un 
fouet fait avec du cuir d'hippopotame; après cela ji 
le sermonnai, et le prey ins que, si, à l'avenir, les trous 
n'élaent pas ouverts, je le traiterai$ encore plus sé 
vérement, 

Celle punition eut un effet salutaire, tous les pié- 
ges qui se trouvaient sur le bord de l'eau furent ou- 
verls sur mon passage, chose que je n'avais jamais 
remarquée chez les tribus des Bechuanas. Dans la 
pres midi je descendis encore le long du fleuve et J 
visilas quelques Clangs. Je blessai trois ou quatre hip- 
popolames et jen toat un, dis nous en apercumes 


au moms une trentamne, 


XXIV 


Voyage en descendant le Limpopo. — Un lion emporte un de mes 
hommes. — La mouche Tsetse. — La fontaine de Pavepa. — 
Chasse au lion avec des chiens au clair de lune.— Une troupe 
de lions. 


Je pris la résolution de ne plus chasser d’hippopo- 
tames pendant quelque temps et de hater mon 
voyage Dans cette intention je suivis le bord du 
Limpopo jusqu'au coucher du soleil, et fus très- 
étonné en voyant le nombre d hippopotames qui sem- 
blait augmenter tandis que je descendais le courant. 
Chaque étang avait son troupeau: ils n'étaient pas 
effrayés, et me permettaient d'approcher jusqu'à 
quinze mètres. Dans la matinée je reconnus Pab- 
sence d'une certaine quantité des naturels que j'avais 
pris à mes gages; ils craignaient de recevoir un chà- 
timent semblable à celui que j'avais infligé au chef 
des Bakalaharis, et avaient pensé convenable de s'é- 
loigner. 

Le 8 nous nous mimes en route dès la pointe du jour. 
Après avoir franchi quelques milles, nous arrivames 
près du Lotsane, rivière dont le lit est plein de gra- 
_vier; on n'ytrouve d’eau que dans quelques endroits. 
C'est l'état de presque toutes les rivières du pays des 
Bamangwatos. 

Il y avait la, beaucoup d'empreintes d'éléphants ; 
les naturels me prièrent de m/arréter et de chasser : 
je fis done une halte. Le lendemain au matin je re- 
vins sans avoir trouvé une seule trace fraîche. 

Je rencontrai en ce lieu, mes amis de Bamang- 
wato, Mollveon et Kapain, qui avaient des hommes 
avec eux. J'étais bien aise de les voir, car je savais 
qu'ils pourraient m'être utiles dans ma chasse et me 
servir de compagnie. 

Le 10 js montai à cheval, descendis la rivière et 
trouvai les hippopotames de plus en plus abondants. 
Les deux rives étaient aussi foulées par les pas d'élé- 
phanis, de rhinocéros, de bufiles. Après avoir par- 
couru à peu près six milles, je découvris des traces 
fraîches d'un troupeau d'eléphants; après les avoir sui- 
vies quelque temps les naturels les perdirent de vue. 
A une courte distance devant nous s'élevait une colline 
rocailleuse du sommet de laquelle je découvris un im 
mense troupeau d'élephauts qui se dé alteraient, dans 
un large espace ouvert, à l'eau d'une riviere qui à son 

| confluent dans le Limpopo. Les naturels l'appel- 
lent le Suking. 

Nous fimes un détour et arrivames près de ce 
beau troupeau, le plus grand que j'eusse jamais vu; 


LA VIE AS DÉSERT. 


j'avais plus de cent éléphants devant moi. C’etaien! 
principalement des femelles et leurs petits; cepen- 
dant je déconvris un mâle magnifique, porteur de 
très-belles défenses. Nous n’étions plus qu'à ving! 
mètres des énormes quadrupédes, et. quoique aucun 
arbre ne nous séparât d'eux, ils ne faisaient pas al- 
tention nous. 

A la fin je visai l'éléphant à l'épaule ; puis, comme 
il fuyait en mugissant, je m'élançai sur sa trace 
I! trébucha, tomba sur le granit glissant du rocher, 
puis marcha d’un pas que je pouvais à peine suivre 
sur ce terrain dangereux. Par bonheur mes chiens 
vinrent à mon aide, et je le tuai au bout de quelques 
minules, après avoir tire huit ou dix coups de fusil 
sur lui. 3 

Le lendemain j’abattis un autre éléphant mâle et un 
rhinoceros blane Le 42. dans l'après-midi. je tombai à 
Vimproviste près d'un eléphant d'unegrosseur extraor- 
dinaire qui alla se réfugier dans un long fourré im 
praticable, où il était impossible de pénétrer à cheval. 
Je fus obligé de le chasser à pied, et il reçut trente 
balles avant d’expirer. Ce combat fut acharné et dan- 
gereux ; il dura près de deux heures. 

Le 15, j'étais trés-maiade; cependant vers l'après- 
midi je descendis le long du courant; je tirai sur deux 
hippopotames. Dans la soirée j'étais plus mal encore : 
aus i je me saigpai moi-même. Toute la nuit je souf- 
fris d'une forte fièvre. 

Le 18, après avoir pris congé à Bamangwato de 
Mollyeon et de Kapain, qui ne voulurent pas m'ac- 
compagner plus loin, nous partimes et nous descen- 
dîmes le Limpopo. 

Le 22, de bonne heure dans la matinée. je parcou- 
rus à cheval quelques milles en descendant le cou- 
rant. Un indigène me suivait dans un sent er très ro- 
cailleux, battu par les éléphants. Tout à coup je me 
trouvai à dix mètres d'un vieux baffle, qui s'élança sur 
moi: sans la vitesse de mon cheval je n'eusse pas 
échappé. Dans son acharnement il perdit pied, tomba 
avec une grande violence, se releva, puis se retira 
en boitant. 

La fièvre ne me quittait pas. Les indigènes avaient 
deserté, je me déterminai à retourner au logis Le 
21 j'ordonnai à mes hommes de tout preparer pour 
notre depart et de retourner sur leurs pas. Une 
troupe de lions ae currée à peu de distance de 
notre camp nous soohaita un bon voyage. Leurs ru- 
gissements me parurent un mauvais présage, peut- 
être à cause de l'état de mes nerfs, I me semblant 
les enteudre me dire « Oui, vous faites bien de vous 
en aller; vous êtes venu à une assez grande dis- 
tance. » 

J'avoue que j'aurais été inquiet sous plusieurs rap- 
ports de continuer ma route. En premier lieu, les na- 
turels m'avaient parlé des Masolekatses, qui rési- 
duicnt près de l'endroit où nous étious; on m'avait dit 


109 


qu'ils m’assassineraient probablement pour s’empa- 
rer de ce que je possédais. On m'avait aussi ellrayé 
au sujet des bestiaux, en m’entretenant de la mouche 
appelée « tsetsé » ; puis j'avais aussi certaines raisons 
de croire que le pays, si nous avancions, serait tres- 
malsain pour les hommes. 

Mes compagnons recurent avec plaisir l'ordre de 
relourner en arrière ; nous marchâmes jusqu'au cou- 
cher du soleil et nous campâmes près du Mckojay, 
à l'endroit où les Bamangwatos nous avaient quit- 
tés. 

Le 27 nous arrivames à un petit village des Baka- 
laharis. Ou m'apprit que les éléphants étaient nom- 
breux sur l'autre rive. En conséquence je placai mes 
waggons sur le bord, à trente mètres de la rivière, 
et à environ cent metres du village. Lorsque nous 
fûmes arrêtés, nous construisimes un kraal avec des 
arbres entremêlés d'épines, précaution que j'avais 
grand soin de prendre depuis que le 4% du mois, les 
lions m’avaient emporté mes chevaux. 

Je mettais là mes bestiaux en :üreté, j'y epfermais 
mes deux waggons, et mes chevaux étaient attachés en- 
tre les roues de derrière des lourds vehicules. Moi qui, 
pendant longtemps, n'avais eu aucune peur des Lions, 
je devais encore recevoir une terrible leçon, et cette 
nuit méme il se passa dans mon camp une horrible tra- 
gedie, capable de glacer le sang dans les veines. 

Je travaillai jusqu'à la chute du jour avec fHen- 
drick, le conducteur de mon premier waggon. Je 
coupai des arbres, les apportai au kraal, et quand 
tout fut prépare pour le bétail, je m’occupai à me 
faire de la tisane d'orge; puis je fis du feu entre les 
waggons et la rivière, près du bord de l'eau, sous un 
ombrage épais, ne construisant aucune espèce de 
kraal autour de la place où nous devions nous re- 
poser. 

Les Hottentots, suivant leur coutume, se conten- 
taient d'un abri sous des arbres touflus et ils allu- 
merent leur feu à environ cinquante mètres du mien. 
La soirée se pissa gaiement. 

Dès que l'obscurité fut venue nous entendimes des 
éléphants briser les arbres de la forêt voisine. Une 
fois ou deux j'allai dans les tenèbres, à quelque dis- 
tance du brasier, pour les écouter, Je me doutais peu 
du péril imminent auquel je m'exposais; je ne 
pensais pas qu'un lion etait là, gueltant l'occasion 
de s’elancer au milieu de nous. 

Trois heures après le coucher du soleil j'appelai 
mes hommes pour qu'ils vinssent prendre leur cale ; 
après souper, trois d'entre eux, John Stofulus, Hen- 
drick et Ruyter, retournèrent avant leurs camarades 
près du feu et se couchérent. Les deux premiers étaient 
étendus dans une couverture d'un côté du brasier, le 
dernier de l'autre côté, En ce moment je prenais un 
peu d'orge tout en me chauffant; mon feu n'était pas 
très-ardent. Vu la proximité du village le bois etait 


440 


LA VIE AU DESERT. 


rare. La nuit était froide, sombre ; le vent soufflait. 

Tout à coup le rugissement d’un lion en colère par- 
vint à mon oreille ; il n'était qu'à quelque distance. 
Ce rugissement fut suivi des cris des Hottentots, puis 
le rugissement meurtrier d'attaque se répéta. Nous 
distinguames les cris de John et de Ruyter. Pendant 
quelques instants nous pensdmes que le lion chassait 
un des chiens autour du kraal, mais quelques minutes 
après Stofulus s'élança au milieu de nous, sans pouvoir 
prononcer une parole, tant était grande sa terreur ; 
ses yeux sortaient de leur orbite. Enfin il s’écria : 

« Le lion! Je lion! Il a emporté Hendrick; il l’a 
enlevé près du feu à côté de moi. J'ai frappé à la tête 
le terrible animal avec des brandons allumés, mais 
il n'a pas voulu lâcher sa proie. Hendrick est mort! 
Oh! mon Dieu! Hendrick est mort! Prenons du feu, 
allons à sa recherche! » 

En entendant ce récit tous mes hommes se préci- 
pitèrent de côté et d'autre, poussant des cris comme 
s'ils élaient fous. 

Je devins furieux en les voyant agir ainsi, et je leur 
dis que, s'ils ne se tenaient pas tranquilles, le lion 
emyporterait probablement un autre de nous, car il était 
vraisemblable qu'il y avait uve troupe de ces animaux 
feroces aux envirous. J’ordonnai alors qu'on lâchât 
les chiens, et que le feu füt attisé autant que possible. 
Jappelai ensuite très-fort Hendrick, mais l'infortuné 
ne répondit pas. 

Je chassai les chiens devant moi; puis je fis tout 
apporter dans le kraal où étaient les bestiaux, et j'en 
fermai l'entrée aussi bien que je pus : aller au secours 
du mourant était une tentative inutile. 

Pendant toute la nuit mes gens terrifiés s’assirent 
autour du feu, avec des fusils à la main, se figurant 
à chaque instant que le lion allait de nouveau s'é- 
lancer sur nous Quand les chiens furent en liberté, 
au lieu d'avancer sur le lion assassin, ils en attaquè- 
rent courageusement un autre, et combattirent en dé- 
sespérés pendant quelque temps. Ils le suivirent en- 
suite, allèrent à lui, nous indiquèrent sa position, et 
aboyérent jusqu'au jour. 

Le lion, de temps à autre, s'élancait contre eux et les 
reconduisait vers le kraal. L'horrible monstre avait 
emporte Hendrick dans un petit creux derrière l’épais 
buisson près duquel le feu était allumé, et séparé seu- 
lement de quarante métres de nous, il l'avait dévoré 
Sans s'inquiéter de notre voisinage. 

J'appris que le malheureux s'était levé pour aller 
enfermer un bœuf; le lion, qui le guettait, le laissa se 


recoucher, puis se précipita sur lui et sur Ruyter, 


tout en rugiseant : il l'avait saisi dans ses grilles, le 
mordant à ta poitrine et à l'épaule et en cherchant son 


Li e 
cou: lorsqu'il Veut trouvé, il l'entralna en arriére, 


pr d'un buisson, sous | ombrage. 

Quand le monstre se fot étendu sur ga victime, Hen- 
" , 
dric! cria dune voix faible: « Au secours ! au se- 


cours! Mon Dieu! mes amis, à mon aide! » Puis 
tout redevint silencieux ; seulement ses camarades en- 
tendirent les os de son cou qui craquèrent entre les 
dents du lion. Jolin Stofulus était couché, le dos au 
feu, du côté opposé. Dès qu’il eut perçu le rugissement 
du lion, il saisit un branden enflammé 
terrible animal à la tête; mais celui-ci n 
attention. 

. Le Bushman lui échappa, par bonheur, ear le lio 
lui avait fait deja deux blessures avec ses griffes. 

Lorsque le jour parut, nous entendimes le lion qui 
traînait quelque chose dans Je fourré sur le bord de 
l'eau ; nous fimes sortir les bestiaux du kraal et nous 
avancimes pour visiter l'endroit où s'était passé l’hor- 
rible drame. 

Dans le ravin où le monstre avait dévoré sa proie, 
nous trouvames une jambe d'Hendrick, coupée au- des- 
sus du genou ; le soulier était encore au pied, | herbe 
et les buissons étaient couverts de sang, et des frag- 
ments @habits se voyaient çà et la. Pauvre Hendrick! 
je connaissais bien cet habit ; j'en avais souvent vu des 
morceaux dans les broussailles, quand les éléphants le 
poursuivarent! Hendrick était mon meilleur serviteur. 

C'était un homme d’un caractère gai, un cocher 
sans égal, courageux à la chasse, très-actif, bon, 
obligeant. Nous déplorames tous vivement sa perte. 
Mon cœur était oppressé; je ne pouvais rester près 
des waggons ; je résolus d'aller à la recherche des élé- 
phants pour chasser mes idées noires. Je les avais en- 
tendus dans la matinée briser les arbres sur la rive 
opposte. Après avoir ordonné à mes gens de con- 
sacrer la journée à fortilier le kraal, je partis avec 
Pict et Ruyter qui devaient me suivre, Après avoir tra- 
versé la rivière, nous aperçümes les traces encore 
fraîches d'une troupe d'éléphants mâles ; malheureu- 
sement ils se joignirent à une troupe de femelles, et ° 
quand nous approchames, les chiens attaquèrent ees 
dernières; les autres s’éloignèrent avant que nous 
cussions pu les aperçevoir. Les chiens s’attachèrent 
à un très-bel éléphant; je Vabattis en tirant deux 
fois du haut de ma selle. 

Comme je désirais retourner près de mes hommes 
avant la nuit, je ne suivis pas: plus loin les énormes 
quadrupèdes. Mes gens furent enchantés de me re- 
voir; la peur s'était emparée d'eux : ils craignaient 
qu'enhardi par son succès le lion ne vint les attaquer la 
nuit suivante : mais le sort en avait décidé autrement, 

Il y avaitencore deux heures avant la fin du jour. Me 
sentant ragaillardi, après m'être un peu reposé, je ne 
voulus pas rester inactif; j'ordonnai qu'on sellat les 
chevaux et qu'on allât à la recherche du monstre qui 
avait dévoré Hendrick. 

John et Carey, bien armés, m'accompagnaient. 
Une partie des naturels suivaient avec les chiens, Le 
lion avait traîné les rostes d'Hendrick le long d'un 


sentier qui conduit au bord de l'eau; nous trouvdmes 


LA VIE AU DESERT. 


ail 


des fragments d’habit, et enfin l'habit déchiré. A en- 
viron six cents mètres de notre camp le lit des- 
séché d'un ruisseau joint le Limpopo; dans eet en- 
droit il y a beaucoup d'ombrage, de taillis, des roseaux 


et des arbres morts que la rivière y a déposés pen- 


dant quelque grande inondation. 

Le lion avait quitté ce sentier et était entré fede ce 
ieee rilé;j/étais convaincu que nous n’élions pas 
loin de lui. Je commandai aux naturels de lâcher les 
chiens ; ; ceux-ci avancèrent avec précaution en suivant 
les traces; une minute après ils s’élancèrent en 
aboyant avec furie; leurs poils se hérissaient sur leur 
dos; un craquement des roseaux secs suivit immédiate- 
ment cette attaque. C'était le lion qui se sauvait. 

Plusieurs chiens, trés-effrayés, revenaient continuel- 
lement en arrière, mais moi je les poussais en avant 
et les renvoyais sur le lion. Le vieil Argyll et Blés se 
mirent à la tête de leurs camarades, etalors commença 
une chasse des plus animées, dont la conclusion fut 
la seule vengeance que je pouvais désirer. Le lion suivit 
la rivière pendant quelque temps. à 

Il se détourna pour traverser des buissons épineux 
les plus couverts qu'il pat rencontrer mais ils étaient 
cependant assez ouverts. En deux minutes les chiens le 
rejoignirent; il se retourna alors aux abois, et comme 
j'approchais, sa tête se dirigea de mon côté : il tenait 
Ja gueule ouverte et rugissait fièrement, tandis que sa 
queue s’agitait de côté et d'autre. 

En apercevant l'animal féroce mon sang bouillonnait 
de rage, mes dents claquaient; je lancai mon cheval 
en avant. Quand je fus à trente mètres de lui, je m'é- 
criai : « Tu vas mourir, mon vieux lion! » et plaçant ma 
carabine sur mon épaule, j’attendis qu'il se retournat. 
Une seconde après il se placa dans une position con- 
venable et je lui envoyai une balle à travers l'épaule. 1 
tomba sous le coup, puis se releya; je l’achevai en lui 
lançant une autre balle dans la poitrine. Les naturels 
avancérent alors joyeux et émerveillés. J'ordonnai à 
John de lui couper la tête et les pattes de devant et de 
les porter aux waggons. Je montai à cheval, galopant 
vers le camp dont j'avais été absent pendant un quart 
d'heure, Quand les femmes des Bakalaharis surent que 
le lion qui avait dévoré un homme, était mort, elles 
dansérent de plaisir en m’appelant leur père. 


Le 6 septembre nous n'avions plus de viande; je me | jour-la ce qu'aucun de mes hommes n'eût osé faire à 


rendis près de la rivière pour tuer un hippopotame. 
Bientôt j'en entendis derrière moi un troupeau qui 
mugissait en s'ébaltant dans l'eau : j'avais passé près 
d'eux sans y faire attention. 

Je ne fus pas heureux, car j'en blessai six ou sept 
et n'en tuai pas un seul. À midi je me rendis près d'un 
étang que les hippopotames fréquentaient souvent; 
il était à un mille plus bas que mes waggons. d'en 
Wouvai là un troupeau d'au moins une trentaine cou- 
chés sur les rochers au milieu de la rivière; je tirai 
sur le plus beau mâle et sur deux magniliques fe- 


| 


melles et les tuai. Je fus occupé à les préparer une 
partie de Ja journée du lendemain, el nous les pen- 
cimes sur des rênes de bœuf attachées entre les ar- 
bres. Dans la soirée, beauconp de Béchuanas de Sé- 
leka vinrent au camp. 

Le 8, en revenant près de mes hommes, j'appris 
que Lion, mon meilleur chien, avait été dévoré par 
un crocodile qui fréquentait l’endroit où nous allions 
chercher de l’eau. Ce même jour un de mes chevaux 
lait mort de maladie. Le chasseur africain doit s'at- 
tendre à ces accidents, qui arrivent continuellement. 

Je montai à cheval de bonne heure, et, avec les 
hommes de Séléka, nous allâmes à la recherche des 
éléphants. Nous traversames le Limpopo et suivimes la. 
direction de l’est, à travers la forêt. Là j'eus le mal- 
heur de rencontrer dans les montagnes la fameuse 
mouche « tselsé, » dont la morsure cause une mort 
certaine aux bœufs et aux chevaux. C'est le fléau du 
chasseur; elle ressemble au taon d’Eeosse, quoique 
un peu plus petite. Les tsetsés sont très-vives et très- 
actives ; elles fondent sur les chevaux par essaims 
comme les abeilles, elles volent par centaines, et 
sucent leur sang. L'animal ainsi mordu dépérit et 
meurt dans une période qui varie d’une semaine à 
trois mois. 

Le 10 le chef des Boolway, petit homme, quoique 
très-fort, et d'une physionomie agréable, arriva avec 
une suite nombreuse. 

Après avoir chassé trois ou quatre jours sans suc- 
ces, je résolus, Je 44, par un magnifique clair de 
lune, de tenter ma bonne chance avec les éléphants 
près des fontaines. Jemmenai avec moi Carey qui 
portail sa grosse carabine et je ne pris qu’une arme à 
cyliñdre. 

Nous traversämes le Limpopo: je m'aventurai seul 
en avant pour explorer et me trouvai tout à coup près 
de deux magnifiques éléphants mâles. Je n'avais ni 
chiens ni fusils. Je me décidai pourtant à ne pas en 
perdre un de vue, quoique je fusse monté sur un che- 
val harassé de fatigue. 

IL serait trop long de décrire tous les tours et dé- 
tours que je fis pour suivre l'animal dans les charges 
qu il faisait. Certes je remplis mon devoir et je m'atta- 
chai à lui comme un chien à un cerf. J'entrepris ce 

place. A la fin je me sentis tellement épuisé, et je 
vis mon cheval tellement fatigué, que je compris que 
ce jeu ne pouvait pas durer plus longtemps. 

Cependant on venait à mon aide Carey et Mat- 
chuisho, avec un grand nombre de naturels, suivaient 
soigneusement l'empreinte des pas-de ma monture, 
Le son de ma voix enroude parvint aux oreilles de 
Carey et tout de suite il recommanda à ses compa- 
gnous d'observer le plus profond silence, I evouta 
très-attentivement. Mon second hallali fut entendu ; 
Cooley et Affriar, deux bons chiens, quittèrent imme- 


412 


LA VIE AU DESERT. 


NN 


diatement la meute pour accourir près de moi 

Ma joie fut extrème quand j'aperçus Cooley. Deux 
minutes apres Carey me preseutail son arme et du haut 
de ma selle je tirai sur l'éléphant. Je lui envoyai jusqu'à 
sept balles dans le cœur; en recevant la dernière il fit 
une courte charge, demeura tremblant pendant quel- 
ques secondes, puis tomba en avant sur la poitrine el 
expira Les défenses de cetanimal répondaient à l'idée 
que je m'étais faite de leur valeur; l'une, comme d'ha- 
bitude, était plus belle que l'autre; et je n’avais jamais 
vu les pareilles qu’une seule fois. Je me couchai pour 
me reposer, el celte nuit-là je fus le plus heureux des 
mortels. 

Le lendemain un de mes chevaux mourut; il avait 
été mordu par les tsetsés, dans la chaîne de monta- 
tagnes qui conduit au sud de la fontaine. La tête et 
le corps du pauvre animal enflèrent d'une manière 
horrible avant qu'il ne mourût; ses yeux étaient telle- 
ment gonfles qu'il n’y voyait plus et il hennissait pour 
appeler ses camarades qui étaient près de lui. 

Le 17 septembre je me decidai à quitter Seboono 
el à avancer avec quelques Bakalaharis pour me ren- 
dre près d'une source qui, quoique petite, était très- 
renommée. Elle était située à environ six milles vers 
le sud-est; les naturels l’appellent la fontaine de 
« Papa ». Je trouvai de nombreux sentiers couverts 
qui y condu saient, et en avançant je remarquai des 
traces fraîches d'élephants et de rhinocéros. Je conti- 
nuai ma route afin de choisir le meilleur endroit pour 
creuser un trou afin de nous mettre à l'affût pendant 
la nuit. Il eut été impossible d'empêcher quelques 
animaux de nous découvrir, car les sentiers aboutis- 
saient tous en cet endroit. 

Le vent soulflait de l'est; je me placai done au sud- 
ouest de la fontaine, qui n'a pas plus de vingt mètres 
de longueur et de dix de largeur. Le côté ouest est 
bordé de rochers qui s'élèvent à environ cinq pieds de 
hauteur; le sommet de ces rochers est de niveau avec 
la vallée voisine. La tous les éléphants viennent 
boire, comme s'ils craignaient de marcher sur les 
bords boueux qui se trouvent sur les autres côtés 
de la fontaine. 

Notre affut était à six ou huit mètres des rochers ; 
i] était construit dans un cercle de buissons si rappro- 
chés les uns des autres qu'ils formaient presque une 
haie d'environ trois pieds de haut; sur le faite etaient 
placées de lourdes branches mortes auxquelles nous 
suspendimes nos carabines, Le-tout était retenu par de 
petites bandes d'écorce couvertes d'épines. 

La journée étant favorable pour amener le gibier près 
de nous, le soleil était brûlant, et toute l'après-midi il 
soullla un vent sec et chaud, Je dis à Carey que nous 
elions sûrs de faire une bonne chasse pendant la nuit. 
J'avais raison, car, sans aucun doute, nous etimes la 
plus belle et la plus étonnante chance dont un homme 
Pulse JAMAIS KG rejour 


Comme nous nous dirigions vers notre cachette, 
nous vimes une magnifique girafe mâle, deux jackals, 
des poules de Guinée, des perdrix, deux ou trois sortes 
de pigeons, des tourterelles, eLune quantité innombra- 
ble de petits oiseaux. [ls venaient boire de tous côtes. 
Quelques minutes après le soleil se coucha, la lune 
se montra; elle etait dans son plein : le ciel était clair, 
on n'apercevait pas un nuage à l'horizon. & 

Quelques instants après notre installation, nous 
entendimes les pas d'un animal qui venait du côté de 
l'est; c'était probablement un rhinocéros noir. Il ap- 
procha de notre affut jusqu’à près de dix mètres, et 
nous observa avec ses yeux fins : il avanca enfin douce- 
ment pour mieux nous voir. Je m’élancai et agitai un 
long baton tout en criant, ce qui sembla seulement 
amuser le « boselé » car il s’arréta à quatre mètres 
de nous, en nous menaçant de ses cornes. Il resta 
ensuite à la même place jusqu'à ce que je lui eusse 
jeté un morceau de bois. Les rhinocéros sont difficiles 
à mettre en fuite : la meilleure manière c'est de leur 
lancer une pierre. Les chasseurs emploient ce moyen 
quand ils ne veulent pas décharger leurs armes. 

Dès que le rhinocéros se fut éloigné quatre éléphants 
males s’avancerent du côté du sud; ils marchaient 
doucement jusqu’à ce qu'ils ne fussent plus qu’à vingt 
mètres de nous. Le premier fut plus hardi, car il vint 
à portée de nos lourdes carabines. Il leva sa trompe 
el nous tirâmes sur lui, en l’atteignant près du cœur. 
Ma grosse carabine éclata dans les mains de Carey; 
elle faillit nous tuer tous les deux ; l'éléphant parvint 
à s'échapper, et se-retira en toute hate vers la fort. 

Nous nous recouchâmes dans notre trou et n’atten- 
dimes pas longtemps avant d'apercevoir trois magnifi- 
ques éléphants mâles qui étaientexactement à la même 
place où nous avions vu le premier ; ils suivaient le 
même chemin. Nous fimes feu ensemble et envoyames 
nos balles au cœur de ce'ui qui nous semblait être le 
conduct 9p. Il courut à deux cents mètres, poussa un 
e et tomba. Un de ses camarades, grand et 
vieux, avança doucement, avec prudence, et nous pü- 
mes lobserver s'approcher de la fontaine. II parais- 
sait se mélier même de la terre qui le portait, car, 
avec sa trompe il sentait et examinait le terrain avant 
de s'aventurer. I restait quelquelois cing minutes au 
même endroit sans oser bouger. 

Enfin, après être allé aux trois côtés de la fontaine 
etélant apparemment satisfait de l'etat dans lequel il 
trouvait toute chose, il s'avança hardiment sur le ro- 
cher situé à l'ouest, vint à six ou sept mètres du ca- 


cri d'agt 


non de nos carabines, se retourna, baissa sa trompe, 
prit une grande quantité d'eau qu'il jeta sur son dos 
et sur ses épaules pour se rafraîchir, puis il com- 
menca à boire ; il aspirait de l’eau avec sa trompe, et 
se la versait dans la bouche. 

Je me déterminai à lui casser la jambe si c'était pos- 
sible; je visai sur ce membre environ au niveau de la 


. LA VIE AU DESERT. 


413 


partie la plus basse de son corps et je fis feu. Carey 
tira dans la région du cœur. Je réussis : et au moment 
où l'animal se retourna sa jambe se rompit en cra- 
quant avec bruit. Il était hors d'état de s'échapper. 
Il resta ainsi immobile près de la fontaine, et ne fit 
qu’un vain effort pour se mouvoir. 

Lorsque je tirai sur un des autres éléphants, une 
étincelle tomba sur un amas de vieux fumier desséché 
qui se trouvait près de notre kraal et attisée par le 
vent, elle forma aussitôt un brasier ardent dont les 
étincelles volaient dans lair. Bientôt deux éléphants 
s’avancèrent par le sentier que les autres avaient suivi; 
le premier était un jeune mâle qui n'avait pas encore 
atteint toute sa grosseur, le second un vieux étalon qui 
portait d'énormes défenses. Ils prirent le même chemin 
que les précédents, mais semblaient disposés à passer 
plus loin de nous; cependant le jeune, en voyant le feu, 
s'avança jusque là et se mit à le sentir avec sa trompe, 
se jetant autour, et semblant enchanté de ce spectacle, 
dont il ne savait que penser. 

Son camarade approchait aussi ; il se placa d’une 
manière qui me parut avantageuse; nous le primes 
par l'épaule et déchargeämes ensemble nos armes. Il 
décrivit plusieurs circuits, les oreilles basses : évi- 
demment il était mortellement blessé. Après cela 
nous tirames encore sur six autres énormes éléphants 
males qui se heurtèrent avec violence en fuyant. Un 
d'eux, lorsqu'il recut la décharge, laissa échapper de 
sa trompe une grande quantité d’eau, puis il releva 
cet apendice en l'air, poussa un cri et disparut. 

Quand le soleil se leva j'allai chez les Bakalaharis 
pour examiner les traces des éléphants que j'avais 
blessés. Quand je m’apereus que la chasse de la nuit 
élait finie je fus très-ennuyé. Neuf fois encore de ma- 
enifiques éléphants mâles vinrent boire ; nous tirâmes 
huit fois à une distance de six à dix mètres; deux 
tombèrent morts près de la fontaine, un autre eut la 
jambe cassée et ne put se sauver; le seul que je 
pensais avoir pu s'échapper était le mâle qui avait les 
larges défenses. 

Mes conjectures étaient fausses ; dans l'après-midi 
nous trouvames ce superbe éléphant étendu sans vie 
près de notre kraal; nos coups avaient porté très- 
loin, nous l'avions blessé aux rognons. Nous ne re- 
trouvames pas les quatre autres éléphants sur les- 
quels nous avions tiré. Celui qui avait la jambe cassée 
avait encore pu faire un mille en quittant la fon- 
taine. Quand nous arriffmes près de lui il fit d'abord 
de vains efforts pour se sauver, et pour nous atta- 
quer : mais voyant que tout était inutile, il resta ac- 
culé contre un arbre, où l'un de mes hommes com- 
menca à l'assaillir. 

Rien n'était plus curieux que d'observer ses mou- 
vements quand mes hommes placés à vingt mètres de 
distance lui lancèrent des bâtons : il ramassait tout ce 
qu'on lui jetait et le renvoyait. Cependant, lorsqu'on 


en vint à lui jeter du fumier desséché d'éléphant, il se 
contenta de le sentir avec sa trompe. A la fin je lui 
tirai quatre coups derrière l'épaule; son corps gigan- 
tesque trembla, il tomba et expira à l'instant. 

Depuis longtemps je pensais qu’au clair de lune, 
aussi bien que dans la journée, on pouvait chasser 
les éléphants à cheval et avec des chiens; mais je 
craignais qu’on ne risquat d’avoir les yeux arrachés 
par les wait-a-bit, et puis les éléphants pouvaient se 
montrer plus actifs ou plus vicieux. 

Cependant la nuit suivante j'en fis l'essai et je menai 
mes chiens dans la forêt sur les traces d’un éléphant 
qui, après avoir bu à la fontaine, y était entré. Ils se 
précipiterent en avant; quelques minutes après nous 
les entendimes aboyer, puis le bruit que faisait l'élé- 
phant arriva jusqu’à nous ; les chiens le suivaient en 
se dirigeant vers les montagnes du sud-ouest. 

Quand l'énorme quadrupède trouva qu'il ne mar- 
chait pas assez vite pour se débarrasser des chiens qui 
le poursuivaient, il commença à tourner, et chercha 
à s'esquiver dans le fourré. Par moment, ii chargeait 
les chiens. Je le suivis d’aussi près que je pus, criant 
de toutes mes forces pour exciter mes levriers, et ceux- 
ci, au son de la voix de leur maître, s'acharnérent 
davantage sur l’animal et le combattirent mieux qu'ils 
ne l’eussent fait dans le jour. Du haut de mon cheval je 
tirai mes deux premiers coups; puis allai près de l'é- 
léphant, et, courant à pied, je lui envoyai, d’une 
distance de quinze à vingt mètres, deux balles qui le 
blessèrent mortellement : j'étais couvert par la pous- 
sière rouge qu'il prenait avec sa ‘rompe et qu'il fai- 
sait voler autour de lui. Enfin il tomba violemment, 
leva sa tête et ses défenses à une hauteur prodigieuse, 
se mit sur le côté et expira. 

Le lendemain au matin, mes munitions étant épui- 
sées ou près de l'être, j'envoyai Carey au camp afin 
d'en rapporter de nouvelles. Je vis mon chien Fran- 
chinez qui revenait suivi par deux chacals. J'étais sûr 
qu'en avançant je trouverais du gibier mort. Quand 
j'eus marché à quelque distance, les chiens accouru- 
rent; un moment après j'entendis le bruit d'un grand 
nombre de pas qui se dirigeaient vers l'endroit où je me 
trouvais. C'était une troupe de lionceaux accompagnés 
d'une lionne etils passèrent près de moi, en précédant 
les chiens. Ils avaient dévoré un rhinocéros blanc que 
j'avais tué deux nuits auparavant. À côté des restes de 
la victime se trouvait un jeune rhinocéros très-gras. 

Le pauvre animal s'imaginait sans doute que sa 
mère dormait, et ne s'inquiétait pas des lions et des 
autres animaux féroces restés près du cadavre pen- 
dant un jour et deux nuits. Les jeunes rhinocéros de- 
meurent ainsi près de leurs mères longtemps après 
qu'elles sont mortes. 

En réfléchissant à la bonne fortune extraordinaire 
que j'avais eue la semaine précédente, je ne pouvais 
m'empêcher de regretter de n'avoir pas pensé plus tôt 

"a 8 


Sak 


LA VIE AU DESERT. 


à poursuivre avec mes chiens les éléphants à cheval 
pendant la nuit. Si j'avais commencé seulement une 
semaine plus tôt je me serais emparé de huit ou dix 
beaux mâles que je savais avoir blessés mortellement. 

L'ivoire de ces éléphants m'aurait rapporté plus de 
deux mille livres. Il m'était pénible de penser que 
plusieurs, si ce n’élait tous, iraient crever et pourrir 
dans la forêt voisine. La seule chance qui me restat 
pour les retrouver était de guetter les vautours ; mais 
ces oiseaux, savent très-bien qu'ils ne peuvent percer 
fa peau du plus fort de tous les quadrupèdes, et ils 
prélèrent rester près des Béchuanas, qui, chaque jour, 
éuent beaucoup de gibier. 

Touten medésolantdela perte des éléphants blesses, 
je reconnus que, pendant la dernière semaine, j'avais 
=%é plusieurs fois favorisé par le sort. J'avais un grand 
sombre de dépouilles à ajouter à ma précieuse collec- 
sion africaine. J'y attachais une si grande importance 
sug quelquefois je négligeais mes intérêts pour cela. 
Ainsi, quand je tuais un éléphant ordinaire, j'avais 
#£'habitude de me dire : « Ah! c'est un beau mâle ; ses 
défenses valent au moins cinquante guinées chacune 
(4 schellings 6 deniers la livre). C’est une bonne jour- 
née; ce gain m’aidera à payer les deux chevaux qui 
sont morts il y a peu de jours, ou les quatre qui ont 
@ mordus par les tsetsés et que je perdrai dans une 
Semaine ou deux. » Mais, si j'avais tué un éléphant 
pourvu de défenses d’une taille ou d’une beauté ex- 
éraordinaire, je conservais ces objets pour ajouter à 
mes trophées de chasse et les estimais bien davantage. 

C'est ce qui fait que je me trouvais fort heureux, car 
j'avais en ma possession les plus belles défenses qu'on 
put trouver dans tous ces troupeaux de vieux élé- 
phants qui peut être avaient erré pendant un siècle 
dans ces forêts immenses. 

Les chasses de nuit étant finies le 22, je revins sur 
mes pas pour me rendre à l'endroit où se trouvaient 
les éléphants morts, afin d'aider Carey à surveiller 
ceux qui délachaient l'ivoire et pour les escorter jus- 
qu aux waggons lorsqu'on y transporterait la chair et 
La graisse. 


De bonne heure dans l'après-midi nous étions 
tous prêts à partir. Les chefs des Béchuanas, qui 
avaient préparé les éléphants et les rhinocéros avec 
l'aide de cinquante hommes, placèrent sur leurs épau- 
les tout ce que nous avions à emporter et nous nous 
dinigeñmes vers le camp. Carey marchait en tête; 
monte sur mon cheval, j'étais au milieu, et mes ca- 
valiers formaient l'arrière-garde. 

Cette longue ligne de sauvages n'ayant aucun vê- 
tement, qui traversaient les Jabyrintes de la forêt, 
portant au logis le produit d'une chasse de plusieurs 

ifs, lormait vraiment un coup d'œil intéressant et 
peu commun, Tous les hommes étaient chargés de 

quelque chose qui m'appartenait; quelques-uns me- 
naient les chiens, d'autres portaient les fusils et les 


CE 


munitions qui nous étaient restées, plusieurs trans- 
portaient des ustensiles de cuisine, des haches, des 
faux, des seaux, des provisions, des cornes de rhino- 
céros, des dents d'éléphant et une grande quantité de 
chair et de graisse. 

Nous atteignimes le Limpopo au coueher du soleil et 
nous le traversames immédiatement: tout arriva en bon 
état. Les jours suivants je fis quelques autres excur- 
sions pour me mettre à la recherche des éléphants : et 
je réussis; mais ces chasses sont trop semblables aux 
précédentes que j'ai déjà décrites pour que je les ra- 
conte. Je ne veux pas courir le risque de fatiguer mes 
lecteurs. 

Le 30 il m’arriva un de ces petits accidents auxquels 
le chasseur doit s'attendre dans ces régions. En m’é- 
veillant le matin j’entendis un cri qui m’annoneait que 
Prince, un excellent chien, avait été dévoré par un cro- 
dodile. Les sauriens guettaient si bien la moindre proie 
que je n’eus pas de doute de les voir saisir un des 
noirs, si nous nous aventurions trop imprudemment. 

Le 5 octobre, comme la saison des pluies était finie, 
je commengais à ne plus penser à chasser le long du 
Limpopo; un jour ou l’autre quelque grand fleuve 
pouvait m'empêcher de regagner le camp et m’obli- 
ger à rester inactif pendant plusieurs mois. Je dési- 
rais aussi, si toutefois cela était possible, préserver 
un ou deux de mes chevaux de l'attaque des mou- 
ches ; le nombre de ceux qui me restaient était mainte- 
nant réduit à cing. Je me décidai donc à retourner au 
camp. 

Sur ma route je trouvai les restes d’un énorme élé- 
phant male que j'avais tué dans la nuit du 16 du mois 
précédent ; j'avais suivi ses traces à un demi-mille de 
cette place; ses défenses n'avaient. pas été coupées, 
mais arrachées et probablement volées; le crane était 
parfait, il avait été parfaitement nettoyé par les hyè- 
nes, les vautours et les insectes. 

Je soupeonnai qu'une tribu de Bakalaharis, qui 
habitait non loin de 1a, sur le Limpopo, savait où 
étaient les défenses ; d’ailleurs il n’y avait pas d’autres 
naturels dans ce district ; je résolus donc de merendre 
dans le village le lendemain au matin de très-bonne 
heure et de menacer de tuer le chef si les dents ne 
reparaissaient pas promptement. 

Le 6, avant qu'il {lt jour, j'ordonnai qu'on sellat 
quatre chevaux, et, après avoir déjeuné, je traversai 
le Limpopo en compagnie de Carey, de John et de 
Piet; nous portions tous des fusils à double ca- 
non. Pour nous rendre au village des Bakalaharis 
nous descendimes le courant pendant environ une 
heure. 

Lorsque je découvris les premières huttes, je m'é- 
lancai au galop à travers les champs de blé et me 
trouvai au milieu d'eux avant qu'ils ne soupçonnas- 
sent mon approche, 

Le chef dont j'avais besoin était sur la place avec 


LA VIE AU DESERT. 


415 


la plupart de ses hommes. Je descendis de cheval, je 
marchai vers l’endroit où ils étaient rassemblés, et 
m'assis sur la terre selon leur coutume; puis, pre- 
nant du tabac, je leur en offris à tous. Pendant que 
Jagissais ainsi John et Carey tout armés se tenaient 
tous les deux près de la sortie du forum. 

Je restai silencieux pendant quelques minutes, puis 
je leur parlai en ces’termes : 

« Je suis très-mécontent du chef de ce village. Vous 
aviez faim, j'ai tué beaucoup de gibier, je vous ai 
donné de la chair et de la graisse. Je vous ai préve- 
nus que plusieurs de mes éléphants étaient étendus 
morts et que leurs dents m’étaient précieuses. Vous 
m'aviez promis de chasser les vautours et de me les 
rapporter. Je sais que vous êtes allés près d'un de 
ces animaux. Pourquoi les défenses n’ont-elles pas 
été apportées à mon camp? Je ne veux pas répandre 
de sang, maisj'exige que les dents me soient rendues 
immédiatement. » 

Tous se récrièrent à l'instant : 

« Les dents sont ici; attendez un peu, chef des 
hommes blancs. Nous avons vu les vautours, nous 
les avons cachées pour vous. » 

J'étais enchanté de ce que j'entendais , mais je dé- 
sirais paraître toujours très-en colère. 

« Je n’en suis pas moins oflensé, répondis-je; car 
vous deviez me rapporter ces dents, et ne pas me 
forcer à venir les reprendre avec des menaces. » 

Le chef envoya cinq ou six hommes actifs pour 
chercher Viyoire. 

On me servit la bière et la soupe des Béchuanas et, 
une heure après, les naturels revinrent chargés des 
défenses de l'éléphant que j'avais perdu : elles étaient 
immenses, très-bien arquées et presque parfaites. 
Les Bakalaharis les avaient enterrées non loin de la 
carcasse de l'éléphant; ils les auraient sans douie 
laissées là tant que je n'aurais pas quitté le pays, 
puis Jes auraient présentées à leur chef. 

Dans l'après-midi nous empaquetames l’ivoire dans 
le waggon des bagages. I y avait cinquante-trois 
défenses de mâles et dix-sept de femelles. 


XXV 


Le Limpopo. — Les montagnes de Guapa. — Antilopes noires. 
— Les pallahs et les chiens sauvages. — Traversée de la ri- 
Vière de Vaal, 


Le 8 octobre, dans la matinée, nous nous mimes 
en route et nous quittimes le village des Bakalaharis, 
où nous avions campé pendant près de six semaines. 
Le vieux chef de cette peuplade nous vit partir avec 
chagrin ; il eut grand'peine à retenir ses larmes, 


Lorsque j'étais venu, j'avais trouvé ses hommes 
mourant presque de faim, et, depuis mon arrivée, ils 
avaient toujours eu plus de bonne viande et de graisse 
qu'ils n'en pouvaient manger. 

J'avais aussi employé les femmes pour écraser mon 
orge et mon blé, je les avais généreusement récom- 
pensées en leur donnant des perles dont elles se pa- 
raient. Le vieux chef avait lui-même recu une peau de 
serpent qui entourait sa tête. En lui disaut adieu je 
ne pus m'empêcher de lui offrir encore des présents. 

Nous remontames le Limpopo, après avoir par- 
couru une distance assez grande, et nous trouvames 
ce fleuve très-large. Dans la soirée nous fümes obli- 
gés de faire halte à notre ancien kraal. Je me décidai 
à quitter le Limpopo et à explorer, si c'était possible, 
le pays dans la direction du nord - ouest. La plupart 
des hommes de Sicomy qui m'accompagnaient ne 
voulurent me donner aucun “enseignement au sujet 
de l’eau et des éléphants: ifs répondaient tous à mes 
questions que je n'en ircuverais pas de ce côlé. Ainsi 
j'étais obligé pour avancer d'obéir à ma propre im- 


pulsion. ". 


Ces misérables Béchuanas affirmaient que nous ne 
trouverions de l’eau que le lendemain au coucher du 
soleil. La contrée aue nous traversames était douce et 
sablonneuse, +! : forêt souvent si épaisse que nous 
étions forcés de nous arrêter et d'employer la hache. 


Dans la soirée nous fimes halte au milieu d'une pe- 


tite vallée que je découvris en suivant un sentier 
frayé par les éléphants 

Le 13 nous ar::vèmes dans un endroit où il y avait 
grand nombre de feataine: elles formaient un ruis- 
seau courant dont! eau é.sitirès pure. La nature, dans 
ces parages, devint extrêmement belle; une vallée 
très-large, très-boisée, s'étendait au loin au milieu 
des montagnes et allait finir dans un ravin. Ce dis- 
trict était habité par une,grande tribu nommée Moro- 
king. De chaque côté de la fontaine on apercevait 
leurs champs de ble parfaitement cultivés, 

Nous nous arrétames done, et bientèL après le chef 
el son peuple vinrent m'exprimer la joie qu'ils ¢prou- 
vaient à me recevoir. Ils dépendaient de Sicomy, et, 
pour des raisons que je ne pus connaître, les naturels 
de Bamangwato les avaient priés de ne me donner 
aucune information au sujet des éléphants et de l’eau. 
Dans la nuit nous fümes visités par un violent orage, 
et la pluie tomba en abondance. 

Le lendemain au matin je tuai une énorme oie 
sauvage, au plumage magnifique dont la couleur 
dominante était le vert foncé, avec des taches blan- 
ches sur les côtés et derrière les ailes, 

Tandis que je cherchais des oiseaux sur le bord du 
ruisseau, je faillis mettre le pied sur la queue d’un 
terrible cobra. Ruyter et moi le tudimes à coups de 
bâtons et de pierres, 

Comme les naturels persistaieut à dire que si nous 


116 


LA VIE AU DESERT. 


a —…— — ——…—…— ——…—…—…—…—……—…—…—…—…—…— —— 


avancions nous ne trouverions ni eau, ni éléphants, et 
qu'à cette époque, à cause de la pluie, on ne pouvait 
plus voyager dans la campagne, je me décidai à re- 
tourner sur mes pas. Pendant la nuit nous fimes 
halte près de la fontaine que nous avions quittée la 
veille. Sur la route je tuai dans les bois un très-beau 
pigeon dont le dos et la queue étaient d'un vert 
tendre, les cuisses oranges, le bec et les pattes d’un 
rouge éclatant. 5 

Le 15 nous partimes en nous dirigeant vers les 
montagnes Guapa, où j'avais vu déjà des antilopes 
noires. 

Le jour suivant nous parcourûmes une vallée bornée 
par des montagnes grises, et nous rencontrames des 
autruches, des spring-bocks, des zèbres, des gnoos 
bleus, des girafes, des sangliers, et enfin un vieux 
« kookama » ou oryx male qui avait une superbe 
paire de cornes; je lui donnai la chasse, mais le 
perdis bientôt de vue. 

La vallée dans laquelle nous avions campé était 
sèche; nous fimes donc à la hâte nos préparatifs 
pour la quitter, ce qui dura une heure; puis nous 
tournames l'extrémité orientale de cette belle chaîne 
de montagnes, et nous nous arrétames au coucher du 
soleil près d'une grande fontaine. Tout en cheminant 
je blessai un rhinocéros noir, mais je ne le tua! pas. 
fe fis feu sur un autre et le frappai mortellement de 
deux balles ; il chargea furieusement en avant et 
tomba bientôt mort dans la poussière. 

Le 17 nous suivimes la direction nord-est très- 
près du pied des montagnes, en cherchant des élé- 
phants. Nous aperetimes une grande quantité de zè- 
bres, de bufiles, qui allaient par troupeaux; chacun 
d'eux se composait de trois cents ou cinq cents ani- 
maux. Vers le soir nous rencontrames une troupe 
d'éléphants, et, sans beaucoup de peine, je tuai l'un 
des plus beaux. 

En cet endroit je rencontrai aussi la belle anti- 
lope noire; après quelques tentatives infructueuses 
j'oblins le succès que méritait ma persévérance. 

Dans l'après-midi, lorsque j'allai rejoindre mes 
hommes, j'apereus sur le versant de la montagne 
huit ou dix antilopes; après une marche difficile et 
pénible je parvins à en abattre deux sur une masse 
de fragments de roc adamantin. J'étais enchanté de 
mon triomphe, et je considérais maintenant comme 
complete ma collection de trophées africains. Il ne 
me manquait plus que des têtes de blue-boks « (kleen 
bok), 


mais ces animaux étaient 


» de reeboks, de vaals, d'ourebis et de reitboks, 
nombreux dans la colo- 
nie et il n'était pas difficile de s’en procurer. 

La matinée du 23 était fraiche et brumeuse; Je 
temps était à la pluie, et pourtant, de bonne heure, 
je quittai les waggons, en emportant quelques provi- 
sions avec moi, Je montai sur le penchant de la mon- 
gne, dans l'intention de trouver des antilopes. 


Bientôt, après avoir atteint une assez grande hauteur, 
j'eus la satisfaction d en rencontrer un beau troupeau 
qui paissait auprès des arbres sur un plateau, vers 
Vest. Pendant quelque temps je marchai comme un 
vrai montagnard et j'arrivai en rampant près des an- 
tilopes. Je déchargeai mon arme sur un énorme mâle, 
au moment où, dans sa course rapide, il passait près 
de moi. II fut atteint par la balle et tomba; mais il se 
releva aussitôt, et, après une chasse fort longue et très- 
fatigante avec mes chiens, j’eus le regret de le perdre. 

Je me décidai à faire une expédition dans les mon- 
tagnes et à chasser vers le nord pendant quelques 
jours. Je partis donc avec Ruyter et quatre Béchua- 
nas, emportant ce qui m'était nécessaire pour passer 
la nuit : des pots, de l’eau, d’autres ustensiles. Au 
coucher du soleil nous nous étendimes sous un arbre 
et je dormis pendant une heure. 

A mon réveil je fis mon café au clair de lune, et le 
lendemain matin, dès que le jour parut, je me diri- 
gai vers le sommet de la montagne, où je tuai un 
koodoo qui devait nous servir de nourriture. 

Tout à fait à la base de la montagne se trouvait 
un kraal isolé. Quand les Bakalaharis entendirent la 
détonation de ma carabine, portée par l’écho dans 
leur vallée, ils quittèrent leurs marmites qui étaient 
sur le feu et accoururent près de mes hommes. Mes 
Béchuanas les engagèrent à retourner sur leurs pas 
et à aller dépecer mon koodoo, dont ils apporteraient 
la chair sous l’ombrage d'un arbre qui se trouvait au 
sommet de la montagne. + 

Ces indigènes avaient choisi pour demeure un ra- 
vin tout à fait romantique, situé à environ un mille 
et formant un golfe presque impénétrable, au bout 
duquel coulait une délicieuse fontaine d'où partait 
un grand ruisseau d’eau courante. Ce ruisseau ser- 
pentait le long des profondeurs ombragées de cet 
endroit sauvage et caché à tous les yeux. Je demeu- 
rai là pendant quelque temps et j'y passai d’heureux 
jours, me nourrissant de bon gibier, d’os à moelle, 
de blé béchuana, de bière, de thé, de café, de bis- 
cuit, etc. Je me procurais aussi un excellent dessert 
qui consistait en un délicieux fruit africain nommé 
« moopooroo ; » ce fruit était à maturité et extréme- 
ment abondant dans ce district; il a presque la forme 
et la grosseur d’une olive; quand il est à point il est 
d'un beau jaune orange. L'arbre qui le porte a des 
feuilles d’un vert très-foncé. 

Le lendemain au matin, de très-bonne heure, je 
partis avec Ruyter et je trouvai les traces fraiches 
d'un troupeau d'antilopes noires. Bientôt après je les 
aperçus près des arbres, à trois cents mètres de nous. 
Une vieille femelle nous aperçut au moment où nous 
nous asseyons sur l'herbe. Je rampaien arrière, puis je 
nvavaneai en marchant vers le troupeau. Le terrain 
était diflicile; je fus done obligé de parcourir cent 
cinquante mètres en me trainant sur le ventre. Une 


LA VIE AU DESERT. 


117 


———————————_—_—_—_—_———  ——““—p 


prudente antilope, qui remplissait l'office de senti- 
nelle, m'empêcha d'approcher autant que je l'aurais 
désiré. Je la tuai avec une balle qui l'atteignit a l'é 
paule, et j’envoyai aussitôt sa téte au camp pour 
qu’on la preparât, 

Dans la soirée je me trouvai encore près du même 
troupeau, sur le versant nord de la montagne; mais 
ces charmants animaux m’entendirent venir avant 
que je fusse instruit de leur présence ; ils se sauve- 
rent sur un terrain rocailleux, à travers l’épais fourré. 
Je les suivis de très-près, en m/arrétant toujours 
quand ils s'arrêtaient; aussi ne me découvrirent-ils 
pas. A Ja fin pourtant je me trouvai au milieu d’eux. 
Je pouvais alors tirer sur plusieurs femelles, mais 11 
me fallait le vieux male; et cependant, malgré mon 
adresse , je ne parvins pas à le toucher. Il y avait 
entre lui et moi une branche qui fit dévier la direc- 
tion que suivit ma balle et je perdis de vue ce noble 
animal. Je n'avais donc plus rien à faire qu'à retour- 
ner à mon campement et à me reposer de mes fati- 
gues infructueuses. 

Le 43 au matin je m’acheminai dans la direction 
du sud-ouest avec Ruyter et un jeune Béchuana. Je 
fus amplement récompensé du fruit de mes fatigues 
et de mes travaux à travers ces montagnes agrestes 
et pierreuses ; car, après avoir marché environ un 
demi-mille et avoir examiné le pays boisé placé au- 
dessus de moi, j’eus le plaisir d’apercevoir un ma- 
gnifique troupeau d’antilopes noires qui paissaient 
tranquillement à un quart de mille. 

i] y avait là sept femelles et un magnifique mâle. 
De l'endroit même où j'étais placé je pouvais parfai- 
tement distinguer ce superbe spécimen de l'espèce ; 
ses cornes paraissaient trop grosses pour sa taille; 
elles retombaient gracieusement sur ses épaules, et 
leur courbe était parfaite. 

Je m'assis pendant quelques minutes pour sur- 
veiller leurs mouvements et je les examinai avec 
joie. Le terrain sur lequel elles paissaient était uni. 
Les femelles avancèrent; i] me sembla qu'elles se 
dirigeaient vers l'endroit où j'étais couché, et j atten- 
disque l’une d elles fata portée de ma carabine, Quand 
elles eurent fait quelques pas, elles parurent changer 
d'idée, et, après avoir brouté pendant plusieurs mi- 
nutes, elles changèrent de chemin et prirent leur 
course de l'est au nord. Dès que je vis que je n'a- 
vais rien à faire pour le moment, je battis en retraite 
et retournai à la place où je les avais d'abord aper- 
ques. 

Là je m'assis encore, et, plein d'impatience, je 
gueltai les mouvements de ces charmantes antilopes 
africaines. J'étais rempli d'admiration à la vue du 
magnilique mâle, et je me promis de le tuer alors 
même qu'il faudrait le poursuivre pendant une année. 
Les mouvements de l'animal paraissaient tres-in- 
quiets; tandis que ses compagnes paissaient tran- 


quillement il restait en arrière, mordait dans une 
touffe d'herbe, puis demeurait un peu sous les arbres, 
en frottant ses cornes aux branches. = 

A la fin, les femelles se trouvèrent à cent cin- 
quante mètres de lui, mais il se tenait toujours der- 
rière. Le moment était favorable pour m'élancer sur 
lui, alors que ses vigilantes sentinelles étaient 
absentes. 

Je saisis l’occasion , et, descendant rapidement le 
côté de la colline rocheuse, je gagnai le terrain unt 
sur lequel se trouvait le troupeau. L'animal convoité 
m'était caché par les buissons; je tachai cependant 
de le découvrir avant qu'il pat m'apercevoir. 

J'avançai d'un pas ferme; il était encore éloigné 
des autres antilopes et re paraissait plus inquiet. 
Alors j’ôtai mes souliers, ma ceinture de chasse. p'at- 
tendis qu'il baissât la tête, etje tins mes regards fixés 
sur lui. Je me précipitai promptement en avant; 
mon cœur palpitait, et il était presque à la portée de 
mon arme. Encore vingt mètres et je pourrais tirer; 
il pencha la tête pour brouter de l'herbe; je profitai 
du moment; l’espace fut franchi. 

Je trouvai un jeune arbre qui m'offrit un excellent 
abri. L’antilope était devant moi; je fis feu; la balle 
entra très-près de la queue, traversa tout le corps et 
s'arrêta dans la poitrine. Il chancela environ une 
seconde, alla à soixante mètres plus loin, s'arrêta, et 
regarda en arrière pour voir celui qui avait si cruelle- 
ment troublé son repas du matin. Ma carabine était 
encore fixée sur lui; je lui envoyai une seconde balle, 
et il fut atteint au milieu de l'épaule. 

En recevant ce second coup l'animal fit quelques 
détours et essaya de rejomdre ses compagnes, mais 
je compris, d'après ses mouvements, que, bien que 
son pas fit ferme, il ne pouvait aller loin. J’avaneai 
done tranquillement à la recherche de mes souliers 
et de ma ceinture de chasse. Après les avoir retrouyes 
je chargeai de nouveau ma carabine. Le Bushman 
qui m'avait examiné d'un endroit situe au-dessus de 
celui où j'étais, vint me rejoindre et me dit que Fanti- 
lope male navait pu courir loin et qu'elle etait 
étendue sous un arbre. Immédiatement après je me 
rendis au lieu qu'il m'indiqua et je vis l'animal cou- 
ché à terre; sa noble tête était toujours levée. Je 
m'imaginai qu'il était encore vivant, el, comme j'a- 
vais vu trop souvent mes espérances deques avec les 
antilopes blessées, je le visai une troisième lois. Cette 
charmante bête ne tressaillit pas, car avant que 
j'eusse tiré elle n'existait déjà plus. 

Je fus transporté de plaisir quand je me trouvai 
près de l'animal et que je pus contempler sa beauté 
sans pareille : ses cornes étaient énormes, bien pla- 
cées et d'une grande régularité, Je lui coupai la tele 
et laissai les hommes porter sa chair au camp. Je 
marchais en ayant, escortant ce trophee obtenu avec 
tant de peine, Sur mon chemin, en descendant le 


418 


LA VIE AU DESERT. 


sentier qui conduit à la fontaine, je trouvai étendu 
sur la terre mon indomptable Mazeppa, qui ne devait 
plus se relever ; il était à moitié dévoré par les hyè- 
nes et les vautours; la pauvre bête était morte de 
maladie. 

Les pertes que j'éprouvai durant cette semaine ne 
se bornèrent malheureusement pas à celle-là : le po- 
ney que j'avais acheté à mon cousin le colonel Camp- 
bell périt, victime des tsetsés; un vigoureux bœuf 
succomba à la maladie; Fox , un bon chien, mourut 
aussi; trois de ses meilleurs camarades avaient déjà 
myslérieusement disparu le jour où j'avais chassé 
l'antilope. 

Le 15 novembre nous quittames les montagnes de 
Linguapa. Kapain et ses Béchuanas partirent pour 
Bamangwato ; ceux de Séléka allèrent retrouver leur 
chef, et nous nous dirigedmes vers le sud-ouest afin 
de gagner le Limpopo, que nous atteignimes en moins 
de trois heures. 

Le lendemain, près de la rivière, je tuai un daim. 
Dans la soirée, en me promenant sur le bord du Lim- 
popo, je fis feu sur un charmant faon de l'espèce des 
serclomootlooques, puis sur un pallah mâle qui avait 
une très-belle tête. 

Le 17 je blessai un rhinocéros blanc, mais je ne 
le suivis pas. En retournant au camp j'abattis une 
autruche sur son nid, où se trouvaient vingt œufs; 
jenvoyai les Béchuanas les chercher et les porter 
aux Wagons. 

En parcourant la rive je tuai un superbe rhino- 
céros noir dont je coupai les cornes, et je retournai à 
ma tente. Un de mes hommes me suivait à pied, car 
de mes quinze chevaux il ne m’en restait plus qu'un. 

Dans le courant de la journée je remarquai des 
traces fraiches d'environ vingt espèces diflérentes de 
gros gibier: j'apercus aussi des animaux, tels que 
éléphants, rhinocéros à longues cornes, blancs et 
noirs, des hippopotames , des girafes, des buf- 
Îles, des wild-beasts, des zèbres, des daims, des 
sassaybys , des koodoos, des pallahs, des springs- 
boks , 
ges, des duikers, des steinboks, des lions et des léo- 
pards. 


des serolomootlooques, des sangliers sauva- 


Cette contrée de l'Afrique nourrit une plus grande 
variclé de gibierque toute autre de cette vaste partie du 
monde et peut-être plus qu'aucune autre dans le 
mond entier; car, outre les espèces que je viens de 
nommer, on cite, parmi les plus communes: le keelton 
ou rhinocéros à deux cornes, les élans, les oryx, l’an- 
lilope rovane, l'antilope noire, les hartle-beasts, les 
klipspringers, et les stemboks gris. On y trouve aussi 
Je reishock, mais pas en abondance. 

Le 48, avant qu'il fit jour, nous nous mimes en 
roule en suivant le cours du Limpopo pendant près 
de trois heures, Dans laprés-midi, Matsaca map= 
porta une tres-belle peau de léopard et une dent d'é- 


léphant pour me remercier de lui avoir enscigné a 
bien se servir des armes à feu. Je lui en avais ex- 
pliqué l'emploi de la manière suivante : j'avais ou- 
vert un livre d'histoire naturelle qui contenait des 
gravures représentant, les principaux quadrupèdes, 
et placé successivement son doigt sur ceux qu’on 
trouve le plus communément dans le sud de l'Afri- 
que. Tout en agissant ainsi je répétai quelques phra- 
ses absurdes et le frottai avec de la térébenthine. 
Quand ce manége fut fini je pratiquais quatre petites 
coupures sur son bras avec une lancette, puis j'y mis 
de la poudre mélée de térébenthine. Je lui dis alors 
que son fusil avait un pouvoir mortel s’il le tenait 
droit sur chacun des animaux qu'il avait touchés. Le 
chef etsa suile parurent enchantés et partirent bien- 
tôt après, en me remerciant. 

Le lendemain nous remontames la rivière et nous 
trouvâmes du gibier en abondance; je ne comptai pas 
moins de vingt-deux rhinocéros, dont neuf dans un ~ 
troupeau ; ils paissaient tous dans une plaine ouverte. 

Dans l'après-midi du méme ‘jour, en appuyant ma 
grosse carabine sur le tronc d’un arbre qu'un éléphant _ 
avait renversé, je visai un rhinocéros à l'épaule et lui 
cassai la jambe de devant. 

Le 12 il tomba beaucoup de pluie pendant toute la 
journée, et il fat impossible de marcher dans la cam- 
pague. Dans l'après-midi nous entendimes un grand 
bruit causé par un grand troupeau de pallahs que 
poursuivaient au moins vingt chiens sauvages. Ils 
passèrent devant notre camp à environ cent mètres ; 
au bout de quelques minutes Les chiens s'étaient at- 
tachés à deux de ces animaux, mais les Béchuanas 
accoururent et les mirent en fuite. Un de ces ani- 
maux franchit en deux bonds successifs une distance 
de cinquante pieds, quoique le terrain ne fût pas pro- 
pice, car il était mou et glissant. 

Je quittai la montagne des antilopes noires, princi- 
palement à cause de l’état maladif d’une grande par-. 
tie de mon bétail. Je ne savais à quoi attribuer cela, 
et ce triste changement avait pour moi une grande 
importance, Hélas! il n'était que trop évident que 
les pauvres animaux se mouraient pour avoir été 
mordus par les tsetsés. La pluie qui était tombée 
pendant les trois jours précédents m'en donna la triste 
certitude; les bestiaux avaient la plus mauvaise ap- 
parence; ils étaient sans force, sans énergie, el ne son- 
geaient plus à prendre leur nourriture. Bien que la 
campagne fit couverte de riches pâturages, chaque 
jour ils dépérissaient; les yeux de plusieurs étaient 
fermés et très-gonflés, 

L'aurore du jour suivant se leva radieuse; nous 
partimes done, quoique le terrain ft mauvais pour 
voyager. Comme je m'y attendais, mes pauvres bœufs 
tombérent avant d'avoir fait trois milles. Plusieurs 
refusèrent d'avancer et même de se relever. 

Je fus donc obligé de détacher un waggon, de le 


LA VIE AU DESERT. 


333 


SS — aa tee! 


laisser en arrière et de ramener l’autre waggon auquel 
étaient attelés les bœufs qui pouvaient marcher. Je 
les envoyai en aide à leurs camarades mourants, alin 
qu'ils pussent traîner le véhicule. Bientôt apres nous 
être remis en route, une grande pluie tomba qui 
continua par intervalles pendant toute la journée. 

Le 24 l’averse dura tout le jour. Je fis cependant 
une courte marche et amenai mes waggons à quelques 
milles plus loin, sur la douce et riche terre qui borde 
le Limpopo. fi 

Le lendemain nous fiimes visités par l'orage. Rom- 
berg, un bœuf indigène, mourut dans la nuit; il était 
évident que d'autres succomberaient dans peu de 
jours. Déjà la moitié des animaux qui me restaient 
étaient incapables de rendre le plus léger service. Les 
grandes pluies qui ne cessaient pas me firent sentir 
portance de mon malheur, car on aurait à peine 
‘oyager, avec une charge comme la mienne, même 
l'on avait eu des bœufs dans de bonnes con- 
ditions. x 

Je jugeai done nécessaire en cette occasion d'écrire 
une lettre à M. Livingstone, le missionnaire résidant 
à Sichely, pour lui demander de me prêter deux paires 
de bœufs. J'enfermai ma lettre dans une bouteille que 
jecachetai, et je l'envoyai par deux naturels, en leur 
recommandant d'user de toute la vitesse possible. L'un 
d'eux élait attaché à mon service et se nommait Rama- 
chumey ; l’autre, un sujet de Sichely, Séléka, Ils espé- 
raient arriver à Sichely dans l'espace de sept jours. 

Pendant quelque temps la pluie continua à tomber 
en abondance : il était impossible de voyager. Mes 
bouts moururent Jes ans après les autres de la mor- 
sure de la tsetsés, aussi n’avancais-je que pénible- 
ment et fort lentement. J'attendais avec impatience 
le secours si désiré. A la fin je fus obligé de m'arrè- 
ter, car je n'avais plus assez de bœufs pour conduire 
un seul waggon. Je fis halte sur une rive très ombra- 
gée du Limpopo, où je fortifiai notre camp au moyen 
d'une haute haie d'arbres épineux. Au bout de quel- 
ques jours tous mes bestiaux avaient péri, à l’excep- 
tion de deux jeunes bœufs, et j'étais disposé à croire 
qu'ils survivraient à la fatale morsure des tsetsés. 

Le 7 décembre je voulus me procurer du poisson ; 
je pris done les hamecons qui m'avaient servi autre- 
fois pour pêcher du saumon, et je partis avec un des 
waggons. Mes fouets me servaient de cannes à pêche 
et quelques cordons de ligne. Mon amorce était un 
morecau de wild-beast, et je la jetai dans un endroit 
tranquille de la rivière. Je surveillai attentivement le 
bouchon, qui bientôt commença à remuer. Je ne de- 
meurai pas longtemps à savoir quelle espèce de pois- 
son j'attraperais, Quelques minutes après j'aperçus 
suspendu à ma ligne un beau poisson, pesant à peu 
près une livre et qui ressemblaith une carpe. I avait 
une large bouche et huit ou dix antennes, Mon Bush- 
man me dit que les Boers qui habitent sur les bords 


pe 


du fleuve Orange mangeaient beaucoup de ces pois- 
sons. J’en pris un second que je perdis, et je compris 
qu’on pouvait faire une bonne pêche dans le Lire 
popo. | 

Dans la soirée, Carey et moi nous coupames um 
arbre à épines, afin d'examiner de près le nid dan 
secrétaire. 7 = 

La cime de cet arbre était large, épaisse et aplatie, 
et, à cause des terribles épines qui garnissaient 
le trone, il était inaccessible sans l’aide dela hache. 


Quand l’arbre-fut abattu, je vis tomber hors du nid 


un jeune secrétaire qui, tout de suite, vomit son der- 
nier repas, qui consistait en quatre lézards de diffe- 
rentes espèces (l’un d'eux était un caméléon), une 
souris, une cigale et une caille. 

Il y avait déjà vingt jours que j'avaisenvoyé les na— 
turels près du docteur Livingstone pour l’informer de 
ma détresse et pour lui demander des secours ; ils an— 
raient déjà di être de retour, et ce retard me cavsait. 
Jes doutes les plus affreux, les plus pénibles appré- 
hensions. Le temps se passait, ma situation devenast 
de plus en plus mauvaise, mes provisions étaient 
presque épuisées. Enfin ce secours si impatiemment 
attendu arriva. 

Dans la matinée du 46 j’apercus tout à coup vm 
naturel à lair civilisé qui s’approchait de notre camp. 
Il portait une chemise, des pantalons de peau, um 
bonnet rouge comme celui des matelots, un fusil et 
une ceinture de chasse. 

Dès que je l’aperçus je m’écriai : 
naturels de Sichely! » 

Je ne m'étais pas trompé : M. Livingstone m’en— 
voyait de la manière la plus obligeante des hommes 
avec tous ses bœufs d’attelage. J’eus la satisfaction de 
les voir arriver en bonne santé. 

Nous partimes et voyagedmes heureusement pen— 
dant plusieurs jours. Le 26 nous atteignimes Kolu- 
beng, la nouvelle résidence de Sichely. Le lende- 


« Ce sont des 


main matin de bonne keure ce chef m’amena deux 
jeunes bœufs que j'achetai pour une vieille selle et 
deux livres de poudre. 

En arrivant dans le « kraal » de Sichely, j'expé- 
diai des naturels à Bakatla pour chercher les deux 
paires de bœufs que j'avais laissées à M. Edwards 
lorsque je me rendais dans l’intérieur. Avec eux nous 
repartimes le 3 janvier. Notre route pour Bakaïla se 
dirigeait vers le sud-ouest; mais, par rapport à la 
position des montagnes, nous fümes obligés de faire 
certains détours. 

En cet endroit la campagne est la plus belle que 
j'aie j'afhais vu en Afrique; elle est magnifique, boi- 
sée, remplie de plaines, de vallées, de montagnes de 
la plus charmanteapparence ; toutes sont couronnées 
sur le faite de bois qui s'étendent au loin des deux 
côtés, 

Le 7 nous arrivames à Bakatla; cette ville paraît 


120 


LA VIE AU DÉSERT. 


charmante ; elle est entourée de champs bien verts 
semés de blés. J'y restai quelques jours, c’est-à-dire 
le temps nécessaire pour me procurer de nouveaux 
bœufs, puis je marchai en avant. De grand matin, le 
43, j'atteignis la rivière Molopo. De là je partis pour 
chercher des reitboks le long des bords couverts de 
roseaux. J'aperçus tout à coup deux énormes lionnes 
jaunes, à environ cinquante mètres de moi, sur ma 
gauche; elles suivaient une ligne parallèle à la 
mienne. Je m’élancai aussitôt vers elles, et je tirai 
sur celle qui se trouvait le plus près : je n'avais 
qu'une balle dans ma carabine. La lionne sur laquelle 
j'avais fait feu agita la queue, montra les dents et fit 
entendre l'horrible rugissement que ces animaux fé- 
roces poussent lorsqu'ils sont en colère. 

L'autre animal, qui semblait mieux instruit qu’elle 
de la présence d'un homme, se retira dans les ro- 
seaux. Au moment où la lionne avanca, je me levai 
de toute la hauteur de ma taille, je tins ma carabine 
et mes bras étendus. je redressai hardiment la tête. 
Cela l'arrêta; elle regarda autour d'elle, remarqua 
Ruyler qui venait lentement et fit un mouvement en 
avant en rugissant avec fureur. 

Je me voyais exposé à un grand danger ; je sentais 
que je n'avais qu'une seule chance de salut, qui était 
de montrer de la fermeté. Je demeurai done immobile, 
les yeux fixés sur elle, et lui dis d’un ton décidé et 
« Holloa ! vieille fille, pourquoi vous 
pre-sez-vous? Allez done plus tranquillement. Hol- 
loa! Holloa! » La lionne s’arréta immédiatement et 


impérieux 


parut embarrassée; elle cherchait de tous côtés sa ca- 
marade : je pensai done qu'il était prudent de battre 
en retraite, ce que je fis doucement en lui parlant 
toujours. Elle sembla indécise et regardait de mon 
cote, humant la terre, quand je l’aperçus pour la der- 
uiere fois. Je tuai un instant après un reitbok et le 
portal au camp. 

Dans la journée nous fûmes assaillis par un violent 
orage, je pourrais mème dire un ouragan, pendant 
lequel mes bœufs s'eloignèrent ; nous restames long- 
temps sans avoir de leurs nouvelles. Vers midi quel- 
ques Bechuanas de Bakatla nous en ramenerent un : 
C'élait Youngman, « le dernier des Mohicans ». À sa 
vue mon cœur se serra ; il paraissait épuisé, et il était 
évident que bientôt les vautours et les hyénes ne 
laisseraient que ses os dans la plaine, 

Quel était ce Youngman, quelle était la cause de 
son aflaiblissement? C'était le seul qui restat de trente 
hauls, les meilleurs de ceux que j'avais choisis pour 
parcourir l'intérieur de l'Afrique. Je les avais tous 
vus deperir et mourir: tous me manquerent lorsque 
j cus besoin de leur aide, Deux heures après, j'eus la 

alislaction d'apercevoir ceux que je croyais perdus ; 
is avaicut été entraînés au loin par de jeunes bœuls 
que j'avais achetés a Bakalta et qui voulaient rejoin- 


dre leurs premiers maires. 


Nous nous dirigeâmes vers le Meritsane — lieu 
rendu célèbre par la description qu’en a donnée Har- 
ris — et nous le trouvämes rempli d'eau. Avant d'y 
arriver je quittai la route tracée par les Kurumans 
pour les waggons. Je désirais visiter Mahura, chef de 
Ballapis, qui résidait près des sources de la rivière 
Hart. Le chemin que nous primes est plus court que 
l’autre, il a l'avantage d’être pratiqué au milieu d'un 
terrain ferme et couvert d'herbes. 

Nous voyageames pendant plusieurs jours dans un 
pays où le gibier abonde. Le 25, nous arrivames à 
Mahura. 

Le lendemain Sa Hautesse vint me voir, suivie d'une 
douzaine de bœufs, et il me dit qu'il avait l'inten- 
tion de vendre ces animaux pour de la poudre. Après 
avoir pris le café, jollris six livres de poudre pour 
l'un d'eux, ce qu'il refusa d’un air de dédain. Je dé- 
sirais ardemment me procurer quelques beaux spé 
cimens des bœufs à longues cornes des Kaliharis, 
je savais que Mahura en possédait quelques-uns qu'il 
avait enlevés aux Bawangketses. Je lui proposai donc 
un bon prix s’il voulait me les amener. Il me répon- 
dit qu'il avait en effet du bétail à grandes cornes, 
qu’il enverrait chercher deux de ces bœufs à l’un de 
ses avant-postes, et que je serais effrayé en les re- 
gardant. 

Le soir même on m’amena ces animaux, qui étaient 
d'une grandeur démesurée, extraordinaire, et por- 
taient des cornes énormes. La tête de l'un d'eux était 
magnifique; les cornes, larges et bien placées, s'éle- 
vaient horizontalement à quelque distance en s’éloi- 
gnant de la tête; leur largeur d’un point à l’autre 
pouvait être d'environ huit pieds. La tête de ce bœuf 
était de couleur fauve ainsi que son dos. L'autre ani- 
mal était rouge, ses cornes étaient plus épaisses que 
celles de son camarade, elles étaient d’une bonne lon- 
gueur, mais leur courbure n’était pas aussi gracieuse. 

Mais ni les unes ni les autres n'étaient aussi épaisses 
ui aussi belles que celles de mon bœuf rouge Wang- 
ketse et que celles de Rob-Roy, que j'avais laissés 
avec Fossey : et cependant ces animauxtavaient des 
têtes superbes. Je ne fis pas d'affaires avec Mahura; 
il aurait voulu avoir une de mes meilleures carabines, 
el était trop. 

Le 27 nous partimes pour la rivière de Vaal; nous 
en étions à un jour et demi de marche. Nous ne nous 
reposdmes qu'au coucher du soleil. 

Le 28, dès l'aurore, nous nous remimes en route 
et nous traversimes de larges plaines. La campagne 
élail couverte de gibier, de zebres, de wild-beasts, 
de blesboks et de springboks. Je pus compter cinq 
ou six mille têtes en m'assevant pour déjeuner. Bien- 
Wt ces animaux prirent l'alarme, les troupeaux se 
rapprochérent et s'enfuirent; quelques minutes après 
d'autres parurent; toute la plaine fut couverte de 


quadrupèdes. 


LA VIE AU DESERT. 


124 


a 


Nous apercûmes aussi, par intervalles, des Bakala- 
haris ; ils traversaient la plaine, et portaient des para- 
sols de plumes noires d’autruche qu’ils brandissaient 
en | air pour presser les animaux eflrayés. Ces hommes 
devaient avoir de bonnes montures, car ils allaient 
d’un pas ferme au trot, exactement comme des chiens 
sauvages, avec cette différence seulement que les 
chiens sauvages galopent. Ces indigènes ne permi- 
rent pas au gibier d'avancer beaucoup de mon côté. 

I! était évident qu'ils le poussaient vers des piéges. 
Comme j'étais sans chevaux et que je souffrais beau- 

coup, eu égard à l’enflure de l’une de mes chevilles, 
je ne pouvais les suivre et être témoin de leurs suc- 


cès. Mon mal augmentait tous les jours. Chez Mahura, . 


j'avais appliqué des sangsues et j'avais obtenu quel- 
que soulagement, mais la quantité que j'avais posée 
était trop petite pour que j'obtinsse une parfaite gué- 
rison. Il me fut bientôt impossible de poser mon pied 
sur la terre. 

Le 29 nous repartimes; au bout de trois heures 
nous atteignimes la belle rivière tant désirée de Vaal; 
et cependant elle était à redouter. Je dis à redouter, 
en raison des pluies continuelles qui étaient tombées, 
et je savais qu'il n’était pas improbable que je fusse 
obligé de rester plusieurs mois sur ses rives, sans 
pouvoir la traverser, ce qui arrive souvent. 

En cette occasion je me trompai heureusement; je 
trouvai les eaux très-basses, lorsque j’apercus son 
lit que je n’avais jamais vu; il était calme, libre de 
rochers et de larges pierres ; la descente de mon côté 
était aisée, mais la montée sur l'autre rive était ra- 
pide et boueuse. Quelques ondées qui étaient tom- 
bées pendant les deux heures précédentes l’avaient 
rendue si glissante, que je jugeai convenable de re- 
tarder le passage jusque dans l'après-midi, lorsque 
la terre se serait un peu séchée. 

En effet, sur le soir, mes waggons traversèrent sans 
accidents; je n’en prenais qu'un à la fois et je le fai- 
sais trainer par vingt bœufs. 

Nous côtoyâmes ensuite la rivière de Vet, qui a 
son confluent dans le Vaal, et nous la suivimes jus- 
qu'à Colesberg, Nous rencontrames de nombreux 
troupeaux du même gibier dont jai déjà parlé, et qui 
fréquentent les confins septentrionaux de la colonie. 

Le 20 février je traversai le grand fleuve Orange, 
et le lendemain nous entrames à Colesberg. La plu- 
part de mes amis y étaient encore, et se montrérent 
fort joyeux de mon retour. 

Je louai quelques vieilles baraques pendant mon 
séjour à Colesberg, et j'arrangeai mes trophées par 
ordre. Ce travail me prit quatorze jours; je demeurai 
encore deux semaines pour me préparer à une autre 
expédition de chasse. 

J'achetai, pour cent livres, un nouveau waggon à 
M. Emslie, un autre troupeau de seize chevaux, une 
mule, une meute de vingt chiens, pr = des bœufs, 


dans les différentes parties de la ville, et}j’engageai 
aussi un cavalier bushman, nommé Bovi. 


XXVI 


Commencement de ma cinquième et dernière expédition. — Mas- 
sacre de mes chiens. — Une chasse aux buffles. — Mort d'un 
crocodile. — Combat avec un léopard. 


Le 19 mars 1848 je quittai Colesberg avec trois 
waggons « bien garnis d'hommes et bien approvision- 
nés ». Je partais pour une cinquième et dernière ex- 
pédition dans l'intérieur. Je fus accompagné par 
M. Orpen, très-habile chasseur; je lui représentai 
vainement, sous les couleurs les plus noires, les fa- 
tigues et les dangers auxquels on s'expose lorsqu'on 
chasse les éléphants ; il n’en persista pas moins dans 
son dessein de m’accompagner. Nous laissämes la 
ville vers neuf heures du matin, et nous commen- 
cimes notre voyage dans un pays que mes lecteurs 
doivent maintenant connaitre. 

Dix jours après avoir quitté Colesberg le gibier 
devint très-abondant ; quand nous arrivames près de 
la rivière de Vet, j’apercus, avec étonnement et plai- 
sir, un des spectacles les plus extraordinaires que 
jeusse jamais observés durant mes différentes chasses 
dans le sud de l'Afrique. A ma droite et à ma gauche, 
la plaine était couverte par un troupeau de cou- 
leur violette de gracieux bles-boks, qui s’étendait 
sans interruption aussi loin que ma vue pouvait at- 
teindre. 

Cette vaste légion couvrait un espace d'environ six 
cents mètres. Je me dirigeai au galop vers ces ani- 
maux, après avoir chargé mes armes, et je parcourus 
une distance de cent mètres. Je ne réuissis pas à les 
surprendre. Excité par mon peu de succès, je résolus 
de les suivre tant qu'il me resterait une balle; je fis 
huit ou neuf milles, mes munitions s'épuisèrent, mais 
je n'avais pas tué un seul bles-bok, quoique j'en eusse 
blessé au moins une douzaine. 

I] était temps de tetourner sur mes pas. Je rejoignis 
les waggons juste au moment où ils sarrétaient sur 
les bords de la rivière Vet. J'aurais volontiers consa- 
cré un mois à la chasse des bles boks en eet endroit si 
giboyeux, mais j'avais entendu dire par plusieurs 
Bastards que les eaux du Vaal étaient très-hasses. 
Je continuai done ma route au clair de lune Nous 
entendimes les lions ragir pour la première fois pen 
dant cette nuit, 

Le 22 avril traversimes le Vaal avec de 
nombreuses difficultés, Le 25 nous étions arrivés près 


nous 


de Mahura, I fut étonné de nous revoir si tot, et 
m'en exprima sa salislaction. 


ee tess 

Depuis plusieurs jours mes bœufs n’etaient pas en 
bon état; ils allaient de pis en pis, et nous eùmes 
excessive contrariété de voir que presque tous avaien! 
la langue ou le sabot malade. 

Cette découverte dérangeait fort mes projets; je 
ne connaissais rien à ces deux maladies, et les Hot- 
tentots m'assurèrent qu'un bœuf ainsi attaqué avait 
besoin de plusieurs mois pour se remettre de ces ma- 
ladies, qui quelquefois étaient mortelles. Dans ces 
circonstances je jugeai donc convenable de commen- 
cer à acheter des jeunes bœufs à Mahura et aux 
gens de sa tribu, et je lui fis comprendre mes inten- 
tions. Ce chef me répondit que ses sujets ne vou- 
draient pas m'amener de bœufs, parce que, à mon 
dernier passage, ils avaient désiré en échanger et que 
je ne les avais pas écoutés. Il me promit cependant de 
leur transmettre mes propositions. 

Le lendemain, le chef, au lieu de venir nous trou- 
ver, partit pour une partie de chasse avec un grand 


nombre de Béchuanas. Tous chassaient à la manière | 
écossaise, en se réunissant en rond, moyen qui réussit | 
aux tribus du sud de l'Afrique. En cette occasion le | 


cercle fut mal formé, et le gibier passa au travers. 

Nos bœufs allaient de plus mal en plus mal; la 
plupart étaient boiteux, et tous plus ou moins souf- 
frants. Comme les Béchuanas ne semblaient pas dis- 
posés à faire la moindre transaction commerciale 
avec moi, j étais menacé de ne pouvoir ni reculer ni 
avancer. 

Le jour suivant, deux heures après notre déjeuner, 
le chef n'avait pas encore paru, ainsi qu'il l'avait 
promis. Mon compagnon de voyage et moi nous nous 
rendimes donc au palais, pour lui demander ce qu'il 
avail décidé; il nous répondit qu'il ne pouvait pas 
forcer son peuple à m’amener des bœufs, qu'il lui 
avait fail connaître mon désir, et que maintenant c'é- 
tait à ses hommes de décider. 

Le lendemain, de bonne heure, Mahura vint nous 
trouver, accompagné de son interprète et de plusieurs 
de ses sujets. Is avaient du jeune bétail, et ils vou- 
laient avoir en échange des fusils et des munitions. 
Après avoir pris le café le chef me parla à part, et, 
me montrant deux beaux bœufs, il m’annonca que 
ces animaux étaient à lui, et que si je voulais rem- 
plir de poudre la mesure qu'il avait apportée ils se- 
raient a moi, 

Quand j'aperçus la mesure de bois, je pensai tout 
d'abord que le chef voulait exiger un prix exorbitant, 
mais en la remplissant de poudre je vis qu'éfle n'en 
contenait que dix-huit livres, Ce n'était pas trop pour 
deux bons bœufs, aussi fus-je très-content de me les 
procurer, Mahura parut convaineu d'avoir fait un 
marche magnifique, aussi son exemple fut-il vite suivi 
par tous ceux qui l'accompagnaient, 

Au coucher do soleil j'avais acheté vingt-deux 
bœufs, dont vingt étaient en état de travailler, Dans 


LA VIE AU DÉSERT. 


on , 


l'après-midi M. Orpem et moi nous allames visiter 
le bétail, que nous laissions nuit et jour dans le Veld. 
Nous etimes la satisfaction de trouver les animaux 
beaucoup mieux portants. 

Nous restames encore plusieurs jours pour acheter 
des bœufs ; leur nombre, avec nos chevaux, s'élevait 
maintenant à cent onze, sans compter les bœufs boi- 
eux, que nous nous déterminâmes à laisser à Ma— 
hura. 


Le 3 mai, nous nous remîmes en route pour l'inté- 


rieur, et nous traversdmes d'immenses plaines ou 


vertes qui aboütissent au nord dela rivière Hart. Le > 
après avoir beaucoup marché, nous nous arréta- 
mes près dune petite rivière sur un terrain légère- 
ment élevé; l'herbe y était de différentes espèces et 
très-ahondante. 

En observant plusieurs vautours qui dirigeaient 


wer 


leur vol vers un fourré à un quart de mille des wag- _ 


gons, je pensai qu'ils y étaient attirés par quelque 
lion qui dévorait sa proie. J'ordonnai donc qu'on 
sellat une couple de chevaux, et je me rendis en cet 
endroit avec un cavalier et environ une douzaine de 
chiens. 

Mes conjectures étaient vraies : en passant près 
d'un fourré au galop, j'eus le plaisir d'apercevoir un 
lion majestueux, à la crinière noire, qui suivait une 
ligne parallèle à la mienne ;ilétaità cent mètresde moi. 
L'animal était d’une couleur si foncée qu'à première 
vue, au milieu des grandes herbes, je le pris pour 
un wild-beast; l'instant d'après il se tourna vers moi, 
et je vis sur-le-champ qui il était. J'appelai mes 
chiens de toutes mes forces et je m'élançai vers Ini. 

Comme je m'y attendais le lion se réfugia dans 
l'herbe en hâtant sa marche; les chiens le poursuivi - 
rent courageusement. Du reste, je n'étais pas loin 
derrière eux et je les excitais par mes cris. Le lion, 
voyant que nous allions aussi vite que lui, ralentit 
le pas; les chiens aboyaient et n'étaient plus qu'à 
quelques mètres de lui, le pressant des deux côtés. 
Enfin, quand je Veus dépassé, j'arrêtai mon cheval 
pour tirer: je cherchai mon cavalier, qui portait ma 
carabine, etje l'aperçus qui s’approchait doucement : 
il était pale et suivait de trés-loin. 

Le lion regardait de tous côtés ; il se précipila sur 
Shepherd, l'un de mes chiens favoris, le coucha sous 
lui pendant plusieurs secondes, et le mordit à un tel 
point que le pauvre animal ne put se relever. 

Quelques instants après il abattit Vexen; puis, 
ayant gagné la lisière d'un petit fourré, il s'arrêta 
sous un épais buisson et s étendit sur la terre pour 
allendre notre atiaque. Je lançai alors mon cheval 
au galop, et je n'étais plus qu'à douze mètres de lui 
quand je lui langai une seule balle qui Patteignit à 
l'épaule et coupa les principales artères qui sont près 
du cœur, I était mort. 

Lorque cet animal féroce recut le coup, sa tête se 


LA VI 


AU DESERT. 


423 


pencha vers la terre; il respira convulsivement pen- 
dant un moment et expira. 

Je mis sur-le-champ pied à terre, lui arrachai quel- 
ques crins que je cachai sur ma poitrine, et je revins 
au camp : j'avais à peine été absent pendant dix mi- 
nutes. 

Nous avancâmes encore au lever soleil, mais, vers 
dix heures, j’arrétai mes waggons vers l'endroit où, 
l'année précédente, j'avais essuyé tant d’orages pen- 
dant une semaine. Sur notre route je tuai un spring- 
bok. Quelques secondes après, Booi s’approcha de 
moi et me dit que, lorsque j'avais fait feu, il avait re- 
marqué un lion qui levait la tête dans un herbage de 

la vallée qui se trouvait en face ; je ne le crus pas 
d'abord, néanmoins je l'envoyai chercher huit chiens. 
Il pensa que la meute entière vaudrait mieux, il en 
ramena trente. 

Je me dirigeai immédiatement vers l'endroit où 
Yon supposait que le lion devait être, et, en nous 
avancant, nous vimes deux lionnes assises sur 
l'herbe; elles rugirent furicusement après nous. Une 
malencontreuse rangée de roseaux d'environ soixante 
mètres de longueur et de vingt mètres de largeur se 
trouvait entre elles et moi; devinant le péril auquel 
elles étaient exposées, elles allèrent se réfugier dans 
le fourré. Un instant après le plus horrible combat qui 
se put voir eut lieu , et un affreux massacre de mes 
meilleurs chiens se fit la sans que je pusse l'empé- 
cher. 

Vainement je tournai autour du fourré en essayant 
d'apercevoir leurs adversaires, ce qui m'aurait mis à 
même de finir ce carnage ; lesroseaux étaient si élevés 
et si épais que je ne pus y parvenir. Quoique les 
lionnes ne fussent pas très-loin de moi, il m'était im- 
possible de les voir. Enfin l’une sortit du fourré du 
côlé opposé; je tirai du haut de ma selle, et, malgré 
les mouvements de mon cheval, je la blessai ; elle 
rentra dans les roseaux en poussant des rugissements 
de fureur. 

Un certain nombre de chiens qui avaient poursuivi 
untroupeau de wild-beastsrevintau milieu de erbe ; 
ils suivaient la trace d'une troisième lionne quise diri- 
geait en rugissant sous l’ombrage, dans l'intention de 
rejoindre ses camarades. Ce fut là pour ma meute le 
signal d’un coup hardi : elle s'élanca à la fois. 

Les trois lionnes rencontrèrent mes chiens et les 
abattirent avec la même facilité que des chats eus- 
sent abattu des souris. Pendant quelques minutes 
nous n'entendimes que le craquement des roseaux, 
la voix des lionnes, les aboiements et les gémisse- 
ments des chiens. 

La nuit mit fin à cette boucherie, et je retournai 
au camp navré de remords et de regrets de n'avoir 
pas rappelé mes pauvres lévriers. Trois des meilleurs 
avaient perdu la vie dans ce combat inégal ; sept ou 
huit étaient grièvement blessés, et ils exhibaient 


d’horribles morsures, qui, pour plusieurs, ne se gué- 
rirent jamais. 

Le lendemain , avant que le jour parût, nous en- 
tendimes le rugissement des lions; il partait de l’est, 
et, en suivant des traces fraiches, nous remarquames 
bientôt dans un endroit stérile, à deux cents mètres 
de nous, une forme jaune, que nous comprimes être 
celle du lion. Nousnous y élancämesau galop. En nous 
apercevant l’animal féroce leva la tête is la ra- 
baissa aussitôt dans l'espoir que nous passerions 
sans faire attention à lui. A vingt mètres plus loin sc 
tenait une magnifique lionne avec deux lionceaux. 
Lorsque nous arrivames ils s’élancèrent tous trois 
dans le fourré placé à notre droite. Le vieux lion se 
montra plus poltron que sa compagne et ses petits, 
et il s'enfuit en toute hâte. 

Le gibier ayant ainsi disparu dans ce refuge, je 
placai Booi à l’une des extrémités du fourré pour 
qu'il le surveillat pendant que j'y pénétrerais par 
l'autre et que je le parcourrais avec les chiens. Deux 
fois mes efforts furent inutiles ; une troisième fois les 
chiens découvrirent la lionne couchée sous un buis- 
son; je lui tirai deux balles au défaut de l'épaule et 
il lui tut impossible de se relever. Un autre coup 
latteignit à l'œil et lui fit sauter la moitié de la cer- 
velle. Booi et moi la dépouillames, puis nous lui 
coupames la tête avant de retourner au camp. 

Avant l'aube nous distinguâmes la terrible voix 
des animaux; elle venait encore de lest. Je me 
rendis près du fourré où, la veille, j'avais trouvé les 
lions; la je découvris les jeunes, dont l'un était dis- 
posé‘a nous livrer bataille. Je le tuai en tirant deux 
fois sur lui; son camarade s’esquiva; mais les chiens 
le découvrirent. Quand je fus à proximité, je mis 
pied à terre, j'écartai les chiens et terminai ses jours 
en lui logeant une seule balle dans le crane. 

Nos chiens ne cessèrent point d'aboyer pendant 
la nuit; nous pensions que des lions rôdaient autour 
du camp, et, au jour, nous découvrimes que nous 
avions été favorisés par la présence de moins illus- 
tres, mais non moins présomptueux visiteurs. Une 
bande d'audacieuses hyènes était venue près de nos 
feux; non contentes de dévorer les os qu’elles avaient 
trouvés, elles avaient mangé la nappe, emporté le 
couverele de la cantine et deux larges coussins ; nous 
eûmes Ja chance d'en retrouver un en très-mauvais 
état, Dans quelques anuées d'ici l'autre sera proba- 
blement conservé comme une relique chez les Be- 
chuanas. 

Le 12 je conduisis mes waggons sur la rive sep- 
tentrionale du fameux Meritsane, J'eus la satisfaction 
de voir qu'une partie de la campagne avait été brûlée 
par les Bakalaharis quelques mois auparavant. La 
pluie qui était tombée pendant la saison avait fait 
pousser une herbe abondante qui donnait aux plaines 
ondulantes une charmante apparence de fraicheur. 


124 


LA VIE AU DESERT. 


a 


Ce qui me plaisait Je plus, c’est que je savais que le 
gibier du voisinage devait avoir été attiré en cet en- 
droit : j'espérais que je rencontrerais, près du Me- 
rilsane, des élans et autres animaux, comme cela 
arrive à tous les chasseurs. 

Les traces des buffles, des zèbres, des wild-beasts, 
des hart-beasts et des sassasybys étaient très-nom- 
breuses, et j'aperçus des troupeaux considérables de 
ces différentes espèces. Je pris cependant la résolu- 
tion de ne pas troubler la campagne, dans la crainte 
d'effrayer les élans qui pouvaient s'y trouver; aussi 
passai-je près de ces animaux sans leur faire aucun 
mal. Après avoir parcouru plusieurs milles, j'eus le 
désappointement de m’apercevoir que très-peu d'é- 
lans fréquentaient ces parages. Je revins au camp 
après en avoir cherché inutilement. 

Je partis le lendemain avec un cavalier, et, après 
nous être éloignés un peu, j'eus le plaisir d’aperce- 
voir un magnifique troupeau de buffles qui paissaient 
tranquillement sur la rive opposée du Meritsane. 


Ce gibier était celui dont j'avais le plus besoin, car 


nous commencions à manquer de viande. Accompa- 
gné de M. Orpen, de deux cavaliers et d’un grand 
nombre de chiens, nous résolûmes d’attaquer ces 
animaux, et nos projets furent heureusement mis à 
exécution. Je tuai cinq buflles et M. Orpen deux, ce 
qui fit en tout sept têtes. 

Après déjeuner deux paires de bœufs rapportèrent 
aux waggons quatre des buffles les plus gras, et, jus- 
qu'au coucher du soleil, mes hommes furent très-oc- 
cupés à les couper et à les saler. Dans la soirée je 


sorlis avec ma carabine, avec le désir de trouver un } 


veau que le troupeau avait abandonné dans la mati- 
née. À ma grande surprise, lorsque l'animal m'a- 
percul, i! me chargea hardiment; mais je tins ma 
carabine ferme à Vepaule, et, quand il fut a quatre 
mètres de moi, je l'arrêtai dans sa course en lui en- 
voyant une halle au milieu du front. 

Trois des buffles quenous avions tués avaient été lais- 
sés sur place; je pensais que nous pourrions trouver 
un lion faisant son repas de l'un d'eux, si nous nous 
y ren lions dès l'aube. Je partis done avec un cava- 
lier et une meute de chiens. En approchant du troi- 
sième, les vaulours que j'aperçus au-dessus de ma 
tle m'avertirent que je ne trouverais pas le buffle 
seul; lorsque j arrivai près de ma victime, je vis à 
deux cents mètres de moi un énorme lion, rentrant 
lentement dans le fourré sur le bord de la rivière, 

Aussitot je pressai mon cheval, afin d'éloigner 
mes chiens de la charogne, et, s'il etait possible, de 
mettre le lion en délense avant qu'il pût gagner un 
fourre. Nous arrivames prés de lui juste au moment 
ou tl atteignait un pelit massif de roseaux, du milieu 
duquel il se précipita dans le lit de la riviere, où il se 
réposa, J avangat jusqu'à quinze mètres et lui rendis 
toul mouvement impossible en lui envoyant une balle 


dans l'épaule. Je descendis ensuite de cheval, jus- 
qu'à douze mètres de lui, et je l’achevai en lui lan- 
cant une seconde balle à l'épaule. 

Cet animal était un vieux lion noir d’une taille 
superbe ; ses dents étaient parfaites et son poil ma- 
gnifique. J'ordonnai à mes hommes de l’écorcher 
avec le plus grand soin. 

Le lendemain nous gagnâmes le Lotlokane. 

Dans l'après-midi, animé du désir de tuer un 
gems-bock, je fis seller mes trois meilleurs chevaux, 
et je pris la direction du nord, accompagné de deux 
cavaliers ; je n’emportai qu'un fusil à un coup. 

Après avoir parcouru quelques milles, j'entrai 
dans un magnifique pare dont le terrain était uni et 
orné de bosquets épineux, dont se nourrissaient 
de nombreux troupeaux de wild-beasis, de zèbres, 
d'hartebeasts et de springs-boks. Je savais que les 
élans et les gems-bocks se tiennent ordinairement 
dans le voisinage de troupeaux d’autres espèces de 
gibier. Je résolus donc de m’avancer en demi-cercle 
près dé ces derniers. J'examinai soigneusement le 
sol pour découvrir des traces des animaux que je dé- 
sirais trouver. Après avoir fait une course rapide 
dans cette intention, nous revenions, mes gens et 
moi, tranquillement, lorsque quatre élans se présen- 
tèrent devant nous. 

Immédiatement nous nous mimes en chasse. Booi, 
qui était en avant, sépara le plus beau mâle de ses 
compagnons et l’attira vers le camp. J'étais près des 
trois autres et je choisis la meilleure tête; puis, après 
une chasse pénible, je l’étendis à terre avec une 
seule balle qui l’atteignit à l'épaule. 

J'allai aider Booi, qui se trouvait à un quart de 
mille dans la plaine au-dessous de moi. Je me diri- 
geai vers l'animal avec précaution, et nous réussi- 
mes à l’amener droit aux waggons. Je le tuai de deux 
coups qui le frappèrent à l'épaule. Je n'avais pas 
encore de tête d’élan mâle, et c'était à un beau spé- 
cimen que je destinais à ma collection. 

Nous partimes pour nous rendre près de Molopo, 
sur les bords duquel je tuai des aniilopes rouanes et 
des reitboks. 

Le27 mai nous atteignimes le kraal de Sichely, 
situé sur le Coulonbeng. 

Le 31 nous nous remimes en route, et nous porta- 
mes nos pas vers le Limpopo, où nous parvinmes 
le 45 juin 

Le 18 la lune était dans son plein; je traversai 
la rivière avec MM. Orpen, Carey et plusieurs de 
mes gens, et nous nous rendimes à la fontaine de 
Charibe, où nous espérions faire la chasse aux élé- 
phants pendant la nuit; mais nous avions eu le mal- 
heur d'ellrayer ceux qui fréquentaient cette fontaine; 
ils avaient tous fui ce district. Le 23, en venant de 
Guapa au camp, j'entendis les cris des éléphants 
dans plusieurs directions; je compris qu'il devait y 


LA VIE AU DESERT. 195 


oo 


avoir non loin de là uu nombreux troupeau. Je 
montai sur un grand arbre qui portait des épines, et 
du faite j’apercus les dos gris de quelques-uns de ces 
animaux ; ils dépassaient en hauteur les taillis de la 
forêt. J’envoyai Bamachumie chercher les chiens; 
quand ils arrivèrent, je m'avançai pour faire une plus 
miuutieuse inspection. 

Le troupeau contenait plus de cent éléphants et 
élait entièrement composé de femelles et de jeunes 
mâles. Pendant une demi-heure j’essayai d’en choi- 
sir un bon. Je rampai jusqu'à quinze mètres d'un 
beau mâle, à qui j'envoyai une balle au défaut de 
l'épaule. Mes gens ne lançaient pas mes chiens et 
ne m'amenaient pas mon cheval; j allai donc à leur 
rencoutre, et, pendant ce temps, l'éléphant rejoignit 
ses camarades. Les chiens en attaquèrent un autre et 
je mis fin à ses jours après une longue chasse. L’a- 
nimal était à peine tombé que le vieux Mutchuisho 
vint, avec une trentaine de Bamangwatos, m'en de- 
mander la chair. Le lendemain je tuai un autre élé- 
phaut de fort belle taille. 

Le 29 je traversai le Macoolwey, et, pendant la 
roule, je chassai à la tête des waggons; je tuai un 
daim mâle et sa femelle, et jemis en fuite une bande 
de sept ou huit lions qui avaient pour guide un vieux 
lion d'une grosseur extraordinaire. Le jour suivant 
je menai les waggons près de la Basilika. La je tuai 
deux pallahs et une girafe femelle. Nous remisames 
les waggons dans mon ancien camp, mais, comme je 
remarquai des tsetsés sur mes chevaux, je me déter- 
miuai à quitter Séléka le lendemain. 

Vers minuit un énorme lion attaqua hardiment le 
kraal où était le bétail. Il cherchait à passer à tra- 
vers la haie épaisse et épineuse, et il répandit la ter- 
reur parmi les bestiaux, qui fuyaient pêle-mêle. D'un 
coup de grille il étendit un excellent bœuf et le tint 
sous lui. Je fus éveillé par le bruit, et à l'instant 
j'ordonnai qu'on lachat les chiens; horrible qua- 
drupède fut mis en fuite. Quant au pauvre bœuf, ses 
jambes de devant et de derrière avaient été si horri- 
blement lacérées que je fus obligé de le tuer dès le 
lendemain. 

Vers neuf heures du matin je quittai Séléka. Au 
coucher du soleil je m'arrêtai sur les bords du Lim- 
popo, en face de Guapa. 

Je demeurai la plusieurs jours, en faisant d'heu- 
reuses excursions avec M. Orpen; nous traversions 
souvent la riviere pour chercher des éléphants. 

En revenant de lune de ces expéditions nous fü- 
mes (émoin d'un spectacle qui nous remplit d'hor- 
reur. La tribu des Bamalettes, sur le territoire de 
laquelle nous chassions, avait été quelques mois au- 
paravant allaquée et mise en fuite par Sicomy; un 
grand nombre d'indigènes avaient été massacrés, et 
ceux qui avaient pu échapper s'étaient rélugiés dans 
un ravin élevé dans les montagnes, 


Nous visitames leur ville déserte et la terre sur 
laquelle ils avaient été poursuivis et tués. Rien n’é- 
tait plus horrible que d’apercevoir les os blanchis et 
les cranes de ceux qui avaient péri; les loups et les 
chacals s'étaient régalés de leurs cadavres. L’herbe 
élait encore foulée autour de leurs squelettes; des 
cheveux, des débris de chair se voyaient çà et là, et 
le sang était resté visible sur toutes les pierres. 

Le 43 je pris la direction du sud en avancant vers 
Charibe. Dans la soirée les naturels se mirent à 
assaisonner la chair d'une lionne que j'avais tuée la 
veille et qui était tres-grasse; ils considéraient ce 
mets comme un excellent manger. Quant à moi, 
malgré mon appétit et ma fablesse, car je pou- 
vais à peine marcher, je ne pus me décider à parta- 
ger leur repas. Je laissai ma cafetière et autres usten- 
siles nécessaires à M. Orpen; puis après avoir re- 
couvré un peu de force, je me dirigeai vers la fontaine, 
où j'eus l’heureuse chance de tuer un pallah. 

Le 25 juillet, au lever du soleil, nous descendimes 
la rivière en laissant derrière nous trois de mes 
chevaux ; deux étaient morts, le troisième se mourait 
des morsures des tsetsés. Le lendemain, sur le bord 
de l’eau, nous découvrimes les traces de trois vieux 
éléphants males. Nous les suivimes pendant cinq 
milles, et, a la fin, nous arrivames dans une campa- 
ene tellement ombragée d'acacias qu'il nous fut im- 
possible de les voir davantage. 

Après nous être un peu avancés, nous retrouvames 
les traces des éléphants, et, environ une heure avant 
le coucher du soleil, nous rencontrames enfin près de 
quinze de ces animaux. 

Le vent était favorable; ils ne se doutèrent pas de 
notre approche. Tout en tournant lentement autour 
d'eux j’essayai de choisir le meilleur; il se tenait à 
ma droite, etses défenses surpassaient en beauté celles 
de ses camarades. Je le choisis done et parvins à 
l'abattre après un combat trés-court, car je ne tirai 
que cinq lois. 

Les defenses de cet énorme animal étaient d'une 
perfection peu commune; je résolus de conserver 
tout son crâue, et, dans cette intention, j’envoyai un 
messager au camp pour qu'il ramenât un waggon. 
Trois jours s’ecoulérent avant qu'il arrivat; il lui 
fallait traverser le Limpopo à plusieurs milles au- 
dessus de mon camp. Pendant ce temps je m'occupai 
à faire cuire les pieds de l'éléphant pour les con- 
server. 

En revenant au camp je tuai une très- belle girafe 
mâle dont je preparai Ja tête, Pendant plusieurs 
jours je fis avec succès la chasse aux éléphants 
dans les forêts qui couvrent le sol à l'est du Lim- 
popo. 

Le 7 nous atteignimes le village des Bakalaharis, 
où le pauvre Hendrick avait élé entrainé et dévoré 
par un lion. Je trouvai le village abandouné; il y 


426 


LA VIE AU DESERT. 


nn 


avait des traces et du fumier d'éléphants à l'endroit 
où, la saison précédente, les chefs des naturels te- 
naient conseil. 

Le 8 je me dirigeai vers la belle fontaine appelée 
Seboono, pour surprendre les éléphants au clair de 
lune. 

Dans la soirée une troupe de vingt-deux girafes 
visita la fontaine; puis vinrent des koodoos, des zè- 
bres et un superbe élan mâle. Je fus surpris de voir 
ce dernier, car je m'étais toujours figuré que les ani- 
maux de son espèce ne buvaient jamais. 

Une heure après la chute du jour, plusieurs rhino- 
céros parurent, et bientôt après un bruit sourd m'an- 
nonça l'approche d'un éléphant. Il s’avanea; c'était 
un énorme male, qui n'avait qu une seule défense. 

J'eus beaucoup de peine à l'abattre : la forêt était 
très-ombragée, et il y avait surtout beaucoup d'arbres 
à épines, le ciel était chargé de nuages. A la fin ce- 
pendant l'animal tomba; il avait eu le corps criblé 
de vingt-cinq balles. 

Le 22 août j'éprouvai le plaisir de compter ma pro- 
vision d’ivoires, et je m'apereus que j'avais tué, dans 
le sud de l'Afrique, cent cing éléphants de choix. 
Comme ces animaux avaient déserté ces parages, 
nous partimes le 3 septembre, et fous descendimes 


le Limpopo pour nous rendre dans les contrées fré- | 


quentées par les hippopotames. 

Jans la soirée, en retournant aux waggons, j’en- 
tendis M. Orpen engagé dans un combat avec un 
énorme hippopotame; il avait épuisé ses munitions. 
J'atlaquai l'animal à mon tour, et je finis par l’abat- 
tre, après lui avoir envoyé sept à huit balles. 

Le 5, en descendant la rivière, nous tuâmes sept 
hippopotames superbes, dont deux étaient des mâles. 
L'un de ces monstres recut seize balles dans la tête 
avant d'expirer. Dans le plus fort du combat, un cro- 
codile d'une grosseur prodigieuse, attiré par le sang, 
parut tout à coup devant nous et nagea autour de 
| hippopotame avec une rage sans pareille : les mou- 
vements réunis des deux amphibies agitaient à un tel 
port le large courant, que les vagues couvrirent les 
deux rives, Je tuai le crocodile en lui décochant une 
seule balle qui l'atteignit au milieu de la tête. 

En recevant le coup, le saurien se retourna sur le 
cole pendant quelques minutes et resta sans mou- 
vement dans cette position à la surface de l’eau, une 
jambe de devant et une de derrière étendues et trem- 
blant dans l'air comme une grenouille qui se meurt: 
ilexhala ensuite une forte odeur de muse et expira. 

Le 47 je fus pris d'une fièvre rhumatismale aigué 
qui m'obligea de garder mon lit et qui me fit beau- 
coup souffrir, Tandis que j'étais dans ce triste état, 
M, Orpen, suivi de Présent, rencontra un énorme Wo- 
pord et lui fit one large blessure, Les naturels accou- 
rurent bientôt an camp et annoncérent que M. Orpen 
avail élé tué par le léopard. 


En prenant de plus amples informations, j’appris 
que mon camarade n’était pas mort, mais qu'il était 
horriblement mutilé et mordu à la tête et aux bras. 
Ils avaient hardiment suivi à pied les traces du car- 


nassier, les chiens étant derrière au lieu d'aller en - 


avant. Ils s’approchérent de l'animal sans connaître 
sa position, et, tout à coup, Orpen l'ayant apercu le 
tira et le manqua. Le léopard s’élança alors sur lui, le 
prit par les épaules, l'étendit à terre, se coucha sur 
lui en rugissant, et lacéra affreusement ses mains, 
ses bras et sa tête. 

Au bout de quelques minutes, le sang que perdait 
lanimal épuisa ses forces; il roula à quelques pas plus 
loin, ce qui permit à Orpen de se relever et de s’en- 
fair. Où étaient le courageux Présent et les autres 
naturels? on n’en savait rien, mais ce que l’on n'i- 
gnora pas, c'est que pas un d'eux ne vint au secours 
de l'infortuné Orpen. 

J'appris plus tard que, suivant la coutume établie 
parmi tous les domestiques des colonies, au moment 
où le léopard s'était élancé, Présent fit une décharge 
en l'air, puis se jeta à terre en rampant sur la rive, 
et, sautant dans le courant, avait nagé assez loin 
avant d’oser s'aventurer de nouveau sur la terre ferme. 
Les naturels, quoique nombreux et tous armés, avaient 
fui d'un autre côté. 


XX VIT 


‘ 

Voyage du Limpopo au Neotwani et retour. — Le kraal de Si- 
chely. — Fin de la cinquième expédition. — Noyade de plu- 
sieurs hommes — Conclusion. 


M. Orpen et moi nous étions désormais condamnés 
au repos, lui par suite de ses blessures qui étaient 
nombreuses et dangereuses, et moi par la fièvre : je 
ne me rétablissais, en effet, que très-lentement. Il 
était done inutile de songer à rester plus longtemps 
dans les basses terres qui avoisinent le Limpopo; 
aussi je résolus de partir pour le pays de Sichely. 

Nous nous mimes en route le 27 septembre, et, le 
2 octobre, nous campâmes sur le bord du Limpopo, 
un peu au-dessus de sa jonction avee la Lepalala. 
Les hommes de Sichely me prièrent de m'y arréter 
un jour; leur chef désirait faire du commerce avec 
moi; j'y consentis. 

Le lendemain au matin Seleka vint me voir avec 
une suite nombreuse ; il m’apporta de fort beaux mo- 
dèles d'armes béchuanas qu'il désirait échanger con- 
tre des mousquets et des munitions. I m'offrit de la 
bière béchuana et un potage fermenté qu'il considé- 
rait comme un véritable cadeau. Du reste, il espérait 
que je lui donnerais de la poudre en échange. Telle 


LA VIE AU DESERT. 


est la maniére de faire des présents dans le sud de 
l'Afrique. 

Dans l'après-midi, je donnai un fusil à Sichely 
pour neuf assagais très-beaux, pour une hache de 
bataille et pour deux armures de peau de bufile. J'ob- 
tins aussi différents objets des manufactures du pays 
en récompense de mon bon vouloir à consacrer les 
armes de deux ou trois nobles, et de mon présent 
d’ouguent destiné à des frictions propres à les rendre 
bons tireurs. 

En accomplissant cette absurde cérémonie, je re- 
gardai sérieusement l’initié en face et lui dis dans son 
langage : « Regarde le gibier en face; dirige ta balle 
vers le cœur des bêtes sauvages ; que ta main et ton 
cœur soient forts contre le lion, contre le grand élé- 
phant, contre le rhinocéros et le buffle! » Et je ne 
mentais pas. | 

Le 5, nous nous mimes en route au lever du soleil, 
et nous arrivames Je 8 près du Limpopo, à un endroit 
où je l’avais déjà traversé. Le 13, nous parcourûmes 
les bords du Ngotwani, mais, comme les eaux étaient 
basses, et qu’il semblait impossible d'arriver au pays 
de Sichely par cette route, je me déterminai à re- 
venir sur mes pas, en me dirigeant de nouveau vers 
le Limpopo, que nous attcignimes le 23. 

En chemin je tuai un vieux lion. 

En suivant les bords du Limpopo on gagne la Ma- 
riqua. Un peu avant le coucher de soleil, deux grands 
troupeaux de buffles se montrèrent devant nous. Je 
tuai une femelle, et, après avoir remisé huit ou neuf 
males dans les roseaux élevés qui se trouvaient sur 
le bord du courant, tout à fait vis-à-vis de mon camp, 
je visai les deux plus belles têtes du troupeau et par- 
Vins à en tuer un à l’aide de cing coups de carabine. 
L'autre s'enfuit, quoique grièvement blessé, tandis 
que j'élais engagé avec son camarade. 

Le lendemain matin, lorsque nous traversämes la 
rivière pour aller à la recherche des buflles, nous 
découvrimes un lion qui marchait majestueusement 
devant nous : après une chasse très-animée, dans la- 
quelle je perdis trois de mes chiens, nous l’attirämes 
dans des roseaux près du fleuve, et, pour la première 
fois, je pus tirer sur lui, Ma balle Jui entra un peu 
derrière l’épaule, En se sentant atteint, l'animal rugit 
et chargea les chiens, mais seulement jusqu'au bord 
és roseaux, hors desquels il avait beaucoup de peine 

à se mouvoir. Je fis une seconde décharge, en le vi- 
sant à la tête, et la balle, pénétrant près de l'œil, 
Jui traversa la mâchoire. 

Au mème instant le lion s'élança, sauta par-dessus 
les roseaux, plongea dans la rivière, au milieu de 
laquelle il nagea, ct la teignit de son sang; on chien 
noir, nommé Schwart, osa seul le poursuivre, Un 
énorme crocodile, attiré par le sang, suivitles combat 
tants dans leur course; par bonheur il ne toucha pas & 
mon chien, et c'était lace que je redoutais. Préseut tira 


- 


sur le lion pendant qu'il nageait, mais il le manqua; 
deux de mes armes étaient déchargées. 

Cependant, avant que le lion n’eut gagné le rivage 
opposé, j'eus le temps de glisser de la poudre et un 
lingot dans ma carabine, et, juste au moment où il 
mettait le pied à terre, je l’atteignis au cou; il tomba 
mort sur la place. 

Nous parvinmes jusqu’à lui en suivant un sentier 
tracé par les hippopotames; le temps était humide 
et froid, et, pour dépouiller le lion, il nous fallut al- 
lumer du feu. 

Cet animal était jeune et avait un très-beau man- 
teau; sa crinière n'était pas très-épaisse; mais ses 
denis élaient parfaites, ce qui n’est pas commun chez 
les lions de cet âge, et il avait une très-belle toufle 
de poils au bout de la queue, ornememt que je n’a- 
vais jamais vu jusqu'alors chez aucun de ses congé- 
neres.. 4 

Le 27, nous arrivames à la jonction de la Mariqua 
avec Je Limpopo, puis nous quittames encore une fois 
ce fleuve et suivimes le bord septentrional de la Ma- 
riqua. Ce charmant courant d’eau a cing ou six mè- 
tres de largeur, en cet endroit, et coule en serpen- 
tant dans une grande vallée ouverte, Par intervalles, 
il n'y a pas un arbre, mais seulement des roseaux, 
bordés par des bosquets formés par des arbres héris- 
sés d’épines et par des saules. 

Je trouvai là des reitboks, qui ne fréquentent pas 
le Limpopo dans les parties que j'avais visitées. La 
campagne est fertile et verdoyante, et toutes les es- 
pèces ordinaires de gibier y abondent. A peu près à 
quinze milles, au sud et à l’est, se trouve une chaîne 
de montagnes qui occupe une étendue d'environ cent 
milles, et qui, vers le nord-est, semble s'élever da- 
vantage et devenir plus escarpée à Son extrémité. 

Je suppose que le Limpopo prend sa source à l’est 
de cette chaîne, mais il est impossible de le remonter 
jusque là, et par conséquent de vérifier celte suppo- 
sition. 

Le lendemain nous parcourümes près de huit milles 
en remontant le courant. Sur notre route je blessai 
deux rhinocéros noirs, et je tuai ensuite un sassayby 
et un énorme. crocodile. Quand nous apercûmes ce 
dernier, il était endormi sur l'herbe au bord de l'eau. 
I] fut atteint par deux balles, l’une dans la tête, l'au- 
tre au défaut de l'épaule. Dans les convulsions de 
l'agonie, il parvint à se replonger dans la rivière et 
disparut, J'étais vraiment fort surpris d’apercevoir 
un monstre pareil dans une si petite rivière. La lon- 
sueur du saurien dépassait sa largeur à l'endroit où 
je tirai sur lui. 

Le 31, en cheyauchant au bord de l'eau, je vis un 
autre de ces reptiles ; il dormait sur Ja rive opposée, 
et ma balle, en lui fracassant l'épine dorsdle, le tua 
roide sur Place. Ve traversai la rivière un mille plus 
bas, afin d' CxanIUer ma victime. C'était uu vieux, 


428 


LA VIE AU DESERT. 


mais un beau spécimen de l'espèce, qui avait plus 
de douze pieds de longueur. En retournant au camp 
pour le dépouiller, je trouvai la vallée envahie par 
un immense troupeau de buffles. 

Quelques jours après, quatre lions traversèrent la 
vallée à une centaine de mètres au-dessous de mon 
camp. Nous les poursuivimes aussitôt; leur vue me 
frappa d’étonnement et je fus comme saisi de la ma- 
jesté de leur allure et de leur contenance : c'étaient 
d'énormes mâles. L’ayouerai-je? Je commencçai à dou- 
ter de l'issue du combat qui s’offrait à nous. 

Les chiens s’élancèrent, et les lions, prenant leur 
course, suivirent doucement le rivage et disparurent 
dans une presqu île formée par la rivière, très-ombra- 
gée en cet endroit par de grands arbres et par des ro- 
seaux. Les chiens y pénétrèrent hardiment en aboyant, 
et les lions commencèrent aussitôt à hurler. Quel- 
ques minutes après je les entendis se jeter dans le 
courant ; je sautai à bas de mon cheval et je courus 
sur la rive d'où j'en vis trois qui remontaient de l’au- 
tre côlé. 

L'un d'eux se dirigea en toute hate vers la plane 
ouverte, mais les deux autres, se voyant pressés par 
les chiens, retournèrent tout de suite à l’eau. C'était 
maintenant à mon tour, et, ce jour-là, j’eus le plaisir 


de faire le double coup le plus glorieux que puisse 


rèver un chasseur : j’atteignis les deux lions à I’é- 
paule avant qu'ils pussent même se douter de la po- 
siLion que J'occupais. 

Je prs mon fusil des mains de Carey qui était venu 
à mon aide, et j'achevai le premier lion en lui en- 
voyant une balle près du cœur. J’arrétai ensuite le 
second en le frappant à la cuisse; il parvint néan- 
moins, en rampant, jusque sous un buisson d’un vert 
très-foncé, où, pendant quelque temps, il se déroba 
cnltrement à mes regards; mais à la fin une motte 
de terre qui tomba sur sa cachette lui fit faire un 
mouvement et trahit sa position. Je l’achevai avec 
trois balles qu'il recut dans le milieu du dos. Le 
quatrième lion s'échappa. 

Nous traversämes la rivière un peu plus haut pour 
examiner les victimes que j'avais faites. Je gardai le 
crane et la peau du plus beau de ces animaux, et 
seulement les griffes et la queue de celui qui avait 
les dents cariées. 

Le 19, pendant notre voyage, nous eûmes à tra- 
verser Nous 


euions arrivés alors à l'endroit où nous devions dire 
d 


une rangée de collines rocailleuses. 
eu à la Mariqua et suivre la direction orientale au 
milieu de la Campagne pour nous rendre à Sichely. 
Au coucher du soleil nous fimes une halte sous une 
haute montagne, la plus élevée du pays, que l'on ap- 
pelle « Lynché-à-Cheny », ou la montagne du Singe. 

Dans la soirée nous parcourdmes la plus délicieuse 
contrée que j ale jamais vue en Afrique A notre gau- 
che nous longions une rangée de montagnes pierreuses, 


bien boisées et qui paraissait n’avoir pas de fin; à 
notre droite le terrain était doucement incliné et al- 
lait rejoindre une forêt verdoyante entrecoupée de 
clairières. Comme l'Océan, cette forêt était sans bor- 
nes, quoiqu’elle fut cepencant interrompue d’un côté 
par une chaîne de montagnes rocailleuses couvertes 
de bois qui s’élevaient en pyramides. 

L'horizon était bordé de forêts et de montagnes ; 
l’une de ces dernières dominait toutes les autres et 
semblait former un dôme. La soirée était fort belle, 
quoique le ciel fut un peu couvert, ce qui répandait 
sur le paysage un certain charme mystérieux et lui 
donnait un aspect sauvage. Je contemplai avec émo- 
tion la scène étrange qui se développait devant moi 
et j'étais triste de ne pouvoir m’arréter en ce lieu; 
aussi ne pus-je m'empêcher de m'écrier : « Je don- 
nerais ma vie pour pouvoir vivre ici quelques années 
et jouir de la possession d’une pareille terre. » 

Nous atteignimes dans la matinée une fontaine si- 
tuée à quelques milles dans une gorge des monta- 
gnes, et j'y trouvai trois lionnes dont je tuai une en 
lui tirant quatre coups de fusil. 

Le 24 des averses tombèrent à toute heure et mes 
hommes s’occupérent à me faire des brogues. Ces 
souliers étaient vraiment dignes d’un chasseur; quoi- 
que légers, ils étaient tres-forts et fabriqués entière- 
ment de la peau des animaux que j'avais tués. 

Les semelles étaient en cuir de buflle ou de girafe ; 
le dessus en koodoo, en hartlebeast ou en bushbok ; le 
derrière était en peau de lion, de hyène ou d’antilope 
noire. Ces chaussures étaient cousues avec une la- 
nière très-fine coupée dans le cuir du steinbok. 

Dans l'après-midi nous nous dirigeàmes vers l’ouest 
en côloyant les montagnes boisées et pierreuses. Les 
naturels avaient en cet endroit, plusieurs années au- 
paravant , fait avec succès la guerre aux éléphants, 
car je trouvai là quatre cranes de ces animaux. Dans 
la journée nous rencontrames six buffles et nous bles- 
simes un magnifique male à l'épaule, ce qui ne l’em- 
pécha pas de s'enfuir avec ses camarades, car le ter- 
rain était très-mauvais et ne permettait pas qu'on le 
poursuivie, 

Nous eùmes encore au retour une aventure de 
chasse avec un autre vieux buffle mâle, et nous fames 
bientôt convaincus de l’extrème danger qu'il y a à 
attaquer ces animaux lorsqu'on n’a pas de chiens. 
Nous lancdmes l'animal dans un vallon couvert de 
verdure au milieu des collines, et nous l'y suivimes 
quelque temps, tantôt l'apercevant, tantôt ne distin- 
guant que l'empreinte de ses pas. Je marchais d’une 
vitesse qui le mettait hors d’haleine. Lorsqu'il se vit 
dans un grand danger, il eut recours à un singulier 
stratagème : il tourna tout autour de quelques épais 
buissons qui le dérobèrent à notre vue, puis se trouva 
près d'un étang assez profond pour y dissimuler son 
corps; il s'y jeta, regarda de tous côtés, se coucha 


LA VIE AU DESERT. 


enfin, et attendit notre arrivée. Par malheur sa téte 
grise et ses énormes cornes paraiSsaient à la sur- 
face, quoiqu’elles nous fussent cachées par des ran- 
gées de grandes herbes. 

Du reste nous ne nous attachions qu'aux traces , 
et nous avançâmes hardiment à quelques pieds de 
l'animal sans l’apercevoir. Il se releva alors, chargea 
Ruyter d’une manière désespéré en poussant un cri 

particulier aux animaux de son espèce, cri ressem- 
blant un peu au hurlement du lion, et jeta par terre 
la monture et le cavalier; sa corne acérée perça la 
hanche du pauvre coursier et le blessa horriblement. 
En un instant Ruyter se remit sur pieds et parvint 
à se sauver ; le bufile observa du coin des yeux et 
le poursuivit; mais son pied glissa et il tomba dans 
une mare boueuse. Le bushman put ainsi échapper 
à une mort certaine. L'animal se releva tout étourdi. 
A ce moment je lui lancai une balle dans l'épaule, et 
immédiatement il quitta le lieu du combat pour cher- 
cher un abri dans l’épais fourré sur le versant de la 
montagne où je jugeai imprudent de le relancer. 
_ Le 28 un de mes conducteurs de waggons n'ayant 
pas obéi à mes ordres, le waggon qu’il conduisait 
fut presque renversé ; je lui fis donner une correction 
pour laquelle on employa le fouet. 

Le 4 décembre nous nous dirigeames vers le Ngot- 
wani et le traversdmes après avoir péniblement tra- 
vaillé pendant une heure; il nous fallut tracer une 
route sur les bords. Dans l'après-midi nous conti- 
nuadmes notre route et nous fimes halte au coucher du 
soleil en un lieu où nous nous étions déjà reposés 
près de Poozt, autrement dit « la Passe-de-Dieu ». 

Ce jour-là je suivis les traces d’un rhinocéros blessé 
le long d’une rangée de montagnes qui était à ma 

droite, puis dans un bassin très-boisé au milieu des 

montagnes. Je remarquai bientôt que deux lions 
avaient découvert la piste comme moi et qu'ils guet- 
tait le boselé; ils étaient en effet couchés dans le 
voisinage. 

J'étais à trente pas d'eux avant de soupçonner leur 
présence. Ils se relevèrent, rugirent, et remontèrent 
le long des flancs de la colline. Tout d’abord je n’en 
aperçus qu'un qui n'était pas très-éloigné de moi et 
je m'arrêtai pour le regarder. Il se placa dans une 

osition favorable et je tirai sur lui; il fut atteint 

u cœur, Quand Ja balle pénétra il bondit en avant 
et fut à l'instant caché par les arbres. J'approchai 
alors avec précaution. L’instant d'après, l’autre lion 
se leva, fit entendre un rugissement terrible et mar- 
cha très-tranquillement sur le côté de la montagne. 
Je supposai que c'était l'animal que j'avais blessé et 
lis encore deux décharges sur lui, mais il disparut 


sans ralentir le pas. En avancant pour visiter l’en- | 


droit où le lion s'était couché, je trouvai deux gîtes : 
par conséquent il y avait eu là deux lions. Je pou- 
vais donc bien en avoir tué un, 


129 


Dans le cas où l'animal n'aurait été que blessé, je 
jugeai prudent de rejoindre les waggons, qui pas- 
saient au-dessous de nous, afin de me faire suivre 
par quelques chiens. Lorsque j'eus ramené ces der- 
niers, Ruyter et moi nous retournames à l'endroit 
que je venais de quitter; nous trouvames ie lion 
étendu sans vie sur le côté de la montagne, et nous 
nous hatames de le dépouiller pour emporter sa peau 
sur nos waggons. 

Dans l'après-midi j'allai à cheval au camp de Si- 
chely, sur le Kouloubeng; j'appris, en y arrivant, 
que M. Livingstone était parti dans la matinée pour 
visiter une tribu qui habite à l’est du Limpopo. Mis- 
tress Livingstone me recut très-bien ; elle moflrit du 
thé, du pain et du beurre que je trouvai excellents, 
et me raconta toutes les nouvelles de la colonie 

Le 14 je partis à pied, accompagné de Ruyter ; je 
marchai fièrement à la rencontre d’une belle antilope 
noire que je tuai avec cinq balles. C'était un superbe 
spécimen de cette espèce rare et charmante; ses cornes 
étaient énormes, très-longues, rugueuses et très-ré- 
gulières. Je lui coupai la tête, et, après avoir couvert 
la chair de rameaux verts, nous retournames au camp 
d’où j'envoyai des hommes chercher la yenaison et la 
peau. 

Toute la matinée du 45 je fus occupé à préparer la 
tête de cette antilope noire. 

Je me mis ensuite en route avec deux cavaliers et 
me dirigeai vers le nord. En longeant les collines 
sous lesquelles nous étions campés, j'aperçus un 
gems-bok à deux cents mètres de moi; j'épaulai à 
l'instant ma carabine à six pouces d'élévation et fis 
feu : la balle atteignit la bête à l'épaule et passa de 
l’autre côté des parties inférieures. 

Le gems-bok plia le dos et s'enfuit, se dérobant à 
mes regards derrière un bloc de rochers. Après avoir 
chargé mes armes, j'aperçus du sang sur le sol; je 
suivis ces taches et j'eus le plaisir de trouver l’anti- 
lope étendue ne pouvant plus se relever. Cette anti- 
lope avait la plus belle tête que j'eusse jamais vue ; 
ses cornes étaient très-longues, bien placées, larges 
et lrès-rugueuses. 

Le 18 nous reprimes notre chemin, et, après quatre 
heures de marche, nous campames sur les bords du 
Kouloubeng ; là, des antilopes, des zèbres, des buf- 
fles éprouvèrent le pouvoir de ma carabine. 

Le lendemain, pendant que nous explorions une 
partie très-montagneuse et très-belle du pays au 
sud-est, je retrouvai les ornières de mes waggons, 
pendant mon voyage de 4843, à une courte distance 
de la gorge dans les montagnes; c'est là que mes 
bœufs avaient été chassés par les lions. 

En cet endroit deux ruisseaux se rencontrent. On 
trouve là beaucoup de gibier quand la campagne n'a 
pas été ravagée par les chasseurs griquas. J'aperçus 
les traces d'un troupeau de buffles, et, apobe las avoir 


430 


LA VIE AU DESERT. 


suivies, je me trouvai en face d'un autre troupeau. | lesmontagnes, derrière Bakatla. Je fus contrarié dans 


Ces animaux se reposaient sons d’épais ombrages 
dans la même vallée; j'approchai d'eux en rampant, 
et, lorsque je ne fus plus qu’à trente mètres, je restai 
immobile pendant une heure pour choisir la plus 
belle tête. 

Le bufile que je désirais tuer était étendu sur la 
terre; son corps était abrité par de fortes branches 
couvertes d’épines. Les animaux se levèrent les uns 
après les autres. s’allongèrent, frottèrent leurs cornes 
contre les arbres, et bientôt se recouchèrent. Enfin 
quelque chose les eflraya. Le buffle que je convoitais 
se dressa sur ses pieds et s'offrit à moi dans une po- 
sition favorable. Mon premier coup de fusil ne vou- 
lut pas partir, mais le second éclata à travers le 
fourré et la balle atteignit l'animal au cœur. 

En revenant au camp je trouvai une tribu de Ba- 
quainas et parmi eux un frère de Sichely. Ces hom- 
mes m'averlirent que les Boers avaient pris beau- 
coup d'informations à mon sujet, et qu'ils avaient 
déclaré leur intention de venir en force, montés sur 
des chevaux, pour me faire prisonnier. Les Baquai- 
nas ajoutèrent cependant que tous les chevaux des 
Boers étaient morts d'une épizootie. 

Une attaque n était pas improbable ; je jugeai donc 
prudent de m'y préparer. Je résolus, en cas d’événe- 
ment, de me rendre près de M. Edwards, le mission- 
naire, à Bakatla. Dans la pensée d'un danger sur les 
bord du Manouri, je me dirigeai vers l'ouest, et je 
traversai le pays des Bawangketses. Ce même jour 
je perdis une autre jument noire qui mourut de ma- 
ladie. 

Cette année mes pertes de bétail avaient été con- 
sidérables. J'avais déjà vu mourir quatorze chevaux 
et quinze autres animaux. Pendant les quatre expé- 
ditions que j'avais faites dans l'intérieur de l’Afri- 
que, quarante-sept chevaux et soixante-dix bestiaux 
avaient péri. C'était une valeur d'au moins six cent 
livres. J'avais aussi perdu sept de mes chiens. 

Nous voyageâmes pendant plusieurs jours au mi- 
lieu d'une campagne où les différentes espèces de gi- 
bier étaient fort abondantes et notre chasse y fut 
bonne. 

Le 4er janvier 1849 j'entrai à Bakatla, où je trou- 
vai M. Edwards et sa famille en très-bonne santé. II 
m'apprit que les Boers avaient rencontré le gouver- 
neur et les troupes en un lieu appelé Bloom Plaato, 
sur la rive septentrionale du fleuve Orange, et qu’a- 
pres un combat de trois heures les sauvages avaient 
été défaits, 

M. Edwards me conta que depuis ce temps les 
Boers s'étaient enfuis en grand nombre vers Mosega 
et s'élaient embusqués en cet endroit pour s'emparer 
de mes waggons. 1 me conseilla donc de ne pas 
BUIVre mon ancienne route, et de quitter prompte- 
ment le pays, en suivant une ligne directe à travers 


mes projets par une attaque de fièvre qui me prit le 
lendemain, et j'avoue que j'étais très-agité et très- 
inquiet. 

Le 3 nous partimes dès l'aurore, et, après avoir 
parcouru plusieurs milles sans trouver d’eau, j'eus la 
triste conviction de n’en avoir que le lendemain, 
lorsque nous serions près de Malopo. Le soleil était 
brûlant ; mes pauvres chiens étaient sur le point de 
devenir fous; la plupart de mes bestiaux boitaient, 
leurs sabots étaient altaqués, et moi-même j'avais une 
forte fièvre. 

À ma grande satisfaction la pluie me fournit de 
l’eau pour tout le bétail. 

Dans la crainte d’une attaque des Boers je donnai 
des ordres pour que tous les fusils et toutes les cara- 
bines fussent mis en bon état et chargés. On me pré- 
para aussi quatre bons mousquets, grâce auxquels, 
dans une plaine ouverte, on pouvait faire reculer un 
grand nombre de Boers. 

Dans l'après-midi du 45 nous arrivämes près de 
la rivière Hart, où nous nous arrétames à un quart 
de mille de la ville, autrement dit du kraal de Bat- 
lapis. Les eaux étaient très-élevées , et il était im- 
possible de les traverser à cause des grandes pluies 
qui étaient tombées dans certaines parties du dis- 
trict. 

Le lendemain matin, cédant aux prières de Ma- 
hura, je passai le Hart et campai sur la rive méridio- 
nale. Dans la journée j'obtins par échanges dix ka- 
ross et un très-beau chat bien moucheté; c'était un 
présent du chef. 

Le 16 je pensai qu'il était temps de me remettre 
en route. Mabura et sa suite ne m’apportaient que 
des objets de peu de valeur, et dont ils demandaient 
des prix très-élevés. De très-bonne heure j’ordonnat 
à mes hommes de compter le bétail et de se mettre 
en route. Dans l'après-midi nous franchimes six ou 
sept milles qui nous rapprochèrent du Vaal. 

Le jour suivant nous éprouvâmes beaucoup de re- 
tard eu égard à l’entêtement des jeunes bœufs qui ne 
voulaient pas tirer, et cela malgré les coups de fouet 
que nous leur administrions. A la tombée de la nuit 
nous fimes halte près de la charmante rivière Vaal, : 
qui était trés-haute, par suite des pluies abondantes 
tombées tout récemment. Lorsque je fus parvenu sur 
le bord, je jugeai qu'il était prudent de ne la tra- 
verser que le lendemain; aussi, ce jour-là, après 
avoir fait nos préparatifs, nous commençämes à con- 
duire un waggon à la fois avec vingt bœufs; deux 
heures plus tard mes trois lourds véhicules étaient 
en sûreté sur l'autre rive. Après deux ou trois jours 
de marche, nous apercdmes plusieurs Boers qui sta- 
tionnaient des deux côtés de la rivière Vet. 

Le 24 notre course du matin nous amena dans le 
district où l'hiver précédent j'avais rencontré tant de 


LA VIE AU DESERT. 


431 


nn ee UErEE Sein EERD SS 


bless-boks. Les Boers campaient en face de nous. Je 
m’arrélai à l'ombre de quelques arbres épineux, et 
nous vimes sur notre route de nombreuses traces de 
lions. : 

Nous avions maintenant atteint le lieu où nous de- 
vions quitter la rivière Vet. Quand nous cûmes encore 
marche pendant un mille, nous entrames dans d’im- 
menses plaines où l'on ne voyait de loin en loin que 
de maigres piturages. Là résidaient, sans être in- 
quiétés, d'innombrables troupeaux de wild-beats, de 
bless-boks et de springs-boks. 

Depuis fort longtemps je n’avais point vu de ces 
animaux. Je les contemplai donc aves un grand 
plaisir ct un intérêt profond qu'aucune parole ne 
pourrait exprimer; des milliers de quadrupèdes peu- 
plaient le paysage; on en voyait de tous côtés. 

Le 28 je montai à cheval et me dirigeai vers le 
nord-ouest. Je donnai la chasse à un troupean d'en- 
viron deux cents wild-beats noirs, que j’attaquai d'a- 
près le principe des Boers, en tirant plusieurs fois, 
après m'être placé à une distance de trois cents mè- 
tres. 

Un fort beau mâle fut le seul qui mordit la pous- 
sière. J'étais près du camp, et j'envoyai Rayter cher- 
cher des hommes pour rapporter le gibier vers les 
Waggons. 

Dans l'après-midi nous continuâmes notre route. 
D y avait très-peu d'herbe, et dés lors le danger pour 
les bœufs d'attraper une horrible maladie, désignée 
par les Boers sous lenom de «suot sickness, » n’exis- 
tait plus : les bestiaux sont sujets à ectte maladie 
lorsqu'ils paissent sur des terres fréquentées par les 
wild-beats noirs. 

Le lendemain, le terrain était très-mauvais pour 
les bœufs à cause des pluies ; plusieurs troupeaux de 
bless-boks passèrent près de nous. Dans l'après-midi, 
nous découvrimes un nid d’autruches, de sept pieds 
de diamètre, qui contenait vingt-quatre œufs nouvel- 
lement pondus. Je les confiai à Ruyter, afin qu'il les 
défendit des chacals, des vautours et de l’autruche 
elle-même, qui pouvait revenir pendant notre absence 
et briser les œufs. Lorsque j’arrivai au camp, je dé- 
péchai deux hommes avec des sacs de cuir pour aller 
chercher mon butin. 

Le lendemain au malin je fis une chasse très-ani- 
mée, car plusieurs fois les wild beasts chargèrent 
follement à l'endroit où je m'étais caché, et, peudant 
la journée, je tuai quatre vieux mâles. 

Le 3 février nous nous arrétames à Bloem-Von- 
teyn, où je fus très-bien reçu par les ofliciers du 
45e et par ceux du régiment du Cap qui s'y trou- 
vaient, 

Nous restimes là un jour ou deux, puis nous nous 
engagedmes à travers une campagne désolée, dans 
laquelle nous trouvâmes des troupeaux de wild- 
beasts, de bless-boks, de springs-boks, et un grand 


nombre de squelettes répandus de tous côtés dans la 
plaine. Cette grande mortalité avait été causée ou 
par la famine, ou par une maladie galeuse , appelée 
par les Hollandais brunt sickta, laquelle, bien sou- 
vent, détruit tous les animaux dans les plaines fré- 
quentées par le gibier. 

Le 17 nous fimes reposer les waggons à la ferme 
de M. Fossey, à deux milles du grand fleuve Orange. 
M. Fossey nous informa que les eaux étaient très- 
élevées, et qu'il ne croyait pas que nous pussions 
traverser le fleuve avant plusieurs mois. Le pont de 
Nerval avait été brisé quand les troupes passèrent 
pour aller combattre les Boers à Boom-Plaats, peu 
de mois auparavant, et Ienouveau qu’on consiruisait 
n'était pas encore arrivé. Je fus retenu sur les bords 
du fleuve pendant plusieurs semaines, et ce retard 
me parut beaucoup plus long que je ne l'aurais 
vouln. 

Le 8 mars j’appris que les Boers avaient construit 
un radeau au dessus d’Alleman’s Drifft. 

Je me mis eu route et descendis la rivière pour 
examiner ce radeau ; il était plus dangerenx qu’ulile, 
car il ne pouvait supporter que de légers waggons, et 
ceux qui étaient trop pesants devaient être tout d’a- 
bord déchargés. Au coucher du soleil je parvins à 
conduire un waggon et douze bœufs sur la rive op- 
posée, mais je ne pris que six animaux à la fois. Le 
courant était rapide et profond. 

Le lendemain an matin je m’apercus que le fleuve 
avait beaucoup augmenté pendant la nuit et qu'il 
grossissait encore. Je déchargeai la plus grande 
partie de la cargaison du waggon du vieux Adonis, 
afin de lui faire passer l'eau ; mais je manquai de 
tout perdre lorsque je fus arrivé au milieu du fleuve. 
À ce moment l'inondation avait tellement augmenté 
que nous pensimes qu'il serait dangereux de nous 
aventurer davantage; nous primes donc la prudente 
résolution d'attendre la décroisssance des eaux de 
l'Orange, qui ne continua pas moins à grossir toute la 
journée et la matinée suivante. Dans l'après midi il 
semblait avoir atteint son maximum, et, vers le soir, 
il était évidemment ea baisse. 

Tout le jour, comme cela était arrivé la veille, le 
fleuve présenta un imposant spectacle, d'énormes 
morceaux de bois, des trones d'arbres roulaient de- 
vant nous sur les eaux agitées, qui les conduisaient 
à la mer. Dans l'après-midi le fort cdble qui retenait 
le radeau dont j'ai déjà parlé se brisa; il ne put ré- 
sister à la rapidité du céurant et fut emporte. 

Nous le retrouvâmes le 44 avec beaucoup de dif- 
ficultés, les Boers s'en étaient emparés ; et, avec plu- 
sieurs Béchuanas caffres, avaient essayé de traverser 
le fleuve. 

Lorsqu'ils furent à moitié chemin, l'eau s'éleva 
peu à peu sur le radeau; une terreur panique les 
saisit et ils s'élancèrent dans le petit bateau attaché 


432 


LA VIE AU DESERT. 


ee. OO OO 


au radeau, qui chavira. Au même instant la corde 
qui retenait ce léger esquif s'étant rompue, ces in- 
fortunés furent entraînés par la violence du courant. 
Sur vingt-sept quatre seulement échappèrent à la mort, 

Après cet accident j'envoyai mes hommes sur l’autre 
bord pour qu'ils se rendissent à Norval’s boat, au- 
dessous d'Alleman’s Drift, où j'allai les rejoindre 
avec mon waggon tendu. Le jour suivant, au coucher 
du soleil, nous fimes traverser heureusement les deux 
autres waggons, et nous campames encore une fois 
sur le territoire britannique. 

Le passage fut pénible; il nous fallut vider cha- 
que véhicule, le démonter et porter tout pièce à pièce. 
De cette facon seulement nous pimes traverser. Les 
bœufs et les chevaux nagèrent. 

On rechargea aussitôt, et, le 48, à la tombée de la 
nuit, nous entrames à Colesberg, où nous nous ren- 
dimes aux vieilles casernes. Nous avions été absents 
juste une année. 

Quand mes waggons entrèrent dans la ville, la 
nouvelle de notre arrivée se répandit promptement. 
Un grand nombre de gentlemen et de jeunes et jo- 
lies femmes accoururent pour voir le vieux chasseur 
d'éléphants, qui avait été pleuré comme s’il eût été 
mort. Nous fûmes bientôt entourés de la moitié de 
la population, qui ne nous quitta que lorsque la nuit 
forca chacun à regagner ses pénates. 

Mon ami, M. Orpen, qui était d'une trés-bonne 
constitution, s'était bien remis des terribles blessures 
que lui avait faites le léopard sur les bords du Limpopo, 
mais il était encore obligé de porter ses bras en 
écharpe. 

Pendant mon séjour à Colesberg j’eus beaucoup 
de plaisir à retrouver mon ami, M. Oswell, de l’ho- 
norable compagnie du service des Indes orientales. 
il avait alors le projet de se mettre en route pour se 
rendre dans l'intérieur des terres et désirait péné- 
trer chez les Kabharis en suivant la direction nord- 
ouest et visiter le lac avec des bateaux. 

C'était là une expédition que j'avais eu plusieurs 
fois l'intention d'entreprendre, mais mes ressources 
pécuniaires, mon désir de faire une collection d'ob- 
jets appartenant à l'histoire naturelle m’avaient en- 
trainé du côté des vertes forêts de l’est, où j'étais 
plus à même de trouver des éléphants et de m’enri- 
chir de leurs dépouilles. 

M. Oswell ayant besoin de bœufs, je lui offris d’en 
Choisir aulant qu'il voudrait parmi les miens. Il partit 
peu de temps après, accompagné de M. Murray. Je 
reslai à Colesberg jusqu'au 42 avril; puis je me ren- 
dis à Cuil-Vonteyn, ferme appartenant à mistress 
Van Blerk, 


FIN DE LA VIE AU 


J'y arrivai après trois heures de marche. 

La, je trouvai neuf waggons que j'avais loués ; je les 
chargeai pour transporter ma collection de trophées 
de chasse au port où je devais les embarquer pour 
l'Europe. 

Quand je revins à Colesberg j'avais presque l'in- 
tention d'entreprendre une autre expédition dans 
l’intérieur, mais un concours de circonstances im- 
prévues me força à regagner ma terre natale. 

Je fus très-chagrin d'être obligé de prendre cette 
détermination; car j'avais passé cing années dans 
l'intérieur de l'Afrique à chasser différentes espèces 
de gibier, et cependant je sentais qu’il me restait 
beaucoup à faire. 

La vie sauvage, indépendante, du chasseur n’a- 
vait rien qui me déplüt, bien au contraire; chaque 
jour elle me séduisait davantage ; je ne peux cepen- 
dant pas me dissimuler que, lorsque je chassais pé- 
niblement les éléphants, je m'épuisais et j'altérais 
ma santé. Outre cela, le temps requis pour atteindre 
les terres éloignées où vivaient ces pachidermes était 
presque de six mois pour l’aller et le retour, et je 
compris que mes chiens et mes chevaux auraient 
perdu leurs forces avant d'arriver au terme du 
voyage. 

Bien plus, mes nerfs étaient malades; j'étais très- 
faible, et le brûlant soleil d'Afrique avait exercé une 
facheuse influence sur moi. 

Je pensai donc qu’un voyage en Angleterre me 
ferait grand bien et qu’à mon retour j'aurais retrouvé 
l'énergie nécessaire pour recommencer de nouvelles 
expéditions. 

Une fois cette résolution prise, je quittai la colo- 
nie, et me dirigeai vers Élisabeth-Port en suivant le 
chemin de Graff-Reinett et en traversant la chaîne 
de montagnes de Snewberg. Le 10 mai j’atteignis les 
côtes de l'Océan, que Ruyter et plusieurs autres 
de mes gens n'avaient jamais vu, ils contemplèrent 
ce spectacle avec une surprise mélée de crainte. 

Le 49 février 1849 je retins mon passage sur 
UAugusta pour retourner dans la vieille Angleterre. 
Ma précieuse collection de trophées et mes waggons 
du Cap pesaient tout ensemble plus de trente ton- 
eaux, que l'on embarqua soigneusement. Le 7 juin 
nous mimes à la voile, et j'emmenai avec moi mon 
petit Bushman. LM 


Je regagnais donc ma patrie après un séjour de 
près de cinq années dans le sud de l'Afrique, où 
presque tout mon temps avait été consacré à la 
chasse, la plus noble de toutes les occupations de 
l'hommel 


DÉSERT 


EEE 


Paris, — Imp. de Édouard Blot, rue Saint-Louis, 46 


PAR 


ALEXANDRE DUMAS 


LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 


CAUSERIE EN MANIERE D'EXPLICATION 


Chers lecteurs, 

Pour peu que vous m'ayez suivi avec quelque in- 
térèt dans ma vie littéraire et dans ma vie privée, je 
n'ai pas besoin de vous dire que j'ai habité la ville 
de Bruxelles en Brabant, du 41 décembre 1851 au 
6 janvier 1854. 

Les quatre volumes de Conscience l'Innocent, les 
six volumes du Pasteur d'Ashbourn, les cinq volumes 
d'/saac Laquedem, les dix-huit volumes de la Com- 


tesse da Charny, les deux:volumes de Catherine Blum, 


et douze ou quatorze yolumes de mes Mémoires datent 
de 1a. 

Ce sera un jour une matière difficile à explorer, 
un problème difficile à résoudre pour mes biographes, 
que de découvrir quels collaborateurs anonymes ont 
fait ces cinquante volumes, 

Car, vous le savez, cher lecteur, il est connu ‘des 
biographes bien entendu) que je n'ai pas fait un seul 
de mes douze cents volumes, 

Dieu fasse paix à mes biographes, comme il veut 
bien, dans sa miséricorde infinie, me faire paix à 


moi-même | 


2 LE PERE GIGOGNE 


Aujourd’hui, chers lecteurs, je vous apporte un 
nouveau conte. 

La véritable date de celui qui surgit 4 vos yeux sous 
le titre un peu excentrique, mais qui sera pleinement 
justifié, du LÈVRE DE MON GRAND-PERE, doit en réalité 
remonter à la période de ses frères belges. 

Mais comme je ne veux pas qu'à l'endroit de son 
véritable auteur plane sur lui la facheuse obscurité 
qui plane sur les autres, j’entreprends de raconter 
aujourd’hui dans cette causerie-préface la façon dont 
il voit le jour, et, tout en me réservant le titre du 
parrain qui le tient sur les fonts de baptéme de la 
publicité, de faire connaitre son véritable père. 

Son véritable père a nom : M. DE CHERVILLE. 

M. DE CHERVILLE pour vous, chers lecteurs ; CHER- 
VILLE tout court pour moi. 

Le temps passait vite et doucement, pour moi sur- 
tout qui étais exilé volontaire dans cette bonne ville 
de Bruxelles. Un grand salon situé rue de Waterloo, 
73, réunissait tous les soirs, ou à peu près, quelques 
bons amis, des amis de cœur, des amis de vingt 
ans : 

Victor Hugo, — à tout seigneur tout honneur, — 
Charras, Esquiros, Noël Parfait, Hetzel, Péan, Cher- 
ville. 

Les naturels du pays venaient peu à ces sortes de 
soirées toutes parisiennes; à l'exception du savant 
André van Hasselt et de sa femme, de l'excellent 

Jourson et de sa femme, et de mon vieil ami Paul 
Bouquier, nous étions entre Francais. 

Il est vrai que, si je ne craignais pas de les com- 
promettre aux yeux de leurs compatriotes, je dirais 
que van Hasselt est cosmopolite, que Bourson et sa 
femme sont de vrais Français, et que Bonquier est 
non-seulement un Français, mais un Parisien. 

On restait ainsi jusqu'à une heure ou deux heures 
du matin autour d'une table à thé, causant, bavar- 


dant, riant, pleurant quelquefois, 


Pendant ce temps, en général, je travaillais; seu- 
lement, deux outrois fois, d'habitude, dans la soirée, 
je descendais de mon second et venais jeter un mot 
au milieu de la conversation générale, comme un 
voyageur qui arrive au bord d’une rivière jette une 
branche au courant. 

Et la conversation emportait le mot comme le cou- 
rant emporte la branche. 

Puis je remontais travailler. 

Enfin un jour, pendant que je travaillais, on fit 
un complot : 

C'était de m’arracher quatre ou cing jours à mon 
travail, et de m’entrainer à la chasse. 

Notre ami Joigneaux avait écrit de Saint-Hubert- 
en-Luxembourg pour nous dire qu'il y avait cette an- 
née, dans les forêts ardennaises, force lièvres, che- 
vreuils et sangliers. 

Vous connaissez Joigneaux, n'est-ce pas? C'est 
l’ex-représentant du peuple qui publiait en France, 
et qui continue de publier à l'étranger, le meilleur 
journal d'agriculture qui existe. 

Il y avait deux tentations presque irrésistibles dans 
cette lettre : un vieil ami à revoir; des lièvres, des 
chevreuils, des sangliers à tuer. 

La partie fut résolue entre Cherville, le colonel GC... 
et Hetzel. 

Hetzel, non chasseur, causerait avec Joigneaux de 
la publication de son almanach, tandis que l'on 
saint-barthélemyserait liévres, chevreuils et san- 
gliers, 

Onrésolut que, bon gré, malgré, je serais de lapartie. 

Il en résulla qu'à une de mes apparitions habi- 
tuelles, je vis élalés sur la table mon Lefaucheux-De- 
visme, mon carnier et un nombre indéfini de car: 
touches n° 4, double zéro et à balles, 

ll y en avait pour tous les goûts. 

— Qu'est-ce que cette exhibition? demandai-je, 


— Vous le voyez bien, cher ami : c'est votre fus’ 


LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 3 


que l’on a tiré du fourreau, votre carnier que l’on a 
tiré de armoire, et vos cartouches que l’on a tirées 
du carnier. 

— Et tout cela, dans quel but? 

— Nous sommes au 1° novembre, 

— C’est possible. 

— C’est aprés-demain le 3. 

— C’est probable. 

— Eh bien! le 3, c’est la Saint-Hubert, 

— Ce qui veut dire que nous vous débauchons, 
que nous yous emmenons, et que, de gré ou de 
force, nous vous faisons chasser. 

Il y a toujours un reste de flamme au fond de mon 
cœur quand on me parle de chasse. 

Avant que je fusse condamné aux travaux forcés 
de la littérature, la chasse était mon grand, mon 
principal, je dirai presque mon unique amusement. 

Je n’ai en réalité que deux souvenirs dans la vie. 

-La chasse en est un. 

— Ah! diable, fis-je, c’est bien tentant, ce que 
vous me proposez là ! 

— Joigneaux nous a écrit à l’ouverture de la 
chasse, ou plutôt il a écrit à Hetzel. Hetzel ne lui a 
pas répondu, naturellement : nous irons le sur- 
prendre. . 

— Chez Joigneaux, je voudrais bien... 

— Qui vous empêche? 

J'étais descendu en tenant ma plume, 

Je regardai tristement cet artisan de bien et de 
mal que notre civilisation a fait d’acier, dans la pré- 
voyance sans doute de ce que j'en userais si l'on 
n’inventait pas quelque matière : — Ære perennius, 
— comme dit Horace. 

— Hélas ! répondis-je, voilà mon arme désormais ; 
je chasse aux idées, et de jour en jour le gibier de- 
vient plus rare, 

— Jetez done votre plume par-dessus la porte de 


Hall, et venez avec nous, C’est l'affaire de trois jours: 


un jour pour aller, un jour pour chasser, un jour 
pour revenir. 

— C'est bien tentant! 

— Allez donc! allez donc! répéta-t-on en chœur. 

— Ma foi, si d'ici à demain il n’arrive rien de 
nouveau... 

— Que voulez-vous qu'il arrive? 

— Je ne sais; mais il y a un fait : c’est que depuis 
tantôt dix-huit mois que je suis ici, le prince de 
Ligne a voulu m’emmener chasser à Bellæil, les 
MM. Lefèvre ont voulu m’emmener chasser à Tour- 
nay, Bouquier a voulu m’emmener chasser à Ostende; 
j'ai pris deux ports d’armes de trente francs chacun, 
cing francs de plus qu’en France. Eh bien! je n’ai 
été ni à Ostende, ni à Tournay, ni à Bellæil, et mes 
deux ports d’armes ne m'ont pas servi une seule fois... 

— Parce que? 

— Parce qu’il est toujours arrivé quelque incident 
imprévu qui m'a empêché d’utiliser mes ports d’ar- 
mes et de profiter de l’invitation. 

— Mais si, d’ici à demain, cet incident imprévu ne 
se présente pas? 

— Je suis des vôtres, et avec grand plaisir. 

— Allons, prions saint Hubert de nous préserver 
des incidents imprévus. 

C'était Cherville qui adressait cette invocation au 
saint. 

Or, comme si le saint n'eût attendu que le der- 
nier mot de la phrase pour manifester sa puissance, 
à peine Cherville avait-il prononcé ce dernier mot 
que l’on sonna à la porte du boulevard. 

— Aïe! aïe! aïe! mes enfants, m'écriai-je, c'est 
justement l'heure de la poste. 

Joseph passa pour aller ouyrir, 

Joseph était mon domestique. 

Un domestique belge dans toute la force du terme, 
c’est-h-dire’ regardant tout Français comme son en- 


nemi naturel, 


Po 


Or, yous connaissez le proverbe du soldat en cam- 
pagne et de l’écolier en maraude : 

Autant de pris sur l'ennemi. 

C'était la maxime favorite de Joseph. 

Joseph passa donc pour aller ouvrir. 

— Joseph, dit Hetzel, si c'est une lettre de Paris, 
déchirez-la. 

Joseph, cinq minutes après, reparut une large en- 
veloppe à la main. 

— Eh bien, dit Hetzel, que vous avais-je recom- 
mandé ? 

— Ce n’est pas une lettre, monsieur, répondit Jo- 
seph, c’est une dépêche télégraphique. 

— Ah! mon Dieu! m’écriai-je, c'est bien pis! 

— Allons! au diable notre chasse! dit Cherville. 

— Ouvrez vous-mêmes, chers amis, et vous déci- 
derez de mon sort. 

Joseph remit la dépêche à Hetzel. 

La dépêche fut ouverte. 

Flle contenait ces trois lignes : 

« Paris, vendredi. Cher Dumas, si je n’ai pas recu 
la Conscience pour le 5 courant, je suis averti par 
Royer et Vaëz qu'on met le 6 en répétition je ne sais 
quelle tragédie de je ne sais pas qui. C’est clair, 
n'est-ce pas? 


« LAFERRIÈRE. » 


Cherville et Hetzel se regardérent, consternés. 

— Eh bien! qu'en dites-vous? demandai-je. 

— Où en éles-vous de votre drame ? 

— Ii me reste à faire la moitié du cinquième, et le 
sixième tableau tout entier, 

— Alors, pas moyen. 

— Pas moyen pour moi, du moins; mais allez, 
vous, mes enfants. Cherville me raconlera la chasse, 
Hetzel brodera sur le récit de Cherville, et, moins le 
plaisir d'être avec vous, ce sera exaclement comme 


Si j'y avais élé 


LE PÈRE GIGOGNE 


Je repris ma plume, déposée un instant sur la che- 
minée, je recommandai de remettre les cartouches 
dans le carnier, le carnier dans l'armoire, le fusil 
dans son fourreau, et je remontai mon deuxième 
étage avec un gros soupir. 

Ah! si j'avais eu quelqu'un pour faire mon drame, 
comme j'aurais été à la chasse ! 

Le 5, au soir, mon drame complet de la Conscience 
partit pour Paris; le 6, au matin, un commission- 
naire apporta à la maison un cuissot de chevreuil, 


accompagné de cette lettre : 


«Mon cher Dumas, 

» Je vous envoie du chevreuil de Saint-Hubert. Ce 
soir nous irons prendre, Hetzel et moi, une tasse de 
thé chez vous, et je vous promets de vous raconter 
une chasse comme vous n’en avez pas entendu ra- 
conter depuis celle de Robin des Bois. 

» Joigneaux vous embrasse tendrement, Hetzel et 
moi vous serrons la main. 

» Tout à vous, 


» DE CHERVILLE. » 


Je donnai à ma cuisinière la recette d'une mari- 
nade de mon ami Willemot, l’un des propriétaires de 
la Cloche et de la Bouteille à Compiègne; et je me remis 
à mon travail. 

Le soir, à neuf heures, on annonça MM. de Cher- 
ville et Hetzel. 

Les triomphateurs entrérent au bruit d’une fanfare. 

Les premières questions furent pour demander 
des nouvelles de Joigneaux, 

Joigneaux mariait sa fille au fils du bourgmestre. 

Les chasseurs étaient arrivés au beau milieu de la 
noce. 

Au bout d'un instant, Hetzel, qui paraissait jouir 
d'avance de l'effet qu'allait produire le narrateur, se- 
coua la sonneile qui était destinée à appeler Joseph 


et dit: 


LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 5 


— Cherville a la parole. 

— Mon cher Dumas, dit Cherville, je crois que je 
vous apporte un volume assez amusant. 

— Allons, part à nous deux, mon cher ami. 

— Ma foi, oui! Écoutez-moi cela. 

— C’est à vous que l’aventure est arrivée ? 

— Non, c’est tout simplement au grand-père de 
maitre Denis Palan, propriétaire de l'auberge des 
Trois-Rois, à Saint-Hubert, 

— Et quel âge a maitre Denis Palan? 

— Dam! c’est un homme de quarante-cinq à cin- 
quante ans. 

— Alors la scène se passe vers la fin du dix-hui- 
tième siècle? 

— Justement, 

— Nous écoutons. 

— Je dois d’abord vous dire, n'est-ce pas? com- 
ment Denis Palan a été amené à nous raconter cette 
aventure? 

— Mon cher ami, je crois que vous tirez à la 
ligne. 

— Non, parole d'honneur ! la chose est nécessaire; 
yous ne comprendriez rien à l'événement si j’entrais 
en matiére sans préparation. 

— Prépare done, mon ami, prépare; c’est le grand 
art des romanciers et des auteurs dramatiques; seu- 
lement, pas de longueur! 

-—iSoyez tranquille. 

— Allez! 

— Mes enfants, dit Hetzel, il est permis de dormir, 
mais il est malhonnéte de ronfler, Va, Cherville, | 

Cherville commença, 

— La circonstance de la noce de la fille de Joi- 
gneaux avait fait qu'au lieu de loger chez lui, nous 
avions, malgré ses invitations réitérées, insisté pour 
loger à l'auberge des Trois-Rois. 

À peine y fûmes-nous entrés que nous reconnûmes 


la faute que nous avions commise, Au point de vue 


de l’égoïsme, mieux eût valu être indiscrets et loger 
chez Joigneaux. 

Je ne sais si jamais trois rois, en logeant chez De- 
nis Palan, lui ont donné le droit de dresser au-dessus 
de sa porte son aristocratique enseigne; mais si ja- 
mais trois rois, fat-ce des rois maures, comme Bal- 
thazar, Gaspard et Melchior, ont été pris à ce tra- 
quenard, c’est une charité, mon cher Dumas, tout 
républicain que vous êtes, de prévenir les têtes cou- 
ronnées qui passeraient par Saint-Hubert de ne pas 
se laisser séduire par ce tableau qui représente les 
trois souverains dans leurs costumes royaux. A tout 
prendre, les rois sont des hommes, quoique M. de 


Voltaire ait dit : 
Pour être plus qu’un roi, te crois-tu quelque chose? 


Or, à l'hôtellerie des Trois-Rois, tenez-vous cela 
pour dit, et bien dit, on ne fait ni noces ni feslins, 
on ne loge ni à pied ni à cheval. 

On mange sur le pouce et on dort sur sa chaise, 

Il faut dire aussi, à la louange du digne hôtelier, 
qu'il ne promet pas plus qu'il ne tient, 

Au-dessous de la flamboyante portraiture des trois 
images qui lui servent d’enseigne, le peintre chargé 
de cette œuvre d’art s’est contenté, pour toute ré- 
clame, de faire figurer un petit verre et une tasse de 
café. 

Maintenant vous me demanderez comment nous 
avions, le colonel, Hetzel et moi, choisi un pareil 
logis, 

C'est ce à quoi je vous répondrai que nous ne 
sommes pas, au bout du comple, aussi niais que 
nous en avons l'air au premier abord. 

Nous avions choisi celui-là; cher ami, parce qu'il 
n'y en avail pas d'autre, 

Permettez-moi d'entrer dans la topographie de 
l'auberge, 


La descriplion ne sera pas longue, 


6 LE PERE GIGOGNE 


L'intérieur se compose de trois pièces. 

La première est la cuisine, et sert en même temps 
de chambre à coucher à l’aubergiste et à sa famille. 

La seconde est une salle basse et enfumée, meu- 
blée de deux tables et de quelques escabeaux de 
chéne, polis par l'usage plutôt que par le rabot du 
menuisier. 

Cette salle est destinée aux consommateurs. 

La troisième est une espèce de hangar-écurie où 
lon parque péle-méle les chevaux, les anes, les 
beeufs et les cochons. 

Or, quand, le matin, on nous avait montré cette 
salle comme la chambre unique où il nous faudrait 
diner et coucher, nous avions dit, avec le laisser-aller 
babituel à des chasseurs : 

— Bon! avec un grand feu, un bol de punch et 
et trois matelas, une nuit est bientôt passée. 

Ce n’est que lorsque la nuit est venue que l’on s’a- 
perçoit combien certaines nuits sont longues. 

Ce fat une chose dont nous nous aperetimes dès 
onze heures du soir, — quand notre feu commença 
de s'éteindre, quand notre bouteille de geniévre fut 
vidée, et quand il nous fut positivement démontré 
qu'il n’y avait pas d’autres matelas dans l’auberge 
que celui qui élait au lit de l’aubergiste, et sur le- 
quel grouillaient sa femme et ses trois enfants. 

Quant à lui, il élait resté debout pour contenter, 
antant qu'il était possible, messieurs les Parisiens. 

Tant que le souper avait duré, bon ou mauvais, la 
gaieté avail survécu, 

Tant qu'il était resté une goutte de skiedam dans 
la bouteille, la conversalion avait surnagé. 

Tant que le feu avait duré, l'esprit francais avait, 
comme le foyer, jeté de temps en temps des éclairs, 

Puis il s'était fait de grands silences, 

Puis chacun, en regardant autour de soi, avait 
s'accommoder de son mieux 


sayÉ de pour 


dormir, 


Puis, enfin, un instant on avait pu eroire que tout 
le monde dormait. 

On n’entendait plus que le tic-tac monotone d’une 
grande horloge de bois qui ornait un des coins de la 
salle. 

Il n’en était rien. 

Chacun faisait ce qu'il pouvait pour cela, mais per- 
sonne n'y réussissait. 

Tout à coup la grande horloge vacilla depuis son 
piédestal jusqu’à son cadran. 

Un grand bruit de chaînes, un atroce grincement 
de rouages en sortit, et le marteau tomba onze fois 
sur le timbre. 

En supposant que tout le monde eût dormi, un 
pareil bruit suffisait bien à réveiller tout le monde. 

— Sacrebleu! ronflä le colonel. 

— Ce qui signifie?... demandai-je. 

— Que nous allons passer une jolie petite nuit, dit 
Hetzel, sans compter qu'il ne fait pas chaud. Voyons, 
Cherville, toi qui es le plus jeune et le plus joli de la 
société, appelle l’aubergiste. 

— Pourquoi faire? 

— Pour qu'il nous donne du bois. On ne peut pas 
toujours manger, on ne peut pas toujours boire; on 
peut toujours se chauffer. 

Je me levai, j'allai à la porte et j’appelai l’au- 
bergiste. 

Dans ce mouvement, je remarquai un tableau 
auquel, je dois le dire, je n’avais fait jusque-là aucune 
attention, et qui me fdt resté complétement indiffé- 
rent dans une position moins précaire que ne lett 
élé la nôtre. 

Mais l'homme qui se noie, soit dans l’eau, soit dans 
l'ennui, se raccroche à tout. 

Je me noyais dans l'ennui, je me racerochai au ta- 
bleau, 

J'en approchai, j'allais dire la bougie, fat que je 


suis! j'en approchai la chandelle, 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PÈRE 7 


C'était une espèce de gouache peinte sur bois de 
Spa. Elle était enfermée dans un cadre doré autre- 
fois, mais dont la pâte boursouflée avait pris une 
teinte noirâtre, qu’elle devait à la poussière et à la 
fumée qui, pendant longues années, s’étaient fixées 
sur elle. 

Ce tableau représentait un saint Hubert dans les 
nuages. 

Le saint était reconnaissable à son cor de chasse, 
l’un de ses emblèmes les plus habituels, et surtout à 
son cerf à la croix lumineuse agenouillé devant lui. 

Le saint occupait l'angle droit du haut du ta- 
bleau. 

Le cerf occupait l’angle gauche du bas du ta- 
bleau. 

Le lointain représentait un paysage. 

Dans ce paysage, un homme, vêtu d’une veste 
verte, d’une culotte de velours à côtes et chaussé de 
grandes guétres de chasse, fuyait, poursuivi par un 
animal qui pouvait indifféremment représenter ou un 
petit âne ou un lièvre gigantesque. 

— Ma foi! messieurs, dis-je, en décrochant le ta- 
bleau et le déposant sur la table, ce n’est pas bien 
amusant de deviner des rébus, mais enfin, quand on 
n’a rien à faire, mieux vaut deviner les rébus que de 
dire du mal de son prochain. 

— Je ne trouve pas, moi, dit Hetzel. 

— Eh bien! dis du mal de ton prochain, et tâche 
de le bien dire; le colonel et moi nous allons deviner 
le rébus. 

— Ah! quant à moi, je vous déclare que je ne 
devine rien; devine tout seul, 

— Voyons : un lièvre ou un âne qui court après 
un chasseur, avec la date du 8 novembre 178... 

— Bon, dit l'aubergiste en entrant, c'est le tableau 
de mon grand-père que vous tenez là. 

— Comment, demanda Hetzel, vous êtes le petit- 


fils de saint Hubert? 


— Non, je suis le petit-fils de Jérôme Palan, 

— Qu'est-ce que c’est que Jérôme Palan ? 

— Jérôme Palan, c’est le chasseur que vous voyez 
dans le passage, fuyant à toutes jambes et poursuivi 
par un lièvre. 

— Jusqu'à présent, mon brave homme, nous 
avions vu des lièvres poursuivis par des chasseurs ; 
nous voyons aujourd'hui un chasseur poursuivi par 
un lièvre. Je ne demande pas mieux. 

— Vous, parce que vous êtes de composition com- 
mode, mon cher ami; mais moi, il me faut à toute 
chose la raison du pourquoi. 

— Dam ! si c’est le grand-père de notre hôte que 
ce tableau représente, notre hôte doit connaître 
l’histoire de son grand-père. 

— Qu'il nous la dise, alors. 

— Vous entendez, mon brave homme? du feu et 
l’histoire de votre grand-père. 

— Je vais d’abord aller vous chercher du bois... 

— Parfailement raisonné. 

— Attendu que l’histoire de mon grand-père est 
longue. 

— Et... amusante ? 

— Terrible, monsieur. 

— Ah! mon brave homme, dit Hetzel, comme 
c’est bien là ce qu'il nous faut : du bois, et l'histoire! 
l'histoire ! 

— Vous allez être servis à la minute, messieurs, 
dit l’aubergiste. 

Et en effet, il sortit, mais pour reparaitre, en effet, 
cing secondes aprés, avec une charge de bois, 
dont le sixiéme & peu prés fut déposé sur le feu 
et le reste mis en réserve dans l'angle dela cheminée. 

— Ainsi, dit notre hôte, vous voulez absolument 
que je vous raconte l'histoire à laquelle ce tableau de 
famille fait allusion ? 

— Avez-vous quelque chose de plus amusant à 


nous offrir? demanda Hetzel, 


8 LE PERE GIGOGNE 


L’aubergiste parut chercher un instant dans son 
esprit. 

— Non, dit-il, ma foi non! 

— Eh bien alors, narrez, mon ami, 

— Narrez, ditle colonel. 

— Narrez, répétai-je après eux. 


L’aubergiste commença. 


— Si jamais, dit l’aubergiste, vous écrivez ou ra- 
contez à votre tour cette histoire, vous pourrez l’in- 
tituler ; 

LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 

— Peste! je n’y manquerai pas, répondis-je au di- 
ene homme ; par le temps qui court, où souvent on se 
préoccupe plus du titre que du roman, ce titre-là en 
vaut bien un autre. Nous vous écoutons, mon cher 
ami. 

Nous fimes tous silence, comme trois ‘mille ans 
auparavant avaient fait les auditeurs d’Enée. 

L’aubergiste commenca. 

Mon grand-père, sans être riche, exercait une pro- 
fession qui est lucrative, ou qui, s’il faut en croire 
cerlain proverbe, passe pour l'être : il était ce que 
l'on appelle aujourd’hui pharmacien, et ce que l’on 
appelait autrefois apothicaire. 

Autrefois correspondra, si vous le voulez bien, à 
l'année 1788. 

Il habitait la petite ville de Theux, située à six 
milles de Liége. 


Trois 


= mille habitants, interrompit Hetzel; 
nous la connaissons comme si nous l’avions bâtie, 
allez, 

Le narrateur reprit : 


Son père exerçait la même profession que lui, et 


mm 


comme mon grand-père était fils unique, il avait 
laissé à ce fils une boutique parfaitement achalandée et 
quelques milliers de francs qu'il avait amassés à ache- 
ter des herbes pour du cuivre et à les revendre pour 
de l’argent, car un remords me prend, et je dois dire 
que mon aïeul n'était pas précisément apothicaire, 
mais herboriste. 

Mon grand-père eut pu bien certainement arrondir 
cette somme en lui faisant faire la boule de neige, 
mais il avait deux abominables défauts. 

Il était chasseur et savant, 

— Hola! maitre! m’écriai-je, faites attention à ce 
que vous dites. Personne de nous n’a la prétention 
d’être savant, Dieu merci! mais nous avons tous celle 
d'être chasseurs. 

— Vous m'excuserez, monsieur, reprit l’auber- 
giste; et si vous m’aviez laissé achever ma phrase, 
ou plutôt la compléter par quelques mots, vous 
m'eussiez vu établir ce fait, que l'amour de la chasse 
est une vertu chez l’homme qui n’a rien à faire, puis- 
que, n’ayant rien à faire, il pourrait faire du mal à 
ses semblables, au lieu d’en faire aux animaux; mais 
que c’est un grand vice, un ‘abominable vice, le plus 
fatal de tous les vices, pour l’homme que le travail 
de ses mains doit nourrir. 

Or, ces deux vices produisirent chez mon grand- 
père un double résultat : 

L'un tua son corps, — la science, 

L'autre perdit son âme, — la chasse. 

— Voyons, dis-je, cher hôle, il ne s’agit pas de 
s'improviser romancier pour venir avancer de pa- 
reilles théories, ou, quand on les avance, on les ex- 
plique. 

— C'est ce que j'allais faire cette fois encore, mon- 
sieur, si vous ne m'aviez pas interrompu. 

— Mais, tais-loi donc, animal! dit Hetzel. Nous 
étions dans cette douce période qui précède le 


sommeil, quand le changement d’intonation nous 


LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 9 


a réveillés. Continuez, mon brave homme, conti- 
nuez. 

— Si cependant ces messieurs préfèrent dormir? 
répliqua l’aubergiste, plus piqué encore de l'inter- 
ruption d’Hetzel que de la mienne. 

— Mais non! mais non! me hatai-je de répondre. 
Ne faites pas attention à ce que dit mon camarade; 
il appartient à une classe particulière de nos com- 
patriotes que les naturalistes ont rangée dans une 
catégorie spéciale, genus homo species, blagueur. 
Continuez, nous vous écoutons. Vous en étiez à la 
mort du corps et à la perte de l’ame de votre grand- 
père. 

Le narrateur avait bonne envie de s’arréter là. 

Cependant, sur mon insistance, il reprit : 

— Je disais donc qu’à force de lire, mon grand- 
père douta de tout, même des saints, même de Dieu, 
et qu’à force de chasser, il entama la petite fortune 
que ma pauvre grand’mére amassait ou plutôt con- 
servait avec tant de soin; car, nous l’avons déjà dit, 
la meilleure part de cette fortune venait de mon 
aieul. 

Au fur et & mesure que mon pére s’enfoncait dans 
Virréligion,—plus il étudiait, plus il devenait savant, 
et plus il s’y enfonçait, —le malheureux état de son 
ame se manifestait au dehors par des signes visibles, 

D'abord il défendit à ma mère d'aller à la messe 
les autres jours que le dimanche, et encore ne lui 
permit-il que la messe basse, 

Il l'invita à parler de qui elle voudrait dans ses 
prières, excepté de lui, prétendant qu'aux grands du 
ciel comme aux grands de la terre, il faut, autant que 
possible, faire oublier son existence, attendu que le 
plus souvent ils ne se souviennent de nous que pour 
nous faire du mal, 

Ensuite il défendit à elle et à ses enfants de s’age- 
nouiller le soir autour de son lit et de faire la prière 


en commun, comme, depuis un temps immémorial, 


il était dans les habitudes patriarcales de Ja famille 
de le faire. 

Enfin on n’eut plus la liberté, quand tintait la son- 
nette de l’extréme-onction, de sortir, de se mettre à 
la suite du saint-sacrement et de l'accompagner dans 
la maison où il était appelé par la religion des fidèles, 
qui croyaient qu’il n’existe de bonne mort que dans 
les bras du Seigneur. : 

Pendant quelque temps, il est vrai, mon grand- 
père permit encore qu’au tintement sacré, la grand’- 
mère et ses deux enfants, qui étaient mon père et 
ma tante, sortissent'et s'agenouillassent sur le seuil de 
la porte, tandis que le saint-sacrement passait, 

Mas bientôt cette dernière démonstration reli- 
gieuse leur fut elle-même interdite. 

Il est vrai que mon grand-père était si souvent de- 
hors, sortait de si bonne heure et rentrait si tard, 
les dimanches surtout, que ma mère était parfaite- 
ment libre ces jours-là d'entendre, non-seulement la 
messe basse, mais la grand’messe, les yépres et le 
salut, et, les autres jours, de suivre le saint-sacre- 
ment partout où il allait. 

Elle ne manquait ‘pas de le faire, comme yous le 
comprenez bien, car elle espérait qu'elle serait par- 
donnée par le Seigneur à cause de la bonne inten- 
tion. 

Mais tout en accomplissant ses actes de piété, 
comme sa crainte pour son époux était grande, elle 
ne manquait pas de dire aux voisines : 

— Ne dites pas à mon mari que je suis sortie pour 
aller à la messe ou pour suivre le saint-sacrement. 

Etàses connaissances qu'elle trouvait dans l'église 
ou dans la maison mortuaire : 

— Ne dites pas à Jérôme que vous m'avez vue ici. 

De sorle que cette recommandation, faite dans 
la vue de la paix intérieure, paix à laquelle ma 
grand'mère eût tout sacrifié, donnait à toute la 


ville de Theux la mesure des sentiments religieux 


10 LE PÈRE GIGOGNE 


ou plutôt des sentiments irréligieux de mon grand- 
père. 

— Pas mal! pas mal! murmura Hetzel; un peu 
prolixe, mais si nous imprimons cela, nous ferons 
d'habiles coupures. 

— Tiens, lui dis-je, ton malheur, à toi, cher ami, 
c’est d’avoir lu les livres que tu imprimais, et de ne 
pas t’en être rapporté à l'étiquette du sac. Quant à 
moi, je trouve l’histoire charmante; et vous colonel? 

— Oui, dit le colonel; cependan je voudrais voir 
le narrateur entrer dans le sujet. 

— Ah ! colonel, pour un guerrier, pour un faiseur 
de siéges, pour un preneur de villes, ne savez-vous 
donc pas que c’est un hasard quand les citadelles 
s’emportent par une escalade, par un conp de main? 
Que diable ! avant d’ouvrir la tranchée, il faut ouvrir 


des parallèles, creuser des boyaux. Eh bien! mais 


notre hôte creuse ses boyaux, trace ses paral- 


léles! 
Rappelez-vous que le siége de Troie a duré 
neuf ans, et celui d’Anyers trois mois. Continuez, 


maitre, continuez. 


Malgré mon encouragement, mon hôte secoua la 
tête; et comme il tenait sans doute à me montrer 
clairement le peu de cas qu'il faisait de mes compa- 
gnons comme auditeurs : 

— Oui, monsieur, me dit-il, je continue; mais 
vous pouvez bien vous vanter que c’est pour vous, et 
pour vous seul. 

Et il appuya sur ce dernier mot, comme pour ne 
laisser aucun doute à mes compagnons, 

Après quoi il continua en effet : 

— J'ai dit que les absences de mon grand-père, 
qui s’élaient peu à peu étendues des dimanches aux 
autres jours de la semaine, laissaient toute facilité à 
ma grand'mère de demeurer bounechrétienne, malgré 
les injonctions de son mari, 


Mais si elles ne portaient point atteinte à la 


vie future et spirituelle de leurs âmes, ces ab- 
sences faisaient un tort inoui à la vie matérielle et 
présente, 

D'abord, mon grand-père n'avait consacré à la 
chasse que le dimanche, et jusque-là, pourvu qu'il 
ne chassat pas sur les terres du prince-évéque, ou 
sur celles des seigneurs de Theux et des environs, 
personne n’avait rien à dire, et en effet personne ne 
disait rien. 

Mais bientôt mon père posa cet axiôme, que ce 
n’était pas trop (puisqu'il restait assis dans son ma- 
gasin les six autres jours de la semaine) de se donner 
un peu de distraction, non-seulement le dimanche, 
mais encore le jeudi. 

En vertu de cet axiôme, que personne, pas même 
ma grand’mére, ne chercha à contester, le jeudi fut 
adjoint au dimanche. 

Puis le mardi. 

Puis enfin les autres jours, comme entraînés à la 
suite des premiers, passèrent par le laminoir de 
cette affreuse passion, 

De sorte qu'il arriva un moment où, au lieu que 
ce fût un jour que mon grand-père allat à la chasse, 
et six jours qu’il restat à la maison, ce fut un jour 
qu'il resta à la maison et six jours qu'il alla à la 
chasse. 

Et encore le septième jour finit-il par y passer 
comme les autres. 

De manière que mon grand-père se détacha de 
plus en plus, non-seulement de ses devoirs envers 
Dieu, mais encore de ses devoirs envers sa femme et 
ses enfants. 

Car non-seulement il passait les journées dans les 
bois, dans les champs, dans les marais, bravant la 
pluie, les tempêtes et les neiges, qui, dans nos pays, 
sont plus terribles que les tempêtes, mais encore les 
soirées, au lieu de rentrer à la maison, de se réchauf- 


fer au coin du feu, de se restaurer à la table de la 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 44 


famille, les soirées, il les passait A boire au cabaret, 
à trinquer avec ses compagnons et à raconter ses 
prouesses au premier venu. 

Et il racontait, non-seulement ses prouesses de 
la veille, non-seulement ses prouesses du jour, mais 
encore celles qu’il comptait faire le lendemain. 

Et ces veillées, arrosées d’abord de bière, puis de 
vin du pays, puis de vin du Rhin, se prolongèrent 
de telle facon, qu’il arriva souvent qu'il ne rentrait 
même plus à la maison pour donner de ses nouvelles 
à ma grand’mére et à ses enfants. 

Il repartait le lendemain au point du jour, quelque- 
fois même avant, de l’auberge où il était entré la 
veille au soir. 

Mais comme les malheurs s’enchainent les uns aux 
autres et que les passions ont en elles, non-seule- 
ment le germe du mal, mais encore ses développe- 
ments, voici ce qui arriva tout naturellement, 

Nous avons établi que personne n’avait rien à dire 
tant que mon grand-père ne sortait que le dimanche 
et ne chassait que sur les terres où il avait le droit 
de chasser. 

Mais vous avez vu que peu à peu il était sorti tous 
les jours, et même qu’à force de sortir, il en était 
venu à ne plus rentrer. 

Bientôt il arriva bien pis. 

— Diable ! diable ! diable ! murmura Hetzel, qu’ar- 
riva-t-il? Je commence à trouver que l'histoire est 
du plus haut intérêt. Et toi, colonel ? 

— Tais-toi done, maudit bavard, dit le colonel; si 
l'intérêt faiblit, c’est grâce à tes éternelles interrup- 
tions; Télémaque lui-même n’y résisterait pas, Conti- 
nuez, mon brave, continuez. 

Je joignis mes instances à celles du colonel, et 


notre hôte continua, 


IE 


— Il arriva que mon grand-père chassa tant, chassa 
tant, que le gibier commença à devenir rare, rare 
sur les terres et dans les bois de la commune ot il 
avait permission, et dans les propriétés particulières 
où on le tolérait. 

Aussi, peu à peu en arriva-t-il à faire des excur- 
sions dans les domaines seigneuriaux qui les entou- 
raient. 

Excursions timides d’abord, et qui se bornérent à 
des affûts, à des pointes dans les lisières et à d’autres 
bagatelles semblables, 

Or, dans le temps où vivait mon grand-père, ces 
sortes de bagatelles étaient déjà des tentatives plus 
que hasardeuses. La justice ne plaisantait pas avec 
les délits de chasse; les seigneurs étaient encore tout- 
puissants, leur volonté faisait jugement, et ils vous 
envoyaient, sans broncher, un pauvre diable aux ga- 
lères pour un lapin. Mais comme mon grand-père 
était ce que l’on appelle un bon vivant, qu'il avait 
toujours dans sa cave, à côté d’une tonne de lambic 
ou de faro, une barrique de vin du Rhin, et, sur sa 
table, à côté de son verre plein, un verre vide qui 
n’attendait qu'un camarade pour se remplir et se 
vider à son tour; comme il n’était jamais plus heu- 
reux que lorsqu'un des gardes du voisinage venait 
s'asseoir à côté de lui sous la haute cheminée et 
trinquer en devisant de faits de chasse, ceux-ci ne 
lui étaient ni durs ni sévères. Autant qu'il élait en 
leur pouvoir, ils fermaient les yeux sur ses méfaits, 
et quand ils entendaient la détonation de son fusil ou 
l’aboi de ses chiens d’un côté, ils allaient de l'autre. 

Cependant, comme il n'y a pas de règle sans ex- 
ception, il y avait une exception, parmi les forestiers, 
à cette bienveillance générale que l'on portait à mon 


grand-père, 


12 


Un des gardes du seigneur-évéque ne pouyait le 
souffrir. 

Il s'appelait Thomas Pichet. 

D'où venait cette haine ? | 

D'une de ces antipathies instinctives dont on ne 
peut pas plus se rendre compte que de certaines 
sympathies. 

— Oui, dit Hetzel, c’est ce que nous autres savants 
appelons la force centrifuge et la force centripète. 

— Plait-il, monsieur? demanda I’aubergiste. 

— Rien, rien; continuez, mon ami. 

L’aubergiste reprit : 

— Il se nommait Thomas Pichet. 

Tout enfants qu'ils étaient et si enfants qu'ils fus- 
sent, le petit Thomas et le petit Jérôme n’ayaient ja- 
mais pu se souffrir. A l’école, ils se battaient comme 
deux cogs de combat ou comme deux dogues de bar- 
riére; et comme ils étaient de force égale, quoique 
de complexion différente, ces combats n’avaient 
de fin que lorsque la force manquait aux combat- 
tants. 

Peut-être, au reste, cette antipathie dont nous 
avons parlé tenait-elle plus encore à des dissem- 
blances physiques qu’à des oppositions morales, 

Thomas était court, roux, trapu. 

Jérôme était grand, brun et mince, 

Thomas louchait légèrement et était plutôt laid que 
beau. 

Jérôme avait les yeux exactement pareils, et était 
plutôt beau que laid, 

Thomas avait été amoureux de ma grand’mére. 

Ma grand’mére avait épousé Jérôme. 

Toutes ces circonstances et une foule d’autres 
ivaient donc amené entre Jérôme et Thomas une vé- 
ritable haine, 

Cependant, devenus hommes, ils étaient devenus 
plus raisonnables, mon grand-père surtout, 


Cela tenait à ce qu'en toute circonstance, tantôt 


LE PÈRE GIGOGNE 


le hasard, tantôt la bonne éducation, lui avaient 
donné la supériorité sur son rival. 

Enfin Thomas s'était lassé de cette supériorité qui 
l’écrasait, et avait quitté le pays. 

Il était passé garde dans le Luxembourg, justement 
dans le pays où nous sommes. 

Mais le malheur voulut que le seigneur chez lequel 
il servait en cette qualité mourût. 

Le malheur voulut encore qu’un de ses ca- 
marades lui écrivit qu’une place pareille à celle 
qu'il venait de perdre était vacante chez le prince- 
évêque. 

Enfin ,le malheur voulut toujours qu'ayant de- 
mandé cette place, il l’obtint et revint habiter Fran- 
chimont, qui, comme vous le savez ou ne le savez 
pas, est à peu de distance de Theux. 

De sorte que Jérôme et Thomas se retrouvèrent 
voisins. 

On verra plus tard si la haine s'était éteinte dans 
le cœur de mon grand-père. Mais dès ce moment, je 
crois pouvoir dire, sans crainte de nuire à l'intérêt 
de la narration, qu’elle était plus vivante que jamais 
dans le cœur de Thomas Pichet. 

Aussi, apprenant par la voix publique que mon’ 
grand-père était devenu aussi grand chasseur devant 
Dieu que feu Nemrod, et qu’entrainé par une passion 
désordonnée pour la chasse, il fermait presque tou- 
jours les yeux lorsqu'il se trouvait en face des fossés 
ou des bornes qui servaient à marquer la limite des 
biens de la commune et le commencement des terres 
des seigneurs, il se promit, à la première occasion 
qui lui en Serait fournie par mon grand-père, de lui 
prouver que si deux montagnes ne se rencontrent 
pas, il n’en est pas de même de deux hommes. 

Mon grand-père ignorait la chose. Quand il avait 
appris que Thomas Pichet revenait dans le pays, il 
en avait éprouvé une vive contrariété; puis, au bout 


du compte, comme il était brave homme au fond, la 


LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 13 


première fois qu’assis à une table, en face d’une 
bonne bouteille de vin, il avait vu passer Thomas Pi- 
chet, il s'était levé, et allant à la porte : 

— Hé! Thomas! avait-il dit. 

Thomas s'était retourné, et devenant pale comme 
un mort: 

— Quoi? avait-il demandé. 

Jérôme était rentré, avait rempli deux verres, et, 
revenant sur le seuil de la porte, un verre à chaque 
main : 

— Le cœur t’en dit-il, Thomas? avait-il demandé. 

Mais Thomas avait répondu en secouant la tête : 

— Pas avec toi, Jérôme. — Et il avait passé, 

Mon grand-père était venu reprendre sa place, 
avait bu les deux verres l’un après l’autre, et avait 
secoué la tête en disant : 

— Ca finira mal, Thomas; ça finira mal ! 

Hélas! pauvre grand-père, il ne croyait pas dire 
si juste! 

On comprend qu'avec la disposition d'esprit des 
deux individus, l’un comme chasseur, l’autre comme 
garde-chasse, une catastrophe ne pouvait manquer 
d'éclater un jour ou l’autre. 

C'était l'avis de tout le monde, et encore éclata- 
t-elle plus vite qu’on ne s’y attendait. 

Nous avons dit que, grace aux sympathies des 
gardes du prince-évêque de Liége et des seigneurs 
des environs, tous les petits méfaits de mon grand- 
père étaient restés impunis. 

Mais cette impunité l’enhardit au point qu'il ne se 
contenta plus de pénétrer dans les seigneuries ou 
principautés riveraines quand ses chiens l'y entrai- 
naient, mais qu'il en arriva, lorsqu'il faisait buisson 
creux dans les bois de la commune, à aller brave- 
ment attaquer le gibier jusque dans les propriétés 
du prince-évêque, trouvant non-seulement un malin 
plaisir à braver du même coup l'autorité spirituelle 


et temporelle du prélat souverain. 


Vous comprenez que les choses ne pouvaient du- 
rer ainsi. 

Or, un jour que monseigneur chassait avéé de 
jeunes seigneurs et de belles dames dans ce qu’on 
appelle les haies de Franchimont, — les princes- 
évêques de Liége avaient toujours été des princes 
fort galants, — monseigneur l’évêque se trouva être 
de très-maussade humeur, malgré la belle compagnie, 
et peut-être même à cause de la belle compagnie 
dans laquelle il se trouvait. 

Et cette mauvaise humeur, on va le voir, était 
suffisamment justifiée par les circonstances. 

Lés chiens de monseigneur le prince-évêque 
avaient pris change trois fois dans la matinée. 

La première, d'un dix-cors sur une deuxième 
tête. 

La seconde, dela deuxième tête sur une biche, 

Enfin, — il y a des jours de malheur, — ils avaient 
laissé la biche se forlonger. 

On sonnait la retraite manquée, et le prélat, qui 
avait promis à sa compagnie le spectacle d’un hallali, 
était furieux. 

Tout à coup, et au moment où l'on tournait bride 
pour regagner le palais, un magnifique dix-cors tra- 
versa d’un bond l'allée que les chasseurs désappointés 
suivaient l'oreille basse. 

— Ah! voyez donc, monseigneur, eria une des 
dames en calmant de la voix et de la main son che- 
val, que la brusque irruption du cerf avait fait ca- 
brer; voyez done, on dirait le cerf du lancer. 

— Par saint Hubert, madame, répondit l'évêque, 
non-seulement vous êtes une admirable écuyère, car 
toute autre que vous eût été désarconnée par un pa- 
reil écart, mais encore une habile chasseresse. Cham- 
pagne, voyez done si c'est notre dix-cors. 

Le piqueur interpellé était en train de coupler les 
chiens lorsqu'il reçut cette invitation du prince- 


évêque. appel: de ses camarades, lui remi 
véque. Il appela un d » marad lui remit 


14 
les laisses et se courba sur les fumées de l’animal. 
— Ma foi! oui, monseigneur, dit-il, c’est lui-même. 

— Vous êtes sûr ? 

— Parfaitement sûr; j'avais fait remarquer à Votre 
Grandeur qu’il avait la pince usée jusqu'au talon, et 
voilà bien mon affaire; voyez plutôt. 

Le prince poussa son cheval vers l’endroit indi- 
qué et se pencha pour examiner la passée de l’ani- 
mal. 

C'était bien le même. 

Tout à coup il releva la tête et préta l'oreille. 

— Mais, Champagne, dit-il, ce cerf est chassé. 

En effet, la brise commencait d'apporter jusqu’à la 
troupe de chasseurs le bruit d’un aboi lointain. 

— Ce sont quelques-uns de nos chiens qui raba- 
chent, dit un novice. 

— Point du tout, point du tout, dit l’évêque; ce 
sont des chiens qui chassent, pardieu! bel et 
bien. 

Les piqueurs écoutèrent, se regardèrent et échan- 
gèrent un signe. 

— Eh bien! qu'est-ce? demanda l’évéque. 

— Ce sont, en effet, des chiens, non pas qui ra- 
bachent, mais qui sont en pleine voie, 

— À qui ces chiens? demanda le prinee-évéque, 
pälissant de colère. 

Tout le monde se tut. 

— Morbleu ! continua-t-il, voyant qu’on ne lui ré- 
pondait pas, je voudrais bien savoir qui se permet 
de chasser sur mes apanages. 

— D'ailleurs, nous verrons bien, continua l’éve- 
que, où le cerf a passé les chiens passeront, 

Puis, comme il se faisait un mouvement parmi les 
gardes forestiers, et que l'un d'entre eux, justement 
un des amis de mon grand-père, s'apprétait pour 
rentrer dans le bois : 

— Que personne ne bouge! dit le prince-évêque 


en fronçant le sourcil, 


LE PÈRE GIGOGNE 


Personne ne bougea. 

On attendit. 

— Vous avez déjà deviné, n’est-ce pas, messieurs, 
dit l’aubergiste en s’interrompant, que ces chiens 
qui chassaient le dix-cors dont les chiens du prince- 
évêque avaient perdu la piste, étaient les chiens de 
mon grand-père ? 

— Notre intelligence va jusque-là, répondit Het- 
zel. Continuez, mon cher ami. 


Et l’aubergiste continua. 
Le] 


Ill 


L’aubergiste continua ainsi : 

— Disons quelques mots des chiens de mon grand- 
père, qui vont jouer un si grand rôle dans l’histoire 
que j’ai l'honneur de vous raconter. 

C’étaient d’admirables chiens, de magnifiques bé- 
tes, dont chacune valait son pesant d’or, au manteau 
d’un noir de jais, au poitrail et au ventre couleur de 
feu, au poil sec et dur comme celui d’un loup, à la 
patte longue, mince et sèche; des chiens qui chas- 
saient un animal, lièvre, daim ou cerf, huit ou dix 
heures de suite, qui, par un bon temps, ne faisaient 
jamais un défaut, et qui, quand la voie était fraiche, 
eussent tenu tous les quatre sur cette table. 

Enfin, desmeryeilles de chiens, comme je yous en 
souhaiterais, messieurs, si lon en rencontrait encore 
comme ceux-là. 

Bientôt ils apparurent, et, sans le moins du monde 
s’embarraser de l'évêque, de sa compagnie et de sa 
meute, ils santérent du taillis dans le chemin, flairè- 
rent la place où le cerf avait posé ses pieds et s’en- 
foncèrent dans le taillis opposé en redoublant leurs 


4 


abois, 


— À quices houzets? s'écria monseigneur, "" 


LE LIVRE DE MON GRAND-PERE 45 


Les gardes se turent comme s’ils ne connaissaient 
ni les chiens ni le maitre. 

Par malheur, Thomas Pichet était 1a. 

Il pensa que le moment était bon de satisfaire sa 
rancune contre mon grand-pére, tout en faisant sa 
cour à monseigneur. 

— Jérôme Palan, l’apothicaire de Theux, monsei- 
gneur, répondit-il. 

— Qu'on tue les chiens, dit le prince-évêque, et 
que l’on garrotte le maître! 

L'ordre était précis; il n’y avait pas deux façons 
de le comprendre. 

— Bon, dit Pichet à ses camarades, chargez-yous 
du maître, moi, je me charge des chiens. 

Quoique cela fit gros cœur aux braves forestiers 
d’arrêter Jérôme Palan, ils préférèrent la mission que 
leur déférait Thomas Pichet à celle qu’il se réseryait 
à lui-même. 

Et, en effet, pas un qui ne sût que mon grand- 
père garderait une bien autre rancune à celui qui ti- 
rerait sur ses chiens qu’à ceux qui l’arrêteraient et 
qui même tireraient sur lui. 

Ils tournérent done les talons et s’enfoncérent dans 
le taillis à droite, tandis que Thomas Pichet, s’enfon- 
cant dans une haie à gauche, partait à toutes jambes 
dans la direction qu’ayaient suivie les chiens de son 
ennemi. 

Les gardes se consultèrent un instant lorsqu'ils 
furent hors de la portée de la vue du prince-éyéque. 

Ils étaient cinq en tout, 

Trois qui étaient célibataires. 

Deux qui élaient mariés, 

Les trois garçons furent d'avis de prévenir mon 
grand-père au lieu de l'arrêter. Mon grand-père, pré- 
venu, gagnerait au pied, et ils diraient qu'ils ne l’a- 
vaient pas vu, et que sans doute les chiens s'étaient 
échappés du chenil et chassaient seuls, 


Mais les deux hommes mariés secoudrent la tête, 


— Eh bien, quoi? dirent les autres. 

— Que le prince-évêque sache cela, et nous per- 
dons nos places, en supposant même qu'il ne nous 
arrive pas pis que cela. i 

—Mieux vaut s’exposer à perdre sa place et même 
à aller en prison, répondirent les gardes célibataires, 
que de dénoncer un bon camarade comme Jérôme 
Palan. 

— Nous avons femmes et enfants, objectèrent les 
hommes mariés. 

Il n’y avait rien à répondre à cela. Le salut de la 
femme et des enfants passe avant celui des étrangers. 

Malgré la bonne volonté des trois célibataires, la 
raison des hommes mariés l’emporta donc. 

Mon grand-père, une fois cette résolution prise, 
ne fut pas difficile à rejoindre, car il avait l’habitude 
de toujours suivre ses chiens, trouvant, disait-il, plus 
d'occasions de tirer en agissant de la sorte, que pren- 
dre les devants. 

Les gerdes n'avaient pas fait trois cents pas, qu'ils 
se trouvèrent-nez à nez avec lui, et force leur fut, à 
leur grand regret, célibataires comme hommes ma- 
riés, de l’empoigner, de le désarmer, de le garrotter 
et de l’entrainer du côté de Liége. 

Pendant ce temps, Thomas Pichet courait comme 
un homme à qui le diable souffle un mauvais 
conseil. 

Lui, tout au contraire de Jérôme Palan, avait ré- 
solu de prendre les devants. Guidé par la voix des 
chiens, il était allé se poster, en conséquence, sur 
le versant d’un petit monticule surmonté d'un mou- 
lin. 

C'était une passée bien connue, D'ailleurs, il re- 
connut sur la terre la trace toute fraiche du cerf; il 
n’y avait pas de doute que les chiens ne suivissent le 
même chemin, 

Il s'abaissa derrière une haie, 


A la voix rapprochée des chiens, Thomas comprit 


16 
qu'il était temps, Ils commencaient à malmener le 
dix-cors, tout dix-cors qu'il était, et il était probable 
qu’avant une heure ils l’eussent forcé. 

Les voix s'approchaient toujours. Jamais, à l'affût 
d’un gibier quelconque, le eœur n’avait battu à Tho- 
mas Pichet comme il lui battait en ce moment. 

Les chiens parurent. 

Thomas ajusta celui qui tenait la tête, et fit feu. 

Du premier coup, il abattit Flambeau. 

Du second, Ramette. 

Flambeau était le meilleur :des chiens de mon 
grand-père, Ramette était la lice. 

Les deux autres étaient deux chiens. Ramoneau et 
Spiron. 

Thomas avait méchamment tué la chienne, de pré- 
férence à tous autres, pour que mon grand-père 
ne put plus jamais avoir de la même race. 

Ce bel exploit consommé, Thomas laissa Flambeau 
et Ramette gisant sur le sol, et tandis que Ramoneau 
et Spiron continuaient de chasser le cerf, il regagna 
sa demeure. 

Les autres gardes, comme nous l'avons dit, avaient 
arrêté mon grand-père et le conduisaient à Liége, 
où étaient les prisons seigneuriales, et, chemin 
faisant, ils causaient, non pas comme un prisonnier 
avec ses gendarmes, mais comme de bons amis qui 
regagneraient la ville après une promenade dans les 
bois. 

Au reste, mon grand-père semblait complétement 
oublieux de sa situation personnelle et, chemin fai- 
sant, il ne se préoccupait que de ses chiens et du cerf 
qu'ils chassaient. 

— C'était, par ma foi! un bel animal, disait-il au 
garde Jonas Deshayes qui marchait à sa gauche, une 
noble bête et bien faite, je vous le dis, pour tenter un 
chasseur, 

— Oui, mais plût au ciel qu'elle vous eût tenté un 


autre jour qu'aujourd'hui, monsieur Palan | répondit 


LE PERE GIGOGNE 


Jonas. Comment diable étes-vous done venu vous 
fourrer dans la gueule du loup ? N'’avez-vous donc pas 
entendu nos chiens qui chassaient ? 

— Bon! ditmon grand-père, ils chassaient si mal, vos 
malheureux briquets, que je les ai pris pour des chiens 
de bergers ralliant un troupeau. Écoutez, écoutez. 
A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle chasser! 

Et mon*grand-père écoutait avec ravissement le 
bruit de ses chiens, qui menaient le cerf que c'était 
merveille. 

— Voyons, franchement, comment cela s'est-il 
fait? demanda le garde de droite, qui se nommait Lue 
Thévelin. 

— Vous voulez le savoir? demanda mon grand- 
père. 

— Oui, répondirent les gardes, cela nous fera 
plaisir, 

— Eh bien! voilà les faits. Mes chiens menaient un 
lièvre ; moi, je l’attendais blotti dans un fossé. Tout 
à coup, je vois venir votre dix-cors; à cent pas de 
moi, il entre dans le taillis. Dix minutes après, je 
l'en vois sortir chassant devant lui à grands coups 
d’andouillers un pauvre daguet qu'il forçait de se 
donner à sa place à vos chiens. C'était un vieux rusé, 
comme vous voyez, que votre dix-cors. Pendant que 
le daguet allait se faire chasser à sa place, lui allait 
prendre la sienne à la reposée. Ma foi! cela m'a sem- 
blé amusant de ne pas laisser jouir ce drôle-là du 
fruit de sa ruse, J'ai été enlever mes chiens et je les 
ai mis sur sa piste. Ah ! eux n’ont pas fait fausse voie 
comme les vôtres. Il est vrai que Flambeau tenait la 
tête. Sais-tu, Thévelin, qu'il y a trois heures qu'ils le 
chassent? Tiens, les entends-tu, les entends-tu? 
Quelle gorge | 

— Pardieu! dit Jonas, c'est connu que ce sont les 
meilleurs chiens du pays; mais c’est égal, voilà une 
affaire qui va vous les manger, monsieur Palan, Mau- 


vaise affaire | mauvaise affaire ! 


roo? 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 17 


Mais mon grand-pére n’écoutait pas Jonas Des- 
hayes, il écoutait ses chiens. 

— Oh! ilsne le lacheront que quand il sera forcé. 
Les entends-tu, Jonas? les entends-tu, Luc? Ils 
sont sur Royaumont. Bravo, Flambeau, bravo, 
Ramette! bravo, Ramoneau! bravo, Spiron! Tayaut! 
tayaut ! 

Et mon grand-père, oubliant qu’il était prisonnier, 
se frottait les mains en sifflant de toute la vigueur de 
ses poumons son plus joyeux bien aller. 

Dans ce moment-là, on entendit deux coups de 
fusil. 

— Tiens, dit mon grand-père, voilà vos chasseurs 
qui n’ont pas la patience d'attendre l’hallali et qui 
envoient du plomb au dix-cors. 

Puis, comme on continuait d'entendre aboyer les 
chiens : 

— Ah çà! dit mon grand-père , quelle est done la 
oe qui vient de tirer et qui a manqué un pareil 
animal ? Je lui conseille de tirer la première fois sur 
un éléphant. 

Les gardes se regardèrent avec inquiétude, car 
eux se doutaient d'où venaient les deux coups de 
fusil. 

Tout à coup la figure de mon grand-père changea 
d'expression et devint soucieuse. 

— Luc, Jonas!s’écria-t-il en s'adressant à ses deux 
voisins, combien entendez-vous de chiens? 

— Je ne sais, répondirent-ils ensemble, 

— Altendez donc, attendez donc, fit-il en les 
arrélant, je n’en entends plus que deux, moi, Ramo- 
neau et Spiron. Où est donc Flambeau? où est done 
Ramelte ? Oh! oh! 

— Vous les confondez les uns avec les autres, 
maitre Jérôme, direntles deux gardes. 

— Moi?allons donc! je connais la voix de mes 
chiens comme un amoureux celle de ses maïlresses, 


Mordieu ! je le répète, il n'y a plus sur Je cerf que 


Ramoneau et Spiron. Serait-il arrivé quelque chose 
aux deux autres ? 

— Allons donc! maître Jérôme, reprit Jonas, que 
voulez-vous qu'il leur soit arrivé, à vos chiens? Vous 
êtes un grand enfant de dire des choses pareilles. 
Flambeau et Ramette ont mis bas, ou bien ont pris 
change sur quelque lièvre qui les a emportés avec 
lui après leur avoir sauté à la vue. 

— Mes chiens, dit mon grand-père, ne mettent bas 
que quand je les rappelle, entends-tu, Jonas? et ils 
ne prennent pas change sur un lièvre quand ils 
chassent un cerf, le lièvre leur sautat-il non-seule- 
ment à la vue, mais aux yeux. Bien sûr, il leur est 
arrivé quelque chose, et c’est à Ramette et à Flam- 
beau encore! 

Et mon pauvre grand-père, un instant auparavant 
si joyeux, se sentit tout prêt à pleurer. 

De dix en dix pas, il s’arrétait et écoutait. 

Puis, toujours plus désolé : 

— Il n’y plus, vous avez beau dire, que Spiron et 
Ramoneau! s’écriait-il. Que sont devenus les autres, 
que sont-ils devenus? je vous le demande. 

Ses amis les gardes le réconforlaient de leur mieux 
et essayaient de lui persuader que les deux chiens, 
ne se sentant plus appuyés, avaient regagné la mai- 
son. Mais lui ne se donnait plus même la peine de ré- 
pondre. 

Il se contentait de secouer la lêle en disant avec de 
gros soupirs : 

— Je vous dis qu'il leur est arrivé malheur, je vous 
le dis. 

Ce fut ainsi que se fit le trajet de Franchimont à 
Liége, où les gardes de monseigneur le prince-évèque 
remirent leur prisonnier entre les mains de la maré- 
chaussée, 

On jeta mon pauvre grand-père dans une cellule 
de huit pieds carrés, située dans la partie du palais 


qui servait de prison, 


£8 

La porte se referma sur lui avee un grand bruit de 
verrous; mais l'horreur de ce gîte lui eût été bien 
indifférente s’il eût été rassuré sur le sort de Flam- 


beau et de Ramette. 


= 

Le lendemain , tout en pensant encore à ses deux 
chiens favoris, Jérôme Palan ne tarda pas à sentir 
tout le poids de son infortune personnelle, et comme 
il n’ayait pas la foi qui donne la résignation, il ne 
tarda point à y succomber. 

Accoutumé à la vie active, habitué au grand air 
des montagnes, à l'exercice quotidien, à la vie 
joyeuse et en communauté, il ne pnt résister à l’iso- 
lement de la claustration, 

En vain montait-il sur son escabeau, en vain se 
suspendait-il aux barreaux de sa prison pour humer 
au passage une bouffée de l’air que le vent lui appor- 
tait des Ardennes; en vain cherchait-il à l'horizon 
perdu dans la brume, bien loin au delà de la Meuse, 
qui se déroulaitautour de la ville comme un immense 
ruban d'argent, ses chers bois de Theux; en vain s’y 
transportait-il en imagination; en vain retrouyait-il 
dans ses souvenirs leurs fraîches senteurs, leurs cas- 
catelles de lumière perçant le feuillage, les bruits 

onfus des branches agilées par la brise et murmu- 
rant dans la nuit, bientôt la sombre réalité soufflait 
ur ses songes dorés et les chassait comme le vent 
chasse les feuilles d'automne, et mon grand-père se 
retrouvant tout à coup dans sa chambre froide et 
nue, aux murs humides et gris, se désespérait et se 
amentait, 

ll se désespéra et se lamenta si bien qu'il tomba 
rnalade, 


Un médecin reçut l’autorisation de le venir visiter, 


| 


LE PÈRE GIGOGNE 


Par esprit de corps, ce médecin s’intéressa natu- 
rellement à un apothicaire. 

Il exagéra l’intensité de la maladie et lui fit donner 
un cachot moins triste que le premier, une nourri- 
ture plus abondante que celle qu’il avait eue jusque- 
Ja; et comme mon grand-père s’ennuyait beaucoup, 
il lui promit de lui apporter des livres clandestine- 
ment. 

En méme temps il entreprit des démarches pour 
obtenir du prince-évêque que mon grand-père en fût 
quitte pour une forte amende, et fut, l'amende payée, 
rendu à la liberté. 

Comme, d’après les sollicitations de ma grand’ 
mère, le bourgmestre et les échevins de la ville de 
Theux avaient présenté la même requête à monsei- 
gneur, au bout d’un mois de captivité mon grand- 
père apprit de son ami le médecin que, moyennant la 
somme la somme de deux mille florins, il serait 
libre incessamment. 


x 


Une lettre fut promptement écrite à ma grand’- 
mère pour lui apprendre cette heureuse nouvelle et 
lui enjoindre d’apporter cette somme, qui faisait à 
peu près le total des économies du ménage. 

La lettre, disait dans un post-scriptum, que plus tôt 
ma grand’mére viendrait, plus tôt son mari serait 
libre. 

Ma grand’mére répondit par un exprès que le len- 
demain, à deux heures, elle serait au palais épis- 
copal. 


Cette bonne nouvelle rendit mon grand-père si 


Joyeux, qu'il ne put fermér l'œil de la nuit. 


I] allait done revoir sa maison, retrouver son grand 
fauteuil au coin de l’âtre, son fusil pendu à la che- 
minée, ce bon fusil avec lequel il était si rare qu'il 
manquât son coup; il allait entendre saluer sa bien- 
venue par les jappements joyeux de ses chiens que, 
dans ce moment, il comptait bien retrouver tous les 


quatre, se rangeant à l'avis de Lue el de Jonas, pe- 


dé dé die il 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 49 


sant comme eux qu'ils avaient peut-être bien pris le 
change, en disant, pour se consoler de leur faute, 
comme ce président du tribunal de Toulouse au roi 
Louis XV : Il n’y a si bon cheval qui ne choppe ; enfin, 
il songeait aussi, et ce c’était pas sa moindre joie, 
pu’il allait pouvoir embrasser sa femme et ses 
enfants. : 

Mais, si riantes que fussent ses idées, elles n’em- 
péchaient pas gue mon grand-père ne trouyat le 
temps horriblement long; aussi, pour l’abréger, eut- 
il la fatale idée de sortir de leur cachette un des 
livres que le médecin lui avait prétés, et ayant 
allumé sa petite lampe, il se mit à lire. 

Le malheur voulut, si intéressant que fut le livre 
que mon grand-père lisait, qu’il s’endormit dessus , 
et cela si profondément, qu’un guichetier, ayant vu 
de la lumière dans la cellule du prisonnier, put 
entrer et lui enlever tout doucement, et sans qu'il se 
réyeillat, le volume des mains. 

Le guichetier ne savait point lire, et ce fut un 
malheur de plus. 

Il porta le livre au trésorier de monseigneur le 
prince-éyéque , qui avait l’intendance du palais. 

Le trésorier trouva le cas grave. 

Il remitle volume à monseigneur le prince-évéque, 
qui, sur la seule inspection du titre, jeta le livre au 
feu et décida immédiatement que l’apothicaire de 
Theux payerait double amende, c’est-à-dire l’une 
pour son délit de chasse, et l’autre pour ses lectures 
anti-chrétiennes. 

Ce n'était plus seulement le sacrifice de sa petite 
fortune qui Glait exigé de mon grand-père, c'était 
celui de sa profession, car, pour réaliser la somme 
de quatre mille florins, il fallut vendre la pharmacie. 

Cela prit du temps. 

Pendant ce temps, mon grand-père restait toujours 
en prison, 


Enfin, ma grand'mère étant parvenue à réaliser 


cette vente et à en toucher le prix, vint délivrer le 
pauvre prisonnier, qui, bien qu'il sit à quelle condi- 
tion la liberté allait lui être rendue, ne l'en trouva 
pas moins longue à venir, quoique avec elle, et par la 
main, elle amenat sa ruine complète. 

Et mon grana-pére était d'autant plus pressé de 
sortir, que, depuis qu'il avait été pris en flagrant dé- 
lit de lecture irréligieuse, il avait été réintégré dans 
son ancien cachot. 

Un jour les verrous de la triste prison grincé- 
rent, la porte massive roula sur ses gonds, et ma 
grand’mére se laissa tomber dans les bras de son 
mari, 

— Enfin! enfin! te voilà donc libre, mon pauvre 
Jérôme! cria-t-elle, en couvrant de baisers le visage 
amaigti de son mari; tu es libre! Il est vrai que nous 
sommes ruinés sans ressource. 

— Bah! répondit mon grand-père tout joyeux, si 
nous sommes ruinés, je suis libre : je travaillerai, sois 
tranquille, femme; et cette fortune que j’ai détruite, 
eh bien ! je la reconstruirai. Mais bâtons-nous de sor- 
tir d'ici, femme, car j'y étouffe. 

On compta les espèces au trésorier de monseigneur. 

Pendant tout le temps que dura l'opération, Jé- 
rôme Palan ne put s'empêcher de le regarder de tra- 
vers. 

Puis il écouta, en frémissant intérieurement de 
rage, la petite mercuriale dont l'abbé jugea à propos 
d’accompagner le reçu de l'amende, et une fois ce 
récépissé entre les mains, prenant le bras de ma 
grand’mère, il se hata de sortir de la prison et de 
quitter la ville. 

Chemin faisant, ma grand'mère, sansadresser aucun 
reproche à son mari, parla beaucoup du dénûment 
dans lequel allaient se trouver leurs enfants, 

Il était facile de voir qu'elle désirait que mon grand- 
père entrat chez lui bien pénétré de la gravité de la 


situation et songedt à ne plus donner à un exercice 


+ 


20 LE PERE GIGOGNE 


aussi coûteux que la chasse une si large part de sa 
vie. 

Mais mon grand-père, à mesure qu’il se rappro- 
chait de Theux, était de moins en moins à ce que di- 
sait sa femme, et, tout préoccupé d’une pensée in- 
cessante, semblait l’écouter à peine. 

En humant lair de la rue, auquel avait succédé 
bientôt celui de la campagne, il avait repris les in- 
quiétudes qu'il avait laissées au seuil de la prison. 

C'est-à-dire qu'il tremblait de nouveau qu'il ne fut 
arrivé quelque chose de facheux aux deux chiens 
qu'il avait cessé d'entendre le jour où les forestiers 
l'emmenaient captif dans les cachots de Liége. 

Et cependant, si inquiet qu'il fût, pas une fois il 
ne demanda à sa femme des nouvelles de ses chiens. 

Seulement, en rentrant au logis, il ne jeta pas un 
seul coup d'œil sur sa pharmacie vide et sur son la- 
boratoire désert, qui, dans quelques jours, après 
avoir été, de père en fils, plus de cent ans dans la 
famille, allaient passer aux mains d’un étran- 
ger. 

Il embrassa ses deux petits enfants, qu’il trouva 
sur son chemin l’attendant. 

Puis, après les avoir arrachés de son cou, où ils s’é- 
laient jetés, il courut droit à son chenil. 

Quelques instants après, il rentrait l'œil hagard, 
les traits bouleversés, le visage pale comme celui 
d'un mort. 

— Mes chiens! cria-t-il, où sont mes chiens? 

— (Quels chiens? demanda ma grand’mére toute 
tremblante. 

— Viambeau et Ramette, pardieu! 

— Mais nc sais-lu done pas?,.. hasarda ma grand’- 
roére, 

— Réponds! où sont-ils? les as-tu vendus pour 
urossir l'escarcelle de ce maudit évêque? Sont-ils 
morts? réponds! 


Ml sf (| 


i père, c'était l'enfant gâté, répondit pour ma 


grand’mére, que la colère de son mari rendait muelle 
de terreur et de désespoir : 

— Ils sont morts, papa. 

— Morts ! et comment? 

— Ils ont été tués. 

Mon père aimait beaucoup Flambeau, avec lequel 
il jouait d'habitude, de sorte que ce fut en pleurant 
à chaudes larmes qu'il apprit à mon grand-père la 
mort de son bon ami. 

— Ah! ils sont morts! ah! ils sont tués! dit mon 
grand-père en attirant l’enfant sur ses genoux et en 
le baisant au front. 

— Oui, papa, répéta l'enfant, en éclatant en san- 
glots. 

— Mais comment sont-ils morts, mon petit ami? 
qui les a tués? 

L'enfant se faisait. 

— Voyons, qui? s’écria mon grand-père, qui 
commençait à s’emporter, et qui jusque-là avait à 
grand’peine conservé une apparence de sang- 
froid. 

— Mon Dieu! mon pauvre homme, hasarda alors 
ma grand’mére, je croyais que tu savais que monsei- 
gneur avait ordonné qu'on tuat tes chiens. 

Mon grand-père devint livide. 

— Il a ordonné cela? dit-il. 

— Oui. 

— Et qui a osé obéir? 

Tout à coup un éclair passa dans son esprit, 

— Il n’y a qu'un homme, ditl, il n’y en a qu'un au 
monde qui ait pu commettre une si méchante action. 

— Oh! il le regrette bien, va! 

— Ainsi, interrompit mon grand-père, c’est Tho- 
mas Pichet? 

— Depuis ce temps, tout le monde dans le bourg, 
continua ma grand’mére, se détourne de lui comme 
d'un pesliféré. 


— Ah! l'évêque, je ne sais qui me vengera de lui! 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 21 


s'écria mon grand-père; mais, quant à Thomas Pi- 
chet, c’est moi qui lui réglerai son comple, aussi 
vrai que je ne crois pas en Dieu! 

- Ma mère frissonna de la tête aux pieds, encore 
moins de la menace que du blasphéme. 

— Oh! mon homme, mon pauvre ami, mon cher 
Jérôme, ne dis pas de pareilles choses, je t'en prie, 
si tu ne veux pas te faire maudire, toi, ta femme et 
tes enfants! 

Mais mon grand-père ne répondit point. 

Il s’assit tout pensif à sa place ordinaire. 

Il soupa sans demander un seul détail sur un évé- 
nement qui cependantavait paru lui être bien sensible. 

Jamais il n’en reparla depuis. 

Dès le lendemain, comme il l'avait promis à sa 
femme, il se mit à chercher de l'ouvrage. 

Or, comme je vous l'ai déjà dit, mon grand-père 
était un homme trés-savant; il n’eut pas de peine à 
en trouver. 

La société Leviez, de Spa, lui confia ses comptes à 
régler, et comme elle payait largement, l’aisance 


commença peu à peu de rentrer dans la maison, 


Mais le caractère de mon grand-père était bien 
changé. 

Autant il était autrefois gai et insouciant, autant il 
élait devenu triste et morose. Il ne riait jamais, lui, 
le joyeux rieur; il ne parlait plus, lui, le conteur in- 
terminable; il rudoyait mon père, lui qui n'avait ja- 
mais eu un mot désagréable, même pour un enfant 
étranger. 

Ce n'était point tout, Parfois, et sans aucune rai- 
son, il s'emportait en paroles violentes et amères 
contre l'humanité en général et contre ses voisins en 


particulier, 


Aussi, ceux-ci peu 4 peu se retirerent-ils de lui, 
sans que mon père dit un mot, fit un signe pour les 


retenir. 


Quant à son irréligion, elle avait grandi encore. 

Autrefois elle ne se manifestait guère que par des 
plaisanteries, par les couplets qu’il chantait à ses soi- 
rées de chasse; il trinquait alors volontiers avec le 
curé de Theux, et faisait méme enrager ma grand’- 
mère, lui disant que c’étaient les beaux yeux de la 
nièce du pasteur qui l’attiraient au presbytère. 

Mais, après sa sortie de prison, il cessa même de 
saluer M. le doyen. 

La vue d'une soufane le mettait en fureur. 

S'il passait devant un crucifix et qu’à cause de la 
chaleur il tint son chapeau à la main, il le remettait 
avec affectation sur sa tête, et non-seulement il se 
répandait en invectives contre les ministres du Sei- 
gneur, mais encore contre toutes les croyances di- 
vines, qu'il attaquait en blasphémant. 

Ce qui attristait surtout ma pauvre grand’mére, 
c'est que comme, depuis son retour à Theux, 
mon grand-père n'avait pas élé une seule fois à 
la chasse, elle n’avait pas élé une seule fois à la 
messe. 

Eile recommandait bien à ses enfants, lorsqu'ils 
allaient à l'école, ou qu'ils en reyenaient, ou qu'ils 
sortaient simplement pour jouer, d'entrer à l'église 
et de prier pour eux, pour elle, et surtout pour leur 
père. 

Les enfants disaient bien qu'ils le faisaient, mais 
ses inquiétudes n’en étaient pas moins grandes; ses 
enfants disaient-ils à Dieu tout ce qu'elle lui eût dit 
elle-même, si elle eût pu entrer dans son saiut 
temple? 

IL est vrai qu'aussitôt qu'elle était seule à la maison 
ou à sa chambre, elle se hatait de dire au Soigneu 
toutes les prières qu'elle savait, 


Mais ces prières dites ainsi à la maison et à bâtons 


22 LE PERE GIGOGNE 


rompus avaient-elles la valeur qu’elles eussent eue 
dans une église? 

Aussi ma pauvre grand'mère pleurait-elle sans 
cesse; mais elle était forcée de dévorer même ses 
larmes. 

Leur vue, comme celle des robes noires, avait le 
don d’exaspérer son mari, 

— Que me reproches-tu, voyons? disait-il, quand 
il la surprenait pleurant ainsi. Je travaille, n'est-ce 
pas? 

— Ce n’est pas cela, mon cher Jérôme, répondait 
la pauvre femme. 

— Tu ne manques de rien, ni tes enfants non plus? 

— Non, Dieu merci! mais ce n’est pas cela. 

— Je ne chasse plus, continuait mon grand-pèré ; 
je n’ai pas touché à mon fusil, ni lâché mes chiens 
depuis mon retour. 

— Je le sais, je le sais, disait ma grand'mère ; mais, 
je le répète, Jérôme, ce n’est pas cela. 

— Qu'est-ce donc, alors, et que veux-tu? Parle, 
explique-toi clairement, Tu sais bien que je ne te 
mangerai pas. 

— Eh bien! répondait la pauvre femme, je vou- 
drais que tu ne te fisses pas des ennemis de tous tes 
anciens amis; je voudrais que tu reprisses un peu de 
ta gaielé d'autrefois, quitte à chasser, non pas tous 
les jours comme tu faisais, le Seigneur nous en garde! 
mais les fêtes et les dimanches ; je voudrais enfin, et 
cela c’est mon suprême désir, je voudrais que tu ne 
blasphémasses plus ni Dieu, ni les saints. 

— Pour ce qui est de nos amis, répondit mon père, 
je les oblige en me détournant d'eux, car nul d’entre 
eux ne se soucie de l'amitié d’un homme pauvre, 

— Jérôme ! 

— Je sais ce que je dis, femme; quant à ma 
gaieté, elle est défunte depuis six mois : elle a été 
tuée dans les bois de Franchimont, et rien ne peut 


Ja ressusciter, 


— Mais... murmura ma grand’mére, et elle n’osa 
achever. 

— Oui, je comprends, dit en s’assombrissant Jé- 
rôme Palan, tu veux parler de Dieu et des saints. 

— Hélas! mon bon Jérôme, je vois avec douleur. 

— La facon dont je parle d’eux, n’est-ce pas? 

La bonne femme fit de la tête un signe affirmatif. 

— Eh bien! reprit mon grand-père, si la façon 
dont je parle d’eux les contrarie, qu'ils me le fassent 
savoir eux-mêmes, 

Ma grand’mére frémit de la tête aux pieds. 

— Pourtant, se hasarda-t-elle à dire, il en est un 
dans lequel tu avais toute dévotion, au temps jadis, 
tu te le rappelles? 

— Non, je ne me le rappelle pas, répondit mon 
grand-père. 

— Saint Hubert. 

— Bon! je l’aimais comme mes amis m’aimaient, 
à cause des bons diners dont il était le prétexte ; seu- 
lement, dans ces diners-là, c'était moi qui payais 
l’écot, et quoique l’on ne manquat jamais de boire à 
la santé du saint, il a toujours oublié, lui, de deman- 
der la carte; aussi, j'ai rompu avec lui comme avec 
les autres, 

Puis, avec un mouvement bien visible d'impa- 
tience : 

— Tiens, femme, continua-t-il, cessons de plaisan- 
ter; je t'aime, toi et nos enfants, mais je n'ai pas 
besoin d'aimer autre chose, et, en effet, je n’aimerai 
que vous, Je travaillerai radement, et c’est double- 
ment méritant, car je n’en avais pas I'Habitudes je 
travaillerai pour vous faire la vie douce; mais, 
éeoute-moi, c’est à une condition. 

— Laquelle? 

— C'est à condition que tu laisseras ma conscience 
en repos, et que tu ne me rompras plus la cervelle 
de tes momerics, 


Il n'y avail rien à répondre, 


— eee 


LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 23 


Ma grand’mére connaissait son mari. 

Elle soupira et se tut. 

Mon grand-pére alors prit son fils et sa fille sur 
ses genoux, et se mit à les faire sauter en imitant le 
mouvement du cheval, 

Ma grand’mére releva la tête et le regarda avec 
étonnement. 

Jamais, depuis six mois, son mari n’avait été de si 
belle humeur. 

— Femme, dit-il, voyant l’étonnement de ma 
grand’mère, c’est demain dimanche, jour de chasse, 
comme tu le disais tout à l'heure. Eh bien! sur ce 
point du moins, tu me yerras suivre tes conseils. 
Quant à la gaieté, que veux-tu? faut espérer qu’elle 
reviendra à son tour. 

Et il se frottait les mains. 

— Tu vois, tu vois, disait-il, je m’égaye. 

Ma grand’mére ne sayait point ce que youlait dire 
cette espéce de surexcitation. 

— Tiens, femme, lui dit mon grand-pére, donne- 
moi une goutte de geniévre, il y a longtemps que je 
n’en ai bu. 1 

Ma grand’mére lui apporta un petit verre pareil à 
ceux où d'habitude on boit les liqueurs. 

— Qu'est-ce que cela? qu'est-ce que cela? s’écria 
mon grand-père; un verre à vin de Bordeaux ! je veux 
rattraper le temps perdu. 

Et comme sa femme hésitait, il déposa les enfants 
à terre, se leva et alla chercher le verre, qu’il choisit 
de la taille qui lui convenait. 

Puis il le tendit à sa femme. 

Ma grand'mère le lui remplit bord à bord, sur son 
ordre trois fois réitéré, 

— Femme, dit-il, c'est demain dimanche, et, de 
plus, c'est demain le 4 novembre : par conséquent, 
c'est demain la Saint-Hubert. Je suis décidé à me 
conformer entièrement i tes instructions; en consé- 


quence, je vide ce verre à la santé du saint, à sa 


gloire éternelle en ce monde et dans l’autre, c: 
nous verrons un peu quel gibier sa reconnaissance 
nous enverra. Celui-là, femme, quel qu’il soit, nous 
ne le vendrons pas; nous le mangerons en famille. 
n'est-ce pas, les enfants? Voyons, qu’aimez-yous le 
mieux, mes mioches? 

— Moi, dit le garçon, je voudrais un lièvre, avec 
une de ces bonnes sauces au sirop comme maman 
sait si bien les faire. 

— Oh! oui, oui, papa, dit la petite fille, qui était 
fort gourmande; c’est cela, un lièvre au sirop, il y a 
si longtemps que nous n’en avons mangé ! 

— Eh bien! de par le diable! vous aurez votre 
lièvre, enfants! s’écria le grand-père en embrassant 
les deux mioches, comme il les appelait; ‘et voilà 
Liégeois, qui est là-haut, — il montrait son fusil sus- 
pendu à la cheminée, — voilà Liégeois qui saura bien 
en dénicher un. Tu entends, grand saint Hubert? un 
lièvre ! un lièvre ! Il nous faut un lièvre; les enfants 
le demandent, et, sacrebleu! j'en rapporterai un, 
dussé-je aller relancer jusque entre tes deux jambes 
celui qui y est caché! 

En effet, au-dessous du fusil de mon grand-père 
était un portrait de saint Hubert ayant un lièvre au 
gite entre ses jambes. 

On comprend que la fin de l’oraison de mon grand- 
père avait gâté le commencement. 

Rentrée dans sa chambre, ma grand’mére se mit à 
genoux pour réciter sa prière, plus dévotement en- 
core que de coutume. 

Mais sans doute l’insolence du blasphéme de son 
mari empêcha le doux murmure qui s'échappait de 
ses lèvres de monter jusqu'à Dieu. 

Le lendemain, fidèle à sa parole, mon grand-père 
était levé avant le soleil, et, suivi des deux chiens 
qui lui restaient, c'est-à-dire de Ramoneau et Spiron, 
il ballait la campagne. 


Bien qu'on ne fût qu'au 3 novembre, comme 


94 LE PÈRE GIGOGNE 


aujourd'hui, la terre était couverle de neige. 

Les chiens enfoncaient jusqu'au poitrail et ne pou- 
vaient courir. 

En outre, comme c'était pendant la nuit précé- 
dente que cette neige était tombée, les lièvres n’a- 

aient pas bougé et n’avaient point, par conséquent, 
laissé de traces. 

Mon grand-père alors essaya d'en découvrir au 
gite. 

Mais quoique d'habitude fort habile 4 cet exer- 
cice, il fit cing ou six lieues et battit la campagne 
une partie de la journée sans en apercevoir un 
seul. 

Il rentra done à la maison le carnier vide. 

Il était néanmoins d’assez bonne humeur encore, 
grâce à ses bonnes dispositions de la veille, 

Après souper, il alla renfermer ses chiens, dé- 
crocha de nouveau son fusil, embrassa sa femme et 
ses deux enfants. 

— Que vas-tu donc faire, Jérôme? lui demanda ma 
erand'mère tout étonnée. 

— Ce que je vais faire? 

— Oui, je te le demande. 

— Aller à Vaffut, femme, n’ai-je pas promis un 
iéyre aux enfants? 

— Tu le tueras dimanche prochain, Jérôme. 

— Je le leur ai promis pour aujourd'hui et non 
pas pour dimanche prochain, femme. Eh bien! ce 
serait joli que je leur manquasse de parole, n'est-ce 
pas, les petiots ? 

Les enfants lui sautèrent au cou en criant : 

— Oh! oui, papa, un lièvre! un lièvre! 

— Un lièvre gros comme Ramoneau, ajouta le gar- 
con en riant,. 

— Un lièvre gros comme l'ânon de Simonne, am- 
plifla la petite fille en viant plus fort, 

— Soyez tranquilles, dit Jérôme en les embras- 


saut tendrement, vous aurez votre livre: ils vont 


remuer ce soir, les drôles ! et, au clair de la lune, 
je les verrai sur la neige, gros comme des élé- 
phants. 

Et mon grand-père sortit, le fusil sur l’épaule. 

Il sifflait en sortant ce même bien aller qu'il sifflait 


le jour où Thomas Pichet lui tua ses chiens. 


VI 


Mon grand-père prit le chemin de Remouchamps. 

Comme il pensait que, la neige persistant, les liè- 
vres descendraient dans les bas-fonds, il alla se poster 
entre fa vallée qui s'étend de Remouchamps à Spri- 
mont. 

Arrivé à un carrefour, il s'arrêta. 

La place était bien choisie. 

Aujourd’hui un chasseur ne s’y posterait pas, at- 
tendu qu'il y a une croix. 

Mais à cette époque il n’y avait encore que des 
buissons. 

Il était là depuis un quart d'heure à peu près, et 
neuf heures venaient de sonner, lorsqu'il entendit, 
venant dans la direction des Ayvailles à Louvaègnez, 
une voix qui chantait un refrain bachique. 

— Ah! diable! fit mon grand-père, voilà un drôle 
qui va effaroucher le lièvre, en supposant qu'il y en 
ait un dans les environs. 

La voix se rapprochait de plus en plus. 

Le bruit de la neige qui craquait sous les pas 


du chanteur arriva bientôt distinctement à l'oreille 


de mon grand-père, qui ne bougea point de sa ca- 


chette, 

La lune était dans son plein. 

La réverbéralion de la neige qui couvrait la terre 
en redoublait l'éclat, 

Aussi mon grand-père reconnut-il facilement 


l'homme qui venait à lui, 


ns 


—_— 


LE LINVRE DE MON GRAND-PERE 


C’était Thomas Pichet. 

Il était allé faire la veillée chez le magister d’Ay- 
vailles et rentrait à Franchimont. Le magister 
d’Ayyailles était le beau-père de Thomas Pichet. 

Tant que Jérôme Palan douta encore que ce fût 
Thomas Pichet qui s’avancait vers lui, il retint son 
haleine, percant du regard l'obscurité de la nuit. 

Mais lorsqu'il fut bien certain que c'était l'assassin 
de Flambeau et de Ramette qui allait passer dans ce 
carrefour près duquel il était embusqué, son cœur 
battit à lui briser les côtes, son regard commenca de 
se troubler, et il serra convulsivement de ses doigts 
crispés le canon et le bois de son fusil. 

Cependant, au fond, mon grand-père n’était point 
méchant, et n'avait point le cœur au mal. 

Il était donc décidé à laisser passer Thomas Pichet, 
si Thomas Pichet passait sans rien dire. 

Thomas Pichet passa rien dire. 

Il n'avait pas même aperçu mon grand-père. 

Mais le malheur voulut qu’il prit pour s’en aller le 
même chemin que mon grand-père avait pris pour 
venir. 

Or, il vit les pas de mon grand-père marqués sur 
la neige. 

La trace était fraîche. 

Il ne Vayait pas vue de l'autre côté du carre- 
four. 

Il se retourna, aperçut les buissons, et soupconna 
un affüteur d’être caché dans ces buissons. 

Il en résulla que, désirant savoir quel était cet affa- 
teur, il revint sur ses pas, 

En revenant sur ses pas, il revenait sur mon grand- 
père. 

Celui-ci se sentit découvert. 

Ne voulant pas donner à son ennemi la salisfaction 
de le prendre dans sa cachette, il se dressa tout 


debout, 


Thomas Pichet n'avait auéunement pensé à lui, 


25 

Mais, du premier coup d'œil, il vit bien à qui il 
avait affaire. 

Alors, agité sans doute par le remords de la mé- 
chante action qu'il avait commise, il sembla tout 
déconcerté. 

— Eb bien! monsieur Palan, dit-il d’une voix 
presque caressante, nous voilà donc à l’affat? 

Mon grand-père ne répondit pas. 

Seulement, il s'essuya le front avec sa manche. 

La sueur lui coulait du front. 

— J'aime mieux que vous y soyez que moi, conti- 
nua Thomas Pichet, car la bise est aigre cette nuit à 
roussir le cuir d’un loup. 

— Passezau large ! cria mon grand-père pour toute 
réponse. 

— Comment! passez au large? demanda Thomas 
Pichet. Et pourquoi dois-je passer au large, et de 
quel droit me l’ordonnez-vous ? 

— Passe au large, te dis-je! répéta mon grand-père 
en frappant la terre de la crosse de son fusil ; je te dis 
de passer au large! 

— Oui, reprit Thomas, que je passe au large! Je 
comprends, je dois passer au large parce que je vous 
trouve en contravention en vous mettant à l'affût, en 
faisant le métier de braconnier, en chassant dans la 
neige. 

— Encore une fois, s'écria mon grand-père, passe 
au large, Thomas Pichet! C'est un conseil que je te 


donne, passe au large ! 

Celui-ci hésila un instant. 

Mais sans doute il eut honte de céder. 

— Eh bien! non, dit-il, je n'y passerai pas! Quand 
ie vous ai reconnu, j'ai été sur le point de m’éloigner, 
attendu que depuis votre prison vous êtes toqué, à 
ce que l'on assure, et qu'aux fous comme aux enfants 
il faut bien leur passer quelque chose. Mais puisque 


vous le prenez sur ce ton, je vous arréterai, mon- 


26 LE PERE GIGOGNE 


sieur Jérôme Palan, et vous montrerai une seconde 
fois que je sais faire mon devoir. 

Et il marcha droit sur mon grand-père. 

— Par le diable! Thomas, ne fais pas un pas de 
plus! Thomas, ne me tente pas! s’écria mon grand- 
père d’une voix fiévreuse. 

— Bon! tu crois me faire peur, Jérôme Palan, dit 
Thomas en secouant la tête, mais je ne suis point si 
facile effrayer que cela ! 

— Pas un pas de plus, je te dis! s’écria mon grand- 
père d’une voix qui devenait de plus en plus mena- 
cante; il y a déjà du sang entre nous, prends garde! 
ou ia neige boira le tien comme la terre a bu celui 
de mes pauvres chiens! 

— Des menaces! s’écria le garde; c’est par des 
menaces que tu crois m’arréter!... Oh! oh! oh! il 
faut autre chose que des menaces et un autre homme 
que toi pour cela, mon bel ami. 

Et faisant tournoyer son baton sur sa tête, il avanca 
sur mon grand-père. 

— Tu le veux! tu le veux donc? dit celui-ci, eh 
bien! que le sang qui va couler retombe sur celui de 
nous deux qui sera véritablement coupable! 

Et portant rapidement son fusil à son épaule, il fit 
feu des deux coups à la fois. 

Les deux coups n’en firent qu'un seul. 

Et encore l'explosion fut-elle si faible, que mon 
grand-père qui, en ce moment, ne réfléchissait pas 
que la neige avait la propriété d’amortir complé- 
tement les sons, crut que l’amorce seulement avait 
brûlé, 

I saisit done son fusil par le canon pour s’en faire 
une massue et recevoir son ennemi. 

Tout à coup, il le vit lâcher son bâton, battre lair 
de ses mains, pivoter sur lui-même, et tomber la face 
dans la neige. 


Son premier mouvement fut de courir à lui, 


Thomas Pichet était mort! 

Il était mort sans pousser une plainte. 

La double charge lui avait traversé la poitrine. 

Mon grand-père resta quelques instants debout, 
muet, immobile à côté de cet homme, dont en une 
seconde il venait de faire un cadavre. 

Il pensait alors que Thomas Pichet avait une femme 
et des enfants qui attendaient son retour. 

Il les voyait anxieux, courant au moindre bruit 
vers la porte, et devant l’immense douleur qu'il pré- 
voyait pour les innocents, il sentait la haine qu'il 
arati eue pour Thomas vivant s’effacer et dispa- 
raître. 

Alors il lui sembla qu'une simple manifestation de 
sa volonté serait suffisante pour rendre Thomas à la 
vie, puisque c'était lui qui l’en avait privé. 

— Allons! Thomas, lui dit-il, allons, Thomas, re- 
lève-toi ! 

Il va sans dire que non-seuiement le cadavre ne se 
releva point, mais encore ne répondit point une pa- 
role. 

— Mais relève-toi donc! dit mon grand-père. 

Et il se baissait pour le prendre par-dessous les 
épaules et l’aider à se relever. 

Seulement alors, le sang qui s’échappait de la poi- 
trine du garde, et qui, leignant la neige autour de lui, 
entourait le corps d’une auréole rougeatre, seulement 
alors, ce sang, dis-je, ramena mon grand-père à l’ef- 
froyable réalité. 

Il pensa à sa femme à lui, à ses enfants, et pour 
eux, pour ne pas faire deux femmes veuves et quatre 
orphelins, il désira de vivre: 

Mais pour vivre, il fallait dérober à tous les yeux 
ce cadavre, qui allait attirer sur lui la vengeance des 
hommes. 

* Il prit sa course du côté de Theux. 
Il longea les haies de la ville, entra dans son jardin 


en escaladant une muraille, et, sans réveiller per- 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 97 


sonne, après avoir mis son fusil en bandoulière, prit 
une pioche et une pelle et revint à grands pas vers le 
carrefour. 

En s’approchant du théâtre du meurtre, il trem- 
blait comme si, à côté du cadavre, il devait trouver 
le juge et le bourreau. 

Guand il ne fut plus qu'à une centaine de pas, la 
lune, qui depuis quelques instants était voilée, se 
dégagea des nuages bas et  . dans lesquels elle 
était ensevelie, et éclaira vivement le tapis blanc qui 
couvrait la campagne. 

Tout était muet, désert, désolé. 

Alors mon grand-pére, tout frissonnant, ramena 
son regard sur le carrefour. 

A Vendroit qu'il ne connaissait que trop bien, une 
forme noire se détachait sur le sol. 


C'était le cadavre de Thomas Pichet, 


Vil 


Or, chose inouïe, chose incompréhensible, chose 
inexplicable, continua l’aubergiste, sur cette masse 
noire, sur ce cadayre, un objet, un étre inanimé, un 
quadrupède semblait être assis et reposer. 

Le pauvre Jérôme Palan était inondé d’une sueur 
froide, 

Ses cheveux se dressaient sur sa tête. 

Il se disait à lui-même qu'il était le jouet de son 
imagination, la dupe d'une hallucination quelcouque ; 
il voulait continuer sa route. 

Ses pieds semblaient attachés à la terre, 

Cependant les moments étaient précieux. 

Pendant cette nuit de la Saint-Hubert, où abondent 
les réunions de chasseurs, quelqu'un de ces chas- 
seurs pouvait passer et découvrir le cadavre, 


Jérôme Palan fit done un effort surhumain, 


Il rassembla tout son courage pour surmonter la 
terreur qui l’accablait, et fit quelques pas en avant, 
chancelant comme un homme ivre. 

Mais quand il ne fut plus qu’à cinq ou six enjam- 
bées du cadavre, les formes confuses de l’objet qu'il 
apercevait grimpé sur ce corps devinrent plus dis- 
tinctes. ” 

A ses longues oreilles oscillantes, à ses pattes de 
devant plus courtes que celles de derrière, 1l reconnut 
que c'était un lièvre. 

Seulement, ce qui faisait hésiter sa vieille expé- 
rience de chasseur, c’est que, non-seulement l'animal, 
qui appartenait à la race des êtres les plus craintifs 
de la terre, paraissait n'avoir peur ni du mort ni du vi- 
vant, mais encore paraissait avoir trois ou quatre fois 
la taille d’un lièvre ordinaire. 

Un vague souvenir lui passa dans l'esprit. 

Le petit garçon lui avait dit de lui rapporter un 
lièvre de la taille de Ramoneau. 

La petite fille lui avait dit de lui rapporter un lièvre 
de la taille de l’ânon de la mère Simonne. 

Est-ce que, comme dans le conte des fées, le 
souhait des enfants se trouvait exaucé? 

Tout cela paraissait si absurde à Jérôme Palan, 
que l’idée lui vint qu'il faisait un rêve, et qu'il se mit 
à rire. 

Mais un écho terrible répondit à ce rire. 

C'était le lièvre qui riait de son côté, en se renver- 
sant sur ses pattes de derrière, et en se tenant les 
côtes avec les pattes de devant. 

Mon grand-père cessa de rire, 

Il se secoua, se regarda, se pinça. 

Il était bien éveillé, 

Ses yeux se reportèrent sur l'étrange vision. 

Elle était toujours présente : 

Contre terre, le cadavre couché; 


Sur le cadavre, le lièvre; 


28 LE PERE GIGOGNE 


Le lièvre, nous l'avons dit trois fois gros comme 
un lièvre ordinaire; 

Le lièvre couvert d’un pelage presque blanc ; 

Le lièvre avec des yeux qui, dans l'obscurité, bril- 
laient comme des yeux de chat ou de panthère. 

Malgré ces apparences surnaturelles, la certitude 
qu’il n'avait affaire qu'à un animal d'ordinaire fort 
inoffensif calma la frayeur de mon grand-père. 

Il pensa qu’en le voyant plus près de lui, le lièvre 
prendrait la fuite. 

Il s’'approcha donc jusqu’à toucher le cadavre. 

Le lièvre tint bon. 

Mon grand-père touchait du pied le corps de Tho- 
mas Pichet. 

Le lièvre ne bougeait pas. 

Seulement ses yeux miroitaient plus quejamais aux 
rayons de la lune, et miroitaient de préférence quand 
ils rencontraient ceux de mon grand-père. 

Mon grand-père se mit à tourner autour du cadavre. 

Le lièvre pivota sur lui-même et suivit toutes ses 
évolutions, de façon à ce que mon grand-père ne pit 
perdre un seul des regards fascinateurs que lancaicnt 
ses ardentes prunelles. 

Mon grand-pére cria, agita les bras, fit des brrrrou, 
brrrroul au bruit desquels, fût-ce l’Alexandre, l’An- 
nibal ou le César des lièvres, aucun n'eût tenu dans 
son gile. 

Tout fut inutile. 

Alors la terreur du misérable assassin fut plus pro- 
fonde que jamais. 

Il voulut se jeter à genoux et prier. 

Son pied glissa et il tomba sur ses mains, 

Il se redressa et tenta de faire au moins le signe de 
la croix, 

Mais, en approchant ses doigts de son front, il s'a- 
pergut que sa main élait rouge de sang. 

On ne fait point le signe de la croix avec une main 


lante, 


Alors cette bonne pensée de s’humilier devant 
Dieu l’abandonna. 

Une fièvre furieuse s’empara de mon grand-père, 

Il jeta loin de lui pelle et pioche, 

fl arracha son fusil qu'il avait mis en bandoulière, 
Varma, ajusta le liéyre et fit feu. 

Des milliers d’étincelles jaillirent de l’acier, mais 
le coup ne partit point. 

Mon grand-pére alors se rappela qu’il avait dé- 
chargé les deux coups sur Thomas Pichet, et, dans 
sa terreur, avait oublié de les recharger. 

Alors il saisit l'arme par le canon, et, la levant sur 
le lièvre toujours impassible, il lui assena un coup de 
erosse à toute volée. 

L'animal se contenta de faire un bond de côté, 

La masse de bois, tombant sur le cadavre, renditun 
son mat et sourd. 

Puis le grand lièvre se mit dé lui-même à décrire 


des cercles autour du meurtrier et de la victime. 


Ces cercles allaient toujours s’élargissant. 

Et, chose bizarre, plus l'animal qui les traçait s’é- 
loignait, plus il semblait grandir aux yeux de mon 
grand-père, qui, incapable de supporter plus long- 
temps de si terribles émotions, s’éyanouit près du 


cadavre. 


VIII 


Lorsque mon grand-père revint à lui, la neige 
tombait à flocons épais et serrés. 

IL souleya la tête, comme ferait un mort hors de 
son linceul. 

Son premier regard se porta sur le cadavre de 
Thomas. 


La neige qui tombait le couvrait de son blanc 


— 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PÈRE 


suaire. Il avait déjà à peu près disparu, et sous les 
plis de l’enveloppe on ne faisait plus que deviner à 
peu près des formes humaines. 

Mais, il faut le dire, ce n’était pas dans le cadavre 
de Thomas Pichet qu'était la plus grande terreur de 
Jérôme Palan. 

C'était dans le grand lièvre blanc. 

Par bonheur, il avait disparu. 

Mon grand-père, voyant que de ses deux ennemis 
le plus terrible n’était plus là, se releva comme mu 
par un ressort. 

Il avait déjà renoncé à ensevelir le corps de Thomas. 

il n’en avait plus ni la force ni le courage. 

Plus que tout cela, il avait hâte de s'éloigner. S'il 
restait, le grand lièvre ne pouvait-il pas revenir ? 

Il regarda autour de lui, ramassa son fusil, sa 
pelle et sa pioche, et, chancelant comme un homme 
ivre, la tête basse, le dos courbé, il reprit le chemin 
de Theux. 

Cette fois, il rentra par la porte, déposa pelle, 
pioche et fusil dans la cuisine, gagna sa chambre à 
{Atons, et se fourra dans son lit, où une fièvre hor- 
rible le tint éveillé toute la nuit. 

Le lendemain, à travers les carreaux, il vit la neige 
qui continuait de tomber. 

Il se leva et alla à la fenêtre. 

La fenêtre donnait sur le jardin. 

Au delà du jardin s’étendait la plaine. 

La neige couvrait la terre à plus d'un pied d’épais- 
seur. 

Cela dura ainsi pendant quarante-huit heures, 

La neige atteignit trente-six pouces de haut. 

Pendant tout ce temps mon grand-père gardait le 
lit. Il n'avait pas besoin d'inventer un prétexte pour 
ne pas quiller sa chambre; et quoique sa fièvre se 
fût un peu calmée, il était facile de voir qu'il était 
loin d'être, comme on dit vulgairement, dans son as- 


sielte ordinaire, 


oO 
_ 


Cependant, en y réfléchissant, en songeant com- 
bien ce qui lui était arrivé rentrait dans les choses 
impossibles, il avait fini par mettre sa vision de la 
nuit du meurtre sur le compte de son effroi. 

Dès lors, il resiait sculement en face de son crime, 
et, à l'endroit de son crime, je dois dire que la con- 
science troublée de mon grand-père s’efforcait de lui 
fournir des excuses. 

Puis, tout le servait. 

Sans la neige qui était tombée, on etit déjà su que 
Thomas Pichet était mort, et la mort de Thomas Pi- 
chet était encore inconnue. 

Mon grand-père faisait donc des vœux pour que 
cette neige providentielle conlinuat de couvrir la 
terre. 

Mais cependant il comprenait que, si bien servi 
qu’il fût par cette neige, elle finirait par disparaitre 
un jour ou l’autre. 

En attendant, comme il gelait, la neige tenail. 

On en avait jusqu’au dégel. 

Avant le dégel, on ne retrouverait pas le cadavre 
de Thomas Pichet. 

Mon grand-père eut bien l’idée de fuir, mais il se 
trouvait complétement dépourvu d'argent, et d’ail- 
leurs la misérable existence qu'il eit dQ mener à 
l'étranger, loin de sa femme et de ses enfants, lui 
faisait encore plus peur que l’échafaud. 

Puis, la chose s’était passée dans la nuit, au milicu 
des champs, par la solitude la plus complète; le 
meurtre n’ayait eu aucun témoin, le meurtrier en 
était bien sûr. 

Pourquoi le soupconnerail-on, lui plutôt qu'un 
autre ? 

Selon toute probabilité même, on le soupçonnerail 
moins; on l'avait vu sortir dans la matinée du di- 
manche, et on l'avait vu rentrer à la tombée de la 
nuil. 


Mais personne ne l'avait vu sortir pour la se- 


30 LE PERE GIGOGNE 


conde fois; et, à sa seconde rentrée, personne ne 
l’ayait vu revenir. 

Il est vrai qu'il avait eu la fièvre toute la nuit, qu'il 
avait été malade toute la journée du lundi. Mais parce 
qu’on est malade, parce qu'on a eu la fièvre, on 
n'est pas absolument obligé d'avoir assassiné son 
prochain. 

Mon grand-père s’en remit donc au hasard du soin 
de le soustraire aux conséquences de son crime. Il 
est bien entendu que le mouvement de faiblesse qui 
s'était emparé de lui quand il avait voulu prier, quand 
il avait essayé de faire le signe de la croix, ne s'était 
jamais représenté. En tout cas, il se prépara une fable 
pour le cas où les soupçons se porteraient sur lui, et 
il attendit. 

Un jour, en s’éveillant, — le premier regard de 
mon grand-père, depuis cette nuit terrible, était tou- 
jours pour interroger leciel, —un jour, en s’éyeillant, 
il s’aperçut que les nuages étaient bas et sombres, 

Il alla à sa fenêtre et l’ouvrit. 

Une bouffée d’un air épais et chaud lui vint au vi- 
sage, puis la pluie se mit à tomber, d’abord fine et 
serrée, ensuite en gouttes larges et multiples, 

C'était le dégel. 

Le moment terrible approchait. 

Malgré la fable qu’il avait préparée, la perplexilé 
de mon grand-père était si grande que sa fièvre le 
reprit et que force lui fut de se recoucher. 

Il se mit toute la journée au lit, la couverture ra- 
battue par-dessus le nez. 

De temps en temps il se demandait s’il ne ferait 
pas mieux de devancer l'heure où son crime serait 
découvert, et d'aller Jui-même le dénoncer à la 
justice, 

Le lendemain du jour où le dégel avait commencé, 
Ja neige avait presque disparu. 

De son lit, mon grand-père voyait la campagne, et 


ses yeux ne pouvaient s'en détacher, 


Or, partout dans la campagne, de larges plaques 
de terre noire surgissaient au milieu de la neige 
comme des îles sur l'Océan. | 

En ce moment même il se fit un grand bruit dans 
la rue. 

Le cœur de mon grand-père se serra de belle façon, 
et la sueur perla à la racine de ses cheveux avec une 
telle violence, qu'il n’ent point de doute qu'il se pas- 
sat quelque ehose de nouveau, et que ce quelque 
chose eût trait à la mort de Thomas Pichet. 

Mon grand-père eut bien l’idée d'aller regarder 
avec précaution par une ouverture du rideau. Il se 
leva même pour accomplir ce dessein. 

Mais, au premier pas qu'il fit, les jambes lui man- 
quérent. 

Il mourait d’envie d’interroger quelqu'un sur ce 
bruit qui allait croissant et qui passait juste en ce 
moment sous ses fenétres. 

Mais il sentait bien que sa voix tremblerait si fort, 
que ce tremblementne paraîtrait aucunement naturel. 

Il entendit des pas dans l'escalier, regagna vive- 
ment son lit, tourna le dos au mur, et remonta la 
couyerture jusqu’à son nez. 

C'était ma grand’mére qui venait au-devant de sa 
curiosité. 

Elle ouvrit la porte brusquement. 

Mon grand-père jeta un cri; il crut qu’on l'enfon- 
çait. 

— Ah! mon ami, s’écria ma grand’mére, excuse- 
moi! 

— Jedormais, femme, dit mon grand-pére, et tu 
m'as réveillé, 

— C'est que j'ai pensé que la nouvelle L'intéressait, 
vois-tu, Jérôme, 

— Quelle nouvelle ? 

— Tu sais que Thomas Pichet avait disparu depuis 
quelques jours ? 


— Oui... non... c'est-à-dire... 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 51 


Et mon grand-père essuya avec le drap son front 


inondé de sueur. 


— Eh bien, continua ma grand’mére, sans voir 
le mouvement de son mari, on rapporte son corps. 

— Ah! murmura le malade d'une voix étouffée. 

— Oh! mon Dieu, oui! 

Mon grand-père avait bien envie de demander ce 
que l’on disait à l'endroit de la mort de Thomas Pi- 
chet, mais il n’osa. 

Cette fois encore, sa femme alla au-devant de son 
désir. 

— Voilà, dit-elle. I paraît qu'il a été pris par le 
froid et qu’il a misérablement péri dans la neige. 

— Et... et... son cadavre? demanda mon grand- 
père avec un effort. 

— A moitié dévoré par les loups, répondit la 
femme. 

— Hein? s’écria Jérôme, 

— Oui. 

— A moitié dévoré!,.. Pauvre Thomas! la tête, 
les jambes, sans doute ? 

— Presque tout le corps; on n’a réellement re- 
trouvé qu’un squelette. 

Mon grand-père respira. Il pensa que si l’on n’a- 
vail retrouvé qu'un squelette, ka trace de ses deux 
coups de fusil avait sans doute disparu avec les 
chairs. 

Ma grand’mére continua d’un ton sentencieux : 

— Tu vois, Jérôme, la justice de Dieu est lente, 
et ses voies sont inconnues des hommes. Mais tot ou 
tard sa main s’appesantit sur le coupable et va le 
chercher au milieu du calme et de l'impunité pour 
le punir. 

Mon grand-père poussa un gémissement, 

— Qu'as-tu, Jérôme? demanda ma grand'mère 
tout effrayée. 

— Donne-moi un verre d'eau, femme; je ne me 


sens pas bien, 


— En effet, tu es livide. 

— C'est cetie nouvelle, à laquelle je ne m'attendais 
pas. 

— Tiens, mon homme, tiens, bois. 

Mon grand-père porta le verre à ses lèvres, ses 
dents claquaient le long du bord, et sa main trem- 
blait de manière que la moitié de l’eau tomba sur ses 
draps. 

— Ah! mon Dieu! mon Dieu! eria ma grand'mère, 
mais tu es peut-être plus malade que tu ne crois, 
Jérôme. Si j'allais chercher M. Desprez, le mé- 
decin ? 

— Non, non! s’écria mon grand-père, n’en fais rien. 

Et il arrêta sa femme par le poignet. 

Sa main était humide de sueur. 

Elle le regarda avec plus d'inquiétude que 
jamais. 

Mais lui 

— Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-il, je suis dans 
l'accès de la fièvre; mais c’est le dernier, et je sens 
que je vais me guérir, 

Et en effet, à partir de ce moment, grâce à la sa- 
tisfaction que lui causait cet heureux dénodment, 
comme un malade qui vient d’avoir une crise terri- 
ble, mais salutaire, Jérôme Palan alla de mieux en 
mieux ; et le soir, ayant appris que le corps de Tho- 
mas Pichet avait été pieusement déposé dans le ci- 
metière de la ville et qu’on avait jeté sur lui six bons 
pieds de terre, il se trouva tellement soulagé qu'il 
ordonna à sa femme de faire monter ses enfants, et 
qu'il les embrassa ainsi que leur mère, ce qui ne lui 
était pas arrivé depuis la terrible nuit du 3 novembre, 

Mais la joie de la pauvre famille fut bien plus 
grande encore quand mon grand-père déclara qu'il 
se sentait si bien qu'il allait descendre. 

On voulut le soutenir. Ma mère lui offrit le bras ; 
mais il se redressa de toute la hauteur de sa grande 


taille, 


29 LE 

— Pourquoi faire? dit-il. Ah çà! mais on me 
croyait dore mort? 

Et, en effet, il descendit l'escalier sans bron- 
cher. 

La iable était mise pour la mère et les enfants. 

— Eb bien ! demanda-t-il gaiement en voyant qu’il 
n’y ayail que trois couverts, et moi, je ne soupe donc 
pas? 

Ma grand’mére se hata de mettre un quatrième 
couyert et d'approcher une chaise de la table. 

Mon grand-père s’assit et se mit à tambouriner une 
marche sur son assiette ayec sa fourchette et son 
couleau. 

— Ma foi! puisqu'il en est ainsi, dit ma grand’mére, 
il reste à la cave une vieille bouteille de vin de Bour- 
gogne que je réservais pour une grande occasion. 
Voilà l’occasion venue. 

Et la bonne femme descendit à la cave pour y 
prendre sa bouteille de vin de Bourgogne, 

On se mit à souper. 

Ma grand’mére était si joyeuse qu’elle versait ra- 

: des sur rasades à mon grand-père. 

Tout à coup elle le vit palir et frissonner à la fois. 

Puis courir à son fusil dans le coin de la cheminée, 

Puis ajuster quelque chose dans l’angle le plus 
sombre de la maison. 

Mais, sans faire feu, mon grand-père releva son 
arme d’un air découragé et la jeta dans un coin de la 
salle à manger. 

Il se rappelait que son fusil n'avait pas été re- 
chargé depuis la nuit du 3 novembre. 

Ma grand'mère interrogea son mari sur les molifs 
de cette singulière action, 

Mais mon grand-père refusa de répondre. 

Il se promena pendant plus d'une demi-heure de 
long en large dans l'appartement, 

Puis il remonta dans sa chambre et se coucha sans 


prononcer une seule parole, 


| 


PÈRE GIGOGNE 


Pendant la nuit, son sommeil fut sans doute agité 
par quelque affreux cauchemar, car il se réveilla plu- 
sieurs fois en sursaut, en poussant des cris d'angoisse 
et en agitant ses bras comme pour chasser quelqu'un 
ou quelque chose qui l’importunait. 


Jérôme Palan avait revu le grand lièvre! 


TX” 
< 


Ainsi, continua l’aubergiste, le meurtre de Thomas 
Pichet n’était point resté, comme mon grand-père 
Vespérait, un secret entre lui et Dieu. 

Ainsi, vainement le corps de la victime avait été 
déposé dans la fosse et la terre de l'oubli avait roulé 
sur le cadavre. 

Le terrible animal venait, à chaque instant du jour 
et de la nuit, reprocher à Jérôme Palan qu'il était 
en tiers, et que la tombe qui se refermait sur la 
victime n’enfermail pas avec elle le remords de l’as- 
sassin. 


Cette vie de mon grand-père, à laquelle, le soir de 


l'enterrement de Thomas Pichet, il s'était reprisavec 


une si grande joie, était, grâce à l'étrange appari- 
tion qui à chaque instant surgissait sur ses pas, de- 
venue un suppice. 

Tantôt mon grand-père voyait cet abominable lièvre 
au coin du feu, se chauffant avec lui à l’âtre, et lui 
envoyant de ces regards de flamme dont, si esprit 
fort qu'il fat, mon grand-père ne pouvait ni suppor- 
ter la vue ni perdre le souvenir, 

Tantôt, pendant qu'il mangeait, le grand lièvre se 
glissait sous la table et lui grattait les jambes de ses 
evilfes acérées. 


S'il voulait se mettre à son bureau pour écrire, 1 


a 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PÈRE 


le sentait derrière lui, appuyant ses pattes sur les 
bâtons de sa chaise. 

Pendant la nuit, la tête monstrueuse de l'animal 
apparaissait dans la ruelle, éternuant et secouant ses 
oreilles. 

Mon grand-père avait eu beau se tourner et se re- 
tourner du côté gauche sur le côté droit, et du côté 
droit sur le côté gauche, le grand lièvre était toujours 
là, en face de lui. 

Enfin, ee pauvre homme parvenait à sur- 
monter les angoisses de la terrible vision et finissait 
par s'endormir, il se réveillait au bout de quelques 
instants, suffoqué par un poids énorme qui lui pesait 
sur la poitrine. 

Et c'était encore le grand lièvre qui élait accroupi 
sur l'estomac de Jérôme Palan, et qui, assis sur son 
derrière, se débarbouillait tranquillement le museau 
avec ses pattes de devant. 

Ma grand’mére et les enfants ne voyaient rien. 

Et comme le pauvre homme paraissait se débattre 
contre des persécutions imaginaires, on crut qu'il 
élail en train de devenir fou. 

De sorte qu'il se répandit une grande affliction 
dans le logis. 

Un matin enfin, après avoir été cauchemardé toute 
Ja nuit, mon grand-père se leva avec le oalme de 
l'homme qui a pris un parti définitif. 

Il chaussa ses souliers ferrés, boucla ses grandes 
guétres de cuir, prit son fusil, le nettoya, souffla dans 
les canons, le flamba, le chargea avec une attention 
particulière, s’assurant d’abord que la poudre était 
bien sèche, l'introduisant dans le canon de son arme 
de facon à n’en pas laisser tomber un grain dehors, 
mettant par-dessus une bourre de feutre dont il 
graissa les bords, l'assujettissant fortement à l'aide 
de la baguette, versant dessus une copieuse charge 
de plomb, dont les grains, du numéro trois, étaient 


d'une rondeur et d'une égalité parfaites, enfin, bour- 


33 


rant le tout avec la même attention de détail qu’i! 
gvait mise à celte besogne depuis le commence- 
ment. 

Puis il amorça les bassinets de son fusil et établit 
la communication de la poudre du bassinet avec 
celle du canon au moyen de l'épinglette. 

Enfin, jetant son fusil sur son épaule, il alla déta= 
cher les chiens, qui bondirent tout joyeux hors de li 
niche, et s’achemina avec eux vers Ramouchamps. 

Le lecteur se rappelle que c’était le chemin qu’il 
avait suivi pour aller se mettre à l’affit dans la nuit 
du 3 novembre, 

Ma grand’mére, qui avait suivi tous Jes mouve- 
ments de son mari, fut bien joyeuse, car elle pensait 
que les distractions qu’allait lui procurer son exer- 
cice favori pourraient tirer mon grand-père de l'hy- 
pocondrie bizarre à laquelle il était en proie. 

Elle l’accompagna jusque sur le senil de la 
porte. 

Du seuil de la porte, elle le suivit des yeux. jus- 
qu'à ce qu'il eut disparu. 

… On était à la fin de janvier. 

Un brouillard épais couvrait la campagne, plus 
épais encore dans la vallée ; mais les champs et les 
chemins élaient si familiers au brave homme, que, 
sans avoir hésité une fois, malgré le voile de vapeur 
qui couvrait la terre, il alla droit au carrefour où 
avait eu lieu la scène du 3 novembre. 

Déjà, à dix pas de lui, comme une forme confuse, 


il entrevoyait les buissons derrière lesquels il s'était 


caché pendant cette nuit falale, quand, de 
l'autre côté du buisson, à l'endroit même où 
était tombé Thomas Pichet, bondit un lièvre 


qu'il reconnut à l'instant même à sa haute taille 
pour l'animal qui avait à tout jamais détruit son 
repos. 

Avant que mon grand-père, qui cependant devait 


s'attendre à cetle apparition, eût épaulé son fisil, le 
3 


34 LE PERE GIGOGNE 


lièvre s’était perdu dans la brume, et Ramioneau et 
Spiron étaient partis tout couplés après lui. 

Mon grand-père les suivit, haletant. 

Arrivé sur le plateau de Sprimont, comme une 
forte brise soufflait sur les hauteurs, le brouillard se 
dissipa ; là, le chasseur put apercevoir ses chiens. 

Ils avaient rompu la corde qui les aftachait l’un à 
l’autre. 

{ls chassaient à pleine gorge. 

A deux cents pas devant eux courait le lièvre, 
dont le pelage blanchatre se détachait parfaitement 
sur le tapis rougeatre des bruyères. 

— Mais, s’écria mon grand-pére, il me semble 
qu'il perd sur eux? Morbleu! ils vont le prendre! 
Tayaut, Ramoneau ! tayaut, Spiron ! 

Et mon grand-père se mit à courir avec une nou- 
velle ardeur. 

Ce fut une chasse fiéyreuse que celle-là, je vous 
en réponds ! 

Chasseur, lièvre et chiens semblaient avoir des 
muscles d’acier. 

Les champs, les bois, les prés, les vallons, les col- 
lines, les ruisseaux, les rochers, ils franchissaient 
tout comme s’ils eussent eu des ailes. 

Et cela sans reprendre haleine un instant, sans 
qu'un défaut de cinq secondes vint leur donner le 
temps de souffler, ° 

Ce qu'il y avait de singulier, c’est que le 
grand lièvre fuyait devant lui comme un vieux 
loup. 

Il ne doublait point, il ne croisait point les voies, 
il ne suivait pas les ruisseaux, les fossés, les Sillons 
de charrue, il ne cherchait point à trouver un change, 
et ne semblait nullement inquiet des suites de cette 
terrible poursuite. 

Ii marchait au petit galop, 

Toujours à une centaine de pas des chiens, qui, 


humant ses voies chaudes et fumantes, redoublaient 


de cris et de vitesse, sans cependant rien gagner sur 

la distance qui les séparait de la bête. ; 
Mon grand-père, de son côté, allait toujours der- 

rière les chiens, comme les chiens allaient derriére 


le liévre, les excitant par ses : 


a 
— Tayaut ! tayaut! sans cesse répétés. # 

Son carnier l’embarrassant dans cette course insen- 
F i : F 

sée, il le jeta loin de lui. ie # 
- 

‘eh D) 


44 


Une branche lui enleva son chapeau. | 


Fr, 
Il ne perdit pas de temps à le ramasser. tes 


Par bonheur, le lièvre avait décrit un grater 
D 


comme s’il eût voulu revenir à son lancer. 

Il avait passé D sur les terroirs de 
Sprimont, de Tilff, de Freneux et de Seny. 

Vers midi, il revint sur Ayvailles. 

Mon grand-père, qui avait perdu un peu de terrain 
dans cette course de cing heures, était encore sur la 
montagne, quand les chiens, débouchant dans la 
vallée, arrivèrent au bord de l’Ourthe. 

Il pensa que Vanimal n’oserait jamais se hasarder 
à traverser la rivière, alors fort grossie par les pluies, 
qu’il reviendrait sur ses pas, et qu’enfin il se trouve- 
rait à la portée de son fusil. 

Quant à ce qu'il fit forcé par les chiens, mon 
grand-père, à la façon dont le lièvre semblait se mo- 
quer d’eax, après cing heures de chasse, en avait 
complétement perdu Vespoir. 

Mon grand-père, comptant sur un retour, 


> 


se placa done à mi-côle, au coin d’un bois, ne 
quittant pas son lièvre des yeux, et prêt à 
changer de position selon la tactique qu'il verrait 
adopter à l'animal, qui, de son côté, en attendant 
les chiens, s'était assis au bord de la rivière, sur 
une touffe de roseaux dont ilbroutait les extré- 
milés. 

Les chiens allaient toujours s'approchant. 

Le lièvre ne paraissait point s'occuper d'eux. 


Bientôt ils ne furent qu'à dix pas de lui, 


= #+ 


, 1" LE LIÈVRE DE MON GRAND-PÈRE , ; 35 


~~ Le, coeur de mon grand-pére battait si fort, qu’il 
. ne pouvait plus respirer, ne 
+ La distance qui séparait les chiens de la bête di- 


” minua encore. ana “ 
: _ Ramoneau, qui tenait la tête, se précipita pour 
À —* es 


¥ 5 


s’élanca dans le torrent, qui roulait 
s et menaçantes. 

: de Ramoneau ne happa done que 

“Sw 


1 pour le coup, il va se noyer! s’écria mon 
as grand-père; bravo! bravo! di 
ad Figg it il s’élanca sur la tleelivits de la montagne avec 
une telle rapidité, qa'il eut toute la peine du monde 
à ne pas aller, emporté par l'élan de sa course fu- 
. HUE se précipiter dans l’Ourthe. 
Ps Et, tout en courant, il répétait : 
— Il va se noyer! il va se noyer! il va se 
“noyer! : | 
aa, J) Maisde lièvre, coupant adroitement le courant dans 
? la direction diagonale, parvint sans encombre à 
prendre terre sur la rive opposée. 
. En le voyant reparaitre sain et sauf sur le gazon, 
les chiens, qui s'étaient comme leur maître arrêtés 
| Tor le bord, et qui ae attendre 


= . une catastrophe, voyant que, ¢ 


tre toute probabilité, 


cette catastrophe n'avait pas lieu, les chiens se jetérent 


. 
» “la rivière à leur tour. 

LA 

Mais ils furent moins heureux que leur en- 
; nemi. 


Emporté par son ardeur, Ramoneau ne sut pas 


maîtriser la rapidité du courant. 


J Le pauvre animal s’épuisa à lutter contre sa vio- 
lence; au tiers de la rivière les forces l'abandon- 
névent, 

Il disparut, puis revint à la surface de la rivière, 
mais ses pattes ne battant plus que faiblement l'eau 
qu'il fallait franchir, 

“ 

: 


Malgrajgts efforts et ses peines, il s’enfonca une 
seconde fois. 

Mon grand-père alors descendit, ou plutôt roula le 
long de la berge de la rivière, et se jeta lui-même az 
milieu du courant pour porter seçours à so 
chien. 


En ce moment Ramoneau revenait une troisième 


fois sur l’eau. 


Il l’appela. 

Le pauvre animal tourna vers lui sa tête intelligente 
et fit entendre un gémissement. 

Il avait alors franchi les deux tiers de la rivière à 
peu près. 

Mais à la voix de son maitre il voulut revenir 
à lui. 

Ce mouyement lui fut fatal. 

Dr 

Il donna le travers à une lame. 

Alors, vaincu par le courant, il roula plusieurs fois 
sur lui-méme, poussa encore un cri lamentable, se 
tourna douloureusement, par un effort suprême, vers 
son maître, puis s’en alla à la dérive. 

Mon grand-père était entré jusqu'aux genoux dans 
ce torrent. 

Il y entra tout à fait, . 

Il nagea vers son chien, le saisit et le traina sur 
l'herbe, . 

Là, il essaya vainement de le réchauffer, de rendre 
quelque élasticité à ses membres roides et froids. 

Le pauvre Ramoneau poussa un dernier gémisse- 
ment. , 

Il avait vécu. 

Au moment où le chasseur désespéré éssayait de 
rendre son chien à la vie, des aboiements partant du 
bord opposé frappèrent sés oreilles, 

- 

Mon grand-pére leva les yeux. 

Alors il apergut de l'autre côté de l'eau le 
grand lièvre qui, ayant fait un crochet, élait reyenu 


sur ses pas, o"mme s'il avait trouvé un malin plaish 


36 LE PERE GIGOGNE 


à assister à la mort d'un de ceux qui le poursui- 
vaient. 

Plus heureux que Ramoneau, Spiron était parvenu 
à traverser l’Ourthe, et il continuait à chasser la bête 
maudite. 

Mon grand-père jeta un dernier regard sur son 
pauvre et fidèle compagnon. 

Puis il se mit avec un nouvel acharnement à la 
poursuite du grand lièvre. 

Celte poursuite dura jusqu’au soir. 

Il va sans dire que ce fut inutilement. 

Lorsque la nuit commença à tomber, Spiron, dont 
depuis une heure les jappements devenaient plus 
rares et plus faibles, se coucha, refusant de marcher, 
ou plutôt dans l'impossibilité de faire un pas de plus. 

Mon grand-père le chargea sur ses épaules, et cher- 


cha à s'orienter pour regagner le logis. 


et ee eee, 


a ial 

Mon grand-père était en ce moment du côté de 
Freneux, à huit ou neuf lieues de Theux. 

A la fin de Ja chasse, il avait paru prendre un grand 
parti, et s’élait écarté plus qu'il n'avait fait jusque-là. 

Mais il était tellement bouleversé que, quoiqu'il 
efit couru toute la journée, quoiqu'il eût peut-être 
fait vingt ou vingt-cinq lieues dans cette course, il ne 
entait point sa fatigue. 

Ou s’il la sentait, il la surmonta et se mit brave- 
ment en route pour revenir à Theux. 

Devant lui s’étendait, sombre et seulement coupée 
des sentiers, la forêt du val Saint-Lambert, 
Il s'y engagea sans hésiter, 
Il y était À peine depuis cing minutes, et y avait 
ut-être fait cing cents pas, quand il entendit der- 


riére lui un craquement de feuilles sèches, 


Il se retourna pour voir qui venait derrière lui. 


Le grand lièvre le suivait. * . 

Il allongea le pas. LA à 

Le lièvre régla son pas sur celui de mon grand- . 
père. ge nc 4 

Mon grand-père s’arréta. de 3 "1 

Le lièvre s'arrêta. . re: eh . 


Mon grand-pére déposa Spiron à ei . 


ay 
ee ae 


Mais le malheureux Spiron se contenta de hnme oa. 


le lièvre, l’excita à sa poursuite. 


les émanalions qui venaient à lui, et, sn gé- 
missement, il se coucha et se mit en rond pour s’en- 
dormir. a FO . 

Alors mon grand-père résolut d’avoir recours à 
son fusil. 


Cette fois, il était chargé, et bien chargé. ' 


Il arma les deux coups, appuyant le doigt sur la 


gichette, afin que les chiens ne fissent pas de bruit : 
. 


en s’armant, et épaula. . 

Mais quand le fusil fut à son épaule, il chercha — ; 
vainement le grand lièvre au bout de son point de 
mire, è os 

Le grand lièvre avait disparu. 

} 

A moitié fou de terreur ct de désespoir, mon 

grand-père ramassa Spiron, qui s’était déjà endgrmis 
. a? A 

et qui, tout en dormant, aboyait, révant sans doute ~~ 
qu'il chassait le grand lièvre, replaça son ehien D" » 
ses épaules, ef continua sa route d’un pas insensé, ¢ 
sans oser se retourner ni regarder derrière lui. 

Il était trois heures du matin quand il rentra. ; 

La grand’mére, inquièle, altendait son retour avec 
l'intention de le gronder doucement. 

Mais quand elle vit l'état où il était, elle ne le 
gronda ni doucement ni fort : elle le plaignit. 

Puis, comme il avait laissé glisser Spiron de dessus 
son épaule, elle lui prit son fusil des mains. 

On se rappelle qu'il n'avait plus ni carnier ni cha= 


peau, 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PÈRE 37 


Il avait jeté son carnier, son chapeau avait été em- 
porté par une branche. 

Elle le fit coucher à l'instant méme. 

Puis lui fit prendre un grand bol de bon vin 
chauffé avec des épices, et s’assit sur le bord de 
son lit. 

Là elle lui prit les deux mains, et, sans lui rien 
dire, se mit à pleurer doucement. 

Mon grand-père fut touché des soins et des larmes 
de la bonne femme. 

Puis, à force d’y songer, il lui sembla qu’en la 
mettant de moitié dans son secret, il soulagerait ses 
peines de moilié. 

Il était sir de sa tendresse et de sa discrétion. 

Il lui avoua tout. 

Oh! c'était une digne femme que ma grand’mére 

_Palan, allez! 

Elle ne s’emporta point en reproches, elle n’éclata 
point en invectives et en malédictions sur cette fa- 
tale passion de la chasse, cause de tous leurs mal- 
heurs. 

Non, elle ne dit pas un seul mot qui eût trait au 
passé. 

‘Elle excusa au contraire la violence qui avait amené 
le meurtre. 

Sans condamner le mort, elle fit valoir les justes 
griefs que le meurtrier avait contre lui. 

Enfin, elie embrassa et consola mon grand-père, 
comme une mère embrasserail et consolerail son en- 
fant bien-aimé, ét tacha par ses paroles de lui rendre 
un peu de tranquillité et de repos. 

Enfin, quand la reconnaissance que lui témoignait 
mon graund-pére l'eut enhardie : 

— Tiens, Jérôme, lui dit-elle, tu aurais dû recon- 
nailre dans tout cela la main de Dieu, yois-tu; c'est 
lui qui a amené le malheureux Thomas au bout de 
ton fusil pour le punir de sa méchancelé avec toi; 


mais c'est lui aussi qui, pour te frapper dans ton in- 


crédulité, permet au malin esprit de te tourmenter, 


Jérôme Palan poussa un soupir, mais ne la railla 
point comme il eût certes fait autrefois, 

Aussi continua-t-elle : 

— Va trouver notre curé, mon homme; jette-toi à 
ses genoux; raconte-lui ton malheur, et il Vaideraa 
chasser le démon qui, bien sûr, est dans ce méchant 
lièvre. 

Mais, à cette proposition, mon grand-père se ré- 
volta. 

— Ah! oui, dit-il, aller trouver le curé, pour qu'il 
me dénonce aux justiciers de son évêque! En voilà 
une idée! Non, ma foi, j'ai eu affaire à eux et ne me 
soucie aucunement de retomber dans leurs griffes; 
d’ailleurs, tu es folle, femme, il n’y a dans tout ceci 
ni Dieu ni diable. 

— Qu’y a-t-il donc, alors? s’écria la bonne femme 
désespérée. 

— Il ya le hasard et mon imagination frappée; il 
faut que je tue ce démon de lièvre, il le faut! Et 
quand je l'aurai vu à mes pieds sans mouvement, 
mort, bien mort, mon esprit se calmera tout seul, et 
je ne songerai plus à tout cela. 

Ma pauvre grand’mére se résigna, sachant que sur 
ce point il était inulile d'essayer de vaincre l'obstina- 


tion de son mari. 


XI 


Mon grand-père ayant pris deux jours d'un repos 
dont lui et son chien avaient grand besoin, son chien 
plus encore que lui, partit une seconde fois, 

Comme la première, il lança le lièvre au même 


endroit, 
Chose d'autant plus étrange, que le gite, bien mar- 
qué, parbleu! était dans un carrefour où passaient 


plus de trente personnes par journée, 


38 , LE PÈRE GIGOGNE 


Comme la première fois, le lièvre déjoua sa pour- 
suite. ” 

Comme la première fois, mon grand-père ren- 
tra triste et harassé, avec sa gibecière neuve et 
vide. 

Pendant un mois entier, tous les deux ou trois 
jours, il recemmenca cette lutte acharnée. 

Toujours aussi inutilement. 

Au bout d’un mois, le pauvre Spiron mourut d’é- 
puisement. 

Et mon grand-père, à bout de forces, dut renoncer 
à ses chasses fantastiques. 

Mais pendant qu’elles avaient duré, son travail 
avait complétement cessé, et la misère était entrée 
dans le pauvre ménage. 

Ma grand’mére avait soutenu la maison, d’abord 
par son ordre et par son économie. 

Ensuite en vendant tantôt un bijou, tantôt un 
meuble, débris de leur ancienne opulence. 

Mais bientôt cette économie et cet ordre devin- 
rent impuissants. 

Les tiroirs étaient vides et les murs Gégarnis. 

Il ne restait plus dans Ja maison un seul objet 
ayant une valeur quelconque, et le soir où expira 
Spiron, force fut bien à la bonne femme d’avouer à 
son mari qu’il n’y avait pas de pain à Ja maison. 

Mon grand-père tira de son gousset une montre 
de famille, en or, & laquelle il tenait tant, que ma 
grand’meére, qui savait sa yénération pour ce bijou, 
s'était défait d'objets bien nécessaires, sans oser ja- 
mais lui en demander le sacrifice. 

Eh bien! mon grand-père la lui remit sans dire un 
mot. 

Ma grand’mére s'en alla à Liége, où la montre fut 
vendue pour neuf louis d’or, 

A son retour, elle posa les neuf louis étalés sur la 

able. 


Le pére Palan se mit & les considérer avec con- 


voitise, et en même temps cependant avec hésita- 
tion. 

Puis, prenant quatre de ces louis et appelant ma 
grand’mére : 

— Femme, dit-il. | 

Elle accourut vivement. 

— Tu m’appelles, notre homme ? 

— Oui. Combien de temps penses-tu nous faire 
vivre avec les cing louis qui restent là ? ™ 

— Dam! dit ma grand’mére, en calculant, avec 
économie, je puis vous faire vivre deux mois. 

— Deux mois, repartit mon grand-pére, deux mois, 
c'est plus qu'il ne me faut. Avant deux mois, j'aurai 
fait un civet du grand lièvre, ou le chagrin m’aura 
mis en terre. 

Ma grand’mére se prit à pleurer. 

— Sois tranquille, ajouta son mari, c’est le lièvre — 
qui aura son affaire, Avec ces quatre louis, je vais 
aller dans le Luxembourg. Je sais un braconnier qui 
a encore de la race de mon pauvre Flambeau et de 
ma pauvre Ramette, et s’il lui reste deux chiens de 
leur espèce à me vendre, du diable si, avant quinze 
jours, je ne te fais pas un manchon avec la peau de 
mon persécuteur. 

Ma grand’mére, qui suivait tous les jours avec 
anxié(é, sur le visage de son mari, les progrès que le 
mal faisait chez lui depuis qu'il avait perdu le repos, 
ma grand’mére n’osa s’opposer à son dessein. 

Jérôme Palan partit done un beau matin pour le 
Luxembourg, vint droit à Saint-Hubert, et descendit 
dans cette même auberge où nous sommes, et qui 
alors élait tenue par son frère, Chrysostome Palan, 
c'est-à-dire par mon grand-onele, 

Jl retrouva son braconnier, qui avait conservé de 
la race de Flambeau et de Ramette, lui acheta un 
chien et une chienne, Rocador et Tambelle, et, cing 
jours après son départ, rentva triomphant à la maison. 


Le lendemain, dès l'aube, il était aux champs. 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 39 


Mais le liévre était plus fin et plus vigoureux qu’au- 
cun chien, de quelque race qu'il fat. 

Il distanca les descendants de Flambeau et de 
Ramette, comme il ayait distancé Ramoneau et 
Spiron. 

Seulement, mon grand-pére, rendu plus prudent 
par l’expérience, les ménageait, comprenant bien 
que si le grand lièvre les lui forçait comme il avait 
forcé les autres, il lui serait impossible de les rem- 
placer. 

Il ne les laissait pas chasser l’animal maudit plus 
de trois ou quatre heures, et, convaincu que la 
force était inutile contre lui, il avait recours à la 
ruse. 

Il bouchait avec soin toutes les coulées de haies 
que le liévre traversait d’habitude, n’en laissait qu’une 
ou deux ouvertes, et à celles-là il placait des lacets 
préparés avec le plus grand soin. 

Puis il s’embusquait aux environs, autant pour se- 
courir les chiens, s'ils venaient à se prendre eux- 
mêmes dans les nœuds coulants, que pour avoir l’oc- 
casion de faire feu sur le lièvre. 

Mais l'animal damné se moquait de tous les 
engins. 

Il les flairait, les éventait, les devinait, faisait une 
nouvelle trouée dans la haie à côté du passage resté 
béant, et traversait les ronces et les épines sans y 
laisser un poil. 

Puis, de quelque côté que vint la brise, il éventait 
mon grand-père, et ne se montrait à lui que hors de 
la portée de son fusil. 

C'était à en devenir fou, 

Les deux mois auxquels devaient suffire les cing 
louis de la montre étaient écoulés, et le lièvre n'était 
pas mort, 

Les enfants n'avaient pas le civet. 

La mère n'avait pas le manchon, 


Le bonhomme, de son côté, vivait toujours, si 


| toutefois l'existence qu'il menait pouvait s'appeler la 


vie. 

Il n’avait de repos ni nuit ni jour, il était devenu 
jaune comme un vieux citron; sa peau, pareille à un 
parchemin, semblait adhérer à sesos; mais une force 
surbumaine le soutenait, et les terribles chasses 
qu'il accomplissait presque ious les jours attestaient 
de sa vigueur. 

Deux autres mois s’écoulérent. 

Pendant ces deux mois, on vécut de dettes et d’em- 
prunt. 

Enfin, un beau matin, toute ia malheureuse famille 
dut déguerpir devant les garnisaires. 

— Ah! disait mon grand-pére, tout cela ne serait 


rien si je pouvais mettre la main sur ce damné 


lièvre! 


XII 


Mon grand-père loua une misérable cabane à l'en- 
trée du village. 

Il mit son fusil sur son épaule, comme lorsqu'il 
partait pour la chasse, il prit un enfant de chaque 
main, siffla ses chiens, fit signe à sa femme de le 
suivre, et quitta son ancienne maison sans regarder 
derrière lui. 

Ma grand’mére le suivait en sanglotant. 

Elle ne pouvait se décider, elle, à abandonner 
cette chère demeure, où elle avait donné le jour à 
ses deux pauvres enfants, et où elle avait été si 
longtemps heureuse. 

ll lui semblait que la vie se retirait d'elle, 

Arrivée dans le misérable gite où ils allaient s'éta- 
blir, elle crut le moment favorable pour hasarder 


une prière, 


£0 

Joignant les mains et s'agenouïiant devant son 
mari, elle le supplia d'ouvrir les yeux à l'évidence, 
de reconnaître la main de Dieu qui le frappait, de 
donner du repos à sa conscience troublée, en s’ap- 
prochant du tribunal de la pénitence, enfin de con- 
jurer, par tous les moyens que l'Église meltait à sa 
disposition, le démon, dont il semblait être vic- 
time. 

Mon grand-père, dont le malheur n’avait fait qu’ai- 
grir le caractère, la reçut assez brutalement, et lui 
montrant son fusil : 

— Que ce gredin de lièvre me passe seulement à 
quarante pas, dit-il, et voilà qui me donnera Vabso- 
lution. 

Hélas! plus de dix fois depuis, mon grand-pére 
put tirer sur le lièvre à quarante pas, à trente et 
même à vingt, et plus de dix fois mon grand-père le 
manqua, 

On arriva ainsi à l’automne. 

Bientôt allait venir l'anniversaire du terrible drame 
qui avait bouleversé toute l'existence de mon grand- 

C'était, on se le rappelle, le 3 novembre. 

Le 2, mon grand-père était en train de méditer 
quelque nouvelle machination contre son cau- 
chemar. 

Il était sept heures du soir. 

IL était assis près d’un maigre feu de tourbe, au- 
quel ma grand-mère, assise en face de lui, et ayant 
les deux enfants sur ses genoux, essayait de se ré- 
chauffer. 

Tout à coup la porte s’ouvrit. 

Le maitre de l'auberge des Armes de Liége entra 
dans la chambre. 

— Monsieur Palan, demanda-t-il à mon grand- 
père, voulez-vous gagner une bonne journée 
demain? 


Les bonnes journées étaient si rares que mon 


LE PÈRE GIGOGNE 


grand-père ne crut point à une semblable aubaine. 

Il répondit par un hochement de tête. 

— Vous refusez? 

— Je ne refuse pas, mais je demande comment je 
puis gagner une bonne journée. 

— C’est bien facile : vous allez voir. 

— Voyons. 

— J'ai chez moi deux étrangers, continua le 
maitre de l’auberge ; ils sont venus à Theux pour 
chasser; voulez-vous leur servir de guide et mener 
leur chasse ? 

Mon grand-père, qui comptait sans doute consa- 
crer la journée du lendemain à la poursuite du grand 
lièvre, allait répondre par un non bien sec. 

Mais sa femme, qui devinait ce qui se passait en 
lui, poussa entre ses genoux ses deux enfants, hâves 
ettristes, car ils n’avaient fait dans toute la journée 
qu'un maigre repas, et le non expira sur les lèvres 
de mon grand-père. 

— Allons! dit-il avec un soupir, je le veux bien. 

— En ce cas, demain, à huit heures et demie, ve- 
nez les prendre, maître Palan; je n’ai pas besoin de 
yous dire d’être exact. Il me souvient que vous ne 
Vétiez que trop, quand vous étiez apothicaire, et 
qu'il s'agissait de me pratiquer certaines opérations 
que je redoutais fièrement dans ma jeunesse. Donc, à 
huit heures et demie. 

— A huit heures et demie; c’est convenu 

— On peut y compter ? 

— On peut y compter. 

— Bonsoir ! 

— Bonne nuit! 

L’aubergiste sortit, reconduit par ma grand’mére, 
qui lui faisait toutes sortes de remerciments. 

Mon grand-père se mil à faire ses préparatifs pour 
le lendemain. 

il emplit sa corne de poudre, et son sac de plomb, 


netloya son fusil et le coucha sur la table. 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 


Ma grand’mére le regardait faire toute pensive. 

On eût dit que, de son côté, elle méditait un 
projet. 

Enfin ils se couchèrent. 

Mon grand-père dormit mieux, et s’éveilla plus 
tard que d’habitude. 

Lorsqu’il ouvrit les yeux, il était seul dans son 
lit. 

1] appela sa femme et ses enfants. 

Personne ne répondit. 

Pensant alors qu'ils étaient dans le petit jardin 
altenant à la maison, il se leva et s’habilla à la 
hâte. 

Le coucou marquait huit heures, et il avait peur de 
manquer le rendez-vous. 

Quand il eut revêtu sa culotte, ses guétres et sa 
veste, il chercha ses ustensiles de chasse. 

Il ne trouva ni fusil, ni poire à poudre, ni sac à 
plomb, ni carnier. 

Ilse rappelaic cependant bien avoir mis tout cela 
sur la table. 

Il fureta dans tous les coins, bouleversa tout ce 
qui se trouvait sous sa main; mais il eut beau cher- 
cher, il ne découvrit rien. 

Il courut au jardin, appelant ma grand’mere à son 
aide, 

Ni la bonne femme ni lés enfants n’y étaient. 

En outre, en traversant la cour, il vit toute grande 
ouverte la niche de Rocador et de Tambelle. 

Rocador et Tambelle étaient absents. 

En ce moment l'horloge sonna huit heures et 
demie, 

Il n'y avait pas une minute à perdre. 

Ne voulant pas laisser échapper la bonne aubaine 
que l'aubergiste lui avait promise, il courut vers 
l'hôtel des Armes de Lidge, décidé à emprunter de 
l'hôtelier ce qui lui manquait. 


En effet, trouvant les deux chasseurs debout, prêts 


4i 


à partir, et n’attendant plus que lui pour se melire 
en route, il leur raconta sa mésaventure. 

Ils lui firent donner un fusil et un havre-sac. 

Ils allaient quitter l’auberge. 

Du seuil de la porte, mon grand-père vit accourir 
sa femme. 

Elle tenait à la main le fusil, le sac à plombet la 
poire à poudre. 

Rocador et Tambelle bondissaient à ses côtés. 

— Comment! lui dit-elle tout essoufflée et du plus 
loin qu’elle put lui parler, tu t’en vas sans ton fusil 
et sans tes chiens? 

— Où étaient-ils donc? je n'ai jamais pu mettre la 
main dessus. 

— Je le crois bien; j'avais serré le fusil et les 
:stensiles de chasse pour que les enfants n'y tou- 
chassent point, et j'avais emmené les chiens chez le 
boucher qui, hier, m'avait offert des rogatons pour 
eux. 

— Mais les enfants ? 

— Ils étaient venus avec moi, les pauvres petits; 

nais voici ces messieurs qui s’impalientent. Va, mon 
pauvre homme, va; je ne te souhaite pas bonne 
chasse, puisque l’on dit que cela porte malheur; 
mais quelque chose m’assure que tu reviendras plus 
joyeux que tu ne pars. 

Mon grand-pére la remercia, mais avec un geste 
de doute. 

Il était payé pour ne pas espérer trop facile- 
ment. 

Il avait, au reste, tellement l'habitude de se rendre 
au carrefour, qu'il dirigea de ce côté-là la chasse 
des deux étrangers. 

Les chiens furent découplés et se mirent en quête. 

Mais pour la première fois, en arrivant au carre 
four, ils semblérent avoir quelque peine à trouver 
une piste. 


Enfin ils partirent assez chaudement en rappro- 


42 LE PERE GIGOGNE 


chant une yoie, et mon grand-pére, accoutumé aux 
façons de son grand lièvre, qui se donnait tout 
d’abord et si bravement aux chiens, supposa qu'il 
n'avait pas fait sa nuit dans le canton, et que 
Rocador et Tambelle étaient sur la trace de quelque 
autre. 

Mais un des chasseurs s’étant baissé pour regarder 
la piste, au moment où l’on traversait un chemin tout 

étrempé : 

— Hé! voyez donc, dit-il, l'animal est debout, il se 
dérobe. Voici son pied tout frais dans la boue. Eh! 
eh! avez-vous jamais vu pareil lièvre, monsieur 
Palan?, 

Oui certes, M. Palan avait vu pareil lièvre, puisque 
c'était son lièvre à lui. 

Un coup d’eil lui suffit donc pour reconnaître à 
qui appartenait ce pas gigantesque. 

Sa figure se rembrunit. 

Il pensa que si la mauvaise chance voulait que les 
deux étrangers fissent aussi mauvaise chasse qu'il 
avait l'habitude de la faire, lui, il ne devait point 
s'attendre à recevoir la gratification sur laquelle il 
comptait. 

Pendant qu'il faisait ces réflexions, les chiens s’é- 
taient rapprochés du lièvre. 

Leurs aboiements devenaient plus vifs et mieux 
nourris. 

Les deux chasseurs se séparèrent pour aller atten- 
dre l'animal au passage. 

Mon grand-père conduisit le plus âgé des deux 
élrangers à un carrefour que maintes fois son lièvre 
avail traversé, car il était curieux de voir un autre 
que lui tirer sur l'animal. 

Il commençait à croire sérieusement qu'il avait af- 
faire à quelque béte enchantée. 

li espérait qu'une demi-once de plomb sortie de la 
main d'un indifférent pouvait parfaitement rompre le 


charme, 


Et cependant, s’il avait reconnu le pied du lièvre 
pour être celui de la bête qu'il chassait depuis un 
an, il n'avait pas reconnu ses façons. 

Le grand lièvre filait droit comme un loup; 

Celui-ci, après une rondonnée, revenait sur ses 
voies comme un lapin. 

L'un s’inguiétait peu du terrain sur lequel il mar- 
chait ; 

L’auire choisissait de préférence les terres dé- 
trempées qui, adhérant au poil de ses pattes, empé- 
chaient celles-ci de communiquer au sol leur cha- 
leur et leur fumet. 

En outre, dans les derniers jours, les chiens ne 
chassaient qu’en rechignant leur lièvre fantastique, 
comme s'ils eussent compris d'avance que leurs 
peines étaient perdues; cette fois, au contraire, ils 
paraissaient animés d’une force et d’une ardeur in- 
compréhensibles. 

Les aboiements étaient furieux. 

L'animal avait beau accumuler les ruses sur 
ses voies, la sagacité des chiens les déjouait aisé- 
ment. 

Mon grand-père n’en pouvait croire ni ses yeux ni 
ses oreilles. 

De temps en temps, il quittait l'étranger pour aller 
consulter les traces, tant il lui paraissait impossible 
que ce fat son ennemi qui rusat ainsi devant ses 
chiens. 

Enfin, il Vapergut par corps, à l'extrémité d’une 
des routes qui aboutissaient au carrefour. 

Décidément, c’élait bien lui. 

C'était sa taille colossale, c'était son pelage d'un 
fauve blanchatre. 

Ii venait droit sur les chasseurs. 

Mon grand-père toucha du coude l'étranger et lui 
montra l'animal, 

— Je le vois, dit celui-ci. 


Le grand lièvre ayangait toujours, 


ff er 


. LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 53 


— À trente pas, et aux pattes de devant! murmura 
tout bas mon grand-père à l'oreille de son compa- 
gnon. 

— Soyez tranquille, dit le chasseur. 

Et il porta lentement son fusil à son épaule. 

Le lièvre n’était plus qu'à la distance voulue, 

Il s'arrêta. 

Il s’assit et se mit à écouter. 

C'était la donner belle à l'étranger. 

Le cœur de mon grand-père battait drôlement, je 
vous le jure. ; 

Le chasseur fit feu. 

Comme le vent venait du côté où était le lièvre, il 
se passa quelques instants avant que l’on put juger de 
l'effet du coup. 

— Mille tonnerres ! cria mon grand-père, 

— Quoi? demanda le chasseur. Est-ce que je l’au- 
rais manqué ? 

— Je crois bien. Tenez, le voyez-vous ? 

Et il lui montra le grand lièvre qui grimpait leste- 
ment un talus, 

L’étranger lui envoya un second coup de fusil. 

Il fut inutile comme le premier. 

Mon grand-père restait immobile. 

On eût dit qu'il avait oublié qu'il avait, lui aussi, 
aux mains une arme dont il pouvait se servir. 

— Mais tirez done! tirez donc! lui ceria le chas- 
seur. 

Mon grand-père parut se réveiller, mit en joue et 
ajusta. 

— Bah! maintenant, dit l'étranger, il est trop 
loin. 

Comme l'étranger prononçait ce dernier mot, mon 
grand-père fit feu. 

Bien que la distance de lui au lièvre fat effective- 
ment de plus de cent pas, l'animal foudroyé roula 


plusieurs fois sur lui-même et resta étendu sur 


ic sol, 


Les chasseurs coururent à lui. 

Le grand lièvre se débattait et criait comme un 
diable. 

Un d’eux le prit par les pattes de derrière, et mon 
grand-père, tout haletant, insensé de joie, ne pou- 
vant er croire ses yeux, l’acheva d’un coup de poing 
sur la nuque. 

Hl est vrai que c'était un coup de poing à tuer un 


bœuf, 


XIII 


Les deux voyageurs s’extasiaient sur la grosseur 
démesurée de l'animal, et paraissaient enchantés du 
début de leur journée. 

Mon grand-père ne disait mot, mais je vous engage 
ma parole qu'il élait bien autrement joyeux qu'eux 
encore. 

Tl lui semblait qu’on lui avait enlevé une montagne 
de dessus la poitrine. Il respirait librement et à 
pleins poumons; la terre, les arbres, le ciel, tout 
avait pris une teinte rose qui lui était d'un agrément 
sans pareil. 

Il reprit le grand lièvre des mains du chasseur qui 
le tenait, le fourra dans son carnier, et bien qu'il 
pesdt rudement à ses épaules, il commença de le 
porter allégrement. 

De temps en temps seulement il retournait la 
gibecière pour s'assurer que le gredin n'avait pas 
disparu. 

Hélas! le grand lièvre, tout cousin du diable qu'il 
eût été de son vivant, ne faisait pas meilleure figure 
qu'un autre dans son dernier gîte. 

1] était la, l'œil vitreux, tout pelotonnésur lui-même, 
ses pattes de derrière sortant seules de la poche de 
cuir et atteignant, tant elles étaient longues, jusqu'au 


haut de l'échine de mon grand-père, 


44 


Les deux chiens aussi, Rocador et Tambelle, pa- 
raissaient fort contents. 

Ils manifestaient leur joie par leurs bonds et leurs 
«boiements. 

Ils suivaient mon grand-père sur leurs pattes de 
derrière pour atteindre à la hauteur de la carnas- 
sière et pour lécher le sang qui en sortait. 

Le reste de la journée répondit au commencement. 

Jérôme Palan se montra digne de son ancienne 
réputation. Il conduisait les chasseurs sur le gibier 
mieux que le meilleur chien braque ou épagneul 
n’eût pu le faire, et, quoique l’on se trouyat déjà fort 
avancé dans la saison, il leur fit tuer cinq cogs de 
bruyère et une grande quantité d’autre gibier. 

Les deux étrangers furent si enchantés de cetle 
chasse miraculeuse, qu’ils mirent un louis d’or dans 
la main de mon grand-père, et l’invitérent à souper 
avec eux à l’auberge des Armes de Liége. 

La veille, mon grand-père eût certainement refusé, 
vu la préoccupation de son esprit, qui ne lui permet- 
tait de se livrer à aucune distraction. 

Mais la mort du grand lièvre avait complétement 
changé sa manière de voir, et il lui semblait qu’il ne 
pouvait finir trop joyeusement sa joyeuse journée. 

Seulement il s’arrangea de manière à rentrer 
4 Theux par le côté du village où était sa petite 
maison. 

Les étrangers en furent quiltes pour un détour 
dont ils ne s’apercurent même pas. 

En effet, mon grand-père tenait à deux choses : 

D'abord, à donner à sa femme la pièce d’or, afin 
qu'il y eût fête dans la chaumiére comme à l'au- 
berge. 

Ensuite, il voulait montrer à toute sa chère nichée 
abominable grand lièvre, désormais inoffensif, 

Le bonne femme se tenait sur le seuil de la chau- 
micre, comime si elle edt attendu quelque grande 


nouvelle, . 


nnn ES EINE =e —_ ——— 


LE PERE GIGOGNE . 


D’aussi loin qu’elle aperçut son mari, elle courut 
à sa rencontre. 

— Eh bien? lui cria-t-elle. 

Mon grand-père fit passer l'ouverture de la carnas- 
sière sous son bras droit, en tira le grand lièvre, qu'il 
montra à sa femme en le secouant par les pattes. 

— Eh bien! répondit-il, tu vois. 

— Le grand lièvre! s’écria-t-elle toute joyeuse. 

— Mon Dieu! oui, il ne viendra plus m’égratigner 
les jambes sous la table. 

— Oh! vraiment! vraiment! Et qui la tué? Un de 
ces messieurs ? 

— Non, moi. 

— Toi! 

— Oui, et à une fière portée, je te jure; il faut que 
mon plomb ait été poussé par le souffle du diabie 
pour arriver jusqu’à lui. 

— Non, Jérôme, mais par le souffle du bon Dieu. 

— Comment dis-tu cela? 

— Écoute, Jérôme, et repens-toi. Ce matin, sai: 
Ven rien dire, j'avais été à la messe de Saint-Hubert 
pour y faire bénir ton fusil et tes chiens, et c’est l’eau 
sainte qui a conjuré le maléfice et qui a communiqué 
à ton plomb cette force miraculeuse. 

— Ah! ah! fit mon grand-père. 

— Eh bien! douteras-tu encore? demanda la bonne 
femme. 

Mon grand-père hocha la tête ironiquement 

Cependant il n’eut pas le courage de répondre de 
vive voix. 

— Jérôme! Jérome ! reprit ma grand’mére, j'espère 
qu'après le miracle qu'il vient de faire en ta faveur, 
tu ne douteras plus de la miséricorde du Seigneur, 

— Je n’en doute pas non plus, répondit Jérème. 

Ma grand’mére fit semblant de ne pas comprendre 
le sens dans lequel la réponse était faite. 

— Kh bien! dit-elle, si tu n’en doutes point, ac- 


corde-moi une grâce qui me rendra bien heureuse! 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 45 


— Laquelle? 

— L'église est sur ton chemin, Jérôme; entres-y en 
passant, et mets tes deux genoux en terre, voila tout 
ce que je te demande. 

— Je ne sais plus de prières, répondit Jérôme. 
Qu'irais-je faire dans l’église ne sachant prier? 

— Tu diras seulement: «Mon Dieu, je vous remer- 

-cie! » et tu feras le signe de la croix. 

— Demain, dit mon grand-pére, demain, je ne dis 
pas. 

— Mais, malheureux ! s’écria la bonne femme,dése+ 
pérée, sais-tu ce qu'il y a entre aujourd’hui et de- 
main? Un abime, peut-être. Sait-on jamais dans la vie 
si l’on entendra sonner l'heure qui va suivre? Jérôme! 
Jérôme ! fais ce que je te demande; entre dans l'église, 
mon ami, entre dans l’église, au nom de ta femme 
et de tes enfants! dis la prière que je t’ai dite, fais 
le signe de la croix, je ne te demande pas autre chose, 
ni Dieu non plus; mais entres-y. 

— Demain, tu me donneras ton livre, et je lirai 
{out ce que tu voudras. 

— Les prières ne sont pas dans les livres, Jérôme, 
elles sont dans le cœur. Trempe tes doigts dans l’eau 
sainte et dis seulement : « Merci. » N'as-tu pas dit 
merci quand ces messieurs l'ont donné la pièce d’or? 
Diras-tu moins à Dieu, qui te donne la santé, la vie, 
le repos de la conscience, que tu n’as dit à ces étran- 
gers qui l'ont donné vingt-quatre livres? 

Et ma grand’mére prit son mari par le bras et le 
tira du côté de l'église. 

= — Non, pas ce soir, dit mon grand-père, impa- 
tienté de cette persistance; plus tard, plus tard; ces 
messieurs m'attendent à l'auberge, et je ne veux pas 
leur faire manger leur souper froid. Tiens, voilà les 
vingt-quatre livres de gratification qu'ils m'ont don- 
nées; achète du pain, du vin, de la viande; fais un 
bon souper aux enfants, mais tranquillise-toi : je te 


promets d'aller demain à la messe basse, dimanche à 


la grand’messe, et à confesse à Paques prochain. Là, 
es-tu contente ? 

La pauvre femme poussa un soupir et lächa le bras 
de son mari. 

Puis elle se tint debout, immobile, à l'endroit où ii 
lui avait échappé, le suivant des yeux jusqu’à ce qu’i! 
eût disparu. 

Alors elle rentra chez elle, le cœur gros. 


Et, au lieu de souper, elle se mit en prières. 


XIV 


On était trés-gai, le soir, aux Armes de Liège. 

Les chasseurs sont, en général, des gaillards de 
très-bon appétit. 

Les deux étrangers auxquels mon grand-père avait 
servi de guide méritaient parfaitement sous ce rappor! 
de faire partie de la grande confrérie de Saint-Hubert. 

Les flacons se succédaient sans relâche, et le braun- 
berger et le johannisberg coulaient à flots. 

Mon grand-pére se laissait aller au plaisir de re- 
nonyeler connaissance avec cette bonne liqueur 
qu'il avait dignement appréciée aux jours de son opu- 
lence, et il tenait tête aux deux étrangers, 

Le temps passe vite quand il plane au-dessus de 
pareilles occupations. 

Et, en effet, il passa si vite pour les trois convives, 
que l'horloge tinta douze coups, lorsque ceux-ci eus- 
sent juré qu’il était à peine dix heures. 

Le timbre de la cloche vibrait encore, quand tout 
à coup un souffle puissant comme l'haleine de la tem- 
pôle agita la flamme de la lampe, 

Les trois compagnons, les étrangers comme mon 
grand-père, sentirent une impression de froid leur 
traverser le corps, et sous cette impression gla 
ciale, leurs cheveux se dressèrent sur leurs têtes, 

Par un mouvement simultané, ils se levèrent, 


LL 
En ce moment, il leur sembla entendre comme un 


4e LE PÈRE 


grand soupir dans l'angle de la salle où ils avaient 
déposé leurs armes et leur gibier. 

— Qu'est-ce là? demanda un des étrangers. 

— Je ne sais, dit l’autre, 

— As-tu entendu? 

— Oui. 

— Qu’as-tu entendu? 

— Quelque chose comme la plainte d’une ème en 
peine. 

— Allons-y voir. 


Et ils firent un mouvement pour s’avancer vers 
l'angle, tout en regardant si mon grand-père les 
accompagnait. 

Mais mon grand-père était debout, pâle, muet et 
tremblant comme la feuille. 

Son regard était fixe et s’arrétait sur son carnier, 
qui s’agitait dans ’ombre d’un singulier mouvement. 

Tout à coup, de pale il devint livide. 

Sa main crispée saisit ke bras d’un des chasseurs. 

De l’autre il cachait ses yeux. 

Le grand lièvre passait son nez par l’ouverture de 
la carnassiére, entre les deux boutons qui la tenaient 
fermée. 

Puis, après le nez, il passa la tête. 

Puis, après la tête, le corps. 

Puis, comme s’il était sur la bruyère, dans quel- 
que lande déserte, il se mit à brouter la chevelure 
verte d’une botte de carottes. 

Et, tout en broutant, à lancer à mon grand-père 
ces terribles et fulgurants regards qui avaient failli le 
rendre fou, 

Mon grand-père écartait les doigts pour voir si la 
terrible apparition était toujours là, et rencontra un 
de ces regards, 

Il poussa un cri comme si la flamme qui sortait de 
ce regard lui eût traversé le cœur, 

Puis, sans rien dire, il bondit jusqu'à la porte, 


l'ouvrit et s'enfuit à travers champs, » 


GIGOGNE 


¢ 
L2 


Le lièvre laissa ses fanes de carottes et se mit à 


courir après lui. — 


Sa femme, qui attendait sur le seuil, espérant son | _ 


retour, le vit passer sans qu’il parût faire attention 
delle, sans qu’il répondit à ses cris. 

Derrière lui bondissait le grand lièvre, plus grand 
qu'il n’avait jamais été. 

On eût dit deux spectres, tant ils passèrent rapi- 


dement. 


Le lendemain matin, on retrouva le corps de mon 
pauvre grand-père à l'endroit même où, un an aupa- 
ravant, on avait retrouvé celui de Thomas Pichet. 

Il paraissait mort depuis plusieurs heures. 

Il était couché sur le dos. æ 

Ses mains tenaient le grand lièvre blanc par le cou, 
et ses doigts crispés l’étreignaient de telle façon qu'il 
fallut renoncer à lui ôter l’abominable animal. 

Il va sans dire qu'il était mort. 

Le louis d’or que mon grand-père avait recu des 
deux étrangers servit à payer son cercueil, la messe 
des morts et son enterrement. 

L’aubergiste se tut. 

Là se terminait son récit. . 

— Parbleu! dit Hetzel, j’espérais que cela se ter- 
minerait autrement : il me semblait que le grand 
lièvre blanc allait tourner au civet, et j’eusse été 
curieux d'apprendre s'il faut faire mourir le diable 


avant de le mettre dans la casserole. 


Voilà, cher lecteur, le récit de mon ami Chervilleÿ … 


tel qu’ik nous le fit, boulevard Waterloo, numéro 73, 
le 6 novembre 1853, à son retour de la es 

Il me tint trois nuits éveillé, et ce n’est que près 
de deux ans et demi après, comme vous pouvez le 
voir par la date ci-dessous, que j’eus le courage de 
l'écrire. 


Samedi 22 février 1856, à une heure trois 
quarts du matin, 


RON 
- 


LE 


Si jamais yous avez vu la mer, mes chers petits 
enfants, vous avez dû remarquer que plus l’eau est 
profonde, plus elle est bleue. 

Mais encore faut-il pour cela que le ciel soit bleu, 
car la mer n’est qu’un grand miroir étendu par le bon 
Dieu sur la terre, pour réfléchir le ciel. 

Or, plus on avance vers les hautes latitudes, c’est- 
à-dire vers l'équateur, plus le ciel est bleu, et par 
conséquent plus la mer est bleue. 

Là aussi, elle est plus profonde, si profonde qu'il ya 
certains endroits dont on n’a pas encore pu trouver le 
fond, quoiqu’on y ait jeté des lignes de plus de mille 
mètres de longueur, ce qui suppose douze ou quinze 
clochers comme celui de la ville ou du village que 
vous habitez, mis au-dessus les uns des autres. 

Au fond de ces abimes insondables, vit ce que l’on 
appelle le peuple de la mer, 

Ce peuple de la mer se compose, outre les poissons 
que vous connaissez et que tous les jours on sert sur 
la me, vos parents, tels que le merlan, la raie, le 
hareng, la sardine, le thon, d’une foule d’animaux 
que vous ne connaissez pas, depuis l'immense en- 
cornes, dont nul n'a jamais pu déterminer la forme 


ni la longueur, jusqu’à l'impalpable méduse, que la 


LA PETITE SIRENE 


baleine broie par milliards avec ses fanons, qui ne 
sont rien autre chose que ses dents, et qui servent à 
faire des buses aux corsets de vos mamans. 

Il ne faudrait pas croire, chers enfants, qu’au fond 
de ces gouffres, la mer présente un lit de sable 
mouillé pareil à celui qu’elle découvre quand elle se 
retire de la plage de Dieppe ou de Trouville. Non, 
vous seriez dans l’erreur. Les plantes qui montent 
quelquefois jusqu’à la surface de l’eau prouvent que 
ces profondeurs disparaissent sous une gigantesque 
végélation près de laquelle les fougères antédilu- 
viennes de quatre-vingts et de cent pieds de long, 
qu’on retrouve dans les carrières de Montmartre, ne 
sont que de faibles brins d'herbe, 

Seulement, de même que le palmier, cet arbre des 
plages africaines, dont les poëtes ont fait le symbole 
de la grâce, plie et ondule selon tous les caprices du 
vent, de même ces forêts aux troncs mobiles suivent 
tous les mouvements de la mer, 

Et, de même que lès oiseaux de nos forêts voltigent 
à travers le feuillage, des arbres terrestres, faisant 
reluire aux rayons du soleil leur plumage aux mille 
couleurs, de même les poissons glissent à travers les 
tiges et les feuilles des arbres marins, lançant à tra- 
vers le voile transparent et azuré qui les couvre des 


éclairs d'or et d'argent, 


Au milieu du plus grand de tous les océans, c’est- 
à-dire de l’océan Pacifique, entre les îles Chatham et 
la péninsule de Banck, juste à nos antipodes, se 
trouve le palais du roi de la mer. Les murs en sont 
de corail rouge, noir et rose; les fenêtres en sont 
d’ambre fin, transparent et pur; et les toits, au lieu 
de tuiles, sont faits de ces belles écailles noires, 
bleues et vertes, comme vous en voyez aux montres 
des marchands de curiosités du Havre et de Mar- 
seille. Fr 

Le roi qui habitait ce palais au moment où se pas- 
sèrent les événements que nous allons raconter, était 
veuf depuis longtemps, et comme il avait eu de grands 
chagrins avec sa femme, il n'avait pas voulu se re- 
marier. 

Sa maison royale était tenue par sa mère, excel- 
lente femme du reste, mais ayant un grand défaut, 
celui d’être trés-orgueilleuse. C’est pourquoi elle por- 
tait douze huîtres perlières sur la queue de sa robe, 
tandis que jusqu’à elle, les plus grandes dames de 
empire et la défunte reine elle-même n’en avaient 
jamais porté que six. 

Mais son grand mérite aux yeux du roi régnant, 
celui que ne lui contestaient pas même ses ennemis, 
c’élait la grande affection qu’elle portait aux prin- 
cesses de la mer, ses petites-filles. 

Il est vrai que c’étaient six charmantes princesses; 
mais on élait obligé de convenir que la plus jeune 
élait la plus belle, Elle avait la peau fine et transpa- 
rente comme une feuille de rose. Ses yeux étaient 
bleus comme l’azur céleste; mais, ainsi que ses sœurs, 
c'élait une sirène, c’est-à-dire qu’elle n'avait pas de 

ieds et que son corps, à partir des hanches, se ter- 
minail par une queue de poisson. 

Les princesses pouvaient jouer pendant tout le 
temps que durait le jour, dans les grandes salles du 
palais, où croissaient des fleurs aussi riches de cou- 
leurs qu'aucune de celles 


qui s'épanouissent sur la 


LE PÈRE GIGOGNE 


les poissons entraient pour se mêler à leurs jeux, à 
peu près comme font chez nous les hirondelles quand 
elles s'amusent à effleurer nis fenêtres ouvertes ; seu- 
lement, nos hirondelles, d'habitude, restent farou- 
ches, tandis que les poissons venaient manger jusque 
dans les mains des princesses. 

Il y avait devant Je palais un grand jardin d’arbres 
dont les tiges étaient de corail et les feuilles d’éme- 
raude. Ils portaient des grenades de rubis et des 
oranges d'or. 

Les allées en étaient couvertes de sable fin d’un si 
beau bleu, que l’on eût cru que c'était de la poussière 
de saphir. 

En général, tout, dans ce monde de la mer, était 
recouvert d’un reflet azuré; c'était à croire que le 
ciel s’étendait sous les pieds comme au-dessus de la 
tête. | 

Dans les temps de calme, on voyait parfaitement 
le soleil. Il ressemblait alors à une énorme fleur vio- 
lette, du calice de laquelle sortiraient des flots de 
lumière. 

Chacune des jeune princesses avai un coin dans 
ce jardin où elle pouvait planter ce qu'elle vou- 
lait. 

L'une donnait à son jardin la forme d'une baleine. 
l’autre celle d’un homard ; mais quant à la plus jeune 
princesse, elle faisait le sien rond comme le soleil, 
et le plantait de fleurs violettes comme lui. 

C'était au reste une enfant étrange, calme et ré- 
fléchie ; tandis que ses sœurs se paraient des bijoux 
provenant des vaisseaux qui faisaient naufrage, elle 
n'avait woœueilli de toutes les richesses que renferme 
le fond de la mer qu'une belle statue de marbre re- 
présentant un jeune homme. 

C'était un chef-d'œuvre de sculpture grecque que 
le gouverneur de Melbourne avait fait venir de Lon- 


dres pour en parer son palais, et qui, par suite du 


LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 49 


naufrage du vaisseau qui la portait, était tombée en 
la possession de la jeune princesse. 

Elle avait interrogé sa grand’mére sur l'origine de 
cet animal à deux pieds qui lui était inconnu, et sa 
grand’mére lui avait répondu que cet animal était 
un homme, et que la terre était peuplée d'animaux 
de la même espèce. 

Alors elle avait placé sa statue debout sur un ro- 
cher qui s'élevait au milieu de son jardin. Elle avait 
planté près d’elle un saule pleureur rose, qui, laissant 
tomber autour de lui ses branches gracieuses, lui 
faisait une ombre violette ; mais l'explication donnée 
par la vieille reine à la jeune princesse n’avait point 
suffi à celle-ci. Elle revenait éternellement sur le 
monde des hommes, faisant raconter à sa grand’mére 
tout ce qu’elle savait des navires, des villes, des 
hommes et des animaux de cette terre inconnue, 
qu'elle avait si grande envie de voir. Ce qui lui sem- 
blait particulièrement beau et extraordinaire surtout, 
c’est que les fleurs terrestres avaient des parfums, 
tandis que celles de la mer ne sentaient rien. Un 
autre sujet d’étonnement pour elle, c’est que les fo- 
rêts et les jardins terrestres étaient peuplés d'oiseaux 
aux mille ramages différents, tandis que ses poissons 
à elle étaient muets. 

— Quand vous aurez atteint votre quinzième année, 
ma fille, lui disait pour la consoler la vieille reine, 
on vous donnera la permission de monter à la surface 
de la mer, la nuit, au clair de la lune, de vous as- 
seoir sur un écueil et de regarder les navires passer, 

— Mais les bois, mais les villes dont vous me 
parlez, grand’mére? disait la jeune princesse. 

— Vous les verrez au fond des ports, dans les 
échancrures des îles; mais ne vous en approchez 
jamais, car une fois sur la terre des hommes, vous 
perdriez tout votre pouvoir, et il vous arriverait 


malheur, 


L'année suivante, 1fne des jeunes princesses devait 


atteindre sa quinzième année, et par conséquent 
monter à la surface de la mer; mais comme il y avait 
une année de différence entre chaque sœur, la plus 
jeune avait encore cinq ans à attendre avant que son 
tour arrivat. 

Au reste, les jeunes princesses s'étaient promis de 
tout se raconter, car la vieille reine n’en disait jamais 
assez, et ses petites-filles comprenaient que leur 
grand’mére leur cachait beaucoup de choses. 

Mais pas une ne désirait plusen être à sa quinzième 
année que la plus jeune, probablement parce qu’elle 
avait davantage à attendre et qu'elle était d’un ca- 
ractère calme et réfléchi. 

Mainte nuit, debout à sa fenêtre ouverte, elle 
regardait passer les poissons silencieux et brillants, 
elle percait du regard l’azur foncé des vagues, et re- 
gardait les étoiles et la lune, qui lui paraissaient bien 
pales il est vrai, mais aussi bien plus grandes qu’elles 
ne nous apparaissent à nous. Si parfois un nuage noir 
ou plutôt un corps opaque les dérobait à sa vue, elle 
savait que c'était quelque baleine qui passait entre 
elle et la surface de la mer, ou quelque vaisseau 
entre la surface de la mer et le ciel. 

Et ceux qui glissaient sur le vaisseau ne s’imagi- 
naient certes pas qu’il y avait au fond de la mer une 
jeune princesse qui tendait ses petites mains blanches 
vers la cale de leur navire. 

Cependant, comme nous l'avons dit, l’ainée des 
princesses avait atteint quinze ans et pouvait monter 
à la surface de la mer. 

Lorsqu'elle revint, elle avait cent choses plus mer- 
veilleuses les unes que les autres à raconter. Mais ce 
qu'elle avait vu de plus beau, disait-elle, c'était, 
landis qu'elle était assise sur un bane de sable, de 
voir, au clair de la lune, étinceler au fond d'un go! 
les mille lumières d'une grande ville, d'entendre | 
bruit des voitures, le son des cloches, et tous les 


cris ét toules les rumeurs de la terre. 


50 LE PERE GIGOGNE 


Il ne faut pas demander si la plus jeune des prin- 
cesses ouvrait les yeux et les oreilles pendant ce récit; 
et lorsque, la nuit suivante, elle contempla la lune à 
travers les eaux bleues, il lui sembla y voir cette 
grande ville dont lui avait parlé sa sœur, et elle aussi 
crutentendre le bruit des voitures, le son des cloches, 
et les cris et les rumeurs descendre jusqu’à elle. 

L'année suivante, la seconde sœur obtint à son tour 
la permission de monter à la surface de la mer et de 
aager où elle voudrait; elle arriva au sommet d’une 
d’une vague au moment du coucher du soleil, et ce 
‘ut ce qu’elle trouva de plus beau dans la création. 

— Le ciel était d’or et de pourpre, disait-elle, et 
quant aux nuages, aucune parole ne pouvait peindre 

la vivacité de leurs couleurs. 

L'année suivante, ce fut le tour de la troisième 
sœur; elle ne s’en tint point à la mer, elle remonta 
un large fleuve, elle vit des collines superbes, des 
vignes magnifiques ; des châteaux et des forteresses 
ui apparurent à travers de splendides forêts; elle 
s’approcha si ‘près du bord qu’elle entendit le chant 
des oiseaux. 

Dans une petite crique, elle rencontra tout un 
essaim de petits enfants et des hommes; ils étaient 
complétement nus et s’ébattaient en nageant dans 
l'eau, Elle voulut jouer avec eux ; mais à peine eurent- 
ils aperçu ses cheveux tressés avec des coraux, des 
oerles et des algues, et le bas de son corps couvert 
d'écailles, qu'ils s’enfuirent épouvantés; elle voulait 
es suivre jusqu’au rivage : mais alors une bête noire, 
couverte de poils, vint à elle et se mit à aboyer contre 
elle avec un tel acharnement, qu’effrayée à son tour, 
elle regagna la pleine mer. 

Mais, revenue prés de ses jeunes sœurs, elle ne 
ouvait oublier ni les bois magnifiques, ni les riantes 
ollines, ni les forteresses, ni les châteaux, ni surtout 
es petits enfants, qui nageaient dans la rivière sans 


ivoir une queue de poisson. 


La quatrième sœur n’alla point si loin: soit que 
son caractère fût moins aventureux, soit que ses dé- 
sirs fussent moins difficiles à contenter, elle s’assit 
sur un rocher au milieu de la mer, vit de loin des 
vaisseaux qui lui semblérent des mouettes, et le ciel 
qui lui parut une immense cloche de verre. Au lieu 
d’une volée gazouillante de petits enfants nageant 
dans une crique, elle vit une bande de baleines qui 
lançaient l’eau par leurs évents et dont chacune faisait 
deux trombes qui tombaient en se recourbant. 

Selon elle, on ne pouvait rien voir de plus beau. 

Vint le tour de la cinquième sœur. Son anniver- 
saire à elle tombait en plein hiver; elle vit done, elle, 
ce que les autres n'avaient pas vu. La mer était verte 
comme une gigantesque émeraude. Et de tous côtés 
voguaient d'immenses glaçons et flottaient des pics 
de glace qui semblaient des clochers en diamant. 
Elle s’assit sur de ces îles mouyantes, et de là elle vit 
une tempête qui brisa comme verre le plus gros de 
ces glaçons; des vaisseaux du plus haut bord dan- 
saient comme des liéges, et les plus fiers avaient 
cargué toutes leurs voiles et semblaient bien petits 
sur l'océan furieux, 

Lorsque l’ainée des sœurs avait eu quinze ans et 
pour la première fois était montée À la surface de la 
mer, toutes, à son retour, nous l'avons dit, étaient 
accourues vers elle, l'avaient interrogée et, trans- 
portées dé curiosité et d’étonnement, avaient écouté 
ses récits; mais maintenant que cinq d’entre elles, 
paryenues à l’âge de quinze ans, avaient la permission 
de faire ee qu'elles voulaient, elles ne paraissaient 
plus s'en soucier, et toutes les cing finirent par s'ac- 
corder pour dire que c'élait encore chez elles, au 
fond de lamer, qu'était le plus beau spectacle qu’elles 
eussent jamais vu. 

Que voulez-vous, mes chers enfants, on est si bien 
chez soi! 


Souvent, à la tombée de la nuit, les cing sœurs 


LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE BA 


ainées se prenaient par le bras et montaient par une 
seule file à la surface de l’eau. Là, s’il y avait tempéte 
dans les airs, et si un navire emporté par la tempête 
passait devant elles, elles se mettaient à chanter de 
- leurs plus douces voix, invitant les matelots à venir 
avec elles au fond des flots, leur racontant les mer- 
veilles qu'ils y verraient. 

Les matelots entendaient leurs chants mélodieux à 
travers le brouillard et la pluie; ils voyaient, à travers 
la lueur de l’éclair, leurs bras blancs, leurs cous de 
cygne et leurs queues de poisson reluisantes comme 
de Vor, et ils se bouchaient les oreilles en criant : 

“a Les sirénes! les sirénes! au large! au large! 

Et ils s’éloignaient des filles de la mer aussi rapi- 
dement que le permettaient les vents et les flots. 

Et quand les cing sœurs partaient ainsi ensemble, 
la pauvre petite princesse restait seule dans son palais 
de corail, aux fenêtres d’ambre, les suivant du regard 
et prête à pleurer. Mais les enfants de la mer n’ont 
point de larmes, ce qui fait qu’ils souffrent bien plus 
que nous. 

— Oh! si j'avais quinze ans, disait-elle, je sens que 
je préférerais de beaucoup à notre royaume humide 
le monde d’en haut, la terre et les hommes qui 
l’habitent, 

Enfin elle atteignit sa quinzième année, 

— Ab! lui dit la grand’mére, te voilà jeune fille à 
ton tour; viens, que je te fasse ta toilette comme je 
l'ai faite à tes sœurs le jour où elles ont monté à la 
surface de la mer, 

Et elle lui mit sur la tête une couronne de lis, dont 
chaque fleur était une perle découpée, puis elle lui 
fit attacher huit grosses huitres sur la queue pour 
indiquer son haut rang, 

La petite princesse criait que les épingles lui fai- 
saient grand mal, mais la vieille reine lui répondait ; 

— Il faut souffrir pour étre belle, mon enfant, 


Hélas ! elle eût volontiers déposé tout ce luxe, et 


remplacé sa lourde couronne par quelques-unes de 
ces fleurs de pourpre qui lui allaient si bien. Mais 
c'était la volonté de la grand’mére qu'elle fat parée 
ainsi, et, nous l’avons dit, quand la grand’mére avait 
dit : Je veux, il fallait obéir. 

— Adieu! dit-elle entin. 

Et elle monta à la surface des vagues, légère et 


transparente comme une bulle d'air. 


I] 


Lorsque la petite sirène passa sa tête blonde au- 
dessus des flots unis comme un miroir, le soleil ve- 
nait de se coucher, le ciel était de pourpre à l’occi- 
dent, et sur toute l'étendue du firmament, les nuages 
reflétaient des teintes roses et dorées. Un seul navire 
était en vue : c'était un beau yacht, marchant ou plu- 
tôt sebalançant sous deux voiles, son grand hunier et 
son foc, A l'horizon du ciel azuré montait Vénus, 
pareille à un bluet de flammes; l'air était calme ; la 
mer, comme nous l’avons dit, n’ayait pas une ride. 

Aucun bruit n’eût troublé le silence de l’immensité 
s’il n’y eût pas eu fête sur le yacht : on y chantait, 
on y faisait de la musique. Ef, quand la nuit fut tout 
à fait tombée, on hissa à tous les agrès des centaines 
de lanternes de couleur, tandis qu’au-dessus d'elles, 
suivant toutes les lignes des cordages, se déployaient 
les pavillons de toutes les nations. 

La petite sirène nagea jusqu'à la hauteur des fe- 
nôtres du tillae, et put voir ce qui se passait dans 
l'intérieur du bâtiment, 

Ily avait toute une noble société en grande toilette: 
mais ce qu'il y avait de plus beau, c'était un jeune 
prince, avec de grands yeux noirs et des cheveux flot- 
tants; à peine avait-il seize ans, et c'était sa fête que 


l'on célébrait à bord, Les matelots, à qui l'on avait 


52 


donné double ration, dansaient sur le pont, et lorsque 
le jeune prince y monta, des hourras cent fois ré- 
pétés et des milliers de chandelles romaines et de 
bombes saluérent sa présence, sillonnant et éclairant 
la nuit. 

La fille des eaux en fut si effrayée, qu’elle plongea 
sous l’eau; mais elle ne tarda point à reparaitre. Un 
instant, au milieu du feu d’artifice qui s’éteignait 
dans les yagues, elle crut que toutes les étoiles du 
ciel pleuvaient autour d’elle. Jamais elle n’avait vu 
pareil spectacle; tous ces soleils de toutes les cou- 
leurs se refiétaient dans la mer calme et limpide; le 
navire lui-même, centre de toute cette lumière, était 
éclairé comme en plein jour. 

Le jeune prince était charmant; il donnait la main 
à tout le monde, et souriait, tandis que les instru- 

~ ments remplissaient la nuit d'harmonie. 

La nuit s’avancait; mais la petite sirène ne pouvait 
détacher ses yeux du prince ni du bâtiment; enfin, 
vers deux heures du matin, les lanternes furent 
éteintes et les fusées cessèrent. 

La fille des eaux se laissa mollement balancer par 
la vague, et continua de regarder ce qui se passait 
dans le bâtiment. 

Peu à peu, la brise s’éleya, le bâtiment hissa ses 
voiles et commenca de marcher; mais bientôt le vent 
souffla avec assez de violence pour que l’on fût obligé 
de carguer les hautes voiles et de prendre des ris 
dans les basses. A peine cette dernière manœuvre 
élait-elle exécutée, que le tonnerre se fit entendre 
dans le lointain, et que les vagues devinrent mena- 
cantes; mais comme s’il était, lui aussi, le roi de la 
mer, le beau yacht s'élevait sur la montagneliquide, 
et plongeait dans l’abime, mais pour se redresser 
aussitôt, et gravir une autre montagne, au milieu de 
laquelle il semblait perdu dans les brumes. 

La pelite sirène trouvait la chose trés-amusante, 

les ru Le navire cra- 


marins pensaient ment 


LE PERE GIGOGNE 


quait de tous les côtés, la caréne gémissait comme 
un étre animé qui comprend le péril; enfin, tordu 
par une trombe, le grand mat fut brisé comme un 
roseau et tomba avec un bruit épouvantabie. Enfin 
une voie d’eau se déclara, et aux cris de joie à peine 
éteints succédérent des clameurs d’angoisses. 

Alors la petite sirène s’apercut seulement que le 
navire était en danger et qu’elle-méme devait faire 
attention aux poutres et aux planches que l'on jetait 
à l’eau. 

Tl faisait si noir qu'elle ne pouvait rien distinguer, 
sinon à la lueur des éclairs qui, au reste, se succé- 
daient presque sans interruption. Pendant qu'ils 
brillaient, il faisait aussi clair qu’en plein jour, et 
elle put voir le jeune prince debout sur la dunette 
du navire au moment où il se fendait en deux, et où, 
la proue la première, il s’engloutissait dans l’abime: 

La première pensée de la petite sirène fut que, le 
prince élant dans l’eau, il allait descendre au palais 
de son père; mais presque aussitôt, réfléchissant que 
les hemmes ne peuvent vivre dans la mer, et que 
nécessairement le jeune prince allait se noyer, elle se 
sentit frissonner de tout son corps, à l’idée de revoir 
cadavre celui qu'elle venait de voir si vivant et si 
beau; si bien que, quoiqu'elle se parlât à elle-même, 
elle s’écria tout haut : 

— Non, non, il ne faut pas qu'il meure! 

Et, sans s'inquiéter des débris du vaisseau qui se 
heurtaient avec violence et qui pouvaient l’écraser, 
elle nagea vers l'endroit où elle avait vu disparaître 
le jeune prince, plongea à diverses reprises, et enfin, 
à la lueur d’un éclair, l’apereut qui, à bout de forces, 
fermait les yeux et allait s’abandonner à l'abime. 

Elle s’élanca vers lui, le soutint doucement, lui 
lint la tête hors de l'eau, et le dirigea vers l'ile la plus 
prochaine. 

Mais le prince avait toujours les yeux fermés. 


Cependant l'orage avait cessé; l'horizon, qui s'em- 


LA PETITE SIRÈNE 


pourprait, annoncait le retour du soleil, et sous les 
premiers rayons du jour la mer se calmait peu à peu. 

La petite sirène tenait toujours dans ses bras le 
prince, qui ne rouvrait pas les yeux; elle écarta dou- 
cement les cheveux collés sur son beau front et y 
appuya ses lèvres; mais, malgré ce baiser virginal, le 
jeune prince demeura évanoui. 

Elle apercut enfin l’île vers laquelle elle se diri- 
geait : des maisons blanchissaient sous les grands ar- 
bres, et au milieu d’elles un édifice, qui semblait un 
palais. La petite sirène nagea vers le rivage et, tirant 
le jeune prince à terre, le coucha sur un frais gazon 
émaillé de mille fleurs et à l’ombre d’un beau pal- 
mier. 

Puis, voyant venir de son côté une troupe de jeunes 
filles la tête couronnée de fleurs, et le corps enve- 
loppé de manteaux en soie d’aloés, elle rentra dans 
la mer, mais, s’arrétant à quelque distance, se cacha 
derrière un rocher, se couvrant la tête et le corps 
d’écume, pour qu’on ne la vit point; puis, ces pré- 
cautions prises, elle attendit ce qui allait se passer. 

Une des jeunes filles, qui paraissait être la mai- 
tresse de ses compagnes, se détacha du groupe tout 
en cueillant des fleurs, et marcha droil au prince, 
qu’elle ne voyait pas. 

Tout à coup elle l'apereut. 

Son premier mouvement fut de fuir effrayée, mais 
bientôt ce sentiment fit place à une douce pitié. Elle 
s’approcha doucement et craintive encore ; puis, s’a- 
percevant que le jeune prince élait sans connaissance, 
elle se mit à genoux près de lui, et lui prodigua les 
premiers secours. 

Le prince entr'ouyrit les yeux, entrevit la jeune 
fille, puis les referma, comme si cet effort l'avait 
épuisé, Une seconde fois il les rouyrit, mais cette fois 
encore ils se refermérent. 

Alors, voyant ses efforts impuissants, comprenan| 


ni 


qu'il lui fallait appeler à son aide le secours de la 


| 


53 
science, la jeune fille le quitta, et bientôt des hommes 
envoyés par elle vinrent prendre le jeune prince et 
le transportèrent dans le vaste édifice dont nous avons 
parlé, et qui n’était autre que le palais même d’où 
était parti le beau jeune homme. 

A cette vue, la sirène se sentit si affligée, qu’elle 
plongea sous l’eau et qu’elle s’en retourna iristement 
au château de son père. 

Elle avait toujours été calme et pensive; mais, à 
partir de ce moment, elle le devint bien davantage ; 
ses sœurs, étonnées de sa tristesse et de sa rêverie, 
lui demandèrent ce qu’elle avait vu là-haut; mais elle 
ne répondit rien. 

Mais presque tous les soirs, elle remonta jusqu’à 
l'endroit où elle avait quitté le prince. Elle vit com- 
ment les fleurs devenaient des fruits, comment les 
fruits, après avoir muri, étaient récoltés; comment 
la neige tombée pendant l'hiver sur les hautes mon- 
tagnes fondait aux mois de mai et de juin; mais elle 
n’aperçut pas le prince, et, chaque matin, elle re- 
descendait au palais de son père plus triste qu'elle ne 
l’avait quitté. Sa seule consolation élait de s'asseoir 
dans son petit jardin et d’entourer de ses bras la belle 
statue de marbre blanc qui ressemblait au prince; 
mais elle ne s’occupait plus de ses fleurs, qui, pous- 
sant à l'abandon, croissaient à travers les allées, 
grimpaient autour du tronc et des branches des ar- 
bres, si bien que le peut jardin si bien tenu autre- 
fois était devenu un bois impénétrable, dans lequel 
pas une seule allée n'était praticable, si ce n'est celle 
qui conduisait à la statue de marbre blanc. 

Enfin, ne pouvant plus se contenir, la petite sirène 
confia son secret à l’une de ses sœurs, Aussitôt, les 
quatre autres sœurs l'apprirent, mais personne, ex- 
ceplé cing ou six sirènes de la suite des princesses, 
qui n’en parlèrent qu'à leurs amies les plus intimes, 
n'en eul connaissance, 


Une d’entre elles était même plus avancée que la 


54 LE PÈRE GIGOGNE 


jeune princesse. Elle savait que le beau jeune homme 
était le fils du roi de l'ile où la petite sirène l'avait 
conduit; elle avait vu la fête sous le navire, et elle 
indiqua à ses compagnes le point de la mer où l'ile 
était située. 

Alors les autres princesses lui dirent : 

— Allons-y toutes ensemble, petite sœur. 


Et se tenant enlacées, guidées par la sirène qui 


était si bien instruite, elles montèrent toutes à la 


surface de la mer. 

Bientôt elles furent en vue de l’île; alors elles na- 
gèrent vers une charmante petite baie, tout en- 
tourée de pandanus, de mimosas et de palétuviers; 
puis, à travers une trouée ménagée évidemment 
pour le plaisir des yeux, elles virent le palais du 
prince. | 

Il était construit d’une pierre jaune et brillante, 
avec de grands escaliers de marbre, par lesquels on 
descendait dans un jardin qui s’étendait jusqu’à la 
mer. De magnifiques coupoles dorées s’élevaient au- 
dessus des toits, et entre les colonnes qui entou- 
raient tout l'édifice, on voyait des statues de marbre 
pareilles à celles qui ornaient le jardin de la petite 
princesse, mais si belles, mais si bien faites, qu’elles 
paraissaient vivantes. Enfin, à travers les vitres trans- 
parentes des hautes fenêtres, on voyait, dans de ma- 
gnifiques salons, de riches rideaux de soie et des 
tapisseries ornées de grandes figures qui faisaient 
plaisir à admirer; 

Au milieu de la plus grande des salles, il y avait 
an jet d'eau qui s'élançait jusqu'au plafond dans une 
coupole de verre, à travers laquelle le soleil se re- 
flétait dans l'eau, et formait un arc-en-ciel, dont la 
base se perdait dans les tiges des belles plantes qui 
croissaient au milieu du bassin, 

Maintenant, la petite sirène savait où demeurait 
son bien-aimé prince, et mainte et mainte nuits elle 


montait à la surface de l'eau et s’approchait, en 


» 


nageant, plus prés du rivage qu’aucune autre siréne 
n’ayait encore osé le faire. 

Un jour, en s’aventurant plus encore, elle décou- 
vrit un canal étroit qui s’avançait jusque sous un 
grand balcon de marbre, lequel projetait son ombre 
sur l’eau, et à sa suprême joie, sur le balcon elle 
apercut le jeune prince, qui, croyant être seul, re- 
gardait la mer étincelante sous un magnifique clair 
de lune. 

Puis, un autre soir, elle le vit voguer dans une 
magnifique gondole, avec de la musique et des lan- 
ternes de toutes couleurs; elle se mit alors dans son 
sillage, se cachant derrière son voile argenté, et le 
prince, qui la vit de loin, crut que c'était un des 
cygnes de ses bassins qui se hasardait à la mer. 

Une autre nuit, elle vit des pêcheurs qui péchaient 
aux flambeaux; elle s’approcha d’eux jusqu’à en- 
tendre ce qu’ils disaient. Ils parlaient du prince et 
en disaient beaucoup de bien; alors elle se réjouis- 
sait de lui avoir sauvé la vie, la nuit où il roulait au 
milieu des vagues : elle se souvenait combien sa 
tête avait reposé doucement sur son sein et combien 
elle l'avait embrassé avec amour. Mais, hélas ! une 
pensée sombre attristait la jeune princesse, c'est que 
lui ignorait tout cela et qu’il ne pouvait rêver d’elle 
comme elle rêvait de lui. 

Elle continua à aimer de plus en plus la terre et 
ses babitants : le monde des hommes lui semblait 
bien plus beau et bien plus grand que Je sien. Ils 
pouvaient, à l'aide de leurs navires, glisser sur les 
eaux presque aussi rapidement qu'elle avec ses na- 
geoires et sa queue de poisson. Puis ce qu'elle ne fi 
pouvait pas, ils le pouvaient, eux, soit à pied, soit” 
à cheval, soit en voiture, franchir les montagnes, 
s'élever au-dessus des nuages, traverser les forêts et 
les champs, aller enfin bien au delà de l'horizon, 
qui, au lieu d'être morne comme celui de la mer, 


s'étendait mulliple et varié, 


LA PETITE SIRENE 55 


Ah! c'était ce que l’on voyait au dela de ces 
horizons de la terre que la petite sirène eût bien 
voulu connaître. Elle interrogeait ses sœurs, mais ses 
sœwrs, aussi ignorantes qu’elle à ce sujet, ne sayaient 
que lui répondre. 

Alors elle questionna la vieille reine douairière, 
qui connaissait le monde d’en haut et qui lui nomma 
tous les pays qui s’étendaient au-dessus de la mer. 

— Mais, demanda la jeune fille, lorsque les 
hommes ne se noient pas, ils doivent vivre éter- 
nellement? 

— Non, répondit la vieille reine, ils meurent 
comme nous, et la durée de leur vie, au contraire, 
est encore plus courte que la nôtre. Nous vivons, 
existence moyenne, trois cents ans, et lorsque nous 
mourons notre corps se dissout en écume et monte 
à la surface de la mer. Si bien que nous n’avons 
pas même une tombe où nous reposions au milieu 
de ceux qui nous sont chers. Une fois morts, nous 
n’ayons pas même d'âme immortelle et ne reprenons 
jamais une nouvelle vie. Si bien que nous ressem- 
blons au vert roseau qui, une fois brisé, ne peut 
plus reverdir. Les hommes, au contraire, ont une 
âme qui, émanée de Dieu, vit éternellement, même 


après que, leur courte vie achevée, le corps qu'elle 


habitait retourne à la terre. Alors elle monte, à tra- 
vers l'air limpide, vers les brillantes étoiles, de 
même que du fond de la mer nous nous élevons à la 
surface de l’eau; là elle trouve des jardins magni- 
fiques, inconnus aux vivants, et où elle jouit éter- 
nellement de la présence de Dieu. 

— Et pourquoi n’avons-nous donc pas une Ame im- 
mortelle? demanda la petite sirène attristée. Quant à 
moi, je sais que je donnerais volontiers les trois siècles 
qui me restent à yivre pour devenir un êlre humain, 
ne fût-ce qu'un seul jour, et espérer avoir ainsi ma 
part dans le monde céleste, 


— Tu ne dois point penser à cela, dit la vieille 


reine; car nous sommes ici-bas bien meilleurs, et 
surtout bien plus heureux que les hommes ne le 
sont là-haut. 

— Ainsi done, reprit mélancoliquement la jeune 
fille, se parlant plus encore à elle-même qu'à la 
vieille reine, ainsi donc je mourraiet flotterai, blanche 
écume, sur la surface des mers; ainsi donc, une fois | 
morte, je n’entendrai plus l'harmonie des vagues, 
et ne verrai plus les belles fleurs, ni le soleil d’or 
quand il se lève, de pourpre quand il se couche. 
Que pourrais-je donc faire, 6 mon Dieu! pour obte- 
nir de vous une âme immortelle, pareille à celle des 
hommes! | 

— Il n'y a qu'un moyen, répliqua la vieille reine. 

— Oh! lequel, dites, dites? s’écria la jeune prin- 
cesse. 

— Si un homme t'aimait tant que tu lui devinsses 
plus qu’une sœur, plus qu’une mère, plus qu'un 
père, si toutes ses pensées, si tout son amour étaient 
en toi, si le prêtre mettait sa main droite dans la 
tienne, si vous échangiez le serment de fidélité dans 
ce monde et dans l’autre, alors son âme passerail 
dans ton corps, et tu aurais ainsi une part dans la 
béatitude des hommes. 

— Mais alors lui n’en aurait plus, d’ame! 

La vieille reine sourit. 

— Mon enfant, dit-elle, l'âme est infinie, comme 
elle est immortelle. Qui a une âme peut donner une 
part de son Ame et cependant la garder tout entière. 
Mais ne te leurre pas d'un vain espoir; cela ne peut 
jamais arriver. Ce qui, au fond de la mer, est magni- 
fique, c'est-à-dire ta queue de poisson, serait sur la 
terre une affreuse difformité. Que veux-tu? les pau- 
vres hommes n'en savent pas davantage et n'y voient 
pas plus loin, et ils préfèrent ces deux stupides sup- 
ports qu'ils nomment des jambes, à cette gracieuse 
queue de poisson resplendissante d'écailles de toutes 


nuances, 


56 


Mais la petite sirène se mit à soupirer et, malgré 
l'éloge qu’en faisait sa grand’mére, regarda iriste- 
ment sa queue de poisson. 

— Allons, allons, dit la vieille reine, qui ne com- 
prenait rien à la tristesse de sa petite-fille. Rions, 
nageons et sautons pendant les trois cenis ans que nous 
avons à vivre. Vraiment, c’est bien assez long, et il 
arrive même un âge où l’on trouve que cela l’est trop. 
Quant à l’âme, puisque le Dieu des hommes nous l’a 
refusée, passons-nous-en; une fois morts nous n’en 
dormirons que mieux; en attendant, il y a ce soir bal 
à la cour. 

Il y avait bal, en effet. 

Ce bal était quelque chose dont l'imagination des 
hommes ne saurait se faire une idée. La muraille et 
le plafond de la salle étaient faits d’un verre épais 
mais transparent, des milliers de coquillages gigan- 
tesques, les uns d’un rose tendre, les autres d’un vert 
nacré, ceux-ci ayant toutes les nuances de l'iris, 
ceux-là toutes celles de l’opale, étaient rangés autour 
de la salle, dont ils formaient les parois. Un feu 
bleuatre les éclairait, et comme les murailles étaient 
transparentes comme nous avons dit, la mer en était 
éclairée à un quart de lieue à la ronde, et l’on pouvait 
voir les innombrables poissons, grands et pelits, qui 
venaient, attirés par la clarté, coller leurs museaux 
contre les murs de verre, et qui paraissaient, les uns 
d'un rouge de pourpre, les autres couverts d’une cui- 
rasse d'argent ou d’or. Enfin au milieu de la salle, 
qui formait un carré qui pouvait bien avoir une lieue 
sur chacune de ses faces, coulait un fleuve immense 
où les habitants de la mer, males et femelles, dan- 
saient en s’accompagnant les uns de lyres faites avec 
des écailles de tortue, les autres de leur propre chant, 
et tout cela avec de si douces voix, avec une si har- 
Monieuse musique, que quiconque les eût entendus 
cût avoué qu'Ulysse avait été le plus sage des hommes 


de boucher avec de la cire les oreilles de ses male- 


LE PERE GIGOGNL 


lots, afin qu'ils n’entendissent point le chant des 
sirènes. 

Si triste qu’elle fût, — et peut-être même parce 
qu'elle était triste, la petite sirène chanta mieux 
qu’elle n’ayait jamais chanté, et toute la cour applau- 
dit des mains et de la queue. Un moment elle se 
sentit une grande joie au cœur, car si modeste qu’elle 
fut, force lui fut bien de croire qu’elle avait la plus 
belle voix que puissent jamais entendre les habitants 
de la terre, puisqu'elle avait la plus belle voix qu’eus- 
sent jamais entendue les habitants des eaux; mais ce 
triomphe même la fit se ressouvenir du monde d’en 
haut; elle pensa à son jeune prince, dont la figure 
était si belle, dont la tournure était si noble, et tout 
cela se mêlant au chagrin de n'avoir point une ame 
immortelle, elle fut prise d’un si grand besoin de 
solitude, qu'elle se glissa hors du château, et tandis 
qu’à l’intérieur de la salle de bal tout était joie et 
chant, elle s’assit tristement dans son pitet jardin. De 
là elle entendit le son des trompes, dont la joyeuse 
fanfare traversait les profondeurs de l’eau, et elle se 
dit : 

— Maintenant, il navigue à coup sûr à la sur- 
face de la mer, celui qui a toutes mes pensées, et entre 
les mains de qui je voudrais pouvoir remettre le bon- 
heur de ma vie mortelle et immortelle. Eh bien! je 
veux tout risquer pour obtenir son amour, puisque 
son amour peut être mon dame. Donc, pendant que 
mes sœurs dansent dans le palais, je vais aller trou- 
ver la sorcière des eaux, dont j'ai toujours eu si peur, 
car on la dit fort savante, et peut-être pourra-t-elle 
m'aider et me conseiller. 

Alors la petite sirène sortit de son jardin, et nagea 
vers le tourbillon derrière lequella sorcière demeurait. 
Non-seulement jamais elle n'avait fait ce trajet, mais 
elle avait toujours évité de venir de ce côté, 

En effet, là, pas de fleurs; là, pas d'herbes ma- 


rines ; rien que l’eau troublée et le sol nu, un sol de 


LA PETITE SIRENE 


sable gris sous l’eau qui tourbillonnait avec un ef- 
froyable fracas, pareil à celui que feraient cent roues 
de moulin, et qui entrainait tout dans son mouve- 
ment de rotation. 

Or, il fallait que la petite sirène trayersat tout cet 
effroyable désordre de la nature pour arriver chez la 
sorcière des eaux; il n’y avait pas d’autre chemin. 

Mais, le tourbillon traversé, on était encore loin 
d’être arrivé chez la vieille magicienne : il fallait alors, 
suivre une longue bande de limon chaud et bouillon- 
nant, que la sorcière appelait sa tourbière, et derrière 
laquelle, au milieu d’un bois étrange, était située sa de- 
meure. Tous les arbres et tous les arbustes de ce bois 
étaient des polypes, moitié plantes, moitié animaux; 
chaque tronc avait l’air d’une hydre à cent têtes, qui 
sortait hors de terre; chaque branche un long bras 
décharné, avec des doigts qui ressemblaient à des 
sangsues enroulées. et dont chaque membre se mou- 
vait depuis la racine jusqu’au faite. Tout ce qu'ils 
pouvaient saisir ils l’attiraient à eux, l’entouraient de 
leurs replis et ne le rendaient jamais. 

La petite sirène, en touchant la lisière de la hi- 
deuse forêt, s’arrêla épouvantée : son cœur battait 
d'angoisse, et elle fut sur le point de retourner sur 
ses pas, mais elle pensa au jeune prince, à l’âme des 
hommes, et le courage lui revint. Elle attacha ses 
longs cheveux flottants sur sa téte, afin que les po- 
lypes ne pussent pas les saisir; elle croisa les deux 
mains sur son cœur, afin d’offrir de moins de prise 
possible, et glissa ainsi comme les poissons glissent 
dans l'eau, à travers les affreux polypes, qui éten- 
daient vers elles leurs longs bras et leurs doigts 
armés & la fois d’un ongle pour retenir leur proie, et 
d'une bouche pour la sucer; entre ces bras étaient 
de nombreuxsquelettes, aux ossements blancs comme 
de l'ivoire; ces ossements étaient ceux des marins 
qui avaient péri dans les tempétes, et qui avaient coulé 


à fond, des gouvernails, des caisses, des squelettes 


57 


d'animaux de terre, et même celui d’une petitesirène 
se distinguaient entre les tiges de ces arbres mons- 
trueux, qui formaient au fond de la mer une 
vallée plus terrible que celle des Bohom-Upas, à 
Java. 

Enfin, elle arriva au centre de la forêt, Là, au 
milieu d’une clairière marécageuse, se tordaient de 
gros et gras serpents de mer, montrant leur ventre 
marbré de taches d’un jaune pâle, d’un blanc livide 
et d’un noir terreux. 

Au milieu des serpents s'élevait, construite avec 
des ossements humains, la maison de celle que la 


petite sirène venait chercher. 


Ill 


C’est dans ce hideux sanctuaire que la sorcière 
était assise; elle donnait à manger dans sa bouche 
à un énorme crapaud, absolument comme chez 
nous une jeune fille tend avec ses lèvres un morceau 
de sucre à un petit serin; elle appelait les plus gros 
et les plus visqueux de tous les serpents, ses favoris, 
et elle les laissait s’enrouler autour de son col et 
se jouer sur sa poitrine. 

Au bruit que fit la petite sirène en entrant, elle 
leva la tête ; la princesse allait parler, mais la vieille 
sorcière ne lui en donna point le temps. 

— Je sais ce que tu veux, lui dit-elle, et il est 
inutile que tu me l’apprennes; c'est, au reste, bien 
stupide de ta part; car si je fais selon ta volonté, 
cela te portera malheur, ma belle princesse. Tu 
voudrais, je le sais, échanger ta queue de poisson 
contre deux supports comme les hommes en ont 
pour marcher, afin que le prince puisse devenir 
amoureux de loi, et que tu obliennes par lui une 


âme immortelle. 


Et la sorcière se mit à rire aux éclats, de telle 


88 LE PÈRE GIGOGNE 


facon que le crapaud tomba de son épaule et que les 
serpents effrayés s’enfuirent. 

— Ma foi, tu arrives bien à propos au reste, ajouta 
la soreiére, 2 partir de demain au lever du soleil, je 
perds ma puissance et n’aurais pu t'aider que dans 
unan. Je yais donc te préparer une boisson avec 
laquelle, avant que le soleil ne se léve, tu nageras 
vers la terre, tu t’assoiras sur le rivage et tu la 
boiras. Alors ta queue disparaitra, et il te poussera 
en place ce que les hommes appellent des jambes. 
Au reste, les tiennes seront les plus mignonnes el 
les mieux faites qui se puissent voir, étant faites par 
moi; de plus, tu conserveras ta marche ondulante, 
et aucune danseuse ne pourra se mouvoir aussi légè- 
rement que toi, mais aussi à chaque pas que tu 
feras, il te semblera que tu marches sur des lames 
#anchantes ou sur des pointes aiguës, et quoique 
ton sang ne coule pas, tu éprouveras les mêmes 
douleurs que si ton sang coulait. 

Si tu veux souffrir tout cela, je Vaiderai. 

— Oui, dit résoliment la jeune fille des eaux, car 
elle pensait au jeune prince et à l'âme immortelle; 
oui, je le veux. 

— Réfléchis, dit la sorcière, ce que je te dis est 
sérieux, quand une fois tu auras obtenu la forme 
burmaine, jamais plus {tu ne pourras redevenir sirène. 
Jamais plus tu ne pourras retourner près de tes 
sœurs à travers les profondeurs des eaux, nÿretour- 
ner au château de ton père, et si tu n’obtiens pas 
l'amour du jeune prince, c’est-à-dire s'il n'oublie 
pas pour toi son père et sa mère, que corps et âme 
il ne se donne pas à toi, si le prêtre n’unit pas vos 
deux mains afin que vous deveniez mari et femme, 
tu n’obliens pas non plus une Ame immortelle, et 
le premier jour où il sera marié avec une autre, lon 
cœur se brisera, et tu seras changée en écume sur 
la surface de la mer. 


— Que tout cela s'accomplisse ainsi que tu le dis, 


répliqua la petite sirène avec fermeté, mais en deve- 
nant pale comme une morte. 

— Ce n’est pas le tout, dit la sorcière, tu com- 
prends bien que je ne rends pas de pareils services 
gratis; et sois prévenue à l'avance, je ne demande 
pas peu. Tu as la plus jolie voix de toutes les filles 
des eaux, et c’est surtout avec cette voix mielleuse 
que tu comptes faire la conquête du prince. Eh bien, 
cette voix, il me la faut; je veux ce que tu possèdes 
de mieux en échange de ma précieuse boisson, et je 
dis précieuse, attendu que je dois y verser de mon 
propre sang, afin que la boisson, destinée à te cou- 
per la queue, devienne tranchante comme un ra- 
soir. 

— Mais si vous me prenez ma voix, que me 
restera-i-il? demanda tristement la pauvre petite 
sirène. 

— Ta belle forme, ta marche gracieuse, tes yeux 
splendides; c’est bien assez, Dieu merci, pour tour- 
ner la tête aux hommes. Eh bien! tu te tais! aurais- 
tu perdu courage? 

— Non, répondit la jeune princesse, je suis, au 
contraire, plus résolue qué jamais. 

— Eh bien alors, tire-moi ta petite langue, je la 
couperai en guise de payement, et alors tu auras ma 
précieuse boisson. 

— Soit! répondit la sirène. 

Et la sorcière mit sa marmite sur le feu, afin d'y 
préparer sa boisson enchantée. 

— La propreté est une belle chose! dit-elle; et elle 
prit une poignée de serpents avec laquelle elle net- 
toya la marmite, puis elle se perça la poitrine, et 
y laissa tomber quelques gouttes de son sang 
noir. 

Comme la marmite était presque rouge, ces gouttes 
de sang furent immédiatement réduites en vapeur, 
et cette vapeur simulait d'étranges formes; alors la 


sorcière y versa de l’eau de la mer, méla à cette eau 


LA PETITE SIRENE 59 


des plantes qui ne poussent que dans les profondeurs 
de l'Océan, y jeta d’autres ingrédients complétement 
inconnus à la science humaine, et lorsque le tout 
commença de bouillir, le bruit de cette ébullition 
ressemblait aux grognements d’un crocodile qui 
pleure. 

Enfin la boisson fut prête, et à l'œil il était im- 
possible de faire aucune différence entre elle et l’eau 
la plus limpide qui eût coulé d’un rocher. 

— Tiens, prends! dit la sorcière ; mais donne-moi 
ta langue en échange. 

Sans dire un mot, sans pousser une plainte, sans 
manifester un regret, la petite sirène se laissa couper 
la langue par la sorcière, et en échange elle reçut la 
boisson enchantée. ; 

— Si les polypes te saisissent en ten allant, lui 
cria la sorcière lorsqu’elle fut à une dizaine de pas 
de son repaire, tu leur jetteras, sur un endroit quel- 
conque du corps, une seule goutte de ma boisson, 
et à l'instant même leurs bras et leurs doigts se déta- 
cheront de toi. 

Mais la pelite sirène n’eut pas même besoin de re- 
courir à ce moyen, car à son approche les polypes 
s’écartérent, effrayés de l’éclat du flacon, qui brillait 
dans sa main comme une étoile. 

Elle traversa ainsi, sans accident aucun, le bois, le 
marais, le tourbillon. 

Alors elle put voir le chateau de son père. On avait 
éteint toutes les lumiéres dans la grande salle de 
danse, et probablement tout le monde dormait. Mais 
la petite sirène ne se hasarda d'en réveiller aucun 
habitant, car, sa langue coupée, elle était muette, 
et au moment de les quitter pour toujours, elle n'edt 
pu leur dire adieu, Seulement, on eût dit que le jour 
de sa mort était déjà venu et que son cœur allait 
éclater. 

Seulement, elle se glissa dans le jardin, cueillit 


une fleur de chacun des jardins de ses sœurs, envoya 


sur ses jolis doigts mille baisers vers le palais où dor- 
maient son père et la vieille reine, et monta à travers 
les eaux azurées jusqu’à la surface de la mer. 

Le soleil n'était pas encore levé lorsqu’elle aperçut 
le palais du prince, et qu’ense trainant elle gravit les 
premières marches de l’escalier de marbre. La lune 
brillait au ciel, et toute la terre semblait endormie. 

La petite sirène se tourna vers le balcon où elle 
avait plusieurs fois vu paraître le prince, elle mur- 
mura tout bas les deux mots : Je t'aime! qu’elle ne 
pouvait plus dire tout haut, et elle avala la liqueur 
enchantée. 

Au même iastant il lui sembla qu'un glaive lui tra- 
versait le corps, et elle tomba sans connaissance. 

Lorsqu'elle revint à elle, le soleil venait de se lever 
à l'Orient et resplendissait au ciel comme un œil de 
flamme. Elle éprouvait une douleur aiguë et quelle eût 
trouvée insupportable si, en levant les yeux, elle n’eût 
vu devant elle le jeune prince. Il fixait sur elle ses 
yeux noirs comme du jais, et cela si amoureusement 
qu’elle dut baisser les siens et que ce regard pénétra 
jusqu’au fond de son âme. Ce fut alors seulement 
qu’elle s’apercut qu'elle n’avait plus sa queue de 
poisson, mais les plus charmantes jambes et les plus 
jolis petits pieds qu’une fille des hommes ait jamais 
possédés. Seulement en même temps elle vit qu’elle 
était nue, et elle s’enveloppa de son épaisse cheve- 


lure comme d'un voile. 


Le prince lui demanda qui elle était, et comment 
elle était venue là; mais elle, ne pouvant lui répon- 
dre, le regarda avec ses grands yeux bleu foncé, et 
cela si tendrement, qu'il n'y eût pas eu à se mé- 
prendre à leur expression, quand même, en le re- 
gardant, elle n'eût pas mis la main sur son cœur. 

Alors il la prit par la main et la conduisit dans son 
palais : à chaque pas qu'elle faisait, il lui semblait, 
ainsi que la sorcière l'avait prédit, qu'elle marchait 


sur des fers de lances et sur des couteaux tranchants : 


60 LE PÈRE GIGOGNE 


mais elle souffrait volontiers cette douleur, si grande 
qu’elle fat, et à la main du prince elle marchait si 
légère, qu’on eût dit non pas une jeune fille, mais 
une vapeur flottante, si bien que tous ceux qui la 
voyaient passer s’émeryeillaient de sa marche gra- 


cieuse et ondulante. 


On lui donna des habits magnifiques, de soie et de 
satin ; elle était la plus belle parmi toutes les jeunes 
filles. Mais elle était mueite et ne pouvait plus ni 
chanter ni parler. De belles esclaves, achetées dans 
toutes les parties du monde, entrèrent et chantèrent 
devant le jeune prince, et le roi et la reine. L'une 
chanta mieux que les autres, et le jeune prince battit 
des mains et lui sourit. Ces applaudissements et ce 
sourire affligèrent fort la petite sirène, car elle eût 
chanté bien mieux que celle qui avait le mieux chanté, 
si elle n’avait pas fait le sacrifice de sa voix à la sor- 
cière des eaux. 

Alors elle pensa tristement. 

— Oh! s’il savait que, rien que pour être près de 
lui, j'ai donné à tout jamais ma belle voix! 

Puis, après avoir chanté, les esclaves dansèrent des 
danses charmantes, accompagnées d’un excellent or- 
chestre : alors la petite sirène se leva, car, on se le 
rappelle, elle dansait aussi bien qu’elle chantait. Elle 
se dressa sur la pointe de ses petits pieds, et elle 
commença de glisser sur le parquet avec une grâce 
et une légèreté inconnues chez les hommes; à cha- 
cun de ses mouvements on lui découvrait une beauté 
de plus, et ses yeux parlaient au cœur presque aussi 
éloquemment que l’eût fait sa voix et bien mieux que 
ne l'avait fait le chant des esclaves, 

Tout le monde était enchanté, surtout le prince, 
qui l’appelait son petit enfant trouvé, et encouragée 
par les éloges de celui qu'elle aimait, elle dansa de 
mieux en mieux, bien que, chaque fois que ses pieds 
touchaient la terre, il lui semblât que des pointes 


aiguës lui déchirassent les chairs. Lorsque le ballet 


fut fini, le prince lui dit qu’elle resterait toujours prés 
de lui, et elle obtint la permission de se coucher 
devant sa porte, sur un coussin de velours. 

Et comme de jour en jour il s’attachait davan: 
tage à elle, il lui fit faire un costume d’homme, pour 
qu'elle put l'accompagner à cheval. Ils parcouraient 
ainsi les bois pleins des émanations matinales ou des 
fraîches senteurs du soir. Les branches les plus 
basses caressaient leurs épaules quand ils passaient, 
et les oiseaux chantaient au-dessus de leurs têtes en 
jouant dans la verte feuillée. Elle gravissait avec le 
prince les plus hautes montagnes, et quoique le sang 
coulat de ses pieds délicats, au point que ce sang 
laissät une trace derrière elle, elle le suivait en sou- 
riant, jusqu’à ce qu'ils vissent au-dessous d’eux les 
nuages fuir comme des essaims d'oiseaux qui s’envo- 
lent vers les contrées étrangères. 

Puis quand, la nuit, tout le monde dormait au- 
près du prince, elle sortait du palais, gagnait l’esca- 
lier de marbre, le descendait légère et silencieuse 
comme un fantôme, etrafraichissait ses pieds brülants 
dans l’eau froide de la mer. 

Alors elle pensait à ceux qui habitaient les profon- 
deurs de l'Océan. 

Une auit, ses sœurs montèrent à la surface de la 
mer, se tenant enlacées comme c'était leur habitude ; 
elles vinrent à elle, glissant à la surface des eaux et 
chantant tristement. Elle leur fit signe, etelles la re- 
connurent. Alors elles vinrent jusqu'à l'escalier de 
marbre, s’assirent autour d’elle et lui racontèrent 
combien toutes elles avaient été affligées. Alors elles 
reyinrent chaque nuit, et chaque nuit, tandis que le 
prince dormait, la petite sirène venait au bord de la 
mer. 

Une fois, elle vit au loin la vieille grand’mére, qui 
depuis bien des années n'élait pas venue à la surface 
des eaux, Le roi des mers était près d'elle, avec sa 


couronne sur la tôle, Ils tendaient leurs bras vers 


LA PETITE SIRENE 61 


elle; mais, quelque signe qu’elle leur fit, ils ne vou- 
lurent pas s’approcher du rivage. 

Au reste, de jour en jour, elle devenait plus chère 
au jeune prince; seulement, il ne l’aimait point 
comme on aime sa maîtresse ou sa femme, mais 
comme on aime une bonne et aimable enfant ; si bien 
que jamais l’idée ne lui venait de l’épouser, et ce- 
pendant il fallait qu’elle devint sa femme, ou alors il 
lui fallait dire adieu à cette âme immortelle, et le 
jour des noces du jeune prince avec une autre, elle 
serait changée en écume et flotterait à la surface de 
la mer. 

— Est-ce que tu ne me préfères pas à toutes les 
autres? semblaient dire au jeune prince les beaux 
yeux de la petite sirène, quand il la serrait entre 
ses bras et baisait son front pur et uni comme le 
marbre. 

Et son regard était si expressif que le jeune prince 
la comprenait. 

si Oui, lui répondait-il, tu m’es la plus chére des 
jeunes esclaves qui m’entourent, car tu as le meilleur 
cœur de toutes, tu m’es la plus dévouée, et tu me 
rappelles une belle jeune fille que je vis une fois et 
que probablement je ne reverrai plus. J'avais été faire 
une promenade sur un navire. L’ouragan nous surprit 
au milieu d’une fête, le navire sombra et les vagues 
me jetèrent sur le rivage, non loin d’un temple sacré, 
dont plusieurs jeunes filles faisaient le service inté- 
rieur, La plus jeune, la plus belle de toutes me trouva 
éyanoui sur le rivage et, à force de soins, me fit re- 
venir à moi. Je la vis comme dans un rêve, car mes 
yeux ne s’ouyrirent que pour se refermer presque 
aussitôt, Qu’est-elle devenue? je n'en sais rien, C'é- 
tait la seule que je pusse aimer et que j'aimerai ja- 
mais d'amour en ce monde, Mais tu lui ressembles, 
chère petite, et tu es dans mon cœur comme l'ombre 
de son image, aussi ne me séparerai-je jamais 


de toi. 


Mais il y avait loin de cette promesse plus amicale 
qu’amoureuse de ne jamais se séparer d’elle à ce 
qu’ambitionnait la petite sirène, c'est-à-dire que le 
prince mettrait sa main dans sa main, l’épouserait en 
face d’un prêtre et la préférerait à son père et à sa 
mère. 

Aussi pensait-elle en elle-même : 

— Hélas! Il ne sait pas que c'est moi qui lui ai 
sauyé la vie. Il ignore que c’est moi qui l’ai porté à 
travers les vagues, soulevant sa tête hors de l’eau, que 
c'est moi qui l’ai déposé sur l'endroit du rivage où 
l'herbe était la plus douce et la mousse la plus 
épaisse, que j'ai vu le temple, la jeune fille qui en 
sortait, ef que j'étais cachée, jalouse, derrière une 
vague, tandis que celle qu'il me préfère essayait 
vainement de le rappeler à la vie que je lui avais con- 
servée, 

Et la petite sirène, qui ne pouvait point parler, 
soupira, les larmes aux yeux. 

— Celle qu'il aime appartient sans doute au temple 
sacré; sans doute elle a fait des vœux éternels qui la 
séparent du monde, et jamais plus il ne la reverra; je 
suis auprès de lui, moi, je le vois chaque jour, je 
l'aime, et après celui d'être aimé de lui, l'aimer est 
encore le plus grand des bonheurs. 

Et les jours s’écoulaient, et la petite sirène avait 
atteint sa dix-huitième année. 


De son côté, le jeune prince avait vingt-cinq ans. 


IV 


Mais voilà qu'un matin le bruit se répandit que le 
prince allait épouser la fille du roi de l'ile voisine, 
et ce bruit se confirma bientôt, car on commença 
d'équiper dans le port un magnifique navire, Il es! 


vrai que les gens mal instruits, — on peut-être trop 


62 LE PERE GIGOGNE 


bien instruits, — disaient que le prince n’allait faire 
qu’un simple voyage d'agrément. Mais au fond, un 
bruit sourd persistait que le véritable but de cette 
course était son union avec la fille du roi son voisin. 

Mais, malgré ce bruit si généralement répandu et 
l'amour qu’elle avait pour le prince, la petite siréne 
secouait la téte en souriant, car mieux que personne 
elle connaissait les pensées secrètes de l'héritier de 
la couronne. 

— Je dois faire ce voyage et voir la princesse, lui 
avait-il dit; mes parents désirent ce voyage, mais ne 
m'y contraignent pas. Je ne saurais l'aimer, car je 
n’aimerai jamais qu’une femme qui ressemblera à 
cette jolie fille du temple qui m'a sauvé la vie. Et, 
comme jusqu’a présent je n’ai trouvé que toi qui lui 
ressemble, ce serait plutôt toi qu’elle que j’épouse- 
rais, mon pauyre enfant muet aux yeux d’azur. 

Et il baisa les lèvres vermeilles de la fille des eaux, 
déroula sa longue chevelure, et joua avec elle comme 
il en avait l'habitude ; puis, tombant dans une douce 
mélancolie, il appuya sur son cœur la tête de la belle 
enfant, de sorte que celle-ci rêva de félicité terrestre 
et d’ame immortelle. 

Ce qui n’empécha point que la petite siréne n’é- 
prouvât une certaine terreur en s’embarquant, car 
elle faisait partie de la suite du prince. 

— Tu n’as cependant pas peur de l’eau, ma pauvre 
enfant muette, lui dit le prince. Et comme elle lui 
faisait, en souriant, signe que non avec sa jolie tête, 
il lui parla des tempêtes qui bouleversent l'Océan, 
et de l’une desquelles il avait failli être victime, des 
poissons étranges que les plongeurs avaient vus dans 
les profondeurs de la mer, des richesses que conte- 
naient ses abimes, et la petite sirène souriait aux ré- 
cils du prince, car elle savait mieux que personne ce 
qui se passait au fond de l'Océan. 


Par les nuits sereines, aux beaux clairs de lune, 


quand tout le monde dormait, jusqu'au timonnier | 


qui élait au gouvernail, la petite sirène était assise 
sur le pont, et regardait à travers les eaux; elle 
croyait alors distinguer le palais de son père; sur le 
seuil du palais sa vieille grand’mére, avec sa cou- 
ronne d’argent sur la tête, regardait la quille du na- 
vire, et dans le sillage azuré ses quatre sœurs, qui se 
jouaient les mains entrelacées. Elle leur faisait signe, 
elle leur souriait, elle eût voulu leur faire comprendre 
qu’elle était heureuse. Mais le capitaine monta sur le 
pont et donna un ordre : les matelots accomplirent 
la manœuvre commandée, ses sœurs eurent peur et 
plongérent, de sorte qu’elle erut que ce qu’elle avait 
vu était un flocon d’écume. 

Le jour suivant, le navire entra dans le port de la 
magnifique capitale du roi voisin; toutes les cloches 
étaient en branle, et au haut des tours les trompettes 
sonnaient des fanfares, tandis que les soldats, tam- 
bours battants, drapeaux déployés, baïonnettes étin- 
celantes, passaient une revue. Chaque jour amenait 
une fête : les bals et les soirées se succédaient; mais 
la princesse n’était pas encore arrivée. On l’élevait, 
disait-on, au loin et dans un temple sacré, pour l’ac- 
complissement d’un vœu que sa mère avait fait dans 
sa grossesse. 

Là, disait-on, elle avait appris toutes les grâces 
mondaines et toutes les vertus royales. 

La petite sirène était plus que personne curieuse 
de voir la princesse et de la juger. Elle courut sur le 
port dès que l’on signala le navire qui la rame- 
nait, 

Mais à peine l’eut-elle aperçue que les jambes lui 
manquèrent, qu’elle poussa un soupir et s’affaissa en 
pleurant sur le gazon. 

Elle avait reconnu la jeune fille que, le lendemain 
de la tempête, elle avait vue porter secours au prince 
évanoui. 

Quant au prince, il n'hésita pas un instant, 


— Cest toi, s'écria-t-il en courant à elle les bras 


LA PETITE SIRENE 63 


étendus, c’est toi qui m'as sauvé, lorsque, étendu 
comme un cadavre, je me mourais sur le rivage ! 

Et il serra sur son cœur la jeune princesse qui 
rougit. 

Et, à cette vue, la petite sirène ne conserva plus 
aucun espoir, car le prince venait de retrouver non 
pas la ressemblance de celle qu'il aimait, mais celle 
qu'il aimait elle-même. 

Et lorsqu'il retrouva la fille des eaux, ignorant que 
chacune de ses paroles était un poignard avec lequel 
il lui déchirait le cœur : 

— Oh! que je suis heureux, lui dit-il; ce que je 
désirais le plus au monde vient de m'être accordé. 
Réjouis-toi donc de mon bonheur, ma chère petite 
muette, car de tous ceux qui m’entourent tu es celle 
qui m'aime le mieux. 

Et la petite sirène lui baisa la main en souriant; 
mais derrière ce sourire, il lui semblait que déjà son 
‘ “eur se brisait. 

En effet, on se le rappelle, le jour ot le prince se 
marierait, elle devait mourir, et son corps devenir 
une blanche écume, flottant à la surface de la 
mer. 

Le jeune prince avait annoncé tout haut sa résolu- 
tion de prendre pour femme la princesse sa voisine. 
De sorte que toutes les cloches bourdonnaient, que 
toutes les fanfares sonnaient, que tous les tambours 
battaient bien autrement encore que le jour de son 
arrivée, 

Les hérauts parcouraient les rues à cheval et pro- 
clamaient le mariage; sur tous les autels on bralait 
des huiles odorantes dans des lampes d'or et d’ar- 
gent; les prêtres balangaient leurs encensoirs, Enfin 
le fiancé et la fiancée se rendirent à l'église, se ten- 
dirent la main, et reçurent la bénédiction nuptiale 
de la bouche de l'évêque. 

La petite sirène assistait à la cérémonie, quoiqu'elle 


souffrit mille martyres; mais, au milieu de cela, son 


amour pour le prince était si pur et si dévoué, qu’un 
sentiment-de bonheur se mélait à toutes ses souf- 
frances. Mais, quoique toute vétue d’or et de soie, 
elle portait, comme première fille d'honneur, la 
queue de la robe de la fiancée, quoiqu’elle eût la 
première place dans le chœur, après le prince et la 
princesse, elle ne vit rien de la cérémonie sainte, elle 
n’entendit pas la musique solennelle. Elle songeait à 
sa nuit de mort, et à ce que lui faisait perdre l’amour 
du prince pour une autre que pour elle, 

Le même soir où ils avaient reçu la bénédiction 
nuptiale, le prince et sa femme descendirent sur le 
navire, les canons de la côte tonnaient, tous les pa- 
villons des navires en rade flottaient au vent, et, sur 
le pont du bâtiment, on avait dressé une tente ma- 
gnifique d’or et de pourpre, où les deux jeunes époux 
devaient passer la nuit. 

Le capitaine donna l’ordre d’appareiller; la brise 
gonfla les voiles, et le navire glissa sur une mer si 
calme, qu’à peine pouvait s’aperceyoir que l'on n’é- 
tait plus sur la terre ferme. 

Lorsque la nuit fut venue, on alluma des lampes 
de toutes couleurs, et les marins se mirent à danser 
joyeusement sur le pont. La petite sirène pensa alors 
à sa première sortie du palais de son père, le jour où 
elle avait eu quinze ans. Cette nuit-là elle avait assisté 
à un pareil spectacle, mais cette fois ce n'était plus 
du fond de l'eau et le cœur tranquille qu’elle le con- 
templait, c'était du pont et le cœur brisé. 

Et cependant, sur un signe du prince, elle se mêla 
au tourbillon de la danse; et comme elle dansait 
mieux que personne, tous témoignèrent leur admira- 
tion par de grands cris. 

Elle, de son côté, soutenue par l'ivresse de sa dou- 
leur, n'avait jamais si bien dansé; quoiqu'il lui sem- 
blAt marcher sur des lames tranchantes et sur des 
pointes aiguës, elle ne s'en occupait point, car son 


pauvre cœur était bien autrement déchiré; elle sa 


64 LE PERE GIGOGNE 


vait que c'était le dernier soir qu'elle voyait le prince, 
qu’elle le contemplait et qu'elle respirait le même 
air que lui, qu'elle voyait enfin la mer profonde et le 
ciel étoilé. Une nuit éternelle, sans pensée et sans 
rève, l'attendait, elle qui n’avait pas d'âme et qui 
n'avait pas pu en conquérir une. 

Jusqu'à près de minuit l’on fut sur le navire dans 
la joie et dans l’allégresse. Elle, au milieu de cette 
joie, souriait et dansait avec des pensées de mort 
dans le cœur. Le prince embrassait sa belle fiancée, 
et celle-ci jouait avec les beaux cheveux du prince, 
et, appuyés l’un à l’autre, ils se rendirent au lit de 
repos qui les attendait sous la tente magnifique. 

Le silence se fit sur le navire; le timonnier seul 
était au gouvernail. La petite sirène appuya ses beaux 
bras blanes sur le bastingage en regardant venir l’au- 
rore du côté de l'Orient, car c’était au premier rayon 
du jour qu’elle devait mourir. Là, elle vit ses sœurs 
monter du fond de la mer à sa surface. Elles étaient 
päles comme elle, car elles savaient le sort qui at- 
tendait leur sœur; leurs beaux cheveux ne flottaient 
plus au vent ; ils étaient coupés. 

Elles s’approchérent si près du navire qu’elles pu- 
rent parler à leur sœur. 

— Qu'avez-vous fait de vos cheveux? leur demanda 
celle-ci par geste. 

— Nous les avons donnés à la sorcière afin que tu 
ne meures pas cette nuit, dirent-elles. Et en échange 
elle nous a donné un couteau que voici. Regarde 
comme il est affilé, comme il est pointu et comme il 
coupe. Eh bien! avant le lever du soleil, il faut que 
tu l'enfonces dans le cœur du prince. De son sang, 
(u te frotteras les pieds, et tes pieds disparaitront 
pour faire place à ta queue de poisson. Alors tu re- 
deviendras une sirène; tu te laisseras glisser dans la 
mer, et tu vivras trois cents ans, comme nous, au 
lieu de mourir dans une heure et de devenir de l'6- 


cume salée, Dépéche-toi, — toi ou lui devez mourir 


avant le lever du soleil. Notre vieille grand’mére a 
eu tant de chagrin, que ses cheveux blancs eux- 
mêmes sont, comme les autres, tombés sous le cou- 
teau de la sorcière. Tue le prince, et reviens parmi 
nous. Hate-toi; vois cette raie rouge au ciel. Dans 
quelques minutes, le soleil va se lever, et il ne sera 
plus temps. 

Et, jetant le couteau sur le pont, elles s’enfoncè- 
rent sous les vagues en jetant un soupir étrange. 

La petite sirène ne toucha pas même au couteau, 
et comme, en effet, la raie rouge dont avaient parlé 
ses sœurs commençait de paraître à l'horizon, elle se 
leva, marcha droit à la tente, en écarta le rideau, et 
vit la belle épousée dont la tête reposait sur la poi- 
trine du prince. 

Elle se pencha vers le groupe, qui semblait de 
marbre, posa ses lèvres sur le front du prince, re- 
garda le ciel, où l'aurore grandissait de plus en plus, 
contempia er.core une fois le beau jeune homme qui, 
en réyant, murmurait le nom de sa femme, sortit de 
la tente, ramassa le couteau et le jeta dans la mer. 

L'endroit où il tomba bouillonna aussitôt comme 
s’il avait creusé un gouffre, et le sommet des vagues 
s'empourpra de sang. 

Alors la petite sirène jeta un dernier regard au 
prince, regard plein de dévouement et d'angoisse à 
la fois, puis elle s’élanca du haut du pont dans la 
mer. 

A peine eut-elle touché i’eau, qu’elle sentit son 
corps se fondre en écume. Mais, chose singulière, 
elle ne perdit point le sentiment, et n’éprouya rien 
de ce que l'on doit éprouver quand on meurt. 

C'est-à-dire que pour elle le soleil resta brillant, 
l'air doux, l'eau transparente. 

Seulement au-dessus d'elle, entre le ciel et la mer, 
elle distingua ce qu'elle n'avait pas pu voir avec ses 
yeux terrestres, c'est-à-dire des centaines de créa- 


tures transparentes, avec des voiles bleus et des ailes 


LA PETITE SIRENE 


blanches, et à travers les corps, les voiles, les ailes, 
elle distinguait le navire avec tous ses agrès, la va- 
peur qui s'élevait de la terre, les nuages empourprés 
par l'aurore qui roulaient au ciel. Ces créatures cé- 
lestes parlaient entre elles un langage qui n'était 
point perceptible à l'oreille humaine, mais si doux 
qu'il était une mélodie; elles se soutenaient dans 
l'air presque sans avoir besoin de mouvoir leurs ailes 
et par leur propre légèreté. 

Puis, à son grand étonnement, la petite sirène vit 
que de l’écume qu’elle avait produite, se formait un 
corps pareil à celui de ces créatures divines, que des 
ailes lui poussaient et qu’elle aspirait à s'élever dans 
les airs. 

— Où vais-je? d’où viens-je? demanda-t-elle ; car 
elle avait cessé d’être muette, et sa voix, maintenant, 
résonnait comme celle des belles créatures qui flot- 
taient dans l’air. 

— Tu viens de la terre, lui dirent-elles; et, née 
fille des eaux, iu es transformée en fille des airs; 


ton passage dans le monde des mortels a été ton 


temps d’épreuyes; maintenant, tu es une de nous; 


écoute donc ce que le Seigneur tout-puissant a dé- 
cidé de nous : 

Comme les filles des eaux, nous n’ayons pas d'âme 
immortelle, mais nous pouyons en gagner une par 


nos bonnes actions, Comme les filles des eaux, nous 


65 
avons trois cents ans À vivre; mais nous avous cet 
avantage sur elles, que notre sort dépend de 
nous. ‘ 

Tu n’as pas obtenu l’amour et le bonheur des filles 
de la terre, mais tu as obtenu le martyre. On s’élève 
plus près de Dieu par le dévouement que par le bon- 
heur. Tu as souffert, tu t’es résignée, et Dieu a per- 
mis que tu t’éleyasses jusqu’à nous. 

Maintenant, tu peux, par de bonnes œuvres, te 
procurer une âme. 

— Oh! s’il ne faut que cela, dit la petite sirène, Je 
suis bien sûre de l'avoir. 

Alors elle leva vers le soleil du Seigneur ses yeux 
reconnaissants, el lorsqu'elle les abaissa vers la terre, 
elle revit le navire, et, sans être vue par eux, le 
prince et sa femme qui regardaient avec émotion 
l’écume blanche, en laquelle le matelot qui veillait 
pendant la nuit au bord du navire leur avait dit 
qu’elle avait été changée. 

Invisible alors, elle effleura de ses cheveux le front 
de la jeune épouse, du bout de son aile fit, comme 
une brise légère, voltiger ceux du prince, puis, après 
ce dernier adieu, elle s’éleva jusqu'aux nuages roses 
qui flotiaient dans les champs du ciel, et disparut 
dans l'éther. 

Voilà, 


chers enfants, l'histoire de la petit 


sirène, 


oc 


LE BOI DES QUILLES 


COTTLIEB LE TOURNEUR 


Berlin, mes chers enfants, est, comme vous le sa- 
vez, la capitale de la Prusse, Mais, ce que vous ne 
savez pas, c’est que, sous le règne de ce roi bossu et 
à longue queue nommé Frédéric le Grand, il existait 
à Berlin un excellent ouvrier tourneur nommé Gott- 
lieb. 

Lui, n'avait pas de queue, était droit et beau de vi- 
sage : il pouvait avoir de vingt-quatre à vingt-cinq ans. 

Sa figure rayonnait de franchise et de gaieté, 

Mais à ces avantages physiques, il joignait quel- 
que chose de plus précieux encore : il avait été, si- 
non au collége ou à l’université, du moins à l'école. 
il savait lire, écrire, compter ; il dessinait suffisam- 
ment pour se faire à lui-même certains modèles nou- 

eaux qui n'avaient pas peu contribué à le mettre en 
vogue, où plutôt à mettre en vogue le patron chez 
lequel il travaillait, de sorte que chaque maître étail 
ambitieux d'avoir dans son atelier un si brave com- 
pagnon, 

Aussi les camarades de Gottlieb, qui avaient com- 
mencé par être jaloux de lui, avaient-ils fini par re- 


connaitre franchement sa supériorité et le traiter 


avec toutes sortes d'égards, tandis que les simples 
apprentis le regardaient avec admiration, en di- 
sant : 

— Ah! si je pouvais un jour devenir aussi fort que 
lui! 

Par malheur, cette supériorité porta un mauyais 
fruit: elle enfanta l’orgueil. 

Non pas l’orgueil à l’endroit de son état — ce 
n’etit rien été, car l’orgueil lui eût fait faire de nou- 
veaux progrès, mais l’orgueil à propos de toutes cho- 
ses. 

Or, l’orgueil a presque toujours une compagne en- 
core pire que lui: c’est l'envie, 

Ce fut par ce point faible que le mauvais esprit 
Vatlaqua. 

Gottlieb avait d’abord voulu être le premier en 
science et le premier en bonne conduite parmi ses 
compagnons; mais bientôt cette louable émulation 
ne lui suffit plus: il voulut être le mieux mis, le plus 
fort et le plus adroit aux exercices du corps. Si à cet 
égard il se voyait surpassé par quelque autre, il con- 
cevait pour lui une antipathie qui dégénérait en 
haine, et ne trouvait de repos que lorsqu'il avait, non 


pas égalé, mais surpassé son rival, 


LE ROI DES QUILLES 67 


C'est une triste passion que celle de l’enyie, mes 
chers enfants, et qui devait être pour Gottlieb, 
comme vous allez le voir, la source des plus affreux 
tourments. 

Tous les dimanches, Gottlieb allait se promener, 
de deux heures à cing heures, c’est-à dire entre son 
diner et son goûter, sur la place des divertissements. 
Toute la classe d'ouvriers à laquelle appartenait 
Gottlieb, et même la classe supérieure de la bour- 
geoisie, se réunissaient aux mêmes heures sur celte 
place. Là, on jouait à toutes sortes de jeux, au ton- 
neau, aux quilles, au ballon, au cochonnet; les en- 
fants, de leur côté, jouaient à la toupie, au sabot, au 
bouchon, aux billes, à la balle, au cerf-volant et au 
cerceau. Les femmes et les vieillards s’asseyaient sur 
des bancs plantés à leur intention; les hommes se 
tenaient debout ou se promenaient en causant des 
affaires du temps. 

Gottlieb avait l'habitude, lorsqu'il arrivait sur la 
place, d'y produire une certaine sensation. On se re- 
tournait à son approche, on le suivait des yeux lors- 
qu'il passait, et l’on murmurait tout bas: C’est le 
beau Gottlieb, Vouvrier tourneur. 

Un dimanche, Gottlicb alla, selon son habitude, 
sur la place des divertissements, mais, à son grand 
étonnement, il n’entendit point le murmure habituel 
qui s'élevait à son approche, L’attention hebdoma- 
daire dont il était l’objet ne se manifesta point, Tout 
le monde, hommes, femmes et enfants, couraientaux 
quilles, et formaient 14 un immense cercle autour 
d'un bomme grand et maigre, qui avait défié les 
meilleurs joueurs, 

Cet homme portait le costume d'un ouvrier endi- 
manché, et il excitait l'étonnement général par l'a- 
dresse avec laquelle il lançait la boule, et par le suc- 
cès qu'il eblenait. 

Gottlieb fendit la presse et arriva au premier rang, 


Deux choses le blessèrent vivement, d'abord l'at- 


tention que la foule, à son détriment, accordait à cet 
homme, et ensuite l’habileté réelle qu'il déployait à 
un jeu où Goltlieb avait la prétention de surpasser 
tous ses compagnons. 

Aussi, emporté par son orgueil, Gotilieb offrit 
l’inconnu de jouer contre lui un thaler. 

Il espérait que l'inconnu n’oserait pas risquer une 
pareille somme; mais ilse mit à rire, tira une poi- 
gnée de thalers de sa poche et en laissa tomber un 
près de celui que Gottlieb avait jeté à terre. 

Mais au lieu de surpasser l'étranger comme il l’es- 
pérait, Gottlieb fit blanc sur blanc, ce qui ne iui était 
jamais arrivé. 

Vous savez, mes chers enfants que l’on appelle faire 
blanc passer au milieu ou à côté des quilles sans en 
renyerser une seule. 

Et à chaque blanc que faisait Gottlieb, l'étranger 
poussait un rire désagréable à tout le monde, mais 
particulièrement à Gottlieb. 

Cependant, comme par complaisance, l'étranger 
laissait prendre à Gottlieb un certain nombre de 
points, mais aussitôt que Gottlieb approchait du chif- 
fre qu'il fallait atteindre, en un ou deux coups |’in- 
connu l’atteignait, le dépassait et gagnait la partie, 
abattant, s’il était besoin, les neuf quilles d’un coup, 
ce que Goltlieb, non-seulement n'avait jamais fait, 
mais n’ayail jamais vu faire à personne, 

Gottlieb joua deux heures avec l'inconnu, sans plus 
de succès une partie que l’autre, el perdit six thalers, 
ce qui élail son gain de toute la semaine. 

Mais ce n'étaient point ces six thalers qui lui faisaient 
le cœur gros, c'élait la honte d'être battu devant 
toute celle foule si souvent témoin de son triomphe. 

Aussi, à la dernière partie, furieux, hors de lui, 
aveuglé par la colère, Gottlieb était-il prêt à jeter sa 
boule à la tête de l'inconnu; mais il eut le vague 
sentiment que, plus adroit que lui, l'étranger serait 


peut-être aussi plus fort, et qu'il réjouirait les spee- 


68 LE PERE GIGOGNE 


tateurs, dont quelques uns ne cachaient point leur 
satisfaction, par le spectacle d’une double défaite. 

Il se contenta donc de murmurer entre ses dents: 

— Il n’y a qu’un sorcier qui puisse jouer aux quil- 
les comme cet homme y joue. 

Mais, si bas qu’il eùt machonné ces paroles, 1’é- 
tranger les avait entendues. 

— Si un long exercice et une grande adresse, dit- 
il d’une voix calme, sont de la sorcellerie, oui, je 
suis sorcier; mais j'ai joué aux quilles par toute l’AI- 
lemagne, et quoique partout j'aie gagné, je ne mesuis 
jamais entendu faire un pareil reproche. 

Et, ramassant son thaler à lui, le seul qu'il eût eu 
besoin de mettre au jeu, et les six thalers que Gott- 
lieb avait successivement tirés de sa poche, il les mit 
tranquillement dans son gousset, en faisant au pau- 
vre compagnon quelques éloges ironiques sur la fa- 
con dont il jouait aux quilles, et en lui souhaitant 
meilleure chance pour le dimanche suivant. 

— Restez-vous donc ici jusqu’à dimanche ? lui de- 
manda Gotilieb. 

— Non, répondit l'étranger avec son ricanement 
sinistre, mais je reviendrai bien volontiers, si vous 
voulez prendre votre revanche. 

Ainsi provoqué, Golilieb n’osa refuser. 

— Eh bien soit, dit-il, je vous attends. 

— A dimanche donc, reprit l'étranger. 

Et, saluant la foule, il s’éloigna en sifflant un air 
si singulier, que personne, non-seulement n'avait 
entendu siffler cel air, mais même siffler de la facon 
dont sifflait l'inconnu. 

Aussi, lant qu'on entendit l'étrange mélodie, per- 
sonne n'eut-il l'idée de l’interrompre par ses paroles, 
de même que, tant qu'il fut visible, personne n'eut 
l'idée de regarder d'un autre côté que celui par le- 
quel il s'éloignait, 

Gotlieb semblait, comme les autres, étre sous le 


charme, 


Mais lorsque les yeux se détournérent de l'étran- 
ger, ils se tournérent vers Gottlieb. 

Alors courut par la foule comme un écho du rire 
de l’étranger; toute bienveillance semblait éteinte 
dans les cœurs à l’endroit du pauvre Gottlieb, et ce 
fut à qui lui jetterait la raillerie. 

Gottlieb eût bien voulu tomber sur celui des rail- 
leurs qui était le plus prés de lui; mais il comprit 
que, s’il tombait sur celui-là, tous les autres tombe- 
raient sur lui. 

On lui faisait payer en un jour tous ses triomphes 
de l’année. 

Gottlieb, tout enragé qu'il était au fond du cœur, 
se contenta donc de dire : 

— C'est bien, on verra dimanche, 

Et il se retira. 

Mais il se retira avec une intention. 

C'était de s’enfermer dans sa chambre, où il avait 
des instruments et du bois, d’y tourner un jeu de 
quilles et une boule, et de s'exercer tous les jours, 
afin de disputer le dimanche suivant la victoire, s’il 
ne pouvait la remporter. 

Ce qui l'avait humilié, c'était la plénitude de sa dé- 
faite. 

Comme c'était un très-habile ouvrier que Gottlieb, 
son jeu de quilles et sa boule furent achevés pour le 
lendemain à l’heure du diner, 

Dans l’ardeur qu’il avait mise à son travail, 11 n’a- 
vait ni soupé, ni déjeuné. Il se contenta de manger 
une grande assiettée de soupe, mit un morceau de 
pain dans sa poche, prit sous son bras ses quilles, 
dans sa main sa boule, s’achemina vers le jardin, et, 
refermant avec soin la porte derrière lui, il chercha 
un endroit propice à son étude. 

L'endroit fut bientôt trouvé; c'était sous une allée 
de tilleuls qui, par la régularité de sa double ligne, 
devait servir de conducteur à l'œil, 


Il dressa les quilles, mesura la même distance que la 


LE ROI DES QUILLES 


veille, c'est-à-dire dix-huit pas, et se mit à jouer seul. 

Là, il retrouva son adresse première. 

Il abatlit bien deux, trois, quatre, cing, et même 
six quilles, mais jamais, comme l’étranger, il ne put 
abattre les neuf d’un seul coup. 

Gotilieb mettait une telle action à cette espèce de 
répétition, qu’il comptait comme s’il jouait réelle- 
ment. 

il enayait quatre-vingt-onze, qu'il avait amassés en 
vingt coups, et par conséquent il ne lui restait plus 
que neuf à faire, lorsqu’en revenant à sa place et en 
se retournant pour lancer sa boule, il vit, à son grand 
étonnement, l'étranger debout et les bras croisés 
près du jeu de quilles. 

Une sueur froide courut par tout le corps de 
Gottlieb. Par où avait-il pu pénétrer dans le jardin, 
quand il croyait avoir fermé la porte avec tant de soin? 

L’étranger ne parut pas remarquer l’étonnement 
du compagnon tourneur. 

— Ah! ah! dit-il, commes’il eût compté les quilles 
abatlues depuis le commencement de la partie, qua- 
tre-vingt-onze ! C’est maintenant qu'il faudrait abattre 
les neuf quilles d’un coup. 

— Impossible, murmura Gottlieb avec un soupir. 

— Bah! impossible, reprit l'étranger, parce que 
vous vous y prenez mal. — Tenez, prêtez-moi votre 
boule, et vous allez voir comment on en fait neuf 
d'un coup. 

Util s’approcha de Gottlieb qui, espérant surpren- 
dre le secret de l'inconnu, lui mit sa boule dans la 
main, 

L'inconnu, sans même viser, lança la boule, et abat- 
tit les neuf quilles, 

— Vous le voyez, dit-il, ce n’est pas plus difficile 
que cela. 

Gottlieb plongea sa main avec colère dansses che- 
veux ; il s’en fût volontiers arraché une poignée. 


L'inconnu éclata de rire, 


69 


Il y avait dans ce rire quelque chose de métalli- 
que et de strident qui exaspérait Gottlieb. 

Il en revenait à l’idée qui lui était déjà passée par 
l'esprit sur la place de divertissement, c’est-à-dire 
de tomber sur l'étranger et de l’assommer. 

Mais en l’examinant, en le voyant si sec et si ner- 
veux, Gottlieb comprenait que ce n’était pas une 
victoire facile, mais que c'était à coup str une Intte 
dangereuse. 

En ce moment, l'étranger lui posa la main sur 
l'épaule. 

Gottlieb tressaillit; il lui sembla que cing ongles 
aigus lui entraient dans la chair. 

Cependant on eût dit qu’une puissance surnaturelle 
le fixait à sa place. 

— En vérité, lui dit l'inconnu, je t'avais cru jus- 
qu'ici un homme intelligent, Gottlieb, mais à ma 
grande honte, je vois que je m'étais trompé. 

— Pourquoi cela? demanda le tourneur. 

— Mais parce que, désirant apprendre mon se- 
cret, au lieu de chercher à entrer en amitié avec moi 


pour que je te le communique, tu songes de quelle 


| facon tu pourras te venger d’un bomme qui n’a d’au- 


tre tort à ton égard que d’être plus fort que toi aux 
quilles. 

Gottlieb regarda l'étranger avec étonnement ; il v2- 
nait de lire au plus profond de sa pensée. 

Mais, éludant une réponse directe, trop embarras- 
sante à faire pour lui : 

— Il y a donc un secret? demanda-t-il, 

— Sans doute, qu'il y a un secret, répondit l'in- 
connu. 

— El ce secret, tu peux me l'apprendre ? 

— Non-seulement je puis te l'apprendre, mais 
mais même je ne demande pas mieux. 

Gottlieb fil un mouvement de joie qui n'échappa 
point à l'inconnu, 


— Cependant, lui dit celui-ci, tu connais trop le 


70 LE PERE GIGOGNE 


monde, compagnon, pour ne pas savoir que l’on ne 
donne rien pour rien. 

— Ah! ah! fit Gottlieb. 

— Au reste, que t’importe, si je te demande une 
chose qu'il te soit facile de m’accorder? 

— Eh bien! voyons, que me demandes-tu? fit Gottlieb. 

L'inconnu se gratta l’oreille. 

— Parle donc! insista Gottlieb. 

— Attends donc, lui dit l’inconnu, il me faut le 
temps de réfléchir. Je voudrais te traiter en ami, et, 
comme je te l’ai dit, te demander quelque chose 
qu'il te soit facile de m’accorder. Par exemple, t’en- 
gagerais-tu à me promettre de ne plus jamais boire 
de la bière blanche? 

— Oh! non, quant à cela, non! Je ne ferai jamais 
une telle promesse ! s’écria Gottlieb avec fermeté. Je 
suis un véritable enfant de Berlin, et je ne saurais 
vivre sans bière blanche; aussi, demande-moi autre 
chose, ou garde ton secret. 

— Eh bien, voyons, je veux être bon prince. En- 
gage-toi, pendant tout le reste de ta vie, à jouer aux 
quilles au moins trois fois par semaine. 

— Oh! quand à cela, s’écria Gottlieb enchanté, de 
grand cœur, et je te fais volontiers une promesse qui 
me procurera tous les deux jours un délassement 
agréable. 

Et là-dessus il frappa amicalement dans la main de 
l'inconnu; mais au moment où les deux mains se 
touchaient, il sembla à Gottlieb que tout son sang 
s’allumait dans ses veines ; une gaieté extraordinaire 
‘anima; il se mit à sauter de joie. 

— Eh bien, à la bonne heure, voilà comme tu me 
plais, lui dit le grand maigre; finissons done notre 
marché : je te donne la faculté de renverser les neuf 
quilles à chaque coup, ce qui assure la victoire sur 
tous les joueurs de quilles de l'Allemagne, et même 
de France, et toi tu Vengages à jouer aux quilles 


trois fois la semaine; est-ce bien cela? 


— C'est cela ! s’évria vivement Gottlicb. 

— Seulement, prends garde à toi, si tu netiens 
pas ta parole! reprit l'inconnu d’un ton mena- 
çant. 

— Sur quoi faut-il faire serment? demanda Gott- 
lieb. 

— Sur ton salut éternel ! dit l'étranger. 

— Je le jure! fit Gottlieb en étendant la main. 

— Oh! dit l'étranger, cela ne se pratique pas ainsi; 
tu connais Je proverbe qui dit : Verba volant; scripta 
manent. Ecrivons. 

Et, fouillant dans sa poche, il en tira du papier, de 
l'encre et une plume, dressa un contrat en règle, et 
invita Gottlieb à le signer. 

Gottlieb prit lecture du contrat, et, comme il ne 
contenait que ce qui avait été convenu, il signa sans 
difficulté. 

L’étranger relut à son tour le papier, le plia en qua- 
tre, et le fourra dans sa poche, en riant de ce rire qui 
avait tant inquiété Gottlieb, et qui, cette fois, lui fit 
courir un frisson dans les veines. 

— Là, dit-il, tout est maintenant en règle. Du mo- 
ment où tu as buriné ton paraphe sur notre conven- 
tion, tu as reçu la faculté que tu désirais; tu es main- 
tenant le plus fort joueur de quilles qu'il y ait au 
monde; seulement n'oublie pas de jouer trois fois 
par semaine, Si une seule fois tu oublies, tu es perdu. 
Tu as juré sur {a félicité éternelle, et tu m’appar- 
tiens, car je n’ai pas besoin de te dire, je présume, 
que je suis Satan, 

Toutefois, ajouta le mauvais esprit, comme poussé 
par une force supérieure, je dois te déclarer une 
chose, c'est que notre contrat devient nul du mo- 
ment où tu trouves un joueur plus fort que loi. 

Mais, ajouta-t-il en riant de son rire diabolique, 
je suis tranquille, je sais bien que tu ne le trouveras 
point. 


A ces mots, l'étranger disparut tout à coup, sor- 


| 
| 


LE ROI DES QUILLES 73 


tant de scène comme il y était entré, et laissant Gott- 
lieb seul et stupéfait. 
Car Gottlieb savait maintenant à quel joueur de 


quilles il ayait eu affaire. 


COMMENT GOTTLIEB FUT PROCLAME LE ROI DES QUILLES, 
MAIS NE TROUVA PLUS PERSONNE QUI YOULUT JOUER 
AVEC LUI. 


L’émotion qui s’était emparée de Gottlieb à la dis- 
parition de |’étrange compagnon avec lequel il venait 
de tire son pacte ne fut pas de longue durée, 
car bientôt la pensée de la précieuse acquisition 
qu'il venait de faire chassa tout autre sentiment de 
son cœur. 

— Ah! s’écria-t-il dans sa joie, comme ils vont 
ouvrir les yeux et la bouche, les autres, en me yoyant 
renverser les neuf quilles à chaque coup ! Ils vont de- 
venir enragés de jalousie, et personne n’osera plus 
élever la voix contre moi. Toutes les neuf à chaque 
coup! On m’appellera le roi des quilles, et l’on vien- 
dra de toute l'Allemagne pour m’admirer. On m'in- 
vitera dans tous les quilliers, et l’on donnera des 
fêtes en mon honneur. 

Et quand je pense au peu que me coûte un pareil 
talent, car, au bout du compte, qu’ai-je promis? De 
jouer aux quilles trois fois par semaine, voilà tout, 
et ma supériorité doit durer jusqu’à ce que je trouve 
quelqu'un de plus fort que moi, c’est-à-dire toujours. 
Le plus grand joueur du monde, puisqu'il n’y a que 
neuf quilles au jeu, n’en pourra pas renverser plus 
de neuf, Hourra! je suis l'homme le plus heureux 
de la terre! 

Tout à coup son front se rembrunit; cette pensée 
lui était venue que peut-être l'étranger n'avait fait 


que s'amuser à ses dépens : cette réflexion, en effet, 


lui causait une terrible anxiété; en conséquence i? 
redressa les quilles abattues, ramassa la boule, cou~ 
rut à la distance ordinaire, et, tout tremblant d’émo- 
tion, lança la boule. 

L’inconnu ne l'avait pas trompé, les neuf quilles 
tombérent. 

— Toutes les neuf! s’écria Gottlieb en sautant de 
joie. 

Et il les redressa de nouveau et de nouveau les 
abattit. 

Il continua de jouer ainsi jusqu’à ce que la nuit fût 
venue, car il éprouvait une indicible sensation de 
joie à la chute de ses neuf quilles, si bien que, s’il y 
eût eu de la lune au ciel, il eût passé la nuit à jouer 
tout seul. 

Mais quand l'obscurité fut si épaisse qu’il ne put 
voir à quatre pas de lui, force lui fut de rentrer, il se 
consola en saut qu'il rentrait pour prendre du 
repos. 

Seulement Gottlieb avait trouvé le mot, mais il 
chercha inutilement la chose; il se roula sur son lit 
plus de trois heures ayant de pouvoir s'endormir ; 
puis, une fois endormi, il fit les rêves les plus 
bizarres, se réveillant en sursaut de dix minutes en 
dix minutes, heureux de n'avoir fait que rêver; il va 


sans dire que l’homme grand, sec et maigre jouait 


toujours le principal rôle dans ses visions. 

Le lendemain, Gottlieb, en se levant, se sentit tout 
brisé; aussi résolut-il de se reposer en jouant. Il se 
leva, mit ses vêtements du dimanche, alla chez son 
patron et lui dit qu'une indisposition lui étant surve- 
nue, il ne pouvait travailler ; il demandait done un 
congé de vingt-quatre heures, promettant de rat- 
lraper incessamment le temps perdu, 

Le patron fit la moue, mais il lui accorda sa de- 
mande, ne voulant pas contrarier un si habile ou- 
vrier : d'ailleurs, son visage portait les traces de Ja 


fatigue de Ja veille et de l'insomnie de la nuit, 


72 LE PERE GIGOGNE 


Gottlieb, ayant congé, se mit à flâner par la ville; 
mais, s’il faut le dire, il ne faisait guère attention à 
ce qui se passait autour de lui, ne pensant qu’à sa 
science, et voyant toujours les neuf quilles sauter en 
l'air au contact de la boule; aussi ne tarda-t-il 
pcint, sans même avoir eu la volonté d’y venir, à se 
trouver sur la place de divertissement. 

Il n’y avait encore personne. 

Gottlieb regarda sa montre ; il n’était en effet que 
dix heures du matin, et la place de divertissement 
n’était réellement fréquentée que dans l'après-midi. 
Le jeune ouvrier s’assit à la porte d’un cabaret, se 
fit donner un pot de cette bière blanche à laquelle il 
avait refusé de renoncer, et s’abandonna à ses ré- 
flexions. 

Mais les réflexions se résumaient toutes dans ces 
six mots : 

Toutes les neuf à chaque coup! 

Il but une première choppe de bière, puis une se- 
conde, puis une troisième; alors la lassitude de la 
veille et l’insomnie de la nuit commencèrent à agir 
sur lui. Il s’endormit, murmurant encore dans son 
sommeil : Toutes les neuf à chaque coup. 

{| dormit ainsi jusque vers deux heures de l’après- 
midi, heure à laquelle le jardin commenca de se 
remplir de monde, et où les premières quilles furent 
dressées sur le quillier, Mais à ce bruit, qui pénétra 
au plus profond de son sommeil, il se réyeilla tout à 
coup joyeux et dispos. 

D'un saut il était sur le quillier et s’écria gaie- 
ment : 

— Bonjour à tout le monde. Voilà ma mise, J'en 
suis. 

Les joueurs étaient en partie ceux de la veille, et, 
comme ils avaient encore en fraîche mémoire sa mau- 
vaise chance de la veille avec l'étranger, ils com- 
mencèrent À goguenarder, se réjouissant d'ayance de 


lui gagner son argent, 


Mais pour cette fois leur erreur fut grande. 

Gottlicb, à leur grand étonnement, renouvela te 
miracle opéré la veille par l'étranger, renversant les 
neuf quilles à chaque coup, de sorte qu’en peu d’in- 
stants il eut gagné une somme assez ronde. 

Cette adresse surpassait celle de l'inconnu qui, 
quoique jouant de première force, avait de temps en 
temps laissé deux ou trois quilles debout. 

Aussi les joueurs commencèrent-ils de chuchoter 
entre eux, et comme Gottlieb continuait d’abattre les 
neuf quilles à chaque coup, un de ses compagnons, 
plus mauvaise tête que les autres, donna un coup de 
pied dans les quilles, en disant que Gottlieb était un 
mauvais drôle et leur gagnait leur aient à l’aide de 
quelque tour infernal. 

Mais Gottlieb se mit à rire, disant que chacun était 
libre de penser ce que bon lui semblerait. La veille, 
il avait fait à l'étranger le même compliment qu’on 
venait de lui faire, et tout le monde s’était moqué de 
lui. Il ajouta qu'il avait attentivement étudié la ma- 


nière de procéder de l'inconnu, qu'il s'était, le même 


soir, exercé tout seul à faire le grand coup, et qu'a- 


près une foule d'épreuves inutiles, il avait enfin 
trouvé le secret. 

Ces paroles, qui pouvaient être la vérité, parurent 
logiques aux autres joueurs, qui réprimandèrent ce- 
lui qui s'était emporté; mais Gottlieb continuait d’a- 
battre les neuf quilles à chaque coup, et par consé- 
quent empochait les enjeux à chaque partie. Gelui 
qui avait déjà insulté Gottlieb revint à la charge, et 
cette fois trouva ses compagnons disposés à le soute- 
nir, En effet, au lieu de l'admiration qu'il avait cru 
exciter, le trop habile joueur n'avait fait naître que 
le mécontentement; les uns, et c’étaient les moins 
acharnés, prétendaient que Gottlieb était un escroc 
qui employait un coup connu de lui seul; les autres 
allaient plus loin, prétendant que Gottlieb s'était 


donné au diable, et que, voulût-il ne pas abattre les 


on 


i 


LE ROI DES QUILLES 


neuf quilles, il ne pourrait pas; tous ensemble étaient 
d'accord qu'il ne fallait plus, sous aucun prétexte, 
jouer avec un homme qui était d'avance sûr de ga- 
gner. 

Le jeu cessa done; mais comme Gottlieb continuait 
de railler ses camarades, les traitant de mauvais 
joueurs et de poltrons, bientôt, des railleries on en 
vint aux injures, et des injures aux violences, si bien 
qu'à la fin d’une mélée où la garde fut forcée d’in- 
tervenir, on reporta notre roi des quilles tout meur- 
tri à la maison. 

Cependant il ne put s'abstenir, tout meurtri qu'il 
fût encore, de retourner le surlendemain au quil- 
lier, Il avait sa promesse à remplir envers l’étran- 
ger. 

Mais il en fut de la deuxiéme fois comme de la 
première, et de la troisième comme de la seconde, 
si ce n’est cependant que les disputes devenant de 
plus en plus acharnées, les suites de cette troisième 
visite au quillier furent si graves, que Gottlieb n’osa 
plus y retourner. 

Force lui fut donc de chercher, à une autre extré- 
mité de Berlin, un quillier auquel ilne fût pas connu ; 
mais il eut le même sort, et le deuxième jour le roi 
des quilles fut mis à la porte du second comme du 
premier. 

Gottlieb se mit donc à chercher un troisième en- 
droit. 

Mais, quoique la ville de Berlin ne manque pas 
d'endroits où l'on joue aux quilles, la mauvaise ré- 
putation de notre jeune tourneur se répandit si vite 
en tout lieu, qu'il en arriva à ne plus pouvoir se 
montrer sans être l’objet de mille injures et de mille 
violences, 

Or, n'oubliez pas, mes chers enfants, qu'en vertu 
de son pacte avec Satan, il était obligé de jouer trois 
fois par semaine. Il en résulta que ne pouvant plus 


jouer à Berlin, force lui fut de quitter la ville pour 


73 
aller chercher ailleurs des gens qui voulussent bien 
jouer avec lui. 

Au reste, rien nele retenait dans la capitale de la 
Prusse. Son premier patron l’avait renvoyé à cause 
de sa paresse. Le second ne l’avait gardé que quinze 
jours; le troisième, deux; et lorsque sa chance aux 
quilles avait été connue des autres patrons, aucun 
n'avait voulu prendre chez lui un homme que l’on 
accusait d’être en relations avec le diable. 

Gottlieb fit donc son paquet, et, la valise sur le 
dos, le baton à la main, il partit plein d’espoir pour 


l'étranger, 


———— oS 


OU GOTTLIEB FRISE DE BIEN PRES LA DAMNATION 
ETERNELLE. 

Dans un autre temps, un pareil voyage eût eu pour 
Gottlieb un grand charme, car, en sa qualité d’Alle- 
mand, c'est-à-dire de rêveur, il eût savouré toutes 
les beautés de la nature, mais dans la disposi- 
tion d’esprit où il était, il ne fitattention à rien. Pen- 
sant toujours aux maudites quilles, il jeta à peine un 
regard sur les montagnes et les vallées, et ne s'arrêta 
pas même à l’ombre de la forêt que le soleil faisait 
étinceler des nuances les plus charmantes et les plus 
variées. 

Un autre se fût arrêté à écouter le murmure des 
feuilles, le bruissement de la source et le chant des 
oiseaux; mais pour lui tous ces bruits étaient sans 
charmes, et il n’entendait que le roulement des 
boules et le fracas des quilles qui tombaient. 

Lorsque, dans le lointain vaporeux, il voyait poin- 
dre une ville ou village, il ne remarquait pas la 
beauté du site; il ne songeait pas s’il y trouverait du 
travail; il se demandait : 

— Pourrai-je ¥ faire ma partie de quilles? 

Son voyage ne lui apporta done ni plaisir ni in- 


struction. Il était toujours préoccupé et triste, se 


7 LE PÈRE GIGOGNE 


trouvant désappointé dans ses espérances de bon- 
beur, Au lieu des égards et des honneurs qu'il croyait 
voir venir au-devant de lui ou marcher à sa suite, il 
ne rencontrait que jalousie et persécution. En effet, 
il ne put séjourner nulle part plus de huit jours, 
bien heureux encore quand il pouvait quitter sain et 
sauf le pays cu il avait passé ces huit jours. 

Peu à peu, à la suite de toutes ces injures reçues, 
de toutes ces querelles soulevées, ses allures devin- 
rent tellement suspectes qu’on le prit pour un vaga- 
bond, et que la police exerça sur lui une sévère sur- 
veillance. 

Mais Gottlieb ne regrettait ni sa réputation ta- 
chée, ni son honneur perdu; non, sa seule inquié- 
tude était d’en arriver à une semaine où il lui serait 
impossible de jouer trois fois aux quilles. 

Chaque fois que cette pensée se présentait à son 
esprit, tout son corps tremblait d’effroi, et qu'il y eût 
en vue ou non une ville ou un village, il se mettait à 
courir comme un fou, pour trouver nn endroit où il 
y eût un quillier. 

Celui qui l’eût rencontré courant ainsi, l'œil ha- 
gard, le visage effaré, l’eût pris bien plutôt pour un 
criminel poursuivi par sa mauvaise conscience que 
pour un ouvrier habile, maître dans son état, ou pour 
un beau joueur, sachant faire tomber les neuf quilles 
d’un seul coup. 

Aussi finit-il par maudire son habileté extraordi- 
naire, surtout lorsqu'il lui arrivait pendant une moi- 
tié de semaine de ne point trouver l’occasion de 
jouer, 

Dans cette situation, il suppliait alors le premier 
venu de faire une partie avec lui, et parfois, quand 
un refus répondait & sa demande, il jouait avec le 
garcon qui dressait les quilles, pour ne pas tomber 
dans les griffes de Satan! 

Six mois se passérent ainsi. 


Gottlieb, pendant ces six mois, devint de plus en 


plus misérable : s’adonnant à la boisson d’abord pour 
s’étourdir, et ensuite par habitude. 

Un jour, il arriva dans un village près des fron- 
tiéres de la Silésie. C'était un samedi, et il n’avait en- 
core joué que deux fois dans la semaine; aussi en- 


tendit-il avec joie, en approchant d'un cabaret, le 


bruit des boules et des quilles, et les cris du garçon : 


qui les dressait. 

Il jeta vite sa valise sur un banc et courut au jeu, 
heureux d’avoir, cette fois encore, échappé à son 
ennemi infernal. 

Mais cette bienheureuse rencontre, qu'il regar- 
dait comme un bonheur, faillit au contraire amener 
sa perte. 

Gottlieb se mit donc à jouer, mais il ne trouvait 
plus de plaisir au jeu, ne jouant plus que par néces- 
sité, et toujours avec angoisse. 

Lestrois premiers coups, il renversa les neuf quilles 
sans que les joueurs fissent aucune observation ; mais 
voyant qu'il ne manquait jamais son coup, ils com- 
mencèrent bientôt à manifester leur mécontentement, 
du mécontentement ils passèrent bientôt aux in- 
jures, et des injures aux coups de poing. Bientôt les 
coups de poing parurent insuffisants, et l’on se lança 
des chaises à la tête. Au milieu de l’escarmouche, 
Gottlieb attrapa une bouteille par le goulot, et en 
assena un coup terrible sur la tête d’un jeune tisse- 
rand. La bouteille se brisa, et le jeune homme tomba 
à terre, évanoui et baigné dans son sang, 

Alors il se fit un silence de mort : tous regardè- 
rent avec terreur la victime, et Gottlieb, frémissant 
à la pensée de ce qui pouvait lui arriver, profita du 
trouble, saisit sa valise, et s'élança vers la porte du 
cabaret, Mais, au seuil, il trouva les gendarmes qui 
venaient, appelés par le bruit, et qui lui mirent la 
main sur le collet. 

Gottlieb voulut se disculper; mais, d'un accord 


unanime, tout le monde tomba sur lui, l'acousant 


LE ROI DES QUILLES 


d’avoir suscité la querelle et d’être un suppôt de Sa- 

tan, ou tout au moins un vagabond ou un malfaiteur ; 

on l’accompagna ainsi jusque chez le bourgmestre, 

ù il arriva déchiré, saignant, et mourant de fa- 
. tigue. 

Le magistrat, qui n'avait pas en ce moment le 
temps d’entendre contradictoirement les parties, 
commença par donner l’ordre d’incarcérer Gottlieb, 
jusqu’à nouvel ordre. 

Voilà donc notre pauvre tourneur, le beau jeune 
homme dont l’ambition était d’être toujours le pre- 
mier de tous, enfermé dans une sombre prison, avec la 
triste perspective de n’en sortir que pour aller au 
bagne, peut-être même pour monter à l’échafaud. 

Mais ce n'étaient ni l’échafaud ni le bagne qui oc- 
cupaient la première place dans sa pensée, c'était de 
ne pouvoir faire ses trois parties de quilles dans la 
semaine, et par conséquent d’appartenir à Satan, en 
vertu du pacte qn’il avait signé. 

Ce fut avec cette terrible pensée qu’il était perdu, 
non-seulement dans ce monde mais encore dans 
l’autre, que Gottlieb se jeta sur la paille de son ca- 


chot, 


OU GOTTLIEB RENCONTRE UN CHARBONNIER, ET CE QU'IL 


ADVIENT DE CETTE RENCONTRE, 


Gottlieb fut à peine en prison qu'il comprit toute 
la gravité de sa situation; aussi son premier mouve- 
ment fut-il tout au désespoir. Il eut d’abord l'idée de 
se briser le front contre les barreaux de fer de sa 
fenêtre; mais il réfléchit que la mort, loin de mettre 
un terme à ses souffrances, le rapprochait du mo- 


ment terrible où son âme, engagée à Satan, tombe- 


75 
rait entre ses griffes. Les souffrances qu’il éprouvait 
en ce monde, si cruelles qu’elles fussent, n'étaient 
donc rien en comparaison de celles qu’il éprouverait 
dans l’autre. 

Dans cette extrémité, un heureux mouvement le 
ramena vers Dieu, c’est-à-dire vers la source de tout 
bien et de toute miséricorde. 

Écrasé de douleur, courbé sous le poids du déses- 
poir et de la terreur, il s’agenouilla humblement et 
fit une ardente priére. Il confessa son péché, recon- 
nut que l’orgueil en était la source, demanda sincère- 
ment pardon à Dieu et le supplia, en versant des 
larmes amères, de vouloir bien venir à son secours. 

Il fit, en même temps et du fond du cœur, le ser- 
ment de devenir un tout autre homme et d'employer 
désormais toutes les facultés de son âme à mériter la 
faveur du Tout-Puissant. 

Une bonne prière, sortant d’un cœur sincère et re- 
pentant, ranime toujours celui qui la fait. Gottlieb 
sentit cette vérité; il se sentit plus tranquille et con- 
cut l'espoir de voir revenir les jours heureux. 

Ce même jour, en effet, comme si la prière était 
parvenue aux pieds du trône de Dieu, et que Dieu 
eût voulu faire briller un rayon d’espoir aux yeux de 
Gottlieb, il vit s'ouvrir sa prison, et deux gendarmes 
le conduisirent vers le bourgmestre. 

— Jeune homme, lui dit le magistrat, remerciez 
Dieu de ce que l'événement qui vous a fait mettre en 
prison ait, contre toute attente, une issue heureuse : 
quelques lignes de plus, et le coup que vous avez porté 
à votre adversaire était mortel, Mais, par bonheur, 
il est en voie de convalescence, et lui-même est venu 
jusque chez moi pour demander votre grâce. Or, 
comme c’est précisément aujourd'hui le jour de ma 
fête, j’agirai avec plus d'indulgence que je ne le de- 
vrais, Voici votre passe-port et quatre thalers, partez 
avec Dieu, et si j'ai un conseil & vous donner, ne 


jouez plus, et surtout aux quilles, 


76 LE PERE GIGOGNE 


Gottlieb remercia sincèrement le bourgmestre 
de ses bons conseils et de ses quatre thalers, et, le 
cœur en proie aux sentiments les plus opposés, il 
quitta la ville, mais se répétant à lui-même le ser- 
ment qu'il avait fait au bourgmestre : de ne plus 
jouer. 

Le lendemain était un samedi. 

La semaine allait donc se terminer sans qu'il eût 
fait une seule partie de quilles. Or, on se le rappelle, 
il s'était engagé avec Satan à jouer au moins trois 
fois par semaine. 

Chaque fois que la pensée de cet engagement se 
présentait à son esprit, il éprouvait un indicible ser- 
rement de cœur, et, s’arrétant malgré lui, il soupirait 
profondément. 

— O mon Dieu! murmurait-il de temps en 
temps, il n’y a que toi qui puisses me sauver, mais 
que ta volonté soit faite, même au cas où tu ne me 
trouverais pas digne de ta miséricorde. 

Et chaque fois qu'il prononcait ces paroles, il se 
sentait soulagé, et l’on eût dit qu'un poids était en- 
levé de slessus sa poitrine. 

fl marcha pendant toute la journée du samedi, se re- 
commandant ainsi au Seigneur, et, vers le soir, il ar- 
riva dans un petit village silué de la façon la plus 
pittoresque au bord d’une rivière et adossé à une fo- 
rêt de chênes majestueux. 

Là, il s'arrêta pour manger un morceau de pain et 
boire un verre d’ean; puis, ce modeste repas terminé, 
il répéta de nouveau sa prière. 

A peine venait-il d'en prononcer Je dernier mot, 
qu'il entendit du bruit derrière lui; il se retourna et 
vit, sortant d'une charmille, un vieux charbonnier, 
noir du haut en bas. 

Le charbonnier le regarda avec attention. 

— Hé! jeune homme, lui dit-il, tu me parais bien 
triste; on dirait, par ma foi, que tu as le couteau 


sur la gorge, 


— Hélas ! répondit tristement Gottlieb, {j'ai bien 
pis que cela! ; 

— Pis que cela! c'est difficile! répliqua le char- 
bonnier. 

— Pis que ceia, je le répète, reprit Gottlieb, car 
il ne s’agit pas pour moi de ma mort seulement, 
mais de ma damnation éternelle, 

— Quant à cela, jeune homme, luidit le charbon- 
nier en secouant la téte, cela, permets-moi de te le 
dire, dépend de toi; tant que l’homme vit il est 
maitre de son salut, 

Gottlieb secoua mélancoliquement la téte en pous- 
sant un profond soupir. 

— Voyons, lui dit le charbonnier, raconte-moi ce 
qui Vest arrivé, et peut-être saurai-je te donner un 
bon conseil. 

Gottlieb hésita d’abord à consentir à cette de- 
mande; mais, voyant le regard bienveillant du vieux 
charbonnier, il finit enfin par lui ouvrir son cœur. 

Puis, le récit terminé : À 

— Tu vois bien, lui dit-il, que j’appartiens irrémis- 
siblement au démon, puisque je ne puis être sauvé 
que si je trouve un homme qui joue mieux aux quil- 
les que moi. Or, comment trouyerai-je un homme 
qui joue mieux aux quilles que moi, puisqu’à tout 
coup j’abats les neuf quilles? Le bon Dieu lui-même 
descendrait du ciel qu'il ne pourrait faire que ce que 
je fais. 

Au reste, ajouta Gottlieb en levant les yeux au 
ciel, je n’ai du moins pas longtemps à attendre pour 
être fixé; je me suis engagé avec Satan à jouer trois 
fois la semaine, et nous voilà arrivés au samedi soir 
sans que j'aie touché une boule ni renversé une 
quille, el demain à minuit, comme le terme sera ex- 
piré, je saurai à quoi m'en tenir, Au reste, j'ai fait 
serment de ne plus jouer et je tiendrai mon serment, 

— Wt rien ne pourrait te faire manquer à cette pro- 


messe ? 


LE ROI DES QUILLES 


— Rien. Quelque chose qui arrive, c’est fini, je ne 
jouerai plus aux quilles ni à aucun autre jeu. 

— Mon jeune ami, lui dit le charbonnier, le 
cas est grave, j'en conviens; cependant il ne faut 
pas désespérer. Souvent, plus le danger menace, 
plus le secours est pres. Confie-toi à la toute- 
puissance de Dieu, devant laquelle la toute-puis- 
sance du diable n’est que de la défaillance. 

— Je le sais bien, je le sais bien, murmura Gott- 
lieb, mais Satan est si rusé! 

— Pas tant que tu le crois, dit le charbonnier en 
riant et en montrantses dents, qui paraissaient d’au- 
tant plus blanches que sa figure était plus noire. Tu 
connais sa dernière histoire avec un chef arabe ? 

— Non, répondit tristement Gottlieb. 

— Eh bien, voilà ce qui vient de lui arriver Il 
avait rendu je ne sais quel service à un scheik arabe, 
et comme celui-ci lui demandait comment il pouvait 
payer le service rendu par lui : 

« — Je veux tes deux prochaines récoltes, lui dit 
Satan. 

» — Le dessus, ou le dessous? lui demanda le scheik. 

» — Parbleu, dit Satan, le dessus. » 

Le scheik alors sema des pommes de terre, des ca- 
rottes et des rayes, de sorte que Satan eut les feuilles 
et le scheik les légumes. 

« — Cest bien, c’est bien, dit Satan, j'y suis pris 
celte fois-ci, mais je ne le serai pas la prochaine : je 
veux le dessous, » 

Le scheik sema du riz, du froment, et du 
maïs, de sorte que Salan ent les racines et lui les 
fruits, 

— Eh bien, dit Gottlieb en frissonnant, il se ven- 
gera sur moi, car, avec moi, son trailé est bien fait, 
ct il ne s’agit pas du dessus ni du dessous, 

— Qui sait? dit le charbonnier ; voyons, ne vous 


laissez pas abattre, entrez dans ce village, cherchez 


| 


77 
puis, le matin, mettez-vous en route toujours con- 
fiant en Dieu, ne vous arrétez qu’au quatriéme vil- 
lage que vous rencontrerez sur yotre chemin, entrez 
dans l’auberge qui a pour enseigne : A U’Epée de l'Ar- 
change ; nous nous y reverrons. 

Et après lavoir encore une fois invité à persévérer 
dans ses bonnes intentions, il disparut derrière la 
charmille de laquelle il était sorti. 

Gotilieb suivit de point en point son conseil, et, 
après une nuit plus calme qu’il ne l’eût espéré, il se 
remit en route vers le village désigné. 

Mais au deuxième village, — on se rappelle qu'il 
devait s'arrêter au quatrième seulement, — mais au 
deuxième village, il entendit le bruit d’un quillier; 
et, en effet, il aperçut à queiques pas de lui un ca- 
baret, avec un jardin ouvert au public. 

Le bruit des quilles venait de ce jardin. 

Un homme y jouait tout seul, probablement pour 
s'exercer ou pour passer le temps; en aperceyant 
Gottlieb, il vint jusqu’au seuil de la porte du jardin, 
et l’invita à faire une partie avec lui. 

Gottlieb fit un pas vers le joueur; mais, se rappe- 
lant aussitôt la promesse qu'il avait faite à Dieu et au 
vieux charbonnier, il opposa un Non énergique aux 
instances de l'inconnu, et lorsque celui-ci, par mille 
paroles séduisantes, commençait à I’ébranler, il s'é- 
cria : 

— Mon Dieu, prête-moi des forces pour résister à 
la tentation! 

À peine ces paroles étaient-elles prononcées, que 
la maison, le jardin, le quillier et le joueur de quilles 
disparaissaient. 

Mais si vite qu'il eût disparu, l'homme avait eu le 
temps de menacer Gottlieb du poing, de sorte que 
Gottlieb ne doula point que cet homme ne fat Satan 
en personne, 


Gottlieb fit le signe de la croix et se sauva plein 


une auberge poury passer tranquillement yotre nuil; d'épouvante. 


78 LE PÈRE GIGOGNE 


Il courut ainsi jusqu’à ce qu’il fût arrivé au troi- 
sième village, et là il s'arrêta, tout frissonnant encore 
de terreur, pour boire un verre de bière et repren- 
dre sa route. 

Au bout d’une heure de marche, il arriva au qua- 
triéme village, et, s'étant informé de la meilleure au- 
berge, on lui répondit que c'était celle de l’Épée-de- 
l'Archange, ce qui lui prouva que le vieux charbon- 
nier ne s’était pas moqué de lui. 

Et, en effet, de loin il vit le vieux charbonnier qui 
l’attendait sur le seuil. 

— Tu as bravement tenu ta parole, mon garcon, 
lui cria = dernier, tu as résisté à la tentation, et j’es- 
père que jamais plus tu n’y succomberas. Un peu 
plus cependant tu cédais, et alors tu étais perdu sans 
rémission, mais heureusement tu t’es servi du bou- 
clier qui résiste aux traits les plus forts et les mieux 
aiguisés. 

Et maintenant, ajouta-t-il, suis-moi. 

Et, au grand étonnement de Gottlieb, le vieux char- 
bonnier l’emmena au jardin et dit au garçon de 
dresser les quilles. 

Gottlieb le regardait avec stupeur. 

— A nous deux de jouer maintenant, dit-il au 
jeune homme, voyons, montre-moi ton savoir-faire. 
Sois sans inquiétude, pour cette fois je te dégage 
de ton serment. Prends la boule et joue le pre- 
nier, 

Seulement alors, Gottlieb tout étourdi tourna 
Jes yeux vers le quillier, et jeta un cri d'étonne- 
ment, 

Il venait de compter quinze quilles au lieu de 
neuf | 

— Bon Dieu! s’écria-t-il tout tremblant, quinze 
quilles! 

— Cerlainement, mon garçon, répondit le vieux 
charbonnier, quinze quilles, Nous ne sommes plus 


en Prusse, où l'on joue avec neuf quilles seulement, 


mais en Silésie, où l’on joue avec quinze. Com- 
prends-tu, maintenant? Le diable a été aussi bête 
avec toi qu'avec le scheik arabe dont hier je t'ai ra- 
conté Vhistoire. Maintenant, prends la boule et joue. 

Gottlieb prit la boule, tout tremblant, et, selon 
son pacte avec Satan, abattit neuf guilles. 

Mais six restérent debout. 

Alors, à son tour, le vieux charbonnier prit la 
boule et la lança. 

Les quinze quilles sautérent en l'air. 

— Toutes les quinze! s’écria le garçon stupéfait; 


par ma foi, quand je vous en ai vu abalire neuf, mon 


jeune monsieur, j'ai cru que vous aviez gagné, 


mais je me trompais : vous avez trouvé votre 
maître. 

Des larmes de reconnaissance mouillérent les yeux — 
de Gotilieb, qui sentit les jambes lui manquer et 
qui, d'émolion sans doute, tomba évanoui sur la 


terre. 


Lorsque Gottlieb revint à lui, il se trouva, sa valise 
sous la tête, étendu sur l'herbe molle d’une char- 
mante colline. 

Il ouvrit les yeux et regarda avec étonnement au- 
tour de lui. 

— Mon Dieu, Seigneur! s’écria-t-il, n’aurais-je 
done fail qu’un réye, et serais-je encore au pouyoir 
du démon! 

Mais, comme il doutait encore, le vent commença 
de souffler, et la brise roula un papier jusqu'aux 
pieds de Gottlieb. 

jl le ramassa, jela dessus un regard, el poussa un 
cri de joie. 

C'était son pacte avec l'inconnu. 

Deux barres en croix couvraient l'écriture, et sa 


signature était biffée, 


LE ROI DES QUILLES 79 


Sanglotant de joie, il s’agenouilla pour remercier | que, comme il avait conservé toute son habi- 


Dieu de son salut. 

— Et à toi aussi, bon vieux charbonnier, ajouta- 
t-il, mille fois merci de ton secours ; comment pour- 
rai-je jamais te prouver ma reconnaissance? 

Une voix puissante comme celle de la foudre s'é- 
leva de la forêt disant : 

— Tiens ta parole, ne joue plus. 

Et non-seulement Gottlieb ne joua plus, mais 
même ne chercha plus à briller par ses habits ou par 
des tours d’adresse faits pour l’orgueil de celui qui 
les exécute, mais au contraire, il se distingua de 


plus en plus par sa modestie et sa piété, de sorte 


leté, chaque patron était fier de l'avoir dans son 


atelier. 


Toutes les personnes auxquelles Gottlieb a raconté 
l’histoire de son miraculeux salut, ont été d'accord 
que le vieux charbonnier ne pouvait être autre que 
son patron saint Pierre, qui essaye de faire oublier, 
en rendant de bons services aux pécheurs, que lui- 
même, du temps qu'il était homme et apôtre, a 


eu la faiblesse de renier trois fois Notre-Seigneur. 


LA JEUNESSE DE PIERROT 


Mes chers enfants, 

Si vos parents veulent absolument lire ce conte, 
dites-leur bien qu'il a été écrit pour vous et non pour 
eux; que leurs contes à eux, ce sont : la Reine Mar- 
got, Amaury, les Trois Mousquetaires, la Dame de 
Montsoreau, Mon‘e-Cristo, la Comtesse de Charny, 
Conscience et le Pasteur d'Ashbourn. 

Si vous voulez savoir absolument, on est curieux à 
volre âge, par qui ce conte a été écrit, nous vous di- 
rons que l'auteur est un nommé Aramis, charmant et 
coquet abbé qui avait été mousquetaire, 

Si vous voulez connaitre l'histoire d’Aramis, nous 


vous dirons que vous êtes trop jeunes pour la lire, 


Si, enfin, vous nous demandez pour qui Aramis a 
écrit ce conte, nous vous répondrons que c’est pour 
les enfants de madame de Longueville, qui étaient de 
jolis petits princes descendant du beau Dunois, dont 
vous avez peut-être entendu parler, pendant une de 
ces époques de troubles dont Dieu nous préserve, et 
qu'on appelait la Fronde. 

Maintenant, chers enfants, puisse Aramis vous 
amuser autant quand il écrit, qu'il a amusé vos pères 
et vos mères quand il conspirait, aimait et com- 
battait, en société de ses trois amis, Athos, Porthos 


el d’Artagnan, 


ALEX, DUMAS. 


CHAPITRE I. 


LE SOUPER DES BUCHERONS 


il y avait une fois, mes chers enfants, dans un 
petit coin de la Bohème, un vieux bacheron et sa 
femme qui vivaient dans une chétive cabane, au fond 
d’une forêt. 

Us ne possédaient, pour toute fortune, que ce que 
le bon Dieu donne aux pauvres gens, l’amour du tra- 
vail et deux bons bras pour travailler. 

Chaque jour, depuis l'aube jusqu'au soir, on enten- 
dait de grands coups de cognée qui résonnaient au 
loin dans la forêt, et de joyeuses chansons qui accom- 
pagnaient les coups de cognée ; c'était le bonhomme 
qui travaillait. 

Quand la nuit était venue, il ramassait sa moisson 
du jour, et s’en retournait, le dos courbé, vers sa 
cabane, où il trouvait, auprès d’un feu clair et pelil- 
lant, sa bonne ménagère qui lui souriait à travers les 
vapeurs du repas du soir; ce qui lui réjouissait fort 
Je cœur. 

Il y avait déjà de longs jours qu'ils vivaient ainsi, 
lorsqu'il advint qu’un soir le bûcheron ne rentra pas 
à l'heure accoutumée. 

On était alors au mois de décembre; la terre et la 
forêt étaient couvertes de neige, el la bise, qui souf- 
flail avec violence, emportait avec elle de longues 
trainées blanches qu’elle détachait des arbres, et qui 
étincelaient en fuyant dans la nuit. On edt dit, 
ines enfants, que c'élaient, comme dans vos 
contes favoris, de grands fantômes blancs qui cou- 
raient, à travers les airs, à leur rendez-vous de mi- 
nuit, 


La rieille Marguerite — c'était fe nom de la femme 


LE PÈRE GIGOGNE 


du bûcheron — était, comme vous pensez bien, fort 
inquiète. 

Elle allait sans cesse au seuil de la cabane, écou- 
{ant de toutes ses oreilles et regardant de tous ses 
yeux; mais elle n’entendait rien que la bise qui faisait 
rage dans les arbres, et ne voyait rien que la neige 
qui blanchissait au loin sur le sentier. 

Elle revenait alors près de la cheminée, se laissait 
choir sur uh escabeau, et son cœur était tellement 
gros que les larmes lui tombaient des yeux. 

A la voir si triste, tout devenait triste comme elle 
dans l'intérieur de la chaumine; le feu, qui d’habi- 
iude petillait si gaiement dans l’âtre, s’éleignait peu 
à peu sous la cendre, et la vieille marmite de fonte, 
qui grondait si fort tout à l'heure, sanglotait mainte- 
nant à pelits bouillons. 

Deux grandes heures s'étaient écoulées, lorsque 
tout à coup le refrain d’une chanson se fit entendre à 
quelques pas de la cabane. Marguerite tressaillit à ce 
signal bien connu du retour de son mari, et, s’élan- 
cant vers la porte, elle arriva tout juste pour tomber 
dans ses bras. 

— Bonsoir, ma bonne Marguerite, bonsoir, dit le 
bûcheron; je me suis un peu attardé, mais tu seras 


bien contente lorsque tu verras ce que j'ai trouvé. 
Et, ce disant, il déposa sur la table, aux yeux de la 


vieille femme qui en resta tout ébahie, un joli ber- 
ceau d’osier, dans lequel reposait un petit enfant 
d’allure si gentille et de forme si mignonne 5 que 
l'âme en était toute chatouillée, rien que de le 
voir. 

Il était vêtu d’une longue tunique blanche, dont 
les manches pendantes ressemblaient aux ailes 
repliées d’une colombe. Un haut-de-chausse d’étoffe 
blanche comme la tunique laissait à découvert deux 
petits pieds de gazelle, chaussés de bottines à 
rosettes et à talons rouges, Autour de son cou s’épa- 


nouissuit une fraise de baliste finement plissée, et 


LA JEUNESSE DE PIERROT 81 


sur la tête il portait un joli chapeau de feutre blanc 
coquettement incliné sur l'oreille. 

De mémoire de bücheron on n'avait vu de plus 
gracieuse miniature; mais ce qui émerveillait fort 
dame Marguerite, c’était le teint du petit enfant, qui 
était si blanc, qu’on eût dit que sa tête mignonne 
avait été sculptée dans l’albâtre. 


— Par saint Janvier! s’écria la bonne femme en 
joignant les mains, comme il est pale! 


— Ce n’est pas étonnant, dit le bicheron, il était 
depuis plus de huit jours sous la neige quand je l'ai 
trouvé. 

— Sainte Vierge ! huit jours sous la neige, et tu ne 
me dis pas cela tout de suite. Le pauvre petit est gelé! 

Et sans plus dire, la vieille femme prit le berceau, 
le déposa près de Ja cheminée et jeta un fagot tout 
entier dans le feu. 

La marmite qui n’attendait que cela se mit tout à 
coup à frémir et à écumer d’une façon si bruyante, 
que le petit enfant, alléché par l’odeur, se réveilla 
tout en sursaut : il se leva à demi, huma l'air à plu- 
sieurs reprises, fit glisser vivement sa langue effilée 
sur le bord de ses lèvres, puis, au grand étonnement 
du vieux et de la vieille, qui n’en pouvaient croire 
leurs yeux, il s’élança hors de son berceau en pous- 
sant un pelil cri joyeux. 

I venait, mes chers enfants, d'apercevoir le souper 
de nos pauvres gens, 

Voler vers la marmite, y plonger jusqu’au fond 


une grande cuiller de bois, l'en retirer et la porter à 


sa bouche toute pleine et toute bouillante, fut pour | 


lui l'affaire d’un instant; mais, halte-la! ses lèvres y 
avaient à peine touché qu'il jeta la cuiller à terre et 
se mit à sauter à travers la chambre, en faisant des 
grimaces tout à la fois si drôles et si piteuses, que le 


bicheron et sa femme étaient fort embarrassés, ne 


sachant s'ils devaient rire ou bien s'ils devaient | 


pleurer, 


Notre gourmand s'était brûlé vif. 

Cependant, quelque chose rassurait les bonnes 
gens, c’est que décidément le petit garçon n'était 
pas gelé, quoiqu'il fat resté blanc comme neige. 

Pendant qu’il se démenait ainsi dans la cabane, la 
vieille Marguerite fit tous les préparatifs du souper; 
la marmite fut posée sur la table, et déjà le bucheron, 
les manches retroussées, s’apprétait à lui faire fête, 
lorsque notre lutin, qui suivait du coin de l'œil tons 
ses mouvements, vint s'asseoir résoliment sur la 
nappe, enlaca la marmite de ses petites jambes, et se 
mit à l’œuvre avec de si belles dents, et des mines si 
joyeuses, que cette fois, pleinement rassurés sur son 
compte, le bûcheron et sa femme n'y purent résister. 

lis se mirent à rire, mais d’un rire si fou, que 
n'ayant pas pris la précaution de se tenir les côtes, 
comme il faut faire en pareil cas, mes enfants, ils 
tombèrent à la renverse, et roulèrent de ci, de là, sur 
le plancher. 

Quand ils se relevèrent, un quart d'heure après, la 
marmite était vide, et le pelit enfant dormait du 
sommeil des anges dans son berceau. 

— Qu'il est gentil! dit la bonne Marguerite qui 
riait toujours. 

— Mais il a mangé notre soupe! repartit le büche- 
ron qui était devenu tout sérieux, 

Et les bonnes gens, qui étaient à jeun depuis le 


malin, allèrent se coucher. 


CHAPITRE II 


CE QUE PEUT AMENER LA DÉCOUVERTE D'UN PETIT ENFANT 


Le lendemain, la vieille Marguerite se leva bien 
avant le jour pour aller raconter aux commères qu 
hameau voisin l'histoire du petit enfant. 


Au récit merveilleux qu'elle fit, tous les bras tom- 
6 


32 LE PERE GIGOGNE 


bérent de surprise, et ce fut parmi les bonnes fem- } à part, devaient produire un assez grand nombre de 


mes à qui s’écrierait le plus fort. 

Un instant aprés, toutes les langues étaient en 
campagne, et le petit jour n’avait pas encore paru a 
l'horizon, que déjà la nouvelle s'était propagée à plus 
de dix lieues à la ronde. 

Seulement, comme il arrive d'ordinaire, la nou- 
velle avait pris dans sa course des proportions effroya- 
bles : ce n’était plus, comme au point de départ, un 
petit enfant qui avait mangé le souper des pauvres 
gens qui l'avaient recueilli; c'était un ours blanc 
d’une taille gigantesque qui s’était jeté dans la cabane 
des bicherons, et les avait inhumainement dévorés. 

Un peu plus loin, et dans la ville qui était la capi- 
tale du royaume, la nouvelle avait encore grandi; 
Yours blanc qui avait mangé deux vieillards s’était 
transformé en un monstre gros comme une monta- 
gne, qui avait englouti d’une bouchée vingt familles 
entières de bücherons avec leurs cognées. 

Aussi les bons bourgeois de la ville s'étaient-ils 
bien gardés de mettre le nez à la fenêtre pour aspi- 
rer, comme à l’accoutumée, l’air du matin; barrica- 
dés dans leurs maisons, ils se tenaient blottis au fond 
de leurs lits et la tête sous la couverture, n’osant 
souffler ni broncher, tant ils avaient peur. 

C'était cependant un tout petit enfant qui causait 
une si grande terreur; ce qui vous prouve, mes chers 
amis, qu'il faut toujours voir de près les choses avant 
de s’en cffrayer. 

Or, ce jour-là, le roi de Bohème devait traverser la 


ville en grande pompe, pour inaugurer, suivant l'an- 


tique usage, la nouvelle session de son parlement : 
ce qui veut dire tout simplement, mes chers enfants, 
que 5a Majesté devait réciter un beau compliment à 
son peuple, afin de recevoir de grosses étrennes. 


La circonstance élait grave; il s'agissait de faire 
décréter le payement de nouveaux impôts, tous plus 


bsurdes les uns que les autres, mais qui, absurdité 


millions. 

Il était encore question de demander quelques pe- 
tites dotations, l’une pour la fille unique du roi, alors 
âgée de quinze ans, les autres pour les princes et les 
princesses qui n'étaient pas nés, mais que le roi et la 
reine ne désespéraient pas de créer et mettre au 
monde, un jour ou l’autre. 

Depuis un mois, matin et soir, le roi s'était en- 
fermé dans son cabinet et, les yeux fixés au plancher, 
avait fait des efforts inouïs pour apprendre par cœur 
le fameux discours que lui avait préparé à cette occa- 
sion le seigneur Alberti Renardino, son grand mi- 
nistre, mais il n’avait pu en retenir une seule 
phrase. 

— Que faire? s’était-il écrié un soir, en tombant af- 
faissé sur son trône, tout haletant des efforts infruc- 
tueux qu'il avait faits. 

— Sire, rien n’est plus simple, avait répondu le 


seigneur Renardino qui était entré sur ces entrefai- 


tes... Voilà! — et d’un trait de plume il avait réduit 
le discours de moitié, et augmenté du double, par 
compensation, le chiffre des impôts et des dotations. 

Donc le roi, accompagné d’un nombreux cortége, 
était sorti de son palais et s’acheminait au petit pas 
de sa mule vers le lieu de la séance royale. 

A sa droite était la reine, étendue tout de son long 
dans un palanquin porté par trente-deux esclaves 
noirs, les plus robustes qu’on avait pu trouver. 

A sa gauche, montée sur un cheval isabelle, était 
Pleur-d’Amandier, l’héritière du royaume et la plus 
belle princesse qui se pat voir au monde. 

Sur la seconde file, venait un haut personnage, ri- 
chement costumé à l'orientale, mais laid à faire 
peur; il était bossu, cagneux, et avait la barbe, les 
sourcils eLles cheveux d’un roux si ardent, qu'il était 
impossible de le regarder en face sans cligner les 


yeux, C'était le prince Azor, un grand batailleur, tou- 


LA JEUNESSE DE PIERROT 


jours en guerre avec ses voisins, et que, par politi- 
que, le roi de Bohème avait fiancé la veille à Fleur- 
d’Amandier. Ce vilain homme avait voulu assister à 
la cérémonie, afin d’arracher, par la terreur qu’il in- 
spirait un vote d’urgence sur la dotation de sa fiancée. 

A côté de lui marchait le seigneur Renardino, qui 
riait sournoisement dans sa barbe en songeant aux 
impôts énormes dont, grâce à lui, le bon peuple de 
Bohéme allaït être écrasé. 

Le cortége n'avait pas fait cent pas, que la sur- 
prise se peignit sur tous les visages. Les boutiques 


étaient fermées et les rues complétement désertes. 


L’étonnement redcubla lorsqu'un héraut vint an- 
noncer au roi que la salle du parlement était vide. 

— Par ma bosse! qu'est-ce que cela veut dire? 
s’écria le prince Azor, qui avait vu le beau visage de 
Fleur-d’Amandier rayonner de joie à celte nouvelle. 

Aurait-on voulu, par hasard, me mystifier ? 

— Au fait, qu'est-ce que cela signifie, seigneur Re- 
nardino, demanda le roi, et pourquoi mon peuple 
n'est-il pas ici, sur mon passage, à crier comme 
d'habitude: Vive le roi! 

Le grand ministre, qui ignorait la nouvelle du jour, 
ne savait que répondre, lorsque le prince Azcr, 
pourpre de colère, lui appliqua sur la joue un souf- 
flet. 

Le méchant homme avait vu pour la seconde fois 
Fleur-d’Amandier sourire sous son voile, et il se 
croyait décidément mystifié. 

— Roi de Bohème, s'écria-t-il en grinçant des 
dents, cette plaisanterie vous coûtera cher; et pi- 
quant des deux, il s'enfuit au grand galop de son 
coursier, 

A ces paroles, qui renfermaient une menace de 
guerre, tous les visages devinrent fort piles, à l'ex- 
ception de la joue du seigneur Renardino, qui était 
devenue fort rouge. 


Ce fut bientôt un désarroi général, Le roi et tous 


1 


83 


les gens de sa suite s’enfuirent vers le palais en criant 
aux armes, et les trente-deux esclaves noirs, pour 
courir plus vite, laissérent sur la place le palanguin 
de la reine. 

Mais, fort heureusement, Sa Majesté, qui croyait 
assister déjà à la séance royale, s'était profondément 
endormie. 

Récapitulons maintenant les événements qui s’é- 
taient passés. 

Un vaste royaume en émoi, un mariage rompu, 
une déclaration de guerre et une grande reine laissée 
sur le pavé ; — tout cela parce qu’un pauvre bûche- 
ron avait trouvé la veille un petit enfant au fond 
d’une forêt. 

À quoi tiennent, mes chers enfants, le sort des rois 


etles destinées des empires ! 


CHAPITRE TITI 


BAPTÈME DE PIERROT 


La scène que nous venons de narrer avait fait une 
telle impression sur l'esprit du roi, qu'à peine de re- 
tour dans son palais, il revêtit sa cotte de mailles, 
qui élait fort rouillée depuis la dernière guerre, el se 
mit à s’escrimer d’estoe et de taille contre un ma- 
nequin costumé à l'orientale, et qui était censé repré- 
senter le prince Azor. 

Il lui avait passé plus de cent fois son épée au tra- 
vers du corps, lorsqu'une idée soudaine lui vint à l'es- 
prit; c'était de faire comparaitre par-devant lui le 
seigneur Bambolino, le maire de la ville, afin de sa- 
voir ce que pouvait être devenu son peuple, 

Après une visite domiciliaire des plus minulieuses, 


mative Bambolino fut enfin trouvé sous un amas de 


83 
bottes de paille, au fond d’un grenier, n'ayant en 
tout et pour tout sur sa personne qu’une chemise, et 
3 courte que ça faisait peine à voir. Dans la crainte 
d’être dévoré, le pauvre homme s'était mis au cou 
un large collier de cuir, hérissé de pointes aiguës, 
comme les chiens de berger sont accoutumés d’en 
porter dans l'exercice de leurs fonctions pour tenir 
messires les loups en respect. 

Amené au pied du trône du roi, ce fut à grande 
peine, tant il grelottait, qu’il raconta l’histoire du 
monstre et de ses odieux méfaits. 

A cette nouvelle, toute la cour fut en l'air; mais 
le roi, qui se sentait en humeur de guerroyer, réso- 
lut à l’instant même de se mettre en chasse, malgré 
les représentations du seigneur Renardino, qui pré- 
tendait qu’il valait mieux employer la voie diploma- 
tique, et livrer au monstre, jour par jour, tel nom- 
bre de sujéts qui serait jugé nécessaire à sa consom- 
yoation. 

— A la bonne heure! avait repartile roi; mais ré- 
fléchissez bien, seigneur Renardino, qu’en votre qua- 
lité de grand ministre, vous serez chargé de la négo- 
ciation. 

Son Excellence avait réfléchi et n'avait pas in- 
sisté. 

Le roi se mit donc sur l'heure en campagne à la 
tête de toute sa cour, et sous l’escorte d’autant de 
gardes qu’il en put réunir, 

Fleur-d’Amandier, qui aimait la chasse de passion, 
s'élait jointe au corlége et faisait piaffer avec une 
grâce toute charmante son blanc destrier, lequel s’en 
donnait à cœur joie, et faisait feu des quatre pieds, 
lant il élait heureux et fier de porter une si belle 
princesse, 

Quand à la reine, dont l'absence n'avait pas été 
remarquée depuis le matin, à raison de la gravité 
des circonstances, elle dormait en pleine rue dans 


son palanquin, 


LE PÈRE GIGOGNE 


Le cortége avait chevauché depuis plusieurs heures 
sans rencontrer âme qui vive, quand tout à coup une 
pauvre vieille toute déguenillée sortit comme par 
enchantement du milieu des broussailles qui bor- 
daient la route. 

Elle s’ayanca, appuyée sur un grand bâton blanc, 
auprès du roi, et, lui tendant la main, elle lui dit 
d’une voix cassée : 

— La charité, mon bon séigneur, s'il vous plait, 
car j'ai bien faim et j'ai bien froid ! 

— Arrière, vieille sorcière, coureuse de grands 
chemins! s’écria le seigneur Renardino; arrière, ou 
je te fais arréter et mettre en prison ! 

Mais la vieille avait un air si misérable que le roi 
en fut tout apitoyé et lui jeta sa bourse, qui était 
pleine d’or. 

De son côté, Fleur-d’Amandier glissa sams étre vue, 
dans la main de la pauvre femme, un magnifique col- 
lier de perles qu’elle avait détaché de son cou. 

— Prenez ceci, ma bonne femme, lui dit-elle tout 
bas, et venez me voir demain au palais. 

Mais elle avait à peine prononcé ces mots que la 
vieille mendiante avait disparu, et, chose étrange, le 
roi retrouvait dans sa poche sa bourse pleine’ d’or, 
et le collier de perles étincelait de plus belle au cou 
de Fleur-d’Amandier. 

Il n’y avait que le seigneur Renardino, qui avait 
beau se fouiller de la tête aux pieds, et qui ne re- 
trouvait plus sa bourse, qu'il était cependant bien 
sûr d’avoir emportée. 

A cent pas plus loin, notre troupe fit la rencontre 
d'un jeune pâtre qui jouait tranquillement de la 
flûte en veillant à la garde de ses moutons, pauvres 


bêtes qui avaient grand'peine à trouver sous la neige 


quelques petits brins d'herbe à se mettre sous la dent. 
— Ohé! l'ami, ohé! cria le roi, pourrais-tu nous 
dire de quel côté se tient la bôte féroce que nous 


| allons courre? 


LA JEUNESSE DE PIERROT 85 


— Sire, dit le petit pâtre en s’inclinant respec- 
tucusement devant le roi avec une grâce et une ai- 
sance qu’on était loin d'attendre d'un jeune garcon 
d'aussi médiocre condition, Votre Majesté a été 
trompée, cemme bien d’autres; la bête féroce dont 
on vous a parlé n’est pas du tout une bête féroce, 
c’est un petit enfant bien innocent, ma foi, dont 
un bücheron a fait hier la trouvaille dans la forêt 
que vous voyez là-bas, là-bas, derrière ce buis- 
son. 

Puis, il se mit à faire au roi la description du petit 
bonhomme, de la blancheur de son teint, qui était 
plus blanc que tout ce qu'il y a de plus blanc au 
monde, tant et si bien que le roi, qui élait un grand 
naturaliste, concut tout de suite le projet de con- 
server le petit phénomène dans un bocal d’esprit-de- 
vin, 

— Nous serions curieux, Fleur-d’Amandier et moi, 
reprit-il adroitement, de voir un êlre aussi meryeil- 
leux, Voudrais-tu bien, mon petit ami, nous servir 
de guide? 

— Je suis aux ordres de Votre Majesté, répondit le 
jeune patre, qui, au seul nom de Fleur-d’Amandier, 
élait devenu rouge comme une cerise. 

La caravane se remit en marche sous la conduite 
du jeune guide, et bien lui en prit, car il connaissait 
si bienles chemins de trayerse qui raccourcissaient la 
route de plus de moilié, qu'au bout d’une heure on 
arriva devant la cabane du bûcheron, 

Le roi descendit de sa mule et frappa à la porte, 

— Qui est li? demanda une petite voix argentine 
qui parlait de l'intérieur de la chaumine, 

— C'est moi, le roi! 

A ces mots magiques, l'huis s'ouvrit de lui-même, 
comme la fameuse caverne de feu Ali-Baba, et le 
petit enfant apparut sur le seuil, son feutre blanc à 


la main, 


4 1 H 
Vous auriez été bien empéchés, mes chers enfants, 


de vous trouver ainsi face à face avec l’un des plus 
grands rois de la terre. Plus d’un d’entre vous, j’ima- 
gine, se serait bien vite blotti dans un coin et cou- 
vert le visage de ses deux mains, sauf à écarter un 
tantinet les doigts pour voir si les rois sont faits 
comme les autres hommes; mais il n’en fut pas de 
même du pelit enfant; il s’avanca avec une grâce ex- 
quise au-devant de Sa Majesté, posa le genou en 
terre et baisa respectueusement le pan de son man- 
teau. Je ne sais, en vérité, où il avait appris tout 
cela. Se retournant ensuite vers Fleur-d'Amandier, 
qu’il salua le plus galamment du monde, il lui offrit 
sa petite main blanche pour l'aider à descendre de 
son destrier. 

Cela fait, et sans s'inquiéter du seigneur Renar- 
dino, qui attendait de lui même office, notre petit 
garcon fit un geste des plus gracieux au roi et à la 
princesse pour les inviter à s'asseoir. 

Le bûcheron et sa femme, qui s'étaient mis à table 
pour diner deux heures plus tôt qu’à l'ordinaire, 
étaient restés cois à la vue d'aussi grands person- 
nages, et le cœur leur battait bien fort. 

— Bonnes gens, leur dit le roi, riches et bien riches 
je vous ferai, si vous voulez m’accorder deux choses : 
me confier d'abord ce petit garcon, que je veux atta- 
cher à ma personne, et me donner ensuite de ce 
brouet fumant qui a si bonne mine, car j'ai tant che- 
vauché toute la journée que je me meurs de male 
faim, 

Le bûcheron et sa femme étaient si interdits qu'ils 
ne trouvèrent pas un mot à répondre. 

— Sire, dit alors le pelit bonhomme, vous pouvez 
disposer de moi comme il vous plaira, je suis tout à 
votre service et prêt à vous suivre. Que votre Majesté 
daigne seulement m'accorder la faveur d'emmener 
avec moi ces bonnes gens qui m'ont recueilli, et que 
j'aime tout autant que si j'étais leur propre fils. 


Quant à ce brouet, ne vous en faites faute : j'ose es- 


86 LE PERE GIGOGNE 


pérer méme que vous me ferez Vhonneur, tout petit 
que je sois, de m’accepter pour votre échanson. 

— Accordé, dit le roi en frappant amicalement 
sur la joue du petit bonhomme ; tu es un garçon de 
grand sens, et je verrai plus tard ce que je puis faire 
de toi. 

Et sur ce, il prit, ainsi que Fleur-d’Amandier, la 
place du bûcheron et de sa femme, qui ne compre- 
naient pas qu’un roi fût venu de si loin pour manger 
leur maigre souper. 

Le repas fnt des plus gais; leroi daigna même, dans 
sa joyeuseté, risquer quelques bons mots auxquels le 
petit enfant eut la courtoisie d’applaudir. 

Après le souper, on fitles préparatifs du départ, afin 
de rentrer au palais avant la nuit. Le bûcheron et sa 
femme, à qui le roi voulait faire honneur, furent 
hissés à grand’peine sur la mule du seigneur Renar- 
dino, et s’assirent en croupe derrière lui. Le petit 
enfant sauta lestement sur le dos d’un vieil âne qu'il 
était allé chercher dans l'écurie, et qui en voyant tant 
de monde, se mit à braire de toutes ses forces, tant il 
éprouvait de contentement de se trouver en si bril- 
lante compagnie. Il n’est pas jusqu’au jeune patre qui 
né trouvât à s’accommoder tant bien bien que mal 
derrière le grand officier des gardes du roi. 

On se mit en route en silence, car on avait remar- 
qué qne le roi venait de se plonger dans de pro- 
fondes méditalions. Il cherchait, en effet, un nom à 
donner au petit bonhomme, et, comme d’habitude, il 
né trouvait rien. 

Mais nous allons laisser la calvacade continuer 
son chemin, pour raconter un tout petit événement 
qui s'élait passé au palais pendant l'absence du roi. 

Les esclaves noirs, qui s’élaient enfuis lors de l'al- 
garade du prince Azor, réfléchirent bientôt que le 
seigneur Renardino se ferait un malin plaisir de les 
faire pendre, s'il apprenait leur désertion, Ils revin- 


rent donc vers le palaquin, le soulevèrent avecpr 


caution et le transportérent au palais. Là, ils dépo- 
sèrent tout doucement la reine sur un lit de brocart 
d'or, et se retirérent dans l’antichambre, soulagés 
d’un grand poids. 

Or, il faut que vous sachiez, mes chers enfants, 
que la reine avait la passion des petits oiseaux ; elle 
en avait de toutes sortes, de toute nuance et de tous 
pays. Lorsque les jolis prisonniers s’ébattaient dans 
leur belle cage à treillis d’or, et croisaient, dans leurs 
jeux, les mille couleurs de leur plumage, oneûtcru voir 
voltiger un essaim de fleurs et de pierres précieuses ; 
et c'était un concert de gazouillements joyeux, de 
roulades, de trilles éblouissants à rendre fou un mu- 
sicien, 

Mais ce qui vous étonnera, comme j’en fus étonné 
moi-même, c’est que Je favori de la reine n'était ni 
un bengali, ni un oiseau de paradis, ni quelque autre 
d’aussi gentil corsage; mais un de ces vilains moi- 
neaux francs, grands pillards de grains, qui vivent 
dans la campagne aux dépens des pauvres gens. Bien 
que la reine fat très-bonne pour lui, et lui pardonnat 
les licences parfois incroyables qu'il se permettait, le 
petit ingrat n’en regrettait pas moins sa liberté et 
becquetait souvent avec colère les vitres qui le rete- 
naient prisonnier. Dans la précipitation que la reine 
avait mise à se joindre au cortége du roi, elle avait 
oublié, le matin, de fermer la fenêtre, et crac... no- 
tre moineau, profitant d’une si belle occasion, avait 
pris son vol dans le ciel. 

Qui fut bien triste ? Ce fut la reine à son réveil, 
quand elle ne trouva plus son petit favori; elle cher- 
cha partout dans sa chambre, et, voyant la fenêtre 
ouverte, elle devina tout. 

Elle courut alors à son balcon, et se mit à appeler 
par son nom et avec les épithètes les plus tendres, 
notre fuyard, qui se donna bien garde de lui répon- 
dre, je vous assure. 


Il y avait au moins une heure qu'elle appelait son 


lens tite ti 


LA JEUNESSE DE PIERROT 87 


cher pierrot, quand les portes de sa chambre s’ouvri- 
rent avec fracas et donnèrent passage au roi. 

— Pierrot! Pierrot! s’écria-t-il en bondissant de 
joie, voilà précisément ce que je cherchais. - 

— Hélas! je l'ai perdu, répondit tristement la 
reine, qui pensait toujours à son oiseau. 

— Au contraire, c’est vous qui l’avez trouvé, répli- 
qua le roi. 

La reine haussa les épaules, et crut que le roi était 
devenu fou. 

Et voila, mes chers enfants, comment le nom de 


Pierrot fut donné 4 notre héros. 


CHAPITRE IV : 
AU CLAIR DE LA LUNE, MON AMI PIERROT 


Un mois s'était écoulé depuis les derniers événe- 
ments que nous venons de raconter. 

Pierrot, par un prodige qu’il m'est impossible de 
vous expliquer, grandissait à vue d'œil et si vite que 
le roi, tout émerveillé d’un phénomène aussi extraor- 
dinaire, avait passé régulièrement plusieurs heures 
par jour, immobile sur son trône, à le regarder pous- 
ser. Notre héros avait su, d’ailleurs, s’insinuer si 
adroitement dans les bonnes grâces du roi et de la 
reine, qu'il avait été nommé grand échansen de la 
couronne, fonction très-délicate à remplir, mais dont 
il s’acquittait avec un tact parfait et une habileté sans 
égale. Jamais la cour n'avait été plus florissante, ni le 
visage de Leurs Majestés enluminé de plus riches 
couleurs, au point que c'était entre elles à ce sujet 
un échange perpétuel de félicitations tant que le jour 
durait. 

Seule entre toutes, la figure blême du seigneur Re- 
nardino avait considérablement jauni : c'était l'effet 
de la jalousie que lui inspirait l'élévation de notre 


ami Pierrot, qu'il commençait à hair du fond du cœur, 


Le jeune pâtre que nous avons ya servir de guide 
au cortége avait été fait grand écuyer, et il n’était 
bruit partout que de sa belle tenue et de sa bonne 
mine, Chaque fois que Fleur-d’Amandier traversait 
la grande salle des gardes pour se rendre aux appar- 
tements de sa mére, il avait si bon air et paraissait 
si heureux en lui présentant sa hallebarde, que la 
jeune princesse, qui ne voulait pas être en reste ayee 
un écuyer si courtois, lui tirait en passant une réyé- 
rence. 

Or, comme le jeune écuyer est appelé & jouer un 
rôle dans cette histoire, il est bon de vous dire tout 
de suite, mes ‘chers enfants, qu’il s'appelait Cœur- 
d'Or. 

Le bûcheron et sa femme avaient été nommés sur- 
intendants des jardins du palais, et, grâce à Pierrot, 
recevaient chaque jour, dans la jolie maisonnette 
qu’ils habitaient, les rogatons de la desserte royale. 

Le méchant prince Azor troublait seul tant de bien- 
être. Le roi lui avait envoyé une magnifique ambas- 
sade, chargée de riches présents, pour lui offrir de 
nouveau la main de la princesse sa fille; mais le 
prince, qui était toujours en colère, à en juger par 
l'état de sa barbe, de ses cheveux et de ses sourcils, 
qui étaient fort hérissés, avait fait déposer les pré- 
sents dans son trésor et mettre à mort les ambassa- 
deurs. Après cet exécrable attentat, il avait écrit de 
sa propre main un message au roi, dans lequel il lui 
faisait à savoir qu’il commencerait contre son royaume 
une guerre d’extermination au printemps prochain, 
et qu’il ne se tiendrait pour content que lorsqu'il au- 
rait haché lui, toute sa famille et tout son peupl 
menu comme chair à pâté, 

Lorsque les premières alarmes que cette nouvelle 
avait fait naître furent dissipées, le roi avisa aux 
moyens de pourvoir à la défense de ses États, Il as- 
sembla à l'instant même tous les artistes de son 


royaume, et fit peindre sur les remparts de la ville 


85 LE PERE GIGOGNE 


les figures de monstres et de bétes féroces qu'il jugea 
les plus propres à jeter l'épouvante parmi ses enne- 
mis. C’étaient des lions, des ours, des tigres, des pan- 
thères qui allongeaient des griffes longues d’une lieue, 
et qui ouvraient des gueules si larges, qu'on voyait 
très-distinctement et d’outre en outre leurs entrailles; 
des crocodiles qui, ne sachant quel prétexte imagi- 
ner pour montrer leurs dents, avaient pris le parti 
de se promener tout bonnement les mâchoires béan- 
tes; des serpents dont les immenses replis faisaient 
tout le tour des murailles, et qui semblaient encore 
fort embarrassés de leurs queues; des éléphants, 
qui, pour faire parade de leurs forces, se prélassaient 
gravement avec des montagnes sur le dos; enfin, 
c'était une ménagerie comme on n'en avait jamais 
vu, mais d’un aspect si affreux, que les citoyens 
n’osaient plus entrer dans la ville, ni en sortir, dans 
la crainte d’être dévorés. 

Cette œuvre de haute stratégie terminée, le roi 
passa la revue de ses troupes, et ce ne fut pas sans 
orgueil qu'il se vit à la tête d’une armée composée 
de deux cents hommes d'infanterie et de cinquante 
cavaliers, Avec une force aussi imposante, il se crut 
en élat de faire la conquête du monde, et attendit de 
pied ferme le prince Azor. 

Cependant, Pierrot, qui servait en sa qualité de 
de grand échanson à la table du roi, s'était souvent 
laissé aller à contempler dans une muette admiration 
les trails si fins et si purs de Fleur-d’Amandier, et il 
y avait pris tant de plaisir, qu’un beau soir, il sentit 
quelque chose remuer tout doucement dans sa poi- 
trine, comme un pelit oiseau qui s'éveillerait dans 

on nid; tout à coup son cœur avait battu si vite, 
puis si fort, qu'il avait été obligé de porter la main à 
son pourpoint pour mettre le hold. 

— Tiens, tiens, tiens! s'était-il écrié sur toutes 
sortes d'intonations, comme fait un homme étonné 


q ‘élonne encore davantage; puis, après cette 


exclamation, il s’était rétiré tout pensif, et avait erré 
toute la nuit, au clair de la lune, dans les jardins du 
palais. 


Je ne sais, mes enfants, quelle folle idée il se mit 
en téte; mais, dés le lendemain, il entoura Fleur- 
d’Amandier des attentions les plus délicates, placa 
chaque joura table devant elle un magnifique bouquet 
de fleurs fraîchement cueillies dans les serres du pa- 
lais, et ne cessa de regarder du coin de l’œil la jeune 
pringesse qui n’y prenait garde : il était si préoccupé 
qu’il ne savait plus du tout ce qu'il faisait, et com- 
mettait dans son service bévue sur bévue : tantôt il 
laissait choir la poivrière dans le potage du seigneur 
Renardino; tantôt il lui enlevait son assiette avant 
qu'il eit mangé; une autre fois il versa dans le dos 
de Son Excellence le contenu d’uneaiguiére, croyant 
donner à boire au roi, et enfin, au dessert, il lui jeta 
en plein sur sa perruque un immense plum-pudding 
au rhum tout enflammé; ce gui avait si fort diverti 
Sa Majesté, que, pour lui donner carriére, on avait 
bien vile desserré la serviette qu’elle avait, suivant 


Vhabitude, attachée autour de son cou. 

— Riez, riez, avait grommelé tout bas le seigneur 
Renardino; rira bien qui rira le dernier. 

Et, après cette menace, il avait éteint sa perruque 
et fait semblant de rire comme les autres, mais du 
bout des dents, comme vous pensez bien. 

Quelques jours après, il y eut grand bal à la cour; 
le roi, pour intéresser ses sujels à sa querelle contre 
le prince Azor, avait invité toutes les autorités civiles 
el militaires du pays. 

Jamais on n'avait vu de plus brillante assemblée. Le 
roi et la reine avaient revêtu pour la circonstance 
leurs grands manteaux d’hermine semés d'abeilles 
d'or, et portaient enchâssés dans leurs couronnes 
royales deux gros diamants qui scintillaient comme 
des étoiles, mais qui étaient si lourds que Leurs Ma- 


jestés, la tête dans les épaules, ne pouvaient broncher, 


LA JEUNESSE DE PIERROT 89 


Ce fut un spectacle vraiment féerique lorsque, 
sous le feu croisé des lustres et des candélabres, les 
danses commencèrent ; danses de cour tout éblouis- 
santes d'or, de fleurs et de diamants; danses de Bo- 
héme tout étincelantes de verve, de grace et de légè- 
reté. 

Pierrot fit des prodiges, et plusieurs fois le roi et 
la reine, n’y pouvant tenir, déposèrent leurs cou- 
ronnes sur un fauteuil pour l’applaudir tout à 
l'aise. 

Ce fut bien autre chose encore, lorsqu'il vint à 
danser avec Fleur-d’Amandier. Il fallait voir alors, 
mes chers enfants, comme il y allait de ses deux 
bras, de ses deux pieds, de tout son cœur; comme 
il franchissait d'une enjambée la grande salle du bal, 
et revenait ensuite à petits bonds, en sautillant 
comme un oiseau. Il fallait voir les pirouettes qu'il 
faisait, et comme il tourbillonnait sur lui-même; 
son mouvement était si rapide, que toute sa per- 
sonne se voilait peu à peu d’une gaze légère, et bien- 
tôt se changeait en une vapeur blanche, indistincte, 
eten apparence immobile. Cen’était plus un homme, 
c'était un nuage; mais il n'avait qu’à s'arrêter court, 
le nuage se dissipait, et tout à coup l’homme repa- 
raissait, 

Toute l'assemblée prit à ce divertissement le plus 
grand plaisir, et chaque fois que Pierrot disparaissait 
ou reparaissait, le roi ne manquait pas de s’écrier 
d’une voix tour à tour inquiète et joyeuse : — Ah! 
il n’y est plus! — Ah! le voilà! 

Exalté par le succès, notre héros résolut de cou- 
ronner toutes ses prouesses par un coup d'éclat, 
c'est-h-dire par le grand écart; mais, au plus fort de 
ses exercices, la fatalité voulut qu'il acerochat de 
l'une de ses jambes la jambe du seigneur Renar- 
dino, et patatras, voilà notre grand ministre étendu 


tout de son long sur le plancher, tandis que sa per- 


nant sur son axe, des torrents de poudre à rendre 
aveugle toute l'assemblée. 

Le pauvre homme se releva furieux, courut tout 
droit à sa perruque, qu’il rajusta du mieux qu'il put 
sur sa tête; puis, saisissant Pierrot par un bouton de 
son pourpoint : 

— Beau masque, lui dit-il d’une voix que la colère 
faisait siffler entre ses dents, tu me feras raison de 
cette insulte. 

— Comment! c'était donc vous? repartit ironique- 
ment Pierrot. 

— Ah! tu joues la surprise, répliqua Renardino; 
voudrais-tu par hasard me faire croire que tu ne l'as 
pas fait exprès ? 

— Oh! pour cela non, repartit vivement Pierrot, 
car je mentirais 

— Insolent! 

— Plus bas, Excellence; le roi vous regarde et 
pourrait s’‘apercevoir que votre perruque est de travers. 

Pour s’assurer du fait, Renardino porta brusque- 
ment la main à son front. 

— Voyons, reprit Pierrot en reculant d'un pas, ne 
faites pas tant de poussière; c’est un duel que yous 
voulez, n’est-ce pas? 

— Un duel a mort! 

— Trés-bien; ilne faut pas rouler vos yeux comme 
yous faites pour me dire une chose aussi simple. Le 
rendez-yous ? 

— Le rond-point de la Forét Verte. 

— Charmant ! Et l'heure? 

— Demain matin, huit heures. 

— J'y serai, seigneur Renardino, 

Et, faisant une pirouette, Pierrot vint se placer 
auprès de la porte d'entrée, où se tenait Cœur-d'Or. 
Il y était à peine que le jeune écuyer, qui l'avait vu, 
non sans dépit, danser avec Fleur-d'Amandier, lui 


laissa tomber sur le pied le bout ferré de sa halle- 


ruque, lancée à vingt pas de là, vomissait, en tour- | barde, 


90 LE PERE GIGOGNE 


— Allons, saute, Pierrot ! lui dit-il en même temps 
tout bas, et Pierrot de bondir, en poussant un cri de 
douleur, jusqu'au plafond. 

A ce nouveau tour de force, les applaudissements 
éclatèrent de plus belle. Le roi et la reine se renver- 
sèrent en riant sur leur trône, et leurs couronnes, 
perdant l'équilibre, s’en allèrent rouler comme deux 
cerceaux dans la grande salle du bal. 

Par bonheur, les courtisans étaient là ; ils couru- 
rent après. Laissons-les faire, mes chers enfants, c’est 
leur métier. 

Après la danse, la musique eut son tour; on en- 
tendit d’abord de grands airs d’opéra exécutés par 
les virtuoses les plus célèbres de la Bohême, ce qui 
n’empécha pas que la reine ne fût obligée plu- 
sieurs fois de pincer le roi qui s’oubliait sur son trône. 

Lorsqu'on eut payé le juste tribut d'hommage qui 
est dû aux grands maîtres, Fleur-d’Amandier se leva 
de son siége et chanta sans se faire prier. A la bonne 
heure! ce fut merveille d’entendre cette voix fraiche 
cl pure, tour à tour voix de fauvette et de rossignol, 
qui tantôt modulait des sons tristes à faire pleurer, et 
tantôt éclatait en mille notes joyeuses qui petillaient 
dans l’air comme des fusées. 

Tout le monde était attendri, La reine sanglotait ; 
Cœur-d’Or, sa hallebarde à la main, pleurait comme 
un enfant, et le roi, pour dissimuler son émotion, se 
moucha si fort, qu’il fallut faire le lendemain des 
réparations aux voûtes du palais. 

Lorsque le silence fut rétabli, le roi dit tout bas à 
la reine : 

— Je voudrais bien entendre maintenant une pe- 
tite chansonnette ! 

— Y pensez-vous, sire? une chansonnette ! 

— Il n'y a que cela qui m'amuse, vous le savez 
bien. 

— Mais, sire... 


— Je veux une chansonnette, entendez-vous ; il me 


faut une chansonnette, ou je vaisme mettre en co- 
lère. 

— Calmez-vous, sire, reprit la reine, qui traitait 
le roi en enfant gâté, et se tournant vers le cercle 
des dilettantes. 

— Messieurs, dit-elle, le roi désire que vous lui 
chantiez une chansonnette. 

Tous les dilettantes se regardèrent stupéfaits, mais 
aucun d’eux ne bougea. 

Le roi commençait à s’impatienter, lorsque Pierrot, 
écartant la foule, s’avança jusqu’au pied du trône. 

— Sire, dit-il en faisant un profond salut, j'ai com- 
posé hier, en votre honneur, une petite chanson : 
Au clair de la lune; vous plairait-il de l’ouiïr ? 

— Je veux l’ouir, en effet, répondit le roi, et in- 
continent. 

A ces mots, Pierrot prit une guitare, et, la tête 
penchée sur l'épaule, chanta. 

Je ne saurais vous décrire, mes chers enfants, 
l'enthousiasme que cette chanson excita dans la 
grande salle du bal. Le roi en trépigna d’aise sur son 
tréne, et toute la cour battit des mains en faisant 
chorus. 

Pendant toute la soirée, on ne parla pas d’autre 
chose que de lair de Pierrot, et les grands virtuoses 
de la Bohéme s’esquivérent l’un après l’autre, pour 
aller composer bien vite sur cet air des variations 
magnifiques, que vous ne manquerez pas d’apprendre 
un jour ou l’autre, mes pauvres enfants. 

A minuit, le roi et la reine se relirèrent dans leurs 
appartements et se mirent au lit; mais, ne pouvant 
dormir, ils se dressèrent tous deux sur leur séant et 
chantèrent à gorge déployée le fameux nocturne, 


jusque bien avant dans la nuit, 


| 


LA JEUNESSE DE PIERROT 


CHAPITRE V 


LE PETIT POISSON ROUGE 


Le lendemain matin, sept heures venaient à peine 
de sonner à toutes les horloges de la ville, que le 
seigneur Renardino se promenait déjà de long en 
large au lieu du rendez-vous, le rond-point de la Fo- 
rêt Verte. Il était accompagné d’un vieux général, 
tant mutilé par la bataille, qu’il ne lui restait plus 
qu'un œil, un bras et une jambe, et encore pas au 
complet ; ce qui ne l’empéchait pas d’être fort jovial, 
de friser sa moustache et de redresser fièrement sa 

Ataille quand une jolie dame passait prés de lui. 

La promenade des deux amis durait dephis deux 
‘heures, lorsque le vieux général s’arréta pour con- 
sulter sa montre. 

— Mille millions de hallebardes! s’écria-t-il, il est 
neuf heures! Est-ce que ton Albinos ne viendrait 
pas, d’ayenture? J'aurais élé curieux, cependant, de 
savoir s’il avait du sang ou de la farine dans les 
veines. 

— Tu le sauras bientôt, répondit le grand ministre 
en grinçant des dents, car je le vois là-bas qui ar- 
rive... Et il serra conyulsivement la coquille de son 
épée. 

En effet, c’était Pierrot qui arrivait, accompagné 
d’un marmiton, lequel portait sous son tablier deux 
broches à rôtir qu'il avait prises le matin dans les 
cuisines du roi, et qui étaient si longues que les 
pointes trainaient par terre à dix pas derrière ses ta- 
lons. 

Lorsque les parties en présence eurent échangé 
le salut d’usage, les témoins tirèrent les armes au 
sort. 

— Pile! dit le général, qui jeta en l'air une pièce 


de monnaie, 


————“0" oo 


91 

— Face ! dit le marmiton. 

J'ai gagné, reprit aussitôt le marmiton, qui empo- 
cha par distraction la pièce de monnaie du vieux gé- 
néral ; à nous le choix des armes. 

Et, prenant les deux broches, il tendit l’une au 
seigneur Renardino et l’autre à Pierrot. | 

Les champions s’alignérent et le combat com- 
menca. 

Le grand ministre, fort habile en matiére d’es- 
crime, s’avanca droit sur son adversaire et lui porta 
en pleine poitrine deux coups de pointe ; mais, chose 
étrange ! la broche rebondit comme un marteau sur 
l’enclume et fit jaillir des étincelles du pourpoint de 
Pierrot. 

Renardino s'arrêta, étonné. 

Pierrot profita de ce temps d'arrêt pour lui lan- 
cer un violent coup de pied dans les jambes. 

Ce fut un bien autre étonnement pour Renardino, 
qui sauta en l'air en hurlant. 

— Damnation ! s’écria-t-il, tout écumant de rage, 
et il s’élanca de nouveau sur Pierrot, qui se mit à 
rompre, sans cesser cependant de harceler son anta- 
goniste. 

Le pauvre Renardino était tout éclopé; mais, de 
son côté, Pierrot courait le plus grand danger; dans 
sa marche rétrograde, ilavait rencontré un arbre où 
il se trouvait acculé, 

— Je te tiens enfin! dit le grand ministre, qui, 
voyant toute retraite fermée à son adversaire, se flat- 
tait du malin espoir de le clouer sur l'arbre, comme 
on fait d'un papillon dans un herbier. 

— Attrape ça! cria-t-il, et, se fendant à fond, il lui 
porta la botte la plus furieuse qu'il pat faire. 

Mais Pierrot, qui l'avait vu venir, esquiva le coup 
en sautant par-dessus sa tôle, 

La broche de Renardino alla s'enfoncer dans le 
cœur de l'arbre. 


Vite, vite, il se mit en posture de la dégager; mais 


92 Li PERE GIGOGNE 


Pierrot ne lui en laissa pas le temps, et lui assena, 
drus comme gréle, de grands coups de pied par der- 
riére. 

— Grace, grace! s’écria enfin le malheureux Re- 
nardino, je suis mort! et, lachant prise, il se laissa 
Jomber à terre. 

En ennemi généreux, Pierrot cessa de frapper, et 
tendit la main à son adversaire, qui se releva tout 
honteux, aux éclats de rire des témoins. 

— Mille millions de hallebardes! criait le vieux 
général, comme il t’a tambouriné, mon pauvre ami! 
tu en as au moins pour quinze jours sans pouyoir 
Vasseoir, et pour un homme de cabinet c’est bien 
gènant ! 

— Je vais prendre les devants, disait de son 
côté le marmiton, pour faire préparer les com- 
presses. 

Après maint autre quolibet, nos personnages re- 
prirent chacun de son côté le chemin du palais. 

Pendant que ceci se passait, toute la cour était en 
rumeur, Le roi, qui s'était mis à table pour déjeu- 
ner, avait remarqué que le service de vaisselle plate 
dont la reine lui avait fait cadeau le jour de sa fête 
n'était pas à sa place accoutumée et le réclamait à 
grands cris. 

Depuis une heure, écuyers tranchants, cuisiniers, 
marmitons, cherchaient, fouillaient, mettaient tout 
sens dessus dessous, mais ne trouvaient rien. 

— Où est ma vaisselle plate? criait le roi; il me faut 

ia vaisselle plate, et tout de suite, ou je vous fais 
pendre tous, les uns au bout des autres, dans la cour 
de mon palais... Cà, voyons, qu'on appelle mon 
grand échanson ! 
- Sire, hasarda un marmiton, monsieur le grand 
échanson est sorti, 
— Qu'on me l'amène, mort ou vif, qu'on me l’a- 
\ëne | 


— Sire, me voici, dit Pierrot qui entrait sur ces 


entrefaites, et voici en outre les objets que vous ré- 
clamez. 

Mettant alors la main sous son pourpoint, il en ti: 
six grands plats d’argent qui étaient dans un état à! 
freux à voir, tant ils avaient recu de horions. 

— Qu'est-ce que cela veut dire? demanda le roi, 
rouge de colère. 

— Sire, répondit Pierrot, vous vous rappelez l'or- 
dre que veus m'avez donné de faire graver votre chil. 
fre royal sur ces belles pièces d’argenterie... 

— Je me le rappelle, en effet, dit le roi. 

— Eh bien, ce matin, je les avais emportées pour 
les remettre à l’orfévre de Votre Majesté, et par 
par crainte des voleurs, je les avais placées là sous 
mon pourpoint, lorsque, chemin faisant, il me 
revint à l'esprit que le seigneur Renardino, votre 
grand ministre, m’attendait dans la Forêt Verte pour 
une affaire d'honneur. 

— Une affaire d'honneur! s’écria le roi. Ah! c’est 
très-bien, seigneur Pierrot... mais non, je me trompe, 
c’est mal, c’est fort mal, monsieur l’échanson. — 
Vous savez qu'un édit royal défend expressément à 
nos sujets de se battre en duel. 

— En vérité, sire, je l’ignorais. 

— C'est bien, c'est bien, je te pardonne pour 
cetle fois, mais n’y reviens plus, et continue ton his- 
toire. | 9? 

— Je n'avais pas une minute à perdre, reprit Pier- 
rot, car l'heure fixée pour la rencontre était passée 
depuis longtemps; je courus de suite au palais, pris 
avec moi un marmiton pour me servir de témoin, et 
dans ma précipitation, j’oubliai de déposer sur le 
dressoir votre vaiselle plate. 

— De façon que tu l'es battu avec ma vaisselle?... 

— Hélas! oui, dit Pierrot, et Votre Majesté peut 
voir que le seigneur Renardino n'y a pas été de mail 
morte, 


— Ah! le brutal! s'écria le roi; il me le payera. 


—— 3 ee 


LA JEUNESSE DE PIERROT : 93 


— C'est déjà fait, reprit Pierrot, et il raconta en 
grand détail la scène du duel. 

Le roi s’ébaudit fort de ce récit, et n’eut rien de 
plus pressé que de le rapporter à la reine, qui le re- 
dit en secret à la première dame d'honneur, laquelle 
en fit part à voix basse à l'officier des gardes, qui le 


répéla en confidence à plusieurs de ses amis; tant 


il y a, qu’une heure après, le seigneur Renardino : 


était la fable de toute la cour et de toute la ville. 

Ce fut bien pis encore, lorsque le roi rendit le 
décret par lequel il nommait Pierrot grand ministre, 
et ordonnait qu’un nouveau service de vaisselle plate 
serait acheté aux frais de Renardino. 

— C'est bien fait! c’est bien fait! criait-on par- 
tout, et c'était à qui courrait le plus vite pour mettre 
des lampions aux fenêtres. 

Pendant que toute la ville se réjouissait de sa 
disgrace, l’ex-grand ministre était plus mort que 
vif. 

A l’aide du vieux général, il s'était mis au lit en 
rentrant au palais. Puis, il avait été pris de la 
fièvre, puis, à la nouvelle de sa disgrace, il était 
tombé de fièvre en chaud mal, pais il avait eu le 
délire, 

Tantôt il lui semblait voir se dresser devant lui 
les spectres de tous les malheureux qu'il avait dé- 
pouillés pour s'enrichir, et qui, se penchant sur son 
chevet, lui disaient tout bas, bien bas à l'orcille : 
— Rends-nous ce que tu nous a pris! Rends-nous ce 
que tu nous a pris! 

Tantôt c'était la vieille mendiante qui lui deman- 
dait la charité d’un air moqueur, en lui montrant la 
bourse pleine d'or, qu'il avait perdue six semaines 
auparavant, 

En vain il se dressait sur son lit, les traits con- 
tractés, l'œil hagard, pour écarter tous ces fantômes ; 
ses mains ne rencontraient que le vide, et une voix 


stridente et railleuse lui criait : 


— C'est ainsi que sont punis les hommes méchants 
et les mauvais cœurs. 

Et les mêmes visions lui apparurent toute la nuii, 
et toute la nuit il entendit les mêmes paroles. Tant 
il est vrai, mes chers enfants, qu'une conscience ir- 
ritée ne pardonne jamais. 

A quelques jours de là, le roi donna dans son pa- 
lais, en ’honneur de Pierrot, son nouveau ministre, 
un gala splendide auquel furent conviés les rois des 
pays voisins, à l’exception du prince Azor, qui con- 
tinuait toujours, à petit bruit, ses préparatifs de 
guerre. 

Pierrot était au comble de ses vœux; assis à table 
auprès de Fleur-d’Amandier, il lui débitait les choses 
les plus bouffonnes du monde, et ne se sentait pas 
de joie quand il la voyait sourire à ses saillies, Ce- 
pendant, un observateur eit pu remarquer que la 
belle princesse devenait tout à coup sérieuse quand, 
jetant un regard à la dérobée sur Cœur-d'Or, qui 
était debout derrière son fauteuil, elle le voyait 
changer de couleur, et ronger de dépit le bois de sa 
hallebarde qui en était fort endommagé. 

Après le repas, le roi congédia ses hôles, et pro- 
posa à la reine une promenade sur le lac. On ne pou- 
vait choisir une plus belle occasion; le ciel était pur, 
lair tiède, l’eau tranquille ; déjà, de toutes parts, la 
prairie commençait à verdoyer, et l'arbre à babiller ; 
c'était une véritable journée de printemps. 

La famille royale arriva sur le bord du lac, et 
s’embarqua sur une yole qui s'y trouvait amarrée. 

— Tu peux prendre place auprès de nous, dit le 
roi à Pierrot, qui par respect se tenait à l'écart. 

Pierrot ne se le fit pas répéter; il s'assit près du 
gouvernail, détacha l'amarre, et la barque, gracieuse 
comme un cygne qui secoue ses ailes, déploya ses 
voiles, et s'élança sans bruit et sans sillage sur la 
surface du lac. 


Nos illustres personnages vogaient déjà depuis 


94 LE PÈRE GIGOGNE 


une demi-heure, lorsque le roi s’écria tout à coup : 

— Plie, plie la voile, mon ami Pierrot; j’apergois 
un petit poisson là-bas, dans les eaux de notre bar- 
que royale... Il court après nous, en vérité, comme 
s’il avait quelque chose à nous dire. 

C'était en effet un joli poisson rouge, vif et alerte, 
et qui battait, battait l’eau de ses fines nageoires pour 
rejoindre au plus vite l’esquif du roi; et ce ne fut 
pas long, je vous assure, du train dont il y allait. 

Fleur-d’Amandier, qui le vit venir, pensa qu'il 
avait faim, et lui jeta quelques miettes d’un gâteau 
qu’elle tenait à la main, en lui disant de sa voix la 
plus douce pour ne pas l’effaroucher : — Mangez, 
mangez, petit poisson. 

Et le petit poisson de sauter hors de l’eau et d’a- 
giter gentiment sa queue mordorée en signe de re- 
merciment. 

A ce moment, le roi dit à voix basse à Pierrot : 

— Ami Pierrot, prends le filet, et tiens-toi prét à 
le jeter au premier signal que je te donnerai. J’ai en- 
vie de manger ce soir ce petit poisson à souper. 

Mais Je poisson rouge, qui l'avait entendu, se tint 
prudemment à distance, et, mettant la tête hors de 
l’eau, il dit, au grand étonnement de ses auditeurs, 
qui n’avaient jamais entendu de poisson parler : 

— Roi de Bohême, de grands malheurs vous me- 
nacent, vous avez des ennemis qui conspirent en se- 
cret votre perte; j'étais venu pour vous sauver, mais 
l'acte de méchanceté que yous méditez à l'encontre 
d’un pelit poisson qui ne vous a jamais fait de mal, 
me démontre que vous n'êtes pas meilleur que 
les autres hommes, et je vous abandonne à votre 
sort. 

Quant à vous, Fleur-d’Amandier, si belle et si 
bonne, quoi qu'il advienne, comptez sur moi, je 
veille sur yous. 

Contrefaisant alors la voix du roi, le petit poisson 


cria ; — Pierrot, jette le filet! 


Et Pierrot, qui n'attendait que ce signal, lança le 
filet à l'eau. Je ne sais comment il s’y prit, mais 
tout à coup la barque chavira, et crac! nos prome- 
neurs firent naufrage. 

Pierrot, qui était excellent nageur, fut le premier 
qui revint à la surface du lac. Son premier mouve- 


ment fut de chercher des yeux Fleur-d’Amandier; il 


_l’aperçut qui se débattait sous l’eau près lui, la saisit 


par les cheveux et l’amena au bord; tout cela en 
moins de temps qu'il ne m'en faut pour vous le 
dire. 

— Sauvée! sauvée! s’écria-t-il en sautant de joie; 
et déjà il faisait en esprit les plus beaux rêves du 
monde, se voyait pour le moins le gendre du roi, 
lorsqu’en y regardant de plus près, il reconnut que 
c'était la reine mère qu'il avait sauvée. 

Tout désappointé de cette découverte, il allait se 
précipiter de nouveau dans le lac, quand il vit Cœur- 
d’Or qui nageait vers le bord, tenant au-dessus de 
l’eau, avec des ménagements infinis, la belle tête de 
Fleur-d’Amandier. 

— Cœur-d'Or, Cœur-d'Or ici! Est-ce possible? s’é- 
cria-{-il; et, dans sa surprise, il faillit tomber à la 
renverse sur la reine, qu'il venait de heurter du 
pied. 

Mais comment notre écuyer se trouvait-il là, al- 
lez-vous me demander bien vite, mes chers en- 
fants? ; 

Il y élait parce que... parce que Fleur-d’Amandier 
y élail aussi. Quand il yous arrive de vous faire bien 
mal, ou que vous avez au cœur un gros chagrin, di- 
tes, n’est-ce pas votre mère qui est toujours là, la pre- 
mière,pour vous secourir ou vous consoler? Oui, n’est- 
ce pas? Bh bien! voilà pourquoi Cœur-d'Or se trou- 
vait sur le bord du lac quand la barque avait chaviré, 
et pourquoi il avait sauvé la vie à Fleur-d'Amandier. 

Quant au roi, il avait élé bien puni de sa méchan- 


ceté; il s'était pris dans Je filet jeté par Pierrot, et 


PR 


LA JEUNESSE DE PIERROT 95 


après avoir bu, à son corps défendant, une énorme 
quantité d’eau, il était parvenu à se metire à cheval 
sur la quille du bateau, et là, il soufilait et criait de 
toutes ses forces, ni plus ni moins qu’un homme qui 
se noie. Il y serait encore si Cœur-d’Or ne fut venu 
en hâte le débarrasser. 

De retour au palais, les naufragés changèrent de 
vêtements, et le roi assembla sa cour. 

Pierrot, déjà premier ministre, fut nommé grand 
amiral du royaume, et Cœur-d'Or armé chevalier. 

Après la cérémonie, qui dura longtemps, le roi 
congédia sa cour, prit une chandelle et monta à sa 
tour, Il était soucieux. 

Arrivé au sommet, il braqua sur son ceil droit une 
lorgnette de nuit, et interrogea successivement les 
quatre points cardinaux de l'horizon. 

L'examen fut long. 

— J'ai exploré, dit-il enfin, la plaine en tous sens. 
et je ne vois rien d’inguiétant, absolument rien. Dé- 
cidément ce petit poisson est un intrigant qui a voulu 
se moquer de moi. 

Et il descendit le cœur plus léger, rentra dans son 
appartement, se coucha auprès de la reine, et, souf- 


flant la chandelle, s’endormit sur ses deux oreilles, 


CHAPITRE VI 


OUVREZ-MOL LA PORTE, POUR L'AMOUR DE DIEU 


Dès son ayénement au ministère, Pierrot s'occupa 
des réformes à introduire dans l'administration du 
royaume pour améliorer le sort des sujets du roi, qui 
jusqu'alors s'élaient ennuyés à périr sil fit construire 
sur la grande place de la foire un théätre en plein vent, 
dont les acteurs étaient de petites marionnettes, qui 


agissaient, marchaient et parlaient avec une telle per- 


fection, queles bons bourgeois, qui ne voyaient pasles 
ficelles, juraient leurs grands dieux que c’étaient des 
personnages vivants. Il institua ensuite les fêtes du 
Carnaval, la promenade du Bœuf gras, les bals mas- 
qués, et pour faire durer le plaisir plus longtemps, 
relégua le Caréme aussi loin qu’il lui fut possible. 

Jamais le royaume n'avait été si heureux; ce n’é- 
tait dans toute la Bohême qu’une grande mascarade 
et qu’un immense éclat de rire; le nom de Pierrot 
était dans tous les cœurs et Vair Aw clair de la lune 
dans toutes les bouches. 

Tant de popularité commençait à faire ombrage 
au roi, qui élait jaloux, comme tout bon roi doit 
l'être, de l'amour de ses sujets ; mais la personne 
qui enrageait le plus dans son cœur était le seigneur 
Renardino. Rétabli de ses blessures, il se promenait 
de long en large dans sa chambre, en méditant d’un 
air sinistre quelque horrible machination. 

Tout & coup sa face grimaca un affreux sourire : 
—Oh ! pour le coup, dit-il, je le tiens, il ne m’échap- 
pera pas!— Et il courut droit à la chambre du roi. 

— Toc, toc, fit-il à la porte. 

— Entrez, dit le roi... Eh quoi! c’est vous, sei- 
gneur Alberti? donnez-vous la peine de vous asseoir... 
Ah! ah! je vois que vous allez mieux maintenant. 

— Sire, ilne s'agit pas de moi, mais de vous, dit 
Renardino d’un ton mystérieux; de grands malheurs 
vous menacent... 

Le roi devint pâle, il se rappelait la prédiction du 
pelit poisson rouge, qui commençait précisément 
par ces mots, 

— Qu’y a-t-il donc ? fit-il, 

— Ilya, repril Renardino, que Pierrot, votre grand 
ministre, conspire contre vous; il y a qu'il doit venir 
ce soir à huit heures dans ¢e cabinet, sous le pré- 
texle de vous entretenir, comme à l'accoutumée, 
des affaires du royaume, mais en réalité pour vous 


élrangler, 


96 

— M'étrangler ! s’écria le roi, qui porta machina- 
lement la main à son cou. 

— Vous étrangler net, répéta Renardino en sacca- 
dant ses mots; mais rassurez-vous, je viens vous 
sauver. Confiez-moi pour aujourd'hui seulement la 
garde du palais, et quoi qu'il arrive, queique bruit 
que vous entendiez ce soir dans l’antichambre 
de votre cabinet, n’ouvrez la porte pour tout au 
monde. 

— Je m’en garderai bien, répondit le roi. 

Une heure après, le seigneur Renardino etle grand 
officier des gardes du roi se promenaient dans les 
jardins du palais, et causaient entre eux à voix basse. 

— C’est étrange ! disait l'officier des gardes; et 
et vous m’assurez que c’est [pour le service de Sa 
Majesté... 

— Voici l’ordre écrit de sa main. 

— C’est bien, seigneur Renardino, j’obéirai. 

Caché derriére un massif d’arbustes, un homme, 
appuyé sur sa béche, écoutait de toutes ses oreilles, 
— C'était l’intendant des jardins, notre vieille con- 
naissance, le bûcheron. 

Quand les deux interlocuteurs eurent disparu au 
détour d’une allée : — Oh! les scélérats! s’écria-t-il, 
les scélérats, qui veulent assassiner ce soir mon pau- 
vre Pierrot! Courons l'avertir, — Et il fit force de 
jambes vers le palais. 

La nuit étaitvenue et huit heures sonnaient à l’hor- 
loge de la ville quand Pierrot, un grand portefeuille 
sous le bras, sortit de son appartement en fredonnant 
une chanson, 

Le seigneur Renardino, qui l’entendit, entr’ouvrit 
doucement sa porte et le vit descendre l'escalier qui 
conduisait au cabinet du roi. 

— Chante, mon bonhomme, chante! dit-il en se 
frotlant les mains, tout à l'heure, tu danseras! et il 
referma la porte sans bruit, 


Mais, à peine arrivé au pied de l'escalier, Pierrot 


‘ 


LE PERE GIGOGNE 


souffla sa chandelle, s’enveloppa d'un manteau cou- 
leur muraille qu’il tira de son portefeuille, et vint se 
blottir avec précaution auprès de la porte qui s’ou- 
yrait sur l’antichambre attenante au cabinet du 
roi. 

— Maintenant, attendons, dit-il. Et il resta immo- 
bile dans l’ombre comme une statue. 

L’horloge sonna huit heures et demie, puis neuf 
heures. 

Des voix chuchotèrent dans l’antichambre. 

— Déjà neuf heures! disait l’une; il ne viendra 
pas. 

— Chut! reprit une autre, j'entends du bruit. 

Les voix se turent. 

C'était en effet le seigneur Renardino qui sortait 
mystérieusement de sa chambre. 

— Il neuf heures, dit-il; allons voir si le tour est 
joué. 

Il descendit l'escalier à pas de loup, marcha sur 
la pointe des pieds jusqu’à la porte qui communi- 
quait à l’antichambre, et retenant son haleine, il 
écouta. 

Profond silence. 

— Ils l'ont tué, sans doute, dit-il; tant mieux! 

Il lève alors tout doucement le loquet, entre-baille 
la porte, risque d’abord la tête, puis un bras, puis 
une jambe; il allait entrer tout à fait, quand Pierrot, 
s’élancant hors de sa cachette, vous le pousse de 
toutes ses forces jusqu’au milieu de l’antichambre, 
et referme la porte sur lui. 

Ce fut alors un tumulte effroyable de coups, de cris 
et de jurements. 

Les soldats, qui avaient été largement payés, fai- 
saient la chose en conscience, 

— Au secours ‘on m'assassine ! criait Renardino. 
Sire, ouvrez-moi la porte; ouvrez-moi la porte, pour 
l'amour de Dieu! 


Mais le roi, qui avait sa consigne, tirait tous [es 


LA JEUNESSE DE PIERROT 


verrous, et suait sang et eau pour se fortifier dans 
son cabinet. 

C’en était fait de Renardino, si la reine, attirée 
par le bruit, ne fat accourue en camisole de nuit et 
son bougeoir à la main. A sa vue, les soldats effrayés 
s’enfuirent, et le seigneur Alberti, tout éclopé et 
tout honteux, se sauva dans sa chambre, d’où il put 
entendre Pierrot, qui chantait en fausset sur l’air 
que yous savez : 


Ouvrez-moi la porte, 


Pour l'amour de Dieu! 


CHAPITRE VII 


LE POISSON D'AVRIL 


On était au premier avril. Le roi, qui avait passé 
toute la nuit à regarder à travers le trou de la serrure 
de son cabinet, avait eu si froid, si froid, que le ma- 
tin il tremblait comme la feuille et éternuait à tout 
rompre. Il battait la mesure contre l’un des pieds de 
son trône pour se réchauffer, quand il aperçut dans 
la glace un personnage à figure sinistre qui imitait 
tous ses mouvements en le regardant de travers. 

À cette apparition, il poussa un cri de terreur 
et porta rapidement la main à la garde de son 
épée. 

Le personnage de la glace exécuta la même panto- 
mime. 

Hélas ! mes chers enfants, l'infortuné monarque ne 
reconnaissait plus sa propre image, et vous vous y se~ 
riez lrompés vous-mêmes, tant ses cheveux avaient 
blanchi depuis la veille, tant ses yeux étaient rouges 
pt son nez affreusement enflé! 

A ce moment, on frappa & la porte, 

— Ouvrez, sire, c'est moi, dit une voix qui était 


celle du seigneur Renardino, 


97 

À cet appel, le roi, marchant à réculons, tira la 
bobinette et ouvrit. 

— En garde, seigneur Alberti, lui dit-il tous bas en 
désignant de la pointe de son épée l’image mena- 
cant de la glace, qui répétait tous ses mouvements, 
Encore un conspirateur ! en garde! 

Un sourire imperceptible de méchanceté se des- 
sina sur les lèvres minces de Renardino: il crut 
que le roi était devenu fou. 

— Sire, rassurez-vous, dit-il, nous sommes 
seuls. 

— Comment? reprit le roi, seuls! et cet homme de 
mauvaise mine qui estlà devant moi, l'épée à la main? 

— Révérence gardée, c'est Votre Majesté. 

— Cet homme qui a les cheveux tout blancs, les 
yeux rouges, le nez violet, qui éiernue à faire fré- 
mir! 

— C'est Votre Majesté, vous dis-je, et la preuve, 
tenez, c’est que vous éternuez encore. 

En effet, l'ouragan faisait rage dans le cerveau 
du roi; il n’y avait plus moyen de s’y méprendre 

—0O mon Dieu! s’écria le pauvre monarque 
quand la bourrasque fut passée, c'était done moi! 
Quelle figure, quels yeux, quel nez! Et, lâchant son 
épée, il se couvrit le visage de ses deux mains. 

—Scigneur Alberti, reprit-il bientôt d'un ton grave, 
quoi qu'il arrive désormais, je vous défends expressé- 
ment de me parler de conspiration. 

Il y eut un moment de silence, Renardino semblait 
embarrassé. Il méditait un assaut, et ne savait com 
ment ouvrir la brèche, 

— Sire, dit-il enfin de sa voix la plus nonchalante, 
2n épousselant négligemment du bout des doigtsle 
velours de son pourpoint, aimez-vous le turbot? 

— Si j'aime le turbot! s'écria le roi, dont les 
yeux brillérent soudain de plaisir, Ah! seigneur 
Alberti, pouvez-vous me demander si j'aime le tur- 


bol? 


os LE PERE GIGOGNE 


— Je me doutais bien que vous l’aimiez, sire, re- 
prit Renardino, car on doit vous en servir un ce soir 
& souper. Vous vous en réjouissez, sans doute? 

Le roi s’en réjouissait si fort qu’il ne put répondre 
que par unsigne de tête à cette question. 

— Ah! tant pis, tant pis! fit Renardino. 

— Et pourquoi tant pis? demanda le roi. 

_ Après la défense qu’elle vient de me faire, je 
n’ose en vérité dire à Votre Majesté. 

— Dites, dites toujours, je vous l’ordonne, 

— Eh bien... 

— Eh bien? 

— Ce turbot est empoisonné! 

A ces mots le roi poussa une exclamation d'horreur 
et trébucha sur ses jambes; mais il se remit un in- 
stant après, et, se penchant à l'oreille de Renardino, il 
lui dit à voix basse: 

— Je n’ai pas été maître de ma première émotion, 
mais je m’en doutais. 

— Ah bah! s’écria Renardino stupéfait, vous savez 
qui a fait empoisonner ce turbot? 

— Oui, je le sais, répondit le roi; mais parlez 
plus bas, il a l’ouïe si fine qu'il pourrait vous en- 

tendre. 

— Oh! pour cela, il ya rien à craindre, car je 
viens de l’apercevoir qui traversait la cour pour; se 
rendre aux appartements de la reine. 

— Vous l'a...vez vu traverser la cour, demanda le 
roi devint tout à coup bègue de terreur, et vous êtes 
sûr que c'élait lui? 

— Lui-méme. 

— Le petit poisson rouge? 

— Le petit poisson rouge! Mais non, sire, votre 
grand ministre Pierrot, 

— Pierrot ! 

— Comment! ce n'était done pas Pierrot que yous 
soupconniez? 


i fait, si fait, repartit le roi, qui ne voulait pas 


que Renardino put mettre en doute sa pénétration, e, 
cependant, après ce qui s’est passé hier dans l’anti- 
chambre de mon cabinet, j'aurais pensé. 

— Qu'il élait mort, n’est-ce pas? Détrompez-vous, 
la reine en a ordonné autrement, et il vit encore. 

— La reine? Et de quel droit la reine se mele- 
t-elle maintenant des affaires d'État? 

— Ah! ah! repartit en ricanant Renardino, vous 
en êtes là! Quoi! Votre Majesté ignore-t-elle ce qui 
n'est un secret pour personne d’un bout à l’autre de 
la Bohème, que la reine aime Pierrot, et veut l'é- 
pouser? 

— L’épouser ! s’écria le roi, et moi, et moi donc! 

— Vous, sire, on doit vous faire manger du turbot 
ce soir à souper. 


— Par ma barbe! s’écria le roi, dont le bon sens 


naturel se révoltait aux calomnies de Renardino, ce 


que vous dites là est horrible, et je n’y saurais croire. 
Avez-vous des preuves ? 

— Des preuves! ah! yous me demandez des preu- 
ves! 

— Mais, sans doute. 

— Eh bien! écoutez-moi et répondez. — Qui a fait 
chavirer, il y a huit jours, votre barque royale? 

— Ah! ça, c'est Pierrot, je ne puis pas dire une 
chose pour une autre, c'est Pierrot. 

— Trés-bien! mais vous a-t-il au moins porté se- 
cours quand vous êtes tombé dans le lac? 

— Vous me demandez s’il m’a porté secours ? dit le 
roi qui cherchait à rassembler ses souvenirs, non, je 
ne pense pas; mais, attendez donc, je me rappelle 
que, loin de 1a, il m'a jeté le filet sur la tête, et, sans 
notre écuyer Cœur-d'Or, qui s’est trouvé par hasard 
sur le bord du lac, je me noyais certainement... 

— Ainsi, vous reconnaissez que Pierrot voulait 
vous noyer? 

— Je ne dis pas cela, répondit le roi, et cepen- 


dant... 


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LA JEUNESSE DE PIERROT 99 


— Cependant, il vous a planté un filet sur la tête, 
tandis qu’il se jetait à l’eau pour sauver la reine. 

À cerapprochement perfide, un nuage passa sur les 
yeux du roi. a 

— Ah! vous y voyez clair enfin! s’écria Renardino; 
eh bien! courez maintenant 4 l’appartement de la 
reine, où Pierrot va se rendre. Écoutez un moment 
aux portes, et vous en saurez bientôt aussi long que le 
dernier de vos sujets. 

Le roi prit la balle au bond, ef s’élança hors du ca- 
binet. 

La reine vaquait en ce moment avec tant d’atten- 
tion aux soins de sa voliére bien-aimée, qu’elle n’a- 
perçut pas le roi qui entrait dans sa chambre par une 
porte dérobée, et se cachait tant bien que mal, vu soz 
embonpoint, derrière une épaisse portière de velours. 

Après avoir rempli d’une eau liquide les jolis go- 
dets de cristal, suspendu çà et là aux fils d’or de la 
cage mille friandises des plus agacantes, elle s’amusait 
à contempler en silence tous ces charmants oiseaux 
qui voletaient, sautillaient, butinant par-ci, buti- 
nant par-là, bruyants, animés comme une ruche en 
travail, lorsque tout à coup un cri aigu la filtressaillir, 

— C'est lui! s’écria-t-elle toute joyeuse; et elle cou- 
rut à son balcon pour appeler le petit oiseau qu’elle 
avait perdu, et qui, depuis quelque temps, revenait 
chaque jour, à la même heure, gazouiller sous les fe- 
nétres de sa belle maîtresse. 

— Viens ici, lui dit-elle, en froissant dans sa main 
un gros biscuit qui s’éparpillait en miettes d’or sur le 
balcon. — Viens ici, mon petit Pierrot! 

A ces tendres paroles, le roi poussa dans sa ca- 
chette un sourd gémissement. 

La reine eut peur, se détourna brusquement et 
aperçut le grand ministre Pierrot qui venait d'entrer, 
et qui s’inclina profondément devant elle, 

— J'ai l'honneur d'annoncer à Votre Majesté, dit- 


il, qu'un pêcheur du lac vient d'apporter au palais 


un magnifique turbot pesant plus de deux cents livres. 

— C'est bien, seigneur Pierrot, repartit la reine; 
vous le ferez mettre aa bleu, et vous le placerez ce 
soir sur la table deyant le roi, Vous savez qu'il en est 
friand. 

Pierrot salua et sortit. La reine se précipila de 
nouveau sur son balcon, mais le petit oiseau avait 
disparu. 

De son côté, le roi rentrait dans son cabinet, dans 
un éfat impossible à décrire. 

— Seigneur, Alberti, dit-il, je sais tout; mais, de 
par ma couronne, ils mourront tous deux ! Empoi- 
sonner une si belle pièce, un turbot qui pèse deux 
cents livres, quelle horreur! Faites venir sur l'heure 
tous les chimistes de la capitale, de ceux-là qu'on 
appelle les princes de la science, et qu’on m’apporte 
le poisson, 

Lorsque les chimistes, au nombre de vingt, furent 
réunis dans le cabinet, — Messieurs, leur dit le roi, 
veuillez procéder à l'analyse de ce turbot qui est de- 
vant vous, et déterminer la nature du poison qu'il 
renferme, 

— Ce turbot est empoisonné? demandèrent-ils 
tout d’une voix. 

— Oui, messieurs, ce turbot est empoisonné. 

— Ah! très-bien! firent-ils, et incontinent ils se 
mirent à l'œuvre. 

Pendant le cours de l'opération, Renardino était 
fort agilé, il tremblait que la ruse qu'il avait imagi- 
née pour perdre Pierrot ne fût découverte. Aussi 
quels ne furent pas son élonnement et sa joie quand, 
l'analyse terminée, les savants proclamèrent, à l'una- 
nimilé, que les organes du turbot soumis à leur exa- 
men recélaient vingt sortes de poisons. 

Les vingt chimistes avaient trouvé chacun un poi 
son différent, 

x 

Cela fait, les printes de la science saludrent et si 


relirèrent gravement à la queue-leu-leu, 


100 pee LE PERE GIGOGNE 


Deux heures aprés, Renardino remettait en grand 
cérémonial à Pierrot des lettres patentes du roi qui 
lui intimaient l'ordre de préparer immédiatement 
ses bagages, et de se rendre à la cour du prince Azor 
pour négocier un traité de paix. C'était tout bonne- 
ment un arrêt de mort. 

Le même jour, la reine fut arrêtée, malgré les 
larmes de Fleur-d’Amandier, et conduite, sous bonne 
escorte, dans une vieille tour située à l'extrémité de 
la ville. 

Or, tous ces événements étaient l'effet de la mé- 
chanceté de Renardino : il avait entendu plusieurs 
fois, le matin, la reine appeler, sur le balcon, son pe- 
tit oiseau, et il avait mis à profit cette circonstance 
pour exciter la jalousie du roi, déjà éveillée par le 
récit perfide de la catastrophe du lac. 

Le turbot empoisonné était une fable de son in- 
vention; mais cette fable est restée célèbre dans le 
pays, et s’y reproduit encore chaque année à pa- 
reil jour, sous le nom bien connu de poisson 
d'Avril. 

Vous voilà avertis, mes chers petits rois de Bo- 


héme; méfez-vous, ce jour-là, des Renardino. 


CHAPITRE VIT 


MA CHANDELLE EST MORTE, JE N’AL PLUS DE FEU 


Après la lecture du message royal, Pierrot se mit 
à réfléchir; il était clair qu’en l’envoyant à la cour 
du prince Azor, on avait de fort méchants desseins 
‘ur sa per onne, 

— Mais, bast! dit-il en faisant claquer ses doigts, 
nous verrons bien! et il monta en chantonnant dans 
ra chambre, où it passa plus de deux heures à sa toi- 


lette, ce qui né Jui était jamais arrivé, 


Avant de partir, il voulut prendre congé du roi, 
qui lui ferma la porte au nez, comme on fait aux 
courtisans en disgrace; il monta aux appartements 
de Fleur-d’Amandier pour emporter du moins dans 
son cœur l’écho d’une voix adorée. 

— Au large! lui cria Cœur-d'Or, qui mit sa lance 
en arrêt : on ne passe pas! 

Force fut à Pierrot de se retirer ; il descendit alors 
dans les jardins du palais, et embrassa tendrement 
le bàcheron et sa femme, qui lui remirent, les larmes 
aux yeux, un panier rempli jusqu’à l’anse de provi- 
sions de bouche de toutes sortes. 

— Bonne chance, monsieur l’ambassadeur, lui 
cria le seigneur Renardino, qui épiait son départ, 
accoudé sur une fenétre du palais; mille compli- 
ments de ma part au prince Azor. 

— Jen’y manquerai pas, monsieur le grand mi- 
nistre, répondit Pierrot, qui ne voulut pas avoir le 
dernier avec un seigneur si poli, et, tournant les ta- 
lons, il se mit brayement en route le panier au 
bras. 

Pas n’est besoin de vous dire, mes chers enfants, 
les haltes nombreuses qu’il fit tout le long du che- 
min; chaque fois qu’il rencontrait un vert tapis de 
gazon, il s’asseyait & la maniére orientale, étendait 
devant lui une petite nappe blanche comme neige, 
déposait sur celte nappe un énorme pâté de mine 
fort appétissante, qu’il flanquait de deux bouteilles 
de vin de Hongrie, puis il mangeait et buvait à même 
du meilleur de son cœur, si bien qu'à moitié 
route, ses provisions étaient épuisées et son panier 
vide. 

— Maintenant, dit-il, pressons le pas; et il se mit 
à faire de si grandes enjambées que le soir même i) 
arriva à la cour du prince Azor, 

Le moment était mal choisi; tout le palais était 
sens dessus dessous; le prince Azor avait avalé à 


souper une arêle de poisson, et, dans sa fureur, 


LA JEUNESSE DE PIERROT 


venait d’étrangler de ses propres mains un célébre 
médecin qui n’avait pu la lui retirer du gosier. 

Toutefois, comme la mort violente du médecin ne 
l'avait pas débarrassé du mal qui le tourmentait 
l’idée lui était venue d'employer un moyen plus 
doux : c'était de faire avaler à son premier ministre 
une aréte en tout point semblable à celle qu'il avait 
avalée lui-même, et de tenter sur le gosier de Son 
Excellence toutes les expériences que la science pour- 
rait imaginer. Il allait donc faire appeler son premier 
ministre, lorsque notre voyageur fit son entrée, in- 
troduit par l'officier de service. 

— Gui es-tu? lui demanda le prince, que la cir- 
constance de l’arête obligeait de parler du nez. Qui 
es-tu, pour oser te présenter devant moi? 

— Je suis Pierrot, répondit notre héros, ambas- 
sadeur de Sa Majesté le roi de Bohême, et je viens 
à celte fin de négocier auprès de Votre Altesse un 
tailé de paix. 

— Par ma bosse! reprit le prince, tu ne pouvais 
arriver plus à propos. Mieux vaut, après tout, que ce 
soit toi que mon premier ministre. Assieds-toi à celte 
table... trés-bien,.. maintenant, mange ce poisson qui 
est devant toi, et surtout aie soin d’en avaler toutes 
les arêtes, toutes, entends-tn bien ? ou je te fais tuer 
comme un chien. 

Pierrot, qui était fort affamé, ne se le fit pas dire 
deux fois; il se mit à l'œuvre, et de tel appétit, que 
l'énorme brochet qui tout à l'heure envahissait la 
table tout entière, disparut en un clin d'œil, comme 
par enchantement. Il ne restait plus que la grosse 
aréte, Pierrot, releyant sa manche, la prit entre le 
pouce et l'index, l'insinua délicatement dans sa 
bouche, fit un grand effort, puis une grimace, el l'a- 
vala net, 

— Prince, dit-il alors du ton d’un escamoteur qui 
vient d'envoyer sa dernière muscade aux grandes 


Indes, c’est fait | 


194 


— Impossible! dit le prince Azor,qui l'avait regardé 
faire avec attention. Allons, avance ici et ouvre la 
bouche... C’est prodigieux! ajouta-t-il quand il eut 
exploré avec une lumière tous les coins et recoins de 
la mâchoire de Pierrot... Elle n’y est plus! Ma foi! 
je me risque. 

Et, sur ce, il aspira une grosse bouffée d’air, fit un 
effort accompagné d’une affreuse grimace, et l’arête 
qu’il avait dans le gosier passa. 

— Je suis sauvé! s’écria-t-il, je suis sauvé! Ah! 
ah! l’ami, tu viens de me rendre un trés-grand ser- 
vice. Eh bien, pour te récompenser, je te laisse libre 
de choisir le genre de mort qui te sera le plus agréa- 
ble; tu vois que je suis bon prince.’ 

— Sire, reprit Pierrot, je n’attendais pas moins de 
votre bonté; mais Votre Altesse fera mieux de choisir 
elle-même : je m’en rapporte entièrement à elle. 

— Ah! tu veux railler, mon mignon, repartit le 
prince. Eh bien, m’est avis qu'après tavoir vu man- 
ger de si bon appétit tout à l’heure, il serait curieux 
maintenant de te voir mourir de faim. 4° 

Quelque empire que notre héros conservât sur lui- 
même, il ne put s'empêcher de tressaillir à ces pa- 
roles. Mourir de faim, se dit-il & lui-méme, je n’y 
ayais pas songé. 

I] allait peut-être se dédire, quand le prince Azor 
donna l'ordre à ses gardes de l’enfermer dans un 
des caveaux du château. 

Ce caveau était, mes chers enfants, une affreuse 
prison dans laquelle l'air et la lumière ne pénétraient 
qu’à travers une ouverture fort étroite garnie d'un 
treillis de fer, et qui, par sa disposition, ne permet- 
tait pas au malheureux prisonnier d’aperceyoir le 
plus petit coin du ciel. 

Tout’ Pameublement consistait dans un méchant 
grabat, une escabelle, une cruche de terre et un 
mauvais chandelier en fer, dont le geôlier renouve- 


ait soir et matin la lumière, 


102 


Lorsque la porte du cachot fut refermée sur lui, 


+ 


Pierrot, qui était fatigué de la longue course qu'il 
avait faite, se coucha sur le lit et s’endormit bientôt 
d’un profond sommeil. 

Le lendemain matin, au petit jour, il fut réveillé 
en sursaut par un grincement aigu accompagné d’un 
cliquetis de clefs. 

C'était la porte qui roulait sur ses gonds rouillés 
et le geôlier qui entrait. 

— Tenez, camarade, dit celui-ci, voilà de l’eau 
fraîche que je viens de puiser à la fontaine. Je ne 
vous donne pas de chandelle, car je vois que vous 
n’ayez pas même allumé celle que j'avais mise hier 
dans le chandelier. 

Pierrot se frappa le front, comme fait un homme 
qui trouve une idée, mais ne répondit pas. 

Le geôlier sortit, ferma la porte à triple verrou, et, 
lorsque le bruit de son pas se fut éteint dans le cor- 
ridor, notre prisonnier sauta à bas de son grabat, 
saisit avidement la chandelle, et suif et mèche, il dé- 
vora tout. 

Cela fait, il prit l’escabelle, la placa dans le pâie 
rayonlumineux qui descendait du soupirail, etse mit 
à sculpter dans une pièce de bois, à l'aide d’un canif 
qu’il avait emporté, un délicieux jouet d'enfant ; le 
soir, le morceau de bois était devenu un petit pantin 
qui, par le moyen d’une ficelle, frétillait des pieds et 
des mains d’une facon charmante. 

— Dieux! que c’est gentil! s’écria le guichetier qui 
venait d'entrer, et dont la figure rubiconde s'était 
épanouie comme une pivoine à l'aspect de la jolie 
marionnette ; il fant me donner ça, camarade, pour 
amuser mon pelil garçon. 

— Volontiers, dit Pierrot, et je lui en ferais d’au- 
tres encore, et de plus beaux, si je voyais plus clair 
en travaillant, mais cette prison est si sombre... 

— Qu'à cela ne tienne, mon prisonnier, répondit 


le geôlier, qui n'y voyait que du feu; je vais vous ap- 


LE PÈRE GIGOGNE 


porter tant de luminaire que vous y verrez clair 
comme en plein midi. : 
Cinq minutes après, Pierrot avait cing ou six pa- 
quets de chandelles, et vous savez maintenant aussi 
bien que moi, mes enfants, ce qu’il en fit. J’ajouterai 
seulement que, quand son garde-manger s’épuisait, 


il allait chanter à travers les fentes de la porte: 


Ma chandelle est morte, 


Je n’ai plus de feu... 


Et le bon guichetier accourait de toute la longueur 
de ses jambes pour renouveler sa provision. 

Quinze jours s’écoulérent ainsi, et la quantité de 
jouets fabriqués par Pierrot était si grande, que le 
geôlier en fit commerce et loua dans la ville une bou- 
tique, devant laquelle les petits enfants restaient éba- 
his du matin au soir, ne pouvant jamais ouvrir 
des yeux assez grands pour admirer d'aussi belles 
choses. 

Cependant le prince Azor voulut un jour savoir ce 
qu'était devenu son prisonnier; il prit une torche, 
descendit au eachot, et faillit tomber à la renverse en 
le retrouvant plein de vie. — 

— Comment! drôle, tu n’es pas mort? 

— Dieu merci, je me porte bien, répondit 
Pierrot. 

— Ah! tu te portes bien, repartit le prince d’une 
voix menacante. 

Eb bien ! tant mieux, nous allons rire. 

Wt il sortit de la prison. 

Or, je dois yous dire, mes enfants, que le prince 
Azor, qui avait lu, la veille, les aventures de l’Adroite 
Princesse, un conte de fée des plus jolis, s'était mis à 
rire de tout son cœur à la description d’un horrible 


supplice dont cette histoire fait mention; il avait 


même tant ri, qu'un instant il avait senti son aréte 


qui lui remontait au gosier. Depuis cette lecture, il 


n'avait pu ni manger ni dormir, tant il était impatient 


LA JEUNESSE DE PIERROT 103 


de faire l'épreuve de ce genre de mort sur l’un de 
ses sujets. 

Pierrot n’étant pas mort, l'occasion était des plus 
belles. 

A Vinstant même, et par ses ordres, un tonneau 
est amené au château, hérissé à l’intérieur de pointes 
d'acier fines comme des aiguilles, et transporté au 
sommet d’ure haute montagne située aux portes de 
la ville. 

Dans le même temps, Pierrot était extrait de sa 
prison, conduit au haut de la montagne, et là, le 
bourreau, le prenant par la main, le priait le plus 
poliment du monde d’entrer dans l’intérieur du ton- 
neau. 

— Il entrera, il n’entrera pas! criait le populaire, 
qui était accouru en foule pour assister à cette repré- 
sentation extraordinaire, 

Pierrot entra. 

Quand tout fut prét, le prince Azor, du haut de 
l'estrade où il était assis, donna le signal, et le bour- 
reau poussa du pied le tonneau sur la pente de la 
montagne, 

A la vue de cette avalanche humaine qui roulait 
sur elle-même avec une rapidité effrayante, bondis- 
sait de rocher en rocher, emportant avec elle tout 
ce qu'elle rencontrait sur son passage, il se fit dans 
la foule un morne silence, interrompu bientôt par 
les pleurs et les gémissements des petits enfants, 
qui ne pouvaient se consoler de voir aussi mécham- 
ment mettre à mort l'homme blanc qui faisait des 
jouets si jolis. Mais quelle ne fut pas la surprise gé- 
nérale, quand, arrivé à la base de la montagne, le 
tonneau se fendit tout à coup en deux et que Pierrot 
en jaillit, armé de pied en cap, comme autrefois Mi- 
nerve du cerveau de Jupiter. Oui, mes enfants, armé 
de Pig en cap, avec une coite de mailles du plus fin 
acier, et dans l'attirail d'un preux chevalier qui en- 
tre en lice, C'était un vêtement de dessous qu'il avait 


= 


pris par précaution ayant son départ pour la cour du 
prince Azor. Quant à son pourpoint, dont il ne res- 
tait ombre sur sa personne, il pendait en lambeaux 
aux mille pointes de fer du tonneau. 

— Hourra ! hourra ! cria le peuple, lorsqu’il fat re- 
venu de sa stupeur. 

— À bas le prince Azor ! criaient les petits enfants, 
qui trépignaient des pieds et battaient des mains, 
tant ils étaient heureux de voir leur cher Pierrot 
encore en vie. 

Pendant ce temps, le prince Azor se démenait fu- 
rieux sur l’estrade et envoyait ses gens d'armes pour 
se saisir de la personne de Pierrot. Il aurait bien 
voulu renouveler l'épreuve, mais le tonneau était en 
pièces et le peuple murmurait si fort que, pour éviter 
une émeute, il crut prudent de rentrer de suite au 
chateau. 

Pierrot fut réintégré dans sa prison; iln’y était 
pas depuis une heure, que le gedlier lui remit de la 
part des petits enfants de laville, quis’étaient cotisés 
pour l’acheter,un habillement complet en tout point 
semblable à celui qu'il avait perdu. Pierrot fut si 
touché de cette marque d'intérêt, que les larmes lui 
en vinrent au yeux. Il bénit les petits enfants dans 
son cœur et jura de les aimer toute sa vie. 

Il avait à peine attaché sur sa poitrine le dernier 
bouton de son pourpoint, qu'un homme entra dans 
son cachot et lui fit signe de le suivre. C'élait encore 
le bourreau. 

Pierrot répondit par un autre signe qu'il était prêt 
à obéir. Tous deux se mirent en marche à travers les 
sombres souterrains du château, montèrent, descen« 
dirent de nombreux escaliers et débouchèrent enfin 
sur une cour, au milieu de laquelle était une fosse, 
et au fond de cette fosse un ours blanc dont la 
férocité était proverbiale à plus de vingt lieues à la 
ronde. 


Arrivés à la balustrade en fer qui entourait la fosse 


{Ck | LE PERE GIGOGNE 


de l’ours, le bourreau s’arrêta, tira de sa poche une 
échelle de corde, l’attacha fortement à l’an des bar- 
reaux de la balustrade, et fit signe à Pierrot de des- 
cendre. 

Pierrot descendit. 

L’ours, qui dormait profondément, ne l’entendit 
pas; seulement, à cette senteur de chair fraiche qui 
lui arrivait dans son sommeil, il releva paresseuse- 
ment la tête et tint ses narines en arrêt. 

Tout à coup ses yeux se dilatèrent et lancèrent 
deux sombres éclairs. 

Pierrot venait de toucher le sol, et l'échelle de 
corde était retirée. 

Au lieu de s’élancer d’un bond sur sa proie, 
comme une bête mal apprise, l'ours fit semblant de 
n’ayoir rien vu; il se leva lentement de terre, détira 
l’un après l’autre ses membres engourdis, puis, se 
dressant sur ses pattes de derrière, il s’avanca à pe- 
tit bruit, balançant sa tête et affectant les dehors les 
plus honnêtes du monde. Il avait un extérieur si can- 
dide, un air si bonhomme, qu'en le voyant, mes 
chers enfants, vous n’auriez pas manqué, j’en suis 
sûr, de lui faire une belle révérence. 

Mais Pierrot, qui savait les ours par cœur, ne se 
laissa pas prendre à ces mimes hypocrites; il se cou- 
cha par terre tout de son long, retint son haleine et 
fit le mort. 

L'ours s’approcha, examina quelque temps d’un 

œil soupçonneux ce corps qui gisait inanimé sur le 
ol, le flaira, le tourna et le retourna en tous sens, 
puis, jugeant que c'était un cadavre, il fit un geste de 
dégoût, et revint se coucher dans sa tanière du même 
jas qu'il était vénu. 

Lorsqu'il fut endormi, Pierrot se leva tout douce- 
ment, s'avança sur la pointe des pieds vers notre 
animal, et tirant son pelit couleau de sa poche, lui 
coupa proprement la téte, avant que la pauvre bête 


eût eu le temps de se réveiller, Il alluma ensuite un 


grand feu de paille, découpa et fit rôtir de délicieux 
beefsteaks d’ours dont il mangea toute la nuit et Jes 
jours suivants sans interruption. 

Une semaine après, le prince Azor courut à la 
fosse : C’est bien, mon bel animal ! dit-il à l’ours qui 
se dandinait devant lui, j'étais bien sûr que tu n’en 
ferais qu’une bouchée. 

— Salut au prince Azor ! répondit l’ours qui dta sa 
téte et montra aux regards de son interlocuteur la 
figure enfarinée de Pierrot. 

— Malédiction! s’écria le prince, — ce n’est pas 


l'ours qui l’a mangé, c’est lui qui a mangé l'ours! 


CHAPITRE IX | 


TRAHISON DE RENARDINO 


La situation du prince Azor vis-à-vis de Pierrot 
devenait de plus en plus fausse et ridicule. 

— Il faut, dit-il en s’éveillant le lendemain, que je 
l’extermine aujourd’hui de ma propre main, ou j'y 
perdrai mon nom d’Azor. 

Soudain il arme son bras d'un magnifique cime- 
terre ture, dont lui avait fait présent le grand sultan 
Mustapha, force Pierrot à se mettre à genoux devant 
lui, et, brandissant son glaive, lui décharge sur Ja 
nuque un coup terrible. 

La tête disparut. 

A la vue d'un si haut fait d'armes, le prince Azor 
ne put réprimer un mouvement d'orgueil, et, se 
campant fièrement sur la hanche, le cimeterre au 
poing, il posa quelque temps immobile devant ses 
gens d'armes. 

— A-t-il bientôt fini? murmurait tout bas le bour- 
reau, que cet exercice académique commençait à 
impatienter. — Sire, dit-il un instant après, excusez- 
moi si je vous dérange, mais je dois vous dire que la 


tête de votre prisonnier a disparu, 


+ 


ee 


LA JEUNESSE DE PIERROT 105 


— Eh! ventrebleu! je le sais bien, repartit le 
prince qui se cambra de plus belle. 

— Mais ce que vous ne savez pas peut-être, reprit 
le bourreau, c’est qu'il est impossible de la retrou- 
ver. 

— Allons donc, vous plaisantez.. Et, quittant sa 
pose héroïque, le prince Azor se mit lui-même en 
quête, mais ne trouva rien. 

Tout à coup ses cheveux roux se dressèrent sur sa 
tête, et ses yeux devinrent fixes de terreur ; il venait 
d’apercevoir quelque chose comme des yeux, un 
vez et une bouche qui sortaient petit à petit du mi- 
lieu des épaules de sa victime, et reprenaient tran- 
quillement leur place accoutumée. C'était la tête 
qu'il cherchait, cette même tête qu'il croyait avoir 
coupée, mais que Pierrot, par un procédé connu de 
lui seul, avait subtilement rentrée saine et sauve dans 
tes profondeurs de son pourpoint. 

A cette vue, le prince Azor comprit qu’il avait été 
‘stupide, et son humiliation fut telle, qu'il laissa tom- 
ber son cimeterre, dont la lame se brisa comme 
verre sur le pavé, tant elle était de pur acier. 

— Sire, dit alors le bourreau, voulez-vous que cet 
homme périsse? Oui, n’est-ce pas? Eh bien! laissez- 
moi faire, je veux être pendu s’il en échappe cette fois. 

— Topez là, mon brave, dit Pierrot en lui frap- 
pant dans la main; c’est convenu. 

A l'instant même, la potence fut dressée dans la 
cour du château et Pierrot hissé sur la plate-forme, 
dont le plancher devait, à un signal donné, manquer 
sous ses pieds. 

Quand il eut terminé ces préparatifs, l'exécuteur 
monta à l'échelle une corde à la main, Arrivé au-dessus 
de la plate-forme, il fit au chanvre un nœud coulant, 


et se pencha pour l'attacher au cou du patient; mais, 


au moment où il y pensait le moins, notre héros le | 


prit brusquement par la taille et lui chatouilla si 


fort les côtes de ses deux mains, que le pauvre dia- 
° 


ble, saisi d’un accès de fou rire, lacha la corde qu'il 
tenait pour ne pas tomber. 

Promptcomme l'éclair, Pierrots’ensaisit, la lui passe 
prestement au cou, puis, d’un pied renverse l’échelle, 
de l’autre fait chavirer le plancher de la plate-forme, 
etle bourreau, qui riait toujours, se trouva pendu. 

— Allons, mon brave homme, lui dit-il, vous avez 
perdu. 

A cet étrange dénoûment, le prince Azor, écu- 
mant de rage, allait se précipiter sur Pierrot pow 
lui percer le flanc de son poignard, quand un homme, 
couvert de poussière et ruisselant de sueur, entra 
dans la cour du chateau, arrêta le prince au passage 
et lui remit un message. 

— De la part du seigneur Renardino, dit-il, prenez 
et lisez. 

Le prince Azor rompit le cachet et lut. 

_ Vivat! s’écria-t-il en jetant son turban en l'air; 
vivat ! la Bohême est à nous! 

Le messager s’avanca alors pour lui faire remar- 
quer qu'il y avait à la lettre un post-scriptum. 

— Diable! dit le prince en se grattant l'oreille, le 
juif me demande trois cent mille sequins... Mais, 
après tout, ce n’est pas trop cher pour un royaume. 
Allons, soldats, aux armes, aux armes! 

A ce signal, tout le château fut en grand tumulte; 
on ne songea plus à Pierrot, qui s’esquiva, ni au bour- 
reau, qui resta pendu; ce qui fut d’ailleurs un grand 
contentement pour les sujets du prince Azor, qui 
l'avaient en exécration. 

Pendant que ceci se passait, le roi de Bohème se 
mettait à table dans son palais, en compagnie de 
Fleur-d'Amandier, du grand ministre Renardino et 


de Cœur-d'Or, qui avait été nommé généralissime 


| des troupes du royaume. 


Lerepas fut morne et silencieux ; levieux monarque, 
qu'on n'avait pas vu rire une seule fois depuis l'em- 


prisonnement de la reine et le départ de Pierrot, 


LE PERE GIGOGNE J 


était ce soir-là plus triste encore qu’à l'ordinaire. 

Il avait rêvé toute la nuit qu'il était mort de mort 
violente et qu’on l’enterrait. 

Ses convives n'avaient pas envie de rire plus que 
lui. Fleur-d’Amandier, toute réveuse, songeait à sa 
mère, et Ceur-d’Or à Fleur-d’Amandier. 

Le seigneur Renardino lui-même paraissait fort 
inquiet, et, l'oreille penchée vers la porte, tressaillait 
au moindre bruit qui venait du dehors. 

Soudain l’huis s’ouvrit à deux battants, et la vieille 
mendiante du chemin apparut sur le seuil. 

— Fleur-d’Amandier, Cœur-d’Or, dit-elle, venez 
avec moi; Sa Majesté la reine vous mande auprès 
delle. 

Au nom de sa mère, Fleur-d'Amandier se leva de 
table, courut embrasser son père et sortit. Cœur- 
d'Or marcha derrière elle; la porte se referma. 

Le seigneur Renardino resta seul avec le roi. 

— Ma foi, dit en lui-même le grand ministre, 
cette vieille sorcière ne pouvait arriver plus à propos 
pour me débarrasser de ces importuns, et tout va le 
mieux du monde. 

Allons, sire, ajouta-t-il tout haut, chassez de votre 
esprit les sombres pensées qui l’assiégent, et versez- 
vous de ce généreux vin de Hongrie, qui n’a pas son 
pareil entre tous les vins de la terre. A la bonne 
heure ! Maintenant, trinquons à l’extermination pro- 


chaine du prince Azor et à la prospérité de votre 


maison. 
Le roi porta automatiquement le verre à ses lè- 
vres et le vida d’un seul trait, — Ab! mon Dieu! 


fit-il; et il tomba à la renverse dans son fauteuil, 
comme s'il eût élé frappé de la foudre” 

— Très-bien! dit le seigneur Renardino en se 
froltant les mains, la poudre a produit son effet, A 
présent, accomplissons notre promesse. 

Et, tirant des cordes de saspoche, il garrotta le 


roi de la tête aux pieds, 


Si le crime abominable qu’il commettait ne l'avait 
absorbé tout entier, le méchant homme eût pu voir, 
encadrés dans l’œil-de-bœuf qui était en face de lui, 
une figure toute blanche et des yeux démesurément 
ouverts qui suivaient tous ses mouvements avec une 
expression d’étonnement mêlé d'horreur. 

C'était Pierrot qui était revenu à toutes jambes de 
la cour du prince Azor, et dont le premier soin, en 
entrant au palais, avait été de voir ce qui se passait 
dans la salle des festins. 

Tout à coup des cris se firent entendre : un bruit 
de pas, accompagné d’un cliquetis d’épées, retentit 


dans les galeries du palais, et le prince Azor, ou- 


-vrant brusquement la porte, se précipita vers le sei- 


gueur Renardino. 

— Où est le roi? demanda-t-il à voix basse. 

— Il est 14, dans ce fauteuil, pieds et poings liés, 
répondit Renardino. 

— Par ma bosse! vous êtes un homme de parole. 

— Et les trois cent mille sequins? 

— Les voici, 

À cette partie du dialogue, une ombre blanche 
glissa rapidement devant les deux interlocuteurs, 
saisit la bourse que le prince Azor tendait à Renar- 
dino, et, soufflant les bougies, plongea la salle dans 
l'obscurité. Au même moment, le seigneur Alberti, 
qui avançait la main pour prendre les sequins, reçut 
sur la joue droite un violent soufflet, auquel il riposta 
par un grand coup de poing qui tomba d’aplomb sur 
le visage du prince Azor. 

Ce fut alors dans les ténèbres une lutte affreuse, 
mêlée de cris, de morsures et d'imprécations; le 
prince Azor et Renardino se tordaient et se roulaient 
l'un sur l'autre, enlacés comme deux serpents. 

Ellrayés de l'horrible vacarme qu'ils entendaient, 
les soldats accoururent avec des flambeaux, et nele- 
vèrent les combattants. 


— Comment, c'élait vous! s'écrièrent-ils tous leg 
3 . 


LA JEUNESSE DE PIERROT 107 


deux en se reconnaissant; et ils demeurérent anéan- 
tis. 

Mais bien plus grande encore fut leur surprise, 
quand, jetant les yeux autour d’eux, ils s’apergurent 
que le roi et les trois cent mille sequins avaient dis- 


paru, 


CHAPITRE X 


MORT LU PRINCE AZOR 


Le soir même, le prince Azor et Renardino se li- 
vrèrent, dans le palais, aux perquisitions les plus 
minutieuses : l’un, pour retrouver la personne du 
roi; l’autre, les trois cent mille sequins qui lui avaient 
été enlevés; mais leurs recherches furent inutiles. 

Le roi n’était plus au palais. Emporté par Pierrot, 
il dormait en ce moment d’un sommeil de plomb 
dans la maisonnette du bûcheron; ses liens avaient 
été coupés, et, de temps en temps, la bonne Mar- 
guerite lui faisait respirer des sels d’une odeur si 
pénétrante et si aiguë, que le pauvre monarque fai- 
sait d’affreuses grimaces et s’appliquait en dormant 
de grands coups de poing sur le nez, 

De son côté, le bûcheron, accoudé sur la table, 
couvait avidement des yeux une éblouissante trainée 
de sequins qui réflélait en rayons d’or les pales clar- 
tés de la lampe. 

Cependant, le prince Azor, qui commençait à de- 
venir fort inquiet, fit placer des sentinelles aux gril- 
les du palais, et passa toute la nuit en conférence 
avec le seigneur Renardino. Une chose le préoecu- 
pait surtout; c'était l'absence des troupes du roi, 
que Cœur-d'Or, sur l'avis de la vieille mendiante, 
avait emmenées avec lui le soir pour escorter Fleur- 
d’Amandier, 


Kenardino, qui ignorait cette circonstance, se 


> 


perdait en mille conjectures sur cette singuliére dis- 
parition, et, bien qu'il n’en dit rien, entrevoyait va- 
guement quelque malheur. 

Le jour venait de poindre, quand le capitaine des 
troupes du prince Azor entra dans la chambre. 

— Qu’y a-t-il de nouveau? demanda le prince. 

— Sire, la nuit a été tranquille, répondit le capi- 
taine; seulement les soldats de garde ont aperçu un 
fantôme qui a erré toute la nuit autour des grilles du 
palais. L’un d’eux a cru reconnaître dans ce fantôme 
l’homme blanc qui se disait l’ambassadeur du roi de 
Bohème et que vous avez voulu mettre à mort; mais, 
que ce soit lui ou tout autre, je ne dissimulerai pas 
à Votre Altesse que cette apparition affecte au plus 
haut degré le moral de votre armée. 

— Comment! les laches ont peur d’un fantôme! fit 
le prince d’une voix stridente. Eh bien, capitaine, il 
faut brusquer les choses. Sortez du palais avec toutes 
mes troupes, et mettez la ville à feu, à sac et à sang! 

Le capitaine s’inclina et sortit. 

Une minute après, il rentra tout effaré, 

— Prince, dit-il, nous sommes bloqués; le roi de 
Bohéme, a la téte de son armée, cerne toutes les 
issues du palais et somme Votre Altesse de se ren- 
dre |... 

— Sang et mort! qui parle ici de se rendre? reprit 
le prince Azor d’une voix terrible. Capitaine, appor- 
tez-moi ma cuirasse et ma lance, faites ouvrir les 
grilles du palais, que je disperse en un tour de main 
toute cette canaille, 

— Prince, vous ne m'avez pas compris, dit le ca- 
pilaine; je vous répèle que nous sommes bloqués. 
Les clefs de toutes les grilles du palais ont été sous- 
traites cette nuit et nous ne pouvons sortir, 

— Les clefs soustraites? et qui a eu l'audace? 

— Cet homme blanc qui a rôdé toute la nuit et 
dont je vous parlais tout à l'heure; il vient de les re- 


mettre à l'instant même au roi, votre ennemi, 


108 LE PERE GIGOGNE 


— Bas les armes! s’écria tout à coup une voix me- ! 


nacante, bas les armes, ou yous étes morts! 

C'était Coeur-d’Or qui se précipitait dans la cham- 
bre, suivi du roi de Bohéme et de son armée. 

Furieux de se trouver pris au trébuchet, le prince 
Azor s’adossa à la muraille et se disposait à vendre 
chèrement sa vie, lorsque le seigneur Renardino le 
saisit par le bras et lui dit à voix basse : 

— Tout beau, prince, tout beau! Remettez votre 
épée dans sa gaine et laissez-moi faire; la partie n’est 
pas encore perdue. 

S’ayancant alors vers le roi: 

— Sire, lui dit-il, je ne puis revenir de l’étonne- 
ment où je suis. Que se passe-t-il donc et que signi- 
fie tout cet appareil de guerre? Est-ce ainsi que vous 
exercez l'hospitalité envers les princes qui briguent 
l'honneur de s’allier à votre royale maison? 

— Hein? Que voulez-vous dire, seigneur Renar- 
dino? s’écria le roi. 

— Je dis, reprit Renardino d’une voix grave et so- 
lennelle, que le prince Azor, ici présent, pour ci- 
menter la paix entre vos deux royaumes, a l’hon- 
neur de solliciter de Votre Majesté la main de Son 
Altesse Royale, haule et puissante princesse Fleur- 
d’Amandier, 

A cette péripélie inattendue, les assistants poussè- 
rent une exclamation de surprise. Pierrot paraissait 
confondu et sifflait un air entre ses dents pour se 
donner une contenance, tandis que le roi lui disait 
tout bas: 

— Qu'est-ce que vous me chantiez donc cette nuit, 
avec votre histoire de poudre, seigneur Pierrot? 

— Le prince Azor attend votre réponse, sire, re- 
prit Renardino, 

A ces mots, la vieille mendiante, qui se trouvait à 
côté du roi, lui dit à l'oreille : 

— Répondez vite que vous agréez sa demande, 


mais offrez-lui, pour l’éprouver, le combat d'usage, 


— C'est juste, je n’y avais pas songé, dit le roi; 
merci, ma bonne vieille; et se tournant vers Renar- 
dino : 

— J'accepte de grand cœur l'offre d'alliance que 
veut bien nous faire notre beau cousin le prince 
Azor, mais à une condition, c’est que, suivant l’an- 
tique usage de notre Bohême, il soutiendra aujour- 
d’hui même, dans un tournoi, la lutte à toutes armes, 
à pied et à cheval, contre tout venant. 

— Accepté, dit le prince Azor. 

— Eh bien! prince Azor, je te défie! s’écriérent à 
la fois Cœur-d'Or et Pierrot, qui jétèrent, l’un son 
gantelet, et l’autre, son chapeau de feutre à ses 
pieds. 

— Insensés! cria le prince Azor d’une voix ton- 
nante ; malheur à vous! 

Et il releva les gages du combat. 

Une heure après, tout avait été préparé pour le 
tournoi. Les deux armées étaient rangées autour du 
camp, en ordre de bataille, et le roi, ayant à sa droite 
Fleur-d’Amandier, à sa gauche le seigneur Renar- 
dino, était assis sur une estrade qui s’élevait au mi- 
lieu de la lice. 

Le prince Azor, fièrement campé sur son coursier 
noir, attendait immobile, et la lance en arrêt, le si- 
gnal du combat. 

Tout à coup le clairon sonna, et l’on vit apparaître 
à l'extrémité de l'arène, monté sur un ane, et n’ayant 
d'autre arme offensive qu’une longue fourche qu'il 
avait prise dans les écuries du palais, sir. Pierrot, 


casque en tête et cuirasse au dos. Après avoir salué 


gracieusement le roi, il piqua des deux et courut sus 


au prince Azor, qui, de son côté, arrivait sur Jui 
comme la foudre. 

Dès cette première passe, notre héros aurait été 
infailliblement écrasé, si l'âne qu'il montait, et qui 
n'avait jamais assisté à pareil exercice, ne se fat mis 


à braire d'une façon si bruyante et si désespérée, que 


| 
è 
| 


LA JEUNESSE DE PIERROT 109 


le coursier du prince Azor se cabra d’épouyante, et 
sauta par-dessus le baudet et son cayalier. 

Rudement secoué sur sa selle, le prince fut obligé 
de se tenir à la crinière de son cheval pour ne pas 
perdre les arcons, tandis que Pierrot poursuivait 
triomphalement sa carrière, trottant menu sur son 
âne, sa fourche à la main. 

Arrivés aux deux extrémités de la lice, les deux 
champions firent volte-face et jouèrent de nouveau 
des éperons. Mais, cette fois, le choc fut terrible, et 
Pierrot, atteint en pleine cuirasse par la lance de son 
adversaire, alla rouler avec son âne à plus de cent 
pas de là. Monture et cavalier ne donnaient aucun 
signe de vie. 


Les soldats du prince Azor poussèrent un hourra. 


— Silence dans les rangs! eria le roi, et qu’on ap- 


pelle un nouveau champion. 

Cœur-d'Or, revétu d’une magnifique armure et 
monté sur un cheval blanc, fit son entrée dans l’a- 
rène. Il salua courtoisement le roi et Fleur-d’Aman- 
dier en baissant le fer de sa lance, et prit place a 
Vextrémité de la lice, en face du prince Azor. 

La trompette donna le signal, et les deux cham- 
pions s’élancérent l’un sur l’autre; leur rencontre au 
milieu de l’arène retentit comme un coup de ton- 
verre; les chevaux plièrent sur leurs jarrets de 
derrière et les lances volèrent en éclats, mais aucun 
des deux chevaliers n’avait bronché. 

— Allons, mes braves, c'est à refaire, dit le roi; et 
deux lances neuves furent données à nos champions 
pour recommencer la lutte. 

Dans ce nouvel assaut, Cœur-d'Or fut blessé à l’6- 
paule, et le prince Azor, désarçonné, roula dans la 
poussière, mais il se releva aussitôt, saisit sa hache 
d'armes, et se mit en état de défense. 

Cœur-d'Or, jetant sa lance, prit également sa hache 


d'armes, et sauta en bas de son coursier, 


des coups à fendre des montagnes; mais les vaillants 
champions n’en paraissaient pas même ébranlés. 

Le combat durait depuis une heure sans avantage 
marqué d'aucune part, quand Cœur-d’Or, affaibli par 
sa blessure, fit un mouvement de retraite. Tout à 
coup son pied rencontre un obstacle, il chancelle et 
tombe... D'un bond, le prince Azor est sur lui, l’é- 
treint à la gorge et tire son poignard. 

A ce moment suprême, un cri se fait entendre, cri 
terrible, déchirant, comme celui d’une mère qui 
voit périr son enfant ; c’est Fleur-d’Amandier qui l’a 
poussé. 

A ce cri, Cœur-d'Or se ranime, rassemble ses 
forces et parvient à se débarrasser de l’étreinte de 
son adversaire; alors il se relève, prend sa hache à 
deux mains, la fait tournoyer dans l’air, et en assène 
un coup si violent sur la tête du prince Azor, qu'il 
brise son casque en mille pièces et pourfend le 
prince Azor de la tête aux pieds. 

— Oufl il était temps! s’écria le roi, qui souffla 
avec force comme un plongeur qui revient sur l’eau; 
Cœur-d'Or l’a échappé belle! 

— Victoire! victoire! vive Cœur-d'Or ! crièrent les 
troupes du roi, tandis que les soldats du prince 
Azor, muets et immobiles, mordaient leurs lances 
de colère. 

Le vainqueur fut porté en triomphe, au son des 
fanfares, jusqu'au pied de l’estrade royale, mais il 
perdait tant de sang par sa blessure, qu’en recevant 
accolade du roi il tomba évanoui dans ses bras. 

Le bon monarque, tout en émoi, le déposa aussitôt 
sur son trône, et s'apprôtait à lui frapper dans les 
mains, quand Fleur-d’Amandier, qui était pâle 
comme un lis, détacha son écharpe, et, se mettant 
à genoux, banda de sa belle main la blessure du 
pauvre chevalier, Soit que ce remède fût effleace, 


soit qu'il y ait je ne sais quoi d'électrique dans le 


La lutte fut terrible; c'étaient de part et d'autre | contact de la personne aimée, soit ceci, soit cela, 


110 


toujours est-il, mes enfants, que Cœur-d’Or fit un 
mouvement et ouvrit les yeux. Un éclair de bonheur 
illumina ses traits en voyant, agenouillée devant lui, 
la jeune princesse, dont toute la figure se couvrit 
d'une charmante rougeur. 

— Ob! de grace, lui dit-il, restez ainsi; si c’est un 
rêve, ne m’éyeillez pas! 

Je ne sais combien de temps cela aurait duré, si 
la vieille mendiante, qui se glissait partout, n’eût 
touché de la main l’épaule de Cœur-d’Or, qui se leva 
soudain, guéri de sa blessure. 

A ce prodige, Fleur-d’Amandier ne put retenir un 
cri de joie. C’était la seconde fois de la journée que 
son secret lui échappait. Il n’y avait plus moyen de 
s'en dédire : elle aimait Creur-d’Or. 

Arrivons maintenant à Pierrot. 

Nous l'avons laissé, mes enfants, couché tout de 
son long sur l'arène, à côté de son âne, qui avait les 
quatre fers en l’air. Ni l’un ni l’autre n’avaient remué 
pied ou patte pendant le tournoi; mais, aux cris de 
victoire poussés par les soldats du roi de Bohème, 
Pierrot s’était relevé brusquement, avait couru sur le 
lieu du combat, et pris sous la cuirasse du prince 
Azor un petit billet plié en quatre. 

— C'est bien cela, avait-il dit, et il s’était dirigé 
vers le roi pour le lui remettre. 

Or, Sa Majesté, complétement rassurée sur le sort 
de Cour-d’Or, dissertait en ce moment avec son 
grand ministre sur les éyénements du jour. Tout & 
coup, le seigneur Renardino palit; il venait d’aper- 
cevoir le billet aux mains de Pierrot. 

— Donnez-moi cette lettre, dit-il vivement, donnez- 
moi cette lettre. Et il se jeta sur lui pour s’en saisir, 

— Après Sa Majesté, s'il vous plait, seigneur grand 
ministre, avait répondu notre héros. 

— Pierrot a raison, repartit le roi, Il s'est passé 
aujourd'hui des choses si étranges, que je veux tout 


voir maintenant par mes propres yeux, 


LE PERE GIGOGNE 


Il prit incontinent le billet. : 

Prompt comme l'éclair, le seigneur Renardino tira 
de sa poitrine un poignard, et il allait en frapper 
traitreusement le roi, quand Pierrot, qui avait tou- 
jours à la main son instrument de combat, enfour- 
cha par le cou le grand ministre, et le cloua net sur 
l’estrade. 

— Maintenant, sire, dit-il, vous pouvez lire tout à 
l'aise. 


= 


Et le roi lut à voix basse ce qui suit : 


« Au prince Azor, Albertini Renardino. 


» Prince, toutes mes mesures sont prises. Je vous 
livrerai cette nuit le roi de Bohême pieds et poings 
liés. — Le pauvre sire n’y voit pas plus loin que son 
nez. — Je vous raconterai à votre arrivée toutes les 
sottises que je lui ai mises dans l’esprit au sujet de 
la reine et de Pierrot. — Vous en rirez de bon 
cœur. | 

» Vite, vite à cheval, bel Azor, et la Bohême est à 


vous! 
» Votre amé féal, 


» RENARDINO. 


» P.-S. — N'oubliez pas, surtout, d'apporter avec 
vous ies trois cent mille sequins convenus. » 

— Ah! traître ! ah! pendard! s’écria le roi, qui se 
tourna vers Renardino, pourpre de colère, et lui mit 
le poing sous le nez. — Ah! je suis un pauvre sire! 
Ah! je n’y yois pas plus loin que mon nez! Par ma 
barbe, tu me le payeras cher! 

Et il le fit charger de chaînes et emmener par ses 
gardes, À 

Cœur-d'Or et Fleur-d’Amandier, qui causaient 
ensemble, n'avaient rien vu, rien entendu de ce 
qui se passait auprès d'eux; la foudre serait tom- 
bée à leurs pieds qu'ils ne s’en seraient pas 
aperçus, 


Maintenant, en route! en route! cria le roi, HI faut 


# 


LA JEUNESSE DE PIERROT 111 


qu'aujourd'hui même justice soit faite à tous. Cou- 
rons à la tour délivrer la reine. 

Au nom de la reine, Fleur-d’Amandier moi 
O ma bonne mère, dit-elle en joignant les mains, 
pardonnez-moi, je vous avais oubliée! et, s'appuyant 
au bras de Cœur-d’Or, elle se réunit au cortége, 
qui déjà était en marche vers la tour. 

Le roi tenait la tête et, tout en cheminant, réflé- 
chissait; il faisait sans doute un calcul, car on 
le voyait de temps en temps compter sur ses 
doigts. 

Tout à coup il s'arrêta, mais si brusquement et si 
court, qu'il renversa l'officier des gardes qui mar- 
chait derrière lui, son grand sabre à la main. — 
L’officier des gardes, en tombant, fit choir un soldat; 
naturellement le soldat en fit choir un autre, celui-ci 
un troisième, et ainsi de suite, et, de proche en pro- 
che, ce ne fut plus sur toute la ligne qu’une jon- 
chée. 

— C'est bien, c'est bien, mes enfants, dit le roi, 
qui crut que ses soldats se prosternaient à terre pour 
lui rendre hommage. Relevez-vous. 

Puis, se tournant vers Fleur-d’Amandier : 

— Mon historiographe est-il ici? 

— Oui, mon père. Vous savez bien qu'il vous ac- 
compagne partout où vous allez. 

— Or çà, qu’il vienne et qu’il apporte ses tablettes, 
J'ai résolu de faire aujourd’hui une bonne œuvre, et 
je veux qu'il l’enregistre en lettres d’or, pour que 
la postérité en garde mémoire, 

— C'est là une bonne pensée, mon père, et digne 
de votre bon cœur, — 

— Flatteuse! répliqua le roi, en lui donnant du 
bout des doigts une petite tape sur la joue, Mais, j'y 
songe, c’est toi que je vais charger de faire cette 
bonne action. 

— Et vous, mon père? 


— Moi! ja n'y entends rien, tu le sais bien, Je fais 


les choses carrément, voilà tout; mais toi, tu as une 
voix si douce, une parole si émue lorsque tu donnes 
aux pauvres gens, qu'ils se sentent heureux rien que 
de t’entendre. Et puis, tu as dans ta manière, ma 
chère enfant, je ne sais quelle délicatesse qui double 
le prix du bienfait... 

— Mon père! dit Fleur-d’Amandier en baissant 
les yeux. 

— Voyons, mon enfant, il ne faut pas rougir pour 
cela. — Ecoute-moi bien : dès l’instant que nous se- 
rons de retour au palais, tu porteras de ma part mille 
sequins d’or à cette bonne vieille qui m'a donné au- 
jourd’hui un si bon conseil, et tu lui diras que c’est 
le premier quartier de la pension que j'entends lui 
faire chaque année jusqu’à ma mort... 

— Roi de Bohême, je vous remercie, dit une voix 
qui paraissait sorlir d’un buisson voisin. 

A cette voix bien connue, le roi tressaillit et se 
serra auprès de Cœur-d’Or, 

— Qui a parlé? dit-il; n’est-ce pas le petit poisson 
rouge ? 

— Non, sire, c’est la vieille mendiante, répondit 
Cœur-d'Or. 

— Non, Cœur-d’Or, dit à son tour Fleur-d’Aman- 
dier en souriant, c’est la fée du lac. 

— Fleur-d’Amandier dit vrai, reprit la voix du 
du buisson : je suis la fée du lac; mais rassurez-vous, 
roi de Bohême, la fée du lac a oublié vos torts 
envers le petit poisson rouge, et ne se souvient plus 
que de vos bontés pour la vieille mendiante. Vous 
en serez récompensé, Je sais que vous désirez ar- 
demment un fils... 

— Oh! oui, s'écria le roi, qui ne put s'empêcher 
d'exprimer lui-même son désir. 

— Votre vœu sera comblé. Avantun an, la reine 
mettra au monde un prince, qui sera beau comme le 
jour, et qui, parvenu à l'âge d'homme, accomplira, 


par la vertu de ce talisman, des choses merveilleuses. 


112 

Aces mots, une magnifique bague d’or, ornée de 
saphirs, tomba sur Je chemin. 

Le roi ne fit qu’un bond pour ramasser le talisman 
et, le passant à son doigt, il s’écria : 

— Oh! bonne petite fée, merci! J'aurai un fils! 
j'aurai un fils! 

Et sur ce, il prit ses jambes à son cou, pour an- 
noncer au plus vite cette incroyable nouvelle à la 
reine. 

Pendant ce temps, les soldats du prince Azor 
étaient restés sur le champ de bataille; jamais on 
n'avait vu mines plus penaudes : les pauvres diables 
étaient là, bouches béantes, se tenant tantôt sur un 
pied, tantôt sur l’autre, ne sachant que faire de leurs 
corps. 

— Êtes-vous des soldats de carton? s’écria tout à 
coup leur capitaine d’une voix vibrante, et faut-il 
vous mettre dans une boîte pour servir de joujoux 
aux petits enfants? Comment! on tue votre prince à 
votre nez et à votre barbe, et vous vous amusez à 
ronger vos ongles! Sabre de bois! N'’êtes-vous plus 
la grande armée du grand Azor! Ne l’entendez-vous 
pas qui vous appelle et vous crie vengeance?... A la 
bonne heure! voilà vos cœurs qui s’enflamment, eh! 
allons donc! en avant, marche! 

A celte harangue, les soldats électrisés partirent 
du pied gauche, et se mirent, tambour battant, à la 
poursuite du roi de Bohême. 

— Soldats du prince Azor, arrêtez ou vous êtes 
morts! s'écria la vieille mendiante, qui apparut sou- 
dain sur les murailles de la ville, son bâton blanc à 
la main. 

Mais les soldats, unefoislancés, marchaient toujours, 

La vieille agita alors son baton, prononca quelques 
paroles, et tout à coup les bétes féroces peintes sur 
les remparts lancèrent par les yeux, par le nez, par 
la gueule, par tout, des cascades de flammes. 


Des cris : Au feul au feul se firent entendre. 


LE PÈRE GIGOGNE 


Les bons bourgeois de la ville accoururent sur les 
murailles, des sceaux pleins d’eau à la main; ils re- 
gardèrent en bas, mais ils ne virent rien que des cui- 
rasses, des casques et des fers de lance. 


Voilà tout ce qui restait de l’armée du prince Azor. 


CHAPITRE XI 


LE VŒU DE PIERROT 


Pendant que le roi courait annoncer à la reine a 


prophétie de la fée du lac, Pierrot, qui était resté sur 


le champ de bataille, cherchait de tous côtés son: 


âne pour le remettre sur pied, s’il soufflait encore, 
et le ramener à la maisonnette de son père adoptif 
le bûcheron. 

Mais il eut beau regarder devant, derrière, à droite, 
à gauche, en tous sens, il n’apercut pas le moindre 
petit bout d'oreille de son cher grison. 

— O mon pauvre Martin! s’écria-t-il tout inquiet, 
où es-tu? Et dans son désespoir, il se prit à crier à 
tue-tête : Martin! Martin! — Il retint ensuite son ha- 
leine pour mieux écouter, mais il n’entendit que la 
voix moqueuse de l'écho, qui répétait en ricanant : 
Martin! Martin! comme ferait un enfant espiègle ca- 
ché derrière le rocher. 

Il s’apprétait à tenter une seconde épreuve, quand 
ses yeux tombèrent par hasard sur les groupes d’ani- 
maux que le roi avait fait peindre sur les murailles 
de la ville pour épouvanter ses ennemis. — Ces bétes 
intelligentes avaient pensé, sans doute, que le prince 
Azor étant mort, leur férocité n'était plus de mise, 
et toutes s’élaient composé des maintiens si décents, 
des physionomies tellement débonnaires, qu'on eût 
dit une caravane de petits agneaux allant rendre vi- 


site à M, de Florian, 


be. 
2 

Mais Pierrot, dont l’esprit était troublé, ne remar- 
qua pas la métamorphose. — Oh! les monstres! s’é- 
cria-t-il, ce sont eux qui ont dévoré mon pauvre 
Martin! Et, s’approchant du pied des murailles pour 
faire honte à un grand tigre royal qui avait une mine 
encore plus béate que les autres : 

— Fil que c’est laid, dit-il, fi! que c’est vilain, 

monsieur, ce que vous avez fait la! 

Et, dans son indignation, il allait faire une imper- 
tinence à ce magnifique animal, lorsqu'il aperçut, au 
haut d’une colline, son âne qui broutait, avec le 
flegme impassible particulier à sa race, un bouquet 
d’ajoncs épineux. 

Pierrot tressaillit d’aise à cette vue, et laissant là 
le tigre royal; il fut d’un bond sur la colline; mais 
Vane, qui n'était pas aussi bête qu'il en avait l'air, 
ne l’y avait pas attendu; soit qu'il craignit que son 
maitre ne le ramenat au combat, soit que, rendu 
depuis quelques heures à la liberté, il commencat à 
apprécier les douceurs de la vie sauvage, soit enfin 
qu’il obéît à une force mystérieuse et surnaturelle, 
il avait pris sa course à travers la plaine, en faisant 
retentir les airs de ses hi! han! les plus sonores, 
et en lançant au vent ses ruades les plus triom- 
phantes. p 

Notre ami Pierrot se précipita à sa poursuite; mais 
quelle que fait la longueur de ses enjambées, il ne 
put l’atteindre. 

— C'est bon, c'est bon, dit-il au grison qui galo- 
pait à cent pas devant lui; je ne te savais pas si agile : 
une autre fois je m'en souviendrai. 

Après deux heures d'une course inutile, il s'arrêta 
au pied d'une montagne. Tout autre ane que notre 
vieux Martin aurait profité de ce temps d’arrét pour 
s'esquiver au plus vile; mais c'était un animal très- 
bien élevé et qui connaissait à fond les usages : au 
lieu de s'enfuir, il s'arrêta, et attendit que son maitre 


se fût reposé; seulement, pour utiliser ses loisirs, il 


LA JEUNESSE DE PIERROT 113 


cueillit délicatement du bout des lèvres un chardon 
imprudent, qui passait sottement sa tête à travers 
les fentes d’un rocher , et se mit à le croquer à 
belles dents. 

Après une halte d’une demi-heure, Pierrot se leva : 
la trêve était expirée, et la poursuite recommenca de 
plus fort. ¢ 

Elle dura jusqu’a la nuit, et Pierrot, exténué de fa- 
tigue, allait abandonner la partie, quand il vit notre 
quadrupéde entrer dans une cayerne taillée au cœur — 
de la montagne, 

— Oh! pour cette fois, tu es à moi! s'écria-t-il, et 
le voilà qui s’enfonce tête baissée dans les profon- 
deurs du rocher. 

Il n'avait pas fait cent pas, qu’il sentit une main 


qui s’appuyait sur son bras, et qu'il entendit une 


voix qui lui disait à l'oreille : : 


— Entre, Pierrot, tu es le bienvenu, j'ai à te 
parler. 

— Qui m’appelle? demanda Pierrot gui tremblaii 
de tous ses membres. 

— N’aie pas peur, mon ami, reprit la voix, tu es 
chez la vieille mendiante. 

— La vieille mendiante! dit Pierrot un peu ras- 
suré. 

= Oui, mon ami, et je désire bien vivement causer 
un instant avec toi. 

— C'est bien de l'honneur que vous me faites, ma 
bonne femme, répliqua Pierrot qui ne manquait ja- 
mais de parler poliment aux pauvres gens mais au- 
paravant, dites-moi si vous avez vu passer mon âne 
il n’y a qu’un instant, 

-- Oui, mon garçon, dit en souriant las vieille 
mendiante, et je viens même de le faire entrer 

LL 
dans une écurie assez bien approvisionnée pour qu'il, 
puisse attendre, sans trop s'ennuyer, la fin de note 
entretien, 


— Oh! quel bonheur! s'écria Pierrot, qui saula de 
8 


we 

. ~ 
{14 
joie en apprenant que son âne n'était pas perdu; 

puis, se tournant vers la vicille : 4 

— Parlez, maintenant, ma bonne femme; je suis 

tout oreilles, quoique à vrai dite, nous ferions peut- 
“être mieux de remettre l'entretien à un auire jour. 
Le lieu et l'heure. 

— Tesemblent mal choisis, n'est-ce pas? mais 
sois tranquille, mon ami, je t’attendais ce soir, et 
j'a tout préparé pour te recevoir. 

A ces mots, la vieille mendiante frappa de son ba- 
ton le rocher sur lequel elle était appuyée, et, sou- 
dain, la caverne se fendit en deux et Pierrot vit ap- 
paraître, à la place de ectte grotte sombre dans 
laquelle il marchait tout à l’heure à tatons, un palais 
fantastique, un palais tout blanc, comme on n’en 
voit qu’en songe, ou dans le pays merveilleux des 

“fées. 

C'était un immense édifice creusé tout entier dans 
un bloc de marbre blanc. Sa vaste coupole, étoilée 
de diamants, reposait sur un double rang de colonnes 
d’albatre que reliaient entre elles des guirlandes de 
perles et d’opales, de lis, de magnolias et de fleurs 
d'oranger entrelacées. Mille arabesques capricieuses, 
fantaisies sculptées par la main des génies, se tor- 
daient en spirales autour des piliers, s’enroulaient 
autour des chapiteaux, grimpaient aux saillies des 
corniches et se suspendaient au plafond comme des 
stalactites de neige. 

De distance en distance et jusqu'aux dernières li- 
mites de la perspective, on voyait des fontaines, des 
eaux jaillisantes qui s’élançaient à perte de vue dans 
Vair et retombaient en gerbes, en pluie de diamants, 
dans des bassins en cristal de roche où s@ jovaient, 
autour de beaux cignes endormis, de petits poissons 
aux écailles d'argent. Le plancher, formé d'un seul 
morceau de nacre, élait recouvert d’un lapis d’her- 
mine jonché de clématites, de jasmins, de myrtes, 


de narcisses, de pâquerelles et de camélias blancs, 


LE PERE GIGOGNE Cu 


he 
~ 
et sur chaque fleur tremblait une goutte de meee. 

Mais une chose incroyable, et que vous croirez ce- 
pendant, mes chers enfants, puisque je vous le dis, 
c'est que tous ces objets avaient une transparence 
lumineuse : le palais tout entier rayonnaif, mais de 
rayonnements si doux, mais de lueurs si piles, si 
calmes, si sereines, qu’on eit cru voir les blanches 
clartés de la lune endormies, la nuit, sur les gazons 
verts. 

Au centre de l'édifice et sur un trône d’argent mas- 
sif, richement ciselé, siégeait la reine de céans, une 
une belle fée toute blanche et qui avait un souriresi 
doux, qu’à la première vue on ne pouvait s’empé- 
, i 


C'était la fée du lac : cette bonne fée que vous 


cher de l’aimer. 


n’avez encore vue, mes chers enfants, que sous la 
forme d’un petit poisson rouge, et sous le déguise- 
ment d’une mendiante. 


Elle était enveloppée de la tête aux pieds d’un 


nuage de gaze légère, et son front vensif et rêveur 
était appuyé sur sa main, 

Tout à coup elle se redressa. ‘ 

— Approche, mon ami, dit-elle d’une voix douce 
à Pierrot, qui se tenait debout à quelques pas de son 
trône. 

Mais Pierrot, ébloui par l'éclat de cette magique 
apparition, demeura immobile, les yeux tout grands 
ouverts, comme la statue de l’Extase aux portes du 


a. 


— Allons, mon ami, reprit la fée, viens auprès de 


ciel, - 


moi; et elle lui désigna du doigt la première marche 
de son trône. | 

Et, comme Pierrot ne faisait pas un mouye- 
| ment : 
— As-tu peur de moi, lui dit-elle, et me trouves-tu 


moins bien sous mon riche costume de fée que sous 


| les haillons de la pauvre mendiante? 


— Oh! non, ne changez pas! s'écria Pierrot en jot 


LA SEUNESSE SDE PIERROT 115 


gnant les mains; vous êtes si belle ainsi! et, fai- 
sant quelques pas en avant, il se prosterna à ses pieds. 

— Relève-toi, mon ami, dit la fée en souriant, et 
causons. — J'ai à te demander un grand sacrifice; 
te sens-tu le courage de l’accomplir? 

— Jesuisvotreesclave,répondit Pierrot, et tout ce que 
vous me direz de faire, je le ferai pour l’amour de vous. 

— Trés-bien, mon cher Pierrot, je n’attendais pas 
moins de ton bon cœur; mais écoute, avant de ten- 
gager davantage, — et souriant de ce doux sourire 
qui allait si bien à son pâle visage : — tu vois en moi, 
dit-elle, l’amie des petits enfants. — Veux-tu les ai- 
mer aussi? 

— Bien volontiers et de toute mon âme, repartit 
Pierrot, qui se rappela en ce moment l'épisode du 
pourpoint qui lui avait été donné dans sa prison par 
les enfants de la ville du prince Azor. 

— Veux-tu dévouer ta vie à leur amusement et à 
leur bonheur ? 

— Oui, je le veux, répondit résoliment Pierrot. 

— Mais, prends-y garde! ils ne sont pas toujours 
sages, ces chers petits; ils ont comme nous, qui 
sommes grands, leurs bons et leurs mauvais jours : 
parfois, ils sont capricieux, fantasques et mutins; ils 
te feront souffrir, 

— Je souffrirai, dit héroiquement Pierrot, 

— Mais songe bien, mon ami, qu'il le faudra dès 
demain commencer ton œuvre de résignation et de 
sacrifice, te séparer de tout ce que tu as aimé jus- 
qu'à ce jour, quitter la Bohême, les vieilles gens qui 
t'ont élevé, le roi et la reine, Fleur-d’Amandier... 

— Fleur-d’Amandier | RS Pierrot à voix 
basse, elle aussi! | 

— Tu hésites maintenant, mon pauvre garçon, dit 
la fée d'une voix émue, en pressant tendrement dans 
les mains la main blanche de Pierrot, nt 


Pierrot ne répondit pas, 


— Mais rassure-toi, mon ami, reprit la fée, je se- 


rai là pour te protéger, pour te consoler, et tu seras 
bien récompensé aussi de toutes tes soulfrances par 
l'amour des petits enfants. 

Pierrot resta silencieux. 

— Tu souffres déjà, je le vois; eh bien! mon ami, 
loi dit-elle en lui touchantl’épaule, regarde devant toi. 

Pierrot leva les yeux, et son visage rêveur se trans- 
figura tout à coup. 

Il voyait devant lui, pratiqué dans un enfoncement 
de la muraille, un joli théâtre, ruisselant d’or et de 
lumière, et tout rempli, depuis le plancher jusqu’au 
comble, de petits enfants. Et c'était en vérité un 
spectacle ravissant à voir que toutes ces têtes 
blondes, ces figures blanches et roses, aux yeux 
bleux et noirs, qui riaient et s’épanouissaient au mi- 
lieu de cette atmosphère dorée, comme une corbeille 
de fleurs éclatantes sous les chauds rayons du soleil. 

Entrainé par une force irrésistible, Pierrot s’avança 


sur la scène. 


A sa vue, tous les petits enfants poussèrent des cris 
de joie et battirent des mains; puis ce furent des 
éclats de rire qui retentirent dans toute la salle, frais 
et argentins comme des gazouillements d’oiseaux au 
lever du jour. — Puis des bouquets, des couronnes 
tombèrent en pluie de fleurs autour de Pierrot. 

Pierrot voulut parler, mais l'émotivn étouffa sa 
voix ; il ne put que poser sa main sur ses lèvres et en- 
yoyer mille baisers aux petits enfants. 

Aussitôt le théâtre disparut. 

— Eh bien! mon ami, dit la fée, hésites-tu encore? 

— Oh non! répondit vivement Pierrot en essuyant 
une larme qui tremblait au bord de sa paupière. — 
Je partirai demain, 

Il avait à peine dit ces mots que le palais: de marbre 
s'écroula, et qu'il se trouva assis sur le dos de son 
âne, à l'entrée de la caverne, . 

Le sacrifice élait consommé, Pierrot avait fait 


vœu d’amuser les petils enfants, 


= 
CHAPITRE XII 
( Conclusion ) 


PRETE-MOI TA PLUME POUR ECRIRE UN MOT 


Le soir du même jour, la reine fut ramenée en 
triomphe au palais, portée par les trente-deux es- 
claves noirs, qui s’étaient fait tirer l’oreille pour re- 
prendre, après plusieurs mois de repos, l’exercice 
pénible du palanquin. = 

Sa Majesté tenait 4 la main une jolie cage en fils 
d’argent, où chantait tristement, en regardant du 
coin de l’œil l’azur_du ciel, le petit oiseau qu’elle 
avait enfin retrouvé. 

Monté sur un grand cheval blanc que ses écuyers 
lui avaient amené à la tour, le roi marchait à l’amble, 
serrant au plus près le palanquin; il se sentait si 
heureux de revoir la reine après une si longue sépa- 
ration, qu’il ne la quitta pas des yeux un seul instant 
pendant toute la route. 

Le lendemain, Cœur-d’'Or épousa Fleur-d’Aman- 
dier, et reçut en apanage les États du prince Azor. 

Les noces furent célébrées avec la magnificence qui 


1 


est d’usage dans les contes de fées, ‘>rsqu’un roi 
épouse une bergère, ou qu’une princesse épouse 
un berger. La fée du lac, qui s'était rendue dès le 
malin au palais sur un char de diamant traîné par 
deux beaux-cygnes blancs comme l’albâtre, présida 
à la cérémonie nuptiale et bénit les deux amants de 
sa baguette d'or, en leur promettant solennellement 
devant toute la cour d'être marraine de leur pre- 
mier-né. 

Le seigneur Renardino fut puni comme il le méri- 
lait de sa méchanceté et de sa trahison : tous ses 
bens furent confisqués, rendus aux malheureux 
qu'il avait injustement dépouillés; lui-même, desti- 
lué de tous ses titres, fut revêtu d’habits grossiers, 


et voué aux plus viles fonctions de la domesticité. 


LE PERE GIGOGNE 


Le roi de Bohême, en reconnaissance des bienfaits 
de la fée, donna l’ordre à son trésorier de distribuer 
de riches aumônes à tous les mendiants du pays, et 
ft construire dans les jardins du palais un magni- 
fique bassin de porphyre, où de charmants petits 
poissons rouges furent logés et entretenus aux frais 
du gouvernement. 

Quant à Pierrot, mes chers enfants, il n’avait eu 
garde de se montrer pendant la cérémonie du ma- 
riage de Cœur-d’Or et de Fleur-d’Amandier, tant il 
avait peur que la résolution qu’il avait prise la veille 
n'en fat ébranlée ; mais à Vheure du festin il reparut, 
prit sa place au banquet, et sa blanche figure, voilée 
jusqu'alors d'un léger nuage de tristesse, rayonna 
comme aux plus beaux jours. Quand le repas fut ter- 
miné, il se leva de table avec un grand effort, des- 
cendit à la maisonnette du bücheron, et le pria de 
lui prêter sa plume pour écrire un mot. 

Par ce mot, il donnait aux bonnes gens, pour amé- 
liorer leur vieillesse, trois cent mille sequins d’or, 
ceux-là même qu'il avait si subtilement escamotés au 
prince Azor, et que le roi l'avait prié de conserver 
pour prix de ses services. 

L'acte dressé, il se jeta au cou du vieux et de la 
vieille qui pleuraient, les embrassa tendrement; 
puis, s’essuyant les yeux avec la manche de son pour- 
point, il mit à son bras son panier de voyage et sor- 
tit de la maisonnette. 

Alors on entendit une voix qui chantait dans l'ave- 
nue du palais lair dont je vous ai déjà tant parlé. 


Le roi, la reine, et tous les gens de la cour écou- 


térent, mais Ja voix allait s’affaiblissant, et s’éteignit 


bientôt dans l'éloignement. 

1 C'était Pierrot qui venait de partir à la recher- 
che d’une autre patrie, et de nouvelles aventures 
que je vous conterai une autre fois, mes chers 


enfants, 


PR nd 1) um 


à 


Il ÿ avait une fois un jeune paysan qui s'appelait 
Pierre. Son père et sa mère, en mourant, l'avaient 
laissé orphelin. 


I résulta de cet événement que, n'ayant plus de 


parents, il demeura complétement son maitre; et | 


quoiqu'il fût trés-affligé de la perte de l'auteur de ses 
jours, il se sentait néanmoins très-fier de son indé- 
pendance, et surtout il était charmé que personne 
n’eût le droit de lui assigner des tâches, et de passer 
son temps à fläner dans les champs, en s’abandon- 
nant à la paresse, péché auquel il élait particulière- 
ment enclin. Au reste, s’il élait permis de se livrer à 
ce défaut, un des plus grands, mes chers enfants, 
que l’on puisse reprocher à l’homme, Pierre eût eu 
le droit d’user de la permission; son père et sa mère 
avaient été fort économes, et lui avaient laissé une 
jolie petite ferme, bien montée en toutes sortes de 
besliaux, sans compter les poulets, les canards e 


t 
les oies. 


I] avait aussi des granges pleines de blé, et tout au- 
tour de la ferme des meules de foin hautes comme 
des montagnes. 

Mais maître Pierre, — car c'était ainsi qu'on l'ap- 


pelait depuis la mort de ses parents, — mais maitre 


LA 


PIERRE ET SON OIE 


Pierre avait sans doute oublié que toutes ces choses 
doivent nécessairement dépérir si elles ne sont point 
entretenues par les soins d'un maitre laborieux; en 
conséquence, il vivait à l’aise, sans jamais s'inquiéter 
du lendemain; son plus grand plaisir, et de ce plaisir 
il faisait à peu près sa seule occupation, c'était de 
dormir dans son lit de huit heures du soir à huit 
heures du matin; et sur le gazon, de huit heures du. 
matin à huit heures du soir. 

Il va sans dire qu'il se réveillait régulièrement qua- 
tre fois par jour : à dix heures, à midi, à trois heures 
et à cinq heures, c'est-à-dire aux heures des 
repas. 

D'après cela vous voyez, mes chers enfants, qu'il 
n'ya pas grand'chose à dire de Pierre. Mais vous allez 
voir ce qu'il advint de tout cela, et comment il ful puni, 

Un jour, que selon son habitude il était étendu au 
soleil, s'efforçant autant que possible de ne penser 
à rien, une vieille oie couveuse s'approcha de lui, 
lui fit un salut avec son long col, et lui dit d'une 
voix calme, claire et distincte : 

— Maître Pierre, Pomment yous portez-vous ? 

Pierre se retourna et ouvrit de grand yeux, car, 


pour être sincère, nous devons avouer qu'il fut on 


118 LE PERE GIGOGNE 


ne peut plus surpris d’entendre parler une oie. 

Cependant cette surprise pialla point jusqu’à la 
crainte, et comme s’il ny avait pas quelque chose 
de surnaturel dans ce qui lui arrivait, il ré- 
pondit: 

— Grand merci, madame l’oie, je me porte assez 
bien. 

Et il referma les yeux, sans lui demander : ef yous? 
ce qu’exigeait la plus simple politesse. 

Mais l’oie, aprés un instant de silence, et s’aper- 
cevant qu’il commencait de ronfler : 

— Ne vous endormez pas, lui dit-elle, maître Pierre, 
car j'ai longuement à causer avec vous, et cela, croyez- 
moi, tout à fait dans vos intérêts. 

— Ah! ah! fit Pierre; voyons, mais ne soyez pas 
trop bavarde, car j'ai bien envie de dormir. 

— Eh bien, maître Pierre, vous saurez donc que 
je suis une oie. 

— Parbleu! dit maitre Pierre, je le vois bien que 
vous êtes une oie, et il faut être ce que vous 
êtes pour me réveiller dans mon premier sommeil 
quand vous n’avez rien de plus intéressant à me 
dire. 

+ À 

— Attendez donc, maître Pierre, non-seulement 
je suis une oie, mais encore une fée. 

— Oh! oh! fit maître Pierre, qui avait entendu 
parler de fée quand sa pauvre mère l’endormait avec 
degtenten en le berçant sur ses genoux. 

— Je suis une fée, continua l'oie, et chaque œuf 
que je ponds donne à celui qui le possède le pou- 
voir de souhaiter ce qu'il désire en le cassant. Toute- 
fois, je ne puis pondre que ‘quinze œufs pour une 
même personne, J'en ai précisément ce nombre en 
ce moment dans mon nid; ainsi donc, heureux 
mortel que vous êtes, puisque je vous offre mes 
quinze œufs, vous pouvez commencer vos souhaits 
sur-le-champ, 


A peine Voie ayait-elle cessé de parler que maitre 


Pierre oubliait son envie de dormir, et, chassant sa 
paresse, était sur pied, cherchant le nid, le trouyait, 
comptait les œufs qui s’y trouvaient, et, quant 
au nombre, reconnaissait que l’oie avait dit la 
vérité. 

— Eh bien, demanda l’oie qui l’avait suivi en tor- 
tillon, ai-je menti? ; 

— Jusqu’a présent, non, répondit Pierre; mais il 
n’y a rien de bien étonnant à ce que vous ayez pondu 
quinze œufs. Le miracle serait qu’ils eussent le pou- 
voir que vous dites. 

— Essayez! répliqua l’oie. 

Pierre prit vivement un œuf dans le nid, et s’ap- 
préta à le lancer à terre, 

— Attendez, attendez, maitre Pierre, dit l’oie; il 
faut d’abord faire un souhait, sans quoi vous auriez 
cassé un œuf en pure perte. k 

— Bon! que vais-je souhaiter? demanda Pierre 
tout pensif. 

— Suivez mon conseil, dit l’oie, souhaitez de de- 


venir oiseau; c’est une chose fort agréable, je vous 


assure. 


— Ah! ma foi oui, dit Pierre, et vous me rappelez 
que bien des fois, en voyant passer, aussi haut que 
les nuages, les grues, les oies et même les hiron- 
delles, j'ai souhaité de devenir oiseau; done, je dé- 
sire être oiseau! 

En disant ces paroles, il lança l’œuf contre un 
pavé et le brisa, 

Aussitôt ses sabots furent lancés au loin, son cha- 
peau se balança un instant dans les airs et disparut; 
de la commotion qui se fit en lui, iltomba sur 
le dos. ” 

oe 

Mais aussitôt il se releva, se regarda dans le ruis- 
seau et reconnut qu'il avait pris la forme d'une grue 
gigantesque. a 

Or, Pierre se sentait très-mal à son aise sous cette 
nouvelle enveloppe; il n'osait marcher sur ses lon- 


+ . 
? 


PIERRE ET SON OIE 119 


gues jambes, son grand bec claquait, et tout en cla- 
quant laissait échapper des cris de terreur. 

— Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria-t-il, car il 
avait conservé la faculté de parler, je ne pourrai ja- 
mais y tenir; je ne veux pas ¢tre un oiseau : je désire 
redevenir Pierre comme auparavant. 

Au bout d'une minute, il était redeyenu Pierre 
comme il l'avait désiré, Il regarda autour de lui, vit 
ses souliers à dix pas, son chapeau à vingt; mit les 
uns à ses pieds, l’autre sur sa tête. Puis il toussa, 
cracha, fit aller ses bras en moulin à vent pour s’as- 
surer qu'il était redevenu lui-même, et toutes les 
fonctions qui appartiennent plus particulièrement à 
l’homme qu'aux autres animaux étant accomplies, 
il commença de se rassurer. 

— Ouf! dit-il, c'était un piége. 

— Vous vous trompez, lui dit l’oie, ce n’était pas 
un piége le moins du monde; seulement, vous vous 
êtes tant pressé dans votre désir, que vous n’avez pas 
pris le temps de préciser votre souhait. Le génie 
chargé de l’accomplir venait de vous entendre parler 
de grue, il a cru que devenir une grue était l’unique 
objet de votre ambition, et il vous a servi selon ce 
qu’il a cru être à votre goût. 

— Non-seulement je ne veux pas être une grue, 
s’écria Pierre, mais même je ne veux plus être oi- 
seau, Oh! la la! je me sens encore tout endolori; 
j'entendais craquer mes os que c’était pitié. Non, 
non! je veux être un personnage important, un 
soldat. Ah! oui, un soldat, un officier, comme ceux qui, 
dernièrement, ont traversé le village il y a huit 
jours, 

Et prenant un autre œuf, il le lança de toute volée 
bots une pierre, 

L'œuf éclata, ét l'on eût dit qu'en éclatant il met- 
tait le feu à toute une batterie de canons. 

Ce" brtit, si terrible qu'il fot, alla encore en s'aug- 


mentant, 


C'était en effet celui du canon. * 

Pierre, en habit d’officier, était au milieu d’une 
grande bataille, ou plutôt faisait partie d’une armée 
assiégeante qui batfait une ville en brèche: les balles 
sifflaient à ses oreilles, les boulets ricochaient autour 


de lui, les obus soulevaient la terre sous ses pieds, 


et lui sautait à droite, à gauche, ou gambadait sur 


place, selon que ies projectiles lancés de la ville le 
menacaient sur ses flancs ou à sa base. 

Pierre avait l’habit d’un soldat, mais il n’en avait 
point le courage, 

— Oh! s’écria-t-il, quel horrible état que celui de 
militaire, et que je voudrais donc être hors de tout 
ceci. 

Au moment où il proférait ce souhait, un boulet 
mettait le haut de son casque en pièces et le renver- 
sait sur le dos. 

Pierre se crut mort, et resta un instant dans la po- 
sition où il était; mais n’entendant plus aucun bruit, 
il sé hasarda à relever la tête et à regarder autour 
de lui. Il était couché sur la paille au milieu de la 
cour de sa ferme, et sa vieille oie, aboyant à ses 
côtés, semblait le regarder avec surprise. 

Pierre fit un effort et se trouva assis. Il essuya la 
sueur qui coulait de son front, il humecta ses lèvres, 
car sa bouche était desséchée par la poudre, par la 
fumée et surtout par la frayeur. 

En ce moment il aperçut dans le jardin de son 
yoisin un arbre couvert de pommes. 

— Oh! dit-il, que je serais heureux si je me trou- 
vais tout à coup au haut de ce pommier avec des 
pommes plein mon chapeau. 

Et, sans consulter son oie cette fois, il prit un œuf 
et le cassa. 

Au même instant, älmse trouva sur la plus haute 
branche de l'arbre, avec des pommes plein son 
chapeau, à 


Mais le pauvre Pierre n'eut pag le temps de jouir 


“= 


120 
du butin qu'il venait de faire. A vingt pas de lui ap- 
_ parut, furieux, le propriétaire du verger, armé d'une 


_ énorme gaule dont il appliqua une effroyable volée 


sur les épaules de l'infortuné maraudeur, lequel, 


sans perdre de temps, se souhaita chez lui, où il re= 
vint immédiatement. 

— Pourquoi done tournes-tu ainsi le dos, et se- 
coues-tu ainsi les épaules? lui demanda l'oie. 

Mais lui, au lieu de répondre à cette question : 

— Viens, dit-il, j'ai à te parler. 

Et tous deux rentrèrent dans la salle principale de 
la ferme, où ils veillèrent ensemble, réfléchissant 
sérieusement, et discutant sur ce qu'il y avait de 
“mieux à faire. 

— Une bonne idée! dit tout à coup Pierre. , 

— Laquelle? demanda l’oie. 

— Je vais, dit Pierre en prenant un œuf, souhaiter 
des masses d'argent; et pour le coup, par ma foi, 
nous serons heureux, il me semble. 

Il n'avait point achevé que l'œuf était cassé, et que 
le couvercle de la huche où d'ordinaire on mettait 
le pain se soulevait, repoussé par les écus. 

Pierre courut à la buche, dressa le couvercle 
contre le mur, et, avec de grandes exclamations, se 
mit à contempler le trésor qu’elle contenait. 

L'oie, de son côté, monta sur une chaise, et, allon- 
geant le cou, se mit à en faire autant de son côté. 

Tous deux restèrent absorbés, jusqu’à la fin du 
jour, dans cette contemplation. © 

Puis, le soir venu, Pierre chercha le plus grand 
cadenas qu'il put trouver, afin de le mettre à sa 
porte, car la crainte des voleurs commençait à le 
prendre, ce qui ne lui élait jamais arrivé auparavant, 

Vers minuit, il se jeta sur son lit pour essayer de 
dormir, tandis que l'oie se promenait de long en 
large devant la huche pleine d'argent, comme une 
sentinelle devant la Banque, Enfin, vers deux heures 


du matin, voyant que le sommeil ne venait pas, il 
LA 


LE PERE GIGOGNE _ 


s'en alla à la fenêtre, où il resta à compter les étoiles 
jusqu'à ce que parût le jour. 

Quoique Pierre, comme il vous a été facile de vous 
en apercevoir, ne fût pas un garçon de beaucoup 
d'esprit, il commença de reconnaître, cependant, que 
c'était une facon très-sotte @utiliserla bonne for- 
tune qui lui était arrivée que de désirer être oiseau, 


être soldat et manger des pommes. Son dernier sou- 


hait lui paraissait moins déraisonnable que les au- =. 


tres. Mais depuis que la réalisation s’en était opérée, 
il avait déjà éprouvé de grands soucis à l'endroit de 


& 


sa fortune. j 

Aussi, lorsque Voie, placée en faction devant la 
porte, s’approcha de la fenétre : 

— Je vous avouerai, madame l’oie, dit-il, que je 
pense que tout ce que nous avons fait ou plutôt tout 
ce que j’ai fait jusqu’ici est absurbe. Ne connaissez- 
vous pas un autre moyen d'être riche“d’avoir quel- 
qu'un pour garder nos trésors, et de les regarder 
seulement lorsque nous aurions besoin d’y prendre 
une poignée d’or ou d'argent. 

L’oie regarda Pierre d’un air narquois. +, 

— Eh! pourquoi ne seriez-vous pas roi? lui dit- 
elle. Les rois, d’ordinaire, n’ont d’autres embarras 
que de dépenser leur argent, attendu qu'ils ont un 
ministre des finances qui en répond et des soldats 
qui le gardent. 

— Ah! peste, dit Pierre, je n'avais pas encore 
pensé à cela, Je serai roi, je vous en réponds, et pas 
plus tard qu’à l'instant même. 

Et prenant aussitôt un des œufs, qui, par miracle, 
se trouvaient toujours à la portée de sa main, il le 
jeta sur le seuil de la porte, 

En un clin d'œil la métamorphose s’opéra, et 
Pierre se trouya au milieu d’une grande salle, avec 
avec une fraise trés-roide au cou, une couronne très- 
lourde sur la tête et une longue queue à son man- 


(eau, 


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PIERRE ET SON OJE 121 


Autour de lui, tout le monde saluait profondé- 


ment. 


> 


Pierre, ne sachant que répondre à tous ces saluts, 
se leva et demanda à quelle heure le déjeuner serait 
prêt. 
Il lui fut répondu que Sa Majesté serait servie à 
neuf heures du matin. 
Pierre avait grand’faim; d'habitude, comme nous 
“avons dit, il se réveillait à huit heures, et, en gé- 
néral, il ouvrait la bouche en même temps que les 
yeux. 
Il demanda si, en attendant, il ne pourrait pas 
prendre une tasse de café ou manger un morceau de 
_ fromage. 
Mais aussitôt, il lui fut répondu que, quant à son 
- café, il l'avait déjà pris, et que, quant à un morceau 
de fromage, c'était une nourriture un peu bien vul- 
gaire pour un prince de son rang, 


En ce moment Pierre vit son oie qui lui faisait la 


révérence, et qui lui demandait avec ce petit ton go- 
guenard qu'il avait déjà remarqué en elle : 

— Comment vous trouvez-vous, sire? 

— Peuh! fit Pierre, si le métier de roi signifie 
faire les volontés des autres et ne pas faire les 
siennes; ne pas manger quand on a faim, ou diner 
avec cette fraise au cou, laquelle m’empéchera d’ap 
procher ma cuiller ou ma fourchette de ma bouche, 
je vous déclare, madame l’oie, que je suis prêt à ab- 
diquer. Mais comme il fait, au reste, un beau soleil, 
je vais descendre dans mon jardin et m’étendre sur 

. 
le gazon. 

Mais à peine le roi Pierre avait-il prononcé ces 
paroles, qu'un homme s'approcha de lui tout effaré, 
en disant : 

— Ne faites ‘pas cela, sire, si vous ne voulez pas 
risquer votre précieuse vie, 

— Eht pourquoi, demanda Pierre, risquerais-je 
ma | 3 


ieuse vie à m’étendre sur le gazon ? 


— Mais, parce que je viens de découvrir un complot 
terrible contre Votre Majesté. 

— Vous? 

— Oui, moi. 

— Vous êtes donc mon ministre de la police? 

— Votre Majesté veut rire; elle doit bien me 
connaître, puisque c’est elle-même qui m'a 
nommé, 

— Ah diable! fit Pierre; ainsi, l’on veut m’assas- 
siner? 

— Trente conjurés se sont réunis cette nuit et ont 
juré avec les imprécations les plus horribles que si 
vous échappiez à la balle, vous n’échapperiez pas au 
poignard, et que si vous échappiez au poignard, yous 
n’échapperiez pas au poison. 

— Eh! madame Voie, fit Pierre en se retournant 
du côté de son conseiller emplumé, que dites-vous 
de tout ceci? 

— Je dis, répliqua l’oie que je trouve la position 
fort grave, à moins que cette conspiration ne soit une 
invention de yotre préfet de police. 

— Et dans quel but inventerait-il une pareille 
fable? 

— Dans le but de faire croire qu’il est nécessaire, 
J'ai connu des ministres de la police qui ne se main- 
tenaient à leur place qu’à l’aide d'un complot qu'ils 
inventaient chaque semaine; quelques-uns sont res- 
tés huit ou dix ans en place par ce moyen, tout naif 
qu'il semble au premier abord, 

— Ob! oh! oh! fit Pierre; rangez-yous, ma 
mie. 

— Pourquoi faire? 

— Pour me laisser passer, donc! 

— El où allez-vous? 

— J'ai envie de déjeuner à l'instant même avec un 
morceau de jambon, couché au soleil, sur le gazon, 
Or, comme j'ai un morceau de jambon pendu à la 


poutre de ma cuisine, comme j'ai un magnifique 


122 LE PÈRE GIGOGNE . 


gazon à la porte de ma ferme, je m’en retourne 
simplement chez moi. 

— Attendez, sire, dit dE en venant ce matin 
avec vous, j'ai eu soin de prendre mes œufs avec 
moi; ainsi, dans le cas où vous auriez envie, avant 
de retourner chez vous, d’essayer de l’accomplisse- 
int de quelque autre souhait, passez-vous-en la 
fantaisie plutôt que de retourner tout simplement 
chez vous, pour ronger un os de jambon, ce qui 
me parait, au bout du compte, un assez triste dé- 
jeuner. 

— Sur mon âme, dit Pierre, je ne sais trop que 
désirer, et je me sens fort combattu, — Ody a-t-il 
un œuf? 

— Sous le fauteuil de Votre Majesté. 

Pierre se baissa avec beaucoup de difficultés, 
parce que ses habits étaient empesés, et prit un 
œuf. 

— Au bout du compte, dit-il, je crois que l'amiral 
commandant une flotte est l’homme le plus indépen- 
dant qui soit au monde, attendu qu'il passe sa vie à 
naviguer sur des mers lointaines où aucun contrôle 
ne le peut poursuivre; d’ailleurs, autant que je puis 
m'en souvenir, l'uniforme d’un amiral est très-ma- 
jestueux, , | 

Et, comme Pierre n’était pas long, une fois qu’une 
détermination était prise, à la mettre à exécution, 
l'œuf qu'il tenait à la main fut brisé incontinent; et, 
aussitôt, Pierre se transforma en un amiral de 
soixante-dix ans, avec un emplâtre sur l'œil, une 
canne à bec de corbin, et une jambe de bois; tous 
ces inconvénients étaient rachetés par une magnifique 
béquille en bois d'acajou. 

— Ah! jarnibleu! s'écria Pierre, je voulais deve- 


nir un amiral, mais non pas un amiral en retraite, 


avec un œil et une jambe de moins, sans compter 


que j'ai soixante-dix ans, et que, par conséquent, je 
’ ’ ] > 


puis mourir d'un moment à l'autre. 


” @ 

“— Mais, dit oie, permettez-moi de faire observer  … 
à Votre Seigneurie que l’habitude n’est pas de nom- 
mer des amiraux de vingt ans, et l’on n’atteint guère 
à ce grade que lorsque l’on n’est plus bon qu’à res= 


ter chez soi. * 


— Allez au diable! dit Pierre tout en gémissant; 
vous êtes une sotte, ma mie, et de peur qu'il ne 
m'arrive malheur sous cette misérable enveloppe, je 
bird moi-même, + 

Et, l'ayant souhaité, il se retrouva dans la cuisine 
de sa ferme, avec son oie perchée sur sa table de- 
vant lui. - 

Mais une chose à laquelle l’oie ne s’attendait pas, _ 
c'était à la colère de Pierre; Pierre était furieux dr: ‘à 
la table était un Gace il le prit et se mit à courir 
après la méchante bête qui l’avait entraîné dans une | 
succession d'aventures si désagréables: mais Voie 
n’était pas d'humeur à se laisser tuer si facilement: 
tout en courant, elle se mit à crier plus haut que 
lui, lui reprochant son ingratitude, lui rappelant les 
immenses faveurs qu’elle lui avait accordées, et dont 
vingt autres, qui eussent eu le bon sens qui lui 
manquait, à Jui, n’eussent pas manqué de pro- 
fiter. - à 

Elle lui démontra enfin si clairement que c'était 
lui qui était une oie, et elle une créature d'esprit, 
qu'il finit par se donner des coups de poing dans le 
visage, et avouer que c’élait lui qui avait tort. 

— Écoutez, lui dit l'oie; il faut vous instruire en 


voyageant, mon ami. Je vous ai souvent vu lire des 


L 
livres de voyage. 


— En effet, dit Pierre, ce sont les seuls qui m’a- 
musent; il y en a deux surtout dont je ne puis me 
lasser : Robinson et Gulliver. ; 

— Eh bien done! fit Voie, pourquoi ne devien- 


driez-vous pas le héros d'un livre semblable? 


— Eh! eh! ceci n’est point une mauyaise idée, 
fit Pierre; supposons que je devienne wre 
- 


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+ 
®t. ts | : 
Robinson Crusoé et que j'aie une ile tout entière à 


moi. 


Je le veux, je le veux, je le veux! s’écria-t-il avec 


s 


# 


Et il prit un œuf et l’écrasa sous son pied. 


enthousiasme. 


PIERRE ET SON OIE 


Par malheur, Pierre avait oublié de désigner la | 


dimension dont il voulait son île 
assis sur un simple rocher; — le vent et la mer fai- 
‘saient rage, et les ‘oiseaux des tempétes voltigeaient 
autour de lui en poussant des cris lamentables et 
discordants. 

Comme Robinson, Pierre était abandonné dans 


une île déserte. 


7 is quelle île, bon Dieu! une roche de six pieds 
4 carrés, juste assez d’espace pour dire qu'il était 
” ree. e $ 
Mais le serait-il longtemps? Les vagues semblaient 
furieuses de l’avoir laissé échapper, et elles heurtaient 
en se brisant contre l’écueil, comme si elles eussent 
juré de le ressaisir et de l’entrainer dans les profon- 
deurs de la mer. 
— Oh! malheureux que je suis! s’écria Pierre tout 
grelottant de froid et de frayeur; comment vais-je 
retourner à la maison maintenant? Je ne pourrai vrai- 
ment le faire que s’il me pousse une queue et des 
nageoires, et encore, je crains tellement l’eau que, 
tout poisson que je serais, je n’oserais me hasarder 
dans lamer. 

A péine eut-il achevé cette phrase qu'il entendit 
un certain cancannement qui ne lui était pas inconnu, 
Il se retourna du côté d'où venait le bruit, et vit son 
oie qui $e Balançait sur les vagues. 

— Eh! lui dit-elle, mon cher Pierre, il y a poisson 
et poisson. 

— Mais c'est vrai, dit Pierre, il y a les poissons 
volants, + 


Pi. 
— Allons done, dit l'oie d'un air gouailleur, à quoi 


“ous servirait d'avoir lu tant de voyages pour savoir 
* 


» - 


& 


: il se trouva done 


123 
cela, ou, les ayant lus, de ne pas vous en souvenir 
dans l’occasion. 

— Où sont les œufs? demanda Pierre. 

— À votre droite, dans le creux du rocher. 

— Ah diable! fit-il, savez-vous qu’il n’y en a plus 
guère, ma mie. 

— Libre à vous de les ménager et de rester sur 
votre île. 

— Non, par ma foi! et pas un ne peut être 
mieux employé qu’à me tirer d'ici. Donc, encore 
clarté, 

Et il cassa l’œuf, en souhaitant de devenir un pois- 
son volant. 

Aussitôt il sentit ses oreilles s’allonger en inter- 


minables nageoires transparentes, tandis que ses 


jambes se collaient l’une à l’autre en s’amincissant, 


et que ses pieds, se mettant à ce que l’on appelle, 
en terme de danse, la première position, devenaiert 
une magnifique queue. 

En même temps une irrésistible puissance le 
poussa à l’eau. 

Pendant quelques instants, quelque peur qu’ett 
eue Pierre un instant auparavant de l’élément liquide, 
il y flotta fort agréablement, et il commençait à 
trouver que l'existence d’un poisson volant était une 

: 
existence pleine de sensualité, lorsqu'il vit monter 
des profondeurs de la mer un monstre cinquante fois 
plus gros que lui, qui, la gueule ouverte, menaçait 
de l’engloutir. 

Alors, aussi vivement qu'il s'était jeté à la mer et 
s'était servi de ses nageoires, le pauvre Pierre sauta 
en l'air et se servit de ses ailes, et cela’avec tant de 
succès, qu'au bout d'un instant il se trouva élevé de 
plusieurs mètres au-dessus des flots, 

Mais, à peine était-il là, se félicitant de cette na- 
ture amphibie de laquelle il avait fait choix, effleu- 
rant de temps en temps les sommets dune vague 


pour Prafraichir ses ailes, qu'un cri pergant, parti 


124 

; ae 
de la région des nuages, vint le faire tressaillir; 11 se 
tourna de côté pour regarder en l’air, et vit un point 
blanc qui allait grossissant avec une effrayante rapi- 
dité à mesure qu'il se rapprochait de Jui. C'était un 
albatros, genre d'oiseau trés-friand de poissons vo- 
lants. Il avait le bec tout ouvert, les serres toutes 
étendues ; le pauvre hére se sentait déjà à moitié 
dévoré. 

Par bonheur, la crainte le paralysa, et, au lieu de 
se servir de ses ailes pour essayer de fuir, il les plia, 
ou plutôt elles se replièrent sur elles-mêmes, et il 
tomba si rapidement lui-même à la mer, que, quelle 
que fût la rapidité de son ennemi, il était déjà à 
cing ou six pieds sous l’eau, lorsque le bec de celui- 
ci er effleura la surface 

Mais à peine avait-il retrouvé dans l’élément li- 
quide l’usage de ses nageoires, qu'il vit remonter du 
fond de la mer ce même monstre marin auquel il 
avait déjà échappé une fois, et qui, cette fois, ne le 
manqua que parce qu'ayant mal pris ses mesures, sa 
gueule se referma à deux ou trois centimètres de sa 
queue. 

— Malédiction sur moi, s’écria Pierre, si je reste 
cing minutes de plus dans l’eau ou à lair ! Vite, vite 
la terre ferme. Je veux être à cent pas de ma maison. 

Ce souhait était à peine formulé que Pierre se re- 
trouvait sur la grande route qui passait devant sa 
ferme, au seuil de laquelle il venait tomber, épuisé 
de fatigue. 

Il se releva, et enfonça la porte d’un coup de pied, 

La porte s’ouvrit avec violence, et Pierre aperçut 
dans la cuisine sa vieille oie, qui pensa tomber à la 
renverse de saisissement; et en effet la pauvre béte 

ut bien quelque raison d'être épouvantée, car 
Pierre avait couru d'an tel train pour rentrer chez 
lui, que la mélamorphose n'avait pas eu le temps 
de s'opére 3 complétement, et que Pierre, redevenu 


homme par tout le reste du corps, avait encore sa 


LE PÈRE GIGOGNE in 


téte de poisson, ce qui lui donnait l'aspect le plus à 
étrange du monde. 
Cette dernière aventure avait presque guéri Pierre 
de la manie dé casser des œufs d’oie. Il passa done 
sept ou huit jours assez tranquille, se remettant au 
coin d’un bon feu, ou étendu sur le gazon, des fati- 
gues deses métamorphoses et surtout de ses voles: 
Cependant, de temps en temps sa pensée vaga- 
bonde se rattachait à l’idée de faire quelque nouvel 
essai, ne fat-ce que pour voir s’il lui réussirait mieux 
que les anciens. Et tout bas, sans toucher aux œufs, 
il formulait, au sujet de choses inconnues, des 


souhaits plus bizarres les uns que les autres. Com e 


tous les gens oisifs, il rêvait à toutes Qu de p 
jets imaginaires; mais hâtons-nous de dire que, . 
fidèle à sa paresse, aucune intention de travail nee 
mélait jamais à ses projets. 

Seulement, comme il ne pouvait plus dormir ainsi 
qu’autrefois, il flanait toute la journée dans sa ferme, 
suivi de sa vieille oie, qui se tortillait derrière lui, 
et lui débitait une foule de bétises, ainsi que les 
vieilles oies ont l’habitude de le faire ; mais, à la fin, 
cette flânerie et les cancans de son oie le fatiguèrent 
de telle façon qu'il résolut de casser encore un œuf, 

Mais que désirer? Il ignorait ce qu’il voulait être, 
mais pour rien au monde il n’eût voulu redevenir ce 
qu'il avait été. 

Plus d'oiseau à longues pattes, plus deysoldat 
risquant d'être tué à chaque instant, plus @argent à 
garder pour vivre dans l'inquiétude, plus de roi, ne 
mangeant pas à son heure et plus gêné dans ses 
habits de soie que les vieux paladins dans leur ar- 
mure de fer, plus d’amiral estropié, borgne, boiteux 
et marchant avec une béquille, plus de rocher battu 
par les vagues el usurpant insolemment le nom | 
d'ile, plus de poisson volant poursuivi par les re- 
quins dans l'eau et par les albatros dans l'air, Non, 


non, il lui fallait un posle tranquille, une positions 


“ 


, ” 


PIERRE ET SON OIE 125 


solide où il y eût bien à boire, bien à manger et rien 
à faire. 

C'était difficile à trouver. 

Au moment où il cherchait, plongé dans ses ré- 
flexions les plus profondes, il entendit près oe un 
grognement qui lui sembla plein de jubilation. 0 
partait d’un toit à porc, placé derrière lui. 

Pierre s’approcha, se dressa sur la pointe du pied, 
regarda par une solution de continuité qui s’étendait 
entre la couverture et la muraille, et put contempler 
le tableau d’une séduisante paresse et d’un bonheur 
aussi parfait qu'il est possible de le goûter dans ce 
monde. P 
1 etre de ce bonheur était personnifiée dans un 
cockon gras à lard, couché sur la paille fraiche, les 
yeux à demi clos, et ne remuant les oreilles et la 
gnéae que juste ce qu'il fallait pour effrayer les 
mouches, 

— Ah, pardieu! dit Pierre, comment n’avais-je 
point pensé à cela? Sur ma foi, voilà un être heu- 
reux, Où je ne m’y connais pas. Il a une nourriture 
abondante sans être obligé de prendre la peine de 
Ja gagner. Il dort tant qu'il veut; la mobilité de ses 
oreilles et de sa queue lui permet de chasser les 
mouches sans même avoir besoin de se réveiller. 
Vite un œuf, un œuf, un œuf! 

On sait qu’en ce cas Pierre n'avait qu’à étendre la 
main, el que les œufs étaient toujours là, 

Il prit un œufet le brisa, 

Aussitôt il se trouva étendu sur la paille frat- 
che, avec une auge pleine de son à portée de son 
groin, 

Il est juste de dire que, pour cette fois, le premier 
sentiment qu'il éprouva fut celui d’une félicité par- 
faite, Il étira délicieusement ses membres à la bien- 
faisante chaleur du soleil, il dévora avec infiniment 
de satisfaction quelques belles pommes tombées d'un 


arbre voisin, puis il s’abandonna à ce délicieux état 


de somnolence qui l'avait séduit, un instant aupara- 
vant, chez son congénère. 

Mais à peine avait-il eu le temps de se plonger dans 
cet état de délicieuses réveries, qui n’est plus la 
veille et qui n’est pas encore le sommeil, qu'un 
homme, d’une mine fort peu gracieuse, entra sans 
cérémonie dans le toit de Pierre et commença par 
lui fourrer les doigts entre les côtes, pour s’assurer 
de la quantité de chair et de graisse qui les recou- 
yrait. 

Cela fut d'autant plus désagréable à Pierre, que 
du temps qu’il était Pierre, il était fort chatouilleux ; 
aussi eût-il bien voulu lui dire : ce que vous me faites 
la, non-seulement est inconvenant, mais encore très- 
désagréable; pour être devenu cochon, on n’en a 
pas moins les côtes sensibles ; laissez-moi tranquille ! 
laissez-moi tranquille ! 

Mais l’homme, qui paraissait peu se préoccuper de 
ce a pouvait être agréable ou désagréable à Pierre, 
continuait à le tater aux endroits les plus secrets 
avec un sentiment de satisfaction croissante. Enfin, 
tout en chantonnant un petit air des plus gais, il 
commença de relever ses manches comme quelqu'un 
qui serait sur le point d'entreprendre un ouvrage 
quelconque. Comme cet ouvrage paraissait trés-évi- 
demment se rapporter à Pierre le cochon, celui-ci 
ouvrit un œil, pour ne pas être pris à l'improviste. 
Mais l'homme ne s'inquiéta aucunement de ce sur- 
croît d'attention, et, à l’indicible terreur de notre 
héros, il tira de sa ceinture un couteau de l'aspect le 
plus effrayant, puis, le couteau entre ses dents, prit 
Pierre par une oreille et par une patte, le retourna 
de façon à le maintenir entre ses genoux; lui tata le 
cou pour découvrir le bon endroit, et, l'ayant trouvé, 
il y posa le pouce, tandis qu'il tirait de ses dents son 
couteau avec l'autre main. 

Pierre comprit que s'il tardait un instant à se faire 


reconnaitre, i allait re égorgé sur place, 


126 LE PÈRE GIGOGNE 


— Eh morbleu ! s’écria-t-il d’une voix aussi dis- 
tincte qu'il était possible de l’exiger sortant du groin 
d'u porc, je ne suis pas un cochon, animal! 

Le charcutier laissa échapper son couteau, ses 
genoux tremble cessèrent de retenir Pierre; il 
rampa à reculons, sur ses mains et sur ses genoux, 
jusqu’à ce qu’il fut sorti du toit; alors, il se releva, 
et s'enfuit à toutes jambes. 

Pierre saisit le couteau, et comme ses mains etses 
pieds d'homme lui étaient déjà revenus et qu'il ne 
lui restait que sa tête de cochon, il se mit à le pour- 
suivre, bien déterminé à lui faire faire connaissance 
avec la trempe de sa lame. 

Le charcutier se retourna, et, se voyant poursuivi 
par un monstre ayant le corps d’un homme et la tête 
d’un cochon, il poussa, @effroyables cris, et alla se 
jeter tout droit dans une rivière où il faillit se noyer, 
et dont il ne se retira qu’avec des efforts si burles- 
ques, que Pierre, qui venait enfin de retrouver sa 
téte d’homme, éclata de rire, et laissa tomber son 
couteau, forcé qu'il était de tenir ses côtes des deux 
mains. 

Pierre retourna à sa maison et y rentra riant en- 
core, ce qui fit que la vieille oie, qui n’était pas habi- 
tuée à le voir revenir avec ce visage, vint à lui pleine 
de confiance, lui demandant quelle chose lui était 
arrivée qui put le mettre dans une telle gaieté. 

Pierre lui raconta l’histoire du charcutier. 

Après quoi tous deux soupérent en tête-à-tête. 

Au dessert, Pierre, qui était d'excellente humeur, 
dit à sa convive : 

— Madame l’oie, à la prochaine fois, je veux être 
quelque chose de joli, car je suis dégoûté des oi- 
Seaux, des poissons et des quadrupèdes. Donc, 

oyons, parlez-moi en amie : quel conseil me donnez- 
vous pour que les choses ne tournent pas à mon 
déplaisir? 


— Sur ma parole, dit l’oie, je n’en sais vraiment 


rien; car, quelque choix que vous fassiez, yous devez 


vous apercevoir que plus les œufs tirent à leur fin, 
plus vous changez lentement, et il y a des cas où il 
pourrait être insupportable de prendre peu à peu le 
for d'une créature singulière. . 
— Vous avez raison, dit Pierre, et j’ai, en effet, 
trouvé mes métamorphoses, soit pour me transfor- 
mer, soit pour redevenir moi-même, plus 1ehtes à 
chaque fois; seulement je pensais que ce serait joli 
et léger d’être papillon. Il n’y a pas de fatigue à vol- 
tiger au-dessus des fleurs. Ils ont un charmant logis, 
puisque d'habitude c’est le calice d’une rose ou la 
corolle d’un lis. Voyons, que pensez-vous d’un beau 


papillon ? je me tiendrais dans mon jardin et je l’em- 


bellirais de ma propre présence. 


— Ma foi, répendit Voie, qui commençait ac 


~ a 


dre la responsabilité qu’elle prenait en donnant 
conseil, je suis d’avis, mon cher Pierre, que vous agis- 
siez d’après vos propres inspirations ; quant à moi, je 
désire autant que possible ne plus me mêler désor- 
mais de ces sortes d’affaires. 

Mais, quand Pierre avait une chose dans la fée, il 
fallait qu’il s’en passat la fantaisie : il prit done l’a- 
vant-dernier œuf et le cassa sans hésiter souhaitant 
de devenir un superbe papillon. 

Pierre était assis sur un escabeau boiteux, avec la 


d 


vieille oie en face de lui. 

— Ah! dit la vieille oie, voici vos cornes qui pous- 
sent, voici vos pattes qui poussent, voici vos ailes 
qui poussent: elles sont vraiment splendides" 

Mais Pierre faisait d’effroyables grimaces. à 

— Est-ce que vous souffrez? demanda la vieille oie. 

— Je me sens très-mal à mon aise, répondit Pierre. 
Aïe! comme cela me fait mal à jgpoitrinel Oh! la, 
la, mon dos! est-ce que je deviendrais bossu? Oh! 
mes bras, oh! mes jambes, oh! mon... 

Pierre s'arrêta là sans que la vieille oie pdt savoir 


ce qu'il allait dire, car sa téle élant devenue celle 


PIERRE ET SON OIE 


api Pierre éprouva une grande fatigue à 
e parler. F 

La métamorphose, au reste, fut bientôt compléte- 
ment achevée; tout son corps se couvrit de duvet. Il 
était devenu ce magnifique papillon bleu, jaune et 
A que l’on appelle le porte-queue. 

Comme la fenêtre était ouverte, il s’envola par la 
enétre, voltigea un instant au soleil, passa par-dessus 
le toit et se trouva dans le jardin. 

L’oie, qui lui avait entendu dire que c'était là qu’il 
comptait demeurer, ay attendait. 

Elle l'y trouva donc, et quoiqu’elle fat loin d’être 
une fleur, il vint voltiger autour d’elle. 

— Voila qui est charmant, disait le papillon; 
os adorable existence, se laisser flotter dans l’air, 

irella rosée, vivre de miel et de parfums. Je ne suis 

plus un homme, je ne suis plus même un papillon, 
je suis un dieu! 

— Il y a cependant une chose qu'il faut vous rap- 
peler, lui dit l’oie; certainement votre vie sera gaie. 
et agréable, mais elle sera courte, car les papillons, 

à ce que j'ai entendu dire, sont rangés par les hom- 
mes au rang des créatures éphéméres, ce qui vous 
donne un jour de vie, vingt-quatre heures peut-être. 
fl est vrai que le bonheur ne se mesure pas à la durée, 
et que l’on peut être plus heureux en douze heures 
que pendant toute une longue vie. 

— Peste! s’éeria Pierre, vous m’y faites songer. 
Moi aussi, corbleu! j'ai entendu dire cela; imbécile 
que je suis, si javais encore mes poings, je me co- 
gnerafflln'tetc. M'être donné l'embarras d’un chan- 
gement qui durera si peu, et peut-être encore, par 
le temps que j'ai mis à prendre cette charmante 
forme, aurai-je celui de mourir avant de la quitter! 

— En ce cas, Pierre, dit l’oie, il n’y a pas une 

À minute à perdre ; mon ami, souhaitez de redevenir 
vous-même : alerte! alerte il me semble que vous 


LE 


faiblissez} 


127 
~ 
En effet, la peur avait paralysé Pierre, et il était 


tombé sur le gazon. 
_ — Je yeux redevenir moi! je veux redevenir moi ! 
s’écriait Pierre. ’ 

Mais, comme nous I’avons dit, les métamorphoses 
deyenaient de plus lentes en plus lentes; plusieurs 
heures s’écoulérent avant qu’il put se débarrasser de 
son costume de papillon, et le soleil commençait à 
disparaître lorsque Pierre rentra dans sa maison ac- 
compagné de l’oie, 

Pierre. était tellement brisé, qu'il se coucha et 
s ‘endormit aussitôt. 

Le lendemain, lorsqu'il se leva, il se rappela qu'il 
ne lui restait plus qu'un œuf, aussi éprouvait-il une 
grande répugnance à employer celui-là légèrement. 

Ce dernier œuf, c'était toute Ja fortune de Pierre. 

Aussi alla-t-il s'asseoir sur un bane, à la porte de 
la ferme, et se mit-il à méditer sérieusement, 

L'oie l'avait suivi sans qu’il y fit attention. 

Tout à coup Pierre tressaillit en entendant sa 
voix. ‘ 

— A quoi pensez-vous, Pierre? lui demanda l’oie. 

— Je pense à quel souhait je dois employer mon 
dernier œuf, répondit celui-ci. 

— Oh! ne vous tourmentez pas decela, mon 
pauvre Pierre, répondit l'oie; vous casserez votre 
dernier œuf sans savoir d'avance ce que vous de- 
viendrez. Vous n’y pouvez rien, et votre volonté a 
maintenant perdu toute son influence. Seulement 
vous pouvez renoncer à le casser, et par conséquent 
renoncer au bénéfice ou à la perte de la chose in- 
connue. Quant à moi, ne me demandez. pas de 
conseils; j'aurais trop peur d’influencer votre déci- 
cision, et que, cassant l'œuf sur mon avis, il ne vous 
arrival malheur. 

— En tous cas, demanda Pierre, en supposant que 
je sois mécontent de ma transformation, pourrais-je 


redevenir moi-même? 


128 
s 

— Sans doute; mais, qui sait le temps que vous y 
mettrez! 

— Eh bien! quoi qu'il arrive, je m’en mogue, dit 
Pierre, et puisque j’ai si mal choisi jusqu'ici, peut- 
être vaut-il mieux que je n’aie pas le choix. La cu- 
riosité l'emporte chez moi sur la frayeur; si je ne 
cassais pas ce dernier œuf, toute ma vie je me répé- 
lerais qu’il contenait peut-être mon bonheur. Je l’ai 
ici dans ma poche, sous ma main; je vais donc le 
casser sur-le-champ. 

Et, tout en parlant, il lança l'œuf contre la mu- 
raille, 

A l'instant même il sentit des milliers de plumes 
qui commencaient de lui percer la peau. Il glissa du 
banc sur lequel il était assis et se trouva sur une 
paire de larges pattes emmanchées de jambes très- 
courtes; ses yeux lui montrèrent un long bec jaune 
qui le fit loucher, si bien que, hors de lui-même, il 
cria à sa vieille amie : 

— Au nom du bon Dieu! mais quelle bête suis-je 
donc? 

— Une oie! une oie! une oie! s’écria celle-ci. 

Et elle tomba dans les convulsions d’un fou rire, 
tandis que le sang de Pierre bouillait d’une furieuse 
indignation. 

— Que signifie cela? s’écria-t-il. Je crois, Dieu me 
pardonne, que yous yous moquez de moi. 

— Oh! mais c’est qu’en vérité, reprit l’oie aussitôt 
qu’elle put reprendre haleine, c’est que non-seulement 
vous êles une oie, mais encore c’est que vous êtes 
Voie la plus horriblement gauche qu'il soit possible 
de voir, Vous vous tortillez ridiculement, vous avez 
la voix criarde, vous louchez à faire peur; excusez- 
moi donc si je ris, mon cher Pierre, mais je vous as- 
sure que si vous pouviez vous voir, vous ririez aussi. 

Pierre, tout déconcerté, s'en alla en tortillant la 


queue dans la basse-cour, de laquelle il ne sortit que 


—————— 


| 


LE PERE GIGOGNE 


lorsqu’il fut, & force de volonté, 16 ou lui-même. 


La leçon avait élé rude; aussi ne ferma-t-il pas 


Veil de toute la nuit suivante, et le lendemain, jetant 
sa faucille sur son épaule, il se prépara à aller tra- 
vailler dans les champs que lui avaient légués ses 
bons parents. e 

— Bonjour, Pierre, dit la vieille oie, qui barbotait 
à la porte; où allearons si matin? 

— Vous le voyez, répondit Pierre assez brusque- 
ment, je vais travailler. 

— Mon Dieu! mon Dieu! fitloie d’un ton gogue- 
nard, nous n’en finirons donc jamais avec les mer- 
veilles. 

Mais Pierre, se redressant : 

— Sot oiseau, lui dit-il, va-t’en rejoindre tes pa- 
reils dans ma basse-cour. Moi, je suis revenu à la 
raison. Je vois d'aujourd'hui seulement combien 
j'avais été fou de négliger les biens que m'avait 
donnés la Providence, pour perdre mon temps à des 
recherches qui ne m'ont donné que des déceptions 
et des ennuis, désirant toujours être ce que je ne 


suis pas, au lieu de tirer parti de ce que je pus et 


par-dessus tout, pour comble de sottise, demandant 


des conseils à une oie qui avait fini par me faire 


aussi bête qu’elle. Mais écoutez bien, ma mie, ma 


& 


résolution est inébranlable : je ne veux plus rêver 


aux choses impossibles; je suivrai les laborieux 
exemples qui m'ont été donnés par mes bons parents, 
et je tiens pour assuré qu'en marchant dans cette 
voie je n’aurai rien à désirer dans l'avenir, 

En disant ces mots, Pierre s’en alla aux champs, 
où, de ce jour, il travailla assidûment, comme doit 


le faire un jeune fermier laborieux; et lorsque, 


| devenu grand, il arriva à l’âge d'homme, il évita tou- 


jours les mauvaises sociétés et les sots conseils, ne 
cassant plus jamais d'autres œufs que ceux qu'il 


mangeait à son déjeuner, 


BLANCHE DE NEIGE 


à 


ie Un jour d’hiver, la neige tombait par flocons, 


comme si le ciel semait des fleurs d’argent sur la | 


terre. 

Il y avait une reine, qui était assise et qui cousait 
prés d’une fenétre de son palais. 

Cette fenêtre était de bois d’ébéne du plus beau 
noir. 

Et, comme la reine était occupée à regarder tom- 
ber la neige, elle se piqua le doigt avec son ai- 
guille. 

Trois gouttes de son sang coulèrent sur la neige, 
et firent trois taches rouges. 

En voyant combien ce sang de pourpre tranchait 
avec la blancheur de la neige, la reine dit : 
— Je voudrais avoir un enfant dont la peau fût 
ausel blanche que cette neige, dont les joues et les 
lèvres fussent aussi rouges que ce sang, et dont les 
yeux, les cils et les cheveux fussent aussi noirs que 
celle ébène. 

Juste en ce moment, la fée des Neiges passait, dans 
sa robe de givre; elle entendit la prière de la reine 


et l’exauea, 


Neuf mois après, la reine mit au monde une fille, 


blanche de peau comme la neige, rouge de lèvres 
et de joues comme le sang, noire d'yeux, de cils et 
de cheveux comme l'ébène. 

Mais la reine n’eut que le temps d’embrasser sa 
fille, et elle mourut, en disant qu’elle désirait que 
Venfant s’appelat Blanche de Neige. 

Un an après, le roi prit une autre femme. 

Celle-ci était fort belle, mais aussi orgueilleuse et 
aussi vaine que la première était humble et douce. 

Elle ne pouvait supporter cette idée qu'aucune 
femme du monde put l’égaler en beauté. 

Elle avait eu une fée pour marraine; cette fée 
Jui avait donné un miroir qui avait une étrange fa- 
cullé. 

Quand la reine se regardait dans ce miroir et di- 
sait : « Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus 
belle de tout le pays? » le petit miroir répondait : 
« Belle reine, c'est toi qui es la plus belle. » 

Et l'orgueilleuse reine était satislaile, car elle sa- 
vait que le miroir disait toujours la vérité. 

Cependant Blanche de Neige grandissail et deve- 
nait de jour en jour plus jolie; si bien qu'à dix ans, 
elle était belle comme le plus beau jour; plus bell 
même que la reine. 


Or, un jour que celle dernière disait & son mi- 
9 


130 
roir : « Petit miroir pendu au mur, quelle est la 
plus belle de tout le pays? » le miroir, au lieu de lui 
répondre comme d'habitude : « C’est toi, » lui ré- 
pondit : « C’est Blanche de Neige. » 

La reine fut toute bouleversée : elle devint verte 
de jalousie; ce qui ne l’embellit pas. 

A partir de ce moment, chaque fois que la reine 
rencontrait Blanche de Neige, son eceur se retour- 
nait dans sa poitrine, tant elle haissait la jeune 
fille. 

Or, l’orgueil et la jalousie, ces deux mauvaises 


plantes de l’âme, allèrent toujours croissant dans son 


cœur, comme l’ivraie dans un champ; de sorte que, 


ne pouvant plus reposer ni jour ni nuit, un matin, | 


elle fit venir un chasseur et lui dit : 


— Emporte cette enfant dans la forêt, afin qu’elle | 


ne reparaisse jamais devant mes yeux. Tu la tueras 
et tu m’apporteras son cœur, comme preuve qu’elle 
est bien morte, et je ferai manger son cœur à mes 
chiens; il y a assez longtemps que ceux de la jalou- 
sie mangent le mien. 

— Mais le roi? demanda le chasseur. 

…— Le roi est à l’armée; je lui écrirai que Blanche 
de Neige est morte, et il n’en demandera pas davan- 
tage. 

Le chasseur obéit, emmena l'enfant dans la forêt; 
mais, lorsqu’il eut tiré son couteau de chasse pour 
tuer Blanche de Neige, celle-ci, voyant qu’elle cou- 
rait danger de mort, tomba à genoux et se mit à 
pleurer en disant : 

— Ab! cher chasseur, je t'en prie, laisse-moi la 
vie; je courrai dans la forêt si loin, si loin, que per- 
sonne ne saura que j’existe, et je ne reviendrai ja- 
mais à la maison. 

Et Blanche de Neige était si belle, que le chasseur 
en eut pilié. 

— Allons, va, cours dans la forêt, pauvre enfant! 


lui il, 


LE PÈRE GIGOGNE 


Et, en disant cela, il pensait : 

— La forét est pleine de bêtes fauves: elles l’auront 
bientôt dévorée. , 

Cependant un poids bien lourd lui était enlevé de 
dessus le cœur. 


Un jeune daim se leva : le chasseur lui envoya une 


| flèche et le tua; puis il l’ouyrit, lui prit le cœur, et 


l’apporta à la reine. 

La reine, croyant que c'était le cœur de Blanche 
de Neige, le fit manger à ses chiens, ainsi qu’elle 
l'avait dit. . 

Quant à la pauvre enfant, elle était donc restée 
seule dans la forêt, comme elle l'avait promis : 
elle se mit à fuir, et courut tant qu’elle eut de 
forces. 

Mais les ronces s’écartaient devant ses pas, et les 
bôtes féroces la regardaient passer sans lui faire Pi 
cun mal. 

Vers le soir, elle aperçut une petite maisonnette. 


Il était temps; ses jambes ne pouyaient plus la 


porter, 4 


La maisonnette était charmante : située dans un 
site pittoresque, avec une source à dix pas d’elle et 
de beaux arbres fruitiers dans un jardin. 


La jeune fille but quelques gouttes d’eau à la 


| source dans le creux de sa main, et entra dans la 


maisonnette pour se reposer, 
La porte en était poussée seulement. 


Tout était petit dans cette maison, mais tout y 


élait propre et net au dernier point. Il y avait une 


petite table couverte d’une nappe, et, sur cette 
nappe, sept petites assiettes. 

Chaque assiette avait sa petite cuiller, son petit 
couteau, sa petite fourchete et son petit gobelet. 

A la muraille étaient adossés sept petits lits, avec 
des draps blancs comme neige, 


La jeune fugitive, qui avait grand’faim, mangea, 


| sur une des petiles assietles, un peu de légumes 


BLANCHE DE NEIGE 


et du pain, but une goutte de vin dans un gobelet; 
car elle ne voulait pas tout manger et tout boire, 
ce qu’elle n’eût point eu de peine à faire, si elle eût 
mangé et bu à son appétit. 

Puis, comme elle était fatiguée, elle s’avisa à se 
coucher dans un des lits. 

Mais aucun des six premiers lits ne lui convenait : 
l’un était trop court, l’autre était trop étroit, 

Il n’y eut que le septième qui lui allat bien. 

Elle s’y coucha, et, après s'être recommandée à 
Dieu, elle s’endormit. 

Quand la nuit fut tout à fait venue, les sept mai- 
tres rentrérent. 

C’étaient sept nains, qui exercaient la profession 
de chercheurs de minerai dans la montagne, 

Ils allumérent sept lumières, et alors ils virent que 
quelqu’un était venu, car rien n’était plus dans le 
même ordre où ils l’avaient laissé. 

Le premier dit : 

— Qui s’est donc assis sur ma chaise? 

Le second dit : 

— Qui donc a mangé dans mon assiette? 

Le troisième dit : 

— Qui done a grignoté mon pain? 

Le quatriéme : 

— Qui donc a mangé ma part de légumes ? 

Le cinquiéme : 

— Qui s’est servi de ma fourchette? 

Le sixième : 

— Qui a coupé avec mon couteau ? 

Et le septième : 

— Qui a bu dans mon gobelet? 

Alors le premier regarda tout autour de lui, et 
s’aperçut que quelqu'un était couché dans le lit du 
septième nain, qui était le plus grand de tous. 

— Tiens! demanda-t-il à son camarade, qui done 
est couché dans ton lit 


Tous les autres nains accoururent et dirent : 


mm ment th 


131 
Le Dans le mien aussi l’on a essayé de se coucher. 
Mais le septième, regardant Blanche de Neige qui 

dormait, appela les autres, 

Les sept nains restèrent saisis d’admiration en 
voyant la jeune fille, qu'éclairaient leurs sept lu- 
mières. 

— Oh! mon Dieu! s’écriérent-ils en chœur, que 
cette enfant est donc belle! 

Etils en étaient si réjouis, qu’au lieu de l’éveiller, 
ils la laissèrent couchée dans le lit. 

Celui dont Blanche de Neige avait pris le lit coucha 
à terre sur une jonchée de fougères sèches. 

Le lendemain, quand vint le jour, Blanche de 
Neige s’éveilla, et fut fort effrayée en voyant les sept 
nains grouiller dans la maisonnette. 

Ceux-ci s’approchèrent d'elle et lui demandèrent : 

— Comment t’appelles-tu? 

— Je m'appelle Blanche de Neige, répondit la 
jeune fille. 

— Comment es-tu venue dans notre maison? lui 
demandèrent encore les nains. 

Alors elle leur raconta que sa belle-mère avait 
voulu la faire mourir, mais que, le chasseur lui 
ayant, sur sa prière, laissé la vie, elle avait trouvé la 
maisonnette, y était entrée, et, ayant faim et étant 
fatiguée, y avait soupé, s'était couchée et s’élait 
endormie. 

Les sept nains lui dirent : 

— Si tu veux faire notre ménage, notre cuisine et 
nos lits, laver, coudre, tricoter, enfin tenir Ja maison 
propre et nelle, alors tu pourras rester avec nous, et 
rien ne Le manquera. 

— Trés-volontiers, dit Blanche de Neige. 


Et, toute lille de roi et de reine qu’elle était, ell’ 


uais de 


resta chez les sept nains, fil leur ménage et 
vune, 
en ordre, 
l'événement que 
Le matin, lesnains parlaient pour 
ne se plaga de nou- 
ilscherchaient leur minerai d'or, ¢ 


132 di LE PÈRE GIGOGNE 


Le soir, ils revenaient et trouvaient leur repas 
servi. 

Tout le long du jour, la jeune fille restait donc 
seule, et il y avait peu de matins où les nains, qui 
l’aimaient comme leur enfant, ne lui dissent en la 
quittant : 


— Ne laisse entrer personne, Blanche de Neige; 


défie-toi de ta belle-mère; un jour ou l'autre, elle | 


apprendra que tu es vivante et te poursuivra jus- 
qu'ici. 

Et, en effet, la reine, croyant être débarrassée de 
Blanche de Neige, était restée deux ans, à peu près, 
sans consulter son miroir. Et, pendant ces deux ans, 


l'enfant, devenant jeune fille et embellissant cha-: 


Elle partit pour la montagne des sept nains, arriva 
à la maisonnette et frappa à la porte en disant : 

— Belle marchandise à vendre... eta bon marché! 

Blanche de Neige, qui, ainsi que d’habitude, avait 
fermé la porte en dedans, regarda par la fenétre et 
dit : 

— Bonjour, bonne femme ! Qu’avez-vous à vendre? 


— De bonnes marchandises, ma belle enfant, ré- 


| pondit-elle; de jolis lacets pour les brodequins, de 


que jour, était restée bien tranquille et, disons plus, | 


bicn heureuse chez les nains. 


jolies ceintures pour la taille, de jolis velours pour 
les colliers. 

— Ab! pensa Blanche de Neige, je puis bien faire 
entrer celte honnête marchande. 

Et elle ôta le verrou de la porte. 


La vieille entra, lui montra sa marchandise, el 


| Blanche de Neige lui acheta un beau petit velours 


Mais enfin, un jour la reine fut prise d'une | 


vague inquiétude, se placa devant son miroir et 
dit : 

— Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus 
belle de tout le pays? 

Et le miroir répondit : 

— Belle reine, tu es la plus belle dans toutes les 
villes de ton royaume ; mais Blanche de Neige, dans 
la montagne, chez les sept nains, est mille fois plus 
belle que toi. 

La reine fut effrayée; elle savait que le miroir ne 
pouvait mentir; elle vit donc bien que le chasseur 
l'avait trompée, dès que Blanche de Neige était 

vivante. 

Alors elle se mit à songer comment elle parvien- 
drait à faire mourir Blanche de Neige; car sa jalousie, 
elle le sentait bien, ne lui laisserait aucun repos tant 

Mu ‘elle ne serait pas la plus belle du pays. 
Et Blanvsavina done de se grimer la figure et de se 


en eut pilié, eille marchande foraine. 


— Allons, va, Cot déguisée, elle était méconnais- 


noir pour mettre en collier. 


— Ah! mon enfant, dit la vieille, que vous êtes 


| belle! mais vousserez bien plus belle encore avec ce 


collier, Laissez-moi done vous le nouer derrière le 
cou, que j'aie le plaisir de voir comme il vous va 
bien. 

Blanche de Neige, ne se défiant de rien, se mil 
devant elle pour qu’elle lui passat au cou le ruban. 
Mais la vicille le lui serra si fort, que Blanche de 
Neige, sans ayoir le temps de pousser un cri, en 
perdit la respiration et tomba comme morte. 

La reine la crut morte tout à fait. 

— Ah! dit-elle, tu as été la plus belle, mais tu ne 
l'es plus. 

Et elle sortit vivement, 

Vers le soir, les sept nains revinrent au logis, et 
furent fort effrayés en trouvant leur chère Blanche de 
Neige étendue sur le sol et comme morte. 

Ils virent bien tout d’abord que c'était le velours 
noir qui l'étranglait : ils le coupèrent; et Blanche 
de Neige, commençant à respirer, revint à elle peu à 


peu, 


ae 


BLANCHE DE NEIGE 


Les sept nains lui dirent alors ; 

— La vieille marchande foraine n’est autre que la 
reine ta belle-mère. Prends donc bien garde à toi, 
maintenant que te voila averlie, et ne laisse entrer 


personne dans la maison quand nous n’y serons 


pas. 


Il 


La méchante reine, rentrée chez elle, demeura 

elques jours tranquille, car elle se regardait, 
maintenant qu’elle croyait Blanche de Neige morte, 
comme la plus belle du pays. 

Cependant, un beau matin, elle alla en minaudant 
à son miroir, et lui dit, plutôt par habitude que par 
doute : 

— Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus 
belle de tout le pays? 

‘Et le miroir lui répondit : 

— Belle reine, tu es la plus belle dans toutes les 
villes de ton royaume; mais Blanche de Neige, dans 
la montagne, chez les sept nains, est dix mille fois 
plus belle que toi. 

En entendant cela, la reine jeta un cri de rage, et 
tout son sang reflua vers son cœur. 

Et, en effet, elle était très-effrayée, car elle voyait 
bien que Blanche de Neige était encore en vie. 

— Ah! maintenant, dit-elle, je veux imaginer 
quelque chose qui anéantisse à tout jamais ma rivale 
en beauté, 

Et, comme elle connaissait la magie, elle fit un 
peigne empoisonné, 

Alors elle se déguisa de nouveau, revétit l'aspect 
d’une autre vieille femme, quitta la ville, gagna la 
montagne, arriva à la maisonnelte et frappa à la 
porte en criant : 


— Belle marchandise à vendre, et pas cher! 


pis 
ww 
to 


Blanche de Neige regarda à la fenêtre et dit : 

— Passez votre chemin, bonne femme; je ne dois 
pas vous laisser entrer. 

— Mais tu peux au moins regarder, dit la vieille. 

Et elle tira son peigne, qui relyisait comme s’il 
était d’or, et l’éleva en l'air. 

— Oh! dit l'enfant, comme mes cheveux noirs pa- 
raîtraient bien plus noirs encore s’ils étaient relevés 
par ce beau peigne d’or! 

Blanche de Neige et la vieille femme ne tardèrent 
pas à tomber d’accord sur le prix. 

Mais alors la vieille lui dit : 

— Maintenant, laisse-moi entrer, afin que je te 
pose ce peigne à la mode de la ville d'où je viens. 

La pauvre Blanche de Neige, sans défiance aucune, 
laissa entrer la vieille. Mais à peine celle-ci eut-elle 
mis le peigne dans les cheveux de la jeune fille que 
le peigne fit son effet et que Blanche de Neige tomba 
sans connaissance, 

— Chef-d’ceuyre de beauté, dit la méchante reine 
en sortant, j'espère maintenant que c'est fait de 
toil... 

Par bonheur, cela se passait vers le soir. La mé- 
chante reine n’était donc pas sortie depuis dix mi- 
nutes, que les nains rentrèrent. 

En voyant Blanche de Neige étendue sur le sol, et 
soupçonnant de nouveau sa belle-mère, ils aperçurent 
dans ses cheveux un peigne d'or qu'ils ne lui con- 
naissaient pas, et se hätèrent de l’enlever. 

A peine le peigne fut-il hors des cheveux de la 
jeune fille, que Blanche de Neige revint à elle et ra- 
conta à ses bons amis les sept nains ce qui s'était 
passé. 

Alors ils lui recommandèrent plus que jamais de 
se tenir en garde et de n'ouvrir à personne. 

Une quinzaine de jours après l'événement que 
nous venons de raconter, la reine se plaça de nou- 


veau devant son miroir, et dit: 


134 LE PERE GIGOGNE 


— Petit miroir pendu ati mur, quelle est la plus 
belle de tout le pays? 

Le miroir répondit : 

— Belle reine, tu es la plus belle dans toutes les 
villes de ton royaume; mais Blanche de Neige, dans 
la montagne, chez les sept nains, est cent mille fois 
plus belle que toi. 

En entendant cette réponse, la reine se mit à trem- 
bler de colère. 

— Oh! cette fois, s’écria-t-elle, il faut que Blan- 
che de Neige meure, dût-il m’en coûter ma propre 
vie. 

Alors elle s’enferma dans une chambre isolée où 
ne pénétrait jamais personne, et qui était le labora- 
toire où elle préparait ses poisons; et, là, elle fit une 
pomme de calville qui avait une splendide appa- 
rence : blanche d’un côté, ronge de l’autre. Blanche 
de Neige n'avait pas le teint plus blanc; Blanche de 
Neige n’ayait pas les joues plus roses. 

Mais quiconque mangeait le plus petit morceau de 
cette pomme devait mourir en l’avalant. 

Quand la pomme fut terminée, la reine se déguisa 
en paysanne, et, quittant la ville, gagna la montagne 
et arriva devant la maisonnette des sept nains. 

Elle frappa à la porte. 

Blanche de Neige se mit à la fenêtre et dit: 

— Oh! cette fois-ci, je n’ouvre pas; les sept nains 
me Vont trop bien défendu, et, d’ailleurs, j'ai été 
moi-même trop bien punie d’avoir ouvert. 

— Bon! dit la paysanne, je ne voulais qué te don- 
ner celle pomme, que j'ai cueillie à ton intention, 
Blanche de Neige, 

— Je n'en veux pas, dit celle-ci, car peut-être est- 
elle empoisonnée, 

— Ah! quant à cela, tu vas bien voir le contraire, 
Jit la paysanne. 

Et, prenant son couteau, elle la coupa en 


deux, 


— Tiens, dit-elle, je mange le côté blanc, mange 
le côté rouge. 

Mais cette pomme avait été faite avec tant 
d’art, que le côté rouge seulement était empoi- 
sonné. | 

Blanche de Neige lorgnait la pomme, et, quand 
elle vit que la paysanne mangeait le côté blane, elle 
ne put résister à son désir; elle tendit la main et 
prit le côté rouge. 

Mais à peine eut-elle mordu dedans, qu’elle tomba 
morte à terre. 

La paysanne monta sur le banc, regarda par la 
fenêtre, et, la voyant étendue sans souffle, elle la 
contempla avec des yeux cruels, et dit: ; 

— Blanche de Neige, rouge comme sang, noire 
comme ébéne, cette fois les sept nains ne te réveil- 
leront plus. 

Et quand, reyenue au palais, elle consulta son 
miroir en demandant : 

— Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus 
belle de tout le pays? 

Le miroir lui répondit : 

— Belle reine, tu es la plus belle non-seulement 
du pays, mais de toute la terre. ; 

Et son cœur jaloux eut enfin du repos, autant tou- 
tefois qu’un cœur jaloux peut en avoir. 

Quand les nains revinrent à la fin de leur journée, 
qu'ils trouvèrent Blanche de Neige à terre, et qu'ils 
virent que cette fois elle ne respirait plus, ils la rele- 
vèrent, la délacèrent, la peignèrent, la lavèrent avec 
de l’eau et du vin, et, l'ayant couchée dans sa robe 
blanche, ils se mirent à la pleurer pendant trois jours. 

Alors ils songèrent à lV’enterrer; mais, comme elle 
avait la mine aussi fraiche qu'une personne vivante, 
comme elle avait toujours ses belles couleurs roses, 
ils se dirent: 

— Nous ne pouvons pourlant pas mettre en terre 


un pareil Lrésor de beauté, 


s * 


Et ils s’en allèrent chez des verriers de leurs amis, 
nains comme eux, et ils leur firent faire un cercueil 
tout de glaces transparentes comme une chasse de 
saint; puis ils couchèrent la jeune fille dedans sur 
un lit de fleurs, écrivirent en lettres d’or son nom 
sur le Pees et y inscrivirent sa qualité de fille 
de roi. 

Après quoi, ils déposèrent le cercueil sur le point 
le plus élevé de la montagne, et l'un d’eux resta au- 
près pour le garder. 

Et les animaux sauvages s’approchérent eux-mêmes 
du cercueil de Blanche de Neige et la pleurèrent. 

Le premier animal qui vint fut un hibou; le se- 
cond, un corbeau, et le troisiéme, un pigeon. 

Blanche de Neige resta trois ans dans le cercueil 
sans dépérir en rien. 

Les fleurs sur lesquelles elle était couchée se fa- 
nérent; mais elle resta fraiche comme si elle était 
une fleur immortelle. 

Au bout de trois ans, celui des nains qui gardait 
le cercueil, — ils se relayaient tour à tour pour rem- 
plir ce soin pieux, —au bout de trois ans, celui des 
mains qui gardait le cercueil entendit de grands sons 
de trompe et de grands abois de chiens. 

C'était le fils unique du roi d’un royaume voisin 
qui chassait, et que l’ardeur de la chasse avait en- 
trainé au delà de sa frontière et jusque dans le bois 
des nains, 

Il vit le cercueil; dans le cercueil la belle Blanche 
de Neige, et, sur le cercueil, ce que les nains y avaient 
écrit, " 

Alors il dit au nain qui le gardait ; 

— Laisse-moi emporter ce cercueil, et je Le don- 
nerai ce que Lu voudras. 

Mais le nain répondit : 

— Ni moi ni mes six frères ne le voudrions pour 
tout l'or du monde, 


— Alors, faites-m’en cadeau, dit le fils du roi; car 


BLANCHE DE NEIGE 


135 
je sens que, puisque Blanche de Neige est morte, je 
ne me marierai plus jamais. Je veux done l'emporter 
dans mon palais et la respecter et l’honorer comme 
ma bien-aimée. 

— Eh bien, dit le nain, revenez demain; j'aurai 
consulté mes frères, et j'aurai vu quelle est leur 
intention. 

Il consulta ses frères, qui eurent pitié de l'amour 
du prince; de sorte que, le lendemain, quand le 
jeune homme revint, le nain lui dit : 

— Prenez Blanche de Neige, elle est à vous. 

Le prince fit placer le cercueil sur les épaules de 
ses serviteurs, et, les accompagnant à cheval, les 
yeux toujours fixés sur Blanche de Neige, il reprit le 
chemin de ses États. 

Mais il arriva que les deux premiers porteurs tré- 
buchèrent sur une racine, et que, dans la secousse 
imprimée à Blanche de Neige, celle-ci rejeta la bou- 
chée de pomme qu’elle avait mordue, sais que, 
par bonheur, elle n'ayait pas eu le temps d’avaler. 

A peine le morceau de pomme fut-il sorti de la 
bouche de Blanche de Neige, que celle-ci rouvrit les 
yeux, poussa du front le couvercle du cercueil et se 
dressa tout debout, 

Elle était redevenue vivante. 

Le prince jeta un cri de joie. 

A ce cri, Blanche de Neige regarda autour d'elle. 

— Oh! mon Dieu! demanda-t-elle, où suis-je? 

— Tu es près de moi s'écria le fils du roi tout 
joyeux. 

Et alors il lui raconta ce qui s'était passé, ajoutant : 

— Blanche de Neige, je l'aime plus que quoi que 
ce soit au monde; viens avec moi au palais de mon 
père, et Lu seras ma femme. 

Le prince avait dix-huit ans, I était le plus beau 
prince, comme Blanche était la plus belle princesse 
qu'il y eût au monde, Il n'eut done pas de peine à se 


faire aimer de celle qu'il aimait. 


136 LE PERE GIGOGNE ¥ ¢ 


Blanche de Neige arriva au palais du prince. Et, 
comme c'était une jeune personne accomplie, le 
père du prince l’accueillit pour fille. 

Un mois après, le mariage se fit avec grande 
pompe et grande magnificence. 

Le mariage fait, le prince voulait déclarer la 
guerre à la méchante reine qui avait si fort persé- 
cuté Blanche de Neige; mais celle-ci dit : 

— Si ma belle-mère mérite punition, c’est au bon 
Dieu et non à moi de la punir. 

La punition ne se fit pas attendre : la petite vérole 
se déclara dans les États de la méchante reine, et 
elle fut atteinte de la contagion. 

Elle n’en mourut pas, mais ce fut bien pis, elle en 
fut défigurée. 

Or, comme pas un courtisan n’avait osé lui dire le 
malheur qui lui était arrivé, il advint que, lorsqu'elle 
put se lever, la première chose qu'elle fit fut de se 
trainer vers sou miroir. 

— Petit miroir pendu au mur, lui demanda-t-elle, 
quelle est \a plus belle de tout le pays? 

— Autrefois, répondit le miroir, c'était toi; mais, 
aujourd’hui, tu en es la plus laide. 

En entendant ces mots terribles, la reine se re- 
garda, et, en effet, elle se trouva si hideuse, qu'elle 
poussa un cri et tomba à la renverse. 

On accourut, on la ramassa, on essaya de la faire 
revenir à elle, mais elle était morte. 

Restait le vieux roi. 

ll ne regretta pas fort sa femme, qui l'avait rendu 
trés-malheureux, 

Seulement, de temps en temps, on l'entendait 


soupirer ; 


— A qui laisserai-je mon beau royaume? Ab! 
si ma pauvre Blanche de Neige n'était pas 
morte! — 

On rapporta à Blanche de Neige ce qui se pas- 
sait, et combien elle était regretiée par son vieux 
père. 

Alors elle se mit en route, accompagnée du jeune 
prince son époux, et, comme elle attendait à la porte 
du vieux roi tandis qu’on était allé lui demander s’il 


voulait recevoir la femme du jeune prince son voisin, 


qui était la plus belle princesse que l’on püt voir, 
elle lui entendit dire en soupirant : 

— Ah!si ma pauvre Blanche de Neige vivait en- 
core, nulle autre princesse qu’elle ne pourrait dire : 
« Je suis la plus belle princesse du monde. » 

Blanche de Neige n’eut pas besoin d'en entendre 
davantage, elle s’élanca dans la chambre du vieux 
roi en s’écriant : 
| — O mon bon père, Blanche de Neige n’est pas 
| morte, elle est dans tes bras! Mon bon père, em- 
brasse ta fille! i 

Et, quoique le vieux roi n’eût pas vu Blanche de 
Neige depuis quatre ans, il la reconnut à Vinstant 
méme; et, avec unaccent qui fit pleurer de joie les 
anges, il s’écria : 

— Ma fille bien-aimée! mon enfant chérie! ma 
Blanche de Neige 1... 

Le lendemain, le vieux roi, las de régner, laissait 


ses États à son gendre, lequel, à la mort de son père, 


réunit les deux États en un seul, de sorte qu'il se 
trouva pouvoir laisser au fils qu’il eut de Blanche de 


| Neige un des plus grands et des plus beaux royau- 


| mes de la terre, 


Fe = al EME ee —— 


~ LE SIFFLET ENCHANTE 


U y avait une fois un roi riche et puissant qui avait 
une fille d’une beauté remarquable. Lorsque celle-ci 
arriva à l’âge de se marier, il fut enjoint par une 
ordonnance criée à son de trompe et affichée sur 
tous les murs, à ceux qui avaient des prétentions à 
l’épouser, de se réunir dans une vaste prairie. 

Là, la princesse jellerait en l'air une pomme 
d'or, et celui qui parviendrait à s’en emparer n’au- 
rait plus qu’à résoudre trois problèmes, après quoi 
il deviendrait l'époux de la princesse, el, par 
conséquent, le roi n’ayant point de fils, l'héritier du 
royaume. 

Le jour fixé, la réunion eut lieu : la princesse jeta 
la pomme en l'air, mais les trois premiers qui s’en 
emparérent n’ayaient accompli que la tâche la plus 
facile, et aucun des trois n’essaya méme d’entre- 
prendre ce qui reslait à faire. 

Enfin, la pomme lancée une quatriéme fois par la 
princesse, tomba aux, mains d'un jeune berger, qui 
était le plus beau, mais aussi le plus pauvre de tous 
les prétendants, 

Le premier probléme, bien autrement difficile & 
résoudre qu'un problème de mathématiques, était 


celui-ci ; 


Le roi avait fait enfermer dans une écurie cent 
lièvres; celui qui parviendrait à les mener pailre 
dans la prairie où avait lieu l’assemblée, et, les y 
ayant conduits le matin, les ramènerait tous le soir, 
aurait résolu le premier problème. 

Lorsque cette proposition eut été faite au jeune 
berger, il demanda un jour pour réfléchir; le lende- 
main, il répondrait affirmativement ou négative- 
ment, 

Le demande parut si juste au roi, qu’elle lui fut 
accordée. . 

Il prit aussitôt le chemin de la forêt, pour y mé- 
diter à son aise sur les moyens à employer pour 
réussir, 

Il suivait lentement et la tête baissée un sentier 
étroit, longeant un ruisseau, lorsque, sur ce sentier 
même, il rencontra une petite vieille aux cheveux 
tout blancs, mais à l'œil encore vif, qui lui demanda 
la cause de sa tristesse, 

Mais le jeune berger répondit en secouant la 
tôte : ’ 

— Hélas! personne ne peut me venir en aide, et, 
cependant, j'ai bien envie d’épouser la fille du 


roi, . 


138 LE PÈRE GIGOGNE 


— Ne te désespère pas si vite, répondit la petite 
vieille; raconte-moi ce qui te chagrine, et peut-être 
pourrai-je te tirer d’embarras. 

Notre berger avait le cœur si gros, qu'il ne se fit 
aucunement prier et lui raconta tout. 

— N'est-ce que cela? demanda la petite vieille, en 
ce cas, tu es bien bon de te désoler. 

Et elle prit dans sa poche un sifflet d'ivoire et le 
lui donna. 

Ce sifflet ressemblait à tous les sifflets ; aussi le 
berger, pensant qu'il y avait sans doute une façon 
particulière de s’en servir, se retourna-t-il du côté 
de la petite vieille pour lui faire quelques questions, 
mais elle avait déjà disparu. 

Mais, plein de confiance dans celle qu'il regardait 
comme un bon génie, il alla le lendemain au palais, 
et dit au roi : 

— J'accepte, sire, et viens chercher les lièvres 
pour les mener paitre dans la prairie. 

Alors le roi se leva et dit à son ministre de l’inté- 
rieur: 

Li 

— Faites sortir tous les lièvres de l'écurie. 

Le jeune berger se mit sur le seuil de la porte 
pour les compter; mais le premier était déjà bien 
loin quand le dernier fut mis en liberté; si bien que, 
lorsque le berger arriva dans la prairie, il n'avait 
plus un seul lièvre avec lui. 

Il s’assit tout pensif, n’osant croire à la vertu de 
son sifflet. Mais, cependant, il lui fallut recou- 
rir à cette dernière ressource; il l’appuya donc 


à ses 


lèvres et souffla dedans de toutes ses 
forces. 
Le sifflet rendit un son aigu et prolongé. 


Aussitôt, à son grand étonnement, de droite, de 


gauche, devant, derrière, de tous côtés enfin, accou- 
. 
rurent les cent lièvres, qui se mirent tranquillement 
à pailre autour de lui. 
On vint annoncer au roi ce qui se passait, el com- 
* 


ment le jeune berger allait probablement résoudre 
le problème des cent lièvres. 

Le roi en référa à sa fille. 

Tous deux furent fort contrariés, car si le jeune 
berger réussissait dans les deux autres problèmes 
comme il allait sans doute réussir dans le premier, 
la princesse devenait la femme d’un simple paysan, 
ce qui était on ne peut plus humiliant pour l’orgueil 
royal. 

— C'est bien, dit la princesse à son père, avisez 
de votre côté, je vais aviser du mien. 

La princesse rentra chez elle, se déguisa de facon 
à se rendre méconnaissable ; après quoi elle fit venir 
un cheval, monta dessus, et se rendit près du jeune 
berger. 

Les cent lièvres caracolaient joyeusement autour 
de lui. 

— Voulez-vous me vendre un de vos lièvres? de- 


manda la jeune princesse. 


— Je ne vous vendrais pas un de mes lièvres pour 
tout l’or du monde, répondit le berger, mais vous 
pouvez en gagner un, 

— A quel prix? demanda la princesse. 

— En descendant de votre cheval, en vous as- 
seyant sur le gazon et en passant un quart d'heure 
avec moi. 

La princesse fit quelques difficultés; mais comme 
il n’y avait que ce moyen d’obtenir le lièvre, elle mit 
pied à terre et s’assit près du jeune berger... 

Au bout d'un quart d'heure, pendant lequel le 
jeune berger lui conta mille choses tendres, elle se 
leva, réclamant son lièvre, et, fidèle à sa promesse, 
le jeune berger le lui donna, 

La princesse l’enferma avec joie dans un panier at- 
laché à l'argon de sa selle et repritle chemin du palais. 

Mais à peine eut-elle fait une quart de lieue, que 
le berger approcha le sifflet de ses lèvres et quil et 


qu'à ce bruit, qui le rappelait impéricusement, le 


LE SIFFLET ENCHANTE 139 


liévre souleva le couvercle du panier, sauta à terre, 
et se sauva à toutes jambes. 

Un instant après, le berger vit venir à lui un paysan 
monté sur un âne; c'était le vieux roi qui's’était aussi 
déguisé, et qui était sorti de son palais dans le même 
but que sa fille. 

Un grand sac pendait au bat de son ane. 

— Veux-tu me vendre un de tes liévres? demanda- 
t-il au berger. 

— Mes lièvres ne sont point à vendre, dit le patre; 
dpt à gagner. 

— Et que faut-il faire pour en gagner un? 

Le pâtre chercha un instant. 

— Il faut baiser trois fois le derrière de votre ane, 
dit-il. 

Cette condition bizarre répugnait fort au vieux roi, 
qui ne voulait pas, à toute force, s’y soumettre. Il 
offrit jusqu’à cinquante mille francs d’un des lièvres, 
mais le berger tint bon. 

Enfin le roi, qui voulait absolument son lièvre, en 
passa par la condition imposée, si humiliante qu’elle 
fat pour un roi. Il baisa trois fois le derrière de son 
ane, fort étonné qu’un roi lui fit un pareil honneur, 
et le berger, fidèle à sa promesse, lui donna le lièvre 
demandé avec tant d’insistance. 

Le roi fourra le lièvre dans son sac et partit au 
grand trot de son âne, 

Mais à peine eut-il fait un quart de lieue, qu’un 
coup de sifflet se fit entendre, et qu’à ce coup de 
sifflet le lièvre gratta si bien qu'il fit un trou à son 
sac et s'enfuit. 

— Eh bien? demanda la princesse au roi en voyant 
celui-ci revenir au palais, 

— Que vous dirai-je, ma fille, répondit le roi, 
C'est un garçon fort entété, qui à aucun prix n’a 
voulu me vendre un lièvre, Mais soyez tranquille, il 
ne sortira pas aussi facilement des deux autres 


LL 4 
épreuves que de celles-ci, » 


Il va sans dire que le roi ne parla pas plus de la 
condition à l’aide laquelle il avait un instant tenu 
son lièvre que la princesse n’en avait parlé elle- 
même. 

— C’est absolument comme moi, dit la princesse, 
je n’ai pu obtenir un de ses liévres ni pour or ni pour 
argent. 

Le soir, le berger revint avec ses liévres; il les 
compta devant le roi: il n’y en avait ni un de plus 
ni un de moins; ils furent remis au ministre de l'in- 
térieur, qui les fit rentrer dans leur écurie. 

Le roi dit alors: 

— La première épreuve est résolue. Il s’agit main: 
tenant de triompher de la seconde, 

Fais bien attention, jeune homme, 

Le berger préta l’oreille. 

— J'ai là-haut, dans mon grenier, continua le roi, 
cent mesures de petits pois et cent mesures de len- 
tilles; lentilles et pois sont mélés les uns avee les 
autres; si tu parviens cette nuit à les séparer sans 
lumière, tu auras résolu le second problème. 

— J'en fais mon affaire, répondit le berger. 

Et le roi appela son ministre de l'intérieur, qui le 
conduisit au grenier, l'yenfenmaiet remit la clef au roi. 

Comme il faisait déjà nuit et que, pour une pareille 
besogne, il n’y avait pas de temps à perdre, le berger 
prit son sifflet et siffla, 

Aussitôt accoururent cing mille fourmis, qui se 
mirent à remuer les lentilles et les pois jusqu'à ce 
qu'ils fussent séparés en deux tas. 

Le lendemain, le roi, à son grand étonnement, vit 
que le travail était accompli; il eût bien voulu faire 
des difficultés, mais il n'y avait pas la plus petite ob- 
jection à élever. 

I Jui fallait done compter sur cette chance passa- 
blement douteuse, après les deux premières vic- 
loires, que le berger succomberait dans la troisième 


épreuve, 


140 


Cependant, comme elle était la plus rude de toutes, 
le roi ne désespéra point. 

— J) s’agit maintenant, lui dit-il, de te rendre, à la 
nuit tombante, à la paneterie du palais, et de manger 
en une nuit le pain cuit pour toute la semaine; si 
demain matin il n’en reste pas une miette, je serai 
content de toi et tu épouseras ma fille. 

Le soir même, le jeune berger fut conduit à la pa- 
neterie, laquelle était tellement pleine, qu'il n’y 
restait qu'une toute petite place vide près de la 
porte. 

Mais à minuit, lorsque tout fut tranquille dans le 
palais, le berger prit son sifflet et siffla. 

Aussitôt accoururent dix mille souris qui se mirent 
à ronger le pain de telle façon, que le lendemain il 
n’en restait plus une miette. 

Alors le jeune homme frappa de toutes ses forces 
à la porte, et cria : 

— Dépêchez-vous d'ouvrir, s'il vous plait; j'ai faim. 

La troisième épreuve était donc aussi victorieuse- 
ment accomplie que les deux autres, 

Cependant, le roi tenta de lui chercher quelque 
chicane, 

Il se fit apporter un sac contenant six mesures de 
blé, et, ayant réuni bon nombre de ses cour- 
lisans : 


— Raconte-nous, lui dit-il, autant de mensonges 


LE PERE GIGOGNE 


qu'il en pourra entrer dans ce sac, et quand ce sae 
sera plein, tu auras ma fille. 

Alors le berger raconta tous les mensonges qu'il 
put trouver; mais il était à la moitié de la journée 
et au bout de ses mensonges que le sac était loin 
d’être plein. 

— Eh bien, continua-t-il, tandis que j'étais en train 
de garder mes lièvres, la princesse est venue me 
trouver déguisée en paysanne, et, pour avoir un de 
mes lièvres, elle m’a permis de lui prendre un baiser, 

La princesse, qui, ne se doutant pas de ce qu'il 
allait dire, n'avait pu lui fermer la bouche, devint 
rouge comme une cerise, si bien que le roi com- 
menca de croire que le mensonge du jeune berger 
pourrait bien être une vérité. 

— Le sac n’est pas encore plein, s’écria le roi, 
quoique tu viennes d’y laisser tomber un bien gros 
mensonge; continue. 

Le berger salua et reprit : 

— Un instant après que la princesse a été partie, 
j'ai vu Sa Majesté, déguisée en paysan et montée sur 
un ane. Elle aussi venait pour m'acheter un lièvre; or, 
quand j'ai vu qu'il en avait si grande envie, figurez- 
yous que j'ai forcé le roi de... 

— Assez, assez! s’écria le roi, le sac est plein, 

Huit jours après, le jeune berger épousa la prin- 


cesse, 


RS 


L'HOMME SANS LARMES 


Il y avait dans une charmante maison, à quelques 
licues de la petite ville de Hombourg, un homme 
fort riche, qu’on appelait le comte Baldrick. 

Il possédait plusieurs maisons à Francfort, des 
châteaux dans tous les environs, et l’on pouvait, à 
ce que l’on disait, marcher une journée entière sans 
mettre le pied hors de ses domaines. 

Il avait un grand nombre de domestiques, des 
équipages de chasse dont il ne se servait jamais, et 
une table toujours admirablement servie, de la- 
quelle il se levait souvent sans avoir entamé un seul 
plat. 

Sa cave passait pour contenir les meilleurs vins 
du Rhin, de la France et de la Hongrie; ces vins, on 
les lui servait dans des coupes d'argent et de vermeil; 
ces coupes, souvent il les portait à ses lèvres, mais 
presque toujours il les reposait sur la table les ayant 
à peine effleurées du bout des lèvres. 

C'est qu'il lui manquait une chose, à cel homme, 
pour lequel la fortune semblait avoir épuisé ses tré- 
sors, 

Il ne pouvait pas pleurer. 

Ni joie ni douleur ne pouvait lui faire monter une 
larme aux yeux. 


Il avait perdu son père, et n'avait pu pleurer; il 


avait perdu sa mère, et n'avait pu pleurer; il avait 
perdu deux de ses frères, et n’avait pu pleurer, 

Enfin, après dix ans de stérilité, sa femme lui avait 
donné une fille, objet de tous ses désirs, et il n'avait 
pu pleurer. 

Cette fille avait quatorze ans et se nommait Lia. 

Un jour, elle entra dans la chambre de son père, 
et le trouva dans le coin le plus sombre de cette 
chambre, assis et soupirant. 

— Qu’as-tu done, père? demanda l'enfant. Il me 
semble que tu es bien triste. 

— Bien triste, en effet, dit le comte; car je viens 
de perdre le dernier de mes frères : ton oncle Kar! 
est mort. 

Lia aimait fort son oncle Karl, qui, à la Noël, lui 
envoyait toujours de charmants cadeaux. 

Aussi, à la nouvelle que lui annonçait son père, 
les larmes jaillirent-elles de ses yeux. 

— Oh! mon pauvre oncle! s'écria-t-elle en san- 
glotant. 

— Bienheureuse enfant, qui peut pleurer! mur- 
mura le comte en regardant sa fille d'un œil d'envie. 

— Mais, puisque tu as tant de chagrin, toi, pour. 
quoi ne pleures-tu pas? demanda-t-elle à son père, 


— Hélas ! répondit le père, les larmes sont un don 


142 LE PERE GIGOGNE 


du ciel que le Seigneur m’a refusé; la miséricorde 
infinie est avec celui qui pleure, car celui qui peut 
pleurer pleure sa douleur en méme temps que ses 
larmes, tandis que, moi, il faut que mon cœur se 
brise, 

— Mais, pourquoi cela ? 

— Parce que Dieu m'a refusé ce qu'il accorde à la 
dernière des créatures : des larmes. 

— Si Dieu te les a refusées, Dieu peut les ac- 
corder, et je le prierai tant et si fort, qu'il te les 

endra. 

Mais le comte secoua la tête. 

— Mon sort est fixé, dit-il, etje dois mourir faute 
de pouvoir pleurer. Quand mon cœur sera plein des 
armes que mes yeux eussent dû verser, il se brisera, 
et tout sera dit. 

Lia se mit à genoux devant son père, et, lui pre- 
nant les deux mains : | 

— Oh!non, non, père, dit-elle, tu ne mourras 
pas; il doit y avoir un moyen de te rendre les larmes 
que tu as perdues; dis-moi ce moyen, et le reste me 
regardera. 

Le comte hésita un instant comme si, en effet, il 
avait un moyen; mais, sans doute, ce moyen présen- 
tait de trop grandes difficultés pour un enfant de 
de l’âge de la jeune fille; car, sans répondre, il se 
leva et sortit. 

Lia ne revit pas son père de la soirée, Le lende- 
main, au déjeuner, elle l’attendit encore inutilement, 
ll ne descendit pas, 

Mais il lui fit dire de monter chez lui quand elle 
aurait déjeuné elle-même, 

Elle se leva aussitôt de table et monta à la chambre 
de son père, 

Il était, comme la veille, moilié assis, moitié cou- 
ché duus son fauteuil, et avait le visage aussi pâle 
que s'il était déjà mort, 


— Chère enfant, lui dit-il, mon cœur est déjà si 


plein et si lourd, qu’il me semble près d’éclater : je 


sens les larmes se soulever et gronder en moi comme 


un torrent près de briser sa digue, et, comme il me 


semble que je vais mourir, je t'ai appelée pour que 
tu saches bien que je porte la peine d'un crime qui 
n’a pas été commis par moi. 

— Oh! parlez, parlez, mon pèrel s’écria l’enfant; 
peut-être qu’en racontant vos malheurs, les larmes 
vous viendront. “a 

Le comte secoua la tête comme un homme qui 
désespère, mais il n’en continua pas moins. 

— Je vais donc te raconter, ma chère enfant, dit- 
il, comment il se fait que Dieu m'ait refusé des 
larmes. 

« Mon grand-père était un homme dur, qui était 
arrivé à l’âge de cinquante ans sans avoir eu pitié 
d’un seul malheureux. Il était d’une santé robuste, et 
fort riche, si bien que, n'ayant jamais connu ni la 
maladie ni la misère, il disait que la maladie était un 
effet de l'imagination, et la misère le résultat du dés- 
ordre. Ou, s’il était forcé de reconnaître que la ma- 
ladie existait réellement, il disait que le malade s’é- 
tait attiré son mal par sa vie irrégulière ou par un 
mauvais régime. De sorte que ni pauvre ni malade 
ne trouvant pitié près de lui, n’y trouvaient non plus 
des secours. 

» Il y avait plus : l'aspect seul des gens malheureux 
lui était insupportable, et la vue des larmes lui don- 
nait des fureurs pendant lesquelles, ayant compléte- 
ment perdu la raison, il était capable de tout, 

» Un jour on signala, aux environs du château, un 
loup qui faisait d'énormes dégâts. Il avait étranglé 
des moutons et des chevaux, et même souvent atta- 
qué des hommes; de sorte que, bien plus encore 
pour ne plus entendre les plaintes et ne plus yoir les 
larmes des vietimes du terrible animal que par un 
sentiment de philanthropie, mon grand-père résolut 


de purger la contrée du monstre qui la désolait. 


eee 


L'HOMME SANS LARMES 143 


» Il partit avec plusieurs chasseurs du voisinage. 
Dans la nuit, le loup avait été détourné par un très- 
- | TA piqueur, de sorte que l’on alla droit à son 
fort, et que l’animal prit chasse. 

» Au bout d'une heure d’une course enragée, le 
loup, pressé par les chiens, au lieu de prendre un 
grand parti, comme c’est l’habitude de ces animaux, 

“se réfugia dans la cabane d’un charbonnier. 

» Par malheur, l’enfant du charbonnier, qui avait 
trois ou quatre ans, jouait sur la porte. 

» Le loup, furieux, se jeta sur l'enfant et l’étran- 
gla. 

» La mère, qui était dans l’intérieur de la cabane, 
vit ce quise passait; mais, avant qu’elle eût pu por- 
ter secours à son enfant, le pauvre petit était déjà 
mort. 

» Elle jeta de grands cris. Le père, qui abattait un 
arbre à vingt pas de là, accourut avec sa hache, et 
fendit la tête du loup. 

_ » Sur ces entrefaites, mon grand-père, monté sur 
un cheval ruisselant de sueur, aussi échauffé que son 
cheval, arrivait avec ses rudes allures. 

» Il vit le loup mort, le paysan sa hache sanglante 
à la main, et la femme qui sanglotait en tenant son 
enfant mort entre ses bras. 

» — Pourquoi pleures-tu, femme, lui cria-t-il, 
quand le malheur qui t’arrive est de ta faute? Si tu 
n'avais pas laissé vagabonder ton enfant, le loup ne 
edt point rencontré sur son chemin, et ne l’eût 
point étranglé. — Et toi, demanda-t-il à l'homme, 
comment as-tu eu l'audace de tuer le loup que je 
chassais? 

» — Ah! seigneur, ayez pitié! s'écrièrent le char- 
bonnier et sa femme, en pleurant tous les deux À 
chaudes larmes, 

» — Par les cornes du diable! en avéz-vons bientôt 
fini avec toutes vos pleurnicheries? fit mon grand- 


père, 


» Et, comme la femme lui montrait, pleurant tou- 
jours, le cadavre de son enfant, croyant que cette vue 
Vattendrirait, exaspéré par cette vue, au contraire, il 
donna sur la tête de la pauvre femme un tel coup de 
manche de son fouet, qu’elle tomba à la renverse, 
roulant d’un côté, tandis que le cadavre de son enfant 
roulait de l’autre: 

» Alors le charbonnier fit un mouvement de me- 
nace ; mais, jetant presque aussitôt la hache loin de 
lui, et levant son bras désarmé sur mon grand-père : 

» — Ah! cœur de marbre! dit-il, tu ne peux pas 
voir couler les larmes d’une mère et d’un père qui 
pleurent leur enfant; eh bien, au nom du Seigneur, 
je te dis: Il viendra pour toi une heure où tu voudras 
pleurer, où tu ne le pourras pas, où les larmes ren- 
fermées en toi te briseront le cœur. Va, et que cette 
punition de ta dureté pèse sur toi et sur tes enfants, 
jusqu’à la troisième génération! 

» Si peu impressionnable qu’il fût, mon grand-père 
s’épouvanta de cette malédiction, et, tournant le dos 
à cette cabane maudite, il s‘éloigna au grand galop 
de son cheval. 

» Il avait quatre fils. 

» L’ainé fut joueur, dilapida la fortune dont il lui 
avait rendu compte, s’embarqua pour l'Amérique, et 
fut noyé dans un naufrage. 

» En apprenant cette nouvelle, mon grand-père 
eut bien envie de pleurer, mais il ne put pas. 

» Son second fils entra dans une conspiration poli- 
tique; la conspiration échoua, et il eut la tête tran- 
chée comme traître, 

» En le voyant marcher à l'échafaud, la tête 
haute, mais déjà pâle de sa mort prochaine, mon 
grand-père eût bien voulu pleurer, mais il ne put 
pas. A 

» Son troisième fils, qui était son fils bien-aimé, 
était grand chasseur comme lui. Un jour, comm: 


tous deux couraient le sanglier, le cheval du jeune 


122 LE PÈRE GIGOGNE 


homme fit un écart, et lança le cavalier contre un 
arbre où il se brisa la tête. 

» Mon grand-père avait vu l'accident; il sauta à 
bas de son cheval, mais n’arriva que pour recevoir le 
dernier soupir de son fils. Mon grand-père leva les 
mains au ciel, et, avec un effroyable accent de dés- 
espoir : 

» — O mon Dieu! s’écria-t-il, une larme, une 
larme ! 

» Mais la malédiction était là, et, comme il ne 
pouvait pleurer, son cœur se brisa et il mourut. 

» Restait le plus jeune de ses fils, qui fut mon 
père. 

» Celui-là était un jeune homme doux et bon; 
mais il n’en fut pas moins frappé par le sort, et 
comme, malgré sa bonté, il ne trouva point de larmes 
à chaque malheur qui lui arriva, il mourut jeune et 
quelque temps seulement après que ma mère m’eut 
mis au monde. 

» Maintenant le châtiment pèse sur moi; car, dans 
sa malédiction, le charbonnier, d'accord avec les 
paroles de l’Écriture, a dit: 

» — Je te maudis, toi et tes enfants, jusqu’à la 
troisième et la quatrième génération! 

» Donc, je vais mourir bientôt, puisque je ne puis 
pas pleurer. » 

— Mais, mon père, demanda Lia, ne savez-vous 
done pas un moyen d'être relevé de cette terrible 
malédiction? 

— Oui, répondit le comte, il y en a un, mais si 
difficile, qu'il ne me laisse aucun espoir. 

— N'importe, mon père, s'écria Lia, dites, quel 
est-il? 

— Le charbonnier qui a prononcé Ja malédiction 
vit encore; c’est aujourd'hui un vieillard de quatre- 
vingls ans. Après la mort de sa femme et de son en- 
fant, il s’est retiré bien avant dans la montagne, du 


côté de Falkenstein. Cet homme, qui a fait le mal, 


sait seul le secret qui le peut guérir; depuis long- 
temps, lui-même, en voyant les résultats produits 
par elle, a regretté la malédiction qu’il avait pro- 
noncée, et il l’eût retirée si cela lui eût été possible; 
mais la chose lui est interdite. Je l’ai cherché, et, à 
genoux devant lui, je l’ai supplié de m'indiquer un 
moyen de retrouver mes larmes. Mais lui, secouant 
la tête: « Le moyen, dit-il, oui, je le connais; mais 
il m'est défendu de te l'indiquer, et il n’y a qu’un 
cœur d'enfant innocent et pur qui puisse trouver la 
perle qui a le don précieux de rendre les larmes à 
ceux qui les ont perdues. » 

— Eh! n’as-tu done pas, dit Lia en regardant son 
père avec amour, n’as-tu donc pas près de toi ce 
coeur innocent et pur? 

— Oui, sans doute, je l’ai, dit-il; mais, pour moi, 
Dieu fera-t-il un miracle? 

— Pourquoi douter? dit l'enfant; Dieu ne peut-il 
done pas tout ce qu’il veut? Pére, indique-moi le 
chemin qui conduit à la cabane du vieillard, et je me 
charge de te rapporter la perle qui fait pleurer. 

Le comte regarda Lia, et, après un moment de 
réflexion : 

— Eh bien, va donc, lui dit-il, pauvre enfant, pè- 
lerine du bon Dieu; le Seigneur t’a choisie pour m’ap- 
porter aide et consolation, et, pour la première fois, 
j'ai confiance et j'espère, 

Puis il la bénit, et la jeune fille partit pour son 
ayenlureux voyage. 

On lui avait fait faire un petit costume de paysanne 
pour qu'on ne s’étonnat point de la voir aller à pied. 

Au bout de quatre jours de marche, où la pauvre 
petite fit de cing à six lieues par jour, elle arriva à 
la cabane du charbonnier, 

Elle frappa, car la nuit était arrivée. Le charbon- 
nier vint ouvrir. 

Comme le lui avait dit son père, c'élait un beau 


vicillard de quatre-vingts ans, à la barbe et aux che 


a ee 


L'HOMME SANS LARMES 145 


yeux blancs; la solitude et la tristesse avaient donné 
à son visage une sorte de majesté. 

Le vieillard la regarda longtemps avant de lui 
adresser la parole; car il voyait bien que ses traits 
fins et délicats, son teint blanc, ses petites mains 
fines aux ongles roses, n'étaient point en harmonie 
avec son costume de paysanne. 

Enfin, il lui demanda qui elle était et ce qu’elle vou- 
lait, 

Alors Lia lui raconta tout : comment elle avait pro- 
mis à son père de venir demander au vieillard la perle 
qui fait pleurer, et comment, son père ayant eu con- 
fiance en elie, elle était venue. 

— Ah! dit le vieillard, cen’est point une petite af- 
faire que vous avez entreprise là, ma pauvre enfant, 
et qui, par malheur, ne dépend pas de moi seul; 
mais, enfin, je ferai du moins tout ce que je pour- 
ral. 

Il ouvrit alors une armoire pratiquée dans la mu- 
raille et qui était toute remplie de flacons de diffé- 
rentes grandeurs; car le vieillard faisait des élixirs 
tirés de plantes salutaires, qu’il donnait gratuitement 
aux malades qui, abandonnés des médecins, s’adres- 
saient à lui. 

Parmi tous ces flacons, il en choisit un si petit, 
qu'il contenait à peine un verre à liqueur. Il renfer- 
mait un breuvage couleur de pourpre, que le vieil- 
lard donna à la jeune fille. 

— Prends ce flacon, mon enfant, lui dit-il, et bois- 
en le contenu au moment de Vendormir; et ce que 
tu verras en rêve, c’est ce qu'il te faudra faire pour 
venir en aide à ton père, 

Lia remercia le vieillard de tout son cœur, 

— Mais, lui demanda-t-elle avec inquiétude, où 
passerai-je la nuit? Je ne puis me remettre en mar- 
che dans les ténèbres : je me perdrais; d’ailleurs, il 
‘ait froid dehors, et je pourrais rencontrer sur mon 


chemin des bêtes féroces, ou des hommes méchants, 


— Tu coucheras ici, mon enfant, lui dit le vieil- 
lard. Je donne souvent, dans ma pauvre cabane, l’hos- 
pitalité à des voyageurs égarés. Moi, je dors d’ha- 
bitude dans un hamac; toi, tu dormiras dans ma 
chambre, sur un lit frais de fougère et de mousse. 

Et, en effet; il prépara dans un coin de la chambre 
le lit de l'enfant; après quoi il lui servit, pour sou- 
per, du pain, du lait et d’excellentes fraises. 

Lia fit un des meilleurs repas qu’elle eût jamais 
faits de sa vie; puis, se retirant dans sa chambre, 
elle vida son flacon, et tout aussitôt tomba sur son 
lit de mousse et de fougère, accablée de sommeil. 

Alors commenca pour elle, et dès qu’elle eut les 
yeux fermés, un spectacle merveilleux. 

Elle se trouvait dans un immense jardin émaillé 
de fleurs si splendides, que, n’en ayant jamais vu de 
pareilles, elle comprit qu’elle n’était pas sur la terre, 
et que, si elle n'était pas encore au ciel, elle était du 
moins dans quelque planète intermédiaire, De grands 
et magnifiques papillons aux ailes d’or et d'azur vol- 
tigeaient de fleur en fieur; du calice des roses et des 
lis s’élancaient des jels d’eau qui avaient la couleur 
et le parfum des fleurs d’où ils sortaient; chacun de 
ces jets d’eau formait un arc-en-ciel aux vives nuan- 
ces, et réflélait un soleil, et les yeux de Lia pou- 
vaient se fixer sur tous ces soleils sans être éblouis, 

Mais ce qu’elle vit de plas beau et de plus extraor- 
dinaire, ce fut une troupe d’anges avec des robes 
d’azur et des ailes d’argent: les uns avaient des cou- 
ronnes de fleurs, les aulres des couronnes d’étoiles, 
et quelques-uns une seule flamme au-dessus du front : 
c'élaient ceux-là qui, moins nombreux, semblaient 
commander aux autres, 

Tous ces anges étaient beaux à ravir, et l'expres- 
sion particulière de leur physionomie était une inef- 
fable douceur. 

Chacun d’eux était chargé d'une besogne qui lui 


élait propre, 
10 


146 

L’un remuait la terre du bout de son aile d’argent, 
et là où la terre était remuée, poussaient des plantes 
et des fleurs. 

C'était l'ange du printemps. 

L'autre passait dans le ciel, trainant après lui un 
long crêpe tout constellé a’étoiles. 

C'était ange de la nuit. 

Celui-ci montait comme une alouette au plus haut 
des airs, touchant l’orient du bout de son doigt, et 
lorient s’enflammait de teintes roses. 

C'était l’ange de l’aurore. 

Celui-là, avec un sourire triste, mais d’une admi- 
rable sérénité, se précipitait dans le vide comme dans 
un abime, tenant une croix à la main. 

C'était l’ange de la mort. 

Un ange couronné de fleurs expliquait tout cela 
à Lia. 

— Oh! que tout cela est beau, grand, magnifique! 
s'écriait-elle. Mais dites-moi, mon bon ange, je vois 
là-bas un de vos frères qui tient à la main une ba- 
lance d’or remplie de perles; qu’a-t-il à faire, celui- 
à? Il a l'air bien sérieux; mais, en même temps, ce- 
pendant, il paraît bien bon? 

— C'est l'ange des larmes, répondit eclui qu'on 
interrogeait. 

— L'ange des larmes! s’écria Lia; oh! c’est celui- 
a que je cherchais! 

Et elle s’avança vers le bel ange, les mains jointes, 


dans l'attitude de la prière et en lui souriant avec af- 


fabilité. 
— Je sais ce que tu veux, lui dit l’ange; mais 


crois-tu fermement que je puisse t'aider? En un mot, 
as-tu la foi? 

— Je crois que tu peux m'aider, si toutefois Dieu 
te le permet. 

— C'est la vraie foi qui remonte au Seigneur, dit 
l'ange, Vois ces perles qui sont pures et{ransparentes 


comme le cristal : ce sont les larmes d'amour que 


LE PERE GiGOGNE 


les hommes répandent sur une bien-aimée perdue, 
vois ces perles sombres: ce sontleslarmes que versent 
les victimes de l'injustice et de la persécution; vois ces 
perles roses: ce sont les larmes de la pilié que ver- 
_sent les hommes bons sur les souffrances des autres 
hommes; vois enfin ces perles dorées: ce sont les 
larmes du repentir, les plus précieuses de toutes aux 
yeux du Seigneur. C’est par l’ordre de Dieu que je 
rassemble toutes ces larmes, qui, un jour, lorsque 
viendra le moment de la récompense, seront posées 
dans la balance éternelle, dont l’un des plateaux 
s'appelle justice et l’autre muséricorde. 


O bel et bon ange, toi qui sais tout, tu’sais pour- 


quoi je viens; toi qui es l’ange des larmes, tu dois 


être le meilleur des anges: fais donc, je t'en prie, 
que mon père, qui n’est point coupable des fautes de 
son aïeul, puisse pleurer pour que son cœur ne se 
brise point ! 

— Ce sera difficile, dit l’ange ; mais Dieunous aidera. 

— Et en quoi Dieu peut-il nous aider? demanda 
Venfant. 

— En te faisant trouver une larme, réunion de deux 
larmes : l'une de repentir, l’autre d'amour, et ver- 
sées par deux personnes différentes; ces deux larmes 
réunies forment la plus précieuse de toutes les perles, 
et celle perle est la seule qui puisse sauver ton 
père. 

— Oh! indique-moi donc alors où je puis la trou- 
ver! s’écria Lia. 

— Prie Dieu, et il te conduira, ditl’ange. 

Lia, dans son réye, se mit à genoux et pria. 

Mais elle se réveilla en terminant sa priére; la vi- 
sion était évanouie. 

Le jour venu, elle raconta au charbonnier ce qu’elle 
avail vu en songe, et lui demanda ce qu'elle devait 
faire. uf 

— Reprends la route de chez toi, mon enfant, ré- 


pondit le vieillard. L'ange Va p'omis que Dieu te 


L'HOMME SANS LARMES 


viendrait en aide ; attends avec confiance: les anges 
ne mentent pas. 
‘Lia remercia le vieillard, déjeuna et se remit en 


chemin. 


Mais, vers la moitié du second jour, survint un. 


épais brouillard, qui non-seulement fit que peu à 
peu Lia cessa de voir les montagnes au milieu des- 
quelles elle voyageait, et dont la double cime lui 
servait en quelque sorte de direction, mais qui bien- 
tôt couvrit jusqu’au chemin. 

Tout à coup le chemin se trouva coupé par un pré- 
cipice. 

Au fond du précipice, on entendait gronder un 
torrent. 

Lia s'arrêta; il était évident qu’elle s’était trompée 
de route, puisque, en venant, elle n’avait pas vu ce 
précipice. 

Elle regarda de tous côtés; impossible de rien voir. 

Elle appela : une voix lui répondit. 

Elle marcha alors dans la direction de la voix. 

Bientôt elle aperçut une vieille femme qui était 
venue pour ramasser du bois mort dans la forêt, Le 
brouillard l'avait interrompue dans sa besogne; mais, 
comme sa charge éfait à peu près complète, elle s’ap- 
prétait à regagner la maison au moment où elle avait 
entendu la voix de Lia et où elle avait répondu, com- 
prenant que c'était l'appel d’une personne en dé- 
tresse. 

Lia, qui était pressée de continuer son chemin, lui 


demando s'il y avait moyen de descendre dans le 
précipiceet de le traverser. 


— Oh! pour l'amour de Dieu, mon enfant, s'écria 
la vieille, ne faites pas cela! c'est un abime à pie et 
qui se creuse de plus en plus. Il faudrait, pour sau- 
ter par-dessus, avoir les ailes d’un oiseau, ou, pour 
le traverser, les pieds d’un chamois. 

— Alors, bonne femme, ditLia, indiquez-moi done 


un autre chemin qui me ramène chez mon père 


147 

Elle lui nomma Hombourg, disant que c’était là 
qu'elle désirait revenir. 

— Oh! que vous êtes loin de votre route, ma pau- 
vre enfant! répondit la bonne femme. 

— N'importe, répondit l'enfant, j'ai du courage, 
— dites toujours. 

— Par cet affreux brouillard, vous ne vous re- 
trouverez jamais, chère petite; mieux vaut attendre 


que ce brouillard soit dissipé, il ne dure jamais 


plus de vingt-quatre heures, 


— Mais, en attendant que.ce brouillard soit dis 
sipé, où irai-je? Y a-t-il au moins une auberge dans 
les environs ? 

— Il n’y en a pas à quatre lieues à la ronde, répon- 
dit la femme; mais je vous donnerai volontiers l’hos— 
pitalité chez moi, si vous agréez ma pauvre cabane. 

Lia accepta avec reconnaissance, et suivit la 
vieille, qui, malgré l’épaisseur du brouillard, la con- 
duisit tout droit chez elle. 

Elle habitaitune petite hutte au pied de lamontagne. 

La hutte n’ayait qu’une chambre unique et de 
l'aspect le plus misérable. 

Lia cherchait où se reposer. 

— Asseyez-vous sur cette natte, lui dit la vieille 
en lui présentant une tasse de lait et un morceau de 
pain noir. 

Puis, avec un soupir : 

— Voilà tout ce que je puis vous offrir, dit-elle, 
et cependant je ne fus pas toujours si pauvre. Dans 
le village, de l’autre côté de la montagne, je possé- 
dais maisons, jardins, champs et prairies, des brebis, 
des vaches; en un mot, on me disait riche, J'avais 
un fils unique qui m'a dissipé toute cette fortune, 
Mais, continua-t-elle, Dieu m'est témoin que ce n'est 
pas mon bien que je regrette, et que les larmes que 
je verse sont des larmes d'amour, 

— C'était un méchant homme alors, que votre 
fils? demanda Lia, 


148 LE PERE GIGOGNE 


— Oh! non, non! s’écria la pauvre mére. On ne 
me fera jamais élever la voix contre mon enfant; 
non, c'était un bon cœur, au contraire ; seulement, 
il était léger, et c’est plutôt ma faute que la sienne, 
s'il n’a pas réussi. Enfant, je négligeais de le punir 
quand il avait commis quelque faute. Dieu m'avait 
donné un bon terrain; c’est ma trop grande faiblesse 
qui a semé l'ivraie. 

Et elle éclata en sanglots. 

Lia en eut grande pitié et chercha à la consoler, 
tout en mangeant son pain et son lait. 

Mais, essuyant ses yeux, la femme commença de 
lui préparer un lit de feuilles sèches, tout en mur- 
murant : 

— Dieu l'a voulu ainsi; ce que Dieu fait est bien 
fait. 

Lia était déjà couchée sur son lit et sur le point 
de s'endormir, quand, tout à coup, on frappa à la 
porte. 

— Qui êtes-vous? interrogea la vieille. 

— Un voyageur qui demande l'hospitalité, inter- 
rompit une voix d'homme venant du dehors. 

— Oh! ma chère femme, pour l'amour de Dieu, 
dit Lia, n’ouvrez point; cet homme est peut-être un 
voleur qui vient nous assassiner. 

— Soyez tranquille, ma pauvre enfant, répondit la 
bonne femme; que viendrait chercher un voleur 
dans cette pauvre hutte? Et, quant à nous assassiner, 
qui est-ce qui voudrait commettre un crime si inu- 
lile que de tuer un enfant et une vieille femme? C’est 
quelque pauvre voyageur égaré dans le bois, qui ris- 
que de tomber dans le précipice, si je ne le reçois 
pas; pe pas le recevoir serait donc agir peu chré- 
tiennuernent, 

Et la bonne femme ouvrit la porte. 

L'étranger entra; il était enveloppé d'un grand 
manteau qui cachait presque entièrement son visage; 


la vicille raviva le feu dans la cheminée, lui présenta 


du lait et du pain, comme elle avait fait à l’enfant, 
et l'invita à manger. 

Mais lui secoua la tête en signe de refus, tout en 
regardant la vieille à la lueur du foyer qui lui éclai- 
rait le visage. 

— Pourquoi donc ne mangez-vous point? demanda 
la bonne femme. Vous devez avoir faim, et ce que 
je vous offre, je vous l’offre de bon cœur. Mangez 
donc. 

— Pas avant que vous m’ayez pardonné, dit 
l'étranger en rejetant son manteau, en ouvrant 
ses bras et en montrant son visage baigné de 
larmes. 

— Mon fils! s’écria la bonne femme. 

— Ma mère! ma mère! fit le voyageur. 

Et tous deux se jetèrent dans-les bras l’un de 
l’autre. 

C'était, en effet, le fils perdu, l’enfant prodigue, 
qui revenait près de sa mère. 

Le premier moment fut tout entier à la joie, à l'é- 
motion et aux larmes. 

Puis, le fils raconta à sa mère ce qui lui était ar- 
riyé. 

Nous dirons son histoire en deux mots. 

Tant qu'il lui était resté quelque chose de l'argent 
emporté & sa mére, le jeune homme avait mené une 
vie légère et dissipée; puis, après la dissipation était 
venue la misère, et, enfin, une maladie qui l'avait 
conduit aux portes du tombeau, 

Là, il avait trouvé le repentir; là, il avait compris 
combien il avait péché contre Dieu et sa mère. Il 
pria Dieu de lui pardonner et jura de revenir près de 
sa mère s’il guérissait. 

Dieu entendit sa prière et lui rendit la santé. 

Alors il songea à accomplir son vœu et à revenir 
près de sa mère; mais il avait tout dissipé et avait 
honte de revenir pauvre et dénué de tout, comme 


un mendiant, 


L'HOMME SANS LARMES 


Or, un jour, il était près du Danube, révant au 
moyen de gagner quelque argent pour retourner 
près de sa mère, et suivant machinalement des yeux 
un jeune homme qui s’amusait à nager. 

Le père, lui aussi, était sur le bord et admirait la 
force et l'adresse de son fils. 

Tout à coup, le nageur se mit à crier au secours; 
il venait d’être pris d’une crampe et se noyait. 

Le père se jeta à l'eau; mais, au lieu de sauver son 
fils, il l’entrainait au fond, ne sachant pas nager lui- 
même. 

Frantz, au contraire, — c'était le nom du fils de la 
bonne femme, — était un excellent nageur, s'étant 
dès son enfance exercé dans le Rhin. 

Un instant après, le père et le fils étaient sauvés. 

Le lendemain, Frantz reçut douze mille francs 
d’une main inconnue. Son premier mouvement fut 
de les rendre, ne trouvant pas qu'il dat permettre 
qu'on lui payat une bonne action. 

Mais le père et le fils avaient quitté le pays; c'étaient 
deux voyageurs qui passaient, et nul ne savait d’où 
ils venaient ni où ils étaient allés. 

Alors Frantz ne s'était plus fait serupule, et, riche 
de ses douze mille francs, plus riche encore de son 
repentir, il était revenu chez sa mère. 

La mère et le fils causèrent encore longtemps près 
du feu; car ils avaient tant de choses à se dire, qu'ils 
ne songeaient point au sommeil. 

Il n’en était pas ainsi de Lia. A peine le jeune 
homme avait-il achevé son récit, qu'elle s’en- 
dormit, 

Alors elle fit le même rêve qu'elle avait déjà fait; 
elle vit le même jardin, les mêmes fleurs, les mêmes 
papillons, les mêmes anges. 

Seulement, cette fois, l'ange des larmes lui fit 
signe de venir à lui, 

Elle y alla. 


Il lui tendit alors une perle, 


149 

— Tiens, lui dit-il, voici la perle précieuse dont je 
t'avais parlé; elle est composée de deux larmes : 
larme d'amour maternel, larme de repentir filial, 
Mets cette perle sur le cœur de ton père, et ton père 
pourra pleurer, et ton père sera guéri. 

L'enfant éprouva une telle joie, qu’elle se réveilla. 

Le rêve disparut. 

Lia crut que c'était un rêve vain comme tous les 
rêves, et elle attendit tristement le jour. 

Le jour vint; le soleil, en se levant, avait dissipé le 
brouillard. 

Lia voulut quitter la cabane à l'instant même. 

— Non, dit la bonne femme; il faut, mon enfant, 
que vous acceptiez à déjeuner; nous pouvons vous 
le donner maintenant, et nous vous le donnons vo- 
lontiers, car nous ne sommes plus si pauvres à pré- 
sent, Le déjeuner fini, Frantz vous remettra sur votre 
chemin. 

Pendant que Lia déjeunait, la vieille arrangea pour 
son fils, qui n'avait point dormi, le lit que Lia avait 
occupé. 

En l’arrangeant, elle trouva une perle. 

— Tenez, mon enfant, dit-elle, voilà ce que vous 
avez perdu; c’est bien heureux que j'aie trouvé cette 
perle, qui me paraît être d’un grand prix. 

— Ah! s’écria Lia, c'est la perle de l'ange! 

Et, tombant à genoux, elle remercia Dieu. 

Sa prière faite, elle insista pour partir à l'instant 
même, Frantz la remit dans son chemin, comme la 
vieille le lui avait promis, et, le lendemain, elle ar- 
riva à la maison paternelle. 

La vieille femme de charge, qui avait été la nour- 
rice de son père, vint à sa rencontre tout en larmes. 

— Oh! mon Dieu! s'écria Lia, mon père serait-il 
mort? 

— Non; mais il touche au tombeau. Il vous atlen- 
dait hier; il a cru, ou que vous aviez été dévorée par 


quelque bête féroce, ou que vous étiez tombée dans 


450 LE PERE GIGOGNE 


un précipice. Sa douleur a été immense, et, comme 
il ne peat pleurer, il a failli mourir étouffé par ses 
larmes. 

— Où est-il? demanda Lia. 

— Dans sa chambre, répondit la vieille femme de 
charge. Dieu veuille que vous arriviez à temps pour 
recevoir sa suprême bénédiction etson dernier baiser! 

Lia était déjà dans les escaliers. Elle ouvrit la cham- 
bre de son père en criant : 

— Mon père, me voilà! 

Le mourant fit un effort, et tendit les bras à son 


enfant, en balbutiant : 


— Pardonnez-moi, mon Dieu, je meurs! 

Mais en même temps qu'il prononçait ces pa- 
roles, Lia posait la perle sur le cœur de son 
père. 

Il jeta un grand cri, et un double torrent de pleurs 
s’élanca de ses yeux. 

Puis, avec un accent d’ineffable joie: 

— Quel bienfait que les larmes! s’écria-t-il. Dieu 
en soit remercié, et toi aussi, mon enfant! 

Et il vécut encore de longues années, versant dé- 
sormais des larmes dans la peine comme dans la 


joie. 


TINY LA VANITEUSE 


Tiny était la plus petite créature qu'il fût possible 
de voir; c’est pourquoi elle avait été nommée Tiny, 
ce qui signifie, en réalité, le superlatif de la petitesse. 
Vous auriez eu grand’peine à introduire votre pouce 
dans son soulier, et son fourreau était une vraie 
merveille, En vérité, une poupée de cire, de dimen- 
sion ordinaire, l'aurait prise en pitié. Sa mère lui 
tricotait elle-même des bas, car aucun bonnetier 
n'aurait voulu se charger de confectionner de si pe- 
lits objets; vous voyez bien qu’on était parfaitement 
en droit de l'appeler Tiny, et il en arriva qu'on finit 
par oublier tout à fait son véritable nom; pour ma 
part, je ne l'ai jamais su, Cette ignorance, d’ailleurs, 
est sans portée, puisque mon histoire traitera de son 


caractère, et n’a rien à déméler avec son nom, les- 


quels étaient diamétralement opposés l’un à l’autre, 
car si son nom était petit, en revanche, sa vanité 
était immense; ce défaut, du reste, était la faute 
de sa mère, qui perdait beaucoup de temps à parer 
la petite personne de la pauvre Tiny. 

Dès qu’elle était habillée, elle se promenait, de 
long en large, devant les chaumières les plus proches, 
afin de provoquer les louanges des voisins, lesquels, 
par bienveillance, ne manquaient pas de s’é- 
crier : 


— Oh! voilà qui est vraiment beau! quels superbes 


yeux! quels ravissants cheveux! elle est réellement 


une petite perfection de beauté! Tiny prenait tout 
cela pour argent complant, et sa vanité en augmen 


tait d’une façon alarmante, 


TINY LA VANITEUSE 151 


Non contente de ces compliments et de beaucoup 
d’autres, elle s’imagina, un béau matin, qu'il fallait 
qu’elle s’admirat elle-même; et, n’ayant point de mi- 
roir à la maison, elle alla se contempler sur La sur- 
face claire et limpide d’une source voisine. 

Comme elle demeurait charmée de l’image qui se 
réfléchissait dans l’onde, elle tressaillit, en entendant 
une voix qui lui criait : 

— Bonjour, grande vanité! 

Elle leva lesyeux, et apercut, sur l’autre rive, une 
belle dame avec des ailes éclatantes, accompagnée 
d’un horrible petit nain; tous deux se riaient et se 
moquaient d’elle. 

— Il n’est pas douteux que yous yous trouviez par- 
faite, reprit la dame, après avoir triomphé de son 
envie de rire; n’est-ce pas? et peut-être même sur- 
prenante par la beauté de vos formes; mais, petite 
créature, vous foulez sous votre petit pied des cho- 
ses bien plus belles et bien plus parfaites que vous; 
si vous continuez toute votre vie à être aussi orgueil- 
leuse de vous-même, vous ne serez jamais heureuse, 
et vous servirez de plastron à tout le monde, Je veux 
pourtant essayer de vous donner une leçon, qui 
pourra avoir une influence matérielle qui vous corri- 
gera : je vais vous offrir une paire d’ailes, qui vous 
aideront à rechercher la vérité. Elles ne dureront que 
quelques heures, mais, par leur moyen, vous serez 
à même de juger combien l’amour-propre est mal- 
séant, en le voyant chez les autres. 

Tiny tressaillit, car elle sentit des ailes lui pousser 
aux épaules et l'enlever de terre. Quoique assez 
effrayée d’abord de leur vitesse, elle commença 
bientôt à jouir de la nouvelle et agréable sensation 
de se trouver transportée dans les airs; elle ferma 
ses ailes, et descendit au milieu d’une toulle superbe 
de fleurs sauvages, tout auprès d'un gros hibou qui, 
probablement, s'était égaré au grand jour. 


— Qui êles-vous? dit-il d’une voix enrouée, en es- 


sayant de la distinguer, malgré le soleil qui l’aveu- 
glait. 

— S'il vous plait, monsieur, répondit-elle, je suis 
une petite fille. 

— Oh ciel! quoi! seulement une petite fille? dit-il; 
je pensais que vous étiez un oiseau. Cependant vous 
avez des ailes? 

— Oui, monsieur, j'ai des aïles, dit-elle humble- 
ment, en découvrant combien le hibou faisait peu de 
cas d’une petite fille; une bonne fée me lesa don- 
nées, afin que je puisse voir le monde. 

— Ah! ah! ah! fiten riant le hibou ; voirle monde! 
en vérité, à quoi cela sert-il? Voyez-moi, je passe 
ma vie presque tout entière dans le creux d’un ar- 
bre, et pourtant je suis le plus sage des oiseaux. 

— Serait-il vrai, monsieur? demanda avidement 
Tiny ; alors, peut-être voudrez-vous consentir à me 
communiquer votre science ? 

— Bon! dit le hibou en fermant les yeux, comme 
s’il voulait chercher sa sagesse en dedans de sa tête, 
Je ne sais pas trop, je n’ai pas grande envie de deve- 
nir maître d'école ; toutefois, je puis facilement vous 
dire une chose que je sais, c’est-à-dire que je suis 
sur d’être fort sage, car tout le monde en convient; 
et je le crois, puisque les gens les plus habiles me 
proclament l'emblème de la sagesse; ainsi donc, de- 
meurez-en conyaincue comme les autres, et conti- 
nuez votre chemin, tandis que je vais faire mes ef- 
forts pour retrouver mon trou. 

A ces mots, prenant l'air plus capable que jamais, 
il se mit à pouffer de rire de sa propre plaisanterie. 

— Quelle vieille béte stupide et vaniteuse! dit Tiny 
pendant que le hibou s'éloignait en sautillant; je n'ai 
rien appris de bon avec lui. 

Comme elle voltigeait dans un bois voisin, elle fut 
très-surprise d'apercevair un kanguroo gigantesque, 
qui faisait de fortgrands sauts à l'aide de son énorme 


queue, Elle Je suivit attentivement des yeux, 


Tout à coup, une grande cigogne bleue sortit d’un 
coin humide rempli de roseaux, et s’approcha du 
kanguroo. 

— Oh! oh! vous voilà donc, monsieur le sauteur, 
dit la cigogne. Quelle énorme queue vous avez! pour- 
quoi ne la portez-vous pas coquettement, au lieu de 
vous en servir comme d’une jambe ? Au fait, est-ce que 
ces misérables petites choses que je vois 14, sont vos 
pattes de devant? je veux parler de ces deux petits 
bouts qui pendent par devant. 

— Impudent oiseau ! répliqua le kanguroo d’un ton 
de mépris, auriez-vous la prétention de critiquer la 
perfection et la beauté de mes formes, supérieures 
de toutes façons à celles de tous les autres animaux ? 
Ma queue magnifique, qui, à elle seule, est une mer- 
veille; mes charmantes petites pattes de devant, si 
admirablement adaptées pour l'usage qu’elles me 
font? Retourne, 6 le plus sot des oiseaux, dans le ma- 
rais où tu seras le mieux caché, et dérobe à tous les 
yeux ces longues perches que tu appelles des pattes, 
et qui, en t’élevant dans le monde d’une manière ri- 
dicule, mettent davantage ta laideur en évidence. Si 
tu trouves assez d’eau dans les alentours, va contem- 
pler tes membres maigres et disproportionnés, et 
rougis, si tu peux, au travers de tes plumes, en re- 
connaissant la différence incommensurable qui existe 
entre toi et une créature aussi parfaite que moi. Et, 
sans attendre la réponse de la cigogne, il poussa un 
cri sauvage, et d’un bond s’élanca dans le bois. 

— Bien, dit Tiny, quand la cigogne se fut enyolée 
à son tour; voilà qui va bien des deux côtés. Ils sont 
également clairvoyants pour exalter leurs propres 
avantages et pour se mépriser l’un l’autre, 

Tiny s'envola et se posa près du tronc d’un grand 
arbre aux branches étendues, sur une desquelles était 
perché un superbe écureuil du Malabar, qui se chauf- 
fait au soleil en croquant des noix. 


— Je serais curieuse de savoir s'il sait parler, pensa 


LE PÈRE GIGOGNE 


Tiny; je suis sûre qu'il parle, car il a l'air trés-avisé. 
Elle avait à peine formulé mentalement cette pensée, 
qu’elle vit sortir des broussailles, à ses pieds, un petit 
cochon d'Inde le plus drôle du monde, qui trottait 
en reniflant et marchait avec beaucoup de précau- 
tion. 

L’écureuil cessa de casser ses noix ; il en jeta plu- 
sieurs coquilles sur le cochon d'Inde en l'appelant à 
haute voix : — Hola! hé! ridicule petit être, où vas- 
tu? comment t’appelles-tu? et aussi, sans t’offenser, 
permets-moi de te demander avec une affectueuse 
sympathie ce qu'est devenue ta queue? Le cochon 
d'Inde, fort interdit, regarda de tous côtés afin de 
découvrir où le questionneur si poli s’était caché; à 
la fin, il aperçut l’écureuil, et lui dit d’un ton fort 
humble : 

— En vérité, mon très-cher monsieur, je ne me 
rappelle pas d’avoir jamais été importuné d’une 
queue. 

— Que voulez-vous dire par la? dit l’écureuil fan- 
faron ; puis il sauta à terre et vint regarder en face 
le cochon surpris. 

— Ce que je veux dire, répliqua le cochon, qui ne 
s’intimida nullement; je veux dire que si j'avais, 
comme vous, une longue et lourde brosse, je m'en 
trouverais excessivement ennuyé et incommodé; j'a- 
jouterai même que je la trouverais, selon ma mauière 
de voir, très-dangereuse; car vous, imbécile casse- 
noisettes, vous seriez bien plus à l'abri du danger, si 
à cause de votre intolérable amour-propre, vous 
n’agiliez pas sans cesse celte queue autour de vous, 
inconvénient qui vous signale au chasseur et qui est, 
je le répète, une grande calamité pour vous. Vous 
vivriez bien plus longtemps, si vous aviez la queue 
plus courte. Ainsi donc, je vous souhaite bien le 
bonjour et moins d'orgueil. Le cochon disparut dans 
la terre, et l'écureuil retourna d'un saut sur son arbre 


afin de s'y cacher, 


TINY LA VANITEUSE 


Tiny voltigea plus loin; la subtile réponse du co- 
chon, en apparence si stupide, l’avait fort amusée. 
Bientôt, un magnifique papillon passa tout près 
d’elle; il ralentit sa course à son aspect extraordi- 
naire, et en conséquence vint se poser tout auprès 
de l’endroit où elle mit pied à terre. 

— Bonjour, ma chère, dit-il poliment; sur mon hon- 
neur, vous m'avez d’abord tout à fait embarrassé. Je 
yous prenais pour un papillon de ma connaissance, 
mais j’ai été promptement détrompé en voyant com- 
bien vos jambes sont grosses, et comme en général 
votre tournure est empétrée; toutefois, malgré ces 
disgracieuses imperfections, je suis content de vous 
voir; ainsi donc, causons, mais prenez garde de mar- 
cher sur moi avec vos gros pieds. 

Tiny, rien moins que flattée de cette impertinente 
invitation, allait répondre lorsqu'un escargot se 
traîna sur le lieu de la scène. 

— Ciel! s’écria le papillon, voici une horrible chose! 
Pauvre créature! quelle destinée ! ramper éternelle- 
ment sur la terre, en portant sur son dos cette affreuse 
coquille ! 

— Qui plaignez-vous de la sorte, petit badin? dit l’es- 
cargot. Est-ce à vous à insulter un individu de ma 
sorte, parce que vous avez sur le dos une couverture 
aux couleurs éclatantes ; mais vous n’éliez hier qu’un 
misérable objet informe, infiniment plus laid que 
quoi que ce soil dont je puisse me souvenir en ce mo- 
ment, Vous qui avez une si courte vie, assez 
longue, du reste pour un être inutile, vous osez 
parler de pitié! vous, un paria, sans logis que vous 
puissiez appeler le vôtre, puisque vous demeurez çà 
et là, et n'importe où, vous osez même adresser la pa- 
role à un propriélaire comme moi, qui porte sa mai- 
son partout avec lui? Allez, allez, continuez vos lar- 
cins chez les fleurs qui sont assez impréyoyantes pour 


vous accueillir ! 


— Vile créature, répliqua le papillon, je souillerais 


153 


mes ailes en restant plus longtemps près de vous, 
pour être couvert de votre bave impure. 

À ces mots, après quelques jolies évolutions pour 
faire valoir les brillantes couleurs de ses ailes, le pa- 
pillon prit son vol et se dirigea vers un endroit où le 
soleil donnait en plein. 

— Oh! oh! dit Tiny en s’envolant de son côté, il 
me semble qu'ici la vanité a reçu une bonne lecon. 

Le soleil devint bientôt dévorant, et Tiny se trouva 
sur des sables brülants, où elle vit étendue une 
énorme tortue noire, Elle était si immobile, qu’elle 
crut d’abord que c'était une grosse pierre noire; 
mais un imperceptible mouvement de la tête lui 
prouva qu’elle vivait. Tandis qu’elle restait debout à 
la considérer, elle la vit tout à coup enveloppée d’une 
ombre interminable; elle leva les yeux, et s’aperçut 
que cette ombre était causée par l'approche d’une 
immense girafe. 

— Eh bien! ma belle petite, dit la girafe, êtes-vous 
donc occupée à contempler cette misérable créature, 
qui en vérité pourrait tout aussi bien être une pierre, 
à laquelle elle ressemble à s’y méprendre. Je ne crois 
pas qu’elle ait bougé de place depuis des mois, 
pauvre paquet presque insensible! On ne saurait 
certes exiger, continua-t-elle en rengorgeant orgueil- 
leusement son long cou, que tout le monde soit créé 
aussi beau et aussi gracieux que moi. Non, non! sans 
doute, Toutefois il est impossible de s'abstenir de 
plaindre une créature aussi complétement déshéritée 
que celle qui est à nos pieds, qui semble avoir été 
jetée sur le sable sans pieds pour la porter ailleurs. 

La tortue remua la téte, leva les yeux, et dit à la 
girafe d'une voix lente et solennelle : 

— Animal disgracieux et inutile, avec tes longues 
jambes et ton long cou! il est vraiment triste d’en- 
tendre un être, qui n'existe que quelques années, 
parler de sa supériorité! Mes jambes ne sont pas 


très-longues, mais je puis les ranger à l'abri, de sors 


154 


que personne ne me marche sur les orteils. Mon cou 
est assez long pour me permettre de regarder en de- 
hors de ma porte, et pourtant assez court pour que 
je puisse rentrer ma tête à l'approche du danger, 
et ma vie est si longue, que je me rappelle fort 
bien avoir vu dix ou douze générations de votre 
famille, dont les os blanchissent sur les sables du 
désert. Ainsi donc, que vos longues jambes vous em- 
portent loin de moi, afin que votre vanité n’offense 
plus mes regards. 

Comme les distances n’effrayaient plus Tiny depuis 
qu’elle avait des ailes, elle vola vers une autre partie 
du monde où l’air était plus frais. Elle se posa sur 
des rochers, où se tenait un vieux pingouin, en ad- 
miration devant les vagues éeumantes qui venaient 
se briser à ses pieds. 

— Voici un petit vent bien frais, dit Tiny. 

— Et très-fortifiant, répliqua le pingouin. — Et 
comme preuve de ce qu'il avançait, il battit des ailes, 
de petites ailes qui ressemblaient à du cuir. — Cet 
endroit, continua-t-il, est le plus sain et le plus 
agréable qui soit au monde. 

— Vraiment! fit Tiny, ne sachant que dire, 

— Ne perdez pas votre temps, petite fille, cria un 
aigle du haut d’une colline escarpée; ne perdez pas 
volre temps en mauyaise compagnie; cet animal, 
moilié oiseau, moilié poisson, a une, insupportable 
conversalion qui sent l’eau salée. Il est l’opprobre 
de la grande famille des oiseaux. D'abord, il marche 
tout debout comme un homme; secondement, en 
dépit de ses prétentions, il n’a pas ce qui s'appelle 
une aile; moi, par exemple, je suis le roi des oiseaux, 
el je puis causer royalement ayec vous. Volez done 
jusqu'à moi, afin que je vous fasse l'honneur de vous 
accorder quelques minutes d'entretien, 

— Restez où vous êtes, mon enfant, dit le pingouin, 
je puis étre humble et sans grâce, ainsi que l’obserye 


irés-pen royalement ce roi des oiseaux; mais après 


LE PÈRE GIGOGNE 


| tout j'ai de la probité, tandis que lui, qui déshonore 


son titre de roi, est un pillard et un voleur; un oi- 
seau de proie sans remords, qui se souille de sang 
innocent, et prend plaisir à commettre toutes sortes 
de cruautés. 

— Oses-tu dire cela, oiseau plus poisson qu’oiseau, 
hurla l’aigle, qui fit un prodigieux effort pour saisir 
le pingouin entre ses griffes. Mais le pingouin, qui 
connaissait son caractère vindicatif, chercha un re- 
fuge sous les vagues de la mer; l’aigle se soutint au- 
dessus de l’eau, décrivant de larges cercles, dans 
l'espoir de parvenir à assouvir sa vengeance; mais le 
pingouin ne parut pas, et l’aigle furieux, se vit obligé 
de retourner chez lui sans- avoir puni l’insulte qui, 
selon lui, portait atteinte à sa dignité royale. 

Tiny frémissait en entendant les cris de l'aigle im- 
périeux; elle s'enfuit et vola au loin, jusqu’a ce qu’elle: 
put prendre terre dans une ravissante vallée fleurie; 
où ses yeux furent charmés par des myriades de 
fleurs qui embaumaient l’air autour d’elle. Un ma- 
gnifique lis odoriférant portait bien haut au-dessus: 
de sa tête son cornet de neige et son calice doré; elle 
contemplait avec admiration sa forme gracieuse et 
son port de reine, En s’approchant davaniage, elle 
aperçut de brillantes gouttes d’eau que distillaient 
ses feuilles, et qui scintillaient comme des joyaux 
avant de tomber. 

— Petit enfant, dit le lis d’un ton fier et hautain, 
approche; je ne suis point timide; je suis né pour 
êlre admiré : il est dans ma destinée de faire les dé- 
lices de lous ceux qui me contemplent. 

Tiny s'approcha, et elle essaya avec beaucoup de 
timidité de savourer le parfum de la fleur superbe; 
mais elle se retira vivement, car elle ne sentit qu'une 
odeur Acre et désagréable, dont elle ne put se débar- 
rasser qu’à l'aide de quelques violettes qu’elle cueillit 
à ses pieds 


— Merci, chère enfant, dirent les violettes, de 


PR ee es 


TINY LA VANITEUSE 155 


nous avoir mises dans votre sein, sans que nous 
ayons eu besoin de chanter nous-mêmes nos louan- 
ges. Qu’il en soit toujours ainsi avec vous. Ne mé- 
prisez jamais les humbles, lorsque vous étes en 
compagnie des grands et des haufains. Regardez 
bien ce lis imposant, son extérieur aftire notre at- 
attention et nos égards, mais il ne possède aucune 
qualité réelle qui puisse rendre durable la première 
impression. On l’évite dès qu’on le connaît de près. 

Ces diamants étincelants, qui pendent après ses 
feuilles comme autant de gouttes de rosée, ne sont, 
en réalité, que les pleurs qu'il verse sur sa complète 
indignité. Une grande apparence, sans valeur réelle, 
est un don inutile, impuissant à procurer l’estime 
ou à assurer le bonheur. Tiny pressa les violettes sur 
son cœur pour les remercier de leur douce lecon, et 
continua sa route, qui la conduisit dans un jardin 
admirablement cultivé, oùuntrès-beau chat se récréait 
à l’aise, accroupi sur une terrasse au bord d’une allée. 

— Matou! matou! dit Tiny, qui s’'approcha de la 
jolie bête endormie, bonjour ! 

— Oh! bonjour, comment vous portez-vous? répli- 
qua le chat; en vérité, je ne vous voyais pas, car 
j'étais # moitié assoupi, ayant veillé une partie de Ja 
nuit # une soirée de souris. 

— Vraiment ! dit Tiny; était-ce amusant? 

— Pour moi, oni; dit le chat malicieusement en 
clignant de l'œil légèrement, mais pas pour elles. 

— Ah! je comprends ! fit Tiny; oh! matou, matou! 

— M'avez-vous appelé? dit un jeune lièvre fort 
éveillé, quise montra soudain sous les larges feuilles 
d'une plante, 

— Vous! dit le chat en lui jetant un regard mé- 
prisant; vous, matou ! 

. — Oui, on m'appelle matou dans les cereles les 
plus distingués, répondit sèchement le lièvre. 

— Vous êtes un bohémien, un aventurier campa- 


gnard, répliqua le chat, Vous ne possédez pas un 


seul attribut de la race féline, Où est votre queue, 
Vami? Vous, un chat! en vérité!... 

— Une queue? fi donc! dit le lièvre; à quoi cela 
me servirait-il? Mais, regardez mes superbes oreilles; 
montrez-moi donc les vôtres, je vous en prie? 

Le chat ne daigna pas répondre, mais il se mit à se 
frotter le nez avec sa patte, 

— Vous osez me parler, à moi! poursuivit le lièvre, 
moi qui suis recherché par les personnages les plus 
distingués du voisinage, et qui suis l’ornement de la 
plupart de leurs tables! Je vis grandement sur mes 
propres domaines, absolument comme le meilleur 
gentilhomme campagnard de la contrée ; tandis que 
vous, valet à courtes oreilles et à longue queue, vous 
vivez de souris et de tout ce que vous pouvez attra- 
per, et vous n’étes bon, après votre mort, à confec- 


tionner aucun mets connu. Ah! ab! ah! un matou, 


en vérité! Vous êtes une trappe à souris. 

A ces mots, il frappa la terre de son pied et s'é- 
loigna au trot. Le chat se parlant à lui-même, mur- 
mura : — Une espèce! 

—Croa ! croa! fit une grenouille non loin dela; Tiny 
fut à sa recherche et la trouva assise sur un petit 
monticule et se chauffant au soleil. Tandis qu’elle 
l'examinait, un poisson aux yeux brillants et: aux 
écailles d'argent sortit son nez de l’eau, et adressa 
la parole au gros crapaud en ces termes : 

Pour l'amour du ciel, vous, vilaine bête, finissez 
ce tintamarre ; l'horrible bruit que vous faites em- 
pêche mes pelits de s'endormir, 

— Fadaise ! dit la grenouille qui jouait négligem- 
ment avec un bull-rush, si vous me rompez la tête au 
sujet de vos petits, je vous chasserai de mon élang. 

— Votre étang! en vérité, reptile! repartit l'or- 
gueilleux poisson; pourquoi n’en prenez-vous pas 
possession, s’il est à vous? Mais non ! vous ne sauriez 
y demeurer longtemps, l’eaa en est trop pure pour 
vous, monstre immonde! " 


156 


— Ne vous mettez pas en colére, mon brave pois- 
son, répondit la grenouille ; si vous étiez un homme 
comme il faut, vous sortiriez de l’eau pour venir 
causer; mais vous n’avez pas sur quoi vous tenir, 
aussi je vous prends en pitié. Vous êtes une création 
incomplète, et par conséquent indigne qu'une per- 
sonne qui se trouve sur son propre terrain s'occupe 
de vous. Je vous permets de dire que l'étang est à 
yous, Car je ne m’en sers que pour me laver. 

Le poisson disparut sans riposter à cette imper- 
tinence. 

Le vol de Tiny la conduisit de nouveau au bord de 


la mer, où elle fut un peu interdite par l'apparition 


. C a x 6 
d’un crabe énorme qui paraissait se hater, comme 


s’il était préoccupé de quelque importante affaire ; 
néanmoins un obstacle imprévu rencontra une de ses 
pattes, et il fut renversé sur le dos ; en se relevant, il 
vit que c'était une huitre que le flux avait déposée sur 
la rive. 

— 0 le plus stupide des poissons! s’écria le crabe 
irrité, ne pouviez-vous vous ranger de côté lorsque 
vous m'avez vu venir? Je vous proteste que vous êtes 
cause qu’une de mes griffes a été cruellement blessée. 

L’huitre, s’entr’ouvrant aveclenteur pour répondre, 
dit : 

— Qui donc êtes-vous, monsieur, je vous prie ? 

— Ne voyez-vous pas que je suis un crabe magni- 
fique ? répliqua-t-il, 

— Ah! oui! je vois? fit ’huitre, un coquillage! 
un des nôtres! 

— Un des nôtres! reprit le crabe avec dédain, Un 
des nôtres! prétendez-vous vous mettre sur le même 
rang que moi? Une superbe création, ornée de griffes 
de rechange, avec des yeux qui voient clair, et une 
armure de la construction la plus admirable; un 
étre tout à fait exceptionnel et hors ugne dans ta 
grande famille des coquillages. Se trouver classé, 


après (out, avec une espèce comme yous, un paquel, 


LE PÈRE GIGOGNE 


une pierre! ballottée par la mer sans pouvoir se 
diriger elle-même! rien de plus enfin, la plupart du 
temps, qu’une parcelle de rocher attachée à un 
autre rocher! 

—Ah! ah! ah!fitl’huître en éclatant de rire; imbé- 


cile et vanileuse créature, je ne puis en vérité m’em- 


pêcher de rire de vous. Voyez done, en dépit de 
toutes vos perfections, vous vous traînez toujours de 
travers, et il vous est impossible de marcher droit 
devant vous. Ah! ah! ah! fit encore l’huitre, qui re- 
ferma sa coquille en continuant de rire. Le crabe 
plongea dans l’eau sans ajouter un mot. 

Tiny s’éloigna de la mer ets’envola vers les champs, 
où elle se trouva presque aussitôt en compagnie d’une 
belle sauterelle dont les yeux d’or reluisaient dans le 
gazon. 

— Comment vous portez-vous, ma chère? gazouilla- 
t-elle. Je suis ravie de vous voir, car voici une sotte 
taupe qui m'ennuie à la mort. — Tout en parlant, elle 
désignait à Tiny le nez d’une taupe, qui pointait pré- 
cisément en dehors d’un petit monticule qu’elle avait 
souleyé. — Vous voyez, continua la sauterelle, au lieu 
de porter comme moi la verte livrée des champs, 
et d’étre magnifiquement dorée, elle est pauvre, elle 
vit sous terre, ne connaît rien, et n’est pour cette rai- 
son qu’une trés-maussade société, une vraie motte. 

—Si une robe éclatante et de la dorure, sont des 
choses uliles, je dirai certainement que vous êtes 
un objet sans prix, dit la taupe; mais comme vous ne 
faites pas autre chose que de babiller, je ne puis 
vous accorder les louanges que vous désirez, et suis 
forcée tout naturellement de m'avouer que je suis la 
plus estimable de nous deux; car je dévore la ver- 
mine qui mangerait le blé et détruirait le gazon qui 
vous abrite ; de sorte qué, quoique ensevelie sous la 
terre, je suis très-vivante lorsqu'il s'agit des intérêts 
des autres, et dois être appréciée en conséquence des 


services que je rends, 


TINY LA VANITEUSE 


— Voici encore l’honnéteté qui combat la vanité! 
pensa Tiny en s’enyolant loin des deux antagonistes. 

—Où volez-vous si vite? dit une petite mésange 
bleue qui frétillait sur un tronc d’arbre. 

— Je me dépêche pour voir autant de choses que 
je puis, répondit Tiny, car mes ailes doivent me quit- 
ter au coucher du soleil. 

— Elles viennent justement de tomber, dit l'oiseau, 
etje vous ai préservée d’une chute. 

—Tandis qu’il parlait, Tiny fut fort étonnée de voir 
ses ailes par terre. 

— Merci, bon petit oiseau! dit tristement Tiny. 

Mais comment ferai-je pour retourner à la maison? 

— Prenez courage, dit la mésange, la bonne petite 
fée vous protégera, aussi marchez avec confiance, 

Il dit et s’envola. 

Une grande autruche à la démarche pompeuse, 
étalant avec un orgueil visible ses plumes magnifi- 
ques, s’approcha de l’enfant prête à pleurer et lui dit: 

— Petite fille, peut-être pourrez-vous décider quel 
est le plus beau de moi ou de ce vilain oiseau qui 
est perché dans l’arbre que vous voyez là-bas? 

— Unyilainoiseau! vraiment? dit un singulier toucan, 
en faisant claquerson bec, quiétait presque aussi grand 
que toute sa personne. Je voudrais bien savoir où on 
pourrait rencontrer un oiseau aussi bête que l’autru- 
che, dont le corps est couvert en profusion d’une 
surabondance de plumes, tandis que ses jambes sont 
tout à fait dépouillées; ses ailes, par leur beauté, 
servent d’appât aux ennemis qui veulent le détruire, 
mais elles n’ont pas le pouvoir de l’emporter loin du 
danger. En vérité, mon bec ravissant a plus de valeur 
à lui seul que toute sa personne, 

— Eh bien, c’est à la petite fille à décider, répon- 

a dit Vautruche. 
Tiny, qui par le fait admirait beaucoup la belle au- 


truche, et avait grand’peine à s'empêcher de rire 


FIN DU 


PÈRE 


157 
au nez du bizarre toucan, prit enfin courage et dit: 

— Cest vous, autruche, que je trouve de beaucoup 
le plus beau des deux. 

Le toucan indigné s’envola au loin; l’autruche, ravie 
de la décision de l’enfant, se tourna fièrement vers 
elle, et lui dit : 

— Où allez-vous, ma belle petite? 

— Oh! à bien des milles, loin, loin! fit-elle, et je 
crains de ne jamais reyoir ma maison, car j'ai vol- 
tigé si longtemps de côté et d’autre! 

— Montez sur mon dos, dit Vautruche, qui se 
baissa afin qu’elle pat se blottir entre ses ailes. 

Dès qu’elle y fut confortablement établie, elle prit sa 
course, et courut comme le vent, à travers les colli- 
nes, les vallées, les sables, jusqu’à ee qu’elles se 
trouvassent au bord dela mer; ici l’autruche s’arréta, 
comme de juste, incapable qu’elle était d’aller plus 
loin avec sa petite protégée. 

— Et maintenant, ma bonne autruche, que dois-je 
faire? dit Tiny. 

— Attendez un peu, repartit l’oiseau, voici venir un 
superbe coquillage qui, j’en suis sire, vous fera tra- 
verser la mer. 

Le coquillage dansa sur les vagues, jusqu’à ce qu'il 
touchàt la grève. 

— Entrez, petite fille, dit-il, et je vous transporte- 
rai saine et sauve chez vous, de l’autre côté de l’eau, 
car la bonne fée me l’a ordonné. 

Tiny n’hésita pas un instant. Elle monta dans la 
coquille, qui la porta légèrement au milieu des vagues 
écumantes, et avant la chûte du jour, elle débarqua 
tout près de chez elle. Tout en marchant, guidée 
par la lumière qui brillait à la fenêtre de sa chau- 
mière, elle songeait que la fée avait été bien bonne, 
de vouloir qu'elle apprit combien il est facile de 
voir les défauts des autres, tandis que l’amour-pro- 


pre fait croire qu'on est parfait soi-même, 


GIGOGNE 


Paris Imp. de Édouard Blot, rue Safnt-Louis, 46, 


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LES BALEINIERS 


VOYAGE AUX TERRES 


JOURNAL DU 


DOCTEUR 


ANTIPODIO-NES 


MAYNARD 


REDIGE PAR 


ALEXANDRE 


DUMAS 


— Tous droits réservés — 


LA TERRE DE VAN-DIEMEN 


Nous avions pêché des baleines pendant un long 
semestre sur les côtes de la Nouvelle-Hollande, et 
nous étions depuis un mois en relâche à Hobart- 
Town, principal port de la Tasmanie, lorsque le 
capitaine nous prévint que le départ était fixé au 
X-5 mars, c'est-à-dire dans trois jours. 

C'était juste le temps de m'acquitter d'une pro- 
messe que j'avais faite. 

On sait que la terre de Van-Diémen, découverte 
par Abel-Jansen Tasman (d'où lui vient le nom de 
Tasmanie que lui donnent les Anglais), découverte, 
disons-nous, par Abel-Jansen ‘Tasman, le 24 no- 
vembre 1642, est maintenant une colonie péniten- 


tiaire. Elle se divise en deux grands comtés : cet 
de Buckingham et celui de Cornouailles. La mère 
patrie, qui est bien quelquefois une maratre, y dé- 
porte ses criminels; mais, comme le sol y est d'une 
grande fertilité, la plupart des convicts (on appelle 
ainsi les déportés), les Irlandais surtout, au lieu de. 
retourner mourir de faim dans leur pays, préfèrent, 
quand la liberté leur est rendue, s'établir dans la 
colonie, sur les terres que le gouvernement leur 
concède, Ces Irlandais, captifs ou libres, riches où 
pauvres, ont une grande affection pour nous autres 
Français, Ils s'enorgueillissent de toucher la main 
d'un Français, et le plus elfronté de nos mousses, 
le plus infime de nos matelots est pour ces braves 
gens un être supérieur, non-seulement parce qu'il 
est Français, mais surtout parce qu'il est catho- 
lique. 
i 


2 LES BALEINIERS 


Un colonirlandais établi dans une crique de Double- 
Bay venait chaque semaine vendre ses légumes, ses 
fruits et ses fourrages à Hobart-Town, et prenait ses 
repas à Victoria-Tavern, restaurant que les officiers 
des navires en relâche fréquentent habituellement. 
Quand il nous rencontrait, c’étaient mille démons— 
trations d'amitié, et il nous engageait à venir le voir, 
et à chasser aux environs de sa ferme en nous pro- 
mettant bonne réception sous son toit. Nous réso- 
limes de mettre à l'épreuve l'hospitalité du brave 
O'Neid, — c'était le nom de notre Irlandais, — et, 
le 2 mars au matin, le bateau à vapeur qui fait en 
une demi-heure le trajet d'Hobart-Town à Kanguroo- 
Pointe, nous emporta, mon ami Merveilleux et moi, 
vers le but de notre excursion. 

Quatre ans auparayant, nous nous étions rencon- 
trés au sud de Sainte-Héléne, moi montant la Pal- 
las, Merveilleux montant le Cachalot. Les navires 
s'accostérent; il y eut game, comme disent les An- 
glais, c'est-à-dire réunion des capitaines et visites 
mutuelles. Merveilleux vint me voir en sa qualité de 
confrère, ayant appris que j'étais un peu souffrant ; 
de là notre connaissance, notre amitié. Ce jour-là, 
nous échangeämes des livres. C’est un bonne habi- 


tude: on renouvelle ainsi sa bibliothèque en pleine | 


mer. Il me donna un Montaigne en quatre volumes. 
charmante édition de Crapelet; moi, je lui donna 
une douzaine de volumes des Mémoires secrets sur 
Louis XV et les Mémoires de Dangeau, puis uous 
nous séparämes, 

-Nous ne nous étions pas revus depuis lors, quand 
nous nous retrouvâmes à Sullivan-Cove, dans la ri- 
vière d'Hobart-Town, où nous montions, lui la Sala- 
mandre et moi l'Asie. 

Là, je lui remis trois de Ses volumes, le quatrième 
était perdu; lui, il ne savegt pas même ce qu'il avait 
fait des miens. C’était doné avec ce vieux compagnon 
que nous allions mettre à @xécution nos projets de 
chasse chez O'Neid. 

A Kanguroo-Pointe S'élève un joli village bâti 
avec une pierre superbe| qui ressemble à notre pierre 


alors que les indigènes les habitaient encore, n’a pu, 
malgré toute la poésie de ses descriptions, qu'en 
donner une esquisse au-dessous de la vérité. Je ren- 
verrai à lui, n'espérant pas mieux faire que lui. 

J'aurais bien voulu rencontrer quelques membres 
de ces noires tribus que les Anglais ont expulsées de 
Vile et déportées sur les ilots ‘du détroit de Bass, où 
l'on cherche à leur inoculer par la force les bienfaits 
de la civilisation. Cette variété de nègres océaniens 
disparaît de jour en jour. Un faible bras de mer sé- 
pare la Tasmanie de la nouvelle Hollande, et cepen- 
dant, si l’on en croit M. Lesson, les deux peuples, si 
voisins l’un de l'autre, ont une origine difitrente. 
Sous les mêmes latitudes, à quatre ou cinq cents 
lieues vers l’est, les peuplades de la Nouvelle-Zélande 
sont pour ainsi dire blanches. Plus au nord, on re- 
trouve l’espèce nègre, rouge, cuivrée et malaise ; ce 
cinquième monde, composé peut-être des fragments 
d'un immense continent broyé par quelque grande 
révolution géologique, offre dans ses enfants tous les 
types humains des quatre mondes anciens. 

N'ayant pas rencontré de Tasmaniens, je n'ai pu 
vérifier ce qu’en a dit Péron. « Les femmes, raconte- 
t-il, ont le crane si dur, que, quand elles veulent allu- 
me: le feu, elles cassent les branches d'arbre sur 
leur tête, au lieu de les casser sur le genau, comme 
fout nos ménagères. » 

Les aborigènes de la Tasmanie disparaissent de 
jour en jour, non pas comme les Indiens de l'Amé- 
rique du Nord, par la maladie et les luttes entre leur 
race et la nôtre, mais Pores un système arrêté par 
le gouvernement anglais. On leur fait une chasse con- 
tinuelle, on les traque comme des bêtes fauves, et, une 
fois capturés, on les déporte individuellement ou 
par bandes sur les îles du détroit de Bass. La, on les 
habille, on les nourrit, on leur fait cultiver la terre et 
on leur apprend des métiers. Malgré tous ces bien- 
faits, dès qu'ils peuvent se sauver, jeler bas leurs ha- 
bits et revenir tout nus dans leurs forêts natives, ils 
disent adieu à ce petit bourg forcé et demandent un 
asile à leurs grands bois, où on les traque de nouveau 


de liais, et de la briqae rouge, ce qui donne à ce | pour les ramener de nouveau dans ce paradis qu ils ont 


village tout neuf un certain air de fraternité avec les 
maisons du temps de/ Henri IV. Cette ville future 
commande la tête de la grande route conduisant aux 
défrichements de la côte est. Nous quittames bientôt 
cette grande route, et, nous dirigeant sur les indica- 
cations que l'on nous avait données et sur le soleil, 
nous tirames à vol d'oiseau vers la ferme de O'Neid, 
distante de six kilomètres à peu près, disait-on, 
A cinq cents pas de là route, nous nous trouvions 
déjà perdus au milieu! des forêts que la hache et le 
feu commengaient à peine d'éclaircir. Leur aspect est 
indescriptible ; le crayon serait impuissant et le pin- 
ceau n'en donnerait qu'une faible idée, Comment 
rendre les effets d'ombre et de lumière, de verdure 
et de terre retournée? Comment faire comprendre le 
pittoresque de ces troncs d'arbres fiaichement déchi- 
rés, de ces souches noireies par le feu, de ces mousses 
couleur d'émeraude, de ces broussailles fantastiques 
et de ces fougères colossales ? Ce n'est plus ni l'aspect 
des bois d'Europe, ni celui des foréls vierges de l'A- 
mériques; — d'espace en espace, la main de l'homme 
a respecté quelques fourrés impéaétrables, spécimens 


de ce qu'ét vient ces solitudes il ya cinquante années, 


Notre grand naturaliste Péron, qui les a visité 


le mauvais goût de ne pas apprécier à sa juste valeur. 

Les Anglais y ont mis un tel entétement, qu'il ne 
restait plus guère, de notre temps, qu'une tribu de 
ces malheureux dans un canton boisé de la pointe du 
nord-ouest, et qu'aujourd'hui les survivants de cette 
tribu sont allés, selon toute probabilité, rejoindre 
leurs compagnons à l'écolè mutuelle des îlots du 
détroit, 

Je reviens à notre chasse. Le gibier était rare : pas 
de kanguroo, pas d’opposum, pas de dasyures (thy- 
lacinus cynocephalus), pas de phascolones, ni d'é- 
chidnés, ni de phalangers, ni d'écureuils, ni de wom- 
bat, ni de dewils-natives, espèces de loup-hyène au- 
tochthone de Van-Diémen, et qu'on ne retrouve 
plus de l'autre côté du détroit de Bass, de même 
qu'on ne retrouve pas sur la terre de Van-Diémen loi 
seau-lyre (menwra superba), autochthone de l'Aus- 
tralie. 

D'ailleurs, il eût été difficile que notre chasse fût 
meilleure, chassant sans chiens, dans un pays incon- 
nu, où, à chaque pas, les fleurs, les herbes et les 
arbres s’offvaient à nos yeux sous d'étranges aspects 
et provoquaient notre Clonnement et nos investiga- 
tions, En France, Ja lougère dépasse à peine notre 


ceinture; en ‘Tasmanie, sous le nom d'alsophilla 
dieksonnia, elle grandit de près de cent pieds. La 
hache a jonché le sol d’eucalyptus globosus et d’euca- 
lyptus résinifère, magnifiques bois de construction ; 
les lepto spermon ne sont plus des espèces de genêts, 
mais des arbres gigantesques, et nous nous arrétions 
sans cesse devant des massifs d’arbustes pour cueil- 
lir la glycida, les limodorum, la richea glauca et des 
espèces incroyables de sensitives, plus sensitives en- 
core que celles d'Europe, puisqu'elles se referment 
non-seulement au toucher, mais au seul bruit de 
l'insecte qui passe ou du papillon qui vole. 

Les premiers voyageurs qui ont visité cette terre 
n'ont pu pénétrer dans ces forêts, où, grâce à la co- 
gnée, nous chassons maintenant. « Elles étaient alors 
si épaisses, dit Péron, que leur ombre était mor- 
telle, et qu'en certains endroits jamais les rayons du 
soleil n'avaient pénétré jusqu’au sol. » 

Je tire de temps en temps un coup de fusil 
inutile sur quelques-unes de ces jolies perruches 
cateitas qu'on vend aujourd’hui cent francs pièce à 
Paris, et qui, du temps du navigateur Flinder, tra- 
versaient Stoymbay par bandes si longues et si 
épaisses, qu'un jour, assure-t-il, elles l'empêchèrent 
de prendre la hauteur du soleil à midi. Il y avait bien 
un peu de ma faute ; j'étais, ce jour-là, d’une mala- 
dresse remarquable. Enfin, je parvins à me glisser à 
Ja portée d'un de ces charmants animaux qui becque- 
{ait les sporules d’une diksonnia. Je fis feu, et elle 
tomba à mes pieds couchée sur le dos, brillante, co- 
quette et gracieuse encore, repliant dans son agonie 
ses pattes et son col bleu de ciel sur son plastron de 
carmin. 

J'allongeais la main pour la ramasser, lorsque je 
vis s’agiter la mousse qui couvrait le sol, et sortir de 
dessous ce tapis vert la tête hideuse d'un serpent 
noir, F 

l'aire un bond en arrière et frapper cette tête de la 
crosse de mon fusil, fut l'affaire d'un instant; le corps 
du reptile se contracta et se tordit : je lui avais cassé 
les vertèbres cervicales sans endommager la tête, et 
prudemment je le maintins pressé contre le sol pen- 
dant cinq minutes au moins. Mort, je l’examinai : 
c'était bien le terrible black-snake, le serpent noir, 
dont la morsure passe pour être toujours mortelle. 
I n'avait que trois pieds de longueur et, dans sa par- 
tie la plus grosse, un pouce de diamètre, Je ne sais 
à quelle famille d'ophydiens il appartient ; j'ai seule- 
ment remarqué qu'il portait au-dessous de chaque 
œil une glande remplie d'une humeur visqueuse, et 
que deux crochets mobiles et percés d'un canal com- 
muniquant avec cette glande sont implantés dans sa 
mâchoire supérieure. 

Cette organisation est semblable à celle de la vi- 
père, quoique ce reptile ne soit pas une vipère, 

Je l'enveloppai dans mon mouchoir et le mis dans 
mon carnicr, près de la perruche. 

La perruche dort aujourd'hui, imprégnée de su- 
blimé corrosif et roulée dans une feuille de vélin, 
et elle dormira ainsi jusqu'à ce que, les ailes éten- 
dues, la tête haute, les paupières illumintes par 
deux perles et les pattes crochetées sur un moritoir 
d'ébène, elle se réveille en France. 

Quant au black-snake, il est non moins précieu- 
sement conservé; plongé dans son bocal plein d'ul- 
cool, il fait partie des prinepaux ornements dé ma 


LES BALEINIERS 3 


cabine, et, de temps en temps, il me donne le frisson, 
quand inopinément mon regard tombe sur lui; je 
me souviens alors que sa téte ef ma main se sont 
HUE à deux ou trois pouces de distance l’une de 
“autre. 


Il 2 
MERVEILLEUX 


Ces deux exploits m'avaient retenu en arrière, 
tandis que mon compagnon continuait d'aller en 
avant; de sorte que, lorsque j’eus fini d’empaqueter 
soigneusement la perruche et prudemment le black- 
snake, j’eus beau regarder autour de moi, je ne vis 
plus Merveilleux, 

Quoique bien meilleur tireur que moi, il avait 
manqué deux ou trois coups à belle portée. J'avoue- 
rai que je ne lui avais pas ménagé les plaisanteries 
que l’on se fait ‘entre chasseurs. Mais elles devaient 
d'autant moins le blesser que, sous le rapport de 
l'adresse, j'étais resté son cadet. 

Et cependant j'avais cru m’apercevoir que mes 
railleries l'avaient blessé. | 

Je ne doutai pas qu’il ne se füt éloigné à dessein, 

Cela me contrariait doublement : d'abord, parce 
que cela prouvait qu’il prenait au sériéux une plai- 
santerie de chasseur; ensuite, parce que, ne sachant 
notre chemin ni l'un ni l’autre, nous pouvions nous 
perdre, et faire, séparés, un long voyage qu'au bout 
du compte il était plus agréable de faire ensemble, 

J’appelai de toutes mes forces; il ne répondit pas. 

Cela ne m'inquiéta pas trop; il pouvait bien 
m'avoir entendu et ne pas vouloir me répondre. 

Mais, d'un moment à l’autre, il trouverait occa- 
sion de tirer, et il tirerait. 

C'est ce qui arriva. 

Un coup de feu retentit à cinq cents pas de moi; 
je courus dans la direction du bruit, 

Comme j'arrivais, Merveilleux venait de rechar- 
ger et de tirer de nouveau, et, de nouveau, il avait 
manqué; mais, en m’apercevant, il voulut avoir l'air 
d'avoir au moins touché une perruche qui s'envo+ 
lait à tire d'ailes, et il se mit, en conséquence, à courir 
après elle; mais, en courant, il rencontra une racine 
d'arbre, tomba et déchira son pantalon. 

Ce dernier accident l'exaspéra, et, comme j'avais 
l'indiscrétion d'en rire, enchanté de trouver un gail- 
lard aussi maladroit que moi, ce que je croyais chose 
impossible, il se retourna de mon côté, pâle de co- 
lère, et, dans un accès de folie, il me mit en joue... 

Je crus qu'il voulait rire, et je le mis en joue moi- 
mème, 

Il fit trois ou quatre pas vers moi. 

Je fis trois ou quatre pas vers lui. 

Tout à coup, il jeta loin de lui son fusil comme 
pour ne pas céder à une tentation maudite, vint à 
moi ot me serra convulsivement la main, 

Il était livide et tremblant. 

— (ju'avez-vous donc? lui dis-je. 

— Klien, dit-il; seulement, je evois que, dans un 
moment de colère, j'ai failli vous tuer. Pardonnez- 
Moi, 

I n'avait point voulu plaisanter; c'était facile à 


L LES BALEINIERS 


voir à la pâleur de son visage, à la contraction de 
ses muscles, à ses paroles brèves et serrées. 

Ceux dont les belles années de la jeunesse se sont 
écoulées entre le ciel et l’eau, ceux dont le caractère 
s’est aigri sous l'influence d'un long et monotone 
séjour à la mer, ceux dont le sang s’est brûlé à man- 
ger de la viande salée et du biscuit de mer, ceux-là 
seuls comprendront comment, à quatre mille cing 
cents lieues du pays natal, dans une forêt de la Tas- 
manie, pareille chose peut arriver, non-seulement 
entre deux compatriotes,mais encore entre deux amis. 

Trois ans après cet événement, j'étais de retour à 
Paris, et m'étais refait étudiant. En ma qualité 
d'étudiant, je prenais mon café et fumais mon ci- 
gare, un soir, au café de la Rotonde, rue de l'École- 
de-Médecine, et je racontais à deux ou trois amis 
cet épisode de mon existence. | 

Tout en racontant, je laissai éteindre mon cigare. 

— Oh! la bonne histoire! cria l’un des auditeurs 
tandis que je me levais et que, dans la demi-obscu- 
rité, je me dirigeais vers la lampe qui brüle sur l’au- 
tel de Vesta des fumeurs. 

— L'imprimerez-vous? me dit un autre. 

— Pourquoi pas, répondis-je, puisqu'elle est 
vraie? 

— Allons donc! dit un troisième, tu vas me faire 
accroire qu'il y a un homme qui en puisse tuer un 
autre parce qu'il a manqué une perruche et déchiré 
son pantalon! 

— Que voulez-vous! c’est comme cela. 

En ce moment, un inconnu, qui, au reste, comme 
on va le voir, ne devait pas rester longtemps inconnu 
pour moi, se leva, et, pour m'épargner la peine 
d'aller jusqu’à la lampe, fit ce que l’on fait souvent 
entre fumeurs, me présenta son cigare {out allumé. 
Nous approchames nos deux têtes, nous aspirâmes 
en même temps nos deux cigares, nos deux cigares 
jetèrent une lueur sur nos deux visages, et je poussai 
une exclamation d’étonnement. 

— Eh! Merveilleux! m’écriai-je. 

— Eh! mon Dieu, oui, Merveilleux, en personne! 
Présente-moi à ces messieurs, mon cher, que je 
puisse leur affirmer que ce que tu leur as dit était 
l'exacte vérité, et que jamais, dans ta vie aventu- 
reuse, tu n'as été si près de la mort que pendant 
celte seconde où je t’ai tenu au bout de mon fusil, 

C'était, en effet, mon ami Merveilleux, qui répéta 
mot pour mot à mes amis le récit que je venais de 
leur faire. 

Revenons au fait et sautons de trois années en ar- 
rière, de France en Tasmanie, du café de la Rotonde 
à cette forêt de la terre de Van-Diémen. Nous y ver- 
rons Merveilleux qui ramasse, tout honteux, son fu- 
sil, et qui, sans savoir où il est, s'oriente tant bien 
que mal pour arriver à la ferme de notre ami 
O'Neid, 

Nous marchâämes longtemps sans échanger une 
seule parole, faisant de la botanique par contenance. 
Nous sentions l'un et l'autre Je besoin qu'un tiers in- 
tervint pour briser la glace entre nous, et nous re- 
mettre un peu en joie, Mais qui diable rencontrer 
hors de la grande route que nous avions eu l'impru- 
dence de quitter pour faire une chasse maussade ? 
qui donc, si ce n'est quelque groupe de forçats tra- 
vaillant sous le fouet des argousins? Nous n’etimes 
pas même cette distraction, 


. Mais nous en eûmes une autre, comme on Va voir. 

Tout en continuant notre route à travers la forêt, 
je trouvai un petit sentier frayé, indiquant trace de 
civilisation. Merveilleux me suivit. Le sentier faisait 
un coude. Je courus à ce coude, et, à trois cents pas 
devant moi, j’apercus un gentleman en habit bleu 
qui marchait devant nous. Il entendit le bruit de nos 
pas, se retourna, nous vit, comprit que c'était à lui 
que nous en voulions, et s'arrêta pour nous at- 
tendre. 

Puis, quand nous fiimes à dix pas, nous recon- 
naissant pour Français : 

— Bonjour, messieurs, dit-il en estropiant notre 
langue avec une confiance qui prouvait son désir de 
nous être utile; la chasse est-elle bonne? 

Merveilleux, encore honteux de ce qui venait de 
se passer entre nous, garda le silence. 

Ce fut done moi qui fis les frais de la conversation 
tout en suivant le sentier. 

Je lui répondis que la chasse était exécrable, en. 
mettant, bien entendu, la platitude de notre carnas- 
sière sur le compte, non pas de notre maladresse, 
mais du manque de gibier. 

—- Ah! dit-il écorchant toujours rfotre langue et 
avec plus d'humanité que jamais, oh! yes, plus 
d’opossuni, plus de kanguroos, plus de dyasures, 
plus de natives-dewils. Les défrichements les ont fait 
fuir dans les forêts encore inexplorées du nord- 
ouest; — en revanche, si vous aviez eu des chiens, 
vous auriez fait lever les lapins à chaque pas. Ces 
lapins sont d’origine civilisée; mais ils sont devenus 
sauvages, et, dans vingt ans, ils seront marsu- 
piaux. 

Cela voulait dire qu’il pousserait une poche aux 
lapins, une poche sous le ventre comme à l'opossum, 
comme au rat à ventre rouge. comme, en général, à 
tous les animaux mammifères de l'Australie et de la 
Tasmanie. 

C’est peut-être exagérer cette puissance de trans- 
formation qu’une terre nouvelle exerce sur les ani- 
maux qu’on y importe; aussi, je donne cette opinion, 
non pas comme la mienne, mais comme celle du 
gentilhomme à Vhabit bleu. 

J'étais tout prêt à me brouiller avec lui à propos 
de ce puff de naturaliste qu'il comptait me faire ava- 
ler, lorsque, tirant de sa poche un charmant petit 
oiseau, moins brillant peut-être, mais plus délicat, 
plus mignon que l’oiseau—mouche des tropiques, et 
gros comme cette fève parfumée que les priseurs 
enferment dans leur tabatière : 

— Tenez, me dit-il, voilà pour vous consoler le 
diamant de la Tasmanie ; passez un fil dans ses na- 
rines, attachez une balle de petit calibre à ce fil, et 
pendez l'oiseau par les pattes dans un flacon d'alcool; 
la pesanteur du plomb fera qu'il se tiendra droit 
dans le liquide qui baignera son plumage sans le 
soulever ni le maculer; puis, quand vous serez à 
Paris, un habile préparateur en fera une merveil- 
leuse miniature. Ne le videz pas, c'est inutile; il a 
été tué ce matin par wn de mes hommes. 

— Un de vos hommes ? 

— Oui, un de mes hommes, et, sur ce, bon 
voyage! suivez ce sentier, vous verrez bientôt Dou- 
ble-Bay, et, puisque vous allez chez O'Neid, vous 
n'aurez qu'à tourner sur la gauche, à un quart de 
lieue d'ici; au bout de quelques pas, vuos rejoindrez 


LES BALEINIERS 5 


oo 


la grande route et vous la suivrez ensuite jusqu’à sa 
ferme. 

Et, ce disant, il disparut dans un taillis d’euca- 
lyptes. 

Je me retournai vers Merveilleux pour l’interroger 
de l'œil. : 

Quel était donc ce gentleman si complaisant, si 
gracieux, si aimable et dont les allures semblaient 
cependant empreintes d’une certaine géne? Ce n’était 
point un déporté, un convict, comme on dit; il n’en 
avait pas le costume. C’était, selon toute probabi- 
lité, un riche planteur des environs, puisqu il avait 
parlé de ses hommes. Toujours est-il qu'il joignait 
à ses manières polies un certain langage scientifique 
de bon aloi; car, dans quelques paroles qu'il avait 
dites en employant une langue qui n’était point la 
sienne et qu'il parlait assez mal, il avait esquissé à 
grands traits l'assiette géologique de la terre de Van- 
Diémen. 

Il était deux heures de l’aprés-midi quand nous 
aperçümes les eaux de Double-Bay, sillonnées par 
quelques sloops et par des chaloupes baleiniéres. 
Depuis six heures, nous voguions dans la*forét ; la 
chaleur nous écrasait; il n’y avait pas moyen d’aller 
plus loin sans se reposer. É 

Nous nous assimes à quelques cents pas du rivage, 
sous l'ombre d’un podocarpus aspleniifolius, et bien- 
tôt, en dépit de mes souvenirs du terrible serpent 
noir, le sommeil me prit. 

Merveilleux se hâta de me rejoindre dans le pays 
des songes, où je venais de me lancer à corps perdu. 

J'aurais dormi jusqu’au lendemain, je crois, si 
mon compagnon ne m'avait pas réveillé. 

Il était nuit close, et nous crevions de faim tous 
les deux, n'ayant rien mangé depuis le matin sept 
heures. 

Il n’y avait pas de temps à perdre si nous vou- 
lions trouver un souper et un gîte, 

Nous nous secouâmes, et nous tournâmes à gau- 
che, comme nous avait dit de le faire le gentleman à 
Vhabit bleu, espérant trouver, selon ses indications 
topographiques, la grande route à quelques pas. 

Mais nous étions dans un jour de malheur; la 
grande route semblait reculer devant nous. Si 
j'avais eu seulement une galette de biscuit, j’eusse 
préféré attendre le retour du soleil, plutôt que de 
marcher au hasard sur ce terrain inconnu et accidenté 
où chaque pas ressemblait à une chute, L'air était 
doux et tiède et le sol couvert d'un moelleux tapis 
de mousse, et j'aurais pu vérifier si les bruits qui 
retentissent dans le silence des nuits de la Tasmanie 
sont d'une autre nature que les bruits du vieux 
monde, Les intonations de la brise sont-elles pa- 
reilles ? La mer qui déferle sur. les basaltes du cap 
de Tasman mugit-elle comme l'Océan mugit sur les 
côtes de l'Amérique ou contre les falaises d'Etretat? 
Les oiseaux se taisent-ils comme chez nous pendant 
toute la nuit pour ne s'éveiller qu'au point du jour? 
Enfin, n’y a-t-il pas des voix, des chansons, des 
mélodies, qui ne résonnent que sur cette terre, der- 
nier promontoire des continents vers le pole Antare- 
tique ? 

C'est que je conserve encore aujourd'hui, que me 
voilà rejeté au milieu du tumulte des villes, les sou 
venirs de plus d'une belle nuit passée sans sommeil 
et en plein air sous différentes latitudes, 


Au Brésil, ce sont des bruits mystérieux sortant 


| des profondeurs des forêts vierges qui entourent la 


baie de Sainte-Catherine; puis des souffles de la- 
mantins errants sur les flots et se confondant avec 
les hurlements des jaguars, qui descendent la nuit 
sur le rivage pour y dévorer les poissons que la marée 
abandonne en se retirant. 

Aux îles Malouines, dépourvues de collines et 
d'arbres, le vent n’a qu'un rhythme; il passe bruyant 
et monotone, et porte au loin les cris mélancoliques 
et plaintifs des pingouins. 

Dans le golfe de Talcuhana, au Chili, on entend 
les vagissements des veaux marins de la Quirine, les 
remous de la Mocha et le vol des grands oiseaux de 
proie nocturnes! 

A la Nouvelle-Zélande, on est saisi d’une terreur 
involontaire quand d'innombrables chiens sauvages 
hurlent sur les rochers de port Cooper. Plus d’une 
fois j'ai dormi sous la hutte des indigènes de Tavai- 
Pounamou, et je frissonnais quand j’entendais la voix 
stridente d’une vieille femme qui, au lever de la lune, 
quittait son tarala (4) et adressait une longue prière 
au Big-Man, au Grand-Étre, à Dieu. 

C'est encore à la Nouvelle-Zélande, sur la lisière 
des forêts du port Olive, que j'ai oui ces mélodieux 
concerts donnés par les oiseaux, deux heures avant 
que le jour paraisse. Quand le ciel est bleu et la brise 
caressante, le philédon à cravate, le merveilleux 
toui, le roi des rossignols de tous les pays, fait alors 
jaillir de sa gorge, éparpille, égrène, des milliers de 
roulades plus souples, plus trillées, plus sonores que 
celles du gosier de la Persiani, et le kaeu-kaou-pa, la 
grosse palombe, roucoule en contre-basse ; la pie de 
mer, l’oiseau-moqueur, le perroquet Nestor accom- 
pagnent ce chant, et l'oiseau vert à sonnette marque 
la mesure avec un fin fin lin pareil à celui d'un 
triangle. 

Et le concert dure jusqu’à ce que le soleil s’al- 
lume comme un phare, au sommet des monts Kaï- 
kaldas. 

Voilà à quoi je songeais en marchant pensif à côté 
de Merveilleux, quand tout à coup un feu brillant 
comme un feu de bivac apparut à cent pas de 
nous. 

Nous nous dirigions rapidement de ce côté, quand 
une voix bien connue se fit entendre. 

‘était celle de notre gentleman à l'habit bleu, 
qui, lui aussi, marchait dans la direction du feu. 

Il rit beaucoup de notre sommeil trop prolongé, et 
offrit de nous mettre lui-même dans le bon chemin 
si nous voulions l'attendre un instant. 

— Mais nous allons vous suivre, lui dis-je, c'est 
bien plus simple. 

— Non, répondit-il, c'est impossible; je vais vie 
siter mes hommes. 

— Pourquoi impossible? Et quels sont vos 
hommes ? 

— Le feu que vous voyez est celui d'un poste de 
convicts occupés aux défrichements de eette con- 
trée; ces convicts sont des Canadiens, et les gardiens 
ont ordre de ne laisser approcher d'eux aucun 
l'rançais ; mais attendez-moi ici, Attendezen silence; 
j'ai, chaque fois, plusieurs postes à visiter : je suis 
médecin. 


(1) Lit de jones. 


LES BALEINIERS 


Cela tombait à merveille. 

— Ah! confrère, m'écriai-je, pourquoi ne Rous 
l'avoir pas dit plus tôt? 

Il était déjà loin. Un quart d'heure après, il re- 
vint. 

— Tous les ouvriers des clearing-gangs (ateliers de 
défrichement) jouissent d'une bonne santé, dit-il en 
nous rejoignant, et, si vous avez faim, suiyez-moi. 

Quelques minutes après, nous étions sur la route. 

— Bonsoir, messieurs, dit-il alors ; je suis forcé 
de vous tourner le dos. Vous serez chez O’Neid dans 
une heure; la première maison que vous trouverez à 
votre gauche est la sienne. 

Et il disparut de nouveau sans que nos instances 
aient pu le retenir un moment de plus. 

C'était un confrère, en effet. 

Un confrère qui, malgré son air dégagé et son ton 
tranchant, avait quelque chose en lui de timide, de 
gêné, de honteux... On nous dit plus tard qu'il était 
convict lui-même, 

Tl avait eu des malheurs à Londres; mais, arrivé À 
Ja colonie, on utilisa ses talents, et, muni d’un fiket- 
of-leavi (un permis de circuler), il parcourait les 
postes de défrichement de ce comté de l’île. 


Ill : 
LES HOMMES DU GOUVERNEMENT 


Il était dix heures du soir quand nous arrivimes 
à la ferme de O’Neid. Les bâtiments bordaient la 
route ; la porte et les fenêtres étaient protégées par 
une grille de fer formant une petite cour, où deux 
grands chiens lévriers, de cette race que les Anglais 
de la Nouvelle-Galles du Sud ont perfectionnée et 
entraînée pour chasser le kanguroo, montaient la 
garde en aboyant à chaque bruit insolite. Hs nous 
accueillirent avec tant de fureur, qu'ils donnèrent 
l'alarme à la maison, de sorte qu'avant même que 
nous eussions sonné, un guichet s’ouvrit à l'un des 
contrevents du premier étage, 

Il fallut parlementer avec madame O'Neid. 

Ces précautions ne sont pas inutiles dans un pays 
encore à moitié couvert de forêts où rôdent des bush- 
rangers (coureurs de buissons) échappés soit des pri- 
sons d'Hobart-Town, soit du pénitentiaire de Ma- 
quarie, soit des autres ateliers de correction de la 
colonie, 

Enfin, sur l'ordre de sa maîtresse, une servante 
vint nous ouvrir, Les chiens, apaisés d'abord par la 
voix de la servante, puis nous reconnaissant pour 
chasseurs, nous suivirent jusque devant une énorme 
cheminée où brûlait une vieille souche de chêne 
rouge. Mistress O'Neid descendit; elle venait nous 
faire les honneurs de la maison en l'absence de son 
mari, qui n'était pas encore de retour d'une excur- 
sion dans le Haut-Derwent. 

C'était une charmante jeune femme que mistress 
O'Neid; mais elle avait pour nous un grand défaut,.. 
elle ne savait pas un mot de francais. Heureusement, 
à notre pantomime, aussi expressive que celle des 

tomains dans le ballet des Sabines, elle comprit que 
nous mourions de faim, et bientôt un immense rosbif, 
un grand pot dale et un pain cuit du jourapparurent 
sur la table. 


Merveilleux n’attendait probablement que ccla 
pour perdre un reste de mauvaise humeur qu'il avait 
conservé. Il redevint bon camarade, et le souper 
commençait le plus gaiement du monde quand les 
aboiements des chiens annoncèrent un nouvel arri- 
vant. 

— C'est le maître de la maison qui revient, dit 
mistress O’Neid; les chiens sont joyeux. 

En effet, au bout de quelques instants, la porte 
s’ouvrit, et O’Neid entra. : 

L’accueil fut d’abord aussi cordial que nous 
pouvions le désirer; mais, tout à coup, ayant 
apercu le rosbif sur la table, il prit un air sé- 
vere ; 

— Vendredi! s’écria-t-il; de la viande un ven- 
dredi | 

Et, s’élançant sur le plat, il l’enieva maleré nos 
efforts, est le déposa dans une armoirequ'il ferma à 
clef, et, pour plus grande sûreté, il mit la clef dans 
sa poche. 

Il est vrai qu’il ordonna à la servante de faire une 
omelette, 

— Catholique! rosbif! catholique! murmura-t-il 
en arpentant la chambre à grands pas. 

Maitre O’Neid, ce soir-l}, perdit beaucoup dans 
notre estime. Je ne sais si ce fut par préyention, 
mais nous trouvames l’omelette exécrable. Et, 
comme nous étions éreintés, nous allämes nous cou- 
cher immédiatement. 

Ma chambre communiquait, par un petit escalier de 
service, avec la salle à manger, où nous avions si bien 
commencé et si mal fini notre malheureux souper. 

De cette chambre, j’entendais une conversation 
très-animée entre le colon et sa femme, 

Jeus la curiosité, non pas d'écouter ce qu'ils di- 
saient, je ne comprenais point assez l'anglais pour 
cela, mais de voir ce qu’ils faisaient. 

J'étais intrigué par un bruit de fourchettes accom- 
pagnant leur dialogue. 

Je sortis done du lit et regardai par le trou de la 
serrure, ÿ 

Notre brigand d’frlandais ¢fait attelé à son ros- 
bif et mordait à belles dents dans la chair sai- 
gnante. 

J’eus un instant l'envie de rentrer dans la salle, 
comme si j'avais oublié quelque chose; mais les 
hypocrites me révoltent, ils me font honte, et je re- 
montai, Je racontai la chose à Merveilleux, et nous 
résolûmes, tant la conduite de notre hôte nous pa- 
raissait révoltante, de partir le lendemain avant le 
jour sans lui dire adieu, 

En effet, à cing heures du matin, nous quittions 
Ja maison sans avoir réyeillé personne, sauf un des 
lévriers qui vint nous faire la conduite jusqu'à la 
porte, : 

Nous n'avions pas le temps de chasser; il fallait 
regagner au plus vite le débarcadère du bateau à 
vapeur. Cette fois, nous suivimes tout simplement 
la grande route, de sorte qu'après une heure de 
marche, nous étions de retour 4 Kanguroo-Pointe. 

Nous avions fait, en einquante minutes, le chemin 
qui nous avait pris quatorze heures la veille. 

A sept heures, nous débarquions au quai de la 
Douane. 

Du quai de la Douane, nous aperçümes un grand 
concours de peuple qui se dirigeait vers la prison. 


LES BALEINIERS 7 


Des £ — 


Nous nous informâmes, et nous apprimes qu'on | 


allait pendre quatre hommes du gouvernement ; par 
politesse, on ne dit jamais : un convict, un déporté. 

Comme nous ne devions appareiller qu’a onze 
heures, nous avions tout le temps d'assister à l'exé- 
cution. 

J'avais vu pendre au Brésil; je n'étais pas faché 
d'étudier la différence qui devait naturellement exis- 
ter entre une pendaison portugaise et une pendaison 
anglaise. 

Au Brésil, on pend comme on pendait autrefois en 
France, avec l'échelle et la potence classiques ; je ne 
m'étendrai donc pas sur cette sorte de supplice; je 
n’apprendrais rien à personne. 

Aux colonies anglaises, l'appareil est différent. 

Nous allons, au reste, essayer de rendre ce que 
nous avons vu. L’impression fut assez vive pour 
qu'aujourd'hui encore aucun détail de l'exécution 
ne m’échappe. 

Si l’on n’a pas oublié le rosbif de la veille, on 
se souviendra que nous étions au samedi matin. 

L'échafaud avait été dressé pendant la nuit. 

Ce qui m’étonna en arrivant sur la place, c’est 
que cet échafaud occupait la cour de la prison ; seu- 
lement, sa hauteur était calculée de façon à ce que 
les condamnés apparussent à mi-corps derrière le 
faite de la muraille. 

J'interrogeai mon voisin. 

— Pourquoi, lui demandai-je, au lieu de dresser 
l’échafaud sur la place publique, le dresse-t-on dans 
la cour même de la prison ? 

— Oh! me dit-il, vous n’y perdrez rien pour cela, 
Vous les verrez pendre du dehors, mais ils mourront 
derrière le rideau de la muraille; l'agonie à lieu ici 
dans la coulisse; c’est bien plus décent que par l'an- 
cien mode, d’après lequel, en Espagne, au Brésil et 
en Portugal, le patient est lancé en plein vent dans 
l'éternité; et puis, ajouta mon voisin, croyez-vous 
qu'il ne soit pas prudent, au milieu d’une population 
comme la nôtre, et quand on dispose d'aussi peu de 
forces militaires, de mettre une muraille entre le 
supplice et la populace? 

En effet, une poutre supportée par deux piliers 
placés en dedans du mur de la prison apparaissait 
posée parallèlement au faite du mur, un peu en ar- 
rière de lui, et s'étendant à cinq pieds environ au- 
dessus. 

A cette poutre, on voyait attachés séparément 
quatre bouts de corde neufs, bien savonnés et relui- 
sant au soleil, 

Des quatre condamnés, trois étaient des bush-ran- 
gers, coureurs de buissons, prisonniers évadés qui 
pillaient et incendiaient les fermes et les cottages 
isolés. 

Le quatrième travaillait à Port-Arthur, et avait 
assassiné un gardien pour lui voler un peu de tabac. 

Cette privation de tabac avait déjà engendré plu- 
sieurs rixes graves, mais pas encore de meurtres, et 
l'on disait qu'une fois la punition intligée, le gouver- 
neur, dans la crainte de voir se renouveler un pa- 
reil crime, accordait désormais comme récompense 
une certaine ration de tabac à tout condamné qui 
s'en rendrait digne par sa conduite. 

L'obligeant voisin qui m'avait déjà donné ces dé- 
tails eût la bonté, à mia sollicitation, de continuer 
son métier de cicerone, 


Il m’expliqua que, derrière la muraille, et caché 
par elle, il y avait un plancher à bascule sur lequel 
monteraient les condamnés, de manière à ce que le 
haut de la muraille leur servit de rampe ; et, quand 
ils auraient la corde au côu, le plancher ferait bas- 
cule. 

— Vous comprenez alors ce qui arrivera, ajouta 
mon voisin. 

Je comprenais parfaitement. 

Cependant il y avait retard. 

L’exécution était annoncée pour neuf heures, et il 
était neuf heures cinq minutes. 

La foule commençait à pousser ces ignobles gro- 
gnements qui n'appartiennent qu'aux multitudes 
anglaises. 

Enfin, à neuf heures dix minutes, les tambours 
résonnent. Trente soldats habillés de rouge, trente, 
colosses irlandais, commandés par un frêle gentleman 
en tunique bleue, débouchent par David street et se 


‘Tangent en bataille sur la place, au pied du mur de la 


prison et au-dessous du gibet. L'officier glapit un 
commandement : les Irlandais prennent le port 
d'arme, et un monsieur en paletot jaune et en cha- 
peau gris apparaît sur l'échafaud et salue gracieu- 
sement la foule. — C’est Je bourreau ! 

Il dépose son chapeau sur le parapet, passe sa 
main dans ses cheveux pour les ramener coquette- 
ment d'un côté de son visage, tire de sa poche un petit 
paquet de linge blane qu'il place dans le chapeau, se 
penche vers l'intérieur de la prison et fait un 
signe. 

En ce moment, je sens que l’on me frappe sur 
l’éprule. Je me retourne : c’est le capitaine Jay, mon 
capitaine, qui, lui aussi, a eu la curiosité de voir une 
exécution australienne. 

Il a dans la bouche une énorme chique, ce qui in- 
dique qu'il s'attend à de grandes émotions. 

Les matelots, dans la tempête, reconnaissent, en 
général, l'opinion que le capitaine Jay a du danger à 
la grosseur de sa chique. 

La chique du capitaine Jay est plus ou moins 
grosse; mais On aurait autant de peine à le prendre 
sans chique qu'on a de peine à prendre sans vert un 
écolier qui joue au vert au mois de mai. Au reste, 
nous ferons bien plus ample connaissance avec le 
capitaine Jay. 

Une rumeur s'élève. 

Disons quelle est la cause de cette rumeur. 

Le signe que le bourreau venait de faire avait pour 
but de prévenir le directeur de la prison que tout était 
prêt, et que l’on n’attendait plus que les condamnés. 

En vertu de cet avertissement, les condamnés ap- 
parurent lentement et les uns après les autres derrière 
la muraille, 

C'étaient quatre jeunes hommes, dont le plus 
vieux pouvait compter trente ans. 

Ils avaient les mains libres, mais les coudes atta- 
chés derrière le dos. 

Le bourreau les place les uns aprèsles autres sous le 
bout de corde qui leur est destiné; il enroule chaque 
bout de corde autour de leur cou, et, l'extrémité 
libre des bouts de corde étant terminée par un gros 
nœud en forme de pomme de pin, i fixe ce nœud 
sous l'oreille droite de chacun, de sorte que, dès que 
le plancher aura basculé et fait son jeu, et que le 
corps sans appui sera abandonné à sa propre pesan- 


8 LES BALEINIERS 
a EE AS UC GT 


teur, le nœud se heurtera violemment contre Yapo- 
physe mastoide, la tête sera déjetée de côté, il y aura 
luxation des premières vertèbres cervicales, rupture 
de la moelle épinière, et mort instantanée, sans les 
convulsions, sans les gambades de la pendaison 
strangulatoire. 

C’est un perfectionnement qui fait honneur au 
génie anglais. C’est le confortable introduit en ma- 
tière de peine de mort. 

Le bourreau adressa un nouveau signal du côté 
de la prison. Aussitôt arrivèrent, en murmurant des 
prières, un ministre presbytérien qui se plaça der- 
rière les deux premiers patients ; un méthodiste, qui 
eut affaire au troisième, et, pour le quatrième, un 
prêtre catholique en surplis blanc. 

Vint ensuite le noir personnage d’un shérif avec 
sa grosse perruque et les dossiers du procès. 

Lofficier irlandais leva son épée, les tambours 
résonnèrent, les bruits de la foule s’éteignirent, et le 
magistrat lut à haute voix les condamnations. 

A la fin de chaque acte, sa voix stridente répétait 
lentement cette formule anglaise : 

« Et le condamné sera pendu, pendu, pendu, jus- 
qu'à ce que mort s’en suive. » 

Dans l'intervalle des lectures, on entendait les 
prières des prêtres. 

Le premier de ceux qui allaient mourir était déjà 
pâle comme un mort. 

Les trois autres s’efforcaient de sourire, mais 
d’un sourire hideux, qui leur faisait une physiono- 
mie pareille à celle de Thomas Idle d’Hoggart, et ils 
inclinaient la tête comme pour répondre à ceux qui, 
dans la foule, leur criaient : 

— Bravo, Peter!... Bravo, John}... 
Thom |... Farewel! farewell! 

Pendant ce temps, le bourreau, automate terrible, 
accomplissait son œuvre avec l’insensibilité d’une 
mécanique. 

Il prit et déplia les linges blancs. 

C’étaient quatre serviettes ayant un cordon cousu 
aux quatre angles. 

Il placa une serviette sous le menton de chacun 
de ces hommes, comme s’il allait leur faire la barbe. 

Puis il releva cette serviette sur la figure et Ja rat- 
tacha sur la nuque pour envelopper la tête du pa- 
tient, de sorte que ces quatre têtes ressemblèrent à 
quatre boules blanches informes. 

Alors les exhortations des prêtres devinrent plus 
pressantes, et le regret de la vie ou le repentir sem- 
blèrent s’éveiller dans le cœur des condamnés : des 
sanglots étouffés soulevèrent les voiles; des larmes 
les tachèrent aux environs des yeux, et le catholique 
essaya, mais vainement, de porter la main à son 
front pour faire le signe de la croix. 

Je regardai le capitaine Jay; il était pâle comme 
les servieltes qui couvraient le visage des con- 
damnés. 

Mais la foule commença à s'irriter des lenteurs de 
l'exécution : cette parodie de mort est hideuse et fait 
frissonner les plus endurcis. 

Elle dure depuis plus d'un quart à'heure. 

Le bourreau comprend ce murmure: il inspecte 
ses cordes, congédie le shérif et les prêtres, salue et 
se couvre,,, 

Puis, saisissant à bras-le-corps un des poteaux, il 
frappe du pied, et tout disparait, 


Bravo, 


Pendant une seconde, les cordes brandillérent ; 
mais, presque aussitôt, elles se tendirent et devin- 
rent roides et immobiles comme des cordes de plomb 
de sonde. 

Parmi les cris poussés dans la foule, j'avais recon- 
nu le cri du capitaine Jay. 

Je me retournai de son côté. 

1 avait lair d’étrangler. 

— Qu’avez-vous donc, capitaine? lui deman- 
dai-je. 

— Mille tonnerres! dit-il, j'en ai avalé ma chique. 

Je crus qu'il plaisantait. 

Le geôlier ouvrait les grandes portes de la prison, 
pour que les assistants pussent s’assurer de la mort 
des suppliciés. 

— Venez-vous les voir, capitaine ? demandai-je à 
Jay. 

— Non, merci, j'en ai assez comme cela; je re- 
tourne à bord. Ne vous faites pas attendre. 

— Dans dix minutes, capitaine. 

Et le capitaine Jay tira à grands pas du côté du 
port. 

Je suivis la foule. 

Je vis alors les quatre pendus droits et roides, les 
pieds à un mètre du sol, à peu près. 

Le gentleman exécuteur se tenait près d’eux en 
chef de file, et semblait dire aux curieux : 

— Voyez comme ils ont peu souffert!... Voïlà ce 
qui s’appelle de la besogne bien faite, j'espère ! 

En effet, on n’apercevait aucune trace de convul- 
sions ; la tête seulement s’inclinait fortement sur l’é- 
paule gauche, par suite de l’action du fameux nœud 
en pomme de pin. 

La langue sortait d’un demi-pouce hors l'angle de 
la bouche. En quittant la cour de la prison, je passai 
près d’une femme et de quatre enfants qui pleuraient, 
accroupis au pied d'une borne; près d'eux, sur un 
plat d’étain, brillaient quelques pièces de monnaie de 
cuivre. 

— C’est la famille d’un des pendus, disait l'un. 

— C’est une banquet disait l’autre. 

Je pris congé de mon ami Merveilleux, que ce 
spectacle avait fort impressionné; peut-être songeait- 
il que, si la veille il m'avait envoyé son coup de fusil, 
il aurait pu lui en arriver autant qu'aux quatre mes- 
sieurs du gouvernement. Au bout de dix minutes, 
comme j'en avais pris l'engagement, j'étais à bord de 
l'Asia. 


IV 
RÉGIONS ANTIPODIQUES 


Ce n'était point une plaisanterie ; le capitaine Jay 
avait bien réellement avalé sa chique. En arrivant à 
bord, je le trouyai très-malade : il faut bien peu de 
nicotine pour empoisonner un homme, et le capi- 
taine Jay était tout simplement empoisonné, 

Je commeneai par lui faire prendre un vomitif pour 
expulser la cause, et je combattis les effets avec du 
lait et du café, 

Deux heures après notre retour à bord, il était 
assez fort pour commander en personne l'appareil- 
lage. 

Nous descendimes le Derwent, ce fleuve qui se 


LES BALEINIERS 9 


oo ee UE EEE ES EnSEEnS En nn Renner RU ERE 


nomma d’abord la rivière des Français, lorsque 
Bruni d’Entrecasteaux le découvrit. 

Le pilote qui nous reconduisait au large était un 
colosse que n’oublieront jamais ceux qui l'ont vu une 
seule fois... Un jour, il eut, je ne sais pour quel 
motif, la fantaisie de se tuer d’un coup de pistolet, 

L'explosion lui enleva la mâchoire inférieure, 
creusant une effroyable cicatrice qui défigure cette 
tête énorme dont le sourire épouvante. 

Les bords du Derwent sont partout défrichés et 
cultivés. Des cottages, comme les Anglais seuls sa- 
vent les bâtir, égaient les plantations; chaque cot- 
tage est l'embryon d’un village futur. 

Le courant nous entrainait rapidement vers l'île 
Bruni, dont la pointe nord vient mourir en pente 
douce et sablonneuse au milieu de l'embouchure du 
fleuve. Le tronc gigantesque d’un arbre mort la si- 
gnale de loin sur notre droite, à peu près à la hau- 
teur de Vilot des Lapins, sur lequel s'élève une 
haute tour à feu à éclipses de cinquante-neuf se- 
condes. 

Ces îlots dépassés, nous entrons dans Storm-bay 
(la baie des Tempétes). Disons, en passant, que ja- 
mais baie ne fut mieux nommée. 

Pendant que le tangage commence, jetons un re- 
gard sur celte terre que nous allons quitter, et em- 
brassons d’un regard les contours, les baies et les 
montagnes de cette nouvelle Angleterre. 

La terre de Van-Diémen, ou de la Tasmanie (on 
lui donne indifféremment ces deux noms), est au 
grand continent australien ce que l'Angleterre est au 
continent de l’Europe, le détroit de Bass est le Pas- 
de-Calais de l’hémisphère sud. | 

Nous laissons à droite le détroit d’Entrecas- 
teaux. 

Le passage est difficile et nécessite un bon pilote. 

La première frégate française qui ait osé le 
franchir était commandée par M. Laplace et pilo- 
tée par le méme monstre humam qui nous reconduit 
au large. 

Notre pilote nous quitta par le travers de la baie 
de l’Aventure, cette baie où Fourncaux devait re- 
joindre Cook quand leurs deux navires se séparèrent 
dans une tempéte, alors que le grand navigateur avait 
pris à tâche de révéler au monde, avec ses propres 
découvertes, les découvertes de Tasman; — décou- 
vertes que l'esprit étroit, égoiste et ambitieux des 
marchands de la Compagnie des Indes voulait ense- 
velir dans le plus profond secret, comme si elle eût 
craint que des compagnies rivales ne vinssent s'y en- 
richir à son détriment. 

Nous rangeons de près l’île Pingouin, et, à l'aide 
de la longue-vue, nous pouvons entrevoir à la fois, 
et le cap Fluted et le cap Frédéric-Henry, ses deux 
limites nord et sud. 

La mer du détroit et la mer de Storm-bay étran- 
glent l'ile Bruny par le milieu, en formant un isthme 
étroit, mais long de six milles, qui relic entre elles 
les deux grandes parties de l'île, 

Le cap Fluted tire son nom d'une agglomération 
de rochers dont les assises, au lieu d'être horizon- 
tales, sont verticales et canneltes, 

Un rocher gigantesque, cannelé comme les précé- 
dents et nettement séparé de la côte, sert de vigie au 

ap Frédéric-Henry, 

A quatorze lieues de nous, à bäbord, de l'autre 


côté de Storm-bay, apparaissaient les basaltes du 
cap Raoul et de Vile de Tasman, 

Cette ile fut la première terre que découvrit Tas- 
man sous ces latitudes. 

Le cap Raoul, avec ses curieuses masses basal- 
tiques, taillées en colonnades, ressemble de loin à un 
temple grec qui aurait perdu ses murailles et sa toi- 
ture, — au temple du cap Sunium, par exemple. 

La baie Mauvaise, la rivale de Storm-bay, s'étend 
entre la tête de Tasman et l'île Bruny. 

Arrivé li, le pilote nous quitte, et nous gagnons 
le large, en perdant de vue Pedra-Bianca et le rocher 
d'Eldystone, les deux premières vigies qui signalent 
l'approche de la terre de Van-Diémen. 

Il est temps, je crois, de dire maintenant un mot 
de l’Asia et de son équipage. 

L’ Asia est un navire à trois mats, sans perroquet 


de fougue, — ce qu’on appelle un trois-mdts pieu. 


Sa capacité est de six cents tonneaux ; son équi- 


page se compose de trente-six hommes, compris les 


mousses. 

On construit aujourd'hui des navires élégants et 
grands marcheurs, mais qui, après quinze ou vingt 
ans de voyage, sont éreintés, cassés, rapiécés, et 


. dignes tout au plus de servir de pontons, ou bons à 


être dépécés pour en vendre le cuivre et la fer- 
raille. 

Notre Asia ne connait point ce danger et ne le 
connaîtra pas de longtemps; le jour où elle cessera 
de torcher de la toile, comme on dit en langage de 
matelot, c’est qu’elle aura sombré sous voile, ou se 
sera brisée sur quelque écueil. 

Car le bois de teck, ce bois de l'Inde que les tarets 
ne peuvent perforer et quine pourrit jamais, a été 
employé pour confectionner sa membrure, ses cour- 
bes et sa quille. 

Des Américains l'ont mise sur chantier voilà plus 
de soixante ans ; elle a été naturalisée française après 
1815, et nos arrière-petits-enfants la reverront en- 
core dans quelque bassin de l’un de nos ports, de 
même qu'à Marseille nous admirons, au retour de sa 
campagne, la vieille barque l'Indus, vénérable trois- 
mats construit aux environs de l'an 1600. 

L’ Asia a été armée pour la pêche depuis longues 
années. Auparavant, elle faisait les voyages des co- 
lonies de l'Amérique du Nord et des Indes; elle a 
done rendu à son armateur M, Winslow, du Havre, 
dix fois le prix de son achat, et elle lui rapportera 
probablement encore le double et le triple de ce 
qu'elle lui a déjà rapporté, si quelque sinistre ne l'ar- 
rête pas en route. 

C’est une marcheuse de moyenne force; mais elle 
se comporte admirablement dans les gros temps, et 
nous n'avons jamais craint qu'une baleine morte ou 
vivante pit la blesser en faisant bélier sur ses flancs. 

Et cependant, combien de navires moins faibles 
d'échantillon ont été endommagés par les coups des 
cétacés en fureur ! 

En 1836, la Lydia, navire de Nantucket, a coulé 
bas par suite d'une voie d'eau qui s'élait déclarée, à 
quelques pieds au-dessous de la flottaison, un jour 
qu'un cachalot la frappa de son large museau carn. 

Le navire Anu-Alexander, capitaine John de Blois, 
de New-Bedfort, a été défoncé par une baleine blessée, 
Elle se rua la tête la première sur les bancs furins du 
mit d'artimon : il s'ensuivit une large voie d'eau, et 


40 ; LES BALEINIERS 


Je navire coula bas le 30 avril 1854; vous voyez que 
l'accident est encore tout frais. 

Les hommes de l'équipage, réfugiés dans leurs 
embarcations, furent recueillis deux jours après, par 
un navire qui croisait dans ces parages et conduits à 
Paita, côte du Pérou. 

Le journal qui raconte ce fait a sans doute été mal 
traduit; on aura écrit baleine pour cachalot, car l’ac- 
cident a eu lieu vers le 5° degré de latitude sud, et 
Jes cachalots seuls habitent les mers tropicales : 
les baleines ne fréquentent que les zones tempérées 
froides et glaciales, 

En i850, le navire baleinier l'Esseæ, commandé 
par le capitaine Parker Cook, eut son taille-mer em- 
porté par un.cétacé. 

Je me souviens qu’étant en croisière sur la Pallas, 
aux alentours de Juan-Fernandez, Vile de Robinson 
Crusoé, unebaleinefranche, cherchant son petit qu’on 
avait harponné, et devenue folle de douleur en re- 
connaissant les traces du sang qu'il perdait par sa 
blessure, donna un coup de tête sur nos bordages ; 
le navire tressaillit au choc, et dans sa quille, et dans 
sa mature, etl’on reconnut plus tard, en déchargeant 
les pièces d’huile, qu'un bordage avait été fracassé : 
par bonheur, aucune voie d’eau ne se déclara. 

Le Journal du Havre raconte, dans son numéro du 
3 juillet i852, que le brick la Pauline, du Havre, a 
sombré sous voile, après avoir reçu plusieurs coups 
de queue de baleine par le bossoir de tribord ; le na- 
vire courait alors avec une vitesse de sept nœuds et 
demi par bonne brise ouest-sud-ouest. L’équipage, de 
neuf hommes et un passager, erra pendant trois jours 
au gré des vents et des flots, et fut recueilli dans un 
complet état d’épuisement par le Crusador. 

La Pauline était cependant un navire tout neuf et 
qui effectuait le retour de son premier voyage. 

Je passe sous silence beaucoup d'autres sinistres. 

Or, je le répète, nous n'avions point pareille crainte 
à bord de l’Asia. 

Or choisit d'ordinaire, pour la pêche, des navires 
neufs et très-solides ; comme je le disais plus haut, 
l'équipage varie detrente-six à quarante-six hommes, 
selon que l’on doit armer quatre ou cing embarca- 
tions. 

Le capitaine Jay, qui nous commandait et dont j'ai 
dit deux mots à propos de l'exécution des quatre 
bush-rangers, avait été du nombre de ces moniteurs 
de pêche que les armateurs du Havre appelèrent en 
France pour servir de guide à nos marins. Jeune, vi- 
goureux, intrépide, adroit, il avait fait son chemin 
pas à pas. De mousse, il était devenu harponneur, 
puis chef de pirogue, puis capitaine. 

Mais au prix de quelles fatigues, de quelles mi- 
sères, de quels dangers ! 

Plus loin, je vous dirai combien de ceux que j'ai 
connus sont morts à la tâche Si je pouvais me”ren- 
scigner sur tous mes anciens compagnons de voyage, 
je crois que sur les cent vingt-six ou cent trente 
hommes que j'ai connus dans le cours de trois cam- 
pagnes de sept années, il n'y en a peut-être pas une 
douzaine de survivants parmi ceux qui ont continué 
le métier, 

Le capitaine Jay n'épargnait pas ses peines, I pre- 
nuit véritablement à cœur son métier de tueur de 
baleines; il est vrai que, sur une baleine tuée, qui vaut! 
de huit à dix mille francs, il avait la plus belle part ; 


car nous avions tous notre part proportionnelle dans 


le produit de l'expédition ; mais, quand méme il se-. 


rait resté à bord tandis que l’on donnait la chasse aux 
cétacés, il n’en aurait pas moins eu son dixième 
d'huile et de fanons. Il fallait donc lui savoir gré de 
s’exposer comme le dernier de ses matelots. 

Nous ayons passé du batiment au capitaine, pas- 
sons du capitaine aux embarcations. 

Nous armions quatre embarcations pour courir 
sus au gibier. 

Chaque émbarcation était montée par six hommes: 
le harponneur devant, l'officier derrière, les quatre 
rameurs entre eux. L’officier gouvernait l'embarca- 
tion, longue de vingt-six pieds, large, dans son bau, 
de quatre pieds dix pouces, épaisse comme le petit 
doigt dans ses bordages. Il la gouvernait avec un 
aviron de queue aussi long que l’embarcation, et ce 
gouvernail avait l'avantage de faire tourner, pivoter 
la pirogue sur son centre, sans qu’elle perdit du ter- 


rain comme elle en perdrait en laissant arriver pour. 


virer de bord, avec le gouvernail ordinaire. 

Les hommes maniaient un aviron de quinze pieds, 
excepté celui du milieu, qui en avait dix-huit, et le 
harponneur ne quittait son siége de rameur que lors- 


. qu’il lui était ordonné de saisir le harpon pour atta- 


quer la baleine. Ces embarcations, si légères, si 
minces, pointues à l'avant comme à l'arrière, et cin- 
trées comme un chapeau à claque, bondissent de 
lames en lames, taillant la cime des vagues sans en 
toucher le creux, et volent comme volerait un jave- 
lot lancé par une machine, comme volerait un cail- 
lou ricochant sur l’eau d’un lac, comme volerait une 
bombe tirée à ras de terre. 

- Le fond de la pirogue est percé d’un trou, que 
maintient bouché un morceau de liége garni de toile, 
le nable. Quand la pirogue est hissée sur ses palans, 
on enlève le nable, et l’eau qu’elle contient s'écoule. 

Elles sont cependant lourdement chargées, ces pi- 
rogues; vous allez voir; d'abord, un baquet circu- 
laire placé entre les deux banes du milieu et contenant 
quatre cents pieds de cordes. — Ligne de pêche, 
grosse comme le pouce, bien flexible, bien goudron- 
née, bien solide surtout, car elle est formée de trois 
torons, réunion-de seize fils carrets fabriqués avec le 
meilleur chanvre de Norwége et de l'Amérique du 
Nord. La ligne de pêche américaine était, de mon 
temps, la plus estimée; mais il paraîtrait que, depuis 
lors, les cordiers de Normandie ont fait de grands 
progrès, et peuvent lutter avec avantage contre tous 
les cordiers du monde. 

Près de la baille à ligne, on place une ancre à 
grappins pesant une cinquantaine de livres, puis une 
drague carrée de planches de chêne fortement bar- 
dées de fer, et que l'on amarre au bout de la ligne 
lorsque la baleine, s'enfuyant, en a épuisé toute la 
longueur, 

Cette drague suffit A modérer la vitesse de la ba- 
leine ou du cachalot par la résistance qu'elle offre en 
coupant perpendiculairement le sillage de l'animal 
qui s'enfuit. Vient ensuite un baril fermé qui con- 
tent trente livres de biscuit, même plus, et un fanal 
préparé avec bougies, briquet, mèches, amadou et 
allumettes placées dans une boîte en fer-blane herme= 
tiquement fermée, 

L'équipage d'une embareation perdant le navire 
de vue et s'égarant dans la nuit a dû plus d’une fois 


ae < ae oe 


sl italia um Gal 


LES BALEINIERS 11 


son salut à ce baril de précaution et au petit tonne- 
Jet d’eau qui l'accompagne. 

Joignez à tout cet attirail un bidon d’eau douce, 
un ou deux petits baquets, une voile avee son mate- 


o oi . . 
reau et sa livarde, une hachette, un couteau à gaine, | 


deux sébiles pour verser hors du canot l’eau qui peut 
s’y embarquer, puis des harpons, des lances, des 
louchets tout emmanchés et prêts à fonctionner. 

Le harpon est un dard en fer formant un angle 
obtus d'environ 120°, dont deux côtés ont trois 
pouces de long et sont aiguisés sur leurs bords. Le 
troisième côté forme un angle rentrant du sommet 
duquel part une tige de fer de trois ou quatre pieds 
de long, et qui se termine par une douille dans la- 
quelle s’emboîte le manche qui sert à le lancer. Le 
fer de la tige doit être malléable et se tordre sans se 
casser, 


La lance a la forme d’une spatule ou d’une feuille | 


de laurier d’un pouee et demi de largeur dans son 

_ plus grand diamètre, sur deux et demi de longueur. 
Elle est finement aiguisée et peut sortir facilement 
de la plaie qu'elle a faite, ce qui est le contraire du 
harpon. Comme le harpon, elle s’emmanche à l’aide 
d'une douille. 

Le louchet a la forme d’un trapèze aiguisé sur 
trois côtés et ayant sa douille sur le côté le plus petit. 

On peut admettre que chaque pirogue tout armée 
pèse un millier de kilogrammes. 

La pirogue du capitaine est placée sur l'arrière, à 
tribord. Elle est maintenue au-dessus des bastingages 
à l'aide de pistolets, daviers ou porte manteaux gar- 
nis de poulies et de palans. 

Le second officier du bord commande la seconde 
embarcation placée à babord, le long des haubans 
d’artimon. 

La troisième embarcation, sous les ordres du lieu- 
tenant, ou troisième officier, a ses pistolets de sus- 
pension entre le grand mât et le mât de misaine, à 
bâbord. 

Enfin, le dernier officier dirige le quatrième canot, 
qui se hisse au-dessus du pavois mobile à tribord, 
par où entrent sur le pont les lanières de gras enle- 
vées au cadavre de la baleine. 

Quand une baleine est signalée et que les pirogues 
sont descendues à la mer pour lui appuyer une 
chasse, comme vous le verrez plus tard, vingt-quatre 
hommes manquent à bord, et nous sommes à peine 
une douzaine de manœuvriers pour tenir toujours le 
navire au vent des chasseurs, — Tristes manceu- 
vriers ! un médecin, des malades, un mousse, un 
novice, un maitre d'hôtel et un cuisinier, 

Et maintenant que tout est dit sur l'Asia, sur son 
capitaine et sur ses embarcations, en route, et au 


hasard du bon Dieu ! 


V 


UN CACUALOT DE HASARD 


I arrive parfois qu'en cherchant des baleines. on 
trouve des cachalots, 

Disons, en quelques mots, la différence qu'il y a 
entre le cachalot et la baleine, 

Le cachalot est un cétacé comme la baleine, mais 
d'une espèce dillérente, 


La baleine a le museau pointu, le cachalot a le 
museau Carré. 

La mâchoire inférieure du cachalot est garnie de 
dents, et le bout de ces dents s'implante däns des 
trous de la voûte palatine, chaque dent ayant son 
trou correspondant comme un couteau a son étui, un 
poignard sa gaine. 

L'ouverture du gosier du cachalot est large; ses 
évents doubles sont placés à l’angle supérieur du 
museau ; sa langue est plate comme une sole, 

La langue de la baleine est grosse, rebondie et 
grasse; ses évents doubles s'ouvrent sur la nuque; 
notre petit doigt pénétrerait à peine par l’isthme de 
son gosier ; des fanons, longs depuis un pied jusqu'à" 
dix, et barbus à leur bord interne, sont implantés 
dans le palais et renfermés par deux immenses lèvres 
ou lippes qui s'élèvent de chaque côté des maxillai- 
res inférieurs. 

Bref, la baleine a la forme d’une navette de 
soixante et dix à quatre-vingts pieds de long, et se 
torminant par une queue très-agile à deux lobes 
horizontaux. 

Le cachalot est encore plus long qu’elle. Il possède 
aussi une queue bilobée, mais presque inerte ; son 
corps est aplati, sauf des bosses irrégulières commu- 
niquant avec le réservoir qui surmonte son crane, 
réservoir et bosses contenant le spermaceti, impro- 
prement nommé blanc de baleine, puisque la baleine 
n’en produit pas. 

Ce qui n’empéche pas que le dernier décret du 
1% février 4855, fixant le droit que payera à l’impor- 
‘tion le spermaceti, s'exprime en ces termes : « Le 
blanc de baleine et de cachalot. » Mais le décret veut 
peut-être parler de Ja cétine, que les chimistes re- 
trouvent dans l'huile de baleine. 

Plus loin, quand je vous raconterai mon séjour à 
la Nouvelle-Zélande, je vous ferai part de quelques 
études sur l'anatomie et la physiologie de la baleine 
et du cachalot, 

Je raconterai aussi la rencontre que nous fimes 
d'une bande de plus de trois cents jeunes cachalots 
en voyage d'émigration. 

Je ne veux consigner ici que notre combat contre 
un vieux cachalot, un de ces solitaires que l'on nomme 
empereurs et qui voyagentsans compagnons, comme 
si les mers n'étaient point assez grandes pour leurs 
gizantesques allures, 

J'ai nommé ce cachalot, un cachalot de hasard, 
attendu que, d'habitude, on ne pêche les cachalots que 
sous les latitudes tropicales ; ce fut done par hasard 
que nous en rencontrâmes un entre Van-Dicmen et 
Auckland, allant je ne sais où. 

Les navires qui font cette pêche reçoivent un équi- 
page différent du nôtre; leurs campagnes durent 
quelquefois quatre années; mais, si les frais sont 
énormes, les bénéfices le sont aussi, car l'huile de 
cachalot se vend un prix double de l'huile de baleine. 

Done, comme je l'ai dit, nous louvoyions par 48° 
latitude sud et 470° longitude est; la mer était dé- 
serle; pas de navires en vue; rien que la solitude et 
l'immensité, 

Je dis l'immensité, et, enedisant cela, jè tombe 
dans l'erreur commune, Rien n'est étroit, rien n'est 
petit comme la pleine mer! Is mentent, ceux qui 
décrivent aveo tant d'enthousiasme et de poésie les 
majestueuses, les incommensurables solitudes de 


a — 


42 LES BALEINIERS 


—_———————————————————————————— 


l'Océan. Enthousiasme factice ! poésie de conven- 
tion! 

Cette immensité de l'Océan n’est que relative : 
elle s'étend pour celui qui a une vue puissante; elle 
se restreint pour celui qui est myope, surtout quand, 
perdu entre le ciel et l'eau, on n’apercoit à l'horizon 
ni terre ni étoiles. Mais que la vigie signale au loin 
un rocher, un navire, une pirogue, oht alors, la 
pleine mer est véritablement immense, sublime, com- 
parée à la petitesse des objets qui surgissent au-dessus 
de ses vagues t 

Vers le soir, on signala le souffle d’un cachalot. 

Je dis le souffle d’un cachalot, parce que son 
souffle est reconnaissable, en ce qu'il prend la forme 
d’une aigrette double et penchée en avant, et qu'il 
s'élève moins haut que le souffle de la baleine 
franche. 

Nous n’avions garde de laisser échapper une pa- 
rejlle aubaine. Nos intrépides canotiers s’élancérent 
donc à sa poursuite, et l'animal plongea au moment 
où ils allaient l’accoster. 

Son coup de sonde dura une heure. 

Puis la mer se fendit, et il reparut à quelques 
mètres de la pirogue de notre troisième lieutenant, 
M. Seigle, qui ordonna immédiatement à son piqueur 
de lui envoyer un harpon dans le flane. 

Le harpon, lancé avec vigueur, mordit solidement, 
et le cachalot, blessé, prit la fuite, entrainant au loin 
la pirogue. 

C'était le soir, et le dernier rayon-du soleil, selon 
la belle expression de Lamartine, mettait des 
crinières de flamme aux coursiers de la mer. 

Le capitaine, encore malade de son empoison— 
nement, gardait le lit; il se fit rendre compte de 
la situation, et, voyant que la nuit commençait, 
ordonna de hisser le pavillon bleu à la tête du 
grand mât. 

A ce signal, le chef de la pirogue amarrée doit cou- 
per sa ligne et revenir au plus vite vers le bâtiment. 

Mais le lieutenant et ses compagnons ne virent 
pas, ou firent semblant de ne pas voir le pavillon de 
rappel, et bientôt un vigoureux coup de lance tra- 
versa les poumons du cétacé, qui avait ralenti sa 
course et s'était laissé accoster sans danger du côté 
de la queue. 

Le coup de lance fit sur le cachalot l'effet qu'un 
coup de fouet produit sur un cheval généreux. L’ani- 
mal blessé reprit de nouveau sa course en vomis- 
sant le sang, et les deux pirogues de conserve n’o- 
sèrent abandonner la pirogue qu'il remorquait. L’ar- 
deur de la chasse, l'enivrement, la folie, le délire 
que produisait l'odeur du sang dont les arrosait le 
géant qu'ils avaient eu la gloire de blesser à mort; 
l'indomptable amour-propre du pêcheur voulant ac- 
complir à tout prix l'œuvre commence, tout cela 
fit oublier à nos braves les plus simples lois de la 
prudence, et tout à coup, comme si la nuit fût ve- 
nue aussi rapidement que rapidement encore fuyait 
le cachalot, nous perdimes de vue les hommes et les 
embareations. 

Tout s'enfonça days le gouflre de l'obscurité, 

Nous n'étions plus que dix-huit hommes à bord; 
mais nos bras orientèrent les voiles du navire dans 
la direction des pirogut 
et Ventrain qu'y eussent mis les cent cinquante ma- 
telots de bordées sur un vaisseau de guerre 


; disparues, avec la rapidité 


Notre capitaine hurlait de désespoir; il était res- 
ponsable de la vie de son équipage; c’est donc lui 
qui serait puni, privé à jamais de tout commande- 
ment, si la fatalité nous séparait pour toujours de 
nos trois pirogues. 

Il ordonna dilluminer la tête de chaque mit et 
de verser de l'huile dans les chaudières du fourneau 
où l'on fait fondre le gras de baleine. On mit le feu 
à cette huileet aussitôt la flamme, comme une flamme 
de punch, s’élança jusqu’à la vergue de misaine. La 
nuit, quoique noire et sans lune, n’était point épais- 
sie par le brouillard ; on pouvait donc espérer que 
les camarades égarés apercevraient nos illuminations. 

De notre côté, des matelots perchés sur les barres 
de perroquet et des cacatois interrogeaient inces- 
samment l'obscurité pour y découvrir les fanaux des 
pirogues. 

Nous louvoydmes ainsi jusqu’à minuit, en cou- 
rant de petites bordées. 

A minuit, le capitaine calcula qu'il était temps de 
mettre en panne. Malgré sa maladie, il restait sur le 
pont, et, de minute en minute, interpellait les 
hommes de vigie. 

Des baleiniers seuls peuvent se faire une idée de 
nos anxiétés, de nos terreurs, de notre désespoir ; 
alors que nous, sains et saufs sur letillac, nous pen- 
sions à nos frères égarés en plein Océan, la nuit, et 
moitié nus dans de fréles esquifs, et n’ayant à peine 
que pour un jour de vivres et d'eau douce | 

Et si le cachalot, se débattant dans les dernières 
convulsions de la mort, brise les canots d’un coup 
de tête, — pas de sauvetage possible ! Nos amis se- 
ront noyés, — dix huit amis, — dix-huit frères, — 
en péril de mort! comprenez-vous cela? 

Ou bien, que le cachalot meure sans se venger, 
que feront-ils demain, si la brume obscurcit l’atmo- 
sphère, si la tempête arrive, si, croyant faire voile 
vers eux, la fatalité nous emporte dans une direc- 
tion opposée ? 

Ils mourront lentement de soif et de faim. 

Ces terribles préoccupations nous poursuivaient, 
et nous allions vaguant sur le pont, de l'avant à 
l'arrière, Ou montant sans cesse et redescendant, 
mornes et désespérés, les enfléchures des hau- 
bans. . 

Le capitaine, debout sur la drome du couronne- 
ment, demandait sans cesse aux vigies : 

— Voyez-vous les feux des pirogues ? 

Et les vigies répondaient : 

— Rient.., Nous ne voyons que la nuit. 

Vers une heure du matin, le capitaine fit amurer 
la grande voile et orienter au plus près le grand hu- 
nier, afin de remonter contre une brise qui venait de 
de l'endroit où les pirogues avaient. été vues pour la 
dernière fois. 

Son inspiration lui disait de gagner dans la racine 
du vent. 

Le cœur des marins s'ouvre facilement aux plus 
folles espérances. Non-seulement cette manœuvre 
eut l'assentiment général, mais encore il nous sem- 
blait que quelque chose comme un instinct nous 
disait que nous allions revoir nos frères; si bien que 
nous nous avancions au milieu de l'obscurité comme 
si nous faisions une route sûre, On redevint gais et 
causeurs: on parla du cachalot, qui devait être mort 
et produire plus de cent barils d'huile; on caleula 


— ee ee 


LES BALEINIERS 43 


combien il faudrait de temps pour le dépecer, pour 
fondre son gras, et l’on se vit d'avance rentrant au 
Havre avec une cargaison à couler bas. 

Mais un quart d'heure, mais une demi-heure, 
mais une heure se passèrent, - et les vigies conti- 
nuaient de répondre : : 

— Rien! — Rien encore! — Rien toujours ! 

On masqua de nouveau le grand hunier: on laissa 
de nouveau le navire s’en aller en dérive, et ceux qui 
avaient le plus de confiance en Dieu, le plus de foi 
dans la Providence, prièrent en silence pour les 
pauvres abandonnés. 

Tout à coup, du haut du mât d’artimon et du 
grand mât, retentissent simultanément ces cris : 

— Un feu! deux feux! trois feux! 

Alors cette nuit si triste, si noire, si affreuse, si 
pleine de deuil, s’illumine et redevient belle comme 
une nuit des tropiques. 

Trois étoiles brillaient, et le navire, comme s’il eit 
partagé notre impatience, marcha vers ces étoiles 
plus rapidement qu’il n'avait jamais marché. 

Les vigies nous indiquaient la route, et, un quart 
d'heure après, la pirogue du second et la pirogue du 
lieutenant nous accostaient. 

Mais qu'était devenue la pirogue du troisième lieu- 
tenant, M. Seigle? 4 

Notre joie baissa immédiatement d’un ton. 

La vigie s'était peut-être trompée; elle n'avait 
sans doute aperçu que deux fanaux dansant et se croi- 
sant sur la houle. 

— Qu'est devenu Seigle ? demanda le capitaine au 
premier officier qui accrochait sa pirogue aux ga- 
rauts. 

— Parbleu! répondit celui-ci, ça ne se demande 
pas : il est resté sur le cachalot. 

— Et pourquoi ne lui avez-vous pas ordonné de 
revenir avec vous ? 

— Ah bien, oui, il n’y avait pas de danger qu'il 
abandonnat son gibier ! Il a pris l'avis de ses hommes, 
et ils ont décidé à l’unanimité que, si vous ne pouviez 
pas aller les chercher, ils attendraient le passage d’un 
autre navire. Ils ont de quoi manger, allez. Vous 
pouvez être tranquille, ils ne mourront pas de faim, 
Le cachalot est gros ! 

— Mais vous plaisantez, monsieur, dit le capitaine, 
qui commençait à se facher. 

— Oui, capitaine, répondit le second, et je vous 
demande pardon, excuse, Vous ne refuserez pas, je 
l'espère, excuse et pardon à un homme qui vient vous 
annoncer que, dans huit jours, il y aura deux cents 
barriques d'huile de plus à bord. 

— Mais enfin, Seigle, pourquoi ne le voit-on 
pas? à 

— Parce que son fanal s’est éleint, capitaine; mais 
je sais où il est, et, si vous voulez gouverner au nord- 
ouest, là, vous le trouverez à un mille de nous, 

C'était vrai. Les heures qui s'écoulèrent ensuite 
furent des heures de joie, et, en même temps que le 
soleil montait à l'horizon, notre brave lieutenant, 
retrouvé côte à côle avec son cachalot, montait à 
bord. 

Vous croirez peut-être qu'après une pareille nuit 
d'angoisses et de fatigues, nos pêcheurs se livrèrent 
aux douceurs du sommeil ? 

Ah bien, oui! la merétait calme, la brise soulevait 
à peine les plis des voiles cargudes, et, jusqu'à midi, 


nos hommes, à l’envi les uns des autres, travaillérent 
à débarrasser de sa houppelande de graisse le digne 
physétermacrocéphalus, qui avait près de cent pieds 
de longueur. 

Il nous donna cent cinquante barils d'huile et deux 
cents kilogrammes de spermaceta. 

Après midi, on alluma les fourneaux, et on gou- 
verna vers la Nouvelle-Zélande, en déviant au sud, 
dans la direction des îles Auckland et des îles Mac- 
quaries, où nous espérions rencontrer quelques ba- 
leines. 


VI 


LE BARIL DE TAFIA 


Un mot sur mes précédents voyages. Avant de 
naviguer sur Asia, j'avais déjà fait une campagne 
de pêche à la baleine, — Je n’ai pas besoin de dire à 
la suite de quel roman amoureux je quittai inopiné- 
ment Paris, sur cette nouvelle qu'un navire baleinier 
était en partance, ni comment j'arrivai au Havre, ni 
comment, devant la commission de santé, je subis 
un examen dont je me tirai à mon honneur. 

On daigna me reconnaître quelque aptitude au 
grand art de guérir, et, à défaut de docteur en mé- 
decine ou d’oflicier de santé postulant un embarque- 
ment, on me délivra un brevet provisoire de chirur- 
gien. 

Notre campagne dura vingt-six mois. Le navire 
revint au port chargé d'huile à couler bas. C'était le 
produit de trente et une baleines tuées aux environs 
de Vile de Tristan-d’Acunha, du Brésil-Banc, du lit- 
toral Patagon, de l’archipel des Chonos, de la Mocha, 
de Juan-Fernandez et du Chili, jusqu’à Coquimbo. 

Ce voyage, que l’on pourrait appeler heureux au 
point de vue de la spéculation, n'avait été pour nous 
qu'un enchainement de souffrances et de misères. 

M. Winslow, notre armateur, homme très-hono- 
rable, mais véritable puritain d'Amérique, se mon- 
trait alors grand partisan des réformes du révérend 
père Mathews, et voulait mettre en vigueur sur ses 
navires les statuts de la Société de tempérance. 

On convint que nos appointements seraient aug- 
mentés, mais que nous n’exigerions en voyage au- 
cune ration de vin ni d’eau-de-vie, 

Le navire partit donc avec de l'eau douce, du bis- 
cuit, du lard et du bœuf salés, des légumes secs et 
des pommes de terre, — Qu'en advint-il ? Des mala- 
dies, du scorbut, des décès et des désertions, mais 
nullement ce qu'en espérait le digne armateur, — 
c'est-à-dire la moralisation des officiers et des mate- 
lots. 

Je n’oublierai jamais ces vingt-six mois de misère, 
dont j'aurai plus tard l'occasion de raconter un épi- 
sode, et, si la vie de mer n'avait pas des entraine- 
ments secrets, entraînements que subit toujours celui 
qui a navigué, et qui ne lui permettent plus de de- 
meurer longtemps prisonnier sur la terre ferme, ja- 
mais, je l'avoue, je n'eusse osé entreprendre la nou- 
velle campagne que je vais raconter. 

Malgré les ordres de l'armateur, le commandant de 
la Pallas avait fait sa petite provision de rhum, et, 
comme nous le disait le loustie du bord, qui cumu- 
lait cette joyeuse fonction avec celle, non moins ap- 


4h LES BALEINIERS 


préciée, de maitre cook, il prenait chaque jour la 
hauteur du soleil avec un flacon de cognac. 

Et, en effet, pour boire à même un flacon, ne 
faut-il pas lever le flacon en l'air comme. on lève un 
octant pour les calculs de latitude? 

De leur côté, le second et le lieutenant avaient 
placé furtivement un baril de rhum dans le cul-de- 
lampe du navire. 

Le cul-de-lampe , remarquez-le bien, est ce petit 
compartiment de la cale situé sous la chambre de 
l'état-major, et où l’on emmagasine les objets les 
plus précieux du chargement. 

Tous les jours, dans l’après-dinée, on s’apercevait 
que ces messieurs affichaient une gaieté excentrique. 

Cette gaieté, poussée à son paroxysme, prit bientét 
les allures de l'ivresse, et, comme l'ivresse des ma- 
rins, et des marins américains surtout, n’est pas tou- 
jours caressante, il ÿ eut un jour une scène de pu- 
gilat. 

Le capitaine trouva cette représentation des jeux 
antiques très-bien placée sur le tombeau d’Anchise, 
mais trés-mal sur son bâtiment, 

Il s’informa, et, ayant appris où ces messieurs 
puisaient leurs stimulations, il ordonna au charpen- 
tier de descendre dans le cul-de-lampe et de défoncer 
le baril de rhum à coups de hache. 

Le charpentier obéit et rapporta sur le tillac, 
comme preuve que l’exécution était faite et bien 
faite, le fond brisé du baril. 

Mais, au grand étonnement de tout l'équipage, le 
lendemain de l'exécution, pareille scène de gmieté, 
d'ivresse et de boxe se renouvela, et cette fois avec 
l'adjonction d’un nouvel acteur : le charpentier. 

Alors le capitaine descendit lui-même dans le cul- 
de-lampe, et il reconnut que le charpentier lui avait 
bien obéi en défonçant le baril de rhum + mais, libre 
de défoncer l'un ou l'autre fond, il avait défoncé le 
fond d'en haut et laissé le baril debout. 

De sorte que, moins le demi-verre de rhura que 
le charpentier avait bu pour prix de son intelligente 
interprétation des ordres du capitaine, le baril, ou 
plutôt la liqueur qu'il contenait, était toujours là. 
Aussi le charpentier avait-il eu permission de trem- 
per sa moque dans le baril. 

Il l'avait trempée plutôt deux fois qu’une, et c'est 
ce qui causa la perte du baril de rhum. Le capitaine 
le jeta à la mer. L'ordre ne fut plus troublé à bord ; 
mais, à chaque relâche, quels désordres! quelles cra- 
puleuses orgies ! J'ai vu l'équipage brûler l'effigie du 
révérend père Mathews dans un bol de punch de cent 
litres d’aguardiente,à Sainte-Catherine du Brésil. 

Quelle vie l'on mène sur un de ces navires aven- 
tureux qui partent lestés d'eau douce, battent les 
mers pendant trois ans et reviennent après avoir 


échangé leur eau contre de l'huile de baleine! C'est. 


un rude métier, je vous jure! Chaque bâtiment est 
une école normale de matelots. Misère et tempétes, 
tempêtes et misère, telle est la ration quotidienne du 
pêcheur baleinier; celui-la, dès son premier voyage, 
rentre au port, marin de premier ordre, je vous en 
réponds, si le scorbut, le naufrage ou le géant des 
mers ne l'ont pas tué, 

Voilà pourquoi l'État donne cent soixante mille 
francs de prime à tout navire armé pour la poche de 
la baleine qui revient à son port d'armement après 
avoir fait le tour du monde, en doublant les deux 


grands caps qui semblent destinés à servir de bar- 
rière à des océans mystérieux, 

Mais, maintenant que le cachalot est tué, que son 
spermaceta est recueilli, que son huile est fondue, il 
est temps de reprendre notre route. 

Voyons, où en sommes-nous? ) 

Le 9 mars 48..., 50 degrés 24 minutés latitude 
sud; 160 degrés 25 minutes longitude est du méri- 
dien de Paris. 

Et, maintenant, déployez la carte de l'océan Paci- 
fique. 

Nous faisons route est-sud-est; nous venons de 
quitter la terre de Van-Diémen... la! vous y êtes, 
n'est-ce pas ? à l'extrémité sud de l'Australie ; nous 
avons fait relâche devant Hobart-Town, et, avant 
hier, enfin, nous avons perdu de vue le dernier ro- 
cher de cette sentinelle avancée de la cinquième par- 
tie du monde, dont l’Angleterre a fait une colonie 
pénitentiaire. 

Nous faisons route vers la Nouv elle-Zélande, tout — 
en cherchant fortune, c’est-à-dire tout en regar- 
dant, aussi loin que notre regard peut s'étendre, si 
nous n’aperceyrons paint, quelque baleine à l'ho- 
rizon. 

Le soir, nous one de route et nous gouver- 
nons au nord-est; sans quoi, nous pourrions bien, 
dans l'obscurité, heurter quelque rocher égrené du 
chapelet des îles Auckland. 

I fait froid; le pôle antarctique nous envoie une 
brise glacée; le thermomètre est descendu à deux de- 

grés au-dessous de zéro, 

Au soleil couchant, calme plat. 

Depuis hier, nous avons franchi cette ligne imagi- 
naire, que les géographes ont tracée sur le globe 
terrestre, et qui sépare la Mélanésie de la Polynésie. 

Au sud de nous, vers le 54° degré de latitude, 
surgit le groupe des îles Macquaries, avec deux ro- 
chers pour v vigies du nord et deux autres rochers 
pour vigies du: sud. 

Les rochers du nord s’appellent le Juge et son 
Clerc. 

Les rochers du sud, l'Évêque et son Diacre, 

Le groupe tout entier a été découvert, en 1811, 
par un pêcheur américain, qui y récolta quatre-vingt 
mille peaux de phoque. 

On voit que ces dignes animaux ne firent pas con- 
naissance d’une manière agréable avec l'espèce hu- 
maine, 

Bellinghausen en 4820, et Kingdom en 1822, ont 
fait les relèvements des Macquari ies. 

L'ile principale a dix lieues de long sur trois de 
large; les mouillages, sans étre sûrs, sont assez 
bons. é 

On y trouve une charmante espèce de petites 
perruches vertes, grosses comme le pouce, qui ne 
perchent pas sur Tes arbres, et vivent par bandes 
dans les hautes herbes des prairies, comme chez nous 
les moineaux franes dans les blés, les chardonnerets 
dans les chardons. 

Le sol est accidenté et montueux; mais le plus 
haut sommet de l'ile s'élève à peine à trois cents 
mètres au-dessus du niveau de la mer. Des naviga- 
teurs ont prétendu que cette ile manquait compléte- 
ment d'arbres; cependant un pêcheur de loups ma- 
wins m'a affiriné qu'il yavait fabriqué des plane shes 
pour réparer! son sloop. On trouve dans l'intérieur 


LES BALEINIERS A5 


de nombreux lacs peuplés de truites, et l'on pourrait 
ensemencer l'ile pendant un siècle sans aller em- 
prunter ailleurs l’engrais nécessaire, tant les roches 
de la côte sont couvertes d’épaisses couches de guano 
que les pluies lavent et que le soleil sèche et réduit 
en poudre. 

Ce pêcheur — celui qui me disait avoir trouvé des 
planches et, par conséquent, des arbres dans l'ile, — 
me montrait de grosses jarres en terre que lui et ses 
compagnons avaient fabriquées avec une espèce d'ar- 
gile qui oceupe le lit des ruisseaux ; cette argile avait 
été cuite dans un feu de tourbe, laquelle est très- 
abondante dans les bas-fonds; ils avaient ainsi rem- 
placé leur modeste vaisselle, brisée lors de l'échouage 
du sloop. 


Un jour, selon toute probabilité, ces gisements. 


argileux, véritable kaolin, fourniront aux tables de 
Sydney, de Hobart-Town, de Victoria et d'Adélaïde, 
des porcelaines rivales, je ne dirai‘pas de celles de 
Creil et de Choisy, dont je fais assez peu de cas, 
mais de celles de Chine et du Japon que j'estime 
beaucoup. 

Dans notre nord-est sont les îles Snarres ou des 
Piéges, et celles de Stewart ou du Maître-d'hôtel, 
que le détroit des Fovreaux sépare de Vile de Tavai- 
Pounamou, la grande terre sud de la nouvelle-Zé- 
lande. | 

* Cette ile de Stewart est presque aussi grande que 
la Corse; elle a des ports nombreux, des ancrages 


solides, des forêts exploitables dont la mer baigne: 


les racines; des légions de veaux marins à double 
poil se traînaient jadis sur les rivages: mais ils ont 
disparu depuis que des aventuriers américains, et 
quelques prisonniers anglais échappés des gedles de la 
Nouvelle-Galles du Sud sont venus s’y établir. Ceux- 
ci cultivent des légumes qu’ils vendent très-cher aux 
baleiniers qui y relächent; ceux-là essayent d'y con- 
struire des chaloupes pontées et même des goélettes, 
avec lesquelles ils espèrent regagner leur ancienne 
patrie, ou bien entreprendre un commerce plus ou 
moins honnête dans l'Océanie tropicale. 

Il y a cela de remarquable qu'à côté de la Nou- 
velle-Zélande, où la nature a placé des bois propres 
à Ja construction des navires, mais trop lourds pour 
faire des mats, on rencontre les îles Stewart, de 
Dampbell et d’Auckland, qui offrent une espèce de 
sapins droits et légers, si propres, eux, à être trans- 
formés en mâts, que des navires de Sydney, de Ho- 
bart et de Nicholson s'y rendent dans le but spécial 
d'y recueillir des cargaisons d’esparres. v 

La future république australienne pourra done, 
sous le rapport de la marine, se suflire à elle-même, 
et n'aura aucun besoin de recourir aux merrains de 
Suède et de Norvége. 

J'oubliais de dire que nous faisons voile pour Ta- 
yai-Pounamou, la grande terre de la Nouvelle-Zélande, 
où nous comptons prendre nos quartiers d'hiver, 


Vit 
FANTASSIN 


5 mars, — Môme froid, même calme qu'hier : 


brume épaisse sans éclaircies : pas de soleil à midi, et, 
par conséquent, pas de latitude, 


=f" ee 


Une houle venant du nord nous pousse en dérive: 

Vers une heure, plusieurs baleines viennent s’éver- 
tuer autour de nous, une d'elles s’élance tout entière 
hors de l’eau et s'élève à plus d'un mètre au-dessus 
de la houle, 

On a vu à horizon son ventre émerger. 

Puis la masse énorme, longue de plus de quatre- 
vingt pieds, et, par son milieu, aussi grosse que 
longue, est retombée dans l'Océan avec un efiroyable 
bruit. 

Le vaisseau a été ébranlé comme une maison dans 
un tremblement de terre, et la houle, que le monstre 
a broyée en rentrant dans labime d’où il était sorti 
un instant comme une vision de l’Apocalypse, a re- 
jailli en pluie sur le navire. 

Depuis le temps que je navigue à bord des balei- 
niers, je n'ai jamais vu si étrange et si terrible spec- 
tacle. 

Nos vieux pêcheurs prétendent qu'un saut de ba- 
leine signifie tempête : plus le saut est élevé, plus la 
tempète sera grande. 

En ce cas, gare à nous f et, comme disait Bailly, 
un Romain rentrerait à la maison. 

Par malheur, je suis à plus de quatre mille cinq 
cents lieues de la maison, et j'ai entre elle et moi le 
diamètre tout entier du globe. : 

Les vieux pécheurs pourraient bien avoir raison : 
je consulte mon journal des années précédentes, à 
propos d'une danse de baleines à laquelle j'ai assisté 
vers les parages du sud de la Plata, mais dans la- 
quelle, je dois le dire, les artistes s'étaient à peine 
élevés au-dessus du niveau de la mer; or, le lende- 
main du ballet, je vois que nous avons failli être 
victimes d'un pampero. 

A demain donc quelque belle tempête de laquelle 
ceux qui échapperont garderont le souvenir. 

Et puis qui nous dit que la tempête qui éclate à 
la surface de la mer n'est pas depuis longtemps cou- 
vée dans la profondeur des eaux, et que les habitants 
de l'Océan, la pressentant venir et monter, ne témoi- 
gnent point, par des mouvements désordonnés, leurs 
angoisses et leurs craintes? Toute tempête est un 
orage, et tout orage développe une immense quantité 
d'électricité. D'après quelques physiciens modernes, 
les poissons, les cétacés surtout, sont très-sensibles 
aux courants électriques et dégagent eux-mêmes une 
quantité incalculable d'électricité. 

De là ces présages qui paraissent de magiques 
prédictions, et qui sont purement et simplement des 
effets naturels de l'organisation des individus, 

Ce qui rend notre humeur encore plus triste, c'est 
cette miserable brume qui nous empêche de courir 
sus aux baleines, qui passent par bandes daus nos 
eaux ; mais, avec une telle brume, il serait trop im- 
prudent de mettre une chaloupe à la mer; elle 
est si épaisse, qu'à deux longueurs du navire, 
on ne distinguerait pas un rocher, fat-il blanc et 
élevé comme celui dont parle Horace, et qui domine 
la blanche Anxur... 

Et puis la nuit arrive épaisse, froide et longue ; 
notre Asia semble sommeiller lourdement dans les 
ténèbres ; la lumière du fanal du grand mat nous 
éclaire comme une lampe sépulcrale; une longue 
houle, serpent invisible dont on aperçoit de temps 
en temps une écaille blanchatves nous berce traitreu= 
sement, tandis que partout, devant, derrière nous, à 


46 LES BALEINIERS 


bäbord, à tribord, partout, enfin, retentissent inces- 
samment les crismonotones et plaintifs des pingouins: 
on dirait des âmes en peine qui passent invisibles, 
portées au milieu de l'obscurité sur les ailes du vent. 
Le pingouin est un oiseau sans ailes, mais un na- 
geur infatigable; il est gros comme une jeune oie, 

Depuis que je navigue, et il ya déjà longtemps, 
je n’ai jamais été si triste. 

Je me jette tout habillé sur mon cadre; mais, au 
lieu de dormir, je rêve. 

Je rêve que je suis mineur, mineur infatigable ; 
que je perce la terre en passant par son centre, et 
que je vais sourdre sur la région de France, où, à 
l'heure qu'il est, brille une aurore de printemps, où 
germent les feuilles, où s’épanouissent les premières 
fleurs, où les oiseaux, prêts à s’accoupler, chantent 
leurs prochaines amours. 

46 mars. — Us disaient vrai, les vieux pêcheurs : 
décidément, un entrechat de baleine annonce un gros 
temps ; brise carabinée de l’est-sud-est. Nous te- 
nions la cape debout au vent avec le grand hunier 

“aux bas ris, le petit foe et Vartimon pour toute 
voilure. 

Plus de baleines en vue, plus de pingeuins. Le froid 
augmente : pas de soleil à midi. 

17 mars. — Le vent a faibli pendant la nuit, et, 
au point du jour, ila passé au nord-nord-est; le temps 
s’est éclairci; la matinée est assez belle ; nous faisons 
route à l’est-quart-nord-est sous petite voilure; nous 
nous nous attendons à prendre connaissance de terre 
dans la journée ; car nous traversons de vastes bancs 
de varechs et les pingouins ont reparu nombreux et 
bruyants comme avant-hier. Il en est qui viennent 
nager jusque sous l’étambot du navire, et qui lèvent 
la tête vers nous comme pour nous demander l'’au- 
torisation de monter à bord. 

Cela donna l'idée aux matelots de pêcher un de 
ces solliciteurs : le piége, un cerceau garni de treillis 
de filet, dans le genre d’un verveux, fut bientôt fa- 
briqué et jeté à la mer, amorcé d’un lopin de lard. 
Un instant après, un pingouin y mordait, et, captif 
dans le treillis du cerceau, traversait rapidement 
l'espace qui séparait la surface de la mer du pont du 
bâtiment. A peine le prisonnier, que le défaut d’ailes 
empéchait de prendre son vol, se trouva-t-il sur le 
tillac, qu'il se dressa sur ses pattes, se secoua tel 
qu'un chien qui sort de l'eau, et gravement s’ache- 
mina vers la cuisine, comme si les localités lui étaient 
parfaitement connues, Arrivé au seuil, la vue du feu, 
au lieu de Veflrayer, parut le réjouir tout à fait; il 
s'approcha encore du fourneau et fit sécher au feu 
de la houille son poitrail blanc. 

On comprend facilement le succès que valut à 
notre nouveau commensal cette familiarité à laquelle 
personne ne s'attendait. Le capitaine Jay prétend re- 
connaitre, aux allures familières du pauvre man- 
chot, qu'il a déjà vécu à bord d'un bâtiment dont 
quelque coup de mer l'aura fait déguerpir. En effet, 
quand le déjeuner sonna, le pingouin lissa son poitrail 
el parut comprendre parfaitement ce dontil s'agissait: 
nous descendimes dans la cabine, le Pingouin nous y 
suivit; chacun prit sa place accoutumte, le pingouin 
choisit la sienne entre les jambes du capitaine, lui 
donnant de temps en temps de petits coups de bec 
sur les tibias pour lui réclamer sa ration de vivres, 

Cette intelligence, pareille à celle des agamis du 


Chili, lui valut l'honneur d'être reçu matelot à l’una- 
nimité et porté sur le rôle à partir du 17 mars. Fan- 
tassin — c’est le nom de guerre que lui a donné le 
capitaine — fera partie de l’équipage; il recevra 
chaque jour son morceau du biscuit trempé, son 
lopin de lard et sa part des douceurs que, par des 
moyens plus ou moins ingénieux, on pourra se pro- 
curer à bord. 2 

Décidément, Fantassin a déjà servi : l'approche de 
l'heure du diner le préoccupe; au son de la cloche, 
il pousse un cri de joie qui indique qu'il sait parfai- 
tement de quoi il est question; puis, ce qui indique 
une éducation tout à fait aristocratique, ayant à satis- 
faire un besoin naturel, il respecte le tillac du gail- 
lard d’arriére et se réfugie mystérieusement sous les 
bittes du beaupré. 

Cette conduite, on le comprend, lui a valu les féli- 
citations des officiers et une ovation de la part des 
matelots. 

Quant à moi, cette drôlerie de Fantassin m’a 
grandement attristé. 

— Oh! Fantassin! me suis-je dit en le regardant 
avec tristesse, si tu pouvais parler, tu ne démenti- 
rais pas, j'en suis sûr, notre capitaine, qui prétend 
que l’Asia n’est point le premier navire sur lequel tu 
sers. Oui, je commence à croire qu'il dit vrai, et que 
quelque coup de mer t’a enlevé du pont du navire 
que tu habitais, ou, plutôt, n’es-tu pas le seul et 
dernier survivant de quelque équipage qui aura péri 
dans la dernière tempête ? 

Ch! situ pouvais parler, Fantassin ! quel drame 
plein de poignantes douleurs et d’angoisses suprèmes 
ne nous raconterais-tu pas | 

Sans doute, c’est une prévention, et je déclare que 
je me le reproche sans pouvoir la vaincre, mais la 
vue de Fantassin m/attriste ; je ne sympathise pas 
avec lui. d 

Il me semble qu’il nous a été envoyé comme un 
oiseau de mauvais augure, et que sa présence à bord 
nous portera malheur. . 

Cette sociabilité du pingouin, souvent remarquée 
par les naturalistes, est de notoriété publique chez les 
matelots. Au bout de cing minutes, le premier marin 


venu et le premier pingouin venu sont liés comme s'ils , 


se connaissaient depuis vingt ans, Le secrétaire de 
M. Dumont-d'Urville, M. Desgras, dit dans une 
note : 

« Une station sur un îlot des îles Auckland nous 
procura la capture de deux manchots à huppe jaune 
et de quelques canards de la petite espèce. Un de 
ces pingouins trahit, à notre approche, une inquictude 
qui n'est pas dans l'habitude de ces paisibles ani- 
maux, On le captura néanmoins, et, en le ramenant, 
on trouva un bout de ficelle étroitement serré autour 
de sa jambe gauche: le malheureux avait déjà subi 
les rigueurs de la captivité, et l'expérience acquise 


lui inspivait sans doute l'agitation que nous avions 


remarquée ; mais il était dans sa destinée de tomber 
au pouvoir des hommes, et, qui pis est, de devenir 
la proie de l'histoire naturelle, » 

Cette décence que j'ai déjà signalée dans notre 
pingouin, à l'endroit de ses besoins naturels, il la pro- 
fesse même en liberté, L'amiral Cécile raconte, dans 
son rapport sur sa campagne dans les mers du Sud, 
qu'il a remarqué que, lorsque le pingouin entre en 
mue, il devient triste et se retire à l'écart, loin de sa 


LES BALEINIERS 17 


CT — ——— RAR A aR ES 


femelle et de ses compagnons, comme s’il était 
honteux de sa nudité, comme si sa pudeur en souf- 
frait. 

Vers midi, Fantassin fut un peu oublié. Le soleil 
se montra à deux heures, et les calculs du capitaine 
nous placèrent par 50° 40’ latitude sud et 166° 41° 
Jongitude est du méridien de Paris. 

Ainsi, pendant le gros temps et la brume, nous 
avions dépassé les îles Auckland en longitude, et 
nous étions à peu près à dix milles dans le nord de 
leur gisement, 

La nuit venue, le capitaine laissa courir ses petites 
voilures, avec le cap au nord-quart-nord-est demi- 
bordée en haut et un homme au bossoir d'avant. 

Je restai tard sur le pont; le temps était beau; 
vers onze heures seulement, je rejoignis mon cadre. 

Je dormais depuis trois heures, à peu près, quand 
je fus réveillé par un bruit infernal. 

Je sautai à bas de mon cadre et m'élançai sur le 
pont, 

Tout le monde était aux manœuvres, et l’Asia 
virait de bord à la hâte. 

On préparait les embarcations comme pour les 
mettre à l'eau. 

— Que diable arrive-t-il? demandai-je au premier 
matelot que je rencontrai; que se passe-t-il done? 

— Ah! pardieu! docteur, ce qui se passe, c’est 
que nous avons manqué d'y passer tous. 

En effet, en jetant les yeux autour de nous, j'a- 
perçus de tous côtés, et dans un horizon circulaire 
très-rapproché, de grandes masses sombres, plus 
sombres encore que l'obscurité. 

C'étaient des rochers, e’étaient des falaises, c'était 
la terre contre laquelle, une longueur de navire de 
plus, nous allions nous briser. 

Comment cet accident avait-il failli arriver? 

Par faux calcul, malgré l'habileté de notre capi- 
taine, et parce que notre mousse, maître Pastille, 
envoyé au bossoir d'avant, avait jugé à propos de 
s'endormir sur le giundeau, juste au moment où il 
aurait dû ouvrir l'œil. Heureusement, l'officier de 
quart, M. Seigle, s'aperçut que M. Pastille, au lieu 
de veiller les yeux ouverts, dormait les poings fer- 
més ; il prit la drisse du grand foe et en chatouilla lé- 
gèrement les reins du dormeur, qui se réveilla en 
sursaut et se frotta les yeux. 

— Ce n'est rien, lui cria M. Seigle; c’est seule- 
ment pour te prier de regarder devant toi. 

— Bon! monsieur Seigle; j'y regarde, répondit 
Pastille. e 

Et, en effet, en y regardant, il s'aperçut que le ba- 
timent allait toucher, 

— Terre! terre! s'écria-t-il, 

Et, à ce cri, qui. prononcé d'une certaine façon, au 

lieu de répandre la joie, sème l'épouvante, chacun 
s'éveilla : le capitaine, le premier, bondit sur le pont, 
el avec lui tous ceux qui étaient de quart en bas, 
comme ont dit en parlant des dormeurs, 

Pas un marin ne manqua à la manœuvre, et, si ja- 
mais un navire vira lestement de bord cul sur pointe, 
ce fut l'Asia, au moment où j'appparaissais sur le 
pont, 

C'est qu'en effet il y allait de la vie de tous, Si 
nous avions fait naufrage sur cette partie de la côte, 
pas de sauvetage possible : corps et biens, tout y pas- 
Sail, 


Puis, yeût-ileu sauvetage pour quelques privilégiés . 
du sort, je vous demande, ou plutôt je demande à 
Dieu, si mieux ne valait point la mort qu’un exil peut- 
être éternel sur un de ces ilots déserts, visités de 
loin en loin seulement par les pêcheurs de baleines. 

Ceci se passait dans la nui: du 49 au 20 mars. 

Au jour, le capitaine remit le cap sur la terre, afin 
d'en prendre exactement connaissance et d'essayer 
de passer au vent. Nous courûmes jusqu’à dix heures 
du matin sans rien voir, car la brume était alors très- 
épaisse. Nous nous promenions sur le pont avec le 
capitaine, quand tout à coup nous aperçûmes, à dix 
encablures de nous, au vent, sous le vent, des cimes 
de rochers qui surgissaient çà et à en déchirant le 
brouillard. Un tonnerre de Dieu ! du capitaine an- 
nonça à tout le moude, et même à Fantassin, qui, à 
ce cri d'appel pris par lui pour un cri de menace, 
se sauva sous un banc, qu'il se passait quelque chose 
de nouveau. 

C'est que la situation était au moins aussi péril- 
leuse que pendant la nuit. 

— Attrape à virer de bord, cria le capitaine; au 
large! 

— Mais le calme nous arrête. 

— Sonde! 

— Pas de fond! 

— Et le courant? 

— Le courant porte à terre, 

Et peut-être aussi la marée. 

— Diable de pingouin, va! J'avais bien le pressen- 
timent qu'il nous porterait malheur. Allons! à la 
grâce de Dieu! 

Où étions-nous ? 

D'abord, dans une mauvaise situation; cela était 
incontestable. Mais uelles étaient ces terres ? 

Les îles Auckland, probablement. 

Nous croyions cependant bien les avoir dépas- 
sees. 

Mais alors, si ce sont les îles Auckland, où est 
l'entrée du havre Carntley ? Sommes-nous au nord, 
sommes-nous au sud du groupe ? 

Midi vint et, par bonheur, avec lui, un petit rayon 
de soleil, c'est-à-dire un regard de Dieu! 

Ah! c’est quand on est en mer, perdu dans la 
brume, faisant fausse route, prêt à se briser sur le 
premier rocher venu, que l’on apprécie ce rayon du 
suleil de midi que nous laissons, à terre, passer dé- 
daigneusement et sans y faire attention! 

Le capitaine avait son sextant tout prèt. 

ll prend hauteur... L’équipage s’est groupé non 
loin de lui, et garde respectueusement le silence. 

Fantassin est dans le cercle des officiers et paraît 
prendre le plus grand intérêt à ce qui va se passer, 

La latitude nous place droit vers le milieu de la 
côte ouest de la principale terre des îles Auckland. 

Il est impossible de courir au nord et au vent de 
la côte, 

En conséquence, on laisse arriver pour s'échapper 
vers le sud, 

Par bonheur, la brise fraichit, et, en fraîchissant, 
emporte le brouillard, Tout le monde respire : on 
s'en tirera encore celte fois-ci. 

L'atmosphère, en vingt minutes, est redevenue 
limpide comme en nos plus beaux jours de printemps; 
le ciel est d'un bleu magnifique, et, vers quatre 
heures du soir, nous reconnai-sons l'entrée du havre 


» 
_ 


18 LES BALEINIERS 
a A UE TS SDR ee ee ap eam eee ee sean 


Carntley, situé au sud-sud-ouest de la grande île, et 
abrité par Pilot d'Adam. 

La côte ouest parait entièrement muraillée par des 
rochers perpendiculaires. C’est un gigantesque rem- 
part bâti par le divin ingénieur. 

Le plomb de la sonde ne trouve pas de fond à cinq 
milles au large. ‘ 

Devant I’ilot d’Adam, le paysage change d’aspect, 
et les derniers rayons du soleil nous laissent entre- 
voir des grèves semées de galets blancs et des tapis 
de sable étendus jusqu'aux pieds de verdoyantes 
collines que, de temps en temps, pourfendent brus- 
quement de sobres vallées. L’intention du capitaine 
est de faire route, en doublant sans retard le cap 
de Bennett, à l’est de Vilot d'Adam. Mais, vers la 
tombée de la nuit, il vient tant de joyeuses et grosses 
baleines nous souhaiter la bien venue et s’ébaltre 
autour de nous, qu’il ordonne de mettre en panne 
jusqu'au jour, afin de tenter fortune. 

Il était trop tard pour rien entreprendre ce même 
soir. 

La nuit était descendue splendide et toute chargée 
d'étoiles. La lune se jevait tard. Je dis à maitre 
Pastille de m'éveiller quand la lune se serait éveillée. 

A une heure, maitre Pastille, qui était naturelle- 
ment farceur, chantait : 


Veux-tu voir la lune, mon gars? 
Veux-tu voir la lune? 


Comme c'était, en effet, mon intention, je me levai 
et montai sur le pont. Nous étions entrés, depuis 
une heure un quart, dans la matinée du 22 mars. 
L'aspect de la terre était encore plus pittoresque au 
clair de la lune que pendant le jour. Le sable des 
côtes ressemblait à du minerai d'argent. On enten- 
dait de tous côtés des souflles de baleine et des cris 
de pingouin, auxquels, tout en dormant, en révant 
peut-être, Fantassin répondait. 

Au lever du soleil, nos pirogues se mettent en 
chasse, n'ayant litiéralement que l'embarras du 
choix, tant la mer était sillonnée en tous sens par les 
gigantesque célacés. 

Il ya dix queues de baleines dans chaque aire du 
vent. 

Nos rameurs abandonnent une baleine pour en 
suivre une autre. On choisit les plus grosses ; on 
devient dédaigneux comme le héron de la fable. 

Mais fatalité ! les baleines semblent littéralement 
se moquer de nous, Elles paraissent n'avoir jamais 
été chasses, et pourtant elles ont l'œil si vif et l’ouie 
si chatouilleuse, qu'au bruit de nos pirogues, elles 
disparaissent sournoisement entre deux eaux; ou 
bien, au moment où le harponneur, debout à l'a- 
vant, brandit Ie manche de son arme, elles coulent à 
fond comme des plombs de sonde, comme des 
masses inertes; nos matelots prétendent qu'elles ont 
le ventre plein de cailloux, Et, dix brasses plus loin, 
la mer se fend; elle reparaissent plus alertes et plus 
fringantes, jetant jroniquement par leurs évents, à 
ceux qui les poursuivent, de longs jets d'eau salée 
qui retombent en panache écumeux, 

A Tristan-d’ Acuna, aux iles Gouges, sur le faux 
Dine et sur Le grand bane du Brésil, aux atterrages de 
la Patagonie, des Îles Malouines, du Chili, du Japon, 


de la Californie, partout, enfin, où les années préed- 
dentes, Ja quête des baleines m'avait entraîné, jamais 
je n’en avais vu pareille foison. C’était aujourd’hui 
comme une friture de goujons dans une immense 
poêle. 

Bien certainement, si le capitaine Jay voulait 
croiser dans ces parages, pendant un mois seule- 
ment, la bonne chance, qui semblait nous avoiraban- 
donnés, nous reviendrait, et la cale et lentre-pont 
ne tarderaient pas à regorger d'huile. à 

Mais, pour le moment, il fallait en faire notre deuil ; 
nos rameurs avaiént beau nager avec rage, la même 
manœuvre des baleines se reproduisait. On mania 
ainsi l'aviron toute la journée; on leva le harpon 
cent fois, et la nuit tomba sans qu’oh eût pu atta- 
quer un seul cétacé. 

La colère que ressentait le capitaine influa sans 
doute sur sa détermination ; car, à peine la dernière 
pirogue fut-elle hissée, et le dernier matelot remonté 
à bord, qu'il ordonna de larguer toutes les voiles 
pour faire route en plein vers la Nouvelle-Zélande. 


VIII 


L'ANTIPODE 


Le 23 mars, le vent, qui nous affalait de plus en 
plus vers le sud-est. nous força de dire adieu aux 
parages des Auckland. A midi, nous étions déjà 
descendus jusqu'au 52: degré de latitude sud et par le 
165° de longitude est. . 

Vers une heure, la vigie signala une terre : 
c'était Pile Campbell, découverte en 4810 par le 
capitaine du navire baleinier américain la Persé- 
verance. 

Le capitaine Freycinet, en 1890, a relevé sa 
position géographique et celle des flots ses satel- 
lites. 

. C'est par une erreur de nom, peut-être, mais 
que je erois bon de signaler, que la Géographie de 
Malte-Brun, sixième volume, cinquième édition, 
page 545, donne à l'île Campbell deux mille cing 
cents habitants, qui, dit cette Géographie, par leur 
extérieur et leurs coutumes, sembleraient avoir la 
même origine que les Nouveaux-Zélandais. C’est le 
capitaine danois Hardembourg qui a découvert cette 
ile et qui, par galanterie, lui.a donné le nom de la 
femme de sir Macquarie, gouverneur de la Nou- 
velle-Hollande, comme on avait déjà donné le nom 
de Macquarie à un groupe d'îles situé un peu plus à 
l'ouest. Je pense que les continuateurs de Malte- 
Brun auront confondu l'île principale des Ohatam 
avec cette terre de Campbell, sur laquelle le capi- 
taine Freycinet, pas plus que ceux qui ont visité 
l'île après lui, n'a ouvé aucune trace d'habitations 
humaines, 

Quant à nous, nous nous en sommes approchés à 
une très-faible distance, et lo télescope ne nous y a 
laissé voir qu'une grande masse de rochers ba- 
riolés par de grandes lignes blanchâtres et hori- 
zontales. 

Quelle est la cause de l'aspect que présentent ces 
lignes? Je Vignore. Posant le problème, je laisse à 
un autre le soin de le résoudre, Toujours est-il que 
celle terre n'offre pas un atome de verdure; on 


LES BALEINIERS i9 


croirait, si de noirs rochers n’en faussaient pas la 
ressemblance, apercevoir Ja grève stérile et désolée 
de l'He-Dieu, quand, avant d’entrer en Loire, on 
perd de vue la pointe de Noirmoutiers. 

Ut, cependant, les continuateurs de Malte-Brun 
placent bien leur île Campbell à deux cent vingt- 
cing lieues au sud de la Nouvelle-Zélande; mais ils 
font une nouvelle erreur en disant : sud-est. 

Nous n’avions rien à faire de ce côté; aussi, la 
brise s'étant améliorée, abandonnâmes-nous rapide- 
ment les parages de Campbell pour gouverner au 
nord. F'AN0 

Le lendemain 2% mars, le vent fraichit et fe temps 
menaca de devenir méchant; nous sommes à 50° 36’ 
de latitude sud-et 169° 40’ de longitude est. 

- Le baromètre descendit pendant toute la soirée. 

Le lendemain, nous étions travaillés par un coup 
de vent qui pouvait passer pour une tempête d'a- 
mateur. 

Le 25, le gros temps persévéra. Nous étions 
presque habitués à cette irritabilité de la mer : de- 
puis le cap de Bonne-Espérance jusqu’à ce point du 
globe, pas une semaine ne s'était écoulée sans être 
accidentée par le mauvais temps. Le navire de com- 
merce ou le bâtiment de guerre qui va ordinaire- 
ment d’un endroit déterminé à un autre, etlectue sa 
traversée avec lenteur ou rapidité, selon les circon- 
stances; mais, en résumé, il ne fait que passer, 
tandis que, nous autres pécheurs, nous croisons, 
croisons sans cesse, allant, venant, pour quéter le 
poisson. Aussi, notre navigation est-elle rude et 
dangereuse; car, depuis le premier jusqu'au der- 
nier, nous essuyons tous les coups de vent de ces 
vastes mers. 

Puis ajoutez à cela qu'une tempête, chose qui 
n’est jamais (rés-amusante, est plus fastidieuse en- 
core à bord d’un navire baleinier qu'à bord de tout 
autre bâtiment. 

Que faire, pendant une tempête, à bord d’un tel 
navire? 

Les coups de mer inondent le pont, que ne pro- 
tégent point contre la lame de hauts pavois et des 
bastingages; il faut rester en bas, inutile que l'on 
est à la manœuvre, seul, bien seul, sans amis, sans 
passagers, sans jeux, sans causeries, seul avec soi ; 
pas même avec des livres; car, depuis deux ans que 
l'on a quitté la France, on a lu et relu coux qu'on 
avait emportés. Une seule lecture, pendant ces longues 
et interminables soirées, m'oflrait encore un peu d'in- 
térêt, c'était celle du Dictionnaire français, et encore 
‘n’avais-je qu'un tout petit dictionnsire de poche. 

Ne riez pas, vous qui me lisez, chaudement en- 
veloppé l'hiver dans votre robe de chambre, les 
pieds sur vos chenets, en face d'un feu qui flambe, 
le coude appuyé sur une table à tapis vert, et 
éclairé par une lampe à globe d'albätre. Ne riez pas, 
vous qui me lisez l'élé, près de votre fenêtre ou- 
verte pour laisser arriver jusqu'à vous la briso du 
soir, et qui, d'alinéa en alinéa, vous arrétez dans 
votre lecture, pour voir les différentes phases d'un 
beau soleil couchant. 

Peut-être me lisez-vous par fantaisie ou par ca- 
price; peut-être avez-vous lu tous les chels-d'œuvre 
de l'antiquité, tous les poëmes du moyen âge, tous 
les contes du vaut sièele.et tous les romans du xix°; 
alors vous vous dites : 


— Quel intérêt le docteur peut-il trouver à la 
lecture d’un dictionnaire? 

Pardieu ! aujourd'hui, le docteur, de retour en 
France, ne lit plus son dictionnaire. Mais je vous 
jure qu'il était bien heureux d'avoir ee dictionnaire 
les jours de tempête, sous le 50° 36’ de latitude 
sud, et sous le 469° 40’ de longitude est. 

Et remarquez que ce n'était pas un dictionnaire 
de FAcadémie, pas un dictionnaire de Napoléon 
Landais, pas même de Wailly, pas mème de Boiste, 
mais un diclionnaire de Peigné, je crois, où le mot 
est donré sec ef sans commentaire! 

Ceux qui n'ont pas éprouvé ce que j’éprouyais 
alors auront peine à comprendre qu’une pareille 
lecture soit intéressante. 

Elle l’est cependant, et beaucoup. 

Il y 2 une multitude de mots que nous ne con- 
naissons pas, et dont nous ne nous doufons mème 
pas; eh bien, ces mots, ce sont des visages nou- 
veaux qu'on défigure, des caractères nouveaux que 
Yon étudie. 

En quittant la terre de Van-Diémen, et en partant 
d’Hobart-Town, j'avais emporté quelques journaux 
et quelques brochures; les journaux donnant des 
nouvelles de la colonie en général, les brochures 
traitant particulièrement de la colonie pénale, J’es- 
sayai alors.de les traduire pour me faire une occupa- 
tion, mais ce fut inutilement, je ne pus y parvenir. 
Personne n’est moins que moi doué du don des lan- 
gues, et jamais je n’ai pu oi ne pourrai apprendre 
l'anglais. Lors d'un voyage de deux ans que je fis sur 
la côte du Chili, j'étais chirurgien à bord d'un na- 
vire dont l'état-major, anglo-américain, ne sayait 
pas un mot de français, Eh bien, plutôt que d’ap- 
prendre l'anglais, je préférai garder avec mes com- 
pagnons un silence de deux années, et, quand mon 
service m'obligeait de communiquer avec eux, ce 
n'était jamais que par signes ou par interprète. 

J'ai quelquelois dit que c'était par patriotisme et 
par haine nationale que je n’essayais pas à parler an- 
glais ; mais on jugera du degré de vérité que l'on 
trouvera dans tout le cours de ce récit, puisque 
j'avoue que, si je n'ai jamais parlé anglais, c'est tout 
simplement parce que je n’ai jamais pu l'apprendre. 

Le soir du 26, le baromètre remonta un peu, la 
mer se calma, les vagues écumèrent de moins en 
moins, et la houle s’allongea. 

Tout cela nous promettait du beau temps pour le 
lendemain; le lendemain tint consciencieusement les 
promesses de la veille. 

Le 27.—:Beau temps, belle mer, ronde brise, route 
au nord-est, c'est-à-dire vers la Nouvelle-Zélande. A 
midi, 47° 37’ de latitude; à deux heures, 170° lon- 
gilude est. 

De nombreuses baleines nous escortent, mais elles 
ne mérilent pas up coup de lance; ce sont des ba, 
leines maigres et méchantes, des baleines à nageoires 
do sales. 

A la première baleine que nous rencontrerons et 
que nous harponnerons, je dirai quelques mots de la - 
différence qu'il y a entre cette baleine et la baleine 
franche, à nageoires pectorales, et à dos sans bosse et 
sans aileron, 

La journée fut assez bonne; mais le lendemain 
nous réservait un coup de vent de premier ordre. 
L'hiver commence; cela devient d'une assommante 


20 LES BALEINIERS 
ee eee 


monoionie, aux antipodes de la France surtout, car 
nous y serons bientôt. Les calculs de midi et de deux 
heures nous placent par 47°34’ latitude sud et4 76° 10° 
longitude est du méridien de l'Observatoire de Paris. 
Demain, si le temps est clair, nous verrons peut-être 
Vile que le capitaine Pendleton, commandant le na- 
vire l'Union, visita en 4800, et sur laquelle il laissa, 
pendant quelques mois, un détachement de matelots 
pour y tuer des phoques. Il nomma cet îlot Anti- 
pode, attendu que c’est le point de la terre qui se 
trouve le plus près des antipodes de Londres, par 
49° 40’ latitude sud, et 177° 20’ longitude est. 

Jetez les yeux sur la carte, vous la trouverez au 
nord-est de l’île Campbell, et au sud-est de la Nou- 
velle-Zélande. 

Les brouillards empêchèrent sans doute, en 1773, 
le capitaine Cook de prendre connaissance de cette 
vigie, lorsqu’il mentionna dans son journal, à la date 
de décembre 4773, 4 six heures du soir, les obser- 
vations suivantes, C’était à l'occasion de ce passage 
aux Antipodes : 

« Chacun donnaau souvenir dela patrie un tendre 
soupir. Nous étions peut-être les seuls Européens 
qui fussent parvenus à ce point. On dit vulgairement 
que sir Francis Drake, du temps de la reine Elisa- 
beth, a passé sous l’arche du milieu du pont de Lon- 
dres; mais c’est une erreur, puisqu'il longea la côte 
ouest de l'Amérique du Nord. Cette fausse opi- 
nion vient de ce qu’il a passé les Périocéi, ou le 
450° de lonsitude nord, dans le même cercle de la- 
titude septentrionale, sur la côte de la Californie. » 

Quant au point indiqué sur les cartes comme l'an- 
tipode de Paris, ce n’est qu'un point de convention : 
il n’existe là aucune terre, aucun rocher, ni même 
aucun bas-fond. 

J'en sais quelque chose, notre bâtiment ayant passé 
juste sur ce point antipodique. 

Le 27 mars, comme nous faisions petite route au 
nord plein, nous eûmes connaissance de ce groupe 
de treize îlots découvert, en 1788, par le commodore 
Bligh, et nommé par lui îles Bounty, du nom de la 
frégate qu'il commandait alors. 

On sait les dangers que courut pendant cette cam- 
pagne, et quelque temps après avoir découvert ces 
îles, ce hasardeux maïs inflexible capitaine. Son lieu- 
tenant Christian est un des héros de lord Byron. 


IX 
UNE PÊCHE À LA BALEINE 


Nous sommes enfin arrivés sur de véritables lieux 
de pêche. 

Pendant toute la nuit, on a vu, à l'horizon, flamber 
les fourneaux des navires pêcheurs. 

Aussi, dès la pointe du jour, on fait de la toile et 
les vigies ouvrent l'œil, La mer n'est plus une in- 
commensurable solitude. Sept navires apparaissent, 
et mille souffles de baleine surgissent dans toutes 
les aires du compas. 

Nos pirogues s'élancent à la mer, et la chasse 
commence, acharnée, incessanie, mais sans résultat ; 
du matin au soir, nos hommes ont ramé, 

Une seule baleine a été harponnée et s'est échap- 
pée, emportant à son flanc trois lignes attachées les 


unes aux autres, c'est-à-dire douze cents pieds de 
corde. 

Nos hommes rentrent furieux et bredouilles. 

Le soir, nous accostons le navire américain Ja 
Mary-Martha. 11 a vingt-six mois de mer et deux 
mille cing cents barils d'huile. 

Nous sommes par 44° 50’ de latitude sud, 175° 
8 de longitude est. emake 

Le lendemain, en nous éveillant, beau spectacle. 

Huitnavires à trois mats croisent, toutes voiles lar- 
guées et enveloppés de nuages de fumée qui s’élévent 
de leurs fourneaux en ébullition, et, hors de ces nua- 
ges, se balancent les pavillons de reconnaissance; on 
échange les signaux; quatre drapeaux français ‘et 
quatre drapeaux américains se saluent tour à tour. 

On se promet des visites dans la soirée. . 

Vers une heure, comme nous achevions de mettre 
en cale l'huile de notre grand cachalot, la vigie si- 
gnala un souffle de baleine franche. 

Le capitaine Jay, l'âme du voyage, la principale 
cheville ouvrière de la campagne, le pêcheur le plus 
expérimenté de tous les pêcheurs, eut bientôt reconnu 
que l'animal qui tournoyait à trois milles sous le vent 
à nous, en jouant des nageoires et de la gueule, était 
une véritable right-wahle, baleine franche, qui péchait 
tranquillement son diner, au milieu d’un immense 
bane d'animalcules, petits insectes gélatineux, gros 
comme une puce, qu'elle reçoit dans sa gueule avec 
la vague. La vague est rejetée par les évents, mais 
les insectes sont retenus dans cette épaisse chevelure 
que forme la réunion des poils bordant les fanons. 
Sa langue les ramasse, puis en forme un bol alimen- 
taire qui se moule et s'allonge pour traverserl'isthme 
étroit de son gosier. 

Il faut un ou deux milliards de pucerons pour 
chacune de ces bouchées. 

Le cétacé avale aussi les galères, les méduses et les 
jeunes encornets ; quant aux grands encornets, mas- 
ses gélatineuses, monstres inertes, dit-on, qui gisent 
au fund de l'Octan, c’est une proie réservée à ia dent 
des cachalots, et j'ai vu bien souvent leurs débris 
monter à la surface de la mer. 

Nous reparierons de ces géants des abimes. Tl était 
done certain, d'après l'estime du capitame, l'homme 
de son équipage qui s'y connaissait le mieux, que le 
cétacé en vue n'était niun hann-bach, baleine à bosse, 
ni un fin-bach, baleine à aileron dorsal, ni un solf- 
botum, baleine de fond, espèces très-dangereuses au 
combat, et si maigres d'ordinaire, que le danger 
que l'on court, en les attaquant, dépasse de beau- 
coup le profit qu’elles donnent après leurmort, 

Aussi le branle-bas des pirogues fut-il plein d’en- 
thousiasme, — Quelle chance ! notre fourneau n'au- 
rait pas le temps de se refroidir. Les nageurs saisis- 
sent l'aviron et centuplent la souplesse de leurs reins, 
la vigueur de leurs bras, et nos quatre boats S'élan- 
cent rapides comme quatre steamers. 

L'animal entend bientôt le bruit des avirons. In- 
quiet, il écoute ce bruit, qui, sans doute, ne retentit 
pas pour la première fois à son oreille, et il l'étudie 
en soulevant sa t¢te au-clessus de l'eau, de manidre 
à ce que les ondes sonores, ricochant À la surface 
montueuse de la mer, arrivent jusqu'à l'orilice ex- 
terne de son conduit auditif, orilics dépourvu de 
pavillon, et si étroit, qu'il est presque invisible, et 
qu'un fil de soie peut à peine y pénétrer. 


LES, BALEINIERS 21 


Son instinct lui donne à l'instant même un bon 
conseil; si bien servi que soit le râtelier auquel il 
mange, il quitte immédiatement son repas et prend 
la fuite, d’abord en ligne droite, puis en zig-zag ; 
puis enfin, fouettant l'air de sa queue, il plonge. 

Mais il est déjà trop tard. 

Les habiles pêcheurs reconnaissent, à l'arc de 
cercle que son small (4) décrit en plongeant, la di- 
rection de sa course sous-marine ; ils savent que le 
monstre ne demeurera pas enseveli sous l’eau pendant 
plus d’un quart d'heure; ils calculent, à peu de 
mètres près, l'endroit où il reparaitra pour respirer, 
et ils se séparent et se placent aux quatre points iso- 
lés d’un immense carré. 

Les rameurs ont quitté les avirons, dont les pelles 
sèchent au soleil, maintenues en l'air par le bout des 
manches enfoncés dans un trou du soufflage. 

L’officier veille debout sur le gaillard d’arrière, 
tandis que le harponneur veille sur le gaillard 
d'avant. 

Cinq, dix, quinze minutes s’écoulent, et la baleine 
ne revient pas. Aucune émotion de chasseur, excepté 
peut-être celle de Gérard attendant le lion, n'est 
aussi poignante que celle de nos matelots. 

Patience! la baleine est douée du même appareil 
respiratoire que nous, et sa provision d’air doit être 
bientôt épuisée ; il faut qu’elle meure asphyxiée ou 
que son sang s’hématose de nouveau. Patience } elle 
va reparaître | 

Soudain les évents mugissent au centre des quatre 
embarcations, et rejettent à vingt pieds de haut le 
liquide qui les obstrue ; soudain aussi les canots s’é- 
lancent, et chaque officier s’écrie : 

— Debout, piqueur t debout ! 

Il est debout le piqueur ; il a saisi le manche de 
son harpon, qu'un bout de ligne réunit par un nœud 
coulant à la grande ligne de pêche ; sa main gauche 
presse le manche à la hauteur de la douille de fer; sa 
main droite, à l’autre extrémité du manche, donnera 
l'impulsion à l'arme terrible. — Tout son corps se 
roidit contre le roulis; il s’arc-boute en écartant les 
jambes, en appuyant sa cuisse gauche sur le rebord 
du gaillard et son pied droit sur son bane de rameur; 
— il est vraiment splendide à voir ainsi, dans la po- 
sition du soldat antique qui va lancer le javelot. 

Il n’a pas peur, et, si parfois son corps frémit, c'est 
d'impatienee. 

ll vise, — il attend... 

Il attend que l'officier. qui manœuvre la pirogue 
avec le grand aviron, dé manière à éviter les mouli- 
nets de la queue du cétacé et les caresses de ses na- 
geoires, accoste l'animal par le milieu du flane et lui 
ordonne de frapper. 

— l'rappe t s'écrie d'une voix stridente l'officier, 

Le dard frais émuolu oscille en reflétant les rayons 
du soleil, et je vois, du bord de l'Asia, où je suis 
resté, contemplant, chaque fois qu'il se joue, les péri- 
péties de ce drame, avec une anxiété nouvelle, je vois 
comme un éclair frapper l'animal et s'éclipser dans 
sa peau noire. 

Instantanément lapirogue disparait, enveloppte par 
l'écume de la mer que soulève la baleine en secouant 


(1) Partie wa pou plus petite du corps ayant les lobes de la 
queue, 


sa blessure; et, du milieu de ce nuage d’embrun, s’é- 
lèvent les hourras de nos hommes. 

Le coup est bien frappé ! car, déjà, loin du nuage 
qui se dissipe, je revois la pirogue emportée à la 
suite de l'animal furieux. La ligne a été d’abord 
filée à moitié, puis contournée autour d'une bitte 
sur le gaillard d'arrière, où un homme, le couteau 
à la main et courbé sur elle, se tient prêt à la couper, 
si le cas l'exige. 

L’embarcation arrive bientôt aux confins de l’ho- 
rizon, avec les avirons en l'air, les hommes assis, 
les bras croisés; cette course effrénée qui dépasse celle 
de la locomotive lancée à pleine vapeur, leur plaît 
beaucoup, et ils l'appellent la promenade en char à 
bancs: 

La ligne est neuve et forte, le harpon est entré si 
profondément, qu'il se briserait plutôt que de déra- 
per, et, si la puissante locomotive, dont la marche 
continue atteindrait une vitesse de quinze lieues à 
l'heure, ne se lassait pas de fuir ainsi, nous pourrions 
dire adieu pour toujours aux six hommes du canot. 

Elle ralentit enfin sa vitesse ; elle sent qu’elle re- 
morque un traîneau trop lourd ; elle s'arrête, puis 
tourne, tourne, tourne, en décrivant à chaque fois 
un cercle moins étendu, tandis que nos hommes, 
halant sur la ligne que le novice relove dans la balle, 
se rapprochent delle peu à peu. 

L’officier a changé de piace avec le harponneur. A 
lui l'honneur de porter les coups mortels : il redresse 
le fer de sa lance dans une rainure du plat-bord ; il 
regarde si la spatule en est bien aiguisée, et, profitant 
du moment où la baleine relève une de ses nageoires, 
il lui plonge dans le corps les six pieds de ce fer de 
lance, qui, ne rencontrant pas d'os sur son passage, 
pénètre jusqu'au cœur, ou, tout au moins, jusqu’au 
ailieu du poumon. 

Hourra! hourra! elle est entrée droite, et droite 
elle est ressortie, la lance ; et cependant elle n’est pas 
rouge de sang. 

né est que la graisse a essuyé le sang, et l’on ne 
dévinerait pas que la blessure est mortelle, si de 
l'évent ne jaillissait soudain une colonne de sang au 
lieu d’une colonne d'eau. 

Oui, elle est blessée 4 mort. 

Alors elle fuit de nouveau, mais cette fois en in- 
sensée; elle parcourt quelques milles en tournoyant, 
plongeant, frappant l'eau de ses nageoires et de sa 
queue, et poussant vers le ciel une épaisse colonne de 
liquide rutilant, qui retombe en pluie sur les embar- 
cations. 

En quelques secondes, les matelots ont les bras, 
les mains et le visage aussi rouges que leur chemise 
dé laine rouge. 

Parfois, l'animal dresse, mâte sa queue, c'est le 
mot, hors de la mer, à plus de quinze pieds de lau- 
teur, la balance comme un fléau prêt à s'abattre sur 
les gerbes, et cherche, dans son instinet de vengeance, 
à écraser les frêles canots qui voltigent téméraire- 
ment autour de lui, 

Ce moment de la chasse est le plus dangereux. 
L'homme qui tient l'aviron de gouverne doit avoir 
alors autant d'adresse que de sang-froid : il faut qu'il 
manie la pirogue comme il ferait d'un cheval dressé 
par Pellier, qu'il la conduise aussi près que possible 
de la baleine, et que la pirogue avance, recule, se re- 
jette à droite, se rejette à gauche, voltige enlin sous 


Je fléau qui menace de l'écraser, tandis qu’armé d'un 
louchet, c'est ainsi que l’on nomme une pelle tran- 
chante comme un rasoir, l’officicr cherche à couper 
les tendons du small. 

Duel terrible! S'il réussit, les mouvements de la 
queue ne sont plus à craindre, puisque la queue 
n'emprunte sa flexibilité et sa force qu’à la réunion 
des tendons de tous les muscles du corps; s’il 
manque son coup, six hommes, douze hommes peu- 
vent être broyés, noyés, perdus. 

O chasseurs de sangliers, de lions, de panthères et 
de tigres, dans tous vos exploits de chasse, il n’est 
pas une scène qui l'emporte comme dramatique sur 
cette scène du louchef, lancé en l'air comme le harpon 
est lancé en bas. 

Le lieutenant a visé juste : le small reçoit une en- 
taille qui apparaît béante ; les lobes de la queue re- 
tombent lourdement en accolade et à plat sur l’eau, 
et la pirogue, filant quelques mètres de sa ligne, s’é- 
carte sous un coup d’aviron afin que l'animal mori- 
bond fleurisse tout À son aise. 

Fleurir! les matelots appellent ainsi, dans leur 
argot de pêche, cette succession des mouvements 
convulsifs de l’animal à l’agonie, ces tiraillements, 
ces soubresauts du corps, quand il vomit ses derniers 
soupirs, en vomissant les derniers flots de son sang. 

Mais, auparavant, le géant disparait encore unefois, 
ou plutôt il coule bas un instant, puis reparait, tourne 
sa gueule ouverte du côté du soleil, pousse un faible 
mugissement, qui s'éteint en râle, se couche sur le 
flanc, et meurt, la nageoire inerte et roide hors de 
l'eau. 

On échappeaux dangers de la chasse et de la lutte, 
on n'échappe pas toujours à cette dernière lutte de 
l'animal contre la mort. 

Voyez Cooper, cet admirable peintre; lisez le Pi- 
lote, et vous vous ferez une idée de ce que sont 
ces derniers tressaillements de la baleine, 

Les pêcheurs impatients, croyant qu'elle a perdu 
toutes ses forces, s’approchent imprudemment, et 
une seule caresse de ses nageoires brise ou chavire 
une embarcation. 

Une semblable catastrophe vint assombrir la joie 
que nous ressentions d’avoir tué en si peu de jours 
un cachalot et une baleine. 

Tout à coup, je vis, du bord de I’ Asia, le canot 
* du troisième lieutenant, soulevé et jeté à plus de deux 
mètres de haut, par une des nageoires de la baleine, 
qui, après avoir plongé pour la dernière fois, repa- 
raissait sur l'eau avant que de mourir. 

J'avais une longue-vue à la main; je vis les hom- 
mes sauter et retomber éparpillés dans la mer, et la 
pirogue, éventrée, flotter la quille en l'air. 

Les autres pirogues s'élancèrent aussitôt vers l'en- 
droit du sinistre, comme des chevaux de course vers 
un but, 

On recueillit cinq hommes. Je les comptais avec 
anxiété à mesure qu'on les recueillait. 

Mais cing hommes seulement, Qu'était devenu le 
sixième ? 

Un plongeur se dévoua, et je le vis ramener un 
corps inerte, 

Quelques instants après, une des pirogues, laissant 
les deux autres occupées à remorquer la baleine, s'a 
vonea vers le navires elle amenait à bord les victimes 
de Vaceident, 


92 LES BALEINIERS 


Pas de blessures, grâce à Dieu! Seulement, un 
pauvre diable de novice, un Gascon, celui qu'on avait 
sauvé en plongeant À sa recherche, gisait inanimé, 
froid et bleuâtre comme un noyé! 

Chose étrange! oubli impardonnable | nous n’a- 
vions pas à bord de boîtes de secours pour les as- 
phyxiés ; mais j’improvisai à l'instant même les petits 
instruments utiles en pareille circonstance. Trois ou 
quatre tuyaux de plume d’albatros formèrent un tube 
avec lequel j'insufflai ma propre haleine dans les 
bronches du noyé, préalablement débarrassées de 
l'écume d'eau de mer. Je le fis énergiquement et 
longuement frictionner sur le trajet de la colonne 
vertébrale, puis envelopper dans des couvertures de 
laine bien chaudes. Je pratiquai aussi des titillations 
réitérées sur la muqueuse des fosses nasales, et, après 
un quart d'heure de tentatives couronnées d'un heu- 
reux succès, mon Gascon avalait une grande tasse de 
vin chaud, dans laquelle le cook — lui aussi, mais 
à mon insu, faisant de la médecine, — avait jeté deux 
ou trois pincées de poivre. 

Les accidents du genre de celui que je viens de 
raconter, mais finissant parfois d’une façon plus triste, 
ne sont point rares à bord des navires baleiniers, A 
chaque voyage, on perd plusieurs hommes. Les mar- 
tyrs dela pêche sont nombreux. Le capitaine Jay vit 
encore; mais aussi, depuis deux ans, il ne navigue 
plus, et il marche dans les rues du Havre, tout plié 
par les rhumatismes. Le second de l’Asia, M. Le- 
flems, qui prit, après le capitaine Jay, le commande- 
ment du navire l’Asia, a péri, tué d’un coup de queue 
à la cinquième baleine pêchée. Son harponneur, 
franc et brave matelot, s’il en était, fut tué du même 
coup. Rivallon, chef de notre troisième pirogue, s’est 
noyé après avoir eu son embarcation brisée, Seigle, 
de la quatrième pirogue, est mort du scorbut. 

Voilà pour un seul bâtiment, et pour mes seuls 
compagnons de voyage. 

O femmes! que les baleines de vos corsets coûtent 
cher! 


X 


TAILLEVENT 


L'aspect d’une nuit sur un lieu de pêche fréquenté 
par un grand nombre de navires est tout à fait féeri- 
que. 

Sitôt le soleil couché, des méléores illuminent 
tous les points de l'horizon. 

On dirait des lampes éclaivant des travailleurs. 

Seulement, ces lampes sont les vastes fourneaux 
dans la chaudière desquels bouillonne la panne des 
hetos; et les joyeux piqueurs, devenus fondeurs, la 
face noireie par la nuit ot par la fumée, mais fantas- 
tiquement éclairée par la réverbiration du foyer, 
chantent, eausent ot racontent les ehroniques de ta 
pêche, tantôt accondés sur le manche d'une pique à 
tisonner, tantôt bélant l'huile bouillante, e'est-à- 
dire tranavasant, avec un bidon emmanché, l'huile de 
la chaudière dans le réservoir, où elle se relroidira 
avant d'être mise en barrique. 

Et, si quelque navire baleinier, surle pont duquel 
tout est obseur et silencieux, prouve que la journée 
n'a pas été heureuse, vient à passer par à, un mate 


LES BALEINIERS 23 


i a RS 


vais plaisant épanche sur le feu une coupe d'huile, 
et la flamme, qui monte en tourbillonnant jusqu'au 
grand étai; annonce de sa partau sombre louvoyeur 
une ironique commisération. 

Mais les destins et les flots sont changeants, comme 
dit notre immortel Béranger, et il arrive qu’à leur 
tour les berneurs sont bernés. 

. Ces petites railleries de baleiniers ont parfois des 
conséquences funestes. L'huile enflammée peut en- 
flammer celle des chaudières, et le feu gagner la ma- 
ture. | | 

Ce soir-li, nul navire n'apparaissait encore, et 
nous éclairions seuls un point de l'Océan. 

Vers le quart de minuit, j'entendis qu’on venait 
réveiller le capitaine. Un grand feu apparaissait par 
le travers au vent à nous. 

. Curieux de jouir de ce spectacle, je montai sur le 
pont, et je vis, en effet, un feu bien autrement fort, 
bien autrement énergique, eu égard à la distance qui 
nous en séparait, qu'un feu de fourneau. 

Il n’y avait pas à en douter, c'était un incen- 
die et, selon toute probabilité, l'incendie d’un ba- 
leinier, 

Je m'étonne que ces sinistres ne soient pas plus 
fréquents. à 

A toute heure denuit et de jour, pendant la pèche, 
l'incendie nous menace. 

Les hommes qui travaillent dans l’entre-pont à 
tailler des moellons de gras de baleine se font une 
lampe avec l'extrémité du museau de l'animal, ex- 
trémité qu'ils creusent et dans laquelle ils brûlent de 
vieilles étoupes imbibées d'huile, Ce mode d'éclairage 
carbonise presque toujours les traverses en bois qui 
soutiennent le tillac. 

Au fourneau, c’est encore plus dangereux; ce 
fourneau est construit en briques, et repose sur un 
lit de briques, au-dessous duquel on a ménagé, entre 
sa votite et le plancher du pont, un réservoir haut 
de six pouces environ, et qu'on maintient toujours 
plein d’eau. L'eau s'évapore rapidement, et, si l'on 
oublie de la renouveler, le plancher s’échauffe, prend 
feu, et nepeutplus supporter la masse des fourneaux ; 
de sorte que chaudière et brasier peuvent tout à 
coup tomber dans l’entre-pont. 

Dans ce cas, on comprend qu'il faut un miracle 
pour que le navire ne périsse pas. 

Pareille catastrophe arrivait sans doute à notre 
confrère que l'on venait de découvrir à quinze milles 
au vent. 

Le feu de la fonte s'était transformé en une gigan- 
tesque gerbe de flamme. L’horizon s'éclairait, et, à Ja 
base des flammes, on découvrait, à l'aide de Ja lon- 
gue-vue, une masse en ignition, un Charbon colossal 
sur lequel s’opéraient des déchirements subits qui 
alimentaient encore l'incendie, ét donnaient au sinis- 
tre les recrudescences d'éclats d'un immense phare à 
éclipses. 

A la surface de la mer, on voyait, s'étendant do 
notre côté, un triangle lumineux, comme lorsque le 
soleil se lève ou se couche; nos voiles en étaient 
éclairées ; nous avions un crépuscule au milieu de la 
nuit la plus épaisse, 


Oh! si les malheureux qui peut-ttre vont tous’ 


Nr ‘ , ’ 
péri se trouvaient sous notre vent, comme F Asia 
déploierait ses voiles, et, bonne marehense qu'elle est, 
s'élancerail à leur secours : i t] 


Nas th ¥ i Hts 


par notre travers ! mais à cinq lieues de nous! — ils 
auront le temps de mourir tous dix fois, avant que 
nous soyons assez près d’eux pour contribuer à 
leur salut. 

Cependant, notre capitaine, voulant tenter tout ce 
qu'il était possible de tenter pour opérer un sauve 
tage, fit orienter au plus près, forca de toile et or- 
donna qu’on hissät les fanaux à tête de mat. 

En même temps, il fit activer les flammes de no- 
tre foyer, dans l'espoir que, si le navireen perdition 
mettait ses pirogues à la mer, les pirogues se diri- 
geraient de notre côté. 

Peu à peu l'incendie sembla changer de place; 
nous avions gagné dans le vent; l’Asia boulinait très- 
bien, et tout espoir de sauver nos frères inconnus 
n’était pas encore perdu, : 

Mais tout à coup une lueur plus yive s’épancha 


sur l'Océan, puis les flammes perdirent peu à peu de 


leur intensité, et nous apercumes le colossal char- 
bon qui diminuait de grosseur et qui s’éteignait en 
s’enfonçant dans la mer... 

Nous continuâmes à courir des bordées, espérant 
À chaque instant nous entendre héler par des piro- 
gues ; mais, hélas ! rien ne vint, et, au jour, nous na- 
viguions au milieu des débris de bois flottants et 
carbonisés. 

Nul être humain ne s'était accroché à ces débris, 
et vainement nos vigies explorèrent l'horizon pen- 
dant toute la journée. 

Les malheureux pêcheurs avait-ils tous péri? Ja- 
mais nous n'avons rien appris du sort de cet équi- 
page, sinon qu’il était américain, car les Américains 
n’emploient que du coton, et nous avions ramassé 
un morceau de toile de coton à moitié brûlé, en navi- 
guant au milieu des épaves. 

Le 30, bataille à bord. 

Jepanse le blessé, qui a reçu un coup de couteau ; 
après moi, on met les deux adversaires aux fers. 

Le 34, nous nous éveillons avec un temps magni- 
fique. Nous voyons huit navires en mer, nous chas- 
sons encore une baleine que nous tuons. 

Nous sommes en veine, 

Cependant, cette fois encore, notre joie est alté- 
rée par un grave accident, 

Nous avons dit que la baleine vivante était terri- 
ble; mourante, plus terrible encore, et que, morte, 
elle pouvait le devenir, 

Sur deux cent trente ou deux cent quarante pé- 
cheurs que j'ai connus personnellement, pendant 
mes courses sur l'Océan, une douzaine peut-être vi- 
vent encore, et, parmi ces douze survivants, plus 
d'un a laissé quelque membre en route. 

Le 4% avril, on vire la baleine que nous avons tuée 
la veille, 

Afin que le lecteur comprenne bien ce que signifie 
le mot virer la baleine, il faut que nous lui donnions 
l'explication de ce mot, 

Aussitôt la baleine morte, elle est remorquée par 
les canots Vers le navire, qui, de son côté, vient au- 
devant d'elle; puis on la maintient à flot, sur le tri- 
bord, à l'aide d'une forte chaine en fer entourant le 
small comme l'entourerail une corde à nœud coulant, 

Cette chaîne passe par l'écubier et va s'amarrer 
aux bittes de beaupré, 

Une portière du pavois, qui sort d'enceinte au til- 
hae, est enlevée éntre lé mit de misainé et le grand 


2% LES BALEINIERS 


SO 


mât, vis-à-vis le grand panneau et droit au-dessus de 
l'animal. 

Alors, le capitaine et son second. retenus par une 
ceinture, se placent sur de petits établis suspendus 
en dehors du navire, afin de tailler avec des louchets 
des lames de graisse qu’enléveront ensuite des câbles 
solides, mis en mouvement par le guindeau, et pas- 
sant par un jeu de fortes poulies accouplées au-des- 
sus de la grande hune. 

Le guindeau est placé en travers du mât de beau- 
pré : c'est une lourde pièce de bois cerclée de fer et 
mise en jeu par des anspects, leviers de bois, ou par 
une manivelle. Il sert d'habitude à lever l'ancre, dont 
la chaîne s’enroule autour de lui, à mesure qu'il est 
mis en mouvement, et l’on comprendra que, puis- 
qu'il soulève l'ancre, il peut soulever d’autres 
fardeaux. La puissance se compose donc du guin- 
deau et du moufle avec les cables; le point d'appui 
est à la tête du grand bas mât, et la baleine représente 
la résistance. 

On dépouille une baleine de sa graisse, comme 
on dépouille circulairement une orange de son 
écorce. L'orange tourne dans la main, la baleine 
tourne dans l'eau ; on saisit d’abord une de ses na- 
geoires, qui, percée d'un trou, reçoit un croc de fer 
attaché à l'extrémité du câble d’une des poulies. En 
même temps, le capitaine et le second coupent la 
panne avec leur louchet, en tranches cireulaires 
d'un mètre de largeur à peu près, et, sollicitée par 
la tenson du câble que le guindeau attire à lui, la 
panne se détache et monte en longue bande, faisant 
tourner la baleine à mesure qu’elle se détache du 
corps et qu'elle s'élève. 

Puis, quand elle a monté de vingt pieds de haut, 
on pratique dans la partie basse, et assez près du 
tilac, un autre trou par lequel on fait passer le 
câble de l’autre poulie; ce câble est terminé par un 
ceillet. Arrivé de l'autre côté de la panne, cet œillet 
reçoit une cheville de bois; la cheville empêche 
lwillet de sortir du trou; puis un harponneur coupe 
la panne au-dessus. 

Alors le premier câble se dévide du guindean, et 
la première lanière de graisse descend d'elle-même 
daus l'entre-pont par l'ouverture du grand panneau, 
tandis que la deuxième lanière monte à son tour ; et 
la même manœuvre se pratique pour la troisième 
fois, pour la quatrième et jusqu'à la dernière enfin. 

L'animal dépouillé, on défait le nœud coulant de 
la chaîne, et l'on abandonne à la dérive cette masse 
informe de chair, sur laquelle s'abattent des millicrs 
d'oiseaux de mer, tandis que, par-dessous, les pois- 
sons carnassiers font ripaille. 

Comp'e,-vous maintenant la manière dont on 
vire un baleine? Je crains bien que non, et je re- 
grette de ne pouvoir vous en faire un croquis : cette 
opération n'offre pas grand danger ; mais c'est autre 
chose quand on veut couper la tête du cétacé, afin 
de recuvillir les fanons de la mâchoire supérieure, 

Admettons que nous en soyons arrivés à; les 
crocs en fer nou; ont livré successivement les deux 
lippes ou lèvres, et le plancher du maxillaire infé- 
rieur, sur lequel repose la langue, et la langue elle- 
même, — cette langue spongicuse, grosse comme 
un éléphant de moyenne taille, et où l'appareil cireu- 
latoire est si développé, qu'on y retrouve la chaleur 
vilale vingt-quatre heures après la mort, — cette 


langue énorme dont le tissu cellulaire est si riche en 
matières grasses, qu’elle fournit à elle seule pour 
plus d’un millier de francs d'huile: — eh bien, il 
s’agit maintenant: de la dernière opération, c'est-à- 
dire de séparer le crâne des verlèbres cervicrles ; le 
museau avec ses fanous suivra le erâne: si les ver- 
tèbres cervicales étaient articulées et mobiles comme 
celles de l'homme, des quadrupèdes et de beaucoup 
d’autres animaux, le louchet les séparerait sans dif- 
ficulté du reste de la colonne vertébrale; mais eiles 
sont soudées ensemble et ne peuvent se disjoindre 
que sous les coups redoublés d’une lourde hache 
manœuvrée à tour de bras. \ 

Il eût été malheureux, on le comprend, de laisser 
perdre onze ou douze cents magnitiques fanous, et 
Taillevent, le plus adroit et le plus intrépide de nos 
harponneurs. descendit armé d’une hache sur la 
nuque glissante de l'animal ; une corde était liée au- 
tour du corps de notre camarade et amarrée sur un 
cabillot de fer ; cette corde, s'il venait à perdre pied, 
l’'empècherait de disparaître entre les flancs du na- 
vire et de la baleine. É 

Taillevent se mit à l’œuvre. 

Le capitaine et quelques hommes de l’équipage le 
regardaieut faire en lui criant : 

— Courage, Taillevent! courage! encore un 
coup ! encore un bon coup! 

Et, à ces encouragements, la hache, espèce de 
massue tranchante représentant un coin à fendre le 
bois qu’on aurait aiguisé à fin tranchant, tombait, 
tombait encore, et, à chaque coup, mordait sec sur 
l'os, tandis que, pour activer la séparation des ver- 
tèbres, cing ou six vigoureux matelots pratiquaient 
une pesée sur l'extrémité du museau à l'aide d’un 
long épieu. 

Et les exclamations de redoubler : 

— Courage, Taillevent ! hourra, Taillevent! 

Tout à coup, au milieu de ces cris d'encourage- 
ment, retentit un effroyable cri de douleur. 

Ce cri, je l’entendis de l’arriére, où j'étais à rêver 
à je ne sais à quoi, comme Horace, qui eût bien autre- 
ment rêvé, sur le tillac d'un navire baleinier, que sur 
le forum de Rome, — à des bagatelles, peut-étre, 

Je jetai les yeux du côté d'où venait le cri. Des 
hommes s'élançaient et saisissaient la corde qui rete- 
nait le harponneur, 

Je m’élance aussi vers le pavois, je regarde, et je 
vois Taillevent qu'on retire d'entre le navire et la 
baleine. Sa tête apparaît d'abord, pâle comme si le 
pauvre Taillevent était déjà mort. Cette tête est 
penchée sur l'épaule, ses bras pendent inertes le 
long du corps! 

Je crus d'abord qu'il avait glissé et qu’il s'était 
évanoui de saisissement; mais je fus bientôt dé- 
trompé : le pied droit, d'où coulait un ruisseau de 
sang, ne tenait plus à la jambe que par un lambeau 
de chair et par le tendon d'Achille. Le dernier coup 
de hache lui avait tranché l'articulation tibiotai- 
sienne, 

Exprimer ma douleur, exprimer le désespoir de 
nos compagnons, du capitaine, des officiers, serait 
chose impossible ! Nous eussions été moins territiés, 
je crois, si Taillevent eût été Lué en tuant la baleine; 
si, dans la lutte, il eût disparu pour toujours, euse- 
veli sous les vagues. 

C'est le sort du pêcheur, il s'y attend; mais se 


LES BALEINIERS 


25 


ee 


mutiler ainsi soi-même, se mutiler en dépeçant une 
charogne, c’est horrible! . 

Le travail fut suspendu. 

A moi maintenant le premier rôle à bord ! Je pla- 
gai sur la blessure un appareil provisoire ; on des- 
cendit Taillevent dans la chambre de l'état-major, et 
je me préparai à pratiquer à l'instant même l'ampu- 
tion de la jambe, qui ne pouvait être retardée. 

Nous avions à bord une boîte à amputation. 

Je me recueillis en moi-même. . 

Une crainte terrible faisait perler la sueur sur 
mon front. Je n’avais jamais pratiqué d’amputation 
que sur des cadavres, à l’amphithéâtre, Sans aide et 
sans conseils, pouvais je réussir ? Dieu mettait la vie 
d’un homme entre mes mains, et j'étais obligé de 
m’ayouer à moi-même mon inexpérience | 

Et cependant, non-seulement il n’y avait pas à 
reculer, mais il ne fallait pas même exprimer un 
doute sur la réussite. 

- Je désespérais le blessé et mes camarades s’ils 
remarquaient en moi le moindre symptôme d'hési- 
tation. 

Je rassérénai donc mon visage, j'affermis mes 
muscles, je calmai mes nerfs, et j opérai... Le cui- 
sinier, le maitre d'hôtel et un vieux matelot me 
scrvirent d’aides. | 

Je sciai le tibia à son lieu d'élection, à quatre 
travers de doigt à peu près au-dessous du genou; 
je liai les artères, et, une heure après, Taillevent, 
trés-affaibli, mais tranquille, reposait dans un cadre 
suspendu aux traverses de notre grande chambre, et 
l'équipage avait repris son service habituel. 

Je dirai de lui ce que disait, du duc de Guise, Am- 
broise Paré, notre vieux maitre : 

— Je le pansai, Dieu le guarit. 

Nous retrouverons Taillevent remettant pied à 
terre ; hélas ! jamais le singulier ne fut mieux em- 
pluyé que dans cette circonstance, remettant pied à 
terre sur Ja péninsule de Banck. 

Ceci arrivait le 4° avril. 

Le 1‘ avril, les baleines avaient disparu, ainsi 
que les navires. 

Le 2 avril, tempête. 

Le 3 avril, tempéte. 

Le 4 avril, tempête. 

Le 5 avril, nous communiquons avec un navire 
au éricain de Nantucket, le Master. 

Dans la matinée, une de ses pirogues a été écrasée 
par un coup de queue de baleine, et deux matelots 
se sont noyés. 

Ces trois jours de tempête nous ont rejetés dans le 
sud est, par 48° 50’ de latitude et 182° de longitude 
est, presque sous le méridien de Paris, tout près du 
point idéal indiqué sur les cartes comme l'antipode 
de Paris. 

En franchissant le méridien, je retrauche un jour 
du calendrier de mon journal et j'écris pour la se= 
conde fois : — 5 avril, 

Sans quoi, à mon retour en Europe, je me trou- 
verais en avance d'un jour, A cette heure, je suis à 
la plus grande distance possible de tout ce que j'ai 
aimé et de tout ce que j'aime encore, 


XI 


SUPERSTITIONS 


Je demeurerai longtemps sous l'impression d’une 
mystérieuse aventure qui vient de nous arriver et 
qui a mis tout l'équipage en émoi. 

Croie qui voudra l’étrange événement que je vais 
raconter. J'ai vu, — j’affirme. 

Lorsque nous partimes du Havre, le chef de la 
quatrième pirogue manqua à l'appel. Nous restimes 
en rade jusqu'au soir pour l’attendre. Il ne vint pas, 
et l’armateur nous envoya M. Seigle pour le rem- 
placer. Quoique M. Seigle fût un excellent marin, 
le capitaine regretta fort le jeune homme qui man- 
quait. C'était son élève; il avait en lui toute con- 
fiance, et son adresse et son courage étaient, disait- 
on, à toute épreuve. 

Il se nommait Trélot. 

Bref, Trélot remplacé par M. Seigle, et rien ne 
nous relenant plus en rade, nous gagnâmes le large, 
sans savoir ce que deviendrait plus tard Trélot. Au- 
jourd’hui, 6 avril, à peine le navire américain s’est-il 
éloigné, qu'un autre navire, pavillon français à la 
corne d’artimon, laisse arriver sur nous vent ar- 
rière. 

Le capitaine ordonne de masquer le grand hunier 
pour attendre. 

Le navire passe rapide derrière notre couron- 
nement, et les porte-voix des capitaines retentis- 
sent. À 

C'était un navire du Havre, la Ville-de-Rennes, 
parti de France depuis six mois. 

A cent pieds de distance, les amis n’eurent pas 
besoin de lunette pour se reconnaître. On échangea 
d'un bord à l’autre force saluts et force bonjours. 

Tout à coup le capitaine Jay s’écrie : 

— Eh! voilà Trélot ! 

Et, en effet, tous ceux qui ont voyagé avec le 
jeune chef de pirogue reconnaissent Trélot, et s'é- 
crient comme le capitaine : « Bonjour, Trélot 1 » 
et font de la télégraphie avec leurs chapeaux. 

Trélot répond dle son côté avec son bonnet. 

Je ne le connais point; on me le montre, et je le 
vois comme les autres. 

— C'est cela, dit le capitaine ; nous ayant man- 
qué, il aura trouvé un autre engagement, Pardieu ! 
il pourrait croire que je lui en veux tandis qu'il n’en 
est rien. Vite, enfants, une émbarcation à la mer. Je 
veux aller serrer la main du brave Trélot. 

— Et nous aussi, capitaine, disent deux ou trois 
matelots ; permettez... 

— Inutile, riposte le capitaine Jay; je vais le cher- 
cher et je le ramène, 

Le capitaine saute dans son embareation, les ma- 
telots nagent vigoureusement, On aborde le navire. ( 

Les deux commandants se saluent et échangent les } 
compliments d'usage. 


lui, 
— (Jue cherchez-vous ? demanda le capitaine de 
lu Ville-de-Rennes. 
— Je cherche un de vos hommes, un ami à moi, 
Puis, à haute voix, il ajoute : 


Puis M. Jay regarde avec inquiétude autour de | 
o Le) ¢ 


26 LES BALEINIERS 


om “nn 


— Hé! Trélot ! ne te cache donc point ; je ne t'en 
veux pas. Viens done donner une poignéé de main à 
ton vieil ami. Trélot ! ohé ! Trélot ! 

Et le capitaine se penche sur lécoutille de la 
chambre. 

L’équipage de la Ville-de-Rennes regarde M. Jay 
avec un étonnement qui ressemble à de la terreur. 

— Que cherchez-vous? qui appelez-vous? de- 
mande encore son confrère. 

— Mais, pardieu ! Trélot, qui était R avec vous 
tout à l'heure, qui m’a fait un signe avec son bonnet. 

— Trélot était 14, avec nous, tout à l'heure? dit le 
capitaine. 

— Sans doute. 

— Il vous a fait un signe avec son bonnet ? 

— Oui. 

— Vous en êtes stir? 

— Parbleu ! je l'ai vu, et tout mon équipage l'a 
vu comme moi. Trélot n'est-il pas à votre bord? 

— Il y était. 

— Comment, il y était ? 

— Oui; mais, hier, à neuf heures du soir, il est 
tombé à la mer; le navire a passé, et le pauvre Tré- 
lot, à l'heure qu'il est, dort dans le ventre des re- 
quins. 

M. Jay baissa la tête, tendit la main au capitaine, 
et revint à bord. 

— Enfants, dit-il, attendez-vous à quelque mal- 
heur ; ce n’est pas le corps de Trélot que vous avez 
yu, c’est son ombre |! 

On comprend la terreur que ces quelques mots 
répandirent à bord. 

Personne d’entre nous ne savait si Trélot était em- 
barqué depuis notre départ sur la Ville-de-Rennes. 
Personne naturellement ne connaissait l'accident fu- 
neste qui, la veille, lui avait coûté la vie, et cepen- 
dant tous ceux qui l'avaient connu étaient prèts à af- 
firmer par serment qu'ils venaient de le voir au- 
dessus des pavois du navire arrivant de France. 


Que l'on s'étonne de la superstition des marins 


après cette étrange aventure: 

Bien souvent, pendant les longues nuits des tro- 
piques, nuits douces comme devaient être celles de 
l'Éden, couché sur le pont, j'ai entendu raconter aux 
hommes de quart des histoires d'un fantastique in- 
croyable. Les grands caps dela terre ont chacun leur 
légende, où la marine hollandaise joue toujours son 
rôle de dimnés. 

Telle est, par exemple, la chronique du Grand-Vol- 
tigeur hollandais, ce navire infernal qui met sept 
ans à virer de bord, et qui est condamné à croiser 
pour l'éternité dans les parages du cap de Bonne- 
Espérance. Le mousse qui part pour aller larguer le 
grand cacatois en revient matelot à cheveux blancs. 
Les morts de l'équipage sont enfouis dans des char- 
niers pleins de sel, et le rôle du bord se recrute avec 
les matelots des autres navires qui tombent à la mer. 
Quand le Grand-Voltigeur hollandais rencontre un 
bâtiment, il le hèle, et demande des nouvelles de 
marchands d'Amsterdam morts depuis trois cents 
ans. Après quoi, il envoie des lettres à bord à l'a— 
dresse de ces mémes marchands, 

Mais le capitaine du navire hélé se garde bien de 
prendre les lettres, Il ordonne au messager de les 
déposer au pied du grand mât, et, aussitôt que le 
messager est parti, une flamme bleue, qui serpente 


autour du grand étai. descend sur le pont, et dévore 
les papiers du maudit. 

Quelle est l’origine de cette légende et de beaucoup 
d’autres, où les Hollandais ne jouent pas le beau 
rôle ? Il est vrai qu'il y a un temps où ils étaient les 
maîtres des deux Océans, où ils s’intitulaient les ba- 
layeurs des mers et mettaient, au lieu de drapeau, un 
balai au haut de leur grand mât. A yant étéles plus 
riches negociants, les plus hardis navigateurs de 
l'univers, ces Phéniciens du monde moderne ont été 
aussi les plus enviés et les plus haïs de leurs rivaux. 
A‘outez à cela qu'ils étaient huguenots, pleins de 
répulsion pour leurs confrères catholiques, et qu’en- 
fin leur histoire navale, bien plus que celle des au- 
tres peuples, offre des sinistres terribles, des aven- 
tures effrayantes. ‘ 

La Compagnie hollandaise n’ayant presque jamais 
publié les relations officielles de ses agents, les récits 
de leurs campagnes, restés à l’état de tradition orale, 
ont di s’altérer en passant de bouche en bouche, et 
le mystérieux n’a pas manqué de se mêler à la 
vérité. 

C’est un marchand d'Amsterdam qui, le premier, 
a pénétré dans l’océan Pacifique, en doublant les ro- 
chers de la pointe méridionale de la terre de Feu, et 
il n’a jamais revu sa patrie, et ce: n’est point son 
nom que portent ces rochers. C'est celui de son 
yacht, le Horn, incendié quelque temps après. 

Jacob l’Ermite, après avoir reconnu et étudié les 
terres de ces hautes latitudes et donné son nom à 
l'un de leurs îlots, est mort soixante jours plus tard, 
et, des onze navires que lui avait confiés Maurice 
d'Orange, un seul est revenu au Texel. 

C'est au cap Horn que l'Anglais Cowley, pilote 
flibustier de la Virginie, a reconnu, depuis plus d'un 
siècle, qu'il était dangereux de parler des femmes en 
mer. lla payé de la vie son indiscrétion. La feinme 
dont il avait parlé lui est apparue se débattant dans 
les flots, ef, en se penchant par dessus le bord pour 
lui envoyer un câble, il a perdu l'équilibre, il est 
tombé à la mer, et jamais n’a reparu. 

Cette croyance s’est conservée chez nos marins, 
mais avec une variante’ qui n'existait pas du temps 
de Cowley. Aujourd’hui, il n’est dangereux de par- 
ler des femmes en mer que quand on parle des 
femmes honnêtes; et, pour faire souffler le bon vent, 
il suffit, au contraire de parler de celles qui ont jeté 
leur bonnet par-dessus les moulins. 

C'est encore dans le voisinage du cap Horn, et 
pendant les longues et froides nuits polaires, qu'ap- 
paraissent sur le pont ces matelots qui ne font point 
partie de l'équipage, et dont la présence annonce 
toujours la mort de quelqu'un, quand elle ne présage 
pas la perte du navire. 

A bord d'un navire hollandais, il y avait un no- 
vice que l'on envoyait d'ordinaire larguer la voile du 
petit perroquet. Une nuit qu'il revenait de faire sa 
besogne habituelle, l'oficier de quart lui demanda 
pourquoi il n'y était pas allé seul ? 

Le novice regarda l'oMicier d'un air étonné ; celui- 
ci renouyela sa question, 

Le novice jura ses grands dieux qu'il y était allé 
seul, et que personne ne l'avait aidé à carguer le ra- 
ban de la voile, 

A l'instant même, l'officier appela deux hommes, 
et fit appliquer vingt coups de garcette sur les reins 


LES BALEINIERS 


27 


du novice pour lui apprendre à ne pas mentir une 
autre fois. i 

En effet, l'officier et les gens de quart avaient par- 
faitement vu deux formes humaines sur le marche- 
pied de la vergue. ~ 

Un novice est si peu de chose à bord d’un navire, 
qu'on ne demanda même point quel était Vobligeant 
matelot qui avait aidé celui-ei dans sa besogne, 

La nuit suivante, on envoya le même novice lar- 
guer la même voile, fl avait les coups de garcette sur 
Je cœur, le pauvre diable, et, une fois penché sur Ja 
vergue, il regarda au vent et sous le vent si personne 
ne l'avait devancé, et si personne n’y était avec lui. 
Il ne vit personne, largua la voile, et, tout joyeux, 
descendit. 

Mais l'officier et tous les hommes de quart avaient 
vu les deux mêmes formes humaines sur le marche- 
pied dela vergue, et le malheureux eut beau crier, 
pleurer, protester, il reçut dix coups de garcette de 
plus que la veille, 

Le novice, au désespoir, s’adressa à tous les mate- 
lots, les adjurant de dire quel était celui d’entre eux 
qui lui avait jouéle mauvais tour d'être invisible pour 
lui, tout en demeurant visible pour ses camarades, 

Aucun d'eux ne répondit, et le mérite du farceur 
anonyme en augmenta. Chacun, dès lors, se promit 
de travailler à découvrir quel était ce bon camarade, 
la première fois que, la nuit, on enyerrait le mousse 
en haut, 

Cette prochaine fois ne se fit pas attendre; mais 
le jeune homme, qui commençait à soupconner que 
ce mystère renfermait quelque chose de terrible, re- 
fusa d’obéir. 

On Je gontraignit à monter, 

Les hommes de quart se comptèrent, et s’assu- 
rèrent ainsi que, si l’obligeant matelot paraissait en- 
core, ce ne pouvait étre qu’un particulier de l’autre 
bordée. 2 

Mais par où monterait-il? Tout le monde faisait 
le bossoir, c'est-à-dire avait l'œil ouvert sur les en- 
fléchures de bâbord et de tribord, sur les étais et les 
hunes, 

Le diable seul pouvait grimper là-haut sans que 
l'on s'en aperçût. 

Cependant l'étonnement des matelots fut terrible, 
quand, en détournant les yeux du novice qui larguait 
Vempointure du vent, ils découvrirent à l'autre bout 
de la vergue un second individu qui paraissait tra— 
vailler d'aussi bon cœur que le premier. 

Aussitôt quelques-uns sautèrent dans la hune 
pour saisir au passage celui qui leur avait échappé 
en montant. 

Pendant ce temps, le mousse allait de tribord à 
bâbord, afin de larguer l'autre empointure ; et, à sa 
manière d'agir, on devinait qu'il ignorait encore la 
présence de son voisin, qui avait exactement la 
même taille et la même tournure que lui. 

Soudain ces deux individus se rapprochent, se re- 
dressent et se contemplent ; leurs bras quittent la 
vergue, ils s'embrassent, leurs poitvines se serrent 
l'une contre l'autre, et voilà que, comme s'il allaient 
marcher sur un terrain solide, ils partent ensemble 
de la jambe gauche et tombent A la mer. 

On masqua le grand hunier, on jeta des cordages 
à la mer, mais pas nn d'eux ne reparut, et ni l'un ni 
l'autre ne poussèrent mame un eri de détresse, 


Aussitôt le capitaine, apprenant ce qui venait de 
se passer, fit l'appel des hommes de l’équipage pour 
savoir quel était celui qui venait de se noyer avec le 
novice. 

Nul autre que le novice ne manquait à l’appel. 

. = Enfants, dit d’un air sombre l’un des plus vieux 
loups de mer du bord, c'est son matelot de l’autre 
monde qui est yenu le chercher. Je connais ce tour- 
lt Chacun de nous verra arriver son matelot un 
beau jour ou un belle nuit. Enfants, tenons notre 
gréement bien spalmé, si nous voulons que le grand 
amiral qui navigue au-dessus des nuages nous donne 
la ration de biscuit des bienheureux, le lard du pa- 
radis et les fayots des archanges. 

Autre histoire. 

Un navire du New-Bedfield faisait route pour la 
pêche du cachalot; une nuit, en doubiant le cap 
iforn, on envoya deux hommes sur le beaupré pour 
serrer le grand foc. 

L’un deux tomba à la mer et disparut, 

Le navire poursuivit sa route, se chargea d'huile, 
revint à son port d'armement par le cap de Bonne- 
ispérance, et repartit bientôt après pour une nou- 
velle expédition. 

Or, il advint que, pendant une nuit, en doublant 
encore le cap Horn, un grain menaca la mature, et 
l'oficier ordonna par hasard au camarade de celui 
qui s'était noyé là, trois ans auparayant, d'aller ser- 
rer le grand foe. 

Le matelot s’élança sur le bâton de la voile, et il 
se préparait à exécuter l’ordre donné, quand il aper- 
cut devant lui un autre individu qui en faisait au- 
tant. 

— Qui t'a prié de venir m'aider? s’écria-t-il 
croyant avoir affaire à un homme de l'équipage ; 
crois-tu donc que je ne sois pas capable de faire tout 
seul mon mêtier ? 

—— Harry, ne te fiche pas, répliqua le second ma- 
telot ; je suis John, John ton ami, qui est tombé à la 
mer voilà trois ans, et, depuis lors, j'attendais ici le 
passage du navire pour achever ma besogne, que j'a- 
vais laissée à moitié faite. Adieu maintenant! 

Et le matelot vivant revint sur le pont; mais. dès 
le lendemain, il tomba à la mer et se noya. 


XII 
LE SCORDUT 


Nous sommes menacés du seorbut. Il est temps 
de relâcher. A propos de scorbut, je me souviens 
d'en avoir cruellement souflert, voici quelques an- 
nées, sur le navire la Pallas. Nous avions dix mois 
et dix jours de mer. Nos hommes se plaignaient de 
lassitude et de douleurs insolites dans les membres. 
On murmurait contre la durée de notre séjour à Ja 
mer, Les caractères s'aigrissaient ou devenaient har- 
gneux ; le travail se faisait sans entrain, sans énergie ; 
moi-même, je n'avais plus le courage d'inscrire mes 
observations sur mou journal, 

Plus de jeux, le soir, après le souper, plus de cau- 
series, plus de terribles contes fantastiques autour 
du grand panneau, pendant le premier quart, Plus 
do fumeurs assis cote à edte sur le guindoau en par- 
lant de leurs amours de France, de leurs plaisirs 


28 LES BALEINIERS 
SS Sa ee 


passés et futurs, et de leur bonne famille, qui les 
attend et prie Dieu, chaque jour, de les préserver du 
naufrage. 

Les liens de sociabilité et d'amitié se relachaient 
insensiblement ; chaque individu cherchait à s'’isoler, 
à tracer autour de sa personne un cercle infranchis- 
sable, à se faire un désert à soi; et je reconnaissais 
la vérité de cette phrase d'un vieux livre écrit, il y a 
deux cents ans, par Falconnet, médecin de Lyon: 

« Ceux attaqués du scorbut se privent de la con- 
versation d'autrui et se réduisent à une vie soli- 
taire. » 

On a beaucoup écrit sur le scorbut, sur ses causes, 
sur ses ravages et sur les moyens de s’en préserver 
ou de s’en guérir ; à la fin de ces brillantes et pro- 
fondes théories, soutenues et développées par nos 
premiers médecins de la marine de l'Etat, reparait 
toujours le même axiome de guérison : 

« Terre et vivres frais. » 

Double remède qu'il est parfois impossible de se 
procurer. 

La terre ?... Nous étions à trois cents lieues de la 
plus proche. 

_Les vivres frais?... Il n’y en avait plus un atome 
sur notre navire. 

Le capitaine, seul maitre à bord après Dieu, ne 
voulait point, d’ailleurs, nous conduire encore à terre. 
Il exploitait impitoyablement, à la recherche des ba- 
leines et des cachalots, les forces défaillantes de son 
équipage, 

Le changement de température activa les progrès 
du mal, et le nombre des malades augmenta avec le 
froid, car, dans l'océan Pacifique, les mois de mars 
et d'avril sont les deux premiers mois d'hiver: 

Ce fut le cuisinier qui débuta dans la voie sinistre; 
ce fut chez lui, le premier, que je reconnus les signes 
incontestables du scorbut. 

Enfin, le capitaine, voyant que, chaque jour, de 
nouveaux bras manquaient aux manœuvres, et que le 
pont du navire se transformait en un véritable pro- 
m oir d'infirmerie, résolut de clore la campagne du 
large et fit route vers San-Carlos de Chiloé. 

Ii était probable qu'avant d’atteindre le mouillage 
de Punta-Arena, nous serions forcés de coudre quel- 
que—uns de nos camarades dans un sac de toile, et 
de les jeter à la mer. 

Nos volailles et nos moutons n'étaient plus. Depuis 
longtemps, nous avions fêté la mort de notre dernier 
cochon avec la dernière lie fermentée de notre der- 
nière barrique. Notre ration de pommes de terre, cet 
antiscorbutique, vanté comme infaillible par les 
philanthropes du continent, était épuisée ; le café 
n'existait plus qu'à l'état de souvenir; la caisse à thé 
montrait à nu les quatre feuilles de plomb qui tapis- 
saient son intérieur, et surtout celle qui en faisait le 
fond; les insectes s'étaient creusé des habitations 
dans nos légumes secs: on mesurait pour chacun de 
nous, par jour, un litre d'eau fétide; nos pipes, 
veuves de tabac, étaient froides ; seule, la viande sa- 
lée, demeurait abondante, immuable et entourée de 
biscuits pourris et verdoyants, et, je l'ai dit, nous 
étions éloignés de plus de trois cents lieues d'un 
port de relâche, avec le scorbut pour compagnon de 
voyage, 

Si la mort nous arrête tous en chemin, qui en sera 
justiciable devant Dieu ? 


L'homme de la spéculation, l'armateur; et, après 
l'armateur, l'homme qui lui obéit et nous commande, 
le capitaine. 

Le vent était bon, le navire marchait bien; 
mais que les jours et les nuits s’écoulaient lente- 
ment | 

Le visage blafard de nos malades se revêtit peu à 
peu d’une teinte de bronze; la flamme du regard s’é- 
teignit, les dents tremblèrent dans leurs gencives 
putréfiées, les articulations s’emplirent de bourrelets 
et de nodosités, les jambes s’arquérent, les os se ra- 
mollirent; personne ne pouvait plus se tenir cinq 
minutes debout; et, quand les plus malades voulaient 
monter sur le pont pour y boire un peu de lumière et 
de grand air, jamais on ne leur tendait la main, car 
je voulais qu'ils essayassent d’escalader seuls l'é- 
chelle du capot, si rapide qu'elle fût. Ces mouve- 
ments, quoique difficiles et douloureux, leur étaient 
moins funestes qu’une immobilité continuelle. Sans 
cesse ils tournaient leurs yeux hébétés et jaunis vers 
le point de l'Océan où on leur disait qu'apparaîtrait 
bientôt la terre tant désirée, et, si quelque nuage im- 
mobile à la base du ciel se modelait comme une 
montagne, un tressaillement de joie agitait ces cada- 
vres vivants, jusqu’à ce que la brise qui enflait les 
voiles du navire eût emporté le nuage dans les pro- 
fondeurs de l’espace. 

Je savais déjà que le scorbut agissait diversement 
sur le moral des malades; mais, là, j’eus la triste oc- 
casion de vérifier le fait par moi-même. 

Chez les uns, la sensibilité, la mémoire, le juge- 
ment, sont anéantis. Ils ne distinguent plus l’injure 
d'avec la louange, ils semblent avoir perdu la con- 
science de leur position, le sentiment de leur être. 

Ceux-Rà sont les moins malheureux. 

Ils se décomposent, insouciants comme s’ils étaient 
déjà morts. 

Chez d’autres, au contraire, jugement, mémoire 
et sensibilité se développent au plus haut degré. Ils 
pleurent, ils sourient, ils rêvent maîtresse, amis, pa- 
trie. Mais, en même temps, ils se sentent souffrir e€ 
mourir. 

Nous avions avec nous un enfant de quinze ans, 
un mousse sans aucune intelligence. Ce vaurien du 
bord, le collègue de Pascareau enfin, frappé par le 
scorbut. dépérissait rapidement. 

Un soir, je veillais près de son grabat, craignant 
qu'il ne trépassât dans le délire d’un violent accès de 
fièvre. 

Or, il advint que son matelot, son camarade d’or- 
dinaire, eut besoin d'ouvrir son coffre pour me don- 
ner du linge que je lui demandais. 

Ce matelot mit d’abord la main sur un chiffon de 
papier. 

— ‘Tiens, dit-il, voilà une lettre de sa grand’-mère. 

Un voisin aurait eu de la peine à entendre ces 
mots prononcés à voix basse; mais le mousse en dé- 
lire les entendit, souleva la tête et s’écria : 

— Unelettre de ma grand'mère ?... Oh 1 donnez- 
la-moi, donnez-la-moi! 

Le matelot la lui donna ; mais vainement le malade 
essaya-t-il de la déchiffrer, 

Alors, il me pria de la lire à haute voix. 

J'obéis, croyant obéir à la volonté dernière d’un 
mourant. 

L'enfant pleura en m'écoutant, 


LES BALEINIERS 29 


——— eee —iww ev 


Lorsque j’eus fini, il pleura encore, et enfin s’en- 
dormit en sanglotant. ; 

De toute la nuit, qu'il passa sans se réveiller, il 
n’eut ni fièvre ni délire. 

Le lendemain, le délire et la fièvre revinrent. 

Je ne savais plus quel remède employer; j'a- 
vais usé de tout ce que m'offrait la pharmacie du 
bord. 

J'eus une inspiration : je recommençai à lui lire 
tout haut la lettre de sa grand’ mere. 

L'enfant pleura encore comme il avait pleuré la 
veille, et de nouveau s’endormit d’un sommeil tran- 
quille. 

J'avais trouvé le fébrifuge, et je l’employai avec 
succès jusqu'à notre arrivée au mouillage, chaque 
fois qu'il eut un accès de fièvre. 

Je crois lui avoir ainsi sauvé la vie avec cette 
lettre, qu'un navire venant du Havre lui apportait 
quelques mois auparavant, et qu'il jetait au fond de 
son coffre sans se donner la peine de la lire. 

On lui recommandait, dans cette missive naïve et 
touchante, d’être sage, bon marin, et de faire des 
économies, afin de pouvoir habiller de neuf sa jeune 
sœur, qui attendait son retour pour se présenter à la 
première communion. É 

La bonne grand’mére ajoutait qu’elle avait, à son 
intention, offert un cierge à Notre-Dame-de-Grace, 
d'Honfleur! 

Par malheur, tout le monde ne devait point, 
à bord, s'en tirer aussi heureusement que ce 
mousse, 

La maladie faisait chaque jour des progrès ef- 
frayants, et les moins écloppés d’entre nous avaient 
les dents branlantes et les gencives en décomposition. 
J'ai vu plusieurs fois des canines sur le point de 
tomber, tant elles étaient déchaussées ; un de nos 
hommes arracha deux des siennes et me les présenta 
dans le creux de sa main; mais je lui fis aussitôt ou- 
vrir la bouche et les replaçai dans leurs alvéoles, les 
replantant en quelque sorte plus solidement qu'elles 
n'étaient auparavant, et lui recommandant de ne 
plus les laisser tomber, mais, au contraire, de peser 
de temps en temps sur elles avee le doigt. C'était 
d'autant plus facile que ces deux canines étaient 
celles de la mâchoire inférieure. 

Grâce à cette ordonnance, suivie à la lettre, j'ob- 
tins un succès complet, auquel ne voudraient proba- 
blement pas croire MM. les dentistes. Si bien que, plus 
tard, quand toute influence scorbutique eut disparu, 
les dents se maintinrent aussi solides que si jamais 
elles n'avaient eu l'idée de faire un voyage au long 
cours dans la main de leur propriétaire, 

On comprend qu'avec de pareilles dents il nous 
était impossible de mastiquer le biscuit; il fallait 
préalablement le faire tremper dans l'eau pour le ra- 
mollir, et l'eau était visqueuse et nauséabonde, 
ayant déjà passé par une période de putréfaction, 

Or, ce biscuit trempé nous semblait encore trop 
dur, et l'on fabriquait de la turlutine, 

Qu'est-ce que la turlutine? 

Ah! vous ne savez pas cela, cher lecteur! Dieu 
vous garde de le savoir jamais que par la description 
que je vais vous en donner, 

La turlutine, c'est une épaisse bouillie de biscuit 
pilé et assaisonné, non pas avec du beurre (les barils 
de beurre étaient vides depuis longtemps), maisavec 


la graisse qui surnage dans la chaudière où cuisent 
les viandes salées de bœuf et de pore. Cette bouillie 
était si compacte, qu'une cuillère pouvait s’y mater 
sans tomber au roulis. 

Une telle alimentation activait les progrès du scor- 
but. Une pomme de terre, une seule, eût valu son 
pesant d'or; je l’eusse partagée entre nous tous, oui, 
partagée; j’eusse râpé sa chair crue avec la pointe 
de mon couteau; chacun en eût reçu gros comme un 
pois, chacun eût frictionné ses gencives avec ce to- 
pique âcre, mais bienfaisant. 

De vieux pêcheurs américains m'ont souvent ra- 
conté les merveilleux effets de la pomme de terre 
crue employée comme médicament. Hélas ! il m’é- 
tait impossible de vérifier leurs assertions! Mais 
pourquoi auraient-ils menti ? Les ressources de la na- 
ture sont infinies, et cet axiome : « Aux grands 
maux les grands remèdes, » est loin d'être toujours 
vrai. 

Autre privation, privation terrible pour des ma- 
rins : le tabac allait manquer, et le tabac est un anti- 
scorbutique, non pas quand le scorbut s'est déve- 
loppé, mais comme préservatif. À peine nous en res- 
tait-il encore quelques tablettes, et le progrès du mal 
tenait surtout à l'économie avec laquelle, depuis un 
mois, on avait été forcé de le distribuer. 

Je dis qu'il ne nous en restait plus que quelques 
tablettes; car, en mer, on ne s’approvisionne point 
de tabac tout haché comme celui que vend la Régie, 
mais de tabac en carotte, en figue, en tablette enfin. 

Ces tablettes sont grosses comme des tablettes de 
chocolat. ° 

Les priseurs les râpent, les chiqueurs les coupent 
en petits morceaux. les fumeurs les taillent menu et 
frisent les copeaux en les frottant dans leurs mains 
avant de bourrer la pipe. 

Les appareils masticatoires étaient en si mauvais 
état, que, pour diminuer le travail des molaires, on 
laissait le tabac se ramollir longtemps dans la sa- 
live. 

Puis, pour tirer tout le parti possible du peu de 
tabac qui lui restait encore, le chiqueur faisait sécher 
sa chique au soleil; puis, séchée, hachée et frisée, 
elle remplissait le fourneau de sa pipe et donnait 
encore un instant de bonheur, d'espérance et d'ou- 
bli. 

Pardon du détail, cher lecteur, et, surtout, chère 
lectrice. 

Il faut avoir été marin, et marin baleinier, pour 
savoir tout ce que valent une chique de tabac et une 
pomme de terre crue. 

Nous n’avions done à bord ni vin, ni eau-de-vie, 
ni thé, ni café, ni même de bière. 

Cette bière, ou plutôt cette boisson, ce breuvage, 
ce liquide que les Anglais et les Américains ont in- 
venté et qu'ils appellent sprucebeer, se fabrique à 
bord par les mains du cook. 

Un tonneau à moitié plein d'eau, et qu'on achève 
de remplir avec une décoction de houblon dans la- 
quelle ont été délayées de la mélasse et une espèce de 
résine brune, liquide et amère, extraite des baies 
d'une certaine espèce de sapins communs dans nos 
Pyrénées et dans les forêts de l'Amérique du Nord, 
voilà la recette, à - 

Ce n'est pas difficile, comme on voit; il est vrai 
que le produit n'est pas bon, 


50 = LES BALEINIERS 


Eh bien, cette affreuse boisson, affreuse quand 
notre eau était pure, quand Je thé et le café abon- 
daient, et dont, depuis les jours de disette, nous 
avions appris à attendre avec impatience la distribu- 
tion hebdomadaire, eh bien, cette affreuse boisson, 
elle avait fini par manquer à son tour, et la diseite 
était telle, que nous la regrettions. 

Au reste, le cook avait abandonné la direction de 
ses chaudières, 

Ce malheureux était cependant celui de nous qui 
avait le moins souflert pendant cette longue cam- 
pagne, puisqu'il avait pu choisir pour lui les meil- 
leurs morceaux, se fabriquer des petits plats et ré- 
chauffer sa précieuse personne au feu de la cuisine, 
tandis que le froid nous engourdissait aux environs 
du pole; sans compter qu'il passait bien tièdement 
dans son lit les heures de quart de nuit que les autres 
passaient sur le pont. 

Ce malheureux, dis-je, tomba dans une décom- 
position complète. 

Nous eussions compati à son sort, nous eussions 
tenté de soulager ses maux, nous nous fussions 
attendris sur ses souffrances, si la maladie ne nous 
elit pas rendus égoistes, froids et insensibles. C’est 
alors que, sans verser une larme, on verrait mourir 
père, mère, frère, amante, époux, amis. 

C'est non-seulement le corps, mais le cœur lui- 
mme qui est attaqué du scorbut. 

Puis, d’ailleurs, les matelots se disaient tout bas 
que le cook n’ayait que ce qu'il méritait, et que c'était 
bien le moins, puisqu'il était la cause du fléau, que 
le fléau pesât sur lui (4). 

Le pauvre cook n'avait pas seulement les os des 
membres ramollis et cintrés, mais encore son ventre 
élait si démesurément tendu, ballonné, grossi, qu'il 
faisait hernie au travers de son pantalon de coton- 
nade bleue. Sa poitrine, aplatie, affaissée sur elle- 
mème, était zébrée de lignes verdâtres au-dessous 
de chaque côte; on aurait dit les brandebourgs d'une 
redingole polonaise. La bouffissure de sa face oblité- 
rait ses yeux; sa langue gonflée outre-passait les lt- 
vres; il ne pouvait plus rien avaler, ni solides ni 
liquides; il n'avait même pas la force de räler : il 
gisait sur son grabat, masse infecte et inerte; il allait 
trépasser. 

Nous en étions là de notre agonie, quand, un jour, 
nous découvrimes un navire courant vers le nord, 
Grande joie, on le comprend; notre capitaine ma- 
nœuvra afin de lui couper la route, et hissa le pa- 
villon à la corne d’artimon. Le navire devait nous 
voir de même que nous Je voyions, et cependant 
il ne répondit point à notre signal, ct cependant 
il eut l'air de ne pas nous apercevoir; bien plus, 
il cut l'air de vouloir nous éviter en portant au 
sud-est, : 

Alors, notre pavillon fut hissé et halé bas, succes- 
sivement au mât de misaine, C'était demander assis- 
tance, c'était cricr ; « Au secours! » c'était annoncer 
que nous étions en détresse, 

Malgré tout cela, il continua sa course ct disparut 
bientôt, 

Un boisseau de pommes de terre, une volaille 
pour faire du bouillon, une bouteille d'eau-de-vie 
cussent fait tant de bien à nos pauvres palaces! 


(1) On saura plus loin pourquoi. 


— OS ——— 


Nous ayions autrefois secouru des malheureux en 
mer, nous! | 

Pourquoi donc nous abandonnait-on aujour- 
d'hui? 

Nous envoyâmes un million de malédictions au 
capitaine de cet impitoyable navire, et il fut décidé 
qu'il était Anglais. : 

Sept hommes de l'équipage avaient encore assez 
de force pour manœuvrer le bâtiment. Enfin, vers 
le déclin d’une belle journée, on crie : « Terre! 
terre! » , 

A ce cri, les moribonds, qui n'avaient pas encore 
perdu toute sensibilité, sortent de leur torpeur habi- 
tuelle, viennent s’accouder sur les pavois, et leurs 
narines se dilatent convulsivement pour respirer l’o- 
deur de ceite terre qu’ils ne voient pas encore de leurs 
yeux aflaiblis. ; 

Hs accusent la vigie de mensonge. 

Mais la vigie fait serment que la terre est bien 1a, 
à l’est, dans la direction du navire. 

En effet, bientôt la mer perdit sa teinte profondé- 
ment bleue et devint verte; des paquets de goëmons * 
passèrent le long du bord; les agonisants ne dou- 
térent plus et ils saluèrent ces misérables herbes avec 
de folles acclamations. Je compris alors que l'on 
pouvait mourir de joie! Ape Pri 

ii était trop tard pour entrer dans la baie: nous 
nous en éloignames, afin d’attendre le jour au large. 

Mais voila que, pendant la nuit, un terrible coup 
de vent du sud-ouest nous rejette vers le nord et 
dure trois jours. 

Trois jours, entendez-vous! et nous avions déjà 
touché au port. 

Mon Dieu! je mesouviendrai toujours des craintes 
qui nous torturaient, et que nous nous dissimulions 
les uns aux autres, avec un sourire forcé et un vernis 
de sang-froid sur le visage, pendant ces trois jours 
d’ouragan. 

A force de louvoyer, nous évitimes le naufrage 
sur la côte de Chiloé; mais il était temps! il y eut 
un moment où le capitaine me dit tout bas : 

…— Ti faut le mouillage ou le naufrage, docteur : 
il n’y a plus moyen de reculer. 

it c'était au naufrage que nous étions ou que, du 
moins, nous paraissions destinés : nous nous trou- 
vâmes un instant à une centaine de mètres des ro- 
chers, et le navire, ne pouvant porter que son petit 
foc et son grand hunier au bas ris, s’en allait en 
dérive. 

due faire? quel sauvetage esptrer, avec des 
hommes terrassés par la maladie? Nous n'étions plus 
que sept ayant un peu de vigueur dans les poignets. 

La mer était si haute, que l’écume de ses vagues 
dominait notre couronnement, et, quand lenavire, 
après avoir traversé une de ces vallées creusées en— 
tre deux lames, remontait sur la pente d’une autre 
lame, le flot embarquait par-dessus les, pavois et bon- 
dissait sur le tillac. 

Ce qu'il y avait de pis, c'est que, marée, vent 
et courant, tout nous était contraire et portait à la 
cole, 

Parlout, à quelques mètres de nous, nous entre- 
voyions des rochers à fleur d'eau qui semblaient 
mugir et se plaindre sous les coups de la vague, et 
demander, les bons charpentiers qu'ils étaient, à tra- 
vailler la carcasse de notre bâtiment, 


LES BALEINIERS 31 


Cependant restait un espoir : à un moment donné, 
la grande terre devait nous abriter. En effet, en lou- 
voyant 4 trois métres des brisants, nous dépassimes 
un cap placé là comme un brise-lames, et nous nous 
préparâmes à laisser tomber l'ancre. 

Nous étions sauvés. 

Oh ! quelle sensation nous éprouvâmes alors ! On 
eût dit que c’était la première fois que nous échap- 
pions à un danger de mort: être assourdi depuis 
trois jours par les hurlements de la mer et les mu- 
gissements de la tempête; être poursuivi depuis trois 
semaines par les plaintes de trente pauvres martyrs 

* que l’on se sent impuissant à soulager, et tout à coup, 
sans quitter le tillac de son navire, ne plus entendre 
la mer qui déferle, la tempête qui gronde et voir 
sourire ceux qui gémissaient | + 

Ainsi, demain, nos malades auront de l’eau fraîche, 
du poisson frais, des pommes de terre, ces pommes 
de terre si enviées, des légumes, et, deplus, le bienfai- 
sant cochléaria, que j'irai cueillir moi-même, près de 
ce ruisseau que je vois là-bas descendre de la mon- 
tagne, et qui brille au soleil comme un fil d'argent. 


Puis, dans quinze jours, bien portants, bien ravi- 


taillés, nous recommencerons la pêche. 

ll est vrai que la terre devant laquelle nous sommes 
mouillés est nue et désolée; mais c’est un véritable 
paradis pour des yeux qui n’ont vu que la mer de- 
puis trois grands mois. 

Maintenant, il me reste une crainte, c’est que l’o- 
deur seule de la côte ne réagisse trop fortement sur 
nos thalades, J’ai entendu dire que le scorbutique 
qui descend trop tôt sur le rivage tombe parfois dans 
un accès mortel de délire. Aussi, par précaution, 
je fais consigner tout le monde à bord. 

Demain, ceux qui pourront marcher viendront 
avec moi, et je veillerai à ce qu'ils ne touchent la 
terre qu'avec les précautions les plus sévères. 

En attendant, pour les habituer aux émanations 
du rivage, j'invite le capitaine à aller, avec deux 
hommes, deux des plus robustes, deux des mieux 
conservés, au fond de la baie, et à remplir sa pirogue 
de terre, de bonne terre fraiche et humide, que j'é- 
parpillerai autour des couchettes de mes hommes les 
plus malades. ; 

Cela vous paraît étrange. Mais, si vous saviez 
comme elle sent bon, cette terre que l’on n’a pas fou- 
lée du pied depuis si longtemps ! elle redonne l’es- 
poir, rien qu'à la voir de loin, la vie, rien qu’à la 
flairer, et l’on oublie que l’on pourrira un jour en- 
seveli dans son sein, 

Je restai un instant à reconnaître cette côte devant 
laquelle j'avais déjà croisé tant de fois. A travers les 
éclaircies de la tempête qui allait se calmant, je dis- 
tinguai bientôt les montagnes appelées les mamelles 
d'Huchupulli etle cap nord dela péninsule de Lucayes. 
En l'absence du capitaine, déjà parti avec les élus de 
son choix, le second gouvernait droit sur les l'aral- 
lones de Carelmapu, et je remerciai Dieu de ce qu'il 
permettait que, malgré nos souflrances, nous arri- 
yassions tous vivants au mouillage de Punta de 
Arenas. 

Je me souvins alors de notre pauvre cook, que je 
ne voyais point au milieu de tous ces spectres qui 
avaient quitté leurs cadres pour contempler d'un œil 
avide cette terre bienfaisante. Éprouvant par moi- 
même ce que la seule vue de la côte peut donner de 


soulagement, j’ordonnai qu’on l’allit prendre dans 
son lit et qu’on l’apportat sur le pont. Mais aussitôt 
on m'appelle à grands cris à l’avant du navire. Je 
cours aussi vite que je puis courir, c'est-à-dire que 
je me traine au poste des matelots, je descends, je 
me penche sur la couchette du cook... 

Plus de respiration; il était mort; mort depuis un 
quart d’heure à peu près, car il était encore chaud; 
mort au moment où, par une espèce de miracle du 
Seigneur, le reste de l'équipage était sauvé: mort, 
sans avoir vu la terre et en entendant, à travers les 
éblouissements de l’agonie, les cris de joie de ceux 
qui la voyaient! A ton tour, pauvre cook, prends 
place dans l’embarcation du capitaine; toi aussi, 
tu auras les honneurs du pavillon de la France! 

Que mes lecteurs me pardonnent cette digression; 
mais j'ai voulu, moi aussi, ajouter une page au re— 
cueil de ces sombres légendes que Jes matelots de 
quart se racontent la nuit, couchés ou assis près du 
grand panneau. 

A propos, il va sans dire que le cook seul mourut, 
et qu'au bout de quinze jours l'équipage, parfaite- 
ment guéri, se remettait en mer. di 

Revenons à l’Asia et aux futurs malheurs dont 
nous menagait l'apparition du pauvre Trélot. 


XIII 


LE CAPITAINE PERDU 


Le lendemain du jour où l'ombre du pauvre 
Trélot, qui a donné lieu à cette digression, nous 
apparut, était le 10 avril. 

En nous éveillant, nous nous trouvames, grâce au 
vent, remontés au nord, et nous avions une trentaine 
de baleines en vue. 

Nous les chassimes pendant toute la journée sans 
pouvoir en harponner une seule, et nos matelots se 
consolèrent en disant : « Poisson d’avril. » 

Vers le soir, un navire du Havre, le Gange, nous 
accosta ; il allait faire route pour France, chargé de 
deux mille quatre cents barriques d'huile. 

Avec la permission du capitaine, je fis mettre une 
embarcation à la mer, et j'allai à bord du Gange 
porter mes lettres. 

Le hasard fit que j'y rencontrai un de mes anciens 
camarades de l'École de médecine de Rochefort; 
nous échangeimes des livres, bonne fortune pour 
l'un et pour l’autre, avec promesse de nous les rendre 
dans l’autre monde, si nous y étions engagés sur le 
mème bord. 

Nous nous quittâmes à huit heures ; nous ne nous 
sommes jamais revus depuis, et nous ne nous rever- 
rons probablement qu'au rendez-vous général. 

Le lendemain, rien de nouveau ; c'est une phrase 
qu'en mer on écrit souvent sur son journal de voyage. 
— 44° latitude et 174° longitude ouest; la tempéra- 
ture s'adoucit, et le thermomètre marque 15 degrés 
centigrades. 

Le 42 avril, la mer se couserva belle, mais la 
journée se passa sans que nous vissions ni une ba- 
leine, ni un navire; on louvoie, on guette, 

Le lendemain, navire en vue, — pavillon améri- 
cain, — c'était le Good-Return de New-Bedfort, ll 


32 . LES BALEINIERS 


avait deux mille barils d'huile à bord et trente mois 
de mer. 

L'équipage était attaqué du scorbut. J’allai à bord 
pour donner quelques soins aux malades et leur 
porter deux poules maigres, dernières survivantes 
de la cargaison que nous avions prises en partant 
d’Hobart-Town. 

Le lendemain 43, calme plat, mais de mauvais 
augure; — un de ces calmes qui vous font la grimace 
derrière leur masque de bonhomie. — Le soleil se 
coucha dans un horizon de sang, et l'orage qui gron- 
dait au loin s'approcha rapidement. 

Les 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, tempête, — 
mais tempête infernale, et chacun de dire que c’est 
l'ombre du pauvre Trélot qui nous vaut cela. 

Le navire danse pendant ces sept jours presqu’à 
sec de toile, et se tient à peine debout à la lame avec 
la barre dessous et le petit foc. Les vagues nous 
secouent d’une si rude façon, que, moi qui navigue 
depuis six ans, j’en ai le mal de mer; ce qui me con- 
sole, si quelque chose peut consoler du mal de mer, 
c’est que je ne suis pas seul à en souffrir. Les plus 
vieux matelots n’ont plus le cœur de mâcher du 
tabac. 

Qu’ai-je fait pendant cette longue semaine? Je‘me 
suis trainé de mon cadre à l’écoutille et de l’écoutille 
à mon cadre. Voilà tout! J'ai maudit la mer, j'ai 
maudit mon sort, j'ai juré que je ne m’embarquerais 
jamais, si j'avais le bonheur de remettre le pied sur 
la terre ferme. 

Puis j'ai souri; j'ai rallumé ma pipe aussitôt que 
l’embellie est revenue, et mon serment s’en est allé 
en fumée. 

Le 21, trois navires en vue et bon nombre de 
baleines; mais la houle était encore trop forte pour 
oser mettre des pirogues à la mer. 

Le 22, nous communiquons avec le navire le Ru- 
bens, du Havre, et le Jonas, de Nantes. 

Le 23, brume épaisse et calme plat; dans la nuit 
et vers une heure du matin, nous sommes réveillés 
par des bruits de souffle, et le frôiement sourd et 
prolongé d'une bande innombrable de cachalots qui 
passent dans les eaux du uavire. C est une musique 
bizarre qu'on n'oublie pas, je vous en réponds, 
quand une fois on l’a entendue. 

Quel beau spectacle cela ferait si le temps était 
clair et la mer phosphorescente comme pendant les 
nuits d'été. 

Le 2%, un lambeau de vieux ciel bleu reparait, 
mais des banquises de brouillard apportées et rem- 
portées par la brise nous entourent à chaque instant, 
Le capitaine Jay se rend, pour se distraire, à bord 
d'un navire américain qui, depuis le malin, marche 
de conserve avec nous. 

Il est dix heures, le temps est clair; mais à peine 
le capitaine nous a-t-il quittés, que le brouillard, 
commie 8'il n'avait attendu que cela, fond sur nous et 
nous enveloppe d'une zone de vapeur. 

Les navires en profitent naturellement pour se 
perdre de vue. 

On espère que la brume va disparaître. 

Une heure, deux heures, trois heures se passent 
dans cette attente, et la brume, au lieu de s'envoler, 
6 épaissit de plus en plus, 

Au milieu de cette brume. on sent fraîchir la brise; 


mais nous restous immobiles avec le grand hunier 


sur le mât, afin de ne pas nous éloigner de notre 
conserve. | 

Cependant, malgré tous nos efforts pour demeurer 
à la même place, nous dérivons ; on s’en aperçoit au 
mouvement relatif d'un tronc d'arbre à moitié pourri 
qui flotte dans nos eaux; c'est une preuve que nous 
ne sommes pas éloignés de terre, ou bien dans une 


- ligne indépendante du grand courant qui sort du 


détroit de Foveaux, entre Vile Tavai-Pounamou et 
Vile Stewart. 

Il va sans dire que l'opinion de l'équipage est 
qu’on ne reverra jamais le capitaine, et que c’est son 
ami Trélot qui le retient dans l’autre monde, lui, 
le canot et les canotiers. 

Seulement, il faut s’en assurer en rejoignant le 
Montano; c’est le nom du bâtiment américain. 

Mais comment y arriver? 

Quand nous l'avons perdu de vue, il nous restait 
par la hanche de tribord ; s’il n’a pas fait plus de 
toile que nous, il doit s’y trouver encore, à moins 
pourtant que ses formes et son chargement ne lui 


-donnent une dérive plus forte ou plus faible que la 


notre. 

Sur cette possibilité, le chef dela seconde pirogue, 
auquel, en l'absence du capitaine, revient de droit 
le commandement du navire, M. Leflem fait virer 
de bord, et court pendant dix minutes dans la di- 
rection présumée du Montano. 

Pendant que l’on tirait cette bordée, tout ce qui, 
à bord, peut faire un bruit quelconque, est mis en 
réquisition; le vieux canon rouillé, relégué d’ordi- 
naire sous les bittes du beaupré, allonge sa gueule 
en dehors du sabord de chasse, et tonne de cing mi- 
nutes en cing minutes. Les vingt-cinq mousquets 
d'armement font des décharges incessantes. Dix 
hommes frappent à coup de maillet et de bûche 
sur des barriques vides; d’autres hurlent en cœur de 
tonte la force de leurs poumons et sifflent comme 
une bande de merles de la Nouvelle - Zélande, 

Je prends le grand porte-voix de trois mètres de 
longueur, et, appliquant son large pavillon à la sur- 
face de l’eau, je braille, je hurle, je mugis, jusqu'à 
ce que la respiration me manqüe; puis alors je me 
jette sur la cloche, que je sonne de toute la force de 
mon bras... Quasimodo ne faisait pas mieux. 

Puis, de temps en temps, sur un signe de M. Le- 
flem, le tapage infernal cesse comme par magie, il se 
fait un grand silence, et on écoute attentivement, 
penchés en dehors du navire... 

Chut! un bruit sourd et lointain nous arrivet 

C'est le Montano, sans doute, qui répond. 

Non. 

Silence encore. 

Ce n'est que le bruit fait par nous. qui. parti de 
chez nous, ricoche à la surface de la mer, jusqu'à ce 
qu'une bande de brouillard plus épaisse se dresse de- 
vant la commune muraille, lui résiste et nous le ren- 
voie en écho. 

Nous sommes tristes; non pas que tout le monde 
partage cette superstition, que Trélot a emporté le 
capitaine et ses six rameurs; mais supposons que les 
choses se soient passées naturellement. que le capi- 
taine et ses hommes, restés à bord du Montano, où 
nous l'avons vu monter, s'y trouvent en sûreté, et 
qu'ils n'aient pas commis Vimprudence de vouloir 
nous rejoindre au milieu de la brume, Si nous som~- 


— «=< late PO 


sine 


sin ate 


LES BALEINIERS t 33 


mes séparés du Montano, si nous ne le retrouvons 
plus, la réussite de notre voyage est singulitrement 
compromise. Six hommes demoins à bord d’unnavire 
qui n’a que trente-six hommes d’équipage, et quine 
posstde encore que son demi-chargement d’huile, 
c’est une perte irréparable. Surtout lorsque, avec ces 
six hommes, se trouve un capitaine comme le nôtre, 
vaillant, habile, et actif baleinier. 

Leflem prend un parti décisif : il nous annonce 
qu'il va stationner pendant quarante-huit heures dans 
ces parages, et que, si le Montano ne reparait pas, il 
fera route pour la Nouvelle-Zélande. 

Le capitaine s’y fera sans doute conduire, et nous 
le rejoindrons au port Cooper, que, dans ses con- 
versations, il nous a souvent désigné comme station 
d’hivernage. 

Sur ces entrefaites, la nuit vient; on allume tous 
les fourneaux, on fait brûler de l'huile dans les chau- 
dières, et les flammes de ce punch s’élèvent presque 
aussi haut que la vergue de misaine. 

Et puis le canon, les mousquets, les barriques, le 
porte-voix, les hurlements, les sifflets, la cloche re- 
commencent à effaroucher les baleines à trois quarts 
de lieue à la ronde. 

En mème temps, nous tenons la cape, tout en ma- 
nœuvrant cependant de manière à corriger la dérive. 

Déjà on a consommé un baril de poudre. 

J'ai pli, j'ai frissonné quand on a retiré ce baril de 
poudre de Ja cachette où on l'avait placé au départ 
du Havre; imaginez-vous qu'il était enfermé sous 
mon cadre, et séparé de mon matelas par une simple 
toile formant le fond de mon lit. 

Je l'ignorais ; et, Jean-Bart sans le savoir, je fu- 
mais tranquillement ma pipe depuis dix-huit mois 
sur un volcan inconnu. 

Non pas une étincelle, mais mille étincelles, un 
papier flamboyant, non pas une fois, mais cent fois, 
pouvaient tomber en tournoyant sous mon cadre et 
allumer un commencement d'incendie; — ce qui ar- 
rive souvent à bord, quand le navire est bercé par 
Ja lame et que le courant d’air, passant du capot de la 
chambre aux fenêtres de l'arrière, fait sans cesse va- 
ciller la mèche de nos lampes à roulis... Alors tout 
le bâtiment sautait. On eut d’abord beaucoup de 
peine à retrouver ce malheureux baril de poudre, 
qui, par prudence, surtout à bord des bâtiments 
baleiniers, où il y a presque toujours du feu sur 
le pont et dans l’entre-pont, aurait dû être amarré 
dans la hune d’artimon, ou bien relégué dans 
le fond du cul-de-lampe. Bizarre coïncidence ! 
quelques années plus tard, l’Asia a péri par Vex- 
plosion d'un baril de poudre placé dans le cul-de- 
lampe. 

L'équipage entier passa la nuit sur le pont, et 
M. Pastille, ce même marin dont la négligence avait 
failli nous jouer un si vilain tour lors de l'atterrissage 
des îles Auckland, fut placé à califourchon sur l’ex- 
tyémité du boute-hors du grand foe. 

Tout à coup, sa voix grêle mais stridente, reten- 
lit en sifflant au milieu du tapage infernal que nous 
faisions à bord. 

— Navire! navire! navire! s'écria-t-il. 

— Où cela? demandèrent toutes les voix, en même 
temps que le silence le plus complet s'établissait à 
bord, 

— Un quart au vent à nous! 


— Hourra ! hoürra ! hourrat répondit tout l’équi- 
page. 

Car, au même instant, tous les yeux s'étaient fixés 
dans la direction indiquée; nous apercevions des 
fanaux qui montaient et descendaient rapidement, 
sans doute à l’aide de drisses groupées à l'extrémité 
des vergues; puis un tintement de cloche répondait 
au tintement de la nôtre. 

C'était bien le Montano; sa grande masse noire, 
plus noire que la nuit, apparut bientôt à quelques 
brasses dans le vent, et, un instant après, nos compa- 
gnons sautaient à bord, et l’on s’embrassait comme 
si l’on ne s’était pas vu depuis longues années. 

Une distribution extraordinaire de bouyarrons de 
tafia arrosa l’heureux retour du capitaine, et I’ Asia, 
ayant fait un signe d’adieu au Montano, se couvrit de 
toile et reprit sa route vers le nord. 


XIV 


LA NOUVELLE-ZÉLANDE 


Voici la pédinsule de Banck, où nous passerons 
l'hiver, au fond d’une baie, en guettant les baleines 
mères qui fréquentent le rivage. 

La péninsule de Banck, que Cook lui-même pre- 
nait pour une île, est un immense pâté de terre, 
moitié plaines, moitié montagnes, entrecoupé de 
vallées, dentelé par des baies nombreuses, assez 
boisé, et relié, par une étroite bande de sable, à Ta- 
vai-Pounamou, la grande île sud de la Nouvelle- 
Zélande. 

Les Anglais, au mépris des droits acquis, se sont 
emparés de cette péninsule et y ont fondé la colo- 
nie de Canterbury, dont la prospérité rivalisera bien- 
tôt avec celle des établissements d’Ika-na-ma-vi, ile 
nord, où s'élèvent déjà des cités peuplées de cing à 
dix mille habitants, telles que Auckland, port Ni- 
cholson, Vangaroa-Kororarèka, etc. 

Nous aurons occasion de reparler de cette affaire, 
qui méritait d'avoir un bien autre retentissement que 
celle de Pritchard. - 

Le 30 avril, au point du jour, le cri: « Terre! » 
appelle tout le monde sur le pont. Le ciel est si 
pur, qu’à trente lieues de distance, nous reconnais- 
sons les sommets neigeux de cette chaîne de mon- 
tagnes qui domine la péninsule, et qui court du sud 
au nord presque parallèlement aux Cordillères de 
l'Amérique méridionale, 

Dix-huits cents lieues séparent ces deux grandes 
poutres de la charpente du globe. L'Océan a respecté 
la base des Andes et submergé presque entièrement 
celle des Kaikaldas de la Nouvelle-Zélande. De Mon- 
tévidéo à Mendoza, c'est-à-dire du rivage de l'At- 
lautique au pied des Andes, on compte plus de quatre 
cents lieues; c'est à peine si, dans sa plus grande 
largeur, la Nouvelle-Zélande, en compte cinquante 
ou soixante, 

Nous avançons sous l'impulsion d'une jolie brisequi 
nous pousse grand largue. Dès midi, la vigie signale 
la pointe de rochers derrière laquelle s'ouvrela petite 
baie de Martha et Pireka, que s'empressent d'occu- 
per les pêcheurs arrivant les premiers à l'hivernage. 
Nous laissons à gauche une échancrure de la cole, 
qui indique l'entrée du port d'Alharoa, et nous dé- 

3 


3% LES BALEINIERS 


passons les criques de Pahatoupa, de Wakarimoa, 
de Kokarourou, de Putakolo, la baie de Boue et le 
cap du Caiman, pour traverser, dans la direction du 
ouest-nord-ouest, le grand golfe de Pegasus, et nous 
tenir préts à jeter ’ancre demain, au point du jour, 
dans le petit havre d’Oéteta, ce cabinet particulier 
du port Cooper. 

Le soir, la brise tombe, et nous mettons en panne 
au soleil couchant. Je compte cette journée au 
nombre de mes plus belles journées de mer; tout 
était gai, joyeux, riant dans l’air, dans le ciel, dans 
la ronde brise de nord-est, dans l'aspect de cette 
terre nouvelle dont les mornes grandissaient et ver- 
dissaient d'heure en heure. Pendant une partie de 
cette journée, assis sur la drôme de I’ Asia, j'ai pêché 
à la ligne de grands poissons très-goulus qui ava- 
laient avec délices des hamecons amorcés d'un mor- 
ceau de chemise de laine rouge. Cet hamecon, sans 
plomb de sonde, sautillait, entrainé dans le sillage 
du bâtiment, et les sabres — nos matelots appelaient 
ainsi ces poissons, plats et longs de plus d’un mètre, 
— s'élançaient à sa poursuite. Ces sabres, que j’a- 
vais déjà vus, pris et mangés sur la côte de Chili, 
appartiennent, je crois, à la famille des characins 
odoës, et leur chair a beaucoup d'analogie avec celle 
du brochet. 

Aussitôt les voiles serrées, les matelots jetèrent 
les lignes de fond, et les morues affluèrent sur le 
pont. Ces morues, plus petites que celles de Terre- 
Neuve, avaient les écailles du dos très-rosées et se 
rapprochaient beaucoup de ce qu'on appelle en Eu- 
rope le lieu. 

Tout nous annonce que les atterrissages sont 
riches en poisson, Tant mieux, le régime de l'hiver- 
nage nous consolera de celui de la haute mer. 

Ainsi done, demain, je mettrai le pied sur la terre 
du phormium tenax, ce chanvre plus soyeux que la 
soie; demain, je verrai ces charmants cannibales 
qui boivent le sang de l'homme comme nous buvons 
le vin! Et, révant aventures, suets-k-pens et com- 
bats, j'oublie qu'il est temps d'aller dormir. 

Il est vrai que j'écoute la suite d’une longue dis- 
cussion qui vient de s'élever entre nos matelots. 

Sur le plus haut piton de la chaîne de montagnes 
qui s'étend devant nous, il y a un petit nuage blane 
de la grosseur et de la forme d’un ballon; un nuage 
isolé, perdu dans le désert du ciel. 

Or, le premier qui l'avait vu, ou plutôt qui y avait 
fait attention, c'est le père Marsouin. 

— Qu'est-ce que le père Marsouin ? 

Ah! c'est vrai, vous ne le connaissez pas. 

Le père Marsouin est le doyen de nos matelots, 
l'oracle du bord et du mauvais temps. 

Or, en voyant le nuage, il a secoué la tête. 

— Qu'avez-vous, père Marsouin? lui ai-je de- 
niandé, 

— Vous voyez bien ce nuage, major? 

— Oui. 

— Lh bien, je ne vous dis que cela. 

Et ila coupé à sa carotte une chique grosse comme 
line noix, se Vest introduite dans le côté gauche de la 
bouche, et a commencé philosophiquement sa mas- 
tication. 

Alors une discussion, comme je le disais, s'est 
levée à propos du petit nuage, 

Pour les uns, c'était un signe infaillible de beau 


temps, d’autant plus que la lune brillait sans halo, 
et qu'il était, par conséquent, injuste d'appliquer à la 
présente circonstance le quatrain météorologique : 


Charme à la lune 
Ne casse pas mât d’hune, 
Mais va les ébranlant 
Bien souvent. 


Pour d’autres, — et à la tôle de ces pessimistes 
était le père Marsouin, qui, le premier, avait émis 
celte opinion, le nuage ne présageait rien de bon, et 
ils racontaient des histoires de grains blancs des tro- 
piques et des pamperas de la Plata, terribles oura- 
gans que riea n’annonce à l'avance, sinon quelques 
petites nuées floconneuses tout à fait dans le genre 
de celle qui flottait alors au sommet de la montagne, 
et qui semblait voltiger là comme un albatros. La 
petite nuée grossit peu à peu, grossit encore, grossit 
toujours, non pas à l'instar de la boule de neige qu 
grossit par juxta-position, mais en vertu de la force 
d'expansion qui réside en elle-même; et tout à 
coup elle envahit le ciel et l'horizon, puis se dé- 
chire en mille endroits, sème les vents et la fou- 
dre, et soulève en montagnes d'écume la mer, qui, 
une heure auparavant, conseryait les niveaux du 
calme. 

Malheur au navire surpris par un pareil grain | 

Voilà done où on en élait de la discussion, lors— 
que l'officier de quart cria : 

— Pique huit. 

Le mousse frappa sur la eloche les huit coups de 
minuit. 

ll était l'heure de s’emboiter dans son cadre, Je 
m'acheminai done vers ma cabine; mais ce fut, je l'a- 
voue, à regret. 

Je ne pouvais m'arracher au spectacle de cette 
mer calme et sans houle, sur laquelle notre Asia se 
balançait avec langucur. Je ne pouvais détourner les 
yeux de ce rivage où m'avaient conduit de mysté- 
rieuses influences. H me semblait, maintenant que 
nous n'avançcions plus vers lui, que c'était lui qui 
avançait vers nous. Et les falaises et les rochers pre- 
naient sous les rayons de la lune des grandeurs in- 
commensurables qui se confondaient avec celles des 
Alpes du sud et du Kaikaldas. 

Je rentrai done dans ma cabine, tout enchanté de 
la bonne journée qui m'attendait le lendemain; car il 
avait été décidé que, dès quatre heures du matin, on 
ferait route vers Oéteta. 

J'avais si grande hâte de frapper du pied cette terre 
longtemps révée par moi daus mes aspirations vers 
l'inconnu, que ce ne fut qu'une heure après m'èlre 
jeté sur mon lit que je parvins à m’endormir. 

Mes yeux s’élaient done fermés à grand'peine de 
puis quelques instants, et mon esprit commençait À 
voyager dans la grise contrée des songes, quand le 
bruit des pas de l'équipage courant sur le pont, et la 
voix de stentor du capitaine, commandant les ma- 
nœuvres, me réveillèrent en sursaut. Un instaut, je 
crus que l'Asia, comme aux îles Auckland, avalt 
failli donner du nez sur un roc, et je m'élançai vers 
le capot de la chambre. 

Tout était bien changé : la nuit n'était plus silen= 
cieuse, la mer n'était plus calme, le firmament n'é- 

i tait plus bleu... Le vent siffait par tourbillons, les 


LES BALEINIERS 35 


vagues étaient blanches d'écume, et de gros nuages 
noirs planaient sur notre mâture. 

L'ouragan, descendu des gorges des Kaikaldas, 
s’épanchait furieux sur Ja baie de Pégase. 

— Vite au large! au large! Force de voile, en- 
fants! et hâtons-nous de gagner la pleine mer pour 
ne pas périr corps et biens sur les côtes escarpées du 
nord-est, où pas un navire, pas une baie, pas une 
crique ne nous offre un abri, depuis Togolabo jus- 
qu'au détroit de Cook. 

Tandis que l’on chargeait le navire de toile, et que, 
lofant et gouvernant au plus près, nous nous éloi- 
gnions dela péninsule, maitre Marsouin, qui se ren- 
dait à la barre, se pencha vers moi, et, faisant de sa 
main un couvercle à sa bouche, jeta rapidement ces 
mots à mon oreille : 

— Je vous l'avais bien dit, major. 

Oui, c’est vrai, il me l'avait bien dit, le vieux loup 
de mer, et, cette fois, il ne s’était pas trompé. 

J'avais oubiié la phrase de maître Marsouin, et il 
venait de me la rappeler avec orgueil, car il préten- 
dait avoir deviné Ja tempête. 

Ainsi font les pilotes normands, quand on leur 
demande leur avis sur le temps à venir; ils choisissent 
un nuage entre tous les nuages, et le montrent mys- 
térieusement du doigt en disant : 

— Vous voyez bien ce chifion, blanc, gris ou 
noir ? 

— Oui. 

— Eh bien, je ne vous en dis pas davantage. 

Alors, qu'il vente, qu'il pleuve, qu’il tonne, ou 
que le beau temps continue, peu importe ; l'élasticité 
de la réponse, toute normande, n’a pas compromis 
leur réputation de sagacité. 

Cette fois, au reste, le père Marsouin s'était expli- 
qué plus clairement que ne font d'habitude ses con- 
frères, et il ne s'était pas trompé; nous étions en 
pleine tempête, 

Le soleil du 4° maise lève, éclairant l'orient 
d'une teinte pâle et jaune, et, à mesure qu’il monte, 
ses rayons, que la poussière des vagues obscurcit, 
descendent vers la mer comme les haubans d'une 
mature; les coups de tonnerre ricochent sur la côte, 
une pluie pesante et serrée tombe, le ciel et l'eau se 
confondent dans un même horizon, et Tavai-Pouna- 
mou disparait. 

Notre but est de nous maintenir assez au large 
pour ne plus craindre que la dérive au nord et les raz 
de marée ne nous entraînent vers les rochers de 
Lookers-Soons; — si nous laissions arriver en 
fuyant devant le temps, ce danger serait évité plus 
facilement encore; mais, après l'ouragan, nous nous 
retrouverions à une centaine de lieues des edtes, et 
il faudrait longtemps louvoyer pour rentrer dans la 
baie Pégase. 

Malheureusement, nous ne pouvons lutter au plus 
près contre le vent; le mât du grand perroquet se 
brise, la misaine se déralingue, et il faut laisser arri- 
ver pour réparer les avaries. 

Nous laissons donc arriver ; mais, tandis quel’ Asia, 
obéissant au gouvernail, décrit une portion de cir- 
conférence et présente carrément le flanc aux vagues, 
une masse d'eau escalade les parois, roule en mugis- 
sant sor le pont, et renverse tout sur son passage 
jusqu'à ce qu'elle se soit lentement écoulée par les 
dalots, les éeubiers et sabords. 


A midi, l'ouragan, dont la fureur ne cesse de s’ac- 
croître, change de physionomie. Les nuages ont fui, 
et le ciel se revêt d'un azur limpide, vif et sans 
tache; les flots, qui s’entre-choquent et sepulvérisent, 
remplacent par une pluie ascendante la pluie qui 
tombait ce matin, et, comme par ironie, le soleil 
resplendit aussi beau que dans les plus beaux jours 
d'été. 

Ce phénomène du ciel pur avec un brillant soleil 
pendant une tempête, n'est pas rare, et le vent ne 
souflle jamais si violemment que lorsqu'il traverse 
une atmosphère dépouillée de nuages. 

La nuit fut longue, non-seulement pour moi, 
mais, je le déclare, pour les plus vieux matelots. 
L’ouragan, pendant cette nuit, atteignit son maxi- 
mum d'intensité; toutes nos voiles furent défoncées, 
déchirées ; le petit foc seul résista; deux hommes 
manœuvrèrent incessamment la barre du gouvernail ; 
c’étaient les deux meilleurs timoniers du bord, et 
ils employèrent toute leur adresse, toute l'énergie de 
leurs bras pour maintenir dans sa route l’Asia, qui 
labourait péniblement la mer; les vagues, comme un 
troupeau de loups marins, nous poursuivaient à l'ar- 
rière et menacaient de nous dévorer si le navire, fai- 
sant des embardées, eût ralenti sa course. 

La phosphorescence de la mer était si grande, 
qu'on aurait cru qu’un incendie s’allumait dans notre 
sillage, 

Les vagues flamboyaient comme un punch. 

Au point du jour, un dernier coup de mer brisa 
la pirogue du capitaine; on avait rentré les autres. 

Ce coup de mer fut le dernier soupir de la tem- 
pete, dernier soupir terrible, agonie pareille à celle 
de la baleine qui fleurit. 

Puis, aussi soudainement qu’elle s'était élevée, la 
tempôte s’apaisa, et, dès midi, l'on put enverguer de 
nouveaux huniers et une nouvelle misaine. 

Le vent, quoiqu'il soufllât encore du sud-ouest, 
était maniable, et l’on rectifia la route. 


XV 


LES ILES CHATAM 


A midi, on fit les calculs de latitude; à deux 
heures, ceux de longitude. Où étions-nous? A vingt 
lieues, à trente lieues de la Nouvelle-Zélande, peut- 
être. - 

Non, non! La dérive, les courants, les raz de ma- 
rée nous avaient tellement drossés dans l'est, que l'ar 
chipel des îles Chatam ne devait pas se trouver à 
plus de trente milles sous le vent; et, sans la brume 
qui chargeait l'horizon, on les découvrirait certaine- 
ment du haut de la mature. 

Le capitaine hésita un moment s'il gouvernerait 
sur les îles Chatam, ou s'il mettrait le cap sur la pè- 
ninsule de Bank. 

Une baleine, deux baleines, trois baleines qui 
vinrent, joyeuses après l'orage, jouer, folâtrer autour 
du navire, firent taire ses irrésolutions. On arma en 
toute hâte les pirogues, et on prit chasse ; mais la 
nuit vint avant qu'aucune d'entre elles pat être frap- 
péo d'un eoup de harpon. 

Ordinairement, les navires baleiniers, une fois 


36 LES BALEINIERS 


O00 


rendus sur les lieux de pêche, ne marchent pas pen- 
dant la nuit. Ils risqueraient, dans l'obscunté, de 
s'éloigner des parages où le poisson séjourne tant 
qu'il y trouve sa nourriture. 

Or, les baleines auxquelles nous avions donné la 
chasse, nous paraissaient sérieusement occupées à 
pêcher leur souper. Il était done probable que, le len- 
demain matin, elles seraient, sinon à la même piace, 
du moins dans les environs. 

Nous passames la nuit en panne. 

Au point du jour, au lieu de crier : « Baleine! » 
la vigie cria : « Terre!» En effet, le courant nous 
avait rapprochés des îles Chatam. 

Nous nous préparons alors à croiser autour de cet 
archipel. Les baleines de la veille ne sont plus là; 
mais peut-être les retrouverons-nous sur les bas- 
fonds de la côte. 

Une brise qui s'élève par risée nous permet d’avan- 
cer vers la plus grande des iles, dans la direction du 
mouillage de Wai-Tangui. 

Des souffles de baleine sont signalés, et nos canots 
prennent chasse, tandis que le navire louvoie sous pe- 
tite voilure, Al entrée d’une baie qui paraît avoir trois 
ou quatre milles de profondeur, sur autant de largeur. 

Vers midi, un des cétacés que l’on poursuivait, est 
harponné et tué, et les pirogues le remorquent dans 
cette baie, où le navire ne tarde pas à mouiller le long 
de son cadavre. 

Ce fut le capitaine Brougthon, compagnon de 
Vancouver, qui signala le premier ces terres, le 23 
novembre 4791. ll jeta l'ancre au nord, dans une 
petite baie qu’il nomma la baie de l'Escarmouche, 
et prit possession de ces contrées au nom du roi de 
la Grande-Bretagne. L'île principale est située par les 
43° 52’ de latitude méridionale, et 479° 4%’ de longi- 
tude ouest. Les montagnes de ces îles, qui atteignent 
à peine une hauteur de deux cent cinquante mètres, 
sont d’origine volcanique. On y trouve aussi des 
conglomérations de grès vert avec des coquilles bri- 
sées, et la plupart de ces dépôts sédimentaires sont 
antérieurs à l’épanchement des rochers pyrogènes, 

Ce groupe, indifféremment nommé Chatam ou 
Brougthon, se compose des îles de l’Attente, de la 
Cloche, de la Table, de Pitt et de Chatam. Hi est en- 
touré de divers flots dont les gisements géographiques 
ne sont pas encore bien déterminés, tels que ceux du 
nord-ouest, de Double-Full,des Sœurs, du Solitaire, 
de la Vierge, de la Cathédrale, des Zélandais, ete., etc. 
La plus grande terre a douze lieues de longueur sur 
autant de largeur; elle est fertile et colonisable, et 
possède des ports nombreux et sûrs, Ceux de Four- 
nier et de Dubraye, auxquels, par exemple, les car- 
tes ne donnent que le nom de criques ou d’anses, 
peuvent recevoir les bâtiments du plus fort tonnage. 
En 1838, M. le vice-amiral Cécile, commandant 
alors la corvette l'Héroïine, et ayant pour officiers 
MM. Dubraye et Fournier, a relevé les plans d’une 
partie des côtes. Les atterrissages sont faciles, en gé- 
néral, mais des brumes très-fréquentes les rendent 
parfois dangereux. Comme je le dirai plus bas, les 
habitants sont de la même famille que les Nouveaux- 
Lélandais, ou plutôt ce sont de véritables Nouveaux- 
Zélandais, que des migrations ont conduits dans cet 
archipel. 

J'ai dit que Brougthon, qui les découvrit, les avait 
réunies aux possessions des trois-royaumes; mais 


c’est à nous qu’elles appartiennent de droit. Elles 
nous coûtent cher; nous les avons payées du sang de 
trente-deux de nos matelots, et, si jamais nous en- 
voyons la population de nos bagnes dans l’hémi- 
sphère sud, les îles Chatam devront être à notre co- 
lonie pénale ce que l'ile Norfolk est à l'Australie et 
à la terre de Van-Diémen, i 

En effet, au lieu d’un drapeau planté à comme 
um signe de suzeraineté, comme une preuve de prise 
de possession, on peut voir encore, échouée sur le 
sable d’une des baies de Chatam, la quille à demi 
brûlée du navire français le Jean-Burt, baleinier du 
port de Dunkerque. Le capitaine Gautrau le com- 
mandait en 1838. Après avoir battu la mer pendant 
de longs mois sans succès, il vint relâcher à Cha- 
tam pour y faire de l’eau et du bois. 

Mais, à peine l'ancre mouillée, il se fit, pourquoi? 
nul ne le sait, sauter la cervelle d’un coup de pistolet. 

Ce qu'il venait de faire tranquille dans un port, il 
ne l’eût certes pas fait en pleine mer. Esclave du de- 
voir, il avait voulu, avant tout, conduire son na- 
vire en sûreté et le mettre à l’abri du mauvais temps. 

Mais la fatalité pesait à la fois sur le capitaine 
et sur le bâtiment. 

La mort du capitaine constatée, son premier lieu- 
tenant prit aussitôt le commandement, On célébra 
les funérailles du suicidé ; on l’enterra sur un petit 
monticule au fond de la baie, et l'équipage but à son 
souvenir, ainsi qu’à la santé du nouveau capitaine. 

Mais il but trop largement sans doute, et son 
ivresse fut mortelle. 

Comme c’est l’usage en Océanie, où la prostitu- 
tion n’est point une honte, des femmes de la tribu 
voisine vinrent passer la nuit à bord. Des femmes! je 
me trompe et je pourrais induire en erreur ceux qui 
me lisent en disant des femmes; non! des jeunes 
filles, et moins que des jeunes filles, de pauvres en- 
fants que les insulaires vendent aux matelots pour 
quelques hardes en lambeaux, pour un morceau de 
tabac, pour un fragment de biscuit! 

Je n’ose vraiment écrire ici ce que Eitouna, chef 
de la tribu, conduit en France prisonnier, a révélé 
sur les causes du massacre de l'équipage du Jean- 
Bart. Ul paraît, cet homme l’a affirmé du moins, 
qu'un matelot ivre, éprouvant une invincible diffi- 
culté à assouvir sa brutalité sur une petite fille de 
cinq ans, l'éventra d'un coup de couteau. 

L'enfant poussa un eri terrible, À ce eri, qui an- 
nonçait un assassinat, pis encore, toutes les femmes 
qui étaient alors sur le bâtiment sautèrent à la mer 
pour gagner le rivage. 

Le lendemain, pas un naturel ne vint à bord; 
quelque vengeance terrible se préparait. Aussi le 
nouveau capitaine voulut-il mettre tout de suite à la 
voile; mais lamer avait calmi; et ce calme le retint au 
mouillage, Alors on essaya de touer le navire; mais 
les courants se déclarèrent contre lui, et il fallut res- 
ter près terre, 

Pendant ce temps, les naturels, prévenus par des 
messagers, accouraient de toutes parts en armes vers 
le rivage de la baie. 

L'équipage du Jean- Bart voyait du bord tous ces 
préparatifs de guerre, et, enchainé comme par une 
vengeance du ciel, il ne pouvait pas faire un pas pour 
s'éloigner. 

A chaque instant, l'assemblée des sauvages s'aug- 


LES BALEINIERS 37 


mentait. Le soir, elle était nombreuse. Le lende- 
main, grace aux feux allumés sur la plage pour con- 
voquer les guerriers des îles voisines, elle était 
formidable. : 

Il n’y avait plus à en douter, dans un instant le 
Jean-Bart allait être attaqué, et la fuite seule, une 
prompte fuite pouvait le préserver d’une immense 
catastrophe. 

On espérait, ce qui arrive souvent dans ces pa- 
rages, qu'il s’élèverait vers cing heures une brise du 
soir qui pousserait le navire au large. 

Mais, comme si le Jean-Bart eût été condamné 
d'avance par Dieu lui-même, la brise du soir fit com- 
plétement défaut, et l'équipage, descendu dans cinq 
embarcations, et ramant avec toute l'énergie da dé- 
sespoir pour remorquer le navire au large, ne put 
maîtriser les courants. 

Il fallut donc se résigner et attendre le lendemain, 
en faisant bonne garde. Des matelots armés de fusils 
furent placés dans chaque porte-haubans, au bos- 
soir et sur l'arrière; la consigne était de faire feu sur 
tout ce qui approcherait du bord pendant la nuit. 

Vers une heure du matin, l'homme de garde au 
bossoir entendit un bruit semblable à celui d’un na- 
geur. Au lieu d'attendre, puisque le bruit était isolé 
et ne présageait, par conséquent, rien de bien dange- 
reux, il exécuta brutalement sa consigne, et tira vers 
le point lumineux où se trouvait le nageur, trahi par 
la phosphorescence des vagues. 

Au jour, on aperçut sur un flot voisin le cadavre 
d'un homme que la marée y avait déposé. La poi- 
trine était traversée d'une balle. 

Je mentionne ces détails d'après les récits d’ Kitouna 
lui-même, car, sans lui, le plus impénétrable mystère 
régnerait encore sur les causes de ce terrible drame. 
Eitouna ajouta que ce cadavre était celui d'un chef 
qui se rendait furtivement à bord du Jean-Bart, pour 
avertir le capitaine qu’au lever du soleil il serait at- 
laqué. 

— Il trahissait les siens, dit Eitouna dans l'inter- 
rogatoire qu'on lui fit subir, et le grand Atoua (Dieu) 
J'en a puni. 


XVI 


MASSACRE 


Le soleil se leva. Vingt pirogues, chargées de 
trois cents guerriers accourus de tous les points de 
l’Archipel, gouvernèrent vers le Jean-Bart. 

De loin on avait vu l'ensemble; au fur et à me- 
sure qu'ils approchaient on distinguait les détails, 

Les guerriers élaient en tenue de combat : che- 
veux ébourillés et emplumés; corps frottés d’ocre 
rouge; tatouage national illuminé des plus ardentes 
couleurs. Ils brandissaient des massues, des ferrailles 
aiguisées, des armes inconnues, hurlant leur chant 
de guerre et l'interrompant pour rire en chœur d'un 
rire impitoyable et féroce ; car ils voyaient le déses- 
poir de ces marins qui bordaient et étarquaient, 
étarquaient et bordaient sans cesse leurs voiles, que 
le plus léger souflle de vent ne fit pas fasier. Il fal- 
lait donc combattre pour défendre sa vie. On avait 
amoncelé sur le pont, outre les fusils et les mous- 


quets, les armes terribles des marins : harpons, lan- 
ces, louchets et haches. — Z 

Les munitions épuisées, on y aurait recours. 

Le combat fut long et terrible, dit Eitouna. Les 
Français se défendirent avec le courage du désespoir, 
mais ils succombèrent, s’affaissant un à un sur des 
monceaux de cadavres. — © 

Ils étaient trente contre trois cents. 

Quand le dernier matelot du Jean-Bart eut rendu 
le dernier soupir, tous payant cruellement le crime 
d'un seul, les vainqueurs halèrent le navire sur la 
grève et l’incendiérent. 

Puis la victoire fut célébrée par une orge de 
sang, par un festin de chair humaine. 

Quelques mois aprés, le navire américain la Re- 
becca-Sims s'arrêta à Chatam. Un des insulaires 
offrit alors au capitaine de lui échanger une montre 
marine, un ckronométre contre quelques livres de 
poudre. Es possédaient les fusils du Jean-Bart ; mais 
l'équipage du Jean-Bart avait brûlé sa poudre jus- 
qu’au dernier grain, L’Américain examina les objets 
qu’on lui présentait, et les reconnut pour avoir appar- 
tenu à un navire français. Alors il prit quelques ren- 
seignements, et, ne doutant plus qu'un grand mas- 
sacre n’eût été commis, il se hata de faire voile pour 
la baie des îles, où il espérait trouver le comman- 
dant Cécile de la corvette l’Héroïing. 

Il l’y trouva en effet. 

Immédiatement, M. Cécile s’adjoignit trois navires 
baleiniers, l’ Adèle, du Havre, et deux autres améri- 
cains; puis il fit une descente à Chatam, avec l'es- 
poir de tirer de l'esclavage ceux de nos malheureux 
compatriotes qui auraient survécu à la catastrophe. 
Il est inutile de dire que cet espoir fut bien vite 
perdu. 

Les naturels s’enfuirent dans l’intérieur des terres 
et sur les îlots environnants. On ne put s’emparer 
que d’un seul d’entre eux: c'était leur chef, Eitouna. 
Il affirma que tous les Français avaient été tués et 
mangés, et l'expédition gagna la pleine mer, après 
s'être donné la stérile satisfaction d'incendier les vil- 
lages. Aucun naturel ne vint à bord de l'Héroïne. 
Mais les femmes des tribus y furent admises. 

Je crois qu'on lira avec intérêt les fragments que je 
joins ici du rapport du commandant de la corvette 
l'Héroïine, M. Cécile, aujourd’hui vice-amiral. 

J'y ajouterai quelques réflexions suscitées en moi 
par un entretien que j'eus, un jour, sur la péninsule 
de Bank, avec les naturels qui avaient fréquenté et 
connu plusieurs habitants de Ghatam, acteurs dans 
ce terrible drame. 

Ce que je viens d'en dire déjà ne concorde pas 
complétement avec la narration de M, Cécile, 


Rapport de M. Cécile. 


| desis Au moment où je faisais mes dispositions 
pour mettre à la voile et me rendre à Taïti, le balei- 
nier américain la Rebecca-Sims entra dans la baie 
des iles. Le capitaine Ray, qui le coramandait, m'an- 
nonça la triste et déplorable nouvelle du massacre de 
l'équipage du Jean-Bart, et de la destruction de ce 
navire par les naturels de l'île Chatam. Voici en 
quels termes le capitaine rendait compte de cet 


38 LES BALEINIERS 


événement sur son journal de bord, à la date du 
A1 juin 1836 : 


« A quatre heures de l'après-midi, étant à Vembou- 
chure de la baie, grande île Chatam, nous allames 
mouiller par quatre brasses d’eau avec le navire 
la Rose, qui nous accompagnait, La, nous apprimes 
qu’un mois auparavant un navire français avait été 
pris, pillé, détruit et brûlé par les indigènes, 

» Nous allames aux informations, et nous sûmes 
_que les naturels se rendirent à bord du navire de 
la même manière qu'ils vinrent à bord de mon bâ- 
timent, sans aucune intention de faire mal, mais 
que les Français, trouvant qu'ils étaient trop 
nombreux à bord, tentèrent de les renvoyer à 
terre. Les insulaires, ne comprenant pas ce qu'on 
voulait leur dire et désirant faire un peu de com- 
merce, hésitèrent à s’en aller. 

» Les Français, croyant leurs intentions hostiles, 
employèrent des moyens violents pour se débar- 
rasser d'eux, et les attaquèrent à coups de lance 
et de louchet. Nous apprimes qu'il y eut deux 
Français tués, que vingt-sept natifs perdirent aussi 
la vie, et qu'un nombre encore plus grand fut 
blessé. 

» Maintenant, comme j'ai visité deux fois cette 
ile, et que, chaque fois, je n’y ai éprouvé que de 
bons traitements, je ne puis m'empêcher de croire 
que les Français ont été très à blamer. Nous res- 
times au mouillage depuis le 41 jusqu’au 23 juin. 
Nous y fimes du bois et de l’eau, et, en traversant 
la baie pour en sortir, nous vimes les restes du 
navire qui avait été brülé. » 

Tel est le récit bref et succinct du capitaine Ray. 
C'est celui qu'il tient de la bouche des sauvages, 
intéressés, on le comprend bien, à se disculper. En 
outre, il y a rivalité entre les baleiniers américains 
et les nôtres, et, comme on peut le voir, le ton de 
ce récit est peu bienveillant pour les Français, qui 
n'ont pas voulu laisser les insulaires se livrer à leur 
commerce. Au reste, nous avons depuis, en mer, 
rencontré le capitaine Ray. Il conduisait son na- 
vire, la Rebecca-Sims, avec le chronomètre du Jean- 
Bart. 

Je reprends le récit du vice-amiral Cécile : 

« Je fis tout de suite mes dispositions pour me ren- 
dre à Chatam et venger sur les insulaires le massacre 
de nos compatriotes. Y aller seul présentait peu de 
chances de succès. Je profitai de la bonne volonté du 
capitaine Welch, commandant le baleinier français 
l'Adèle, de celle du capitaine de la Rebecca, qui 
m'ofrit de m'accompagnér, et nous mines à la voile 
le 6 octobre pour cette destination. 

» Nous nous.présentames dans la grande baie de 
Chatam le 17 octobre. Je fis passer à bord des deux 
navires qui m'accompagnaient vingt-deux hommes 
commandés par un oflicier. Ils eurent ordre de se 
tenir cachés et de faire prisonniers tous les insulaires 
que les capitaines parviendraient à attirer à leur 
bord. 

» Le but que je me proposais en agissant ainsi 
Gait d'avoir des otages pour me faire rendre les 
l'rançais en cas qu'il y en eût encore dans l'ile, et 
de saisir les chefs pour en faire justice, Les navires 
se rendivvat au mouillage et je manœuvyrai pour sor- 
Ur de la baie, alin d'éviter les soupçons que pourrai- 


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faire naître aux Zélandais la vue de la corvette, quoi 
que j'eusse pris soin de la déguiser. 

» Les naturels, très-défiants, résistèrent aux in- 
vitations des capitaines. Je revins le lendemain, 

» Néanmoins le principal chef, nommé Eitouna, 
cédant aux sollicitations du capitaine Ray, et malgré 
les remontrances de ses gens, particulièrement des 
anciens qui voulaient s’y opposer, alla à bord de Ia 
Rebecca, avec sa femme, deux hommes et plusieurs 
jeunes filles. L’Anglais Coffee s’y rendit aussi avec 
sa femme. Il était alors huit heures du matin. Dès 
que la corvelte parut, onles arréta. Dans le tumulte, 
la femme d’Eitouna parvint à s’échapper et à se je- 
ter à la mer, Un matelot, la voyant gagner la terre à 
la nage, et la prenant pour un homme, la tua d’un 
coup de fusil, 

» Ce coup de fusil donna l'éveil aux insulaires, 
qui, inquicts de voir leur chef rester si longtemps à 
bord, s'étaient répandus et cachés dans les buissons 
sar une hauteur qui domine le mouillage, De ce 
point, ils tirèrent sur les deux navires qui étaient à 
portée de fusil. Quelques balles percèrent les pi- 
rogues, mais personne ne fut atteint, 

» Il résulta de Vinterrogatoire subi par Eitouna 
que le Jean-Bart, arrivé à Chatam dans les pre- 
miers jours du mois, n’était pas encore au mouillage, 
que déjà il avait été accosté par plusieurs pirogues 
des deux tribus établies dans cette ile. Il était à peu 
près deux heures quand ce navire mouilla dans la 
petite baie de Wai-Tangui, sur les bords de laquelle 
est établie la tribu de Eitouna. Le capitaine, effrayé 
de voir son navire envahi par un si grand nombre 
de sauvages, demanda aux chefs de les renvoyer à 
terre. Hitouna donna ordre aux siens de partir. Plu- 
sieurs obéirent, d’autres restèrent à faire des échanges 
avec les matelots. Les compagnons d’Himaré, chef 
de l’autre tribu, restèrent aussi, de sorte qu’il s’en 
trouva de soixante et dix à soixante et quinze à bord. Le 
capitaine, ne se croyant pas en süreté, appareilla 
aussitôt pour quitter la baie, et refusa de lireles cer- 
tificats qu'Eitouna lui présenta pour lui inspirer de 
la confiance. 

» Kitouna et plusieurs chefs étaient dans la 
chambre du Jean-Burt, quand tout à coup ils enten- 
dirent un grand tumulte sur le pont. A l'instant où 
ils se présentèrent à l'échelle du drome pour monter, 
un naturel blessé tomba du pont dans l'escalier. Us 
rentrèrent dans la chambre pour s’y mettre à l'abri : 
mais bientôt la claire-voie s’ouvrit, et l'on chercha, 
dit Litouna, à les tuer à coups de lance et de lou- 
chet dirigés dans tous les coins de la chambre; 
beaucoup d’entre eux furent blessés, quelques-uns 
tués. Ils cherchèrent alors des armes pour se dé- 
fendre, trouvèrent un fusil à deux coups et des pis- 
tolets dans la chambre du capitaine; mais ces armes 
élaient à percussion, et sans capsules : ils ne purent 
s’enservir, Hs découvrirent enfin, dans une soute, des 
mousquets et des cartouches dont ils s'emparèrent 
pour se défendre, et parvinrent à tuer deux hommes 
de l'équipage, Aussitôt la claire-voie de l'escalier tut 
barricadée par les hommes du dehors, et bientôt ils 
u’entendirent plus rien, 

» Eitouna suppose que l'équipage, effrayé de les 
voir maitres des armes à feu, avait barricadé les 
ouvertures, afin d'avoir le temps d'amener les pi- 
rogues et de se sauver ; car, dès qu'il arriva, lui et 


LES BALEINIERS 39 


les siens, sur le pont, ils n’y trouvèrent plus personne. 
I] assure que vingt-huit Zélandais et une femme 
furent tués, et vingt personnes blessées. Ce chef croit 
que le combat a été provoqué par les hommes 
d'Eimaré, qui auraient voulu s'emparer de quel- 
ques objets et qu'on aurait repoussés. Il dit aussi 
que, sans les armes à feu qu'ils ont trouvées, ils 
eussent été tous tués par les Français, Le combat 
aurait duré depuis deux heures après le coucher du 
soleil jusqu'à deux heures du matin. » 

Tel est Vinterrogatoire d’Eitouna rapporté par 
M. Cécile. C'est un document très-obscur. Eitouna 
cherché à se disculper en accusant son collègue 
Eimaré. Mais admettons qu'il soit vrai qu’en remon- 
tant sur le pont, à deux heures du matin, il n’y ait 
plus trouvé personne; qu'étaiént devenus ou que de- 
vinrent alors les Français qui étaient dans la chambre 
du Jean-Bart avec lui et ses hommes? Certes, les 
naturels n'étaient ni descendus ni restés seuls dans 
la cabine du navire. Il est à remarquer qu’Eitouna 
ne parle pas des préparalifs faits par les naturels 
deux jours ayant le combat, et de l'attaque du na- 
vire, qu'ils exécutèrent en troupe. Comme je le di- 
rai plus loin, j'ai souvent entendu raconter cet hor- 


rible événement pendant mon séjour à la Nouvelle- | 


Zélande, et j'ai recueilli la tradition, qui nous apprend 
qué lés choses se sont passées telles que je l'ai dit au 
commencement de ce chapitre. Eitouna, dans son in- 
terrogatoire, avait intérêt à nier toute préméditation. 

Je reprends le récit du commandant Cécile. 

Le comimandant Cécile, ayant fait donner des 
armés aux hommes du navire l’Adèle, fit une des- 
cente avec une compagnie de débarquement et dé- 
tr isit plusieurs villages. 

Les naturels s'étaient réfugiés dans l’intérieur des 
terres; on incendia leurs cabanes, on brüla leurs 
pirogues et on ramenaà bord un canot du Jean-Burt, 
ainsi que quelques objets ayant appartenu à ce 
même bâtiment. 

Eitouna était dans une grande perplexité, deman- 
dant toujours quand on lé mettrait à mort. Le com- 
mandant lui fit annoncer qu'on allait le conduire en 
France, et que le roi des Français déciderait de son 
sort. 

L'île Pal ne put être visitée À cause du mauvais 
temps et du brouillard. Peut-être quelques survi- 
vants du malheureux équipage y étaient-ils cepen- 
Gant réfusits. 

Peu de jours après, l'Héroïne alla à Van-Garon 
pour tomber à l'improviste sur la tribu d'Eimaré ; 
mais les naturels la virent venir et s’enfuirent dans 
l'intérieur, 

On détruisit leurs cabanes et on enleya leurs pro- 
visions. 

Eitouna, prisonnier, était un objet d'étude pour 
tous. Une exquise sensibilité temptrait la sauvage 
énergie de ce chef, Quand le commandant Cécile lui 
eut fait savoir qu'il ne serait pas mis à mort et mangé, 
mais qu'on le condüirait on France, où le roi lui fe- 
rait sans doute grâce de la vie, sa première pensée 
fut pour sa femme, et il supplia qu'on la laissât ve- 
nir à bord de la corvette et qu'on l'emmenit en 
France avec lui. Le malheureux ignorait qu'au mo- 
ment mème où il fut fait prisonnier à bord de la Re- 
becea-Sims, sa femme, qui s'était jelée à la mer, avait 
EE tuée d'un coup de feu. Comme il paraissait ado- 


rer celle pauvre créature, on lui laissa ignorer sa 
mort, et on lui dit que les règlements de la marine 
française s'opposaient à ce qu'une femme prit pas- 
sage sur un bâtiment de guerre. 

On défendit aussi aux femmes de sa tribu qui 
furent admises à le voir, del'instruire de la perte qu’il 
avait faite. 

Eimoka, sa nièce, belle jeune fille de quinze ans, 
déclara que cette défense était inulile, et que ni 
elle ni aucune de ses amies ne ferait part à Eitouna 
de ce malheur. 

— Car, ajouta-t-elle, s’il vénait à connaitre le 
sort de sa fémme, il se tuerait de désespoir. 

C'est ce qui arriva plus fard. Eimoka avait prédit 
la vérité, 

Les adieux d'Eitouna furent déchirants. 

Tandis que la corvette apparcillait pour quitter les 
Chatam, il réunit avtour de lui plusieurs femmes 
de sa tribu, et, quoiqu’on ne püût comprendre ce qu’il 
leur disait, on vit bien que ses paroles devaient être 
touchantes, puisqu’en l'écoutant ces femmes pleu- 
raient et poussaient des cris de désespoir. Puis, au 
moment de se séparer d'elles, il se fit couper par un 
des matelots une mèche de sés chéveux, la divisa en 
trois portions, qu'il bénit avec des prières et une 
pantomime expliquant clairement l'acte religieux 
qu'il accomplissait. 

La première part de la mèche dé cheveux était 
d stinée à sa femme, la seconde à son frère; la troi- 
sième à Eimoka. : 

Eitouna ne devait point voir la France. Deux jours 
après l'arrivée de la corvette à Taleahuna (Chili), on 
le trouva un matin étranglé dans les porte-haubans. 
Il était assis, et une courroie à bouele, dont le bout 


-s'attachait à tm piton du bord, lui serrait le cou. 


Hi lui avait fallu une force de volonté extraordi- 
naire pour se suicider ainsi. Depuis plusieurs jours, 
on avait remarqué sa grande tristesse, son air 
sombre et les larmes qui Coulaient au bas de son vi- 
sage quand il couvrait ses yeux avec sa main. 

Le commandant Cécile, étonné, procéda à une en- 
quête et sut que, malsré sa recommandation, on 
avait appris à Eitouna la mort de sa femme. C’est 
depuis ce moment qu'il s'était décidé à mourir. 

diteuna avait toujours cru qu'il serait pendu 
aussitôt son arrivée en France, puis rôti à la broche, 
et servi sur la table du roi Louis-Philippe. 

Quelques mauvais plaisants de l'équipage, aux- 
quels il faisait part de ses craintes et montrait ses 
esquisses, le confirmaient dans cette croyance au licu 
de la combattre. 

Il commençait à savoir lire, écrire et dessiner, et 
ses croquis, faits avec assez d'intelligence, représen- 
tient le plus souvent un homme pendu à une branche 
d'arbre. 

Il était si fier, comme chef de tribu, que, lorsqu'on 
lui donna des vétements de matelot, il exigea positi- 
vement que l'on prit en échange plusieurs belles 
nattes de phormium qu'il avait emportées avee lui. 
Pendant les premiers jours de la traversée, il se tint 
constamment sur le gaillard d'arrière pour ne pas 
être confondu avec ces matelots dont il portait le 
costume, 

ll était né au cap est de la Nouvelle-Zélande ; sa 
taille était au-dessus de la moyenne, sa complexion 
forte et nerveuse; sa figure, entièrement tatouce, 


40 LES BALEINIERS 


i 


avait trois expressions bien distinctes qui, parfois, se 
fondaient en une seule, et qui donnaient alors à sa 
physionomie une expression étrange : le courage, 
l'intelligence, la ruse. Selon lui, son suicide devait 
honorer sa mémoire; car, pour un chef zélandais, 
c’est une honte de mourir de la main de ses vain- 
queurs ou de vivre leur esclave. 

Voilà tout ce qu’on sait sur la catastrophe du Jean- 
Bart.Peut-étre que, arrivé en Europe, Eitouna eût fait 
de nouvelles révélations sur les causes du massacre. 
Celles que j'ai indiquées sont, à mon avis, non-seu- 
lement les plus répandues, mais encore les plus pro- 
bables, et, comme tous les marins qui ont voyagé 
en Océanie, je suis porté à croire que la conduite de 
nos matelots a provoqué les terribles représailles de 
ces naturels, pour qui la vengeance est un devoir 
religieux. Un de mes confrères et bons amis, le doc- 
teur Assollant, embarqué sur le Jean-Bart, fut alors 
tué et mangé, 


XVII 


LE ROI THY-GA-RIT 


Notre visite forcée aux îles Chatam ne fut pas 
sans profit ; nous y tuâmes deux baleines, et, sans les 
ordres précis de l’armateur, qui avait décidé que 
nous exploiterions la saison des baies sur la pénin- 
sule de Bank, notre capitaine eût établi le quartier 
d'hiver dans l’anse du Jean-Bart. 

Quand un capitaine a reçu des instructions, ce 
n’est qu’à la condition de réussir qu'il peut s’en écar- 
ter. Or, quoi de plus incertain que le succès d’un 
voyage comme le nôtre, et quelle responsabilité pèse 
sur le capitaine qui change, ou même qui modilie 
son itinéraire? 

Nous quittâmes donc les Chatam avec regret, de 
même qu'avec regret nous avions quitté les îles Auc- 
kland. J’employai la matinée du jour de notre départ 
à parcourir les rives d’un lac d’eau salée, qui s’étend 
à deux kilomètres à peu près de la côte, mais sans 
chasser, voulant ménager mes munitions de chasse, 
et je ne me donnais pas la peine de fusiller les pies 
de mer, au corsage noir et au bec rouge, les courlis 
à bec jaune et à robe mouchetée de noir et de blanc, 
et les canards à crête rubiconde que je devais retrou- 
ver au port Olive. 

Je me reposai un instant sur les restes carbonisés 
du Jean-Bart, dont une extrémité n'était pas encore 
ensablée, et, jetant un regard de tristesse sur les cases 
effondrées et désertes du village de Vanga-Roa et de 
Wai-Tangui, je revins à bord au moment de l'appa- 
reillage. 

Le 8 mai, nous revoyons Tavaï-Pounamou à la 
hauteur du Lookers-Soons. 1 est midi, et nous se- 
rons encore obligés de passer la nuit dehors, car la 
brise du sud est faible, et nous ne ferons pas grand 
chemin de midi à ce soir. D'ailleurs, il serait im- 
prudent d'aller prendre le mouillage pendant l'obs- 
curilé, 

A demain done, si l'ouragan, comme l'autre nuit, 
ne descend pas des montagnes. 

Cook a donné le nom de Lookers-Soons (Speeta- 
teurs) à deux pics élevés qui dominent la côte en 


cet endroit, et qu’une profonde vallée sépare l’un de 
l'autre; ce grand navigateur prit l'ouverture de cette 
valiée pour une baie. Une pirogue montée par des 
naturels parut en sortir. Ils vinrent silencieusement 
contempler le navire, puis s'éloignèrent en poussant 
un grand cri. 

Les anciennes cartes indiquent donc à tort une 
baie de Lookers-Soons sur ce parallèle, et plus d’un 
navire affalé vers la côte a cru trouver un bon port 
14 où une pelite catangue peut à peine recevoir quel- 
ques embarcations. 

Le 9 au matin, nous obliquâmes un peu vers le 
sud; nous marchions lentement en exploitant la mer; 
car nous n'avions encore que dix-huit baleines dans 
la cale et dans l’entre-pont, et il en fallait trente et une 
ou trente-deux pour compléter le chargement. 

Ainsi, nous rangeons de près l’ilot de la Table, 
gros rocher plat, planté comme une borne à l'entrée 
nord de la baie de Pegasus. De cet endroit, la langue 
de sable qui relie les terres de la péninsule, apparaît 
presque au niveau de la mer. À mesure que nous 
avançons, nous découvrons des pirogues baleinières 
croisant au dehors des caps nombreux dont la côte 
est hérissée depuis Akaroa jusqu'au port Cooper, et, 
vers quatre heures, nous laissons tomber l’ancre 
dans la crique de Oëtn, où nous ont devancés le 
baleinier le Neptune, de Nantes, et les navires 
le Grétry, l'Angehna, le Courrier et le Cousin, du 
Havre. 

La Nouvelle-Zélande n’est point la terre fleurie, 
la terre aux rives joyeuses que des récits mensongers 
m’avaient dépeinte comme un Eden; non: tout y est 
triste, âpre et sévère, et le rideau des montagnes dé- 
robe à nos regards les splendeurs et les beautés de 
ses vallées. 

Partout des murailles de rochers et des remblais 
naturels de terre que tapisse une seule plante, la 
criste-marine, Quand, pour pénétrer dans l’anse de 
l'Héroïne (Oététa), on gouverne à quelques enci- 
blures du morne d’Olimaroa, on est effrayé de voir 
surplomber au-dessus de la mature, et à plus de 
deux milie piéds de hauteur, une falaise coupée à 
pic et bariolée par les couleurs de zones horizon- 
tales de différents terrains mis à nu par quelque ca- 
taclysme, 

Je prends note des principaux aspects et des ca- 
ractères les plus saillants de ce vaste atlas de révolu- 
tions géologiques : par malheur, la science me man- 
que pour utiliser ces souvenirs. 

Du pied de cette falaise, on découvre en entier la 
golle de Togolabo, qui renferme plusieurs baies à 
bâbord, et dont le côté de tribord est séparé de la 
baie de Pégasus par une étroite langue de terre qui 
commence au cap Cachalot, entassement de rochus 
ainsi nommé depuis que le nayire baleinier le Gaclu- 
lot, du Havre, faillit s'y briser. 

La perspective de ce golfe est un peu plus riante 
que celle d'Oététa. Elle se contourne, fuit aw loin, et 
se perd dans des massifs de verdure, 

Rien n'est triste et désolé comme le havre de notre 
mouillage. Il est invisible au large. On dirait une 
échancrure profonde et circulaire, un vaste entonnoir 
pratiqué dans les terres, Quand on est à l'ancre, il 
faut lever la tête pour voir le ciel. Il est déjà dix 
heures, que le soleil commence à peine à rayonner au- 
dessus de la falaise d'Olimaroa, et, dès trois heures 


LES BALEINIERS KA 


de l'après-midi, il disparaît derrière le cap Cachalot. 

Ici, l'œil cherche en vain un bouquet d’arbres ; 
l'oreille, le chant si vanté des oiseaux ; l’odorat, les 
pénétrants aromates des synanthérées qui foisonnent 
dans les baies voisines. 

Rien ici, rien que ‘des brassiques sauvages, des 
lichens, des cristes et des mousses ; rien que les cris 
aigus des pics de mer et des moueltes, et les aboie- 
ments des chiens vagabonds; rien enfin que les mias- 
mes infects qui se dégagent des cétacés pourrissant 
sur le rivage. 

Cette baie a deux plages de débarquement. 

Sur l’une, fume le camp des naturels. 

L'entrepôt des navires ét le cimetière des marins 
occupent l'autre. 

Le camp des naturels (et je le nomme ainsi parce 
que la tribu ne Vhabite que quand les Européens 
y viennent hiverner) est plein d'animation et de 
bizarreries. : 

Des pirogues halées à sec sur le sable; des cases 
bâties péle-méle, couvertes et lambrissées d’herbes 
jaunes; des plateaux-garde-manger, élevés sur quatre 
piliers de bois et chargés de sacs de patates, de 
poissons desséchés et bottelés, et de gâteaux de fou- 
gère; des hommes enveloppés de nattes de chanvre 
ou de couvertures de laine blanche, tantôt marchant 
gravement, tantôt couchés en groupes, ou isolés sur 
les premiers plans dela colline; des femmes accrou- 
pies devant le foyer du ménage allumé en plein air, 
d’autres femmes lavant et battant entre deux pierres 
le phormium macéré dans le courant de Vaiguade; 
des enfants nus et frottés d’ocre rouge gambadant au 
bord de la mer, au milieu d’un chaos d’ossements de 
baleine que le retrait de la marée a abandonnés sur le 
rivage, dépouillés de leurs chairs et blanchis par le 
temps; des chiens hurlant et vaguant de rochers en 
rochers, et, pour fond au tableau, la montagne stérile 
à laquelle le village est adossé et qui semble, inculte 
et roide, s'élever jusqu'au ciel; tels sont les princi- 
paux traits du croquis de ce douar océanien, 

L'autre plage présente un aspect bien différent, 

Elle est silencieuse; derrière les tentes élevées 
pour recevoir le gréement des mâtures légères, qui 
ne servent plus pendant l'hivernage, et les tonnes et 
les barriques qui ont besoin d’être réparées, se dres- 
sent plusieurs croix de bois au milieu des toufles 
d’arcreks et des colzas sauvages à fleurs dorées ; 
chaque année, la baleine des baies tue un certain 
nombre de pauvres marins, et voilà leur champ de 
repos. 

Pendant sept mois, le déme de terre des tombes 

se hérisse d'herbes folles. Les bras des croix, foucttés 
par le vent et par la pluie, se déjettent et se brisent ; 
mais, quand reparaissent les navires, les amis vivants 
se ressouviennent des amis morts; les croix sont 
restaurées, repeintes en noir avec des larmes blan- 
ches, et couronnées de gnaphalies ; l'herbe des mau- 
solées est émondée : on y sème quelques fleurs, et, 
tant que dure la saison de la pêche, l'alouette des 
sables peut becqueter la terre fraiche des plates-ban- 
des, et la solitude de cette crique, que nous nomme- 
rons la crique du Souvenir, est égayée par les 
chansons et les coups de marteau des tonneliers de 
l'escadre, 

Les voiles de l'Asia sont à peine cargutes, que 
de grandes pirogues, chargées à couler bas d'hommes 


et de femmes, nous accostent. Je m'attendais à voir, 
dans une de ces embarcations quelque chef-d'œuvre 
de la sculpture océanienne, dont on a tant parlé; 
mais ce n'étaient que de vieilles nacelles de baleiniers 
que les insulaires avaient sans doute achetées au prix 
de plusieurs sacs de pommes de terre. 

Le roi du district, le roi des Mahouris et des Wa- 
hines (hommes et femmes), sauta le premier sur le 
pont et s’avanga vers le capitaine pour lui souhaiter 
la bienvenue. 

Je m'attendais naturellement à voir Sa Majesté 
Océanienne frotter, selon le rit national, son nez 
contre le nez du capitaine Jay, ancienne connaissance 
des hivernages précédents. 

Je me trompais, 

Une simple et brève parole, et une rude poignée 
de main à l'anglaise, ratifièrent l'échange de ce bon- 
jour officiel. 

Le royal personnage daigna ensuite saluer gra- 
cieusement les officiers du bord, au nombre desquels 
je me trouvais, et, comme je le contemplais avec un 
étonnement dans lequel son regard investigateur ne 
reconnaissait pas une assez large part de respect, il 
s’indigna, en pensant probablement que je révoquais 
en doute sa haute position sociale. Il m'interpella 
donc en se frappant la poitrine et en montrant de la 
main la terre, la mer et les gens de sa suite, et s’é- 
cria avec emphase, en mauvais anglais: * 

— Apprends que je suis ici la même chose que, 
chez toi, Touititi french (ce qui voulait dire : Louis- 
Philippe roi des Français). 

Je m'inelinai très humblement, à cette déclaration 
si péremptoire, et un traité d'amitié fut conclu entre 
nous, 

Ce prince, bel homme de cinq pieds six pouces 
environ et âgé d'une cinquantaine d'années, n’est pas 
entièrement dépourvu d’une certaine majesté qui le 
distingue du commun de ses sujets; mais un sou- 
rire, involontairement enfantin, et un clignotement 
continuel des yeux tempèrent l'expression de sa phy- 
sionomie, et sa figure ne serait pas plus bronzée que 
celle d’un paysan provençal, si elle ne se rembrunis- 
sait sous les linéaments noirs et rouges d'un épais 
tatouage ciselé dans la peau. 

Son vêtement a subi le sort des pirogues sculptées 
et des saluts nationaux : il s’est europanisé, il est 
approprié aux rigueurs de la saison. Mais ce digne 
roi en est plus fier que du plus magnifique costume 
national! Si vous pouviez voir comme il se promène 
et compte ses pas sur l'arrière du bâtiment, comme 
il les cadence, comme il les mesure, tout en prenant 
garde de ne point dépasser le grand mât, car l'avant 
du grand mât appartient aux matelots, aux gens de 
peu, aux esclaves. 

Son costume est vraiment original. Il se compose 
d'un large pantalon bleu, d'un chapeau goudronné et 
galonné d'argent et d'un earrick jaune à rotonde de 
six étages de collets superposés les uns aux autres. 

On dirait une contrefaçon chargée du costume 
d'Odry dans les Saltimbanques. 

Malheureusement, avec ce torse princier, les pieds 
sont nus. | 

Il paraissait attendre quelque chose, et regardait 
de temps en temps avec impatience du côté de la 
terre. Une pirogue venait de s'en détacher et faisait 
force de rames vers le bâtiment. 


L9 LES BALEINIERS 


Dès que le bateau fut à portée de la voix, il jeta 
une espèce d’appel, auquel une femme répondit, 

Cette femme était la reine. 

Il me fit l'honneur de me la présenter. 

Cette vénérable matrone, coiffée à la Titus, abri- 

. tait à grand’peine ses royales nudités sous une natte 
de phormium-tenax. Elle m’accorda un long sourire 
en hochant la tête, et croisa pudiquement sur ses 
seins les plis de ce cachemire indigène, qu’une ai- 
guillette de dent de cachalot retenait agrafée sous le 
menton. 

Les autres Mahouris et Wahines vinrent ensuite 
m'offrir leurs salutations; — salutations intéressées 
qu’il fallut payer d’un morceau de biscuit ou d’une 
pipe de tabac. 

J'avoue que j'éprouvais, à la vue de ces mendiants 
sauvages, un triple sentiment de dégoût, de tristesse 
et de honte : 

De dégoût, parce qu'ils étaient couverts de ver- 
mine et de malpropreté ; 

De tristesse, car naguère leur tribu était noble et 
puissante; 

De honte, car, après tout, ce sont encore des 
hommes. 

Seulement, ces hommes s’enlaidissent de jour en 
jour ; ils copient nos manières. Les femmes, au 
moins, conservent leur nudité; mais les hommes 
surchargent de haillons sordides et incohérents leurs 
corps si souples, si vigoureux ét si beaux sous les 
plis flottants de leur grande tunique d'herbe. J'ai vu 
l'un d’eux, quelque ministre de Sa Majesté, proba- 
blement, porter un pantalon auquel manquait une 
jambe, Un autre se contenter d’une chemise de laine 
déchirée à la hauteur du nombril, Celui-ci s'est 
chaussé d’une visille paire de bottes et s’est coifft 
d'un casque de marin en cuir bouilli, et le resté du 
corps, compris entre le casqué et les bottes, est ha- 
billé d’un rayon de soleil. Celui-là, sauf un vieil 
habit noir, se montre dans la tenue céleste de l'Apol- 
lon vu Belvéder. 

en’en finirais pas si j’entreprenais de passer en 
revue toutes ces toilettes excentriques. 

Mais les costumes nationaux, les ornements de 
guerre et de fête, ils ont disparu ! A peine ai-je en- 
trevu quelques femmes et quelques vieillards portant 
le mantelet végétal, le collier de dénts de requin, les 
pendants d'oreille de jade vert, le scapulaire en pierre 
de touche noire, et les cheveux touffus, ébouriffés et 
hérissés en porc-épic, avec de longues plumes blan- 
ches d'oiseaux de mer, 


XVI 


LES COLLÈGUES DU ROI THY-GA-RIT 


Cinq minutes à peine se sont ¢coulées depuis que 
Thy-ga-rit — c'est le nom du roi d'Oététa == m'a si- 
gnilié sa toute-puissance, qu'un autre Zélandais, 
aussi bien vêtu que lui, et arrivé sur une embarca- 
tion de pareil genre, m’annonce à son tour que lui, 
Ha-vy-ko, est ici la méme chose que Touititi en 
Vrance, 

Puis un troisième personnage, Tha-Lé, vient à 
son tour revendiquer le méme titre, 


Puis le grand, le magnifique, le colossal The-suy 
de Iko-ko-kiva vient me faire une pareille déclara- 
tion. C’est le quatrième depuis une heure. 

Puis vient un cinquième roi, puis enfin un sixième, 
tous tatoués, tous écussonnés, tous rois, enfin. 

Quelle polymonarchie quecette péninsuléde Banks, 
où je ne savais pas même qu'il y eût un royaume! 
D'où viennent les sceptres de tous ces rois inconnus? 
Est-ce du droit divin? est-ce du droit populaire ? 
est-ce de la légitimité ? est-ce de la majorité ? 

Je posai cette question politico-sociale au capitaine 
Jay, qui visitait ces tribus pour la quatrième fois. 

Il la résolut ainsi : 

Les chefs des différentes tribus de la péninsule de 
Banks, et de la côte voisine du nord et du sud, se ré= 
unissent à Oététa ou à Akaroa, chaque année, pen- 
dant l’hivernage des baleiniers. Ils s’y rendent, allé- 
chés par le désir de trafiquer avec les équipages eu- 
ropéens, et ils enlèvent ainsi à Thy-ga-rit, véritable 
et seul chef des parages de port Cooper, la fleur des 
bonnes aubaines et des rentes que produit le mono- 
pole du commerce des jeunes filles et des pommes de 
terre, ces deux grands moyens d'échange des Nou- 
veaux-Zélandais. 

Si Thy-ga-rit avait assez de poudre ct de fusils, de 
sabres et de soldats pour faire respecter ses volontés, 
il engagerait ses illustres cousins à rester dans leurs 
royaumes ; mais il est faible, trop faible. Aussi fait-il 
contre fortune bon cœur, et invite-t-il cordialement, 
en apparence du moins, ses collègues à venir passer 
l'hiver dans ses domaines, où il les reçoit avec de 
grandes, sinon avec de sincères démonstrations d’a- 
milié. 

Voilà pourquoi un congrès annuel de souverains 
tatoués tient ses séances au port Cooper. 

Quant à moi,.me voilà donc installé pour cing à 
six mois sur cette terre, la plus grande, la plus belle 
et la plus fertile des terres antipodiques. 

J'aurai le temps de pêcher, de chasser, d’herbo- 
riser, d’étudier enfin sur toutes ses faces cette nature 
pleine de mystères que les illustres ou les plus har- 
dis voyageurs n’ont encore entrevue qu'à vol doi- 
seau. 

On appelle Nouvelle-Zélande les terres australes 
comprises entre les 34° et 48° de latitude sud, et lés 
16% et 176° de longitude est du méridien de Paris, On 
peut aussi les nommer terres antipodiques, car elles 
touchent presque à ce point du globe où viendrait 
aboutir un puits ouvert dans la cour de notre Obser- 
vatoire et passant en ligne droite par le centre de la 
terre, Leur superficie équivaut à une zone de quatre 
cents lieues de long, sur une largeur très-variable, 
dont la moyenne ne serait que de vingt-cinq à trente 
licues. Le détroit de Cook, vaste entonnoir dont la 
grande ouverture est tournée à l’ouest, sépare les 
deux îles, 

On ne sait À quel propos elles ont reçu de Cook le 
nom de Nouvelle-Zélande, 

En jetant un coup d'œil sur mon journal, je vois 
que, depuis que nous haviguons dans ces patages, 
après le départ de Van-Diémen et jusqu'à notre en- 
trée à Oététa, c'est-à-dire depuis le 3 mars jusqu'au 
7 mai, soit soixante-cing jours, nous avots eu vingt- 
neuf jours de tempête, de coups de vent qui pour- 
raient compter pour de véritables tempôtes, à bord 
d'un autre navire qu'un pauvre navire baleinier, 


LES BALEINIERS 43 


er 


Ajoutez à ces viugt-neuf jours de tempête, des 
brumes presque quotidiennes, un froid noir et triste 
et des houles formidables, même pendant les plus 
beaux jours, et vous n'aurez encore qu'une faible 
idée des misères de la navigation sous ces latitudes 
antipodiques. La vapeur, un jour, nous afranchira 
de ces misères. 


XIX 


TAILLEVENT SUR PIED 


Dès le lendemain de notre arrivée, on dégréa l'A- 
sia de sa mature légère; les tonneliers installérent 
leur atelier sur la crique du cimetière, où furent em- 
magasinés, sous une tente, tous les objets inutiles à 
bord. Anrès quoi, nous nous préparames à com- 
pléter activement notre cargaison d'huile. 

Il nous manquait alors dix ou douze baleines, et, si 
nous pouvions les tuer avant le commencement du 
mois d'août, nous ferions aussitôt voile pour la 
'rance, 

Cet espoir de revoir bientôt la patrie, de la revoir 
pour le mois de janvier, pour le jour des étrennes, 
ce charmant souvenir d'enfance, centupla le cou- 
rage et l'énergie de nos homines, et ils se préparèrent 
gaiement à supporter les fatigues de la pêche des 
baies, fatigues bien autrement grandes que celles de 
la péche au large. Au large, on attend patiemment 
ou impatiemment que la baleine paraisse; on chasse, 
on tue ou on ne tue pas; sil’on ne tue pas, on re- 
vient à bord et on attend encore; si l’on tue, le 
navire s'approche lui-même du cétacé, et les opéra- 
tions continuent, Dans les baies, c’est autre chose. 
Le navire demeure au mouillage; mais, bien avant le 
lever du soleil, les hommes montent sur le pont, 
avalent à la hâte une tasse de café chaud et partent 
six par six dans les pirogues. 

Ils vont, hors de la baie, battre la mer le long des 
côtes et guetter des souffles de baleine; ils ont em- 
porté avec eux du lard, du biscuit et de l'eau et ils 
mangent quand vient la faim ou quand ils ont le 
temps. Ils passent ainsi des journées entières. tantôt 
animés par la vue du gibier qu'ils poursuivent, tan- 
tôt faisant inutilement la chasse, et, le soir, ils rentrent 
à bord, harassés, éreintés, désespérés, mais prêts à 
recommencer le lendemain, 

Si la chance est pour eux, le travail est plus grand 
encore, car il faut remorquer la baleine morte jus- 
que dans le fond de la baie, d’où le navire ne peut 
sortir, puisqu'il y est mouillé et affourché, Ainsi, j'ai 
vu quelquelois des baleines tuées dès le matin au 
point du jour, et à plusieurs milles au large, n'arri- 
ver qu'à la nuit close le long du flanc de U Asia. 

Moi, j'étais l'homme heureux du bord. 

J'assistais au départ des pêcheurs, afin de rece- 
voir les plaintes et les réclamations des malades ou 
des paresseux ; puis je redescendais dans ma cabine, 
et je dormais jusqu'au grand jour. Alors, quand le 
temps me souriait, quand je me sentais dispos, le ca- 
not de service, manœuvré par les novices, me dépo- 
sait à terre, 

C'était alors une longue promenade de tout un 
jour, soit que je m'arrêtasse dans le village, soit que 
je franchisse la montagne pour aller ch sser dans La 
forêt qui s'étend sus le versant du sud, 


Mais, avant d'aller plus loin dans mes excursions, 
que le lecteur me permette de le ramener à un 
pauvre blessé que nous avons laissé sur son lit de 
douleur, au brave Taillevent. 

Soixante jours à peu près s’élaient écoulés depuis 
amputation du pied; je pensais qu'il était assez fort 
pour descendre à terre; je comptais énormément sur 
la vue des objets nouveaux, sur le mouvement qu'il 
allait progressivement pouvoir se donner, pour gué- 
rir la blessure morale, bien autrement dangereuse 
chez lui que la blessure physique. 

Depuis quelques jours, jelepréparais à cette grande 
aflaive du premier transbordement d'un amputé; le 
charpentier du bord lui avait fabriqué la jambe sup- 
plémentaire. Taillevent avait voulu que la tige en fût 
faite avec le manche en chêne de la hache qui lui 
avait coupé le pied; je me chargeai moi-même de 
matelasser la genouillère avec toute la ouate que je 
pus arracher à la doublure de mes habits, et une 
peau de loup marin à double poil. Ce fut à la fois un 
jour de joie et de tristesse que celui où je lui permis 
de descendre à terre, pour y respirer la bonne odeur 
des herbes, des synanthérées qui tapissaient les bords 
de notre aiguade. 

J'aimais Taillevent. On comprend done toutes les 
précautions dont j’entourais sa première sortie, tous 
les soins que je pris pour adoucir ses premières dou- 
leurs et modérer les premières fatigues ‘de ses mou- 
vements ; mais, enfin, je ne pouvais pas toujours être 
près de lui. Il le comprit parfaitement, et, de lui- 
même, il m’invita à continuer ma vie de naturaliste, 
de botaniste et de chasseur. 

Mais bientôt je m’apercus qu’une sombre mélan- 
colie s'était emparée du pauvre blessé : il pensait à 
l'avenir, il regrettait le passé, il se voyait face à face 
avec la misère et la vieillesse; il pensait surtout à 
cet er gagné jadis pendant des années de pêche tou- 
jours heureuse, à cet or qui lui eût été si utile, pauvre 
mutilé, à son retour au Havre, et qu'il avait folle- 
ment dépensé en quelques heures d’orgie. 

Le*capitaine Jay, de son côté, lui faisait espérer, 
cependant, que l'armateur lui donnerait une place de 
garde-magasin; mais cette espérance ne le consola 
point, et, sans un hasard providentiel qui vint chan- 
ger pour lui la face des choses, il se serait laissé, 
j'en ai bien peur, couler à l'éau, par quelque nuit 
sombre, pour en finir avec la vie, 

Mais voici ce qui arriva : 

lui prit fantaisie, un jour, d'exposer à l'air ot au 
soleil les hardes renfermées dans son cofre; les 
dames du village étaient justement venues oe jour-là 
rendre visite à leurs galants du bord, et maître Tail- 
levent mit un certain orgueil à étaler complaisam- 
ment au grand jour, ses rechanges de terre, sa veste 
bleue de fin drap, son pantalon bleu, son gilet bleu, 
sa chemise bleue, son parapluie rouge et ses bretelles 
brodées, et bien d'autres choses encore. 

C'est que maitre Taillevent, pour me servir de la 
langue des matelots, n'était point un des pannés, un 
de ces raffalés qui partent à la mer avec un coflre si 
peu garni, qu'un ral qui tomberait dedans se casserait 
les quatre pattes. 

Je passais alors auprès de lui, et je lui fis mes 
compliments sur ses jeux de voiles, sur ses habits 
de rechange. 

— Hélas! major, répondit-il, à quoi bon désor- 


hh LES BALEINIERS 


mais enverguer ma veste neuve, puisque je ne puis 
plus ni bouliner, ni courir grand largue? Tenez, en 
voilà encore une, de mes folies, et une bonne; c’est 
ma derniére. 

Et, en disant cela, il ouvrait une boîte de carton 
qui contenait, soigneusement enveloppés dans un 
papier de soie, reposant sur des coussins de coton 
cardés, une assez grande quantité de médaillons, de 
boucles d'oreilles, de bagues, de chaînes de montre, 
tout un assortiment enfin de fausse bijouterie. 

Je regrettai, alors, de ne pas avoir su plus tôt 
qu'il possédait ce trésor de coton cardé, je n’eusse 
pas allégé mes habits de leur ouate. 

— Oui, c'est une de mes folies, répétait-il, et la 
dernière. Tenez, major, croiriez-vous que tout ce fa- 
tras de chrysocale me coûte vingt francs, un beau 
louis d’or! Figurez-vous, major, que, sauf votre res- 
pect (au reste, vous devez le savoir comme moi), le 
pont de la citadelle du Havre est encombré de faillis 
chiens qui, lorsque nous appareillons, nous embé- 
tent avec leur commerce de bijoux, couteaux, ra- 
soirs, miroirs et flageolets, grâce auxquels, à les en- 
tendre, on peut, moyennant une pacotille de vingt 
francs et de la chance, revenir millionnaire. Nous 
allions partir et je revenais vers l’Asia, poussé de 
bon vent, quand une jeune fille me prit à l'abordage 
en me criant : 

» — Capitaine, capitaine, achetez mes bijoux! 
achatez mes bijoux, capitaine 

» C'était bien à propos, car je venais de me faire 
celle réflexion : 

» — Taillevent, mon ami, tu possèdes encore 
vaigt francs, et tu n’as plus soif. Tu as encore un 
louis d’or, et les amis ne sont plus là, et ’ Asia se dé- 
hale à l’avant-port. Que vas-tu faire, Taillevent? 
‘Tu ne peux pas décemment partir avec vingt francs 
dans ta poche... On peut tomber à l'eau et l'or se 
perd tandis qu’on prend une demi-tasse dans l'O- 
céan et qu'on boit son bain de pieds. Non, pardieu! 
il n'en sera pas ainsi, et, comme dit la chanson : 


I] faut qu'un baleinier 
Parte ayant mangé son dernier 
Denier. 


Que faire donc? Reboire? Mais tu en as déjà par 
dessus les écoutilles. 

» Et je me grattai l'orcille. 

» Il me sembla qu'il me venait une inspiration du 
ciel. Je me trompais joliment 1 

» — Taillevent, me dis-je, avant que de monter à 
bord, il faut que tu arrimes une bonne action dans 
ta conscience. 

» Et la jeune fille me poursuivait toujours avec 
tes bijoux; seulement, comme, jusque-là, je ne lui 
avais pas répondu, de capitaine, j'étais devenucom- 
mandant, et, de commandant, amiral, : 

» — Est-ce une pacotille que tu m’oflres en con- 
signation, la belle fille? lui demandai-je agréable- 
ment. 

» — Ob! au lieu de la prendre en consignation, 
achetez-la moi, mon amiral! — cela vous portera 
bonheur, et ma pauvre grand'mère, qui est malade, 
aura de quoi payer les médecins et les drogues, 

» J'aurais envoyé au diable les drogues, les mé- 
decins et la grand'mère, si sa fille n'avait pas lé 8j 


jolie ; et, en même temps, elle avait une voix si char- 
mante, si douce, si caressante, qu'il me semblait que 
chaque mot qu’elie me disait me chatouillait le cœur. 
Je tournais et retournais mon louis d’or dans ma po- 
che; je l'en sortis avec un : 

» — Ah bah! après moi le déluget 

» Et je le donnai à la belle marchande, et je sau- 
tai sur l’Asia en emportant sa boîte. 

» Et voilà, major, voilà la boîte! C'est-à-dire ma 
dernière folie! Oh! mon pauvre argent! comme je 
t'eusse gardé, si j'avais pu deviner que je revien- 
drais au Havre avec des avaries majeures dans mes 
œuvres basses! 

Tandis que Taillevent s’apitoyait ainsi sur sa pro- 
digalité passée, tout en faisant sautiller au soleil les 
facettes des verres coloriés de sa bijouterie, une de 
ces dames, la grande coquette d'Oététa, la femme 
légitime et peu sévère du tayo (4) de l’Asia, jetait 
de longs regards de convoitise sur la pacotille du 
matelot et tendait la main pour recevoir soit une 
paire de boucles d'oreilles, soit une bague, soit une 
chaîne de montre. 

— Elle n’est pas dégoûtée, madame Kar-Kar la 
blonde; on t’en donnera, de la bijouterie du Havre, 
prends garde! 

Mais la Kar-Kar n’était pas femme à reculer de- 
vant un refus; la passion de l'échange est très-dé- 
veloppée chez les Océaniens et surtout chez les Océa- 
niennes ; elle proposa au harponneur de troquer ses 
boucles d'oreilles à elle contre une paire de celles 
contenues dans la boîte. 

Je fis signe à Taillevent d'accepter sans marchan- 
der, et de donner ce qu'il avait de mieux à madame 
Kar-Kar. 

Taillevent, plein de confiance en moi, lui présenta 
des poires en fausses perles qui valaient bien cinq 
sous la pièce. 

Madame Kar-Kar, en échange, détacha ses bou- 
cles d'oreilles et les lui donna. 

C'était tout bonnement de grosses pièces d’or es- 
pagnoles, connues sous le nom d’onces. 

En effet, les insulaires n’emploient pas autrement 
la monnaie des peuples civilisés, dont ils ne connais- 
sent la valeur que comme ornement. A peine possè- 
dent-ils une pièce d’or ou d'argent qu'ils la per- 
forent, Venfilent avec un lacet de phormium et en 
font des colliers, des boucles d'oreilles, des brace- 
lets. 

Chaque tribu possède ainsi une énorme capital, 
produit du commerce, mais surtout des meurtres et 
du pillage. 

‘Tailleyent ne pouvait croire À sa bonne fortune. 
Je fus obligé de lui répéter vingt fois que ces deux 
pièces étaient de l'or le plus pur, et qu’elles valaient, 
à elles deux, cent soixante-huit francs, c'est-à-dire 
qu'il avait déjà plus que huit fois doublé son capital. 

Madame Kar-Kar, de son côté, alla se pavaner 
avec ses poires de fausses perles parmi ses compa- 
gnes. 

L’exemple fut contagieux : les femmes d’Odtéta et 
des autres tribus de la péninsule accoururent à qui 
mieux mieux pour proposer à Taillevent des échan- 


(1) Chaque navire en relâche a son tayo: c'est l'ami, le com- 
missaire, lo fournisseur acercdité du bord, Le nôtre se nommaut 
Kar-Kaur, 


LES BALEINIERS 45 


ges semblables, et le cuivre de ia pacotille devint or, 
ce qui ne contribua pas peu à guérir Œaillevent de 
sa mélancolie. 

J'ai oui dire que, depuis notre retour, se prome- 
nant sur les quais du Havre, Taillevent retrouva sa 
jolie marchande avec un petit éventaire devant elle; 
alors il se rappela qu’elle avait été son bon ange, et 
considéra les cing ou six mille francs, produits par 
l’échange des bijoux faux contre les pièces d’or, des 
Nouveaux-Zélandais, comme étant la dot naturelle 
de la jeune fille. 

Il l’épousa, et madame Taillevent est aujourd’hui 
reine du comptoir d’un petit café que fréquentent 
les marins, et surtout les marins baleiniers du port, 


XX 


LE PORT OLIVE 


Un matin, mon ami le roi Thy-ga-rit, qui, lors- 
qu'il venait nous rendre visite, ne manquait jamais 
d'arriver quelques instants avant nos repas, afin 
d’honorer notre table de sa présence, apparut le long 
du bord avec sa grande pirogue. Quinze femmes 
parfaitement nues lui servaient de canotiers, et l’em- 
barcation était chargée de paniers de jones vides. Le 
capitaine invita Thy-ga-rit à déjeuner avec lui. Il 
accepta, et, tout en déjeunant, il nous annonça qu'il 
se rendait à sa maison de campagne, à son palais 
d'été, situé dans le port Olive, afin d'y faire une 
moisson de patates, 

— Parbleu! pensai-je en moi-même, voilà une 
belle occasion qui se présente de visiter le pays, et de 
faire connaissance avec ces gros ramiers de la Nou- 
velle-Zélande, que nos marins gourmets osent préférer 
à nos faisans d'Europe. 

Juste en ce moment, comme s'il devinait ma 
pensée : 

— Eh! docteur, me dit le capitaine, si vous n’a- 
vez pas peur d'être patou-patoud (rôti et mangé), 
partez avec Thy-ga-rit, 

Je ne répondis rien; mais, enchanté de la permis- 
sion qui m'était donnée, sans que je la demandasse, 
je courus à ma chambre et reparus, un instant après, 
devant notre état-major, avec mon escopette sous le 
bras, ma carnassière sur le dos, et mon couteau de 
chasse passé à la ceinture. 

Thy-ga-rit comprit mon intention, m'invita A 
prendre place dans sa pirogue, et nous partimes, aux 
grands élans de ses rameuses, tandis que, d'un ton 
goguenard, le capitaine, de dessus le tillac, eviait à 
mon nouveau patron de chaloupe : 

— Bon appétit ! le docteur a la chair tendre! 

Thy-ga-rit, qui entendait admirablement la plai- 
santerie, tendit la main, me pinga la cuisse, et ajouta 
en jargon anglais : 

— You all seem beef ! (Vous étes:-la même chose 
que du boeuf!) 

Les rameuses entonnèrent bientôt un hymne d'a- 
mour ou de guerre, je ne sais, dont le chant était in- 
compréhensible pour moi, mais, en somme, mélo- 
dicusement sauvage et triste, et dont chaque mesure 
était marquée par le bruit cadencé de la chute des 
avirons dans l'eau, 

Mais, tout à coup, 6 profanation t qui entrevis-e 


parmi ces femmes? Ma reine de l’autre jour, la reine 

 d'Oététa, qui, ne croisant plus sur sa poitrine les plis 
de son cachemire indigène, l'avait jeté bas et ma- 
niait un aviron comme la dernière des koukies (es- 
claves). 

La pauvre femme baissait tristement la tête; les 
autres la relevaient orgueilleusement. Leurs bras 
souples et vigoureux manœuvraient avec énergie; 
leurs regards obliques ne quittaient pas la pelle des 
avirons, et la pirogue volait comme une flèche, tan- 
dis que, moi, fumant gravement ma pipe, et jouant 
au pacha au milieu de ce harem, j’admirais ces filles 
de la nature, dont la peau reluisait au soleil comme 
un beau cuivre jaune. 

Une étoile en tatouage ornait leur front. Une bande 
de laine rouge encerclait leurs cheveux noirs, et de 
bizarres linéaments bleus marquetaient leur poitrine 

_ et leurs épaules. 

Thy-ga-rit prenait plaisir à me faire les honneurs 
de son canot royal. 

Ne sachant trop que lui dire, je lui demandai, par 
signes, pourquoi il ne se servait pas d’une de ces 
longues pirogues à proue et à bordages sculptés, 
qu'ils fabriquent eux-mêmes, avec le tronc d'un ko- 
ridy peur carène. 

il me répondit avec une énergique grimace de dé- 
dain, qu'il était trop civilisé pour employer encore 
un moyen de transport aussi primitif que la pirogue 
indigène. 

Nous arrivames en peu d’instants sous l'immense 
falaise d'Olimaroa. Nous étions escortés par une 
troupe de mouettes blanches et de cormorans à ai- 
grettes. C’est I que j'aperçus pour la première fois, 
sautillant sur les roches, la vraie pie de mer australe, 
si belle à voir avec sa robe de moire noire et son bec 
de corail. Le port Olive s’ouvrit alors devant nous. 
C'était bien quelque chose de plus vaste et de plus 
profond que la baie d'Oététa, mais ce n'était pas 
encore grand’chose. Un bouquet de bois que domi- 
naicnt des pies isolés ornait le fond de l'amphithéâtre, 
et les atterrissages de droite et de gauche étaient par- 
tout abruptes, presque taillés & pie et sans verdure. 

Le roi me montra, en passant, un îlot sur le bord 
duquel des milliers de grosses huîtres attendaient, en 
bayant au soleil, l'heure de la haute marée, J’étais 
loin de me douter, en jetant un regard de complai- 
sance sur cet ilot, que, trois mois plus tard, j'y serais 
déporté à Ja suite d'un coup de queue de baleine. 

Jusqu'à présent, rien ne flattait ma vus dans cette 
baie. out était morne, triste, pauvre et désert; mais 
mon chef de pirogue, qui souriait avec mystère en 
comprenant mon désenchantement, ayant gouverné 
à gauche, et doublé un cap qui s'avançait dans la 
baie, me prévint que, ce cap doublé, j'eusso à ouvrir 
les yeux. Je les ouvris, en effet, et bien grands, car 
le rideau qui me masquait tout à l'heure un riant 
paysage, venant soudain à être dépassé, j'aperçus un 
large bassin, fermé du côté de la pleine mer par le 
massif de ce dernier promontoire; à droite, par une 
ile longue, basse et sablonneuse ; et, à gauche et de 
vant nous, par un immense et verdoyant éventail de 
forêts. 

Il était midi environ, Les rayons du soleil inon- 
daient la berge et faisaient étinceler joyeusement les 
galets et le chaume doré do trois ou quatre jolies 
cases, dont les pignons étaient caressés par les bran- 


4G LES BALEINIERS 


ches fleuries des génestroles géantes. Notre canot 
fut bientôt amarré à un tronc d’arbre, et je sautai à 
terre plein d’orgneil et de joie, car enfin je me voyais 
à la Nouvelle-Zélande, je m’y voyais seul, loin de 
mes compagnons et de mes mats de l'Asie. 

Seul, tout seul sur la lisière de ces forêts, seul et 
abandonné à la merci de ees féroces enfants de la 
nature, seul enfin, sans autre défenseur que mon 
courage, mon sang-froid et les deux canons de mon 
fusil. | 

A peine avais-je fait quelques pas, que la popu- 
lation de ce petit royaume s'émut en mon honneur, 
je puis le dire sans fatuité, bien plus tôt qu'en celui 
de Thy-ga-rit. 

Des hommes qui travaillaient à la construction 
d’un hangar d’une forme particulière, et que les in- 
digènes appellent kownare ; des femmes qui fendaient 
avec l'ongle du pouce des feuilles de phormium, 
des enfants et des chiens qui vaguaient le long du 
bois, vinrent avec empressement à notre rencontre. 

Les chiens aboyèrent, les femmes et les enfants 
crièrent : 

— Poulo-0 ! poulo-o! ce qui veut dire: « Du 
pain! du paint » 

Et les hommes, avec un frane sourire, me 5a- 
luèrent en disant : 

— Sois le bienvenu! 

Mais je m’enfoncai aussitôt dans la forêt, pour 
échapper aux caresses insensées et aux demandes 
importunes de mes nouvelles connaissances, et pour 
utiliser en chassant le reste de la journée. 

Le mois de mai est à la Nouvelle-Zélande ce que 
le mois de décembre est à l'Europe. La forêt, cepen- 
dant, avait conservé ses feuilles d'été, et des fourrés 
de berbéridées me barraient le chemin à chaque in- 
stant, À mesure que je m’éloiznais de la côte, la na- 
lure redevenait vierge. Ici, plus de sentiers battus 
par les glaneuses de branches mortes, plus de troncs 
d'arbre hachés par les matelots-bûcherons. Je res- 
sentais peu à peu la fraicheur d'un isolement com- 
plet. Les oiseaux voltigeaient moins craintifs, les 
rarniers ne s'enfuyaient plus au bruit de mes pas, et 
les philédons, cachés dans les touffes d’acacias, ne 
cessaient de vomir, — je ne connais pas de mot qui 
rende mieux ma pensée, — ne cessaient, dis-je, de 
vomir dans l'air leur mélodieux ramage, Quelle mer- 
veilleusecréation du bon Dieu dans un jour de gaicté, 
que cet oiseau chanteur} C'est le premier ténor de 
l'Océanie ! Toujours en habit noir, à reflets bleus et 
brillants. Une toufle de plumes blanches, soyeuses 
et frisées, orne son cou comme d’une cravate bro- 
dée et d'un jabot à plis. Les indigènes l'ont biennom- 
mé en l'appelant le toui. Car il commence toutes ses 
symphonies par ce premier motet : Toui toui toui 
lou! 

D'espace en espace, des troncs de kaikateas, im- 
menses podocarpes, démâtés par la vicillesse, gisaient 
sur le so}. Une claivitve entourait presque toujours 
les débris de ces arbres gigantesques, et les lianes qui 
jadis se balancaicnt liées A leurs branches, couchées 
maiilenant avec eux ct rampant à leur surface, les 
enveloppaient d'un linceul de verdure, C'était au 
milieu de ces clairitves que je faisais ordinairement 
halie, Les pins et les platanes des environs y étaient 
en vue, et ma carnassière pouvait facilement s'y rem 
plir de pigeéns. Les ramiers de la Nouvelle-Ztlaude 


sont magnifiques. Un plastron blanc les trahit aux 
veux des chasseurs, quand ils s’abritent dans le feuil- 
lage, et ils ont une gorge plus gorge de pigeon que 
la plus chatoyante ¢toffe de soie. 

En ai-je tué, mon Dieu! de ces beaux ramicrs | 
vous seul savez le nombre de mes victimes. Je me 
reproche aujourd'hui leur mort inutile, car je ne les 
tuais pas pour apporter en France leur dépouille, 
digne de briller dans les plus magnifiques collec- 
tions ornithologiques. Non! je les tuais pour qu’on 
les plumat, pour qu'on les rôtit et qu'on les man- 
geat. à 

La journée touche à sa fin; demain, je reprendrai 
ma course. Je ferai le tour de la baie, et je reviendrai 
à bord en franchissant la montagne qui sépare le port 
Olive du fond de la crique d'Oététa. 

Je revins donc au point d’où j'étais parti à midi. 
hy-ga-rit m'invita à passer la nuit sous son toit. 


XXI 


NUIT D'ANGOISSE 
a 


La case de Thy-ga-rit avait vingt-cing pieds de 
long sur quinze de large ct cing de haut, autant que 
je puis me le rappeler. La porte était basse, si basse, 
que je fus obligé de ramper pour en franchir le 
seuil. 

De chaque côté de la chambre s’étendait un lit de 
camp, que les indigènes appellent une tarala. Ce lit 
de camp est formé d’un treillis de branches de ko- 
ko-la-mouka, branches droites, légères et flexibles 
comme le bambou ; il est pareil pour la forme à ceux 
de nos corps de garde, et descend en pente jusqu'au 
foyer qui flambe au milieu de Ja case, de sorte que, 
étant couché, on peut se réchauffer les pieds à des 
tisons ardents qui brûlent sans fumée. 

On dirait que Dieu a poussé la condescendance 
pour ces enfants de la nature, jusqu’à leur donner 
un bois particulier qui peut brûler au milieu d’une 
case sans asphyxier par la famée ceux qui l’habitent, 

Quand nous parlerons des productions de cette 
terre nouvelle, je vous dirai quel est ce bois, dont 
la combustion diffère tant de celle de nos bois d'Eu- 
rope. 

Je pris place sur la tarala, auprès de mon hôte 
royal, et j’apercus, de l'autre côté du foyer, cing ou 
six grands gaillards nonchalamment étendus sur uh 
lit pareil, 

A leur silence, j'aurais pu eroire qu'ils dormaient; 
mais leurs yeux, étincelant aux réverbérations du 
foyer, tombaient d'aplomb sur moi. 

Au-dessous de leurs yeux brillaient dans l'ombre, 
d'un reflet presque aussi sinistre, leurs dents blan- 
ches, plus longues que larges, étroites, aiguës, véri- 
tables dents d'antropophages. 

Je ne pouvais pas détourner mon regard de ces 
yeux et de ces dents. 

La féroce plaisanterie de Vall seem beef tintait sans 
cesse à mon oreille. 

Les femmes au dehors chantaient doucement, 
(ristement, une chanson monotone, dont le refrain 
était toujours : 

— Poulo-o! poulo-o! (Du pain! du pain!) 

Moi, sans avoir l'air de remarquer la convoitise de 


LES BALEINIERS hq 


mes voisins, qui me regardaient du même ceil qu'un 
gourmand à la porte de Chevet, regarde un dindon 
truffé, je cherchais des yeux la pauvre reine, dont 
j'occupais sans doute la place. Je la cherchais pour 
partager avec elle seule mon biscuit. 

Mais Thy-ga-rit, qui, lui non plus, ne me perdait 
pas de vue, vit que je cherchais quelque chose, et 
devina ce que je cherchais. ll se hâta donc de me 
signifier par une pantomime expressive que les 
femines ne mangeaient jamais devant les hommes, 
et que tout ce que l'homme choisissait pour sa nour- 
riture était taboué pour elles. 

Taboué, c’est-à-dire sacré, prohibé, défendu. H 
est même défendu aux pauvres femines d'entrer li où 
les hommes prennent leur repas, 

J'avais déjà lu cela dans quelques récifs de voya- 
geurs; mais je croyais que les Mahouries avaicnl 
renoncé au fabou, comme ils avaient renoncé à leurs 
armes primitives, à leurs costumes nationaux. 

Point. La gourmandise faisait revivre le tabou. 

Jem’exeusai donc, et le roi reçut la portion de ma 
galette, qui était destinée à sa femme. 

Un de ces faux dormeurs dont les yeux et les dents 
m'inquiétaient tant, placés comme ils l'étaient, vis- 
à-vis de moi, avait sans doute remarqué que ma çar- 
nassière contenait encore d’autres biscuits, car il se 
leva de sa place et vint à moi, non pas comme un 
vil mendiant, mais comme un trafiquant qui se eroit 
le droit de proposer un échange. 

Il parlait un peu l'anglais. I m'offrit un morceau 
de jade vert pour un morceau de biscuit. 

Je refusai. Il en offrit deux. 

Et cependant le jade vert est pour les Nouveaux- 
Zélandais bien plus précieux que Vor ne l’est pour 
nous. Le jade vert! cette mystérieuse pierre qu’ils 
révèrent comme une image de la divinilé, et qu’iis 
vont chercher, à travers mille fatigues et mille dan- 
gers, dans lesprofondewrs dulacde Tawai-Pounamou. 

Plus tard, je parlerai du jade vert. 

Je tenais bon. Je ne voulais pas céder. Le capi- 
taine Jay m'avait prévenu que céder une seule fois 
au caprice d’un Manhourie, c'était se déshonorer en 
quelque sorte, Dans un échange, il ne faut jamais 
accepter ce qu'ils vous offrent. Il faut toujours les 
forcer d'ajouter quelque chose à ce qu'ils ont offert 
ne fiit-ce qu'une bagatelle. 

J'exigeai donc quelque chose en plus des deux 
jades. L’insulaive tenait à sa main un petit cahier de 
papier. 

Je le lui demandai sans savoir ce que c'était. 

Il hésita. 

Je remis alors ma galette de biscuit dans ma car- 
nassière, et me préparai à allumer ma pipe, 

Lui me tourna Le dos, comme décidé À se passer 
de mon biscuit, et alla se recoucher près de ses com- 
pagnons. 

Je ne voulais pas avoir l'air de faire attention à 
lui, et, quand ses yeux se fixèrent de nouveau sur 
les miens, mes yeux étaient déjà tournés d'u autre 
colt, au dehors de la case. 

Que regardais-je? 

Un spectacle assez peu attrayant, ma foi! 

Accroupie devant une grande marmite de (ou'e, 
dont la base reposait sur un fourneau de galets, pa- 
reille à cette sorcière de Macbeth cuisant son ragoût 
infernal, une femme, la plus noire, la plus hideuse 


d’entre toutes les femmes que j’eusse encore entre- 
vues depuis que j'avais mis le pied sur la Nouvelle- 
Zélarde, une koukie, une esclave, sans doute, — car 
c'est un déshonneur chez ces insulaires que de faire 
Ja cuisine, — remuait avec un bâton les choses in- 
connues qui bouillannaient dans cette marmite. 

Un fumet acre, une odeur de fraichin, comme di- 
sent nos matelots lorsqu'ils veulent qualifier cette 
odeur queles grands poissons de mer laissent après 
eux, me mordait à la gorge, et, quoiquela promenade 
eit développé mon appétit outre mesure, je devinai 
avec dégoût que l'heure du souper arrivait, et qu'il 
me faudrait sans doute y faire honneur. 

En effet, Thy-ga-rit m'adressa un signe expressif 
qui voulait clairement diye: « Allons, mon hôte, il 
est l'heure de souper. » 

Et il poussa uneexelamationrauque maissensuelle. 
C'était un ordre, le roi voulait être servi. 

Ausitôt, la koukie rampa jusqu’au pied de la {a- 
rala et y déposa deux paniers de jonc, l'un rempli de 
pommes de terre fumantes, l’autre de poisson bouilli. 

Sa Majesté entr’ouvrit le cabas, m'ofirit gracieu- 
sement de partager son repas, et, quand elle se fut 
servie elle-même, elle octroya le reste à ses aides 
de camp. 

J’appelai alors à mon aide tout le stoïcisme dont 
un médecin est capable, pour avaler ces patates, 
auxquelles le poisson séché et rance avait commu- 
niqué un goût infernal et une odeur nauséabonde. 
Par bonheur, je fis assez adroitement glisser entre 
les fentes du lit de camp des lopins de morue et de 
congre qui, si j'avais eu le malheur de les avaler, 
eussent bien certainement produit sur moi l'effet du 
plus violent émétique. 

Le gna-doua, cette pâte qu'ils fabriquent avec la 
racine d’une espèce de fougère (le pleris esculenta), 
passa un peu mieux, et, pour dessert, je tirai hors de 
mon carnier une jolie galette de biscuit, 

A la vue de cette galette, Thy-ga-rit, qui avait 
déjà dévoré mon premier morceau de biscuit, m'en- 
voya un gros hoquet de joie. IL savait bien que je ne 
le mangerais pas sans en briser quelques morceaux 
pour lui et les hommes du fond de la case, dont les 
yeux redoublèrent de flamme et qui firent claquer 
leurs dents blanches, mâchoire contre mâchoire, en 
murmurant : 

— Poulo-o! poulo-o! (Du paint du paint) 

Alors Vinsulaire qui était déjà venu à moi se leva 
de nouveau, et, tourmenté para passion du poulo-0, 
vint jeter sur mes genoux les deux morceaux de jade 
et le cahier de papier. 

J'ouvris le cahier. 

C'était un petit livret de papier blanc, comme en 
ont les euisinières et les blanchisseuses. 

Celui auquel il avait appartenu était un compa- 
triote, et il y avait copié des romances et des chansons. 

Des chansons de Béranger surtout. 

La promière feuille avait été déchire; la dernièro 
l'était à moitié; mais, dans ce qu'il en restait, 
j'aperçus ces mots : « J'appartiens à... ma... à 
bord... nay... le Jean-Bavt, » 

Les intervalles où manquait l'écriture semblaient 
avoir été mouillés, puis frottés avec le doigt. 

Je montrai ce mot Jean-Bart à la socictt, lo 
prononçant en même temps, el poussant une excla- 
mation, 


48 LES BALEINIERS 


A l'instant même, un grand silence se fit, comme 
si la possession de ce carnet accusait chacun des 
assistants d’avoir pris part au massacre de nos mal- 
heureux compatriotes. 

Je ne saurais dire l'impression que fit sur moi 
cette feuille de carnet moitié effacée, moitié déchirée. 

Le combat, le massacre, l'incendie, le festin de la 
victoire, toutes les horreurs de la baie de Chatam, 
comme un panorama, se déroulaient devant moi, 
et je vis, en fermant les yeux et en frissonnant 
des pieds à la tête, je vis le sauvage qui dévorait la 
main qui avait écrit ces chansons; je vis les têtes 
dépouillées de leurs chairs, et les beuches à moitié 
rougies de ceux qui les avaient si joyeusement chan- 
tées la veille, quand ils célébraient l'élévation de leur 
nouveau capitaine. 

Les Zélandais qui m’entouraient devinaient pour- 
quoi je paraissais si douloureusement affecté. Cepen- 
dant ils gardaient un morne silence. Ce silence m’é- 
pouvanta. : 

Je craignais presque qu'ils ne voulussent se débar- 
rasser de moi, de peur que je ne me rendisse leur 
accusateur devant un navire de gucrre. 

Ce fut sans doute ce qui détermina celui qui m’a- 
vait donné le carnet, et qui parlait assez bien l'anglais 
à expliquer comment ce carnet se trouvait à Koko- 
Ra-ra-Ta (port Olive). 

Son explication, donnée avec une aisance et un 
laisser aller parfaits, m’apprit que les vents avaient 
fait échouer sur la péninsule de Bank une pirogue 
de Chatam, et qu'eux, habitants de la péninsule, 
étant amis des Français, ils avaient cru bien faire en 
s’emparant des naufragés, en les tuant, en les faisant 
rôtir et en les mangeant, comme ceux-ci avaient 
mangé les Oui-Oui, nom sous lequel ils nous dési- 
gnent, à cause de notre habitude de répondre : « Oui, 
oui, » à tout propos. 

J'applaudis tant bien que mal à cette peine du ta- 
lion; mais, croyant devoir faire un sacrifice à ma 
propre sûreté, je rendis le carnet à son propriétaire, 
et la joie reparut dans notre cercle. 

J'aurais bien voulu le garder, ce pauvre carnet qui 
me parlait d'un compatriote; mais c’eût été une 
grande imprudence. Ils eussent cru que je voulais 
m'en servir comme d'un témoin accusateur; ces 
gens-là conservent éternellement la mémoire des faits 
à venger, ils croient que nous leur ressemblons, et 
qu'une fois offensés ou irrités, nous ne pardonnons 
jamais. Le souvenir des meurtres se perpétue ainsi 
chez eux par tradition, et, chaque fois qu'un navire 
français aborde à la Baie-des-fles, les Nouveaux- 
Zélandais se demandent avec inquiétude s'il ne vient 
pas tirer vengeance de l'assassinat de Marion Dufresne 
tué dans cette baie voilà tantôt quatre-vingt-dix ans. 

Toutes ces idées terribles m’avaient tant soit peu 
bouleversé l'esprit; si j'eusse pu me lever, sortir, 
m'en retourner à travers terres, au risque de me 
perdre dans les forêts, jusqu'à l'Asie, je l'eusse fait à 
l'instant même, et sans hésiter, Mais il n’y avait pas 
moyen de fuir; j'étais venu là volontairement, je de- 
vais avoir l'air d'y rester volontairement, Je fermai 
donc les yeux pour ne pas voir l'effroyable socitté 
dans laquelle je me trouvais; mais, les yeux formés, 
je voyais une chose plus effrayante encore, c'est-à- 
dire le rêve au lieu de la réalité, 

Je pourrais passer cette nuit sous silence, ou bien 


dire que je l’employai en philosophe intrépide, en 
observateur courageux, à étudier la physionomie des 
lieux et les allures des individus. 

Et cela sans sourciller, pourrais-je ajouter. 


Oui, mais je mentirais, et je ne veux pas mentir. | 


Je dirai donc la vérité. 


Oui, j'ai grelotté, non pas de froid, mais de 


peur. 

Et cependant, lorsque je pense aux folles terreurs 
quim’assaillirent pendant cette nuit passée à la merci 
de ces gourmets de chair humaine, je ris de moi- 
même et me prends en pitié. 

Qu’avais-je donc à craindre réellement? 


Est-ce que je n'avais pas quitté l’Asia, au vu et . 


au su de tout l'équipage? est-ce que le capitaine Jay 
ne savait pas où j'étais et avec qui j'étais? est-ce 
que la tribu de la Péninsule eût osé se mettre en 
guerre contre les navires qui fréquentaient les baies, 
et commencer les hostilités en m’offrant en holocauste 
au grand Atoua, à Dieu? 

Est-ce que le capitaine Jay, en permettant que je 
passasse une nuit loin du navire ne connaissait pas, 
depuis longue date, le caractère pacifique de Thy- 
ga-rit et de ses rangatiras, c’est-à-dire de ses sujets 
nobles, et de ses ioukies, c'est-à-dire de ses sujets 
esclaves. 

Il eût fallu que je devinsse agresseur pour courir 
quelque danger, et, certes, j'étais bien inoffensif et je 
calculais facilement que mon fusil et mon couteau ne 
me seraient pas d’une grande utilité, bloqué comme 
je l’étais au fond de la cabane. 

Qui, mais la peur ne calcule pas, et, je l'avoue, 
j'avais peur. 

La nuit s’écoula done lentement et pleine de réves 
horribles : toute une épopée de cannibalisme se dé- 
roula sous mes yeux; — ma mémoire évoqua les 
souvenirs les plus formidables. l 

Les spectres des voyageurs assassinés jaillirent des 
lèvres qui racontaient ces assassinats; c'était une es- 
pèce de folie, que je n'ai éprouvée qu’une fois, une 
hallucination. 

Tout à coup des chants de femmes retentirent non 
loin de nous dans le silence de la nuit. 

Le roi, qui dormait, ainsi que tout le personnel 
de sa c@ar, se réveilla en sursaut au bruit de ces voix. 

I] se mit sur son séant, et parut écouter reli- 
gieusement, 

_ De temps en temps, le chœur se taisait, et une 
femme seule chantait des paroles rapides et caden- 
eées sur un ton clair, élevé, sonore. 

Je demandai d’un signe, à Thy-ga-rit, ce que si- 
gnifiait ce chant, 

— To-bigman, me répondit-il, to-bigman, (C'est 
pour Dieu, c’est une prière à Dieu.) 

J'avais peu à peu, à force de raisonnement et de 
volonté, repris un certain courage. Il est vrai que la 
curiosité était venue à mon aide. 

J'espérais assister à quelque cérémonie religieuse 
et nocturne de ee peuple, Je quittai done le lit de 
camp et sortis. 

Mais, une fois hors de la case, je ne vis ni prêtre 
ni lévite. 

La cabane était adossée à la forêt, et une aire s'6- 
tendait devant elle jusqu'au bord du rivage. 

La voix ne retentissait pas entre les arbres, et ce- 
pendant je cherchais vainement à voir d'où elle par- 


2 


LES BALEINIERS 


49 


0 


tait; mais, en regardant du côté de la mer, 1h où le 
grand promontoire finit et permet d’entrevoir quel- 
ques mètres d’horizon, j'aperçus, se détachant en 
noir sur le disque de la pleine lune, qui sortait lente- 
ment de l’eau, j’apercus, dis-je, une silhouette de 
femme agerouillée, levant la tête vers le firmament, 
priant tout haut de cette voix claire et sonore, et 
saluant avec ses grands bras nus le lever de la 
lune. 

Je reconnus l’une de nos rameuses, je reconnus 
la reine, qui cessa sa prière aussitôt que l’orbe de la 
lune parut se détacher de la terre pour s’élancer 
dans le ciel, 

J'étais hors de la cabane, et n’avais pas envie d'y 
rentrer. Je me promenai donc sur l'aire, allant de fa 
forêt à la mer et de la mer à la forêt, fort ennuyé que 
j'étais de ne pas savoir heure, Mais, en me rappelant 
celle du lever de la lune dés nuits précédentes et en 
la comparant avec l'heure du lever de celle-ci, j’es- 
timai que le soleil ne paraitrait pas avant deux 
heures. 

Pour peu qu’on passe quelques mois à la mer, on 
devient astronome pratique malgré soi. 

La position des principales étoiles, leurs noms, 
leurs chroniques, nous sont familiers. On étudie sur- 
tout la lune, cette reine des nuits. J'ai vu des gens 
si expérimentés, qu'ils annonçaient, sans jamais com- 
mettre d'erreur, ia continuation ou la venue du beau 
ou du mauvais temps, du froid ou de la chaleur. Ils 
prédisaient les vents et les orages ; ils disaient l'heure 
présente, à cing minutes près. 

J'étais devenu moi-même un de ces prophètes, 
Je calculai done que la nuit durerait encore deux 
heures; que faire pendant deux heures? 

— Eh! mon Dieu! rêver à la patrie, penser à la 
France! penser aux amis, à la mère, à l'amante, 
réver à tout cela et frapper du pied en révant, 

Tout à coup... 

Je m'arrètai, j’écoutai... 

Que venais-je donc d’entendre au bord de la forét? 

Une clochette, sans doute, — la clochette d’une 
chèvre, et, sans que je visse la chèvre, la clochette 
tintait, tintait lentement d'abord, puis plus vite, 
puis partout à la fois... 

Non, ce n'était pas la clochette d’une chèvre, 
c'était la clochette d’un oiseau, cet oiseau qui, cha- 
que nuit, donne le signal du concert magique que 
les artistes emplumés des terres australes exécutent 
avant le lever du soleil. 

Le premier qui vint interrompre le tintement ar- 
gentin de cette clochette fut le toui, Il jeta dans la 
nuit et au milieu du silence une fusée de notes ra- 
pides et continues comme un bouquet de feu d'arti- 
fice. 

C'était le premier ténor qui s'emparait de la scène. 

Bientôt vinrent les chapelets égrenés, perle à 
perle, du glaucope, suivies des notes brillantes du 
troupiale. 

Puis il y eut comme un solo de flûte de cristal ; 
c'était la fauvette de Tangara qui chantait son hymne 
nocturne. Les autres oiscaux s'arrétèrent un instant 
comme pour l'écouter. 

Et tous ensemble reprirent comme un chœur im- 
mense, chacun faisant sa partie : , 

La mésange brodant sur l'harmonieux concert 
avec des triples et des quadruples croches ; 


La colombe roucoulant en basse ; 

Le traquet à tête bleu de ciel, habile baryton, al- 
lant de la colombe au toui, dela basse au ténor ; 

Enfin le trichoglosse, à son tour, sema ses trilles 
savantes au milieu de cette merveilleuse mélodie, 
tandis que le perroquet trigops, le cimbalier de la 
forêt, mélait ses frémissements de cuivre au-timbre 
de la sonnette d’argent. 

Je ne me demandais plus ce que j'allais faire en 
attendant le jour : j'écoutai. 

J’écoutai pendant deux heures ainsi; puis le con- 
cert cessa peu à peu, et le toui seul continua de 
chanter. Le soleil était levé. 

J'avais cinq heures de marche au moins pour ar- 
river jusqu’au village d'Oéteta, et je tenais à arriver 
avant midi, car un malade m’attendait. 

Jé quittai la case, souriant de mes terreurs de la 
nuit; mais c’est chose facile que de sourire des ter- 
reurs de la nuit quand il fait jour. 

Je donnai à Thy-ga-rit la moitié de mon biscuit, 
ne me réservant que ce qu'il m'en fallait pour dé= 
jeuner. 

Puis je distribuai, à chacun de ces insulaires aux 
yeux flamboyants et aux dents blanches et aiguës, 
un morceau de tabac, et, comblé de leurs bénédic- 
tions, je suivis le rivage dans la direction du fond de 
la baie, pour rencontrer ensuite la lisière de la forêt 
qui s'étend jusqu’à l'autre côlé de la montagne. 

Jarrivai en vue de l’Asia vers midi, car j'avais 
marché vite sans chasser et sans herboriser. 


XXII 
UNE LÉGENDE ZÉLANDAISE 


Le pays où nous hivernions a ses légendes, lé- 
gendes terribles et sanglantes, légendes de meurtres 
et de vengeances, qui peuvent se comparer à ce que 
nous avons de mieux en ce genre dans les annales de 
nos temps de barbarie. 

Six mois de cohabitation familière avec les natu- 
rels, le prestige de mon état de médecin, les services 
rendus à quelques-uns d'entre eux, m'ont permis 
d'entrer plus avant que personne dans cette formi- 
dable arcane historique, fermée aux Européens. 

Je vais done dire sur l’antropophagie tout ce que 
l’on a dit avant moi, et j’ajouterai à ce résumé si- 
nistre ce que personne n’en a dit encore et ce que 
jen ai appris par mes propres études, 

Les naturels de la péninsule de Bank et des baies 
voisines vers le sud, ceux avec lesquels j'ai des rela- 
tions de tous les jours, de toutes les heures et de 
tous les moments, ne sont plus que les faibles débris 
d'une nation jadis puissante, détruite en partie par 
les excursions de ce terrible Taraboulo dont ils re- 
doutent encore à chaque instant l'apparition. 

Cet infatigable ennemi vient périodiquement dé- 
truire leurs récoltes; il choisit, pour entrer en cam- 
pagne, le moment où les navires baleiniers se tiennent 
au large et où le bâtiment de guerre qui les protége 
a fuit voile pour la Tasmanie ou pour tout autre port 
de ravitaillement. 

Les habitants de la péninsule, qui savent ce que 
présage le désarmement de leurs côtes, s'enfuient 
alors vers Olago. Mais ils n'échappent pas toujours 
à Taraboulo, le vautour de Cloudy-Bay. 

4 


50 LES BALEINIERS 


Les malheurs de cette tribu, dont Thy-ga-rit est 
le véritable chef, datent de 1828. 

En 1898. le chef de l'île de Kapiti, située dans le 
détroit de Cook, se nommait Topahai. C'était un 
homme énergiqne et aventureux. Emerveillé des mi- 
racles de la civilisation, il demanda à un capitaine 
anglais de le conduire en Europe, et, sur son refus. il 
se cramponna à la misaine, jurant qu'on le hacherait 
plutôt que de le faire retourner à Kapiti sans qu'il 
eût vu l'Angleterre. 

Le capitaine consentit enfin à emmener. 

Au bout de deux ans, il revint. 

Le capitaine et les matelots avaient pris Topahai 
en amitié, l'avaient comblé de soins et d’attentions, 
l'avaient ramené enfin dans son île, dans sa famille, 
où il avait été reçu avec de grandes démonstrations 
de joie. 

Il raconta comment, ayant eu, en Angleterre, une 
maladie grave, ses amis l'avaient fait soigner, le 
veillant tour à tour, et, à force de tendres attentions, 
d’attentions comme en ont seuls ces grands et su- 
blimes enfants qu’on appelle les soldats et les ma- 
rins, ils lui avaient sauvé la vie. 

Que ferait, en échange, Topahai pour ses bienfai- 
teurs? comment leur prouverait-il sa reconnaissance? 

En leur donnant tout ce qu'il pourrait recueillir 
de jade vert, car le jade vert est la pierre que les 
Nouveaux-Zélandais tiennent pour la plus précieuse, 
Et le jade vert ne se recueille que sur les bords d'un 
lac sacré, situé au milieu de Vile de Tavaï-Pouna- 
mou, dans le sud-ouest de la péninsule de Bank. 

Topahai partit done de Kapiti à la recherche du 
jade vert, comme les anciens héros mythologiques 
qui allaient à la recherche de la toison d’or, ou des 
pommes des Hespérides. 

I] passa par Akaroa. Les habitants le connaissaient 
de réputation et savaient son voyage en Europe : ils 
le retinrent et le fétèrent pendant quelques jours. 

Cette fete et cette violence amicale avaient les plus 
cordiales apparences ; mais au fond s’agitait un autre 
sentiment. 

Les Akaroens né pouvaient comprendre qu'un 
sentiment de reconnaissance fit seul entreprendre à 
Topahai un si long et si pénible voyage, et ils soup- 
connèrent que ce chef aventureux, ce guerrier terri- 
ble, n'était venu chez eux que pour les espionner, 
reconnaitre leurs forces et étudier le terrain, afin de 
revenir ensuite avec ses guerriers pour les réduire en 
csclavage. Sa mort fut donc résolue, et ils l’assassi- 
nèrent pendant les fêtes du départ. 

Mais quelques-uns des guerriers de la suite de To- 
pahai échappérent au massacre, et, revenant à Kapiti, 
annoncèrent le meurtre de leur chef, 

Ce fut un grand désespoir dans l'île, d'autant plus 
que le fils de Topahai était encore trop jeune pour 
conduire la tribu au combat de la vengeance. 

C'est alors que se révéla Taraboulo. 

C'était un esclave affranchi de Topahai, un homme 
acti, rusé, énergique, courageux et reconnaissant, 
I] se dit que c'était à lui qu'appartenait la vengeance, 
et il fit le serment de venger l'illustre mort sur Ma- 
ramvai et son fils, le chef présent et le chef futur de 
la tribu où Topahai avait été assassiné. 

I offrit done ses services aux Kapitiens. Ceux-ci 
le reconnaissaient pour leur maitre en fait de ruse el 
de courage, ils le reconnurent pour chef et lui laisse 


pT 


rent le soin de tout préparer pour arriver au but dé- 
siré. 

Taraboulo était trop habile pour aller attaquer ou- 
vertement une tribu nombreuse, et qui, après le 
crime qu'elle avait commis, devait se tenir sur ses 
gardes. Il médita l’entreprise, arréta son plan, et at- 
tendit avec la patience d'un sauvage le moment de 
Vexécuter. 

Cette occasion se présenta en 1830. 

En 1830, le brick anglais l’Elisabeth, expédié de 


Sidney à la Nouvelle-Zélande pour acheter du phor- _ 


mium-tenax, vint mouiller à Cloudv-Bay. 

Taraboulo offrit alors au capitaine Stewart dix 
tonneaux de phormium s’il voulait le laisser embar- 
quer sur le brick avec cent guerriers, et le conduire 
à Akaroa. : 

Stewart accepta le marché, embarqua Jes Kapitiens, 
et entra à Akaroa comme s’il venait pour yt'afiquer. 

Maramvaï, chef d’Akaroa, sa femme, son fils et 
ses deux filles, se rendirent aussitôt à bord du brick, 
où le capitaine Stewart les reçut avec de grandes dé- 
monstrations d'amitié; mais à peine furent-ils descen- 
dus dans la chambre où on les avait conviés à un 
repas, que Taraboulo s’empara d'eux, les fit prison- 
niers, puis, à la tête de ses cent guerriers, tomba à 
l'improviste sur les mttheureux habitants qui avaient 
suivi leur chef ef qui encombraient déjà le pont du 
navire. 

Ce fut une horrible boucherie. 

On dit même que c’est à la vue du sang — l'o- 
deur du sang produit l'ivresse comme celle du vin, 
— que les matelots anglais, prenant parti pour Ta- 
raboulo, se mélèrent à ces terribles représailles et fu- 
sillérent les Zélandais qui se jetaient à la mer pour 
regagner la côte à la nage. 

Ce massacre accompli, les Kapitiens s’embarqué- 
rent dans les canots de leurs victimes, et, comme la 
catastrophe s'était passée presque hors de vue du ri- 
vage, les habitants des villages situés autour de la 
baie laisstrent aborder tranquillement leurs ennemis, 
croyant au retour de leurs compatriotes. 

Nouveaux massacres encore! 

Puls, quand la nuit vint, les fourneaux du brick 
s'allumèrent, les chaudières s’emplirent de mem- 
bres humains, et, sous les yeux de l'équipago et 
du capitaine anglais, les anthropophages mangè- 
rent}... 

Le lendemain, le capitaine Stewart reprit la route 
du détroit de Cook, emportant les vainqueurs et 
leurs esclaves. 

Maramvaï avait été jeté, pieds et poings liés, sur 
le pont, au milieu des morts et des mourants. Son 
fils, grièvement blessé, gisait à quelques pas de lui; 
pendant que les vainqueurs se livraient aux joies du 
festin, le fils approcha sa bouche de l'oreille du père 
et lui dit: 

— Vous êles vieux, vous, mon père; on vous 
{uera; mais, moi, on me laissera vivre, el je serai 
condamné à remplir quelque honteux emploi. Tara- 
boul» fera de moi son esclave, son cuisinier peut- 
être! Préservez-moi de cette infamie : à deux pas de 
vous est une hache, prenez-la et tuez-moi... 

Le père, sans répondre, montra les cordes qui re- 
tenaient ses mains; mais, de la tête, il approuya lé 
projet de son fils. Le fils alors rampa insensiblement 


ra 
Le] 


| jusqu'à la hache, s'en empara, conpa los liens de Ma- 


TR ES" 


LES BALEINIERS 51 
= + 


ramvyai, lui mit la hache entre les mains, et, comme 
s'il cût voulu reposer plus doucement, il plaça sa 
tête sur la caisse d'un des bas mats. 

NMaramvaï, alors, se releva avec un cri de triom- 
phe, et l’on vit tournoyer la hache entre ses mains, 
et, en même temps, la tête de son fils rouler à dix pas 
de lui. 

Cette action qui, si elle était racontée par Tite- 
Live ou Plutarque, et attribuée à un Romain ou à 
un Spartiate, serait de l'héroïsme; cette action qui, 
racontée par moi, ct attribuée à un chef de la Nou- 
velle-Ztlande, n'est que de la barbarie, excita l’en- 
thousiasme des compagnons de Maramvai. Ils pous- 
strent des cris d'admiration; Taraboulo accournt, 
ct, furieux de voir le plus beau trophée de sa vic- 
toire lui évhiappcr, il fit lier de nouveau les mains à 
Maramiyai, enfonga un croc de fer dans le plafond de 
la cabine, et y accrocha son ennemi par la mâchoire 
inférienre. 

Ainsi suspendu, Maramvai arriva vivant à Kapiti. 

Pendant la route, une de ses filles ayant osé le 
prendre à bras-le-corps afin de soulager ses souf- 
franees, un matelot anglais, de garde auprès du 
supplicié, la rcpoussa si violemment, qu’clie alla 
tomber contre un angle des boiseries, et se tua du 
coup. 

Son autre sœur succomba sous les brutalités de 
l'équipage. 

Leur mère se jeta par-dessus le bord et se noya. 

Le jour même de son arrivée à Kapiti, Maramvaï 
fut mis à mort. Taraboulo lui-même servit de bour- 
reau. Ii lui ouvrit l'artère carotide, reçut dans le 
creux de ses deux mains le sang qui s’en échappait, 
etle but... 

Puis il lui arracha les yeux et les avala, afin de se 
rendre la vue plus percante et de s’inoculer le cou- 
rage du vaincu, auquel lui-même, le vainqueur, il 
lait forcé d'accorder sa sauvage admiration. 

Le capitaine Stewart, de retour à Sidney, fut mis 
cn jugement et acquitté. 

Les récits des voyageurs sont remplis de contra- 
dictions sur le cannibalisme, qu'ils regardent tantôt 
comme permis par les lois religieuses de tel ou tel 
pays, tantôt comme provoqué par un sentiment de 
vengeance implacable, tantôt enfin comme le résultat 
dé la disette et méme de la sensualité. De ces divers 
mobiles, ils en choisissent un seul, selon leurs con= 
venances, et y rattachent exclusivement cette hor- 
tible coutume, tandis qu'én réalité, d'après les cir- 
constances, le mobile varie ou se complique avec un 
autre, Ces erreurs ont surtout été commises pat les 
navigateurs qui passent rapidement d'une terre à 
l'autre en Océanie, et n'ont eu, par conséquent, que 
quelques heures de contact avec les indigènes, 
heures trop courtes pour étudier leurs mœurs et 
leurs usages. Us ont done été forcés de répéter cé 
qu'avaient déjà dit leurs devanciers et de recucillir au 
Vol quelques traditions déjà énoncées ct falsifices 
encore par les difficultés d'interprétation du lan- 
Lag0. 

Le cannibatisme, de nos jours, n'existe, à l'état de 
coutume, qu'en Ocdéanie, On en trouve des exémples 
chez les peuples anciens et modernes, il est vrai, mais 
ce ne sont que des cas exceptionnels, Un séjour 
de six mois sur la péninsule de Bank, c'est-à-dire 
au cœur dé Vile sud de la Nouvelle-Zélande, une 


existence presque constamment mêlée à celle des tri- 
bus de la côte, m'ont permis de recueillir sur l’an- 
thropophagie quelques détails assez neufs, auxquels 
j'ajoutcrai ce qu’en ont dit de plus curieux et de plus 
réel d'autres voyageurs. : 


XXIII 


TARABOULO 


Un jour, pendant notre relache, une petite goélette 
mouilla dans la erique d’Oéteta. Elle annonçait que 
le terrible Taraboulo, chef supréme de Vile, venait 
d’embrasser !a religion chrétienne, et ordonnait que 
les tribus du Sud suivissent son exemple. 

Il défendait en même temps de manger de Ja chair 
humaine, et menaçait, si ses ordres n'étaient pas 
exécutés, de venir exterminer, depuis le premier 
jusqu'au dernier, ceux qui auraient osé y contre- 


‘venir. 


. La goëlette était entrée dans le port à onze heures 
du matin, et, dès le même jour, vers deux heures, les 
habitants venaient en foule à bord pour nous deman- 
der des Bibles. 

Nous n’en possédions pas une seule; mais tout ce 
qui avait la forme d’un livre était bon. Ils n'en de- 
mandaient pas davantage, et nos matelots échangè- 
rent, contre des nattes et des coquillages, leurs re- 
cueils de chansons et leurs dietionnaires poissards. 

J'en fus personnellement quitte pour un volume 
des Odes d'Horace, que je ne donnai pas pour une 
Bible, mais qui me fut volé. 

Thy-ga-rit, à cette nouvelle inattendue, avait 
quitté sa maison d'été et était revenu à Oéteta, et, 1a, 
ilavait réuni tout son peuple, avait signifié, Atous, les 
ordres de l'autorité supérieure, et invité les habitants 
à se réunir, le matin et le soir, pour écouter l'office 
divin. 

Dès le lendemain, les rites chrétiens commen- 
cèrent. 

Un canon de fusil fut suspendu en travers d'un 
poteau; on frappait dessus avec un morceau de fer 
quelconque. 

C'était la cloche qui sonnait la messe. 

Alors, tous les habitants se mettaient 4 genoux, 
faisaient le signe de la croix, ouvraient leurs livres 
qu'ils tenaient renversés où de travers, et avaient 
l'air d'y live les versets des psaumes qu'ils chantaient 
à tue-tête. 

J'ai encore dans les oreilles cette incroyable musi- 
que qui durait une heure le matin et uneheure le soir. 

Tout cela dans l'attente de Taraboulo, le croque- 
mitaine d'Ika-na-Mavi. 

Et tout cela fut perdu, car Taraboulo ne vint pas: 

Mais, À sa place, quelques semaines plus tard, 
vinrent des missionnaires. 

Les saints hommes furent admirablement accueil- 
lis, et se mirent immédiatement à leur œuvre de salut. 

Les Bibles apocryphes furent dénoncées, et l'ordre 
donné de les confisquer ; mais les insulaires obtinrent 
ly permission de garder les livres pour en faire des 
bourres de fusil, 

Le bruit courait, parmi les équipages des navires 
balciniers péchant dans les eaux de la péninsule, 
que la menace de cette venue de Taraboulo avait 


52 LES BALEINIERS 


SS 


sauvé la vie à une pauvre femme qui devait être man- 
gée à Oéteta à la fin de la présente lune. 


Je n'ai pu vérifier le fait, mais j'ai la conviction 


qu'il est exact, 

Voici sur quoi j'appuie ma croyance : 

Un jour que nous croisions dans la grande baie 
Pégasus, une pirogue, commandée par Ivico, un des 
chefs de Vile, passa le long de notre bord. 

Il conduisait à bord d’un navire de Van-Diémen 
qui se tenait sous voile aux environs de l’île Tablé, 
un déserteur anglais arrêlé au port Olive, et, pendant 
letrajet, mouillait la nuit, à l'abri deterre, chaque fois 
que le temps le lui permettait. 

Le capitaine de ce navire faisait grande pêche, et, 
comme les tonneaux manquaient, il avait établi ses 
tonneliers sur la lisière d’une forêt du port Olive, 
afin de fabriquer des pièces à huile, 

C'était de là que le déserteur s’était enfui, après 
s'être battu avec un de ses compagnons qu’il avait 
grièvement blessé. 

Ivico, comme nous venons de le dire, le ramena et 
reçut du capitaine anglais une bonne récompense, 
puis il reprit le chemin de la presqu'île; mais un coup 
de vent le rejeta sur la grande terre. 

Alors, s'étant mis à l'abri dans une anse, il y ren- 
contra un homme et deux femmes. 

_ Comment étaient-ils venus là ? Quels étaient-ils ? 
Etaient-ce des naufragés? Étaient-ce des espions 
d'une tribu du Nord? 

Cette dernière supposition prévalut, et l’on s’em- 
para d'eux. 

L'homme fut assez agile pour s'enfuir dans la 
montagne; le temps pressait, on ne put l'y pour- 
suivre; mais les deux femmes, moins heureuses, 
furent prises et jetées, pieds et poings liés, dans la pi- 
rogue, qui reprit sa route, : 

Ivyico repassa près de nous, mais ne nous aborda 
point au retour ; seulement, on remarqua, à l’aide de 
longues-vues, que son équipage s’était accru de deux 
femmes. 

Le lendemain nous rentrâmes à Ofteta à la nuit 
close. Le dernier quartier de la lune était à son dé- 
clin. ; 

Les feux du village nous guidèrent pour gagner 
notre ancrage habituel, et, contre l'habitude, pas un 
naturel ne vint à bord. 

Vers minuit, nous entendimes des coups de fusil 
et un bruit infernal dans la direction des cases. Un 
grand feu brillait devant la maison de Thy-ga-rit; 
les hurlements des chiens se mélaient aux hurlements 
des femmes, et l’on voyait ces dernières gambader 
sur la grève en secouant des torches d'herbes sèches 
imprégnées d'huile de baleine. 

Il y avait, je vous le jure, de l'horrible et du fan- 
lastique dans cette scène incompréhensible pour 
nous. 

Nous n’y pûmes tenir, le second du bâtiment et 
moi. Nous vinmes trouver le capitaine et lui deman- 
dâmes la permission d'aller à terre; mais il nous re- 
fusa obstinément, nous donnant pour raison que les 
naturels célébraient sans doute quelque fête reli- 
gieuse et que notre visite indiscrète engendrerait 
peut-être une querelle. 

Le tumulle ne s'apaisa qu'à la fin de la nuit. 
Quand j'allai à terre le matin, je n'y remarquai rien 
d'extraordinaire : tout était rentré dans le calme: la 


place du brasier, noire ét chaude encore, témoignait 
seule de la fête nocturne. 

J'nterrogeai mes meilleurs amis insulaires; j’in- 
terrogeai le roi, ses fils, sa femme; j'interrogeai 
des enfants, et toujours il me fut répondu avec un 
sang-froid et uneindifférencetels — que jelesreconnus 
facilement pour être affectés, que la tribu avait c¢- 
Iébré la nuit dernière une de leurs fêtes sacrées, la- 
quelle, comme d'habitude, s’était terminée par le 
sacrifice au grand Atoua, et par un festin où l'on 
avait mangé des chiens engraissés dans ce but. 

Tout dans cette réponse était vraisemblable, car 
les chiens, à l’état sauvage, pullulent sur la côte, 
et les naturels ont l'habitude d’en capturer quelques- 
uns et de les enfermer dans d’étroites cabanes, d’où 
ils les tirent pour les manger après les avoir engrais- 
sés avec du poisson. 

Ces chiens deviennent méme une ressource im- 
portante quand le poisson est atteint d’une maladie 
particulière aux mers de la Nouvelle-Zélande, et que 
la récolte des pommes de terre n’a pas été abondante. 

Mais une fille de la tribu fut moins discrète. 

A quelques jours de là, dans un moment d’oubli, 
elle confia à un matelot, son amant, que, pendant 
cette mystérieuse nuit, on avait massacré, rôti et dé- 
voré une des deux femmes rencontrées par Ivico; 
que la survivante était captive et à l’engrais dans une 
cabane tabouée, et que son'sacrifice aurait lieu lors 
du dernier quartier de la lune prochaine, 

Selon leur croyance, la lune est en colère quand 
elle ne brilie pas, et il faut des prières et des sacri- 
fices pour l’apaiser, afin qu’elle consente de nouveau 
à éclairer les nuits. ~ 

Il y avait plusieurs maisons tabouées dans le vil- 
lage. On nous en éloignait par de grands cris et avec 
des menaces aussitôt que nous en approchions; il 
me fut done impossible de découvrir la prison de la 
malheureuse victime. Les capitaines des navires pré- 
sents dans les différentes baies de l’île du Sud par- 
laient de réunir leurs équipages pour délivrer cette 
infortunée, quand arriva, par bonheur, la goëlette 
porteur du manifeste de Taraboulo. 

Je crois que, précédemment, M. le commandant 
Cécile avait enlevé à cette même tribu une ou deux 
femmes destinées à être mangées et déjà mises à l’en- 
grais. Thy-ga-rit, que M. le commandant Cécile 
nomme Thégaré, est, comme je l'ai dit, le véritable 
chef de Togolabo. 

Les parents aiment beaucoup leurs enfants, mais 
en bas âge seulement. Le commandant Cécile ra- 
conte qu’en 1839, il avait remarqué à Togolabo une 
petite fille de cinq ans, d'un physionomie admirable- 
ment belle, Réfléchissant au sort qui attendait la 
malheureuse enfant dans ce pays de prostitution, il 
désira l'y soustraire en l'adoptant et en la conduisant 
en Europe. 

ll oflrit done, en échange de l'enfant, un uniforme 
et beaucoup d'autres objets, et il essaya de faire 
comprendre aux naturels que lui, nayant pas d'en- 
fant, il aurait soin d'elle comme si elle était sa fille, 
Mais la mère ne voulut rien entendre et refusa toutes 
ces propositions, 

Cependant, quelques jours avant le départ de la 
corvelte, le père fit dire qu'il consentait à livrer sa 
fille, et le commandant se rendit avec lui chez le chef 
de wibu Thy-ga-rit pour y conclure le marché. 


LES BALEINIERS 52 
oo a TR Tr 


Mais à peine venaient-ils d’entrer en pourparler, 
qu'un naturel, d'ordinaire très-doux, entra, pâle de 
colère, et s’écria en anglais : 

— Non, non, je ne le veux pas, la fille ne partira 

as. 
: Le commandant lui fit alors observer que cette 
affaire ne le regardait en aucune façon. Mais il ré- 
pliqua que le père de l’enfant était son beau-frère, 
et que la mère, sa sœur, lui avait juré que, s’il lais- 
sait partir la jeune Heloï, elle se vengerait en le tuant, 

Pendant cette altercation, l'enfant, entraînée par 
sa mère, avait gagné en toute hâte la montagne, ct 
le commandant Cécile ne la revitplus. Thy-ga-rit lui 
dit que, si la fille eût été nubile, le marché se fat con- 
clu sans difficulté. 

Cette Heloi, ou plutôt Heloa, et même euphoni- 
quement Eoa, je l'ai revue quelques années plus 
tard. - 

La prostitution l'avait déjà flétrie, et Thy-ga-rit 
m'aflirma que c'était la même que le rangaturo 
oui-oui, c’est-à-dire le chef français, avait voulu em- 
mener au delà des mers, 

Pauvre fille! j'ai conservé son portrait au doux 
profil, et je la revois encore dans mes souvenirs 
avec sa noire chevelure tombant en boucles sur ses 
épaules, 

Comme elle était svelte, légère et gracieuse, mar- 
chant pieds nus sur le gaillard d’arrière, respectée des 
matelots par l'influence seule de sa beauté! partout 
reine, partout déesse! fière de sa toilette improvi- 


sée, de son jupon fabriqué avec des chemises de 


laine rouge et de son corsage de calicot blanc, qui 
laissait voir ses bras et ses épaules aux chairs fermes 
et polies, et colorées d’un rose "mat comme une cer- 
taine espèce de marbre. Elle portait, au milieu du 
front, une étoile de tatouage bleu. La figure des jo- 
lies bohémiennes qui parcourent les contrées du midi 
de l'Europe était plus bistrée que la sienne; et je 
n'ai jamais vu, en opposition sur le même visage, 
dents si blanches et yeux si noirs que les yeux et les 
dents d'Eoa. 

La pauvre enfant! elle fut vendue pour une cou- 
verture de laine rouge, un vieux sabre de cavalerie 
et une paire de bottes, et ce prix enrichit toute sa 
famille, 

Le père et la mère se partagèrent la couverture et 
s’en firent chacun une espèce de chile; l'oncle s’ac- 
commoda des bottes, mais il en enleva la semelle et 
ne porta que les tiges, attendu que son pied était 
trop fort; et son fiancé, le fiancé d’Eoa | jeune gail- 
lard de dix-huit ans, haut de cinq pieds six pouces, 
vifet ardent, mais n'étant point encore allé au com- 
bat, s’empara du sabre, et jura qu'avec ce sabre il 
tuerait Taraboulo à la première descente que Tara- 
boulo tenterait sur la presqu’tle, 

Mais j'ai promis à mes lecteurs d'être vrai; je 
suis donc forcé de leur avouer que, toute charmante 
qu'elle était, Eoa avait un grand défaut, que le sultan, 
son maitre, ne lui pardonna jamais : 

Elle se livrait au péché de gourmandise. 

Péché mortel, vilain péché, surtout quand nous 
aurons dit l’objet de la tentation. 

Sachez d'abord que chaque officier éclaire sa ca- 
bine avec une petite lampe à roulis que le maitre 
d'hôtel entretient et remplit d'huile de baleine, 

Un soir, l'heureux maître d'Eoa, revenant d'une 


excursion de chasse ou d’herborisation, voulut allu- 
mer sa lampe. 

Pas de coton, pas d'huile. Grande colère du mai- 
tre d'hôtel, lequel jure qu’il a préparé la lampe 
comme à l'ordinaire, et, malgré ses serments, est 
obligé de la rééquiper de nouveau. 

Le lendemain, même aventure. 

Le troisième jour, pas plus d'huile et de coton que 
la veille. : 

Et c'était toujours sur le maitre d'hôtel que tom- 
bait la colère de notre camarade. 

Mais voilà-t-il pas que, tandis qu’il jure, maugrée 
et tempête, un petit ricanement résonne dans le coin 
de la cabane où Eoa avait coutume de s’accroupir en 
attendant le retour de son seigneur. 

Le seigneur et maître abaisse sa bougie vers elle. 
Bon Dieu ! que voit-il? que découvre-t-il? quel mys- 
tère lui est-il dévoilé? 

Un bout de mèche de la lampe sortait par la 
commissure des jolies lèvres de la charmante Ma- 
houri. 

Oui, c’était Hoa, la belle Zélandaise au doux nom, 
aux yeux noirs, aux dents blanches, à l'étoile bleue, 
c'était Eoa qui, chaque soir, avalait l'huile de la 
lampe et en gardait la mèche dans la bouche pour 
en savourer plus longtemps le délicieux nectar! 

Hatons-nous de dire qu’elle fut corrigée, et soyons 
assez franc pour ajouter que cela ne la corrigea 
point. 

Quelles mœurs, hélas ! que celles de ces enfants 
de la nature, tant vantées par les philosophes du 
xvin® siècle. Les filles deviennent, jusqu'à leur 
mariage, un objet de commerce; elles sont fiancées 
dès leur bas âge, mais le fiancé ne les épouse que 
lorsqu'il a été à la guerre, ou bien qu'il s’est battu 
pour sa défense personnelle ou pour celle de la 
tribu. 

Ces fiançailles n’empéchent pasqu’onnelivrela fille 
aux étrangers, et j'ai vu des parents oser mettre en 
vente des enfants de six à sept ans. 

La chose se passa à bord de l’Asia : un père of- 
frait sa fille, âgée de sept ans à peine, Le capitaine 
Jay lui défendit de remettre jamais le pied à bord. 

Malheureusement, l'exemple du capitaine Jay n'a 
pas toujours été suivi, et peu de navires restent dans 
les mouillages de la péninsule, sans que de pareilles 
infamies y aient été souffertes. 

IL est vrai que plusieurs voyageurs prétendent que 
si les jeunes filles se livrent à la prostitution, les 
femmes mariées, au contraire, peuvent passer pour 
des modèles de fidélité conjugale. 

J'ai vu bien souvent le contraire. Kao-Kao, notre 
pourvoyeur de patates, le tayo du navire, mon com- 
pagnon de chasse, était un mari trés-complaisant, et 
sa jeune femme, aux épaules et aux seins ornés de 
petites étoiles en tatouage bleu, a souvent pro- 
mené ses faveurs du gaillard d'avant au gaillard d'ar- 
rière. 

La femme mariée est plutôt forcément fidèle à son 
mari que naturellement sage. La jeunesse et la beauté 
des Zélandaises est éphémère, Les plus rudes tra- 
vaux accomplis en plein air, la pêche des crustacés 
sous les galets du rivage, la préparation fatigante du 
phormium, la récolte du bois mort dans les forêts de 
la montagne, et, plus que tout cela, les fréquentes 
grossesses enlèvent, avant vingt ans, aux mallieu- 


54 LES BALEINIERS 


reuses créatures, leurs charmes si vantés des Euro- 
péens. 

Les suites de la grossesse, surtout, achèvent de 
les flétrir. 

À peine la femme zélandaise a-t-elle donné le jour 
à son enfant, qu’elle devient tabouée, pendant un 
mois au moins. Elle ne fait plus en quelque sorte par- 
tie de la tribu. 

*eléguée au seuil d’une masure, accroupie près 
d’un poteau, espèce de tronc d’arbre mort, aux 
branches duquel on suspend quelques paniers en 
uattes, remplis de patates, de racines de fougère 
et de poissons secs, elle allaite son enfant en 
plein air, dans l'isoiement et la misère, et per- 
sonne ne lui adresse Ja parole; si les provisions 
lui manquent, on les lui présente au bout d'une 
perche. 

Puis, quand cette rude quarantaine est terminée, 
elle rentre dans la société et y reprend sa laborieuse 
existence. 

Tel est son sort, qu’elle soit femme d’un chef ou 
d'un simple insulaire, ou même d’un esclave | 


KXIV 


L’ ANTHROPOPHAGIE 


Les Papouas ne mangent que les vaincus. Hs dé- 
pècent les cadavres avec des couteaux de forme par- 
ticulière et qui ne servent qu'à cela. Autrefois, ces 
couteaux étaient en pierre dure ; depuis leurs rela- 
tions avec les Européens, ils sont en fer de feuil- 
lards. 

M. Morell, ce capitaine américain dont j'ai déjà 
parlé à propos des îles Auckland et des amours des 
phoques, faillit être victime d’un guet-apens aux 
iles Fidji. 

Jl ne dut son salut qu’à son sang-froid, mais il per- 
dit quatorze de ses compagnons. 

De retour à grand'peine sur son bâtiment, il prit 
une longue-vue et la dirigea vers la plage. 

« A l’aide de cette longue-vue, vaconte-t-il, je vis 
les barbares couper les membres de mes malheureux 
malelots qui vivaient encore, et plus d’un d'entre eux 
vit rotir et dévorer sa jambe ou son bras ayant que 
de mourir,» 

M. Morell se réfugia à Manille, où il compléta et 
augmenta son équipage; puis il revint tirer vengeance 
de ces insulaires, qui, lors de sa première visite, l'a- 
vaient cordialement accueiili. 

M: Morell commandait alors son joli schooner 
l'Antarctique. Wparcourait l'Océanie pour recueillir la 
biche de mer, le tripang, dont les astronomes chi- 
nois font un si grand usage, 

Ce mollusque, le gdliero-pedo-pulmonifero de Gu- 
vier, habiteles rochers à fleur d'eau de presque toutes 
les îles de l'Océanie; mais, selon le navigateur amtri- 
cain, letripang des îles du Massacre est le meilleur qu'il 
ait jamais rencontré, Les Chinois l'emploient comme 
lomiliant et aphrodisiaque, et le mangent indilié- 
remment avec le bœuf, la volaille et les légumes, 

Selon moi, la religion, la vengeance, la sensualité, 
la disetle, séparément et collectivement, ont pou: 


CL poussent encore | homme à dévorer l'homme, ct, 


malheureusement, on peut trouver des exemples 
d'anthropophagie ailleurs que chez les Océaniens. 
Passons en revue ces mobiles divers : 


LA DISETTE 


Le sol de la Nouvelle-Zélande est très-fertile, Il 
abonde en patates, en racines de fougères, dont on fait 
une pâte nutritive, et ses baies fournissent une im- 
mense quantité de poisson, qu’on fait sécher pour le 
conserver. 

Mais il arrive quelquefois que cette dernière res- 
source vient à manquer, surtout quand une certaine 
maladie attaque le poisson. Cette maladie est produite 
par de longs vers blanes filamenteux qui traversent 
les chairs, et alors le poisson ne peut être séché et 
mis en réserve. 

Ces îles ne contenant aucun quadrupède, mais 
seulement ceux qui y ont été importés, comme les 
pores, les chiens et quelques espèces de gros volatiles, 
Ja chasse n'offre qu'une ressource bien insuffisante, 
Que la guerre survienne, la troupe en marche n’a 
plus, pour se soutenir, que le ngoua-doué, pâte com- 
posée avec la racine de la fougère, le pteris esculenta. 
Aussi, les armées en viennent-elles souvent aux mains 
en mourant de faim. Elles combattent non-seule- 
ment alors par haine, par vengeance, mais surtout 
par besoin. Les guerriers soupent après l& victoire, 
pourse dédommager, aux dépens descadavres de leurs 
ennemis, de la diète forcée qu'ils viennent de subir. 

En 4835, des Nouveaux-Zélandais, partis du port 


‘ Nicholson sur le brick anglais le Rodney, capitaine 


Hard- Wood, qui recut en payement cent cinquante 
tonnes de phormitim-tenax et cinquante tonnes de 
pore salé, descendirent aux îles Chatam avec l’inten- 
tion de s’y établir. ls apportèrent des pommes de 
terre et défrichèrent le terrain; mais, les: provisions 
ayant manqué avant la récolte, et le poisson étant 
malade, ils firent main basse sur les habitants primi- 
tits de l’île, et en dévorèrent plus de deux cents. 

‘Toutes les peuplades australiennes voisines du dé- 
troit de Torrès et celles de plusieurs groupes d'îles 
aux environs de la Nouvelle-Calédonie, remédient à 
la famine par ce terrible moyen, et, quand les enne- 
mis vaincus ou à vaincre manquent, ils immolent des 
esclaves ou des enfants. 

Je pourrais multipher les exemples ; ceux-À sufli- 
ront, je crois. 


LA SENSUALITÉ 


Il faut l'avouer, à la honte de l'espèce humaine, 
il y a des cannibales qui, par goût, par plaisir, par 
sensualité, massacrent de sang-froid l'esclave et l Eu- 
ropéen sans défense, que le naufrage, la curiosité du 
voyageur, ou la cupidité du trafiquant font tomber 
entre leurs mains. 

Touai, un chef zélandais qui fut conduit à Londres, 
y résida longtemps et s'y civilisa presque, ayouait, 
dans ses moments de nostalgie, que ce qu'il regrettait 
le plus de la patrie absente, c'était le festin de chair 
humaine, le festin de la yietowe! Il était las de man- 
eer les rosbils de la vieille Angleterre; il assurait 
qu'il y avait une grande analogie entre la chair du 
pore et celle de l'homme, et cotte dernière déclara- 
tion, il l'a faite devant une table somptueusement 
servie, La clair de femme et d'enfant, voilà ce quill ¥ 


LES BALEINIERS 55 


to 


a de plus délicieux pour lui et pour ses compatriotes, 
tandis que certains Malais préfèrent celle d’un homme 
de cinquaute ans, et celle d’un noir à celle d’un 
blanc. 

Ses compatriotes, disait-il, ne mangent jamais la 
chair crue, et conservent la graisse des fesses pour 
assaisonner leurs patates. 

Marsden raconte que des missionnaires ayant ma- 
nifesté la crainte d’être mangés, des chefs zélandais 
répondirent, pour les rassurer, que, s’ils étaient affa- 
més de chair humaine, ils préféreraient la chair de 
leurs ennemis des tribus voisines, qui était d’un goût 
bien plus agréable que celle des Européens, lesquels 
ont l'habitude d’user de trop de sel, assaisonnement 
qui leur déplait. 

Les naturels de la Nouvelle-Zélande témoignèrent 
à M. Lesson, naturaliste de la corvette la Coquille, le 
plaisir qu'ils auraient eu à le goûter. C’est M. Les- 
son qui, dans la relation de son voyage, a posé cet 
axiome : 

« Le premier art que l’on doive examiner chez 
tous les peuples, quelle que soit leur civilisation, est 
celui de Ja cuisine.» * 

Je ne sais plus dans quelle île un chef crut faire 
un grand honneur à Dumont d’Urville en lui servant 
à son repas un jeune enfant rôti dans des feuilles de 
bananier, comme un perdreau bardé de lard. 

Nousretrouverons plus loin de nombreux exemples 
de sensualité unie à la vengeance et à la religion. 


LA VENGEANCE 


Le massacre des Européens mis à mort sans com- 
bat, traîtreusement abattus et dévorés, ne devrait 
jamais avoir eu pour but qu’une horrible cupidité, si 
la conduite des étrangers, arrivant au milieu de ces 
enfants de la nature, avait toujours été exempte de 
reproches. Mais, dans la plupart des cas, les barbares 
ont usé de représailles, et la race civilisée a toujours 
eu les premiers torts. Il advient aussi parfois que 
l'équipage d'un navire, à peine au mouillage, attire 
sur lui, sans le savoir, la vengeance destinée à un autre 
bâtiment qui a été assez heureux pour fuir, surtout 
quand le pavillon est le même. 

Ces peuplades féroces n’oublient jamais, ne par- 
donnent jamais. 

Il serait trop long de dérouler ici le martyrologe 
des navigateurs océaniens. 

Depuis les quatre hommes de l'équipage de Tas- 
man qui, les premiers des Européens, tomberent sous 
le meré des Zélandais, chaque année, les archipels de 
l'Océanie sont ensanglantés par de semblables cata- 
strophes, et les navires quêteurs de tripang, d'écailles 
do tortue, de phormium, de perles, de bois de san- 
dal, de cachalots y payent fréquemment le tribut du 
sang, 

Les navires de guerre n'en sont pas exempts, té- 
moin la mort de deux jeunes officiers de marine, 
MM. de Varennes et de Maynard, et des hommes qui 
montaient leurs embarcations. 

C'est le commandant Surville qui, en 1772, a ou- 
vert cette série de représailles qui ne sera épuisée que 
lorsque la race européo-américaine aura englouti 
dans son grand courant d'émigration les autochtho- 
hes océaniens, qui ne peuvent être domptés qu'à con- 
dition d'être anéantis. 


D’Entreeasteaux, Marion Dufresne, Crozet, La 
Peyrouse, auquel on pourrait reprocher des senti- 
ments d'humanité par trop méticuleux avec de pa- 
reils ennemis, laissa impuni — et ce fut un grand tort 
quand on connaît les sauvages de l'Océanie — laissa 
impuni, disons-nous, le massacre de son collègue le 
capitaine Delangle, que les naturels de Mahouna (ar- 
chipel de Samoa) dévorèrent le 23 décembre 1787, 
ainsi que le naturaliste Lamanon et neufautres marins 
ou soldats de l’ Astrolabe. 

J'oublie le nom de l'ile où M. Hyène, que j'ai 
connu commandant le navire baleinier du Havre 
l'Angélina, a péri en 1845 ou 4846. Le navire de- 
meurant sous voile, il descendi£ à terre pour y ache- 
ter des fruits et des pores. Il était accompagné de 
cinq matelots et de mon ami Réncque, chirurgien du 
bord, 

Pas un G’eux ne reparut, et le navire croisa vai- 
nement pendant huit jours en vue de l’île. 

MM. de Maynard et de Varennes ont été massa- 
crés dans une des baies de la Nouvelle-Calédonie. 
Cela se passa du temps où M. d’Harcourt comman- 
dait l’Aleméne. 

Peters Dillon raconte un terrible si¢ge qu’il soutint 
dans la baie Nacléar (Fidji). 

Peters Dillon était un capitaine anglais qui recut 
mission du consul général de Sidney d’aller à la re 
cherche de La Peyrouse et de rapatrier, s'il était 
possible, les survivants de l’Aimable-Joséphine, com- 
mandée par Bureau, de Nantes. 

Disons d'abord ce que c’est que l'archipel des: 
Fidji. 

L’archipel des Viti ou Fidji, l’un des moins con- 
nus et cependant des plus curieux del'Océanie, pos- 
sède de nombreuses légendes de cannibalisme. Les 
aventuriers anglais et américains y ont trouvé de ma- 
gnifiques chargements de bois de sandal, qu'ils ont 
exploités depuis le commencement du siècle. Mais la 
plupart ont chèrement payé cette facilité apparente 
avec laquelleles naturels les ont laissés pénétrer dans 
leurs forêts. 

Bureau, de Nantes, fut une de leurs victimes. 

Commandant l’Aimable-Joséphine, il arriva en 
1833 à Ambou, l’une de cesiles, avec l'intention d'y 
trafiquer du carret : c’est ainsi qu'on nomme l'écaille 
de tortue. 

Pendant qu'il était au mouillage, un chef vitien et 
quatre hommes vinrent lui rendre visite à bord, au 
moment où il expédiait un canot à terre. 

Le chef laissa le canot s'éloigner d'un demi-kilo- 
mètre; puis tout à coup il eria à Bureau : 

— Capitaine, votre canot coule bast 

Bureau prit sa longue-vue pour vérifier le fait, 
et, tandis qu'il relevait la position du canot, le chef 
le frappa à la nuque d'un coup de massue de bois de 
fer, et l'étendit roide mort à ses pieds. Le second 
oficier et la plupurt des matelots, n'étant pas sur 
leurs gardes, furent assommés. 

Les naturels conduisirent ensuite le navire au fond 
d'une baie pour le vendre à des Américains. Après 
quoi, ils dévorèrent Bureau et ses compagnons. 

L'Aimable-Joséphine était une petite goëlette qui 
n'avait que huit à dix hommes d'équipage. 

C'étaient les hommes du canot, qui avaient échap- 
pé à ce massacre, qu'il s'agissait de rapatrier, dans 
le cas où ils auraient survécu. 


86 LES BALEINIERS 
tt LLL ALLL LL LT 


Chargé de cette double mission. M. Dillon partit 
donc de Sidney et vint jeter l’ancre dans la baie de 
Nacléar, où, à son tour, il faillit perdre la vie. 

ll était descendu à terre près de la roche Noire, 
avec dix-huit ou vingt hommes, dans l'intention d’ex- 
plorer la côte et de couper du bois de sandal. Tout 
en cherchant ces essences d'arbres, ses homines se 
séparèrent, Soudain Dillon se vit entouré par un 
grand nombre de naturels. Il n’y avait pas moyen de 
regagner la mer. Dillon se réfugia, lui cinquième, 
sur un rocher à pic. 

Par bonheur, lui et ses compagnons avaient leurs 
armes, 

Maintenant, laissons parler Dillon lui-même. 

« Nous étions, dit-il, cinq réfugiés sur un rocher, 
et la place était couvertede plusieurs milliers de sau- 
vages. 

» Au pied du rocher, on allumait des feux et l’on 
chauffait des fours pour faire rôtir les membres de 
mes malheureux compagnons. Leurs cadavres, ainsi 
que ceux des deux chefs d'Eïboa, ile voisine, furent 
apportés devant les feux de la manière suivante : 
deux des naturels de Nacléar formèrent avec des 
branches d'arbre une espèce de civière qu’ils placè- 
rent sur leurs épaules. 

» Les cadavres de leurs victimes furent étendus en 
travers sur cette litière, de façon que la tête pendait 
d’un côté et les jambes de l’autre, 

» On les porta ainsi en triomphe jusque devant les 
fours; là, on les plaça sur l'herbe, dans la position 
d'hommes assis. Les sauvages se mirent alors à chan- 
ter et à danser autour d’eux avec des démonstrations 
de la joie la plus féroce. Ils traversèrent de plusieurs 
balles les corps inanimés, se servant, pour cette 
exécution posthume, des fusils qui venaient de tom- 
ber entre leurs mains. Quand cette cérémonie fut 
terminée, les prêtres commencèrent à dépecer les ca- 
davres sous nos yeux, et les morceaux furent mis au 
four. 

» Pendant ce temps, nous étions cernés de toute 
part, excepté du côté d'un fourré de mangliers qui 
bordait la rivière. » 

La position était assez mauvaise pour le pauvre 
Dillon; maisil était résolu, sachant qu'il n’y avait pas 


de salut à espérer, à se faire tuer sur place en se dé-. 


fendant. Il tenait done bon, toujours prêt à mettre le 
fusil à l'épaule, faisant feu, de temps en temps, et 
abattant le sauvage qui s’avançait le plus près de lui, 
sur le sentier conduisant au haut du rocher, 

Deux de ses compagnons, Savage et Louis le Chi- 
nois, l'abandonnèrent, et, se fiant aux sauvages qui 
les engageaient à descendre, en leur promettant qu'il 
ne leur serait point fait de mal, descendirent effecti- 
vement. 

Je cède la parole à Dillon et lui laisse continuer 
son récit : 

« Savage, dit-il, fut bientôt au milieu d’eux, ét 
Louis m'abandonna en se sauvant de l'autre côté 
avec ses armes, 

» — Descends, Peters, me criaient les cannibales, 
descends, nous ne te ferons pas plus de mal qu'à Sa- 
vage, 

» En effet, ils l'entouraient en riant, et avaient 
l'air de le féliciter ; mais, tout à coup, les naturels 
pousstrent un grand eri, et, au même moment, Sa- 
vage fut saisi par les jambes, et six hommes le tin- 


rent suspendu la téte en bas et plongée dans un trou 
plein d’eau, jusqu'à ce qu’il fût suffoqué. Pendant 
ce temps, un naturel, s’approchant par derrière du 
Chinois, lui fit sauter le crâne d’un coup de massue. 

» Puis les deux malheureux furent dépecés et mis 
au four comme leurs compagnons. » 

Hs n'étaient plus que trois contre trois mille, et 
cependant Peters Dillon échappa à ce terrible danger. 

Tandis qu’il faisait face à cette foule de furies, 
abattant, comme nous l'avons dit, un à un les plus 
hardis des indigènes qui s’aventuraient sur ce véri- 
table sentier de la guerre, une embarcation du Hun- 
ter, qui se tenait au large, entendit les coups de feu, 
se douta des dangers que courait le capitaine et se 
rapprocha de la côte. Elle ramenait à terre huit na- 
turels qui avaient été à bord et qu’on avait retenus 
en ôtage pendant que les embarcations faisaient du 
bois. 

On les renvoyait libres avec une caisse de verro- 
teries et de coutellerie, pour racheter la vie des an- 
glais survivants. 

Un ambetti (prêtre) s’avanca à leur tête vers Dil- 
lon, et lui promit la vie sauve et la faculté de re- 
tourner à bord du Hunter, s’il voulait mettre bas les 
armes. 

Dillon refusa, et, comme il n’avait pas de temps 
à perdre, lui et ses compagnons se retirèrent à recu- 
lions, menaçant à chaque instant de casser la tête du 
prêtre, s’il osait faire un pas en avant vers les indi- 
gènes. 

La vie de Vambetti était sacrée, et le peuple, plu- 
tôt que de la compromettre, laissa le capitaine et ses 
deux compagnons effectuer leur retraite sans faire 
aucune démonstration hostile, 

Mais, dès que les trois Européens eurent sauté dans 
le canot, les sauvages accoururent en foule et sa- 
luèrent les fugitifs d’une grèle de pierres et de flèches. 

Par bonheur, les Anglais étaient déjà hors de la 
portée des flèches et de la fronde, et ce fut en remer- 
ciant la divine Providence qu'ils atteignirent à force 
de rames le Hunter, qui s'éloigua au moment où le 
soleil cessait d'éclairer ce terrible spectacle. 

Le cannibalisme disparaît de l'Océanie à mesure 
que l'influence des Européens grandit dans la mer 
Pacifique... Déjà dans beaucoup de pays, et particu- 
lièrement aux fles Sandwich, aux Marquises, à 
Taili, il est passé à l'état de souvenir. 

A la honte de l'humanité, l'histoire nous revèle 
que des peuples civilisés ont immolé et mangé des 
hommes... 

J'ai laissé de côté les Amériques, l'Afrique et l’A- 
sie; mais le lecteur doit être las de m’entendre par- 
ler si longtemps de ces orgies de sang et de ces bom- 
bances de chair humaine en Océanie. 

La Peyrouse, Delangle, La Place, Dumont d'Ur- 
ville, d'Harcourt, etc., etc., y ont essuyé de terribles 
catastrophes, qui, toutes regretiables qu'elles sont, 
n'approchent pas cependant de celles qui ont si sou- 
vent frappé d'humbles aventuriers, pioniers inlati- 
gables du commerce et de la navigation, tels que les 
baleiniers français, anglais et américains, et ces bali- 
ments à cargaison recueillie d'ilot en ilot, tels qu'en 
commandaient Morell l'Américain, Dillon-Peters 
l'Anglais, etc., ete. 

L'équipage du baleinier l'Union a été rôti en entier 
aux îles Vili. , 


LES BALEINIERS 57 
cm 


Le célèbre baleinier Powel du Ramcler est mort à 
Vavas avec un grand nombre de ses compagnons, en 
voulant arracher des mains des naturels son aîné, 
John, dont Ozéla, fille d’Aouloulala, principal chef, 
était tellement amoureuse, qu’elle voulait s’opposer à 
son départ. 

Pendant que nous péchions à la Nouvelle-Zélande, 
le navire le Liancourt, du Havre, n’a dû son salut 
qu'à une bonne brise qui l’emporta loin de Eloudy- 
Bay. Depuis, il s’est perdu dans la mer d’Otschoke. 

Il n’y a pas une.baie, pas une crique de la Nouvelle- 
Zélande qui n’ait été témoin d’un de ces horribles 
drames. 

Chaque numéro des journaux anglais qui se pu- 
blient à la baie des îles, à Wellington-Tower, à Ni- 
cholson, à Cantorbéry, contiennent des récits de 
combats que les tribus refoulées à l’intérieur se li- 
vrent entre elles, et des saturnales qui suivent la vic- 
tore. 

- Malheur à l’homme blanc qui tombe entre leurs 
mains, 

Il y a deux ans, des naturels du détroit de Cook 
dévorèrent en entier un poste nombreux de colons 
anglais qui avaient entrepris le défrichement de je ne 
sais plus quelle partie du littoral, 

La fréquentation des Européens, la colonisation de 
ces grandes terres que les Anglais ont entrepris sur 
une vaste échelle font disparaître peu à peu ces 
horribles coutumes qui, néanmoins, je crois, n’af- 
fligeront plus l'humanité que lorsque la race euro- 
péenne se sera complétement substituée aux indi- 
gènes. 

Quand le vainqueur mange son ennemi après le 
combat, il ne croit pas seulement manger son corps, 
mais aussi manger son âme : c’est un outrage de 
manger le corps, et c’est un avantage de manger la 
waidoua, Yâme du vaincu, car ils pensent l’assimiler 
à leur âme propre. Cette superstition est toute-puis- 
sante en temps de guerre, surtout chez les Zélandais : 
le courage du vaincu s’ajoutera à leur courage, ils hé- 
ritent ainsi de ses nobles facultés. D’ordinaire, après 
le combat, on commence par dévorer le corps des 
guerriers les plus vieux et les plus courageux, les 
plus tatoués, laissant de côté les corps des jeunes 
gens qui débutent à la guerre, quoique cependant 
leurs masses musculaires soient plus appétissantes, 

Les vainqueurs veulent donc avant tout s’assimi- 
ler, s’inoculer, s’inféoder la vie, le courage des plus 
grands guerriers, quelque maigres et décharnés qu'ils 
soient. 

Considéré à ce point de vue, le cannibalisme serait 
presque excusable chez des peuples barbares. 

Les Zélandais estiment particulièrement la cervelle 
et rejettent le reste de la tête. 

Nikols, un missionnaire anglican, dit cependant 
que Pomaré, de la baie des Îles, mangea six têtes en- 
tières. 

Habituellement, les têtes des chefs sont desstchées, 
et parfaitement conservées à l'aide d’ingénieux procé- 
dés, et, quand une tribu veut faire la paix, elle offre à 
la tribu vaincue, pour gage de ses bonnes intentions, 
la tite des chefs qu'elle a perdus. 

On en trafique aussi aux environs de la baie des 
les, et on en apporte un certain nombre en Europe 
très-bien momifites. 

Les os des chefs sont soigneusement ramasats, et 


on en fabrique des couteaux, des hameçons, des 
pointes de flèche, de lance, de javelot, et des orne- 
ments de toilette. 

Je possède des hameçons armés de fragments d'os 
humains trés-pointus. 

Parfois, on détache la main et l’avant-bras, et on 
les fait sécher à la fumée d’un feu d’herbes aroma- 
tiques. Les muscles, les tendons et les doigts se rac- 
cornissent, et le tout forme un croe qu'ils placent 
dans leur cabane pour y suspendre des paniers, des 
armes, J’ai vu plusieurs de ces patères. Ils utilisent 
ainsi les débris du cadavre pour faire sentir à la fa- 
mille du chef qui n’est plus, que, même après la 
mort, il est encore l’esclave du vainqueur. 

Avant le repas du triomphe, chaque guerrier boit 
du sang de l'ennemi qu'il a tué de sa main. 

L’atoua, le dieu des vaincus, est alors soumis à 
Vatoua du vainqueur. Kandalle rapporte que, vers le 
territoire de Soukianga, Schongui mangea l'œil 
gauche d’un grand chef. L’ceil gauche, selon leur 
croyance, devient une étoile au firmament, et Schon- 
gui croyait que, désormais, son étoile serait plus 
brillante, et que la puissance de sa vue s’augmente- 
rait de toute la puissance de la vue du défunt. 


LA RELIGION 


Me voici arrivé aux contradictions. Quelques voya- 
geurs prétendent que les Nouveaux-Zélandais croient 
que l’âme de celui qui a été mangé est, ainsi que son 
corps, condamnée à un feu éternel. 

Je n’ai jamais eu la confirmation d’une pareille 
croyance. Comme elle se rencontre chez d’autres 
peuples océaniens, on aura commis ure erreur en la 
leur attribuant. A Bornéo, à Sumatra, et sur d’autres 
grandes terres, ainsi que chez l’Australien, l'âme en 
peine de celui qui a été dévoré, erre sans cesse et sans 
repos autour du tombeau (l’ondoupa) de ses pères. 
Quelques peuples même ont un Elysée (le Balaton 
hyppa, Y Ata myra), d'où les âmes des vaincus sont 
à jamais proscrites. Les Zélandais, tout en croyant à 
la survivance de l’âme-du corps, ne parlent pas du 
séjour des bienheureux. Ils ont plusieurs dieux outre 
le grand Atoua, le principal; mais le nombre de ces 
dieux est illimité, et chaque chef qui meurt victorieux 
devient dieu à son tour. 

Voilà, du moins, ce que j'ai pu comprendre de 
plus clair dans leur barbare théologie; et l'action de 
couper la tête de son adversaire, l'élever par les che- 
veux au-dessus de sa bouche, afin de boire le sang 
chaud qui s'échappe des jugulaires et de la carotide; 
l’action d'avaler son œil gauche, de mâcher ses mus- 
cles avec enthousiasme afin d'hériter d'une étoile, 
d'une âme, n'est-ce pas se préparer à être dieu, 
quand Ja mort surviendra, dans la paix ou dans le 
combat? 

Il ya toujours des sacrifices humains après la mort 
d'un chef, et les Zélandais mangent les victimes, 
quoique ce ne soit pas obligatoire. 

Le nombre des esclaves immolés varie selon le 
rang du chef qu'on pleure, car la tribu redoute la 
puissance du chef qu'elle a perdu, La mort n'a pas 
affaibli le principe d'autorité, Ce sacrifice a lieu alin 
d'apaiser la waidoua, l'âme du mort, d'arrêter sa 
colère, qui tomberait sur les survivants de sa famille 
et de lin procurer des esclaves pour le servir parmi 


58 LES BALEINIERS 


les dieux dans l'autre monde. Un coup de massue 
(meré) abat les victimes désignées au moment ou 
elles y pensent le moins. 

La religion ordonne alors que les corps des esclaves 
soient déposés sur celui du chef; mais il arrive sou- 
vent que les sacrificateurs préfèrent les manger. A 
l'exemple de nos ancétres du vieux continent, les 
Gaulois et les Germains, ils sacrifient des hommes au 
commencement de la guerre et pendant ses dernières 
péripéties. 

Quoique les Zclandais ne se cachent pas d’être can- 
nibales, leurs chefs cherchent parfois cependant à s’en 
excuser. Ainsi, Marsden dit qu'ils se font le raisonne- 
ment suivant : 

— Les grands poissons de la mer se mangent entre 
eux; les grands poissons mangent les petits poissons ; 
les petits poissons mangent les insectes; les chiens 
mangent les hommes; les hommes mangent les chiens, 
et les chiens se mangent entre eux; les oiseaux de 
lair s’entre-dévorent aussi ;.enfin, les dieux dévorent 
un autre dieu. Pourquoi, entre ennemis, ne nous 
mangerions-nous pas?... 

— Mais, répondit Marsden au chef qui discou- 
rait ainsi, je ne vois pas qu’un dieu ait jamais dévoré 
un autre dieu. 

Schongui, le grand chef, qui était présent, ré- 
pondit : 

— Cela s'est vu, se voit et se verra. Quand je 
suis allé en guerre vers le Sud, j'ai tué une grande 
partie des habitants, puis j'ai eu peur que leur dieu 
ne voulüt me tuer pour me manger, car je suis un 
dieu; alors j'ai tué le dieu de ces étrangers : c'était 
un reptile; j'en ai mangé une partie, et j'ai réservé 
l'autre pour mes amis. Cette nourriture sacrée nous 
a mis à l'abri de son ressentiment. 

Outre le grand dieu, l’Atoua. outre les chefs vain- 
queurs qui deviennent dieux après leur mort, il ya 
encore un dieu pénate pour chaque tribu, dieu repré- 
senté tantôt sous la forme d’une plante, tantôt sous 
celle d’un animal, d’un reptile, d'un insecte, d'un 
oiseau, 

C'est ce même Schongui que Dumont-d’Urville a 
interrogé sur les sacrifices humains et sur l'habitude 
de manger les vaincus et les victimes; mais Villustre 
navigateur n’a pu recueillir que des faits déjà confus, 
faux ou falsifiés pour la plupart ; il a passé trop rapi- 
dement devant cette terre, ce qui ne l’a pas empêché 
de laisser un travail qui seul suffirait à la gloire 
d'un navigateur : les reconnaissances, les plans, 
l'hydrographie de quatre cents lieues de côtes sur les 
deux îles Ikana-mawi et Tavai-Pounama. 

Il ya, d'ordinaire, suspension d'armes après la 
mort du chef qui tombe le premier dans le combat, 

Il arrive que le parti qui n’a pas perdu son chef 
réclame le corps du défunt; si la tribu est intimidée, 
elle livre le corps, ainsi que la femme du chef, qui 
est mise A mort aussitôt, et qui même se livre vo- 
lontairement aux ennemis, si elle aime son mari. 

Les prétres et les prétresses dépècent les cadavres, 
les divisent en morceaux, en mangent quelques-uns, 
offrent le plus grand nombre à leurs idoles, et con- 
sultent les dieux sur l'issue de la guerre actuelle, 
Pendant leurs cérémonies et leurs prières, les autres 
chefs et le peuple s'accroupissent autour des avikis 
(prêtres) et gardent un profond silence en se cou- 
vrant la téte avec leur natte de phormium, de peur 


que leurs regards profanes ne troublent des saints 
mystères. 

Puis le combat recommence ou la paix se fait, se- 
lon les augures; dans ce cas, il n’y a pas de déshon- 
neur à ce que la tribu livre le corps de son chef, car 
ce n'est que dans un but religieux, et le cadavre n’est 
pas dévoré. 

Dans d’autres circonstances, après la mort d’un 
chef, il est d'usage que la tribu victorieuse suspende 
le combat pour offrir un sacrifice à ses dieux, surtout 
si elle s’est emparée du cadavre du chef. La femme 
de ce chef vient se livrer d'elle-même aux vainqueurs 
et est mise à mort. Alors les principaux prêtres et les 
principaux chefs préparent le corps du défunt. Fan- 
dis que la grande prétresse et les femmes des chefs 
préparent de leur côté celui de la femme, les corps 
dépecés sont rôtis devant des brasiers; certaines 
portions sont offertes aux dieux, selon des rites par— 
ticuliers. Les arikis, par intervalie, prennent de pe- 
tits fragments de cette chair sacrée, et les mangent 
dans un grand recueillement, en ayant l'air de con- 
sulter les dieux sur l'issue de la guerre. 

Si les dieux se montrent favorables à la tribu, le 
combat recommence, sinon la tribu, quelle que soit 
sa force numérique, et malgré les avantagos déjà 
remportés, retourne dans ses pus (villages fortifiés). 
Comme plus haut, les guerriers, pendant cette cé- 
rémonie, se voilent la face et gardent un profond 
silence. 

La cérémonie religieuse terminée, le festin com- 
mence, les chairs rôties sont partagées entre les chefs 
et les principaux guerriers, qui les mangent avec fer- 
veur surtout. Si la guerre n’est pas interrompue, les 
plus grands chefs font la provision de plusieurs mor- 
ceaux d'élite qu’à leur retour ils distribueront à leurs 
amis absents. 

C’est un honneur insigne, c’est une haute marque 
de distinction. 

Quand les distances à parcourir pour le retour 
sont considérables, et qu'il est à craindre que la 
viande sacrée ne se corrompe, on opère une espèce 
de transubstantiation. Le grand-prètre prend un 
morceau de bois nommé rakau-tapou, et le met en con- 
tact avec les chairs consacrées, tandis qu'ilrécite de 
longues prières. 

Ce morceau de bois est ensuite soigneusement en- 
veloppé dans une natte et confié aux soins d'un per- 
sonnage {aboué (sacré, inviolable). Quand les guer- 
riers sont arrivés au chef-lieu de la tribu, le grand- 
prêtre reprend le rakau-tapou, le couvre d'un mon- 
ceau de tranches de pore et de patales et récite en- 
core de longues oraisons. Puis le morceau de hois 
est enlevé, jeté au loin dans un endroit solitaire, où, 
aucun regard profane ne le reconnaitra ; alors cette 
chair de pore et les patates ont reçu qualité de chair 
humaine, de chair sacrée, et les habitants qui n'ont 
pas été à la guerro les dévorent avec délices. 

Deux Anglais racontent qu'ils ont assisté à lim 
molation d'un esclave des îles Kedji. L’oreille étant 
un morceau trés-estimé, deux des chels se les résor- 
vèrent ; ils en prirent chacun une et la mangèrent, 
après l'avoir trempée dans le sanboul, mélange de 
sel et d'épices. 

Les assistants se précipitèrent ensuite sur le con 
damné, qui respirait encore, et chacun coupa à 
méme le corps, le morceau qui lui convenait, 


Bientôt après, mais seulement par déférence pour 
les deux Anglais qui assistaient à cette exécution, on 
frappa la viclime au cœur afin de lui donner le coup 
de grâce. 

Le code des Battas condamne à être mangés vi- 
yants ceux qui se rendent coupables d’aduliére, ceux 
qui commettent un vol de nuit, les prisonniers de 
guerre, ceux qui, étant de la même famille ou de la 
même tribu, contractent mariage entre eux; enfin 
ceux qui attaquent traitreusement les habitants d’une 
maison ou ua homme isolé. Un tribunal institué ad 
hoe prononce sur ces crimes. Après les débats et le 
jugement, les juges boivent chacun un verre de kawa 
ou d'autre boisson fermentée, comme pour ratifier la 
sentence, et l'exécution a lieu, sans délai, en présence 


.de tout le peuple. 


Mais, en cas d'adultère, une dernière formalité est 
nécessaire, indispensable: il faut que les parents du 
coupable ou des coupables assistent au supplice. 

Comme je le disais plus haut, le mari, la femme, 
ou les personnes le pius directement offensées, ont te 
droit de s‘adjuger les oreilles du condamné: chacun 
selon son rang, choisit son morceau, le chef des juges 
coupe ensuite la tête et la suspend comme un tro- 
phée à l'entrée de sa cabane, 

La cervelle, à laquelle on attribue des vertus ma- 
giques, est conservée dans une courge. Les intestins 
ne sont pas dévorés ; mais la plante des pieds et le 
cœur,accommodés avec du riz et du sel,sontregardés 
comme un plat délicieux. 

Les chairs sont toujours mangées crues ou grillées 
sur le lieu du supplice, et l’usage du vin de palmier 
et des autres liqueurs fortes est sévèrement interdit 
dans ces festins judiciaires, auxquels les hommes 
seuls ont le droit d'assister ; parfois aussi on recueille 
le sang dans des tiges de bambou. 

Les femmes, au mépris de la loi, usent de mille 
subterfuges, et emploient toutes leurs séductions pour 
participer en secret à cette horrible curée. 

Quelques voyageurs affirment que les Battas pré- 
fèrent la chair humaine à toute autre, mais qu'ils ne 
s’en repaissent que pendant la guerre et après des 
condamnations à mort. 

D'autres narrateurs les accusent d’immoler, en 
temps de paix, de soixante à cent individus esclaves 
par année, 

Le christianisme, qui n’a pas encore fait dis- 
paraître le cannibalisme de Sumatra, a cependant 
diminué le nombre des pratiques les plus bar- 
bares. 

Ainsi, aujourd'hui, les Battas ne mettent plus à 
mort leurs parents quand l’âge les a reudus inutiles 
comme trayailleurs ou comme guerricrs. 

Jadis, chaque année, à l'époque de la maturité des 
citrons, on voyait des vieillards se soumettre d’eux- 
mêmes au supplice. La famille s'assemblait, la vic- 
time, allnissde par l'âge, recueillait toute son énergie, 
s'élançait vers une branche d'axhre, et y demeurait 
suspendue par les deux bras jusqu'à ce que, ses lorces 
l'abandonnant, elle tombat sur le sol.’ 

Alors, les eufants et les voisins qui avaient dansé 
on rond autour d'elle en chantant le refrain : Quand 
le fruit est mir, il faut qu'il tombe, se précipitaicnt 
sur elle, Vassommeaient, dépeçaient ses membres et 
dévoraient ses muscles, trempés dans le samboul ou 
saupoudrés de kart! 


59 

Quand un Anglais offre du thé’et du lait à un Bat- 
tas, souvent le Battas repousse le lait avec mépris et 
répond : 

— Les enfants seuls boivent du lait; les Battas 
boivent du sang. 

Quelques-uns de ces détails sont empruntés aux 
récits de Siamford-Raffles, ancien gouverneur des 
établissements anglais de Sumatra, et qui, parmi ses 
compatriotes, passe pour étre un narrateur assez 
digne de foi. 

La plupart des voyageurs assurent que les Malais 
ne sont plus anthropophages; mais je me souviens 
qu’un capitaine baleinier américain, qui me fil ca- 
deau d’une fiolé d'huile de Cajeput recueillie & Ombaï, 
dans l'archipel des Moluques, m'a dit que trois de ses 
matelots, en 4846, étant descendus furtivement à 
terre à Ombai, attirés par des femmes, disparurent, 
et que, le lendemain, quand il alla à leur recherche, 
avec tout son équipage armé jusqu'aux dents, il ac- 
quit la conviction qu'ils avaient été massacrés et dé- 
vorés pendant la nuit; il trouva dans une cabane des 
lambeaux ensanglantés de leurs vêtements et des os- 
sements frais et neltoyés, comme si des chiens en 
avaient fait curce, étaient éparpillés autour d’un foyer 
encore chaud. 

Les Dayac-Kayangs, les Tidouns, les Badjous, tri- 
bus indépendantes qui vivent dans l'intérieur de la 
grande terre de Bornéo, sont encore anthropophages, 
tandis que les Dayac musulmans et les populations 
malaises du littoral, qui se livrent à une continuelle 
piraterie, ont renoncé depuis longtemps au eauniba- 
lisme. Seuls, les peuples de l’intérieur mangent leurs 
prisonniers de guerre, qu'ils offrent en holocauste à 
la Divinité pour la remercier de leur avoir accordé la 
victoire. y 

Un chef meurt-il, des sacrifices humains ensan- 
glantent les funérailles. L'homme et la femme adul- 
teres sont condamnés à mort, comme chez les Battas. 
Mais ils peuvent se racheter du supplice en mettant 
à mort plusieurs de leurs esclaves qu'ils donnent en- 
suite à dévorer au peuple, en expiation du crime. 

Malgré leur canuibalisme, les Badjous du district 
de Maladou sont les indigènes les plus avilisés de 
Bornéo. 

On prétend que les hohémiens zingaris qui errent 
de nos jours dans toutes les contrées ce l'Eu- 
rope, et dont nous voyons souvent les escouades 
vagabondes traverser nos campagnes, vivant de 
rayines et exerçant un mystérieux commerce, sont 
originaires de la côte nord-ouest de Bornéo, où ils 
forment plusieurs tribus, connues sous le nom de 
biadjak-xingaris. Leur religion est mélangée de rites 
musulmans et de rites sanguinaires. 

M. de Rienzi rapporte qu'un biadjak-zingaris lui 
disait que, d'après un radjah de son pays, les mor- 
ceaux du corps humain les plus délicats étaient, crus 
ou rôtis, les oreilles, la paume des mains, la plante 
des pieds, les mollets et les joues, et qu'on préférait 
les hommes noirs aux blancs ; — que la chair des 
jeunes gens était douce, succulente, mais que cello 
d'un homme de quavante-cing à cinquante ans élait 
de plus haut goût, 

ll ajoutait qu'après le combat, les chefs avaiont 
seuls le privilége de couper la tête des prisonnieys 
pour en boire le sang eucore chaud qui s'échappait 
des ve nes eb des artères, 


60 LES BALEINIERS 


oo 


Nous avons vu les mêmes préférences, les mêmes 
délicatesses chez les Nouveaux-Zélandais. 


XIII 


LA MODE 


La mode est une souveraine aussi despotique aux 
antipodes qu’en France. Les pendants d'oreilles en 
hippocampe, bizarre petit animal péché sur les algues 
et qui se conserve desséché, avec sa téte de cheval et 
son corps composé d’anneaux carrés et terminé en 
queue recourbée comme celle de la sirène, ne flattent 
plus les coquettes d’Oéteta. 

~ Elles méprisent aussi maintenant le jade vert et la 
dent de requin, qu’elles portaient fichée dans un 
trou du lobe de l’oreille, trou qui, du reste, leur est 
fort commode, car les hommes et les femmes y pas- 
sent le tuyau de leur pipe quand ils ont fini de fu- 
mer. : 

Les ornements primitifs ont été remplacés par des 
pièces de monnaie transformées en pendants d’oreil 
les et en médaillons, et vous savez déjà que Taille- 
vent plaça avantageusement sa fausse bijouterie en 
faisant rafle de toute cette monnaie de la péninsule. 

Au désir des boucles d'oreilles et des colliers suc- 
céda le désir des robes et des châles. 

Un jour qu'il pleuvait par torrents et que la pé- 
che, la chasse ou la promenade au village étaient im- 
possibles, le capitaine nous offrit un thé dans la 
grande chambre, et les naturels présents à bord y 
furent admis. 

Le capitaine ménageait une surprise. 

Deux matelots, sur un signe qu'il leur fit, appor- 
tèrent une caisse que les naturels commencèrent àre- 
garder avec curiosité. 

C'était un orgue de Barbarie. 

Quand le capitaine les eut laissés regarder tout à 
leur aise la mystérieuse machine, il empoigna la ma- 
nivelle et commença à moudre un air à tour de bras, 

Les Mahouris jetèrent un cri de stupéfaction et, 
peu à peu, se reculèrent, cherchant un appui, comme 
si, dans le ravissement où ils étaient, ils craignaient 
de ne pouvoir se tenir sur leurs jambes. Puis, ayant 
rencontré le lambris de la chambre, ils s'accroupi- 
rent. 

Le roi, la reine, les ministres, les nobles, tous les 
grands du royaume étaient là, et tous demeuraient 
en extase, la pupille dilatée pour mieux voir, et les 
mains tendues et prêtes à applaudir. 

Pendant le concert, je dépouillais un gros perro- 
quet nestor, au plumage roux, espèce moins belle, 
mais plus rare que celle des perroquets verts. J’allais 
réparer ainsi un orthongi hétéroclite, c'est-à-dire un 
des oiseaux à clochette qui donnent le signal de cette 
symphonie nocturne que j'avais entendue au port 
Olive. 

Lorsque j'eus fini d'ensevelir entre des feuilles de 
papier mon nestor, ma clochette et in glaucope cen- 
dré à caroncules, genre de merle gris qui porte, en 
arrière de la commissure du bec, deux petits mor- 
ceaux pendants de chair, rouges comme la crête du 
coq, je croisai les bras et réfléchis profondément à ce 
que je pourrais entreprendre de nouveau pour me 
désennuyer, car l'orgue de Barbarie, tout an con- 


traire des Mahouris qu'il ravissait, m'agaçait effroya- 
blement le système nerveux. 

Il faut le dire aussi, dans nos Jongs jours d’ennui, 
nous avions tant de fois vu et entendu tourner ces 
trois peignes à carder qu'on appelle des eylindres, et 
qui ne sortaient pas de la Dame Blanche, du Devin 
du village et du Postillon de Longjumeau, qu'il y 
avait de quoi faire prendre en horreur trois de nos 
compositeurs les plus célèbres : Auber, Rousseau et 
Adam. 

Tandis que je méditais sur l’avenir de cette jour- 
née, qui promettait d’être d’une impitoyable lon- 
gueur, mes yeux s’arrêtèrent sur cette belle enfant que 
vous connaissez, et qui s'appelle Koa, et je remar- 
quai, il faut bien que je l'avoue, que, malgré sa pas- 
sion pour les mèches de lampe et l'huile de baleine, 
c'était non-seulement la plus belle filie dela péninsule, 
mais encore la plus charmante créature de la terre. 

Le hasard — mettons, s’il vous plait, la chose sur 
le compte du hasard — le hasard avait voulu qu’elle 
se trouvât alors couchée à mes pieds, appuyée sur 
son coude et à moitié enveloppée dans sa natte de 
phormium; elle paraissait moins sensible que ses 
compagnes aux harmonies de l'orgue, 

Cette indifférence faisait que par sympathie, je l'en 
estimais d'avantage; elle promenait des regards cu- 
rieux sur deux ou trois lithographies coloriées appen- 
dues aux eloisons de la grande cabine. 

Ces dessins étaient de Gavarpi. Les Américains les 
estiment fort, ctils ont raison. J'ai cherché long- 
temps d'où leur pouvait venir cette finesse de goût; 
mais, ayant cherché inutilement, je me borne à con- 
stater le fait. 

Or, le fait était si bien connu, que nous empor- 
tions toujours un grand nombre de ces dessins à 
chaque voyage, et, avec ces dessins, nous faisions 
des échanges. 

Gavarni ne sait peut-être pas le chiffre auquel 
ses œuvres sont cotées dans le nouveau monde. 
Nous allons le lui dire : 

Une femme de Gavarni vaut dix livres de tabae, 
sans être coloriée; vingt, si elle l’est. 

Je dois aux charmantes lorettes de cet éminent 
artiste la plus grande partie de ma collection de co- 
quillages. 

Je suppose donc que Gavarni veuille faire un 
voyage autour du monde, — je lui garantis qu’il n'a 
pas d'autre pacotille à emporter qu’un chargement de 
ses albums. 

J'ai reçu pour prix de l’un d’eux une caisse entière 
de coquillages, non pas décolorés et roulés, mais 
brillant des couleurs les plus vives, et ramassés dans 
les bas-fonds de l'archipel Indien où l’on rencontre 
les plus belles espèces. 

Je reviens aux yeux d'Eoa. 

Ils étaient fixés sur une lithographie coloriée re- 
présentant une femme en robe de velours rouge avec 
un châle de crêpe de Chine. 

— Voudrais-tu être habillée comme cette dame? 
demandai-je à Koa. 

Elle ne me répondit qu'une seule parole, 

— Kapai (c'est-à-dire beau ?) 

Cette réponse, comme on voit, était plus affirma- 
tive qu'un oui millo fois répété, et elle me jeta dans 
une profonde tristesse. 

Je m'apitoyai sur le sort de cotte pauvre enfant, 


—————— ns 


LES BALEINIERS 61 


dont l’amiral Cécile avait voulu changer la vie, et 
qu'une fatalité avait condamnée à vivre comme elle 
était née : pauvre et nue, paupera et nuda. 

Et mes désirs, ces messagers capricieux de notre 
imagination, la transportèrent en France. 

Et je calculai quel magique changement produi- 
raient sur elle la robe de soie où se cambrerait sa 
taille souple et déliée, le cachemire qui remplacerait 
sa mantille d'herbes, les brodequins qui chausse- 
raient ses petits pieds nus, qui tenaient tous deux 
dans une de mes mains; — et je me la figurais vi- 
vant au milieu de nous, toujours pâle, mais, grâce à 
sa päleur, aussi blanche que nos plus belles Pari- 
siennes; — toujours belle, mais plus jolie; — tou- 
jours jeune fille, mais grande dame avec une 
ottomane pour siége, et pour cadre un cercle d’admi- 
rateurs; — je la voyais dans une avant-scène de 
l'Opéra, faisant murmurer d’admiration deux mille 
spectateurs, « Oh! dirait-on, c’est Eoa, la belle Océa- 
nienne! » Je la voyais se promenant sous les oran- 
gers de nos Tuileries, poursuivie par les regards de 
ceux qui, passant près d'elle, s’arréteraient pour la re- 
garder, et, immobiles, l’accompagneraient longtemps 
des yeux. 

Que n’étais-je Merlin ou Prospero! que n’avais-je 
la baguette magique des enchanteurs du Tasse ou des 
sorciers de Perrault! 

D'un coup de baguette, j'eusse fait venir à moi, 
sur les rochers de Tavai-Pounamou, la meilleure 
couturière de Paris, la plus fashionable marchande 
de modes, le bijoutier le plus célèbre, et j'eusse dit, 
en leur jetant une poignée d'or à chacun : 

—Eoaest une reine; habillez-la, coillez-la, parez-la, 
comme les reines se parent, se coiffent et s’habillent. 

Mais, hélas! la réalité étouflait le rêve, et ma ca- 
bine, eût-elle contenu tout l’or de l'Australie, le rêve 
n'aurait pu être réalisé. 

Et cependant le désir que j'avais de la voir vêtue 
à l’européenne s’accroissait en moi au point d’ab- 
sorber toutes mes pensées, et je cherchais dans mon 
imagination quelque moyen d'arriver à la satisfac- 
tion de mon caprice. 

Le capitaine, au bout du répertoire de ses trois 
cylindres, bäilla longuement, et, me voyant préoc- 
cupé, me dit : 

— Vous êtes bien heureux, vous, majort 

Je tressaillis et sortis de mon rêve. 

— Lt pourquoi donc, mon capitaine? lui deman- 
dai-je. 

— Vous ne vous ennuyez pas? 

—Non, lui répondis-je, je pense. 

— À quoi? me demanda-t-il, 

— A faire une robe à Loa. 

Il se mit à rire, 

— C'est à cela que vous pensez? reprit-il, 

— Pas à autre chose, et vous voyez que j'ai de 
l'occupation pour tout le voyage. 

— Comment cela? 

— Sans doute, puisqu'il n'y a qu'à mon retour 
en l'rance que je pourrai me passer cette fantaisie. 

— Vous croyez? 

— Pardieut 

— Et comment voudriez-vous votre robe? 

— Comme celle de cette estampe, 

— In velours rouge? 

— Oh! je passerais sur l'étoffe. 


nr tn ey 


— Mais vous tenez à la couleur? 

— Vous voyez bien, commandant, que c’est la 
couleur rouge qui séduit Eoa. 

— Eh bien, que diriez-vous, major, si je vous 
la donnais, cette robe ? 

— Vous, commandant? 

— Moi, oui, l’étoffe du moins et le chale avec. 

— Ah! pardieu! commandant, vous me feriez 
un énorme plaisir ; mais comment cela? 

— Vai dix ballots d’indienne de toutes couleurs 
dans un coin du bâtiment, et, avec ces dix ballots 
d’indienne, j'ai de quoi faire cing cents robes et trois 
cents châles. 

— Commandant, vons êtes le magicien que je 
cherchais. 

— Voulez-vous du bleu, du rouge, du jaune, du 
vert ou du guilloché? 

— Va pour le rouge, commandant. 

— Passez dans ma cabine, et faites-vous donner 
par le maître d'hôtel un ballot d’indienne rouge. 

Il ne manquait plus qu'une couturière; mais baht 
je n’aurais point, pour si peu, renoncé à un si beau 
projet; d’ailleurs, la couturière était trouvée... La 
couturiére... c'était moi. 

Tout marin doit savoir coudre peu ou prou, et ne 
me prenais-je point pour un marin? 

Je devais done avoir un certain talent de coutu- 
ritre. 

Le soir du même jour, un peignoir à vaste jupon 
était à moitié confectionné. 

Le lendemain, il pleuvait encore, 

Je taillai les manches, et les manches à gigot se 
gonfièrent sous mes doigts. 

Le troisième jour, il pleuvait encore plus fort. 

J'adaptai une ceinture au peignoir, de sorte qu’en 
l'attachant aux reins, les plis flottants du caraco se 
réuniraient en corsage froncé et formeraient tour- 
nure, 

Puis je taillai un châle long dans une autre pièce 
d’indienne; mais celle-ci blanche à fleurs bleues. 

Enfin, au milieu des rires du capitaine et des of- 
ficiers, je parvins à déméler les cheveux d'Eoa, à y 
passer le peigne et à les faire tomber en longues bou- 
cles noires sur ses belles épaules. 

Le lendemain fut un grand jour : il éclaira le 
triomphe d’Eoa. 

Je la revétis de sa robe de pourpre de coton; je la 
drapai dans son cachemire d'indienne; je relevai ses 
cheveux à la chinoise et la coiffai d’une toufle de ru- 
bans tourbillonnant sur sa nuque. 

Et, lorsqu'elle descendit sur le rivage, je vous jure 
que le peuple la salua avec des acclamations qui n'ac- 
cueillaient pas toujours l'auguste épouse du roi Thy- 
ga-rit; elle fut jalousée par toutes les femmes ce la 
tribu. 

Bien certainement, ce jour-là, il ne tenait qu'à Eoa 
d'être reine. 

La parure d'Eoa devint bientôt à la mode sur la 
péninsule de Bank; chaque indigène femelle exigea 
que son bien-simé du navire lui donnât une robe 
et un châle pareil à celui d'Eoa, et le commandant 
écoula une partie de sa pacotille. 

La robe d'Eoa servit de modèle, et, pendant les 
longues soirées de l'hivernage, le poste des matelots 
fut changé en un atelier de couturières dont j'étais 
la directrice ea chef, 


62 LES BALEINIERS 


0 SE 


C’était un curieux spectacle, je vous jure, que de 
voir es rudes marins, ces enfants de l'Océan et de la 
tempête, confectionnant avec leurs mains calleuses 
et goudronnées, sous un feu roulant de quolibets, à 
la lueur blafarde des lampes à roulis, les robes de 
ces darnes, qui se penchaient sur leurs épaules, et 
suivaient l'aller et le retour des aiguilles. 

Longtemps se passèrent, dans ce jeu, les premiè- 
res heuies du quart de nuit. 

Le jour venu, nos marins prenaient l’aviron, au 
‘lieu de Vaiauille, et ils jouaient avec la baleine. 


XXVI 


UNE BALEINE PAR SURPRISE 


Une fois, j'ai rempli mon rôle dans le meurtre 
d'une baleine, et j'avoue que je l’ai rempli par force. 
Ce n'est pas que la peur ra’ait jamais arrêté au mo- 
ment de descendre dans une pirogue partant pour la 
chasse; mais le décorum etma qualité de médecin le 
défendaient, et je devais rester à bord, prêt à me 
porter partout où l’on réclamerait mes soins. 

La main qui venait de manier l’aviron serait trop 
lourde pour opérer. Et cependant j'aurais regretté de 
revenir en France sans avoir coudoyé une baleine: 

Un matin que nos embarcations étaient parties en 
croisière, le capitaine me proposa d'aller rendre vi- 
site à un bane d’huitres, situé au fond du golfe de 
Togolabo. Nous devions déjeuner sur la grève, puis 
chasser ensuite aux ramiers. Que de courses inutiles 
ai-je faitgs en cherchant les ramicrs, avant que l’ex- 
périence m’ait enseigné où les trouver! 

Le ramier ne fréquente que les endroits à l'abri du 
vent. Aujourd’hui, il perche dans les grands arbres 
de cette forêt dont la brise du sud-ouest ne secoue 
pas les branches... Ma chasse sera heureuse; de- 
main, j'y retournerai. — Demain! la brise du nord- 
est y arrivait en plein, et je ne trouvais pas à tirer 
un coup de fusil 

Ces gros ramiers, essentiellement organisés pour 
voyager, parcourent de grandes distances, J’ai trouvé 
ici la colombe rosée de la Nouvelle-Guinée, la co— 
lombe amarante de la Nouvelle-Zélande, la colombe 
magnifique de la Nouvelle-Hollande, ot le ramier au 
plastron blanc, au col chatoyant de vert et de bleu, au 
dos oendyé. 

Je n'aurais jamais pu découvrir, caché au sommet 
d'un podocarpus, le ramier au plastron blane, le plus 
commun de tous, sans l’aide d’un jeune enfant d'Oé- 
Leta, qui m’accompagnait quelquefois dans mes cour- 
ses, et dont l'œil exercé et subtil dépistait la tache 
blanche de l'oiseau, au milieu des feuilles, comme le 
télescope de l'astronome e@lioisit une étoile au milieu 
de la voie lactée, 

Quand l'enfant ne pouvait venir avec moi, je me 
laisais suivre d'un petit roquet blanc, drôle de chien 
qui savait quel gibier je cherchais, et ne manquait 
jamais d'aboyer et de gratter au pied de l'arbre, où 
se cachait une colombe, 

J'avais beau regarder dans l'arbre, jo ne dévou- 
vrais rien, et le roquet aboyail toujours, 

Je tirais alors un coup de fusil au hasard dans le 
massif du feuillage ; la colombe, épouvantéo, prenait 


son vol, et alors je l’abattais ou je la manquais d'un 
second coup. 

Dans mes jours heureux, je revenais à bord avec 
cing, six, dix ramicrs, autant de touis et de glau- 
copes. Ce n'était pas la passion du chasseur qui 


m'entraînait chaque jour ainsi dans les forêts de la, 


péninsule; e’était plutôt le hesoin d'améliorer notre 
ordinaire, composé, comme vous le savez, de lard, 
de pore, de salé et de cochon. 

Quand je voulais faire de Vhistoive naturelle, je 
chargeais mon fusil avec de petites grames de 
myrte... L'oiseau, frappé, tombait étourdi, et sa robe, 
sans blessure, sans déchirure, était digne d’étra 
conservée, 

Je fis appel &-mes souvenirs d'enfance pour organi- 
ser des piéges, des trappes, des engins d’oiscleur; mais 
j'y renonçai bientôt, car le jeune Mahouri qui me 
servait de limier, était lui-même un oiseleur acs 
compli. 

Voici comment il procédait : 

I prenait une branche d’arbuste bien fle:ible, 
bien légère, Velleuiliait et cordonnait l'extrémité de 
écorce, de manière à en faire un lagel végétal qu'il 
agengail ensuite en nœud coulant; puis il se couchait 
dans les hauts gazons qui bordent Ies ruisseaux, et, 
li, immobile, muet, méeonnaissable, grâce à son 
manteau couleur d'herbes sèches, il attendait que les 
moucherolles, les bergeronnettes, vinssent sautilier à 
sa portée. 

Alors, d'un petit mouvement de poignet, il abat- 
{ait sa branche vers l’oisillon de son choix, lui pre- 
nait le col dans ce lasso d’un nouveau genre, et l'at- 
tivait à lui, sans bruit, sans agilation, de peur d'é- 
pouvanter les autres voltigeurs d’alentour. | 

C'est à lui que je dois les oiseaux les mieux con- 
servés de ma collection. 

Mais revenons à ma baleine, 

Nous faisions done route vers le bane d'huitres, 
dans une pirogue désarmée, c’est-à-dire déchargée de 
ses harpons, de ses lances et de sa ligne. Nous étions 
sept : les cinq rameurs, le capitaine et moi: A peine 
avions-nous atteint le milieu du chenal par le travers 
du cap Cachalot, qu'une énorme baleine, accompa- 
gnée de son nourrisson, de son cafre, vint sourdre 
à l'avant du canot, et nous asperger d'eau salée, 

Oh! quelle figure fit le capitaine Jay, en vue de 
cette baleine qui lui passait devant le nez, sans pou- 
voir l’amarrer. Pas de harpon, pas de ligne, et pas 
moyen de la signaler à nos canots, partis depuis long- 
temps. : 

Et, cependant, il ne pouvait se résigner à laisser 
échapper une si belle proie, 

— Capitaine, voilà une lance, s’écria le harpon- 
neur, une lance que j'ai prise pour fusiller les cochons 
de la baie de Togolabo. 

D'un bond, le capitaine sauta à l'avant du canot, 
et, brandissant sa lance, s'écria : 

— Attention, enfants ! attention t 

Le harponneur prit l'aviron de queue, et, selon 
ses ordres, les matelots nagdrent, seièrent, nagèreut 
et scièrent encore. 

Moi, content, heureux d'assister À pareil tournoi, 
je me croisai les bras, n'ayant pas d'aviron à ma- 
nier ; mais, avant de les eroisgy, j'eus la précaution 
d'allacher, avec un bout de bilord, mon fusil au bane 
sur lequel j'étais assis, 


LES BALEINIERS 63 
ESS RE SEE RENE EEE EE SE EVE Ne POI VU Sr een À 


Si l’embarcation chavirait, le fusil ne serait pas 
erdu. : 

La mère baleine ne semblait pas s’effaroucher de 
notre voisinage : elle folâtrait, tournoyait sur elle- 
même, soulevant de sa nageoire le petit cafre qui se 
faticuait à la suivre. 

M. Jay, sa lance en arrêt, attendait l'instant favo- 
rable pour frapper. Le moment vint, et la lance 
transperea, non pas la baleine, mais le cafre. 

Je crus d’abord que mor capitaine n’avait pas visé 
juste... mais je compris bientôt sa prudence et son 
adresse. I] savait que, si le premier coup de lance ne 
tuait pas la mère, la mère s'enfuirait au loin et serait 
perdue pour nous; mais, en tuant le nourrisson, 
c'était arrêter, immobiliser en quelque sorie la mère; 
elie se laisserait massacrer sur la place, plutôt que 
d'abandonner son cafre. 

Et c'est ce qui arriva. — M. Jay put à loisir frap- 
per un coup, deux coups, trois coups, dix coups... 
Le monstre se débattit, soufila le sang, fleurit et 
mourut... sans plus s’loigner que s’il eût été amar- 
ré du harpon le plus solide. 

Admirable puissance de l'amour maternel qui do- 
mine l'instinct de la conservation ! 

Je pouvais donc dire enfin que j'avais vu et tou- 
ché une balcine vivante, et même au plus fort du 
combat. 

Je l'avais vue, et de si près, que j'étais couvert de 
son sang. Je l'avais touchée, et si bien, que mon bras 
faillit être broyé entre elle et le plat-bord du canot, 
alors que, faisant un élan à fleur d’eau pour se rap- 
procher du jeune biessé, elle longea la pirogue, jeta 
bas nos avirons posés en lève-rames, et, de même 
qu'un mouton abandonne un peu de sa toison au 
buisson qu'il côtoie, laissa, sur la peinture grise des 
bordages, les lamelles noires et pelliculeuses de son 
épiderme. 

La manche de mor paletot était tapissée de ces 
pellicules, Je les secouai avec orgueil. 

Nous äbandonnâmes, bien entendu, la chasse aux 
ramiers et le bane d’huitres. On planta un guidon de 
reconnaissance sur le dos de ja baleine morte, et nous 
retournimes à bord pour préparer les appareils du 
virage, tandis qu’un homme montant au sommet de 
la falaise d’Oli-Maroa, donnait, à l’aide d'un pavillon 
placé là tout exprès, un signal convenu pour ordon- 
ner à nos pirogues de rallier l’Asia. 

On employa une partie de la journée à remorquer 
la baleine, et l’on se hata de la virer. 

Les Mahouris vinrent en foule donner un coup de 
main à nos hommos, et l'œuvre fut accomplie avant 
la tombée de la nuit. 

A peine le dernier morceau de gras était-il monté 
sur le pont, que les canots des naturels se précipi- 
térent vers la carcasse flottante de la baleine, et la 
remorquèrent à sec sur la grève, Ce fut alors un 
spectacle burlesque et dégoûtant à la fois, que de 
voir cette tourbe d'hommes nus et armés de cou- 
aux, les uns suspendus aux flancs de l'animal, les 
autres enfouis dans son flanc entr'ouvert, tailladant 
ses chairs en tout sens, et se choisissant d'énormes 
billecks, que les femmes déposaient sur l'herbe, 
aux rayons du soleil. 

Le soir, le feu du pauvre, comme celui du riche, 
s'allumait pour cuire ces friands morceaux. 

Le festin commença d'abord par des cris de joie et 


des chansons improvisées en l'honneur des bealeie 
niers, et, le lendemain. les prudentes ménagères suse 
pendirent aux poteaux de leur koumura les pièces da 
viande réservées pour les temps de diselle. 


XXVIL 


LA PECHE PAR ASSOCIATION 


Les capitaines baleiniers ont calculé qu'ils recueil 
leraiept plus rapidement leur cargaison d'huile en 
s’associant deux par deux. Le Neptune, de Nantes, 
travaillera désormais avec le Gréiry, du Havre, et 
lV Asia va courir les mêmes chances que le Cousin, 
capitaine Vasselin. Chaque associé, à tour de rôle, 
restera au moui'lage, tandis que l'autre ira louvoyer 
dans la grande baie Pegaïe, et l'équipage du lou- 
voyeur sera renforcé de douze hommes empruntés 
au stationnaire; puis, à la fin de la saison, on comp- 
teva les barils d'huile récoltés pour en faire le par- 
tage. 

Le sort décida que I’ Asia n’abandonnerait pas en- 
core le havre d'Oéteta, et le Neptune alla s'embosser 
à l'entrée de la baie d'Octeta, tandis que le Grétry 
suivit au large notre confrère le Cousin. 

Le lendemain de cette séparation, mon capitaine 
partit dès le point du jour, et alla rôder le long des 
rochers avec nos deux dernières pirogues, et, à mon 
réveil, je me trouvai seul officier à bord, n'ayant plus 
sous mes ordres que trois hommes : le cuæinier, le 
maître d'hôtel et le mousse. J'ai oublié de vous dire 
que quatre de nos hommes avaient déserté à Hobart- 
Town, et qu'un navire américain nous en avait en- 
levé quatre autres, ces jours derniers. 

Le temps était incertain ; mais, quand même il eût 
été très-beau, je ne pouvais me permettre de partir 
pour la chasse dans une pareille circonstance. 

Je résolus done de remplir, à bord, l'intérim de 
maître après Dieu, et j'armai cing ou six lignes de 
fond pour pêcher mon déjeuner et charmer mes en- 
nuis. 

Le poisson mordit avec tant de facilité, que je n'é- 
prouvai plus bientôt aucun plaisir à cette espèce de 
pêche miraculeuse, et que, abandonnant les engins au 
mousse, je me mis, par désœuvrement, à interroger 
avec ma longue-vue les collines en amphithéâtre du 
pourtour de la baie. 

Quelle prison que cette crique! quel entonnoir | 
une banderole de verdure remonte derrière le village 
jusqu'au sommet de la montagne; ce sont les seuls 
arbres que l’on découvre du mouillage; ils ombra- 
gent le ruisseau de l'aiguade dont j'ai si souvent 
suivi les bordspour tuer des koukeupas, grossescolom- 
bes qui viennent s’y abriter contre le soleil et le vent. 
Je marqais alors, sans prendre garde à mes picds, 
et trébuchais sans cesse, au milieu des pierres du tor- 
rent, et mes yeux cherchaient, dans le dôme de feuil- 
lage, le plastron miroitant des colombes, comme 
l'astronome cherche les astres au firmament. 

J'ai dressé une nomenclature de toutes les espèces 
de ramiers qui fréquentent les terres antipodiques ; 
mais à quoi bon vous en faire part? Elle n'est plus à 
la lrauteur de la science, depuis que le prince de 
Canino a remanié les classifications ornithologiques. 

Allez visiter la galerie des oiseaux, au Jardin des 


[er] 
Es 


Plantes, et vous resterez ébahi devant les vitrines qui 
contiennent la merveilleuse encyclopédie des ramiers 
aux uniformes si variés, si simples et si splendides. 
Toutes les espèces, tous les genres y ont pris place, 
depuis l’humble pigeon fuyard, à la robe de bure, 
jusqu’à la colombe de la Nouvelle-Zélande, la co- 
lombe amarante, à pélerine de velours brodée de 
plumes étincelantes comme des pierreries. 

Selon l'habitude, le roi vint chercher à midi mes- 
dames les épouses provisoires de nos matelots pour 
les conduire à la pêche, sur la grève. Une pirogue, 
chargée de naturels que je n’avais pas encore vus à 
notre bord, accompagnait Sa Majesté, 

Sa Majesté me présenta les nouveaux venus, ha- 
bitants d'un petit village situé au nord de l'isthme 
sablonneux qui relie, comme je vous l'ai dit, la pé- 
ninsule à la grande terre. 

Les Zélandais, dignes imilateurs des naturels de 
la Grande-Bretagne, tiennent beaucoup aux ridicules 
formalités de la présentation officielle, et je dus alors 
ajouter à mes ennuis l'ennui de ce cérémonial, que 
j'abrégeai autant que possible par une brusque dis- 
tribution de pouloa, de biscuit et de pain. 

Je fumais une longue pipe, une de ces pipes de 
terre à tuyau cintré et enduit de vernis rouge à son 
extrémité, une pipe américaine, et j'avais lair de ne 
pas comprendre que mes visiteurs imploraient l’un 
après l’autre la faveur d’aspirer à ma pipe quelques 
bouffées de tabac. 

Oter une pipe de ses lèvres, la porter à celles du 
Polynésien et la reprendre ensuite, sans essuyer la 
salive, c’est le plus grand honneur qu’on puisse faire 
à un chef, à un rangatira. 

Ainsi, l’on devient pour toujours fayo (ami); ainsi 
est ratifié le contrat de fraternité qu'on a dressé en 
se frottant le bout du nez l’un contre l’autre, et en 
fusionnant sa waidona (son âme), par le mélange de 
la respiration, bouche contre bouche. 

Aux premiers temps de mon séjour, j'avais eu la 
faiblesse de me soumettre docilement à ces rites dé- 
gotitants; mais je me révoltai bientôt et j’avisai un 
moyen de ne plus prostituer mon souffle, mon nez et 
ma pipe, ma pipe surtout. 

J'instituai alors un bureau de tabac, sur le ratelier 
du mât d’artimon. Je plaçai dans les trous de cabil- 
lols trois ou quatre vieilles pipes culottées, que je 
bourrais à l'avance, et, quand un sauvage me deman- 
dait à fumer, je lui indiquais, avec toute la gracieu- 
seté dont je suis capable, la pipe providentielle qui 
lui était destinée. 

1 paraît que mon expédient ne reçut pas l'approba- 
tion de tous les Mahouris, et je compris que ce n'était 
pas ma fumée de tabac seulement qu'ils ambition- 
naient, mais, en même temps, l'honneur de presser 
entre leurs lèvres ce que je pressais entre les miennes. 

Je tins bon. Je relusai net ma pipe à mes nouveaux 
visiteurs, ct je renvoyai même un grand gaillard qui, 
plus que tous ses compagnons, insistait pour fumer 
avec ma pipe, et allongeait la main pour me la ra- 
vir... Ah! je fus beau de colère, ct, en l'absence de 
mon capitaine, de l'équipage et de Thy-ga-rit, qui 
sans doute serait intervenu pour me protéger, je ré- 
solus de me protéger moi-même, Je tirai de dessous 
ma vareuse un petit coup-de-poing, chargé de trois 
chevrotines, et menacai de faire feu si quelqu'un 
portait la main sur moi, 


LES BALEINIERS 


oo PT mnt 


Aujourd’hui, en colligeant mes souvenirs, je me 
demande si vraiment j'aurais osé décharger mon pis- 
tolet, à bout portant, sur un homme dont tout le 
crime consistait à vouloir goûter à ma pipe... Au- 
jourd’hui, je me réponds à moi-même que, bien cer- 
tainent, je l’eusse fait! ; 

Et quelle folie! quel malheur! quel attentat! La 
plupart des drames sanglants de l'Océanie n’ont pas 
eu de prologue plus sérieux, et il est douloureux de 
penser qu'une colère isolée a maintes fois provoqué 
de terribles représailles. 

I ne faut cependant pas se laisser jamais intimi- 
der par les sauvages : il faut, au contraire, les do- 
miner par l'énergie, Ils tiennent toujours en grande 
estime quiconque se défend avec bravoure. Ils ne se 
croient pas humiliés s’ils ne peuvent vaincre une ré- 
sistance héroïque. 

C'est ce qui arriva quand je menaçai de casser la 
tête à mon convoiteur de pipe... Il s’esquiva et dis- 
parut derrière ses compagnons, qui riaient de sa mé= 
saventure... Et moi, voyant les rieurs de mon côté, 
je me pris à rire encore plus fort qu’eux, enchanté, 
que j'étais du dénoûment pacifique de cette petite 
aventure. 

Un long séjour à la mer, toujours sur le même bi- 
timent et toujours avec les mêmes physionomies, en 
voilà plus qu’il ne faut pour aigrir le caractère et 
rendre irascible une nature quelque placide qu'elle 
soit. 

J'étais done tombé sous la maligne influence d'un 
voyage monotone et interminable, et les relations 
quotidiennes avec mes compagnons de route m’é- 
taient peu à peu devenues insupportables. 

On croit dans le monde que rien n’est plus acci- 
denté, plus varié, qu’un voyage de long cours! Hé- 
las! il y a presque toujours disette d'aventures, ct 
l’on achève le tour du monde avec moins d'épisodes 
romanesques qu'il n’en peut survenir dans la cir- 
cumnavigation du lac d’Enghien ou de celui du bois 
de Boulogne. 

J'eusse done commis un crime par ennui pur et 
simple, si la Providence ne m’etit désarmé en inspi- 
rant des sourires aux spectateurs, et en me faisant 
rire moi-même. 

La position eût pu devenir dangereuse ; nous n’é- 
tions plus que quatre hommes à bord contre des sau- 
vages, au nombre d’une vingtaine, et tous étrangers 
à la tribu d'Oéteta. Avant que nos embarcations ou 
nos amis du village accourussent à notre secours, ces 
bandits pouvaient nous assommer, piller l’Asia, et 
s'enfuir impunément par delà l'isthme de sable. 

Le sort en décida autrement. 

La confiance s'établit entre nous, et, tandis que 
mes Mahouris bourdonnaient autour du mât d'arti- 
mon, je descendis précipitamment fermer à double 
tour la porte de la grande chambre, et remontai sur 
le pont avec la clef dans ma poche. 

Je cadenassai aussi furtivement l'écoutille du grand 
panneau, et j'envoyai le mousse en faire autant au lo- 
gement des harponneurs et des matelots. 

Je prenais toutes ces précautions, car j'avais la 
certitude que ces étrangers commettraient quelques 
vols, non pas d'objets apparents sur le pont, et fai- 
sant partie du gréement, mais de ces futilités si utiles 
aux matelots, des couteaux, des pipes, du tabac, des 
images, du papier, etc. 


vorer tre, 


LES BALEINIERS 


65 


(a 


J’étais dans une si mauyaise disposition d’esprit, 
qu'il me semblait par instants que les Mahouvis, 
rieurs d’abord, deyenaient de plus en plus turbu- 
lents et tramaient quelque complot; plein d'anxiété, 
j'étudiai leurs allures. 

Enfin Thy-ga-rit reconduisit les femmes à bord, 
et je respirai plus librement en apercevant, à la pointe 
du cap Cachalot, nos embarcations revenant de la 
chasse, | 

Le capitaine se railla de mes terreurs, distribua du 
biscuit aux Mahouris et les renvoya à terre. 

Le soir, après souper, je voulus reprendre ma 
pipe, qu’au moment de descendre fermer la porte de 
la grande chambre j'avais déposée dans un coin de 
l'habitacle. 

Plus de pipe ! 

En vain je fouillai les coins et recoins de l'arrière; 
j'éprouvai un regret que des fumeurs seuls compren- 
dront ; il était évident qu’on me l'avait volée. 

Mais où trouver le voleur ? 

Pendant plus d’une semaine, je ne traversai pas 
une seule fois le village sans étudier les groupes d’in- 
digénes, afin de reconnaître à la bouche de l’un d'eux 
ma vieille pipe, que j'aimais tant, et en l'honneur de 
laquelle j'avais même fait des vers. 

Je portai plainte au roi, qui promit de punir le 
tangata tae hae (voleur), si on le découvrait, La pu- 
nition devait consister tout simplement à lui briser le 
crane d’un coup de meré. Puis la tête, desséchée, pré- 
parée selon les procédés habituels, me serait donnée, 
et je l'emporterais en France, pour faire voir aux gens 
de mon pays comment le roi Thy-ga-rit punit les vo- 
leurs. — J'étais si furieux d’avoir perdu ma pipe, 
que, vraiment, je crois que j’eusse permis qu’on in 
fiigeât un pareil châtiment à mon voleur. — Pardon- 
nez-moi, mon Dieu! on devient cruel malgré sci, en 
vivant au milieu des anthropophages. 

Le tangata tae hae dissimula si bien son larcin, 
que les mois s'écoulèrent sans qu’on le découvrit et 
que j'oubliai presque ma pipe en en culottant une 
nouvelle. / 

Mais il était écrit que je la retrouverais un jour. et, 
depuis, je l’ai religieusement conservée. Je ne m'en 
suis même plus servi, de peur de la casser, et elle fait 
partie maintenant d'une panoplie de pipes collection- 
nées par mon frère. 

Un soir que, revenu par terre de la forêt du port 
Olive, et descendant la montagne qui domine le vil- 
lage d'Oéteta, j'attendais, auprès de l’aiguade, qu'un 
canot vint me chercher, des Mahouris, qui causaient 
assis en rond sur un tertre Voisin, m'appelèrent à 
eux, et je me rendis volontiers à leur invitation. C’é- 
taient de jeunes Rangatiras, déjà presque entièrement 
tatoudés,., Nous avions vécu depuis cing mois en tres- 
bonne intelligence. Tandis qu'ils me plaisantaient 
sur ma chasse, qui n'avait pas été très-heureuse, 
qu'ils me demandaient si ma poudre était bonne, et 
si j'avais encore du biscuit dans ma curnassière, j'en- 
trevis aux lèvres de l’un deux une pipe qui ressem- 
blait parfaitement à ma pipe volée, saul le tuyau, long 
à la mienne, court à celle-ci, J'examinai donc furti- 
vement l'objet, et plus je l'examinai, plus je me cou- 
vainquis que c'était bien 1A ma pauvre vicille pipe. 
Mais comment rentrer en sa possession ? 

Si je la réclame, il n'avouera jamais qu'il a commis 
un larcin, et ne voudra pas la rendre, 


Si je l’arrache, par surprise, de ses lèvres, c’est 
-une insulte pour lui et pour ses compagnons, et gare 
à ma peau! 

Plus j'hésitais sur la marche à suivre, plus je de- 
venais certain que ma pauvre pipe était bien là, de- 
vant mes yeux, là, souillée, polluée par la salive d’un 
horrible mangeur d'hommes. 

Ah! si une mère brave tous les dangers pour re- 
prendre l'enfant qu’on lui enlève, le fumeur, le 
vrai fumeur, le fumeur marin surtout ne con- 
nait plus €’obstacles quand il s’asit de sauver sa 
pipe. 

Et, emporté par la passion, en proie à une exalta- 
tion soudaine qui me fit oublier au milieu de qui j’é- 


_tais, et quelles terribles conséquences pouvaient ré- 


sulter de ma conduite, j’allongeai soudainement le 
bras vers le Mahouri voleur et lui arrachai ma pipe 
d’entre les dents, en criant en anglais : 

— Thief! thief! (Voleur ! voleur t) 

Le Mahouri, se dressant d'un bond, dégainait 
le long couteau qu'il portait en ceinture à l'in- 
star des baleiniers, et se préparait à en larder ma 
poririne. Mais, moi, galvanisé par l'instinct de la 
conservation, j'avais déjà sauté à dix pas du 
cercle des sauvage:, et, ma pipe en sürelé dans 
ma carnassière, je me tenais sur la défensive, mais 
le fusil, seulement tenu dans la position du fusil à 
baionnette, en avant. 

Hs savaient bien tous, ces gaillards, que le canon 
de droite était seul chargé de cendrée et de poudre 


d'un faible numéro, mais que le canon de gauche re- 


celait trois chevrotines à l'usage des cochons sauva- 
geots et des méchants. 

Je n'avais plus à balancer. Si le Mahouri au cou- 
teau, soutenu par ses camarades, fondait sur moi, 
j'étais perdu et devais alors vendre ma vie aussi 
chèrement que possible. Mais, si ses camarades ne le 
soutenaient pas, oh! alors quelle partie pour moi!... 
Mes mains ne tremblaient pas, mon ceil y voyait 
clair, et la cible était grosse et proche. 

Heureusement, le voleur fut abandonné à lui- 
même. Je demeurai donc stupéfait, lorsque ses com- 
pagnons ne s’élancèrent pas avec lui vers moi, et se 
contentèrent de pousser des exclamations de surprise, 
nous laissant tous deux aux prises. 

Il était 1a, brandissant son couteau; mais j'étais 1d 
aussi, et je le tenais en joue, 

Je ne sais si Thy-ga-rit nous aperçut de loin, ou 
s’il vint à passer par 14, au hasard ; toujours est-il 
qu'il s'interposa entre nous deux, et que je lui remis 
l'obiet de la dispute, en déclarant que, puisqu'on 
m'avait volé ma pipe, j'avais cru devoir la reprendre 
partout où je la trouvais. 

Sa Majesté considéra la pipe, la tourna et retourna 
entre ses doigts, interrogea le coupable, qui, sans 
doute, ne répondit pas d'une manière salisfaisante, 
puis prononga ainsi son jugement : 

— Vous voyez, dit-il à ses sujets en mauvais an- 
glais, afin que je pusse le comprendre, vous voyez là, 
sur le tuyau, ces petites lettres ; eh bien, ces lettres 
forment le nom du docteur ; cette pipe est à lui, et 
cet homme est un voleur, 

Et il me rendit la pipe. 

J'avouerai que jamais je ne me serais imaginé de 
Cire à ces hommes, qui ne savent pas lire, que les 
lettres gravées sur le tuyau de la pipe, lettres qui for- 


5 


66 LES BALEINIERS 
LL CL 


maient le nom du fabricant, contenaient mon nom, 
mon titre de propriétaire. 

Thy-ga-rit était doublement adroit en prononçant 
une telle sentence; d’abord, il faisait preuve de bonne 
justice, et puis il montrait à ses sujets qu'il était bien 
plus savant qu'eux. : 

Les Mahouris applaudirent à ce jugement sans ap- 
pel, et poursuivirent de leurs huées le voleur, qui 
disparut derrière les cases voisines. 

Le lendemain, je rappelai au roi qu'il m'avait 
promis la tête de mon voleur; il me répondit sans 
sourciller qu'il allait s'occuper de cette affaire, et 
qu'avant vingt-quatre heures, je serais satisfait. 

Le surlendemain, il vint à bord et m’expliqua avec 
beaucoup d’embarras que le thief n’appartenait pas 
à sa tribu, et qu'il avait pris la fuite dès le soir même 
de la découverte du vol. 

Je ne voulus pas dire à Thy-ga-rit que, si je lui 
avais rappelé sa promesse de punition, ce n’était que 
pour avoir l'occasion de faire grâce au coupable. — 
Non, il faut, avec ces gens-là, se montrer, en projets, 
aussi cruel, aussi barbare qu’eux-mémes, afin de 
conserver plus d'influence sur eux, et pouvoir les 
adoucir ensuite au moment décisif. 


XXVIIE 


LE GRAND BALEINIER DE SAG-HARBOUR 


L’hiver, sans étre rude, empéchait parfois nos 
canots de chasser, et l'équipage, forcément consigné 
à bord, s’ingéniait à combattre l'ennui. 

L'atelier de couture, qui avait fourni des robes de 
cotonnade à ces dames, chémait. Que faire? L'amour 
était sans attraits, et l’oisiveté fatigue plus nos hom- 
mes qu'une journée entière passée à manier l’aviron. 

Les uns faisaient la lessive, d’autres raccommo- 
daient leurs hardes, d’autres causaient en cercle ou 
écoutaient les histoires racontées par quelque ancien 
pêcheur. 

La lessive des baleiniers est assez curieuse : ils 
trouvent dans la baleine la quantité de potasse néces- 
saire pour saponifier l’épaisse couche d'huile placar- 
dée sur leurs vêtements. 

Vous savez, ou vous ne savez pas que le feu d’un 
fourneau où l'on fait fondre le gras, est alimenté par 
le résidu spongieux des fragments de graisse jetés 
dans les chaudières. Ce résidu, formé des mailles du 
tissu cellulaire renfermant l'huile, brûle rapidement 
et dégage beaucoup de calorique, et ses cendres sont 
riches en sel de soude et en potasse. 

On recueille ces cendres et on les place dans une 
barrique maintenue debout, défoncée par en haut, 
mais ayant au bas un double fond, Ce double fond 
supplémentaire est perforé de trous nombreux, et 
séparé du fond ordinaire par un vide de quinze à 
viugt centimètres de hauteur, On verse de l'eau 
douce par-dessusles cendres; l'eau les traverse et en- 
traîne les sels, et alors on pratique une ouverture au 
bas de la barrique, on recucille un liquide rougeatre, 
bien plus énergique que celui que nos ménagères ap- 
pellent du lessif. 

Ce lessif de baleine émulsionne complétement le 
corps gras et l'huile, et telle vareuse qui se tenait 
debout, tant elle était j aprégnée de e, devient, 


après cinq minutes de friction, aussi souple et aussi 
nette que si elle n'eût jamais été trempée que dans 
l'eau pure. 

Le capitaine permet ce nettoyage après chaque 
série d'huile mise en cale. - 

Voilà donc où nous en sommes : les uns blanchis- 
sent, raccommodent leurs hardes, et d’autres, oisifs, 
causent ou écoutent des contes. Ces derniers font un 
cercle autour du maitre cook, qui a établi son mou- 
lin à café au bout d'un anspect emmanché dans le 
guindeau, et prépare à grands tours de bras nos ra- 
tions de la semaine. 

Maître cook, je vous l’ai dit, était le conteur bre- 
veté du bord. Il expliquait les rêves, glosait sur des 
pressentiments, présageait les coups de vent, savait 
par cœur le Petit Albert, et pratiquait adroitement 
certains tours de physique amusante, tels que la fa- 
brication du poil à gratter, le moyen de mettre le feu 
à un bout de fil caret sans le brûler, et bien d’autres 
encore. 

On le vénérait; on faisait mieux, on J’aimait. 
Quand le capitaine et lui pesaient, chaque soir, la 
viande salée destinée au lendemain, il imprimait, 
sans scrupule, un frauduleux coup de bascule à la 
romaine, et la ration de Jard des matelots grossis- 
sait aux dépens de l’armateur. En outre, il donnait 
toujours la solution des questions débattues dans le 
poste de l'équipage, et, quand il jugeait, c'était sans 
retour, c'était sans appel. 

Cejourd’hui, la conversation était d'autant plus 
animée autour du moulin à café, que quelques esprits 
forts osaient contredire maître cook. 

— Oui, oui, disait-il en suspendant la rotation du 
moulin, et retenant d’une main son bonnet, que le 
vent, tombé de la ralingue de misaine, menacait de 
jeter à la mer... Oui, oui! que l’arc-en-ciel du Nord 
me serve de cravate, et que je les fasse fondre dans 
le boîtier de ma montre, si vous en tuez une seule de 
ces baleines. Entendez-vous ? 

— Il a raison, maître Cook, murmurèrent quel- 
ques hommes, découragés par huit jours de nage 
continuelle et inutile : il a raison. 

— lla tort, et c’est moi que je vous le dis, moi 
que je suis un ancien du baleinier le Souvenir-de- 
Marseille... et que nous en tuerons!... et que ca 
sera bientôt, et que ce sera plus d’une, s’écria un 
harponneur provencal. 

Seul, entre nos matelots, le Proveneal s'était tou- 
jours montré rétif à la voix prophétique du vieux 
cook. Celui-ci, pour toute réplique, secoua la tête, 
le poignarda d’un regard de travers, et recommença 
stoiquement à moudre le café. 

— faut croire qu'elles ont le ventre bondé de 
cailloux, ajouta timidement un novice, Quand nous 
les accostons, elles se laissent couler bas, sans mon- 
trer Ja queue, Pas vrai, maître, qu'elles ont leur 
cale pleine de cailloux t 

— Silence, Fatras! si tu n'as que ça à dire, si- 
lence ! s'écria d'une voix de tonnerre le cook, heu- 
reux de saisir l'occasion de décharger sa mauvaise 
humeur sur le pauvre novice; silence! — Tu as vu, 
tu as touché, tu as senti, tu as goûté du manger de 
baleine, cette sauce rousse qui flotte sur le bouillon 
de la mer, et tu prétends qu'elles avaient des cail- 
loux? Allons done!,.. ce n'est pas ça qui les fait cou- 
ler... Je le sais bien, moi... Je n'ai pas navigué pen- 


A 


LES BALEINIERS 


67 


dant dix ans avec les plus fameux capitaines du 
Havre, sans apprendre à connaître ces baleines-la... 
Elles sont aussi rouées que les baleines du Brésil 
Blanc; vous ne leur passerez pas le faux croc, mes 
petits enfants! — elles ont déjà fait voir le tour à des 
malins plus malins que les malins du Grand-Souve- 
nir-de-Marseille ! 

— Eh! que c'est vrai qu’elles sont un peu volages, 
mais que nous les aborderons tout de même, et que 
je crève, moi, si je ne leur enfonce cinquante centi- 
mètres de fer dedans le flanc, reprit le Marseillais. 

— Tu crèveras peut-être, je ne m’y oppose pas, 
bien au contraire, répliqua le cook. Mais, si tu mets 
tes centimètres de fer queique part, ce ne sera que 
dans l’eau. 

L'assistance se prit à rire, et le cook, joyeux d’a- 
voir toujours l'approbation générale, abandonna le 
manche du moulin, s’assit sur le guindeau, exhuma 
sa chique, la placa au frais, derrière son oreille, qu’il 
recouvrit de son bonnet, et, se croisant les bras, se 
prépara à satisfaire les curieux qui lui demandaient à 
grands cris pourquoi les baleines nous échappaient 
ainsi, en sondant, au premier bruit des avirons. 

— Yous voulez done que je vous dise pourquoi 
vous n’en tuerez pas une seule, de ces baleines ? 

— Oui, oui... 

— Eh bien, je vas vous le dire... — Attention}... 
attention ! 

» Peigne de buis, 

» Peigne de bois, 

» Peigne de corne, 

» Qui crèvent les yeux à ceux qui dorment. 

Et le public répondit en chœur à cette invita- 
tion : 

— Attention ! attention! 

» Cuir de peau, 

» Sous-pieds de guétres, 

» Talons de bottes! 


Et le maitre cook de débiter le prologue obligé de 
tous les conteurs de bord... Je passe quelques-unes 
de ses meilleurs invocations, mais des plus épicées, 
beaucoup trop épicées, même... Et il termina le 
préambule par cette série de coq-a-l'dne... 

— Traverse montagnes, perruques et calogans ! 

» Arrive cing cents pieds au-dessus du soleil le- 
vant, 

» Dans un pays charmant, 

» Où les enfants de quatre ans 

» Jouent au petit palet avec des meules de moulins 
à vent. 

» Etoù quatre hommes et un caporal font lever le 
soleil à grands coups de perche. 


» Attention! attention!… 

Ce burlesque prologue est à un conte ce qu'est à 
une piece de théâtre l'ouverture qu'exécute l'orches- 
tre. Un auditoire de matelots, étendus pendant le 
quart de nuit autour du grand panneau, sur lequel 
s'est accroupi un loustie conteur, cet auditoire, dis- 
je, a besoin d'être réveillé, stimulé, secoué, afin de 
prêter mieux l'oreille, 

Or, ce prologue a pour but de secouer, stimuler 
et réveiller l'auditoire. 


Maitre cook, n’ayant pas dédaigné ce coup de 
fouet, continua sérieusement en ces termes : 

— Je vous disais donc que vous ne piqueriez pas 
une seule de ces baleines ! 

— Pourquoi? 

— Ah! vous êtes curieux. — Soit! — Vous n’en 
piquerez pas, à cause de... de la... coquin de mot! 
ils’en va toujours quand j'ai besoin de lui... enfin, 
c'est à cause de la chose... qui disait... comme 
quoi... que quand on est défunt... ça consiste à être 
mort et 4 revenir dans le-gabarit d’un autre parti- 
culier..; Vous comprenez, n’est-ce pas?... 

Ce début attira singulièrement l'attention des ma- 
telots. Le cook chercha encore un instant, mais inu- 
tilement, ce mot qui le fuyait, et, se promettant de 
me le demander quand j'irais allumer ma pipe à la 
cuisine, il poursuivit : 

— Enfants, vous comprenez bien ce que je veux 
dire; vous ne piquerez pas une seule de ces baleines, 
parce que, autrefois, elles ont été de vieux balei- 
niers! 

— Oh! oh! oht s’écria tout l'équipage. 

— Oh! que je dis que ce n’est pas vrail... et que 
en voilà une de blaguet voulut s’écrier le Provençal. 

Mais un murmure d indignation couvrit sa voix. 

— Ah! vous riez... C’est pourtant connu dans 
tout le Nord-Amérique. Des baleiniers, des satanés 
baleiniers d’autrefois sont condamnés, pour leurs 
péchés, à revivre en baleines. Aussi, examinez-les 
bien, les vieux roués, quand ça s'amuse à soufiler 
un mille au vent à nous, et que ça n’a pas l'air d’al- 
ler de l'avant, ça vous entend, aussi bien que je 
l'entends, le cri de notre vigie, le grand hunier que 
l'on masse et le branie-bas de pirogues. Ça se laisse 
approcher à une longueur d’aviron, puis ça vous 
regarde en dessous, et, quand le harponneur selève, 
ça s’affale sans rien dire, à je ne sais combien de 
brasses de fond, et ça va se relever un mille plus 
loin, en soufflant et en riant... Va les chercher, jeune 
orgucilleux du Souvenir-de-Marseille... Oui, oui, 
mes enfants, ces baleines ne sont que des ci-devant 
baleiniers, et pas des Francais encore; ce sont des 
Américains, des anciens de Sag-Harbour. Hs flairent 
et reconnaissent l'odeur du goudron à trente milles 
dans le vent, et ne se laissent approcher que pour se 
distraire en nous entendant goddemmer. 

» Je vous dis ça, moi, parce que c'est vrai et que 
je le tiens de personnages respectables qui sont tou- 
jours revenus au {lavre avec un complet chargement 
d'huile, et n'ont jamais menti, J'ai pêché pendant 
dix ans avec eux, et, si nous n'avions jamais chassé 
que du poisson de cette espèce, on aurait pu, cha 
que fois que j'ai débarqué, au retour, sur les quais 
du Havre, on aurait pu me prendre par les pieds et 
secouer mon individu la tête en bas... Bien sûr 
que les pièces de cent sous ne seraient pas tombées 
de mes poches... tout comme si j'avais fait un 
voyage à la part sur le Grand-Souvenir-de-Marseille. 

— Attrape, Provençal! 

— Oui, je me ferais un cure-dents avec le mât de 
beaupré et un mouchoir avec la grande voile (car, à 
terre, c'est malhonnôte de se moucher avec les 
doigts), plutôt que d'acheter, pour un verre de talia 
qui ne me mettrait pas la langue à flot, toutes vos 
parts d'huile que nous ferons ici jusqu'à la fin de la 
saison, 


68 LES BALEINIERS 
ES 


Et, cela disant, maitre cook reprit la manceuvre 
du moulin, tandis que ses auditeurs, découragés, 
le regardaient, bouche béante. 

Ils semblaient attendre de nouvelles révélations. 

_ — Eh bien, qu’avez-vous donc à me regarder, 
‘vous autres?... reprit-il. Est-ce que vous ne me 
croyez pas? Parbleu! vous avez raison; je ne suis 
pas payé pour vous dire la vérité... Demandez-la à 
mossieu du Grand-Souvenir-de-Marseille... Mais que 
le feu du ciel m’élingue, qu'il vente la peau du dia- 
ble à chavirer le bateau, à décorner les bœufs et à 
faire ployer mon pouce, si la cabousse (le fourneau) 
s'allume jamais pour fondre seulement une livre du 
gras de ces baleines. 

— Pardon, maître cook, vous avez raison; mais 
dites-nous donc pourquoi, sans vous commander, 
pourquoi les anciens de Sag-Harbour sont devenus 
baleines... sans vous commander... 

— Ah! c’est toi qui m’interroges, failli chenapan 
de novice... Vraiment, tu as des sentiments et de 
l'honnêteté. Je te dirai cela plus tard... quand ces 
messieurs seront las d'amener sur ces bêtes, et que 
nous ferons route pour la France... Apprends seu- 
lement, pour ta gouverne, que la chose s’est opérée 
il y a quinze ans, alors que tu étais encore au bossoir 
de ta maman... Oui, il y a quinze ans que toute une 
famille de Sag-Harbour, garçons, filles, mari et 
femme, toute la sainte famille, enfin, a été mise à 
l’eau... Et, depuis quinze ans, elle doit avoir pondu 
des petits... Voila pourquoi il y a tant de baleines de 
cette espèce, 

— Racontez, racontez! fut le cri général des au- 
diteurs. — Racontez! 

Le cook se fit longtemps prier; mais enfin il céda. 
— Le Provençal, aussi curieux que les autres, ne 
s'éloigna pas; au contraire, il offrit au cook pour se 
réconcilier avec lui, une énorme chique neuve; mais 
celui-ci la refusa. 

— Merci, dit-il, la mienne est 14, au frais, et, si 
je ne la travaille pas, c’est que l’histoire que je vais 
vous raconter est si épouvantable, que, dans le sai- 
sissement qu’elle ne saurait manquer de me causer à 
moi-même, j'aurais peur d'avaler le pruneau. — Je 
disais donc que tous les membres d’une famille de 
Sag-Harbourg avaient été gratifiés d'une queue et 
d'une paire de nageoires... Mais, d’abord, apprenez 
ce que c’est que Sag-Harbour. 

» Sag-Harbour est le grand port baleinier de Long- 
Island, une ile du Nord-Amérique, une fameuse ile, 
entourée d'eau comme I’ Asia, et où il n’y a pas un 
seul particulier qui ne soit marin et baleinier, tou- 
jours commesur l’ Asia. Les femmes y sontsensibles. 
Quand un Frangais met le cap sur elles et laisse arri- 
ver, car le Français doit toujours se tenir dans le vent, 
elles masquent leur grand hunier pour l’attendre.…. Je 
sais cela, moi, j'en suis sûr, parce que, entre paren- 
thèses, j'y airelaché, dans Long-Island, voilà dixans, 
en allant à New-York, par suite d'un satané coup de 
vent, et, comme alors ma perruque était plus noire 
que le coltar, et que je pouvais influencer avec avan- 
tage toutes les beautés qu'il me plaisait de relever avec 
mon compas, j'aibeaucoup navigué avec ces charman- 
tes insulaires, qui portent fort bien la toile, et n'ont 
jamais le mal de mer que quand elles font un enfant. 

» Mais lofe d'un quart pour elles. Ce n'est plus de 
mes scélératesses passées que j'ai à vous entretenir, Je 


vous disais donc que le Sag-Harbour, un trois-mâts, 
un magnifique trois-mâts, jaugeant autant de ton- 
neaux que je puis avaler de petits verres de genièvre 
(sans perdre la raison, par parenthèse), pendant la 
semaine des décomptes (1), — sept cents! — Ce 
trois-mats se nommait le Sag-Harbour, et, soit dit 
en passant, c’est une belle chose que de naviguer sur 
un navire portant lenom du pays. Chaque fois qu’on 
parle du bateau, on parle de la patrie, et le biscuit, 
tout pourri qu'il est, vous semble aussi bon que du 
pain frais; en parlant dela patrie, on tortille son 
morceau de lard salé, comme si c’était une tranche 
du cochon de Noél, et les fayots que je vous fais 
cuire avec tant de sollicitude, on les trouve aussi 
tendres que les petits pois du jardin de son vieux 
bonhomme de pére! et cette bière, cette bière au 
spruce, spruce-beer, pour laquelle je devrais obtenir 
un brevet de perfectionnement, il n’y a pas, dans 
toute notre Normandie, un quartaut de cidre qui la 
vaille. Ah! oui, tout y est bon quand le navire porte 
le nom du pays!... — Au reste, mes enfants, ce que 
je vous en dis, ce n’est pas pour vous indisposer 
contre l’Asia... Ne croyez pas non plus que j'aie de 
la rancune contre notre armateur. Non, non! mais j’a- 
vouerai avec vous que nous sommes traités comme 
des nègres, comme des chiens, et je vous garantis 
que, si j'avais un millier de petits écus de rente, il 
n'yaurait plus de capitaine ni d’amiral assez roués 
pour me donner deux cent cinquante francs d'avan- 
ces et me faire signer l'engagement de manceuvrer les 
chaudières de son bord. Adieu la turlutine, si j'avais 
un millier de petits écust 

» Mais reparlons du trois-mits de Sag-Harbour. * 

» À son premier voyage, il revint avec cent barils 
d'huile, tandis que les autres en avaient deux mille. 
L’armateur fit une grimace au capitaine, mais ne le 
congédia pas. — Ils étaient cousins, et le cousinage, 
mes enfants, est très-utile en ce bas monde. Aussi, 
moi qui vous parle, jamais je n’aurais fait mon pre- 
mier voyage de maitre cook sur l’Archimède, du Ha- 
vre, voilà douze ans, si ma mére-grand (que Dieu 
ait son âme en paix), si ma mère-grand, vous dis- 
je, n’eût pas été la bonne amie présumée du grand- 
père du capitaine de l’Archimède, et, soit dit en pas- 
sant, c’est de ce même capitaine de l’Archimède que 
je tiens les détails de l’histoire que vous avez l'hon- 
neur d'entendre raconter. 

» Au second voyage du Sag-Harbour, même chance. 
Alors l'amateur fit deux grimaces eb demanda au ca- 
pitaine s’il n'avait pas été faire la pêche aux piments 
sur la côte du Brésil, façon spirituelle de lui repro- 
cher son malheur. 

» — Look-Sharp, — et, soit dit en passant, le 
capitaine se nommait Look-Sharp, ce qui signifie bon 
œil, œil de vigie, — maitre Look-Sharp, ajouta 
poliment Varmateur, vous pouvez maintenant, 
si cela vous convient, aller prendre le commande- 
ment du Grand-Voltigeur-Hollandais. 

» Le pauvre capitaine dégommé s’en alla, content 
comme une poule qui a trouvé un couteau; ne sa- 
chant plus dans quel aire de vent gouverner, il rentra 
au domicile de sa conjugale, 

» — Petit, lui dit madame en l’embrassant, al- 


(1) Le décompte est la somme qui rovient à chaque matelot 
pour sa part d'huile, au retour de la campagne, 


LES BALEINIERS 69 


lons acheter cette robe de soie que tu m'as promise, 

» Look-Sharp, sans répondre, secoua la tête. 

» — Petit, poursuivit-elle, petit, je veux ma robe 
de soie. 

» Ces coquines de femmes ne dérdpent jamais! 

» — Eh! va donc plutôt chercher ta vieille robe 
de coton. Nous la vendrons pour acheter du biscuit. 
Je suis coulé, madame Look-Sharp, coulé, et je n'ai 
plus qu’à prendre le commandement du Grand-Vol- 
tigeur-Hollandais. 

» Voili-t-il pas qu’à cette déclaration madame la 
capitainesse se laisse tomber en pagaye sur le tillac 
de son appartement, et demeure immobile comme 
une drôme, l’écoutille des yeux fermée et poussant 
des soupirs par le grand panneau de sa bouche. 

» Maitre Look-Sharp, au cœur sensible, s’élance 
vers la demeure du pharmaco voisin, et revient aus- 
sitôt avec un chargement de terre sulfurique pour 
tirer madame de cette bordée d’évanouissement 

» Ah! le pauvre homme! n’aurait-il pas mieux 
fait de lui administrer une décoction de bois tordu 
(coups de bout de corde). La coquine venait d’appa- 
reiller pendant son absence... Elle avait filé son cable, 
la voleuse, emportant sa tirelire et les bijoux du mé- 
nage. 

» — Ah! Look-Sharp! Look-Sharp, tu es un 
homme perdu, se dit à lui-même l’infortuné capi- 
taine; plus de femme; plus de navire, plus d’ar- 
gent!... Où mettre le Cap, maintenant, si ce n’est au 
large?... 

» Et le malheureux, bien décidé à avaler sa gaffe 
(à mourir), se dirigea du côté de la mer. 

» — Rien de plus facile que de faire un trou dans 
l'eau, pensait-il ; quand même je sais nager. — Dix 
livres de galets dans un mouchoir, et le mouchoir 
pendu à mon cou avec un morceau de bitord pour 
chaîne de montre, ça suffira. 

» Le pauvre ci-devant capitaine chemina donc le 
long du rivage, jusqu'à ce qu'il arrivât à un endroit 
écarté; la marée était basse, ça ne lui fit pas plaisir, 
car il lui faudrait se mouiller les pieds et s’empétrer 
dans le goëmon avant que de rejoindre la pleine eau. 

» Le soleil, sur le point de se coucher, avait déjà 
défrisé sa grande perruque de feu, et il ne lui restait 
plus qu'à décapeler sa culotte et ses bas pour des- 
cendre se rafraîchir dans le grand bassin. Look-Sharp 
prépara donc son portemanteau de voyage, en rem- 
plissant sa cravate de galets, et, tout en la remplis- 
sant, il soupirait, sanglotait, et levait les yeux au ciel, 
Mais ne voilà-t-il pas que, tout à coup, il voit venir 
vers lui, du côté dela pleine mer, un grand monsieur 
qui sort du rouleau des vagues, un grand monsieur 
en habit noir et en gants noirs, mais à la figure ver- 
dâtre et au nez en forme de patte d’ancre. 

» — Voici, pensa le capitaine, un particulier qui 
me troublera dans mon opération. Mais quel drôle 
de chemin prend-il done pour m'accoster ? En tout 
cas, il ne doit pas avoir besoin d'une brosse pour en- 
lever la poussière de dessus ses habits. 

» Le grand monsieur noir s’avançait toujours, et 
Look-Sharp continuait toujours l'arrimage de ses 
galets. Il se lestait comme se lestent souvent les na- 
vires du Havre, 

» Quand il n'y eut plus qu'une longeur d'aviron 
entre eux deux, le grand monsieur noir dit, sans ôter 
son chapeau : 


» — Bonjour, capitaine Look-Sharp t 

» — Bonjour, monsieur. 

» — Ah! le particulier me connaît, pensa Look- 
Sharp; mais, moi, je ne le connais pas. Quel singulier 
personnage! Ce n’est donc pas un naufragé? Il vient 
à pied de la pleine mer, et il n’est pas mouillé, Oht ~ 
oh! ; 

» — Que faites-vous ici, capitaine ? 

» — Et vous, qui étes-vous donc, vous qui avez 
la propriété des canards; celle de traverser l’eau sans 
vous mouiller ? Qui diable êtes-vous donc ? 

» Le grand monsieur noir fit une grimace avant de 
répondre, et il essaya derire. 

» — Capitaine, est-ce que vous cherchez du pois- 
son sous les galets ? reprit-il. 

» — Je cherche ce qu’il me convient de chercher. 
Laissez-moi tranquille, que diable ! 

» Le grand monsieur noir fit une nouvelle grimace, 
et essaya encore de rire. 

» — Le temps est beau, ce soir, capitaine. 

» — Allons, retournez d'où vous venez. Si vous 
me connaissez, vous devez savoir qu'on n’a jamais 
beau jeu à se railler de moi. 

» — Capitaine, ne nous fâchons pas. Je ne suis 
pas un railleur, et, si je vous connais, je connais aussi 
votre position et vos projets. Vousavez eu des mal- 
heurs; eh bien, si vous consentez à traiter avec 
moi, je puis vous rendre service. 

» — Encore une fois, virez de bord, et donnez- 
moi la paix ; je n’ai pas d’argent pour payer vos ser- 


-vices, que diable ! | 


» — Et le grand monsieur noir fit une troisième 
grimace, et essaya, toujours en vain, de rire. 

» — L’armateur qui vous a été le commande- 
ment du Sag-Harbour, est un de mes amis; il peut 
vous le rendre, si je veux. 

» — In ce cas, dites que vous le voulez, s’écria 
bien vite Look-Sharp en jetant bas les galets de sa 
cravate. J'aurais peut-être meilleure chance à mon 
troisième voyage, 

» — Ah! ah! vous vous radoucissez ; vous m'é- 
coutez, vous ne voulez plus vous jeter à l’eau. 

» — Mais, pour savoir si bien, et ce que j'ai fait, et 
ce que je voulais faire, êtes-vous done le diable ? 

» Quatrième grimace du grand monsieur noir, et 
inutile tentative pour rire. 

» — Je suis ce que je suis, et vous êtes ce que vous 
êtes, riposta aigrement l'inconnu, Bref, voulez-vous, 
oui ou non, reprendre le commandement du Sag- 
Harbour? Répondez sans louvoyer ! 

» — Oui, 

» — Voulez-vous revenir avec un complet char- 
gement d'huile de baleine à chaque voyage? Répon- 
dez encore sans louvoyer et sans embardées, 

» — Oui. 

» — Voulez-vous acquérir une immense fortune? 

\épondez toujours sans louvoyer, sans embardées 
et le cap en route. 

» — Oui, oui, mille fois oui. 

» — Eh bien, tout cela sera ainsi que je le pro- 
mets. 

» — De grâce, dites-moi qui vous êtes. Etes- 
vous le bon Dieu? 

» À ce mot de bon Dieu, le grand monsieur 
noir ne fit plus de grimace, et n'essaya plus de 
rire; mais il bondit comme un poisson volant... 


70 


» — De par Jésus-Christ! dites-moi votre nom. | 

» A ce mot de Jésus-Christ, le poisson volant fit 
plus que de bondir, il se tordit comme une anguille 
de buisson. 

> — Vraiment, on vendrait le bon Dieu pour être 
votre ami, ajouta Look-Sharp. 

» Cette fois-ci, le grand monsieur noir salua le 
capitaine jusqu’à terre et lui sourit avec tant d’ama- 
bilité, que celui-ci, ne remarquant pas qu'il avait un 
œil vert et l’autre rouge, lui demanda ses conditions. 

» — Mes conditions sont que tous les membres 
de votre famille, et vous-même, capitaine, vous de- 
veniez baleines après votre mort. 

» Look-Sharp, épouvanté, scia deux ou trois pas 
en arrière, et recommença sa chanson : 

» — Mais d’abord, dites-moi qui vous êtes? 

» — Tu le sauras après. 

» — Non, je veux le savoir d’abord! 

» — Eh bien, je suis le roi des baleines, l’em- 
pereur des cachalots, et, sur tous les océans, ilne se 
donne pas un seul coup de harpon, un seul coup de 
lance, sans que je le permette, afin de punir quel- 
ques-uns de ces animaux, mes sujets, rebelles ou 
mauvaises têtes. Y consens-tu? 

» — Avant de mourir, ferai-je fortune? 

» — Oui, etj’oubliais de te dire que tu ne mour- 
ras que lorsqu’il y aura quelqu’un de mort dans ta 
famille, et que, sans le savoir, tu auras fait soufiler le 
gros sang à ce personnage, devenu baleine ou cacha- 
lot. 

» — Marché conclut s’écria Look-Sharp rassuré 
par cette dernière clause du traité. 

» Et il tendit la main au grand homme noir, qui 
lui tendit aussi la sienne. 

» Look-Sharp trembla malgré lui en pressant la 
main du grand homme noir, car, sous le gant noir 
du particulier, il sentit quelque chose de plus dur 
que des doigts et de plus pointu que des ongles. 

» — Maintenant, il faut que je te marque, afin de 
te reconnaitre; c’est ma méthode; il y a tant d’in- 
dividus qui font des aflaires avec moi, que je ne 
pourrais pas me rappeler les noms de tous. 

» Et il étendit sa grande main gauche, qu'il posa 
sur la tête de Look-Sharp, et il le fit tourner vers le 
soleil, qui ne montrait déjà plus que le bout de son 
nez, en lui disant : 

» — l'erme les deux yeux! 

» Le capitaine ferma les yeux. 

» Alors il posa deux grands doigts de sa grande 
main droite sur chaque œil de l'aspirant, et, après 
avoir marmotté quelques mots à voix basse, il lui dit: 

» — Ouvre l'œil gauche et regarde à Vest. 

» Look-Sharp ouvrit l'œil et regarda. 

» — Ouvre l'œil droit et regarde à l'ouest. 

» Look-Sharp obéit encore, 

» Ensuite le grand monsieur noir passa sous le vent 
à lui, et s'inclina jusqu'à terre, en disant : 

» — Je te salue et le nomme le grand baleinier du 
Sag- Harbour ! 

» — Où m'avez-vous marqué? demanda le capi- 
taine, qui se frollait les yeux. 

» — La première personne que tu rencontreras 
sur le port te le dira... Mais, avant de nous séparer, 
il faut que je te montre quelque chose, 

» |i ramassa un galet, cracha dessus, et dit à 
Look -Sharp : 


LES BALEINIERS 


» Regarde, et raconte-moi ce que tu vois dans ce 
crachat ! 

» — Je vois trois embarcations qui chassent une 
baleine : les embarcations sont aussi larges qu'un 
cheveu, et quatre ou cinq fois plus longues que le 
cheveu n’est large. La baleine est grosse comme une 
jeune puce. Elle souffle à un quart de mille sous le 
vent à eux, et son soufile est moins épais que le filet 
de vin qui sortirait d’une barrique percée avec un 
poil de cochon. « Nage, nage de l'avant! nage dur, 
» mes enfants, » crie l'officier quia une chemise de 
laine rouge, des mains sales et un pantalon taillé 
dans une vieille voile de grand hunier, « nage dur! 
>» nage encore un coup. — Debout! debout! harpon- 
» neur! Scie à culer, enfants, scie à culer ! — Pique, 
» pique donc!... Amarrée! amarrée! et la baleine 
» piquée file son nœud.— Ah ! quelle course en char 
» à bancs, mille dieux! Hale la ligne, maintenant, et 
» puis un bon coup de lance... Hourra ! hourra! Elle 
» soufile déjà le sang... C'est le harpon qui l’a tuée... 
» Enfoncé l'officier ! » 

» Look-Sharp allait continuer l'historique de cette 
pêche à la baleine dans un crachat, mais le grand 
monsieur noir ne lui en laissa pas le temps. — Il 
lança au loin le galet merveilleux, et dit: 

» — Que conclues-tu de ce que tu viens de voir? 

» — Ma foi! j'en conclus qu'il faut que j'y voie 
furieusement clair. — Je n'ai pas de lunette d’ap- 
proche devant les yeux, mais je crois que vous 
m'en avez arrimé une demi-douzaine dans chaque 
œil, 

» — Non. Désormais, tu y verras clair, et tu seras 
bien nommé Look-Sharp; je suis content de toi. Tu 
verras la baleine à cent milles de distance et à cent 
brasses de fond. Au revoir, grand baleinier du Sag- 
Harbour! rentre à ton domicile, et tu auras dès ce 
soir, des nouvelles de ton armateur. 

» Et, cela disant, le grand monsieur noir s'en alla, 
en prenant le chemin de la marée qui montait, 

» Look-Sharp, en traversant la ville, trouva, sur 
son passage, plusieurs matelots de son équipage et 
beaucoup de ses amis; mais ils avaient l'air de le 
mépriser, depuis qu'il n'était plus capitaine. 

» — Pauvre homme! se disaient-ils, il a tant 
pleuré, qu'il en est devenu louche. 

» Dès le même soir, la voiture de l’armateur s’ar- 
réta devant sa porte, et, l'armateur qui, sans savoir 
pourquoi, avait réfléchi, depuis le matin, lui fit signer 
un nouvel engagement de capitaine. 

» Madame Look-Sharp vint demander pardon et 
s’excusa en meltant sur le compte de ses nerfs sa 
fuite du matin. Elles sont ainsi faites, ces dames de 
baleiniers. Elles ressemblent aux lampes de cambuse; 
elles ne brûlent que quand elles ont de l'huile. 

» Le mari pardonna, partit, et revint, après huit 
mois de voyage, avee son nayire plein d'huile jusque 
par-dessus les barres de cacatois. Le tonnelier du 
bord fut décoré pour avoir inventé la manière de 
foncer les pirogues, alin de les remplir d'huile, et le 
maitre charpentier dressa des plans pour construire, 
au prochain voyage, une cale supplémentaire dans 
chaque hune, 

» La réputation de Look-Sharp s‘ctendit, comme 
un coup de veut, dans tout le Nord-Amérique. Les 
armateurs se le disputérent au poids de l'or, elles 


capitaines ne parlèrent plus qu'avec jalousie du grand 


LES BALEINIERS 71 
——<—<—<—$—<—— nn ———————— 


confrère du Sag-Harbour. Ml exécuta quatre voyages, 
tous aussi heureux que le premier, et sa femme, pen- 
dant les quatre voyages, lui apporta quatre petits 
enfants, 

» UH voulait déjà se mettre à quai (se retirer du 
service) pour toujours, car il se sentait assez riche 
«pour ne plus risquer d'aller prendre une demi-tasse 
dans le grand bassin; mais madame, qui avait mis le 
cap sur un palais de New-York, le pria tant et tant 
de filer ’écoute du grand foc encore une fois, qu'il 
céda et se prépara à partir. 

» Mais ne voilà-t-il pas que, la veille de l'ap- 
pareillage, le choléra emporte ses quatre enfants. 
» — Stop, minute! s'écria-t-il, je ne pars pas, 

» — Tu partiras. Je te les remplacerai. 

» — Je ne pars pas. 

» — Tu partiras. Je t'en ferai plutôt huit. 

» — Je ne pars pas. 

» Elle ignorait, la malheureuse, que son époux 
était inscrit au registre matricule du roi dés baleines 
et de l'empereur des cachalots! Elle Pignorait, et fit 
si bien, que Look-Sharp, entortillé, obéit, et partit 
en faisant cette réflexion : 

» — Je ne cours pas plus de dangers qu’autre- 
fois ; l’aiué de mes enfants morts avait quatre ans ; 
puisqu'ils sont devenus baleines, ils ne sont encore 
que des baleineaux, des cafres. Eh bien, je ne pique- 
rai pas de cafres. 

» Il ne chassa done pas de cafres, et fit un voyage 
très-heureux. 

» Son épouse, qui, pendant son absence, naviguait 
avec un jeune commis aux écritures, l’entortilla de 
nouveau, el le contraignit à partir, mais pour la der- 
nière fois, pour la clôture définitive et sans remise. 

» Pendant qu'on réarmait Je navire, le père Look- 
Sharp, vieillard de quatre-vingts ans, rompit son 
câble (mourut), Look-Sharp résolut d'abord de ne 
pas partir, mais il réfléchit, comme il avait réfléchi 
a la mort de ses enfants. 

» — Mon père, se dit-il, élait bossu de son vivant; 
il doit done être baleine à bosse après sa mort. Or, 
nous ne pêchons jamais Ja baleine à bosse, elle est 
trop maigre; il n'y a donc pas de danger que je tue 
mon père baleine, File l'écoute du grand foc! — 
Adieu! va pour la dernière fois. 

» Six mois après, Look-Sharp n'avait plus be- 
soin que d'une seule baleine pour retourner chargé à 
Sag-Harbour, et il amena sa pirogue sur une grosse 
mère qui jouait avec son cafre à un mille du bord. 

» — Sauve la vie au cafre! cria-t-il au harpon- 
neur. 

» Trois heures après, le pauvre petit cafre nageait 
autour du navire, et Îairait avec anxiété les bordages 
de la calé, où sa maman était descendue, coupée en 
morecaux, 

» — Enfants, tout est dit, s'écria alors Look- 
Sliarp; en route pour chez nous, — Au vent la barre, 
timonnier ! — Brasse carré, et arrive pour Sag-Har- 
bour! 

» EL il se disait à luieméme : 

» — Si maintenant le grand monsieur noir, qui 
m'a rendu louche et m'a fait faire ma fortune, me 
raltrape jamais à espeller des baleines, je veux que 
les cochons rôlis Courent dans les rues de Sog-Har- 
bour, la fourchetle sur le dos, et Li moutarde sous 
la queue! AW! oui, ce sera un fameux roué, si ja— 


mais il me voit reprendre un harpon et une lance}... 

» Et, se frottant les mains, il descendit se coucher. 
Mais, avant de se coucher, on écrit toujours le jour- 
nal du bord. Il écrivit donc. 

» — Croissez, croissez, mes petits-enfants, mes 
bons cafres, murmurait-il en écrivant; poussez- 
vous du gras jusqu’à deux cents baleines; j'irai vous 
rejoindre quand je me mettrai en dérive, comme mon 
père, à quatre-vingts ans | 

» Mais ne voilà-t-il pas que, tandis qu'il écrivait, 
il entendit un bruit comme un grattement à l'un des 
sabords de l'arrière de la chambre. D'abord, il n’y 
fit pas grande attention, pensant qu'un bout de corde 
à la traîne chatouillait le couronnement du navire. 
Mais le bruit redoubla, I’écoutille du sabord se sou- 
leva, et une figure se montra... Une figure avec un 
nez aplati, en forme de patte d’ancre, une figure avec 
un œil vert et un œil rouge, une figure, enfin, pa- 
reille à celle du grand monsieur noir de la marée 
montante. 

» Et, de cette figure, il sortit une voix qui pro- 
nonça ces mots : 

» — Sans vous déranger, pardon, excuse, maitre 
Look-Sharp: écrivez ceci sur le livre du bord : 
« Cejourd’hui, tant et tant, le capitaine du Sag-Har- 
» bour est tombé à la mer, et n’a pu être repéché... » 
Ecrivez ceci, et donnez-moi la main. | 

» Et le grand monsieur noir allongea le bras, et, au 
bout de ce bras, il avait une griffe en forme de foene, 
laquelle se cramponna sur l'épaule du capitaine. 

» — Hold! s'écria celui-ci, que siguitie cette poi- 
gnée de main? Est-ce que j'aurais fait souffler le 
sang à l’un des membres de ma famille? 

» — Oui. | = 

» — Pas possible? 

» — C'est plus que possible, — c'est vrai, — tu 
viens de tuer ta femme, qui, ce matin, était accou- 
chée d'un petit garçon. 

» — Ah! Ja satanée femelle! Il était done écrit 
quelle ferait toujours mon malheur, J'avais recom- 
mandé d'épargner le cafre. 

» — Celui-là, tu pouvais le tuer, 

» — Pourquoi ? 

» — Parce qu'il est à la consignation d’un com- 
mis aux écritures. Allons, dépêche ! il vente bonhe 
brise, et je ne suis pas à mon aise, ainsi cahoté à l'ar- 
rière de ton bateau. 

» Le pauvre Look-Sharp n'était pas d'humeur à 
obéir; mais le grand monsieur noir le hala en dehors, 
comme un paquet d'étoupes, et fit avec lui un plon- 
‘geon que jé ne voudrais pas faire, mes enfants | 

» Le lendemain matin, pas plus de capitaine dans 
la grand'chambre que dans le gousset de montre de 
ma culotte des dimanches, et l'équipage se demanda : 

» — Où donc est-il? 

» Le second du bâtiment prit le commandement, 
et on fit route pour Sag-Harbour. 

» Longtemps on vit une grosse baleine qui na- 
geait dans les eaux du batiment; mais le bâtiment 
n'en avait plus besoin, tout chargé qu'ifétait… 

» Telle est l'histoire du grand baleinier de Sag- 
Harbour, Lui et sa famille habitent les parages où 

us bourlinguons; vous devez bien penser qu'il a 
fait connaissance avec toutes les baleines de la loca- 
lité, et qu'il leur a enseigné la manière d'échapper 
aux harpons, aux lances et aux louchets. 


72 ~ LES BALEINIERS 


oo 


» Voilà donc pourquoi vous n'en piquerez pas une 
seule, eussiez-vous navigué déjà sur le Grand-Sou- 
venir de Marseille! » 

Et maître cook, tournant le dos à ses auditeurs 
ébahis, remit sa chique à flot, et recommença à 
moudre son café. 


XXIX 


LA CARABINE BALEINIÈRE ET LA BALEINE MÈRE 


C'était pendant ces longues journées de mauvais 
temps que nous envisagions avec effroi et les dangers 
et les lenteurs de la péche. C’était alors que nous 
passions en revue les différents systèmes proposés 
pour tuer la baleine autrement qu’avec la lance : soit 
le canon-harpon ou le fusil-harpon de M. François 
de Nantes et des Américains, soit le harpon assai- 
sonné à l’acide prussique de M. Gervais, etc., etc... 
Nous ne connaissions pas encore les projectiles De- 
visme et sa carabine baleinière. 

Des expériences presque quotidiennes depuis un 
an, expériences tentées sur des animaux vivants et 
sur des corps inertes d’une grande profondeur et 
d'une pénétrabilité résistante, ne permettent plus de 
douter que ce projectile foudroyant et sa carabine 
d’un calibre spécial, ne puissent être employés à la 
pêche des grands cétacés. 

La carabine est aussi facile à manier qu’un fusil 
ordinaire ; le transport des projectiles dans les pi- 
rogues n'offre aucun danger, et l’on est en droit d'af- 
firmer, sans crainte d'être démenti, que désormais la 
chasse aux baleines ressemblera à une chasse aux 
canards sur les étangs. 

L'invention de M. Devisme provoquera non-seule- 
ment des modifications radicales dans l'armement 
des navires commissionnés pour la grande pêche, 
mais elle influera encore sur l'avenir de cette indus- 
trie, naguère si florissante, aujourd’hui lañguissante 
et pleine de mécomptes. 

Un navire baleinier, ayant trente-six ou quarante 
hommes d'équipage, ne peut mettre à la mer que 
quatre pirogues. Chacune de ces pirogues est montée 
par six hommes : un officier, un harponneur et quatre 
rameurs. Ce nombre de bras est indispensable avec 
tout l'attirail actuel de la pêche, Au harponneur le 
harpon; à l'officier la lance; aux rameurs les avirons 
et les soins à donner au développement d'une ligne,de 
plus de quatre cents pieds de longueur, L’embarca- 
tion est, en outre, surchargée et encombrée par la 
baille à ligne, par des harpons et des lances de re- 
change, par des louchets, par une drague, Substi- 
tuons à tout cela la carabine et son projectile fou- 
droyant : cing hommes sufliront dans une pirogue, 
et le navire, pouvant alors armer cinq embarcations 
au lieu de quatre, aura des chances de réussite bien 
plus nombreuses, 

L'attaque de la baleine est des plus compliquées 
avec le harpon, la lance et la ligne ; il faut que le har- 
pon pénètre dans un endroit d'élection, et pénètre si 
avant, que, retenu par les fibres musculaires, il ne 
puisse sortir ou déraper en déchirant la couche de 
graisse qu'il vient de traverser, Il faut que la ligne 
soit surveillée avec une minulieuse attention; il faut 
ensuite, outre l'intervention du louchet souvent in- 


dispensable, il faut que la lance perfore soit Jes pou- 
mons, sois l’aorte, soit le cœur de l’animal, et, quand 
cette lutte de pygmée à géant est terminée, il faut 
encore que les vainqueurs attendent pendant quelques 
minutes remplies d'un anxiété terrible, que la baleine 
cesse de se débattre dans les convulsions de l’agonie. 

Abstraction faite des dangers souvent inévitables, 
on comprendra sans peine combien nos marins dé- 
pensent de sang-froid, d'adresse, d’agilité et de cou- 
rage, pour harponner une baleine, la suivre ou la rete- 
nir quand elle fuit, la blesser à mort d’un coup de 
lance, et la laisser mourir sans qu’elle parvienne à se 
venger ! 

Et souvent, à la fin de cette lutte surhumaine, 
cette proie si ardemment convoitée, si habilement 
conquise, leur échappe et descend dans les profon- 
deurs de l'Océan comme y descendrait le plomb d’une 
sonde. Avec la carabine et son projectile foudroyant, 
toute cette mise en scène devient inutile ; la lutte est 
simplifiée, le résultat immanquahle, le danger pres- 
que nul. 

Quatre rameurs prennent place dans la pirogue, 
gouvernée par une main habile; la pirogue est allé- 
gée de ses harpons, de ses lances, de ses louchets et 
de sa baille à ligne; elle vole, elle arrive près du cé- 
tacé; le harponneurse lève, saisit sa carabine chargée 
à l'avance et placée en veille sur la fourchette qui 
soutenait jadis le manche du harpon, vise le monstre 
de haut en bas, de manière à l’atteindre à quelques 
centimètres en arrière de l'articulation des nageoires, 
et fait feu... Le projectile pénètre dans la couche de 
graisse, la traverse, éclate, se divise et s'égrène en 
quelque sorte par toute la cavité du thorax, perfo- 
rant, cilacérant, déchirant, détruisant les organes 
essentiels à la vie. Autant de fragments, autant de 
causes de mort auxquelles vient se joindre l’asphyxie 
ou l’empoisonnement du sang par l’oxyde de car- 
bone qui se dégage pendant la conflagration de la 
poudre. 

C'est en vain que la routine s’efforcera de nier les 
résultats immenses que les pêcheurs baleiniers ob- 
tiendront en utilisant dans toute sa rigoureuse sim- 
plicité l'invention de M. Devisme, Les gens du mé- 
tier comprendront instantanément que l'avenir de la 
grande péche dépend de la vulgarisation et de la mise 
en œuvre de ce nouveau procédé. 

En vain arguera-t-on des difficultés à transformer 
un harponneur en carabinier. Est-ce que, sur une 
pirogue balancée par les vagues, il sera plus difficile 
de bien tirer un coup de fusil que de projeter le fer 
d’un harpon ou d'une lance vers un point,sans cesse 
mobile et tour à tour visible et invisible? Et, d’ail- 
leurs, si ce n'était l'intérêt, la question d'humanité 
ne devrait-elle pas imposer aux armateurs et aux ca- 
pitaines l'obligation de substituer la carabine balei- 
nière à tous ces vieux engins qui ont causé, causent 
encore et causeront, tant qu'on les emploiera, la 
mort de nos plus intrépides marins? 

Le port du Havre expédiait naguère soixante ou 
soixante et dix navires à la pêche de la baleine; c'est 
à peine aujourd'hui si l'on en compte huit ou dix 
en cours de voyage. Les Américains des Etats-Unis 
armaient autrefois plus de six cents navires ; ils n’en 
ont pas deux cents maintenant, Les Anglais, les 
Russes, les Brésiliens, les Chiliens avaient établi des 
pêcheries dans les baies de l'Amérique du Sud, de 


LES BALEINIERS 73 
LL 


l'Afrique, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, sur 
les côtes nord-ouest de l'Amérique du Nord et de la 
Tartarie, et dans les îles Kouriles et Aléoutiennes, 
etc., etc. Ces pêcheries, après avoir produit abon- 
damment, sont presque abandonnées. Bref, la baleine 
franche a disparu des latitudes tempérées, et, pour 
Ja retrouver, il faut affronter le voisinage des pôles. 
Or, est-il possible de pêcher fructueusement au mi- 
lieu des glaces, avec une ligne qui s'engage sans cesse 
au milieu de ces obstacles flottants? La carabine 
seule peut avoir raison des cétacés qui se réfugient 
dans les banquises en débâcle. 

L'avenir de la grande pêche, à l’encouragement 
de laquelle le gouvernement français consacre, de- 
puis plus de vingt années, des primes en numéraire 
très-importantes, est donc sérieusement menacé par 
suite de la destruction des baleines dites baleines 
franches, regardées jusqu'alors comme étant seules 
susceptibles de fournir au commerce ce qu'on ap- 
pelle l'huile de poisson. 

Mais les Océans sont peuplés de plusieurs autres 
grandes espèces de cétacés, dont la dépouille, sans 
être aussi riche que celle de la baleine franche, n’est 
cependant pas à dédaigner. 

Nous voulons parler de la baleine à aileron et de la 
baleine à bosse. On les rencontre partout et on ne les 
attaque jamais. — Pourquoi? — C’est qu’elles se dé- 
fendent avec furie : autant de pirogues amarrées sur 
elles avec le harpon, autant de pirogues brisées! Aussi 
leurs générations se succèdent-elles paisiblement 
dans toutes les mers; elles fréquentent même nos 
côtes de la Manche, de l'Océan et de la Méditerranée. 

La carabine de M. Devisme permettra désormais 
de les attaquer avec succès. Foudroyées par le pro- 
jectile, elles n’auront plus ni le temps de fuir, ni la 
possibilité de briser, à coups de queue ou de na- 
geoires, la pirogue, qui, n'étant pas retenue près 
d'elles par une ligne, s’isole dès que le coup mortel 
est porté. 

Sauvegarder la vie des hommes, provoquer de 
nouveaux et nombreux armements pour la pêche de 
Ja baleine, et garantir le succès de ces entreprises, 
telles seront les conséquences de l'invention de 
M. Devisme, invention des plus simples comme 
toutes celles qui sont sublimes 

Je reviens à la Nouvelle-Zélande. Un coup de 
vent avait repoussé le navire le Cousin, notre associé, 
dans Oéteta, et, dès que le temps le permit, nous al- 
James à notre tour croiser dans la baie Pegasus. Tous 
les navires mouillés dans les diverses baies de la pé- 
ninsule s’y étaient donné rendez-Vous. 

(Jueb magnifique spectacle! La baic de Pegasus est 
un hippodrome où les chars marchent sans essieux 
et sans roues, où les rênes ont quatre cents mètres 
de longueur, où les coursiers, excités par laiguillon 
qui les tue, ne s'arrêtent que pour mourir... 

Le soleil apparaît du côté de la pleine mer; il 
monte à l'extrême horizon de cet Océan qui, sous ces 
latitudes, roule des vagues de deux mille lieues 
d'élendue, c'est-à-dire depuis la péninsule de Bank 
jusqu'aux rivages de I'gmérique méridionale, sans 
qu'une ile, un flot, un rocher, apparaissent à la sur- 
face. 

L'Asia, s'il plaît à Dieu, traversera bientôt ces in- 
commensurables solitudes, 

En obliquant au nord, elle traverserait les îles 


Chatam, et, plus au nord encore et à l’est, les archi- 
ples océaniens; mais plus n’est besoin de courir de 
nouvelles aventures : encore deux baleines, deux 
grosses baleines de quatre-vingt barils d'huile cha- 
cune, et alors en route pour France, comme on dit, 
en route pour la patriet 

Mais, avant de doubler le cap Horn, nous irons 
danser un fandango avec les belles filles de San- 
Carlos, de Chiloë, ce paradis des pêcheurs balei- 
niers. 

Le soleil nous éclaira donc. = 

Hier soir, nous étions seuls mouillés au milieu dé 
la grande baie. Ce matin, nous comptons quatorze 
navires en vue. 

Tous les baromètres ont annoncé sans doute ce 
beau temps, et les navires, qui s'étaient réfugiés à 
l'abri des vents du sud-ouest, dans les différentes 
criques de la péninsule, se sont hâtés de venir réparer 
le temps perdu. 

Les uns carguent leurs voiles et se laissent aller à 
la dérive, tandis que leurs embarcations, parties dès 
le crépuscule, rôdent le long de ce ruban de sable 
qui relie la presqu'île à la grande terre. 

D'autres, à l'ancre, ont expédié leurs canots sous 
les rochers de Tavaï et jusque vers l’île Table. 

D’autres enfin, sous toute voilure, mais les em- 
barcations parées, croisent à l’entrée de la baie, afin 
de couper la route aux méres baleines qui reviennent 
du large. 

Voici /’ Angelina, la fine marcheuse : elle tire une 
bordée du côté de l’ilot Table et salue le Grétry, qui 
s’avance lourdement et se laisse dépasser par le Ru- 
bens, luttant de vitesse avec l’Aglaé. 

Le Liancourt, le Neptume, le Cosmopolite, le Duc- 
d'Orléans, le Havre, labourent en tous sens ce bas- 
sin, que la tempête des jours derniers rendait si 
dangereux, et qui ressemble aujourd'hui à un étang 
paisible, 

Chaque tête de mât porte son homme de vigie, et 
les équipages attendent impatiemment que le cri 
américain : À jet belows (elle pousse un jet d'eau)! 
retentisse. 

Et partout, à l’est, à l’ouest, au nord, au sud, 
dans toutes les aires du vent, apparaissent des piro- 
gues isolées, se balançant aux ondulations de la 
houle, et dont les avirons apiqués les font ressembler 
de loin à des araignées couchées sur le dos et les 
pattes en l'air. 

Elles sont longues, bien longues, les heures qui 
s'écoulent ainsi, sans qu’un souflle de baleine pro- 
jette son double panache aux regards des pêcheurs! 

Mais, là-bas, là-bas, une tache noire paraît et dis- 
paraît à la surface de l'eau, et la queue ou la na- 
geoire du célacé décrit au-dessus de l'eau une énorme 
virgule. 

Aussitôt les avirons apiqués retombent à la mer. 
Les navires masquent leurs grands huniers et amè— 
nent leurs pirogues, et la chasse acharnée, sans re- 
lâche, sans trêve, jusqu'à la mort de l'animal, ou 
bien jusqu'à la nuit, commence... 

Le pocte n’accorde qu'une triple euirasse d'airain 
à l'homme qui, sans défaillir, osa le premicr s'aban— 
donner à la merci des flots, 

Ce n'est pas assez pour celui qui donna le premier 
coup de harpon à ces géants de la nature. 

Ce ne sont plus des matelots, des hommes, des 


7h LES BALBINIURS 


êtres comme nous, qui s’élancent ainsi dans cette 
ardne mouvante, déjipleine de dangers inouis par elle- 
même; ce sont des fous, j’oserai dire, presque des 
déros | 

Aventurés sur de fréles planches de sapin que la 
vague menace sans cesse de broyer, ils osent assail- 
lir un être auquel le Créateur a donné l'Océan pour 
domaine, et qui résume en lui tout ce que notre ima- 
gination peut concevoir de forces musculaires en ac- 
tivité. 

Je m'effraye encore au souvenir de ces grandes 
luttes. 

Je revois le fantôme de la mort cherchant à écra— 
ser mes compagnons sous la queue flexible de Ja 
baleine, qu’il promène comme un fléau; un rideau 
de sang me dérobe la scène, et, quand le drame est 
joué, quand les belluaires reviennent à bord en re— 
morquant avec des hourras de victoire ce Léviathan 
que leurs mains de pygmée ont frappé au cœur, 
alors je suis fier d'être homme, et je m’enorgueillis 
d’avoir recu de la Divinité une étincelle de ce cou- 
rage et de cette intelligence qui suffisent à dompter 
la matière la plus indomptable. 

Connaissez-vous ces vers de l'évêque de Grasse, 
monseigneur Godeau ? 


Pour la beauté de l'univers, 

Dé monstres, en formes divers, 

Il peupla les humides plaines, 

Et voulut qu'en leur vaste enclos 
Tous rendissent hommage à ces lourdes baleines, 
Qu'on prend pour des écueils sur la face des flots. 


En voici d’autres, relatifs à cet instant du combat, 
où, comme je vous l'ai déjà dit, l'animal, blessé à 
mort, cherche instinctivement à se venger en se dé— 
battant dans les convulsions de l’agonie. 


Malheur au nautonier, dans ce moment funeste, 
Si l’aviron léger n’emportait ses canots 

Loin de l'orage affreux qui tourmente les flots! 
Tout s'éloigne, tout fuit; la baleine expirante 
Plonge, revient, surnage, et sa masse effrayante, 
Qui semble encor braver les ondes et les vents, 
D'un sang déjà glacé rougit les flots mouvants. 


(La Navigation, poëme, par Esménard.) 


J'aime mieux la poésie de Godeau que celle d'Es- 
ménard. 

Nautonier pour balcinier me parait plus poétique 
peut-être, mais à coup sûr moins exact, 

L'épithète affreux, appliquée à l'orage, est bien 
vague pour celui qui a risqué vingt fois de faire nau- 
frage, 

Expirante et effrayante riment par adjectifs, et 
encore par adjectils qui rimeut mal, 

La baleine qui brave les ondes et les vents me 
semble, à moi, braver les deux choses au milieu des- 
quelles clle est le plus à l'aise, et sans lesquelles elle 
he pourrait vivre, 

Mais revenons à notre chasse de la baie Pegasus. 

De tous les pêcheurs présents à cette pêche, nous 
étions peut-être les seuls intéressés à ne pas faire uve 
croisière inutile; car, avec deux baleines fondues, 
notre chargement, je l'ai déjà dit, était complet, et, 
le chargement complet, le cap était aussitôt mis sur 
le pont de la citadelle du Havre, 


Nos antagonistes, nos rivaux, auraient dû nous 
donner un coup de main et chasser à notre bénéfice; 
seuls nous étions en partance, et seuls nous pouvions 
donner bientôt de leurs nouvelles en France. 

ils avaient donc intérêt Ace que notre chargement 
fût complété le plus tôt possible. 

Mais ils ne raisonnaient pas ainsi, et, certes, je 
crois qu'à leur place nous eussions été aussi égoistes 
qu'eux. 

La fraternité n’est qu’un rêve... en pareille cit 
constance. 

Une baleine vaut dix mille francs en moyenne. 

Ce qui fait pour le capitaine, au dixième, mille 
francs. 

Pour le second, au quarantième, deux cent cin— 
quante francs. : 

Pour les autres officiers, au soixantième, de cen 
soixante-cinq à cent soixante-huit francs. Pour lé 
quipage, les uns au deux centième, les autres au 
deux cent quarantième, de quarante à cinquante 
francs, A la pèche, on n'est pas payé au mois, mais 
à la part. Cette part est calculée proportionnellement 
pour chacun, d’après les conditions de l’engage- 
ment, au nombre de litres d'huile recueillis pen- 
dant la campagne, et au prix de cette huile, sur la 
place du Havre, au moment de-sa vente ou de sa li- 
vraison. 

Vous voyez done que, pour tous les pêcheurs, 
quelle que soit leur solde, une baleine vaut la peine 
qu’on patine lestement les avirons. 

Puis, ajoutez au bénéfice réel, la gloire du triom— 
phe t 

Surtout quand le navire n’est pas seul au milieu 
de l’Octan, et qu'une meute de vingt pirogues re- 
lancent, comme aujourd'hui, une pauvre mère fuyar- 
de, qui se fera tuer plutôt que d'abandonner sa pro- 
géniture, et deviendra la proie du plus agile limier 
de la flotte. 

A ce souffle, à cet A jet bellows ! que vocifèré la 
vigie en indiquant sa direction aux officiers éloignés 
du bord, à l’aide d'un ballon noir emmanché d'un 
bâton, les pirogues se transforment en traînéaux, et 
glissent sur les eaux vertes et calmes de la baie, 
comme sur un plateau de neige durcie. 

La baleine joue avec son cafre dans le remous d’un 
courant; on dirait qu’elle lui donne une leçon de na— 
tation, ou bien que, couchée sur le flanc, elle per— 
met au nourrisson de se frotter le corps le long de ses 
mamelles. Le petit être, qui ne peut saisir le bout du 
sein de sa mère agec sa bouche, organisée ainsi que 
je Vai décrite plus haut, — cette bouche qui n'a 
qu'une lèvre inférieure et, pour compartiment sups— 
rieur, un museau pointu et garni de fanons naissants, 
— le petit être, dis-je, obéit à l'instinet en frottant son 
corps sur les mamelles de sa nourrice, de manière à 
en faire jaillir le lait, 

Ce lait est blanc, épais et huileux, et ne se mé- 
lange pas avec l'eau de la mer, il flotte. Le cafre le 
laisse s'introduire dans sa gueule avec une demi- 
tonne d'eau ; puis il rejette cette eau par les évents, 
et ramasse, et avale avec sf langue le lait qui s’ést at- 
taché entre les crins de ses fanons. 

Quelle admirable méthode d'allaitement! quelle 
merveilleuse utilisation d'organes qui, au premier 
aspect, nous semblent si imparlaits | 

J'ai goûté plusieurs fois le lait de baleine, nou pas 


LES BALEINIERS 75 
i a a 


que je sois allé me frotter le dos sur son bout de 
sein, mais après qu’en virant une mère le louchet 
avait coupé le bout d’une de ses mamelles ; le lait 
surnageant alors, je le recueillais à l’aide d’un seau 
jeté à la mer et retenu par un bout de corde. 

Ce lait avait un goût âcre et nauséabond; il pre- 
nait à la langue et au gosier. et provoquait des envies 
de vomir. Ses principes constitutifs sont sans doute 
les mêmes que chez les autres mammifères, sauf une 
no‘able quantité d’iode se révélant à l’odorat. 

La baleine allaite donc son cafre, ou plutôt le cafre 
s’allaite lui-même. Les chasseurs s’en aperçoivent à 
temps, et, pour ne pas troubler, par le bruit de leur 
approche tumultueuse, la quiétude de cette scène de 
famille et mettre en fuite une si belle proie, ils désar- 
ment aussitôt leurs avirons, et, manœuvrant à la pa- 
gaie, ils s’avancent silencieux, mais toujours rapi- 
des, les uns en droite ligne, les autres décrivant un 
circuit, de manière à enfermer le couple au milieu 
d’un cercle infranchissable, 

L’officier qui manie toujours le grand aviron de 
gouverne ne danse plus sur son gaillard d’arrière 
pour imprimer à la pirogue un élan plus complet, il 
ne se penche plus pour activer de la main le travail 
du rameur assis à ses pieds ; il ne gourmande plus 
l’entrain de ses matelots; il ne leur déroule plus sa 
litanie de promesses fantastiques; il ne leur crie plus: 
« Nage, nage, mes fils! nage, nage! Si nous pi- 
quons les premiers, je vous donne un tonneau de 
tafia! un tonneau d'or ! une chique neuvel je vous 
donne ma femme !... ma femme !.., nage! » 

Non, il est muet, il a peur d’être entendu en res- 
pirant trop fort, et, comme lui, ils sont muets et 
sans haleine, les pagayeurs, et, à mesureque s’ébruite, 
de plus près en plus près, le clapotement des vagues, 
que la baleine émiette en jouant avec sa queue et ses 
nageoires, le piqueur, déjà debout et le harpon en 
arrêt, roidit les jambes, étend les bras et vise... 

Mon capitaine a devancé tous ses rivaux; il n’est 
déjà plus qu’à deux mètres du cétacé, et, avec une 
longue-vue, je le vois qui se pelotonne sur le gou- 
vernail, calculant la distance, préchant de la main le 
silence et l'activité à ses hommes, et faisant glisser sa 
pirogue comme sur un ber, de manière à accoster 
l'animal par le travers sans éveiller sa méfiance. 

En toute autre circonstance, si nous étions seuls, 
par exemple, seuls ou travaillant de conserve avec 
notre associé, tant de précautions seraient inutiles. 

L'attaque s'exécuterait au fracas des avirons bat- 
tant entre leurs tollets comme des crécelles ; la poi- 
trine des nageurs geindrait en toute liberté; le har- 
ponneur, surexcité par les énergiques abjurations de 
l'officier, brandirait le fer en rugissant, ou choisi- 
rait le cafre, et le cafre, frappé d'un coup mortel, 
nous servirait désormais de garantie pour la posses- 
sion de sa mère. 

Car, je l'ai déjà dit, une mère n'abandonne jamais 
son baleineau; elle oublie le danger qui la menace 
elle-même pour suivre ses traces; elle faire les vagues 
que les remorqueurs du cafre expiré ont traversées ; 
elle reconnait les gouttes de son propre sang qui ne 
s'est pas encore mélangé tout entier avec l'eau de la 
mer, et, folle, éperdue, rôdant le long du navire, 
sur lequel on a hissé le cadavre de son enfant, elle 
reçoit un coup de lance en cherchant instinetivement 
à escalader les parois de ce navire! 


Tuer un baleineau, c’est donc tuer une baleine. 

Mais ici le cas change. 

La baleine n'appartient pas à celui qui la tue d’un 
coup de lance; elle doit être la propriété de celui qui, 
le premier, a enfoncé dans son enveloppe de graisse 
un harpon qui résiste sans déraper à la fuite de l’a- 
nimal, et à la résistance qu’offrent les pirogues re- 
morquées à l’aide de cette longue ligne de pêche dont 
nous avons parlé, 

Si la tige du harpon casse et que le dard demeure 
dans la plaie, la baleine appartient toujours au pos- 
sesseur du harpon. 

Mais, si le harpon dérape, démarre, elle peut alors 
devenir la proie d’un autre pêcheur, 

Ainsi, quand même l'officier d’une pirogue, ve- 
nant d'un autre navire, viendrait à tuer, d’un coup de 
lance, la baleine dans laquelle vous avez logé un har- 
pon, cela n’empécherait pas qu'elle ne vous appartint 
toujours. 

Mon capitaine, entouré de tant de concurrents, 
était donc obligé de jeter son dévolu sur la mère, car 
un autre que lui pouvait la harponner tandis qu'il 
s'amuserait à la bagatelle du nourrisson. » 

Je voyais, dis-je, son canot ramper, arriver à la 
hauteur de la tête du monstre, puis obliquer à droite 
en descendant vers la nageoire... 

Encore une ou deux caresses de pagayes, encore 
un élan, et le fer du harpon, étincelant au soleil, 
tomberait comme un éclair sur la peau du cétacé. 

La mère, dans sa sécurité, ne pressentait pas le 
danger et se laissait toujours frictionner les ma- 
melles. 

Mais, jalousie de métier, envieuse et ignoble colère 
de compétiteurs attardés, ne voilà-t-il pas que les ca- 
notiers des autres navires, dans l’espoir de ressaisir 
la proie qui leur échappe, poussent des hurlements 
effroyables et s’élancent à {oc d’ayirons dans le sil- 


-lage de notre pirogue! 


L’animal, réveillé, bondit d’épouvante, perçoit le 
danger qui le menace, pirouette convulsivement sur 
lui-même, puis, emporté par l'instinct et l'amour 
maternel, plonge avec son nourrisson, parcourt un 
mille sous-marin de distance, revient à la surface de 
l'eau, se hâte d’hématoser son sang, plonge de nou- 
veau, et ne s'arrête que bien loin, quand il n'entend 
plus les aboiements de la meute qui le poursuit. 

Elles en semèrent, de par la baie Pegasus, des 
malédictions et des jurons les lèvres du capitaine 
Jay. 

I fallut jeter bas les pagayes et armer les avirons, 
et une nouvelle chasse à courre recommença avec 
une indicible frénésie de part et d'autre. 

La baleine, fûtée, déploya une agilité merveil- 
leuse, mais sans abandonner le cafre, qui ne la sui- 
vait qu'avec peine, Elle passa plusieurs fois assez 
près du bord, et je la vis qui, pour soulager son petit, 
le portait pendant quelques instants sur une de ses 
nageoires, sans que cependant la rapidité de la course 
en {it diminuée. 

Siles pêcheurs n'eussent point agi chacun pour 
leur compte, si l'association eût dirigé leur route et 
leurs efforts, la baleine suecombait en moins d'une 
heure, 

Mais, au lieu de se poster aux différents points 
d'une vaste circonférence et d'attendre patiemment 
que l'animal, en faisant des crochets, vint s'offrir de 


76 LES BALEINIERS 
aaa ii ei II are ee aaa entense esas 


lui-même à leurs coups, ils le poursuivirent en droite 
ligne, luttant à qui arriverait le premier, et le soleil 
commençait à descendre derrière la presqu’ile, qu’ils 
n'avaient pu encore l’attaquer au harpon. 

La pauvre bête, cependant, était bien plus ha- 
rassée que ses ennemis. 

Son cafre ne quittait une nageoire que pour se 
reposer sur l’autre; et, si elle échappait toujours aux 
piqueurs, ce n'était plus en fuyant, mais en se lais- 
sant couler bas. 

Seule, elle eit trouvé son salut en gagnant au 
large; mais il ne lui était pas permis de quitter les 
bas-fonds avec un être qui n'avait encore que quel- 
ques jours d'existence. 

Elle se rapprocha de l’isthme de sable et suivit 
les rochers de Togolabo, comme si elle espérait trou- 
ver, dans les anfractuosités de la côte, un asile pour 
la nuit, un lieu de refuge inconnu à ses bourreaux. 


Moi, si fier, le matin, d’appartenir à cette race 


d'hommes qui osent combattre en gladiateurs, contre 
ces formidables créatures de l'Océan, j'étais honteux, 
le soir, d'assister à la péripétie de ce drame de pé- 
che, où vingt pirogues, comme vingt vautours, 
avaient harcelé, traqué pendant douze heures un 
être que l'amour maternel aurait dû protéger contre 
leur cupidité. 

C'était vraiment une belle victoire à inscrire sur 
le livre de bord! 

Le sort décida enfin que les bourreaux de cette 
journée ne se désaltéreraient pas dans le sang de la 
victime. 

La baleine, après avoir en vain cherché un abri le 
long des sables et des rochers du golfe, doubla tout 
à coup le cap Cachalot en sondant, et alla se relever 
de l’autre côté du cap, au milieu du golfe de Togo- 
labo et en vue de notre associé le navire le Cousin, 
qui avait gardé le mouillage d’Oéteta et se préparait 
à hisser ses deux pirogues, qui revenaient de faire 
du bois dans la forêt du port Olive. 

Les vingt pirogues des chasseurs de la baie Pega- 
sus, ne voyant plus l'animal et ignorant où il s'était 
réfugié, regagnaient déjà les navires croiseurs. 

Sans la présence du Cousin, le cafre et sa mère se 
trouvaient en sûreté, et, comme le mauvais temps 
est presque quotidien pendant l'hivernage, ils avaient 
chance d'échapper à la mort le lendemain et les jours 
suivants. 

Mais, tant que le jour les éclaire, les baleiniers ou- 
vrent l'œil. 

Les hommes du Cousin souhaitèrent donc la bien- 
venue à cette malheureuse famille; les deux pirogues, 
déchargées rapidement de leur cargaison de bûches, 
s’élancèrent vers elle, et le premier coup de lance 
fut un coup de mort, 

Elie ne se défendit pas, elle ne fleurit pas, la pau- 
vre nourrice; elle expira, frappant à peine l’eau du 
golfe, du plat de ses nageoires, et de sa queue, 
comme si elle eût eu peur d'écraser dans les convul- 
sions de son agonie le cafre insouciant qui folâtrait 
encore autour d'elle, 

Et la nuit commençait à peine, que déjà une 
chaine de fer retenait son cadavre le long du navire, 


XXX 


LE TABOU 


J'ai pu observer les effets du fabou, cette loi reli- 
gieuse dont les tribus du Sud reconnaissent encore 
la puissance, et que celles du Nord, tribus d’esprits 
forts, civilisées à l'anglaise, ont déjà mis au rang des 
vieilleries. 

Je me trompe : elles subissent encore la loi du 
tabou ; mais cette loi est changée, et le tabou évan- 
gélique s’est substitué à l’ancien. 

J'ai eu trois exemples du tabou, à Oéteta, à pro- 
pos d’une femme en couches, du couteau d’un 
Mahouri décédé et d’un tison de foyer. 

Mais disons d’abord ce que c’est que le tabou. Ce 
mot, traduit en français, signifie interdiction reli- 
gieuse; il est en usage dans toute l’Océanié et s'écrit 
indifféremment tapou ou tabou. 

Le tabou, avant l’arrivée des Européens, imposait 
à ces peuples une foule de privations, et ceux qui 
méconnaissaient ses ordres étaient souvent punis de 
mort. 

Cette loi défendait aux femmes de manger telle ou 
telle substance, d'entrer dans l'endroit où des hom- 
mes prenaient leurs repas, et de faire usage d’un feu 
allumé par ceux-ci. Quelques grands chefs se sont 
taboués eux-mêmes; un Tamehamea des Sandwich 
se taboua pour la durée du jour, et quiconque jetait 
les yeux sur lui par hasard était puni de mort. 

Le but primitif du tabou fut d’être agréable à 
Dieu et d’apaiser sa colère en s'imposant des priva- 
tions, et, plutôt que de travailler à se rendre meil- 
leurs,-les hommes espérèrent obtenir le pardon de 
leurs crimes et de leurs fautes en le pratiquant avec 
exactitude. L'homme prête toujours à Dieu ses ca- 
prices el ses passions. 

Les prètres employèrent ensuite le tabou pour 
commander et être ohéis, et tout objet vivant ou ina- 
nimé qui est frappé d'interdiction par un prêtre, se 
trouve alors au pouvoir de la Divinité et à l'abri de 
tout contact profane, 

Les naturels s’empressent de punir eux-mêmes le 
sacrilége qui contrevient à la loi du tabou; ils croient 
éloigner les effets de la colère divine. Un chef touai 
prévint M. Dumont-d’Urville que les arikis (les pré- 
tres), réunis en conseil, avaient décidé que l'Euro- 
péen arrivant pour la première fois dans leurs con- 
trées serait excusable de violer ces saintes lois parce 
qu'il péchait alors par ignorance, mais qu’à un se- 
cond voyage il serait puni s’il commettait pareille 
faute, Si un Zélandais s'imagine, d’après un pressen- 
timent, un rêve, une parole d'un vieillard, d'un chef 
ou d’un prêtre que son Atoua est irrité, aussitôt il 
taboue sa maison, sa pirogue, ses armes, son feu, 
tout ce qu'il possède enfin, c'est-à-dire qu'il se prive 
complétement de leur usage et qu'il erre en détresse, 
dormant sans abri, tout nu et mourant de faim, jus= 
qu'à ce qu'il lui soit révélé que l'Atoua n'est plus en 
courroux, : 

Tantôt le tabou est infligé A la tribu, À la nation 
entière, et malheur à celui qui ose le méconnailre | 
Tantôt il est relatif et ne regarde qu'un ou plusieurs 
individus, L’individu taboud est sequestré, sans com- 


LES BALEINIERS 77 


munication aucune avec ses compatriotes ; il n’a pas 
méme le droit de se servir de ses mains pour pren- 
dre ses aliments. On dépose la nourriture près de lui 
à l’aide d’une longue perche; il broute son morceau 
de fougère, ses patates, son poisson, et s’abreuve au 
ruisseau, bien loin de l'endroit où la tribu a établi 
son aiguade. 

Le tabou est d’autant plus solennel et inviolable 
qu'il a été prononcé par un chef tout-puissant. Le 
pauvre diable dépendant des supérieurs et des pré- 
tres ne peut se l’imposer qu’à lui-même. Un ranga- 
tira, un noble, l’impose à ses koukies, à ses esclaves, 
et la peuplade se soumet à celui de son chef prin- 
cipal. ; 

On comprendra combien une pareille institution 
favorise la tyrannie et permet dés abus de pouvoir; 
la politique, je puis même dire la bonne politique, le 
met en œuvre en certaines circonstances. Qu'un chef 
redoute la famine, qu’il craigne que, par suite d’une 
consommation trop grande, les poissons, les coquil- 
lages, les patates, ne manquent bientôt à ses sujets, il 
tabouera le voisinage d’alentour. Veut-il s'assurer 
le monopole des échanges avec le navire étranger qui 
vient mouiller dans la baie, le tabou excluera du 
bord tous ses sujets, excepté lui et les siens. Veut-il 
se venger d’un capitaine et l'empêcher de s’approvi- 
sionner, il interdira toute communication avec les 
pakokas (les blancs). Les chefs qui manient adroite- 
ment cette arme mystique et terrible, se font obéir 
aveuglément. Les prêtres ont le même pouvoir; 
mais il ne s'élève jamais aucun conflit d'autorité en- 
tre ces personnages; ils appartiennent ordinairement 
à la même famille et ont intérêt à se soutenir mu- 
tuellement. 

Des cérémonies, des paroles, des prières, jusqu’ici 
inconnues, précèdent et suivent la promulgation et 
la suspension du tabou. D'après M, Nicholas, et j'ai 
eu la preuve du fait, comme vous le verrez plus loin, 
un objet serait détaboué à l’aide de certaines passes 
magnétiques qui lui enlèveraient sa qualité, et la re- 
porteraient sur un morceau de bois, sur un caillou 
que l'opérateur irait ensuite enterrer dans un lieu 
secret, 

Certaines choses sont essentiellement sacrées par 
Jeur nature propre ou par le rôle qu'elles ont joué, 
telles que les dépouilles d’un mort, surtout quand ce 
mort a occupé une haute position sociale. 

Les cheveux de l’homme sont sacrés. L'insulaire 
qui les fait couper veille attentivement à ce que per- 
sonne ne marche sur eux; il les recueille avec soin et 
les ensevelit dans un endroit connu de lui seul, et, de 
temps en temps, il les visite, Cette crainte de la pro- 
fanation des cheveux existe chez nous. Ne croit-on 
pas dans le peuple que celui dont les cheveux sont 
jetés au feu ne tardera pas à mourir? Les cheveux ne 
nous représentent-ils pas une personne absente? Ne 
portons-nous pas en amulette les cheveux d'une tête 
bien-aimée? Une femme qui donne de ses cheveux 
ne se donne-t-elle pas?... Qui d'entre nous n'a 
pas une boucle de cheveux : cheveux blanes d'un 
vieux père, cheveux blonds d'un enfant envolé aux 
cieux, cheveux de femme oublieuse ou fidèle? Chè=— 
res boucles de chevéux que le souvenir ou le verre 
du médaillon rendent tabouées pour nous | 

L'homme nouvellement tondu est taboué pour 
trois jours, ainsi que celui qui a subi l'opération du 


tatouage. J'ai déjà dit que les provisions de bou- 
che des Mahouris, leurs victuailles, étaient emmagasi- 
nées à la Nouvelle-Zélande, sur des plateaux élevés 
au-dessus du sol à l’aide de poteaux ; ils construisent 
ainsi leurs koumaras en plein air pour deux motifs : 
d’abord, afin de préserver les vivres de l'humidité de 
la terreet de la voracité des chiens; ensuite, parce 
qu'ils croient que des substances animales placées dans 
leur cabane et au-dessus de leur tête leur porteraient 
infailliblement malheur. 

On utilise cette superstition pour se débarrasser 
des Nouveaux-Zélandais, quand ils encombrent la 
cabine d’un navire, et, si l’on veut les renvoyer sans 
user de vielence, il suffit d’attacher à une poutrelle 
du plafond un morceau de viande salée : ils déguer- 
pissent immédiatement. 

Aux premiers temps de leurs communications 
avec les étrangers, ils refusaient de descendre dans 
l'entre-pont, parce qu'ils redoutaient qu’on ne passat 
sur leur tête en marchant sur le pont. 

Je n’ai pas observé qu'ils refusassent de prendre 
leur repas dans l’intérieur de leurs cabanes, en pré- 
sence des Européens; mon souper dans la hutte de 
Thy-ga-rit, au port Olive, prouve le contraire. 

Un homme d’un rang inférieur n’a pas le droit de 
se chauffer là où un noble se chauffe. Le tison d'un 
foyer où cuisent les aliments est sacré et ne peut être 
employé à un autre usage. On n’allume jamais son 
feu à un autre fea; le grand Atoua punit ceux qui 
méconnaissent ces lois. 

En réfléchissant sur le motif et l’origine de ces 
prescriptions, on ne peut s'empêcher de recon- 
naitre qu’elles n’ont pas été inspirées au législa- 
teur par la superstition seule et le préjugé religieux. 

Chaque tribu étant en guerre perpétuelle avec une 
tribu voisine doit, pour combattre avec avantage, 
reconnaitre l'autorité absolue d’un chef. Elle s’ha- 
bitue donc, pendant les heures de la paix, à cette 
autorité qui se manifeste dans tous les actes de ia vie 
commune, 

Or, la préséance au foyer, à ce foyer qu'une étin- 
celle émanée de la Divinité enflamma pour l'entretien 
de leur existence, cette préséance n'est-elle pas un 
signe irrécusable de la puissance de celui qui en 
jouit? 

Et la défense d'allumer son feu au feu de son voi- 
sin, n'indique-t-elle pas à ces hommes qu'ils ne doi- 
vent compter que sur eux-mêmes, et apprendre à se 
servir seuls de la faculté que le Créateur leur accorde 
de produire le feu ? 

Il n'est pas une religion des temps antiques où le 
feu n'ait été plus ou moins vénéré, adoré, déitiémême, 

Si les voyageurs, au lieu de rechercher préten- 
tieusement des analogies qui souvent n'existent que 
dans leur imagination, entre la religion de ces peu- 
ples nouveaux et les textes de nos livres saints, es- 
sayaient de se rendre compte du motif qui a pu in- 
spirer, àcesenfantsde la nature, telle ou telle prescrip- 
tion religieuse, ils découvriraient que toutes ces 
prescriptions ont leur raison d'être dans la constitu- 
lion politique de ces tribus, et qu'elles ne sont pas 
des imitations grossières de dogmes et de rites em- 
pruntés au vieux monde. 

Ainsi que je l'ai dit, les malades et les femmes en 
couches subissent la loi du tabou. Ces pauvres êtres 
passent alors les journées et les nuits, couchés en 


78 


plein air, entre les piliers d’un hangar, et parfois ils 
sont condamnés à une diète absolue, ou ne reçoivent 
que du gna doue (du pain de fougère), que, de loin, 
on jette à leurs pieds, et qu'ils ramassent avec leur 
bouche. 

Les riches et les grands, quoique soumis aux 
mèmes règles, sont assistés de leurs esclaves, qu'ils 
font tabouer par l'ariki, afin d'utiliser leurs services 
sans enfreindre la loi. 

Les malades que j'ai visités et auxquels j'ai offert 
mes services m’ont presque toujours repoussé. 

J'appris, un jour, que le tayo, l'ami, le commis- 
sionnaire, le factotum, l’approvisionneur du navire 
le Neptune, de Nantes, qui était alors parti en croi- 
sière dans la grande baie Pegasus, venait de se blesser 
grièvement à l'épaule : la crosse d’un fusil de muni- 
tion, trop -chargé sans doute, lui avait fracturé la 
clavicule par un mouvement de recul, et il gisait 
tout sanglant sous son hangar. Il appartenait à mon 
confrère du Neptune de lui porter secours; mais, en 
son absence, j'accourus près du blessé. Lemalheureux 
soutirait horriblement ; une coquille de la clavieule 
faisait saillie hors la peau contusionnée et noiratre, 
et, couché sur le dos, les bras allongés le long du 
corps, etles yeux levés au ciel, comme pour implorer 
la miséricorde de l’Atoua, il attendait, en silence, le 
remède qu'un ariki était allé chercher au loin, tandis 
que sa femme, agenouillée à distance, poussait des 
cris de désespoir, se meurtrissait la tête sur le sol, 
et déchirait la peau de sa figure et de sa poitrine avec 
ses ongles et des cailloux tranchants qu'elle rejetait 
eusuile derrière son dos. 

Je voulus exercer mon ministère; mais les voisins, 
qui faisaient cercle à vingt pas de Rà, s’exclamèrent 
en chœur pour m'arrêter, et je dus abandonner le 
blessé à son malheureux sort. 

Le lendemain, je passai le long du hangar; le tayo 
était toujours là, immobile, et sa femme gémissait 
toujours ; mais la blessure n’était plus à nu, le plu- 
mage vert d'un oiseau la recouvrait, et le pauvre 
homme m’envoya un sourire. Ilme remerciait, avec 
ce sourire, de ce que j'avais voulu faire pour lui, et 
dans ce sourire perçait aussi l'espérance d’être bien- 
tôt guéri, 7 

En effet, après un mois d’immobilité, de station 
horizontale sous le hangar, et de pansements à l'oi- 
seau vert, il reparut parmi nous, aussi alerte, aussi 
actif qu'auparavant, n’ayant plus aucune trace de 
l'accident, qu'une cicatrice informe, sans mauyaises 
conséquences. 

Je n'ai jamais pu savoir ni le nom de cet oiseau, 
ni à quelle famille il appartenait, et, quand je deman- 
dais des renseignements sur lui, on me répondait 
mystérieusement que le grand Atoua envoyait ex- 
près cet oiseau vert dans les forêts des montagnes, 
pour guérir les blessés qu'il voulait sauver de la 
mort, ’ 

Quand, en me promenant dans le village, j’allumais 
ma pipe à un feu où l’on se chaufle, je pouvais re- 
mettre le tison dans l'âtre; mais, si le tison provenait 
d'un loyer dressé pour la cuisine, letison, désormais 
impur, élait rejeté au loin, 

Les vêtements, les armes, tout enfin, tout ce qui 
à appartenu à un défunt, est taboué, détruit, rejeté 
au loin, et ne peut plus désormais appartenir à per- 
sonne, 


LES BALEINIERS 


Un de nos matelots trouva, aux environs de l’ai- 
guade, un vieux couteau à gaine, un de ces couteaux 
que les baleiniers portent à la ceinture, et le ramassa. 
Revenu 4 bord, il enlevait la rouille et l’aiguisait à la 
meule, quand un des Mahouris en visite reconnut ce 
couteau, poussa un cri de terreur, et, saisissant le 
matelot par les épaules, voulut lui empêcher de con- 
tinuer son repassage. 

Le matelot, peu patient, riposta par un temps de 
boxe, et déjà l’on faisait cercle autour des combat- 
tants, quand le capitaine intervint. On s’expliqua, on 
se calma, on comprit que le Mahouri n'avait agi 
ainsi que poussé par la superstition, par le senti- 
ment religieux, et le matelot qui avait trouvé ce cou- 
teau, couteau taboué, héritage perdu d’un naturel, 
mort quelques moisavant notre arrivée, renonça à sa 
possession. 

Mais que deviendrait le couteau? Il restait À sur 
le pont, et personne n’osait le ramasser; le Zélandais 
qui l'avait reconnu, demandait une embarcation pour 
aller à terre chercher un ariki; on lui refusa le ca— 
noi; il se jeta alors à la nage, et revint au soir, dans 
une pirogue de la tribu, avec un vieux Mahouri, un 
pontife à barbe blanche, vètu du grand manteau de 
cérémonie, la natte de phormium frangée de peau de 
chien, et les cheveux ébouriilés et lardés de plumes 
blanches de goélands. 

Le pontife s’approcha du couteau, que personne 
n'avait. osé toucher depuis qu'on le savait taboué ; 
puis, après avoir murmuré des prières à voix basse, 
longuement et énergiquement gesticulé et opéré une 
série de passes magnétiques sur le mancheet sur lala-. 
me, il saisit délicatement le couteau entre le pouce 
et l'index, et le lança à la mer par-dessus son épaule. 

Et les femmes, accroupies sur le suindeau, enton- 
nèrent un chant d’actions de grâces, pendant que 
Variki redescendait dans sa pirogue, 

L’ouvrier qui batit une maison, le charpentier qui 
construit une pirogue, le planteur de kowmaras (pa- 
tates douces), sont soumis au tabou, mais moins 
strictement que dans d’autres circonstances: ils peu- 
vent se mêler à la société de leursamis; mais ils n’ont 
pas le droit de se servir de leurs mains pour man- 
ger. 
L'accès des plantations des terrains ensemencés est 
interdit pendant l'époque de la germination, et des 
gardicns veillent jour et nuit pour en éloigner les 
chiens, les pores et les poules, 

Les animaux domestiques, les volailles, que Cook 
donna à ces naturels, furent tués aussitôt après son 
départ; les naturels ne voulurent pas les laisser se 
propager, parce que ces nouveaux hôtes violaient 
continuellement les endroits défendus et pénétraient 
dans les cultures et les morais (cimetières). 

Ici, l'agriculture, encore en enfance, a ses fêtes, 
ses cérémonies mystiques, ses rites religieux, comme 
dans le vieil empire dela Chine, Le missionnaire 
Kendal, qui demandait à un chef de la baie des 
Iles pourquoi les chefs de la tribu assistaient, revé- 
tus de leurs habits de féte, à l’ensemencement des 
terrains, reçut cette réponse : 

— Voyez le ciel, quand de petits nuages, tas par 
tas, le recouvrent, et que le soleil brille sur eux ; eh 
bien : il y a fête Tà-haut, c'est le grand Atoua qui 
plante ses patates... et nous devons faire comme 
lui. nous réjouir quand nous plantons les nôtres, 


LES BALEINIERS 79 


M. d’Urville raconte qu'à Kayva-Kavva, il ne put 
jamais obtenir la permission de passer auprès des 
cultures sacrées. 

Un Zélandais entreprend-il un voyage par terre 
ou par mer, sa femme, ses enfants, ses amis, se ta- 
bouent pendant le jour qui suit son départ, afin d’at- 
tirer sur l'absent la protection de la Divinité. 

Quand nous quittimes la péninsule, mon ami le 
roi Thy-ga-rit me fit entendre qu'il allait se tabouer 
aussitôtque Asia aurait doublé la falaise d'Olimaroa. 

La mère de Schongui, ce grand chef dont j'ai 
parlé à propos del'anthropophagie, demeura tabouée 
pendant tout le temps du voyage de son fils‘en An- 
gleterre. Une femme esclave la faisait manger à l'aide 
d’une espèce de spatule emmanchée d'un morceau 
de bois de plus de trois mètres de long. 

Si la tribu part en guerre, un prêtre se soumet 
aux rigueurs de ceite interdiction jusqu'au retour 
des guerriers. 

Le poisson pêché en automne, quand on en fait 
des provisions d'hiver, est taboué; sans celte absti- 
nence forcée, on n’en emmagasinerait pas des quan- 
tités suffisantes, les pêcheurs le mangeraient à me- 
sure qu'il sortirait de l'eau. 

Quelques auteurs, de ceux qui veulent tout sys- 
tématiser, ont prétendu que les Zélandais prouvaient 
leur origine judaïque, par le type de la physionomie, 
la cireoncision, que j'avouerai n'avoir jamais ob- 
servée, et le refus de manger de la viande de pore. 
Cette dernière preuve est aussi peu solide que les 
deux autres, Que de fois n’ai-je pas vu les roitelets 
de la péninsule et leurs sujets dévorer avec délices 
le porc salé qu'on leur offrait. Si les naturels ont re- 
poussé quelquefois cet aliment, ce n’est que dans les 
premiers temps de leurs relations avec les Européens, 
et non parce que c'était du pore, mais parce que ce 
pore était salé, et qu'ils n'avaient jamais fait usage 
de sel, ainsi que je l'ai déjà mentionné. 

Mais j'ai souvent élé témoin d'une petite cérémo- 
nie prélimipaire que ne manquait jamais d'accomplir 
un Zélandais de la vieille roche, quand le capitaine 
Jay Vadmettait à notre table. Les missionnaires an- 
glais ont aussi remarqué cette habitude chez divers 
convives. Le bonhomme, avant de dévorer sa por- 
tion de lard, en mâcbait un petit morceau entre ses 
dents et le jetait ensuite sous la table en disant une 
prière. 

Le tabou intervient aussi dans les transactions com- 
mereiales, Si uu naturel achète quelque chose, et 
qu'il n'ait pas en main de quoi payer comptant, il 
attache à l'objet acquis un fil de phormium en pro- 
nongaut le mot sacré, part, et revient bientôt retirer 
son gage. Il n'est jamais prudent de leur vendre à 
crédit, surtout quand on n'a pas pris soin d'engager 
leur conscience par le tabou. 

Le tabou joue donc un rôle important dans la vie 
de ces déshérités de la civilisation ; il dirige, modifie 
et détermine tous leurs actes, et fait intervenir sans 
cesse la divinité. 

J'avais toujours entendu dire que les morts étaient 
enterrés, chacun dans un endrait isolé, entouré de pa- 
lissades, et taboué, puis qu'après un certain temps, 
la famille du mort venait relever les os, c'est-à-dire 
déterrer le cadavre, enlever de dessus ses os les 
chairs putréfides et encore adhérentes, nettoyer avec 
soin ces os et les porter en grande cérémonie dans le 


~ —= 


morai de sa famille, espèce d’enclos éloigné du pas- 
sage des vivants, où ils blanchiront désormais, ex- 
posés au grand air, sur des plates-formes élevées de 
quelques pieds au-dessus du sol. 

Je fus donc étonné de trouver un jour, auprès du 
village de Togolabo, un cercueil de bois, peint en 
rouge, attaché au sommet d’un poteau; une femme 
pleurait, accroupie au bas de ce poteau. et me faisait 
signe de m’éloigner bien vite. Je demandai ce que si- 
cnifiait cette exposition de cercueil, à un individu qui 
parlait un peu l'anglais et fabriqnait, non loin 
de là, des corbeilles de jonc; il me dit que cette 
femme, veuve d’un chef tué depuis quelques mois 
en allant chercher du jone vert au lac de Tavai, avait 
perdu son enfant tout récemment: qu'au lieu de l'en- 
terrer, elle l'avait soumis à des fumigations de sy— 
nanthérées pour le conserver entier comme on con- 
serveles têtes. Elledemeurait là tabouée pendant toute 
une année, jusqu’à ce que le wai doua, c'est-à-dire 
que l'âme de l'enfant se fût bien séparée du corps; 
puis elle partirait, emportant le petit cercueil sur 
son dos, à la recherche des ossements de son époux. 
Si elle avait le bonheur de les découvrir, elle les 
rapporterait au morai de sa famille. 

Cette religion des morts a souvent mis en verve 
la sensiblerie des écrivains du xvin siècle, Qui ne 
se rappelle le tableau de Lebarbier, peintre du roi, 
les Canadiens au tombeau de leurs enfants? Le 
sujet ou Ja légende est emprunté au livre de l'abbé 
Raynal, l'Histoire philosophique et politique des In- 
des. L'abbé, peu physiologiste, s’attendrit à propos 
d'une Canadienne qui, siz mois après ses couches, 
vient faire couler le lait de ses mamelles sur le tom- 
beau de l'enfant mort-né. 

Il faut du sang pour vengerda violation des tom- 
beaux. On vint prévenir Schongui que les habitants 
d’une tribu voisine de Wangaroa avaient enlevé les os- 
sements du père de sa femme du moraï où ils étaient 
déposés. Schongui ne voulut pas croire à une telle 
profanation avant d'avoir vérifié par lui-même si le 
fait était vrai. Il partit donc pour le morai et n'y 
trouva plus que quelques côtes et la partie supé- 
rieure du crâne brisé : les os des bras, des jambes et 
des mâchoires avaient été mis en pièces, et transfor- 
més en hameçons; en proie à la fureur, il s’avanea 
seul vers le village des profanateurs, et, s'arrèlant à 
portée de fusil, il déclara aux Mahouris qu'il venait 
les châtier. Les coupables gardèrent le silence, et le 
terrible chef tua à coups de fusil cing d’entre eux, 
sans que la tribu fit le moindre mouvement pour les 
défendre. 

Le cadavre des esclaves est abandonné sans sépul- 
ture et jeté à la mer. 

Mais, ne vous l’ai-je déjà pas dit? tout s'en va; le 
tabou dégénère. L'ile nord est anglaise; la péninsule 
l'est déjà de nom, et, de mon temps, il y avait, au 
port Cooper, des esprits forts qui mangeaient sous 
leurs toits, et qui ne se tabouaient plus, après s'être 
fait couper les cheveux, 


XXXI 
LE LAG DU JADE VERT 


Depuis mon arrivée sur la presqu'ile, j'étais tra- 
raillé du désir de pousser une reconnaissance vers le 


80 LES BALEINIERS 
x 


lac mystérieux, le Tavai-Pounamou, qui donne son 
nom à la grande terre du Sud, et sur les bords du- 
quel les indigènes recueillent le jade vert, le pouna- 
mou, dont ils fabriquaient des pointes de javelots et 
des hachettes avant que les Européens leur eus- 
sent apporté le fer et l'acier; aujourd’hui, ils n'en 
font plus que des talismans, des amulettes ou des 
ornements qu'ils portent appendus au cou et aux 
oreilles. Is n’ont même plus lair d’y tenir beaucoup 
et échangent facilement ces curieuses bagatelles 
contre de la poudre ou des bijoux de cuivre. 

Le pounamou, jade vert, jade oriental néphrite ou 
jade néphritique, se rencontre souvent en veines 
éparses sur les nombreux rochers de tale grisâtre de 
Vile sud. Mais le plus estimé, le plus vénéré, pro- 
vient du grand lac intérieur situé à deux journées de 
marche au sud-ouest du détroit de Cook. Celui-là a 
une origine sacrée. Un divin poisson habite les eaux 
du lac, et, quand il échoue sur le rivage, il se trans- 
forme en jade vert au lieu de se corrompre. 

La famille des poissons devait indubitablement 
fournir des dieux à ce peuple d’insulaires, qui naît, 
vit et meurt en face de l'Océan. La terre du Nord, 
vous le savez, cette terre volcanique dont le sol 
tremble si souvent, c'est Ka-na-mawai, le monstre 
marin qui s’agite en colère sous les flots. La terre 
du Sud, plus froide, plus rassise, c’est Pou-na-mou, 
le poisson pétrifié, 

Les nombreux morceaux de jade que j'ai vus, 
tenus dans mes mains et rapportés en France, va— 
riaient en longueur de cinq à vingt centimètres, sur 
une épaisseur uniforme de quatre à cing. On dit 
qu'il en existe de bien plus volumineux. Les uns 
étaient opaques, d’autres veinés, striés de tons verts 
plus ou moins foncés. 

Les jours, les semaines, les mois s’écoulèrent, sans 
qu'il me fût possible d'abandonner le bord pendant 
quelques vingt-quatre heures; mon guide, le tayo, 
l'ami du bord, calculait que nous emploierions deux 
jours et deux nuits au moins à ce pèlerinage, et, au 
moment de me mettre en route, survenait toujours 
quelque incident fâcheux. Un blessé, un malade, ré- 
clamait mes soins, ou bien le temps se mettait à la 
pluie, ou bien encore l’Asia retournait en croisière 
dans la baie Pegasus. Parfois le capitaine Jay pro- 
mettait de m'accompagner si je voulais attendre 
qu'une baleine fût tuée, fondue et emmagasinée dans 
Ja cale. J’attendais alors, et il n’était jamais prêt, 

Entin, un beau matin, il me donna la liberté, et 
nous partimes à trois : un mien confrère, le chirur- 
gien du navire l'Angélina, notre tayo Kao-Kao et 
moi. Outre nos armes, fusil et couteau de baleinier 
au ceinturon, nous emportions chacun une couver- 
ture de laine rouge en bandoulière, et une bonne 
provision de poudre et de plomb en grains et en 
balles. Le tayo s'était chargé d'un sac de biscuit et 
de viande salée cuite à l'avance; et son chien, hum- 
ble mais intelligente bête, le suivait clopin-clopant. 
On prétend que cette race de chiens, qui ressemblent 
aux chiens parias de l'Inde, est particulière à la Nou- 
velle-Zélande. Il serait difficile de prouver aujour- 
d'hui la vérité de cette assertion. Le type pur, si ja- 
mais ila existé, en est perdu depuis longtemps; car 
les meutes sauvages qui hurlent sur les côtes, dans 
les landes de la baie des îles, et qui fournissent aux 
indigènes les mets les plus estimés de leurs galas re- 


ligieux, proviennent des croisements successifs des 
différentes espèces apportées depuis quatre-vingts ans 
par les navires de l'Europe. Cook, à son premier 
voyage, y a trouvé des chiens; mais Tasman était 
venu là avant lui, et sans doute avant Tasman quel- 
que autre navigateur ou naufragé inconnu. 

En général, les chiens d’Oéteta ressemblent à nos 
chiens de berger. La tête est démesurément grosse, 
l'œil très-petit, les oreilles pointues, le poil long, 
jaunâtre, moucheté de blanc presque toujours, et la 
queue courte et touffue. 

Ils sont paresseux, leur odorat est faible, mais la 
puissance de leur vue obvie à ce défaut. D'anciens 
voyageurs racontent que les chiens d'Europe perdent 
la voix après quelque temps de séjour à la Nouvelle- 
Orléans et dans les Amériques. Certes, rien n’est 
plus faux pour les chiens de la Nouvelle-Zélande. 

J'ai déjà dit que je ne trouvais aucuns caractères 
spéciaux à cette foule de molosses, de dogues, de 
roquets, de carlins hideux, aflamés et féroces, qui 
m'ont si souvent empêché de dormir avec leurs noc- 
turnes hurlements. Le chien de l’Australien a quel- 
que chose de plus original au moins : la queue, la 
patience et le silence. Sa queue ressemble à celle du 
renard, et sa patience est telle, qu’il peut demeurer 
suspendu par la queue, muet et immobile, pendant 
plus d’une heure. Quand je chassais aux environs du 
cap Lewig, sur la côte sud de l'Australie, et que je 
rencontrais quelque noir Alfourous rôdant avec son 
chien au milieu des halliers de mimosées, le sauvage, 
craignant sans doute que je ne lui enlevasse sa bête, 
l'empoignait par la queue, le rejetait par-dessus son 
épaule et le gardait ainsi pendu et caché derrière son 
dos, tant que durait notre entrevue. Les chiens 
n'ayant pas pullulé à la Nouvelle-Hollande comme 
à la Nouvelle-Zélande, les Australiens tiennent à ne 
pas perdre le petit nombre de ceux qu’ils possèdent. 
Is ne les mangent pas et préfèrent la chair visqueuse 
du lézard, qu'ils chassent et tuent d'un coup de ja- 
velot, après l'avoir fait sortir des broussailles où il 
s’est remisé. Leurs chiens ne se donnent même pas 
la peine de quêter le reptile; l'homme met le feu aux 
broussailles, et le reptile trahit sa présence en fuyant 
l'incendie. 

Nous quittâmes donc l’Asia au point du jour, et 
le capitaine fut assez galant pour nous permettre de 
profiter du départ d’une embarcation du bord qui 
conduisait les hômmes en vigie du côté des sables. 

Nous pouvions ainsi nous épargner une demi- 
journée de marche en gagnant par mer l'embouchure 
du Teo-ne-poto, petite rivière qui se déverse dans 
la baie Pegasus, à l’ouest du cap Cachalot, à où 
s’ensevelissent, dans les sables d'une immense grève 
qui remonte vers le nord, les pentes rocheuses du 
lambris septentrional du golfe de Togalobo. 

Cette traversée en canot n'épuiserait pas nos forces 
au début du voyage, et nous esquivions ainsi la pé- 
nible escalade de la montagne qui domine Oéteta. 

Le matelot en corvée est toujours maussade et 
hargneux. C’est bien pis encore quand cette corvée 
commence dès l'aurore, et que la cloche qui pique 
huit, et l'antienne du novice de quart, appellent en 
haut les tribordais ou les bâbordais : « Hola hét 
tribordais ! misérables figures d'escargots ! les bibor- 
dais aimables mangeront votre fricot ! Hola hét en 
haut! en haut! » l'arrachent brutalement aux douceurs 


LES BALEINIERS sf 


d’un sommeil, hélas ! toujours trop court, toujours 
trop divisé. Si le navire fait route, le temps du re- 
pos alterne, pour les bordées, de quatre heures en 
quatre heures; si le navire est en pleine pêche, les 
deux bordées travaillent tant que le soleil les éclaire, 
et dorment à peine quatre heures de nuit, chacune 
se relevant tour à tour. 

Ils étaient donc de mauvaise humeur, nos cano- 
tiers, encore endormis... La pirogue marchait comme 
une boiteuse, et les avirons avaient peur de se faire 
mal 4 la houle. M. Seigle commandait et ne donnait 
pas Vexemple de l’amabilité... On aurait dit que, 
parce que nous étions trois personnages supplémen- 
taires dans le canot, ces messieurs s’éreintaient !... 
Je connaissais mon monde, et je savais que de joyeu- 
ses paroles et des rires provocateurs de ma part 
n’auraient pas raison de cette maussaderie générale... 
Ce n’était pas une blague, mais une gourde qu'il fal- 
Jait pour fouetter ces tortues, et, sans dire mot, je 
présentai ma gourde débouchée à l'officier, et, lui 
aussi, sans dire mot, la porta à ses lèvres, et l’y 
maintint aussi longtemps que dure un tour du sa- 
blier de l'habitacle, — une minute, — tandis que les 
canotiers suivaient d’un ceil de convoitise les mou- 
vements de déglutition du gosier. Scigle, pour tout 
remerciment, passa le revers de sa main sur ses lè- 
vres et me rendit la gourde, que j’envoyai au har- 
ponneur. 

Le harponneur, plus éloquent que Seigle, fit hum! 
après avoir bu; — l’homme du grand aviron du mi- 
lieu savoura sa gorgée, et, murmurant un Grand 
merci! passa la gourde de chasse-brouillard à son voi- 
sin, qui déclara trouver à son goût la médecine du 
major ; — les deux autres canotiers se nettoyèrent 
pareillement le canon de fusil. 

La glace était rompue, et le tafia opéra si bien, que, 
même avant d'avoir atteint les trois rochers à fleur 
d’eau du cap Cachalot, le babillage, la gaieté, l’en- 
train des beaux jours étaient révenus, et qu'un ba- 
ryton facétieux entonnait une de ces barcaroles qui 
stimulent les nageurs, harmonisent leurs forces et les 
aident à parcourir, sans lassitude et avec une rapi- 
dité merveilleuse, des espaces qu’en silence ils ne 
franchiraient que lentement et péniblement. Certes, 
quand ils chassent une baleine, ils ne peuvent chan- 
ter; maisalors l’émulation, l'appât du gain, la gloire, 
remplacent les barcaroles. 

Je savais beaucoup de ces barcaroles, je me sou- 
viens encore de quelques-unes ; mais les plus belles, 
les plus pittoresques, je ne puis vous les dire, Elles 
sont trop épicées, elles ont trop de montant pour les 
terriens qui me lisent. 

Le matelot appelleterrien celui qui ne navigue pas 
et ne quitte jamais ce que vous appelez, vous, le 
plancher des vaches. 

Le tafia donnait done de la voix A nos canotiers, 
et l’un d'eux, un Breton, se mit à chanter à tue-tête 
cette naive chanson dont voici quelques couplets. 

L'air, aussi naif que les paroles, s’adaptait ad- 
mirablement aux mouvements des avirons. 

Le Breton disait seul le premier vers, que le chœur 
répétait ensuite avec lui, Il en était de même du se- 
cond ; puis le chœur se taisait pendant les deux der- 
niers vers de chaque quatrain. 


Adieu la belle, je m'en r'va (bis) 
Puisque mon bâtiment s'en va (his) 


Adieu, je pars rejoindre à Nantes, 
Puisque le roi me le commande. 


Là, j'omets plusieurs couplets où l’'amoureux es 
quisse à sa manière ses adieux... On se promet fidé- 
lité mutuelle... Mais le matelot ne se croit lié par ce 
serment que tant qu'il naviguera au nord delaligne... 
Au sud de la ligne, tout lui est permis... Il demande 
à sa belle si elle a des commissions à lui donner pour 
la ville de Nantes, et la belle éplorée, qui, malgré sa 
douleur, n’oublie pas que les toilettes du village se 
fabriquent à la ville, répond : 


Ah! quand à Nantes vous serez (bis), 
Un beau corset yous m'enverrez (bis); 
Qu'il soit doublé de satin rose, 
Je ne demand’ pas autre chose. 


Le matelot promet et part... Mais le scélérat ou- 
blie bientôt qu'il n’a le droit d’être infidèle qu’au sud 
de la ligne... 


Dès qu'à Nantes il est arrivé (bis), 
Au corset il n’a plus pensé (bis); 
Tl a pensé à la débauche, 

A la boisson comme les autrest... 


Il se désespère, il se repent, il redoute la colère de 
sa bien-aimée, et demande conseil À un mauvais su- 
jet... Il s’écrie : 


Ah! quoi done qué la bellé dira (bis)? 
Et le mauvais conseiller lui répond : . 


Tu mentiras, tu lui diras (bis) 
Qu'il n’y a pas d’étoffe à Nantes 
De la couleur qu'elle demande! 


Mais le loyal Breton s'indigne à l'idée de tromper 
sa bien-aimée... Il lui avouera tout, et, si elle l'aime, 
elle pardonnera. 

— Non, non, s’écrie-t-il en repoussant le Méphis- 
tophélès qui lui souffle la perfidie, non ! 


Plutôt voir la mer sans poissons, 
Plutôt voir la mer sans poissons, 
Et les montagnes sans vallons, 
Et les montagnes sans vallons, 
Et le printemps sans violettes, 
Que de mentir à ma maitresse ! 


Notre troubadour méritait un nouveau coup de 
tafia ; le docteur de l’Angélina en fit les frais, et le 
harponneur, pour ne pas laisser refroidir l’entrain 
des canotiers, ou plutôt pour gagner, lui aussi, le 
droit de teter à la gourde, entonna cette ballade ma- 
ritime, qui rappelle la ballade du Pécheur de 
Schiller : 


C'était un quartier-maitre, 
Lan la, 
C'était un quartier-mattre 
Qui savait bien nager. 
Vogue, beau baleinier, vogue, 
Qui savait bien nager, 
Vogue, beau baleinier. 


82 


LES BALEINIERS 


rm RT 


Le chœur répète alternativement : 


C'était un quartier-maitre, 
Lan la, 


et les deux derniers vers du couplet. Je regrette 
beaucoup de ne pouvoir en tracer ici la musique ; la 
facture du motif en est très-originale et on ne peut 
plus enlevante. — Continuons. 


Il s’en alla-t-à terre, 
Lan la, 

Afin de s'y promener. 

Vogue... 


Il rencontre une fille, 
Lan la, 

Assise et à pleurer. 

Vogue... 


Qu’avez-vous done, la belle? 
Lan la, 

La belle, à tant pleurer? 

Vogue. 


A ce que j'ai, dit-elle, 

Lan la, 
Vous ne pouvez rien changer. 
Vogue... 


Les clefs de ma ceinture, 
Lan la, 

Dans la mer sont tombées, 

Vogue... 


Consolez-vous, la belle, 
Lan la, 

Trai vous les chercher. 

Vogue... 


Mon père, à qui les trouve, 
Lan Ja, 

Me donne à marier. 

Vogue... 


Le quartier-maître aimable, 
Lan la, 

Se pare pour plonger. 

Vogue... 


A la première plonge, 
Lan la, 

Il n'a rien pu trouver, 

Vogue... 


A la seconde plonge, 
Lan la, 

Le fond il a dragué. 

Vogue... 


A la troisiéme plonge, 
Lan Ia, 
Hélas! il y est restét 


oS) PISTE 6 De 


Je vous fais grâce des autres couplets, où éclate le 
désespoir de la vieille mère du quartier-maitre. La 
pauvre femme ya s'écriant le long du rivage : 

Maudites soient les filles, 
Lan la, 
Maudites soient les filles 


Qui sont à marier! 


Et les amis, les compagnons de l’infortuné plon- 
geur, demandent aux pêcheurs de la côte si la belle, 
au trousseau de clefs tombé dans le gouflre, était 
brune ou blonde, et, selon que la maîtresse du chan- 
teur est blonde ou brune, le chanteur termine la 
ballade par un souvenir de ses amours de France, et 
dit : 

Si c'était pour ma blonde (ou ma brune) 
Lan la, 
Si c’était pour ma blonde, 
Je s'rais prêt à plonger, 
Vogue, beau baleinier, vogue, 
Je s’rais prot à plonger! 
: Vogue, beau baleinier. 


Le harponneur était bien digne de donner un bai- 
ser à la gourde de mon confrère. — Nous avions 
parcouru plus de deux milles pendant la chanson, et 
nous apercevions déjà ces gigantesques franges d’é- 
cume que la mer, déferlant par rouleaux, étend sur 
Vhémycicle sablonneux du fond du port Cooper. 

Longuement done, bien longuement s’abreuva-t-il 
à la gourde, à cette mamelle qui contenait ce que les 
Anglais appellent du french-milk, du lait français, et 
il fallut que Seigle intervint en lui ordonnant de re- 
mettre le nable N son gosier. 

Le nable est un tampon de li¢ége, garni de linge 
ou d’étoupe, avec lequel on bouche une ouverture 
pratiquée dans la partie la plus déclive d’une piro- 
gue. Ce nable oblitère le trou, quand la pirogue est 
amenée, et le laisse ouvert, quand elle est hissée sur 
ses pistolets, afin que les eaux de mer et de pluie s’é- 
coulent, 

Il mit done le nable au dallot de son gosier, et, 
plein de verve, continua par une autre villanelle éro- 
tique qu’on ne pourrait ouir sans que la pudeur s’ef- 
farouchât, à moins d'être cabillot ou mathurin. Un 
mathurin, c’est le matelot, le véritable matelot, qui 
est né matelot, qui vit et bourlingue matelot, et qui 
mourra matelot. Le cabillot, un taquet, un piquet 
de bois ou de fer qu’on plante sur la lisse du bâti- 
ment, et auquel on amarre les cordes des manœu- 
vres; le cabillot, c'est un soldat, et ce sobriquet 
rend assez bien l'image de Ia tenue et de la roideur 
du soldat sous les armes. 

Done, le plus grand reproche qu'un capitaine, 
qu'un oflicier de quart puisse faire au marin qui 
n'exécute pas proprement un ouvrage où un ordre, 
la plus grande injure qu'un ma itelot puisse cracher 
au visage d'un autre, c'est de le qualifier de soldat. 
Soldat! failli soldat! voilà l'expression la plus 
complète du mépris le plus intense. 

La villanelleau grossel nous aurait conduits jusqu'à 
l'embouchure du Teo-ne-poto, car mon harponneur 
n'était pas embarrassé pour la prolonger à volonté. 
Ce gargon-l\ avait un véritable talent d'improvisa- 
teur, Je ne crois pas que la ballade des clefs soit de 
son cru. Toujours est-il qu'il n’en a pas volé l'idée 
à Schiller. I connaissait si peu Schiller, que, mon 
contrère ayant prononcé, ce nom, il nous demanda 
si ce n'était pas un gps vine baleinier américain, 

Ce harponneur, Cochinchinois de Honfleur (c'est 
ainsi que les Havrais surnomment les habitants de 
ce petit port), ce harponneur, dis-je, était né poste. 
[n'avait pas étudié ailleurs qu'à l'école primaire. Il 
passait la majeure partie de Son quart en bas à rimer 


LES BALEINIERS 83 
D RE ns 


et à faire des chansons. Il me montrait souvent ses 
œuvres, et je fui causais un violent dépit quand je 
me refusais à l'entendre. | 

Un jour, je le surpris ageñouillé devant son cofire, 
et cachant, entre les plis d’une ceinture de laine rouge, 
un petit cadre d’ébéne, renfermé dans un sac de toile 
à voile, cousu de ses mains. Une boucle de cheveux 
blonds, placée en ellipse sous le verre du cadre, y 
tenait lieu de portrait, et il avait écrit sur le vélin du 
fond ce quatrain dont je me souviens encore : 


Quand je contemple en mer cette boucle si blonde, 
Je suis heureux et fier, et je me dis, joyeux : 

« Nalle femme que toi n’a d'aussi longs cheveux ; 

Car les tiens, Virginie, ils font le tour du monde! » 


et 


— Bien touché ! n’est-ce pas docteur ? s’écria-t-i} 
en me montrant avec orgueil le cadre d'ébène. 

Et, depuis lors, Dieu lui seul sait combien de fois 
il me le montra pendant le voyage! 

— Bien touché! hein? Oh! j'en ai fait d’autres ; 
tenez, ceux-li, par exemple. Ecoutez... Je suis de 
quart, et je vais vous réciter mon grand poëme : le 
Baleinier vainqueur. 

Mais, moi, je me sauvais derrière le mât d’artimon, 
et le poîte, vexé, irrité de me trouver toujours ré- 
fractaire à la sainte poésie, se croisait les bras avec 
une dignilé sombre, et recommencait à battre silen- 
cieusement son quart sur la coursine, 

Je yous dirai un mot sur l'existence aventureuse 
de ce pauyre diable, quand nous aurons quitté la 
Nouvelle-Zélande et que nous trayerserons l'Octan 
Pacifique, 

tevenons à mon pèlerinage d’aujourd’hui. 

Vers sept heures, Seigle nous déposa, moi et mes 
compagnons, sur la rive gauche de la rivière, et, 
nous souhaitant hon voyage, s'en alla faire sa croisière. 

Le temps était beau mais froid, et nous mar- 
châmes d’abord à grands pas sur ce terrain sablon- 
eux , semé de coquilles roulées, brisées, hachées 
par les marées ; mais bientôt il fallut ralentir le pas 
malgré nous ; car le tayo, au lieu de suivre le sentier 
battu qui serpentait avec le cours d'eau, coupa en 
droite ligne vers l'ouest , à travers les broussailles. 
Comme nous avions une distance de dix kilomètres 
à parcourir avant que d'atteindre le cottage d'un co- 
Jon anglais désigné pour notre première halte, la halte 
du déjeunér, nous dédaignimes de perdre du temps 
à tirer des canards que le roquet faisait lever À cha- 
que instant, fl y avait là le canard peint, si bien dé- 
crit par le naturaliste de Cook ; le canard musqué, 
au plumage gris, aux ailes tachées de blane, au col 
et à la tête d'albâtre, et qui, en s'envolant, répand 
autour de lui des effluyes odorantes; le canard gris 
bleu, qui siffle comme un merle et fouille dans le sa- 
ble pour y chercher des vers; le canard à crête rouge, 
à robe noire et luisante, aux pieds et au bec plom- 
bés, à l'iris couleur d'or ; il Ÿ avait 14 enfin tout ut 
Musée vivant de canards auxquels if fallut dire au 
revoir, Le tayo, avant que nous quittassions les 
sables, demenrait souvent en arriére et ramassdit de 
petits morceaux de bois mort. Ces morceaux de 
bois, que je crus d'abord être des fétichés, nous ten 
dirent plus tard un grand service, 

Vers dix heures, nous atteignimes des champs 


cultivés ; nous entrions sur les domaines de M, Deen. 
Ce M. Deen est le véritable roi de la contrée. 

Il a bâti sa ferme au bord du Teo-ne-poto, qui 
coupe en deux parties une forêt de je ne sais com- 
bien de milliers d’acres : il a défriché la lisière de 
ces grands bois ; converti en grasses prairies le sol 
marécageux et plat où serpente la rivière, et semé 
des céréales sur les collines des environs; il peut 
ainsi, sans aucuns frais de déplacement, exporter les 
produits de son agriculture et de ses futaies, et déjà 
des caboteurs attendent, mouillés dans la grande 
baie, les bateaux plats et les trains de bois qui des- 
cendent le Teo-ne-poto. 

M. Deen nous accueillitavec tant de cordialité, que, 
malgré notre désir de pousser en avant, nous pas- 
simes la journée À visiter ses travaux de colon infa- 
tigable ; la soirée, à écouter le récit des tribulations 
de ses débuts, et le programme de ses travaux futurs 
et de ses espérances, et la nuit, à savourer les dé- 
lices d’un bon lit en duvet d'oiseaux de mer, — dé- 
lices si souvent révées par nous sur la dure cou- 
chette d’une cabine de baleinier. 

Le logis du colon et de sa famille forme un grand 
quadrilatère à un seul étage. Une miuraille s'élève à 
deux mètres du sol, et, sur cette muraille, repose la 
carcasse du bâtiment, composée de poutres et de tor- 
chis et blanchie à la chaux. Quatre autres grands 
bâtiments s'élèvent sur les quatre faces d’une tour 
immense, entourée d’une fosse profonde hérissée de 
palissades. Les étables regardent l’est, Le magasin 
aux fourrages et aux grains s'étend au nord, et les 
autres bâtiments servent, l'un d'ateliers et de re- 
mises, l’autre de logement aux domestiques et aux 
Mahouris mâles et femelles des tribus voisines, qui 
visitent, presque chaque jour, cet intrépide fermier, 

Je fus témoin, avant diner, d'une scène assez cu- 
rieuse. Une dizaine de vicilles femmes étaient accrou- 
pies en cercle à la parte d’une grañge, et, au miliet 
d'elles, on voyait deux hommes; l'un d'eux, très- 
âgé, assis Sur une souche d'arbre, tenait, entre ses 
genoux, la tête d'un autre Zélandais beaucoup plus 
jeune que lui. Je m'approchiai d'eux ; c'était un gra- 
veur en tatouage qui blasoniait le visage d'un jeune 
guerrier. 

La mode du tatouage, répandue dans la Polyné- 
sie, prouverait, peut-être, à elle seule, que les insu- 
laires les plus éloignés les uns des autres ont eu une 
origine commune,ou de fréquentes occasions de con- 
tact; à moins, cependant, que nous n’admettions 
que le désir d’orner son corps, de l'embellir, de le 
marquer à tel où tel cachet, ne soit un besoin inné 
chez l'homme, 

Le tatouage dont nos ouvriers, nos soldats, nos 
marins, ornent leurs bras et leur poitrine, n'est pas 
le même que Ie tatouage octañien, 

Le prethier, pratiqué À l'aide de piqüres à l'aiguille, 
par où l'on introduit, sous la peau, des substances co- 
lorantes, noires et rouges, ne provoque pis d'aspé- 
rités sur l'épiderme; le dessin est inelfaçable et vi- 
sible, Mais impercéptible au toucher. 

Le second, au contraire, se touche du doigt; les 
contours et sont creusts dans la peau, et Vor dirait 
un véritable travail de ciselure. Le tatouage plat 
n'était pas inconnu aux peuples de l'antiquité : à Thè- 
bes, en Egypte, on a trouvé des images sur le tom- 
beau d’Osiris f°", images où des hommes sont repré- 


Sk LES BALEINIERS 


sentés, la figure ornée de linéaments bizarres, et Jules 
César, dans ses Commentaires, parle des habitants 
de la Grande-Bretagne, qui ornaient ainsi leur épi- 
derme. 

Cette opération est difficile et douloureuse, et l’é- 
rysipèle de la face se déclare quelquefois à 1a suite 
du tatouage des ailes du nez. Un jeune garçon d'Oé- 
teta, qui en reçut les premières marques au coin des 
lèvres, faillit mourir par suite d’inflammation; le 
tabou, qui ordonne une diète sévère aux nouveaux 
opérés, leur épargne les dangers d’une fièvre consé- 
cutive. 

Les Zélandais‘et les habitants des Marquises sont 
les mieux tatoués de tous les Océaniens. L'origine 
du mot fatou semblerait venir de Taiti. 

Le jeune chef, qui se faisait tatouer, revenait d’un 
voyage au Nord, avait été attaqué par des hommes 
du détroit de Cook, s'était vaillamment défendu, et 
méritait cette décoration, en récompense de son cou- 
rage. 

C'est que les guerriers seuls peuvent porter sur 
eux ces marques indélébiles de courage et de vic- 
toire. Une nouvelle série de linéaments s'ajoute aux 
linéaments anciens, après chaque combat, et, plus le 
chef est vieux et puissant, plus il est tatoué. La vie 
n’est quelquefois pas assez longue pour que le blason 
soit complété. Ars longa, vita brevis. 

L'outillage se composait d’un petit os long, plat 
et dentelé vers son extrémité très-pointue; d’une ba- 
guette ou plutôt d’un maillet, et de deux coquilles 
d’huître, où l’on avait délayé, dans l’une du char- 
bon pilé, dans l’autre de l’ocre. Le burin, enduit de 
cette peinture, s’enfoncait dans la peau, à chaque coup 
de maillet, et s’avançait, dent par dent, en contour- 
nant les narines. Le jeune homme, aussi muet, aussi 
impassible que la planche de cuivre entaillée par le 
burin du graveur, souffrait stoiquement cette dou- 
loureuse opération. 

Le ciselage dura une heure. Le lendemain, la tête 
serait enflée, et, quelques jours après, on observerait, 
me dit-on, sur les bords des rainures, un ourlet de 
chair morte qui seflétrirait et disparaitrait peu à peu. 
Un mois après, les narines auraient repris leur forme 
naturelle, et se dilateraient orgueilleusement, sous 
leurs insignes de virilité. Les épines très-dures du 
toumatou kourou, axbrisseau du genre discaria, rem- 
placent quelquefois le barin en os,et les piqûres sont 
frottées avec le charbon du podocarpus dacrydo ou 
du dummaria Australis. 

D'après d’Urville, l'opération du tatouage est si 
douloureuse, qu'elle ne peut être supportée en une 
seule fois. J'ai déjà dit que le tatouage d’un chef de- 
mandait plusieurs années de travail, non point parce 
qu'il produisait une douleur si intense, qu'elle ne pou- 
ait être supportée en une seule fois, mais parce 
qu'elle était,en quelque sorte, l'histoire chronologique 
des exploits qui le rendaient célèbre. 

On ne peut se faire une idée exacte du tatouage 
complet du visage d'un chef zélandais qu’en exami- 
nant au Musée une de ces têtes desséchées que les 
Européens achetèrent pendant longtemps au prix 
d'un fusil de munition ou d'une couverture de laine. 
Ce commerce diminue de jour en jour, non parce 
que le christianisme fait des progrès ou parce que les 
Luropéens ne l’encouragent plus, mais faute de 
guerricrs et de combats, On m'a offert trois têtes pen- 


dant mon séjour, et je ne me rappelle pas si je refu- 
sai de les acheter faute d’argent ou par humanité, afin 
de ne pas encourager les trafiquants. 

Vous pouvez aller voir, chez quelques marchands 
de curiosités du quai Malaquais ou du quai Voltaire, 
ces trophées de l’anthropophagie. Le masque est sou- 
riant, la peau reluit comme reluit le parchemin ; les 
arabesques du tatouage ont conservé leurs bizarres 
lméaments noirs et rouges ; la barbe crépue et les 
cheveux de jais se hérissent comme pendant la vie; 
les lèvres amincies laissent voir des rangées de dents 
blanches, véritables dents de carnassiers ; et l’on di- 
rait que cette tête va penser, va parler, malgré le 
vide noir qui s'étend derrière ces paupières endurcies 
et immobiles, malgré ces orbites éteints, d’où le vain- 
queur a arraché l'œil pour l’avaler ensuite, de peur 
que cet œil ne monte aux cieux et ne devienne, pour 
les descendans du vaincu, l'étoile de la ven- 
geance. 

Seuls entre tous les Polynésiens, les Nouveaux- 
Zélandais ont la coutume de conserver les tétes de 
leurs ennemis comme trophées de victoire et comme 
objet de mépris. Ils nomment ces têtes moko-mokai, 
— moko, tête tatouée — mokai, tête de misérable, 

On dit aussi qu'ils conservent les têtes de leurs 
amis et des grands hommes, par respect pour leur 
mémoire, et pour les faire figurer dans certaines cé- 
rémonies funèbres. 

J'ai souvent interrogé à ce propos un vieux chef, 
Thémi, et toujours il m’a répondu que l’on ne con- 
servait jamais que la tête d’un ennemi, afin de 
démontrer que, même après la mort, il était encore 
esclave. 

Le mode de préparation des moko-mokai est si 
parfait, que nulle décomposition n’est à craindre, et 
que les traits du visage sont à peine altérés. Quand la 
tête est séparée du tronc, l'opérateur arrache les 
yeux, entaille le cuir chevelu à son sommet, brise la 
voûte du crâne avec une pierre, comme on attaque 
un œuf à la coque, vide la cervelle, nettoie minu- 
tieusement la cavité et y verse de l’eau bouillante, 
afin que les membranes du cerveau se détachent des 
parois osseuses. La chevelure est garantie du contact 
de l’eau bouillante; sans quoi, elle tomberait; il re- 
met ensuite en place les fragments de la voûte du 
crâne, et les recouvre avec le lambeau de cuir che- 
velu, qui, en séchant, adhère de nouveau sur l'os; il 
remplit les narines et la bouche d’étoupe de phor- 
mium, et réunit entre elles les paupières et les lèvres 
à l’aide de quelques points de suture, de peur qu’elles 
ne se raccornissent,et il conserve la forme du nez, en 
le maintenant comprimé entre deux petites attelles 
de bois. Ensuite un four, creusé dans la terre, est 
rempli d'herbes aromatiques; des galets chauflés à 
rouge le surmontent en pyramide, et, au sommet de 
cette pyramide, une ouverture a été ménagée, ouver- 
ture dans laquelle la base de la tête en préparation 
peut s'adapter parfaitement. De temps en temps, on 
verse de l’eau sur les pierres et sur les herbes, et, la 
chaleur et la fumée pénétrant dans la boîte du crâne, 
les différents tissus s'en imprègnent et se dessèchent 
peu à peu. Le préparateur a soin de caresser fré- 
quemment le visage, de peur que la peau ne se ride, 
et, après vingt-quatre heures de fumigations conti- 
nuelles, la tête est retirée du feu et exposée, au bout 
d’un bâton, aux rayons du soleil, Là, tandis que la 


LES BALEINIERS $5 


EEE 


dessiccation s’achève, on enduit la peau d'huile de 
poisson, afin de lui donner un brillant vernis, et les 
sutures des lèvres et des paupières sont enlevées, 
quand le retrait des tissus n’est plus à craindre. 

Il est facheux qu’une méthode si simple et si 
bonne ne puisse être suivie pour collectionner les 
types de toutes les races humaines. 

Un mot encore du moko zélandais, le seul que j'aie 
observé pendant mes voyages ; car les Australiens, 
les indiens Aroucans, les Patagons, les Puelches, les 
Bougros du Brésil et les noirs d'Afrique, que j'ai 
fréquentés, n’ont pas l'habitude de ciseler ainsi leur 
individu. 

Celui qui n’a pas subi les épreuves douloureuses 
du burin, est regardé comme un être pusillanime, 
efféminé, et indigne de recevoir aucun honneur, 
quand même il appartiendrait à une famille d’un haut 
rang. 

Les insulaires du Nord y renoncent cependant peu 
à peu, à mesure qu'ils adoptent les mœurs et les 
vices des colons anglais. L'usage des vêtements tend 
surtout à neutraliser cette coutume nationale : le ta- 
touage général du corps n’était-il pas autrefois leur 
plus beau vêtement ? A quoi bon maintenant se faire 
martyriser la périphérie du corps, si des haillons la 
recouvrent ? | 

A la première vue, il semblerait que les sillons du 
moko sont identiquement les mêmes sur la figure et 
sur le corps de tous les guerriers ; mais, en les exa- 
minant avec attention, on reconnaît qu'ils diffèrent 
par les détails; chaque famille a ses tatouages spé- 
ciaux ; ce sont de véritables armoiries, — Touai, le 
chef de la tribu de Koro-Koro, disait que sa famille 
avait seule le droit de porter le tatouage qui ornait 
son front, et que la tribu de Schongui, toute puis- 
sante qu'elle était, ne pouvait en imiter les dessins. 

Un chef, examinant le cachet d’un officier de ma- 
rine, demanda si les armoiries gravées sur ce cachet 
étaient le moko de la tribu de l'officier. 

Les Zélandais reproduisent très-fidèlement sur le 
papier le moko compliqué de leur visage : le chef qui 
nous vendit une baie, au capitaine Jay et à moi (car 
je suis un des grands propriétaires de la Nouvelle- 
Zélande), apposa ce genre de signature au bas du 
contrat. 

Je regretterai toujours d’avoir perdu un carnet 
sur lequel plusieurs individus avaient tracé leur ta- 
touage. 

Le moko a aussi son utilité hygiénique; il aug- 
mente l'épaisseur et la résistance du système cutané, 
qui, plus solide alors, est moins sensible aux intem- 
péries de l'air, aux piqûres des insectes etdes plantes 
épineuses des forêts, et à tous les accidents auxquels 
l'homme sauvage est exposé; les traces de la mala- 
die, ainsi que les rides de l'âge, n'altèrent que très- 
peu ces masques endurcis. L'homme tatoué, depuis 
le sommet du front jusqu'aux malléoles, connait tous 
les traits de ce labyrinthe : sa mémoire peut les dé- 
tailler un à un; il les a étudiés comme en Europe on 
étudie le blason de sa famille. 

— Il ya très-peu de temps, me dit un jour Ivico, 
qu'un de mes voisins, ayant tué un chef tatoué par 
tout le corps, trouva le tatouage si beau, qu'il (anna 
la peau des cuisses, afin de la conserver et d'en 
couvrir son étui A cartouches, comme si c'était du 
maroquin, 


Un nommé Aranghui passe pour le plus habile 
tatoueur des deux grandes îles : c’est un véritable 
artiste em son genre. 

J'ai admiré moi-même la hardiesse et la précision 
avec lesquelles il dessinait sur la peau; la beauté de 
ses illustrations est vraiment extraordinaire. On ne 
trace pas des lignes plus droites avec une règle, et 
des cercles plus parfaits avec un compas. Telles sont 
la réputation et la vogue de cet artiste, qu’une tête 
de chef, tatouée par lui, a plus de prix, aux yeux 
d'un Anglais, qu'un portrait de sir Thomas Law- 
rence. 

De misérable esclave qu'il était, Aranghui s’est 
élevé par son talent à la hauteur des chefs les plus 
distingués du pays, et, comme tous les chefs qu'il 
tatoue lui font un cadeau, il est devenu extrêmement 
riche. 

M. Deen nous invita à faire une hécatombe de 
touis, si nous voulions manger à diner un rôti plus 
délicat encore qu’une brochette d’ortolans, J'avoue 
que j’éprouyais des remords à fusiller ces pauvres 
artistes, qui, à chaque détonation, s’enfuyaient épou- 
vantés du côté de la forêt et revenaient insouciants et 
joyeux, recommencer leurs chansons, aussitôt que 
la brise avait balayé au loin le bruit et la fumée de 
la poudre. Ces oiseaux vivent à la manière des 
abeilles ; ils perforent avec leur bec pointu les fleurs 
en sacoche et à peine épanouies du genîût, et trem- 
pent leur langue dans le miel qu’elles renferment. Us 
sont si friands de cette sucrerie, que, loin d’imiter les 
autres oiseaux du pays qui désertent les défriche- 
ments pour ne plus reparaitre, ils viennent s’abattre 
en troupes sur les genêts, dont tout cottage est en- 
touré ; ici, la hache du colon a respecté ce bel arbre, 
qui, chez nous, n’est qu’un chétif arbrisseau. 

Le philédon à cravate, le toui ou le merle des An- 
tipodes, vêtu de son bel habit de velours noir et 
gros bleu chatoyant, secoue son magnifique jabot, 
dont la dentelle est une touffe de plumes grisitres, 
fines, soyeuses et frisées comme les plumes de l’au- 
truche, et chante caché au milieu des feuilles et des 
fleurs jaunes d’une futaie de genéts qui, sous ces la- 
titudes, atteignent la hauteur de nos ormes. 

Le banquet du colon anglais fut un banquet ho- 
mérique, non pas par le nombre, mais par l'ampleur 
des plats; etcependant les bœufs, les veaux, les pores, 
les moutons et les volailles de la ferme n’en faisaient 
pas les frais. L’étable et la basse-cour étaient de 
fondation trop récente pour pouvoir faire vivre le 
fermier, à moins qu'il ne voulût manger son blé en 
herbe. 

Une énorme culotte de bœuf fumé de Hambourg, 
un jambon d@’York, un kiuglish, poisson royal, pres- 
que aussi gros qu'un esturgeon, et pêché le matin au 
port Cooper; une anguille aussi longue et aussi forte 
que le matereau d'une pirogue, et capturée dans le 
Teo-ne-poto; une pyramide de pommes de terre à 
l'étuvée, farineuses et blanches comme des boules de 
fine fleur de froment; des pieds de céleri qui auraient 
pu nous servir de batons, et pour rôtis un escadron 
de ramiers, une couple de coqs de bruyère jouant le 
rôle de dindons, et dix ou quinze brochettes de touis, 
tel est le menu du festin, où la galette de biscuit 
remplagait le pain, et que nous arrosimes à volonté 
de vrai genièvre de Hollande et de protoxide d'hy- 
drogène, puisé à une source voisine. 


86 LES BALEINIERS 


Vous voyez qu'on peut vivre dans une ferme de la 


Nouvelle-Zélande, et bien vivre, sans priver les ya- 
ches de leur lait, sans empêcher les veaux de deve- 
nir bœufs de labour ayant d'être abattus, les mou- 
tons de donner leur laine, les porcs de multiplier, les 
poules de pondre, les œufs d’éclore et les poulets de 
grandir. 

La contrée aurait pu nous fournir bien d’autres 
victuailles. Les cours d’eau sont aussi poissonneux 
et aussi riches en espèces variées que les baies. La 
perdrix antarctique, la perdrix à queue, foisonne 
ainsi qu’une espèce de caille beaucoup plus grosse 
que la nôtre. Les halliers sont peuplés de glaucopes 
cendrés à caroncules, genre de rales de la taille d'un 
coq de grande race, et, sur les plateaux déboisés qui 
s'étendent du port Olive au havre Pireka, on fait le- 
ver des bandes immenses de volatiles, que nous nom- 
mons en France canespetières; l'oie et le canard sau- 
vages y sont aussi trés-communs, et l'on dit que la 
chair du grand-cheyalier, qui habite l'isthme de 
Sable, n’est pas indigeste et nauséabonde, comme 
celle des oiseaux de mer, des procellaires qui fré- 
quentent les atterrissages de la péninsule. Les mam- 
milères manquent dans cet inyentaire des richesses 
gastronomiques de la Nouvelle-Zélande, sauf le co- 
chon de Cook et le chien d’origine inconnue, qui se 
sont depuis longtemps affranchis de l'esclavage. Ce 
chien, vous savez combien il a dégénéré, yous savez 
aussi que les rangatiras l’immolent et le dévorent 
aux jours de fête. Le cochon, lui aussi, n’a rien ga- 
gné à respirer lair de la liberté ; sa vilaine colonne 
vertébrale de Chinois est moins concave et s'est re- 
dressée; mais ses dents sont devenues des défenses, 
son poil s'est hérisse comme le poil du sanglier, et 
les poissons morts et pourris qu'il vient manger, la 
nuit, sur les grèves, au retrait de la marée, commu— 
niquent à ses chairs un goût acre, huileux et insup- 
portable ; on ne le chasse que pour l’écorcher, tant 
son cuir est solide et bon pour doubler les coffres. 
Cependant, aujourd'hui, quelques chefs, à l'exemple 
des colons, élèvent des troupeaux de pores. Jadis les 
naturels massacraient impitoyablement les chèvres 
et les moutons qui commettaient des sacriléges et 
leur causaient des terreurs superstitieuses en brou- 
tant, sans discernement, l'herbe tabouée des morais. 
Longtemps ils traitèrent ainsi les poules qui pico- 
raient sur les terrains sacrés ; mais ils leur ont fait 
grace depuis, à cause des coqs, qu'ils estiment beau— 
coup. Si jamais le coq fut quelque part et avec rai- 
son l'emblème de la valeur, c'est à la Nouvelle-Zé- 
lande, Il s'y livre, entre coqs, des combats comme la 
vieille Angleterre n'en voit plus, et une pirogue de 
guerre ne part jamais pour une expédition, sans 
qu'un cog soit fièrement campé à l'extrémité de 
la proue. 

Le rat à ventre rouge et à poche de marsupiau est 
le seul quadrupède reconnu comme véritablement 
indigène, C'est un mets recherché. 

Un chef vit un jour, à bord du navire, un de ces 
gros rats gris, habitants de la cale, et qui, pour le 
malheur de l'équipage et de la cargaison, entrepren- 
nent souvent des voyages de long cours. Il pensa 
que celle Cspece de rats servait bien plus succulente 
que celle du petit rat de sou pays, le rat vermillonné, 
et il résolut d'en doter sa tuba. 1 n'a que trop bien 
réussi, cl, aujourd'hui, dau chaque pu, des femmes 


sont obligées de monter la garde auprès des hangars 
à provisions. ; 

La mer offre des ressources plus abondantes, plus 
assurées. Les immenses filets de phormium ramas- 
sent d’incroyables quantités de poissons. Ils ont per- 
fectionné leurs lignes et leurs autres instruments de 
pêche, et l'hameçon d’acier remplace l’hameçon pri- 
mitif, racine d’arbuste contournée en forme de ver- 
misseau, et ayant pour crochet un petit os pointu. 

J'ai conservé par hasard un de ces curieux hame- 
cons: c’est le seul objet qui me reste de toute une 
collection glanée pendant deux longs voyages autour 
du monde. Je le pose devant moi en écrivant ceci. 

La racine dure, flexible, longue de trente centi- 
mètres, est ronde et grosse comme le petit doigt, et 
se termine en pointe recourbée, imitant la queue d'un 
aspic ou d'une vipére; voilà le corps de l’hameçon 
en forme de lyre. 

Au gros bout est attaché obliquement, et faisant 
angle de quarante à cinquante degrés, un os de dix 
centimètres, qu’à ses deux faces, l’une convexe, l'au- 
tre concaye, il est facile de reconnaître pour une es- 
quille d'humerus ou de tibia humain. Cet os pofatu 
retient très-bien l'appât, et malheur au poisson qui 
Vavale ! 

Un brin d'osier aplati réunit l'os et la racine aussi 
solidement que la soudure de la dent et du corps d'un 
hamegon d'acier, et une corde en boyau d'homme, 
d'où suinte encore une matière huileuse, me permet 
de le suspendre à la colonnette d’une étagère. 

C'est par déduction et non par fantaisie que j'at- 
tribue à mon hamecon une origine humaine. N'ai-je 
pas déjà dit, à propos de l’anthropophagie, que, pour 
perpétuer la vengeance, même après la mort, les 
restes du vaincu devaient servir au vainqueur ? Ainsi 
l'on fabriquait des flûtes avec des os; ainsi l'on 
clouait, aux parois de la hutte, des mains desséchées 
et raccornies en guise de crochets. 

L'été, les Zélandais mangent le poisson frais, grillé 
sur le feu ou bouilli dans de petites marmites de 
fonte, que nous avons importées en Océanie. En au- 
tomne, ils le sèchent au soleil et s’approvisionnent 
pour l'hiver. 

Les coquillages et les crustacés ne leur manquent 
pas. Mais, qu'une baleine échoue sur le rivage, 
grande fête, alors! grande ripaille ! et l’on a yu des 
tribus se livrer de sanglants combats, pour la posses- 
sion d'une carcasse de cétacé. 

La chair du mango, du requin, n’est pas moins 
estimée, et l'huile de poisson, la graisse liquéfiée des 
phoques, flatte plus agréablement leurs rudes palais 
que les vins de nos meilleurs crus. 

Crozet, le compagnon de Marion Dufresne, et, 
après eux eux, Dumont d’Uryille, signalent une cer- 
taine gomme verte que les naturels machent avec 
délices. J'ai vainement cherché à reconnaître cette 
gomme, Ce n'est pas celle du koudi, et je suis 
tenté de croire qu'il y a eu erreur de Jeur part. et 
qu'ils ont pris pour une gomme des morceaux de 
moelle fraiche du cyathea medullaris. 

Ona prétendu que le sel était un gonliment in- 
dispensable pour que la digestion s'opérât régulière 
ment, Les Zélandais n'en font jamais usage, pas plus 
que des épices, et, certes, ils n'ont pas lestomag 
paresseux. Le poisson, qui forme Ja base de leur alis 
mentation, est très-riche en phosphore, et le plios- 


LES BALEINIERS 


87 


phore contre-balance sans doute le mangue de sel. 

Seuls, entre tous les Océaniens, ils ne buvaient 
que de l’eau pure et ne fabriquaient pas de boissons 
fermentées avec les racines, les feuilles, les baies ou 
les fruits de plantes indigènes. 

Ils auraient pu cependant user du peper excelsum, 
qui croît en abondance sur leurs terres et produit 
par infusion une liqueur enivrante, identique au kava 
polynésien. 

On avait cru aussi qu'ils préparaient une liqueur 
avec les baies du coriara sarmentosa ; mais on a re- 
connu, depuis, que ces baies étaient yénéneuses. 

Ils se sont difficilement habitués aux boissons al- 
cooliques ; mais, hélas! leur sobriété d'autrefois 
n'est plus aujourd'hui qu'un vain mot, et ils sont 
passés maîtres en ivrognerie. 

La cuisine se faisait d’une manière tout à fait pri- 
mitive avant l'introduction des chaudières de fonte. 
Une lanière de viande, un poisson, un oiseau rôtis- 
saient embrochés par une baguette de bois perpen- 
diculairement fichée en terre. Le four servait pour 
les gros morceaux, les patates et le taro. 

Ce four n’est qu'un trou creusé dans le sol et 
rempli de tisons enflammés et de galets. Quand les 
galets ont acquis la température rouge, on retire les 
charbons et on étend sur ces galets un lit de feuilles 
vertes sur lequelreposeront les viandes. On recouvre 
les viandes de nouvelles feuilles, et, de temps en 
temps, on verse sur le tout quelques litres d'eau. Le 
repas cuit ainsi... à la vapeur. 

Un homme préférerait mourir de faim plutôt que 
de faire sa cuisine lui-même. Le loulie, Veselaye, 
(corruption du mot anglais cook, cuisinier), remplit 
cet office, et, à son défaut, la femme... véritable 
koukie elle-même. 


XXXH 


TREIZE A TABLE 


Nos convives gardèrent longtemps un mutisme de 
circonstance, absorbés qu'ils étaient par leur travail 
de mangeurs. Moi, je ne sais pourquoi je ne man- 
geais pas, pourquoi je les regardais faire, cherchant 
à analyser quel genre d'impression éveillait en moi 
cetle réunion d'hommes qui, tous, excepté mon con- 
frère, m'élaient inconnus. 

Tous jeunes, tous pleins de force et de santé, mais 
lous marqués de ce sceau ineflagable qu'une exis- 
lence vagabonde et aventureuse imprime sur la phy- 
sionomie de quiconque a renié ses dieux lares. Le re- 
gard et le sourire du voyageur ne ressemblent plus 
au sourire et au regard de l'homme casanier. Le 
voyageur n'abaisse jamais sa paupière que pour 
dormir; sa pupille se dilate sans relâche, en quête de 
Duconnu qu'il poursuit; il marche de désillusions 
en désillusions ; la nouvelle contrée qu'il découvre 
vst toujours moins belle que celle qu'il vient de quit- 
ter; il se souvient... et les souvenirs mutilent son 
sourire, 

L'homme de la famille, le résident, s'assied carré- 
rément et consciencieusement; le cosmopolite, le 
vagabond, lui, ne sait pas remplir un fauteuil; les 
coussins, au lieu de s'aflaisser sous lui, le repoussent 
comme un tremplin repousse le sauteur. 


Ce petit homme, maigrelet, bronzé, à face pointue 
mais énergique et rusée, et qui occupe la place d’hon- 
neur près du maitre de la maison, c’est le capitaine 
d'une goélette de Baltimore. Il parcourt l'Océanie 
pour ramasser des perles, des écailles de tortue, des 
nids d’hirondelle et des biches de mer (tripang-ho- 
loturies) qu’il portera à Canton. H est venu traiter 
d’un chargement de phormium en destination d’Ho- 
nolulu, et il fait son commerce sur un bateau dans 
lequel j'aurais peur, moi qui ne sais pas nager, de 
traverser la Seine. Il est de l’école des Morell, de New- 
York, et des Bureau, de Nantes. Si les Océaniens ne 
le mangent pas ou si sa goélette ne s'accroche pas à 
un banc de corail, il compte revenir, dans deux ou 
trois ans, sur les bords de la Delawarre, et y bâtir un 
cottage avec les dollars qu'il récolte aujourd'hui. Il 
le fera comme il le dit. Mais, un mois après que le 
cottage aura été bâti, et qu'il s’y sera installé avec sa 
famille, s'il en a une, il arrivera qu’un beau matin 
une brise de mer, remontant le cours du fleuve cha- 
touillera ses narines... Oh! alors, adieu la famille! 
adieu le cottage!... car cette brise ne retournera pas 
à la mer sans qu'il y retourne avec elle. 

Cet autre Yankee, à l'encolure épaisse, a établi une 
pêcherie de baleines dans une baie du détroit de 
Cook ; il commandait un navire ; le navire a fait nau- 
frage dans cette même baie, voilà deux ou trois ans ; 
ila sauvé les pirogues, les instruments de pêche, 
toutes les épaves enfin, et travaille niaintenant pour 
son propre compte. Les médisants prétendent que 
ce naufrage n’est pas un accident. C’est possible. 
Mais, aux Antipodes, on n'y regarde pas de si près. 
Pendant son séjour à la ferme de M. Deen, il cher- 
che à nouer des relations avec les baleiniers du 
port Cooper, afin d’embaucher un maitre tonnelier 
et des harponneurs. 

Ce beau parleur, qui raconte ses excursions sur 
le littoral du sud de l'Australie, et prétend qu'aux 
environs du port Melbourne il existe des gisements 
aurifères, m'a tout à fait l'air d'un homme du gou- 
vernement échappé des clearing-gangs de Sydney ou 
d'Hobart Town. 

I propose à M. Deen de prendre des actions dans 
une socicté dont il est le représentant, Cette sogiélé 
doit exploiter les mines de Melbourne, et, pour al- 
lécher notre hôte incrédule, il lui montre des pépites 
d'or qui proviennent, dit-il, de ces terrains ; mais il 
ne montre pas leur certificat d'origine. 

J'avais déjà vu, à Hobart-lown, des industriels 
qui parcouraient les tavernes et les hôtels ayee des 
échantillons des richesses futures de l'Australie et de 
la Tasmanie, Avouons que l'avenir leur a donné rai- 
son. C’étaient de véritables fripons, mais ils ne men- 
taient pas. 

Ces deux individus à roide tenue, yétus de noir 
et court tondus, qui engloutissent leur pitance sans 
prendre haleine, ces deux hommes, véritables gens 
à visage pale, comme disent les sauvages, ce sont 
deux missionnaires wesleyiens, taillés sur le gabarit 
de Pritchard, Ils parcourent les établissements de 
Vile sud, une bible d'une main et un prix courant de 
marchandises de l'autre, semant la parole évangé- 
lique et récoltant des dollars. Ces révérends avaient 
fait un long sermon aux indigènes de la ferme, pen- 
dant que nous étions allés tuer les touis, dont ils dé- 
voraient maintenant avec délices la chair, aussi blan- 


88 LES BALEINIERS 
nn en nee 


che et aussi grasse que celle d’une caille de septembre, 
et, pour payer l'hospitalité de notre hôte, ils lui ont 
vendu, avant diner, un assortiment de socs de char- 
rue, de feuillards et de haches, le tout livrable par 
un navire attendu fin courant, et payable en une 
traite sur l’une des premières maisons de Sidney. 
Comme vous voyez, ces bons apôtres menaient de 
front, à la plus grande gloire de Dieu et à leur plus 
grand bénéfice à eux, les choses du temporel et du 
spirituel, 

Je ne sais si cela tient à ce que je suis né dans le 
giron de l'Église catholique, mais les missionnaires 
anglicans, méthodistes, wesleyens et autres protes- 
tants que j'ai rencontrés au temps de mes voyages, 
m'ont semblé toujours être des négations vivantes 
de l'Evangile. 

J'ai vainement résumé, par la pensée, les fatigues, 
ies privations et les dangers auxquels ils s’exposent 
en portant la parole de Dieu au milieu des popula- 
tions des cannibales. Je n’ai pu admirer ni leur cou- 
rage ni leur dévouement, tant leur soif de gain est in- 
satiable ! Pour eux, chaque nouveau converti est un 
nouveau consommateur. et ils n’officient sur l’au- 
tel du vrai Dieu que pour officier simultanément sur 
l'autel du veau d'or. 

Et cependant eux seuls ont été, sont encore et se- 
ront longtemps les vrais civilisateurs de l'Océanie ; 
car il faut à l'Océanie enfant autre chose que des 
conférences, des sermons et des prières. 

Laissons-les donc aller et agir en paix; ils ont 
eur œuvre à accomplir, et les véritables ministres 
de l'Évangile viendront plus tard précher la foi et la 
charité, dans ces mêmes contrées où leurs devanciers 
auront préché le négoce et le travail. 

J'aurais di commencer cette série de portraits par 
celui de M. Deen et de son associé; mais je ne trou- 
vais rien d’extraordinaire, de spécial, de caractéris- 
tique dans leur physionomie et dans leur maintien. 
D'ailleurs, y eût-il eu quelque chose, que cela se fut 
dissimulé pour le moment sous ces apparences de 
cordialité que tout maitre de maison doit afficher 
devant ses invités. C’étaient deux hommes d’une 
trentaine d'années , aux robustes allures de fermiers 
anglais, et ils avaient pour aides un squatter arpen- 
teur, un agronome et un maitre charpentier, jeunes 
gens du port Jackson. 

Mon confrère de l'Angélina, Henoque, qui par- 
lait anglais aussi bien qu'un Anglais de Londres, 
rompit le premier la glace et donna le branle aux 
conversations, qui devinrent tour à tour générales 
ou particulières, sérieuses ou joyeuses, modérées 
ou bruyantes. Il commença par faire remarquer que 
nous étions treize à table, et nous nous comptâmes 
en riant. 

On se moque partout et beaucoup de ceux qui 
s'épouvantent de la réunion de treize convives à la 
même table, et cependant chacun ressent alors une 
terreur involontaire, et ne peut s'empêcher de redou- 
ter qu'avant la fin de l'année présente, cette épée, 
suspendue au-dessus de la table du festin, ne tombe 
sur sa tête. L'esprit fort le mieux trempé prête 
l'oreille aux histoires lugubres qui se racontent: il 
en subit la mystérieuse influence, et ce n'est qu'en 
riant du bout des lèvres qu'il traite de billevestes et 
de stupides folies ces craintes, hélas | trop souvent 
justiliées, 


Certes, je ne prétends pas affirmer que, parce que 
l’on est treize à table, un convive doit mourir dans 
le courant de l’année, Je veux dire seulement que 
pareille coincidence est très-fréquente, qu’elle a été 
observée de tout temps, que chacun de nous, en 
fouillant dans ses souvenirs, peut en retrouver des 
exemples, et qu'il est tout naturel qu’on évite, autant 
que possible, de concourir à former ce nombre fatal, 
ne serait-ce même que parce qu'il réveille l'idée de 
la mort au milieu des joies d’une fête. 

Pauvre Henoque ! bon confrère qui serait aujour- 
d’hui mon vieux compagnon de voyage; c’est lui 
qui nous révèle que nous sommes treize à table, et 
qui boit treize fois à notre longue vie et A la sienne, 
et c'est lui qui, le premier d’entre nous, subira la loi 
fatale. 

Voici quelle fut la destinée de ce joyeux ami que 
je ne devais plus revoir quand l’Asia appareilla du 
port Cooper pour France : 

Henoque m'avait juré ses grands dieux qu’aussi- 
tôt l’arrivée de l’Angélina au Havre, il partirait pour 
Paris, achèverait ses études médicales, échangerait 
son brevet d’officier de santé contre un diplôme de 
docteur, puis, comme je l'avais déjà fait, s’en irait 
prendre un bon mouillage dans son village natal, et 
filerait cent brasses de chaînes, de peur de chasser 
sur ses ancres pendant les ras de marée et les tem- 
pêtes de la vie civile. 

L’Angélina ventra donc au Havre quelques se- 
maines après l’Asia. Henoque m’écrivit pour m’an- 
noncer son arrivée à Paris d’un jour à l’autre ; mais, 
au lieu de le revoir, lui, je reçus une seconde lettre 
dans laquelle il me disait adieu... adieu pour deux ou 
trois ans... Le malheureux n'avait pas eu, comme 
moi, assez d'énergie pour rompre avec cette cruelle 
maitresse qu’on appelle la mer... et il partit, tou- 
jours sur l’Angélina, toujours avec son capitaine, 
M. Hyéné, un intrépide baleinier comme il y en a 
tant, un galant homme, ce qui est très-rare, très- 
rare dans cette classe de marins. 

Un an après, je lus dans les journaux, un extrait 
du Courrier du Havre, annonçant que le capitaine 
Hyéné de l’Angélina, le chirurgien et onze mate- 
lots, avaient été massacrés et dévorés par les natu- 
rels de l'île de Cayanne, la Galleleup de l'archipel 
des Mulgraves. Ces malheureux, descendus à terre 
pour chasser et faire des échanges avec les insulaires, 
tandis que le navire croisait sous voile en vue de 
terre, n'avaient plus reparu à bord. Le second de 
l'Angélint, devenu capitaine, eroisa autour de Vile 
pendant plusieurs jours. Rien ne parut, ni la pirogue 
de M. Hyéné, ni aucune de celles du pays, de sorte 
que le nouveau commandant du navire, n'étant pas 
assez fort pour risquer l'envoi à terre d'une nouvelle 
escouade de matelots à la recherche de leurs com- 
pagnons, prit le parti de rallier au plus tôt quelque 
bâtiment de guerre afin de revenir ensuite faire des 
recherches à Cayanne. 

I n'y avait plus aucun espoir de retrouver jamais 
vivants les absents de l’Angélina; sans nul doute, 
une rixe survint à la suite d'une fraude ou d'une 
brutalité de matelot, et M, Hyéné, d'un caractère 
violent et d'un courage à toute épreuve, voulut faire 
tête à l'orage. Mais que pouvaient faire treize com- 
battants contre plusieurs centaines de sauvages ? 
Toujours est-il que, jusqu'à présent, on n'a rien su 


LES BALEINIERS 89 


des détails de ce terrible drame où Henoque perdit 
la vie, moins d’un an après notre diner de treize 
personnes chez M. Deen. 

Huit mois après cette catastrophe, M. Bérard, 
commandant la corvette le Rhin, se transporta aux 
Mulgraves pour punir les assassins et sauver ceux 
de nos compatriotes dont la vie aurait été épargnée. 

Il eut connaissance de Cayanne vers le soir, et 
communiqua avec une pirogue, chargée de treize in- 
digènes ; ces derniers montrèrent d'abord beaucoup 
de méfiance; mais M. Bérard ayant paru ignorer la 
catastrophe du baleinicr, ils se rassurèrent et pro- 
mirent de revenir à bord de la corvette le lendemain 
matin. Le plan du commandant était de s'emparer 
d’un certain nombre de sauvages, afin de les échan- 
ger contre les survivants de l’Angélina. Le lende- 
main, il réussit à saisir sept Océaniens et les fit 
mettre aux fers. Ces hommes prétendirent ne rien 
savoir, et il les renvoya. Il espérait que d'autres 
naturels, voyant qu'on relâchait les premiers captifs, 
reviendraient encore à bord. Mauvais calcul. Pas un 
indigène ne revint le lendemain. Une femme, qui 
avait passé la nuit à bord, et qu’on avait comblée de 
cadeaux, fit entendre, par signes, que treize Français 
étaient morts et enterrés sur un ilot du sud de 
Cayanne. Évidemment, les premiers prisonniers, mis 
à tort en liberté, nous avaient trompés en faisant les 
ignorants. 

Trois jours après, M. Bérard envoya à terre un 
détachement de marins, sous le commandement du 
lieutenant Reynaud. On demolit un village, on en 
incendia les débris, ainsi que les pirogues qu’on put 
découvrir, et on tua plusieurs des naturels qui se 
sauvaient dans les bois. 

Inutile vengeance ! N’efit-il pas mieux valu suivre 
l'exemple de M. Cécile, qui, nous l'avons raconté, 
emmena prisonnier Eitouna, un des chefs des îles 
Chatam, dont les habitants massacrèrent l'équipage 
du baleinier le Jean-Bart. Ces hommes auraient fini 
par déclarer ce qu’ils savaient. 

L'expéédtion du Rhin, mal conduite et mal termi- 
née, ne nous a donc rien appris, — sinon ce que l'on 
savait déjà : le meurtre de M, Hyéné, d'Henoque et 
des autres matelots. 

On découvrit, en outre, dans les cases plusieurs 
objets ayant appartenu à nos infortunés compa- 
triotes : 

Une semelle de bottes fines de M. Hyéné; 

Le fusil du docteur ; 

Jn louchet et un harpon marqués au chiffre de 
l’Angélina ; 

Une ligne de pêche; 

Un bouton d'équipage de ligne, enfilé d'un cor- 
donnet pour être porté en collier, — Ce bouton 
provenait de la veste du charpentier de l'Angélina, 
récemment congédié du service de l'Etat, 


XXXIII 


COMMIS VOYAGEUR EN GANARDS ET DENTISTE 

Mais revenons à la table du fermier de Teo-ne- 
topo. — Henoque, qui est à ma gauche, continue à 
plaisanter sur le nombre treize, et l'on vit de ses 
plaisanteries ; moi seul, je ne ris pas; la gaieté de 


mon ami me fait mal, il me semble qu’il gouaille 
aux dépens de son avenir; j'essaye vainement de don- 
ner un autrecours à sa faconde joyeuse, et, de guerre 
lasse, je me rabats sur mon voisin de droite. 

Ce voisin, robuste et blond gentleman tasmanien 
d'une trentaine d’années, était un specimen splendide 
de ce monde anglais des Nouvelles-Galles du Sud, 
où revivent, au xix" siècle, les types depuis longtemps 
perdus de la vieille race saxonne. 

L'Anglo-Saxon d’outre-Manche, vulgarisé par le 
crayon des caricaturistes, est, sauf exception, telle- 
ment dégénéré, tellement étriqué, qu’on pourrait 
croire que ses aptitudes industrielles et commerciales 
nese sont développées qu’au détriment de ses or- 
ganes. L’Anglo-Saxon australien, lui, est charpenté 
comme devait l’étre notre premier père Adam; ils’est 
régénéré sur cette terre vierge, dont l’atmosphére est 
sans souillure, et où un semis d'hommes nouveaux 
promet pour l'avenir une suite de générations puis- 
santes par la force et par l'intelligence. 

Cependant on n’avait exproprié les sauvages habi- 
tants de ces contrées que pour y déporter te fumier, 
les scories, les déjections de la Grande-Bretagne, et 
l'ivraie aurait di germer à où Vivraie avait été jetée; 
mais, n'en déplaise à certains économistes, la dépor- 
{ation non politique et l’émigration volontaire, obli- 
gatoire, agissent comme le feu : elles purifient ! 

Gn m'avait présenté ce voisin de table comme 
étant un personnage de haute science, et je compris, 
après quelques mots échangés entre nous, que j'avais 
affaire à un commis voyageur en histoire naturelle. 

Le British-Museum envoie ses mandataires par 
tout l'univers. Des sociétés scientifiques, de riches 
particuliers font aussi voyager à leurs frais, et Lon- 
dres, Edimbourg et Dublin accaparent tout ce qu'on 
découvre de rare sous le soleil. 

Ce naturaliste profitait alors de l'hospitalité de 
M. Deen pour collectionner les canards indigènes de 
‘Tavai-Pounamou, Un lord (j'ai oublié. son nom), 
grand propriétaire d'Écosse, qui voulait établir dans 
sa ferme modèle une basse-cour normale de canards, 
entretenait, dans les cinq parties du monde, des 
agents chargés de recueillir un double exemplaire, 
l'un mort, l'autre vivant, de toutes les espèces, de 
toutes les familles, de toutes les variétés de canards, 
connues et inconnues. 

Le Tasmanien, trés-fort en ornithologie, parlait un 
peu français, et j'aimais mieux l'écouter que de cau- 
ser avec les autres convives. Il m'énuméra ses tra- 
vaux et me dit avoir exécuté le périple entier de l'Aus- 
tralie et celui de la Nouvelle-Zélande, qu'il achevait 
à cette dernière station, toujours en voyageant pour 
la partie des canards. Il avait déjà expédié à son lord 
d'Écosse plusieurs caisses et plusieurs cages de pal- 
mipèdes empaillés et vivants, et il comptait rendre 
bieutôt visite au capitaine Jay, pour s'informer com- 
bien coûtait le fret de l'Asie. Je l'aurais eu pour com- 
pagnon de route, s'il m'eût été permis de quitter 
le port Cooper trois jours auparavant, ear il revenait 
aujourd'hui même d'une excursion au lac du Jade 
vert. 

Je lui demandai s'il avait pu se procurer des ¢chan- 
tillons de l'oiseau sans ailes, de l'apteryx, qui est en 
petit ce que furent en grand les dinornis du temps 
jadis; ces dinornis, grands comme quatre fois les 
plus grandes autruches d'Afrique, c'est-à-dire ayant 


90 LES BALEINIERS 
NS 


au moins huit mètres de hauteur prise sur le dos, 
quatorze ou seize mètres des pattes au sommet de la 
tête, le cou tendu; vingt-cinq autres mètres de long 
depuis l'extrémité du bec jusqu'au croupion, et né- 
cessairement une circonférence proportionnelle! Ah ! 
le bel oiseau ! Mais il ne volait pas... Notre apteryx 
contemporain ne vole pas non plus ; il est manchot 
comme Fantassin, notre aimable pingouin que vous 
connaissez. Le créateur de toutes choses s’est dis- 
pensé de lui donner les facultés complètes du vola- 
tile, puisqu'il n’en a pas besoin pour rechercher sa 
nourriture. Son- bec long et pointu, véritable instru- 
ment de bécasse, lui permet d’extirper les. vers du 
fond de la vase des lacs qu'il fréquente. Il est gros 
comme une oie, et son plumage est roux ; les conser- 
vateurs des musées d’Europe en faisaient jadis grand 
cas, à cause de sa rareté. Dumont-d’Urville acheta 
un seul individu de cette espèce au prix de trois cents 
francs. Mon naturaliste répondit dédaigneusement 
que, l’apteryx n'étant pas un canard, il n'avait pas à 
s’en occuper. 

Ce personnage, dont quelques verres de porto 
avaient délié la langue, se leva tout à coup de table 
et disparut comme une ombre. Les autres convives 
parlaient commerce, Evangile et politique; l'ennui 
me prit ; je sortis de la salle et me mis à errer sur le 
préau devant la ferme. Une grange illuminée attira 
mon attention. Je voyais le foyer petiller à travers la 
porte. J’entrai par curiosité et pour me chauffer, et 
je fus agréablement surpris de trouver à mon Tas- 
manien. Cette grange servait ordinairement d'atelier 
le jour et de lieu de veillée le soir, 

Mon naturaliste paraissait très occupé. Une dou- 
zaine de femmes et d'enfants et trois ou quatre 
hommes avaient déserté le foyer et entouraient le 
Tasmanien, qui se tenait penché vers un Mahouri as- 
sis sur une souche. D’instant en instant, le Tasma- 
nien se redressait et montrait aux sauvages un objet 
qu'il tenait délicatement entre le pouce et l'index; et 
les sauvages riaient et criaient : « Kapai! kapai! » 
Curieux de connaître ce qui se passait dans le groupe, 
je m’approchai. Un paquet d’étoupes flamboyant dans 
une grande coquille de moule pleine d'huile éclairait 
la scène, Et que vis-je alors, grand Dieu! Je vous le 
donne à deviner en cent, en mille et en cent mille, — 
Je vis le naturaliste qui arrachait une dent à un Ma- 
houri assis devant lui, puis une seconde dent, puis 
une troisième, une quatrième, une cinquième, une 
sixième, enfin toutes les canines et les incisives de la 
mâchoire supérieure... et l'on aurait dit que l’arra- 
cheur de dents opérait sur un cadavre, tant le Ma- 
houri, la tête rejetée en arrière et la bouche baveuse 
de sang, gardait stoiquement une immobilité silen- 
cieuse. Ah } il était bien digne de montrer, ciselé dans 
la peau de sa figure, un épais tatouage, symbole de 
courage et de résignation dans la douleur, celui qui, 
sans trahir ses souffrances, supportait un pareil mar- 
tyre. 

Après lui, un autre Mahouri prit place sur la sel- 
lette, et ses dents tombèrent ; puis vint le tour d'un 
troisième, auquel succédèrent quelques femmes. 

— Ah! me disais-je, ils ont done tous les dents 
gâtéest Je croyais cependant leur avoir vu une 
magnifique dentition! 

Le bourreau, comme s'il n'eñt pas été las d'extir- 
per tant de canines et d'incisives, essuyait impiloya- 


blement son davier et quétait encore du regard de 
nouvelles victimes; mais, voyant bientôt que nul pa- 
tient ne se détachait du groupe, il enfouit dans un 
petit sac de peau sa récolte et se prépara à quitter 
la grange, me laissant tout ébahi et fort indigné. 

Evidemment, ces Mahouris ne se fasiaient pas tra- 
vailler ainsi la mâchoire par suite de carie; — pour- 
quoi donc alors? Etait-ce par plaisir? singulière jouis- 
sance! ou bien par coquetterie? — Non; les plus 
beaux hommes et les plus belles femmes, le grand 
monde, l'aristocratie d'Oéteta, du port Olive et d’A- 
karoa, etc., etc., ne se font pas bréche-dents pour 
obéir à la mode. 

Et lui, le naturaliste dentiste, pourquoi opérait-il 
sans nécessité, sans urgence ? Etait-ce dans le but de 
se faire la main, de s’entretenir le coup d'œil, et de 
parvenir aux extrêmes limites de la prestesse et de 
l'habileté ? Non, non, car alors il ferait fi des dents 
qu’il vient d’arracher et les abandonnerait R où elles 
tombent, tandis qu’au contraire il les recueille avec 
sollicitude et les compte avant deles emporter. 

Mon confrère de l'Angélina, s'il n’était pas de- 
meuré à tosler avec les autres convives, me donue- 
rait peut-être le mot de cette énigme. 

Et j'allais aller le lui demander quand mon tayo 
s'élança au milieu du cercle, et, arrétant le Tasma- 
nien, qui partait, ouvrit démesurément la bouche et 
lui montra un magnifique clavier de dents plus blan- 
ches que l'ivoire le plus blanc. 

Mon étonnement redoubla. Lui aussi, le tayo, qui 
croquait si lestement une galette de biscuit sans la 
faire d'abord ramollir dans l’eau, il voulait désarmer 
ses maxillaires. Ah! quelle rage de dents les a tous 
pris, les malheureux ! Les a-t-il donc ensorcelés, cet 
homme aux canards? Que leur donne-t-il, que leur 
promet-il en échange des douleurs qu'ils endurent et 
de la dévastation de leur bouche? 

Le marché ne se conclut pas sans longues diseus- 
sions entre l'Anglais et le tayo. Ge dernier débaitait 
ses intérêts comme un bas Normand débattrait les 
siens. Je ne comprenais pas un mot de leur dialogue; 
mais, à leurs gestes, je devinais que le motif principal 
de cette polémique était la fixation du prix de chaque 
dent. L'un offrait tant; l’autre demandait tant, Si l'a- 
cheteur consentait à une hausse de prix, le vendeur 
rognait de ses prétentions, mais peu, bien peu, très 
peu... Des deux côtés il y eut des concessions, 
et on finit par s'entendre : l'Anglais, toutelois, ayant 
monté beaucoup plus que ne descendit le Mahouri. 

Je n'avais plus aucun doute sur la nature de cet 
honnête trafic. I se faisait ici une traite d'un autre 
genre que la traite de l'ivoire d'éléphant à la côte d'A 
frique. Une traite d'ivoire humain | 

Le dentiste, prêt à opérer, appuyait done sa large 
main sur l'épaule du tayo pour le faire asseoir devant 
lui et lui entr'ouvrait déjà les lèvres, du pouce de la 
main gauche, quand le tayo, subitement atteint d’un 
accès de méfiance, se redressa, se dégagea des grilles 
du Tasmanien, et exigea que le prix de ses dents lui 
fût compté à l'avance, 

Le Tasmanien refusa d'abord de payer par antici- 
pation, alléguant qu'il solderait ce nouveau client le 
lendemain matin, en même temps que ses autres 
compatriotes, Mais le tayo tint bon, et mvoqua mon 
témoignage pour prouver que, dès le lendemain avant 
le point du jour, il quitterait la ferme avee moi. Il fal- 


LES BALEINIERS 91 
VE ee le 


Jait donc aller lui chercher ce qu'il exigeait avec tant 
d’opinidtreté, car il avait de si belles dents, que le ra- 
coleur se fût bien donné de garde de laisser échapper 
une telle aubaine. 

Je fus alors témoin d'une scène où l’enfant de la 
nature en remontra à l’homme de la civilisation. 

Le tayo vendait ses dents pour une certaine quan- 
tité de poudre de chasse; une écaille d’huitre dix fois 
pleine de poudre lui serait livrée en échange de cha- 
que dent. 

L’Anglais apporta donc dans la grange un petit ba- 
ril de poudre, et commença à mesurer les quantités 
convenues. Le tayo suivait tous ses mouvements 
d’un œil avide et scrutateur, et lui arrétait le bras 
chaque fois qu'après avoir rempli l’écaille de poudre, 
il voulait la verser dans la calebasse du Mahouri; le 
tayo y faisait ajouter encore de la poudre, et passait 
par-dessus un petit morceau de bois à l'instar des 
mesureurs de froment. 


Une fois les dix premières écailles pleines, accep-: 


tées, l'Anglais, sans doute pour se venger du peu de 
confiance qu’on lui témoignait, déclara qu'avant de 
continuer à livrer sa marchandise, il voulait arracher 
une dent. 

Le tayo se trouva pris. Son adversaire avait rai- 
son, il le sentait. Aussi, après un instant de réflexion 
pour découvrir quelques moyens dilatoires, vint-il 
s'asseoir piteusement sur la fatale sellette. Et j’enten- 
dis le fer du davier crépiter le long de ses dents... 
C’en était fait, elles allaient tomber... et tomber len- 
tement une à une. Mais, inspiration soudaine! le 
sauvage se releve tout à coup, repousse l'Anglais, et, 
souriant comme sourit un plaideur qui vient de dé- 
couvrir une fin de non-recevoir, saisit une pincée de 
Ja poudre qui était livrée comme poudre de chasse, 
étend cette pincée dans le creux de sa main, et en 
examine attentivement la granulation, en se rappro- 
chant sans trembler du foyer d’étoupes qui éclaire la 
grange; puis, s’éloignant du feu, il souffle fortement 
avec sa bouche sur cette poudre qui s'envole, et, pre- 
nant une pose majestueuse d'indignation, s'avance 
en face de l'Anglais et lui montre une grande tache 
noire qui remplit le creux de sa main, tandis que la 
poudre n'y est plus. 

Cela voulait dire qu'on leur vendait de la poudre 
à canon qu'on avait écrasée pour lui donner l'appa- 
rence de la poudre de chasse. 

Un cri d'indignation retentit dans le groupe des 
Mahouris, et les femmes, comme des furies, s'élan- 
cèrent vers le Tasmanien, qui batlit en retraite et 
s'esquiva, poursuivi par leurs clameurs, Le tayo 
gesticulait, pérorait et semblait les convoquer à Ja 
vengeance. Mais ils n'étaient ici que trois ou quatre 
hommes, et n'auraient pas eu beau jeu en attaquant 
Ja colonie, 

M. Deen, prévenu par le fuyard, intervint aussi- 
tôt et harangua les mécontents, I fit et dit si bien 
qu'ils se calmèrent, et regardèrent comme erreur ce 
qui était vraiment une fraude, Un domestique euro- 
péen se dévoua et encourut publiquement les repro- 
ches de son maitre pour s'être trompé en prenant 
dans ls magasin un baril de poudre à canon au lieu 
d'un baril de poudre de chasse. 

Les Mahouris ont appris à leurs dépens à connai 
tre la qualité des poudres, et, comme vient de le dé- 
mon'rer le (ayo, ils ont une pierre de touche, Si la 


poudre est de bonne qualité, sises granules, quoique 
trés-fines, sont entières, elle ne macule pas le creux 
de la main, et un souffle la balaye tout entière, Le 
contraire a lieu si l’on expérimente avec de la poudre 
à canon, dont les gros grains ont été écrasés sur une 
feuille de papier, à l’aide d’une bouteille faisant cy- 
lindre, méthode que j’employais souvent moi-même 
quand les munitions me manquaient. 

Comme ils sont changeants et inconstants, comme 
ils passent facilement des larmes aux rires, de l’ex- 
trême méfiance à l’extrème confiance, ces grands en- 
fants de Mahouris | 

Le dentiste, qui ne se rebutait pas pour si peu, ap- 
parut de nouveau parmi eux, mais cette fois-ci avec 
un baril de poudre véritablement poudre de chasse. 
Et le tayo, après avoir échangé sa première livrai- 
son contre une nouvelle, reprit place sur la souche. 

La cupidité de l'acheteur et du vendeur me cau- 
sèrent alors un tel dégoût, que je résolus de m’oppo- 
ser à ce commerce. J'avais pris le tayo à mes gages; 
je l’avais enrôlé vigoureux, bien portant et jouissant 
de toutes ses facultés; j'étais donc en droit d'exiger 
qu'il remplit ses engagements sans qu'il lui fût per- 
mis de se défaire volontairement de tel ou tel moyen 
d'action. Or, perdant ses dents, il perdait la faculté 
de se nourrir de nos viyres pendant cette excursion; 
car nos vivres, vous le savez, étaient durs et difficiles 
à mâcher, et, en ne se nourrissant pas suffisamment, 
il ne pouvait résister aux fatigues d’un long voyage 
à travers les montagnes. Que ferions-nous ensuite 
sans guide? Et puis ne risquait-il pas d'être attaqué, 
dès demain matin, d'une énorme fluxion qu'il au- 
rait, du reste, bien méritée, mais qui ne faisait pas 
notre compte, puisque nous n’aurions pu continuer 
notre roule. 

— Tayo, je veux que tu gardes tontes tes dents, 
m'écriai-je en m’ayancant sur lui. Et yous, mon- 
sieur, dis-je à l'Anglais. épargnez, je vous prie, la 
mâchoire de ce pauvre diable. 

Le tayo, qui ne comprenait pas mes paroles, com- 
prenait fort bien ma pantomime. et répliqua par un 
signe qu'il avait plus grand besoin de poudre que 
de ses dents pour vivre. Et l'Anglais répondit grave- 
ment qu'il ne violentait pas cet homme, que cet 
homme avait son libre arbitre que nous devions res- 
pecter, et qu'il allait opérer, puisque cet homme de- 
maudait l'opération. 

Je calculai aussitôt que mes tentatives ne seraient 
couronnées de succès que si j'offrais au tayo une 
surenchère du prix de ses dents. 

— Tayo, si tu veux garder tes dents, je te donne 
ta pleine calebasse de poudre fine, de la vraie poudre 
de la république française... le veux-tu? Voyons, 
lève-toi, et songes-y bien, tu auras, à notre retour, 
À bord de l'Asia, ta grande calebasse, oui, ta grande 
calebasse toute pleine de poudre... Et je te promets, 
en plus, de te laisser charger dix fois ton fusil ayec 
ma poudre. 

Le sauvage hésita, sourit, puis se leva, s'éloigna 
de l'Anglais quand il vit que je levais la main droite 
en signe de serment. 

— Monsieur, dit l'Anglais vexé, ce que vous faites 
n'est pas cordial; vous ignorez, sans doute, qu'outre 
la mission de naturaliste qui m'est contice, j'ai aussi 
mandat de recueillir des dents pour le compte de 
la maison Wils and Son's de Regent street, le plus 


92 LES BALEINIERS 


eS 


célèbre physicien dentiste de la Grande-Bretague. 

— Eh! que m'importent vos dentistes physiciens 
de Regent street? Puisque vous invoquiez tout à 
l'heure le libre arbitre de ce Mahouri pour lui arra- 
cher ses dents, moi, je l’invoque à mon tour pour 
qu'il les conserve. 

Mon confrère et deux ou trois autres personnes, 
qui avaient suivi M. Deen dans la grange, au moment 
où il était venu calmer la colère des Mahouris, s’in- 
terposèrent entre le Tasmanien et moi, et, grâce à 
leurs bons offices, il n’y eut pas pour le moment de 
concours ouvert entre la boxe et la savate. 

- On croira peut-être que ce que je viens de racon- 
ter doit être mis au rang de ces épisodes dont l’ima-— 
gination et le caprice du voyageur émaillent le récit 
souvent monotone des pérégrinations. Non, non, 
rien n’est plus vrai. Beaucoup de dentistes anglais, 
au lieu de pétrir, de composer des dents artificielles 
avec des substances imitant plus ou moins bien la 


substance dentaire, préfèrent employer des dents na- 


turelles, et, comme nul être humain ne les a plus 
blanches, plus saines que le cannibale de la Nou- 
velle-Zélande, ils ont là-bas des agents chargés de 
défricher pour leur compte les mâchoires mahou- 
riennes. 

Certes, plus d’un grand personnage, lord ou lady, 
ne sait pas encore d’où lui viennent les dents du ra- 
telier qu'il a payé au poids de lor; et, s’il venait à le 
savoir, je ne serais pas étonné que son imagination 
s'égarât au point de lui faire prendre pour des fibres 
de chair humaine celles que le tooth pick extrait, 
après diner, d’entre leurs interstices. 

Les convives reprirent place à table, mais les cau- 
series et les toasts ne revinrent plus. 

Ma dispute avec le Tasmanien avait mis du froid 
et de la contrainte dans la société. D'ailleurs, il se 
faisait déjà tard. Nous allâmes donc dormir dans de 
bons lits, après avoir ordonné au tayo de nous ré— 
veiller dès quatre heures da matin. 

Dès avant l'aube, le tayo déclamait et gesticulait 
entre nos deux lits, et, comme alors je dormais plus 
solidement que je ne dors aujourd'hui, il lui fallut 
beaucoup d'éloquence pour me réveiller, et pas mal 
d'efforts pour me faire déraper de ce fond de laine et 
de plumes où je metrouvais si bien ancré. 

La veille, nous avions dit adieu au maître de la 
maison et aux convives, qui ne devaient plus s'en 
souvenir, car les tostes à l'Angleterre font perdre la 
mémoire. Nul devoir de politesse ne nous retenait 
done à la ferme, et, aussitôt levés, nous partimes aler- 
Les et ragaillardis par un verre de gin que le maitre 
d'hôtel de M, Deen nous offrit en échange du pour- 
boire habituel, Y 

Lechien du tayo ouvrait la marche; le tayo suivait 
sou chien ; [leuoque suivait le tayo, et je suivais He- 
noque, Notre caravane manceuyrait ainsi, car nous 
(lions obligés de tenir un étroit sentier, tracé entre 
les champs de blé et d'avoine et un morceau de 
forêt impénétrable, que la hache et le feu n'avaient 
pas attaqué, et qui protégeait les plantations contre 
le vent du nord-est, lequelcharrie des nuages de sable 
eulevés aux bas-fonds de l'isthme. Nous atteigni- 
mes cet isthme après une heure de marche, et il 
nous fallut encore une heure au moins pour le tra- 
verser, 

La tâche était rude : tantôt nous enfoncions dans 


ce sable jusqu'aux genoux, tantôt nous trébuchions 
sur des bancs de coquilles sèches et friables que 
broyaient nos chaussures; la marée lançait sur la 
grève ses immenses rouleaux d’écume; l’embrun se 
condensait sur nos vêtements en une poussière blan— 
che et saline; les procellaires, effarés, s’envolaient au 
large, et une brise froide et âpre nous faisait courber 
le dos et croiser les bras sur nos fusils, à mesure 
que nous avancions sur ce trait d’union qui relie la 
péninsule à la grande terre de Tavai-Pounamou. 

On s’étomnera peut-être de ce que je ne profitai 
pas de la circonstance pour ramasser des coquillages; 
mais on ne sait pas que ces magnifiques porcelai- 
nes, ces lyres dont la spirale se termine en un fin 
diamant, ces coquilles de Vénus à conque si cha- 
toyante, ces casques aux teintes rosées, aux reflets 
d'aurore et de soleil couchant, toutes ces merveilles 
enfin de la conchyliologie, que le savant collectionne 
avec tant d'amour, et que nous plaçons comme des 
fleurs au milieu des chinoiseries de nos étagères, on 
ne sait pas, dis-je, qu'on ne les recueille jamais sur 
le sable des plages. Celles que le flot y abandonne 
n'ont aucun prix; elles sont roulées, pour me servir 
du mot technique. L'animal qui a secrété les émaux 
de son enveloppe est mort depuis longtemps; l'éclat 
de ces émaux s’est terni sous l’incandescence des 
rayons solaires, et le bijou marin s’est usé aux ballo- 
tages du flux et du reflux, au frottement continuel 
des graviers et des vagues. 

Le véritable coquillage, celui que nous admirons, 
a été recueilli vivant dans les profondeurs de la mer, 
ou entre les roches qui le protégeaient contre les in- 
fluences atmosphériques. Tant s’en faut alors qu'il 
révèle à travers les eaux bleues ou vertes les splen- 
deurs de sa robe : une couche de limon, une sou- 
quenille de mousses et de filicules l'enveloppent, et il 
n’est beau que lorsque la main de l'homme le net- 
toie et le démasque. ; 

Nous ne devions done pas perdre notre temps à 
ramasser des coquilles défuntes. Un naturaliste stu- 
dieux aurait pu cependant se livrer à la recherche 
d'espèces inconnues jusqu'alors ; mais nous étions 
plus vagabons que studieux, et nous passimes.., Le 
tayo seul s’arrétait de temps en temps pour cher- 
cher dans le sable de petits morceaux de bois pa- 
reils à ceux qu'il avait recueillis la veille. 

On a reproché à Cook d'avoir indiqué sur ses 
cartes la péninsule de Bank comme étant une île. 
Mais qui nous prouvera que ce grand navigateur a 
mal tenu son journal, et que, de son temps, la mer 
ne recouvrait pas cette langue de sable qui n'est 
élevée au-dessus du niveau de l'Océan que dun 
mètre, un mètre et demi à peine? La mer, sur 
certains points des côtes de France, se retire chaque 
année de plusieurs centimètres ; il ne lui a donc pas 
fallu bien longtemps pour transformer ici une fle en 
presqu'ile. 

Arrivés sur la grande terre, nous pénétrimes dans 
la région des montagnes en nous dirigeant au nord- 
nord-est, La plaine qui sépare les montagnes de la 
mer est très-étroite et boisée, et n'est sans doute 
qu'un des plateaux de ces Alpes antipodiques, dont 
la base est submergée. 

Au pied de ces montagnes aussi majestucuses que 
les Pyrénées, je me serais cru dans la vallée de Grip, 
en route pour lé Tourmalet : mêmes accidents de 


LES BALEINIERS 95 


0 


terrain; une vallée profonde, et un Adour qui en 
suit la pente; partout des rochers, des forèts et des 
landes. Mais les fougères se sont substituées aux sa- 
pins, et le cèdre à feuilles d’olivier, les koudi mons- 
trueux et le buis géant toujours vert, remplacent les 
platanes, les bouleaux et les chênes du midi de la 
France. La neige elle-même ne manque pas au 
paysage; ce qui lui manque, c’est la couleur du 
lambeau de terre remué par la béche et la prairie 
conquise sur la lande; c’est la fumée d’une chau- 
mière, c’est la vie. 

Le guide nous conduisit le long de la crête d’une 
profonde vallée; nous n’avancions qu'avec peine au 
milieu des broussailles et des hautes herbes, et il 
fallut faire un long détour pour pénétrer dans une 
autre vallée perpendiculaire à celle-ci, afin d'éviter 
les premiers contre-forts de la montagne, que nous 
n'aurions escaladés qu'avec peine. Notre première 
halte eut lieu vers dix heures, après avoir traversé 
le torrent qui me rappelait ’Adour et qui, grâce au 
ciel, était alors presque à sec. 

Nous remontimes sur les hauteurs, et nous nous 
arrêtämes près d’un petit bassin formé par la chute 
d'un filet d’eau. Un rocher tapissé de capillaires sur- 
plombait au-dessus de nos têtes et nous garantissait 
du vent, De là, assis sur une épaisse moquette de 
mousse, nous pouvions contempler à la fois, et la 
vallée que nous venions de quitter, et celle que nous 
allions côtoyer. Cette dernière, plus étroite, plus 
sauvage que la première, n'était, à proprement 
parler, qu'une gorge, qu'une déchirure du granit 
des montagnes; un horizon sans borne apparais- 
sait au fond de la perspective, et, si jamais la civi- 
lisation établit des rapports entre les habitants de 
la côte orientale et ceux de la côte occidentale de 
Tayai-Pounamou, le chemin de fer devra passer 
par là. 

En attendant que le bruit des locomotives bon- 
disse, répercuté par les échos de ces solitudes, mon 
fusil troubla cet éternel silence en abbattant un gros 
coq de bruyère qui, monté sur le tronc d’un arbre 
mort, se prélassait au soleil et se rengorgeait volup- 
tueusement à mesure que les caroncules de son cou 
s’injectaient de sang. Ces caroncules, placées de cha- 
que côté de la tête comme une paire de favoris, sont 
pour le coq de bruyère de Zélande ce que la crête 
est pour notre coq domestique, 

Le tayo, qui avait allumé du feu sous l'auvent du 
rocher, ne voulut pas se charger de faire rôtir le coq. 
Je l'ai déjà dit, il n'y a que les koukies, les esclaves, 
qui fassent la cuisine, et le tayo n’est pas koukie ; il 
n'est cependant pas un vrai rangatira, mais il en a 
l'orgueil, Un prisonnier de guerre zlandais, con- 
darané à faire la cuisine du vainqueur, préfère mou- 
rir... Aussi, l'homme de notre bord le plus méprisé 
par nos amis d'Oéteta était-il le maître coq. 

Henoque pluma et vida le gibier, tandis que, moi, 
j'installais une broche avec manivelle, Voici ma ma- 
nivelle: deux fourchettes de bois sont fichées en 
terre de chaque côté du foyer; le gibier est embro- 
ché par une branche de bois, et cette branche est 
placée sur les deux fourchettes, de manière que 
la viande ne soit pas trop éloignée du feu, A la grosse 
extrémité de la branche, on attache à angle droit, à 
l'aide d'un cordonnet d'herbes ou d'un fil caret, un 
morceau de bois ; un autre morceau de bois est atta- 


ché à ce dernier toujours à angle droit, mais alors 
dans un sens parallèle à la broche; la manivelle est 
faite et l’on tourne. Le tayo était émevreillé de notre 
adresse; il ne connaissait pas ce procédé, et eût fait 
cuire le coq enveloppé de feuilles et couvert de 
cailloux rougis au feu. — Nous, nous préférions le 
rôti. 

Nous ne restâmes pas longtemps au repos, crainte 
de nous engourdir les jambes. Le temps, d’ailleurs, 
était froid et la mousse humide. Le tayo, avant de 
partir, plaça au milieu des tisons deux ou trois petits 
morceaux de ce bois qu’il avait ramassé dans le sable. 
Je iui demandai pourquoi. Il ne répondit pas. C'était 
assez son habitude quand il nous ménageait une sur- 
prise. Je lui demandai aussi dans quel endroit il 
comptait nous faire passer la nuit. 

Nous savions pertinemment qu'il n’y avait plus 
sur la route une ferme comme la ferme de M. Deen, 
mais nous espérions du moins rencontrer quelque 
village ou tout au moins quelque hutte abandonnée. 
Là, enveloppés dans nos couvertures, nous dormi— 
rions plus confortablement qu’à la belle étoile. Au 
reste, il nous avait fait entendre par signes, avant le 
départ, que nous aurions un abri pour la nuit: était- 
ce l'abri d’un arbre, d'un rocher, d’une cabane? 

Henoque , à mesure que la journée avançait, 
s'inquiétait beaucoup plus que moi de notre rési- 
dence nocturne. Ce voyage à pied, par monts et par 
vaux (c’est le cas de le dire), car nous ne suivions 
aucune route tracée, celte escapade de touristes à 
travers les solitudes presque vierges de la Nouvelle- 
Zélande, souriront peut-être à l’imagination de plus 
d’un de nos lecteurs. Mais, pour moi, c'était encore 
une désillusion à ajouter à toutes mes désillusions de 
juif errant. 

Le sol, tantôt obstrué de lichens, de lycopodes et 
de plantes folles, tantôt boueux comme un marais, 
tantôt rocailleux comme le lit d’un torrent, ne nous 
permettait de progresser qu'avec peine. Un ciel gri- 
sâtre et nébuleux, sans nul rayon de soleil qui l'illu- 
minât, pesait sur nos têtes, et le vent qui s'engouf- 
frait dans les ravins et secouait lugubrement les 
forêts dont nous suivions la lisière, nous attristait 
comme le mistral attriste les riverains de Provence. 

Faites donc de l'histoire naturelle, étudiez done 
cette flore qui ne ressemble à nulle autre flore des 
continents connus; émerveillez-vous done à chaque 
pas devant la bizarrerie de cette nature antipodique, 
qui déjoue toutes les règles, tous les principes admis 
dans les méthodes de nos savants ; collectionnez donc 
des fleurs,des graines, des insectes, des oiseaux, des 
reptiles, — abrutis que vous êtes par la fatigue et le 
froid, 

Vraiment, je me croyais alors condamné à fournir 
une étape au milieu de la province la plus prosaique 
de France, 

Et cependant que de trésors s'oflraient à ma vue 
et que de précieux contrastes j'eusse pu observer en- 
tre la flore zélandaise et la flore européenne. lei, le 
nombre des espèces cryplogames est le double des 
phanérogames, et, quand les fleurs de nos champs et 
de nos jardins sont annuelles, ici les mêmes flours 
sont vivaces, et, à température égale, traversent sans 
se flélrir, sans mourir, la période de Vhivernage. 
Voilà des orchidées qui seraient les reines de nos 
parterres ; voilà des géraniums aux fleurs tristes et 


9% LES BALEINIERS 


ED 


sans éclat, mais si parfumés d’ambre, que, dix mois 
après, le manteau dans les plis duquel j'avais caché 
quelques-unes de leurs feuilles, était encore imprégné 
de leurs suaves odeurs. 

Je me baisse et j'arrache de dessus un plateau de 
genêts mousseux une touffe d'herbe que je froisse 
entre mes doigts, et je croirais que je viens de trem- 
per mes doigts dans une liqueur musquée. Et les sy- 
nanthérées, les labiées remplissent l’air de vives sen- 
teurs, comme pour corriger les émanations de la clé- 
matite fétide, particulière à ces contrées. Si je ne 
craignais d'être taxé de mensonge, j'oserais dire que 
j'ai trouvé sur le bord d’un fourré des véroniques li- 
sneuses et arborescentes, des églantiers à roses ver- 
tes, oui, à roses vertes, bien vertes, non à cause de la 
mousse qui les recouvrait, mais vertes naturellement. 
J'ai coupé des boutures de cette espèce d’églantiers 
pour les naturaliser plus tard en France. Mais, en ar- 
rivant au Havre, mes boutures étaient devenues aussi 
sèches qu'un vieux sarment de vigne. En écrivant 
mes souvenirs, je lis dans le Siècle, numéro du 13 
mai 1855, qu'un floriculteur de Manuheim vient d'ob- 
tenir des roses vertes. Peut-être a-t-il fait venir de 
Tayai-Pounamou des boutures d’églantier. 

Mon ancien professeur, Achille Richard, ainsi que 
plusieurs naturalistes anglais, ont publié de grands 
travaux sur la végétation de la Nouvelle-Zélande, 
M. Raoul, chirurgien-major de la corvette l'Aube, a 
ajouté à leurs catalogues neuf cent vingt nouvelles 
espèces, et la mine n’est pas encore épuisée, tant s'en 
faut. J'ai vainement cherché dans les œuvres de ces 
messieurs la description de nombreuses essences 
qu’on rencontre à chaque pas, et dont les naturels 
me signalaient l'importance, comme bois d’exploita- 
tion et d'exportation : tels que le toujou-toupou, es- 
pèce de manglier, le maé-06, le maido, le miro, le 
poutou-kawa, le taraï-da, toutes espèces de haute 
venue à tige droite, à contexture tine et serrée, et 
bonnes, soit pour la mature des navires, soit pour 
les charpentes, soit pour lébénisterie. Ces genres 
difièrent entièrement des genres dacrydium et podo- 
carpe auxquels appartiennent les plus grands arbres 
des forêts, et que l'on connait le mieux. Le koudi, 
au tronc droit et sans branches jusqu’à plus de qua- 
rante mètres de hauteur, et qui fournit une gomme 
verte que nous devions voir à l'Exposition univer- 
selle de l'Industrie; le karaka, grand arbre touffu à 
feuilles d'oranger et à fruits en olives. M. Deen ré- 
colte ces fruits et essaye de les conserver comme on 
conserve les olives en Provence. Il espère réus- 
sir. 

Les Anglais exploitent depuis longtemps les foréts 
de Vile Nord, Le tour de celles de Vile Sud vien- 
dra, et les coupes en seront longtemps inépui- 
sables, ” 

Un peu de culture civiliserait les légumineuses, 
et rendrait domestiques et nutritives une foule de 
plantes et de racines indigènes, telles que le panax 
simplex où navet sauvage, le lepidium olearum (cé- 
leri sanvage) que les naturels nomment nai-puto; le 
tétragohia expansa où épinard : la criste marine, qui 
rampe sur les collines au bord de la mer, et que 
M. Raoul nomme leucopogon bellignanus, en l'hon- 
neur de M. Belligni, le consolateur des anciens co- 
lons français d'Akaroa, Cette criste marine, dont les 
Uges rampantes sont recouvertes d'appendices sem- 


blables aux cornichons, forment, confites dans le vi- 
naigre, un de ces condiments que les Anglais dési- 
gnent sous le nom de pikle. 

Mais j'abuse de votre patience ayec ma botanique, 
Passons outre, 


XXXIV 


LA DERNIÈRE BALEINE 


Depuis une heure, nous avions quitté le défilé qui 
s'étend d'une mer à l’autre, et nous obliquions à 
gauche en gravissant la montagne. 

Déjà des bancs de brume nous enveloppent et la 
pluie nous menace. La mélancolie d’Henoque me 
gagne. Je me repens d’avoir entrepris ce voyage, qui 
ne réalise pas mes rêves d’aventurier, et je regrette 
la monotonie des soirées de I’ Asia. Mais que faire? 
Reculer? Nous ne saurions où passer la nuit. — 
Avancer? Oui, avançons, puisque le tayo, toujours 
alerte, toujours gai, nous promet un gite sclon nos 
souhaits. 

Nous en étions à l'ascension d’une pente rapide, 
qu'une avalanche de roches brisées et concasstes 
avait rendue presque impraticable, et nous marchions 
de front, car il y eût eu danger à nous suivre les uns 
les autres, le dernier de la bande pouvant à chaque 
instant être atteint par les rochers mobiles qui rou- 
laient sous nos pieds. La montagne, aussi loin que 
noire vue s’étendait au-devant de nous, était nue, 
dépouillée de végétation, et divisée en plusieurs gra- 
dins par d'immenses assises de granit parallèles entre 
elles, et, à chaque gradin, il fallait faire œuvre des 
mains aussi bien que des pieds pour escalader la bar- 
rière; et, la barrière escaladée, nous en apercevions 
une autre, et puis une autre encore, que nous 
croyions être la dernière, et qui ne l'était jamais. 
Ceux qui ont couru les Pyrénées me comprendront. 
On croit toujours être sur le point d'atteindre le som- 
met de la montagne dénudée qu'on essaye de fran- 
chir. On calcule le temps et l'espace; mais l'espace 
et le temps se raillent des calculs, et le but désiré s'é- 
loigne à mesure qu'on en approche, 

Le tayo nous indiquait de la main un bouquet 
d'arbustes, unique massif de verdure attaché aux 
flanes de cette infernale montagne. fl nous le mon- 
trait avec insistance, et, plaçant la paume de sa main 
sur son oreille droite, puis penchant la tête et fer- 
mant les yeux, semblait nous dire que RÀ-haut était 
le bois sacré où nous trouverions nos lits. 

— Allons, camarade, encore un coup de collier, 
encore une traite, encore un quart de lieue, cent pas 
encore. Le soleil doit être bien près du niveau del'O- 
céan, Nous n'avons même pas la consolation, en le- 
vant la tête, de saluer ses derniers rayons, qui rougi- 
raient le sommet de la montagne, si le firmament 
couvert denuages ne nous boudait pas... Hatons-nous 
donc! 

— Mais cette auberge n'a pas d’enscigne, disait 
Henoque. 

— (Qui sait ? répliquai-je. Quelque philosophe 2é- 
landais s'est peut-être réfugié R-haut dans cetle oasis, 
d'un désert de pierres, et nous ne voyons pas sa chau- 
mière, masquée sans doute par le louillase, Tiens! le 
ruisseau qui descend dans cette rigole semble sortir 
du fourré. Nous aurons du Moins de l'eau fraiche à 
volonté, si nous n'avons pas de li. 


LES BALEINIER: 95 
RL ee rere err nee ee ee re a 


Henoque poussa un gros soupir de résignation. La 
conversation s'arrêta, et nous atteignimes en silence 
le bouquet d'arbres, autour duquel, avant d’y péné- 
trer, le tayo tourna jusqu’à ce qu'il eût rencontré des 
branches cassées d’une certaine façon. Ces branches 
indiquaient l'entrée du fourré, partout ailleurs impé- 
nétrable, et nous nous engageâmes aussitôt dans un 
sentier très-étroit, mais parfaitement battu. Ce bois, 
qui nous paraissait si petit du bas de la montagne, 
semblait s’agrandir démesurément depuis que nous 
avañcions dans son intérieur, et se développait au 
loin, masqué par un accident de terrain. 

Le chien du tayo, qui connaissait les détours, dis- 
parut en avant, et le tayo joyeux; gambadant, frap- 
pant des Mains et roucoulant des phrases incompré- 
hensibles, nous invitait à hater le pas. Tout à coup 
nous nous arrétames au pied d'une muraille de ro- 
chers 4 pic d’une cinquantaine de pieds de haut. Le 
sentier n’allait pas plus loin, et même on n'aurait 
pu comprendre pourquoi il conduisait jusqu'ici, 
sans trois ou quatre cèdres qui avaient grandi 
au bas de cette muraille, et dont les troncs, en- 
taillés de distance en distance, pouvaient servir 
d'échelles. 

Le Mahouri, leste comme un chat, s’élanca d’une 
entaille à l’autre, et, parvenu à la dernière, enjamba 
le vide, et, prenant pied sur une plate-forme que nous 
ne pouvions découvrir d’en bas, se pencha vers nous 
et nous fit signe de le suivre. Henoque, plus fort en 
gymnastique que moi, répondit à l'appel, et, arrivé 
près du tayo, m'annonça qu'un magnifique palais 
nous abriterait cette nuit. 

Était-ce fatigue, était-ce crainte de choir, était-ce 
manque de souplesse des reins ou impuissance des 
muscles des bras? Je ne sais: toujours est-il qu'une 
fois le pied sur la premiere entaille de l'arbre et les 
mains au niveau de la seconde, je ne pus me hisser 
plus haut et retombai lourdement au pied du 
cèdre. Il riaient, eux, du sommet de leur gran- 
deur; ils riaient de ma tentative d'invalide, et le ro- 
quet, lui aussi, comme pour me narguer, jappait 
après moi de toutes ses forces. 

Evidemment, je me sentais incapable de conquérir 
une hospitalité qui m'était offerte comme on offre une 
timbale d'argent au sommet d'un mât de Cocagne, et 
jé ne voulais pourtant pas me morfondre toute la nuit 
loin de mes compagnons, non pas même à la belle 
étoile, mais arrosé par une pluie qui commençait 
déjà à tomber, glaciale, fine et serrée. Les aboiements 
du roquet me sauvèrent, Je calculai judicieusement 
que cet animal avait dû, pour arriver -haut, pren- 
dre ane route autre que celle d'Henoque et du tayo, 
et j'en conclus que je devais chercher à la découvrir, 
espérant passer là où il aurait passé, Je cherchai 
done. 

A droite, la muraille de rochers s'étendait indéfini- 
ment, et toujours à pic et nue, ou tapissée çà et Id 
d'épais buissons plantés dans les fissures et de supple- 
jack, lianes immenses. Il fallait renoncer à prendre 
celte divection, A gauche, c'était différent. La falaise 
donot peu à peu de hauteur et se transformait en 
talus de terre recouvert de broussailles et parcouru 
par le ruisseau dont j'ai déjà parlé. Le lit de ce ruis- 
seau me sembla praticable; j'y entrai et commeneai 
mon ascension; il faisait déjà presque nuit, et j'au- 
rais pu m'égarer; mais mes compagnons, pour me 


guider, mélérent si bien leurs voix à celles du chien, 
que je ne tardai pas à les rejoindre. 

Notre palais de nuit, c'était une grotte, une grotte 
creusée par la nature et agrandie par la main de 
l'homme, Le feuillage des cèdres en masquait l’en- 
trée, qu'on ne pouvait reconnaitre du dehors, tandis 
que, de l’intérieur, on découvrait au loin toute la 
contrée environnante, 

Il existe à la Nouvelle-Zélande beaucoup de ca- 
vernes semblables où les femmes, les vieillards et les 
enfants d’une tribu en guerre se réfugient pour 
échapper à l'ennemi. Ces cavernes servent aussi 
d'embuscade ; leurs abords sont toujours difliciles 
et cachés, et la vigie placée à son entrée peut signaler 
tous ceux qui s’en approchent. 

Je me suis souvent mis à l'affüt pour tuer des 
colombes, dans une petite grotte à mi-côte du ravin 
boisé qui domine le village d'Oéteta. Un cours d’eau 
avoisine toujours ces cachettes, la plupart très-spa- 
cieuses. Le feu qu'on y allume est alimenté par un 
combustible qui ne donne pas de fumée, de sorte que 
ceux quis’y réfugient emmagasinent leurs provisions 
et peuvent y rester pendant des mois entiers, ou tant 
que dure la guerre. Tasman, qui le premier, visita la 
terre de Van-Diémen, parle de troncs d'arbres sur 
lesquels il remarqua des entailles semblables à celles 
qui servirent d’escaliers à mes compagnons. 

J'avoue que, dans les circonstances présentes, 
cette caverne était un véritable palais pour nous. Le 
tayo se hata de fourrager sur le talus que j'avais esca- 
ladé, et, bientôt après, un épais fagot de bois mort 
flamboyait sur la plate-forme en dehors du réduit, de 
sorte que la fumée, emportée par la brise ne vint pas 
nous asphyxier. 

Je n’ai pas lu une seule relation de touriste d’ou- 
tre-mer sans y retrouver la scène sempiternelle du 
sauvage qui frotte deux morceaux de bois mort l’un 
contre l’autre pour obtenir du feu. L'emploi du silex 
et de l’amadou a remplacé depuis longtemps cette 
méthode primitive. Le silex et l’amadou sont eux- 
mêmes distancés aujourd'hui, et le briquet phospho- 
rique et les allumettes chimiques se disputent la pré- 
éminence dans les gourbis d'Afrique, dans les wig- 
wams des Amériques et dans les pahs océaniens, 

Notre Mahouri donnait la préférence aux allumettes 
chimiques. Pour lui, chacune de ces petites aiguil- 
lettes était un véritable génie, et M. Lanacastels, le 
fabricant, un dieu, Mais il s’attristait en pensant que 
les boîtes qui les renfermaient n'étaient pas inépuisa- 
bles, et que, si les baleiniers ne revenaient pas tous les 
hivers visiter la péninsule, la disette d'allumettes se 
ferait bientôt sentir. Aussi gardait-il précieusement, 
enveloppés dans un petit paquet d'étoupe de phor- 
mium, une feuille d’agaric, une pierre à fusil et un 
fragment de l'acier d'une vieille lime. 

Quand les bûches du foyer furent réduites en char- 
bon, le tayo roula ces charbons dans l'intérieur de la 
caverne, au fond d'une anfractuosité du sol, et y 
ajouta quelques fragments de ce bois qu'il avait ra- 
massé la veille et le matin sur la plage. Je ne lui de- 
mandai plus alors pourquoi. Je vis ce bois devenir 
peu à peu incandescent sans fumée, et une douce 
chaleur rayonna dans toute l'étendue de notre re- 
paire. 

Ce bois qui brûle ainsi sans fumée, les Zélandais le 
nomment pate. (Les naturalistes n'ont pu le rattacher 


96 LES BALEINIERS 
NLC LE EAA 


encore à aucune famille connue). Le pate est blan- 
chitre et friable comme le bois pourri. On le trouve 
par branches et par fragments échoués dans le fond 
des baies, sur le sable du rivage, ou enfoui dans les 
grèves. La marée l'y apporte et l’abandomne en se re- 
tirant, et les naturels, qui attribuent tout 4 la puis- 
sance de Mawi, leur Dieu-poisson, prétendent que 
cette divinité bienfaisante exploite exprès pour eux 
les forêts qu’elle possède au fond de l'Océan. 

Ce pate, alors que l’amadou, le phosphore et les 
allumeîtes chimiques ne leur étaient pas connus, 
leur procurait du feu par le frottement. Aujourd’hui 
qu'il ne remplit plus ce rôle, il en remplit plusieurs 
autres non moins importants : celui de brûler sans fu- 
mée, de dégager beaucoup de calorique et de secon- 
server incandescent un temps indéfini. 

Ainsi, quand nous reviendrons, demain ou après- 
demain, à l'endroit où nous avons fait rôtir notre coq 
de bruyère, nous n'aurons plus besoin de rallumer 
le feu. Le pate que notre tayo a jeté dans le foyer 
sera encore ardent, et, dussions-nous ne repasser par 
14 que dans un mois, nous trouverions toujours des 
étincelles cachées sous ses cendres blanches et com- 
pactes comme les cendres d’un cigare, et conservant 
la forme qu'avait le morceau de bois avant d'être 
iis au feu. 

Je pense que le pate peut appartenir indistincte- 
ment à toute espèce d'arbres, et qu'il n’acquiert 
ses précieuses qualités qu'après avoir été longuement 
ballotté sur les grèves par le flux et le reflux des ma- 
rées. Alors il s’est dépouillé peu à peu de tous les 
principes propres aux végétaux en général, en s’im- 
prégnant sans cesse d’eau de mer; puis, à chaque 
fois que le retrait des marées le laisse à découvert sur 
la plage, cette eau de mer s’est évaporée aux rayons 
du soleil, etles phosphates, les chlorures, les iodites 
et les autres sels qu’elle contient sont restés attachés 
aux fibres ligneuses. Quand ces fibres brûlent à la 
façon de l’amadou, les sels marins se vitrifient sous 
leurs cendres et y conservent le feu un temps inde- 
fini, surtout si la combustion est garantie contre la 
pluie. 

Cette caverne, de forme presque circulaire, pou- 
vait avoir de dix à quinze mètres de diamètre, et le 
cintre de son entrée était masqué par le sommet touf- 
fu des cèdres. Le sol de l'intérieur était jonché de 
roseaux, de feuilles de typha et de débris de nattes, 
et les parois noircies çà et là par la flamme de plu- 
sieurs foyers; des piquets enfoncés dans les fissures 
de la roche, des coquilles, des débris de poissons, 
et, j'en frémis encore, des ossements humains des- 
séchés et brisés, tout indiquait que cette tanière avait 
servi d'asile, non-seulement à quelque tribu fugitive, 
mais encore à des guerriers au retour du combat. 

Pendant que nous installions nos couchettes, le 
Mahouri fouilla les coins ‘et recoins de l'antre, et 


nous montra triomphant une petite marmite de fonte 
qu'il venait de découvrir cachée sous des herbes; 


cette marmite avait été laissée là par les derniers lo- 
cataires. I la remplit au ruisseau voisin, et, aussitôt 
l'eau en ébullition, il y jeta une poignée de feuilles 
de melaleuca scoparia, qu'ilavait recueillies en route. 
Le melaleuca scoparia est le thé indigène de la Nou- 
velle-Zélande, de même que le mathé est celui de 
l'Amérique du Sud, 

Cette boisson chaude, et largement alcoolisée par 


une forte dose de genièvre, nous aida à secouer les 
torpeurs de la fatigue et du froid, et, après avoir 
mangé une tranche de lard salé, lentement fumé une 
pipe et causé sans entrain de notre vie de baleinier, 
de la France que j'allais revoir bientôt, et qu'il ne re- 
verrait jamais, lui, Henoque (il en avait le pressenti- 
ment), nous nous endormimes les pieds devant le feu 
du pate, le corps enseveli dans nos couvertures et la 
tête exhaussée à l’aide d’un morceau de rocher et de — 
nos carnassières faisant fonctions d'oreiller. 

Je ne sais si Henoque, le tayo et le roquet passè- 
rent agréablement cette veillée du Jade vert, toujours 
est-il que je dormis comme on dort quand on est 
jeune, vigoureux et insouciant, et que je ne me ré- 
veillai qu’au grand jour. Mais quel réveil ! 1 t 

Henoque, assis et adossé à l'entrée de la caverne, 
le tayo accroupi près de lui, les coudes sur les ge- 
noux et le menton au creux des mains, et le roquet 
wmmobiles faisant statuette, le museau en l'air, tous 
trois, contemplaient mélancoliquement l’épaisse on- 
dée de pluie qui tombait comme un rideau au-devant 
de la caverne. Nous étions prisonniers, et prisonniers 
pour la journée, sans doute! Que faire? Poursuivre 
notre pèlerinage? Mais nous avions encore cinq 
grandes heures de marche pour atteindre le lac, et 
comment marcher sur un terrain déjà si difficile en 
temps de sécheresse, et impraticable après la pluie? 

Chacun calcula en silence ce qu'il y aurait de mieux 
à faire, et, quand nous délibérâmes, l'avis général fut 
de rebrousser chemin, et nous partimes aussitôt, es— 
pérant gagner avant la nuit la ferme de M. Deen. 

Nous dévallâmes en une heure de la montagne que 
nous avions mis quatre heures à escalader la veille. 
Nous ne fimes halte qu’un instant devant le pate 
d'hier, que la pluie n’avait pas encore éteint, et, gre- 
lottant de froid et trempés comme si nous sortions 
de parcourir le lac à la nage, nous retrouvâmes avec 
bonheur l'hospitalité du colon anglais. e 

Le lendemain, nous continuâmes à battre en re- 
traite, toujours escortés par la pluie, et, au lieu de 
descendre le cours du Teo-ne-poto, il fallut gravirles 
hauteurs qui dominent à la fois le golfe de Togolabo, 
l’anse d’Oéteta et le port Olive. A midi, nous étions 
arrivés au point culminant de Ja contrée, et ce ne fut 
pas sans une Vive joie que nous aperçümes à nos 
pieds l’Asia et l'Angélina paisiblement mouillées où 
nous les avions quitiées lavant-veille. 

Marin ou passager, celui qui demeure longtemps 
prisonnier sur un navire s'éprend d'amour pour ce 
navire, Souvent, dégoûté de la vie monotone de la 
pleine mer, il se hâte de descendre à terre partout 
où ce navire s’arréte; mais à peine a-t-il entrevu en 
courant les aspects et les détails d'un pays nouveau 
pour lui, que, faisant amende honorable, il n'a plus 
qu'un désir... le désir de revenir s’ennuyer à bord. 
Sans doute, c'est parce que le pavillon de la patrie 
flotte aux mâts du navire qui nous emporte que, sur 
toute autre terre que la terre natale, nous nous sen- 
tons atteints de la nostalgie du bord. 

A mesure que je descendais les pentes rapides de 
la baie en entonnoir d'Oéleta, il me semblait recon- 
naitre que l'Asia était pleine de bruit et d'agitation. 
Nos quatre pirogues, revenues de la chasse, se balan- 
caient derrière à la traîne; les hommes aflairés, cou- 
raient sur le pont, et, comme je n'avais pas de lon- 

sue-vue, je croyais que notre pavillon était hissé À 


LES BALEINIERS 97 
—_———_— Owe errno 


moitié et noué par le milieu. Signal lugubre! ! Quel- 
qu'un de blessé, de mort peut-être, ou bien une 
lutte avec les Mahouris ? Mais je réfléchis que, si l’A- 
sia était en détresse, les hommes de l’Angélina leur 
auraient porté secours, et tout pa:aissait tranquille 
sur l'Angélina. ; 

Tout à coup mes perplexités cesstrent. Un petit 
nuage de fumée s’éleva au pied du mat de misaine, 
puis grossit, grossit, et, rabattu par le vent, enve- 
loppa le navire. 

Le capitaine Jay avait do:c tué et dépouillé une 
baleine depuis notre départ, et, comme cett: baleine 
complétait son chargement, il saluait les navires, ses 
compagnons de pêche, en tirant un coup de canon 
et en hissant à la corne d’artimon un morceau de 
gras de baleine, à la place du pavillon national. 

Cette plaisanterie, tout à fait dans le genre yankee, 
ne manque jamais son effet. Elle centuple l’entrain des 
travailleurs, et inoleste les rivaux déshérités du sort. 

Ah! je traversai rapidement le village, je n’atten- 
dis pas qu’une pirogue du bord vint me chercher, je 
m'élançai dans une vieille embarcation de Mahouri, 
frétée au prix d’une figue de tabac, et quelques mi- 
nutes après, j’écoutais religieusement le capitaine qui, 
sortant de dessus son étabii en dehors du navire, et 
quittant son louchet, me disait : 

— Docteur, cette baleine est notre dernière. Nous 
en avons tué trente et une, et les trente et une produi- 
sent deux mille six cents barils d'huile. C’est autant que 
l Asia peuten porter, et adieu; en routepourla France! 

Le dernier morceau de gras de baleine est donc 
fondu. Le marteau, la chasse des tonneliers retentit 
joyeusement sur les cercles de fer des dernières pipes 
à huile qu’on va placer debout dans l’entre-pont, 
car la cale est chargée jusqu’au ras des écoutilles. 
Mais l'entre-pont lui-même est trop petit pour rece- 
voir toutes les pipes, et deux grands réservoirs, deux 
tonnes immenses sont placées, l’une à tribord, l'au- 
tre à bâbord du grand panneau, deux charniers en- 
fin, comme on les appelle, et qui peuvent contenir 
chacun plus de cinq mille litres de liquide, pour re- 
ceyoir l'huile que fournit notre dernière baleine. Ces 
charniers, qui s’emplissent par une ouverture prati- 
quée sur le tillac, ont servi pendant le voyage à trans- 
vaser l'huile, dans ce premier plan de barriques, du 
fond de la cale, qui ne doit jamais être désarimé. 
Cette espèce de drainage s’opérait à l'aide d’une lon- 
gue manche de cuir qui, semblable à une manche de 
pompe, est adaptée au bas des charniers, et commu- 
nique à volonté avec la bonde des tonnes infé- 
rieures. 

Ils sont fiers, les baleiuiers qui reviennent au port 
d'armement avec les charniers pleins d'huile. Et, s'ils 
osaient , ils essayeraient, comme le grand baleinier 
de Sag-Harbour, de foncer les pirogues et de cons- 
truire une cale supplémentaire dans chaque hune. 

La baleine fondue, on ne laissa pas le temps à la 
cabousse (ensemble du fourneau et des chaudières) 
de se reroidir, et le capitaine, armé d'une barre de 
fer, donna le signal de sa démolition, En un clin 
d'œil, cette masse de briques fut jetée à la mer, et, 
sous prétexte d'essayer la solidité des chaudières et 
d'étudier si quelque félure ne s'opposait pas à ce 
qu'on les conservât pour un prochain voyage, les 
harponneurs sonuèrent Ja cloche avec elles à grands 
coups de marteau, et sonnèrent si bien et si fort, 


qu’elles se fendirent, aux grands applaudissements de 
l'équipage, et qu’au lieu de les descendre dans l’en- 
tre-pont, on les descendit à la mer, — histoire de 
voir si elles flotteraient sans prendre eau. 

D'un jour à l’autre, Asia allait prendre une phy- 
sionomie nouvelle. — Le tillac, les pavois, les bas 
mats, le gréement, les manœuvres dormantes et lé- 
gères, tout enfin, l'équipage et l'état-major compris, 
tout se dépouillerait de cette crasse huileuse, amas- 
sée pendant les rudes labeurs d’une aussi longue 
campagne de péche. Le temps nous favorisait dans 
cette ceuvre de purification. Quinze jours aprés notre 
départ de la péninsule, nous ne serions plus recon- 
naissables, et le navire de guerre ou de commerce le 
plus faraud, le plus coquet, le mieux spalmé serait à 
peine digne de passer sous le vent à nous. 

Nos bons amis les Mahouris et nos bonnes amies 
les Wahines entonnèrent un chant d’adieu pendant 
que l'ancre remontait en veille, puis l’on se sépara... 
comme on s'était connu... Les femmes mariées re- 
tournèrent à leur mari, les jeunes filles à leur fiancé, 
et jene-sache pas avoir vu une seule larme aux pau- 
pières d’une seule veuve. 

Thy-ga-rit, pris à l’improviste par l’annonce de 
notre départ, accourut en toute hâte demander au 
capitaine Jay un certificat comme quoi, lui, capi- 
taine, et son équipage, n'avaient eu qu’à se louer de Sa 
Majesté. Le capitaine le lui donna, parce qu'il le mé- 
ritait, Mais Iviko, du port Olive, que M. Jay soup- 
çonnait fort d'avoir favorisé la désertion de deux de 
nos hommes, qui sans doute seront employés à la 
ferme de M. Deen après notre départ, lviko ayant, 
lui aussi, demandé un certificat, en reçut un que je 
rédigeai en ces termes : 


« Je soussigné déclare que le chef du port Olive 
et de la baie des Pigeons, est un fieflé coquin, auquel 
les commandants ce navires fréquentant la péninsule, 
feront bien de n’accorder aucune confiance. Je dé- 
clare aussi que sa femme est très-aimable. En foi de 
quoi, j'ai délivré le présent certificat pour servir et va- 
loir ce que de droit. 


» Signé : Jay, capitaine de l'Asie. » 


Et Iviko, enchanté, voulut frotter son nez contre 
le nez du capitaine. | 

Le tayo n'eut garde d'oublier la poudre de chasse 
que je lui avais promise pour la conservation de ses 
dents ; le fin matois ne m'avait pas quitté d'une mi- 
nute. M. Jay avait ses raisons pour improviser son 
appareillage. Dès l'avant-dernière balcine tuée, il 
avait donné ordre de rentrer à bord le matériel dé- 
posé sur la crique du Souvenir, et de gréer les mats 
de perroquet, calés depuis le commencement de l'hi- 
vernage. Si le départ eût été annoncé à l'avance, les 
colons anglais de la péninsule et les émissaires de 
ceux de l'ile Nord eussent pu pratiquer en grand 
l'embauchage de nos matelots, et, certes, nous avions 
besoin des bras d° tous nos hommes pour effectuer 
le plus rapidement possible notre retour au Havre. 

Le Havre, le pont de la citadelle, le bassin de la 
Barre, quand les reverrons-nous? Le soir, en sou- 
pant, nous parlions des lenteurs présumées du 
voyage; nous faisions la part du mauvais temps, des 
calines et des avaries possibles, et nos calculs nous 


98 LES BALEINIERS 


donnaient de cent quarante à cent cinquante jours de 
navigation, y compris une relâche de dix jours à Tal- 
cahuana, sur la côte du Chili. 

Nous devions marcher pendant quarante fois ou 
quarante-quatre fois vingt-quatre heures avant de dé- 
couvrir les Mammelles de Bio-Bio, ce double sommet 
d’une montagne qui indique anx navires arrivant du 
large la position de la baie de la Conception. 

Jamais début de voyage ne fut plus gai. Une 
ronde brise du sud-est nous poussait rapidement 


vers l’est, sur le 45° degré de latitude, et, en tenant 
cette direction, tout compte fait de la dérive, des cou- 
rants et des variations du compas, nous arriverions 
en vue de l'Amérique méridionale, sans qu’une ile, 
un îlot, un rocher apparussent dans cette zone so- 
litaire du Pacifique. 

Je me trompe. Le lendemain soir, au soleil cou- 
chant, les masses bleuâtres des îles Chatam acciden- 
tèrent l'horizon. 

Adieu, la dernière de nos terres antipodiques 


FIN. 


TABLE DES 


La terre de Van-Diémen, . . . . . . . 


Merveilleux. . . 


Les hommes du gouvernement. . . , . 


Régions antipodiques. 
Un cachalot de hasard. 
Le baril de tafia. . . 
Fantassin. . . . . . 


L’antipode. . . . . . . 
Une pèche à la baleine. . 


Maieyentss. 0,712 


Superstitions: ........6 cee 


Le scorbut. . . . . . 
Le capitaine perdu. . 


La Nouvelle-Zélande, . . 


Les iles Chatam. . . . 
ECC Made ets 
Le roi Thy-ga-rit. . . 


ai 6) (6) Sy.0) EN 


Sert eos Le 


POISSY, — 


Pages. 
. 1 
. 3 
. 6 
. 8 
eet! 
- 13 
AD 
: 48 
20 
22 
25 
27 
31 
33 
35 
107 
40 


MATIÈRES 


XXI. 
XXII. 
XXIII. 
XXIV. 
XXV. 
XXVI. 
XXVII. 
XXVIIT. 
XXIX. 
XXX. 
XXXI. 
XXXII. 
XXXII. 


XXXIV. 


Pages, 
Les collègues du roi Thy-ga-rit....... 42 
Tailleyent-sur pied... .sccecscacee AS 
Lemon ONE. NC AD 
Nuit d'angoisse. wie) is sue. fee netetiehie’ te, 46 
Une légende zélandaise. . . . . . . « - 49 
PaTADONIG rues is Ce ce ete ere 51 
L’anthropophagie . . . . , . . Polo 54 
Lasmode; à 0. sae) Sin tents . 60 
Une baleine par surprise. . . . . . . . . . 62 
La pèche par association. . . . . . he -. 63, 
Le grand baleinier de Sag-Harbour . .« . . . 66 
La carabine baleinière et les baleines mères . 72 
LOAOU- eee rene A TA ES 76 
Léflac Ana verts coy Modus es ok 79 
Lreire tables el. 22 eue 000 87 
Commis voyageur en canards et dentiste. .« . 89 
La dernière baleine . . 2. ew ew ee 94 


COR CIE BAe. “ial oe 


L'ARABIE HEUREUS 


SOUVENIRS 


DE 


VOYAGES 


PAR 


EN AFRIQUE ET 


ar 


EN ASIE 


HADJI-ABD-EL-HAMID BEY 


PUBLIES PAR 


ALEXANDRE DUMAS 


[ 


.... Au retour de mon pèlerinage à la Mecque, je 
m'embarquai donc à Djedda, un des ports de la mer 
Rouge, le 15 septembre 1843, sur un bowtre (chasse- 
marée arabe) en destination pour Abou-Arich, rési- 
dence habituelle du chérif de Yemen. Ce boutre 
appartenait & Reis-Ali, un des plus riches négociants 
de Djedda. Reis-Ali avait reçu des ordres du chérif 
pour qu'il mit ce petit bâtiment à ma disposition. 

J'avais quitté la Mecque, riche relativement : j'em- 
portais trente-cing à quarante mille francs, somme qui 
en Arabie équivaut à celle de cent vingt mille francs en 
France. Elle provenait de mes appointements comme 
bey, elsurtout comme médecin, quoique en cette der 
niére qualité je ne demandasse jamais rien. Mais on 
allait, par les cadeaux, au delà de mes désirs, les uns 
m'envoyant des armes, les autres des diamants, les 
autres des bijoux, quelques-uns de l'argent. 


Puis ma dépense à la Mecque était à peu près 
nulle. 

Avec mes deux domestiques, mes dix chevaux, 
mon portier el un petit esclave, je n'ai jamais pu 
dépenser plus de trente francs par mois, c'est-à-dire, 
toujours pour garder la proportion, quelque chose 
comme cent vingt francs. 

Au moment du départ, j'avais réalisé tout ce qui 
élait réalisable, Excepté mes diamants que je portais 
sous l'aisselle enfermés dans une petite sacoche de 
peau, j'avais vendu ce que j'avais de trop en armes, 
en costumes, en meubles. 

J'alfectais l'air d'un simple pèlerin, En Orient, lors- 
qu'on voyage surlout, il ne faut point paraître trop 
riche, principalement lorsqu'on ne voyage pas avec 
un caractère ofliciel. 

En arrivant sur le boutre, je trouvai mon campe- 
ment tout préparé. On avait d'abord voulu, pour me 
faire honneur, me donner la dunette, mais je savais 


2 L’'ARABIE HEUREUSE. 


trop que je ne l’habiterais pas seul pour accepter cette 
distinction. Mes tapis étaient donc étendus sur un 
cadre près de la boussole. ; 

J'avais mon pelit nègre qui était chargé du départe- 
ment des pipes. Il s'appelait Bellal. 

J'avais en outre mes deux domestiques, Sélim et 
Mohammed. Sélim était cuisinier et chargé de l’inté- 
rieur de la maison. Mohammed avait soin de mes 
chevaux et faisait mes courses. Tous les deux étaient 
Arabes; seulement, Sélim, qui avait été longiemps 
au Carre, où je l'avais engagé, parlait parfaitement le 
turc. C'était mon confident. Il était trés-adroit, très= 
insinuant et trés-discret. Cette dernière qualité est 
inappréciable chez un Arabe, à cause de sa rareté. Ces 
gens-là sont toujours causeurs comme au temps des 
Mille et une Nuits. 

Quant à Mohammed, c'était l'Arabe vulgaire dans 
toute l'acception du mot. Son seul mérite était son 
aplilude à soigner les chevaux. 

Ces deux hommes et Bellal composaient toute ma 
suite. 

Ce dernier était un petit nègre Zanguébarien. Il 
avait été pris dans les environs de Monbaz, petite 
ville située sur la côte du Zanguebar, et qui fait 
partie des Etats de l’imam de Mascate. Il était très- 
fin, très-intelligent, et je dirai presque qu'il avait 
quelque chose de distingué dans les manières. Celle 
distinction, et ce que je pus lirer de ses souvenirs, me 
portaient à croire qu'il était le fils de quelque chef. Il 
avait les goûts les plus aristocratiques : il aimait les 
chevaux, les armes, les bijoux, et surtout la musique; 
je pourrais même dire qu'il était l'inventeur d’un ins- 
trument : il s'était fait un arc mélodieux : une corde 
à boyaux, extrêmement tendue, faisait les frais de ce 
luth à une corde. La nuit, au clair de la lune, il se 
posait comme un barde, et tirait de son.arc trois ou 
quatre notes différentes qui se perdaient en gémissant 
dans le bruissement des vagues. Cela avait quelque 
chose de mélancolique qui plaisait à Bellal et à léqui- 
page, et qui ne me déplaisait pas. Toutes les nuits, à 
l'heure fixe, aussitôt la prière du soir terminée, il 
passait à l'avant du navire, là où la proue brise les 
lots, et se mettait a pincer sa corde. Cela durait jus- 
qu'à minuit. 

Mais ses auditeurs les plus assidus étaient les do- 
rades et les dauphins, qu jouaient à l'avant du bâti- 
ment, et qui, bien certainement, eussent renouvelé 
l'histoire d’Amphion si Bellal fût tombé ala mer. 

Les musulmans ne doulaient pas que tous ces 
poissons ne vinssent là pour écouter Bellâl. Cette 
croyance avait dans leur esprit d'autant plus de 
fondement que, pour eux, les dauphins sont des 
sirènes. 

A minuit, la musique de Bellal cessait et était rem- 
placée par un concert de grillons qui avaient leur 
logement dans les trous de la cale, A minuit, on s'en- 
dormait insensiblement, à l'exception des hommes de 
quart et de vedette, qui se tenaient à l'avant, et qui, 
invisibles à l'extérieur, exploraient la mer à des dis- 
tances inouies. 

En Nobie, j'avais eu un exemple non moins éton- 
nant de cette acuité de l'œil, ou plutôt de cet instinct 
qui a quelque chose de celui du chien de chasse, 
Un Nubien rejoindra un voleur à quelque distance 
qu'il soit, du moment où il est mis sur la trace de son 
pied. 

De temps en temps, au milieu de l'obscurité, on 
croisait de petits bâtiments qui passaient silencieux 
avec une flamme à l'avant du navire. 

C'est une double précaution pour éviter les bancs 
de corail et les rencontres de bâtiments. 

En outre, celte flamme, entretenne avec soin, em- 
pêche d'abord l'individu qui l'entretientdes'endormir, 
et ensuite indique aux pirates que l'on est sur ses 


gardes, Car ces veilleurs de nuit ne sont placés là 
qu'en vue des pirates, qui, déguisés en pêcheurs, ou 
plutôt qui sont des pêcheurs, cumulant ces deux états, 
dévalisent en un tour de main le bâtiment qui a le 
malheur de s'endormir. 

Une nuit, nous vimes un bâtiment qui avait l'air de 
se conduire tout seul. Le feu de ce bâtiment était 
éteint. Le navire gouvernait droit sur des récifs; nous 
le hélames pour le prévenir du danger qu'il courat. 
Personne ne nous répondit, et le bâtiment alla heurter 
un bane de corail. 

Deux hommes sautèrent dans la chaloupe qui nous 
suivait à la prolonge, et gouvernèrent sur le bâtiment. 
Le bâtiment était vide, taché de sang et pillé. Reis-Ali 
déclara que c'était l'œuvre des pirates, qui, de peur 
d’être découverts, avaient laissé le bâtimentsuivre son 
chemin, après avoir tué les hommes, les femmes et 
les enfants, et pillé les marchandises. 

La surveillance en redoubla à notre bord, non-seu- 
lement pour cette nuit-là, mais pour les nuits sui- 
vantes. 

Pendant le jour, grâce à la chaleur étouffante qu'il 
faisait, on dormait bien autrement encore que la nuit. 
Les négres seuls supportaient cette chaleur avec dé- 
lices. Tandis que nous cherchions l'ombre partout où 
elle Glait, pour nous y réfugier, eux se couchaient au 
grand soleil, nayant pour toute couverture que la 
monsseline de leurs turbans qui leur servait de drap 
de lit; de même que c'était leur seul abri contre le 
soleil, c'était aussi leur seule défense contre la rosée. 
D'autress'amusaientà pêcher au trident. Le pêcheur, à 
cet effet, se plaçait à l'avant, lançait son trident retenu 
par une corde, et manquait rarement la bonite ou la 
dorade contre laquelle il était lancé. 

D'autres se baignaient au milieu des requins. 

La première fois que j'avais vu cet effrayant spec- 
tacle, j'eus la bonhomie de leur crier de prendre 
garde. Le capitaine me rassura. 

— Bon! me dit-il, sois tranquille, ils mangeront 
le requin avant que le requin ne les mange. 

— En effet, les nègres m'ont toujours, dans mes tra- 
versées de la mer Rouge et de la mer des Indes, paru 
plus friands de requins que les requins friands de 
nègres. J'ai vu, au reste, plus d’un duel entre homme 
et requin, dans lequel l'homme était toujours vain- 
queur. 

Ainsi, le nègre ne quitte jamais une espèce de bra- 
celet en cuir qu'il porte au bras gauche; à ce bracelet 
est attaché un large couteau recourbé. Quand il se 
sent flairer de trop près par le requin, le nègre tire son | 
couteau el passe comme un éclair sous son ventre. 
Seulement, en passant, il lui a ouvert le ventre, quel- 
quefois dans une longueur de trois ou quatre pieds. 
Le requin poursuit l'homme en trainant ses entrailles; 
mais l’homme, qui nage aussi vite que lui, évite les 
effroyables coups de queue qui l'anéantiraient. Quant 
à la gueule, c'est le moindre de ses soucis. II faut que 
le requin se retourne pour happer, et toujours il met 
dans ce mouvement une certaine lenteur. Pendant 
qu'il se retourne, l'homme a passé de l'autre côté du 
bâtiment, faisant quelquefois en passant une nou- 
velle victime. Les requins, blessès ainsi à mort, plon- 
gent et disparaissent comme la baleine. Mais tout 
blessés qu'ils sont, ils suivent sous l'eau le navire, 
souvent une heure, deux heures, trois heures; après 
ils remontent à la surface. Alors ils ont perdu leur 
sang. Ace moment, on leur passe un nœud coulant 
au cou, on les laisse suspendus jusqu'à cequ'ils soient 
bien morts; puis on les amène sur le pont, où on les 
dépèce, et où chacun tire au plus gros morceau. 

Les uns font bouillir, les autres font frire, les autres 
enfin font sécher au soleil leur part. 

La meilleure de ces trois préparations estexécrable, 
Cependant c'est la nourriture la plus habituelle des 


L’ARABIE HEUREUSE. 3 


habitants de Mascate et de Zanzibar, et surtout des 
marins, pour qui c’est un morceau des plus délicieux. 

Aussi, dès le lendemain denotre départ, comme deux 
nègres s'apercurent que trois ou quatre requins fola- 
traient dans le sillage de notre boutre, ils jetèrent à la 
mer un hamecon avec une chaîne de fer, l’hamecon 
amorcé d'un morceau de suif. Cinq minutes après, un 
des requins se débattait à briser la chaîne. Heureu- 
sement, celle du boutre avait été mise à l'épreuve par 


des nêches du même genre. Aux cris poussés par le 


marin ep védette pour surveiller la ligne, cing ou six 
de ses camarades accoururent et se mirent à tirer le 
squale. Ces hommes étaient naturellement les plus 
vigoureux, c’est-à-dire des nègres du Zanguébar. 
Rien n’eût été plus beau pour un peintre que la vue 
de ces colosses d’ébéne aux muscles tendus comme 
ceux des lutteurs antiques. 

Après quelques minutes d'efforts réunis, ils parvin- 
rent à faire perdre au requin le point d'appui que lui 
offrait l’eau, et à lui donner une position verticale. 
Un instant on laissa l'animal pendu ainsi pour lui 
donner le temps de se pamer. C'était un beau requin 
bleu, un peu plus foncé que l’azur du ciel, de l'espèce 
de ceux que les Arabes nomment elazserac (peau 
bleue). Quant au requin, il s'appelle damphir en 
langue du Hedjaz. Après vingt minutes de suspension 
pendant lesquelles le drôle faisait le mort, on le hissa 
Sur le pont en prévenant tout le monde de s’écarter. 
Mais la curiosité fut plus forte que la crainte du dan- 
ger. On fit un grand cercle autour de l’animal, cercle 
qui s'élargit rapidement lorsque, se sentant de nou- 
veau un point d'appui, grâce au pont du bâtiment, 
le requin se mit à jouer de la queue et à montrer en 
bâillant sa double rangée de crocs, inclinés en dedans 
de manière à ce qu'ils ne lachent plus la proie, une 
fois la proie happée. La gueule, qui semble petite à 
première vue, prend, lorsqu'elle s'ouvre dans les con- 
vulsions de l'agonie, une effroyable dimension. 

Cependant notre requin n’était pas de grande taille: 
il pouvait avoir huit ou neuf pieds. Les requins bleus 
ont jusqu'à douze pieds ; les requins blancs, quinze 
et même plus. 

Dès le même jour, le requin fut dépecé, bouilli, 
frit, rou. 

J'avais la plus profonde répugnance pour ce mets. 
Sur les instances de Sélim, qui prétendait qu'il avait 
une maniére de préparer le requin à m’en faire lécher 
les doigts, je me hasardai encore à goûter son ragoût. 
Sélim en fut pour ses oignons, son piment, sun ail, 
son gingembre, son girofle, son huile et son vinaigre. 
A la première bouchée le cœur me leva. Pour ce 
jour-là, je dinai en regardant diner les matelots. {1 
est vrai que ce jour-là ils dinèrent pour eux et pour 
moi. 

Le requin y passa tout entier, à l'exception du foie, 
qu'ils conservent pour faire de l'huile. Un foie de 
requin contient de vingt-cinq à trente livres d'huile. 
Cette huile leur servit à Bene re le boutre, et, tout en 
peignant le navire, à se frictionner le corps. Grâce à 
ces frictions, les nègres infectent, mais ils peuvent 
rester nus au soleil. C'est aussi à ces frictions qu'ils 
doivent de pouvoir rester des heures entières à l'eau. 
C'est un reste du massage antique; seulement les an- 
ciens se frottaient d'huile parfumée, Au reste, je défie 
Guerlain lui-même de AE l'huile que l'on trouve 
dans la mer Rouge et dans l'Yémen. Les seules huiles 
que l'on y récolte sont l'huile de palme, l'huile de sé- 
same et l'huile de poisson. 

Comme moi, Reis-Ali avait un petit nègre attaché 
à son service particulier. 

Je me trompe en le désignant sous le nom générique 
de nègre : c'était un Abyssin, marqué au type de la 
vieille Égypte. Son teint était olivatre, son nez plutôt 
aquilin qu'aplati, Iavait les yeux grenat, doux comme 


du velours, et des lèvres européennes pour la torme, 
sinon pour la couleur. 

Une particularité me frappa, c'est que l’Abyssin de 
Reis-Ali portait le même nom que le nègre de Robin- 
son Crusoé. Il s'appelait Djoûma, c’est-à-dire Ven- 
dredi. Je doute cependant que Reis-Ali ait jamais lu 
le chef-d'œuvre de Daniel Foé. 

Djoûma était à la fois le secrétaire, le valet de 
chambre et le garcon de confiance de Reis-Ali; il 
avait la clef de toutes les armoires de son patron, jus- 
qu'à celle de la caisse. Reis-Ali qui, défiant comme 
tous les Arabes, avait des secrets pour son fils, n'en 
avait pas pour Djoûma ; Djoûma était le favori le plus 
influent que j'aie jamais connu. Il se disait de Gondar 
et se donnait pour musulman. Peut-être, en effet, 
était-il de Gondar, mais à coup sur il n'élait pas mu- 
sulman. Un musulman ne peut jamais être réduit en 
esclavage par un autre musulman. Seulement, lors- 
qu'un infidèle, quel qu’il soit, altend qu'il soit esclave 
pour se convertir, il reste esclave. 

Mais qu'est-ce que l'esclavage chez les Arabes? 
L'esclave, chez l'Arabe, devient l'enfant de la famille, 
et souvent même, comme Djotma, le maitre de la 
maison. Djotma n’eût pas échangé sa posilion d’es- 
clave contre la liberté la plus étendue. 

Quand lesclave devient riche, il peut racheter sa 
liberté. Mais, s'ilredevient pauvre, sa place est toujours 
marquée dans la famille, et non-seulement sa place à 
lui, mais celle de ses enfants. Si le maître, ce qui est 
rare, est mal pour lui, il réclame auprès des amis de 
sou maitre. Alors les amis adjurés par l’esclave invi- 
tent le maître à le vendre. Si le maitre résiste, l’esclave 
s'adresse au Cadi, qui intervient et Voblige. 

Il y a plus, si un musulman compte au nombre de 
ses femmes deux esclaves, si ces deux esclaves, de 
caractère opposé ou de nation différente, ue peuvent 
vivre ensemble, elles s'adressent d'abord aux amis, afin 
que le maître vende l’une d'elles. Sur son refus, elles, 
à leur tour, ont recours au cadi, qui tranche la ques- 
tion. Si le maître n’a eu d'enfant ni de l’une ni de 
l'autre, il peut les vendre indifféremment. Si l'une 
d'elles seulement n’a pas d'enfant de lui, c'est celle-là 
que le maître est forcé de vendre. 

L'enfant né du maitre est libre, et la mère, qui ne 
peut plus être vendue, ne reste esclave que de nom. 
Le maître venant à mourir, elle est libre tout à fait. 

L’Arabe, qui sait si bien combien u est doux de ne 
rien faire, n'exige jamais de son esclave un travail 
au-dessus de ses forces. Il veille à ce que rien ne lui 
manque, et se prive parfois du nécessaire pour donner 
un peu plus de bien-être à son esclave ou à ses es- 
claves. 

Maintenant il faut faire la part des défauts de l'es- 
‘clave, qui sont souvent des défauts de race. Le Cafre, 
relativement aux autres, est presque idiot. Le Magûa 
est à peine au-dessus du Cafre comme intelligence, 
et, de plus, il est méchant. Les Gengirour et les 
Machidas sont féroces. Les Maracatos, appelés Bibis 
à Bourbon, sont anthropophages. J'ai vai Bourbon, 
conservée sous un verre, la tête d'un Bibi qui avait 
tué son enfant, l'avait fait cuire et l'avait mangé : tout 
ce qu'il avait gagné à la civilisation, c'était de ne pas 
le manger cru; les Fertits et les Niams-Niams ne se 
fussent pas donné la peine de le faire cuire, 

On comprend que ces différents défauts doivent 
modifier le bien-être de l'esclave qui, si jeune qu'il 
ait été pris, conserve ses instincts primilifs. 

Les Nigritiens, par exemple, appelés Takrouris à 
la Mecque, sont habitués, femmes et hommes, à aller 
nus dans leur pays natal, Eh bien! quelque part qu'ils 
soient transportés, le moindre yélement les gêne, et 
ils tendent toujours à la nudité, 

Revenons à Djodma, qui, le troisième jour après 
notre départ, se roulait sur le pont en poussant des 


4 L'ARABIE HEUREUSE. 


oe 


cris que j'entends encore. J'accourus à ses cris. Il 
avait la bave à la bouche, ses yeux étaient injectés de 
sang, ses dents étaient serrées à se briser. Je crus 
qu’il avait une attaque d’épilepsie ou de rage. Tousles 
autres Ventouraient et essayaient de le maintenir; 
seulement, pour en arriver 1a, il fallait la force de 
quatre de nos hercules nègres. J'ai dit quelle avait 
été ma première impression. Mais, à la jambe 
de Djoûma, serrée fortement par une corde à la 
hauteur de la cheville et horriblement gonflée, je 
compris qu'il y avait une piqûre quelconque là- 
dessous. 

En effet, à trois pas du pauvre Djoûma, un scor- 
pion était en train de se suicider dans un cercle 
de feu. C'était un scorpion jaune. Les scorpions 
jaunes sont les plus dangereux dans toute l'Arabie. 
Dans l'Afrique septentrionale, ce sont les noirs. Sur 
la côte orientale, à Quiloa et à Mozambique, ce sont 
les rouges. 

J'appelai Sélim, lui criant du plus loin que je 
l’aperçus, de m'apporter ma trousse. 

Djotima, en descendant à la cale puiser de l’eau, 
avait été piqué par un scorpion entre l’orteil et le se- 
cond doigt du pied gauche. La douleur avait été ex- 
cessivement vive, cependant moindre que du moment 
où il avait appris qu'il n’y avait pas d'espoir de le 
sauver. En effet, nos médecins du bord, et tout le 
monde est médecin sur un boutre, étaient à bout de 
ressources. Ils avaient d’abord lié la jambe, puis 
cautérisé la plaie avec un fer rougi. Tout cela n'avait 
rien fait. L'enfant était pris d’un tremblement ner- 
veux qui, sion ne lui appliquait pas de véritables 
spécifiques, devait le conduire au tétanos. 

On en était à la magie. On lui faisait avaler de l’eau 
dans laquelle on avait détrempé des versets du Coran. 
Mais le mal résistait à ce remède infaillible. Reïs-Ali 
se désespérait. 

En voyant le désespoir de son patron, Djoûma avait 
commencé à comprendre le danger. C'était celte con- 
viction qu'il allait mourir qui, bien plus encore que 
Ja douleur, faisait pousser des cris de possédé au pau- 
vre enfant. 

Sélim arriva avec ma trousse, et l’ouvrit devant tout 
Je monde. La vue des divers instruments produisit une 
grande sensation, et le mot de hakim passa de bouche 
en bouche et fit renaître un peu d'espoir. Hakim veut 
dire médecin. Mon premier soin fut de chercher, au 
milieu de toutes ces cautérisations, la blessure primi- 
tive, qui n’était pas plus considérable qu'une piqûre 
daiguille. Un petit cercle livide me la dénonça. Je 
débridai la plaie, mais le sang ne sortait point malgré 
l'ouverture. Il fallut l'attirer en sucant la plaie, ce 
que fit un des premiers psylles. Au bout de quelques 
secondes, le sang arriva abondamment, 

Pendant ce temps, Mohammed m'avait apporté un 
flacon d'alcali. Je laissa tomber plusieurs gouttes de 
la liqueur dans l'ouverture pratiquée par la lancette. 
Ce fut une nouvelle cautérisation qui, lui faisant 
éprouver une douleur aigué, redoubla ses cris et ses 
contorsions. 

Je ne fis attention ni aux uns ni aux autres, el con- 
tinuai le traitement. Sélim tenait.tout prêt un verre 
d'eau rempli à moitié. J'y versai cing ou six goulles 
d'alcali et forçai Djoûma à boire le tout. 

Au bout d'un quart d'heure, le traitement avait pro- 
duit un effet qui mettait tout le monde en admiration. 
Le calme dans lequel Djoûma tomba fut en raison 
inverse de l'agitation à laquelle il avait été en proie. 
Son pouls, après avoir donné quatre-vingl-cing pul- 
sations par minute, n'en donnait plus que soixante- 
huit ou soixante-dix, 

ieis-All était enchanté. Seulement ce sommeil 
l'inquiétait; n'était-ce pas le sommeil de la mort, ce 
sommeil si profond qu'il semblait une léthargie? Puis 


| 


Djotima était insensible au toucher. J'avais beau dire 
à Reis-Ali que je répondais de tout, le pouls, surtout 
pour un Arabe, était insensible. 

Je fis apporter la glace de mon nécessaire, je la mis 
devant la bouche du malade. La glace se couvrit de 
vapeur, et Reïs-Ali, ainsi que les assistants, furent 
convaincus que Djotima n’était pas mort. Seulement 
en reviendrait-il? Une piqüre de scorpion jaune est 
presque toujours mortelle en Arabie, surtout avec le 
mode de traitement appliqué par les indigènes. 

J'avais fait préparer à l'ombreet avec des voiles une 
espèce de couche. On étendit Djotima sur ce lit im- 
provisé. Je mis un nègre de planton pour chasser les 
mouches et les fourmis, que les pâtes de dattes avaient 
attirés par milliers, et qui rivalisaient de gourman- 
dise avec les rats et les souris. Je plaçai Sélim en sen- 
tinelle, avec charge de veiller, et de m'appeler aussitôt 
que le malade ouvrirait les yeux. Sachant que ce som- 
meil durerait au moins deux ou trois heures, j'invitai 
Reis-Ali à faire préparer sous mes yeux, et par les 
soins de Mohammed, éléve de Sélim au point de vue 
culinaire, une bonne poule au riz. Il va sans dire 
qu'on voulait échauder et dépouiller l'animal. Je m’y 
opposai. Il fut brûlé et flambé à la manière française, 
après avoir toutefois été saigné à la manière musul- 
mane. Ce point fut, comme je m'y attendais, l’objet 
d’une discussion. 

Je déclarai que le cordial qui devait reconforter le 
malade était justement dans la peau. Cette aflir- 
mation, qui d’ailleurs n'avait rien de contraire à la 
loi musulmane, laquelle, même dans certains cas, 
dans les cas de maladie surtout, permet l'emploi des 
choses prohibées, cette affirmation leva tous les 
scrupules. 

Cing minutes aprés son réveil, Djotima était ac- 
croupi avec sa poule de riz entre ses jambes. Il parais- 
sait trouver le traitement fort à son gout. 

Le lendemain, il était guéri de la piqûre. Ce qui 
fut plus long à guérir, ce fut la cautérisation. J'aurais 
pu demander à Reis-Ali toutce que j'eusse voulu, même 
son boutre : il m’eût certainement tout donné. Aussi, 
pendant toute la route, et même à terre, il n’y eut 
sorte de prévenances dont je ne fusse l'objet de sa 
part. 

Sélim et Mohammed reçurent chacun, et selon leur 
importance, une splendide gratification. Cette grati- 
fication était bien certainement le double du prix 
qu'avait coûté Djoûma lorsqu'il avait été vendu. 

Cette cure, comme on comprend bien, me donna 
une fort belle clientèle à bord du boutre, et il n’y eut 
pas un passager ni un marin qui ne vint me de- 
mander une consultation. 

Nous avions encore six jours de traversée pour 
arriver à Confoda, dernière ville de la province du 
Hedjaz. Je me fis apporter mon fusil et me mis à 
tirer des mouettes, des goëlands et des pailles-en- 
queue. Quand je tuais, les nègres se jetaient à la mer 
à l'envi l'un de l'autre et rapportaient l'animal. Seu- 
lement il arrivait parfois qu’un requin était Ja avant 
le nègre, et que, quand le nageur allongeait le bras, 
l'oiseau était avalé. Alors le nègre regardait la chose 
comme une insulte, et il s’ensuivait entre l'homme et 
le poisson un duel dans lequel le poisson avait tou- 
jours le dessous. 

Pendant ma chasse, je m’apercus qu'il se faisait un 
grand mouvement à bord. Tout le monde se pressait 
à l'avant. J'étais resté à peu près seul sur la dunette. 
Je regardai du côté où regardait tout le monde. 

Je vis à l'horizon une espèce de barque, laquelle 
semblait chasser devant elle une ligne de brisans. 
Mais ce qu'il y avait d’extraordinaire, c'est que ces 
brisants étaient mobiles et semblaient marcher devant 
la barque. 

Je me lis apporter une lunette par Sélim. Sélim, qui 


L’ARABIE HEUREUSE. 5 


voyait dans quel butj’avais demandé ma lunette, es- 
sayait de me donner des explications. Maisilavait beau 
faire, je ne comprenais pas le mot arabe, qu'il me 
répétait cependant à satiété. Je portai la lunette à mon 
œil, et tout me fut expliqué. La barque était une ba- 
leine. Le récif mouvant était un banc de sardines qui 
fuyait devant elle. Le monstre ouvrait d'un mouve- 
ment régulier une gueule grande comme un four, et 
Ja refermait avec la même régularité. Elle lancait l’eau 
par ses deux évents. 

La présence d’une baleine dans la mer Rouge est 
un événement assez rare pour préoccuper des marins 
arabes. Aussi, comme on l’a vu, tout notre équipage 
était il-fort préoccupé. Si l’on pouvait joindre et 
prendre la baleine, c'était la fortune de l'équipage. 
Le capitaine aurait pris une part, deux parts peut-être; 
le reste eût été pour les matelots. Ce n’eût plus été 
vingt-cinq ou trente livres que l’on eût recueillies, 
comme on avait fait dans le foie du requin, mais bien 
deux mille à deux mille cinq cents. Notre baleine, 
bien entendu, était petite, mais, telle qu’elle était, on 
s’en füt contenté. 

On gouverna pour s’en approcher. En même temps, 
on mettait les deux canots à la mer. Quatre hommes 
etun harponneur, dépouillés de tout vêtement, des- 
cendirent dans chaque canot. Nous regardions, du 
pont, cette chasse avec le plus grand intérêt. 

Mais je compris bientôt que nos hommes étaient 
plus inquiets que joyeux de leur bonne fortune. 
La baleine, qui porte le nom de semeck-yoiines, 
je me le rappelle à l'instant même, c'est-à-dire 
poisson de Jonas, la baleine, quoique innocentée, 
au point de vue de la science moderne, du crime 
de gloutonnerie dont on l'avait accusée, la baleine, 
dis-je, représentait à leurs yeux une trop terrible 
tradition pour qu'il n’y eût pas quelque hésitation 
dans le combat qu'on allait lui livrer. 

Une des barques s’approcha du terrible cétacé. Elle 
était montée par nos vainqueurs de requins. 

Mais le requin était pour eux un ennemi habituel, 
un ennemi de tous les jours, un ennemi connu avec 
lequel chacun de ces hommes s'était mesuré vingt 
fois, tandis qu’il n’en était pas ainsi de la baleine. 

La baleine était l'inconnu. Une des barques cepen- 
dant s’approcha assez résolûment de l'animal, lequel, 
toujours occupé de mordre des bouchées dans son 
banc de sardines, ne paraissait faire aucune attention 
aux deux coquilles de noix qui s’approchaient de lui. 


IL 


Quoique la baleine, grâce à la couche de graisse 
dont elle est couverte, et pour laquelle elle est recher- 
chée, ait l'épiderme assez peu sensible, il paraît que 
l'égratignure fit son effet, car elle plongea aussitôt. 
Les deux bateaux se trouvèrent entraînés dans labime 
que creusa l'énorme cétacé. Toutefois ni lun ni 
l'autre, par bonheur, ne fut englouti. Nous les vimes 
rester seuls sur la mer bouillonnante et couverte d’é- 
cume. 

La baleine avait disparu en fouillant l'eau de sa 
queue. On attendit avec une certaine anxiété pour 
savoir l'endroit où elle reparaitrait. 

Les regards embrassaient tout le cercle de l'horizon, 
chacun fixant ses yeux dans la direction qu'il croyait 
que le monstre avait prise. 

Elle reparut, au bout de dix minutes, à trois cents 
métres à l'arrière du bâtiment. Les deux barques, 
qui avaient vu qu'il ne leur était point arrivé malheur 
à celle première attaque, s'élaient enhardies, Elles se 
mirent à la poursuite de l'animal, et le boutre abaissa 
sa voile de manière à demeurer en panne, Nous nous 
trouvions dans le dernier mouillage du lerriloire de 


la Mecque. Nous étions assez près de terre pour dis- 
tinguer les maisons, comme des points blancs sur- 
montés de panaches verts. Les panaches verts, c’é- 
taient les palmiers. Nous étions au milieu du petit 
archipel des Sœurs, en face de Vile que les Arabes 
appellent Diebel-Serchen. Ces îles, qui ont toutes des 
criques où l’on peut se réfugier en cas de mauvais 
temps, sonttoutes habitées, mais momentanément et 
capricieusement, par des pêcheurs. 

J'eus l’idée, pendant que les marins chasseraient la 
baleine, de profiter de l'heure qu’ils emploieraient à 
cet exercice pour chasser la gazelle, dont ces îles sont 
trés-bien garnies. J’appelai une des deux barques et 
lui fis donner l’ordre par Reis-Ali de me déposer sur 
Vile Abbléd, qui était la plus rapprochée de nous. Je 
pris mor fusil, et me fis suivre par Sélim et un négre 
du bord. Je n’avais pas de plomb à chevreuil, mais, 
selon la coutume arabe, j'avais des balles coupées en 
sept ou huit morceaux. 

La barque me conduisit à l’île, et se hâta de remet- 
tre le cap sur la baleine. Je restai dans l'ile et me mis 
en chasse. 

Ces îles, à la base de corail et à la sommité calcaire, 
sont couvertes d’une espèce de maquis (taillis), de 
gommiers et de mimosas, qui eux-mêmes apparlien- 
nent à la famille des gommiers. Il n'y a dans ces îles 
d'autre sentier que celui qui est tracé au bord du 
rivage par les pêcheurs. Elles sont assez élevées pour 
qu’on les voie de dix-huit à vingt milles en mer. Outre 
les pêcheurs dont j'ai parlé, et qui tracent le chemin 


du bord de la mer, l'ile est peuplée d’autres indus- 


triels qui font aux poissons une guerre acharnée, 
Il semble que tous les cormorans, tous les pélicans, 
tous les goélands, toutes les mouettes, tous les ibis, 
toutes les cigognes de la mer Rouge se soient donné 
rendez-vous à Abbléd. 

Mais comme aucune de ces espèces n'était, à mon 
avis, meilleure à manger que le requin, je les laissai 
me regarder gravement, sans m'occuper de les trou- 
bler dans leur contemplation. 

Au milieu de tous ces oiseaux, je fis lever une bande 
d’oies sauvages. J’envoyai mes deux coups de fusil à 
travers la bande; il en tomba trois. Sélim en 
chargea notre nègre, qui fut presque fâché, au mo- 
ment où les oies s'étaient levées, de m'avoir crié : 
Ouis ! Outs! puisque cet éveil lui valait la peine de 
porter un poids de douze ou quinze livres. 

Je voyais en outre de temps en temps des animaux 
de la grosseur d'un chat sauter agilement d'un arbre 
à l'autre. J'ignorais à quelle espèce ils appartenaient, 
et croyais avoir affaire à de gros écureuils. J'envoyai 
un coup de fusil à Tun d’eux; il tomba. Sélim 
courut pour le ramasser, mais il arriva trop tard. 
Trois ou quatre individus de la même espèce s'étaient 
emparés du blessé ou du mort et l’emportaient avec 
de grands cris. 

Le nègre alors me cria : 

— Girth! Girth! Ce qui voulait dire: — Singe! 
Singe | 

J'en avais déjà tiré en Nubie, du côté de Sennaar, 
mais ils étaient beaucoup plus gros, et de l'espèce des 
cynocéphales, ce qui fait qu'à la première vue je n'a- 
vais pas reconnu ceux-ci. Je remarquai alors qu'ils 
se tenaient plus particulièrement sur les papayers, 
étant fort friands de papayes, fruit excellent au 
goût, rafraichissant quoique sucré, ressemblant à 
un concombre, avec des pépins noirs et ronds comme 
des grains de poivre. Souvent j'avais voulu faire 
comme faisaient mes singes, me laisser aller à ma 
sympathie pour les papayes. Mais les Arabes m'a- 
vaient toujours arrêté en me disant que les papayes 
donnaient la fièvre, 

Comme je ne connaissais pas l'espèce de singe à 
laquelle j'avais affaire, j'invitai Sélim à mettre plus de 


6 L’ARABIE HEUREUSE. 


rapidité dans ses évolutions, afin d'arriver avant les 
amis ou parents du prochain blessé ou du pro- 
chain mort. L'occasion ne se fit pas attendre. Je 
tirai un second singe, qui tomba comme le premier. 
Sélim s’élanca et le ramassa en effet avant qu’il fût 
secouru par ses Compagnons. 

Mais, dans son empressement, il ne s’apercut pas 
qu'il n’était que blessé, de sorte que celui-ci lui fit, 
en termes de combat, une prise à la main. Sélim, en 
véritable Arabe qu'il était, voyant que le singe ne 
voulait pas desserrer la mâchoire, prit à sa ceinture 
son djembie (poignard), et, sans se plaindre lé moins 
du monde, sans jeter les hauts cris comme eût fait un 
domestique français, tranchä la tête du singe aussi 
adroitetyent que fait un bourreau ture à l'endroit d’un 
condamné à mort. Puis, il lui desserra les dents à 
l'aide de son poignard, et, cette double opération ter- 
minée, il me rapporta animal en deux morceaux. 

Je voulus bander la plaie, mais Sélim me pria de 
le laisser la traiter à sa manière, disant que cé n’était 
pas la peine de me déranger pour si peu. Il suga le 
sang pendant cing minutes, et, déchirant un morceau 
de sa manche de chemise, il banda sa main, et il 
n’en fut plus question. 

Cependant le temps passait, et je n’avais pas encore 
tiré une seule gazelle, quand, à travers les arbres, 
japercus la réflexion d’un petit étang. Je m’appro- 
chai. C'était le déversoir de toutes les eaux de Vile, et, 
sur ses bords, je vis des traces fraiches de pied de 
gazelle. à 

Je cherchai à avoir le vent bon, et nous nous cou- 
chames dans les gommiers. Au bout d’un quart 
d'heure, deux gazelles, l'une mâle, l’autre femelle, 
l'œil inquiet, l'oreille ouverte, sortirent d’un massif 
ets’approchèérent du bord de l'étang. Elles étaient à 
soixante pas à peine. Je mis en joue, espérant les 
tuer toutes les deux; je lachai le coup, une seule 
tomba, quoique l'autre pardtblessée; mais elle rentra 
dans le bois, et je la perdis de vue. Le nègre courut et 
ramassa la gazelle morte. C'était le mâle. J’arrivai 
derrière lui et suivis la trace de la femelle. Quelques 
goutles de sang, que je reconnus dans sa passée, me 
prouvérent qu'en effet elle avait reçu un de mes quar- 
tiers de balle, J’allais me mettre à sa recherche, espé- 
rant la trouver, lorsque je m’entendis héler par les 
gens de la barque. 

La péche était finie. 

Reis-Ali désirait se remettre en route, ef il m’en- 
voyait prendre. Je hélai à mon tour les rameurs, qui 
vinrent me rejoindre en laissant un homme a la garde 
du bateau. Je leur montrai le sang de animal, et, 
nous mettant en ligne, nous fimes une espèce de 
battue dans la direction où je pensais retrouver la 
gazelle blessée. En effet, au bout d'une centaine de 
pas, un de mes hommes cria : — Rizel! 

Et, levant la main, il nous fit voir au-dessus du 
maquis l'animal, qu'il tenait par les deux pattes de 
derrière, J'avais fait, comme on voit, une superbe 


chasse en peu de temps. J'avais tué trois oies, un 
singe et deux gazelles 
La chasse fut complétée par une outarde de la pe- 


lile espèce, que je rencontrai sur mon chemin, et que 
les Avabesappellent houbara. Un quart d'heureaprès, 
nous élions sur le boutre. Pendant la traversée, mes 
rameurs me mirent au courant sur le résultat de la 
pêche à la baleine, 

La pêche avail été moins heureuse que la chasse 
Une des barques s'était approchée à environ deux 
mètres de l'animal, et le harponneur avait lancé son 
harpon, qui, cette fois, était entré profondément, La 
baleine avait plongé, emportant la corde de palmier 


altachée au harpon él qui pouvait avoir uné soixan- 
tune de métres. Au bout de la corde fait attrelde 
ul lebusse, qui, en surnageant à la surface deVeau, 


devait indiquer la direction que prendrait la baleine. 

Mais la baleine avait plongé au plus profond de la 

mer et la calebasse avait disparu. Peut-être la baleine 

allait-elle faire une ou deux lieues avant de respirer. 

De quel côté reparaîtrait-elle? reparaîtrait-elleen vue? 

Impossible de résoudre ces questions, surtout pour. 
des Arabes, dont ce n’est point l’état de pêcher la ba- 
leine. Aussi les nôtres avaient-ils perdu courage, et, 

après une demi-heure d'attente, pendant laquelle ils 

n'avaient rien vu, ils étaient revenus au boutre:C'é- 
tait alors que Reis-Ali m'avait envoyé chercher. On 

n’attendait que mon arrivée pour remettre à la voile; 
opération qui s’exécuta, selon l'habitude arabe, en 
poussant de grands cris et en invoquant le nom de 
Dieu et de Mahomet. 

Mon retour produisit une grande joie à bord du 
boutre. 

Je rapportais pour deux ou trois jours de viande 
fraiche, en prenant la précaution de la pendre au mat. 

Si j'eusse été chrétien, personne à bord n’eût mangé 
une bouchée d’un animal tué par moi. Mais j'étais 
musulman, l’interdit se trouvait levé. 

Fe En effet, en tirant sur le gibier, un musulman doit 
ire : 

— Bismillah, Allah akhbar ! C'est-à-dire : Aunom 
de Dieu! Dieu est grand ! 

« Je te tue » est sous-entendu. 

Il serait en effet assez difficile de dire : 

— Je te tue au nom de Dieu! Dieu est grand! 

Lorsque le gibier est encore vivant, le chasseur le 
saigne a la carotide, selon le rite religieux; mais il 
faut que le couteau coupe admirablement, afin de ne 
pas faire souffrir l'animal. Aussi les chasseurs s’exer= 
cent-ils à repasser leurs couteaux, de manière à leur 
donner un fil aussi tranchant que celui du rasoir. fs 
en ont deux d'habitude : un grand, et, dans la poi- 
gnée du grand, un petit. C'est avec le grand qu'ils 
combattent, attaquent, se défendent, coupent les têtes 
et saignent les grands animaux. C'est avec les pelits 
qu'ils saignent les animaux de faible taille et achèvent 
de couper les tétes récalcitrantes. 

Au reste les Arabes sont peu chasseurs. Leur nour- 
riture ne repose jamais sur des viandes exception- 
nelles. Ils mangent habituellement le mouton, le 
chameau, la chèvre et la poule. 

Ils ne chassent donc pas essentiellement pour man- 
ger; cependant ils mangent leur chasse. 

S'ils tuent une hyène, ils mangent l'hyène; s'ils 
tuent un lion, ils mangent le lion. Même en le man- 
geant, ils croient se rendre plus courageux. S'ils ne 
mangent pas de la panthère, c'est que la panthère 
ressemble au chat. Ils mangent le hérisson et le porc- 
épic. Certaines tribus sont même acharnées à cette 
chasse; elles ont des chiens exprès pour le pore-épie. 

Ils chassent en général la gazelle, l'autruche et le 
liévre & courre, soit & cheval, soit & dromadaire. Ils 
mangent la gazelle et l'autruche; mais, en général, 
ils ne mangent pas le liévre. Ils gardent avec soin la 
moelle des pattes d’autruche pour s'en frotter en 
cas de rhumatisme; ils en étendent sur leurs bles- 
sures; dans certains cas, ils en prennent intérieu=- 
rement. 

Ils chassent avec des lévriers qu'ils appellent slow- 
quis. Aussitôt l'animal forcé, ils le saignent. L'ani- 
mal le plus difficile à forcer, de la gazelle, de 
l'autruche et du lièvre, c'est la gazelle. Elle est très- 
craintive, a sans cesse l'œil et l'oreille au guet, et fuit 
au moindre sujet de crainte avec une fabuleuse rapi- 
dité, Du plus loin que les lévriers la voient, ils s’élan- 
cent sur elle. Hs en ont quelquefois pour une demi- 
journée, non pas qu'ils soient ce temps-là à la joindre, 
mais avec ses bonds prodigieux, ses écarts gigantes- 
ques, la gazelle leur échappe jusqu'au moment où ses 
jambes raidies refusent de plier, 


L’ARABIE HEUREUSE: 7 


Si le chasseur, qui suit à cheval ou à dromadaire, 
n'arrive point-à temps, il ne trouve plus que les cornes. 
S'il arrive à temps, il saigne l'animal, toujours avec 
les paroles sacramentelles, il lui ouvre le ventre et 
fait la curée comme un chatelain francais. 
att où il y a de la gazelle, on est sûr qu'il ya 
du lion ou de la panthère. 

* Après la gazelle vient l’autruche. 

~ L’autruche est l’aninial qui excite le plus la cupi- 
dité du chasseur arabe. L’autruche en effet donne sa 
plume, sa chair et sa moelle pour les rhumatismes. 
Les patres arabes connmaissent les nids d’autruche 
comme nos bergers les nids de perdrix. Le nid indi- 
qué, le chasseur fait un trou, s’enterre dans le sable 
et tue les autruches à l'affût. C’est un des moyens de 
les chasser. Dans les saisons de l’année où l’autruche 
n’est point en ponte, on relève leur trace comme on 
fait de celle d’un loup ou d'un sanglier. On arrive 
ainsi à les faire lever. L’autruche, surprise, fuit d'un 
seul trait, et droit devant elle, pendant plusieurs 
lieues. A moins d'obstacles, elle fuit dans la même 
ligne. Si le chasseur la perd de vue, il la suit à la 
piste. Tout en fuyant, elle lance des pierres. Mais 
c'est parce qu'il se trouve des pierres sous ses pieds 
et non comme moyen de défense. L’autruche a une 
force énorme dans le jarret et dans l’aile. D’un coup 
de pied elle casserait la jambe d’un homme, d’un coup 
d’aile elle le renverserait. Dans toute la contrée qui 
se trouve au sud de la Nubie, si un nègre a besoin de 
faire une course trés-pressée, il monte une autruche 
comme il monterait un cheval, se tient au cou etla 
dirige avec un baton. 

Au bout de deux heures de chasse, l'autruche est 
fatiguée, alors elle s’arréte, trébuche et tombe. On 
l'étourdit d'un coup de baton et on la saigne. Le mâle 
est noir et la femelle est grise C’est le male qui porte 
ces belles plumes dont on fait tant de cas en Europe. 
Le male, surtout quand il a des petits, se défend, et, 
comme on dit du sanglier et du cerf, dans certains cas, 
tient tête aux chasseurs. 

Aussitôt mort, on dépouille l'animal, en garantis- 
sant les plumes le plus possible. Une belle peau 
d’autruche mâle se vend de 75 à 80 fr., le prix d'une 
peau de panthére dans les pays où il n’y a pas beau- 
coup de panthères. 

Au reste, l’autruche tend non-seulement à diminuer, 
mais à disparaitre. 

Non-seulement aujourd’hui on chasse l’autruche, 
mais on recherche ses œufs, d'abord pour les manger, 
ensuite pour en faire des ornements de mosquées, des 
narghiléhs, des tasses pour boire. 

Reste le lièvre. 

Le lièvre arabe est un peu plus petit que le lièvre 
français. Les Arabes le chassent à courre avec des 
ae et à l'affût. Cette chasse ne diffère pas de la 
notre, 

Gérard, dans son livre intitulé le Tueur de lions, 
a décrit admirablement la chasse à faucon. 

J'aurai comme lui à parler du lion et de la pan- 
there, puis d'autres animaux encore qui ne se trou- 
vent pas en Afrique, comme l'éléphant, que j'ai 
rencontré dans le Dâr-Bouroûm et le pays des Barrys; 
la girafe, que j'ai rencontrée dans le Dongolah; le 
tigre, que j'ai rencontré en Abyssinie; le lynx, que 
j'ai rencontré en Perse. Je dirai alors, non-seulement 
ce que j'ai pu remarquer par mes yeux, mais encore 
ce qué l'on m'a dit sur ces différents animaux, Si, sur 
certains points, je me trouve en désaccord avec l'il- 
lustre chasseur, c'est qué les climats ne sont pas les 
mêmes, et que le lion et la panthère de l'Allas, c'est- 
i-dire du 33°, du 34° ét du 35° degrés du nord, ne 
peuvent pas avoir les mêmes mœurs que ceux qui se 
rapprochent de l'équaleur el gui vivent sous les 12° et 
13° degrés. 


Ainsi les animaux d'uné même espèce sont plus 
féroces sous les latitudes rigoureuses que sous les 
latitudes chaudes. L’ours du pôle est bien plus féroce 
que l'ours des Alpes et des Pyrénées, Il en est de 
même du lion de l'Atlas, du lion du Cap, qui se trou- 
vent lun sous le 35e degré de latitudé nord, l'autre 
sous le 35° degré de latitude sud, qui tous deux con- 
naissent le froid et la neigé. ‘Ils sont bien-autrement 
féroces que les lions de la Nigritie, qui vivent sous 
uné chaleur qui atteint et dépasse cinquante degrés. 

C’est tout le contraire pour les reptiles, dont le 
venin semble avoir besoin, pour être tiûri, de tous 
les feux de l'équateur. La vipère cornue (céraste), que 
j'ai rapportée au muséum, vient déjà du Grand-Désert, 
cest-a-dire @une chaleur de 40 degrés. 

Vingt-cing lieues avant d'arriver à l'endroit où les 
Bédouins me lapportèrent, j'ai vu un dé mes fusils 
partir seul sous l'effet de la chaleur. Dans le Kordo- 
fan, où la chaleur monte à cinquante-quatre degrés 
et les dépasse, j'ai trouvé une variété de serpent-mi- 
nute qui tue presque instäntanément. Les Arabes 
l'appellent hannèche-el-ajel, le serpent rapide, c’est- 
à-dire le serpent qui tue rapidement. Voyez les scor- 
pions : en Italie, ils font une blessure douloureuse, 
mais sans gravilé; en Tunisie et en Ezypte, on en 
meurt quelquefois; à la Mecque, il est rare qu'on 
survive, à moins de cautérisation et de révulsifs 
violents. 

Dans le pays des dattes, à Bassora et à Bagdad, j'ai 
été piqué par deux grosses guépes dont la piqüre 
Sait presque aussi grave que celle du scorpion. Cette 
piqûre avait eu lieu près de la cheville; ma jambe 
devint grosse comme un fort tuyau de poêle. Je fus 
plus de quinze jours sans pouvoir marcher. La piqûre 
a laissé une marque noire comme l’ébène, et aujour- 
@hui, en France, dans les grandes chaleurs, je souffre 
encore de celte piqüre. È 

Dans le Kordofan, j'ai été mordu au jarret par un 
céraste que les Arabes appellent lefäa; je faillis en 
mourir. La place est restée noire, et, comme de la 
piqûre de ma guépe, j'en souffre de temps en temps. 
Le lézard, qui chez nous est tout à fait inoffensif, 
devient venimeux aux bords de la mer Rouge et de la 
mer des Indes. 

Le moustique, supportable en France, déjà désa- 
gréable en Italie, fait en Arabie des piqûres qui 
amènent quelquefois amputation du doigt. 

Il n’y a pas jusqu’à notre mouche, la mouche inof- 
fensive, qui, en se posant sur les plaies des malades 
ou des blessés, ne détermine la gangréne. Au reste, il 
en est de méme des blessures d'armes à feu, qui, sous 
les latitudes chaudes, sont dix fois plus difliciles a 
guérir que sous les latitudes tempérées. 

Mordu par un singe en France, Sélim en eût eu 
pour huit jours à avoir sa main emmaillottée, Mordu 
par un singe à Abblèd, ilen eu pour trois mois à 
porter son bras en écharpe. 

Revenons à notre boutre, bien loin duquel nos sou- 
venirs nous ont emporté. 

Reis-Ali m'avait envoyé chercher parce que tons 
les jours, vers trois heures, le vent de terre se levait. 
Ce jour-là il se levait plus fort que les jours préce- 
dents. Reis-Ali ne voulait rien perdre du chemin qu'il 
pouvait nous faire faire. En effet, depuis six jours que 
nous étions partis, nous avions fait cent lieues a 
peine, 

Au reste, cette lenteur est complétement indillé- 
rente aux vrais musulmaüs. {1 n'y a qu'en Europe où 
le lemps soit coté à la Bourse. Les musulmans sont 
partis quand Dieu a voulu, ils arriveront quand Dieu 
voudra, Jamais un musulman ne s'ennuie, Quand il 
se sent près de s'ennuyer, il fume, Quand il a fumé, il 
joué aux dames ou aux échecs. Quand il a joué aux 
dames et aux échecs, il dort. 


8 L’ARABIE HEUREUSE. 


ee —" 


Le sommeil est pour lui la seconde vie, si elle n'est 
pas la premiére. Quand il est éveillé, rarement il 
pense. Quand il est endormi, souvent il rêve. Les 
rêves sont la grande préoccupation des Orientaux. 
Voyez le rêve de Pharaon expliqué par Joseph. Voyez 
dans Homère Jupiter envoyant un rêve à Agamemnon. 
Voyez toutes les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et 
d'Euripide. Il y a des rêves partout. 

Le rêve est si agréable pour les musulmans qu'ils 
ont inventé le hachich, le kiéf et le caq, c'est-à-dire 
des moyens de rèver tout éveillé. Le hachich que nous 
connaissons en Europe, le hachich de Monte-Christo, 
est une confiture faite avec la feuille de chanvre; 
mais le commun des Arabes se dispense de faire des 
confitures : il fait sécher la feuille, la réduit en poudre 
et la mélange à son tabac. 

Il va sans dire que les effets en sont bien autrement 
puissants: c’est alors le kiéf. 

Quant au caq, c’est la feuille d’un arbrisseau pareil 
à celui qui produit le thé. La feuille ne se sèche pas 
et ne se fume pas, elle se mache et produit le même 
enivrement que le hachich. 

Dans les rues de Moka et d’Hodeida, on voit les 
amateurs se promener avec une branche de caq sous 
le bras. Ils en arrachent les feuilles, une à une, et les 
mâchent. La feuille est épaisse, d’un vert foncé et 
luisant, et ressemble à celle du camellia. 

Quant aux marins, il y a toujours dans l'équipage 
un conteur d'histoires qui se charge d’amuser la so- 
ciété. Puis il y a un bouffon qui fait des farces. Avec 
les farces, les histoires, le caq, le kiéf, les rêves, les 
échecs et les dames, un musulman ferait le tour du 
monde sans s’ennuyer un seul instant. 

J'étais mauvais musulman sous ce rapport, je l’a- 
voue, Je jouais aux dames de troisième force, pas du 
tout aux échecs. Je ne fumais pas de kiéf, je ne ma- 
chais pas le caq. Mes seules distractions étaient ma 
chibouque et mon fusil. 

Je passais mon temps assis sur la dunette, mon bou- 
quin d’ambre à la bouche, mon fusil à portée de ma 
main. Siun oiseau passait en lair, si un poisson mon- 
trail son arête dorsale hors de l’eau, je luienvoyais mon 
coup de fusil; je me soulevais pour voir ce qui en 
élait résulté, et me recouchais sur ma natte. J'avais 
donc salué avec joie la recrudescence du vent. 

J'oubliais une distraction que je n’ai jamais bien 
comprise. Peut-être est-ce pour cela que je l’oubliais. 

Presque tous les musulmans de l’Yémen font usage 
d'une branche de mossoudk, — le ziziphus lotus, — 
qu'ils dépouillent de son écorce et dont ils écrasent le 
bout avec une pierre ou un marteau, jusqu'à ce que 
ce bout prenne la forme d’un pinceau. Puis ils pren- 
nent une pincée de tabac très-fin, qu'ils appellent 
Portugal, el prononcent Bordougal, se l'introduisent 
dans la bouche, et font avec leur langue reparaitre 
cetle poudre à Ja surface extérieure, où ils Ja frottent 
avec leur pinceau de mossoudk, Cet usage est aussi 
répandu parmi les Bedouins de l’Yémen que la pipe, 
Je narghiléh, le béthel, l'opium, le caq chez les autres 
Orientaux. 

On reconnaît les amateurs de Portugal à la petite 
branche de mossouâk, qu'ils portent suspendue à leur 
turban, à leur chapelet où à leur cou. Les femmes 
elles-mêmes sont friandes de cette sensualité, et les 
deux sexes lui donnent tout le temps dont ils peuvent 
disposer 

Comment voulez-vous qu'on s'ennuie jamais avec 
dé semblables distractions ? 

Cependant le vent continuait à grossir, et, contre 
tous nos précédents, nous faisait faire huit ou dix 
nœuds à l'heure, Vers le coucher du soleil, nous pas- 
simes devant Confoda, dernier poste occupé par les 
Turcs, qui avaient derri¢re les remparts une garni- 
sou de trois ou qualre cents Albanat 


Confoda est le débouché des marchandises de l’As- 
sir, c'est-à-dire du millet, de la gomme, de l'essence 
et des étoffes de laine. Vers Confoda disparaissent les 
déserts de l'Arabie-Pétrée et commencent les verdures 
de l’Arabie-Heureuse. 

Le sol se modifie : on y trouve de la terre végétale, 
un peu d'eau descendue des montagnes, et l’on cesse 
d’en être exclusivement réduit aux puits. Au fur et à 
mesure qu'on avance vers Aden, les montagnes pren- 
nent un aspect de plus en plus volcanique. Quelques- 
unes ont un aspect ferrugineux. En effet, elle contien- 
nent du fer, du cuivre, de la houille, du sel gemme. 
Le sel gemme est la seule exploitation à laquelle se 
livrent les Arabes. Et encore comment s’y livrent-ils ? 
Chaque Arabe va à la mine, et emporte ce qu'il lui 
faut dans des paniers et des sacs, sur des ânes et des 
chameaux. 

Nous marchions toujours et très-vite, malgré la 
nuit. IL est vrai que nous avions moins de récifs que 
sur les côles du Hedjaz. Aux feux qui brillaient sur 
le rivage, nous reconnaissions Hali, dernier petit port, 
limite extrême de l’Arabie-Pétrée. 

De temps en temps, nous étions tirés, non pas 
de notre sommeil, mais de notre engourdissement, 
par un bruit pareil à celui que ferait un piston d’une 
forte machine à vapeur. C’étaient des souffleurs qui 
passaient près de nous et nous souhaitaient bon 
voyage à leur manière. Les Arabes les appellent 
semeck-monfoch, poissons soufflet. Au reste, je voyais 
dans l'ombre nos marins très-occupés à jeter une 
espèce d’épervier à la mer, et à en lirer, avec de grands 
efforts, des objets qu'ils disposaient sur le pont. J'eus 
la curiosité de me lever et d’aller voir ce dont il était 
question. Le hasard nous avait fait passer assez près 
de trois ou quatre grosses tortues pour que nos marins 
pussent leur jeter le filet. Ils venaient d’en prendre 
deux, larges comme des capotes de cabriolet. 

Plusieurs fois, au moment où il en passait en vue 
du navire, j'avais essayé de leur briser la tête avec 
une balle; mais ce n’était pas chose facile. A mon 
coup, les tortues plongeaient, ou plutôt, pour me 
servir d’un terme plus expressif et qui rend mieux 
leur action, les tortues sombraient. On en prit dans 
la nuit trois, dont la moindre pouvait peser de 75 à 
80 livres, et la plus grosse de 450 à 200. J'ai vu des 
tortues de 400 livres. J’élais enchanté pour mon 
compte; c'était de la viande fraiche pour le lende- 
main. La tortue était le triomphe de Sélim. Il apprè- 
tait une fricassée qu'il faisait cuire dans ces marmites 
en cuivre que les Arabes appellent dendjera et qui ont 
une forme particulière, se rapprochant de celle d’une 
calebasse dont on aurait scié le goulot. IL y mettait du 
beurre, du piment, du gingembre, du poivre, du sel, 
du girofle. Il faisait bouillir le tout, mouillant de 
temps en temps avec de l'eau, puis, au moment 
de ja sortie du feu, liant le tout avec des jaunes 
d'œuf. 

Dans la saison des tomates, il y ajoutait des tomates ; 
l'aspect est celui d'une fricassée de poulet à la sauce 
blanche. Le goût est celui d’une tête de veau en tor- 
tue, très-épicée. 

Les Arabes mangeaient les tortues, au contraire, 
les uns avec des pâtes d'abricots, c'est-à-dire à l'acide; 
les autres au doux, avec des raisins secs, des amandes 
et des dattes, le tout nageant dans le beurre. I va 
sans dire que de celte façon la tortue est détestable. 
Une de nos tortues avait une cinquantaine d'œufs dans 
le ventre. Les Arabes en prirent une partie pour les 
sécher, L'autre partie nous fut abandonnée pour les 
manger à notre caprice. Je n'avais pas de préférence 
pour les œufs. Je vis nos nègres faire rôtir les leurs 
sur des charbons ardents. J'en fis rôtir trois ou 
quatre que je mangeai durs avec du sel, du poivre el 
du piment. 


Ah ABIE 


Je me suis laissé aller à parler cuisine, et j'ai anti- 
cipé sur la journée du lendemain. 


Lil 


Le lendemain de ce jour, que je marquai sur mon 
carnet sous le nom de jour des tortues, nous étions 
en vue de la grande ile de Gasser-Farsan, qui peut 
avoir sept lieues de tour, sur laquelle on trouve des 
ruines, et qui est entourée de petits îlots, lesquels, du 
côté du nord, semblent en défendre l'approche. Des 
montagnes à pic trés-irréguliéres, ou plutôt très-sau- 
vages de forme, s'élèvent au milieu de I’ ile, couverte 
de ces petits arbrisseaux dont les Arabes font ces 
fameuses brosses à dents en forme de pinceau dont 
nous avons parlé. 

Nous longions la côte orientale à un kilomètre à 
peu près, de sorte que je distinguais, même sans lu- 
nettes, les cabanes des pêcheurs et les champs de 
mais. Le vent nous poussait sur Vile. Nous fûmes 
forcés de virer de bord et de nous diriger à l’est. D'ail- 
leurs, je voulais descendre au port de Djézan. C'était 
Ja que je comptais trouver les moyens de gagner 
Abou-Arich, résidence habituelle du chérif Hussein, 
auprès duquel je me rendais. 

Abou-Arich n'est éloigné de Djézan que de sept 
lieues. 

Nous entrâmes sans difficulté dans le port, ou plu- 
tôt dans la crique de Djézan, qui est commandée par 
une citadelle contenant une douzaine d'hommes de 
garnison. 

Le village, situé au pied d'une chaîne de mon- 
tagnes renfermant de l'or, du cuivre, du fer et de 
la houille, se compose d'une centaine de maisons. 

Sur un des premiers mamelons de la chaîne de 
montagnes s'élève une seconde citadelle, de forme 
carrée. 

La montagne sur laquelle s'élève cette seconde cita- 
delle est de main d’ homme et taillée à pic. Un chemin 
creux est tracé dans la montagne, et conduit à une 
petite porte basse et étroite où un seul homme peut 
passer à la fois en se courbant. 

1. ‘envoyai Sélim au gouverneur qui habite ce fort. 
Il n'avait reçu aucun ordre, et par conséquent ne pou- 

vait pas me donner les moyens de transport néces- 

saires pour aller à Abou-Arich. D'un autre côté, il ne 
voulait point me laisser passer sans une permission 
en régle du chérif Hussein, son parent. 

Force m'était done de reprendre la mer, et d’aller 
jusqu'à Loheia. Au reste, c'est l'habitude arabe, qui 
ne doute de rien et ne prévoit rien 

Le chérif Hussein me faisait perdre cing jours el 
faire cent lieues de plus. Un messager qui pouvait, à 
drom: idaire, aller en une heure d’Abou-Arich à Djé- 
zan, m'eût épargné celle course. 

Au reste, je ne la regrette point, puisque, grâce à 
celte course, je vis le splendide tableau d'un volcan 
en éruption. 

Nous repartimes aussitôt que la réponse de Sélim 
m'eut convaincu de l'impossibilité de gagner Abou- 
Arich. Je connaissais assez les musulmans pour être 
certain de l'inutilité de mes instances, 

Le vent soufllait toujours. La crainte que nous 
avions eue de le voir dégénérer en bourrasque avait 
disparu, Contrarié d'abord de ce retard que je venais 
ad éprous er, j'avais fini par en prendre mon parti, 
et je m'étais recouché sur ma dunette, appelant 
le sommeil à mon aide, non pas pour rêver, je 
révais assez tout éveillé, Dien merci! mais pour 
dormir, mais pour tuer le temps, qui me paraissait 
d'autant plus long que je faisais un trajet inutile. 

Aucun événement ne signala cette nuit, Quelques 
bateaux qui passèrent, en criant leur éternel sa/aim- 


HEUREUSE. 9 


a-leikum, salut soit à vous, me firent TO CN laps an temps en 
temps rouvrir l'œil que je m "éfforçais de fermer. Nous 
naviguions au milieu des écueils, mais je savais Reïs- 
Ali si familier avec eux que je ne m'en inquiélais 
plus. Vers deux heures du matin, au moment où je 
commencais à m'endormir réellement, Reis-Ali me 
réveilla. J'ouvris les yeux et le reconnus. Pour qu'il 
se dérangeat, ou plutôt pour qu'il me dérangeat, il 
fallait qu il se passat quelque chose de grave. 

Je m'assis et lui demandai la cause de ce réveil. 

— Djebel-Ndar! me dit-il. 

Montagne de feu ! 

Je regardai dans la direction qu’il m’indiquait, et 
je vis en effet le ciel rougi par la réverbération de la 
flamme. Je compris que nous avancions vers le volcan 
de Djebel-Tarr, que j'avais vu marqué sur ma carte. 

Djebel-Tarr, comme Stromboli, n’a que de trés- 
courtes érupions. C’est un volcan trés-sage, très-bien 
élevé, qui, pourvu qu “il fasse tranquillement ses 
affaires, n’en demande pas davantage, et ne s'amuse 
pas, comme le Vésuve et l'Etna, à faire trembler la 
terre tout autour de lui. 

Les Arabes, comme on le comprend bien, n'ont pas 
lu l'ouvrage de notre savant compatriote Étie de Beau- 
montsur les volcans. Ils en ignorent donc compléte- 
ment les causes, tout en en constatant les effets. Les 
effets de celui-là sont de cracher de la fumée, de lancer 
des nuages de cendres et de rouler de la lave jusqu’à 
la mer. 

Un pareil phénomène au milieu de la mer Rouge 
exerce, on n'en doutera point, l'imagination des 
Arabes. Chacun a sa tradition sur le volcan. 

Les uns prétendent qu "Eve, après le péché originel, 
vint mourir au sommet du Djebel-Tarr, et que c’est 
de la tombe de la mère du genre humain que jaillit 
toute cette flamme, toute cette cendre, toute cette 
fumée. Si c’est un emblème, il est assez bien choisi. 
Qu'est-il en effet sorti de la tombe de notre aïeule à 
tous depuis six mille ans qu’elle est enterrée, si ce 
n’est un peu de flamme et beaucoup de cendre et de 
fumée ! 

Les autres regardent tout simplement le cratère 
comme une bouche de l'enfer, de laquelle sortent le 
soir, aux époques où doivent surgir quelques événe- 
ments, des diables qui parcourent la contrée sous la 
forme de feux follets. 

Nous le vimes à l'état de flamme jusqu’au jour, 
puis ce ne fut plus qu'une fumée, que nous lais- 
simes à notre droite pour aller jeter l'ancre dans le 
petit mouillage de Loheïa. 

Loheia est le deuxième port de la province de l'Yé- 
men en venant du nord. Il offre, quoique presque 
ensablé, le golfe le plus beau, le plus grand, le plus 

vaste de la mer Rouge. 

Des canons placés à Loheia, à l'île d'Ormouck au 
nord, à l'île Caméran à l'ouest, et à Saphida au sud, 
en défendraient complétement l'entrée. 

Toutes ces peliles iles, quoique couvertes de ver- 
dure, ont un principe vole: unique. L'ile Caméran elle- 
même, toute plate qu'elle est, a une source d'eau 
chaude. Ces îles sont peuplées de lièvres beaucoup 
plus pe ut que les nôtres. Les perdrix, les cailles, les 
pintades, les bécasses, les oies sauvages et les canards 
y sont en quantité; des chacals leur font la guerre. 
On y trouve aussi des vipères, des couleuvres, et, 
dans les vieux murs, l'aspic et une espèce de scorpion 
rougedtre dont la piqûre, même soignée avec tout 
l'art européen, est presque toujours morte lle. 

ll y a en oulre celle e spèce de fourmis blanches qui 
dévorent tout, même le fer, et que l'on nomme les 
thermates, Elles vont par iriBus ruidées par des 
chefs qui les commandent, avec di Vant-gardes et 
des sentinelles; dans un chemin parallèle à cel du 
corps d'armée et des travailleurs, qui marchent en- 


10 L'ARABIE HEUREUSE. 


EE Eee eee 


semble, s'avancent les provisions. C’est une véritable 
migration pareille à celles des barbares, et qui sèche 
et dévore tout. : 

Si une de ces troupes innombrables s’introduit 
dans un silo, elle le vide, chaque fourmi emportant 
son grain. Selon la grosseur du fardeau, elles se met- 
tent deux, quatre, six, dix, vingt, cent s’il le faut, les 
unes tirant, les autres poussant, celles-ci soulevant, 
celles-la déblayant le chemin. Si l'obstacle est trop 
lourd pour disparaître, avec des combinaisons dyna- 
miques qui suffiraient à la renommée d'un architecte, 
elles font franchir l'obstacle au fardeau. Cela rap- 
pelle Antoine essayant de transporter sa floite et celle 
de Cléopâtre à travers les lacs Salés et le canal de Pé- 
luse, dans la mer Rouge. 

Le roi des fourmis marche en tête avec sa garde, 
qui est formée des plus fortes fourmis de la tribu. Le 
roi lui-même est plus gros qu'aucune des fourmis de 
sa garde. Cette garde, chargée de la police, porte les 
ordres du roi. Quand un des messagers rencontre 
celui auquel il a affaire, il s'arrête, lui commu- 
nique sa mission, qui change quelquefois à l'ins- 
tant même la marche des deux animaux, et qui 
semble quelquefois à l'instant même encore provo- 
quer dans le reste de la troupe des mouvements 
différents. 

Le roi est polygame et a plusieurs reines, qui sont 
elles-mêmes choisies parmi les plus fortes fourmis. 
Ces reines ne se livrent à aucun travail et regardent 
faire les autres. 

Dans leur marche les thermites s'arrêtent de pré- 
férence dans les lieux déserts. S'ils sont fatigués 
et qu'ils aient une grande course à faire, ils posent 
des relais. La fonrmi chargée dépose son fardeau, qui 
est repris par une autre, et revient à vide chercher 
une autre charge, Tout le long de la route sont les 
inspecteurs chargés de surveiller l’ensemble des tra- 
vaux; ils gourmandent les fainéants, font donner un 
coup de main à ceux qui sont dans l'embarras, et en- 
voient des messagers demander du renfort si besoin 
est. Toute fourmi incorrigible dans sa paresse est 
condamnée à mort et exécutée comme inutile à la 
société. Quand il y en a un trop grand nombre de 
jeunes, les générations nouvelles essaiment comme 
les abeilles et vont former une colonie. 

Ces fourmis, jointes aux rats, qui comme elles 
dévorent tout, font la désolation du pays. 

Les rats sont énormes. Ils ont jusqu’à trente centi- 
mètres de long. Ils vivent dans la plus grande inti- 
milé avec les chats, qui ne leur font aucun mal, et 
qui dorment et mangent avec eux. Ce sont des rats 
domestiques, de véritables rats de ville, seulement ils 
ne s'éffrayent de rien. Au réste, en Orient, on tue peu 
les animaux. Le crime est moins grand de tuer un 
homme qu'un quadrupède quelconque. L'homme qui 
tue un autre homme est toujours considéré comme 
l'ayant tué pour sa défense; c'est à la famille à juger 
dans ce cas le procès et à déclarer la guerre où à ac- 
cepter le prix du sang. 

La plupart de ces rats sont musqués. Ils ont d’é- 
normes mouslaches et des queues gigantesques. C'est 
surtout aux dattes que les rats s'en prennent, Ils 
vont aussi par bandes, et dans une nuit dévalisent 
un magasin tout entier. Ils ont des taniéres com- 
munes, et transportent là tout ce qu'ils peuvent 
trouver, 

Au nombre des insectes qui peuplent Vile se trouve 
quelquefois, et particulièrement sur la sommité des 
bananiers el des palmiers fleuris, le goliath, c'est-à- 
dire le roi des insectes. Il ressemble à un cerf-volant 
sans cornes, el peut atteindre deux fois la grosseur 
de cet animal. 

l'en ai vu dans Vile de Gaméran, mais ne connais- 
saut pas la rarelé de cet animal, je n'avais pas fait 


grande attention à lui. J'en ai retrouvé depuis un sur 
les palmiers du Djérid tunisien, quia élé adressé, 
avec mes collections, par l’agent consulaire de France 
à Sfax, au Muséum. 

On récolte dans ces îles du miel excellent, qui est 
tiré, par les abeilles, particulièrement des roses, du 
jasmin et de la myrrhe; dont la fleur est à peu près 
pareille au lilas. Les Arabes l’appellent rihan. 

La myrrhe, selon les Arabes, est une des plantes 
privilégiées du paradis de Mahomet. L’arbrisseau qui 
la produit ressemble au romarin. Le romarin lui- 
même est en grande quantité. 

Il va sans dire que les thermites et les rats, ces 
deux grandes familles déprédatrices, font une guerre 
acharnée aux possesseurs de ce miel, soit que ce miel 
soit encore la propriété des abeilles libres, soit que 
l'industrie des hommes lait récolté et mis en magasin. 
Ce miel se conserve dans des peaux de bouc, que 
trouent à qui mieux mieux les rats et les fourmis. Les 
riches, qui en font un grand usage, y mettent un ob- 
stacle en les conservant dans des jarres de grès fer- 
mées avec du plâtre. 

Dans un des voyages que je fis en barque, de Loheïa 
à Vile Caméran, et ce pendant que je me trouvais à 
Hodeida, je fis la rencontre d'un animal bien autre- 
ment rare et bien autrement curieux que tous ceux 
que je viens de nommer et même de décrire. J'étais 
assis à l'arrière de la barque, lorsque tout à coup les 
rameurs s'arrétérent. On m’appela à l'avant et l’on 
me montra, à vingt ou trente mètres de nous, flottant 
sur la vague et suivant son ondulation, un énorme 
serpent euroulé sur lui-même. Il formait un cercle 
parfait au milieu duquel se dressait une tête à aigrette. 
J'avais mon fusil, je voulus faire avancer les rameurs ; 
mais ils refasérent obstinément. Tout ce que je pus 
obtenir d’eux, ce fut qu'ils ne fuiraient pas. Ils sta- 
tionnèrent donc, et je pus examiner l’animal à mon 
aise. 

Il pouvait avoir de cinquante à soixante pieds de 
long, dix-huit ou vingt pouces de grosseur. Sa tête 
avait le volume d’une tête d'enfant. Les trois couleurs 
les plus apparentes étaient le rouge, le noir et le blanc. 
Il avait le ventre jaune et noir, ses écailles étaient vi- 
sibles. 

Les Arabes connaissent cette espèce de serpent. Ils 
prétendaient qu'il avait deux pattes ou deux nageoires. 
Malgré l'attention que je mis à l’examiner, je ne vis 
rien de pareil. Is prétendaient, en outre, que ces 
deux pattes l’aidaient à venir à terre. Selon eux, l'ani- 
mal est amphibie et carnassier. Dans ses excursions 
sur le rivage, c'est surtout aux moutons et aux chè- 
vres qu'il en veut. Seulemement, les chèvres lui sont 
plus indigestes à cause des cornes. 

On se rappelle le serpent de Régulus, qui avait 
165 pieds de long, et que Von fut forcé de tuer avec 
des machines de guerre, Ne serait-ce pas quelque ser- 
pent dans le genre de celui-ci qui s'était attardé sur 
le rivage, et à qui l'armée romaine en débarquant 
avait coupé la retraite ? 

Le nôtre ne paraissait aucunement préoccupé de 
notre présence; il était tout entier à une foule d'oi- 
sceaux de mer qui voltigeaient au-dessus de lui. Us 
finirent par s'approcher tellement que sa tête s'allon- 
gea comme par un ressort, et cela si rapidement qu'il 
saisit un goëland dont il ne tit qu'une bouchée. Alors 
sa gueule s'ouvrit, et l’on en put voir l'effroyable 
rictus tout garni de dents. Puis il rentra dans son 
repos. Les oiseaux, qui s'étaient écartés au mouve- 
ment qu'il avait fait, revinrent de nouveau tournoyer 
autour de lui, et le même acte se renouvela trois ou 
quatre fois, toujours avec la même stupidité de la 
part des oiseaux et la même adresse de la part du 
serpent. 

Je profitai d'un moment où il était en train d’en- 


L’ARABIE HEUREUSE. 44 


gloutir son troisième ou quatrième oiseau pour lui 
envoyer une balle. Je ne sais où je le touchai ni si je 
le touchai, mais à l'instant même il se déroula et se 
mit à nager à la surface de l’eau. Les Arabes pous- 
sèrent un cri de terreur et se mirent à ramer de toutes 
leurs forces vers Caméran. Quant au serpent, il se 
dirigea vers l'ile de Djebel-Sebair, où sans doute 
était son domicile. Nous l’avions trouvé à la hauteur 
du cap (ras) Israël. 

Plus tard, dans la mer des Indes, à bord de la cor- 
velle le Cormoran, qui était allée recueillir les bas- 
reliefs trouvés dans les ruines de Ninive, et qui était 
commandée par le lieutenant de vaisseau Cabaret, 
nous eûmes une seconde apparition pareille à celle-ci. 
C'était par le travers des Maldives; seulement le rep- 
tile, quoique de la même espèce, pouvait avoir une 
vingtaine de pieds de moins. 

J'en vis un troisième dans le canal Mozambique. 
J'étäis cette fois sur un brick de l'imam de Mascate 
nommé le Tage et commandé par le capitaine Hus- 
sein. Ce troisième, à son tour, était plus gros que 
celui que j'avais vu dans la mer Rouge. 

… Auparavant, dans le Sennaar et le Kordofan; depuis, 
dans le Sahara, à Tuggurt et à Biskra, on m'a sou- 
vent parlé, et ceux qui m’en parlèrent n'avaient au- 
cun intérêt à m’en imposer, on m’a souvent parlé de 
serpents à crinière et qui avaient aussi deux pattes de 
devant. Ils étaient courts, et pourraient bien être les 
dragons des anciens. 

Quoi qu'on meat pu dire sur existence de cet ani- 
mal, j'en doutais encore; mais beaucoup d’Arabes 
w’allirmérent en avoir vu, et me citèrent de leurs 
compagnons qui avaient été dévorés par des mons- 
tres de celle espèce, lesquels, selon eux, pouvaient 
devancer un cheval à la course. Le sultan de Tug- 
gurt, Abd’el-Raliman-Ben-Djellab, me confirma leurs 
récits. 

Je sais bien que les savants traiteront de fable mon 
serpent de mer et le serpent à crinière du sultan de 
Tuggurt. Mais n’ont-ils pas traité de fables les hommes 
à queue et les licornes! Les hommes à queue sont 
un fait constaté aujourd'hui. Même chose regarde les 
licornes, dont j'ai vu aussi un spécimen à l'île Bourbon 
(hotel Lannoë) et dont, par suite, j'ai examiné la 
fameuse corne avec laquelle Hérodote prétend qu'elles 
percent les arbres. Ce n’est point une corne, mais une 
excroissance charnue qui se durcit quand l'animal 
est en colère, et qui devient pour lui une arme défen- 
sive des plus dangereuses. La licorne que j'ai vue 

ouvait être de la grandeur d’un tout petit âne. Seu- 
ement, comme les animaux à cornes, elle avait les 
sabots fendus. C'est dans le Mandara, dans le Log- 
goum et dans le Donga, à peu près sous l'équateur, 
que se trouve cet animal prétendu fabuleux. 

Sous la même latitude et dans les mêmes contrées 
se trouve l'age, quadrupède complétement inconnu 
à nos savants d'Europe, et qui, au lieu de défenses, 
comme l'éléphant et l'hippopotame, porte des cornes 
d'ivoire. Un prince arabe, que j'avais ramené de mon 
voyage à Tuggurt, qui s'appelait Mohammed-Ben- 
Sultan-Abd’el-Djellil, qui était fils du dernier roi du 
Fezzan, et qui, naguère, a été le héros des événe- 
ments de Tripoli, en avait vu, en avait chassé, en avait 
lué, et eu laissa un dessin à M. Isidore Geolfroy Saint- 
Hilaire. Au reste le mot age, en arabe, veut dire ivoire. 

Du Mandara et du Loggoum, du Mandara surtout, 
se tirent les négresses les plus estimées des Tures. Ce 
sont de véritables Vénus du plus beau noir d'ébène 
qui se puisse voir, Outre cette qualité qui fait leur 
principal mérite aux yeux des Orientaux, elles au- 
raient à ceux des Européens celui d'un visage régu- 
lier, qui se rapproche du type nubien, l'un des plus 
beaux de l'espèce nègre, 

Seulement les Turcs ont des rivaux fort actifs et 


surtout fort téméraires dans les singes qui habitent 
les forêts du Loggoum et du Mandara. J'ai connu un 
marchand d’esclaves qui faisait tout particulièrement 
son commerce dans le Soudan, et qui chaque année 
y accomplissait un voyage en partant du Sennaar, sa 
patrie. Il m’a dit avoir eu au nombre de ses esclaves 
une femme qui avait été enlevée à l'âge de huit ou 
neuf ans par une bande de singes, et qui était restée 
sept ans avec eux dans la forél. Elle ne se plaignait 
d'aucun mauvais traitement, les singes ayant pour 
elle, au contraire, toutes sortes de prévenances. Elle 


- avait été retrouvée par une bande de femmes qui 


allait faire du bois dans ces forêts, où les femmes ne 
vont que par bandes nombreuses et armées de batons, 
pour qu’il ne leur arrive pas ce qui était arrivé à leur 
jeune compatriote. 

Ces esclaves, qui sont paiennes, arrivent sur les 
marchés de la Mecque et du Caire, par la conquête 
qu’en font les sultans du Boursou, du Bourgou et du 
Darfour, continuellement en guerre avec eux sous 
prétexte de paganisme, mais en réalité parce que ces 
esclaves sont pour eux une monnaie courante qu'ils 
n'ont point la peine de faire frapper, et à l'aide 
de laquelle ils se procurent tout ce dont ils ont 
besoin. 

Revenons à Loheia, dont nous ont écarté le ser- 
pent de mer, les dragons à crinière, les ages el les 
négresses. 

A Loheia, j'avais enfin Je pied dans l’Yémen. 

L’Yémen se divise en deux parties : la partie de la 
plaine qu’on appelle le Théama, la partie de la mon- 
tagne qu'on appelle le Djcbel. 

La partie de la plaine a pour capitale Moka et pour 
chef le chérif Hussein, 

La partie de la montagne a pour capitale Sana et 
pour chef imam de Sana. 

La montagne est cultivée et productive; c’est ce 
que l’on appelle à proprement parler, aujourd'hui, 
l'Arabie heureuse. 

La plaine a moins de titres à cette appellation. La 
moitié, c'est-à-dire tout ce qui longe la mer, est in- 
cultivable et ne produit que les plantes qui viennent 
dans les terrains stériles. 

Cependant, autour des villes principales de la côte, 
Hodeida, Moka, Loheia, se trouvent des bouquets de 
palmiers, quelques gommiers, des sycomores, l'arbre 
qui produit le baume de la Mecque, el l'arbre à manne. 

Moka particulièrement a toute une forêt de pal- 
miers, Hodeïda a une forêt de gommiers. 

A Loheia, j'étais attendu par le chérif Hagan, gendre 
du chérif Hussein, qui lui avait donné des ordres pour 
me recevoir et m’acheminer jusqu'à lui. 

Le chérif Haçan était un bel Arabe de vingt-cinq ans, 
qui me fit uneexcellente réception, et décida que nous 
partirions le même soir. tl n’y avail pas de temps à 
perdre pour faire transporter les bagages de la mer a 
son palais. En conséquence, on envoya un expres à 
Reis-Ali. Celui-ci arriva une heure après avec son 
inséparable Djodma. Derrière eux venaient Sélim et 
Mohammed, et, derrière Sélim et Mohammed, mes 
bagages portés par les nègres du boutre et par les 
portefaix de la localité. 

Je pris congé de Reis-Ali, qui me renouvela toutes 
ses protestations d'amitié, Djoûma était à peu prés 
guéri, mais, contre l'habitude, la reconnaissance avail 
survécu au danger. Reis-Ali, son Abyssin et ses ne 
gres retournérent & leur bord. Je restai au palais, ou 
je devins l'objet de la curiosité générale. 

Le bruit s'était déjà répandu que je venais de la 
Mecque, que j'élais médecin, et que j'avais en outre 
un caractère politique et militaire, et que c'était avec 
toutes ces recommandations que, sur la demande du 
chérif Hussein, je venais dans l'Yémen. 

Lempressement que mettait le chénf Hagan à me 


42 L'ARABIE HEUREUSE. 


~ 


recevoir, à me faire toutes sortes de fêtes malgré le Ra- 
madan, et ameréunir une escorte, ajoutait encore à la 
curiosité et au respect que me portait la population. 

En effet, malgré le Ramadan, je trouvai un excel- 
lent repas préparé. Il est vrai qu'en ma qualité de 
voyageur la loi de Mahomet me permettait de vivre 
comme d'habitude, à la condition qu’une fois arrivé à 
destination je jeünerais autant de jours que je n’au- 
rais pas observé mon Ramadan, ou que je rachèterais 
mon péché par des aumôûnes. 

Après le repas, je pris congé de mon hôte et de tout 
son entourage. Mais il voulut absolument m’accom- 
pagner, ce qu'il fit pendant plus d’une lieue, avec sa 
famille dont tous les membres étaient chérifs comme 
lui, et qui portaient les deux signes distinctifs de cette 
dignité, c’est-à-dire la sommada (voile de tête pour 
garantir du soleil) à fils d'or et de soie et la lance 
ornée de plumes d’autruche. Ces lances en leurs 
mains sont des armes terribles. A quarante ou cin- 
quante pas, j'en ai vu qui manquaient rarement un 
talari. Ces lances leur servent dans leurs combats et 
dans leurs chasses. Une fois à cheval, ils ne la quit- 
tent jamais. 

A pied, ils sont armés seulement de leurs sabres et 
de leurs poignards. Ces sabres et ces poignards, à 
fourreau d'argent, sont faits dans le pays. 

Cependant j'ai trouvé un jour un sabre damassé 
bleu avec des fleurs de lis d'or, et les mots : Vive le 
roi ! écrits sur le dos de la lame. 

Cette lame passait pour avoir appartenu à l’un des 
nababs les plus célèbres de l'Inde. J’eus grand’peine 
à les détromper, et finis enfin par leur faire com- 
prendre qu’elle venait de France, et avait appartenu à 
un garde d'un roi de France. 

Au reste, la lance est pour les Arabes une arme 
symbolique et sacrée. En marche ou au repos, dans 
le camp ou au douar, quand la lance du chef est 
plantée devant sa tente, personne n’y entre plus. 

Cette famille du chérif Haçan se composait bien 
dune soixantaine d'hommes, tous montés sur des 
chevaux magnifiques, avec des selles d’une richesse 
merveilleuse et auxquelles adhère le fourreau du 
sabre, qui, au lieu de battre sur la jambe, passe des- 
sous. On voulut me faire des fantasias, mais tous les 
cavaliers de cette belle escorte jetinaient depuis vingt- 
huit jours; j'exigeai d'eux qu'ils ne fissent point un 
exercice au-dessus de leurs forces. Enfin, à une lieue 
de Loheia, je les suppliai de rentrer dans leur ville. 
Ils finirent par céder à mes instances. 

Nous mimes pied à terre, le chérif et moi, et nous 
nous embrassämes les deux épaules en signe de congé. 

Les Arabes ne s'embrassent jamais à la figure. 

Les autres membres de la famille me donnèrent 
des poignées de main. 

Au reste, comme ces adieux avaient lieu près d’une 
citerne, et que l'heure du maghreb, c'est-à-dire où 
l'on ne peut plus distinguer un fil noir d’un fil blanc, 
élait arrivée, cet adieu se convertit en halte. Nou 
fimes tous notre prière, qui, dans la circonstance, 
élail un échange de souhaits de prospérités. Mes 
compagnons burent quelques vouttes d'eau et man- 
gèrent quelques dattes, à-compte sur le repas qui les 
attendait en rentrant chez eux. Cette collation dura 
un quart d'heure à peu près; après quoi, les adieux 
se renouvelérent, mais verbalement et sans gestes. 
Je refusai le cheval que voulait me donner le chérif 
Hacan, qui, par ce don, croyait se mettre dans les 
bonnes grâces de son beau-père. Je montai sur mon 
dromadaire, ceux qui devaient m'accompagner se 
rangèrent autour de moi, et nous pointâämes vers le 
nord, tandis que le chérif Hagan et les siens retour- 
naient du côté du sud 

Celle licue faite, il nous restailencore vingt-deux 
lieues à parcourif pour arriver à Abou-Arich. Grace 


au dromadaire de course que le chérif Hacan avait 
mis à ma disposition, j'aurais pu faire celle traite en 
cing ou six heures, mais il ett fallu me séparer de 
mes bagages, et c’est ce que je ne voulais pas. 

Le pays est sillonné de tribus errantes et particu- 
lièrement de Juifs reéchabites, indépendants et no- 
mades, qui auraient pu mettre la main dessus, et tout 
le pouvoir du chérif Hussein eût, dans ce cas, été im- 
puissant à les tirer de leurs mains. 

Je savais, par les gens de mon escorte, que je trou- 
verais sur ma route cing ou six baraques de jonc et 
de chaume habitées par des chameliers; c'était là 
que nous devions prendre quelques heures de repos. 
Ces baraques nous furent annoncées de loin par de 
grands feux qui leur servaient d’enseigne; à plus 
dune lieue nous les aperçûmes, attendu que nous 
marchions dans un pays plat, tenant toujours la mer 
à deux ou trois kilomètres à notre gauche. 

La nuit était très-froide; il tombait une rosée qui 
équivalait à une pluie fine, et, comme toujours, cette 
bruine était glacée. 

Je fis presser la marche des chameaux porteurs, et 
vers minuit nous arrivames aux chaumières — eschès, 
— c’est le nom que donnent les Arabes à ces baraques 
circulaires, presque toujours surmontées d’un cône. 


IV 


Les eschès ne sont aérés que par une porte basse 
et par une petite fenêtre carrée; leur diamètre peut 
être de dix à douze pieds; au centre est un trou dans 
lequel on fait du feu, et par extension la cuisine. Les 
hommes et les femmes ont leurs eschès séparés. 

Le lieu où nous faisions halte s'appelle Starrad, 
et prend son nom d’un petit village qui se trouvait à 
un quart de lieue sur notre droite, c’est-à-dire du 
côté des montagnes, et qui pouvait être habité par cing 
cents àmes à peu près. 

Nous trouvames, dans des puits creusés à la pro- 
fondeur de soixante à soixante-dix pieds, de l’eau en 
abondance et assez bonne. Cependant elle offre un 
singulier phénomène. Au moment où on la tire du 
puits, elle semble parfaitement limpide, mais sion 
la laisse exposée seulement une demi-heure dans un 
vase de verre, on s'aperçoit qu’elle précipite une ma- 
tière noire et compacte qui, sans lui donner aucun 
mauvais goût, la rend de trés-diflicile digestion. 

Les Bédouins prennent un très-grand soin de ces 
puits. 

On en tire l'eau à l’aide de bœufs ou de cha- 
meaux. 

Ce tirage fait un très-grand bruit, comme les norias 
d'Espagne ; la corde, en roulant sur la poulie, jette des 
plaintes lugubres qui s'entendent à plus d’une lieue. 

Un triple bruit avait, pendant cette marche de nuit, 
attiré mon attention. 

A gauche, la mer Rouge se brisant sur les coraux 
avec des mugissements réguliers ; 

A droite, dans la montagne, les sanglots du chacal, 
précédant le rauquement du lion, qui, pareil à un ton- 
nerre, retentit d’échos en échos ; 

Devant nous, les plaintes mélancoliques des puits, 
qui semblent les cris d'appel de quelque géant qu'on 
égorge. 

Quant aux feux qui nous avaient guidés vers les 
baraques, ces feux avaient un triple but : celui de 
rechercher les voyageurs; celui de préparer le café ; 
celui d'éloigner les animaux féroces. Nous avions 
grand besoin de nous réchauffer ; aussi, les chameaux 
soulagés et accroupis, nous groupàmes-nous autour 
du feu. 

Notre café pris, le chef de mon escorte, le chérif 
Mansour, s'approcha de moi et m'invita à regarder 


L’ARABIE HEUREUSE. 13 
PP Na Se 


certaines figure d’Arabes qui, tout en faisant cercle 
autour de nous, ne perdaient pas de vue mes bagages. 

C’étaient des Béni-Moréan, c’est-à-dire les Arabes 
les plus voleurs de la montagne. 

Nous étions trop forts et trop bien armés pour 
qu'ils entreprissent sur nous autre chose qu’un vol 
par surprise. [l s'agissait donc seulement d’avoir l'œil 
sur les bagages et sur eux. Les chameliers, qui sont 
responsables des bagages, ouvrirent cet ceil-la. 

Quant à moi, je m'enveloppai dans mon manteau 
et m'endormis. 

A quatre heures du matin, nous nous réveillames. 
C'est l'affaire des chameaux de réveiller leurs voya- 
geurs. A l'approche du jour, ils soufflent, et, quand 
on les charge, ils jettent des cris percants et qui s’en- 
tendent de fort loin. Je parle ici des chameaux de la 
ville, des chameaux civilisés. C'est un grand in- 
convénient qu'ils ont dans le désert : leurs cris 
révèlent aux Arabes voleurs la présence d’une ca- 
ravane. Les chameaux du désert ne crient jamais. 

Au point du jour nous étions sur pied. 

Toutes les figures suspectes avaient disparu. 
Cette disparition inquiéta quelque peu notre escorte. 

Nous n’étions, avec les deux domestiques et les 
chameliers, qu'une douzaine d'hommes en tout. Mais à 
notre petite caravane se joignirent deux ou trois mar- 
chands montés sur des ânes et bien armés, faisant 
même route que nous. Leurs chameaux les suivaient 
avec leurs marchandises. 

Au bout d’un quart de lieue, les Arabes, les yeux 
fixés sur le sol sablonneux, se montrèrent les uns aux 
autres des traces qui parurent les préoccuper. 

Je les interrogeai. 

C'étaient les traces d’une panthère, qui était des- 
cendue de la montagne, qui avait rôdé autour de nous 
et que les feux avaient tenue à distance. 

J'en avais chassé en Nubie et dans le Sennaär, je 
n’élais donc pas étranger à ces brisées. Nous recon- 
nûmes que les empreintes étaient récentes; d’ailleurs 
les chameaux renaclaient. 

Nous voyagions à travers des espèces de dunes de 
sable, déplacées pendant toute la nuit par le vent, et 
l'hiver par les torrents qui se précipitent de la mon- 
tagne vers la mer Rouge. De place en place, au milieu 
de cette mer de sable, s’élevaient, comme des îles, de 
petites oasis de arfs (tamarix), de nabacks et de 
gommiers. 

Chaque oasis se composail d'une cinquantaine, 
d'une centaine ou même de cent cinquante arbres, 
qui, liés entre eux par une plante parasite, espèce de 
stramonium, en rend l'entrée très-difficile, si difficile 
que les gens du pays s’y réfugient pendant leurs guerres, 
et en font desespèces de forteresses dont il est presque 
impossible de les déloger. 

Outre les bouquets de bois, les rosées et les pluies 
font croître de place en place des lacs de verdure, 
composés de coloquintes, de #énés et d'herbes ordi- 
naires. 

D'immenses troupeaux de moutons et de chèvres, 
conduits par des pâtres, descendent de la montagne et 
viennent brouter cette herbe. Les animaux de la mon- 
tagne, loups, panthères, chacals, hyènes et même 
lions les y suivent. Ces bouquets de bois offrent une 
admirable retraite à ces animaux. 

Outre les moutons et les chèvres privés, ces trou- 
peaux se composent aussi de gazelles sauvages. Ces 
Charmantes petites bêtes sont chassées si rarement, 
que, voyant des animaux qui se rapprochent de leur 
espèce, elles viennent sans crainte se joindre à eux et 
paissent dans leurs rangs. Les pâtres les y laissent 
paitre, et, quand ils ont besoin d’un rôti, ils choisis- 
sent celle qui leur convient et la prennent en l'enfer- 
mant dans le troupeau. 

Ces pâtres sont armés de grands fusils à mèche, à 


canon génois; ces mèches, qui ont quelquefois trente 
à quarante pieds de longueur, sont faites avec des 
filaments d’écorce d'arbre qui brülent comme de 
Yamadou. Elles leur servent à serrer autour de leur 
front un morceau de calicot bleu foncé, qui, avec une 
chemise de même couleur s’arrêtant au-dessus du 
genou, forme toute leur garde-robe. Ils marchent 
constamment pieds nus. 

Les cartouches qui servent à charger ces longs 
fusils sont serrées autour de leur ceinture par une 
cartouchière de roseaux dans le genre de celle des Cir- 
cassiens, ce qui ne les empêche pas d’avoir une 
poudrière en bois, un sac à balles et un amorcoir. 

Si un animal féroce attaque le troupeau de lun 
d’entre eux, maigré les feux qu'ils allument, celui 
dont le troupeau est attaqué appelle ses camarades à 
l'aide d’une petite corne; alors tous se réunissent et 
font face à l'ennemi. Leurs slouguis dans ce cas, leur 
servent d’auxiliaires. 

Ces bergers, qui veillent constamment sur leurs 
troupeaux, tantôt dans un canton, tantôt dans un 
autre, vivent du laitage de leurs chèvres et de leurs 
brebis, et de pain qu'ils se font eux-mêmes sur un 
couvercle de marmite en tôle posé sur trois pierres. 

Tous les deux ou troisjours, des femmes des douars 
auxquels ils appartiennent viennent chercher le lait 
qu’elles emportent dans des outres. 

Au détour d’une de ces oasis dont nous avons parlé, 
nous trouvâmes deux de ces bergers qui suivaient la 
même trace que nous. La panthère leur avait enlevé 
un mouton pendant la nuit, et ils voulaient avoir rai- 
son de la panthère. 

Dès lors il y avait plus de chances de la trouver. 
La panthère à jeun continue de vaguer, et regagne 
parfois la montagne avant le jour. La panthère qui a 
fait une proie l’enlève sur son épaule comme le lion, 
l'emporte dans un fourré où elle a ses habitudes, lui 
brise la nuque et mange à sa faim, commençant par 
le cœur et le foie. 

Elle abandonne les intestins, cache ce qu'elle n’a 
pas mangé, s'étend dans son repaire et s'endort. 

Les deux pâtres étaient un renfort précieux. 

Sélim, qui était un chasseur enragé, mit pied à 
terre, et commenca de suivre la piste en leur compa- 
enie. Il avait un de mes fusils à deux coups, chargé 
d'un côté avec des balles coupées, et de l'autre côté 
avec une balle franche; ses deux pistolets et son poi- 
gnard à la ceinture. On fit ainsi, en marchant pas à 
pas sur la trace de l'animal, qui paraissait être seul 
et que les Arabes prétendaient être un mâle, le tour 
de deux ou trois oasis; mais, toujours, à l'endroit 
opposé à son entrée, on reconnut sa sortie. 

Enfin, un de ces bouquets de bois de moyenne 
grandeur, mais plus fourré que les autres, nous pa- 
rut servir de fort à l'animal. Trois fois nous en fimes, 
ou plutôt nos hommes en firent le tour: trois fois ils 
reconnurent l'entrée de la bête, mais nulle part sa 
sortie. 

La panthère s'était arrêtée là. Des flocons de la 
laine du mouton étaient restés accrochés aux épines. 
Nous commençämes par entourer le bouquet de bois, 
et par pousser de grands cris pour essayer de la délo- 
ger. Tout resta muet et tranquille dans l'intérieur de 
l'oasis. 

Alors Sélim et les deux pâtres se mirent à lancer 
des pierres dans l'endroit qui paraissait le plus fourre, 
Tout resta dans le plus profond silence. | 

Quelques serpents et quelqueslièvres seuls sortirent 
des grandes herbes, Quelques oiseaux, et surtout des 
pigeons, s'envolèrent. 

Mais ce fut tout. 

Ce n'était point à eux que nous avions affaire, 

Alors on décida que l'on ferait une décharge de la 
moitié des fusils. Avec ceux qui resleraient charges, 


tk L’ARABIE HEUREUSE. 


LL 


on attendrait la sortie de la bête. Elle était là; il n'y 
avait point à en douter : les slouguis des pâtres, 
excilés par nos cris et par les pierres lancées, se 
hasardaient jusqu’à la lisière du bois, mais, arrivés 
la, ils refusaient d'aller plus loin, et revenaiept tout 
tremblants se cacher dans les jambes de leurs 
maitres. 

Les pâtres nous faisaient signe de Ja téte, et nous 
indiquaient de la main l'endroit du bois où, selon leur 
appréciation, la panthère devait être. 

On visa à l'endroit indiqué, et cing ou six coups de 
fusil partirent en même temps. Il y eut un moment 
d'attente fiévreuse. 

Chacun tenait son fusil prêt à épauler. Rien ne pa- 
rut que de nouveanx lièvres et de nouveaux oiseaux. 
Il y avait déjà une demi-heure à peu près que nous 
perdions notre temps ainsi. 

— Voyons, dis-je en arabe, n’y aura-t-il pas un 
brave qui entre dans le buisson et qui fasse sortir 
cette bête? 

On eût dit que Sélim n’attendait que cette invi- 
talion. 

— Moi! dit-il, j'y vais entrer. 

Cette bonne volonté fit honte aux deux pâtres. 

— Nous aussi, dirent-ils, nous entrerons. 

— Moi aussi, dit un nègre du Darfour; j'ai tué des 
panthères dans mon pays, et je sais comment on s'y 
prend. 

Nous avions donc quatre hommes de bonne volonté 
pour un. Ils se placérent aux quatre points cardinaux 
de l’oasis, de manière à se rejoindre au milieu. 

Chacun, tout en s’avancant, devait siffler, de ma- 
nière à ce qu'il ne tirat point les uns sur les autres 
croyant tirer sur la panthére. Les deux pâtres se pla- 
cèrent, l'un à l'est, l’autre à l'ouest, tirant leurs chiens 
après eux. Sélim, armé de son fusil, de ses pistolets 
et de son poignard, et le nègre, armé du seul couteau 
qu'il portait à son bras, entrèrent, l'un au sud, l’autre 
au nord. 

Au bout d'un instant, les pâtres furent obligés de 
lâcher leurs chiens qui reparurent à la lisière du bois, 
tout frissonnants et la queue entre les jambes. Ils em- 
barrassaient plus qu'ils n’aidaient. 

C'était une nouvelle preuve de la présence de l’ani- 
mal. Les fusils déchargés avaient été rechargés, et 
chacun se tenait prêt. Je crois que le cœur du plus 
brave d’entre nous donnait quelques pulsations de 
plus que d'habitude. à 

Au bout de cinq minutes, on entendit une excla- 
mation. 

— Qu'y a-t-il? demandai-je. 

— Le mouton, répondit un des deux pâtres. 

Il venait de retrouver les restes de l'animal enlevé. 
La panthère ne devait pas être Join. Il s’écoula en- 
core cing minutes à peu près pendant lesquelles on 
n'entendit rien, pas même le froissement des herbes 
et des broussailles au milieu desquelles s’avancaient 
les fouleurs, ni le sifflement convenu qui indiquait 
leur marche. 

Pour se faire une idée de la scène qui se passait, 11 
faut que nous pénétrions dans l'intérieur de J'oasis. 

Soil crainte, soit espérance que la panthère serait 
demeurée proche de sa proie, le patre qui avait re- 
trouvé les restes du mouton était resté à la place où 
il les avait retrouvés, explorant seulement les alen- 
tours. 

L'autre avait dévié, 

Suivre le droit chemin était difficile au milieu de 
ces herbes et de ces buissons. L'autre avait donc dévié 
eLavail reparu à la lisière, Voyant qu'il avait fait 
fausse route, il était rentré, Seuls, Sélim et le nègre 
avaient bravement pénétré jusqu'au centre. Là, ils 

‘étaient reconnus, s'étaient rejoints, et avaient poussé 
des cris en frappant contre les arbres, le nègre avec 


ie DES de son couteau, Sélim avec la crosse de son 
usil. 

Les deux pâtres avaient répondu à ces cris, mais la 
panthère n'avait donné aucun signe d'existence. Ils 
erraient donc à l'aventure, fouillant du regard tous 
les buissons, quand tout à coup le nègre poussa une 
exclamation. Sélim, qui était à quelques pas de lui, 
accourut ou plutôt se traîna jusqu’à lui. Le nègre, 
silencieux, l'œil fixe, lui montrait de son bras étendu 
les branches d’un tarf. L'arbre était si feuillu que 
Sélim ne voyait rien dans ses branches. Alors lenègre 
prit à la ceinture de Sélim un pistolet et monta sur 
les premières branches d’un baumier. 

Pendant qu'il montait, Sélim vit à travers les feuilles 
briller quelque chose comme deux charbons ardents: 
il comprit que c’étaient les yeux de la panthère. Il 
ajusta entre les deux yeux. Le coup de fusil et le coup 
de pistolet ne firent qu'une seule détonation. La déto- 
nation fut suivie d’un rugissement terrible. La pan- 
there bondit de la branche à terre. 

Sélim lui envoya son second coup de fusil en criant: 

— À vous! à vous! 

La panthère sortit du bouquet de bois, à trente pas 
de moi. Elle était comme folle. Je lui envoyai mon 
coup de fusil chargé de balles coupées. J'étais bien 
sûr del’avoir touchée; mais, pour avoir les deux mains 
libres, j'avais passé la bride de mon dromadaire à mon 
bras. Mon dromadaire prit peur, s’élança et se trouva 
à cing cents pas de l'endroit où j'avais tiré avant que 
j'eusse pu voir l'effet du coup. Je tirai la bride à lui 
arracher le nez. Il se retourna. Je pus alors voir tous 
nos chasseurs. Ils étaient en train d’entourer un se- 
cond bouquet de bois. La panthère, délogée du pre- 
mier, y avait cherché un refuge. Cinq à six coups de 
fusil avaient accompagné le mien. On pouvait suivre 
le trajet de la panthère de l’une à l’autre oasis, à la 
trace du sang. 

Les chiens, encouragés par la fuite de l'animal, 
étaient entrés dans le second bouquet de bois, et 
aboyaient furieusement. Le nègre et Sélim s'étaient 
glissés comme des serpents à travers les lianes et 
avaient disparu. Sélim n'avait pris que le temps de 
recharger son fusil, et le nègre son pistolet. Les deux 
pâtres les appuyaient par derrière, mais avec moins 
dardeur qu'eux. 

Bientôt les aboiements devinrent terribles, et un 
effroyable rugissement leur répondit: puis on enten- 
dit un coup de feu, puis un cride douleur; immédia- 
tement, un second coup de feu, et entin la voix de 
Sélim qui criait : 

— Morte! 

Les Arabes poussérent un cri de triomphe qui cor- 
respond à notre hallali. 

Puis, un instant après, on vit sortir Sélim, tirant 
la panthère par la queue, puis le nègre ruisselant de 
sang. Les deux pâtres fermaient la marche, suivis d’un 
seul lévrier. 

Voici ce qui s'était passé : 

La panthère, qui avait eu la patte de devant cassée, 
par le coup de pistolet du nègre, avait bien pu, en 
bondissant à l’aide des pattes de derrière, franchir 
l'espace qui séparait un bouquet de bois de l'autre; 
mais, entrée dans ce second bouquet de bois, elle 
avait essayé vainement de grimper à un arbre. 
Convaincue de l'impossibilité de ses eflorts, elle 
s'était acculée au tronc. Là, elle avait attendu ses 
ennemis. 

Les chiens avaient paru les premiers. L'un d'eux 
s'était aventuré trop près de l'animal, qui avait sauté 
sur lui en rugissant, et d'un coup de dent Ini avait 
brisé le crâne. Puis avait paru le nègre. Il avait dé- 
chargé son coup de pistolet sur la panthère presque à 
bout portant, Celle-ci s'était élancée sur le nègre, qui 
l'avait bravement reçue sur la pointe de son couteau, 


L’ARABIE HEUREUSE. 


45 


mt 


Le couteau était entré de toute la longueur de la 
lame dans le corps de l'animal, qui ne lui en avait 
pas moins jeté sa patte sur l'épaule, en lui en- 
fonçant sa griffe dans la chair. De là le cri de dou- 
leur. 

* Puis Ja panthère, la gueule ouverte, avait saisi le 
nègre à la gorge. Mais dans cette gueule ouverte, avant 
qu'elle eût eu le temps de resserrer les machoires, 
Sélim avait introduit le canon de son fusil et lâché le 
coup. La balle avait fait sauter la cervelle de la pan- 
thère. Elle s'était détachée du nègre et était tombée 
morte. 

Nous l’examinames à loisir. C'était une superbe 
bête, ayant sept pieds et demi du museau à l'extrémité 
de la queue. On retrouvait la trace de tous les coups 
qu’elle avait reçus. L 

Nous avons dit que le coup de pistolet du nègre lui 
avait cassé une patte de devant, en même temps que 
la balle de Sélim qui, on se le rappelle, avait tiré au 
jugé entre les deux yeux, lui avait labouré le crâne, 
mais sans pénétrer dans l’intérieur. De là l'espèce 
de vertige dont elle m'avait paru atteinte. Deux frag- 
ments de mes balles l'avaient frappée, un au flanc, 
l'autre dans les reins. Une autre balle lui ayait traversé 
les chairs de la cuisse. Elle avait un œil crevé par le 
second coup de pistolet du nègre, une large blessure 
dans la poitrine provenant de la lame du couteau sur 
lequel elle s'était jetée, et enfin la tête broyée par le 
dernier coup de feu de Sélim. 

Quant au nègre, il avait quatre profondes dé- 
chirures à l'épaule. Dans chacune des rigoles creu- 
sées par l’ongle de l'animal le sang coulait, mais il ne 
voulut pas même que je lui bandasse le bras. 

— Bon! dit-il, il fait du vent; dans une heure ce 
sera sec. ; 


\y 


Sélim dépouilla la panthère, saupoudra la peau de 
sel, la roula, la placa en porte-manteau derrière lui, 
et remonta sur son dromadaire. 

Nous nous dirigions vers le pays d’Assir. A dix 
heures, nous nous arrétimes. Le temps devenait 
tellement chaud, qu'il était impossible de voyager 
sous une telle température. Nous fimes halle dans 
un de ces petits bois dont j'ai parlé. A quatre heures, 
nous nous remimes en route, en nous rapprochant 
toujours un peu de la montagne. 

A mesure que nous avancions, le pays se peuplait, 
nous rencontrions des bergers. 

Vers six heures du soir (il faisait nuit depuis une 
heure), nous entrâmes dans une vallée longue et 
étroite qui prend son nom de la montagne, et que l'on 
appelle El-Sedj. Chez les Arabes, cet endroit passe 
pour être très-dangereux, au point de vue tant des 
animaux féroces qui y font leur repaire, que des 
bandes d'Arabes voleurs qui le parcourent et qui 
viennent du pays de Sahan. 

Nous entendimes force rauquements de lions, ru- 
gissements de panthères, glapissements de chacals 
autour de nous. Mais nous ne vimes que quelques- 
uns de ces animaux qui traversaient le chemin, 
rapides et se coulant comme des renards. En fait de 
gens, nous ne rencontrames qu'une petite carayane 
qui venait de l'Assir et se dirigeait vers Moka. A 
celle clarté qui ne s'éteint jamais sous le ciel d'Orient, 
même en l'absence de la lune, nous les reconnûmes 
pour des guerriers, Ils étaient armés jusqu'aux dents, 

En général, les hommesde l'Assir sont très-braves: 
ce sont les Tyroliens de l'Orient, Méhémet-Ali a usé 
contre eux ses dents et ses grilles de lion. Sur quel- 
ques-uns il a réussi par l'argent: mais, généralement, 
il a échoué par le fer. Ia perdu cent mille hommes 
et son fils Toussoum-Pacha, 


Nous nous mimes en communication avec eux. 

Ils venaient de Kalataï, et, comme nous l'avons dit, 
se rendaient à Moka. Leur chef s'appelait Abd’el- 
Wahab. C'était un homme d'aspect imposant et qui 
parlait avec beaucoup de dignité. Il montait un ma- 
gnifique dromadaire blanc, qu'il manœuvrait avec 
une étonnante perfection. Contre l'habitude, il avait 
des étriers à sa selle. Il servait encore non-seulement 
de chef, mais d’éclaireur à sa petite troupe, composée 
d'une quinzaine d'hommes y compris la domesticité. 

Vi se renseigna beaucoup auprès de nous du che- 
min, des obstacles, des forces qui se trouvaient dans 
les villes où nous avions passé, des vaisseaux 
étrangers stationnant dans les ports; il nous demanda 
d'où nous venions et où nous allions. 

Nous ne répondimes à toutes ces questions que les 
seules paroles qui peuyent être versées dans l'o- 
reille d’un ennemi ou d’un inconnu. 

Il avait reconnu que je n'avais point l'accent arabe : 
en outre, mon costume égyptien l'intriguait fort. IL 
avait fait la guerre contre des costumes pareils ; j'étais 
à ses yeux un agent du pacha d'Egypte ou du gou- 
vernement turc, 

Il prit le chérif Mansour à part pour lui faire toutes 
ces questions, interrogeant, quoiqu'il fût à vingt-cinq 
lieues de son pays, comme s’il eût été sur ses propres 
terres. Mansour lui fit observer que nous étions dans 
la principauté du chérif Hussein, que la police de 
cetle principauté appartenait donc au chérif. Cela 

arut une assez mauvaise raison à Abd'el-Wahab, 
e chérif Hussein payant au chef de la république 
assirienne un tribu annuel de vingt-cinq mille talaris, 
afin de conserver sa bonne amitié et d'empêcher les 
tribus errantes de l’Assir de venir faire des razzias 
sur ses terres. 

Nous nous séparâmes enfin d’Abd’el-Wahab, fort 
enchantés d’en être quittes sans avoir été obligés de 
tirer le sabre. Mais je suis conyaincu que le chef assi- 
rien envoya un courrier pour me signaler aux fron- 
tières de son pays. 

Vers dix heures du soir, nous arrivâmes à un petit 
village appelé Sabbea, Ce petit village se composait 
de quelques huttes en terre, en roseaux et en fiente 
de vache, ayant toutes la forme conique et circulaire. 
Une chose qui me frappa, c'est qu'elles avaient des 

uits à la manière française, avec des perches formant 
pea A Nous nous arrêlâmes et mimes pied à terre. 

On nous apporta à l'instant même un mouton rôti 
à la manière arabe; on nous reconnaissait pour des 
hommes appartenant au chérif Hussein dont la for- 
leresse n’était plus qu'à sept ou huit lieues. 

On joignit au mouton rôti du lait aigre, des dattes 
et du pain frais que les femmes se hâtèrent de poser 
devant nous. 

Nos chameaux eurent part à lalibéralité et obtinrent 
de l’eau en abondance. 

C'était un tableau des plus pittoresques que celui 
de notre halte avec le concours empressé des hommes, 
des femmes et des enfants, tout cela à demi nu, 
éclairé par la réverbération des feux. 

Quelques-unes de ces femmes me parurent très- 
jolies. Elles portaient comme ornement des bracelets 
en ébène, en ivoire, en cuivre, en argent, presque 
toutes à la cheville des pieds et aux poignets, quel- 
ques-unes, — et je remarquai que c’élaient les plus 
jolies, — au-dessus du coude. Leurs cheveux étaient 
séparés en une multitude de petiles tresses qui pen- 
daient sur leur dos avec des ornements de coquillages 
ot do verroteries. Quelques-unes avaient des colliers 
de verre. Leurs poignets étaient, à l'intérieur du bras 
et jusqu'à la saignde, tatouts avec de l'indigo, Le ta- 
louage représentait une espèce de dentelle d'un très- 
Joli dessin, La figure avait quelque trace de ce 
lalouage au menton et entre les deux yeux; quel- 


46 L’ARABIE HEUREUSE. 


EL 


ques-unes s'étaient fait sur les joues ce que nous 
appelons des grains de beauté; d’autres avaient les 
narines percées par le cartilage du milieu, et por- 
taient, soit à gauche, soit à droite, jamais des deux 
côtés, une petite lentille d’une pierre bleue ressem- 
blant au lapis-lazuli. : 

Les plus vêtues de ces femmes portaient une che- 
mise en toile bleue, à longues manches, presque 
aussi amples que la chemise elle-même. Elles retrous- 
sent ces manches et les lient derrière leurs têtes quand 
elles travaillent. Cette tunique est jusqu’à la cein- 
ture ouverte par devant comme la chemise d'un 
homme. a 

Les moins vétues portent une espéce de voile dans 
lequel elles se drapent, mais les bras et les épaules 
restent nus. 

Ce sont en somme de fort belles créatures, avec des 
yeux magnifiques, bordés de koh’o/ (galéne au sul- 
fure de plomb pulvérisé), des dents blanches et bien 
alignées, le nez aquilin, les joues rondes, le col long, 
des bras et des jambes qui pourraient servir de mo- 
déles & des statuaires. 

Les enfants, filles et garcons, au-dessous de sept 
ans, n’ont pas de vétements. 

La halte dura deux ou trois heures. Pendant ces 
deux ou trois heures, les femmes nous apportèrent 
des gâteaux, du pain frais, du bassida, du lait, et 
allumèrent nos pipes. 

Il fallut remonter à dromadaire. Hommes et femmes 
nous donnèrent la main et nous souhaitèrent bon 
voyage. 

Dès notre arrivée, un courrier avait été envoyé au 
chérif pour lui annoncer que j’approchais, et que le 
lendemain matin nous serions à Abou-Arich. 

Le reste de la nuit se passa sans accident. 

Le pays que nous traversions changeait d'aspect. 
Nous passions tout doucement, de la solitude de la 
montagne et du désert de la plaine, à une contrée 
cultivée et habitée. 

À deux lieues de distance, au milieu des arbres do- 
minant une plaine d’un aspect tourmenté, nous aper- 
cûmes les forts d'Abou-Arich, forts qui rappellent 
de loin ces châteaux du moyen àge dont on re- 
trouve les ruines dans les Vosges et sur les bords du 
Rhin. 

Au milieu de ces forts, on reconnaît à son impor- 
tance la maison de récente construction habitée par le 
chérif, son fils et ses femmes. Les autres forts sont 
habités par ses frères. 

Ces bâtiments sont de construction arabe. Rien 
n'a changé depuis Grenade et Cordoue; c’est un spé- 
cimen très-curieux de l'architecture du douzième 
siècle. 

A une lieue d’Abou-Arich à peu près, le chérif 
Mansour ralentit à dessein le pas. J'ignorais qu’il eût 
envoyé un messager, mais je connaissais assez les 
Arabes pour me douter qu'il attendait quelque chose. 
De mon côté, pour ne point donner ces signes d'impa- 
tience qui chez les Arabes sont indignes d'un homme, 
je me gardai d'interroger. 

Tout à coup le chérif étendit la main dans la direc- 
tion d'Abou-Arich, et me montra un nuage de pous- 
sière en me disant : 

— Voici le chérif Hussein qui vient te recevoir. 

Je m'inclhinai devant cet honneur, et nous nous 
remimes en marche assez rapidement pour épargner 
à sa seigneurie le plus de chemin possible, Au bout 
d'un quart d'heure, les deux troupes s'étaient re- 
jointes ou plutôt s'étaient arrêtées à cinquante pas 
l'une de l'autre. 

Je mis pied à terre, le chérif Hussein en fit autant; 
je m'avançai ver’ lui, Jui vers moi; nous nous don- 
nimes la poignée de main maçonnique et l'accolade 
en usage, 


. Le chérif Husseïn était un homme de quarante- 
cinq ans, au visage basané et plein de caractère. IL 
avait le front très-élevé et couvert de rides, les yeux 
noirs et trés-percants, occhi griffani, comme dit 
Dante; le nez droit, petit, bien fait, peu de barbe, 
quoiqu'il la portât entière; ce peu de barbe gri- 
sonnait. 

Il portait un beau cachemire rouge, roulé en forme 
de turban autour de sa téte; il était vétu d’une abbaia 
en drap écarlate, dont le collet était brodé et la dou- 
blure galonnée. Sous cette abbaia, il portait une che- 
mise en étoffe de Trébizonde, claire comme une gaze, 
avec des manches brodées à la façon de la dentelle. 
Cette chemise trainait jusqu’à terre. 

Le tout était serré autour du corps par une cein- 
ture de maroquin rouge, brodée d'or, large de six 
doigts. A cette ceinture étaient, d’un côté, son poi- 
gnard, et près du poignard la petite sacoche où il en- 
fermait son Coran. Il tenaità la main, selon la coutume 
des Arabes de l'Yémen, son sabre dans le fourreau. 

Il était entouré de plus de cent cavaliers. Ces cent 
cavaliers étaient tous de sa famille. C’étaient son fils, 
ses frères, ses neveux, ses cousins. Tous étaient splen- 
didement vétus, et portaient des lances, des sabres, 
des poignards. Les fusils étaient abandonnés aux 
domestiques. Is avaient tous de trés-beaux chevaux. 
Le chérif montait une jument, les juments ayant 
Vallure plus douce. 

Derrière cette troupe d’hommes venaient une quin- 
zaine de négres magnifiques, armés de fusils garnis 
dargent. Ils étaient vétus d’une simple chemise en 
étoffe bleue, avec turban pareil. 

Le cortége était complété par cing ou six eunuques 
abyssins. Un de ces eunuques tenait un parasol en 
étoffe rouge, dont il ombrageait le chérif Hussein, 
nains près de lui, faisant autant de pas qu'il en 

aisait. 

Ils étaient vêtus en étoffe de nankin des Indes. Ils 
avaient la tête couverte d’un turban de mousseline 
des Indes blanche très-coquettement roulée; une des 
extrémités de l’écharpe leur passait sous le menton et 
pendait derrière leur épaule. Ce turban ajoutait au 
caractère féminin de leur visage. 

C'était, avant ses parents mêmes, la garde person- 
nelle du chérif. C’étaient ses ordinaires, comme on 
disait des quarante-cing du roi Henri III, les exécu- 
teurs de ses ordres les plus secrets, au besoin ses 
bourreaux, ses muets. 

La férocité de ces espèces de monstres ne pourrait se 
comparer qu’à celle du serpent, dont ils avaient le 
mouvement souple et le caractère rampan'. Le chérif 
Hussein leur eût ordonné de tuer tous ses parents, 
depuis le premier jusqu'au dernier, son fils compris, 
qu'ils eussent obéi sans sourciller. 

C'était parmi eux qu'il avait choisi son khesnadar, 
ministre des finances; son sahab-el-tàba, garde des 
sceaux; son vizir, ministre de l’intérieur et de la 
police. Au reste, ces malheureux étaient d'une bra- 
voure inouie; dévoués jusqu'à la mort, ils se fussent 
fait tuer pour leur maître. La nuit, ce sont eux qui 
montent la garde près du chérif; le jour, ce sont les 
introducteurs des étrangers. Si une femme du chérif 
désire lui parler, elle n’y parvient que par l'entremise 
d'un de ses eunuques. Il en est de même de ses 
fils et de ses parents. Ces eunuques sont en général 
des Abyssins qu'on achète esclaves et tout enfants. 
Ce sont des prêtres cophtes qui les vendent. ; 

Toutes les cérémonies de ma réception accomplies, 
on fitapprocher un cheval que le chérif Hussein avait 
amené avec lui, Je me mis en selle, et nous nous 
acheminâmes vers Abou-Arich. Aux portes de la ville, 
hommes, femmes, enfants, qui avaient vu sortir le 
chérif, attendaient sa rentrée. 

Nous étions au 4°° octobre. 


L’ARABIE HEUREUSE. 17 


On m'installa provisoirement dans un kiosque bâti 
au milieu d’un jardin près de la forteresse. 

J'y restai un jour seulement. ee 

Tout en laissant le kiosque à ma disposition, le 
chérif fiussein me fit conduire, le 3 octobre, à ma 
véritable demeure. C'était une forteresse aussi, pres- 
que aussi considérable que celle du chérif lui-même. 
J'y trouvai plusieurs grands appartements décorés de 
pattes posées sur le parquet, d’arabesques sculptées 
dans la muraille, de peintures, de fleurs et d’étagéres, 
le tout brillant de ces couleurs que les Arabes ont 
seuls le secret de conserver vives sans les faire 
crues. 

Dans les antichambres se tenaient les gardes et la 
domesticité. La garde se composail de Kobailles (Ka- 
byles) des montagnes; la domesticité, de nègres. 

De ces antichambres on passait dans un divan ou 
salle de réception. Ce divar était beaucoup plus grand 
et beaucoup plus orné. Il était dallé en marbre, le 
plafond se composait d’arabesques dont le fond était 
une petite glace. 

Posé sur le sol et adhérent de tous côtés aux murs, 
s'étendait le siège qui donne son nom à l’appartement, 
— le divan; — il était recouvert en très-belle étoffe 
de l'Inde, soie et laine, et supportait des coussins 
divisibles, mais posés l’un sur l’autre sans inter- 
ruption. 

Dans ce divan quatre portes étaient percées. Elles 
se faisaient face, formant la croix grecque. L'une de 
ces portes était celle par laquelle on entrait. Celle qui 
lui faisait face donnait dans la chambre à coucher. 

Tout cela était dominé par une terrasse d'où on 
découvrait entièrement le pays, et au pied des mu- 
railles la ville d’Abou-Arich. Du haut de cette 
terrasse, je comptai les citadelles. Y compris la 
mienne, non compris celle du chérif, il yen avait 
vingt-deux. Hors de la ville était la citadelle du chérif 


Hussein, qui, près des autres, semblait un géant. En- 


effet, on eût pu y loger dix mille hommes. En cas de 
révolte, le chérif Hussein pouvait de la sienne pulvé- 
riser toutes les autres. 

La ville est couchée dans une vaste plaine ouatée de 
moussoudks et de jasmins. A deux lieues à peu près 
de la ville s'étendent des forêts de ces deux ar- 
bustes. 

Les intervalles sont remplis de hautes herbes qui 
servent de pâturage aux animaux domestiques, ct 
tachetés de champs de trèfle et de luzerne dont 
=a sombre tranche avec leur vert maladif et 

CA 

La ville se compose de constructions en pierre et 
de constructions en bambous. Ces constructions se 
divisent en maisons particulières et en carayansérails, 
en maisons d'été et en maisons d'hiver. 

Les caravansérails, où les marchands déposent 
leurs colis, sont construits en brique cuite, et n'ont 
qu'un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée. 

Comme architecture, ils n'ont rien de remar- 
quable. 

Les maisons sont ou rondes ou carrées ou rectan- 
gulaires. Elles sont construites en charpente, et re- 
couvertes, au lieu de chaume, en toulles de hachich 
qu'on lie avec des cordes. 

Le chérif Hussein n'avait pour habitation que sa 
citadelle, Le récit du principal épisode de sa vie fera 
comprendre ce culle de la forteresse. Hussein, suc- 
cesseur d'Ali, roi de l'Yémen, était l'ainé d'une quin- 
zaine de frères. Dix Ventouraient comme une garde 
à Abou-Arich. Au nombre de ces dix frères était le 
chérif Hammoud, 

Hussein était fils d'une négresse. Ses autres frères, 
tous fils de blanches, se voyaient avec peine primés 
par le mulâtre. 

En même temps les Anglais, qui possédaient Aden 


depuis 4839, avaient les yeux sur tout le pays, et 
principalement sur le littoral de la mer Rouge. 

Hammoud, qui avait l'intention de se révolter, se 
mit en communication avec eux. 

Hussein, pour traiter ses fréres en princes, et en 
même temps pour les avoir sous sa main, leur avait 
donné à chacun, aux appointements de 500 talaris par 
mois, l'administration d’un des districts de ses états. 

Ainsi l’un commandait à Loheïa, l'autre à Djézan, 
un troisième à Hodeïda, un quatrième à Moka, et 
ainsi de suite. 

En cas de révolte de l’un, les neuf autres étant à sa 
solde, il pouvait les réunir contre lui. 

Hammoud, ayant fait son traité avec les Anglais, se 
révolta. 

Chaque année, à l'époque du Ramadan, toute la 
famille se réunit à Abou-Arich. Cette année-là, Ham- 
moud, qui n’avait encore rien laissé transpirer de ses 
projets, se réunit avec les autres. 

Seulement, Hussein connaissait les dispositions de 
son frère : il savait ses relations avec les Anglais: il 
savait que les Anglais lui avaient promis le chérifat 
d’Abou-Arich et lui avaient fourni de la poudre et des 
boulets ; qu’il avait fait des conventions secrètes avec 
des tribus de Kobailles, qui s'étaient mises à son ser- 
vice; qu'il avait enfin engagé des Turcs, surtout des 
artilleurs. 

Il ne lui en fit pas plus mauvaise mine, mais il se 
tint sur ses gardes et s’assura le concours de ses 
autres frères. 

Chérif-Hammoud fut appelé près de Chérif-Hus- 
sein pour lui rendre compte de sa conduite. Ham- 
moud nia tout, et fità son frère mille protestations 
de dévouement. Hussein, qui voulait voir jusqu'où 
irait sa trahison, feignit de le croire, ‘tout en faisant 
un signe convenu à ses eunuques. Ce signe était 
l'ordre de charger les canons de sa terrasse. Les autres 
frères, qui avaient assisté à la conférence et qui s'é- 
taient engagés envers Hussein, se retirèrent aussi sur 
un signe, chacun dans sa forteresse. 

Rentré dans la sienne, Hammoud signala haute- 
ment sa trahison en faisant feu sur la citadelle de son 
frère. Il avait introduit dans la sienne 500 Kobailles 
et une douzaine de canonniers tures et arabes. Le 
chérif Hussein était prêt à repousser l'altaque. Sa 
riposte au feu de Hammoud’ fut le signal pour 
les neuf autres frères de faire feu à leur tour. On 
tira tout un jour et toute une nuit, les boulets se 
croisant au-dessus de la population d’Abou-Arich. 

Enfin, au bout de vingt-quatre heures de canon- 
nade, la citadelle d'Hammoud s’écroula, et le rebelle 
fut obligé de venir à discrétion demander le pardon de 
son frère. 

Contre toutes les traditions de la politique arabe, 
Chérif-Hussein se contenta de lui enlever son com- 
mandement, qu'il donna à un autre de ses frères, le 
chérif Heider. 1i lui fit grâce de la vie; seulement il 
le forcade se fixer à Abou-Arich, et l'appauvrit au 
point qu'il ne fût plus à craindre. 

Dans cette position, Hammoud feignait de se repen- 
tir. Je le vis pendant mon séjour à Abou-Arich, et je 
suis convaincu que ce repentir n'élait pas vrai, 

C'était un an après ces événements, à l'anni- 
versaire même du Ramadan, que j'arrivais chez 
le chérif Hussein, et que celui-ci m'inilia à ses 
projets. 

Une fois arrivé à Abou-Arich, lo voyage terminé, 
je commençai mon jeûne au moment où les autres 
allaient finir le leur. Je n'ignorais pas qu'en ma qua- 
lité de nouveau converti tous les veux étaient fixés 
sur moi, Jene devais done, sous le rapport de l'exé- 
cution de mes devoirs religieux, laisser aucune prise 
à la critique, pis que cela, à la défiance. 

Tous les soirs, je faisais la prière Magh'reb avec le 

2 


48 L'ARABIE HEUREUSE. 


chérif et sa famille. Cette prière était suivie du repas 
du soir. 

Après le souper on se dédommageait du silence qui 
avait régné pendant le repas. 

Je ne sais quels étaient les sujets d'entretien avant 
mon arrivée, mais depuis cette arrivée les deux grands 
textes de conversation étaient la religion chrétienne 
etla France. 

Ces deux sujets de conversation, non pas épuisés, 
car ils étaient inépuisables, mais remis au lendemain, 
on parlait science. Le chérif Hussein étaitexcellent 
astronome. Selon les Arabes, il lisait non-seulement 
dans les cieux, mais encore dans l'avenir. 

Le terme du Ramadan arriva pour tout le monde, 
excepté pour moi. Il fut annoncé par vingt et un 
coups de canon, et les trois jours de fête qu'on nomme 
chez les Turcs le Koutehéc-Beiram, et chez les 
Arabes Atd-el-Segh’ir, c'est-à-dire la petite féte, com- 
mencérent. Cette petete fête est la Pâque des musul- 
mans. A. propos du Koutchéch-Beiram, toute la 
population musulmane s’émeut, du Caucase à la 
côte de Zanguébar. Les musulmans mettent leurs 
plus beaux habits et font faire des habits neufs à 
leurs enfants. Ils se visitent, comme nous faisions au 
jour de l’an avant l'invention des cartes, pauvres et 
riches indistinctement, ne faisant pas de différence. 
On prend du café, on vous offre des confitures et des 
bonbons. Les grands retiennent auprès d’eux les per- 
sonnes de leur intimité, et l'on dine et soupe en- 
semble. 

Chérif-Husseïn était excessivement généreux pen- 
dant ces trois jours. Ces trois jours devaient lui coûter 
une cinquantaine de mille francs, qui ici en repré- 
senleraient deux cent mille : à Abou-Arich, on vit 
grandement avec cinq sous par jour. 

Le Beïram est le jour des présents; mais, au lieu 
que ces présents se fassent de supérieur à inférieur, 
comme chez nous, ils se font d'inférieur à supérieur. 
C'est que ces présents sont intéressés : comme on dit 
chez nous, on donne un œuf pour avoir un bœuf. 

Des gens complétement étrangers à son principalat, 
entièrement hors de sa juridiction, des gens attirés 
par la réputation de générosité du chérif Hussein, 
venaient de trente, quarante, cinquante lieues. Ils 
amenaient avec eux des bœufs, des chameaux, des 
dromadaires, des moutons, des mules. Le chérif 
recevait les donateurs, les gardait quinze jours, trois 
semaines, un mois, le temps qu'ils voulaient rester. 
Puis, lorsqu'ils venaient prendre congé, on leur don- 
nait quatre fois la valeur de leur présent. 

J'ai vu des Arabes lui amener leur fille. Le cadeau 
dans ce cas était proportionné à la beauté de l'enfant 
et à la condition du père. C'était un double calcul. 
Si la fille devenait favorite du chérif, le père s'en 
ressentait. 

Mon cadeau à moi fut l'investiture. 

Le premier jour du Beiram, Chérif-Hussein m’en- 
voya son vizir et plusieurs membres de sa famille 
pour m'accompagner dans la visite que je devais lui 
faire. Artivé chez lui, il me reçut au milieu de toute 
sa cour, me fil offrir pipe et café, non pas comme à 
un inférieur, mais comme à un égal, sinon en pouvoir, 
du moins en connaissances. Je me doutai qu'il avait 
quelque bonne intention à mon égard ; mais, comme 
nous n'avions eu encore aucune conférence à l'endroit 
des services qu'il pouvait attendre de moi, j'ignorais 
quelle était celte intention. 

Lorsque la foule fut un peu écoulée et qu'il ne se 
trouva plus entouré que de sa famille et de ses princi- 
paux employés , il me fil asseoir à côté de lui et me 
dit : 

— Hadji, je l'ai fait venir de la Mecque parce que 
je connaissais ta science, ton courage el (a sagesse; 
je Vai fail venir non pas pour te donner près de moi 


une place inférieure ; je sais ce que tu vaux, tu es des 
miens. Je vais donc te conférer un commandement 
qui te fera ici l’égal de tous, et, en mon absence, le 
supérieur de tous. 

Il fitunsigne, et ses eunuques apportèrent mou 
cadeau. C'était un sabre de vermeil très-riche, un 
turban de cachemire, et le manteau rouge de serdar, 
titre correspondant a celui de généralissime de ses 
troupes. ; 

Revélu de ce costume, j'avais le pas sur tout le 
monde, même sur ses frères. J'étais son second. 

Tandis que l’un de ses ministres lisait aux assis- 
tants le firman qui m'élevait à celte dignité, je fus 


écrasé des compliments de tous ceux qui mentou- 


ralent. 

Lorsque j’eus le sabre à mon côté, le turban sur la 
tête, le manteau sur les épaules, le chérif Hussein 
me donna l’accolade, ses frères en firent autant, et 
nous passämes dans la salle du déjeuner, où ne res- 
tèrent rigoureusement que sa famille et ses ministres. 

En me quittant, Chérif-Hussein me prit à part. Il 
me dit : = 

— Hadji, j'ai de grands projets; nous en causerons 
avec détail dans un moment plus favorable; je 
compte d’ayance sur ta prudence et ta discrétion. 

Je sortis, accompagné du jeune Hussein, son fils, 
et de ses frères et neveux, qui me reconduisirent 
avec mon escorte jusqu’à ma forteresse, distante d’un 
quart de lieue à peu près de celle du chérif. 

À partir de ce moment, j'eus une garde d'honneur. 


Le lendemain, le chérif me rendit ma visite avec : 


tous ses frères. Le mois d'octobre se passa en visites 
et en causerics. Mais, le Ramadan terminé, le chérif 
me fit inspecter à cheval Abou-Arich et ses forléresses. 
Le tour de la ville achevé, nous rentrâmes dans la 
citadelle de Husseïn. 

Là, il me demanda mon avis sur la défense d’Abou- 
Arich, me priant de lui parler sincèrement. Tl avait, 
disait-il, des projets pour lesquels l'appréciation 
exacie de la force qu'il pouvait opposer à une 
armée européenne lui était nécessaire. 

Je lui fis répéter une seconde fois qu'il désirait que 
je fusse sincère. Il ne m'en pria pas, il lexigea. 
C'était grave à lui dire. 


VI 


Le chérif croyait Abou-Arich beaucoup plus fort 
qu'il ne l'était réellement. 

Il avait trois ennemis principaux. . 

Le premier, l'imam de Sana, mécontent de voir 
l'Yémen entre les mains d'un rival; le second Ait 
d’Assir, qui pouvait faire, du jour au lendemain, in- 
vasion dans les Etats du chérif; enfin, troisièmement, 
les Tures, qui en étaient aux pourparlers pour recon- 
quérir l'Yémen, mais qui pouvaient en venir à la force 
ouverte. 

Tant qu'on n'aurait affaire qu’à Pimam de Sana et 
à Ail d’Assir, à moins d’on déploiement considérable 
de forces de la part de l'un ou de l'autre de ces deux 
princes, on pouvait encore les repousser. Mais si l'on 
arrivait à avoir affaire à des troupes régulières, ins- 
truiles à l'européenne, il était évident qu’Abou-Arich 
ne pouvait résister à notre stratégie moderne. 

Cette affirmation à l'endroit des troupes régulières, 
instruites à l'européenng, paraissait singulièrement 
le préoccuper. Il essaya alors de défendre sa ville. Il 
me vantait la hauteur de ses murailles, la force de ses 
vingt-deux citadelles. 

Je lui répondis que c'était justement cela qui fai- 
sail sa faiblesse. 

Hussein fronça le soureil et crut que je voulais me 
moquer de lui, J'essayai de lui expliquer alors que, 


— is 


L’ARABIE HEUREUSE. 19 
———————————————————————————————————— EE 0.000 


depuis l'invention du canon, le système de défense 
des villes avait complétement changé. 

Abou-Arich était une véritable cité du moyen âge, 
construite pour résister aux traits, aux machines de 
guerre et à l'escalade, mais facile à incendier avec la 
plus petite fusée, à battre en brèche avec du canon, 
ses murailles, dans leur plus grande épaisseur, 
n'ayant pas plus de trois pieds. 

Le chérif me demanda alors comment étaient faits 
les remparts des villes européennes. 

Je lui dis que la France avait produit, il y avait 
deux cents ans, un homme de génie nommé Vauban, 
qui avait compris que plus les murailles étaient éle- 
vées, plus elles étaient faibles, puisque par leur élé- 
vation même elles donnaient prise au canon. Dès 
lors, on avait creusé au lieu de bâtir. Puis, complétant 
son propre système, Vauban avait inventé les paral- 
lèles, les cavaliers de tranchée, le tir à ricochet. Il 
avait changé la marche des sapes, il avait fait de 
l'attaque et de la défense d’une ville une espèce de 
partie d'échecs, dont on pouvait d'avance, non-seule- 
ment prédire le résultat, mais du résultat indiquer le 
jour et l'heure. 

Je voyais que, sans repousser entièrement ce que 
je lui disais, mes paroles produisaient en lui un 
étonnement qui approchait du doute. Il me pria de 
lui rendre, si la chose était en mon pouvoir, la 
démonstration sensible. Je demandai à remettre la 
chose au lendemain, mais son imagination était 
montée. 

— Pourquoi pas aujourd'hui? me demanda-t-il. 

— Alors, lui répondis-je, je dois aller prendre cer- 
tains instruments chez moi. 

— Va, me dit-il, et reviens. 

Je sortis, non pas pour aller chez moi, où je n'avais 
rien à prendre, mais pour lui faire dire par un de ses 
eunuques que je désirais, pour les explications que 
j'avais à lui donner, rester seul avec lui, ou du moins 
n'avoir pour témoin de notre entrelien que les per- 
sonnes dans lesquelles il avait toute confiance. 

L'heure de la sieste approchait. Il pouvait donc 
sans affectation se débarrasser des importuns, 

Quand je rentrai près du chérif, je vis que son frère 
et son neveu Abou-Taleb et Abd’el-Mélek étaient res- 
tés seuls avec lui dans son appartement. 

Le chérif Hussein me demanda alors pourquoi 
j'avais employé celle ruse pour demeurer seul avec 
Jui et quelle cause m'avait empêché de parler devant 
les autres assistants. 

Je m'inclinai devant lui, et d’un signe lui montrai 
son frère et son neveu. 

— Tu peux parler devant eux, me dit-il; je suis 
seul quand je suis avec Abou-Taleb et son fils. 

— Seigneur, lui dis-je, comme rotre entretien doit 
avoirpour but de te montrer la faiblesse d’Abou-Arich, 
toujours au point de vue européen, je n'ai point 
voulu te signaler les points faibles devant des 
élrangers. 

— Ceux qui étaient là n'étaient point des étran- 
gers, répondit le chérif Hussein ; c'étaient mes frères. 

— Des frères sont quelquefois plus dangereux que 
des élrangers, lui répondis-je; témoin le chérif 
Hammoud. 

Hussein réfléchit un instant, puis, me tendant la 
main : 

— Tu es un homme sage, dit-il; parle, nous 
sommes seuls. 

Hussein était assis sur des lapis, Abou-Taleb et 
son fils se tenaient debout, 

Abou-Taleb était un homme trés-distingué. Le ché- 
vif le traitait d’égal à égal, S'il y avait en lui quelque 
impatience d'entendre mes explications, celle impa- 
tience ne paraissait dans aucun des traits de son visage. 

Le jeune homme n'était point aussi complétement 


maître de lui-même. Ses grands yeux vifs et intelli- 
gents témoignaient de sa curiosité. 

Un coup d'œil me suffit pour me rendre compte 
de tout. 

Je me retournai, et voyant que, selon son habi- 
tude, Sélim m'avait accompagné et se tenait debout à 
la porte, je lui ordonnai d’aller me chercher la valeur 
d'une couffe, c'est-à-dire un boisseau et demi, de ce 
sable rougeatre et argileux avec lequel les Arabes font 
de la poterie et des briques. Il obéit. Hussein atten- 
dait trés-tranquillement. Dix minutes après, l'argile 
était à ma disposition. 

— Montons sur la terrasse, dis-je au chérif. 

Nous montämes. Celte terrasse était un immense 
carré, avec un vide au milieu éclairant la cour. 

En Arabie, le sable remplace les cartes; à l’aide du 
sable on prédit l'avenir. 

Aussi, quand le chérif Hussein me vit demander du 
sable, crut-il naturellement que c’était pour me livrer 
à quelque opération magique; ce qui ne l’étonnait 
aucunement. Il fut bientôt détrompé. Ce que je veu- 
lais faire avec cesable, c'était la circonvallation d'une 
forteresse. 

Je pris sa citadelle pour base. Je fis un plan en re- 
lief des fortifications que j'y eusse appliquées comme 
ingénieur, si j'eusse été chargé de la fortifier. 

Je figurai les fossés s'enfonçant au pied des rem- 
parts, les remparts ne dépassant les talus extérieurs 
que de deux ou trois pieds. J’essayai de lui faire 
comprendre ce que c’est qu'un redan, et comment les 
feux se croisent; ce que c’est qu'un cavalier, une 
demi-lune, une redoute, une lunette. 

Après lui avoir expliqué le système de défense, je 
lui démontrai le système d'attaque. Je traçai une 
tranchée, je figurai une sape, je parvins à Jui faire 
comprendre ce que c'était que le tir à ricochets. Enfin 
je fis le plus concisément et le plus simplement pos- 
sible la théorie d’un siége, attaque et défense. 

A partir du moment où j'avais commencé ma dé- 
monstration, Hussein avait été tout yeux, lout oreilles. 
Il ne comprenait pas tout, mais le peu qu'il comper- 
nait lui donnait le désir de comprendre davantage. 
Alors il insistait, me faisait répéter jusqu'à ce qu'il 
comprit parfaitement. La démonstration dura jusqu’à 
l'heure de la prière. Il n'y eut ce jour-là ni sieste ni 
visites ; il renvoya toutle monde. J'étais en ce moment 
l'univers à ses yeux. 

Chérif-Abou-Taleb et son fils ne prenaient pas 
moins d'intérêt que Hussein à cette lecon de stratégie. 

J'ai dit que tout ce travail avait été fait au point de 
vue de sa citadelle, qui, de cette façon, pouvait dé- 
fendre la ville, et, en cas de rébellion, s'imposer à elle. 
Il comprit parfaitement quelle supériorité un pareil 
travail exécuté lui donnerait comme défense contre 
l'étranger et comme domination sur sa ville. 

Sa première demande fut : 

— Combien te faudrait-il de temps peur exécuter 
ce que tu viens de me montrer? 

— Avant de te satisfaire sur ce point, répondis-je, 
il est nécessaire que je connaisse tes moyens d'action, 
c'est-à-dire les bras, les matériaux et l'argent. 

— Explique-toi, demanda-t-il, 

— Je désire savoir combien de terrassiers tu peux 
mettre & ma disposition, 

— Autant que tu en voudras, me répondit-il. 

— Quel salaire leur donneras-tu? 

Chérif-Hussein ne comprit pas ou ne voulut pas 
comprendre. 

J'insistai. 

— Je leur donnerai la nourriture, dit-il. 

Celle nourriture consistait en un pain de millet, 
un peu de riz, un peu de beurre, quelques dattes, et 
cing ou six pipes de tabac, Cela faisait à peu près cing 
sous par homine, 


où L'ARABIE HEUREUSE. 


— Pour de pareils travaux, lui répondis-je, cela ne 
suffit pas. 

— Enfin, ajouta-t-il, le travail fini, je leur donnerai 
un habit. 

C'était, après deux ou trois ans de travaux, leur 
promettre une prime de quarante sous. 

Je lui répondis encore que cela ne suffisait pas; que, 
surtout sous ma direction, à moi étranger, il y aurait 
des révoltes. Il m'interrompit. 

— Je ferai couper le cou aux révoltés. 

— Chaque cou coupé, lui répondis-je, fera deux bras 
de moins, sans compter que tes ennemis, en voyant 
les travaux que tu feras, auront l'idée d’en faire de 
pareils, ou, s'ils ne l'ont pas, au moins de tenlever 
ton monde. 

— Mais combien te faudrait-il d'hommes? me de- 
manda-t-il. 

— Cinq mille, répondis-je. 

— En combien de temps auront-ils achevé? 

— Quelles sont les heures de travail constituant une 
journée? 

— Depuis le lever du soleil jusqu'à dix heures ; 
depuis trois heures jusqu’à la prière du soir. 

— C'est trop pour la nourriture que tu leur offres. 
Ils mourront à la peine, et les fortifications s’arréteront 
faute de bras et tu ne trouveras peut-être pas à les 
renouveler. 

— Mais, pour qu’ils travaillent dix heures, que 
faut-il donc leur donner? 

— Double ration et une solde régulièrement payée. 

Il regarda son frère comme pour l’interroger. 

— Hadji me semble dans le vrai, répondit celui-ci. 

— Eh bien! reprit le chérif Hussein, supposons que 
j'accorde ce que tu demandes, combien de temps te 
faudra-t-il? 


— Il me faut des aides, je ne saurais entreprendre 


seul un pareil travail. 

— Quels sont ces auxiliaires dont tuas besoin? 

— Des conducteurs de travaux. 

— Où comptes-tu les prendre? 

— En France. 

— Comment feras-tu pour les avoir? 

— J'irai les chercher. 

Son regard se fixa de nouveau sur son frère. 

— Cet homme ne peut tout faire par ses mains, 
répondit Abou-Taleb. 

Hussein se retourna de mon côté. 

— Et situ partais, demanda-t-il, reviendrais-tu ? 

— Sans doule, puisque je l'aurais donné ma parole. 
Mais encore te faudrait-ilremplir certaines conditions. 

— Lesquelles? 

— Assurer une solde convenable à mes hommes, 
leur payer leurs frais de voyage, leur faire quelques 
avances d'argent pour qu'ils puissent quitter le pays, 
et enfin, une fois arrivés ici, leur assurer la liberté de 
leur culle et toutes sortes de protections au cas où ils 
seraient tourmentés. 

— À ton départ de la Mecque, le chérif Soliman, 
ton ami et le mien, ne L'a-til pas satisfait sur ce 
point? 

— Oui; il m'a même remis une note dont j'ai laissé 
copie au consul de France de Djedda ; mais je tiens à 
ce que la promesse me soit rénouvelée et aflirmée 
par lol. 

— Soil; mais combien te faudra-t-il d’ Européens? 

— Une vingtaine. 

— Combien leur faudra-t-il donner à chacun? 

— Mille talaris par an; de plus, cinquante francs 
au moins d'argent de poche en partant, leur passage 
payé jusqu'à Suez, leur logement assuré à leur 
arrivée, 

— Moyennant cela, se nourriront-ils ? 

— |ls sé nourriront. 

— Je te répondrai demain; mais, si je l'accorde 


tout cela, dans combien de temps tes hommes peu- 
vent-ils étre ici? 

— Dans quatre mois, car il me faut le temps de les 
aller chercher. 

— N'as-tu donc pas conservé en France quelques 
relations qui te dispensent de faire ce vovage? 

— Si fait, j'y ai ma famille et de nombreux amis. 

— Si tu chargeais tes amis de ’envoyer les hommes 
dont tu as besoin, n’obtiendrais-tu pas le même ré- 
sultat? 

— Ce serait plus long et moins sûr. 

Le chérif Hussein réfléchit, et sembla de nouveau 
demander conseil à son frère. 

Puis, secouant la tête : 

— Jamais, dit-il, jene consentirai à te laisser partir. 

— Pourquoi? douterais-tu de ma parole? 

— Non, mais un accident peut tempécher de re- 
venir. Choisis parmi {es amis un homme qui puisse 
te remplacer. £ 

— Ce n’est pas facile; et il faudra toujours lui 
envoyer de l'argent. 

— Nous le lui enverrons. 

— Il faut à cet ami de pleins pouvoirs signés de toi, 
il faut aux hommes qui se déplaceront la garantie 
qu'ils seront payés. 

— Par quel moyen arriver à ce résultat? 

— Tu désigneras un correspondant solvable à 
Alexandrie, et chez lequel on puisse se renseigner 
et prendre l'argent nécessaire. 

— N’es-tu pas là pour leur répondre? 

— Ma caution ne leur donnera point l'argent 
nécessaire à leur voyage. 

Hussein réfléchit encore. Puis il ajouta : 

— Mais enfin, quand j'aurai fait tout ce que tu 
désires, combien de temps te faudra-t-il pour exécuter 
celte œuvre, qui, pour nous autres Arabes, n'aura pas 
besoin d’être aussi formidable que dans ton pays. 

— Il me faudra trois ans. 

Avec les Arabes on ne doit jamais hésiter. 

— Trois ans! répéta-t-il, c’est bien long. 

Et il se mit à marchander le délai. : 

— Je ne crois pas, répondis-je, que l'on puiss 
arriver plus vile. Au reste, tu seras la pour inspecter 
les travaux. Si, au bout d’un an, tout est fini, tant 
mieux ! 

— Mais enfin tu ne comptes pas faire ces travaux- 
là avec le même soin que tu les ferais dans ton pays? 

— Je comple les faire le mieux possible, afin que 
si, par hasard, les Anglais venaient Vatlaquer, tu pusses 
résister même aux Anglais. 

Au mot Anglais, je vis que j'avais touché juste. Il 
tressaillit, et, comme lorsquele briquet frappe sur la 
pierre, une étincelle jaillit de ses yeux. 

— Car enfin, continuai-je, ton intention, en for- 
lifiant ta citadelle, est de te rendre inexpugnable. Les 
Anglais sont d'autres hommes que les gens de Sana, 
les gens d’Assir et même les Égyptiens. Ils ont des 
ressources contre lesquellesil faut que tu te prépares. 
Tes murs une fois construits, il te faudra des canons, 
il te faudra des projectiles. 

— J'en ai, des canons. 

— En mauvais état. 

— Nous en achèlerons d'autres. ; 

— Où? l'Iude ne Ven fournira pas, l'Egypte pas 
davantage. 

— Mais la France? l'Amérique ? 

— Cela, c'est autre chose. Puis, quand tu auras les 
pièces, tu n'auras que le bronze ou la fonte; il te 
faudra des ouvriers pour faire tes affûts. 

— J'ai des menuisiers. 

— Quels menuisiers? 

— Tu les dirigeras. 

— Et du bois, et du fer? 

— Nousen tirerons d'Europe, 


: L'ARABIE HEUREUSE. 21 


mm 


— Il faut de l'argent pour cela, beaucoup d’ar- 
gent. 

— Combien ? 

— Je ne puis évaluer la dépense que les mesures 
prises, que le devis de chaque chose dressé. 

—- Mais enfin, à peu près? 

— Mets un million. ; 

C’était bien peu qu'un million, mais j'espérais que, 
une fois engagé dans l'affaire, il la pousserait jusqu'au 
bout. 

— Un million, répéta-t-il, c'est beaucoup; ne peut- 
on pas faire la chose à meilleur marché? ; 

— Ton pays te rapporte dix millions; bien admi- 
nistré il peut ten rapporter quinze; ce n’est pas trop 
de dépenser un million ou deux pour le conserver. | 

— Qui La dit que mon pays rapportat dix mil- 
lions ? 

— Je le sais. 

— N'importe! c'est beaucoup, un million. 

— La dépense se fera sous tes yeux; tu la surveil- 
leras toi-même. Du reste, en te disant un million, 
j'ai la conviction que cette somme sera insuffisante. 

— Hum! fit Hussein, toujours regardant son 
frère. 

— Et je ne te dis rien des soldats, continuai-je; 
ce sera l’objet d’une autre conférence, et je Ven par- 
lerai plus tard. 

— Un million! répéta-t-il. 

En ce moment la priére sonna. 

— Écoute, me dit-il, je te rendrai réponse sur 
tout cela. D'ailleurs, j'ai à te parler d’autres choses 
encore. 

— Je le sais, lui répondis-je. 

Il me regarda avec étonnement; mais, comme la 
prière du soir était criée, nous nous mimes à la 
prière, à laquelle le repas succéda. 

Le repas fini, le chérif Hussein prit congé de moi 
sans me dire un mot de plus. Je connaissais les 
Arabes, leur avarice, leur défiance. Les questions 
d'Hussein ne m'avaient donc point élonné; mais, 
en revanche, elles m'avaient énormément fatigué. 

Le même soir, je reçus la visite de plusieurs des 
frères, et entre autres du chérif Hammoud, qui, sa- 
chant ma longue conférence avec leur aîné, venaient 
pour tacher de tirer de moi quelque renseignement, 
tandis que leurs domestiques essayaient de faire par- 
ler Sélim et Hadji-Soliman, troisième serviteur qui 
me fut imposé à mon arrivée, ainsi qu'au chérif, 
par le parti fanalique ou ture, autrement dit le parti 
anglais. 

Le lendemain, le chérif Hussein me fit appeler. 
Je crus que c'était pour continuer la conversation sur 
l'attaque et la défense des places. Je me trompais. 
C'était pour me faire visiter un camp peu éloigné de 
sa forteresse, et où stationnaient une partie de ses 
Kobailles. 

Comme d'habitude, quelques-uns de ses frères 
l'accompagnaient. 

Ce camp était une agglomération d'une quaran- 
taine de douars, habités par trois mille hommes à peu 
près, avec leurs femmes et leurs enfants, une espèce 
de colonie militaire plutôt qu'un camp. Tous por- 
taient le même uniforme, si l'on peut appeler uni- 
forme une chemise en toile bleue et une somada 
qu'ils fixent à leur front au moyen des mèches de 
leurs fusils. 

Leurs armes étaient pour la plupart un fusil à 
mèche, un petitsabre qu'ils pendent, non pas au côté, 
mais à l'épaule, etun poignard à la ceinture. D'autres 
avaient la sagaye et le petit bouclier de bois. C'étaient 
les moins bien armés, mais les plus dangereux dans le 
combat. La sagaye, au reste, est une espèce d'arme 
d'honneur, un milieu entre la lance et le fusil. 

Tous ces hommes étaient des fantassins, Ils étaient 


organisés ou à peu près par compagnies de cent 
hommes, sous le commandement d’un naghib (capi- 
taine). Ce naghib subdivisait sa compagnie en petites 
escouades de dix hommes, auxquels il donnait pour 
chef un chaousse. 

Ces soldats et ces chaousses étaient les hommes du 
capitaine engagé, el tous loués par lui. 

Le chérif Husseïn les prenait pour un an, deux ans 
et trois ans. C’étaient, comme on voit, de véritables 
condottieri. 

Les douars qu'ils habitaient étaient composés de 
trente à quarante eschès. Chacun de ces douars, for- 
mant presque un cercle parfait, moins l'ouverture, 
qui pouvait se fermer par des branches de nabacks, 
était divisé en deux parties. 

La tente du chef occupe le milieu de la ligne. 

Il a les femmes à sa gauche, les hommes à sa 
droite. 

Les eschés sont séparés entre eux par un certain 
espace, le méme pour tous, et sont reliés par une 
palissade. 

Les cours circulaires, fermées par la ligne des 
tentes, sont occupées par les chèvres, les poules, les 
bestiaux. 

La tente du chef est naturellement beaucoup plus 
grande que les autres. 

La première qui se trouve en tête de la file droite 
est toujours vide. 

Elle attend le voyageur qui vient demander l'hospi 
talité. 

Tous ces hommes font le commerce d'éleveurs de 
bestiaux. 

Leur solde est si faible qu'ils n’en sauraient point 
vivre. Leur seul bénéfice est le pillage. Au repos, ils 
sont misérables, ayant peu ou point d'industrie. 

Les femmes sont aussi pauvrement vêlues que les 
hommes. Moins encore; elles se couvrent à peine. 
Elles sont chargées de faire la farine, d'aller chercher 
de l’eau, le bois, quelquefois à des distances très- 
grandes; d'entretenir la garde-robe de leur mari, 
entretien facile quand on a vu de quoi elle se com- 
pose; de faire leur cuisine, toujours très-frugale, et 
d'élever leurs enfants, c'est-à-dire de les laisser se 
rouler dans le sable. Tout cela pouvait être réjouis- 
sant à l'œil d’Hussein, mais avait fort peu de charme 
pour le mien. Je ne pus m'empêcher de demander à 
Hussein si c'était avec de pareils vagabonds qu'il 
comptait faire peur à ses ennemis, et surlout aux 
Anglais. 

J'appuyais toujours sur ce dernier mot, devinant 
que c'était contre les Anglais surtout que le chérif 
Hussein avait l'intention dese fortifier. 

— Mais, me dit-il, tu juges mal mes hommes; au 
combat, ce sont des lions. 

— C'est possible, contre des hommes pareils à 
eux, mais contre des troupes européennes, ils ne lien- 
draient pas dix minutes. En as-tu beaucoup comme 
cela ? 

— Je puis disposer de cent soixante-quinze mille 
hommes, me dit-il. 

C'était l'effectif de son armée. Il est vrai qu'avec les 
femmes et les enfants cela faisait près d'un million 
d'individus; les femmes, disons-le en passant, sui- 
vent leurs maris au combat, les excitent par leurs cris, 
leur portent de l'eau dans la mêlée et pansent les 
blessures, 

Tout cela n'était que de l'infanterie. 

— Mais ta cavalerie, mais ton artillerie, lui deman- 
dai-je, où sont-elles ? 

— J'ai une vingtaine d'Arnautes et de Tures déser- 
teurs; chacun de mes frères en a à peu près autant : 
voilà pour l'artillerie. J'ai ma famille, cing cents 
hommes à peu près; j'ai mes nègres et ceux de mes 
frères, cing cents autres; j'ai mes courtisans et ceux 


22 L'ARABIE HEUREUSE. 


de mes frères, un millier d'hommes; j'ai en outre les 
gens riches des villes, qui montent à cheval quand je 
les appelle à la guerre, trois mille à trois mille cing 
cents cavaliers. 

— Soit: mais tout cela n’est pas suffisant, ou plu- 
tôt ne le serait que dans le cas où l’on adopterait une 
sévère discipline. 

Hussein secoua la tête. 


— Oui, dit-il, jai souvent entendu parler par des 


Européens de la discipline; mais la discipline est 
chose impossible avec de pareils hommes. A peine 
obéissent-ils à des chefs qu’ils connaissent depuis l'en- 
fance ; comment obéiraient-ils à des gens qu’ils ne con- 
naissent pas. 

— Eh bien! il faut arriver à exercer les Arabes à la 
manière européenne. 

Husseïn secoua la tête. 

— Jamais nous ne réussirons, dit-il. 

— Essayons du moins, formons un noyau ; opérons 
sur un petit nombre d'hommes qui nous donneront 
une école de chefs. Chacun de ces chefs opérera à 
son tour sur dix, vingt, trente, cinquante, cent 
hommes, et peut-être vaincrons-nous la résistance. 
Engageons nous-mêmes des volontaires : donne-leur 
une somme double, triple; prends, si besoin est, le 
contingent dans ta propre famille, chez tes cousins, 
tes arrière-cousins, ce sera autant de naghibs futurs. 

Husseïn secoua encore la tête. 

— Dans ma famille? non! dit-il. 

Je compris qu'il craignait de masser contre lui- 
même ces forces, qui seraient d'autant plus dange- 
reuses qu’elles se trouveraient dans sa famille. En 
Orient, c’est encore dans la famille que se fomentent 
les révolutions. 

— Mais, ajouta-t-il, je trouverai cela parmi les 
grands de mes Etats. Puis, après une pause : 

— Combien penses-tu qu’il faudraitde millehommes 
disciplinés ? 

— Pour garder tout ton pays, qui se compose non- 
seulement de la province d'Abou-Arich, mais encore 
de tout le Théama, jusqu'au pays d’Aden, j'évalue 
qu'il te faut quinze mille hommes. Avec ces quinze 
mille hommes, tu pourras te faire craindre par les 
gens d’Assir et de Sana, et, bien plus, te faire respec- 
ter par les Anglais. Cela ne Vempéchera point d’avoir 
ta milice de réserve. 

— J'y penserai, répondit Hussein. 

A L'inspection faite, nous reprimes le chemin d’Abou- 
rich, 


VIT 


En approchant de la ville, nous traversdmes un de 
ses cimetières; c'était le cimetière commun. 

Les chérifs ont leur cimetière à eux, ou se font bà- 
tir des marabouts sur leur corps, afin de se sanctifier 
dans l'avenir. Les tombes sont creusées à trois pieds 
de profondeur. Les morts, après avoir élé lavés, les 
pauvres avec de l’eau, les riches avec des essences, y 
sont déposés, la téte tournée vers la Mecque, par 
conséquent au nord. Les tombes des gens riches sont 
indiquées par une pierre sur-laquelle est gravé un 
verset du Coran, 

Les gens pauvres jettent seulement un peu de terre 
sur les morts, ce qui permet aux chacals et aux hyènes 
d'en prendre leur part. A la tête et aux pieds, ils 
plantent une branche de palmier ou de naback. 

Les morts sont portés à lear dernière demeure sur 
un brancard ; ils sont couverts, si ce sont des chérifs, 
c'est-à-dire des descendants d'Ali, d'un cachemire 
vert ou rouge. Si ce sont des gens du commun, ils 
sont couverts de l'étoffe la plus riche qu'aient pu se 
procurer les parents. 

Riches ou pauvres, ils sont portés sur les épaules 


des parents, des amis ou même des étrangers. Les 
morts sont à peine froids qu’on les enterre. Il est vrai 
que, si on les enterrait vivants, ils n’auraient pas de 
peine à sortir. En été, ces cimetières répandent une 
odeur infecte. Tous les amis suivent le cortége, de la 
maison mortuaire à la mosquée. 

Comme on n’enterre plus aussitôt le coucher du 
soleil, si le trépassé est mort le soir, on allume une 
cire près de la natte où il est couché, et des pleureurs 
si Cestun homme, des pleureuses si c’est unefemme, 
viennent se Jamenter près du cadavre et réciter des 
versets du Coran. 

Plus l'homme ou la femme est riche, plus il y a de 
pleureurs ou de pleureuses. Les parents mâles se 
tiennent avec tous les amis mâles dans un apparte- 
ment voisin, où ils récitent des prières, tandis que les 
parents femmes sont dans un autre appartement, oc- 
cupés à se rouler par terre et à se déchirer le visage, 
les bras et la poitrine, de manière à faire supposer à 
des étrangers un désespoir digne d’ Artémise. 

Il va sans dire que si la veuve est jeune et jolie, 
trois mois et dix jours après, à moins que la femme 
ne soit enceinte, presque toujours elle convole en se- 
condes noces, en troisièmes, en quatrièmes. Il n’est 
point rare de voir une femme à ses dixièmes noces. 
IL est vrai qu'avec la faculté de répudiation, plus d'un 
mari en est à sa cinquantiéme ou soixantiéme femme. 
La moyenne est de quarante. 

En sortant du cimetiére, mon cheval butta dans le 
sable. Les chevaux arabes ont le pied si sur, qu’un 
cheval qui butte est un événement. Je regardai ce qui 
avait fait butter le mien. Il avait heurté une culasse 
de canon en fonte. 

— Qu'est cela? demandai-je tout étonné au chérif. 

— Mat fa, (un canon), répondit Hussein. 

— Comment un canon se vrouve-t-il à? deman- 
dai-je. 

— Il y a eu ici, me répondit-il, un combat très- 
sanglant entre les troupes du pacha d'Egypte et les 
gens de l'Assir; beaucoup de canons ont été détruits 
et brisés & coups de masse par les Assiriens restés 
maitres du champ de bataille, et par les Egyptiens 
eux-mêmes, qui s’étaient trouvés forcés de les aban- 
donner. 

— Mais, dis-je, pourquoi, au lieu de conserver 
ceux qui étaient tombés intacls entre leurs mains, les 
Assiriens les ont-ils détruits ? 

— Ils n'avaient personne pour les desservir et n'en 
connaissaient pas toute la valeur. 

— Il serait à désirer que tu eusses beaucoup de 
fragments de celte espèce. 

— Oh! me répondit-il, je puis ten fournir tant 
que tu voudras: il y en a des quantités à Abou-Arich, 
à Moka, à Tâëés, qui ont été abandonnés, ne pouvant 
plus servir. 

— El tous sont en matière pareille à celle-ci? 

— Oui, je crois. 

— Y at-il du cuivre? 

— Je sais certain endroit où les troupes égyp- 
tiennes en ont enterré. 

— Te serait-il possible de me réunir tous ces frag- 
ments de fonte ? 

— Où cela? 

— Dans la cour du fort que j'habite. 

— Pourquoi faire? [ls ne pourraient te servir à 
rien, puisqu'ils sont brisés. 

— Pour te faire des canons peut-être, mais des 
boulets sûrement. 

Hussein me regarda avec étonnement, 

— Comment! demanda-t-il, tu pourrais refaire des 
canons et des boulels ? 

— Sans doute. 

— De quelle manière? 

— En les fondant, 


L'ARABIE HEUREUSE. _ 23 


rer 


— Mais, dit-il, tu te charges de la fonte? 

— Oui, maisil me faut des fondeurs expérimentés; 
il me faut du sable apte à la fonte, et il faut me faire 
briser tous ces fragments en petits morceaux. Nous 
pouvons faire tout cela dans ta cour. 

— Soit. Et quand nous y mettrons-nous ? 

— Demain. 

En effet, dès le lendemain, on envoya l’ordre de 
prendre de la terre dans les montagnes de Has. à 

Cette promesse que j'avais faite à Hussein de lui 
fondre sa fonte le préoccupait énormément, quoiqu'il 
n’y ajoulat point une grande croyance. Aussi ne vou- 
lut-il point tarder à s'assurer de ce que je pouvais 
faire. Nous rentrames chez lui. Il me conduisit dans 
son salon. 

— Maintenant, dit-il, puisque nous y sommes, 
nous allons voir tout de suite si tu as dit vrai. 

— As-tu des fondeurs d’or ou d’argent à Abou- 
Arich ? 

— Oui. 

— Fais-les venir, et qu’ils apportent avec eux leurs 
creusets et leurs soufilets. 

Hussein donna l’ordre. 

— Maintenant, envoie un esclave briser le plus 
menu possible quelques morceaux de celte fonte, et 
qu’il les apporte ici. 

Pendant que d’un côté on allait chercher les fon- 
deurs et de l’autre la fonte, je demandai à voir les 
boulets dont il se servait, et qui, m’avait-il dit, étaient 
forgés et arrondis au marteau. On m’apporta des spé- 
cimens, les uns longs, les autres ovales, les autres car- 
rés, hors de tout calibre, et ayant la forme de tout ce 
que l’on voudra, excepté d’un boulet. Comme il faisait 
venir le fer de l'Inde, chacun de ces boulets lui coùû- 
tait de douze à quinze francs. C'était donc une ef- 
froyable dépense en temps de guerre, d'autant plus 
que, les arlilleurs n'étant point habiles, les dix-neuf 
vingliémes de ces boulets étaient perdus. 

Sans compler qu'ils détérioraientles canons, quand 
ils ne les faisaient pas éclater. 

Je lui témoignai mon étonnement sur l'ignorance 
complète de ses forgerons. 

— Alors tu vas me fondre des boulets? dit-il. 

— Je vais Ven fondre. 

— Des boulets ronds ? 

— Parfaitement ronds. 

— Et du calibre de mes pièces ? 

— De tout calibre. 

En mème temps on m'avait apporté des espingoles 
en cuivre qui étaient fort belles, cing surtout. On eût 
dit de petites caronades de quatre. 

Il les chargeait avec des biscaiens qu’il avait ache- 
tés en méme temps que les espingoles. 

Il me montra ces biscaiens. 

oe aa boulets seront-ils aussi ronds que ceux-là ? 

— Oui. 

— Mais comment feras-tu des boulets ronds? 

— Avec des moules. 

— En quoi seront ces moules? 

— En sable. 

— Mais pour avoir du sable de Has, il faut un mois; 
serons-nous obligés d'attendre un mois? 

— Non, je Ven ferai avec d'autre sable; seulement, 
il me faut un tourneur. 

Mes ordres étaient exécutés avec une promptitude 

i faisait plaisir à voir. Abou-Taleb, son fils, et 

eux ou trois frères qui étaient présents à l'entretien, 
partageaient le doute du chérif. 

Les fondeurs arrivèrent les premiers. Je leur fis 
dresser leur fourneau, C'était ce qu'il y avait de plus 
simple comme mécanisme, Ils avaient deux soufflets 
en peau de bouc, On enterra le creuset dans du char- 
bon. — [ls savent faire le charbon de bois et le font 
excellent. — On alluma le charbon, on le fit rougir 


à vide, et, comme l’esclave à la fonte arrivait en ce 
moment, je mis une demi-livre à peu près de fonte 
dans le creuset. 

Cela fut long; le doute des assistants allait crois- 
sant; je ne m'en inquiétais point, je savais que la 
fonte ne se liquéfiait qu’à onze ou douze cents degrés 
centigrades. Je redoublai la masse de charbon. Les 
deux fondeurs, encouragés par mes promesses, souf- 
flaient comme des enragés. 

Enfin, après deux ou trois heures d’incandescence 
croissante, j'aperçus, dansant au-dessus du feu, la 
petite vapeur bleuâtre qui indiquait que le métal se 
mettait en fusion. J'avais envoyé de mon côté chercher 
par Sélim du borax. Avec mes pinces je dégageai le 
couvercle et je glissai dans l'intérieur une forte 
pincée de borax; puis je refermai le couvercle. 

— Qu’as-tu mis dans le boka ? me demanda-til. 

C’est le nom que les Arabes donnent au creuset. 

—Une poudre particulière qui provoquera la fusion. 

— Et quand la chose sera-t-elle fondue? 

Je tirai ma montre. 

— Dans cinq minutes. 

Le chérif tira la sienne et ne la quitta plus des 
yeux. 

— Les cinq minutes sont passées! dit-il au bout 
d’un instant. 

Je soulevai le couvercle du creuset, pour voir où en 
était le métal. Il était en pleine fusion; le borax était 
évanoui, la fonte restait seule. Je soulevai tout à fait 
le couvercle. Avec une baguette de fer, le chérif s’as- 
sura que la fonte était liquide. 

Les fondeurs étaient dans la stupéfaction; Hussein 
comprit de quelle utilité je pouvais être à ses projets; 
il resta extasié. Quant aux autres, ils me regardaient 
comme un sorcier. Abd-el-Mélek, quisemblait m'aimer 
beaucoup et prendre un vif intérêt à mon succès, 
rayonnait de joie. Hussein me saula au cou et m'em- 
brassa. 

— A partir de ce moment, dit-il, je crois à tout ce 
que tu m'as dit et à tout ce que tu me diras. Puis, 
s'arrétant : 

— Cependant, dit-il, comment vas-tu faire des 
boulets ronds ? 

— Tu vas voir. 

Les tourneurs étaient arrivés. On n’a pas idée de 
la simplicité d'un tour arabe. [l se maintient avec le 
pied et on le fait tourner avec un archet. 

Je leur demandai une boule comme pour jouer aux 
quilles. Ils me firent une espèce de sian. Je leur dis 
qu'il la fallait trés-ronde; ils recommencèrent, mais 
sans résullat. Je vis bien que je serais obligé de faire 
ma boule moi-même. Je soulevai done leur tour que 
j'assujettis sur deux grosses pierres. Je m'accroupis à 
la manière arabe, j'engageai mon morceau de chène 
entre les deux solives, je pris le ciseau, et je me mis 
à tourner. Jeune, je passais tout mon temps à tour 
ner. J'avais tourné l'ivoire, le bois, le fer, le cuivre, 
l'albâtre. J'étais donc d'une certaine force. Mon 
habileté commença par élonner les assistants et les 
tourneurseux-mêmes. 

— Mais tu sais donc tout faire? me dit Hussein. 

— [ln'ya que Dieu qui sache tout faire, lui répon- 
dis-je; mais je sais faire beaucoup de choses, tu 
verras, 

Hussein ne demandait pas mieux que de voir. Il 
frémissait d'impatience, les autres assistants retenaient 
leur haleine; on les eût crus pétrifiés. A l'aide d'un 
compas, instrument qui leur est & peu près complète- 
ment inconnu, je parvins à faire une boule parfai- 
tement ronde, Je lui avais ménagé ce que l'on appelle 
une amorce, d'expliquai à Hussein le mécanisme à 
l'aide duquel j'allais procéder, Mais il me fallait un 
châssis, double et à mortaise, afin qu'en se divisant 
il permit de prendre le boulet. 


2! L'ARABIE HEUREUSE. 


Dn ll ER 


— Combien de temps faudra-t-il pour faire le 
chassis? demanda Hussein. 

— Cela regarde les menuisiers. 

— Veux-tu leur donner tes ordres? 

— Soit. J'en ai vu un qui travaillait en bas; fais-le 
monter. 

Les menuisiers viennent presque tous du Caire, et 
sont excessivement adroits. Le menuisier monta avec 
son apprenti. Je dessinai au menuisier avec un char- 
bon la forme de l’objet que je désirais. Par bonheur, 
celui-là avait été employé à la fonderie de canons du 
Caire, dirigée par le commandant Bruneau. Il com- 
prit donc tout de suite. 

— Demain, me dit-il, tu auras ton moule. 

— Ne le fais pas trop grand, insistai-je. C'est pour 
üne simple démonstration. Nous ne ferons des châssis 
sérieux que quand j'aurai convaincu le chérif du 
parti qu'il peut tirer de la fonte qui git de tous les 
côtés : 

Puis, me tournant vers Hussein : 

— Maintenant, lui dis-je, il me faut un tuilier ou 
un poiier. 

— Pourquoi faire? demanda Hussein. 

— Pour me procurer du sable bon à faire des 
moules. 

— Quelle espèce de sable veux-tu? 

Je le lui expliquai. Cinq minutes après, les nègres 
m'apportaient, les uns du sable friable, les autres 
de la terre glaise, les autres de la terre végétale. Je 
m'adressai à mon menuisier. 

— Tu sais le sable qu’il me faut, lui dis-je. 

Le menuisier partit, et revint dix minutes après 
m’apportant de la terre à briques. Ce n’était point 
précisément cela qu’il me fallait. La terre à briques 
contient presque toujours des matières calcaires qui 
ne supportent pas la chaleur de lafonte en fusion. 

— Va me chercher, lui dis-je, tous les vieux pots 

cassés que tu trouveras. 
_ C'était un homme précieux, qui avait pris en 
Egypte l'habitude d’obéir. Il partit et revint avec un 
plein panier de tessons de casseroles et de marmites. 
Hussein regardait tout cela avec des yeux de plus en 
plus effarés. Parmi les assistants, les uns riaient, les 
autres étaient confondus. 

— (ue vas-tu faire de tous ces vieux pots? me dit 
Hussein, 

— Fais-les-moi réduire en poudre, aussi fine que 
possible, et tu verras. 

Les fondeurs d'or et d’argent comprirent ce que 
cela allait donner. 

— Taib melech kitir! 

Ce qui voulait dire : parfaitement. 

— Il réussira donc? demanda Hussein. 

— Avec l'aide de Dieu, oui, répondirent les fon- 
deurs. 

Le temps s'était écoulé, la prière du magh'reb avait 
été criée, et Chérif-Hussein, et les autres, pas plus 
que lui, n'y avaient fait attention. Les esclaves vinrent 
lui dire que le souper était prét. Il avait oublié le 
souper. 

Je lui fis signe d'attendre encore un instant. 

— Vas-tu donc me faire un boulet ce soir? 

— Non, mais comme je veux que tu dormes tran- 


quille, je vais te faire un lingot. 
A défaut de la poussiére pilée que je ne devais avoir 
que le lendemain, je réunis l'argile en masse com- 


pacte, jo la tapai sur le parquet, je fis une rigole 
avec le coupant de ma main, et, prenant le creuset 
avec des pinces, je versai dans la rigole la fonte en 
IUSION, 

A l'instant même elle prit la forme de la rigole. 

— Allons souper maintenant, dis-je à Hussein. 

Je laissai Sélim près du moule, avec ordre de nous 
apporter le lingot dès qu'il serait assez refroidi pour 


pouvoir le prendre. Avant la fin du diner, Hussein, 
touten se brülant encore un peu les doigts, tournait et 
retournait son lingot, et le passait à tous ses frères, 
qui, déjà au courant de l'expérience que je tentais, 
étaient venus voir si elle avait réussi. 

Il était dix heures; nous nous séparâmes, en re- 
metlant au lendemain la fonte du boulet spécimen. 
En rentrant chez moi, je trouvai mon appartement 
encombré de paniers de raisins, de corbeilles de fruits 
et de terrines de pâtes sucrées, que le chérif m'avait, 
en signe de satisfaction, envoyés par son khasnadar, 
pendant mon absence. 

Il avait joint au tout une charmante petite esclave 
abyssine qui pouvait avoir de douze à treize ans. 

En se retirant, le khasnadar, auquel je fis, de mon 
côté, un cadeau en argent qu'il prit sans façon, tout 
ministre qu'il était, me dit que ces présents n'étaient 
que le prélude de faveurs bien autrement impor- 
tantes. 

L’Abyssine était voilée d'une étoffe de laine qui ne 
permettait pas de voir un seul trait de son visage. 
Deux négresses l'accompagnaient. 

Aussitôt acceptée par moi, elle avait été conduite 
dans l'appartement supérieur, qui jusque-là était 
resté vide, et tout à l'instant même avait été mis en 
ordre par les négresses, qui lui avaient apporté son 
trousseau. Le khasnadar et les femmes étant sortis, 
je restai avec Hadji-Soliman. 

— Eh bien! seigneur, dit-il, te voilà bien heureux. 

— Pourquoi bien heureux? 

— Parce que Chérif-Husseïn vient de te faire un 
magnifique cadeau. 

En effet, une belle Abyssine a dans l'Yémen la 
valeur d'un beau cheval de quinze à dix-huit cents 
francs. 

— Oui, lui dis-je, elle doit être belle; Hussein ne 
m'aurait pas donné une laide esclave. 

Hadji-Soliman parti à son tour, je montai près de 
mon Abyssine. 

Cestici le lieu de placer quelques observations 
générales. 

La femme esclave devenant la propriété absolue 
d'un maitre, elle lui doit son amour, comme elle lui 
doit les autres services de sa condition. Ce maitre, 
qui n’a pas besoin de se faire aimer, ne s'en donne 
naturellement pas la peine. A quoi bon! n’a-t-il pas 
acheté l’esclave? L’esclave n'est-elle pas sa propriété? 

La femme, même mariée, ne l’appelle-t-elle pas 
toujours mon maitre, Side? Lorsqu'il rentre ou qu’il 
sort, au lieu que ce soit lui qui, comme chez nous, 
embrasse tendrement sa femme, c’est la femme qui 
lui baise respectueusement la main. 

Jamais en Orient, lorsqu'on aborde un ami, on ne 
lui demande des nouvelles de sa femme ou de ses 
femmes. On demande des nouvelles du fils, du père, 
du frère : ce sont des mâles, par conséquent des êtres 
importants; mais la femme! qu'est-ce que la femme? 
un des meubles de la maison. On demande de ses 
nouvelles en demandant des nouvelles de la maison 
même, ddr. 

Dir rek bikher ? comment va ta maison? 

Un homme qui donnerait en public une marque de 
tendresse quelconque à sa femme serait traité de 
chrétien, Souvent, un musulman qui aime réellement 
sa femme affecte pour elle en public la plus profonde 
indifférence. Etcependant la femme dont nous parlons 
n'est point l'esclave, mais la femme. Qu'on juge de 
la condition de l'esclave! 

La naissance d'un fils est toujours, pour les 
femmes comme pour les hommes une cause de joie, 
el rien n'est épargné comme dépense. La naissance 
d'une fille passe complétement inaperçue. 

Quand un garçon vient de naître, ce sont des cris 
poussés en chœur par les femmes, qui tiennent à la 


L'ARABIE HEUREUSE. 25 


——_—_—_—_—_——_———— 


fois du gloussement du dindon et du houhoulement 
du hibou. Grand signe de joie. Si c'est une fille, tout 
se tait. 

Dès que l'enfant est né, si c'est un garçon, la sage- 
femme s'empresse d'aller prévenir le père, qui, dans 
une salle située à l’autre bout de la maison, fume 
gravement sa pipe et prend du café avec ses amis. 
Dans le cas d’un enfant mâle, l'annonce se fait à 
haute voix, etchacun souhaite toute sorte de bonheurs 
au père du nouveau-né. Si c'est une fille, au con- 
traire, l'annonce se fait tout bas, timidement, à l'o- 
reille, et les amis n'ont pas lair de s’en occuper. 

L'annonce d'un garçon est toujours l'occasion d’un 
cadeau à la sage-femme. 

Le père donne le nom que doit porter l'enfant, la 
sage-femme va lui soufiler ce nom à l'oreille. 

Chez les riches, l'enfant est emmaillotté comme 
chez nous. On lui frotte la téte avec du beurre frais, 
onle parfume avec du benjoin, de ’ambre et du musc; 
on le couche dans une espéce de lit, et sous son petit 
oreiller on lui met un poignard, des bijoux, des mon- 
naies d’argent et des amulettes. 

Les Bédouins seuls laissent leurs enfants nus se 
roulant sur une couverture de laine. 

Les femmes musulmanes ne prennent jamais de 
nourrice. Elles allaitent leur enfant quelquefois jus- 
qu’à l’âge de quatre ans. Quand le garcon atteint qua- 
torze ou quinze ans, le père lui achète une esclave 
pour le fixer à la maison. 

Revenons à mon Abyssine. 

C'était, au point de vue musulman, un charmant 
cadeau qu’Hussein n'avait fait en me donnant cette 
jeune esclave. Je montai près d’elle et la trouvai as- 
sise dans un coin sur un tapis. Je m’assis à ses côtés, 
et m’apercus qu'elle tremblait. Quoique née en Abys- 
sinie, elle avait été prise si jeune à ses parents qu'elle 
parlait parfaitement arabe. Mes premiers mots furent 
pour la rassurer. Elle leva son voile, et, à la lueur 
des bougies brülant dans des globes de verre pour les 
préserver des moucherons, je vis une enfant de dix à 
douze ans, aux traits réguliers et fins, au teint -de 
bronze clair, aux yeux magnifiques, aux dents 
blanches comme de l'émail, aux cheveux arlistement 
nallés. Elle avait d'énormes boucles d'oreilles, un 
collier en verroteries et en ambre, et de ces bra- 
celets d'argent que l’on met aux pieds et qui s'appel- 
lent des chevillières. Ses doigts étaient chargés de 
bagues, elle avait les paupières peintes avec du ko- 
h’o! et les ongles colorés avec du henneé (lawsonia 
inermis). 

Je connaissais l'extrême douceur de caractère des 
Abyssines, et cette particularité ne me donnait qu'une 
piuë plus grande pour la pauvre esclave. IL était fa- 
cile de voir que je lui inspirais la terreur la plus pro- 
fonde. Je résolus de la faire cesser. 

— De quel pays es-tu, mon enfant? lui demandai- 
je en donnant à ma voix toute la douceur qu'elle était 
capable d'acquérir. 

— Du royaume de Tigré, répondit-elle. 

J'avais passé dans le royaume de Tigré, je connais- 
sais son pays. 

— Te rappelles-tu le nom de ton village? 

— Je suis d'un village appelé Gally-Bouddha, 

— ‘Te rappelles-tu comment tu l'as quitté ? 

— Oui. 

— Raconte-moi cela, mon enfant. 

— Mon père était le chef du village. Comme nous 
élions chréliens, — les Abyssins sont jacobites, — 
les musulmans changallas firent une razzia et m'en- 
levèrent avec d'autres enfants. 

— Elton père? 

— Je crois qu'il fut tué avec mon frère ainé; je fus 
prise avec le plus jeune, 

— Qu'est-il devenu? 


— Je ne sais? 

— Dis-moi ce que l'on fit de toi. 

— Je fus transportée à Gondar, et, de là, par ca- 
ravane, sur le marché du Caire, achetée et conduite à 
la Mecque, et, à la Mecque, revendue et achetée par 
les agents du chérif Hussein. 

— Combien t'a-t-on payée? 

— Cinquante-cing talaris. 

— Et combien y a-t-il de cela? 

Elle essaya de compter. 

— Jene pourrais dire, répondit-elle; mais c'était 
au moment où tombaient les feuilles, et elles ont 
tombé trois fois depuis. 

— Quand on ta amenéeici, t'a-t-on dit où tu 
venais ? 

— Oui, on m'a dit que je n’appartenais plus au 
chérif Hussein et que je Vappartenais. 

En ce moment, elle tira de son pagne un feskéret 
revêtu du sceau du chérif Hussein, qui la libérait 
quant à lui et me la donnait. 

— Et tu as eu peur de moi? 

Elle me regarda timidement avec ses grands yeux 
rendus plus grands encore par le koh’ol. Je lui pris 
la main, une main charmante; — les Abyssines ont 
des mains et des pieds admirables. Elle tremblait 
toujours. 

— Tu vois, tu as peur encore. 

— J'ai peur, dit-elle, c’est vrai. 

Je la rassurai... La pauvre petite me regardait avec 
un certain étonnement. Les esclaves ne sont point ha- 
bituées à ces manières chevaleresques. 

Je la quittai. J'avais déjà pour mon service intérieur 
deux Nubiennes. Le lendemain matin, je les lui en- 
voyai pour prendre soin d'elle. C'était inutile. Les 
femmes qui l'avaient amenée de la part du chérif 
Hussein étaient déjà arrivées. Ce fut à moi qu'elles 
s'adressèrent d'abord. Je les renvoyai à l'Abyssine 
elle-même. 

L'enfant pleurait; elle craignait que je ne la reven- 
disse. Je rassurai les matrones sur ce point. Puis, 
comme l'heure était venue d'aller chez le chérif, et 
que j'entendais mon cheval piétiner dans la cour, je 
descendis et sautai en selle. 


Vill 


Je trouvai le chérif très-préoccupé des questions 
importantes que nous avions à résoudre ce jour-là. Il 
s'agissait, au moyen du moule que j'avais commandé, 
de la fonte d'un boulet. Ce boulet ne devait pas être 
plus gros qu'un biscaien. Mais il était évident que si 
je réussissais en petit, je réussirais en grand. Les 
fondeurs étaient à la besogne, le moule était pret et 
enfermé dans son cadre. Seulement, pour qu’il séchât, 
on l'avait laissé tout ouvert. Une goutte d'eau dans le 
moule ferait tout éclater, au grand danger de la vie de 
ceux qui assisteraient à l'opération. Je saupoudrai 
l'intérieur de poussière de charbon, pour combattre 
l'adhérence, et fis réunir les deux parties; puis je pré- 
vins le chérif que nous en avions pour une heure au 
moins à attendre la liquéfaction du métal. 

— Alors, me dit-il, visitons ma citadelle. 

C'était une grande marque de confiance qu'il me 
donnait. Je lui en témoignai ma reconnaissance. 

— Il faut bien que tu l'étudies, me dit-il, afin de 
la défendre en mon absence, s'il y avait lieu. 

Je le regardai avec un certain étonnement. 

— Oui, dit-il, comme je te crois le plus capable de 
tous ceux qui m'entourent, si je m'absente, c'est tol 
qui commanderas ici. 

Je lesuivis. 

La citadelle dominait tout le pays. De sa terrasse 


26 L’ARABIE HEUREUSE. 


I 


Hussein pouvait, nous l'avons vu, détruire les vingt- 
deux autres. . | 

Après avoir visité l'intérieur de la citadelle, il me fit 
visiter l'intérieur des murs, car les murs étaient creux. 
Rien que dans les couloirs des murs, couloirs super- 
posés et qui s’élendaient comme une ceinture autour 
des trois étages, on pouvait mettre au moins irois 
mille hommes. [ls avaient huit pieds de large sur six 
de haut. Que l’on juge de l'épaisseur des murailles. 
Chaque face du bâtiment avait deux cents mêtres de 
long. Les couloirs avaient donc la même longueur, et 
dans toute cette longueur étaient des trophées de fu- 
sils, d’espingoles, de sabres à deux tranchants, de 
lances et de casse-têtes, placés à la portée de la main. 
Des élagères creusées dans la muraillesupportaientdes 
cartouches et des balles. Par des escaliers, on corres- 
pondait d’un étage à l’autre. Sur la terrasse était un 
cadran solaire. 

Je n’eus sur tout cela qu'une observation à faire, 
c’est que le pivot de chaque tour devait faire tourner 
deux canons au lieu d’un, afin de tirer à la fois de 
deux côtés opposés. Seulement il s'agissait de monter 
de nouveaux canons sur les tours, ce qui était tou- 
jours une grande affaire. Je lui dis que je m’en char- 
geais. En effet, le même jour, je lui fis un petit mo- 
dèle de cabestan, que ses menuisiers, très-habiles, 
exécutèrent en grand. Moyennant quoi, au grand 
ébahissement toujours du chérif Hussein et de ses 
frères, trois semaines après, les canons étaient sur les 
tours. 

La poudrière pouvait renfermer deux cents quin- 
taux de poudre. J'en pris des échantillons. Je voulais 
l'éprouver. Il avait de la poudre anglaise et de la 
poudre qu'il faisait lui-même. J'avais, moi, de la 
poudre française. J'envoyai chercher par Sélim une 
éprouvele chez moi, et lui dis de rapporter en même 
temps de la poudre francaise. L’éprouvette était un 
instrument inconnu d'Hussein. La poudre anglaise 
donna onze degrés et demi, la poudre française onze, 
et la poudre arabe neuf et demi. 

Hussein fut stupéfait en voyant que sa poudre était 
la moins forte des trois. Il avait des artificiers arabes. 
Ils pouvaient lui faire un quintal de poudre par jour. 
En outre, sa poudre crassait beaucoup. Il me demanda 
d’où venait cette crasse et le peu de force de sa poudre. 

— Quel est le bois que tu emploies pour la confec- 
tion du charbon? lui demandai-je. 

— Du laurier rose (deffld), me répondit-il. 

— Le bois est bon, lui dis-je alors. Seulement, tes 
artificiers emploient trop de charbon et pas assez de 
salpétre. 

On fit venir les artificiers, qui apportèrent avec 
eux, non-seulement les échantillons de leur poudre, 
mais tous les ingrédients dont ils la composaient. 
Chaque ingrédient était à l'état simple. 

Je fis alors moi-même le mélange devant lui, et 
dans les proportions européennes. La poudre donna 
dix degrés. C'était déjà un progrès. 

En outre, la poudre crassait déjà moins. Il comprit 
que mon observation élait juste. Seulement, ce qui 
m'intriguait, c'était le brillant que les Arabes donnaient 
à leur poudre, Je sus seulement alors que ce brillant 
venait de l'introduction du blanc d'œuf. 

On vint nous avertir que le mélal était en fusion. 
Nous nous empressimes de descendre. J'introduisis 
dans le creuset une pincée de poudre de borax afin 
de rendre le métal plus liquide encore, et, sûr du de- 
gré de fusion où la fonte élait arrivée, après l'avoir 
écumée, je la versai dans le moule. 


L'opération réussit parfaitement, et, à part quelques 
légères fissures qui ne pouvaient être altribuées qu'à 
la mauvaise qualité du sable dont se composait le 


moule, j'obtins un petit boulet parfaitement rond et 
pesant une livre, 


Au comble de lajoie, Hussein me demanda alors de 
lui faire un petit travail pour son armée. Je m’enga- 
geai à le lui donner le lendemain. Lui, de son côté, 
donna des ordres pour qu'un atelier de fondeurs fut 
annexé au Fort-du-Serpent. C'était le nom de ma 
citadelle. Le jour même, les ouvriers se mirent à la 
besogne. Au bout de quinze jours tout était fini, et il 
ne manquait plus que les soufllets, dont j'avais donné 
les modèles, et la terre que Chérif-Hussein avait 
envoyé chercher à Has. 4 

Ainsi que je l'avais promis, je portai le lendemain 
au chérif Hussein mon plan d'organisation. J'avais 
compris qu'il était impossible de créer une armée - 
permanente. Il fallait se contenter de compagnies de 
cent hommes. Seulement on pourrait élever au chiffre 
que l’on voudrait le nombre de ces compagnies. La 
puissance territoriale et la puissance pécuniaire du 
Chérif lui permettaient de lever cent mille Kobails. 
En les fanatisant, ces cent mille Kobaïls devenaient 
cent mille héros. Tous sont d’admirables tireurs. Ils 
passent une partie de leur temps à tirer à la cible. 

Maintenant, de discipline et d'organisation, pas 
l'apparence. Exiger d'eux ces deux mebiles de la 
force européenne, ce serait se les aliéner à tout 
jamais. Il fallait leur laisser leur liberté, la nomina- 
tion de leurs chefs, les bien payer, les bien nourrir. 
Il fallait surtout faire venir de France des ouvriers 
pour m'aider dans mes projets d'amélioration, mais 
d'amélioration toute matérielle. Le chérif approuva 
toutes celles de mes idées qu’il jugea applicables, et 
repoussa celles qui heurtaient le génie de son peuple. 
La question d'argent était capitale. C’est toujours, au 
reste, la question capitale avec les Arabes. Cependant, 
il m'aulorisa à écrire en France pour savoir si je 
pourrais réunir les hommes dont j'avais besoin. 

C'était bien du temps perdu, mais, je l'ai dit, le 
temps n'existe pas pour les Arabes. Le mieux eut été 
de me donner de l’argent et de m'envoyer en France. 
Mais, pour employer ce moyen si simple, il craignait 
que je ne revinsse plus. 

Tous ces préparatifs ne se faisaient pas sans cause, 
et nous conduisaient tout naturellement au but que 
se proposait Hussein. Il était évident qu’il couvait de 
grands projets. Ces projets, ce jour-là même, il les 
aborda. Il me retint jusqu’à une heure. A une heure, 
nous étions sur la terrasse; tout le monde dormait 
autour de nous. Nous nous étions accroupis sur des 
tapis; une lente nous garantissait de la trop grande 
ardeur du soleil. Il regarda autour de nous, et, voyant 
tous les yeux fermés : 

— Je l'ai étudié, me dit-il, tant au point de vue 
religieux qu'au point de vue de la confiance que je 
puis Uaccorder. Tu es Français, et, bien qu'Européen, 
je sais que tu as accepté le culte musulman avec fran- 
chise, et que mes intérêts sont les tiens; tu es donc 
l'homme auquel j'ai résolu de tout dire. Je m'inclinai. 

— Parle, seigneur, lui dis-je. 

— Ce que je vais te communiquer, je ne voudrais 
le dire ni à mon fils ni à mes frères. Chez nous, c'est 
dans la famille surtout qu'est la trahison. 

— Je l'écoute. 

— Tu sais que les Anglais possèdent Aden? 

— Je sais qu'ils l'ont acheté, vers 1839, du chef 
qui y commandait, 

— L'imam de Sana est devenu leur allié, limam 
de Sana est mon ennemi, par conséquent les Anglais 
sont mes ennemis. 

— Tes ennemis directs ? 

— Non, mais ils fournissent à l'imam de Sana les 
moyens de me faire la guerre. 

— Te la fait-il? 

— Non, mais il n'attend qu'une occasion, et, en 
attendant, il a des afliliations dans toutes les villes du 


LARABIE HEUREUSE. 


A>) 


=| 


Théama, affiliations qui ont pour but de soulever les 
populaticns contre moi. 

— Et tout cela à l’instigation des Anglais? 

— A l'instigation des Anglais, qui suivent ici le 
système qu'ils ont adopté dans l'Inde et qui leur a si 
bien réussi, savoir : l’art de protéger pour s'emparer 
plus tard. Mais je ne suis pas leur dupe; ils ont dû le 
voir quand j'ai chassé le résident anglais de Moka, et 
que j'ai fait abattre leur pavillon d’un coup de canon. 

— Ils ne te l'ont point pardonné, quoique, à mon 
grand étonnement, ils n’en aient point tiré vengeance. 

— Et la révolte de mon frère, le chérif Hammoud, 
Voublies-tu? Ft les tentatives faites auprès de mes 
autres frères, les oublies-tu? Non, entre les Anglais 
et moi, vois-tu, c’est une guerre sourde, mais une 
guerre à mort. 

— Que comptes-tu faire contre eux ? 

Il me regarda comme s’il eût voulu lire au fond de 
mon cœur. 

— Les Anglais sont non-seulement nos ennemis 
politiques, mais nos ennemis religieux, dit-il. 

— Que comptes-tu faire contre eux ? répétai-je. 

— Si, quoique Français, tu es un bon musulman, 
tu dois les détester autant que mor. 

— Ajoute qu'ils ont tué mon père en 1813 (retraite 
de Vittoria). 

— Je puis donc avoir confiance en toi et compter 
sur ta discrétion ? 

— Entièrement. 

— Eh bien! alors, je n'hésite plus à te dire tous 
mes projets, qui, s'ils sont favorisés par le Prophète, 
fermeront avant six mois la mer Rouge aux Anglais 
et sauveront Vislamisme. 

— Par quel moyen? 

— En barrant le détroit de Bab-el-Mandeb. 

Jeus lair stupéfait, quoique de longue main je 
connusse ce projet par les confidences du chérif 
Soliman. 

— Et comment ty prendras-tu ? lui demandai-je. 

— Connais-tu Aden ? 

— Non, mais je sais comment est fait le détroit. 

— Tu sais alors que les grands bâtiments ne peu- 
vent passer qu'entre Aden et Périm. 

— Je sais cela. 

— Eh bien! je coulerai, s’il le faut, cent boutres 
chargés de pierres qui barreront le passage. 

— Tu sais combien la mer a de profondeur entre 
Aden et Périm ? 

— Non. 

— Elle a de trente-quatre à trente-cing brasses. 

— Comment sais-tu cela ? 

— Je le sais. IL te faudra, non point cent boutres, 
mais trois cents, 

— J'en coulerai trois cents, j'en coulerai six cents 
s’il le faut. 

— Mais il faudra les fixer avec des ancres et des 
chaines, tes navires, sans quoi la marée et le courant 
les entraineront. 

— Je les fixerai. 

— Alors tu fermeras non-seulement la mer Rouge 
aux Anglais, mais à toutes les autres nations, C'est 
tout simplement la ruine de ton pays que tu rêves. 

1l resta un instant pensif. 

— Sans compter, ajoutai-je, qu'outre les Anglais, 
tu vas te brouiller avec tous les autres peuples euro- 
péens, qui se donneront la main, non-seulement 
pour rouvrir le passage, ce qui ne sera pas dillicile, 
mais pour Vexpulser. 

— Alors, dit Hussein, ce serait la guerre sainte 
(djehad), et trois millions d'Arabes prendraient les 
armes, sans compter deux auxiliaires contre lesquels 
tous les soldats de l'Occident ne pourront jamais rien, 
— la fièvre et la soif. 

— Ainsi, pour venger ta rancune particulière contre 


les Anglais, tu vas mettre la péninsule à feu et à sang? 

— J'ai fait un vœu! 

Quand un musulman dit : J'ai fait un vœu! il n’y 
a plus rien à lui répondre. Aussi ne lui répondis-je 
rien. Il vit que je me taisais, mais non point par con- 
viction. Il continua. 

— Ce sont les Anglais qui empêchent le Grand-Sei- 
gneur de reconnaitre ma souveraineté; ce sont les 
Anglais qui l'engagent à me déposséder des villes du 
litioral, et à y remplacer mes frères et mes soldats 
par des pachas et des garnisons. Ce sont les Anglais 
qui offrent de payer ces pachas et ces garnisons, la 
Porte n'étant pas assez riche pour les payer. Enfin, 
tous mes préparatifs sont faits sur divers points de 
la mer Rouge, et quelques semaines suffiront à 
mettre mon projet à exécution. 

— Mais, lui dis-je alors, sans barrer la mer Rouge, 
ne pourrais-tu, en te réunissant aux Wahabytes, aux 
gens de l’Assir et aux Hadramites, chasser les Anglais 
d’Aden ? 

— J’y compte bien, dit-il. 

— À ce point de vue-là, compte sur moi. 

— Tu m'aideras ? 

— De tout mon pouvoir, et je me ferai tuer avec 
toi s’il le faut; mais pas de barrage. 

— Pourquoi? 

— J'ai la conviction que ce serait ta perte. 

— J'ai fait un vœu! répéta encore Hussein d’un air 
sombre. 

— Mais si tu arrives au même résultat par un autre 
moyen, ton vœu se trouve accompli. 

— L'autre moyen n’est pas si sur, dit-il. 

— Voyons. 

— J'ai des intelligences dans la place, je ferai ré- 
volter les nègres sommaliens et les habitants musul- 
mans. Ils incendieront la ville. Pendant que les An- 
glais éteindront, j'attaquerai avec cinquante mille 
hommes. 

— Connais-tu la ville? 

P — Oui, par les rapports que les Arabes m'en ont 
alt. 

— Sais-tu par quel point elle est abordable ? 

— Par l’est et par le nord. 

— Et lartillerie? 

— Je prendrai Aden d’assaut; je sacrifierai dix 
mille hommes, s’il le faut. 

— C'est chanceux. 

— Je marcherai au nom du Prophète. 

— Je te dis que je te seconderai de tout mon pou- 
voir. 

— Tu me l'as dit. 

— Veux-tu que je te seconde? 

— Oui. 

— Envoie-moi à Aden, nous n'avons rien à faire 
tant que les fours ne seront point prêts et que la terre 
ne sera pas arrivée. Dans quinze jours je serai de 
retour. 

— Tu reviendras ? 

— Foi de musulman ! 

— Sur la tête de ton père, que les Anglais ont tué? 

— Sur la tête de mon père, que les Anglais ont tué! 

— Dans quinze jours? 

— Dans quinze jours! 

— Je ten donne vingt. 

Puis, comme il avait l'air de douter : 

— Seulement, ajoutai-je, pour me secourir en cas 
de besoin et me servir de guides s'il le faut, donne- 
moi deux hommes de confiance. 

Cette proposition parut charmer le chérif Hussein. 

— Je te les donnerai, dit-il, comme s'il m'accor- 
dait une grâce; mais comment entreras-lu à Aden ? 
ajouta-t-il, 

— Comme un marchand ture venant y faire des 
emplettes, 


28 L'ARABIE HEUREUSE. 


mm) 


— C'est bien! à 

— Tu m'as dit que tu avais des intelligences dans 
Aden? 

— J'en ai. : d 

— Tl sera bon que tu m’accrédites auprès de celui 
en qui tu auras le plus de confiance. Tu comprends 
que c’est ma tête que Je Joue. : y 

— Une lettre de moi te compromettrait trop. Mieux 
vaut que tu prennes ici des lettres d’un négociant, 
d'un Banian, par exemple. De cette facon, celui au- 
quel tu seras adressé ne saura pas même le but de 
ton voyage, et comme j'ai besoin moi-même, vu l'ap- 
proche du grand Beiram, époque à laquelle je fais 
des cadeaux à tout le monde, de beaucoup de mar- 
chandises, tu seras mon courtier. 

— Soit! mais l'achat de ces marchandises prendra 
un assez long temps. Ne sois donc pas étonné, si je 
puis ne pas faire d'emplettes, que je n’en fasse pas. 

— Tu feras comme tu voudras; les marchandises 
ne sont qu’un moyen. 

— Ne puis-je me déguiser en Bédouin et entrer 
dans la ville comme si j'allais au marché? 

— Ce sera difficile. Ta as le teint, mais pas la 
figure arabe. Les Arabes te reconnailtront pour étran- 
ger et te dénonceront. 

— Bien; je prendrai conseil des circonstances. 

— Quand partiras-tu ? 

— Quand tu voudras. 

Hussein regarda le ciel. Quelques nuages couraient 
assez rapidement dans la direction du sud. 

— Le vent est bon, dit-il. 

— Eh bien! 

— Eh bien! dans une heure, avec un de mes dro- 
madaires, tu peux être à Djézan. Je te remettrai une 
lettre pour le chérif Ali, mon neveu, qui mettra im- 
médiatement à ta disposition le meilleur marcheur 
qu'il y aura dans le port. 

— Et mes lettres? 

— C'est juste; tu ne partiras que demain matin. 

— A quelle heure? 

— Au point du jour. 

— Demain, au point du jour, je viendrai prendre 
les lettres et la note des articles que tu veux que 
jachéte pour toi. 

— Ne viens ici que quand tu verras un drapeau 
rouge sur un des coins de ma terrasse. 

— C’est convenu. 

Le lendemain, au point du jour, le drapeau rouge 
flottait sur la terrasse, le chemdl soufflait toujours. 
Dix minutes après avoir vu le signal, j'étais chez 
Hussein. 

— Souviens-toi de ce signal, me dit-il. Désormais 
quand, le jour, tu verras flotter le drapeau rouge, 
c'est que j'ai besoin de te voir. La nuit, deux lan- 
ternes, placées à l'angle est, le remplaceront. 

Ce fut, en effet, ainsi qu’à l'avenir nous correspon- 
dimes. 

Mes lettres étaient prétes. Les dromadaires étaient 
sellés, deux eunwques abyssins étaient équipés pour 
partir avec moi, Je pris congé de Hussein. A la porte, 
le khasnadar m’attendait. Il me remit une bourse 
pleine d'or de la part du chérif. 

— Le seigneur, dit-il, l'invite à ne pas Uinquiéter 
de ta maison : il veillera sur elle. 

Comme on m'avait donné la bourse sans compter, 
je la remis sans compter à Sélim. 

— Serre cet argent, lui dis-je, il doit être employé 
aux emplettes du seigneur. 

— Ou à les besoins personnels, dit le khasnadar. 

Il pouvail y avoir dans cette bourse une quinztine 
de mille francs en guinées anglaises et en guinées du 
pacha d'Egypte, qui sont une contre-fagon des pre- 
mières, Sélim la pesa dans sa main. 


— C'est bien lourd, dit-il, où vais-je mettre cela? 

— Dans ta djebbirah. 

La djebbirah est une espèce de sabredache qui s’ac- 
croche au pommeau de la selle, Il y en a d'un travail 
extrêmement remarquable. 

— Elle ne peut pas y entrer. 

— Divise la somme. 

Tl m'en donna une partie et prit l’autre, toujours 
sans compter. J'avais la plus grande confiance dans 
Sélim, et je n’ai jamais eu à m'en repentir. 

Nous avions sept lieues à faire au milieu d’un pays 
plat parsemé de petites oasis, avec des nappes bril- 
lantes qui indiquaient la présence du sel. Nous tra- 
versâmes tout ce pays en une heure et demie. 

A une lieve de Djézan, nous aperctimes la mer, et 
nous entendimes le mugissement des vagues. La mer 
nous apparaissait à travers les échancrures d’une 
chaîne de montagnes nommée Djebel-Ibn-Yaküb. 
Vers sept heures du matin, nous mimes pied à terre 
devant le seuil de la douane. Les deux Abyssins me 
laissèrent là et s'empressèrent d'aller trouver, avec la 
lettre du chérif, Ali, qui vint immédiatement me rece- 
voir. C'était lui qui, faute d'ordres, m'avait, on se le 
rappelle, deux ou trois mois auparavant, refusé une 
escorte. 

Il me conduisit à l'instant même chez lui, me fit 
servir des rafraichissements, et ordonna de me fréter 
un pelit bateau et de le choisir le meilleur marcheur 
possible. Dans ce cas-là, ce sont les bâtiments pé- 
cheurs qu'il faut prendre. D’ailleurs, ce sont eux qui 
passent le plus facilement inapercus. Il va sans dire 
que je ne racontai rien au chérif du but de mon 
voyage. L'ordre était donné de me fournir un bateau, 
mais cet ordre ne disait même pas où ce bateau 
devait me transporter. Je laissai tomber dans la con- 
versation le nom de Djedda. 

Le bateau fut trouvé et mis à ma disposition vers 
neuf heures du matin. Seulement il dut rester à 
l'ancre jusqu’à midi, le vent ne se levant ordinaire- 
ment que de dix à onze heures. Quand à cette heure 
il n’est pas levé, ily a calme pour toute la journée. 
Comme toujours, ma présence produisit son effet. Mes 
deux eunuques abyssins redoublaient la curiosité ; je 
passais toujours pour médecin. Soit maladie réelle, 
soit curiosité, cing ou six malades vinrent me consul- 
ter. Le chérif lui-même avait aussi son indisposition. 
Tl va sans dire encore que je n’eus le temps d’entre- 
prendre aucune cure. 

Vers deux heures, je montai dans mon saya avec 
les eunuques du chérif et Sélim. J'avais profité de ce 
temps pour l'approvisionner, La brise, qui était nord- 
est, nous avantageait pour sortir de la rade. Une fois 
sortis, nous fûmes obligés, pour éviter les récifs et 
franchir les passes, de marcher droit vers l'ouest. Nous 
avions l'air de courir des bordées et de gagner la haute 
mer pour aller à Djedda. Quand nous fûmes cachés 
par la grande île Segid, j'ordonnai de mettre le cap 
sur Moka. Le reis, qui comptait aller à Djedda, fut 
tout stupéfait. IL va sans dire que je ne m'inquiétai 
aucunement de sa stupéfaction, et que je lui réitérai 
l'ordre de marcher au sud-est. Comme il était à mon 
entière disposition, il obéit. Mais il fallut l'interven- 
tion des deux Abyssins pour le déterminer à se sou- 
mettre. La promesse d'une récompense raisonnable 
adoucit sa mauvaise humeur d'être obligé de tourner 
au sud quand il croyait tourner au nord. Un autre 
détail le tracassait encore, c'est que j'exigeais qu'il 
gardât la haute mer. En haute mer, la marche est 
toujours plus rapide, et nécessite moins de pré- 
cautions à cause des récifs qui sont, ainsi que les 
iles, en moins grand nombre que le long des côtes. 

Au reste, notre pelit saya méritait son titre de cour- 
rier (saya veut dire courrier), IL semblait défier le 
vent, qui nous poussait, et nous filions quelque chose 


L’'ARABIE HEUREUSE. 99 


comme douze à treize nœuds à l'heure. Il est vrai que 
ces courriers, n'étant point pontés et n'ayant qu'une 
petite dunette, risquent à chaque instant de chavirer. 
Au reste, notre patron était un excellent pilote, con- 
naissant l'usage de la boussole, et manœuvrant admi- 
rablement sa coquille de noix avec ses trois ou quatre 
noirs. Il s'appelait Abd’el-Latif. 

Vers le soir, la brise grandit et nous poussa si 
vigoureusement que, le lendemain matin, au point 
du jour, à cette heure où l'atmosphère est si pureet la 
vue si claire, nous nous trouvions par le travers de 
Hodeida. Nous avions fait à peu près cinquante lieues. 
Le volcan de Djebel-Tarr était doublé, ainsi que toutes 
les petites îles de Sabugar. Comme si le hasard avait 
su que j'étais pressé et eût résolu de me traiter en 
ami, aucun incident ne retarda notreroute. Seulement 
la mer commençait à se rétrécir à vue d'œii. D’une 
rive à l’autre, elle n'avait plus guère que trente lieues 
de large. On ne voyait pas encore les deux bords, 
mais, le matin, celte espèce de vapeur qui indique la 
présence de la terre. 

À midi, au moment de la chaleur, nous avions 
presque chaque jour un calme complet. Il fallait en 
prendre son parti pendant deux ou trois heures. 
Comme je n’ai jamais pu m’habituer à dormir dans 
le jour, je m’amusais pendant deux ou trois heures & 
tirer des goélands et des dorades. Les négres dor- 
maient comme des hommes de plomb, et je n’avais 
pas méme le remords de les réveiller par la détonation 
de mon fusil. 

Pendant la nuit, au contraire, quand je dormais à 
mon tour, l'équipage veillait, chantait, dansait, 
fumait et prenait son café. 

Mais la préoccupation à mon égard subsistait. Où 
allais-je et dans quel but allais-je? c’était l'objet de 
toutes les conversations nocturnes. 

Si j'avais un conseil à donner à un voyageur qui 
part pour l'Orient, ce serait de rester autant que pos- 
sible un mystère pour tout ce qui l'entoure. Plus le 
voyageur est mystérieux, plus il est respecté. 

Vers l’avant-dernier jour de notre navigation, nous 
doublâmes les îles de Djebel-Sokar, où je devais, 
quelques mois plus tard, faire un séjour forcé de dix- 
huit jours; puis les îles d’Aroé; nous approchions de 
Moka. Mon reis s'était mis dans l'esprit que c'était là 
que j'allais. Le soir, pour tirer quelque chose de moi: 

— Demain matin, me dit-il, nous serons à Moka. 

— S'il plait à Dieu! répondis-je. 

Il prit ou fitsemblant de prendre ces mots pour une 
aflirmation. Pendant la nuit, je m’apercus que le reis 
se rapprochait de terre. Les feux ne me paraissaient 
qu'à trois lieues ou trois lieues et demie de nous. D’ail- 
leurs la boussole confirmait ma croyance; le ciel était 
magnilique, tout sillonné la nuit d'étoiles filantes; 
l'eau était phosphorescente, et l'on pouvait distin- 
£guer à une grande distance sur la mer. 

Le lendemain, nous nous trouvions en effet en vue 
de Moka. 


IX 


Nous distinguions très-facilement et à l'œil nu Ja 
forêt de palmiers dont Moka est entourée, ainsi que 
les principaux édifices. 

Moka, vue de loin, a un aspect des plus pittores- 
ques. [ly avait une grande salisfaction à bord. Per- 
sonne ne doutait plus, effectivement, que nous n'al- 
lassions à Moka, et c'était chose toute naturelle que 
le reis, son équipage et même mes Abyssins se fussent 
mis cette idée en tête, Moka étant la capitale oflicielle 
de l'émir Hussein. 

J'ai déjà employé, je crois, le mot d'émér au lieu du 
mot chérif; ces deux mots sont à peu près équiva- 


lents : chérif veut dire noble, c'est-à-dire descendant 
de Mahomet; émir veut dire chef, prince surtout. 

Nous naviguions donc vers Moka, quand je donnai 
tout a coup l’ordre de reprendre la haute mer et de 
nous diriger sur le cap Ras-Firmah. Or, le cap Ras- 
Firmäh-est sur la côte d'Abyssinie. C’est une monta= 
gene très-élevée, qui a la forme et l’échancrure d'une 
selle : aussi les Arabes l’appellent-ils Djebel-Serge, 
— montagne-selle. 

L'étonnement de mes hommes à cet ordre fut inex- 
primable. Il fallut encore l'intervention de mes Abys- 
sins pour forcer le patron à m’obéir. €e qu'il y a de 
curieux, c’est que, tout en maintenant la police à mon 
bord, mes Abyssins étaient pour le moins aussi fâchés 
que les autres de ne point aller à Moka. 

À cet endroit de notre navigation, la mer s'était fort 
resserrée. Elle n'avait pas plus de dix à douze lieues 
de large. Il nous suffit donc de deux heures et demie 
pour nous trouver au Ras-Firmah. Commençons par 
dire qu’il n'existe pas une seule maison au Ras-Fir- 
mah, ce qui redoublal’étonnement de tout mon équi- 
page. Sélim seul restait fort tranquille au milieu de 
l'agitation générale. Il allait où j'allais, peu lui im- 
portait où. 

Une des raisons que le reis m'avait données pour 
descendre à Moka, c'était la nécessité de faire de 
l'eau, notre provision d’eau étant épuisée. Comme on 
croyait à une courte navigation, le patron el son équi- 
page s'étaient servis de notre eau pour les ablutions. 
Il en résultait que l'eau manquait. Or, je savais que, 
dans une petite anse du Ras-Firmäh, il y avait tou- 
jours de l’eau douce conservée dans les excavations 
des rochers. Cette eau venait des orages et des pluies 
équatoriales. L'eau ne tombe pas souvent dans la 
mer Rouge, mais, quand elle y tombe, le ciel n’en est 
point avare. 

J'annonçai donc au reis que j'abordais au Ras-Fir- 
mah pour faire de l’eau. 

— Mais cette eau faite, me demanda-t-il, où irons- 
nous? 

— Où jete conduirai, répondis-je. 

Le reis secoua la tête; il était évident que ce n'était 
déjà plus de la curiosité, mais de l'inquiétude. Lors- 
que nous fûmes à terre, j'annonçai que nous passe- 
rions la nuit là. Si j'eusse continué mon chemin, je 
traversais le détroit pendant l'obscurité; c’est ce que 
je ne voulais pas. J'étais venu pour vorr, et la nuit, 
j'eusse mal vu. L'ordre donné de passer la nuit à terre 
faillit faire éclater une révolte. 

Le pays d'Anakil, sur lequel nous venions de mettre 
le pied, est sillonné par diverses tribus de Gallas pas- 
teurs, ou plutôt de Gallas pillards, et de Dumhoëtas, 
plus pillards encore, s’il est possible, que les Gallas. 
C'est le pays des lions noirs. Les troupeaux, dont ces 
lions sont les véritables seigneurs, se composent d'une 
race de moutons à tête noire et à grosse queue ter- 
minée par un fouet roulé en trompette comme la 
queue du pore. Au reste, leur chair a quelque aflinité 
avec celle de ce dernier animal, dont il porte la soie 
au lieu de laine. 

Je vis autour du réservoir des traces de gazelles et 
de lions. Règle commune en Orient : partout où il 
y a de la gazelle, il y a du lion. On trouve aussi, aux 
environs du Ras-Firmâh, une espèce de vache qui a 
des cornes aussi larges que des bois de cerfs; des bre- 
bis entièrement blanches, dont la queue, longue 
d'une aune, est tournée sur elle-méme comme un cep 
de vigne; elles ont de plus le cou gonflé par une 
espèce de fanon qui pend jusqu'à terre, et qui leur 
donne quelque ressemblance avec la brebis d'Ajan. 
Les montagnes sont peuplées de béliers sauvages. 

On récolte dans le pays la myrrhe, l'encens, la 
casse, la cannelle et quelques résines odoriférantes ; 
le caftier pousse dans la partie centrale, 


50 L’ARABIE HEUREUSE. 


Comme les craintes de nos hommes n'étaient pas 


tout à fait dénuées de fondement, après avoir fait l'eau 
nécessaire, nous nous rembarquâmes, mais je fis jeter 
ancre à une centaine de mètres du rivage. : 

Au moment du coucher du soleil, une particularité 
me frappa. Le soleil ne se coucha point comme 
un globe de feu, mais sous la forme d'une colonne. 
Était-ce l'effet d'un mirage, ou cela tenait-il au degré 
de latitude sous lequel nous nous trouvions? Nous 
étions par le 13° degré nord. 

Pendant la nuit, nous entendimes le rugissement 
des lions qui se rapprochaient du rivage. Sans doute 
ils venaient faire de Peau à leur tour. Les cent mètres 
qui nous séparaient de la terrene rassuraient pas mes 
marins contre les attaques du roi du désert. Au reste, 
quiconque a entendu le rauquement du lion ne l’ou- 
bliera jamais. 

À part ce rauquement, la nuit fut parfaitement 
calme. Dès le lever du soleil, et aussitôt la prière faite, 
je donnai le signal du départ. 

— Mais enfin, demanda le reïs, où veux-tu que je 
te conduise ? 

— Droit devant nous, lui répondis-je. 

Et nous mimes le cap sur l’île Périm. 

Vers deux heures de l'après-midi, nous avions l’île 
Périm à trois ou quatre lieues en face. A ce point de 
la mer Rouge, les deux rives, qui vont toujours se 
rapprochant jusqu’au détroit, où elles ne sont plus 
éloignées l’une de l’autre que d'environ quatre lieues, 
sont visibles à l'œil nu. Cependant une espèce de 
vapeur qui les couvre empêche de distinguer com- 
pléiement les objets. L'aspect de ce double rivage est 
triste et décharné. Du sable, des dunes, quelques 
rochers, presque pas de verdure. 

A la hauteur de Vile Périm, un peu plus verdoyante 
que le reste du paysage, je donnai l’ordre au patron 
de se préparer à la pêche. Il ne comprenait pas quelle 
était mon intention en venant pêcher aussi loin, ni 
quelle espèce de poisson je comptais prendre. Cepen- 
dant, comme toujours, il fallut obéir. Je craignais 
d’être vu par quelque navire anglais et inquiété si 
notre bâtiment n'était pas considéré comme bâtiment 
pêcheur. D'ailleurs, je ne voulais pas qu'il fit une mar- 
che trop rapide, espérant pouvoir sonder, et voulant 
‘ne rendre compte de la possibilité de réalisation des 
projets du chérif. 

Vers cing,heures, nous doublions le détroit et ce 
bouquet d'iles que les Arabes appellent les Huit- 
Frères. Nous entrions dans l'Océan Indien. L'éton- 
nement de mon reis devenait de la stupéfaction. Je 
Jui ordonnai de serrer la côte d'Arabie de manière à 
ne pas m'en éloigner de plus d’une lieue ou une licue 
et demie. La nuit était venue. 

Le lendemain, au point du jour, nous doublions le 
cap Ras-Arimora, le cap San-Antonio des Européens, 

Enfin, vers cing heures du soir, je donnai l'ordre 
de mouïler dans l'anse de Bir-Ahmed (du puits 
d'Alhmed). Elle n'a pas de nom sur les cartes euro- 
péennes. Je dépêchai à l'instant même un de mes 
eunuques vers le petit village de Lahadj, lui donnant 
l'ordre de me ramener des mulets ou des ânes pour 
faire le trajet. Je comptais résider à Lahadj, et entrer 
à Aden en voisin. 

Je n'atlendais mon eunuque que le lendemain assez 
avant dans la matinée, attendu qu'aller et retour, il 
availau moins seize hieues à faire, dont moitié à pied, 
lorsqu'à mon grand étonnement j'entendis du bruit 
sur le rivage, et reconnus sa voix mêlée à celle de 
plusieurs Arabes, Au lien d'aller jusqu'à Lahadj, il 
s'élail arrôté à Bir-Ahmed, qui était sur sa route, et, 
autour du puits, ayant trouvé un petit village de 
Bédouins charbonniers, il avait loué les ânes néces- 
saires à notre transport, Ce retour m'arrangeait à 
merveille, 


A deux heures du matin, j'étais prêt à partir. J'em- 
menai avec moi un seul eunuque, pour ne pas 
prendre trop d'importance par ma suite; je pris Sélim 
à part, et, tandis qu'il m’aidait à me travestir en 
homme du peuple, je lui recommandai de ne pas — 
quitter la barque, qui devait rester dans le golfe et 
faire semblant de pêcher. 

Vers neuf heures du matin, nous entrions à Lahadj. 
Lahadj est traversé par un des fleuves dont on gra- 
tifie l'Arabie, l Wadi-Meidan; le second, le troisième 
et le quatrième sont le Schab, l'Wadi-Masora et 
l'Aftan. 

Je ne sais si, pour mériter le nom de fleuve, il est 
besoin d’une humidité quelconque, mais je sais que 
PWadi-Meidan, au moment de mon arrivée à Lahadj, 
ne possédait pas une goutte d'eau. Les Arabes pré- 
tendent qu’en creusant dans son lit on en trou- 
verait. Je laisse le problème aux chercheurs de puits 
artésiens. 

Je descendis dans le premier caravansérail venu. 
C’est une chose excessivement commode que ces 
hôtelleries circulaires, avec leur puits au centre et 
leurs cinquante chambres à la circonférence, où l’on 
entre sans dire autre chose que bonjour, sans avoir 
à rendre compte d’où Von vient ni où lon va, où 
l'hôtelier, cafetier, barbier, chirurgien, répond à 
toutes les questions sans avoir le droit den faire une 
seule, et, quand son hôte s’en va, se contente toujours 
de la modique pièce de monnaie qui lui estofferte. 

Le café est extérieur; on y veille, on y boit du café 
et du gueucher; on y joue, on y fume surtout le 
bourri. C'est là le rendez-vous des voyageurs. Le 
gueucher est une boisson faite avec la cosse du café. 
Cette boisson est infiniment meilleure que celle faite 
avec le grain. C'est ce que l’on appelle le café à la 
sultane. Le bourri est une pipe faile avec une noix 
de coco. C'est une espèce de hucca où l'on fume le 
tumbac de Perse. à 

Toute la société funre à la même pipe, que l'on se 
passe après chaque troisième ou quatrième bouflée. 
On avale la fumée du bourri; les uns ont avarice de 
la garder dans leur estomac, les autres, après un 
temps plus ou moins long, la rendent ad libitum par 
la bouche ou par le nez. 

Le tumbac vient de Chiraz. Il est compatriote du 
fameux vin de ce nom. Il arrive roulé en boule de la 
grosseur d’un échaudé, et s'écrase presque aussi 
facilement qu'un échaudé. Réduit en poussière, on le 
lave à une ou deux eaux, selon qu'on le veut plus ou 
moins fort, puis on le passe et serre dans un linge. 
Enfin, tout humide encore, on en charge le bourri, 
et sur le fourneau — schoukouf — on pose un char- 
bon, qui y reste jusqu’à ce que le tumbac soit com- 
plétement épuisé. 

Si un étranger entre, la première chose que l'on 
fait dans le cercle où il s’accroupit est de lui offrir le 
bourri. Bien entendu il n’est pas besoin qu'on le 
connaisse le moins du monde pour cela. 

Les riches fument le hucca. Le hucca appartient, 
en général, à celui quile fume, mais en général aussi 
le bourri appartient au cafetier. : 

Celui quia un hucca a un esclave nègre qui le lui 
porte partout où il va, qui le lui bourre, qui le lui 
allume, et qui lui renouvelle son charbon si par 
hasard il s'éteint. Quelques-uns, plus riches encore, 
ont non-seulement le hucca qu'ils fument, mais 
encore le paillasson sur lequel ils s'asscoient. Le 
nègre alors porte le hucca d'une main et le paillasson 
de l'autre, à moins que le nabab ne porte le luxe jus- 
qu'à avoir deux nègres, l'un qui porte son hucca, 
l'autre son paillasson. 

On reconnaît les gens riches à ce qu'ils ont une 
chemise, et une bague d'argent au petit doigt de la 
main droite. Getlo bague leur sert de cachet. Ils ne 


L’ARABIE HEUREUSE. | 34 


portent jamais ce cachet a la main gauche, pas plus 
qu'ils ne mangent avec la main gauche. La main 
gauche est impure. C’est la Cendrillon chargée de 
tous les détails de la toilette. Chez les Persans, on ne 
la montre même pas. 

Ces cafés ont leurs âtres en flammes qui éclairent 
fumeurs, buveurs et joueurs, et sont de l'effet le plus 
pittoresque à cause des parties d'ombre et de lumière 
qui flottent sur eux. Les joueurs sont en général des 
joueurs de dames ou d'échecs. à 

Il y a quelques grands joueurs qui font des parties 
d’un jour, d'une semaine, d’un mois, qui ont descer- 
cles comme en avaient Philidor au café de la Re- 
gence, et M. de Labourdonnaye au club de la rue de 
Grammont. Ils sont silencieux comme des disciples 
de Pythagore. Les enfants, petites filles et petits gar- 
cons, courent tout nus au milieu des groupes, Ils ont 

es ventres gros comme des barriques, et sucent du 
matin au soir la canne à sucre. 

Puis viennent les danseuses. Dans la rue, à trente 
ou quarante pas du café, elles dansent pour elles, 
pour leur plaisir. Elles s’accompagnent de tambours 
debasque et de dabourkas. Elles chantent des refrains, 


et à chaque refrain frappent dans leurs mains. Ces. 


danses sont dialoguées. Deux ou trois sociétés se 
placent à dix ou quinze pas les unes des autres et 
dansent en quelque sorte de compte à demi. Ces yech- 
tacha dansent entre elles et sans admettre d'hommes 
dans les figures qu'elles exécutent. Dans un cercle 
plus éloigné s'agitent, gambadent, cancanent les 
nègres. La, hommes et femmes sont mêlés. Tout en 
dansant, les nègres mâchent du bétel, les femmes du 
maslic en larmes ou de l’encens. Les uns et les autres 
font également usage de la noix de gourou, qui a le 
privilège de faire abondamment saliver. La noix de 
gourou tient lieu de rafraîchissement. 

Les vieux tiennent leurs chapelets ef récitent des 
prières, ou expliquent certains versets du Coran. Les 
jeunes gens se préoccupent de politique, de chasse, 
de guerre, de commerce, d'amour. 

N'oublions pas les danseuses de profession. Donnez 
à ce mot de danseuses toute l'extension possible. Elles 
ont un costume qui correspond, comme signification 
symbolique, à l'absence de la ceinture dorée du 
moyen âge. Non-seulement celles-la dansent, mais elles 
fument, boivent et mâchent le hachich, et alors les 
danses des nègres sont des menuets d'Exaudet com- 
parées à leurs danses. Chacun leur donne selon ses 
moyens. Seulement, ce serait les humilier que de 
leur donner l'offrande dans la main. On leur colle la 
piece d'argent ou d'or contre le visage. Toutes ces 
Lis d'or passent en ornement à leur chevelure, en 
yracelets à leurs bras, en chevilliéres à leurs pieds, en 
boucles d'oreilles, en collier, en bagues. Tout cela 
rend, lorsqu'elles marchent ou qu'elles dansent, un 

etit bruit charmant, qui les annonce de loin comme 
es grelots annoncent la mule. 

Puis, enfin, il y a le derviche. Celui-li-est charla- 
tan, médecin, sorcier, danseur, hurleur, diseur de 
bonne aventure, espion, tout enfin, excepté homme. Il 
a toutes sortes de priviléges. Partout où il va, il lui 
est dû quelque chose. Si c'est dans une hôtellerie, lo- 
gement gratis; si c'est dans un café, café gratis. 

_ Un marchand qui refuserait la pratique d'un der- 
viche hurleur ou tourneur, — ce sont les deux occu- 
pations principales des derviches, — serait un homme 
ruiné, On ne prendrait plus rien chez lui; sans comp- 
ler que, s'il avait affaire à un derviche rancunier, 
ce derviche n'aurait qu'un mot à dire pour le faire 
lapider. 

Demandez à mon ami Arnaud, qui avait eu le 
malheur de refuser une bougie à un derviche, Il y 
avait alors des incendies de tous côtés, le derviche 
l'accusa d'être l'incendiaire. On crut le derviche, on 


poursuivit Arnaud de rue en rue. Iallait périr sous 
les pierres, la boue et les batons, si la porte d’un 
Turc un peu moins fanatique que les autres ne se fat 
ouverte devant lui. Il y entra. Il était temps! Le Turc 
s'appelait Hadji-Jusuf; il eut toutes les peines du 
monde, non-seulement à sauver Arnaud, mais à se 
sauver lui-même. Cela se passait à la fin de 4849, à 
Hodeida. 

Voilà donc comment les nuits, au moment où l’on 
commence à vivre dans J'Yémen, s’écoulent de huit 
heures du soir à six heures du matin. 

Avous-nous bien parlé de tout : hôtelleries, joueurs, 
buveurs, fumeurs, danseuses, nègres, almées et der- 
viches? Nous avons oublié les chameaux se prome- 
nant avec gravité au milieu des différents groupes, et 
le chant du coq, remplaçant les horloges et sonnant 
régulièrement les heures. 

En arrivant au caravansérail, je pris ma chambre 
comme les autres, mais je ne la gardai pas toujours, 
chaque chambre n'ayant d'autre ouverture que la 
porte, par conséquent pas de courant d'air. Circons- 
lance grave dans un pays où, par la saison chaude, 
le thermomètre monte de 42° à 50°. Cette tempéra- 
ture, un tiers au-dessus de celle qui fait éclore les vers 
à soie, fait par malheur éclore bien d’autres animaux. 

A peine fus-je entré dans cette malheureuse cham- 
bre, que je me sentis piqué par des milliers d’épingles. 
Je passai l’inspection de ma chambre avec une cire. 
C'était effrayant à voir. IL y avait une collection de 
tous les insectes, depuis le moustique jusqu’au scor- 
pion, à la tarentule et au millepieds, mais non point 
par couples comme dans l'arche, par milliers, par 
millions, par milliards. 

Je me réfugiai dans la cour, au milieu des cha- 
meaux. Là, j'eus un autre agrément. J’altrapai un 
animal qui fait particulièrement la cour au chameau, 
et qui, quand le chameau lui manque, se contente de 
l’homme. Je ne connais pas son nom scientifique, 
mais je ne crains pas de l’humilier en le comparant à 
ces tiquets d'Europe qui se font si dodus aux dépens 
de nos chiens de chasse. J'appelai mon eunuque. 
Mon eunuque se nommait Osman, ni plus ni moins 
que dans une tragédie de Racine. 

— Osman, lui dis-je, il est impossible de rester cing 
minutes de plus ici. 

— Pourquoi cela, seigneur pèlerin? me deman- 
da-t-il. 

Tout musulman qui est allé à la Mecque est hadji 
(pèlerin), et est salué de ce titre. 

— Mais regarde donc, lui dis-je en lui montrant 
un coin de ma chemise où se trouvait réunie une 
collection de vermine qui ett fait envie à un Espagnol. 

Osman regarda, mais ne comprit point. 

— Des puces, des punaises, lui dis-je. 

— Eh bien? 

— Eh bien! je veux aller quelque part où il n'y ait 
point de celte vermine-la. Cherche-moi un logement; 
Je neresterai pas une heure ici. 

— Prends garde qu'une si grande délicatesse te 
fasse reconnaître pour ce que tu es, 

— Que peut-il m'arriver de pis, si l'on me recon- 
naît, que d'être pendu ? j'aime mieux être pendu que 
dévoré vivant par ces horribles bêtes. 

Osman m'expliqua que partout où j'irais, ce serait 
la même chose, et peut-être pis encore. Mais il prit 
un terme moyen, Il sortit en me faisant signe de 
prendre patience, Un instant après, je le vis revenir 
avec un siri et un sac en toile de coton gommé. Un 
sirir est un cadre supporté par quatre pieds représen- 
fant assez bien un fond sanglé, excepté que les san- 
gles sont remplacées par des cordes en feuilles de 
palmier, C'était la couchetle, Le sac en toile de co- 
ton gommé était à la fois le matelas, la couverture et 
les draps. 


/ 


32 L'ARABILC HEUREUSE. 


Tl dressa le cadre en dehors et près du café, tout 
en me montrant une dizaine de voyageurs qui 
avaient eu recours à l’expédient qu'il m'offrait, et qui 
me prouvaient par leurs ronflements qu'ils ne s’en 
étaient pas mal trouvés. L 

Il s'agissait pour le moment de me dépouiller de 
mes vêtements et de ma fouta (mon pagne), et de 
m’introduire le plus discrètement possible dans mon 
sac. Mais mon sac me paraissait d'une propreté équi- 
voque. Je me contentai donc, au grand étonnement 
d'Osman, de le convertir en oreiller, et de me coucher 
tout habillé sur mon cadre. Il est vrai que mon owe 
habillé n’avait pas là-bas la signification qu'il a ici. 

Il me fut impossible de dormir. Mes délicatesses 
européennes, jointes aux différents dangers que j'ai 
presque toujours courus et qui me forcaient de ne 
dormir que d’un cil, m'ont tellement habitué à la 
veille, qu'aujourd'hui en France, où ni ennemis ni 
insectes ne troublent mon sommeil, je dors à peine et 
suis toujours prêt à sauter à bas de mon lit au moin- 
dre bruit. 

Je n'étais pas précisément venu au reste pour dor- 
mir, fumer, prendre du café et voir danser des al- 
mées: mais un des caractères du tempérament 
musulman est de ne jamais se presser. Un musul- 
man a du temps pour tout. Ce sont les juifs, les chré- 
tiens et les Grecs qui se pressent. Et encore à la longue 
subissent-ils cet empâtement général. Je devais donc, 
comme tout musulman, et là plus qu'ailleurs, rem- 
plir tous mes devoirs religieux. Aussi, réuni à mon 
groupe, fis-je la prière avec toutle monde. 

La prière faite, tout le monde mange. Osman m'a- 
vait préparé une poule au riz. Je mangeai ma poule, 
et, comme l'heure des affaires était venue, je pensai 
à mes affaires. D'abord je devais me rendre compte de 
la position de Lahadj. De son côté, Osman devait, 
pour satisfaire ma curiosité de voyageur, s'informer 
du total de la population et des noms des principaux 
négociants. 

Lahadj est un gros village, ni fort peuplé, ni fort 
étendu. Les habitants naturels sont des cultivateurs 
et des artisans. Sa population flottante se compose 
des Bédouins marchands, venant vendre leurs pro- 
duits, — des troupeaux, du beurre, du café, de la 
laine. Cette population flottante, toujours en hostilité 
avec les Anglais, s'éloigne ou se rapproche selon la 
guerre où l'armistice. Si les Anglais se plaignent des 
hommes qu'on leur a tués et se fachent, les Bédouins 
se retirent dans les montagnes au milieu desquelles 
Lahadj est situé. Alors les Anglais ne sont plus assas- 
sinés; ils meurent de faim. 

Les Anglais alors doivent aller chercher leurs vivres 
indigènes sur la côte orientale d'Afrique, à Maurice 
et à Ceylan. Quand ils oublient les assassinats et 
proclament la paix, les vivres reparaissent et les 
marchés d'Aden regorgent. L'avantage des Anglais 
est donc de ne pas faire l'appel de leurs hommes trop 
scrupuleusement. Une fois l'argent entré dans les 
mains des Bédouins, il n’en sort plus jamais. Cepen- 
dant, si la guerre est proclamée, s’il faut acheter des 
armes et de la poudre, alors l'argent anglais revoit le 
jour. 

Lahadj est à dix-huit ou vingt milles au nord d’A- 
den, six à sept lieues. 

Au nombre des insectes qui peuplent le pays, nous 
n'avons point parlé d'un animal à lui seul aussi désa- 
gréable que tous. C'est un frelon gros comme une 
forte noix, qui pique avec la queue, comme les gué- 
pes, et dont la piqûre est aussi grave que celle du 
scorpion. Ces frelons adorent les dattes. Quand on les 
recueille, c'est une guerre à soutenir, souvent contre 
toute une bande. Quoique sèches, ils reconnaissent 
les dattes pour un vol qui leur a été fait, et viennent 
vous les disputer jus que dans les mains, Jusque dans 


la bouche. ils ont un bourdonnement avec lequel ils 
sonnent leur déclaration de guerre. Je retrouvai celte 
même abominable mouche à Mascate et à Bassora, en 
Perse et sur tous les cours d’eau bordés de palmiers 
dattiers. J'ai vu trois de ces mouches tuer un cha- 
meau. Je crois que j'en ai déjà parlé; mais je n’en 
dirai jamais le mal que j'en pense. J'ai été piqué par 
une vipère et par une de ces mouches. Je ne fais pas 
de différence dans la douleur ni dans le danger 
couru. 

Le village est généralement bâti en bambous et en 
torchis. On y voit cependant quelques maisons bâties 
en pierres, et une forte citadelle habitée par le cheik 
de l'endroit. Le reste de la journée fut occupé par moi 
à faire ces observations. J'ai raconté ce qui se passait 
la nuit. 

Le soir, je me rendis chez le cheik, visite de poli- 
tesse. Il s'appelait Sidi-Ahmed. Ahmed est le dimi- 
nutif de Mahomet. 

Mon titre de hadji me faisait bien venir partout; 
mon turban vert le proclamait quand mon Abyssin 
n'était pas 1a pour m’annoncer. Le cheik voulut 
savoir ce qui m’amenait à Lahadj. Mon but était tout 
commercial. Je venais directement de la Mecque, j'é- 
tais un marchand ture. 

Il me demanda des nouvelles du chérif de la Mec- 
que et de sa famille, des nouvelles du pacha de 
Djedda. J'étais ferré sur le pacha et sur le chérif. 

Puis il entama la question politique, et me 
demanda ce qu'il y avait de nouveau au point de 
vue des Anglais. Mes affaires commerciales m’em- 
péchaient de me préoccuper d'affaires politiques. 
Cependant, par cela même que je semblais mal ren- 
seigné, je poussai le cheik et l'espèce de cour qui 
l'entourait, son conseil municipal, la djemda, à par- 
ler. Chacun alors donna sa nouvelle. Le fond de tout 
cela était une haine profonde pour les Anglais. Seu- 
lement, chez le cheik, cette haine était tempérée par 
la cupidité. Au boutdu compte, ces Anglais tant hais 
enrichissaient tout le monde. On leur faisait tout 
payer au cours de Londres. Voler un Anglais, c'était 
un acte méritoire; moins méritoire cependant que de 
le tuer. Mais ne pouvant pas faire ce qu’on veut, on 
fait ce que l’on peut. Seulement on se vantait de les 
voler, mais on ne se vantait pas de les tuer. 

Quand ce malheur arrivait, qu'on trouvât un An- 
glais assassiné, les habitants de Lahadj déploraient 
ce malheur, se mettaient à la recherche de l'assassin, 
et comme, le plus souvent, c'était l'assassin qui 
était chargé de la recherche, l'assassin, bien en- 
tendu, ne se trouvait pas. On rejetait alors le péché 
sur les Béni-Sobach, les Béni-Ayas et les Fadélis. 
C'étaient d'abominables brigands qui ne vivaient que 
de meurtres et de rapines; mais on ne pouvait rien 
contre eux, et cela se passait ainsi. 

Au reste, le cheik écoutait toutes les malédictions 
sans s’y mêler. Il affectait même d'être au mieux avec 
le gouverneur d'Aden, le capitaine Haines, homme 
très-remarquable, qui commande encore aujourd'hui. 

Le capitaine Haines à Aden, le consul Hamilton à 
Zanzibar, et le major Hennel résidant à Bender-Bou- 
chir, sont les principaux rouages de cette superbe 
mécanique appelée la puissance anglaise, et qui 
domine dans la mer Rouge, sur le golfe Persique et 
sur les mers de l'Inde. 

Chaque fois qu'au point de vue arabe on racontait 
les faits du capitaine Haines, le cheik prenait le parti 
du capitaine Haines. 

— Aly! disait-il de temps en temps, quel malheur 
que le capitaine Haines ne soit pas musulman! 

Puis, par extension : 

— Et même tous les Anglais! ajoutait-il avec un 
soupir. ' 

Les Anglais dépensent des sommes folles pour s al- 

4 


L’ARABIE HEUREUSE. 33 


lier les Arabes. Ils y trouvent de temps en temps un 
trailre, jamais un ami. Pour épouvanter les hommes 
de la montagne, de temps en temps les Anglais met- 
tent la main sur un Arabe et le pendent. Tout pendu 
est un martyr, un schaède : dix Anglais meurent pour 
ce pendu. 

Le cheik me fit des questions sur le genre de com- 
merce que je venais faire. 

Je venais acheter des laines de chèvres et des poils 
de chameaux. Je comptais prendre aussi quelques 
balies de café. 

— Quand veux-tu aller 4 Aden? me demanda-t-il. 

— Demain, s’il plait à Dieu. 

— Eh bien! je te donnerai un de mes esclaves pour 
t’accompagner, il te mettra de ma part en relation 
avec les Banians. 

Sur cetle offre et mes remerciments qui en furent 
la suite, nous nous séparames, 


xX 


Aden est situé au pied des montagnes. Il faut done 
arriver au dernier sommet de la derniére montagne 
pour voir Aden. Du sommet de cette montagne on 
pourrait tirer sur Aden avec des fusils de rempart. 
Aden est bâti sur le cap qui lui a donné son nom ou 
qui a reçu son nom de lui. 

Beaucoup d’auteurs ont vu dans le nom d’Aden une 
désignation géographique du paradis terrestre. En 
effet, entre Aden et Eden, la différence n’estque d'une 
lettre. Il est à vingt-cinq lieues environ du détroit de 
Bab-el-Mandeb. La ville, quoique en partie ruinée 
par le séjour des Anglais, qui, en faisant d’Aden une 
ville, et surtout un fort européen, en ont chassé les 
indigènes, conserve encore quelques traces de son an- 
cienne splendeur arabe. 

Tout ce qui y est construction nouvelle est cons- 
truclion anglaise. Aden et ses environs sont l’aridité 
personnifiée. Les monts Schemsan, au milieu desquels 
ils se trouvent, montrent partout, comme des sque- 
lettes mal enterrés au désert, leurs ossements de gra- 
nit dénudés par le souflle du simoûn. L’air y est 
insalubre, l’eau malfaisante, corrompue, détestable. 
Ces deux éléments de destruction réunis produisent 
les dyssenteries, les hépatites, les hydropisies, les 
éléphantiasis, enfin toutes les variétés des affections 
de la peau. La population, même indigène, qui devrait 
être habituée au climat et à l'eau, est chétive et dévo- 
rée par la fièvre; que l’on juge de l'effet produit sur 
les Européens! Les Anglais, chaque année, renou- 
vellent au moins les deux tiers de leur garnison. 

Depuis que le commerce arabe est à peu près dé- 
truit, la seule chose qui donne un peu de vie et de 
mouvement à Aden, c'est la halte qu’y fait pendant 
quelques heures la malle des Indes. Les quelques 
négociants musulmans qui habitent encore la ville 
trouvent dans cette circonstance un moyen d'écouler 
quelques-unes de leurs marchandises, Mais ils ont à 
lutter contre les marchands anglais; aussi le com- 
merce est-il presque entièrement dans des mains an- 
glaises et indiennes. 

Presque toute la population d’Aden est une popula- 
tion de réfugiés, les uns fuyant l'imam de Sana, les 
autres le chérif Hussein, ceux-ci le pacha d'Égypte, 
ceux-là la Porte. Elle peut s'élever à six mille habi- 
tants. 

La garnison anglaise peut monter à deux mille 
hommes d'infanterie, quatre cents hommes de cavale- 
rie, cent hommes du génie, el cent hommes d'artillerie, 

Je jetai en passant un coup d'œil sur les forlifica- 
tions. [l faut rendre justice aux Anglais, ils s’entendent 
à foruilier, Témoins Gibraltar et Malle, Au reste, ces 


fortifications sont bien plutôt élevées contre les Fran- 
çais et les Américains que contre les Arabes. 

Ainsi, par mer, la ville est presque impossible à 
prendre. Il est vrai que Chérif-Hussein ne comptait 
point atlaquer Aden par mer. Ce côté des fortifica- 
tions m’occupa donc médiocrement. Ce qui mefrappa, 
ce fut la possibilité d'enlever la ville d'un coup de 
main à l’aide des Sommaliens qui travaillent dans 
la place, ou de la réduire en cendres en mettant le feu 
aux maisons de bambou, qui, grillées par le soleil, 
brdleraient comme des allumettes. I] suffirait pour 
cela de deux ou trois fusées ou de cing ou six balles 
incendiaires. La population indigène secondant l'at- 
taque extérieure, on aurait raison en une heure de 
trois ou quatre mille hommes de garnison. Ll est vrai 
que le résultat ne serait gu’éphémére, les flottilles 
anglaises qui stationnent dans l'Inde reprendraient 
Aden avec la même promptitude qu’Aden leur au- 
rait été pris; mais elles ne reprendraient qu’Aden. 

Au reste, ma position dans Aden, au moment où 
Jy mettais le pied, était d'autant plus précaire que 
Yon venait d'arrêter trente-neuf Arabes, agents des 
montagnards. On devait les pendre d’un moment à 
l’autre, et le hasard eût pu faire que pour mon en- 
trée j'assistasse à cette exécution. D'ailleurs, les pri- 
sonniers avaient, avec une constance inoule, supporlé 
la bastonnade et la détention. On espérait encore quel- 
que chose de la vue du supplice; mais il n’était pas 
probable que cordes ni potences pussent les faire parler. 

Le cheik Ahmed avait eu, à propos des trente-neuf 
prisonniers, des pourparlers avec le capitaine Haines. 
Siles prisonniers étaient exécutés, avait-il dit, les 
Anglais devaient s'attendre à de terribles représailles. 
Que cette menace eût ou non porté ses fruits, les pri- 
sonniers n'avaient pas été exécutés. Mais, dans l’at- 
tente, la population était agitée, et les espions arabes 
parcouraient tous les groupes pour écouter ce qui S'y 
disait, et faire, le cas échéant, de nouvelles arresta- 
tions. 

Je fus moi-même l'objet d’une surveillance assidue. 
Par bonheur, à Aden comme dans tout l'Orient, il ya 
une population qui parle ce mauvais italien qu'on ap- 
pelle la langue franque (frengz). Ce fut parce que 
J'entendais la langue franque que je connus le véri- 
table état des choses et appris que le capitaine Haines 
attendait des renforts, et que les exécutions n'auraient 
lieu que quand ces renforts seraient arrivés. 

J'affectai doncla plus grande indifférence pour tout 
ce qui n'était point affaire commerciale. Je suivis l’es- 
clave du cheik chez les amis de son maître, auxquels 
il l'avait chargé de me recommander, et je leur ache- 
tai pour quatre ou cing mille francs de marchandises 
de l'Inde : étoffes de coton, mousseline, nankin, un 
certain nombre de somadas, — articles qui se fabri- 
quent dans l'Hadramout, — enfin une ou deux grosses 
de sandales de maroquin venant de Bombay et de 
Calcutta. Quant au café, je ne m'en préoccupai pas, 
puisque le cheik avait dit qu'il pouvait m'en fournir. 
J'achevai mes emplettes en achetant deux ou trois 
balles de cassonade. Les Arabes repoussent le sucre en 
pains, ayant ce préjugé que le sucre en pains est cla- 
rifié avec du sang et des os de charogne. 

Je pris quelques couffes de dattes et d'épices, et, 
avant la fermeture des portes, j'étais sur mon ane 
avec mon eunuque à droite, mon guide à gauche, 
très-heureux de sortir d'Aden avec mes deux oreilles, 
J'arrivai à Lahadj dans la nuit, Remarquez que toutes 
les routes sont très-sûres, excepté pour des enne- 
mis et des hommes que l'on croit des espions. 

Tout le long de la route, au reste, on est reconnu 
par des Bédouins qui font des espèces de patrouilles. 
Ils nous arrétaient à peu près de lieue en lieue, 
échangeaient avec mon guide quelques paroles en 
langue kabyle que je ne comprenais pas, et nous 

J 


34 L'ARABIE HEUREUSE. 
OO ——pZ 


laissaient continuer notre chemin. Inutile de dire que 
rien n’était moins rassurant comme aspect que l’ap- 
parition et même la disparition de ces honnêtes gens. 

Vers deux heures du matin, je rentrais à Lahadj. 
Depuis plus d’une heure, les aboiements des chiens, 
le bruit des tam-tams et des darboukas nous annon- 
çaent que le village venait en quelque sorte au devant 
de nous. J’eusse autant aimé le silence, je l'avoue; 
j'étais éreinté de mes veilles successives, et surtout de 
certaines émotions éprouvées dans la journée et dont 
je n'avais pas élé le maître. 

Vu de loin, Lahadj ressemblait à un village de pos- 
sédés. La ressemblance était d'autant plus frappante, 
que cette nuit les danses étaient éclairées par la lueur 
de deux ou trois cases qui brûlaient, ce qui n’empé- 
chait pas les danseurs de danser, les joueurs de 
jouer, les buveurs de boire. 

J'errivai à mon caravansérail, et je me jetai sur 
mon cadre. Le voyage avait un peu secoué ma ver- 
mine; mals restatetit les moustiques, les danseurs, et 
les brûlés, qui faisaient un tel bacchanal que je renon- 
£ais à fermer l'œil, quand par bonheur les cris de 
dba dha! se firent entendre. 

C'était une hyène qui venait d’enlever un petit 
ânon. Toutela population, joueurs, danseurs, femmes, 
enfants, se mit à la poursuite de la voleuse. Il va sans 
dire qu’on ne vit pas même le bout de sa queue, pas 
plus que celle de l’ânon; mais la chose eut pour moi 
un grand avantage, c'est que je n’eus plus affaire 
qu'aux moustiques et aux chants des cugs. 

J'étais si fatigué que, malgré le bourdonnement 
des uns et la trompette des autres, je finis par m’as- 
soupir. Mais l’assoupissement ne fut pas long : vers 
cing heures du matin, j’entendis le rugissement de la 
panthère. J’ouvris un œil, pour voir l’effet que ce 
rugissement produisait sur les hommes et sur les 
bétes. Les hommes ne sourcillérent pas, mais les ani- 
maux, les chameaux entre autres, donnaient les mêmes 
signes de crainte que s'ils eussent couru quelque dan- 
ger. [ls se levérent sur trois pattes: la quatrième est 
attachée repliée sur elle-même, par précaution ; c’est 
ce qui remplace le licou. Quelques-uns s’élevérent 
avec une telle rapidité qu'ils brisérent leur lien, et se 
mirent à courir coniine des enragés. Au bruit qu'ils 
firent en courant ét en bramant, les hommes se ré- 
veillérent el se mirent à leur poursuite. Enfin le jour 
fut annoncé par lé muezzin. Les femmes sortirent des 
maisons, leur urne sur la tête. Elles allaient chercher 
de l'eau, et en même temps faire leurs ablutions. 

Les filles se reconnaissaient à leurs voiles blancs, 
les femmes mariées à leurs voiles foncés. Les hommes, 
de leur côlé, allérent aussi faire leurs ablutions, et, 
après la prière, à laquelle les femmes, excepté les 
viëilles, ne prirént aucune part, chacun alla à ses 
occupations, 

Je cobi plais passer encore toute la journée à Lahadj, 
el ne me reméllre en route que la nuit. Dans laprés- 
midi, on devait m'envoyer les emplettes que j'avais 
failes la veille a Aden, Puis j'avais à les compléler par 
l'achat de mon café moka el de mes laines. C'était, on 
se le rappelle, l'affaire du cheik. J'étais chez lui vers 
dix heures; 4 onze heures, nos hégociations étaient 
lerminées. J'avais acheté trois balles de café et douze 
à quinze ballots de belle laine filée; j'en avais pour 
un millier de roupies. La roupie vaut vingt-huit sous 
de notre monnaie. 

Je dinai avec le cheik, qui me fit une espèce de 
fête, Mon tilre de pélerin et mon titre d'hole lui en 
faisaient un double devoir. Un mouton tout entier y 
passa, couché sur un plat de cinquante livres de riz. 
Toute la famille, lous les parents, tous les amis furent 
du festin, dont les débris furentensuite partagés, non- 
seulement par la domesticité, mais par les assistants, 

Le chameau peut rester huit jours sans boire, 


lArabe peut rester trois jours sans manger. Le cha- 
meau alteré, quand il boit, boit pour huit jours; quand 
Sr affamé mange, il a l'air de manger pour toute 
a vie. 

Nous fumâmes et primes du café jusqu'au moment 
du départ. J'avais dit au cheik que je retournais à la 
Mecque. fl me chargea d’une offrande pour le temple. 
Cette offrande consistait en un ballot de parfums et 
en une somme de cent cinquante roupies pour les 
pauvres. J'étais assez embarrassé, mais refuser c'était 
avouer que j'avais menti. Je pris donc roupies et par- 
fums, et, à inon arrivée à Abou-Arich, je fis passer le 
tout à mon ami le chérif Soliman. 

Vers cing heures, mes ballots étaient arrivés d'Aden. 
Ils eussent da payer un droit comme venant de l'Inde 
anglaise. Le cheik me fit la gracieuseté de m’exemp- 
ter de ce droit. C'était une chose fort extraordinaire 
chez un Arabe. Je donnai l’ordre à Osman de faire 
charger ma marchandise sur vingt-deux chameaux. 
Je fis prix pour le transport moyennant quatre rou- 
pies par chameau. 

A sept heures, les chameaux partirent avec leurs 
guides. À neuf heures, je me mis en route moi-même, 
Au petit jour, après avoir fait une halte d’un instant 
à Bir-Ahmed, j'étais rendu à l’anse où m’attendait 
Sélim, le second eunuque et le reis. 

Le chargement dura environ uae heure et demie. 
Vers dix ou onze heures, nous levames l'ancre. Seu= 
lement le retour devenait plus difficile. Nous avions 
le vent contraire; les matelots furent obligés de nous 
haler jusqu’au cap Antonio, où nous arrivames vers 
deux heures dn matin. Ils avaient fait une dizaine de 
lieues depuis le départ, Nous mimes pied à terre et 
passdmes la nuit dans des huttes de pêcheurs, où, à ma 
grande satisfaction, je pus manger du poisson frais et 
nie reposer un peu. Deux nègres et l’un des eunuques 
veillaient à bord. Ces pêcheurs, hoinmes et femmes, 
étaient superbes. 

Sélim m’apprit que pendant mon absence il avait 
été visité par des canots anglais qui faisaient la police 
des côtes. Interrogé sur ce qu il faisait là, il avaitren- 
voyé au reis, qui avait répondu : 

— Je pêche en attendant le patron, qui est allé 
chercher des provisions et des marchandises à Lahadj: 

Ceux qui montaient les canots s'étaient contentés 
de cette réponse. 4 

Nous mimes quatre jours et demi à repasser le cap 
de Bab-el-Mandeb. C'était à peine quatre lieues par 
jour. Une fois l'île Périm dépassée, nous marchâmes 
à la voile. Le vent, sans être tout à fait contraire, nous 
favorisait peu. Par bonheur, nous avions le courant, 

Le soir du second jour, nous parvenions à mouiller 
devant Moka. Je ne parlerai point de Moka cette fois, 
attendu que je me gardai bien d'y descendre. Nous 
n'avions fait cette halte que pour prendre de l'eau et 
quelques vivres. Nous repartimes le lendemain matin. 
Seize joursaprès, nous étions à Djezan. Le lendemain 
malin, j'étais à Abou-Arich. Mon voyage avait duré 
vingt-cinq ou vingt-six jours. 

Chérif-Hussein m'attendait avec une grande impa- 
tience. [1 me laissa à peine le temps de descendre de 
mon dromadaire et m'emmena sur sa terrasse. La, il 
me fit redire mot pour mot ce que sait déjà le lecteur. 

Ayant vu Aden du haut de la montagne et l'ayant 
examiné attentivement à vol d'oiseau, je pus lui en 
tracer un plan sur le parquet, Mais la question n'était 
pas précisément dans la force d'Aden. Il était incon- 
testable, comme nous l'avons déjà dit, qu'Aden pou- 
vait être enlevé par un coup de main, surlont si les 
tribus en hostilité avec les Anglais faisaient alliance 
avec lui. Mais Aden, dans un temps donné, devait 
être incontéstablement repris. 

Quant au barrage, je lui en expliquai la presque 
impossibilité, en Jui traçant à terre la configuration 


a 


du col de la mer Rouge avec son cap Bab-el-Mandeb, 
son Ras-Bir, son ile Périm et sa petite ile Pilote. 

Le chérif me demanda le temps de réfléchir et me 
fit signe de la main que j'étais libre de rentrer chez 
moi. Je me retirais, quand il me rappela. 

— A propos, dit-il, nous avons fait pendant ton 
absence bien de la besogne. Etudie tout cela, je pense 
que tu seras content. Si quelque chose n’est pas bien, 
on corrigéra selon ton ordre. 

En effet, ma citadelle avait acquis une nouvelle en- 
ceinte, dans l’intérieur de laquelle on avait construit 
un fourneau tout à fait simple, mais répondant à mes 
besoins. A une certaine distance des fourneaux, élaient 
réunis en grande quantité des troncs et des bran- 
chages de nabacks destinés à chauffer ce fourneau. 
D'un autre côté, se trouvaient en monceaux deux ou 
trois cents pièces de canon de fonte brisée en petits 
morceaux, prêts à être mis dans les creusets. Sous un 
hangar se trouvait amoncelé le sable qu'il avait fait 
venir de Has. Tout cela, y compris l'enceinte fermée 
par une porte parfaitement solide, avait élé exéculé 
pendant mon absence, 


XI 


Je rentrai chez moi. J'étais si fatigué que je remis 
le bain après le sommeil, Qand je me réveillai, on 
m’annonga que mon bain élait prêt. Tachons de faire 
comprendre ce que c’est qu'un bain à Abou-Arich et 
dans tout l'Yémen. 

D'abord, dans tout l'Yémen, il n’y a pas une seule 
baignoire comme nous l’entendons. Il y a des trous et 
des jarres. Les trous, comme on le pense bien, ne 
sont aucunement portatifs : il faul aller les trouver, 
Ils sont dans le voisinage des puits, pour que l'eau 
n'ait pas trop loin à couler. Une rigole, garnie d'un 
bambou creux, conduit l’eau où elle doit aller. Chaque 
famille un peu importante a son trou, qui sert à tout 
son monde. Ce trou es! fabriqué en briques, les unes 
cuiles au four, les autres séchées au soleil, 

Ils sontenvironnés de plantes grimpantes ou d'arbres 
garnissant comme le jasmin et le myrthe. C’est une 

récantion prise pour que les femmes puissent s’y 
aigner; elles s'y baignent à trois où quatre en- 
semble. Parfois ces trous sont revêlus de marbre 
brut; à l'user, il se polit. 

Quant aux jarres, ce sont d'énormes vases ayant 
forme d’urnes. Ce sont de ces pots dans lesquels se 
cachaient les quarante voleurs d'Ali-Baba. Elles sont 
hautes d'un mètre trente ou quarante centimètres. 
Quand elles sont à demeure, on y arrive par un talus 
de gazon. Un robinet fixé au bas de la jarre rend aux 
jardins l'eau que la jarre a reçue, Dans les maisons 
un peu aisées, il y a cinq ou six jarres placées sur 
une seule ligne, et à un mètre l'une de l'autre. On y 
prend son bain en compagnie, et, comiie la tête en 
Sort en guise dé bouchon de carafe, on a, tout en su 
baignant, les douceurs de la conversation, Ces jarres 
sont abritées put des tonnelles en jonc couvertes de 
jasmins, de rosiers et de chévrefeuilles, 

C'est surtout le matin, et ensuite pendant la sieste, 

ue se prénnent les bains. Passons aux jarres porta- 
tives, Les Jarres portälives sont, conitie forme, exac- 
tement pareilles aux autres. Seulement, elles sont 
assujettiés dans une espèce de construction en bois 
comme on en établit atitour des enfants que l'on veut 
apprendre à marcher seuls. On les porte à volonté. 
Quand edt y est versée à une hauteur convenable, 
on monte sur tin meuble quelconque, et du meuble 
on s'introduit dans la jarre, L'aspect d'un baigneur 
faisant ative dvec ses bras nus et ara sa tile 
rasée est souvent des plus grotesques. 

Je jouissais en participation des bains du jardin et 


L'ARABIE HEUREUSE. 3 


du kiosque du chérif Hussein, qui se trouvaiententre 
ma forteresse et la sienne, à cinq minutes de chemin 
l'une de l’autre. C'était de la part de l’émir une gra- 
cieuseté qu'il n’actordait pas même à son fils. Seule- 
ment, quand je prenais un bain, je devais en informer 
le chérif, afin que je ne lv rencontrasse point avec ses 
femmes. Cela, c'était l'affaire de Sélim. On me pré- 
vint done que mon bain était prêl. Je me levai et 
me rendis au postan. Le mot postan correspond 
presque à Eden. C’est un lieu de plaisir, de récréalion. 

En rentrant chez moi, je fus informé que j'allais 
recevoir la visite du chérif. Hadji-Soliman, en mon 
absence, avait tout mis en ordre pour le recevoir. Au 
reste, c'était chose facile, le mobilier se réduisant à 
des tapis et à des coussins. En effet, Cinq minutes 
après, le chérif entrait, précédé de ses nègres et ac- 
compagné de ses principaux ofliciers. Sa visite était à 
la fois une visite de politesse et de curiosité. Il ne con- 
naissait rien de tout mon petit bazar. Mon retour 
élait une occasion pour lui de satisfaire un désir qu'il 
avait depuis longtemps, et qui était stimulé par ceux 
qui étaient venus chez moi, et qui lui avaient parlé de 
mon arrangement intérieur. 

En effet, j'avais beaucoup de choses curieuses pour 
un Arabe. D'abord mes instruments de chirurgie; 
puis ma petite pharmacie; puis mes instruments 
d'astronomie, mon baromètre, mon thermomètre, et 
surtout un petit sextant de poche à l'aide duquel je 
lui faisais mouvoir le soleil sur 16 plancher de la 
salle. J'avais en outre un graphomètre, qui lui mon- 
trait les hommes la têle en bas, les arbres la cime par 
terre, et les maisons sens dessus dessous. 

Je fus obligé de lui faire un véritable cours. J'avais 
un globe en peau blanche qui se soufflaitet qui repré- 
sentait la terre. Hussein consentait à en admettre la 
rotondité, sauf laplatissement des pôles; mais il 
refusait d’en reconnaître le mouvement. Pour lui, la 
terre était fixée sur un axe et n'avait qu'un mouve- 
ment de va et vient de l'est à l'ouest. 

Il me parla beaucoup de Platon, d’Aristote et d'Avi- 
cenne, me disant qu'il avail leurs ouvrages en arabe. 
Il en était là de la sciénce. 

En sortant, il vit un petit établi de limes, un étau, 
un tour. 

— A quoi tout cela sert-il? me demanda Hussein. 
Est-ce que tu fais des montres ? 

— Je m'amuse à toutes sortes de travaux méca- 
niques, lui répondis-je. Ne dormant pas aux heures 
des siestes, je les occupe à un travail d’amusement, 

Il me montra sa montre, vieille montre anglaise, 
massive, très-épaisse, marchant bien. Je l'examinai. 
Elle était bonne. Il prit congé de moi sans m'avoir 
dit un mot de mon voyage d’Aden ni des Anglais. 
Un quart d'heure après, deux eunuques, dont l'un, 
son eunuque favori Mansour, m'apportèrent une pen- 
dite à faire marcher. 

Je m'excusai sur mon ignorance, mais promis ce- 
pendant de faire ce que je pourrais. 

Après la visite du chérif vinrent la visite du fils, et 
celles des frères et des notables de l'endroit. 

Chacun voulait voir ce qu'avait vu le chérif. 

Le lendemain, vers les onze heures, Sélitn vint m'a- 
verlir que lo drapena rouge flottait à l'angle est de la 
forteresse du chérif. On se rappelle que c'était le si- 
gnal de jour indiquant que le chérif m'attendait, 

Je m'empressai de me rendre à son signal, mais, 
avant de partir, je fis mes comptes et remis à Sélim 
tout cé qui restait de la somme donnée à mon départ 
par le chérif. Lorsque j'arrivai chez toi, il était seul 
ave son Indien, C'était son homme de conliance 
intime, [s'appelait Yachya. 

Je fus parfaitement accueilli par l'émir; sa visite 
de lu veille l'avait mis de bonne humeur, Seulement, 


‘il fronça le sourcil lorsqu'il vit Sélim, qui n'avait, 


36 L'ARABIE HEUREUSE. 


contre son habitude, accompagné jusque dans la 
chambre, déposer sur le divan le reste du sac. 

— Qu'est-ce que cela? me demanda-t-il. 

— C'est le reste de l’argent que tu m'as donné. 
Quant aux marchandises, elles doivent être arrivées. 

Yachya fit un mouvement qui correspondait à notre 
haussement d'épaules. 

— Mais, dit l'émir, je ne t'ai pas demandé de 
comptes. 

— L'habitude de mon pays est d’en rendre. 

— L’habitude du nôtre est de n’en pas recevoir. 

Puis il donna l’ordre à Sélim de remporter le sacen 
lui disant: 

— Emporte cela, parce que je me mettrais en colère. 

Sélim obéit. 

— Maintenant, dit Hussein, parlons d’autre chose. 

Sélim sortit. Husseïn revint à la charge au sujet du 
détroit, et je vis qu’il était vivement excité par les fa- 
natiques à persister dans son projet de barrer le dé- 
troit. J’essayai de combattre ses idées par les mêmes 
arguments, et je revins sur la dépense effroyable 
qu’aménerait une semblable entreprise, qui, à mon 
avis, serait sans résultat. C'était le prendre par son 
côté faible. Bien que Chérif-Hussein faut généreux 
en beaucoup de circonstances, il avait, comme tous les 
Arabes, un grand amour de lor, et le million de rou- 
pies auquel j’estimais environ cette dépense, sans 
compter les accessoires, méritait bien, à mon avis, 
la peine que l’on y regardat à deux fois. Cette consi- 
dération, et surtout celle de se créer des inimitiés 
avec la France, me parurent l'impressionner le plus. 
Il ne me dit point qu'il abandonnait positivement le 
projet, mais il répéta : 

— Nous verrons! 

Yachya, qui était un de ses conseillers les plus in- 
fluents, et qui, comme je l'ai dit, avait toute sa con- 
fiance, Yachya me fit signe de ne pas insister davan- 
tage, et je me tus, persuadé que j'aurais un jour en 
lui un auxiliaire. Je résolus donc, après la séance, de 
le voir chez lui en particulier. 

Nous en revinmes, ou plutôt Chérif-Hussein en re- 
vint à la fonte des projectiles. I me demanda quand 
je comptais commencer; car je crois, me dit-il, que 
pour la simple fonte des boulets tu n'auras pas besoin 
de faire venir des auxiliaires de France; je puis 
mettre à ta disposition les plus habiles fondeurs 
d’Hodeida et de Moka. Je lui répondis qu'il avait 
parfaitement raison, et que pour le moment je n'avais 
besoin que de potiers pour confectionner les moules 
etles creusets. Il avait fait apporter d'avance un échan- 
tillon de cette fameuse argile de Has que j'avais vu la 
veille dans ma cour, et sur lequel j'avais déjà porté 
mon jugement. 

— Voici la terre, dit-il, la trouves-tu bonne ? 

— Excellente pour faire des poteries, répondis-je, 
mais peut-être un peu légère et un peu friable pour 
des creusets et des moules. 

— Mais, me dit-il avec une certaine impatience, 
explique-moi donc bien quel est le sable qu’emploient 
les Européens pour la fonte de leurs boulets. 

— C'est difficile à t'expliquer, répondis-je. C'est 
un sable rougedtre, que tu ne pourrais, je crois, te 
procurer qu'en Europe. Mais j'espère que je réussirai 
au moyen d'un alliage argileux que je compte tenter 
pour obtenir des résultats, sinon complets, du moins 
satisfaisants. 

Alors Hussein fit apporter un certain nombre de 
creusels que, sur le modèle que j'avais laissé, il avait 
fait faire avec ce sable. Je les examinai. 

— Ils sont trés-beaux, lui dis-je, ils sont trés-bien 
fails, mais supporteront-ils l'ébullition du métal, sur- 
tout porté à un si puissant volume ? 

Nous allons en faire l'essai à l'instant même, 
me dit-il, 


Il frappa dans ses mains, et tous ses esclaves arri- 
vèrent au galop. Il ordonna de faire un grand feu au 
milieu de sa chambre et envoya chercher les fondeurs. 

On mitdeux ou trois de ces moules en plein feu, on 
les fit rougir; tous éclatérent. 

— Mais peut-étre, me dit le chérif, ont-ils éclaté 
ainsi parce qu’ils sont vides? 

— Mais pour la fonte des métaux, lui dis-je, ils 
doivent toujours subir cette épreuve. S'ils éclataient 
pendant le coulage, sans compter le danger que cour- 
raient les fondeurs, ce serait une perte de temps et de 
matière. Donc, avant de commencer notre travail, 
nous nous assurerons, s’il te plait, des récipients qui 
doivent nous servir. 

— Subhen Allah! s'écria le chérif, je suis faché de 
cela ; j'ai cru gagner du temps en en faisant faire une 
cinquantaine. 

— Oh! lui dis-je, ce temps sera bien vite rat- 
trappé, et, en rentrant chez moi je vais m’occuper 
den faire confectionner qui, je l'espère, seront plus 
solides, et, dans le courant de la semaine prochaine, 
nous nous mettrons sérieusement à l'œuvre. 

— Pourquoi pas plus tôt? 

— Parce qu’une des conditions de leur solidité est 
qu’ils sèchent à l'ombre. 

— Bien... Et ma pendule? 

— Je n’ai pas encore eu le temps de m’en occuper, 
puis je crains de ne pas avoir tous les instruments né- 
cessaires pour la mettre en état, attendu que je ne 
suis pas venu dans l’Yémen dans le but de faire des 
horloges. 

— Alors tu la démonteras? 

— Certainement. 

— Mais, après l'avoir démontée, pourras-tu la re- 
monter? 

— Je l'espère. 

— Serai-je là? 

— Si tu veux. 

— Je serais bien aise de voir le mécanisme d’une 
pendule et de m’en rendre compte, sic’est possible, 

— Tu Ven rendras parfaitement compte, 

— Et quand la démonteras-tu? 

— Quand tu voudras. 

— Ce soir? 

— A la lumière, c’est difficile. 

— Demain matin, donc? 

Ainsi était Hussein, curieux comme un enfant et 
comme un sauvage. 

— Veux-tu que je la fasse apporter ici? lui de- 
mandai-je. 

— Non, dit-il, j'irai chez toi immédiatement après 
le fec'jer. 

Le fec'jer est la prière du matin comme le ma- 
ghreb est la prière du soir. 

L'heure de la sieste était arrivée. Le chérif prit 
congé de moi. Yachya resta près du chérif. Mais il 
m'avait fait un signe de l'œil qui signifiait qu'il avait 
quelque chose à me dire. Il en résulta que je ne pres- 
sai pas trop le pas de mon cheval. Effectivement, au 
bout de quelques minutes, je fus rejoint par l'Indien, 
qui m'emmena chez lui. En arrivant, on nous offrit 
des pipes et du café. Chez le chérif, on offrait du café, 
mais pas de pipes. En général, les chérifs, les imams, 
les cadis, les muftis, les ulémas, enfin tous les hommes 
occupant une position élevée ou se rattachant au 
culte religieux, ne fument pas. Les Turcs font excep- 
tion quant aux dignitaires. 

Ces pipes et ce café nous étaient apportés par des 
nogres, Il me conduisit dans le postan. La, quand 
nous fûmes bien seuls : 

— ‘Ju as eu tort, me dit-il, de rendre de l'argent 
au chérif, C'est une chose qui ne se fait jamais et 
qu'il eût pu prendre pour une insulte, Quant au bar- 


+ 


L’ARABIE 


HEUREUSE. 37 


et 


rage du détroit, tu as eu raison. Je suis de ton avis, 
et le soutiendrai au besoin. 

Probablement l'Indien du chérif Hussein était un 
peu anglais. Les pipes fumées, le café bu, Yachya me 
fit voir ses magasins ou plutôt ceux de lémir. Mes 
marchandises étaient déja casées. Tout en me faisant 
des compliments sur le choix de chacune d’elles, il me 
demandait, avec assez d’adresse pour que jé ne pusse 
pas me blesser de la question, les prix auxquels j'a- 
a traité. IL trouva que je les avais payées un peu 
cher. 

— Si j'eusse été chargé de leur emplette, me dit-il, 
j'aurais fait une économie plus grande. 
ya C'est-à-dire un bénétice plus grand, lui répon- 

is-je. 

nous revinmes chez lui, et je vis que Yachya cher- 
chait à entrer avec moi dans une certaine intimité par 
toutes les offres obligeantes qu’il me fit, mettant sa 
maison et tout ce qu’il possédait à ma disposition, de 
manière à me forcer à mon tour de l'inviter à venir 
me voir. Il me donna bon nombre de conseils excel- 
lents au fond, et relatifs à la ligne de conduite que je 
devais tenir vis-à-vis du chérif Hussein, et entre 
autres celui de ne pas manquer de le voir chaque 
jour, sans attendre qu’il m’appelat, et de lui exprimer 
dans l'intimité mes moindres désirs, le chérif aimant 
ge eût confiance en lui. C'était le meilleur moyen, 

isait Yachya, de souder une intimité entre le chérif 
et moi. 

Je le remerciai de ses bons conseils, et me retirai, 
me demandant à moi-même si je devais être satisfait 
ou m'inquiéter de ces ouvertures inattendues de la 
part d’un homme que je savais être, avec Mansour, le 
confident le plus intime du chérif. 

En rentrant, j'appris par Hadji-Soliman que les 
femmes du chérif, conduites par deux eunuques, 
étaient venues visiter mon domicile. 

Il ne me lett pas dit que je m'en fusse aperçu, 
tout ayant été mis sens dessus dessous par ces dames. 


XII 


Ceux qui ont parlé des femmes arabes ont presque 
toujours confondu lesclave avec la maîtresse, la 
fellah avec la femme distinguée. Puis il faut encore 
faire une distinction entre les femmes des villes et les 
femmes du désert. 

La femme esclave, enlevée jeune de son pays, le 
Darfour, le Bournou, le Mandara, le Congo, le Zan- 
guébar, l'Abyssinie, est presque toujours négresse ou 
cuivrée. A quelque religion qu'elle appartienne, 
paienne, cophte, jacobite, aussitôt vendue à un mar- 
chand musulman elle devient musulmane. C'est une 
des lois du Coran. Il y a une exception en faveur de 
la chrétienne et de la Juive, qui adorent le même 
Dieu que les musulmans. 

Enlevées dès leur enfance, soit par la conquête, soit 

pe la cupidité des chefs, soit par la vente qu'en font 
es parents eux-mémes, les esclaves voient se rompre, 
avant même de connaître leur valeur, tous les liens 
de parenté. Elles ne reçoivent aucune éducation. 
C'est, non pas la femme, mais l'animal féminin dans 
l'état de nature. Elles sont divisées en plusieurs clas- 
ses : les belles et les laides, les vieilles et les jeunes ; 
les malades de corps ou d'esprit sont le rebut. 

On leur fait faire d'abord, à pied et par caravanes, 
des trajets immenses; ainsi du Darfour au Caire, 
400 lieues; du Bournou à la Mecque, 600 lieues; du 
Mandara à Tripoli, 350 lieues. Celles qui viennent 
de l'Abyssinie, du Congo et du Zanguébar à la Mecque 
vont par mer, On sait comment sont entassces les 
esclaves dans les cales des navires, 

Tant qu'elles sont entre les mains du dyellab, 


quel que soit leur age, elles n’ont pour vêtements que 
les chiffons qui peuvent leur tomber sous la main. 
Arrivées au marché, le djellab leur donne un morceau 
de calicot écru de deux à trois mètres avec lequel 
elles se font un pagne. 

Le temps qu’elles restent entre les maius du djellab 
dépend en général de leur beauté. Les moins jolies 
sont achetées pour devenir nourrices, bonnes d’en- 
fants, cuisinières, femmes de ménage, travailleuses 
enfin. Les belles valent une centaine de talaris 
(quatre à cinq cents francs). Les autres valent seu- 
lement de trente à cinquante talaris. 

Comme elle a été constamment malheureuse, les 
instincts de la nouvelle esclave se développeront 
selon les bons ou mauvais traitements qu’elle éprou- 
vera. Maltraitée, elle restera rétive, entêtée, infidèle. 
Bien traitée, elle deviendra femme, elle deviendra 
mère, elle acquerra par l'instinct les qualités que 
donne l’éducation. 

Dans une question toute physiologique comme 
celle-ci, on comprend qu’on ne peut rien délimiter. 
Voilà pour l’esclave négresse ou cuivrée. 

La fellah, — on appele felldh la femme du culti- 
vateur, la paysanne, — est élevée dans la famille, on 
lui apprend tant bien que mal à faire une tunique et 
un pilaw, à moudre du blé et à faire du pain. On 
joint à cela des conseils sur la soumission qu’elle doit 
à son mari, on lui apprend la prière, les ablutions 
religieuses, et l'éducation est terminée. Dès lors elle 
attend le mari. 

Comme chez tous les musulmans, le mariage se 
fait par entremetteur ou entremetteuse, mais les fian- 
cés ne peuvent se voir, nous ne disons pas qu'ils ne 
se voient pas. [ls font au contraire, tout en affectant 
une extrême réserve, tout ce qu'ils peuvent pour se 
voir. S'ils y parviennent ce sera au puits ou à la 
rivière. Voyez le rôle que jouent ies puits dans la 
Bible. 

Les conventions du mariage sont excessivement 
simples. Aucune femme n’y assiste jamais. Elles se 
débattent devant le cadi entre le mari, ses parents 
males et les parents mâles de la future. Ces conven- 
tions arrêtées, le cadi en dresse un acte. C'est le con- 
trat de mariage. Deux témoins posent le cachet avec 
le cadi. L'acte de mariage est déposé entre les mains 
du mari. La femme reçoit un douaire, dont les parents 
perçoivent la plus grande partie possible. On pourrait 
à la rigueur dire que le fellah vend sa fille. Ce douaire 
consiste en argent, en bijoux, en vêtements, en trou- 
peaux, en meubles. 

La femme qui n'a pas été vue du mari lui plait ou 
ne lui plaît pas quand il la voit. Si elle ne lui plait 
pas, il peut la renvoyer avec la moitié de son douaire. 
Une fois mariée et acceptée par le mari, la femme est 
confisquée. Le mari va à ses affaires, la femme soigne 
la maison, ses enfants, ses chameaux, ses buflles. 
Elle file la laine et tisse ses étoffes. Elle peut avoir 
jusqu'à trois compagnes légitimes. Ces quatre femmes 
légitimes se traitent de sœurs. Chez les fellâhs, il y a 
parfois jalousie entre les femmes. Lorsque ces jalou- 
sies prennent un caractère de gravité, le mari y met 
le hola, mais illes frappe à peine qu'elles jettent des 
cris à ameuter tout le village. Ces quatre femmes 
vivent ordinairement ensemble. La plus âgée a la 
direction des plus jeunes. Lorsque les femmes sortent 
avec le mari, elles marchent une à une, la plus âgée 
la première, ainsi de suite, 

L'enfant, qu'il soit d'une esclave ou d'une femme 
légitime, est égal en droits. Seulement, le père, s'il 
occupe une position, a le droit de choisir son succes- 
seur; s'il meurt sans avoir fait son choix, ce sera 
l'ainé qui lui succédera, Dans le partage des biens du 
défunt, les filles n'ont qu'une demi-part, Cette inéga- 
lité apparente se compense par la dot que les femmes 


38 L'ARABIE HEUREUSE. 


——_ rTnEnnnTNESEnnnEEITnTnrnererrrrnrere 


reçoivent et que les hommes donnent. La felläh, 
comme intelligence et comme condition sociale, est 
d'un degré plus élevé que l’esclave. 

Voila pour la fellah. 

La femme noble reçoit à sa naissance un signe 
quelconque qui constate son identité et la fait 
reconnaître de tous les membres de sa famille. Elle 
est nourrie, emmaillotée et bercée comme l'enfant 
européen. En sortant du maillot, au lien de rester nue 
comme la négresse ou la fellah, on l'habille de petits 
vêlements en#soie Ou en cachemire brodés d’or, on la 
couvre d'amulettes, on lui teint les mains, les pieds et 
les yeux, on la parfume, lui pose des mouches, et on 
la baigne très-sonvent. Dès l'enfance, elle a plusieurs 
esclaves qui la soignent. Son éducation se borne à sa 
langue et &des prières. On lui apprend à jouer d’une 
espèce de mandoline, à chanter des chansonsd'amour, 
on lui raconte les Mille et une Nuits. On évite de lui 
apprendre à lire, pour ne pas donner une trop grande 
pature à l’imagination. On lui inculque ses devoirs 
à venir. A lage nubile, elle est sequestrée; il n’y a 
plus en hommes que son père et ses frères qui la 
voient; mariée, il n’y a plus que le mari. 

Le mariage se fait comme pour la fellah. Seulement 
la dot est plus considérable, les cadeaux sont plus 
riches, les aumônes plus splendides, les fêtes plus 
bruyantes. Une fois mariée, elle est confisquée. La 
conimencent ses intrigues, si elle est de caractère à 
avoir des intrigites, Elle séduit unenégresse, qui porte 
ses mouchmoûn (bouquets parlants), et qui arrange 
pour elle ses rendez-vous. Ses rendez-vous sont pres- 
gue toujours avec des hommes à qui elle n’a jamais 
parlé, qu'elle a vus passer, qu’elle a suivis des yeux 
à travers les grilles de ses moucharabies, et dont elle 
va risquer la vie tout en exposant la sienne. 

Voir dans les Mille et une Nuits les femmes arabes 
qui cachent leurs amants dans des coffres ou dans des 
souterrains. L'immuable Orient n’a pas changé depuis 
le Calife Haroûn-al-Raschid. Mais, il faut le dire, ces 
sortes d'événements sont rares; les femmes mariées 
qui trompent leurs waris sont une exception.-Cela ne 
sé rencontre que dans les plus hautes classes. 

Voilà pour la femme noble. 

Nous voici arrivé à la femme du désert. Celle-ci est 
la vraie femme. Sa jeunesse est complétement libre. 
Jeunes ou nubiles, elles n'ont pour vêtement qu'un 
fichu posé sur l'épaule droite ou gauche. Elles luttent 
contre toutes les intempéries des saisons, contre tou- 
tes les fatigues des marches. Elles voyagent à pied, à 
cheval, à dromadaire; quelquefois, quand elles ont 
des enfants, dans des atouches (palanquins). 

Leur main appartient à leur père, mais elles n’at- 
tendent pas que leur père en dispose. Quelque intrigue 
amoureuse, souvent sanglante, précède le mariage. 
La femme veut connaître son futur mari; elle veut 
qu'il soit beau, jeune, brave, Elle lui donne une 
tresse de ses cheveux qu'il porte à sa lance. S'il y a 
deux prétendants, il y a combat, mais sans règle de 
combat. Assassine qui peut. L'enlèvement de la fille 
est un coup d'adresse, el la fille ge prête presque tou- 
jours à cet enlèvement, Le cavalier passe au galop 
avec son cheval, la jeune fille est prévenue de son 
passage, elle l'attend. Lui, en passant, la soulève dans 
ses bras, la pose sur les arçons de la selle, tive un 
coup de fusil en l'air en signe de victoire, et lâche la 
bride à son cheval, La fenime jette des cris, mais pour 
faire croire qu'on l'enlève malgré elle, Le lendemain, 
elle eat la ferme du ravisseur et la protégée de toute 
la tribu, Alors se traitent les conditions du mariage, 
Si l'on ne s'entend point, on se bat, C'est en petit 
l'histoire d'Hélène, Celui à qui l'on a enlevé sa fiancee 
lait tout son possible, non pas pour la reprendre, 
conne Ménélus, mais pour se venger, Il assassine, 


s'il peut, l'inconstante, de près d’un coup de poignard, 
de loin d’un coup de fusil. 

Mariée, celle femme-là, c'est la vraie femme, la 
femme qui suit son mari à la guerre, à la chasse, qui 
confectionne ses vêtements, qui soigne ses armes, ses 
chevaux, la famille. C'est, dans les classes inférieures, 
la femme qui, une outre sur le dos, va au milieu du 
combat et donne à hoire aux combattants, amis ou 
ennemis; la femme qui ramasse les blessés et les 
panse. Dans les classes élevées du moyen âge, c'est 
la femme du tournoi, la femme qui a civilisé PEs- 
pagne, la femme qui est la fée des Alhambra et. des 
Alcazar. , 

Chez les Wahabytes et les Anèzes, c'est de plus la 
déesse de la paix. Quand ils désirent une tréve, ils 
prennent la plus belle fille de la tribu, lui mettent 
une palme dans une main, un pigeon dans l'autre, la 
font monter sur un dromadaire blane, et la lancent 
dans les rangs ennemis, qui, à cette apparition, ces= 
sent immédiatement le feu. L’ennemi, à son tour, 
envoie le plus beau cavalier de la tribu au devant de 
la parlementaire. IL reçoit la communication et la 
rapporte à sa tribu. La jeune fille connaît l’ultima= 
tum; elle sait ce qu’elle a à demander, les concessions 
qu'elle peut faire. Le jeune homme est autorisé à 
entrer en pourparlers avec elle ou chargé de rejeter 
les ouvertures. Quand les propositions sont acceptées, 
elle lâche sa colombe. A la vue de l'oiseau qui prend 
son vol, les deux tribus se rapprochent; les notables 
s'abouchent, posent les préliminaires de la paix. La 
jeune fille remet la palme au jeune homme, et devient 
sa fiancée. 

Vous le voyez, c'est tout un poéme. 

Il est extrêmement rare que la femme nomade soit 
infidèle à son mari. La femme nomade est le conseil- 
ler, le soutien, le mentor de son mari. Le mari ne fait 
rien sans la consulter. 

Beaucoup d'Arabes nomades n'ont qu’une femme. 

Certaines tribus, comme une ruche dabeilles, ont 
une reine; reine non proclamée, mais reine de fait, 
dont la voix est un oracle. C'est presque toujours 
une vieille femme. Ici, vous le voyez, elle est bien 
femme, puisque l'intelligence survit à la jeunesse eta . 
la beauté. 

Le sultan de Tuggurt ne faisait rien sans consulter 
sa mère, qu'on appelait Lella-Aïchoucha (prin- 
cesse Aichoucha). Un criminel qui parvenait à s'éva- 
der et à atteindre le seuil de sa porte était sauvé. 

Lorsque j'étais à Tuggurt, un domestique dés îles 
Kerkenna me vola un cheval. Lesultan Abd’el-Rahman- 
ben-Djellab fit courir ses esclaves après lui. On le 
suivit à la piste sur le sable, on le rejoignit au point 
du jour. Une lutte s'ensuivit, dans laquelle il perdit 
une oreille et fut pris. Garrotté, il fut placé en travers 
sur un cheval. On le ramenait prisonnier, et sa tête 
allait certainement suivre son oreille, lorsqu'en lon- 
geant la maison de Lella-Aichoucha, ileut l'intelligence 
de se laisser tomber sous le vestibule. Le vestibule 
était lieu d'asile; il fut sauvé, Cela se passait en 1851. 
Depuis, Lella-Aïchoucha a été assassinée par son 
neveu, 

Mais revenons à mon ami le chérif Hussein, dont 
les femmes étaient venues visiter les curiosités de mon 
domicile pendant mon absence. 

Aussitôt la priére dite, je le vis entrer chez moi. 
Il venait voir démonter sa pendule, Après les com= 
pliments d'usage, je commençai l'opération. J'avais 
réuni tous mes petits instruments, élaux, tourne- 
vis, limes. Au bout d'un quart d'heure, tous les 
rouages étaient étalés sur l'établi, 

La spirale, c'est-à-dire le petit ressort qui sert de 
régulateur & l'échappement, était brisée. Je fis voir 
au chérif les morceaux du ressort et par conséquent 
la blessure de la pendule, Je n'avais pas de spirale; 


L’ARABIE HEUREUSE. 39 


—— 


je dis donc à Hussein qu’il me serait bien difficile de 
faire marcher sa pendule. Il tenait énormément à ce 
quelle marchât. Il m’offrait du fer-blanc. Je lui fis 
comprendre, en roulant du fer-blanc entre mes doigts, 
que le fer-blanc roulé ne se redressait pas, et par con- 
séquent manquait d’élasticité. Il était au désespoir. Je 
cherchai dans ma boîte à outils. Cette boîte à outils 
était l'objet de la curiosité générale. 

C'était un coffre d'un pied carré à peu près, tout 
garni de fer, se soulevant sur des charnières de fer. 
Comme il renfermait toutes sortes d'outils, il était 
trés-pesant, et chacun disait que c'était mon trésor. 
Or, ce trésor était à la merci de tout le monde. Plus 
d'une fois le chérif Husseïn avait fait allusion à ce 
coffre, et m'avait donné les avis les plus paternels à 
son endroit. Il m'avait même engagé à le déposer chez 
lui, ignorant ce qu'il contenait. Comme tout le monde, 
il croyait à un trésor. 

Quand il le vit apporter, il ouvrit de grands yeux. 
Il allait donc savoir ce qu'il y avait dans le fameux 
coffre. Il y avait des outils de toute espèce. J’eus le 
bonheur de trouver un vieux ressort de montre, trop 
fort pour l'usage que j'en voulais faire. Je le détrem- 
pai à l’aide d'une lampe à esprit-de-vin, je le coupai 
avec des ciseaux, et je le diminuai à la lime jusqu'à 
ce qu’il fit arrivé au degré de force des morceaux 
survivants de l'ancienne spirale. Puis, je le retrempai, 
lui fis prendre sa place, en donnant au chérif l'expli- 
cation de son utilité, puis je remontai la pendule 
pièce par pièce. Le tout avait pris à peu près deux 
heures. 

Maintenant il voulait la voir marcher. Les aiguilles 
firent le tour du cadran jusqu’à ce qu'elles marquas- 
sent l'heure, et, après avoir donné à l'aile de la clef 
le nombre de tours voulus, la pendule marcha. La 
sonnerie et le mouvement des aiguilles marchant 
toutes seules firent sur le chérif un effet merveilleux. 
Il y avait dix ans que la pendule n'avait ni sonné, ni 
marché. 

— Décidément, dit-il, tu es un osta, tu es un 
mohendis ! 

Ce qui, traduit en français, voulait dire : 

— Tu es un maitre, tu es un vrai savant! 

En conséquence, il voulut emporter son horloge. 
Alors je lui expliquai qu'elle n’était encore qu'en con- 
valescence, et qu'elle avait besoin de quelques jours 
encore de mon régime pour aller bien tout à fait. I 
insista pour l'emporter ; je cédai en promettant de lui 
donner des soins à domicile. 

La grande insistance pour la possession de la pen- 
dole venait du désir de faire voir à ses frères quelle 
précieuse acquisition il avait faite en moi. Ce fut pour 
toute la soirée l'objet d'une longue conférence entre 
lui et ses frères. En me quitlant, il me dit : 

— J'ai encore bien autre chose à te donner à 
PL a viens chez moi, et je te ferai voir tout 
cela. 

Il n’y avait pas à reculer, Nous parttmes, le chérif 
et moi devil: Yachya sur son âne et portant l'hor- 
loge. Les esclaves nous suivaient à pied. Nous arri- 
vimes à la citadelle et nous montâmes à sa chambre. 
Il donna immédiatement des ordres. Les esclaves 
partirent comme une volée d'oiseaux. Les premiers 
qui rentrèrent apportaient le café, Les autres appor- 
taient, qui un tourne-broche, qui des serinettes, qui 
des orgues de Barbarie, qui des ombres chinoises, 
des musiques de la Chaux-de-Fonds, enfin une 

ascule, enfin tout un bazar. 

Le tourne-broche, qu'il avait reçu en cadenu d'un 
capitaine de navire, représentait pour lui une machine 
complétement inconnue, Il avait cependant une cer- 
taine idée de ce que cela pouvait étre. Il prenait la 
broche pour un pal, et la mécanique pour une hor- 
loge dont le cadran aurait été égaré, Je lui dis que 


jemporterais la machine chez moi, et que je la lui 
montrerais en fonction. : 

— Jet'enverrai non-seulement cela, dit-il, mais tout 
le reste. Je veux que tu me fasses marcher tout cela. 

Après le tourne-broche, la machine qui l’inquiétait 
était la bascule. Il la prenait pour une potence per- 
fectionnée. Tout cela prit le chemin de ma forteresse. 
J'oubliais : il y avait aussi une lampe carcel. Il l'avait 
chargée jusqu’à la gueule avec du beurre, de l'huile, 
du suif, et enfin avec une bougie. La carcel était 
rabaissée au rang de chandelier; seulement elle était 
bien plus incommode qu'un chandelier ordinaire. 
Celuiqui avait donné la lampe avait aussi donné douze 
ou quinze douzaines de mèches; mais il avait oublié 
d'en indiquer l'emploi. 

Je jetai plus particulièrement mon dévolu sur le 
tourne-broche, sur la bascule et sur la lampe. 

— Mais, lui dis-je, ces objets emportés, tu dois 
avoir bien autre chose? 

— Oui, dit-il, et tu vas m'être bien utile. Viens avec 
moi, 

Je le suivis. Tl me fit entrer dans une chambre qui 
était une véritable exposition des produits de l'indus- 
trie de l'Europe. Il y avait des fusils de Lepage, des 
fusils Le Faucheux, des fusils Gosset, des pistolets 
de Versailles et de Londres, des porcelaines de Sèvres 
etde Chine, des verres de Venise, des boîtes à liqueurs 
pour des gens qui ne boivent pas de liqueurs; des 
fourchettes et des cuillers, pour des gens qui man- 
gent avec leurs doigts; des services de Saxe et de 
Bohême, des nappes et des serviettes pour des gens 
quiont pour table un paillasson; plus, dix-huit cents 
exemplaires du Coran saisis sur un bâliment anglais 
qui comptait en faire le commerce dans la mer Rouge; 
deux ou trois cents exemplaires de la Bible, en anglais 
et en arabe; que sais-je encore! 

Je commencai à mettre les fusils et les pistolets à 
part. Ils étaient à piston et à bascule. L’émir n'avait 
jamais pu s'en servir, n'ayant ni cartouches ni cap- 
sules. Je ne pouvais faire ni cartouches ni capsules, 
les cheminées en cuivre me manquant; mais, en pre- 
nant les calibres, je pouvais faire venir tout cela 
d'Europe. Puis, je nie retournai vers le reste de la 
boutique. 

— Mais que fais-tu de tout cela? lui dis-je. 

— Rien, tu vois bien. Que veux-tu que j'en fasse ? 

— Un musée, 

— Qu'est-ce que c'est que cela un musée? 

Je lui expliquai ce que c'était. 

— Eh bien, je vais l'envoyer tout cela, tu en feras 
un musée, toi! 

Je fus effrayé. J'en aurais eu pour un mois, rien 
qu'à mettre chaque chose à sa place. Cependant j'avi- 
sai une pelite tente, une tente du Bazar du voyage, 
une tente de Godillot. I l'avait bien reconnue pour 
une tente, mais n'avait jamais pu la faire monter, 
Je pris la tente. 

Il y avait des glaces, des vases avec des fleurs arti- 
ficielles, du corail, des grains d'ambre, des aiguilles à 
coudre, des cadenas, tout jusqu'à des cornes à mettre 
les souliers ; le tout par douzaines. Dans un coin, je 
découvris six fontaines à filtre. Jejetai un cri de joie. 

— Qu'ya-t-il? me demanda Hussein. 

— Des fontaines à filtre! lui dis-je. 

— Qu'est-ce que des fontaines à tiltre ? 

— Tu verras! Fais-en porter une dans la salle à 
manger, el surtout une chez moi. 

— Mais j'ai des gargoulettes, me dit-il. 

— l'ais toujours porter les deux fontaines où je 
te dis, 

Hussein appela ses esclaves ; il fit porter chez moi 
tout ce que je lui indiquais, paraissant profondément 
peiné que je refusasse le reste, 


40 L’ARABIE 


HEUREUSE. 


— J'en ai encore trois chambres pleines comme 
celle-ci, me dit-il. 

Je découvris en outre trois caisses de bougies de 
l'Étoile. Le chérif connaissait parfaitement l’usage de 
ces bougies; seulement, les croyant faites avec de la 
graisse de pore, il refusait de les brûler. Je fis ce que 
je pus pour le faire revenir de cette erreur. Ce fut 
chose impossible. Puis, sur un rayon, j'aperçus en- 
viron deux cents bocaux de fruits à l’eau-de-vie. 

Pour le coup, je demandai à Husseïn quel était le 
paien qui avait osé faire cadeau, à un homme aussi 
connu que lui pour sa dévotion, de deux cents bocaux 
de cerises, de pêches, de chinois et de prunes à l’eau- 
de-vie. C'était lui qui les avait commandés. 

Un commis-voyageur américain faisant commerce 
dans les toiles et les eaux-de-vie, après lui avoir 
vendu trois ou quatre mille mètres de toile, lui avait 
offert des fruits confits. Hussein avait cru que ces 
fruits étaient confits dans le sucre (il aimait beau- 
coup les fruits confits dans le sucre ); il avait répondu 
oui et fait sa commande. 

Vous savez le résultat. C’eût été à mourir de rire, 
si un musulman riait jamais. 

Il avait aussi des tapisseries superbes, mais il n’a- 
vait pas de tapissiers. 

En attendant, les rats et les vers mangeaient tout 
cela. En outre, comme on n’entrait jamais dans ces 
chambres, elles étaient habitées par des scorpions, des 
mille-pieds, des salamandres, et cette espèce inoffen- 
sive de serpents qui recherche le voisinage del homme. 

La famille du chérif Hussein en avait à peu près 
autant. Je dus passer la revue de tous ces caravansé- 
rails. Le chérif d'Hodéïda avait un billard, avec billes, 
queues à procédés, queues ordinaires, blanc et bleu. 
Il n’y manquait qu’une chose, c'était le tapis, qui 
avait été complétement mangé par les rats. 

Le fils du chérif Hussein avait une flûte en ébène, 
montée en argent, et un polichinelle qu'il prenait 
pour un fétiche indien. 

Le chérif Hammoud avait un violon sans cordes et 
un fusil à vent sans vent. À 

Le chérif Hasçan avait une paire de patins. Des 
patins, sous le 16° degré de latitude! 

En somme, il y avait dans tout cela pour plus de 
six cent mille francs de cadeaux. 

J'avoue que ce fut pour moi une journée originale. 
En dépit du chérif Husseïn et de tous les chérifs du 
monde, je me rappelai que j'étais Français, et je ris 
tout à mon aise. De temps en temps j'étais rappelé 
à la gravité musulmane par les visages sérieux de 
Hussein et de Yachya. 

Il y avait en outre des quantités de caisses de cho- 
colat et de dragées, mais les caisses étaient vides. 

Le chérif aimait énormément les dragées et le cho- 
colat, Bon nombre de cadeaux avaient été faits de 
bonne foi, mais il y en avait bien quelques-uns aussi 
qui l'avaient été par malice. 

Je rentrai chez moi trés-tard, et la rate tout à fait 
désopilée, Mon inspection m'avait pris les trois quarts 
de la journée. 

Le premier objet que je comptais utiliser était le 
tourne-broche. Je cherchai un endroit où je pusse 
faire établir une cheminée. Ce n'était pas difficile 
à trouver dans ma forteresse. J'avais des maçons 

la main : en deux jours, sur le modèle que je 
onnai la cheminée fut faite, et le tourne-broche 
monté. 

l'oublie de dire qu'avant de quitter la forteresse du 
cl f, j'avais débarrassé Yachya de son horloge. Je 
voulais la placer à une hauteur de six ou sept pieds, 
mais Hussein voulut absolument l'avoir à la portée 
de sa main, Je fis selon son désir. 

Eu cing heures elle avait avancé de trois. 

Le lendemain, le chérif Hussein m'envoya la pen 


dule. Il était sept heures du matin, elle marquait 
minuit. On aurait pu croire qu'elle ne retardait que 
de cinq heures. Point! elle avançait de treize. 

Je répondis que je savais parfaitement qu’elle devait 
agir ainsi, et que c'était pour cela qne j'avais voulu 
la garder. 

Et je commençai l'opération du règlement de la 
pendule du chérif Hussein. 


Xill 


Ma position avait un côté grotesque qui ne me 
laissait pas tout à fait sans inquiétude. 

Je n'étais précisément pas venu dans l’Yémen pour 
raccommoder des pendules, monter des tourne-broches 
et faire aller des serinettes. 

Il est vrai que j'allais avoir une bien autre besogne! 

J'avais fait dans la journée mes visites habituelles 
au chérif, mais je n'avais pas trouvé en lui la gaieté 
de la veille. En outre, il m'avait semblé qu'il avait 
quelque chose à me communiquer. Une ou deux fois, 
la chose, quelle qu’elle fat, était venue jusque sur ses 
lèvres, mais toujours il avaitretenu la confidence prête 
à se faire jour. 

Le soir, après la prière, après le souper, je vis 
entrer Hadji-Soliman. Il m'annonçait Yachya. Je pen- 
sai tout naturellement que c'était le secret du chérif 
qui s'était fait homme et qui m’arrivait; je le reçus 
avec toutes les politesses que j'avais l'habitude de 
faire aux messagers de l’émir. Le café fut apporté à 
l'instant par Sélim. Yachya s’accroupit près de moi el 
nous restames seuls. Il paraissait tout aussi embar- 
rassé le soir que Hussein l'avait été le matin. Après 
avoir parlé de choses indifférentes, il aborda la ques- 
tion. 

Depuis qu’il était arrivé, il n’avait pas cessé de faire 
l'éloge du chérif, de son courage, de son grand cœur, 
de sa générosité, de ses exploits passés. À l'entendre, 
il me portaitle plus grand intérêt, et n’attendait qu’une 
occasion de faire pour moi quelque grande chose qui 
réalisàt mes désirs. Puis il me parla de la famille, 
comme s’il eût été chargé de m'en faire la biographie. 
Ne pas confondre biographie avec apologie. Je ren- 
chérissais sur tout ce qu’il me disait, et ce n’était pas 
chose difficile. Je n'avais qu'à me louer du chérif, et 
il avait été avec moi d'une libéralité qui allait jusqu'à 
la prodigalité. Quant à la famille, je m’excusais sur 
ce que, la connaissant moins et n'ayant point affaire 
à elle, je n'avais pas sur son compte d'opinion bien 
arrêtée. 

Ce n'était évidemment pas tout cela qu’il avait à me 
dire, mais comme un musulman ne doit jamais mon- 
(rer d'impatience, j'écoutais avec le calme de la rési- 
gnation. 

Enfin, au moment du départ, il me dit tout bas à 
l'oreille, et comme si sans cette précaution quelqu'un 
pouvait nous entendre: 

— Le chérif m'a chargé de te demander un conseil? 

— À moi? 

— Oui. 

— Je suis un trop humble serviteur du chérif pour 
me permettre de le lui donner, 

— Alors tu refuserais? 

— Le chérif est mon seigneur, il peut ordonner. 

— Le chérif est malade. 

J'avoue qu'à cette ouverture je me sentis frissonner 
de la tête aux pieds. J'avais quelques notions de 
médecine, mais je n'avais pas une assez grande con- 
fiance en moi pour entreprendre résolûment la cure 
du premier personnage du pays. 

— Malade ? répétai-je, Je l'ai vu aujourd'hui etilne 
m'a rien dit de cetle maladie, 
— Il n'a pas osé, 


L'ARABIE 


HEUREUSE. 4A 


A en nL ci 


— Comment il n’a pas osé? 

Ma crainte redoubla. En Orient, la médecinea 
contre elle tous les désavantages qu’elle a dans les 
autres pays; elle a de plus les préjugés. Il y a toujours 
à craindre que le malade ne suive pas les prescriptions 
dudocteur, ou que quelque charlatan, quelque fanati- 
que, quelque derviche, quelque sorcière, ne substitue 
une drogue de sa pharmacie à la vôtre. 

‘ Le malade continue d’être malade, guérit ou meurt. 
* S'il continue d’être malade, cest la faute du 
médecin. 

S'il guérit, son heure n'était pas venue. 

S'il meurt, le médecin l’a empoisonné. 

Il est vrai que le chérif Hussein ne m'avait pas paru 
disposé à mourir. Je rappelai tout mon courage. 

— Voyons, dis-je à Yachya, qu’a-t-il? 

Yachya s’expliqua. 

Le chérif digérait mal depuis quelque temps. 

Cela me soulagea beaucoup. 

— N'est-ce que cela? m’écriai-je. 

Yachya me regarda. 

— Comment, n’est-ce que cela? 

En effet, il me venait une crainte. Ces gens d'Orient 
ne disent jamais qu'à demi, qu'au quart ce qu'ils ont 
à dire. Il faut deviner tout ce qu'ils taisent, et d’habi- 
tude ils taisent toujours le plus important. 

— Hé bien! lui demandai-je, après? 

— Ii demande que tu le soulages. 

— Il faut que je le voie. 

Yachya sortit. Au bout de dix minutes, Sélim 
m'annonça le signal. Immédiatement je pris le che- 
min de la forteresse, disant à Sélim de m’amener mon 
cheval pour le retour. 

Je trouvai le chérif couché sur son sirir, et parais- 
sant souffrir beaucoup. Yachya était près de lui. 

— Me voilà, seigneur, lui dis-je. 

Tl me tendit la main. Je gardai la main dans la 
mienne : elle était brûlante ; le pouls était intermittent. 
Il y avait pléthore. 

— Depuis quand as-tu cessé de bien digérer? lui 
demandai-je sans sourciller. 

— Depuis deux ou trois jours. 

— Hé bien! pour recommencer à digérer bien, tu 
vas jusqu'à nouvel ordre te résigner à ne plus digérer 
du tout. 

-— Comment cela? dit Hussein avec une sorte d’é- 
pouvante. 

— Quelques jours de diète absolue, des bains, des 
frictions sur l'épigastre, et cinq ou six pincées d’aloes, 
il n'en faudra pas davantage pour te guérir. 

Le chérif suivit mon ordonnance, non sans regret, 
et au bout de très-peu de jours il digérait de nouveau, 
infiniment mieux qu'aucun de ses sujets. 

La cure me fit la plus grande renommée près de 
ses frères, près de ses parents, près de tout le monde. 
Je vis bientôt les effets de cette renommée. 

— Hadji, meditun matin le chérif, une de mes fem- 
mes est malade; il faut que tu la guérisses comme moi. 

Ce fut un bien autre frisson que le premier. Quel- 
ques détails en feront comprendre la cause. 

Prenons pour type le harem du chérif Hussein. 

Tout musulman, nous l'avons dit, a droit à quatre 
femmes légilitnes et à autant de concubines qu'il en 
peut nourrir. L'Orient, on le voit, n'a pas beaucoup 
changé depuis le roi Salomon. Le divorce lui donne la 
faculté de renouveler à discrétion ses quatre femmes 
légilimes. Au reste, ce divorce, si commun chez les 
gens vulgaires, est très-rare chez les nobles, et ne 
s'opère que dans des circonstances de la plus haute 
gravité, 

Le musulman qui a quatre femmes et un nombre 
plus ou moins grand de concubines a deux harems 
séparés. LL y a olus, si les quatre femmes légitimes 


ne s'entendent pas entre elles, il arrive qu'il leur 
donne à chacune son harem. 

La vie des femmes et des concubines est exactement 
la méme. Seulement le mari est engagé envers les 
femmes, tandis que le maitre ne l’est pas envers les 
concubines. 

Un article du Coran dit ceci : 

« O croyants! il ne vous est pas permis de vous 
constituer héritier de yos femmes contre leur gré, ni 
de les empécher de se marier afin de leur ravir une 
partie de ce que vous leur avez donné, à moins qu’elles 
ne soient coupables d’un crime manifeste. Soyez hon- 
nétes dans vos procédés à leur égard. » (Chap. IV, 
V. 23.) 

La femme qui croit sous ce rapport avoir à se 
plaindre, se plaint d’abord a ses parents, puis, si cela 
ne suffit pas, se plaint au cadi, qui prononce le di- 
vorce. Cependant la femme a plus de peine à divorcer 
que l'homme. L'homme n'a qu’à dire ces paroles 
devant deux témoins ou le cadi : 

— Je te répudie! 

Il est vrai qu'il ne prononce presque jamais ces pa- 
roles que dans un moment de colère. 

Revenons à l'intérieur des harems. 

Nous avons dit que la vie des femmes légitimes et 
celle des concubines était exactement la même. 

Disons de quoi se compose cette vie. 

Les femmes ont leur costume de nuit et leur cos- 
tume de jour. Elles couchent tout habillées sur des 
divans ou des tapis. Lorsqu’elles sont en bonne intel- 
ligence, elles couchent généralement dans le même 
appartement, Quant aux concubines, quand elles 
sont en trop grand nombre, on les divise. En même 
temps que le jour, elles se lèvent. De même, presque 
en même temps que lui, elles se couchent. A peine 
levées, elles reçoivent les ordres de l’ainée des femmes, 
de la Validé. Celle-ci a presque toujours son apparte- 
mentséparé des autres. Ces ordres de la Validé, hatons- 
nous de le dire, sont toujours pleins de convenance. 

La Validé légitime ne commande qu'aux femmes 
légitimes et aux esclaves de sa section. Les concu- 
bines ont leur Validé comme les femmes légitimes, 
et de plus la favorite. Quelquefois la Validé et la favo- 
rite sont là même femme. , 

La Validé des concubines a ses esclaves auxquelles 
elle commande de son côté. Les unes alors s'occupent 
de la nourriture de la journée. Cette nourriture se 
compose en général de riz, de viande de mouton 
bouilli ou rôti, de viandes en sauces sucrées, où les 
corps gras sont prodigués d'une manière supertlue, 
de légumes et de concombres en quantité, de patis- 
series de toute sorte, de crêmes à la rose, à la fleur 
d'oranger; de fruits : oranges, raisins, grenades, 
pêches, melons excellents; de confitures de toute 
espèce, de dragées, d'amandes sucrées, enfin du plat 
de prédilection : l'acida. 

L'acida est un gâteau de froment cuit à l'eau, sans 
croûte, ayant la forme d'un baba, avec un trou au 
milieu. Ce trou est rempli de miel blanc. On recouvre 
le tout de beurre ou d'huile d'olive. Les convives se 
placent autour, puisent avec les deux doigts dans le 
trou à miel et tirent à eux. 

Les femmes en général sont trés-gourmandes, Ce 
sont les esclaves qui font la cuisine, Les femmes ne 
s'en mêlent que pour diriger, ou en amateurs, Sou- 
vent elles se chargent cependant de certains petits 
plats fins destinés au mari. Seulement le mari se défie 
presque toujours de ces plats fins, 

Les femmes parfois, à l'aide de leurs esclaves nègres, 
se procurent des poisons trés-subtils. Cect s'applique 
surtout aux femmes turques et aux femmes persanes, 
qui, à l'aide du poison, se débarrassent quelquefois de 
leur mari, souvent de leurs rivales, Seulement, lors- 
qu'il arrive à une femme d'empoisonner son mari, 


42 L'ARABIE HEUREUSE. 


NN as 


pacha, vizir, etc., elle n’est que l'instrument d'une 
puissance supérieure. f : 

C’est ainsi gue la fille de Méhémet-Ali empoisonna 
son mari le defterdär (ministre d’État), le premier 
jour de ses noces. C'était l'ordre du pacha. 

En effet, le defterdar n’était pas un ministre com- 
mode, Il passait pour l’homme le plus cruel de I’E- 
gypte, et en était bien certainement l'homme le plus 
détesté en même temps que le plus craint. Son seul 
ami était un lion, lion charmant pour lui, caressant 
comme un chat pourson maitre, mais qui, sur un signe 
de ce maître, mettaiten pièces celui quiluiétaitdésigné. 

Le pacha eut peur du deflerdar et le maria à sa 
fille. Le lendemain, il n'y avait plus de defterdar, et 
le lion était dans l’une des cages de la ciladelle du 
Caire. 

C’est ainsi aussi qu'une des sultanes de Sélim em- 
poisonna la favorite dans une orange, qu’elle parlagea 
avec un couteau dont un côté de la lame était empoi- 
sonné, mangeant elle-même la partie qu'avait touchée 
le côté innocent de la lame. Mais revenons. 

Le repas du matin terminé à neuf ou dix heures, 
les femmes se préoccupent de leur toilette. 

En général, pour cette toilette, elles se rendent 
l'une à l'autre le service de femme de chambre, se 
natiant les cheveux et se parfumant, s’épilant, se 
peignant les yeux, se peignant les ongles, et se met- 
tant des mouches mutuellement. Ce sont des enfants 
qui jouent à la poupée l'une avec l’autre. ; 

Lorsque tout cela est fini, viennent le café, les chi- 
bouques, les narghiléhs, les sorbets, les cassolettes, 
Puis les unes se racontent des histoires; les autres 
regardent par les grilles de leurs moucharabies, aga- 
cant les passants quand elles peuvent. D’autres bro- 
dent, d’autres jouent de la guzla et chantent. Ces 
différents divertissements sont coupés par les visites 
de leurs amies. 

Les femmes des harems ne sont point prisonnières 
comme on le croit. Elles sortent quand elles veulent, 
mais voilées, et accompagnées d'eunuques. Remar- 
quez que le voile n’est point une gêne, et que l'eu- 
nuque n’est point un gedlier. Le voile est une coquet- 
terie; l'eunuque est un défenseur. 

Quand une visite arrive, on se fait des salamalecs, 
on s’embrasse, on bavarde, on danse. Les danses sont 
charmantes. 

Pendant la présence des étrangères chez les femmes, 
Ja porte est interdite au mari, Les babouches sont à la 
porte, indiquant qu'il y a visite. 

On arrive ainsi à la sieste. 

Quand il y a visite, les visiteuses font souvent la 
sieste avec les visitées. 

La sieste dure jusqu'à trois heures. Pendant ces 
trois heures, le silence le plus profond règne dans le 
palais; personne n'est visible, tout est suspendu : 
c'est le chateau de la Belle au bois dormant. 

La prière de l'asser est le signal du réveil. 

Tout le monde fait ses ablutions. 

Après la prière, — l'ablution vient auparavant, — 
on dine, les femmes chez elles, les hommes chez eux. 
Les enfants dinent avec les femmes, les esclaves dinent 
après tout le monde et mangent les restes, Les diners 
sont loujours excessivement copieux ; il faut qu'il y 
ait de quoi manger pour les maîtres, les mailresses, 
les enfants, les esclaves et les pauvres. 

Le diner fini, les visites recommencent, et la soirée 
se passe en musique, en danses, en chants, en jeux 
d'échecs, en jeu de dames. Toujours quelque his- 
toire serpente au milieu de tout cela. 

La nuit venue, les femmes à leur gré se couchent 
ou veillent, Celles qui se couchent dorment ou rêvent, 
Celles qui veillent, brodent, continuent une partie 
commencée, bavardent ou lisent, Celles-ci sont wes- 
rares. Ce sont des Européennes ou des créoles. 


La mère du sultan Abdul-Medjid était une créole 
de la Martinique. Elle avait été prise par un corsaire 
et vendue au dey d'Alger, qui l'avait envoyée en pré- 
sent à Mahmoud. 

De même, la mère de l’imam de Mascate actuelle- 
ment régnant élait une créole. 

L'histoire de cette créole est assez bizarre. Elle 
avait épousé un Anglais de la Réunion. L’Anglais 
voyageait pour son plaisir. Arrivé à Mascate, et ayant 
épuisé son argent et son crédit, il proposa à feu 
l'imam Séid-Séid de lui vendre sa femme. L’imam 
demanda à voir la marchandise. Il fut convenu que, 
si celte marchandise plaisait à limam, il payerait 
trente mille thalaris à l'époux et que la femme lui 
appartiendrait. Les uns disent trente mille, les autres 
quarante mille. 

La femme alla au-devant des projets du mari. Elle 
exprima la curiosité de voir un harem, L’Anglais 
s’olfrit à lui procurer ce plaisir. En effet, à obtint 
de l'imam de Mascate une permission pour sa femme. 
La créole entra dans le harem. Le harem se referma 
sur elle; on ne la revit jamais. 

Le lendemain, l'Anglais partit, on ne le revit jamais 
non plus, à Mascate, du moins. 

Un jour, dans un moment d'intimité, et comme 
je disais a Séid-Séid qu'il devait envoyer en France 
ses enfants pour les faire instruire, j'eus l'occasion 
de lui demander des nouvelles de cette créole. Elle 
élait morte depuis 1843, et il la regreltait beaucoup. 
Mais n’anticipons pas déjà sur cet épisode auquel 
nous revenons tout au long dans nos Mystères du 
Désert". 

Maintenant on s’apitoye en France sur le sort des 
femmes du harem. On a parfaitement tort. Est-ce 
la rivalité qui peut les rendre malheureuses ? On ne 
sait pas en Orient ce que c’est que la rivalité à la 
facon dont nous l’entendons. D’ailleurs la rivalité de 
l'Européen devenant amoureux de toutes les femmes 
qu'il rencontre est bien autrement grave pour la mai- 
tresse ou pour la femme que la rivalité du harem; 
chaque femme au moins connait sa rivale. 

Puis la maternité les dédommage. En Orient, l’in- 
fanticide, celte plaie de notre société moderne, cette 
suprême et effroyable ressource des filles-mères 
contre le déshonneur, Vinfanticide est à peu près 
inconnu. Enfin, là-bas, toute femme qui est mère ne 
peut plus être vendue. Un garçon met la favorite au- 
dessus de toutes les autres, et l'épouse devient sultane. 

Cela posé, parlons de la malade dont Hussein vou- 
lait me faire entreprendre la guérison. 

J'ai dit que la chose était bien plus grave encore 
à l'endroit d'une des femmes du chérif qu’à l'endroit 
du chérif lui-même. Je lui exposai à l'instant même 
et sans détours la situation. 

— Hcoute, lui dis-je, tu me proposes une chose que, 
comme musulman, je ne dois pas accepter. Dispense- 
moi donc de cette cure. 

— C'est que c'est ma plus jeune femme et celle que 
j'aime le mieux. 

— Si tu veux absolument, je ferai ce que tu vou- 
dras; mais, encore une fois, je ne réponds de rien. 

— Je vais te conduire chez elle. 

Il n'y avait rien à dire à cela. Je m'inclinai. 

Un eunuque fut envoyé pour prévenir la malade 
de se tenir prête à me recevoir. 

A notre arrivée, nous la trouvâmes couchée sur un 
lit, un véritable lit, un lit de fer. Elle était compléte- 
ment enfermée sous une moustiquaire. 

La chambre n'avait qu'un demi-jour, ce qui fait 
qu'il était impossible de rien voir. Je fus dans la né= 
cessité de demander de la lumière, ce qui étonna beau- 
coup la malade et les eunuques; aussi hésitaient-ils. 


1 Chez Dentu, éditeur, Paluis-Royal, 


L’ARABIE HEUREUSE. 43 


Le chérif leur donna l'ordre d'apporter des chemda. 
C'est le nom arabe de la cire. Ils approchèrent des 
sièges du lit de la malade et se retirèrent. 

Ceite chambre, tout en conservant le luxe arabe, 
était meublée à l’européenne. Les divans qui ré- 
gnaient tout autour de la chambre, les tapis de Perse 
étendus sur le plancher, protestaient contre les siéges 
et le lit à la française. Ce lit était placé entre quatre 
colonnes de granit grosses comme moi par le milieu 
du corps, qui, tout en formant un dais, supportaient 


le plafond. Entre chaque colonne il y avait des dra- _ 


peries d’éloffes de l’Inde extrémement riches. Sur des 
élagéres européennes, placées entre les fenêtres, 
élaient des élagères arabes supportant des porce- 
laines de Chine et du Japon. 

Dans tous les coins de l'appartement, il y avait de 
petites tables en nacre de perle. Sur chacune de ces 
petites tables étaient placées des aiguières en cuivre 
avec leurs bassins. Ces aiguières sont, on le sait, 
d’une forme charmante. Des parfums brüûlaient dans 
des cassolettes. 

C'était non-seulement du luxe, mais de la super- 
stition. 

Les parfums neutralisent l'effet du mauvais ceil; 
dain en Arabie et en Afrique, nazar dans l'Inde. 

Les parfums qui brûlaient étaient les parfums usités 
en pareil cas : la myrrhe, Vencens, le benjoin, le sty- 
rax. La myrrhe sent la violette, le styrax, la rose. Les 
murs étaient ornés, outre les étagères, de grands éven- 
tails de plumes d’autruche. Le plafond était en bois 
sculpté, peint de couleurs vives, avecdes incrustations 
en glace. 

Nous étions vraiment dans l'Orient des Mille et une 
Nuits. 

Maintenant, cette chambre, était-ce celle de la 
favorite? était-ce celle du maitre? Je restai indécis 
pour le moment. Plus tard, je le demandai à Yachya. 
C'élait la chambre du maitre. Elle avait quatre portes 
découpées dans la muraille, invisibles derrière des 
rideaux. 

L'une conduisait chez les concubines du chérif, 
l’autre chez ses femmes légitimes, la troisième à son 
trésor, et la quatrième lui servait d’issue. 

à Les chemäas apportés, on nous laissa seuls, ai-je 
it. 

Alors s'établit entre le chérif etsa femme un dialogue 
préparatoire dans lequel il lui disait de ne point avoir 
peur. C'était moi qui l'avais guéri de ses lenteurs de 
digestion, et j'allais probablement pouvoir en faire 
autant pour elle. Elle répondait à peine, et par ce léger 
gazouillement naturel aux femmes arabes, et qui 
semble plutôt le chant d'un oiseau qu'une langue 
humaine. 

Je priai le chérif de lui demander sa main, Le 
chérif la lui demanda. Mais, bien que celui-ci insistat 
pour que cetle main me fût donnée, il y eut une 
longue hésitation, et, quand elle se décida à la passer 
sous la moustiquaire, ce ne fut en réalité que le bout 
des doigts qu'elle me donna, Je fus obligé d'attirer le 
bras vers moi afin d'arriver jusqu'au pouls, ce qui lui 
fil jeter un petit cri, moitié dimpatience, moitié de 
peur. Le cherif la calma du mieux qu'il put, 

Le pouls était extrêmement agité, mais il me fut 
impossible de faire la part de la maladie et la part de 
l'émotion. 

Je fis quelques questions au chérif. 

Il me parut évident qu'elle était atteinte d'hydro- 
pisie, ou malade d'un squirre. 

Dans l'un ou l'autre cas, la maladie était mortelle, 
surtout avec le peu de ressources qui étaient à ma 
disposition, Jem abstins de faire partager mes craintes 
à la femme, me réservant de dire à Hussein ce que 
j'en pensais. 

Cependant je demandai à voir la langue, C'était une 


grande affaire. Comment me montrer la langue sans 
me montrer le visage? et montrer son visage c’élait 
pour la femme du chérif plus que péché mortel. 

On trouva un expédient. On fit un trou au voile, et 
et à travers le-voile la malade fit passer sa langue. 
Elle était très-blanche et très-chargée. Elle me con- 
firma dans mes craintes. 

Je demandai à voir les pieds. Je m'attendais à les 
trouver gonflés. Ce fut une nouvelle négociation à 
entreprendre, mais moins difficile à mener au but que 
celle de la main et de la langue. 

C'était bien une hydropisie arrivée au second 
degré, 

En France, grâce à la ponction, la femme eût pu 
vivre encore un an ou deux, guérir même. Là-bas 
c'était impossible, et, sous cette latitude tropicale, elle 
avait à peine pour six mois d'existence. 

Je me retirai avec Hussein. 

De retour chez lui, ilm’interrogea. Je ne lui cachai 
point la position dans laquelle se trouvait sa femme; 
je lui dis que mes connaissances médicales et mes 
moyens d'action sur la maladie étaient insuffisants, et 
qu'il fallait tout remettre entre les mains de la Pro- 
vidence. 

Je lui expliquai de quelle façon on eût en France 
traité la maladie. Je lui donnai une idée de la ponc- 
tion. Mais je lui déclarai que je ne me regardais pas 
comme un chirurgien assez habile pour en faire usage. 

— Ainsi, me demanda-t-il, il n’y a pas d'autre 
moyen ? 

— Je n’en connais pas. 

— Ettu ne peux rien lui donner qui la soulage? 

— Qui la soulage, si; mais qui la guérisse, non. 

— Fais ce que tu pourras. 

— Je te préviens que ma pharmacie est trop pau- 
vre pour donner à {a femme un long soulagement. Il 
me faudrait aller à Djedda, ou tout au moins y envoyer 
quelqu'un de confiance. 

— Tu peux disposer de Mansour, c’est le plus in- 
telligent et le meilleur de mes serviteurs. 

— Mansour partant immédiatement, ma pharmacie 
suffira jusqu'au moment de son retour. z 

— Fais une note, non-seulement de ce qu'il te fau- 
dra pour elle, mais encore de ce qu'il te faudra pour 
toi et pour mol. 

J'écrivis à M. Serkis, établi médecin et pharmacien 
à Djedda, le même qui m'avait servi d'intermédiaire 
avec Osman-Pacha pour me convertir à l'islamisme, 
Le même soir, Mansour partait à dromadaire. Il de- 
vait faire le voyage par terre. En distance directe, il 
y avait d’Abou-Arich à Djedda environ cent vingt- 
cing heues. C'était l'affaire de quinze jours, aller et 
revenir. 

En attendant, j'ordonnai des teintures de scille et de 
digitale en compresses; puis des pilules de même 
composition, J'ordonnai les plus grandes précautions 
dans l'adininistration de ces pilules. 

Dès le lendemain, il y eut soulagement. Au bout de 
quelques jours, l'hydropisie diminuait sensiblement. 
Le chéril était heureux et croyait sa femme guérie, Je 
ne voulais pas qu'il le crdt. Je le ramenais donc in- 
cessamment à la réalité. 

Les médicaments arrivèrent de Djedda le seizième 
jour el furent employés. Mais ce que j'avais prévu 
arriva. Après des alternatives de bien et de mal, la 
femme mourut au grand désespoir de Hussein, 

Cependant le chérif et moi nous avions pu reprendre 
nos travaux. Nos travaux, on sait quels ils étaient, Je 
ne m'y appesantirai done pas davantage, 

Nous fimes faire des quantités immenses de poudre, 
et je tis fondre à peu près quatre à cing mille boulets 
de tout calibre. L'argile que j'avais mélangée à sa terre 
l'avait rendue excellente, 

Le projet de barrage du détroit fut complétement 


kh LARABIE 


HEUREUSE. 


Se À ee eee 


abandonné, et j'écrivis à mes amis en France pour 
avoir des ouvriers fondeurs et mécaniciens, et arriver 
à mes fontes de canons. Je ne reçus jamais de réponse, 
et le chérif Hussein attend encore ses ouvriers et ses 
mécaniciens. 


XIV 


Je reçus un matin la visite du jeune Abd’el-Mélek, 
neveu de l’émir, et fils du chérif Abou-Taleb. 

J'ai dit combien m'avait paru intelligent ce jeune 
et bel Arabe. J'ai dit avec quelle attention il avait 
suivi toutes mes démonstrations, et l'intérêt qu'il 
avait pris à la réussite. Il avait suivi avec la même 
attention tous les travaux qui s'étaient exécutés à la 
suite de ces essais. Pendant mon absence, il n’avait 
pas quitté pour ainsi dire les ouvriers, et j'avais su 
qu’en toute occasion il avait pris chaudement mon 
parti. 

Cependant il n’était jamais venu qu'avec son père. 
Je connaissais assez les Arabes pour savoir que sa 
visite ainsi isolée signifiait quelque chose. Je le reçus 
avec toute la considération que je devais au neveu du 
chérif et à un jeune homme dont Yachya m'avait fait 
l'éloge. Jen étais arrivé à une certaine intimité avec 
Yachya. J’eus du reste à me louer constamment de lui. 

Le jeune homme vint droit à moi, et, contre l’habi- 
tude arabe, aborda franchement la question. 

— Hadji, medit-il, j'ai besoin de tes conseils. 

— Ce n’est point pour maladie, je l’espére, lui ré- 
pondis-je. Ta figure, en ce cas, donnerait un démenti 
a tes paroles. 

— Non, me répondit-il, le corps se porte bien, mais 
le cœur est malade. 

Je compris qu'il allait être question d’amour. Je 
craignais qu'il ne vint me demander quelque talis- 
man, quelque filtre, quelque amulette. 

Je fus vite détrompé. 

— J'aime, me dit-il, une jeune fille d’une des tribus 
du Djebel-Orra. 

— Noble? 

Il rougit. 

— Non, dit-il en baissant les yeux. 

— Eh bien! lui dis-je, que vas-tu faire? 

— C’est là-dessus que je viens te consulter. 

— Il faut d'abord que je sache comment tu l'as 
connue, 

Alors il me raconta toute l'histoire; histoire d’a- 
mour, la même partout, excepté dans les détails, 
trame sombre relevée de broderies d’or. 

Le jeune homme était chasseur, chasseur téméraire 
même. Souvent avec ses nègres il disparaissail pen- 
dant trois ou quatre jours dans les montagnes, el 
revenait avec des bouquetins ou quelque panthère. 
Chasse périlleuse dans l’un et l'autre cas. Pendant 
une de ces chasses, il avait vu Quemar. (C'est un 
des noms les plus resplendissants des Arabes : il 
veut dire la lune.) Il l'avait rencontrée portant à 
manger à son frère qui gardait des troupeaux, et au 
moment où il venait de tuer une panthére qui lui 
avait enlevé une brebis. 

C'était une simple famille de pasteurs. 

Mais, toute fille de laboureur, toute sœur de pâtre 
qu'elle était, elle avait de beaux sourcils qui se joi- 
goarent au-dessus du nez, de beaux et grands yeux 
qui éincelaient comme des diamants noirs, un nez 
droit, une bouche ornée de dents magnifiques, une 
taille souple comme la tige d'un palmier, et des che- 
veux qui, lorsqu'elle les dénouait, tombatent jusqu'à 
terre. 

Son costume était celui de la fille de Laban, le cos- 
tume de la Bible. , 

Les deux jeunes gens, s'étant rencontrés une fois, 
se rencontrérent souvent, Les rendez-vous de chasse 


devinrent des rendez-vous d'amour. Souvent elle se 
risquait avec lui, le suivant dans là montagne, ne 
revenant que le soir quand elle eût dQ revenir avant 
la sieste, et s'exposant alors à toute la mauvaise hu- 
meur de son père. 

Les troupeaux étaient à quatre ou cinq lieues du 
douar, et le frère ne revenait qu’au bout de trois mois. 
Tant que le frère ne revint pas, le père ne put pas 
être renseigné, mais, le frère de retour, il apprif 
tout. 

Dès lors Quemar fut séquestrée et les jeunes gens 
ne se virent plus, ou plutôt ne se parlèrent plus; car 
ils se revirent, mais de loin. Les jeunes gens du douar 
prévenus faisaient le guet avec le père et les autres 
frères. Et chacun faisait ce guet avec d'autant plus 
d'acharnement que la tribu était hostile au chérif 
Hussein. Or, le jeune homme était pris et bien 
pris; il voulait, à quelque prix que ce fût, épouser 
Quemar. 

Maintenant, ce qu’il attendait de moi, c’est que je 
parlasse en sa faveur au chérif Hussein, afin que le 
chérif Hussein en parlat à son père. Lui n'avait encore 
rien dit à personne de toute cette idylle. Je l'interro- 
geai à l'endroit de la jeune fille. 

Elle éprouvait, de la part de son père et de ses 
frères, et même de la tribu, les mêmes obstacles 
qu’Abd’el-Mélek craignait d’éprouver de la part de sa 
famille. Il avait, lui, en outre de l’inimitié, à vaincre 
la distance. Au reste, j'ai baptisé ce roman du nom 
W@idylle. Abd’el-Mélek déclarait qu'il fuirait avec Que- 
mar, et que, s’il le fallait, il se ferait berger. 

Sa confiance en moi m'honorait infiniment, mais il 
me chargeait la d’une mission on ne peut plus déli- 
cate. Il est rare que les hommes dans la position du 
chérif Hussein n'aient pas des projets de mariage 
arrétés d’avance sur les membres de leur famille. 

— Laisse-moi quelques jours de réflexion, lui 
dis-je. 

— Combien de jours veux-tu ? 

— Laisse-moi trois jours et la permission de con- 
sulter un ami. 

— Dis-moi le nom de l’ami. 

— Yachya. 

Ilréfléchit un instant, puis : 

— Fais comme tu voudras, dit-il. 

Il fit quelques pas vers la porte et revint. 

— Je n'ai d'espoir qu’en toi, me dit-il; si tu ne 
réussis pas, je ne prendrai plus conseil que de moi. 

Et il sortit. 

Je me rendis chez le chérif comme d'habitude. 
J'étais en retard ; aussi, au moment où je sortais, vis- 
je le drapeau rouge qui m’appelait. Lorsque j'arrivai, 
le chérif était avec son fils et Yachya. A peine fus-je 
entré, que le fils du chérif salua et se retira. En le 
voyant se retirer si tôt, je craignis que le jeune prince 
n'eût quelque jalousie contre moi. 

Rien n'eût été plus naturel. Le commandement que 
son père m'avait donné me faisait son égal au point 
de vue moral, et au point de vue politique son supé- 
rieur, [Lest vrai qu'il me donna la main en sortant, et 
qu'il accompagna celte marque d'amitié du plus gra- 
cieux sourire. Mais tout cela ne prouve rien de la part 
d'un Arabe, Je résolus de ne pas tarder à lui faire ma 
visite. Dans ma précipitation, je le suivis des yeux 
jusqu'à ce qu'il fût sorti. 

Quand je me retournai, je vis les regards d'Yachya 
fixés sur moi. 

— Eh bien! ma pendule? demanda le chérif. 

— Elle n'avance plus que d'une heure sur vingt- 
quatre, lui dis-je; tu vois que c'estun grand progrès. 

— Quand pourras-tu me l'envoyer? 

— Dans deux ou trois jours. Outre la réparation 
que j'y ai faite, je l'habille d'une boîte. 

— Tu es donc tailleur aussi? dit-il on riant. 


L'ARABIE HEUREUSE. 45 
po 


— Tailleur pour pendules. 

Yachya se mit à rire à l'exemple de son maitre. 

En sa qualité d’Indien, il était infiniment plus rieur 
que ne le sont les Arabes. he 

— Par exemple, ajoutai-je, si tu veux me faire 
l'honneur de me venir voir après-demain matin, tu 
pourras la faire emporter. ; 

— Tu as quelque chose a me faire voir? 

— Ce que j'ai à te faire voir ne sera prêt que dans 
quarante-huit heures. ee 

— J'irai; à quelle heure veux-tu que je vienne? 

— A dix heures. 

— Avant mon déjeuner? 

Il appuya sur le mot. t 

On voit que je l'avais complétement guéri de ses 
lenteurs de digestion. 

— Avant ton déjeuner. Yachya sera des nôtres, 
ainsi que ton fils, si tu veux le permettre. 

— Nous irons. 

— Tu connais, continua-t-il ensuite, les affuts de 
mes canons? 

— Oui, et même je les trouve horribles. 

— Connais-tu un modéle plus commode? 

— Je comptais t'en parler et te proposer des affûts 
dans le genre de ceux dont on se sert dans mon pays. 
Seulement, il me faut des madriers et des poutrelles 
en chéne, et, de plus, tes meilleurs menuisiers. 

— Jai tout cela, me dit-il, et vais donner des 
ordres pour que tu puisses en disposer. 

— Désires-tu des affûts de rempart ou des affats 
de campagne? 

— Des affüts qui puissent servir aux deux usages 
à la fois; mais il les faut aussi légers que possible, 
de façon à ce qu’un chameau, deux au plus, puissent 
les trainer. 

— Combien ten faut-il? 

— Une douzaine. 

— Je les ferai confectionner. 

— Mais les roues, comment les fera-t-on? 

— Dans ce pays, oùil fait trés-chaud, les roues en 
bois se brisent vite; si l'on pouvait s'en procurer en 
fonte? 

Le chérif alors, s'adressant à Yachya, lui demanda 
si l’on ne pourrait pas faire venir des roues de l'Inde. 
Il en fallait quarante-huit en tout: vingt-quatre 
grandes et vingt-quatre petites. 

Yachya ne répondit rien. 

Alors le chérif Hussein eut une idée lumineuse. 

— Mais, dit-il, pourquoi nous préoccuper des 
roues? Pourquoi ne pas placer nos canons sur des 
traineaux ? 

En effet, les traineaux glissent admirablement sur 
les sables, tandis que les roues s’y enfoncent jusqu'au 
moyeu. 

— Par ma foi! lui dis-je, tu as plus d'esprit que 
moi; je n’y eusse jamais pensé. 

— D'autantmieux, ajouta-t-il, que dans la mon- 
tagne on placera les canons tout montés entre deux 
chameaux de file. 

— Mais, dis-je, si tu veux ce que nous appelons, 
nous, de l'artillerie de campagne, nous pourrons pla- 
cer tes cing ou six plerriers de cuivre et les faire pivo- 
ter sur des selles élastiques. Les Persans ont toute une 
artillerie ainsi équipée. 

— Tuas donc été en Perse? 

— Pas encore, mais je sais cela. Nous laisserions 
tes grosses pièces sur leurs affûts ordinaires pour la 
défense de tes villes, et nous uliliserions seulement tes 
pièces de quatre et tes pierriers. 

La chose fut arrêtée ainsi. Croyant qu'il n'avait 
plus rien à dire, je me retirais. Il m'arréta. 

— Attends, dit-il, j'ai quelque chose à te montrer, 

Il sortit, 


Je profitai de ce moment où il nous laissait seuls 
pour me retourner vers Yachya. 

— J'ai à te parler, lui dis-je. 

— Veux-tu que je passe chez toi? 

— Viens partager mon diner. 

— J'irai. 

Le chérif rentra; il tenait à la main un petit sac. 
Ce petit sac renfermait plusieurs échantillons de mi- 
nerais et de cristaux. Ces échantillons provenaient des 
montagnes de Djézan; il y avait de la houille et du fer. 
Mais ce qu’il avait à me montrer, c'était un fragment 
de roche, couleur d’or. 

— Qu'est-ce que cela? me dit-il. 

Je regardai l'échantillon et compris l'espoir d'Hus- 
sein. 

— Cela ressemble à de l'or, lui dis-je, mais je 
doute que cela en soit. 

— Si ce n’est pas de lor, qu'est-ce donc? 

— Il n’est impossible de te le dire, n’ayant point 
le médicament nécessaire. 

J'aurais dû dire réactif, mais le mot n’a pas son 
équivalent dans l’Yémen. 

— Qu'est-ce que ce médicament? 

— Une certaine eau que nous appelons l’eau forte, 
et une certaine pierre que nous appelons la pierre de 
touche. 

— Comment opeére-t-on ? 

— On frotte le métal sur la pierre, puis on y met 
une goutte de cette eau, qui, lorsque c’est de l'or, lui 
laisse tout son brillant; lorsque c’est de l'argent, pro- 
duit un bouillonnement qui l’efface, et qui, lorsque 
c'est du cuivre, produit le vert-de-gris. 

— Hum! fit Hussein. 

— Si tu veux, continuai-je, fenverrai cet échan- 
tillon a Djedda pour le faire analyser. 

— Soit, dit-il. 

Puis il me remit l'échantillon. 

Alors, les uns après les autres, il me fit voir tous 
les fragments que renfermait le sac, m’interrogeant 
sur chacun d'eux. 

Je lui montrai la houille. 

— Voilà ce que tu as de plus précieux. 

Il me regarda avec étonnement. 

— Plus précieux que lor? dit-il. 

— Plus précieux. 

— Il y ena des couches, je ne sais pas en quelle 
quantité, mais mes travailleurs me disent qu'il y en a 
beaucoup. 

— Tu sais que c’est avec cela que les Anglais font 
marcher leurs bateaux à vapeur? 

— Oui, c'est du fahhm-el-hadyer (du charbon de 
pierre). 

J'avais déjà constaté la présence de la houille dans 
Vile Djebel-Hagan, et, d'après les habitants du pays, 
il devait en exister au Djebel-Tarr, à Pile Caméran et 
à Vile Zobéir. 

Les autres échantillons étaient du sel gemme, du 
cristal de roche, des cailloux et des agates. Lorsque 
j'eus passé en revue tous ces fragments: 

— Maintenant, dit-il, j'ai bien autre chose à te dire. 
Comme on le voit, c'était le jour des confidences. 
— Parle! 

— On a trouvé une source de lait dans la mon- 
lagne, 

Je le regardai en face, 

— Tu plaisantes? 

— Non, sur ma parole, — Ou-Allah. 

— Et quia trouvé cela? 

— Un vieillard respectable. 

— De quel pays? 

— Un musulman des montagnes de Nedjèd. 

— El c'est dans les montagnes de Nedjéd qu'est la 
source de lait? 

— Ouil 


46 L'ARABIE 


— Ton vieillard est un imposteur. 

— Comment, un imposleur? _ : 

— Il est impossible qu'il y ait du lait dans la 
montagne. 

— Il yen a cependant. 

— Jln'yen a pas! 

— Il l'a vu. 

— Il ne l'a pas vu! 

— C'est un homme à barbe blanche. 

— Cela prouve qu'il ment depuis longtemps. 

— Quel intérêt aurait-il à mentir? 

— L'intérêt de te soutirer de l'argent. Combien lui 
as-tu donné ? 

— Qui l'a dit quejelui avais donné quelque chose? 

— Ta persistance à le croire. 

— Je lui ai donné comme aumône. É 

— L'aumône n’en est pas tne aux mains des 
intrigants. 

— Alors tu ne crois pas? 

— Je fais plus que de ne pas croire, je nie. 

Et je lui citai l'article du Coran : ; 

« Quand tu les vois (les hypocrites), leur extérieur 
te plait; quand ils parlent, tu les écoutes volontiers... 
Ce sont tes ennemis. Evite-!es. Que Dieu les exter- 
mine! Qu'ils sont faux! (Ch. Lxm, v. 4). » 

La citation parut le faire réfléchir. ° 

— Tuas raison, dit-il, mais tout est possible à 
Dieu. 

— Oui, mais Dieu est logique. Du moment où ila 
mis le lait dans les mamelles des animaux et dans le 
sein de la femme, il n’a pas dû le faire couler à flots 
de la terre. 

— Je te dis que le vieillard l'a vu. 

— Écoute, lui dis-je, je te parie ma tête contre la 
sienne que cela n'existe pas. 

— Hum! fil encore Hussein. 

— Le vieillard est-il ici? demandai-je. 

— Il est devant mon palais. 

— Veux-tu le faire appeler ? 

Hussein frappa dans ses mains; un esclave 
entra. 

— Va, dit-il, me chercher un vieillard à barbe 
blanche que tu trouveras devant la porte. 

Dix minutes aprés, un homme de soixante-dix ans, 
d'une figure vénérable, ayant une longue barbe 
blanche qui pendait jusqu'à la ceinture, futintroduit. 
Il s'approcha d'Husseïn et voulut lui baiser la main: 
Hussein la lui retira, non pas qu'il le tint pour im- 
posteur, mais à cause de son grand age. 

Pendant notre conversation, les frères étaient venus 
peu à peu et le divan était complet. 

— C’estloi qui as vu la source de lait? dis-je en 
m'adressant au vieillard. 

— Oui, répondit-il avec un merveilleux aplomb. 

— Tul'as vue? 

— Non-seulement je l'ai vue, mais j'y ai bu. 

— Eh bien? demanda Hussein. 

— Cethomme n'est peut-être pas un imposteur, 
dis-je au chérif; mais, én ce cas, c’est un fou. 

— Je ne suis ni un fou ni un imposteur, dit le 
vieillard ; j'ai dit la vérité, et d’autres que moi ont vu 
la source. 

Je me tournai vers le chérif. 

— Tu crois à la source de lait? lui demandai-je. 

— Je dis que tout est possible à Dieu, répéta-t-il. 

— Eh bien! que ce vicillard dise exactement où est 
la source et indique les personnes qui l'ont vue avec 
lui. 

Le vieillard indiqua son fils. 

— Ft oti est ton fils? 

— Il est devant le palais. 

— ais venir ton fils. 

Le vicillard sortit et rentra avec un jeune garçon 
d'une quinzaine d'années, alerte et à l'œil rusé, 


HEUREUSE. 


Tu as vu la source de lait avec ton père? 
Oui, dit-il. 

Tu en as bu? 

Oui. 

Tu sais bien où elle est ? 

J'irais les yeux fermés. 

Eh bien! vas-y les yeux ouverts, et conduis un 
Kobail que le chérif va te donner, et qui reviendra 
attester que lui aussi il l'a vue, et mieux que cela 
même. 

Je me retournai vers Hussein. 

— Tu entends? lui dis-je. Ordonne à un de tes 
Kobails de partir à dromadaire avec ce jeune homme ; 
il prendra une bouteille, puisera du lait à la source et 
te l'apportera. 

Le chérif appela un de ses eunuques, lui donna 
l'ordre dicté par moi, et, dix minutes après, le Kobail, 
ayant le fils du vieillard en croupe, partait pour la 
montagne au grand trot d’un dromadaire. 

Yachya élait chez moi à l'heure convenue. Le diner 
n’élait qu'un prétexte; la véritable cause du rendez= 
vous était l'affaire du jeune chérif Abd’el-Mélek. 

Comme je l’avais prévu, la confidence avait Sa gra- 
vité. Yachya hocha la tête. 

— Jamas, dit-il, le chérif Hussein ne consentira à 
ce mariage. 

— Mais, lui dis-je, il faudrait au moins tenter de 
l'y faire consentir. 

Yachya me regarda fixement. 

id Et tu Ves chargé de la négociation ? me demanda- 
t-il. 

Je regardai à mon tour Yachya. 

— C'est-à-dire, répondis-je, que je complais en 
charger un homme qui a toute la confiance de l’émir, 

Yachya comprit à l'instant même. 

— Si c'est sur moi que tu as compté... dit-il 

Et il secoua la tête. 

— Eh bien? demandai-je. 

— Tu as eu tort. 

— Tu refuses? 4 fil 

— Je connais les projets du chérif à l'égard de son 
neveu ; je n'oserai jamais. 5 i 

— Voilà quiembrouille terriblement les affaires du 
pauvre garçon. | 

— C'est facheux, car c’est ce qu'il y a de mieux 
dans la famille. 

— Mais enfin, d'où viendra cette résistance si 
acharnée ? 

— D'abord la tribu à laquelle appartient la jeune 
fille est particulièrement hostile à lémir. Pas une 
année le tribut n'est payé par elle sans coups de fusil, 
Le chérif craindra que son neveu ne puise, dans le 
contact de ces Kobails, des idées de rébellion dans le 
genre de celles de son oncle Hammond. Bref, je doute 
de son consentement. 

— Et tu ne veux pas même tenter de l'obtenir? 

— Je n'ose essayer, Mais toi, ajouta Yachya, si tu 
tiens à rendre service au jeune homme, pourquoi ne 
te charges-tu pas de la négociation ? 

— Mais je suis un étranger venu d'hier. 

— Le chérif t'aime beaucoup, 

Je regardai Yachya. 

— Je l'en réponds! dit-il, 

— C'est possible, mais il me semble qu'il n'y a pas 
assez longtemps que je suis de la famille pour me 
mêler de ses affaires. D'ailleurs, passant par ma bou- 
che, la demande prendra une certaine gravité, 

— Oui, dit Yachya en souriant, tandis que par la 
mienne on la croira une plaisanterie. 

— Je ne dis pas cela. Le jeune homme est sérieu- 
sement amoureux, et je connais assez les Arabes 
pour savoir qu'on ne plaisaute pas avec leur premier 
amour. 

Yachya hocha la tête. 


L’ARABIE HEUREUSE. 47 
Ee ea a a ee 


— Non, décidément, dit-il, je ne me charge point 
de cela. 

— Que faire alors? 

— Pourquoi n'en parles-tu pas au père? 

— Parce que le père sera probablement plus sévère 
encore que le chérif, et que le jeune homme compte 
au contraire sur le chérif pour décider son père. 

Yachya réfléchit un instant. np 

— Il y aurait peut-être un moyen, dit-il. 

— Lequel? 

— Ce serait que j'en parlasse à une de mes femmes ; 
elle en parlerait à une des femmes du chérif, laquelle 
en parlerait au chérif. 

Je secouai la téte à mon tour. 

— Ne mélons point de femmes à toute cette affaire, 
ce serait un moyen de l'ébruiter. 

Peut-être as-tu raison, dit Yachya. Voyonsdonc. 

Et il réfléchit de nouveau. 

— Ne fehem ! dit-il enfin. 

Ne fehem est une locution arabe qui corrrespond 
aux deux mots français : J’y suis! 

— Eh bien! parle. 

— Il faut arriver par celui qui a intérêt à ce que le 
fils de son oncle fasse une sottise. 

— Pourquoi cela? 

— Parce qu'il poussera son père à la lui laisser 
faire. 

— Tu veux parler du jeune Hussein? 

— Oui, tu comprends; le chérif aimé beaucoup 
son neveu ; il le croit destiné à soutenir l'honneur de 
la famille; il lui accorde peut-être plus d’intellizence 
qu'à son propre fils. Eh bien! en dessous, le jeune 
Hussein est jaloux de son cousin; il craint qu'un jour 
son père ne fasse pour son cousin ce qu'il ne ferait 
peut-être pas pour lui. Le mariage de son cousin 
relroidira naturellement le chérif Hussein pour son 
neveu Abd'el-Mélek. Le jeune chérif sera donc tout 
feu pour le mariage, ettu peux te confier à lui. 

— Ah! ah! fis-je en regardant Yachya, voilà de la 
diplomatie! 

— C'est celle d'un pauvre Indien, dit Yachya avec 
une fausse et comique humilité, mais c'est celle d’un 
homme qui a vécu vingt ans avec les Arabes. Parles- 
en au fils. 

— 11 ny a qu'un malheur dans tout cela, répon- 
dis-je. 

— Lequel? 

— C'est que je crois que le jeune Hussein ne 
m'aime pas et est jaloux de moi. 

— Eh bien! en cela tu te trompes. 
 — Cependant, aujourd'hui, tu as vu que, lorsque je 
suis entré chez son père, il est sorti. 

— Que veut dire cela? 

— Que ma présence lui était désagréable. 

— J'ai bien vu au regard dont tu le suivais à son 
départ que quelque chose de pareil te passait par 
l'esprit, 

— Tu as vu cela? 

— Oui! 

— Eh bien! 

— Eh bien! tu te trompais. J'étais là présent à la 
conversation du père et du fils quand tu es entré et 
que tu as interrompu la conversation. Je sais de 
quoi il était question et de quelle façon on parlait 

€ toi. 

— Tu peux donc me rassurer sur ce point. 

— Touta fait. 

— Tant mieux. Ilya un proverbe arabe qui dit 
qu'il ne faut mépriser personne, pas même le ver, à 
plus forte raison le lionceau, J'aurais été désespéré 
d'avoir le jeune chérif pour ennemi. 

— fRassure-toi donc, loin d'élre ton ennemi, il 
pousserait son père à... Mais ceci n'est point mon 
secret. Je serai probablement chargé un de ces jours 


près de toi d'une mission à peu près semblable à celle 
dont aujourd’hui tu voulais me charger près du chérif; 
alors nous en causerons. 

Quoique j’éprouvasse une vive curiosité de con- 
naître cette mission, je gardai l'impassibilité d'un 
Arabe et me contentai de répondre : 

_ — Situ m’affirmes que le jeune chérif est mon ami, 
Je croirai à son amitié. 

— Je te l’affirme! 

— Eh bien! alors, j'irai lui faire une visite et je lui 
en parlerai. 

— Écoute, dit Yachya, autant j'hésitais à en parler 
au père parce que je savais lui être désagréable, au- 
tant je suis prêt à en parler au fils sachant que je 
lui ferai plaisir. Charge-moi de la négociation ; 
veux-tu ? 

— Certainement je le veux, mais auparavant. 

— Quoi? 

— Je n'avais autorisation d’Abd’el-Mélek que d’en 
parler & une premiére persontie. Cette premiére per- 
sonne, dans mon esprit, C'était toi. Nous allons en 
parler à une seconde personne, il me faut une autori- 
sation nouvelle. 

— C'est bien, dit Yachya. Fais-le venir et demande- 
lui cette autorisation. 

— Non, vas-y, toi. Lechérif a l'habitude de t'en- 
voyer chez ses fréres; ta présence ne sera pas remar- 
quée ; tandis que moi, si l’on me voyait aller chez le 
jeune chérif, cé serait toute une affaire: 

— Tu as raison. 

Yachya partit. Un quart d'heure après il avait l'au- 
torisation et il était de retour. 

— Maintenant, dit-il, voilà comment la chose va se 
passer. Tu as prévenu le chérif que tu comptais faire 
une visite à son fils; tu vas lui faire cétte visite, tu lui 
racontes loute l'aventure, il en parle le méme jour à 
son pére. Aprés-demain le chérif vient te voir, il 
Ven parlera. 

Je tirai ma montre : j'avais juste le temps de lui 
faire une visite avant qu'il se rendit chez son père. Je 
le trouvai chez lui. Il éconta ma confidence avec la 
plus grande attention, et se chargea de la commission 
avec empressement. 

Je revins à la forteresse. Yachya m'y attendait. 

— Tout s'est passé à merveille ! lui dis-je. 

— En effet, répondit Yachya, nous avons pris, je 
crois, le bon moyen. 

J'avais vu le chérif Husseïn le matin ; je pensai que 
son fils aurait à parler avec lui d'Abd’el-Mélek ; je me 
dispensai de la visité du soir. 

Le lendemain, j'étais chez l'émir à l'heure habi- 
tuelle. Il ne me dit pas un mot qui pdt me faire croire 
qu'il avait même vu son fils. La journée et la matinée 
du lendemain se passèrent sans rien amener dé nou- 
veau. Les travaux ordinaires s'accomplirent, et à 
l'heure du déjeuner, c'est-à-dire à dix heures du 
matin, je vis arriver le chérif, son fils et Yachya. 


XV 


J'attendais le chérif chez moi à l'heure conve nie 
Le tourne-broche lournait, la tente était dressée su 
la terrasse, un déjeuner était servi sous la tente, et 
de l'eau filtrée remplissait les gargoulettes. 

Le chérif Hussein était accompagné de son fils et 
d'Yachya. Il commença par me faire des compliments 
sur les travaux, qui marchaient de mieux én mieux; 
puis, incapable de modérer sa curiosité: 

— Tu avais quelque chose à me faire voir? me 
dit-il. 

— Oui, Veux-tu venir avec moi? 

- Volontiers, 
J'ouvris la porte, je le fis passer le premier, puis, 


48 L’ARABIE HEUREUSE. 


a 


lui demandant la permission de servir de guide, je le 
conduisis à la cuisine. 

Un spectacle inattendu l'y attendait. Le tourne- 
broche fonctionnait avec bruit et tic-tac de roues, 
faisant rôtir devant un brasier immense un mouton 
tout entier. Un immense récipient en fer battu, des- 
tiné à faire de la pâtisserie, recevait le jus et la graisse 
du mouton. Sélim arrosait le rôti avec une gigan- 
tesque cuiller de bois, faite par lui-même. 

C'était un beau spectacle, même pour celui qui ne 
l'aurait pas vu pour la première fois. Il produisit son 
effet sur le chérif; mais je dois lui rendre cette 
justice que ce fut la mécanique du tourne-broche qui 
le préoccupa le plus. 

— C'est une horloge à rôtir la viande, dit-il; seu- 
lement, il y manque le cadran pour voir quand elle 
est cuite. 

Je m'inclinai. 

Un Européen n’eût pas trouvé cela. 

— Si je retourne dans mon pays, lui dis-je, je fe- 
rai part de ton observation aux marchands de tourne- 
broches. 

Mais ce qui attira ensuite son attention, ce fut la 
cheminée. La cheminée est tout aussi inconnue 
dans l'Yémen que l’est le tourne-broche. Il se pencha 
dans l'intérieur et regarda de quelle facon la flamme 
et la fumée s’élevaient. 

Je lui développai une théorie du vide produit par 
la chaleur. Je ne sais pas s'il me comprit parfaite- 
ment, mais il me pria de lui envoyer les ouvriers qui 
avaient confectionné ma cheminée, pour qu'il en fit 
faire une pareille dans son matebkäh, c'est-à-dire 
dans sa cuisine. 

Après avoir été serdar, tourneur, mouleur, fon- 
deur, diplomate, négociant, horloger, médecin, 
maçon, je m'élevais enfin au grade de fumiste. 

— Est-ce tout ce que tu avais à me montrer? de- 
manda le chérif Hussein, que la vue du mouton 
rôlissant avait sans doute mis en appétit. 

On voit que la cure avait été complète. 

— Si tu veux monter sur la terrasse, je te ferai voir 
autre chose. 

— Allons ! dit le chérif. 

Nous montâmes sur la terrasse. La tente était 
dressée. 

— Ah! dit-il, tu as réussi. 

EL il alla voir de quelle façon je m’y étais pris pour 
uliliser tous les objets. Il y avait dans la confection 
de la tente parisienne une grande supériorité sur la 
tente arabe. Il en examina tous les détails. 

— Peux-tu me faire faire une grande tente pareille 
à celle-ci ? 

— Sans doute. 

—- Eltu veux bien ten charger? 

— Avec grand plaisir. 

Je devenais aussi tapissier ! 

Les naltes élaient préparées sous la tente pour re- 
cevoir le déjeuner. On apporta les aiguières à laver 
les mains, avec du savon parfumé, Chérif-Hussein 
comprit que, ne pouvant l'invitér à déjeuner, la cou- 
lume européenne n'existant point chez les Arabes, je 
méllais un déjeuner à sa disposition. 

En même temps deux esclaves, conduits par Sélim, 
apportèrent le mouton loutentier dans son plat de fer. 

Le chérif s’assit devant le mouton. Nous restames 
debout, Yachya, le fils du chérif et moi, moi m’ap- 
prélant à le servir. 

— Assieds-toi! dit-il. 

— J'obéis. 

Puis, se tournant vers son fils et Yachya : 

— Asseyez-vous aussil 

Ils s'assirent, 

Alors le chérif Hussein, avec ses doigts, entama le 
moulon, nous en servit à Chacun un morceau, et prit 


la tête, fendue d'avance pour qu'il püt, outre les 
chairs, en manger facilement Ja cervelle. La tête est 
le morceau d'honneur. 

Une dernière surprise l’attendait. Quand l’esclave 
versa l’eau dans le verre de cristal du chérif, celui-ci 
sapercut qu'au lieu d’être trouble et bourbeuse 
commie la sienne, mon eau à moi était claire et lim- 

ide. 

Il la godta. 

— Je n'ai jamais bu d’aussi bonne eau, dit-il. Où 
la prends-tu ? 

— C'est la même que la tienne, lui répondis-je; 
seulement, grâce à l’alambic que tu m'as donné, 
elle est devenue telle que tu la vois. 

— Pourrai-je avoir de l’eau pareille à celle-ci? - 

— Oui, et cing fois autant, puisqu'il te reste cing 
fontaines et que je n’en ai qu'une. 

— Allons, dit-il, tu es décidément un savant. 

Ainsi que l'avait prévu Yachya, le chérif me prit ; 
à part après le déjeuner, m’emmenant vers un angle fe 

‘ 
4 
: 
, 
« 


de la terrasse et laissant son fils avec l'Indien. 

—Mon fils, me dit-il, m'a entretenu de la communi- 
cation que tu lui as faite. Qu’y a-t-il de vrai dans ce 
qu'il m'a dit? 

— S'il ta dit que ton neveu Abd'el-Mélek était 
amoureux d'une jeune fille de la tribu des Bégams,. 
et qu'il désirait obtenir ton consentement pour l’épou- 
ser, il t'a dit la vérité. i 

— Pourquoi ne m'en as-tu point parlé toi-même? , 

— Parce que c'est une affaire de famille et que je 
suis étranger à ta famille. 

Le chérif me regarda. 

— Lami n’est point un étranger, dit-il. 

Je m'iuclinai. 

— Eh bien? lui demandai-je. . 

— Eh bien! je crains que ce ne soit une chose im- 
possible. 

Je me tus. 

— La jeune fille n’est pas noble? dit-il. 

— C'est la fille d’un laboureur et la sœur d’un 
pâtre. 

— Ni moi ni mes frères n’y consentirons jamais. 

— Tu vas désespérer ton neveu. 

— Jen suis faché, car c'est un brave jeune homme 
que j'aime beaucoup. 

— Il avait compté sur cette amitié, et la preuve, 
c'est qu'il aimait mieux s'adresser à toi qu'à son 
père. 

— Tu sais que la tribu des Bégams est une des tri- 
bus les plus hostiles du Djebel-Orra ? 

— Je sais cela, et cela m'avait paru une raison pour 
que tu donnasses ton consentement. 

— Je ne te comprends pas... 

— Ton neveu, par son influence, pouvait ramener 
cette tribu à toi. 

— Mais cette tribu, parson influence, peut éloigner 
de moi mon neveu. 

— Tu penses trop souvent au chérif Hammoud. 

Hussein fronça le sourcil. 

— J'y pense toujours, dit-il. 

— Réfléchis bien, Sidi, avant de faire le malheur 
de ce jeune homme. 

— Je réfléchirai! 

— Et tu me rendras réponse? 

— Oui, mais, je te le répète, j'ai des vues sur mon 
neveu. 

— Tu es le maitre! lui dis-je. 

Il me tendit la main, C'était signe qu'il se retirait. 

— Et la pendule? lui dis-je. 

— Ah! c'est vrai, je Poubliats. 

{I fallait que la préoccupation du chérif Hussein 
fit bien grande pour qu'il oubliât sa pendule. Yachya 
la prit entre ses bras et l'emporta. En sortant, le 
jeune homme me dit tout bas: 


L’ARABIE HEUREUSE. 49 


oo + 


— Mon père consent-il ? 

— Non! répondis-je. 

— Je lui en reparlerai. 

Et il suivit son pére. 

Décidément j'étais un savant, mais Yachya était 
un profond politique. 

Le soir, j'allai faire ma visite au chérif; mais il ne 
me parla de rien. 

En rentrant chez moi, je trouvai notre amoureux; 
il venait chercher sa réponse. On sait ce que j'avais à 
lui dire. 

— Ils n’y consentiront pas! dit-il. 

— Alors que feras-tu ? 

— Ma résolution est prise. 

— Tu l’enlèveras ? 

— Jel’enlèverai. 

— Au risque de la colère de ton père et de ton 
oncle ? 

— Mon oncle a le bras long, mais mon cheval a 
les pieds rapides; je serai hors du pouvoir de mon 
oncle avant que mon oncle ne sache même que j'ai 
enlevé Quemar. 

Nous en étions là de la conversation quand Sélim 
entra. 

— Le chérif Hussein désire te voir, dit-il. 

— Il m'envoie chercher ? 

— Non, il te fait le signal de nuit. 

— Les deux lanternes? 

— Les deux lanternes. 

Que pouvait-il y avoir de nouveau? 

Je me hâtai de me rendre auprès du chérif Hussein. 

— Eh bien! me dit-il tout joyeux, la source existe. 

— Quelle source? 

— La source de lait! 

— Ton Kobail l’a vue? 

— Il l'a vue. 

— Et il t'a rapporté une bouteille de lait puisé à la 
source? 

— Il la rapportait quand, à une lieue d'ici, il l'a 
laissé tomber. 

— Etelle s’est brisée ? 

— Oui! 

— Où est ton Kobaïl? 

— Ilest là. 

— Puis-je lui parler? 

Hussein frappa dans ses mains. Un negre entra. 

— Fais venir Mabrouck, dit-il. 

— Je souhaite que son nom le protége! dis-je en 
riant. 

Mabrouck veut dire bonheur. 

Mabrouck entra. Je l'interrogeai. Sans sourciller, 
il répéta la même fable qu'il avait dite à Hussein. 

— Est-ce bien vrai? 

— Ras bouk ! (sur la tête de ton père!) 

C'est, après le nom de Dieu, le grand serment arabe. 

— C'est bien, lui dis-je, je te crois. 

Et je lui fis signe de sorur. 

— Tu vois? dit Hussein. 

— Je vois que Mabrouck est un infâme menteur. 

— Tu crois? 

— J'en suis sûr. As-tu fait donner un baschich au 
vieillard? 

— Je lui ai fait donner cinquante talaris. 

— Fais fouiller Mabrouck, et tu en trouveras vingt- 
cinq dans sa poche. 

— Comment cela? 

— Ils ont partagé. 

— Pourquoi auraient-ils partagé? 

— Parce que Mabrouck est son complice, et que, 
sur la promesse que lui a faite le vieillard de lui don- 
ner la moitié de ce qu'il tirerait de toi, il l'a aidé à te 
tromper. 

Hussein devint bléme et frappa du pied, C'étaient 
ses deux grands signes de colère, 


— Ecoute, lui dis-je, je veux voir par mes yeux et 
toucher par mes mains. Fais garder Mabrouck cette 
nuit; demain je le prendrai pour guide, et il me con- 
duira à la fameuse source. 

— Pourquoi pas le vieillard ou son fils ? 

— Parce que le vieillard et son fils sont déjà loin. 

—- Comment! ils sont déjà loin? 

— Fais-les appeler, tu verras. 

Chérif-Hussein frappa de nouveau dans ses mains. 
Un négreentra. 

— Faisentrer Mabrouck dans le skiffa (vestibule), 
et qu’on le garde à vue jasqu’à demain. Puis, tu amè- 
neras le vieillard et son fils. 

— Veux-tu me faire une partie d'échecs, Sidi? 

— Je ne joue pas! 

— Tant pis ! nous aurions eu le temps de la finir, 
dût-elle durer huit jours, avant qu’on retrouvât les 
deux découvreurs de la source. 

Hussein frappa du pied avec plus d'impatience en- 
core que la première fois. Nous attendimes un quart 
d'heure. Plus nous attendions, plus l'impauence du 
chérif croissait. 

Enfin le nègre reparut. 

— Mabrouck est dans le skiffa, dit-il. 

— Bien, et le vieillard? 

— On le cherche! 

— Il n’est donc plus en face du palais? 

— Il n'y est plus! 

— Je veux qu'on mel’amènel 

Le nègre sortit. 

— Tu permets, n'est-ce pas, dis-je au chérif, que 
j'aille demain avec Mabrouck à la recherche de la 
source ? 

— Oui, répondit-il. 

Puis, après un instant: 

— J'irai avec toi. 

— Tu viendras avec moi? 6 

— Oui. Cet homme est un Kobaïl ; s’ilse voyait pris 
en flagrant délit de mensonge, il te tuerait ou te ferait 
tuer par des gens de sa tribu. J'irai. D'ailleurs, je 
suis bien aise de voir de mes yeux. 

— Soit! mais je te demanderai une grâce. 

— Laquelle? 

— Je ne te la demande pas encore; je dis que je te 
la demanderai. 

— Dans quel cas? 

— Si j'ai raison contre Mabrouck. L 

— Ce que tu me demanderas sera en mon'pouvoir ? 
4 — Ce que je te demanderai dépendra entièrement 

etoi. 

— Alors je t'accorderai ce que tu me demanderas. 

— A quelle heure partons-nous demain? 

= a" 2 lever du soleil. 

C'était # trois ou quatre heures du matin. 


Le na rentra. : 

— On ne trouve pas le vieillard, dit-il, il faut qu'il 
se soit sauvé. 

— Que l'on continue de le chercher, et, si on le 
trouve, qu'on le mette, lui et son fils, dans les cachots 
de la citadelle. 

Je pris congé du chérif Hussein, et me retirai bien 
tranquille sur le sort du vieillard et de son fils. J'étais 
certain qu'on ne les retrouverait pas. En effet, ils ne re- 
parurent jamais à Abou-Arich, de mon temps du moins. 

En rentrant chez moi, j'avais dit à Hadji-Soliman 
de me réveiller à deux heures. Cette nuit, je m'étais 
couché sur ma terrasse. J'avais là un cadre, un tapis 
et une grande couverture de laine. Je dormais le 
visage caché sous ma couverture de laine, à cause de 
la rosée et des effets de lune. 

J'appelle Les effets de lune l'influence fatale que la 
lune a sur ce qu'elle regarde de son pâle visage, 
chair ou granit. Les effets de lune, qui ont été long- 
temps regardés comme un préjugé, sont maintenant 

4 


50 L'ARABIE HEUREUSE. 


admis par la science. La dégradation des Pyramides 
est attribüée au sourire pale et rongeur de la reine 
des nuits. 

Je ne voulais pas être rongé comme une pyramide. 
J'avais donc ma couverture par-dessus la tête, quand 
à deux heures du matin Hadji-Soliman vint la sou- 
lever. Seulement, je ne dormais pas, je révais. Je ré- 
vais à quelques mots que m'avait dits Yachya. Je 
songeais à cette conversation qui avait lieu entre le 
père et le fils quand j'étais entré; à ce secret que 
Yachya n'avait pu me dire parce qu'il n’était pas le 
sien; à cette mission pareille à celle dont je voulais 
le charger pour le chérif, et dont il serait probable- 
ment un jour chargé près de moi. 

Je me cretisais donc la téte pour tacher de voir 
quelque chose dahs cette obscurité, füt-ce un fantôme. 

Il en résulta que, lorsque Hadji-Solimäñ leva la 
couverture, i] metrouva les veux tout grands ouverts. 

Un quart d'heure après, j élais à la porte de la for- 
teresse du chérif. Bile était fermée, mais au prenvier 
coup de marteau elle s'ouvrit. J’élais attendu. 

Le chérif était éveillé, les Chevaux et les droma- 
daires étaient tout sellés, toute la famille était dé la 
course, frères, neveux, cousins. Yath\a et son âne 
étaient arrivés des premiers au rendez-Vous. Dans un 
angle du vestibule, Mabrouëk ‘attendait, gardé par 
deux nègres. 

Notre course devenait une excursion armée. En 
effet, elle avait lieu dans les montagnes, et certaines 
tribus des monlagnes étaient hostiles au chérif. Le 
chérif s'était informé d'avance de l'endroit où se 
devait trouver la fameuse source. C'était dans le Dje- 
bel-Sabbéah. Mabrouck avait donné tous ces détails 
d’un ton positif et en affectant la plus grande tran- 
quillité. 

On partit, comme l'avait dit Hussein, un peu avant 
le lever du soleil. 

Les nuits sont trés-claires en Orient, trés-froides et 
trés-humides. Le matin, la terte sémble couverte 
d'une gelée blanche, et, quand lé soleil commence 4 
darder, ellé reluit comme une glace. 

Nous nous dirigions vers le sud-est. 

Le nom général de la montagne, à laquelle nous 
avons donné le nom de la localité la plus rapprochée, 
est le Djebel-Béni-Seid (la montagne des fils du Sei- 
gneur). Comme il n’y avait que des sentlers, et que 
trois ou quatre cents hommes ne peuvent suivre un 
senlier, nous occupions un certain espace dans la 
plaine, Lien résultait que nous faisions une espèce de 
battue, et que devant nous, des champs de trèfle, de 
sésame et de douräh (sarrasin), se levaient dés volées 
de pintades et de poules de Numidie, Les pintades,se 
levaient avec grand bruit, ainsi que les poules de 
Numidie: les pintades par bandes de vingt-cinq ou 
trente, les poules de Numidie isolées. 

Puis. venaient des bandes de perdrix et de cailles, 
qui Chantaient par milliers, et des outardes qui cou- 
raient péle-méle avec les liévres et les. chacals sans 
quitter la terre, battant l'air de leurs ailes, 

Des hyénes rôdaient au milien de tout cela, 

L'air élait presque aussi peuplé que la terre. Il y 
passait des bandes d'oies sauvages, de pluviers, de 
cigognes, de corbeaux. 

Au reste, le pays était magnifique pour la latitude, 
vert et cultivé comme un pays d’Burope. Le sésame 
étaiten fleur, et secouail dans l'air une odeur agréable 
qu’emportait fe vent de la nuit, ou plutôt du matin, 
car, là-bas, le matin commencé avant l& jour, et la 
nature s'évaillé avint lé soleil. 

Le soleil de leva dertibre les montagnes. Leurs pies, 
extrémement accitentés, se détachaient en vigueur sur 
on ciel d'argent glacé de rose, brun sombre dans le 
haut, bleu indigo dans le bas, 


Le chérif ordonna de faire halte. Toute la troupe 
s'arrêta et mit pied à terre. Limam Khatib fit l'appel 
à la prière. Les dromadaires etles chevaux. furent 
abarïdonnés aux sais. On fit les ablutions. 

Le chérif avait apporté de l’eau, non-seulement: 
pour boire pendant la marche, mais pour faire les 
ablutions. Il partagea cette eau avec moi et son fils. 
Les autres firent les ablutions au sable, ou plutôt le 
simulacre des ablutions. 

Puis la caravane se disposa sur une seule file, le! 
chérif au milieu, les serviteurs derrière. Point de 
hiérarchie pour le reste. Celui qui se trouve près du 
chérif y reste. | 

L'imam, placé en face du chérif, à quelques pas 
devant luiet tourné vers la Mecque, comrieriça la 
prière. Elle n’est que de deux prostrations. Deux fois 
chacun toucha du front la terre humide. Salone 

Les Persans ont cette différance avec les Sunnetes 
ou orthodoxes, qu'au lieu de peser la tête contre la: 
terre, ils la posent sur uné espèce de palet en argile, 
cuite, et qui vient du tombeau d’Hagan, fils d'Al 
Ce tombeau est situé à Meschéd-Ali. Cette terre vient 
aussi de Kerbeläh, la Grande-Chartreuse des Persans. | 

La prière faite, chacun remonta à cheval, à droma- 
daire et à âne, pour continuer sa route: | 

J'ai oublié de dire que l'on avait attaché Mabrouck 
sur un dromadaire. Pour la prière, on le détacha: Il 
pria avec les autres, puis on le rattacha de nouveau 
en lui laissant lés mains libres afin qu'il pûtindiquer 
dans quelle direction on devait marcher. 

On se remit en marche: Nous étions encore & deux 
ou trois lieues de la montagne. Nous rencontrames 
un douar sur notre chemin. Lés chiens nous añnon- 
cérent. Quelques hommes vinrent voir & qui ils aVaient 
affaire. Ils reconnurent le chérif et donnèrent avis au 
village de l'arrivée du maître. Aussi, tout en laissant 
le douar sur le côté, trouvames-nous une douzaine 
dé femmes et de jeunes filles qui venaient apporter du 
lait et de l’acida à Pémir. ; serie 

Nous avons dit que l’acida était le plat national. 
L'émir mit pied à terre, invita trois ou quatre per- 
sonnes à manger avec lui une bouchée d'acida et à 
boire un verre de lait. Les invités mirent pied ad terre 
à leur tour; je descendis de moh cheval, Yachya de son 
âne: Il s’approcha de moi. 

— Je vois un drôle, dit-ilen me montrant Mabrouck 
du coin de l'œil, qui n'aura pas trop ce soir de 
ses deux mains pour maintenir sa tête sur ses 
épaules. 

Pendant cette espèce d'aparté, le chérif causait 
avec les notables du douat. IL parlait agriculture, ré« 
colte, politique. Il donnait des conseils sur l'irniga- 
tion. Il s'informait dés dégâts que venaient de faire 
les panthéres qui descendent des montagnes. Un pe- 
titenfant avait disparu, que l'on supposait dévoré. 

Pendant ce temps, la suite du chérif Hussein 
fumait le bourri. Tout ce qui n'était pas chérif tirait 
au méme bourti deux ou trois bouffées de fumée. 

Les Arabes de ce douar avaient des puits à bascule, 
ils nous offrirent de l'eau: On remplaga dans les 
outres celle qui avait servi aux ablutions. 

On se remit en route. 

Alors les jeunes gens commencèrent une chasse à 
courre. Les uns poursuivirent les outardes à la lance: 
Les autres lancèrent leurs lévriers sur les gazelles. 
Les lévriers sont très-coquettement vôtus. 

Abd'el-Mélek etle jeune Hussein avaient apporté 
leurs faucohs. Un sais (paletrenier) tenait chaque 
faucon chaperonné surson poing. Les uns lancèrent 
les leurs sur des outardes, les autres sur des pigeons 
ramiers. 

Une chasse générale commenca. 

C'était un admirable spectacle que cette plaine sil- 
lonnée par les lévricrs et les cavaliers, que ce ciel 


rayé par le vol des faucons, des outardes et des ra- 
miers. 

Le rendez-vous pour le déjeuner était au pied des 
montagnes. C'était non-seulement le rendez-vous 
pour le déjeuner, mais la station de la sieste. Nous 
arrivimes vers les dix heures et demie. 

Les chasseurs nous rejoignirent peu à peu. Ils 
avaient fait bonne chasse; les uns rapportaient des 
gazelles, les autres des outardes, les autres des ra- 
miers. 

Nous étions à cent pas à peu près du village de 
Sabbéah. Ce nom, on le voit, a quelque rapport avec 
celui des Sabbéens, qui habitent à cinquante lieues à 
Vest. L'ancienne Saba,— Saba la Blanche, — la Saba 
de cette reine Nicaulis, grande appréciatrice de Salo- 
mon, n’est qu'à soixante lieues de là. 

On vida ét l'on embrocha les gazelles avec des 
baguettes de fusil. On trempa dans l’eau bouillante 
et on dépouilla comme des lapins, après leur avoir 
coupé la tête, les pattes et le bout des ailes, les ou- 
tardes et les ramiers. Puis, le tout cuit, on groupa ce 
ut An du plat de riz traditionnel et de l'acida ha: 

onal. 

_ Les gazelles sont un excellent manger. Leur viande 
est noiratre, ayant à peu près le gout du chevreuil, 
avec un léger parfum de musc. Dans quelques espèces, 
ce parfum devient trop fort et est désagréable, 

Joutarde, quoique la chair en soit bonne, tient 
comme goût le milieu entre Voie et là dinde, de Voie 
sauvage, bien entendu. 

Le riz se cuit à l’eau sans sel; puis, lorsqu'il est 
cuit ft que l'eau en est évaporée, on y verse du beurre 
bouillant. Quélques-uns y mélent des lentilles, 
d'autres des pois, d'autres enfin dés amandes où des 
raisins secs, comme dans un plum-pudding. 

On saupoudre le tout avec du gingefnbre, des clous 
de girofle et du piment. 

Après le déjeuner, on recut les députations. Le 
bruit dela présence du chérif s'était répandu dans 
les douars. Le chérif était là dans son domaine privé. 
La plupart des terres lui-appartenaient, les troupeaux 
étaient les siens, les habitants étaient ses fermiers. 
Tout ce monde-là relevait directement de lui. Aussi 
élait-ce Ini que l'on venait consulter pour les diffé- 
rends; c'élait à lui qu'on venait demander justice 
pour les crimes commis. 

à, comme saint Louis, le chérif rendait justice en 
plein air et sous un palmier, Au reste, un certain air 
de bien-être régnait partout. Le sang semblait plus 
Qu les hommes étaient plus forts, les femmes plus 

elles, tous étaiént mieux vêtus. Le chérif occupa 
lout letemps de la sieste à rendre justice et à conver- 
ser avec les uns et les autres. 

C'élait une femme qui venait se plaindre de son 
mari, un mari de sa femme, un père de son fils. C'é- 
taient des vols, des coups de couteau donnés, des 
coups de fusil tirés. Le chérif, avec une équité admi- 
rable, faisait la part de chacun; puis, comme le cadi 
voyage toujours avec le chérif, le châtiment était im- 
nédiatement appliqué, 

Les grosses affaires réglées, vinrent les plaintes 
contre les panthères et les sangliers. On promit aux 
habitants une grande battue au retour, Moyennant 
quoi tout le monde fut content, méme ceux qu'on 
venait de punir, Deux ou trois bAtonnés, enchantés 
d'être sortis d'affaire à si bon marché, apportèrent 
des fruits, des daltés sèches au chérif, qui les prit 
des coupables comme des autres. Ils n’élaient plus 
coupables puisqu'ils avaient été punis. 

Vers trois heures on se remit en route. 

Au dire de Mabrouck, on n'avaitplus qu'une heure 
ou deux pour arriver à la source de lait, Mabrouck 
avail mañgé avec les autres domestiques, et n'avait 
point paru manifester le moindre doute que la source 


L’ARABIE HEUREUSE. 51 


fût toujours à sa place. Beaucoup, parmi les domes- 
tiques, y croyaient fermement. 

Nous marchames encore une heure et demie à peu 
près. Nous étions en pleines gorges de montagnes. 
Au sommet des pics, se penchant pour nous regarder, 
on voyait pâtres et troupeaux. 

Les pâtres chantaient se répondant d'üné montagne 
à l’âuire, et lon entendait les voix passer au-dessus 
de nos têtes; puis de temps en temps un coup de 
fusil répercuté par l'écho de la montagne. C'était 
quelque jeune Arabe chassant le bouquetin ou le vau- 
tour. fl y a des vautours si gros, = les vautours, 
dans toute l'Arabie, sont plus gros et beaucoup plus 
communs que les aigles, — il y a des vautours si gros 
qu'ils enlèvent de jeunes agneaux. On détruit done 
lé vautonr comme un animal de proie. 

Vers cing heures, Mabrouck déclara qu'il reconnais: 
sait le sentier qu'il avait suivi avec lé fils du vieillard, 
mais qu'il fallait quitter chevaux et dromadaires, 
pour marcher à pied. 

— Soit! dit Hussein, nous marcherons à pied. 

— Quoi, seigneur, dit Mabrouck, tu prendras la 
peine de venir toi-même avec moi? 

— Je veux voir de mes yeux et toucher de mes 
mains, répondit Hussein. 


XVI 


On délia Mabrouck, et nous mtmes pied à terre. 
Le chérif désigna pour venir avec lui son fils, son ne= 
veu, deux de ses frères, Yachya et moi, Deux nègres 
ne dévaient pas perdre Mabrouck de vie. Cinq où six 
autres portaient nos fusils et ceux des chérifs. Les 
chérifs ne portent jamais eux-mêmes leurs armes à 
fen. 

Le chérif faisait porter cette fois un fusil anglais & 
piston. J’avais par hasard des capsules de calibre et 
j'avais pu lui en donner. 

Nous nous engagednies dans la montagne. 

L'ascension était pour moi chose assez grave. 

Les Arabes courent dans les montagnes nu-jambes 
et souvent nu-pieds; dès l'enfânée leur peau s'est 
trouvée en contact avec les cailloux, les ronces, ets'est 
familiarisée avec eux. Ils n'y font plus attention. Mais 
il n’en était pas ainsi de moi. 

Tout chasseur que je fusse, ma peau avait été pro- 
tégée dans ma jeunesse par de bons souliers et de 
bonnes guétres, de sorte que, quoique nue depuis 
quelque temps, elle était encore fort, sensible au 
contact des corps tranchants, déchirants et même 
contondants. 

Il n’en fallait pas moins suivre Mabrouck partout 
où il allait; d'ailleurs ce n'était pas Mabrouck que je 
Suivais, C'était le chérif. Mabrouck était monté le pre- 
mier, toujours accompagné de ses deux nègres. Le 
chérif s'était bravement mis à sa suite à travers la 
montagne. Je m'élançai après lui, et le reste de nos 
compagnons ne vint qu'après moi. 

Je ne m'étais pas trompé dans mes prévisions. Ma- 
brouck, qui espérait nous dégoûter, choisissait lés 
chemins les plus rapides et les pe fourrés, Mais il 
avail dans lechérif Hussein tin chasseur de chamois et 
de bouquetins qui edt rendu des points aux Tyroliens 
et aux Oberlandais les plus agiles. Je n'ai jamais vu 
grimper comme grimpait le chérif, Mabrouck n'avait 
vérilablement pas eu de chance. 

Cependant il ne désespéra point tout d'abord. Il pa- 
rut s'orienter, prétendit s'être trompé, nous fit passer 
d'une montagne à l'autre, nous montrant un pic à peu 
près inaccessible, et nous disant que c'éluit presqte 
au sommet de ce pic qué nous trouverions la source 
de lait 

L'émir le regarda en face, 


52 L'ARABIE HEUREUSE. 


— Tu en es bien sûr? dit-il d'une voix dans la- 
quelle il était impossible de reconnaître la moindre 
impatience. 

— J'en suis sûr, dit Mabrouck. 

— Allons! dit le chérif, la course m'a fatigué, et je 
serais content de me rafraichir à la source même. 

Yachya s’approcha de moi. 

— Voila un homme, dit-il, de la tête duquel je ne 
donnerais pas un para. 

Yachya ne risquait pas grand'chose: un para est la 
quarantième partie de cinq sous. 

Mabrouck reprit sa course, et nous le suivimes. Il 
marcha avec la constance du désespoir, jusqu’au 
moment où le pic de la montagne devint parfaitement 
impraticable. 

J'admirais le chérif. Là où les autres, les nègres 
eux-mêmes, s'aidaient des mains, lui marchait debout 
et sans se courber. 

Enfin Mabrouck se rendit. 

— J'ai perdu mon chemin, dit-il, je ne sais plus où 
cela est. 

— Bien, dit le chérif, cherchons un endroit où 
passer la nuit. 

L'obscurité était venue, et il était impossible, en 
effet, même pour le plus adroit et le plus hardi mon- 
tagnard, de repasser par les chemins que nous avions 
suivis pour venir, sans risquer dix fois de se casser le 
cou. 

On chercha un campement ou plutôt un bivouac. 
L'on trouva une espèce de plateau au-dessus d’un 
abime. Nous nous arrangeâmes pour y passer la 
nuit. 

Les deux nègres n’eurent même pas besoin qu’on 
leur en donnât l'ordre, ils garrottèrent d'eux-mêmes 
Mabrouck. Le chérif les vit faire du coin de l'œil. Il 
n'approuva ni ne blama la précaution. 

Pendant ce temps, d'autres faisaient du feu. 

Puis on visita les cantines. Les nègres de la suite 
avaient apporté un mouton sur leur dos. Le malheu- 
reux mouton, touten bélant, avait fait l'ascension avec 
nous. L'heure de sa mort était arrivée. 

On l’égorgea. 

Mabrouck le regardait saigner d’un air assez mé- 
Jancolique. C'était pour lui une espèce de répétition 
d'une scène qui devait lui être plus personnelle et 
surtout plus désagréable que celle qui s'achevait. 

Saigné, on lava le mouton de manière à lui enlever 
tout le sang. Puis on le fit cuire, selon la méthode 
ordinaire, dans un trou. 

Deux heures après, tant bien que mal, le souper 
était servi. Il se composait du mouton, de pain fait 
pour la circonstance, de riz, de dattes et de lait. Il va 
sans dire que ce lait ne venait pas de la source. 

On avait allumé un grand feu. Puis, comme à 
l'odeur du four, toutes sortes d'animaux carnassiers, 
chacals, hyénes, caracals, lynx et même panthères 
étaient venus voir ce qui se passait, on avait allumé 
tout autour de nous un cercle de petits feux pour 
les lenir a distance. Deux ou trois fois cependant 
des rugissements se firent entendre de si près, qu'on 
eit pu croire que les bêtes féroces avaient enfin pris 
en conseil la décision de nous attaquer. 

Tout à coup, à une cinquantaine de pas de nous, 
nous entendimes retentir un coup de fusil, puis un 
second. Nous regardimes autour de nous: il nous 
manquait Abd'el-Mélek et son nègre. Nous les vimes 
revenir trainant après eux un animal que je ne re- 
connus pas d'abord, et que je pris pour une panthère. 
C'était un caracal. 

Abd'el-Mélek vint se rasseoir près de nous sans 
dire un mot. 

Le nègre, à quelques pas de nous, se mit à dé- 
pouiller le caracal, dont la peau est presque aussi 
estimée que celle de la panthère. 


—_—_—— to tt tm 


Le bruit des deux coups de feu éloigna pour un 
instant hyènes et chacals. Mais, lorsque le mouton fut 
tiré du four et que le chérif eut commencé de le dé- 
pecer, l'odeur les rappela, et les apparitions et les ru- 
gissements recommencérent; mais, celte fois, on n'y 
fit pas attention : on mangeait. Il va sans dire qu'avant 
le souper le chérif avait de nouveau fait faire la prière. 

Après le souper, on prit le café. En Arabie, on prend 
du café partout. Le chérif avait un homme exprès 
pour son café. En prenant le café, on conta. Mais il 
ne fut pas dit un seul mot du motif qui nous avait 
amenés là. 

Mabrouck avait dîné avec les autres domestiques, 
et comme eux. Ainsi qu'au déjeuner, on lui avait délié 
les mains pour qu’il pit manger tout à son aise. Puis, 
le souper fini, on les lui avait liées de nouveau. Il 
semblait être d’une indifférence complète à ce qui se 
faisait. On n’eut jamais, les cordes cachées, deviné 
qu’il était le personnage principal du drame qui se 
jouait ou plutôt qui allait se jouer. 

Jusqu'à minuit on causa. Vers minuit, le chérif 
s’enveloppa dansson abbaïe (par-dessus), et s'étendit 
sur son tapis. Chacun en fitautant. Seulement tout le 
monde n’avait pas de tapis. 

Les nègres veillèrent ou plutôt se partagèrent la 
veillée, les uns gardant Mabrouck, les autres alimen- 
tant le feu. Dire que l’on dormit bien, au milieu des 
glapissements, des lamentations de tous les horribles 
animaux qui rôdaient autour de nous, ce serait men- 
tir impudemment. 

Les hyènes surtout, aussi voraces que lâches, ne 
nous laissaient pas un instant de repos. Une d’elles se 
glissa jusqu’à l'endroit où l'on avait jeté les intestins 
du mouton. Une balle que lui envoya Abd’el-Mélek la 
coucha morte à côté de la proie qu'elle convoitait. 
Une autre essaya de s'emparer de la carcasse, où 
cependant les dents des nègres n'avaient rien laissé 
que pussentenvier les dents des chacals et des hyènes. 
Elle était venue sur quatre pattes; un second coup de 
fusil du jeune Arabe la renvoya sur trois. Mais il ne 
daigna se lever ni pour la hyéne morte ni pour la 
hyéne blessée. 

Yachya, le moins rassuré de nous tous, s'était 
glissé près du jeune chérif comme un confident de 
tragédie près de son prince. Il avait pensé qu’ Abd’el- 
Mélek paraissant, d’après les trois coups de fusil tirés, 
du même naturel que les bêtes féroces, il était mieux 
près de ce Thésée arabe que partout ailleurs. 

Ce que j'aurais autant aimé qu’Abd’el-Mélek tirât 
que ses hyènes et ses caracals, c'était une chouette 
qui était venue se percher à une cinquantaine de pas 
de nous, et qui, avec la régularité d'un pendule, faisait 
entendre de minute en minute son cri monotone et 
plaintif. Au reste, la chouette est pour les Arabes, 
comme pour nous, un oiseau de mauvais augure; 
seulement ils craignaient de la tuer, de peur de se 
porter, en la tuant, malheur à eux-mêmes. 

Pendant toute la nuit on avait entendu, bien au delà 
des cris et des rugissements des animaux de la mon- 
tagne, les aboiements des chiens. Vers une heure on 
entendit le chant des coqs, qui se succédèrent d'heure 
en heure jusqu'au jour. Au fur et à mesure quele jour 
approchait, les aboiements des chiens diminuatent. 

Bien avant les horlogers, Dieu avait fait de la 
création une immense pendule, où, pendant le jour 
comme pendant la nuit, l'homme pouvait lire l'heure. 

On fut obligé d'attendre le point du jour. On l'atten- 
dit en faisant la prière. Puis, la prière faite et le jour 
venu, on se mit en route pour redescendre. 

Si l'ascension avait été difficile, on comprend que 
la descente était presque impossible. Ce fut par des 
miracles d'équilibre et d'adresse que nous arrivames 
en deux heures au point où nous avions quitté che- 
vaux, mules, chameaux et dromadaires. 


L'ARABIE HEUREUSE. 53 


Yachya relrouva son âne avec bonheur. Je crois 
même que, dans un moment où il crut que personne 
ne le regardait, il lui donna, comme Sancho faisait, 
l'accolade du retour. ; 

A notre vue, tout le monde se leva. Mais pas une 
voix ne se permit d'interroger. Il est vrai que la vue 
de Mabrouck, garrotté plus étroitement qu’au départ, 
répondait à toutes les questions. On le replaça sur son 
chameau. 

Nous reprimes notre route vers le village de 
Sabbéah, où nous arrivâmes entre neuf et dix heures 
du matin. La, le chérif Hussein s’arréta, déclarant 
que la battue promise serait pour le lendemain. En 
conséquence, on expédia de Sabbéäh, qui est le chef- 
lieu de tous les douars qui se trouvent sur le versant 
ouest de la montagne, des messagers pour annoncer 
que, le lendemain, au point du jour, une grande bat- 
tue commencerait du Djebel-Chérif jusqu'au Djebel- 
Orra, le Djebel-Chérif étant l'extrémité sud et le 
Djebel-Orra l'extrémité nord du demi-cercle. 

En profondenr, la battue devait s'étendre jusqu’au 
village de Harrad. Les habitants de Harrad et les 
douars dépendant du village étaient chargés de con- 
duire la chasse au centre. Les habitants de Djebel- 
Chérif, de Habur, de Doffin et de Wadeij étaient 
chargés de se souder à leur droite. Les Béni-Sereem, 
les gens de Sabbéah, ceux de Bédoui devaient se 
souder à leur gauche. 

Le demi-cercle embrassé par les rabatteurs devait 
être d’une quinzaine de lieues. Les tireurs devaient 
former la corde de l'arc, et, placés au pied des mon- 
tagnes et dans les ouvertures des vallées, empêcher 
les animaux de regagner leurs repaires. 

Les messagers partirent dans toutes les directions, 
répondant que dès dix heures du soir les traqueurs 
seraient à leur poste. Chacun y mettait joyeusement 
du sien, chacun élant intéressé à ce que la chose 
réussit. 

Les animaux féroces, comme les bandits à deux 
pieds, ont leur heure pour exercer le brigandage. Ils 
descendent de la montagne de dix heures à minuit. 
Ils y rentrent de deux à trois heures du matin. 

Il fut donc convenu que dans la journée on gagne- 
rait par groupes les douars des Béni-Moréan, des 
Béni-Sereem, de Zada et de Habur. Un groupe devait 
rester à Sabbéah. 

Vers minuit, chaque groupe descendrait de son 
douar et se mettrait en ligne en s'étendant à droite et 
à gauche, de manière à donner la main aux deux 
groupes qui seraient à sa droite et à sa gauche. Chaque 
groupe en feraitautant; en peu de temps, la chaine 
serait tendue et la montagne fermée. 

La montagne fermée, les tireurs fermant la mon- 
tagne allumeraient des feux pour empêcher les ani- 
maux d'y rentrer. Ces feux seraient un signal aux 
traqueurs d'allumer les leurs. 

Les animaux ainsi enfermés n'oseraient point 
s'échapper par la plaine, et ne pourraient point ren- 
trer dans la montagne. Tous ceux qui seraient sortis 
appartiendraient aux chasseurs, sauf quelques-uns 
qui forceraent l'enceinte. 

La journée se passa en préparatifs. Le chérif, trois 
ou quatre de ses frères, son fils, son neveu, Yachya el 
mol, nous gagnimes le centre, c'est-à-dire le village 
des Béni-Sereem. Ses autres frères et la suite se sépa- 
rérent en groupes d'une centaine d'hommes. Chaque 
groupe joiguit son poste. A onze heures à peu près, 
chacun se mit en marche. A minuil, la ligne élaitfor- 
mée sur une largeur de huit à neuf lieues. 

Les meilleurs tireurs des Béni-Moréan, des Béni- 
Sereem, des habitants de Zada et de Habur s'étaient 
joints à nous. Nous formions une ligne de quatre 
mille hommes à peu près, tous armés du fusil, à 


l'exception des chérifs, armés de leurs lances. El devait 
y avoir quinze mille rabatteurs. 

Les rabatteurs se trouvaient à quatre mètres les uns 
des autres. Ils finiraient par ne plus se trouver qu'à 
deux mètres au fur et à mesure qu’ils se rapproche- 
raient du centre. 

Les tireurs se trouveraient à huit ou dix mètres les 
uns des autres, c'est-à-dire à même de se porter, en 
cas de besoin, mutuellement secours. 

Nous allumâmes les feux, le chérif, placé au centre, 
ayant allumé les siens le premier. 

A l'instant même, à droite et à gauche, les feux 
brillèrent comme une trainée de poudre; puis l'in- 
cendie gagna le cercle de la plaine. Ces feux étaient à 
dix mètres à peu près les uns des autres. 

Les animaux qui tenteraient de forcer le cercle des 
rabatteurs ou la ligne des tireurs seraient vus comme 
en plein jour. Rien de plus facile donc que de tirer 
sur eux. Nous ne pouvions, à cause des accidents de 
terrain, distinguer toute la ligne circulaire des feux, 
mais nous apercevions tous ceux qui étaient placés 
sur les hauteurs. 

De cent mètres en cent mètres, un homme veilla, 
prêt à donner l'alarme si quelque animal féroce vou- 
lait rentrer. On n’entendit dans le courant de la nuit 
que deux ou trois coups de fusil. Les chevaux et les 
dromadaires, car chacun avait conservé sa monture, 
étaient tenus un peu en arrière par les sais et les 
kobails. 

Mabrouck, toujours prisonnier, continuait à faire 
partie de notre groupe. 

Quelques rugissements que nous entendimes dans 
le cercle enflammé nous annoncéreat que nous 
aurions affaire, le lendemain, à des bandits de pre- 
mier ordre. 

On se réveilla avant le jour. 

Les jeunes gens avaient dormi à peine, Abd’el-Mélek 
surtout, qui se faisait une fête de cette chasse. 

Les sentinelles avaient vu errer une assez grande 
quantité d'animaux qui tentaient de rentrer; mais les 
feux leur avaient barré le passage. Parmi ces ani- 
maux, ils avaient cru disunguer trois ou quatre pan- 
thères. 

Au point du jour, un coup de fusil fut tiré au 
centre. 

C'était le signal. 

De cent pas en cent pas les coups de fusil reten- 
tirent, à droite, à gauche, s'éloignant du centre et 
gagnant les extrémités. Puis, des deux extrémités, 
les coups de fusil continuèrent à s'étendre sur toute 
la ligne, se rapprochant du centre de la courbe. Alors, 
avec de grands cris, les traqueurs commencèrent à 
rabattre. On comprend qu'ils étaient à trop grande 
distance pour être vus et entendus. 

Les premiers animaux qui nous donnèrent de leurs 
nouvelles furent les gazelles. Une avant-garde de 
deux ou trois gazelles effrayées vint nous annoncer 
que la battue était commencée. Mats, en nous voyant, 
elles rebroussérent chemin. 

Puis les liévres; mais les lièvres nous forcèrent. 
On ne s'inquiéta point d'eux. On ne les mange pas en 
Arabie, et eux ne mangent pas les autres. 

Puis passèrent sur nos tétes des volées d'oiseaux, 
pintades, perdrix, outardes. 

Nous vimes quelques antilopes courant çà et lr, 
s'arrélant pour prendre le vent, et rebroussant che 
min. Puis les chacals, puis les hyènes, puis un trou 
peau d'onagres, 

Vers sept où huit heures du matin, on commença 
de voir, comme un point blanc, la fumée des coups 
de fusil, sans les entendre et sans distinguer encore 
ceux qui les liraient. 

Abd'el-Mélek n'eut pas la patience d'attendre que 
le gibier viot à lui, LE monta sur son cheval, prit su 


2 


SE L’ARABIE HEUREUSE. 


es nea 


lance, et, suivi de trois nègres à dromadaire, dont 


Yun portait une seconde lance et les deux autres des - 


fusils, ils’élança vers le centre. F 

— Veux-tu me permettre de suivre ton neveu? 
demandai-je au chérif. 

— Tu aimes donc la chasse? me dit-il. 

— Oui, mais j'aime aussi beaucoup ton neveu. 

— Va, fit-il. 

Je m’élancai à mon tour dans Je cercle, faisant 
signe à Sélim, à Mohammed et à Hadji-Soliman de 
me suivre. Sélim me suivit à cheval. Mohammed et 
Hadji-Soliman me suivirent à dromadaire. J’ayais 
mon fusil à deux coups, mes pistolets, mon sabre et 
mon poignard. Sélim, Mohammed et Hadji-Soliman 
avaient des fusils à deux coups et leurs poignards. 

Nous allions au grand galop à travers la plaine, 
comme dans un steeple-chase. Au fur et à mesure 
que nous ayancions, nous commencions à entendre 
les coups de fusil. Puis, de loin, à perte de vue dans 
l'air, nous voyions des bandes de vautours, gros 
comme des hirondelles, tourner en cercle. Ils nous 
indiquaient le point où étaient les chasseurs. Puis ces 
animaux nous apparaissaient plus effarés, profitant 
de tous les accidents de terrain pour passer inapercus 
et fuyant d’oasis en oasis. 

Au bout de trois quarts d'heure de course, nous 
nous trouvions au plus fort de la mêlée. C'était un 
curieux spectacle à voir que celui des rabatteurs, les 
uns à pied, les autres à cheval; les cavaliers armés 
de leurs grands fusils à méche; les piétons de casse- 
têtes, de hallebardes, de sagayes, de lances, de sabres 
emmanchés au bout de perches, Chacun avait fait 
arme de ce qu'il avait trouvé. 

Pendant un instant, nous ne sûmes à quel animal 
faire face. 

Des sangliers fuyaient par centaines. Les grandes 
herbes étaient remuées par eux comme les flots de la 
mer. 

Abd'el-Mélek dédaigna tous ces fuyards. 

Deux ou trois cents de nos rabatteurs s’acharnaient 
sur une oasis qui devait, si l’on en jugeait par leurs 
cris, renfermer quelque chose de sérieux. Nous arri- 
vames à l'oasis. On venait d’y faire entrer une pan- 
thère. A la vue du jeune chérif, les cris redoublévent. 
Chacun s’anima au danger. Quelques nègres, leurs 
couteaux à la main, entrérent dans l'oasis ep rampant 
comme des couleuvres. Une douzaine de Kobails les 
suivaient avec leurs fusils. 

Au bout de dix minutes on entendit de grands cris; 
puis trois ou quatre coups de fusil, puis des cris 
encore. 

La panthére fuyait et venait à nous naturellement, 
puisque nous étions du côté opposéoù l'on fouillait le 
bois. Elle sortit à trente pas environ du jeune chérif. 
Il s'élança sur elle au galop, en criant, et la lance en 
arrêt de la main droite, La panthére avait une patte 
de devant cassée. Elle essaya de fuir. Mais, voyant que 
le cheval gagnait sur elle, elle s'accula à une souche 
d'arbre, 

Le jeune chérif piqua droit sur elle. Il lâcha les 
rênes de son cheval, et prit son pistolet de la main 
gauche. Au reste, j'eus à peine le temps de voir ce qui 
$e passa. 

Abd'el-Mélek était à dix pas encore de la panthère 
L'animal bondit sur lui. Je la vis cramponnée un 
instant au cou du cheval du jeune homme. Il me 
sembla que le cheval se cabra; puis cheval, cavalier 
el panthere furent enveloppés d'un nuage de fumée. 
Je lançai mon cheval, pour aller, s'il était besoin, au 
secours d’Abd'el-Mélek, 

Tout était déjà fini, 

La panthére gisait, la tête fracassée; le cheval 
d'Abd'el-Mélek ruisselait de sang, De la patte dedevant 
qui lui restait, elle s'était eramponnée au cou du 


cheval; par bonheur, la seconde étant brisée était 
retombée inerte. à 

Le cheval, grièvement blessé, jetait le feu par les 
yeux, le sang par la bouche. I] se cabrait, et tournait 
presque debout sur ses pieds de derrière. 

Le jeune homme ne pouyait le retenir, la bride 
ayant glissé par-dessus la têle. Je courus au prince. 

— Es-tu blessé? jui dis-je. A 

— Non, répondit-il, mais j'ai peur que mon cheval 
ne le soit mortellement, 

Nos domestiques. étaient arrivés. Mohammed et 
Hadji-Soliman sautèrent à bas de leurs dromadaires, 
Les trois nègres en firent autant et santèrentàleurtour, 

On saisit le cheyal au mors, puis on rendit la bride 
au jeune homme. On ne pouvait calmer le cheval ; le 
rale de la panthére l’épouvantait. Abd'el-Mélek mit 
pied à terre. Il déchira un morceau de sa ceinture et 
essuya lui-même les blessures. Elles étaient profondes 
mais n'avaient point attaqué l'artère. 4) 

Je rassurai le jeune homme. 

Un des nègres ayait une outre à son dromadaire. Il 
détacha l’outre, et imbiba d’eau le fragment de cein- 
ture déchiré par son maitre. Le cheval se laissa fair 
indiquant le soulagement que lui procurait la fraicheur 
fe l'eau ; mais il avait toujours l'œil fixé sur la pan- 
thère, qui agonisait. Pendant ce temps, j'envoyai une 
balle à un sanglier qui me tentait en passant à vingt 
pas de moi. Blessé, le sanglier chargea mon cheval. 

Je fis bondir mon cheval par-dessus lui, et lui en- 
voyai ma seconde balle. Sélim, qui était resté à che- 
val, courut sur lui; il lacheva d'une troisième balle. 

Au feu que nous faisions, nos rabatteurs accou- 
rurent. On trouva les deux cadavres. On laissa le 
sanglier où il était. Il était bon pour des hyénes et des 
chacals, non pour des musulmans. Quant à la pan- 
thère, on l'éventra et on la dépouilla presque vivante 
encore. : 

On brila des feuilles sèches, onen frotta les bles- 
sures du cheval d’Abd’el-Mélek afin d’arréter le sang, 
et l’on se remit en chasse. 

Pendant plus d’une heure nous n'eûmes affaire qu'à 
des animaux fuyards: antilopes, hyénes, chacals et 
ce Je tuai cependant un lynx et deux ou trois 

yènes. 

Le jeune chérif faisait merveille avec sa lance. Une 
fois qu’il s'était précipité, aucun accident de terrain 
ne sauvait l'ennemi. Il est vrai que son cheval, tout 
blessé qu’il était, le secondait prodigieusement. On eût 
dit qu’ilavait une revanche à prendre, tant il se prétait 
aux caprices de son cavalier. 

Au milieu de cette chasse monstre, un épisode 
moitié grotesque, moitié terrrible, attira particuliè- 
rement mon attention. 

Un Kobaïl avait blessé un onagre d'un coup de fu- 
sil. L'animal, furieux, était revenu sur lui. Le Kobaïl 
avait voulu fuir, mais il avait été bien vite rejoint par 
son adversaire, qui l'avait saisi à l'épaule. Le Kobail 
avaitappeléau secours; ses camarades étaient accourus; 
mais, plus rapidement qu'aucun d'eux, le jeune chérif. 
Le Kobail était renversé; l'onagre le foulait aux pieds. 
Abd'el-Mélek blessa l'onagre d’un coup de lance. 
L'onagre se retourna. Il mordit à belles dents le che- 
val du jeune homme; mais ce n'était plus une pan- 
thère; le cheval se défendit. 

Rien n'était beau comme la lutte de cet âne sau- 
vage, de ce cheval et de ce cavalier. On eût dit d’une 
trombe, tantils soulevaient de poussière autour d'eux. 

Le jeune homme déchargea sur l'animal son second 
coup de pistolet. Pendant ce temps, un nègre se glissa 
derrière l'onagre. I lui coupa le jarret avec son cou- 
teau. L'onagre se renversa en arrière, essaya de se re- 
tirer et de fuir; mais il relomba, Le jeune chérif alors 
le cloua contre le sol avec sa lance, Aussitôt on se jeta 
sur Vonagre; en un clin d'œil, on le dépouilla comme 


our nt pre mg été as: épis Satie - ‘ ln D Mens - 


L'ARABIE HEUREUSE. 53 


L ‘= PSS CEE 


on avait fait de la panthère, comme on faisait des 
chacals, des hyénes, comme on fait enfin de tous les 
animaux à fourrure, 

Puis on laissa le corps. g 

Voilà pourquoi les vautours suivent si fidèlement 
les chasseurs. à 

Pendant ce temps, nous avancions toujours. Nous 
commencions à entendre les coups de fusil des tireurs 
placès au pied des montagnes; bientôt ces coups de 
fusil se rapprochèrent. 

Le chérif avait donné l'ordre de se mettre en mou- 
vement et dé repousser les animaux vers le centre. Il 
arriva un moment où les dix-huit où yingt mille 
hommes formant la battue se trouvèrent réunis, dé- 
crivant un cercle de trois ou quatre lieues de circon- 
férence et d'une lieue de diamètre. 

Au milieu de ce cercle erraient, rugissant, glapissant, 
bramant, bélant, tous les animaux que l’on avait mis 
sur pied. Deux ou trois oasis étaient enfermées dans 
ce cercle. C’étaient les derniers refuges du gibier. Les 
chasseurs se touchaient. Il n’y avait plus moyen de les 
forcer. Tout ce qui se trouvait pris était bien pris. 

Dans le cercle galopaient les chérifs et les chefs de 
tribu. 

Tl arriva un moment où, comme les chasseurs, les 
animaux se touchérent. Entourés de toutes parts, 
ahuris par les cris, aveuglés par les coups de fusil, 
décimés par les balles, ils semblaient avoir perdu, 
du moins à l'égard les uns des autres, leur férocité 
native. 

Les hyénes coudoyaient les gazelles, les lynx les 
antilopes, les chacals les lièvres, et les panthères les 
sangliers. 

Le cercle se resserrait toujours. Alors la boucherie 
commença. Il y avait dans le cercle trois ou quatre 

anthéres, deux caracals, six lynx, une dizaine de 

yènes, cinq ou six onagres, une vinglaine de san- 
gliers, trente ou quarante gazelles, et deux ou trois 
cents lièvres, 

Tout fut tué. La chasse dura jusqu'à quatre heures 
du soir. 

Les morts comptés, on trouva trois panthéres fe- 
melles, deux panthéres mâles; on avait pris vivants 
deux petits. On trouva trois caracals, sept lynx, vingt 
hyénes, trente chacals, sept onagres, cinquante ga- 
zelles, trois cent cinquante liévres, le tout compté par 
les peaux. Quant aux sangliers, on ne les comptait 
pas. 

En fait d'hommes, nous avions deux morts et douze 
ou quinze blessés, Un des deux morts avait élé tué 
d'une balle, par accident. Lautre mort avait été piqué 
par un /e/ad (vipere-céraste). Il avait eu beau lier la 
jambe au-dessus de la morsure, les denis ayant frappé 
sur une veine, le poison s'était rapidement mélé au 
sang. En moins d'une heure, l'homnie était mort. 

Parmi les douze ou quinze blessés était notre Kobail: 
foulé aux pieds par l'onagre, il avait eu une cuisse 
cassée, une effroyable morsure à l'épaule, et cinq ou 
six meurtrissures causées par des ruades. 

Les autres avaient reçu des coups de griffes de 
panthère, des coups de boutoir de sanglier, des coups 
de dents de caracal; deux ou trois élareut piqués par 
des scorpions. 

Ceux qui pouvaient marcher suivirent clopin clo- 
pant, ceux qui étaient trop malades pour faire le 
trajet à pied furent mis sur des chameaux. 

 rentra vers sept heures du soir à Sabbédh. 


XVII 


Chaque maison du village avait un feu devant sa 
orle. Les chiens annonçaient notre arrivée depuis 
onglemps. 


A l'entrée du village, nous nous annonçâmes nous- 
mêmes en faisant une décharge générale. Les Ko- 
bails et les fellähs étaient retournés à leurs tribus 
et à leurs douars. Les chefs seuls avaient accompagné 
le chérif. Nous étions six à sept cents en tout. Comme 
on nous avait attendus, les préparatifs étaient faits. 
On avait tué une cinquantaine de moutons. On avait 
fait des galettes, d'effroyables sébiles de riz, des yre/f- 
nas (Compotes de fruits), de l'acida, des palisseries. 

Le lait était conservé datis des paniers de feuilles 
de palmiers, si bien serrés qu'ils contenaient même 
l'eau. Il y avait du lait de chamelle, du lait de chèvre, 
du lait de brebis, des monceaux de dattes, des ruis- 
seaux de café. 

Les chevaux n’avaient pas été oubliés. Ils nageaient 
dans l'orge et le hachich. 

Abdel-Mélek pansa le sien lui-même. Le coura- 
geux animal semblait avoir oubhé déjà ses blessures. 
Les honneurs de la chasse étaient au neveu du chérif. 
Il avait tué deux panthères, un caracal et trois lynx. 
IL n'avait compté ni les hyènes, ni les sangliers, ni 
les chacals. 

Yachya avait assisté à la chasse en amateur. Il 
n'avait pas quitté le jeune chérif tant que celui-ci 
était resté en place. Mais quand le jeune chérif avait 
pris part à la bataille, il s'était reliré près des hommes 
qui gardaient Mabrouck. 

Les chasseurs s’étaient réunis par groupes de dou= 
zaine. Hs formaient par conséquent soixante-dix à 
quatre-vingts groupes. Tout cela mangeait à sa faim, 
ce qui arrive rarement chez les Arabes. C’étaient de 
yéritables noces de Gamache. 

Après le souper il y eut ballef. Les nègres et les 
Kobails en furent les principaux acteurs. On sait que 
ces sortes de danses ne peuvent guère se décrire. 

On atteignit ainsi environ detix heures du matin. 
A deux heures du matin, le chérif donna le signal du 
départ, Chacun remonta à cheval. Il y avait près 
de trois jours que personne n'avait dormi. Aussi cha- 
cun avait-il hâte de rentrer, excepté Mabrouck, qui 
se doutait probablement de ce qui l’altendait à l'ar- 
rivée. 

Nous refimes, en nous en allant, le même chemin 
que nous avions fait pour venir. Mais, cette fois, la 
plaine était solitaire. Plus de volées de perdreaux, de 
de pintades, d'outardes. Plus d'antilopes, de gazelles, 
de chacals, d'hyènes et de lièvres: La battue de la 
journée avait tout tué ou tout chassé. 

Au leyer du soleil, la prière se ft, comme nous 
avons déja dit, et dans les mêmes formes que nous 
avons raconices, On délia Mabrouck pour qu'il ptt 
faire ses ablutions, Seulement deux nègres le gar- 
daient le sabre à la main. 

On remonta à cheval, et l'on arriva vers les huit 
heures à la citadelle. Les notables de la ville atten- 
daient le chérf à un demi-quart de lieue, avec les 
clefs. C'est une politesse que l'on faisait à Hussein 
chaque fois qu'il revenait d'unéexpédilion. Le mupht, 
dans ce cas, débitait une harangue de circonstance. 
Le chérif eut sa harangue, 

Ll fallait ou faire un grand détour circulaire, ou 
traverser un coin de la ville, Le chérif donna l'exemple 
en franchissant la porte. A l'instant où on le vit, les 
femmes tirent entendre cette espèce de gloussement 
dont nous avons déjà parlé, Il se répandit d'un 
bout à l'autre de la ville, qui sut ainsi que son chérif 
rental, 

Le discours était un long éloge sur les hauts faits 
des chasseurs et sur la paternité du gouvernement 
du chérif, Tout le monde accompagna le chérif jus- 
qu'à sa forteresse. Le chérif salua : on prit congé; 
seulement il donna rendez-vous aux principaux pour 
trois heures. 

Mabrouck fut réintégré dans la skiffa. 


86 L'ARABIE HEUREUSE. 
D ren ene ve UP ae 


Le chérif rentra chez lui et donna ordre de lâcher 
les pigeons. Pour que le lecteur comprenne cet ordre, 
il est besoin d’une explication. Les pigeons sont des 
pigeons messagers. Le chérif correspond par ces pi- 
geons, soit avec ses frères, soit avec les chefs. Il tient 
enfermés dans un endroit sombre des pigeons appor- 
tés de Moka, de Taés, d’Hodeida, de Djézan, de tous 
les districts enfin. De méme toutes les villes tiennent 
enfermés des pigeons apportés d’Abou-Arich. Lorsque 
le chérif part, il lâche des pigeons annonçant ce dé- 
part et la cause de ce départ, s’il désire qu'il soit 
connu. Lorsqu'il arrive, il annonce son retour par le 
même moyen. On lui répond, s’il y a réponse, par des 
messagers semblables. Cette facon de correspondre 
n’est pas aussi rapide que le télégraphe électrique; 
mais le télégraphe électrique n’était pas connu, même 
en France, à cette époque. Jusqu'à la découverte du 
télégraphe, c'était ce que l’on avait trouvé de mieux. 
Le pigeon fail seize lieues à l'heure. Les chemins de 
fer anglais en font vingt. La sieste commenca. 

A trois heures, tout le monde revint à l'audience 
du chérif. 

Lorsque chacun fut réuni : 

— Mes enfants dit-il, un homme nous a trompé 
pour nousSoutirer un argent que nous lui eussions 
donné ‘s’il fat venu nous le demander franchement. 
Il nous a fait un mensonge, nous y avons cru. Il a 
juré par la tête du père d’Hadji; il a juré par le Pro- 
phète; et nous l'avons convaincu à la fois de men- 
songe et de parjure. Je me sens irrité; je voudrais 
être juste : quelle est la punition que mérite cet 
homme? C’est vous qui prononcerez sur son chati- 
ment. 

Le mupbti fit un pas en avant! 

— Sidi, dit-il, d'après les usages musulmans, il 
mérite la mort. 

Le chérif se retourna vers les autres notables pré- 
sents. Il voulait connaître le sentiment de sa cour. 
Excepté moi, qui m’abstins, tout le monde vota pour 
la mort. 

— Qu'on amène Mabrouck, dit le chérif. 

On amena Mabrouck. Mabrouch était calme jusqu'à 
Vinsolence. 

— Tu es accusé et coupable d’imposture et de sacri- 
lége, tu as menti et juré pour induire ton maitre en 
erreur et le voler; l'avis unanime est que tu as mérité 
la mort. 

Au mot de mort, tous les assistants se levèrent. 
C'était le signe de l'assentiment. Le coupable resta 
impassible. 

Le muphti alors prit la parole à son tour : 

— Tu es condamné, dit-il, à avoir la tête séparée 
du corps. 

— C'était écrit! dit le coupable. 

Les eunuques qui avaient amené Mabrouck le 
remmentrent. I les suivit, ou plutôt les accompagna 
sans difficulté. A la porte se tenait l'exécuteur. C'était 
un nègre de haute stature, absolument nu, à l’excep- 
tion de la fouta, d'un turban et d'une ceinture rouge. 
Dans la ceinture était passé le s4/ (sabre) des arnautes, 
recourbé en dedans. C'est l'arme avec laquelle l'exé- 
culeur tranche la tête, en tirant à lui. 

On emmena le coupable dans la cour sur laquelle 
donnaient les fenêtres du divan d'Hussein. Chacun se 
mit à prier le fatha. Seul, je m'approchai de ta 
fenêtre, Mabrouck était déjà dans la cour, au milieu 
d'un cerclede nègres. A vingt pas de lui, des Kobails, 
des nègres et des Arabes, jouaient aux dames et au 
irictrac, sans que ce qui allait se passer les dérangeal 
le moins du monde de leur partie. 

On donna de l'eau à Mabrouck pour faire ses ablu 
tions, puis on voulut le faire mettre à genoux pour 
dire son fatha. Il refusa de se mettre à genoux, en 
disant qu'il n'y avait que les chrétiens qui s'agenouil 


laient. Il dit son fatha debout. Le fatha est le Pater 
noster des chrétiens. Puis on le fit asseoir à terre. 

L’exécuteur tira son couteau de sa ceinture, atten- 
dant que le patient eût fini sa prière pour l’exécuter. 
De l’autre côté du mur on entendait des gémissements 
de femmes. Ces gémissements, selon toute pro- 
babilité, étaient ceux de la mère et de la sœur du 
coupable. 

La prière finit. 

Le bourreau alors roula autour de sa main gauche 
la natte de cheveux que Mabrouck avait au milieu de 
la tête. Cet homme n’était plus séparé de l’éternité que 
par la durée d’un éclair. 

— Arrête! criai-je au bourreau. 

Le bourreau leva la tête. Reconnaissant que c'était 
le serdar du chérif qui lui parlait, il s'arrêta. Le mot 
Arrête! prononcé par un homme qui n’avait pas droit 
de vie et de mort avait produit une sensation profonde 
sur l’assemblée. 

— De quel droit as-tu dit « Arrête»? demanda le 
chérif. 
sun Parce que la vie de cet homme m’appartient, 

idi. 

— Comment tappartient-elle? 

— J'ai ta parole. Tu as promis, si la source de lait 
n’existait pas, de m'accorder la grace que je te deman- 
derais; et Hussein n’a jamais manqué a sa parole. 
Eh bien! je te demande la vie de cet homme. C’est 
moi qui l'ai accusé; c'est moi qui serais cause de sa 
mort; ce serait un chagrin pour moi. Au nom de ta 
parole engagée, Sidi, ordonne qu'on fasse grace à 
Mabrouck. 

Un murmure d'approbation accueillit mes paroles. 

Le chérif s'approcha de la fenêtre. 

— Je change la peine de cet homme, dit-il, en une 
année de détention. 

— Sidi, lui dis-je, j'ai demandé la grâce entière. 

— Laissez aller cethomme où il voudra, dit le chérif. 

Le bourreau lacha la natte de cheveux et se recula 
de deux pas. Mabrouck se releva. Il secoua la tête 
comme pour voir si elle tenait encore sur ses épaules. 

Puis rassuré : : 

— C'était écrit! dit-il de nouveau. 

Et, cela dit, il sortit de la cour. Seul, le bourreau 
restait penaud : le bourreau a vingt-cinq roupies par 
exécution. Je lui jetai deux guinées. 

— Que fais-tu? me demanda Hussein. 

— Sidi, lui répondis-je, il ne faut priver personne 
de son salaire. 


En rentrant chez moi, je trouvai Abd’el-Mélek qui 
m'attendait. 

Quoique pendant tout le voyage nous nous fussions 
trouvés seuls, quoiqu'il eût pu me parler facilement, 
sans être écouté ni entendu, de ses affaires d'amour, 
il ne m'en avait pas dit une parole. 

Un homme étranger à ce qui se passait dans le 
cœur du jeune homme n'eût vu en lut et dans toutes 
ses actions que les actes d'un chasseur passionné. 
Moi, j'y voyais la passion d’un homme amoureux qui 
cherche, non point à échapper à ses amours, mais à 
donner une pâture quelconque à son activité. 

Pendant cette chasse, il s'était jeté avec une insou- 
ciance profonde au milieu du danger. C'était non pas 
l'iussuciance, mais l'assurance de "homme qui sent 
qu'il n'a pas besoin Je sauvegarder sa vie. Sa vie est 
sous la protection de la plus fraiche de toutes les 
déesses et du plus puissant de tous les dieux, la 
Jeunesse et l'Amour. 

[| m'attendait pour me demander si j'avais reçu de 
son oncle une réponse définitive. On sait de nouveau 
ce que j'avais a lui dire. Son oncle m'avait fait la 
réponse ordinaire des Arabes: 

— Dieu verra! (Eschodf Rabbi!) 


L'ARABIE HEUREUSE. 57 
LT CE 


Ce n’était pas une réponse. 

Le jeune homme me pria de tirer de son oncle 
quelque chose de plus positif avant l’Aid-el-Kébir, 
c'est-à-dire avant la grande fête Courban-Beiram. En 
effet, nous nous approchions de l’époque où la grande 
fêle allait avoir lieu. 

Disons ce que c’est que la grande fête. 

La grande fête a lieu à propos du pèlerinage au 
Djebel-Arafat. Elle est instituée en l'honneur du 
sacrifice qui a lieu le 40 du mois de El-Hadj. Le mois 
de E|-Hadj est le douzième mois de l’année, notre mois 
de décembre. Faisons observer en passant que les 
mois musulmans sont lunaires, ce qui nous donne 
onze jours de différence. L'année musulmane n'est 
que de 354 jours dans les années ordinaires, et de 
355 dans les années bissextiles. 

A l’occasion de cette fête, — nous parlons ici de ce 
qui se fait à Abou-Arich, — à l’occasion de cette fête, 
la prière du matin est d’abord annoncée par une salve 
d'artillerie. La veille, tous les minarets et l’intérieur 
de la mosquée ont été illuminés. A cette occasion, les 
principaux habitants de la contrée arrivent, de toutes 
les parties du principalat, avec des présents pour le 
chérif. Nous avons dit ailleurs que ces présents sont 
toujours intéressés. 

Nous avons un proverbe en France qui dit: 

« Donner un ceuf pour recevoir un beeuf. » 

Les Arabes disent : 

« Donner une mouche pour recevoir un éléphant. » 

Je crois que l'avantage, comme comparaison, reste 
au proverbe arabe. Ll est vrai que le proverbe français 
rime et que le proverbe arabe ne rime pas. 

C’estle nouvel an des chrétiens. Supposez seulement 
qu'au lieu de commencer le 1° janvier, il commence 
au 40 décembre. 

Ce jour-là, comme à l’Aïd-el-Seghir, c’est-à-dire à 
la petite fête qui succède au mois de jeûne, l'aumône 
est obligatoire, ainsi que le sacrifice, pour tous ceux 

ui ont moyen de les faire. Le sacrifice est l'immola- 
tion que doit faire tout musulman riche d'un ou plu- 
sieurs moutons, d’un ou plusieurs chameaux. 

Les chefs, à cette occasion, font à leurs inférieurs, 
mais à leurs inférieurs ayant une certaine influence, 
des envois d'animaux destinés à être immolés. Ainsi, 
à l'occasion de la fête dont je parle, l’Aid-el-Kébir, le 
chérif m’envoya dix moutons. Il en avait envoyé 
quarante à son frère d’Hoeida, le personnage le plus 
important après lui. Lui, pour son sacrifice per- 
sonnel, immola quinze chameaux. Toute cette viande 
se distribue aux pauvres. 

Quant aux cadeaux, ils se rendent en cadeaux. 

Nous avons déjà dit quelle était, sous ce rapport, la 
libéralité non-seulement du chérif Hussein, mais 
encore de tous les chefs musulmans à propos des 
achats que j'avais été faire à Aden, et qui ne furent 
point la dixième partie de ce qu'il donna. Ces dons 
montent et descendent tous les étages de la société. 

Revenons à la fête. 

La prière une fois annoncée par l'artillerie, on se 
rend dans la plaine que domine la citadelle du chérif, 
Là se réunissent, non-seulement les habitants de la 
ville, mais encore ceux des montagnes et des tribu 
environnantes, vingt-cinq à trente mille hommes à 
peu près (nous disons hommes parce qu'en effet il 
n'y à pas une femme), chacun dans ses plus magni- 
fiques habits. 

Le chérif et sa famille sont au centre. La domes 
ticilé, arnautes, nègres, abyssins, eunuques, sont 
derrière lui, 

Toute cette population rassemblée dans la plaine 
se place sur deux files, Entre ces deux files est un 
espace assez grand pour que la seconde file puisse se 

prosterner, 

Le muphti se tient à vingt pas à peu près de la 


première file, et, tourné vers la foule, qui est tournée, 
elle, du côté de la Mecque, il fait un sermon appro- 
prié à la circonstance. Après quoi, il chante en nazil- 
Jant une invocation pour le sultan. Cela a lieu dans 
toutes les mosquées. 

Cette invocation faite, la prière commence. 

La prière achevée, on accompagne le chérif chez 
lui. Ce jour-là, il reçoit tout le monde, pauvre comme 
riche, inférieur comme supérieur. C’est alors, au fur 
et à mesure que l’on vient, qu'il distribue les cadeaux. 
Les gens importants restent à diner avec lui, ou, pour 
mieux dire, passent dans un appartement où un diner 
permanent est sans cesse servi, sans cesse renouvelé. 
Le repas dure trois jours. Cela rappelle les grands 
repas de Rome. 

Après la visite chez le chérif, viennent les visites 
entre particuliers, et voila comment se passent les 
fêtes de l’Aïd-el-Kébir, qui durent pendant trois 
Jours pour les riches, pendant cinq jours pour les 
pauvres. 

Les femmes, exclues de la fête des hommes, font la 
fête entre elles. Elles reçoivent et donnent leurs 
cadeaux, elles se traitent entre elles, font de la mu- 
sique, dansent, s’enivrent avec de l'opium et du 
hachich. C’est quelque chose qui rappelle les fameux 
mystères de la bonne déesse à Rome. 

C'était donc avant cette fête que le jeune Abd’el- 
Mélek désirait avoir une réponse. A la première occa- 
sion, je ramenai le chérif sur ce sujet. Le chérif s’était 
concerté avec son frère et sa famille: il avait été 
décidé que le mariage était impossible. Le jeune 
homme, de son côté, m'avait dit qu'il éprouverait de 
grandes difficultés du côté de la tribu. 

En recevant la réponse du chérif, Abd’el-Mélek me 
remercia : 

— Il n’y a pas de ta faute, me dit-il, je le sais. 

— Eh bien! lui demandai-je, que feras-tu ? 

— Je l'épouserai, ou j'y laisserai ma tête. 

Et il sortit. Je le suivis des yeux. Il était impossible 
de ne pas lire sur chacun de ses traits et dans chacun 
de ses mouvements celte fermeté qui indique une 
décision irrévocable. 

Je m'attendis a tout. Cependant, je n'en parlai à 
personne, pas même à Yachya. Yachya était trop 
avant dans les confidences du chérif; il n’edt pu lui 
cacher la détermination de son neveu, et reporter 
celte détermination à Hussein, c’edt été, au bout du 
compte, trahir le jeune homme. 

Je laissai donc aller les choses. 

Le jour de l'Aïd-el-Kébir arriva. Je remarquai avec 
étonnement qu’Abd’el-Mélek manquait à la prière. Le 
chérif le remarqua comme moi, 

— Où est ton fils? demanda le chérif à Abou- 
Taleb. 

— Je ne sais pas, répondit celui-ci ; il était là tout 
à l'heure. 

Le chérif fronça le sourcil. On rentra à la forteresse, 
chacun défila devant le chérif déposant ses présents, 
Abd'el-Mélek ne détila point avec les autres. 

— Où est ton fils’demanda pour la seconde fois le 
chérif à son frère. 

— Je ne sais pas, répondit de nouveau celui-ci. 

La malinée s'écoula, l'heure du diner vint, Le 
chérif traitait toute sa famille. Il regarda autour de 
lui avec un œil sévère, puis, pour la troisième fois, il 
demanda à Abou-Tuleb : 

— Où est ton fils? 

Et, pour la troisième fois, celui-ci répondit: 

— Jene sais pas. 

Le chôrif appela un eunuque et donna tout bas 
des ordres que personne n'entendit. 

Vers sept heures, un Kobail arriva au grand galop, 
saula en bas de son cheval, et, profitant de la liberté 
donnée à tout le monde de pénelrer, ce jour-là, jus- 


88 L'ARAPIE HEUREUSE. 


qu'au chérif, il traversa les appartements et se présenta 
à la porte de la salle où Hussein prenait son repas. {1 
s’adressa justément à l'eunuque qui venait de recevoir 
les ordres du chérif. 

— Jai, dit-il à l'eunuque, une nouvelle de ta 
plus haute importance à communiquer au chérif 
Hussein. 

— Dis-la-moi, répondit l’eunuque, et je la lui com- 
muniquerai. 

— C'est lui qu’elle intéresse, je ne puis donc la 
communiquer qu’a lui. 

La réponse avait été faite rudement, les Kobails 
étant gens fort peu civilisés. L’eunuque hésitait a 
déranger son maitre. 

— Au reste, dit le Kobail, j'ai fait quinze lieues 
pour lui parler; refuse-t-il de me recevoir? je m'en 
vais. Il est chérif et moi simple Kobail, mais je suis 
fils d'Adam comme lui. 

— Attends, dit l'eunuque, je vais lui communiquer 
ton désir. 

L'eunuque s’approcha de chérif Hussein et lui parla 
bas à l'oreille. 

— Fais entrer cet homme, dit le chérif. 

On introduisit le Kobail. 

Après le Salam-a-leikum d'usage, 

— Qui es-tu ? demanda le chérif. 

— Je suis Isak, de la tribu de Kohlan. 

— D'où viens-tu ? 

— De Säad. 

— Que veux-tu? 

— Dois-je parler devant tous ou à toi seul? 

— Parle devant tous, répondit le chérif. 

— Je viens l'annôncer que ce matin, à l'heure de 
la prièro, ton neves a enlevé Quemar, fille d’Abou- 
Bekr, de la tribu des Bégam. 

Tout le monde se leva. L'absence du jeune homme 
élait expliquée. ï 

On se rendit au divan, on fit entrer le messager, et 
on lui demanda des détails. 

Abd@el-Mélek, avec deux de ses nègres, était arrivé 
dans la nuit. Il s'était tenu à l'écart pour ne pas 
éveiller les soupcons de la tribu. Au point du jour, 
Quemar avait été au puits comme d'habitude; Ja, elle 
avait trouvé un des nègres d'Abd'el-Mélek, qui lui 
avait demandé à se rafraichir, et lui avait annoncé 
qu Abd’el-Mélek était là pour l'enlever. 

— C’est bien! avait-elle répondu. Dans une heure, 
je serai à l'entrée de la tente. 

Une heure après, Abd'el-Mélék, passait au grand 
galop dans le douar, tenant de la main droite son 
fusil tout armé. Puis, arrivé devant la tente, de la 
main gauche il avait soulevé Quemar comme il eût 
fait d’un oiseau, l'avait posée sur te devant de sa 
selle, avait tiré son coup de fusil en manière de défi, 
et avait disparu dans le désert, c'est-à-dire à l'est, 

Personne ne savait ce qu'il était devenu. Seulement 
tout ce qui était resté d'hommes dans la tribu avait 
pris les armes et s’élait mis à sa poursuite. Probable- 
ment les notables de la triba demanderont-ils justice 
au chérif. 

Voila ce qu'avait à dire le Kobail Isak de Sad. 

Le chérif lui fit servir à diner et lui donna une 

urse, en lui disant de ne partir qu'après l'avoir 

vu. 
Le chérif nous retint seuls, Abou-Taleb, Yachya et 

11. Ce qui était un événement pour la famille ne 
evait pas troubler les fêtes. IL s'agissait de prendre 
une décision, voila tout. Mais auparavant, il fallait 
savoir où s’élait retiré Abd'el-el=Mélek, Il y avait 
deux choses graves à craindre et qui eussent fait de 
sa faute un crime, C'est qu'il se fût retiré dans l'Assir 
ou à Sana, c'est-à-dire chez un des mortels ennemis 
de son oncle. 

Tant qu'on ignorerait sa retraite, il était impossible 


de rien arrêter. On prit cependant un parti; c'était 
d'envoyer des éclaireurs dans le Djebel-Orra, dans le 
Saban, dans l'Abybda, dans P Wadi-Nedjeran et jus- 
qu'à Barrad, c'est-à-dire aux limites du pays de Djof 
ou de Mareb. : 

Ces éclaireurs devaient aller aux ‘enseisnements 
et tâcher de savoir quelle direction pouvait avoir 
prise le jeune prince. Il était évident que plusieurs 
jours étaient nécessaires à ces recherches. Abou-Taleb 
se retira doublement consterné, ou tout au moins 
affectant de l'être. 

A peine fut-il sorti, que le chérif, dans un moment 
d'expansion, nous demanda, à Yachya et & moi; si 
nous ne pensions pas que l’un ou l’autre de ses 
frères, Hammoud où Abou-Taleb, fussent complices. 

Je lui répondis que je croyais pouvoir'afliriner le 
contraire. 

Le chérif me demanda sur quelle preuve reposait 
mon affirmation. 

Je lui répondis : 

— Sur une conviction toute personnelle. 

— N'importe! dit Chérif-Hussein, un pressenti- 


ment me dit que les Anglais doivent être pour quelque 


chose là-dedans. 

Chérif-Hussein voyait les Anglais partout. Cette 
fois encore, je le dissuadai. 

— Quel intérét, lui demandai-je, les Anglais peu- 
vent-ils avoir ici? tee 

— De me créer des embarras au moment ow ils 
savent que je m’occupe d'eux. à 

Nous nous reltirèmes à notre tour, lui sur ses 
craintes, moi sur ma certitude. 

Pendant ce temps, la fête allait son train. On tirait 
des coups de fusil, on brülait des feux d'artifice, on 
buvait, on mangeait; les almées mimaient, les nègres 
dansaient. 

Voulez-vous connaître une de ces danses, dont voici 
la liste: la dallowkka, la gyl, la linqui, la scheken- 
déry, la bendaldh et la towzy ? ouvrez le Voyage au 
Darfour da cheik Mohammed-Ebn-Omar-el-Tounsi, 
publié par les soins de M. Jomard, pages 227 et sui- 
vantes, , 

« Les filles se rangent en ligne sur différents points, 
et, en face de chaque ligne, se forme une ligne de 
jeunes gens. ; ë 

» Viennent alors les femmes, qui, au bruit cadencé 
des tambourins, entament leurs chansons. ad 

» Soudain toutes les lignes des filles se mettent en 
danse. 

» Elles s’avancent d'un pas lent et mesuré, en exé- 
cutant des mouvements variés d’épaules, et en se ra- 
massant sur elles-mémes par de bizarres contorsions 
et inflexions du corps. 

» Elles arrivent ainsi jusque contre le rang des 


jeunes garcons, de manière que chacune d'elles se 


trouve en face d’un jeune homme, nez à nez avec lui. 

» Alors toutes ensemble, balançant et tournoyant 
la tête, font volliger, chacune sur la figure de son 
danseur, les boucles de leurs cheveux, qui, à l'avance, 
ont été soigneusement parfumés et oints de graisses 
odorantes. 

» Les danseurs, animés par ces sortes d’agacements, 
brandissent alors leurs lances en les élevant plusieurs 
fois presque horizontalementau-dessus des danseuses. 

» Celles-ci ensuite se retournent pour regagner, 
toujours en dansant, leur place première. 

» Mais aussitôt chaque jeune homme, s’avancant 
du même mouvement de danse, suit ainsi sa belle 
jusqu'à l'endroit d'où la ligne féminine est partie 
d'abord. Ils s'y arrêtent, et les jeunes filles vont, en 
reculant et sans interrompre leur danse, reprendre la 
ligne où élaient primitivement les danseurs. 

» Toutes les places ont ainsi été échangées mu- 
(ucllement, 


L’ARABIE HEUREUSE. 59 
es 


» Sil y a hors des lignes quelque jeune homme 

qu'une fille désire voir partager la danse et avoir pour 

- vis-a-vis, cette fille sort de son rang, se dirige en dan- 
sant jusque vers l’heureux élu, et, arrivée vers lui, elle 
lui verse, en tournant et balancant la téte, sa cheve- 
lure sur le visage. 

» A cette invitation amoureuse, le jeune homme 
pousse quelques exclamations de joie, brandit sa lance 
en l’air et suit sa danseuse. : A 

» S'il ne se rendait pas à cette invitation, il serait 
regardé comme incivil, et blimé par tous les autres. 

» De plus, cette manifestation de la part de la 
jeune fille impose au jeune homme l'obligation d’un 
repas de féte. à 

» Une fois que les deux lignes se sont substituées 

Tune à l'autre, elles s’avancent face à face, toujours 
‘en dansant, chaque danseur étant vis-à-vis d'une 
danseuse. Les deux lignes se rapprochent et se ren- 
contrent au milieu de l’espace qui les séparait; cha- 
que danseuse, de nouveau, par une sorte de tournoie- 
ment de tête, fait jouer sa chevelure sur sa poitrine 
etsur le visage de celui qui se trouve devant elle; et, 
à ce mouvement, le danseur, encore une fois, élève 
et brandit sa lance au dessus de la tête de sa danseuse, 
en poussant de grands cris de joie. » 


XVIII 


Outre ces danses, il y a le grand amusement, 
l'amusement général, l’'amusement national, Kara- 
ous. 
: Karagous, c’est le Polichinel arabe, c’est le Guignol 
de l'Orient. Il est en honneur depuis le Caucase 
jusqu’à da pointe du Zanguébar. C’est le Pasquin et 
L Marforio de Rome. Il peut tout dire. Non-seule- 
ment il peut tout dire, mais il peut tout faire. Pour 
ragous, dans les pays les plus absolus, il n’y a pas 
e censure. 

La Bruyère a dit : 

« Quand on veut changer, dans une république, 
c'est moins les choses que le temps qu’on considère, 
Yous pouvez ler aujourd'hui à cette ville ses fran- 
chises, ses droits, ses priviléges; demain ne songez 
pas même à réformer ses enseignes. » 

Cela semble écrit pour les musulmans. 

Vous pouvez leur trancher la tête, les condamner 
aux galères, les bâtonner sur les reins et sous la plante 

es pieds; ils remercieront le bourreau avant ou après 
e supplice. Mais ne leur dtez pointKaragous, ne tou- 
chez point à Karagous. Karagous est le principal 
personnage d'une pièce improvisée qui varie selon le 
caprice de l’improvisateur et les circonstances dans 
lesquelles se trouve la contrée. 

Notre Polichinelle, impudique, ivrogne, cynique, 
mauvaise tête, battant tout le monde, même le com- 
missaire, même sa femme, ce quiest, entre nous, une 
autorilé bien autrement grave que celle du commis- 
saire; notre Polichinelle a invariablement deux bosses, 
l'une devant, l'autre derrière, 

Le Polichinelle napolitain, sans bosse, habillé 
comme Pierrot, a invariablement un masque noir. 

Karagous n'a pas de vêlement national, c'est un 
simple farceur venu au monde solus, pauper el nu- 
dus, qui revêt tous les costumes, même ceux de fem- 
mes. Si parmi tous ces costumes il y a une partie de 
costume qu'ilaffectionne, c'est le bonnet de derviche, 
Seulement, il y ajoute un ornement de sa façon, des 
prolate, des sonnettes : sa pièce est toujours une pièce 

ouffonne et surtout satirique. 

A Constantinople, il ridiculise le sultan; à Alexan- 
drie etau Caire, le pacha; dans les principautés et en 
Asie, les hospodars et les chérifs; il va sans dire 


que les hauts dignitaires ne sont pas non plus épar- 
gnés. 

Les actes de la vie privée, eux-mêmes, sont mis à 
jour. Rappelez-vous ces soldats gaulois, romains et 
espagnols, qui chantaient derrière César, qui criaient 
aux maris de la porte Capène et de la Via-Sacra 
de cacher leurs femmes, et qui disaient sous le nez du 
triomphateur : 

— César a vaincu les Gaules, mais Nicoméde a 
vaincu César. 

Eh bien! Karagous regarde aussi profondément 
dans la vie des sultans, des pachas, des hospodars et 
des chérifs que les soldats antiques regardaient dans 
la vie du triomphateur. Ce qu’il y a de plus curieux, 
c'est que Karagous raille non-seulement en paroles, 
mais en actions. 

Ainsi les actions que cet autre Caton le Censeur 
reproche aux autres, il les accomplit par manière de 
raillerie. 

Karagous est presque toujours poéte, de sorte que 
non-seulement il agit, mais il célèbre ses actions. 
Comme le coq, il chante ses victoires, aussitôt ses vic- 
toires remportées. On y voit des enlévements de jeune 
fille qui rappellent la Galére-Capitane de Victor Hugo. 
Seulement on voit les suites de l'enlèvement dans 
toutes leurs phases. Ce sont toujours des chrétiennes 
qu'on enlève. Ce sont les israélites que l’on bat. 

Un des moyens comiques dé Karagous est de livrer 
un ou plusieurs juifs à toutes sortes d’avanies. Quant 
aux Grecs, ils sont chargés de la garde du sérail de 
Karagous. s 

Mais c'est aux Anglais qu'est réservé le dernier 
supplice. Karagous enlève un général anglais avec 
son grand chapeau à plumes, ses épaulettes, son habit 
rouge, et sa femme. D'abord Karagous s’approprie la 
femme. Quantau mari, il le garde, comme César gar- 
dait Vercingetorix : pour son triomphe. La mylady 
est mise dans le harem de Karagous. 

Quant au mari, ni son chapeau à plumes, ni ses 
épaulettes, ni son grand sabre, ne le peuvent sauver. 

C’est toute la littérature dramatique turque. 

Je crois que nous n’ayons point encore parlé des 
jongleurs. 

Les jongleurs sont nègres on Indiens. Ils se livrent 
à tous les tours que nous connaissons, et à d'autres 
encore que nous ne connaissons pas. 

D'abord, mettons au premier rang les charmeurs 
de serpenis. J'ai vu maintes fois par moi-même opérer 
les charmeurs de serpents, Parmi les charmeurs, 
mettons au premier rang la sécle religieuse des Atya- 
ouas, Quand nous disons religieuse, nous entendons 
dire religieuse et politique. 

Sidna-Aiser, patron des charmeurs de serpents, 
des mangeurs de scorpions, enfin des mangeurs de 


feu, — ne pas confondre avec Sidna-Aica, qui est le 
nom que les mahométans donnent à Jésus-Christ, — 
Sidna-Aiser vivait il y a deux siècles environ. C'éhit 


un savant, un sage, un apdlre fuyant les villes et 
voyageant dans le désert de Sous. Il y fut suivi par 
une grande multitude. Celle multitude eut faim, 

Comme Dieu ne faisait pas pleuvoir la manne, 
comme l'apôtre n'avait pas la faculté de multiplier 
les pains et les poissons, à ces cris de la multitude 
allamée : 

— Du pain! du pain! 

Il répondit, probablement avec plus d'impatience 
que de foi : 

— Koûlsim. 

— Mangez du poison. 

La foule prit la réponse au pied de la lettre, On 
était dans la patrie des reptiles à la morsure mor- 
telle. La foule se jeta sur ces serponts et les dévora, 

Les descendants de ceux qui ont suivi le saint au 
désert, et qui, en le suivant, ont mange mpunément 


60 L’ARABIE HEUREUSE. 


les reptiles venimeux, forment la terrible secte des 
Aisaouas. 

Nous disons terrible, car lorsqu'elle se répand dans 
les villes, conduite par son mukaddem, et qu'elle 
roule, pareille a une vague furieuse, au bruit de 
l'aynal et du tébel, c'est-à-dire de la musette et du 
tanibourin, sa fureur va jusqu’à la frénésie, sa folie 
jusqu'au vertige. Elle se jette sur les animaux, qu’elle 
égorge, qu’elle déchire avec ses ongles, qu’elle mange 
crus et sanglants. A défaut d'animaux, si elle trouve 
un chrétien ou un juif, malheur au chrétien ou au 
juif ! 

Plus tard, les Aïsaouas se sont civilisés. 

De ces processions terribles el souvent sanglantes, 
ils ont fait des soirées où l’on entre en payant, et où, 
moyennant un demi-boudjou, on leur voit lécher des 
pelles rouges, comme un enfant lèche le fond d'une 
assielte, et manger des scorpions comme un Havrais 
mange des crevettes. Comment font-ils? quel est leur 
secrel? qui leur donne cette puissance? C’est ce qu’au- 
cun traître n'a encore révélé, c'est ce qu'aucun savant 
n’a encore découvert. Le secret est aussi bien gardé 
que celui de la liquéfaction du sang de saint Jan- 
vier. 

J'ai vu les charmeurs de serpents. Je les ai fréquen- 
tés, j'ai observé leurs opérations, j'ai essuyé le sang 
de leurs plaies, et j'en suis encore à me demander 
comment le venin qui tue en deux minutes une poule, 
el en cing minutes un chien, est impuissant sur eux, 
tandis qu'il tue en un quart d'heure tout homme, 
quel qu'il soit. 

Un jour, j'en aperçus quatre sur la place d'EI- 
Ezbekiéh, au Caire. 

C'étaient des Amazirgues du Maroc, et, parmi ces 
quatre, il y avait trois musiciens et un charmeur. 
J'entrai en conversation avec eux, en commencant 
par examiner leurs instruments de musique. C’étaient 
de longs roseaux en forme de flûtes, dans lesquels ils 
soufflaient, et dont ils tiraient des sons mélanco- 
liques, qu'ils prolongeaient d’une façon assez harmo- 
nieuse. 

Au bout de quelques instants, je demandai à voir 
les serpents. Les Aïsaouas ne firent aucune difficulté 
a m'accorder cette demande. D'abord, ils élevérent 
tous les quatre les mains comme s'ils tenaient un 
livre ouvert; ils murmurèrent une prière adressée à 
Sidna-Aiser; puis, l'invocation finie, les musiciens 
prirent leur flûte et leur tambourin, et commencèrent 
leur concert. Le quatrième exécuta alors une danse 
frénétique qui avait quelque chose de celle des der- 
viches tourneurs de Constantinople. Il enfermait dans 
un cercle toujours plus rapproché un panier de jonc 
recouvert d’une peau de chèvre. 

Tout à coup il se baissa, plongea la main dans le 
panier et en Ura un serpent. 

C était un cobra capello! un horrible reptile qui 
est la terreur des Hollandais au Cap, et que,. dans la 
langue des Arabes, on appelle buska. 

Au moment où le serpent vit le jour, il s’enroula 
autour du bras nu du charmeur. Mais celui-ci, comme 
il eût fait d'une anguille ou d'une couleuvre grise, 
conlourna son corps vert el noir, et en entoura son 
front comme d'une couronne d'Euménide. Le ser- 
penl demeura autour du front du dompteur. I y 
demeura comme contraint d'obéir à la volonté de cet 
homme, comme s'il n'avait pas le pouvoir de se dérou- 
ler, Le charmeur le pril sur son front et le posa à 
terre, Seulement alors le charme parut rompu. 

Le buska, redevenu libre de ses mouvements, se 
dressa sur sa queue comme lorsqu'il se prépare à 
l'atlaque ou à la défense. Ilse mit à se balancer à 
droite et à gauche, en obéissant à la mesure de l'air. 
Alors, sans s'occuper davantage de lui, Venchanteur 
recommenca ses cercles autour du panier. Il y plon- 


gea deux fois encore son bras nu, et, a chaque fois, 
en retira un des plus venimeux serpents du désert. 

C’étaient des lefaas. 

Il les déposa à terre près du serpent danseur. Mais 
eux, malgré la sollicitation de la musique, se tinrent 
enroulés. Ils suivaient d’un œil morne, qui de temps 
en temps s’allumait pour lancer un éclair, les monve- 
ments du charmeur. Dès que celui-ci se trouvait à 
leur portée, ils s’élancaient sur lui, essayant de mordre 
ses jambes nues. Lui leur donnait son haïck, dans 
lequel ils faisaient une prise. Puis, lorsqu'ils le 
lâchaient, on voyait le vêtement imprégné de poison. 

Après les avoir ainsi excités pendant quelques 
minutes, l’Aïsaoua saisit l’un d'eux par le cou. Tou- 
jours en dansant, il lui desserra les mâchoires avec 
une baguette. Le serpent fut forcé d'ouvrir la gueule, 
et l'on put voir suinter des crochets la bave veni- 
meuse. 

Alors, et quand les spectateurs eurent bien regardé 
l’Aïsaoua, il approcha le serpent de son bras. Celui-ci 
aussitôt mordit la chair, et l’on vit couler le sang. Le 
charmeur cependant continuait de danser. Mais ses 
traits, et la mesure même de la musique indiquaient 
la douleur atroce qu'il ressentait. 

Il parut entrer alors en convulsions, et, pendant ces 
convulsions, il appela trois fois : 

— Sidna-Aïser ! Sidna-Aïser ! Sidna-Aiser ! 

Il arracha, à la troisième invocation, la tête du ser- 
pent de la blessure. Aussitôt, rejetant le serpent à 
terre, il appliqua sa bouche à la blessure, mordant et 
sucant son bras tout à la fois, sans doute pour en 
extraire le venin. Puis, toujours mordant et suçant 
son bras, il dansa encore pendant une minute ou deux, 
et enfin tomba épuisé. 

J'émis alors cette idée que les crocs que le char- 
meur avait fait voir aux assistants élaient des crocs 
inoffensifs et non des crocs venimeux; que moi-même 
je pourrais être aussi inoffensivement mordu que 
l'enchanteur lui-même. Mais celui-ci, me voyant 
étendre la main vers le reptile, m'en écarta vivement ; 
puis, ayant fait apporter un coq, il lui arracha quel- 
ques plumes à l'aile et présenta l’aileron déplumé au 
leffaa qui le mordit. 

L’enchanteur lâcha le coq. Celui-ci tourna sur lui- 
même convulsivement, et, au bout d'une minute, 
chancela, agonisa et mourut. 

En somme, je crois que les charmeurs de serpents 
connaissent quelque plante antidotique dont ils 
mâchent les feuilles ou la racine, tout en dansant et 
tout en tournant, et dont ils appliquent le suc à 
la blessure, en ayant l'air de la mordre et de la sucer. 

Ajoutons une particularité assez étrange. 

C'est que ces Aisaouas sont parlagés en fractions 
animales. 

Il y a la fraction des lions, la fraction des pan- 
thères, la fraction des chameaux, la fraction des 
chiens, la fraction des chats, la fraction des moutons, 
la fraction des porcs, etc. etc. 

Ces fractions sont une espèce d'échelle macon- 
nique: le lion est la fraction la plus élevée; le porc 
est la fraction la plus basse. 

Ce qu'il y a de curieux, c'est que chaque fraction 
est obligée, non-seulement d'imiter, autant que cela 
est dans la nature humaine, les gestes et le langage 
de l'animal auquel elle appartient, mais encore de se 
nourrir, ostensiblement du moins, de sa nourrilure. 

Ainsi, les lions et les panthères rugissent et mangent 
de la viande crue. Les chameaux brament et mangent 
des feuilles de cactus. Les chiens aboient et mangent 
la nourriture de l'homme. Les chats miaulent et 
mangent des rats et des souris vivants. Les moutons 
bélent et ruminent du trèfle, Enfin, les porcs grognent 
et mangent des inmondices. 

Ces messieurs ont des séances publiques aux- 


L’ARABIE HEUREUSE. 61 


quelles assistent, sur invitation, les hommes et les 
femmes. 

Ces Aïsaouas ont des affiliations dans toutes les 
contrées musulmanes. Les étrangers, et même les 
gens du pays qui ne font point partie de leur secte, 
ne les connaissent pas plus que nous ne connaissons 
les francs-maçons et les affiliés des sociétés secrètes. 

Quand nous serons en Perse, nous parlerons de la 
secte des Hadji-Abd’el-Kader. Elle a beaucoup de 
ressemblance avec celle des Aisaouas. A Sfax, en 1850, 
mon fils a failli être assassiné par un de ces fana- 
tiques. Il fut sauvé par un homme de la même secte 
qui était à mon service, nommé Ennebi. Il faisait par- 
tie de la section des chameaux. 5 

Le coupable fut au reste puni, par une correction 
que lui fit administrer le délégué du grand maître à 
Sfax. Le grand maitre babite le Maroc. 

Les Aïsaouas font la chasse, non seulement aux 
serpents, comme nous l'avons dit, mais aux scor- 
pions. Comme ils en consomment beaucoup dans 
leurs exercices, ils sont obligés d'en recruter quand 
la marchandise leur manque. C'est la nuit que se fait 
la chasse. On rencontre dans toutes les rues des villes 
où il y a des Aisaouas des bandes de ces bommes qui 
se promènent avec de longues perches surmon- 
tées de torches enflammées. Avec ces torches, ils 
éclairent les murs des maisons et en font tomber les 
scorpions. Le scorpion tombe, ils lui présentent la 
main, le scorpion monte dans leur main. De leur 
main, il passe dans leur bonnet ou dans leur chemise, 
où il va joindre ses camarades. Il va sans dire que le 
scorpion ne les pique pas; ou bien, s’il les pique, ils 
n'y font guère attention. 

Ces scorpions sont destinés à être avalés en séance 
publique. Les mangeurs de scorpions procèdent 
ainsi: ils tirent la langue; ils mettent le scorpion sur 
leur langue, puis ils l'avaient comme ils feraient d'une 
pilule. 

Pendant la chasse aux scorpions, les chasseurs sont 
en général suivis de tambourins, de tambours de 
basque et de fifres. [ls font un bacchanal affreux. 

Outre les fêtes musulmanes recommandées par le 
Coran, ils ont, comme nous l'avons dit, leurs séances 
particulières ; de plus, des séances extraordinaires. 
C'est dans ces séances extraordinaires qu'ils se font 
mordre par les leffaas. Alors, ils mangent aussi du 
feu et avalent des scorpions. Ces séances sont des réu- 
nions où les Aisaouas se rassemblent de tous les points. 

J'ai souvent cru et je crois encore que ces hommes 
ne sont rien autre chose que les Assassins modernes, 
et que leur grand maitre est le successeur du Vieux 
de la Montagne. 

C'est dans cette persuasion que, dans mes voyages, 
j'ai eu de fréquentes relations avec eux. J'avais acquis 
parmi eux une assez grande influence. Dans un 
moment donné, j'eusse pu utiliser cette influence au 
profit du gouvernement français. Je suis sûr que, 
rien que dans la régence de Tunis, il y a plus de qua- 
rante mille Aisaouas. 

Outre les Aisaouas qui font la chasse des scorpions 
au dehors, il ya les Psylles qui font la chasse des 
serpents à l'intérieur, Ces Psylles vont dans les mai- 
sons, regardant, furetant, flairant, et annonçant aux 
propriétaires dessusdites maisons, avec une inquiétude 
toute philanthropique, qu'ilsont chez eux des serpents. 

En général, le voisinage des animaux rampouts est 
peu apprécié, 

Les femmes qui se sont amusées à jouer avec eux, 
à commencer par Eve et à finir par Cléopâtre, ont été 
assez mal récompensées de leur familiarité. 

Il en résulte donc que, quand un Psylle en réputa- 
tion a déclaré qu'une maison est hantée par un ou 
plusieurs de ces reptiles, en général, on le fait venir, 
et on lui donne pour chaque serpent, plus ou moins 


gros, — on sait qu’en fait de serpents les plus petits 
sont quelquefois les plus dangereux, — on lui donne 
par chaque serpent une vingtaine de piastres; plus 
l'animal lui-même, qui, à partir de ce moment, 
entre dans le sac du charmeur et fait partie de son 
corps de ballet. 

Plusieurs fois, le doyen des Psylles d’Abou-Arich, 
nommé Abd’Allah, avait tourné autour de ma forte- 
resse. Il flairait portes et fenêtres, et secouait la tête 
d’un air qui n'avait rien de rassurant pour mes hôtes. 
Des bruits sinistres me revinrent de plusieurs côtés. 
Le bruit courait que la forteresse était infestée de ser- 
pents. J'avais, dans mes investigations, trouvé beau- 
coup de iille-pieds. J'avais aussi rencontré bon 
nombre de scorpions, mais pas le plus petit aspic. IL 
en résultait que je doutais fort de la perspicacilé 
d'Abd’Allah. 

Cependant, cédant aux instances de mes amis, je 
me décidai à faire venir Sidi-Abd'Allah. 

C'était un homme d’une cinquantaine d'années. Il 
portait le turban vert des descendants de Fatime. Son 
vêtementétaitune grande chemise noire, serrée autour 
du corps par une ceinture de corde en poil de cha- 
meau. Il avait lair grave qui convient à l’état qu'il 
exercait. Il me salua en croisant ses deux mains sur 
sa poitrine, et en s'inclinant devant moi très-profon- 
dément. 

Puis il attendit que je l’interrogeasse. 

— Je t'ai fait venir, lui dis-je, parce qu'on prétend 
qu'il y a ici, dans la forteresse, force serpents. 

Abd’Allah prit le vent et flaira à plusieurs reprises. 

Puis gravement : 

— Il yen a, dit-il. 

— Ah! il yena. 

— Oui. 

— En es-tu bien stir? 

0 me regarda d'une façon qui semblait dire : 

— Quand je l’affirme, est-ce qu'on peut en douter? 

Je vis que j'avais blessé la dignité du doyen des 
Psylles. 

— Je te crois, lui dis-je avec un air de vénération 
simulé dont il fut la dupe. 

Dans mon for intérieur, j'en doutais beaucoup. 

— Non-seulement je sais qu'il y en a, poursuivit 
Abd'Allah, mais je puis dire à peu près quel en est le 
nombre. 

Puis il flaira une seconde fois. Et & chaque aspira- 
tion il ajoutait: 

— 11 y en a un, ily ena deux, trois, quatre, cinq, 
six au moins. 

Au sixième il s'arrêta. 

— Diable ! fis-je. 

Cette exclamation semblait exprimer un doute. 

— Si tu ne me crois pas, dit-il, je me retire. Et 
déjà il s'éloignait, après m'avoir jeté un regard qui 
signifiait : 

— Je Vabandonne à ton incrédulité. 

— Reste, Abd'Allabh, m'écriai-je; ne prends pas 
mon étonnement, mon admiration pour un manque 
de foi en tes paroles. 

— Je reste, me répondit-il. 

— Et tu te charges de détruire les serpents qui sont 
dans ma forteresse? lui demandai-je. 

— Jeles appellerai, et ils viendront. 

— Je voudrais bien voir cela, 

— Tu vas le voir. 

Ceci se passait dans ma salle à manger. 

Abd'Allah sortit, et alla quérir ses compagnons 
restés dans la cour, Trois hommes entrèrent derrière 
lui. Ces trois hommes s'assirent en cercle, mirent 
leurs tambourins entre leurs jambes, emplirent 
leur bouche d'herbes odoriférantes, et se mirent à 
crier ; 

— Allah! Allah! Allah! 


62 L’ARABIE HEUREUSE, 


Tout en criant ils lancaient des bouffées d'haleine 
paifumée. Pendant ce temps, Abd'Allah faisait en- 
tendre-un certain sifflement qui avait pour but de le 
meltre en rapportavec les reptiles. 

La chose ne fut pas longue. 

Elle dura trois ou quatre minutes à peu près sans 
résultat véritable. Mais, au bout de cé temps, je com- 
mençai à voir descendre des murailles ef sortir de des- 
sous les meubles une vingtaine dé scorpions qui, 
obéissant à l'appel d’Abd’Allah, venaient à lui de tous 
les coins de la salle, 

Celle étrange procession commença de m’ébranler 
dans mon incrédulité. 

Il y en avait qui descendaient le long de la mu- 
raille, d'autres le long des buffets, d’autres enfin le 
long dés rideaux de la fenêtre. Si bien qu’un moment 
it me sembla qu'il les appelait et les faisait venir du 
dehors; c'était à craindre de voir la salle envahie par 
tous les scorpions d’Abou-Arich. Vraiment, il y avait à 
frémir d'avoir osé manger dans une pareille chambre. 

Tous les scorpions vinrent à Abd’Allah comme les 
moutons viennent au berger, mieux encore, car le 
berger a souvent besoin des chiens pour rassembler 
son troupeau, tandis qu'Abd’Allah semblait attirer les 
scorpions comme l'aimant attire le fer. 

Tous les scorpions venus, Abd’Allah les ramassa à 
pleines mains et les mit dans un sac de peau de 
bouc, 

— Vois-tu ? me demanda-t-il. 

— Je vois. 

— En crois-tu tes yeux, au moins? 

— Je vois des scorpions, et même beaucoup; mais 
je ne vois pas de serpents encore. 

— Eh bien! doute encore, si tu veux, répondit 
Abd’Allah, je saurai bien te forcer à reconnailre ma 
puissance. Tu vas en voir des serpents. 

Et il se mit de nouveau à siffler, tandis que ses 
compagnons. redoublaient leurs bouffées d'air et 
criaient désespérément : 

— Allah! Allah! Allah! 

En effet, à mon grand étonnement, un sifflement 
à peu près pareil à celui d’Abd’Allah se fit entendre. 

— Commences-tu a croire maintenant? me dit le 
doyen des charmeurs, 1 

Je ne répondis pas: je tâchais de savoir d'où était 
paré le sifflement qui avait répondu à ses sifflements 
à lui. 

— Ah! tu as vu des scorpions et tu n’as pas vu de 
serpents encore! Eh bien! regatde! ajouta-t-il en me 
désignant du doigt le dessous d'un bahut, 

J'aperçus un serpent de quatre pieds de long, qui, 
la têle haute et déroulant ses anneaux verts et jaunes, 
s'avança vers Abd’Allah, et Abd’Allah riait comme un 
esprit puissant qui a pitié d’un simple mortel. 

Puis, il me dit : 

— Eh bien! vois-tu maintenant? 

— Cerlainement, je vois, 

— El tu ne crois pas, peut-être? 

— Je crois. 

Je reconnus l'espèce du reptile : c'était toujours le 
fameux cobra-capello, le taban des habitants du 
Caire, Abd'Allah le pritsans façon par le cou, et allait 
le fourrer dans sa peau de bouc, quand je le réclamai, 

— Un instant! dis-je, 

— Quoi? demanda Abd’Allah. 

— Ce serpent était bien chez moi. 

— Esi-ce que tu ne l'as pus vu, bien vu? 

— Fort bien, mais tout ce qui est ches moi esta 
moi. Fais-moi done le plaisir, au lieu de mettre le 
serpent dans ton sac de peau, de le mettre dans ce 
bocal, 

Et je présentai à Abd'Allah un bocal d'esprit de 
se qui attendait dans un coin quelque curiosilé z00- 
Ogique, 


— Mais... dit Abd’Allah. 

— Il n'ya pas de mais, répliquai-je; le serpent 
était chez moi, donc il est & moi; en outre, je le paye 
trente piastres. Prends garde! si {u fais des difficultés 
pour me le laisser, je te dirai qu'il n'était pas là, que 
tu l'y avais mis d'avance, et qu’il n’est venu que parce 
qu'il est apprivoisé. 

— Oh! c'est trop fort! s’écria Abd’ Allah. 

— C'est comme cela, lui répondis-je avec flegme. 
Abd’Allah, avec humeur, fit glisser sans dire mot le 
serpent deses mains dans le bocal. LEE 

J'étais tout prêt, avec un bouchon et une ficelle. Le 
bouchon futassujetti sur le bocal, et le serpent, malgré 
ses bonds et ses sifflements, fut contraint de demeurer 
dans son nouveau domicile. 

— Y en a-t-il encore! demandai-je. 

— Il y en a, dit Abd’Allah. 

— Hé bien! voyons. { 

— Certainement il y en a encore, continua le doyen, 
qui ne voulait pas avoir la honte de s'avouer vaincu, 
et tu mériterais bien qu’on te laissât en si mauvaise 
compagnie, mais {u irais dire que je t'ai menti. 

— Je pourrais bien le dire et le croire. 


al 


XIX 


Les bouffées d'air, les sifflements et les cris d'Allah 
recommencérent. Un second serpent, mais, moins 
gros que le premier, sortit de dessous un sitir, et Ps 
dirigéa directement vers Abd’Allah. . fle 

Je pris un second bocal, 

— Bon! dis-je, cela va me faire la paire. 

Abd’Allah fit la grimace, mais il était pris, il n’y 
avait pas a répliquer. Force lui fut d’abandonner le 
second serpent comme le premier. 

La cérémonie de l'introduction du reptile dans le 
bocal achevée, 

— Y en a-t-il encore? demandai-je. 

— Non, pas ici. 

— Où en sens-tu? 

Le Psylle se tourna du côté de l'atelier, 

— J'en sens un là, me dit-il. 

C'était dans l'atelier. 

— Allons-y alors, répondis-je. 

Je pris un bocal sous chaque bras, j'en mis deux 
autres sous les bras de Sélim, et je passai dans l'a- 
telier. Ll y en avait un effectivement. 

Celui-la, c'était probablement un serpent tourneur ; 
il s'était rélugié sous le tour. 

Malgré la répugnance bien visible d'Abd’Allah 
pout s’en emparer, un instant après il était dans, le 

cal. 

— La! Maintenant, demandai-je, y en a-t-il 
encore ? 

— Il yen a encore, dit en soupirant Abd’Allah. 

~— Eh bien! je les veux; où sont-ils. 

— Il yen a trois dans la cuisine, répondit triste= 
ment le Psylle. 

— Bon! fis-je, cela fera bien ma demi-douzaine. 
Allons à la cuisine. 

Au premier appel, un serpent sortit de dessous la 
fontaine que m'avait donnée Hussein, Abd'Allah, 
après l'avoir quelques instants remué dans ses mains, 
finitentin par le mettre dans le quatrième bocal, 
mais en roulant des yeux tout à fait désespérés, 

Allons ! allons! dis-je, du courage, il me faut 
ma demi-douzaitie: 

— Décidément, tu es un gûte-métier ! s'écria Abd'- 
Allah. 

Le charmeur de serpents s'avoua vaincu, et, pour 
sauver les deux derniers, aurait consenti à se perdre 
de réputation à mes yeux, 

J'eus piüé du bonhomme, et lui donnai cent rou- 


L'ARABIE HEUREUSE. 63 


rm rene rnge pin en 


pies. Il les mit dans sa poche, mais en murmurant 
avec un profond regret : 


— Quatre serpents qui dansaient si bien! cela va- 


lait mieux que cent talaris. 

- Pout le consoler, je lui promis le secret. 

- Vous voyez comme je le lui garde. 

Nous avons dit que la fête de l’Aïd-el-Kébir (la 
grande fête) durait trois jours pour les riches et cing 
Jours pour les pauvres. 

Le troisième jour, un peu avant l'heure de la prière, 
un Arabe Bédouin demanda à me parler. Sélim l’an- 
nonça ; il ne le connaissait point, ne se rappelait pas 
l'avoir jamais vu. Seulement, à son costume, il avait 
cru reconnaître qu’il venait de la montagne. 

J'ordonnai qu'on le fit entrer. 

AE et bien El-Hadji-Abd’el-Hamid? me deman- 

-t-il. 

-— Oui, c’estbien moi, répondis-je; que me veux-tu ? 

— J'ai à te parler, mais à toi seul. 

Sans attendre que je lui fisse signe, Sélim sortit. 
Je jetai un regard rapide sur mon hommé. Il était 
complétement hâlé par le soleil; il portait un fusil à 
mèche suspendu à son épaule, le turban de corde 
serrant une vieille sommada sur ses tempes et une 
blouse de toile bleue fixée à sa taille par un simulacre 
de ceinture. Il portait à son autre épaule un sabre 
court et un petit bouclier tourné. La blouse était sans 

nches et laissait les bras complétement nus. Un 

e ses bras portait la cicatrice d’une balle; une ba- 
lafre lui séparait en deux le nez et la joue. 

Bien certain que j'étais l'homme à qui il avait af- 
faire, il déposa son fusil sur le plancher et s’assit sur 
ses talons en face de moi. 

: Plusieurs billets pendaient aux cordons de sa som- 
mada. Il en détacha en qu'il me présenta. Les autres 
avaient sans doute leur destination, F 

— Hadji, dit-il, voici de la part d’Abd’el-Mélek, 

Je pris vivement le billet, C'était en effet une lettre 
de notre fugitif. 

Il me disait : 


» Abd’el-Mélek, fils d’Abou-Taleb, chérif et gou- 
verneur de Hodeida, 

» Au trés-honoré, très-puissant, trés-précieux, très- 
vénérable Sid-El-Hadji-Abd’el-Hamid-Bey. 

» Que le salut soit avec toi, avec toutes les miséri- 
cordes et toutes les bénédictions de Dieu! 

» Je t'ai confié autrelois mes relations amoureuses 
avec Quemar. Mon oncle et mon père s'étant refusés 
à me la donner pour femme, et sa tribu étant égale- 
ment hostile à nos projets, je l'ai enlevée et transpor- 
tée, le premier jour de l'Aid-el-Kébir, parce que je ne 
pouvais pas renoncer à elle, et qu'il état écrit 
qu'élle serait à moi. bon 

» Ne voulant pas rentrer à Abou-Atich, ne pouvant 
pas rester dans une tribu hostile, je me suis retird à 
Mineschéd, au milieu de tribus qui me regardent 
comme un ami et comme un frère, ét qui n'ont ac- 
cueillide manière à ne me laisser alicun doute, si j'a- 
vais besoin de leur concours pour me protéger et me 
défendre. 

» C'est donc du milieu des douârs du pays de Koh- 
lan que je viens te demander des nouvelles de la chère 
santé, car je ne cesse de penser à toi et Ue faire des 
vœux pour ton succès et pour ton bonheur. 

» Pour ce qui me concerne, el sachant tout l'in- 
térêt que tu me portes, el ne pouvant mieux me con- 
fier qu'à ton savoir et à ton influence auprès de ma 
famille et de mon oncle Hussein surtout, je te prie de 
leur faire part de l'endroit où je suis retiré et des 
causes qui m'ont fait choisir cetle retraite provisoire; 
J'espère, parce qu'avec ton concours je ne sauriis 
penser. que mon oncle et mon père dicnt l'intention, 
quant à ma destinée, de lutler contre ce qui était cuit. 


» Voilà tout ce que, pour le moment, j'avais à te 
faire savoir. 

» Salut de la part de celui qui espère en la bonté 
du Suprême Donateur. 


> ABD'EL-MÉLEK, 
» fils d’Abou-Taleb, fils d'Ati. 
» Que Dieu te protége! Amin. » 


Il était évident que cette lettre m'était éerite pour 
que j'en fisse part au chérif. J'invitai le courrier à 
attendre ma réponse, et je sortis en le recommandant 
à Sélim et à Hadji-Soliman. Dix minutes après, 
j'élais chez le chérif, On allait se mettre à la prière. 

Je fis la prière avec lui, puis, après la prière, pro- 
filant d’un instant où il n’était entouré par personne. 

— Sidi, lui dis-je, fai reçu une lettre de ton neveu. 

Et je la lui donnai. 

— C'était done cela que te voulait le Bédouin qui 
est entré chez toi? 

— C'était cela. j 

Comme le jour baissait, il fit apporter une cire et 
lut. Sa physionomie resta la même, et il m'eût été 
impossible; la lecture faite, de dire quelle impres- 
sion elle avait produite sur lui. Il revint à moi, et; 
sans prononcer aucune parole, me rendit la lettre, On 
dina comme d'habitude: 

Après le diner, le chérif reçut ses visites habituelles; 
Yachya vint, ainsi qu Abou-Paleb. 

Je vis Yachya lé prendre à part, et lui aussi, com- 
muniquer au chérif une lettre dont il prit lecture, 
Cummeà moi, il rendit la lettre sans rien dire. 

Lorsque toutes les visites élrangères se furent reti- 
rées, et qu'il ne resta plus que le chérif, Abou-Taleb, 
Yachya et moi, il dit à son frère: 

— Eh bien! j'ai des nouvelles de ton fils! 

— Moi aussi ! 

Et alors il remit en communication au chérif une 
troisième lettre. Le chérif la lut comme les deux pre- 
mières. 

Puis : 

— Qu'il ait enlevé une femme dont il est amou- 
reux, le malheur n'est pas grand, mais qu'il ait ens 
levé cette femme à une tribu hostile, là est le mal. 

— Mais, hasardai-je, cette tribu n'est pas tellement 
importante que tu doives t'en préoccuper à ce point. 

— Importante ou non, reprit le Chérif, elle a déjà 
fait une razzia sur les tribus de Sabbéâh, Il ya eu 
des morts et des blessés. Moi aussi, j'ai des nouvelles! 

— Maintenant, demanda Abou-Taleb, que yeux-tu 
faire? châtier cette tribu ou te montrer clément en- 
vers elle ? 

— Il ya eu du sang répandu, répéta le chérif ; qui 
payera le prix du sang ? 

— Moi, s'il le faut, dit Abou-Taleb. 

— La question n'est pas seulement une question 
d'argent, elle ést encore Une question de dignité. 

— Sidi, tu es un homme sage, lui dis-je, tout bon 
conseil vient avec la réflexion. Remets la chose à 
demain. Chacun de nous songera celle nuit, et tape 
portera sa pensée, si loutefois la tienne ne sul)! 

yas. 
— Oui, répondit le chérif, mais, dès ce soir, il faut 
envoyer du renfort sur les points qui, dans une lutte, 
pourraient être trop faibles. 

Puis appelant Mansour : 

— Que deux mille Kobails, dit-il, marchent aveo 
toi vers le Dyebel-Orra et Sabhüâh, qu'on n'entre pas 
sur les terres dés voisins, mais qu'on les chatie vigous 
reusement s'ils entrent sur les hôtres | 

Puis rappelant Mansour, qui s'éloignait sans méme 
répondre. 

— Qué Mes hommes he tirent pas les premiers; 
tal, 


65 L'ARABIE HEUREUSE. 


—— eee 


Il revint à nous. 

Abou-Taleb l’entratna dans un coin du divan. Les 
deux frères parlèrent bas pendant cinq minutes. 

— Il n’est point besoin d'attendre jusqu’à demain 
pour la question de l'enlèvement, dit tout haut et 
après un instant de réflexion le chérif; l'enlèvement 
est tout pardonné. Mais reste la question de la tribu. 
Écris à mon neveu que c'est une affaire de tribu à 
tribu. Si celle chez laquelle il s’est réfugié veut faire 
les démarches, je les appuierai. Recommande-lui une 
grande prudence dans le cas où les hostilités seraient 
commencées entre les Kohlans et les Bégams. Quant 
au reste, Dieu y pourvoira. 

J'avais obtenu plus que je n’espérais. Je rentrai 
chez moi, où je trouvai mon messager. Je lui donnai 
une lettre pour Abd’el-Mélek, je lui remis dix tala- 
ris, et il me promit gu’Abd’el-Mélek aurait la lettre 
le surlendemain. 

Il avait à peu près cinquante lieues à faire, il venait 
d’en faire cinquante : il était venu à pied et s’en re- 
tournait à pied. 

Les courses que font les courriers arabes (sayars) 
sont inimaginables. 

J'ai vu de ces courriers, dans un cas pressé, parlir 
d'Alexandrie le matin et arriver au Caire le soir. Il y 
a cinquante à cinquante-cing lieues du Caire à Alexan- 
drie. [ls emportent pour toutes provisions une petite 
outre de beurre liquide et une petite outre d’eau, 
quelques dattes et une poignée de zamzéh (c'est de la 
farine d'orge qu'ils font griller). Mélangée aux dattes 
et liée avec du beurre, cela devient une espèce de 
chocolat très-nourrissant, dont ils font des boulettes. 

Le messager porte une clochette sur sa tête. La 
clochette indique le caractère sacré du messager. On 
ne tue jamais un messager. 

Pour arriver à faire ces courses immenses, ils ne 
marchent pas, ils trottent toujours du même trot, et 
portent derrière la tête, à la manière des ours, un 
baton court qui, en leur écartant les bras, aide à la 
respiration. 

Quand le courrier vient de la montagne et tient à 
garder son fusil, 11 se sert de son fusil en guise de 
bâton. Si la course est trés-longue, il s'arrête, selon 
la longueur de la course, une ou deux fois, mais 
jamais pour autre chose que pour renouveler ses pro- 
visions. Il ne dort pas, ou plutôt, comme le préten- 
dent les Arabes, il dort en marchant. 

Dans la nuit, je fus réveillé par Sélim. Il avait été 
avisé par les gardes qui tenaient le bas de la citadelle. 

Le chérif faisait le signal. Je me jetai à bas de mon 
cadre et courus à la forteresse. Il m’attendait couché 
sur sa terrasse. 

— Eh bien! me dit-il, ce que j'avais prévu est ar- 
rivé, on est en plein combat. 

— Comment cela? lui demandai-je. 

— J'ai des nouvelles. Cinq ou six de mes Kobails 
ont été tués, on a incendié deux douars et enlevé les 
femmes. 

Lienlévement des femmes était ce qui compliquait 
surtout la situation. 

— Y puis-je quelque chose? lui demandai-je. 

— Pour le moment, non; mais que penses-tu qu'il 
faille faire? 

— Assembler quelques pierriers et de la cavalerie. 

— Tu es donc d'avis que j'en use avec rigueur ? 

— C'est mon avis. Tu n'obtiendras rien de ces 
gens-là sans les effrayer. 

— L'ordre est déja donné à deux cents cavaliers de 
monter à cheval. Je vais faire charger sur des cha- 
meaux une douzaine d'espingoles 

— Ne crains-tu pas les gens de l'Assir ? 

Je leur ai déja envoyé un courrier pour m’assu- 
rer de leur neutralité à défaut de leur concours, et 
j'ai envoyé deux de mes plus beaux chevaux à Aït, 


— À qui vas-tu donner le commandement de ton 
artillerie et de ta cavalerie ? 

— À mon neveu Farah. 

C'était, comme soldat et comme courage person- 
nel, un des hommes les plus distingués, après Abd'el- 
Mélek, de l'entourage de l’émir. C’était le fils de Ha- 
can, son frère aîné, auquel lui, Hussein, avait succédé 
dans le principalat d'Abou-Arich. 

Une heure après, Farah partait à la tête de deux 
cents cavaliers, de cinquante chameaux portant les 
uns l'artillerie de campagne du chérif, les autres les 
munitions de guerre, et de vingt-cinq artilleurs turcs. 
et arnautes. 

Le lendemain, Sélim m’annonca un homme que 
j'avais connu à la Mecque. C'était un mograbin du 
côté du Maroc. Il avait été au service de l'Égypte, à 
celui de Turki-Bil-Més et à celui d’Osman-Pacha. Il 
se nommait Ibrahim-Aga, et pouvait avoir de cin- 
quante à cinquante-cinq ans. 

C'était un véritable condottiere, portant sa recom- 
mandation sur son visage : une énorme balafre lui 
coupant le visage en deux, avec des amulettes au 
cou, des amulettes aux bras, des amulettes partout; 
son Coran dans sa sabredache brodée en or. 

Il commandait quatre cents Arnautes, et, mécon- 
tent de son inaction dans le Hedjaz, il venait offrir 
ses services au chérif Hussein, et voulait me prier 
d’être son intermédiaire. L'offre ne pouvait venir en 
meilleur temps. 

— Dans combien de temps tes hommes peuvent-ils 
être ici ? lui demandai-je. 

— Par terre, il leur faut quinze jours ; par eau, le 
temps qu'il plaira à Dieu. 

Le vent était nord-est et par conséquent excellent. 

— Attends-moi ici, lui dis-je. 

Mon cheval était toujours sellé le matin; en deux 
minutes je fus chez le chérif. Je lui dis de quoi il 
était question et le secours que le hasard nous en- 
voyait. 

‘— Connais-tu l’homme? me dit-il. 

— Oui. 

— Me réponds-tu de lui? 

— Autant qu'un homme peut répondre d’un autre 
homme. 

— Combien demande-t-il de solde? 

— Je n'ai pas été jusque-là avec lui, ne sachant 
pas quelles pouvaient être tes intentions. 

— Je donnerai la nourriture des hommes et des 
chevaux, je fournirai le café, le tabac, les souliers, 
un vêtement pour l'hiver et un pour l'été. 

— Et en argent? 

— Je leur donnerai huit paras par jour. 

C'était à peu près un sou de notre monnaie. 

— Et tu veux que pour huit paras par jour ils se 
fassent tuer ? 

— C'est ce que je paye à mes Kohails. 

— Tes Kobails sont tes Kobails, tandis que les Ar- 
nautes appartiennent à eux-mêmes, et, n'étant pas 
forcés de servir, ne se loueront qu'à de bonnes con- 
ditions. 

— Combien demandent-ils donc ? 

— Je Vai déjà dit que je n'étais entré dans aucun 
détail, mais, si tu veux être bien servi, il faut bien 
payer. 

— Je donnerai seize paras. 

C'était deux sous. Jamais Hussein n'avait donné 
une pareille somme. 

— Je vais l'envoyer le capitaine, tu termineras avec 
lui. 

Un quart d'heure après, Tbrahim-Aga était chez le 
chérif. Le même jour, ils traitèrent pour un an. Le 
chérif payait deux sous par jour par homme, trente- 
cing francs quarante centimes par an, année musul- 


# 


L’ARABIE HEUREUSE. 65 


mane, bien entendu. Seulement il remplacait les che- 
vaux tués. ; 

La solde devait étre payée a la fin de chaque mois. 

Le commandant (binbachi) était, lui, engagé a 
raison de trois roupies par jour (six francs soixante 
et quinze centimes); le capitaine, a raison de deux 
roupies (quatre francs cinquante centimes) ; les lieu- 
tenants, a raison d’une roupie et demie; les sous- 
lieutenants, à raison d’une roupie; les chaousses, à 
raison d’une demi-roupie; enfin, les onbachis, les 
commandants de dix, les décurions antiques, nos ca- 
poraux modernes, à raison d'un quart de roupie. 

Tout cela eût été assez convenable si tout le monde 
eût touché la solde promise. Mais l'argent devait pas- 
ser par les mains d'fbrahim-Aga, qui achetait à son 
tour ses hommes comme on l'achetait, lui; et il est 
probable qu'il s’arrangea de manière à gagner sur 
chaque homme, sinon les deux tiers, au moins la 
moilié. 

On envoya immédiatement à Confonda un mes- 
sager sur un dromadaire, avec ordre de faire venir 
sans retard Jes hommes à cheval par terre, et de fréter 
un bâtiment pour ceux qui étaient démontés. 

ibrahim-Aga abandonnait le service d'Osman-Pa- 
cha, parce que, depuis trois ans, celui-ci avait oublié 
de lui payer sa solde. 

La mesure que venait de prendre le chérif Hussein 
était prudente, 

On apprenait des nouvelles fâcheuses de la révolte, 
plusieurs douârs avaient été brûlés par les hommes 
d'Hussein, mais Farah avait été tué. On avail eu ces 
détails par une escorte qui ramenait cinquante ou 
soixante prisonniers. Parmi ces prisonniers se trou- 
vaient quelques hommes de qualité qui pouvaient 
être très-utiles quand on en serait à la question de 
la paix. Malheureusement on n’en était pas là. 

Les hommes d'Husseïn avaient enlevé, puis, selon 
les ordres reçus, relâché les femmbs. 

La tribu dans laquelle s'était réfugié le jeune Abd’el- 
Mélek avait été attaquée à son tour, et, Abd’el-Mélek 
en tête, avait repoussé l'attaque. 

Peut-être, après une cinquantaine de morts, une 
centaine de blessés et autant de prisonniers, y avait-il 
aussi grand désir de paix du côté des adversaires que 
du côté du chérif Hussein, mais, en pareil cas, c'est 
à qui ne fera pas les premières avances. 

Les révoltés avaient essayé d'amener à leur cause 
deux alliés, le cheik de l'Assir et Vimam de Sana. 

L'imam de Sana avait accueilli avec empressement 
leurs propositions, étant hostile à Hussein. 

Quoique hostile aussi au fond, le cheik de l’Assir 
avait résisté et s'était posé en médiateur. Il avait de 
son côté envoyé des courriers à Hussein, et lui avait 
fait la proposition de lui fournir un contingent de 
deux ou trois mille hommes pour dompter les re- 
belles, avec lesquels il fallait en finir une bonne fois. 

En effet, ils jouaient Le rôle de la chauve-souris de 
la fable. 

Placés sur les frontières de l’Assir et de la princi- 
pauté d'Abou-Arich, quand ils étaient en guerre avec 
Hussein, ils se réfugiaient sur le territoire de l'Assir. 
Mais, quand Aït voulait les soumettre au tribut, ils se 
réfugiaient sur le territoire de Hussein. 

Le chérif Hussein avait accepté la proposition avec 
d'autant plus d'empressement que l'influence du chef 
de l'Assir était réellement plus grande sur les tribus 
que la sienne propre. Tout avait donc été convenu 
entre eux. 

Limam de Sana, de son côté, toujours prot aux 
hostilités contre Hussein, avail envoyé aux révoltés 
deux mille hommes et des munitions, Il en résulta 
que le chérif fut obligé de prendre la chose tout à fait 
au sérieux, I écrivit à chacun de ses frères de lui en- 
voyer leur contingent. Quelques jours après, quinze 


ou vingt mille hommes étaient réunis à Sabbéâh. 

Le chérif alla en personne se mettre à leur tête. 
Il avait avec lui son fils, les chérifs de Moka, de Taés, 
de Zébid et de Djézan. Le chérif Hamoud suivait en 
amateur. Il va sans dire que j'étais là, près du chérif, 
à sa disposition pour toutes les éventualités. 

L'événement avait fait trainée de poudre, comme 
on voit. 

Au bout de trois semaines, le chérif, ses troupes 
personnelles, ses Arnautes, ses alliés de l’Assir, les 
tribus de Kholans qui avaient pris fait et cause pour 
Abd’el-Mélek, présentaient, disposés en triangle au- 
tour des tribus révoltées, les Kholans à lest, les gens 
de l’Assir au nord, et les gens du chérif à l’ouest, un 
effectif d’une trentaine de mille hommes. 

Les révoltés, en réunissant tous leurs efforts, pou- 
vaient en opposer seize ou dix-sept mille. Mais ils 
avaient un auxiliaire puissant et qui balançait l’iné- 
galité du nombre. C’étaient les montagnes de l'Wadi- 
Nedjéran. Les révoltés s’y étaient retirés comme dans 
un cirque. Ils s’en élancaient la nuit pour leurs 
razzias. 

Les Arabes en général ne cherchent pas les combats 
de nuit, mais leurs razzias se font toujours la nuit. 
Pour faciliter les razzias, ils envoient des éclaireurs, 
deux, trois, cing, dix. Ces éclaireurs attirent l'atten- 
tion des chiens. [ls se mettent tout nus pour se glisser 
le plus près possible du douàr. Ils sont appuyés par 
dix ou vingt, trente hommes à cheval. 

Le douar se porte vers les faux assaillants. Pendant 
ce temps, du côté opposé, la véritable attaque a lieu 
et la razzia se fait. 

Dans ces attaques, les femmes jouent un grand rôle. 
Surprises, elles se font des armes de tout ce qui leur 
tombe sous la main. 

J'en ai vu, en poussant des cris effrayants, charger 
les cavaliers avec des tisons enflammés qui faisaient 
cabrer et fuir les chevaux. Mais il va sans dire que si 
les hommes n'arrivent pas promptement à leur se- 
cours, ou si les hommes n’ont pas élé assez nombreux 
pour laisser une garde, elles succombent malgré leur 
résistance. Alors on les force à livrer troupeaux, ar- 
gent, bijoux, tout ce que possèdent leurs maris, tout 
ce qu’elles possèdent elles-mêmes. Puis, quand elles 
ont tout livré, on les enlève. 

On a vu que le chérif Hussein avait fait relâcher 
celles que ses hommes avaient enlevées. 

Nous étions campés, avec le fort de l'armée, dans 
la plaine de Boghafa, pays de Sahan. On comptait 
attaquer le lendemain. 

Hussein, après le souper, me demanda mon avis 
sur la manière dont je conduirais l'attaque. Je lui de 
mandai la permission de visiter d'abord les localités. 
Li m'offrit son fils pour faire avec lui la reconnais- 
sance. 

Je pris cent chevaux, et, vers huit heures du soir, 
ayant devant moi des éclaiveurs à pied, précédés eux- 
mémes de chouafs et de kabargis, c'est-à-dire de 
voyants et d'espions, je m'engageui dans l'espèce de 
désert qui s'étend depuis Boghâfa jusqu'à Minescheéd. 

J'appelle cette localité désert par extension, parce 
que je ne trouve pas d'autre mot pour la désigner. 
Le sol se compose de dunes de sable parsemées d'une 
quantité d'oasis de nabacks, de tarefs et de gominiers 
qui peuvent servir d'embuscades aux uraiileurs. Celle 
contrée est parcourue, non-seulement par toutes les 
fractions de l'importante tribu des Kholans, mais en- 
core par la tribu moins importante des Begams. Ces 
deux tribus, en paix habituellement, n'étaient brout- 
lées que par la circonstance. 

Ce désert sûpare les possessions de l'imam de Sana, 
I'Haschid-U-Bekil, du Wadia, que réclament tantôt 
le cheik Aït, tantôt l'émir Hussein. 

Nous allimes jusqu'à Dobian, Nos éclaireurs allè- 

5 


86 L'ARABIE HEUREUSE. 


oo 


rent jusqu'à Saad. Tout cet espace était libre. Je re- 
vins vers minuit. 

Le chérif m'attendait. MURS 

J'expliquai au chérif qu'il me paraissait important 
de garder le passage qui conduisait du Wadaa à l'Has- 
chid-U-Bekil, attendu que, puisque les révoltés 
avaient un appui chez l'imam de Sana, c'était chez 
l'imam de Sana qu'ils tenteraient de se réfugier. Puis, 
je lui donnai le conseil d'attaquer les révoltés sur 
trois points, tout en conservant une réserve de cinq 
ou six mille hommes. 

Des messagers partiraient cette nuit-même pour 
combiner, avec les gens de l’Assir et avec les cheiks 
des Kholans, une attaque pour le surlendemain, à la 
pointe du jour. fl leur fallait bien la journée du len- 
demain pour se préparer. 

Nous employames cette journée à garder tous les 
défilés et à disposer notre monde. Nous disposames 
une réserve de cing à six mille hommes, qui ne de- 
vaient prendré part au combat que s’il était absolu- 
ment nécessaire. 

Le lendemain, au point du jour, nous nous enga- 
geàmes dans la montagne. 

Les premiers plateaux franchis, nous apérçümes 
les hauteurs garnies d'Arabes avec leurs drapeaux et 
leur musique. Leur cavalerie gardait le défilé qui 
conduisait de l’autre côté de la montagne. Les deux 
frères du chérif Hussein, le chérf Ali et le chérif 
Heider, avaient longé la base et devaient se réunir 
avec deux mille cinq cents hommes aux Kholans. 

L'engagement commença par quelques décharges 
de notre artillerie de montagne, qui, à dos de cha- 
meaux, pouvait passer partout où nous passerions 
nous-mêmes. Elle avait du reste un avantage, c’est 
que, faisant plus grand bruit que la fusillade, elle 
devait être entendue de nos alliés et leur donner le 
signal. 

En effet, l'attaque commença sur les trois points 
indiqués. 

On sait la manière de combattre des Arabes, leur 
attaque impétueuse, presque irrésistible, le danger 
de leur lutte corps à corps, la rapidité et le peu de 
vergogne de leur fuite, la difficulté de les rallier. 

Nous eûmes pendant deux heures que dura le com- 
i un échantillon de tout ce que nous venons de 

ire. 


XX 


Enfin, vers onze heures du matin, nous vimes un 
certain trouble se manifester parmi lés gens qui gar- 
daient le passage, et qui avaient déjà repoussé trois 
de nos attaqués. Je crus que le moment était venu de 
tenter l'effort véritable. Je demandai à Hussein la né- 
cessité de faire mes preuves devant tous ces hommes 
que peut-être un jour j'allais être appelé à com- 
mander. 

{| me l'accorda. 

Les Arnautes n'avaient point encore donné. J’allai 
trouver [brahim-Aga. 

— Allons, lui dis-je, c'est à notre tour! montre à 
Hussein ce que tes hommes savent faire. 

— Tu es des nôtrés? me demanda-t-il. 

— À moins que tu ne veuilles pas de moi pour com- 
pagnon. 

Ibrahim-Aga se relourna vers ses hommes. 

— J Allah! cria-t-il. En avant, au nom dé Dieu! 

Les Arnautes partirent comme une trombe. Cette 
première charge est celle que l'on peut appeler la 
charge au fusil. 

Au fur et & mesure que nos hommes se rappro- 
chaient de leurs ennemis, ils se montaient la tête en 
les insultant de paroles, les appelant chiens, fils de 
chiens, pores, etc. etc. Puis, arrivés à la distance de 


cinquante pas, le premier rang déchargea ses fusils 
et défila le long des flancs. Puis le second rang, puis 
le troisième, puis tous les rangs en firent autant les 
uns après les autres, si l'on peut appeler rang cette 
cohue armée. 

Quant aux ennemis, ils profitaient de tous les acci- 
dents de terrain, rampant derrière les buissons, s’a= 
britant derrière les rochers, tirant tantôt 1solément, 
tantôt par groupes de cinq, dix, quinze, vingt 
hommes. 


Les uns comme les autres combattaient presque 


nus afin que, s'ils étaient tués et que leurs corps tom- 
bassent entre les mains de l'ennemi, l'ennemi n’eût 
rien à leur prendre. 

Seul, je portais mon costume complet, et, comme il 
était facile, a mon costume et surtout à mon turban 
rouge, de me reconnaître pour un chef, j'eus bonne 
part des coups de fusil de l'ennemi, dont aucun, par 
miracle, ne m’atteignit. 

Je vis ce trouble que j'avais déjà remarqué chez 
eux augmenter sensiblement. Je compris que l’une 
ou l’autre des deux attaques avait l'avantage. 

Je laissai les Arnautes, que j'avais engagés avec 
l'ennemi, combattre; puis, revenant vers Hussein en- 
touré de ses drapeaux, je lui fis en deux mots part de 
ce qui se passait selon toute probabilité. 

— Je crois, lui dis-je, que le moment est venu de 
faire charger tes fantassins et tes nègres. Tes nègres 
vont charger devant; fais-les soutenir par tes fantas- 
sins. 

Il appela Mansour. 

— Prends les nègres, dit-il, et suis Abd’el-Hamid. 

Puis à ses frères : 

— Allons, dit-il, prenez chacun vos fantassins, et 
chargez. 

Les trois ou quatre chérifs s’élancèrent à l'instant 
même en tête de leurs contingents, tandis que les ca= 
valiers noirs se réunissaient derrière Mansour. Le 
plateau était rapide, mais point tellement que les che- 
vaux ne pussent le gravir. 

J'étais sûr deux et de Mansour. Ils n'avaient pas 
besoin d'encouragement. 

Je courus au milieu des balles à Tbrahim-A6a. 

— Allons, lui dis-je, assez tiraillé comaie cela. Le 
sabre à la main, ou les nègres vont avoir l'honneur 
de la journée! . 

Ibrahim se retourna, et vit en effet les négres qui 
partaient au grand galop de leurs chevaux, tandis 
que derrière eux s’élançaient les fantassins excités 
par la grosse caisse. 

En un tour de main, il eut appelé à lui capitaine, 
lieutenants, sous-lieutenants, chaousses et onbachis. 
Il leur montra du doigt les nègres qui, montés sur 
les magnifiques chevaux du chénf, étaient déjà à 
moitié du plateau. Ceux-ci comprirent ce que l'on 
attendait deux. 

Les officiers tirèrent leurs sabres. Les Arnautes ré= 
jetèrent leurs fusils derrière leurs épaules, prirent la 
bride aux dents, leur sabré d'une main, et l’un do 
leurs longs pistolets de l'autre. 

L’émir Hussein dut alors voir une belle chose : cette 
charge de cavalerie escaladant une montagne. 

Beaucoup de cavaliers n’arrivérent pas au sommet, 
bien des chevaux revinrent en arrière à vide ou sui- 
virent la charge sans cavaliers. 

Mais on joignit l'ennemi. Là, au milieu des cris des 
femmes, eut lieu une affreuse mêlée, 

Mais au bout de quelques instants nous entendimes 
des cris qui semblaient venir du ciel, et, en levant la 
tôle, nous vimes le plateau supérieur occupé par les 
Kholans ; je reconnus à leur tête lé jeune chérif Abd’= 
el-Mélek. 

Les nôtres, à leur tour, reconnurent des alliés ct 
poussèrent de grands cris, 


L’ARABIE HEUREUSE. . 67 
TR TT TETE TR OT TTL UN PTT TIC Tete RTS CT TN TTL TT Te 


Alors, sur là pente rapide du coteau, descendit, pa- 
reil à une avalanche, le jeune chérif, à la tête de trois 
ou quatre cents cavaliers. La course était si rapide, et 
fut si irrésistible, que nos révoltés n’eurent pas le 
temps de fuir. [ls furent heurtés, renversés, ouverts 
par cette trombe d'hommes et de chevaux qui descen- 
dait de la nue. 

Alors les Bégams et leurs alliés n’eurent plus même 
l'idée de fuir. Chacun parmi eux songea à sa sûrelé 

ersonnelle, et se laissa, pour ainsi dire, rouler sur 
a pente la plus proche de lui. 

Arnautes et nègres se mirent à leur poursuite. Moi, 
je courus au jeune prince; il me reconnut et m'ouvrit 
les bras. 

— Allons, lui dis-je, viens annoncer la victoire à 
ton oncle. [l regarda autour de lui comme pour 
s'assurer qu'il ne donnerait pas une fausse nouvelle. 

En ce moment, à six ou huit cents pas du champ 
de bataille, on entendit des coups de fusil vers le 
nord-est. C'était un gros de fuyards qui était allé 
donner dans les gens de l’Assir et qui était reçu par 
une fusillade. 

— Allons ! dis-je à Abd’el-Mélek. 

— Mais, demanda-t-il avec un reste d'inquiétude, 
erois-tu qu'il me recevra bien? 

— Je réponds de tout! 

Nous partimes au galop. A dix pas de son oncle, 
sans arrêter son cheval, le jeune homme sauta à 
terre. 

Le chérif lui tendit la main. 

Abd’el-Mélek prit cette main et la serra contre ses 
lèvres. 

La paix était faite entre l'oncle et le neveu. 

Restait à la faire avec l'ennemi. 

It était midi, c'était l'heure de la moitié du jour, 
Sutat-el-Dohor, le muezzin, qui était près du chérif, 
commença de chanter à haute voix l'appel à la prière. 

Alors, on put Voir un spectacle élrange : vain- 
queurs et vaincus s’arrétérent, les vaincus dans leur 
fuite, les vainqueurs dans leur poursuite. Chacun se 
mit à genoux où il était, le visage tourné vers la Mec- 
que, et, se prosternant quatre fois contre terre, com- 
menca de prier. 

Les armes étaient restées à la portée de la main. Un 
musulman ne prie pas avec ses armes. A défaut d’eau 
on fit les ablutions avec du sable. Le plus grand si- 
lence régna aussitôt sur tout cet espace, si plein un 
instant auparavant de bruit et de tumulte. On n’en- 
tendait plus que la voix du muezzin. La voix semblait 
plus grave et plus solennelle que jamais, les circon= 
stances lui prélant leur gravié et leur solennité. 

La priére dura un quart d’heure. Aux derniéres mi- 
nutes de la prière, les femmes parurent. Elles profi- 
taient du temps d'arrêt qui suit toujours la prière, à 

velque heure du jour qu'elle soit faite, pour apporter 

e l'eau aux combattants. Elles apportaient cette eau 
dans des peaux de bouc goudronnées à l'intérieur, 
Chacun but. 

Une espèce de hurra annônça la reprise dés hos- 
tililés. 

Mais, au même moment, au sommet de la mon- 
fagne, apparut une jeune fille, montée sur un dro- 
madaire blanc et portant à la main une branche de 
palmier. C'était la paix en personne sous les traits 
de la fille du cheik des Kholans, accompagnée de 
plusieurs notables de la tribu. Il est d'usage, je l'ai 
dit, qu'un jeune homme aille au devant de cette mes- 
sagère de la paix. Le chérif se tourna de mon côté. Je 
compris qu'il désirait mon avis, et me rapprochai 
de lui. 

— Tu vois? me dit-il. 

— Oui, répondis-je, je vois que si tu veux, la paix 
est faite. 

— Que me conseilles-tu? 


— Ne la désirais-tu pas? 

— Oui. 

— Eh bien? 

— Mais qui vais-je envoyer au devant de celte jeune 
fille? Tu sais qu’il est d'usage que celui qu'on en- 
voie en celte occasion devienne l'époux de celle qu'il 
reçoit. 

— Quelle est cette jeune fille? demandai-je à Abd’- 
el-Mélek. 

— La fille du cheik des Kholans, répondit-il. 

— Est-elle noble? est-elle belle? 

— Elle est brillante comme une étoile, et comme 
nous elle descend du Prophète. 

Je me retournai vers Hussein. 

— Tu as entendu ? lui dis-je. 

— Oui. 

— Veux-tu sérieusement et sincèrement la paix? 

Il réfléchit un instant. 

— Je la veux sérieusement et sincèrement, dit-il. 

— Eh bien! lui dis-je, envoie-lui ton fils, 

— Mou fils! 

— Ce sera répondre grandement et dignement à 
l'honneur qu’on te fait. 

— Mon fils a déjà deux femmes. 

— Il a le droit d'en prendre jusqu’à quatre. D’ail- 
leurs, réfléchis. 

—Il est inutile que je réfléchisse, dit-il; tu as raison. 

Et il appela son fils. 

— Hussein, lui dit-il, va recevoir cette jeune fille. 

Le fils du chérif tressaillit : tous ceux qui enten- 
dirent cet ordre inattendu regardèrent l’émir avec 
étonnement. 

— Mais, mon père, dit le jeune homme, vous savez 
que celui qui ira au-devant de cette jeune fille doit 
devenir son époux? 

— Je le sais. 

— Et vous renouvelez l’ordre que vous m'avez 
donné? 

— Je ne puis faire trop d'honneur à la tribu qui a 
donné l'hospitalité au fils de mon frère. 

Il était prêt à obéir. Hussein désigna quatre nota- 
bles pour accompagner son fils: Parmi eux se trou- 
vait le cadi, Une douzaine de nègres et deux eunuques 
servaient d’escorte au jeune chérif et aux notables 
qui marchaient derrière lui. A l'instant même, et 
comme par enchantement, le combat, qui venait de 
reprendre, cessa sur tous les points. Pas un coup de 
fusil ne retentit. 


XXI 


Le jeune homme ét son escorte traversèrent le 
champ de bataille tout jonché de cadavres nus, Aussi- 
tôt tombé, l'Arabe est dépouillé, soit par son en- 
némi, Soit par son ami. Il n’est pas besoin qu'il soit 
mort pour cela. 

Arrivée aux deux tiers de la montagne, l'escorte 
s'arrêta. Le jeune chérif continua son chemin seul: la 
jeune fille s'avança de son côté. Sur le point culminant 
de la colline, ils se trouvèrent en face l'un de l'autre, A 
dix pas de distance, Hussein arrêta son cheval, la 
jeune fille son dromadaire. 

— Vierge, dit le jeune chérif, que demandes-tu? 

— Je demande la paix. 

— Au nom de qui la demandes-tu? 

— Au nom d'Allah etde ma patrie, 

— Quelle est ta tribu? 

— La tribu la plus noble et la plus puissante de la 
contrée, 

— Comment la nommes-tu? 

— La tribu des Kholans, 

— La tribu des Kholans est notre plus fidèle alliée, 
Sois la bienvenue, 


63 L'ARABIE HEUREUSE. 


= eos 


La jeune fille alors tendit sa branche de palmier au 
jeune homme. Hussein, qui avait pu voir une jeune 
fille dela plus grande beauté, fit faire un bond à son 
cheval, et, rapide comme l'éclair, se trouva à portée 
de sa main. Il reçut la branche. 

— Que Dieu tentende, lui dit-il, car nous-mêmes 
nous ne désirons que la paix, et moi, personnellement, 
je désire la paix et l'alliance ! 

Et, levant la branche de palmier en l'air : 

— Il y a trêve, cria le fils du chérif. 

Puis appelant un des eunuques de sa suite : 

— Informe mon père, lui dit-il, que je reconduis 
la vierge de la paix dans sa tribu, et que là j'attendrai 
ses ordres. 

L'eunuque alla porter cette réponse au chérif. Ce- 
lui-ci envoya des courriers pour suspendre les hos- 
tilités sur tous les points. Abd’el-Mélek, renvoyé à la 
tribu des Kholans, fut chargé de dire au cheik que 
Jes conférences pour la paix seraient établies dans 
sa tribu à partir du vendredi suivant. Les bases arré- 
tées, le chérif viendraitnon-seulement les ratitier lui- 
méme, mais encore cimenter par de nouveax liens 
l'union qui depuis si longtemps existait entre la tribu 
des Kholans et lui. 

La vierge dela paix rentra chez son pére. Le jeune 
Hussein recut l'hospitalité chez un des notables; mais 
tous les notables contribuaient pour leur part à cette 
hospitalité. 

Dans toute autre circonstance, il eût logé chez le 
cheik des Kholans, le chérif Ibrahim; mais dans la 
situation présente, et devant épouser la jeune Ouarda 
(Rose), c'était le nom de la fille d'Ibrahim, il ne 
pouvait convenablement loger chez son beau-père. 

Au reste, tout en ayant l'air de faire une concession, 
le chérif Hussein se créait une puissante alliance. 
Soit qu'il fût attaqué, soit qu'il attaquat, les Kholans 
pouvaient lui fournir un contingent de cinq à six 
mille combattants. 

Chacun se retira dans son camp. La trêve était 
proclamée. Mais, chez les Arabes, le plus petit inci- 
dent peut faire rompre une trêve. On se tint donc sur 
la défensive. 

C’est une chose bien simple qu’un camp arabe en 
temps de guerre. De grandes pièces d’étoffes fixées 
sur des pieux forment les tentes des chefs. Ces tentes 
ont de loin la silhouette d’un énorme chameau. Les 
autres couchent à terre sur le sable dans leurs abbaies. 
On fait des feux pour combattre le froid, la rosée, 
les animaux féroces et les serpents, et tout est dit. 

Les femmes et les enfants viennent faire des visites 
aleurs maris. Si les maris ne sont point au camp, 
c'est qu'ils sont sur les champs de bataille. Alors, au 
lieu de cris de joie, ce sont des lamentations. Les fem- 
mes s'arrachent les cheveux et se déchirent les joues 
et le sein avec leurs ongles. Les enfants se contentent 
de pleurer. Souvent la recherche se continue jasqu'à 
des heures assez avancées de la nuit. Rien de lugubre 
comme de voir ces femmes errer avec des gestes déses- 
pérés et pareilles à des fantômes, au milieu de ces 
morts et de ces blessés. 

Il va sans dire que les hyénes et les chacals mêlent 
leurs plaintes à celles qui s'élèvent de ce champ 
de mort. Cette fois, les recherches ne purent durer 
qu'une nuit, Sur mes instigations, et dans la crainte 
de quelque épidémie, le chérif avait donné l'ordre 
d'enterrer les morts dès le point du jour. L'ordre fut 
exécuté, non-seulement par les sujets de l'émir Hus- 
sein, mais encore par les différentes parties belli- 
gérantes. 

Les fossoyeurs eurent alors à se disputer avec les 
femmes. Celles-ci ne voulaient pas renoncer aux Ca- 
davres de leurs maris. Vers sept heures du matin, la 
funébre cérémonie était terminée. Sur chaque grande 
fosse nous fimes un amas de pierres pour les sauve- 


garder des griffes des hyènes et des chacals. Les no- 
tables furent transportés au village de Dohian et 
enterrés dans le cimetière commun. : 

Le vendredi suivant, comme il avait été dit, les 
plénipotentiaires se réunirent chez le chefdes Kholans, 
a Mineschéd, sous la présidence de celui-ci, vieillard 
de soixante-dix ans. Après avoir débattu les causes de 
la guerre et les propositions de la paix, on posa les 
conditions de cette paix. 

Ce fut ce vieillard qui dirigeala conférence avec une 
autorilé toute patriarcale. 

La principale résistance vint de la tribu des Bégams 
et de la famille de Quemar. ; 

— C'est vrai, dit le vieux conciliateur, lorsqu'il eut 
épuisé toutes les bonnes raisons qu’il avait à donner : 
Abd’el-Mélek a enlevé une jeune fille de votre tribu ; 
c'est un acte répréhensible, qui méritait sans doute 
une réparation au point de vue de l'honneur, mais, 
cette réparation, le chérif l'a donnée en permettant le 
mariage d’un jeune homme de haute extraction avec 
yee cone fille du peuple; et puis d’ailleurs. c'était 
écrit. 

A cette raison, il n’y a d'habitude plus rien à 
répondre; répondre serait même unefaute, presqu'un 
sacrilége, au point de vue de la fatalité musulmane. 

Restait à discuter les conditions des réparations 
matérielles; les indemnités dues pour les razzias et le 
prix du sang. Quant à la dot de la femme, on ne s'en 
préoccupa point, laissant cela à la générosité du ché- 
rif, qui ne pouvait manquer de faire grandement les 
choses. 

Il va sans dire que le jeune Hussein et son cousin 
Abd’el-Mélek, quoique n’assistant point au congrès, 
usèrent largement de leur influence. Au bout de huit 
jours, toutes les conférences furent terminées. Le 
chérif, pour prix du sang, fit grâce aux Bégams de 
leurs contributions, qui depuis trois ans n'étaient 
point payées. 

Pour les razzias, on nomma des arbitres chargés 
d'estimer les dégâts et les indemnités à allouer de 
part et d'autre, moyennant quoi les alliés’se jurèrent 
foi et alliance éternelles, sauf ratification du chérif 
Hussein, qui, nous l'avons dit, s'était réservé cette 
faculté, et auquel on n'eut garde de la discuter, vu 
l'honneur qu'il faisait aux Kholans en venant chez 
eux. 

Les conférences arrivées à ce point, le chérif fut 
informé qu’on n'attendait plus que sa présence. Il 
partit dans la nuit, et le lendemain matin fut à Mines- 
chéd. Vingt-quatre heures après, toutes les conditions 
étaient mises par écrit et scellées des cachets des chefs 
et des notables. 

Alors les fétes commencérent. Au milieu de ces 
fêtes, eurent lieu les mariages d'Abd'el-Mélek avec la 
belle Quemar, et du jeune Hussein avec la vierge de 
la paix. Il est inutile de dire que le chérif Hussein, 
chargé des cadeaux de noces, se surpassa en celle 
occasion. 

Le retour se fit par petites étapes, et les fêtes nons 
suivirent tout le long de la route. Chacun élait heu- 
reux et satisfait du dénoûment de celte aventure, qui 
avait failli mettre en feu toute la principauté d'Abou- 
Atich. 

J'avais remarqué pendant tout le retour une recru- 
descence des bons sentiments du chérif Hussein et de 
sa famille vis-à-vis de moi. Yachya, le thermomètre 
de ses bonnes grâces, ne m'avait pas quitté. L'ou- 
nuque Mansour ne perdait pas une occasion de me 
faire sa révérence, E était évident que l'on avait sur 
moi certaines vues dont je ne merendais pas compte. 
Mais chez les Arabes il ne faut jamais interroger, il 
faut attendre. Savoir attendre est une des sciences de 
l'Orient, 

Le soir, après la prière, Sélim m'annonga la visite 


L'ARABIE HEUREUSE. 69 


d'Yachya. Je me doutai que nous allions entrer dans 
la sphère des éclaircissements. Je fis un signe de tête 
à Sélim, et Yachya fut introduit. Sa figure, ordinaire- 
ment riante, ce soir-la presque joyeuse, avait un 
caractère particulier. Ses petits yeux, brillants comme 
des escarboucles sous ses sourcils grisonnants, se 
fixaient sur moi, bienveillants comme toujours, mais 
interrogateurs. 

Après le Salam-a-leikum d'usage, je lui fis signe de 
prendre place près de moi. Il s’accroupit, tira sa taba- 
tière de sa ceinture, m’offrit une prise de tabac que je 
refusai, en prit une, la huma voluptueusement, tout 
cela sans dire une parole, et remit la tabatière dans 
sa poche. 

— Eh bien! me dit-il, par la grâce de Dieu tout 
s’est bien terminé. 

Je fis un signe approbatif. 

— Je quitte le chérif, continua-t-il. 

Second signe de ma part. 

— Nous nous sommes longuement entretenus de 
toi. 

— Le chérif est mon père, répondis-je en m'incli- 
nant. 

Yachya sourit d’un singulier sourire. 

— Je pense que tu dois être satisfait, dit-il, de 
tous ses bons traitements. 

— Je seraisdifficile, répondis-je, car ils ont, et bien 
au delà, dépassé mes mérites. 

— Eh bien! il veut faire pour toi davantage qu'il 
n’a fait encore. 

— Que pourrait-il faire de plus? 

— T’attacher à lui d'une façon indissoluble. 

— Comment cela? 

— En Valliant à sa famille. 

Je le regardai. 

— Oui, dit-il, et puisque nous sommes sur ce cha- 
pitre, je vais te faire une confidence, convaincu que 
je suis que tu ne me trahiras pas. Comme tu le sais, 
le chérif a plusieurs enfants. 

— Oui, deux garcons. 

— Deux garcons et cinq filles. 

— Eh bien? 

— Eh bien! il désire te donner en mariage une de 
ses filles. 

Je restai impassible. 

— Je ne puis te dire laquelle, continua Yachya, 
mais ce que je puis te dire, c'est qu’elles sont toutes 
belles. Je pense que si le chérif te fait quelque ouver- 
ture ou Ven fait faire, tu ne les repousseras pas; ce 
serait une insulte de ta part, insulte qui pour toi 
aurait probablement de très-graves conséquences. 

— C'est un grand honneur, en effet, que me fait 
l'émir, répondis-je à Yachya. Seulement, je dois te 
dire tout d'abord que mon intention a été de me fixer, 
non pas dans l’Yémen, mais à Bagdad. L'Yémen était 
ma route, le chérif Hussein était sur celte route; il 
était l'ami de mon ami le chérif Soliman-ben-Abd'Al- 
lah-Ebné-Fehet; j'ai pensé que je pouvais, dans un 
séjour près du chérif Hussein, lui rendre quelque 
service; je me suis en conséquence, el sans autre pro- 
jet, arrêté à Abou-Arich. 

Maintenant un mariage estun événement qui change 
souvent tout le cours d'une vie, surlout dans les cir- 
conslances où celui dont tu me parles se présente, J'y 
- réfléchirai mûrement, quoique je ne dusse pas peut- 
être m'en préoccuper, tant que l'émir ne m'aura point 
fait faire d'ouverture oflicielle. 

— Réfléchis bien; l'ouverture n'est pas oflicielle, 
c'est Vrai, mais elle est faite par un ami qui oe vou- 
rail pas te tromper, 

— Aussi est-ce à un ami que je vais répondre, mon 
cher Yachya, 

C'est un dangereux honneur que celui que vous 
me proposez là, et l'on ne devient pas impunément le 


gendre d’un émir. D'abord sa fille est un espion intro- 
duit dans la famille; puis, sous prétexte de sa nais- 
sance, elle vous impose toutes sortes d'obligations ; 
toute autorité du côté de la femme, aucune du côté du 
mari; on n’a plus une femme, on a un maitre; on 
n'est plus époux, on est esclave. Faites maintenant, 
mon cher Yachya, la part du défaut d'éducation qui 
la soumet à tous les préjugés, et ne vous étonnez plus 
des subites disparitions des gendres de certains 
pachas, de certains émirs. 

— Tu n’as rien à craindre sous ce rapport : le ché- 
rif t'aime tant-qu’il te préfère à ses propres enfants. 

— Puis ce n’est pas tout. Tu sais queje suis musul- 
man de conviction, mais Français de naissance: eh 
bien! en France, nous avons l'habitude de connaître 
nos femmes avant de les épouser; nous étudions, non- 
seulement leur visage, mais encore leurs qualités et 
leurs défauts, et, malgré toutes ces précautions, à 
peine sur trois mariages un seul tient-il la moitié de 
ce qu'il a promis. Je suis loin de me révolter contre 
les usages de ce pays, mais je te déclare que jamais je 
n'épouserai une femme sur laquelle je n’aurai pas de 
donnée certaine. 

— Tu sais que la voir et lui parler sont des choses 
impossibles; étudier son caractère l’est encore bien 
plus; mais, écoute : l'émir t'a envoyé une esclave. 

— Hafza? ; 

— Oui! Hafza était dans le harem. Hafza servait 
toute la famille, comme servent les Abyssines, tu sais? 
c'est-à-dire dans la condition de femmes souvent 
destinées à devenir les épouses du maitre. Interroge 
Hafza. 

— Hafza m'aime, je crois, et, quoique la jalousie 
soit rare en Orient, elle peut être jalouse et par con- 
séquent être injuste. 

— Hafza sera reconnaissante des bontés que les 
filles du chérif ont eues pour elle. 

— Alors nous tombons dans l'inconvénient opposé: 
Hafza, par reconnaissance, peut me faire un éloge 
exagéré de ses anciennes maîtresses, et le désappoin- 
tement sera d'autant plus cruel que l'éloge aura été 
plus grand. 

Yachya secoua la tête. 

— Je vois, dit-il, que c’est d'avance un parti pris. 
Mais réfléchis à une chose, c’est que, d'un moment à 
l'autre, le chérif peut te faire la proposition que je 
viens de te faire moi-même. Ne crois-tu pas qu'aucun 
danger n’est plus grand que celui du refus? 

— Le chérif Hussein est un homme d'un grand 
esprit; quand je lui dirai mes raisons, il les com- 
prendra, je l'espère. 

— Sans doute, s'il se trouvait seul intéressé dans la 
question. Mais, l'ouverture faite, cela deviendra une 
affaire de famille. Songe aux ennemis que tu te feras. 

— Mais toi, qui as de l'influence sur le chérif et qui 
te dis mon ami, empêche qu'il m'en parle, et dis-lui 
franchement que tu m'as sondé, el que je ne me sens 
pas digne d’un pareil honneur. 

Yachya secoua la tête. 

— On a de l'influence sur les grands, et sur les 
grands Arabes, quand on dit comme eux. Si le chérif 
a bien arrêté ce projet dans son esprit, il ne m'écou- 
tera pas, et, en insistant pour te défendre, j'encourrais 
moi-même sa disgrace. Sa volonté est un ordre, et 
j'aime mieux me conserver, pour te soulenir en cas 
de besoin. 

— Conserve-toi, Yachya. 

— Au reste, si c'est écrit, tu n'y échapperas pas. 

— Je doute que cela soit écrit. 

— En tout cas, Hadji, te voilà prévenu. Seule- 
ment, lu ne sais rien; si le chérif ou un des membres 
de sa famille te parle de ce projet, fais l'étonné. 

— Sois tranquille. 

— Je comprends Là position, couple sur moi. 


— J'y compte, Yachya. 

Yachyase retira. Demeuré seul, je restai un moment 
profondément inquiet. L’impression avait été d'autant 
plus désagréable, que mes souvenirs me rappelaient 
différents mariages du même genre qui avaient assez 
mal tourné. : 

La facilité avec laquelle, en Orient, un chef se 
débarrasse de l'homme qui le gène est devenue pro- 
verbiale, et si je ne génais pas Hussein, au contraire, 
je devais évidemment gêner ses frères, qui, me jalou- 
sant déjà comme étranger, devraient naturellement 
me jalouser bien autrement quand je serais de la 
famille. 

Puis il yavait la question anglaise. Les Anglais me 
savaient au service d’Hussein. Ils devinaient, par les 
services que je lui avais rendus, ceux que je pouvais 
lui rendre encore. J'étais bien autrement dangereux 
en devenant son gendre. 

Puis enfin, il y avait la patrie et la famille, aux- 
quelles il fallait dire adieu, tandis que, dans tout ce 
gue j'avais fait jusque-là, j'avais été dirigé surtout par 
l'amour de la patrie et de Ja famille. Or, une fois 
marié, et marié à la fille du chérif, il fallait dire 
adieu à ma femme, à mes enfants, à ma mère, à la 
France. 

Et, je l'avoue, au fond de tout cela il y avait une 
certaine curiosité, plus qu'une curiosité; un désir de 
pénétrer dans ce labyrinthe de mystères féminins qui 
font en Arabie le côté poëlique de la vie. Mon carac- 
tère entreprenant me poussait aux aventures dange- 
reuses. J’élais, sous ce rapport, servi à souhait. 

Je résolus donc de m'informer auprès de mon 
Abyssine. Mais encore fallait-il m'informer avec pru- 
dence. L’Abyssine be m’avait-elle pasété donnée dans le 
Lutdem'espionner? Quisaitsielle nerendait pas compte 
de toutes mes actions au chérif Hussein? Plus d’une 
fois, en effet, elle avaitdemandéa revoir ses anciennes 
maîtresses, et je l’avais fait conduire au harem du 
chérif par un de mes eunuques. 

Je montai donc auprès delle. 

Quant à la jalousie dont j'avais manifesté la crainte 
à Yachya, c'était un cas peu probable. Qu’une Cir- 
cassienne, qu'une Géorgienne, qu'une Persane, 
qu'une Arménienne, qu'une Grecque, élevée au rang 
d’epouse, soit quelquefois jalouse, c'est chose rare, 
mais C’est cependant chose qui arrive. Mais qu'une 
.egresse ou qu'une Abyssine esclave, habituée à se 
soumettre sans réflexion à toutes les volontés du 
maitre, ait l'idée d'être jalouse, c'était presque impos- 
sible. Néanmoins, je comptais ne me fier à elle que 
tont juste. 

Je Vabordai comme d'habitude. Je lui tendis ma 

sain qu'elle me baisa. Toute femme en Orient, 
quelle soit esclave, concubine ou épouse, baise la 
in du mari, qu'elle traite de sidi, maître. 
Je m'assis Sur mon divan, et elle se coucha à mes 
iets, 
- Hafza, lui dis-je, es-tu contente de moi? 
Out, maître, bien contente. 

- Es-lu heureuse de m'appartenir ? 

- Bien heureuse. 

Me se mit à pleurer. 

— Pourquoi pleures-tu? lui demandai-je. 

- Voudrais-tu donc me renvoyer, maitre? 

— Moi? 

— Pardonne! j'avais peur. 

— Rassure-toi, Hafza. 

Elle me baisa les mains et se mit à sourire. Sourire 
lorientale, qui est si charmant. 

— Alors, 81 tu crains de me quitter, tu ne voudrais 

nt me trahir? 

Jamais. 
— Que Va-t-on recommandé lorsqu'on l'a envoyée 
chez moi? 


70 L'ARABIE HEUREUSE. 


— D’obéir à toutes tes volontés. 

— C’est le chérif qui l'a dit cela? 

— Oui. 

— Mais, dans le harem, les femmes et les filles, que 
Vont-elles dit? 

— Elles m'ont fait la même recommandation que 
le maître. 

— Etleurs recommandations n’ont porté sur aucun 
autre sujet ? 

— Elles m'ont donné des conseils pour te plaire. 

— Et depuis, lorsque tues retournée pour les voir, 
elles ne t'ont rien dit? 

— Elles savent que je Vaime, et elles n'ont fait que 
stimuler mon amour pour toi. 

— Voyons, rappelle-toi bien, net’ont-ellesfaitaucune 
question sur... monintérieur... ma manière de vivre? 

— Jamais elles n’ont eu besoin de me faire ces 
questions. J'étais heureuse, et je leur racontais mon 
bonheur. 

— Me connaissent-elles? m’ont-elles vu à travers 
leurs moucharabies? 

— Elles tont vu et te connaissent parfaitement, 
même au bain, à la prière et dans ton harem. 

— Comment ont-elles appris tous ces délails? 

— Par tes eunuques. 

— Combien le chérif a-t-il de femmes? 

— Quatre, dont une est mourante. 

— Combien a-t-il de filles? ; 

— Cing, dont une est mariée au chérif Hagan, de 
Loheia. 

— Comment s'appellent les quatre autres? 

— Fathma, c’est l’ainée; la seconde s'appelle Kadi- 
dja; la troisiéme Alima et la quatriéme Zeinab. 

— Quelage ont-elles? 

— Je ne sais pas. 

— Sont-elles jolies ? 

— L'ainée est marquée de petite vérole, la seconde 
a une taie sur l'œil, la troisième est superbe, la qua- 
trième est encore toute jeune, mais cependant elle a 
l’âge de se marier. 

— Laquelle des quatre t'a fait le plus de questions 
sur moi? 

— Alima. 

— Que t’a-t-elle demandé? 

— Si tu étais bon. 

— Et encore? 

— Si tu étais brave. 

— Que lui as-tu répondu ? 

— Que pour ta bonté je pouvais lui en répondre; 
que pour ton courage, elle pouvait consulter son 
père, 

— Maintenant, détaille-moi la beauté d'Alima. 
Elle ta fait des questions sur moi, je puis bien Ven 
faire sur elle. 

— Alima est blanche comme du lait, ses cheveux 
sont longs et noirs, ses yeux sont noirs et grands, ses 
sourcils se réunissent au-dessus du nez, ses cils sont 
longs comme cela, — et elle me montra la première 
phalange de son petit doigt; — son front est élevé, 
son nez est droit, sa bouche petite, ses dents sont 
magnifiques, elle a de petits pieds, de petites mains, 
des bras bien faits, et la taille admirablement prise. 

— Voilà pour le physique. 

— Que veux-tu savoir? 

— Je veux connaître son caractère. 

— Elle est gaie, elle est bonne, charitable, cou- 
rageuse. 

— Que sait-elle faire? 

— Elle brode, elle joue du luth, elle sait faire les 
pâtisseries, elle sait distiller les essences, elle sait 
confectionner les confitures, elle sait soigner les 
flours. 

— Comment passe-t-elle son temps? 

— Wile fume, elle soigne sa toilette, prend son 


L’ARABIE HEUREUSE. 71 
D RP ST ee ee ee 


café, des bains, danse et regarde les passants par ses 
moucharabies, se teint les yeux avec du koleul, les 
ongles des pieds et des mains avec du henné, et se 
fait des bonnets de sequins. 

C'était, comme on le voit, au point de vue arabe, une 
grande travailleuse qu’Alima et qui pouvait prétendre 
à infiniment mieux que moi. $ $ 

Mais était-ce Alima que l'on me destinait, ou bien 
la petite Zeinab, car je ne supposais pas qu’il put en- 
trer dansles intentions du chérif de me donner Fathma 
la grélée ou Kadidja la borgne? je devais supposer 
qu'il réservait celles-là pour les placer en famille. 

La conversation, malgré la résolution bien prise de 
n’épouser ni l’une ni l’autre des filles du chérif, avait 
cependant un énorme intérêt pour moi. On ne s’éton- 
nera donc point que, trouvant mon Abyssine si bien 
disposée à répondre à mes questions, je ne m’arrélasse 
pas en si beau chemin. 

_ Je passai donc d’Alima à Zeinab. 

— Et la plus jeune? lui demandai-je. 

— Elle peut avoir dix ans. : 

— N'ai-je pas ‘entendu dire qu'elle était de cou- 
leur ? 

— Oui. 

— Bon! et comme le chérif lui-même est mulâtre, 
elle ne doit pas être d’une éclatante blancheur. 

— Alors, moi, qui suis encore plus noire qu’elle, tu 
ne m'aimes donc pas? 

— Au contraire, lui dis-je, j’ai toujours beaucoup 
aimé les femmes au teint foncé. 

— La fille du chérif est très-jolie. Elle est en outre 
la bien-aimée du père. 

— Et à quoi s’occupe-t-elle, celle-là? 

— Elle s'occupe de sa toilette comme sa sœur, joue 
du darbouka et danse merveilleusement. 

— Alors, elle est aussi coquette qu’Alima? 

— Non, ses goûts sont beaucoup plus simples; elle 
est moins orgueilleuse, plus charitable encore, plus 
douce et plus charmante dans ses relations. 

— Eh bien! voyons, continuai-je. Si par hasard le 
chérif me proposait une de ses filles cadettes, soil 
Alima, soit Zeinab, laquelle penses-tu qui soit la plus 
convenable pour moi? 

Sous sa couleur cuivrée, je visrougir Hafza. Enfin, 
après un moment de réflexion : 

— Si j'avais à choisir, dit-elle, je préférerais la plus 
jeune. La blanche est plus belle, mais la mulâtresse 
est meilleure. 

Alors, à son tour, après m'avoir regardé un instant 
avec hésitation : 

— Pourquoi me fais-tu toutes ces questions? me 
demanda-t-elle. T’aurait-on fait quelque proposition? 

— Directement, non; indirectement, oui. 

— Eh bien! écoute-moi, dit-elle, et crois que je 
parle selon mon cœur. S'il m'est permis de donner 
un avis à mon maitre, c'est de n’épouser ni l’une ni 
l'autre. 

— Tu ne parles point par jalousie, Hafza? 

Elle secoua la tête. 

— Je parle par dévouement, et je te dis : Seigneur, 
la dernière des Bédouines de la plus pauvre des tribus 
te vaudra mieux qu'une des filles du chérif, dont tu 
ne seras pas le mari, mais l'esclave. 

Je la regardai. 

— Mais comment faire pour te tirer de là? conti- 
nua-t-elle en frappant ses mains l'une dans l'autre: 
car s’il est décidé dans l'esprit du chérif et dans celui 
de son harem de l'allier à sa famille, il n'y aura pas 
moyen pour Loi d'y échapper. 

— Si j'élais Arabe ou Turc, la chose serait peut-être 
vraie, mais je suis Français, et il me considérera, je 
l'espère, comme un Français. 

Elle secoua encore la lôte. 

— Tu seras empoisonné, dit-elle. 


— Mais toi, lui demandai-je, ne pourrais-tu, la pre- 
mière fois que tu iras dans le harem, savoir quelque 
chose, soit directement par toi-même, soit par tes 
sœurs d’Abyssinie? 

— Oh! si fait, et non-seulement je saurai quelque 
chose, mais encore, sois tranquille, je veillerai sur 
toi. 

La conversation avait lieu dans la nuit. Ce n’était 
pas l'heure pour Hafza d'aller au harem. On remit la 
visite au lendemain. 


XXII 


Le lendemain, vers dix heures, je fis conduire Hafza 
à la forteresse d’Hussein par les eunuques. 

Quand on va au harem, ce n'est point, on l’a vu, 
pour y faire une simple visite, c'est pour y passer une 
partie de la journée. Vers trois heures après midi, 
Hafza revint. Deux nègres marchaient devant elle 
portant des bonbons et des pâtisseries qui lui avaient 
été donnés par les femmes du harem. Je l'altenduis 
avec Impatience. Je la fis monter avec moi dans son 
apparlement. 

— Eh bien? lui demandai-je. 

— Eh bien! j’ai causé avec les femmes. 

— Quelle est celle que l'on me destine ? 

— Alima. 

— Tu en es sûre? 

— Le chérif s'est prononcé, et lui-même compte 
ten parler très-incessamment, peut-être ce soir, peut- 
être demain. C'est un grand malheur pour toi. 

— En quoi le malheur est-il si grand? 

— Alima a tous les défauts d'un enfant gâté. Elle 
est volontaire, capricieuse, dépensière. Le chérif a 
toujours fait ses volontés; tu seras obligé de faire 
comme le chérif. 

— Voyons, n'y aurait-il pas moyen de rompre cette 
affaire ? 

— Ce sera difficile. Alima paraît amoureuse de toi. 

— Où m'a-t-elle va? Il me semble impossible 
qu'elle l'ait pu. 

— Oh! les femmes trouvent toujours moyen de 
voir, et surtout les femmes arabes. 

— Eh bien, soit! dis-je en m’avangant vers la porte. 

— De la prudence! 

— Sois tranquille. 

Je sortis, mon intention était d'aller consulter le 
fils du chérif Abou-Taleb, mon ami Abd'el-Mélek. La 
forteresse de son père, que l'on venait de construire 
depuis un an ou deux tout au plus, était à un quart 
de lieue à peine. Je montai à cheval avec Sélim, et 
nous partimes au galop. 

Lorsque j'arrivat chez lui, il était avec son cousin, 
le fils du chérif Hussein, et avec notre ami commun 
Yachya. Mon arrivée coupa court à la conversation. 
Il en résulta que je fus à peu près sûr que l'on parlait 
de moi. Abd’el-Mélek et ses hôtes ne m'en reçurent 
pas moins bien; même les deux jeunes gens me firent 
plus d'amitiés que jamais, 

Les polilesses commencèrent. On prit le café, l'on 
apporta des tapis et des pipes; car, si l'on ne fumait 
pas chez le chérif, on s'en dédommageait fort chez 
son neveu, Le jeune Hussein sortit le premier, Yachya 
voulut le suivre. Je le retins. 

— Reste, lui dis-je; je viens pour affaire grave, et 
les conseils ne sont pas de trop. 

Alors, m'adressant à Abd'el-Mélek : 

— Seigneur, tu sais déjà pourquoi je viens; je n'ai 
donc pas besoin de te le dire, 

IL fit un signe de tête. 

— Un jour, tu étais inquiet et embarrassé ; tu eus 
confiance en moi, et tu vins me trouver. Je suis in- 
quiet et embarrassé, et je viens te trouver à mon tour, 


72 L'ARABIE HEUREUSE. 


mom 


— Je sais pourquoi tu viens, je l'ai su par ma mère et 
par mon cousin, et, lorsque tu es entré, nous parlions, 
Hussein, Yachya et moi, de ion prochain mariage avec 
ma cousine Alima. ; i 9 ees 

— Cest justement ce prochain mariage qui min- 
quiète. d 

— Ah! fit le jeune homme, et pourquoi? 

— Si tu étais à ma place, prendrais-tu Alima pour 
femme? 

Abd’el-Mélek resta un instant pensif. 

— Non, dit-il. 

— Tu vois! 

— Je désire que tu sois de ma famille, car je t'aime 
comme un frère; mais... 

— Mais tu ne voudrais pas me voir épouser Alima ? 

Le jeune homme secoua la tête. 

— Comment faire pour ne pas l’épouser? 

— La refuser de son père très-franchement. Je 
connais mon oncle ; la franchise est ce qu’il y a de 
mieux avec lui. 

— Et il ne se formalisera pas? 

— Tu es musulman de religion, mais tu es Franc 
de naissance. Les Francs ont la parole dorée; tu trou- 
veras bien moyen de faire valoir tes raisons sans 
qu'elles aient rien de blessant. 

En ce moment Yachya intervint. 

— Mais, dit-il, la jeune fille ne se rendra pas aussi 
facilement que son père, et gare les intrigues et le 
poison. 

Le jeune homme fit un mouvement de lèvres qui 
voulait dire : 

— Il y a beaucoup de vrai là-dedans. 

Le mouvement de lèvres voulait si bien dire cela, 
qu'il ajouta sans transition, et comme complément 
de sa pensée: 

— il faudra prendre des précautions. 

— Lesquelles ? 

— Une fois que ton refus sera connu d’Alima, ne 
plus accepter chez mon oncle ni café ni pâtisserie. 

Le conseil n’était pas ambigu, comme on voit. Le 
résultat de la conférence fut qu’il fallait être franc 
avec le chérif, mais attendre qu'il en parlât. Quand 
à Abd’el-Mélek et à Yachya, je pouvais compter sur 
leur concours et leur surveillance. Je sortis, les lais- 
sant ensemble. 

Sélim avait éventé quelque chose de tout cela. En 
revenant, je m’apercus qu'il eit été assez aise d’enta- 
mer une conversation avec moi. Quelques mots furent 
échangés entre nous, mais je jugeai inutile pour le 
moment d'entrer dans aucun délail. Ce que je crus 
voir, c'est que, dans l’occasion, je pouvais aussi comp- 
ter sur Sélim. 

J'avais donc quatre alliés sincères et fidèles : Abd’el- 
Mélek, Yachya, Hafza et Sélim. 

Au moment où je rentrais, le chérif me faisait ap- 
peler. Je crus que le moment de l'explication était 
venu, et je partis, résolu a l’affronter franchement. 
Je me trompais. Ce qui nécessitait ma présence, c’é- 
{ait l'arrivée de quarante paiens se rendant à Abou- 
Arich dans le but d’embrasser l'islamisme. Ils étaient 
de tous les âges, depuis huit jusqu'à quarante ans. 
Tout cela parlait une langue qui nous était à peu près 
inconnue, Leur costume était celui de saint Jean au 
désert, Quant à leur pays, ils ne donnaient pas d’au- 
tres renseignements sur lui que de nous dire qu'il 
élait à trente ou trente-cing journées au levant d'Abou- 
Arich, ce qui supposait, dans un pays où la journée 
est de six heures, une distance de 250 lieues à peu 

res. 
Le chérif, qui m'attribuait beaucoup plus de con- 
naissances que je n'en avais, m'avait fau venir, espé- 
rant que je comprendrais quelque chose à leur dialecte 
et que je parviendrais à connaître les motifs de leur 
couversion. Je descendis au milieu d'eux. Ils étaient 


entourés par toute la population. Ils étaient nus, à 
l'exception d’une petite fouta roulée autour des reins. 
Ils avaient tous un bracelet au bras gauche; ils 
avaient de longs cheveux noirs, qui tombaient sur 
leurs épaules, de beaux yeux, des dents magnifiques, 
des figures caractérisées chez les vieux, pleines de 
grace et de fierté chez les jeunes. Leurs armes étaient 
la sagaie abyssine et le casse-tête africain, plus un 
petit couteau droit et très-pointu, non pas aiguisé à 
la meule, mais battu à froid au marteau comme on 
bat les faux. Les uns portaient ces couteaux au bras 
gauche, les autres au mollet du même côté. A l’une 
ou l’autre place, ils reposaient dans une gaine en 
cuir. 

On ignorait encore ce qu’ils venaient faire. 

Je descendis au milieu d'eux, comme je Vai dit, par 
ordre du chérif et commencai une conversation par 
gestes, la langue qu’ils me parlaient m’étant aussi in- 
connue qu’au reste de la population. 

Après deux heures de travail, je parvins à com- 
prendre qu’ils étaient paiens et adoraient le feu et les 
astres ; qu'à la suite d’une guerre avec leurs voisins, 
leur tribu avait été détruite, à l'exception des quarante 
hommes que j'avais sous les yeux, et enfin qu’ils ve- 
paient pour adopter la religion musulmane. Tous les 
cadis, les muphtis, les ulémas, les savants du pays 
passèrent après moi et ne purent en tirer autre chose. 
Cela s’accordait au reste avec les notions géographiques 
du chérif : il savait que, bien loin à Pest de son pays, 
il y avait des peuplades adorant le feu. 

Ce que j'avais compris surtout, c’est que ces mal- 
heureux mouraient de faim. Aussi dis-je au chérif 
que ce qu'il y avait de plus urgent ponr le moment, 
c'était de leur donner à manger. Le chérif ordonna 
que l’on fit amener une dizaine de moutons et qu’on 
les leur donnat, en leur faisant comprendre que c'était 
pour eux. {ls les égorgérent à l'instant même, et à la 
manière des juifs et des musulmans, c'est-à-dire en 
leur tranchant le larynx et la carotide en trois coups. 
Mais ils étaient si affamés que beaucoup n’attendirent 
pas que la viande fût cuite pour en manger. Un des 
moutons fut dépecé à l'instant même, et plusieurs se 
jetèrent sur les lambeaux sanglants qu'ils mangèrent 
tout crus. Les autres firent griller la viande sur le feu 
avec une broche en bois. On leur donna en outre du 
riz, du beurre et du millet, dont ils firent plus tard 
des pâtes en y joignant des dattes. Ils reçurent aussi 
dix ou douze cases en manière de logement. 

Le soir, ils firent leur prière en commun, adorant 
les astres. J'avais élé convaincu, au reste, qu'ils 
étaient Guébres en les voyant allumer leur feu, ce 
qu'ils avaient fait ayec une multitude de gestes 
myslérieux. ; 

Le chérif était inquict de cette irruption de paiens. 
Ce pouvait être une conspiration. Il assembla le con- 
seil le soir. On avait adjoint au conseil tous les vieil= 
lards et tous les hommes un peu remarquables par 
leur intelligence. 

Pendant ce temps, toute la population, intriguée, 
disculait devant chaque maison, les uns prétendant 
que j'avais dit la vérité et que c'étaient tout simple- 
ment des malheureux chassés de leur pays, les autres 
prélendant que c'étaient des espions qui faisaient 
semblant de ne pas savoir la langue. D'autres entin 
soutenaient que c'étaient des Wahabyles, parce qu'ils 
avaient les cheveux longs, tandis que les autres 
Arabes se rasent la tête. 

Au conseil, on les fit entrer. 

Ils examinèrent en entrant l'endroit de la salle qui 
leur paraissait libre, et, avisant un coin où il n'y avait 
personne, sans saluer, sans essayer de prononcer une 
parole, ils allérent s'y ranger en s’accroupissant sur 
leurs talons, mais sans s'asseoir, 

Le chérif leur fit apporter quarante chemises de 


À 
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1 


L’ARABIE HEUREUSE, 73 


a 


toile bleue, lear état de nudité complète choquant sa 
susceptibilité, Ils acceptèrent ce vêtement avec une 
répugnance visible, mais ils refusèrent de le mettre. 
Le chérif regarda ce refus comme une preuve de mé- 
pris, et il commençait à se facher tout rouge, lorsque 
Jintervins et lui fis comprendre que c'était au con- 
traire lui qui, en exigeant qu’ils se vêtissent, choquait 
probablement leurs idées sociales ou religieuses. Cette 
explication calma le chérif. 

Nous fimes la priére. 

Cette cérémonie ne produisit sur les nouveaux 
venus aucune espèce d'effet. Cela nous confirma seule- 
ment dans la croyance qu'ils devaient être compléte- 
ment étrangers à Vislamisme. Ce qui paraissait les 
préoccuper, c’élaient l’ameublement des chambres, 
les costumes de ceux qui l’habitaient, les armes que 
nous portions, les armures qui étaient suspendues à 
la muraille. 

Après la prière, comme on vit qu'il était impossible 
de en tirer d’eux, ou les renvoya, à l'exception d’un 
seul. 

Celui qu’on avait retenu était un jeune homme qui 
paraissait avoir dix-huit ans. [l était beau, semblait 
intelligent, et l’on espérait pouvoir tirer de lui ce que 
Yon n’espérait plus tirer des autres. Mais à toutes les 
interrogations, il répondit par signes qu’il n’entendait 

as. 
; On résolut alors des les initier, non pas aux 
dogmes, puisqu'on ne pouvait pas leur faire com- 
prendre la langue, mais aux pratiques de l’islamisme. 

Ne pouvant rien tirer du jeune homme, le chérif le 
fit reconduire près de ses compagnons, qui tous se 
rangèrent autour de lui et écoutèrent le récit de ce 
qui s'était passé en leur absence. 

Le lendemain, au lever du jour, les étrangers firent 
une prière analogue à celle de la veille. On avait en 
outre remarqué que, dans la case du plus ancien, qui 
avait une longue barbe blanche et qui paraissait leur 
prêtre, une lampe avait brûlé toute la nuit. . 

Pendant plusieurs jours on les traita avec la même 
hospitalité. Seulement, la populace se pressait autour 
de leurs huttes et parfois les enfants les appelaient 
Djhehael, mot dont les Turcs ont fait Giaour, et qui 
veut dire adorateur des idoles. 

Le même jour on remarqua que deux des étrangers 
se détachaïent de la troupe et se dirigeaient vers l’est. 
On fit à l'instant même un rapport au chérif. Le 
chérif les fit suivre par des hommes montés sur des 
dromadaires. Le lendemain, dans la nuit, les hommes 
revinrent. Les deux étrangers s'étaient arrêtés à une 
journée de là, et avaient tiré, d'une grotte des mon- 
tagnes nommées Maden-el-Afrit, la Hine-du-Diable, 
une cinquantaine de femmes et d'enfants de tous les 
âges. Ces malheureux attendaient là pour savoir com- 
ment seraient reçus à Abou-Arich leurs fils et leurs 
pères. 

Il n'y avait plus de doute pour le chérif, c'était une 
émigration qui venait se jeter dans ses bras, et, comme 
le chérif Hussein avait la grandeur de la superstition, 
il résolut de les traiter de son mieux et de ne s'arrêter 
à aucun sacrifice. Du moment où les élrangers émi- 
graient, ils venaient de la part de Dieu. Seulement 
les femmes n'étaient guère plus vélues que les hom- 
mes: c'élait un grave inconvénient pour leur admis- 
sion dans la ville. 

En conséquence, on envoya au-devant d'elles des 
femmes et des jeunes filles arabes avec toutes sortes 
de vélements. Celle mesure avait été prise en pelt 
comité entre le chérif, son frére Abou-Taleb, Yachya 
ot moi. Pour que les femmes élrangères ne s'ef- 
frayassent pas, on avait adjoint aux femmes arabes 
plusieurs des paiens, qui devaient leur aflirmer qu'on 
n'avait pour eux que de lrès-honnes intentions. 

Le lendemain on annonça que les femmes paicunes 


approchaient. Le chérif avait fait inviter tous les in- 
fidèles à se vêtir de leurs chemises et leur avait en- 
voyé en même temps des écharpes rouges; puis il 
avait mis en réquisition des chevaux qu'il avait fait 
harnacher. Mais là se présenta un nouvel embarras. 
Sans doute ils élaient médiocres cavaliers, car on ne 
put jamais les décider à monter à cheval. La seule 
chose à laquelle ils consentirent, ce fut d’endosser le 
vêtement biblique qu'on venait de leur donner. 

A leur intention, le chérif avait fait déménager 
tout un camp d'infanterie formant un douar au de- 
hors de la ville. Ce déménagement laissait vides une 
centaine de huttes dans lesquelles on avait brûlé 
d'abord de la fiente de vache pour en faire disparaître 
les insectes, puis de l’encens pour les parfumer et 
surtout en chasser les mauvais esprits. Ces huttes 
étaient donc en état de recevoir leurs nouveaux hôtes. 

Le chérif, toute sa famille, toutes ses troupes pré- 
sentes à Abou-Arich étaient sur pied. Derrière eux, 
toute la population. Cette entrée d’une centaine de 
misérables paiens était devenue une fête. Les fem- 
mes leur portaient des fruits, du lait, du miel. On alla 
à leur rencontre jusqu’à une demi-lieue de la ville. 
Malgré le nombre considérable des assistants, — il y 
avait peut-être vingt mille individus, — tout se passa 
avec beaucoup de calme et presque en silence. La 
cérémonie avait avant tout le caractère religieux. 

On rentra dans la ville, musique en tête, bannières 
déployées, chaque cavalier faisant la fantasia devant 
le chérif. 

Les femmes avaient endossé les vêtements qu’on 
leur avait envoyés; mais on n'avait pu obtenir d'elles 
qu'elles se couvrissent le visage. Quant à moi, l'effet 
que me produisit la tribu fut celui que m'eüt fait en 
France ou en Espagne une bande de Bohémiens ou 
de Djingalis. Mon opinion, encore aujourd'hui, est 
qu'ils appartenaient à des tribus indiennes correspon- 
dant à celles de nos Gitanos d'Europe. 

En entrant à Abou-Arich, les infidèles prirent la 
tète de la colonne, traversèrent la ville aux cris de 
réjouissance de toutes les femmes, et se rendirent 
à leur camp, situé à la porte de Djézan, c'est-à-dire 
à l'ouest, dans l'intervalle qui séparait la citadelle du 
chérif de la ville. Toute la tribu prit immédiatement 
domicile. 

Il ne s'agissait plus que de les convertir. Cette con- 
version fut surtout l'affaire des femmes et des bons 
traitements dont le chérif Hussein et sa famille les 
entourèrent, Le miracle ne fut pas long à opérer. 
D'abord les enfants, mâles et femelles, baragouinèrent 
promptement et facilement l'arabe; ensuite, la sim- 
plicité des pratiques religieuses opéra son effet. De 
sorte qu'un beau jour, les principaux des paiens, 
ayant à leur tête le vieux à barbe blanche, se présen- 
tèrent au chérif en lui faisant comprendre, non-seule- 
ment la reconnaissance qu'ils avaient des bons traite- 
ments reçus, mais encore leur désir de s'identilier 
complétement à la famille de leur bienfaiteur. 

C'élait là qu'on voulait en arriver, 

[ls furent ensuite tous circoncis. 

A l'occasion de celle conversion, on les avait pro- 
menés par la ville sur des chevaux richement enhar- 
nachés, tandis que des quéteurs faisaient une collecte 
en leur faveur. Tout le monde, pauvre et riche, con- 


. Wibua à cette collecte, et y contribua si bien qu'elle 


produisit en deux heures une cinquantaine de mille 
francs. Il est vrai de dire que Juifs et Banians, pour 
faire leur cour au chénf, contribuèrent de leur côté. 
De son cole, le chérif, devenu leur parrain, leur as- 
sura un revenu journalier suflisant pour les nourrir, 
leur douna des terres à cultiver, el insensiblement les 
plaça dans ses villes et près de ses frères, Les filles se 
mariérent avec des Arabes, el les jeunes gens avec 
des femmes d'Abou-Arich. 


1h L'ARABIE HEUREUSE. 


On finit par apprendre qu'ils venaient du centre de 
l'Arabie. ils avaient été chassés de Wadi Neijéran 
par des tribus ennemies et paiennes qui leur avaient 
tué les trois quarts de leurs frères et enlevé tout ce 
qu'ils possédaient. Des sorciers leur avaient dit alors 
de se diriger vers l’ouest, et que là ils trouveraient 
des populations amies. Sur la foi de la prophétie, ils 
s'étaient mis en route, et la prophétie s'était réalisée. 

Ce qu'il y eut de plus difficile à leur faire com- 
prendre, c’est qu’ils ne pouvaient devenir musulmans 
en conservant leurs pratiques paiennes. Ils eussent 
voulu combiner les deux croyances, du moins dans 
l'exercice du culte. 

Sept de leurs compagnons étaient morts des suites 
de la circoncision, et il fallut employer la force pour 
qu'ils ne les brülassent pas. Le refus d’un bûcher les 
chagrina à ce point qu’alors seulement on put remar- 
quer chez eux quelques regrets de s'être faits musul- 
mans. Ne pouvant brûler leurs morts, ils brülèrent les 
hutles qu'ils avaient habitées ; ce qui faillit incendier 
tout le douar. 

Mais, dans la manière dont ils élevaient leurs en- 
fants, dans la façon de préparer leurs aliments, ilscon- 
servèrent leurs anciennes habitudes. Dans leur inté- 
rieur, ils restaient pus. Seulement, pour sortir, ils 
revêlaient la fameuse chemise bleue et lécharpe 
rouge. Le chérif voulut d’abord s'interposer ; mais il 
vit bientôt qu'il serait obligé d’user d’une contrariété 
de tous les instants, et il y renonça. 

Dans leur pays, ils étaient tribu guerrière purement 
et simplement; mais à Abou-Arich, n'ayant plus de 
guerre à faire, chacun adopta l'état qui lui convint. 
Les uns se firent charpentiers, les autres boulangers, 
serruriers, potiers, maçons, laboureurs, et, grâce à 
une intelligence réelle, et qui s’exercait pour la pre- 
mière fois, chacun fit de grands progrès dans l’état 
qu'il avait embrassé. 

Dans l'intervalle qui s'écoula entre l’arrivée des 
paiens et leur conversion, un autre fugilif venait de- 
mander une hospitalité qui lui fut accordée avec beau- 
coup d’empressement, et qui devait amener des évé- 
nements de la plus haute gravité. : 

Un neveu de l'imam de Sana, chassé des Etats de 
son oncle à la suite d’une révolte, arrivait à Abou- 
Arich: c’élaient des nouvelles fraiches quiarrivaientau 
chérif Hussein de son plus mortel ennemi. Le chérif 
Hussein était l'ennemi de l'imam de Sanaa double titre, 
limam de Sana ayant déjà été dépossédé par le chéri! 
Hussein d'une partie de ses Etats et étant l’allié le 
plus important que les Anglais eussent dans! Yémen. 

Le chérif Hussein reçut le fugitif, non pas en hôte, 
mais en prince. Il lui abandonna un de ses chateaux, 
mit des chevaux et des esclaves à sa disposition, et lui 
affecta un traitement d'une vingtaine de mille francs 
par an. Il y avait un grand projet politique caché 
sous celle générosité. Le projet était commun au fu- 
giuf et à celui qui le recevait; le jeune imam voulait 
détrôner son oncle; Hussein voulait agrandir ses pos- 
sessions, tout en aidant le jeune imam dans sa con- 
quête, Il va sans dire que la condition de rupture 
complète avec l'Angleterre faisait la base du traité. 

Dès le lendemain de l’arrivée du prétendant, je fus 
appelé par Hussein à faire partie de leurs conférences 
eta émetire mon opinion. Dès le premier jour, je vis 
parfaitement qu'une expédition contre l'imam était 
immimnente. 

Au reste, en ce moment méme, il était & ma con- 
naissance, — la révélation me venait de la Mecque, — 
que Vimam de Sana, à l'instigation de l'Angleterre, 
concluait un traité avec la Turquie, traité en vertu 
duquel la Porte allait Ini prêter toute espèce de con- 
cours contre le chérif Hussein, qu'elle considérait 
comme un ennemi. 

Voici le plan qu'on adopta: réunir le plus de troupes 


possible. Nous disposions de vingt mille hommes. De 
leur côté, les frères du chérif dans leurs gouverne- 
ments de Moka, d'Hodeïda, de Loheïa, de Zébid, de 
Beit-el-Fakib et de Taés pouvaient nous seconder 
avec trente mille hommes. 

Le jeune Ahmed, qui avait un parti dans l’imamat 
de Sana, prétendait pouvoir disposer d'une dizaine 
de mille hommes qui d'avance lui étaient acquis. 
Mais, en cas de succès, ce nombre devait se dou- 
bler, se tripler, atteindre la majorité, puis la tota- 
lité de la population. C’est en Arabie surtout que le 
droit du plus fort est incontestable. Je proposai done 
au chérif de marcher hardiment sur Sana même, 
sans s’arréter ni aux places fortes ni aux citadelles. 

L'invasion se faisait de deux côtés différents: au 
nord d’abord, par les contingents venant d'Abou- 
Arich, de manière à attirer de ce côlé toute la défense, 
tandis que les contingents des autres districts, c'est- 
a-dire des frères de Hussein, après s’étre emparés 
des routes par lesquelles Sana aurait pu recevoir 
quelques secours anglais, aidés des partisans du jeune 
imam, facilités dans leur mouvement par la puissance 
du chérif, qui s’étendait sur tout le Théama jusqu’à 
Aden, entreraient par le sud-ouest et essayeraient, 
grâce aux intelligences que l’on aurait dans la capi- 
tale, d’emporter Sana par surprise. 

Il fallait, pour la réussite d'un pareil projet, de 
Vhabileté, de la promptitude, et surtout de la diseré- 
tion. Il fallait de plus, à la tête des deux expéditions, 
des hommes supérieurs et résolus. 

Le chérif était bien décidé à prendre le commande- 
ment des troupes d’Abou-Arich, mais il n’osait confier 
le commandement en chef de la seconde expédition 
au jeune imam. El s’en défait sous deux rapports. 
Il pouvait être nuisible à la fois : comme trop habile, 
ou comme trop inexpérimenté. 

Chaque contingent, à parlir du jour de l'entrée 
en marche, avait une cinquantaine de lieues à 
faire pour atteindre Sana. Ces cinquante lieues ne 
pouvaient pas se faire à moins de huit à dix jours. 

Sana est, comme antiquité, à peu près la sœur de 
la Mecque. Comme importance maiérielle, elle est 
six fois grande comme elle. Comme importance pro- 
ductive, c’est un paradis terrestre, tandis que la Mec- 
que est un désert à qui le législateur musulman n'a 
donné de vie et d'importance que par la prescription 
du pèlerinage, qui a aussi bien un but commercial 
qu’un but religieux, et qui, pendant le mois de sa 
durée, infiltre dans la population des moyens d’exis- 
tence pour tout le reste de Pannée. L 

Ahmed était un beau jeune homme de vingt-cinq 
ans, parfaitement intelligent, s'intéressant beaucoup 
à ce qui était art, industrie et science. Il était fils de 
la sœur de l'imam. Un parti l'avait choisi pour chef, 
et lui, de son côté, s'était laissé choisir. A Sana, 
comme partout dans l'extrême Orient, les prétendants 
à la couronne sont comme des ennemis et gardés 
comme des prisonniers. Cela s'explique par les révol- 
tes même qui surgissent malgré (es pre qui 
changent d'un jour à l'autre la face des Etats, et qui 
livrent au poison, au lacet ou à la prison le roi d'hier, 
vaincu aujourd'hui. 

Malgré la captivité rigoureuse du jeune imam, mal- 
gré la surveillance qui l'entourait, il était parvenu, 
grâce à sa nourrice, vieille négresse du Soudan, qui 
l'avait revêtu d'habits de femme, à tromper la vigi- 
lance de ses gardes et à se jeter dans les bras du 
parti qui l'avait choisi pour chef. 

On l'avait alors caché avec le plus grand soin. Mal- 
gré toutes les perquisitions, on n'avait pu s'emparer 
de lui, Pendant ce temps, son parti grossissait, Enfin, 
un jour, il se crut assez fort pour en prendre le com- 
mandement et risquer une bataille; mais parmi ses 
partisans, affublés d'une fausse fidélité, se faufilèrent 


LARABIE 


HEUREUSE. 75 


EEE 


des traîtres, qui, un beau jour, s’emparérent de lui 
et Venfermérent dans un château de Sana nommé 
Dâr-Deheb, la Maison d'Or. C'était l'habitation même 
de son oncle, l’imam de Sana. 

Le rez-de-chaussée des forteresses arabes est, nous 
l'avons déjà dit, je crois, en général presque toujours 
consacré à un bagne, et plus ils’y trouve de galériens, 
plus le maitre du logis est important aux yeux des 
populations. é adie 

Mais là, cette même négresse qui, une première fois 
déjà l'avait sauvé, entreprit de le sauver une seconde. 
Elle y parvint à l’aide d’un eunuque de son pays, pris 
dans le Soudan en même temps qu'elle, vendu avec 
elle, qui avait été ramené avec elle, et qui, par un 
hasard providentiel, avait été acheté par le même 
maitre. L'eunuque parvint à s'emparer de la clef de 
bois qui fermait le cachot du prince, et à la garder 
assez longtemps pour en faire une pareille. : 

L'évasion pressait ; l'exécution, sans avoir de jour 
fixé, était imminente; imam n'avait qu'un signe à 
faire pour que la tête du prisonnier tombât ; les bons 
offices de quelque intrigant pouvaient hâter cette 
chute. La méme nuit on risqua le tout pour le tout. 

L'eunuque était de garde. Il s'introduisit dans la 
prison du jeune homme, lui peignit en noir la figure 
et les mains, l’affubla de son costume et le fit sortir 
à sa place. La négresse l’attendait à un endroit dési- 
gné, avec des hommes et des chevaux. Il passa sans 
obstacle à travers toutes les cours, rejoignit la né- 
gresse, sauta en selle, et prit la direction du nord. 

Vingt heures après, il franchissait les frontières 
des Etats de l’imam de Sana et entrait dans ceux du 
chérif Hussein. 

Le lendemain matin, on vint pour exécuter le jeune 
homme. On ne trouva que l'eunuque. L’eunuque 
avoua tout. Il fallut bien que l'imam se contentat de 
celle substitution. Seulement, il fit exécuter l'eunu- 
que à la place de son neveu. 


XXIII 


Pendant que ces événements se passaient d'un côté 
à Sana, ci de l'autre à Abou-Arich, les Anglais d’A- 
den faisaient pendre leurs trente-neuf prisonniers 
arabes. Nous avons parlé de ces prisonniers à pro- 
pos du voyage que je fis dans cette ville. Ils les 
faisaient pendre ostensiblement, afin qu’ils servissent 
d'exemples aux Arabes de la montagne. C'était en 
même temps une sorte de défi. Si c'était ce dernier 
but qu'ils cherchaient, ils l’atteignirent. 

Les Arabes n'en devinrent que plus haineux à l’en- 
droit des Anglais. Quelques jours aprés, en signe de 
représailles, le sultan de la tribu des Fadélis plantait 
une douzaine de têtes d’ofliciers et de soldats sur des 
perches dressées en vue d'Aden. C'était dire au capi- 
taine Haines que l'on acceptait la déclaration de 
guerre. 

Le bruit de cette exécution se répandit immédiate- 
ment dans tout le Théama, et porta à son comble 
l'exaspération des Arabes, et surtout celle du chérif 
Hussein. Sa guerre contre les Anglais était devenue 
une guerre presque religieuse, et faire la guerre à 
Vimam de Sana était un commencement d'hostilité 
contre l'Angleterre. 

De son côté, le jeune Ahmed avait appris la mort 
de l'eunuque qui s'était dévoué pour lui. I était en- 
ragé de vengeance. IL avait appris cette mort par sa 
nourrice elle-même, qui avait pris la fuite, et qui était 
parvenue à le rejoindre à Abou-Arich, et lui appor- 
tait des lettres de ses partisans. Beaucoup de ceux-ci, 
plus de cinquante, avaient été arrétés et exécutés. Les 
autres demaudaient l'hospitalité au chérif Hussein, en 
attendant qu'ils pussent rentrer à Sana avec leur chef, 


oe 


L'expédition fut donc définitivement résolue. Il ne 
s'agissait plus pour se mettre en route que de réunir 
les contingents des frères du chérif. Des courriers 
furent expédiés à chacun d'eux. Ces courriers por- 
taient, non pas des ordres, — le chérif avait toujours 
peur de blesser ses frères, — mais des invitations à 
se rendre près de lui. 

Aux yeux de ses frères, nous l'avons dit, le chérif 
était entaché de péché originel. Il était fils d’une 
négresse, ils étaient fils de blanche. Il est vrai qu'il 
n’y avait qu'un coup d'œil à jeter sur lui et sur eux 
pour compreudre de combien il leur était supérieur. 

Le chérif Hammoud au reste lui avait donné la 
mesure de la confiance qu'il pouvait avoir dans ses 
parents, tandis que le chérif Abou-Taleb ne laissait 
ignorer à personne son intention de profiter de la 
première occasion de se substituer à son frère. 

Tous, au bout d’un délai proportionné aux distan- 
ces, se rendirent à l'invitation du chérif Hussein. 
Celui-ci leur fit de magnifiques réceptions. Chacun, 
la réception faite, entra dans la forteresse, et les con- 
férences commencèrent. Ces conférences avaient gé- 
néralement lieu le soir, après la prière. Elles se com- 
posaient exclusivement des frères; Yachya seul, parmi 
les étrangers, y était admis. Moi-même je n'y fus 
appelé qu'après un certain nombre de réunions. 

Le chérif ne rencontra aucune opposition patente 
chez ses frères, mais une nonchalance malveillante 
qui venait mettre une entrave spécieuse à toutes ses 
propositions. IL était impossible qu’il n’y eût pas un 
parti pris entre eux. Je m'étais abstenu de les voir, 
pour n'être point accusé d’avoir intrigué près d'eux 
d’une façon ou de l’autre. 

Tous mes avis, s’ils.étaient demandés, apparte- 
naient franchement et hautement au chérif Hussein. 
Au reste, à plusieurs reprises pendant mon séjour 
dans ses Etats, j'eus l’occasion de faire sentir à ses 
frères qu'il m'était interdit, par ma position auprès 
de leur souverain, de leur souffler, à eux, aucune dé- 
termination. ‘ 

Hammoud, entre autres, avait, soit directement, 
soil indirectement, fait ou fait faire plusieurs tenta- 
lives près de moi. Par Sélim, qui avait des relations 
avec la domesticité, et surtout avec les eunuques et 
les esclaves des princes, je savais à peu près tout ce 
qui se passait dans ces conférences, si bien closes 
qu'elles fussent. Il faut le dire, en Orient, il n'est 
point de secret qui ne transpire, ayant toujours quel- 
que esclave ou quelque euuuque pour confident ou 
pour auditeur. Le proverbe qui dit que les murs ont 
des yeux et des oreilles a été fait particulièrement 
pour les murs orientaux. 

A la cinquième ou sixième conférence, le jeune 
imam fut appelé à son tour. Mais autant il avait été 
reçu avec bienveillance par le chérif, autant il fut 
reçu avec froideur par sa famille. 

Le chérif Hussein, avec son esprit chevaleresque et 
le sentiment de sa force, se meltait au-dessus de tout, 
Mais il n'en était pas ainsi des princes ses frères. Ils 
ne voyaient dans l'arrivée du jeune homme qu'une 
source d'embarras politiques qui, dans un temps 
donné, pouvaient amener le renversement d'Hussein 
et la destruction de leur puissance. Pour eux, Ahmed 
n'était pas autre chose qu'un ambitieux qui n'avait 
plus rien à perdre et qui avait tout à gagner. 

Les séances continuèrent et n'amenèrent aucun ré- 
sullat. C'est alors que je fus appelé à mon tour, mais 
isolément, en dehors des conférences. Ce fut Yachya 
qui vint me chercher, Je me rendis à l'instant même 
à l'invitation, Je trouvai le chérif à la fois triste et 
fatigué. Il va sans dire qu'Yachya demeura en tiers 
avec nous, 

— Hadji, me dit-il, je Vai fait appeler pour te con- 
suller dans la situation grave où je me trouve. 


76 L’ARABIE HEUREUSE. 


TT Nh 


Je m'inclinai. : 

— Je compte, continua-t-il, comme d'habitude, sur 
ton dévouement et ta discrétion. é 

— Tu fais bien, seigneur, lui dis-je; depuis que je 
suis ici, mon dévouement pour toi a toujours égalé 
ma reconnaissance, et plus d’une fois tu tes plu a 
reconnaître que tu n’avais pas de serviteur plus dé- 
voué que moi. 

— Tu es informé, n’est-ce pas, de l’arrivée de mes 
frères, et tu sais que des conférences ont eu lieu au 
sujet de l’imam de Sana ? 

— J'ai vu tes frères, et j'ai entendu parler des con- 
férences. 

— Mais tu ne sais pas qu’au lieu d’avoir trouvé 
dans mes frères des amis, des alliés, je n'ai ren- 
contré que des ingrats et des hypocrites. Chose fatale 
dans la position où je me suis mis à l'égard du jeune 
imam, à qui j'ai engagé ma parole. 

— J'ignore tout, seigneur. Les conférences ont été 
secrètes. 

— Oh! tu n’es pas sans savoir que tout ne va pas 
comme je l’espérais. 

— En voyant les conférences traîner en longueur, 
j'ai pensé qu'il y avait quelque embarras. 

— Que faut-il faire à l'égard de mes frères? Me 
passer d'eux ? 

— Te passer d’eux serait ven faire autant d’enne- 
mis et d’ennemis dangereux. ” 

— Mais comment les amener, si ce n’est pas leur 
envie, à me fournir les contingents dont j'ai besoin ? 

— Il faut les trouver dans ton trésor, et surtout 
dans ta volonté. 

— Comment, dans mon trésor? 

— Tout est là, crois-moi, seigneur; paye-leur les 
contingents et ils te les fourniront. 

Le chérif secoua la tête. 

— Ce serait trop coûteux. N’ont-ils pas leurs pro- 
vinces ? Et qui leur a donné leurs provinces? n'est-ce 
pas moi? . 

— Sans doute, mais ils sont habitués à les con- 
sidérer comme leurs domaines. Rafraîchis leur 
mémoire, et s'ils ont oublié, force-les de se souvenir. 

— Agir ainsi, dit le chérif, serait m’exposer à être 
trahi par eux à mon premier échec. 

— Tes frères sont avides d’honneurs et derichesses; 
je crois moi-même qu’il ne faut pas faire grand fond 
sur eux ; cependant je ne crois pas qu'ils te trahissent 
tant qu'ils te croiront en état de les payer. 

— Ala fin de la guerre je serai ruiné. 

— Tu imposeras au jeune imam le remboursement 
des sommes que tu auras avancées pour lui. 

— Oui, si je réussis; mais si j échoue? 

— Tu en feras le sacrifice. Tes soldats te cod- 
tent peu de chose, leur entretien presque rien, la 
dépense ne sera donc pas aussi énorme que tu le 
Cr'ains. 

— Comment proposer des indemnités à mes frères ? 
Ils sont fiers, ma proposition les blesserait. 

— Garde-en bien, en effet, non point parce que ta 
proposition les blesserait, mais parce qu’elle Vattaibli- 
rail à leurs propres yeux. 

— Alors, Wouve un moyen. 

— Oblige le futur imam à te déclarer par écrit que 
tous les frais de la guerre seront à sa charge, ainsi 
que les indemnités de campagne à payer à tes frères. 

Le chérif me regarda avec admiration. 

— Ali! dit-il, en elfet, c'est une excellente idée, 
n'est-ce pas, Yachya? 

- Merveilleuse, seigneur. 

Hussein reprit: 

— Oui, mais le même cas se représente si nous ne 
réussissons pas? 

— Alors ce sera un malhour que vous supporlerez 


en commun, tandis qu’au contraire si vous réussissez, 
ce sera une économie énorme pour ton trésor. - 

— Et si j'essayais seul? 

— J'aurais peur que tu ne réussisses pas. 

Le chérif garda un instant le silence. 

— Ht toi, dit-il, voudrais-tu te charger des pre- 
mières négociations avec le prétendant ? 

— Avec de pleins pouvoirs signés de toi et le con- 
cours d’Yachya, oui. 

— Pourquoi avec des pouvoirs signés de moi ? 

— Parce que c’est plus prudent, et que, si je ne pre- 
nais pas cette précaution, il se pourrait qu'un jour je 
fusse désapprouvé. 

— Tu n'as donc pas confiance en ma parole? 

— Si fait, pour les choses ordinaires de la vie; 
mais pour les choses qui, comme celles-ci, ont une 
gravité politique, et qui marchent avec un cortége 
d'intrigues, non. 

Il s’assit immédiatement devant une table, écrivit 
ce pouyoir et me le remit. Je le passai à Yachya afin 
qu'il le lit. Il était concu en ces termes : > 

« J’autorise El-Hadji-Abd’el-Hamid-Bey à traiter 
en mon lieu et place des conditions d’intervention de 
ma part dans les affaires de Séid-Ahmed de Sana, 
déclarant en conséquence que tout ce qu'il fera, je le 
considérerai comme bien fait et conforme à mes 
intentions. » 

Nous faisons grâce au lecteur de tous les préam- 
bules qui se mettent invariablement au haut des lettres 
musulmanes. 

— Mais, lui dis-je, ce pouvoir ne parle point d’ar- 
gent. 

— N'ai-je point écrit que tout ce que tu ferais je le 
considérerais comme bien fait. 

— Les questions d'argent, seigneur, brouillent les 
hommes, et, comme j'ai le désir de rester ton ami, les 
questions d’argent ne sauraient jamais être assez 
claires entre nous. 

Hussein prit le papier et y ajouta ces mots : 

« Il est bien entendu que toutes les questions d’ar- 
gent se trouvent comprises dans ces pleins pou- 
voirs. » 

Puis, il me rendit mon papier. Je jetai les yeux 
dessus. 

— Que veux-tu que je fasse de cela, lui deman- 
dai-je? 

Il parut tout stupéfait. 

— Mais, dit-il, j'ai mis ce que tu désirais. Que te 
faut-il encore ? - à 

— Spécifier d'une manière formelle que toutes les 
conférences que j'aurai avec le prétendant auront lieu 
en présence de Yachya. z 

Le chérif devint rouge de colère. 

— Mais, fil-il, tu m'imposes bien des conditions! 

— Ce n'est pas encore assez; sidi, écris, je te prie! 

Hussein déchira le premier papier et en écrivit un 
autre à peu près dans les mêmes termes, mais auquel 
il ajouta ce que j'avais demandé. Cette fois, il le remit 
lui-même à Yachya, pour qu'il eut à le lire. Yachya 
le lut et me passa le papier. 

— Eh bien! es-tu content? me demanda le chérif, 
pensant que c'était une affaire terminée. 

Mais, après avoir lu, je le tendis à Hussein en lui 
disant : 

— Il manque encore quelque chose. 

Cette fois, le chérif devint bleu. D'assis qu'il était, 
il se leva pour se promener à grands pas dans son 
salon, Yachya tremblait, ne sachant pas quel serait le 
résultat de cette colère. Moi, je n'assis au contraire 
trosfroidement, attendant qu'il plat au chérif de me 
répondre. 

Après avoir fait deux ou trois fois le tour de sa 
chambre, et lu à chaque fois son pouvoir dun bout à 
l'autre : 


*, 


PR TE 


L'ARABIEHEUREUSE. 77 


a ——————— ————— © © 


— Mais enfin, me demanda-t-il, que manque-t-il 
donc à ce pouvoir ? 

— Presque rien en effet, lui dis-je, l'empreinte de 
ton cachet, qui seul le rend valable. 

— Je lai signé. 

— Tout le monde peut contrefaire ta signature, 

— Je n’y pensais pas, dit-il. 

— Oh! lui dis-je, ce n'est point pour toi que je 
demande cela, mais, si tu venais à mourir, quels ne 
seraient pas mes déboires avec tes frères ! 

Sa gaieté Jui revint, et, tirant son sceau de son 
doigt, il le frotta sur un bâton d’encre de Chine. Les 
chefs arabes ont toujours dans une de leurs poches 
ce petit bâton. Alors, mouillant son papier du bout 
de la langue, il appliqua son sceau au haut du 
papier, Je pris alors mon plein pouvoir, je le roulai et 
le passai dans ma ceinture. La sérénité était revenue 
sur le front du chérif, la joie sur celui de Yachya. 
J'allais me retirer lorsque le chérif me relint par le 
bras et me dit : 

— Reste, Hadji, nous avons encore à causer d’une 
autre chose qui t'intéresse plus particulièrement. 

— Tu te trompes, sidi, lui répondis-je, rien ne 
saurait m'intéresser plus que tes intérêts et mon 
devoir. 

Yachya voulut se retirer, mais à son tour le ché- 
rifle retint, lui disant qu'il n'était pas de trop. Comme 
je me doutais de ce qu’allait me dire le chérif, je fus 
enchanté que Yachya assistat à notre conférence, 
bien qu’il ne fût jamais qu'un témoin passif et pres- 
que muet. Mais enfin, c'était un témoin. 

Le chérif alors se tournant vers moi me dit : 

— Mon cher Hadji, voilà un an que nous sommes 
ensemble, tu m'as rendu bien des services, tandis que 
je n'ai encore fait pour toi que bien peu des choses 
que j'avais envie de faire. Je tai fait mon lieutenant, 
ce n'est pas assez, je voudrais te faire mon égal. 

Je m'inclinai. 

— Mais pour arriver à ce résultat sans choquer mes 
frères, que tu connais si bien, je dois te faire de ma 
famille. 

Je regardai le chérif et feignis le plus grand éton- 
nement. 

— Hadji, dit-il, j'ai quatre filles, je ne puis pas te 
dire de choisir celle qui te convieni, puisque dans 
notre pays l’homme ne voit pas sa femme avant d'être 
son mari; mais je l'ai choisi moi-même, non-seule- 
ment celle que je crois te convenir le mieux, mais 
encore celle que je préfère. 

Généralement, chez les Arabes et chez tous les 
autres musulmans, une pareille offre est non-seule- 
ment une immense faveur, mais encore un ordre, et 
il y aurait le plus grand danger à l'homme honoré 
d’un pareil choix à refuser, si haut placé qu'il puisse 
être, car ce serait froisser l'amour-propre du père et 
du chef d'une façon terrible. Un musulman haut 
placé pardonne rarement à un inférieur d’avoir froissé 
son amour-propre. 

J'étais cependant bien décidé à refuser, quoi qu'il 
pal arriver. 

— Séid, lui dis-je, tu me combles de tes grâces 
avant même qu'il m'ait été possible d'achever la tâche 
que je m'étais imposée près de toi; ne vaudrait-il pas 
mieux attendre que des services bien constatés me 
donnassent des titres à une pareille faveur ? 

Le chérif, qui croyait me combler de joie, me 
regarda avec étonnement, Un coup d'œil que je 
jetai de côté sur Yachya me le montra très-effaré, 
Il craignait qu'un refus trop net ne gâlüt ma 
position. 

Le chérif reprit: 

— Je ne demande pas mieux, Hadji, que de l'accor- 
der le temps de la réflexion; d'ailleurs, comprends- 
moi bien, c'est une proposition que je te fais, et non 


3 


pas un ordre que je te donne; sois done franc et loyal 
avec moi comme tu l'as toujours élé, et dis-moi tout 
de suite ta pensée. 

— Eh bien! séid, écoute-moi, et crois bien que 
c'est ton intérêt et non le mien que je plaide en 
ce moment; je ne serai pas plutôt ton gendre 
que l'honneur que tu m/’auras fait portera ses 
fruits; je suis déjà jalousé par tes frères et tes 
neveux. * 

— Pas par tous. 

— Je le sais, mais par la majeure partie. 

— Quels sont ceux gue tu crois tes ennemis? 

— Hammoud, d’abord. 

— C’est l'ennemi de tout le monde, excepté des 
Anglais. 

— Abou-Taleb. 

— Je crois bien, tu es un obstacle à ses desscins. 

— Heïder. 

— Ce n’est pas toi qu'il déteste, c'est moi. 

— Quant aux autres, je n’ai pas personnellement 
à m'en plaindre. Mais si tu pouvais lire au fond de 
leur pensée, tu les trouverais plutôt malveillants que 
bienveillants. Tu travailles à donner ta survivance à 
ton fils; or, comme en Orient ce n’est pas le fils, mais 
lainé de la famille qui succède, ils voient en moi un 
instrument qui, me rangeant du côté de Vintelli- 
gence, l’aidera à consolider l'usurpation de ton fils. 
Si je suis ton gendre, ils se défieront bien autrement 
de moi encore. Alors je n'aurai plus un instant de 
repos; je serai espionné, menacé; je serai sans cesse 
entrele poignard etle poison, Crois-moi, séid, prends- 
moi comme je suis, sers-toi de moi, prends-en ce que 
je puis te donner, mais ne me fais pas plus grand que 
Je ne le suis, pas plus grand que je ne veux l'être. Tes 
filles doivent épouser un prince autant que possible de 
ta famille, afin de ne pas éparpiller vos intéréts com- 
muns; moi je dois te seconder, mais comme serviteur 
fidéle et non comme allié intéressé. Et puis, lajsse- 
moi te dire autre chose. J'ai quitté la France pour 
venir en Egypte; j'ai quilté l'Egypte pour venir en 
Arabie; peut-étre le désir me prendra-t-il de quitter 
bientôt l'Arabie pour l'Inde, pour la Perse, pour 
l'Asie-Mineure, que sais-je? Ce qui distingue l'homme 
de l'arbre et de la plante, c'est que l'arbre et la plante 
meurent où la main de Dieu a fait tomber leur 
semence ; mais aux deux jambes de l'homme, Dieu a 
permis qu'il ajoutat les quatre jambes du cheval ou 
du dromadaire; l’homme est done né pour parcourir 
le monde. Voyager est surtout ma vocation. Une fois 
que je serai ton gendre, adieu mon libre arbitre; je 
devrai rester près de toi, près de ma femme; je ne 
reverrai pas les pays que j'ai connus; je ne verrai pas 
les pays que je ne connais pas encore. Je porte près 
de toi une chaîne que je ne sens pas, attendu que c'est 
moi quien ai la clef et non pas toi. Du moment où jo 
serais lon gendre, la clef passerait de mes mains aux 
tiennes, el ma chaîne deviendrait pesante. 

— Jamais ! interrompit Hussein. 

— Séid, je préfère être libre. 

— Mais tu veux donc me quitter ? 

— Non, mais il peut se présenter des circonstances 
plus puissantes que ma volonté. 

— Ecoute, reprit-il, tout ce que tu viens de me 
dire me parait excessivement grave. Je nourris ce 
projet depuis longtemps, depuis longtemps c'était le 
désir de mon harem et de l'enfant que je te destinais, 
je ne puis donc y renoncer ainsi tout à coup. Prenons 
chacun noire temps, toi pour réfléchir, moi pour 
peser tes paroles, et que ce qui vient de se passer resto 
strictement entre nous trois. 

— Je l'en supplierai le premier, Sid; ma vie y 
est intéressée, 

— Occupe-toi de la mission que je tai donnée 
relativement à Ahmed ; je vais laisser de leur cols mes 


78 L'ARABIE HEUREUSE. 


frèrés couver leurs projets pendant quelques jours ; je 
veux, avant de les réunir, avoir une réponse de toi. 
Dieu fera le reste. 

Je le quittai en l'embrassant. C'était une faveur 
qu'il p’accordait à aucun des membres de sa famille, 
à moins qu'il ne les revit après une longue absence. 

Je sortis. Yachya resta. Je rentrai chez moi et mon- 
tai à l'instant même chez mon Abyssine, à qui je ra- 
contai tout. 

— Ainsi tu as refusé? me dit Hafza. 

— À peu près. 

— À partir de ce moment, veille sur toi. 

— As-tu donc quelque chose de nouveau de ton 
côté ? 
— Non: mais je suis sûre qu'il y aura quelque 
chose de nouveau demain. 

— Le chérif m'a promis de n’en point parler au 
harem. 

— Qui, mais il ne tiendra pas sa promesse. Le ché- 
rif dit tout à sa vieille femme, qui a une grande in- 
fluence sur ses décisions. 

— Iras-tu au harem? 

— Non, j'attendrai mes sœurs d'Abyssinie; elles 
viendront se promener dans le jardin. 

En ce moment Sélim, de la chambre à côté, vint 
m'annoncer Yachya. Je sortis. Yachya m'attendait sur 
la terrasse du premier étage. Il venait me rendre 
compte de l'impression réelle que ma conversation 
avait produite sur le chérif. 

— Tu as été parfait dans tes répliques, me dit-il. 
Que le mariage se fasse ou ne se fasse pas, elles ont 
donné de toi la plus haule opinion à Hussein, Il a vu 
en toi un homme sage et modeste, et sa confiance 
pour toi s'en est augmentée au point que si la guerre 
se fait avec l’imam de Sana, et que le chérif prenne 
le commandement de ses troupes, il est décidé à ne 
confier qu’à toi le gouvernement du Théama, attendu, 
dit-il, que tu es le seul homme auquel il se fie entiè- 
rement. > 

— C'est à la fois trop beau et trop difficile pour 
que cela réussisse. Je n'y compte donc pas plus que 
sur la réussite de la mission dont il m'a chargé. Le 
chérif Hussein m'a paru trop ardent à accepter les 
propositions du jeune homme. Il n’a pas réfléchi aux 
conséquences qui doivent ressortir de cette guerre. 
Ne pouvant m’y opposer ouvertement sans m'exposer 
à sa défiance, j'ai proposé un moyen qui nous fera 
gagner le temps que le chérif eût dû donner à la ré- 
flexion. Au surplus, tu connais les Arabes. Il ne faut 
pas qu'aux yeux du jeune imam je sois le fondé de 
pouvoirs d'Husseïn, il faut que ce soit lui, au con- 
trairé, qui me chargé de ses intérêts près du chérif; 
il ne faut pas que ce soit moi qui aille chez lui, il 
faut que ce soit lui qui vienne chez moi. C'est à toi, 
Yachya, d'avisér au moyen de le faire venir. Je n'ai 
pas besoin de te tracer un plan, tu sais mieux que 
personne les zigzags des négociations arabes. 

Yachya demenura un instant pensif. 

— C'est difficile, dit-il; mais on tachera. 

Sur ces mots, il se leva. Je fe reconduisis jusqu’à 
la porte de l'escaliér, La, il s’arreéla, 

- Écoute, me dit-il, je crois que tu réussiras à 
toute chose, excepté à ne pas épouser Ja fille du 
her 

Le lendemain, Hafza avait eu la visite de ses an- 
ciennes amies, qui l'avaient emmenée au harem. A 
peine avait-on su son arrivée, que les femmes s’6- 
tent emparées d'elle, lui avaient parlé de mon hési- 
tation, et lui en avaient demandé les motifs. Elle avait 
raison; le chérif n'avail pu se taire, 

— Que leur as-tu répondu? lui demandai-je. 

— Je leur ai dit que jé ne savais absolument rien 
de ce qui s'était passé, Alors elles m'ont tout raconté. 

— El sur quel ton? 


— En y metiant beaucoup d’amertume. 

— Et Alima, l’as-tu vue? 

— Elle m'a paru affligée comme une femme amou- 
reuse, et blessée comme une femme qu'on méprise. 

— Et tu crois qu’elle se vengera ? 

— Elle fera le possible, sa mère l'y pousse. 

— Voyons, Hafza, lui demandai-je en la régardant 
en face, est-ce bien vrai, tout ce qué tu me dis la? 

Malgré sa couleur cuivrée, elle rougit. 

— Tu fais, pauvre Hafza, un autre métier que celui 
dont on l'avait chargée, ce me semble? 

— Je ne comprends pas. 

— Conviens que, lorsque le chérif t'a donnée à moi, 
tu avais, sinon de lui, du moins de son harem, reçu 
des instructions particulières ? 

— Ecoute, me dit-elle, pour te prouver que je 
l'aime, que je ne te trompe pas et que je te suis dé- 
vouée, trouve-toi ce soir, après le coucher du soleil et 
la prière du soir, sous la partie la plus ombragée du 
jardin. Les femmes et les filles du chérif seront là; 
tu pourras les entendre. Maintenant tu sais ce que tu 
risques si tu es découvert ? 

La proposition était grave. J'eusse autant aimé 
épouser Alima. Spel 
_ ——Je ne veux pas courir un pareil danger, lui dis- 
Je; mais toi, vas-y, et ne me cache rien de ce que tu 
entendras. 


XXIV 


Le soir, à huit heures, Hafza descendit au jardin, 


-el j'attendis son retour, m'en remettant à Dieu de me 


tirer de l'étrange situation où je me trouvais engagé. 

Abd’el-Mélek arriva sur ces entrefaites. Depuis son 
mariage surtout, il m'était parfaitement dévoué. Ll 
m'annonça la visite de son cousin Hussein. Le fils du 
chérif allait venir le rejoindre. Il était évident qu'il 
faudrait parler du mariage. Cela me contrariait fort. 
Quoique je n’eusse jamais eu qu'à me louer du jeune 
Hussein, je ne comptais pas d’une façon bien positive 
sur son amitié. 

Je n'avais pas vu Abd’el-Mélek depuis qu'il avait 
été décidé entre nous que je reluserais sa cousine. 
Mais au reste, par Yachya d'une part et par sa mère 
de l'autre, il était à peu près au courant de l'affaire. 

Une chose inouie, c’est la rapidité avec laquelle les 
nouvelles se répandent par le moyen des harems, et, 
ce qu'il y a de curieux, c’est que les nouvelles ne 
restent pas seulement dans la sphère où elles sont 
écloses : et par les esclaves, qui en Arabie ne sont 
point considérées comme de la domesticité, mais de 
Ja famille, et dont par conséquent on ne se cache pas, 
les nouvelles descendent, grossies et défigurées, jus= 
qu'au peuple. ; 

Abd’el-Mélek approuva, comme Yachya, les obser- 
valions que j'avais présentées à Hussein à l'endroit 
de mon entrée dans la famille, et relativement au 
projet de guerre avec Sana. Malheureusement, au 
moment où nous allions entrer dans le cœur de la 
question, arriva Hussein fils, avec tout l’attirail de sa 
domesticité, et me faisant par conséquent une visile 
d'apparat. } 

Après les salutations d'usage et les compliments ha- 
bituels, il s’assit et se mit à causer du jeune imam et 
des projets de son père à l'effet de lui conquérir le 
siége de Sana. Ufitle portrait morald’Alimed, le ke 
beaucoup. Selon lui, c'était non-seulement un homme 
trés-instruit, mais un prince chevaleresque et brave, 
qui dans ses jeunes années avait eu des aventures 
Wros-brillantes au point de vue de la fortune, avant 
que ses biens fussent confisqués. Il le fit tres-riche 
el très-généreux. 

S'il était tel que le peignait le jeune chérif, ma 
négociation avec lui devenait plus facile que je ne 


L’ARABIE HEUREUSE. 79 


l'avais cru d'abord. Mais il était à craiudre que Hus- 
sein, comme son père, eût été ébloui par les appa- 
rences et surtout par les avantages que promettait au 
chérif Hussein la réussite d’un pareil projet. Seule- 
ment, pour que ce projet réussit, il semblait déjà 
beaucoup trop ébruité. A la manière dont les nou- 
velles marchaient quand elles sortaient de la forte- 
resse d’Hussein, elles pouvaient, si elles prenaient la 
route d’Aden, y arriver avant que l’expédition même 
fût arrêtée. 3 

Or, les Anglais prévenus, il n’y avait plus d’expé- 
dition possible. 

Soit que la présence d’Abd’el-Mélek le retint, soit 
qu'il ne jugeât point encore l'heure arrivée d'aborder 
cette question importante, il ne fit que des allusions 
au mariage projeté par le chérif entre sa sœur et moi. 
Puis enfin, après une demi-heure, il se leva. Sans 
doute Abd’él-Mélek craignit, en prolongeant sa vi- 
site, de porter ombrage à son cousin, car, en voyant 
celui-ci se lever, il se leva à son tour. 

Les deux jeunes gens prirent donc congé de moi. 
Mais, en me disant adieu, Hussein resta en arrière, 
et mé dit de façon à ce que son cousin ne l’entendit 

oint : 
A — Hadii, j'ai besoin de causer avec toi. 

Je vis qu’il n’y avait pas moyen d’éviter une expli- 
cation de ce côté. 

— Quand tu voudras, sidi, lui dis-je. 

Mais, sans me fixer le moment de cette explication, 
Hussein rejoignit son cousin, et tous deux remon- 
térent à cheval et s’éloignérent. 

Mon eunuque nvattendait, Hafza était rentrée. Je 
montai chez elle. 

— Et bien! lui demandai-je, quoi de nouveau? 

— Presque rien, répondit-elle, sinon qu’Alima ne 
renonce nullement à ses projets. 

Le lendemain, les affaires me paraissaient tellement 
engagées que je ne quittai pas la maison, pensant 
que d’un côté ou de l’autre il allait arriver quelques 
nouvelles, soit d’Abd’el-Mélek, soit du jeune Hussein, 
soit d'Alima, soit d’Ahmed. 

Vers midi, Sélim m'annonca Yachya. 

— Eh bien! lui demandai-je, m’aménes-tu Ahmed? 

— Bon! dit Yachya, il nous arrive bien autre 
chose ! 

— Que nous arrive-t-il? 

— Eschref-Bey et Abd’el-Kérim-Effendi sont à la 
forteresse du chérif. 

— Arrivant de Sana? 

— Comment sais-tu qu'ils arrivent de Sana? 

— Je le sais, qu'importe comment. 

— Le chérif te fait dire de venir chez lui à l'instant 
même, 

J'aurais mis plus de temps à me faire seller un 
cheval qu'à y aller à pied. | 

— Allons ! dis-je à Yachya, et nous parlimes. 

En effet, je trouvai Hussein avec les deux en- 
voyés. L'un était Turc et envoyé par le sultan Ini- 
même; l'autre était Arabe, et adjoint à l'envoyé ture 
par le chérif de la Mecque. A mon entrée, tous 
deux manifestèrentun grand étonnement, Tous deux 
me connaissaient, ayanteu de fréquents rapports avec 
moi à la Mecque, mais en dehors de celte question; 
el comme ils m'avaient vu partant pour Bagdad, qu'ils 


i aient que je me fusse arrêté à Abou-Arich, ma 
présence fut pour eux une espèce d'apparition, 
Hadji, me dit le chérif, voici des envoyés tures 

qui viennent de chez l'imam de Sana. Comme tu as 
habité la Mecque, twdois les connaitre. 

— Parfaitement, lui répondis-je; ce sont de vieux 
amis. 

Je les accostai alors en les appelant par leur nom, 
et, de leur côté, remis de leur premier élounement, 


ils parurent enchantés de me voir. Alors, se retour- 
nant de mon côté, le chérif me dit : 

— Ces personnages viennent, au nom du sultan, 
me proposer un traité d'alliance dans le genre de 
celui qu'ils ont signé avecl'imam de Sana. Seulement 
ils voudraient que je consentisse à leur livrer la garde 
de mes ports. — Qu'en dis-tu, Hadji? 

Je connaissais à cet égard les dispositions de 
Hussein. 

— L'imam de Sana les a-t-il livrés, tes ports? de- 
mandai-je. 

a Il ne pouvait pas livrer ce qui ne lui appartient 
plus. 

— Non, il pouvait, les ayant possédés et s’en regar- 
dant encore comme le légitime propriétaire malgré ta 
conquête, approuver qu'iis fussent repris sur toi par 
les Anglais et les Turcs. 

— Avez-vous discuté avec lui une concession de 
ce genre? demanda Hussein aux envoyés. 

— Non, répondit hardiment Eschref-Bey. 

— Je croyais cependant, lui dis-je, que c'était une 
négociation de ce genre que tu avais été chargé de 
mener à bien par le capitaine Haines, en passant à 
Aden. 

— Ah! dit Hussein, tu as passé à Aden pour te 
rendre a Sana? 

— Nous avons pris cette route, dit Abd’el-Kérim, 
comme étant la plus directe. 

— Ou plutôt la plus rapide, dit Eschref-Bey, puis- 
que nous pouvions, le vent étant bon, faire en cing 
jours la route de Djedda & Aden. ù 

— Puis, je te le répète, tu avais des instructions à 
prendre du capitaine Haines. 

Les deux envoyés se turent. 

— Voilà ce qui estarrivé, dis-je à Hussein ; Eschref- 
Bey et Abd'el-Kérim sont allés proposer à l’imam de 
Sana, au nom de l'Angleterre et de la Turquie, de 
leur céder tout ton littoral, qui ne lui appartient 
plus, mais qui lui a appartenu. Dans le cas où l'imam 
eùt voulu te faire la guerre, ils eussent profité de 
ce moment-là pour s'emparer de tes ports, que tu 
n'eusses plus été assez fort pour défendre. L'imam de 
Sana s'emparait même du reste de tes ports qui ne 
lui avaient pas appartenu. Ainsi juge, toi à qui ils ap- 
partiennent, si tu dois les céder. 

— Mais tu savais donc tout ce que tu viens de dire? 

— J'en savais une partie; je savais le départ 
d'Eschref-Bey et d’Abd'el-Kérim de la Mecque; je 
savais leur passage à Aden; je savais leur présence 
à Sana. J'ignorais encore comment se terminerait la 
négociation ; tu viens de me l'apprendre. Tu vois que 
l'imam de Sana n’est pas aussi mauvais voisin que tu 
le pensais. Maintenant, véux-tu faire contre (toi-même 
plus que n'a fait ton ennemi? 

— Jene veux dans mes ports, dit Hussein, ni Turcs 
ni Anglais. 

— Alors les conférences ne séront pas longues ; tu 
entends, Eschref-Bey? tu entends, Abd'el-Kérim ? 
leur dis-je en m'adressant successivement à l'un et à 
l'autre. 

— Pardon, dit Eschref-Bey ; maisune première de- 
mande refusée, chérif Hussein, je dois l'en adresser 
une seconde. 

Hussein échangea avec moi un regard d'intel- 
ligence. 

— Parle, dit-il. 

— Avant que les rivages de la mer Rouge fussent 
conquis par Méhémet-Ali, repris à Mühémet-Ali par 
Turki- Bil-Mès, et repris enfin à Turki-Bil-Mès 
par Aït d’Assir, par tot et par l'inam de Sana, l'Arabie 
Heureuse payait un tribut au sultan; ce tribut, c'était 
la totalité du café qui se récolle dans le Djebel-el- 
Ishuik et le Djebel-Sana. Le Djebel-el-Ishiuik Vap- 


80 L'ARABIE HEUREUSE. 


parlient: consens-tu à payer le tribut comme avant 
la conquête ? 

— Je ne puis payer un tribut pour un pays que la 
Providence a donné à mon père et que mon père m'a 
légué. 

— Alors, dit Eschref-Bey, nous n'avons plus rien à 
faire ici, et nous prenons congé de toi. 

— Non pas, dit Hussein ; j'en ai fini avec les am- 
bassadeurs de la Porte et les alliés des Anglais, mais 
j'offre l'hospitalité aux voyageurs de distinction qui 
traversent mes Etats. Hadji Abd’el-Hamid, en ta qua- 
lité de mon serdar, charge-toi de faire les honneurs 
d’Abou-Arich à tes amis. 

Je compris l'intention d@’Hussein. Toujours géné- 
reux et chevaleresque, il trouvait une occasion de 
faire preuve de libéralité et ne voulait point la laisser 
échapper, quoiqu’elle s’exercat envers des ennemis. 

J invitai donc les deux envoyés à me suivre chez 
moi, et je partageai mon appartement avec eux. Der- 
rière eux arrivèrent les vivres, se composant de mou- 
tons, de riz, de beurre, d'huile, de sucre, de café, etc., 
tout cela, quoiqu’ils ne fussent que quatre, deux 
maitres et deux domestiques, était compté sur le pied 
de quarante personnes. Le surplus, on le sait, devait 
être, selon l'usage musulman, distribué aux pauvres. 
Au moment du repas arrivèrent sur des plateaux en 
cuivre les pâtés et les confitures. 

Le lendemain, le chérif leur fit une visite officielle 
avec toute sa maison et tout son élat-major. Il s'agis- 
sait, tout en refusant les demandes faites, de ne point 
rompre complétement avec le sultan. C'était une des 
recommandations d’Ali, mourant. 

« Mieux vaut, lui avait-il dit, dans un cas désespéré, 
te jeter dans les bras des Turcs que dans ceux de Pi- 
mam de Sana. » 

Immédiatement après la visite du chérif arrivèrent 
Jes cadeaux. C’étaient d’abord quatre chevaux arabes 
pour le sultan, tout ce que Hussein avait trouvé de 
plus beau dans la race du Nedjéd, c'est-à-dire dans 
la plus belle race des chevaux de l'Arabie; deux cents 
balles de café moka du meilleur cru, mais à titre de 
cadeau et non d'impôt; des raisins secs de Zébid en 
énorme quantité; des perles, des bracelets, des col- 
liers, des bijoux de toute espèce. Tout cela était pour 
le sultan Abdul-Medjid. Les deux envoyés reçurent 
des sabres, des poignards, des bourses. On sait qu’en 
Orient chaque bourse est de cing cents piastres tur- 
ques. 

Faisons observer en passant que le chérif se débar- 
rassait d'une monnaie qui, n'ayant pas cours dans son 
pays, n'avait de valeur que celle de son poids. 

Les envoyés restèrent huit jours chez moi. Le neu- 
vième jour, un vendredi, après la prière de midi, ils 
prirent congé du chérif, qui les escorta à plus d'une 
lieue sur la route de Djézan. Ils devaient reprendre 
la mer à Djézan, et, selon le vent, arriver à Djedda; 
de Djedda, continuer leur chemin vers la Mecque, où 
ils avaient à rendre compte de leur mission. 

Disons tout de suite ce qui arriva d'eux, ou plutôt 
de l’un d'eux. 

Eschref-Bey, qui relevait directement du sultan, 
parlit pour Constantinople, et alla rendre compte de 
sa mission à Abdul-Medjid. Jignore comment il fut 
reçu et de quelle façon il s'excusa, Quant à Abd’el- 
Kérim, malgré sa naissance, — c'était le fils d'un 
marabout très-estimé à la Mecque, — il fut arrêté par 
Ybn-Aoun et décapilé par ses ordres, La chose se fit 
chez lui sans bruit et sans scandale, On sut l'événe- 
ment le lendemain, La veille, il prenaitencore le café 
et fumait lachibouque avec son chérif, Abd'el-Kérim 
était un homme Wes-supérieur. Il était accusé de 
s'êlre laissé corrompre. 

En Orient, on n'admet jamais que l’on échoue, 


Seulement, on suppose toujours que l’on peut se 
vendre. 

Revenons au chérif Husseïn. 

Les deux envoyés partis, il comprit parfaitement 
que ce n’était pas au moment où l'imam de Sana ve- 
nait de se brouiller avec les Tures et les Anglais qu'il 
fallait lui déclarer la guerre. D'un autre côté, nous 
avons dit l'embarras de la situation au point de vue 
de ses frères. IL fut donc décidé que, pour le mo- 
ment, je n’ouvrirais aucun pourparler avec le jeune 
Ahmed. Seulement, toujours généreux, le chérif Hus- 
sein se proposait de lui fixer un revenu provisoire qui 
Vassimilait aux membres de la famille et lui permet- 
tait d'attendre les événements avec patience. 

La situation redevenait donc parfaitement calme, 
et mes seuls intérêts, au point de vue de la fille du 


_ chérif, continuaient d'être en jeu. 


Un matin, le chérif me fit appeler par Yachya. Je 
crus l'heure venue d’une explication définitive. Mais 
ce n’était point de cela qu’il s'agissait. 

Des fellahs de Sahan étaient venus le trouver pour 
lui annoncer qu’ils avaient découvert, non plus cette 
fois une source de lait, mais une source d’eau vive. 

Sahan était un chef-lieu de district situé dans une 
vallée cultivée avec des plantations magnifiques de 
cannes à sucre, de chanvre, de mais, de dourah. 
Cette vallée faisait partie des domaines personnels du 
chérif; elle était arrosée par un torrent qui, l'hiver, 
la dévastait parfois, mais qui l'été se desséchait tou- 
jours, étant le résultat des averses d’automne. Or, 
une source dans une pareille localité, c'était toute une 
fortune. 

A la première nouvelle, le chérif avait donc eu l’es- 
poir que, soit par un aqueduc, soit par un canal sou- 
terrain, il parviendrait à amener cette eau jusqu'à 
Abou-Arich, qui alors deviendrait parfaitement fer- 
tile, la chose qui lui manquait étant l’eau. Ce que Abou- 
Arich en usait était puisé à grande peine et à grande 
dépense dans des citernes. Une source d’eau vive 
donnait en sorte à Abou-Arich un aspect de fertilité 
que voyait en rêve l'imagination féconde du chérif. 

Eu arrivant chez lui, et avant même qu'il fat ques- 
tion de la précieuse découverte, mon premier soin fut 
de rendre au chérif les pleins pouvoirs relatifs au 
jeune imam. 

Puis j'appris ce dont il était question. Connaissant 
la nature du sol et les divers gisements des mon- 
tagnes, je ne crus pas un mot de la nouvelle, et je 
là le pendant de la fameuse source de lait. Cependant, 
celte fois, si la chose n'était pas probable, elle était 
au moins possible. Je ne fis donc que le metire en 
garde contre une déception. 

— Au surplus, dit-il, depuis quelque temps je vis 
tellement renferiné et ennuyé, que je pardonnerais 
presque à mes paysans de n'avoir induit en erreur, 
puisque cette erreur nous fera monter à cheval et vi- 
siter une des plus fraîches parties de mon douaire. 

— Il fut convenu que nous partirions dès le lende- 
main, avec le jeune Hussein, son cousin Abd’el-Mélek 
et ce qu'il restait dela famille du chérif à Abou-Arich. 
La plus grande partie avait quitté cette résidence dès 
que la résolution avait été prise de remettre la guerre 
à une autre époque. 

Je me tins prêt pour le lendemain. Le voyage de- 
vait durer plusieurs jours. Sélim, Mohammed et Hadji- 
Soliman devaient m'acompagner. 

Le même jour, ou plutôt dans la nuit, Sélim 
croyant profondément endormi, tandis que je songe 
toujours comme le lièvre de Lafontaine dans son gile, 
Sélim, dis-je, vint soulever le coin de la couverture 
dans laquelle J'étais enveloppé. Le chérif me faisait 
dire que l'on partait à deux heures da matin. Nous 
en étions, je viens de le dire, aux plus fortes chaleurs 
de l'été, eb nous ne pouvions compiler marcher que 


L'ARABIE HEUREUSE. 81 


jusqu'à neuf ou dix heures du matin. Arrivés à ce 
moment du jour, on serait forcé de faire halte, de 
dresser les tentes, si l’on était sur un terrain décou- 
vert, ou de se coucher à l'ombre, si l'on était dans un 
lieu boisé. Ce n’était qu’à trois heures de l'après-midi 
que la course pouvait se reprendre, pour durer, en se 
soumettant cependant à quelques haltes partielles, 
jusqu’à huit ou neuf heures du soir. j 

Nous partimes à heure dite. Nous étions une cin- 
quantaine de cavaliers, la domesticité comprise. Les 
domestiques étaient à dromadaire et les maîtres à 
cheval. Yachya qui, comme toujours, faisait partie de 
l'expédition, était, comme toujours encore, monté sur 
son âne. L 

Il faisait froid. Toutes les herbes au milieu des- 
quelles nous passions ruisselaient de rosée, tous les 
arbres que nous heurtions nous couvraient de pluie. 
Le voisinage de la ville empêchait tout incident, la 
nuit empéchait les chiens du chérif d'entrer en chasse. 
D'ailleurs ils étaient couplés, tenus en laisse par un 
noir, et couverts de leurs housses. De temps en temps 
ils levaient le nez, éventaient quelque chacal qui glis- 
sait sous les herbes, quelque gazelle qui bondissait 
et disparaissait comme une ombre, et s’élancaient de 
toute la longueur de leur laisse dans la direction que 
l’un ou l’autre de ces animaux avait prise. 

Une chose remarquable en Orient, c’est le profond 
silence des nuits. Le moindre bruit qui s’y fait s'en- 
tend à des distances énormes. Ainsi, on entendait 
distinctement l'aboiement des chiens dont les douärs 
étaient à plusieurs lieues de la route. 

De temps en temps, nous faisions lever des com- 
pagnies d’outardes et de poules de Numidie. 

Nous nous arrétames au lever du soleil pour faire 
la prière, puis l’on se remit en marche en découplant 
les lévriers et en préparant les fusils. Les lévriers se 
Jancérent sur le premier groupe de gazelles qui partit 
d'une pièce de trèfle. Elles étaient quatre ou cing. 
En quelques bonds, les lévriers les eurent non- 
seulement atteintes, mais dépassées. Si légères 
qu'elles soient, les gazelles ne peuvent pas lulter de 
vitesse avec eux, mais elles luttent de ruse. 

Rien de charmant et de gracieux comme de voir 
ces gazelles, près d'être gueuletées, faire un bond à 
droite où à gauche, tandis que le lévrier, emporté par 
sa course, les dépasse de cinquante pas, cent pas, 
deux cents pas. Elles, pendant ce temps, gagnent une 

e partie de la plaine, et comme la plaine est acci- 
dentée, couverte de cultures élevées de mais, de 
chanvre, de cannes à sucre, les lévriers les perdent 
de vue. Alors les esclaves à dromadaire se mettent à 
leur piste en appelant les chiens; quelquelois, grâce 
à la hauteur à laquelle ils sont juchés, ils ne perdent 
pas de vue la gazelle chassée. Mais la chose est rare. 
Au reste, la gazelle chassée, dès qu'elle se croit hors 
de vue, rentre dans une tranquillité parfaite, s'arrête 
dans un buisson, dans de hautes herbes, et se remet 
à brouter. 

Lorsqu'elles sonten bande elles se séparent diffici- 
lement. L'une fait têle de colonne, les autres la sui- 
vent. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'elles marchent 
à la file, une à une, jamais de front, Quand elles se 
séparent et qu'elles n'ont plus leur guide, elles sont 
perdues. 

Lorsque le slougi parvient à les gueuleter, il leur 
donne le même coup de dent que le loup donne aux 

. [l leur casse les reins, puis il s'amuse à les 
l'air, Quand le chasseur est en vue, en géné- 
rapporte la béle. Quand le chasseur est trop 
éloigné, il la mange. Si la gazelle n'est pas tout à fait 
morte, le musulman s'empresse de lui couper l'artère 
du cou, selon les prescriptions du Coran, sans quoi 
il ne la pourrait point manger; nous parlons des vrais 
musulmans, 


Lorsque l'animal est tué roide au fusil, ce qu’un 
musulman ne fait jamais sans dire en même temps : 
« Je te tue au nom du Dieu miséricordieux, » le mu- 
sulman peut en manger; sinon, il doit lui couper 
l'artère, comme lorsque l’animal a été pris par le lé- 
vrier. Il en résulte queles cavaliers suivent avec achar- 
nement le chien, se tenant le plus près de lui pos- 
sible afin d'arriver à temps pour saigner l'animal. 
Au reste, les chevaux ne tardent pas à se lasser. Un 
cheval, monté par un cavalier inexpérimenté, est mis 
hors d’haleine par la meilleure gazelle. Les cavaliers 
habiles se contentent de marcher d’abord au pas re- 
levé. Ils ne mettent leurs chevaux au galop que lors- 
qu'ils voient la gazelle près d’être forcée. 

Le dromadaire vaut done mieux que le cheval dans 
ce cas. Son trot allongé, qui est son allure la plus 
douce, dépasse le galop du cheval le plus leste et suit 
les lévriers. Or, comme il peut faire jusqu'à dix 
lieues à ce pas, on comprend qu'avant d’être fatigué 
il peut conduire son maître à l'hallali de trois ou 
quatre gazelles. 

Trois ou quatre gazelles furent forcées en moins 
d’une demi-heure. C'était une lutte d'adresse entre 
Abd’el-Mélek et son cousin Hussein. De leur côté, 
les autres chasseurs, le chérif en tête, chassaient l'ou- 
tarde et la perdrix. On rencontre aussi des bandes 
de rameaux etde sansonnels, mais il va sans dire qne 
l'on ne s'occupe pas d'eux. Il y a plus, ces oiseaux 
sont l'objet d’un préjugé religieux dont ils profitent 
pour être envers les voyageurs aussi imper nents que 
possible. 

La chasse du matin fournit le rôti du diner. 

Nous campames vers les onze heures Mifés dun 
puits nommé Bir-el-Hadj, le puits du pélerin. 

C'était un immense puits à bascule, avec un pa- 
nier de feuilles de palmier et non un seau. Au reste 
les feuilles sont tressées si hermétiquement que l'eau 
même ne peut pas s'en échapper. En Abyssinie, c’est 
dans de semblables vases que l'on transporte tous les 
liquides. Autour de ce puits, la culture redoublait de 
vie et de vigueur. 

Une population d'agriculteurs, abritée par d'épais 
bouquets de palmiers, s'était agglomérée autour de 
ce puits. Leurs huttes étaient enveloppées de puis- 
sanls ceps de vigne enlacés à des chèvre-feuilles et à 
des jasmins, ce qui emplissait toute l'atmosphère 
d'un délicieux parfum. Cette population pouvait se 
composer d'une trentaine d'hommes et d'une centaine 
de femmes et d'enfants. A notre approche, les chiens 
entrèrent en émoi, et vinrent à notre rencontre. Leurs 
maîtres les suivaient. Du plus loin qu'ils aperçurent 
Hussein, ils prirent leur course; puis, arrivés à lui, 
se prosternèrent d'abord, puis se relevèrent lui bai- 
sant le pied et la main, après lui avoir fait, bien en- 
tendu, les salamalecs d'usage et demandé où Le con- 
duisaient ses pas. Le chérif donna pour prétexte une 
promenade et le désir de voir par lui-même où en 
était leur récolte, 

On continua de marcher, les uns à cheval, les 
autres à pied, jusqu'aux huttes. Le chérif s'arrèta 
devant la hutte du plus ancien, Les Arabes ne savent 
jamais leur age. Us l'estiment d'après l'événement le 
plus saillant qui a précédé ou suivi leur naissance, 
Le vieillard, devant la hutte duquel nous nous arré- 
times, ne savait pas plus son âge que les autres, Mais 
la chronique du pays lui donnait au moins cent dix ans. 

Tandis que les hommes et les enfants mâles s'oc- 
cupaient des chevaux, les femmes et les filles prépa- 
raient le déjeuner. Les unes étaient occupées à traire 
les chèvres et les vaches, les autres à moudre le blé 
pour faire les galettes, les autres cueillaient du raisin, 
d'autres enfin écrasaient dans un mortier de bois les 
épices nécessaires au pilaw. 

On abandonna aux cuisiniers et ouisinières les ga- 

ÿ 


82 L’ARABIE HEUREUSE. 


zelles, les outardes et les perdrix. Ces derniéres 
avaient été plus particulièrement tuées par moi. Mon 
habitude de tirer les oiseaux au vol et une certaine 
habileté dans cet exercice excitaient toujours l’admi- 
ration. Abd’el-Mélek et Hussein étaient fort adroits 
au posé, Abd’el-Mélek surtout, qui coupait un fil 
d'aussi loin que la distance permettait de le voir. 
Tous deux essayaient souvent de m'imiter; mais pres- 
que jamais ils ne réussissaient. 

A peine fûmes-nous assis sur les tapis que les 
plus belles jeunes filles vinrent nous apporter du 
lait, de l’eau et des fruits. Ces filles sont char- 
mantes, avec leurs robes ouvertes sur le côté et 
adhérentes sur l'épaule par une agrafe en argent. 

C était le préliminaire de la réception. 

Le diner ne vient que lorsque moutons, gazelles, 
outardes et perdrix seraient rôtis. 

Après le diner, le chérif se coucha et s’endormit. 
Les uns suivirent son exemple et firent la sieste, 
d’autres se réunirent pour former des groupes de 
causeurs et de fumeurs. On attendit ainsi que la 
grande chaleur fût passée pour se remettre en route. 


XXV 


Vers trois heures de l'après-midi, nous nous re- 
mimes en route. i 

Cette is le jeune Husseïn laissa se lancer son 
cousin i-Ahmed à la poursuite des gazelles, et vint 
appuyer cheval au mien. Je compris qu’il voulait 
causer avec moi; je ne doutai que ce ne fût des pro- 
jets de s re. En effet, après quelques mots préli- 
minaires échangés : 

— Hadji, me dit-il, mon père m'a fait part de ses 
bonnes intentions à ton égard. 

Je m'inclinai. 

— Le chérif, lui répondis-je, me comble bien au 
delà de mes mérites. 

— Et cependant il m'a dit qu’il avait à se plaindre 
de toi. 

— À se plaindre de moi! Séid, permets-moi de te 
dire que je doute que ce soit là le sens de ses paroles. 

Le jeune homme se reprit: 

— Il m'a dit du moins que tu avais refusé sa pro- 
position de Vallier à notre famille. 

— J'ai demandé du temps pour réfléchir. 

— Tu sais, Hadji, qu'il n’y a pas d'exemple qu'une 
proposition pareille à celle que t'a faite mon père ait 
été refusée. 

— Je sais cela, mais comme étranger je me trouve 
dans une position exceptionnelle. 

— Tu nes pas étranger, puisque tu es musulman. 

— Oui, mais je suis étranger de nation; j'ai une 
famille en France, j'ai une mère à qui je n’ai pas dit, 
je l'espère, mon dernier adieu. 

— Qui l'empêche de la faire venir? 

— Elle ne pourrait supporter le voyage ni lé climat, 

— Une femme est plus pour toi que ta mère elle- 
même, car c'est la mère de tes enfants. 

— Séid, j'ai dogné au chérif encore d’autres rai- 
sons. 

— Je le sais; tu Ini as dit que tu étais un voyageur 
comme les oiseaux qui traversent le ciel, tantôt pour 
aller au nord, tantot pour aller au midi; mats les 
oiseaux ont une femelle et voyagent avec elle, 

Je souris. 

— Les oiseaux ont dés ailes, lui dis-je, et le ciel 
est à eux, 

— L'homme a le cheval et le dromadaire, et la terre 
est à lui. 

Je ne répondis point, attendant qu'il me parlât de 
nouveau, 

— Tu sais, continua-til, qu’Alima est deux fois ma 


ee 
sœur, sœur par mon père et par ma mère, tu serais 
donc tout à fait mon frère. R 

— Ce serait un grand honneur et une grande joie 
pour moi, Séid, mais pourrait-on en dire autant de 
tes oncles et de tes cousins ? 

—Ce que mon père fait est bien fait, dit le jeune 
homme, et Allah lui seul a le droit de le reprendre de 
ses actions. 

Je me tus. 

— Pour te prouver combien nous avons confiance 
en toi, Hadji, je vais te dire une chose que je ne di-’ 
rais point à un Arabe de naissance : ma sœur taime 

~~ Impossible, Séid. À XAOU 

— Comment, impossible! Pourquoi cela? 

— Elle ne me connaît pas. 

Hussein se mit à rire. 

— Dis cela à l’eunuque qui la garde, mais ne me 
dis pas cela à moi; elle t'a vu non pas une fois, mais 
dix fois. | 

Je m'inclinai. be 

— Mon père m'a dit ce matin : « Hussein, pendant 
le voyage, aussi souvent que tu le pourras, tu Vap- 
procheras de Hadji, et tu lui diras que je le prie de 
réfléchir à la proposition que je lui ai faite; tu ajou- 
teras que tu serais aussi heureux de l'avoir pour 
frère que je serais heureux de l'avoir pour gen- 
dre. » 

—- Et tu as répondu? 

~« J'obéirai à tes ordres, non-seulement parce 
que ce sont tes ordres, mais encore parce que ces 
ordres sont d'accord avec mon plus vif désir. » 

— Je ne puis, de mon côté, te répondre, Séid, que 
ce que j'ai déjà répondu au chérif : « Mes regrets 
seuls égalent ma reconnaissance, » 

— Et comme mon père, je te dirai à mon tour: 
« Ce n’est point ton dernier mot, Hadji, et j'espère 
que tu reviendras sur celte détermination, » 

Et sur ces mots il alla rejoindre son père, près dus 
quel il marcha pendant quelque temps. [lest évident 
qu'il lui rendait compte de la conversation qu’il ve- 
nail d’avoir avec moi. as 

A peine m’avail-il quitté, qu’ Yachya manœuvra son 
âne de manière à se trouver a sou ioura mes edtés. 
Yachya, avec ses joues maigres, ses rides prononcées, 
ses lèvres serrées, ses yeux brillants, son nez pointu, 
sa barbe rare et inégalement plantée, son cos 
tume de calicot blanc et sa monture biblique, était 
toujours pour moi une curiosité nouvelle. Le côté 
grotesque de son visage, de son accoutrement, de 
toute sa personne enfin, échappait complétement aux 
Arabes, mais me rappelait, à moi, non pas Sancho, 
mais don Quichotte lui-même ayant emprunté pour 
un instant la monture de son écuyer. Il est vrai que 


j'étais bientôt ramené au sérieux par le respect que 


chacun lui portait comme à l'homme du prince. En 
effet, c'était le confident, c'était Vintime, c'était le né 
cessaire du chérif. Si jamais le chérif Hussein a perdu 
Yachya, il a dû être l’homme le plus désorienté et le 
plus désolé de la terre. 

J'ai déjà dit combien Yachya m'aimait. Or, l'amitié 
d'un pareil homme eût été une véritable fortune pour 
quelqu'un qui eût voulu l'exploiter. Je n’en eus ja- 
mais l'idée, et cela devait bien élonner Yachya, habi= 
tué comme il l'était, sans paraître s'en prévaloir, au 
reste, à ce que tout le monde tui fit la cour. Il ve- 
nait tout naturellement savoir ce qui s'était pass 
entre le jeune Hussein et moi. Je lui racontai 
La chose l'inquiétait énormément. Il né pouvait pas 
me donner tort, car il appréciait parfaitement mes 
raisons. D'un autre côté, il voyait le guépier dans le- 
quel je me fourrais en refusant, Je suis sûr que, tout 
avare qu'il était, il eût donné cent roupies pour que 
la proposition ne m'eût point été faite, Mais elle était 


L'ARABIE HEUREUSE. 83 


faite, la malheureuse proposition! Il fallait subir 
toutes les conséquences de la situation. 

Nous n'avions pas encore épuisé, Yachya et moi, 
l'énumération des événements qui pouvaient surgir, 
lorsque nous arrivames à la halte du soir. La halte 
était marquée, comme celle du matin, par un puits. 
Celui-la se nommait Bir-el-Djedid, le puits nouveau. 
Le paysage était encore plus riche, plus verdoyant et 
plus pittoresque que celui où nous avions fait halte 
Je matin. Les fellahs aussi étaient plus nombreux. 
On pouvait y compter deux cents huttes peut-être et 
une population dé trois ou quatre cents hommes et le 
triple en femmes et enfants. 

outes les rues, ou plutôt tout l'espace compris 
entre les huttes était encombré de moutons. Le village 
tout entier, la nuit venue, se transformait en une im- 
mense bergerie, gardée par des chiens dont la vigi- 
lance se traduisait en aboiements continuels. Malheur 
à l'étranger qui se fût hasardé à poriée de leurs dents. 
Il eût été mis en pièces. 

Nous fûmes reçus non moins gracieusement que 
le matin. L'aspect seulement de notre halle était 
rendu infiniment plus pittoresque que pendant le 
jour. 

La nuit et le feu, ces deux grands éléments de la 
poésie prétaient leur magie à ce tableau. A la réver- 

ération de la flamme, et avec les puissantes ombres 
portées du côté qui lui était opposé, hommes et fem- 
mes prenaient des aspects fantastiques auxquels les 
Arabes ne prétaient aucune attention, mais qui agis- 
saient puissamment sur moi. La, ce ne fut pas seule- 
ment des moutons que l’on égorgea, mais plusieurs 
jeunes chameaux que l'on mit à mort, ce qui est le 
nec plus ultra de l'hospitalité, et ce qui ne sé pra- 
tique en Orient que pour des gens tout à fait consi- 
dérables. Il va sans dire que toute la tribu, depuis les 
ainés jusqu'aux plus jeunes, profitèrent de celle dis- 
tribution extraordinaire de vivres. 

Le lendemain matin, nous arrivames de très-bonne 
heure à Sahan. C’étaita Sahan que les guides devaient 
venir nous prendre pour nous conduire à la fameuse 
source, qui, s’il fallait en croire les renseignements, 
se trouvait sur les premiers degrés ouest de la grande 
chaîne de montagnes appelée Djebel-Béni-Séid. 

Ces montagnes sont tout ce qu'il y a de plus volca- 
nique. Elles se composent de roches de granit, ger- 
cées, fendues, brisées par l'intensité du feu. Dans les 
interstices formés par les gerçures pousse une labo- 
rieuse, mais active végétation. Il y a peu de terre. Mais 
dans ce peu de terre, tout ce qui peut venir vient. Ces 
premiers degrés séparent le pays d’Abou-Arich de 
celui de Kholan. Bien que ce soient les premiers de- 
grés de la grande chaîne qui, traversant toute l’Ara- 
bie comme une épine dorsale, va de Bab-el-Mandeb 
au Sinai, ces premiers degrés sont déjà à plus de 
quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer. 
Il est vrai qu'à la vue ils paraissent moins élevés que 
nous le disons, étant précédés de petits mamelons 
qui leur dtent de leur hauteur apparente. 

Ces montagnes sont habitées par des légions de 
singes qui font la désolation des tribus environ- 
nantes. Ces singes ont l'industrie, pour rendre la 
Maraude plus commode et surtout plus fructueuse, 
de tresser des espèces de paniers ou plutôt de couffes, 
comme les appellent es Arabes Ils remplissent ces 
t 


paniers et se les passent de main en main, de sorte 
nen int minutes les fruits sont cueillis et trans- 
portés dans la montagne. Les fruits qu'ils emportent 
sont des dattes, des papayes, des noix de coco, du 
mais, des pêches, des melons, du raisin; tout ce que 
les Arabes enfin cultivent pour eux-mêmes. Le résul- 
tat de ces razzias est emimagasiné dans des grottes 
connues d'eux seuls. 

C'est quelques instants avant Je lever du soltil que 


ces intelligents animaux se livrent à cet exercice. La 
veille, rien ne prévient le propriétaire du complot qui 
se forme contre lui. 

Le matin, le propriétaire est dévalisé. Pour que la 
chose se pratique sans dérangement, ils posent des 
sentinelles sur les points les plus élevés, arbres ou 
rochers. Ces sentinelles donnent l'éveil par un cri 
d'alarme. Selon la distance plus ou moins longue, 
selon les accidents plus ou moins multipliés du ter- 
rain, elles sont plus ou moins nombreuses, Toute la 
bande de voleurs, qui se compose quelquefois de cinq 
cents singes, se divise par groupes, nous n’osons pas 
dire par escouades, ayant chacune son chef. Ils se 
répartissent sur tout un district, se doutant bien que, 
S'ils n’enlevaient pas tout dans une seule nuit, ils se- 
raient mal reçus la nuit suivante. 

Les Arabes, de leur côté, lorsqu’arrive l’époque de 
la moisson, meltent aussi des sentinelles. Mais ces 
sentinelles finissent par se lasser et s'endormir: Les 
singes ne se lassent jamais, ne s’endorment jamais. 
Lorsqu'ils ont complétement dépouillé un district, ils 
passent au district voisin. On les attend à un endroit, 
ils sont à un autre. Puis enfin, si le lieu qu’ils comp- 
tent exploiter est gardé, ou s’ils soupconnent quelque 
embüûche, la troupe tout entière se met en route, et, 
dans une seule étape, se trouve à dix lieues de là, 
Rien n’est plus curieux que de voir au point du jour, 
si par hasard on se trouve sur le chemin, tous ces 
maraudeurs, leurs couffes à la main ou sur le dos, 
pareils à des contrebandiers qui passent is on 

Quelquefois les Arabes, lassés, font une levée dans 
les douârs et leur déclarent la guerre. Les chercher 
dans les montagnes serait chose impossible. Is 
gagneraient des sommets que l'homme n’atteindra 
jamais. Alors, il faut, à force de ruse, leur couper la 
retraite, ce qui n'est pas chose facile. Si l'on y par- 
vient, c’est une bataille à livrer. Très-désireux de fuir, 
s'ils ont l'espoir d'échapper aux traqueurs, les bandits 
commelaea titi gagner au pied. Mais s'ils s’apercoi- 
vent qu'ils sont cernés, ils deviennent alors très-belli- 
queux, ramassent des pierres, font face, se relran- 
chent de leur mieux et engagent le combat. 

On à vu souvent les Arabes, ayant affaire à une 
troupe plus considérable qu'ils ne s’y élaient atten- 
dus, obligés de battre en retraite. S'ils sont les plus 
faibles, les singes perdent la tête, la déroute se met 
parmi eux. Mais, acculés, chacun combat pour son 
comple et jusqu'au dernier moment. Leur morsure 
est terrible. La plupart du temps elle dégénère en 
gangrene. Les Arabes la traitent comme nous traitons 
en Europe celle d'un chien enragé, par cautérisation. 
Comme les Arabes qui emportent leurs morts et se 
font tuer autour des cadavres, les singes font tout ce 
qu'ils peuvent pour les emporter, et souvent aussi se 
font tuer près d'eux. 

Les guenons se lamentent près de leurs enfants 
morts comme une mère se lamente sur le corps de 
son enfant. Malheur au meurtrier qui dans ce cas-là 
se rapprocherait de la guenon désespérée à la dis- 
tance de dix où quinze pieds! D'un seul bond, elle 
serait à son visage, déchirant et mordant, 


XXVI 


Nous étions arrivés au village où nous devions 
prendre des guidés qui nous conduiraient à la source. 
Ils se tenaient prêts, attendant notre arrivée et parais- 
sant pleins de confiance en eux-mêmes. 

Nous avions encore à peu près quatre ou cinq lieues 
à faire pour arriver à l'endroit indiqué, Cet endroit 
s'appelait Hannouh-el-Nemr (la boutique du tigre 
ou de la panthére), Les Arabes n'out qu'un soul el 


84 L’ARABIE HEUREUSE. 


méme nom pour ces deux animaux, qui du reste, en 
Arabie, ne sont qu’un seul et même animal. 

Je demandai au chérif si nous devions nous appré- 
ter à conquérir la source sur les terribles animaux 
qui lui avaient donné son nom. Il me répondit que, il 
y a une vingtaine d'années, nous eussions eu, selon 
toute probabilité, occasion de fairele coup de fusil avec 
eux. Mais, depuis toutes les guerres avec l'Assir et les 
Égyptiens, ils sont devenus fort rares. Les passages 
de troupes les avaient éloignés. En outre, d’intré- 

ides chasseurs étaient allés les chercher jusque dans 
es gorges les plus reculées des montagnes, de sorte 
que, à part les rares exceptions que j'ai dites, on n’en 
rencontre plus. 

Cependant une panthère avait été signalée dans les 
environs de l'endroit que nous devions visiter. Cela 
regardait particulièrement Abd’ el-Mélek et le jeune 
imam de Sana. Is firent venir les Arabes qui préten- 
daient l'avoir vue, et prirent leurs renseignements. Un 
guide se chargea de les mettre sur les traces de la 
panthére, tandis que nos guides nous conduiraient 
vers la source. 

Nous partimes vers les sept heures du matin. Entre 
ledouàr etles premières rampes de la montagne, nous 
vimes quelques-uns de ces énormes lézards que les 
Arabes mangent avec délices, une grande quantité de 
rats, de souris, de musaraignes et de gerboises. 

Au soleil et sur le sable reluit la fourmi argentée, 
qui n’est ni la fourmi noire ni le termite. À mon der- 
nier voyage d'Afrique, jai rencontré dans l’'Ouad- 
Souf, c’est-à-dire dans le grand désert, celte même 
fourmi argentée. Je l'ai rapportée au Jardin des 
Plantes. 

Là aussi je trouvai le fennec, c'est-à-dire le plus petit 
des renards, que j'avais vu en Arabie et en Abyssinie. 
J'en rapportai ou plutôt jen envoyai un vivant aux 
Jardin des Plantes. Il fit pendant un an les délices des 
Parisiens. C’était le premier que l’on voyait vivant en 
France. Si j'avais su à cette époque avoir affaire à un 
animal si rare et si curieux, J'aurais pu en envoyer 
par douzaines. Ils sont gros comme de gros rats, ont 
la queue pendante et à longues soies, des oreilles déme- 
surées. Les Arabes les prennent avec des pièges qui 
viennent d'Europe. Aussi, presque tous ceux qu’on me 
présentait avaient la patte cassée ou abimée. Ils sont 
carnivores, et, lorsqu'ils ne peuvent pas manger toute 
leur proie, ils en cachent le reste. Comme les rats, ils 
se mangent entre eux. J'en rapportais quatre. Trois 
furent mangés, le quatrième se sauva. 

Il existe dans la même région un autre animal fort 
curieux, que je ne puis comparer qu'à notre furet. 
Il a le pelage gris cendré, barré de bandes transver- 
sales ; des oreilles à peine visibles dans sa fourrure, 
de pelits yeux noirs et brillants, gros comme des 
grains de plomb n° 7. De plus, il a la patte et la 
queue très-courtes. Au moment d'être pris, il lance 
une liqueur qui sent le mauvais côté du musc. Du 
bruit qu'il fait en accomplissant cette opération, les 
Arabes l'appellent le svitch. On ferait, comme pellete- 
rie, quelque chose de charmant de sa fourrure. 

Nous vimes alors les serpents et les couleuvres qui, 
ainsi que nous l'avons dit, sont fort communs dans 
ces parages, faire la chasse aux rats, aux souris et 
aux autres pelits rongeurs que nous avons indiqués. 
Les couleuvres les joignent à la course. Les serpents, 
lents et lourds, se contentent de les fasciner quand ils 
se trouvent à la portée de leurs regards. Les Arabes 
prétendent que ces serpents fascinentaussi les oiseaux. 

J'ai vu des exemples de fascination sur les rats 
et les souris dans l'Arabie Heureuse, mais ce n'est 
qu'en Abyssinie que j'ai vu la même opéralion pra- 
tiquée sur des oiseaux. J'ai tué plus d'une fois le 
repltile au moment où, la gueule ouverte, les veux 
fixés el le cou tendu, il n’atlendait plus que la chute 


de l'oiseau. Si je tuais le serpent roide, presque tou- 
jours l'oiseau tombait près de lui. Seulement le ser- 
pent n’en revenait pas; mais l'oiseau en revenait, 
pas toujours cependant; parfois le volatile mourait, 
sans blessure aucune, de la terreur qu'il avait éprou= 
vée, puis peut-être aussi d’asphyxie. 

Ces gros serpents courts dont je viens de parler, 
la couleuvre ordinaire et le céraste, c’est-à-dire les 
trois principaux serpents de l'Arabie, ont dans ce 
gros lézard que mangent les Arabes un ennemi 
acharné. 

Chaque fois que le saurien et l’ophidien se ren- 
contrent, il y a duel. J’ai été bien souvent témoin de 
ces combats. Voici en général comment la chose se 
passait. 

Dès que Vouaran (le lézard), — il y en a qui ont 
trois pieds de long, — dès que l’ouaran aperçoit le 
serpent, il s’aplatit sur le sable, tout son corps y dis- 
paraît presque; sa gueule se tourne entr'ouverte vers 
son adversaire, sur lequel ses yeux demeurent obsti- 
nément fixés. Dans sa gueule, armée de dents comme 
celles du crocodile, s’agite un dard pareil à celui de 
la couleuvre. Du moment où le serpent Papercoit, il 
s'élance sur lui. Le serpent est toujours lagresseur. 
Il essaye de saisir l'ouaran à l'endroit où la queue 
s'attache aux reins; louaran pare l'attaque avec un 
violent coup de queue qui lance le serpent à deux ou 
trois pas, et quelquefois le tue. 

Quelque part qu'il ait jeté le serpent, l’ouaran lui 
fait face aussitôt. Si le serpent n’est pas tué, il demeure 
toujours un instant étourdi. Mais il revient prompte- 
ment à lui et se met sur la défensive. Il devient plus 
prudent, ou plutôt sa première attaque n’a été qu’une 
ruse. Cette ruse a eu pour but d'attirer toute l’atten- 
tion de l’ouaran sur sa queue. Le serpent n’a rien à 
faire en réalité à la queue de l’ouaran. Il n’a que deux 
intentions : ou de mordre l'ouaran sous la gorge et 
de l’étrangler sous le cou, ou de saisir entre ses 
deux machoires les deux extrémités des mâchoires de 
son adversaire. Une fois que l’ouaran est pris par les 
deux mâchoires, il est perdu. Il se défend bien avec 
des griffes formidables qui rappellent celles du blai- 
reau; mais le serpent enfonce de plus en plus ses cro- 
chets dans la mâchoire supérieure et dans la mâchoire 
inférieure. L’ouaran privé d'air meurt étouffé. 

Mais il arrive parfois que le serpent manque son 
coup, et que l'ouaran ne manque pas le sien. C’est 
dans ce cas l’ouaran qui attrape le serpent par le 
museau ou par le cou. Alors le serpent se roule au- 
tour de lui, et, grâce à la force constrictive qu'il a 
reçue de la nature, l’étouffe en le comprimant. Mais 
comme, de son côté, l'ouaran n’a garde de làcher, 
tous deux meurent ensemble enlacés comme de bons 
amis. Quant aux autres petits animaux, depuis la 
mouche jusqu’à la gerboise, l’ouaran les dévore sans 
qu'il y ait plus de lutte qu’il n'y en a entre le crocodile 
et l'homme quand l’homme est pris une fois entre 
les machoires du crocodile. 

Il existe aussi, dans les montagnes des Beni-Seid, 
plusieurs autres variétés dophidiens, et entre autres 
le serpent que les Arabes appellent £t-Agel, l'éclair, 
le rapide, l’agile. C'est un serpent brun-chocolat, 
avec des raies longitudinales étendues tout le long du 
dos comme celles de la sangsue. El est long d'un 
mètre et demi, et très-mince, de la grosseur du doigt 
à peine; la vitesse avec laquelle il s'élance est telle- 
ment grande que les Arabes, dont la poésie exagère 
toujours les défauts comme les qualités, prétendent 
qu'il traverse sans s'arrêter l'étrier d’un cavalier et le 
corps d'un cheval. J'ai retrouvé du côté de Tuggurt, 
en Afrique, le même serpent et la même légende. 

Nous nous arrélimes pour déjeuner sous un bou- 
quel de tamariniers et de grenadiers. A une demi- 
lieue de nous gisaieut les ruines de quelque ancienne 


L’ARABIE 


HEUREUSE. 85 


eT TL 


ville inconnue que les Arabes appellent la cité des 
ldoles. Je laisse à un plus savant que moi le soin de 
découvrir le véritable nom de cette ville. 

Après le déjeuner et la sieste indispensable qui le 
suit, le chérif donna l'ordre d'entrer dans la mon- 
tagne. Comme le jour où nous avions cherché la 
source de lait, il y eut beaucoup d’appelés et peu 
d'élus. Le chérif, Yachya, moi, deux ou trois hommes 
de la suite et les guides, nous entrames seuls dans la 
montagne. 

Depuis plus d’une heure, Abd’el-Mélek et le jeune 
eu de Sana étaient partis à la recherche de la pan- 
thére. 

La montagne était extrêmement difficile à explorer. 
Outre la rapidité, de tous les interstices de rocher jail- 
lissaient comme des haies d’épines. C’étaient des mi- 
mosas, des euphorbes, et une espèce de lotus. Il fal- 
lait passer au milieu de tout cela. Le chérif Hussein, 
qui n'avait jamais su ce que c'était qu'un obstacle 
matériel ou moral, passait, m'indiquant le chemin, à 
travers tous ces porte-lances qui eussent dû le déchi- 
rer vingt fois, s’il n’y avait une espèce de pacte entre 
la nature d’un pays et ses habitants. 

Enfin nous arrivames au plateau faisant face à 
l’excavation que l’on appelait la Boutique des pan- 
théres. En effet, c'était un lieu sombre et sauvage. 
Cependant, en dehors des préjugés du pays, je voulus 
entrer dans cette caverne et la visiter. Mais le chérif 
m'arrêla par le bras. 

— N'entre point dans cette caverne, Hadji, dit-il, 
tu n’en sortirais pas. 

Avec d'autres hommes queles Arabes j'eusseinsisté. 
Avec eux, c'eût élé tenter Dieu. 

— Mais, demandai-je, si la source est au fond de 
cette grotte, il faudra bien y aller. 

— Par bonheur, elle n'y est pas, répondirent les 
guides. 

— Où est-elle? voyons! fit le chérif avec impa- 
tience. 

— Nous y sommes, Séid, dirent les Arabes. 

Et nous faisant faire un détour, ils nous conduisi- 
rent à une espèce de puits de trois ou quatre pieds de 
circonférence creusé dans un bloc énorme de granit. 
L'eau montait presque à fleur de pierre. Mais elle était 
si claire, si limpide, si reposée, que je déclarai à pre- 
mière vue que ce ne pouvait être une source. 

Je coupai un petit arbre avec mon poignard, pour 
sonder la profondeur du puits. La branche me donna 
deux pieds et demi à trois pieds de profondeur. Par- 
tout le fond était solide. Cela confirmait mon opinion. 
Mais les guides prétendaient qu'il y avait écoulement, 
et que, par conséquent, puisque l’eau s’écoulait, elle 
se renouvelait. A l'appui de cette assertion, ils me 
firent descendre à quelques pieds au-dessous de la 
prétendue source, et me montrèrent un suintement, 
qui en effet indiquait une fuite. 

— Eh bien! soit, dis-je au chérif, épuisons la 
source; nous verrons comment elle se remplira. 

Alors, avec des sébiles en noix de coco, nous nous 
mimes à rejeter l'eau jusqu'à ce que nous fussions 
arrivés à dessécher le puits. 

En effet, l'eau se renouvelait, mais par un filet im- 
perceptible, glissant par une fissure qui ne donnait 
pas une demi-ligne d'eau. I eût fallu un jour et une 
nuit pour remplir le puits. Il contenait trois ou quatre 
voies d'eau. Ce n'était point la peine de construire un 
aqueduc pour cela. La nature avait déposé là cette 
grande tasse pour désallérer les pâtres de la mon- 
lagne, et pas pour autre chose. 

Le chérif était fort désappointé. Th avait déjà bâti 
tout un Alhambra et tout un Alcazar avec ses jardins 
pleins d'eau jaillissante, sur l'existence de cette 
source. fl lui fallait dire adieu à ses rêves, frais 
mirages de son imagination. 


La fable de Pérette et de son pot au lait est aussi 
vraie sur les montagnes de l'Arabie que sur la butte 
Montmartre. Le chérif était furieux. C'était la seconde 
course du même genre qu’il faisait. On se rappelle 
notre voyage aux sources de lait. Cette fois cepen- 
dant il était évident que ces hommes n'avaient pas 
voulu letromper. Ils étaient de bonne foi. Seulement, 
l'importance de leur découverte avait été exagérée. 
Ce fut ce qu’avec son admirable intelligence le chérif 
comprit parfaitement. Aussi, loin de punir les guides 
comme il avait fait aux sources de lait, il leur fit don- 
ner à son retour quelques centaines de piastres. 


XXVII 


Il s'agissait de revenir à Abou-Arich. Nous descen- 
dîmes en vingt minutes la montagne que nous avions 
mis deux heures à escalader. Puis nous regagnâmes 
le village où nous nous étions arrêtés le matin. La 
journée avait été suffisamment fatigante. Nous nous 
reposämes jusqu'à deux heures du matin. 

Vers minuit arrivèrent Abd’el-Mélek et Ahmed. Ils 
ne ramenaient qu'un des deux chiens. L'autre avait 
été tué par la panthère. Par compensation, ils appor- 
taient deux outed-el-nemr, deux enfants de tigre, 
comme disentles Arabes. 

En outre, Abd’el-Mélek avait été mordu, ou plutôt 
frappé par une vipère. Mais à l'instant même, avec 
son sik, il avait enlevé deux doigts et demi de chair. 
Puis il s'était pansé avec des feuilles d'arbre et des 
herbes connues par leur efficacité contre la frappure 
du serpent. Le pauvre garçon au reste était fort pâle 
et horriblement fatigué. Jl avait dû marcher pendant 
plus de deux heures avec cette blessure. 

Les deux petites panthères étaient charmantes. 
Elles n'étaient nullement effrayées, et jouaient 
ensemble comme deux chats. Ils étaient revenus rapi- 
dement, de peur que leur mère ne les poursuivit. On 
fit venir une chèvre, et les petites panthères se mirent 
à téter comme si c’eût été leur mère. Au reste, elles 
vinrent à merveille, et, quand je quittai Abou-Arich, 
elles étaient privées comme des chiens. 

Aussitôt son retour, Abd’el-Mélek me demanda. Il 
était fort impressionné de sa blessure, et, malgré son 
héroïque résolution, il craignait encore que le venin 
n'eût pénétré dans les veines. 

Je le rassurai. Je connaissais assez la frappure de 
la vipère cornue pour lui dire que, puisqu'il n’en 
était pas mort, il n'en mourrait pas, Je visitai la bles- 
sure, Il n’y avait pour le moment qu’à la laver avec 
de l’eau et du sel. Les Arabes voulaient la cautériser 
au feu. Je m'y opposai. 

A trois heures du matin, nous montimes à cheval 
et nous nous remimes en route. Abd'el-Mélek ne put 
remonter à cheval. On lui fabriqua une litière et on le 
plaça sur le dos d'un chameau. 

Je remarquai que le fils du chérif prenait avec une 
grande philosophie la blessure de son cousin, Cette 
activité, ce courage, celle aspiration aux grandes 
choses qui faisaient le fond du caractère et du tem- 
pérament du jeune Arabe promettuent au fils du ché- 
rif un concurrent dangereux. 

Le chérif était visiblement de mauvaise humeur, Il 
marchait en têle de la cavalcade, solitaire et sans par- 
ler à personne, pas même à moi. Cette mauvaise 
humeur du chérif fit que l'on résolut de revenir à 
Abou-Arich tout d'une traite, On ne s'arrêta que pour 
les prières, et encore, faute d'eau, les ablutions se 
firent-elles avec le sable, 

Deux ou trois fois, je m'approchai du chérif pour 
causer avec lui. Mais, convaincu qu'il désirait être 
seul avec ses pensées, je me relirai en arrière, et, me 
trouvant près du jeune imam de Sana, je lat conver- 


86 L’'ARABIE HEUREUSE. 


sation avec lui. A peine l’avais-je vu, à peine lui 
avais-je parlé. C'était un garçon très-distingué, mais 
qui me déplut à cause de son fanatisme. Il est vrai 
que son fanatisme n'était qu'un calcul. ‘ 

Il savait que je n'avais point été opposé à l’expédi- 
tion, et que si elle avait manqué ce n’était point par 
ma faute. Il me remercia donc et me fit toutes sortes 
de promesses pour le cas où un jour il deviendrait 
imam de Sana. 

Je lui dis quelques mots des conseils que j'avais 
donnés au chérif, et. je m'informai auprès de lui de 
la part pécuniaire qu'il pourrait apporter à l’entre- 
prise dont le résultat devait être pour lui le siége de 
l'imamat. Il me répondit très-franchement qu’il pour- 
rait, il le pensait du moins, grâce à ses partisans et à 
ses ressources personnelles, faire la moitié ou même 
les deux tiers de la somme nécessaire à l'entrée en 
campagne. Puis, une fois établi à la place de son 
oncle, il parachèverait le total. 

Je lui recommandai le plus-grand secret sur cette 
affaire, et le mis en garde contre quelques-uns des 
frères du chérif dont, à mon avis, il ne se défiait pas 
assez. Il était au contraire inquiet du côté du chérif; 
il se croyait plutôt son prisonnier que son hôle. Sur 
ce point je le rassurai, lui répondant du chérif Hus- 
sein comme de moi-même. 

Nous causions ainsi sous l’ardeur du soleil à son 
zénith. Habitués l'un et l’autre aux chaleurs de l'Yé- 
men, nous n’y faisions pas attention. Peut-être aussi 
cet oubli nous venait-il de l'intérêt que nous mettions 
à la conversation. 

Par hasard, ce jour-là, j'avais voulu faire comme 
les Arabes : j'avais la tête seulement couverte d'un 
tarbouch et le visage garanti par ma sommada. C'é- 
tait, pour un soleil comme celui qui versait sa flamme 
sur nos têtes, une coiffure beaucoup trop légère. Le 
chérif m'en avait prévenu. Dans l’Yémen, il y a un 
proverbe qui dit: « Va tout nu, mais couvre-toi la 
tête. » Cependant j'arrivai à Abou-Arich sans éprou- 
ver aucun malaise. Seulement, en me quittant, le 
chérif me dit: 

— Tu as le visage bien rouge, Hadji, je crois 
que tu as eu tort de ne point prendre de turban. 

— Séid, lui répondis-je, j'ai bu dans une peau de 
bouc qui sentait la résine, de l'eau que j'ai trouvée 
excellente dans le moment, mais détestable après. 
Sans doute c'est cette eau qui me fait mal. 

Puis je rentrai chez moi pour changer de tout, me 
laver et retourner diner chez le chérif. Je fus accueilli 
par le même compliment. Hafza me demanda d’où 
venait cette rougeur inaccoutumée. Je Vattribuai à la 
grande ardeur du soleil. Je ne sentais encore rien 
qu'un tiraillement de la peau. 

J'allai diner chez le chérif. Mais, vers les neuf 
heures du soir, me trouvant souffrant, je lui deman- 
dai la permission de me retirer. 

— Va, me dif-il, mais prends garde d'avoir attrapé 
un coup de soleil. 

¢ Jerentrai chez moi et me regardai dans une glace. 
J'avais le visage violet, J'éprouvais en même temps des 
frissons de fièvre, une grande lourdeur de tête et des co- 
liques, Je fus presque aussitôt pris par dés vomisse- 
ments. Un instant, Hafza crata un empoisonnement. 

— Je l'avais pourtant recommandé, me dit-elle, 
de ne pas manger chez le chérif. 

J'entendis ces mots à peine, Le délire commençait 
à me prendre avec une effroyable violence. Tout le 
monde perdit la téte autour de moi, excepté Sélim. 
Sélim me fit prendre du café noir dans lequel il avait 


mis infuser de l'écorce de grenade, C’élait une exé- 
crable boisson, mais qui passe là-bas pour un con- 
tre-poison eflicace. Je demandais à grands cris de 


l'eau que Von se gardait bien de me donner, Au 
milieu de mon délire \ me semblait voir Hadji 


Soliman se réjouir dans un coin. Imagination ou 
réalité, il m'en resta contre lui une suprême dé- 
fiance. 

Dès le lendemain, le bruit s'était répandu que j'é- 
tais très-malade; d'autres disaient que j'étais mort; 
les naifs s’écriaient: 

— Oh! mais nous l'avons vu passer hier, il se 
portait à merveille. i 

Les autres levaient les yeux au ciel et disaient : 

— Dieu est grand ! 

Dès que le chérif sut ma maladie, il m’envoya ses 
deux eunuques de prédilection. En cas de mort, ils 
devaient veiller à ce que ma maison ne fût pas mise 
au pillage. 

Le matin venu, la fièvre tomba, mais j'étais tombé 
avec la fièvre. Quoique j'entendisse tout ce qui se 
disait autour de moi, le mal comme le bien, les sup= 
positions probables comme les suppositions absurdes; 
je ne pouvais donner aucun signe de vie. 

Les fanatiques du pays, convaincus que j'allais tré= 
passer, s'étaient emparés de moi. On me traitait, 
comme les malades désespérés, par des versets du 
Coran. Dans la chambre à côté, j'entendais réciter la! 
prière des agonisants. Malgré tout cela, je me sentais 
vivre. Je n'étais, en effet, si je puis m’exprimer ainsi, 
mort qu’à la surface. D'ailleurs, des douleurs d'en- 
trailles très-vives me rappelaient que je n'étais pas 
mort à l'intérieur. | 

Vers le soir, jerevinsun peu à moi. J’appelai Sélim. 
Je lui recommandai de ne pas me quitter et de ne 
laisser approcher de moi, comme garde-malade, que 
Hafza. La pauvre enfant était au désespoir et ne ces- 
sait de pleurer. 

Je demandai qui était venu me voir. J'avais recu la 
visite de Yachya, des frères du chérif et du jeune Hus- 
sein. Abd’el-Mélek avait fait demander de mes nou- 
velles, mais lui-même était sur son lit avec une fièvre 
effroyable et ne pouvait bouger. 

Je me fis apporter ma pharmacie sur mon sirir, j’y 
pris un flacon de quinine, je puisaidans le flacon avec 
une cuiller à café, j’avalai tout ce que la cuiller con- 
tenait de la substance fébrifuge, et j'ordonnai que, 
quand même je ne pourrais pas en demander, on 
m'en donnat le lendemain une dose égale. 

Une heure après, la fièvre et le délire m'avaient 
repris. L'accès cessa vers deux heures du matin. 
Hafza et Sélim étaient près de moi et ne m’avaient 
point quitté! Je n’eus au reste qu'un instant de luci- 
dité, Brisé de fatigue, je m’endormis. 

Un esclave d’Abd’el-Mélek était venu pendant mon 
sommeil, et avait dit qu’il reviendrait. Il était revenu 
et attendait, J'ordonnai de le faire entrer. Il s’appro- 
cha de mon lit et me glissa un billet dans la main en 
me disant: 

— Dela part de mon maitre. 

Je pris le billet. 

— N'avale rien de qui que ce soit, me dit-il tout bas. 

Et il sortit, Lui parti, je frappai contre la cloison 
pour appeler Sélim. Sélim entra. Je lui donnai le 
billet à live. J'avais confiance dans Sélim comme dans 
un frère, 

Le billet contenait ces mots : 

« On en veut à ta vie, je viens de le savoir. Défie- 
toi de tout le monde, excepté de Sélim. Je veille et ne 
puis Ven dire davantage, » 

Ce billet n'était ni signé ni scellé. Mon nom n'y était 
pas même prononcé, Le même jour, mon cuisinier en 
second, Abd'Allah, honnête garcon s'ilen fat, était venu 
me trouver, me demandant de quitter mon service. 
Le prétexte de ce départ était la mort de son père et la 
nécessité où il se trouvait de régler des intérêts de 
famille. Le prétexte était spécieux et ne permettait 
point la discussion. 

J'appelai Sélim, et lui fis faire le compte d'Abd- 


L’ARABIE HEUREUSE. 87 


— 


Allah. Le compte fait, j'appelai Abd’Allah lui-même. 
Au moment où je lui donnais son argent, il se pencha 
vers moi, et, de manière à n’étre entendu de personne: 

— Fuis aussitôt que tu le pourras, me dit-il, c’est 
un ami qui te donne ce conseil. 

Puis il sortit, et je ne le revis jamais. Les quelques 
mots qu'il avait prononcés me confirmèrent dans cette 
pensée, c'est qu'il avait reçu des propositions pour 
m’empoisonner. Sélim et Hafza, à qui je racontai ce 
qui s'était passé, furent de mon avis et devinrent 
d'autant plus vigilants. : 

Les esclaves du chérif venaient deux fois par jour 
demander de mes nouvelles. Mais ni le chérif ni le 
neveu de l’imam ne venaient eux-mêmes. Yachya ve- 
nait tous les jours, plutôt deux fois qu'une. 

Une fièvre cérébrale se déclara, excessivement in- 
tense. Je ne pouvais juger de mon état, j'avais tous 
les jours une crise dans laquelle je perdais compléte- 
ment le sentiment de moi-même. Je fus probablement 
sauvé par une inspiration de Hafza. Voyant ma têle 
brûlante, elle y versait des douches d’eau tirées du 

uils. 

3 L'opération se faisait de la façon la plus simple. On 
memettait dans une immense jarre que l’on remplissait 
d’eau, puis l’on suspendait au-dessus de ma tête rasée 
une autre jarre pleine d'eau également. On enlevait 
le fausset de la jarre supérieure, et elle se vidait sur 
ma tête par un filet d’eau de la grosseur d’un roseau 
à écrire. Puis, on me frictionnait avec un gant de erin 
jusqu'à ce que la chaleur fût revenue à la peau ; puis 
encore on me faisait transpirer à force de couvertures 
de laine. Pendant tout ce temps, on brûlait de l’encens 
pour éloigner le mauvais œil. L'encens ne chassait 
pas le mauvais œil, mais me rendait un bien autre 
service : il chassait les mouches. 

Hadji-Soliman avait de fréquents entretiens avec 
tous ces messagers des différents chérifs qui venaient 
demander tous les jours de mes nouvelles, non pas 
pour savoir si j'allais mieux, mais pour savoir si j'étais 
mort. 

Le dixième jour, il parvint à s’approcher de moi, 
me demandant avec beaucoup de paroles mielleuses 
ce que j'éprouvais et où jé souffrais. Il n’eut pas le 
courage de me donner un coup de couteau, pour le- 
quel il eût eu, selon toute probabilité, une bonne 
récompense, mais il eut celui de me donner un petit 
paquet qu'il garantissait comme unerecette infaillible. 
Je le remerciai et pris le paquet. 

Je devais mettre Ja poudre blanche qu’il contenait 
dans de l'eau, tourner jusqu'à ce qu'elle fût fondue, 
et avaler le tout. 

Je remis le paquet à Sélim en lui disant de le con- 
server avec soin. 

— Oh! maître, dit-il, swm el thar. 

Ce qui voulait dire : 

— Oh! maitre, de la mort aux rats. 

Sélim ne m’apprenait rien de nouveau. Seulement 
il confirmait mes soupçons sur Hadji-Soliman. 

Le treizième jour de ma maladie, le chérif vint enfin 
me voir. Il était accompagné du jeune imam. Il eut 
l'air Glonné de me trouver vivant encore. 

En effet, on lui avait dit tant de fois que je nen 
reviendrais pas, qu'il en était arrivé à trouver que 
j'abusais de la force de ma constitution. J'ai tort, au 
reste, de dire cela, et c'est le reste d'un mauvais doute 
que je n'eusse pas dû conserver. 

Le chérif me fit toutes sortes de protestations d'a- 
milié et de dévouement, Tl mit sa maison tout entière 
à ma disposition, et me quitta en me disant de m'a- 
dresser à lui pour tout ce dont j'aurais besoin, Je me 
gardai bien de demander quoi que ce fût, I sortit fort 
étonné que l'on pdt avoir été si malade et n'être pas 
mort, 

Pendant qu'il était là, Sélim lui fit voir la poudre 


blanche renfermée dans le petit papier qui venait de 
Hadji-Soliman. Immédiatement, Hadji-Soliman fut 
arrêté. L'avis de Sélim était qu'il ne donnerait pas un 
pard de la peau de son camarade. Cependant le chérif 
se contenta pour le moment de le faire mettre en pri- 
son. On avait résolu d'attendre ma convalescence ou 
ma mort pour prendre un parti. Puis le chérif voulait 
savoir au nom de qui l'empoisonneur agissait. 

Le lendemain de la visite du chérif, jeus celle 
d’Abd’el-Mélek. Celui-là venait avec des sentiments 
qui n'étaient point douteux. Nous restames seuls. 

— Tu as reçu mon billet? me dit-il. 

— Oui, répondis-je, je (en remercie. 

— Le moment n’est pas encore venu, me dit-il, de 
te rendre compte de ce qui s’est passé, mais quand tu 
seras rétabli, tu sauras tout. 

Je lui dis que, la veille, j'avais vu son oncle. 

— Oui, me dit-il, je savais qu'il l'avait fait visite, 
comment a-t-il été pour toi? 

— Bien. 

— Tu dis cela d'une singulière façon. 

— Je l'ai trouvé froid. 

— Si tu savais de quelles intrigues il est entouré! 
si tu savais ce qu'on lui a dit contre toi! Tous ces 
charlatans qui ont voulu te guérir avec des versets du 
Coran t'ont accusé de tiédeur religieuse, voyant que 
tu n’avais pas voulu avaler leurs talismans. En outre, 
on a reçu des lettres de la Mecque: le parti ture de- 
mande tout simplement ta mort. Eschref-Bey ne t'a 
point pardonné d’avoir dévoilé à mon oncle son pas- 
sage par Aden et toutes les conséquences de son traité 
avec l'Angleterre. Au reste, ne inquiète point autre- 
ment de tout cela; mon oncle a tenu et tiendra bon: 
tu lui as rendu trop de services pour qu'il les oublie 
si légèrement. Rétablis-toi d'abord, continue à ne 
rien prendre que de la main de Sélim; une fois ré- 
tabli, tu aviseras. Quant à moi, tu sais que je Vappar- 
tiens corps et âme. 

Au bout de quelques minutes, il me quitta, s'aper- 
cevant que je faiblissais. Je n'étais pas encore assez 
fort pour suivre une conversation un peu longue et 
surtout un peu sérieuse. 

Sélim et Hafza continuaient de m’entourer de tous 
leurs soins, ce qui les avait mis assez mal avec tout 
le monde. Il était à craindre que l'un ou Pautre, ou 
peut-étre tous les deux, ne portassent la peine de leur 
fidélité. 

Cependant ma santé se rétablissait peu à peu. Le 
seizième jour, je me leyai; le dix-septiéme, je me 
trainai à l'ombre sur ma terrasse. 

La nouvelle se répandit que j'élais sauvé, ce qui 
parut prodigieux à tout le monde. Il n'y avait pas un 
homme dans tout Abou-Arich qui eût donné de ma 
peau plus que Sélim n’offraitde celle de Hadji-Soliman. 

Le dix-huitième jour, le chérif revint me voir. Il 
me trouva debout. Je dois le dire, il me parut très- 
joyeux, et, au fond du cœur, ma conviction est qu'il 
e fut en effet. 

La conversation fut vague et sans importance. On 
lui annonça que je commencais à manger, Seulement 
on ne lui dit pas que, de peur d'être empoisonné, je 
ne mangeais que des œufs à la coque, dénichés par 
Hafza, cuits par Sélim. Comme les Arabes ne mangent 
yas beaucoup d'œufs, ils s'étonnaient de ma predi- 
ection pour ce mets. Sélim répondait avec aplomb 
que j'étais médecin, et très-bon médecin, puisque je 
m'étais guéri, et que je savais mieux que personne la 
nourrilure qui m'était salutaire, 

Le soir de la visite du chérif, on m'apporta de sa 
part toutes sortes de confitures, de sirops et de pa- 
lisseries. 

Il va sans dire que je ne touchai à rien de tout cela, 
non pas que je me défiasse du chérif, mais je me dé- 
fiais de son harem. 


88 L’ARABIE. HEUREUSE. 
CALA ONCOL OLCOTT om 


Le vingt-deuxiéme jour, je pus, le soir, descendre 
au petit jardin. Le harem du chérif en sortait. On me 
vit passer, appuyé au bras de Sélim. Une des femmes, 
drapée dans son melaya, se retourna deux fois pour 
me voir. A en juger par ses pendants doreille en or 
et par son melaya en soie, ce devait être Alima. 

Le même soir, le chérif sut que j'étais sorti. Il 
m’envoya son fils pour me féliciter et me dire combien 
son père et sa famille étaient heureux de ma conva- 
lescence. 

Dès le lendemain, j'eusse pu, à la rigueur, aller 
chez le chérif; mais j'étais en train de changer de 
peau, et je n'étais point fâché que l'opération fut en- 
tiérement terminée avant de faire une sortie sérieuse. 
Les bains y aidèrent ; le massage aux essences acheva 
ce que les bains avaient commencé. 

Tout le monde sait ce que c’est que le massage. 
Seulement, tout le monde ne sait pas qu'il y a, en 
Orient, deux espèces de massages: le massage arabe, 
le massage indien. Le massage indien se compose de 
petits coups de poing appuyés sèchement sur toutes 
les parties du corps. Le massage arabe se fait par la 
compression de toutes les parties de l'individu, mais 
particulièrement des jointures. 

Le 2%, je fis demander au chérif si je pourrais le 
voir Je lendemain. Avant le retour de mon messager, 
le jeune Hussein était à la maison. Le chérif me fai- 
sait répondre que je pouvais le voir à l’instant même, 
si je voulais. 

Pendant la durée de ma maladie, Sélim avait eu le 
soin de faire énormément d'aumônes, de sorte que 
les pauvres gens d’Abou-Arich m'élaient très-sympa- 
thiques. 

Lorsque, le lendemain, je sortis pour aller au cha- 
teau du chérif, appuyé d’un côté au bras de Sélim, de 
l'autresur celuid’ Yachya, les pauvresmefirent cortége. 
Lechérif me vit venir de loin. Il envoya son fils au de- 
vantde moi; à mon arrivée, je trouvai tous ses officiers 
groupés pour me recevoir, vizir et khasnadar en tête. 

Le chérif vint au devant de moi jusqu’à la porte de 
son salon. Il me présenta les deux mains avec beau- 
coup d’effusion, riant et me disant : 

— Par ma foi! Hadji, je ne m'attendais pas à te re- 
voir sitôt, je te fais tous mes compliments; c'était écrit. 

Dans cette séance, la question d’Hadji-Soliman fut 
décidée. 

— Puisque tu es rétabli, me dit Hussein, occupons- 
nous un peu de Hadji-Soliman. 

— Puisque je suis rétabli, lui répondis-je, et que tu 
veux bien me consulter, Séid, je demande qu’il ne lui 
soit fait aucun mal. 

— Mais enfin, 1l a voulu Vempoisonner. Or, si son 
projet avait réussi, on n'aurait pas manqué de dire 
que Le coup venait de moi. 

— Mais on eût eu beau me le dire à moi, je ne 
l'aurais pas cru. ’ 

— Je l'espère, me dit le chérif en me tendant la main. 

— Je le prie donc, continuai-je, de ne faire aucun 
mal à Hadji-Soliman ; qu'il aille se faire pendre ail- 
leurs, comme on dit en Europe. 

— ‘Tu le veux? me dit-il. 

— Je ven prie, Séid. 

— Attends, alors. 

Il frappa dans ses mains. Un esclave entra. 

—Quonameéne le prisonnier Hadji-Soliman, dit-il, 

Nous n'eûmes pas longtemps à attendre; il l'avait 
déja fait amener au château, fl entra avec les fers aux 


pieds, Dès que Hadji-Soliman vit le chérif et moi 
réunis, il s'inclina devant le chérif et voulut lui 
prendre la main pour la baiser. Mais le chérif lui 
retira sa main, U vint alors à moi. J'en fis autant que 


le chérif, Ne pouvant pas me baiser la main, il voulut 
au moins me baiser les pieds, Je me reculai, Il resta 
À genoux. 


Le chérif tira de sa ceinture le petit paquet conte- 
nant arsenic. 

— Connais-tu cela? lui demanda-t-il. 

— Oui, Séid, répondit le misérable. 

— Est-ce toi qui as remis cela à Hadji? 

— Je le lui ai remis. 

— Comme poison ou comme médicament ? 

— Comme médicament. 

— Et savais-tu que ce médicament était du poison ? 

— Je lesavais. 

— Tu voulais donc l'empoisonner ? 

— J'avais reçu mission de le faire. 

— De qui? 

— D'hommes influents, mais étrangers au pays. 

— De chrétiens ou de musulmans? 

— De musulmans. 

— D’Arabes ? 

— Non, de Turcs. 

— Quels étaient ces Tures ? 

— Je ne puis le dire, j'ai prêté serment de garder 
le silence. 

— Ne peux-tu rien ajouter? 

— Si fait, je puis dire que ce sont des ennemis per- 
sonnels du Hadji, qui, du moment où je n’ai pas 
réussi, le poursuivront partout où il ira. 

— As-tu du regret d'avoir été l'instrument de ces 
hommes? 

— J'ai le regret de ne pas avoir réussi. 

Le chérif me regarda. 

— C’est un Turc fanatisé par les siens, lui dis-je. 

— Alors, si tu étais libre, continua Hussein, tu 
recommencerais ? 

— À l'instant même, mais je tâcherais de m'y 
prendre mieux. 

Le chérif se tourna de mon côté. 

— Tu vois bien, me dit-il, que ce serait une faute 
que de lui donner sa liberté. 

— N'importe, j'insiste, Séid. Il ne fera autre chose 
que ce qui est écrit. 

— Tu le veux absolument ? 

— Je te répète que je le désire. 

— Va, dit le chérif, tu es libre. 

Hadji-Soliman fit un mouvement de surprise. 

— Seulement, remercie le Hadji. 

Il revint pour me baiser la main et les pieds. Je le 
repoussai; il sortit. Aussitôt et derrière lui, le chérif 
donna ordre à son vizir qu'on eût à faire quitter 
immédiatement Abou-Arich à ce malheureux. Il 
devait en outre le prévenir que ce serait au péril de 
sa vie qu'il y reparaitrait. 

J'appelai Sélim et lui donnai l'ordre de remettre à 
Hadji-Soliman vingt-cinq talaris. IL les refusa. On 
les distribua aux pauvres, qui poursuivirent Hadji- 
Soliman de leurs huées au moment où il sortit du 
palais du chérif. Il va sans dire que tout le monde 
blima ma générosité, même les pauvres qui en profi- 
taient. Le pardon que j'avais obtenu pour lui fut 
généralement traité de faiblesse ; mais je m'étais sou- 
venu que ce malheureux avait femme et enfants. Le 
même soir, il avait quitté Abou-Arich, prenant la 
route de Djézan. 

Je rentrai chez moi et reçus la visite de tous les 
hauts personnages du pays; le bruit s'était répandu 
que non-seulement j'élais sauvé, mais encore que j'é- 
tais plus en faveur que jamais. 

Le soir du même jour, Sélim m'annonça Abd'el- 
Mélek : c'était sa seconde visite. Cette fois, il venait 
causer d'une façon plus sérieuse. Il s'agissait tout 
simplement de trouver un prétexte pour demander 
mon congé au chérif, 

Abd'el-Mélek me conseillait de quitter Abou-Arich 
à l'insu même du chérif; le plus tot serail le mieux. 
Il avait la conviction que son oncle, tout affectionné 
qu'il me fût, finirait par céder aux suggestions du 


L'ARABIE HEUREUSE. 89 


Do A © ©, 


harem et aux intrigues turques. Il ne savait trop me 
dire de quel côté j'avais le plus à craindre. C'était 
assez mon avis, et, depuis que j'étais entré en conva- 
lescence, ma résolution était prise à cet endroit. 
Abd’el-Mélek savait que l’on avait fortement insisté 
près du chérif pour qu'il m/incarcérat. Je voulus 
savoir quel était lofficieux conseiller. Abd’el-Mélek 
refusa de me l’apprendre, se bornant à me dire que 
c'était un des hommes que j'avais le plus obligé pen- 
dant mon séjour à Abou-Arich. 

Restait à savoir comment j’arriverais à ne pas bles- 
ser la susceptibilité du chérif en lui demandant mon 
congé. Je devais m’attendre, m’assurait Abd’el-Mélek, 
à une grande résistance de sa part. Je lui étais encore 
indispensable, à ce que prétendait le jeune homme, 
dans les derniers projets qu’il méditait. C’élait, à son 
avis, ce qui m'avait sauvé. 

— En tout cas, acheva Abd’el-Mélek, quel que 
soit le moyen que tu choisisses, compte sur moi. 

Et il sortit sur cette nouvelle promesse. 

Inutile de dire qu’il me laissa livré à des réflexions 
d'autant plus tristes qu’elles portaient sur l'injustice 
du chérif à mon égard. Mais, je l'ai dit, je n’avais pas 
attendu son avis pour prendre ma résolution. 

Le lendemain, on envoya chercher Hafza, du 
harem. Elle revint tout en pleurs. Je voulus savoir ce 
qui lui causait cette émotion ; je vis qu’elle n’osait me 
le dire. J'avais une si entière confiance en elle que je 
p'insistai pas. 

— Quand tu croiras que je dois être averti, lui 
dis-je, tu m’avertiras. 

Je me doutais bien de ce qui se passait. On l’envoya 
chercher plusieurs fois ainsi. A chaque fois elle reve- 
pait plus triste. 

Enfin, un soir, elle m’avoua tout. On l'envoyait 
chercher pour la corrompre; d’abord on voulait en 
faire un instrument; mais comme on vil que c’était 
même inutile de le tenter, on se contentait de son 
éloignement. Si elle voulait fuir ou me quitter, on 
lui en fournirait tous les moyens. Elle avait refusé, 
Alors on l'avait menacée. Ce fut sous l'empire de 
celte menace et de la crainte qu'à une autre visile on 
ne s'emparat d'elle, qu'elle m'avoua tout. Alors je lui 
défendis de sortir, et chargeai Sélim de veiller parti- 
culiérement sur elle. Au reste, à son avis, c'était une 
affaire de harem; le chérif ignorait tout. Jecrus qu'il 
serait imprudent à moi de lui dénoncer ce petitcomplot. 

Yachya à qui j'en parlai fut de mon avis. La silua- 
tion, il l’avouait lui-même, devenait grave. Il fallait 
ou revenir sur mes pas et accepler franchement le 
mariage, ou me retirer. Si je prenais ce dernier parti, 
le plus tôt serait le mieux. Revenir au mariage élait 
impossible. J'eusse hésité, que tout ce qui se passait 
autour de moi m'eût confirmé dans ma résolution. 


XXVIII 


IL me restait donc à partir. J'écrivis au chérif. Je 
fais, comme toujours, grâce du préambule. 


« Seigneur, 


» Ma santé s’altére, le climat m'accable. Je perds 
tout espoir de me guérir si je demeure plus long- 
temps dans l'Yémen, Dieu a permis que ma santé se 
soulint pendant tout le temps que j'ai pu l'élre utile, 
La certitude de la paix m'enhardit à te demander 
mon congé. Venu dans ton pays avec l'intention de 
m'y arréler quelques jours seulement, j'y suis rests 
plus d'une année. Tu le désirais, je dus obéir, Ji 
lais parli pour Bagdad, laisse-moi continuer mon 
voyage, 


_» Que le salui soit avec toi ainsi que la bénédic- 
tion du Très-Haut. 


» HADJI ABD'EL-HAMID BEY. » 


Je scellai la lettre, la cachetai, et la remis à Yachya, 
qui la porta immédiatement au chérif. Je n’eus au- 
cune réponse ce soir-là. Le même soir, le jeune Hus- 
sein vint me voir, mais sans me dire un seul mot de 
ma lettre. Il parla, au contraire, de mon alliance avec 
sa famille comme d'une chose dont chacun conservait 
l'espoir. 

Dans la nuit, Hafza se plaignit d'être indisposée. Si 
légère que fût son indisposition, j'en conçus une vive 
alarme. Elle n'avait pas voulu m’empoisonner, elle 
n'avait pas voulu me quitter. N’aurait-on pas trouvé 
un moyen de me séparer d'elle et de la punir en même 
temps? La pauvre enfant avait des douleurs d’en- 
trailles. La traiter moi-même était chose délicate. 

Cependant je ne me fiais à aucun des charlatans 
de l'Yémen. Je fis appeler une espèce de sage-femme 
qui avait quelque connaissance des simples. Elle l’exa- 
mina, l'interrogea, la palpa, et me dit que la malade 
avait le ténia. 

Les Abyssins, on le sait, sont fort sujets à cette ma- 
ladie, qu'ils appellent le serpent du corps. 

En Abyssinie, la nature a mis le remède près du 
mal. Le pays produit le cosso. J'en cherchai de tous 
côtés, j'en demandai partout. Il n'y en avait point à 
Abou-Arich. J'essayai de remplacer le cosso par la 
seconde écorce de la racine du grenadier. Mais ce 
remède est loin d’être aussi efficace que le premier. 
Les souffrances de Hafza augmentaient cruellement. 
A mon avis, la maladie descendait une pente plus ra- 
pide et plus douloureuse que la voie ordinaire. Mon 
soupcon était peut-être inju.te, mais elle-même se 
sentait mourir et me le disait. Elle était convaincue, 
ainsi que moi, qu'elle était empoisonnée. 

Je lui donnai tout ce que l'on donne en ce cas, 
de l'huile, du lait, des blancs d'œufs battus. Tout 
fut inutile. De temps en temps elle me disait 

— C'est Alima. 

La maladie dura deux jours. Vers la fin du second 
jour, elle me fit ses adieux, me demandant pardon 
sil lui était jamais arrivé de me déplaire ou de me 
désobéir. Je pleurais comme un enfant. Ses dernières 
paroles furent des recommandations. Elle me recom- 
mandait de veiller sur moi, de ne me fier qu'à Sélim 
et qu'à une de mes négresses nommée Saida, qui me 
servait de chambrière. 

— Prends garde, me répétait-elle sans cesse, prends 
garde, on m'a tuée parce que l’on sait que je l'aime. 

Il n'est point d'usage que les hommes restent dans 
l'appartement où meurent les femmes. Puis j'étais 
désespéré. Je dis un dernier adieu à Hafza, et je sortis. 
Une demi-heure après, elle mourut dans les bras de 
Saida. On vint m’annoncer cette nouvelle dans le jar- 
din du Postan. 

Je m'empressai de rentrer. Je n'avais pu la voir 
mourir; je voulais du moins la voir morte. Sur mon 
chemin, je rencontrai Yachya. 

En France, et rencontrant un Français, je me fusse 
jeté dans ses bras en plearant et en lui disant : 

- Plaignez-moi! 
Mais en Arabie, mais entre musulmans, on serait 


déshonoré de pleurer une femme, à plus forte raison 
une esclave, Et cependant cela m'eût bien soulagé de 
pleurc 

— Kh bien? lui demandai-je. 

— Eh bien, dit-il, j'ai remis ta lettre au chérif qui 
l'a lue, | \ dans sa ceinture, et n'a pas fait la plus 

ret l'ast-il écrit? 
— Non, 1 ndis-je, 
- Alors il l'écrira ou Venverra chercher, 


90 L'ARABIE HEUREUSE. 


————_———__—_—— eee 


— Il fera bien, car avant d’avoir reçu une réponse 
je n’irai pas. 

— Tu aurais tort, me dit Yachya. 

Je haussai les épaules. Dans la disposition d'esprit 
où j'étais, tout m'était indifférent, j'eusse accepté un 
danger avec joie. Un danger faisait distraction à ma 
douleur. 

— Il est le chef, après tout, me dit-il. 

— Oui, sans doute, mais il n’est qu’un homme. 

— Cette fois, je ne puis être de ton avis, et tu es 
un entélé. 

— C'est un parti pris, Yachya; il est donc inutile 
d'en parler. =: 

Yachya voyait ma profonde tristesse. Il en comprit 
la cause, et, rompant le premier la conversation : 

— Ne comptes-tu pas sortir un instant pour te 
distraire ? 

— Non! 

— Sortons ensemble. 

— Merci! 

— Qu’as-tu donc? 

— Rien, je suis mal à mon aise, je souffre. à 

Yachya vit qu’il n’y avait rien de bon à tirer de moi 
pour le moment, et se retira. 

La nuit vint. Hafza était morte vers les trois heures 
de l'après-midi. On devait Venterrer le lendemain ma- 
tin de très-bonne heure. Je chargeai Sélim de tous 
les détails funèbres. Puis jerentrai dans ma chambre, 
où jerecus quelques visites de personnes de la ville. 
Ii était évident que les visiteurs connaissaient la mort 
d'Hafza et venaient pour me distraire. 

A dix heures, je me retrouvai seul. 

Près de la pauvre Hafza étaient restées quelques 
femmes qui priaient. Les hommes récitaient des 
chapitres du Coran. Le lendemain matin, au lever du 
soleil, les porleurs arrivèrent. Les cadavres se portent 
sur une civière et enveloppés d’un linceul. On 
porta Hafza à la mosquée. 

Les personnes qui rencontrent les porteurs d’un 
mort les remplacent pendant quelques instants, puis 
rendent le brancard à celui qui en soutenait le poids. 

Limam récila quelques prières. Les prières termi- 
nées, nous reprimes notre marche vers le cimetière. 
Les fosses sont peu profondes. On enterre les morts 
la tête lournée vers la Mecque. Au-dessus de leur 
visage, on pratique, nous l'avons déjà dit, je crois, 
une voûte en briques ou en dalles. C’est pour que le 
cadavre puisse respirer s’il n’était pas mort. 

Ces sortes de résurrections arrivent quelquefois en 
Orient, où l'on enterre les morts presque aussitôt que 
la vie est éleinte en eux. Il est vrai que les cimetières 
élant ouverls à lousles vents et sans muraille aucune, 
dés la nuit qui suit l'enterrement, les chacals et les 
hyénes font leur œuvre. 

J'accompagnai le corps de la pauvre enfant qui me 
précédait dans ce monde inconnu qu'on appelle la 
mort, probablement pour m'avoir trop aimé. 

Je trouvai en rentrant chez moi Yachya et Abd’el- 
Mélek. Le chérif leur avait parlé de ma lettre. Il était, 
à les en croire, désespéré de ma résolution. 

— N'avez-vous pas insisté comme je vous en 
avais priés, leur dis-je, sur l'influence fatale du cli- 
mat. 

— Oui, dit Yachya. Mais le chérif a répondu : Si 
l'air d'Abou-Arich lui est mauvais, qu'il choisisse 
dans le Théama telle résidence qui lui conviendra, 
mais qu'il reste mon homme, mais qu'il nesorte point 
de mes Etats. 

— Alors, dis-je à Yachya, ta visile est une visite 
ofliciclle. 

— Oui! 

Tu es chargé par le chérif de me faire cette ou- 
verlure? 

— Par lui-même. 


— Eh bien! officiellement, dis-lui, mon cher 
Yachya, que ma décision est irrévocable, et que j'ai la 
conviction profonde que, dans la situation qui m'est 
faite, si je prolongeais mon séjour, le chérif n'aurait 
que du regret de cette prolongation. On m'en veut, 
J'ai des ennemis, et tu sais, Yachya, ce que c’est 
qu'une haine d'Orient. J'y laisserais mes os, et, ma 
foi! je suis jeune, j'ai trente et un ans, je veux encore 
vivre. 

— Et le Hadji a raison, dit Abd’el-Mélek. 

Yachya alla porter ma réponse au chérif. 

— Tu sais, me dit Abd’el-Mélek, que si tu as 
besoin d’une bourse pour partir, d'une lance pour 
Vescorter, je suis là. 

Puis s'adressant à Sélim : 

—Tu as vu, Sélim, ce qui vient d'arriver à la pauvre 
Hafza. Prends garde! mon cher ami, qu'il ne Ven ar- 
rive autant. 

Sélim fit le rodomont. 

— Bon, dit-il, j'en ai vu bien d'autres, et toutes les 
femmes du chérif, au lieu d’être des femmes, fussent- 
a des démons, je n'en aurais pas plus peur que de 
cela. 

Et il fit claquer ses doigts. ; 

— Maintenant, me dit Abd’el-Mélek, je doute que 
le chérif te laisse partir ainsi, ne fût-ce que pour 
couvrir ton départ d’un motif plausible. 7 

— En tout cas, répondis-je, mes préparatifs sont 
faits, et dans huit jours je ne serai plus ici. 

— Prendras-tu la voie de terre ou celle de mer? 

— Je ne sais encore, lui répondis-je. 

J'avais la plus grande confiance dans le cœur 
@ Abd’el-Mélek, mais il était jeune et pouvait être in- 
discret. Avec le chérif, je savais qu'il faudrait m’ou- 
vrir davantage, mais je savais aussi que, m’ouvrant 
avec lui, ce que je lui dirais serait sous la sauvegarde 
de son honneur. Le chérif était un de ces hommes 
re lesquels on ne saurait jamais être trop con- 

ant. 

Resté seul avec Sélim, je pris toutes mes disposi- 
tions de départ. Ce n'était pas dans les huit jours 
que je comptais partir, la chose une fois décidée avec 
le chérif, c'était dans les vingt-quatre heures. Je 
donnai l’ordre à Sélim de tout emballer, sauf la cham- 
bre de réception, qu'il fallait laisser toujours la même 
pour que l’on ne se doutàt de rien. 

— Est-ce que nous fuyons? me demanda Sélim, 
plus humilié qu'inquiet. 

— Non, lui dis-je, sois tranquille, nous sortirons 
d’Abou-Arich la tête haute et comme nous y sommes 
entrés. 

Dans l'après-midi, le chérif me fit prier de passer 
chez lui. 

Je m'y rendis un peu avant la prière du soir. Il 
élail avec Sidi-Ahmed. Leur conversation s'arrêta dès 
que je parus. 

— Ah! c'est toi enfin, Hadji, me dit le chérif, tu ne 
l'es pas pressé de venir. 

— Etais-tu davantage pressé de me répondre? 

— J'en ai 66 empêché, mais je l'ai envoyé Yachya. 

— Quelque confiance que l'on ait dans le servi- 
teur, il y a des choses qu'on ne peutdire qu'au maitre. 

Ahmed se retira par déférence, Mais il était évident 
qu'il eût mieux aimé rester. 

Le chérif, de son côté, enchanté de se débarrasser 
d'un témoin gênant, ne le retint pas. Lorsque Sidi- 
Ahmed se fut éloigné, il donna l'ordre à ses eu- 
nuques de ne plus laisser entrer personne, pas même 
Yachya. 

— Ne tétonne point de toutes ces précautions, 
Hadji; mais, je n'y comprends rien, malgré toutes 
les précautions que je prends, tout ce qui se dit et se 
fait ici est su des gens qui surtout ne devraient pas 
le savoir, 


L'ARABIE HEUREUSE. 95 


Puis, avec un désespoir qui ne manquait point 
d’un côté comique à notre point de vue européen : 

— Oh! les femmes, les femmes! dit-il, je ne 
m'étonne pas que le genre humain ait été perdu par 
les femmes... Voyons, revenons à nos affaires. Tu 
m'as écrit une lettre dans laquelle tu m’annonces ton 
départ. 

— Oui, séid. 

— Pourquoi veux-tu partir? Mise 

— Ne me suis-je pas suffisamment expliqué dans 
ma lettre? 

— Non, car tu ne me dis pas la véritable cause de 
ton départ. Tu prends pour prétexte ta santé. 

— Ma santé est en effet un des motifs qui me for- 
cent de partir. 

— Mais ce n'est pas le seul. Tu refuses donc les 
propositions que je t'ai faites? ; 

— Elles sont si belles, séid, qu’elles en deviennent 
inacceptables. à } 

— Voyons, ne me quitte point tout à fait; retire-toi 
pendant quelque temps à Taés ou à Moka; je ne puis 
me décider à te laisser parur. 

— Séid, lui dis-je, tu as vu passer et tu vois passer 
tous les ans les bandes d'oiseaux voyageurs. Quand 
l'heure de leur départ a sonné, rien ne saurait les 
retenir. [l en est de même de moi, le vent me pousse 
loin de toi, et je pars. 

— Laisse-moi au moins quelques jours de réflexion. 

—- Dans ces sortes de choses, scid, c’est l'instinct 
quil faut consulter, et non la réflexion. Me retenir 

avantage serait me prouver que tu n’as pour moi 
aucune espèce d'amitié, que je n’ai été pour toi qu'un 
instrument que tu eusses voulu user, et que tu ne 
retiens que dans Ja crainte de le livrer a d’autres. 

Ces paroles firent sur lui une vive impression. Tl 
y cul un moment où son visage parut hésiter entre 
la colère et la dissimulation. 

— Ce que tu me dis là, répliqua-t-il, me fait beau- 
coup de peine. Il ne m'est plus possible de te dis- 
simuler les luttes que j'ai eu à soutenir à ton endroit. 
Quoique tout puissant, je nele suis pas assez pour 
résister à cet enchevétrement d'intrigues qui m’en- 
toure, car il a ses racines jusque dans ma propre vie. 
C'est une mauvaise herbe que je ne puis arracher. 
En restant, tu m’y eusses aidé peut-être; en partant, 
tu ne me quittes pas, tu m'abandonnes. 

— Il est impossible que je reste davantage. 

— Alors, dit le chérif avec un soupir, sil n'y a pas 
moyen, pars, mais rappelle-toique c'est maleré moi; 
retarde ton départ tant que tu pourras, c'est mainte- 
nant tout ce que je te demande. 

— Je partirai demain, séid. 

— A quelle heure? 

— A celle que tu fixeras toi-méme. 

— Après le coucher du soleil? 

Je m'inclinai. 

— Quelle direction suivras-tu? La voie de mer, 
celle de la plaine ou celle des montagnes? Pour l'une 
comme pour l'autre, lous mes moyens sont à ta dis- 
position; tous mes gouverneurs seront à tes ordres. 
S'il te manque la moindre chose, s'il Varrive le 
moindre accident, leur tête m'en répondra. 

— Je pars par la voie des montagnes; c'est une 
partie de tes Blats que je n'ai pas vue. 

(C'est la voie la plus agréable ; à pone instant, 
sur ta route, tu trouveras des villages et des champs 
cultivés; mais c'est aussi la plus faugante. Au reste, 
mon fils et mon neveu l'accompagneront jusqu'à 
Moka. 

— Oh! lui dis-je, c'est inutile. 

— Je ne suis pas de lon avis, c'est nécessaire; tu 
ne ferais pas dix lieues sans être assassiné; rappelle- 

toi ce qu'a dit Hadji-Soliman. 

— Jladji-Soliman est parti. 


et 


— C'est-à-dire qu'il n’est plus à Abou-Arich, mais 
il peut être ailleurs. 

— Eh bien! j'accepte, séid. 

En effet, la présence d’Abd’el-Mélek compensait 
pour moi ce qu'avait de désagréable celle du jeune 
Hussein. 

— Maintenant, ajouta le chérif, une fois rendu a 
Moka, que comptes-tu faire? 

— Jen’en ai aucune idée. 

— Mon frère Heider ty recevra comme je t’y rece- 
vrais moi-même; tu y resteras tout le temps que tu 
voudras; Dieu veuille que tu changes d'idée et t'y 
établisses. 

Je ne répondis pas à l'invitation. 

_— Je partirai, lui dis-je; mais auparavant je dé- 
sire une chose. 

— Dis laquelle. 

— Je l'ai écrit; réponds à ma lettre, afin que ta 
lettre me serve de firman; je ne veux pas que l’on 
croie que je m’enfuis comme un voleur. 

— Tu auras la lettre demain matin; je vais donner 
ordre pour que tout ce qui est nécessaire à la forma- 
tion de ta caravane soit préparé pour huit heures du 
soir. Yachya réglera avec toi toutes les affaires d'ar- 
gent. Si tu as le plus petit besoin de quoi que ce soit, 
ne te gêne pas. Ce qui est à moi est à toi; au reste, je 
ie Pai déjà dit, cela regarde Yachya. 

Je m'inclinai pour prendre congé du chérif. 

— Ne restes-tu pas à diner avec moi? me deman- 
da-t-il. 

— Merci, mais tu comprendras facilement que j'ai 
une foule de choses à terminer encore. 

— Retarde ton départ d’un jour. 

— Une décision prise est prise, séid; je partirai 
demain. 

Il insista. 

— Je dinerai avec toi, séid, lui dis-je. 

Je restai en effet. Mais j'eus le soin, pendant le 
diner, de ne manger que du même plat que lui. Sans 
doute il comprit ma défiance et ne la crut point exa- 
gérée, car il me servit lui-même. Après le diner je 
me retirai. En me quittant, il me dit non pas adieu, 
mais au revoir. 

Le lendemain, j'eus la visite de Yachya. Il m'ap- 
portait des provisions de bouche, la réponse du ché- 
rif, à laguelle, cette fois, il avait eu le soin de ne pas 
oublier de mettre son cachet, et un sac d'or. J'avais 
du monde près de moi. Yachya me fit signe. Je pas- 
sai dans la chambre à côté. 

— Hadji, me dit-il, le chérif était en retard avec toi 
pour tes appointements. Il a compris ta délicatesse à 
ne pas les lui demander. Voilà ce qu'il me charge de 
te donner pour boire le café le long de la route jus- 
qu'à Moka. 

C'est le terme dont les Arabes se servent pour colo- 
rer un don. En même temps, il me remettait une 
lettre cachetée pour le gouverneur de Moka. 

— Tu remetiras, ajouta Yachya, cette lettre à Hei- 
der; elle contient les ordres de son frère, 

Je pris la bourse et la pesai. 

— C'est beaucoup, lui dis-je, etle chérif ne me 
doit pas cela. 

— Le chérif, au contraire, craignait que tu ne trou- 
vasses que c'élait trop peu. 

— Sais-tu ce que contient la lettre adressée au ché 
rif Heider? 

— Non. Mais je suppose qu'ayant à faire une route 
longue et dangereuse, le chérf t'en facilite les 
moyens, Au reste, le chérif te fait prier de lui aban- 
donner certaines choses dont, aprés ton départ, il 
pourrait avoir besoin. 

— Tout ce que j'ai est à lui; qu'il me désigne seu- 
lement les objets qui peuvent lui être agréables. 


92 L'ARABIE HEUREUSE. 


i ET TT 1000000 


— C'est une trousse de chirurgie, un thermomètre, 
une boussole et une lunette d'approche. 

Je remis à l'instant même ces différents objets à 
Yachya, en y joignantun beau fusil à deux coups monté 
en argent, plusieurs rames de papier et un petit baro- 
mètre. Toutes ces choses, qui n'avaient pas un grand 
prix pour moi, étaient inestimables pour le chérif. 

A midi, les caravaniers vinrent me demander 
l'heure précise à laquelle ils pouvaient venir charger 
mes bagages. C'était toujours la voie de la montagne 
que l'on devait prendre. Les caravaniers désiraient 
prendre l'avance. Toutes leurs provisions étaient 
prêtes; ils n’attendaient plus que mon ordre. Je leur 
dis qu'ils pouvaient charger quand ils voudraient, 
pourvu qu'ils nous attendissent à Saad. Comme c’é- 
taient des gens au service du chérif Hussein, je ne 
courais aucun danger. 

D'un autre côté, me séparer de mon bagage était 
témoigner toute ma confiance envers le chérif. Ils 
chargèrent à l'instant même, et, une demi-heure 
après, on m'annonça qu'ils parlaient. Dans l'intervalle, 
je recus la visite des notables d’Abou-Arich. Selon 
l'usage, ils venaient me faire leurs adieux et m’expri- 
mer leur étonnement. L'état de ma santé me fournit 
une excuse. 

Je fis mon courrier pour la Mecque, afin de préve- 
nir mes amis de mon départ et leur donner les moyens 
de correspondre avec moi. Ils devaient m'écrire à 
Mascate, chez un nommé Seid-Ben-Calfen. C’était un 
Arabe de la famille de imam, presque Européen, 
ayant été longtemps en Angleterre et parlant anglais 
comme un Anglais, — de plus, franc-macon, — mais 
ivrogne, ivrogne dans l'âme. J’en dis quelques mots, 
attendu que nous le retrouverons plus tard et qu’il 
jouera un certain rôle dans mes relations avec l'imam 
de Mascate. 

Au moment de partir, je partageai entre mes meil- 
leurs amis mes esclaves et mes armes. Je donnai mes 
deux eunuques à Abd’el-Mélek. Je ne gardai que 
Sélim, Mohammed et Saïda. Yachya eut l’autre. 
Le procédé les charma. Un autre eût vendu ce que je 
donnais. 

A huit heures moins un quart, le chérif et sa fa- 
mille arrivèrent. Il mit pied à terre à ma porte et monta 
chez moi. J'étais prêt. Je le reçus sur ma terrasse. 
Puis après un instant nous descendimes et montames 
à cheval. Plusieurs courtisans du chérif grossirent 
notre cortége. Yachya et son âne étaient du nombre. 

Le chérif m'accompagna à plus d’une demi-licue. 
La il me fit ses adieux, toujours en me disant qu'il 
espérait me revoir un jour. Il m’embrassa. J'avoue 
que je le regrettais profondément. Yachya pleurait. 
Le chérif et moi en eussions fait autant que Yachya, 

ns le décorum que nous imposaient les assistants. 
En me donnant une dernière fois sa main : 

— N'oublie pas de m'écrire, me dit-il. Mon fils et 
mon neveu sont responsables de toi. A Moka, c'est à 
mon frère à enrépondre. Adieu, sois heureux, Hadji, 
et n'oublie jamais que, si tu n'es pas mon fils, c'est 
que tu as refusé de l'être! 

Nous récitimes d'une voix commune le fatha. Et, 
mellant son cheval au galop, comme pour échapper 
à son émotion, il reprit sans se retourner le chemin 
de la ville, 

Yachya de son côté avait complétement perdu la 
tête, Il ne savait pas s'il devait me suivre ou s'en re- 
tourner avec le chérif. Enfin il se décida. IL prit avec 
son âne la route que le chérif suivait avec son cheval. 
C'élait un excellent homme que ce pauvre Yachya, Jo 
né sais ce qu'il est devenu. 

Quant à moi, ma route était toute tracée, el, tandis 
que le chérif tournait vers Abou-Arich, je marchais 

vers Sad, où m'atlendait ma caravane. 


XXIX 


Mon intention, en quittant Abou-Arich, avait d’a- 
bord été de me rendre à Hodeida, que je n'avais pas 
encore vue. Mais nous élions à cette époque de l’an- 
née où l'azieb, c'est-à-dire le vent du sud-est, accourt 
de la mer des Indes avec une violence terrible, s’en- 
gouffre dans le détroit de Bab-el-Mandeb, et souffle 
sur la mer Rouge, entre la chaîne lybique et la chaine 
arabique. 

Il était donc impossible, surtout avec les petits 
batiments du pays, de naviguer au sud. Puis, je ne 
connaissais, je crois l'avoir déjà dit, ni la curieuse 
ville de Saad, ni tout le pays des montagnes compris 
entre le 18° et le 43° degré de latitude, c’est-à-dire 
depuis Saad jusqu'à Moka. Peut-être d’ailleurs, dans 
mon esprit, une fois arrivé à Moka, ferais-je une 
pointe vers le nord-est ou lest, c’est-a-dire vers Mareb 
ou Mascate. 

Ceux qui prendront la peine de me suivre sur la 
carte trouveront que je prenais le plus long en pas- 
sant par Saad; mais, dans un pays comme I’ Arabie, 
où il n’y a pas de routes, mais seulement des chemins 
qui se tracent à force d’être suivis par les caravanes 
ou creusés par les torrents, on ne regarde pas à cent 
lieues de plus ou de moins. D'ailleurs, pour les 
Arabes, le temps et la dépense n'existent pas. Ils 
vivent pour rien et ne sont jamais pressés que s'ils 
marchent cependant pour affaire lucrative. 

J'étais devenu Aarabe. Je ne voyageais pas pour 
affaires, mais par curiosité et pour mon plaisir. J’a- 
vais trente ans, environ quatre-vingt mille francs 
avec moi, convertis en valeurs sur les banians de 
Mascate et les Arméniens de Bassora; je savais qu’à 
mon arrivée à Moka, grace aux lettres du chérif, je 
ne manquerais de rien. Quant à la route, si longue 
quelle fat, les frais en étaient faits, et par les usages 
de l'Arabie, et par la présence des deux princes qui 
m'accompagnaient, et surtout par mes connaissances 
médicales, qui, si peu profondes qu’elles fussent en 
Europe, suflisaient pour faire de moi, en Orient, un 
important personnage. 

Abd’el-Mélek notamment, par ses chasses aventu- 
reuses, par ses excursions lointaines dans les mon- 
tagnes, par sa réputation de courage, celle de toutes 
les réputations qui se répand le plus vite et le plus 
avantageusement en Arabie, Abd'el-Mélek était un 
compagnon précieux. Le fils du chérif complétait 
par la crainte ce qu'Abd’el-Mélek commençait par 
l'enthousiasme. Nous avions trente lieues à faire 
avant d'arriver à Sûad; c'était une affaire de trois jours 
seulement, grâce à nos excellents chevaux. Chaque 
soir, nous nous arrétions près de tentes d’Arabes 
agriculteurs qui, jusqu'au pays de Beléd-Amr, fai- 
saient partie des sujets du chérif Hussein. 

Le pays de Beléd-Amr, sans lui être soumis maté- 
riellement, lui obéissait, dans la crainte de ses armes. 
Son influence s'étendait donc jusqu'aux limites de 
l'imamat de Sâad. Là commençait une autre puis- 
sance, plutôt morale que matérielle. Sdad est consi- 
dérée comme une ville sainte, Elle renferme en effet 
le tombeau de l'imam Hadie, descendant de Maho- 
met. Hadie est un saint extrêmement vénéré dans la 
montagne, qui ne suit plus le rit des quatre sectes 
orthodoxes, mais celle des Zeidiyé. En outre, selon 
les Arabes, le tombeau de Job, qu'ils reconnais- 
sent comme un de leurs patriarches les plus impor- 
tants, est situé à Lois lieues est de celui de l'imam 
Hadie, 

De plas, Shad est une grande, ancienne et bello 
ville de la même époque, et même, prétendent quel- 
ques savants, antérieure à la Mecque. Elle est entou- 


L'ARABIE HEUREUSE: 93 


rée d'un mur percé de trois portes : Bab-Hadie, 
Bad-Mansour et Bab-el-Kassr (porte de Hadie, porte 
de Mansour et porte du chateau). Cette dernière, 
comme l'indique son nom, conduit à une forteresse 
imposante, pour le pays, bien entendu. Elle possède 
plusieurs mosquées, qui toutes le cèdent à celle qui 
renferme le corps de l'imam. 5 

Vers le soir, nous y fimes notre entrée. C'était le 
93 janvier 1844. Comme toujours, un des domes- 
tiques du chérif Hussein nous avait devancés, et 
Yimam était venu nous recevoir a un quart de lieue 
en avant de la porte de Hadie. Je restai un jour à Saad. 
C'était tout ce qu'il me fallait pour juger de son 
importance. Je constatai, autant qu’il est possible de 
le faire dans une ville arabe, une population de 
25,000 habitants. Elle est le chef-lieu de Sahan, pays 
de collines, rapportant d'excellents fruits et surtout 
du raisin. Quatre ou cing mines de fer, renfermées 
dans ses limites, pourraient être d’une certaine valeur, 
exploitées par d’autres que par des Arabes. 

Les habitants du pays se reconnaissent facilement 
dans tout le Théama, étant les seuls qui portent leurs 
cheveux dans toute leur longueur. En outre, au lieu 
d'établir, comme les hommes du Théama, des rap- 
ports commerciaux avec les étrangers, ils ne commu- 
niquent qu'avec une répugnance visible. Leur isole- 
ment fait {eur langage plus pur que celui du Théama 
corrompu par le contact avec les Turcs, les Juifs, les 

gyptiens et les Francs. 

Les mœurs de Saad et de son district diffèrent en 
outre des autres villes de l'Arabie, où les jeunes filles 
se marient de neuf à dix ans. Chez les Saadites, elles 
ne se marient qu'à quinze. Peu d'habitants ont les 
quatre femmes permises par le Coran. Beaucoup n’en 
ont qu’une seule. Leur sobriété est proverbiale; on 
Jui attribue la longévité dont jouissent plusieurs de 
leurs vieillards. Les imams qui les gouvernent des- 
cendent de l'imam Hadie, où prennent d’ailleurs leur 
origine plusieurs cheiks et imams de l’Yémen, tels 
que, par exemple, l’imam de Sana et le cheik de 
Koblan. 

Immédiatement après être sortis de Säad et de son 
territoire, nous arrivämes aux limites d'un désert 
qu'on appelk le désert d'Amasia. Ce désert est un 
pays de dunes mobiles que le vent transporte d’un 
endroit à un autre, selon qu'il est de l’est ou de 
l'ouest. Il met en communication le Théama ave le 
pays des Haschid-Békil, c'est-à-dire avec les Suisses 
et les Tyroliens de l'Arabie, lesquels se louent aux 
différents princes importants de l'Asie, et ne font 
entre eux d'autre choix que de préférer ceux qui 
payent bien à ceux qui payent mal. 

Au coin est de ce désert s'élève la montagne de 
Om-el-Lejlé, célèbre par lesiége qu'y soutint pendant 
sept ans, contre les Turcs, un des imams de Saad. 
Son sommet est couronné d'un fort, où en temps de 
révolution se réfugient les imams. 

En partant de Siad, nous nous étions remis en 
marche du nord au sud; à trois lieues de Sdad, nous 
renconträmes un grand réservoir d'eau qui, s'il est 
fait de main d'homme, est tellement ancien qu'on n'y 
voit aucune trace de travail, L'eau n'en est pas mau- 
vaise. Ses bords sont garnis de jones comme un de 
nos élangs. Il s'appelle Birket-Soudan, ce qui veut 
dire lac noir. Son ean est en effet de couleur foncée. 
Les Arabes le prétendent poissonneux; je ne vérifiai 
pas le fait. 

Nous restämes sur ses rives pendant les heures de 
la chaleur, Elles sont fréquentées d'habitude par des 
Bédouins voleurs; mais, outre que nous étions déjà 
assez nombreux en quittant Abou-Arich, notre troupe 
s'était encore augmentée à Sdad d'une vinglaine de 
marchands se rendant, soit à Sana, soit à Aden. Or, 
le marchand arabe est le meilleur compagnon que 


lon puisse désirer. Il est toujours admirablement 
armé, et, pour défendre sa marchandise, il devient 
très-belliqueux. 

Le soir, vers huit heures, nous arrivimes à Kheï- 
Wan, gros village du district de Sephian. Nousétions 
au pied de la montagne Noire, et hors du désert. 
A partir du lendemain, nous allions entrer dans la 
montagne, pour ne la plus quitter jusqu'à Sefakin. 
Grace à notre escorte et surtout aux deux princes qui 
la commandaient, aucun événement ne pouvait retar- 
der notre marche. Chaque nuit, trois heures avant 
notre réveil, partaient des courriers destinés à aplanir 
toutes les difficultés que nous pourrions rencontrer 
sur notre route et à préparer nos logements. Si nous 
descendions près de quelque camp de Bédouins, nous 
en obtenions tous les soins que l’on pouvait attendre 
des facultés bornées de ceux qui nous recevaient. 

Nous nous contenterons donc de dire, pour éviter 
la monotonie d'un journal qui n'aurait à consigner 
que la fertilité des vallées, que Varidité des monta- 
gnes, que l'hospitalité des habitants. sous nous con- 
tenterons donc de dire que le voyage dura douze jours, 
el que nos principales haltes, après Kheïwan, furent 
Scharres, Kbamir, Affar, Kaahlan, Loma, Redjum, 
Mehauied, Djebi, Sefakin, Kataja et Hodeida. 

Kataja était déjà hors de la montagne et redescen- 
dait vers la mer. Pour y arriver, il fallait traverser 
une portion déserte du Théama. 

Le 4 février, nous faisions halte dans cette ville, Le 
6, nous entrions à Hodeida. 

La route à travers la montagne m'avait énormé- 
ment fatigué ; j'espérais que le vent aurait changé, et 
que je pourrais m’y embarquer pour Mascale ou tout 
au moins pour Moka. 

Abou-Taleb, le père d’Abd’el-Mélek, vint à notre 
rencontre. Comme je ne complais point venir à Ho- 
deida, je ne m'étais pas muni de lettre pour le frère 
du chérif, mais j'avais pour lui deux lettres vivantes 
qui étaient Abd'el-Mélek, son fils, et le jeune Hussein, 
son neveu. Nous avions une maison qui nous atten, 
dait toute préparée. 

En France, il faudrait à un intendant, si diligent 
qu'il fût, huit jours pour préparer une maison; en 
Orient, la besogne est faite dans deux heures. On 
étend des tapis, on jette des coussins sur ces tapis, 
on installe un esclave à la porte pour servir de con- 
cierge, on en lâche deux autres dans les appartements, 
dont l'un est chargé des pipes et l'autre du café, et 
tout est dit. Quant à la nourriture, elle vous est en- 
voyée abondamment deux fois par jour par celui qui 
se charge de vous donner l'hospitalité. Enfin, les bêtes 
et les gens de votre suite sont traités de la même 
façon. 

Notre maison était une des plus belles de la ville. 
Elle était située en face de la douane, l'un des bati- 
ments les plus importants du pays, et donnait sur la 
rade, où l'on pouvait voir à l'ancre une vingtaine de 
houtres, cing ou six bâtiments hollandais, deux na- 
vires américains et un anglais. 

A peine arrivés, on nous servit le café. Hodeïda 
est le pays où on le prend bon par excellence. Il 
vient principalement du pays de Hadie-Där-Reyt-el- 
Fakih, qui veut dire la maison du pauvre ou la mai- 
son du savant, ce qui, à ce qu'il paraît, dans tous les 
pays du monde, veut dire la même chose. La plus 
grande partie de la première récolte est envoyée en 
tribut au pacha d'Egyple et aux sultans ollomans. Ce 
quiest livré au commerce n'est absolument que ce 
qui glisse entre les mains des agents chars de lever 
la contribution, et qui s'élève à deux mille balles à peu 
près, On voit done que l'on n'a guère plus de chance 
à Paris de prendre du vrai café Moka que de boire 
du vrai vin de Constance. 

Au resle, ce n'est point le grain que nous pulvéri- 


; Ey, 


9% L'ARABIE HEUREUSE. 


sons, nous autres Européens, qui sert aux Arabes à 
préparer une boisson parfumée plus délicate que la 
nôtre, de même que l'on assure que les Chinois ne 
nous donnent que le rebut de leur thé: c’est la pulpe 
du café qu'ils prennent pour eux et qu’ils avalent en 
infusion, après avoir torréfiée et non pas moulue, 
mais concassée seulement, et mélangée avec du gi- 
rofle et de la cannelle. On sucre ce café avec de la 
cassonade. Les Arabes, convaincus qu’il entre dans 
l'épuration du sucre des os et du sang, repoussent avec 
obstination le sucre raffiné. 

Au reste, hommes et femmes font un usage prodi- 
zienx du café; ils en boivent toujours et avec tout. IL 
est vrai que, vu son peu de force, ce n’est qu'une es- 
pèce de tisane. Les femmes comme les hommes vont 
au gawa, espèce d'établissement qui se trouve jusque 
dans les plus petits douars et même dans les routes 
du désert. C’est là qu’on va prendre la liqueur favorite. 
Avide de nouvelles, lArabe, curieux et jaseur, reste 
rarement chez lui. il passe donc sa vie au gawa. La, 
chacun a son petit pot en terre charmante, pareille à 
celle du foyer des pipes turques. La forme de ce petit 
pot est antique et à peu près celle des lacrymatoires 
qu'on retrouve dans les tombeaux étrusques; seule- 
ment le ventre est plus rond et plus gros. A côté du 
petit pot est une petite tasse sans anse. Moyennant un 
centime, on a le droit de rester au gawa toute la jour- 
née. Le gawa fournit le feu, l’eau etles bancs sur les- 
quels le consommateur s’assied. Le consommateur 
fournit la cassonade, le café et les épices. Pour oc- 
cuper le temps, hommes et femmes tréssent des nat- 
tes, confectionnent des couffes et des éventails en 
feuilles de palmier. 

Au milieu de ces buveurs de café, quelques-uns se 
distinguent en mâchant du cad. Ceux-là se bornent 
a cette friandise, qui les enivre comme le cad et le 
hachich et leur enléve tout désir d’autre boisson. Cette 
mastication a pour ceux qui s’y adonnent un effet 
énervant. Souvent j'ai voulu macher du cad pour con- 
naitre à fond une des jouissances de l'Orient; j'avoue 
que j'ai toujours jeté la portion de cad que j'avais mise 
dans ma bouche sans pouvoir me faire idée du plaisir 
qu'éprouvent les Arabes à presser entre leurs dents 
une matière si insipide. 

Le cad, c’est-à-dire ce que l’on mâche, est la feuille 
d’un arbuste, comme le café, d'origine abyssinienne. 
Il aura sans doute été importé dans l'Yémen du 
temps de la puissance abyssinienne, qui dura une 
soixantaine d'années à peu près. 

Preneurs de café, mâcheurs de cad, tout le monde 
fume, chérifs, cheiks, bauts personnages exceptés. 
Chacun, comme il avale son café, ou le jus du cad, 
avale la fumée de son bouri. Il y a dans ces gawas 
des sortes de cabinets particuliers où l’on boit de l’eau- 
de-vie de dattes anisée. Cette eau-de-vie se boit, non 
pas par petits verres, mais par bouteilles. En buvant 
le café, en mâchant le cad, ou en s’enivrant d’eau-de- 
vie, on joue aux dames ou aux échecs. Les élégants 
jouent avec des échiquiers et des damiers pareils aux 
nôtres et qui viennent, tablettes, figures ou pions, de 
l'Inde et de la Chine. Les pauvres tracent un échiquier 
ou un damier sur la terre et jouent avec de petits 
cailloux. 

Les gawas sont pleins jour et nuit. Le jour seule- 
ment, les consommateurs s'accroupissent sous le 
poids de la chaleur. Mais le soir tout cela se réveille, 
et la nuit tout cela grouille. Le maitre du café est, 
en général, un homme de probité reconnue; on peut 
lui confler argent et bijoux, 

Un des accessoires les plus importants d'un café 
bien achalandé est un potte ou un historien : il y 
remplit les fonctions de l'improvisateur du Môle a 
Naples. C'est presque toujours la nuit que ces impro- 
visalions ou ces lectures ont lieu. La lecture ou l'im- 


provisation finie, umpetit mendiant, attaché au poéte 
comme le caniche à l’aveugle, fait la quête pour lui. 


Chacun donne ce qu’il veut et suivant ses moyens, ta- 


bac, pain, café ou cad. 

Les maisons en général sont bâties en pierre; elles 
ne sont point belles extérieurement, mais sont d’une 
propreté remarquable. A l’intérieur, chez les hommes, 
les planchers sont recouverts de nattes ; on n’y entre 
qu'en laissant sa chaussure 1 4 porte. Les apparte- 
ments des femmes, au contraife, sont très-élégants, 
garnis de tapis, de sofas, de meubles incrustés de 
nacre et d’écaille. Quelques-unes poussent le luxe 
jusqu’à garnir des chambres tout entières, plafond, 
plancher, murailles, de petits miroirs. A Bagdad, au 
consulat français, j'ai vu une de ces chambres qui 
avait peut-être coûté cinquante mille francs. 

Toutes ces maisons sont à plusieurs étages et à 
terrasses. Chaque terrasse a un petit appartement sé- 
paré. Cet appartement correspond aux boudoirs de 
nôs petites maisons. Les escaliers ne sont point en 
spirale, mais carrément disposés ; cette forme absolue 
a pour but de permettre aux femmes de parler aux 
esclaves ou aux étrangers du sexe masculin sans être 
vues d'eux. 

L'appartement des femmes est, en général, au pre- 
mier. De ce point dominant, à travers les mouchara- 
bies, toujours d’un -charmant travail, les femmes 
voient ce qui se passe dans la rue sans que de la rue 
on puisse les voir. Chaque moucharabie a son petit 
volet où on ne peut passer la fête, mais où peut 
passer la main. Le prétexte de cette ouverture est 
l'aumône : il faut pouvoir jeter une pièce de monnaie 
ou du pain à un pauvre. Il est vrai que, par la même 
ouverture, peuvent également passer un billet, un 
mouchoir, des fleurs. 

La moucharabie, qui surplombe toujours la rue, 
est garnie à l'intérieur de coussins et de divans sur 
lesquels les femmes sont assises ou couchées. Le 
cordon de la porte, qui ne se ferme à l’intérieur que 
par un loquet en bois, est à la portée de leur main; si 
elles n’ont pas vu la personne qui frappe, elles de+ 
mandent: 

— Min? 

— Qui est la? - 

Le visiteur répond qui il est et ce qui l'amène. 

Le visiteur frappe toujours, que la porte soit ou- 
verte ou fermée; si le maitre est absent, la même voix 
qui a demandé qui est là! répond: 

— Il n’y a personne. 

On n’insiste jamais. 

Le chérif Abou-Taleb fut on ne peut plus surpris de 
notre arrivée. Il ignorait complétement que j'eusse 
quitté Abou-Arich et dans quelle circonstance je l’a- 
ais quitté. Quand je dis qu'il ignorait complétement, 
peut-être aurais-je dQ dire qu’il affectait de Pignorer. 
En effet, en suivant le Théama, un homme monté sur 
un bon dromadaire peut aller en trois jours d'Abou= 
Arich à Hodeïda, et j'ai dit que nous avions mis, 
nous, quinze jours à faire ce trajet, Il est donc présu- 
mable, ou que le chérif Hussein ou que le jeune 
Abd'el-Mélek l'avaient informé. 

En tous cas, dès le lendemain, Abou-Taleb eut une 
conversation avec moi. Dans ce but, il m'avait invité 
à diner chez lui. Cette conversation avait pour cause 
de me faire rester auprès de lui. I savait les services 
que j'avais rendus à son frère et il connaissait ceux 
que je pouvais lui rendre. : 

Après avoir quitté Hussein, c'eût été lui faire injure 
que de rester auprès d'un de sés frères, quel qu'il fût. 
Non-seulement je refusai donc toutes les offres qu'il 
me fit, mais encore j'insistai pour quitter Hodeida 
dans le plus bref délai. J'étais décidé à me rendre le 
plus tôt possible à Moka. Le port était plein de petits 
navires qui n'attendaient qu'un bon vent pour metire 


a 


L’ARABIE HEUREUSE. 95 


la voile. Ce bon vent pouvait soufller d’un moment 
l’autre et me fournir une occasion. AT 

_J’eus dans l'intervalle une visite à laquelle je ne 
m'attendais guère: c'était celle de ce Hadji-Soliman 
qui avait tenté de m’empoisonner. Comme si le drôle 
n'avait aucun reproche à se faire et comme si rien ne 
s'était passé entre nous, il venait mettre ses services à 
ma disposition. Il était engagé comme artilleur dans 
les troupes d’Abou-Taleb. Lorsque je racontai l’anec- 
dote au chérif qui, selon toute probabilité, Pignorait, 
il voulut le renvoyer. Mais, de même que je m'étais op- 
posé asa mort, jem’opposaiason renvol. Je devais, plus 
tard, le retrouver à Moka, à Mokailah et à Mascate. 

. Ibrahim-Pacha, qu’on appelait, comme neveu d'I- 
brahim, fils de Méhémet-Ali, Ibrahim le Petit, avait 
été gouverneur de cette partie de l Yémen. Intelligent 
et aclif, il avait fait reconstruire en partie la ville, ba- 
tir des édifices remarquables, l'avait entourée de mu- 
railles et défendue par un fossé. Il y avait de plus, au 
détriment de Moka et de Loheïa, appelé tout le com- 
merce des montagnes. Ce qui militait en faveur de ce 
choix, c’étaient un bon port et d'excellente eau que 
l'on puisait dans des citernes creusées à une demi- 
lieue à peu près de la ville. 5 

Il en résultait que toute la population d'une cité 
autrefois très-célèbre nommée Ghalefka, et située à 
cing lieues sud de Hodeïda, était venue se fondre avec 
celle de cette ville et l'avait presque doublée. Da, son 
côlé, Ghalefka était restée vide. Le désert avait profité 
de cet abandon pour l’envahir, et à peine reslait-il de 
ses deux mille maisons une douzaine de huttes de 
pêcheurs. Aussi Hodeïda, comme toules les villes ma- 
ritimes d’une certaine importance, était-elle devenue 
une ville de plaisirs. Ce n’est point que la ville inté- 
rieure ne fût soumise à une police assez rigoureuse; 
mais restait le faubourg, qui, une fois les cafés fermés 
et les rues devenues désertes et silencieuses, héritait 
des promeneurs et du bruit exilés de celte ville inté- 
rieure. 

Dans ce faubourg appelé El-Rabat, se renouve- 
laient chaque nuit toutes ces scènes de danses, de 
jeux et de poésies que nous avons racontées, et cela 
avec une liberté toute primitive. Abou-Taleb, reli- 
gieux jusgu’au fanatisme le plus outré, Abou-Taleb 
qui faisait bâtonner ceux de ses administrés qui man- 
quaient trois fois de suite à la prière, Abou-Taleb 
qui, ne se contentant pas des muezzins pour appeler 
les fidèles à la prière, faisait frapper a leur porte 
pour diligenter les retardataires, Abou-Taleb lâchait 
complétement la main à toutes les licences du Rabat; 
aussi la licence s'en donnait-elle sous toutes les 
formes. 

C'élait, au reste, un beau type physique qn’Abou- 
Taleb, C'était un de ces beaux Koulouglis, comme on 
en rencontre sur les côtes d'Afrique, Il était fils d'une 
blanche et d’Ali. Cetle noblesse maternelle le rendait 
trés-fier, et, comme il était en même temps très- 
ambitieux, le chérif Hussein savait qu'il ne le conte- 
nait qu'à force de faveurs. C'est pourquoi il avait 
obtenu le gouvernement d'Hodeida, qui était alors et 
qui est encore aujourd'hui, quoique le terriloire en 
soit très-restreint, le plus beau et le plus riche de tout 
le Théama. 

En toute chose, Abou-Taleb, personnellement très- 
riche, singeait son frère avec plus d'ostentalion appa- 
rente et moins de charité réelle, Tout élait calcul 
chez lui, et, s'il donnait beaucoup, ce n'était pas par 
générosité, mais pour se faire un parti. Le gouverne- 
ment d'Hodeïda, outre ses simples appoiutements, 
lui rapportait plus de dix mille francs par mois. Joi- 
guez à cela quinze cent mille francs à peu près de 
fortune personnelle, les impôts illégaux, les avances 
et les cadeaux qui, de la part des Européens, sont 
considérés en Orient comme obligatoires, et cela vous 


à 
à 


représentera un revenu de plus de cing cent mille 
francs qui, là-bas, équivalent à peu près à un million 
et demi. 

Aussi Abou-Taleb déployait un grand luxe d’ap- 
parlements. Ses antichambres étaient ornées d'armes 
magnifiques, ses planchers étaient recouveris des 
plus beaux tapis et ses divans revétus de cachemires. 
Les plafonds étaient partout dorés et garnis d'ara- 
besques; les fenétres étaient en verres de couleur; 
son siège, à lui, recouvert de brocart, dominait tou- 
jours tous les autres siéges. Ses vêtements personnels 
étaient en harmonie avec ce luxe d'appartements. 
Quoique l'or et la soie appartinssent plutôt aux véte- 
ments des femmes qu'à ceux des hommes, il était 
toujours vêtu d’or et de soie. Sa manière de se coiffer 
était élégante. Sa calotte, au lieu d'être un simple fez 
comme celui des Turcs ou des Arabes du Hedjaz, 
était un tissu de petites lanières de différentes cou- 
leurs dont le travail remarquable représentait un 
damier. Dans les grandes fêtes, autour de cette calotte 
il roulait un turban vert ou rouge et du plus beau 
cachemire. Dans les temps ordinaires, il ne mettait 
qu’une simple sommada, mais une sommada en soie 
et en filigrane d’or. 

Sa chemise, trainant jusqu'à terre, était en étoffe 
de Trébizonde. Les manches en étaient brodées de 
soie, comme la dentelle des femmes européennes. Le 
collet ou plutôt le tour du cou, ainsi que l'ouverture 
de la poitrine, était enjolivé de soie rouge. Par- 
dessus cette chemise, il portait une tunique en soie 
de Damas. Cette tunique, ouverte du haut en bas 
comme une redingote sans manches, se croise par- 
devant à volonté et se fixe autour des reins par une 
ceinture de maroquin brodée d’or et du plus beau 
travail. C’est dans cette ceinture que l’on passe le 
djembie, poignard recourbé, arme indigène, que les 
chérifs ne quittent pas qu’en se couchant et dont le 
manche et le fourreau sont d'une richesse extrême. 

Aucun chérif ne sort jamais sans tenir à la main, 
au lieu de canne, son sabre dans son fourreau. Les 
plus petits chérifs, fils, neveux, cousins, ont leurs 
sabres. Quand ils prient, ils les déposent devant eux. 
Les lames, comme on pourrait le penser, ne sont point 
toutes tirées de Damas ou de Hamadan. J'en ai vu 
beaucoup venant de France et portant cette légende : 

Vive le roi! 94 

Ce sont en général des sabres d'officiers de la garde 
qui, après la révolution de 1830, sont allés chercher 
du service en Egypte. Les lames ont été adoptées par 
les indigènes; mais les poignées ou les fourreaux 
appartiennent à la localité. Fourreaux et poignées 
sont presque toujours en argent, d'un précieux tra- 
vail, qui sort des mains des juifs et des banians. 

La loi musulmane défendant le luxe de la personne, 
les chefs musulmans reportent d'habitude toute leur 
richesse dans leurs armes et dans les équipements 
de leurs chevaux. Chérif Hussein avait plusieurs 
sabres montés en or massif et garnis de pierreries. 
Son frère, qui l'imitait en toutes choses, l'imutait 
aussi sur ce point. 

J'avais dit que je voulais partir le plus tôt possible 
et prendre la voie de mer. Je profitat donc de la pre- 
miére espérance de beau temps pour m'embarquer 
sur un boutre persan qui devait toucher à Moka, se 
rendant au golfe Persique. 

J'étais si pressé que je ne réfléchis pas, ou plutô! 
que jé ne voulus pas réfléchir que le boutre était hor- 
riblement chargé d'hommes et de marchandises, En 
effet, les marchandises débordaient sur le pont, et la 
ligne de flottaison était si près de l'eau que l'on avait 
dû faire un faux bordage pour que la mer n'envahit 
pas le pont. Le faux bordage était maintenu au moyen 
de chevilles et d'une espèce de lacet en corde de 
palmier, 


96 L’ARABIE HEUREUSE. 


a aan 


Les passagers étaientau moins au nombre de quaire- 
vingts, et, parmi ces quatre-vingts, il y avait au 
moins trente femmes et une dizaine d'enfants. Ajou- 
tez à cela vingt ou vingt-cinq hommes d'équipage. 

La cabine avait été divisée pour donner asile à 
quelques femmes de distinction revenant du pèleri- 
nage de la Mecque. Au devant de la cabine on avait 
étendu une tente en toile : c'était le domaine d’un 
djellab et de sa marchandise. Outre une douzaine 
d’Abyssines esclaves dont la plus âgée avait à peine 
douze ans, et qui n'avaient pour tout vêtement qu’un 
pagne, il avait avec lui une Géorgienne, fort belle, 
disait-on, et qui habitait la cabine avec les femmes. 

Les petits esclaves mâles se mélaient à l'équipage 
et, selon leur degré de force, servaient de mousses ou 
de matelots. Ils gagnaient deux choses à ce service : 
ils faisaient de l'exercice et étaient mieux nourris. 
Deux derviches, aux costumes fantastiques, secondés 
par un savant à encrier, s'étaient emparés du grand 
mât. Le savant portait le turban vert, ce qui lui don- 
nait. comme descendant de Mahomet, une position 
particulière à bord du boutre. Quant à nous, c’est-à- 
dire au jeune Hussein, à Abd’el-Melek et moi, nous 
occupions la dunette avec notre suite. Nous y avions 
étendu nos tapis, et, à l'heure de la chaleur, on dé- 
ployait une tente sur notre tête. Nous avions pour 
commensal le timonier et sa boussole, plus le capi- 
taine, nommé Hunji-Habib Allah, ce qui veut dire : 
le pèlerin ami de Dieu. 


XXX 


Le capitaine de notre navire était un homme fort 
remarquable sous le rapport du physique. Sang arabe 
mêlé de persan, il était d’une propreté exemplaire, 
ef, quoiqu'il n’eût que trente ans, il avait une barbe 
noirequi tombait jusque sur sa poitrine. A terre, il se 
promenait avec sa belle robe, sa belle ceinture, son 
beau poignard et son beau turban rayé de blanc et de 
bleu aves ses bouts frangés de soie rouge. Mais une 
fois à bord, il se mettait à son aise et ne gardait 
qu'une chemise de nankin à manches, très-étroite du 
poignet. Cette chemise était elle-même très-élégante, 
maintenue qu'elle était par une ceinture de coton 
rayée bleu et blanc; elle était brodée en soie autour 
du cou, sur le devant et aux manches. 

Le chérif Abou-Taleb avait pourvu aux approvi- 
sionnements de bouche, et, quoique d'habitude le 
trajet se fasse en deux jours, nous avions, grâce à sa 
profusion, des vivres pour une semaine, ces vivres 
consistaient surtout en riz, en dattes, en beurre et en 
farine; nous avions de*plus deux moutons vivants 
destinés à être tués à bord et à nous donner de la 
viande fraîche; nous avions en outre de l’eau douce, 
ce qui nous permettait de ne pas toucher aux deux 
énormes caisses renfermant le liquide des passagers 
et de l'équipage, et qui tenaient les deux côtés du 
grand mât. C'était sur ces caisses que les deux der- 
viches avaient établi leur domicile. 

Le costume des derviches se composait d’un large 
pantalon de cotonnade jadis blanc, d’une veste très- 
ample, composée d'un millier de morceaux de drap de 
toutes couleurs imitant fort bien certain costume de 
folie, de mise dans nos jours de carnaval; leur bon- 
net était pointu, dans le genre de celui que nos ar- 
chéologues d'almanach donnent à Nostradamus ; leur 
corps élail entouré de chapelets dont les grains étaient 
gros comme des noix; une ceinture leur serrait la 
taille, et soutenail un énorme poignard et une petite 
hachette qui leur sert à fendre du bois et leur donne 
en même temps un aspect plus formidable. Ils avaient 
en outre, et comme dernier ornement, trois noix de 
coco : une première, énorme, coupée en manière de 


sébile, qui leur pendait sur le dos; elle leur servait à 
mendier; une seconde, plus petite, pendue à leur 
côté; elle leur servait pour boire; une troisième, qui 
pendue près de la seconde et tiquetaquant avec elle, 
leur servait à prendre leur café. 

Ils passaient leur temps à priser, à fumer et à dire 
leur chapelet. Leur tabatiére était en bois et leur pipe 
en cuivre. Au lieu de canne, ils portaient à la main 
l'os nasal du poisson qu’on appelle la seve. 

Leur costume était complété par une foule d’amu- 
lettes, se composant de dents de requins, de dé- 
fenses de sangliers et de coquillages comme nos char- 
latans en mettent à leurs chevaux. Ajoutez à cela 
une peau de tigre ou de lion jetée sur leurs épaules 
le jour et leur servant de natte la nuit; une chevelure 
et une barbe noires, longues et épaisses, des dents 
blanches, des yeux de lynx, et vous aurez une idée 
des deux saints personnages. 

L'un de ces derviches avait une sacoche en cuir 
qui servait de domicile à une dizaine de serpents ve- 
nimeux avec lesquels il jonglait. Sa ménagerie se 
complétait d'une cinquantaine de scorpions plus gros 
et plus hideux les uns que les autres, rouges jaunes 
et noirs, et dont quelques-uns prenaient toujours l'air 
sur ses mains, ses bras ou sa figure. 

L'autre derviche, qui jonglait aussi à sa manière, au 
lieu de scorpions ou de serpents, avait un boulet de 
canon auquel était fixé un énorme clou de sept à huit 
pouces de long et une multitude de petits grelots. IL 
s’enfonçait le clou dans l'œil et tenait le boulet en 
équilibre en faisant sonner les grelots à peu près 
comme nos paillasses tiennent une échelle sur leur 
menton ou sur leur nez. 

L'un et l’autre disaient la bonne aventure. Le soir, 
ils allumaient des lanternes, et, après une espèce de 
parade pour réunir autour d'eux équipage et passa- 
gers, ils donnaient leur représentation. 

On sait que ces derviches mahométans, et surtout 
ceux qui exercent leur industrie en Perse, peuvent 
aller du Caucase au Zanguébar et de Tanger aux li- 
mites de la Chine sans avoir à s'occuper de rien; la 
crédulité publique fait les frais de leur voyage. D’ail- 
leurs, nous l'avons déjà dit, quand on ne leur donne 
pas, ils prennent. Ce qui n’est permis à personne, 
l'entrée des harems, leur est permis à eux. 

Les grands de Turquie, de Perse et d'Arabie ont 
presque tous un derviche à eux, ou plutôt sont à un 
derviche qui joue auprès d’eux le rôle que les anciens 
astrologues jouaient auprès des rois et des seigneurs 
du moyen age. 

Osman-Pacha avait un derviche du nom d’Ibrahim- 
Effendi, qui possédait plus de 30,000 livres de rente. 
Les bonnes grâces du pacha, qui ne faisait rien sans 
son avis, étaient subordonnées aux siennes. Aussi lui 
faisait-on une cour plus assidue qu’à son maitre. 

Ce fut un derviche favori de Mahmoud qui déter- 
mina l'extermination des janissaires. 

Ceux qui voyagent sont ordinairement des espions 
envoyés par les princes orientaux, et qui à leur retour 
leur rendent compte de ce qu'ils ont vu. Ce sont en- 
fin, parfois, mieux que des mouchards : ce sont des 
bourreaux qui vont tuer à distance, comme faisaient 
les allidés du Vieux de la Montagne, 

Celle réputation, les animaux dont ils étaient por- 
tours, la vermine qui les couvrait, tout concourait à 
éloigner d'eux les passagers. Disons en passant qu'ils 
avaient, comme M. Tartuffe, le teint fleuri et le men- 
ton élagé. 

Nous avions le bonheur, outre les deux derviches, 
de posséder un santon, espèce @idiot qui se tenait 
immobile et restait muet, I s'était, forgat volontaire, 
enchaîné les pieds. I élait gardé par une vieille femme 
qui l'appelait mon fils, ce qui, en Orient, n'était pas 
tout à fait une raison pour qu'elle fût sa mère. On 


L’ARABIE HEUREUSE. 97 


l'avait relégué à la proue du navire, où étaient obli- 
gés daller le trouver les dévots qui avaient affaire à 
lui. Tout le monde contribuait à son entretien ainsi qu’à 
celui des deux derviches. Hommes et femmes étaient 
pêle-mêle sur le pont; seulement les femmes avaientle 
visage couvert d’un voile, ce qui ne les empéchait pas 
de se livrer à la conversation, soit particulière, soit 
générale. 

J'ai déjà dit que, si nous étions favorisés par une 
bonne brise, nous pouvions espérer être en deux 
jours à Moka. 

Nous nous étions embarqués le 42 février, à dix 
heures du matin. La première journée et la première 
nuit s'étaient passées de façon à nous donner les plus 
heureuses espérances; tout le monde était joyeux et 
satisfait à bord. Les uns chantaient, les autres faisaient 
de la musique; ceux-ci préparaient leur café, ceux- 
l& mâchaient leur cad. Les derviches fumaient de 
l'opium. 

De la cabine on entendait sortir les sons d’une es- 
pèce de guzla. C'était notre Géorgienne qui payait par 
un concert l'hospitalité qu'on lui donnait. 

Le lendemain matin, le soleil se leva au milieu 
d'une brume qui annonçait au capitaine que letemps 
n’était pas solidement accroché au beau fixe. En le 
voyant forcer ses voiles, installer une espèce de bri- 
gantine pour tacher de marcher plus vite, je compris 
qu'il avait hate d'arriver à Moka. 

Je l’interrogeai; il m’avoua ses craintes; mais il 
paraissait bon marin et avoir foi dans sa science. 

— Si à deux heures, me dit-il, le vent n’est pas 
changé, tout ira bien. 

A neuf heures et demie, nous tombimes dans un 
calme plat. Tout le monde était dans la désolation. 
Vers midi, la brise du sud-est se fit sentir. C'était 
justement le vent que nous craignions. Le capitaine 
commenca de courir des bordées, essayant de lutter 
contre le vent et les vagues. La mer devenait effroya- 
blement houleuse; les lames passaient par-dessus le 
bordage, et, au lieu de nous laisser avancer du côté 
de Moka, nous repoussaient vers Hodeïda. 

Les cris des femmes, le tumulte répandu parmi les 
hommes qui tous voulaient se mêler d’une besogne 
qu'ils ne connaissaient pas, mon influence, celle du 
jeune Hussein et du jeune Abd’el-Mélek, tout cela 
finit par obtenir du patron qu'il revint sur ses pas. 
L'eau montait par-dessus le bordage, s’infiltrait dans 
la cale et faisait insensiblement enfoncer le petit 
bateau. 

C'était la première fois que le jeune Hussein et 
Abd'el-Mélek naviguaient; ils se croyaient perdus. 
Ils avaient une peur horrible de la mort par l’eau; 
comme les anciens Pompéiens, ils furent sur le point 
de se suicider pour éviter cette mort qui élait si peu 
de leur goût. Les femmes étaient sorties des cabines 
et couraient sur le pont, jetant de grands cris et re- 
doublant la confusion. Il était impossible de tenir plus 
longtemps la mer avec le vent debout. 

Le capitaine commençait à perdre la tête au milieu 
de tout ce tumulte, lorsque, comme je l'ai dit, nous 
oblinmes de lui qu'il virât de bord et courût vent 
arrière, Nous étions d'avis qu'il reprit le chemin 
d'Hodeïda. Mais comme nous étions environnés 
d'iles et que nous avions fait plus des deux tiers de 
notre route, il préféra s'abriter dans une de ces îles. 
11 alla au hasard, mettant le cap sur la première. 
La première, c'était Djebel-Sokar, la montagne de 
sucre, déjà citée, on se le rappelle. C'était une grande 
Île qui se trouvait par le quatorzième degré de latitude, 
défendue en quelque sorte par deux grands rochers 
qui semblaient veiller sur elle comme deux fantômes 
blancs, Elle est suivie comme une reine de ses dames 
d'honneur, par cing ou six autres îles plus petites. 

Nous tr'ouvâmes une anse où nous pümes nous 


res 


mettre à l'abri, sinon du vent, du moins de la mer. 
On débarqua au moyen de petites chaloupes. 

Puis, les hommes à terre, on s’occupa de la cargai- 
son qu'il fallait sécher. Tout était trempé d’eau de 
mer; les vivres étaient en grande partie avariés; 
l'eau seule avait échappé au désastre. 

L'île était inhabitée et pouvait avoir dix lieues de 
circonférence. De temps en temps, des pêcheurs y 
abordaient ou péchaient sur les côtes, mais le mau- 
vais temps qui durait depuis un mois la faisait com- 
plétement solitaire. 

Toutes les femmes étaient horriblement malades. 
Nos deux princes ne leur cédaienten rien; ils ju- 
raient qu'on ne les prendrait jamais à remettre le 
pied sur une barque. On s’accommoda comme on put 
sur le rivage : avec les voiles on dressa des tentes 
pour les femmes; les hommes choisirent leur place 
et la marquèrent par leurs nattes et leurs tapis. Au 
reste, les meilleures nattes, les tapis les plus moelleux, 
c'était le sable de la mer, ce sable doux et fin, qui le 
jour était brûlant, et le soir, quand venait le froid 
de la nuit, conservait une douce tiédeur. 

Nous abordames vers les quatre heures du soir: 
le sauvetage dura une partie de la nuit; tout le monde 
y mit la main, exepté les femmes, bien entendu. On 
ne pensa à dormir que vers les trois heures du matin. 
Comme toujours, la nuit était claire, étoilée et froide. 
On se roula dans ses couvertures, dans ses manteaux, 
dans ses abbayes. On alluma de grands feux qu'on 
entretint, grace aux buissons du rivage. 

Le plus gros de nos vivres était un ‘de nos deux 
moutons. On le tua, on le fit cuire dans la terre, on 
le mangea avec des patates douces, cuites dans la 
cendre et qui faisaient partie de nos provisions. 

Toutes les marchandises, emballées dans des 
couffes, étaient avariées et immangeables. Par bon- 
heur il y avait dans la cargaison une trentaine de 
grosses jarres de grés pleines de dattes. Le beurre et 
la farine avaient été également conservés dans leurs 
messuéd (peaux de bouc). Tout cela devait durer à 
peu près huit jours. Il est vrai qu’on espérait bien 
dire avant huit jours adieu au Djebel-Sokar. A tout 
événement on rationna les naufragés, au désespoir 
des nègres qui sont les plus gros mangeurs que j'aie 
jamais vus. 

Le lendemain fut employé à donner de l'air aux 
marchandises et à les étendre sur le sable et les brous- 
sailles. Vue de loin, l’île était ou du moins paraissait 
être blanche; c'était probablement cet aspect qui lui 
avait fait donner le nom de montagne de sucre. 
Deux ou trois jours s’écoulérent pendant lesquels il 
ne se fit aucun changement dans l'atmosphère. Tout 
rationnés que nous étions, les vivres diminuaient à 
vue d'œil. 

Je proposai alors aux deux jeunes gens un voyage 
d'exploration dansl'ile. C’était véritablement pour nous 
un voyage d'exploration. Nul des naufragés n'avait 
mis le pied sur ce sol. Inhabité à la première vue, il 
pouvait renfermer une population qui eût intérêt à se 
cacher. La mer Rouge était infestée de corsaires, si 
des voleurs à la barque méritent ce nom. D'un autre 
côté, il fallait laisser bonne garde autour des mar- 
chandises. 

Il fut convenu que les deux jeunes princes et moi 
nous nous mettrions à la tête de la colonne d'explo- 
ration. On nous donna une vinglaine de nègres qui 
prirent chacun une lance dans le cas où nous rencon- 
trerions l'ennemi, et une outre dans le cas où nous 
trouverions de l'eau, Ces nègres, Nigritiens pour la 
plupart, étaient de force herculéenne, très-braves et 
surtout excellents nageurs. Trois ou quatre passagers, 
armés aussi de lances, vinrent avec nous. Les deux 
princes, Stlim et moi, avions seuls des armes de 
chasse. Ma poudre, au reste, ne s'était conservée que 

a 


98 L’ARABIE HEUREUSE. 


parce quelle était dans des boîtes de fer-blanc. 

Nous nous mimes en marche vers quatre ou cing 
heures du matin, et nous commencames pendant une 
bonne demi-lieue au moms à gravir la montagne 
sur un terrain trés-accidenté. Le sol se composait de 
silex et de calcaire, ce quirendait la marche trés- 
difficile. Dans les interstices des roches poussaient 
des mimosas et des jujubiers. J’y reconnus beaucoup 
de jusquiames que les Arabes appellent sekran, — 
ivresse. ; 

On comprend qu’il n’y avait pas de route tracée. 
Chacun marchait à sa fantaisie, à peu près d’ailleurs 
comme on marche en chasse, Pendant deux ou irois 
heures nous ne fimes lever que des pelits oiseaux, 
des gerboises, et des rats de Pharaon. De place en 
place nous trouvions d'immenses fourmilières habitées 
par d'énormes fourmis noires tachetées de blanc. 
Puis, dans des creux de rochers, des ruches à miel. 
C'était déjà pour nous une grande trouvaille. On dé- 
chira des morceaux de linge, on les attacha aux 
broussailles environnantes pour les retrouver au 
besoin. 

Un peu pius loin, nous trouvames des empreintes 
d’hyène et de chacal. C'était un joyeux signe. S'il y 
avait des carnivores, il y avait du gibier et de l’eau. 
On connaît l'adresse des nègres à suivre les pistes, 
Celles des hyènes et des chacalsles conduisirentcomme 
je m’y atlendais, sur des traces de gazelles. Au bout 
d’un certain temps, elles devinrent très-nombreuses. 

Devant nous s'élendaient des vallées couvertes 
d'avoine sauvage que les Arabes désignent du nom gé- 
nérigue de hachich. Nous entrames dans ces avoines, 
et à deux cents pas de nous bondit une bande d’une 
trentaine de gazelles qui disparurent en quelques 
instants. On suivit leur trace, qui nous conduisit à 
l'endroit le plus profond de la vallée; nous y trou- 
vames un petit lac adossé à une montagne à pic, et 
qui semblait par une voûte pencher sous celte mon- 
tagne. L'eau était excellente. Toute la rive de ce 
pelit lac, qui pouvait avoir une centaine de mètres de 
long, était labourée par les pieds des oiseaux aqua- 
tiques et par les pattes des gazelles, des hyènes et des 
chacals ; tout autour poussaient d'immenses jones et 
des préles touffus; la voûte qui surplombait pouvait 
avoir douze ou quinze pieds de haut. 

Nous jetames des pierres dans le lac pour sonder 
sa profondeur, nos nègres n’osaient point se mettre à 
la nage, Nous fimes envoler plusieurs oiseaux ich- 
thyophages, preuve que le lac nourrissait du poisson. 
Nous tuames deux ou trois poules d’eau. Il y en avait 
des quantités. Mais, au bruit de nos coups de fusil, 
elles s’enfoncérent et disparurent sous la voûte. Nous 
trouvames aussi des crabes de toute dimension, de- 
puis l’araignée jusqu'au tourteau, et de peliles tor- 
tues pas plus grosses que le pouce. 

Le coup d'œil était des plus pilloresques. Si nous 
avions pu nous installer là, nous eussions été d'une 
facon bien autrement confortable qu'au bord de la 
mer. Nous entendimes aussi siffler quelques merles, 
mais sans les voir. 

On commenca par remplir les outres, et l'on coupa 
des perches pour les suspendre. Les perehes, rendues 
au campement, nous fourniraient en outre du bois 
à brüler. 

Ce jour là nous n'allâmes pas plus loin; nous avions 
trouvé ce que nous cherchions, de l'eau et du gibier. 
Nous avions hile de reporter celte bonne nouvelle à 
nos compagnons d'infortune. Nous revinmes par le 
méme chemin et en suivant notre propre piste, Notre 
arrivée fut un triomphe. Nous apportions cette grande 
nécessité de l'Orient, que ne comprendront jamais les 
hommes du Nord ; nous apportions de l'eau. 

Quant à Sélim, toujours enragé chasseur et mar- 
cheur infaligable, il nous avait demandé la perinis- 


sion de poursuivre sa Chasse, et il était resté avec un 
nésre. 3 

Une partie de l’eau que nous apportions servit à 
laver le riz gâté par l’eau de mer, et les femmes se 
mirent au pilaw et aux galettes de millet. Le repas 
fut excellent et des plus joyeux, les femmes chantant 
et dansant, les hommes fumant et les regardant, La 
Géorgienne, objet d’une déférence toute particulière, 
semblait la reine des esclaves et faisait de la musique 
avec sa guzla. Le Djebel-Sokar n'avait jamais vu pa= 


reille fête. Elle dura jusqu’à deux heures du matin. 


Sélim arriva au jour. il rapportait deux gazelles 
qu'il avait tuées à l'affût près du lac. Il en avait vu 
plus de cent. Chacun se contenta d'un petit morceau 
de gazelle. Les esclaves rongérent les os. 

Le lendemain, je restai pour faire prendre l'air à 
mes malles; mais je donnai de la poudre et des 
chevrotines à Sélim, qui répartit avec trois ou quatre 
Arabes et autant de négres. Le capitaine, qui voulait 
voir le lac, fut de l'expédition. Cette fois, sans 
aller jusqu'à l'extrémité de Pile, on poussa cependant 
une lieue ou deux au delà du lac. On trouva en- 
core de grandes mares d'eau visitées aussi par du 
gibier et par des carnivores. On rapporta des gazelles 
et deux ou trois petits singes, de l’espèce des singes 
voleurs dont j'ai parlé. On avait en outre tué quelques 
oiseaux qui appartenaient ata famille des échassiers. 
Le retour fut le signal d’une nouvelle fête pareille à 
celle de la veille. 

Quelques esclaves étaient malades, atteints de ces 
fièvres qui ne pardonnent guère, aux nègres surtout. 
Le mal de mer avait redoublé leur maladie. Deux ou 
trois moururent et furent enterrés sur ce coin de terre 
qui semblait réclamer le payement de son hospitalité. 

Pendant que les chasseurs rapportaient des gazelles 
et des poules d’eau, les pêcheurs s'étaient mis en 
campagne, les uns avec des lignes improvisées, les 
autres avec ces filets dont il y a toujours un certain 
nombre à bord des petits bâtiments arabes. Seule- 
ment ils avaient maille à partir avec les goëlands, 
qui venaient littéralement leur arracher le poisson 
des mains. C'étaient au reste de véritables pêche 
miraculeuses : on avait du poisson à n’en savoir di 
faire. La façon de le cuire était on ne peut plus pri- 
mitive : on le faisait griller sur le charbon. Les déli- 
cats, dont je faisais partie, ainsi que les deux chérifs, 
inventaient des sauces avec des oignons, du vinaigre, 
du sel, du poivre, du gingembre, du piment et de 
l'ail. J'étais le seul qui eût du vinaigre. Les Arabes 
tolèrent le vin du moment où il est devenu vinaigre, 
Ils étaient très-friands du mien, et le buvaient par 
petits verres. Le vin qui entre en Algérie, en Afrique 
eten Egypte, est inscrit comme vinaigre, et paye 
l'entrée sous ce titre modeste. « 

La Géorgienne voulut fournir son contingent de 
douceurs. Elle fit des crêpes. 

Le dixième ou onzième jour, le vent étant toujours 
contraire, je repris la conduite d'une nouvelle expé- 
dition destinée a s'avancer plus profondément vers 
l'ouest, Nous fimes une halte et nous déjeundmes au 
lac. Rien de plus frugal qu'un semblable déjeuner. 
Il se compose d'une galette de pain frais, de quel- 
ques dattes et d'une tasse de café, Vers trois heures, 
nous nous remimes en roule, suivant toujours des 
pistes de gazelles, mais sans jamais en pouvoir tirer 
au départ. 

A deux lieues au dela du lac, à peu près, un de 
nos hommes nous appela, Un pied d'homme était 
marqué sur le sable, C'était un pied nu, Les nègres 
accoururent, éntourèrent la trace et l'examinérent. 
Les nègres connaissent tous les pieds, ils peuvent dire, 
à l'inspection d'une trace, si c'est un nègre, un Arabe 
ou un Européen qui a passé par la. Et cependant les 
nôlres n'étaient point d'accord sur ce pied. Ce n'était 


L'ARAPIE HEUREUSE. 99 


pas non plus un pied dé nègre. Sans la distance qui 
nous séparait de Souakem, cirquante lieues à peu 
près, ils eussent juré que c'était un pied de Bar- 
bérin. 

Nous résolûmes de vérifier le mystère. L’empreinte 
était fraîche, et, venantde l’ouest, retournait à l’ouest. 
C'était évidemment un homme qui, comme nous, 
poussait une reconnaissance. Nos nègres se mirent 
sur sa trace. Arrivés sur une hauteur, nous vimes la 
mer à une demi-lieue devant nous. Le long de la 
côte, nous distinguâmes d’abord de petites embarca- 
tions péchant sur les côtes. La disposition de l’île les 
abritait. Nous descendimes vers elles. A leurs voiles 
en nattes et à la forme de leurs embarcations, nos 
nègres reconnurent des pécheurs de Souakem. 

En nous voyant arriver, ils eurent de nous la méme 
peur que nous avions ene deux, etils se mirent sur 
leurs gardes. En Orient, on ne saborde jamais qu’a- 
vec Certaines précautions. On se héla, on échangea 
des explications, et l'on finit par se connaitre. Ils 
faisaient cinquante lieues pour venir pêcher au 
Djebel-Sokar. Surpris par la tempête, ils ne pouvaient 
pas retourner chez eux. Plus malheureux que nous, 
ils avaient épuisé toute leur eau et ne connaissaient 
pas le lac. Le Barbérin dont nous avions découvert la 
trace était allé à la déconverte d’une source, d'un 
ruisseau, dune citerne, d'un puits quelconque, mais 
il n'avait rien trouvé. Comme nous ne craignions pas 
qu'ils épuisassent le lac, nous leur fimes part de notre 
secret. C'était tout simplement la vie pour ces braves 
gens, qui ne pouvaient retourner sur la côte de Nubie 
et qui mouraient de soif. : 

Nous ftimes dans cette excursion deux jours absents. 
Lorsque nous revinmes au campement, nous trou- 
vämes toutes les provisions épnisées. Toutes nos 
ressources furent donc la Chasse et fa pêche. 

Enfin, le dix-seplième jour, le vent faiblit et parut 
devenir favorable. Le nacoda, de son côté, prétendit 
que, selon ses calculs, nous nedevions plus rien avoir 
à craindre du vent du sud-est, et que nous souperions 
le soir à Moka. ~ 

Le 29 février, nous mimes donc à la voile dès le 
point du jour. 

Tout parut en effet, jusqu'à trois heures de l'après- 
midi, seconder les prédictions du nacoda. Nous 
apercevions déjà Moka et sa forêt de palmiers, quand 
tout à, coup un ouragan, accompagné d'une pluie 
battante, fondit sur nous venant de la mer des Indes. 

I] y eut une heure d’effroyable lutte, une heure pen- 
dant laquelle nous fûmes tous entre la vie et la mort. 
Au premier coup de vent, les voiles avaient élé déchi- 
rées, les focs enlevés. Une lame démonta le gouver- 
nail de ses gonds. Le bâtiment commença à tourner 
sur lui-même. Pendant ce temps, la nuit venait et 
Jes ténèbres redoublaient le danger. Malgré la haute 
mer, deux nègres, excellents nageurs, se dévoutrent, 
Le gouvernail fut ratlrapé et remis en place. 

Alors comme la premiére fois, on forca le nacoda à 
virer de bord et à courir avec le vent. La tempête nous 
emporla comme une boue. 

La mer était furicuse, Un fait donnera idée de la 
violence des vagues. Une chaloupe que nous trainions 
à la remorque avec une corde fut lancée de l'arrière 
à l'avant par dessus le boulre, et, dans sa course ra 
pide comme celle d'un boulet, atteignit le timonier, 

u'elle tua raide, Le timonier était sur la dunetle près 

enous, au milieu de nous; seulement il était de- 
Hout et nous couchés. C'est ce qui le perdit et nous 
sauva. On releva le malheureux, mais, comme je 
l'ai dit, il était mort. Le cadavre fut transporté à 
l'avant, on le conservait pour l'enterrer à la pre- 
miére terre où l'on aborderait, Les deux derviches 
en eurent la garde, et le nacoda, qui avait perdu 
la tôle où à peu près, et qui ne cessait de répôter 


qu'il était victimedu mauvais œil, prit la place du 
timonier. 

La nuit se passa ainsi. 

Le lendemain au jour, nous reconntiines que nous 
avions passé Hodeida dans fa nuit; al n'y avait pas 
dautre parti à prendre que de rentrer à Hodeida. 
Seulement, ce n’était pas chose facile. 

Enfin, vers ‘es trois heures de l'après-midi, nous 
arrivames au mouillage d'Hodeïda. 

Le chérif nous attendait sur le quai. Il était dans 
de mortelles angoisses. Il avait recu des nouvelles de 
Moka où naturellement on ne nous avait pas vus. 
Abou-Taleb nous croyait donc naufragés, noyés, 
mangés par les poissons. Comme l'angoisse des deux 
jeunes gens avait été non moins grande que la sienne, 
ils jurèrent entre les mains de leur père et de leur 
oncle que c'était la première, mais aussi la dernière 
fois que, pouvant aller à un endroit quelconque par 
terre, ils se risqueraient à y aller par eau. 


XXXI 


Nous voilà donc de nouveau revenus à Hodeïda et 
réinstallés dans notre maison de Dér-el-Dief, c'est-à- 
dire dans la maison de l'hospitalité. 

Le lendemain du jour de mon arrivée, Hadji-Soli- 
man se présenta de nouveau devant moi. Le drôle, 
comme on voit, avait la rage de me poursuivre. Cette 
fois, il venait m’annoncer qu'un de, mes compatriotes, 
vénant de l’intérieur, se trouvait à Hodeïda. Je lui de- 
inandai ce qu’il était; il me répondit qu'il était méde- 
cin. Je lui demandai comment il s'appelait; il s'appe- 
lait Yusuf. Cela ne m’apprenait absolument rien. 

En Orient, tous les Francs sont médecins, et tous 
les Joseph s'appellent Yusuf. Je lui demandai où il 
logeait. Sur ce point, j'eus une réponse plus satisfai- 
sante : il logeait chez un Turc de ma connaissance, 
nommé lui-même Yusuf-Effendi. Ce Ture était très- 
riche. Ancien employé du pacha d'Egypte à Moka, il 
aimait beaucoup les Européens. Il s'était fixé à Ho- 
deida, et était le chef de la douane. Il possédait une 
parfaite réputation de charité. Il avait plusieurs habi- 
tations à Hodeïda, et avait logé mon compatriote dans 
une de ses maisons. 

J'étais curieux de revoir un compatriote. Je pris 
donc Hadji-Soliman pour guide et me rendis à la 
maison de Yusuf-Effendi, Le Français était non-seule- 
ment un compatriote, mais une connaissance. C'élait 
Arnaud, le célébre et intrépide voyageur qui a le 
premier visité les ruines de l’ancienne Saba. Je l'avais 
vu à Djedda, revenant déjà d'un premier voyage dans 
l'Yémen, 11 habitait seul avec un domestique l'im- 
mense maison. Je le trouvai couché sur une natte, 
les yeux couverts d'une étolfe noire; le soleil et la 
réverbération du sable l'avaient presque aveuglé. IL 
était convaincu que sa vue était perdue à tout jamais. 
Il élait en ouWe atteint d'une de ces affections mo- 
roles bien autrement dangereuses que les affections 
physiques, attendu qu'elles ont leur siège, non pas 
même dans l'imaginalion, mais dans le cœur, Il s'en 
allait mourant, 

Ma présence lui fat une grande consolation. Tl ne 
pouvait plus me voir, mais il pouvait encore m'en- 
tendre, A ma voix il se ranima, Il venait de faire un 
voyage périlleux, terrible, presque impossible. Il ve- 
nail de visiter dans le Mareb l'emplacement de l'an- 
cienne Saba, la Saba de la reine Nicaulis, qui, nous 
le répétons, je crois, fit le fameux voyage de Jérusa- 
lem pour visiter Salomon. 

Il avait recueilli plusieurs inscriptions himmya- 
rites, c'est-üdire datant des premiers Arabes; puis, 
régularisant la science, il était remonté à cet alphabet 


100 L’ARABIE HEUREUSE. 


EE M MI TT 


inconnu. Il en avait, à Sana, fait graver par un juif 
chaque lettre sur un petit cachet de cuivre. 

Pour arriver là, il avait, comme Caillé dans son 
voyage à Tombouctou, non-seulement affronté des 
dangers dont on ne peut avoir l'idée, mais encore subi 
toutes les tortures que le peuple le plus fanatique de 
l'Orient peut faire subir à un roum, c'est-à-dire à un 
chrétien. Il s'était fait le médecin des uns, le valet des 
autres. Pris plus d’une fois pour espion, surtout 
quand on le vit copier les inscriptions des ruines, il 
avait failli vingt fois être décapité, empalé, assassiné. 
Limam de Sana l'avait exploité comme médecin, et 
lui avait fait traiter toute sa famille, puis, au lieu de 
lui ouvrir les chemins du Mareb, il lui avait suscité 
mille obstacles qu’Arnaud avait vaincus à force de 
courage et de ruse. 

Les Arabes, qui ne peuvent pas comprendre notre 
curiosité pour les ruines, prennent chaque voyageur 
pour un chercheur de trésors. Selon eux, les Francs 
ne vont en Orient que pour fouiller la terre, profaner 
les tombeaux, piller le sol. Les Arabes distingués ont 
l'air de rire de ce préjugé populaire, et le partagent 
comme les autres, de sorte que le voyageur franc ne 
peut altendre de soutien d'aucune classe de la société, 
tandis qu’il trouve la persécution dans toutes. 

A son retour, les chérifs des localités où il avait 
passé l'avaient exploité à leur tour, les uns en se ser- 
vant de lui comme médecin, les autres en obtenant 
de lui des renseignements politiques. A Beit-el-Fakih, 
il avait été retenu de force par le chérif Ali, malade 
d’une inflammation d’entrailles, Enfinils’étaitéchappé 
par ruse. Annonçant une excursion dans les monta- 
nes, où il devait trouver des simples nécessaires à la 
guérison du chérif Ali, il avait mis son âne au galop, 
et avait fui à Hodeïda, distante de sept lieues de Beit- 
el-Fakih. 

Mais là il était sous la pression d'une crainte inces- 
sante : c’est que le chérif Ali, frère du chérif Hussein, 
et par conséquent du chérif Abou-Taleb, ne le récla- 
mat, et que le chérif Abou-Taleb ne fit droit à cette 
réclamation. On juge donc combien, en pareille cir- 
constance, mon intermédiaire était chose importante 
pour Arnaud. Déjà il avait pu s’apercevoir du mau- 
vais vouloir d’Abou-Taleb, et il s'attendait à tout mo- 
ment à être arrêté. 

Le vent était bon pour Djedda, où il voulait aller, 
puisqu'il était mauvais pour nous qui voulions aller à 
Moka; eh bien! quoique depuis trois jours il fit toutes 
sortes d'instances pour avoir une barque, il n'en pou- 
vait venir à bout. Je le quittai en lui offrant ma bourse, 
dont il n'avait pas besoin, et ma protection près du 
chérif, qui lui était bien autrement nécessaire. 

J'abordai franchement la question avec Abou-Taleb. 
Les soupçons d’Arnaud étaient parfaitement motivés. 
Abou-Taleb fut très-contrarié que mon intention pa- 
rût être de me mêler de cette affaire. 

— Tu connais donc le roumi? 

— Oui, lui répondis-je. 

— Et tu L'y intéresses? 

— C'est non-seulement un compatriote, mais un 
savant homme, mais un excellent homme. 

— S'il est si savant, comment n'a-t-1l pas guéri 
mon frère? 

— Parce que ton frère n'a pas suivi ses ordon- 
nances. 

Il secoua la téte. 

— Tiens, dit-il, ne me demande rien pour le roumi, 
je serais forcé de te refuser. 

— Mais, enfin, pourquoi cela? 

— Non-seulement mon frère n'a pas élè guéri, 
mais encore il est mort. 

— Mort? 

— Oui, j'en reçois la nouvelle ce matin. 

— Maktoub! c'était écrit, répondis-je. 


Mais cet axiome du fatalisme ne consolait pas Abou- 
Taleb. Je vis qu’en tout cas mon temps serait mal 
choisi pour insister. Je me retirai, me promettant de 
revenir à la charge. 

J'allai trouver Yusuf-Effendi, que les Arabes appe- 
laient plus spécialement Hadji-Yusuf. Par bonheur 
pour Arnaud, c'était l’homme le plus influent sur la 
population. Lui me montra la vérité sous son point 
de vue réel. 

La position d'Arnaud était en effet très-mauvaise, 
plus mauvaise qu’il ne se l’imaginait lui-même, quoi- 
que, comme nous l'avons vu, il ne s’illusionnât pas. 
De tous côtés il y avait clameur publique contre lui. 
Pour justifier de moyens d'existence, il faisait tenir 
par son domestique une petite boutique au bazar. 
Cette petite boutique offrait pour deux ou trois cents 
francs de valeurs. La marchandise qui la meublait 
consistait en cire de l'Yémen, en allumettes chimi- 
ques, en cardes à carder la laine, en briquets, en san- 
dales, en pierres à feu et autres babioles de ce genre. 
Or, le malheur voulut que sur ces entrefaites on si- 
gnalat dans le faubourg d’Hodeida sept ou huit incen- 
dies dont les causes restaient inconnues. 

On sait ce que c’est que les incendies en Orient. Per- 
sonne ne s'occupe d’éteindre; on ne songe qu'à sauver 
les effets les plus précieux, tandis que les femmes 
jettent des cris effroyables et sur un mode étrange et 
sauvage on ne peut plus saisissant, plus que saisis 
sant, accablant. Rien ne peut donner en France une 
idée de ces maisons qui flambent, de ces femmes qui 
s'arrachent les cheveux en emportant leurs enfants 
comme {a Medée de Delacroix, de toute cette popula- 
tion qui craignant que l'incendie ne gagne, ce que 
l'incendie ne manque jamais de faire, se jette tout en 
émoi hors des maisons, crie et hurle à son tour. 

C’est un effroyable spectacle, un sabbat, une vue de 
l'enfer. 

A ces cris des femmes, les hommes accourent, et, 
comme l’eau manque toujours, à coups de hache on 
tombe sur la première maison venue, pour l’abattre, 
eten l’abattant couper l'incendie. Alors les cris des 
propriétaires de la maison qu'on abat se mêlent aux 
cris des propriétaires des maisons qui brûlent. Or, on 
comprend que dans toute cette échauffourée, si l'on 
désigne quelqu'un, coupable ou non, ce quelqu'un, 
avant d'avoir pu placer un mot de justification, est 
d’abord mis en pièces. 

Maintenant, voici ce qui arriva. Un jour qu’Arnaud 
était au bazar, un derviche, qui voulait s’éclairer le 
soir, mais qui ne voulait pas payer son éclairage, profita 
du privilége qu'ont les derviches, de tout prendre 
pour rien, et prit un paquet de bougies à la boutique 
d’Arnaud. Arnaud avait vu beaucoup de derviches 
dans sa vie, et les individus n'avaient pas gagné à 
l'étude de la masse; il connaissait leur hardiesse à 
s'imposer comme personnages saints, mais, n'ayant 
aucun motif de croire à leur sainteté, il était résolu à 
ne pas souffrir leur maraudage. Ll en résulla qu’il 
réclama à son derviche le prix de son paquet de bou- 
gies. 

Le derviche trouva la réclamation on ne peut plus 
impertinente. Il se mit à crier au sacrilége. Aux cris 
du derviche, la population s'amassa. Mais, avant 
qu'elle se fût amassée, Arnaud lui avait déjà caressé 
les épaules de quelques coups de canne. Ce traitement 
inoui ne calma point le voleur, mais au contraire l'exas- 
péra outre mesure. Une idée heureuse lui passa par 
l'esprit : c'était d'accuser Arnaud d'être l'incendiaire. 

Arnaud allait tous les jours faire une pelile prome- 
nade au faubourg, et là il était, comme partout, connu 
sous le nom de rowme. 

A peine l'accusation fut-elle formulée contre lui, 
qu'il vit bien qu'il n'y avait pour lui d'autre salut que 
dans la fuite. De là à la maison de Yusuf-Effendi, ily 


L’ARABIE HEUREUSE. 101 


om mt 


avait au moins un quart de lieue. Il s'agissait pour 
un homme affaibli, presque aveugle, de gagner cet 
asile. Arnaud s’élanga par les rues tortueuses qu'il 
conuaissait heureusement, allant presque tous les 
jours au bazar. Mais hommes, femmes, enfants, 
chiens se mirent à sa poursuite. Les hommes vocifé- 
raient, les femmes criaient, les enfants piaillaient, les 
chiens aboyaient. 

Les sandales d’Arnaud, qui ne sont pas la chaus- 
sure habituelle des Européens, retardaient sa marche. 
On n'osait l'assassiner, tout roumi qu'il fût, mais 
chacun lui jetait ce qu'il avait sous la main, celui-ci 
des bouteilles, celui-là des pierres ; qui un vieux pot, 
qui des œufs. Ce fut une providence qu'il parvint à 
gagner la maison de Yusuf-Effendi, où on le laissa 
entrer et dont il s'empressa de fermer la porte der- 
rière lui. 

Alors les cris redoublèrent. Plus de cinq mille per- 
sonnes encombraient la place, demandant le roumi, 
le sacrilége, l’incendiaire. Par bonheur, Yusuf-Effendi 
n'était pas superstitieux et était brave. Il parut à la 
fenêtre, déclara qu’il connaissait Arnaud, que c'était 
un honnête homme et non pas un sacrilége et un in- 
cendiaire, qu’il le prenait en conséquence sous sa 
protection, et que quiconque le toucherait l'aurait 
frappé lui-même. 

On insistait de la rue. Arnaud était décidé à se 
livrer pour ne pas compromettre son hôte. Mais celui- 
ci s’y opposa absolument, disant qu'il répondait de 
tout, et que dans une heure il n’y aurait pas une 
seule personne sur la place. En effet, à force de rai- 
sonnements, de supplications, de menaces, la place 
fut évacuée. Seulement, pendant ce temps, on pillait 
Ja boutique, et l'on mettait en morceaux les pauvres 
planches qui la composaient. 

Le chérif, déjà mal disposé, comme on sait, contre 
Arnaud, entendit tout ce bruit, s’informa et apprit ce 
qui s'était passé. Seulement il l'apprit, non pas au 
point de vue de la vérité, mais au point de vue de 
l'accusation. [1 envoya des chaousses chez Yusuf- 
Effendi pour prendre Arnaud et l’amener au palais. 
Il n’y avait pas moyen de retenir Arnaud, mais Yusuf- 
Effendi l'accompagna. 

{I fallut traverser une seconde fois une partie de la 
ville, de sorte que l’émeute, dispersée, se groupa de 
nouveau autour d’Arnaud et de Yusuf-Effendi. Ceux- 
ci entrérent au palais. Toute la populace attendit. Elle 
ne doutait pas qu’Abou-Taleb ne lui donnat le roumi 
pour le pendre. Abou-Taleb, au fond du cœur, ne 
demandait pas mieux. 

Hadji-Soliman était accouru chez moi, m'avait pré- 
venu, amplifiant encore le danger, si c'était possible. 
J'accourus au palais. J’arrivai d'un côté, tandis 
que Yusuf-Effendi et Arnaud arrivaient de l'autre. 
Abou-Taleb fit conduire Arnaud devant lui et Vinter- 
rogea. 

Pourquoi étatt-il venu en Egypte? Pourquoi était-il 
venu dans l'Yémen? Pourquoi était-il allé dans le 
Mareb? . 

Arnaud répondit qu'il était venu en Egypte appelé 
par Méhémet-Ali, qui l'avait attaché en qualité de 
médecin à un de ses régiments ; que lorsque Méhémet- 
Ali avait été obligé de quitter le Hedjaz et l'Yémen, il 
était reslé et avait établi à Djedda un petit commerce; 
que son associé l'avait ruiné; qu'alors il avail résolu 
d'aller s'établir à Sana; qu'à Sana, n'ayant rien trouvé 
à faire, il élait revenu pour retourner à Djedda, d'où, 
grâce à des amis qu'il avait dans celte ville, il espé- 
rail pouvoir gagner son pays, c'est-à-dire la France, 

Ce furent ces derniers mots qui firent le plus d'effet 
sur Abou-Taleb. Les Français jouissent en Orient 
d'une certaine supériorité sur les autres Europrens. 
IL savait combien le cheérif Hussein estimait les Fran 


cais, et, en présence du jeune prince son fils, il hési- 
tait à être lout à fait injuste envers Arnaud. 

Il fut donc décidé qu’Arnaud resterait chez Yusuf- 
Effendi jusqu’au moment où l’on trouverait une occa- 
sion de lui faire gagner Djedda. De plus, comme 
Yusuf-Effendi et moi lui avions raconté la science 
d’Arnaud, il résolut d'y avoir recours. Il le garda un 
instant près de lui, et lui demanda un remède contre 
un mal dont il était affecté. Arnaud était habitué à 
ces sortes de demandes. Il lui répondit qu’il lui con 
fectionnerait des pilules et les lui enverrait le lende- 
main : ce fut ma pharmacie qui fournit les ingrédients 
nécessaires. Le lendemain, il jui porta les pilules lui- 
même; les pilules avaient besoin d’être accompa- 
gnées d’un régime sévère. 

Le surlendemain, je me trouvai avec Abou-Taleb. 
Il me raconta la consultation, que je savais aussi bien 
que lui. Je renchéris sur toutes les recommandations 
d’Arnaud, lui assurant que, s’il voulait les suivre, il 
s’en trouverait à merveille. Abou-Taleb le promit. 

Puisque nous avons raconté l'aventure d'Arnaud, 
suivons-le tout de suite jusqu’en France. 

L’entrevue entre Arnaud et le chérif Abou-Taleb 
avait porté ses fruits. D’irrilé que le prince était d’a- 
bord contre lui, il était passé à une apparence d’in- 
térét. Un mieux qui se manifesta dans la santé du 
chérif acheva de relever la cause du médecin franc. 

Cependant, comme il n’y avait dans le port d'Ho- 
deida que des bâtiments allant dans le sens opposé à 
celui que devait suivre Arnaud, il fut forcé d'attendre, 
Ce fut un bonheur pour moi au reste. La fièvre dont 
J'avais failli mourir à Abou-Arich me reprit avec une 
effroyable violence. Arnaud accourut près de mon lit 
et me soigna. Comme jignorais pour combien de 
temps j'étais au lit, je priai les deux jeunes princes 
de ne pas se croire obligés de prendre racine à Ho- 
deida. En conséquence, ils serendirent à mes instances 
et partirent pour Moka, afin de m’y précéder près de 
leur oncle, le chérif Heïder, qui nous attendait depuis 
plus d’un mois. 

On ne peut se faire une idée du bien que fait au 
chevet dun malade luttant avec la mort, à cinq ou 
six cents lieues de son pays, la présence d'un compa- 
triole. Le désir de parler la langue maternelle devient 
alors un irrésistible besoin, et je suis convaincu que 
la moitié des voyageurs, morts loin de leur pays, sont 
morts de tristesse et d'isolement. Aujourd'hui encore, 
je me souviens de ces longues et douces causeries 
avec bonheur. La souffrance a disparu, mais le bien- 
être que répandait en moi celle voix consolatrice est 
aussi présent à ma pensée que si j’entendais encore 
Arnaud me parler de notre chère France. Je ne sau- 
rais comparer la sensation que j'éprouvais qu'à celte 
ravivante fraîcheur qui s'infiltre dans les veines d'un 
homme harassé de fatigue, au moment où 1l se plonge, 
à l'ombre de grands arbres, dans une eau fraiche, 
murmurante et limpide. 

Mon indisposition dura une quinzaine de jours. 
Pendant ces quinze jours, Arnaud eut pour moi des 
soins fraternels, me servant le jour, passant auprès de 
moi ses nuils comme une garde-malade, et, au milieu 
de tout cela, me parlant de son voyage avec un en- 
thousiasme que moi seul, qui connaissais sa froideur 
habituelle, pouvais comprendre, et que je compris si 
bien que la rage m’en prità mon tour et que je le fis 
plus tard, à travers mille dangers, tout musulman 
que j'étais. 

Eofin je me retrouvai sur pied, à la grande salis= 
faction d'Abou-Taleb. Pendant ma maladie, j'avais 
eu, par Yusuf-Effendi, des nouvelles d'Abou-Arich. 
Le chérif Hussein n'avait point renoncé à l'espoir de 
me voir revenir à lui, et avait employé Yusul-Effendt 
à celle négociation, Mais mon paru était parlatement 
urroté, d'élus pris d'une fièvre bien autrement ai 


402 L’ARABIE HEUREUSE. 


dente et irrésistible que celle que je venais de couper 
avec du sulfate de quinine : j'étais pris de la rage des 
voyages. ue 

Lorsque je me trouvai assez bien pour partir, j'an- 
noncai au chérif mon désir de me mettre en route et 
de rejoindre les deux jeunes princes dont nous avions 
appris l'heureuse arrivée à Moka. Cette fois, il était 
bien décidé que j'irais par terre, et, comme mes che- 
vaux étaient partis pour Moka avec Mohammed, Abou- 
Taleb mit ses dromadaires à ma disposition. 

Je partis le 45 mars, laissant à Hodeida Arnaud en 
parfaite sûreté. Le chérif m'avait engagé sa parole 
qu'il le laisserait partir à la première occasion. Cette 
occasion se fit encore attendre dix ou douze jours 
après mon départ. 

Enfin un petit bâtiment de la localité appareilla 
pour Djedda, et, sur la demande du chérif, denna 
passage à Arnaud, et à son âne et à ses inscriptions. 
Son ane et ses inscriptions, C'était tout ce qu'il avait 
sauvé du pillage de sa boutique. Il est vrai que, sur 
son estimation, le chérif lui avait fait rendre la valeur 
des objets volés, brisés ou gâtés. Mais Arnaud était 
tellement homme de conscience que, rendu maitre 
des indemnités qui lui étaient dues, il avait tout es- 
timé au-dessous plutôt qu'au-dessus de sa valeur. 

La mer élait mauvaise. Le boutre était un coureur, 
saya. Sa faiblesse l'empêchait de prendre la haute 
mer: il devait donc suivre les côtes, marcher plus 
lentement, et s'arrêter tous les soirs dans quelque 
crique, de peur de donner, dans les ténèbres, sur les 
récifs à fleur d’eau dont les côtes sont hérissées. Il 
mit dix jours à aller d'Hodeïda à Djedda. Là il trouva 
M. Fulgence Fresnel, le consul de France, qui l’atten- 
dait impatiemment. En effet, c'était presque sur les 
indications du pauvre Fresnel, cet admirable savant 
qui vient de mourir à Mossoul, après avoir rendu aux 
Européens des services dont on ne peut se faire une 
idée en Europe, c'était, disons-nous, presque sur ses 
indications qu’ Arnaud était parti. 

Arnaud revenait et rapportait plus que n’avait es- 
péré M. Fresnel, non-seulement sous le rapport de 
ses inscriptions et de son alphabet, mais encore au 
point de vue des renseignements statistiques de toute 
la contrée qu’il venait de parcourir, et que je fus 
étonné qu'il eût pu parcourir quand je repassai à peu 
près par les mêmes chemins que lui. Tout cela était 
si important au point de vue de l'archéologie et de la 
géographie pratique, que M. Fresnel en fit l'objet 
d’un rapport à l'Académie des inscriptions et helles- 
lettres, dont il était correspondant. Le rapport fut lu, 
à ce que je crois, par M. Mohl. 

Quant à Arnaud, il était personnellement dans un 
état déplorable, et il fallait se hater de le faire chan- 
ger de climat. A Djedda, tous les moyens de guérison 
ayant échoué, il fut résolu qu’Arnaud partirait d'abord 
pour Alexandrie, puis pour la France, si le consul 
général le jugeait à propos. 

M. Fresnel et ses amis de Djedda l'embarquèrent 
donc en le recommandant tout particulièrement au 
patron du boutre, Il avait en outre de M. Fresnel les 
leltres les plus pressantes pour le consul du Caire, 
qui était à cette époque M. Vattier de Bourville. 

Au Caire, le mal continua d'empirer. On Venvoya 
à Alexandrie. Là, le consul général lui fit avoir son 
passage pour la France, et pourvut à tous ses besoins. 

Arnaud débarqua à Marseille avec son âne. Quant 
à ses inscriptions et à son alphabet, ils étaient déjà à 
l'Académie, I était des environs de Montpellier, je 
crois. Il regagna son pays, et retrouva sa famille. 
Alors tout alla de mieux en mieux, moral et phy- 
sique, 

L'Académie avait fait un rapport favorable. Son al- 
phabet avait été imprimé à l'imprimerie royale, et ses 
inscriptions reproduites. Arnaud partit pour Paris. 


ignore comment l'âne y vint; mais ce que je sais, 
c’est que le Jardin des Plantes s'en enrichit. Je l'y ai 
vu, et je crois même qu'il y est encore. Assez bien 
accueilli, Arnaud resta deux ou trois mois à Paris. 
On reconnut en lui un homme modeste qui avait énor- 
mément vu et qui cependant n'avait aucun orgueil. 
0 onna une mission politique et commerciale 
dans les contrées qui avoisinent la mer Rouge. Ar- 
naud repartit, et s'acquilta honorablement de sa 
mission. 

En 1849, nous nous retrouvames à Paris, Arnaud, 
Wayssières et moi. Ils venaient rendre compte de tout 
ce qu'ils avaient fait, rapportant une magnifique col- 
lection de quadrupèdes, d'oiseaux, de coquillages et 
de végétaux. j 

A l'époque où nous nous retrouvâmes, ils étaient 
en querelle avec le Jardin des Plantes, qui, après avoir 
puisé à pleines mains dans leur collection, ne leur 
offrait pas, selon eux, un prix suflisant des objets 
choisis par messieurs les savants. Leur séjour cepen- 
dant s'était prolongé au dela de leurs prévisions. Il 
en résulta qu'ils furent bientôt dans la nécessité de 
vendre à des particuliers, et à quelque prix que ce 
fût, les objets qu’ils avaient refusés au Jardin des 
Plantes, et que le Jardin des Plantes, au reste, racheta 
presque immédiatement de ceux qui s’en étaient ren- 
dus acquéreurs. ; 

Je les laissai à Paris. Je partais pour Tunis avec 
l'intention de traverser l'Afrique, de la Méditerranée 
au cap de Bonne-Espérance. Je les avais quittés en 
leur souhaitant un succès qu'ils avaient, Dieu merci, 
largement mérité. Mais mon souhait ne leur porta 
point bonheur. | 

A mon retour en 4852, j'appris qu’Arnaud avait 
rejoint son frère à Médeah, où il habitait avec lui. 

Et, en effet, tel est le sort des voyageurs, de ces 
missionnaires de la science qui, sans avoir le but cé- 
leste des missionnaires de la religion, ont si souvent 
la même fin qu'eux : le martyre. 

Jetez les yeux sur les mers de l'Océanie, jetez les 
yeux sur les sables de l'Afrique! Cook est assassiné à 
Owyhee; La Peyrouse disparaît dans l'archipel Wani- 
koro; Levaillant ruine sa fortune et sa santé pour se 
voir nier toutes ses découvertes, même l'existence de 
la girafe; Mungo-Park cesse de donner de ses nou- 
velles aux environs de la ville de Boussa, et l'on n’en 
entend jamais reparler; Bruce engloutit sur le che- 
min des sources du Nil, vainement cherchées, sa for- 
tune, amassée dans le commerce, et meurt fou; Caillé 
pénètre le premier jusqu’à Tombouctou; après dix 
ans de fatigues, d'obstacles, d'abandom il revient en 
France, et meurt des suites d'une maladie rapportée 
d'Afrique; Oudney est mort de fièvre pernicieuse 
dans le Soudan; un des frères Lander tombe sur les 
rives du Niger, et ne se relève pas; le major Ling et 
Denham entrent en Nigritie, et n’en sortent plus; 
Richardson parvient jusqu'au lac Tchad, et meurt; 
Sainte-Croix Pajot a sa tombe à Tâës, Victor Jacque- 
mont à Bombay, Hommaire de Hell à Ispahan; Mai- 
zans est torturé sur la côte du Zanguébar; Franklin 
est pris dans les glaces du pore Nord; Bellot perd la 
vie en le cherchant; Arnaud vit misérablement près 
de son frère, sans lequel it ne vivrait plus. 

On pourrait en citer cent autres encore. La 
liste est longue et douloureuse! Dieu fasse paix 
aux morts et donne courage aux vivants! Tl faut 
que l'œuvre s'accomplisse, malgré lingratitude 
des contemporains et l'insouciance de la publicité. 

Il y a des hommes qui voient et qui verront éter- 
nellement, la nuit, la colonne de feu; le jour, la co- 
lonne de fumée, et qui la suivront, à travers tous les 
obstacles, jusqu'à celte terre promise et toujours don- 
née : la tombel 

Revenons à la route d’ Hodeida à Moka, sur laquelle, 


L’ARABIE HEUREUSE. 103 


le 15 mars, je chemine avec les dromadaires d’Abou- 
Taleb. Une petite caravane de marchands, me voyant 
sous la protection immédiate du chérif, s'était ad- 
jointe à moi. Comme toujours, nous partimes le soir, 
suivant la direction de Beit-el-Fakih. 

Après avoir quitté le Rabat, qui s'étend de ce côté, 
et qui ne se compose que d’une longue rue, siége 
d’un marché plus important que celui de la ville, at- 
tendu que les marchands n’ont pas de droils à payer, 
nous entrames dans une vaste plaine, ou plutôt dans 
un immense maquis couvert de nabaks et de mi- 
mosas. 

Le lieu est célébre par les assassinats qui y ont eu 
lieu à plusieurs époques. C’est à | Yémen ce que Vi- 
terbe est à la route de Rome. Il est rare qu’une cara- 
vane y passe sans avoir un coup de fusil à faire. Au 
reste, nous étions prévenus. Le chérif Abou-Taleb 
m'avait donné une escorte de quinze hommes; notre 
caravane se composait d'une vingtaine de marchands; 
nous élions bien armés et nous tenions sur nos 
gardes. 

On ne pouvait marcher qu'un à un, mais dans un 
sentier parfaitement tracé. En certains endroits, nos 
dromadaires traversaient des mares d’eau, résultat 
d'un grand orage qui avait éclaté la veille. Au fur et 
à mesure que nous nous éloignions, la nuit s'épais- 
sissait, et l’on entendait le bruit des vagues qui allait 
s’éleignant. 

Il était rare que l’on fit un quart de lieue sans que 
l’on rencontrât quelque tas de pierres indiquant une 
sépulture. Ces tumuli vont toujours s’augmentant, 
chaque passant regardant comme devoir religieux d’y 
jeter son caillou. On peut, d'après la hauteur de ces 
tumuli, calculer l'époque de l'assassinat. 

Presque toujours, près de ces sépultures sauvages, 
s'élève un petit arbre couvert de chiffons bariolés, qui 
prend sous ce bariolage l'aspect d’un arbre de mai. 

Ce sont les offrandes funèbres des femmes, qui dé- 
chirent un morceau de leur chemise, de leur jupe, de 
leur voile, pour le déposer sur l'autel de la mort. 

L'histoire des malheureux qui dormaient sur notre 
route étant connue, les hommes de notre escorte se 
disaient entre eux, ou nous disaient & nous : 

— C'est là qu’a été assassiné un tel. 

Puis venait la cause de la mort. La cause la plus 
fréquente était le vol, Mais, outre le vol, il y avait les 
rixes particulières; puis la jalousie. 

Toutes sortes de préjugés se rapportent aux tombes 
des assassinés. A certaines heures de la nuit, les spec- 
tres en sortent, les fantômes s'en échappent. Il y a 
pen d’Arabes qui ne vous disent, de la meilleure foi 
du monde, qu'ils ont vu des revenants ou des djinn. 
Un individu qui sifflerait la nuit dans un pareil en- 
droit serait à l'instant même soupçonné d'évoquer les 
morts ou d'appeler le diable; on lui imposerait si- 
lence aussitôt. 


XXXII 


Nous ne pouvions, bien que nos montures fussent 
des dromadaires de course, qu'aller au petit pas. 
Pour que le dromadaire marche vite, il lui faut non- 
seulement l'espace devant lui, mais encore l'espace à 
ses côtés. 

De temps à autre, notre caravane grossissait. Un 
homme à cheval ou à dromadaire apparaissait tout à 
coup, sans que l'on sit d'où il sortait, suivait le même 
chemin que nous pendant dix minutes ou un quart 
d'heure, échangeait quelques mots avec les soldats de 
notre escorle, et disparaissait tout à coup aussi ino- 
pinément qu'il avait paru. 

Ces hommes, qui tous s'approchaient de nous avec 
une raison de s'approcher, élaient évidemment des 


éclaireurs. Mais il n’y avait rien à leur dire; ils avaient 
leur prétexte. Il est vrai qu'ils n’en avaient pas pour 

nous quitter; mais, quand ils nous avaient quittés, il 
n'était plus temps de leur chercher querelle. 

Le naib, lieutenant, quicommandait l’escorte, était 
un homme aussi brave qu'intelligent, et qui avait 
l'habitude de ces courses. — Il se nommait Ali. — 
Le naib nous mettait sur nos gardes et nous engageait 
à amorcer nos armes. Cette invitation s'adressait par- 
ticulièrement aux Arabes. Ceux-ci, ayant des fusils à 
mèche, allument d'ordinaire leur mèche à mesure 
qu'ils amorcent. Les Arabes, avons-nous déjà dit, je 
crois, portent ces mèches en turban. Ellessont tressées 
dans le genre des fouets et faites d’une écorce d’arbre 
qui correspond à l’amadou. Selon qu'ils en ont besoin, 
ils en coupent un bout plus ou moins long. 

On comprend les accidents qui arrivent avec ces 
sortes d'armes. Le plus fréquent, c’est que le fusil 
parte sans que l’homme le veuille. Le plus souvent il 
arrive alors qu'il tue ou blesse un chameau ou un 
homme de la caravane. 

_Nos hommes, prévenus, amorcérent donc leurs fu- 
sils et allumèrent leurs mèches. Au bout de quelques 
instants après cette précaution prise, Ali me dit : 

— Je te laisse le commandement de mes hommes, 
et vais me porter en avant; je crois que nous appro- 
chons d’un mauvais passage, et, selon toute proba- 
bilité, nous allons avoir quelque chose à débatlre. 

Je lui fis observer qu’il était fort imprudent à lui, 
qu'à son costume on reconnaissait pour un officier du 
chérif, de faire ainsi une pointe sans personne pour 
le soutenir. 

Mais il me répondit : 

— Dans la situation où nous sommes, ce qu'il ya 
de plus prudent, c’est la témérité. 

Il prit aussitôt les devants, et en quelques secondes 
disparut dans l'obscurité. Au bout d'un quart d'heure, 
nous entendimes un coup de fusil. Un autre suivit im- 
médiatement. Il était évident qu'on avait tiré sur Ali 
etqu'ilavaitrépondu au feu en rendant coup pour coup. 

Dans la nuit, dans un lieu désert, dans les cir- 
constances où nous nous trouvions, le bruit d'une 
arme à feu a son écho dans le cœur. 

Nous accélérames la marche. Nous arrivämes dans 
une espèce de carrefour que l'on appelle Assel (le 
Vieux). Là, nous vimes Ali qui se débattait entre cing 
ou six Bédouins, à dromadaire comme lui. Ceux qui 
l'attaquaient avaient le visage noirci pour ne pas être 
reconnus. Ali était démonté et blessé, A côté de lui, 
sur l'herbe, gisait un cadavre déjà dépouillé de tous 
ses vêtements. Nous arrivames au galop sur eux. 

Les brigands, à notre vue, prirent la fuite, essayant 
d'entraîner Ali avec eux. Plusieurs coups de fusil 
partirent dans les ténèbres. Portérent-ils? j'en doute; 
on dirait plutôt sur des ombres que sur des hommes, 
Nous entendions leurs cris. Ils s'encourageaient à tuer 
Ali, que l’un d’entre eux avait mis devant lui sur son 
dromadaire. Mais Ali n'était pas homme à se laisser 
tuer comme cela. Il avait tiré son poignard et conti- 
nuait de lutter. Je laissai huit hommes à la garde des 
bagages. Avec le reste de l'escorte et cing ou six 
hommes de bonne volonté, je me mis à la poursuite 
des fuyards. Seulement les localités leur étaient plus 
familiéres qu'à moi. Ils avaient sur nous le double 
avantage de la connaissance des lieux et de l'obs- 
curité. 

Deux des nègres de l'escorte avaient remardns 
celui des Arabes qui emportait Ali. Leurs yeux habi- 
tués à l'obscurité avaient vu la lutte des deux hommes. 
Les deux nègres se mirent spécialement à la poursuite 
du Bédouin, qu'ils supposaient emporter leur chef, Ils 
l'atleignirent, Vattaquérent, le firent prisonnier et, 
triomphants, le ramenèrent avec Ali. Les autres se 
battaient dans plusieurs directions. 


404% L'ARABIE HEUREUSE. 


Se _ wae —— 


On entendait les coups de fusil, qui allaient tou- 
jours s’éloignant, preuve que les voleurs continuaient 
de fuir. Sans nous préoccuper du mort, nous conti- 
nuâmes notre route vers Drehmi; nous étions trop 
éloignés d’Hodeida pour y retourner. à 

L'état d’Ali nécessitait de prompts secours. Il avait 
le bras droit cassé par une balle et un coup de lance 
au-dessous de l’omoplate. Le mieux était donc, 
comme je l'ai dit, de gagner le prochain village. 
Après le maquis, venaient un pays de dunes et le lit 
d’un torrent nommé Wadi-Abassi. De l’autre côté du 
torrent est un de ces cafés solitaires dont j'ai parlé. 
Celui-ci se nommait Abassi, comme le torrent. Nous 
nous y arrétames pour donner le temps à la caravane 
de nous rejoindre, et à ceux de nos compagnons qui 
s'étaient mis à la poursuite des Bédouins de nous 
rallier. H était environ minuit lorsque nous mimes 
pied à terre à la porte du café. Nous nous groupames, 
tout transis, autour d’un énorme feu. 

Nous descendimes Ali, qui svuffrait affreusement. 
Par malheur, je n’avais rien sous la main que du 
linge, de l’eau et du sel. J'avais bien mes lanceites, 
mais comme, par la nature des blessures, il n’y avait 
point d’épanchement à craindre, il était inutile de le 
saigner. : 

La balle avait traversé le bras; il n’y avait donc pas 
d’extraction à faire. Je fis des clavettes avec des bran- 
ches de palmier. Je les réunis côte à côte avec des 
cordes, et lui en enveloppai le bras, après l'avoir re- 
mis, et avoir le mieux possible enlevé les esquilles. 
J'appliquai de la charpie à la double plaie, et je lui 
bandaiï le bras. * : 

Quant au coup de lance, c'était une simple bles- 
sure. Elle était douloureuse en ce qu'elle était au 
défaut de l'épaule, mais elle ne présentait aucun 
danger. 

Arrivé au carrefour où nous l’avions rejoint, il avait 
été attaqué par cing ou six hommes, dont lun lui 
avait tiré le coup de fusil qui lui avait cassé le bras 
et fait tomber son arme. Mais avec la main gauche il 
avait tiré un pistolet de sa ceinture et avait tué son 
adversaire. Tous alors s'étaient rués sur lui. Il allait 
succomber sous lenombre lorsque nous étions arrivés. 

Nous restâämes trois heures à Abassi. Pendant ces 
trois heures, la caravane et la portion de l'escorte 
laissée à la poursuite des fuyards nous rallièrent. Nos 
hommes avaient fait un nouveau captif et repris le 
dromadaire d’Ali; mais il manquait deux hommes à 
l'appel. On essaya de les rallier par des coups de fusil 
tirés en l'air; personne ne répondit. Plus tard, on re- 
trouva les deux cadavres ayant la tête détachée du 
tronc et placée entre les jambes. Ces cadavres élaient 
à moitié dévorés par les hyénes et les chacals. 

Vers trois heures du matin, nous nous remimes en 
route. Au point du jour, nous nous trouvames dans 
un pays d’agricullure, plein d'accidents de terrain. 
(i et la se groupaient des huttes, des bandes de mou- 
tons, des troupes de chameaux. De place en place 
blanchissaient des coupoles de marabouts, tombeaux 
de chefs ou de santons. Chacun de ces tombeaux est 
une espèce d'asile de bienfaisance gardé par quelque 
parent du mort, et à défaut par un agent délégué de 
la famille, Le voyageur, en échange de sa prière pou 
le mort, y trouve un asile et de quoi apaiser sa faim, 
Cbincher sa soif, Quelques-unes de ces sépultures 

out des fondations de gens riches, bâties en l'hon- 

near de tel ou tel saint. Pendant trois jours, les voya 

urs peuvent y resier. Il y a dans l'Yémen des gen 

| parcourent d'énormes distances sans rien dépen 

ser, logeant de tombeaux en tombeaux, et passant 
I | untt 'L l'autre, 

| imes le village de Drehmi, que nou 

ms di nommé, à notre droite, l'intention d'Ali 

Glant de ne s'arrêter qu'à Beïlel-Fakih, Le pays dé 


venait de plus en plus pittoresque, de plus en plus 
riant, de plus en plus peuplé. La population y était 
belle et paraissait heureuse. De charmantes filles aux 
yeux de gazelle venaient à nous en souriant, nous 
offraient du lait avec leurs bras nus ornés de brace- 
lets. Des fellahs tracaient des sillons avec cette charrue 
primitive qui, depuis Abraham, n’a pas dû changer 
de forme. On eût dit qu'on entrait dans un de ces 
pays fabuleux dont parlent les poétes et qui n'ont 
point de portes pour le péché et la mort. 

Vers midi, nous entrames à Beït-el-Fakih. Beit-el- 
Fakih, ou la maison du savant, est une charmante 
petite ville d’une lieue de tour à peu près, bâtie en 
amphithéatre sur le penchant d’une colline, ombra- 
gée par les verts panaches des bananiers, des man- 
gliers et des cocotiers. Ce fut là que, pour la première 
fois depuis que j'étais dans l'Yémen, je rencontrai ce 
dernier arbre, si précieux pour les pays où la Provi- 
dence l’a semé. 

Beit-el-Fakih est arrosé par un torrent qui porte 
le titre de Wadi-Gawa, torrent du café. En effet, par 
cette ville passe comme un inépuisable torrent tout 
le café de l'Yémen. Sa situation géographique est de 
44°29 de latitude nord, et de 40°44 longitude est. 
Elle doit son origine à un saint sunnite nommé 
Ahmed-Ibn-Mussa, Ahmed, fils de Moise. Il est enterré 
hors de la ville, sous un dôme d’un élégant travail. 
Il s’y fait des pèlerinages, et l’on jure par lui, au dé- 
triment des noms de Mohammed et d'Allah. Le blé, 
la canne à sucre, le café, le coton, le millet, le mais, 
le lin, le chanvre, l'indigo, ie pavot y réussissent à 
merveille. On y voit d'immenses champs de rosiers 
dont on recueille la fleur pour faire de l'essence. Plu- 
sieurs puissances européennes y ont des résidences. 
Tous les commerçants en café du Maroc, de l'Egypte, 
de la Syrie, de Mascate, de Bassora, d'Ispahan, de 
Bombay et de Chandernagor s'y donnaient rendez- 
vous. fl y en avait de très-riches. J'ai connu cing ou 
six millionnaires dans cette ville, peuplée de quinze 
mille âmes tout au plus. 

La population se compose d’Arabes d’abord, puis 
de banians, puis de juifs. Elle offre des constructions 
qui datent de l’époque de la plus belle architecture 
arabe, et est dominée par une immense citadelle, que 
l'on croirait bâtie par un seigneur féodal du moyen 
âge. Cette citadelle avait servi de demeure, pendant 
tout le temps de son gouvernement, au chérif Ali. IL 
venait de mourir, comme nous l'avons dit, et avait 
été remplacé par le chérif Amr, son neveu, jeune 
homme de vingt-cinq ans à peine. 

Dans cette citadelle, outre la famille d'Ali et celle 
du nouveau chérif, outre les femmes, les esclaves, la 
garnison, logent encore, occupant le rez-de-chaussée, 
dans des bouges fermés de grilles, cinq ou six cents 
forcals, enchainés, non pas comme chez nous avec 
des chaînes, mais attachés l'un à l’autre avec des 
barres de fer. Au moment où nous passdmes près 
d'eux, ils nous tendirent les mains en nous deman- 
dant du pain et du tabac. La plupart de ces malheu- 
reux n'avaient commis d'autre crime que d'avoir 
déplu à plus puissant qu'eux. 

Je vis, en me rendant à la citadelle, —car nous 
allions loger chez le chérif, — plusieurs délicieuses 
fontaines ombragées par des noyers, des cyprès et des 
tamarins. On peut, où sucer un petit tube en cuivre, 
ou boire dans une sébile enchainée à l'urne qui con- 
tient l'eau. Presque toutes ces fontaines élaient or- 
nées d'inscriptions. L'eau en était délicieuse. 

A droite et à gauche, je laissai aussi sur mon che- 
iin de très-belles mosquées, dont une seule avait un 
minaret. Les savants du pays prétendent que ces 
mosquées datent des premières années de lisla- 
misme, D'autres, les trouvant encore trop modernes, 
les font remonter jusqu'à Abraham, 


L'ARABIE HEUREUSE. 


405 


tt a a NN + RE 


Quant à la ville, du moment où ses mosquées re- 
montent à Abraham, on comprend que son origine, à 
elle, se perd dans la nuit des temps. Ce qu'il y a de 
certain, c'est qu’au septième siècle elle fut témoin 
d’un combat avec des tribus païennes. Ali resta vain- 
queur. 

Une autre légende dit qu’à cette époque une seule 
maison, la première, était bâtie; c'était la maison 
d’un écrivain dont l’industrie se bornait à copier le 
Koran. De là vient le nom de maison du savant. 
Cetle maison, à ce que l'on prétend, existe encore. 
On me la fit voir. C’est un lieu révéré par tout le 
pays. Les pieux musulmans y portent des offrandes. 
Et il s’est trouvé, malgré près de douze siècles écou- 
lés, des descendants de l'écrivain pour les recevoir et 
en profiter. 

Les rues, comme celles du Caire, sont étroites et 
tortueuses, bâties contre le jour et la chaleur. Celles 
qui sont un peu larges sont recouvertes avec des 
nattes. Chaque maison a un ou deux élages, sa ter- 
rasse, son jardin; chaque jardin a son petit kiosque 
en jonc. 

Les habitants sont peut-être les plus hospitaliers 
de tout ’Yémen, et sont doués d’une distinction par- 
ticulière. J'y trouvai plus d'abandon social que par- 
tout ailleurs. 

Nous avons parlé du grand commerce de café qui 
se fait à Beih-el-Fakih. De Beih-el-Fakih seul il est 
exporté de trente-cinq à quarante mille sacs, chaque 
sac contenant de soixante-quinze à quatre-vingts li- 
vres. Disons quelques mots de l'arbuste quile produit. 

De même qu'au delà de Valence, et en approchant 
de Mornas, on commence à voir des oliviers, de même, 
au dela d’Abassi et à une demi-lieue à peu près de 
Beih-el-Fakih, on rencontre les premiers plants de 
café. Plus on s'élève dans la montagne de Hadie, plus 
leur importance augmente. C’est un immense travail 
que la culture du café, et qui rappelle en méme temps 
la culture du raisin aux bords du Rhin et celle des 
pêches à Montreuil. Elle se fait par terrasses super- 
posées les unes aux autres et soutenues par des es- 
pèces de dalles. 

Au-dessus de la plantation s'étend un réservoir 
qu'on remplit par toutes sorles de moyens plus ingé- 
nieux les uns que les autres, et qui, en laissant échap- 
per l’eau, produit une irrigation par petites cascades, 
laquelle, reçue dans de petites rigoles, s'infiltre jus- 
qu'aux racines. 

Rien n'est ravissant comme une plantation de café 
en fleur, et rien n'est piltoresque comme ces monta- 
ges, chauves à leur sommet, mais chevelues, ver- 
doyantes et embaumées à leur base. 

La récolle donne lieu à des fêtes pareilles à celles 
des vendanges chez nous. Le chef du pays donne le 
signal, et chacun se met à l'œuvre, en secouant d'a- 
bord le caféier, qui laisse échapper son fruit mar, 
comme le chéne le gland, comme le hêlre la faine. Le 
café qui tombe naturellement avant la secousse, et que 
l'on ramasse comme chez nous lachâlaigne, est le meil- 
leur. Celui-làestencaissé séparément. Ilse vend comme 
fleur de café. Puis vient celui qui tombe à la secousse 
et qui forme la seconde qualité. Puis enfin vient celui 
qu'on arrache sur l'arbre, et qui est le moins bon de 
tous, ne pouvant jamais se débarrasser d'un goût de 
vert. C'est celui qu'on donne ou vend à tout le monde, 
Mais l'autre, la première qualité, il faut bien le dire, 
vient rarement en Europe. Il est accaparé par le sul 
tan, le pacha d'Egypte et les grands du pays. La se- 
conde qualité est déjà plus facile à exporter, C'est 
celle qui passe chez nous pour être la première, 

Maintenant il existe dans les qualités de café ce 
qui existe dans les qualités de vin. Tel cru est supe- 
rieur à lel autre, comme tel champagne ou tel bor- 


deaux est supérieur à tel autre. Cela tient à l'expo- 
sition. 

Le chérif Amr nous attendait. Il était venu à notre 
rencontre à quelques centaines de pas de sa citadelle, 
située à l’est de la ville. Il connaissait mon ancienne 
position auprès de son oncle Hussein, et il m’accueillit 
comme si je l’occupais encore. D’ailleurs il m'avait vu 
précédé par les deux chérifs ses cousins, et cela lui 
avait donné une haute idée de mon importance. Le 
soir, après le coucher du soleil, nous eûmes la mu- 
sique militaire. Allah, quelle musique! 

Le lendemain soir, après avoir séjourné trente-six 
heures à Beih-el-Fakih; nous partimes, laissant notre 
blessé chez le chérif. Je lui avais remis une certaine 
somme pour se faire soigner par le médecin du pays. 
J'ignore ce qu’est devenu ce pauvre diable. 

Le chérif nous avait donné une nouvelle escorte. 
En sortant de Beih-el-Fakih, nous appuyâmes au sud 
el primes la route de Zébid. La distance qui sépare 
les deux villes est un désert de douze lieues, peuplé 
seulement de quelques hameaux. 

L'espace était devant nous. Nous pûmes done mar- 
cher plus rapidement que nous ne l’avions fait jus- 
qu'alors. A onze heures du soir, nous campions à 
Arbajin, petit hameau de sept ou huit huttes. Tout 
cela vit de ses troupeaux, qui vivent eux-mêmes en 
cherchant leur pâturage partout où ils le trouvent. 
Les pâtres suivent les animaux, abandonnant leurs 
huttes à ceux qui viennent après eux. 

Arbajin se trouve à cheval sur un torrent, sec l'été, 
bondissant l'hiver, et se perdant sous les sables, pour 
aller reparaître plus loin et se jeter dans la mer. C’est 
dans le lit de ce torrent, tout planté de lauriers roses, 
que les troupeaux vont paissant et trouvent leur nour- 
riture. 

A une heure du matin, nous nous remîmes en 
route. Aux premières lueurs du jour, nous etimes de- 
vant nous des troupeaux de gazelles qui venaient 
pour brouter, et qui, tout en broutant, se mélaient 
aux troupeaux. Les bergers parviennent parfois a les 
faire environner par leurs moutons et à les prendre 
toutes vivantes. 

La, je rencontrai un oiseau que je retrouvai plus 
tard en Afrique; les Arabes lui donnent un nom qui 
correspond à celui de gammier, sa voix donnant tous 
les tons de la gamme. 

De place en place nous faisions lever de petits liè- 
vres; quelquefois des chacals s’élancaient à leur pour- 
suilè en aboyant, comme font chez nous les renards. 
Je tuai deux ou trois de ces petits liévres, quoique 
les Arabes n'en mangent point, mais Sélim et moi 
nous les mangedmes. Nous n'avions pas pu joindre 
les gazelles. 

Nous déjeunâmes vers les huit heures du matin, 
en faisant halte à un charmant village nommé El- 
Mahad. L'hospitalité nous était donnée par le cheik 
et les notables du pays. Cette hospitalité cotta la vie à 
deux ou trois moulons et à une vinglaine de poules. 

J'ai dit que nous avions mangé nos lèvres, mais 
j'ai oublié de dire que nous avions été obligés de les 
dépouiller et de les faire cuire nous-mêmes. Les 
femmes refusèrent absolument d'y toucher. 

A l'heure habituelle, nous repartimes., Nous n'a- 
vions plus qu'une élape pour arriver à Zébid. Vers la 
fin de la journée, nous commencimes à voir briller 
au soleil couchant les minarets de la ville recouverts 
en tuiles vernies. La ville, aussi blanche que de la 
craie, s'apercevait de loin. C'est au reste l'habitude 
des Arabes de blanchir leurs monuments à la chaux 
après le Ramadan. 

Nous entrames à Zébid à la nuit fermée, Mais des 
cavaliers élaient partis d'avance pour prévenir le ché- 
rif Salêh, Le chérif Saléh était neveu d'Hussem; nous 
ne Cessions done pas d'être en famille, Bieg qual fit 


106 L'ARABIE HEUREUSE. 


LT 


complétement nuit, le chérif n’en vint pas moins nous 
recévoir à la porte de la ville et nous conduisit à sa 
forteresse. 

Zébid est une ville scientifique. Elle renferme une 
université musulmane où l'on apprend le Coran, les 
mathématiques, l'astronomie et la médecine. Il y vient 
des élèves de tous les pays musulmans, nubiens, afri- 
cains, égyptiens, tures, naturels du Zanguébar, habi- 
tants de Mascate. ll en sort des tolbas, des muftis et 
des imams. 

Lorsque nous arrivames à Zébid, les murs qui for- 
maient l’ancienne enceinte de la ville étaient en partie 
écroulés, et il n’y avait plus de fortifications sérieuses 
que la citadelle. Comme à Beih-el-Fakih, les rues 
sont rafraichies par des fontaines alimentées par un 
torrent qui déborde à une époque, et devient alors 
presque aussi large que le Nil. Il fertilise une vingtaine 
de petits villages qui forment le district de Zébid. 
Comme le Nil, il fertilise tout ce qu’il arrose, mais, 
comme le Nil, il est limité par le désert. 

Les meilleurs chevaux de [a contrée, les ânes les 
plus forts et les plus patients de l’Yémen, les mules 
les plus fermes et les plus sûres de toute l'Arabie, se 
trouvent à Zébid. 

Les cimetières sont remarquables par leurs magni- 
fiques cyprès et leurs énormes tamarix, autour des- 
quels s’enroulent des lianes et des vignes qui courent 
d’un arbre à l’autre comme d'interminables serpents. 

Zébid est la plus vaste des villes du Théama, et 
celle qui s'offre aux voyageurs sous l'aspect Je plus 
pitloresque. Les rues, contre l'ordinaire des rues 
arabes, sont propres comme les rues européennes. Elle 
& eu huit portes, dont pas une n’est restée debout. Ce 
sont les ‘Tures qui, sous Sinan-Pacha, l'ont réduite à 
l'état où elle se trouve. ” 

Il existe près de la ville les restes d’un ancien aque- 
duc. Sans doule autrefois amenait-il l'eau des mon- 
tagnes. Qui l'a bali? C'est le secret des temps écoulés. 
L'année qui avait précédé mon passage à Zébid, la 
ville avail été complétement inondée. 

La population est d'à peu près dix mille âmes, Ja 
même, au reste, comme composition, que celle de 
Beih-el-Fakih. Tous les Zébidites se livrent ou au 
commerce ou à l’agriculture. Les meilleurs melons, 
les meilleures pastéques et les meilleurs raisins que 
j'aie mangés de ma vie, je les ai mangés à Zébid. Il 
cn est de méme des mandarines et des grenades. Une 
singularité de certains raisins du pays est de n'avoir 
pas de pépins. La fameuse grappe rapportée de la 
terre promise devait avoir poussé sur un plant tiré de 
Zébid. J'y ai vu des grappes de raisin qui pesaient 
jusqu'à vingt-cinq et trente livres. 

Comme à Beih-el-Fakih, la population est bien- 
veillante, hospitalière, peu fanatique. Elle se partage 
en plusieurs sectes. La majorité est sunnite. On y 
rencontre quelques Chafaites; le reste est Zeidiyé. Le 
Zeidisme est la religion de l'Etat. 

La réception fut la même qu'à Beih-el-Fakih, tou- 
jours cérémoniense et prévenante. On sentait qu'une 
grande puissance, respectée partout, nous couvrait 
de son aile. 

Nous repartimes le lendemain soir avec une nou- 
velle escorte, chacun de nous emportant de la farine, 
des dattes et de l'eau, attendu l'espace désert que 
nous avions à traverser de Zébid à Ties. Nous mar- 
châmes toute la nuit. Vers les onze heures, nous nous 
croisimes avec une forte caravane venant de Moka. 
On se hèle dans le désert comme sur l'océan. Nous 
primes langue, et nous sûmes que la caravane se ren- 
dait à Sûad. Les questions faites franchement de nuit 
ou de jour obtiennent toujours des réponses franches. 
Ii n'y a pas d'exemple qu'en pareille occasion on ait 
CE lrompé. Quand deux caravanes se déclarent la 


guerre, elles s'envoient des hérauts avant de commen- 
cer les hostilités. 

Vers minuit, nous traversämes un vaste torrent qui 
a nom d’ Wadi-Scherds). Uy avait de l’eau jusqu'aux 
genoux de nos chameaux. Beaucoup d'oiseaux aqua- 
tiques, éveillés par le bruit que nous faisions en le 
traversant, partirent du milieu des lauriers roses. 
Autant que nous en pümes juger, ses rives étaient 
ferliles, 

Les hurlements de nombreux chiens nous annon- 
cèrent, vers deux heures du matin, La, présence de 
populations, et quelques feux nous indiquèrent la 
place où elles se trouvaient momentanément. Nous 
,Bous dirigedmes vers ces feux, en ayant bien soin de 
contourner les huttes de manière ane pas avoir l’in- 
discrétion de nous trouver devant leurs portes. 

Nous avions affaire à de riches propriétaires. Tout 
autour du campement s'élendaient de nombreux trou- 
peaux de moutons, d’anes et de chameaux. Notre 
approche les avait éveillés, et ils s'étaient mis sur la 
défensive. Un des leurs s’ayanga vers nous pour savoir 
qui nous étions. De son côté, le naib qui commandait 
notre escorte alla à sa rencontre. Après avoir échangé 
quelques paroles et s'être reconnus, chacun retourna 
vers les siens, le messager leur reportant qui nous 
étions et notre naib nous disant que nous pouvions 
avancer. Les chiens seuls ne nous donnaient cette 
permission qu'en grognant. 

Nous trouyames tout le monde sur pied, hommes, 
femmes et enfants. Les femmes frent accroupir nos 
chameaux, ct les notables nous recurent à la descente 
de nos selles. i 

Un petit cri, modulé dune certaine façon, suffit 
pour faire accroupir le dromadaire. On se trouve alors 
sur une pente de soixante à soixante-cing degrés. Il 
faut s’y faire, mais on ne s’y fait qu'après avoir saulé 
plusieurs fois par-dessus la tête de animal, 

Les chameaux mal dressés crient en s’accroupis- 
sant. Ce cri a deux inconvénients graves. Le premier, 
c'est qu’il est horriblement désagréable; le second, 
c'est qu'il prévient les Arabes voleurs de votre pré- 
sence. Ll en résulte que les dromadaires et les cha- 
meaux qui n'ont point cet inconvénient valent un 
tiers de plus que les autres. 

Une fois accroupis, on leur lie les deux genoux afin 
qu'ils ne puissent pas se relever, on leur jette de la 
paille ou on leur donne des dattes avec de l'orge. 
Comme le bœuf, le chameau rumine toute la nuit. 

Nous étions gelés. On jeta de nouvelles broussailles 
sur le feu et nous nous réchauffames. Puis on nous 
offrit du miel arrosé de beurre, et du pain frais. Je 
me contentai d'un morceau de pain que je trempai 
dans du lait de chamelle. La confiance un peu établie, 
on parla politique. La conversation politique des Ara- 
bes roule toujours sur les impôts qui les écrasent, sur 
le fisc qui les ruine. 

On sut que j'étais médecin. En un instant, j'eus 
une magnifique clientèle. Qui dit médecin, dit sorcier, 
Les uns me demandaient des consultations, les autres 
des philtres. On m'amena un lépreux. Le malheureux 
élait atteint d'éléphantiasis. On m’amena des aveu 
gles. Je n'étais ni prophète ni apdtre pour les 
guérir. 

Les jeunes filles étaient superbes. Ces Arabes no- 
mades sont en général de merveilleuses créatures. Et 
cependant, il y avait dans tout cela plus de malades 
que de bien portants. Les maladies ordinaires sont 
des ophthalmies, des lèpres, des plaies invétérées, 
surtout ce ver (dragonneaw ou fertyt) qui vient dans 
les articulations et que l'on roule sur une allumette. 

À quatre heures du matin, malgré leurs instances, 
nous primes congé de nos hôtes, lesquels nous ac- 
compagnérent, les hommes, bien entendu, pendant 
près d'une demi-lieve, en nous souhaitant toutes sor- 


L’ARABIE HEUREUSE. 107 


tes de prospérités. Cette tribu était toute primitive; 

c'était la famille antique comme la raconte la Bible. 

On sentait que, moralement du moins, elle n’était 
* point encore gatée par le contact de l'étranger. 


XXXIIT é 


Vers les onze heures, quoique nous fussions en 
mars, la chaleur devint insupportable. Cependant, 
comme nous approchions de Täës, nous ne voulûmes 
point faire halte. Une heure aprés, nous entrions dans 
cette petite ville, bâtie sur le versant d’une montagne. 

Elle est dominée par sa citadelle, où réside un ché- 
rif, toujours parent à un degré plusou moins éloigné 
d'Hussein. C’esta Taës que l’on trouve la poterie dont 
D les petites tasses à café que l'on nomme /in- 

als. 

9 Nous étions au milieu de plaines arrosées par de 
petits torrents qui descendent des montagnes, de sorte 
que nous avions des récoltes de toute espèce autour de 
nous. La population est d'un millier d’âmes, Nous 
logedmes chez le chérif, qui me fit voir avec orgueil 
sur son fort douze belles pièces de canon en bronze 
qui appartenaient au chérif Hussein. Ces beaux ca- 
nons avaient été enterrés etabandonnés par les Turcs ; 
mais Hussein avait flairé la cachette et les avait tirés 
de terre, placés sur leurs affûts, et tournés du côté 
du terriloire de Sana, dont Taés est ville limitrophe. 

La ville est sans murailles et sans portes; mais la 
citadelle est assez forte pour la défendre, et les canons 
peuvent porter par-dessus elle. 

Le même soir, nous nous remimes en route dans 
la direction de la mer. Les montagnes nous forcèrent 

: d'obliquer. Toute la nuit fut employée à traverser un 
désert très-tourmenté par le labour de torrents qui re- 
naissent et se déplacent à chaque saison de pluie, se pré- 
cipitant des montagnes et roulant avec eux vers la 
mer d'énormes blocs de rochers. 

A la première vue, au reste, le pays ne semble pas 
aussi aride qu'il Vest en effet. Il y a des espèces de 
lacs d'herbe si drue que, même affamés, les animaux 
ne la mangent qu'à grand’peine. Ces lacs d'herbes 
sont habités par des pintades, des perdrix, des poules 
de Numidie, des lièvres et des chacals. Les vipères cor- 
nues y abondent; nous les entendions glisser entre 
les pieds de nos chameaux. Par bonheur, aucun ne 
fut San. 

Vers la moitié de notre route, nous tombâmes au 

milieu d’une tribu de bohémiens, sans tentes, sans 
hulles, sans abri, ayant seulement quelques maigres 
animaux pour porter leurs bagages. Ils étaientcouchés 
autour de grands feux. L'industrie de ces misérables, 
comme lorsqu'ils traversent nos pays de l'Ouest et du 

Nord, est de dire la bonne aventure, de préparer des 
hiltres, de tresser des couffes et de sculpter des cuil- 
ers en bois. Quand l’occasion s'en présente, ils volent. 

C'est pour eux qu'a été fait le proverbe: « L'oc- 

casion fait le larron. » Les femmes étaient magni- 
fiques, mais couvertes de haillons et de vermine. 

Là, comme en Europe, l'opinion publique les pour- 
suit, Les Arabes les appellent Djngali ; nous en avons 
fait Zingari. 

Ils furent très-effrayés en nous apercevant. Nous, 
de notre côté, voyant des feux de loin, nous avions 
cru avoir affaire à des Arabes nomades. Aussi fûmes- 
nous tout désappointés, reconnaissance faite. Nous ne 
nous arrétimes que le temps de laisser soufiler nos 
animaux, les yeux sur nos bagages, nos mains sur 
nos poches. 

Vers neuf heures du matin, nous arrivames à un 
grand village que l'on appelle Muschid. Il s'offre au 
voyageur qui vient des montagnes sous un aspect char- 


mant, perdu qu'il est à moitié dans une forêt de pal- 
miers. 

_ Dès le point du jour, nous avions vu à l'horizon la 
ligne argentée de la mer dont nous nous rapprochions. 

On distinguait sur cetie ligne quelques bâtiments 
filant vers le nord. 

Nous mimes pied à terre près d’un immense cara- 
vansérail construit en joncet en bambous. Ce caravan- 
sérail formait un dôme immense, grand comme la 
coupole de Sainte-Sophie de Constantinople. Tout au- 
tour de ses parois extérieures étaient ménagées des 
niches au nombre de cent peut-être. Chaque niche 
servait de logement à un marchand. L'intérieur était 
soutenu par des troncs de palmier, et, grâce à la légèreté 
de la toiture, toute la charpente élait d’une élégance 
et d’une délicatesse féeriques , et cependant assez so- 
lide pour avoir supporté depuis vingt ans peut-être la 
colère du simoüûn et les averses tropicales. Toutes les 
marchandises étaient sous la sauvegarde du maitre 
du caravansérail, sur lequel le cheik exercait une sur- 
veillance très-active. 

A la porte du caravansérail se trouvait un café, en 
face du café un barbier. Une cour commune recevait 
toutes les bêtes de somme, chameaux , mules, ânes, - 
chevaux. Plusieurs des cases destinées aux marchands 
se trouvant vides, nous nous installames jusqu'à 
l'heure du repas. 

Vers onze heures le cheik vint lui-même avec ses 
domestiques nous apporter notre collation. Elle se 
composait de mouton bouilli, de pilaw, de dattes et 
de lait frais et aigre. Lelaitaigre estassaisonné d’anis 
et de cumin, substances que les Arabes prétendent être 
préservatrices de la fièvre. Nos montures, de leur côté, 
étaient aussi abondamment défrayéesque les maîtres. 

Le cheik et ses esclaves, en signe d'infériorité, s'ob- 
stinaient à se tenir à l'écart tandis que nous mangions. 
J'insistai si fort qu'il finit par s'accroupir avec nous. 

Ces repas durent un quart d'heure. D’habitude on 
mange sans boire. Après le repas on avale, tous dans 
la même tasse, comme on a mangé tous dans le même 
plat, la valeur d’an verre d’eau. Il est poli d'en boire 
une partie et de passer le reste à son voisin. Les Es- 
pagnols, et particulièrement les femmes espagnoles, 
ont conservé cette habitude qu'elles tiennent certaine- 
ment des Arabes. 

- Après le repas, vinrent le café et les pipes; avec le 
café et les pipes, la conversation. Celle du cheik et des 
habitants de la localité roulait particulièrement sur 
une espèce de prophète qui se disait le mahadi an- 
noncé par Mahomet. Le mahadi, c'est un nouveau 
messie. Ce prophète et ses disciples se tenaient dans 
les montagnes de Djobla. Il faisait de nombreux pro- 
sélyles, préchant la guerre sainte contre les chérifs, 
et particulièrement contre imam de Sana, qu'il trai- 
tait d'usurpateur. IL se disait, lui, un des premiers 
imams, c'est-à-dire descendant d’Ali. L’imagination 
des Arabes donnait de la réalité aux récits les plus 
fantastiques sur ce nouveau prophète. C'était la pre- 
mière fois que nous en entendions parler. A entendre 
nos interlocuteurs, le mahadi devait faire la conquête 
de tout le pays. Il ne fut question que de cette con- 
quête, peu probable, jusqu'au moment où nous re- 
partimes, c'est-à-dire jusqu'à sept heures du soir. 

J'ai dit ailleurs que tout le Théama avait dû être 
autrefois le lit d'une mer qui alors ajoutait un tiers 
de largeur à la mer Rouge. Mes observations pendant 
la route que je venais de faire m'avaient confirmé 
dans celte opinion, Partout, au flanc des montagnes, 
j'avais vu, st je puis parler ainsi, la silhouette des 
vagues; partout j'avais trouvé des coquillages roulés 
qui indiquaient qu'à une époque certaine la mer avait 
séjourné là; enfin partout j'avais rencontré des nappes 
de sel recouvrant le sable, luisant au soleil et s'en- 
fonçant sous les pieds. 


/ 


408 L’ARABIE HEUREUSE. 


Deux choses venaient encore corroborer le fait: la 
‘maigreur dela végétation et le goutsaumatre de l’eau. 

A Muschid nous avions rejoint le chemin de la mer, 
qui traverse tout le Théama et s’élend d’Aden au 
sommet du golfe Arabique. Nous suivimes ce chemin 
ayant la mer à droite, à deux lieues à peu près de 
nous. Plus le terriloire se rapproche de la mer, plus 
il devient stérile et sablonneux. Lair était sillonné 
d'oiseaux aquatiques qu'on ne voyait pas, mais dont 
on entendait le cri. 

Après deux heures de marche, nous fimes souffler 
nos bêtes sans mettre pied à terre, et primes langue 
avec les habitants d’un pelit groupe de huttes nommé 
Mamlah. Ces habitants étaient des bergers qui allaient 
faire paturer leurs troupeaux sur les collines que 
nous venions de quitter. 

Au fur et à mesure que nous approchions de Moka, 
la route se peuplait, comme il arrive aux environs 
d’une ville de commerce. Nous rencontrames lrois ou 
quatre petites caravanes marchant au nord. Comme 
d'habitude, on s'arrêtait, on se reconnaissait, puis 
chacun continuait son chemin. 

Ces Arabes, tout en marchant, chantent des chan- 
sons. Il y à un solo auquel répond le chœur en frap- 
pant des mains. La nuit, ces chants ont un certain 
charme. 

Le mullah, ou chef de la caravane, est monté sur 
un ane. C’est toujours un ane qui dirige la caravane. 
Les chameaux viennent après lui, attachés de dix en 
dix et par la queue. Le mullah est l’éclaireur naturel. 
C’est lui qui fait arrêter les chameaux et s’avance de 
cinquante ou cent pas pour reconnaitre le mullah de 
la caravane qui le croise. 

Outre les caravanes, nous rencontrions des cour- 
riers qui passaient ventre à terre, et qui, en passant, 
nous jelaient le salut musulman, ou nous disaient 
l'heure, ou nous apprenaient une nouvelle; enfin les 
agents du fisc à cheval, qui parcourent la route pour 
faire la police et assurer la tranquillité des caravanes. 

Des ossements de chameaux morts et abandonnés 
tracent la roule et annoncent combien elle est fré- 
quentée. 

Avant le lever du soleil, nous arrivames au village 
de Ruâs. On y fit une halte de quelques minutes seu- 
lement. Puis, voulant profiter de la fraicheur du 
matin, qui à neuf heures disparait, nous nous re- 
mimes en route. 

A neuf heures du matin, nous mettions pied a 
terre au caravansérail de Yachtillo. C'est un lieu 
d'étape. Même scène du cheik apportant le repas, de 
peuple grouillant et nous regardant; mêmes nouvelles 
du mahadi; même départ enfin à l'heure fraiche de 
la nuit, la seule pendant laquelle on puisse voyager 
dans le Théama. 

Nous n'avions plus que sept lieues à faire pour at- 
tendre Moka. Plus nous approchious, plus la vie 
aliluait. C'était le sang plus pressé el plus épais près 
du cœur, Notre caravane elle-même s'était énormé- 
ment grossie, Partis à vingt-cinq ou trente, nous 
élions plus de deux mille, Nos nouveaux compagnons 
étaient des marchands de chévaux, des marchands 
de dailes, des marchands de poules, des marchands 
de lait, des faimilles entières; tout cela à cheval, à 
chameau, à Ane, à inule, et formant un spectacle des 
plu } pilloresque 3. 

Au point du jour, à celte heure où la clarté des 
(loiles se mêle à celle de l'aube, nous comimengimes 
d'ipercevoir Moka à travers un horizon d'opale 
liquide. 

oka se compose de deux villes : la ville fortifiée, 
la ville ouverte, Nous ne pues entrer que dans la 
ville ouverte; les portes de l'autre élaient fermeécs 
encore, Elles ne s'ouvrent qu'après le lever du soleil, 
cl encore n'ouvre-t-on que la pelile porté pratiquée 


dans la grande. Les premières personnes qui entrent 
dans la ville sont les laitières et les porteurs d’eau. 

La ville ouverte est excessivement pittoresque. Ce 
sont pour la plupart des maisons en jonc entourées 
de jardins. On y compte à peu près trente caravansé- 
rails, des cafés en masse. Là est la vie réelle de Moka, 
et, comme partout, la vie s’y traduit par le mouve- 
ment. 

Un torrent immense qu’on appelle l Wadi-el-Kébir 
descend des montagnes situées à quatre ou cing 
lieues à peu près, et vient arroser une forêt de pal- 
miers et les jardins de Moka. Une vieille citadelle, 
agglomération de tours, domine tout cela. Ce fort 
sert de prison et de bagne, et il est tout particulière- 
ment ombragé par la forêt de palmiers; ce qui donne 
à toute cette portion de la viile l'aspect le plus pitto- 
resque. 

L'été, le chérif Heider va s’y mettre au frais. Di- 
sons en passant qu'il est plus que gouverseur. 

Moka est la capitale réelle du Théama, la capitale 
politique. Elle devrait être la résidence officielle 
d'Hussein. Hussein, par je ne sais quelle supersti- 
tion, préfère rester à Abou-Arich, qui est le berceau 
de ses ancêtres. Peut-être, comme l'aigle, est-il tout 
simplement fidèle à son nid. Son absence fait Heïder 
plus que gouverneur, comme nous le disions. Elle le 
fait vice-roi. 

Il ya dans la ville ouverte un immense puits qui 
fournit à la consommation des deux villes. Des 
dniers et des chameliers y vont chercher de l’eau dans 
des jattes en terre et la distribuent dans toutes les 
maisons. Ce puits s'appelle Bir-el-Belerl. Nous nous 
arrélimes dans un caravansérail à quelque distance 
de ce puits. Ce caravansérail est ombragé par les 
branches entrelacées de sycomores et de tamarix. 
Nous attendimes la que les portes s’ouvrissent, et que 
le chérif fut prévenu de notre arrivée. 

Le chef de notre escorte était entré à pied, dès que 
les portes avaient été ouvertes pour les laitières et les 
porteurs d’eau. Le chérif s'était recouché après la 
prière du matin, de sorte que notre naib fut obligé 
d'attendre, aucun des esclaves du chérif n'osant pé- 
nétrer dans ses appartements. 

Ce ne fut que vers neuf heures du matin que nous 
vimes revenir notre envoyé accompagné de quelques 
officiers du chérif chargés de ses compliments. Ils 
avaient en outre mission de nous prier d'attendre en- 
core quelques instants, le chérif voulant, pour nous 
faire honneur, venir au-devant de nous avec ses deux 
neveux. En réalité, il voulait que ses gens eussent le 
temps de nous préparer des chambres. Nous nous 
fussions bien passé, éreintés comme nous l'étions, de 
cet excès de courtoisie. Mais nous n’étions pas les 
maîtres de faire à notre volonté. 

A onze heures, nous le vimes apparaître avec ses 
neveux à ses côtés et suivi d'une centaine d'hommes. 
À peine nous eut-on signalé le chérif, que nous re- 
montimes à dromadaire, et que nous nous avancames 
au-devant de lui. A vingt pas l'un de l’autre, nous nous 
détachâmes chacun de notre côté pour nous faire le 
salut d'usage et nous donner l'accolade accoutumée. 
Puis nous continuâmes notre chemin, le chérif et 
moi, jusqu'à ce que nous fissions tête de colonne, et 
nous entrames dans la ville, 

Il va sans dire que tous les habitants étaient dans 
les rues, lui baisant les pieds, touchant le bas de sa 
robe et l'accablant de salam-a-leikum. Tout cela en- 
combrail les rues de telle façon, que nous mimes une 
demi-heure à atteindre son palais, quoique nous n'en 
fussions qu'à trois ou quatre cents pas. Ge palais était 
fort simple d'architecture, et e'clait en réalité plutôt 
une maison qu'un palais. Seulement elle avait une 
vue magnilique, donnant sur la mir eb sur la douane. 


L'ARABIE 


HEUREUSE. 109 


Sur la place qui précédait sa maison étaient huit ou 
dix pièces de canon, dont deux en bronze. 

Le premier soin qui suivit notre installation fut de 
nous rendre aux bains publics. Nous les trouvimes 
libres, le chérif ayant eu l'attention de faire prévenir 
leur chef que nous allions nous y rendre. On les avait 
donc fait évacuer à notre intention. 

On a vingt fois raconté les détails intérieurs d’un 
bain d'Orient. Nous en épargnerons donc la descrip- 
tion à nos lecteurs. Ces bains, massage, café et chi- 
bouques compris, nous prirent près d’une heure et 
demie. 

En rentrant, nous trouvames un véritable festin : 
viandes, pilaw, pâtes, crémes, bonbons, confitures, 
tout y était à profusion. 

La collation finie, chacun n’eut plus qu'une aspi- 
ration : le repos. En conséquence, chacun se retira 
pour faire la sieste. 

Moka est une de ces villes aux noms harmonieux 
que l'on désire voir comme véritable spécimen d'une 
ville arabe. Elle est de construction moderne, et date 
de cinq cents ans à peine. 

Une légende se rattache à sa création. Un solitaire, 
qui avait la réputation d’un saint homme, habitait 
dans une hutte à ’ombrage de cette forêt de palmiers 
qui fait encore aujourd’hui la parure de cette ville, à 
laquelle elle verse en profusion ce qui manque sou- 
vent aux villes arabes, l'ombre. Il avait le premier 
découvert les propriétés du café en remarquant que 
les chèvres qui broutaient les gousses parfumées de 
l'arbuste étaient les plus vives, les plus gaies, les 
plus gambadantes qu'il eût jamais vues. 

Il se nommaif Cheik-Schaedeli. 

Un jour, un bâtiment venant de l'Inde et allant à 
Djedda jetait l'ancre dans la rade encore solitaire à 
cette époque. De loin, l'équipage apercut une cabane 
isolée et ombragée de jeunes palmiers. La curiosité 
poussa les Indiens à descendre à terre et à visiter celui 
qui habitait cette cabane. Ils y trouvèrent Cheik- 
Schaedeli. Celui-ci, hospitalier selon ses moyens, 
leur fit boire la liqueur qu'il avait inventée et sur le 
mérite de laquelle il ne tarissait pas. 

Effectivement, les Indiens, à qui l’usage de celte 
liqueur était inconnu, la trouvérent délicieuse, et 
remarquant le changement qu’elle produisait en eux, 
et comment tous leurs sens s'ouvraient, après l'avoir 
bue, à des sensations nouvelles, imaginérent qu'elle se- 
rait peut-être salutaire au capitaine de leur bâtiment, 
qui souffrait d'un mal auquel tout l'art de la méde- 
cine ne pouvait apporter aucun remède. En consé- 
quence ils allèrent chercher leur capitaine, lui dirent 
les merveilles de la liqueur inconnue et l’amenérent à 
Cheik-Schaedeli. Celui-ci lui donna une tasse de café. 
A peine le capitaine l’eut-il bu, que l'influence bien- 
faisante de la liqueur se fit sentir. 

Le capitaine craignait seulement une chose, c'est 
qu'en s'éloignant, et en cessant de faire usage de la 
liqueur, le mieux momentané qu'il venait de ressentir 
ne disparût, Mais alors le solitaire lui dit : 

— Débarquez ici vos marchandises, établissez-y 
un entrepôt, je vous promets qu'une grande ville s'élè- 
vera autour de la cargaison que vous aurez dé- 
chargée. 

Le capitaine eut foi. Tl fit ce que disait Cheik- 
Schaedelh, et la ville de Moka, qui avait commencé 
par une hutte, fut fondée, et, comme l'avait prédit 
son fondateur, devintune grande et riche cité. 

Le tombeau de Cheik-Schaedeli est placé sous la 
coupole d'une grande mosquée du faubourg, coupole 
qui porte son nom, devenu sacré pour tous les habi- 
tants, qui, au lieu de jurer par Mahomet on par 
Allah, jurent par Cheik-Schaedeli. Les cafetiers sur- 
tout de la secte des Sunnites, c'est-à-dire de la secte 
qui fait usage du café jusqu'à l'abus, tes cafeliers 


surtout ont pour lui un culte tout particulier, et qui 
s'explique tout naturellement par la légende que 
nous venons de raconter. 

Rappclons'en passant que, comme en France, au 
moyen âge, chaque corporation musulmane a son pa- 
tron. Ainsi les barbiers ont Soliman, dont ils visitent 
encore le tombeau à El-Madein, ville située près de 
Bagdad; Daouëd est celui des forgerons; Ibrahim est 
celui des maçons et des cuisiniers; Edris celui des 
tailleurs; Habib celui des menuisiers ; Djerdjin celui 
des chaudronniers; Mohammed-Ion-el-Iemani celui 
des bouchers, etc. etc. 

Comme l'avait prédit son fondateur, Moka fut une 
des villes les plus florissantes de l'Yémen. Elle eut 
jusqu'à cinquante mille âmes. Mais, depuis la faveur 
accordée à Hodeïda par Sinan-Pacha et par les 
commandants turcs de l'occupation égyptienne, 
Moka a beaucoup perdu de son importance com- 
merciale. 

Le dépeuplement de Moka tient à plusieurs causes. 
La première, à l’exaltation d’flodeida; la seconde, à 
l'occupation des Turcs; la troisième, aux émigrations 
qui eurent lieu à la suite de la révolte du chérif Ha- 
moud, dont nous avons parlé pendant notre séjour 
chez Hussein; enfin la quatrième, au choléra, qui a 
cruellement sévi dans toute la mer Rouge, et particu- 
lièrement à Moka. 

Aujourd'hui la population de la ville fermée n’est 
plus que de cinq mille âmes. 

Quant à celle de la ville ouverte, il est difficile de 
l'apprécier, cette population étant flottante. Cependant, 
on peut l’estimer à dix mille âmes. Elle se compose 
d’Arabes, de Banians et de quelques vieux Turcs, et 
de dix ou douze juifs auxquels on fait toutes les ava- 
nies possibles. 

Après la sieste, j'allai faire ma visite et remettre 
mes lettres au chérif Heïder. Là, les instances pour 
me faire rester au service d’Hussein ou tout au moins 
d’un membre de sa famille recommencérent. Il alla 
jusqu’à m'offrir le gouvernement de Zébid ou de Taes. 
Paces est la dernière ville faisant frontière du côté des 
Etats de Vimam. Je refusai obstinément, en disant 
que mon rôle était accompli à l'endroit de l'Yémen, 
et que je voulais voir si je n’en avais pas un autre à 
jouer du côte de Bagdad et de Bassora. 

Pendant que j'étais à causer avec le chérif Heïder, 
un homme entra, que, à mon grand étonnement, je 
reconnus pour Eschref-Bey. On se rappelle que son 
compagnon, Abd’el-Kerim, avait eu la tête tranchée 
à la Mecque, et que tous deux avaient fait un séjour 
d'une semaine à peu près à Abou-Arich. Eschref-Bey 
ne fut pas moins étonné de me trouver chez le chérif 
Heider que je n'étais étonné de l'y voir moi-même. Il 
revenait de nouveau d’Aden. 

Il continuait ses intrigues, au détriment de Hussein 
et de l'imam de Sana, et au bénélice de la Turquie. 

En le voyant, je me retirai. Eschref-Bey me salua 
et m'annonça sa prochaine visite. Rentré chez moi, 
je reçus celle du jeune Hussein et d'Abd'el-Mélek, C'é- 
tait la première fois que nous nous retrouvions en- 
semble depuis notre séparation. Les deux jeunes gens 
comptaient retourner incessamment à Abou-Arich. 
Ils paraissaient en être très-enchantés. 

Le climat de Moka était trop chaud pour eux, et ce 
mouvement commercial de la ville les fatiguait. En 
outre Abd'el-Mélek s'ennuyait fort loin de sa femme, 

Le pauvre garçon n'avait pas encore épuisé sa lune 
de miel, Au bout de quelques jours, je compris partai- 
tement leur ennui, 

Pendant que les deux jeunes princes étaient là, on 
m'annonça Hadji-Soliman. Décidément, le drôle te- 
nait à s'altacher bon gré mal gré à ma personne, Je 
lui demandai quelle aflaire l'amenait de nouveau à 


410 L’ARABIE HEUREUSE. 


Moka, commencant presque à croire qu’il avait l’ordre 
de ne pas me perdre de vue. à 

Tl me répondit que graces aux bons renseignements 
que j'avais donnés sur lui, aussitôt mon départ, le 
chérif d’Hodeida l'avait prié de chercher fortune ail- 
leurs. Cette fortune il était venu la chercher à Moka. 
Mais il n’était point probable que cette fois encore il 
mit la main dessus. Au reste il remplissait à Moka les 
mêmes fonctions d'arlilleur qu’à Hodeïda ; cela à rai- 
son de quatre talaris par mois, el la nourriture. 

La place était bonne, comme on voit. Il est vrai 
qu'on ne le nourrissait pas, et qu’on oubliait de le 
payer. Il comptait sur moi pour subvenir à ses besoins 
les plus pressants. Ses besoins les plus pressants étaient 
de manger. Je lui donaai sa paye d'un mois. Comme 
toujours, il me baisa la main en dedans, en dehors, et 
se retira enchanté. * 

Il faut direune chose à la louange de Hadji-Soliman: 
c'était un coquin, prêt à recevoir de l'argent d'une 
main et à poignarder de l’autre, mais c’était un joyeux 
drôle, plein d'esprit, et qui ett fait rire un ago- 
nisant. 

Je reçus ce même jour la visite de mes guides. Ils 
venaient me faire leurs adieux, ce qui voulait dire en 
toutes lettres : 

« Nous n’avons le droit de‘rien exiger pour. le ser- 
vice que nous l'avons rendu, attendu que l’ordre nous 
était donné de te le rendre, mais ce que tu voudras 
bien nous offrir, nous l’actepterons. » 

Et, en effet, ils acceptèrent quinze talaris ; c'était le 
moins queje pusse donner, cinq francs par homme! Il 
est vrai qu'en voyageant à mes frais cela ne m'eût point 
coulé la moitié de ce que cela me coûtaiten voyageant 
aux frais du chérif. J'en avais, au reste, fait de même 
à l'endroit des escortes que j'avais successivement 
quiltées sur la roule. 

Je passai deux ou trois jours à visiter Moka. Jen’ai 
guère autre chose à en dire que ce que j'en ai dit. 

Un matin, Hadji-Soliman reparut- Je crus qu’il 
avait mangé son mois en trois jours. Je le calomniais. 
Il venait de nouveau m’annoncer qu'un de mes compa- 
triotes avait débarqué à Moka. Quel élait ce compa- 
triote? C'est ce que Hadji-Soliman ne pouvait me dire 
précisément. Il me fit le portrait d’un homme de 
trente-cing ans, maigre, bruni par la soleil, ayant la 
croix de la Légion d'honneur et vêtu à l’européenne.~ 
[l venait d’Abyssinie, et avait avec lui beaucoup de 
bagages demeurés à la douane. Il avait quelques diffi- 
cultés avec celle-ci, qui l’arrêtait. Il paraissait trés- 
contrarié dé ce retard. Au reste, Hadji-Soliman lui 
avait déjà parlé de moi et lui avait dit mon nom. 

{i était évident que mon nom, du moins mon nou- 
veau nom, devait être inconnu même à mon ami le 
plus intime, puisque ce nom je l'avais pris à Djedda en 
me faisant musulman. 

Mon compatriote témoignait le plus grand désir de 
me voir, et Hadji-Soliman s'était chargé de préparer 
l'entrevue. Seulement ici se soulevait une question 
d'éliquetle. L'inconnu, à ce que je pus comprendre, 
avail une mission du gouvernement français. Moi j'a- 
vdis un caractère ofliciel que je (enais du gouverne- 
ment local, de sorte que je ne pouvais pas faire la 
première visite, ni mon compatriote non plus. En 
outre, c'eût été froisser l'étiquelle musulmane, bien 
autrement sévère que la nôlre sur les initiatives. 

On parla de la chose au chérif Heider, quiimagina 
un biais en nous invitant à prendre le café chez lui 
tous les deux, Cependant, pour l'inviter, il fallait sa- 
voir qui il était. Je m'informai auprès d'un riche né- 
gociant du pays nommé Abd'el-Ressoul, qui, tour à 
our, avait élé à Moka résident français et anglais, 

Abd'el-Ressoul, parlant français, était naturellement 
visité par tous les Français Waversant le pays. Sa 
bourse avait été utile à beaucoup. 


Il m’apprit le nom de mon compatriote. C'était 
Rochet d'Héricourt, qui revenait de son second voyage 
dans le royaume de Choa, 


XXXIV rg 


J'avais connu autrefois Rochet d'Héricourtau Caire, 
au moment où par un moyen chimique il était arrivé. 
à doubler la force des teintures à l'indigo. A cette 
époque, le pacha d'Egypte l'avait employé. 

Nous nous trouvames donc chez le chérif Heider. 
Rochet d’Héricourt, que j'ai retrouvé depuis à Paris 
en 1849, et qui depuis est allé mourir consul à Djedda, 
venail de faire signer un traité de commerce très-avan- 
tageux pour la France au roi Oubié, qui, probablement, 
avait signé quelque traité pareil avec l'Angleterre. Par 
malheur, Rochet d'Héricourt avait été, pendant son 
voyage, surpris par les pluies. Son traité, qui avait été 
écrit avec une encre rouge particulière aux Abyssins, 
avait été mouillé, et des phrases entières avaient 
disparu. , 

Rochet d@’Héricourt revinten France ayec son traité 
en bon état, et y fut parfaitement accueilli. Outre ce 
traité, Rochet d’Héricourt rapportait des manuscrits 
fort anciens ; de plus, l'écorce et la feuille du kosso, 
plante mortelle au ver solitaire, et qui, introduile par 
lui, estmaintenant en usage en France. De plus, il rap- 
portait un herbier trés-garni de plantes, des collections 
d'histoire naturelle, et un portefeuille garni de notes, 
dont il fit plus tard une excellente publication. 

Nos rapports furent ceux de deux compatriotes. Ceux 
qui ont vécu à l'étranger comprendront seuls le bon- 
heur de retrouver un frère de la même langue et de la 
même terre, au milieu d'hommes parlant une autre 
langue et sur une terre étrangère. ET 

Il fit au chérif Heider quelques cadeaux d'armes 
françaises. Ces cadeaux avaient pour but d'aplanir les 
diflicultés de douane dont nous avons parlé. 

Le costume de Rochet d’Héricourt était étrange, et 
n’appartenait à aucune nation. Il portait un large 
pantalon de calicot rouge à la mameluck; des san- 
dales à la mameluck ; une petite veste bariolée sur un 
gilet boutonné; une ceinture bleu de ciel, et une 
calotte en maroquin rouge plissée, avec une pointe sur 
le haut de la tête. 

Élait-ce son costume de général abyssin ? Rochet 
d'Héricourt avait été fait général par le roi abyssia, à 
la suite d'un combat où il s'était signalé. Etait-ce son 
costume d’enyoyé français ? 

Au reste, à son insu, j'intervins dans ses démélés 
avec la douane, et j'obtins qu'on ne ferait qu'effleurer 
de l'œil ses bagages. La chose eut lieu ainsi, et Rochet 
d'Héricourt passa sans autres contrariétés.. Notre 
liaison dura tout le temps qu'il resta à Moka, et son 
séjour fut assez long, aucun bâtiment ne se trouvant 
en parlance pour le Nord. 

Par des circonstances atmosphériques que l'on ne 
s'explique pas, l'ordre des saisons semblait être bou- 
leversé dans tout le bassin de la mer Rouge. Ainsi on 
cuisait à Moka comme aux jours les plus chauds de 
l'été, le thermomètre centigrade montait jusqu'à qua- 
rante-deux degrés, le simoun avait déjà donné de ses 
nouvelles, et cependant on n'était encore qu'à la fin 
de mars, 

Derrière Rochet d'Héricourt vint Hadji-Soliman, Il 
venait demander son batchis pour m'avoir fait trouver 
avec un compatriote, Sans doute en avait-il déjà des 
mandé autant à Rochet d'Héricourt. Je lui donnai 
comme d'habitude quelques pièces de monnaie. 

Hadji-Soliman commençait à voir qu'il avait plus : 
gagaë en manquant son empoisonnement sur moi que 
s'il m'eût empoisonné, i 

Une chose que j'ignorais et que j'appris sur ces en- 


L'ARABIE HEUREUSE. {Mi 


an ———— — ———— 


trefaites, ce fut le mariage du jeune Hussein avec la 
fille du chérif Heider. 

_Les chérifs essayent toujours de resserrer entre eux 
les liens de parenté. Ces mariages sont des solennités. 
£i quelque famille bourgeoise a, de son cole, quelque 
mariage à faire, elle choisit le même jour et la même 
heure que ceux de ces mariages princiers. Les infé- 
rieurs trouvent continuellement quelque bénéfice à se 
mêler dans ces circonstances a leurs supérieurs, 

La fille du chérif Heider était d’ailleurs ua fort grand 
parti. Elle était à la fois belleet riche. Hussein la con- 
paissait depuislongtemps personnellement. Entre cou- 
sins, on se voit. 

-Nous ne nous arrêterions point sur les détails d'un 
mariage musulman, qui sont connus de nos lecteurs, 
si celui-ci n'avait point été signalé par une circons- 
tance particulière. Mg 

Le mariage eut lieu au commencement de la lune. 
Après les cérémonies religieuses en usage dans ces 
sortie de solennités, la mariée, entièrement couverte 
de voiles, fut promenée sous un dais de brocart dans 
les rues de Moka. Dans ces promenades, où la mariée 
estentiérement aveuglée par les voiles qui la couvrent, 
ce sont des femmes voilées elles-mêmes, mais moins 
strictement qu’elle, qui la dirigent. Une musique la 
précède. Des bannières flotient devant elle. On jeitedes 
parfums sur ses vêtements, des fleurs sous ses pieds, 
Quand la nuit vient, la promenade continue, seulement 
on allume des torches. 

Des cavaliers, parents, amis, serviteurs, esclaves, 
suivent le cortège, qui parcourt ainsi toutes les prin- 
cipales rues. Par tous ces détours, la mariée, sortant de 
la mosquée, se rend au domicile de son père, On la 
place sur une estrade, où elle reste sept jours en évi- 
dence, immobile et les yeux fermés, camme unestalue 
de pagode indienne. Pendant celle immobililé et cet 
aveuglement, elle est vêtue de ses plus riches habits et 
parée de ses plus beaux bijoux. 

N'oublions pas de signaler une opération prépara- 
toire. Un mois avant le mariage, rigoureusement neuf 
jours, on commence à engraisser la mariée, Cela se 
fait au moyen de farine de maïs, de fruits de carou- 
bier, de beurre et de sucre. On compose avec ces diffé- 
rentes substances une espèce de pate dont on lui fait 
avaler une dose calculée, qui, au bout d'un certain 
temps, amène l'obésité, celte qualité si fort appréciée 
des Arabes. Pendant ce temps, les pauvres créatures 
ont beau demander à boire, on le leur refuse obsting- 
ment. Quelques gouttes d'eau, juste ce qu'il en faut 
pour qu'elles ne neural pas de soif, sont tout ce 
qu'elles peuvent obtenir de leurs engraisseurs. 

Chez les pauvres où les moyens, plus restreints 
que chez les riches, ne permettent point de pratiquer 
l'opération pendant un si long temps, on se contente, 
comme nous l'avons dit, de neuf jours. Aussi les pau- 
vres n’ont-ils jamais de femmes aussi grasses que les 
riches. Aux gueux la besace | 

Nous avons dit que la mariée restait sept jours sur 
la sellette. Pendant celte exposition, toutes les fem- 
mes de la ville viennent la voir, pauvres comme 
riches. Après l'avoir visitée, elle, on visite son trous- 
soau. Des danseurs et des musiciens remplissent la 
cour, chacun exerçant son état. Aux danseuses, les 

rodigues ou les amateurs collent une pièce d'or sur 
e front ou sur les joues, Aux musiciens, on jette une 
pièce de monnaie dans une sébile. Beaucoup d'Arabes 
peu riches, mais tenant à le paraitre, ou riches el 
avares, jellent ou une pièce d'or ou un tilari dans la 
sébile, Mais il est convenu qu'après la cérémonie, ce- 
lui qui se repent de sa largesse peut la reprendre en 
la troquant contre une autre pièce de monnaie, si in- 
fime qu'elle soit. 

Au moment où la mère livrela femme au mari, elle 
lui fait comme chez nous toutes sortes de reconuman- 


dations de soumission et d’obéissance afin que l'époux 
trouve le paradis sur la terre. Mais, comme chez nous, 
ces recommandations, par malheur, ne portent pas 
toujours leurs fruits. 

A l’occasion du mariage de la fille du chérif Heider, 
avaient eu lieu trois ou quatre autres mariages, et 
entre autres le mariage d’un riche Indien avec une 
jeune Indienne, musulmans tous deux. Les cortéges 
s'étaient suivis dans les rues de ta ville, éclairés aux 
flambeaux, comme nous savons, marchant à la 
file l'un de l’autre, chaque mariée sous son dais. 

Tout Moka, bien entendu, affluait autour des per- 
sonnages principaux. Les terrasses étaient couvertes 
de femmes. Des coups de fusil et de pistolet étaient 
tirés sur les flancs des cortéges ; tout le moude était 
en joie. : 

Tout à coup, au coin d’une rue, un homme, une 
espèce de derviche, tenant une bouteille à la main, se 
précipita sur lejeune marié indien et lui plongea son 
cangiar dans le cou, coupa la carotide et brisa sa bou- 
teille. Le jeune homme marcha encore cing ou six 
pas et roula par terre. Il élait mort et avait laissé 
derrière lui un long jet de sang. On transporta le mort 
dans une mosquée voisine, où on le prépara pour le 
cercueil. La mariée, à moitié évanouie, fut transpor- 
iée chez elle. 

La cause de l'assassinat était la jalousie. Le der- 
viche avait été élevé près de la jeune fille, était amou- 
reux Welle, l'avait demandée en mariage, et avait été 
refusé. La jeune fille, de son côté, laimait. Elle lett 
épousé volontiers, mais le père s’élait opposé al’ union. 

Aussitôt l'opinion publique déclara que, le sang 
ayant coulé, tous les mariages faits en même temps 
que celui qui avait fini d'une manière si tragique se- 
raient malheureux. Quant à l'assassin, quand je 
quittai Moka, on le cherchait encore, En effet, le ma- 
riage du jeune Hussein n'eut point d'heureuse suite. 
La jeune femme mouruten couches; puis, comme si, 
dès le lendemain de l'assassinat, l'influence néfaste 
avait dû s'en faire sentir, des courriers arrivèrent, an- 
nonçant que le nouveau mahadi venait de faire une 
deseente sur le territoire du chérif, et mettait tout à 
feu et à sang. 

[l traitait toutes les sectes actuellement existantes 
d'infidèles. Plus sévère que Wahab lui-même, au- 
cune ne trouvait grâce devant lui, etil voulait rame- 
ner le mahométisme à sa rigidité primitive, c'est-à- 
dire le rendre impossible aux musulmans de nos jours. 
Il n'était pas à plus de quatre lieues de Moka. En 
deux heures, il pouvait être aux portes de la ville. IL 
passait pour être à la tête d’une troupe nombreuse et 
de l'artillerie. A l'instant même, des courriers furent 
envoyés, non-seulement à Hussein, mais aux autres 
chérifs pour appeler du secours. Puis, en même 
temps, et pour courir au plus pressé, on transporta des 
projectiles sur les remparts, on rassembla sur la place 
les hommes de la garnison, infanterie et cavalerie, et 
l'on s'apprêla au combat. 

J'étais accouru au palais au premier bruit de cette 
invasion. La chose était si inattendue que le chérif 
Heider avait à peu près perdu la tête, A chaque ins- 
fant, comme il arrive en pareille circonstance, les 
nouvelles non-seulement se croisaient, mais se con- 
tredisaient, La population extérieure commençait à so 
presser aux portes on se lamentant, pressée elle-même 
par la population des campagues qui aflluait, L'en- 
combrement état d'autant plus grand que, de crainte 
d'ouvrir les portes aux partisans du faux prophète, on 
n'ouvrait que les poternes, et on ne laissait passer les 
fugitifs qu'un à un. 

_Le premier soin du chérif, sur mon avis, fut d'en- 
voyer des éclaireurs qui rapportassent des nouvelles 
certaines. Mais comme ces sortes de gens sont très- 


112 L'ARABIE HEUREUSE. 


ER Ter pierres nee er 
disposés à amplifier ou à travestir toutes choses, 
Abd’el-Mélek partit avec eux. 

Au reste, Moka était assez fortement défendue pour 
ne pas être enlevée d'un coup de main, et le nouveau 
prophète, selon toute probabilité, n'était pas assez 
profond stratégiste pour conduire un siége en règle. 

Les éclaireurs revinrent. Ils annoncèrent que le 
prophète, au lieu de continuer son chemin, s'était re- 
plié vers les montagnes de Sabber, en évitant d’atta- 
quer Taés. Au reste, Ja razzia était terrible et le bu- 
tin qu’il en rapportait immense. Tout ce qu’il y avait 
de belles filles sur son chemin était enlevé. Le chérif 
donna l’ordre de le poursuivre. C'était trop tard, il 
est vrai, mais la population avait besoin de ce gage 
d'énergie, et cependant le chérif avait da hésiter à 
envoyer les kobails contre lui, attendu que la parole 
de ces sortes d’aventuriers a surtout de l'influence sur 
les montagnards , et que les kobaïls étant monta- 
gnards auraient bien pu déserter. 

La garnison se sépara en deux corps. L'un resta 
pour garder la ville, et l’autre en sortit, comme nous 
l'avons dit, pour poursuivre les ravisseurs, qui, au 
moment où les troupes d’Hussein atteignaient Dore- 
bât, point extrême de leur excursion, rentraient déjà 
dans la montagne. 

Ce petit corps expéditionnaire traînait à sa suite 
toute cette population des campagnes qui avait un 
instant encombré la ville et qui allait reprendre pos- 
session chacun de sa demeure. Il est vrai que chacun 
ne retrouva pas cette demeure. Une multitude de mai- 
sons avaient été incendiées, et l’on pouvait suivre 
à la trace du sang et des cadavres la marche du 
prophète. 

J'étais parvenu à décider le chérif Heïder à laisser 
ses cinq mille kobaïls dans les garnisons extérieures, 
afin d’intimider le mahadi, dans le cas où il aurait 
une nouvelle velléité d’excursion et de pillage. Les 
cing mille hommes restants allérent, aussi sur mon 
avis, rejoindre leurs compagnons au fur et à mesure 
que la ville vit arriver les secours demandés. Ces pré- 
cautions étaient d'autant plus urgentes, qu'il était 
évident que Moka avait une grande importance aux 
yeux du nouveau prophète, dont le véritable nom 
élait Haçan-el-Kébir. 

La tranquillité rétablie, le jeune Hussein et Abdel- 
Mélek se préparèrent à retourner à Abou-Arich. Il va 
sans dire que le nouveau marié emmenait sa femme. 
Le jour de leur départ arrivé, nous les accompa- 
gnâmes l’espace d’une lieue. Ils prenaient, comme 
étant le plus sûr, le chemin du bord de la mer. 

il était dangereux, dans l’état des choses actuel, de 
prendre le chemin des montagnes, Le mahadi eût été 
trop joyeux de tenir captifs deux fils de chérif. Nos 
adieux furent assez tristes, avec Abd’el-Mélek surtout. 
Le jeune homme avait toutes les qualités généreuses 
qui prennent les cœurs, et je lui étais pour mon 
comple sincèrement attaché. Cependant on faisait, 
tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de la ville, de nom- 
breuses arrestations. Le mahadi avait des ramifica- 
lions non-seulement parmi les gens du peuple, mais 
encore parmi les notables. 

La situation de la ville, l'éloignement de mes jeunes 
amis, le peu de sympathie que j'éprouvais pour le 
chénf, qui n'ayant ni Vintelligence ni le coour de Hus- 
fein, avail quatre fois plus d’orgueil que lui, tout me 
faisait un besoin de continuer ma route. Un nouveau 
mouf fut encore le départ de mon compatriote Rochet 
( Héricourt, qui, ses affaires terminées, favorisé par 
un bon vent, partit vers le 45 avril. 

Enfin la chaleur allait s'augmentant toujours, les 
maladies contagieuses venaient à sa suile, Je sentais 
que, sous celle température, je relomberais bientôt 
mialade, de sorte que je présentai, sous forme de con- 
scil, ma requête de congé au chérif Heider. Nous 


eûmes à ce sujet une assez longue conférence. S'il 
n’est pas facile de s'impatroniser près des grands sei- 
gneurs musulmans, il est plus difficile encore de s’en 
éloigner. Je lui dis que mon désir était d'aller à Sana, 
et lui demandai sa protection jusqu'aux frontières. 
Cette ouverture le rendit fort soucieux. C'était la pre- 
mière fois que je manifestais cette intention. 

Chez tous les peuples orientaux, il faut demeurer 
très-mystérieux et annoncer que l'on va au sud quand 
on veut aller au nord. J'avais donc, pour me confor- 
mer à celte maxime, annoncé que je me rendais à 
Bagdad et à Bassora. Or, Sana ne pouvait pas être le 
chemin de Bassora ni de Bagdad, si l'on songeait que 
de l'autre côté de Sana se trouvait un désert de sable 
de plus de trois cents lieues. Ma route la plus natu- 
relle était donc de m’embarquer, soit à Moka, soit à 
Aden; de là, pour aller par la mer des Indes à Mas- 
cate. Mais ce n’était pas pour le moment la mer des 
Indes que je désirais voir; c'était Sana et les ruines 
qui gisent à Mareb, c’est-à-dire le pays de l’ancienne 
Saba, qu'avec tant de peine Arnaud avait visité quel- 
que temps auparavant. 

Le chérif Heïder me fit remarquer que j'étais en 
contradiction avec moi-même. Je lui répondis que le 
vent continuait de souffler du sud, et que, par con- 
séquent, je ne pouvais m'en aller par Bab’el-Mandeb. 
Quant à gagner Aden par terre, c'était plus difficile 
encore. Les Beni-Sobbaëh tenaient tous les défilés qui 
yconduisent. J’insistai donc pour m’en aller par Sana. 

— Mais, me demanda le chérif, de Sana, où iras- 
tu ? le désert est impossible à traverser. * 

— Si je rencontre l'impossible, répondis-je, je re- 
viendrai. 

— Allons, dit le chérif, avoue que c'est non pas 
Bassora ou Bagdad que tu veux voir, mais Sana; si 
telle était ton intention, pourquoi n’y es-tu pas allé 
directement d’Abou-Arich ? : 

— Parce que l'idée d'aller à Sana ne m’est venue 
que des difficultés que j'ai éprouvées d'aller à Aden. 

— Mais le vent du sud cessera. 

— C'est possible; mais il est possible qu’il se main- 
tienne indéfiniment, et je ne veux point courir cette 
chance. ' 

— Si tu insistes, je vais dépécher des courriers à 
mon frére Hussein, pour le prévenir de ta nouvelle 
résolution. 3 

— Les courriers mettront dix jours à aller et à re- 
venir. 

— Je n'ai pas de moyens plus prompts. 

— Si fait, tu as les pigeons, écris à ton frère par 
ce moyen. 

On sait comment se fait cette poste aux pigeons. 

— Soit! dit-il. : 

Le même jour il lui écrivit. Devant moi les pigeons 

furent expédiés. En le quittant, je lui exprimai mon 
étonnement de ce que, lui chérif, gouverneur, vice~ 
roi de Moka, se croyait obligé d'écrire à son frère 
avant de me donner, à moi musulman, la permission 
d'aller à Sana, où tant de gens allaient tous les 
ours. 
— Ce que j'en fais, dit-il, c'est pour ta propre sù- 
reté. La position dans laquelle se trouvent vis-à-vis 
l'un de l'autre, mon frère et imam de Sana, l'appa- 
rition du soi-disant mahadi, le peu de sûreté des 
montagnes qu'il te faudrait traverser, m'imposent de 
mettre ma responsabilité à couvert. Qu'aurais-je à ré- 
pondre si tu étais assassiné sur ta route ou emprisonné 
à Sana? Tu connais le despotisme de l'imam, qui n'i- 
gnore probablement ni ton nom, ni le rôle que tu as 
joué à Abou-Arich, ni ta présence à Moka, Ne te pren- 
dra-t-1l pas pour un espion ou tout au moins pour un 
agent de ses ennemis? Attends que j'aie reçu la ré- 
ponse de mon frère, et nous verrons, 

Je m'inclinai, et sortis. U fallait bien que j'atten- 


L'ARABIE HEUREUSE. TE 


disse. Ce qu'il y avait de vrai dans tout cela, c’est que 
les chérifs craignaient que je n’allasse me mettre à la 
disposition de l’imam, et qu'après m'avoir eu pour 
eux ils ne m’eussent contre eux. 

Le lendemain, les pigeons arrivèrent. La réponse 
était celle que j'attendais moi-même. Hussein renché- 
rissait sur les craintes de son frère, etcontinuait d’in- 
sister pour que je restasse près de lui. Je n'attendais 
pas celte réponse évasive pour voir clair dans les 
craintes du chérif. Seulement elle me rendit service 
en m'offrant l'occasion de m'expliquer positivement. 

Je déclarai qu'à moins d'être retenu comme prison- 
nier, je partirals le 25 avril, c’est-à-dire dans six jours. 
J'employai ces six jours à me débarrasser d’une partie 
de mon matériel, beaucoup trop considérable pour la 
manière dont je comptais voyager. De plus, dans ce 
pays de montagnes, où je pouvais rencontrer un vo- 
leur à chaque pas, je ne voulais point paraître trop 
riche; Sélim et Mohammed ne seraient plus mes do- 
mestiques, mais, le premier, un voyageur qui m’au- 
rait rencontré, et le second, le propriétaire de mes 
dromadaires. Ma négresse devenait l’esclave de lun 
ou de l’autre. 

Je vendis donc mes trois chevaux, mes tapis, mes 
coussins, enfin tout le mobilier musulman que je trai- 
nais derrière moi. Je ne conservai que mes trois dro- 
madaires et le matériel indispensable à un voyage de 
cette nature. Quant à mes vêtements, dont quelques- 
uns étaient d’une grande richesse, je les déposai chez 
Abd’el-Ressoul pour m'être envoyés chez Seid-Ben- 
Calfen, à Mascate. Quant à l'argent monnayé que je 
possédais, je le convertis en une traite, payable égale- 
ment à Mascate, chez un banian qui élait fermier 
de la douane. La lettre de crédit était signée de 
son confrère de Moka. J’espérais, ainsi dénudé, pou- 
voir voyager incognito, et ne tenter la cupidité de 
personne. 

Maintenant, restait à savoir si l’on me permettrait de 
partir. J'avais fixé, comme je l'ai dit, le jour de mon 
départ au 26. Le 24, j'étais encore sans réponse. Seu- 
lement, il n'était pas difficile de voir que le chérif me 
traitait avec plus de froideur. Cette froideur s'étendait 
naturellement à son entourage. 

Le 24, je reçus une lettre d’Abd’el-Mélek. Il me 
disait qu'il doutait que son oncle m’accordat jamais la 
permission ostensible de partir; que, dans l'espèce 
d'impasse où j'étais enfermé, il me donnaitleconseil, si 
j'étais bien résolu à quitter Moka, de partir sans per- 
mission et sans bruit. Son avis était que son oncle 
n'oserait point s'opposer ouvertement à mon départ. 

Le 25, le chérif Heider me fit prier de passer chez 
lui. Je m'empressai de me rendre à cette invitation. 

— Hadji, me dit-il, je viens de recevoir des lettres 
demon frère qui me défendent expressément de m'op- 
poser à ton départ, mais qui, aussi, m'ordonnent de 
ne prendre aucune responsabilité pour la sûreté de ta 
personne. Nous espérons tousdeux que tuarriverassans 
accident à Sana, et, surtout, qu'une fois à Sana, en 
présence des difficultés d’un voyage à travers le désert, 
tu reviendras sur tes pas, non pas à Moka, où tu serais 
toujours le bienvenu, mais à Abou-Arich, où tu seras 
mieux venu encore. 

Je remerciai beaucoup Heider, je le chargeai de re 
mercier son frère en mon nom, et je lui annonçai que 
je partirais le lendemain soir après la prière. 

— C'est bien, me dit-il; maintenant j'ai ordre de 
mon frère de mettre à ta disposition tout ce que tu 
pourras désirer en escortes, en montures, en vivres, en 
armes, en argent. Tant que tu seras dans ses Etats, 
je dois veiller sur toi. Seulement tu sais que ces Etats 
ne s'étendent point au deli de Taés. Maintenant en- 
core, personnellement, je te recommanderai au gou- 
verneur de cette dernière ville, qui, de proche en 
proche, pourra peut-être te recommander lui-même, 


Je le remerciai, mais en réfusant toutes ces offres. 
Du moment où je quittais le service du chérif, c'était 
à moi de faire mon apprentissage de dangers. Nous 
primes, sur ce refus, congé l’un de l’autre. 

Le lendemain, il m’envoya de trés-bon matin une 
lettre cachetée pour Taés, lettre dont je me promis de 
ne pas faire usage et que j'ai encore. Hälons-nous de 
dire que plus d’un an après je l'ouvris. J'étais à Bour- 
bon alors. La lettre était courte, mais péremptoire. 
Elle ordonnait au gouverneur de Taés de me bien ac- 
cueillir, de mettre à ma disposition tout ce que je 
pourrais désirer, même de l'argent, mais de me faire 
suivre par un agent invisible tout le long de ma route 
jusqu’à Sana, où cet agent trouverait un confrère qui 
le relayerait. 

A onze heures du matin, j’allai prendre mon dernier 
congé du chérif Heider. Il me recut à merveille, me 
renouvela l’expression de ses regrets, et me souhaita 
toutes sortes de prospérités. Il voulait absolument me 
conduire une lieue ou deux hors de la ville. Je lui fis 
observer que cet honneur s’accordait peu avec mon 
désir de garder l' incognito. Si les dangers qu'il m'avait 
signalés étaient réels, il était nécessaire que je partisse 
de Moka sans bruit. D'ailleurs je n'avais plus droit à 
aucune escorte, ayant résigné toute fonction civile ou 
militaire. Je le priai même, dans le cas où on le ques- 
tionnerait à mon endroit, d'être très-circonspect et 
de laisser ignorer à tout le monde la direction que 
j'avais prise. 

— Je consens à tout, me dit-il ; seulement, laisse- 
moi te donner un guide sûr qui a fait dix fois le 
voyage. 

J'avais bonne envie de refuser, mais je compris que 
ce serait pousser trop loin la défiance. J’acceptai donc. 
A six heures du soir, le 26 avril, je quittai en consé- 
quence Moka, précédé de mon guide et accompagné 
de Sélim, de Mohammed et de ma négresse Saida. 


XXXV 


En quittant Moka, nous suivimes la rive droite de 
Wadi-el-Kébir; mais, à un quart de lieue, nous tra~ 
versames le torrent, et nous nous trouvames sur la 
rive gauche. Deux heures après, nous étions au grand 
village de Mussa, qui probablement est la Mesa de 
Moise. Le législateur des Hébreux désigne cette ville 
comme un port de la mer Rouge. Elle en est aujour- 
d'hui à quatre lieues et demie. 

Mussa est bâti en jonc et en pierre, au milieu de 
jardins fruitiers. Sa population est d'environ quinze 
ou dix-huit cents âmes. Un peu au-dessus de Mussa, 
nous entrâmes dans les montagnes pour ne plus les 
quitter jusqu'à Sana. 

Vers le matin, après douze heures de marche, saut 
une demi-heure de halte à Mussa, nous alleignimes 
Dorebât. Nous n'avions plus que quatre lieues à faire 
pour atteindre la limite des Etats du chérif Hussein. 
Nous restames toute la journée à Dorebat. Puis, vers 
sept heures du soir, nous nous remimes en route, Deux 
heures après, nous étions à Tâës. Les portes élaient 
fermées. Mais, comme si l'hospitalité arabe prévoyait 
que, vu la chaleur des jours, on marchérait plutôt la 
nuit, chaque ville fermée est accolée à une ville ou- 
verte qui tend ses bras au voyageur atlardé, Nous 
nous arrétames donc dans la ville extérieure. 

Dès le lendemain matin, on se présenta chez moi 
de la part du chérif. Il envoyait prendre de mes nou- 
velles, quoique je ne l'eusse pas informé de mon ar- 
rivée, J'acceptai la politesse sans lui faire de question, 
et j'annonçai au messager que j'allais me rendre près 
de son maitre. En effet, une heure après, j'entrais 
dans la ville et me rendais au château accompagné de 

8 


114 L'ARABIE HEUREUSE. 


Sélim. Le chérif était un neveu d'Husseïn. Il s'appe- 
lait Ismaël. 

On avait choisi pour cette place importante, geôle 
de toute la contrée et clef de la frontière, une des 
plus rudes natures de ce rude pays. J'ai rarement vu 
un homme plus dur d'aspect et de forme que le chérif 
Ismaël. On comprendit, én le voyart, qu'un pareil 
homme ne demanderait pas plus grâce pour lui- 
même qu’il ne la ferait aux autres. 

Disons, au reste, en passant, que, pour des Arabes, 
Tâés est à peu près imprenable. Elle était cependant 
dominée au sud par l'inimeñse montagne Sabber, 
c’est-à-dire de la Patience, à la cime de laquelle se 
trouve une vieille tour qui sert de prison. Dans cette 
tour est creusé une espèce dé puits. Dans ce puits 
sont les prisonniets les plus redoutablés. 

C'est en Orient que l'on @ fait les essais les plus 
approfondis sur ce que peut souffrir une créature 
humaine. Au nombre de ces caplits était un parent 
de l'imam de Sana et un autre neveu du chérif Hus- 
sein, cousin de son gardien. Ismaël parut éprouver 
pour moi les plus grandes craintes. 

Comment irais-je à Sana? comment passerais-je? 
quelle route comptais-je suivre? 

Je lui répondis que je prendrais la plus courte, 
celle de Djobla. 

Djobla était tne ville de l'imamat de Sana, située à 
peu près à douze lieues de Taés. Mais, à la parole da 
faux prophète, cette ville s'était révoltée et formait le 
centre des Etats dû nouveau mahadi, lequel était à 
peu près le maître de la contrée la plus fertile du pays. 

L'étonnement d'[smaël fut grand, et il ne le cacha 
point, lorsque je lui dis que je passerais par Djobla. 
A son avis, je ne devais pas faire quatre Heues sans 
être arrêté, et, une fois arrêté, Dieu seul savait ce 
qu'il adviendrait de moi. Je lui répondis que c’était 
justement parce que ma vie était entre les mains de 
Dieu que je ne me détournerais pas d’un pas pour 
éviter le faux prophète. 

— Tu feras ce que tu voudras, me dit-il: c'était de 
mon devoir de te mettre en garde contre ce qui peut 
arriver. Tu méprises mes avis, faisdonc selontes désirs. 

Je restai un jour à Taés, excitant fort Ta curiosité 
publique, quoiqu’on ne sit pas qui j'étais, et que 
Sélim et Moharimed eussent eu la précaution de me 
faire passer pour un marchand turc allant à Sana 
dans l'intention d'y faire des affaires de coinmerée. 
Le 28 au soir, nous repartimes, et je pris, comme je 
l'avais dit, la route de Djobla, qui conduisait droit au 
cœur de l'usurpation, étendant déji son réseau sur 
un diamètre d'une cinquantaine de fetes. 

Voici la réflexion que je m'étais faite. Lorsqu'un 
danger réel existé sur un poifit, on ne se fistite ja- 
mais que l'on osera affronter ce potnt-la. ‘Foul au 
contraire, l'on pense qu'on essayera de 8’y soustraire 
en faisant un détour. Dés lors, c'est dans le détour 
qu'est le danger et non point stir le poifit où il était 
d'abord. Les Espagnols ont lit-dessis un proverbé 
caractéristique : c’est qu'il faut prendre le tttréau par 
les cornes. 

J'étais bien résolu à ne pas m’écarter d'uñ pas dé 
mon chemin, dussé-je trouver le mahadi en travers 
de ma route. Nous avidtis à peine fait trois où qüatre 
lieues, en suivant la vallée qui se rend de Taës à 
KaAade, lorsque nous renconträmes plusietirs groupes 
d’Arabes qui paraissaient étoñhnés de voir une aussi 
petite caravane que la nôtre se hasarder dans tn lièu 
que tout le monde évitait. 

Quelques-utis des hommes formant ces groupes 
s'approchèrent de Sélim et lui demandérent qui nous 
étions et où nous allions. Sélim leur répondit que 
nous étions des marchands tures et que nous allions 
à Sana pour les affaires de notre corimerce. [ls nous 
laissérent passér sans autre réflexion, Plus loin, nous 


rencontrâmes une espèce de campement. Nous fûmes 
arrêlés de nouveau, et l’on nous fit des questions à 
peu près analogues Nous fimes les mêmes ré- 
ponses. 

— Comment alors, une fois arrivés à Tâës, vous 
a-t-on laissé prendre la route que vous suivez? de- 
mandèrent nos interlocuteurs. 

— Cette route étant la plus directe, nous l'avons 
prise sans consulter personne. 

— Mais vous n'ignoriez pas cependant qu’il y avait 
du danger à la suivre? 

— S'il y a danger, comment vous y trouvez-vous? 

— Connaissez-vous le chef du gouvernement de ce 
pays ? 

— Nous ne le connaissons pas, mais nous présu- 
mons que, puisqu'il fait partie du territoire de Pimam 
de Sana, ce chef est un dôla nommé par lui. 

_ — Vous vous trompez; l'imam ne commande plus 
ici. 

— Vous voulez vous railler de nous; l’imam est-il 
donc ou mort ou dépossédé ? 

— Il est dépossédé par un nouvel imam. 

— El quel est cetimam? Son fils, son cousin, son 
gendre? 

— Non. 

— Qui donc enfin? 

— Haçan-el-Kébir, c'est-à-dire le mahadi annoncé: 
par notre seigneur Mahomet. 

Nous nous inclinâmes à ce nom de Mahomet, ré- 
pondant en même temps par une locution arabe qui 
veut dire : « Dieu soit loué!» 

Alors commenca une longtie énumération des ver= 


tus, de la sainteté, du mérite, de la puissance du nou-: 


ye imam, par le nom duquel tows le monde jurait 
éjà. 

Nous répondimes à cela que nous entendions ces 
nouvelles pour la première fois, et que nous étions 
heureux de les apprendre, puisqu'elles devaient être 
le triomphe du culte musulman. 

— Vous êtes des Turcs, le mabadi vous recevra done 
à merveille; au reste, vous n'avez plus grand chemin 
à faire pour le rencontrer. 

— N'est-il done point à Sana? demandâmes-nous. 
Il y a encore une terrible distance, ce nous semble, 
de Sana ici. 

— Point du tout, il a placé sa résidence dans le 
paradis terrestre de la contrée. Par le paradis terrestre 
ils entendaient Djobla et ses environs , c'est-à-dire le 
pays le plus riche de tout l'Yémen. 

— Mais de quel pays est done le mahadi? conti- 
nudimes-nous, Comme si nous entendions parler de 
lui pour la première fois: 

— De Saad et de la famille de Pimam Sâadi. 

— Mais, repris-je, j'ai passé à Sdad il y a quelques 
mois, et l'on ne m'a point parlé de cela. 

— Ce n’est pas étonnant. Jeune encore, il alla à la 
Mecque, et de la Mecque, voyageant comme Mahomet, 
il parcourut l'Égypte, la Syrie, la Perse et une grande 
partie de l'Efde, où il futinspiré de venir dans! Yémen, 
sa patrie, pour y régénérer le culte Hrosulnran. 

L'individu avec lequel j'avais ce colloque était un 
beau vieillard, très-simplement, mais très-proprement 
vêtu. La fatigue de son visage attestart des fatrèues 
morales plutôt que physiques ; ses rides avaiëht leurs 
racines au cœur. Par la déférence dont il étaitentouré, 
je pus juger en outre qu'il était un des plus notables 
du pays. Sa physionomie était ouverte, ses manières 
élaient courtoises, je d'hésitai pas à prolonger l'en+ 
trélien. 

— Cheik, lui demandai-je, réponds-moi comme un 
musulman à un musulman, C'est-à-dire comme un 
frère à un frère, Vois-tu quelque inconvénient à ce 
que je parle aa mahadi avant de contintrer ma route? 

— Pas le moins du monde; au contraire, le ma- 


L’ARABIE HEUREUSE. 415 


hadi ne peut que te bien accueillir. Ses ennemis font 
courir le bruit qu’il est terrible à tous les musulmans 
qui n’adoptent pas la foi pure. C’est une calomnie : il 
ne cherche qu’à les ramener à la vérité. Ton titre de 
Turc sera pour toi une excellente recommandation, 
et ta qualité de marchand te protégera près de lui. 

— Et quelle distance ai-je encore à parcourir pour 
le rencontrer ? 

— Cinq heures de route peut-être. Mais, dans sa 
résidence officielle, tu ne trouveras que son lieutenant. 

— Mais lui, où le trouverai-je ? 

— Dans les grottes de Djebel-Mharras, qui sont à 
moitié chemin de la capitale, mais où l’on ne peut ar- 
river qu’en passant par la ville, c’est-à-dire en faisant 
un immense détour. 

— Comment! il habite dans des grottes? mais il y 
a donc un palais dans ces grottes ? 

— Non; à l'instar de son prédécesseur Mahomet, 
il vit à la manière des cénobites, de privations et de 
recueillement. Ces groites sont deja le but du péleri- 
nage d’un grand nombre de fidéles. Je dois te pré- 
venir, au reste, que tu ne seras pas reçu de prime 
abord, et, avant d'arriver dans sa capitale, tu trouveras 
ub nouveau camp, comme celui-ci, où l'on Varrétera 
Si tu parais suspect. 

— Pourquoi paraitrais-je suspect la-bas si je ne pa- 
rais pas suspect ici? 

— Parce que la maniére de voir des hommes n’est 
point la même partout, et qu’à plusieurs reprises se 
sont présentés des gèns qui ont voulu Vassassiner. 
Or, les précautions qu'il né prend pas, c’est à nous 
de les prendre pour lui. . 

— S'il est le mahadi, comment pourrait-on l'assas- 
siner ? 6 

— Mahomet n’a pas dit que le mahadi serait autre 
chose qu'un homme. 

— Mais, pour mériter ce titre de Mahadi-Cheik, il 
faut qu'il ait fait de bien grandes choses. 

— fla brisé les fers des captifs, il a rendu Pusage 
de leurs membres à des eben ey ie guéri des aveu- 
gles, rendu fécondes des femmes stériles, fait tomberla 
pluie pour étancher la soif de la terre; enfin il aopéré 
tant de miracles, qu'il faudrait être plus aveugle que 
ceux qu'il a guéris pour douter de la réalité de son 
caractère. Sa fuite même des prisons de Damas est 
un prodige. 

Je m'inclinai. 

— M'est-il permis, demandai-je, de m'arrêtér ici 
et d'y faire le repas du matin? 

— Nous allons faire nous-mêmes la collation, et 
nous réservons toujours la part de l'hôte de Diet. 

C'était une invitation à déjeuner dans toutes les 
règles, et je n'eus garde de refuser. Avoir rompu 
le pain et partagé le sel avec un musulman, c'est lui 
être devenu sacré, Dès lors, la protection dé mon hôte 
m'élaitacquise ; puis, dans la rusticité de ses manières, 
le vieillard avait quelque chose de si franc et de si 
bon, que l'on se sentait entraîné vers lui. 

Pendant tout ce terhps, mon guide de Moka, qui 
nous suivait toujours, se fanfilait, de son côté, auprès 
des nouveaux adeptes. J'étais deveriu trés-défiant et je 
ne le perdais pas de vue. J'avais deux Opinions sur cel 
homme: la première, c’est que sa mission spéciale était 
de m’espionner; la seconde — ef sa conduite en ce mo- 
ment me faisait pencher vers célle-ci— c’est qu'il était 
pe spécialement encore chargé d'éspionner le ma- 

adi. Dans l'un ou l'autre cas, il dévait garder mon 
secret. Trahir mon secret, c'était se livrer lui-méme., 

Le repas terminé, nous réenfourcliimes nos mon- 
lures et primes congé de nos holes. Le vicillard ne me 
donna ni guide ni mot de pisse. H me dit seulement: 

— Bon voyage, et que Dieu soit avec toi |! 

Ati resté, moi qui connaissais les musulmans, je me 
doulis bien que mon mot de passe était parti depuis 


longtemps. Nous marchames, pendant l'espace d'une 
demi-lieue encore, dans la vallée ; puis nous nous trou- 
vames à l'entrée d’une gorge étroite, rocailleuse, aride, 
creusée entre deux montagnes coupées à pic. Cinquante 
hommes pourraient défendre ce passage contre toute 
une armée. Cependant, nous n’y rencontrames aucun 
obstacle, Les gens qui le traversaient, allant et venant, 
étaient des gens du pays. 

De l’autre côté du défilé, nous arrivames à un vil- 
lage nommé Duschruk. Il est situé de la façon la plus 
pitioresque sur des collines cultivées. Nous y entrions 
au moment de la prière, et nous fûmes trés-surpris de 
voir tout le peuple assemblé dans une espèce de prai- 
rie et priant en masse au lieu de prier isolément. C’é- 
tait déjà une des réformes imposées par le nouveau 
prophète. Nous nous mélames à la prière. 

La prière finie, notre interrogatoire recommenga. 
Cette fois le questionneur était plus rude et plus 
défiant que l'autre. Le résuitat de la conférence ful une 
invitation de rester où nous étions. De pareilles invi- 
lations équivalent à des ordres. Aussi demeurames- 
nous. On dessella les dromadaires, on nous donna 
l'hospitalité comme à des hôtes de distinction, et l'on 
veilla sur nous sans que cette surveillance fût im- 
portune. 

Au reste, celui qui nous avait interrogés nous tint 
compagnie, avec les principaux du village, nous fai- 
sant eauser le plus possible, probablement dans le 
but de voir si nous nous trahirions. 

A neuf heures du soir arriva un cavalier porteur 
de dépêches pour le cheik. Cavalier et cheik se reti- 
rèrent à l'écart. Deux ou trois notables s'adjoignirent 
à eux. Un entretien assez vif s'établit, dont nous ne 
pouvions pas entendre un seul mot. Cependant, aux 
gestes et au jeu des physionomies, nous jugions qu'il 
était question de nous. Le cheik se rapprocha de moi. 

— Nous allons nous meltre en route, me dit-il. 

— Et où allons-nous ? demandai-je. 

— ADjobla; le naib du mahadi nous y attend. 

Comme c'était ce que je désirais, je ne lis aucune ob- 
servation et donnai l’ordre de resseller les droma- 
daires. 

A dix heures, après avoir pris congé de nos hôtes, 
nous nous remimes en route. Le chemin était très- 
diflicile, tantôt s’enfongant dans des défilés où nous 
étions obligés de passer un à un, tantôt s'escarpant 
au flanc des montagnes. Autant que l'obscurité nous 
permettait de le voir, le pays était très-cultivé et très- 
peuplé. De tous côlés on entendait le bélement des 
troupeaux et l’'aboiement des chiens. 

Vers une heure du matin, nous arrivames à Djobla. 
Les portes en étaient fermées, Nous mimes , comme 
d'habitude, pied à terre dans un des faubourgs. Une 
fois les portes d'une ville arabe fermées, rien ne les 
fait ouvrir que les affaires de première importance. 
Nous étions horriblement fatigués. Nous nous cou- 
chimes sur des sirirs en attendant le jour. Mais, à 
peine le soleil levé, nous élions aux portes pour en- 
trer des premiers. 

Nous arrivames chez le naib, qui nous fit attendre 
jusque vers onze heures. I était évident qu'à son tour 
il attendait des ordres , car, dès le point du jour, il 
était prévenu, non-seulement de notre arrivée, mais 
encore de notre présence chez lui, Nous avions, pen- 
dant cette attente, été, de la façon la plus désagréable, 
l'objet de la curiosité générale. 

Enfin, à onze heures, il nous fut permis d'entrer. 
On ne nous faisait pas de grâce : c'était l'heure de 
l'audience générale, Nous trouvâmes le naib entouré 
de ses gardes. Tout ce qui avait quelque chose à dire 
au naib passa devant nous. Quand nous fûmes seuls, 
il me fit signe d'approcher en me nommant par mon 
nom. Ce n'était point rassurant, Cependant je tis bonne 
contenance et m'approchai, 


116 L'ARAPIE HEUREUSE. 


à : en 


— Comment, Hadji-Abd'el-Hamid, me demanda- 
til, as-tu pu exposer à venir ici en sortant des Etats 
d’Abou-Arich et du service du chérif Hussein, où tu 
as dû apprendre ce qui se passait dans la montagne? 

— Sans doute j'ai été informé, lui dis-je, et voila 
justement pourquoi j'ai voulu venir. 

— Quel intérêt pouvais-tu avoir ? 

— On m'a parlé du mahadi d’un manière si prodi- 
gieuse, que j'ai voulu le voir. 

— Pourquoi faire ? 

— Pour m’entretenir avec lui; est-il donc invi- 
sible ? 

— Le mahadi est informé de ton arrivée, me ré- 
pondit le naib. Depuis ta sortie de Moka, il ne te perd 
pas de vue; je dirai même plus : ta présence à Abou- 
Arich l'a beaucoup préoccupé, et tes projets de visi- 
ter Sana l’inquiètent. Tu es Turc, mais tu es Euro- 
péen, et, comme tel, on comprend que tu aies le désir 
de voir ; tes compatriotes sont curieux; mais, comme 
Turc, quel intérêt le mahadi peut-il avoir pour toi? 

Je fus assez étourdi de cette apostrophe. 

— Eneffet, lui dis-je, je suis Européen de nais- 
sance, mais essentiellement musulman, et, comme tel, 
j'ai droit à m’instruire dans une religion que j'ai 
adoptée. Si par mon contact avec le mahadi je par- 
viens à m'éclairer, je serai un de ses plus chauds par- 
tisans, un de ses plus fervents apôtres. ; 

— Soit; mais tu ne serais pas le premier qui se 
présentat avec de mauvaises intentions sous un sem- 
blable prétexte. Ne l'étonne donc point si l'on te sou- 
met à quelques épreuves. 

— A quelles épreuves dois-je être soumis ? Je suis 
prêt ! 

— À l'initiation complète de la morale du mahadi; 
puis, quand nous aurons acquis la certitude de ta sin- 
cérité, nous te présenterons. 

— Oui, répliquai-je; mais ce noviciat, dépendant 
de la bienveillance plus ou moins grande des indivi- 
dus dans les mains desquels je me trouverai, peut du- 
rer longtemps, et je n'ai pas le temps d'attendre. 

— C'est l'affaire d’une huitaine de jours, répondit 
le naib. 

Huit jours ne sont rien dans la vie d'un musulman ; 
huit jours étaient beaucoup pour moi, mais je n'avais 
pas mon libre arbitre, et, comme la ville était jolie et 
que j'avais une situation curieuse à étudier sous le 
rapport religieux et politique, j'en pris promptement 
mon parti. Au reste, l'initiation n'était pas difficile : 

je n'avais qu'à imiter ce que faisaient les autres et 
suivre les conférences des mollâhs, qui enseignaient 
l'abolition des mosquées et des marabouls, sans en 
excepter ceux de Mahomet et de ses successeurs. 

Les wahabytes s'élaient contentés de refuser le 
culte aux mausolées, mais n'avaient jamais été jus- 
qu'à les détruire. 

Les ablutions aussi étaient différentes des autres 
sectes musulmanes. Au lieu de commencer par la têle, 
ceux-là commençaient par les pieds. Pour le reste 
des exercices, ils étaient identiquement les mêmes. On 
voit qu'il n'avait point fallu une grande imagination 
au prophète pour inventer cela. Le pélerinage et le ra- 
madan continuaient de subsister comme loi fonda- 
mentale, Mahomet conservait son caractère de fonda- 
teur; seulement, on proscrivait de la façon la plus 
rigoureuse les vêtements recherchés, l'or etles bijoux ; 
on n'admettait que les habits de laine dans toute leur 
simplicité. L'usage du tabac était aboli sous peine 
de mort. Tl va sans dire que tous les mâcheurs de 
kâad et d'opium étaientcompris dans la proscription. 
Les cing prières étaient forcées. La polygamie conti- 
nuail à subsister. 

Tout cela était facile à observer et à apprendre, Je 
me soumis à cette consigne, et j'eus en outre tous les 
jours des conférences avec le naib, nommé Ibrahim, 


qui, au bout du compte, était un brave homme assez 
intelligent. J'acquis rapidement la conyiction que ce 
schisme avait pour but de détruire l'influence des 
imams. [l yavaitencoreune autre probabilité : c’est que 
quelque puissance étrangère fomentait cette rébellion. 

Je m’apercus alors que le fantôme gigantesque qui 
m'élait apparu dans le Théama avec le titre de ré- 
forme prenait, au fur et à mesure que je me rap- 
prochais de lui, des proportions beaucoup moins ef- 
frayantes. Probablement que, lorsque nous allions 
nous trouver face à face, je n'aurais plus affaire 
qu'à un homme s’entourant de mystère et réchauffaut 
par larigidité de son culte la superstition de ses parti- 
sans, auxquels, au bout du compte, il coûtait fort cher. 

La ville de Djobla, où j'étais forcé de séjourner, 
enferme une assez grande étendue de terrain, bâtie 
qu'elle est, deux tiers sur la colline, un tiers dans la 
vallée. Les maisons en sont construites en pierre el 
n'ont qu'un étage surmonté d'une terrasse. Chaque 
maison a son jardin planté d'arbres fruitiers. Les 
rues, chose rare en Arabie, sont pavées. Le tout est 
dominé par des montagnes gigantesques, très-acci- 
dentées, cultivées en partie et décharnées à leur cime. 
Au milieu de cette aridité se trouvent des ruines de 
vieux chateaux qui, selon les légendes populaires, 
dateraient de temps antérieurs à l’islamisme. 

Cette ville est habitée par environ vingt mille âmes. 
Elle est le chef-lieu du pays d'Yemen-Ala, qu'on ap- 
pelle en général le grenier de l'Yémen. Elle fait un 
grand commerce avec Mascate au moyen d'une herbe 
nominée wars, de laquelle on tire une belle teinture 
jaune. Une grande rivière passe à côté: c'est l'Ouadi- 
Zébid, qui prend sa source dans les montagnes du 
Djebel, et, courant à l’ouest, va se jeter dans la mer 
Rouge, tandis que lOuadi-Meidan, qui sort des 
mêmes montagnes et qui roule beaucoup plus d’eau, 
s'étend vers le sud et va, près d’Aden, se jeter dans 
l'océan Indien. 

Deux énormes citadelles donnent à la ville la forme 
d'un amphithéâtre. Le mur qui l'entoure est moderne 
et date de l'occupation turque. Hors de la ville s'éle- 
vail le tombeau d'un saint homme nommé Omar Ibn- 
Seid; ce tombeau était fermé pour le moment. 

La population est excellente, affable et hospitalière. 
Les femmes y sont d'une beauté remarquable. Je 
n’eus pendant tout mon séjour à Djobla qua me 
louer de ces excellentes gens. Leur commerce de café, 
de blé et de savon répand une visible abondance parmi 
eux. Ils vendent aussi des pierres précieuses, spé- 
ciales à l'Yémen, que l’on appelle akaki-yémanr et 
qu’on trouve dans toutes les montagnes de la contrée, 
mais surtout dans celles de Damar. C'est une espèce 
de cornaline d'un brun clair. Les Arabes la font en- 
châsser, la portent au petit doigt, en bracelet, au-des- 
sus du coude et à la ceinture. En cas de blessure, 
l'application de cette pierre sur la plaie arrête, selon 
eux, l'hémorrhagie. Pour s'assurer qu'elle est véri- 
table, ils l'entourent de papier et approchent un char- 
bon de ce papier; si elle est véritable, le papier doit 
rester intact. Acicha, la femme bien-aimée de Maho- 
met, portait toujours un collier de ces pierres, qui se 
transportent notamment à Surate et en Chine. 

Les Arabes prétendent aussi qu'il existe dans les 
mêmes montagnes des mines d'éreraudes qui ont été 
exploitées autrefois, mais dont la trace est perdue, 

Le septième jour, le mahadi fil demander de mes 
nouvelles par des envoyés particuliers qui eurent plu- 
tôt l'air de venir pour pénétrer ma pensée que pour 
s'enquérir de mon état, IIS me prévinrent en même 
temps que, selon toute probabilité, j'aurais l'insigne 
honneur d'être présenté le lendemain à leur chef, 
mais seul, Je ne tenais nullement à ce que Sélim et 
Mohammed le vissent. Je ne tis donc aucune obser- 


L’ARABIE HEUREUSE. tm UR ES Bee — — 47 


vation. A cel effet, ajoutèrent-ils, je devais me mettre 
en route la nuit. 

C'était assez notre habitude; ce fut donc ce que 
nous fimes. Nous primes le chemin des montagnes 
Mbarras. Au fur età mesure que nous approchions, 
nous trouvions le chemin encombré de mendiants, 
d'aveugles, de lépreux, de bancals, de paralytiques. 
Les femmes et les filles étaient au moins pour moitié 
dans cette foule. Tous ces malheureux étaient fanati- 
sés. Ils se préparaient par le jeûne et par la prière 
aux miracles qui devaient s’opérer sur eux. Nous pas- 
sâmes au milieu de tous ces pèlerins, dont quelques- 
uns, pour être encore plus agréables au prophète, se 
mortifiaient en se mettant des colliers de fer au cou 
et des chaines aux pieds. J’en vis plusieurs qui se 
faisaient flageller avec des lanières de cuir. 

Nous atteignimes enfin le petit village qui porte le 
même nom que la montagne et qui se “trouve sur les 
premiers mamelons. Nous mimes pied à terre à la 
porte d’un immense caravansérail bâti pour la cir- 
constance. Il était comble et nous ne pumes y trouver 
de place. Nous fimes obligés de camper dehors, en 
attendant que les messagers qui étaient venus me 
prendre, et qui s'étaient immédiatement rendus près 
du mahadi, vinssent me reprendre. Deux élaient res- 
tés près de moi. 


XXX VI 


Les grottes étaient situées aux deux tiers de la hau- 
teur de la montagne; la route qui y conduisait était 
large et bien frayée. De place en place des escaliers, 
faits de main d'homme, facilitaient l'ascension. Ces 
grottes paraissaient fort anciennes. Elles élaient évi- 
demment de vieilles mines abandonnées, et le chemin 
qui conduisait jusqu’à la cime, où tombait en ruines 
un vieux fort, avait servi à la fois aux mineurs qui 
creusaient les mines et au seigneur qui habitait ce 
fort. 

Une fois arrivés aux grottes, le mahadi ne nous fit 
point attendre. Nous fûmes introduits à travers plu- 
sieurs grottes trés-vastes, servant d’antichambre, et 
nous arrivames enfin a celle qui servait de demeure 
au mahadi, et qui n’était éclairée que par une espèce 
de soupirail communiquant avec l'extérieur. 

Le prophète était entouré de ses apôtres, assis à 
terre sur un simple paillasson, et plus simplement 
mis que tous ceux qui l’entouraient. Il était vêtu 
d'un caftan vert et coillé d’un turban blanc; quoique 
ue (il était âgé de trente-cing ans à peine), il avait 
la barbe complé tement blanche. Sa parole était à la 
fois douce et harmonieuse, parfaite ment à Punisson 
de ses beaux yeux et de sa physionomie calme et bien- 
veillante, imposante cependant. Les Arabes, en Je re- 
gardant, s'inclinaient et le disaient illuminé d'une 
flamme intérieure. Lui, comme le naib, me nomma 
par mon nom. 

— Approche, Hadji-Abd'el-Hamid, me dit-il, et 
sois le bienvenu devant moi. Depuis quelque temps, 
. le sais, tu manifestes le désir de me voir; si je ne 

l'ai point reçu plus tol, c'est que je suis accablé d'af- 
faires. Regarde el juge. 

En effet, il était entouré d'une véritable barricade 
de lettres auxquelles cinq ou six tolbas répondaient, 
écrivant sur leurs genoux et trempant leur plume de 
bambou dans l'encrier qu'ils portaient à leur ceinture, 
Chaque lettre était ensuite mise sous les yeux du ma- 
hadi. I y appliquait un énorme cachet entouré d'une 
légende arabe et portant son nom au milieu : 

Hacan-el-Mahadi, ou Hacan le Messie. 

Au lieu de passer son cachet à l'encre de Chine, 
comme Cest l'habitude, il le noircissait à la fumée 


ane ep I CA ELEC ELEC ea une lampe qui brülait près de lui, et l'appliquait 
au bas de la lettre. 

Tous ces écrivains étaient courbés bien plus sous 
la sainteté du lieu et sous la vénération que leur in- 
spirait la présence du mahadi, que par l'importance 
de leur besogne. Comme s'ils eussent été sourds et 
muets, le prophète ne s'inquiétait pas le moins du 
monde de leur présence. Il parlait, interrogeait, or- 
donnait devant eux. ls semblaient n’avoir ni yeux ni 
oreilles. Le mahadi, au contraire, ne perdait pas 
une syllabe de ce qui se disait autour de lui. Tout 
l'auditoire était debout. Comme il m’ y avait invité, je 
jetai un coup d'œil autour de moi, et je vis qu’en effet 
il ne perdait pas de temps. 

J'indiquai par une inclination de tête que j'appré- 
ciais la façon dont il employait ses journées. Alors il 
commença de me questionner sur le chérif Hussein, 
sur le chérif Heïder, sur les villes du littoral et sur 
l'opinion des populations à son égard, disant lui- 
même qu'on devait, dans le Théama, le désigner 
comme un brigand et un assassin, tandis que, ajou- 
tait-il, il n ‘était en réalité que le messager du Sei- 
gneur, chargé de châtier les méchants et “de récom- 
penser les justes. 

Je me gardai bien de contester sa prétention. Je 
m'inclinai, au contraire, en signe d’assentiment. 

— Lorsque je quittai Abou- “Arich, lui répondis-je, 
le chérif ignorait complétement ton existence. Dans 
toutes les villes où j'ai passé, j'ai trouvé la même 
ignorance. A Has, pour la premiere fois, j'ai entendu 
prononcer ton nom; a Moka, j'ai élé témoin de la 
terreur qu'il inspirait. 

Il sourit. 

— En effet, dit-il, avec toutes leurs armées, toutes 
leurs munitions, toutes leurs armes, toutes leurs 
villes fortifiées, les chérifs ne me résisteront pas plus 
que limam, car je les frapperai tous avec l'épée 
de Dieu. L'imam de Sana et les chérifs sont des 
Lyrans qui ont usurpé le pouvoir et dont il est temps 
que justice soit faite. Hussein est encore le plus 
fort et le meilleur de tous; avec lui, peut-être, 
pourrai-je m'entendre; mais avec l'imam de Sana, 
jamais. 

Je compris comment le mahadi ne s'entendrait ja- 
mais avec l’imam de Sana, qui prenait lui-même le 
titre d'apôtre, comme les sultans de Constantinople et 
du Maroc. 

— Au reste, je tiens ce dernier, continua-t-il. Outre 
ce que j'ai demandé, les populations de l'Hadramont 
et du Mareb se réuniront immédiatement à moi. Hus- 
sein, qui a intérêt à la chute de’ imam, ne lui prétera 
aucun secours; au contraire, il m'aidera à l'écraser, 
sauf ensuite à nousentendre ensemble; ma conviction 
est done que je réussirai dans mon entre prise. 

— Je ne doute aucunement de son succès, lui ré- 
pondis-je; cependant je doute que tu puisses faire 
marcher sous la même bannière les populations de 
l'Hadramont et du Mareb, qui sont continuellement 
en guerre les unes avec les autres, D’ ailleurs, tous 
ces pelits princes n’admettent pas de supérieurs. 

— Ils admettront une puissance qui viendra au 
nom d'Allah; si je marche à leur tête, ce ne sera point 
comme chef, ce sera comme prophète, En tout cas, 
nous nous reverrons et nous causerons plus a l'aise 
de toutes ces questions-la. Je désire te garder encore 
quelques jours, 

— Jedemanderai, malgré l'honneur que tu me fais 

en me retenant près de toi, que tu me retiennes le 
moins longtemps possible; j'ai besoin de me rendre 
promptement à Sana. 

— Et de Sana? demanda le Jui ahadi. 

— De Sana, probablement &la Mecque. 

— Mais tu Cennuies done ici? Que te manque-t-il? 

— Kien, lui répondis-je. 


118 L’ARABIE HEUREUSE. 


om NANA 


— Nous pourvoirons à tes besoins de manière à y 
satisfaire en toutes choses. D'ailleurs, à quoi bon aller 
à Sana? à quoi bon aller à la Mecque? Ne peux-tu 
faire ici ce que tu ferais là-bas? fia’ ee 

— Ce serait avec plaisir, lui répondis-je; mais j'ai 
une famille, et je ne saurais vivre loin d'elle. 

— Soit; mais je veux te revoir. ‘ 

— Quand cela? 

— Demain. A 

Je me retirai. Mes guides me ramenèrent au petit 
village qui est au pied de la montagne. Cette fois nous 
n'eùmes pas besoin de disputer notre place dans le 
caravansérail. ‘ 

On nous avait préparé une petite maison dont le 
cheik du village avait l’ordre de nous faire les hon- 
neurs. On sait au resle à quoi s’en tenir sur ces sortes 
d'hospitalités qui coûtent toujours plus cher que si 
l'on faisait soi-même la dépense. 

Cette journée n’offrit rien autre chose de remar- 
quable, si ce n’est que, sans attendre le lendemain, le 
mahadi me fit venir. brut 

Cette fois il était seul, avec deux ou trois intimes 
seulement, et dans un compartiment plus écarté des 
mêmes grottes. 2 

Il était éclairé par d'énormes bougies jaunes qui 
donnaient à la grotte l'aspect d'une chapelle. La lu- 
mière des bougies faisait reluire l'humidité des parois, 
et Yon entendait l'eau qui tombait goutte à goutte 
dans un angle. 

Le mahadi m’accueillit très-affectueusement, et 
comme si nous n’étions pas, lui un prophète et moi un 
simple mortel. C'était à l'heure de la dernière prière. 
Nous la fimes ensemble, en petit comité. Après la 
prière vint une collation. La frugalité des mets cor- 
respondait à la simplicité des vêtements et à la rusti- 
cité du domicile. Après ce repas, silencieux comme le 
sont ordinairement les repas arabes, les intimes se 
relirérent, et je restai seul avec le prophète. 

— Tu vois, me dit-il, que je te sers selon tes sou- 
haits, et je n’ai pas voulu te faire attendre. Je sais 
que ton temps est précieux ; je connais le projet qui 
te fait parcourir nos montagnes; plusieurs de tes 
compatriotes déjà les ont visitées à différentes épo- 
ques. Je n’approuve pas ton intention d'aller à Sana, 
non point personnellement à cause de moi, mais 
parce qu'il pourrait arriver malheur. L'imam de 
Sana est un maboul idiot, un behein, un âne; il ne 
respectera ni toi, ni ton intelligence européenne, ni 
ton caractère musulman; il né verra dans ta personne 
qu'un agent d’Hussein. Si tu insistes pour aller à sa 
cour, veille sur toi. Je sais que ton intention est de te 
rendre à Bagdad, bien que tu m’aies dit que tu allais 
à la Mecque. Si tu vas de Sana à Bagdad, tu seras 
obligé de traverser le désert, et tu y resteras; de quel- 
que titre que tu te pares, de quelque travestissement 
que tu te couvres, tu n’en seras pas moins reconnu. 
Tes pieds européens te vendront partout; leurs doigts 
ont été trop longtemps serrés par des bottes pour que 
tu puisses faire croire que tu as toujours porté la 
sandale. 

» À l'est de Sana, tu trouveras des populations tout à 
fait barbares qui ne te pardonneront pas les tentatives 
que tu pourras faire pour passer sur leur territoire, et 
sois bien sûr en tout cas d'une chose, c'est que, quand 
imam ne te maltraiterait pas dans ses propres Elats, 
il trouverait moyen de se débarrasser de toi une fois 
que tu en serais sorti. [l sait, comme j'ai pu le savoir 
moi-même, ton séjour à Abou-Arich, ton passage 
dans tout le Théama; je dirai plus : il sait que dans 
ce moment-ci tu es auprès de moi; ses agents pénè- 
trent jusqu'au milieu de mes familiers. 

» Eh bien! crois-tu qu'avec toutes ces raisons de 
lui être suspect, il te reçoive sans défiance? Certes 
son abord sera bienveillant; il paraitra s'intéresser 


à toi, vouloir te seconder dans tes recherches, et te 
demander des conseils; il les suivra méme s’il les 
trouve bons, mais il te sacrifiera à ses premières 
craintes, et tous ses officiers applaudiront, car cha- 
cun, en te voyant venir, craindra que tu ne viennes 
prendre sa place. Pars donc pour Sana si tu le veux 
absolument; non-seulement je ne m’y oppose pas, 
mais encore je te donnerai toute protection jusqu'aux 
limites de mon territoire. Mais, encore une fois, si tu 
étais un homme sage, tout en continuant ton voyage, 
tu éviterais Sana, tu gagnerais le Mareb avec des let- 
tres de moi qui y faciliteraient ton passage, et, puis- 
que tu veux voir, tu trouverais là des villes inconnues 
aux Européens, et la ligne de ces villes te conduirait, 
à travers l'Hadramont et en longeant les mers de 
sable, jusqu'à Mokallah, dans la mer des Indes, où tu 
trouverais toutes les occasions possibles pour te con- 
duire à Mascate. De Mascate à Bagdad, tu n'aurais 
plus qu’un pas. J'ai vu tout ce que tu veux voir, crois 
donc en mon expérience de voyageur. 

» Maintenant, que ce que tu vas voir ne te fasse pas 
oublier ce que tu vois. Musulman par l'habit et par le 
cœur, peut-être tu n’en es pas moins Européen par 
les habitudes. Je connais la curiosité des Européens, 
et je comprends ce qu’un autre que moi ne compren- 
drait point peut-être. Sache donc ce que nul ne sait 
que moi, c'est que nous sommes ici dans un lieu sacré 
dont parle le Coran. Ces grottes que j'habite ne sont 
autres que les cavernes des Sept-Dormants. Tous les 
forts que tu vois sur les montagnes environnantes 
sont des forts sabéens. Tu trouveras les restes de leur 
ancienne capitale dans le Mareb, et sur ces restes des 
caractères que personne ne peut lire et qui appartien- 
nent à la langue himyarite. 

» À Damar et à Sana, tu trouveras des caractères 
coufiques. Je les ai lus, car je connais la vieille lan- 
gue arabe. Sur le mont Hirran, près de Damar, tu 
trouveras d’autres grottes pareilles à celles-ci, plus 
grandes même. Ce sont d'anciennes carrières qui mé- 
ritent d’être visitées, parce qu'avant de devenir car- 
rières elles ont été minées et qu’on en a tiré du sou- 
fre et du fer avant d’en extraire de la pierre. Tu y 
trouveras encore des filons de minerai, mais de cui- 
vre, et une source d'eau chaude. Ces mines, comme 
ces carrières et comme les carrières de Taës ont été, il 
y à cent ans à peu près, occupées par des faux mon- 
noyeurs qui se sont emparés de tout le bon argent de 
limam qui régnait à cette époque et lui ont rendu de 
l'argent faux. Tu vois que, quoique je ne sois pas Eu- 
ropéen, je n’ai point voyagé les yeux fermés. Ouvre 
les tiens, et surtout sur le danger. » 

Je le remerciai beaucoup pour ses conseils et pour 
l'intérêt qu'il prenait à ma sûreté personnelle. 

— Mais, lui dis-je, comme mahadi, tu dois savoir 
que ce qui est écrit est écrit, et que l'homme ne sau- 
rail rien changer à sa destinée? 

— Tu as raison : ce qui est écrit est écrit. Mainte- 
nant, avant que tu me quittes, jai à mon tour un 
renseignement à te demander. En Europe, s’occupe- 
t-on de magnétisme ? 

— Oui, répondis-je, et quelques savants même s'en 
occupent d'une manière très-sérieuse. 

— Peux-tu me dire de quelle façon on procède? 

— Mais comme en Orient, je présume. 

— T'es-tu occupé de magnétisme? : 

— En France, oui; mais pas depuis que je suis en 
Orient. 

— Tu sais que le magnétisme remonte à la plus 
haute antiquité ? 

— Je le sais. 

— Croit-on en France au magnétisme? 

— Les uns croient, les autres nient. 

— Et à quoi Vapplique-t-on? . 

— Un savant français l'a appliqué à la chirurgie et 


L’ARABIE HEUREUSE. 419 
oo mm 


a fait des opérations pendant le sommeil des magné- 
lisés. 

— A-t-il opéré sur des hommes ou sur des femmes? 

— Sur des femmes particulièrement. Les femmes, 
étant plus nerveuses, sont plus facilement soumises a 
l'action du magnétisme. 

— Et quel genre d'opérations at-il faites ? 

— Toutes, mais particulièrement Vablation du sein 
dans les cas de cancer. 

Le mahadi réfléchit un instant. 

— Tu es médecin? me demanda-t-il. 

— Oui. 

— Peux-tu faire quelqu’une de ces expériences de- 
vant moi? 

— Je suis médecin, mais non chirurgien. 

Il ne comprenait pas bien la différence qui existait 
entre les deux professions. Je la lui expliquai. 

— Quelle expérience peux-tu me faire? 

— Celle de l’insensibilité contre la douleur. 

— J'ai des esclaves des deux sexes. Sur quel sexe 
préfères-tu faire cette expérience ? 

— J'aimerais mieux la faire sur une jeune fille. 

— De quelle race ? 

— As-tu une Abyssine? Ce sont des sujets excel- 
lents. 

Le mahadi frappa dans ses mains et ordonna qu’on 
lui amenat une esclave qu'il appela par son nom. 

Cinq minutes après, une jeune fille entrait voilée. 

— Est-il besoin qu'elle 6te son voile? demanda-t-il. 

— C'est inutile, répondis-je. 

L'enfant tremblait. Le mahadi lui dit de sa voix la 
plus douce quelques mots pour la rassurer. La jeune 
fille s'accroupit sur une natte. Je me plaçai devant elle. 

Je n’ai jamais, dans mes expériences de magné- 
tisme, employé les passes. Je me suis contenté de 
prendre les deux mains du sujet, de les envelopper 
des deux miennes, et de commander fortement au 
sommeil de s'emparer de lui. Il est rare, quand j'opère 
sur une femme jeune et nerveuse, qu'au bout de cing 
minutes elle ne dorme pas. Au bout de cing minutes 
notre sujet dormait donc du plus profond sommeil 
magnétique. : 

— Quel moyen as-tu employé? me dit le mahadi. 

— Aucun autre que ma volonté, un ordre muet et 
doux pour ne point irriter le sujet. Au reste, habituée 
à obéir, Vesclave réagit moins par la volonté qu'une 
Européenne. Celle-ci, qui ignorait ce que l’on voulait 
d'elle, n'a pas réagi du tout, et, tu le vois, elle a subi 
complétement et rapidement l'influence de ma volonté. 

— Oui, je le vois, dit le mahadi très-attentif à l’opé- 
ration. 

Je compris qu'il avait quelques notions du magné- 
tisme, mais que, ces notions élant peu avancées, il 
désirait se mettre au courant. Une jeune et belle 
esclave, subissant sa volonté et manifestant devant 
ses adeptes les différents prodiges du magnétisme, 
pouvait lui être très-utile dans son rôle de prophète. 

— Maintenant, veux-tu que je la fasse passer par 
les différentes phases du magnétisme ? 

— Oui; tu peux la mettre en extase ? 

— Parfaitement; seulement il faut, pour que tu 
voies l'effet de l’extase, qu'elle ait le visage découvert, 

— Ole-lui son voile. 

— Allends, nous allons voir si elle entend. Com- 
ment se nomme-t-elle ? 

— Nedjina. 

— Appelle-la de son nom. 

— Nedjina? dit Hacan. 

La jeune fille tressaillit. 

— Appelle une seconde fois, elle a entendu. 

Il répéta le nom de Nedjina avec un accent plus im- 
pératif. 

— Sidi, répondit la jeune fille, c'est-à-dire mattre. 
— Tu vois, lui dis-je, elle entend, 


— Oui. 

— Ordonne-lui d'ôter son voile, et elle obéira. 

Le mahadi donna l'ordre, Nedjina obéit, C'était une 
enfant de douze à treize ans} au nez fin et droit, aux 
cheveux crépus et tressés en une multitude de petites 
nattes, aux joues légèrement saillantes, au teint 
bronzé, aux sourcils noirs, aux cils longs. Ses lèvres 
entr’ouvertes laissaient voir des dents blanches comme 
des perles. 

— Je voudrais bien, dis-je au mahadi, avoir quel- 
ques-uns de ces coussins pour lui en faire un appui, 
et cependant je ne voudrais pas quitter ses mains de 
peur de perdre mon influence sur elle. 

Le mahadi alla chercher les coussins lui-même et 
les appuya contre les reins de la jeune esclave. Sans la 
toucher, et du geste, en poussant l'air devant moi, je 
la renversai la tête en arrière. Le hasard m'avait fait 
rencontrer un sujet admirable. Sur un second geste 
de ma main, accompagné de l'expression muette de 
ma volonté, les yeux s’ouvrirent. Ils étaient si beaux 
qu'on eût cru que l'état dans lequel se trouvait la 
jeune fille doublat leur grandeur. ; 

Elle était en extase. On eut beau lui approcher des 
yeux la flamme d’un flambeau, ses paupières ne bou- 
gèrent point. Une goutte de cire brûlante tomba sur 
sa joue; elle y fut insensible. 

— Peut-elle parler dans cet état? demanda le 
mahadi. 

— Je le crois; parle toi-même, et elle répétera tes 
paroles. 

— Il n’est pas d'autre Dieu que Dieu, dit le ma- 
hadi, et Mahomet est son prophète. 

L'enfant répéta les paroles du mahadi, mais d'une 
voix automatique, sans timbre et sans accent, pareille 
à celle des sourds-muets quand ils répètent des paroles 
devinées d'après le mouvement des lèvres. 

— Oh! s’écria le mahadi, très-bien | 

— Maintenant, lui dis-je, tu as vu que la cire bouil- 
Jante l'a touchée sans qu’elle s’en aperçüt. 

— Oui, dit-il. 

— As-tu un sikin ? 

Le sikin est un canif avec lequel les Arabes tail- 
lent leurs plumes de roseau. 

— Oui, dit-il. 

Et de l'étui d’un des talebs, il tira un sikin et me 
le présenta. Je choisis un endroit du bras où je ne 
pouvais endommager ni nerf, ni veine, ni artère, et 
fis glisser la lame du sikin entre les muscles de l'en- 
fant jusqu'à ce que la lame disparût à moitié. La dor- 
meuse ne donna aucun signe de douleur, et continua 
de rester les yeux démesurément ouverts et la tête 
renversée. Le sang sortit à peine de la blessure. 

— Tu vois, lui dis-je, elle n'a rien senti. 

Je tirai le sikin de la plaie, L'enfant ne bougea pas 
plus à la sortie qu'à l'entrée du fer. Le bras était en 
catalepsie. 

— Maintenant, dis-je au mahadi, essaye de lui 
faire plier le bras. ; 

Il y employa toutes ses forces et échoua. Pendant 
ce temps, la figure restait impassible. Dans l'état de 
veille, il est évident que ces diverses tentatives eus- 
sent fait horriblement souffrir l'enfant. 

— Tu as vu? lui dis-je. 

— Oui. 

Il parut hésiter à me faire une question. Je le re- 
gardai. 

— Crois-tu, me dit-il, que je pourrai sur elle ce 
que tu peux, toi? 

— Demande-le-lui. 

Je mis les deux mains de l'enfant dans celles du 
mahadi. A cette substitution, la dormeuse poussa une 
espèce de gémissement, comme si quelque chose se 
brisait en elle, 


420 L'ARABIE HEUREUSE. 


om 


— Mobéiras-tu comme tu obéis au hadji, Ned- 
jina ? lui demanda-t-il. ~ | 

Il fut obligé de renouveler une seconde fois sa 
question. Potins 

— Oui, dit-elle, mais il faut que ce soit toi qui 
m’endormes. 

— Et pourrai-je tendormir? 

— N’es-tu pas mon maitre ? 

— Puis-je t'interroger, et veux-tu me répondre ? 

— Dis au hadji de me tirer du boutelli, cela me 
fatigue. 

Par le mot bowtellz, elle entendait un état partici- 
pant du cauchemar et de l’extase. Je me hâtai de 
lui fermer les yeux et de rendre la souplesse à ses 
membres. Alors, avec un soupir, elle porta la main à 
la blessure de son bras. Mais je touchai la plaie avec 
le doigt, et la douleur disparut. 

— Crois-tu qu'elle verra? me demanda le mahadi. 

— Je le crois. Demande-le-lui. 

— Verras-tu? demanda le mahadi. 

— Oui, dit la jeune fille, mais endormie par toi; 
maintenant je ne verrais que pour lui. 

— Fais-lui deux ou trois questions, me dit le ma- 
hadi. 

Je repris les mains de l'enfant, qui poussa une 
exclamation de bien-être. Elle semblait rentrer dans 
son état normal. 

— D'où viens-je? lui demandai-je. 

Elle s'orienta et tendit la main vers le sud. 

— Tu viens de là, dit-elle. 

En effet, Taës était au sud de Djobla. 

— Et où vais-je? 

Elle étendit la main vers le nord. 

— Tu vas là, dit-elle. 

En effet, j'allais à Sana. 

— Ai-je quelque danger à craindre sur ma route? 

— Tu as couru un grand danger, mais il est passé. 

Je me retournai en souriant vers le niahadi. 

— Tu sais mieux que personne, lui demandai-je, si 
elle dit vrai. 

— Il est passé, répéta-t-il. 

Puis, aprés un instant : 

— Réveille Nedjina, me dit-il. 

L'enfant fut aussi facile à éveiller qu’elle avait été 
facile à endormir. Elle ouvrit ses grands yeux, qui 
s’élaient refermés après l’extase, regarda avec étonne- 
ment autour d'elle, vit deux personnes, sentit qu’elle 
avait le visage découvert, prit son voile et s’en enve- 
loppa. 

— Maintenant, lui demandai-je, puis-je partir ? 

— Tu le peux, et si à ton tour tu désires de moi 
quelque chose avant ton départ, demande. 

— Je te remercie, je n'ai besoin que d'un sauf-con- 
duit ou d’un mot de passe. 

— Attends encore, me dit-il, c'est dans ton inlérel 
que je vais te faire celle question. 

— J'écoute. 


XXXVII 


— Es-tu franc-maçon ? me demanda le mabadi. 
— ()1]1] 
— Quel grade occupes-tu dans la compagnie ? 
Je suis simple maçon, mais mon père élail vé- 
nérable 
—— MOI, JE SUIS rOSe-Crolix. 
Il me fit voir ses insignes. 

- J'ai été reçu à Malte, ajouta-t-il, en 4236 de l'hé- 
“ive. Dans tous les Etats de Vimnam, et dans le ThGama, 
tu ne trouveras pas de franc-maçon; mais dans les 
tribus indépendantes, et dans tous les pays à l'est de 
l'Yémen, dans l'Hadramont, dans l'Oman, dans le 
Ne djéxl el chez les Antz , tu trouveras des irel 


— Je le sais. 

— Mais sais-tu de quelle façon se font les 
épreuves ? 

— Je présume qu'elles se font comme chez nous, 
en Europe. 

— Non pas, et voila l'erreur contre laquelle je veux 
te prémunir ; service pour service. 

— Soit; parle, je técoute. 

— Eh bien! les épreuves se font au moment où l’on 
s’y attend le moins, en plein air, avec le premier venu, 
à l’arrivée, au départ, pendant le séjour; toute la po- 
pulation prend part à l'épreuve, tout sera épreuve. 
Considére donc chaque chose qui Uarrivera comme 
une épreuve. On criera aux armes au milieu de la 
nuit, on te surprendra, on tarrétera, on feindra de 
vouloir t'assassiner; tout cela, épreuve. Il y aura des 
dangers réels au milieu de tout cela ; traite le danger 
lui-même comme une épreuve, et tu auras une chance 
de plus d'échapper au danger. Là, la franc-maconne- 
rie est merveilleusement établie; elle correspond avec 
l'Inde, la Perse, la Syrie, l'Asie Mineure et Constan- 
tinople. 

— Mais dans quel but cette franc-maçonnerie est- 
elle établie? lui demandai-je. Quel en est le fonda- 
teur ? 

— C'est un nagib nommé Mohammed-[bn-Abd’Al- 
lah, seigneur de Wadaa, dont la famille prend son 
origine dans le Haschid-el-Békil; tu trouveras encore 
les ruines de son palais sur le mont Sumata, la plus 
haute montagne de l’Yémen. Quant à son but, elle a 
pour objet principal de surveiller les étrangers, de les 
empêcher de venir espionner les tribus nomades, 
de s’insinuer dans leur vie, de s’immiscer dans leurs 
affaires et de communiquer le venin de leur civilisa- 
tion aux enfants d'Abraham. 

— Avez-vous un grand maître? 

— Non, Mahomet et ses successeurs eussent seuls 
été dignes d'être les grands maitres d'une pareille 
institution. 

~~ Mais, lui dis-je, voilà ton affaire, à toi; puisque 
tu es le mahadi, c'est-à-dire le successeur prédit de 
Mahomet, tu n'as qu'à te proclamer grand maitre. 

— Laisse-moi renverser l'imam de Sana et nous 
verrons après. Mais, ajouta-t-il, le temps s'écoule; 
tu es pressé de partir; je Vai dit ce qu’il t'était impor- 
tant de savoir; avec cet avis, et en t'y conformant, tu 
peux faire ce que jusqu'ici aucun Européen n'a pu 
faire. Seulement, cache bien ta science et ne l'en sers 
que dans les grandes occasions. Quant à la façon dont 
je l'ai reçu, quant à la confiance que tu m'as inspirée, 
ne Ven élonne point. J'ai obéi à Pnispiration, Main- 
{tenant voici lon sauf-conduit. Bon voyage et Dieu te 
garde ! 

Nous nous embrassimes à la manière orientale ; 
nous échangeñmes le signe maçonnique; je le laissat 
dans la grotte avec Nedjina, et j'allai rejoindre Sélim 
et Mohammed, qui m’attendaient à Djobla. 

Nous étions dans la nuit du 42 au 43 juin. A peine 
nous mettions-nous en route avec mon guide de Moka 
el le sauf-conduit du mahadi, qu'un orage épouvan- 
table éclata en pluie et en tonnerre. A l'instant même, 
les torrents se remplirent et roulèrent leurs eaux. 
Notre route devint le lit d'une rivière ; nos chameaux 
étaient dans l'eau jusqu'au ventre. Nous fûmes obli- 
wos de hisser sur un de nos dromadaires notre guide 
qui élait à pied. 

Par bonheur, nous n'avions qu'une courte distance 
à parcourir pour arriver à Abb, la seconde ville de la 
province après Djobla. Nous y arrivames vers minuit, 
mais suns pouvoir aller plus loin. Tout voyage était 
devenu impossible par un pareil temps. 

Le lendemain malin, nous nous remimes en route, 
Le pays était complélement ravagé par l'orage de la 
veille, Au resté, un conslrucleur inconnu, voulant 


L’ARABIE HEUREUSE. 121 


eee meer eee me ere ereeeeermeeeereeerer 


utiliser les fréquents orages qui ontlieu dans le pays, 
avait bâti un aqueduc de trois ou quatre cents pas de 
long, pour recueillir les eaux de pluie et les conduire 
dans une immense citerne située près d'une mos- 
quée. Plus nous avancions vers le village de Suk, 
plus nôtre route devenait impraticable, encombrée 
quelle était par des arbres déracinés, des roches et 
des éboulements de terrain. 

Suk veut dire foire. Il y a peut-être dans l’Yémen 
vingt villages que l’on désigne sous le nom de Suk, 
et qui tirent ce nom du marché qui y a lieu chaque 
semaine. Nous nous arrétames dans ce grand village, 
dont la population est de deux mille âmes à peu près. 
A deux hêures, nous nous mettions en route pour 
Méchader, petite ville dominée par une montagne et 
par sa citadelle. 

La pluie n'avait fait que raviver la verdure. Nous 
fimes halte dans un caravansérail extérieur. Nous y 
rencontrames une quarantaine de voyageurs prêts a 
se mettre en route en caravane pour Damar. 

Tout le monde était fort préoccupé des événements 
du pays. Je me gardai bien de dire que je venais de 
voir le mahadi, pour n'être pas forcé de répondre aux 
questions que l’on m’etit faites. 

A minuit, nous partimes en carayane. L'étape était 
longue. En partant, nous laissames à notre droite les 
ruines du Dhafar. (était la que, selon le mahadi, je 
trouverais, si j'avais le temps de m'écarter de ma 
route, des inscriptions himyarites. 

Cette ville passe pour avoir été l’ancienne capitale 
des rois himyärites. 

En laissant à notre gauche les monts Sumara, nous 
traversimes successivement les villes et les villages de 
Iérim, Hobasch, Dikesstib, Molos, et enfin nous arri- 
vames dans le pàté des montagnes d’Hiran, où se 
trouve située Damar. A Damar, nous sortions du pays 
révolté et nous rentrions dans les Etats de l’imam. 
Damar était encore fidèle à l'imam. 

Sur les limites des Etats révoltés, l'homme que, sur 
les ordres du mahadi, nous avait donné le naib, nous 
quitta. 

A Damar, les contrariétés commencèrent. D'où ve- 
nions-nous? qui étions-nous ? comment avions-nous 
traversé le pays du mahadi? Le dôla nous fit venir. 
L'interrogatoire fut long. A la suite de l’interrogatoire, 
il nous fut permis de continuer notre route. Le dôla 
savait bien que nous serions arrêtés plus loin. 

Ce qu'il y ade remarquable à Damar, c'est une aca- 
démie seidiyé, où beaucoup de jeunes Arabes appren- 
nent le Coran, les mathématiques et l'astronomie. 
Damar est une ville de dix à douze mille âmes. Nous 
traversimes Kodda, petite ville fortifiée. Les champs 
et le désert qui l’avoisinent foisonnent de vipères. 
Nous avions été prévenus de cette circonstance el 
nous avions évilé de mettre pied à terre. Vers le 
soir, nous arrivames à Doran; nous y couchâmes 
après avoir subi un second interrogatoire du dola, qui 
finit par prendre sur lui la responsabilité de notre 
passage. 

Vers minuit, nous nous remimes en route. Vers dix 
heures du matin, nous étions à Kodda, petit village 
situé à trois lieues au sud de Sana. Nous fimes halte 
pour laisser passer la chaleur et nous remettre en route 
dans l'après-midi. 

A trois heures nous partimes. À six heures nous 
entrions dans le faubourg de Sana. Ce faubourg se 
nomme Bir-el-Assab, puits des Jones. 1 n'était point 
possible d'entrer dans la ville sans une autorisation 
de Vimam de Sana. La défense était surtout rigoureuse 
pour les voyageurs venantde Djobla. 

Nous descendimes comme d'habitude dans un cura- 
vansérail. Ivasans dire que, comme toujours, la popu 
lation, avide de nouvelles, s’amassa autour de nous. 
Nous cons très-faligués et par conséquent peu dispo- 


sés à faire la conversation. Je soupai et me couchai 
en recommandant à Sélim de ne‘me réveiller que pour 
affaire importante. 

. Lelendemain matin, de trés-bonneheure, un des offi- 
ciers du palais se présentait à moi et m'invitait à le 
suivre chez le vizir. L’invitation, du reste, était faite 
de la facon la plus polie du monde. Dix minutes après, 
j'élais dans l’antichambre de Sa Seigneurie. J'y restai 
deux heures. Ce n'était point pour me faire attendre, 
mais pour donner audience aux personnes arrivées 
avant moi. 

Enfin, mon tour vint et je fus introduit. Le vizir 
avait toutsimplement l'air d'un gredin. Maigre, chétif, 
insolent, avec des doigtscrochus et faits pour la rapine ; 
ayant le type juif plutôt qu’arabe, vêtu d'habits rapés 
destinés à cacher ses richesses, précaution qui n'est 
pas inutile dans un pays où il faut des années pour 
s'enrichir et où le caprice du maitre vous fait pauvre 
en une heure. Ce vizir était accroupi sur une vieille 
natte de paille de riz, machant du kaad, et fumant de 
temps à autre une bouffée dans un narghillé. L’habi- 
tude est qu’on lui baise la main. Je me contentai de 
le saluer à la manière turque, et de lui demander à 
quelle occasion il m'avait fait l'honneur de m'appeler. 

— Qui es-tu ? me demanda-t-il. 

— Pour te répondre, il faudrait que jesusse d’abord 
moi-même qui tu es. 

— Je suis le fakih de Sana. 

— C'est bien. Maintenant je suis prêt à te répondre. 

Les gardes paraissaient fort scandalisés de ma ma- 
niére de parler à un si grand seigneur. 

— Je tai demandé qui tu étais ? 

— Hadji-Abd’el-Hamid. 

— D'où viens-tu ? 

— De Moka. 

— Quelle route as-tu suivie ? 

— La route ordinaire. 

— Et tu n'as pas rencontré d'obstacle dans ton 
voyage? 

— J'ai rencontré des hommes qui m'ont arrêté, qui, 
comme toi, m'ont demandé qui j'étais et ce que je fai- 
Sais, et qui, voyant que je n'étais qu'un marchand, 
m'ont laissé passer. 

— Est-ce au nom de l’imam que l’on t'a arrêté? 

— Oui, mais au nom de l’imam El-Mahadi. 

— Comment, au nom de l'imam El-Mahadi? L'imam 
de Sana ne se nomme pas ainsi. Son nom est Nassr- 
ed-Din. 

— Je n'en sais rien, je suis un marchand, 

— Tu n’es donc jamais venu à Sana? 

— Jamais. 

— Et as-tu vu l'imam? 

— Non, je n'ai vu que son naïb, qui se trouve à 
Djobla, où l'on m'a retenu plusieurs jours. 

— T'a-t-on maltraité ? 

— Non, on s'est contenté de me faire des ques- 
tions auxquelles je n'ai pu répondre, n'étant pas du 
pays et n'ayant qu'une idée bien vague de la façon 
dont le gouvernement est constitué. 

— Tu n'es point nauf de Moka, alors? 

— Je suis Turc. 

— De quelle partie de la Turquie ? 

— De la Mecque. 

— Comment de la Mecque! Tues né à la Mecque ? 

— Oui. 

Mais tu es Français ? 

— J'ai dit que j'étais né à la Mecque, parce que c'est 

à la Mecque que je suis devenu musulman. 
Tu n'es donc pas Frat cats, alors ? 

— Je suis toujours Français de naissance, mais je 

suis musulman et Turc de religion. 
— ‘Pu viens ici pour voir l'imam 
— Je viens {Ci pour mon commerce; si je Vois Liman, 


> 


122 L'ARABIE HEUREUSE. 


te LL LN 


je remercierai la Providence du bonheur que je lui 
devrai. 

— Alors, tu es marchand ? répéta-t-il. 

— Oul. 

— Tu viens ici pour affaire de commerce? 

— Oui, 

— Que comptes-tu acheter ? 

— Du café et de l’encens. 

— Ta aurais trouvé ces marchandises à bien meil- 
leur marché à Beit-el-Fakih ou à Hodeida; tu aurais 
eu là, d'ailleurs, la protection de ton ancien maitre 
Hussein d’Abou-Arich, où tu as été sardar et médecin. 
Ne viendrais-tu pas plutôt ici à la recherche de quelque 
plante? 

— Si j'en trouvais de salutaires, je les recueillerais 
certes sur mon chemin. Puisque tu es si bien instruit 
de tout ce qui me concerne, tu ne dois pas ignorer 
comment et pourquoi j'ai quitté Husseïn ? 

— Nous savons dans les plus petits détails toute ton 
existence près de Hussein, ainsi que ses projets sur 
le neveu de imam. Peut-être viens-tu ici avec mission 
de réconcilier l'oncle avec le neveu. Ne tente pas cette 
démarche, tu échouerais. 

— Tu te trompes, lui dis-je, je n’ai aucun caractère 
officiel ni officieux ; je viens pour mes propres affaires, 
et j'en ai assez sans m'occuper de celles des autres. 
D'ailleurs, j'ai apprisen servant les princes orientaux 
qu'il y a plus de danger que de profit à leur service ; 
et jesuis bien décidé à n’avoir plus d'autre maitre que 
moi-même. C'est dans ce but queje me fais simple mar- 
chand, ne demandant rien et n’offrant rien à personne. 

— Cependantsi l'imam te faisait des offres, les refu- 
serais-tu ? 

— A l'instant même, sachant bien que, quand même 
il daignerait me demander mon avis, ilse garderait 
bien de le suivre. 

— En quittant Sanä, que comptes-tu faire ? 

— Me rendre à Bagdad. 

— Par quel chemin? 

— Je ne sais pas encore. 

Un immensesablier qui se retourne toutes les douze 
heures marquait onze heures. C'était l'heure à laquelle 
le fakih avait l'habitude de se rendre chez l’imam. Il 
se leva, et en selevant il me donna la main. 

— Au revoir, hadji, me dit-il. Te voilà à Sana pour 
quelquetemps; mes esclaves ont ordre de te conduire 
au logement que je te destine. A propos... une recom- 
mandation... 

Puis, baissant la voix : 

— Avant que tu voies l'imam, si tu es appelé à le 
voir, tu feras bien de n'avoir de relations chez toi avec 
personne. 

Sur ces mots, le fakth sortit. Un de ses esclaves 
portait sa lance, les autres le suivaient à pied. A la 
porte de son palais, le fakih monta à cheval après avoir 
reçu les salutations des passants, el se dirigea vers la 
citadelle, tandis que, guidé par deux beaux esclaves 
nègres, je m’acheminais vers une des nombreuses mai- 
sons dont le fisc dépossède les habitants au profit de 
leur doux maitre. A Sana seule, l'imam possède peut- 
être deux mille maisons qui lui viennent toutes de la 
meme source, 

Mon nouveau logement se composait d'une maison 
tout entiére, vide comme une maison arabe; bien 
construite, du reste, proprement dallée et blanchie à 
Ja chaux, avec une petite cour au milieu et un divan 
donnant sur celle cour. 

L'appartement dont je fis choix était l'appartement 
réservé d'habitude aux femmes. Nous fimes déloger 
une douzaine de rats du premier élage, et deux ou 
trois couleuvres du rez-de-chaussée. L'habilude est, 
quand on les chasse, de les mettre le plus poliment 
possible à la porte. Les tuer porterait malheur. 

Les appartements étaient peints à une certaine hau- 


teur ; les plafonds, très-élevés, étaient boisés et peints. 
Dans chaque appartement il y avait un ventilateur 
tournant sur des gonds. Les portes, comme d'habitude, 
fermiaient avec des serrures en bois. Au-dessus de la 
terrasse s'élevait une petite maisonnette en joncs des- 
tinée à être le boudoir de la maison. Les murs, à la 
hauteur de quatre pieds, étaient tapissés de nattes. 
La natte est la tapisserie la plus fraiche pour les mu- 
railles. | ; 

Il y avait des écuries pour six chevaux, écuries à 
ciel découvert. Jamais le cheval arabe ne couche sous 
un toit. On le laisse au plus fort soleil comme à la 
pluie. 

J'avais été conduit directement à la maison sans 
avoir le temps de reprendre ni Sélim ni Mohammed. 
Pendant que je m'installais, un des esclaves, à qui je 
donnai leur signalement, alla les chércher. Sélim fit 
quelque difficulté. Il voulait savoir si le nègre venait 
bien en mon nom, ce qu’il était, ce que j'étais devenu. 
Le nègre lui parlait très-brutalement, el Sélim lui ré- 
pondait plus brutalement encore. Mais Mohammed 
intervint, et mes deux serviteurs se décidèrent à 
suivre l’esclave avec mes dromadaires, qui, éreintés 
de la route, se faisaient tirer l'oreille bien autrement 
encore que Sélim. 

Ils arrivèrentavec mes bagages. On installa les dro- 
madaires dans l'écurie, on déplia les tapis, on jeta les 
coussins dessus, on sortit les pipes des étuis, la vais- 
selle des sacoches, les vêtements des coutfes, les provi- 
sions des mezzones, et nous nous trouvames installés. 
Pour avoir de l’eau fraiche, Sélim acheta aussitôt des 
jarres poreuses et les fit remplir. Ces jarres sont de 
forme antique et couvertes d’arabesques. Elles sont 
transparentes comme la plus fine porcelaine. On en 
acheta d’autres destinées à prendredes bains. J'ai déjà 
dit comment les bains se prenaient à Abou-Arich. 
Avant de meltre l'eau dans un vase neuf, on le 
parfume avec du benjoin ou de l'encens. Tous 
les vendredis, on renouvelle cette fumigation, 
qui, tout en parfumant l’eau, la rend plus saine. 

Cetlepremièreinstallation accomplie, j'envoyaiSélim 
et Mohammed en reconnaissance par la ville. En Jeur 
qualité de nationaux, ilsétaient excellents fureteurs. 
Je ne venais guèrequ'après eux etsur leurs indications. 

Selon l'usage musulman, tous mes voisins arrivaient 
me souhaiter bon séjour et me serrer la main, et, 
maigré l'avis du vizir, je fus forcé de les recevoir et 
de causer avec eux beaucoup plus que je ne l'eusse 
voulu. Tous ces visiteurs me faisaient en venant des 
offres de service. C'étaient des gens riches pour la 
plupart, ayant jardins, maisons decampagne, magasins 
en ville, banque et comptoirs. Bien qu’à peine installé, 
je dus leur offrir la pipe et le café. 

La conversation roula sur l'imam. Il va sans dire 
que la moitié des visiteurs eût certes voulu le voir 
pendu ; on ne tarissait pas en éloges. Rien n'est cu- 
rieux comme l'Arabe, celui des villes surtout; il veut 
tout savoir, et, pour tout savoir, fait semblant de savoir 
tout. 

Pendant que je subissais un second interrogatoire, 
arriva le vizir, toujours affectant la simplicité et la 
pauvreté, En entrant chez moi, il parut froissé de me 
voir une cour si nombreuse. Chacun se leva. 

Après les compliments d'usage, il me demanda si 
j'étais déjà sorti. Je lui répondis que je n'avais pas 
mis le pied dehors, mais que j'avais été bien dédom- 
magé ae celle reclusion par l'obligeance qu’avaient 
mises les personnes qu'il voyait à me venir offrir leurs 
services. [l s'accroupitsur un tapis ; tout le monde en 
fit autant, à l'exceplion des Israéliles qui se trouvaient 
là et qui restèrent debout, les genoux pliés, les mains 
presque jointes. 

Nulle part, dans aucune ville d'Orient peut-être, les 
Israclites ne sont plus maltraités qu'à Sana. Le gou- 

FE 


L’ARABIE HEUREUSE. 193 
te ne et PR be ED + he LL ER A A Ng 


vernement les laisses’enrichir, il les engraisse en quel- 
que sorte, sachant que c’est de l'argent qui dort et qui, 
touten dormant, porte d’énormes intéréts. Puis, un 
beau jour, il les met sous presse et leur fait rendre 
_jusqu’a la dernière pièce d’or de leur coffre-fort. Is sont 
solidaires les uns des autres. Lorsque l'un n'a pas les 
moyens de payer, tous doivent payer pour Ini. Ls ne 
peuvent point habiter dans la ville. Leur domicile est a 
l'extérieur. C'est un village tout entier auquel ona 
donné le nom de A4rd-el-Yoûd. — terre des juifs. Ls 
vivent là au nombre d'environ cing ou six mille. Les 
vexations sont grandes. Ils ne peuyent avoir plus de 
deux synagogues, leurs maisons ne doivent pas s'élever 
au-dessus de sept mètres. 

Cette rigueur vient de ce qu’un nommé Oraki, ayant, 
dans les temps passés, déplu à l’'imam, fut condamné 
à une amende de cinquante mille talaris et à la prison. 
La prison, il la fit. Mais quant aux cinquante mille 
talaris, qui faisaient sept cent cinquante mille francs, 
s'étant déclaré trop pauvre pour les payer, et la 
compagnie, de son côté, ayant déposé son bilan, on 
démolit douze des quatorze temples qui existaient. 
Depuis ce temps, il n’a point été permis de les rebätir. 

Le vizir venait m'inviter à diner et à aller passer 
Ja soirée chez lui, et, en prenant congé de moi, il me 
fit signe de le reconduire. Je compris qu'il avait quel- 
que chose de particulier à me dire, et je Le suivis jus- 
que dans le vestibule. La, il me dit que j'avais tort de 
recevoir si nombreuse compagnie; que ceux qui la 
composaient étaient des curieux et pas autre chose; 
qu'ils venaient pour étudier mon caractère et espion- 
ner les causes de ma venue à Sana. Il ajouta de plus 
que l’imam était disposé à me recevoir quand cela me 
ferait plaisir. Européen et chrétien, j'ensse été obligé 
de subir un cérémonial; mais en ma qualité de mu- 
sulman, je pouvais à toute heure du jour jouir du 
droit de voir sa gracieuse figure. Il me prévenait que 
d'habitude l’imam donnait ses audiences dans le Pos- 
tan-el-Metwok-kel, c'est-à-dire dans le jardin du 
sultan (imam a deux résidences à Sana), celle où 
l'on me prévenait que je pouvais être reçu et qui était 
sa résidence d'été. De plus, il avait palais à la cita- 
telle, et c'était sa résidence d'hiver et des jours de 
mauvaise humeur. Quand il y avait révolle à Sana, 
par exemple, et cela arrivait quelquefois, c'était la 
qu'il se retirait. Cette invitation, qu'on me transmet- 
tait de sa part, équivalait à un ordre. Cependant, 
comme je voulais maintenir mon indépendance, je 
répondis qu'aussitôt que je serais reposé, j'irais. 

— Tu feras bien de ne pas trop tarder, me dit le 
vizir; mais, au reste, puisque ce soir tu viens chez 
moi, nous reparlerons de tout cela. 

Vers les quatre heures de l'après-midi, Sélim et 
Mohammed revinrent. Ils étaient enchantés de la 
ville, et surtout de l'affabilité et de la bonté des habi- 
tants. La ville était fort peuplée, ornée de beaux pa- 
lais, de belles mosquées, de beaux jardins. Brel, Sé- 
lim et Mohammed, qui avaient tout vu, m'invitaient 
à tout voir à mon tour, surtout les bazars, qui élaient 
d'une merveilleuse richesse. Comme dans toutes les 
villes d'Orient, les rues sont bâties contre le soleil; 
elles sont étroites et tortueuses mais propres. Des 
fontaines, alimentées par des aqueducs qui amènent 
l'eau des montagnes, les rafraichissent. 

Un torrent coupe la ville dans un tiers de sa lar- 
geur. Il est vrai que, vers le mois de juillet, il se des- 
sèche, et que la vase qu'il laisse à découvert donne 
des fièvres paludéennes. Elle est entourée de murs 
bosselés, de cinquante en cinquante pas, d'une tour. 
Son enceinte peut avoir de six à sept kilomètres, 
et est percée de sept portes dont quatre principales. 

On compte douze mosquées, toutes ornées de mi- 
narels. La principale, nommée Djemma-cl-Kébira, 
en a deux. Elle occupe le centre de la ville, 


Les anciens rois du pays étaient paiens et adoraient 
le feu. D'après les savants du pays, de même qu’on 
nommait les rois d'Egypte des pharaons, on nommait 
ceux de | Yémen des thoubas. La famille régnante a 
Sana, au moment de mon passage, et qui est encore 
la même aujourd’hui, descend de Kacem-el-Kébir, qui 
lui-même prenait son origine dans celle de 1’imam 
Hadic, dont nous avons vu le tombeau a Saad. 

Le climat est infiniment plus agréable que celui du 
Théama. La hauteur de Sana au-dessus du nivean de 
la mer étant de trois ou quatre cents mètres, sa tem- 
pérature, en juin, c’est-a-direau moment de la grande 
chaleur, monte le jour, vers midi, de 39 à 40 degrés, 
et a trois heures, de 40 à 42. C’estle moment de la 
sieste ; Ja ville, pendant trois heures, a lair de la ca- 
pitale de la Belle au Bois dormant. 

Les nuits y sont froides et humides; la température 
y descend à 10 degrés centigrades. Rarement deux 
jours se passent sans tonnerre. On dirait qu'il y a 
dans les monlagnes environnantes quelques phéno- 
mènes atmosphériques qui y appellent, y concentrent 
et y font éclater les orages. En automne, il y grêle, 
chose rare dans les autres villes de l’Yémen ; j'y ai 
ramassé des grêlons gros comme des noisettes. 

Sana est distante de soixante-deux lieues de Moka, 
à vol d'oiseau, bien entendu. 

Au milieu de sa population se trouvent à peu près 
deux cents familles de Banians. Ils ont leur quartier 
à eux, mais peuvent rester dans la ville. Ils s'occupent 
de commerce et d'industrie. Ce sont d'excellents or- 
févres, bijoutiers, serruriers, tisserands et tailleurs. 
Ils payent comme droit deséjour une petite redevance 
qui varie de deux à trois cents talaris par an. Quand 
un des membres de la famille meurt, l'imam perçoit 
un droit de succession de quarante à cinquante talaris. 
Si le mort ne laisse pas d'héritiers, Pimam s'empare 
de tout, même quand la succession échéerait dans 
l'Inde. Comme dans l’Yémen les Banians ne peuvent 
brûler leurs morts, ils s’arrangent à n'y être que de 
passage. Ils viennent, y font fortune et s'en vont. Peu 
de femmes les suivent: Dans le pays de Mascate, au 
contraire, ils vivent en famille nombreuse. Là, ils 
peuvent suivre clandestinement les rites de leur reli- 
gion. Le gouvernement ferme les yeux, et, si la rede- 
vance est bonne, il ne les rouvre pas, même pour 
voir la flamme des bûchers. 


XXXVIII 


Outre que Sana est la capitale de l Yémen, elle est 
encore celle des seidiyé. Cette secte, dont imam de 
Sana est le patriarche, a pour fondateur Séid-{bn-Ali- 
Ibn-Hosseih-Ibn-Ali, c'est-à-dire Séid, fils d’Ali, petit- 
fils d'Hosseih, arrière petit-fils d’Ali. Les seidiyé, 
comme toutes les autres secles, prétendent enseigner 
seuls la vraie religion. Ils se considèrent comme les 
musulmans les plus purs et les plus sincères, et comme 
les sunnites, qui se composent des quatre sectes or- 
thodoxes, se sont partagé le temple de la Mecque, sans 
permettre à aucun autre rite d'y construire une chaire, 
les seidiyé s’en font une imaginaire, qu'ils placent dans 
l'éther et qui flotte au-dessus de la Kaaba. De leur 
côlé, les sunniles, ne pouvant empêcher cette chaire 
aérienne, ont mis un impôt sur chaque pèlerin qui 
vient prier dans la Kaaba au-dessous de sa chaire. Cet 
impôt est arbitraire, et proportionné à la fortune du 
pèlerin, 

Les seidiyé reconnaissent, avec les sunnites et les 
schites, la suprématie de Mahomet sur tous les autres 
prophètes. Mais ils déclarent que ce n'était point Abou- 
Bekr qui devait lui succéder : c'était Ali. Les scidiyé 
ne croient pas non plus à la succession des douze 
imams, quoiqu'ils aient conservé une vünéralion assez 


124 L’ARABIE HEUREUSE: 


mo 


grande pour les quatre premiers. Comme on me l'a- 
vait déjà assuré dans le Théama, ils ne professent pas 
une grande vénération pour ces petites coupoles qui 
marquent la demeure et la tombe des santons et des 
marabouts. Aussi ne rencontre-t-on à Sana et dans 
tout le pays occupé par les seidiyé aucun derviche, 
santon ou marabout. 

li ne se passa rien de remarquable au diner du vi- 
zir. Je me trouvai avec les principaux officiers de la 
cour de Sana. Mais les premiers entre ces officiers 
élaient, au bout du compte, des laquais et des men- 
diants, et aucun d'eux ne vaut la peine d’une mention 
particulière. 

Je trouvai l’occasion de dire au vizir que, le lende- 
main, après la prière, je me présenterais chez ’imam. 
Le vizir me fit observer que le lendemain était un 
vendredi, c’est-à-dire ie dimanche des musulmans. Il 
me donna le conseil de me trouver sur le passage de 
Son Altesse à son retour de la mosquée. 

Le vendredi, limam, qui est en même temps un 
patriarche, et qui prend même le titre de kake, et, 
sur ses monnaies, celui d’émer el moumenin, c'est- 
à-dire commandeur des croyants, le vendredi l’imam 
officie. Dès qu'il est entré dans la mosquée, les portes 
de la ville, les cafés et les caravansérails se fer- 
ment. 

C’est vers onze heures et demie qu’il se rend à la 
mosquée, toujours entouré d’une grande pompe. Il a 
son porte-parasol; le parasol est le signe du com- 
mandement. Plus de mille personnes de sa famille et 
les notables le suivent, les uns a cheval, les autres a 
pied. L'imam est toujours monté sur un cheval ma- 
enifique. A la porte de la mosquée, les domestiques 
se précipitent et prennent les chevaux. Des drapeaux 
marchent devant lui, surmontés de cassolettes d'ar- 
gent, renfermant, au lieu de parfums, des amulettes 
ayant pour but de rendre le prince invulnérable. 

A la porte de la mosquée s’agslomèrent les droma- 
daires portant dans des litières les femmes du harem. 
Dromadaires et femmes restent à la porte. Ces litières 
sont entourées de soldats qui maintiennent le peuple 
à une distance respectueuse. 

Je fus prévenu de la sortie de l'imam par une dé- 
charge de coups de fusil; et, comme il sort par une 
des portes de la ville pour rentrer par l’autre, jeus le 
temps d'aller me joindre à la foule qui se trouvait sur 
la place de la grande mosquée. 

L'imam, en passant devant moi, parut me recon- 
naitre. Cela tenait-il à mon costume égyptien, qui 
faisait de moi un étranger? On se pressait pour lui 
baiser les pieds, les mains, ce qui paraissait l’'amuser 
modérément. lL me fit un salut des plus gracieux, 
puis s’entretint avec le vizir, qui marchait près de 
lui. 

De l'un des minarets (la mosquée en a deux), on 
avait annoncé sa sortie du palais: de l'autre, on 
annonça son arrivée à la mosquée. [l entra d’un pas 
hardi, et marcha vers un cabinet qui est aux mos- 
quées ce que la sacristie est aux églises chrétiennes. 
Lu, il se couvrit des vêlements sacerdotaux, prit à la 
main une grande canne, et rentra à la mosquée pré- 
cédé de deux bannières. Une espèce de suisse le pré- 
cédait; deux aides le suivaient. Il alla prendre place 
dans une sorte de niche pratiquée dans le mur, et dé- 
sivnée sous le nom de mischrab. Là, il s'assit sur un 
fauteuil de bois, tandis qu'une façon de diacre mon- 
lait en chaire pour faire lecture d'un chapitre du 
Coran, Ce chapitre terminé, on chante en arabe le 
Saloum fae vmperatorem au profit de l'imam. 

Dans les autres Elats musulmans, celle invocation, 
nous l'avons dit, se fait en partie pour Abdul Wid, 
en partie pour l'empereur du Maroc. Puis vient la 
prière, L'imam la récite en se proslernant, Tous li 
assistants se prosternent en meme temps que lui, 


La prière terminée, on récite quelques litanies pour 
le repos des morts; après quoi, imam sort de la mos- 
quée, remonte sur son cheval, et rentre au palais 
dans le même ordre et en suivant la même route qu’il 
a prise pour venir à la mosquée. 

A la porte, un des officiers vint à moi et m'offrit 
son cheval. Je suivis donc le corlége. Des hérauts 
criaient dans les rues les titres et les mérites de l'i- 
mam. La foule applaudissait. Arrivé au château, tout 
le monde mit pied à terre. 

Les principaux suivirent l’imam, et j'entrai avec 
eux, tandis que les cavaliers faisaient l'exercice du 
djerid dans la cour, en manière de fantasia. Les 
jeunes gens de la famille de imam s’adjoignaient à 
cetle course et disputaient d'adresse avec les autres 
cavaliers. 

Le palais se compose d’un principal corps de bati- 
ment flanqué de chaque côté d'un harem: harem pour 
les femmes légitimes, harem pour les concubines. Nous 
fûmes introduits dans le bâtiment principal. Le ves- 
tibule était plein de soldats, de kobails et de nègres. 
On monte au premier étage par un large escalier. 
Trois ou quatre personnes peuvent y monter de front. 
Ces maisons sont très-fraîches le jour; la chaleur n’y 
entre que par d’étroites ouvertures, et les dalles en 
sont arrosées deux ou trois fois par jour. La salle était 
encombrée des principaux officiers de l’imam, qui, 
lorsque celui-ci entra, se levèrent avec des acclama- 
tions. 

L’imam les salua de la tête, et, entouré de ses frères 
et de ses fils, s’assit sur une estrade fermée comme 
une balustrade dans le chœur d’une église. Sa famille, 
rangée à sa gauche, était sur des estrades moins éle- 
vées de deux pieds que lasienne. Les ministres étaient 
debout derrière la famille. Au milieu de l'appartement 
se trouvaient trois bassins d’où s’élancaient des jets 
d’eau qui atteignaient à une hauteur d'une quinzaine 
de pieds. Tout cela fonctionnait à l’aide de machines 
hydrauliques mues par des chameaux, des bœufs ou 
des esclaves. 

Le parquet secomposait de dalles en marbre formant 
damier. Les côtés tout à l’entour étaient couverts de 
natles; sur ces nattes on avait étendu des tapis de Perse 
doux et moelleux, de véritables matelas d’un pouce d’é- 
paisseur. La couleur et les dessins en étaient magni- 
fiques. Les coussins sur lesquels ’imam, ses frères et 
ses enfants étaient assis étaient en cachemire et en soie. 
Le cafetan dont le premier était revêtu était vert clair, 
avec de larges manches, et des broderies d’or cou- 
vraient la poitrine. Tl portait sur la tête un large tur- 
ban de mousseline blanche. 

On défila devant lui pour lui baiser les deux côtés 
de la main, le dos et la paume. A chaque courtisan 
accomplissant cette cérémonie, il adressait en pas- 
sant un mot gracieux. Il va sans dire que tout le 
monde avait laissé sa chaussure à la porte. Les uns 
étaient nu-pieds, les autres avaient des chaussettes. 
C'étaient les riches qui se passaient ce luxe. J'avais, 
moi, de petites babouches de maroquin jaune, qui 
gantent le pied et que l’on met dans des babouches 
plus grandes. Les petites s'appellent mackla, les 
grandes, marhkoub. 

Je me rapprochai de lui à mon tour, me contentant 
de m'incliner, les deux mains sur la poitrine, et lui 
demandant des nouvelles de sa santé. 

— Sois le bienvenu, medit-il; je suis heureux, 
hadji, de te: voir dans mes Llats, où je mets tout à ta 
disposition. Demande, et mon vizir, qui est là, a 
ordre de te satisfaire en toutes choses. 

Je le remerciai. 

— Au reste, continua-t-il, nous aurons à causer 
ensemble. J'ai à l'entrelenir d'une multitude de choses; 
tu as tant voyagé et tant vu, que je ne pourrai que 
in'inswuire en parlant avec toi, mais dans l'intimité. 


L'ARABIE HEUREUSE. 425 


Je me félicite que la Providence tait amené a ma 
cour. 

Je m’inclinai de nouveau , passai devant lui, saluai 
sa famille et sortis. A la porte, on voulut me donner 
un cheval, mais je remerciai en disant que j'aimais 
mieux aller à pied, afin de mieux voir la ville. Cela 
parut fort extraordinaire à ceux à qui s’adressait cette 
réponse. Ils ne comprenaient pas qu’à une heure de 
l'après-midi on put faire autre chose que dormir. 
J'essayai souvent de faire la sieste comme les autres, 
je ne pus jamais. C'élait l'heure où je faisais mes ob- 
servations météorologiques et prenais mes notes. 

— Mais tu ne verras rien que le soleil etles murs, 
m’objectérent les ofliciers. C'est le soir, à quatre 
heures, à cing heures, que la ville est belle, et c'est la 
nuit qu’elle est gaie et vivante. 

Je ne voulus pas avoir le démenti de mon projet. 
Je parcourus la ville, où en effet je ne rencontrai per- 
sonne. Les boutiques étaient toutes ouvertes, fermées 
d’un simple filet à grosses mailles. 

Les cafés étaient encombrés de gens dormant sur 
des sirirs. Les bains étaient vides. Ce qu'il y a de cu- 
rieux, c'est que, dans toutes ces boutiques, où l'on n'a 
qu’à prendre, personne ne prend. {l n’y avait en effet 
dehors que moi et les mouches. Celles-ci étaient, par 
celte effroyable chaleur, atteintes d’une surexcitation 
qui les rendait insupportables. 

De temps en temps l’odorat était désagréablement 
affecté. Presque immédiatement l'œil apercevait le ca- 
davre d’un chameau, d’un chien ou d’un chat. Ce qui 
rend odieux le séjour des villes musulmanes , c’est la 
présence des corps d'animaux en putréfaction. Nulle 
part on n'enlève les cadavres. Là où l'animal meurt, 
ou est jeté mort, il pourrit, infectant lair. 

Je rentrai chez moi, accablé de cette chaleur. Je me 
couchai à mon tour sur un tapis, attendant que la pre- 
mière brise du soir me rendit la vie comme au reste 
de cette nature calcinée par le soleil. 

Vers quatre heures, je reçus la visite du vizir. Il 
était accompagné de deux ofliciers de l’imam. Les of- 
ficiers m'apporlaient des cadeaux. Ces cadeaux con- 
sistaient en dix ou douze moutons vivants, en deux 
couffes de bonbons, et en vingt petites bourses renfer- 
mant de l'argent. Chaque bourse contenait à peu près 
vingt-cinq à trente francs. Avec une bourse comme 
celle-là, un bourgeois de Sana peut vivre deux mois. La 
monnaie qu'elle renferme se compose de petites pièces 
grosses comme nos pièces de dix sous. On les appelle 
des kbirs. Un thalari, la plus grosse monnaie d'argent 
ayant cours dans l'Yémen, vaut trente-deux /birs, 
soixante-quatre kamaris, soixante pali, cent soixante 
harffs et six cents neijés. Par conséquent, le neijé 
est un peu moins qu'un de nos centimes. 

La plus forte monnaie d'or est le sequin de Venise. 
Les Arabes le nomment mergas. Le talari vaut cinq 
francs cinq sous; le sequin vaut onze francs. 

Les imams battent monnaie dans la citadelle et 
convertissent les sequins de Venise en monnaie d'or, 
valant sept francs dix sous. La monnaie porte un 
chiffre, Je nom du prince régnant, la date de l'époque 
où elle a été frappée, mais jamais de figure, La plus 
grande monnaie frappée par imam vaut deux francs 
cinquante centimes. Je n'ai jamais rencontré qu'une 
seule piècede cing francs: c'était à la Mecque; elle por- 
tail l'effigie de Bonaparte, premier consul. On la gar- 
dait comme curiosité. Je voulus l'avoir, on ne voulut 
pas me la donner à moins d'une guinte. 

Les vingt bourses que m'avait envoyées l'imam va- 
laient donc à peu près deux cent cinquante francs. [1 
y avaitaussi des fruits du pays. Je donnai quarante 
francs à ceux qui m'avaient apporté ces cadeaux, 

Le vizirs'empressa de me dire que ce que m'envoyait 
l'imam, c'était pour mon charbon et mon café, mais 
que chaque jour il Complait se charger de mon en- 


tretien. Je le remerciai en disant que je n'avais besoin 
de rien. Mais le vizir insista, disant que j'étais l'hôte 
de l’imam , et que, tant que je resterais dans la capi- 
tale, c'était à lui de pourvoir à mes besoins. 

En effet, tous les matins, à neuf heures et à six 
heures du soir, je voyais arriver deux plateaux, l’un 
chargé de viandes, l'autre de fruits et de sucreries. 
Les viandes étaient toutes coupées en petits morceaux, 
afin que l’on put les prendre avec les doigts. Le pilau 
forme toujours la base d’un repas en Arabie. Ces vivres 
m'étaient apportés par des nègres magnifiques, à la 
peau luisante comme si elle eût été vernie. 

La première fois qu'ils m’apportérent mon repas, ils 
me présentèrent en même temps un sac de tabac en 
feuilles préparé en partie pour la chibouque, en partie 
pour le narghillé. Ils s'informèrent en même temps 
près de moi pour savoir si je ne fumais pas le yucca. 
Sélim, qui aimait beaucoup le yucca, se hâta de ré- 
pondre que oui. 

A dater de ce moment, le vizir me fit deux visites 
par jour. 

Toutes ces politesses semblaient indiquer de la part 
de l’imam le désir de me garder indéfiniment à Sana. 
Ce n’était point une manifestation qui me fût le moins 
du monde agréable. Je voulais , au contraire, partir 
le plus vite possible pour le Mareb ; mais je ne le pou- 
vais pas sans la protection de l’imam. Or, pour obte- 
nir cette protection, il me fallait lutter de courtoisie 
avec lui. Bien que le Mareb soit un Etat indépendant, 
l'imam n'y exerce pas moins une certaine influence 
morale. Je ne pouvais, dès les premiers jours de 
mon arrivée, lui parler de mon projet; je devais 
en laisser naître l’occasion et attendre le jour de 
sa naissance avec une patience toute musulmane. 

En attendant, je passais mes heures perdues avec 
plusieurs notables de la ville, qui me faisaient leur 
cour croyant la faire à l’imam, et qui memmenaient, 
soit dans leurs jardins de la ville, soit dans leurs mai- 
sons de campagne. Les jardins étaient magnifiques, 
rafraichis par des jets d’eau, ef riches des plus beaux 
arbres fruitiers. Il y avait aussi des champs de roses 
et des charmilles de jasmins. Ces jardins attenaient en 
général à des maisons oùles richeslogeaient leurs mai- 
tresses. C'élaient ce qu'au xviu® siècle nous appe-= 
lions des petites maisons. Dans ces petites maisons, 
les Arabes oublient en général qu'ils sont musul- 
mans, et ils boivent du vin et des liqueurs que leur 
fournissent les juifs. 

Les femmes de Sana sont certainement les plus 
belles de tout l'Yémen. 

Les juives sont généralement grandes, ont de heaux 
cheveux, et sont d'un blanc mat qui les fait ressembler 
à de belles poupées de cire. Les femmes arabes ont le 
teint plus foncé, et plusdedispositions à devenirobèses. 

La secte des seidiyé étant beaucoup plus tolérante 
que les autres sectes, il en résulte une intinilé d'in- 
trigues amoureuses , où, de part et d'autre, l'intelli- 
gence la plus raflinée est mise en œuvre, Comme Sana 
est une ville extrêmement fréquentée par les Ctran- 
gers, c'est surtout aux étrangers que s'adressent les 
agaceries féminines. 

Voici en général comment une intrigue se noue. 
Une femme, cachée derrière sa jalousie, qu'elle fait 
crier pour que celui dont elle veut aturer l'attention 
lève la tête, etil doit la lever prudemment, une femme 
laisse tomber une fleur, son mouchoir, un billet, Ce 
billet, ce mouchoir, cette fleur, ne sont point encore 
un rendez-vous; mais c'est une invilalion à revenir 
vers le même lieu, Presque toujours, au moment où 
vous vous éloignez, la porte s'ouvre, et une femme 
parfaitement voilée vous suit, C'est ordinairement une 
juive où une négresse. Vous la voyez ou vous ne la 
voyez pas. Cette femme est chargée de savoir où vous 
restez, de s'informer de votre nom, de votre con- 


126 L’ARABIE HEUREUSE. 


EEE mm 


dition, de votre fortune. La femme ne vous parle 
pas, et se dérobe plutôt qu'elle ne vous cherche. 

Le lendemain, ou même le soir, vous repassez sous 
la même fenêtre. Une nouvelle amorce vous est jetée. 
Vous savez dès lors à quoi vous en tenir. La femme 
a fait son rapport et le rapport vous a été favorable. 
Cette fois, en rentrant chez vous, vous avez la visite 
de la messagère. 

Alors commence l'éloge de la femme qui vous aime. 
Elle est princesse, elle est tout ce qui peut tenter 
votre imagination. Malgré ce séduisant tableau, vous 
hésitez. Toute intrigue est grave avec une femme mu- 
sulmane. C’est le seul cas où votre consul n’ait pas le 
droit de yous réclamer. Je me trompe, il y en a deux. 
Le second cas, c’est la fabrication clandestine de la 
poudre. 

Cependant, vous consentez à une entrevue. Il faut 
au moins se connaître avant de s'aimer. La meilleure 
occasion est celle des bains ou de la mosquée. Dans 
une bousculade, et une bousculade est facile à pro- 
voquer, la femme écartera son voile; on verra son Vi- 
sage; ou plutôt c'est la confidente qui écartera le voile 
de sa protégée. Celle-ci, au contraire, se plaindra, 
criera, pleurera, afin que les voisines, Yeunuque ou 
lesclave nègre n’aient rien à dire. Voilà pour la mos- 
quée. Au bain, c’est plus facile. La patronne des bains 
est presque toujours dans l'intrigue. Il y a deux bat- 
chis à gagner pour elle : un de la part de la femme, 
un de la part de l'amant. Les eunuques ou les esclaves 
restent à la porte de l'établissement. Les bains ont 
une coupole percée de petits jours, fermés par des 
vitraux. Le curieux, conduit par la patronne; monte 
sur la terrasse de la maison. 

Maintenant il a vu la femme qui l'aime, c’est à lui 
de juger si elle vaut la peine que l’on risque un coup 
de couteau pour elle. 

La femme noble n’a pas besoin d’aller au bain, 
ayant son bain chez elle. Celle-là, l’homme la voit 
quand elle va à son jardin. Seulement, il doit risquer 
les coups de courbach de l’eunuque. Celle-là, il devra 
l'aller trouver chez elle. Là, le péril est double. Il 
faut entrer déguisé en femme, déguisement qui rend 
la défense difficile etlamort ridicule. Parfois, la femme 
exige que on se noircisse le visage et les mains. Ce- 
lui qui se prête à cette fantaisie court deux dangers : 
le premier, d'être tué par le mari; le second, de trop 
bien plaire à la femme et d’être gardé par elle. Que 
faire si la femme vous déclare que vous êtes son pri- 
sonnier ? 

Crier? 

Si vous criez, vous étes découvert ; découvert, vous 
êtes mort. I} faut se cacher. La femme vous cache 
dansun de ces grands coffres dont il est tant question 
dans les Mille et une Nuits; dans quelque cabinet de 
débarras où personne ne va jamais, ou bien dans 
quelque trappe qu’elle a fait construire. Mais l'ouvrier 
qui a construit la trappe ne peut-il pas la dénoncer ? 

son! au dernier coup de rabot, l'ouvrier est mort, Le 
cas était prévu. 

Dans les villes comme Alexandrie, où l'on a la mer 
sous la main; comme Constantinople, où l’on à le 
Bosphore au pied de sa maison; comme le Caire, où 
passe le Nil, quand on est lasse de l'amant; on le 
coud dans un sac et on le jette à l'eau. Il est vrai qu'à 
la femme surprise il en arrive autant. Seulement, on 
lui fait une société : on met avec elle dans le même sac 
un cog, un chat et une vipère. Mais à Sana, où il ne 
passe qu'untorrent, à sec pendant six mois de l'année, 
il n'est point facile de noyer l'homme qui gène; on 
relrouve done le cadavre en tout ou en partie, et cela 
fait causer, C'est la matrone qui a introduit le vivant 
qui est chargée de faire disparaître le tort. 

Au reste, di le meurtre est découvert, la loi est in- 
flexible, fût-ce la fille de l'imam. Si le prix du sang 


est refusé, la mort payera la mort. La mort de la 
femme est l'étranglement par le lacet. Si c'est un mu- 
sulman qui est surpris chez la femme, celui qui le 
surprend a le droit de le tuer ; seulement, cette catas- 
trophe devient la honte de toute la famille. Il en ré- 
sulte que parfois un musulman se tait comme ferait 
un Européen. 

Ces transactions n’ont pas lieu lorsque c’est le père 
ou le frère qui surprend, au lieu du mari. 

Si c’est un juif qui est surpris avec une femme mu- 
sulmane, il est d’abord promené à l'envers sur un 
âne dans toute la ville. On lui met la queue entre les 
mains au lieu de bride; puis, descendu de son âne, 
on le mutile et on le pend. 

Quant aux Banians, de pareilles aventures ne leur 
arrivent presque jamais, les Banians étant trop pru- 


dents pour se laisser prendre à de pareilles amorees., 


Ce n'est point que les tentations leur marquent. Les 
Banians riches, beaux de visage, font de nombreuses 
passions. Mais ils ne viennent dans l Yémen que pour 
faire fortune. Au surplus, les Banians sont presque de 
la famille. Chaque maison a son Banian qui fait les 
affaires du père, du mari ou des frères. Il n’y aurait 
rien d'étonnant qu’il fit les siennes en même temps. 

Nous ne parlons pas des Sabéens. Les Sabéens ap= 
partiennent à une race trop méprisée des musulmans 
pour qu'il y ait jamais intrigue entre un Sabéen et 
une femme musulmane. Si un Sabéen demande à 
boire à un musulman, le musulman lui donne un 
vase plein d'eau, mais, quand le Sabéen a bu, le mu- 
sulman brise le vase. 

L’imam m'avait dit qu’il me parlerait en particulier. 
C'était une obligation pour moi d'aller au devant de 
celle conversation. J'y allais d'autant plus volontiers 
que je m'apercevais que l’imam était au fond um 
excellent homme, et que, chaque fois qu'il faisait une 
sollise, il y était poussé par son entourage. Je profitai 
d’un moment où il était à sa citadelle pour l'y aller 
trouver. 

Nous avons dit que la citadelle est située du côté 
apposé au postan. Elle est bâtie sur la colline de 
Chomdan. La colline de Chomdan est domimée eble= 
même par la montagne de Nikkom, où sont lès ruines 
d'un vieux fort qui, s’il faut en croire les archéologues 
arabes, fut bâti par Sem, fils de Noë. Le lecteur com- 
prend que je ne le force aucunement à croire à celte 
origine. La citadelle est séparée de la ville par une 
muraille. 

Limam était fort aimé des habitants de sa capitale, 
et la cause de cet amour tenait à son accessibilité. Un 
homme, musulman, chrétien ou juif, pourvu qu’il fàt 
du pays, pouvait à toute heure du jour, et presque 
sans retard, arriver jusqu'à lui et lui exposer sa 
plainte, à laquelle il faisait droit à l'instant même, par 
un arrêt presque toujours plein de bon sens et d'é= 
quité. 

J'avais, avant moi, envoyé Sélim pour lui demander 
à quelle heure je le dérangerais le moins. Sélim 
l'avait abordé comme s'il ett été un grand; l'imam 
Jui avait répondu : 

— À l'heure où ton maître voudra, je serai à sa 
disposition, et, si je suis occupé, je lui ferai dire de 
m'attendre un instant. Au reste, l'heure la plus com 
mode pour un entretien comme celui que je désire 
avoir me semble être le soir, après la prière. Je l'at- 
tendrai donc ce soir. 

En vertu de cette invitation, je me rendis à la cita- 
delle, Limam était dans son divan. J'avais traversé, 
pour arriver jusqu'à lui, un immense vestibule dans 
lequel était toute une garnison, Son divan était situé 
au premier étage. 

Limam, lorsque j'arrivai, était en conférence pri- 
vée avec deux de ses frères, et, ce qu'il n'avait pas fait 
lors de ma première visite, 1l se leva pour me rece- 


L'ARABIE HEUREUSE. 427 


—— 


voir. C'était la plus grande marque de considération 
qu’il put me donner. 


¥ XXXIX 


— Je te remercie de ta visite, me dit ’imam; j'au- 
rais désiré que tu vinsses plus tôt, car j'ai à te parler 
de bien des choses qui ne peavent se dire qu’en téte- 
a-téte. 

Les frères, en entendant Ce que me disait imam, 
se retirèrent à l'instant même. Nous restames seuls. 
Tl fit apporter du café et une pipe. Lui ne fumait pas; 
les Arabes de distinction fument rarement; par cour- 
toisie, je refusai la pipe. 

— Eh bien! me dit-il, entamant la conversation 
comme eut fait un Européen, tu viens donc d Abou- 
Arich? 

— Oui, sidi. 

— Tu y as éprouvé bien des ennuis? 

— Quelques-uns, en effet. 

— Hussein voudrait donc fairé la conqüête, non- 
seulement de tout le pays, mais encore de tous les 
hommes qui oht une valeur ? Tu lui as prouvé qu’un 
homme était plus difficile à prendre qu'un royaume. 
Mais je lui pardonne tout, parce qu’il est inteiligetit 
et brave. 

— Et ajoute généreux. 

— Oui, oui, très-rénéreux ; mais il sait choisir son 
temps et son monde pour être généreux. 

— C’est un mérite de plus. 

— Allons, je vois que tu ne veux pas dire de mal de 
l'homme que tu as servi, et je Pen sais gré. Cepen- 
dant, tu n’as pas voulu faire partie dé sa famille? 

— Ce n’était point que je ne trouvasse l'honneur 
grand; je le trotivais trop grand méme; mais je suis 
voyageur avant tout. Je fe métais arrêté à Abou- 
Arich qu’accidentellement; je m'y étais arrêté surtott 
parce que je crois l'influence de P Angleterre datige- 
reuse à l’islamisme, et que je voyais dans Husseift un 
ennemi de l'Angleterre. Mon père est mort en combat- 
tant contre les Anglais. 

— Qu'élait ton père? 

— Mon père était un pacha du service de Bona- 
parte, ef ila combattu avec lui en Egypte. 

— Où est-il mort? 

— En Espagne, pendant la retraite de Vittoria. 

— Hussein, reprit imam, est non-seulement l’en- 
nemi des Anglais, mais dans son ambition il avait 
aussi des projets contre moi. Je ne cherche cepen- 
dant à lui faire aucun malt! Au lieu de tious faire la 
guerre, guerre qui ne peut être profitable qu'aux An- 
glaïs, nous ferions bien mieux de nous donner la 
main. Ah! si les Arabes ne se fussent pas divisés, que 
ne seraient-ils pas comme ptissance, et quelles forces 
ne trouveraient-ils pas dans leur unité ! 

— C'est Ja mon avis aussi. Quaht à Hussein, en 
effet, il a eu l’idée de te faire la guerre, mais cette 
idée lui a été suscitée par l'arrivée de toh neveu. 

— Oui, je sais que mon neveu s'est réfugié à Abou- 
Arich, et c'ést bien & Hussein d'avoir donné à un 
prince une hospitalité princière. J'aime mieux qu'il 
soit là que de m'avoir forcé à le faire décapiter. Mais 
ce qui m'étonne, c'ést qu'il s'attache à là fortune d'un 
enfant qui n'a aucune chatice dé succès, et qui, en 
supposant même qu'il réussit, serait un ingrat 

C'était prédire à Husseitt Ce qui lui arriva quelque 
temps après. Je n'avais rich & répondre et he répon- 
dis rien. L'imam continua : 

— N'importe, tu lui as bien organisé ses troupes; 
tu lui as montré à fondre des boulets, tu [ui as fait 
des moules à canon. Et qu'as-tu igné & tout cela? 

— Le bonheur d'êtré agréable à tn homme brave, 
intelligent et généreux, comme tu disais tout à 


heure. A ma place, et en se donnant Ja peine de 
chercher, il eût trouvé un homme bien autrement ca- 
pable, et qui lui eût rendu bien d’autres services. 

— Il faut que Hussein ait été bien fou ou bien mal 
conseillé lorsqu'il eut un instant l'idée de fermer le 
détroit de Bab-elMandeb. C'était tout simplement la 
rüine de l'Arabie. 

— Et de l'islam, ajoutai-je ; je le lui ai dit. 

— Il pensait par ce moyen écarter de nous les An- 
glais ; ils l’eussent bloqué chez lui, et rién ne venait 
plus dans la mer Rouge, rien n'en sortait plus. Il n’y 
eût pas eu, en ce cas, une ville de l'Yémen qui ne lent 
maudit. Hussein ferait bien mieux, puisqu'il possède 
à peu près tous les ports de! Yémen, et qu’à ce point 
de vue il peut nous dicter des lois, Hussein ferait 
bien mieux de mettre de côté son fanatisme et de fa- 
voriser, au contraire, non pas seulement le commerce 
de l'Angleterre, mais encore celui de l'Europe, en for= 
gant ses frères a être plus équitables, à l'égard des 
indigènes, aussi bien qu’à l'égard des étrangers. IL 
ferait bien mieux encore, au lieu de bâtonñer les gens 
qui négligent d'aller à la mosquée, de les éncourager 
au travail. Le fanatisme, vois-tu, c’est la pauvreté, 
tandis que la tolérance, c'est la richesse. 

L'observation me parut curieuse de la part d'un 
prince spirituel en même temps que temporel. El est 
vrai que, ce qu'il disait & mo?, il ne Pett pas dit à an 
de ses sujets, et probablement pas même à un des 
membres de sa famille. Passant alors à un autre 
ordre d'idées : 

— Mais, me dit-il, tu as mis bien du temps, ce me 
semble, pour venir d'Abou-Arich à Sana? 

— C'est que j'ai été forcé de prendre le plus long et 
de passer par Moka? 

— Qui le forcait de passer par Moka? 

— Hussein, qui m'avait donné son fils et son neveu 
pour escorte, et qui m'avait adressé à son frère, le 
chérif Heïder. 

— Et de Moka ici, tu as suivi la route ordinaire ? 

— Sans m'en écarter d'une ligne. 

— Mais comment as-tu fait pour passer sur le (r= 
ritoire des révoltés ? 

— Comme je fais toujours; j'ai marché droit à l’ob- 
stacle. 

— Et que t'a dit le faux prophète? 

— fl m'a laissé passer, comme tu vois. 

— Lui as-tu parlé ? 

— Oui, après un séjour forcé d'üne semaine à 
Djobla. 

— Tu étais donc son prisonnier? 

— A peu près, puisqu'il m'était défendu de conti- 
nuer mon chemin. 

— Et qui l'a rouvert la route? 

— Haçan lui-même. 

— Où Va-t-il reçu? 

— Dans les grottes de Mharras. 

— Et crois-tu à sa mission? 

— Je crois à son audace. 

L'imam réfléchit un instant. 

— Nous mettrons fin à tout cela. Comprends-tu 
qu'il y a quelques jours il a eu l'audace, comme tu 
dis, de s'avañcer jusqu'à trois ou quatre lieues de 
Sana! 

— Je l'ai su; il a meme fait, je crois, beaucoup de 
ravages. 

— Oui, depuis un an il dévaste tout; mais, je le 
répéte, je prends mes mesures pour mettre fin à ce 
brigandage. On le dit sorcier. 

— Je crois peu aux sorciers, lui dis-je, mais fo 
crois aux savants, 

— Tu le crois savant, alors? 

— Oh! quant à cela, j'en suis sûr, et, au miliett de 
tes populations ignorantes, un savant peat passer 
pour sorcier, 


428 L'ARABIE HEUREUSE. 


- eae - = LE 


— Oui, je sais qu'il a été en contact avec des Pari- 
siens. 

Paris pour les Arabes est la Sodome moderne. 

— Ce qu'il y a cependant de remarquable dans ce 
coquin-là, s’il n’est pas sorcier, c'est que, il y a sept 
ou huit mois, je l'ai pris, l'ai enfermé dans un cachot 
parfaitement solide, et que de ce cachot il s’est 
échappé sans que j'aie jamais su par ou, la veiile du 
jour où il devait être exécuté. 

— Cela ne prouve pas précisément qu'il soit sor- 
cier ; il avait parmi ses gardes quelque affidé qui lui 
aura ouvert la porte. 

— C'est ton opinion? 

— Oui. 

— Tu crois qu'ici, dans ma ville, il aura pu avoir 
des alliés ? 

— Comment expliquerais-tu autrement sa fuite ? 
Qui sait si dans ta famille même il n’a pas quelque 
ami ? 

— Le crois-tu ? 

— Je n’en sais rien; mais enfin sa fuite re pour- 
rait-elle pas coincider avec celle d’Ahmed, ton 
neveu? 

A ces mots, une idée lumineuse sembla traverser son 
esprit. 

— Mais, en effet, dit-il, cela se rapporte si bien à la 
révolte de mon neveu, que les deux fuites furent pres- 
que simultanées. 

Puis, ayant réfléchi un instant : 

— Mais si cela était ainsi, dit-il, comment mon 
neveu ne serait-il pas allé rejoindre le mahadi? 

— Et si aucun des deux ne veut consentir à être le 
lieutenant de l’autre ? 

— C’est possible. 

— Puis, séparés, et en supposant une alliance, un 
des deux pris, et même exécuté, laisse debout tous les 
projets de l'autre. 

— Tu dois avoir raison; au reste, tu sais que ce 
nom de Hacan-el-Kébir n’est pas le nom du mahadi, 
et qu'il ne l’a pris que par circonstance. 

— Sais-tu son vrai nom ? 

— Je ne le sais pas; mais ce que je sais, c’est qu'il 
est d’une branche éloignée de notre famille, branche 
qui a régné autrefois et depuis a été dépossédée. 

Je m'inclinai. 

— Au reste, continua-t-il, je te remercie, non pas 
des renseignements que tu me donnes, mais de l’idée 
que tu as émise; je ferai mon profit de tout cela. Ce 
dont je puis te répondre, c’est que, sorcier ou non, 
avant qu'il soit trois mois, j'en aurai fini avec le ma- 
hadi. Maintenant tu as vu une portion de mon terri- 
toire, une partie de mes soldats, crois-tu que je 
puisse résister à Hussein? 

— Oui, situ n'es pas victime de quelque trahison 
intérieure. 

— Viens avec moi, me dit-il. 

Il s'appuya sur mon bras et nous sortimes. 

Les esclaves nous suivirent, mais à une distance 
assez grande pour ne pas entendre notre conversation. 

[| me mena voir alors les ouvrages de défense 
de sa citadelle, son arsenal el ses palais, dont chacun 
elait une forteresse. Tout cela fût tombé presque 

ins résistance devant la stratégie européenne, mais 
pouvait résister à un siége conduit par une armée 
arabe, 

Dans ce parcours, je passai près d'une centaine de 
pièces de canon en fonte el en bronze, rangées, sans 
affûüt ou avec affût, dans une des cours de la citadelle, 
Ces pièces de canon étaient de fabrique anglaise; elles 


venaient ou des Turcs ou des Égyptiens, qui les 
avaient abandonnées en quittant le pays ; ou peut-être 
avaient-elles été données par les Anglais eux-meémes. 

De là, nous passimes au trésor, Le souterrain 


dans lequel il était enfermé était clos par trois portes 


de fer, et la clef de fer qui ouvrait ces portes pouvait 
bien peser cinquante livres. Il fallut deux esclaves 
pour la fourrer et la faire manceuvrer dans la serrure. 
Un des esclaves éclairait avec une lampe. n 

La chambre qui le renfermait, et à la voûte de la- 
quelle nous touchions presque avec nos turbans, était 
divisée en trois compartiments. Dans l'un de ces 
compartiments était un tas d’or, dans l’autre un tas 
d'argent, dans le troisième un tas de cuivre. A pre- 
mière vue et dans l'obscurité, il me sembla que je 
pouvais bien avoir dix ou douze millions devant les 
yeux. 

Limam est immensément riche, et de sa fortune 
personnelle il peutavoir dixou douze millions de rente 
à lui. Son revenu comme prince est au moins du 
double. A son avénement, il a tout trouvé en bon 
état, de sorte qu’il règne sans dépenser. Ce qu'il 
me faisait voir était, non pas son trésor particulier, 
mais le trésor de l'Etat. Dans la même forteresse se 
trouvait la fabrique de monnaie. [l me montra des 
masses d’or et d'argent. 

— Là-dessous, me dit-il, sont d'immenses caveaux 
qui contiennent plus du triple de ce que tu vois. 

Nous quittâmes ce bâtiment pour entrer dans un 
autre nommé Dér-Amr. C'est dans ce dernier qu'il 
fait sa résidence. Il voulait me montrer ses apparte- 
ments, sculptés comme l’Alhambra et l’Alcazar de 
Grenade. En face de ce palais était son harem. On y 
parvenait en traversant un charmant jardin. 

Ce harem contient au rez-de-chaussée les eunuques 
et les gardes. Au premier, les femmes légitimes et les 
favorites ; au second, les esclaves blanches et de cou- 
leur. La terrasse ne sert qu’à imam. Chaque appar- 
tement et chaque étage ont leur escalier séparé con- 
duisant à celte terrasse, ombragée par un tonnelle de 
vigne. Du milieu de la terrasse s’élance un jet d'eau. 
C'est l'eau de ce jet d’eau qui fait marcher ceux de 
tous les appartements du dessous. 

Le jardin qui se trouve entre les deux palais est 
garni de kiosques et de volières. Ce jardin n’est fré- 
quenté que par l’imam et la femme à qui il accorde ce 
privilége ce jour-là. [Il y a dans ce jardin un grand 
bassin recouvert qui sert de salle de bains. 

De leurs chambres, les femmes n’ont pas vue sur le 
jardin principal; mais, du côté opposé, ellesont vuesur 
un autre jardin qu'ellesse partagent et qui estdiviséen 
trois compartiments : un pour les femmes légitimes, 
un pour les favorites, un troisième pour les esclaves. 

Tous ces détails me furent donnés par ma négresse, 
qui avait trouvé le moyen de pénétrer dans le harem. 
Selon son appréciation, l’imam devait avoir une cen- 
taine de femmes. Il n’a plus que deux femmes légi- 
times vivantes, une quinzaine de favorites et quatre- 
vingts esclaves à peu près, parmi lesquelles se trouve 
une favorite géorgienne qui exerce sur lui une très- 
grande influence. 

Vers neuf heures, je quittai l'imam. Ma présence Jui 
avait fait oublier la dernière prière. En rentrant chez 
moi, je trouvai toute une société qui m'attendait. 
C'était ma visite à l’imam qui me valait cette petite 
cour, Je trailai mes visiteurs en courtisans, el leur fis 
comprendre que je désirais être seul. 

Le lendemain, la matinée fut signalée par un de 
ces orages effroyables dont j'ai déjà parlé; mais celui- 
ci présenta une circonstance particulière : il tomba 
une pluie de crapauds et de reptiles. Cette pluie dura 
une demi-heure, assez pour que la terre en fût cou- 
verte, À cette vue, les savants pronostiquèrent toutes 
sortes de malheurs. 

Le premier de ces malheurs fut l'arrivée d’une 16- 
gion de sauterelles, On sait quel effroyable dégât fait 
une légion de sauterelles en Orient. On les entendait 
de loin comme on entendrait venir le vent. Un im- 
mense nuage noir accourait de l'ouest, suivant les 


L’ARABIE HEUREUSE. 129 


sinuosités de la montagne ets’avancant rapide comme 
l'ouragan. En une seconde, on se trouva sous une 
voûte mouvante et obscure, qui, de place en place, se 
déchirait aux flèches des mosquées et laissait passer 
le jour. Elles venaient d'Afrique, suivant leur route 
de l’ouest à l’est; elles avaient traversé la mer Rouge 
el le Théama. Les plaines, les jardins et les monta- 
gnes de Sana en furent littéralement couverts. 

Les sauterelles ont un chef qui les dirige, comme 
les grues, comme les oies sauvages, comme tous 
les animaux voyageurs. Les Arabes les mangent. 
C'est une pelite compensalion du tort qu'elles font. 


Ils ont plusieurs sauces où ils les accommodent. Les _ 


uns les font bouillir, les autres les font sécher au 
four, les autres les font sécher au soleil. On les vend 
sur les marchés, enfilées comme des chapelets de gre- 
nouilles. 11 y en a de plusieurs espèces; mais la plus 
estimée comme friandise se nomme djérad-mukken. 
Puis vient la sauterelle grasse, que l’on nomme dyé- 
rad-semän ; la sauterelle maigre que l’on nomme 
djérad-cheitan ; enfin la sauterelle qui donne la co- 
lique et que l’on nomme djérad-soûm. 

Les juifs les mangent aussi bien que les Arabes. [l 
n’y a pas que les Arabes et les juifs qui apprécient 
cette étrange manne. [l y a les singes, les cochons, les 
poules, et un oiseau noir un peu plus gros que le 
moineau. On nomme ce dernier samarmar. Il y a 
done lutte entre ces différents appétits ; chacun y dé- 
ploie son adresse et fait de son mieux. Les Arabes les 
ramassent dans des couffes et des sacs. 

Aussitôt que la sauterelle a dévoré son champ, elle 
se remet en route. Les Arabes, en décrivant la saule- 
relle, ont l'habitude de dire qu’elle a la tête du cheval, 
la poitrine du lion, les pieds du chameau, le corps du 
serpent. 

Au milieu de cette catastrophe publique, il m’ar- 
riva une catastrophe particulière. Sélim disparut. 

Depuis notre arrivée à Sana, il m'avait fait le confi- 
dent de plusieurs succès amoureux qu'il avait eus. 
Sélim était fort aventureux; qu’était-il devenu? Je 
J'ignorai pendant huit jours. 

Le troisième jour, au comble de l'inquiétude, je 
m'adressai à l'imam lui-même, qui le fit chercher par 
sa police féminine, L’imam a une police de chaque 
sexe. C'était Mohammed qui était venu me prévenir 
de Ja disparition de son camarade. Malgré les recher- 
ches de l'imam, Sélim resta absent le quatrième, le 
cinquième, le sixième etle septième jour. Le huitième 
jour, il revint, mais dans un état déplorable; huit 
jours de bagne et un mois de rhamadan l’eussent 
moins changé. Sélim me raconta son histoire. Elle 
est toujours la même. 

Sélim avait été attiré dans un harem. Au moment 
où il allait y entrer, on lui avait bandé les yeux afin 
qu'il ne lereconnût pas, si par hasard il en sortait. La 
femme était fort belle et fort riche, et pendant trois ou 
quatre jours, Sélim avait été l'homme le plus heureux 
de la terre. Puis, cette longue claustration commen- 
cant à Vinquiéter, il demanda à sortir, les bons trai- 
tements disparurent; il se plaignit, on le mit sous la 
garde de quatre nègres. Sélim n'était point facile à 
mener, il avait voulu se défendre, tl avait été battu, 
garrotté et jeté dans un caveau très-malsain, où il 
s'était trouvé en compagnie de serpents, de scorpions, 
de tarentules et de cancrelats, s'attendant à être poi- 
gardé d'un moment à l'autre. 

Il était resté là environ deux jours et deux nuits, 
pendant lesquels on oublia complétement de lui don- 
ner à manger et à boire, Le troisième jour (l'oreille 
de Sélim était devenue extrêmement fine), le troisième 
jour, il entendit des pas légers qui s'approchaient de 

la porte de son caveau; puis on mit une clef dans la 
serrure, la clef gringa doucement, la porte s'ouvrit, 


U etait une négresse qui avait eu pitié de lui et venait 
le chercher. 

Ma conviction personnelle fut que cet ange noir ap- 
partenait a la police de imam. Ce qui m'affermit 
dans cette conviction, c'est que la dame qui m'avait 
enlevé mon domestique était la nièce de l’imam, jeune 
veuve fort belle et fort riche. De peur qu'il ne m'arri- 
val malheur à moi-même si je bavardais, limam me 
raconta la chose en me nommant les masques et en 
m'invitant à garder le silence. Je recommandai à 
Sélim d'être plus circonspect à l'avenir. Mais je dois 
dire que Sélim n’avait pas besoin de ma recomman- 
dation. 

Au bout de cing ou six jours, il était complétement 
remis. 

Cependant le temps s’écoulait chez l'imam comme 
chez Hussein, comme chez les chérifs Abou-Taleb et 
Heider. Il était évident que c’était à contre-cœur que 
l'on me laissait partir. J'avais revu l’iman plusieurs 
fois, et, chaque fois, la conversation avait roulé sur les 
mêmes questions politiques. Ces questions étaient la 
mauvaise foi d’Hussein à son égard ei les hostilités 
sans cesse renaissantes du mabadi. Il est vrai que 
l’imam faisait des préparatifs pour repousser l’un et 
s'emparer de l’autre. 

Un matin, je fus réveillé par une émente en faveur 
du mahadi. Mais l’émeute n’eut pas d'autre suite que 
de faire pendre une vingtaine d’émeutiers, parmi les- 
quels un cousin de l’imam. Ce mouvement l'affecta 
beaucoup. Il croyait pouvoir se fier à tous les mem- 
bres de sa famille restant à Sana. 

Il s'agissait de hater les dispositions et d'opposer 
une sérieuse résistance. Son contingent futaugmenté, 
et tout ce qu'il avait de troupes fut divisé en trois 
corps : l’un, destiné à garder le pays, et deux corps 
mobiles qui devaient être occupés, l’un à battre le 
mahadi au sud, et l’autre à surveiller Husseïn le long 
du Théama. Le commandement de ces troupes fut 
donné à trois deses frères. Il pouvait, après cet effort, 
avoir réuni de cinquante à soixante mille hommes. Il 
avait désiré avoir mon concours, j'avais refusé. IL 
avait voulu au moins avoir mes conseils. Je le sup- 
pliai de considérer quelle était ma position vis-à-vis 
de Hussein, et de me dire lui-même si tout conseil 
contre lui ne serait point une trahison. L’imam com- 
menca par s’emporter, et finit par me frapper dans la 
main. 

— Allons, dit-il, décidément tu as raison. Je com- 
prends ta répugnance, et je n’insisterai plus. Cepen- 
dant, si tu avais pu la surmonter, j'eusse pu t'offrir 
des avantages que personne ne l'eût offerts. 

— Si quelque chose eût pu me décider, sidi, lui 
dis-je, ce sont les faveurs dont tu m'as comblé. Mais, 
de ces faveurs, je me souviendrai du moins toute ma 
vie. Quant à la destinée, tu sais qu'écrite là-haut 
avant la naissance de l'homme, rien ne peut la faire 
dévier de la route que lui a tracée la fatalité. Ma des- 
tinée est de voyager, d'aller de privations en priva- 
tions, de dangers en dangers. Donne-moi congé. Que 
Dieu te garde, et que ma destinée s'accomplisse ! 

Mais, avec un homme comme l'imam, ce n'était 

as le tout que d'avoir sa sympathie personnelle, il 
allait encore avoir celle de son entourage. Ma con- 
duite qui, à lui, avait paru franche et loyale, parais- 
sait tortueuse à ses conseillers, [ls voulaient lui faire 
voir en moi un agent de Hussein, de Heïder et même 
du mahadi. Je m'aperçus du refroidissement de 
l'imam, Ce qui se passait à la cour de Sana n'était 
point nouveau pour moi; c'élait ce qui S'étail passe a 
la cour d'Abou-Arich; je retrouvais les mêmes 
influences extérieures; mais, je dois le dire aussi, la 
même bienveillance tenace de la partdu prince, Entin, 
il me fit venir. 

— Décidément, me dit-il, tu veux done me quitter? 

0 


130 L’ARABIE HEUREUSE. 


— Oui, sidi; il y a plus d’un mois que je suis près 
de toi; le temps se passe, les heures du voyageur 
sont comptées, et je devrais déjà être dans le Mareb. 

— Je n'ai pas besoin de te répéter pour la dixième 
fois que j'aimerais mieux que tu restasses près de moi. 

Je le remerciai. 

— Je voudrais rester, lui dis-je, mais juge toi- 
même ; je veux gagner la mer des Indes en traversant 
le Mareb : j'ai tout le désert à franchir, et plus j'at- 
tendrai, plus le soleil sera chaud. 

— Tu voyageras la nuit, les nuits sont fraiches. 
Mais la question n’est plus là. Mon intention n’a ja- 
mais été de mettre d’entraves à ta volonté; mon désir 
a été de te convaincre que tu avais une fortune à 
faire, une position à prendre, des amis à acquérir ici, 
et voilà tout. Maintenant, que puis-je faire pour toi? 

— Pour moi, rien. Tu as fait plus que je ne 
pouvais attendre; je profiterai de la première cara- 
vane qui partira pour le Mareb. Tu me donneras un 
teskérêt. 

Le teskérêt est le passe-port. 

— Laisse-moi au moins te choisir tes compagnons 
de voyage et ton guide. 

— J’accepte avec reconnaissance, répondis-je. 

Il frappa dans ses mains. 

— Qu'on aille me chercher le marchand Abou-Bekr- 
el-Doani, dit-il. Il doit être au grand caravansérail. 

Puis, se retournant vers moi : 

— Pendant ce lemps-là, causons; j'ai différentes 
choses a te demander. 

Nous étions restés debout jusque-là. Nous nous ac- 
croupimes. 

— Tu toccupes de médecine, et ce sera une excel- 
lente protection pour toi dans le désert. Tu as des 
médicaments européens. 

— J'ai dans mes bagages une petite pharmacie. 

— Veux-tu me la faire voir? 

J'appelai Sélim et lui dis de m'apporter mon coffre 
à médicaments. 


XL 


— Est-ce là l’homme à l'aventure? me demanda 
l'imam en regardant s'éloigner Sélim. 

— Justement. 

— Tu es sûr de lui? 

— Comme de moi-même. 

— Et de tes autres domestiques ? 

— Je n’en ai qu'un, et, s’il n'a pas le même cou- 
rage et la même intelligence que Sélim, il a le même 
dévouement, 

— Mais tu as aussi une négresse? 

— Oui. 

— Qu’en vas-tu faire dans un pareil voyage? Elle te 
génera horriblement. 

— En voyage, les soins d'une femme, quelle que 
soit sa couleur, sont préférables à ceux d'un homme. 
Puis elle est du Soudan, habituée a la chaleur; elle 
me sert depuis près de deux ans; elle sait d’avance ce 
que je désire sans que j'aie même besoin de le deman- 
der; elle n'est pas Ë nature à lenter par sa beauté les 
populations au milieu desquelles nous allons passer. 
Tout ira bien, je l'espère. D'ailleurs, si elle était fati- 
guée, je lui rendrais la liberté et la laisserais dans 
quelque ville. 

— Pourquoi ne la vends-tu pas ici? 

— Sidi, lui dis-je, nous autres Européens, nous 
achetons parfois des femmes, mais nous n'en vendons 
jamais, 

— Mais puisque tu es musulman? 

— Je suis attaché à Saida, et craindrais qu'elle 
n'eûl un mauvais maitre. 

Sur ces entrefailes, Sélim arriva avec ma pharma- 


cie. Jel’ouvris. Puis nous passames la revue de chaque 
petite fiole, lui me demandant à quelle maladie elle 
pouvait servir, moi lui répondant tant bien que mal. 
Au reste, les fioles étaient fort entamées, n'ayant point 
été renouvelées depuis Abou-Arich. Ce qui fixa sur- 
tout son attention, ce fut le sulfate de quinine, Valcali 
volatil, le bicarbonate de soude allié à l'acide tar- 
trique pour faire de la limonade, le sulfate de zinc 
pour les maux d’yeux, et le calomel pour la même 
cause; enfin l’émétique comme vomitif. 

Tl me demanda si je ne pouvais pas lui donner une 
parcelle de mon trésor. 

— Partageons, lui dis-je; à Mascate, ou plus loin 
même, je trouverai peut-être l'occasion de remplacer 
ce que je t’aurai donné. 

Il fit apporter de petites fioles par un de ses es- 
claves, transyasa, dans l’une du quinine en poudre, 
dans l’autre de l’alcali, dans une troisième du sulfate 
de zinc, dans une quatrième de la poudre à eau de 
Seltz et à limonade, enfin dans une cinquième de l’é- 
métique. L’imam fit de petites étiquettes où il écrivit 
de sa main le nom des médicaments, la manière de s'en 
servir, et les maladies auxquelles ils étaient propres. 

On annonça Abou-Bekr-el-Doani. C'était un mar- 
chand du pays de Doan, comme l'indiquait son nom, 
marchand colporteur de son état. Il faisait le com- 
merce entre Sana et la ville de Doan, située à vingt- 
cing ou vingt-huit journées à l’est de Sana. La route 
qu'il avait l'habitude de suivre traversait le Mareb, 
puis le désert, Comme ces sortes de voyages ne pou- 
vaient se faire qu’en caravanes, ses voyages élaient 
périodiques, et il arrivait à Sana et en partait à des 
époques fixes qui, départ et retour, se renouvelaient 
quatre fois dans l’année. Sa caravane, dont il devenait 
lerevs (capitaine), variait, comme importance, de deux 
à trois cents chameaux. Il va sans dire que ces cha- 
meaux, qui marchaient sous sa conduite, apparte- 
naient aux marchands qu’il guidait. 

L'imam eut avec lui une conférence. 

— Voici un personnage de mes amis auquel je 
m'intéresse beaucoup, que je te recommande, lui dit-il. 
Il désire visiter ton pays; j'ai pensé que je ne pouvais 
le confier à de meilleures mains que les tiennes. 
Tu as l'habitude de venir chez moi, je te con- 
nais depuis longtemps, ta réputation est honnête. 

— Sidi, répondit le marchand, je suis on ne peut 
plus honoré de ta confiance. Je prendrai soin de ton 
ami comme s’il était mon frère, et j'accepte vis-à-vis 
de toi toute la responsabilité de son voyage, qui sera 
très-fatigant et très-désagréable, et qui même pré- 
sentera quelques dangers, mais dont, avec l’aide de 
Dieu, on se tirera bien. 

— Avec l'aide de Dieuet des francs-magons, ajouta 
l'imam. 

Le réisse mit à rire. 

— Ce Ture, dit-il en me désignant, n’est probable- 
ment pas venu de si loin sans les connaître, 

— Est-ce vrai, cela, me demanda l'imam, et sais- 
tu ce que c'est que les francs-magons? 

— Oui, lui répondis-je, j'en ai beaucoup entendu 
parler en Europe, mais j'ignorais qu'ils existassent en 
Arabie, En Europe, ils ont un but moral. Quel but 
ont-ils ici ? 

— Le désordre, dit l'imam. 

— Il yen a donc beaucoup dans le pays? lui de- 
mandai-je. 

— Ne m'en parle pas! l'Yémen en est infesté et le 
désert en est sillonné. 

— Comment! le désert est donc peuplé en Arabie? 

— Oh! oui, très-peuplé, plein d'oasis, plein de 
grandes villes habitées par des coquins qui n'ont ni 
foi ni loi, et qui s’attaquent à tout le monde, excepté 
à leurs frères les franes-magons. Tu dois être franc- 
maçon, toi, dit-il en s'adressant au réis. 


L'ARABIE HEUREUSE. 131 


Le réis se défendit avec vigueur. 

— C’est bien, c’est bien; tu nies, mais je sais que 
tu les. Il te serait impossible autrement d'avoir fait 
tous les voyages que tu as effectués déjà. Mais vous 
ne rencontrerez pas que des francs-macons dans le 
pays de Dsjof: vous rencontrerez les Arabes errants et 
guerriers, très-hostiles aux musulmans, les paiens 
qu'ils sont! Dans l'Hadramont, vous trouverez les tri- 
oe pillardes, et dans le pays de Nehhm mes ennemis 

moi. 

— Nous rencontrerons tous ces gens-là, c'est vrai, 
sidi; mais, parmi eux tous, j'ai, moi, comme mar- 
chand humble et inoffensif, de nombreux amis, et 
tout indépendantes, guerriéres et pillardes que sont 
ces populations, il y a toujours moyen de s’entendre 
avec elles. Leurs besoins les forcent à se procurer le 
nécessaire dont manque leur pays, et c’est ce qui 
les pousse a dépouiller le voyageur et même à l’assas- 
siner quand il résiste. Mais quand le voyageur a l’in- 
telligence d’aller au devant d’elles en leur proposant 
la paix et en leur faisant un cadeau en harmonie avec 
son importance ou avec la valeur de ses marchan- 
dises, non-seulement les tribus le laissent passer, mais 
encore elles le prennent sous leur protection et lui 
donnent des guides en se le recommandant les unes 
aux autres. Ce point convenu, c'est au voyageur à 
ne pas blesser les susceptibilités de ceux avec les- 
quels il vit. 

— Et quelles sont ces susceptibilités? demanda 
limam. 

— Il ne doit ni dessiner, ni prendre de notes, ni 
chercher à pénétrer dans les endroits défendus. Je 
dis cela pour ton ami, qui m'a tout lair d’être un sa- 
vant, et, en sa qualité de savant, d’être en même temps 
un curieux. Chez nous, il faut voir sans regarder et 
entendre sans écouter. 

— Mais, dit l’imam, en payant le double, ne peut- 
on pas prendre des notes et dessiner? 

— Non, il ne faut pas même essayer. Celui qui fe- 
rait cela, non-seulement je ne pourrais pas le prolé- 
ger, mais moi-même j'y perdrais toute protection. 

— Oh! sois parfaitement tranquille, interrompis- 
je. Seulement, on me permettra bien, je l'espère, de 
recueillir quelques plantes. 

— Quant à des plantes, des charges de chameaux 
si tu veux. Tu trouveras du hachich et du derin à 
foison, et puis des nabacks. 

— Maintenant, tu l'as dit tout à l'heure à propos 
des Arabes, toute peine mérite salaire. Que demandes- 
tu pour conduire le hadji ? 

— Jusqu'où, sidi? Jusqu'à Doin? 

L'imam se retourna de mon côté. 

— Vas-tu jusqu'à Doin ? me demanda-t-il. 

— C'est possible, quoique ce soit bien loin, mais 
j'irai certainement jusqu'à Mareb. 

— Mais, dit le réis, Mareb n'est qu'à cing ou six 
journées de Sana, et, recommandé par toi, je n'ai pas, 
pour un si petit service, de salaire à demander. 

L'imam, habitué à tout faire faire pour rien, allait 
reconnaître la justesse de ce raisonnement, mais j'in- 
sislai. 

— Eh bien! puisque tu insistes, dit Abou-Bekr, 
ee fois à Mareb, tu me donneras ce que tu vou- 

ras. 
‘ — Non pas, dis-je, je veux faire avec toi un marché 
crit, 

— Tu te défies done de moi? 

= Pas le moins du monde; mais, comme il peut 
marriver un accident, il vaut mieux prendre ses pré- 
cautions. D'ailleurs, je ne suis pas seul. 

— Comment, tu n'es pas seul? 

— Non, j'ai deux domestiques mâles et une né- 
gresse. 

— De combien de chameaux se compose ta suite? 


— De quatre chameaux. 

— Tu n’as pas de cheval ni de mule? 

— Je ne crois pas que ces animaux solent conve- 
nables pour traverser le désert. 

— Dois-je te fournir les chameaux, ou les as-tu? 

— Je n’en ai plus, les miens sont morts; mais j’en 
achéterai. 

En effet, mes chameaux étaient morts de fatigue 
depuis leur arrivée à Sana. 

— Je donne les chameaux, dit ’imam. 

Le réis secoua la tête. 

— Tu n'en veux pas? dit imam. 

— Non, répondit le réis; tes chameaux sont trop 
bien nourris; ce sont des chameaux pour la ville; 
ils crient quand on les charge et compromettent le 
salut des caravanes. 

— Je Vachéterai les chameaux, alors, dit l’imam ; 
tu fourniras au hadji les quatre meilleurs que tu 
pourras trouver. 

Le réis fit la grimace. Il aimait mieux m'avoir pour 
débiteur que l'imam. L'imam remarqua le mouve- 
ment et me regarda en riant. 

— Ces coquins de Bédouins, me dit-il, ils n’ont pas 
confiance en nous. Il est vrai que nous leur rendons 
bien la pareille. Voyons, combien veux-tu pour les 
quatre chameaux ? 

— Cinq cents talaris. 

— Ta protection comprise? 

— Non;,si tu veux me payer ma protection, il faut 
me la payer ce qu’elle vaut. 

— Mais, malheureux! dit imam, tes chameaux 
sont trop chers. Je vais envoyer un de mes esclaves 
au marché, et, pour cinquante ou soixante talaris, il 
m'achèlera des chameaux qui vaudront les tiens. 

Le réis secoua de nouveau la tête. 

— Les miens, dit-il, sont des chameaux qui ont 
déjà fait huit ou dix fois la route; ils connaissent le 
chemin, ils savent les haltes, ils trouvent les citernes, 
ils flairent le danger. Nos chameaux valent le double 
des autres chameaux, sans compter qu'ils vont plus 
vite, et sauvent au besoin leur cavalier. 

— Eh bien! dit l’imam, c'est convenu, je vais te 
donner quatre cents talaris pour tes quatre chameaux. 

Le réis m'interrogea du regard. Je lui fis signe 
d'accepter. 

— Eh bien! soit, dit-il; va pour quatre cents talaris. 

C'était largement cent talaris de trop que le brave 
réis se résignait à recevoir. L'imam appela son khas- 
nadar et lui donna ordre de compter devant moi les 
quatre cents talaris. Les quatre cents talaris furent 
comptés à l'instant même devant moi, et contre un recu 
qu'il me remit. Le réis empocha son argent, après 
l'avoir compté pièce à pièce et avoir bien examiné si 
les douros n'étaient pas rognés ou troués, et si sur les 
couronnes de Marie-Thérèse se trouvaient bien exac- 
tement les petits points voulus. Il en trouva une 
douzaine qui étaient, à son avis, dans des condilions 
défectueuses et qu'il rendit à l'imam. Celui-ci les exa- 
mina à son tour, discuta leur valeur, et insisla pour 
les lui faire prendre 

— Pour toi, dit-il à l'imam, ils valent le prix que 
tu leur attribues; mais, pour moi, ils ne valent rien 
du tout. 

L'imam lui en fit donner d'autres. Puis, appelant 
son fakih, il lui ordonna d'écrire le marché de pro- 
tection. Le réis était fort blessé de toutes ces précau- 
tions. 

— Tu me prends donc pour un homme de mau- 
vaise foi? Puisque je réponds sur ma tête de ton ami, 
il ne lui arrivera pas malheur. 

— Oui; mais s'il lui arrivait malheur, où irais-je te 
chercher? 

— Et quelle sécurité de plus te donnera ma pro- 
messe ? 


432 L’ARABIE HEUREUSE. 


Sh 


— Ta signature, en ce cas, sera envoyée dans ton 
pays, et prouvera à tes compatriotes que tu es un 
gredin. 

Alors le chérif dicta au fakih. Nous faisons tou- 
jours grâce des préliminaires. 

« Le soussigné, Hadji-Abd’el-Hamid, déclare 
avoir l'intention de se rendre de Sana à Mareb, 
avec faculté, s’il lui convient, de se rendre de cette 
ville à Doân, et accepter pour guide et protecteur le 
nommé Abou-Bekr-el-Doani, auquel il promet de se 
conformer aux usages des pays qu'il doit parcourir. 
Celte protection d'Abou-Bekr-el-Doûni lui sera accor- 
dée moyennant une somme de dix talaris... » 

Abou-Bekr interrompit l'imam au milieu de sa 
diclée. 

— Dix talaris, dit-il, ce n’est pas raisonnable 
pour un homme que l'imam de Sana appelle son 
ami. 

— Aimes-tu mieux que je t'appelle mon ennemi ? 
dit l’imam. 

— Pourquoi ne laisses-tu pas ton ami faire direc- 
tement ses affaires, sidi? 

— Oui, cela ferait mieux les tiennes, n’est-ce pas? 

Et imam répéta: 

« Dix talaris. » 

— Mais au moins, dit l'Arabe, tu me donneras un 
cafetan? 

L’imam, habitué à faire des cadeaux impromptus, 
a toujours des cafetans confectionnés, tout prêts et à 
tous prix. 

— Soit, dit-il tu auras ton cafetan... 

Et il continua: 

« De dix talaris. » 

On ajouta la date du jour, du mois et de l’année. 
Puisje mis mon cachet, l’imam apposa le sien, et celui 
du fakih qui avait écrit le sous seing privé vint en 
troisième. Ce fut le tour du réis de donner son adhé- 
sion. Elle était la contre-partie de la mienne. Comme 
il ne savait pas lire, on la lui lut à haute voix. Mais 
quand il eut écouté la lecture : 

— Attends, sidi, fit-il. 

Et il sortit. 

— Tu vois, me dit l’imam, le drôle ne se fie pas à 
nous; il est allé chercher un de ses compagnons qui 
sache lire. 

Et, en effet, cing minutes après, Abou-Bekr-el-Doani 
revenait avec son correspondant. Ni l’un ni l'autre ne 
paraissaient le moins du monde embarrassés de leur 
défiance. Abou-Bekr fit lire à son correspondant les 
deux sous seings privés, pour savoir si le mien était 
bien conforme au sien. Seulement, une chose le blessa: 
c'est qu'il y avait dans le sous seing privé les mots: 
Protection accordée moyennant dix talaris. 

- Les Arabes se font payer comme guides, dit-il, 
inais non pas comme protecteurs; on mettra donc 
sur le teskérêt que je recevrai dix talaris comme 
guide, mais que je protégerai pour rien. 

Aprés une discussion qui dura plus de dix minutes, 
on fut obligé de changer la rédaction et de faire 
comme voulait Abou-Bekr. En conséquence, les ca- 
chets furent mis, le correspondant fut obligé de mettre 
le sien, ce qu'il fit de la meilleure grace du monde, 
et il ful convenu que nous partirions dans Ja huitaine. 
L'imam fit remettre son cafetan au réis. Il était de 
drap noir. 

— Je te remercie, dit-il à l'imam; mais comme il 
n'y a que les chrétiens et les juifs qui portent de 
cafelans noirs, en entrant à Doin on dirait que j'ai 
abjuré, et les femmes et les enfants me lapidi 
ratent, 

L'imam se mit à rire et lui fit donner un cafetar 
vert; c'était la couleur du prophète, Abou-Bekr n'a 
vait plus rien à dire; seulement, i leût préféré rouge 
Mais comme Abou-Bekr n'étail ni général ni ministre, 


Yimam ne jugea point à propos de lui accorder cette 
distinction. 

A peine rentré chez moi, je reçus une nouvelle am- 
bassade de l'imam. Il m’envoyait mes provisions de 
route, café, sucre, confitures, farine, etc. etc.; plus 
cent bourses, c'est-à-dire environ deux mille cing 
cents francs. Ces bourses sont de petits sacs de toile 
cachetés et scellés du cachet du trésor. 

Au nombre des cadeaux étaient cinq ou six bou- 
teilles de vinaigre. L’imam y avait joint l’objet de l’am- 
bition de tous les Arabes, c’est-à-dire un fort beau 
cafetan rouge brodé dor, et plusieurs pièces de nan- 
kin et de mousseline ; enfin un trés-beau dromadaire 
coureur, tout caparaçonné, lequel, au dire du nègre 
qui l’amenait, pouvait faire vingt lieues d’une seule 
traite et en moins de cinq heures. 

C'était un très-beau cadeau, et qui me mit dans un 
très-grand embarras. Je n'avais rien fait pour li- 
mam, et ne savais de mon côté que lui offrir. D’ail- 
leurs, n’avait-il pas de tout en abondance ? J'avais, 
moi, une magnifique montre à répétition, de plus, il 
me restait une petite musique de Genève ; j'avais en- 
core de beaux fusils à deux coups, et une carte géo- 
graphique en arabe. Je pris ma montre, ma boîte à 
musique, mon plus beau fusil, mon atlas, et j'en- 
voyai le tout par Sélim à l’imam. J'y joignis trois ou 
quatre boîtes d’afrits (capsules), attendu qu'on ne 
trouve les capsules au sud qu’à Aden, et au nord 
qu'au Caire. 

Il me renvoya mon fusil, en me remerciant et en 
me demandant une lancette. Je m’empressai de lui 
envoyer un étui où il y en avait six. Par malheur, il 
ne savait pas s’en servir. Il m’envoya chercher le len- 
demain. 

— Hadji, me dit-il, tu m'avais envoyé un fusil qui 
peut l'être, à toi voyageur, bien plus utile qu'à moi 
qui ai des fusils de toute espèce. Je tai fait demander 
une lancette, tu m'en as envoyé six; maintenant je 
voudrais connaître la manière de m'en servir. 

— Fais venir quelqu'un, sidi, lui dis-je, et je te 
montrerai comment il faut s’y prendre. 

— Non, dit-il, essaye l'instrument sur moi-même. 

— Comment, lui demandai-je, tu veux que je te 
saigne ? 

— Oui, si tu veux. 

— Tu n’es point malade, pourquoi te saigner? Cela 
peut te faire mal. 

— Ne me saigne pas alors, mais montre-moi com- 
ment on saigne. 

J'avais toujours sur moi mon ruban rouge à liga- 
ture, je lui serrai le bras, et, les veines gonflées, je lui 
montrai les trois veines principales que l'on peut at- 
taquer sans danger. 

Quant à la montre, il en était enchanté; seulement, 

comme il y avait un ressort pour arrêter la sonnerie 
et que le ressort était fermé, il n'avait pas pu faire 
agir Je timbre. Je lui montrai comment on faisait 
manceuvrer le ressort, placé pour empêcher la mon- 
tre, dans un faux mouvement, de sonner toute seule, 
comme on désarme un pistolet pour l'empêcher de 
vartir. 
Après la montre et même avant la montre, la mu- 
sique fut ce qui lui fit le plus de plaisir. Je lui indi- 
quai aussi la façon de la remonter et tut fis jouer ses 
trois airs. Il appela alors tout son monde, et l'expé- 
rience se renouvela devant un auditoire d'une ving- 
laine de personnes. Après s'être bien amuse avec la 
musique, il la donna à l'un de ses esclaves pour la 
porter dans son harem. Il ne me restait plus qu'à le 
remercier de toutes ses bontés, qui, d'après ma posi- 
tion près de Hussein, dépassaient en réalité tout ce 
que j'avais espéré de lui. 

— A propos, me dit-il, tu sais que le mahadi vient 
de faire de nouvelles excursions dans les montagnes 


L’ARABIE HEUREUSE. 


433 


d'Amrän. Mes troupes sont parties, et, si tu restais 
encore huit jours seulement, j'aurais probablement 
. des nouvelles à te donner. Il faut que le bandit ait 
. des ailes. Quand je le crois à l'ouest, il est à l'est. 
Je finis par croire qu'il est vraiment sorcier et qu'il 
se dédouble. De son côté, le chérif Hussein me me- 
nace. On vient d'arrêter un espion porteur de lettres 
de lui et de mon neveu. Ces lettres étaient adressées au 
mahadi, et prouvent qu'ils faisaient cause commune 
ensemble. Il est clair, d’après ces lettres, que d'ici à 
un mois nous serons en guerre avec Hussein. Pen- 
dant que le mahadi m’attaquera par le sud, lui m’at- 
taquera sur trois points, par l’ouest, le nord et l’est. 
L'imam me faisait toutes ces confidences à voix 
basse. D'ailleurs, tous les assistants, voyant qu'il avait 
à me parler, s'étaient retirés à l'écart. Je n'avais rien 
à répondre à tous ces projets du mahadi et d’Hussein. 
Seulement, ils redoublaient mon désir de partir le plus 
tôt possible. Voyant que je me contentais de m'incli- 
ner à toutes ces ouvertures, il comprit mon embarras, 
et changeant de conversation : 
— Décidément, me demanda-t-il, quel jour pars- 
tu? 
— Samedi, après la prière du soir. 
— Tu as donc reva Abou-Bekr ? 
— Il est venu ce matin me dire de me tenir prêt, et 
je le suis. . 
— C'est. bien. Demain viens prendre ton passe- 
ort. : ' 
‘ Ce n’était qu’un moyen de me faire, le lendemain, 
de nouvelles confidences. Au moment où il venait de 
me donner mon teskérêt, el où j'allais définitivement 
prendre congé de lui, un messager arriva. 

Un des frères de l'imam en était venu aux mains 
avec le mahadi. Après une lutte acharnée, les troupes 
du mahadi s'étaient repliées, en laissant beaucoup de 
morts, mais en tuant aussi beaucoup de monde. On 
poursuivait le. mahadi dans les montagnes. Je n’eus 
pas le courage de souhaiter à l’imam un heureux suc- 
cès. Le mahadi, tout faux prophète et imposteur qu'il 
était, m'avait paru ce qu'il était en réalité, c'est-à- 
dire un homme supérieur. 

Le jour du départ arriva. L'imam, pour me faire 


FIN. 


honneur, voulut que quelques membres de sa famille 
me donnassent la conduite jusqu’à un quart de lieue 
de la ville. Je lui fis observer que ce serait m’honorer, 
aux yeux de mes compagnons de voyage, plus que je 
ne méritais. Je ne craignais rien tant que de paraitre 
un grand personnage au moment de partir pour le 
désert. Il comprit mes observations. 

— Cependant, me dit-il, avant de nous quitter, nous 
devons partager ensemble le pain et le sel. 

Il frappa dans ses mains, et ses esclaves apportèrent 
une petite collation composée de viandes, et particu- 
lièrement de fruits, de crème et de confitures. Tout 
cela était propre et élégant comme je n’avais encore 
rien vu dans l'Yémen. Le repas terminé et le café pris, 
nous nous embrassames à la manière arabe. Il récita 
le fatha qui me recommandait à Dieu et me souhaita 
toutes sortes de prospérités. Sa dernière parole fut 
pour me prier de lui écrire aussitôt mon arrivée à 
Mareb et pour m'inviter à me défier des francs-ma- 
cons du désert. Ses fils et ses frères, qui avaient fait 
collation avec nous, m’accompagnérent jusqu’au de- 
hors de la maison. Je les quittai à l'entrée de la ville. 

Chez moi, je trouvai toutes mes connaissances de 
Sana, et entre autres le vizir, qui m’attendaient pour 
me demander les mêmes médicaments que j'avais 
donnés à l'imam. Ma réponse fut bien simple : j'avais 
tout donné à l'imam. 

Vers le soir, le réis revint me trouver. Il m’annon- 
çait qu'à huit heures ses chameaux seraient à ma 
porte. L’imam l’avait fait venir de nouveau, et, d'une 
manière toute particulière, m'avait encore recom- 
mandé à lui. 

A huit heures et demie, les chameaux étaient char- 
gés. A neuf heures, nous sortions de la ville par la 
porte de Saba. Le gros de la caravane, se composant 
de deux cents chameaux, nous y attendait. 

On échangea les adieux, au milieu des coups de 
fusil des hommes et des lamentations. des femmes, et 
l’on se mit en route sur une seule file, dans la direc- 
tion de Rodda. 

Quatre jours après, nous quittions l'Arabie Heu- 
reuse à Kasser-el-Nad, et, le même jour, appuyant à 
lest, nous entrions dans le désert. 


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TABLE DES MATIERES. 


CHAPITRE XXI. 
— XXII. 
_— XXII. 


— XXIV. . 


— XXV. 


— XXL, « 


— XXVII. . 


_ XXVIII. 


_ XXIX. . 


— XXX, 
— XXXI. 


_ XXXII. . 


— XXXII. 
— XXXIV. 
— XXXV. 
_— XXXVI. 
_ XXXVII. 


— XXXVIII. . 


_ XXXIX. 
- XL. 


FIN DE LA TABLB 


ot, 


ruo Saint-Louis, 46, 


103 
107 
110 
115 
117 
120 
123 
427 
130 


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DAME DE 


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VOLUPTE 


PUBLIÉE PAR 


ALEXANDRE DUMAS 


— Tous droits réservés. — 


AVANT-PROPOS 


Nos lecteurs se rappellent peut-être la publication 
des Mémoires de la princesse de Monaco dans le 
Mousquetaire, et la façon, aussi inattendue qu’ex- 
traordinaire, dont ces Mémoires étaient tombés dans 
mes mains. 

Ne m'occupant point d'habitude de ce genre de 
publication, je les donnai à revoir à une dame de 
mes amies, femme de beaucoup d'esprit; cette amie 
n'a qu'un défaut, qui, pour cette circonstance, devenait 
une qualité : c'est de se croire vieille, parce qu'à force 
d'avoir lu les chroniques et mémoires des siècles pas- 
sés, elle s'imagiue avoir connu les gens qui figurent 
dans ces mémoires, 

Les Mémoires de la princesse de Monaco, revus par 
elle et publiés par moi dans le Mousquetaire, eurent 
le plus grand succès, 

Il en résulta que je fus instamment prié par elle de 
me mettre en quête de nouveaux mémoires, 


Je me rappelai qu'un jour, traversant la ville de ***, 
où j'étais forcé de m’arréter cinq heures, et ne sachant 
que faire de ces cinq heures, j'étais allé visiter un 
de mes amis, employé à la bibliothèque de cette ville. 

Sachant mon goût pour les vieilles écritures, il me 
mit à même de ses vieilles écritures les plus précieu- 
ses, et, avec le flair qui caractérise l’homme habitué à 
ces sortes de recherches, je tombai presque du premier 
coup sur un manuscrit intitulé : Mémoires de Jeanne 
d'Albert de Luynes, comtesse de Verrue, surnommée 
la Dame de Volupté. 

Par malheur, je n'en pus lire que le premier volume 
mais ce premier volume suffit pour laisser une pro- 
fonde impression dans mon esprit. 

[Len résulta que, lorsque mon amie me demanda de 
nouveaux mémoires à revoir, comme elle avait fait de 
ceux de la princesse de Monaco, je me souvins des 
Mémoires de la comtesse de Verrue, 

J'écrivis donc à mon bibliothécaire pour le prier, 
non pas de m'envoyer ces Mémoires, je savais que, par 
un arrêté du conseil municipal de la ville, aucun 
manuscrit ne pouvait sortir de la bibliothèque, mais 
de me le faire copier à l'instant même, 


2 LA DAME BE VOLUPTÉ. 


U’était une trouyaille que ce manuscrit! 

La comtesse de Verrue avait, joué un grand rôle à 
la cour de Savoie et à la cour de France. 

Elle ayait yécu sous huit papes : Clément X, 
Innocent XI, Alexandre | VIII, Innocent XI, Clé- 
ment XI, Innocent XIE, Benoit XIII et Clément XIE 
sous trois empereufs : Léopold Ter. Joseph °F et 
Charles VI; sous deux rois de France : Louis XIV et 
Louis XV; sous deux rois d'Espagne : Charles IT et 
Philippe Y: Sous ing ras d Angleterre : Charles I, 
Jacques II, Guillaume I et George T°", 

Elle avait connu le due de Vendome, Villeroi, Gati- 
nat, Villars, le prince Eugène, Voltaire, Marivaux, le 

égent, le duc du Maine, la duchesse du Maine, tout 
ce qu’il y avait de grand, de spirituel, de vaillant en 
France, : 

Elle avait été dix ou douze ans la maitresse en titre 
de Victor-Amédée. 

Elle avait, après sa fuite du Piémont, eonseryé 
ses vieilles relations à Turin, et noué des relations 
nouvelles ayec |’ Espagne. 

Sa vie, enfin, avait un côté romanesque qui allait 
admirablement au genre de publication qu’ te ectionne 
ma vieille amie. 

Trois semaines après, j'avais le manuscrit. 

Pendant ce temps, et pour me faire prendre patience, 
j'avais rouvert mon Saint- -Simon. 

Je me rappelais qu'il consagrait un paragraphe en- 
lier, presque un Chapitre à madame la comtesse de 
Verrue. Je relus ce qu'il avait écrit sur elle, et, 
comme ce que je relus se trouvait parfaitement cn 
harmonie avec ce que je me rappelais du manuscrit, 
je déchirai les trois ou quatre pages de § Saint-Simon 
où il est question de cette dame, et les envoyai, pour 
lui servir de préface, à mon amie, qui, du reste, les 
connaissait aussi bien et même mieux que moi. 

Voici ces pages : 

« Parmi tant de choses importantes qui préparaient 
les plus grands événements, il en arriva une fort par- 
üculière, mais dont la singularité mérite ce court récit. 

» Il y avait bien des années que la comtesse de 
Verrue vivait à Turin, maitresse publique de M. de 
Savoie : elle était fille du'duc de Luynes etfde sa seconde 
femme, qui était aussi sa tante, sœur du père de sa 
mère, la fameuse duchesse de Chevreuse. 

» Le nombre d'enfants de ce second lit du duc de 
Luynes, qui n'était pas riche, l'avait engagé à se défaire 
de ses filles comme il avait pu. La plupart étaient 
belles; celle-ci l'était fort; elle fut mariée toute jeune 
en Piémont, en 1683, et n'avait pas quatorze ans lors- 
qu'elle y alla, Sa belle-mère était dame d'honneur de 
madame de Savoie; elle était veuve et fort considérée, 
Le comte de Verrue était tout jeune, beau, bien fait, 
riche, avait de l'esprit et était fort honnête homme. 

» Elle aussi avait beaucoup d'esprit, et un esprit 
suivi, appliqué à tout, tourné à gouverner. Ts s’aime- 
rent fort et passèrent quelques années heureuses, 

» M. de Savoie, jeune aussi, et qui voyait souvent 
la jeune Verrue, par la charge de la douairièré, la 
trouva à son gré; elle sen apergut et le dit à son 


mari et à sa belle-mère, qui se contentèrent de Ja 
louer et n’en firent aucun compte, 


> M. de Sayoie redoubla de soins, ordonna des fêtes 
contre Sa Coutume et son gol. Laj jeune Verrue sentit 
que c’était pour elle, et fit tout cé qu'elle put pour ne 
sy point trouver; mais la vieille s’ en facha, la querella, 
Iu dit qu'elle voulait faire l'importante, et que 
Célait une imagination que lui ‘ou son amouF- 
propre. 

» Le mari, plus doux, voulut aussi qu elle fit de 
ces fetes, et que, sir d'elle, quand bien même M. de 
Sayoie en serait amoureux, il ne conyenait ni à son 
honneur ni à sa fortune qu'elle mangquat de rien. 

» M. de Savoie lui fit parler; elle Je dit à son mari et 
à sa belle- -mbre, et fit toutes les instances possibles 
pour aller à la campagne passer du temps. Jamais ils 
ne voulurent, et ils commencèrent à la rudoyer ; si 
bien que, ne sachant plus que devenir, clle fit la ma- 
lade, se fit ordonner les eaux de at an et manda 
au duc de Luynes, à qui elle n’avait osé écrire sa dure 
situation, qu’elle le conjurait de se trouver à Bourhon, 
où elle avait à Ventretenir des choses qui lui impor- 
taient le plus sensiblement, parce qu’on ne lui permet- 
tait pas Waller jusqu'à Paris. M. de Luynes s’y rendit 
en même temps qu'elle, conduite par l'abbé de Verrue, 
frère du père de son mari, qu’ on appelait aussi l'abbé 
de la Scaglia, du nom de sa maison. Ilavait de l’âge; il 


avait passé par des emplois considérables et par des 


ambassades, et devint enfin ministre d'État. 

» M. de Luynes, grand homme de bien et @hon- 
neur, frémit, au récit de sa fille, du double danger 
qu'elle courait par l'amour de M. de Savoie et par la 
folle conduite de Ja belle-mère et du mari. Il pensa 
à faire aller sa fille à Paris pour y passer quelque 
temps, jusqu'à ce que M. de Savoie l’eût oubliée ou 
se fût pris ailleurs. Rien n’était plus sage ni plus con- 
venable que le comte de Verrue vint chez lui voir la 
France et la cour, à son âge, dans un temps de paix 
en Savoie. Il crut qu'un vieillard important et rompu 
dans les affaires, comme était l'abbé de »Verrue, 
entrerait dans cette vue et la ferait réussir. Il lui en 
parla avec cette force, cette éloquence et cette dou- 
ceur qui lui étaient naturelles, que la sagesse et la piété 
dont il était rempli devaient rendre encore plus per- 
suasives; mais il n'avait garde de se douter qu'il se 
confessait au renard et au loup, qui ne voulaient rien 
moins que dérober sa brebis, à 

» Le vieil abbé était devenu fou d'amour pour sa 
niece; il n'avait done garde de s’en laisser séparer. La 
crainte du duc de ÉUVRES l'avait retenu en allant à 
Bourbon; il avait eu peur qu'il ne sût son désordre; 
il s'était contenté de se préparer les voies par tous 
les soins et les complaisances possibles; mais le due 
de Luynes, éconduit et retourné à Paris, le vilain 
vieillard découvrit sa passion, qui, n'ayant pu deve= 
nir heureuse, se tourna en rage. I maltraita sa nièce 
tant qu'il put, et, au retour à Turin, il n'oublia rien 
auprès de la belle-mère et du mari pour la rendre 
malheureuse; elle soufrit encore quelque temps; 
mais, la vertu cédant enfin à la démence et aux mauvais 


LA DAME DE VOLUPTÉ, 3 


se livra à lui pour se délivrer des persécutions. 

» Voilà un vrai roman; mais il s'est passé de notre 
temps, au vu et au su de tout le monde. 

» L'éclat fait, voilà tous les Verrue au désespoir, et 
qui n'avaient pourtant à s’en prendre qu'à eux- 
mêmes. | 

» Bientôt la nouvelle maitresse domina impérieuse- 
ment tonte la cour de Savoie, dont le souverain était 
à ses pieds avec des respects comme devant une 
déesse. Elle avait part aux grâces, disposait des fa- 
veurs de son amant, et se faisait craindre et compter 
par les ministres. Sa hauteur la fit haïr. 

» Elle fut empoisonnée ; M. de Savoie lui fit prendre 
d’un contre-poison exquis qu’on lui avait donné. 

» Elle guérit; sa beauté n’en souffrit point ; mais 
il lui en resta des incommodités facheuses, qui pour- 
tant n'altérèrent point le fond de sa santé, 

» Son règne durait toujours. 

» Elle eut enfin la petite vérole; M. de Savoie la 
vit, et servit durant cette maladie comme aurait servi 
une garde, et, quoique son visage en eût souffert, il 
ne l’aima pas moins après. Mais il Paimait à sa ma- 
nière : il la tenait fort enfermée, parce qu'il aimait, 
lui, à l’être, et, bien qu'il trayaillat souvent chez elle 
avec ses ministres, il la tenait fort de court sur ses 
affaires. 

» Il lui avait beaucoup donné; en sorte que, outre 
les pensions, les pierreries belles et en grand nom- 
bre, les joyaux et les meubles, elle était devenue riche. 

» En cet état, elle s’ennuya de la gêne où elle se 
trouvait et médita une retraite; pour la faciliter, elle 
pressa le chevalier de Luynes, son frère, qui servait 
dans la marine avec distinction, de Valier voir. 

» Pendant son séjour à Turin, ils concertèrent leur 
fuite, et Pexécutérent après avoir mis à couvert et en 
sûreté tout ce qu'elle put. 

» [ls prirent leur temps que M. de Savoie était allé, 
vers le 14 octobre, faire un tour à Chambéry, et sor- 


tirent furtivement de ses Etats, avant qu'il en eût le” 


moindre soupeon et sans qu'elle lui eût même laissé 
une lettre. [lle manda ainsi à Vernon, son ambas- 
sadeur ici, en homme extrêmement piqué. 

» Elle arriva sur notre frontière avec son frère, 
puis 4 Paris, où elle se mit d'abord dans un couvent. 

» La famille de son mari ni la sienne n’en surent 
rien que par l'événement. 

» Apès avoir été reine en Piémont pendant douze 
ou quinze ans, elle se trouva ici une fort petite par- 
ticulière, M. et madame de Chevreuse ne la voulurent 
point voir d'abord, gagnés ensuite par tout ce qu'elle 
fit de démarches auprès d'eux, et par les gens de bien 
qui leur firent un serupule de ne pas tendre la main 
à une personne «ui se retire du désordre et du scan- 
dale, ils consentirent à la voir. 

» Peu à peu, d'autres la virent, et, lorsqu'elle se 
fut un peu ancrée, elle prit une maison, fit bonne 
chère, et, comme elle avait beaucoup d'esprit de fa- 
mille et d'usage du monde, elle s'en attiva bientôt, et 
peu à peu elle reprit ses airs de supériorité auxquels 


elle était si accoutumée; et, à foree d'esprit, de mé- 
nagements et de politesses, elle y accoutuma tout le 
monde, 

» Son opulence, dans la suite, lui fit une cour de 
leurs plus proches et de leurs amis, et, de là, elle sai- 
sit si bien les conjonctures, qu'elle s’en fit une pres- 
que générale et influa. beaucoup dans le gouverne- 
ment; mais ce temps passe celui de mes Mémoires. 

» Elle laissa à Turin un fils fort bien fait et une 


. fille, tous deux reconnus par M. de Savoie, sur l'exem- 


ple du roi. 

» Le fils mourut sans alliance ; M. de Savoie Faimait 
fort et ne pensait qu'à Yagrandir. La fille épousa le 
prince de Carignan, qui devint amoureux delle. C'était 
le fils unique de ce fameux muet, frère ainé du comte 
de Soissons, père du dernier comte de Soissons et du 
prince Eugène. 

» Ainsi, M. de Carignan était l'héritier des Etats 
de M. de Savoie, si celui-ei n'avait point eu d'enfants. 

» M. de Savoie aimait assez passionnément cette 
bâtarde pour qu'il en usat comme le roi avait fait pour 
madame la duchesse d'Orléans. 

» Ils vinrent grossir ici la cour de madame de Ver- 
rue après la mort du roi, et piller la France sans mé- 
nagement. » 

Ce sont les Mémoires de cette femme, chers lec- 
teurs, que ma savante amie met sous vos yeux, non 
point comme une ceuyre delle ou de moi, mais comme 
celle de madame de Verrue elle-méme. 

Avex. Dumas. 


Je dois d’abord compte à mes lecteurs, quoique, en 
réalité, je n’écrive que pour moi et quelques amis, des 
causes qui me font entreprendre ces Mémoires et de la 
façon dont ils viennent d’être entrepris. 

M. de Voltaire partit hier de chez moi à une heure 
du matin.Il y avait soupé en compagnie de deux beaux 
esprits subalternes qu’il m'avait priée de recevoir une 
fois, pour qu'ils pussent l'aller dire et que cela leur* 
donnât une espèce d'entrée À où ils ne fussent pas 
entrés seuls. 

M. de Voltaire a toujours ainsi à sa suite deux ov 
trois protégés de second ordre, qu'il pousse tant qu'il 
peut, d’abord pour maintenir sa popularité, et ensuite 
parce qu'il sait que, bien que poussés par lui, ilsn'iront 
jamais loin. De mon côté, j'aime à protéger ces pauvres 
gens qui vivent de leur plume. On ne sait pas ce qu'ils 
deviennent plus tard : s'ils restent des cuistres ou des 
fesse-cahiers, cela fait une bonne action en réserve; 
s'ils arrivent eahin-caha à gravir le Parnasse, la bonne 
action vous peut rapporter des intérêts. Geci soit dit en 
passant; car je ne me soucie guère de cette espèce, à 
moins que, comme M. de Voltaire, elle ne soit arrivée 
à des sommités; quant à ceux dont je parle, je ne les 
reverral probablement de ma vie et serais bien embar- 
rassée de retrouver leurs noms. Ils restèrent, pendant 
les deux heures qu'ils passèrent chez moi, plantés 
comme des termes en face de mes beaux chenets du 


4 LA DAME DE VOLUPTE. 


temps de François I*", que j'ai payés si cher l’autre 
jour à un juif, et qui me tiennent si bonne et si brave 
compagnie quand je suis seule, rappelant mes souve- 
nirs et tisonnant mon feu. 

La physionomie et ’humeur de M. de Voltaire ne 
plaisaient pas toujours; mais il rachetait ce désavan- 
tage par un talent bien rare et qui a manqué a plu- 
sieurs beaux esprits : par l’agrément de la conversa- 
tion. La sienne était vive et saillante; ceux qui n’en 
ont pas élé témoins s’en formeront une idée en lisant 
queiques-unes des bonnes scènes de Nanine et de l’En- 
fant prodique. C'était un mélange agréable de bons 
mots piquants, de réflexions intéressantes, d’applica- 
tions heureuses, de discussions savantes sans apprêt 
et sans pédanterie. Ce ton est celui de plusieurs de ses 
lettres; et il faut avouer que ses entretiens leur res- 
semblaient beaucoup. Sa conversation avait encore la 
supériorité, parce que, lorsqu’il était de bonne humeur 
ou que la société devant laquelle il parlait lui plai- 
sait, il animait tout ce qu'il disait par la vivacité de 
ses yeux, de ses gestes, et par l’air de gaieté, de poli- 
tesse et @indulgence qu'il prenait alors. Plusieurs qui 
étaient venus chez lui avec de fortes préventions se 
retiraient émus et saisis. 

M. de Voltaire et moi, nous causàmes comme si 
nous eussions été en tête-à-tête ; il me fit des vers que 
j'eus lair de trouver excellents, et qui ne me parais- 
saient pas beaucoup meilleurs que ceux que m’a- 
dressaient [es poëtes italiens du temps que j'étais 
duchesse, ou à peu près. C’est qu’alors je voyais tout à 
travers le prisme de la jeunesse et de l’enchantement. 

Il me lut,. croyant me faire grand plaisir, un pas- 
sage d’une brochure d’un certain Melon qui a été 
secrétaire du régent, laquelle brochure a pour titre : 
Essar politique sur le commerce, et dans laquelle se 
trouve cette louangerie adressée à moi : 

« … Je yous regarde, madame, comme un des plus 
grands exemples de cette vérité. Combien de familles 
subsistent uniquement par la protection que vous 
donnez aux arts! Que l’on cesse d'aimer les tableaux, 
les estampes, les curiosités en toute sorte de geures, 
voilà vingt mille hommes au moins ruinés tout d’un 
coup dans Paris, et qui sont forcés d'aller chercher de 
l'emploi chez l'étranger. » 

En ceci, M. Melon me paraissait avoir raison parfai- 
tement, et je suis d’avis que nous autres gens de nais- 
sance, ne nous occupant pas assez des gens d'art et ne 
leur faisant pas une assez bonne place dans la société, 
cela pourrait bien leur donner un jour l’idée de se la 
faire meilleure, résultat auquel ils n’arriveront pas sans 
nous géner un peu. 

Mais revenons à M. de Voltaire. 1 m'a donc fait des 
vers, il m'a lu quelques lignes de la brochure de M. Me- 
lon, puis il a causé avec beaucoup d'esprit et de finesse 
du temps présent, auquel je ne comprends plus grand’- 
chose, peut-être parce que je suis vieille; il ne me par- 
lait sans doute du temps présent que pour que je lui 
parlasse du temps passé, où tout allait bien mieux, 
elon moi, peut-être parce que j'étais jeune, 

Je fis selon son désir, et me mis à voyager à reculons 
dans le jardin fleuri de ma jeunesse. 

Il m'éconta avec la plus grande attention, 

— (C'était, lui racontai-je, pendant la guerre que le 
due de Savoie, allié aux impériaux, soutint contre la 
France, 


» Les armées de Louis XIV avaient envahi le Pié- 


mont, et M. de la Feuillade avait mis le siége devant 
Turin. Son Altesse royale monseigneur le duc d'Orléans 
avait un commandement dans l'armée. 

» de prince envoya, dès le premier jour, un officier 
en parlementaire pour s'informer du quartier choisi 
par le duc de Savoie, pour qu'on ne tirat pas dessus. Il 
offrait, de plus, des passe-ports pour les princesses, 
pour les enfants de Son Altesse royale, afin qu'ils pus- 
sent se retirer sans danger où il leur conviendrait de 
se rendre. Le roi avait eu toutes ces générosités dans 
le but de plaire à madame la duchesse de Bourgogne, 
sans nuire en rien au succès de ses armes ou à ses 
intérêts politiques. 

» Le duc reçut le parlementaire, 

» — Monsieur, dit-il, répondez à M. le duc d'Orléans 
et à M. de la Feuillade que je suis sensible, comme je 
le dois, au procédé du roi votre maitre. Je n'accepte 
rien de tout cela. Mon quartier est partout où ma pré- | 
sence sera nécessaire à la défense de la ville; d’ailleurs, 
je ne consentirais pas à ce qu'on m’épargnat en acca- 
blant mes sujets. Quant à ma mère, à ma femme et à 
mes enfants, le jour où il me conviendra de les faire 
sortir, ils sortiront sans qu’il soit besoin d’autre pro- 
tection que la mienne. Remerciez, en mon uom, le gé- 
néral, monsieur, je vous en prie. 

» Lofficier s’inclina respectueusement. 

» — Maintenant, nous allons à l’église rendre grace 
à Dieu pour la levée du siége de Barcelone, et, ensuite, 
nous aurons une petite fête à laquelle vous nous ferez 
la grace d'assister. Vous pourrez dire que la tour de 
Turin n’est pas moins brillante sous les boulets français 
qu'au temps de sa splendeur. On vous montrera aussi 
que les dames de ce pays peuvent rivaliser avec les 
plus belles de ce monde, et j'espère que vous en rens 
drez témoignage à nos amis comme à nos ennemis. 

» Le parlementaire a retenu ces fiéres paroles et les 
a rendues à M. le duc d'Orléans, de qui je les tiens. Il 
assista aux fêtes, il y fit bon visage, avec cette merveil- 
leuse facilité des Français à se ployer à toute chose. 
Les dames déployèrent leurs plus beaux atours et leurs 
plus séduisants sourires ; il fut recu comme un galant 
par toutes : elles prétendaient qu'il devait emporter 
avec lui un parfum de leur beauté à rendre toutes les 
femmes de France jalouses, et tous les seigneurs fran- 
cais amoureux. 

» Ce qui est sûr, c’est qu'il en rapporta une char- 
mante aventure pour M. le duc d'Orléans, qui me la 
raconta et ne me fit pas défense de la répéter, Le pauvre 
prince, d’ailleurs, en eut bien. d’autres depuis que 
tout le monde sait, et qui ne furent ni aussi char- 
mantes, ni aussi parfumées. 

» IL avait grande envie de voir la princesse sa sœur, 
qu'il aimait fort. On a commencé par la lui donner 
pour maitresse avant de lui donner ses filles : ce n'était 
peut-être pas plus vrai pour l’une que pour les autres. 
Jamais prince ne fut plus calomnié que le régent; il 
avait cependant bien assez de vices pour qu'on ne lui 
en prélàt pas. 

» En ce temps-là, c'était un beau prince, tout jeune, 
déjà corrompu, mais encore romanesque, très-spiri- 
tuel, trés-instruit, très-brave et trés-bon; celui des 
descendants de Henri IV qui lui ressemble le plus, 
meme au physique. On ne saurait le flatter davantage 
que de lui dire cela. 

» IL fit demander à son beau-frère un sauf-conduit 
pour aller passer la journée chez la princesse Marianne, 


LA DAME DE VOLUPTE. 5 


en donnant sa parole d'honneur qu'il ne verrait rien 
que ce qu'il devait voir, et qu'il n’y aurait personne 
dans sa confidence. Il devait se déguiser de facon à 
n'être pas reconnu. 

» Le duc connaissait la loyauté de ce pauvre calom- 
aié; il lui envoya le sauf-conduit, en ajoutant qu’il 
espérait le voir plus d’une fois en faire usage. M. le 
duc d'Orléans, dès le soir même, prit un costume de 
miquelet (il y en avait dans les deux armées), se pré- 
senta à la porte, absolument seul, avec son sauf-con- 
duit, et demanda le chemin du palais. 

» On ne l’attendait que le lendemain, aucun ordre 
n’était donné pour son introduction; comment arriver 
jusqu’à la duchesse, à une pareille heure, sous un pa- 
reil costume, sans étre soupçonné? 

» Le prince s’abandonna au hasard, entra dans les 
jardins du palais encore ouverts, à cause de la chaleur, 
et parce que Victor-Amédée donnait asile à ceux dont 
les maisons étaient les plus menacées; il y avait donc 
une foule considérable. 1 

» Il passa inaperçu, allant toujours, cherchant, 
parmi ces visages, celui qui lui inspirerait assez de 
confiance pour s'adresser à lui. 

» M. le régent a toujours aimé les aventures, celles 
surtout qui ne ressemblent point aux autres. Il lui sem- 
plait trés-amusant d’être ainsi perdu au milieu de ces 
gens qui l’ignoraient en le détestant. L'effet que son 
nom prononcé eût produit dans ces groupes, si agités 
déjà de leurs cralistes, ne peut se calculer. U en eût 
peut-être été victime, la duchesse avec lui, et la con- 
fiance aveugle que ces peuples avaient en leur souve- 
rain en edt certainement été ébranlée. Aussi M. de 
Savoie tremblait-il à l’idée d’une imprudence. 

» A force de regarder parmi les jolies filles qu'il avait 
grande envie d’aborder, il en avisa deux assez leste- 
ment mises, fort agréables, quicheminaient ensemble en 
causant. Il les suivit, écoutant leur caquetage, non 
pour y puiser des renseignements sur ce qu'il cher- 
chait, mais pour y puiser des renseignements sur elles- 
mêmes. 

» Il trouva l’un et l'autre, et le hasard, bon Dieu! 
le servit à merveille. C’étaient justement deux filles 
attachées à la duchesse; elles étaient à la chambre, et 
l’une d'elles surtout, la plus jolie, semblait tout à fait 
dans ses bonnes ‘graces. 

» Elles racontaient mille petites aventures du palais, 
riant a gorge déployée, malgré la tristesse générale, 
habillant la Saint-Sébastien, la maitresse du roi, en 
fidèles servantes, plus jalouses du bonheur de leur 
maitresse qu'elle ne l'était elle-même. 

» Au bout du jardin, elles se séparérent; la plus 
jolie embrassa sa compagne et retourna au palais, 
pendant que l'autre continuait sa route. 

» Le prince attendait ce moment et l'aborda. 

» Bien que d'une naïveté relative, elle n'était pas sau- 
vage, elle ne se sauva pas devant ce beau jeune 
homme, très-poli, qui lui demanda chapeau bas si elle 
ne pouvait pas Vintroduire dans l'appartement de ma- 
dame la duchesse, et lui faire parler à une de ses filles 
d'honneur ou à une des personnes de son service in- 
time, 

» L'enfant le regarda avec soupçon, et répondit en 
hésitant : 

»— J'en suis, moi, de son gervice intime; mais que 
lu) voulez-vous, monsieur, à Son Altesse royale? 

» — Elle récompensera certainement la personne qui 


ee ——————"———— 
mintroduira chez elle; j’apporte un message qu’elle 
attend. 

» — Une lettre? 

»— Non,un message verbal; il faut quejeluiparle à 
elle-même. 

» — De la part de qui venez-vous? 

» — De la part de son frère, dit-il très-bas. 

»— Chut! Suivez-moi et taisez-vous. 

» — Voiciun sauf-conduit de M.le duc de Savoie, pour 
que je puisse entrer dans la ville et en sortir libre- 
ment. Vous voyez que je ne vous trompe point. 

» La jeune fille fit un sourire, ce qui signifiait beau- 
coup. Elle prenait de importance à ses propres yeux, 
par l'idée d’être liée à un grand secret. Elle marcha 
devant, faisant signe au prince de la suivre; et ils ar- 
rivèrent ainsi à un escalierconduisaot chez la duchesse, 
et descendant directement dans le parterre. 

» La jeune fille passa la première, lui recommandant 
de marcher doucement: elle monta deux étages, l’in- 
troduisit dans une petite chambre toute blanche, en 
ferma la porte derrière elle, et lui demanda alors d’un 
ton décidé: 

»— Voyons, maintenant, que lui voulez-vous, à ma- 
dame la duchesse? 

» Le prince se mit à rire. 

»— C'est à elle que je dois parler, non pas à vous, a] 
belle enfant. 

» —On ne lui parle pas comme cela si facilement, à 
votre princesse, toute bonne qu’elle est. 

» —Je viens de la part de M.le duc d'Orléans, je suis 
porteur d’un message verbal pour madame la duchesse, 
elle m'attend; il s’agit seulement de la prévetur que je 
suis là, petite curieuse. 

» L'enfant hésitait toujours et faisait une moue qui 
Vembellissait. Le prince la trouvant plus jolie que les 
grandes dames, il se mourait du désir de le lui dire, et 
Philippe d'Orléans n'était pas homme à ne point satis- 
faire un désir quand il rencontrait une bonne occasion. 

»— Mademoiselle, votre nom, s’il. vous plait? de- 
manda-t-il. 

» — Josepha, monsieur. 

» — Mademoiselle Josepha, vous me paraissez aussi 
obligeante que vous êtes jolie, et j'ai grande envie de 
me confier à vous, si vous êtes aussi discrète que vous 
me paraissez obligeante et que vous êtes jolie. 

»— Oh! oui, monsieur, je suis bien discrète. 

»— Alors vous saurez tout. Mais mon message n’esl 
pas tellement pressé que je ne puisse songer à mo! 
avant de le remplir. Depuis longtemps, je vogue par la 
ville, je suis fatigué, je me meurs de faim. N’y aurait 
il pas moyen de souper un peu avant d'aller chez Son 
Altesse royale, qui me retiendra longtemps peut-être 
et ne me renverra à mon maitre que fort tard? 

»— Je vais sur-le-champ vous conduire à loflice 

»— C'est cela. 

» — Alors, venez. 

»— Je le veux bien... Mais, à l'office, on se deman- 
Quel est donc cet étranger? que vient-il 


\ 


« dera 
faire? * 

»— C'est vrai. 

» — Et alors de deux choses l’une : vous compromet- 
trez votre maitresse ou vous-même, 

»— Vous avez raison. 

» — Que faire? 

»— Dame! allez souper, ailleurs. 

» — Non pas : on ne doit pas me voir ailleurs, Si on 


6 LA DAME DE VOLUPTE. 


t 


me reconnaisseit pour Français, on me mettrait en 
Morceaux. 
»— Ah! mon Dieu! fitla jeune fille effrayée à cette idée. 
» — Il y a bien un autre moyen..., fit le prince avec 


hésitation. 
» — Lequel? demanda Josepha ayec ‘empressement. 
» — Vous ne le voudrez jamais. ù 


» — Dites fout de même, reprit-elle avec résolution. 

» — Si vous alliez me chercher à manger, et si vous 
m'en donniez ici? 

» — Dans ma chambre, monsieur! fit Josepha en 
rougissant. 

» — Oui, dans votre chambre, belle Josepha; et où 
est le mal? My voilà bien en te moment: il importe 
peu que j'y sois assis où que j'y sois debout. 

» Le raisonnement fut appuyé d’un sourire, d’un re- 
gard croisé avec le rebard de la jeune fille, qui se 
fixait sur un beau visage bien franc, bien loyal, bien 
ouvert, rempli de promesses, &t disant dussi tlairement 
que les plus belles phrases 

» Je vous trouve charmante et je vous aime. 

» Josepha était tne honnête fille; mais elle était co- 
quette, elle aimait à plaire, elle avait grande confiance 
en elle-méme, Et pis eile jouissait à ses propres yeux 
d'une certaine importance, en traitant chez elle le 
messager de M. le‘duc d'Orléans, son confident peut- 
être. L'imagihation d’une jeune fille fait beaucoup de 
chemin en peu de temps, et le mariage est au bout de 
tous Ses rêves. Le Francais si bien tourné pouvait 
être un bon parti; sa maitresse et son auguste frère 
pouvaient les unir, les doter, que sais-je? 

» — Enfin,se dite elle, c’est une excellente action que 
d'empêcher ce jeune nomme de souffrir ou de tomber 
entre les mains de ces méchants, qui veulent tüer les 
Français. Tuer les Français! II y en a de trés-aima~ 
bles, pourtant. 

» Êlle se décida. 

» Le prince Sinstalla près d’une fenétre ouverte 
sur le parc. La nuit tomba tout à fait. Une nuit em- 
bäumée, Ctincelante, une nuit d'Italie au mois de 
juin. Il jeta de côté et manteau et chapeau pour ètre 
plus à son aise, et remercia li jeune fille avec une 
ardeur dont éllé ile Seffrayd pas, et qui la réjouit, au 
contraire. 

» Ses projets prenaient une apparence de réussite; 
qu'un dé ses pareils songeat à la séduire, cela ne lui 
vint pas mème à l'esprit; un seigneur, à la bonne heure, 
elle sen fût défiée; mais un si jeune cadet, et qui 
paraissait fort pauvre, un miquele t! quelle apparence! 

» — Attendezici, fit-elle au prince, je reviens bientot, 
je vais voler pour yous. J’apporterai ce que je pourrai, 
il faudra vous en contenter. Par exemple, yous souperez 
sans lumière, au clair de la June; une lumière nous 
trahirait et je serais perdue. Attendez! 

» Elle laissa M.le duc d'Orléans seul une demi-heure 
à peine, et revint chargée d'un souper délicat, qu’elle 
avail maraudé à l'office; elle lui raconta avec toute 
la grâce et la gentillesse de son age, 
ployées pour se procurer les mets qu'elle plaçait à 
mesure sur la petite table devant lui, et Philippe se 
confondait en remerciments. 

Vous mettez deux couverts, j'espère? dit-il. 

» — ]1 le faut bien, ou je me coucherais à jeun. Jai 
annoncé que je dans les cabinets de Son 
Altesse à attendre ses ordres, et que je ne descendrais 
point, 


les ruses em- 


restera] 


» Ils s’établirent tous les deux, jeunes; beaux, riants; 
l’un si corrompu, qu'il jouait innocence à s’y mépren- 
dre; l’autre si innocente, qu’elle ne soupçonnait même 
rien. 

» Il l'étourditde compliments, de folies; il Vintéressa, 
il la fit rire, il la toucha ensuite; il ‘lui parla des” 
dangers qu'il courait, de la mort suspendue sur sa tête 
pendant ce siége terrible; il lui représenta la vie 
qu'il allait perdre comme si belle et si riche à son 
âge. 

» — Etsi j'étais heureux encore! Si j'avais quelques 
doux moments en ce monde avant de le quitter? 

» La pauvre enfant avait monté, pour son malheur, 
une bouteille de vin de Sicile, ce vin qui porte si vite 
au cœur et au cerveau. Pour son malheur encore, elle 
en avait bu, elle, accoutumée à la sobriété; pour son 
imalheur surtout, le jeune et beau prince était éloquent 
et passionne. 

» La soirée avait de ces émanations eniyrantes que les 
climats chauds connaissent seuls; elle pensait que ce 
jeune homme avait bien droit à un peu de bonheur sur 
la terre, et qwil serait cruel, barbare, de lui refuser le 
baiser qu'il demandait avéc tant d’instances. Et puis 
il lui persuada qu'il Vaimait, qu'il ne vivrait pas sans 
elle désormais; il lui persuäda ¢e que les amoureux 
persuadent si bien aux filles qui les écoutent, et qui 
Se laissent tromper parce qu’elles cottimencent par se 
tromper elles-mémes. 

» Il en résulta qu’au lieu d’aller Souper avec ma- 
dame sa sœur, de la voir ce soir-là, il ne parut que 
le lendemain, comme #il arrivait. 

» Il Wosait plus lever les yeux sur Josepha, qui, en 
apprenant son rang, fut bien confuse et bien malheu- 
reuse. Le prince n’en vint pas moins chez elle en se- 
cret, fort souvent même, au milieu des batailles ou de 
la mousqueterie. Son caprice pour elle fut assaisonné 
par ce sel dangereux, qui le rendait plus violent et 
plus durable. 

» IL paraît que la jeune fille s’humanisa. 

» En quittant l'Italie, 11 se confessaà la duchesse et 
la pria de la marier, en se chargeant de la dot. 

» Josepha épousa un certain Paolo Mariani. 

» Ge Mariani avait été fortriche; il avaitdes passions 
ruineuses, et, dès sa jeunesse, il avait dévoré en grande 
partie sa fortune. 

» Du reste, l'histoire de cet homme estétrange ; j'écri= 

rai, dans le cours de ces Mémoires, le réci it terrible, 
sangläht, des événements qui composent la destinée e 
Sa famille. 

» Quant à lui, il étaitentré dans la maison du prince 
de Carignan, et il vint avec lui à Paris, où il logea 
longtemps à l'hôtel de Soissons, On sait que le prince 
obtint le privilége de fournir le local pour la vente des 
actions de la banque de Law. Mariani fut préposé dla 
location des baraques où avaient lieu les transactions, 
et il fit la, en peu de temps, grace à des traits peu 
scrupuleux, une rapide fortune. Il était devenu un 
des complaisants du cardinal Dubois; il servait ses 
plaisirs et partageait quelquefois ses débauches. Du- 
bois venait chez cet Italien, et il y vit Josepha, 
qui était alors dans tout le luxe d’une beauté de 
trente ans, bien opulente et bien conservée, ll y vit 
aussi une charmante jeune personne de quatorze ansy 
fruit des amours de Josepha et du due d'Orléans. Le 
ministre du régent, qui ignorait l'aventure de Turin, 
combina immédiatement un plan séducteur contre les 


BA DAME DE VOLUPTE. 


~ 
i 
er ee 


deux jeunes one A lui la mère; a d'Orléans la 
fille. (était là un fait assez habituel à à ce vil pour- 
voyeur. 

» La tit lle de Josepha. sé nommait Teresa; elle ‘était 
ai ime beauté pure et ingélique deux grands yeux noirs 
brûlant d’un feu ingénu, un } front ‘Suave, un sourire 
divin, une taille a depiter ¢ de jalousie vingt coquettes 
des mieux faites. — 

» Josephaavait étéde mœurs légères , elle était peut- 
être « encore ; car je sais qu elle n "a jamais aimé le mari 
qu’elle avait dû épouser, et celui-ci, du res te, trouvait 
aillelirs compensation à l'amour qu'il n ‘inspirait pas 
à sa femme. Mais Josepha aimait sa fille, et elle eût 
ieux aimé la voir morte que de la voir fa maitresse 
même d’un prince. ~ 

» Le tœur à de ces anomalies : il n° y a pas | de plus 
2016 partisan de la vertu que celui qui ne la met pas 
eb pratique. ~ 

» Dubois, quisavait quel facile acces on pouvait ayeir 
auprès de Ttaliénhe, —,0ù nommait dinsi Josepha, 
= dépécha vers elle Te rove Ia Fare. La Mariani recut 
le capitaine dans un charmant boudoir, tendu, décoré 
et meublé comme celui d’une petite maitresse à la 
iaode 

» Disons, à la louange de l’Italienne ou à la honte de 
la Fare, que les propositions échouérent. 

» Le capitaine se leva pour sortir. 

» — Ré écliissez-Y bien, fit-il 

» — Il est tard, c’en est assez, répondit Josepha; ma 
maison m *dnpelle: je yous laisse. 

} — Ah! pul he pourrait supposer pour qui et pour 
quelle causé vous êtes retenue dans ce boudoir secret. 

3 — Dés qu’on Süppose, on suppose le mal, et votre 
présence. 

» — Souvenez-vous potir qui je viens supplier. 

» — Je veux l'oublier : un sot gagne pour un ami le 
cœur d’une ferme; tn infämée Pachéte pour un grand 
Seigneur. 

5 — Craignez le cardinal. 

»— Moi! 

» —Vous savez commentil se venge de ses ennemis. 

3 — De ses erinemis, soit, fit Josepha avec dédain et 
assurance; mais de mol... 

» — Vous, il votis aime. L’amourdédaigné se change 
étihäine. 

» — Bah! les verrous de la Bastille ne tiendraient 
pas contre moi; d’ailleurs, il est tard. 

» —Oui, madame, il est ‘tard, Seulement, un dernier 
mot. Vous connaissez la devise du cardinal : «Ce qu'on 
ne te donne pas, prends-le.» Vous refusez; il prendra. 

» La Fare sortit. 

» Quelques jours après, Mariani, qui génait, futjetéa 
la Bastille; les prétextes ne manquaient pas. Josepha fut 
enlevée en sortänt un soir de chez madame dé Tencin. 
La Fare vint consoler la petite Teresa, et lui conseilia 
Waller se jeter aux pieds de Dubois pour demander la 
grâce de sa mére et de Mariani, quelle nommait son 
père. 

» Dubois regut & merveille la jolie énfant, et Tui 
promit deli conduire le soir même chez le prince. En 
#ttendant, on la retint dans les appartements du minis- 
tré; et, la nuit venue, on la conduisit, en effet, dang 
une petite maison où le régeut passait quelquefois de 
ces soirées où la vertu S'immolait souvent. 

» La petite Teresa, qui s'était éprise aux belles pa- 
roles de la Fare, suivait le capitaine avec tn charme 


secret; celui-ci n’eût pas mieux demandé que de déve- 
lopper dans le cœur de la jeune fille le germe d’amour 
qui y poussait; mais le régent... 

— Mais le régent aimait les primeurs, surtout celles 
qu'il avait semées, fit Voltajre en m'interrompant et 
en faisant allusion à la paternité du duc a l’égard de 
Teresa. 

. — Vous calomniez comme les autres, VOUS, monsieur 
de Voltaire, qui écrivez l’histoire! ai-je répondu. 

— L'histoire vit de mensonges et de calomnies. 

-— Dans ce cas, vous n’avez pas besoin de connaitre 
la fin de ce récit. 

— J'aurai le plaisir de lire le dénoûment dans vos 
Mémoires. 

— Vous youlez donc que j’écrive mes Mémoires? 

—Jl y a longtemps que vous auriez dû les commen- 
cer; c’est un vol à faire à l’histoire que de garder pour 
vous de tels secrets. Assez de gens raconteront à l’a- 
venir les batailles, les négociations, les grands événe- 
ments de la politique; mais les particularités des 
ruelles, des alcôves et des cabinets, les acteurs seuls 


qui y ont joué un rôle peuvent les connaître et 
les révéler, 

— Les écrire, moi? La bonne plaisanterie! 

— Pourquoi pas? 

— Mais je ne saurais jamais. 

— N'écrivez-vous point tous les jours des lettres 
charmantes ? 

— Des lettres ne sont pas des mémoires. 

<= Ne faites-vous pas des vers ädorables ? 

— Je nen ai jamais fait que quatre, 

— N'y a-t-il pas à PAcadémié des gens qui n’en ont 
pu faire qu'üti, et qui, par cbusedtattt. en ont fait trois 
de inoins que yous? 

— Dites-moi d'abord comment on fait pour écrire. 

— Ali! Comtesse, comment faisait madame de Coù- 
latiges? comment faisait madame de Sévigné? com- 
inent faites-vous vous-même ? 

— N'importe, donhez-moi une leçon. 

— Mettez Str le papier tout ce que vous venez de me 
raconter ce soir, et béaucoup d’atitres choses, et encore, 
et encore, tout ce dont vous vous souviendrez enfin; il 
n’en faut pas davantage, je vous jure. Votre style est 
sans prétention, comm votre esprit; vous direz ce que 
vous avez vu Woriginal, ce que vous avez su de cu- 
rieux, et si, par hasard, vous ënt veniez à mentir, 
vous n’en seriez que plus digne de ressembler aux 
historiens de tous les siècles, lesquels ne s’en sont ja- 
mais génés dans le passé, ne s’en génent pas dans le pre- 
sent, et ne s’en géneront pas davantage dans l'avenir. 

Et, sur ce, M. de Voltaire s’est levé, m’a saluée, et est 
parti, suivi de ses deux protégés, aboyanta ses chausses 
pour qu'il les récüt dans son logis, qui passe, selon le 
style académique, pour Pantichambre des Muses. 

Restée seule, j'ai appelé mes femmes et je me suis 
couchée; mais, au lieu de dormir comme j'eusse dû 
faire, j'ai pensé toute la nuit à ces dernières paroles 
de M. de Voltaire. Je dors peu maintenant, ainsi que 
cela est d'usage chez ceux qui ont beaucoup vécu dans 
le passé et qui ont peu à vivre dans l'avenir, J'ai senti 
battre mon vieux cœur à l'idée de mettre sur le papier, 
devant mes yeux, devant ceux des autres, cette jeu- 
nesse que je ne reverrat plus désormais, ailleurs que 
dans mes souvenirs, et, encouragée par les suffrages 
de cet homme qui, d'ordinaire, ne distribue que des in- 
jurés ou des flatteries, je me suis décidée à commencer 


8 LA DAME DE VOLUPTE. 


ces Mémoires. Je les haterai le plus possible, afin de 
les conduire jusqu’au bout ou, du moins, jusqu’a 
l'époque où fai cessé de vivre par les autres et pour 
les autres. Le reste n’appartient qu'à Dieu et à moi. 

Donc, aujourd’hui, 8 octobre 1734, je commence cette 
histoire de ma vie; je dirai tout ce qui sera intéressant 
à savoir, sans plus m’inquiéter des gouvernements 
que des particuliers. La vérité est douce à penser, elle 
le serait bien plus encore à jeter à la face de ceux qui 
nous génent : c’est une satisfaction que l’on n’a guère 
en ce monde que dans certaines conditions ; probable- 
ment, ce sera une des réjouissances du paradis, quoi- 
qu’elle ne nous ait pas été promise. 

Je ne sais si les rares lecteurs qui seront appelés a 
jeter les yeux sur ces Mémoires connaitront, méme 
aprés ma mort, les quatre vers auxquels M. de Voltaire, 
le Parthe qui, en fuyant, m'a lancé la flèche de l’orgueil 
dans le cœur ; je ne sais pas, dis-je, si les rares lec- 
teurs appelés à jeter les yeux sur ces Mémoires con- 
naitront, même après ma mort, les quatre vers auxquels 
M. de Voltaire faisait allusion et qui ne sont rien autre 
chose qu’un quatrain, composé il y a quelque huit 
jours par moi pour me servir d’épitaphe, et que voici : 


Ci-git, dans une paix profonde, 
Cette Dame de Volupté 

Qui, pour plus grande sûreté, 
Fit son paradis en ce monde. 


Mais, qu'ils les connaissent ou ne les connaissent pas, 
il est bon qu’ils sachent que je n'ai pas toujours été la 
Dame de Volupté qu’on a tant célébrée à Paris depuis 
trente ans. Comment je le suis devenue, c’est la ce 
qu'il faut expliquer. Il y a loin, en effet, de Jeanne 
d'Albert de Luynes à cette comtesse de Verrue, Dame 
de Voluptéd'aprésent. Elles ne se ressemblent pas plus, 
par la pen:ée et les sentiments, qu’elles ne se ressem- 
blent par le visage; et Dieu sait ce que j’ai été et ce 
que je suis devenue. Ce que j'ai été, les autres s’en 
souviennent peut-être; quant à moi, je lai oublié, 
grâce au ciel. C’est un regret de moins. 

Quant à ce que je suis devenue, mon miroir se charge 
de me le dire tous les jours. C'est un ami brutal, mais 
sincère, et j'en suis venue lentement, je le sais, mais 
enfin j'en suis venue à lui pardonner ce défaut en fa- 
veur de cette qualité. 


Il 


Je suis née le 18 septembre 1670, l'année mème 
où M. de Bossuet, que j'ai encore vu étant enfant, jeta 
ce grand cri : Madame se meurt, Madame est morte! 
ce qui me constitue à l'heure qu'il est, c’est-à-dire au 
8 octobre 1734, jour où je commence ces Mémoires, 
soixante-quatre ans bien comptés. 

Mon père, le duc de Luynes, favori de Louis XII et 
acteur dans la terrible tragédie de Concini, mon père, 
dis-je, tifs du due de Luynes et de Marie de Rohan, 
plus connue sous le de Chevreuse, 
qu'elle tenait de son second mari, que sous celui de 
duchesse de 


nom de duchesse 


Luynes ou de madame la connétable , 
qu'elle tenait du premier, mon père n'eut point 
d'autres frères, mais seulement une sœur utérine, ma- 
demoiselle de Chevreuse, fort connue dans la Fronde 


x 


par ses amours avec le coadjuteur, devenu plus tard 
le célèbre et tracassier cardinal de Retz. 

Comme ce n’est point à moi de dire du mal de ma 
famille, on ne s'attend pas, je l'espère, à ce que je 
raconte les aventures scandaleuses de ma tante. D’ail- 
leurs, les mémoires du temps s’en sont chargés, 

Or, soit rivalité, soit froideur maternelle à l'endroit 
de sa fille, toute la tendresse de ma grand’mére, la du- 
chesse de Luynes-Chevreuse, se reporta sur mon père, 
auquel elle fit donner par son second mari le duché de 
Chevreuse, bien qu’il n’y eût aucun droit. Entre nous, 
nous ne nous en faisons pas accroire sur notre origine, 
et nous savons à merveille que la maison d'Albert 
ne remonte pas plus haut que la faveur de Louis XIII, 
faveur conquise par l'adresse qu'avait mon grand-père 
à dresser les pies-grièches avec lesquelles le jeune roi 
chassait aux petits oiseaux dans les jardins du Louvre. 

C'était donc pour mon père un grand honneur, sans 
compter le profit, non moins grand, de toucher à la 
maison de Lorraine, même par cette éloignée succes- 
sion. Pour le mieux ancrer dans le monde, elle lui fit, en 
outre, épouser sa sœur consanguine, fille de son père, 
le duc de Montbason, et de cette fameuse duchesse de 
Montbason qui eut toute sorte de querelles avec 
madame de Longueville, et dont la mort mystérieuse 
et sanglante fut cause que M. de Rancé se fit trappiste, 
de simple abbé qu'il était, et même plus frivole que ne 
le comportait l'habit. 

On voit maintenant de qui je descends et que mes 
deux aïeules ont commencé à la manière du Cid de 
M. Corneille, c’est-à-dire par des coups de maitre, 
l'illustration galante et politique des femmes de notre 
race; il ne faut donc pas trop me blamer: si j'ai marché 
dans la même voie, je ne faisais qu’y suivre la trace de 
leurs pas; d’ailleurs, à cette époque, cette voie était si 
battue, qu’elle ressemblait fort à une grande route. 

Ma mère, en dépit de cette parenté, était une sainte 
et digne femme. Mon père, plus qu’elle encore, si cela 
se peut, avait toutes les vertus qui manquaient à la ma- 
jorité de nos ancêtres. Il résulta de cette double sévérité 
de mœurs une fidélité conjugale qui donna naissance 
à une grande quantité d'enfants. On les éleva dans des 
principes derigidité qu'on trouverait fort ridicules au- 
jourd’hui, mais qui, par hasard, se trouvèrent de mise 
sous le règne de madame de Maintenon. Mon père etma 
mère suivirent en cela non pas la mode, mais, au 
contraire, leur propre inclination vers le bien. 

Le roi lui-même commençait, dès l’époque de ma 
naissance, à donner, non pas encore l'exemple, mais 
la pente de cette réforme, par les sévères prélats et les 
savants chrétiens qu'il plaça près de monseigneur. 

Mon père n’était pas très-riche, et, comme ce n'était 
pas son goût de nous mettre malgré nous en religion, 
il songea donc à nous pourvoir de son mieux et à se 
défaire de nous selon notre condition et malgré les 
oppositions que le manque de bien apportait à notre 
établissement. Nous étions belles, et particulièrement, 
moi, j'étais plus belle que mes sœurs, disait-on; nos 
amis s’efforcaient de prouver que cette beauté, la vertu 
et les alliances formaient une dot suffisante, Gt que, si 
pauvres que nous fussions, le fussions-nous mêrne das 
yantage encore, nous pouvions prétendre à tout, = 

Or, il arriva que, vers le temps où fatleignais ma 
treizième année, un parent de ma mère fut envoyé en 
mission en Savoie: il y vit la comtesse de Verrue et 
son fils pendant la négociation dont il était chargé, 


LA DAME DE VOLUPTE. 9 


L’occasion s’offrit de parler de moi; je ne sais comment 
il se fit qu’il traca de ma petite personne un portrait 
dont le comte sexalta, et voila cet abbé de Léon (le 
parent de ma mère s’appelait ainsi) enchanté de l’idée 
qu’i) m'allai marier par-dessus le marché de son 
ambassade. La comtesse de Verrue était dame d'honneur 
de madame de Savoie et veuve; elle comptait fort à la 
cour, elle et son fils étaient riches de leurs biens et 
de leurs charges. L'alliance était belle : elle fut propo- 
sée à mes parents, qui l’acceptèrent, ct, quant à moi, 
qu’on n'avait aucunement pris la peine de consulter, 
un beau jour, on me prévint de faire faire mes habits 
de noces et de me tenir prête à partir. On ne se 
croyait pas obligé naturellement à plus de précau- 
tions vis-à-vis de moi, 

Je n'avais jamais songé au mariage, et le premier 
chagrin que me causa le prochain changement dans 
mon état fut qu'ayant une grande poupée de ma taille 
à peu de chose près, que j'avais l'habitude de faire 
habiller des mêmes robes que moi, je voulais absolu- 
ment qu’on lui fit un trousseau pareil au mien; ce qui 
équivalait, pour mon père, à une fille de plus à marier. 
Or, comme nous n’étions pas riches à faire des folies, 
mon père mit fin à cet enfantillage par un je ne veux 
pas solennellement prononcé. s 

Mon père eût dû raisonnablement s'opposer à ce que 
Yon me mariàät si jeune, et surtout à ce que l’on 
m’enyoyat si loin. Nos craintes d’exil matrimonial, à 
mes sœurs et à moi, n’atlaient pas au-delà de la pro- 
vince, en guelque chateau ou quelque gouvernement 
éloigné, avec un voyage à la cour tous les deux ans, 
des demoiselles, un chapelain etun écuyer pour suite. 
C'était déjà bien dur. Mais l'étranger, mais la Savoie, 
il me sembla que c’était le purgatoire anticipé : je ne 
m'attendais guére, je Payoue, à ce que je devais y 
trouver. 

Je ne hasardai point @observations à l'endroit du 
mariage, sachaut que je ne gagnerais rien a répliquer. 
Je pleurai seule, avec ma gouvernante Babette, qui ne 
youlait pas me quitter, et que jai, en effet, emmenée 
partout; mes parents y consentirent volontiers et je 
m'en trouvai bien, car la bonne fille m’a souvent soi- 
gnée et consolée, et je lui dois la vie, ainsi qu'on le 
verra plus tard. 

On me montra le portrait de M. de Verrue : il était 
jeune, bien fait, beau de visage, et m’écrivait une lettre 
toute pleine du désir de me plaire. Ma gouvernante 
me montra qu'il fallait considérer tout cela et ne 
plus me désoler si fort. Or, ma gouvernante ayant 
plus d'expérience que moi, je la crus, et je me mis à 
regarder chaque soir ce doux visage que je devais tant 
aimer plus tard et tant regretter chaque jour de ma vie. 
Peut-être bien peu de gens croiront-ils cela : c'est cepen- 
dant la vérité. 

Mes parents, sauf le refus fait des présents de noces 
à ma poupée, et M. de Verrue, se montrèrent fort géné- 
reux envers moi. Ma mère me donna une superbe garni- 
ture de point de Venise qu'elle tenait de la sienne et 
où les armes de la maison étaient brodées ; elle passait 
pour la plus belle que l'on eût vue depuis long- 
temps. 

M. de Verrue m'envoya les magnifiques pierreries de 
sa maison: j'en fus éblouie; en regardant d’un œil les 
joyaux, et de l’autre son portrait, je trouvais les joyaux 
superbes, et lui plus beau encore, Le méme soir, mes 
sœurs montérent dans ma chambre, tirérent les diamants 


de leurs écrins, et m’en couvrirent ; j'en étais écrasée, 
mais si fière, que je me trouvai plus grands se toute 
la tête. 

— Oh! ma chère Jeanne, s’écria ma sœur cadette, 
vous voilà parée comme une reine, et, bien sûr, vous 
le serez un jour. 

J'ai souvent pensé depuis à cette parole, qui était 
presque une prophétie. — J'ai été quasi reine, en effet. 

M. de Verrue arriva la veille du contrat; il s’'annonça 
chez mon père par un beau présent sur lequel on ne 
comptait point; ma mère me fil alors venir chez elle, 
et je me souviens encore aujourd’hui de ses paroles, 
comme si elles les eût prononcées hier. 

— Ma file, me dit-elle, préparez-vous à recevoir, 
ce soir, M. le comte de Verrue en qualité de futur époux; 
nous avons admis sa recherche, non-seulement parce 
qu'il est riche et de bonne maison, mais encore parce 
qu'il est honnête homme, pieux, qu'il a de l'esprit et 
qu'il doit vous rendre heureuse, si vous savez l'être. 
Vous retrouverez dans madame sa mère bien plus de 
mérite que dans la vôtre, une tendresse aussi sincère et 
aussi éclairée. Remplissez vos devoirs envers elle et en- 
vers votre mari, soyez très-humble servante de la mai- 
son de Savoie, qui va vous gouverner. Ces princes sont 
de grands princes et qui viennent immédiatement après 
le roi. Oubliez que vous êtes Française, et aimez votre 
nouveau pays ainsi que vous avez aimé celui où vous 
êtes née. Vous ne nous reverrez pas de longtemps sans 
doute. Souvenez-vous de l'éducation que l’on vous a 
donnée, et ne nous forcez jamais à déplorer l'amour 
que nous vous portons. Nos vœux et nos bénédictions 
suivront la fille que nous allons perdre, le ‘Aeil- 
leur et le plus à souhaiter est que vous ne reveniez 
jamais. 

En écoutant ces paroles, javais grande envie de pleu- 
rer; je me contins, cependant; mamère, toute-puissante 
sur elle-même, me paraissait si calme, si tranquille, 
que je ne la crus point émue, et mes larmes se glacè- 
rent sans couler. 

— Allez, maintenant, ma fille, ajouta-t-elle pour 
finir, et faites-vous parer ainsi qu'il convient; on vous 
avertira quand il sera temps. 

Je retournai dans mon appartement, où mes sœurs 
m'altendaient avec impatience pour savoir de moi quels 
sont les discours que l’on tient à une jeune fille sur le 
point de se marier. Pour passer le temps, elles avaient 
paré ma grande poupée avec sa plus belle robe et tous 
mes diamants; elle avait ma coiffure, mes dentelles, et 
se tenait droite en face d’un grand portrait du roi 
Louis XIII. Pauvre poupée ! pauvre Jacqueline! qu’elle 
était superbe et qu'elle était aimée! — Jacqueline 
de Bavière, rien que cela! à cause d'une belle his- 
toire que nous avions lue. 

En trouvant ma poupée à mon image et à ma res- 
semblance, les larmes que ma mère avait refoulées au 
fond de mon cœur coulèrent le long de mes joues et 
bientôt sur celles de Jacqueline, que j'embrassai en san- 
glotant. Les rôles étaient changés : j'étais la mère et 
Jacqueline la fille. 

— Ah! ma chère Jacqueline! ma bonne Jacqueline! 
m'écriai-je, me faudra-t-il vous quitter? 

Pourquoi ma mère ne m'avait-elle point parlé comme 
cela? C'eût été bien moins raisonnable, mais bien 
plus maternel, à ce qu'il me semble. 

Mes sœurs, en me voyant pleurer, pleurèrent aussi 
et m’entourérent de leurs bras. 


10 LA DAME DE VOLUPTÉ. 


= Non, ma Sœur, Sécria laînée généreusement ; 
puisque vous partez, vous aurez Jacqueline à vous 
toute seule. 

Jai besoin d'expliquer cet advèrbe ÿénéreusement ; 
que j'ai souligné: 

Jacqueline était ma propriété indivise; comme disait 
Pintendant de Dampierre; à propos d’un petit champ 
qui nous avait appartenu ef qui, je d’ai jamais su com- 
ment, était devenu la propriété de ses trois fils. 

— Vous aurez Jacqueline à vous toute seule ; nous 
vous la donnons: 

— Ah! du moins, répondis-je, je ne quitterai pas 
tout à la fois. 

— Mais yous avez un mari, vous, répondit hargneu- 
sement la seconde de mes sœurs, et nous n’en avons 
pas. Un mari qui donne de pareils diamants vaut bien 
Jacqueline, qui ne donne jamais rien, et à qui il faut 
toujours, au contraire, donner quelque chose. 

Les deux adverbes soulignés peignent mes deux 
sœurs au naturel. 


Ill 


Sur ces lamentations et ces récriminations, Babette 
et nos femmes entrérent pour commencer notre toi- 
Jette. Il fallut dépouiller la princesse de Bavière à mon 
profit. En vérité, une fois parée, je n'étais guère plus 
grande qu’elle, et je n’avais pas si bien lair d’une 
fiancée. Cependant, ma petite personne me sembla plus 
importante de moitié. Je me tournai en face de mon 
miroir. Je fis la révérence au portrait du roi. Je tachai 
dallonger ma queue en me baissant, et de prendre les 
airs de la duchesse de Richelieu, quand eflé nommait 
Jes dames a Ja reine, et tout cela pour que le temps 
passat plus vite. [| me semblait que M. de Verrue ne 
se montrerait jamais. 

On me vint avertir. 

Je me sentis d’abord intimidée ; mais je repris cou- 
rage en songeant que j'avais, comme ma mère, une 
gorgerette de point de F lande, un corps de jupe et un 
bas de robe, ce qui faisait nécéssdirement de moi un 
personnage. Je suivis l’écuyer de la duchesse, qu’on 
appelait M. de Magloire, et ma gouvernante Babette, 
qui m’ouvraient les portes; enfin jarrivai à la salle du 
dais, où l’on s'était établi, selon les usages des grandes 
réceptions. 

Mes condttcteurs s’effacèrent. 

Sentra. 

Ma thère vint au-devant de moi; elle me prit la 
main tandis que je faisais la révérence, et me mena 
devant un grand homme maigre, habillé de violet, avec 
des cheveux négligés, le nez en bee de faucon, la mine 
haute et sévère, et l'œil fouilleur et à fleur de tête, 
ce qui lui donnait l'apparence la plus impertinente du 
monde. 

J'eus un instant de terreur, je crus que Von m'avait 
donné un faux portrait et que j'étais devant mon mari. 
L'hébit Violet eût di me rassurer; mais je n'avais point, 
à cette époque, .dit étude des costumes; quoi qu'il en 
soit, je frissonnät. Avais-je le pressentiment des mal- 
heure dont cet homme devait chercher un jour à m’ac- 
cabler?... 

Monsieur l'abbé de la Scaglia, dit ma mère, voici 
mademoiselle d'Albert, ma fille. 


Je ne levai pas les yeux; jé compris que ce HUE 
Violet était l'oncle du comte de Verrue, le fhéte dé son 
père; l’abbé dela Scaglia de Vérrue, qui dévait nenétébh 
neveu en France, et le conduire a l'autel, accompagné 
de l’ émbässidéür du duc de Savoie et ‘de vlusietirs 
personnes de qualité ayant l’hontieur de lui appartetiir. 
L'abbé avait whe voix voilée, qui semblait totjotrs 
éme ét qui trompait fort : à Pentendré, on l'aurait cha 
bon; en le voyant, on le croyait moins; efi le ebtitlais- 
sant, on ne le croyait plus du tout. 

_Aüreste, je n’en donne ici que le crayon. “Nous tà- 
cherons de le peindte plus tard. 

— Mademoiselle est bien plus belle que son portrait, 
dit-il, et je suis sûr aussi qu’elle a beaucoup plus d’es- 
prit que ses lettres. Nous avions cependant été émer- 
veillés de tout cela; maintenant, nous serons plus 
heureux que nous ne le supposions encore. 

C'est mon frère qui m’a, plus tard, répété ce compli- 
ment; car, pour moi, je n’entendais rien, J’attendais 
ce (ui allait suivre. D'ailleurs, ce prêtre me regardait 
d’une façon singulière et son regard me troublait. 

L’abbé prit à son tour M. de Verrüe par la main, et 
le mena en face de moi. 

— Mademoiselle, voici le plus fortuné des mortels, 
dit-il avec un demi-sourire d’amére ironie, 

Cette manière de présenter un futur époux était au 
moins hardie : que s’en devait-il suivre? Le bonheur 
annoncé viendrait-il réellement? Hélas! l'abbé de la 
Scaglia n'a jamais passé pour un grand prophète. 

Ces révérences et ces préliminaires terminés, nous 
nous assimes en cercle et la conversation commença. 

L'abbé m'adressa plusieurs questions entortillées de 
louanges; ma mère ne me laissa point le temps de rés 
pondre. On craignait ma timidité, ou ma hardiesse. Ma 
mère ne me connaissait point assez pour être sûre de 
moi. Les soins de la cour, les affaires du monde et 
mille autres choses ne lui ayant jamais permis de nous 
suivre et de nous étudier comme elle l'aurait fait sans 
doute en tout autre état. 

M. de Verrue me parla ; je le regardai, pour lui ré- 
pondre, et je restai toute charmée, et, par conséquent, 
toute muette. Il avait alors vingt-deux ans à peu près, 
les plus beaux yeux et les plus beaux cheveux de toute 
Vitalie, une taille à souhait, un sourire frangé de per- 
les et des mains à servir une reine. Son babil était du 
dernier galant; on y voyait tout le soin de me plaire, 
à moi,qui n'avais jusque-là reçu de soins de personne. 
Ma petite vanité ne fut donc pas peu flattée de ce char- 
mant mari. J'avais grande envie de le quitter pour 
aller le dire, comme faisait M. le chevalier de Guise 
pendant ses bonnes fortunes; mais on ne sort pas 
aussi facilement que cela d'une soirée de fiançailles 
et de contrat. 

Nous en etimes jusqu'à dix heures, 

Le lendemain fut consacré aux visites de famille, le 
surlendemain aux visites des amis particuliers, le jour 
suivant fut celui de Versailles et de MM. les princes 
du sang, où mon père conduisit partout son futur gen- 
dre. Ce fut un tourbillon étourdissant, et, depuis ce 
moment jusqu'au jour du mariage, je n’eus pas le temps 
de me reconnaitre, J'avais quitté appartement de mes 
sœurs pour prendre, avec Babette, celai de madame de 
Chevreuse, lequel ne seryail que dans les grandes oc 
casions. La messe fut dite à la chapelle de l'hôtel, Le 
roi Waimait point que Pon mariit les étrangers chez 
lui. L'assemblée était nombreuse, L'abbé de Verrue se 


LA DAME DE VOLUPTE. 11 


scene Wofficier par sa parente proche. Le fait est 
qu'il n'officiait guère et que son état de prétre ne Voc- 
cupait qu'à ses moments perdus ; il avait au moins cette 
conscience-là. Ter | 

Après le diner, le souper et le reste, le coucher eut 

jeu suivant les usages habituels, et la chemise nous 
fut donnée*en pompe chacun de notre côté. 

Nous restames seuls. | | à 

Gé fut pour moi une grande nouveauté que d’être 
débarrasse de mes lisiéres. M. de Verrue se montra 
honnéte homme et hortme des; rit. J'éfais trop jeune 
ét trop ignorante pour songer à Tabou ou méme pour 
y faire songer. Cependant, j'en suis stire, celui que 
js pour lui dans la suite prit ses racines en cé jour- 
là. Nous causämes fort, je eus plus peur de lui; je lui 
Ouvris Mon petit Cœur Palgiat Je lui promis de ne rien 
fegretter dérrière moi, en le suivant dans son beat pays 
d'Italie; d’aimer sa mère autant que jé l’aimais lui- 
Mmétne. Hélas! j'ignorais combien cette promesse-li me 
éonduirait 10in et ine Coûterait À tent. ; 

J'étais donc, aux yeux dti monde, sinon en Kalité, 
la cottitesst de Verrue; il né mé restait rien dé made- 
moiselle d’Albert, pas même le nom, que notre mariage 
létudit À mid Scent cddétte. Oh mé garda fhélques jours 
encore à Paris, à Versailles et à Dampierre pour me 
montrer. Enishite, On parla de faire les coffres et le jour 
de mon départ fut fixé. 

M. de Verrué avait dmené un fort grand se 
Nous devions voyager dans üné ¢aléche à six chevaux. 
L'abbé avait 14 sienne déertiére, et une troisième suivait 
pour iney femmes; et puis quantité de gens à Cheval 
ét même des pages, ce qui n'allait, eri France, qh’aux 
fens titrés, mais ce dont les Seigneurs de Savoie he se 
 privaient point. Je fus embrassée et pleurée de toute tia 
famille: ma there, et mon pèré lui-méine, mirent le 
décorum de côté et s'attendtiretits mes sœurs fondaient 
éfi eau, ét, comme j'étais déjä en carrosse, je vis ac- 
tourir la der#li¢re, erifant dé six à sept ans, träinanit à 
Ptatid’peine dans ses bras Jacitieline de Bavière, én 
habits de wild, les memes qi’ot li avait mis le jour 
de mes fotes, avec des cheveux fort épars. Elle essaya 
dé montér sn le marchepied pout artiver jusqu'à nous, 
ét, commie éllé t’y potvait parveriir, éllé sé mit A 
crier : 
| + étiez, thadatne la comtessé de Verrte, 4ÿéz Soïn 
de Jäcquetihe, je vous ef conjure. 

M. de Verrue se récria à son tour, défhandant cé que 
si#nifiait Cette entrée. 

— OW! Motisiétir, m’éeriai-je tout éplorée; est Jac- 
queline. Jamais on ett pris un ton plus tragique pour 
annoriter à Philippe lé Bon Ke vtdie princesse aw mii- 
lieu dé ses milletitg. 

—Ph! qu’ivons-rous besoin de Jacqueline en voyage? 
me dit le comté le plas gravement du monde, Paites- 
Jui vos adiet£, madimeé, 6% séparez-Vvous Welle courd- 
fensement. 

— Monsieur, repris-je, mes sœurs m'ont dofiné Jae- 
queline, Pemmeéne Jdéqueline, Misséz-tioi Jaequetine! 

Hahette, qui entendait mes bris de la voiture oir blle 
était dejo montée, sauta à terre, accourut et vit de 
quoi il était question. 

Je servais Jacqueline contre mon com. 

— Madanié Ia comtedse, dit Babette, M. le comte 
n'a que faire de cet enfantillage-lvy songer done à ce 
qa’ vous tes et ott vous allez! 

Je me mis à pleurer de plus belle, Mais M. de Verrié, 


loin de s’en facher, fut, tout au contraire, touché de 
Ina peine. | 

anne Be demande pas mieux que de prendre Jac- 
queline, madame, dit-il, puisque vous la souhaitez si 
ardemment. Seulement, avec votre permission, on la 
pourrait mettre en un coffre ; car il ne mé paraît pas 
absolument nécessaire de l’avoir en carrosse avec 
nous. 

— Dans un coffre! m’écriai-je. Oh! monsieur, elle 
sera bien mal dans un coffre. | 

M. dé Verrue ne put s'empêcher de rire et proposa 
un terme moyen : c'était de mettre facquéline dans le 
carrosse de nos gens. 

Je consentis à ce sacrifice, à cause de la manière dont 
il me fut demandé de la bouche et surtout dès yeux. 

M. de Verrue avait un de ces regards auxquels on 
ne résiste pas. 

Jacqueline, bien énveloppée, fut confiée À Babette, 
qui S’éhgagea & avoir d’ellè le plus grand soin tout le 
long de la route. ; 

J'étais tranquille; — avec Babette, Jacqueline ne 
manquerait de rien. | : 

Voilà ce que j'étais quand on me maria! 


IV 


Pendantla route, l'abbé delaScaglia vintsouvent dans 
notrè caléche. Il me combla de bonbons, de friandises 
ët de morale; les ans he me plaisaient pas plus que 
Pautre. Il est des gens dont les parfums n’ont point 
d’odeur, dont les diamants n’ont point @’éclat, dont 
les Soins n’ont point de charme, Ils rendent tout désa- 
gréäblé, mémeé Pamiour. 

Mon réyérend oncle avait la chance d’être un de 
ceux-là. 

Mon itistinet né me trompait pas. 

Quant à mot Mari, il n'eut qu'un défaut, c’est sa 
famille; sans sa famille; c'était un être parfait; C’était 
un homme à se faire aimer des plus rebelles. Sa pa- 
tience et sa dotceur, perdant cette longue route, né se 
démentirent point un instant, et cependant, maintenant 
tue j'Y pense, je devais être une insupportable compa- 
erie de voyage. Il allaau-devant de mes moindres fantai- 
sies, il prévitif mes moindres désirs sil veilla sur mon 
Sommeil, it fat gai; enfant) aithable; jouant avee moi 
comme sil ett eit mon âge: Ib placa méme, un beau 
jour, Jacqueline à côté de lui, et, comme il me parut 
qu'il lai faisait trop dé tendresses, ce fut moi qui la 
renvoyai dans l’äutré voiture. Je trois que j'en deve- 
nais jalouse, 

Tout alla dont pour le mieux, et, dès le troisième 
du le quatritmie jour de route, jé ne regrettais plus 
rien du tout, 

Nous traversämes les Alpes att mont Genis, Pambi- 
tionnais bien sincèrement le moment où je serais au 
fond de cette vallée que je voytis s'ouvrir à deux on 
trois mille pieds au-dessous de mot. 

J'y afrivai comme on arrive, hélas! aux choses les 
plus éloiwhées, et bientôt s'ouvrit cette splendide con- 
trée où rêgre Turin, J'étais ravie, ayant toujours aimé 
les beaux piysages, 

Mais, aU contruire de mot, je trouvai mon mari tout 
triste et tout dolent. Il ne répondait plus à mes plai- 
santeries, il me reprentit méme de ma gaieté; ilfit plus: 


42 LA DAME DE VOLUPTE. 


il rudoya la princesse de Baviére, et, comme je lui 
demandais la raison de tout cela, il me répondit qu’il 
n'y en avait aucune autre qu'un changement d’hu- 
meur. Une de mes femmes nommée Marion, qui était 
celle qué j'aimais le mieux après Babette, et que je 
consultai à un relais de poste, me dit qu’elle allait 
étudier cela, et qu’à la prochaine halte elle me don- 
nerait son ayis sur ce changement. 

Jattendais avec impatience. 

L'abbé de la Scaglia, lui, paraissait plus gai, plus 
ironique, à mesure que croissaient la tristesse et la 
préoccupation de mon mari. 

A la dernière couchée, Marion accourut tout effrayée 
dans ma chambre. 

, — Oh! ma bonne Marion, lui demandai-je, qu'y a-t-il 
done, et d’où vient que tu es si effarouchée? 

— Madame, madame, me répondit la pauvre fille, 
il y a bien du nouveau, allez, et vous n’aviez pas tort 
d’être inquiète. 

— Bah!et qu’est-il donc arrivé? 

—M. le comte vient de donner l’ordre d’enfermer 
Jacqueline dans un coffre cloué. 

—. Mais un coffre cloué, c’est un cercueil! 

— Mon Dieu, oui! sans compter le reste. 

— Le reste! qu’est-ce que le reste? Dis-le-moi, je le 
veux. 

— Eh bien, il parait que madame la comtesse douai- 
rière est perpétuellement de mauvaise humeur, qu’elle 
gronde du ratin au soir, que M. le comte en a une 
frayeur épouvantable, et que M. l’abbéde la Scaglia se 
met toujours du parti de madame sa sœur. 

— Es-tu sûre de cela, Marion? 

— Aussi sûre que de ma mort à venir, madame la 
comtesse; le valet de chambre de M. l’abbé s’est dé- 
boutonné à l’instant même sur toutes ces choses, ce 
qui ne lui était pas arrivé depuis son départ de Paris. 

— Miséricorde! que deviendrons-nous alors? Voilà 
donc pourquoi M. le comte est, depuis hier, si dif- 
férent! il approche de sa mère : il en sent déjà 
l'influence. 

A partir de ce moment, j’eus beaucoup de peine à 
cacher que j'étais instruite. Je pris des façons de petite 
fille en pénitence. Je ne daignai pas me plaindre de 
l'enlèvement de Jacqueline dont j’enrageais, et je me 
résignai à être maussade pour me former. 

Oh! que tout cela est aujourd’hui loin de moi! que 
d'événements depuis lors, que de souffrances, que de 
larmes, que de craintes, que de sacrifices, que de fautes 
aussi! Je ne puis m'empêcher de m'arrêter complai- 
samment sur ces derniers moments d'enfance, sur cette 
limite posée entre deux époques. 

Le soir même, j'arrivai à Turin. Je fus reçue en haut 
du degré de son palais par ma belle-mère, madame la 
comtesse douairière de Verrue. 

J'aime peu les portraits, ils sont rarement fidèles : 
les gens agissent et se révèlent. Vous verrez madame 
de Verrue à l'œuvre et vous la jugerez. 

Quant à sa figure, elle était une belle et imposante 
personne âgée de cinquante ans; elle s'était mariée 
tard et avait conservé le roide et l'aigre des vieilles 
filles. Elle avait un port de tête royal ; des yeux fauves 
qui commandaient; un geste lent mais impérieux; tout 
ce qu'i faut pour régir et dominer les autres, — les 
enfants surtout 

Elle m'embrassa froidement et en vraie belle-mère. 
Mon mari lui prit la main; il en approcha ses lèvres 


plutôt qu'il ne la baisa, et il me parut qu’il tremblait. 

Je me demandai si c’était pour lui ou pour moi. 

Plus tard, je vis bien que c'était pour tous deux, 

L'abbé recut un signe d'amitié auquel il répondit par 
un salut hautain. [ls ne s’aimaient pus, je le comprenais 
dès cet instant. 

Mais ils se ménageaient, je le compris ensuite. 

Cette femme et cet homme échangèrent un regard 
dont je me suis rendu compte plus tard. L'abbé sem- 
blait dire : « Voici une rivale que j’améne, plus que ja- 
mais vous avez besoin de moi. » Madame de Verrue ac- 
ceptait l’appui avec un dépitamer, mais elle l’acceptait. 

— Soyez la bienvenue, madame, me dit ma belle- 
mère, quoique vous vous soyez fait attendre. 

— Madame, les chemins étaient mauvais, et ne se- 
condaient pas notre impatience, avança mon mari pour 
nous exCuser. 

— C'est égal, vous avez été quatre jours de trop en 
route; on pouvait venir plus tôt : madame Royale me 
le disait encore hier au soir. 

— Quand on joue par les sentiers, dit l’abbé, on peut 
s’oublier quelquefois. 

— Qui done a joué? demanda madame de Verrue 
d’un air enflammé. 

— C’est moi, madame, dit vivement le comte. 

— Ce sont eux, ajouta le bon abbé. 

— Oh! oh! quel empressement à venir rejoindre sa 
mère! Je m’en souviendrai. 

Le comte de Verrue baissa la tête et n’eut garde de 
répliquer. J'étais encore plus étonnée et plus interdite 
que lui, la chose m’étant plus nouvelle : mon père et 
ma mère, si rigides et si réguliers, n’eussent jamais 
parlé ainsi à aucun de nous, 

Cette maison, grande, immense, sombre, avec son 
dallage et ses degrés de marbre, me glaçait le cœur; 
comme il faisait nuit, on portait devant nous des tor- 
ches fumantes qui nous éclairaient de près, mais qui 
laissaient dans l'ombre les immenses galeries et les 
rendaient véritablement effrayantes. Madame de Verrue 
marchait près de moi et m’examinait comme une mar- 
chandise achetée ou un cheval de parade que l’on doit 
monter Je lendemain. Elle entra la première dans une 
salle immense où se trouvaient réunies vingt ou trente 
personnes, toutes parentes à un degré plus ou moins 
éloigné de la maison de Verrue et auxquelles il fallait 
faire la révérence. 

Je trouvai les costumes étranges et les airs sérieux : 
on eût dit des portraits de famille, ayant reçu de l’in- 
tendant du château la permission de descendre mo 
mentanément de leurs cadres. C’étaient presque tous, 
au reste, des gens de la plus haute qualité et tenant les 
premières charges de la cour. Ma belle-mère était elle- 
méme dame @honneur de madame de Savoie, encore 
régente, ou du moins en ayant gardé Pautorité; ce qui 
donnait & madame de Verrue un grand crédit dontelle 
usait largement, moins pour servir ses amis que pour 
nuire à ceux qui ne lui plaisaient pas. 

Je neremarquai point complétement, ce jour-là, les 
gens auxquels on me présentait; mes regards s’em- 
brouillaient, tant ma belle-mère me faisait peur avec 
ses grands yeux. 

En me conduisant devant chaque personne, on me la 
nommait et l’on me disait : 

— Saluez, comtesse! c’est monsieur votre oncle... 
Saluez, comtesse! c'est madame votre cousine... 

Oh! que j'en avais, mon Dieu! de ces oncles et de 


LA DAME DE VOLUPTÉ, 


13 


ces cousines à révérences ! Cela dura plus d’une heure 
et demie. Je mourais de faim et je me sentais une irré- 
sistible envie de pleurer. 

Mon mari nous suivait comme un enfant attaché à 
nos jupes. IL me sembla bien petit, et je ne sais par 
quelle folie de petite fille ou de femme imbécile je 
m'y attachai fortement à cause de cela, et plus que je 
n’eusse fait, peut-être, s’il avait commandé dans toute 
cette assemblée au lieu Wobéir. 

Cependant, je tournais un œil d'envie vers un buffet 
chargé de glaces et de fruits dont tous les autres s’ap- 
prochaient, excepté moi, en l’honneur de qui il était 
dressé. C'était un vrai supplice de Tantale. 

J'eus alors un moment de révolte, et jene comprends 
pas encore comment je m'y décidai; je laissai mon sep- 
tième cousin issu de germain, planté comme un piquet, 
au milieu de la salle, et je m'en allai droit au bout de 
cette grande pièce où se trouvait un gentilhomme fort 
propre et fort bien posé debout en face des plateaux 
et des verres, et je lui demandai de me servir. Il s’em- 
pressa de me présenter une orange et je ne sais plus 
quoi dans la plus belle argenterie que l’on put voir. Ma 
belle-mère me regardait stupéfaite; je suis sûre que, 
d’après ce trait, elle me crut capable de tout. Get acte 
la mit en garde contre moi, et fit qu’elle se prépara à 
un gouvernement rigoureux comme étant la seule 
manière de me conduire. 

J'ai peut-être dû à cette rage que m'avait faite l’es- 
tomac besogneux le malheur de toute ma vie! 

Lorsque eus dévoré mon orange et ce je ne sais 
plus quoi qui l’accompagnait, je retournai vers madame 
de Verrue, qui m’attendait avec une bouche sans lèvres 
à force de les mordre. 

— Je ne sais, madame, me dit-elle, si, à la cour de 
France, on a Vhabitude de ne point rendre les saluts 
que l’on recoit de ses parents; mais, à la cour de Turin, 
nous tenons à ces choses-là, je vous en avertis. 

L'abbé de la Scaglia fit une mine et un geste qui 
signifiaent : « Que vous avais-je dit? » 

Je ne sais ce qui serait arrivé si les officiers n’avaient 
annoncé le souper, ce qui me fit pousser un grand 
soupir de joie. Je trouvais la grandeur lourde à sup- 
porter, et j'envoyais un regard fort tendre en arrière, 
vers ma petite chambre, mes sœurs, nos bons réves et 
notre liberté! 

Le repas fut interminable : il était servi avec une 
magnificence encore plus princière que dans nos 
grandes maisons; la noblesse de Savoie n'était pas 
épuisée comme la nôtre par les guerres de la Ligue, 
par les échafauds de M. de Richelieu et par les com- 
bats de la Fronde; et beaucoup d'entre ces familles 
pouvaient puiser à même des trésors amassés pendant 
des générations. 

Enfin, nous nous levâmes et l’on songea à rentrer 
chez soi. Je fus conduite en cérémonie à l’apparte- 
ment d'honneur: ma belle-mère me le cédait, et elle 
eut soin de me faire savoir que je devais lui rendre 
cet honneur en obéissance. 

Voici les propres paroles de ma belle-mère : 

— je ne suis rien dans cette maison à dater de ce 
jour, me dit-elle, et c'est vous qui y commanderez. 

Puis, comme je fis un mouvement : 

— Je ne vous refuserai pas mes conseils, ajouta- 
telle; et, quand je vous les donnerai, je yous demande 
de vouloir bien les suivre, Je connais ce pays et je le 
counais bien; vous l'ignorez, vous êtes jeune et je suis 


| 


| 


vieille : il y a donc de grandes raisons pour que vous 
m écoutiez. 

J'étais interdite; je ne savais que répondre. Mon 
mari vint à MON secours. 

— Madame de Verrue sera trop heureuse de yous 
obéir comme moi, ma mère, et vous trouverez en nous 
deux la méme soumission, la méme déférence. 

J'étais surprise, tant ce que je voyais me confon- 
dait : cette magnificence, cette richesse, à côt5 d'un 
esclavage sans appel, me paraissait une singulière con- 
dition malgré ma jeunesse. Je comprenais que ce n’était 
pas pour M. de Verrue la véritable attitude. Je le sen- 
tais géné devant moi, il devait l'être encore bien plus 
devant les autres. J’avais hâte d’être seule avec lui 
pour m'expliquer. Il suivit sa mère; mais je comptais 
le voir revenir. J’attendis quelque temps debout et 
levée; puis, minuit ayant sonné, mes femmes me dés- 
habillèrent. Je gardai Marion près de moi, elle me mit 
au lit et nous causimes jusqu’à près de deux heures 
du matin. La pauvre fille tombait de lassitude. Je la 
renvoyai. Je luttai encore quelques instants contre le 
sommeil. Enfin mes yeux se fermèrent malgré moi. 

M. de Verrue ne vint pas. 


A mon réveil, je regardai tout autour de moi; j'étais 
seule, bien seule. 

Je sonnai. Marion entra et donna du jour, La mae 
tinée était déjà assez avancée. 

Marion regarda autour d'elle avec autant de curio- 
sité, au moins, et plus d'inquiétude que je n’avais fait; 
puis elle s’approcha de mon lit surla pointe des pieds, 
comme si elle craignait que l'on n’entendit le bruit de 
ses pas, et, d’un air fort mystérieux, elle m’apprit que 
M. de Verrue occupait un appartement voisin du mien 
et presque semblable, et qu'avant notre arrivée, la 
douairière de Verrue avait fait murer les portes de 
communication depuis la première jusqu’à la dernière. 

— Ah! madame, me dit la pauvre Marion d’un air 
tout effaré, vous allez être ici bien plus petite fille 
qu'à l’hôtel de Luynes! 

— Comment devines-tu cela, Marion? lui deman- 
dai-je. 

— Madame, je ne devine point, et ma pénétration 
n'est pas si grande : je le sais par les gens de la mai- 
son. Madame la comtesse douairière n’entend pas que 
rien lui résiste; elle veut commander en souveraine, 
et M. le comte est le premier de ses domestiques. 

— Et moi donc! m'écriai-je, que serais-je alors? 

Puis, les larmes aux yeux : 

— Oh! mon Dieu! mon Dieu! continuai-je, que je 
vais donc m'ennuyer ici! Si je pouvais seulement de- 
meurer enfermée dans ma chambre! Mais non, il me 
faut être prête pour le déjeuner, m'habiller ensuite en 
grand habit pour aller à la cour saluer madame Royale 
et le duc de Savoie. 

— Que voulez-vous, madame! on n’est pas mariée 
pour s'amuser, 

— Oh! non, va, je l'en réponds, ma pauvre Marion! 
Maintenant tu sais quelle jupe, quel bas de robe, quelles 
pierreries il me faut; prépare-moi tout cela, et rap- 
porte-moi Jacqueline, cela me consolera un peu. Je 
lui parlerai de la France, Oh! mon Dieu, que n'y suis- 


44 LA DAME DE VOLUPTE. 


je encore, dans ma pauvre ! France Babette est-elle 
levée? 

— Je crois que oui, mademoiselle. 

— Qu'elle vienne aussi, alors. 

Marion sortit pour m’obéir. 

Ma pauvre Babette m’évitait depuis le commencement 
du voyage; jignorais la raison de cette apparente in 
différence. Je Pai sue depuis : cette excellente femme 
se gardait pour les mauyais jours. Elle craignait de se 
mettre en influence étrangère entre mon mari et moi; 
elle prévoyait de longues douleurs pour la jeune fille 
éloignée de tous les siens, livrée à des inconnus. Mais, 
avant de donner ses conseils, elle voulait savoir les diri- 
ger. Aussi, ce matin-la, ne parut-elle encore que pour 
s'informer de ma santé et pour inspecter ma parure; en 
vain je Jui adressai mille questions. Elle se renferma 
dans des réponses courtes et banales lorsque sa sollici- 
tude fut satisfaite. 

— Mais M. de Verrue, mais M. de Verrue, répétais-je 
impatientée, ne l’apercevrais-je donc point? Va me le 
chercher, Babette; va lui dire que je Vattends. 

Trois fois j’envoyaiinutilement; enfin, à la quatrième 
ambassade, Babette revint me dire que le comte était 
chez sa mère et me viendrait visiter en la quittant. 

— Toujours sa mère, Babette! pourtant il n’est pas 
le mari de sa mère. 

— M. le comte a sans doute des affaires importantes 
à traiter avecelle, me dit Babette ; il faut un peu son- 
gera cela, madame, et ne pas vous tourmenter afin de 
ne pas le tourmenter lui-même. 

— Hélas! javais peu de cette vertu si nécessaire aux 
femmes, dans ma condition surtout. J’étais vive, em- 
portée, jalouse, mais jalouse à faire honte aux tigres. 

En ce temps-là, j'aimais déjà M. de Verrue d’un 
sentiment assez fort pour annoncer ce qu'il deviendrait 
plus tard et pour développer chez moi le penchant à 
la jalousie, auquel j’ai dû peut-être toutes mes erreurs. 
Je séchais d’impatience et de colère en face de cette 
usurpation de mon bonheur, et j'allais peut-être faire 
une autre équipée dans le genre de la yeille, aller 
chercher moi-même M. de Verrue jusque chez sa mère, 
lorsque enfin il parut. 

Il me baisa froidement au front; je fis signe a Babette 
el à Mari d nous laisser seuls. Il se promenait par 
la chambre et semblait très-embarrassé. Je le regardais 
aller et venir en lui adressant tout à la fois vingt 
questions. Mais lui marchait toujours sans me répondre. 

— Mais, monsieur, expliquez-vous donc, continuai- 
je, tout en chiffonnant Jacqueline, qui n'en pouvait 
mais, et sur qui je passais le trop plein de ma colère. 
Pourquoi ne vous ai-je pas yu depuis hier? Pourquoi 
madame votre mèré, qui m'a déclarée maîtresse au 
logis, a-t-elle retenu sur yous Vautorité de nous sépa- 
rer? Que lui ai-je done fait? Dites! 

— Chère comtesse, me répondit mon mari, il fau- 
dra rentrer la princesse de-Bayière, 

— Pourquoi cela? Je n'ai qu'une amie et yous vou- 
lez m'en séparer! 

— Qu'elle habite un de vos cabinets les plus reculés 
où vous ¢* moi pénétrions seuls, je le veux bien, j'y 
consens volontiers ; mais gardez qu'elle ne soit vue, 
méme de vos femmes italiennes. 

— Pourquoi? 

M. de Verrue se mit à rire. 

— Qui, pourquoi! Je vous demande pourquoi. 

— Mon Dieu, pourquol, je vuis vous le dire, chère 


comtesse : parce qu’en Piémont les femmes mariées ne 
jouent point à la poupée. 

— Cela suffit, monsieur. Il ne s’agit point ici de Jac- 
queline; il s’agit de vous; il s’agit de votre change- 
ment à mon égard. Me croyez-vous assez petite fille pour 
ne pas le remarquer, pour n’en pas deviner la cause? 
Madame votre mère ne m'aime pas; madame votre mère 
veut vous empêcher d'être avec moi; madame votre 
mère veut être la dame de ce palais, et que je sois, moi, 
la très-obéissante servante de sa grandeur. Eh bien, 
cela ne sera pas, entendez-vous, monsieur le comte; sa 
grandeur, qu'elle la garde, je n’y tiens pas, j'aimerais 
mieux plus de-liberté. Mais vous, vous! vous êtes mon 
mari, je suis votre femme; c’est moi que vous devez 
aimer et non pas votre mère, et, à moins que vous 
n'ayez pris votre parti de me rendre malheureuse, yous 
allez être ayec moi comme vous étiez à Paris, comme 
yous étiez au commencement et non-a la fin du voyage. 
Le voulez-vous? 

Je n’ai jamais vu d'homme plus embarrassé que ne 
le fut le pauvre comte à cette échappée conjugale. Il 
allait peut-être, cependant, s'expliquer avec moi, lors- 
que madame de Verrue entra, précédée de son écuyer 
ouvrant les portes devant elle et suivie de deux de- 
moiselles. 

Elle était en grand habit et partait pour la cour. 

Je ne songeai pas même à m’excuser de ne l'avoir 
point vue encore, de ne lui ayoir point rendu mes 
devoirs du matin; elle m'était en ce moment parfai- 
tement odieuse, et je lui aurais plutôt jeté à la tête des 
injures que des compliments. 

— J'espère, ma fille, dit-elle en entrant, que yous 
serez bientôt prête, et que vous ne ferez point at- 
tendre Son Allesse royale. Je me rends au palais; mais 
je vous préviens que, dans deux heures, il faut m'y 
avoir rejointe. L 

Ce mot ma fille fut lancé comme une pointe, et le 
il faut acheva la signification. 

Si j'avais eu seulement trois ou quatre ans de plus, 
j'aurais mieux compris; j'aurais répondu au lieu de 
me taire, et j'aurais sauvé peut-être mon ayenir. 

Mais que vouliez-vous que je répondisse, à treize 
ans et demi? 

Dans le moment de silence qui suivit la recomman- 
dation, les regards de ma belle-mère tombèrent sur 
ma pauvre Jacqueline, et je vis frissonner mon mari, 
qui suivait avec anxiété les yeux de la comtesse. La 
douairière marcha vivement vers le canapé où était 
coychée Pinnocente princesse, et, la soulevant dun 
air (le mépris, elle me demanda si je comptais bientôt 
avoir une fille. 

— La précaution est bonne, continua-t-elle, et 
prouve que yous réfléchissez : apporter de Paris des 
jouets pour yos enfants lorsque vous vous mariez à 
peine. Allons! allons! je vois que vous ferez une 
excellente mûre : tant mieux pour mes petils-fils, 
En attendant, ajouta-t-clle en se retournant: vers un 
page, emportes cela dans quelque chambre écartée, 
et qu'on enferme ce joujou jusqu'à ce qu'il e& woit 
besoin. 

Le ton de madame de Verrue n’admettait pas de ré- 
plique, On prit, on emporta la princesse de Bavière, 
et je ne Vai jamais revue. 

Dieu sait ce qui est arrivé à la pauvre Jacqueline, 

Si j'insiste comme je le fais sur cette civconstance, 
en apparence si futile, c'est qu'elle eut sur le reste de 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 15 


ma vic une influence grave; c’est qu'à tout prendre ce 
coup de volonté de ma belle- mère fut le premier alon 
dé Ja | haine qu, à partir de ce jour- “là, s'établit entre 
nous. En m'énlev ant ce dernier gage de l'affection de 
mes SŒurs, ce souvenir de mon “enfance: en me fai- 

sant entrer dans ma vie de femme par la porte des 
larmes, ma belle- -mere me blessa vivement : elle me 
montra sa résolution de ne me ménager jamais, de 
me courber à son joug, de me priver enfin, les uns 
aprés les autres, de tous mes bonheurs. 

Je ne fus point, de mon côté, assez habile a dissi- 
muicr cette haine, à cacher cette disposition réyoltée, 
et, de ce jour, le dernier mot de l’indulgence fut dit 
entre ma beile-mêre et moi. 

Et voilà comment un grain de sable devient un 
écueil. 

Nous allons maintenant laisser un peu ce qui con: 
cerne M. de Verrue, Jacqueline de Bayière epinoi, pour 
nous occuper de la cour de Savoie, de ce qui Sy pas- 
sait alors; des différents personnages que l’on y voyait, 
et surtout du grand prince qui illustrait son règne a 
peine commencé. 


' 


VI 


Victor-Amédée II, que nous appelions en France 
M. de Savoie, était encore sous la tutelle de madame 
Royale, sa mére, dont nous ‘allons parler d ‘abord ; car 
madame Roy ale était la principale figure de cette cour. 
Elle avait pris ce titre de madame Royale, je ne sais trop 
pourquol, puisqu’elle n était point fille du roi, mais bien 
de ce charmant duc de Nemours que toutes les femmes 
adoraient au temps de la premiére régence; — ce bon 
temps où Von s'oceupait du matin au soir a se battre 
et à se faire l'amour, où l’on changeait de parti en 
changeant dW’amant ou de maîtresse, et où on soupirait 
ensemble, sans compter le reste, sauf à s’envoyer le 
lendemain une arquebusaüe, en lecommandant de ne 
pas tirer au visage; car on tenait bien plus à ses yeux 
qu'à sa vie, et un homme défiguré navait plus rien a 
espérer de la fortune, témoin M. de la Rochefoucauld. 
Il en devint misanthrope et écrivit ces belles maximes 
que n'eût jamais écrites le prince de Marsillac. 

M. de Némours se battit avec son beau-frère M. de 
Beaufort, qui le tua bel et bien d’un pistolet chargé 
de trois balles sans s'inquiéter de la parenté, M. de 
Nemours laissa deux filles, dont l’uné épousa M. de 
Savoie, fils de madame Christine de France, et l'autre 
don Alphonse VI, roi de Portugal. Cette dernière était 
une personne entendue, Il se trouva que son mari 
n'était capable d'être, à son gré, ni mari ni roi. Elle fit 
casser le mariage, reléguer Alphonse dans un couvent, 
et épousa le propre frère de ce déposé, l'héritier du 
trône, Elle y gagna de garder la même couronne et 
d’avoir un autre mari, 

Les deux Sœurs s'aimaient fort: elles avaient dès 
longtemps formé le projet d'unir leurs enfants et leurs 
États lu plus étroitémént possible. Madame Royale, 
régente, la reine de Portugal, toute-puissante chet 
elle, résolurent donc de marier Victor-Amédée à Pin- 
fante de Portugal, supposée héritière, A peine le jeune 
due avait-i quinze ans, Le conseil de régence y fit 
d'abord Guelques difficultés; ce conseil,composéd ‘aprés 


le testament ae feu duc, renfermait des hommes in- 
tègres, savants et capables, parmi d des médiocrités. 

Le plus opposant à cette mécanique a le princi- 
pal acteur, le jeune duc lui-même. L'idée d'aller 
régner en Portugal ne lui souriait pas; fallajt quitter 
ses sujets, son pays et surtout s spn premier amour, Ce= 
lui qui devait plus tard reparaitre encore d'une façon si 
étrange : la marquise de Saint-Sébastien, alors jeune 
et belle, alors dans tout l'éclat de cet esprit terrible 
d’intrigues et d’ambition qui Jui fit jouer un si grand 
rôle. Madame de Saint- Sébastien était d’une adresse et 
d’une finesse sans pareilles. Elle était fille du comte 
de Cumiana, grand maitre de la maison du duc et che- 
valier de VAnnonciade: elle comptait parmi les filles 
d'honneur de la régente. Brune et leste, elle semblait 
beaucoup plus jeune qu *elle ne l'était réellement, et 
lon nett jamais deviné les vues profondes qui se 
cachajent dans cette jolie tête. 

Mademoiselle de Gumiana fut placée par son père près 
de madame Royale comme fille d'honneur. Le prince 
était bien jeune encore; elle, aussi. Le duc commença 
de la remarquer et s’occupa @elle de façon à alarmer 
sa famille et la régente. 

Les filles d'honneur avaient, dans le palais, des 
chambres indépendantes les unes des autres ; on pré- 
tend qn" elles ey On et mademoiselle de Cumjana 
ne fut pas plus sévère que ses compagnes ; mais elle 
eut peul-étre une excuse de plus qu’elles. Celui qu ’elle 
aimait, qu'elle aima toute sa vie, — mon témoignage 
n’est pas suspect, — était non- -seulement le maître de 
tous, non- seulement un des plus grands princes de 
if Europe, mais encore un homme remarquable en toute 
chose. 

La pauyre Cumiana, xoyant que tout le monde flé- 
chissait devant le prince, céda comme ies autres; elle 
eut la faiblesse de montrer le chemin de sa chambre au 
jeune duc; il se garda bien de l oublier, et, dès la se- 
conde visite, l'imprudente n'avait plus rien à lui 
refuser. 

Victor-Amédée était dans toute la primeur oF pas- 
sions, et commençait à peine à les connaitre, Sa mpai- 
tresse l'aimait uniquement, et, bien que très- épris. ils 
eurent tous les deux assez de finesse pour cacher leurs 
intelligences jusqu'au jour où les suites en devinrent 
danger euses et visibles. Ge fut alors une grande frayeur. 
Cumiana connaissait son père; chez lui, l'ambition ne 
pouvait éteindre l’honnèteté, et le séducteur de sa fille, 
füt-il princ e ou goujat, ne pouvait attendre ni indul- 
gence ni pardon. 

Dans cette extrémité, comme la pauyre fille avait un 
grand caractère, elle résolut de recourir à un grand 
remêde. Elle fit d'abord venir le médecin Petechia pour 
étre certaine de son malheur, et, quand elle ne con- 
serva plus de doute, elle se décida, sans rien dire de 
sa décision à son amant, qui s’y fût opposé peut-être. 

Victor-Amédée était en ce moment tout à son amour 
pour la jeune Cumiana, et il était loin de soupgonner 
le dessein de la demoiselle d'honneur, C'est cet amour 
qui le faisait résister aux projets d'union de sa mûre, 

Ce motif, il ne Payouait point; il en donnait mille 
autres excepté celui-là; i] prenait madame Royale par 
latendressé même, par celle qu'il lui portait, Elle ex 
était fort attendrie, sans cependant se gentir ébranlée ; 
la couronné chafoyait à ses regards, ot iss rayons 
aveuglaient méme son cœur. 


Avant de raconter l'aventure par laquelle mademoi 


16 LA DAME DE VOLUPTE. 


selle de Cumiana tâcha desortir de la difficile position 
dans laquelle l'avait mise son amour, disons quelques 
mots de cette fameuse comédie politique que Victor- 
Amédée joua et fit jouer à sa mère a propos de ce ma- 
riage projeté avec l’infante de Portugat. 

Victor-Amédée annoncait déja le caractére de ténacite 
qu'il montra depuis, qui domina lui-même et les autres. 
I commença par gagner du temps; puis il chercha des 
prétextes, il ne refusa pas directement, il iouvoya. 
Madame Royale fut patiente d’abord, puis elle parla 
haut; elle dit qu’elle était régente et mère; le jeune 
prince, ce jour-là, joua franchement avec elle, et dé- 
masqua ses batteries. 

— Vous êtes ma mère, et j'en suis heureux, madame, 
lui dit-il d’un ton où, pour la première fois, le respect 
le cédait à la volonté; mais vous n’étes régente que 
parce qu'il ne me plait pas de régner encore. Depuis 
l’âge de quatorze ans, je suis majeur; c’est donc vous 
annoncer que votre dernier argument n’a plus de force 
aujourd'hui. 

La duchesse le regarda effrayée. 

— Quoi donc! lui dit-elle, qu'est-ce cela? 

— C'est, madame, que je ne veux pas épouser l’in- 
fante, puisque vous me le demandez; c’est que je ne 
veux point quitter ces peuples qui m’aiment et que 
jaime; c’est que les États héréditaires de la mai- 
son de Savoie doivent être gouvernés par l’ainé de la 
maison de Savoie, et que je ne faillirai point à ma 
maison. 

— Cependant, mon fils, cette alliance est belle, elle 
est inespérée, elle comble mes vœux les plus chers; je 
ne comprends point votre résistance; pour la première 
fois, vous me parlez ainsi. La rébellion ne vousest pas 
naturelle, elle ne vient pas de vous. 

— Ce que vous appelez ma rébellion, madame, et ce 
que j'appelle mon droit, ne m’a été inspiré par per- 
sonne : elle vient de moi et de nul autre. Je suis ce 
même enfant qui, à deux ans, prit lui-même le collier 
de l’Annonciade, au lieu d’attendre qu’il lui fût donné ; 
seulement, je suis devenu jeune homme, c’est assez 
vous dire. 

— Mais, monsieur, la France! Louis XIV!... 

— Madame, vous êtes Française et vous avez plus de 
respect pour Louis XIV qu’il n’appartiendrait à la du- 
chesse de Savoie. Mais je suis Italien; je suis prince 
souverain, indépendant; je n’ai relevé jusqu'ici que de 
Dieu et de vous. J'espère, à l’avenir, ne relever que 
de Dieu et de mon épée. 

Madame de Savoie était trop fine pour insister ; elle ré- 
fléchit; elle sentit à merveillequ’elle ne conduirait point 
son fils comme elle l'avait supposé, qu’il lui résisterait 
d'abord sourdement et entre eux deux, pour lever plus 
tard l’étendard de la révolte et se diriger à sa fantaisie. 

Malgré son désir extréme de réaliser son projet chéri, 
elle se demanda si la confiance et la tendresse de son 
fils ne valaient pas un grand sacrifice, et si mieux 
n'était pas de régner en Savoie quelques années encore 
tranquillement, que d’aventurer ce pouvoir et de res- 
ter ensuite dépossédée de tout, 

Cette résolution une fois prise, restait l’embarras 
des proraesses faites, restait surtout la France dont la 
volonté s'était prononcée; il fallait, à force d'adresse, 
pallier ces difficultés diverses et ne point payer les 
morceaux brisés. Madame Royale était de ces personnes 
qui se décident vite et qui savent choisir leurs moyens. 
Elle en imagina un qui lui fit honneur parmi les politi- 


ques, que l’on connaît peu et que l’histoire n’enregis- 
trera probablement pas. 

Je tiens tous ces faits de Victor-Amédée lui-même. 

Elle fit prier, le lendemain, monsieur son fils de 
passer chez elle. En sortant de la messe, elle voulait 
Ventretenir de choses importantes. Il vint avec cette 
même cuirasse qu'il avait mise la veille dans ses dé- 
cisions. En Je voyant ainsi résolu, elle ne put se 
défendre d’un étonnement nouveau. 

Ce chétif enfant devenait homme, cet enfant qu’elle 
avait failli voir mourir entre ses bras, victime de sa 
tendresse aveugle et des remèdes extravagants qu'il 
avait pris. Depuis sa naissance jusqu’à l’âge de neuf 
ans, la duchesse consulta les médecins les plus célè- 
bres de l’Europe; elle fit, les uns après les autres, tous 
les remèdes qu'ils ordonnaient : le jeune prince s’étei- 
gnait. 

Un jour, don Gabriel, son oncle, le bâtard de sonaieul, 
qui l’aimait fort, vint trouver madame Royale, et lui 
proposa un homme inconnu, qui Vavait guéri d’une 
maladie d'estomac grave, avec des soins et un régime 
tout particuliers. 

— C’est un parfait, un excellentissime docteur, qui 
n’a point de réputation parmi les savants, mais qui en a 
une grande à Turin parmi le peuple, je vous en réponds. 
Madame, vous savez combien j’aime monsieur mon ne- 
veu, combien je suis occupé de sa santé si précieuse, et 
vous me croirez quand je vous dirai de me croire, 
essayez mon Petechia. 


Madame de Savoie, enchantée de découvrir encore 
un médecin qu’elle n’eût pas consulté, et confiante 
comme M. Argan aux oracles de la Faculté illustrissime, 
madame de Savoie, donc, demanda le Petechia à grands 
cris. Don Gabriel le tenait tout prés et le présenta le 
soir même. Il examina, regarda, retourna le petit ma- 
lade et, pour toutes drogues, pour tout séné et élixir, 
il lui fit manger, au lieu de bouillie, ces excellents 
petits pains en bâtons appelés à Turin grissini. En 
deux mois de temps, les remèdes écartés, les grissini 
en faveur, le poupon royal redevint fort et vigoureux 
et promit cent ans de vie. Par reconnaissance, le duc 
Amédée avait conservé pour ces pains un goût tout 
particulier, il n’en mangeait guère d’autres. 

Madame la régente se voyait donc appelée pour la 
première fois, après la conversation que j’ai rapportée, 
à compter avec son fils. 

Elle le recut avec un cérémonial inaccoutumé, dont 
il feignit de ne pas s’apercevoir, afin de ne le point re- 
fuser et de ne pas faire de remerciments. 

— J'ai beaucoup réfléchi depuis hier, mon fifs. 

— J'en suis heureux madame; vous êtes trop sage 
pour que vos réflexions ne soient pas salutaires. 

— Vous êtes fort décidé, monsieur, et fort volontaire, 
à ce qu'il parait. 

— Madame, je m’essaye à ce que je dois être un jour, à 
commander aux autres; pour cela, je commande à moi- 
mème ; n'est-ce pas le meilleur moyen? 

— Vous commandez à vous-même? Gependant, en 
cette circonstance, vous me résistez; vous refusez 
une couronne, parce qu'une fille ambitieuse et coquette 
s'amuse à faire naître vos jeunes désirs alin de vous 
gouverner et de vous conduire. Ne croyez pas me trom- 
per; je suis votre mère, je suis la maitresse à Turin, 
je sais tout : on ne me cache rien. 

Le prince rougit en se voyant découvert, mais il ne 
se déconcerta point. 


— Eh bien, madame, demanda-t-il, qu’avez-vous 
donc à me dire? 

C'était lui montrer qu’elle n’avait point parlé jus- 
que-là ou, du moins, que ses paroles étaient oiseuses. 
Elle le comprit; mais, dans cette entreyue, chacun 
jouait au plus fin. 

— Je voulais en effet vous parler, monsieur; j'avais 
à cœur de vous satisfaire, et, puisque, absolument, ce 
mariage avec votre cousine vous déplait, vous ne le 
ferez point. 

Le duc s’inclina. 

— Je n'avais pas besoin du consentement de Votre 
Altesse pour en être sûr, dit-il. 

C'était encore une manière de repousser sa mère que 
celle-ci dut avaler avec le reste. Il ne lui laissait même 
pas la permission de lui accorder une grace, il la pre- 
nait lui-même. 

— Je ne sais si vous étiez aussi sûr que vous le croyez, 
monsieur; en tout cas, les moyens d'exécution m’ap- 
partiennent, je pense, et vous me ferez l’honneur d’en 
convenir. 

Le prince s’inclina encore, mais en silence cette fois. 

— Vous plait-il de le reconnaitre? ajouta madame 
Royale en voyant qu'on ne lui répondait point. 

— À vos ordres, madame. 

— ll nous faut être contraints, puisque notre parole 
est engagée, n'est-ce pas? 

— Votre parole, oui, madame. 

— Soit! mais ma parole, c’est la vôtre jusqu’à pré- 
sent; c’est celle du duc de Savoie, ne l’oubliez pas. Il 
nous faut donc être contraints, et, pour l'être honnéte- 
ment, mes sujets seuls peuvent en prendre la charge. 

— Je le pense comme vous. 

—Soyons donc contraints. Le roi de France ne nous 
pardonnerait pas; il est bien proche voisin, il est fort, 
il est redoutable! 

— Je n'aime pas le roi de France, ma mère; il a Vine 
solence du succès, parce qu'on ne sait pas le combattre; 
laissez-moi, bientôt j'y essayerai. 

— Ah! prenez garde! 

— Je nai pas encore régné par moi-même, ma- 
dame; attendez de me voir à l'œuvre pour vous épou- 
vanter, 

Repoussée de toute part, la régente se renferma dans 
le projet qu’elle avait conçu ; elle le présenta à son fils 
sous toutes les faces, avec ana ¢larté, une mesure dont 
il ne put s'empêcher de la louer ensuite. Il l'approuva 
et raisonna longuement avec elle à cet égard. Les rôles 
furent distribués : excepté elle et lui, lesacteurs étaient 
de bonne foi et agirent en conscience, convaincus 
qu'ils étaient entièrement libres et qu'ils obéissaient à 
leurs propres sentiments. 

M. de Savoie fit en cette occasion son apprentissage 
politique, dirigé par son habile maîtresse et son habile 
mère; il était là à bonne école. Ces événements se pas- 
sèrent un an seulement avant mon arrivée, et j'en ai 
eu les détails les plus précis par les dupes et par les 
dupeurs, 


Vil 


Vers la fa de 1680, les états de Portugal envoyérent 
solennelement leur adhésion au mariage, Quand cette 
nouvelle se répandit dans Turin c'était quelques jours 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 17 


avant la conversation que j'ai rapportée, quand, dis-je, 
cette nouvelle se répandit dans Turin, l'alarme fut en 
tout le pays. On voyait la facon dont les vieux rois es- 
pagnols gouvernaient Naples et Milan, et l’on compre- 
nait ce que devait attendre le Piémont d’un vice- 
roi portugais. 

Ces rumeurs avaient d’abord été comprimées avec 
soin par la régente. Mais, à partir de ce moment, au 
contraire, des agents adroits répandirent partout, et 
sous main, que l’on ne pouvait point laisser partir le 
prince; qu’il fallait protester avec force contre son éloi- 
gnement; qu’enfin Victor-Amédée, le fils de leurs ducs, 
appartenait à son peuple; qu'on n'avait pas le droit de 
le lui enlever, et que Piémontais et Savoyards devaient 
se révolter tous plutôt que de souffrir l'exil de leur 
prince. 

Le marquis de Piangia et le marquis de Parola se fi- 
rent les chefs de cette résistance : c’étaient deux 
seigneurs de nom et fort influents. Madame Royale et 
le jeune duc ne pouvaient demander mieux, et juste- 
ment ce furent ceux-là qui y vinrent d’eux-mémes. 

lls intriguèrent tant et si bien, que les états de 
Piémont et ceux de Savoie s’assemblérent pour ré- 
clamer, et vinrent en corps au palais présenter leur 
supplique à la régente, qui n’en tint compte, et répon- 
dit que le mariage était arrangé, que toute l’Europe le 
savait et l’approuvait, et qu'elle n’entendait aucune 
observation. 

— Oui, madame, s’écria le marquis de Pangia, toute 
l'Europe s'est prononcée, mais non le Piémont et la 
Savoie, que cela regarde seuls. Ainsi donc, madame, si 
yous ne voulez pas qu'il arrive quelque grand malheur, 
ayez pitié de nous, et ne persistez-pas dans une si 
cruelle résolution. 

Madame Royale répondit, au contraire, que cette ré- 
solution était prise et qu’elle y persisterait; les dé 
putés des états sortirent désespérés et presque furieux 
pour se réunir chez Parola, où cent avis contradictoires 
furent ouverts. 

— C'est la régente, c’est elle seule qui ordonne ce 
mariage, criait-on de tous les côtés; mais notre duc ne 
veut pas nous quitter, lui. 

— Oui, disait un autre, avez-vous vu? il avait ies 
larmes aux yeux pendant que madame Royale nous 
traitait ainsi. 

— Il faut le voir seul, crièrent deux ou trois voix. 

— Oui, seul, et qu'il nous entende, répéta la majo- 
rité, et qu'il s'explique sur son véritable désir; après 
tout, ilest le maître, et, s’il nous ordonne de le retenir 
nous le retiendrons, même malgré madame Royale. 

Et tous en chœur, comme des forcenés, se mirent à 
crier : 

— Notre duc! notre duc! 

Ces cris retentirent par toute la ville; le prince et 
la régente suivirent le mouvement, et, lorsqu'ils le 
sentirent mari à point, ils frappèrent le dernier coup. 
Madame Royale s'en alla passer huit jours chez ma 
belle-mère à Verrue, sous prétexte de lui faire hon- 
neur et aussi pour bien voir la forteresse qu'il fau- 
drait défendre en cas de guerre probable, Quant à 
Victor-Amédée, il demeura à Turin, et, le soir méme, 
une députation des seigneurs, conduits par ce bon 
Piangia et par cet excellent Parola, nobles pantins 
dont madame Royale tenait les fils, se présenta au 
palais et demanda à voir le jeune prince, Celui-ci se 
fit beaucoup prier, bien qu'il les edt vus arriver caché 

2 


48 
derrière un rideau et qu'il les attendit impatiemment. 

lls forcèrent presque la porte, tant ils étaient ardents, 
et, se jetant à ses pieds en suppliants : 

— Oh! monseigneur! monseigneur! s’écriérent-ils 
tous d’une seule voix, par grace, restez avec nous! au 
nom du ciel, ne nous abandonnez pas! 

Au milieu ‘de toutes ces voix, on entendait celle du 
marquis de Piangia disant d’un accent lamentable : 

— Monseigneur, madame la régente aime trop Votre 
Altesse; elle a pour elle des ambitions qui perdent la 
Savoie, vous-même, monseigneur. Dans ce pays étran- 
ger, yous vous repentirez sans doute d’avoir délaissé 
vos peuples, les fidèles serviteurs de votre maison. Mon- 
seigneur, songez à nous! monseigneur, songez à nous! 

Le duc paraissait profondément touché; il s'essuyait 
les yeux comme s’il pleurait, il balbutiait comme s’il 
ne pouvait parler. 

—Messieurs! mes amis! marquis de Piangia! disait-il; 
je comprends, je sais... Mais, mais... que faire? 

— Vous étes le maitre, monseigneur, le maitre tout- 
puissant; votre volonté décide ici en dernier ressort. 
Dites que yous ne consentez point. 

— Ce mariage est arrangé, messieurs, reprit le prince; 
tout est d’accord; les paroles sont échangées. Les vais- 
Seaux qui doivent m’emmener en Portugal sont déjà 
partis. Le duc de Cordoue va bientôt descendre à Nice 
pour m'attendre et me conduire à Lisbonne. Messieurs, 
je vous le demande, n’est-il pas trop tard? 

— Refusez, monseigneur, répliqua le prince de la 
Cisterne: la Savoie et le Piémont se lèveront en masse 
pour yous retenir. 

— Mais, ma mère, messieurs? s’écria le prince. 

— Nous le savons, répondit avec force lé marquis 
de Simiane, c’est madame Royale qui vous force. 

— Qui me force?... Messieurs, dit Victor-Amédée, le 
mot est violent. 

— Pardon, monseigneur, pardon, reprit le comte de 
Provana de Bruin, ex-gouverneur du duc, excusez M. de 
Simiane; i] a été trop loin peut-être, mais sa pensée est 
la nôtre. Votre illustre mère a daigné me confier l’édu- 
cation de Votre Altesse : j’ai mis tout en œuvre pour 
développer des dispositions ni iturelles et pour faire de 
mon souverain un grand prince et un honnéte homme. 
Jai travaillé pour nous; j'ai préparé le bonheur et la 
gloire de mon pays. C’est donc à mon pays de profiter 
de sa fortune, et ceux qui tenteront d'y mettre obstacle 
doivent étre écartés, quels qu'ils soient. 

— Monsieur mon gouverneur, dit le jeune duc, 
attention que vous me préchez la désobéissance. 

— Je vous préche le devoir, monseigneur, je vous 
préche la loi que vous impose Dieu lui-méme. Un 
prince n’appartient point à sa mère, il appartient à son 
peuple. Vous n'êtes pas libre de déposer le fardeau: 
il vous faut le porter jusqu’à la fin. Vous répondez de 
vos sujets devant notre maitre à tous, devant Dieu! 
vous resterez! 

— Vous resterez, vous resterez! répétèrent-ils. 

Je ne puis, messieurs; en vérité, je ne puis. 

— Il vous faut, cependant, nous le promettre. 

Et tous se mirent à genoux, en tendant les bras vers 
leur prince et en criant : 

- Restez! restez! 

Il se fit encore prier quelques instants, le bon jeune 
prince ; puis il fit semblant de céder et se laissa enfin 
arracher la promesse qu'il mourait d'envie de pro- 
noncer, La joie se répandit du palais dans la rue, et 


faites 


| 


LA DAME DE VOLUPTE. 


de la rue hors de la ville, et, de là, par toute la Savoie 
et le Piémont. 

La promesse arrachée, ce n’était pas tout. 

Le duc eut l'air de songer tout à coup à sa mère et 
de trembler rien qu’à ce souvenir. 

— Et la régente? se prit-il à dire. Messieurs, mes- 
sieurs, quand ellereviendra, commentluiapprendre...? 

— Madame la régente? reprit le gouverneur du duc. 

— Oui, monsieur de Provana. 

— Votre Altesse me permettra-t-elle de lui donner 
un conseil ? 

— Je les accueille toujours, vous le savez, monsieur, 
répondit le prince en riant, quitte à ne pas les suivre. 

— Eh bien, monsieur, madame la régeme a dès 
longtemps grand pouvoir sur votre esprit; elle est 
accoulumée à vous dominer, à vous conduire; quand 
vous la reverrez, son influence l’emportera, vous nous 
oublierez. 

— Que faire alors? demanda le prince. 

— Il faut ne pas la revoir. 

— C’est impossible, monsieur : elle revient dans deux 
jours. 

— Elle ne reviendra pas si vous daignez consentir à 
ma proposition. 

— Dites. 

— La forteresse de Verrue est une des mieux gar- 
dées de la Savoie. Quelques lignes de vous, monsei- 
gneur, et la régente est, non pas arrêtée, mais consti- 
tuée prisonniére, soit dans la forteresse, soit même 
chez elle, où on la retient jusqu’à ce que le refus soit 
envoyé aux Portugais. 

— Ah! messieurs, ma mère! 

—Croyez, monseigneur, que nos respects entoureront 
madame Royale, qu’elle sera traitée comme dans son 
palais, et qu’excepté la liberté, rien ne lui manquera. 

— Excepté la liberté! 

— L'attachement que porte madame Royale à Votre 
Altesse est trop connu pour qu’on puisse douter qu’elle 
vous pardonne. 

— Non, messieurs, non; je ne puis consentir, reprit 
le duc. 

Ces dernières paroles étaient prononcées faiblement; 
les gentilshommes comprirent qu'il n'était besoin que 
d’insister ; si le prince se défendait, c'était pour avoir 
les honneurs de la résistance. Enfin le prince de la 
Cisterne, son ami particulier, eut l’idée d'écrire l’ordre, 
à la eomtesse de Verrue et au comte son fils, de retenir 
madame la duchesse douairière de Savoie jusqu’à nou- 
velle injonction dans leur forteresse; de ne la laisser 
sortir sous aucun prétexte, et de n’obéir en toute 
chose qu'à la signature de Victor-Amédée déposée sur 
un parchemin, revêtu du sceau de l’État. 

L'ordre écrit, il n'y avait plus qu’à signer. Le prince 
signa en détournant les yeux et en poussant un 
soupir. 

Un courrier reçut la dépêche : il fut envoyé par la 
route directe, Pendant ce temps, la régente revenait 
par un chemin de traverse; elle arriva à Turin huit 
heures après que l’assemblée fut dissoute, Pour mener 
la comédie à son dénoûment, le due eut l'air surpris, 
atterré; il se jeta à ses genoux en pleurant, devant 
témoins, bien entendu, lui avoua la faute qu'il avait 
commise et se confia à sa merci pour en tirer telle ven 
geance qu'il lui conviendrait. 

— Le refus est parti pour le Portugal? demanda la 
régente, 


LA DAME DE VOLUPTE. 


— Oui, madame, répondit le jeune prince en baissant 
les yeux. 

—- Alors, il n’y a plus rien a faire? 

— C’est impossible, ila trop d’avance. 

— Eh bien, mon fils, s’il en est ainsi, que votre vo- 
fonté soit faite! Puissiez-yous ne jamais vous en re- 
pentir! seulement, j’exige de vous une marque d’obéis- 
sance. 

— Tout, madame, tout pour rentrer dans vos bonnes 
graces. 

— Les coupables, ceux-là qui vous ont égaré, doi- 
vent expier votre faute et la leur. Je les ferai arréter 
dés demain. | 

— Oh! madame, prenez garde! leur partiest bien fort. 


— Il y ades Français à Pignerol; ils vous aideront. - 


—Necraignez-vous pas de leurmontrer le chemin de 
nos villes? Ce chemin, ils ne l’oublieront plus ensuite. 

— Mon fils, je vous ai remis l'épée de votre père; 
c’est à vous de vous en servir contre les ennemis de 
votre maison; moi, j'accueille des amis, j'appelle des 
allés; je ne saurais donc Jes craindre. 

Les marquis de Piangia et de Parola et le comte 
Provana de Bruin furent arrêtés et entrèrent en prison, 
furieux et maudissant la faiblesse de leur prince. 

— Quel avenir et quel règne cela nous annonce! 
‘disait-on de toute part. Livrer ses amis! 

Plus tard, amis et ennemis virent bien a quel prince 
ils avaient affaire; celui qui les avait livrés savait 
les conduire et les défendre. Ce tour d’adresse et de 
politique fut un des plus habiles, et le duc s’en glori- 
fiait comme de sa meilleure inspiration. 

— Voyez, me disait-il plus tard, à l’époque où il 
me disait tout, voyez la belle œuvre que j’eusse faite 
en épousant cette infante Isabelle. Deux ans après, la 
reine de Portugal accoucha d’un fils, et il m’eut fallu 
revenir chez mes marmottes Gros-Jean comme devant, 
ce qui m'eût donné une singulière attitude en Europe. 
Je ne sais rien de plus sot qu’un roi chassé, surtout 
devant un poupon. J’aurais eu de la peine à m'y ré- 
soudre. J'aurais peut-Ctre renié le petit beau-frère : de 
Ja, guerre avec le genre humain; de là, mes Etats com- 
promis. Il est vrai que j’eusse été veuf, puisque ma 
pauvre cousine est morte en 1690, et qu’elle eût em- 
porté mes droits avec elle. Ne vaut-il pas mieux que 
cela se soit passé ainsi? 

Ce qu'il y a de piquant, car le côté plaisant est tou- 
jours caché derrière le côté grave, c'est que le cardinal 
dEstrées, ambassadeur de France à Turin, envoya à 
madame Royale, juste le jour où l'affaire fut manquée, 
une sapata de circonstance dont ils furent très-em- 
barrassés tous les deux : il Pavait fait venir de Paris, 
et c'était madame de la Fayette, l'auteur de Zaïde et 
de la Princesse de Clèves, qui l'avait imaginée. 

Cette sapata, c'était un écran où madame Royale 
était peinte entourée de toutes les Vertüs avec leurs at: 
tribuls particuliers, En face était M. le duc de Savoie, 
plus beau que nature. Au milieu des Ris, des Jeux 
et des Amours (apparemment madame de Saint-Sébas- 
ticn), la princesse lui montrait, dans le lointain, Lis- 
bonne et la mer, et, au-dessus, la Gloire et la Renom- 
née sonnant leurs trompettes, agitant leurs lauriers 
autour de cette devise, empruntée, à ce qu'on m’adit, 
au poëte Virgile: 

Matre ded monstrante viam. 

L'écran était enrichi des diamants les plus précieux 

et de perles les plus rares, 


49 


Ce qui fit que le cardinal d’Estrées dépensa beaucoup 
dargent pour une maladresse. 


VIII 


Cependant, malgré la sapata de M. le cardinal, mal- 
gré les verrous qui tenaient en gage les chefs des 
gentilshommes rebelles, malgré les soldats français de 
Pignerol, le mariage de Portugal ne se fit pas, et le 
Piémont garda son prince. C'était où l’on en voulait 
venir. 

Seulement, comme M. le marquis de Piangia et ses 
compagnons d’infortune étaient toujours en prison, 
leurs amis, restés libres, tourmentaient le duc du ma- 
tin au soir, pour qu’il ordonnat leur élargissement. 

— Personne ne vous servira plus, monscigneur, criait 
a tue-téte le prince de la Cisterne, si telle est la ré- 
compense que l’on obtient pour vous avoir servi. 

— Vraiment, mon cher prince, répondait Victor- 
Amédée avec son fin sourire, croyez-vous cela? Je 
compte bien sur vous, cependant. 

— Si vous vouliez m’accorder la grâce des prison- 
niers, monseigneur ? 

— Ge n’est pas moi que cela regarde, prince; c’est 
ma mère. 

— Eh bien, sollicitez auprès de madame Royale. 

— Puisque vous me le demandez, mon cher prince, 
je m'y emploierai dès ce soir. 

Dès le soir même, en effet, le duc alla, avec une suite 
nombreuse, chez madame Royale, et, reprenant cet air 
embarrassé dont il savaitsi bien envelopper sa finesse : 

— Madame, lui dit-il, je viens, comme une faveur 
personnelle, vous demander la liberté des seigneurs 
qui m'ont servi contre mon devoir. — Ne me refusez 
pas : je suis assez puni par le malheur de vous avoir 
déplu, et il n’est pas juste que d’autres souffrent à cause 
de moi. 

Madame Royale comprit que son fils était hors de 
pages; qu'il s'était révélé, en prenant son petit rôlet, 
comme disait le roi Charles IX, le lendemain de la 
Saint-Barthélemy, de façon à montrer ce qu'il pouvait 
faire. 

Seulement, lorsque les prisonniers allèrent saluer 
le prince, Son Altesse les trouva très-contraints, très- 
froids et presque hautains avec elle. 

— Eh bien, messieurs, dit Victor-Amédée sans avoir 
l'air de rien remarquer, il me semble que je ne vais 
plus en Portugal et qu'il n’y a plus de régente. 

Les seigneurs comprirent apparemment, car leurs 
visages changérent du tout au tout, et, depuis lors, ils 
se montrérent aussi assidus, aussi dévoués près de 
leur maître que s'ils ne lui eussent pas dû une prison 
de quelques mois. Jamais Victor-Amédée ne s’expliqua 
davantage avec eux; jamais il ne montra le dessous 
des cartes de cette intrigue, et le secret en resta bien 
gardé, quoique des femmes en fussent dépositaires : 
la régénte, madame de Saint-Sébastien et moi. Duc ou 
roi, Victor-Amédée ne fut communicatif qu'avec ses 
maitvesses. Quant à madame sa mère, elle avait le droit 
de ne rien ignorer, 

Je viens de nommer madame 
Revenons à la position délicate dan 
trouvait et à l'aventure que j'ai annoncée, 


de Saint-Sébastien 
laquelle elle se 


20 


LA DAME DE VOLUPTE. 


Je tiens cette aventure de Petechia, lequel en fut con- 
fident, et pour cause. — Le duc ne m’en parla pas. — 
Ce fut toujours un secret muré entre nous. Il avait ses 
raisons pour cela, et l’a bien prouvé depuis. 

La jeune Cumiana fut déterminée à son dessein par 
trois considérations : 

La première était celle de sauver son honneur à tout 
prix, afin de ne pas briser à jamais sa position, et de 
pouvoir un jour reparaitre à la cour avec tous les avan- 
tages d’une réputation inattaquable ouvertement, et 
sous le couvert du nom d’un mari honoré et placé haut 
parmi les grandes familles. 

La seconde considération prouve que, si jeune que fut 
la demoiselle d'honneur; elle avait de la profondeur et 
de l'expérience. Elle réfléchit que le duc était alors 
bien jeune pour ne pas épuiser rapidement un pre- 
mier amour dont tous les obstaclesétaient vaincus, au 
milieu d'une cour où les plus beiles femmes ne man- 
queraient pas de prodiguer leurs faveurs à un prince 
puissant, jeune et beau. Un amour qui se dénoue, 
se dit-elle, ne se relie jamais; tandis que l’on rattache 
plus fortement et de plus près un amour qui se brise. 

La troisième considération, c’est qu'avant tout elle 
devait faire en sorte que le ducet madame Royale crus- 
sent à un amour vrai et désintéressé, à une faiblesse 
du cœur et non à un calcul de l'esprit. 

La décision de la jeune ambitieuse fut prise résolü- 
merit. 

Un matin, après la messe, elle demanda à la régente 
de vouloir bien l'écouter pendant quelques instants. 

La princesse la fit passer dans son cabinet. 

— Parlez, mademoiselle, dit la princesse. 

Son aspect était sévère, car elle pressentait quelque 
faute; les mœurs de madame Royale étaient rigou- 
reuses; elle avait peu d'indulgence pour des faiblesses 
qu'elle ignora toute sa vie. 

Mademoiselle de Gumiana se jeta à ses pieds en san- 
glotant : 

— Madame, s’écria-t-elle, ayez pitié de moi! 

— Que j'aie pitié de vous! et à quel propos? de- 
manda la régente. 

— Madame, madame, je viens vous avouer une 
grande faute, 

— Une faute, à moi, mademoiselle ? Je ne suis pas 
votre confesseur. 

Le début n’était pas encourageant; mais mademoi- 
selle de Cumiana ne reculait pas devant un parti pris: 
Elle continua, pleurant toujours : 

— Madame, vous êtes la mère de tous vos sujets; au 
nom du ciel, protégez-moi! sauvez-moi! 

— Vous sauver! et de quoi? 

— De moi-même, madame, et du prince votre fils. 

— Ah! s'écria madame Royale, n'est-il pas déjà trop 
tard? 

Ici, Vhumiliation de Ja pauvre créature redoubla; 
celle baissa les yeux davantage, joignit les mains en 
suppliant, et reprit au milieu de ses larmes: 

— Sans doute, madame, il est trop tard pour sauver 
ma vert; mais il n'est pas trop tard pour sauver ma 
réputation, l'honneur d’un des plus vieux noms de 
l'Italie, et aussi peut-être le repos du prince Amédée. 
Je vous en conjure, ne me repoussez pas! 

Et, tout de suite, elle raconta à sa maîtresse les pro- 
ves et les désastres de cet amour, l'embarras où elle 
son cœur était atteint, 
qu'il pouvait avoir. 


: trouvait, le désespoir dont 
terrible 


et ti il 


— Madame, lui dit-elle, jugez-moi comme vous 
voudrez; mais je n’abandonnerai point mon enfant. 
Si on ne lui trouve un père, je proclamerai à la face 
de toute l'Europe quel est le père véritable. Je ne crain- 
drai point l'éclat pour consacrer à ce triste fruit de mon 
crime les soins que je lui dois. M. le duc de Savoie est 
un prince loyal, un gentilhomme sans reproche; il 
a parlé de reconnaître cet enfant, et de donner à sa 
cour un rang inattaquable à la mère. Les exemples 
ne lui manqueront pas, et en France notamment. 

— Que me demandez-vous donc alors, mademoiselle, 
puisque votre sort est décidé, dit madame Royale, puis- 
que mon fils l’a réglé d'avance? Vous l’avez détourné 
d’un mariage objet de tous mes vœux; vous l'avez 
rendu rebelle et désobéissant envers moi; vous avez, 
enfin, essayé votre pouvoir sur lui. Que voulez-vous 
de plus ? 

— Ce que je veux, madame, ce que je demande, 
c’est justement qu'il rentre dans cette obéissance dont 
il n'aurait jamais du sortir; c’est qu'il abjure cette 
rébellion dont vous m/’accusez à tort. Ge que je de- 
mande, madame, c’est un mari qui me sépare à jamais 
de lui, qui couvre ma faute de son nom, et qui rende 
à mon enfant le père que je lui ai 6té. Excusez-moi 
donc, madame, par respect pour vous-même, par 
tendresse pour mon père et pour moi, et par amour 
pour le pays dont monseigneur est le seui espoir?... 

La supplique était étrange, et peu de filles, malgré 
les exemples donnés par la cour de France, en eussent 
été capables. Il y avait là-dedans un mélange de gran- 
deur et d’ambition, de hauteur et de bassesse, d’im- 
pudence et de vergoëne qui peignait tout le caractère 
de la marquise. Le plus fort était fait, elle s’enhardit 
et continua. 

— Je ne me dissimule pas qu’à vos yeux peut-être 
mon projet lui-même est une faute de plus. En effet, 
tromper un honnéte homme, c’est plus qu'une faute, 
c’est un crime ; et pourtant il faut qu'il soit trompé! Je 
ne voudrais pas, pour mon compte, toucher du pied un 
homme capable d’épouser la maîtresse du prince en 
sachant la vérité; mais cette faute, mais ce crime, 
madame, ce sera le dernier de ma vie. Je vous le jure, 
du moment que j'aurai promis au pied des autels de 
consacrer mon existence au bonheur de cet homme, je 
serai toute à lui, toute à mon enfant; j’oublierai jus- 
qu'à mon amant; je réparerai, à force de vertu, les 
erreurs que je déplore et auxquelles une faiblesse cou- 
pable m'a entraînée, Oh! madame, croyez-moi, le sacri- 
fice sera assez grand pour qu'on n'ait rien à me deman- 
der de plus. Je ne reverrai jamais le prince; la femme 
assez malheureuse pour porter à un autre le déshon- 
neur du passé, doit laisser au seuil du logis nuptial le 
passé tout entier, et répondre de l’ayenir sur Phonneur 
dont elle se charge. Ah! eroyez-moi, madame! daignez 
me croire, je ne*suis point méprisable et ne suis point 
pervertie! Je fus égarée, sans doute; mais je reviens, 
mais je demande à genoux votre pardon, mais je vous 
rends votre fils, mais je le fais libre au prix de ma li- 
berté et de mon bonheur. Gela vaut bien que vous me 
pardonniez; pardonnez-moi donc, madame, pardon- 
nez-moi! 

Madame Royale, en écoutant sa fille d'honneur, ne 
put se défendre d'un mouvement de pitié et même 
d'admiration. Visiblement, la franchise était entière et 
le repentir profond, Elle releva la jeune fille, la fit 
asseoir, chercha à la consoler, et lui dit enfin qu'elle se 


LA DAME DE VOLUPTE. 21 


chargeait de tout vis-à-vis du duc et de M. de Cumiana, 
mais qu'il fallait rompre dès ce jour avec le duc et ne 
plus le revoir que dans les occasions indispensables, 
ne pas même lui annoncer la résolution qu’elle venait 
de prendre, et laisser madame de Savoie maitresse de 
tout régler selon son bon plaisir. 

— Mais, madame, s’écria la pauvre enfant, il m’ac 
cusera! 

— Tant mieux!... S'il vous croit coupable, il vous 
oubliera plus vite. 

— Ah! madame, que je commence bien à expier ma 
faiblesse!... Je yous obéirai. 

— J'aurai choisi, désigné, d'ici à demain, l'époux 
que je vous destine, continua madame Royale, Songez- 
y, mademoiselle, je deviens complice de votre four- 
berie, je m’associe à votre fraude; c’est à vous de nous 
justifier toutes les deux. 

— Ne craignez rien, madame, je n’ai qu'une parole, 
et Votre Altesse peut compter sur moi!... 

Le mème soir, madame Royale fit venir chez elle son 
premier écuyer, M. le comte de Saint-Sébastien, hon- 
néte homme, assez brusque et un peu rogue, quoique 
connu pour son bon cœur et sa loyauté; elle Pavait 
choisien conséquence, n’étant pas de ceux qui tergiver- 
sent avec l’honneur et qui acceptent des tempéraments. 
Elle lui vanta mademoiselledeCumiana; elle lui parlade 
sa famille, de sa fortune, de sa beauté, même de sa ver- 
tu... Les princes et les gens de cour ne doutent derien ! 

M. de Saint-Sébastien écouta avec sa gravité accou- 
tumée ce que lui disait la duchesse. 

Il ne lui fit aucune objection. Lorsqu'elle eut fini, 
il se tourna vers elle et lui demanda si elle lui faisait 
l'honneur de lui proposer la main de mademoiselle de 
Cumiana. 

— Oui, monsieur, et je crois vous faire à la fois un 
grand honneur et un grand plaisir. 

— M. le comte de Cumiana a-t-il consenti à cette 
alliance? 

Madame Royale se redressa de toute sa hauteur. 

— Je vous dis, monsieur, que je désire ce mariage : 
je ne sais si cela vous suffit, à vous; mais, à coup 
sûr, cela suffira au comte de Gumiana, 

Et ces paroles furent plutôt jetées comme un ordre 
que prononcées comme une explication. 

M. de Saint-Sébastien s’inclina avec ce sang-froid 
magnifique d’un homme sûr de lui-même et dont la 
vie est sans reproche. 

— Le jour où j'épouserai mademoiselle de Cumiana, 
dit-il, j'aurai le regret d'offrir à Votre Altesse la dé- 
mission de ma charge, 

— lit pourquoi cela, monsieur? demanda la duchesse 
tremblant qu'il n'eût un soupçon. 

— Parce que la comtesse de Saint-Sébastien, jeune 
et belle, mariée par ordre de Votre Altesse, et non du 
choix de son cœur, aimera peut-être son mari par ha- 
sard, si elle ne voit point les muguets de votre cour; 
mais si, par hasard aussi, elle ne l'aimait point, et 
qu'elle en aimit un autre, vous le savez, madame, 
dans notre race on mendurerait point le train d'au- 
jourd’hui... ll vaut done mieux nous retirer, ma femme 
ot moi, en quelqu'un de nos châteaux, jusqu'à ce que 
l'on m'aime assez pour que je ne craigne plus... 

Le comte de Saint-Sébastien allait au-devant des 
désirs de madame Royale, 

— Vous avez raison, monsieur, dit-elle, et vous êtos 
libre, 


En quelques heures, tout fut convenu : le comte de 
Cumiana ne fit aucune objection, mademoiselle sa fille 
encore moins. 

Le lendemain, le duc de Savoie, à son réveil, apprit 
tout par madame Royale; elle vint le trouver chez lui, 
et eut bien de la peine à le soumettre. Il fallut lui 
montrer l'immense intérêt qu'il avait à ne point mar- 
cher sur les traces de Louis XIV,et à ne pas recom- 
mencer mademoiselle de Mancini; tous ces amours-là 
finissent par des débats humiliants, des ruptures, des 
avenirs détruits ou fort compromis du moins, et enfin 
le malheur d’une jeune princesse venant, naive et in- 
connue, régner sur tous ces débris. 

Le prince se laissa vaincre par l’habileté de sa mère, 
par dépit peut-être aussi; pourtant, ce commerce 
rompu laissa dans son cœur une trace ineffacable, 
cette trace qui demeure après les sentiments coupés 
dans leur fraicheur, que rien n’a usés, que le dégoût 
et la satiété n’ont point touchés de leurs ailes noires. 
Ils sont toujours prêts à se rallumer; l’étincelle est là, 
il ne faut qu'un regard pour la faire jaillir. 

Huit jours après, le mariage eut lieu. Le soir, la ma- 
riée fut présentée à Leurs Altesses selon le cérémonial. 
Le lendemain, les époux partirent pour leurs terres, 
où ils restèrent jusqu'à la mort de M. de Saint- 
Sébastien, arrivée en 1703. Il ne se crut jamais assez 
aimé, sans doute, pour se hasarder à revenir à la cour. 

L'enfant mourut en venant au monde. La conduite 
de la comtesse futirréprochable; elle garda une dignité 
et une sagesse au-dessus de tout éloge, 

Nul ne se souvint d'elle, que celui qui ne devait 
plus l'oublier. 

Cette anecdote et ces particularités sur madame de 
Saint-Sébastien sont peu connues. Elle m'ont été con- 
fiées par Petechia, qui ne savait rien me taire, et qui, 
cependant, était si discret pour les autres. 

Quant à Victor-Amédée, jamais une seule fois il n’a 
prononcé devant moi le nom de madame de Saint: 
Sébastien. 


IX 


Voilà où en était la cour de Savoie lorsque j’y arrivai, 
sauf quelques détails qui trouveront leur place en temps 
et lieu. Maintenant, revenons à moi et à mon état chez 
ma helle-mère, à ce qui m'arriva et à mes étonnements 
successifs, Cela ne ressemblait guère à lhôtel de 
Luynes ! 

J'en étais restée à ma présentation ; elle fit son effet 
ordinaire, Une étrangère est toujours fort examinée, 
fort critiquée et surtout fort interrogée; je m'en tirai 
de mon mieux; par bonheur, tout le monde parlait 
francais. Mon beau point de Venise fut très-admiré, 
ainsi que mes picrreries, Madame Royale m'aceueillit 
à merveille; elle me fit nombre de questions sur la 
cour de France, questions auxquelles je ne répondis 
guére, ne sachant de la cour que ce que l’on en disait 
par hasard devant mes sœurs et moi, lorsque nous 
descendions au salon; ce qui nous était rarement 
permis. 

La cour élait grave, cérémonieuse, compassée. Je 
n'y retrouvais point l'esprit et l'aisance de notre cour 
francaise, Madame Royale donnait cette impulsion par 


22 


LA DAME DE VOLUPTE. 


le sérieux de ses manières; elle était tort pieuse, et, 
comme de,raison, ses courtisans s’efforçaient de l'être 
plus qu’elle. Il va sans dire que ma belle-mère ren- 
chérissait sur Je tout. 

Madame Royale, de souche savoyarde, était devenue 
tout à fait Italienne; elle ne regrettait point Paris, ou, 
si elle l'avait regretté ou le regrettait encore, elle n’en 
laissait rien paraitre. Elle ne m’intimida pas; mais M. de 
Savoie m’intimida fort et me déplut même passable- 
ment. I] me regarda de ses yeux fixes pendant que la 
régente me parlait, puis m’adressa à son tour quelques 
mots, et, comme je m’en allais, j’entendis qu'il disait as- 
sez haut à M. de Santina, un des officiers de sa maison : 

— Oh! ce pauvre comte de Verrue! Qui donc a eu 
la sottise de le marier à cette petite fille? 

Ce mot de petite fille m'humilia au point que j’en 
pleurai de rage derrière mon éventail. 

— Eh! eh! fit l'abbé de la Scaglia, qui avait aussi en- 
tendu le mot, petite fille pourra grandir; on oublie 
qu'elle a dans les veines du sang des d'Albert, des 
Chevreuse et des Longueville. 

L'abbé de la Scaglia ressentait déjà les premiers feux 
de cet amour fatal dont il me poursuivit plus tard avec 
tant d’acharnement. Je ne l’aimais pas; et la réflexion, 
au lieu de me calmer, augmenta mon dépit. 

Mystères du cœur! rien ne plaît d’une bouche détes- 
tée; tout est adorable sur des lèvres aimées! 

Non loin de Turin est une petite ville appelée Chivas. 
Le nem de cette petite ville reviendra dans ces Mé- 
moires, à propos d'événements sombres et terribles 
que nous avons déjà fait pressentir au commencement 
de ce livre, et dont quelques membres de la famille 
Mariani furent les héros ou les victimes. 

Mais il ne s’agit pas encore de ce drame sanglant. Il 
s’agit d’un de ces petits événements que fit surgir au- 
tour de nous, pour arriver à un but inique, l'abbé de la 
Scaglia, le séide intéressé de ma belle-mère. 

Un couvent de capucins s'élève au milieu de la ville. 
Les religieux qui l’habitent ont fait vœu de pauvreté: 
ce qui n’a pas empêché les ducs de Savoie et un grand 
nombre de seigneurs d'enrichir la maison de ces moines 
de nombreuses offrandes. Ces capucins vivent dans le 
luxe et dans Vabondance. Néanmoins le peuple croit 
à leur pauvreté ; car, tous les matins, un frère quéteur, 
un certain Luigi, homme intelligent, astucieux, éner- 
gique, en sort en habits sordides, la besace sur le dos, 
pour implorer largesse auprès des fidèles. Ce système 
de quêtes est souvent une occasion d’intrigues de 
diverses natures, et il entretient en même temps le 
dévouement et la piété des fidèles. 

Ce Luigi est un cadet d’une des bonnes familles du 
Piémont. Une ambition déçue le jeta dans les ordres. 
Il exerçait alors, dans des menées d’alcôve et de bou- 
doir, l'intelligence inquiète et remuante dont le sort 
l'avait doué. 

Je ne sais dans quelle circonstance il avait connu 
l'abbé de la Scagha. Toujours est-il qu'ils étaient liés 
assez intimement, Ces deux hommes étaient bien faits 
pour se comprendre. 

J'étais arrivée à Turin depuis peu de temps. Il s'agis- 
sait de donner un directeur à ma conscience, et l'abbé 
de la Scaglia voulut se charger du soin de choisir mon 
eur. 

Gest la une chose fort délicate, et, à cette époque, 
mont, un Coufesseur prenait aisément influence 
sur le cœur d'une jeune femme, 


con! 


en P 


On sait que j'avais à peine quatorze ans. L'abbé 
craignait mon inexpérience, et il ne voulait pas livrer 
mon esprit à une influence absolue qui eût complé- 
tement exclu la sienne. 

Il menait ma belle-mère, il voulait aussi mener mon 
directeur. 

Cet homme avait son dessein. 

Il se fit conduire au couvent de Chivas et demanda 
à parler au frère quêteur. ll se nomma et fut sur-le- 
champ introduit avec grande déférence. 

La cellule de frère Luigi était d’un aspect étrange. 
C'était une sorte de laboratoire tout meublé de cornues 
et de fioles bizarres. Luigi était soupçonné de se livrer 
au grand œuvre. Je doute qu’il eût jamais fait de Vor. 
Mais ce qu'il y a de certain, c’est qu'il fabriquait une 
foule de liqueurs merveilleuses ou terribles. Ges spécifi- 
ques rendaient la santé, la beauté (au moins le disait- 
on), prolongeaient la jeunesse, la vie, amenaient à 
volonté le sommeil, une mort lente ou foudroyante. 

Je ne sais plus quels simples traitait Luigi pour en 
extraire la précieuse essence lorsqu’entra l'abbé de la 
Scaglia. 

Lemoine, généralement hautain, assouplit son orgueil 
et devint même obséquieux avec Voncle de mon mari, 

— Vous ici, monsieur l'abbé? 

— Cela t’étonne ? 

— Oui; car il faut, pour que vous veniez dans cette 
pauvre cellule, ou que j'aie besoin de vous, ou... 

— Que j'aie moi-même besoin de toi, 

— Vous l'avez dit. 

— Eh bien, j'ai besoin de toi. 

— Ah! dit Luigi avec un sourire imperceptible. 

— Tu sais que je tai sauvé la vie. 

- Oui, j'étais jeune, j'avais des passions... des pas- 
sionsque je ne savais pas contenir ! j'aimais une femme; 
elle m avait trompé, je la tuai. 

— Et, grace à moi, au lieu d’un crime, on constataun 
suicide. 

— Oui; je vous dois la vie, l'honneur! Plus tard, 
j'aimai encore; c'était une grande dame. J'étais trop 
mince gentilhomme. Elle a épousé un grand seigneur. 
Jai voulu me tuer. J'ai réfléchi, et j'ai embrassé une 
mort apparente, et une vie certaine. 

Et le moine eut un singulier éclair dans le regard 
en disant ces deux derniers mots. 

— Oui, oui, Luigi ; entrer dans les ordres, ils appel- 
lent ça mourir au monde, les imbéciles! Ils ne savent pas 
qu'à l'abri de la robe de capucin, on a tous les plai- 
sirs du monde au sein de la plus grande sécurité et 
de la plus profonde quiétude. 
litle moine avec une expression dou- 
teuse. Mais que puis-je pour vous? 

— Trois choses. 

— La première ? 

— Parmi ces liqueurs mystérieuses que tu sais com- 
poser, pourrais-tu m'en donner une qui enlaidit en 
quelques jours le plus beau visage”? 

Le capucin sourit. 

— Vous hantez la cour, monsieur l'abbé? lui de- 
manda-il. 

— Ma famille y occupe les premières charges. 

— Eh bien, un jour de fête, regardez bien tous ces 
beaux visages sur lesquels brillent la jeunesse, l'élé: 
gance, la pureté des lignes, la blancheur éblouissante 
d’une peau satinée, l'esprit, la coquetterie de la femme 
qui se sent belle et adorée, et dites-vous : « Le moine 


LA DAME DE VOLUPTE. 23 


Luigi pourrait répandre sur tous ces traits la laideur 
ja plus repoussante. » 

LaScaglia fit un mouvement. 

— Oh! ne craignez rien! Ici, dans ces flacons de cris- 
#1 habitent toutes les horreurs que l'enfer peut dis- 
filler. La fatalité a versé dans mon cœur un poison 
qui n’a pas d’antidote ; je suis, moi, aussi fort que la 
fatalité, et j'ai la, sous ce froc qui m’ouvre toutes les 
portes, des poisons pour lame, et dans ces plantes que 
je distille, dans ces sucs minéraux ou animaux que je 
prépare, des poisons pour le corps contre lesquels la 
science vulgaire ne connaît pas de remèdes. 

La Scaglia fut presque effrayé de l’expression éner- 
gique et fourbe dont Luigi prononça ces paroles. Il 
demeura un instant interdit. 

Luigi prit ce silence pour de l’incrédulité. 

— Vous doutez? fit-il avec un sourire amer. Eh bien, 
écoutez-moi ; écoutez cette histoire. Elle est la mienne; 
vous savez assez d'événements de ma vie pour que je 
ne vous cache pas ceux que vous ignorez. 

— Je t’écoute, fit l’abbé de la Scaglia, qu’intéressaient 
toujours les intrigues ténébreuses, toi, l’homme des 
sourdes menées. 

Voici cette histoire, que je raconte moi-même : elle 
était alors secrète; un procès scandaleux la révéla plus 
tard. 

Luigi fut sans doute plus concis que je ne le serai 
moi-même; mais je me laisse aller un peu complaisam- 
ment au détail de tous mes souvenirs; j'écris des mé- 
moires et non un précis historique. 

Peut-être aussi raconté-je un peu sans ordre; mais 
que l’on considère que je glane çà et là dans le vaste 
champ de mon passé. 


x 


Le jour commençait à poindre et quatre heures son- 
paient au couvent des capucins de Chivas au moment 
où un frère quéteur, la besace sur l'épaule, sortait de 
ce monastère, 

— Vous vous mettez en route de bonne heure, frère 
Luigi? lui dit en bâillant le portier qui venait de lui 
livrer passage. 

—Ille faut bien, Pietro; la charité chrétienne se re- 
roidil de plus en plus, et ce ne sera pas trop de douze 
heures pour recueillir une proyende suffisante. Le 
temps est passé où l’on eût récolté en use mati- 
née la charge d’une mule, et je m’estimerai heureux 
si ma besace est à moitié pleine ayant la fin du 
jour. 

— Et Dieu sait pourtant que ce n’est pas la parole 
qui vous manque ; vous avez de l'éloquence à l’usage 
de tous, petits et grands. Sainte Vierge ! comme ça 
vous réussissait autrefois! I n'y avait pas à six milles 
à la ronde une ménagère qui ne mit chaque jour quel- 
que chose de côté à votre intention, et l’eau me vient 
encore à la bouche au souvenir de toutes ces bonnes 
provisions que yous récoltiez en quelques heures... 
Ce n'esbpas en ce temps-là que frère Luigi serait rentré 
Sans graisser le marteau de la porte! 


- Bavard’ quelle antienne me viens-tu chanter | 


apres malines ? 
— Ah! frère, c'est que j'ai la mémoire du cœur 
— Tu veux dire de l'estomac. 


— Aussi comme je vous étais dévoué! 

Le religieux se retourna et fit deux pas vers le 
frère portier. 

— Pietro, lui dit-il à demi-voix, garde-moi ce dé- 
youement, et peut-être nous reviendra-t-il queiques- 
uns de ces beaux jours... Sois discret surtout. 

— Muet comme une tombe. 

— Et toujours à mes ordres? 

— Toujours, frère Luigi... Pour vous, le pied sur la 
règle et les clefs à la main. 

— À ce soir donc. 

Et le frère quéteur s’éloigna d’un pas agile; car, 
bien qu’il eût atteint la cinquantaine, il semblait être 
encore dans toute la force de l’âge. Ce religieux avait 
à peine perdu de vue les murs du couvent lorsqu'il 
apercut, à une centaine de pas devant lui, un homme 
de haute taille s’avangant rapidement ; sa main droite 
était armée d’un lourd baton; de la main gauche, il 
tenait un mouchoir avec lequel il essuyait fréquem- 
ment son visage, ruisselant de sueur. 

— Ah! se dit le moine, je l'avais deviné : c’est Ber- 
nardo Gavazza. Cela est tout simple : le comte de Ma- 
riani s'étant résigné à vivre seul à Turin, Bernardo est 
naturellement devenu le maitre à la villa Santoni. Mal- 
heureusement pour lui, il a compté sans moi, et il 
s’est cru assez fort pour mépriser mes avis. Il faut 
pourtant un dénoûment à ce long mystère d’iniquité, 
et je crois que nous y touchons. 

Puis, élevant la voix et s'adressant au voyageur ra- 
rivé près de lui, le frère quéteur reprit : 

— Te voici en chemin de bonne heure, ami Bernardo! 

— Qu’y a-t-il la d’extraordinaire? Vous y êtes bien, 
vous, mon révérend père, sans que personne songe a 
s'en étonner. 

— Moi, c’est tout naturel : le couvent est sans pain, 

et il y a longtemps que Dieu n’envoie plus la manne à 
ses enfants en guise de rosée. Je sors donc du monas- 
tère, asile que m’accorde le Seigneur, tandis que tu as 
tout l’air de venir de la villa Santoni, dont le comte 
Mariani t'a chassé depuis plus de dix mois, et où je 
t'avais défendu de reparaitre... Tu en viens, ayoue-le! 
~ — Vous êtes bien curieux, ce matin, mon réyérend, 
répliqua Bernardo en fronçant le sourcil, tandis que 
ses doigts se crispaient sur le court bâton dont il était 
armé, 

— Que veux-tu, mon cher fils! on ne change pas 
d'habitude à mon âge, et j'ai celle de deviner ce qu'on 
ne veut pas me dire. 

— Prenez garde, père; ily a des cas où cela pour- 
rait vous porter malheur, 

— Enfant! dit le religieux en se redressant fière- 
ment, Dieu te garde de vouloir lutter contre moi, 
accepte et suis plutôt le sage conseil que je te donne 
de ne plus reparaitre à la villa Santoni, d'où tu viens 
et où tu as passé la nuit, j'en suis sûr. 

A ces mots, un nuage passa sur le front de Bernardo; 
sous leurs sourcils noirs ses veux lancérent des éclairs, 
et le baton dont il était armé sifla dans l'air: mais 


déjà le religieux s'était mis en défense : d'une main, 
garantié par la besace qu'il portait, il para le coup qui 
lui était destiné, en même temps que, de l’autre main, 
il saisissait Son adversaire à la gorge et le renversuil à 
ses pieds, 

— Je pourrais te tuer, misérable! dit-il on sortancun 


long couteau de dessous sa robe; je le devrais mme... 
Bernardo était éperdu, haletant; la mort lui apparais- 


24 
sait dans son horreur : il n’avait que vingt-cing ans. 
— Grice! grace! murmura-t-il d’une voix étouffée. 
— Eh bien, oui, je te ferai grace, mais a condition 
que tu répondras sincèrement à toutes les questions 
que je vais t’adresser. 

—Révérend père, je vous ferai maconfession générale. 

— Ce serait trop long, et le grand chemin est bien 
peu commode pour une telle opération. Lève-toi, as- 
seyons-nous sur le revers de ce fossé, et réponds 
nettement à mes questions; je ne t'en demande pas 
davantage. 

Le moine, à ces mots, tendit la main eu jeunehomme, 
qui se releva lestement, et tous deux allèrent s'asseoir 
au lieu indiqué par le terrible frère quéteur. 

— D'abord, dit ce dernier, qui tenait toujours à la 
main son long couteau, il me paraît évident qu'il s’est 
passé quelque chose d’extraordinaire à la villa Santoni. 

— Révérend père, il ne s'y est passé qu'une chose 
fort ordinaire et toute naturelle : madame la comtesse 
Mariani y a donné le jour à un enfant du sexe mas- 
culin. 

— Dont tues le pére? 

— Oh! mon révérend, quelle énormité! 

— Tu vas voir, au contraire, que cela est excessive- 
ment simple. Il y a deux ans, M. le comte Carlo 
Mariani épousa Angela, fille du marquis Spenzzo, lequel 
mourut peu de mois après. De cette union naquit un 
fils qui a aujourd'hui un peu plus d’un an... Tu 
n'étais alors qu’un simple gardeur de bestiaux au ser- 
vice de la famille Spenzzo... 

— Tout cela est vrai, mio padre : je gardais les bes- 
tiaux; mais j'étais capable de mieux faire, et je lai 
prouvé. 

— Un peu mieux et beaucoup plus mal, Bernardo! Ne 
nous pressons pas : le soleil se montre à peine à l’ho- 
rizon, écoute donc et sois patient, je le veux! Angela 
Spenzzo, à seize ans, était vive, ardente, passionnée 
pour le plaisir. Son pére élait presque mourant, et ne 
pouvait la conduire dans le monde. Dès lors, les aspi- 
rations de la jeune fille se modifièrent; au lieu d'élever 
ses regards, elle les abaissa, et ils tombèrent sur toi... 

— Oh! padre! padre! 

— Dès lors tu cessas d’être gardeur de bestiaux : on 
Penseigna à lire, à écrire, et tu devins l’homme de con- 
fiance de Santoni. 

— C'est vrai, révérend père; mais où est le mal? 

— Nous allons y arriver, mon fils. Sur ces entrefaites, 
lecomte Marjani demanda la main d’Angela, l’obtint, 
et, comme je viens de le dire, un enfant naquit à la 
fin de la première année de cette union; mais, depuis 
longtemps déjà, la bonne intelligence avait cessé d’exis- 
ter entre les époux; le comte était parti pour un long 
voyage, et il y a aujourd'hui méme sept mois qu'il 
reparut à la villa Santoni, qu'il quitta de nouveau trois 
iours après, pour aller vivre à Turin, où il est encore 
en ce moment... Tout cela est-il exact, Bernardo? 

— Hélas! révérend père... 

— Oui, tout cela est vrai; mais tout cela doit cesser 
d'être ; il faut que l'enfant adultère disparaisse, 
On! oh! 

— Il le faut, Bernardo; tout sera fini ainsi, et peut- 
(tre alors Ja paix, le bonheur intérieur renaitront-ils 
dans cette famille, 

Oh! père! mais c'est un enfant plein de vie, de 
vigueur et de santé... 

— L'est l'enfant da crime, Bernardo, et Dieu l'avait 


LA DAME DE VOLUPTE. 


condamné avant qu'il fit né; c’est mon dernier mot. Et 
puis, qu'est-ce que la vie d’un enfant qui vient de naître, 
qui ne s’appartient pas?... — Je te donnerai ce soir ce 
qu'il faut pour qu'il n’en soit plus question; tu te présen- 
teras à la porte du couvent, et tuy viendras, n'est-ce pas? 

— Il faut bien que j’obéisse à mon maitre absolu. 

— Et tu disparaitras de la villa Santoni pour n’y ja- 
mais revenir? 

A ces dernières paroles, Bernardo bondit comme un 
tigre; mais le frère quéteur se trouva debout en même 
temps que lui. 

— Je le veux et il faut que cela soit, reprit-il en bran- 
dissant son couteau. 

— Cela,sera donc, répondit Bernardo en laissant 
tomber sa tête sur sa poitrine en homme découragé; 
mais il n’en faut pas moins que je me rende maintenant 
à Chivas, ne füt-ce que pour détourner les soupçons. 

— Va donc; je ne te retiens plus. 

— Ah! révérend père, je sais bien que je vous appar- 
tiens, depuis un quart d'heure, je ne me sens plus que 
Pombre de moi-même, 

— C'est ainsi que tu dois être, Bernardo; reste dans 
cette condition, si tu veux vivre. 

A ces mots, le frère quéteur se leva : d’un geste, il 
indiqua à Bernardo la route conduisant à Chivas, et lui- 
mème se dirigea en même temps vers la villa Santoni. 

Quel sentiment, quel intérêt guidait Luigi dans cette 
affaire? Pourquoi entrait-il avec tant d'énergie et de 
passion dans la destinée de Bernardo et des Santoni? 
Gest ce que les événements vont nous apprendre. 

Le calme le plus profond régnait à Santoni lorsque le 
frère quêteur y arriva; on lui dit tout d’abord que ma- 
dame la comtesse Mariani était trop gravement indis- 
posée pour pouvoir le recevoir comme elle en avait 
l'habitude. 

— Bien, bien, fit-il en écartant de la main le yalet 
qui lui parlait; c'est la marquise Spenzzo que je veux 
voir, et vous savez bien qu'il n’est besoin ni de m’an- 
noncer, ni de me montrer le chemin. 

En parlant ainsi, il s’'élança dans l’escalier, et, moins 
d’une minute après, il entrait chez la marquise de 
Spenzzo, mère de la comtesse Mariani, si gravement in= 
disposée en ce moment. 

— Quelle peur vous m'avez faite! s’écria la douairière 
en le voyant entrer; c’est affreux de prendre les gens 
d'assaut. 

— Eh! ma chère Paola, n’étes-vous pas habituée à 
me voir apparaître ainsi dans toutes les circonstances 
graves ? 

— Je ne sais trop... Mais aujourd’hui. 

— Aujourd'hui, madame, est jour solennel ; car c’est 
l'anniversaire de celui où, à la face du ciel et sous 
linvocation de Dieu, vous vous êtes donnée à moi, 
comme je me donnais à vous... Pour vous, c’est un 
souvenir confus, peut-être; mais il n’a pas vieilli dans 
ma mémoire, 

— Ah! Luigi, que vous êtes cruel de me tenir ce 
langage en un pareil moment ! 

— Mais ce langage, Paola, est celui de ma vie entière; 
vie d'abnégalion et de dévouement, Faut-il une fois 
encore préciser les choses?... I y a vingt ans, j’eus le 
bonheur ou le malheur.de vous rencontrer dans le pa- 
lais du doge de Venise: vous étiez la fille d’un grand 
seigneur, et je n'étais qu'un simple attaché d’ambas- 
sade; l'amour nous fit franchir la distance qui nous 
séparait, vous {ites à moi; mais, malédiction ! deux 


LA DAME DE VOLUPTE. 25 


mois plus tard, pour obéir à votre père, vous épousiez 
le marquis de Spenzzo... Oh! ce fut pour moi un hor- 
rible supplice!... Mais tou! n’était pas dit entre nous : 
vous portiez en vos entrailles un fruit de notre amour, 
et, en absence de votre mari, chargé d’une importante 
mission diplomatique, j'étais seul près de vous lorsque 
vous mites au monde votre Angela. 

— Oh! grâce, grace! Luigi, cela est affreux. 

— Pour vous, madame, il en est ainsi, je le crois; 
quant à moi, c’est le seul souvenir qui me fasse main- 
tenant tenir à la vie... Vous étiez là, faible mais 
souriante; les premiers vagissements de l'enfant ve- 
naient de se faire entendre lorsqu'une pensée étrange 
me traversa le cerveau, à moi qui vous assistais se- 
crètement : sans hésiter, je tirai de dessous mes vête- 
ments ce cachet portant les armes de la famille dont je 
suis le dernier rejeton ; je le suspendis sur la flamme 
d’une bougie, et, lorsqu'il fut incandescent, je l’ap 
pliquai au-dessous du sein droit de notre enfant 

— Vous avez fait cela!... 

— Je l'ai fait, madame, en prévision de ce qui arrive 
aujourd'hui ; à quoi serviraient, en effet, mes conseils 
et mes prières s'ils n'avaient pas cet appui? 

— Luigi, je vous en conjure, ne soyez pas impi- 
toyable! 

— Eh! madame, ne sentez-vous pas que le bonheur 
de notre enfant est ma pensée la plus chère? Serais-je 
ici, s’il en était autrement? 

— Soyez-nous donc en aide, mon bon Luigi; car je 
vois que vous savez toute la vérité. 

— Je redeviens donc votre bon Luigi ? 

— Ah! Luigi, pouvez-vous croire que vous ayez 
jamais cessé de m'être cher? N’existe-t-il pas entre nous 
un de ces liens que rien ne saurait rompre, pas même 
la mort? Oui, Angela est coupable, bien coupable. 
mais est-ce moi, est-ce nous qui aurons le courage de 
. Ja condamner? 

La voix suppliante de cette femme qu'il avait tant 
aimée fit sur le frère quêteur un effet puissant. 

— Calmez-vous, Paola, dit-il à la marquise en lui 
prenant les mains et les serrant tendrement; je la sau- 
veral... L'enfant n'est pas né à-terme; donc... 

— C'est une erreur, Luigi... 

— Il faut que cela soit vrai. 

— Mon ami, yous me faites peur. 

— Ah! voilà bien les femmes! Vous m'avez vu, sans 
pälir, vous sacrifier ma liberté, mon avenir, ma vie 
tout entière; et vous voilà saisie d’effroi à propos d'un 
fœtus qui n'a pas vu la lumière du jour et qui ne doit 
pas la voir, vous le comprenez sans doute. 

Luigi prononga ces dernières paroles avec un tel 
ton d'autorité, que la marquise n'eut pas le courage 
d'insister; elle attendait, tremblante, que le religieux 
dit son dernier mot sur le sort du malheureux enfant 
qui venait de naître et dont l'arrêt de mort était déjà 
prononcé; mais Luigi se tut, et ce fut après un long 
silence qu'il demanda si l'on avait écrit au comte Ma- 
riani pour lui annoncer Vaccouchement d’Angela; la 
marquise Ini ayant répondu qu'elle n'en avait pas 
encore eu le temps! 

— Eh bien, répliqua-i-il, n'écrivez pas aujourd'hui; 
demain, votre lettre sera plus longue de quelques 
lignes, et vous n'aurez plus ensuite à vous occuper 
de cela. 

— Nesterez-vous ici jusqu'à demain afin de me gui- 
der complétement dans ces déplorables circonstances ? 


— Non, Paola; cela n'est pas nécessaire; mais un 
homme sur le dévouement duquel vous êtes habituée 
à compter passera la nuit dans cette demeure pour la 
dernière fois ; puis il retournera dans votre domaine de 
Chivas, qu'il administre en maitre, à ce qu’il parait, à 
moins qu'il ne vous plaise de lui donner l’intendance 
de votre demeure princière, à Turin, jusqu'à ce que 
les circonstances permettent de le faire rentrer com- 
plétement dans son obscurité primitive, dont vous 
Pavez si malencontreusement tiré. 

— Oh! je comprends; c’est de Bernardo Gavazza que 
vous voulez parler... De grace, Luigi, soyez plus in- 
dulgent pour cet homme qui nous est si dévoué ; qui, 
j'en suis sûre, ferait, sans se plaindre, le sacrifice de 
sa vie pour nous servir. N'est-ce pas assez que le comte 
de Mariani, mon gendre, lait chassé d'ici en Ini défen- 
dant d’y reparaitre jamais? 

— Défense dont Bernardo a tenu grand compte, 
n’est-ce pas? 

— Non, il ne s’y est pas conformé : il savait qu’An- 
gela souffrait; il savait qu’en certains cas nous ne 
pouvions compter que sur sa force, sa résolution, son 
dévouement, et il est revenu... Oh! ne vous pressez 
pas de nous condamner; vous ne savez pas ce que c’est 
que ce prétendu comte Carlo Mariani, qui s’est présenté 
à nous comme un gentilhomme et qui n’a jamais été 
qu'un manant du dernier ordre. N’a-t-il pas voulu tout 
d’abord nous imposer la vie bourgeoise de bas étage 
à laquelle il était habitué? C'était avec des chaussures 
toutes souillées du fumier de ses étables qu'il se pré 
sentait devant sa jeune femme et qu'il se mettait à 
table; il ne parlait que de labours, engrais, bœufs et 
moutons, et les fermiers de ses domaines étaient ses 
amis les plus intimes, pourvu qu'ils payassent réguliè- 
rement; Car jamais son avarice sordide n’a laissé en lui 
de place pour la pitié. Aussi avec quelle joie nous avons 
découvert qu'il n’est pas gentilhomme ; que le nom dont 
il se pare n’est que celui d’une terre achetée par son 
père, qu'on a vu pendant vingt ans trafiquer en plein 
vent sur le port de Gênes. Un procès suivit cette décou- 
verte : nous demandàmes à la justice d'annuler cétte 
odieuse alliance, et une requête fut par nous présentée à 
notre saint-père le pape, qui, seul, peut rompre complé- 
tement les nœuds formés au pied de lautel. Dédaignant 
de se défendre, Mariani partit tout à coup pour un long 
voyage ; puis il revint il y a quelques mois; il eut l'au- 
dace de s'établir de nouveau dans cette villa, qui fait 
partie de la dot de ma fille, et il tenta de reconquérir 
les bonnes grâces d’Angela. N'y pouvant parvenir, il fit 
à la pauvre enfant les plus grossières menaces; Gavazza, 
qui Ventendit un jour, cédant à l’indignation qu'il 
éprouvait, osa lui dire que ses paroles étaient la meil- 
leure preuve de l'absence de sang noble dans ses veines. 
Mariani le chassa; mais, moi qui étais indépendante, je 
le repris et lui confiai l'administration de mes biens à 
Chivas. Aujourd'hui, Mariani nous menace de revenir 
prendre possession de Santoni, qui est, dit-il, le centre 
de ses biens et de ceux de sa femme, qu'il entend admi- 
nistrer en personne... Jugez-nous maintenant, Luigi : 
pouvions-nous, dans des circonstances si graves, renon- 
cer à l'appui d'un homme de cœur capable de nous 
défendre contre les violences matérielles dont nous 
étions ménacées ? 

- Je comprends tout cela, marquise; mais c’est jus- 
tement parce que Mariani se montre menaçant qu'il 
importe d'avoir raison contre lui sur tous les points ; 


26 LA DAME DE VOLUPTE. 


LL eee 


c’est pour cela qu'après avoir passé encore la nuit pro- 
chaine a Santoni, Gavazza doit en partir pour n’y plus 
revenir. Il le faut, Paola, et il le fera sans que vous 
soyez obligée de l’en prier, je puis vous en donner l'as- 
surance... Et maintenant, madame la marquise, Luigi 
disparaît; il n’y a plus ici qu'un pauvre frère queteur 
qui vous supplie de faire garnir le mieux possible la 
besace qu'il porte en expiation de ses fautes. 

— Cest déjà fait, cher frère, et j'espère que rien n’y 
manque; mais vous quittez-nous donc si promptement? 

— A l'instant même, Paola; il faut au moins qu’a- 
vant de rentrer au monastère, je me montre dans quelque 
village voisin. Ces détails ne sont pas à négliger; 
yous le reconnaitrez un jour. 

En ce moment, un domestique apportait la besace 
lourdement chargée; le moine ne l'en mit pas moins 
lestement sur son épaule; puis, étendant la main, il 
dit à voix basse des paroles de bénédiction, et il sortit. 


XI 


— Allons, Pietro, disait le révérend père Luigi en 
entrant chez le portier du couvent, je taccorde la dime 
sur tout cela; mais dépéche-toi de la lever; car le 
reste doit être attendu avec impatience à l'office. 

Pictro se mit à l’œuvre avec toute l’ardeur d’un 
chasseur qui saisit une proie longtemps attendue. 
Pourtant il ne tarda pas à se trouver quelque peu em- 
barrassé. 

— Cinq bouteilles de vin fin, se disait-il, comment 
prendre la dime la-dessus?... Je n’ai pas le temps de 
faire des fractions; j’en pose une là, el je ne retiens 
rien sur les autres, par discrétion... Cinq jambons, 
trois chapons, deux liévres; en tout six pièces : c’est 
une qui me revient; mais laquelle?... en prends une 
de chaque sorte, crainte d’erreur... 

Il en était là de ce consciencieux partage, lorsqu'un 
coup de marteau retentit; Pietro s’empressa d'ouvrir 
la porte, non sans faire une assez laide grimace, et 
Von vit paraître Bernardo Gavazza : il était pale; ses 
regards, plus sombres que de coutume, semblaient 
annoncer une résolution pénible mais bien arrètée. 

— Me voici, dit-il d'une voix ferme et brève. 

— Bien, répondit Luigi; cette exactitude est de bon 
augure... Allons, Pietro, que tout cela disparaisse; tu 
compteras plus régulièrement un autre jour. 

— Gomme il vous plaira, révérend père, répondit le 
portier en vidant lestement dans un coin la moitié 
du contenu de la besace. 

Et, cette consciencicuse opération terminée, il s’em- 
pressa de porter le reste du contenu à l'office, tandis que 
Luigi,suivide Bernardo, se dirigeait vers l'infirmerie, où 
ge trouvaient un grand nombre de médicaments confiés 
à ses connaissances scientifiques. Gar Luigi était très- 
instruit : bien que la chimie fit encore dans l'enfance, 
il en possédait les éléments les plus importants, et il 
avait souvent obtenu des produits dont lui seul pou- 
vait apprécier la valeur. 

— 'Jiens, dit-il à Bernardo en prenant dans une ar- 
moire une petite fiole haute d’un travers de doigt, il 
ne faudra qu'une goutte de la liqueur que contient ce 
flacon posée sur les lèvres de l'enfant, pour que ce 
qui s'est fait hier se défasse aujourd'hui, 


— Ah! père, fit Gavazza d'une voix nayrée, vous ne 
lui pardonnez donc pas, à ce malheureux enfant? 

— C'est impossible, Bernardo! Il faut, dans l'intérêt 
de tous, et plus particulièrement dans Le tien, qu'il 
disparaisse le plus promptement possible. Ne sais-tu 
pas que le comte Mariani est sur ses gardes, et qu'il 
sait presque toute la vérité? Qu’arrivera-t-il, si nous ne 
tranchons dans le vif? La naissance de l'enfant est 
patente; on constatera qu'il est né viable, qu'il est venu 
à terme, c’est-à-dire moins de sept mois après le re- 
tour de Mariani, qui, à l’époque de la conception, se 
trouvait à plus de huit cents lieues de l'Italie. Qu’op- 
poserons-nous à toutes ces preuves?... Tu as fait le 
mal, Bernardo, à toi d’appliquer le remède ; or, le re- 
méde, le voici; il n’y en apas d'autre. C'est, j'en con- 
viens,une extrémité devant laquelle reculerait un cœur 
faible; mais, j’en suis sûr, Gavazza, tu n’es pas un lèche. 

Bernardo passa la main sur son front comme pour 
chasser une pensée importune. 

— Non, dit-il après un instant de silence, je nesuis pas 
lâche; et puisqu'elle ne peut être sauvée qu’à ce prix... 

— Tu la sauveras, n'est-ce pas? 

— J'espère en avoir le courage. 

— Prends donc cette fiole, et retiens ceei : c’est que, 
quoi qu'il puisse arriver par ta faute, tu seras dans la 
tombe avant qu'un cheveu ait pu tomber de la tête 
d’Angela. 

— Père! vous l’aimez tant, qu'il est impossible que 
nous ne nous entendions pas; je vais donc vous obéir 
comme à elle-même; que Dieu me pardonne si je me 
trompe. 

Luigi prit la petite fiole, et il s’éloigna; mais il mit 
un temps bien long a parcourir le chemin du couvent 
à la villa. C’est qu'il marchait lentement, en donnant 
carrière à ses tristes pensées. Parfois il s’arreétait et il 
sentait toute sa force de volonté se révolter contre le 
sacrifice qui lui était imposé; puis bientôt il lui sem- 
blait qu’un mur d’airain se dressait entre son cœur et 
sa raison, ct la nécessité d’obéir à la fatalité se montrait 
plus impérieuse et plus implaçable. 

Il était tard lorsqu'il arriva à la villa Santoni, non 
encore résolu, et pourtant se sentant au cœur toute la 
force et l'énergie nécessaires pour obéir à la fatalité 
lorsqu'elle se montrerait absolue et invincible. Minuit 
sonnait; mais l'heure ne pouvait être un obstacle à cet 
homme qui depuis longtemps avait les coudées franches 
dans l'habitation, dont les êtres lui étaient parfaitement 
connus. Le front pensif, les paupières mouillées de lar- 
mes brülantes, il traversa silencicusement plusieurs 
pièces, et arriva bientôt dans une chambre où dormait 
une nourrice, près du berceau du nouveau-né. Là, il 
fut obligé de s'arrêter ; ses genoux fléchissaient. Pour- 
tant, après un temps d'arrêt, il parvint à se trainer 
jusqu'au berceau, et, à la pale lueur d’une lampe qui 
brûlait sur un meuble voisin, il contempla avec une 
effusion qui lui avait été inconnue jusque-là l'enfant 
profondément endormi; puis, tombant à genoux : 

— Non, se dit-il les mains jointes et les yeux baignés 
de larmes, Dieu ne peut vouloir m'imposer un si hor- 
rible sacrifice... Tu vivras, souvre enfant qui ne dois 
jamais connaitre ton père... 

Et, n'écoutantque la voix de son cœur, Bernardo quitta 
cette chambre où il était venu pour comimettreun crime. 

Toutefois, troisheuresaprès, 1 revint. Ses bras étaient 
chargés d’un frèle fardeau qu'il déposa dans le berceau 
où reposait l'enfant d'Angela, son enfant. 


LA DAME DE VOLUPTE. 


27 


Un instant après, jil disparaissait, emportant un objet 
semblable à ceiui qu’il avait laissé. 

Il gagna à travers champs une ferme située à deux 
lieues de la villa Santoni ; une femme l’attendait sur le 
seuil de la maison rustique ; il lui remit son fardeau, 
lui compta de Vor, lui parla à voix basse, 

Puis, se retournant : 

— Je vous recommande le secret le plus absolu; votre 
enfant n’est pas mort; un spécifique miraculeux l’a 
sauvé cette nuit aux portes du trépas. Vous ne parlerez 
et vous ne direz la vérité que quand je vous préviendrai. 

Et il partit. 

Lelendemain, à la villa Santoni, on disait que le fils 
d’Angela était mort dans la nuit; et, en effet, le ca- 
davre d’un enfant nouveau-né gisait dans son berceau. 

En même temps que l’on constatait cette mort inat- 
tendue,un nouveau malheur frappait la famille Marian1. 
Le fils ainé du comte expirait subitement, emporte par 
un mal inconnu. 

Le poison de Luigi n’était pas étranger à cette mort, 
et c'était Gavazza qui avait médité ce crime et Vavait 
furtivement accompli. 

— Ah! pére Luigi, avait murmuré Bernardo, tu n’as 
parlé que du mien ; pourquoi l’autre te serait-il plus 
cher? 

Mariani apprit donc presque en méme temps la mort 
de son fils ainé et celle du pauvre enfant qui était né 
depuis son retour en Italie. 

Le comte fut d’abord frappé de terreur; la mortsem- 
blait planer aulour de lui; mais il ne tarda pas à se- 
couer cette frayeur passagère. 

— On veut m'intimider, se disait-il, on n’y réussira 
pas; de mon côté sont les bons procédés et le bon droit, 
c’est à la justice de faire le reste, et elle n’y faillira pas. 
Dans huit jours, je serai à la villa Santoni; et que les 
coupables tremblent! Je chercherai sans repos ces gens 
qui sont devenus mes ennemis, sans que je sache pour- 
quoi. Il faudra bien que la lumière se fasse. Je n'ai 
rien à en redouter, moi qui n'ai cessé d’agir au grand 
jour. Ah! on me méprise et on me conteste ce titre de 
comte, bien qu'il ait été accordé à mon oncle, dont je 
suis Punique héritier? Je serai toujours prêt à en faire 
bon marché; le père Mariani était marchand à Gênes, 
soit; je ne le conteste pas; mais c'était un homme de 
cœur et d'honneur, et les illustrations de la famille 
Spenzzo seraient impuissantes à faire pàlir un Mariani. 
Virai à la villa Santoni, au milieu de ces crimes et de 
ces infamies, et nous verrons si l'honnéteté et le con- 
rage ne seront pas plus forts! 


XII 


La résolution de M. Mariani était trop sérieuse pour 
que rien pit l'empêcher de s’accomplir; il fit done ses 
dispositions, et partit de Turin pour aller s'établir dé- 
finitivement à la villa Santoni, sans trop s’occuperdes 
criaiueries et des récriminations qui pourraient l'ac- 
cueillir, Il se sentait, d'ailleurs, appuyé sur l'estime 
des gens du pays et des servileurs qu'il devait em- 
ployer; ses connaissances en agriculture, en adminis- 
tration rurale, (ai avaient fait de nombreux amis parmi 
les petits propriélaires des environs de Santoni, lors 
du premier séjour qu'il avait fait dans cette habila- 


} 


| 


tion. On l’aimait, on Vestimait, non comme un sei- 
gneur, mais les uns comme un bon voisin, ses autres 
comme un bon maître, parlant volontiers le patois des 
pauvres gens pour en étre mieux compris, et ne fai- 
sant pas difficulté, aux heures de repos, de s'asseoir, 
en vrai patriarche, à Ja table de ses serviteurs. 

Donc, M. Mariani savait comment il serait reçu par 
les gens du pays et les travailleurs de ses domaines; 
seulement, il était un peu moins tranquille sur la ré- 
ception que lui feraient sa belle-mère et sa femme; 
mais ces deux dernières n’attendirent pas son arrivée : 
averties de son départ de Turin, elles quittèrent la villa 
Santoni el se retirèrent à Chivas, se plaçant ainsi sous la 
protection de Bernardo Gavazza, devenuleur intendant. 

Dès lors la situation était nette; les positions diver- 
ses étaient bien tranchées; mais elles étaient malheu- 
reusement dominées par une question d’argent, la pire 
de toutes les questions qu’on puisse avoir à débattre 
en famille. La marquise de Spenzzo, bien qu’elle se 
fût dépouillée de la plus grande partie de ses bieus en 
mariantsa fille au comte Mariani,était encore trés-riche; 
mais les dépenses qu’elle faisait excédaient toujours 
ses revenus, de sorte que la géne ne tarda pas ase faire 
sentir à Chivas, tandis que l’abondance régnait a San- 
toni, sous l'administration sage etéclairée de M. Marian. 

Bernardo Gavazza était au désespoir; c’était un 
homme adroit, intelligent, très-capable de faire rendre 
aux domaines dont il avait l’administration tout le 
revenu qu'on en pouvait espérer, et il le faisait; mais 
cela était insuffisant, et il fallait recourir aux emprunts. 

— Après tout, s’écria un jour Bernardo, alors que 
la marquise et sa fille se plaignaient amèrement de la 
situation de leurs finances, est-ce ma faute à moi si 
les trois quarts de vos revenus sont aux mains de ce 
Mariani, que le diable confonde! Ce procès en nullité 
de mariage ne finira donc point? 

— Le saint-père, répondit la marquise, a malheureu- 
sement renvoyé l'examen de l'affaire à la consulte 
d'État, qui ne l’examinera guèré, selon l'usage, que dans 
une dizaine d'années: et comme les juges de Turin 
ont résolu d'attendre la décision de la cour de Rome... 

—Sangue mio! il me faudra done voir ‘oyjours votre 
bien grippé par ces mains de singe?... Oh! corpo di 
Dio! ce serait trop de souffrance; il faut que cela 
finisse; il suffirait pour cela d’une balle bénite, et ça 
nest pas chose si rare... 

— Silence, Bernardo! interrompit la marquise; votre 
zèle vous fait oublier le respect que vous nous devez. 

— C'est vrai, madame Ja marquise, répliqua Gayazza, 
dont ces paroles n'avaient point calmé l’exaspération, 
je vous dois tant !.. mais je lui dois aussi quelque 
chose, à lui, et,sur mon âme, il ne l’atlendra pas long- 
temps!... 

IL parlait encore lorsque parut le capucin Luigi, qui 
avait conservé l'habitude d'entrer sans se faire an- 
noncer. 

— Oh! révérend père, si vous saviez... 

— Je sais tout ce qu'il faut que je sache, et je dis 
que mieux vaudrait un sage ennemi qu'un ami de 
votre trempe. Vous ne serez done jamais sage? 

Ces dernières paroles furent accompagnées d'un 
regard tellement signilicatif, que Bernardo trembla 

— Est-on donc coupable pour aimer ses maitres? 
demanda-t-il humblement, 

— |] en peut être ainsi, Gavazza, et c'est le cos ou 
vous vous trouvez en ce moment, 


28 LA DAME DE VOLUPTE. 


— Oh! révérend père, voulez-vous donc me chasser 
d'ici comme vous m'avez chassé de la villa Santoni? 

— Je le devrais peut-être! s’écria le moine, dont le 
regard devint étincelant. ; 

— Grace pour lui, s’empressa de dire la marquise. 

Puis, se penchant à Voreille de Luigi, elle ajouta : 

— C'est le seul défenseur que nous ayons ici; au 
nom de Dieu, ne nous l’ôtez pas! 

Le regard du religieux s’éteignit aussitôt. 

— Noubliez done jamais, dit-il avec abandon, que 
fa colère est mauvaise conseillère, et rappelez-le sou- 
vent à ce serviteur trop zélé... Et maintenant, maitre 
Bernardo, j'espère que vous ne parlerez plus de balle 
bénite? 

Gavazza ne répondit point; il avait laissé tomber sa 
tête sur sa poitrine, et il semblait réfléchir profon- 
dément. Luigi devina aussitôt ce qui se passait en lui. 

— Il veut tuer Mariani, se dit-il; c’est une idée fixe 
que les moyens ordinaires ne pourraient mainte- 
nant lui faire abandonner; et pourtant il faut qu'il y 
renonce. 

C’est qu’en effet, il n’entrait pas dans les vues dure- 
ligieux de perpétuer la haine entre les Spenzzo et les 
Mariani: tous ses vœux, au contraire, tendaient main- 
tenant à une réconciliation complète; il se proposait, 
dès qu’elle aurait eu lieu, de solliciter du pape la rési- 
liation de ses vœux, et de devenir, en épousant la mar- 
quise de Spenzzo, le chef de deux familles puissantes, 
honorées, chef d'autant plus absolu que son omnipo- 
tence serait appuyée sur des secrets terribles lui assu- 
rant ane obéissance absolue. C'était une assez belle 
fin pour un pauvre attaché d’ambassade qu'un chagrin 
d'amour avait poussé à se faire capucin; Luigi se berçait 
de ce rêve comme d’une revanche que lui devait la 
fortune et qui ne pouvait lui échapper. 

Il supposait que Bernardo Gavazza devait en faire un 
semblable de son côté. Bernardo, en effet, possédait le 
cœur d'Angela; le comte Mariani mort, il devenait 
maitre absolu à Santoni et à Chivas; car Gavazza 
aussi possédait un secret terrible. 

On comprend aisément, d’après cela, que la balle 
bénite dont parlait Gavazza ne pit être du goût de 
Luigi; il fallait à tout prix qu'il mit Bernardo dans l’im- 
possibilité d'exécuter sa funeste résolution la science 
qu'il avait acquise lui en fournit sur-le-champ le 
moyen. 

Gavazza était descendu à l'office pour faire remplir 
la besace du capucin; celui-ci prit alors le bâton dont 
il était toujours armé et y pratiqua avec un instrument 
tranchant de nombreuses petites entailles de manière 
à soulever de petits éclats de bois et à hérisser de pi- 
quants toute la surface. Cela fait, le moine déposa son 
bâton dans un des coins de la salle où il avait demandé 
à demeurer seul un instant pour faire, disait-il, des priè- 
res particulières, et il pénétra dans les appartements 
de la marquise de Spenzzo. 

I était là depuis un quart d'heure lorsque Bernardo, 
qui avait hâte de voir partir le capucin, Jui rapporta 
sa besace toute rebondie par les provisions de bouche 
qui Pencombraient. 

— Je vous remercie, mon fils; mais veuillez appeler 
pour qu'on m'apporte le bâton que j'ai laissé dans Is 
pièce où j'ai lu mes priéres. 

— Je vais vous le chercher moi-même, dit vivement 
Bernardo, qui revint immédiatement remettre à Luigi 
ce qu'il avait demandé, 


Le capucin prit brusquement, en tirant par un bout, 
son bâton des mains de Gavazza. Les petits éclats de 
sois firent alors leur office, et quelques-uns s’enfoncè- 
rent dans les doigts de Bernardo. 

— Corpo di Baccho! fit Gavazza avec un mouvement 
douloureux, il y a des épines à ce baton; j'ai les doigts 
tout piqués. 

— Je suis un maladroit, fit Luigi; veuillez m’excu- 
ser. Voyons votre main; si quelque écharde a pénétré 
dans l’épiderme, je m’en vais vous l’extraire. 

— Oh! ce n'est rien. 

— Montrez donc; il y a quelquefois du danger & 
laisser un corps étranger dans Jes chairs. Eh! tenez, 
continua Luigi en saisissant la main de Bernardo, la 
main vous saigne en plusieurs endroits. Je vais vous 
guérir en deux secondes. 

En parlant ainsi, le moine sortit d’une de ses po- 
ches un étui de cristal, y prit une aiguille d’une ex- 
tréme finesse et en fit pénétrer la pointe sous l'épi- 
derme de la main de Gavazza. 

— La voici, reprit-il en simulant l’extraction d’une 

écharde, qu'il feignit de jeter sur le parquet; il n’en fal- 
lait pas davantage pour vous débarrasser de cet hôte 
incommode. 
- Bernardo remercia le révérend père; mais, quelques 
instants apres, il se sentit atteint d’un tel malaise, qu'il 
fut obligé de s’aller mettre au lit. Le lendemain, une 
fièvre terrible le dévorait; son visage était empourpré, 
et une éruption de pustules commençait à se produire 
sur toutes les parties de son corps... Le frère quéteur 
lui avait inoculé la petite vérole dans toute sa vio- 
Jence! 


XIII 


On était alors au milieu de l'été; sous l'influence 
d’une température brûlante, la terrible maladie dont 
Gavazza était atteint se développa rapidement, et, mal- 
gré les soins qui lui étaient prodigués, le malheureux 
fut bientôt en danger de mort. C'était, comme on l’a vu, 
un homme hardi, résolu, capable de tout braver pour 
satisfaire sa vengeance et sa cupidité; mais il avait 
néanmoins conservé des sentiments religieux qui se 
trouvèrent bientôt avivés par le danger qu'il courait ; 
Luigi, qui le voyait tous les jours, ne tarda pas à s'in- 
quiéter de ses dispositions, car il y avait entre lui et 
cet Homine un secret dont la révélation pouvait avoir 
les conséquences les plus terribles, et déjà, à plusieurs 
reprises, le malade avait parlé de se confesser. 

— Calmez-vous, Bernardo, lui disait le moine ; vous 
avez le temps de penser à cela. 

Ces paroles, loin de rassurer Gavazza, doublaient sa 
terreur religieuse. 

— Cethomme, pensait-il, ne veut pas que je me con- 
fesse, parce qu'il craint que le prètre ne veuille savoir 
d'où me venait le poison dont il m'a forcé de faireun si 
terrible usage, Tant pis pour lui, sil en est ainsi; 
chacun, là-haut, doit répondre de ses œuvres, à moins 
d'en avoir obtenu le pardon, et je ne puis braver la 
damnation éternelle pour lui assurer l'impunité, Je ne 
parlerai plus de cela devant lui; car les moyens ne lui 
manqueraient pas pour me faire mourir sans confes- 


sion, 


LA DAME DE VOLUPTE. 


29 


De son côté, Luigi crut avoir suffisamment rassuré 
pour qu'il ne songeàt plus à la mort; aussi fut-il à la 
fois frappé de surprise et d’effroi lorsque, le lende- 
main matin, au moment où il se disposait à entrer 
chez le malade, la femme qui gardait ce dernier le 
pria d'attendre un instant. 

— Ce pauvre Bernardo achève de se confesser, ajouta 
cette femme; c’est un vrai martyr, et il mourra comme 
un saint... 

—Il se confesse en ce moment? s’écriale moine, qui 
ne put complétement dissimuler son effroi. 

— Mon Dieu, c'est moi qui, sur sa demande, Jui ai 
amené un des vicaires de la paroisse, un saint homme, 
soyez-en sûr, qui mieux qu'aucun autre le mettra sur 
le chemin du ciel... 

Elle parlait encore, que déjà le moine, qui ne l'é 
coutait plus, avait ouvert la porte et s'était élancé vers 
le lit de Gavazza. 

— Eh! mon père, s’écria-t-il en s'adressant au prêtre 
vénérable qui prétait une oreille attentive aux paroles 
de son pénitent, ne voyez-vous point que ce malheu- 
reux, en proie au délire, n’a pas conscience de ce qu’il 
vous dit ? 

— ll est parfaitement sain d'esprit, répondit le con- 
fesseur, qui paraissait vivement ému; sa mémoire ne 
lui fait défaut sur aucun point, et c’est mal à vous, ré- 
yérend, de venir l’interrompre au moment où il ache- 
yait de soulager sa conscience d’un poids terrible. 

Luigi comprit que Bernardo avait tout dit. 

— Je répète qu'il est en délire, reprit-il, et votre 
zèle vous sera funeste; car vous avez respiré pendant 
un quart d'heure les émanations de son corps, et c’est 
pour vous un arrêt de mort. 

Le vieillard palit; car Luigi parlait avec un tel ac- 
cent de conviction, qu’il ne semblait pas possible de 
douter de la réalité de ce qu'il disait. 

— Et, tenez, continua le moine sans laisser au vieil- 
lard le temps de se reconnaitre, voici déjà la sueur 
visqueuse, indice fatal, qui perle sur votre front... 
Pourtant, laissez-moi tenter de vous secourir. 

Et, tirant un mouchoir de sa poche, il s’empressa 
d’essuyer les tempes du confesseur, mouillées en effet 
d'une sueur froide due à la frayeur que lui avait cau- 
sée les paroles qu'il venait d'entendre; mais, chose 
étrange! à mesure que ce mouchoir s’agitait sur le front 
humide du prêtre, il s’en échappait une sorte de pous- 
sière qui s'élevait en nuage à travers l'appartement. 

— J'étouffe, dit le confesseur d’une voix défaillante ; 
la respiration me manque ! 

Le moine courut vers une des fenêtres qu'il ou- 
vrit; au même instant, un bruit sourd se produisit; 
c'était le vieux prêtre qui tombait inanimé sur le 
parquet. 

— Il le fallait! se disait mentalement Luigi en ai- 
dant la vicille garde-malade ; désormais, je ne doute- 
rai plus de l'efficacité de cette poudre; elle est certai- 
nement une de mes plus précieuses découvertes, 

Pendant ce monologue, il était parvenu, avec l’aide 
de la garde, à remettre le vieillard sur son siège; mais 
ce fut inutilement qu'on lui prodigua tous Les secours 
possibles : il avait cessé de vivre, et lagarde, éperdue, 
courut annoncer aux maitresses de la maison ce dé- 
plorabie événement. Alors Luigi, resté seul avec le 
malade, s'approcha de ce dernier, et, lui montrant du 
doigt le cudavre du prêtre : 

— Bernardo, dit-il, c'est toi qui l'as tué, Si tu m'avais 


| 


laissé le soin de te choisir un confesseur, celui-ci ne 
serait pas mort... 

— Ah! fit Bernardo terrifié, il ne m’a pas denné l’ab- 
solution, el je me sens mourir! 

— Non, tu ne mourras pas si tu me restes scumis 
partout et toujours... 7 

— Révérend père, seriez-vous donc l’ange du mal en 
personne? 

— Je suis ce que je veux être, Gavazza, et moins 
qu'à personne il t'appartient d’en douter; je vais toute- 
fois te donner une nouvelle preuve de ce que je puis. 
Veux-tu mourir? Je m’en vais te laisser dans ton lit, 
où, avant une heure, tu auras rendu |’ame... Veux-tu 
vivre? Prends ce sachet, que j'ai préparé pour toi; place- 
le sur ta poitrine et reste immobile pendant quelques 
instants; la fièvre qui te brüle s’éteindra; les pustules 
dont ton corps est couvert vont s’amortir; tes jambes 
et tes bras reprendront de l’élasticité, et, dans huit 
jours, tu pourras vaquer à tes occupations ordinaires. 
Cela Vétonne, n’est-ce pas? 

— Non, mon révérend ; celam’effraye; car je suis bien 
forcé de reconnaître que vous avez sur les gens qui 
vous entourent droit de vie et de mort. 

Au moment où le malade prononçait ces derniers 
mots, un bruit de pas se fit entendre dans l'escalier. 

— (est ce malheureux qu'on vient enlever, reprit le 
moine. Qu'il s’en aille en paix... Quant à toi, Bernardo, 
hate-toi de guérir, et marche ensuite dans la route 
que je Vindiquerai sans en dévier en aucun cas; à ces 
conditions, ma protection ne cessera de s’étendre sur 
toi. 

Gavazza ne put que murmurer une sorte de remerci- 
ment ; car à sa faiblesse extrême se joignait Ja terreur 
résultant de ce qu'il venait de voir et d'entendre. Luigi 
se retira. Le cadavre du prêtre fut enlevé. Bernardo put 
alors respirer avec plus de liberté et moins de terreur. 

Il lui semblait que le remède du moine opérait déjà. 

— Mon Dieu, fit-il, il me semble que la vie me re- 
vient!... 

— Doutez-vous maintenant de la puissance de ces 
poisons, monsieur de Ja Scaglia, dit alors le moine, 
qui voulut clore là son récit, et qui tendait à son in- 
terlocuteur un flacon de cristal plein d’un terrible 
toxique et un petit étui renfermant une aiguille sem- 
blable à celle dont Gavazza avait éprouvé les horribles 
effets. 

L'abbé de la Scaglia avait peur, et il hésitait à pren- 
dre ces dangereux agents de mal et de destruction. 

— Ne craignez rien, monsieur l'abbé, fit Luigi avec 
un léger sourire; ce n’est pas un scrupule qui vous 
arrête, et ces poisons ne sont destinés qu'à vos enne- 
mis, car, si j'ai bien deviné, des trois choses qu'il vous 
faut, l’une, c’est un poison qui tue la beauté, l’autre 
un poison qui tue le corps tout entier, Mais quelle 
est la troisième? 

— [a troisième? 

— Oui? 

— C'est un poison qui tue l'âme, 

- Vous croyez donc aux philtres ? demanda le moine 
avec une ironie imperceptible, 

— Non, 

— Aux influences du démon? 

— Pas davantage, 

— Quel venin done espérez-vous obtenir pour line 
filtrer dans une Ame? 


20 


LA DAME DE VOLUPTE. 


nn nnn —————————— 


— Le venin de la parole. 

— La parole écrite, les livres? 

— Non, la paroïe parlée; il me faut un homme ha- 
bile, un esprit surprenant qui puisse s'emparer du 
cœur d’une jeune fille. 

— Un confesseur ? 

— Oui, un confesseur... jésuite. 

— Je vous comprends. Demain,je vous adresserai 
homme qui sait le mieux prendre à la glu de ses in- 
sidieuses paroles le cœur et l'âme de ses ouailles et les 
diriger ensuite à sa guise. 

— Et vous nommez cet homme? 

— Le père d’Aubenton. 

— Cest bien; comptez sur mon appui et sur ma 
reconnaissance. , 

Et Pabbé de la Scaglia quitta le couvent de Chivas 
muni de son triple poison. 

Le père Luigi tint sa promesse. 

Le lendemain de ma visite à Leurs Altesses, je reçus 
Vabbé d’Aubenton, le confesseur que l’on me destinait. 

Ce père d’Aubenton était un révérend jésuite qui fut 
depuis bien célèbre en France et en Espagne. Il ne 
me plut pas; c'était un vilain moine, chiche et cras- 
seux, baissant les veux et regardant hypocritement 
par-dessous ses paupières. 

Il me salua, les bras croisés sur la poitrine, selon la 
facon de son ordre; ce qui donne à tous ces froeards 
un air encore plus sournois qu'aux autres, bien qu'il y 
ait parmi eux de grands saints et des hommes éminents. 
lJ était fort connu du confesseur du duc, le père 
gardien des grands jésuites, bon et excellent homme, 
mort depuis dans des circonstances singulières. 

Le roi — Victor-Amédée l'était en ce temps-là — le 
comblait de bontés et l’aimait sincèrement. 

Le père tomba malade, le roi Valla voir. Comme il 
touchait à sa dernière heure, après les premiers com- 
pliments, mue la situation abrégea fort, comme on 
pense, le moribond pria son royal pénitent de faire 
éloigner tout le monde. 

Le roi fit un signe; tous sortirent. 

Alors, se soulevant avec effort sur son bras : 

—Sire, dit le jésuite, vous avez été bon, excellent pour 
moi, je ne puis mieux vous marquer ma reconnaissance 
qu’en vous donnant un dernier conseil, mais un conseil 
d’une telle importance, que peut-être il suffit pour m’ac 
quitterenvers vous : N'ayez jamais de confesseur jésuite! 

Puis, comme le roi faisait un mouvement : 

— Ne me demandez point les motifs de ce conseil, 
dit-il, il ne me serait pas permis de vous les donner. 

Il retomba sur son oreiller, et, le soir, il était mort. 

C'était à peu près ce que M. de Mazarin avait dit à 
Louis XIV, à propos des premiers ministres. 

Je tiens ce fait de Victor-Amédée lui-même; il me la 
raconté maintes fois. 

Et, en effet, depuis ce temps, le roi n'eut plus de 
confesseur de cet ordre, et ne voulut pas permettre 
aux jésuites de tenir l'instruction des colléges. 

Le père d’Aubenton était jeune, bien jeune pour un 
confesseur; à peine avait-il trente ans; je ne sais 
pourquoi on me l'avait choisi, ou plutôt je le sais bien. 
11 fallait qu'il eût de grands rapports avec ma belle- 
mère, et qu'elle fût bien sûre de me dominer par lui. 

IL m'adressa deux ou trois phrases dont il écouta la 
réponse longtemps après qu'elle était faite. II sem- 
blait y chercher un sens caché et m'étudier dans mes 
paroles, Ensuite, il me demanda si j’approchais sou- 


vent du saint tribunal. Ma mère était fort pieuse, et 
nous y conduisait tous les mois; je le lui dis, il fit un 
signe de satisfaction en regardant madame de Verrue; 
car madame de Verrue assistait à l’entretien; mais elle 
ne bougea pas plus ace signe que pendant tout le 
reste de la conversation. 

Mon mari me semblait le plus petit garçon du monde 
en présence de tous ces gens-la: il n’avait pas eu un 
mot à placer, ou plutôt on ne lui laissait pas placer 
un mot : il souffrait bien, mais il n’osait le laisser voir. 
Cet état Vesprit et de cœur m'a toujours paru le plus 
malheureux qui fut sur la terre ; cette lutte de la 
faiblesse et de la timidité contre la volonté, l'esprit et 
l’orgueil, est pour moi insoutenable el me semble un 
véritable enfer. 

Le père d’Aubenton demeura jusqu’à l'heure du diner, 
où on le retint, ainsi qu'un compagnon moine qu'il 
avait amené, lequel mangeait à faire peur et m’amusa 
fort : il trouvait là meilleure chère qu'au couvent. 

A ce diner, on agita ce que l’on ferait à l'égard d’un 
certain abbé Petit, curé de Saint-Léger, fort considéré 
dans la famille, et qui s'était attendu à diriger ma 
conscience. 

— Feu M. de Verrue le regardait comme un oracle, 
dit ma belle-mère, et l’a placé sur le pied de tout 
tenir au logis; je me suis toujours adressée à lui. 
Mon fils, dès son plus jeune age, a été remis par son 
père entre les mains de l’abbé Petit; il attendait ma 
bru avec impatience pour la diriger. Que vais-je lui 
dire? Je gage qu'il viendra ce soir. 

— Madame, répondit le père d’Aubenton en prenant 
un de ces airs qui ne se traduisent point, je m'em- 
presserai de me retirer, pour peu que ma présence 
vous soit un embarras. Les révérends pères ont dé- 
siré s'attacher madame la comtesse de Verrue et vous, 
pour le plus grand bien de la religion ev dans Pes- 
poir de contribuer au vôtre; mais M. Petit est un saint 
prêtre, très-digne et très-religieux, fort capable de vous 
guider toutes deux dans ce monde et dans l’autre, Je 
me retirerai donc. Seulement, il eût fallu, je crois, 
prévenir auparavant nos pères de la maison professe; 
ils n’eussent sans doute pas jugé convenable de s’a- 
vancer autant pour être repoussés. 

Je ne saurais peindre son visage tandis qu'il parlait, 
ni ce qu'il y avait de promesses et de menaces dans le 
mouvement de ses lèvres et dans ses narines, qui se dila- 
taient et se resserraient comme un soufllet. Quant à ses 
yeux, on n’en voyait rien du tout, ni le blanc ni la 
prunelle; il les voilait de ses longs cils comme d’un 
rideau de crêpe. 

Ma belle-mère en frissonnait. 

La compagnie était alors toute-puissante en Savoie. 
Elle avait trouvé fort à propos, grace à l'abbé de la Sea- 
elia, l'occasion de s'établir en notre logis, comme en un 
ouvrage avancé d’où elle surveillait la cour, et de nous 
mettre au nombre de ceux qu’elle désirait gouverner, 
sans doute à cause de la comtesse douairière et de sa 
charge de dame d'honneur, dont la survivance me re- 
venait, croyait-on. Ilsayaient done demandé comme 
une faveur que ma conscience fût confiée au père 
d'Aubenton, une de leurs lumières; ce qu'il prouva 
bien, par la suite, en donnant à la terre la bulle Uni- 
genitus, de moitié avec le cardinal Saprani. 

Ma belle-mère ne put refuser, elle cut peur, Cette 
femme si altière plia comme un roseau; Pabbé de la 
Scaglia lui avait laissé entrevoir quelques-unes des 


LA DAME DE VOLUPTE. 


34 


conséquences d’un refus ; le curé Petit et l'amitié qu’elle 
lui portait ne pouvaient lutter contre la puissance de 
cet ordre, que Victor-Amédée seul eut la force de tenir 
en bride, sans néanmoins entièrement rompre avec lui. 

J'étais tout à fait passive à cet égard, je n'avais qu’à 
accepter. Lors même que l’on m'aurait permis de ré- 
pondre, je n’aurais su que dire. Pour moi, le confes- 
seur ne représentait que la confession, par consé- 
quent qu'une idée assez peu agréable en elle-même; 
je ne voyais que la grille avec la planchette mena- 
cante, les péchés à avouer; les pénitences à faire. 

L'abbé, lui (mon oncle), voyait autre chose dans la 
confession : une influence occulte, sans rivale, irrésis- 
tible; et plus d’une fois j'ai été surprise et troublée des 
choses étranges que l’on jetait dans mon imagination 
et des sentiments dissolvants que l’on distillait dans 
mon ame. 

Car l'abbé de la Scaglia a essayé sur moi de tous les 
poisons qu'il tenait de Luigi, le terrible capucin. 

Le débat dura assez longtemps; le père en vint à 
se faire prier avec instance de demeurer. Mon mari 
lui-même rompit le silence sur un signe de sa mère, 
et demanda cette faveur pour ma jeunesse. 

Le père s’inclina enfin en signe d’assentiment, et dit : 

— Souvenez-vous, au moins, monsieur, que vous 
nous y avez forcés. 

Quelques personnes vinrent dans l’après-dinée. Ha- 
bituellement, madame de Verrue était au palais à cette 
heure; mais, pour les premiers jours de mon arrivée, 
Son Altesse lui permit de s’absenter. On joua au rever- 
si, et fort cher; j'étais intéressée dans le jeu de l'abbé de 
la Scaglia, un des beaux joueurs de son temps, malgré 
sa robe. Il possédait de fort gros revenus provenant des 
emplois qu'il avait occupés sous le feu duc, et qu'il 
occupaic encore sous le duc régnant, et de plusieurs 
abbayes. On l’estimait à cause de sa position de secré- 
taire d'État, on lui accordait une grande capacité dans 
les affaires ; mais il était peu aimé du monde et des 
siens. Pour moi, j'en avais peur. 

Une heure avant le souper, un vieux majordome né 
dans la maison, qu'il aimait comme la sienne, vint 
annoncer à ma belle-mère que M. le curé de Saint-Lé- 
ger arriverait tout à l'heure, et avait d’avance fait de- 
mander si la comtesse le voulait bien recevoir. 

La comtesse s’empressa de répondre que oui. 

— Sans doute, il soupera céans ? demanda le major- 
dome. 

— Certainement, répondit avec humeur ma belle- 
mère, à qui l’on forçait le quinola. 

En effet, quelques instants après, M. Petit entra, 
Sa bonne et vénérable figure me prévint tout de suite 
en sa faveur ; ses cheveux, déjà presque blancs, quoi- 
qu'il eût quarante-cing ou cinquante ans à peine, enca- 
draient une véritable physionomie de patriarche; son 
sourire placide, son regard calme et doux révélaient son 
humeur et son caractère. 

Il salua madame de Verrue avec un mélange de fami- 
liarité et de respect qui me toucha. Il prit la main de 
mon mari pour l'attirer de son côté et se faire mener 
par lui jusqu'à moi qui ne disais mot, mais qui regar- 
dais, omme on comprend bien, de tous mes yeux 

— Soyez la bienvenue, madame, me dit-il, et puisse 
Dieu vous rendre toutes les bénédictions que votre 
présence apporte en ce logis! 

Ces paroles, évidemment, sortaient du cœur le plus 
paternel que j'eusse encore rencontré depuis mon dé- 


part de France, et elles me pénétrèrent. Je me levai en 
pied et fis au digne prêtre la même révérence qu'à 
Son Altesse. Il ajouta quelques mots gracieux sur moi, 
sur ma famille, sur la réputation bien connue de ma 
mère, et alla ensuite se placer près du comte, lequel, 
pour la première fois, me parut à son aise et disposé 
à causer sans contrainte. 

A côté du curé se trouvait une petite figure qui ne 
tarda pas à attirer mon attention, bien que personne 
ne lui dit mot, qu’elle restat debout et qu’elle ne sem- 
blat être dans la chambre que pour tenir le chapeau de 
M. Petit et une grande canne dont la pomme dépas- 
sait la tête de celui qui la porta f. 

C'était un jeune garçon de huit ou dix ans à peu 
près, gros, boulfi, avec des cheveux taillésen boudin, 
un bon large nez tout rond et tout rouge, une bouche 
riante et moqueuse, bordée de dents magnifiques, des 
yeux à peine visibles, mais brillants comme des escar- 
boucles et d’une mobilité incessante. On eût juré qu'il 
voyait de tous les côtés à la fois. Il était vêtu d’un jus- 
taucorps noir bien pincé; son haut-de-chausses, de la 
même couleur que son justaucorps, et ses bas violets 
dessinaient des jambes dodues et des mollets insolents. 
C'était enfin un véritable diminutif d’abbé ou plutôt de 
chanoine bien gras, bien fleuri, bien drôlatique. On ne 
pouvait pas dire qu'il fût poupin, il était trop laid 
pour cela; mais il était impossible de conserver sa ruau- 
vaise humeur en le regardant. 

Du reste, personne dans la salle ne portait attec- 
tion à lui; il était là comme une chose convenue, ac- 
coutumée, qui n’occupait point. M. Petit le poussaitde 
temps en temps, pour qu'il int droit sans doute; et 
alors il sautait d’un pied sur l’autre, comme un oiseau 
qui va s'endormir et que l'on réveille à temps. 

Dès que je l’eus découvert, je ne cessai plus de l’exa- 
miner, et je trouvai ses prunelles brillantes et miroi- 
tantes qui m’examinaient aussi. Je me penchai vers 
l'abbé de la Scaglia et lui demandai tout bas, pendant 
que ma belle-mère donnait les cartes, ce que c'était 
que ce petit bonhomme. 

— (a? dit-il avec un léger mouvement d'épaules. 
C’est Michon. 

— Oui; mais qu'est-ce que Michon? 

— Michon, parbleu! c’est Michon... Prenez garde, 
monsieur le commandeur, vous baissez votre écart. 

Et ce fut tout ce que j'en pus tirer. 

Mais je n’en étais pas moins fort curieuse de cette 
manière d’énigme dont on ne me donnait pas le mot. 
J'attendis encore quelques instants; puis, comme on dit 
aux enfants ce qu'il faut faire quand ils ont peur, je me 
levai bravement, et j'allai droit vers l’objet de ma cu- 
riosité, qui ne se dérangea aucunement en me voyant 
venir. M. le curé pensa que je voulais m'adresser à lui 
et se leva d'un air de bienveillante déférence, qui ne 
me plut point en cet instant où j'avais mieux à faire. 

A l'âge que j'avais, on est téméraire, et l’on réfléchit 
peu. Je fis à M. Petit une révérence pour lui rendre 
son accueil, et je m'adressai à l'enfant lui-même en lui 
demandant qui il était, et comment il s'appelait, Il me 
répondit par une inclination de tête qui ne me sembla 
point de mise de la part d’un être si éloigné de ma con- 
dition, Voyant alors mon étonnement, le bon curé 
tourna vers lui un regard d'une bienveillance et d’une 
affection paternelles. 

— Qui il est, madame? C'est mon fils, mon cher Mi- 
chon! Pardonnez-lui s'il manque aux façons de la cour ; 


32 


LA DAME DE VOLUPTE. 


il n’a jamais vu que de vieux prêtres, ma servante et 
les seigneursqu’il rencontre dans les salons de madame 
la comtesse de Verrue, où on a daigné l’admettre, mais 
où 4ul ne fait attention à lui. 

— J'y fais attention, moi, monsieur, répondis-je, et 
je veux lui parler. Il m'intéresse et a tout l'air d'avoir 
de l'esprit. 

Le visage du bon curé s’épanouit à cet éloge d’un 
enfant qu’il aimait comme le sien propre. 

— De l'esprit, madame? Oui, il en a, et, s’il n’en avait 
pas autant, je n’en conviendrais pas devant lui; mais 
il sait bien qu'il ne faut pas avoir d’orgueil des dons 
octroyés par le bon Dieu; on doit l’en louer, s’en servit 
pour sa gloire, et tacher d’en faire le bien des autres 
en ce monde et son salut dans l’autre. 

Michon prit la main de son protecteur et la baisa avec 
un respect qui prouvait sa tendresse; mais il ne parla 
point davantage, ce qui me frappa et me piqua au jeu. 

Était-ce un muet, ou y mettait-il de Pobstination? 

— Monsieur le curé, repris-je, d’où vient donc que 
non-seulement votre protégé ne dit rien, mais encore 
qu'il ne répond point à ce qu'on lui dit? 

— Madame, il n'ose; je lui ai défendu de se méler 
en quoi que ce soit de la conversation. 

— Je voudrais cependant qu’il me répondit, à moi, 
monsieur le curé; déliez-lui, je vous prie, la langue 
en ma faveur. 

— En votre faveur, madame! Il sera comblé que vous 
le vouliez bien entendre. 

Je m'assis près du bon prêtre. Le petit garcon immo- 
bile ne branla point; pourtant ses yeux disaient bien 
des choses, et je me mis à l’interroger. Il rougit faible- 
ment; et tout de suite, d’une voix gréle et pointue, il 
répondit avec une netteté et une précision auxquelles 
je ne m'attendais point. 

Le curé souriait et paraissait on ne peut plus 
heureux. 

— Madame, interrompit-il comme je demandais à Mi- 
chon s'il était parent de M. Petit, permettez-moi de 
parler à sa place; je sais mieux que lui ce qui s’est 
passé autrefois. Le pauvre enfant ne se souvient que 
de mon affection pour lui, et il en a oublié la source. 
Michon mest point de ma famille; c'est mon enfant 
d'adoption. Il est né d’une pauvre veuve bien digne et 
bien bonne, qui venait, chaque matin, entendre ma 
messe avant d'aller à son travail : elle n’y manquait 
jamais et se mettait à la même place, toujours à gau- 
che de l'autel ; si bien que je ne pouvais m'empêcher 
de la voir. Quand son fils naquit, elle me l’apporta au 
baptéme et me pria de lui choisir son patron. Je lui 
donnai celui de mon père, espérant qu'il lui porterait 
bonheur, A dater de ce moment, la mère ne vint plus 
seule, et j'admirais comme le bon gros enfant se te- 
pait tranquille et ne faisait jamais entendre un cri. 
Cela dura ainsi près d’un an. Tout à coup, je ne vis 
plus la pauvre femme, et trois jours se passèrent sans 
qu'elle parût, Je connaissais son grenier, elle était 
parmi les plus misérables de ma paroisse. En sortant 
de l'église, je me rendis chez elle, je la trouvai étendue, 
presque mourante, sur un grabat, serrant sur son 
cœur ce petit innocent, qui n'avait pas ces belles joues 
roses. À mon aspect, elle poussa un cri de joie. 

» — Ah! monsieur le curé, s'écria-t-clle, le ciel 
exauce ma prière, puisque vous voilà, 

»— Il fallait donc me faire prévenir, ma bonne 
femme, lui dis-je, Qu’ayez-yous? 


» — Ah! monsieur le curé!... fit-elle en soupirant. 

»— Vous avez besoin de secours, continuai-je ; 
pourquoi ne m’en avoir pas demandé ? 

» —Il est trop tard, monsieur le curé! je le sais 
depuis longtemps, mon mal est incurable ; la mort de 
mon pauvre mari n'a frappée d’un coup dont je ne 
reléverai point. C’est tout ce que j'ai pu faire que de 
mettre au monde cet orphelin et de veiller sur ses pre- 
micrs pas; maintenant, je vais le quitter et le laisser 
sous la garde de Dieu et sous la vôtre, monsieur le 
curé, puisque vous voilà. » 

Il eût fallu avoir un cœur de bronze pour résis- 
tera cette prière, et, depuis lors... 

— Depuis lors, madame, interrompit vivement le 
petit bonhomme, je n’ai quitté M. Je curé ni jour ni 
nuit, et je ne le quitterai qu'à la mort. Il est devenu 
mon père ; il m'a aimé, soigné, chéri, autant que je 
l'aime et le chéris moi-même. Voilà pourquoi je suis 
ici et pourquoi vous avez entendu tout ce que mon 
bon père vient de vous dire. Vous comprenez bien 
que le pauvre petit Michon ne fût jamais venu sans 
cela chez madame la douairière. 

A compter de ce jour, l’abbé Petit et son protégé 
Michon le joufflu m'intéressèrent prodigieusement. 
Si j'avais été libre et que j’eusse su ce qu'était devenue 
la pauvre Jacqueline de Bavicre, je lui eusse certaine- 
ment présenté mon petit Michon. C'était, sans nul doute, 
de toutes les connaissances que j'avais faites depuis 
mon arrivée à la cour de Savoie, celle qui m’intéres- 
sait le plus. 

j'allais pourtant en faire une autre, et celle-là devait 
marquer dans l’histoire de mes sentiments. 


XIV 


Je ne sais si l’on se rappelle un certain gentilhomme 
auquel, le jour de mon arrivée, j'avais, mourante de 
faim, demandé une orange : le voyant si simplement 
vêtu, je l'avais pris, malgré sa bonne mine, pour un 
officier de la maison. Personne ne m'avait désabusée. 
Je n'avais, il est vrai, interrogé personne, jusqu'au 
moment où je le vis se mettre à table, et à une des 
places d'honneur encore; ce qui n’étonna fort, je l’a- 
voue. Je ne pus m’empécher alors den faire l’obser- 
vation et de demander à mon mari si, en Italie, il était 
d'usage que les officiers mangeassent à la table des 
maitres. Il se mit à sourire. 

Le sourire de M. de Verrue ne ressemblait au sourire 
de personne. Ses lèvres s'entr'ouvraient à peine; ce 

‘sourire était triste, et il ne s'était pas plus tôt dessiné 
sur sa bouche, qu'on eût dit qu'il se repentait d’avoir 
souri. 

— Ce seigneur, me répondit M. de Verrue (et il 
appuya sur les mols ce seigneur) est bien loin de res- 
sembler à un officier, madame : c’est un jeune Alle- 
mand de grande naissance, qui voyage pour son in- 
struction. On le destine, à Vienne, à de hauts emplois, 
et ila été justementrecommandé à mon oncle l'abbé de 
la Scaglia. Voilà pourquoi vous l'avez trouvé chez ma 

| mère en ce jour de réunion de famille, G'est le prince 
| de Darmstadt, Sa famille a beaucoup de scigneuries, 
| qu’on lui garde pour le moment où il deviendra un 


LA DAME DE VOLUPTE. 33 


personnage. Notre cour, la sienne, et Sa Sainteté font 
grand cas de lui. 

Je ne sais si j'ai raconté que j'avais été frappée de 
la bonne mine de ce jeune homme, de la beauté de 
son visage et du grand air de sa tournure. On eut dit 
un prince déguisé, d’autant plus qu'il affectait de por- 
ter les vêtements les plus unis, les plus simples et 
sans aucune broderie, les rubans les plus modestes, et 
toujours des étoffes sombres ; ce qui donnait un mer- 
veilleux éclat à son teint pale et à ses yeux bleus. 

On Vappelait à la cour le Beau Ténébreux, en sou- 
venir d’Amadis, auquel il ressemblait de plus d’une 
maniére; il ne m'avait absolument rien dit la veille 
et je n’y songeais plus. Lorsqu'on l’annonça au milieu 
de mes conversations avec le curé, son nom me fit lever 
la tête; il entra d’un air tout à fait cavalier et cepen- 
dant modeste. Son salut s’adressa à tout le monde, mais 
à moi en particulier; au moins me sembla-t-il ainsi. 

En effet, après quelques mots échangés avec madame 
de Verrue et avec Vabbé, il vint vers la place où j'étais 
et me fit de nouveau une profonde révérence, en même 
temps qu'il faisait un signe de respect à M. Petit. 

Michon, duquel je me détournai, se mit sur sa patte 
et ne donna plus signe de vie. Mais, le prince de 
Darmstadt ayant commencé une conversation entre 
nous trois, je vis*que le petit Michon écoutait de toutes 
ses oreilles. 

Il fut question de tout, de la France, de l’Empire, de 
la Savoie, de la Toscane, beaucoup aussi de ce qui se 
passait à Turin dans certains cercles de la cour. Le 
prince était aussi caustique que le bon curé était me- 
suré et indulgent : l’un avait la fougue et le mouvement 
de la première jeunesse, l'autre la quiétude de Page 
mûr, sur lequel plane un cœur tranquille, une con- 
science irréprochable. 

— Monsieur le curé, dit-il, vous savez qu'on esmye 
de marier M. le duc de Savoie avec uncprincesse de 
Parme, maintenant qu'il est certain que le mariage du 
Portugal est rompu ? 

— Cela se peut, mon prince, répondit le curé; 
j'ai même vu certain drôle qui se vante de pré- 
céder ici un ambassadeur et d'être le factotwm de 
monseigneur l’évêque. 

— Ah! ah! je sais‘qui vous voulez dire, 

— Un certain abbé... Albero... 

— Alberoni! 

— C'est cela. 

— Ah! vous le connaissez? 

— Il m'obsède de visites ; il me croit plus influent que 
je ne le suis. Malgré toute sa puissance, il ne serait pas 
fiché, je crois, de trouver condition à Turin; il vaque 
un petit canonicat dans ma paroisse; il l’a écumé, et 
il le désire comme le nec plus ultrà de son ambition. 

— Je le crois pardieu bien! un sonneur de cloches! 
A-t-il seulement regu les ordres? 

— Quant à cela, je Vignore; néanmoins, il Passure. 
Au reste, il wa pas cherché à m'en faire accroire : il 
s’est dit fils d'un jardinier des environs de Parme; et, 
comme naissance, il ne pouvait guère s'en donner 
une plus humble, Dans le doute, nous ne lui avons 
pas permis d’officier. Le canonicat est une fondation 
Wun prince dé la Cisterne, à cause d'un sacrilége 
commis par ses gens à cette sainte place, il y à à peu 
près cent ans; il a élevé une petite chapelle, desservie, 
quand elle l’est, par un chanoine qui n'a rien à faire, 
qui possède une jolie maison, un jardin, et qui reçoit 


un casuel assez rond; vrai métier de fainéant! vrai cul- 
de-sac, aussi! on est là oublié, enterré. Ce pauvre dia- 
ble d’Alberoni n’en demande pas davantage, etil l'aurait 
déjà, s’il avait pu prouver son ordination. Le prince 
a laissé ce bénéfice à ma disposition; c’est moi qui 
choisis. 

— Prenez garde, monsieur le curé! le drôle est fin 
et retors comme dix chapitres de jésuites. Assurez- 
vous bien à bonnes sources, et ne vous en rapportez 
pas à son témoignage. 

Ce que c’est que le hasard et à quoi tiennent les 
destinées! Si le prince de Darmstadt n’eût pas mis le 
curé Petit en garde contre Alberoni, Alberoni eût proba- 
blement obtenu son canonicat, il ne serait point arrivé 
où nous Vayons vu, et une partie des événements de 
ce siécle etit tourné autrement. 

Eu regardant en arrière dans ma vie, j'ai trouvé 
ainsi nombre de grands effets ayant de petites causes; 
celle-ci n’est pas une des moins remarquables et des 
moins curieuses. 

L'esprit de M. de Darmstadt était d’une grande sou- 
plesse et d’une grande variété; mais il était en même 
temps teinté en noir, suivant son expression; il ne 
voyait rien comme les autres, il n'avait ni les espé- 
rances ni les gaietés de son age, et, en ce temps, il n’a- 
vait guère que vingt ans, à peu près; enfin il montrait 
déjà un sérieux et une raison dont les autres jeunes 
seigneurs se moquaient. Il refusait toujours d’aller faire 
la débauche avec eux, et vivait seul, retiré, au milieu 
de ses livres, allant le soir à la cour ou chez les 
dames, ou bien encore à des entretiens graves avec 
des hommes d'Etat. Jentendais dire quelquefois que 
le prince n’aimait pas les femmes, qu'il était trop sage 
pour un si jeune âge, et qu'il y avait certainement des 
raisons souterraines à cette conduite inexplicable et 
inexpliquée; — plus tard, j'aurais pu répondre à ces 
doutes, et tout expliquer, moi. 

Celle année 1683 vit commencer plusieurs gloires. 
Cest ainsi qu'en même temps que moi arrivait à Tu- 
rin, pour y rester quelques semaines seulement, un 
personnage qui, depuis, a bien occupé la renommée et 
qui & appris à Louis XIV, pour la première fois, qu'il 
n'était pas invincible et qu'il pouvait se tromper ; deux 
choses auxquelles Sa Majesté n'avait pas cru jusque-là. 
Je veux parler du prince Eugène de Savoie; il n'avait 
que vingt ans à cette époque, il allait offrir ses ser- 
vices à l’empereur. 

Je le yis à la cour, lorsqu'il y fut reçu par madame 
Royale, et il resta presque tout le temps auprès de moi 
à me parler de la France, de son regret de la quitter 
et des amis qu'il y avait laissés. 

Il s’en allait à la guerre contre les Turcs, où se ren- 
daient aussi MM. les princes de Conti, malgré le roi, 
qui ne leur pardonna point cette fugue; ils s'en sont 
repentis toute leur vie. 

Le prince Eugène est fils de la fameuse madame de 
Soissons, nièce du cardinal Mazarin, tant aimée pur 
Louis XIV dans sa jeunesse, et tant trompée par lui 
plus tard, Elle avait dû quitter la France en 1680, lors 
du procès de la Voisin et de la Vigoureux, accusées de 
sorcellerie et de pis encore, Madame de Soissons, com- 
promise par elles, fut soupconnée de plusieurs empoi- 
sonmements, et, si le roi, en considération de leurs 
anciens rapports, n'avait point autorisé sa fuite, elle 
eût été jugée par la chambre de l'Arsenal, qui, assure- 
t-on, trouva, dans ce qu'elle apprit, de quoi la faire 

3 


34 


brûler vive. Le roi en était si persuadé, qu'il dit un 
jour au duc de Bouillon, son beau-frère, devant ma 
mère, à qui je l’ai maintes fois entendu conter: 

— J'ai permis à madame la comtesse— on l’appelait 
ainsi — de s'échapper de France ; fasse le ciel que je 
n’aie point un compte à rendre devant Dieu et devant 
mes propres peuples pour ne l'avoir pas fait juger! 

Par ce quelle a fait depuis et ce que nous verrons, on 
devine de quoi elle était capable, et on ne peut sup- 
poser en conscience que la Voisin Vait calomniée. Mon- 
sieur son fils en faisait bon marché. Elle était a cette 
époque à Bruxelles, et se disposait à partir pour lEs- 
pagne. 

Comme je demandais au prince Eugène s’il n’irait 
point la voir : 

— Non, me répondit-il, je me rends directement à 
Vienne, et, de 1a, à l’armée, Je n’ai point envie d’être 
lapidé dans les églises, à côté de madame de Soissons, 
ainsi que cela est arrivé à d’autres. Les Flamands ne 
plaisantent pas, à ce qu'il parait, à l'endroit du diable 
et de ses suppôts. 

Le prince Eugène, sans être d'une taille haute, était 
bien fait de sa personne, quoique maigre ct très-brun, 
etilavait un visage fort agréable, de beaux traits et des 
yeux pleins de feu. Il portait ses cheveux noirs, sans 
perruque, ce qui semblait une singularité. Ses succès 
galants étaient nombreux à la cour de France, il triom- 
phait dans toutes les ruelles ; mais cela ne lui suffisait 
pas ; il voulait se faire un nom, et se créer un état plus 
brillant qne celui des cadets de la maison souveraine, 
ainsi que l'était monsieur son père, dont la considéra- 
tion était mince. 

Ildemandad’abord une compagnie de cavalerie, il fal- 
lait lui entendre raconter tout cela! Etil s’adressa, pour 
réussir, directement au roi. Ge fut ce qui le perdit. M. de 
Louvois,alorstout puissant, et accoutume aux bassesses 
des courtisans, trouva le jeune homme bien hardi d’oser 
se passer de son autorisation et de son appui, et lui 
voua une haine à mort. Lorsque le maitre lui en parla, 
il prit un air méprisant et répondit en secouant la tête, 


geste que connaissaient tous les officiers de l’armée et * 


qui ne pressentait rien de bon : 

— Le prince Eugène de Savoie, sire! mais Votre Ma- 
jesté n’y songe point; il est trop faible, trop délicat 
pour faire un militaire, il ne supporterait pas une 
campagne. 

— Cependant, monsieur, on ne peut guère refuser 
au fils de la comtesse de Soissons, au neveu du cardi- 
nal Mazarin, cette légère faveur d'une compagnie. I] 
faut bien qu'il ait au moins un os à ronger, si pelit 
qu'il soit. 

— Votre Majesté ne connait pas ce jeune homme; il 
est dangereux, ila une ambition de gloire et de répu- 
lation qu'il veut acquérir à tout prix. 

- A tout prix! répondit le voi. Gest pourtant un 
pelit compagnon, je crois? 

— Non, il appartient aux Dunois et touche à la 
maison de Savoie ; et les étrangers ne portent jamais 
bonheur aux emplois qu'ils occupent, 

Ce peu de mots suflirent, et détournérent Louis XIV, 
déjà mal porté pour le prince Eugène, Lorsque celui-ci 
se présenta devañt Sa Majesté et implora sa réponse par 
une révercace silencieuse, ainsi que cela se praliquait à 
la cour de France, le roi lui répondit conséquemment : 

J'en suis fâché, mousicur, mais vous éles trop 
faible pour mou service, 


LA DAME DE VOLUPTÉ, 


Et il passu. 

Le jeune homme ne se tint pas pour battu; il tourna 
ses idées d’un autre cole, et, tout en FR Roua se dé- 
cida à entrer dans l'Église. 

— Si je ne suis point assez fort pour le service du 
roi, se dit-il, je serai bien assez fort pour le service de 
Dieu. 

Le voilà dans les antichambres du pére Lachaise, 
qui tenait la feuille des bénéfices, confondu avec des 
abbés de toute sorte, et faisant en ce cercle, une sin- 
geulière figure. Il y vint souvent, tant et si bien, que 
M. de Louyois, le plus vindicatif des hommes, le démicha 
sous la soutane, et lui barra encore le chemin. Il 
avait une revanche à prendre contre sa mère, qui, au 
temps de sa puissance, lui avait donné bien du fil à 
retordre. Lorsque Vabbé de Savoie parvint jusqu’au 
confesseur, il trouva encore un obstacle, et, pour 
celui-là, il n'avait guère le droit de parler. 

— Monsieur, lui dit le père Lachaise, vous êtes trop 
libertin pour le service de Dieu. 

— Ah! pardon, mon père, il faudrait bien s'entendre, 
répliqua le prince impatienté et mis hors de mesure 
par sa réponse: le roi m'a dit que j'étais trop capucin 
pour l'aire un soldat, et vous, vous me dites mainte- 
nant que je suis trop soldat pour faire un capucin. Le- 
quel des deux à raison? 

Ils l’eurent l’un et l’autre, car ils n’en démordirent 
pas. 

En vain le postulant fit jouer toutes ses cordes, il 
ne trouva que des refus; ce qui l’exaspéra de la belle 
manicre et lui fit prendre le roi, notre sire, vs une 
haine épouvantable. 

MM. les princes de Conti méditaient leur équipée vu 
Hongrie, il résolut de les suivre. 

— Seulement, dit-il à ses amis,je ne reviendrai sis 

Il partit ainsi, sans en demander davantage et las des 
avanies essuyées. Quand M. de Louvois l'apprit, il 
grommela en goguenardant : 

— Tant mieux! il ne nous génera plus en ce pays=ci! 

— Ah! s’éeria le prince lorsqu'il eut oui le propos, 
qu'on lui répéta, je le génerai bien autrement ailleurs, 
Je reviendrai en ce pays d’où il me chasse, et j'y reviens 
drai les armes à la main! 

Il a tenu parole; Louis XIV et Louvois ont dû 
se repentir plus d’une fois de n'avoir point deviné 
quel capitaine ils envoyaient à leur ennemi. 

Le prince Eugène avait particulièrement une abomi- 
nation sans pareille pour madame de Maintenon. Je Vai 
reyusouyent et dans des circonstances bien différentes; 
ce fut toujours dans les mêmes sentiments et avec les 
mèmes cris de vengeance contre elle et contre Le roi. 

— Et si j'avais pu arriver jusqu'à Paris, me disait-il 
la dernière fois que je Pai vu, si le maréchal de Villars 
ne m'eût pas arrêté à Denain, si les Anglais ne n'eus- 
sent pas faussé compagnie, je donnais la loi dans la 
capitale du grand monarque; je faisais enfermer la 
Maintenon dans un couvent pour le reste de ses jours. 
Dieu ne la pas voulu ! 

Vai parlé beaucoup peut-être du prince Eugène, et 
avant le temps où il fut célèbre; mais j'ai eru qu'il était 
bon, dès à présent, d'indiquer sa source et ses commen» 
cements si difficiles, puisque nous devons le retrouver 
grand et illustve. 

J'eus et j'ai encore pour lui une véritable amitié, 
qu'il me rend bien, j'en suis sûre, Nous nous écrivons 
quelquelois., Quand j'en serai à raconter ses batulles 


‘ 


. et ses grandes victoires, je tacherai de faire de mon 
mieux, bien que les femmes ne s'entendent guère à 
ces récits guerriers; il est vrai que j'en ai retenu des 
autres, et de M. de Savoie surtout, qui les aimait 
fort. La tendance de tuer son prochain est celle qui 
fait le plus d'honneur aux héros. On apprend la guerre, 
les ruses et les stratagèmes, comme on apprend le 
téorbe; c’est à la fois une science et un art. Quant à 
moi, j'aime trop mon repos, j'aime trop l'aisance et la 
paix de mon logis, mon bien-être, pour ne pas détester 
ces troubles et ces combats. 


XV 


M. le 

et encore tout à son amour pour mademoiselle de 
Cumiana; de sorte qu'il ne me regarda point, le 
premier jour passé; quant à moi, je ne songeais pas à 
Jui. Deux choses m'occupaient : mon mari d’abord, ma 
belle-mère ensuite. 
- Je dois faire un aveu sincère et bien naïf. Peut-être, 
si madame de Verrue eût été bonne et douce, si elle 
m'eût laissée aimer son fils, si elle ne fit revenue se 
placer entre nous avec son autorité ct ses caprices, 
peut-être cé sentiment fût-il resté calme, sans orage et 
sans exagération; mais les efforts de ma belle-mère 
pour m’enleyer la place qui m’appartenait dans le cœur 
et dans l'existence de M. de Verrue, furent justement ce 
qui me piqua au jeu et me rendit plus exigeante. Mon 
mari, dominé et gouverné par elle, me payait en froi- 
deur de ma tendresse. C'étaitune vraie lutte entre mon 
coeur et ses craintes. [L avait été élevé par sa mère dès le 
berceau; habitué à lui obéir en tout, à ne pas concevoir 
une pensée qui ne fit approuvée par elle, il n’osait 
pas même lever les yeux qu’elle ne le lui edt permis, 
Jusque dans le secret de notre appartement, il trem- 
blait devant son souvenir. 

Cependant on s’accoutume à tout, surtout dans la 
jeunesse ; après six mois de séjour à Turin, je m'étais 
ployée moi-méme sous le joug. Je ne pensais point à le 
secouer, et, si quelquefois je le trouvais lourd, je m'ef- 
forçais de m’étourdir en me répélant que cela devait 
étre ainsi, Nous étions de l'intimité particulière de ma- 
dame Royale, qui me montrait une bonté maternelle et 
sinquiétaitde me voirsérieuse, Elle me disait souvent : 

— Qu'avez-vous fait de votre gaieté, contessina? 

Ce nom me resta longtemps pour me distinguer 
de ma belle-mère. 

Je n'osais répondre à la princesse : « Hélas! madame, 
j'ailaissé ma gaieté avec ma liberté, qu'on n'a prise, 
avec mes illusions d'enfant, qu'on à détruites! Je suis 
bien contessina; mais je ne suis Jeanne d'Albert que 
devant Dieu et mon mari! » 

«Ces derniéres lignes renferment uo mystère difficile 
à expliquer, mais que je serai obligée d'aborder tout à 
l'heure, Le fait est assez curieux pour mériter qu'on le 
dise, malgré la délicatesse d'un pareil sujet, surtout 
quand j'en suis l'héroïne, Je ne suis point prude, que 
Dieu m'en garde) en ce pays-ci et par le temps qui court, 
ce serait un ridicule de la pire espèce, 

Cependant il est des choses que je ne puis raconter, 
que je ne sais point écrire surtout, On les risque tout 
au plus entre deux sourires, entre deux pluisanteries 


duc de Savoie était encore bien jeune 


LA DAME DE VOLUPTÉ. L 35 


pour les faire passer sous le sérieux d’une confession, 
Si M. de Verrue m'était pas mort, il m’en coûterait da- 
vantage de parler de lui, ainsi que je l'ai fait, et que je 
le ferai par la suite ; bien que ces Mémoires ne soient 
pas destinés à voir le jour de longtemps, j’aurais peut- 
être pour lui la pudeur des regrets. il suffit que j'aie été 
entraînée, que j'aie été poussée méme dans cette voie 
que je suis, et qui lui fut un outrage, pour que je res- 
pecte davantage sa mémoire. Si je suis la dame de 
volupté, c’est que je les ai toutes, même celles des 
délicatesses de sentiment, qui ne sont pas les moin- 
dres. 

M. de Savoie était presque toujours avec nous; il 
ne cherchait aucune femme, etla cour s’ennuyait qu'il 
ne fat pas plus galant avec les dames. Son oncle, don 
Gabriel, les prisait fort, et ne cessait de le plaisanter 
sur sa constance en lui donnant son aïeul pour 
modèle, 

— Si mon glorieux père vous eût ressemblé, mon- 
sieur mon neveu, je ne serais pas en ce moment licute- 
nant général de votre cavalerie, et je n'aurais point 
passé les bons moments que j'ai eus en ce monde. Ilest 
naturel d’avoir une dame et de l'aimer par-dessus tout; 
mais, lorsqu'elle nous laisse, on fait comme elle. Puis- 
que madame de Saint-Sébastien a préféré ce grand bé- 
litre à un jeune ct joli prince tel que vous, elle ne vaut 
pas d'être regrettée. Il Ja faut jeter aux oubliettes. En 
manque-t-il d’autres à votre cour? Jamais elle ne fut si 
bien garnie. Ah ! si j'avais votre âge! 

— Monsieur, je ne songe point à l'amour: je songe 
que j'ai bientôt vingt ans, que je suis majeur et hors 
Wage de tutelle, et je voudrais bien commander moi- 
meme. 

— Qui vous en empêche? Vous n’avez qu'un mot à 
dire, la régence cessera, j'en suis garant; madame 
Royale n’est point de ces ambitieuses à conserver 
le pouvoir malgré tout. Si vous voulez, je lui en par- 
lerai, moi! 

— Non, pas encore, 

— Toujours attendre et temporisér, c’est un mauvais 
système, 

Don Gabriel était un singulier homme. Il avait Pair 
d’être bossu et il ne l'était point; mais une blessure 
reçue dès sa jeunesse (il était fort brave) le faisait pen- 
cher d’un côté, avait un goût prononcé pour la mu- 
sique et payait cher des violons qui lui donnaient la 
symphonie pendantson diner, Son autre manie était de 
dresser des petits chiens. Il en faisait chercher dans 
tous les pays et on lui en amenait quantité chaque 
année, parmi lesquels il choisissait ses sujets. 

Les chiens de don Gabriel étaient vraiment instruits 
etfeurieux à voir. Ils dansaient, il jouaient selon le com- 
mandement de leur maitre, vêtus d'habits fort propres 
et munis des plus beaux noms de l'histoire ; c’étaient 
des Gésars, des Pompces, des Charlemagnes et des 
Bayards. Pour les femelles, c’étaiont des déesses, Vénus, 
Junon, Flore, Pomone, Minerve, tout Olympe, 

Chacun des personnages avait une niche élégante; 
le favori était Idoménée, dont la niche s'appelait Pile 
de Grete. Hs habitaient une grande pièce, d'où ils ne 
sortaient que pour visiter leur maître, La cour tout en- 
tière allait losadmirer, le grand prieur, — on nommait 
ainsi don Gabriel, destiné à la grande-croix de Malte — 
le grand prieur était ravi du succès de ses élèves; il 
remerciail eb saluait comme les quand le 
public est content d'eux, C'était pourtant un homme 


histrions 


36 


desprit et un véritable capitaine que ce brave 
bâtard; il s’est battu comme un lansquenet! Il aimait 
mes enfants et leur en a donné des preuves à sa 
mort. 

M. de Savoie resta huit ans encore dans ce même 
état, qui lui pesait pourtant. Il ne disait sa pensée à per- 
sonne; mais il méditait le parti qu’il eut l'air de se faire 
inspirer par le prince de la Gisterne et deux ou trois 
jeunes cervelles qu'il dominait de toute la hauteur de 
son génie. Ce grand parti de gouvernement, il le prit 
en 1688, et nous y arrivons. 


XVI 


Jai dit que mademoiselle de Gumiana avait dû ca- 
cher sous l'abri d’un prompt mariage les suites de ses 
amours avec le duc de Savoie. Depuis son départ de la 
cour, elle vivait fort isolée et fort ignorée dans un des 
chateaux du comte de Saint-Sébastien. On parlait peu 
Welle à la cour, soit par circonspection, soit pour faire 
oublier le plus possible une femme qui aurait pu deve- 
air une favorite toute-puissante. 

Un jour, le duc de Savoie recut un message secret, 
et il fut fort troublé des nouvelles qu'il apprit. Don Ga- 
briel était au courant des aventures de son neveu, et il 
m'a raconté tout cela. 

— (est bien, dit-il à l’envoyé, j'aviserai. 

L’envoyé partit, et Victor-Amédée demeura tout agité, 
se promenant à grands pas dans son cabinet, et formant 
mille projets aussitôt abandonnés que conçus. 

Voici ce qui arrivait : 

IL y avait à peine six mois que mademoiselle de Cu- 
miana étaitdevenue madame de Saint-Sébastien, et elle 
était sur le point de mettre au monde un fruit venu 
après tous les délais qu'exige la nature, et capable, par 
conséquent, de trahir l’époque de sa conception. 

Madame de Saint-Sébastien suppliait le duc de lui 
venir en aide et de la sauver. 

Elle aurait pu, avec l'habileté qu’elle possédait, se sau- 
ver elle-même. Mais elle n'avait garde de laisser échap- 
per une occasion si opportune de raviver, dans le cœur 
de Victor-Amédée, un souvenir, un amour que le temps 
finit toujours par éteindre quand on n’a pas le soin de 
le remuer. 

La lettre qu'elle avait envoyée au duc était, du reste, 
fort bien tournée, et bien faite pour soulever une vive 
émotion dans un cœur encore épris. 

ëlle lui disait qu'elle eût sacrifié la vie à son amour, 
mais qa'il y avail une chose au-dessus de son amour, 
était l'honneur. Que si autrefois, vaincue par la pas- 
sion, elle avait pu aventurer sa réputation, elle ne 
le pouvait plus, aujourd’hui que son honneur était en 
méme temps l'honneur de M, de Saint-Sébastien. Si 
elle souffrait, c'était en expiation de sa faute: ce sacri- 
fice rachetait sa faiblesse, Mais elle ne devait plus 
exposer à la honte où au désespoir celui qui avait 
eu foi en elle et qui lui avait 
tache, 

« Vous me devez de me sauver, continuait-elle, à moi 
qui vous ai Wop aimé; vous le devez à M. de Saint- 
Sébastien, dont tout le dévouement a été au service 
de li muison de Savoie, » 


donné un nom sans 


| 


LA DAME DE VOLUPTE. 


Le duc était à cet âge où Von est fertile en expé-- 
dients, parce que l’on ose tout. Son plan fut donc bien- 
tôt tracé. 

Il manda immédiatement à Turin M. de Saint-Sébas- 
tien, qui fut assez surpris de cet ordre de son souverain. 
Le vieux comte se hata pourtant de venir à un ren- 
dez-vous secret que lui avait indiqué le duc de Savoie. 
Celui-ci, averti de son arrivée, se rendit seul et déguisé, 
le soir venu, dans une maison isolée d’un des fau- 
bourgs de Turin. M. de Saint-Sébastien l’attendait. 

— Votre Altesse m'a fait appeler, dit le comte, et 
j'attends ses ordres, en la remerciant de s’étre sou- 
venue d’un vieux serviteur. 

— Non, d’un ami dévoué, comte, et ce n’est pas un 
ordre, c’est une prière que j'ai à vous adresser. 

— Une prière est un ordre pour moi. 

— Je connais votre dévouement, et vous en remer- 
cie. Aussi mai-je pas hésité à vous considérer comme 
le gentilhomme le plus digne de remplir une mission 
qui intéresse la grandeur de la maison de Savoie. 

— Une mission, à moi, qui vis seul, oubliant les 
affaires et la diplomatie ? 

— (C'est parce que vous vivez retiré de la cour, 
que vous étes plus à même que personne de vous 
charger de la mission que je vous ai destinée. Je vous 
envoie à Venise auprès du doge; mais vous n'aurez pas 
de titre officiel. Supposez un voyage d'agrément pour 
madame de Saint-Sébastien. 3 

— Altesse, son état ne lui permet pas d'affronter un 
long voyage. 

— Prétextez alors des affaires d'intérêt; tout ce que 
vous voudrez. Voici une lettre pour le doge de la 
République; vous attendrez mon arrivée à Venise. J’y 
arriverai ostensiblement dans peu de jours pour assister 
aux fêtes du carnaval. Vous comprenez... 

M. de Saint-Sébastien partit sans défiance, chargé des 
instructions de Victor-Amédée. 

La comtesse de Saint-Sébastien, pleine de sollicitude 
pour son mari le força d'emmener avec lui son méde- 
cin. Il pouvait lui être utile; et il aurait pu devenir 
très-dangereux pour elle. 

Deux jours après le départ du comte, la comtesse 
éprouva les premières douleurs. Le duc en fut pré- 
venu. [avait quitté Turin et s'était rapproché du chà- 
teau de madame de Saint-Sébastien. 

Il envoya à la comtesse un médecin qu'il avait choisi 
lui-même, un homme sûr et dévoué. Madame de Saint- 
Sébastien accoucha d’un gros garçon de la plus belle 
venue. On tint secret l'accouchement pendant long- 
temps : le duc de Savoie eut soin de retenir le comte 
à Venise pendant plus de trois mois, car il n’alla pas 
cette année aux fêtes du carnaval, comme il l'avait an- 
noncé, et ce ne fut que quelques jours avant son retour 
dans son château, que M. de Saint-Sébastien apprit 
qu'il était né un héritier de ses titres et de ses ri- 
chesses. f 

La comtesse avait eu lesprit de garder le lit ou de 
se montrer peu à ses gens; une seule de ses femmes 
était dans le secret. 

Le comte fut émerveillé du prompt rétablissement de 
sa femme et du rapide développement de son fils. 

Get enfant n'a que huit jours, disait-il en contem- 
plant le beau rejeton des Saint-Sébastien; à le voir si 
fort, on lui donnerait trois mois ! 

I ne pensait pas deviner si juste, 

On dit que madame de Saint-Sébastien ne put pas 


LA DAME DE VOLUPTE. 


réprimer un sourire que le comte prit pour un sourire 
de satisfaction et d’orgueil maternel. 

Je n'ai pas dit que le duc de Savoie, en l'absence du 
comte, avait eu une entrevue secrète avec son ancienne 
amante. 

L’entrevue fut déchirante et passionnée. Jai parlé 
de la profonde habileté de mademoiselle de Gumiana. 
Habileté et passion jouérent ici leur jeu le plus con- 
sommeé, 

Le due rappela leur amour si fatalement brisé; il 
parla de ces nuits d’autrefois si remplies de charmes 
et de délices. IL voulut faire revivre le passé, et il se 
montra plus brûlant qu’autrefois. 

La comtesse se montrait agitée, palpitante, outra- 
gée. Elle avait de faux élans réprimés par de subits 
remords. Elle s’abandonnait, éperdue, puis elle s’arra- 
chait aux étreintes du duc, appelant à son secours 
Dieu, l'honneur, la vertu. Elle se jetait aux pieds du 
duc; elle avait des larmes, de vraies larmes, se frappant 
la poitrine, s’arrachant les cheveux, suppliant le 
duc d’avoir pitié de sa faiblesse et de sa vertu chan- 
celante. 

Le duc hésitait; mais il l’admirait de plus en plus, 
et elle était bien séduisante ainsi. 

Il supplia à son tour et parla de ses longs fourments, 
de ses souffrances incessantes, de ses nuits sans som- 
meil depuis son abandon. 

— Vous dites que vous m’aimez, soupirait le duc, 
et vous voulez me laisser mourir! 

Elle eut alors un beau mouvement, qui certainement 
dût faire impression sur Victor-Amédée. 

— Mourir! vous pour qui je donnerais tout mon 
sang, tout mon être? Eh! que m'importe la vertu 
pourvu que vous viviez ! 

— Tu m'aimes et tu es à moi! 

— Oui, àtoi, à toi encore une fois; mais une grâce! 
je te demande une grace! 

— Oh! parle! parle! Veux-tu mes États, ma vie? 

— Non, non. Mais, quand j’aurai ¢té encore a toi, 
voilà un poignard, tue-moi! 

Elle eut un mouvement plein d’énergique résolu- 
tion. 

Elle vit encore. 

Ainsi furent jetées les premières racines de cette 
confiance sans bornes que, plus tard, Victor-Amédée 
eut en cette nouvelle Maintenon 


XVII 


Pour aujourd'hui, je ne sais pourquoi, j'ai envie de 
laisser là la cour et la politique, et de vous parler de 
ma maison à moi, de mon mari, de ces commence- 
ments de mon mariage qui eurent une si grande 
influence sur le reste de ma vie, 

M. de Verrue était loin de se douter qu'il m’dtait 
mon bonheur et qu'il travaillait à nous désunir à 
jamais... Et puis ma belle-mère — je le déclare ici, et 
plaise à Dieu que cette déclaration tombe sous 
les yeux de toutes les femmes qui se placent entre 
leur fils et la jeune épouse qu'elles lui ont donnée! — 
ina belle-mère fut l'auteur direct, la cause positive 
de notre séparation et du tort que j'ai fuit à M, de 


| 


37 


Dieu peut être juge; quant à moi, je n’en sais rien. 
J'ai dit la façon dont j'avais commencé à prendre 
mon parti de mon esclavage, et comment, moi, petite 
fille, je ne fus pas plus difficile sur l'autorité de ma- 
dame de Verrue que monsieur son fils, très en age de 
se conduire, et très-capable de nous conduire tous les 
deux. J'étais accoutumée à la soumission à l'hôtel de 
Luynes, mais à une soumission ornée, si je puis m’ex- 
primer ainsi. On ne me commandait jamais qu’en ayant 
l'air de trouver tout simple que je fisse ce qu'on me 
commandait comme un devoir : je semblais faire ma 
volonté et cela ne me coûtait pas. Ma mère était 
sévère, imposante, mais bonne et affable. Madame de 
Verrue prenait la rigueur pour la dignité, ce qui ne 
se ressemble guère pourtant : elle ployait tout autour 
Welle; d'un geste, elle se faisait obéir... Elle avait 
décidé que, jusqu'à un âge plus avancé, je resterais 
petite fille, et petite fille dans toute la force du mot. 

L’abbé de la Scaglia n’était pas étranger, du reste, à 
cette résolution; l'amour étrange qu'il avait conçu 
pour moi le poussait à écarter toute influence qui eût 
pu s'emparer de mon cœur ef de mes sens. 

Et il comprenait que j'étais encore trop jeune pour 
qu'il tentat une séduction. Il attendait aussi que le 
père d’Aubenton eût fait son œuvre sur mon cœur et 
sur ma raison... 

Il espérait encore, en faisant la solitude, la con- 
trainte et l'ennui autour de moi, que j’accepterais un 
jour toute ouverture que l’on m'offrirait pour sortir 
de cette situation. 

De son côté, madame de Verrue craignait l'empire 
que l'amour devait prendre sur le cœur de son fils; 
elle retardait le plus possible la lutte qu'elle pré- 
voyait, et dans laquelle elle était sûre de ne pas 
avoir l'avantage; elle espérait, en gagnant du temps, 
établir son empire d’une manière certaine, et se faire 
tellement forte, qu’elle ne ptt être renversée. 

J'étais un obstacle : elle me trouvait moins sotte 
quelle ne l'eût souhaité; j'étais assez jolie déjà pour 
annoncer ce que je deviendrais plus tard, et la tête lui 
tournait à l’idée de se voir, chez elle, au second rang; 
d’être contrainte d’accepter une vraie comtesse de Ver- 
rue, maîtresse du logis, régnante, pendant qu'elle 
serait réduite au métier de conseillère, méconnue bien 
souvent. Elle essaya donc de m'éteindre, de m'étouffer. 

Elle y serait, je crois, parvenue, sans une circon- 
stance que je ne fis point naître, j’en étais incapable, 
mais que l’occasion et la nature amenérent. Il en est 
ainsi des desseins et des combinaisons humaines : il 
ne faut qu'une seconde pour les déjouer. 

J'avais près de quatorze ans lorsque: j'arrivai à 
Turin. J'y passai les deux premières années dans une 
contrainte qui n'allait à guère moins que me rendre 
idiote, et le système de ma belle-mère menaçait de 
réussir, Notre vie était réglée comme celle d'un cou- 
vent. Mon mari s'occupait chez lui de minéralogie, 
dont il avait pris le goût dès son enfance en courant 
les montagnes; il ne venait chez moi qu'à de certaines 
heures, et jamais le soir. 

Nous avions deux appartements réunis par une 
antichambre commune, Bien que j'aimasse mon mari, 
mon imagination n'allait pas au delà d'une conversa- 
tion assez tendre, d'un serrement de main, d'un regard 
échangé, enfin tous les menus profits de l'innocence, 
Quant à M. de Verrue, il était certainement plus in- 


Verrue, si tant est que je lui aie fait du tort, ce dont | struit; mais cette instruction était comme un livre 


38 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


scellé et qui ne s’ouyre que suivant = ordres du 
maitre. : 

Nous mangions seuls presque chaque jour, ma belle- 
mère étant retenue par sa charge au palais. Quelque- 
fois, nous avions des convives : l’abbé de la Scaglia, le 
plus souvent; le bon curé Petit, mon petit Michon, fiché 
derriére sa chaise ; quelques parents ou amis, et puis 
cette quantité d'officiers et de laquais qu’on trouve 
dans les grandes maisons d'Italie, — C'était done fort 
solennel. — Lorsque nous n’allions point à la cour, 
nous recevions quantité de visites. J'apprenais à tenir 
un cercle, science assez rare, surtout hors de France, 
où le feu roi, par sa dignité et sa grandeur, avait incul- 
qué de force un peu de ces qualités à toutes les 
dames. 

Je m’ennuyais à périr! je vivais, si cela s'appelle 
vivré, dans un entourage de glace. Mes seuls bons 
moments étaient ceux où Michon venait, de la part 
de son maitre, prendre de mes nouvelles ou m/’ap- 
porter quelque message; j’en faisais comme de Jac- 
queline : je le retenais, je jouais avec lui quand of ne 
me voyait pas; je riais en le regardant, et avec délices, 
moi qui n’osais plus rire que devant mon miroir. Il 
m'aimait presque autant qu'il aimait le bon abbé lui- 
même ; je crois qu'il l’eût quitté pour moi, sauf à s’en 
repentir ensuite. 

Babette et Marion ne me reconnaissaient plus : je les 
faisais taire quand elles me parlaient de la France; 
j'avais peur de mes regrets et de la comparaison, Ba- 
bette redoutait de m'interroger; elle comprenait mon 


malheur mieux que je ne le comprenais moi- même, 


car je ne le devinais pas encore. 

Cependant, j’arriyais à un âge où les pensées se mé- 
tamorphosent et deviennent des sentiments. J'avais 
seize ans, j'étais belle, j'aimais la parure, j'aimais mon 
visage, qui me semblait joli et de bonne humeur. J’au- 
rais voulu l’entendre dire aux autres; ils le pensaient, 
saus doute; mais le respect! On ne se soucie guère de 
ce mot-la, à cet âge. 

Je commençai à passer plus de temps à ma toilette, 
à soigner mon ajustement, à en changer trois fois par 
jour, et à soupirer de me voir toute seule dans ma 
grande chambre, si gaie, pourtant, lorsque le soleil en- 
trait par l'immense fenêtre et dorait les cheveux des 
beaux chevaliers croisés peints sur les murs à fresque, 
selon Ja mode de ce pays-là. Souvent je passais mes 
heures de solitude à examiner ces personnages et à 
composer leur histoire à ma fantaisie, J'avais envie de 
les interroger; il me semblait qu'ils allaient me ré- 
pondre; — jen faisais des amis, des compagnons, et 
je poussais même l'illusion jusqu'à me figurer qu'ils 
Agiasaient, 

Parmi ces figures, deux surtout m’étaient particu- 
liérement chères, bien que ce fussent peut-tre les 
brillantes : deux pauvres enfants, un berger et 
une bergère, gardant tranquillement un troupeau, assis 
au pied d'un chêne, leur chien à côté deux. Ils se 
tenaient embrassés et regardaient passer le magnifique 
sais quel roi de France, dans la.suite 
duquel se remarquaient trois la Scaglia, leur écusson 
sur la hanche et sur la poitrine, Mes amants ne se sou- 
claient gui ou des manteaux de 
brocarl! — ils s'aimaivnt ; leurs lèvres 
se chevchaient, [ls jeluiont un regard de superbe dé- 
dain sur ces grands de la terre allant quéter bien loin 
os honueurs et la fortune, tandis qu'ils avaient, eux, 


Mmoiwe 


cortége de je ne 


@ des culrasses d'or 


— leurs mains, 


pauvres habitants @unechaumiere, 1es oies de l'amour 
en partage. Ah! qu’ils étaient plus riches ! Je m’en dou- 
tais bien, je le sentais; — et, faute de pouvoir l’expri- 
mer, je contemplais ces gens heureux; je les enviais, je 
leur demandais un peu de leur bonheur, sans savoir 
quel était ce bonheur que j'attendais si mia os 
et qui ne venait pas. 

Il m’arrivait aussi, dans les belles nuits d’été, qui 
commencèrent de bonne heure cette année-là, d’aller 
songer, au clair de la lune, sous de grands arbres en- 
tourés de senteurs pénétrantes qui me parlaient à l’âme. 
Je me créais des chimères, des visions; je m’amusais à 
suivre une longue allée brillante de lumière, et puis je 
me retournais au bout, comme si des pas aimés eussent 
marché sur mes traces ; j’écoutais le bruit des feuilles 
et le mouvement des petits oiseaux s’agitaient dans 
leur nid pendant que le rossignol chantait ; j'écoutais. 
les jets d’eau des bassins et les cascades qui tombaient 
sur les coquilles; j'écoutais surtout mon cœur, quimur- 
murait la chanson du rossignol, et j'étais seule! 

Je cueillais mes fleurs favorites, j’en formais des bou- 
quets con amore, et puis je les jetais loin de moi, faute 
de pouvoir me répondre quand je me Ve 50 «A 
qui donc cela? » | 

Ensuite, je rentrais. Pessayais de dormir ; je ne pou- 
vais clore mes yeux ; ils voyaient toujours ces ombres, 
ces paillettes de la lune sur les eaux, ces allées sans fin 
où nullé voix ne se joignait à la mienne, et ces grands 
arbres qui gémissaient, doucementagités. Ges fantômes 
se mélaient à mes rèves et me spelen ri ensuite 
jusque dans mon sommeil. 

Il n'était plus question ds Jacqueline de FI à 
présent! 

Madame Royale devait bientôt donner une grande 
fête dans les jardins du palais, pour célébrer les fian- 
cailles de son auguste fils avec notre princesse Anne- 
Marie d'Orléans, nièce de Louis XIV, fille de Monsieur, 
par conséquent sœur de M, le régent, — mais non de la 
même mère,celte princesse étant sœur de la reine d'Es- 
pagne et fille, comme elle, de cette infortunée madame 
Henriette d’Angleterre, empoisonnée par le chevalier 
de Lorraine et le marquis d'Effiat. 

Cette alliance comblait les vœux de tous; elle: était 
en même temps solide et avantageuse, Le jeune duc, 
sans la désirer très-vivement, l'avait acceptée, tout en 
se réservant d'agir suivant sa politique et ses intérêts: I 
penchait pour la maison d'Autriche, et il l'a prouvé 
depuis cette époque. 

Cependant, madame la duchesse douairière voulut 
donner à ce mariage tout l'éclat possible, A cette pre- 
mière fête où la princesse n’assistait pas encore, de- 
vaient commencer les plaisirs. A cette occasion, il fut 
presque ordonné de s'habiller le plus richement du 
monde, Ma belle-mère ne manqua pas de me prévenir! 
que le point de Venise de la duchesse de Monthazon 
serait tout à fait séant ce jour-là, avec des picrreries et 
de belles perles que Son Altesse la régente m'avait 
données peu de temps auparavant, Elle voulut me faire 
préparer cela suivant son goût, dont je me défiais, et 
avec raison, Comune il s'agissait d’être jolie, je pris du 
courage ; je fis wa coup d'autorité, et jallai chez la 
faiseuse lui bouleverser toute son ordonnance; mas 
dame de Verrue ne me vit point habiller, étant depuis 
la veille près de madame la duchesse, et j'en profitai 
pour m'altiler à ma fantaisie, 

Hélas! je on souviens encore, Je vois cette parure, 


LA DAME DE VOLUPTE. 


la première que j'aie mise avec le désir de iia la 
première que j'aie portée avec la juie d’une femme dE. 
barrassée des langes de la petite fille! 

 C’élait d’abord une jupe de gros moiré d’un blanc 
de neige, avec des bouquets en broché pareil. Sur cette 
jupe, se posait un bas de robe à queue fort longue, re- 
troussé sur le côté, en brocart d’argent et couleur de 
rose, avec le beau point de Venise en draperie du haut 
en bas, retenu et drapé par des agrafes de diamants 
entourées de girandoles, Cette garniture faisait tout le 
four sur plusieurs rangs. Le collier et les pendants 
d'oreilles étaient semblables, ainsi que les ornements 
de la tête. Parmi les cheveux s’égrenait un fil de perles 
de trente mille livres, qui semblaient semées, et qui se 
jouaient au milieu des brillants et des émeraudes. 

Cette parure me seyait fort, me dit-on, et, lorsque 
j'entrai, j’entendis ce petit murmure d'approbation qui 
s’écoute ayec joie et orgueil. Je trayersai la salle pour 
allier jusqu’à Leurs Altesses, quise tenaient à l'extrémité. 
Ma belle-mère, en m’apercevant ainsi, devint rouge de 
colère : elle ne me reconnaissait pas le bourrelet qu'elle 
avait médité, et sur lequel on devait poser en symétrie 
une douzaine de gros pois plus ou moins entourés, et 
qu’elle appelait les mazarins de la maison de Verrue, 
en imitation des douze mazarins sans doute. Je les avais 
laissés prudemment dans leur écrin, 

. Madame Royale fit presque une exclamation. 

— Ah! que voilà bien une Française! dit-elle, 

Les yeux de madame de Verrue lançaient des éclairs. 
Elle reçut le compliment de Leurs Altesses avec la même 
bonne grâce qu'un chat buvant du vinaigre sucré, 
M. de Savoie {it trois pas au-devant de moi et m’adressa 
le premier compliment qu’il eût fait à une dame depuis 
le départ de la marquise de Saint-Sébastien. Ce ful une 
rumeur à la cour, 

— (C'est pour s’essayer, en attendant madame sa 
femme, disait don Gabriel; nous en aurons donc raison 
alors, et le voilà redevenu jeune homme après avoir 
été barbon. 

Mon, mari fut ébloui; il en eut la tête tournée, De 
toutes parts, on ne parlait que de moi; j'étais l'événe- 
ment du jour. J’eus Vhonneur d'être menée deux fois 
par Victor-Amédée, et, lorsque je lui rendis son der- 

ier menuet, il me salua d’un air qui me fit penser, 
Plus tard, il m’ayoua que, dès ce jour, il avait ressenti 
la première impression de cet amour qui a fait tant de 
bruit en Europe. 

A dater de ce moment, il fut décidé que j'étais la 
plus jolie femme de la cour, On le proclama, on le ré- 
péta sur-tous les tons de la gamme. Je commengai à le 
croire, M, de Verrue en fut étouné, ilen fut charmé 
peut-être, et ma belle-mère commenga de perdre son 
temps avec ses sermons et ses exigences, elle avait 
trouvé son maitre, désormais, 

Après le bal, nous rentrames, mais non pas seuls ; 
madame de Verrue, rendue libre, nous accompagna; 
elle craignait les conséquences du triomphe. Jétais 
fatiguée, j'avais besoin d'être seule ; je saluai madame 
de Verrue, je fis un signe d’adiéu à mon mari; il prit 
ma main, la baisa, la retint un peu plus longtemps 
qu'il n'était nécessaire; puis il me suivit des yeux 
pendant que je retournais chez moi et que sa mère 
l'entralnait, sous prétexte de lui moutrer une lettre 
importante, — à trois heures du matin! 

Elle se coucha tranquille, mais de longues années 
Ja séparaient de sa première jeunesse, si jamais elle 


39 


eut une prétière Etes El c oublia le lendemain, 
elle oublia qu’on fait bien du chemin en pensée et 
que les obstacles comptent double en amour. 

Elle se leva à son heure habituelle et reprit les 
devoirs de sa charge auprès de Son Altesse; elle nous 
laissa donc libres. Il était écrit qu’elle s'en repentirait 
longtemps. 

Marion entra dans ma chambre et ouvrit mesrideaux ; 
les rayons du soleil me vinrent inonder dans mon lit : 
j'en fus toute réjouie, et le premier mot qui vint à 
mes lèvres fut une chanson. | 

— Ah! madame, qu'il fait beau! s’écria ma servante; 
regardez le parterre, il est tout brillant de fleurs et 
de rosée. Si vous êtes encore fatiguce, un tour de pro- 
menade vous rafraichira. 

— Tu as raison, Marion, et, sans mettre rien que 
cette coiffe de linon sur ma robe de toilette, j'irai 
courir un peu par les allées. 

Je sautai précipitamment à bas du lit; je m’enve- 
loppai de la première chose venue, et je m’échappai, 
riant comme un oiseau qui sort de la cage. 

Devant mes fenêtres, il y avait un parterre et ensuite 
une charmille, précédant un bois taillé et coupé sui- 
vant la mode française. J’y allai tout droit pour avoir 
de l'ombre et me jouer à mon aise. Gomme je tournais 
un bosquet, je reconnus M. de Verrue, qui venait vers 
moi sans me voir. Je ne sais pourquoi je devins rouge 
malgré moi, ou plutôt sans m'en apercevoir qu'après, 
au feu qui brülait mes joues. 

Mon premier mouvement fut de me retirer en arrière, 
afin de ne pas être vue, comme si j'étais coupable et 


"qu'il me dit réprimander. 


il s'avançait vers moi la tête baissée, les bras tom- 
bauts, dans Pattitude d’un homme qui réfléchit et qui 
songe. Je le regardais à travers les feuilles ; le cœur 
me battait! IL venait lentement, mais il venait ; il allait 
passer près de moi. Il ne m'avait peut-être pas apercue: 
j'allongeai la main et je le touchai; il tressaillit comme 
s'il eût reçu un coup violent, et nos yeux se rencon- 
trèrent. Nous rougimes tous les deux en même temps. 

— Ah! vous voilà, madame? me dit-il d'une voix 
tremblante. 

—- Qui, monsieur, et yous aussi! 

Nous étious aussi bêtes qu'il est permis à des amou- 
reux de l'être, C’est une douce et charmante bêtise que 
celle-là. On la regrette toujours, surtout lorsqu'on à 
repris L'esprit qu'elle vous ote, 

Il nous semblait nous voir pour la première fois; 
nous découyrions en nous des choses que nous n'y 
soupçonnions pas, et cela d’une façon instantanée. Il 
nous surgit mille idées subites; nous voulions nous 
parler el nous commengimes par nous faire, parce que 
uous avions trop à dire, Nous marchions à côté l’un 
de l’autre, je comptais les grains de sable, Lui me re: 
gardait, à ce qu'il paraît, mais sans en avoir l'air. 

— Madame, me dit-il tout à coup, comme un 
homme qui prend une résolution désespérée, yous 
étiez bien belle hier! 

Voilà-t-il pas uo grand parti, que de faire un com- 
pliment à sa femme! Je lui répondis par une grande 
révérence et par un coup de tête qui signifiait ; « Vous 
êtes trop bon, monsieur! » 

Autre bétise, si naturelle et si facile à commettre, 
que lout le monde tombe dans ce guépier-là. 

Il reprit alors ; 

— Mais vous êtes encore bien plus belle aujourd'hui. 


40 LA DAME DE VOLUPTE. 


Voila pourquoi je vous ai dit qu'il me regardait, 
apparemment. 

Pour cette fois, je ne fis pas de révérence, je ne dis 
pas de bêtise, je ne dis rien du tout; j'étais charmée. 
Il y eut un moment de silence. Ce fut encore M. de 
Verrue qui le rompit. 

— Ma mère ne reviendra pas aujourd’hui. 

Cela signifiait : « Nous sommes libres, et nous pou- 
vons ne pas nous quitter. » 

Je ae demandais pas mieux, et le plus frais de mes 
sourires lui en donna l'assurance. 

— Vous plait-il vous aller promener en carrosse jus- 
qu’à la villa d’été? me demanda-t-il avec hésitation. 
Vous avez besoin de prendre l'air, et les bois, les 
jardins sont bien beaux en cette saison. 

— Je le veux bien; mais. 

— Me permettrez-vous d’avoir l'honneur de vous ac- 
compagner? 

— Si vous n'avez rien à faire. 

— Oh! nous irons tout à l'heure, après déjeuner; 
je vais donner des ordres. Vous consentez, n’est-ce 
pas? 

Je me pris à rire comme une folle, et je commis une 
maladresse d'enfant qui faillit tout faire manquer. Je 
n'avais ni l’expérience ni la finesse de savoir que, lors- 
que les gens oublient leur chaine, il ne faut pas la 
secouer à côté d'eux : le bruit les réveille et les fait 
souvenir. 

— Ah! m'écriai-je, si madame de Verrue apprend 
cette promenade-là, elle ne s’en consolera point et nous 
fera un beau bruit en revenant au palais ! 


Ce fut comme un seau de glace jeté sur la tête de. 


M. de Verrue; ils’éloigna de moi, devint tout pale et ne 
répondit point 4 ma plaisanterie. J’en compris la portée 
alors, et je me serais mordu la langue. 

Il demeura ainsi quelques minutes, et cela pouvait 
durer longtemps encore, quand je m’avisai d’un strata- 
géme. Les plus sottes et les plus innocentes ont l'in- 
stinct de la coquetterie et de la conservation de leur 
conquête. Je jetai adroitement le bas de mon déshabillé 
de linon sur une branche d’épine et je fis un pas en 
avant. Le linon se déchira ; je voulus le reprendre ; je 
me piquai la main bien légèrement sans doute, assez 
néanmoins pour qu'il y vint une goutte de sang et que 
j’eusse le droit de pousser un cri. 

Mon mari se retourna. 

— Voyez, lui dis-je, je me suis blessée. 

Il fallait bien qu'il me regardât. Ce regard décida notre 
situation et amena tout le reste; car, lorsqu'il m’eut 
regardée, ses yeux ne se baissèrent plus. Il prit le doigt 
blessé, il le prit en tremblant, il le baisa, il le voulut 
entourer de son mouchoir, qu'il eût mis en pièces, si 
je Peusse laissé faire. 

Dès lors, sa mère fut oubliée à son tour et je devins 
la maîtresse absolue. Il reprit son assurance. I] devint 
gai, libre, amusant, Il me conduisit à mon appartement, 
où i] me laissa très-respectueusement à ma toilette, pour 
s'occuper de la sienne, et donna l'ordre d’atteler les 
chevaux. 

J'étais aussi bien folle et bien gaie, et, dès que je fus 
seule avec mes femmes, je me mis à battre des mains 
en faisant le tour de ma chambre et en disant à Marion: 

— Je vais aller aux champs, seule avec M. de Verrue; 
ma belle-mère ne le sait pas, elle ne le saura pas: nous 
serons seuls, nous serons tranquilles, Je thel rai d'y 
rester jusqu'à demain, pour qu'en arrivant, elle ne 


nous trouve plus et qu’elle nous fasse chercher, Vous 
la verrez, vous, et ce sera bien drôle, Vous me conterez 
cela au retour. ‘ 

Je ne trouvais là qu'une niche à faire à madame de 
Verrue, qu'une vengeance à exercer contre elle, et ce- 
pendant mon cœur se serrait, j'éprouvais une émo- 
tion inconnue et charmante ; j'avais en même temps de 


Ja joie et de la douleur, de la crainte et de l’espoir; 


j'attendais. je ne sais quoi, mais j'attendais quelque 
chose ; je me sentais à la veille d’un changement heu- 
reux pour mon destin ; M. de Verrue me paraissait plus 
beau, mieux fait, plus spirituel que jamais, depuis qu’il 
me trouvait belle. Oh! la douce journée que nous 
allions passer!... 

Cependant je n'étais pas encore au bout des obsta- 
cles, et un incident facheux vint encore nous contre- 
carrer. 

Le ciel s’acharnait-il donc à nous désunir à jamais! 

On annonça l'oncle de M. de Verrue, l'abbé de la 
Scaglia. 

Le diable lui avait-il donc fait part de notre projet, 
et venait-il pour le mettre à néant? 

Il s'informa de madame de Verrue ; on lui dit qu’elle 
était chez madame Royale, retenue toute la journée 
par les exigences de sa charge. 

Il vit qu'on attelait et demanda qui allait sortir. On 
lui dit que M. de Verrue avait commandé les chevaux. 
Il parut satisfait de ce qu'on lui apprenait. Après quel- 
ques hésitations, il vint dans mon appartement et se 
fit annoncer. 

On doit savoir si j'avais envie de le recevoir. Je lui 
fis dire que j'étais au lit, en proie à une affreuse mi- 
graine, — la migraine a toujours été la planche de 
salut des femmes! — et que j'avais besoin d’un repos 
absolu. 

J'avais hate qu'il partit. Je tremblais surtout qu'il 
ne rencontrat M. de Verrue. La présence de son oncle 
aurait peut-être remis en mémoire à mon mari le 
souvenir de ma belle-mère, dont Pabbé était le digne 
représentant, et adieu alors mon influence et mon 
pouvoir! adieu surtout notre promenade aux champs 
etles douces et charmantes choses qu’une mystérieuse 
intuition me faisait entrevoir! 

Je ne sais pas s’il soupçonnait une défaite dans ma 
réponse ; la passion vit de doutes et ne marche que 
sur des mystères. Toujours est-il qu'il tourna quelques 
instants dans mon antichambre. 

Enfin il partit. 

Je respirai. Mon mari n'avait pas vu l'abbé. 

Nous déjeunûmes chacun chez nous, à la hate; je 
mangeai à peine et je cowrus jusqu'à la salle ot mat- 
tendait M. de Verrue. II était en justaucorps mordoré, 
avec des fleurs @arabesques bleues, une ceinture blan- 
che à franges de perles, et la plus jolie perruque de 
toute la Savoie. Moi, j'étais en négligé, bleu de ciel 
aussi, sans que nous nous fussions donné le mot. Je 
m'enveloppai dans une mante fort riche pour traver- 
ser la ville dans notre carrosse à glaces transparentes. 
Un de mes principes, que partageait bien M. de Savoie, 
c’est qu'on ne doit jamais se montrer au peuple sans 
représentation, pour ne pas lui donner envie de nous 
manquer de respect. 

Otez à Jupiter son nuage doré, qui le soutiendra ? 

Nous allâmes done, comme toujours, en grand équi- 
page. Nous traversimes la ville, nous parlant tres-peu ; 
trop de gens nous regardaient ; nous avions la pudeur 


d'un premier sentiment accoutumé à se cacher, comme 
s’il était coupable. 

Le diable se méle souvent des affaires des mortels : il 
voulut une seconde fois fourrer ses griffes en celle-ci. 
Au moment où nous allions franchir la porte qui con 
duisait à notre villa, nous vimes un tourbillon de 
poussière, un grand train de chevaux et de domesti- 
ques; le peuple cria de se ranger; c'était Son Altesse 
le duc. 

Mon mari pensa à sa mère, qui certainement suivait 
madame Royale, et le voilà tremblant de nouveau. 

— Ah! me dit-il, pensant tout haut, ma mère est 
lal... 

— Eh bien, quel mal est-ce donc, monsieur? Ne 


pouvez-vous prendre l’air sur cette route ? x 
Il ne répondit point, et descendit, ainsi que C'était 


l'ordonnance, afin d'assister au passage du prince et 
de le saluer. M. de Savoie en avait dispensé les dames; 
le carrosse passa comme un éclair près de nous, 
et ma belle-mère ne vit pas que nous étions là; si 
elle s’en fût doutée, je crois qu’elle aurait fait arrêter 
les gens de Leurs Altesses, pour nous morigéner à son 
aise sur le grand chemin. 

Le bruit passé, la poussière disparue, M. de Verrue 
respira. Nous continuimes notre route, et nous com- 
mencames à nous rapprocher l’un de l’autre. Je riais, 
j'avais peine à contenir ma joie d’avoir si bien joué 
notre argus. 

Nous allions très-vite; le temps était admirable, 
nous parcourions un pays enchanteur; où trouver 
de meilleures conditions que celles-là pour être 
heureux ? 

A vingt ans, la vie est belle. Nous la voyions parce 
de mille charmes; elle Gtincelait à nos regards comme 
ces prismes que le soleil frappe de ses riches cou- 
leurs. 

Hélas! souvent les couleurs seffacent, le prisme se 
brise; il n’en reste rien qu’une vaine image, un vain 
souvenir. 

La maison où nous nous rendions est belle et 
agréable, bâtie au pied d’une montagne, sur le bord 
d'une rivière, entourée de bosquets touffus, d'arbres 
élevés et de fleurs parfumées. On y trouve une fral- 
cheur trés-précieuse en ces climats et en cette saison 
de l’année. M. de Verrue avait toujours les domesti- 
ques suffisants à chacun de ses chateaux; il pouvait y 
arriver à toute heure sans prévenir ; il n’y manquait 
de rien, Ce n’était pas même un embarras. Il dépen- 
sait ainsi des sommes énormes ct inutilisées; mais on 
ne devait pas faire autrement. 

Ce jour-là, je n’eus qu'à dire un mot: diner et 
souper nous attendaient. Je me souviens de la moindre 
circonstance; car ce fut proprement mon soir de 
noces, et assurément un des plus heureux de ma vie, 


XVIII 


Notre villa, je l'ai dit, était située sur les bords de 
la rivière, au pied des montagnes, dans un endroil 
charmant, où l’on trouvait tout à la fois une vue déli- 
cieuse, l'air adorable, le pays enchanteur, Il faisait 
un temps et un soleil à donner la vie au marbre, — 
Jamais je n'ai ressenti d'impression semblable, 

Quant à M. de Verrue, je crois bien que c'était la 


LA DAME DE VOLUPTE. A 


même chose pour lui. — La nouveauté était presque la 
même : excepté quelques échappées pour des filles de 
chambre ou des suivantes, c'était la première fois qu’il 
se trouvait en face d’une femme jeune, belle, de qua- 
lité, d’une femme à laquelle il fallait plaire pour l’ob- 
tenir, et cette femme était la sienne depuis trois ans. 
— On conviendra qu’en fait d’intrigues, celle-là était 
piquante. Pour un commencant, c’était du bonheur. 

Le diner fut vite préparé; — nous avons dans nos 
grandes maisons d'Italie des en cas à tous nos chà- 
teaux, comme le duc de Mazarin, en France. Jen sais 
même un où j'ai vu quelque chose de véritablement 
touchant. Le maitre fut exilé par Victor-Amédée pour 
une conspiration, ou plutôt pour une indiscrétion en- 
vers le roi de France. Je ne le nomme point, parce 
que je lai promis au duc d’une façon toute particu- 
lière et que je n’oserais enfreindre ce serment; ce 
seigneur vit encore ; il y a là-dessous un de ces mys- 
tères qui perdent une maison sans qu’elle se relève 
jamais, et j’ai pour mes enfants des obligations à 
celle-là. 

Ge seigneur donc était exilé; et cependant, chaque 
jour, aux beures habituelles, le couvert était mis, le 
repas servi par le maitre d'hôtel et les officiers. On 
posait les plats sur la table, on les y laissait un in- 
stant dans le plus grand silence et le plus grand res- 
pect, absolument comme si le marquis eût été présent; 
on les retirait ensuite, on les distribuait aux pauvres, 
en leur recommandant de prier pour Son Excellence ; 
et, le lendemain, cela recOmmencait. Le fait fut ra- 
conté à M. de Savoie; il en fut si réellement frappé, 
que, fort peu de temps après, il rappela lexilé, 
disant qu'un si bon maître ne pouvait étre pour lui 
un mauvais serviteur. 

Je reviens à notre diner. Nous nous promenimes 
en attendant, et le comte se fit un plaisir de me mon- 
trer les beautés de sa maison, que je connaissais peu; 
notis n’y étions venus qu'avec madame de Verrue, ce 
qui signifie que nous étions restés immobiles sur nos 
siéges à recevoir des compliments après avoir fait des 
révérences. Elle appelait cela représenter. Je vis les 
tableaux, nécessité obligée de tout palais italien; je 
vis des meubles magnifiques; je vis des trésors d’ar- 
genterie et de joyaux ; je vis surtout un appartement 
dont la tenture, toute en point de Hongrie surune broca- 
telle rose, était encore aussi fraiche que le premier jour. 

— Ah! me dit le comte en souriant, cette chambre 
est toute neuve, parce que mon père en a eu peur. 

— Pourquoi peur, monsieur? et de quoi? 

— Elle a été arrangée ainsi par mon aïeul pour ses 
noces avec une jeune et belle comtesse de la Spezzia, 
dont il était passionnément amoureux. 

— Eh bien? 

— Eh bien, la veille du mariage, il vint ici une femme 
fort vieille, qui demanda à visiter le logis et surtout la 
chambre nuptiale, sous le prétexte d'y réciter dès 
prières ct de composer un charme pour éloigner les 
mauvais esprits ; mon grand-père le permit : il était 
trop amoureux pour ne pas tre crédule. La vieille fit 
le tour du palais du haut en bas, conjurant, marmot- 
tant, disant je ne sais quelles paroles, jusqu'à ce qu'elle 
rencontrât le fiancé joyeux et enchanté de son sort, 
qu'il trouvait le plus heureux du monde, 

— Puisqu'il aimait tant cette belle dame, c'était tout 
simple. 

— Oui; mais la vieille se prit à le regarder on pid, 


42 


LA DAME DE VOLUPTE. 


à faire des hélas! des Dieu! est-il possible! ques 
ce qu'il lui demandat à qui elle en avait. 
» — Gest ce que je vois, répliqua-t-elle. 

» — Et que voyez-vous de si effrayant? 

» — Votre malheur, Excellence, et vous ne le mé- 
ritez pas. 

» — Mon malheur! du malheur pour moi, aujour- 
Whui? Ab! cela ne se peut point. 

» — Cela ne se peut que trop! Vous n’épouserez pas 
la fiancée chérie, et... 

» — Je n’épouserai point ma fiancée, lorsque demain 
je la conduis à Vautel? 

» — Non : quand vous irez la chercher, vous ne la 
trouverez plus; et cette belle chambre... 

» — Quoi! vieille maudite! cette chambre ?... 

» — Ne servira jamais qu'à des amours infidèles. 
Les femmes qui l’habiteront tromperont leur mari. 

» Mon aïeul, furieux, fit jeter la vieille à la porte. 

» Le lendemain, dès l'aurore, il courut chez la 
comtesse, qui s’étaitenfuie, de son côté, sous les habits 
d’un-page, ayec son cousin. Il en est résulté que ce 
beau lit, que cette magnifique toilette, que ces riches 
meubles n’ont encore servi à personne, tant mon père 
et mon aïeul ont eu frayeur de la prédiction. Les draps 
de fine batiste étendus pour l’ingrate comtesse de la 
Spezzia y sontencore, Tout est dans le même état que 
lors du mariage manqué. Voyez plutôt. 

— Cela est curieux, et je désire occuper cet appar- 
tement. 

— Vous, madame? répliqua-t-il tout ému. 

— Qui; je ne crois pas aux présages, et, d’ailleurs, 
je suis assez sûre de moi et de vous pour les faire 
mentir. 

On nous avertit en ce moment que le- diner était 
prèt, Nous descendimes. Le repas fut silencieux comme 
un diner de mariés; nous n'avions rien à nous dire 
devant tout ce monde qui nous servait; aussi, cela ne 
fut pas long : je me hitai de lever le siége et de re- 
prendre cette promenade que je trouvais si douce. Cette 
fois, nous montâmes en bateau; nous étions comme 
des écoliers hors de leur classe qui se hatent d'essayer 
dé tout en l’absence de leur régent. 

M. de Verrue avait une jolie voix, et ce goût pour 
la musique que possèdent tous les Italiens, Il com- 
mença une chanson des gondoliers de Venise, quand 
ils vont sur les lagunes. Jen ai entendu beaucoup 
dans le voyage que je fis plus tard avec Victor-Amédée, 
et peu d'aussi bien chantées, — Ce chant et le mouve- 
ment de la barque me bergaient. 

J'appuyai ma tête sur des coussins posés tout autour, 
à la manière turque; mes yeux se fermérent; une lan- 
gueur s'empara de moi; je ne dormais point, mais je 
n'étais plus sur la terre, Cette voix qui murmurait, 
qui répétait le mot d'amour si tendrement et dans 
cette langue italienne, laquelle est elle-même tout 
amour et toute mélodie; ces senteurs des plantes bai- 
gnées dans le fleuve, ces haies parfumées bordant la 
rive, ces branches d'arbre chargées de fleurs tombant 
en festons sur les ondes, ces insectes qui volligeaient, 
bourdonnant autour de nous, ces petits oiseaux cachés 
dans les feuilles, jetant au hasard, entre deux som- 
meils, quelques notes de leurs harmonies, la chaleur 
du jour qui m'accablait, tout, jusqu'au bruit de la 
rame fendant les vagues paisibles, lout m'enchantait, 
tout me transportait en des délices inconnues que je 
u'ai jamais retrouvées peut-être depuis que j'ai vécu 


| 


dans la vie de ce monde, où tout est réel, où à Von n’a 
plus de ces songes éveillés que j’appellerais volontiers 
des révélations! 

Mon mari s’approcha de moi, approcha ses lèvres de 
mon oreille et me dit... Quoi? Je ne sais... Mais il 
parla longtemps; mais les paroles entraient dans mon 
coeur, et le pénétraient, le vivifiaient, comme i 
pénètre les fleurs. | 

Je ne répondais point, j'écoutais, j'écontais encore, 
Sa main chercha la mienne et la pressa. Je m’appuyai 
sur lui; nos gens étaient loin, à l'autre bout de la 
barque; les rideaux de brocart du pavillon nous ca- 
chaient, et je recus de lui ce premier baiser dont Pim- 
pression ne saurait s’oublier ni se renouveler jamais. 
De toutes les virginités, c'est la plus vite envolée, et 
c’est aussi la plus douce à prendre et à donner! — 

Je n'ai point conté celà à M, de Voltaire, il se serait 
moqué de moi. Ge siècle ne comprendrait pas que 
nous eussions émictté notre jeunesse de la sorte. Il vit 
plus vite et plus largement. La régence l’a guéri des 
langueurs amoureuses ; M. le régent était un "of cellent 
médecin de ces sortes de ee A mon avis, C’est 
ua malheur, mais je n’y saurais rien faire et ne puis 
rendre à ce temps ce qu'il n’a pas, c’est-à-dire le sen- 
timent des finesses du cœur; il ne cherche que les 
faits et les certitudes, et ne donnerait pas six deniers 
de nos réveries. Ghacun son goût. Pour moi, ces volup- 
tés passent les autres, et des longues années de ma 
jeunesse, fort peu bien employées a ailleurs, ces mié- 
yreries-la sont ce que je regrette le plus. 

La nuit était tombée; c'était le moment de retourner 
à Turin, de reprendre nos habitudes guindées et nos 
chaines si lourdes. M. de Verrue me regardait toujours, 
et, moi, je ne détournais plus les yeux. Il m'était venu 
en tête un projet qui tenait encore de la petite fille, 
uue espièglerie à faire à madame de Verrue, un bon- 
heur à nous donner aussi. 

— Mon ami, dis-je (josais dire : Mon amit), s si nous 
restions pour souper ici? 

— Le voulez-vous bien? répliqua-t-il d’un air joyeux 
et embarrassé en même temps. 

— J'en serai ravie ! Commandez donc. 

Les ordres furent promptement donnés et prompte- 
ment exécutés, 

Nous fùmes servis, non pas dans la salle à manger 
de gala, mais sous une treille en fleurs, avec des flam- 
beaux, une musique lointaine, le Fa coulant à nos 
pieds et réfléchissant les lumières : c'était charmau!1 

Nous bümes du vin de HUE -christi, dans des 
coupes de cristal taillées auroc de nos terres, et, après 
le fruit, quand nous nous leyames, il était onze heures, 
(était bien tard pour retourner A Turin! Madame de 
Verrue serait couchée, ou bien elle resterait au palais ; 
à quoi bon alors? Nous serions grondés ni plus ni moins. 
Donnons-nous ces chers moments de liberté, le plus 
longtemps possible. 

Ges réflexions se firent än/petto, sans rien dire; le 
résultat ful le même et la communication spontanée, 

— Si nous restions! nous écrièmes-nous en même 
temps. 

— (ela ost-il possible? ajoutal-je. 

— Vous risquez-yous à la chambre de ma grand- 
mère? répliqua mon mari. 

= Sur-le-champ. 

Ces beaux points de Hongrie, cette toilette d’or, ce 
lit d'ange reeurent, pour la premiere fois, une jeune 


LA DAME DR," VOLUPTE, 43 


femme, une fiancée de la maison de Verrue. — Hélas! il 
me le faut ayouer, la prédiction de la vieille se réalisa 
dans toute sa vérité. —Si elle eût menti, probablement 
ces Mémoires n’eussent point été faits. 

Qu’aurais-je eu à raconter ? — Les femmes stricte- 
ment vertueuses ont peu à dire sur elles-mêmes. — 
Elles ne peuvent s'occuper des autres que dans des 
circogstances particulières, dans des états ou des 
charges qui les mettent à même de s'initier à des se- 
crets intéressants. Les lettres de madame de Sévigné 
ne seraient pas si charmantes si elle n’y parlait que 
Welle et de cette madame de Grignan que je n'ai 
jamais pu souffrir. Heureusement, Louis XIV avait des 
maîtresses, les dames des amants, et elle était très au 
fait de tout cela. 

Le lendemain, nous fûmes éveillés par un message 
de ma belle-mère en furie, Elle envoyait sa première 
femme, laquelle avait toute sa confiance, pour s’infor- 
mer de mes faits et gestes, maudissant sa charge, qui 
la forçait à rester près de Son Altesse, sans pouvoir 
s'assurer, par ses yeux, de ce qu’elle redoutait le plus. 
Cette fille, qui s'appelait mamselle Luce, et qui était 
Suissesse, s'était rendue digne de sa maitresse par son 
caractère et son air reyéches, copiés trait pour trait 
sur ceux de la douairière. 

Marion ne la pouvait souffrir. — Dès qu'elle la vit 
arriver, ce matin-là, Marion, que nous avions emme- 
née, lui répondit qu’elle allait savoir si M.le comte 
et madame la comtesse étaient éveillés, afin de porter 
son message. 

_— Éveillés! reprit Luce. Se seront-ils éveillés en 
même temps? Cela ne leur arrixe guère. 

— Cela leur arrivera probablement aujourd’hui, ré- 
pliqua Marion d'un air de triomphe; quand on habite 
le méme appartement... 

— M. le comte est-il doné dans le même appartement 
que madame la comtesse? 

— N'’est-il pas dans l’ordre qu'il y soit? 

— C'est bien, ma mie, répondit Luce, qui se contenait 
mieux; cela ne nous regarde ni l’une ni l'autre; ce sont 
les affaires de nos maitres, Voyez, je vous prie, si l’on 
peut me recevoir, 

Marion n’eut rien à répondre. Elle se trouvait Ja 
parce que j'en faisais une sorte de demoiselle suivante, 
lorsque Babette, souvent malade, restait au logis. Jen 
avais assez, des Italiennes. Je ne les prenais que dans 
les circonstances d’étiquette; elles m’ennuyaient fort; 
je les croyais espions de ma belle-mère, et je ne me 
trompais point, 

Marion, ce matin-là, ouvrit avec précaution les ri- 
deaux dorés de ce lit d'ange, et nous fit une belle ré- 
vérence, en ajoutant : 

— Madame la comtesse douairière envoie prendre des 
nouvelles de Vos Excellences, Mamselle Luce est là 
qui vient de ga part. 

0 puissance de l'amour! mon mari n'eut pas peur, 
il se mit à rire, 

— Faites entrer mamselle Luce, Marion, afin qu'elle 
puisse dire à ma mère que je ne me suis jamais mieux 
porté dé ma vie. 

Mamselle Luce entra, plus jaune que le ruban de sa 
cornette, et resta stupéfaite, ébahie, 

— Monsieur le comte!... balbutia-t-olle, madame la 
comtesse |... 

— Douairiére! reprit mon mari en appuyant sur le 
mot, douairière, mamselle Luce, 


— ee la comtesse douairière, répéta la confi- 
dente d’un air de crème tournée, désire savoir si Vos 
Excellences ont bien passé la nuit, et pourquoi elles 
ne sont pas revenues hier au soir à Turin; si c’est une 
raison de santé?... 

— C’est une raison de plaisir, mamselle Luce, pas 
autre chose, répondis-je. Nous nous amusions ici; nous 
y sommes restés, voilà tout, Assurez bien madame de 
Verrue de notre profond respect, et dites-lui que, d'ici 
à. deux ou trois jours, nous retournerons assuré- 
ment à Turin. 

— Cependant, madame, Son Altesse madame Royale 
n’est pas prévenue. 

— J’enverrai un de mes gentilshommes à madame la 
duchesse, interrompit mon mari, dont l'absence de la 
douairiére avait fait un comte de Verrue, dans toute 
la force du mot, vous n’avez que faire de vousinquiéter, 
mamselle Luce. 

Je me cachai le visage sous la couverture, tant j'a- 
vais envie de rire, et tant le nez allongé de mamselle 
Luce me divertissait, Mon mari me semblait haut de 
trente coudées, comme la statue de Nabuchodonosor 
dans PEcriture. Mamselle Luce se retira à reculons, 
confondue, et se préparant a un rapport sur nous qui 
devait faire une révolution chez madame de Verrue. 
Marion l’accompagna, en ouvrant presque les deux 
battants, avec une cérémonie ironique et moqueuse, 

Nos éclats de rire la poursuivirent et achevèrent de 
l’exaspérer. Nous devions le payer plus tard; mais Ja 
jeunesse calcule-t-elle? 

Cette journée passa comme un songe, puis la sui- 
vante, puis une autre encore. Nous avions envoyé un 
gentilhomme à Leurs Altesses ; madame de Verrue n’a- 
vait donc rien à dire, madame Royale ayant répondu 
TEA était charmée de nous sayoir à notre villa de 
la Smalta, et qu’elle nous autorisait à y rester suivant 
notre fantaisie. 

Il fallut cependant rentrer, non pas Lyk moi, mais 
chez la comtesse douairière ; car l'autorité tout entière 
était entre ses mains. 

Satisfaite d'avoir conquis mon mari, je ne songeais 
pas à la lui reprendre; ce fut une grande faute. Elle 
nett point gardé le pouvoir qu'elle eut toujours, et, 
qui sait? M, de Verrue serait peut-être encore heureux 
auprès de moi, qui ne serais certainement pas la dame 
de volupté. 

Ma belle-mère nous recut comme à l'ordinaire, Son, 
œil scrutateur épiait seulement jusqu'à nos moindres 
sourires; — elle était trop fine pour démasquer ses 
batteries et se plaindre, Elle ne parlait que de choses 
générales, du mariage de Son Altesse le duc, des toi- 
lettes de la princesse, des devoirs à vendre, de tout, 
enfin, excepté de ce qui l'occupait, Pourtant, elle me 
demanda si je voudrais ètre dame d'honneur de la 
jeune duchesse, 

— Je vous ferai nommer si cela vous convient. 
Comme la princesse est Française, elle vous aurait pour 
trés-agrdable, j'en suis sûre, et vous n'avez qu'à parler, 

Je refusai net, — Les esclavages de Ja cour, tout 
dgrés qu'ils sont, n'ont jamais été mon fait, Je n'aime 
à servie personne, el j'aime fort qu'on mo serve ; deux 
choses incompatibles auprès des princes, M. de Savoie 
ne fut pour moi qu'un amant semblable aux autres 
pendant longtemps. Dès qu'il eut pris des airs d'ans 
torité, je rompis les liens qui devennient des chaines. 

Nous verrons cela plus tard, Rovenous, si vous le 

L 


44 


LA DAME DE VOLUPTE. 


voulez, à la cour que nous avons quittée, au mariage 
du prince et à tout ce qui précéda ou suivit cet événe- 
ment. Il est temps de parler de Victor-Amédée, de 
nous occuper de son caractére, plus extraordinaire 
encore qu'on ne l’a dit, et que les historiens futurs ne 
le pourront représenter. Je lai connu mieux que per- 
sonne, je le puis !bien peindre, et je le peindrai sans 
partialité. Jai été pour lui en même temps une amie et 
un conseil; il m’écoutait quelquefois; je dirai tout: s’il 
était encore de ce monde, il ne me pardonnerait pas. 
Hélas! il m’a précédée ! 


XIX 


Avant de parler du duc de Savoie, ou plutôt du pre- 
mier roi de Sardaigne, il est un personnage dont nous 
n'avons rien dit encore et qui, cependant, mérite une 
attention toute particulière par la curiosité de son ca- 
ractère et de son état. Il est facile de comprendre que 
c’est le prince Philibert-Amédée, chef de la branche 
des Carignan et cousin germain de Victor-Amédée. 

Le ciel lui refusa Pouie et la parole : le malheureux 
prince naquit sourd et muet ; mais il lui accorda tous 
les autres dons, et, sans cette infirmité, nul doute 
qu'il ne fût devenu un des hommes les plus éminents 
de ce siècle. C'était un prodige d'intelligence et de saga- 
cité; il eut une grande part à la confiance de son cou- 
sin, qui le consultait, surtout dans sa jeunesse, pour les 
choses secrètes; il suffisait de lui écrire un mot, il lisait 
le reste dans le regard, aussitôt qu’on l'avait mis un 
peu au courant. Il était déjà âgé lorsque jarrivai en 
Piémont, et je Vai cependant bien connu. Son filsa 
épousé ma fille : ce qui nous ramenera vers eux dans la 
suite. 

L'éducation qu'on donna à ce prince, par les ordres 
du prince Thomas, son père, fut si bien dirigée et 
tomba en terrain si fertile, qu'il comprenait presque 
tout à l’aide du mouvement des lèvres et de quelques 
gestes, Pai dit exprès ce peu de mots sur son compte 
avant d'aborder Victor-Amédée, parce qu'il se méla à 
presque tous les événements du commencement 
de ce règne. Venons au héros principal de ces Mé- 
moires. 

Victor-Amédée, dès qu'il prit possession de la cou- 
ronne, affecta de la dédaigner. Il commença, dès lors, 
à jouer un rôle et à cacher sa pensée, par système, 
C'était un prince adroit et fin jusqu’à la dissimulation : 
d’autres disent jusqu'à la ruse et à la perfidie; il met- 
tait de Vorgueil à ne point être deviné, à voiler ses 
desseins, à jouer ses adversaires et même ses amis. 
Affectant une grande haine pour Louis XIV, le mépri- 
sant même en son particulier, il Pimita en toutes cho- 
ses, jusque dans les moins louables. Ce ne fut pas sa 
faute s'il ne fit pas la cour de Turin en tout point 
semblable à celle de Versailles; il y tâcha sans cesse: 
il eut d'abord sa Montespan, ce fut moi; sa Maintenon, 
tout le monde la connaît. Il eut son duc du Maine, ce 
fut mon fils; sa duchesse d'Orléans, c'ést ma fille. JI 
eut Monseigneur dans son fils alné. La seule chose 
qu'il se soit imposée de lui-même, c’est son abdication ; 
et il s'en repentit plus d'une fois. Encore a-t-il pensé 
à Charles-Quint. I aimait les grands modèles, 

Il était assez ladre dans ses façons, bien que géné- 
eux et grand dans ses idées, Pour son compte, il ne 


} 
! 


| 


\ 


dépensait même pas le nécessaire à son rang. Excepté 
lorsqu'il voulut me plaire, et qu’il se montra magni- 
fique, il était d’une simplicité peu digne d’un si grand 
prince. Après mon départ, il alla jusqu'à la lésinerie. 
Il ne portait, et des années entières, qu'un hahit cou- 
leur café, sans or ni argent, de gros souliers comme 
un paysan; l'hiver, des bas drapés; l’été, des bas de 
fil; jamais de soie, même pour les occasions d’apparat. 
Quant aux dentelles, il ne voulait pas en entendre 
parler, sous prétexte que les fabriques de ses États n’en 
fournissaient point, et qu'il fallait les acheter à Pétran- 
ger. Il n’entendait choisir pour ses chemises que de la 
forte toile de Guibert. On les garnissait de batiste 
plissée, comme pour les séminaristes. 

Lorsque je lui faisais quelques observations à ce 
sujet : 

— Ma santé ne s’accommode que de cela, répondait-il. 

Son épée, si souvent victorieuse, était d'acier 
rouillé. Il défendait qu'on la nettoyat. Fncore la fai- 
sait-il garnir d’un cuir le long de la poignée, pour ne 
pas user les basques de habit. 

Il ne se servait jamais que d’une canne en jonc, 
avec une pomme de coco; et sa tabatière, la seule 
qu'il possédät, était en écaille garnie d’un cercle 
d'ivoire. Je lui en voulais donner quelquefois une en 
rondin, prétendant que celle-ci était trop belle. 

La seule partie de son ajustement dont il prit soin 
était sa perruque et son chapeau. Sa perruque était à 
la brigadière, des cheveux les plus choisis et les 
mieux ajustés du monde. Son chapeau, de fin castor, 
garni de plumes et de galons, surmontait bizarrement 
sa toilette, avec laquelle il jurait. ; 

Dans les promenades, il s’affublait d’un surtout 
bleu, pour les jours de pluie. C'était un de ces vête- 
ments sans forme qui couvrent et ne parent point les 
gens. j 

Il ne possédait qu'une seule robe de chambre pour 
l'été et pour l'hiver. Elle était de taffetas vert, dou- 
blée d'ours blanc. L'hiver, l'ours était en dessous ; 
l'été, il était par-dessus, ce qui lui donnait une étrange 
figure. Il n'était pas rare de le voir tout en nage, par 
les fortes chaleurs, sous ce balandran. Jamais il ne 
voulut le quitter, quelque gêne qu'il en éprouvât. 

La dépense de sa table était fixée comme celle des 
petits bourgeois. A Turin, c'était dix louis par jour; à 
ses maisons de campagne, c'était quinze louis, parce 
qu'il nourrissait les ministres, les premiers gentils- 
hommes de sa chambre et les étrangers. Encore, pour 
plus d'économie, ne leur apportait-on que la desserte 
de son couvert, les pièces tout entamées, sans plus de 
vergogne, On a vu qu'elles manquaient parfois et qu'on 
leur ajoutait à la hâte un rôti de plus. Le roi (il l'était 
alors) en plaisantait ensuite avec ses commensaux. 

— Je vous traite mal, messieurs; mais je ne suis 
pas Louis XIV : il ne faut pas me demander au-dessus 
de mes forces. 

Son fils aîné était loin d’avoir les mêmes goûts, et 
le roi régnant encore davantage. Aussi le trouvait-il 
très-mauvais. 

brillerez-vous plus avec vos diamants? leur 
disuil-il, Groyez-vous qu'un prince mesure sa gran- 
deur à ses dépenses? Que vos peuples soient riches, 
qu'ils soient heureux, et portez Phabit de ratine des 
bacheliers, vous serez plus grands que les rois de 
l'Inde avec toutes leurs picrreries, 

On assure que le roi d'aujourd'hui finit par le 


LA DAME DE VOLUPTE. 


45 


croire; mais son frère aîné, qui est si tristement mort, 
ne se fit point arrangé de ces ratines et de ces por- 
tions congrues. Il y avait en lui l’étoffe d’un grand 
prince, et, en le perdant, le Piémont a fait une véri- 
table perte. 

Les qualités éminentes de Victor-Amédée resplen- 
dissaient dans la paix comme dans la guerre. IL était 
à la fois habile administrateur, fin politique et brave 
général. Il tint en Europe une place que nul n'aurait 
occupée comme lui. Personne n’en connaissait aussi 
bien les cabinets et les intrigues. Il savait les carac- 
tères, les habitudes, les mœurs de tous les princes, de 
toutes leurs maitresses, de tous les secrétaires d'État, 
de tous les personnages influents. Lorsque cette si re- 
grettable duchesse de Bourgogne, sa fille, partit pour 
la France, il Vinstruisit et la dressa à la mécanique de 
cette cour, comme s’il y eût vécu de toute éternité. Elle 
domina le roi, madame de Maintenon, et fut la mai 
tresse en ce pays-ci, à un moment où il était si difficile 
à gouverner, et cela, par les conseils du roi, son 
père. 

J'ai souvent eu des preuves de cette finesse et de 
cette grande connaissance des autres. Nous en serons 
plus instruits par la suite. 

Ainsi que nous l'avons déjà vu, le prince de la Cis- 
terne, le comte Provana, son gouverneur; don Gabriel, 
même le prince de Carignan, le harcelaient tous les 
jours pour qu'il prit les rênes de l'État. Il en avait 
certainement grande envie; mais il voulait se faire 
violenter, afin de ne point blesser madame Royale, et 
d’avoir Vair d’obéir seulement aux vœux de ses sujets 
et aux circonstances. C'était chaque matin des con- 
ciliabules interminables, dans lesquels il leur soufflait 
ce qu'ils devaient lui dire pour le décider. Il élevait 
des objections afin qu'on les détruisit; il faisait par- 
ler sournoisement à madame sa mère, et recevait les 
réponses ayec modestie. 

Le comte de la Tour, un de ses principaux confidents, 
esprit ardent, courage impatient et téméraire, après 
une conférence de plusieurs heures avec son jeune 
maitre, le quitta en disant au prince de la Cisterne : 

— Je vois qu'il faut le forcer, je le forcerai, et, si 
vous voulez m’en croire, 

Ils allérent ensemble à Rivoli, et rédigérent une cir- 
culaire aux ministres d'État, aux grands de la cou- 
ronne, aux généraux, aux commandants des places 
de guerre, pour leur notifier que, dès ce jour, il était 
décidé à revendiquer les droits que son âge et sa nais- 
sauce lui donnaient. 

Puis ils revinrent triomphants, le titre à la main, et 
l'apportèrent à la signature du prince. Celui-ci les Na 
tendait impatiemment; il n'en fit pas moins mille dif- 
ficullés avant de se rendre, 

— Et ma mére! répétait-il sans cesse, et ma mère! 
C'est pour elle une blessure dont je ne puis être l’au- 
teur, Je la connais. 

— N'est-ce que cela? interrompitsans cérémonie don 
Gabriel. Je vais trouver madame Royale, et je vous 
apporte le consentement; moi aussi, je la connais. 

Il y courut, en effet. Madame la régente l’'écoutu 
saus sourciller; quelles que fussent les tempeétes de son 
cœur, elle ne lui laissa pas moins achever sa harangue, 

— Mon fils souhaite de régner, dit-elle, et il n'ose 
point me montrer ce désir, Ses sujets le sollicitent, et, 
dans la crainte de m'affliger, il se refuse à leurs prières, 
Vous uvicz raison, monsieur, vous me connaissez 


cela sera fait dès demain. ' 


mieux qu'eux, et je vais bientôt mettre tout le monde 
d'accord. 

Elle prit une plume, et écrivit à monsieur son filsune 
lettre, véritable chef-d'œuvre d'adresse et de désinté- 
ressement. Je l'ai longtemps conservée ; mais M. de Sa- 
voie me l’a fait reprendre. J’en suis doublement fachée, 
aujourd’hui qu’elle deviendrait un document histori- 
que. Elle la fit d’un trait de plume et sans la relire. 

Elle lui disait qu'à leur âge à tous les deux, il était 
fait, lui, pour gouverner lui-même, et elle pour répa- 
rer sa santé détruite. Elle lui demandait instamment 
ce repos et le conjurait de lui permettre d'abandonner 
la chose publique, qu’elle avait menée si longtemps 
en son nom et dans l'espoir de ce jour tant souhaité. 

Rien de plus tendre, de plus modeste que ses expres- 
sions ; rien de plus noble que son langage. 

Don Gabriel revint triomphant. La conspiration avait 
réussi. Victor-Amédée entrait en possession de la cou- 
ronne de ses pères. 

— Vous le voulez, messieurs; ma mère le demande , 
j'y consens donc. Puissé-je régner d’une façon aussi 
glorieuse qu’elle, et rendre mes peuples aussi heureux 
qu'ils Pont été sous sa loi! Tels sont mes vœux; que 
le ciel les exauce ! 

J'étais déjà à Turin à cette époque. Je me souviens de 
l'effet produit par cette nouvelle et de l'humeur héris- 
sonne de ma belle-mère, dont la puissance déchéait 
avec celle de sa maîtresse. Elle trouvait M. deSavoie 
trés-ingrat et très-outrecuidant de venir remplacer 
une princesse qui, depuis tant d'années, l’entourait 
de sa sollicitude et de son habileté. 

Elle se plaignait fortement dans nos entretiens par- 
ticuliers, bien qu’elle n’en montrat rien en public. 

Mon mari, encore en tutelle comme le jeune prince, 
n'osait rien répondre ; mais il aurait bien voulu 
limiter et secouer le joug. j 

Madame de Verrue eut beaucoup de peine à se con- 
soler. L'idée surtout de voir une dame d'honneur a Ja 
future duchesse, tandis qu’elle serait reléguée avec 
la douairière, la mettait hors des gonds. C’est pour- 
quoi elle désirait tant que je prisse cette place; elle 
aurait conservé sa domination, et, par moi, elle au- 
rait tout conduit. 

Tout enfant que j'étais, je compris cela et je ne me 
fourrai point dans ce guépier. 

Une fois le prince maitre de l'État, son mariage dé- 
cidé, madame Royale n'avait plus qu'à rester dans le 
palais et à s'occuper d'œuvres pies. Elle connaissait 
assez son fils pour savoir qu'il ne permettrait point 
qu'elle se mélat en rien de ses affaires désormais, Elle 
eut le bon esprit de se retirer Welle-méme et d'attendre 
qu'il lui demandat un conseil; ce qu'il ne fit que dans 
les occasions où il était trés-décidé à agir suivant sa 
guise. 

J'ai déjà annoncé le mariage de Victor-Amédée avec 
la princesse Marie-Anne d'Orléans. ; 

IL ne m’appartient pas de juger cette princesse, j'en 
parlerai très-peu ; ma position est trop délicate, non 
que je lui aie jamais manqué de respect, non que 
j'aie eu d'autres torts envers elle que ceux de ma faute 
et de l'amour de son mari pour moi. Je sais qu'elle 
ne m'en a point voulu de ce vol; elle tenait peu à 
l'amour, elle tenait peu à la puissance, 

Regrettant Ja France, regrettant sa “famille, elle 
n'aima véritablement en Savoie que ses enfants, Lors- 
qu'elle arriva, elle fut pour moi bonne et prévenante; 


46° LA DAME DE VOLUPTÉ. 


elle me souhaitait toujours auprès Welle, et nous pas- 
sions des heures interminables à parler de Versailles, 
de Paris, de Saint-Cloud, de la cour enfin, où mon 
âge ne m'avait pas permis d'aller, mais que je con- 
naissais néanmoins par mes parents et mes amis. En 
outre, j'avais eu l'honneur d’être assez souvent con- 
duite au Palais-Royal pour jouer avec les filles de Mon- 
sieur, dont madame de Savoie était la plus jeune; 
Vainée avait épousé le roi d'Espagne, pour son mal- 
heur, hélas! malgré la grandeur de l’alliance. 

Les princesses françaises font toujours une grande 
difficulté pour les alliances étrangères. 

Ces deux filles de Monsieur avaient l'espérance d’é- 
pouser Monseigneur; elles s'en étaient monté la tête, 
et toutes les deux l’aimaient en secret, sans se l’avouer 
mutuellement. La pauvre reine d'Espagne se traina 
pendant un mois au pied du trône de Louis XIV pour 
le supplier de ne point l'envoyer à ce supplice d’un 
mariage abhorré! 

— De quoi vous plaignez-vous, madame? lui dit-il. 
Je ne pourrais rien faire de plus pour ma fille. 

— Non, sire; mais vous pourriez faire davantage 
pour votre nièce. 

Madame de Savoie était tout aussi désolée qu'elle, et 
plus encore, car la Savoie n’est pas l'Espagne. Je recus 
ses confidences à cette époque. Elle me conjura de 
devenir sa dame d'honneur. Je refusai, et j'en ai été 
bien heureuse depuis. Ce qui s’est passé fût arrivé 
également, et je me regarderais comme coupable 
d’un abus de confiance envers celle qui eût été ma 
maîtresse: c'est sur la même ligne qu'un vol do- 
meslique. 

La princesse n'était pas jolie comme la reine d’Es- 
pagne. Elle avait cependant pris, de la pauvre madame 
Henriette, une grâce charmante. Elle dansait mieux 
que personne; elle avait une voix touchante et douce; 
son accent, en italien surtout, allait au cœur. Son au- 
guste époux ne Vaimait point, elle était trop bonne et 
trop simple. Elle le prenait trop droit. Lui, qui so- 
phistiquait sans cesse, ne croyait pas à la franchise 
des autres. Il cherchait un sens caché aux paroles 
même les plus simples, et, par cette raison-là, par 
mille autres aussi, le mariage ne fut pas heureux. 

La princesse eut cependant six enfants. Excepté le 
roi actuel, jusqu'ici ils sont tous morts jeunes. 


XX 


Je crois avoir dit que M. de Sayoie avait pour 
Louis XIV des sentiments bien divers. IL l’admirait 
malgré lui; ce qui ne Vempécha pas de chercher à 
lui nuire, toutes et quantes fois cela lui fut pos- 
sible; ses affections étaient pour la maison d'Autriche; 
i! efit voulu son élévation et l’abaissement du roi de 
France, ce qui me fit penser souvent, je l'avoue, qu'il 
l'admirait jusqu'à l'envie, 

J'étais, on Je sait, au nombre des dames familières 
des deux duchesses; je rencontrais done souvent 
M. de Savoie chez elles. I n'avait point de maîtresse en 
ce temps-là; par conséquent, il quittait peu leur cer- 
cle, Bien qu'il ne s'occupät de personne en particulier, 
UJ avait dès lors une préférence pour moi. 

Celle préférence ne s’uperceyail pas encore, nul ne 


s’en doutait: je ne me Vavouais point; c'était comme 
une manière instinct qui me la faisait découvrir. 

On parlait des plaisirs de Venise, du carnaval, de 
la somptuosité des habits et de l'agrément qu'on 
aurait à voir cela. 

— J'y compte aller, quant à moi, dit tout à coup 
M. de Savoie. : 

— Vous, mon fils? dit la duchesse avec étonnement: 

— Moi-méme, madame; ne m’est-il pas permis de 
m’amuser un peu, à mon Age? 

— Je ne dis pas que cela vous soit défendu; cepen- 
dant, cela est étrange; n’y verra-t-on pas un but poli- 
tique? 

— On voit un but politique dans toutes les actions 
des princes, madame; bien fou celui qui S'obrapsie 
de ces miévretés-la. 

— Mais, mon fils, si le roi de France... © 

— Mais, madame, le roi de France ne saurait m’em- 
pêcher d'aller au bal; je ne l'empêche pas aller à 
confesse et de cajoler madame de Maintenon. Vous 
oubliez toujours que vous n’étes plus mademoiselle de 
Nemours et que vous êtes la mère d’un duc de Savoie 
qui espère compter en Europe. — Voyons, mesdames, 
lesquelles de vous se laisseront séduire par les belles 
promesses de la seigneurie de Venise? qui viendra 
ayec moi? 

— Moi, répondit la duchesse régnante, si vous le 
voulez bien. 5 

— Vous, madame, cela va sans dire, puisque j’y 
suis; mais ces dames ? 

La duchesse se tourna vers moi. 

— Madame de Verrue, m'y voulez-vous accompagner? 
me dit-elle. 

A mon tour, je me tournai vers ma belle-mère, ce qui 
fit rire tout le monde, et je répondis : 

— De tout mon cœur, madame ; mais... 

— Mais qui peut vous en empêcher, si vous en avez 
tant d'envie? reprit aigrement la douairière. Mon fils 
et moi, serions-nous assez peu séants pour ne pas = 
tir l'honneur que nous fait Son Altesse? 

— Jirai done, madame. Oh! bonheur! 

Madame de Verrue me lança un regard foudroyant. 
Cette exclamation de petite fille en vacances révélait 
trop mon esclavage. Je n’en tins compte, et ma jour- 
née se ressentit de ma joie. En rentrant, j’eus à subir 
un discours tout entier. 

— Vous irez seule, madame; mon fils reste ici. Son 
Altesse ne l'a point convié à la suivre. IL vous faudra 
tacher de surveiller votre conduite, et d'être ce qu’il 
convient à une personne de votre qualité. 

Je ne répondis que par une révérence. (était ma 
facon de m'en tirer toutes les fois que je ne voulais 
pas faire mieux. Quant à M. de Verrue, il ne répondait 
jamais, 

Trois jours après cette conversation, nous étions en 
route pour Venise. Les préparatifs de M. de Savoie 
n'étaient jamais plus longs. 

Madame la duchesse conduisit cinq ou six jeunes 
dames; néanmoins, cela ne menait pas grand train, et 
l'on meat jamais reconnu, dans cepauvre équipage, un 
souverain allant visiter une république. Le dernier des 
patriciens de Venise était plus somptueux en sa suite, 

La route s’égaya fort; pour moi, je fus triste. L'ab- 
sence de ma belle-mère ne me compensait point celle 
de mon mari, Après quelques licues cependant, le cha- 
grin se dissipa, 


Ee 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


Nous entrames à Venise par une belle matinée de 
février, et nous allames descendre chez l'ambassadeur 
de Son Altesse, qui nous reçut magnifiquement. 

Dès le même soir, on parla d’aller en masques à la 
place Saint-Marc. 

— Mesdames, nous dit le prince, nous sommes ici 
pour nous amuser, et nous nous amuserons beaucoup. 
Quant à moi, je compte attaquer tout le monde, et je 
vous engage à en faire autant. — Monsieur, ajouta-t-il 
en se tournant vers l’ambassadeur de France, qui 
s'était empressé d’accourir pour saluer la princesse, 
yous donnerez la main à madame la duchesse de 
Savoie. Je veux que chacun sache combien je suis 
honoré de Valliance de Sa Majesté Louis XIV, et com- 
bien je tiens à en perpétuer les conséquences. 

M. d’Avaux ne fut pas dupe de ces compliments : 
fin diplomate lui-même, il découvrit facilement les 
desseins cachés du roi; ou, du moins, il les soup- 
conna, et dès lors la lutte s'établit entre eux. 

Nous allämes en gondole à la place Saint-Marc, où 
cette foule noire et de toutes les couleurs nous étour- 
dit bien vite, nous qui n’en avions pas l'habitude. 

On était venu complimenter Son Altesse de la part 
du doge et de la sérénissime république; de sorte que, 


son arrivée étant connue, la police de Vinquisition 


nous entourait déjà. 

Victor-Amédée resta longtemps près de la duchesse 
et de l'ambassadeur; puis il commença à lutiner quel- 
ques masques sans conséquence. lls lui répondirent 
fort honnétement, comme si on le connaissait. Il s’en 
impatienta, et il s'impatienta aussi de trouver sans 
cesse Jes yeux du comte d’Avaux fixés sur lui. Tout 
en folâtrant, il me prit par le bras et m’emmena plus 
loin, 

— Madame, me dit-il, vous qui êtes Francaise, ne 
sauriez-vous occuper les regards de M. d’Avaux ail- 
leurs que de mon côté? Je ne suis point venu à Venise 
pour ne parler à aucune dame, et, sans manquer à la 
duchesse, je serais pourtant charmé de savoir si les 
pitriciennes ont tout l'esprit qu'on leur prête, 

— Qui vous en empêche, monscigneur ? Le comte 
d’Ayaux ne dirige pas votre conscience apparemment, 

— Non; mais, en France, aujourd’hui, on est pointil- 
leux à cet égard, et, s’il prenait une plaisanterie pour 
des infidélités, Pillustre oncle de madame ma femme 
m'en pourrait réprimander. Tout cela, entre nous, 
madame de Verrue, et comme un service d’ami. 

Les yeux du comte d’Avaux m'interrogeaient, ou 
plutôt cherchaient à lire dans ma pensée. Je crus être 
impénétrable, et je me sentais fière de la confiance 
du prince. 

Nous restimes ainsi toute la nuit; Victor-Amédée 
de plus en plus entreprenant, s'en prenant même aux 
colombines et aux arlequins qu'il rencontrait en route, 
et sémancipant avec eux. 

Vers le matin, un messager du doge vint annoncer 
que le médianoche de Son Altesse était pret au palais 
ducal, la République ayant coutume de défrayer ses 
hôtes couronnés. 

— Mais je n'ai point encore vu le doge, dit le prince 
i'M. d'Avaux, 

— Votre Altesse ne le verra pas non plus, monsei- 
uneur, Vous serez servi daus une chambre où vous 
trouverez peut-être quelque provéditeur où bien mes- 
sire Grande, accompagné de quelques patriciens; on 
yous recevra avec une magnificence royale, on veillera 


47 


à ce que vous ayez en abondance les recherches et les 
primeurs de tous les pays, que l’on ne peut trouver 
qu’à Venise; mais on ne yous importunera point. Tout 
se fait ici en silence et avec mystère : vous serez seul 
en apparence, et pourtant vingt regards épieront, vingt 
oreilles écouteront jusqu'à la moindre de vos paroles. 
Quant au doge, vous vous verrez en cérémonie, avec 
une étiquette et des difficultés plus nombreuses que si 
vous étiez chez le roi mon maître. Vous êtes ici inconnu, 
comme voyageur. Ainsi l’on vous recevra ce qu'ils ap- 
pellent simpiement, Mais quelle pompe, si vous étiez 
entré à Venise votre couronne en téte et vos gardes 
autour de vous! 

— Ces nobles marchands sont donc bien riches? 

— Plus nobles que les princes, plus marchands que 
les juifs, plus riches que les trésors de l’Inde ! IL faut 
vivre à Venise pour la bien connaitre. 

— Je n’en ai malheureusement pas le temps, répli- 
qua le prince avec regret, 

M. d’Avaux le regarda de façon à lui faire compren- 
dre qu’il ne croyait guère à ce regret-là. 

Nous entrions alors dans ce magnifique et curieux 
palais des doges; nous montions l'escalier des Géants, 
nous passions à côté des bouches de lion où l’on jette 
les dénonciations au conseil des Dix, ces terribles 
dénonciations dont la pensée seule fait trembler. Je 
ne puis me défendre encore d’un sentiment de terreur 
en songeant à cette ville terrible, où tout se sait, où 
l'on n'ose pas même penser, enfermé dans sa chambre. 
Je ne me souviens qu’en frissonnant de ces noires 
gondoles, hermétiquement fermées, contenant on ne 

sait qui, allant on ne sait où. J’ enfends ¢ ces cris plain- 
tifs des bateliers à chaque canai lorsqu'ils se rencon- 
trent, et ces sbires qui viennent vous arréter tout a 
coup au bal, au milieu d’une fête, de la part de Son 
Altesse le doge et de la sérénissime république; et ces 
cachots que l’on ignore toujours, et où l’on ne pénètre 
que pour n’en plus sortir, Cela est mortel. Malgré tous 
les charmes de ce pays, je ne le voudrais point habiter, 

Je n'ai pas à rendre compte de notre voyage à Venise, 
ui de la réception que le doge et la dogaresse firent à 
Leurs Altesses royales. Cela serait trop long et sortirait 
de mon cadre, Deux choses seulement sont dignes de 
remarque, et je les dirai. 

La première est toute politique et je la puis dévoiler 
aujourd’hui; les suites ne sont plus à craindre, M de 
Savoie y avait rendez-vous avec plusieurs membres 
de la ligue @Augsbourg, qu'il parvint à joindre, 
malgré le double espionnage du doge et de Vam- 
bussadeur, Le masque et le carnaval le servirent mer- 
yeilleusement bien en ceci. 

Je n'ai su Le longtemps après le rôle involontaire 
que madame la duchesse et moi avions joué dans cette 
comédie, Ua soir, nous avons occupé M. d'Avaux pen- 
dant que le duc, masqué, nous suivait sous les habits 
d'un laquais à sa livrée, accompagné de deux députés 
déguisés de la mème manière ; nous allames escortées 
ainsi plus de deux heures autour de tous les théâtres 
et de tous les fantoccini de la place Saint-Mare, Pen- 
dant ce temps, le prince de la Gisterne, enveloppé du 
balruta de Son Altesse et absolument de la même taille 
que lui, paradait sous nos yeux avec les masques, Il 
ue nous parlait point et feignuit de ne pas être de 
note compagnie, — alin de se mieux divertir, nous 
avait-il annoucé en partant, 

Nous y fümes Wompees, l'ambassadeur aussi, Gepen- 


48 


dant, il apprit plus tard la vérité, et l’on en verra fes 
suites. 

L'autre fait est plus étrange et plus inconnu. Je le 
rapporte d’abord pour ces raisons, et puis parce qu'il 
fera paraitre le caractère de M. de Savoie sous un 
jour nouveau, que peu de gens ont découvert. 

Ce grand esprit, ce profond politique, ce brave 
euerrier tait crédule comme un enfant et sujet aux 
superstitions les plus ridicules. Il ne faisait rien le ven- 
dredi qu'il n’y fût contraint; il ne sortait jamais du 
pied gauche, il palissait devant un grain de sel ré- 
pandu sur la ‘table, et croyait aux sortiléges et aux 
sorciers. Dans beaucoup d'occasions de sa vie, il se 
laissait guider par eux. 

C’est même une histoire de ce genre que je veux 
vous raconter. Elle est restée dans mon souvenir en 
dépit de moi, etje ne puis m'empêcher d'y songer 
encore. C’est, en effet, un singulier rapprochement. 

Pai déjà dit que le prince me marquait quelque atten- 
tion; pendant le voyage, il semblait occupé d’autres 
idées, et, les deux premières semaines, rien n'y 
parut. 

Un soir, nous nous étions promenés dans la gondole 
découverte avec la dogaresse. Nous allions nous mettre 
à table lorsque le duc, que nous n'avions pas vu 
depuis le matin, arriva. 

Il semblait préoccupé ; ses sourcils se froncaient in- 
volontairement; il ne parla guère, et, quand le sou- 
per fut fini, il rentra chez lui sans rien dire, ce qui 
ne lui arrivait jamais. 

— Qu'a donc monseigneur? dit assez sottement la 
sotte dame d'honneur de Son Altesse. 

— Il se sera laissé prendre par une belle inhumaine 
qui se sera moquée de lui et qui Paura abandonné au 
moment décisif, répondit la princesse en riant. 

Elle n’était point jalouse. 

— Il aura été au Ghetto ou au quai des Esclavons, 
reprit un jeune Contarini, le plus étourdi de tous les 
étourdis de Venise. 

— Kt quoi faire, monsieur? demanda M. d'Avaux, 
plongeant son regard daus cette tête de linotte. 

— Ma foi, monsieur l'ambassadeur, c’est ce que le 
conseil des Dix et vous savez mieux que moi, car vous 
l’y faites suivre tous les jours. 

Il y avait là de quoi déconcerter tout le monde. 

Ce fut ce qui arriva, 

Excepté M. d’Avaux, chacun resta béant. Celui-ci 
avait trop d'habitude et de présence d'esprit pour se 
troubler. 

— En vérité, monsieur, répliqua-t-il en riant de l'air 
le plus naturel, j'ignore si le conseil des Dix vous a 
chargé de pareille mission; pour moi, je moserais. 
Vous avez trop besoin d’être espionné vous-même, à 
ce qu'il paraît, puisque le mot d'espionner est mis à 
la mode de ce pays. 

— Quoi! on Wépie pas M. de Savoie au Ghetto et au 
quai des Esclavons? Ah! cela est un peu fort, monsieur 
l'ambassadeur, Mon père le disait hier en confidence 
à messire Grande, qui lui a fait signe de ne pas con- 
tinuer, g'apercevant que j'étais là. 

— Eh bien, monsieur, si je devais gager, je gagerais 
que cela n'est point, du moment que le seigneur votre 
père Va dit à messire Grande sans s’aperceyoir que vous 
étiez là, comme si on ne s'apercevait pas de tout à 
Venise! 

La chose cn resti sur ce point, ce qui n’empécha 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


pas chacun d’y penser. On se sépara peu à peu. 
Comme je rentrais dans mon appartement, jy trou- 
vai Marion attendant d’un air de mystère. Elle mit un 
doigt sur ses lèvres et me pria de la suivre jusqu’à 
une petite chambre qu’elle habitait dans les en- 
tresols. Quand nous fûmes au seuil, elle me dit tout 
bas : 

— Madame, Son Altesse monseigneur le duc vous 
attend depuis longtemps ici. 

— Moi? . 

— Oui, madame, et il m’a ordonné de rester à la 
porte pour vous garder quand je vous aurais intro- 
duite. Entrez vite, je vous en prie, il est tard. 

Jentrai, étonnée et interdite. 

Le duc se leva à mon approche. IL était assis près 
d'une table, le coude appuyé et la tête dans sa 
main. 

— Madame, me dit-il, ne trouvez point étrange ce 
que je vais vous demander. Jenne doute point de votre 
attachement pour ma maison, et j'en attends de yous 
une preuve. Voulez-vous me suivre demain, bien mas- 
quée et bien dissimulée, et vous laisser conduire où je 
désire vous mener ? 

— Monseigneur, je ne sais si je comprends bien, 
mais il me semble... 

— Ne craignez rien, madame, vous êtes en sûreté 
sous ma garde, et je vous donne ma foi de prince qu'il 
ne vous sera rien dit ni rien fait dont vous puissiez 
être blessée. 

— En vérité, monseigneur... 

— Consentez, madame, consentez : il s’agit des inté- 
réts les plus graves, il s'agit de l’État, il s’agit de 
mon bonheur. Nulle personne au monde ne le saura, 
croyez-le. 

Je me.fis prier longtemps; mais il insista, il me 
pressa de façon à m’obliger de promettre. 

Il fut convenu que, le lendemain, je me dirais ma- 
lade, que je resterais chez moi, et qu'à la nuit close, 
je me tiendrais -toute prête et masquée a la porte 
de terre du palais, où il m'attendrait. Le reste ‘le 
regardait. ; 

Vous jugez que, toute la nuit, toute la journée, je 
fus inquiète. J'étais surtout curieuse, je létais beau- 
coup. Je n’éprouvais pour le duc aucun penchant; mais 
il m'avait assez révélé le sien, et je le craignais. Nous 
ne nous parlimes que selon l’accoutumée, et j'aurais 
oublié ma maladie préparatoire si un de ses regards 
ne m'eût ayerlic. Nous étions restés fort longtemps 
dès l'aube à l’église pour un sermon et un office. Je 
prétextai une grande fatigue et je me dispensai de la 
promenade. 

Victor-Amédée fut exact, et moi aussi; il m'attendait 
déjà et me présenta la main; je lui donnai la mienne, 
Nous nous mimes en chemin sans prononcer une 
parole, suivis d’un vieux valet de chambre du prince 
qui ne le quittait jamais. 

Nous traversimes deux ou trois passages obscurs, 
puis nous arrivames à un petit canal sombre où une 
gondole se présenta. Nous y montimes, toujours sans 
rien dire, Le prince me fit signe de nvasseoir près de 
lui, et bientôt nous fendimes les eaux avec la rapidité 
d'une flèche perçant la nue, Pen perdais presque la 
respiration, 

Le voyage ne dura guère ; la gondole s'arrêta, et le 
laquais ouvrit le rideau en disant à voix basse : 

— Monscigneur, nous sommes arrivés. 


LA DAME DE VOLUPTÉ, 


XXI 


Nous descendimes ainsi que nous étions montés, 
dans le mème silence. Dans ce canal, ¢troit et sombre 
comme un souterrain, les eaux clapotaient contre une 
grande muraille noire percée d’une seule porte, avec 
deux sales poteaux de chaque côté. On se fût cru à 
mille lieues de cette brillante place Saint-Marc, si 
remplie de foule et de lumières, sans le bruit des 
instruments et des éclats de voix qui, de temps en 
temps, rompaient le silence de cette solitude. 

La porte s’ouvrit après que Beppo y eut frappé d’une 
certaine façon. Nous entrames dans un corridor où 
uve lampe fumeuse nous éclairait à peine. Il fallait 
avoir seize ans; il fallait être Jeanne d’Albert, si bien 
serrée et si bien gardée, depuis sa transformation 
apocryphe en comtesse de Verrue, pour s’étre ainsi 
laissé conduire par un jeune prince dans un pareil 
bouge. Je ne congois plus à présent comment j'y ai pu 
consentir. 

Je tremblais bien un peu; mais j'ai toujours été 
hardie. Je me remis promptement, et je suivis Son Al- 
tesse, qui marchait devant, en homme sûr de sa route. 

je ne puis vous dire ce qu'était ce logis. L’humidité 
suintait de haut en bas ; les murailles étaient verdatres, 
et moussues ; on y marchait sur je ne sais quelles sales 
terres grasses et glissantes. Je fus obligée de m’appuyer 
au bras que Son Altesse m'avait tendu. 

Au bout de ce corridor se trouvait une autre porte 
à moitié à jour, tant la vétusté l'avait rongée. Cette 
porte tourna au bruit que nous fimes, et un vieillard 
à barbe blanche, enveloppé d’une longue robe verte, 
parut devant nous. Il dit au prince quelques paroles 
dans une langue étrangère, et auxquelles celui-ci ré- 
pondit en me montrant, Le vieillard éleva jusqu'à 
mon visage une lampe qu'il tenait à la main, et se 
montra déconcerté à la vue de mon masque. Il se re- 
tourna vers le prince tout en colère. Celui-ci s’humi- 
lia profondément, et je compris qu'il s’excusait. Le 
vieillard frappa du pied comme un homme qui ne 
veut pas entendre , et M. de Savoie se retourna de 
mon côté en hésitant. Gependant il me dit : 

— Pardonnez-moi, madame, si je vous prie de vous 
démasquer; mais le docte personnage a besoin de voir 
vos traits et de les connaitre avant de vous laisser 
pénétrer chez lui. 

Depuis un instant, depuis mon entrée dans cette 
maison lamentable, la peur m'avait saisie, La vue du 
grand vieillard ne fit que l’augmenter encore. Aussi 
cxagérée dans ma terreur que je l'avais été dans ma 
confiance, j'en étais venue à craindre pour ma vie. 

J'avais entendu parler des magiciens, qui, pour ac- 
complir leurs charmes, ont besoin du sang d’une jeune 
femme; je me pris à trembler comme une feuille, et 
l'invitation de me démasquer ne me rassura point. 

— Monsei..., balbutiai-je. 

Le duc ne me laissa pas le temps d'achever le mot. 

— Vous n'avez rien à redouter ici, madame; vous 
éles sous la protection de mon honneur, et le la- 
boratoire de ce savant n'est hunté ni par le diable ui 
par les patriciens de Venise : lorsque je m'y trouve 
surtout, yous pouvez vous démasquer, 


43 


J'hésitais encore; mais, sur une nouvelle demande, 


! je cédai. Le vieillard remonta sa lampe et m’examina 


longtemps, rougissante sous son regerd ; puis il se 
mit à sourire, en disant en italien, sans doute par 
distraction : 2 

— Bene! 

Quel sourire que le sien! deux rangs de perles 
d’Ophir! et quelle ironie! quel sarcasme! quelle su- 
préme moquerie dans ses lévres pincées et rouges 
comme du corail! Je ne sais comment Victor-Amédée 
put s’y laisser prendre. A dater de ce moment, je n’eus 
plus peur. 

Nous entrames dans une chambre immense et dé- 
labrée, entourée des échantillons de tous les oly’ :ts pos- 
sibles, depuis les diamants jusqu'aux ordures. On x 
voyait des armes, des pierreries, des tableaux, des 
étoffes, des animaux empaillés, des statues. de: bêtes 
vivantes, des faïences, des cristaux, des pièces d'ar- 
genterie, des chiffons, des médailles, de tout enfin. Il 
s'y faisait des bruits incroyables, dans les coins où là 
lumière ne pénétrait pas; je ne sais quels étres pou- 
vaient y grouiller. 

Nous nous avangames vers une table boiteuse, en- 
tourée de trois escabeaux luisants de vieillesse. Notre 
hôte y déposa sa lampe et nous fit signe de nous 
asseoir. 

La conversation continua dans cette langue incou- 
nue que j'ai dite. Le docteur parlait beaucoup. M. de 
Savoie écoutait, interrogeait, approuvait quelquefois. 
Jai su depuis que c'était du grec. Le prince avait unc 
grande facilité pour les langues, et les parlait presque 
toutes aussi bien que la sienne. 

Mon tour vint: le sorcier prit ma main, l’ouvrit, un 
peu malgré moi, la regarda longtemps et sembla l’étu- 
dier avec attention. Il fit remarquer différents signes 
à son élève, dévoré d’impatience et de curiosité. Puis 
il alla chercher une manière de fouine morte dont il 
me fit toucher la téte. Il regarda ensuite dans son 
intérieur, consulta ses entrailles, son cœur, ses veux, 
écrivit quelques lignes cabalistiques, et, se tournant 
vers M. de Savoie et lui montrant un écusson de France 
pendu contre la muraille, il lui dit, cette fois, ou bon 
français : 

— Malgré tout, vous y reviendrez. 

Le prince ne fit aucune réponse. 

Nous restämes plus de deux heures dans cette con- 
sultation, à laquelle je ne comprenais rien et dont je 
fus cependant le sujet et le but. Lorsqu'ils eurent 
épuisé la matière, uous nous levames, et le duc parla 
en langue vulgaire en s'adressant à moi. 

— Je n'oublierai jamais cet acte de complaisance et 
de bonté, madame, me dit-il; je n'ai qu'une chose à 
attendre de vous: c'est un silence absolu sur ce qui 
vient de se passer. Vous avez rendu, sans vous en dou- 
ter, un grand service à la Savoie. 

— Jeune dame, ajouta le devin en français, souhui- 
tez-vous savoir votre fortune? 

— Oui, si elle doit être bonne. 

— Bonne et mauvaise, comme tout en ce monde; 
plutôt bonne que mauvaise: vous étes née sous une 
étoile singulière, vous n'y pouvez échapper. Il vous 
faudra, malgré vous, devenir ce que vous nauricg pas 
voulu étre, IL vous faudra quitter qui vous aimerez, et 
accepter une existence tout éloignée de celle que vous 
deviez mener. Je veux vous faire un présent, un pre: 
sent inestimable, ct tel que nul autre ne le pourrait 


3 


50 : LA DAME DE VOLUPTÉ. 


offrir. Prenez ce paquet de poudre, et ur plus 
précieusement que vos yeux ; car il y a là-dedans votre 
vie à vous” d’abord, et puis celle dun enfant que 
vous sauverez du poison par lequel la famille entière 
périra. Cet enfantsera le plus cher, le plus nécessaire au 
monde entier, et, sans vous, il disparaitrait comme tous 
les siens. Conservez bien cette poudre, entendez-vous ? 

Je pris le petit sachet de papier avec une sorte de re- 
gret etde crainte; je le mis dans ma poche et je suivis 
M. de Savoie, qui m’entrainait en me répétant qu'il 
moublierait jamais le service immense que j'avais 
rendu à lui et à ses États. g i 

J'étais tout ahurie, tout étonnée, je ne sus que ré- 
pondre; je serrai machinalement le divin antidote 
dans ma main, et nous regagnames le canal sans que 
j'eusse pu trouver une parole à répondre à mon royal 
conducteur. 

Les abords de la maison du devin paraissaient 
déserts; tout sur l’eau tait silencieux, la nuit 
était profonde et rien ne se montrait autour de nous. 

Toutefois, comme notre barque s’éloignait, j'enten- 
dis à notre droite une sorte de cri de rage étouffé, et 
à notre gauche un soupir, qui me firent frissonner et 
qui parurent contrarier le prince. 

— Avons-nous été suivis? murmura le duc. Ah! bah! 
je ne puis être en ce point surveillé par la police de 
M. d’Avaux ou par celle de la soupçonneuse Répu- 
blique. Et puis Venise est la ville des mystères et des 
drames nocturnes: Tout cela ne nous regarde sans 
doute pas. 

Je sus plus tard qui avait poussé ce cri et ce soupir. 

Deux hommes étaient la qui me suivaient comme 
leur ombre. 

L'un pénétré d'un amour tendre, muet, 
plein @abnégation et de dévouement. 

L'autre brûlant d’une passion orageuse qui s’irrite 
contre Jes obstacles, qui va où Vardeur du sang le 
pousse, même à travers les crimes! 

Oh! souvenirs émouvants! étrange oentrastel ange 
et démon, que de consolations, que de déboires. je 
vous dus! 

Le prince me reconduisit jusque chez moi. Nous 
nous scpardames à la porte. Je regagnai ma chambre 
et mon lit, où je ne dormis pas plus que la nuit pré- 
cédente, tant je me sentais singulièrement émue de 
tout cela. C'était ma première aventure; elle était 
semée de nombreux incidents; il faut bien payer son 
tribut. 

J'eus depuis l'explication de ce qui s'était passé chez 
le devin. La voici : 

fe devin était un de ces vieux juifs cosmopolites 
qui ont couru les quatre coins de Punivers: Je ne 
puis nier sa véritable science, et j'ai de bonnes raisons 
pour cela: tout ce qu'ila prédit est arrivé, sans compter 
que je lui dois la vie. Il avait annoncé à Victor-Amédée 
ses guerres, ses irrésolutions dans ses alliances, tous 
de son règne enfin. Mais il le surprit 
bien davantage en lui disant : 

— Il est des 8 que je ne puis absolument dis- 
tinguer, présentent confuses à mon esprit. 
Nous pouvons les éclaircir si vous êtes de bonne foi 
avec moi. Une grande partie do ces faits se passeront 
ous l'influence lemme que vous devez aimer, 
que vous aimes déj, Sa main seule peut m'apporter la 
clef de ces mystères et me mettre à même de vous 
donner le conseil que vous de moi, Faites 


discret, 


les événement 
cho 
et qui se 


d'une 


gollicitez 


| 
| 


que je la voie, que je lui parle, et je saurai, après, 
tout ce qu'il faudra savoir. * 

Le prince était encore assez jeune pourrougir. Il ne 

se rendait pas compte de ce sentiment qu’il eut plus 
tard pour moi; mais, en sondant son cœur, il luisembla 
que j'étais désignée, et, moitié curiosité politique, 1 moi- 
tié désir d’amour, il s’en voulut assurer. Il me demanda 
done de le suivre, ainsi que je Pai raconté tout à | Phe eure. 
Le magicien lui assura que j'étais bien la persoune 
supposée, -qu'il m’aimait fort, que je l'aimerais aussi, 
que nous aurions ensemble des “enfants, | et is ce 
serait moi qui le quitterais. ; 

Je m'étends beaucoup. sur cette prédiction, parce 
qu’elle eut une vraie influence sur l'avenir qui. i malle n- 
dait et que j'aurai à en parler plus d’une fois. ms 

Le lendemain de cette excursion , Marion, me ‘reinil, 
de la part de Son Altesse, une fort belle” p tite “boite 
en filigrane d'or, De de pierreries. Li oublée de 
cristal de roche. Elle était suspendue à à un anneau et à 
une chaine d’un métal perdu, brillant comme de LA 
cier poli. C'était un présent du juif pour y. enferme 
ma. poudre et lavoir toujours à mon cou. “Ce UL 
était d’une ancienneté sans date, et des PE 
se pussent your. d sirhemus 

Je l'ai encore; il ne m'a point quil depuis, 


XXII Wad of dite 


Quelques jours après son retour à Turin, Victor- 
Amédée eut la preuve de la perspicacité de M. d’Avaux. 
Il sut qu'on avait épié ses actions, qu'on connaissait 


-ses rapports avec le roi Guillaume d'Angleterre «et 


avec l'électeur de Bavière également. Son ambassadeur 
à Venise lui fit part d’un de ses entretiens avec M. d’A- 
vaux, entretien dans lequel ce dernier lui avait rendu 
compte, jour par jour, de ses démarches, qu’il supposait 
si cachées, preuve que le seigneur Contarini était bien 
informé. ambassadeur ne lui dissimulait pas, en 
méme temps, qu'on avait de profondes méfiances à la 
cour de Versailles et qu'il aurait beaucoup à faire pour 
les détruire, I devait s'attendre à des demandes exage- 
rées et slappréter néanmoins à y'satisfaire, s’il ne 
comptait pas rompre entièrement: DENT LE 4109 itt 

Ceci devenait grave. 

Déjà, pour donner un gage de uauquillité a Louis XIV, 
le duc avait recommencé, contre les Vaudois ow Bar- 
bets, la guerre impolitique et impopulaire dont son 
pore avait vu les abus ruineux. Ge prétexte, car een 
était: un véritable, lui fournit le moyen de lever des 
troupes et Warmer des sujets, sans donner à son. eur 
sant voisin le sujet de se plaindre. + 

IL avait, depuis longtemps, en vue de lui rai 
dre Pignerol et Casal. I n'en cherchait que Poûca- 
sion, et-s’efforeait de la faire naitre sans avoir Pair de 
la chercher. axe) 

De son côté, Louis XIV, qui ne connaissait pas en- 
core sou jeune allié, croyait sa domination facile, et 
se contentait d'étendre sx griffe de Lion vers les États 
qu'il: protégeait, pour les saisi plus tard peut-être. 
IL croyait avoimalflaive à un homme de vingt ans, 
sans expérience, sans talent. Latfaire de Venise tui 
donna à réfléchis il commença à examiner de plus 
pres, et ses ambassadeurs reçurent des ordres. sé+ 
veres pour surveiller M, de Savoie et ses desseins. 


a 


LA DAME DE VOLUPTE. 


Celui-ci ne s’endormait point, en sachant Casal, la 
plus forte position de l'Italie, entre les mains du roi 
de France, et sous le commandement de M. de Tressan, 
homme aussi brave qu’habile. + 

Casal avait été vendu au roi par le duc de Mantoue, 
prince fainéant et voluptueux. Il eût vendu de méme 
Je reste de ses États pour satisfaire à ses plaisirs et à 
ses maîtresses, lesquelles étaient de la pire façon et 
tout à fait indignes de lui. 

-Victor-Amédée eût bien voulu s'emparer de ce gà- 
teau, mais les forces lui manquaient. Il n’était encore 
str de rien avec l’empereur et les confédérés, et il ne 
songeait à se déclarer qu'avec la certitude d’un appui 
et d'un secours efficace. Aussi se risqua-t-il à toutes 
choses avant de se brouiller, sans profit, avec loncle 
de la duchesse, qui pouvait si facilement l'anéautir. 


Sa prudence éclatait déjà. 


+ Le maréchal de Gatinat commandait pour le roi en. | 


Dauphiné et dans les Cévennes. Il écrivit à M. de 

e et lui témoigna le désir de le voir el de s’en- 
tendre avec lui sur bien des closes. « Non pas de 
Ja part de son maitre, lui disait-il, mais de la sienne 
propre, et dans la jcie dé coihuitre un prince de si 
belle espérance. » 

M. de Savoie reçut cette lettre, la montra à madame 
sa mère, el lui deman si elle ne serait pas bien aise 
de recevoir à Turin M. de Étélinat 

— Le ferez-vous donc venir? 

…— Peut-être, madame; mais le connaissez-vous? 
ooo Je ne le connais pas. Lorsque j'étais à la cour de 
France, M. de Catinat ne marquait point. W’était un 
petit gentilhomme parvenu par son mérile, : , 
….—desouhaiterais beaucoup de petits geutilshommes 
semblables à mon. service. S'il viewt, du reste, sa 
visite sera singulière, car j’en allends une autre en 
même temps : celle de mon cousin Eugène, qui s’est 
couvert de gloire en Hongrie, et qui sera le premier 
héros de l'Europe, si Dieu Je permet. 

Mon fils, prenez garde! Il y a uu proverbe demon 
pays ui, m'a toujours paru fort sage : « Qui trop em- 
brasse, mal étreint. » 

Le prince sourit, ce fut tout. li ne répondait point 
quandibneluiconvenait pas dele faire. Madame Royale 
raconta devant moi ses inquiétudes à ma belle-mère: 
je sus ainsi la chose d'origine, et je me réjouis fort de 
voir le. maréchal et le prince Eugène, avee lequol 
J'avais fait connaissance à sou dernier voyage, et qui 
mic semblait un prince fort disliugué. Quant au maré- 
chal, ime parlerait de lu France, de mes patents, de 
la cour, de tout ce que lane aime et que je regretlais 
encore. | 

“Sur. ces ontrefaites, ua vmnatin que je jouais avec mon 
petit Michon, il me demanda tout à coup si le comte 
et moi ferions bientôt à M. Petit la visite que nous lui 
avions promise. 

Pourquoi cela, petit Michow? Nous n'y avons plus 
pensé, je l’'avoue, 

= Parce que M. lo curé youl vous préparer une col- 
lation friande et que j'eu prendrai ma part, 

— C'est done toi qui ea prossé? 

— C'est moi, et puis-c'est aussi cet abbé otbevoni, 
qui doit faire les chatterics et Les bonucs ehoses. Il 
vient chaque jour ches M, le curé et lui demande 
quand cela sera décidé, parce quec'est, dit, le chomin 
de la fortune qui s'ouvriuu duvuut lui, 

Lo chemin de la fomuuv s'ouvre dove par une 


| 
| 
| 
| 


ÿ1 


porte de sucre ef de biscuit? m'écriai-je en riant. 

—Je ne comprends rien à cet homme-la, madame ; 
il fait des thèses et des discours auxquels on ne voit 
pas clair. C’est le fils dun jardinier, assure-t-on, et il 
parle de devenir premier ministre. Un devin le luia 
annoncé et il y croit. 

— Compte-t-il done être premier ministre de M. le 
duc de Savoie? 

— Bab! c’est trop peu de chose! Ii sera, dit-il, pre- 
Mier ministre d'un grand royaume. 

— Je ne soupçonne pas trop, alors, en quoi notre col- 
lation et notre présence peuvent Je servir. 

— Enfin, madame, il ne réve qu’a cela. Il vit tout 
seul dans sa chapelle, et il invente des plats nouveaux 
tous les matins, afin d’en composer dont Vos Excel- 
lences soient satisfaites 

Je parlai, le soir même, chez Son Altesse, de mon 
pelit Michon, qui y était fort connu ainsi que de Pabbé 
Alberoni et, de ses friandises. Madame Royale était 
gourmande : depuis qu’elle ne s’occupait plus du gou- 
vernement, elle avait de grandes séances ‘avec ses 
officiers et ses marmitons. Eile se mit à rire de cet 
abbé et de ses préparatifs de fourneaux. 

Madame Royale était simple et fayait souvent Jes 
exigences de son état pour vivre en particulière. Elle 
aimait fort les aparlés avec ses favoris et ses favorites. 
Tant qu'elle fut régente, elle sacrifia ce goût. Mais, 
depuis son abdication , elle s’en dédommageait. 

— L'abbé Petit n’a-til pas une maison des champs? 
demanda-t-elle à madame de Verrue. 

— Qui, madame, ileu a une charmante, où se trou- 
vent quantité de tableaux et decuriosités. Elle est tout 
près de celle de mon fils. 

— Eh bien, eontessina, prévenez votre Michon que, 
mardi pr oebain, nous irons tous nous promener de ce 
cole, que je me reposerai à sa villa, et, que s’il sy 
Louve quelque collation préparée, je ne refuserai pas 
d'y faire houneur, 

Je ne fus point surprise : madame Royale faisait 
souvent de ces promenades. Ma belle-mère et moi, 
ous en avions la jouissance, que la cour recherchait 
fort. Bien qu'elle n’eût plus de pouvoir établi, elle en 
avait encore un très-réel sur l'opinion de son auguste 
fils. Il se faisait un devoir de lui étre agréable, et lui 
refusait peu de choses en ce qui concernait les faveurs 
de cour, Quant au gouvernement, i écoutait ses 
conseils; mais il se réservait Wen étre le juge, et ne 
faisait que ce qu'il lui convenait de faire, sans jamuis 
eu vendre raison, 

Le curé fut prévenu dès le lendemain, et, au jour 
désigné, il nous reçut avec sa bonté et sa modesticordi- 
naires, Alberoni se distingua. Nous ne le vimes qu'as 
pres la collation; au moment du fruit;il vint recevoir 
les compliments de Son Aliesse et réchauffer ses espée 
rances d'avenir. Madume Royale, instruite pur moi, le 
fil causer, Elle se-plut à l'iuterroger et à l'entendre. tl 
avait iufinimeat d'esprit, du plus fin et du plus bouf- 
fon; en sondantson regard, on y trouvait une profon- 
dour inationdue, que cette folle enveloppe cachait au 
vulguire, 

A l'âge que j'avais alors, je n'en vis pas davantage, 
je le pris pour ua Pasquin. Plus tard, lorsqu'il se fit 
connaitre et quil parvint à une autre situation, je me 
rappalui les particularités de cette première entrevue, 

Madame Royale pril plaisir à lui faire racoauter aa vie 
ot ses projets. I lui dit tout net qu'il Gait Gls dua 


jardinier de Parme, et qu'il avait désiré monter tres- 
haut, dès l’âge le plus tendre. 

— J'ai pris le petit collet pour aborder où mon sar- 
rau de toile ne m'aurait pas introduit, madame. Mon 
père et ma mère me traitaient de fou ;. mais, si je 
n'étais l'abbé Alberoni; si, au licu de grefter des poires, 
je n’avais su inventer des sauces, je ne serais pas au- 
jourd'hui aux pieds de Votre Altesse royale, à la re- 
mercier de ses bontés, à Ini en demander la conti- 
nuation et la suite. Voila ce que c’est que Vhabilete. 

— Vous avez raison, l'abbé, tout cela est juste ; mais 
je voudrais savoir, pour vous bien servir, ce que vous 
comptez étre un jour. 

— Hélas! madame, premier ministre, rien que pre- 
wier ministre, répliqua-t-il d’un air humble et soumis. 

— De mon fils? 

— Oh! non, madame, d’un plus grand potentat. Soit 
l'Empereur, soit le roi de France, ou le roi d'Espagne, 
je ne sais pas. 

— Ah! vous n'avez pas encore choisi; je comprends. 
Mais ne trouvez-vous pas le saut bien grand, de votre 
canonicat à une semblable position? N'y a t-il point 
des échelons pour y arriver? et quel est celui que vous 
désirez choisir en ce moment? 

— Ah! madame, le plus difficile, car c’est le premier. 

— Ne peut-on vous aider? Voyons, je vous promets 
de parler au duc. 

— Au duc de Parme? demanda-t-il vivement. 

— Ah! il s'agit du duc de Parme?... Je serai peut- 
étre moins puissante. Pourtant, je tacherai. 

La princesse riait fort en lui parlant, et le fin com- 
père comprit qu’il pouvait oser. 

— Le canonicat de Son Excellence est un bon petit 
poste, madame; on y gagne sa vie à ne rien faire, que 
dire quelques prières bien douces et bien faciles; on y 
chante vépres, seul avec son clerc; on y dit la messe 
devant trois vieilles femmes et leurs chiens de Bologne, 
et l'on s’en va tout doucement au paradis, escorté des 
regrets de ses voisins, à qui l’on donne un joli repas 
chaque semaine, sans se gèner. C’est un bénéfice en- 
viable de toutes les façons, excepté. 

— Excepté pour les premiers ministres en herbe, je 
le comprends. Ensuite ? 

— Ensuite, madame, puisque Volre Altesse daigue 
comprendre si vite, elle comprendra bien aussi que 
je voudrais sortir de là, 

— Parfaitement, 

— J'ai deux ambitious, madame: celle d’être premier 
ministre, qui ne peut pas me manquer, et celle de me 
promener dans les rues de Parme dans le carrosse de 
mouseigneur l’évêque : c'est par celle-ci qu'il faudrait 
commencer. 

— Voulez-vous que je demande à monseigneur de 
Parme de vous promener en carrosse dans la ville de 


Parme à ses côtés? Je ne vous promets pas de l'obtenir 


car il faut une raison à cette promenade. 

— Aussi je la trouverai, si madame a l’extréme bonté 
de m'écouter jusqu'au bout. Il vaque un office de 
chapelain dang sa maison; si je puis avoir cette place, 
Je premier échelon est franchi, et je tiens mon rôle de 
premier ministre. 

— Si j'étais la duchesse de Parme, je vous la don- 
nerais ; la duchesse de Savoie ne peut que vous pro- 
mettre de la demander dès demain. Ainsi fait-elle, 
J'espère que monseigneur de Parme ne me refusera pas; 
il a de l'esprit, il aimera un homme d'esprit, se pré- 


52 LA DAME DE XOLUPTE. 


» 


sentant comme vous, j'en suis sûre, L'abbé, vous serez 
chapelain. 

— Que Dieu vous entende et vous bénisse, madame 
la duchesse ! Vous aurez commencé une belle fortune, 
et vous n'aurez pas à yous en repentir. 

Il accompagnait ces paroles de mille grimaces et de 
mille singeries, dont la compagnie se pamait, Son 
Altesse plus que personne. Elle en raffola sur-le-champ, 
elle lui fit répéter ses folies, et rit aux larmes de la 
composition de sa maison et de son gouvernement 
quand il serait premier ministre. S’est-il souvenu de 
cette journée lorsqu'il l’est devenu tout de bon? J'ai 
souvent eu envie de le lui demander. 

Madame Royale fit écrire à l’évêque de Parme; il 
donna Ja place de chapelain à Alberoni et commença en 
effet son élévation. 

Avant de partir, celui-ci vint saluer madame la du- 
chesse, ma belle-mère et moi. Il nous envoya de Parme 
d'excellentes conserves, et cela jusqu’au jour où il 
quitta l'Italie. Je me suis toujours étonnée qu'il ait pu 
arriver à la grandeur, étant si reconnaissant. D’ordi- 
naire, la première condition, C’est d’être ingrat en- 
vers ccuX qui yous ont servi. 


XXIII 


J'ai maintenant, il me semble, bien parlé des af- 
faires des autres. Il est temps de retourner aux 
miennes et de vous tenir au courant. Pai vu tout ce 
que je viens de raconter. J'ai vu beaucoup d’autres 
choses ; mais, quant à ce que j'ai éprouvé, quant aux 
secrets de mon cœur, il m'est doux de les rappe- 
ler; il m'est doux de les tracer sur ce papier, confi- 
dent innocent et fidèle, qui ne gronde pas, qui ne me 
fait aucun reproche, qui accucille tout de la méme 
façon, et qui ne me trahira pas, de mon vivant, du 
moins. S'il me trahit après ma mort, je ne serai pas là 
pour le savoir, et je me soucie assez peu de la pos- 
térité: je n'y crois point. 

D'ailleurs, ces pages tomberont peut-étre entre les 
inains d’un bon cœur, d'un charmant esprit qui saura 
deviner pourquoi je les ai tracées, qui appréciera les 
sentiments et les idées de la pauvre créature dont les 
fautes n’ont jamais fait de mal qu’à elle-même. Cette 
idée m'est douce ; je voudrais connaitre cet ami futur 
que le ciel me destine, je le bénis d'avance et je lui 
dis : Merci à vous qui apprendrez aux autres à me mieux 
connaitre ; à vous qui direz aux siècles futurs que 
la dume de volupté ne fut ni ambitieuse ni avide de 
richesses; elle fut tendre, elle fut malheureuse, sou- 
vent, bien qu'on en ait pu penser, et, si Dieu edt donné 
au comte de Verrue le même cœur qu'à elle, ils eus- 
sent offert un modèle et un exemple aux époux de ce 
monde; je l'ai déjà répété, et je pourrai bien le répéter 
encore. 

Je n'ai pas besoin de dire qu'après le séjour à Ta cam- 
pagne, notre bonheur fut très-grand et trés-complet. 
Madame de Verrue ferma les yeux, elle feignit de ne 
s'apercevoir de rien et n’entra plus ni chez son fils 
ni chez moi sans nous avoir fait prévenir, 

L'abbé de la Scaglia était absent pour quelque mis- 
sion : madame Royale lui en donnait souvent ; elle le 
tenait en grande estime, et le chargeait de beaucoup 
de secrets, Nous Hons calmes et tranquilles, mon mar 


PR, 


LA DAME DE VOLUPTE. 


53 


et moi ; nous tachions de ne point montrer notre ten- 
dresse et d’être ensemble devant les autres comme 
auparavant C'était le plus difficile. 

Ma belle-mère voyait moins son fils ; elle affectaif une 
froideur sévère, espérant le ramener ainsi et le conduire 
à l'amende honorable. Jl commençait à trembler, en 
effet, loin de moi; mais, dès que je paraisSais, dés que 
mon regard rencontrait le sien, il reprenait du cou- 
rage et de l’espoir. Nous allions partout ensemble; nous 
retournions souvent à notre chère villa et à la chambre 
en point de Hongrie. Nous nous rappelions sans cesse 
ces premiers moments de bonheur, et nous en croyions 
la durée éternelle. Un événement trés-naturel, qui d’or- 
dinaire comble de joie les familles, et qui pour nous 
était la révélation publique de notre union renouvelée 
ou plutôt formée, vint redoubler nos embarras. 

Il fallait l'avouer à madame de Verrue. Nous n’avions 
point dérobé ce pauvre petit; c’élait l'enfant de notre 
amour; nous étions heureux de lavoir ; encore fallait- 
il qu’il fût reçu par son aïeule comme une bénédiction 
du bon Dieu qu'il était pour nous tous, et je ne savais 
trop si elle y consentirait. 

Nous le cachâmes tant que cela fut possible. Une fille 
coupable d’une faute ne prend pas des précautions 
plus minutieuses. Ma souffrance me trahit. Madame 
de Verrue devina tout à ma paleur, à mes incommo- 
dités continuelles. Chaque fois qu’elle me regardait, 
je rougissais. Mon mari rougissait davantage encore; il 
détournait la tête et levait le siége. Il craignait les 
explications. Je ne tardais pas à le suivre, j'en avais 
aussi grand’peur que lui. 

Un jour, comme j'étais déjà détalée, madame de 
Verrue me rappela. Je n’osai pas aller plus loin; je 
sentis qu'il fallait revenir et que le moment de la 
révélation arrivait. Ma belle-mère me rappela encore ; 
je retournai vers elle. Son regard me toisa avec un 
éclair de haine, et sans préambule elle me dit : 

— Vous êtes grosse, madame ? 

Je ne répondis point, tant la déclaration à brile- 
pourpoint me semblait brusque. 

— Quand donc le comptez-vous avouer? quand donc 
comptez-vous en faire part à Leurs Altesses ? Est-ce 
que vous prétendez vous cacher, par hasard?.., 

— Madame... 

— Tout ceci est très-ridicule, je vous en avertis. Après 
vous étre comportée avec mon fils d’une façon inqua- 
lifiable pour votre dge; après avoir mené une exis- 
tence qu'une effrontée désavouerait certainement, ne 
voulez-vous point faire la prude et dissimuler ce qui 
s’en est suivi? Voilà une belle modestie, vraiment! 
Comme si vous ne deviez pas ètre fière de donner un 
héritier à la maison de Verrue! A quoi seriez-vous 
bonne sans cela ? 

Je me regimbai, lorsque je m’entendis injurier ainsi. 

— Ne suis-je pas mariée, madame, s’il vous plait? 
En quoi ai-je manqué à la modestie? En quoi ai-je 
montré des façons d'effrontée ? Si je donne un héri- 
tier à la maison de Verrue, il me semble que je suis 
de la maison d’Albert, et que... 

— La maison d'Albert! s'écria-t-elle, enchantée 
d’avoir trouvé un sujet véritable de m'humilier. Vrai- 
ment, la maison d'Albert ? Ah! vous croyez que cela 
se ressemble ? Qu'est-ce donc que la maison d'Albert ? 
D'ailleurs, est-ce une maison, et, dans pareille classe, 
donne-t-on ce nom aux familles? Votre grand-pére 
était un fauconnier, ma belle demoiselle de Luynes : 


| 
| 


votre aïeul était moins encore, apprenez-le, si vous 
Vignorez, et chacun sait ce qui a fait de ce fauconnier 
un duc, n’en pouvant faire un gentilhomme. 

— Alors, madame, repris-je, toute pale de colère, 
pourquoi la petite-fille de ce fauconnier a-t-elle été arra- 
chée à son pays, à cet hôtel de Luynes où l’on vit si 
beureux, à cette famille que tant de respects entou- 
rent, pour venir souffrir auprès de vous? Pourquoi l’hé- 
ritier de la maison de Verrue est-il devenu mon mari ? 
Ce n’est pas ma dot qui vous a tentée, je n’en ai point 
reçu. Ce n’est ni ma beauté, ni le charme de mon es- 
prit : à treize ans, on n’a ni l'un ni l’autre. D'ailleurs, 
vous ne me connaissiez pas. Qui donc vous a pu con- 
duire à une alliance avec ce duc de Luynes, qui n'est 
pas gentilhomme et que vous méprisez tant? 

L’étonnement tua, chez madame de Verrue, la colère. 
Dans le premier moment, elle me laissa dire, parce 
qu'elle ne comprenait point mon audace. Soumise jus- 
qu'ici, je me relevais pour la première fois. J'étais la 
mère de l’ainé de sa maison en ce moment; j'étais la 
femme du comte de Verrue, et non une étrangère que 
l’on peut impunément offenser. Elle pressentitun adver- 
saire qu’elle aurait de la peine à vaincre, et dès lors 
ma perte fut jurée, je n’en doute pas. Cependant, elle 
voulut combattre et ne pas me quitter sans avoir épuisé 
tout son fiel. 

— Si je vous avais connue, madame, si j'avais prévu 
ce que la fille de treize ans deviendrait plus tard, vous 
ne seriez point ici, je vous le jure. Mais je crus cet abbé 
de Léon; confiante en son amitié, désirant surtout 
assurer le bonheur d’un fils que j'aime par-dessus tout, 
j'ai consenti à vous recevoir ici, en mendiante, vous 
venez de le dire, à vous tout donner, n’exigeant en 
échange que votre jeunesse, votre vertu, votre beauté 
pour l'héritier d’une des plus vieillesmaisons del'Italie, 
me disant, pour excuser la mésalliance, que le comte 
de Verrue était bien assez grand seigneur pour faire 
une grande dame sans le secours de sa noblesse à elle, 
et qu'il était plus noble de tont offrir sans rien recevoir. 
Puisque vous le demandez, voilà pourquoi je vous ai 
prise, madame, et pourquoi vous m'insultez aujour- 
d'hui, en reconnaissance de mes bontés. 

J'étais retombée sur mon siége, suffoquée par la rage, 
par l'impuissance, par toutes les passions contenues et 
dans l'impossibilité d'éclater. 

Elle eût continué ainsi deux heures, que je n'aurais 
pas répondu davantage; j’étouffais, je me sentis mourir. 
Elle n’eut aucune pitié de moi; se levant, au contraire, 
et enchantée de m'avoir réduite au silence, elle me fit 
une révérence ironique en me disant : 

— Je vais vous envoyer vos femmes pour délacer 
votre corps de jupe, madame, et je vous engage à n’en 
plus porter. Gela devient inutile, je sais tout. 

Marion et Babette, qu'elle fit mander en me quittant, 
accoururent, poussant des cris et des exclamations sans 
fin, Marion alla chercher M. de Verrue dès que je fus 
reconduite à mon appartement, en lui annonçant que 
la méchante douairière nous allait tuer, mon enfant 
et moi, s'il n'y voulait mettre ordre, 

M. de Verrue se lamenta fort; mais il n'était point 
homme à mettre ordre à rien en face de sa mère, Il se 
trouva trés-empéché entre nous deux, Je lui déclarai 
queje ne resterais pas une heure de plus en son palais, 
après le traitement que j'avais reçu; que j'allais écrire 
à ma famille, et prier mon père de me venir chercher. 

— J'attendrai son arrivée en quelque couvent, ajou- 


54 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


tai-je; il serait peu séant que j’habitasse cette maison 
où madame votre mère m'a reçue par charité. Les 
filles de duc et pair de France n’endurent point de 
pareils traitements. 


—Et moi! et moi! que deviendrai-je? répétait-il en : 


“pleurant ; et mon fils? 

— Vous, monsieur, vous aurez madame votre mère 
_ pour vous consoler. Quant à votre fils, soyez tranquille, 
je vous le renverrai dès que j'aurai pu m'en débar- 
rasser. 

Ma furie était semblable à la malédiction del'Écriture, 
elle allait jusqu'à la troisième génération. M. de Verrue 
se jeta à mes genoux, il me supplia, il me demanda 
pardon, il pleura, il baisa mes mains, il parvint à tou- 
cher mon cœur qui Vaimait; je le baisai à mon tour, 
je mélai mes larmes aux siennes, je lui pardonnai, je 
pardonnai à son fils ; mais, à l'endroit de la douairiére, 
rien ne pouvait m’apaiser. 

Tl fallait lui signifier sur-le-champ qu'elle eût à cher- 
cher un autre logis, qu’elle nous laissat libres chez nous 
en ne nous embarrassant pas davantage de sa présence 
et de sa domination. 

Mon mari serait plutôt mort que de faire une sem- 
blable levée d'armes: il se remit à pleurer de plus 
belle et à me As sur tous les tons. Je ne me laissai 
point attendrir, et, tout en Vembrassant, je lui 
répétais: 

— Pen suis aussi désolée que vous, ce n’est pas ma 
faute ; il faut choisir entre nous deux; si elle reste, je 
sortirai. 

Après cette scène, je m’endormis, fatiguée que j'étais. 
M. de Verrue ne se vit pas d'autre refuge que notre bon 
abbé Petit; il n’espéra qu’en lui seul, et, dès que j’eus 
fermé les yeux, il courut chez lui, trouvant cette ma- 
nière plus courte et plus sûre que de l’envoyer cher- 
cher. Le curé écouta tout, il se doutait de cette situa- 
tion. Il connaissait depuis longtemps madame de Ver- 
rue; il m'avait devinée, il prévoyait cette zizanie et 
s'était préparé à la combattre. 

— La personne à employer dans fout ceci, c'est 
madame Royale, dit-il. Elle seule aura le pouvoir et la 
volonté de dominer madame votre mère, Elle seule en- 
trera dans les sentiments de madame votre femme, sa 
compatriote et la fille d’une maison quelle à toujours 
honorée de ses préférences. Allez près de la princesse, 
monsieur, ou, si vous ne vous en sentez pas le cou- 
rage, j'irai pour vous, je vous l'offre dé grand cœur. 

Mon mari accepla avec reconnaissance, avec bon- 
heur ; il remit tous ses pouvoirs à l'excellent prêtre, qui, 
en le quittant, s’en alla droit au palais, avec sa simpli- 
cité habituelle, avec ses modestes habits et son placide 
visage, bien plus connu des malheureux que des 
riches. Aussitôt qu'elle sut qu'il était là, madame Royale 
donna ordre de Vintroduire, elle qui refusait souvent 
les dames et les seigneurs les plus brillants. 

M. Petit g'exprima, comme toujours, en fort bons ter- 
mes. Il raconta à Son Altesse Ja révolution intestine 
arrivée ehez nous, il Ini exposa la position que me fai- 
sait madame de Verrue, et la supplia d’apaiser la tem- 
péte qui, sans elle, menacait de tout bouleverser, 

La duchesse connaissait ma belle-mère, Elle ne 8'6- 
tonna point; elle promit à l'abbé Petit de s'intéresser à 
sa demande, et, comme elle me supposait la plus facile 
à séduire, elle voulut commencer par moi, æ& 

ans s'inquiéter des facons ni de l'étiquette, dont elle 
faisait bon marché depuis la fin de la régence, elle 


prit son écuyer, une demoiselle suivante, et vint chez 
moi tout de suite, en carrosse de ville. ; 

Je ne l’attendais pas, on le pense bien, je Curent 
encore, 

Elle ne souffrit pas qu'on m’éveillat; et voulut, au 
contraire, m'éveiller elle-même. Jamais surprise n'é- 
gala la mienne, lorsque je la vis supres de mon lit; 
j'en perdis la parole. (on 

— (est hien moi, dit-elle en riant; ne soyeh point 
si étonnée. Nous allons causer un peu ensemble, si 
vous voulez m’entendre, ow plutôt si vous le pouvez; 
on dit que yous étes malade rg ne sera Tien; je 
l'espère. MR OR 

Elle ne souffrit point que je me tabs et s'installa 
auprès de mon lit. Avec son charmant esprit et toute 
sa bonté, elle me fit raconter ma situation, mes dou- 
leurs, mes coières, mes résolutions de quitter la maison 
de mon mari, si ma belle-mére persistait à y demeurer 
avec nous. i ne me fallait point être PHARES jeter 
tout mon feu. if 

—Vous connaissez ma mére, vous, tata m'écriai- 
je; vous connaissez le duc de Luynes, et vous savezsi 
leur fille est venue en ce pays comme une mendiante! 

La princesse m’écouta avec patience, sans m’inter- 
rompre. C'était le seul moyen d'obtenir sur moi quel- 
que empire. TH 

Lorsque jeus terminé, elle reprit mon discours d’un 
bout à l’autre, et jeta bas mes raisons une à une. Elle 
me représenta mes torts, tout en ne cherchant point à 
excuser ceux de la comtesse; elle me parla de mon 
mari, de mon enfant, de marenommée, de tout ce qui 
pouvait m'émouvoir. wi 

Pyfus d'abord insensible; mais, comme elle insistait 
avec une véritable tendresse, je m’y laissai prendre, 
et m’attendris. Elle en profita pour m’arracher la pro- 
messe que je ne partirais point et que je ferais avec 
madame de Verrue comme sil m'était rien advenu. 

Je ne sais ce que madame Royale dit à madame de 
Verrue, mais elle la calma tout à fait. Depuis lors, nous 
Wavons plus eu aucune discussion; elle m’en a bien 
plus détestée pour cela, et elle s’est bornée à se venger 
sourdement. 

Elle agit avec une finesse et une adresse si shige 
rieures en me cajolant et en cajolant son fils, qu’elle 
reprit en fort peu de temps tout son empire. Elle le 
retint sous sa loi, ainsi que disent les poëtes; d’abord, 
en flattant le sentiment qu'il me portait; ensuite en 
l'inquiétant sur celui que je lui portais moi-même. 

IL fut done successivement, et suivant la volonté 
de sa mère, tendre, empressé, confiant ét jaloux. Tl fut 
mon amant d'abord, mon mari ensuite, mon ami ja- 
mais. Bile ta dans son cœur cet attachement qui 
survit à tout, en Ini inspirant peu à péu dés ‘craintes 
sur mon caractère, en me peignant, — et cela avec des 
nuances et des précautions infinies, — enme peignant, 
dis-je, comme une étourdie, une folle, une visionnaire 
d'amour-propre, enragée de domination, naspirant 
qu'à Vhomilier, à Pamoindrir, à faire tout ployer | sous 
ma volonté. 

tl en résulta qu'après les phéifters moments passés, 
i} ment plus d'amour, i n'eut plus tien du tout. Je lui 

devins, mon pas odiense, ce serail trop dire, cola au- 
rait dépassé, sans Patteindre, le but de la douairidre, 
mais eompléfement ‘indifférente, Ine vit en moi 
qu'une fémine portant son nom, tenant sa place à 
table et près des princes, assez belle et assez spi- 


a ms ge = oe 


pour ne pas blesser sa vanité de mari, 
mais incapable de rien ‘autre chose, et un ve- 
r zéro pour. la fortune et tla gloire | de sa maison. 
es belles espérances. énvolèrent une à une; car, 
moi, je l’a aimais toujours, mais je l'aurais aimé bien da- 
yantage encore s’il Pedt voulu, car il fat | demeuré. le 
ae mour de ma. yie, en dépit dés apparences, en 
i fe, fautes et de mes erreurs. Il Il aurait. fall 


hélas! je nef Pétais point. 

dae madame de Verrue a fait de nous deux, 
qu delle a prépar ées à la séduction qui mar- 
mi moi. Ah! les belles-mères, Dieu. vous en 


garde pat is, 3 elie À yp? 


36a) sitet =) Cele a: turc fa Af 
7h th 6an1 20). x97 5300 À 1 tineir? 
TR A db Sehomiaio® fus eur ch 1 
ing Petometqintie yt te nn , aft 


. de Verrue fut bien vite rentré sous la 
adame sa mère. Malheureusement, mon 
enfant ne vint pa à terme. J'acconchai dans de 
gra louleurs à cinq mois, Sans impradence, sans 
pro gyocation, simplement, dit le médecin, parce que 
ah $ pas force de le porter: ‘davantage. 

t ADS malheur, je le répète; si j'avais pu 

sci un fils » ma belle-mere ett perdu tout son pou- 

voir sur mo mari, j'étais puissante. Sans lui, je fus 
va Nee ae de l'esclavage l’emporta. 

e cherchais à m'en consoler par les distractions. Je 

site les bals et les fêtes; j'allais à tous les cér- 

e fis constamment la cour à Leurs Altesses 


Dp ae maison, où je ne trouvais que des ennuis. 


e voit, M 
pe 


oie commencait à me regarder de plus près 

vint même deux ou trois fois me sur prendre 

à campagne, Jorsque, par hasard, je m’y retirais 
endre un peu de repos. 

en parla sourdement ; mais le soin que je mis 

7 a “thal. point répondre fit tomber” ces rumeurs dès 


Le or que j'étais assise dans un salon où passait 
monde, je me jouais avec un petit singe qu'on 
onné à madame Royale et qui était le plus joli du 
mo e; ; j'entendis auprès de moi le bruit que faisait 16 
pri ce dé Carignan, lorsqu'il désirait qu'on le regardat. 
Je me retournai aussitôt; il me fit signe de venir 
sseoir sur un canapé dans une manitre de niche, 
c des glaces, et, la, notre conversation muette com- 
a. 
1 waaiasatt de son auguste cousin, et il voulait 
isha de l'amour qu'on lui supposait pour moi, 
mine je m'écriai que cela n'était point vrai, il tapa 
qe pied avee impatience; I] me répéta que cela était 
très-sûr et qu'il le savait bien. 
me Non, monsieur, répétai-je à mou tour. 
— Son Altesse vous aime, Gcrivit-il très-vité, je Le 
sais; mais, si vous étés sage, vous ne l'écouterez point, 
vous Jui montrerez que yous n'entendez point man- 
er à votre mari, Tl faut, madame, regler dans l'ôrdre : 
oo , On est toujours malheureux. C’estun homme 
aux réflexions foreées qui vous donne ce Con- 
sil Suivez, 
ih eur, soyez tranquille, répondis-je ; je veux 
igter fidèle à M, de Verruo, non-seulement par devoir, 
ïais Cacore par amilid, 
_— Mors tout est bien, etje suis tranquille, en effet. 


al ni 


LA DAME DE, VOLUPTÉ, 


| 


58 


— D'ailleurs, M. le duc de Savoie a une épouse aussi 
jeune et plus belle que mot; il doit l’aimer sans doute, 
et il Paime ; pourquoi aurai-je la hardiesse de croire 
qu'il puisse’ tourner les yeux de mon côté? 

Le muet secoua Ia tête et traca dans son langage ex- 
traordinaire et figuré deux ou trois lignes où il disait 
que les plus beaux fruits d’un arbre semblaient tou- 
jours étre ceux que l’on ne pouvait pas atteindre. ©" 

Cet illustre muet me “portait un intérêt véritable; 
plus tard, il me rappela ces avertissements: je me les 
rappelais “bien sans lui; ils ne pouvaient plus servir à 
rien, hélas! 

Victor- Amédée ne me dit pas un seul mot que je ne 
pusse entendre. Mais: il prit l'habitude de partager 
mon jeu et de s’asseoir auprès de moi, de me faire de- 
mander de mes nouvelles par ses gentilshommes, lors- 
que je manquais un jour à me trouver au cerele de 
Leurs Altesses. Cela n'était guère marqué que pour moi 
et les courtisans au nez fin; es autres y pouvaient voir 
un attrait d'esprit ou une enyie d’être agréable à ma- 
dame sa femme, qui me voulait traiter en amie et en 
compatriote, Je ne m’y frompais point, je m’écartai 
peu a peu. 

Le prince me demanda tout haut à madame de 
Verrue, qui ne manqua pas la belle occasion de noter 
mes caprices, mon humeur désagréable, et la peine 
qu'elle avait à vivre avec moi. * | 

Madame Royale n’était pas présente; sans quoi, elle 
n'eût pas osé parler ainsi devant elle, qui savait le 
fond des choses, Le duc n’essaya pas de me défendre; 
il avait trop de finesse déjà. 

Le lendemain commençait la semaine sainte , époque 
à laquelle tout le monde s’enferme en des couvents, 
ou fait la retraite chez soi en passant Ja moitié de son 
temps dans les églises. Les offices et les yépres durent 
fort tard. Chacun a une lanterne ou une chandelle 
allumée pour Lire ses prières; mais, au moment de 
sortir, on les éteint toutes en même temps: il en ré- 
sulle une obscurité et une infection incroyables. 

De bonnes âmes restent à prier dans ces ténèbres, 
ou bien des Ames tendres en profitent pour se réunir 
eLse faire, an pied des autels, des serments clandestins 
qui n’en sont pas mieux gardés pour cela. Le jeudi saint 
surtout, les chants se prolongent infiniment, et, 1a, on 
veille toute Ta nuit près du saint tombeau. 

J'étais triste et je voulus aller prier à mon tour, 
accompagnéeseulement de mes gens et de Marion, qui, 
pour ce jour-là, devint tout à fait demoiselle suivante, 
car je n’emmenai qu'elle. Nous allâmes dans une 
chapelle appartenant à la maison de Verrue, où il nv 
avait personne, à ce que nous croyions, du moins, Le 
coufessionnal de ma belle-mère s'y trouvait: il était 
placé dans la partie la plus obscure, Elle ne suppor- 
tait pas qu'on la vit agenouillée, même devant le re- 
présentant de Dieu, 

J'allai me placer dans le fond et je me mis à prier, 
Marion un peu éloignée de moi. Pétais tout À éôté du 
confessionnal, énfoncée dans mes patenôtres. Pen- 
tendis quelqu'un Venir, mais je my pris pas garde, et, 
sans rotourner la tte, j'aporous une robe noire sem- 
blable à celle d'un pélérin ou Wun moine qui passait 
fort vite, ‘ 

IL y où avail lant aux dglises ce jour-là, que cela 
n'avait rien d'extraordinaire, An bout d'un instant, 
une voix sembla sortir du confessionnal qui, me fit 
peur, el j'allais crier, lorsque colle voix me dit 


36 LA DAME DE 


— Ne craignez rien et écoutez-moi. Il s’agit de vos 
intérêts. 

Je me retournai pour tècher de voir qui me parlait 
ainsi; mais tout était si sombre, que je ne distinguai 
rien. C'était effrayant. 

— Vous êtes malheureuse, reprit-on ; vous avez une 
méchante belle-mère. 

Je ne répondis rien, je pensai que-c’était là son ccn- 
fessionnal et qu’elle y pourrait bien être cachée, elle 
ou quelqu'un chargé de m'épier de sa part. 

— Vous vous défiez de moi, vous avez tort : je suis un 
ami. Si vous le voulez, le bonheur peut vous être rendu. 

J'ouvris l'oreille un peu plus grande, mais je ne ré- 
pondis toujours pas. 

— Vous pouvez vous débarrasser de ce Verrue ct 
trouver un meilleur sort, ajouta la voix mystériense. 

— Qui-da! répliquai-je en colère et plus vivement que 
jen’aurais dû, je ne veux point me débarrasser de mon 
mari. 

— Quoi! vous l’aimez? 

— Je l'aime, certainement, je l'aime; et qui est-ce 
qui en doute? 

— Ainsi, vous ne permettriez pas qu’on vous aimat? 

— Je donue tonte permission de prendre de amour, 
à condition que je ne le devrai point rendre. 

— Comment! si un galant, riche, puissant, jeune, 
amoureux, venait vers vous, vous le repousseriez? 

— Je ne sais qui vous êtes ni pourquoi j'ai la fai- 
blesse de vous répondre. Je devrais vous faire prendre 
par mes gens et mettre hors de cette chapelle, qui 
appartient à mon mari, et où vous n’avez pas le droit 
d’enirer. 

— Soyez cruelle jusqu'au bout; faites-le, et vous 
vous en repentirez après. 

Cette assurance me donna à penser que cet inconnu 
pouvait bien étre M. de Savoie lui-même, qui me vou- 
lait sonder, et qu’en le faisant mettre dehors, j'al- 
jais amener un événement qui me conduirait ensuite 
plus loin que je ne voudrais, et qu'il ne faudrait pour 
Ja fortune de ma maison. Je me décidai done à lever 
le siége sans rien ajouter davantage. 

L'homme du confessionnal s’en apercut et s’em- 
pressa d'ajouter : 

— De grace! restez encore, je n’ai pas tout dit. 

— J'en ai assez, j'en ai trop entendu. 

— Non, un instant, je vous en supplie! ne me laissez 
pas ainsi. r 

—Je ne parle pas à des inconnus, à des malfaiteurs, 
peut-être. 

— Ah! madame, vous ferez mourir les gens! mais 
nous nous retrouverons, malgré vous, et alors... 

Je men voulus pas écouter davantage; j’appelai 
Marion, je fis avertir ma livrée et je sortis. 

Mon écuyer voulut aller tourner la clef et fermer 
la chapelle; c'était un bon moyen de vengeance, sans 
doute, mais ma gioire en pouvait souffrir; on me pou- 
vaitaccuser de l'avoir caché là et d’en être la complice. 
Je fis signe de laisser la grille ouverte, en ajoutant 
qu'un pèlerin m'avait demandé la permission de prier 
le saint patron de Verrue, et que, d’ailleurs, le comte 
ou sa mère pouvait arriver également. 

Je rentrai chez moi fort intriguée, l'esprit occupé, 
et me demandant quel était cat étranger ct dans quel 
but il m'aurait interrogée, si ce n'était de la part de 
Son Altesse. 

- Un autre n’oserait point, ajoutai-je. Il faut être 


VOLUPTÉ. 


tout-puissant pour s'attaquer à moi, qui ne cherche 
personne, et s’y attaquer de cette manière. 

Je me trompais cependant, j'étais moins inatta- 
quable que je ne le pensais. J’en eus bientôt la 
preuve. 

La semaine sainte tombait, cette année-là, à la fin 
d'avril; le printemps, à cette époque de l’année, est, 
en Italie, dans toute sa beauté. Ce ne sont que fleurs 
de toute sorte, avec cette jeune verdure si fraîche qui 
apporte de bonnes senteurs et de douces pensées. 

La veille de Paques, j'étais restée presque toute la 
soirée à l’église, au milieu des chants, de l’encens, des 
prières ferventes. J'étais dolente et fatiguée. Je sou- 
pai seule chez moi, et, comme un clair de lune char- 
mant faisait rire devant mes yeux les roses du par- 
terre où M. de Verrue avait commencé de me trouver 
belle, je me laissai tenter, et m'y allai promener par 
les allées. 

Je m'y promenai tant et si bien, que le jour arriva, 
ce jour de résurrection, salué dès l’aube par les clo- 
ches, par le canon, par les acclamations de la foule, 
déjà répandue dans toutes les rues. 

Le peuple va se décarêmer dans les cabarets et 
chez les petits marchands qui bordent les maisons. 
Rien n’est plus gai que ce coup d'œil. Beaucoup de 
dames et de seigneurs en jouissent, inconnus, cachés 
sous des mantes et de grands feutres espagnols. C’est 
une des récréations du bel air. L’enyie m'en prit. 
Jappelai Marion, qui n’avait guère plus dormi que 
moi, et qui était en compagnie du petit Michon, le- 
quel accourait pour me souhaiter le premier les bon- 
nes fêtes. : 

Je me fis habiller ainsi qu'il convenait pour cette 
escapade. Je pris, pour toute escorte, ma suivante et 
mon abbé poupin, et je me lançai parmi la canaille, 
enchantée de n’étrespas reconnue et de pouvoir m’amu- 
ser, en vraie petite fille, de tout ce que j'allais voir. 

Michon riait et sautait. On le connaissait partout, sa 
bonne figure réjouie prétait à rire dès qu’elle parais- 
sait. Je lui donnai quelque monnaie qu'il dépensa en 
saucissons et en lard salé de toutes les espèces. Je 
m'arrêtai avec lui auprès d’une boutique de pâtisse- 
ries, où il s’en trouvait d'excellentes, et j’en allais 
manger une, lorsque je vis un bras s’ayancer de mon 
côté pour écarter une manière de bélitre qui me gé- 
nait en passant. Je me retournai pour remercier mon 
libérateur, et, sous les grands bords d’un feutre noir, 
je vis briller les veux du prince de Hesse, un de mes 
plus fidèles et de mes plus assidus courtisans, Il me 
demanda de rester avec moi pour me préserver; je ne 
le refusai point, et nous nous mimes à marcher près 
l'un de l’autre, ayant Michon et ma suivante derrière 
nous. 

Il commença à parler de lui d’abord, selon la cou- 
tume de tous les hommes, et de moi ensuite, et puis 
de tous les deux, c’est-à-dire qu'il me voulut faire 
entendre qu'il se mourait d'amour pour moi, qu'il n’a- 
vait jamais trouvé l’occasion de me l’apprendre, et 
qu'il prenait celle-ci aux cheveux dans la crainte de 
la laisser échapper et quelque singulier que je pusse 
trouver ce parti-là. 

C'était un moment hors de saison, me semblait-il, à 
moi, Française, que la semaine sainte, pour me vou 
loir faire pécher; et cependant, eu Italie, c’est un des 
plus opportuns, à cause de la facilité de se rencontrer 
à l'église sous des habits qui déguisent les gens, Mais, 


semaine sainte ou carnaval, n'étant pas disposée à 
accueillir la demande, je la trouvai fort mauvaise, et 
je rudoyai ce pauvre Hesse de la bonne façon. C'était 
une excellente créature, il ne m'en voulut point, se 
contenta de soupirer et de me répondre : 

— Le moment n’est peut-être pas venu; je repas- 
serai plus tard. 

Il n’en continua pas moins, pendant toute la prome- 
nade, à soupirer très-haut, si bien que je le quittai et 
que je rentrai beaucoup plus tôt que je n’eusse souhaité 
de le faire. Ma fatigue était extrême, je me jetai sur 
mon lit pour me reposer jusqu’à l'heure de la messe, 
où je devais assister en grande pompe à la cathédrale 
avec toute la cour. 

Je ne dormis pas. Ces deux hommes et leur parole 
dorée ne me sortaient pas de la mémoire. Peut-être 
ne faisaient-ils qu'un ; peut-être le prince était-il, en 
effet, le mystérieux inconnu de la chapelle. Pourtant, 
si c'était lui, quelle apparence qu'il ne m'en eût pas 


parlé? Et si ce n’était pas lui, qui ce pouvait-il étre? 


Je répondis mal à ces questions. Il faut bien 
l'avouer, je fus plus longtemps à ma toilette, je la 
soignai davantage. Je voulus être charmante et je me 
trouvai plus belle que je n'avais cru l'être jusque-là. 
Mon mari m'avait si vite délaissée, que j'en prenais 
défiance de moi-même. 

Je partis avec lui et ma belle-mère. Nous nous ren- 
dimes au palais. Nous avions Vhonneur de suivre 
Leurs Altesses et nous devions les attendre selon leur 
bon plaisir. 

Je ne paraissais plus à la cour, depuis plusieurs 
semaines. Lorsque M. de Savoie m/’apercut, je vis 
très-bien une expression de joie sur son visage; je 
détournai le mien, car je rougissais. 

Les cérémonies eurent lieu comme à l'accoutumée. 
Les princes avaient communié la veille, et presque 
tous les courtisans aussi. En ce pays, on communie 
plus facilement que chez nous; on ne se fait pas un 
scrupule de l’amour. Presque toutes les dames ont un 
galant pour le moins; les plus sévères s’en tiennent là, 
mais les autres ne s’en génent guère, et on ne pense 
pas faire mal. Si les prêtres refusaient l’absolution de 
ce péché-la, les églises seraient vides, 

On alla ensuite chez madame la duchesse, où était 
servie une magnifique collation, les dames à table. On 
west pas exigeant pour les rangs comme ici, et, heu- 
reusement, il n’y a point là de ducs et pairs qui fassent 
de la tyrannie comme les nôtres. 

Victor-Amédée ne s’assit point; il fit le tour de la 
table, parlant à chaque dame. Quand ce fut à moi, il me 
demanda, avec une voix très-émue, si ma santé était 
meilleure et si je pourrais prendre ma part des fêtes 
qu'il comptait donner, et cela bientôt, entre-ci et la 
Pentecôte. Il ajouta que, d'ailleurs, il les remettrait 
si je n'étais pas assez bien, ne voulant absolument pas 
que j'y manquasse et qu'elles perdissent leur plus hel 
ornement. 

Le due, fort sur son épargne, n'avait pas coutume 
de prodiguer les fêtes ; il ne pouvait me dire plus clai- 
rement qu'il me les destinait. J'en demeurai songeuse 
le reste de la collation, malgré ce que je fis pour avoir 
mon air habituel, et j'en enrageais, M. de Savoie me re- 
gardant sans cesse et semblant jouir de cette préoccupa- 
tion. Elle n'était pas ce qu'il croyait, Je cherchais sim- 
plement le moyen de me débarrasser de lui sans porter 
dommage à notre état à la cour, Je le connaissais bien: 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


il 
} 


57 


il avait de la rancune, comme tous les hommes de 
ce caractére-la. 

Cette séance finit, à ma grande joie, par les vépres, 
auxquelles il fallut aller. J’y réfléchis tout le temps, 
et, voyant ce bon M. Petit à l’autel, l’idée me vint de 
lui conter l'affaire, et cela incontinent. Je le fis done 
demander aussitôt après son office; je prétextai la 
fatigue pour ne pas aller au souper de Leurs Altesses, 
et je restai seule dans ma chambre, très-impatiente 
d'ouvrir mon cœur au digne abbé. 

ll ne se fit pas attendre. Jamais aucune misère ne 
Pattendait, et, me trouvant pale et triste, il m’en de- 
manda promptement le sujet. 

— Hélas! je suis tourmentée, mon bon père, et c'est 
là ce que j'ai voulu vous dire tout de suite. 

— Parlez, madame; ayez confiance, Dieu vous en- 
tend. 

Je lui contai l’histoire, depuis le premier jour où 
je l'avais devinée, y compris le confessionnal et le 
prince de Hesse. 

Il m'écouta sans m’interrompre ; ensuite, il me loua 
de mon honnéteté, de mes craintes, d’étre venue à lui 
sur-le-champ, sans laisser le temps au mal de gagner 
du terrain. 

— Il n’y a qu'une chose à faire en ce moment, car 
le plus dangereux de tout ceci, c’est l'amour de Son 
Altesse; qu'elle sache qu’elle perd son temps, elle 
cherchera ailleurs. Refusez les fêtes. 

— Hélas ! je ne demande pas mieux; mais comment 
les refuser? 

— Il n'est pas besoin de subterfuge; faites qu'il 
vous les offre de nouveau et dites non, hardiment. 

— Et sil s'en prend à moi, s’il s'en prend sur- 
tout à M. de Verrue, s’il ruine son crédit et son 
avenir? 

— C'est difficile, je le sais; si vous étiez plus âgée, 
il faudrait louvoyer peut-être ; mais une si jeune 
personne ne peut s’exposer au danger; soyez droite 
et franche. 

— Ai-je le droit de perdre mon mari, sans qu'il en 
sache le motif? 

— Prenez garde, madame, de marchander avec le de- 
voir; c'est un péché que d’en supposer M. de Verrue 
capable. 

— Je n'y songe méme pas; mais, s’il était instruit, 
il trouverait peut-être un moyen que nous ignorons. 

Le curé secoua la tête. 

— Temporiser, c'est tout perdre, madame. Songez à 
la qualité du galant, songez à son pouvoir, songez à 
son mérite, 

— J'aime mon mari, monsieur, répliquai-je simples 
ment, 

— C'est la meilleure raison, madame; cependant l'ab- 
sence ne nuit pas. 

Nous causimes longteinps, retournant la question de 
toutes les manières. La conclusion fut qu'il fallait 
ôter l'espoir au prince, et, si l'on me forgait d'assister 
à ces fêtes, tout avouer à ma belle-mère, ma meil- 
leure défense, et ma meilleure barrière en ceci. 

En conséquence, dès le lendemain, je pris un air 
grave et j'attendis M. de Savoie de pied ferme pour lui 
faire mon compliment de congé. 

Il vint à moi dans un moment où je m'étais retirée 
près d'une fenêtre, et me demanda si j'étais remise de 
cette fatigue subite qui m'avait empéchée de repas 
rattre la veille au souper. 


58 LA DAME DE VOLUPTE. 


— Non, monseigneur, au contraire, je suis plus fati- 
guée que jamais. 

— ll faut vous guérir pour les fêtes qui commence- 
rout bientôt, madame. 

— Je serai plus malade en ce temps-là, monseigneur. 

— Qu'est-ce à dire, madame? 

Je voyais dans ses yeux une ironie et une facon 
d’être certain de son fait qui me révoltaient. 

Je lui répondis avec une hauteur suprême : 

— Cela veut dire, monseigneur, que je n'aime pas 
les fêtes et que je ne compte pas y assister. 

— Mais si on attend que votre santé vous le permette? 

— Oui, monseigneur, même en ce cas-là, et surtout 
dans ce cas-là, 

— C'est bien, madame, répliqua-t-il d'un ton piqué. 

Je crus en avoir assez dit, ef, sans attendre qu'il me 
congédiat, je fis une révérence des plus humbles, et 
je me retirai. 

Cette énormité parlait plus haut que tout. Il resta 
encore un instant près de la fenêtre pour se remettre. 
Il était fort en colère; il revint près des dames, et fit 
Vagréable tout en enrageant. Il en eut assez pour ce 
jour-là; il ne me parla plus, et resta plusieurs se- 
maines à bouder. 

Je n’avais pas confié, mon secret à mon confesseur en 
titre, le père d’Aubenton. Je n'avais que de la répul- 
sion pour ce jésuite, et ses airs de cafard n’étaient pas 
faits pour me séduire et m’engager à me dévoiler à lui. 
Bien souvent il avait cherché à sonder tous les replis 
de mon âme. Mais il n'avait vu que ce que j'avais bien 
voulu laisser voir. Il avait eu des insinuations singu- 
lières. Il voulait voir ce dont j'étais capable et dans 
quel sens on pouvait me diriger. Je ne sais pas s’il 
travaillait au profit de l'influence de la Compagnie ou 
bien au profit des amours de l’abbé de la Seaglia. Quoi 
qu'il en soit, il m’initia à des intrigues de cour queje 
ne connaissais pas encore, en me supposant capable d'y 
être mêlée et me demandant si je n’y participais pas. 
Tl me parla aussi des passions secrètes qui s’allu- 
maient entre divers membres d’une même famille. 

— Frère et sœur, cousin et cousine, oncle et nièce, 
n’en sont pas exempts quelquefois, me dit-il. 

Voyant que je demeurais stupéfaite et indignée de 
ces révélations, il n’alla pas plus loin. Mais il avait 
appuyé sur ces deux mots oncle et nièce. 

Jl termina en me disant de tenir mon cœur contre 
toutes ces amours illicites. 

Infamie! 

Je sus plus tard qu'à l'issue de cette conversation, il 
eut un entretien avec l'abbé de la Scaglia. 

{ls en eurent une plus significative à l’époque où 
ye suis de mes Mémoires. 

Le d’Aubenton avait, malgré mon silence et ma ré- 
serve, éventé les amours du duc de Savoie, et on con- 
çoit de quelle importance était pour Ini et la Compa- 
gnie la découverte d'un pareil secret. 

Désormais, je pouvais devenir un instrument de la 
puissance des jésuites. 

Aussi le Je re d’Aubenton s'était constitué Pauxiliaire 
de M, de Savoie, et il préchait mon cœur d’un amour 
qui n'était pag tout à fait celui de Dieu. 

L'abbé de la Scaglia, avec ses passions surannées, fut 
éconduit d'une belle façon. Le père confesseur pritun 
air indigné et lui fit honte de ses desseins. L'abbé com- 
prit que le vent soufflait d'un autre côté, et il se promit 
bien de chercher à connaître à quelles influences étran- 


gères obéissait le directeur de mes conférences, qu'il 
avait pourtant choisi lui-même, sur la foi du moine 
Luigi. s 

Puis, après avoir longtemps songé : 

— Je perds le poison de l’âme, se dit-il; mais jai au 
moins d’autres poisons terribles. Ah! pére d’Aubenton, 
vous prétendez diriger au profit seul de votre puissance 
le cœur de la contessina ; eh bien, avant que vous 
puissiez utiliser, je briserai; janéantivai Vinstrament 
que yous espérez faire agir. A t 

Je crois qu’à cette époque l’abbé de la Senate’ n ge: 
rait pas les secrètes aspirations de M. de Savoie. L’oncle 
de mon mari était un peu diplomate, etil avait vécu au 
milieu des intrigues. Il avait donc l'œil sûr et exercé. 

Revenons maintenant à Victor-Amédée. 

Un soir, madame de Pezzia, jouant avec lui fort fa- 
milièrement, se mit à rire et lui demanda ce qu'étaient 
devenues ces fameuses fêtes qu'il annoncait mes 
si longtemps, et si l'on n'aurait jamais la Joie dy 
assister? 

— Ceci n’est pas ma faute, madame ; la divinité à 
qui je les offre, les refuse. 

— Monseigneur , elle les prendra bien lorsque vous 
les lui offrirez tout de bon. Ge sera le moyen de 
Pattendrir et de l’amener à vous écouter. 

— Le croyez-vous, madame? * 

— En doutez-vous, monseigneur ? Je vous supped 
plus instruit en ce qui touche les dames. Elle refuse 
pour se faire prier. Votre inhumaine n’est pas ule in- 
vincible que les autres. ii 

Madame de Pezzia était une vieille femme de beau- 
coup @esprit, en possession de son franc parler à la 
cour. Elle avait été fort galante et ne s’en cachait que 
tout juste ce qu’il fallait pour n'être point | cynique. 
Elle racontait volontiers sa jeunesse et excusait celle 
des autres. Elle ne s'était point faite dévote de profes- 
sion; seulement, elle priait Dieu, elle allait à église et 
disait que le Seigneur valait mieux que ses créatures 
et que cet amour-la était le seul qui nett point de 
lendemain pénible et d'abandon à déplorer. Le” duc 
Paimait et la mettait de ses parties. 

J'entendis cette conversation en tremblant. Je me 
croyais délivrée, je ne l’étais point; j'allais recom- 
mencer les combats, et certainement ceux de l'intérieur 
s’ensuivraient. Je tichai de ne pas m'en déconcerter. 
J'y réussis assez bien. 

Quant à M. de Savoie, il ne me regarda point, ilue 
fit semblant de rien, et l'observateur le plus attentif 
n'aurait pu penser qu'il ne songeait qu'à moi seule, 

Deux jours après, nous fimes RE comme 
toute la cour, que Son Altesse allait donner des fétes 
splendides et qu'il fallait s'appréter à y paraitre eta xy 
faire honneur. 

La situation devenait critique. J’eus de nouveau re- 
cours à mon abbé. Nous tinmes un long chapitre dans 
lequel il fut décidé que je mirais pas à ces bals, que 
je prendrais ma santé pour prétexte, que je tiendrais 
bon envers et contre tous. 

Madame de Verrue ne manqua pas de me demander, 
dés le lendemain, quel habit j'allais préparer. 

— Aucun, madame, répondis-je. 

— Comment, aucun? s'écria-t-elle, Vous voulez 
done (tre autrement que les autres et faire honte à 
notre maison ? 

— Non, madame; mais jé ne compte aller à aucun 
de ces bals. | 


de (me? 


A Nb Ve Sees 


; 


LA DAME DE VOLUPTÉ, 


59 


» — D'où yient cette fantaisie, madame, s’il yous 
plait? 
— Je suis malade depuis longtemps, les veilles me fa- 
tiguent et la chaleur des salles où l’on danse m'est fort 
nuisible.  : 
— En vérité, je ne vous puis concevoir. Quoi! vous 
vous donnez des façcns de vous faire prier, et vous 
oubliez qu'une inyitation de Son Altesse est un ordre! 
Je yous avertis que nous n'y consentirons point et 
qu il vous faudra venir avec moi, sans tous ces grands 
+ airs de France, qui ne sont point de mise ici, entendez 
vous? | 
PT en Je vous demande pardon, madame, je n’irai 
point. f 
— Vous irez, vous dis-je! 
- — Je wirai point, répétai-je ayec tant de fermeté, 
BE ils se regardèrent remplis d’étonnement. 
_ Je ne les avais pas accoutumés à cette décision. 
_ — Yous n'irez point et votre santé seule s’y oppose? 
‘pet Oui, madame. 
_— Vous n'avez pas d’autres raisons? 
— Je n’en ai pas d’autres, et lors même que j'en 
aurais, je saurais les taire. 
_. — Vous vous défiez de notre discrétion ? 
— Non, madame, mais de votre bonne volonté pour 
moi. 
* Nous nous attaquimes ainsi de propos aigres-doux 
pendant un instant; mon mari ne disait mot, selon 
_ son habitude. En pensait-il davantage? Je ne le crois 


_ pas; il s’était habitué à rester si bien neutre dans mes - 


discussions ayec sa mère, qu'il le devenait tout à fait. 

… L'heure appelait la douairière au palais. Eile me 
- lança en partant un trait de Parthe. 

_ — Souvenez-yous, madame, que vous viendrez au 
hal de Leurs Altesses,. parce que vous le devez et que 

_ je le veux. 

Je ne répondis pas. A quoi bon? 

M. de Verrue regarda partir sa mère, ensuite il se 
tourna nonchalamment de mon côté et dit : 

— Tout de bon, ma chère comtesse, vous ne voulez 
pas aller au bal de Ja cour? Pourquoi cela? Quelle 
fantaisie! qui vous en empêche? 

.… Je vous l'ai dit, monsieur, c’est ma santé. 

1 .…#= Vous étes blanche et couleur de rose, madame; 

vous ne persuaderez à personne que vous êtes malade. 

— Qu'importe qu'on ne le croie pas, si cela est? 

— Pourtant, préparez votre toilette; ma mère saura 
bien vous y faire aller, dût-elle demander à Son Altesse 
des carabiniers de son régiment pour yous y con- 
_duire. 

_ Bt, tournant sur ses talons, selon une mode qu'avait 
donnée le prince de Hesse à tous les jeunes seigneurs 
du temps, il me laissa seule. 

» Je persistai à ne m'occuper de rien. Cependant tail- 

eurs et brodeuses, joailliers et orfévres, tout était en 

_ combustion; on ne dormait nulle part. 

. Nous étions au lundi; la fete avait lieu le lundi sni- 
vant, J'avais vu dix dames dans In matinée; toutes 
venaient savoir des nouvelles de ma parure. 

~ — J'ai un habit tout prêt, répondis-je. D'ailleurs, je 
me sens si malade, que je n'irai satis doute point. Je 
serai déjà forcée de manquer ce soir au cercle de ma- 
dame Royale, 

. On me plaignait, on me faisait des compliments 
plug ou moins sincères. Chacun se répéta que j'étais 

W malade, que je n'irais point à la cour, et cela tant et 


wt 


si bien, que ce fut la nouvelle du cercle, et que le duc 
Pentendit répéter comme les autres. 

La marquise de Pezzia, qui observait tout, devina le 
fait et les conséquences. Elle tenait Victor-Amédée 
dans un coin et tachait de lui arracher un aveu, le 
rôle de confidente lui plaisant par caractère; et puis les 
Italiennes accordent à l'amour tant de charmes, qu’a- 
près Payoir perdu, elles ne songent qu’à le retrouver, 
pour le compte des autres. — 

Le prince ne dit rien, il souriait; elle n’en demandait 
pas davantage. 

— Monseigneur, ajouta-t-elle, continuons notre con- 
seil, s’il vous plait. La dame qui refuse les fêtes pourrait 
bien persister malgrétout.Savez-vous ce qu’on fait alors? 

— Non, madame, apprenez-le-moi, j’aime à m’in- 
struire. 

— Elle ne s’occupera d’aucuns préparatifs, elle se 
fera céler huit jours d'avance: elle dira qu’elle est à 
la mort, jusqu'au moment de partir, où les sollicita- 
tions la pourraient vaincre; mais point de joyaux, 
point d’habits, rien de prêt, il faut rester. Il est un 
moyen de parer à cela quand on est habile. 

— Mais dites-le donc, marquise! j'attends depuis 
deux heures. 

— Eh bien, monseigneur, cela est facile : on a une 
sœur, une mère, une femme à laquelle on persuade 
que le bal ne peut avoir lieu sans cette belle, qu'il la 
faut faire venir, qu'il lui faut faire faire à son insu 
un bel habit bien ¢tincelant, bien éclatant: les fai- 
seuses ont sa mesure, on le lui envoie de la part de 
la princesse deux heures avant le bal. Dès lors point 
d’excuse possible, et, dût-on crever, il faut paraître. 

— Le conseil est bon, marquise. 

— Je n'en donne pas d’autres à monseigneur. 

fut suivi de point en point. Madame lu duchesse 
régente m’enyoya, deux heures avant le bal, un de 
ses pages avec trois estafiers, portant une corbeille 
dans laquelle repogaient, sur un lit de ouate, une jupe, 
un corps de jupe, un bas de robe couleur bleu de 
ciel, avec une broderie de perles fines; les dentelles 
mêmes en étaient semées, ce qui formait la plus riche 
et la plus charmante nouveauté qu'on put voir. 

Ma belle-mère resta stupéfaite, en face d’un pareil 
présent; puis elle me jeta avec sa voix criarde : 

— J'espère que maintenant vous irez au bal, madame! 


Y 


Je me trouvais indécise, contrariée; je dirai plus, 
furieuse. J'étais forcée, j'étais vaincue. Mon mari me 
regardait en riant et soulevait, l’un après l'autre, les 
glands de perles qui garnissaient mon habit, et s’amu- 
sait à les faire jouer. 

— C'est fort beau, madame, fort beau! En vérité, 
madame la duchesse vous a traitée royalement; on voit 
que vous les une compatriote et une amie. Habilles- 
vous promptement, yous arriverez après Leurs Altesses. 

Je ne répondis point. Il n'y avait pas à reculer : il 
fallait obéir ou bien employer un moyen héroïque, tel 
que de me faire saigner, par exemple; sans cela, pas 
d'apparence de m'en dispenser. Je pris mon parti, et, 
mé tournant vers M. de Verrue : 

— Monsieur, lui dis-je, envoyez promptement quérir 
le médecin; je suis fort malade, il faut me tirer du 
gong à Vinstent mème, 


60 LA DAME DE VOLUPTE. 


Le comte éclata de rire. 

— Le médecin ? vous saigner? A d’autres, à d’autres, 
ma belle comtesse ! Vous avez fait une gageure sans 
doute, et vous la voulez gagner. Je ne puis vous aider 
à cette folie. $ 

— Eh! monsieur, m’écriai-je impatientée, ce n’est 
pas moi qui perdrai, ce sera vous. 

— Moi! et comment puis-je perdre? Je n’y suis pas 
intéressé, je suppose. 

Je levai les épaules et me tournai d’un autre côté 
sans répondre. 

— Ne baraguignons plus, madame, et finissons-en. 
Je vais appeler vos femmes. 

— Comme il vous plaira : elles m’aideront à me 
mettre au lit. 

Nous discutimes longtemps; je me défendais. Enfin, 
il m'arracha que j'avais un motif grave, et sur-le- 
champ il me demanda lequel. Je cherchai à reprendre 
mes paroles; il n’était plus temps. 

— Maintenant, madame, je ne vous quitte pas, je ne 
vous laisse pas que vous ne m’ayez tout dit. 

Ce fut une persécution complete. 

La patience n’était point ma qualité. Je répliquai 
en colère : 

— Eh bien, monsieur, puisque vous l'exigez, ap- 
prenez donc ce qui se passe. M. le duc de Savoie a dai- 
gné jeter les yeux sur moi; il me veut pour sa mai- 
tresse, et ces fêtes où vous vous obstinez à me con- 
duire sont les préliminaires de nos accords. 

M. de Verrue eut un instant de saisissement dont il 
se remit très-vite. Il n’en resta qu’une petite rougeur. 

— Êtes-vous sûre de cela, madame ? 

—Si je n’en étais pas sûre, vous le dirais-je, monsicur? 

— Cela est d'une honnête femme, d’une très-honnête 
femme, madame, et, à votre âge, c'est faire preuve 
(une raison peu commune, je vous en remercie. 

— Mon Dieu! monsieur, c’est que je vous aime et 
que ma mère m'a enseigné A aimer aussi le devoir que 
j'ai promis de remplir. Il ne faut ni me louer ni me 
remercier pour cela. 

— Oui, c’est d’une honnête femme, reprit-il comme 
sil ne m’edt point entendue, et d’une si honnête 


femme, qu'il n'y a rien à redouter et que l’on peut vous 


exposer au péril : vous n’y succomberez point. Pré- 
parez-vous et allons à ce bal. 

Mon étonnement fut grand, je le laissai voir; il in- 
sista plus sérieusement, disant qu’il avait toute con- 
fiance, qu'il était sûr de moi, et que, par conséquent, 
il croirait me manquer de respect en ne me conduisant 
pas lui-même au-deyant de ce danger qui n’en pouvait 
être un pour moi. 

— Quoi! monsieur, vous savez tout et vous vou- 
lez. ? 

— Je veux vous prouver que vous méritez tous les 
éloges, que je vous remets le soin de mon honneur et 
que vous êtes une des plus parfaites personnes du 
monde entier, 

— Monsieur, je n’ai pas si bonne opinion de 
moi que vous-même, et je vous supplie de m’en dis- 
penser. 

— Madame,. vous me désobligerez par votre obsti- 
nation, et je compte que cela cessera tout à l'heure. 

— Monsieur, vous y tenez donc absolument? Gest 
au moins singulier, convenez-en, 

— Je tiens à ne pas me mettre en lutte ouverte avec 
mon souverain, madame, et il ne convient ni à mon 


| 
| 
| 


| 
| 
i 


| 
| 
} 


{ 


honneur ni à ma fortune que vous manquiez rien en 
tout ceci. Vous irez. 

— J'obéis donc, monsieur. 

Jai raconté cette scène en détail pour montrer com- 
ment j'ai été conduite, presque forcée, et comment j’en 
suis venue où l’on m’a envoyée malgré moi. 

Je m’habillai selon l’ordre. 

Je dois avouer que j'étais belle et que j’eus avec mon 
miroir un petit colloque de quelques minutes, qui finit 
par un sourire et un compliment. 

M. de Savoie, toujours maitre de lui, me recut 
comme les autres. A peine une légère rougeur me fil- 
elle deviner son émotion. Il ne me dit rien de ma pa- 
rure, et il fut le seul. C'était pour que je le remar- 
quasse et que je susse bien d’où elle arrivait. 

Je fus très-maussade à cette fête. Je me retirai de 
bonne heure, Je fus menée par M. de Hesse, auquel je 
pensai ne pas rendre son menuet. Je refusai les cou- 
rantes et les cotillons, ce qui étonna toute la cour, 
car jy faisais fort bien, et l’on aimait à me voir. Enfin, 
je marquai, autant que je le pus, ma mauvaise humeur. 

M. de Verrue revint avec moi et me bläma, douce- 
ment il est vrai, mais il me blama. C'était, selon lui, 
donner trop d'importance à une chose qui n'en avait 
point; c'était laisser croire au prince que je le. crai- 
enais, et il en pourrait abuser. 

— Du reste, ajouta-t-il, j'en parlerai à ma mère, 

— Au nom de Dieu! monsieur, n’en faites rien; 
c’est là ce que je redoute,et voilà pourquoi je ne 
vous ai rien dit plus tôt. J’ai l'honneur de connaître 
madame votre mère, elle tournera tout contre moi. 

Il me promit presque de se taire; mais j'étais cer- 
taine qu'il ne le ferait point ; et je ne dormis 
pas, dans la prévision de ce qui arriverait et de ce qui 
ne manqua pas, en effet, d'arriver dès le lendemain. 

Aussitôt que madame de Verrue fut revenue du 
palais, elle entra dans mon appartement, ce quelle 
avait recommencé à faire depuis que son fils n’y entrait 
plus. 

Elle parut la tête haute, les yeux étincelants, pleins 
d'ironie et de cette moquerie doucereuse qui cachait 
chez elle la rage et la furie. 

— Qu'ai-je appris, madame? fit-elle. Nous devons 
à des visions cornues votre belle maussaderie d'hier! 
Vous voilà convaincue que M. de Savoie, époux d’une 
princesse accomplie, n’a rien trouvé de plus glorieux 
que de soupirer pour vos charmes! — C’est à vous 
qu'il offre ses fêtes! c'est vous qui changez ses goûts, 
ses habitudes, ses idées! Comment ne nous sommes- 
nous pas doutés de cela? Comment vous seule avez- 
vous découvert ce grand événement? Je vous aime 
trop pour ne pas vous engager à perdre ces sottes 
pensées, madame, etsurtout à ne les laisser voir à 
personne. Non-seulement vous vous couvririez de ridi- 
cule, ce qui vous serait permis à la rigueur, mais vous 
apporteriez la honte sur votre nom, sur la maison de 
votre mari. Vous empécheriez sa fortune et la nôtre, 
et c’est ce que je ne vous pardonnerais pas. Je yous 
engage donc à revenir au bon sens, à ce que vous devez, 
à ne point rechercher ces distinctions stupides, en vous 
rangeant aux obligations de votre état, 

Je voulus répliquer, j'étais outrée. Elle ne m'en laissa 
pas le temps, et sortit, 

Je dois ajouter que, si M. de Savoie edt été pré- 
sent, s'il m'eût été possible, même en ce moment, 
de m’approcher de lui, j'eusse été capable de tout pour 


prouver que je n’avais point de visions cornues, et 
que ces visions-là pouvaient se montrer à d’autres 
yeux que les miens. 

Heureusement, j'eus le temps de réfléchir, et je me 
promis, au contraire, de prouver par ma réserve ct ma 
conduite, que, si je m'étais trompée, du moins ce 
n'était ni par prévention, ni par envie de mal faire, il 
sen fallait. 

M. de Verrue ne me parla point de cet incident; je 
retournai sans difficulté à trois fetes données par Son 
Altesse, et les choses se passèrent comme à la première. 

Je commençai à penser que M. de Savoie portait 
ailieurs ses vœux, bien qu'il n’y pardt point, ou 
que, du moins, il avait renoncé à me les adresser. Ou 
annonça une quatrième féte avec un carrousel, et 
beaucoup d’autres maguificences. Je m’y préparai sans 
crainte, et cependant elle devait être bien importante 
dans ma vie. 


« 


VI 


Cette fete nouvelle fut criée à grand renfort de trom- 
pettes et de hérauts dans les rues de Turin. Son Al- 
tesse ayant résolu de la faire sur le modèle des anciens 
champs clos du temps des chevaliers, on y devait 
jouter à armes courtoises, comme aux carrousels de 
Louis XIV en sa jeunesse, avec des quadrilles de dif- 
férentes nations. Le duc, sans qu’on en devinat le mo- 
tif, se voulut faire Bohémien. Ce fut donc a qui entre- 
rait dans ce quadrille-la, qui devait étre magnifique. 
M.de Verrue fut désigné comme un des chefs par Victor- 
Amédée lui-même. Les dames avaient aussi l'ordre de 
choisir des habits de caractère; on les avait engagées 
à se mettre plusieurs ensemble pour former des groupes 
de personnages d'histoire et de roman. La duchesse 
avait choisi le costume d’une des héroïnes de ce beau 
poëme du Tasse, qui est un sujet tout à fait italien, 
et souhaita que j'en prisse un analogue. Ainsi elle se 
fit Clorinde, et voulut absolument que je représentasse 
Armide. 

Lorsque M. de Savoie Vapprit, il demanda si le 
paladin Renaud n'avait pas ¢té un peu combattre 
le Ture en Bohème, à quoi madame de Pezzia répondit 
que cela était certain. Excepté moi, persoune ne re- 
marqua cela, Mais je remarquais tout. 

Cette Armide est une manière de magicienne, une 
palenne qui séduit les chrétiens et qui veut les faire 
damper, quoi qu'il en coûte. Elle a pour cela des 
philtres et des charmes ; elle est éternellement belle, 
éternellement jeune, et dispose des diables de l'enfer, 
Pour ce personnage, il fallait une magnificence tout 
orientale, Ma belle-mère me préta ses pierrerics, on les 
joignit aux miennes, à celles de deux vicilles tantes 
qui en avaient véritablement des trésors, de sorte que 
Vétincelais. Ma robe était une sultuue en drap d'or et 
d'argent, brodée du haut en bas de roses en rubis avec 
des feuillages d'émeraudes, Cela pesait tant, que j'eusse 
soubaité trois personnes pour le soutenir, Je n'avais 
que mon petit Michon, toudu, teint en noir, vêtu en 
Ture, c'est-à-dire avec des trousses, des colliers et une 
fraise comme dans les tubleuix vénitiens, Toute la 
cour remarqua ses mollets, Le curieux est qu'il ne 
graudissait point ct qu'il avait toujours l'air d'un 


LA DAME DE VOLUPTE. 


61 
enfant de sept ans, mème lorsqu'ilen avait douze. 
On saura plus tard pourquoi j’insiste là-dessus. 

Ma robe était ouverte par en bas sur le côté, à la 
facon des chasseresses; elle laissait voir ma jambe 
bien tournée et mon pied chaussé d’un cothurne an- 
tique avec une infinité de pierreries brodées dessus. 
J'avais une jaquette en toile d’argent garnie de petits 
talismans en ces pierres bleues incrustées d’or qu'on 
appelle, je crois, des turquoises. Il y en a beaucoup 
dans ce pays-là. Ma coiffure était singulière. Mes che- 
veux, en boucles, tombaient sur mes épaules, à moitié 
retenus dans un réseau de diamants ; j'avais un (ia- 
dème des joyaux les plus rares, et une escarboucle 
digne d’une reine. Au milieu se trouvait un hibou, 
l'oiseau des sorcières, admirablement travaillé avec 
des pierres imitant les plumes et des veux de rubis 
balais. Je l'ai encore. De ce diadème sortaient des 
plumes élevées pour montrer la sauvagerie de cette 
Armide; et tout le reste, mes oreilles, mes bras, mon 
cou, ruisselait de pierreries. Ma ceinture seule en était 
cousue. Lorsque je parus sur l'estrade, on m'ap- 
plaudit. C'était, après celui de madame de Savoie, le 
plus beau et Ie plus seyant habit qu’il y eût dans la 
mascarade. Encore le mien était-il préférable, je 
le crois. Les femmes en crevaient de dépit et de 
jalousie. 

Le duc entra dans l’arène, à la tête de ses Bohémes, 
sur un magnifique cheval blanc dont la housse et tous 
les harnais n’étaient qu’orfévrerie et diamants. L'habit 
du prince ne se pouvait également regarder au soleil. 
Je compris le secret de son déguisement en voyant sur 
sa poitrine une boite absolument semblable à celle 
que j'avais moi-méme et que m'avait donnée le sorcier 
de Venise; seulement, elle était un peu plus grande ct 
portait pour devise : 


Je préserve de tout. 


Celle amulette était le plus bel ornement de ce cos- 
tume, si riche pourtant, Chacun le remarqua et les 
courtisans y cherchèrent un mystère. Ils ont le nez si 
fin, qu'ils les savent flairer de loin. En passant devant 
nous, Victor-Amédée baissa sa lance et salua les 
princesses et les dames. Nous vimes alors les lettres 
brodées sur sa bannière. Elles étaient de nature à 
donner de l'occupation aux sphinx de la cour. 

A l'inconnue! 

Puis uve moutre avec cette légende : 

Tranquille au dehors, agitée au dedans. 

Madame de Savoie se retourna de mon côté — 
J'étais debout auprès de son fauteuil —et me dit tout 
bas : 

— Contessina, il faudra chercher cette inconnue ce 
soir et savoir à qui le duc me sacrifie. 

L'accent qu'elle donna à ce mot me prouva que sa 
rancuoe n'était pas grande, Quant à moi, je ne pou- 
vais plus m'v tromper : l’amnulette était la déclaration 
inuette qu'il ne m'était pas permis d'ignorer et que je 
ne pouvais repousser davantage. 

Ainsi cet étalage, cette magniflcence, ce monde, 
cette fête spleniide, si en dehors des goûts de M. de 
Savoie, tout était pour moi, J'étais l'héroïne, la reine 


62... 


LA DAME DE VOLUPTE. 


de cette cour; un mot de moi, et tous se jetaient à mes 


pieds avec le souverain lui-même. J’eus un moment 
il me sembla 


d’étourdissement; je fermai les yeux; 
que j'allais tomber de bien haut. Pour la première fois, 
l'ambition, l'amour de la puissance s’éveillaient en 
moi, j'en ressentais une atteinte ignorée jusque-là, 
et mon regard suivit le prince, qui s’éloignait, avec un 
regret et une expression qu'il eût été fort heureux 
de saisir: é 

Le carrousel fut beau et dura longtemps. M. de 
Savoie fut vainqueur, ainsi que cela devait être, les 
souverains ne cèdent aucune victoire. Le prince Eugène 
était en ce moment à Turin et commandait le groupe 
des Indiens. Il dut se soumettre au chef de sa maison 
comme les autres ; mais, après lui, il fut le mieux cou- 
ronné. Victor-Amédée se servit lui-même pour arriver 
à ce qu'il avait résolu. Lorsqu'ils vinrent tous les deux 
à l’estrade des dames recevoir le prix de leur courage, 
M. de Savoie prit le prince Eugène par la main et dit 
à Clorinde : 

— Belle guerrière! voici un jeune étranger auquel 
je cède le bonheur insigne d’être couronné par vous, 
malgré le regret que j'en éprouve. IL vient de si loin 
et il en est si digne, que je n’oserais essayer de le lui 
ravir. Permettez done qu'une de ces dames, dont les 
yeux brillentautour de yous, me remette cette écharpe, 
don si précieux à mon cœur et à mon souvenir. 

La princesse lui répondit par un petit discours fort 
bien tourné, qu’elle termina en disant à Renaud quelle 
lui désignerait elle-même la belle dame à laquelle il 
devait s'adresser, afin de lui ¢pargner l'embarras du 
choix au milieu de tant de merveilles. 

De toutes celles qui l’entouraient, j'étais, je n'en doute 
pas, la plus belle et la mieux parée; elle me remit le gage 
de la victoire. Le prince avança la téle, aeeengtilty, 
je lui passai l’écharpe par-dessus la cuirasse. 

I était baissé, on ne le pouvait voir. IL prit ma main, 
qui tremblait un peu, et la baisa avec une ardeur qui 
ne pouvait rien laisser ignorer à la plus novice. 

Je me retirai vivement ; mon air sévère n'allait point 
à l'office qu'on me faisait remplir. Madame Royale, un 
peu malade, n’était point présente ; sans quoi, elle ett 
bien deviné tout. 

On entra dans la salle du banquet, Sous prétexte 
qu'il était mon chevalier, le duc me voulut servir ; 
c'était dans l’ordre et selon les usages que nous cher- 
chions à représenter, Nul ne le trouva extraordinaire; 
mais quelques-uns déjà démélérent la vérité, etje me 
vis entourée plus que jamais. Si ma belle-mère ett 
eu ses plans, est-il vraisemblable qu'une femme aussi 
rompue aux intrigues de la cour eit hésité à com- 
prendre ce qui devenait clair, étant prévenue comme 
elle l'était ? Quant à M. de Verrue, il n'en croyait que sa 
mère, ct si, par hasard, un doute se présentait à son 

esprit, il avait tant de conilatic een moi, son respect était 
tellement profond, qu'il n'aurait jamais songé à m'ac- 
cuser ni à craindre. 

Moi, j'étais flotiaute entre la colère et l orgueil; pour 
la tendresse, elle était toute à mon mari. 

Cette journée ine parut longue. Je souhaitais d’être 
chez moi, en liberté, à songer, M. de Savoie ne se per- 
mit ni un mot, ni un geste, ni un regard dont je pusse 
me plaindre ; dis Ce fureut des allusions répétées, 
des manières de me louer sans s'adresser à moi, et de 
façon à se faire comprendre de moi seule, qui en di- 


saicnt plus que toutes choses, ll me mena deux fois 


pendant le bal, je ne lui rendis qu'un menuet, et je le 
priai, la seconde fois, de trouver bon que je n’eusse 
pas cet honneur, parce que le poids de ma robe me 
fatiguait extrêmement. 5 «8 He ai 

i ne répondit rien. “US HS RIGIETY 

A partir de ce jour, je fus en brute à aux phisanteriess: 
aux railleries de madame de Verrue, quine m'en épar- 
gna aucune et qui m’accabla de quolibets. G'étaient 
de continuels lardons sur les orgueilleuses qui , se 
croient adorées des plus illustres, dont Ja vanité 6 est 
insatiable et qui se font tigresses alors qu'on .ne 
songe point à les attaquer. Tout cela ait dit a 
tainement dans l'unique but de me pousser à bout 
Elle voulait se défaire de moi à tout prix. La Raves 
femme a élé bien punie de cette visée EL long- 
temps chérie, par tout ce qui est arrivé dans sa 
maison, et quelle se serait épargné en me soutenant. 

Jai négligé de dire que, pendant ces années Re 
tation conjugale avec M. de Verrue, j'étais accouchée 
presque coup sur coup de mes filles et de mon fils. 
C’est ici le seul lieu où je veuille parler des enfants 
nés de mon mariage, car C’est le côté pénible de 
mon cœur, le seul qui me soit un regret, presque un 
remords. Je les ai quittés avec douleur et je ne les ai 
plus revus. Mon fils mourut peu après son père, et mes 
filles, élevées au couvent, y demeurèrent. sue 

Leur aïeule, par haine pour moi, je le crois, ne les 
put souflrir et les rendit malheureuses; elles s’attachè- 
rent à leurs béguines et ne les voulurent plus quitter. 
Ce fut entre nous une séparation complète. + = 4 

Ces pauvres enfants ont contre moi des sentiments 
que je ne leur reproche pas: on ne leur a dit que ce 
qui pouvait me nuire. Cependant la dernière m'a écrit 
quelquefois, aux jours de devoir; je lui ai répondu 
fort amicalement; elle ena été touchée, etje ne doute 
pas que, si nous pouvions nous voir, nous ne finis“ 
sions par nous aimer, elle du moins, car moi, je 
l'aime fort. Nous n'en parlerons plus maintenant. 

Deux ou trois mois se passèrent de la même façon. 
L'abbé de la Scaglia était revenu habiter le logis.Devant 
lui, madame de Verrue ne dit plus rien dont jeusse à 
me plaindre. Elle me traita avee autant de froideur et 
de sécheresse, mais sans rien exprimer. Les fétes. ces- 
sèrent, non pas les occasions de voir M. de Savoie, 
Nous passames même, par son ordre, plusieurs semaines 
avec lui et mesdames les duchesses à la maison de 
üvoli. I se montra fort attentif et fort aimable. Ll avait 
infiniment d'esprit et du plus agréable, du plus varié. 
Il savait beaucoup de langues et avait lu tous les livres. 
Madame Royale était fière de ce fils, et avec raison. - 

— Et puis, me disait-elle souvent, sa grandimère 
était la fille de Henri IV; madame, il est aussi près de 
lui que le roi votre sire. C'est ce qui me fait! Das 
v4 ‘il lui ressemblera aussi. 

Ge prince était, en effet, arrière-petit-fils de Henri IV 
ct tenait à la maison de France de plusieurs côlés; 
bien qu'il affectat de n’y attacher aucune importance, 
il en était au fond très-enchanté ; on lui entendait 
souvent répéter : 

— Mon aïeul Henri IV disait ceci... 

Ou bien : 

— Comme a fait mon aieul Henri IV, 

Il ne pouvait choisir un meilleur modèle, 

Je me croyais hors de danger, voyant ce Tong temps 
écoulé sans nouvelles tentatives, où du moins j’es- 
pérais que le prince avait renoncé à une entreprise 


LA DAME DE VOLUPTE. 


63 


~ . 


impossible, lorsqu’un soir que je me promenais en 
carrosse, seule, avec deux demoiselles italiennes, une 
Welles, s’étant trouvée malade, me demanda Ja permis- 
sion d’entrer dans une maison au bord du Po, où elle 
avait sa sœur. Je demeurai seule avec l'autre, qui 
aussitôt sortit une lettre de sa poche et me la donna. 

— Madame, me dit-elle, on m’a commandé de vous 
remettre ceci. 

— Et qui donc, mademoiselle? 

— Madame, lisez, je vous prie, et vous verrez bien. 

J'ouvris sans le moindre soupçon, la voie ne me pa- 
raissant pas suspecte. Je vis une page fort tendre et 
fort respectueuse, sans signature, il est vrai, et avec 
une écriture qui n’était pas tout à fait celle du prince. 
Cependant la lettre était concue de facon à ne pouvoir 
laisser de doute sur celui qui l'avait écrite. Il se plai- 

ait de ce que je ne comprenais ni son silence ni sa 
retenue. 

Les expressions étaient arrangées de telle sorte, qu'il 
était impossible d’y rien reprendre, ni de s’en offenser. 
 J'interrogeai sur-le-champ la demoiselle, qui s’appe- 
lait Julia Mascarone, et je lui demandai sévèrement 
si elle connaissait le contenu de cette lettre; elle me 
répondit qu’elle n’en savait absolument rien. 

— Alors, qui vous l’a remise? 

— Une des filles de chambre de Son Altesse madame 
Royale, qui l’a trouvée, m'a-t-elle assuré, dans le 
cabinet de la princesse, la dernière fois que yous avez 

assisté à sa toilette; elle a pensé que vous l'aviez 
perdue et m'en à chargée. 

— Pourquoi attendre d’être seule avec moi, en ce 
cas? pourquoi ne me l'avoir pas donnée tout à l'heure? 

"Elle s'interloqua un peu de la question, et, pressée 
enfin, elle avoua que la fille de chambre, qui était son 
amie, Je lui avait fait promettre ainsi. Quant à elle, elle 
ae savait pas davantage. 

— Eh bien, Mascarone, votre amie s’est jouée de 
vous ét yous a fait servir de courrier à une fort mé- 

oats. plaisanterie. Si elle vous demande comment je 

ecue, cé qu'elle ne marquera pas de faire, vous 
aurez. soin de lui dire que j'ai déchiré ce poulet, ainsi 
que je Ie fais, et que je vous ai commändé dene jamais 
Re charger’ de sémblables commissions, sous pee 
tre chassée sur-le-champ. 

” On juge que cette affaire m’occupa fort. Le prince 
n'était pas homme à en rester à cette tentative man- 
quée. Il allait certainement recommencer à me pour- 
suivre, et, sil se mettait dans l'esprit de me vouloir 
tourmenter, c'était bien facile. 

Je n’eus pas plus tôt déchiré cette lettre, que je m'en 
repentis. C'était une preuve à montrer à ceux qui 
doutaient, J'en retrouvai un assez grand morceau dans 
le pli de ma mante, je le serrai DUREE pour le 
cag où il me faudrait persuader les incrédules et me 
faire aider dans ma défense. En attendant, je me ré- 
solus au silence, c'était le parti le plus prudent. 

Jene me trompais point : les tentatives recommen- 
cèrent ; jusqu'à Pambassade de France, qui, sans s'en 
douter. gervitde boîte aux lettres! Le cardinal d'Estrées 
men envoya une, un matin, arrivant de Paris et qu'il 
croyait de mon père. C'était encore le prince qui choi- 
sissait ce biais. Ce furent des craintes de toutes les 
minutes. Je gardai ces lettres jusqu'à ce que je me 
visse assez obsédée pour en perdre le courage et pour 
vouloir à tout prix sortir de là. Je ne dormis point de 
plusicuré nuits, J6 savais quelles difficultés j'aurais à 


vaincre. Je savais quels ennemis j'aurais à combattre 
et combien, au lieu de m'aider, on chercherait à me 
nuire et à me décourager. [l me fallait une résclution 
bien ferme; avant de la prendre, j’allai trouver chez 
lui, en secret, mon saint pasteur. Je lui montrai ces 
lettres. Je lui dis que j'étais décidée à la fuite, et que, 
le soir même, je découvrirais tout à mon mari, en lui 
demandant de m’emmener. 

— Cest, me dit-il, Ie seul moyen. Si vous échouez, 
jessayerai ensuite; et enfin, si nous échouons l’un et 
Pautre, il vous restera votre famille et la France. Ce 
sera le dernier parti. 

Je rentrai plus vaillante; madame de Verrue était 
partie avec Son Altesse pour passer quelques semaines 
de retraite dans un couvent de Chambéry. Je ne la 
craignais pas, le moment était favorable; et, dès que 
nous eûmes diné, avant l'heure où nous avions cou- 
tume de recevoir, je priai mon mari de venir avec moi 
dans mon cabinet des livres, où je désirais avoir avec 
lui un entretien sérieux. 


Vil 


M. de Verrue était trop bon gentilhomme pour ne 
pas remplir ses obligations envers une femme. Il s’in- 
clina à ma demande, et marcha sur mes pas; il en 
était visiblement contrarié, bien qu’il ne le dit pas; cela 
se devinait par ses gestes. 

Dès que nous fùmes seuls, il m’avanea un fauteuil, 
et s’assit à côté de moi. En voyant que je me taisais, 
il me dit avec beaucoup de politesse : 

— Eh bien, madame, en quoi puis-je vous étre 
agréable? J'attends que vous daigniez m'en instruire. 

J'étais émue, on le comprend. Je me taisais encore; 
enfin, je compris qu'il fallait m'expliquer. 

— Monsieur, dis-je, c’est que j'ai cru devoir vous 
montrer ceci. 

Et, tirant toutes les lettres de ma poche, y compris 
le morceau de la première, je les lui remis entre les 
mains. Il les prit et commença de les lire les unes 
après les autres. 

— Qu'est cela, 
instant, 

— Vous le voyez bien, monsieur : ce sont des lettres 
d'amour. 

— Et de qui, s'il vous plaît? 

— De Son Altesse monscigneur le duc de Savoie à 
votre épouse indigne, la comtesse de Verrue. 

I fit un mouvement de surprise et @impatience. 

— Encore! s’écria-t-il. 

— Ce n'est pas ma faute; et, si vous m’aviez écoutde, 
depuis longtemps il n’en serait plus question. On a 
pour exemple madame de Saint-Sébastien. 

— Kt que prétendez-vous que j'y fasse, madame? 

Cette question m’exaspéra, Il était done bien abruti 
par son servage, que son honneur même, à défaut de 
son cœur, ne répondait pas à cette question! Je mo 
contins cependant. 

— Je prétends que vous me permettiez de me retirer 
à Verruc, où dans vos terres de Savoie, jusqu'à ce que 
Son Altesse veuille bien oublier l'attention dont elle a 
daigné m'honorer, 

— Madame, c'est impossible; ma mére... 

— Encore! m'écriai-je à mon tour, Madame votre 


madame? demandait-il à chaque 


64 LA DAME DE VOLUPTE. 


mère asa charge, elle s’en peut occuper, et nous laisser 
libres de nos actions, monsieur. Ecoutez, et sachez ma 
pensée, car je n’y reviendrai plus ; c’est pour la der- 
niére fois que je m'explique avec vous à ce sujet. 
Madame votre mère a sur yous les droits et l'empire 
que devait avoir la mère de vos enfants : elle m'a pris 
votre cœur, votre tendresse, elle m’a pris jusqu'à vos 
pensées, et cependant, après m'avoir dépouillée ainsi. 
madame votre mère me hait, elle est. jalouse de moi; 
l'ombre même de notre union, qu’elle a longtemps 
empéchée et qu’elle est parvenue à briser, cette ombre 
lui fait peur. C’est elle qui, vous rendant sourd à vos 
intérêts, à la voix de votre honneur même, vous a dé 
tourné d'entendre mes plaintes et mes supplications. 
C’est à elle que je dois mon malheur, c’est à elle que 
vous devrez le vôtre, si vous persistez à l'écouter de 
préférence à moi. 

— Madame! 

— Il en esttemps encore, exaucez ma prière, écrivez 
à madame de Verrue que vous lui abandonnez entière- 
ment ce palais, jusqu’au moment où il vous conviendra 
d’y revenir, avec vos enfants et votre femme; que vous 
quittez la cour ; que vous allez vivre pour vous pen- 
dant quelques années. Qu’avez-vous besoin de Son 
Altesse? Que vous font ses bienfaits et ses faveurs ? 
En quoi pouvez-vous craindre sa puissance? Vous êtes 
riche, vous êtes grand seigneur ; dans vos terres, vous 
êtes tout-puissant aussi, Vous avez des courtisans, au 
lieu d’être courtisan vous-même. Je vous aime d’une 
affection que rien ne saurait changer. Vos enfants 
s'élèvent, ils sont beaux, ils sont forts, intelligents, 
charmants enfin ; ils vous aimeront aussi et vous serez 
le maître à votre tour, et vous secouerez ce joug qui, 
depuis si longtemps vous pèse et vous humilic. Ah! 
monsieur, le bonheur est près de vous, vous n'avez 
qu'à étendre la main pour le saisir. Pourquoi le 
repousseriez-vous, au contraire ? 

Mon mari me regardait sans m'interrompre : mais je 
voyais ses yeux briller, mais je voyais des larmes 
trembler à ses paupières : je crus avoir remporté la 
victoire et je m’approchai de lui. Il me laissa venir, 
il ne m'attira pas. 

— Mon ami, mon cher comte, lui dis-je, écoutez ma 
voix ; sauvez votre honneur, sauvez votre bonheur et 
le nôtre, je vous le demande à genoux. 

— Ah! relevez-vous, madame, s'écria-t-1l, car j'avais 
fait le geste de m’agenouiller; relevez-vous ; je ne souf- 
frirai jamais que vous vous abaissiez, même devant moi. 

— Je supplie pour tout ce qui m'est cher, je ne 
in’humilie point, mon ami! trop heureuse si je parviens 
à vous persuader. 

— Certes, vous dites vrai... Mais ma mere? 

— Ah! que l'habitude de l’esclavage est difficile à 
perdre! A quel point un homme est amoindri devant 
une obéissance servile! Que je vous plains, si votre 
cœur n'est pas plus fort que vos craintes ! 

ll ne répondit rien, J'étais bien tentée de me retirer, 
d'abandonner une cause qui était la sienne et qu'il dé- 
fendait si ped; la colère me dominait. 

— Ah! monsieur, m'écriai-je, prenez garde! madame 
de Montespan a commencé ainsi! 

— Grice à Dieu! vous n'êtes pas madame de Montes- 
pan, madame, 

- Non, monsieur ; mais je suis une femme, et Ja 
patience humaine a sus bornes, les forces s’usent 
düus la lutte, 


— Non pas celles d'une honnéte femme, luttant 
pour l'honneur de son mari et pour son devoir. 

Cette belle phrase lui parut le superlatif de l'élo- 
quence ; il se détourna ensuite comme pour me cacher 
ses larmes. Je ne me contentais guère de mots, en une 
circonstance aussi grave ; j’en voulais finir. 

— Eh bien, monsieur, que décidez-vous? re- 
pris-je. 

— Je vais écrire à ma mère, et je vous transmettrai 
sa réponse; d'ici là, croyez-moi, ne changeons rien à 
nos habitudes et ne montrons rien de ce qui nous 
occupe, ne prétons à rire à personne. 

— Cest votre dernier mot, monsieur ? 

— Absolument. 

— Fort bien ; j'y renonce, et je sais ce qui me reste 
à essayer. 

Je lui fis la méme révérence qu’à la reine et je sortis 
dans une indignation que je ne puis rendre et que 
l’on comprendra. J'écrivis en hôte à Pabbé Petit; il 
vint à l'instant mème. | 

Je lui contai tout; il alla repreadre M. de Verru 
et ne fut pas plus heureux que moi. 

— À la grace de Dieu, madame! me dit-il tout décou- 
ragé; écrivez à votre famille. 

Il m'est odieux d’avoir à rapporter ces combats, de 
montrer comment ma défaite a été marchandée, et 
comment on m'a jetée de force au péril où j'ai suc- 
combé. Je ne veux pas suivre jour par jour cette his- 
toire pénible. Madame de Verrue persuada a son fils 
que les lettres n’étaient pas de Son Altesse. Elle alla 
jusqu'à insinuer que je fuyais uit faux galant pour 
nv’en ménager un véritable. Il ne le crut peut-être pas, 
mais il eut Pair de le croire, pour se préparer une 
excuse et un moyen. } 

Vaincue en Piémont, il me restait la France. Je priai 
ina mère de me demander à mon mari pour quelques 
mois. IL va sans dire qu'on déclina cette invitation. 
J'étais réellement malade, car en même temps les per- 
sécutions continuaient, et du côté du prince, qui m'ob- 
sédait, et du côté des autres, qui ne me laissaient plus 
un instant de repos. 

Ma belle-mère avait éventé l'amour de M. de Darm- 
stadt et l’affubla sur-le-champ du personnage @amant 
préféré. Il fallut lui interdire l'entrée du logis, ce qui 
Pétonna fort, et ce qui réjouit M. de Savoie, lequel avait 
la bonté d'en ètre jaloux. Madame de Verrue avait l'air 
de travailler pour Son Altesse, et, qui sait? elle en 
était bien capable. 

Mon médecin était un homme d'esprit : un jour, il 
vint chez moi, il m’échappa de lui dire que J'avais le 
mal du pays. Cette parole-ne tomba pas à terre. Il 
avait deviné quelque chose de ce qui se passait sans en 
soupgonuer la cause. Le lendemain, il m’ordonna les 
eaux dé Bourbon. 

— Ah! docteur, m'écriai-je, vous me sauvez la 
vie! 

— Je le sais bien, madame, et c’est là mon métier, 
Je le fais toujours en conscience, Dieu merci! 

Jécrivis à mon père que j'étais condamnée à prendre 
les eaux, et je le suppliai de se trouver à Bourbon, où 
j'avais à l'entretenir de choses qui m'importaient le 
plus sensiblement, puisqu'on ne me permettait pas 
Waller jusqu'à Paris. 

Gette lettre fut envoyée par Babette, pour plus de sû- 
relé, et je ne doutai pas que le due de Luynes ne se 
rendit à ma prière; Babette, à mon insu, y ajouta quel- 


LA DAME DE VOLUPTE. 


ques mots des plus pressants. Ils étaient de nature a 
inquiéter beaucoup ma famille, et la bonne fille 
espéra que, de cette façon, on viendrait à mon appel. 

Elle souffrait autant que moi; je n’avais pu me ca- 
cher d’elle ni de Marion, et elles me plaignaient sou- 
vent ensemble. 

Madame de Verrue n’osa pas m'empêcher d'aller à 
Bourbon ; elle en avait pourtant grande envie. Elle 
imagina seulement que son fils ne m’y pouvait conduire 
et qu’il n'était pas séant que j'y allasse seule avec mes 
gens. 

La-dessus, au moment où l’on s’y attendait le moins, 
l'abbé de la Scaglia s’offrit à m’accompagner. 

— Je veux faire ce plaisir à ma chère nièce, dit-il. 

Je me hatai d'accepter; le moyen m'était indifférent 
pourvu que j’arrivasse au but. Ma belle-mère en fut 
toute déconcertée. 

M. de Savoie palit en apprenant mon départ; 
M. de Darmstadt avait justement pris congé de lui la 
veille ; il se rendait en Espagne pour quelques mois. 
Le prince s’imagina que c’était concerté entre nous. 
Lorsque j’allai lui faire mes révérences d’adieu, ainsi 
qu’a mesdames les duchesses, je le trouvai triste et 
grave. 

Il me demanda si je reviendrais bientôt, je répondis 
que je ne savais pas. 

— Ah ! vous allez revoir notre belle France ; ne la 
regardez pas trop, vous qui l’avez presque oubliée, 
vous ne la pourriez plus quitter. 

Cette exclamation, échappée à la jeune duchesse, dé- 
concerta le sérieux du cercle. 

On me trouvait pale, défaite; on comprenait que 
j'avais besoin d’être soignée ; on me plaignait, on me 
regrettait : tous souhaits de cour, auxquels on ne croit 
point Icrsqu'on en connaît la portée et qui se distri- 
buent en manière de jetons d'échange. 

Madame de Verrue me fit rester la dernière, sous 
prétexte de me reconduire elle-même. Je vis le duc 
jusqu'à la fin; adieu se prolongea donc autant qu'il 
put durer. Je ne fus pas touchée de sa mélancolie, il 
était cependant bien respectueux. 


Vill 


Le lendemain, je montai en carrosse avec l'abbé de 
la Scaglia, Babette, Mascarone et mon écuyer. Marion 
et mes femmes suivaient dans une calèche au devait 
me servir au retour, après ma guérison. 

Mon oncle fut aux petits soins pour moi pendant tout 
le voyage. J’eus une des plus sensibles joies de ma vie 
en tombant dans les bras de mon excellent père, à mon 
arrivée daus ce pays de Bourbon, où j'avais tant 
souhaité de me trouver transportée. 

M. de la Scaglia ne me laissa pas seule avec mon 
père, pendant toute la première journée, Avait-il ses 
instructions? Agissait-il de lui-même ? Je crois que c’est 
Pun et l'autre; il écoutait juste aguez sa belle-sœur 
pour me tourmenter avec elle, chacun à un point de 
vue différent. 

Mon père était impatient de m'interroger, et moi plus 
impatiente encore de lui ouvrir mon cœur ; aussi, lors- 
quentin je fus rentrée chez moi, je lui envoyai Babette, 
pour Le prier) de venir dang machambre, malgré l'heure 
avancée, alll que nous pussions causer cu liberté, 

2 


| 


| 


65 


C'était un fort homme de bien que mon père, un 
homme d’une vertu rigide, chacun le savais, et ma 
famille entière professait des mœurs et des principes 
aussi sévères qu'irréprochables. Cependant, M. de 
Luynes était aussi bon, aussi indulgent, aussi juste 
que pieux. 

Ma mère n'avait pas le même cœur; clle était sèche 
et prude, j'étais bien plus sûre de m’entendre avec 
mon père. Il ne manqua pas d’accourir aussitôt qu’on 
Peut appelé, et, s’asseyant vite auprès de mon lit, ilme 
demanda incontinent de quoi il s'agissait. 

— Monsieur, m'écriai-je, je suis perdue, si vous ne 
parvenez à me secourir! 

— Perdue?... Ma fille, n’avez-vous point un bon mari 
que vous aimez, un état magnifique, au-dessus. des es- 
pérances du bien que nous pouvions vous donner? 
N’avez-vous pas des enfants bien venus, bien portants, 
Dieu merci ? 

— Oui, mon père, oui, tout cela est vrai ; pourtant, 
écoutez-moi, et vous verrez. 

Je lui racontai de point en point ce qui s’était passé 
depuis mon mariage, ce que j'avais souffert, les humi- 
liations et les mauvais traitements que j'avais endurés. 
Je lui peignis les hauteurs de madame de Verrue, les 
insultes dont elle m'avait abreuvée, et j'en vins 
ensuite à l'amour du prince, à ce que j'avais fait pour 
le fuir, à ses poursuites réitérées, à l'incroyable aveu- 
glement de mon mari et de sa mère, qui m'avait forcée 
de recourir à lui pour me protéger. 

M. de Luynes m'interrompit, en me félicitant ce ma 
prudence; il m’embrassa et s’exclama str ma posi ion 
difficile et sur ce qu'il ne voyait d'autre moyen d’en 
sortir que de le suivre à Paris, où M. de Verrue me 
viendrait rejoindre. 

Cétait la chose Ja plus naturelle du monde; mon 
mari ne connaissait la France et ia cour que pour les 
avoir vues quinze jours, au moment de notre mariage. 

La paix en Savoie ne lappelait point au régiment 
qu'il commandait : il pouvait, il devait venir ; cepen- 
dant, j'assurai à mon père qu'il ne viendrait point. 

— Sa mère ne lui laissera jamais quitter sa férule, 
elle craindrait qu’il ne se révoltit; et puis, si j'ose 
vous le dire, je ne sais si elle serait bien fâchée que 
je succombasse; elle voudrait me trouver un tort, elle 
me hait. 

- Pas à ce point-là! car ce serait se natr elle-même, 
apporter le déshonneur dans sa maison, il est impos- 
sible que vous ne vou trompiez pas, ma fille, 

Je n'insistai point, c'était mon idée, etla suite a mon- 
tré combien elle était juste, hélas! Mais mon père 
n'était pas homme à supposer un pareil calcul. Nous 
causàmes ainsi plus de deux heures. Je ne lui cachai 
rien de ce que j'éprouvais, de ma tendresse si mal ré- 
compensée par mon mari. mé plaignit fort; pourtant, 
il bénit le ciel qui me donnait cette défense. Sa con- 
clusion fut qu'il parlerait à l'abbé de Verrue, très-sûr 
de trouver en lui un aide et un approbateur, 

C'est un vieillard important et rompu dans les 
affaires; il a passé par des emplois considérables ; il a 
été ambassadeur, ministre &'État ; il doit voir les faits 
tels qu'ils sont, et trembler du péril qui nous menace 
tous. 

- Je n'ai pas grande foi en ses reliques, mon père, 

Il me quitta, malheureux et désolé; il était si bon, 
mon père! Il tint sa promesse et entra chez l'abbé de la 
Scaglia aussitôt qu'il le put avec décence, Il lui raconta 


06 


LA DAME DE 


VOLUPTE. 


tout au log ce qui se passait, sur quoi Pabbé se récria 
fort, ef dif qu'il ne se doutait point de ceci, qu'il n’en 
avait jamais entendu parler, et que sa belle-sceur et 
son neveu lui paraissaient du dernier coupable en agis- 
sant de la sorte. 

— Laisser une jeune femme exposée aux séductions 
d’un prince tel que celui-là, auquel il ne manque rien 
pour piaire d’abord, et qui a, de plus, une ténacité de 
vues que rien ne déconcerte! Je ne comprends pas... 
Heureusement, me voilà prévenu et j'y saurai mettre 
ordre. 

— Le meilleur ordre à y mettre est l’absence. M. de 
Savoie, ne voyant plus ma fille, Voubliera ou se 
prendra ailleurs; cela ne peut manquer. J’emmè- 
nerai madame de Verrue à Paris; son mari la rejoin- 
dra incontinent; ils y passeront une année ou deux, 
et, à leur retour, il ne sera plus question de rien. 


IX 


{ls discutèrent longtemps: mon père, avec la droi- 
ture et la loyauté du plus honnète homme du monde; 
l'abbé, avec sa finesse et sa perspicacité italienne, 
jointes à une perversité profonde et à une méchan- 
ceté calculée. Ils se firent l’un à l’autre des concessions 
que M. de Luynes eût observées, tandis que M. de la 
Scaglia ne cherchait qu’à gagner du temps. On convint 
qu'il annoncerait à madame de Verrue notre projet de 
pousser jusqu'à Paris, et que mon mari en serait 
prévenu par moi. S'ils y consentaient, tout était pour le 
mieux: s'ils s’y refusaient, nous partirions pour Turin, 
et l'influence de l'abbé, jointe à mes prières, obtien 
drait très-certainement ce que nous désirions. 

M. de Luynes crut à ce leurre; je ne m'y laissai 
point prendre; je connaissais trop Pabbé, et je 
commencais à me défier de cet oncie, si facile à tout 
accepter et si prodigue de belles paroles. Je tachai 
pourtant de me tranquilliser, de reprendre la confiance 
et Pespoir, de jouir en paix de la présence de mon père 
etde quelques autres personnes de ma famille, qui 
m’étaient venues voir. 

On me trouva fort belle; ma réputation alla jusqu'à 
la cour de France, où le roi eut la bonté de dire à 
mon frère, le duc de Chevreuse, qu'il eût désiré me 
voir. Je le désirais bien plus que lui encore, mais le 
moyen! 

Six semaines passèrent comme un songe. Les lettres 
g'échangérent avec Turin assez vivement. Mon père 
avait écrit lui-même, afin de ne pas essuyer un refus, 
qui ne lui manqua pas néanmoins ; tout déguisé qu'il 
était, il s’y laissa prendre, 

On le priait de me venir reconduire, au licu de 
m'emmener; mon mari ne pouvait quitter la cour de 
Savoie, sous aucin prétexte, et sa tendresse s’alarmait 
à la seule pensée d’une absence déjà si longue, Il ne 
pouvait vivre plas longtemps loin de moi; mais, si 
M. de Luynes voulait venir, s'il élait assez bon pour 
accepter l'invitation offerte, on pourrait s'entendre et 
préparer Payenir. 

A force de répéter la meme chose à ce bon et noble 
vieillard, on le lui persuada. fl ne pouvait me Suivre ; 
mais il promit de me rejoindre avant qu'ub mois se 
fût écoulé, 


Je seconuis la téte, et je fe croyis point; mon pere 


| 


me blamait, il m’accusait tout de bon, et je fus réduite 
au silence. Le moment de la séparation approchait; ce 
fut pénible de m’arracher des bras de M. de Luynes, 
qui s’attendrissait à mes sanglots. 

— Ah! mon père, lui dis-je, je ne vous reverrai 
jamais ! 

Il parut avec le duc de Chevreuse, avec mes sœurs, 
qui étaient venues aussi; ils comptaient tous que 
nous passerions l'hiver ensemble; mais, moi, j'étais 
sûre que nous étions séparés pour bien longtemps, et 
le destin s’est chargé de réaliser ma croyance. 

Le soir même de leur départ, je demandai à l'abbé 
si nous n’allions point nous en aller aussi; il me ré- 
pondit que rien ne pressait, que nous avions encore 
quelques jours favorables pour les eaux et qu'il en 
fallait profiter. Comme j'insistais, il changea de maz 
tière, et s’enquit de mon goût pour les voyages, pour 
les beaux endroits.Il me proposa de nous en aller par 
le pays, lentement, pour voir et pour bayer. Je ne de- 
mandais pas mieux, moi qui ne cherchais qu'à ne point 
retourner en Savoie, qu'à rester le plus longtemps pos- 
sible en France, et loin de mes persécuteurs. Et puis 
j'espérais donner à mon mari quelque inquiétude et 
Pobliger à me rappeler ; j'aurais risqué le due si j'avais 
compté sur M. de Verrue. 

Notre voyage se passa à merveille, pendant deux ou 
trois jours. Ainsi qu'il n'avait cessé de le faire 
depuis notre départ de Turin, mon oncle me combla 
de tous les soins, de toutes les attentions imagi- 
nables. On eût dit un amant près de sa maitresse, 
plutôt qu'un vieil abbé près de la femme de son 
neyeu. 

A Lyon, où nous séjournämes une semaine entière, 
il me fi; quantité de présents en pierreries, en étoffes 
magniliques, en meubles même, qu'il envoya à Turin 
par le chemin le plus court. Il me donna, entre autres, 
la plus belle montre que l’on ett faite depuis qu'on 
fait des montres, avec des émaux, des aciers fins, des 
turquoises et des diamants en quantité. @était une fort 
magnifique pièce, que j'ai encore, qu'on admire tou- 
jours, que ma fille voudrait bien tenir, mais qu'elle 
n'aura qu'après ma mort; je compte la lui faire attendre 
le plus longtemps possible. 

Il n'avait semblé plusieurs fors que les yeux de Pabbé 
prenaient, en me regardant, des flammes juvéniles 
qui n'étaient ni de son élat, ni de son age. Pourtant 
je ne voulus pas y croire moi-même, et je Chassai ces 
soupcons jusqu'au moment où ils se changèrent en 
certitude, par un rapport que me fit Marion, dans l'in- 
dignation de son ame. 

La veille de notre départ de Lyon, M. de la Scaglia lui 
proposa une grosse soinme pour Vintroduire, ta nuit, 
dans ma chambre; elle devait ensuite faire le guet afin 
qu'on ne le troublat point et qu'il eût tout le temps de 
me persuader ou de me vaincre. Elle l'avait hautement 
refusé, le menaçant de me prévenir, à quoi il lui fut 
répondu que, si elle avait cette insolence, elle ne res- 
terait pas deux heures à mon service; il la chasserait. 

Je tombai de mon haut à ce discours, Qui edt soup- 
donné Pamour dans ce Vicux prêtre, si froid en appa- 
rence, si faible, si dénué de charmes? Comment espé- 
raitil le fâire accepter? Comment pouvait-h croire 
qu'après avoir résisté à M. de Savoie, j'écouterais 
un homme qui né pouvait me plaire d'aucune façon? 

Je fus pourtant désespérée de cette entrave nouvelle, 
et je compris pourquoi il avait faitde si beaux discours 


LA DAME DE VOLUPIE. 


à mon père, afin de ne me pointlaisser partir. ll me vou- 
lait garder, le loup, le renard qu'il était, espérant que je 
me jetterais dans ses bras pour me sauver des autres. 

— Il ne savait guère à qui il s’adressait. 

Après un peu de réflexion, je me résolus à ne point 
savoir ce que je savais, à ne rien changer à mes ma- 
nières, et à me jeter plutôt dans un couvent, si, à 
Turin, les persécutions recommencaient, et si je me 
trouvais en butte à un nouvel enmemi. L'essentiel 

était d'arriver. Je contrefis la malade, et je refusai de 
continuer plus loin le voyage. 

L'abbé de la Scaglia sen montra fort contrarié; il 
fit venir trois médecins qui, semblables à ceux de 
Molière, ordonnèrent chacun un remède différent. Hs 
ne saccordérent que sur une chose: si je ne voulais 
pas absolument demeurer à Lyon, afin de recevoir 
leurs bons soins, ce qui serait néanmoins de plus sage, 
il fallait me hater de retourner chez moi, de me 
renoser et de vivre dans un parfait repos. 

— Ce qu'il faut à madame la comtesse, dit le Purgon 
dela bande, c’est un bon bateau pour descendre le 
Rhône, et ensuite un vaisseau qui la conduise à Genes, 
sans qu’elle ait besoin de se fatiguer. Voila mon avis. 


Je J'aurais battu. On juge si l'amoureux Thiton- | 


accepta vite cette manière d'aller, qui nous laissait 
tête à tête pendant la journée, et qui nous rapprochait 
forcément pendant la nuit! 

J'eus beau dire, beau me plaindre, beau me faire 
ordonner par les acolytes de prendre un autre chemin, 
il n’en voulut pas démordre; on planta notre carrosse 
dans un bateau, celui de mes femmes dans un second, 
et nous voila tous les deux seuls en cette grande 
waisse, où il ne voulut point souffrir que Marion ni 
Babette demeurassent avec nous durant le jour. 

Dès le preinier moment, aussitôt que nous fümes 
assis et installés et que le bateau fut en marche, il 
eommenca par me lancer quelques mots, espérant que je 
les allais comprendre; je fis la sourde oreille; ce qui le 
forea à s'expliquer plus clairement. Il ne chercha 
point à me persuader que je le devais aimer pour mon 
plaisir, mais bien pour le sien et dans mon intérêt, 
me faisant un tableau épouvantable du sort qui m’atten- 
dait, si je refusais de l'entendre, et me promettant, au 
contraire, tout ce qui me pouvait agréer, si je l’écoutais. 

— Vous haïssez M. de Savoie, me dit-il, vous dési- 
rez retourner en France, vous serez servie selon 
vos vœux. Je vous promets de vous emmener, et in- 
continent même, si vous voulez, nous rebrousserons 
chemin jusqu'à Paris, et, de là, je me charge de mori- 
géner ma belle-sœur et mon neveu, de teile sorte 
qu'ils ne songent plus à vous lourmenter, 

— Vous le pouvez donc? 

— Si jele peux! Vous avez apparemment oublié 
que je suis respecté, honoré, craint au palais de Vorrue; 
qu'il mest resté de beaux biens que votre mari et sa 
mère s'estimeraient fort heureux d'avoir, En faisant 
sonner haut l'honneur, ils seront forces de m'enten- 
dre; ils se feraient assommer en me résistant. 

— Eh bien, monsieur, puisque vous pouvez tout, 
pourquoi avoir refusé mon père? 

Il fut un instant déconcerté, La question était directe, 
ll se remit bien vite. 

— Est-ce gue je pouvais consentir à vous perdre; 
Est-ce que je pouvais vous laisser sans moi, si loin? 
Vous ne connaissez donc pas l'amour, vous qui pré- 
bendes cependant aimer votre nigaud de mari, qui n'a 


! 


67 


seulement pas l'esprit de le voir et de vous le rendre? 

Je le laissai dire, je lui laissai défiler ses promesses, 
ses menaces, sans être plus pénétrée des unes que des 
autres; lorsqu'il eut tout raconté, je m’enfonçai dans 
le carrosse, je fermai les yeux, et, me tournant un 
peu de son côté : j 

— Bonsoir, monsieur! je vais dormir, répliquai-je. 

— Comment, dormir! c'est là le cas que vous faites 
de mes paroles? 

— Monsieur, le sommeil fait oublier, et tout ce que 
je puis faire pour vous en ce moment, c’est d’oublier 
ce que je viens d'entendre. Autrement, il me faudrait 
yous répondre d’une autre façon, et c’est ce que le 
respect dû à votre âge, à votre qualité, à votre état, 
ivinterdit de faire. Pourtant, ne recommencez plus, 
car ma patience ne saurait supporter deux fois un 
pareil discours. 

Jamais je ne vis furie pareille à la sienne. Il devint 
rouge, à faire croire qu'il aurait une apoplexie; ses 
yeux s’animérent de façon à me tuer, s’ils en eussent 
eu le pouvoir. Il commença à me menacer de nouveau, 
avec une véhémence tout italienne ; puis, se radou- 
cissant tout à coup, il sejeta à mes pieds, pleura, 
sanglota, m’assura qu'il mourrait de chagrin si je le 
repoussais, me demanda pardon d’avoir osé se servir 
de termes qu’il regrettait, m’assura qu'il était mon 
esclave, et que la moindre dé mes volontés serait pour 
lui une loi suprême. Il fit ensuite toutes les extrava- 
gances qu'une grande passion explique et excuse, 
mais qui, à plus de soixante ans, wont qu'un côté 
frappant, c’est le ridicule. Peus si grande envie de 
rive, que je n’y pus résister, et que j’éclatar au nez du 
vieux paillard, mais d’un rire si franc, si gai, que je 
serais morte plutôt que de le retenir. 

Il me regarda avec des yeux encore plus féroces 
qu'auparavant, ce qui ne me calma point; au con- 
traire, je m'en ris que plus haut et plus fort, me lais- 
sant aller à mon entrainement. Je voulus enfin lui 
répondre, lorsque cela me fut possible, mais tui 
répondre de la bonne manière, pour qu'il ne fat pas 
tenté d'y revenir 

— Quoi! lui dis-je en essuyant les larmes que ma 
gaieté démesurée faisait couler; quoi! monsieur, vous 
qui seriez mon grand-père, vous pouvez croire un in- 
stant que j'ai résisté à M. de Savoie, que je veux 
le fuir, lui et tous les autres, pour me conserver à 
l’honneurde vos bonnes graces? En vérité, vous croyez 
cela? Ah! si vous étiez Français, je vous renverrais à 
Molière et à l'£cole des femmes ;. mais vous vous gar- 
deriez bien de regarder ce tableau fidèle; on fuit les 
miroirs, lorsqu'on est sûr de s'y voir en laid. Rentrez 
done en vous-même, monsieur ; songez à ce queje 
suis, à ce que vous les, et ne me rompez plus la tête 
de vos sornettes amoureuses, Faites pénitence ; songez 
à bien mourir et non pas à pécher et à faire pécher 
les autres. 

Il était à mes genoux ; lorsque je commençai àrire, 
il se recula d'abord, puis il se releva jentement, les 
veux sur moi, et, à mesure qu'iline rogardait, l'expres- 
sion de ses traits et de ce regard changeait du tout 
au tout, 

Pendant que je parlais, il mlécouta sans chercher à 
m'interrompre ; lorsque j'eusfini, il se mit à sourire, 
mais d'un sourire terrible, effeayant, qui: me glaga. 
Puis il se releva tout à fait, et s'assit à la place qu'il 
avail quitiée, à coté de mot, 


68 LA DAME DE VOLUPTÉ. 


— Est-ce votre dernier mot, madame? me demanda- 
t-il avec une tranquillité dont je fus épouvantée, en 
le voyant si pâle et la physionomie si bouleversée. 

— Oui, monsieur, certainement. 

— Irrévovablement? 

— Irrévocablement. 

Je n’avais plusenvie derire, je vousen réponds. Il se 
rejeta dans le fond du carrosse, croisa les bras, baissa 
la tête et réfléchit pendant au moins un quart d'heure. 

Ce temps lui suffit pour combiner un infame dessein. 

Il s'était rappelé que le moine Luigi lui avait remis, 
en même temps qu’un poison foudroyant, un puissant 
narcotique. 

Il résolut de se servir de ce somnifère pour vaincre 
toute résistance. 

A l’aide d’un breuvage préparé, il pouvait satisfaire 
son horrible passion, me dominer ensuite, et arrêter 
sur mes lèvres toute résolution accusatrice. 

Il attendit la nuit suivante pour accomplir ce projet. 

Je viens de nommer le moine Luigi. Je m’apergois 
que depuis longtemps je n’ai point parlé de lui et que 
j'ai oublié de donner la suite du récit de son histoire. 

Laissons done un instant l’abbé de la Scaglia à sec 
noires combinaisons et revenons au capucin. 


XXX 


La domination de l’audacieux moine s’était accrue 
et s’étendait sur toute la maison des Spenzzo. Il s’en 
fallait pourtant de beaucoup que Bernardo lui fût aussi 
soumis qu'il paraissait l'être. Cet homme se sentait hu- 
milié; il avait vu avec une vive douleur diminuer 
son influence depuis que les apparitions du moine chez 
les dames de Spenzzo étaient devenues plus fréquentes : 
il n’était plus l’homme indispensable, le seul sur lequel 
ces deux femmes pussent s'appuyer pour soutenir la 
lutte contre Mariani, lequel, d’un autre côté, se mon- 
trait plus résolu que jamais à ne rien céder de son 
autorité et à faire respecter ses droits. Et puis cette 
horrible maladie dont Gavazza était atteint n’allait- 
elle pas laisser des traces hideuses? Angela, qui ne 
s'était donnée à lui que par caprice, par penchant 
aux plaisirs faciles, ne le repousserait-eile pas en le 
voyant tout stigmatisé des traces cutanées laissées 
par l'invasion variolique qu'il avait subie? Il sentait 
donc la nécessité de se relever dans l'esprit de ces 
femmes frivoles, dont la prodigalité toujours crois- 
sante menaçait l'avenir en augmentant le déficit qui 
existait dans leurs finances. 

Pour consolider sa position chancelante, pour repren- 
dre Pascendant qu’il avait eu et qui s'était sensiblement 
amoindri dans ces derniers temps, il fallait frapper un 
coup décisif capable d'établir entre ces femmes et lui 
un lien de solidarité qu'il leur fût désormais impossible 
de rompre. Tel fut dès ce moment l'unique objet de ses 
pensées; rien ne put Ven distraire. Sans doute le ter- 
rible frère quéteur était toujours à ses yeux une puis- 
sance redoutable; mais, à mesure que l'énergie lui 
revenait avec la santé, cette puissance lui paraissait 
moins invincible, et bientôt sa résolution fut prise. 

— Ali! mon pauvre Bernardo, comme vous voilà 
fait! s'écria Angela la première fois que Gavazza con- 
valescent parut devant elle; pourquoi cette affreuse 
maladie n’a-t-elle pas atteint de préférence ce manant 
qui trône là-bas dang les étables de nos domaines ? 


— Ne soyez pas en peine, répondit Bernardo; on 
guérit, comme vous voyez, du mal que j'ai eu; mais 
j'en sais un dont on ne guérit pas, et qui pourra bien 
ne pas tarder à le visiter. 

Angela frémit, car, quelque coupable qu’elle fût, la 


pensée du crime auquel Gavazza faisait allusion n'était — 


peut-être pas encore entrée dans son esprit; toutefois, 
elle ne repoussa point cette terrible pensée, et elle ne 
montra ni surprise ni colère en l’entendant formuler. 

Angela n’était pas forte pour méditer un crime; mais, 
âme dépravée, elle n’était pas forte non plus pour en 
repousser le profit ou la complicité. 

— Achevez bien vite de guérir, mon ami, se borna- 
t-elle à dire, et ne vous exposez pas à une rechute en 
vous tourmentant l'esprit. On ne sait pas ce qui peut 
arriver; qui vivra verra! 

— Oui, mais, en attendant, l’année ayant été mau- 
vaise, nos fermiers payent difficilement; il ne me 
reste plus à vendre qu'une coupe de bois, et il nous 
faudra faire un nouvel emprunt pour payer les intérêts 
du dernier que nous avons contracté, tandis que ce 
marcassin qui vous a si indignement trompée et dé- 
pouillée empoche de gros fermages et se moque de 
vous avec les valets dont il fait sa société, ce gentil- 
homme manqué dont le père marchait sans souliers 
dans les rues de Gênes. Oh! 11 faut que cela finisse, 
et, si je connaissais un prêtre qui voulût bien bénir 
les balles que j'ai fondues à son intention... 

— Parlez plus bas, Bernardo! interrompit vivement 
la comtesse; ne sentez-vous point que de si impru- 
dentes paroles peuvent nous compromettre? 

Il se fit un instant de silence; puis Angela reprit en 
souriant, comme s'il ne s'agissait que d’une plai- 
santerie : 

— Je ne crois pas, d’ailleurs, que des balles bénites 
soient indispensables pour améliorer notre situation. 

— Cela est vrai, répliqua Bernardo, à la pensée du- 
quel ces paroles venaient rappeler un terrible sou- 
venir; il y a bien d’autres choses dont on meurt 
vite!... 

— Mon ami, soyez prudent, je vous en conjure !... 
songez que nous n’avons que vous pour nous défen- 
dre, et qu'une démarche trop hasardée pourrait vous 
perdre. 

Ges paroles prouvèrent à Gavazza qu'il était compris, 
et qu'il ne s'agissait plus que du choix des moyens. 

— Angela, dit-il à demi-voix en tombant aux pieds 
de la comtesse, ma vie vous appartient, vous le savez; 
la dernière goutte de mon sang sera toujours prête à 
couler pour yous; eh bien, dites, dites seulement que 
vous acceptez mon dévouement, et que, quelque chose 
qui puisse arriver, je conserverai, mort ou vivant, une 
place dans votre cœur, 

La comtesse était tremblante; mais déjà son mari 
lui avait fait signifier l’ordre de rentrer au domicile 
conjugal, et la seule pensée de se remettre en la puis- 
sance de cet homme lui faisait horreur ; son imagi- 
nation s’exalta subitement, 

— Qui! s'écria-t-elle, à toi mon cœur et à lui ma 
haine ! 

— L'arrêt est prononcé, dit Bernardo en se relevant; 
le reste ne regarde que moi. 

Et il sortit, laissant Angela en proie à la plus vive 
émotion, 

Deux jours après celle scène, un jeune berger en- 
Lait à la villa Santoni, venant, disait-il, demander les 


LA DAME DE VOLUPTE. 


. — = x = ——— — 


ordres de son maître. C’est qu'en effet M. Mariani ne 
dédaignait pas de s’occuper des moindres détails de 
l'exploitation agricole, et il était toujours prêt à donner 
audience à ses gens, qui l’aimaient tous à cause de cette 
familiarité patriarcale. Le berger put donc entrer dans 
la salle à manger du rez-de-chaussée, où son maître 
attendait qu’on lui servit à déjeuner. 

— Tu dois avoir chaud, mon brave Zarca, lui dit le 
comte; car je Vai vu parquer, hier au soir, près du 
champ Catano, à plus d’un mille d'ici. Mais tu n'étais 
pas seul; quel est donc l’homme avec lequel tu causais 
en ce moment? 

Zarca rougit, balbutia en roulant son bonnet dans 
ses mains, et finit par dire que c'était un voyageur 
qui lui demandait son chemin. Le comte attribua 
l'embarras du jeune homme à sa timidité, et, après lui 
avoir donné des ordres pour la conduite de son trou- 
peau, il lui dit d’aller à l'office et de se faire donner à 
déjeuner. Zarca obéit avec un satisfaction marquée; 
il pénétra dans la cuisine, et, au lieu de demander 
à manger, il rôda autour du fourneau sur lequel se 
préparait le déjeuner de son maître. Il y avait dans 
son allure, dans ses mouvements, quelque chose d’em- 
barrassé qu’un observateur attentif aurait pu remar- 
quer, mais dont les gens de la maison ne s'étaient pas 
aperçus; lorsqu’au moment où il allongeait le bras vers 
un yase posé sur le feu, un gros singe, aussi familier 
avec les serviteurs qu’avec le maitre, s’élanca sur le 
bras du berger, qui jeta un cri de surprise et laissa 
tomber sur le sol un petit flacon qui se brisa. Le singe 
alors sauta sur les débris de cristal; mais à peine les 
eut-il flairés, qu'il fut pris de convulsions violentes, 
et, après s'être débattu pendant quelques secondes, il 
expira. Ce qui parut le plus extraordinaire dans cet 
accident, c’est que Zarca fut subitement pris d’un accès 
de frayeur qui parut un instant lui avoir ôté la raison: 
les muscles de son visage se contractèrent violem 
ment; ses cheveux se hérissèrent; ses yeux hagards 
semblaient se tourner attentivement vers la porte, et 
il s'élançait pour prendre la fuite, lorsque parut M. Ma- 
riani, attiré par la rumeur de cet événement. 

Il voulut interroger Zarca; mais déjà ce dermier avait 
eu le temps de se remettre : il répondit qu'il avait 
trouvé le flacon sur le grand chemin ; qu'il ne l'avait 
approché du feu du fourneau que dans l'intention de 
parvenir à le déboucher, ce qu'il n'avait pu faire jus- 
qu'alors, et qu'il ignorait complétement quel en était 
le contenu. 

M. Mariani ne parvint pas à obtenir de renseigne- 
ments plus précis, et, ne pouvant se résoudre à accor- 
der la moindre importance à cet accident qui semblait 
tout fortuit, il renvoya le pâtre à ses troupeaux. 
Toutefois, un sombre pressentiment resta malgré lui 
dans sa pensée, et, ce jour-là même, après le repas du 
soir, qu'il avait l'habitude de prendre à la même table 
que ses serviteurs, il disait à ces derniers: 

— Je ne sais ce qui arrivera; je crois qu'on en veut 
à ma vie, et je suis bien résolu à la défendre envers et 
contre tous. Je puis succomber pourtant; dans ce cas, 
mes amis, vengez-moi; car on aura frappé un honnéte 
homme qui ne yous veut que du bien. 

Et il rentra chez lui triste, abattu, presque découragé. 

- Qu'ai-je donc fait à cette femme? se demandait- 
il. Je Vaimais de toute mon âme : pourquoi cette haine 
dont elle me poursuit en échange du désir si ardent 
que j'avais... que j'aurais encore de la rendre heureuse? 


69 


A cette même heure, la réponse à ces questions se 
faisait près de la cabane du berger Zarca. 

— Tu n’es qu'un sot et un poltron ! disait au jeune 
berger un homme de haute taille dont le visage était 
tuméfié et criblé de marques pustuleuses, et mal t'en 
2 pris d’avoir eu peur au moment décisif; car, si tu avais 
été brave, je te donnerais en ce moment plus d’écus 
que tu n’en pourrais gagner en dix ans. 

— C'est vrai, répondit Zarca, le cœur m'a manqué. 

— Et il te manquera toujours! 

— Non, j'en suis sûr, maintenant que j'ai subi 
l'épreuve. Essayez un peu; mettez-moi à l’œuvre et 
vous verrez! 

— Eh bien, oui, nous verrons! 

Trois heures plus tard, Bernardo disait à la comtesse 
Marion : 

— Les balles bénites ne sont pas tant à dédaigner 
que vous le pensiez; si j'en avais eu une aujourd'hui, 
toutes vos souffrances seraient finies. 

— J'y ai pensé, mon ami, répondit résolàment An- 
gela, et en voici deux, dont mon confesseur m'a ga- 
ranti linfaillibilité. 

Bernardo les prit avec une indicible expression de 
joie. 

— Oh! merci! merci! dit-il; vous avez fait mainte- 
nant la moitié du chemin; à moi seul le reste. 

Etil partit comme un trait, emportant ces balles, en 
la puissance desquelles il avait foi. 


XXXI 


Bien que la convalescence de Bernardo semblât de- 
voir être très-rapide, les traces de la dangereuse 
maladie dont il avait été atteint étaient encore fraîches, 
fort vives et presque repoussantes. Un autre se fût 
affligé de cette dernière circonstance, lui s’en félicita; 
il lui importait, après ce qui venait de se passer entre 
lui et Angela, qu'on le crût toujours malade, faible, 
wmcapable de vaquer à aucune affaire. Ce fut done très 
péniblement en apparence qu'il regagna sa chambre, 
et à peine y fut-il rentré, qu'il se laissa tomber tout 
haletant sur son lit. 

— Ah! sainte Vierge! s’écria la garde en l’aperce- 
Vous être leyé dans un 
tel état!... Vous avez juré de n’en pas revenir ! 

— C'est vrai, Martha, répondit-il d'une voix mou- 
rante, j'ai été bien imprudent; mais vous savez qu'on 
ne s’accommode guère d'un serviteur obligé de rester 
au lit... J'ai voulu essayer mes forces... Aussi ai-je 
les pieds bien malades, 

— Oh! Jésus Maria! reprit la garde en s’empressant 
de le déchausser, est-il possible que yous ayez pu 
mettre un pied devant l'autre ! 

— Cela ne m'arrivera plus, ma bonne Martha. 

Je le crois bien ! Vous ne serez pas capable, avant 
six semaines au moins, de marcher sans béquilles, 

— Que la volonté de Dieu soit faite! 

Oh! signor Gavazza, vous êtes un trop digne 
homme pour que le bon Dieu n'ait pas pitié de vous, 
reprit la vieille Martha en accommodant le plus dou- 
cement possible le malade dans son lit; mais il est 
certain, malgré cela, que, s'il se passe d'ici à un mois 
quelque chose d'extraordinaire à Chivas, ce ne sera 
pas vous qui l'irez dire à Rome, 


70 


Il y avait quelques instants que la vieille s’étut 
retirée après avoir tout mis en ordre, lorsque le frère 
Luigi entra doucement et à pas comptés. 

— Hum! fit-il en voyant le malade se soulever 
avec effort, je croyais te trouver sur pied, Bernardo. 

— Révérend père, c’est justement parce que j'ai 
essayé de m'y mettre que me voici de nouveau obligé 
de garder le lit... Et cela me met au désespoir; car 
l'argent ne doit pas tarder à manquer ici, tandis qu'à 
Santoni, ce marcassin de comte entasse largent en 
traitant nos domaines en pays conquis. 

— Cela, dit le moine d’une voix grave, prouve que 
l’on est sage là-bas et qu'on est fou ici, où l’on dépense 
à tout propos des sommes fabuleuses. Quoi! madame 
la marquise de Spenzzo possède, indépendamment de 
ce qu’elle a donné à sa fille, des terres valant plus de 
trois millions d’écus romains, et elle manque d’ar- 
gent! 

— Au moins, révérend père, vous me rendrez cette 
justice de reconnaître que ce n’est pas ma faute, s’il 
en est ainsi. 

— Soit, Gavazza; mais il me parait que Von con- 
voite ardemment ici l’argent qui se gagne là-bas. Tiens, 
mon ami, un bon conseil : ne joue pas au plus fin 
avec moi. Tu couves, j'en suis sûr, quelque mauvaise 
pensée. 

— Oh! mio padre! que puis-je, en l'état où je suis? 

— Je comprends parfaitement ce que tu veux, et je 
sais au juste ce que tu peux; mais je veux, moi, que 
le comte soit maître absolu à Santoni, tandis que tu 
te contenteras de jouer ici le rôle de cheville ouvrière. 
Plus tard, on te fera une position indépendante; 
mais il faut attendre; c’est mon dernier mot. 

Gavazza était furieux; il se mordait les lèvres pour 
ne pas éclater; mais il se dit enfin que ce moine, quel- 
que fort qu'il fit, n'était pas invincible; que sa 
qualité de religieux le rendait, dans l’état présent des 
choses, plus vulnérable que tout, autre, et il promit 
de se conformer au programine que Luigi venait de 
lui imposer. En même temps, il prenait mentalement 
avec lui-même l'engagement de briser le plus promp- 
tement possible les liens dans lesquels le moine 
essayait de l’envelopper. 

— Révérend père, se disait-il mentalement, vous 
avec beau faire, je sens bien que nous sommes enne- 
mis; mais pourquoi”... Vous ne sauriez rien posséder 
en propre, votre qualité de religieux s’y oppose; la 
marquise est soumise à votre volonté, sans que vous 
en puissiez tirer aucun avantage, et vous n’osez pas 
contrarier Angela, même dans ses plus minimes yo- 
lontés.. Tout bien examiné, mon révérend père, je 
suis plus fort que vous, et yous sere bientôt forcé de 
le reconnaître. 

Dès le lendemain, et en dépit des représentations 
de la garde Martha, Bernardo, appuyé sur deux 
béquilles se montrait dans les rues de Chivas, rece- 
vant les félicitations des uns, les compliments de 
eondoléance des autres, mais laissant soigneusement 
croire qu'il ne pouvait marcher, et paraissant en 
quelque sorte cloué au sol par la faiblesse et la dou- 
leur. Ce soir-la méme, un violent oragé éclatait sur la 
petite ville de Chivas ; le ciel était en feu; le tonnerre 
fendait les nues avec fracas; la gréle et l'eau tombaient 
a torrents, 

Le berger Zarea gardait troupeaux dans la 
montagne, Effrayé par ces convulsions de l'atmosphère, 


805 


LA DAME DE VOLUPTE, 


au bruit desquelles se mélaient le bélement de se 
moutons et les aboiements de ses chiens, il se tenait, 
morne et silencieux, assis dans sa cabane, lorsque, à 
la vive lumière d’un long éclair, il crut voir au loin 
un homme marchant à travers champs, et se dirigeant 
vers lui. 

— Jésus! se dit-il en faisant, avec un redoublement 
Weffroi, le signe de la croix, on dirait Bernardo Ga- 
vazza! Que vient-il faire ici... Le bon Dieu n'est-il 
pas assez en colére?... Non, non, je ne bouge pas d'ici. 
Et pourtant il me traite mal, le bon Dieu: le toit de 
ma cabane, à moitié effondré, livre passage à la pluie; 
je Wai pas une poignée de paille sèche; je viens de 
manger mon dernier morceau de pain, et ma faim 
n’est pas apaisée... 

Ces plaintes furent interrompues par un coup de 
tonnerre qui fit trembler le so’. 

— Oh! reprit Zarca en tombant À genoux, je sais 
bien que j'ai tort de me plaindre; car il y a beaucoup 
de gens plus malheureux que moi. 

— Eh bien, dit une voix au milieu des ténèbres, 
mentre-toi fort et rien ne te manquera. 

Au même instant, un éclair jaillit des nues, et Zarca 
reconnut Bernardo Gavazza. 

—- Ah! maitre Bernardo, reprit le jeune berger, vous 
m'avez fait peur! 

— Tant pis! car, corpodi Dio! les gens qui ont peur 
ne sont bons à rien, et, avec ce défaut-là, tu garderas 
les moutons en plein vent, jusqu'à ce que tu erèves 
de misère, d’ennui ou de frayeur. 

— Ah! c'est qu'il fait un temps. 

— Ne ten plains pas, Zarca; je l'aurais commandé 
qu’il ne serait pas plus à mon gré. 

— Alors, maitre Gavazza, nous n'avons pas les mêmes 
goûts. 

— Peut-être! il ne s’agit que de s'entendre... Mais 
j'ai là quelques beaux écus romains qui ne demandent 
qu'à passer de ma poche dans la tienne. 

— Qu'ils fassent done vite le chemin, dit le jeune 
berger, dont un nouvel éclair montra le visage rayon: 
nant de joie. 

— Is le feront, Zarca, si tu montres assez de cœur 
pour ne pas les effaroucher... Tiens, vois, ils sont 
tout prêts à se mettre joyeusement en marche. 

— Oh! maître Bernardo, je suis un homme mainte- 
nant... Et, tenez, voici que l'orage ne m'effraye pas 
plus que la chute d'une étoile filante. Chacun pour 
soi, san Dio! et le bon Dieu pour tous. 

— Très-bien! maintenant, ne parlons plus en Pair: 
d'ici à Ja villa Santoni, il ne doit pas y avoir pour 
plus (le dix minutes de chemin? 

— Pour cing minutes au plus. 

— Et M. Mariani doit être à table, dans la grande 
salle, au milieu de ses serviteurs. 

— C'est certain, il n'y manque jamais... Oh! c'est un 
vrai bon maitre, celui-là! 

— (Oh! les dames de Spenzzo sont autrement bonnes 
maîtresses, et les Gcus que voici ne sont qu'un échan- 
lillon de ceux qu'elles donneront à qui les servira. 

— fit que faut-il faire pour eela?... Parlez done, 
maitre Bernardo. 

- Il faut me jurer obéissance, Zarea, et tenir ton 
serment: 

— Je le veux bien, dit le jeune berger dominé par 
une avidilé précoce, 

— Tu le jures? 


LA DAME 


bias VOLUPTE. 


it 


= Je le jure 

—Eh bien, fit Gavazza en tirant de dessous son 
manteau un fusil à deux coups, voici le juge qui doit 
prononcer ce soir mème entre les dames de Spenzzo 
et le Mariani. 

— Ah! séeria Zarca saisi d’effroi, 

— Eh bien, qu’est-ce ? reprit tranquillement Ber- 
nardo ; crois-tu ce compagnon-la capable de se trom- 
per d’adresse?... Secoue donc cette faiblesse d'enfant. 
D'ailleurs, Cest moi qui agirai. Marchons. 

— Oui, dit Zarca toujours tremblant. 

— Nous allons donc nous rendre à Santoni. Il y a 
là un chien de garde qui te connaît, car il a été le 


compagnon des tiens. 

— Mirco?... Oh! oui, bonne bête! dès qu'il peut 
s'échapper, cest pour venir me retrouver aux 
champs. 


— Je le savais, ¢t voilà pourquoi je viens chercher 
ton concours. Tu pourras donc facilement passer par- 
dessus le petit mur de Ja première cour, l’emparer 
du chien et l'empêcher @aboyer lorsque jarriverai. 
Je te suivrai de près, tu ouvriras une des petites por- 
tes de manière à ne faire aucun bruit, et l'affaire sera 
vite terminée, Prends donc le devant et hate-toi! 

Moins rassuré que jamais, Zarca ne bougeait pas. 

— Est-ce que tu refuserais de marcher, maintenant 
que tu en sais assez pour me faire pendre? reprit 
Bernardo d'une voix menacante. Prends garde! car, 
sur les deux coups dont mon fusil est chargé, il v en 
a un pour le traître qui essayerait de me vendre. 

Et, comme, en parlant ainsi, il abaissait horizon- 
talement son armé, Zarca s’éeria : 

— Non, non, maitre Bernardo, je ne vous trahirai 
jamais; mais je croyais qu'avant de nous mettre en 
route, vous vouliez me faire faire connaissance avec 
ces écus romains que je n'ai pu encore apercevoir 
qu'à la lueur des éclairs. 

— Tiens, dit Gavazsa en lui remettant une bourse, 
en voici un pelit échantillon; Je reste de Ja bande 
viendra bientôt; mais nous avons déjà perdu bien du 
temps; partons. 

Le berger prit la bourse, l’ouvrit, en examina le con- 
tenu, et, bondissant de joie, il se dirigea vers la villa où 
son maîtreétaitalors à tableau milieu de ses serviteurs. 


XXXII 


L'orage était apaisé; mais la pluie continuait à tom- 
ber fine et serrée, Deux hommes le havre-sac sur le dos 
marchaient péniblement à travers champs: e’étaient 
deux soldats déserteurs de l'armée du due de Savoie qui 
traversaient le Piémont pour aller se réfugier à Venise. 

— Par saint Janvier! disait l'un, je commence à 
croire, Lorenzo, que nous avons eu tort de quitter le 
égiment, On y est mal, c'éstyrai, mais encore y mange- 
t-on quelquefois, et il y a plus de douze heures que nous 
marchons l'estomuc vide: il n'est pas possible que nous 
allions loin on suivant ce régime-là. Pour moi, je ne 
dépasserai certainement pas l'habitation que Von 
aperçoit d'ici sans y faire halte. 

— Tu as tort, Giacomo, répondit l'autre : je connais 
le pays; cette habitation appartient à une famille alliée 
i celle du due de Garignan; ce serait nous mettre 
dans la gueule du loup, tandis que nous wouveraus 


aisément un asile à Chivas, dont nous ne sommes pas 
éloignés de plus de quatre milles. 

— Quatre milles! c'est énorme. Ne pourrions-nous 
tenter, sans nous adresser aux maîtres, d'obtenir de 
quelque domestique charitable de cette maisen un 
morceau de pain et une poignée de paille dans quel: 
que écurie? 

— Nous en courrons la chance, si tu le yeux ahsolu- 
ment. 

— Etjele veux d’eutant plus qu’il me semble qwune 
des portes est entr’ou yerte.. 

— Entrons done, ré liqua Lorenzo. 

Et il franchit le premier le seuil de la porté; 
mais il avait à peine fait un pas-à l'intérieur, qu'il 
se retourna Vers son camarade en lui disant à yoix 
basse : 

— Silence ! il y a des gens à quelques pas de qui 
causent et paraissent craindre au moins autant que 
nous d’être entendus. 

Us s’arrétèrent d'abord, puis ils ue à seglisser 
doucement à l'intérieur, dans l’angle formé par la porte 
à demi ouverte et le mur qui servait d'appui. De là, la 
pluie ayant cessé et le temps s'étant éclarci, ils purent 
entrevoir deux hommes dont l’un était armé Wun fusil 
et dont l’autre tenait en laisse un chien de garde qu'il 
caressait pour l'empêcher de gronder. 

— Tiens-le bien, Zarca, disait l’homme au fusil, et, 
dans une minute, les dames de Spenzzo seront débar- 
rassées pour toujours de ce pourceau que le marquis a 
eu la faiblesse de laisser entrer dans sa famille, 

— C'est pourtant un noble homme! fit Zarca en sou- 
pirant. 

— Noble, lui?... Il a volé la noblesse, comme il 
vole depuis trop longtemps les revenus de ces do- 
maines; mais il n’en fera pas davantage. je le 
tiens! 

A ces mots, il épaula son fusil, ajusta dans la direc- 
tion d’une hante fenêtre lu rez-de-chaussée; puis un 
éclair jaillit et fut suivi d’une explosion, à laquelle 
succédérent des gris d'elroi partant de l'intérieur de 
la maison. 

- Fuyons! dit à demi-voix l’homme au fusil, et, 
quelque chose qu'il arrive, n'oublie pas que les dames 
de Spenszo te donneront toujours plus pour te taire 
qu'on ne Uoflrirait pour te faire parler. 

Et ils s’enfuirent à toutes jambes. 

— Si nous restons ici un instant de plus, dit & son 
tour Lorenzo, nous sommes perdus! 

Et, de même que les meurtriers, ils s'élancèrent dans 
la campagne et gagnèrent le large le plus rapidement 
possible, 

— Voilà une singulière aventure! dit Giacomo lors- 
qu'ils se crurent assez Cloignés pour faire halte et re- 
prendre haleine. 

— Et qui pourra poutètre nous être utile, répondit 
Lorenzo; car j'ai retonu le nom do celui qui tenait te 
chien, et, à la lumière produite par le coup de feu, j'ai 
vu que le visage de Pautre était couvert de pustulos à 
peine amortios, Un erime vient rortninement d'être 
commis, ot peut-être donncraiton une bonne récom 
pense à qui ferait connaitre les coupables. 

— Il faudra voir; Wehons, avant tout, de trouver à 
souper et uu gite pour cette nuit. 

Tandis que tout. cela se passait, lo révévond frère Luigi 
se dirigeait vers son couvent, Bien que ea hoguce fût 
HUflisamment garnie, il pardissail inquiet ; à plusieurs 


72 LA DAME DE VOLUPTE. 


reprises il s’était présenté à l’hétel de Spenzzo, sans 
y trouver Bernardo, qui, lui avait-on dit, se promenait 
dans le voisinage à l’aide de ses béquilles, et cela avait 
suffi pour lui faire craindre quelque grave événement. 

— Cet homme-là est audacieux, se disait-il, impa- 
tient d’atteindre le but qu’il se propose, et il n’est que 
trop encouragé par la marquise et Angela à tenter la 
fortune en frappantun grand coup. Ges femmes-là ne 
veulent pas voir qu’elles se perdront en même temps 
que lui, en le lançant dans cette voie. Heureusement, 
je sais attendre, moi, etil n’est pas facile de me 
tromper. 

Tuterrompu dans ses réflexions par le bruit de pas 
pesants, le religieux releva subitement sa tête, penchée 
vers la terre en signe @’humilité, et il se trouva subite- 
ment en face des deux soldats, qui continuaient à s’en- 
tretenir de leur aventure à Santoni. A l’aspect de la 
besace si dodue que portait le moine, Giacomo, qui 
était le plus affamé, ne put se contenir. 

— Révérend père, dit-il, ayez pitié, nous vous en 
supplions, de deux pauvres soldats qui se sont égarés 
en chemin et n’ont pas mangé depuis hier! 

— Et comment se fait-il que vous soyez arrivés jus- 
qu'ici sans trouver de secours? repartit Luigi. D’après 
le chemin que vous suivez, vous avez dû passer, vers 
la fin du jour, devant la villa Santoni, aux portes de 
laquelle un malheureux n’a jamais frappé en vain. 

A ces mots, les deux soldats se regardèrent comme 
pour se consulter; puis Giacomo reprit : 

— Nous nous sommes en effet arrêtés à cette habita- 
tion; mais nous n’avons pu y rien recevoir, la frayeur 
nous en ayant fait sortir plus vite que nous n’y étions 
entrés. 

— Peur! vous, des soldats?... 

— hévérend père, répéta à sen tour Lorenzo blessé 
par ces paroles, de bons soldats peuvent ne pas vouloir 
se mesurer contre des assassi is. 

— Vous avez trouvé des assassins à Santoni? de- 
manda avec anxiété le frère quéteur, qui déposa sa 
besace à ses pieds comme pour écouter avec plus d’at- 
tention. 

— Oh! frère, ce ne sont pas choses à raconter sur le 
grand chemin... 

— Surtout quand on meurt de faim, ajouta Giacomo. 

— C'est vrai, mes enfants, dit Luigi en remettant sa 
besace sur son épaule. Heureusement, nous ne sommes 
qu'à cent pas du couvent, où, à ma recommandation, 
vous allez trouver de quoi réparer complétement vos 
forces, 

Tous trois se dirigérent vers le couvent; le portier, 
qui reconnaissait Luigi au coup de marteau, ouvrit 
sur-le-champ, bien que l'heure réglementaire fut 
passée; mais ce ne fut pas sans quelque frayeur qu’il 
vitentrer les deux soldats à la suite du frère quéteur. 

— Tiens, Pietro, dit ce dernier en posant sa besace 
sur une table, prélève double ou triple dime s’il le faut; 
mais donne-nous à souper promptement, et ne ménage 
pas la réserve de ton caveau; j'aurai soin de combler 
promptement les vides que nous pourrons y faire. 

Pietro apporta d’abord des verres et du vin; puis, 
explorant la besace, il se mit à préparer le souper avec 
d'autant plus de zèle qu'il en devait prendre sa part 
Tandis pil était ainsi occupé, le frère quéteur repre- 
nait, avec les deux soldats, l'entretien commencé sur 
le grand chemin, etqui se continua avec d'autant plus 
dabondance que les rasades se auccédaient plus rapi- 


dement. Les deux déserteurs devinrent, dés la seconde 
bouteille, très-expansifs; la troisième était à peine 
entamée, que Luigi n'avait plus rien à apprendre de ce 
qui s'était passé à Santoni deux heures auparavant, 
et l'ivresse des deux narrateurs était déjà telle, que le 
frère quêteur put, à plusieurs reprises, échanger son 
verre contre les leurs sans qu’ils s’en apercussent. 

— Mon révérend, cria tout à couple portier en appor- 
tant un plat d’où s'élevait un fumet tentateur, voici 
une omelette dont vous me direz de bonnes nouvelles. 

Mais il s’arréta tout à coup en voyant les deux sol- 
dats la tête appuyée sur la table et profondément en- 
dormis. 

— Révérend père, dit-il après un instant de silence, 
je gagerais bien que ces gens-là ne se sont pas en- 
dormis sans votre permission. 

— C’est vrai, Pietro: il m'est toujours facile de faire 
dormir les gens que je trouve trop éveillés. Mais nous 
causerons de cela une autre fois; pour le moment, nous 
n'avons pas un instant à perdre : il s’agit de garrotter 
solidement ces deux hommes... L’in pace est vide, 
n'est-ce pas? 

— Toujours, mon révérend; est-ce que le pére pro- 
cureur voudrait se donner la peine d’user de cette vi- 
laine chose! Cela serait capable de l’empécher de di- 
gérer. Il est donc vide, ce vilain cachot, à preuve que 
j'en ai la clef, dont je me suis emparé parce que, entre 
nous, j'ai découvert dans ce trou un passage secret 
qui le fait communiquer avec la cave particulière du 
père supérieur... 

— Je le savais, Pietro, interrompit Luigi en souriant. 
Mal avisé serait celui qui voudrait ici me cacher quel- 
que chose. Maintenant, apporte des cordes. 

— Une omelette si bien réussie! exclama Pietro en 
joignant douloureusement les mains. 

— Nous la mangerons un quart d'heure plus tard, 
voilà tout, et nous en aurons chacun double part qui 
pourra être d'autant mieux arrosée que, de l’in pace 
où nous allons transporter ces dormeurs, tu pourras 
faire une courte visite à la cave particulière du père 
supérieur, dont tu as si habilement trouvé le 
chemin. 

En parlant ainsi, Luigi s'était emparé des cordes ap- 
portées par le frère portier; aidé de ce dernier, il ne 
lui fallut que quelques minutes pour garrotter solide- 
ment les deux soldats endormis, qu'ils transportèrent 
ensuite sans beaucoup de peine dans un de ces horribles 
cachots appelés in pace, qui existaient alors dans pres- 
que tous les couvents, et d’où les religieux qu'on y 
mettait après un semblant de jugement à huis clos ne 
devaient plus sortir vivants. On n’en usait plus depuis 
longtemps au couvent des capucins de Ghivas, où l’on 
était en général d'humeur très-débonnaire en temps 
d’abondance, 


XXXIII 


La nuit avait été pleine de terrible anxiété à l'hôtel 
Spenzzo; assises et serrées Pune contre Pautre sur 
un sofa, la marquise et sa fille n’osaient échanger un 
mot; toutes deux savaient que Gavazza était parti se- 
crétement pendant l'orage; elles avaient d'abord voulu 
prier pour le succès de son entreprise; mais la terreur 
leur avait fait, dés les premiers mots, rentrer dans la 


gorge cette prière sacrilége, et, depuis ce moment, en 
proie à une indicible terreur, elles étaient demeurées 
muettes et tremblantes, prétant l'oreille au moindre 
bruit. 

Vers minuit, elles avaient entendu ouvrir et fermer 
la porte extérieure; puis un bruit de pas était arrivé 
jusqu’à elles et s’était bientôt évanoui, et les heures 
avaient continué à s’écouler lentes et terribles pour 
ces deux coupables dont le châtiment commençait. 

Enfin, au point du jour, on gratta doucement à la 
porte de la comtesse Mariani, qui s’empressa d'ouvrir. 

— Cest lui! dit-elle d’une voix altérée. Ah! Ber- 
nardo, vous nous avez fait bien souffrir! 

Elle continuait à trembler en parlant ainsi, et son 
émotion était si violente, qu’il fallut que Gavazza la sou- 
tint pour qu’elle pit retourner s’asseoir près de sa mère. 

— Est-ce donc ainsi, dit-il en s’efforçant de sou- 
rire, qu’on sait accueillir un messager de bonnes nou- 
velles?... Vous êtes libre, madame! le misérable qui 
vous avait imposé son nom pour vous dépouiller im- 
punément ne vous causera désormais aucun chagrin. 

— Quoi ! balbutia la marquise, Mariani... ? 

— Est mort, madame! et ainsi mourront tous ceux 
qui oseraient attenter 4 votre bonheur. Mais pourquoi 
cet effroi qui se peint sur vos traits? Qui done oserait 
faire remonter jusqu’à vous la responsabilité d’un acte 
dont je suis seul l’auteur? Ne savez-vous pas que je 
vous ai fait le sacrifice de ma vie? Elle est à vous, et, 
quoi qu'il arrive, je ne la défendrai qu’autant qu'il le 
faudra pour que votre honneur reste intact. Mais 
pourquoi s'occuper d’éventualités impossibles? Au- 
cune preuve ne saurait s'élever contre moi; mes me- 
sures ont été soigneusement prises; C’est un secret 
entre Dieu et nous; malheur à qui oserait tenter de le 
pénétrer! 

— Dis plutôt malheur à toi-même! s’écria le moine 
Luigi, qui apparut tout à coup comme l'ange vengeur. 

La foudre tombant aux pieds des trois complices ne 
les eût pas plus terrifiés que l'apparition de ce 
moine au regard étincelant, plein de menaces et de 
malédictions. Les deux femmes demeurèrent immo- 
biles et muettes; il s’écoula quelques instants sans 
que Bernardo eût conscience de ce qui se passait au- 
tour de lui; mais il avait trop d’audace pour que son 
saisissement ne fit pas promptement place à cette as- 
surance qui ne l’abandonnait presque jamais. 

— Révérend, dit-il en reprenant tout à coup un 
caime apparent, cet emportement, qu'il me soit per- 
mis de le dire, est peu digne de votre caractère et de 
votre robe, et je crois qu'il vous serait difficile de jus- 
tifier Vapostrophe que vous venez de m'adresser. 

— Oh! c’est trop d'impudence! répondit le moine, 
et je ne sais à quoi il tient que je ne te laisse aller au 
gibet! A quelle heure es-tu sorti hier au soir? Quelle 
heure était-il quand tu es rentré cette nuit? Qu’as-tu 
fait dans l'intervalle? Tu te tais? Eh bien, je vais te 
le dire. 

Et Luigi raconta l'assassinat du comte Mariani sans 
en omettre la moindre circonstance, Cette fois, Gavazza 
était vaincu; il voulait répondre, et la parole expirait 
sur ses lèvres, 

— Et tu osais dire tout à l'heure à ces malheureuses, 
reprit le moine, que ce crime était un secret entre 
Dieu, elles et toil... Ne sais-tu pas que j'ai l'habitude 
de deviner ce que Von veut me taire? Mais ici je 
n'ai pas ou à faire usage de cette faculté : tu as si folle- 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


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73 


Ment agi, tu as laissé tant de traces de ton passage, 
que, si je n’étais parvenu à arrêter dans leur marche 
les deux principaux témoins de tes crimes lorsqu'ils 
se rendaient chez le procureur criminel, cet hôtel 
serait déjà investi par la force armée, ces malheureuses 
femmes, qui Pont comblé de biens, te suivraient bien- 
tôt jusqu’à l’échafaud. 

avait à peine prononcé ces mots, qu’Angela poussa 
un cri aigu et roula sur le parquet en se tordant les 
membres. 

— Luigi, s’écria en même temps la marquise en se 
mettant à genoux devant le moine, sauvez-nous, je 
vous en conjure! 

— N'est-ce pas pour cela que je suis ici à cette heure, 
Paola? répondit-il en la relevant. | 

Puis,se penchant vers la comtesse en proie à une 
violente attaque de nerfs, il lui fit respirer certain sel 
particulier, et il parvint ainsi à la calmer comme par 
enchantement. 

— Maintenant, reprit-il, repoussons toute vaine ter- 
reur, afin de soutenir victorieusement la lutte si 
imprudemment commencée. Cette lutte sera longue; 
car, quelle que soit l’origine des Mariani, leur famille 
est nombreuse et puissante. Ainsi que je le disais tout 
à l’heure, les deux principaux témoins sont en mon 
pouvoir, ils ne parleront pas sans ma permission. 

— Luigi, dit avec effusion la marquise en lui pre- 
nant les mains, vous avez notre foi, et vous êtes notre 
seule, espérance. 

— La foi, l'espérance sont choses bien fragiles, vous 
le savez, Paola, répliqua le moine en souriant amère- 
ment; mais je n’en accomplirai pas moins courageu- 
sement la mission que je me suis imposée, et, j’en suis 
sûr, le succès couronnera mes efforts, si, comme je 
l'espère, vous suivez scrupuleusement mes conseils. 

— Révérend père, dit Bernardo, dont cette scène 
semblait avoir affaibli l’énergie, je vous ai désobéi, et 
je m'en repens sincèrement. Pardonnez-moi, et je jure 
d'être désormais à vous corps et âme. 

— Assez, dit impérieusement Luigi; voilà déjà trop 
de temps perdu. Dans quelques instants on viendra bien 
certainement annoncer aux dames Spenzzo la mort 
du comte Mariani. Personne n'ignorant la mésintelli- 
gence qui régnait entre elles et le comte, il faudra 
recevoir cette nouvelle dignement, gravement, sans 
montrer une douleur démentie à l'avance, mais seu- 
lement de la surprise et une tristesse contenue; puis, 
sans crainte, sans hésitation, on abordera la question 
des mes matériels. Madame la comtesse, madame 
la marquise, sa mère, appelleront leur notaire, et le 
chargeront d'assister à Vapposition des scellés qui 
certainement se fera aujourd’hui même à Santoni. Toi, 
Bernardo, tu accompagneras le notaire, comme homme 
de confiance de ces dames. 

Oh! révérend père, dans l'état où je suis! 

— Là est justement la planche de salut : tu iras en 
voiture à Santoni avec le notaire; là, tu participeras 
dans une certaine mesure aux actes qui s'accompliront ; 
puis, vaincu en apparence par la fatigue, tu Cévanouiras 
après avoir mis à nu tes pieds ensanglantés, 

— Et puis? demanda Bernardo avec résignation. 

— Et puis tu reviendras ici te mettre au lit, et tu 4 
resteras pendant huit jours au moins, 

— Révérend père, c'est une terrible thehe ! 

— A ton Bernardo : 
d'aller à la potence... 


aise, s'il te semble plus doux 


74 


Gayazza pouss2 un cri deffroi; la marquise et sa fille 
éclatérent en sanglots. 

—Silence! ditimpérieusement Luigi en se levant; on 
frappe à la porte de l'hôtel ; l'heure suprême est arrivée. 
Mais il ne faut pas que l’on me trouve ici... A 
bientôt! et que mes paroles demeurent dans votre 
mémoire. 

A ces mots, il s’élanca hors de l’appartement, et sor- 
tit de l’hôtel nar une des portes du jardin. 


XXXIV 


On éprouvait à l'hôtel Spenzzo un trop grand besoin de 
l'appui du moine Luigi, pour ne pas lui obéir aveuglé- 
ment ; nul n’eùt osé s’écarter du programme qu'il avait 
tracé ; il fut done fait comme il l'avait dit : la marquise 
et la comtesse se montrèrent à la fois tristes et calmes 
à l'annonce qu’on leur fit de la mort du comte Mariani, 
qui fut par elles reçue de la manière la plus convena- 
ble ; Bernardo lui-même parut attristé dans une juste 
mesure par ce lugubre événement, de sorte qu’il ne 
put s'élever d’abord le moindre soupçon, car on avait 
vu, la veille, Gayazza se trainer péniblement à l’aide 
de ses béquilles dans les rues voisines de l’hôtel. 

Cependant l'instruction judiciaire de cette mysté- 
rieuse affaire n’en suivait pas moins son cours, activée 
qu'elle état par le signor Marco Mariani. Celui-ci, en 
effet, avait juré de venger son frère, et il était par- 
vepu à grouper les plus terribles présomptions. 

D'autr> part, Zarca couvrait les cabarets de Chivas, 
tirant ae ses poches de l'argent à pleines mains, et 
criant dans ses accès d'ivresse : 

— Buvons! buvons! quand il n'y en aura plus, il 
y en aura encore. 

Enfin les balles extraites du corps de la victime, et 
marquées toutes deux d’une croix, furent reconnues 
par un enfant de chœur, qui déclara les avoir dépo- 
sées sur l'autel où devait se célébrer le saint sacrilice 
de la messe, afin qu’elles fussent bénites par Vofficiant. 
De tout cela, Marco Mariani avait fait un faisceau qui, 
grossissant chaque jour, devint trop imposant pour que 
la justice pit demeurer inactive. 

Un matin, alors que Jes maîtresses de la maison 
étaient encore au lit, la villa Santoni fut investie par 
une troupe Warchers; puis plusieurs officiers judi- 
cinives pénélrèrent à Vintéricur et semparerent de Ja 
personne de Bernardo Gavazza. Ce dernic® se récrie; 
il proteste de son innocence; il invoque le témoignage 
de la marquise, de la comtesse, qui, réveillées par tout 
le bruit qui se fait autour d'elles, arrivent à peine 
vêlues et tentent d’interposer leur autoritd, 

Les circonstances sont graves, mesdames, leur dit 
l'officier supérieur de justice, et elles pourraient étre 
encore aggravées par une intervontion intempestive. 

— Me 
cote Bernardo, quiaffectait de montrer une tranquillité 
voz aussi bien que moi que Pon m'ac- 
cuse injustement; il s'ost fait une tempeéte qui a aveu- 
glé et aveugle encore les plus clairvoyants, La justice 
s¢ trompe; mais elle reconnuitra bientôt son erreur. 
En attendant, j'aimerais mieux souffrir mille morts que 
‘une lavme tomber de vos yeux, ét ce sentiment, 
quoi qu'il puisse arriver, je le garderai jusqu'à la 


chères et bonnes mailresses, disait de son 


pariatie, vou 


aey 


| 


LA DAME DE VOLUPTE. 


mort. Conservez-moi votre estime, et ne vous occupez 
pas autrement de moi, c’est la seule grâce qué js vous 
demande... Maintenant, ajouta-t-il en se tourpant vers 
les gardes qui l’entouraient, je suis prêt, marchons. 

Pendant que lon conduisait Gavazza aux prisons de 
Turin, où il devait attendre la fin de Pinstruction qui 
se poursuivait, le moine Luigi faisait, au couvent des 
capucins de Chivas, une découverte accablante sil 
avait constitué le portier Pietro gedlier des deux sol- 
dats enfermés dans l'in pace, et il était parfaitement 
tranquille de ce côté : ce lieu de détention était 
sûr, il my avait pas même d'exemple qu'un des 
moines qu'on y avait renfermés autrefois edt jamais 
tenté de s'évader, tant la chose semblait impos- 
sible. Voyant la tournure facheuse que prenaient les 
choses, Luigi pensa que, au lieu de faire disparaitre 
complétement ces hommes, que le hasard lui avait li- 
yrés, il ne serait peut-être pas impossible de les 
faire tourner contre laccusation, en leur imposant 
une déposition toute contraire, quant aux faits 
dont ils avaient été témoins. A cette condition, on 
pouvait leur promettre leur grace comme déserteurs, 
leur mise en liberté trés-prochaine, et une samme 
suffisante pour qu'ils pussent retourner tranquillement 
dans leur famille. 

—- Dans la position où ils se trouvent, se disait le 
moine, il est impossible qu'on n'accepte pas avec em- 
pressement la moindre planche de salut. 

Ce fut done axec la certitude de ne pas rencon- 
trer d'obstacle sur ce point, qu'un soir il invita 
Pietro à se munir d’une lanterne pour descendre 
avec lui dans l'in pace. Mais, quand il eut pénétré 
dans le souterrain et promené la Jumiére autour des 
murs, quelle ne fut pas sa stupéfaction : Je caveau 
était vide!... 

Expliquons comment les deux prisonniers avaient 
quitté lin pace où les avait enfermés Luigi, et ce 
qu'ils étaient devenus. 

Lorsque les deux soldats déserteurs, Lorenzo et Gia- 
como, sortirent du sommeil de plomb dans lequel les 
avait jetés la substance narcotique que le frère Luigi 
avait mélée à leur vin, ils essayèrent d'abord instineti- 
vement de se mettre hors du contact de la terre humide 
sur laquelle ils étaient étendus. Mais grande fut leur 
surprise de se trouver, au milieu des ténèbres les plus 
profondes, dans l'impossibilité de faire un pas, en- 
chainés qu'ils étaient par le milieu du corps à deux 
anneaux scellés dans le mur de leur cachot. 

—Ah!fit Giacomo en s'adressant à son compagnon, je 
te Payais bien dit, que nous regretterions le régiment. 

— (est toi qui parles, Giacomo?... Bh bien, mon 
garçon, j'avoue que je me trouve dans d'assez vilains 
draps, et, si l'on ne t'a pas mieux traité que moi... 

— Je suis enchainé. 

— Comme moi... Mais qu'avons-nous done fait à ce 
maudit moine pour qu'il nous truile ainsi? En y réflé- 
chissant, je ne suis pas éloigné de croire que nous 
avons eu la langue trop longue. 

— Tu crois? et moi, j'en suis sûr; je me rappelle 
maintenant que hous avons raconté à ce maudit frèpe 
quéteur toute notre aventure de Ta villa Santohi, et, en 
cela, nous avons té bétes comme dos huitres, Le frère 
quéteur, maitre de notre secret, à voulu on liver part, 
etil a trouvé moven de nous faire mettre N° Nombre, 

— Tu dois avoir raison, dit borcuso mais alors 
tout nest pas désespéré ; d'abord, si Pon avait voulu 


: LA DAME DE VOLUPTÉ. 


T5 


— as 


se débarrasser complétement de nous; nous serions 
morts; c'était si facile! Ce qui prouve ensuite quel’on 
veut que nous vivions, c'est que voici une cruche 
pleine d’eau que j’ai failli renverser d’un coup de pied, 
ce qui eût été très-facheux, car je meurs de soif. 

— Cest absolument comme moi: 

— Eh bien, tends les bras par ici... Tiens, voici la 
dame-jeanne, et je sens à mes pieds quelque chose 
comme un pain d'assez belle dimension... Je le tiens! 
Buvons et mangeons! Par le diable, nousn'en pouvions 
pas dire autant tous les jours au régiment! 

— (est vrai, dit tristement Giacomo; mais la lu- 
mière du soleil nous éclairait et nous pouyions mar- 
cher. Ah!... 

—iIl ne s’agit pas de se désoler, mille diables! fit 
Lorenzo. Voyons, tu es comme moi, enchaîné par le 
milieu du corps? 


— Kt si solidement, que les anneaux de la chaine- 


. entrent dans la peau au-dessus des hanches. 

— Cest justement le plaisir que je ressens en ce 
moment;mais, vrai Dieu! cela ne durera pas longtemps. 

— En qui espéres-tu donc? 

— En moi seul, mille tonnerres! Allons donc, du 
cœur au ventre; on ne meurt qu'une fois; tachons 
que ce soit le plus tard possible. 

Ce disant, Lorenzo, sans plus écouter les jérémiades 
de son compagnon, trempa dans l'eau un des anneaux 
de sa chaine et commença à Je frotter avec ardeur 
contre la eruche de grès. 

— Entends-tu cette musique? demanda-t-il à Gia- 

. como après quelques instants. ( 

— Parfaitement: mais je ne vois pas à quoi cela 
nous servira: tu n'as probablement pas l'espoir de 
Venvoler au travers de la voûte de cette cave? 

— Je ne sais ce qui arrivera. L'important, c’est que 
nos mouvements soient libres, et je suis sûr mainte- 
nant que, dans deux heures, il en sera ainsi. 

En effet, en moins d’une heure, Lorenzo usa si bien 
surle grès un des anneaux de sa chaîne, qu'il Ini fut 
facile de la briser ; après quoi, il dégagea Giacomo par 
le méme procédé. Au moment où il achevait cette 
opération, une sorte de bruit sourd et lointain se fit 
entendre. 

— Tenons-nous sur nos gardes, reprit Lorenzo, et 
tombons résolûment sur le premier individu qui se 
montrera, afin de le faire parler et de l’obliger à nous 
livrer passage. 

Le bruit continua; il dévint même plus intense: 
puis il Sy mela un cliquetis de clefs, et une voix hu- 
maine murmura quelques paroles que les soldats ne’ 
purent entendre distinctement; mais personne ne 
parut, et les deux soldats sentaient déjà s'évanonir 
Pespoir que cet incident avait fait naître en eux, 
lorsqu'un mince rayon de lumière traversa tout A coup 
les ténébres qui les environnaient. Lorenzo ®avanen 
avec précaution dans la direction de cette lumière et 
i! reconnut bientôt qu'elle venait d’un lieu voisin de 
celui où on les avait emprisonnés, et qu'elle arrivait à 
eux par une fissure qui existait dans la muraille vil 
examina soigneusement cette fissure. 

= Maintenant, dit-il tout bas à son compagnon, je 
jurerais sur ma tête qu'il y a eu là quelque ouverture 
bonuvou? plus grande que celle qui existe en ce mo- 
ment, 

— C'est neut-ire la porte de ce eachot, répondit 
Giacomo, 


— Non, la porte est à Pextrémité opposée: j'en ai 
senti les ferrures et ce n’est pas un ancien forgeron 
comme moi qui peut se tromper sur ce point... Ah! si 
j'avais seulement un morceau de fer, ne fut-il long 
que comme le doigt!... 

— Jour de Dieu! fit Giacomo, voilà qui tombe bien! 
Je viens justementde m’apercevoir que ces coquins de 
moines ont oublié de me prendre mon couteau. 

— Donne, donne vite... Par le sang de saint Janvier! 
nous allons voir du nouveau. 

Lorenzo prit le couteau, il en introduisit doucement 
la lame dans la fissure qui donnait passage au rayon 
de lumière, et bientôt, par cette fente élargie, ses re- 
gards plongèrent dans une vaste cave où tonneaux et 
bouteilles, admirablement rangés, offraient un coup 
d'œil des plus séduisants. Un des moines du couvent, 
portant un trousseau de clefs à la ceinture, et tenant 
une Jampe à la main, marchait lentement entre les 
rangs de cette silencieuse et liquide armée, qu’il ayait 
l'air de passer en revue. De temps en temps, il s’arrétait 
pour compter les rangs des compagnies les moins 
nombreuses, et il hochait Ja téte d’un air mécontent, 
et, bien qu'il ne parlat qu'à demi-voix, la fente ména- 
gée par le soldat était assez large pour que les paroles 
fussent distinctement entendues par les prisonniers, 

— Voilà qui est bien surprenant ! disait-il ; il y avait 
certainement dans ce coin trois douzaines de bouteilles 
de madère; je n'en trouve que trente, et il y a plus de 
huit jours que je n’y ai goùté... Ma dernière pièce de 
vin du Rhin est en vidange, et il y a des vides dans 
les rangs de nos meilleurs vins de France! IL est im- 
possible que j'aie été aussi vite que cela, et puis je ne 
prends jamais sans compter. Je suis sûr maintenant 
que quelque frère usurpe en cachette mes fonctions de 
sommelier... Mais je le découvrirai et malheur à lui!... 

En écoutant ces paroles, Lorenzo continuait à faire 
jouer doucement son couteau dans la fente du mur; tout 
à coup la lame rencontra une résistance nette et solide: 

Il y à du fer la, se dit l’ancien forgeron; tachons 
de savoir si c’est péne ou verrou. 

A ces mots, il appuya de toutes ses forces sur la lame, 
en même temps qu'un de ses genoux pressait le mur. 
Tout à coup l'obstacle rencontré par la lame céda, et 
une large pierre tourna sur elle-même. 

— Suis-moi! cria Lorenzo à son compagnon. 

Et tous deux s’élancèrent par l'ouverture qui venait 
de se produire et s'emparèrent du frère sommelier, de- 
venu subitement muet et immobile de frayeur, 

— Remettez-vous, frère, dit Lorenzo ; nous ne sommes 
pas aussi diables que nous en avons l'air, et ce n'est 
pas dans un enfer meublé comme celui-ci qu'il pour- 
rait nous venir du noir dans l'âme, à l'intention d'un 
bon vivant comme vous paraissez l'être, 

— Que voulez-vous ? qui étes-vous?... fit le moine 
effaré, 

— fe que nous voulons, c'est que vous vous calmiez 
d'abord, car vous n'avez view à craindre de nous; en- 
suile, que vous nous disiez où nous nous trouvons, 

- Gelieu, mes enfants, répondit le frère, qui se re- 
mit quelque peu, n'est autre que la cave particulière 
de notre révérond pére supérieur, dont je ne suis, 
moi, que le sommelier indigne... Mais, enfin, qui êtes- 
vous vous-mûmes, et comment avez-vous péuctré ici? 

— Qui nous sommes, mon révérend ? Cela, soit dit 
sans vous offenser, ne regarde que nous; quant à la 
nanière dont nous avons pénétré dans ces souterraines 


76 LA DAME DE VOLUPTE. 


demeures, j'allais vous prier de vouloir bien nous le 
dire; car, je vous le jure, je ignore complétement, et 
mon compagnon n’en sait pas plus que moi là-dessus. 

— II faut pourtant bien que vous y soyez venus, 
puisque vous y êtes? 

— Etsi l’on nous y a transportés malgré nous! dit 
Giacomo. 

— Silence! fit Lorenzo en lançant en arrière un 
soup de pied à son compagnon. Ce bon père n’est 
pour rien, j'en suis sûr, dans la violence qui nous a 
été faite; mais tous les habitants d’un saint lieu 
comme celui-ci Goivent être solidaires : je ne doute 
pas que le révérend ne consente à nous faire sortir 
d'ici le plus secrètement possible, ce dont nous Jui 
serons éternellement reconnaissants. 

— Permettez au moins que je me reconnaisse, dit 
le père sommelier ; je n’en puis croire mes yeux et mes 
oreilles : il me semble que je fais un mauvais rêve. 

Le frère était dans une grande perplexité : il avait 
évidemment affaire à trop forte partie pour songer à 
résister; s’il appelait du secours, il courait risque 
d’être égorgé au premier cri par ces hommes, dont 
l'un tenait un couteau à la main; mais comment, 
d'autre part, se résoudre à laisser piller cette riche 
cave, ses seules amours depuis tant d’années! 

— Voyons, mon révérend, reprit Lorenzo, qui ne per- 
dait pas de vue le moine et suivait tous ses mouve- 
mens, soyons de part et d’autre de bonne composi- 
tion. Outre ces quatre bouteilles que nous emportons, 
nous allons en vider deux autres, afin d’avoir l’hon- 
neur de trinquer avec Votre Révérence; puis vous 
nous conduirez hors du couvent à l'insu de tout le 
monde, et nous prendrons le large, munis de votre 
sainte bénédiction. Que gagneriez-vous à nous livrer 
à des ennemis que uous ne connaissons pas et 
que, probablement, vous ne connaissez pas plus que 
nous? Il vous faudrait avouer vos visites nocturnes à 
Ja cave particulière du père supérieur. 

Le frère sommelier semblait enfoncé dans de pro- 
fondes méditations. 

— Voici tout ce que je puis faire, dit-il après un 
assez long silence : je vais vous introduire dans l’église 
par la sacristie ; dans une heure, les portes s’ouvriront 
au publie pour la première messe, il fera à peine 
jour, et il vous sera facile de sortir sans être remar- 
qués de personne. 

— J'avais deviné en yous notre sauveur, frère! dit 
Lorenzo. Buyons; on ne sait pas ce qui peut arriver : 
peut-être, un jour, nous reverrons-nous dans des cir- 
constances différentes, et vous reconnaitrez alors que 
nous sommes meilleurs compagnons que nous le pa- 
raissons aujourd'hui. 

Suivez-moi done, reprit le père sommelier; mar- 
chez doucement, n’échangez pas une parole, et, une 
fois hors d'ici, que Dieu vous conduise ! 

Un instant après, les deux soldats déserteurs sortaient 
du couvent, et ils gagnaient au large à travers champs. 


XXXV 


fl est temps, je crois, de revenir à ce qui m'est per- 
sonnel et de raconter la suite de l'aventure menée 
par amour de l'abbé de la Scaglia. 


L'abbé avait attendu la nuit pour mettre à exécution 
son infàme projet. 

Nous descendions le Rhône, on le sait. Le temps 
était magnifique. L’air était chaud; mais un léger 
souffle de vent courant le long de la vallée du Rhône 
rafraichissait un peu l’atmosphère. Le soleil était près 
de disparaître à l'horizon. Tout était calme autour de 
nous. On n’entendait que le hélement des bateliers et 
les craquements de la barre du gouvernail, que, de 
temps en temps, poussait le timonier. 

Peu à peu le soleil disparut, les ombres s’épais- 
sirent, et le vent tomba tout à fait. L'air devint lourd 
et tiède. 

Préoccupé de ses sinistres desseins, l’abbé ne parlait 
pas. — Oppressée par l’état de l’atmosphère, j'étais 
muette aussi. — J'étais prise d’une grande fatigue et 
d’une soif ardente. Je demandai Marion pour qu'elle 
m’apportat une orange. L'abbé se leva vivement et 
alla vers le bateau dans lequel se trouvaient mes 
femmes et nos gens. Il revint m'offrir lui-même quel- 
ques fruits rafraichissants et une limonade glacée. 

Je bus avec délices. 

Mon engourdissement ne cessa pas; il devint, au 
contraire, plus profond, et bientôt je ne pus résister 
au besoin de dormir qui s’empara de moi, irrésisti- 
blement. 

C'était là l’œuvre de l’abbé, et il attendait ce moment 
avec l’impatience du crime. 

I] prit mon bras, le secoua pour s’assurer de la soli- 
dité de mon sommeil; je ne remuai pas; il sourit 
étrangement, et me regarda d’un ceil lutrique et dévo- 
rant; il couvait sa victime, prêt à l’étreindre et à 
assouvir son odieuse passion. 

Tout à coup la portière s’ouvrit; un homme masqué 
saisit le bras de l’abbé, qui bondit avec un cri de rage. 

— Pas de bruit! dit l'inconnu d’une voix impé- 
rieuse... Et si vous ne voulez pas vous perdre, sortez! 

L'abbé se dressa, furieux et grinçant des dents. 

Il vit d’un côté son espoir déçu, et de l’autre un 
abime creusé sous ses pas. 

Mais il avait une grande force de volonté, une grande 
habitude de dissimulation, et il se remit bientôt, 

— Qui êtes-vous et que voulez-vous? demanda-t-il 
à l'inconnu. 

Et il portait la main à des pistolets placés près 
de lui. 

— Qui je suis? répondit l’homme masqué. Vous ne 
le saurez jamais. Qu'il vous suffise d’apprenûre que 
je donnerais mon sang pour sauver la vie ou la répu- 
tation de la femme que vous vouliez souiller. L’at- 
tentat que vous méditiez, mon intervention, doivent 
demeurer à jamais ensevelis dans l'oubli. Ainsi ne 
craignez rien. Mais je veille sur cette malheureuse 
victime des mauvaises passions de sa famille, et si, 
avant son arrivée à Turin, vous tentez encore quelque 
chose sur elle, je crois que je vous tuerai comme un 
chien. 

L'abbé, déterminé par la parole ferme et incisive de 
l'inconnu, baissa le front et sortit sang répliquer un 
seul mot. 

Marion vint s'asseoir auprès de moi et protéger mon 
sommeil. 

L'homme masqué demeura un instant, triste et rêveur, 
à me contempler; des larmes silencieuses coulérent le 
long de son visage, 

I pleurait sur mon malheur, sur mon abandon, sur 


LA DAME DE VOLUPTE. 


77 


oo 


les injustices de la famille de mon mari et sur l’aveu- 
glement du comte de Verrue. 

— Comme il est indigne d’elle!... soupira-t-il. 
Pauvre femme ! 

Il surmonta enfin sa douleur, essuya ses yeux, prit 
une de mes mains, la baisa avec une respectueuse 
ardeur, et disparut, en se faisant violence, comme 
si on Varrachait à tout son bonheur. 

Lorsque je me réveillai, Marion me raconta tout; 
elle m’apprit le nom de mon sauveur. 

C'était le prince de Darmstadt. 

Le Scaglia revint prés de moi dés que le jour parut. 
Il était calme et riant; son visage n’avait pas gardé 
trace des émotions de la nuit. 

Le prince de Darmstadt m’avait sauvée! Mais cette 
aventure me mettait à la merci du Scaglia. Il lui était 
en effet facile de faire croirea des relations coupables 
entre le prince et moi, tandis que personne ne voudrait 
ajouter foi à son crime, que son caractère, son age, sa 
position rendaient invraisemblable. 

— Madame, me dit-il d’une voix ferme et accentuée, 
je ne vous crains pas et vous avez tout a craindre de 
moi. Je commence par vous prévenir, afin que, si vous 
nourrissiez la fantaisie de m’accuser, ou d’aller rire a 
mes dépens avec votre mari, vous sachiez bien que 
vous trouverez à qui parler. Vous pouvez raconter des 
scènes qui paraitront ridicules, j'en conviens, des faits 
que vous dites infàmes peut-être. Racontez-les, et le 
ridicule et la honte retomberont sur vous ; car je re- 
pousserai vos allégations de telle sorte, que nul ne 
sera tenté d’y croire. Ecoutez le reste à présent et ne 
l’oubliez pas. 

Je m’inclinai en faisant la fière, car je voulais le 
braver et ne pas lui laisser voir ma terreur. 

— J'écoute, monsieur, 

— Vous avez en moi un ennemi mortel, un ennemi 
qui ne yous pardonnera jamais, qui vous fera tout le mal 
qu'il est possible de faire à un être détesté! Ce sera dé- 
sormais ma seule étude, et rien ne me coûtera pour cela, 
Je vous reconduirai à Turin par le chemin le plus court. 
Votre maladie m'occupe peu, et votre vue est pour 
moi un supplice. Si vous me connaissiez davantage, 
vous frémiriez de crainte, à l’idée de cette haine dont 
vous m'avez doté aujourd’hui. C’est désormais entre 
nous une affaire de vie ou de mort. Je ne vous 
prends pas en traitre; vous êtes prévenue, garez-vous ! 

— Vos paroles répondent à vos actes, monsieur; 
mais je ne vous crains plus, et je fais cas de vos me- 
naces comme de vos flatteries. Attaquez, je me défen- 
drai. J'ai mes armes. 

Dès le premier soir, le bateau fut abandonné et nous 
reprimes la route de terre. Je fis monter une de mes 
femmes dans ma voiture. L'abbé nous suivait dans 
une autre voiture. Nous passämes par le mont Genis, 
et, peu de jours après, nous arrivames à Turin, Ma 
santé couvrit tout, 

Le prince ayant pris définitivement la route d'Espa- 
ne en nous voyant quitter le Rhône, j'avais trouvé le 
moyen de lui envoyer un regard et un sourire qui lui 
parurent sans doute renfermer bien des choses, car 
ses traits rayonnèrent de bonheur, 

IL m'aimait bien, lui... comme on doit aimer! 

Dès le soir de notre arrivée, j'eus lieu de connaitre 
que les menées de l'abbé de la Seaglia seraient suivies 
d'effets prompts et terribles, Ma belle-mère revint du 
palais si bien endoctrinée, que je fus reçue par elle en 


ennemie, et en ennemie sans merci. L'abbé avait été la 
chercher jusque chez madame Royale, qu'il avait 
vue sans doute aussi ef qu'il avait disposée en consé- 
quence. Des persécutions m’attendaient encore de ce 
côté-là. 

Madame de Verrue, lorsque je m’approchai pour 
Pembrasser, me repoussa. 

— Non, madame, non, je ne puis accueillir de Ja sorte 
une personne qui médile la ruine de ma maison, qui 
veut porter à l’étranger les biens de nos ancêtres. Avant 
de vous laisser concevoir de plus coupables espérances, 
je vous déclare que ni vous ni mon fils ne sortirez 
plus d'ici; je vous déclare que vous êtes prisonnière 
de l’honneur, de la fortune des Verrue, et que je vous 
garderai bien ! Vous êtes maintenant la maitresse de 
m’embrasser, si vous le désirez encore. 

— Tout autant qu'avant de vous avoir entendue, 
madame, répliquai-je. Puisque vous n’avez rien à me 
dire, permettez-moi d'aller rejoindre M. de Verrue qui 
m'attend. 

Et je sortis, plus fière qu’elle. Ges gens-là oubliaient 
toujours que j'avais dans les veines du sang de la 
duchesse de Chevreuse. Les filles de la maison de 
Rohan n’ont pas coutume de se laisser ainsi manquer, 
même par leurs belles-mères, etje ne voulus pas que 
madame de Verrue eût le dernier. 

— Mon père viendra bientôt, pensai-je, et rien ne 
m'empéchera de partir avec lui. Je ferais plutôt agir 
le roi de France; il est puissant, lui! 

Lorsque j’allai saluer madame Royale, elle me fit 
l'honneur de me dire, presque sérieusement, qu’on lui 
avait raconté beaucoup de mal de moi. 

— Je le croirai, si vous me forcez à le croire; cela 
dépendra de vous, ajouta-t-elle; lorsqu'on devient 
comtesse de Verrue, il faut oublier qu'on a été made- 
moiselle d'Albert. 

Puis, sans me laisser le temps de lui répondre, elle 
m'interrogea sur ses amis de France, sur le roi, sur 
la cour de Versailles, en duchesse de Savoie, qui 
se rappelait cependant avoir été mademoiselle de 
Nemours. 

Quant au prince, dès qu'il m’aperçut, malgré sa 
puissance sur lui-même, il changea de couleur; il fut 
sérieux et presque sévère. Evidemment, il avait aussi 
entendu les plaintes, et il feignait de les accueillir. Je 
pe me trompai pas à son é;gard; il était heureux de me 
revoir; il voulait que je m'en aperçusse et que je fusse 
la seule à m'en apercevoir . 

Ce devoir rendu, je me dis malade, et je sortis le 
moins possible. Les persécutions et les tourments re- 
commencèrent avec plus d’iacharnement, avec plus de 
cruauté; de son côté, Victo.r-Amédée continuait à me 
faire circonvenir par tous ceux en qui il croyait pou- 
voir mettre sa confiance, J’ét tis entre ces deux écueils, 
seule, sans amis, sans app. à espérer de personne 
que de mon père. 

Le bon M, Petit avait quitté Turin pour Chambéry, 
ainsi que mon petit Michon. Is devaient y rester plu- 
sieurs mois; des affaires importantes, relatives à sa 
cure, y appelaient le zélé pasteur, M. de Darmstadt 
était à Madrid, très-distingué, di sait-on, de la reine 
d'Espagne. Il avait le vol pour les reines ! 

J'attendais mon père avec une impatience qui prenait 
sur ma santé; lui seul pouvait m’ar racher de cet enfer, 

Bientôt cette seule et unique espérance me fut en- 
levée : il fit une chute à la chasse vu roi, il se blessa 


LA DAME DE VOLUPTE. 


ee 
fortement à la jambe, et il lui fallut garder ledit plu- 
sieurs mois. 

En recevant cette nouvelle, je tombai dans le déses- 
poir, et je pris, malgré moi, une terreur superstitieuse 
de Vabbé de la Scaglia, qui, huit jours auparavant, 
m’ayant rercontrée dans Ja galerie, seul à seule, 
n'avait dit ces mots en passant : 

— Vous attendez votre père; votre père ne viendra 
pas. 

Le savait-il donc? le devinait-il? tes événements 
lui étaient-ils connus avant même qu'ils arrivassent, 
ou plutôt les préparait-il? 

C’est ce queje n’ai jamais su; mais je l'ai toujours 
soupçonné! 

Que faire? que devenir, à présent? 

Je me consultai avec mes fidèles domestiques, que 
Vinfortune élevait aw rang d'amis. Babette pleurait avec 
moi; Marion, plus hardie, m’ehortait à me défendre, 
à sortir moi-même du goufre où Von voulait me 
jeter. 

— {n'y a qu'un moyen, madame: M. le duc ne peut 
venir ; M. le duc de Chevreuse ou M. te chevalier de 
Luynes viendra. Écrivez ; je porterai la lettre à la poste, 
et, dans quelques semaines, Pun ou Vautre sera ici. I 
nous faudra alors nous sauver avec cette assistance; 
autrement, tous ces méchants vous feront mourir de 
chagrin. 

J'écrivis, ainsi que la brave fille me conseillait de 
le faire, au duc de Chevreuse et au chevalier de Luynes. 
Je les conjurais, avec larmes, de me secourir, et je 
chargeai Marion, pour plus de sûreté, de porter les 
lettres à l'ambassade de France : de cette manière, 
j'espérais qu’on ne Jes arréterait point. 

J'avais compté sans l'abbé de la Scaglia, il faisait guet- 
ter nuit et jour mes femmes, surtout celles qui étaient 
le plus dans mes confidences. On vit sortir Marion, te- 
nant un paquet à la main, et, sur-le-champ, les let- 
tres furent confisquées, et la pauvre fille fut chassée 
du logis, avec défense d’y ; "emettre les pieds, sous pré- 
texte qu’elle servait ma dés tobéissance et ma rébellion. 
Elle cria, elle pleura, elle r aenaga, elle jura qu’elle ne 
quitterait point Turin, et q elle saurait bien me dé- 
livrer, en dépit d'eux; ils 1 de firent que rire de ces 
menaces, et la firent jeter ¢ \ehors par des valets ita- 
liens, qui n’eurent aucune p itié d'elle. 

La scène avait fait du bri ait, Babette accourut ; elle 
fut témoin de cette cruauté, et revint, tout en larmes, 
me Vannoncer, avec les no uveiles craintes dont elle 
était saisie, On menacait de faire chasser Marion 
de la ville et de l'envoyer en Amérique avec les dé- 
portés, afin qu'elle nallit j point se plaindre à mes pa- 
rents du traitement qu’e! de avait subi, et de celui 
qu'on me destinait. 

- Marion est perdue, e’ ¢ nous aussi, madame ! Qu’al- 
lons-nous devenir, mon Dieu! et qu'y pouvons-nous 
faire maintenant? 

Je ne savais; cependa nt j'espérais en Marion ; c'était 
une fille d'esprit, hari Jie, déyouée, infatigable, et je 
me doutais de quelqu a tour de sa façon; j'étais loin 
de penser à celui qu’e {le imagina. 

On me retenait pre gque prisonnière, en me faisant 
passer pour malade ; Pavais refusé de retourner au 
palais, et madame de Verrue voulait me 
bout, Mon malheur était wu comble; je voyais à peine 
mes enfants, c'était mon plus grand chagrin, Quant à 
mon mari, j'étais P jonteuge de l'aimer et j'employais 


pousser a 


| 


tous les moyens pour m'en guérir. Je dois dire que 
je n’y suis pas parvenue et que j'aime encore son sou- 
venir, ne le pouvant aimer lui-même. 

Il me fut ordonné d'aller à cette villa où javais 
passé mes premiers, presque mes seuls instants de 
bonheur. Quelques personnes s'étaient inquiétées de 
moi; madame Royale m'avait demandée; on craignait 
apparemment une curiosité qu'on ne voulait pas 
satisfaire. 

M. de Verrue s’informa si je ne voulais point passer 
quelques semaines à la campagne. Tout m'était indiffé- 
rent, dans la douleur où j'étais; je pensai aussi que jy 
verrais moins ma belle-mère; je consentis done à partir, 
malgré les cris de Babette, qui répétait incessamment : 

— On nous mène là pour nous faire disparaître. 

Je savais M. de Verrue incapable dune lacheté ou 
dune scélératesse. Il déplorait certainement ces infa- 
mies: mais, à cause de sa faiblesse, il ne Jes pouvait 
empêcher. Et cependant, il est mort sur le champ de 
bataille, en honnéte homme. Il était fort brave; il 
n'avait pas peur d’un canon, il avait peur de sa mère ! 

Nous partimes; il me conduisit lui-même, et s’en re- 
tourna le soir; j'étais gardée et recommandée dans ma 
petite bastille. Babette était avec moi; pour Masca- 
rone, on la eraignait; elle était du pays et pouvait se 
creer des intelligences. Babette faisait rage ; mais on ne 
Pécoutait point. Je ne pouvais me fier qu’à elle ; tous 
mes gens étaient vendus à leur maitre, les wns par 
intérét, les autres par la peur. Nous ne savions ce 
qu'était devenue Marion, nous n’en avions plus ouf 
parler, et je tremblais que madame de Verrue et l'abbé 
de la Scaglia n’eussent exécuté leurs menaces. 

J'ai su, depuis, qu'on me donnait pour folle, afin 
d'expliquer ce qui se passait; mes domestiques le 
croyaient, et le public le croyait bien plus encore : 
on croit toujours le mal. 

Tant que ma belle-mère seule m’avait haïe,la situa- 
tion se pouvait supporter, bien que difficilement; 
depuis que cette rancune monacale s’en mélait, était 
un combat à outrance, au-dessus de mes forces, et 
dans lequel je n'étais pas la plus rusée. Je me laissais 
aller au chagrin. Je crois que je serais devenue folle 
tout de bon, si la Providence ne m'eñt secourue. 
D'autres disent que le diable fut plutôt en jeu ; celwest 
possible, je ne me chargerai pas de les contredire. 

M. de Verrue, ainsi que je Pai dit, s'en retourna le soir 
même à la ville; il était d’un conseil de guerre qui ne 
lui permettait pas de s’absenter. Nous restions donc 
seules, Babette et moi; elle ne me quittait point, ni jour 
ni nuit. Les soirées étaient fraîches; il fait souvent 
très-froid en ce pays, à cause des montagnes.W’admi- 
rais de ma fenêtre la vue magnifique de la vallée et 
de la ville, se déroulant devant moi. 

Enveloppée dans ma mante, j'étais assez déguiséepour 
qu'on ne me reconndt pas de loin. J’écoutats les bruits 
faits, autour du logis, par les domestiques, qui cou 
raient en se poursuivant; je voyais s’éteindre peu à 
peu les lumières, et la nuit pénétrer jusqu'au fond 
des bocages et des allées. @était triste; néanmoins 
était beau, j'avais envie de pleurer et de prier 
Dieu 

Babette se tenait au fond de la chambre, Mon balcon 
en saillie m'isolait de tous; le calme se faisait autour 
de moi : les gens rentraient chez eux et setaisaient; 
je trouvais ce moment doux et pénible en même 
temps, 


LA DAME DE VOLUPTE. 79 


Une voix connue perca tout à coup ce silence : 
c'était celle de Marjon, qui m'avertissait d’en bas 
qu'elle allait monter par un degré intérieur de service, 
donnant dans mes cabinets; elle me priait de n’en 
être pas effrayée. 

Je fis presque un cri de joie, et je me précipitai dans 
la chambre, à sa rencontre. Ma porte s’ouvrit, et, 
au lieu de Marion, je vis entrer un homme enve- 
loppé dans un manteau, à la façon des Espagnols. 

Jugez! 


XXXVI 


Je reculai, tout effrayée ; je me crus envahie par une 
troupe de bandits! Heureusement, la terreur me rendait 
muette; sans quoi, j'aurais assemblé toute la maison. 

L’inconnu ota respectueusement son chapeau à larges 
bords, et, 4 la lueur du crépuscule, je reconnus M. de 
Savoie... 

Je me mis à trembler de tous mes membres; encore 
aujourd’hui, je ne saurais dire pourquoi. (était pour 
beaucoup de raisons sans doute; je ne suis pas sûre d’a- 
voir été trés-fachée, bien que j eusse montré, jusque-là, 
toute la sévérité d’une vertu qu'on offense, 

Le prince commença par me supplier de l’excuser, 
et de ne rien craindre, ni de lui, ni de qui que ce fut. 

— Moi, je suis le premier de vos serviteurs; vos désirs 
sont mes lois ; quant aux autres, je suis là pour vous 
défendre. 

Jétais fort embarrassée ; je n’osais ni ne désirais 
me facher ; il Petit fallu pourtant : la démarche était 
un peu bien hardie, un peu bien insultante. Je restais 
debout, attendant qu'il s’expliquat; il ne me fit pas lan- 
guir longtemps. 

— Je suis venu vous sauver, dit-il; vous n'avez que 
moi; et, si yous ne voulez point perdre votre beauté, 
votre jeunesse, votre vie peut-être, vous vous confierez 
à un prince qui sera votre ami, ayant tout, 

— Monseigneur... 

— Asseyons-nous et écoutez-moi. Je sais tout. Votre 
Marion, que l’on comptait tout simplement envoyer 
mourir en Amérique, a trouvé le moyen de me prévenir 
eu se jetant à ma rencontre avec un placet, au nom de 
la comtesse de Verrue ; ce qui me l'a fait lire tout au 
long. Le soir même, elle était en sûreté au palais, où je 
l'ai cachée chez un de mes valets de chambre, et, depuis 
lors, je l'ai vue chaque jour ; chaque jour, je lui faisais 
raconter jusqu'à la moindre circonstance de votre 
supplice, qui me causait mille morts, et je cherchais 
les moyens de vous y soustraire, — Je les cherchais 
sans espoir de succès, — car, d’abord, il fallait vous les 
faire accepter, — lorsque heureusement vous êtes venue 
ici; dès lors, j'étais certain, avec l’aide de la fidèle ser- 
vante, de parvenir jusqu'à vous, 

J'écoutais, et je pensais cependant, et mes pensées 
faisaient bien du chemin ! 

Le due m'expliqua, par des raisonnements trûs- 
clairs et trés-posilifs, qu'il avait seul le pouvoir de 
me soustraire à mon malheur, et que je le devais 
satisfaire, en Ini permettant de se dévouer à mon 
service, 

Profitant de Povension qu'il attendait depuis long- 
temps, il m'entretint d'un amour que rien n'avait pu 
éteindre, I m'offrit son cœur, sa puissance, sa gloire, 


ses richesses: ii me supplia de jes accepter, de venir 
régner auprès de lui, d'occuper le premier rang dans 
ses États et de me venger de mes ennemis en les hu- 
miliant. Il me peignit en traits frappants la vie à 
laquelle j'étais condamnée désormais et celle qu'il me 
xoulait offrir. Il employa enfin cette éloquence et cette 
persuasion qui devaient le rendre justement célèbre, 
et, se jetant à mes genoux, il déclara qu'il ne se relè- 
verait point que je n’eusse consenti à ce qu’il désirait 
avec tant de passion. 

Je n’aimais pas M. de Savoie, j'avais encore le cœur 
tout plein de mon mari; j'étais dans cette fameuse 
chambre au point de Hongrie, sur laquelle il existait 
une prophétie si effrayante.. Que de motifs pour ré- 
sister ! 

Mais j'étais outrée, malheureuse, poussée à bout; 
mais je voyais, d’un côté, la ruine, la misère, les souf- 
frances ; de l’autre, l'éclat d’une couronne et la ven- 
geance en perspective ; j'hésitais… 

C'était déjà beaucoup! Victor-Amédée s’en apercut, 
il redoubla d’instances. 

— Ah! venez, suivez-moi! me disait-il en prenant 
mes mains, que je retirais faiblement; nul ne nous 
observe ; ils ont oublié cette voie, et dorment tran- 
quilles à l'abri de leurs sentinelles. J'ai mes gens près 
d'ici, un Carrosse à trois pas. Un palais vous sttend ; 
demain, vos persécuteurs apprendront que vous êtes 
Pamie du duc de Savoie ; vous triompherez d'eux, vous 
les forcerez à se courber devant vous, à être les té- 
moins de votre bonheur! — Je ne vous parle pas du 
mien; vous ne m'aimez pas assez pour que cette consi- 
dération vous décide ; mais que je serais heureux, mon 
Dieu ! et comme rien ne me coûterait pour vous le 
prouver à chaque instant de notre vie! 

Je ne répondais point ; je tremblais de refuser, et 
accepter, c'était mon déshonneur, celui de mon mari, 
de tous les miens! 

Le prince devina que cette pensée m’arrétait presque 
seule maintenant, et.se mit à la battre en brèche. H me 
vanta les amours de Louis XIV, étala devant mes yeux 
l'illustration, la gloire dont ses maitresses étaient en- 
tourées, me peignit leurs joies, leurs succès, leurs 
plaisirs. Il me montra madame de Montespan adorée 
de sa famille, honorée, considérée de tous, recevant 
même la rigide abbesse de lontevrault, sa sœur; enfin 
il agita, sous toutes ses faces, ce prisme brillant de 
l'ambition, qui ne m'éblouissait que trop, et parvint 
à m'étourdir, à ce point que je n’essayais plus qu'une 
faible défense, 

—Mais, monseigneur, balbutiais-je (et c'était le dernier 
cri de l'honnêteté mourante), j'aime encore mon mari! 

— Votre mari! votre bourreau ! Est-il digne de vous ? 
Vous aime-t-il, lui?... Ah! que je saurai bien vous le 
faire oublier ! 

H me montra le caractère de M. de Verrue dans toute 
su vérité, sous ses couleurs réelles, sans y rien ajouter, 
mais avee une habileté de maître: it le buat en tout, 
en ayant Vair de lui rendre justice. 

La comtesse de Verrue était séduite, le cœur de la 
femme allait céder, celui de la méve résiste plus long- 
tormps, 

- Et mes enfants! mes enfants! m'écriai-je, je no 
los verrai plus! 

- Vous le 
lea enlever?,,. D'ailleurs, los y you-V 
Où sont-ils? Les avez-vous près de yous?.., Je vous 


vorreg toujours! Qui done oserait vous 
us, à présent? 


80 LA DAME DE VOLUPTE. 


es ferai rendre. On ne refusera pas de m’obéir, soyez 
tranquille ! j'ai déjà prouvé que je suis le maitre ici. Ne 
résistez pas plus longtemps, abandonnez-vous à l'amour 
qui vous appelle... Venez! venez! 

Que vous dirai-je? 

ll m’entraina... Sans presque savoir comment cela 
s'était fait, je me trouvai à côté de lui, dans son 
carrosse; Marion suivait, avec Babette, dans celui qui 
l'avait amenée. 

Nous étions seuls, par une belle nuit d'Italie; le 
prince m'adorait, il était tout-puissant, et, néan- 
moins, son respect égala sa tendresse; il ne prit même 
plus ma main, ainsi qu'il l'avait fait dans cette mal- 
heureuse chambre, qui ne pouvait mentir à sa destinée. 

Il me conta ce qu'il voulait faire de moi, la pro- 
tection dont il m’entourerait et les hommages qui 
m'attendaient. Il me conduirait dans une délicieuse 
villa que, depuis longtemps, on préparait en secret, 
près de son palais de Rivoli. Il voulait, dès ce jour, 
annoncer lui-même à ma belle-mère que j'étais désor- 
mais sous sa garde, qu’elle n’avait plus à s'inquiéter de 
moi, etqu’il regarderait comme une attaque personnelle 
toute atteinte portée à ma tranquillité et à mon repos. 

Je baissai les yeux; — le visage si noble et si digne 
de mon père m’apparut comme par enchantement; mes 
joues se couvrirent de rougeur; à côté du brillant ave- 
nir qui m'était promis, je vis la honte et l’infamie, et, 
cachant ma figure dans mes mains, je m'écriai pleu- 
rant à chaudes larmes : 

— Ah! je suis perdue! 

ll fallut toute l’éloquence, tout l'amour de Victor- 
Amédée, pour sécher mes pleurs; ils coulaient mal- 
gré ses prières, ses supplications et ses promesses. 

Il me montra des sentiments auxquels je ne pouvais 
rester insensible, et je promis d’élre, à l'avenir, plus 
calme et plus raisonnée. 

Il m'installa lui-même dans cette maison charmante 
que j'ai longtemps habitée; il y mit des gardes à 
lui. Py trouvai quantité de laquais et de filles; jy 
trouvai les plus belles pierreries, du linge magnifique, 
des habits merveilleux faits à ma taille, des meubles 
à profusion et des plus superbes; j'y trouvai tout 
ce que j'aimais, les recherches de mes goûts, enfin 
ce qu’un amour véritable pouvait inspirer à un homme 
dont la puissance est sans limites. 

Babette et Marion demeurèrent près de moi le reste 
de la nuit, 

Je continuai à pleurer; le prince m'avait quittée, sur 
ina prière, et, quoi qu'il lui en coutat, afin de me prouver 
son obéissance et son désir de me complaire en tout. 

Dès le matin, je reçus, par un courrier, une lettre 
de lui, la plus tendre et la plus respectueuse du monde, 
accompagnée dun fort beau présent de pierreries et 
d’un bouquet de fleurs admirables. IL me demandait 
humblement la permission de venir souper avec moi. 

ll va sans dire que je le reçus, qu'il vint avec ’em- 
pressement qui désire, et qu'il fut aussi tendre, aussi 
empressé, aussi soumis que lannoncait sa lettre. 

I avait déclaré à madame de Verrue qu'elle nett 
plus à me chercher, et ce qui me confirma davantage 
encore dans mes soupcons, il m’avoua qu'il l'avait re- 
gardée et qu'il avait été frappé d’un sourire à peine 
retenu, sur ce visage qu'il s'attendait à trouver si sé- 
vère, Elle avait simplement répondu : 

- Cela ne m'étonne pas, Monseigneur ; nous devions 
nous y attendre! 


J'avais sur les lèvres le nom de mon mari; je n’osai 
pas le prononcer. Pappris par dom Gabriel qu'il avait 
été désespéré; que sa mère, après avoir tout fait pour 
apaiser sa douleur, r’avait réussi qu’à la tourner contre 
elle en furie. Il l'avait accusée; il s’était rappelé mes 
efforts, mes combats, mes souffrances. Il ne pouvait 
maintenant nier qu'on ne m’etit poussée dans les bras 
du prince malgré moi. 

— Ce n’est pas elle qui est coupable, ajouta-t-il ; c’est 
moi, c’est vous surtout, qui m'avez aveuglé, qui avez 
fermé mon oreille et mon cœur à ses prières et à ses 
plaintes! Me voilà veuf, mes enfants sont orphelins; 
moi-même, je suis déshonoré, et cela, parce que vous 
avez réduit une honnête femme au désespoir. Que Dieu 
vous le pardonne, s’il le veut ; moi, je ne vous le par- 
donnerai jamais, et je ne vous reverrai plus! 

Il prit ensuite une plume et écrivit au duc de Savoie 
une lettre pleine de dignité et de noblesse, par laquelle 
il lui remettait tous ses emplois, et lui annonçait l’in- 
tention de s’expatrier. Il n’en disait pas le motif, mais 
la moindre de ses expressions en était empreinte. Je 
nai malheureusement eu connaissance de cette lettre et 
des circonstances qui l’accompagnaient que longtemps 
après; peut-être, si je l’eusse appris alors, eussions- 
nous tous été sauvés. Ilen était temps encore, j'étais 
toujours digne de lui, malgré les apparences ; le prince 
n'avait obtenu de moi ni aveux ni promesses. J'avais 
accepté un appui, un sauveur, non encore un amant. 

M. de Savoie s’en doutait bien! aussi défendit-il 
expressément de me rien apprendre à cet égard. Ce 
mest qu'après une année, au moins, que dom Gabriel 
me raconta tout cela. 

Je sus le départ du comte et je le regardai comme 
un soulagement. Je ne supportais pas l’idée de le ren- 
contrer et de rougir devant lui. Quant à madame de 
Verrue, je la haïssais de toute la grandeur de ma faute. 
Je suis vindicative, je Pavoue, et je n’accordai à M. de 
Savoie ce qu'il sollicitait avec tant d'instance, qu'après 
l'avoir fait chasser de chez madame Royale et exiler 
dans une de ses terres, la plus éloignée de la cour. 

Elle emmena mes enfants, malgré mes prières ; armée 
Wun ordre de mon mari, elle refusa de les rendre lors- 
que je les envoyai chercher. 

Victor- Amédée, jaloux jusqu'à la rage, désormais sûr 
de son triomphe, prétendit ne pas oser passer outre; 
ilfut, dans le fond, enchanté de cetéloignement. Il m’ett 
voulu isoler de tout et surtout du souvenir de son rival, 
de celui que j'avais tant aimé, que j'aimais encore! 

— Ah! que ne puis-je donner à M. de Verrue la moi- 
tié de mes États, pour la part de votre cœur et de 
votre vie qu'il m'a prise! Je le ferais avec passion, me 
répétait-ile 

Madame la duchesse apprit la première ce qui ar- 
rivait, 

— Puisque M. le duc doit avoir une maitresse, dit 
elle simplement, je suis charmée qu'il ait pris madame 
de Verrue, je ne lui en veux pas pour cela! 


XXXVII 


Madame la duchesse de Savoie n’oubliait point, elle, 
quelle avait été mademoiselle d'Orléans; je vous ai 
dit, je crois, qu'elle avait espéré, ainsi que sa sœur, 


LA DAME DE VOLUPTE. 


Re 
la reine d'Espagne, devenir reine a son {tour en épou- 
sant Monseigneur. 

Ce que je ne vous ai pas dit, c’est que, même après 
son mariage avec Victor-Amédée, même après celui 
de son cousin avec la princesse Victoire de Bavière, 
elle conserva cet amour dans son cœur. 

La reine d’Espagne se laissait distraire; elle, jamais. 
Elle ne pensait qu’à M. le dauphin; sa chambre était 
remplie de ses portraits; elle en portait un, jour 
et nuit, caché dans un bracelet, sous une grosse 
émeraude garnie de brillants. Elle lui écrivait presque 
tous les ordinaires, bien qu’il lui répondit fort 
rarement. 

M. de Savoie le savait, et lui, si jaloux en toute 
chose, il lui passait cette innocente distraction, très- 
sûr qu’elle ne pouvait avoir de suites, et tenant peu, 
d’ailleurs, aux sentiments exclusifs d’une femme qu’il 
n’aimait point. 

Madame de Savoie tremblait qu’il ne tombat entre les 
mains de quelque impérieuse créature qui lui rendrait, 
a elle, la vie désagréable, qui chercherait à lui nuire et 
à la supplanter. Elle ne craignait rien de cela avec moi 
et me fit parler secrètement pour me tranquilliser et 
me prier de lui laisser filer en repos son roman 
par correspondance; elle n’en demandait pas davantage. 

Ma situation à la cour de Turin était donc aussi bonne 
que possible. 

Le prince, au lieu de se dégoûter par la possession 
et par l'habitude, devenait de plus en plus épris. 
Il était à mes pieds avec le même respect que si 
j'eusse été une déesse, et m'obéissait au moindre 
signe. 

J'étais ambitieuse, je ne l'ai point caché ; je donnai 
donc en plein dans cette nouvelle voie, et, pour com- 
bler le vide que je ressentais, malgré les soins em- 
pressés de mon amant, je me mis à m'occuper du 
gouvernement. N 

En peu de temps, j'eus acquis une expérience et une 
habitude dont les ministres eux-mêmes s’étonnérent. 
Pour M. de Savoie, il était confondu d’admiration et 
ne pouvait s'en taire. 

J'avais, par un raffinement de vengeance, gardé 
l'abbé de la Scaglia à Turin. 

Je refusai de le laisser exiler, afin de braver sa 
haine, afin de jouir de son impuissance, et de lui bien 
montrer le mépris qu'il m'inspirait. Il intriguait contre 
moi du matin au soir, il me cherchait des enne- 
mis et tichait de me nuire, sans y réussir, bien 
entendu. 

J'étais toute-puissante! 

C'était la couleuvre que j'écrasais sous mes pieds 
sans daigner même la voir. Elle répandait sa bave et 
son venin, mais ne pouvait m'atteindre, 

Le prince Thomas continuait à me venir voir assi- 
dûment; il me donnait d'excellents conseils; plusieurs 
fois il me fut bien utile, j'en dois convenir. J'avais 
appris son langage, je le comprenais à merveille, Lui 
et dom Gabriel venaient chez moi tous les jours, Le 
duc aimait à Les y rencontrer et à me trouver entourée 
de sa famille, 

Lorsque mon fils vint au monde, il fut reçu comme 
l'héritier de la couronne, M. de Savoie le reconnut; à 
l'exemple du feu roi, il le légitima sans nommer la 
mère, I lui donna le titre de marquis de Suze avec un 
fort gros apanage, dont la jouissance me resta jusqu'à 
l'époque de sa majorité, 


si 


La villa que j’habitais, et qui avait été construite 
pour la mère de dom Gabriel, me fut donnée égale- 
ment. Enfin je ne puis dire tout ce que l'amour du 
prince lui inspira pour moi, tout ce qu'il fit et tout 
ve qu’il me laissa faire : je n’en finirais jamais. 

Il ne me refusait rien, je disposais des places; les 
ministres comptaient fort avec moi, et les ambassa- 
deurs même me faisaient leur cour. J’inspirais à Victor- 
Amédée mes affections et mes rancunes. Il me consul- 
tait sur tout; lorsque madame Royale ou madame sa 
femme en voulaient obtenir quelque chose, elles com- 
mencaient par m'en prévenir. J'étais enfin la maîtresse 
absolue de la Savoie. J’y régnais sous le nom de Victor- 
Amédée, ce politique si fin, si adroit, si difficile à con- 
duire, et ce n’était pas une petite victoire pour une 
femme ! 

En ai-je abusé? Beaucoup disent que oui; moi, je ne 
le crois pas. J'ai été hautaine, impérieuse, c’est vrai ; 
mais j'ai été juste toujours et bonne lorsque j'ai pu 
l'être, sans compromettre mon pouvoir et ma situation. 
J'avais de grands ennemis à combattre, j'avais des in- 
fluences malfaisantes à écarter, j'avais une position à 
défendre : je l’aurais perdue avec une politique plus 
facile et plus accueillante. 

J'ai tenté d'inspirer au due de Savoie des sentiments 
dignes de lui, ou, pour parler plus juste, j’ai tout em- 
ployé pour qu'il les conseryat tels qu'il les avait 
conçus lui-même, 

Ce prince était d’une bravoure personnelle très 
remarquable, et son habileté ne saurait être révoquée 
en doute. Il se trouvait placé entre son secret penchant 
vers la maison d'Autriche et la nécessité qui l’attachait 
à la France. Il fallait conduire de loin les négociations. 
On a vu comment il s’en était tiré à Venise; on a vu 
cette guerre des barbets entreprise pour contenter 
Louis XIV, et aussi pour servir de prétexte à la levée 
de troupes qu'il méditait. 

Pendant ce temps, les intrigues secrètes marchaient 
à l'ombre ; il avait des envoyés déguisés à toutes les 
cours, et préparait les traités qui devaient éclater plus 
tard. 

J'étais dans ses confidences, ce qui me plaisait fort 
et me faisait une vie occupée grandement. 

L’ambassadeur de France eut vent de tout cela, en 
rendit compte à son maitre, et, peu après, il vintune 
demande du roi de France d’envoyer les régiments 
d'infanterie du Piémont en Flandre, pour servir contre 
l’empereur. Le jour où le duc recut cette lettre, il était 
chez moi; on annonça l'ambassadeur de France avec 
des dépêches. 

— Oh! oh! me dit-il, quelque nouvelle exigence de 
notre oncle bien-aimé! Ferai-je entrer ici l’ambassa- 
deur? Verrons-nous cela ensemble? 

J'acceptai, bien entendu. 

L’ambassadeur entra et remit les dépêches après 
quelques paroles échangées, En les lisant, le duc palis- 
sait et se mordait les lèvres, deux signes de grande 
émotion chez lui, 

— Quoi done, monsieur! dit-il en los refermant, le roi 
votre maitre exige des garanties de moi, de son neveu ? 

— Des garanties? Non, monseigneur; un secours 
seulement, ce que l'on demande à un bon allié. 
Votre Altesse prête à Sa Majesté des intentions qu'elle 
n'a point, 

—Mon auguste oncle veut me désarmer entièrement, 
pour être bien certain de ma neutralité dans la guerre 


82 LA DAME DE VOLUPTÉ. 


qu'il a entreprise. Soit! J’enverrai trois régiments en 
Flandre ; c’est tout ce que je puis en ce moment. 

— Je crains que Sa Majesté, parfaitement instruite 
des forces dont Votre Altesse a la disposition, ne se 
contente voint de si peu de chose. 

— La Savoie est un pays pauvre, monsieur. Son duc 
n’a point, comme le roi de France, des sujets et des 
trésors à semer sur les champs de bataille. Prenez ce 
que je puis donner, en me réservant ce qui est néces- 
saire pour ma défense personnelle. Ma position géogra- 
phique m’expose à bien des contre-coups; j'ai de puis- 
sanis voisins; ils peuvent venir, un jour ou l’autre, se 
frapper sur mon dos; je ne veux pas succomber sans 
combattre; je sauverai ma gloire, si je ne puis sauver 
que cela. 

L’ambassadeur n'avait rien à faire qu’à accepter; 
ainsi fit-il. Après quelques autres menus propos, il prit 
congé, mais il demanda dans mon antichambre quelles 
étaient mes heures de solitude, ayant besoin de m’en- 
tretenir sans témoins. 

Mon écuyer lui répondit que je n’en avais pas de fixes, 
Son Altesse venant plusieurs fois par jour et souvent 
ne quittant point les Délices, nom qu’elle avait donné 
ame maison. L’ambassadeur répliqua qu'il enverrait 
prendre mes ordres. 

On ne manqua pas de me répéter tout cela, et moi, 
je m’empressai de le redire à M. de Savoie. Il m’enga- 
gea fort à recevoir l’envoyé de France et à le sonder. 
Nous pourrions ainsi apprendre beaucoup de détails 
bons à connaître et marcher plus sûrement. 

L’audience fut demandée dès le même soir et accor- 
dée tout de suite, 

On me priait, pour mieux jouer la comédie, de ne 
point parler à M. de Savoie de cette lettre et de ses 
conséquences; je répondis avec la même franchise. 
Il en est souvent ainsi dans la politique : on se trompe 
en sachant qu’on est deviné, et l’on met un masque que 
l’on arrache soi-méme, en fcignant de croire qu'il y 
est toujours. 

L’ambassadeur me venait parler officicusemert de 
la part du roi son maitre. Sa Majesté désirait savoir 
positivement les intentions du duc. ti lui en cotitait 
de croire qu'un parent, un allié, se détournat delle ; il 
luien coûtait d'agir de rigueur, et elle avait pensé 
qu étant née sa sujette, j'aurais pour la France lin- 
clination naturelle à tous les cœurs bien nés, et que 
e ferais cause Commune avec mon pays. 

— Mon illustre maître connaît VPintérét dont Son 
Allesse royale vous honore, madame; il sait combien 
vous le méritez, combien vous êtes supérieure par 
votre sagesse et les hautes qualités-qui brillent en 
vous. Il compte donc sur votre dévouement, sur votre 
raison, pour représenter à M. le due de Savoie de quel 
côté se trouvent pour lui la gloire ef la fortune. Tl a 
déjà recu bien des grâces de Sa Majesté le roi de 
France, il Ini doit beaucoup, je ne suppose pas qu'il 
Poublie, mais enfin... 

— Monsieur, je suis reconnaissanté, comme je le 
dois, de l'honneur que veut bien me faire Sa Majesté le 
roi de France. Je suis trés-étrangère aux grandes ques- 
tions qui se traitent en ce fnoment; mais, soyez-en 
trés-convaincen, monsieur, si monscigneur le due de Sa- 
voie daignait me demander mon humble avis, je ne Tui 
en donnerais aucun dont sa gloire ou ses intérûts 
cussent à souffrir, 

~~ Je n'ai pas actievé ma mission ; permeltez que je 


la termine. Le roi mon maître a particulièrement le 
désir de vous être agréable, tant à cause de votre mérite 
que pour la grande estime où il tient M le duc de 
Luynes et toute sa maison; il m'a done ordonné de 
vous remettre son portrait enrichi de diamants, tel 
qu'il l'envoie aux personnes qu’il veut singulièrement 
honorer. Voici ce portrait; vous le reconnaitrez, sans 
doute, car vous avez plus d’une fois, dans votre enfance, 
été admise à l'honneur de voir Sa Majesté, n'est-il pas 
vrai ? | 

Je reçus le présent comme il méritait d’être reçu; 
mais je ne donnai rien en échange, ni promesses ni 
révélations. 

En se levant, l'ambassadeur, peu satisfait, me placa 
cette phrase entre ses deux saluts, en manière de 
post-scriptum. 

— La guerre de Flandre sera longue et meurtriére 
sans doute; trois régiments sont bien peu de chose ; je 
crois que M. le due de Savoie eu devrait préparer quel- 
ques autres; ils ne tarderont point à lui être demandés. 

Ces mots étaient Pappoint du présent; je le compris, 
mais je n’eus garde de le laisser voir, ni de répondre; 
M. l'ambassadeur n’eut qu'un Sourire pour doubler le 
sien. Jattendis impatiemment le prince, qui sentit, 
comme moi, la portée de l'avertissement. 

— Ilme veut désarmer, c’est clair; il me redoute. Il 
a deviné mes intentions, peut-être, ou j'ai été trahi 
quelque part. Mais, de par le ciel, il n’en sera pas ainsi. 
Mon Etat est un petit État, j'en conviens: mais, quel 
qu'il soit, je Pai reçu de mes ancêtres, à qui Dieu et 
leur épée l'avaient donné ; je le défendrai contre toutes 
les ambitions, contre tous les envahissements. Je 
le léguerai à mes enfants sans qu'il y manque un cha- 
teau ; je l’agrandirai, au contraire, si la vie m’est oc- 
troyée, etje me montrerai digne du nom que je porte. 
mon cher oncle me rendra mes trés-bonnes forte- 
resses de Barraux, de Pignerol et de Casal; je les re- 
prendrai, ou ils les démoliront, je vous le jure, et 
yous savez qu’on peut se fier & mon serment. 

Papplaudissais à cette fierté, je l'avoue ; sans avoir 
pour Victor-Amédée le même amour qu'il avait pour 
moi, je m'étais fort attachée à lui. Je l'aimais assez 
pour être de son parti contre mon roi, contre ma pa- 
trie, contre tous les miens. 

Padoraïs nos enfants; à défaut de ceux qu'on m'avait 
enlevés, je reportais sur eux toute ma tendresse; leur 
patrie était la mienne; leur père était mon intérêt le 
plus cher et le plus naturel. Je ne pouvais done 
qu’applaudir à ses dispositions et les encourager de 
toute mon influence. Louis XIV voulait la Savoie, il 
la guignait, elle était à sa convenance ; c'était un joli 
joyau pour sa couronne, et, nous, nous la comptions 
garder. Nous la gardèmes, grace au ciel! 

Voilà que je parle comme J'aurais parlé alors, 
comme si j'étais encore aux Délices... J'oublie mes 
soixante-cing ans, j'oublie que je suis à Paris, que mes 
énfants m'ont payée d'ingratitude, que Vietor-Amédée 
est allé rendre compte au Dieu qui juge les rois. Le 
souvenir est wn grand magicien. 

Les régiments partirent, en effet; celui de M, de 
Verrue fut div nombre. 

Pour Ini, il avait pris du service en France, 
où il jouissait d’une considération dont la mienne 
souffrait d'autant plus; on m'accusait de tout, et 
cela est ainsi, lorsqu'un homme n'a point de ces 
vices que tout le monde voit, et lorsqu'il faudrait 


LA DAME DE VOLUPTE. 83 


être instruit du secret des cœurs pour juger saine- 
ment. 

J'ai été perdue par la faute de mon mari, cela est 
plus que certain; pourtant, c’est moi qu’on a blamée. 
Heureusement, la justice de Dieu est là. Je n’appelle 
point M. de Verrue à son tribunal pour le faire chatier; 
mais je demande à partager la faute et la punition avec 
qui de droit; et je me suis assez repentie de l'avoir 
commise pour en espérer le pardon. x 

Pendant ces trompeuses marques de bonne intelli- 
gence avec Louis XIV, nos négociations allaient leur 
train. 

Des courriers s’échangeaient perpétuellement ; deux 
furent interceptés avec des paquets insignifiants; mais 
c’en fut assez pour exciter de nouveau les soupçons 
mal assoupis; nous nous en doutimes sur-le-champ ; 
nous n’étions pas tout a fait en mesure de lever le 
masque, et nous ne savions comment gagner du temps 
jusqu’a ce que les difficultés fussent aplanies. 

Nous étions un soir chez moi à discourir, le duc, 
dom Gabriel, le prince de Carignan et quelques amis 
particuliers de Son Altesse, lorsque la porte s’ouyrit 
tout à coup et que nous vimes entrer un homme tout 
botté, enveloppé d’un manteau, crotté jusqu’à l’échine, 
en vrai courrier malencontreux. 

M. de Savoie, qui tenait par-dessus tout à ce que 
nul ne me manquât de respect, se leva tout en colère, 
et demanda quel insolent osait se présenter devant 
moi en cet équipage. 

— Ma foi, monsieur, c’est moi, répondit une voix que 
nous reconnûümes sur-le-champ. Je nai pas pris le 
le temps de changer de costume, c’est vrai; j'en fais 
mes excuses à yous et à madame; mais j'ai pensé 
qu'on ne m’accueillerait pas moins bien pour cela, à 
cause de la circonstance. 

C'était le prince Eugène. 

Il arrivait de Vienne, tout d’une traite, et, à la der- 
nière poste, ne pouvant modérer son impatience, il 
avait pris un cheval pour aller plus vite, et dans l’es- 
poir de nous trouver tous réunis. 

— J'apporte de grandes nouvelles! dit-il ; les puis- 
je dire à présent, ou faut-il vous emmener dans quel- 
que cabinet secret? 

— Mon cousin, Dieu me garde d’oser me comparer à 
Charlemagne; cependant j'ai, comme lui, ma tableronde 
etmes preux, sans lesquels je ne saurais rien entre- 
prendre et auxquels je ne puis rien cacher. Parlez donc. 

— Je n’attendais pas moins de vous, mon vaillant 
cousin ; aussi vais-je vous obéir à l'instant même, à 
condition cependant que madame la comtesse me fera 
servir quelque chose de plus substantiel que ces brim- 
borions-là. Je meurs de faim, je puis manger et conter, 
je suis homme à faire plusieurs choses à la fois. 

On se hâta de le satisfaire. 

Aussitôt que les officiers se furent retirés, il se tourna 
vers le duc, dont l'impatience se contenait à grand'- 
peine. 

— Monsieur, dit-il, vous avez envoyé trois régiments 
au roi de France, n'est-ce pas? 

— Il est vrai. 

— Étes-vous d'humeur à dégarnir vos villes, et à 
lui offrir le reste de votre armée? 

— Je ne le crois pas. 

— Vous plait-il de lui remettre les forteresses de 
Turin et de Verrue, comme gage de la neutralité ou de 
l'alliance que yous lui avez jurée? 


— Pardieu, non! 

— Eh bien, alors attendez-vous à voir le maréchal de 
Catinat sortir de Casal avec un bon corps d’armée te 
venir prendre lui-méme ce que vous lui aurez refusé ; 
seulement, on ne vous le rendra plus, et, au lieu de 
places de sûreté, vos chateaux deviendront des con- 
quêtes. 

— Tout cela est-il certain? 

— Je suis parti de Vienne exprès pour vous en pré- 
venir. Le roi de France est bien servi; l'empereur l’est 
encore mieux, parce qu'il ne se croit pas encore tout 
à fait le soleil, et qu’il daigne payer les petits services 
aussi bien que les grands. 

— Cela arrivera-t-il bientôt? 

— Demain, ce soir... Je suis étonné que cela ne soit 
pas arrivé encore. 

— Eh bien, mon cousin, tout est perdu, fors l’hon- 
neur! car je jure Dieu que je me défendrai, que je ne 
céderai pas. 

— J'en étais sûr. 

— Je ne suis pas absolument prêt, j'attends. 

— Vous attendez ce que je vous apporte, monsieur. 
Je ne fais pas le service de courrier pour peu de chose. 
Notre ligue avec le roi d’Espagne est conclue depuis 
trois jours; voici le double du traité expédié de Vienne 
à Madrid; celui de l’empereur y est annexé, et voici 
les promesses de l'Angleterre et de la Hollande. Aus- 
sitôt que vous vous serez déclaré pour l'alliance, ils 
signeront les leurs. 

— Mais, monsieur, le roi de France est à ma porte, 
et l'Espagne, l'empire, sout loin de moi; comment 
aller jusque-là ? 

— Homme de peu de foi! attendez le reste. Le gou- 
verneur du Milanais a déjà reçu ordre de vous ame- 
ner six mille chevaux et huit mille fantassins. La 
quadruple alliance vous assure, en outre, trente mille 
écus par mois de subside pour solder les troupes que 
vous pouvez lever. Enfin, votre servileur et cousin est 
désigné pour commander cette petite armée, si toute- 
fois vous ne vous y opposez pas. 

— Dieu soit béni! tout est à souhait! Je ne puis 
cependant abandonner nos braves gens, même à 
vous, mon cousin, et rester inutile lorsque tant d'amis 
se chargent de me défendre. 

— Vous, monsieur, vous occuperez un poste digne 
du chef de la maison de Savoie, digne de votre mérite 
supérieur. Vous êtes généralissime des troupes alliées; 
en voici le brevet, que Sa Majesté l’empereur m'a 
chargé de vous présenter. 

Ce fut comme un coup de baguette; toutes ces choses 
se tramaient depuis longtemps; on avait grand espoir 
de les voir réussir; mais, qu'elles arrivassent ainsi 
à la fois dans le moment opportun, cela tenait 
du miracle, Aussi la joie éclata sur tous les visages; 
les convives se levérent, leur verre à la main, et 
crièrent spontanément : 

— Vive monseigneur le duc! 

Victor-Amédée leur fit signe de se taire. 

— L'enthousiasme vous égare, dit-il; nous ne sommes 
pas seuls, et ceci doit rester secret. — J'ai besoin 
de négocier; attendons Catinat de pied ferme; nous 
nous connaissons déjà et nous savons nous attaquer 
l'un l'autre en paroles courtoises, Mais comment se 
fait-il, mon beau cousin, que vous soyez chargé de cette 
mission, et que mon envoyé de Vienne ne tn’en ait 
pas prévenu ? 


84 | LA DAME DE VOLUPTÉ. 


— Et où diable en aurait-il eu le temps? A peine 
quelques jours se sont-ils écoulés depuis qu'on a appris 
les intentions du roi de France et qu’on a décidé ce que 
je viens de vous apprendre; on doutait de votre assen- 
timent; j'en ai répondu; j'ai donné pour vous ma pa- 
role, et je suis venu vous demander de l’acquitter. 

.- Merci, mon cousin, je vous reconnais la. 

— Et j'espère que vous me reconnaitrez toujours; 
je ne suis qu’un cadet de votre illustre race, un cadet 
mis à la porte par le grand roi, et jugé incapable de 
le servir; mais, de par le ciel, ou je perdrai mon nom 
auquel je tiens plus qu’à la vie, ou je le placerai si 
haut, que je forcerai l’univers à adopter les cadets de 
Savoie, comme les aînés des autres maisons. 

Celui qui parlait ainsi a glorieusement tenu parole, 
on le sait. 

Le reste de la nuit se passa à discourir, à combiner 
les moyens d'attaque et de défense. J’assistais à tout; 
je ne voulus pas quitter le prince. 

Dès le matin, on vint annoncer l’envoyé de Catinat. 

M. de Savoie retourna à Turin pour le recevoir au 
palais, à cause de madame Royale et de madame la 
duchesse, qu'il demanderait à voir certainement; je 
me mis en devoir de le suivre, c’est-à-dire jallai à 
ma maison de Turin, où l’on ne me voyait guère 
que dans les occasions de ce genre. Je voulais être à 
même de tout savoir. 

L’enyoyé fut recu, en apparence, comme un ami, 
mais on le surveilla de toute part. Il apportait les pro- 
positions annoncées; seulement, la manière de les 
énoncer n’était pas la même. Catinat, débouchant du 
Dauphiné, avançait jusqu’à Avilane, où il campait en ce 
moment, et, de là, il sommait le duc de Savoie de lui 
envoyer un ministre d'État pour entendre les volontés 
du roi de France. 

La formule était de dure digestion; aussi Victor- 
Amédée ne la digéra-t-il point. 

Il répondit, avec une grande fierté, que ni Sa Majesté 
Louis XIV niles autres rois ses prédécesseurs n'avaient 
accoutumé les ducs de Savoie à des hauteurs si inatten- 
dues. Il ajouta qu'il enverrait volontiers un ministre 
d’État au maréchal, non pour recevoir desordres, mais 
pour entendre des propositions et en faire de son côté. 

L’envoyé n’était point chargé d’en demander davan- 
tage. Il retourna près du maréchal, auquel on dépêcha 
le ministre pour gagner du temps. Celui-ci fit exprès 
des offres inacceptables, jusqu’au moment où les ordres 
parvenus à Milan et le traité signé le 3 juin avec les 
confédérés @Augsbourg purent recevoir leur exécu- 
tion. Comme les préliminaires tardaient un peu, mal- 
gré le zèle et les lumières du comte de Brandis, plé- 
nipotentiaire du duc à Milan, et malgré les efforts du 
prince Eugène, on décida, pour rendre la comédie 
complète, d'envoyer à Paris le vieux marquis de Saint- 
Thomas, ministre aussi souple qu'habile, afin de 
donner le change et de détourner les soupçons. Il 
avait ordre de tout faire pour ne pas réussir, en affi- 
chant, au contraire, les prétentions les plus hum- 
bles et les plus repentantes. 

Le marquis ne put même obtenir audience, tant le 
roi élaitirrité. Il eut soin de se plaindre beaucoup, 
de déplorer le malheur de son maitre, qui ne pou- 
vait, en conscience, abandonner les intérêts de ses 
peuples, qu'il avait juré de défendre, et qui, pour cela, 
se devait brouiller avec un oncle si cher et si illustre, 

Quand il eut reçu l'ordre de partir, il se mit en mar- 


= — © 


che avec beaucoup de fracas et s’éloigna comme à r&æ 
gret et lentement, pendant les deux premiers jours. 

Mais, dès qu'il se vit hors d'atteinte, il courut la 
poste en traversant la Suisse pour ne pas être inquiété, 
et vint tomber à Turin, où nous l’attendions avec im- 
patience. Jamais je n’oublierai ce jour; ce fut un des 
plus beaux de ma vie. 

M. de Savoie avait fait pratiquer pour moi un 
escalier secret par lequel je me rendais dans ses appar- 
tements sans être vue de personne. En ces jours de 
crise, il n’avait pas le temps de demeurer aux Délices. 
Je restais dans ma cachette, composée de deux pièces 
prises dans un de ses cabinets. Il était avec moi lors- 
que le marquis de Saint-Thomas arriva. 

Le prince alla au-devant de lui jusqu’à la porte, aus- 
sitôt qu'il fut annoncé. 

— Eh bien? demanda-t-il. 

— Eh bien, monseigneur, tout va à merveille; on 
m'a chassé. Jai mis les procédés du côté de Votre 
Altesse; j'ai attendu qu'on me rappelat, on n'a eu 
garde de le faire; je m'en doutais, et me voilà. 

— Bravo, marquis! s’écria le duc l'œil rayonnant de 
joie, bravo! Et les renforts sont partis de Milan; et 
mon brave cousin les conduit et nous les amène. Je 
ne tarderai pas plus longtemps à me déclarer. Le pa- 
lais est ce soir rempli d'une grosse foule de noblesse: 
ils m’attendent dans la salle de parade; j'y vais sur 
l'heure, et mes peuples apprendront de moi ce qui 
ya se passer. Suivez-moi, marquis, je puis avoir be- 
soin de vous. Et vous, contessina, yous, mon ange 
gardien et mon Égérie, allez à votre tribune, nul ne 
vous verra, et vous verrez tout le monde. Je saurai 
que vous êtes près de moi, que vous m’entendez, j'en 
aurai plus de courage et plus de volonté. 

Il m'avait fait arranger une tribune grillée, où je 
me plaçais dans toutes les cérémonies et où je restais 
invisible. Je me hatai d'y courir afin de l'y précé- 
der. Il avait passé chez madame Royale et chez la 
duchesse régnante pour s’excuser auprès @elles de 
rompre, bien malgré lui, la paix qui durait depuis 
soixante ans entre les maisons de Savoie et de France. 
Il leur demanda pardon de blesser ainsi leurs affections 
de famille; mais le soin de sa gloire et l'intérêt de ses 
États Pexigeaient. 

Pendant ce temps, j'étais entrée dans la salle. 

Je fus d’abord étourdie du bruit qui s’y faisait. Tous 
parlaient à la fois, et c'était la confusion universelle ; 
les yeux brillaient, les gestes s’animaient ; j'entendais 
fort mal, le tapage était grand; mais il me sembla 
distinguer des menaces, des cris de rage contre le roi 
et des provocations près desquelles les fanfaronnades 
des Gascons passeraient pour des compliments. 

Bientôt un cri domina tous les autres : 

— Leduc! le duc! Son Altesse ! Il vient pour déclarer 
la guerre; qu'il soit béni! 

Nous autres Français, nous ne nous figurons pas les 
peuples du Midi dans leurs fureurs ou dans leurs joies : 
ce sont des violences qui nous paraitraient insensées 
et dont nous nous effrayons toujours, lorsque nous en 
sommes témoins. 

En ce moment, toutefois, le respect l'emporta sur 
l'enthousiasme, et, lorsque Victor-Amédée parut, le 
silence se fitde tous les côtés; mais quel silence! qu'il 
(tail éloquent! comme ces yeux parlaient! comme ces 
attitudes étaient provoquantes et martiales! quelle im- 

» 


patience dans ces gestes! 


LA DAME DE VOLUPTE. 85 


Le duc était digne et fier; son regard étincelait. 

Il monta sur son trône avec une résolution inaccou- 
tumée, et, au lieu de s’asseoir, ainsi que le voulait 
l'étiquette, et qu’il en avait l'habitude, il resta debout, 
se découvrit, et, setournant vers deux ou trois évêques 
qui avoisinaient son fauteuil : 

—Messieurs, leur dit-il, priez pour nous le Dieu des 
armées; je vais déclarer la guerre au roi de France. 

Un seul cri partit à la fois de cette multitude tout à 
l'heure si tumultueuse, si divisée. 

— Viva! viva! 

Je sentis mes larmes couler malgré moi, car, en ce 
moment, princes et sujets étaient admirables. Victor- 
Amédée avait tiré son épée, qu'il éleva d’un geste sou- 
verain. Ce fut pendant quelques moments une agita- 
tion à rendre fous ceux qui la regardaient sans y 
prendre part. 

Enfin on annonca que le duc voulait parler, et le 
silence se fit aussi promptement qu'il avait été rompu. 

— Messieurs, dit Victor-Amédée, je vous dois compte 
des motifs qui m'ont décidé à une démarche aussi im- 
portante. Par la grace de Dieu et la succession de mes 
pères, ce bon duché m’appartient. Jamais homme vi- 
vant n’a humilié la maison de Savoie ni ses fidèles su- 
jets; jamais homme vivant ne l’humiliera, quelque 
grand qu’il soit, du reste. Le roi de France veut me 
prendre mon honneur, qui est le vôtre. Il veut me 
trainer à son char comme un esclave; il veut m’en- 
lever mes villes et mes chateaux ; il veut que je prodi- 
gue mes trésors et ie sang de mes enfants pour les que- 
relles de son ambition, et que je me soumette a ses 
ordres hautains. Que pouvais-je faire? Accepter les in- 
sultes et rester attaché à ses intérêts, parce que nous 
sommes voisins et qu'il est plus puissant que moi! 
Mon sang bout, rien qu’à cette pensée. 

Il fut interrompu par cinq minutes d’exclamations 
qui lui prouvérent une exaltation encore plus violente 
que Ja sienne dans son auditoire. 

— J1 m'a menacé parce que j'avais refusé de me sou- 
mettre, et, moi, j'ai bravé ses menaces; je me suis re- 
posé sur le zèle et le dévouement de ma brave no- 
blesse; je me sens le plus fort en m’appuyant sur 
elle. Me suis-je trompé, messieurs! 

— Non! non! à l’armée! aux frontières! Partons sur 
l'heure! 

— Pas encore! Nos alliés s’avancent; mon cousin, 
le prince Eugène de Savoie amène avec lui un se- 
cours à marches forcées. Je trouve chez mes confédé- 
rés des troupes et de l'argent; le peuple n’aura que 
peu à me donner. 

— Monseigneur, pardon, interrompit le prince de la 
Cisterne; bien que le Piémont soit un petit État, puis- 
qu'il se bat pour son honneur, il ne doit recevoir l’au- 
mone d'aucune puissance. Votre noblesse est riche; 
nous autres grands seigneurs, nous avons des terres 
et des revenus considérables. Nous pouvons suffire à 
tout; rendez le subside à vos alliés. Nous payerons, 
n'est-il pas vrai, messieurs? 

En ce moment, on leur eût demandé la lune, qu'ils 
eussent été la décrocher du ciel. Ils crièrent encore à 
qui mieux mieux; mais ils firent plus: en un clin 
d'œil, toutes les poches furent vidées, toutes les bour- 
ses tombérent au pied du trône avec les joyaux, les 
montres, les bagues, jusqu'aux croix de l'Annonciade 
en diamants. 

Après s'être dépouillé, un d'eux eut l'idée de grif- 


fonner sur un mauvais papier une obligation considé- 
rable à payer sur ses terres; aussitôt les autres se mi- 
rent à en faire autant. Jamais contribution ne futsi 
vite levée. À 

Le chancelier, qui recueillait ces dons, en avait sa 
charge. Le duc, ne sachant comment témoigner sa joie 
et sa reconnaissance, laissait baiser ses mains a tout 
le monde ; d’autres portaient a leurs lévres le bas de 
son manteau: c’était un spectacle touchant et fait pour 
émouvoir profondément le cœur. 

Cette séance dura une demi-heure à peine. Elle fut 
plus remplie que bien d’autres qui ne finissent point. 
Victor-Amédée fut presque porté en triomphe dans son 
appartement, où je m’empressai de me rendre et où il 
vint me retrouver bien heureux. Dès qu'il m’apercut, 
il vint se jeter dans mes bras en criant: 

— Tout cela est votre ouvrage ; vous m'avez rendu 
brave et courageux, vous m'avez appris à aimer mes 
peuples, à les défendre; jouissez donc de mon bon- 
heur et de ce que je vous dois. 

L'amour rapporte tout à l'amour, et, si le prince dé- 
sirait être grand, c’était pour moi, c’était pour étre 
aimé davantage; un pareil! sentiment enfante des 
héros. 

Le même soir, un manifeste instruisit le peuple, et 
ce fut bien mieux encore. 

La foule parcourait les rues en criant : « Mort aux 
Français! » brandissant ses armes, et menacant les 
banquiers, les commerçants de toute espèce que la 
France envoyait perpétuellement à Turin. 

Il fallut ôter les fusils et les épées à tout ce qui 
n'était ni milicien ni soldat; autrement, la guerre edt 
commencé par une seconde répétition des vépres sici- 
liennes. 

Je cachai chez moi, à Turin et aux Délices, quantité 
de nos compatriotes, auxquels je facilitai les moyens 
de quitter le Piémont; dans ce premier moment, la ca- 
naille les aurait massacrés, sans la précaution prise. 

Le duc ne s’en fût point consolé, et moi moins que 
lui encore, 


XXXVIII 


Le due allait partir, me quitter pour la première fois 
depuis le commencement de nos amours. Au milieu de 
sa gloire et de son délire, ce fut une douleur cruelle. 

Il me proposa d'imiter Louis XIV au temps de sa 
jeunesse, d'emmener les dames à l’armée et de com- 
battre sous mes yeux; je savais combien celte manière 
d'agir avait été blimée chez le grand roi, je ne la 
voulus point imiter. 

I] fut convenu que je resterais à Turin, que je n’en 
sortirais point, que je veillerais à tout, et que je le 
préviendrais de tout ce qui arriverait pendant son ab- 
sence, 

Il n'avait encore vu ni la guerre ni les batailles, et 
cependant il courait à ces dangers avec cette valeur 
tranquille, la plus rare et la plus estimable, en ce 
qu'elle vient de la réflexion. Il sentait bien ce qui le 
menacait et il le déplorait avec moi, 

Enfin le jour fatal arriva, le due partit! Je me sentis 
presque aussi émue que lui-même, lorsqu'il m'em- 
brassa et me fit des adieux déchirants et passionnés, 
en répétant qu'il ne me reverrait peut-être plus. 


86 LA DAME DE VOLUPTE. 


Ce fut le seul instant de faiblesse qu'il montra; sa 
dernière parole à sa mère fut celle-ci : 

— Madame, si je ne reviens point, soyez bonne pour 
la comtesse de Verrue. 

Nous avions été, pendant ce temps, fort malheureux 
à Turin, d'inquiétude surtout; car la ville était bien 
gardée, les milices animées d’un grand courage, et 
tout se préparait à merveille autour des murs. 

Cependant javaiz prévu les malheurs qui devaient 
arriver, lorsque je vis les dispositions changées, lors- 
que je vis le prince Eugène retourner à Vienne, au 
lieu de commander nos troupes, lorsque je vis le gé- 
néral Caraffa 4 sa place, — provisoirement, disait-on, il 
est vrai, — lorsque je vis surtout l’autorité du duc, 
prétendu généralissime, rester nulle et tout à fait illu- 
soire. 

J'appris, en effet, bientôt la défaite du prince à la 
bataille de Staffarda. Mon premier mouvement fut de 
courir à lui; mais je n’osai point. Je craignais toujours 
les zizanies avec les princes, et, moi que l'on taxait 
d’une hauteur si vaine, j'étais humble et soumise de- 
vant madame de Savoie et j'évitais avec soin toute oc- 
casion de lui être désagréable; en cette circonstance 
encore, je m’abstins pour ne pas la blesser. 

On avait conduit l'ambassadeur de France au chà- 
teau d’lvrée, en représailles de ce que le marquis 
d'Oglaini, envoyé du duc, avait subi le même traite- 
ment à Paris, 

Je fus un peu tourmentée à cet égard ; mais tous les 
tourments cédaient devant celui de la défaite. 

Les lettres du prince étaient déchirantes ; il Jui 
fallut toute sa force d'âme, toute sa puissance de vues 
pour résister à la mauvaise fortune. 

Il n'avait d'espoir et de confiance qu’en Dieu et en 
son épée. 

Hélas ! on ne lui en prit pas moins Suze, la clef de 
ses États; on ne lui fit pas moins sauter plusieurs for- 
teresses dont la perte était regrettable: ce fut une 
série non interrompue de désastres, bien décourageante 
pour un début. 

Quand je le revis, il était méconnaissable, tant sa 
douleur Vavait changé. 

— Accueillerez-vous un vaincu? me demanda-t-il 
en arrivant. 

— Avec plus d’empressement qu’un vainqueur, ré- 
pondis-je, puisque je puis espérer qu'il a besoin de moi. 

{l me tint longtemps embrassée, et, lorsqu'il se re- 
tira, je crus voir ses yeux pleins de larmes, 

— Je suis malheureux, ajouta-t-il, mais non décou- 
ragé ; malgré la saison, nos troupes tiennent encore 
la campagne, et quelles troupes! Ces malheureux Vau- 
dois et barbets que mon père et moi avons persécutés à 
l'instigation de notre ennemi commun, aujourd’hui ils 
ont surpris Barcelonnette et Mont-Dauphin; ils vont 
partout levant des contributions et pillant le Dauphiné, 
que je leur abandonne. A-t-on respecté mes vallées de 
la Savoie? Ah! madame, que l'ambition de Louis XIV 
est coupable en tout ceci, et à quoi ne nous force-t-il 
pas pour nou; défendre! 

L'hiver se passa tristement, en préparatifs, en tra- 
vaux de toute sorte; le duc était partout à la fois. 

Catinat essaya de surprendre les troupes dans la 
vallée d'Aoste. La vigilance des officiers piémontais 
déjoua les projets de l’ennçgmi; mais ses efforts ge 
réunirent sue Turin, que le maréchal menagait d’un 

il pronuit cette ville, lout Glaik perdu, On la 


fortifia donc, on y fit entrer des provisions, on arma 
tout ce qui pouvait être armé; ce furent des mouye- 
ments, des marches, des exercices continuels. 

Je ne quittai pas le duc un instant : habillée en 
homme, je le suivis ;usque dans ses visites au camp, 
à cheval à côté de lui; il m'en aya suppliée, je n’eus 
pas la force de lui résister. Victor-Amédée, naturelle- 
ment jaloux, l'était devenu davantage encore depuis 
ses malheurs : il devinait bien que je n’avais pas pour 
lui un sentiment aussi fort, aussi tendre que celui 
qu'il me portait lui-même, et il répétait sans cesse que 
je Vallais abandonner, qu'il perdrait peut-être ses États, 
et qu'alors il me perdrait aussi. 

— Ce n’est pas l’homme que vous avez accepté, c’est 
le souverain, c’est le protecteur : lorsque ma puis- 
sance me manquera, ne me repousserez-vous point, 
madame ? 

Pour le convaincre, il me fallut l’accompagner par- 
tout. Les soldats me regardaient fort : les uns disaient 
que j'étais madame la duchesse; d’autres, un page 
favori. 

— C'est plutôt sa bonne amie, dit un sergent avisé. 

— Fille ou diable, reprit un soldat, elle n’a pas 
peur; car mon mousquet a éclaté à côté delle, et elle 
n’a pas seulement sourcillé. 

Je n'avais pas peur, en effet : j'allais jusqu’auprés 
des vedettes ennemies, lorsque le prince y allait lui- 
même; il en était fier, tout en tremblant pour moi. 

Avec le printemps recommencèrent les hostilités. 

Un malheureux accident, une poudrière qui vint à 
éclater, livra Nice aux Français et les rendit ainsi 
maitres du passage des Apennins et des Alpes méri- 
dionales. Le comte de Vrussaques, le meme brave co- 
lonel dont j'ai parlé, secondé par le comte Prioura et 
par le chevalier de Villafallet, tenait dans cette place 
depuis longtemps, et y ett tenu longtemps encore, 
sans un pareil désastre; il s’estima heureux d’obtenir 
une capitulation honorable et de sortir avec armes et 
bagages, tambour battant, enseignes déployées. Retiré 
à Oneglia, il y prit vaillamment sa revanche quelques 
jours après. Il y eut de toutes parts des prodiges 
de valeur et de courage, en pure perte, malheureu- 
sement. 

Le prince Eugène annonçait continuellement son 
retour, et, continuellement, de nouveaux obstacles 
l'arrétaient, On le destinait à une autre armée, tandis 
que lui demandait celle-là : il aimait fort sa maison, 
et regardait comme un devoir d'en soutemr le chef. 
Il était venu à cette malheureuse bataille de Staffarda, 
mais trop tard; il nous avait quittés ensuite, 

Enfin, il revint, apportant à Victor-Amédée, de la : 
part de l'empereur, le titre d’altesse royale, que le 
duc désirait par-dessus tout; on le lui donnait bien 
par-ci par-là, de courtoisie; mais il n’y avait aucun 
droit. Gette joie lui préta un peu d'espérance, Île 
prince Eugène ne lui cacha pas cependant les diffi- 
cultés de la position, La gaieté cavalière et intaris- 
sable de celui-ci était nécessaire à Victor-Amédée 
en ce moment, pour l'aider à supporter son lourd 
fardeau. 

Chaque jour, Pennemi lui arrachait un fleuron de sa 
couronne; il en desséchail de rage et de désespoir, 

Catinat, maitre de Nice, fit une percée par Avillane, 
dont il fit sauter les fortifications. Jusqu'à Rivoli, qu'il 
britla; Rivoli, ce charmant palais, le séjour fayori du 
duc! 


LA DAME D 


E VOLUPTÉ. 


J'étais avec celui-ci, lorsque, placé sur les hauteurs 
de Turin et voyant brüler cette villa qu'il aimait tant, 
il dit ces remarquables paroles : 

— Plüt à Dieu que tous mes palais fussent ainsi ré- 
duits en cendres et que l'ennemi épargnat les cabanes 
de mes paysans! 

Mais ’ennemi ne les épargnait point; la Savoie 
n'était plus qu’un monceau de ruines fumantes, et 
Turin lui-même se trouvait menacé. Aussi l'alarme 
devint générale. La duchesse régnante, alors grosse 
de six mois, avait des frayeurs épouvantables; elle 
partit pour Verceil avec madame Royale, et toutes 
les bouches inutiles les y suivirent; il ne resta dans 
la ville que les hommes en état de porter les armes, 
quelques femmes dévonées et courageuses, et moi qui 
avais juré de ne pas abandonner mon amant. 

Le prince Eugène avait eu la joie de battre un peu 
les Français dans une embuscade; joie bien grande 
pour lui, car il les détestait sincèrement. 

— Je les entendais venir en chantant, disait-il, selon 
leurs habitudes fanfaronnes : ces gens-là ne doutent 
de rien! Ils ont été vite attrapés; seulement, mes sol- 
dats les ont traités comme des Tures, ce que je trouve 
malhonnéte ; je ne cesse pourtant de leur répéter qu’on 
doit faire quartier aux chrétiens. 

-Ge jeune homme était d'une bravoure qu’égalait 
seule son habileté comme général; dans presque tous 
les combats, il attrapait au moins une blessure en se 
jetant dans la mélée, trop heureux lorsqu'il rapportait 
seulement quelques balles dans ses habits. IL avait le 
coup d’ceil le plus sûr et le plus remarquable qui se 
puisse rencontrer ; et, sur Vinspection seule du ter- 
rain, prédisait la défaite ou la victoire. Malheureuse- 
ment, le duc, moins prudent ou plus vivement offensé, 
ne le voulut croire ni à Staffarda ni à Marsaglia. 

Le prince Eugène avait près de lui un de ses amis 
intimes, le prince de Commercy, de la maison de Lor- 
raine, qui lui disputait le prix de la bravoure et même 
de la témérité. En Turquie, au siéce de Belgrade, je 
crois, ce jeune homme avait reçu une blessure épou- 
vantable, un coup de zagaie, en enlevant un étendard 
turc; il était allé chercher ce drapeau au milieu de 
l’armée ennemie, seul, l'épée aux dents, un pistolet de 
chaque main, et, cela, parce que le cornette de son 
régiment s'était laissé prendre le sien! Quelle brillante 
et folle jeunesse! 

Les fortins de la colline de Turin furent rendus, pour 
ainsi dire, imprenables, Vingt mille hommes campèrent 
autour de la ville : c'était un corps mélé de troupes 
d’Espagne, de Wurtemberg et de Savoie. On attendait 
l'électeur de Bavière, le duc de Schomberg et le prince 
Caraffa : ils arrivèrent, et, lorsque nous comptious 
chaque jour surune attaque, Catinat, selon sa coutume, 
nous donna le change et se jeta sur Carmagnole, 
qu'il emporta après deux jours de tranchée, secondé 
par la trahison qui nous environnait de toutes parts, 

Le coup était affreux : Garmagnole était un grenier, 
une place d'armes, une des positions les plus impor 
tantes du pays, Viclor-Amédée, en apprenant cette 
perte, resta d’abord absorbé pendant quelques minu- 
tes; mais son courage se releva bien vile : il douna 
l'ordre sur-ie-champ de trancher dans le vif, Les citu- 
delles qu'on ne peut défendre deviennent des refuges 
pour ennemi : il fit le sacrifice de celles qui lui sem- 
blaient inutiles; on démolit Querasque et Chivas, pour 
voovantrer toute la résistunce dans Coni. 


‘ 


87 


Depuis le commencement de la campagne, cette ville 
résistait à toutes les attaques, défendue seulement par 
ses propres ha taits et par quelques troupes de 
paysans voisins, entre autres par huit cents Vaudois, 
sous le commandement d’un chef célèbre parmi eux, 
et qu'on appelait, je m'en souviens, Guillelmo. On 
racontait à son sujet des histoires de toutes les cou- 
leurs, fabuleuses et autres; on a même fait des com- 
plaintes là-dessus. 

Le comte de la Rovère commandait dans la place 
assiégée, et le comte de Bernezzo trouva le moyen de 
sy introduire avec trois régiments sayoyards et des 
détachements des alliés. Comme les finances de l’État 
n'avaient pas permis à Son Altesse de réparer les for- 
tifications, les habitants les réparèrent à leurs frais et 
de leurs deniers; ce qui prouve tout le dévouement 
que ces provinces portaient à leur souverain. 

Le prince Eugène, eflrayé de ces défaites, partit 
pour Vienne en poste, afin de réclamer des secours : 
il en obtint immédiatement, et revint en triomphe ; 
aussi changea-t-il la face des choses. Garmagnole fut 
reprise; on parla de reprendre Nice, notre diamant, et 
Warracher Montmeillan à l'ennemi, qui la guettait ; 
mais Caraffa détestait la maison de Savoie, et en par- 
ticulier le prince Eugène, dont il était jaloux : il s’op- 
posa à ces projets, au point que le prince, mécontent 
et irrité, se retira à Venise. 

Nous en étions réduits au dernier point : Montmeil- 
lan, après une défense héroïque, après une famine 
épouvantable et trente-trois jours de tranchée ouverte, 
fut obligé de se rendre. Dès lors, la Savoie appartint 
aux Français. 

Coni, néanmoins, fut sauvée. Après le comte de 
Bernezzo, qui y avait introduit les trois régiments que 
nous avons dits, le comte Costa y pénétra-à son tour, 
puis le comte Caretto, tous les deux avec de nouveaux 
renforts et à la faveur d’une sortie des assiégés; les 
femmes, les enfants, les prêtres, les moines, les vieil- 
lards, tout concourut à la défense. Quatre mille Fran- 
çais restèrent couchés sous les murailles ; mais les 
autres persistèrent cependant, et, si le prince Eugène 
n’eût imaginé de les tromper par la fausse nouvelle 
d’un secours prodigieux, ils n’eussent certainement 
point abandonné la place, comme ils le firent. 

Après la levée du siége, le duc voulut se reudre en 
celte ville et me demanda de l'y suivre; il n'était pas 
plus question de la duchesse que si elle nett jamais 
existé. J’allai donc avec Son Altesse sons mes habits 
de cavalier, ce qui n'était pas sans risque; l'anmée 
ennemie tenait encore la campagne et faisait rage de 
tous les côtés; à mesure que nous avancions, nous 
trouvions ce malheureux pays désolé, eb ce spectacle 
nous fendait le cœur. 

Nous rencontrdmes des paysans qui fayaient, et qui, 
reconnaissant leur souverain, se vinrent. jeler à ses 
pieds et les baigner de larmes. 

— Monseigneur, monseignour, ayez pitié de nous! 
ou nous à tout pris, 

— Heélus} mes enfants, répondit le prinee, plourant 
uvac eux, ce West pas ma faute, Dinu m'en est témoin ; 
oh sil ne fallait que mon sung pour payer vos souls 
lances, je ne vous le marchanderais point, Mais voici 
tout ce que jo puis... Prenez, prenez. 

it il versa devant eux une bourse pleine d'or; puis, 
brisant, son collier de l'Annonciade, qu'il portait au 
cou, il leur en distribua les morceuux, Ge furent des 


88 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


transports d'enthousiasme et d'amour auxquels il était 
bien accoutumé, car ses peuples l’adoraient. 

Sans cesse il arrivait des scènes de ce genre; j'en 
étais attendrie autant que lui. Nous parcourions en- 
semble les rues de Turin et les campagnes environ- 
nantes, aulant que la présence de l'ennemi nous le 
permettait. On était accoutumé a ma présence, et nul 
ne la remarquait plus. 

Une fois, cependant, j'éprouvai une bien vive émo- 
tion. Je rencontrai le bon abbé Petit, revenu a sa pa- 
roisse, et qui portait le saint-sacrement à un malade, 
avec mon petit Michon. Je ne les avais pas revus depuis 
mon élévation, ou ma honte, comme il vous plaira. 

Je devins très-rouge, et je détournai le visage; ils 
n’eurent pas lair de m’apercevoir. 

Le digne curé fit, en ces temps difficiles, des prodi- 
ges de bonté et de charitable abnégation; on le voyait 
partout où sa présence pouvait apporter consolations 
et secours. 

Mon Michon, près d’être ordonné, restait toujours le 
petit Michon, comme devant; il ne grandissait guère, 
et conservait son visage et ses façons d’enfant de 
chœur. Ses traits poupins ne prenaient pas un jour: 
j'en ai été frappée de plus en plus en vieillissant ; sans 
la catastrophe qui le changea tout d’un coup, je suis 
sûre qu’à l'heure qu’il est, il aurait encore lair d’avoir 
vingt ans; privilége que bien des femmes lui envie- 
raient, n’en doutons pas. 


XXXIX 


Cette guerre abominable durait depuis Ceux ais. Le 
due y avait plus perdu, à lui seul, que tous les alliés 
ensemble: il ne se repentait cependant point de Pavoir 
entreprise, car +1 y allait de l'honneur de sa couronne. 
Louis XIV, au contraire, malgré ses victoires, sentait 
ce que valait un pareil ennemi; il sentait aussi qu'il 
était plus politique de le ramener que de le pousser à 
bout. Il lui fit done écrire par Monsieur une de ces 
épitres de famille dont toutes les expressions sont 
pesées les unes aprés les autres, et qui sont de vérita- 
bles contrats. 

On offrait à Victor-Amédée la restitution de ce 
qui lui avait été enlevé : on lui cédait Pignerol et 
Fenestrelles ; enfin, on lui remettait Casal, cette ville 
vendue au roi de France par le duc de Mantoue, pour 
en jeter le prix aux courtisanes; Casal, ce joyau que 
tant de princes enviaient! C'était bien tentant, surtout 
avec Ja garantie de Messieurs des cantons suisses et de 
Ja république de Venise. Frappée des malheurs de la 
guerre, je penchais pour ce parti. L’envoyé secret de la 
France, M. de Ghamery, avait recu l’ordre de me voir 
avant tout, de s'entendre avec moi et de me gagner à 
son bord, soit par les promesses, soit par les menaces. 

J'y étais déja convertie : la guerre me semblait 
odieuse. J'employai tous les moyens pour convaincre 
le prince, il demeura inflexible. M. de Chamery lui 
parla chez moi, devant moi; je réunis mes efforts aux 
siens, tout fut inutile. Alors, l'envoyé de France pria 
le duc d'adopter au moins la neutralité, lui faisant 
observer que, sil persistait dans son entélement 
chevaleresque, il se trouverait bientôt dépourvu de 
troupes, 


— Monsieur, s'écria Victor-Amédée, je frapperai du 
pied le sol de mon pays, il en sortira des soldats ! 

Chamery minsista pas davantage; et. le lendemain, 
on lui fit répondre officiellement par le marquis de 
Saint-Thomas que Son Altesse suivrait la fortune de ses 
alliés, quoi qu'il lui en put advenir. 

Le prince Eugène, ennemi implacable et personnel de 
Louis XIV, ne contribua pas peu à cett: décision. Il en 
rendit compte à l’empereur, dans wi voyage qu'il fit à 
Vienne, et celui-ci en fut tellement enchanté, qu'il lui 
remit le brevet de généralissime, — avec les pouvoirs 
cette fois, —et qu'il nous Gébarrassa du Caraffa, qui 
nous avait fait tant de mal. C'était déjà la moitié de la 
victoire. 

Le prince Eugène était radieux n'ais ironique. Il se 
défiait des intentions de son cousin à l'endroit de la 
France. 

— Madame la comtesse, me disait-il, Son Altesse 
royale n’est pas de cœur avec nous; ce n’est pas 
comme moi une belle et bonne haine qui l’a poussé là, 
c’est la nécessité et la vergogne. Au premier sourire de 


‘Louis XIV, il nous làchera. 


— Vous avez bien vu qu'il y a résisté, monsieur ! 

— C'est que, derrière le sourire, il a vu les dents; 
sans cela !... Et puis, vous avez beau dire, vous êtes 
Française, votre maison est en faveur à Versailles, vous 
inclinez pour le grand roi, sans vous en douter peut- 
être, mais cela est. 

— Je ne veux que le bien de Son Altesse et celui de 
ses peuples. 

— J'en suis persuadé; seulement, ce bien, chacun 
l'entend à sa manière. 

Il se tint un conseil chez moi, devant moi, dans 
lequel il fut décidé que, pour profiter des avantages 
obtenus, il fallait prendre l'offensive à son tour et 
porter le champ de bataille en Dauphiné. 

— Le grand roi n’est pas accoutumé à ce qu’on 
entre chez lui, dit le prince Eugène ; il a posé sa ma- 
jesté ases frontières, et il pense qu'on ne les peut fran- 
chir sans lui faire d’abord la révérence ; nous lui prou- 
verons qu'on sait s’en dispenser. 

Il appelait toujours Louis XIV le grand rof,et je ne 
saurais vous rendre le dédain avec lequel il prononçait 
ces mots. C’était là une rancune de prêtre, et, comme 
je lui en faisais l'observation : 

— Que voulez-vous! me répondit-il, jai porté le 
petit collet; cela déteint sur Padme. 

Ce qui fut dit, fut fait : les princes de Savoie s’em- 
parèrent d'Embrun et de Guillastre. La bataille fut rude ; 
on y perdit quantité de braves gens ; le prince de Com- 
mercy recut une balle qui lui cassa trois dents, ce 
dont il fut très-marri. 

— Mes trois meilleures! répétait-il : les autres tom- 
beront toutes seules. Et puis ne voilà-t-il pas un joli 
ealant édenté! 

Le prince Eugène reçut, lui, une contusion dans la 
tranchée, à côté de Victor-Amédée, qui en sortit sain 
et sauf. A la suite de celte première victoire, les princes 
s'emparèrent de Gap presque sans coup férir, Tout allait 
à merveille ; on se disposait à marcher sur Lyon par 
Sisteron, en passant à Aix. La terreur était telle dans 
la Provence, qu'en se hâtant un peu, on y scraitparvenu 
avant que les secours fussent arrivés. Alors la France 
eût été vaineue ; on edt pu faire la paix avec des con- 
ditions qu'on aurait dictées. Mais la Providence ne le 
voulait pas, et le soleil ne devait point palir encore... 


LA DAME DE VOLUPTE. 89 


Un soir, aprés une marche forcée, en arrivant dans 
un petit village, le duc de Savoie se plaignit d'un grand 
mal de tête, qui Vavait tourmenté toute la journée; il 
se mit au lit, croyant guérir par le sommeil ; mais il 
avait une forte fièvre, et, dans la nuit, la petite vérole 
se déclara. 

* L’alarme fut grande; que faire? que devenir, en pays 
ennemi, avec cette terrible maladie, qui pardonne si 
rarement et qu’il faut soigner d’une façon si particulière? 

Le prince ne perdit pas la tête; lui seul la conserva. 
Il donna des ordres pour que tout se passat comme s’il 
eût été en bonne santé, dépécha des courriers, un à la 
duchesse et un autre à moi; seulement, il eut soin de 
m'écrire pour que ie ne m’inquictasse pas et pour que 
je ne vinsse point près de lui, dans l'ignorance où je 
serais d’y trouver probablement madame Royale et la 
duchesse régnante. Ensuite, il s’occupa des affaires de 
l'État, fit son testament, déclara, en présence de toute 
l'armée, qu’il nommait le prince Eugène à la régence 
jusqu’à la majorité de son fils, s’excusant d’en exclure 
les deux duchesses à cause des circonstances difficiles 
qui réclamaient une main plus ferme. 

Cela fait, il donna de nouveaux ordres pour qu'on 
te transportat en lieu sûr; puis il s’entendit avec le 
prince Eugène touchant la retraite de l’armée, et le 
chargea de la reconduire; ce qui n’était pas petite 
besogne. Les rivalités des généraux surgirent; ils 
refusèrent presque d’obéir au prince, sous prétexte 
que Victor-Amédée avait grand tort de ne pas les laisser 
pousser en avant, malgré l'obstacle de sa santé. Mais 
Eugène était un habile homme : il savait qu’une armée 
sans chef se décourage promptement; il savait que 
Catinat ralliait ses forces, qu'il lui en arrivait de tous 
les bouts du royaume; il savait que, la surprise man- 
quée, l'expédition était impossible ; qu’il eût fallu pro- 
fiter du premier moment de stupeur, malheureusement 
perdu par la maladie du duc; mais, ce premier mo- 
ment passé, on devait être écrasé indubitablement. 
La retraite était donc le seul parti à prendre. 

Les soldats en gémissaient comme leurs généraux ; 
mais ils s’en consolaient en disant : 

— Au moins, nous avons vengé les horreurs des 
Français dans le Palatinat, et, sans agir tout à fait à 
leur façon, nous avons bien levé sur eux un million 
de contributions. 

Ils étaient, en effet, si chargés de butin, qu'on 
voyait des cuirassiers mettre vingt louis sur une carte. 
{I fallut abandonner tout cela et renoncer à augmen- 
ter la dose; ils s’en allèrent en rechignant. Mais le duc! 
il fut très-malade, et fort sérieusement. La duchesse 
accourut près de lui et le trouva un peu mieux ; moi, 
je mosai pas aller jusque-là : je restai à quelques 
lieues, afin d'avoir des nouvelles à chaque instant, II 
en fut profondément touché. 

Enfin, grâce au ciel, il guérit! Je courus le rejoin- 
dre dès que la duchesse leut quitté; ce moment fut 
bien doux pour lui et pour moi. J'avais craint de ne 
le pas revoir, et, bien que je n’eusse pas pour lui un 
de ces amours fougueux qui dominent tout dans Ja 
vie, je l’aimais fort en ce temps-là ; il ne m'avait mon- 
tré que le beau côté de son cœur, 

Il rentra en Savoie, puis en Piémont, pour achever 
son rétablissement, et, aussitôt qu'il lui fut possible 
de se tenir 9 cheval, il voulut se remettre eu campagne, 

Le prince Eugène, plus froid en de certaines choses, 
bien que plus exalté dans beaucoup d'autres, lui con- 


seillait de ne point livrer de bataille décisive. Les 
héros se jugent entre eux ; le prince avait ini Catinat 
et reconnu son génie. Victor-Amédée, d’unc bravoure 
personnelle singulière, était plutôt mi grand politique 
qu'un grand général. Il s’entendait admirablement aux 
négociations; mais il n'avait pas, sur le champ de ba- 
taille, le coup d'œil aussi prompt, aussi sûr que son 
illustre cousin. 

L’ennemi avait brûlé, en manière de représailles, 
une maison du duc appelée la Vénerie, et une 
autre au marquis de Saint-Thomas. Victor-Amédée 
voyait tout s’écrouler autour de lui; il en voulut 
finir. A la fin de la campagne, terminée par sa maladie, 
il avait découvert une insurrection dans ses États du 
Midi; la trahison était partout. M. de Tessé, comman- 
dant français de Pignerol, avait soudoyé des traitres, 
et c'était véritablement trop de choses à la fois. 

Hélas! quelle défaite! c'était bien autre chose que 
Staffarda! Catinat en eut le bàton, et, ainsi que le disait 
plaisamment le prince Eugène, ce furent nos épaules 
qui en recurent les coups. Gelui-ci n’y tenait plus et 
parlait de quitter PItatie. Il alla, en effet, à Vienne sol- 
liciter un peu d'aide; on nous l’accorda encore, mais 
en faisant observer que nous étions battus et qu'il était 
un peu dur de sacrifier toujours argent et hommes 
sans résultat. 

On mit le siége devant Casal; et c’était une chose im- 
portante que de reprendre cette ville. Elle se défendit 
un peu : puis M. de Cressau, le gouverneur, capitula. 
Catinat ne bougea point pour lui porter secours : il le 
pouvait cependant, et alors l’armée des alliés était per- 
Ane, Mais déjà le prince, résolu à traiter avec la France, 
à sauver ses peuples qui gémissaient, à ne pas faire 
plus longtemps de la Savoie le champ de bataille où se 
débattaient les jntéréts des autres, le prince avait en- 
tamé des négocialions secrètes, afin de sortir de cette 
impasse où on l'avait acculé. Ti n’en parla qu'à mo. 
et à quelques confidents intimes. Catinat, qui avait 
des instructions du roi, accueillit les envoyés, c'est-à- 
dire l’envoyé, et convint avec lui qu'on défendrait 
Casal à moitié pour donner le temps de conclure, et 
qu'on la livrerait après, lorsqu'on aurait tout décidé. 

Les conditions étaient que Casal serait rasée et la 
place livrée au duc de Mantoue, à qui elle appartenait 
avant son marché honteux. Ge fut le seul qui y gagna : 
tant il y a que souvent en ce monde la justice de Dieu 
favorise ceux qui ne le méritent point; ce qui fait 
espérer en l'autre! 

Le bruit se répandit des intentions du duc de Savoie 
et le prince Eugène en prit de l’ombrage, car sa haine 
ne se pouvait calmer. Il n'en laissa rien paraitre; 
mais il fit surveiller secrètement les démarches du 
duc, afin de les contrecarrer, s’il était possible. Victor- 
Amédée s'en aperçut et en fut fort irrité. Il voulait 
cependant voir les plénipotentiaires francais pour s'en- 
tendre avec eux définitivement, et, quant à les faire 
entrer dans Turin, il n'y fallait pas penser; il ima- 
gina un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, Le cousin 
s’en formalisa encore, 

— Prenez garde, dit-il au duc, je vous ai déjà averti 
que je vous surveillais plus que Gatinat, 

Le prince Eugène en parlait bien à son aise, Il n'a- 
vait pas charge d’dmes, lui; il n'avait pas un Etat et 
des sujets à sauver; il n'avait pas surtout des enfants 
et une maison à soutenir; ses intérêts et le plus vif 
des sentiments le poussaient vers l'empereur 


90 LA DAME DE VOLUPTE. 


Il fallut donc jouer au fin pour arriver à la conclu- 
sion, et signer ce traité que nous désirions tant obtenir 
et après lequel le pays tout entier soupirait. 

Victor-Amédée partit pour Lorette, sous prétexte d’un 
vœu fait pendant sa petite vérole. Il y alla seul, avec 
une suite de laquais assez grosse, mais sans la du- 
chesse, sans moi, sans courtisans, en vrai pèlerin. 
Il y trouva les agents du pape, des Vénitiens et des 
Français; on y discuta les articles du traité, et cela 
si secrètement, que les espions les plus habiles ne pu- 
rent obtenir de certitude. On se réunissait la nuit dans 
la chambre d’un vieux prêtre attaché à la sainte cha- 
pelle, et qui ne se doutait même pas de ce dont il 
élait question; il croyait a des prières et à des vœux 
particuliers. On parlait français, il n’y comprenait rien. 

On avait commencé d’abord, à Turin, par tremper 
le duc en lui annonçant la mort du roi Guillaume, qui 
devait nécessairement rompre la ligue et mettre les 
alliés dans un grand embarras. Il sut que la nouvelle 
était fausse; mais il était alors avancé de telle façon, 
que, dans Vintérét de ses peuples, il ne pouvait plus 
reculer, Il termine donc à Lorette, et le traité fut signé. 
En voici les conditions : 

Pignerol, tous ses forts et le chateau de la Pérouse 
seraient démantelés, comme l’avait été Casal, et le sol 
serait rendu au duc de Savoie ; 

Le prince rentrerait en possession de toutes les places 
dont les Français Vayaient dépouillé au commencement 
de la guerre ; 

Le duc de Bourgogne, petit-fils de France, épou- 
serait Adélaide de Savoie, fille ainée de Victor-Amédée. 

Les ambassadeurs de Savoie recevraient désormais 
ceo France un traitement pareil à celui des ministres 
de roi. 

«Enfin, le duc joindrait ses armes à celles de Louis XIV 
et entrerait immédiatement dans le Milanais pour for- 
cer l’empereur et l'Espagne à reconnaitre la neutra- 
lité de Vitalie, laquelle neutralité serait, dans ce cas, 
reconnue par la France. 

Ce traité, tout à l'avantage du duc de Savoie battu 
et malheureux, montrait ce qu'il eût obtenu du roi 
s'il eût pu mettre à exécution son projet de conquête, 
et combien on tenait à son alliance. Le mariage de sa 
lille surtout était pour lui un point capital, celui sur 
lequel il avait le plus insisté, et Vidée de la savoir 
reine de France le satisfaisait au delà de tout. 

- Le premier trône de l’Europe, chère comtesse! me 
disait-il. Et, avec ce que sera cette enfant, avec ce 
que l’on m'a appris du duc de Bourgogne, ils auront 
un règne merveilleux, auquel elle prendra autant de 
part que lui, Elle ne partira pour la cour de France 
qu’endoctrinée par moi, et je vous réponds qu'elle y 
sera la maitresse avant six mois. 

Le grand embarras de Victor-Amédée était d’ap- 
prendre au priace Eugène la conclusion du traité. 

— Il croira que je l'ai trompé; il prendra ma dis- 
crétion nécessaire pour une perfidie, et tout cela m'est 
excessivement douloureux. J’aime fort mon cousin; 
je voudrais que nes besoins, nos opinions, nos néces- 
sités fussent les mémes. Malheureusement, laine de 


la maison de Savoie a d'autres obligations à remplir 
que de faire sa fortune; elle est toute faite, il la faut 
conserver : c'est là le plus diflivile, avec Louis XIV 
pour ennemi, 

I fut convenu que je me chargerais de la commis- 
sion. Le prince vanait souvent me voir; il avait pour 


! 


moi une sorte d'amitié qui ne céda pas même à sa co- 
lère contre le duc; nous sommes encore aviourd'hui 
en commerce de lettres. Je le fis done prier de passer 
chez moi, et, la, avec des ménagements infinis, je lui 
annoncai le changement survenu dans les intentions 
de Son Aitesse. Eugène jeta feu et flamme; je m'y 
attendais. Il cria, tempéta, jura, — ce qui lui arrivait 
souvent, en allemand surtout: — il s’emporta même 
à quelques injures. Je le laissai dire, me réservant de 
Vapaiser lorsqu'il pourrait entendre mes raisons. Il ne 
m'en laissa pas le temps. 

— Madame, je vous quitte; je fais fermer mes cof- 
fres, et je retourne à Vienne raconter cette trahison. 
Quant à monsieur mon cousin, il saura ma façon de 
penser avant de partir. 

Il sortit de chez moi furieux, alla trouver le prince 
de Gommercy, son ami, et s’exalter encore de la furie 
de ce jeune homme. Il était de mode, parmi ces héros, 
de détester Louis XIV, de le honnir sans cesse et même 
de le mépriser; ce qui me semblait, de leur part, une 
exagération un peu ridicule. 

Commercy cria plus fort qu'Eugène. Celui-ci ne 
voulut point voir son cousin, il lui écrivit une lettre 
qu’il a fort regrettée depuis, une de ces lettres qui 
veulent du sang chez des particuliers, mais qui, en 
cette circonstance, ne valurent de l’ainé au cadet qu’un 
généreux pardon. 

Le prince de Commercy fit mieux : il adressa au 
prince un cartel dans toutes les formes, assaisonné de 
ces expressions de pandour auxquelles le due souverain 
de Savoie n’était pas accoutumé. La colère prit Victor- 
Amédée à son tour, et, oubliant ce qu'il était, ses obli- 
gations de prince et de père, il fit répondre au prince 
de Commercy qu'il Phonorerait d’une rencontre. 

Le valet de chambre du due vint, tout effaré, m'en 
prévenir, malgré la défense de son maitre. Je savais 
que ce serait temps perdu que de sermonner celui-ci ; 
j'envoyai chercher le marquis de Saint-Thomas, et je 
lui racontai ce qui se passait, en ajoutant qu'il pou- 
vait seul empêcher cette folie. 

— Rappelez à Victor-Amédée qu'il a une famille et 
des sujets à soutenir, et ne le laissez point aller, 
comme un enfant perdu, tirailler dans la plaine. Je 
n'aurais aucun pouvoir en cette affaire-ci, et les 
femmes ne doivent pas s’entremettre contre les épées 
à tirer; l'honneur des hommes est aussi délicat que 
celui des femmes en une autre façon, et l’on a tou- 
jours peur d’un soupçon, quoique, Dieu merci, la va- 
leur de Son Altesse soit connue. 

Saint-Thomas était prudent; il avait grand pouvoir 
sur son maitre : il le retint, en se faisant aider de 
tout le conseil, et aussi des généraux de l’armée. 

Pendant ce temps, le prince Eugène, un peu calmé, 
faisait entendre raison à Gommerey. Le duel n'eut pas 
lieu, le traité s'exécuta, et le siège de Valence, sur le 
Pd, entrepris par les deux armées, en fut le premier 
résultat. 

Ce traité amena d'abord ceux de Vigevano et de 
Pavie, par lesquels toute l'Europe reconnut la neutra- 
lité de Vitalie, objet de l'ambition presque unique de 
Victor-Amédée, qui voulait, avant tout, délivrer ses 
peuples du fléau de la guerre. Enfin arriva la paix de 
Ryswyck, et ensuite celle de Carlowitz. 

Tous ces traités furent l'ouvrage du duc de Savoie, 
ou plutôt le résullat de son influence, ce qui ne fil 
pas pour lui une petite gloire. Il amena, par sa cou- 


ee nn ee 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 94 


SS 


duite, la paix générale: elle ne devait pas durer 
longtemps, il est vrai; mais ce ne fut point sa faute, 
ni mème celle des autres souverains. Le testament du 
roi d'Espagne ra!luma les flambeaux de la-discorde ; 
il ep nouvait pas être autrement. 

Victor-Amédée donna pour dot à sa fille le comté de 
Nice, qu'on sut fort bien reprendre plus tard. 

La royale accordée était impatiemment attendue en 
France, tandis qu’on déplorait à Vienne le refus fait 
par le duc de la main de cette princesse au roi des 
Romains; ce dont l’empereur ne se montra que mé- 
diocrement blessé. 

L'allié naturel de la Savoie était le roi de France, 
et Victor-Amédée ne l’oublia jamais. 


XL 


La princesse dont les mains enfantines portaient à 
la France et au monde l'olivier de la paix, n'avait alors 
que neuf ans tout au plus. Jamais fiancée aussi jeune 
n'eut un pareil rôle à jouer et ne le remplit avec autant 
de perfection que Victoire-Adélaïde de Savoie. Je l'avais 
toujours suivie depuis des années; elle venait souvent 
chez moi, — ce que les duchesses ne trouvaient point 
mauvais, — et j'avais souvent admiré l'intelligence 
précoce et la finesse extrême de cette jeune créature. 

Elle ne disait pas un mot de trop, bien qu'elle ne 
put apprécier, en apparence, la délicatesse de notre 
position mutuelle; elle ne parlait point de moi à sa 
mère, et ne prononcait devant moi le nom de la prin- 
cesse que dans les occasions indispensables. Tout au 
contraire, lorsqu'elle voyait madame Royale, elle ne 
manquait pas de lui rapporter les choses flatteuses 
qu’elle m’entendait débiter sur son compte, ou de me 
dire, à moi, combien sa grand’mère était bien disposée 
en ma faveur. Elle répétait souvent à l’ancienne 
régente : 

— Mon père aime beaucoup la comtesse de Verrue, 
madame, et, pour lui plaire, il faut aussi l'aimer. 

Elle vivait au milicu de ces intrigues et de ces diffi- 
cultés; elle y prit une souplesse et un esprit d’obser- 
vation qui la rendirent propre de bonne heure au rôle 
qu'elle allait remplir. Son père, aussitôt le traité signé, 
commença à la styler, à lui inculquer chaque jour une 
lecon pour ce qu'elle allait avoir à entreprendre à 
l'avenir. Je dis entreprendre, car c'était certainement 
une grande entreprise que de charmer ce roi si fier, 
si hautain, si maître de lui, avant de l'être des autres, 

La princesse vint aussi plus souvent chez moi, alin 
de m'interroger sur les gens et sur les choses de la 
cour de Versailles; et, comme elle vit que j'étais peu 
instruite à cet égard, elle me demanda un jour à quel 
âge j'étais venue en Piémont. 

— J'étais bien jeune, madame : je n'avais pas qua- 
torze ans. 

— Et vous n'en savez pas davantage sur le roi de 
France et sur sa cour? A cet âge-là, j'espère bien que 
nul ne m'en pourra remontrer sur la maniére de m'y 
conduire 

— Madame, je ne suis point destinée à monseigneur 
le duc de Bourgogne, moi; en outre, je ne suis point 
une enfant extraordinaire comme la princesse Adélaïde 
de Savoie, 

— Madame, ne m'appelez point une enfant : mon 


père m'a assuré qu'il m'était défendu de l'être désor- 
mais, et j'y vais lâcher. 

Victoire-Adélaïde, dont il est temps de tracer le 
portrait, était fort petite, même pour son age; elle 
n’était point jolie et n’annonçait pas le devoir étre 
jamais. Elle était régulièrement laide : les joues grosses 
et les machoires épaisses; le front si bombé, qu'on 
ne savait, au premier abord, ce que c'était (ce défaut 
a un peu disparu avec l’âge) ; le nez aplati, sans phy- 
sionomie et sans noblesse; les lèvres avancées, épaisses 
et charnues; les dents pourries déjà; plus tard, elles 
tombèrent presque toutes : elle avait le bon esprit 
d’en rire la première et de s’en moquer. 

A côté de cela, les yeux les plus beaux, les plus 
parlants du monde, des sourcils et des cheveux d’un 
châtain brun admirable et plantés à la perfection. La 
était tout le charme de son visage, qui, malgré tous 
ses défauts, en avait beaucoup. Sa peau était d’ure 
blancheur et d’une fraicheur merveilleuses; son port de 
tête, gracieux, galant, majestueux, lui seyait à ravir ; 
son regard imposait et attirait en même temps; son 
sourire n'avait point son pareil, elle plaisait plus 
mille fois que les plus belles, et j'aurais volontiers 
changé mon visage contre le sien, moi qui passais, 
dans ma jeunesse, pour un modèle à envier. En gran- 
dissant, elle eut la taille la plus ronde, la plus aisée 
qui se puisse voir. Son commencement de goitre ne 
la déparait pas, au contraire; tout ce qui eût enlaidi 
une autre devenait pour elle un charme de plus. Sa 
gorge, peu prononcée, semblaitmoulée sur un marbre 
antique. 

Le moment de son départ arrivé, elle vint la veille 
passer une grande heure auprès de moi. Le duc y 
était déjà et voulut me donner un échantillon de l’ha- 
bileté de cette petite fille. Il lui parla de la cour de 
France, de ce qu'il lui avait enseigné à cet égard, et 
je vis, avec une surprise sans égale, la future duchesse 
de Bourgogne développer des plans et des aperçus 
dignes d’un vieux diplomate rompu à toutes les cours. 

— Vous n'avez rien oublié, ma fille, lui dit le prince; 
yous savez comment yous devez commencer dès l'abord 
avec le roi, avec Monseigneur, avec M. le duc de Bour- 
gogne, avec madame de Maintenon surtout. 

— Oh! que oui, monsieur, répondit-elle, armée du 
plus fin sourire; je ne suis plus une enfant, vous me 
l'avez dit : je suis une princesse destinée au plus beau 
trône de l’Europe, et il me faut dès à présent préparer 
ma place, alin de l'avoir plus tard telle que je la sou- 
haite et de la remplir avec honneur. 

Elle répondit cela, non comme un perroquet qui 
récile sa leçon, Ma's Comme une personne qui sail ce 
qu'elle dit, qui en sent toute la portée et qui désire 
la faire sentir aux autres. 

— Et vous vous rappelez bien ce que je vous disuis 
hier eucore, au sujet de madame de Maintenon, de ses 
relations avec le roi, relations légilimées par l'Eglise, 
dit-on, mais peu goûtécs de sa famille, surtout de 
Monseigneur ¢ vous aurez à rester bien avec les uns et 
avec lus autres ; pourtant... 

… Liessentiel en ce moment, c'est le roi, c’est mas 
dame de Maintenon; ce sont eux qu'il faut séduire, et 
ce n'est pas difficile, allez! 

— Vraiment! comment ferez-vous? reprit M. de Sas 
voie en souriant d'un air satisfait. 

— Mon Dieu, monsieur, le roi de France est accons 
tumé à sa propre majesté, au respect des autres, à Uae 


92 LA DAME DE VOLUPTE. 


sorte de crainte qui l’isole; il s'ennuie, j’en suis sûre, 
car il west plus jeune, n’est-ce pas, mon père? et il 
regrette de ne plus l'être. Je l’amuserai, je le traiterai 
comme si de longues années ne nous séparaient pas; 
je prendrai sur lui une autorité badine, à laquelle il 
ne se refusera pas, et qui en amènera ensuite une 
solide. J'ai retenu tout ce que vous m'avez prescrit et 
tout ce que vous m'avez raconté; il me sera donc fa- 
cile de ne me point tromper, soyez tranquille. 

Le prince me regarda; j'étais confondue de tant 
d'assurance et de tant de sagesse. 

— Et madame de Maintenon? 

— Oh! pour elle, c’est autre chose: la veuve Scarron 
ne se traite pas comme Sa Majesté Louis XIV, bien 
qu'il faille en avoir l'air ; elle ne se doutera jamais que 
je sache la scarronade, et je vous promets, monsieur, 
de la prendre sur un tel ton d’amitié et de déférence, 
qu’elle se croira bien sûrement ma grand’mére. 

— Vous devez tout obtenir, tout établir en vous 
jouant. Ces gens-là sont pour vous maintenant de 
grandes poupées, destinées à devenir ensuite vos in- 
struments. Ne perdez point de vue qu’il vous faut ou- 
blier Turin et devenir Française; autrement, vous ne 
réussirez jamais en ce pays-là. 

— Mon père, vous ne ferez plus la guerre à la France, 
n'est-ce pas? demanda-t-elle avec un air fûté qui me 
ravit. 

Combien il y avait de choses dans ces mots d’un 
enfant de neuf ans! 

— Non, si la France ne me la déclare point, ou ne 
me force pas à la lui déclarer, ma fille. On ne peut 
répondre de rien quand l'intérêt des États est en jeu. 

— Je tacherai alors, monsieur, pour ne jamais voir 
en vous un ennemi, de me souvenir toujours que vous 
êtes mon père. 

Et, lui jetant les bras autour du cou, elle ’embrassa 
avec une tendresse, une grace, une gentillesse, dont 
il était impossible de n’étre point charmé. 

— Et moi, lui dis-je, madame, me garderez-vous 
un petit coin dans votre mémoire ? 

— Un petit coin dans mon amitié, madame, s’il vous 
plait! Vous êtes l’amie, vous êtes la confidente de mon 
père; vous lui faites souvent oublier les chagrins que 
lui donne un État mal établi; vous lui parlerez de 
moi, quand je ne serai plus là. Comment pourrais-je 
né pas vous aimer ? 

Cette adorable princesse avait le mot juste pour tout, 
le regard et le geste qu'il fallait au moment précis. 
Jamais je ne me consolerai de sa perte, que la France 
et la Savoie déploreront toujours. 

Je lui demandai la permission de l’embrasser. 

— Madame, me dit-elle, c'est de tout mon cœur! Je 
le puis encore, ici entre nous, mais bientôt il me fau- 
dra calculer et savoir d'avance à qui je dois faire cet 
honneur; à la cour de France, c'est une grande aven- 
ture. Les duchesses et les dames titrées ne me pardon- 
neraient point de prodiguer ma joue. Oh! je le sais 
bien, allez! et j'y ferai tant d'attention, que j'en veux 
remontrer bientôt à une dame d'honneur elle-même. Ici, 
il ne s'agit pas d'honneur; il s'agit d’un vrai plaisir, 
et je n'ai besoin de la permission de personne. 

Ce disant, elle me prit la tête et me baisa à plusieurs 
reprises, pleurant d’un œil, riant de l’autre, jouant 
avec son chagrin, ét me priant de parler beaucoup 
delle avec son père lorsqu'elle n'y serait plus. 

Elle détacha ensuite de son bras un fort beau brace- 


let et le passa au mien; ce bracelet renfermait son 
propre portrait, celui du prince et celui de madame 
Royale, entourés de fort beaux brillants. 

— Gardez-le pour l’amour de moi et pour l'amour 
d'eux, madame... ma bonne amie! et ne nous séparez 
jamais dans votre amitié. 

On ne me croirait pas, car tout cela est incroyable 
dans un enfant de cet âge, si les témoignages de tous 
les contemporains 1’étaient la pour attester ce que 
javance. La cour entière de France, celle de Savoie, 
ont connu cette charmante dauphine; on l'a vue nai- 
tre, on l’a vue grandir, on l’a vue mourir, hélas! dans 
sa vingt-sixiéme année, ainsi qu'il lui avait été prédit 
par un devin en Italie, lorsqu'elle était encore toute 
petite. 

Le départ de la princesse fut déchirant. Les du- 
chesses pleuraient à chaudes larmes; le duc pleurait 
aussi : il vint se renfermer avec moi à son retour à 
Turin, car il alla reconduire sa fille jusqu’à la pre- 
mière poste. La princesse de la Gisterne, avec une 
autre dame, et le marquis de Promero la devaient 
accompagner jusqu’au pont de Beauvoisin pour la 
remettre entre les mains de la duchesse de Lude et 
de l’ambassade française. Arrivée là, l’auguste voya- 
geuse se reposa quelques instants dans une maison 
qui lui avait été préparée du côté de la Savoie. Le pont 
est tout entier à la France; elle fut reçue à l'entrée par 
le comte de Brienne et les dames, qui la menèrent à 
un autre logis préparé du côté de la France et où elle 
coucha deux jours. Les Italiens qui l'avaient accom- 
pagnée la quittèrent en cet endroit; elle se sépara 
d'eux sans verser une larme. Elle ne fut suivie d'aucun 
de son pays, que d'une seule femme de chambre et 
d’un médecin; encore ne devaient-ils point demeurer 
près d'elle à Paris : ils la quittéreat, selon les conven- 
tions, dès qu'elle fut un peu accoutumée aux soins 
des Français, dont elle parlait la langue peut-être 
mieux que la sienne propre. 

Aussitôt son arrivée, elle eut le rang et on lui ren- 
dit les honneurs qui appartenaient à la duchesse de 
Bourgogne, comme si le mariage eût déjà été accompli. 
Son père en sut un gré infini au roi : ce n'était point 
l'usage, et les autres princesses avaient eu mille diffi- 
cultés de rang pendant leur voyage. Madame en pensa 
devenir folle, elle qui se génait si peu et qui pourtant 
tenait à ce qui lui était dd plus qu’à la vie. 

Adélaïde de Savoie tint tout ce qu’elle avait promis et 
même davantage; car, dès ses premières entrevues avec 
le roi, son empire sur lui fut assuré... Mais cela mest 
malheureusement point de mon sujet en ce moment ; 
peut-être aurai-je plus tard Poccasion d'y revenir. 


XLI 


Une fois la princesse partie, le cours des négocia- 
tions partielles recommenga, et les traités de Ryswyck 
et de Garlowitz, présentés successivement à l'adhésion 
de chacun des alliés, ne tardérent pas à etre revêtus 
de la signature de tous. A ce propos, M. de Savoie fut 
en butte à des récriminations sans nombre : on Paccusa 
hautement de changer de parti et de se donner à celui 
qui lui offrait le plus d'avantages. 

Je ne nierai pas qu'il ne fût très-habile, et qu'il ne 


LA DAME DE VOLUPTE. 93 


1  — ————— ——————— —— ——— 


sût discerner ses intérêts avec un tact merveilleux; 
mais ses intérêts n’étaient-ils pas ceux de ses peuples, 
et son devoir ne lui commandait-il pas d’agir comme 
il Vavait fait? 

La façon dont s'était accompli le mariage de madame 
la duchess2 de Bourgogne, la part que j’y avais prise, 
et le degré de faveur où j'étais, excitèrent à un tel 
point mes ennemis, qu'ils firent rage en propos et en 
discours. L'abbé de Verrue était à Turin, où il pous- 
sait des cris de chouette, montant sur tous les toits 
pour me vilipender. Victor-Amédée le sut, et voulut 
en faire justice; mais je m'y opposai formellement. 

Quoi qu’on en ait dit, je ne fus ni cruelle, ni vin- 
dicative, et je n’ai fait d’autre mal que celui qui s’est 
opéré malgré moi. 

Un jour, mon petit Michon, devenu abbé, et abbé 
assez à la mode, me fit demander une audience, ayant, 
disait-il, à me révéler des choses de la plus grande 
importance. 

J'étais toujours heureuse de le retrouver, ainsi que 
le bon M. Petit, et je les faisais venir à la cour aussi 
souvent que possible. Michon se présenta done un 
matin. 

— Madame, me dit-il, prenez garde ! le dessein est 
fait de vous empoisonner. On a cherché à séduire un 
de vos cuisiniers : il est venu me trouver pour me le 
dire, ne pouvant vous approcher sûrement. 

— Et qui on, mon petit abbé? Cet on doit avoir un 
nom, puisqu'il a parlé. 

— C'est justement ce que ne sait point mon marmi- 
ton, qui s'appelle Jacquinet, et qui vous fait ces tourtes 
aux pigeons que vous aimez tant. Il ne connait pas le 
tentateur, lequel lui offrait de fortes sommes. 

— Jacquinet est un sot. En pareil cas, on a l'air 
d'accepter, on accepte même quelques petits rogatons 
d’arrhes, que son empoche pour la peine; puis on 
recoit les tentateurs dans quelque bon endroit bien 
gardé, où on les pince. Où veut-il que nous le péchions, 
à présent, son tentateur? Il va en résulter que je mour- 
rai de faim, dans la crainte de mourir de la colique. 
Mais, j'y songe, ces monstres veulent donc aussi empoi- 
sonner le prince, qui mange presque toujours avec 
moi? 

Ceci ne laissa pas que de me donner de l'inquié- 
tude : je n'avais pas envie de mourir, bien que je ne 
fusse pas au comble du bonheur. Je racontai la chose 
au duc; il me voulut donner des soupçons sur mon 
mari, dont il était un peu jaloux, car sa finesse démé- 
lait fort bien dans mon cœur le sentiment que je lui 
gardais; je le reçus de la belle façon; il n’y revint plus. 

Ce même soir où nous étions à causer ainsi, il ar- 
riva un courrier tout botté dans mon cabinet; ce qui 
ne se faisait point. M. de Savoie se récria, et moi aussi, 
ct nous crûmes que la paix était rompue et que Ven- 
nemi venait de nous prendre quelque forteresse. 

— J'apporte, en effet, à Votre Altesse une très-grande 
nouvelle qui dérangera certainement la paix, répondit 
le messager. Le roi d'Espagne est mort, et il a fait son 
testament en faveur de M. le due d'Anjou. 

Victor-Amédée, en apprenant cette nouvelle de la 
mort du roi d'Espagne, fit celte moue que je lui con- 
naissais bien, et qui signifiait : « J’y vais mettre ma 
griffe de lion. » 

Le courrier donna ses dépêches, ajouta quelques 
détails encore, et nous laissa. Le prince ne dit mot; il 
éludiait ses lettres une à une, 


Enfin, se tournant de mon côté : 

— Allons, ma chère comtesse, s’écria-t-il, encore 
une noce à célébrer ! encore une instruction à faire, 
mais moins difficile cette fois. 

— Comment donc? 

— Oui, je veux marier ma seconde fille au duc 
d'Anjou, quand il sera Philippe V. Il faut que l'arbre 
de ma maison pousse ses racines sous ous les trones. 
Jai, dès longtemps, formé ce dessein, dans la prévision 
de ce qui arrive. Je ne me déclarerai qu'à cette condi- 
tion, et encore faudra-t-il que la France soit la plus 
forte, car je ne veux pas faire de pas de clerc. Catinat 
est à mes portes : je ne serais pas étonné d’apprendre 
ce soir qu'il les a franchics; pourtant, je ne céderai 
qu'à la certitude, je vous en réponds. 

Jamais je n’ai connu d'homme ayant le coup d’œil 
si juste et si prompt, et jugeant si bien toute chose. 

— J'aurai le prince Eugène sur les bras, ajouta-t-il; 
mais qu'y faire? IL me faut toujours y porter quel- 
qu'un, et je choisis la charge la moins lourde. 

Il ne se trompa pas d’une heure. Le soir, au mo- 
ment de se mettre au lit, il recut une lettre de M. de 
Catinat, tui mandant qu'ii entrait en Sayoie avec 
cinquante mille hommes, afin que M. le duc edt l’ex- 
treme bonté de méler ses armes aux siennes, selon 
qu’il l'avait promis. Le maréchal assurait, d’ailleurs, 
à Son Altesse que rien ne couterait au roi son maitre 
pour consolider son alliance avec elle, et, en atten- 
dant, il lui expédiait derechef le brevet de généralis- 
mise des troupes de Sa Majesté Très-Chrétienne et de 
Sa Majesté Catholique, — brevet que Victor-Amédée ne 
pouvait manquer d’avoir, puisqu'on le lui envoyait à 
chaque instant; et, ce qu'il y a de bon, c’est que, avec 
tout cela, il ne commandait rien du tout. 

Je ne puis nier que les inclinations de M. de Savoie 
ne fussent toutes pour l’empereur et contre la France. 
Son puissant voisin l’inquiétait bien autrement que 
l'empire, qui ne le touchait pas. Louis XIV pouvait ne 
faire qu'une bouchée de cette pauvre Savoie, si fort à 
sa convenance ! 

— Mais, parbleu! disait le duc, dont le mot a été 
souvent répété depuis, je ne me laisserai pas avaler 
comme cela : je me mettrai en travers, et je l'écorche- 
rai bien quelque part! 

Au début de cette nouvelle guerre, on s'inquiétait 
de ce que ferait le duc de Mantoue. Je ne sais si j'ai 
parlé de ce prince en détail : il en méritait bien la 
peine. Il était venu à Turin quelque peu auparavant, 
accompagné d’un certain abbé Vantoni, son gentil- 
homme de chambre, lequel remplissait son métier de 
ruffiano, ainsi qu'on dit en Italie, avec les plus 
grandes manières. Il me représentait un homme 
qui prendrait des gants pour toucher des torchons 
sales. 

Cet abbé mettait du rouge, et marchait toujours sur 
la pointe du pied. IL allait partout pour son maitre, et 
lui choisissait des maîtresses dans tous les rangs. Il y 
en avait deux régnantes, la comtesse Calori, pour la 
cour et la représentation, et une certaine fille nommée 
Mattia, qui suivait le duc partout, et qu'il nommait sa 
favorite de poche. Nous cimes le bonheur de la voir 
à Turin; elle était fort jolie, mais effrontée à miracle, 
et elle portait des bus jaunes; ce qui nous amusait 
fort, L'abbé prétendait que c'était un vœu; nous vou- 
lions savoir à quel saint: il ne put pas le dire; M, de 
Savoie prétendit que c'était au dieu des coucous, 


94 
ne err ae 
Le duc de Mantoue était un homme d’appétits glou- 
tons : il mangeait tout le jour, et il avait, la nuit, des 
compagnies indispensables, assurait-il gravement. 

— Je ne sais, madame, pourquoi on ne s’empresse 
pas de me marier, me disait-il; car mon véritable état, 
c’est le mariage : je ne suis pas créé pour autre chose. 

Le fait est qu’il avait un vrai sérail, gardé par de 
vrais eunuques. Je me fis montrer un de ceux-ci qui 
passait dans la rue, un matin que j'y regardais par 
la fenêtre; cette figure-là ne me revenait pas du 
tout. 

Depuis, M. de Mantoue épousa mademoiselle d’Elbeuf. 
Au moment de cette guerre de succession, l’Autriche 
lui voulait donner une d’Arenberg, afin de Pavoir à 
elle; mais le Vantoni, gagné par la France, lui donna 
un si beau renfort de demoiselles et de bons diners, 
qu'il ne put se résoudre à accorder ses grâces à une 
seule, quelle qu’elle fût. Louis XIV le conquit ainsi. 

Les affaires de la France et de l'Espagne réunies 
allaient déjà bien en Italie; le sage Catinat les eût 
conduites comme il savait le faire. Il vint à Turin 
passer vingt-quatre heures pour s’entendre avec le 
prince, et il ne lui cacha pas que ni Son Altesse ni lui- 
méme n’élaient bien notés en cour. 

— Je m'attends à être rappelé d’un instant à l’autre, 
ajouta le maréchal; on m'en a prévenu : je ne suis 
point aimé à Versailles. Quant à vous, monsieur, vous 
y êtes craint. On vous accuse et on vous soupçonne 
sans cesse. Je ne trahis aucun secret en vous disant 
cela, et, d’ailleurs, pour agir de concert, il nous faut 
bien savoir au juste sur quel terrain nous marchons. 
Jignore ce qu'il adviendra de tout ceci. 

Catinat était un homme remarquable et estimable de 
toute façon; il n'avait rien de brillant, rien d’aimable 
dans le commerce, el, pour ma part, je n’eus pas à 
m'en louer. Il vint chez moi, de mauvaise grace, et 
me parla, tout le temps, comme à mademoiselle de 
Luynes, non pas comme à la comtesse de Verrue, et 
nullement surtout comme à la maîtresse du duc de 
Savoie. Il ne voulut jamais, dans son propre pays, 
faire la cour à aucune maitresse. Ce fut ce qui le per- 
dit, et il le savait. 

I] retourna à son armée; une semaine après, il y fut 
remplacé, 

Quand je dis remplacé, le mot est inexact : Catinat 
ne fut pas rappelé encore; mais il recut, comme aide, 
en apparence, et comme chef, en réalité, le maréchal 
de Villeroi, qui avait déjà pas mal escarmouché avec 
le prince Eugène en ce temps-là. 

Je ne puis m'empêcher de tracer ici le portrait du 
maréchal de Villeroi, auquel la France et la Savoie ont 
cu tant d'obligations pour sa vaillance et son habileté! 

Je l'avais bien connu avant mon mariage, et il était 
encore fort beau alors. Il avait été du dernier galant 
et un des petits-maitres les plus recherchés parmi la 
jeunesse de la cour de France. On l’appelait le char- 
mant; il eut toutes les belles femmes de la cour, à 
cette époque, et se fit exiler deux ou trois fois dans 
son gouvernement de Lyon pour ses entreprises amou- 
reuses. II ‘\vait été élevé d’enfance avec le roi, dont 
monsieur son père était gouverneur; ce qui lui valut 
une faveur constante, sans compter les bonnes grâces 
de madame de Maintenon. 

Villeroi, quand il nous fut envoyé, n’était plus que le 
vieil amant de madame de Ventadour, et il se croyait 


le charmant. Il était si accoutumé à vain- 


| 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


cre, qu'il se tenait pour sûr de la victoire et de la 
fortune, comme des belles dames autrefois. Il se figu- 
rait triompher sous jambe du prince Eugène et de tous 
les confédérés; il était fat et content de lui en toute 
chose, entéte comme un sot, bien qu’il ne le fût qu'à 
moitié, et, au total, le plus piètre général qu’ait eu la 
France en ce siècle-ci. 

Il s’habillait du meilleur air, donnant la mode 
comme un jeune seigneur, et si convaincu de son 
propre mérite, qu'il ne daignait être jaloux de per- 
sonne. 

Jeus sa première visite, bien entendu. Il n'était pas 
sévère, comme Catinat, à l'endroit de l’amour; sans 
quoi, il ne se fût jamais regardé au miroir. Il me fit 
beaucoup de fête, assura que j'étais plus belle que 
toutes les dames de la cour de France, et que j'y ferais 
un terrible ravage, si j'y voulais revenir. 

— Mais, ajouta-t-il, je comprends que vous n’y re= 
veniez point : vous êtes ici la reine. Vous la seriez 
partout : cependant, votre royaume ici est dans un 
bouquet de fleurs, et nos climats glacés ne vous of- 
friraient rien de suave et @odorant comme elles. 

Voilà un échantillon du langage du duc de Villeroi; 
en voici un autre de son tact : — quant à sa capacité, 
«on en verra les pièces! » comme dit Petit-Jean dans 
les Plaideurs. 

Il se mit, dès l’abord, à traiter M. de Savoie avec une 
familiarité et une égalité dont il ne se départit point, 
et d'autant plus sensible, qu’il gardait tous ses respects 
pour madame Royale et pour madame la duchesse ré- 
gnante, qui étaient de la maison de France, comme on 
sait. 

Un jour, à l’armée, M. de Savoie, étant entouré de 
tous les généraux et de ce qu'il y avait de noblesse, 
ouvrit sa tabatière en causant; il allait y prendre une 
prise, lorsque M. de Villeroi, qui se trouvait à côté, 
lui ote sans façon la tabatière de la main, y met ses 
doigts tout entiers, ainsi qu'il en avait l'habitude, et 
la rend à Son Altesse. Victor-Amédée rougit de colère : 
il ne dit rien pourtant; mais il renversa tranquillement 
tout le tabac par terre, en appelant un de ses gens, 
pour qu'on lui en donnat d'autre. Il n’interrompit 
méme la conversalion que par ce seul mot : 

— Du tabac. 

Villeroi en but la honte tout entière. 

Dès le commencement de son séjour, il se mit à 
contrecarrer Victor-Amédée dans tout ce que cclui-ei 
voulait faire. Quand le prince disait : « jé suis géné- 
ralissime, » l’autre répondait : « Pai un ordre du roi. » 
Il l'avait en effet, et le montrait. 

On conçoit quels dégoûts! Catinat et le duc de Savoie, 
tous les deux aussi capables Pun que l'autre, étaient 
subordonnés aux caprices et à Pineptie de ce général 
de carton. Tl west pas étonnant qu'un grand prince 
comme M. dé Savoie ait eu de la peine à supporter ce 
joug et s’en soit affranchi dès qu'il a pu le faire. 

On donna ainsi la bataille de Chiari. Il faut convenir 
qu'en désirant la victoire aux armées, le prince sou- 
haitait à Villeroi un bon échec; ce qui n'était pas fa- 
cile à accorder. Lorsqu'il arriva à l’armée, le prince 
Eugène, qui ne manquait jamais aux respects exté- 
ricurs, lénvoya complimenter, comme chef de sa 
maison. Il lui fit offrir, en même temps, Je beaux 
chevaux tures, qu'il avait encore de Zante, Le due 
m'en envoya deux pour mon carrosse de ville; ce dont 
les duchesses se montrérent fort jalouses, 


à A © DAME DE VOLUPTÉ. 


Cette bataille de Chiari fut perdue par la faute de Vil- 
leroi, qui .’engagea contre l’avis de Victor-Amédée et 
de Catinat. Le prince s’y battit en héros, au point de 
forcer l'ennemi d'admirer son courage ; ce qui fit dire 
au prince Eugène : 

— Monsieur mon cousin le duc de Savoie voudrait 
bien que les Français fussent battus; mais ce diable 
de Victor-Amédée a tant de vaillance, qu'il ne peut 
sempécher de nous battre de tout son cœur, en 
attendant ! 


XLII 


Me voici arrivée au moment où Victor-Amédée me 
donna les plus grandes preuves de son attachement, 
au moment où il m’aima le plus, en effet, et où j’eus 
le malheur de m’assurer, au contraire, que j'avais pour 
lui plus de reconnaissance que d’amour. 

Le prince dinait chez moi à peu près tous les jours, 
en le sait ; mais il ne manquait jamais d'y souper, et 
en compagnie de ce que nous pouvions réunir de beaux 
esprits, de courtisans et de généraux qu'il aimait. Jy 
souffrais peu de femmes, et elles n’y entraient qu'après 
un mir examen. Les femmes ne valent guère entre 
elles, à la cour surtout. L’entrée de ce souper était 
bien enviée : on tachait de la forcer par tous les 
moyens possibles; mais je faisais bonne garde, et l’on 
nadmettait que mes amis. 

Un soir, par un extraordinaire inoui, M. de Savoie 
me fit dire qu’il ne viendrait pas : il était retenu par 
madame Royale, laquelle avait convié une vieille dame 
qui Vavaut élevé, qui habitait Chambéry, et qu'on avait 
fait venir exprès pour le voir. 

J'étais de si mauvaise humeur, que je renvoyai tout 
le monde, et me mis à souper seule, d’un plat français 
que je ne mangeais guère avec le duc. Je mangeai, de 
colère, plus que de coutume; ensuite, je me couchai 
et ne tardai pas à m’endormir. Il était de bonne heure 
encore. Sur le minuit, je fus éveillée par des douleurs 
épouvantables ; il me sembla qu'on me déchirait les 
entrailles. J’appelai mes femmes, les Françaises, 
d’abord, — je ne me confiais qu'à elles, — et, l'ayer- 
tissement du petit Michon m'étant venu en téle, je me 
mis à crier que j'étais empoisonnée. 

— Mon Dieu! madame, me dit Marion, cela se peut 
bien : ce méchant abbé de la Scaglia a tant dit que la 
main de Dieu vous frapperait bientôt ! 

—Ma mie, ne nous amusous pas à discourir. Vite un 
médecin! et vite M. le duc! Le médecin dira si nous ne 
nous trompons pas, et Son Altesse me donnera le fameux 
contre-poison de Venise; je veux le tenir de sa main. 

— Mais, si vous le pre niez tout de suite, madame.. 

— Avant de savoir si j'en ai réellement besoin? Non, 
non, Marion : il ne s'agit pas ici de perdre la té te: 
autrement, je ne la retrouyerais plus. | fais partir deux 
de mes gens sur-le-champ, et qu'on se hâte ; le temps 
presse! 

J'étais à Turin, heureusement, un quart d'heure 
après, le médecin et le prince étaient chez moi, Le 
premier déclara que j'étais bel et bien empoisonnée, 
et le second se dépécha de me faire prendre une dose 
raisonnable de notre drogue, sans vouloir souffrir 
que j'en prisse aucune autre, et je puis dire que je lui 
dois la vie 


95 


Analyse faite des matiéres rejetées, mon DAG eine as cera PCRS | “ant mie lues, mennleaad 
déclara ne point connaitre ce poison et ne pouvoir me 
guérir avec les remèdes ordinaires. Je rus, toute la 
nuit, entre la vie et la mert; Victor-Amédée ne me 
quitta pas une minute. Il fit d’abord arrêter et inter- 
roger les gens de ma cuisine, en les menaçant de la tor 
ture. Je voulus qu’on exemptat mon faiseur de tourtes, 
qui nous avait avertis. On eut beau demader, prier, 
donner des ordres sévères et se facher beaucoup, on 
n’apprit rien, ce furent lettres closes. Seulement, un 
de mes chefs raconta qu'un homme, étranger à mon 
service, était venu le matin, sous prétexte de de- 
mander un de mes officiers que javais fait chasser 
la veille. Cet homme avait rôdé autour des fourneaux. 
et on avait di le mettre à la porte, en conservant cer- 
taines formes, néanmoins, 

Tout d’une voix, on l'accusa. 

A midi, le docteur me déclara hors de danger. Son 
Altesse en eut une joie dont je lui serai éternelle- 
ment obligée. Elle fit dire une messe d'actions de 
grâces, et, en même temps, on donna sous main le 
conseil à l'abbé de la Scaglia de quitter Turin. 

Ma belle-mère, en apprenant ce qui s'était passé, 
m’enyoya une lettre de mon mari, que j’ai relue bien 
souvent, et que je sais par cœur, je l’ai encore sous 
les yeux, au moment où j'écris. 

« Je ne puis me consoler d’avoir perdu cette femme 
que tout me rappelle et que rien n’efface; je la re- 
grette toujours et ne garde aucune haine de ce qu’elle 
m'a fait souffrir. Je souhaité de tout mon cœur qu’elle 
soit heureuse! Je me surprends à penser que ce prince 
ne l'aime pas comme je l’aimais et qu’il ne lui donne 
pas tout le bonheur qu’elle mérite, Vous voyes ma- 
dame, que je suis loin d’être guéri et que je n’ai nulle 
envie de revenir en Savoie. » 

Ces mots me firent à la fois du bien et du mal 
Pourquoi done avait-il été si faible puisqu'il m’aimait, 
et pourquoi n’avais-je pas eu de patience? Je me mis 
à détester ma belle-mère et cet affreux abbé de la 
Scaglia de toutes mes forces; je déclare que je les détes- 
terai jusqu’au dernier jour: c’est une de mes voluptés. 

Je restai près d’un mois au lit, des suites de cette 
belle équipée. C’est justement en même temps que 
Crémone l’échappait belle, de la part du prince Eugène. 
Villeroi y fut fait prisonnier, à la grande joie des deux 
armées. La sienne se réjouit plus encore, je crois, que 
les ennemis; ses soldats chantaient publiquement un 
pont-neuf que M. de Savoie me vint dire, pendant 
que je gardais encore la chambre, et qui nous amusa 
beaucoup : 


Français, rendons grâce à Bellonoÿ 
Notre bonheur est sans égal 3 
Nous avons conservé Crémone 

Et perdu notre général! 


— Nous voilà délivrés du Villeroi, ajouta le due. 
L'empereur le rendra, car il ne le craint guère; mais, 
en attendant, la France enverra un autre général, et, 
probablement, l'ancien ne reviendra plus. 

Rie apprimes, en effet, que nous aurions fe aue 

» Vendôme. Victor Amaice nen fut qu'à moitié con 
aa Il avait déjà, je crois, le dessein de faire une 
volte-face; il eût voulu y être forcé : or, le due de 
Vendôme était un homme à ne point justifier son chan- 
gement et à lui donner tort par ses victoires, 


Quant à moi, j'en fus charmée : toute ma vie, j'a- 


96 LA DAME DE VOLUPTE. 


vais enterdu vanter ce brillant général. Je savais quels 
étaient sop esprit, ses talents guerriers, et combien 
le sang de Henri IV dominait dans ses veines. Mon 
père Vaimait peu, il sen défait; mais ma mère en 
faisait grand cas, et, toute sainte qu’elle était, lui pas- 
sait ses débauches. Il faut bien le dire, le duc de 
Vendome était hors de toute proportion à cet égard. Il 
dépassait tout ce que les chroniques scandaleuses ra- 
content des plus paresseux et des plus débauchés; si 
l'on ajoute des plus sales, on aura mis au jour ses 
trois vices principaux. A cela près, il était charmant, 
non point beau, mais d’un grand air et d’une amabi- 
lité surprenante. Malheureusement, les défauts que 
j'ai dits le renvoyaient aux amours du ruisseau; au- 
cune femme n’en voulut, ou, du moins, ne l’avoua ; 
car, pour la cachette, je ne réponds d'aucune. 

M. de Vendôme arriva, que j'étais à peine convales- 
cente. Il vint saluer, à Turin, Son Altesse sérénissime 
madame Royale et la duchesse régnante ; mais, tout 
en donnant ce premier jour aux devoirs ofliciels, il 
n’en glissa pas moins dans l'oreille du prince qu'il 
brülait de me voir; et, en effet, dès le lendemain, il 
arriva chez moi sans s'être fait annoncer. 

— Ah! dit-il en entrant et en se jetant sur un siége 
sans me saiuer autrement, j'espère qu'ici, du moins, 
ou est en France, qu'on parle en français, qu'on 
mange en francais, qu'on aime en français; aussi, 
me voilà, madame, tout fier d’être chez vous, près de 
yous, de pouvoir l'écrire, et d'annoncer à l’Europe 
quelle merveille de beauté nous avons donnée à ce 
duc, qui devrait nous être à jamais fidèle, ne füt-ce 
que pour cette raison. 

Je lui répondis comme je le devais, pesant toutes 
es paroles, car M. de Vendôme était bien homme a 
ime faire parler; le duc m'en avait prévenue. Je lui 
fis servir un excellent diner auquel il fit honneur, et 
jessayai de le raccommoder avec le fromage, que l’on 
met à toute sauce en Piémont. Il le trouva bon en cer- 
tains cas. 

— Ah! Ini dis-je, si vous aviez goûté d’un certain 
plat que me faisait un certain abbé Alberoni que nous 
avons envoyé à Parme, vous seriez bien plus enchanté 
encore, monsieur. 

— Madame, je garde ce nom dans ma mémoire, et 
je vais m’enquérir partout de cet abbé Alberoni et de 
son plat. 

Il l’a bien retenu, en effet, et, sans m’en douter, 
jaidai encore, ce jour-là, à l’une des plus grandes et 
des plus singulières fortunes de ce siécle-ci, comme 
on va le voir. 

Alberoni accompagna l’archevèque de Parme, lors- 
que celui-ci allait trailer pour son souverain avec 
M. de Vendôme, victorieux alors. M. de Vendôme avait, 
entre autres habitudes extraordinaires, celle de rece- 
voir les ambassadeurs et les personnages les plus 
graves, sur un siége et dans une occupation où, d'or- 
dinaire, on m’admet que son apothicaire ou son valet 
de chambre. 

L'archevéque fut singulièrement blessé de cette fa- 
con d'agir, et sen alla furieux; ce qui n’avança pas 
les négociations. Il fallait cependant les mener à bon 
port; l'archevéque s’obstinait à ne pas vouloir re- 
tourner, et, en même temps, à ne point demander un 
successeur, 

— J'ai le droit d'exiger que M, de Vendôme me re- 
çoive décemment, disait-il, 


Ce en quoi il n'avait pas tort. 

Et M. de Vendôme répondait : 

— Je ne me génerai pas pour ce vieux pingre, qui 
n’a pas seulement un anneau pastoral en pierres fines; 
j'en ai reçu de plus huppés sur ma chaise, et qui s’en 
sont contentés : il s’en contentera lui-même, ou bien, 
au diable son traité et tout son grimoire! 

La querelle n'était pas près de finir, on le voit, 
puisque personne ne voulait céder, et l’on ne savait 
comment sortir de là, lorsque Alberoni s’engagea à 
tourner la difficulté, si on le laissait faire. IL proposa 
Waller reprendre la conférence où l'archevêque l'avait 
laissée. Alberoni avait fait son chemin à petit bruit; 
depuis son retour de Parme, l’archevèque l'avait donné 
à son souverain Comme une manière de bouffon très- 
amusant, et le duc le goutait fort. 

— Va donc près de ce singulier prince, dit Son 
Altesse à Pabbé, et ce sera la fable du singe et de la 
couronne : je suis sûr que ton adresse et ton esprit me 
serviront mieux que les meilleurs négociateurs. 

J'ai négligé de noter une circonstance, la principale, 
cependant, et celle qui fàcha l’archevèque par-dessus 
toute chose : c’est que je ne sais pas trop comment 
m'expliquer, ayant le malheur d’être femme et de ne 
pas savoir parler latin. 

M. de Vendôme, tout au beau milieu de la conférence, 
dans le moment le plus important et le plus grave, se 
leva tout à coup, et montra à l'archevêque, épouvanté, 
ce que, assurément, il n'avait jamais montré aux en- 
nemis de la France, et cela dans un accès de propreté 
bien en dehors de ses habitudes. 

— Mais, disait-il, il ne faut pas que les étrangers 
nous accusent d’être des... 

Vous y mettrez le mot, s’il vous plait. 

Heureusement, Alberoni n’y regardait pas de si près 
que l'archevêque. Il arriva, se fit annoncer comme 
envoyé du duc de Parme, et réclama audience sur-le- 
champ. 

— Un envoyé du duc de Parme! fit M. de Vendôme. 
Est-ce encore cette face bléme d’archevéque? Dites-lui 
que je suis justement où j'en étais l’autre jour. 

Comme on lui répondit que c’était un abbé qui sem- 
blait jovial et sans aucune prétention, M. de Vendôme 
le recut. Il le regarda quelques instants, de ce coup 
d'œil sûr qui mesurait si vite les champs de bataille; 
puis il lui demanda son nom. 

— Alheroni. 

— Alberoni! Justes dieux! as-tu été & Turin? 

— Oui, monseigneur. 

— Tu connais la comtesse de Verrue? 

— Sije la connais! je lui dois tout. 

— Ge serait une raison pour que tune Ja connusses 
plus, si ton tout était quelque chose; mais tu me feras 
la fricassée? 

— Oui, monseigneur, tout ce qu'il vous plaira. 

— Tu es mon homme, Alberoni, et je veux traiter 
avec toi, pour toi-môme, plutôt que pour ton maitre. 
Que ne parlais-tu l'autre jour! nous nous serions déjà 
entendus, Attends un peu, nous allons aller dans la 
pièce où sont mes cartes, et nous discuterons. 

Et, se levant aussi vite que sa position le lui per- 
mettait, il recommenca la même aventure qu'avec 
l'archevêque; seulement, Alberoni ne s'en facha point. 

A dater de ce jour, celui-ci ne quitta plus M. de Ven- 
dôme, sauf à l'heure de la bataille; il devint son con- 
fident, son secrétaire, son cuisinier, ete,, etc. ; il le 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


97 


suivit en France, et de 1a sa fortune, qui l’a fait de 
puis cardinal, premier ministre, arbitre de l'Espagne, 
tout ce que nous avons vu enfin, et ce que chacun 
sait en ce temps-ci. 


XLII! 


M. de Vendôme annonca au duc Varrivée du roi 
d’Espagne comme très-prochaine, en ajoutant que le 
désir de Louis XIV: était que Son Altesse allat recevoir 
Sa Majesté Catholique à Alexandrie. La cour entière s’y 
devait transporter. Je n'étais pas assez bien portante 
pour y suivre le prince ; mais il le désirait tant, que je 
consentis à m'y faire transporter en litière, incognito, 
et à condition qu'on le dirait le moins possible, Je 
m'apercevais bien que Victor-Amédée était jaloux : 
c’est un vilain défaut, selon moi, surtout dans un 
homme pour qui ona plus d'amitié que d’amour. Je le 
souffrais déjà impatiemment; mais ce n'était pas au 
point où cela est venu depuis. 

Les princesses étaient à Alexandrie avant moi. Ma- 
dame la duchesse de Savoie se plaignit de ce que l’on 
m'avait emmenée, non pas à son mari, mais à ses 
familiers, qui ne manquèrent pas de le répéter. 

— J'espère bien que le roi d'Espagne ne la verra 
pas! dit-elle. j 

Le duc eut vent de ce propos. Il n’était pas dans ses 
idées gouvernementales qu'on s’occupat de ses actions 
privées ; aussi réprimanda-t-il sévèrement la princesse, 
qui en avait encore les yeux tout rouges au moment 
du diner, 

— Madame de Verrue est mon amie, madame, avait- 
ildit; j'entends qu'on la respecte comme telle, et vous 
autant que les autres. Elle ne vous à jamais manqué, 
vous n'avez pas à vous plaindre delle : ne l’attaquez 
pas; elle verra le roi d’Espagne s'il lui convient de le 
voir et de venir prendre à ma cour la place qu'elle y 
duit tenir, par sa naissance, son esprit ct sa beauté 

Je ne vis pas le roi d’Espagne, je n'en étais nulle- 
ment curieuse, et je restai fort cachée, ce qui m’erran- 
geait beaucoup mieux. 

Philippe V, .débarqué à Finale, vint en chaise à 
Alexandrie. Le duc alla au-devant de lui assez loin, et, 
dès qu'ils se rencontrérent, ils descendirent de leurs 
carrosses et s’embrassérent. Les compliments furent 
courts : le roi s’excusa de ne pouvoir offrir une 
place à Son Altesse dans une si petite voiture, et lui 
dit qu’il la recevrait dans peu, se proposant d'aller le 
soir même lui demander à souper. 

Ceci bien convenu, M. de Savoie revint à la ville, 
passa chez moi pour me raconter cette culrevue, puis 
s’en alla chez le roi son gendre, Il avait bien slipulé, 
avecles seigneurs du despacho de Sa Majesté Catholique, 
qu'il aurait un fauteuil, et qu'il renoncçait à deman- 
der la main, ainsi que l'avait eue Charles-Rmmanuel, 
en allant épouser en personne la fille de Philippe I, 
mais que, pour le fauteuil, il y tenait, 

On fit changer d'avis à M. de Louville, le factotum 
de vette cour : le duc fut reçu debout, Philippe V dé. 
commanda son souper, sous prétexte que ses officiers 
nétaient pas arrivés, Enfin, Viclor-Amédée recut toutes 
les mortifications possibles: il abrôgon sa visite, et 
revint à mon logis, outré, me demander un moreeuu 
à manger, et surtout décharger son cœur, 


— lls verront! me dit-il, et l’on ne me traitera pas 
ainsi chez moi sans que je me yenge! 

Le lendemain, le roi d’Espagne Je vint voir et ne 
s’assit pas; il alla de même chez les princesses, avec 
lesquelles il se montra de fort bonne grace, particu- 
lièrement avec la fille de Monsieur, sa tante et sa 
belle-mère en même temps. 

Le duc fut très-poli, très-digne et très-réservé. 

En prenant congé du roi, qu'il reconduisit seule- 
ment à un mille de la ville, il lui fit une grande ré- 
vérence, en lui disant : 

— - Votre Majesté m'excusera si je ne fais pas la cam- 
pagne en personne, ainsi que je l’avais résolu; il se 
peut même que je ne puisse fournir beaucoup de 
troupes : mes peuples sont fort épuisés d'hommes el 
d'argent; je ne suis pasriche, nos montagnes ne pro- 
duisent guère; mais mes vœux suivront toujours les 
armes de Votre Majesté. 

Le compliment se termina là, et ceux qui connais- 
saient le prince purent dès lors en augurer ce qui 
arriva. 

Il revint à Turin précipitamment; j'étais partie la 
veille, pour qu'il nett pas à m'attendre. Gomme je 
mettais pied à terre en ma maison, Babette, que je n’a- 
vais pas emmenée, me vint dire que j j'allais y trouver 
un étranger caché dans le fond de l'appartement de 
mes enfants; que Son Altesse lui avait envoyé lordre 
de le recevoir dans le plus grand sécret, de le traiter 
comme lui-même et de le servir de sou mieux. Un mot 
du due pour moi éclaireit le fait : c'était le comte d’A- 
versberg, envoyé secret de l’empereur. 

J'étais fort désolée de tout cela; je voyais la ruine 
du pays imminente et le prince en butts à tous les 
malheurs, aux calomnies de l'Europe entière. Je me 
promis de le lui dire dès que je le verrais. 

— Je sais ce que je fais, me répondit-il; il suffit que 
vous soyez Francaise pour que je ne vous écoute point. 

Les conférences eurent toutes lien chez moi, en ma 
présence. Le comte apportait de très-belles conditions ; 
mais Victor-Amédée voulait davantage. Je ne sais ce qui 
en serait résullé, si l'ambassadeur de France, M. Phé- 
lippeaux, n’eût découvert par ses espions un courrier 
dépéché au prince Eugène. Il vint sur-le-champ trou- 
ver Son Altesse au palais, et, tout rouge de colère, il 
commenca des plaintes et des récriminations que M. de 
Savoie écouta avec un sang-froid méprisant. 

— Mais, monseigneur, reprit Phélippeaux, quelles 
sont les intentions de Votre Altesse royale ? 

— Ai-je des comptes à vous rendre, monsieur? 

— Non pas à moi, mais à mon maitre. 

— S'il m'en demande, je saurai sur quel ton lui ré- 
pondre. 

— Monseigneur, je serai forcé d'écrire tout cela. 

— Écrivez, monsieur; qui dit ambassadeur, dit es- 
pion, je ne lignore pas. 

— Monseigneur, Leurs Majestés les rois de France 
et d'Espagne vous renverront les princesses vos filles, 
si vous les forcez à vous traiter en ennemi. 

— Qu'ils les renvoient : nous avons besoin de ser- 
vantes. 

L'entretien devait s'arrêter là; je le sentis plus vite 
qu'eux, moi qui n'étais pus en colère, et je fis signe à 
Phélippeaux de sortir. IL comprit que mon conseil 
était bon, car il en profite : il salua le prince, qui lui 
rendit un signe de tête; puis il nous laissa. 


— Ma chère comtesse, me dit Victor-Amcdée, les 


98 

vitres sont cassées, et nous allons voir l'Espagne et la 
France en face de nous. Il arrivera ce que Dieu vou- 
dra; mais je n’y tenais plus. Envoyez, s’il vous plait, 
tout à l'heure chercher Aversberg. 

Le comte vint, et ils s’enfermèrent; je n’ai jamais 
su ce qui s'était dit dans cette conférence. Jen ai vu 
les résultats. Phélippeaux écrivit; marqua-t-il le mot 
sanglant du duc sur ses filles? Ce qui est certain, c’est 
que les suites furent terribles; le roi envoya l’ordre à 
M. de Vendôme de désarmer les troupes piémontaises 
qui se trouvaient avec les siennes et qui venaient de 
faire des prodiges de valeur à la bataille de Lugara. 
Cette opération se fit sans résistance, car on ne s’at- 
tendait à rien. Les soldats désarmés furent incorporés 
dans les régiments français, et bien entourés, de crainte 
de désertion. 

Jamais je ne vis fureur semblable à celle de Victor- 
Amédée lorsqu'il apprit cette nouvelle; il soupait chez 
moi avec Aversberg et deux ou trois familiers. Il jeta 
la dépêche par terre et donna un grand coup sur la 
table en jurant d’une facon énergique. 

— Comte d’Aversberg, vous pouvez annoncer à l’em- 
pereur que je me battrai jusqu'à mon dernier homme 
et ma dernière ressource, pour m’opposer à l'ambition 
de Louis XIV. Vous n'avez plus besoin de vous cacher 
ici; demain, tous mes sujets connaitront ma résolu- 
tion : je les appellerai à moi, et ils ne me manqueront 
pas plus qu’autrefois. Je vous réponds d’eux. 

Son indignation se répandit, comme une trainée de 
poudre, dans tout le pays; il n’y eut que cris et que 
rage, partout, dans toutes les classes; le peuple, la 
bourgeoisie, la noblesse, ils accoururent tous. 

Le soir même où l’on apprit cet étrange procédé, 
l'ambassadeur Phélippeaux fut arrêté dans son hotel; 
tous les Français résidant en Piémont le furent égale- 
ment et leurs marchandises saisies. 

Dans la nuit, le duc fit appeler les membres les plus 
influents de l’assemblée des nobles pour s'entendre 
avec eux. 

— Messieurs, leur dit-il, c’est en vous, après Dieu, 
que j'ai placé ma plus ferme espérance, pour obtenir 
satisfaction d’une injure qui nous est commune et qui 
ne peut étre supportée par des gens de cœur. 

Ce furent des cris et des menaces effrayantes, qui nous 
firent trembler, madame la duchesse et moi, car nous 
ne pouvions oublier que nous étions nées Françaises. 

Quoique ennemies en public, et par position, nous 
étions loin de nous détester en particulier. Nous avions 
des rapports fréquents, inconnus même à Victor- 
Amédée, et je donnais souvent à madame de Savoie 
des avis dont elle profita dans sa conduite. Cette 
explosion de fureur ne nous plaisait ni à Pune ni à 
l’autre. 

Elle m’enyoya une de ses femmes pour me dire sa 
désolation de ce qui allait arriver, en ajoutant qu’elle 
souhaiterait d'être loin alors; à quoi je lui fis répondre 
que je serais charmée de men aller avec elle. 

Le prince envoya chercher Phélippeaux, qu'on gar- 
dait à vue et dont tous les papiers fureut visités. 

Phélippeaux soutint bien l'honneur de son maître, 

— Comment, monsieur, lui dit le due, le roi de 
France a osé commettre une action aussi lâche sans 
prendre même la précaution de vous mettre en sûreté? 


I tient donc bien peu à votre liberté, à votre vie! Vous 
étes cependant un fidèle serviteur. 


— a Majesté peut disposer de moi : ma liberté et 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


ma vie lui appartiennent, répondit Phélippeaux, aussi 
tranquillement que s’il se fit agi d’une partie de 
chasse. a 

— Mais savez-vous que cette action de votre maitre 
est inféme : désarmer un allié qui dort sur la foi des 
traités! 

— Lesquels? ceux de Votre Altesse avec mon sou- 
verain, Ou ceux qu'elle est en train de conclure avec 
le prince d’Aversberg, caché chez madame la comtesse 
de Verrue depuis plus d’un mois? 

Le duc fut interdit en entendant cette réponse : il 
se domina assez pour ne rien laisser paraître de son 
trouble, même aux yeux ciairvoyants de l'ambassadeur; 
mais il lui vint à l’idée que Babette ou Marion l’avaient 
trahi, et Dieu sait qu’elles n’y pensaient guère. 

— Je puis me venger, monsieur, répliqua-t-il : on 
m'a abreuvé d’assez de dégoûts, et je n’ai à rendre 
compte de ma vengeance qu'à Dieu seul... Je vous 
ferai connaitre mes volontés. 

— Je les exécuterai si je le trouve convenable, mon- 
seigneur; moi, j’ai à rendre compte de mes actions au 
roi mon maitre et à l'Europe, qui nous jugera tous les 
deux. 

— Oseriez-vous dire, par hasard, que je n'avais pas 
le droit de vous faire arrêter? 

— Non, monseigneur, vous ne l'aviez pas; vous 
n’aviez pas autant de raisons de vous assurer de ma 
personne que le roi mon maitre de faire désarmer vos 
troupes; deviez-vous douter qu’étant à sa solde, Sa 
Majesté ne fit la maîtresse de disposer de vous, de vos 
soldats et de vos États même, monseigneur ? 

— Sortez, sortez, monsieur! s’écria le duc hors de 
lui-même, sortez! ou j'oublicrai votre caractère, et je 
ne sais... 

— Il me semble que, depuis plusieurs heures, Votre 
Altesse ne s'en souvient plus, répliqua froidement 
Phélippeaux, faisant une révérence et se disposant à 
sortir; on pourra le lui rappeler. i 

Le duc eut bien de la peine a se contraindre; il le 
fit néanmoins, pour ne pas mettre le tort de son côté. 

Le lendemain matin, il reçut une dépêche de 
Louis XIV, ainsi conçue : 

« Monsieur, puisque la religion, l'honneur et votre 
propre signature ne servent absolument de rien entre 
nous, j'envoie mon cousin le due de Vendôme vous 
expliquer mes volontés; il vous donnera vingt-quatre 
heures pour vous décider, » 

Les vingt-quatre heures de répit étaient une vraie 
dérision; le duc répondit sur-le-champ : 

« Sire,les menaces ne m'épouvantent point; je pren- 
drai les mesures qui me conviendront le mieux, rela- 
tivement à Vindigne procédé dont on a usé envers mes 
troupes; je n'ai que faire de mieux m'expliquer et ne 
veux entendre aucune proposition, » 

On lui proposa néanmoins de recevoir garnison fran- 
caise à Turin et dans les places fortes du Piémont; if 
ne prit même pas la peine de répondre; mais, en quel- 
ques semaines, il eut organisé une défense magnifique 
dans tout le pays. 

Pour la seconde fois, je fus témoin de l'enthousiasme 
d'un peuple travaillant pour sa liberté sous les ordres 
d’un souverain éminemment capable.flest incroyable ce 
qu'ils firent: les forteresses furent réparées; une armée 
s'improvisa comme par enchantement; tout Pargent de 
la noblesse et de la bourgeoisie fut apporté entre les 
mains du prince, qui sut en tirer un parti merveilleux. 


LA DAME DE VOLUPTÉ. 


= _———_ 


Les soldats que la France avait désarmés et incor- 
porés dans les régiments désertèrent et revinrent trou- 
+er leurs drapeaux. Le prince était rayonnant. 

— Mes peuples m’aiment, me disait-il; vous le 
voyez, et je suis sûr d'être approuvé de l’Europe, 
indignée d’un manque de foi, d’une trahison aussi 
ladigne... Je saurai résister; mais l’empereur me 
vendra cher son assistance. Ah! pourquoi n’ai-je pas 
un Etat assez grand pour me passer du secours des 
autres! 

Le dessein était pris Varréter le prince et de l’en- 
voyer en France; j’en fus avertie par quelques lignes 
d'un ami que je ne nommerai pas, et qui risquait sa 
tôle pour me rendre service : je ne l’ai jamais oublié. 
Le duc devait aller visiter les lignes des frontières 
pour les rendre inattaquables, ou du moins suscepti- 
bles de résistance : c'était pendant le voyage qu’il devait 
être enlevé; le duché était envahi, et j'étais proba- 
blement réclamée par les Verrue. Mes parents en France 
ne m'auraient pas soutenue contre eux, ils me Pont 
bien prouvé : j'étais done tout à leur merci, mon ami le 
savait; voilà pourquoi il me prévint avec tant d’em- 
pressement, car, pour Victor-Amédée, il w’y tenait 
guère. 

Cet avis m’arriva singulièrement. Le prince aimait 
les devins, je Vai dit; il en avait plusieurs à Turin 
qu'il allait souvent consulter, et auxquels il accordait 
sa confiance. J'y allais aussi, moitié par conviction, 
moitié pour me distraire, car ils m’avaient trompée 
quelquefois ; ils m'avaient aussi annoncé des choses 
très-vraics et trés-Gtranges. Quelques jours après tous 
ces événements, Marion vint annoncer qu'il y avait la 
un homme se disant Vénilien, qui me demandait et 
qui assurait que je le verrais avec plaisir. 

— Dites à madame la comtesse, ajouta-t-il, que c’est 
* celui qu'elle a été consulter. 

— Ah! oui, m'écriai-je; qu'il entre, il arrive à 
propos. 

C'était, en effet, notre sorcier de Venise : on juge 
comme je le recus, car la bague m'avait certainement 
sauvé la vie; il m’écouta tranquillement, avec ce vi- 
sage impassible qui faisait une de ses grandes puis- 
sances. 

— Je suis venu exprès, madame, pour vous rendre 
un grand service, et j'espère que j’arrive à temps. 

— Qu'est-ce donc? 

— Que Son Allesse ne sorte pas de la ville: elle 
court un grand danger! Une embuscade lui est dresée ; 
on doit l'enlever et la conduire en France; tout est 
disposé pour cette expédition. 

— En êtes-vous bien sûr? ceci est-il une certitude 
ou une prophétie? 

— Si j'étais un imposteur, je m'en donnerais le 
mérite auprès de vous, madame; mais je vous dirai la 
vérité : c’est un avis que je suis chargé de vous 
transmettre, Voici quelques lignes d’un ami, pour vous 
donner confiance, 

Je lus toute troublée, 

— Vous voyez qu'on peut 
et que je ne vous trompe pas. Maintenant, si vous 
voulez savoir ce que dit la destinée, de grands mal- 
heurs menacent M. le due de Savoie, bien que cette 
embuscade ne doive pas réussir; mais le plus grand de 
tous sera celui qu'il aura de vous perdre, 

— Je mourrai? 

— Non pas : vous quitterez ce pays-ci, 


ajouter foi à mes paroles 


\ 
| 
| 


99 


— Volontairement ? 

— Volontairement. 

— Et sera-ce bientôt? 

— Vous ne tarderez guère ; je puis, si vous le vou- 
lez, vous en préciser demain l’époque. 

— Et pourquoi m’en irai-je? 

— Je ne veux pas vous le dire, 

— Je voudrais pourtant bien le savoir. 

— Écoutez, madame : vous êtes une personne de pa- 
role; si vous voulez me donner la vôtre de m’obéir en 
tout, votre curiosité sera satisfaite, mais pas à présent, 

— Comment cela? 

— Je regarde comme nuisible à votre bonheur que 
vous sachiez dès aujourd’hui le sort qui vous attend: 
seulement, si vous voulez me promettre de ne pas 
l'ouvrir avant le jour où vous quitterez l'Italie, je vous 
donnerai un sachet cacheté contenant votre horos- 
copé. Vous verrez alors si je vous trompe. 

— Eh bien, j'y consens ; donnez. 

— Je vous apporterai demain ce sachet. 

Je m’empressai de congédier cet homme pour cher- 
cher le prince et lui faire part de l’avis que j'avais 
reçu ; il ne s’en troubla point. 

— On ne me prend pas comme cela, me dit-il; je 
saurai m'en garantir. Ah! si Louis XIV venait en Italie, 
ou si Philippe V n’était pas hors de mes États, je vous 
jure que... Enfin, nous allons leur en donner pour 
leurs frais. 

— Vous ne ferez pas le voyage que vous projetiez. 

— Je le ferai, mais précédé d’un manifeste, pour 
apprendre à mes peuples ce projet du roi de France, 
et les prier de me garder eux-mêmes ; vous verrez que 
je serai bien tranquille et que la mine éyentée n’écla- 
tera pas. Merci, comtesse, votre ami a choisi un mes- 
sager tout particulier ; que faisait-il donc, notre devin, 
à courir les armées ? 

— Il venait ici à Turin pour vous. Ne l’avez-vous 
pas mandé? 

— Pas précisément, me répondit le duc avec em- 
barras. 

Il y avait des instants où il rougissait d’ayouer sa 
crédulité; j'ai remarqué que c'était surtout dans les 
moments difficiles. 

— Je lui ai seulement fait écrire que je serais bien 
aise de le voir, ajouta-t-il. 

— Il vous a compris, et il est venu. 

Le lendemain, le sorcier m’apporta une manière 
d’amulette fort proprement arrangée à l'orientale, et 
il me pria de me la pendre au cou jusqu'au jour 
promis. 

— J'ai quelque chose à y ajouter, dit-il; quelque 
danger que vous couriez, ne yous effrayez pas : ni 
maladie ni accident ne peuvent vous faire mourir; 
vous êtes destinée à faire d’abord une grande œuvre, 
et loin d'ici. 

— Laquelle? 

— Vous sauverez la vie à un grand personnage; 
vous conserverez le dernier bouton de l'arbre le plus 
illustre et le plus précieux de l’Europe, et vous finirez 
paisiblement et heureusement vos jours; ceci, je vous 
le promets. 

Il a tenu parole, Quant au sachet, je l'ouvris quand 
j'en eus le droit : j'y trouvai strictement ce qui m'était 
arrivé depuis. Je n'ai jamais yu devin aussi habile que 
celui-là, bien que j'en aie consulté beaucoup, car 
Victor-Amédée m'avait passé sa maladie, 


100 


EA DAME DE VOLUPTÉ. 


AE EE EA 


XXV 


Le moment des épreuves était venu pour Victor- 
Amédée; il faut lui rendre la justice de dire qu'il se 
montra supérieur en foutes choses et qu'il fut plus 
grand que sa fortune. 

H signa le traité de Vienne, par lequel l’empereur 
s'engageait à lé secourir; mais, le maréchal de la 
Feuillade menvahit pas moins la Savoie, que M. de 
Vendôme gardait du côté opposé. 

Chaque jour apportait la nouvelle d'une perte ou 
dune défaite; tous les courriers qui arrivaient auraient 
dû mettre un Crepe: car ils menaient un deuil. Le prince 
était partout; il ne couchait pas trois jours de suite 
dans le mémé-lieu, et, ce qui est plus fort, i! m’obli- 
geait à le suivre. Il lui était survenu une jalousie 
effrénée, sans que j’y eusse donné lieu’ que par un peu 
de refroidissement dont je m'étais pas la maitresse. 

On le’sait, je n'avais jamais aimé ce prince ayec une 
grande passion : c’étaient l’amitié et la reconnaissance 
qui m’attachaient à lui. Il n’était pas, d’ailleurs, bien 
aimable en ces temps-là. Cette jalousie‘m’était odieuse, 
et je n’aspirais qu’à m’y soustraire. 

Dès cette époque, je formai le projet que j'ai exécuté 
depuis : deux circonstances le retardèrent. La première 
fut'une petite vérole des plus malignes, dont je fus 
Saisie, et qui mit tout le monde dans l'inquiétude, 
exvepté moi; là prédiction de notre sorcier me don- 
nait Ia certitude‘ de n’en pas mourir. Heureusement 
aussi, elle me prit à Turin, et pendant un. repos du 
duc; sans cela, je ne sais ce qui serait arrivé. Au risque 
de passer pour ingrate, je lui rendrai la justice, qu'il 
mérite : aussitôt que je fus attaquée, il s’enferma avec 
moi, ne me quitta pas, et me soigna lui-même ayec un 
zèle et une tendresse que je n’oublierai. jamais. En 
vain lés médecins lui représenttrent le danger qu'il 
courail; en vain sa mère le vint-elle conjurer, presque 
à genoux, dé songer à. lui et à. ses peuples: en,vainle 


priai-jé moi-méme de m’abandonner à mon sort; voici, 


ce qu'il répondit : 

— J'ai fait quitter à la comtesse de. Verrue son 
mari, sa famille et sa maison ; eût-elle envers mai tous 
les torts possiblés, je ne l'oublierai jamais: Or, elle 
men 7 auctin, Dieu merci! Je dois done remplacer 


pour ellé tout cé que je lui ai pris; je ne la quitterai; 


pas.’ 


Il tint parole, et, tant que le danger dura, il nessortit 


pas lé" ma chatnbre, où il’ trayaillait avec ses minis- 
tres; ce qui ne leur plaisait guére, je Vai su depuis 
d’enx-meémes. 

(hand je fas en convalescence, il retourna:chez lui 
pour la nuit seulement; encore fallut-il de, grandes 
prières, Mon ogcupation constante était de demander 
un mirdir, pour savoir si j'étais bien défigurée, et Von 
meé 1é refnsait impitoyablement. 

Enfin, quand jens repris mes forces et que je, com- 
mencai à me lever, il n'y avait plus moyen dese taire. 
Tous les miroirs de ma, chambre étaient couvertss j'or- 
dontiara Marion d'oter ces voiles. 

— Madame, me répondit-elle, monstigneur va venir; 
Vent Vous parlér lui-même à ce sujet, etul nous, 
défend de yous obéir dans le cas. où: vous: demande: 
riez un miroir 


— Allons, pensai-je, je suis hideuse, et l’on veut me 
f'éénoncer doucement, 

Si j j'avais pu aller moi-même déchirer ces malheu- 
reuses, enveloppes, je ne m’en serais pas fait faute; 
mais j'étais trop faible. | 

Le duc arriva enfin, et m ’embrassa. avec la dernière 
tendresse. 

— Vous m’étes rendue, ma chére comtesse; que le 
Dieu miséricordieux en soit béni! 

__— Je vous remercie, monsieur, de votre attachement; 
je le sens comme je le dois, m'en doutez pas; mais 
dités-moi… 

— Si vous êtes encore belle, n'est-ce pas? Vous serez 
toujours la plus belle du monde à mes yeux. 

— Mais, aux yeux des autres, monsieur, comment 
suis-je ? 

— Que vous importe? 

— Dame, on,ne veut pas faire horreur, monsieur; 
et puis, pour soi-même... 

— Rassurez-vous, répliqua-t-il plus froidement, il 
vous reste encore assez de charmes pour contenter les 
plus délicats. Soyez satisfaite, vous allez vous voir et 
vous juger. U 

lalla vers un Brand miroir de Venise, dont ik m’ avait 
fait présent, et que jai là, en face de moi, au moment 
où j'écris; puis, Otant la, gaze qu'on y'avait mise, il 
me dit : 

— Regardez-vous ! 

Mon premier mouvement fut de fermer les yeux et 
d’éloigner cet instant que j'avais tant désiré: 

— Du courage, reprit le duc, du courage! Gelan’e:t 
point effrayant. 

Je regardai enfin, et je vis une FE de squelette 
tout couturé, avec les yeux rouges, sans sourcils, et 
de la couleur d’une écrevisse cuite. 6 

Je jetai un eri d'horreur et je m’évanouis. : 

Victor-Amédée ni mes femmes ne me comprenaient > 
ils m’avaient vue si laide, qu'ils me trouvaient superbe 
en comparaison, eb ne se souvenaient plus que je n’a- 
vais pas envisagé, mes traits depuis leur changement. 
IL.me fallut bien longtemps pour m'y accoutumer. 

Le prince, cependant, ne se faisait faute de me dire 
à chaque minute : 

— Ma chère ame, je vous aime mieux ainsi; je serai 
plus sûr que vous êtes à moi tout seulet qu'une pen- 
sée autre que la, mienne ne vous polluera même point. 

Fétais assez peu flattée du compliment, Il faut aimer 
un homme plus que je n’aimais M. de Savoie, pour 
renoncer à admiration de tous. 

IL commence: à être parlé, en France, d'un parti de 
philosophes qui veulent connaître toutes les impres- 
sions, tous les sentiments, et les expliquer: Qu'ils me 
disent donc pourquoi, à dater de cette époque, moi 
qui aurais dû aimer le prince de tout ce que je lui 
devais, je Je pris, au contraire, en aversion, de telle ma- 
ni¢re que je ne pouvais me souffrir près de lui, est 
vraiqu'il me fitpayer cher les soins qu'il m'avait donnés. 

Par une des particularités singulières de cet esprit, 
qui en avait tant, il s'était faslé que je demeurerais 
toute ma vie dans le même état et que je ne repren- 
drais jamais le même visage qu'autrefois; mais, à 
mesure que, ma convalescence avançait, je redevenais 
sinon ce que j'avais Cle, au moins un portrait de maoi- 
même, toujours ressemblant, quoique un peu efface. 
Victor-Amédée en ful excessivement fâché, et prit une 
jalousie de plus en plus enragée, qui alla jusqu'aux 


LA DAME DB VOLUPTÉ. 


tmhanvais traitetients, ef qui mé fit trouver ma chaine 
bien lourde. ; 

J'ai dit que j'avais éu deux raisons dé tester près de 
Ini, en cé temps-là! je n'ai encore donné que la pré= 
mière : la seconde et la plus vraie était lé malheur qui 
Vateablait. Je ne voulais pas l’abandonner dans sa 
mauvaise fortune : c’éût été pour moi un remords; et 
puis je fe savais, en vérité, quel moyen prendre pour 
me soustraire à sa tyrannie. Je n’en voyais aucun; il 
me suryeillait trop: 

J'étais strictement enfermée, né recevant absolument 
personne, n’allant pas à la cour, ne sortant guere que 
pour quelqué promenade en cärrosse où une course à 
1a villa. 

Il m’emmenait dans tous s&s voyages, me faisant 
quelquefois passer deux ou trois jours seule, dans 
uf mauvais Village où je me mourais d’ennui; si 
bien que la duchesse régnante disait à un intermé- 
diaire : - 

— Si j'en avais jamais voulu à la pauvre comtesse, 
je lui pardonnerais à présent; personne ne peut lui 
envier la vie qu’elle mèné : @lle me rend un grand 
service en me l’épargnant. 

Sous les autres rapports, je n'avais pas à me plain- 
dre. Le duc, économe pour tout le monde, était pro- 
digué pour moi; il me comblait de présents. Je le priai 
ième de s'arrêter: en l’état où était sa fortune, il y 
pouvait trouver de la gêne. Il me répondit que je le 
priverais de son seul bonheur. En vérité, maintenant 
que yy pense de loin, je fus une ingrate; it m’aimait 
fort à sa manière, laquelle n’était éloignée de la 
mienne que parce que je ne l’aimais pas autant. 

Je reçus, en ce temps-là, une lettre qui me donna de 
fortes tentations d’en fidir, en m'offrant les moyens 
que je cherchais en vain de tous les côtés. 

Je ne voyais absolument dame vivante que les minis- 
trés, qui travaillaieit chez moi avée leur maitre, et le 
bon M. Petit, accompagné parfois du petit Michon, 
plus petit Michon que jamais, bien qu'il fat stir le 
point d'avoir un bénôfice. 

Je vis arriver, uti jour, le bon cuté, avec un air de 
mystère qui pinçait sa figure æ:Yerté et mé donna 
envié dé rire. 

— Qu'apportez-vous, mon cher curé? lui demandai- 
jé. Vous semble tenir en réserve la boîte de Paidore. 

— Madathe, je ne sais ce que j'apporte, ni jusqu'à 
quel point l'espérance restera au fond; mais voiéi une 
lettre qu'un commandeur dé Malte étranger m'a prié 
de vous remettre, Comme j'ai fait quelques difficultés, 
né sichant trop ce qu'était ce message, il th’a dit 
du'ellé venait de monñsiéur votre frère, Jespére bien 
qu'il ne m’a pas trompé. 

— Dolinez, Véponditjé, ét, quelle qu'elle soit, je 
vous promets que vous la lirez. 

J'ouvris Va lettre : elle était, én effet, du chevalier 
dé Luyhes, lequel se éouvrait de gloire dans là marine 
di fol, et eroiduit, dans la Méditerranée, éontre les 
flottes anglaises. 

NW Avitit Un peu dé loisir eh ce moment, ét me de- 
diunduit Wil me serait agréablé qu'il vint lé passer 
près dé moi. Il ne sé fait pas à la poste, aver tüison, 
et avait prié un de ses Amis, qui venait à Turin, de se 
charger de ka lettre, On disuit, dune le publié, que 
j'étais fort malheureuse; il désirait savoir à quoi s'en 
tehir, m'offrant aon aecdurs pour mé tiver de péine, 
si, en effet, j'étais dans la peine, I ne doutait pas que 


404 
son ami, homme fort intelligent, ne parvint à me faire 
passer son message, quelque bien gardée que je fusse, 
et me priait de lui répondre par la méme voie. 

M. Petit me tourmentait depuis longtemps pour met- 
tre un terme à ün commerce que, religieusement, il 
né pouvait approuver, et qui, maintenant, faisait le 
malheur de ma vie. 

A la lecture de cette lettre, il chanta le Vunc dimil- 
tas, et s’écria qué Dieu inspirait le chevalier, qu'il 
fallait accepter sa proposition et sortir de ée péché où 
je croupissais depuis tant d'années. 

Jerépondis que je ne demandais pas mieux, maisque, 
d’abord, je ne pouvais abandonner le duc dans le cha- 
grin Où il était, et qu’ensuite, je né savais comment 
faire, car, certainement, il ne me laisserait pas partir. 

— Faites venir monsieur votre frère, madame : avec 
lui tout est facile. Quant aux malheurs de Son Altesse, 
nous sommes généralement d'accord pour Croire que 
vous en êtes la seulé causé. Le double adultére dans 
lequel il vit éloigne la protection de Dieu de son État 
et 16 laisse exposé à toutes ses vengeances. Ainsi, ne 
vous faites aucun scerupule d’y mettre un terme. 

— Mais, monsieur, si cela est, en effet, pourquoi 
le roi Louis XIV a-t-il été heureux tant qu'il a vécu 
dans ces adultères dont vous parlez, et pourquoi toutes 
les infortunes fondent-elles sur lui depuis qu'il est 
rentré dans l’ordré en épowsantmadame de Maintenon? 
Celà ne me rassure point. 

Les gens @Belise ne sont jamais embarrassés de 
rien, ils ont réponse a tout. 

— Il expie, madame, il expie, et, malheureusement. 
son royaume expie avec lui. Quant à wos, Croyer- 
moi, Vous n'avez qu'à accepter la proposition de M. le 
chevalier, ét nous trouvérons bien moyen arranger 
le resté. D’ailleurs.. puis-je tout vous dire? 

+ Parlez-moi franchement, je le veux. 

— Eh bien, j'en aurai le Courage, car lé moment est 
décisif; vous entendres la vérité, et vous prendrez 
ensuite, je n'en doute pas, le parti nécessaire... On ne 
vous aime pas ici. 

= Ah! repris-je blessée; et pourquoi ? 

— Dabord, parce qué vous Ôtes Française, et que 
les Français sont hats. A chaque échec, on vous accuse 
de trahison, puis on prétend que yous souffle ut 
prince certaines mesures qui Wort pas Papprobation 
dés grahds; pour le Menu peuplé, il vous regarde 
comme une sorefire, et jure que le duc est sous le 
poids d'un charme que vous lui avez jeté : il vous 
attribue lés défaites et les pertes successives du pays. 
Dans certaines églisés de campagne, on fuit des prières 
pour que vous soyez éloignée, et, sil faut tout vous 
avouer enfin, il m'est pas jusqu'à madame Royale qui, 
en pleurant, ne Wait supplié, l'autre jour, de vous 
engager à partir. 

— Madame Royale aussi! 

— Non pas de son chef, mais pour 6bôir à l'opinion. 
Elle vous aime; cependant, elle est ibfluencée par ma- 
dame la comtesse douairièré dé Verrue; et puis... 

— Et puis elle croil que je lui Ote la part de domi- 
nation qu'elle avait sur l'esprit de son fils, qu'elle ne 
connait point, ét que persohtic ne domite. Gest MW la 
vraie raison. Je réflévhirui, mou cher abbé: revenez 
demain, Vous aurez ma réponse, 

Je réfléchis, en efter, 

J'eus une nuit affreuse, Touk tea désite me pot 
talent vera la Franeu, M, de Verre vu tait: ina famille 


102 


LA DAME DE VOLUPTE. 


pourrait peut-étre amener un eee le aie 
de Chevreuse, mon frère, était en fort bonne posture, 
et avait toutes les facilités de conclure cette affaire, 
s’il le voulait. Mon cœur battait de joie, à l'idée de 
revoir mon mari, le seul homme que j'aimasse, le 
seul que j'aie aimé dans ma vie; ce que personne ne 
croira, et ce qui n’en est pas moins vrai. Mais quitter 
le duc, mon bienfaiteur; quitter mes enfants avec la 
certitude de ne plus les revoir, c'était affreux. Je fus 
done dans une perplexité terrible: enfin, je me déci- 
dai, dans tous les cas, à faire venir le chevalier, pour 
en causer ayec lui. 

Je prévins le prince que M. Petit avait appris, d’un 
voyageur, sa présence à Gênes, el que je le mandais. 
Victor-Amédée fit quelques difficultés, que je levai 


avec des prévenances, et il permit qu'il vint, non à 
Turin, mais à ma maison de campagne; ce qui me 


convenait bien mieux, du reste. 

— Vous aimez fort votre frère, madame, me di- 
sait-il. 

— Je ne sais si je l'aime, car je ne le connais point, 
ou très-peu; il y a si longtemps que nous ne nous 
voyons plus ! 

Je savais que cette réponse le satisferait, et qu'il 
ferait ainsi un bon accueil au chevalier; sans cela, il 
ne l’eût pas voulu voir, peut-être; car il était jaloux de 
toute chose, même de ma tendresse pour mes parents. 

Jobtins un peu de liberté, même avant cette arri- 
vée, qui ne tarda guère, pour aller aux Délices avec 
mes enfants. Le prince les aimait plus que ceux de la 
duchesse et ne s’en séparait presque jamais. J'ai dit 
qu'il les avait légitimés, sans nommer la mere, à 
l'exemple de Louis XIV. On crut que c'était moi qui 
l'avais demandé, et la rigidité des dévots ne s’en 
accommodait point; mais il le fit de lui-même et sans 
que je m'en fusse même occupée. Il les légitima tous 
les deux. Mon fils a toujours porté le titre de marquis 
de Suze; et ma fille fut la princesse Marie-Victoire, 
qui ne changea point son nom en épousant son cousin 
Victor-Amédée, fils du prince de Carignan le. muet. 

Je ne parle plus de ce dernier, ni de dom Gabriel, 
parce que j'avais cessé de les voir, étant, comme je l'ai 
dit, strictement enfermée et séparée de tout le 
monde. 

Mon frère arriva. IL me vit avec grande peine en 
j'élais, et traita mes enfants, non pas en neveux, mais 
en enfants du duc de Savoie; ce qui m’engagea à les 
renvoyer à Turin. 

Lorsque Son Altesse vint le soir, le chevalier lui 
parla avec le respect dû à une tête couronnée, mais 
trés-froidement et comme un homme très-peu désireux 
den être traité autrement que comme un étranger. 

— Vous avez été bien hardi de venir ici, monsieur, 
lui dit Victor-Amédée : les Francais y sont peu aimés 

n ce moment, 

Avec le sanf-conduit de Votre Altesse, je ne ris- 


quais rien, monseigneur, répliqua le chevalier, 


Vous êtes un ennemi généreux et osé, monsieur; 
aime à en avoir en face du semblables, 
Dans les armées de Sa Majesté, ils sont tous les 
mêmes, monseigacur ; il n'y a pas de choix. 
J'étais assez embarrassée, à cesouper, entreeux deux; 
mon frère y mettaitmoins de grâceencore que le prince, 
Gelui-ci demanda son carrosse, au lieu de rester, ainsi 


qu'il en avait l'habitude, 
— Madame, je reviendrai dans quelques jours, dit-il 


| 
} 


en me regardant. d’un air piqué ; je vous laisse à vos 
épanchements de famille. 

Mon frère nous avait quittés un instant ; nous étions 
seuls. J’essayai de l’apaiser de mon mieux ; il me ré- 
pondit toujours de la même manière : 

— Je ne veux point de partage ; vous ne pouvez vous 
occuper de moi et du chevalier en même temps. Soyez 
tout à lui, j’y consens, et je ne vous dérongerai point. 

Au fond, jen’en étais pas fachée; je ie laissai par- 
tir en faisant mine d’être piquée, à mon tour. 

Dès qu'il entendit le carrosse s'éloigner, mon frère 
reparut. 

— Ma sœur, dit-il, il faut vous tirer d'ici. 

— Je ne demande pas mieux ; seulement, je ne sais, 
pas comment m'y prendre. 

— Si yous avez de la résolution, je m’en charge. 

— J'aurai tout ce que yous voudrez, mais dépéchez- 
vous! 


XLIV 


Nous fûmes, en effet, bien seuls. ii et eat 

Jemployai les j jours suivants à montrer au chevalier 
ce charmant pays, qui lui plut fort : nous courions du 
matin au soir, trés-gais, très-libres. Après Jes beaux: 
jours passés avec mon mari, ces moments sont restés 
dans mon souvenircomme les plus agréables que j'aie 
passés depuis ma première jeunesse, 

Nous formames tout notre plan ; il était hardi ; mais, 
par cela même, il offrait plus de chances de réussite. 
Nous décidames que je demanderais au prince la per- 
mission de conduire le chevalier jusqu'à la frontière, 
et qu'au lieu de revenir, je la traverserais avec lui à la 
barbe des commis et des soldats, qui n’oseraient pas 
S'y opposer. 

Le difficile était d'obtenir l'autorisation : Victor-Amé- 
dée, j'osai l’espérer, devant venir bientôt de ce CE 
là, croirait que je voulais Py devancer. 

Je trouyai une résistance inattendue lorsque j ‘alla 
voir le duc a Turin pour lui présenter ma demande. 

—Je ne puis yous accorder cela, me dit-il : ce serait 
risquer de yous perdre. Les armées ennemies sont trop 
pres, et vous risqueriez d’étre prise par elles. Jugez 
done quelle joie pour les troupes royales de saisir la 
maitresse du due de Savoie! Comme on me ferait payer 
cher yotre rancon! 

— Mais, monsieur, je suis prudente ; je ne m’ayan- 
cerai pas, et l’on ne me prendra point, je vous en 
réponds. 

— Ne m'en parlez plus, cela ne se peut; je n’y con- 
sentirai jamais. 

Quoi que je fisse, je n’en pus tirer autre chose ; je 
revins fort contrarice, fort en peine de savoir comment 
nous sortirions de cet embarras. Le chevalier ne s’en 
déconcerta point. 

— Tranquillisez-yous, ma sœur, me dit-il; le duc uous 
ouvre lui-méme la voie : il va entreprendre une de 
ses tournées; faites-vous malade pour ne pas le 
suivre; dites que vous Virez rejoindre; , mottez-vous 
en roule, et on vous enléyera, c'est moi qui vous en 
réponds, 

C'était, en effet, le meilleur moyen, et nous l’em- 
ployämes tout de suite en commençant à jouer notre 


LA DAME DE VOLUPTE. 


103 


pièce. Le chevalier prit congé de lui et partit 
ostensiblement, 

Le prince revint le soir même : il fut encore un peu 
froid, un peu gêné; mais le nuage se dissipa, et je le 
retrouvai comme de coutume. Il m’annonça son inten- 
tion de se mettre bientôt en route et sa joie de m’en- 
mener avec lui. Je n’eus garde de le contredire, et, 
d’ailleurs, je fus saisie d'un chagrin involontaire; car, 
malgré tout, je l’aimais, et l’idée de le quitter pour 
jamais, en le laissant triste et malheureux, me 
faisait mal. Je fus aussi tendre que d’ordinaire, ce qui 
le charma. 

Après son départ, je songeai à ma fuite, à ce que 
je devais emporter, au sort que j'aurais en France. 
Mon frère ne m'avait pas caché que mes parents me 
verraient de mauvais ceil, que je n’avais guère à 
compter sur eux, que le duc et la duchesse de Che- 
vreuse étaient sévères et peu obligeants. Lorsque je 
parlai du raccommodement avec mon mari, il hocha 
la tête, en disant qu'il n’y fallait penser que de 
loin. 

— Sa mère l’effraye même à trois cents lieues, me 
dit-il, et les dispositions qu’on a pour vous à Paris ne 
sont pas propres à le ramener; mais venez toujours, 
emportez ce qui vous appartient, et j'espère vous re- 
mettre, un peu plus tard, dans une situation heu- 
reuse. 

J'étais reine à Turin; j'allais être à Paris simple par- 
ticulière, dans un couvent sans doute, ce qui ne chan- 
gerait guère ma vie. J’allais quitter mes enfants, tous 
mes enfants, madame de Verrue retenant ses petits-fils, 
et le duc n'étant nullement disposé à me donner le 
marquis de Suze et Marie-Victoire. C'était triste! et 
puis j'aimais l'Italie, j'aimais ce pays où j’avais passé 
de si bons moments, où j'avais vu s’écouler ma jeu- 
nesse. Ne plus le revoir me semblait cruel; je fus sur 
le point de rester, et, ce que je puis assurer, c’est que, 
sans l'espoir de retrouver M. de Verrue, je ne serais 
pas partie. 

Après une nuit d’insomnie, mon parti fut pris; J'étais 
décidée. Je fis emballer secrètement mes joyaux et mes 
pierreries par Babette et Marion, qui me devaient sui- 
vre. Je pris mes habits, mes hardes de prix, tout l’ar- 
gent que je pus réunir et me tins prête. 

Une circonstance vint me donner du courage. 

La duchesse me fit dire par notre confidente que le 
marquis de Saint-Sébastien était mort et que sa veuve 
était arrivée à Turin. Elle avait écrit au prince, qui 
l'avait fait appeler, et lui accorda une audience fort 
longue. Le soir, il demanda à madame Royale si elle 
ne serait pas contente de revoir une personne qu’elle 
avait honorée de ses bontés et qui le méritait bien. Il 
ajouta qu'elle avait été pendant de longues années 
trés-malheureuse, et que désormais elle se fixerait À la 
- our, pour y vivre en repos et jouir de la belle fortune 
qu'elle avait gagnée par ses larmes, 

— Je la voudrais placer comme autrefois près de 
Voire Altesse, madame; y consentiriez-vous? de- 
manda-t-il, 

La princesse espéra que ce serait pour moi une ri- 
vale dangereuse, et pour elle une créature dévoute: 
elle la prit, en se faisant un mérite de sa complaisance, 
la marquise de Saint-Sébastien était toujours fort 
belle; elle était encore jeune, et elle avait ce même 
caractère de finesse et de dissimulation qui l’a conduite 
où nous la voyons, 


| 


Madame Royale l’accueillit à merveille, la présenta 
elie-meme à la duchesse, pour laquelle elle eut des 


respects infinis, et qui la trouva fort aimable. La fine ; 


{ 


mouche évita le prince, qui se souvenait trop du passé | 


pour ses projets. Elle ne pouvait ni le rebuter, ni 
Vaccueillir; il était bien plus commode de le tenir à 
distance à force de respect. Victor-Amédée m'aimait 
encore avec assez de passion pour ne point forcer cette 
barrière, bien qu'il y songeat peut-être. 

La duchesse, qui ne se souciait pas de changer le 
connu contre l’incertain, me fit prévenir afin que je 
pusse veiller à mes intérêts et à ma place. Ce fut pour 
moi un véritable soulagement. Le prince aurait donc 
une amie, il aurait même une maitresse, car ils ne 
s’arréteraient pas en si beau chemin : ce sentiment, 
coupé dès sa racine, devait vivre encore au fond de 
leurs cœurs. La Saint-Sébastien était ambitieuse, et 
ma charge à prendre était tentante, elle la pren- 
drait. 

Je fis semblant de ne me douter de rien d’abord ; 
puis l’idée me vint qu'une petite jalousie ne ferait pas 
mal, et que je pourrais ainsi donner à mon amant 
Vidée de me tromper, s’il ne l’avait pas. La jalousie sert 
à cela, en général. 

En conséquence, la première fois que je le vis, je 
pris un air pincé qui l’intrigua, je refusai de répondre 
à ses questions ; enfin, je me laissai emporter jusqu’à 
lui dire que, lorsqu'on était soi-même si soupçon- 
neux, il fallait épargner aux autres le chagrin de 
craindre. 

— Quoi? que craignez-vous? qu'est-ce que cette 
folie? 

— Vous le savez bien, monsieur; à quoi bon vous 
faire répéter ce que vous n’ignorez pas? 

— Je veux être pendu si... 

— Vous avez reçu la marquise de Saint-Sébastien. 

— Cela est vrai. Eh bien, ensuite? 

— Comment, ensuite? Mais la marquise de Saint- 
Sébastien est cette belle fille que vous avez tant aimée, 
que vous pleuriez encore lorsque je vous ai connu, 
et dont j'ai eu grand’peine à vous consoler. Elle est 
toujours belle, et elle est libre; comment ne la crain- 
drais je pas? 

Victor-Amédée me jura qu’il n’y songeait point, et 
moi, je compris qu'il y songeait quelquefois, pas sou- 
vent encore; mais cela ne pouvait manquer de venir 
avec le temps. 

— Allons, pensai-je, il m’oubliera! 

Et nous sommes faites de telle façon, que cette idée 
me chagrina, bien que ce fût le plus ardent de mes 
vœux en ce moment. Je voulais être oubliée et je 
craignais de l'être tout à la fois, je voulais rompre 
ces nœuds et je les regrettais pourtant, 

La dernière fois que je vis le prince, j’eus peine à 
retenir mes larmes ; je suffoquais, et, cependant, il ne 
fallait pas montrer que j'étais émue. Il s’inquiéta fort 
de ma santé, qui me retenait loin de lui quelques 
jours encore, me fit jurer que je ne tarderais pas à le 
rejoindre et que je lui enverrais un courrier tous les 
jours. On eût dit qu'il pressentait un adieu éternel, 
car il revint trois fois m’embrasser, et ne pouvait s'ar- 
racher de mes bras; à la fn, je ne fus plus maitresse 
de moi, et je pleurai abondamment. 

— Surtout, me répéta-t-il, n'allez pas plus loin que 
l'endroit convenu; prenez une escorte, et ne vous aven- 
turez point. Je devrais vous dire de m'attendre ici, 


104 


LA DAME DE VOLUPTÉ 


mais je n’en ai pas le courage. Je vous laisse le prince 
de la Cisterne; vous viendrez avec lui; vous viendrez 
bientôf, n’es{-ce pas? 

Je le fui promis; je le regardai partir, et, lorsqu'il 
m'eut quittée, je m'évanouis. Mes Françaises atten- 
daient, prévoyant ce qui arriverait. Elles me portèrent 
dans mon lit; j'y restai toute la soirée, avec mes en- 
fants près de moi; je ne les voulais pas perdre de vue 
un instant. Je jetais quelquefois les hauts cris toute 
seule, en pensant que je les allais quitter et qu'ils m’ac- 
euseraient peut-être plus tard. Si je ne les avais pas 
tant aimés, je les eusse pris ayec moi; mais ils au- 
raient perdu un riche état et un brillant avenir pour 
n’occuper à Paris que le rang de bâtards inconnus : il 
fallait faire le sacrifice; je le fis, et rien ne m'a tant 
coûté en ma vie. 

Enfin, le jour fixé arriva : dès la veille, et sans me 
prévenir, Babette avait envoyé mes enfants à Turin, 
pour que je ne les visse plus et que mon départ fût 
moins pénible. Le prince de la Gisterne et ses dragons 
escortérent mon carrosse, chargé de grandes valeurs, 
et qui eût été une bonne prise; j'en avais deux, aussi 
précieux l’un que l’autre. Nous n’avions pas prévu les 
dragons et j’eus quelques inquiétudes : cependant, mon 
frère était averti par le messager annonçant mon dé- 
part et la route que j'allais suivre. 

Je jetai un dernier regard sur cette maison qui m’ap- 
partenait, où j'avais eu tant d'heures tranquilles et 
fortunées, où j'avais, la veille encore, embrassé mes 
enfants pour la dernière fois, et je me laissai 
tomber dans le fond de mon carrosse, sans répondre 
à M. de la Cisterne, qui sapprochait chapeau bas 
près de Ja portière, Il me. crut indisposée, et se retira. 

A la troisième couchée, je finissais de souper, lors- 
que Marion entra mystérieusement et m’annonca un 
messager de mon frère, bien déguisé. 

On devait nous enlever cette nuit-là, et sans bruit. 
L'hôte était gagné : du vin soporifique serait versé aux 
dragons qui gardaient les deux carrosses, ainsi qu'au 
prince et à ses gens; on sortirait les voitures; on les 
tiendrait tout attelées, et nous irions les rejoindre par 
une rue détournée qui nous conduirait hors du bourg 
sans être vues par personne. Pour se mettre tout à 
fait à couvert, hotelier se verserait à lui-même de ce 
vin, une fois la besogne faite; de sorte que, le lende- 
main, le trouvant endormi comme les autres, on ne 
le soupconnerait pas. 

Cet admirable plan avait été conçu à table par cinq 
ou six seigneurs français, tous plus ou moins mes 
parents, qui se réjouissaient d'enlever au Savoyard sa 
maitresse. Je ne pus que l’approuver; pour des élour- 
dis, il ne manquait pas d’un certain sens. 

Tout s’exécuta à merveille : on nous fit partir sans 


FIN DE LA DAME 


que nul s’en doutat; c'était, comme dans les contes de 
fées, un véritable enchantement. Les ayant-postes 
français étaient fort loin de là; on ne s'attendait pasa 
une surprise de cette hardiesse : il fallait être Francais 
pour en former le dessein, et pour Vexécuter surtout. 
Mes ravisseurs auraient pu égorger les dragons endor- 
mis; j'avais mis pour condition qu'il ne leur serait 
fait aucun mal. D'ailleurs, le parti qui m’enleyait était 
peu nombreux : c'était une douzaine d'enfants perdus, 
ayant traversé le pays comme un ouragan, et se don- 
nant pour des maraudeurs de l’armée savoyarde; ils 
avaient pris l'uniforme piémontais, et la conformité de 
langue empéchait qu'on ne les découvrit. ah 

Nous courûmes ainsi toute la nuit; il y avait 
partout des provisions et des cheyaux prêts; on 
ne s'arrêta pas un seul instant, Au jour, nous ren- 
contrames un parti considérable qui nous attendait: 
nous ne craignions plus rien, et je me trouvais enfin 
au milieu de mes compatriotes, où je reçus force com- 
pliments. 1 gi 

Le comte d’Estrées me vint demander où je voulais 
qu'on me conduisit. Je répondis que j'irais à Paris, aux 
Carmélites de la rue du Bouloi, où j'avais plusieurs 
bonnes amies. : f fp [ SN 

— Touche donc à Paris! dit-il à mon cocher, comme 
pour les princesses qui viennent de se marier. 

Je ne voulus pas passer la frontière sans écrire au 
due de Savoie; voici ma lettre : 


« Monseigneur, 


» Je pourrais essayer de tromper Votre Altesse, lui 
dire qu'on m'a enlevée et que j'ai quitté, .aalgré msi, 
l'Italie : je me regarderais comme une indigne de yous 
cacher la vérité. Je suis partie volontairement, aidée 
par M. le chevalier de Luynes et par nos amis. 

» Je n’en conserve pas moins une reconnaissance 
éternelle des bontés que Votre Altesse royale m'a pro- 
diguées, et je la prie de croire que l’ingratitude est bier 
loin de mon cœur. Je lui recommande mes enfants 
qu'il m'a été bien cruel d'abandonner; ils n’ont plu, 
qu'elle, ils sont éloignés à jamais de leur mère, qui ne 
peut rien pour eux. Si vous me conservez quelqu, 
ressentiment, je vous supplie qu'il ne retombe pas su: 
ces pauvres innocents; ils ne doivent vous rappeler 
qu'un temps de bonheur qui ne peut plus revenir, 
hélas! Ne m'oubliez pas tout à fait, et croyez bien, 
encore une fois, que je vous conserverai un souvenir 
éternel... » 

Je ne lui donnai pas te raisons de mon départ. Il 
aurait fallu nous accuser tous les deux, et pourquoi 
faire? 


DE VORUPTÉ, 


Cuony —Imor, de Maurico Loronos at Cie, rue du Bao-d'Annières, 42, 


MADAME DE CHAMBLAY 


ALEXANDRE DUMAS 


° — Tous droits réserves — 


QUELQUES MOTS AU LECTEUR 


C’est une singulière histoire que celle que je vais 
vous raconter — où plulôt que celle que l’on va vous 
raconter, cher lecteur, 

Elle est écrite par un homme qui n’a jamais rien 
écrit que cette histoire, C'est une page délachée de 
sa vie, OU, pour mieux dire, c’est sa vie lout en- 
tière, 

La vie de l'homme se mesure, non point par le 
nombre d'années pendant lesquelles il a existé, 
mais par les minutes pendant lesquelles son cœur a 
ballu, À 

Tel vieillard, mort à quatre-vingts ans, n'a vécu 

parfois en réalité qu'un an, qu'un mois, qu'un jour, 

Vivre, c'est êlre heureux ou souffrir. 

l'ailes passer devant le moribond couché sur son 
lit d'agonie tous les jours qu'il a traversés, il ne re- 


connaîtra que ceux qui viendront à lui le rire sur 
les lèvres ou les larmes dans les yeux. Les autres 
passeront ternes, voilés, insaisissables ; il ne pourra 
pas même dire si ces jours font partie de sa vie ou 
de celle d'un autre; ces jours, il les aura usés, 
mais il ne les aura pas vécus, 

L'homme qui a vécu le plus longtemps est l'homme 
qui a le plus éprouvé. 


J'avais un ami. 

Vous savez toute l'extension que l'on donne à cé 
mot ami. 

Ami, dans notre langage de convention, ne signi- 
fle même pas toujours un compagnon, un camarade, 
Ami signille souvent une simple connaissance, 

Pour nous, si vous le voulez bien, ce mot ami ne 
signifiera ni compagnon ni camarade : il signifiera 
une simple connaissance sympathique, 


2 MADAME DE CHAMBEAY. 


Cet ami se nommait et se nomme encore Max de 
Villiers. > 

J'avais rencontré Max au milieu d'une partie de 
chasse, dans le pare de Compiègne, à l’époque où 
le duc d'Orléans commandait le camp. 

C'était en 1836; je faisais Caligula à Saint-Cor- 
neille. 

Max était un camarade de collége du due d’Or- 
léans, plus jeune que moi d’une dizaine d'années, 

C'était un homme du monde, de vingt-cinq à 
vingt-six ans, de bonne éducation, de façons excel- 
lentes, gentleman jusqu'au bout des ongles. — J'em- 
prunte aux Anglais celte locution qui nous manque, 
pour exprimer ma pensée, 

Sans être riche, Max avait quelque fortune; sans 
étre beau, il était charmant; sans étre savant, il con- 
naissait beaucoup de choses; enfin, sans être pein- 
tre, il était artiste, dessinant avec une rapidité et un 
bonheur incroyables les traits d’une figure ou la sil- 
houette d’un paysage. 

ll adorait les voyages ; il connaissait l’Angleterre, 
l'Allemagne, l'Italie, la Grèce, Constantinople. 

Nous nous étions beaucoup plu; pendant les cinq 
ou six chasses que nous fimes avec le duc d'Or 
léans, nous nous placdmes à côté l’un de l’autre. 

Il en fut ainsi aux diners : libres de nous asseoir 
à notre convenance, nous échangions un coup d’æil, 
nous nous rapprochions, et, pendant tout le repas, 
nos deux chaises se touchaient et nous bavardions 
à qui mieux mieux. 


Ii était de cette rare espècé d'hommes qui ont de — 


esprit sans s’en douter. 

Son voisinage m'allait done à merveille : — à Ja 
chasse, parce qu'il était prudent; — à table, parce 
qu'il était spirituel, 

Je crois que, de son côté, il m’aimait fort. 

Nous avions, du reste, l’un avec l’autre, une sin- 
gulière analogie : nous ne jouions pas, nous ne fu- 
mions pas, nous ne buvions que de l’eau, 

Il me disait toujours : 

— Si jamais vous faites un voyage, prévenez-moi, 
nous le ferons ensemble, 


# 
+ * 


En 1838, j'allai en Ilalie, et nous nous perdimes 
dewue, Max eb moi; En 1842, j’appris à Florence 
la mort du duc d'Orléans, Je revins en poste, et 
j'arrivai à temps pour assister au service de Notre- 
Dame et au convoi de Dfeux, 

La première personne que j’apergus dans l’église, 
fut Max, 

Il me fit signe qu'il avail une place près de lui, sur 
les gradins, 

Je montai; nous nous embrassimes en pleurant, 
et nous nous assimes l'un près de l'autre, la main 
dans la main, sans rien dire, 

Il était évident que nous pensions lous deux à la 
même chose, c'estsh=dire au Lemps ou nous dlions, 


comme dans cette église sia di de noir, assis côte 
à côte à la table du pauvre prince, 

Nous n’échangeames que deux mots pendant la 
cérémonie. 

— Vous allez à Dreux, n'est-ce pas? 

— Oui. 

— Nous irons ensemble, 

— Merci. 

Nous allames à Dreux, et nous ne quittames: le 
cercueil que les derniers. 

Cette amitié, que nous portions d’une façon 
presque égale à un troisième homme, — je ne dirai 
pas à un prince: pour nous qui n’avions rien à faire 
avec l'ambition, le duc d'Orléans n'était pas un 
prince; — cette amitié que nous portions à un troi- 
sième homme resserra la nôtre; on eût dit que 
nous reversions l’un sur l'autre la part dent n n ‘avait 
plus que faire l’illustre mort. 

Nous revinmes ensemble à Paris, et, enme qui 
tant, Max me dit pour la seconde ou troisième fois: 

— Si jamais vous faites un voyage, écrivez-moi. 

— Mais où vous trouver ? lui demandai-je, ae 

— Là, on saura toujours où je suis, me répondit 

Et il me donna l'adresse de sa mère. ns 


% 
** 


En 1846, c’est-à-dire dix ans après l’époque où 
j'avais vu Max pour la première fois, je me décidai à 
fairé mon voyage d'Espagne et d'Afrique. 

J'écrivis à Max : 

« Voulez-vous venir avec moi? Je pars, 

» À. D.» 

Et j’envoyai ma lettre à l'adresse indiquée. 

Le surlendemain, je reçus celte réponse : 


«Impossible, mon ami : ma mère se meurt, 
» Priez pour elle! 
~ » Max. » 

Je partis. Le voyage dura six mois. 

A mon retour, on me remit toutes les lettres qui 
étaient venues pour moi en mon absence, 

Je jetai au feu, sans les lire, celles dont l'écriture 
m'élait inconnue, 

Parmi les écritures connues, il y avait une lettre 
de Max, 

Je l’ouvris vivement. 

Elle ne contenait que cés mots : 

«Ma mère est miorte ! Plaignez-moi! 

5" Max, y) 
+e 

Le chateau qu’habitait la mère de Max était situé 
en Picardie, près de la Fère. : 

Je partis le même jour, pour aller, sinou consoler, 
du moins embrasser Max. 

Je pris une voilüre à la Fère et me fis conduire 
aux Erieves. C'est ly qu'élait silué le chateau de 
madame de Villiers, 


MADAME DE CHAMBLAY. 3 


. Le chateau me fut montré de loin par mon con-: | 


ducteur ; il s'élevait sur le talus d’une colline plantée 
de très-beaux arbres avec de grandes clairières de 
gazon. 

Toutes les fenêtres en élaient fermées. 

Je me doutai que Max était absent; — je con- 
tinuai cependant ma route; — c'élait le moins que 
je m’en assurasse. 

Je me fis arréter à la porte; un vieux serviteur 
vint m’ouvrir. 

Je dis serviteur, et non domestique. — Les vieux 
serviteurs s’en vont, en France, avec les vieilles mai- 
sons. — Dans vingt ans, il y aura encore des domes- 
tiques en France; il-n’y aura plus de serviteurs. 

Celui-là appartenait à la race qui dit «notre bonne 
dame » et « notre jeune maitre. » 

Jelui demandai des nouvelles de Max. 

Il secoua la tête, - 

—Trois mois après la mortde notre bonne dame, 
me dit-il, notre jeune maitre est parti pour voyager, 

Où est-il? 

— Je n’en sais rien. 

— Quand reviendra-t-il ? 

— Je l’ignore. 

Je pris mon canif dans ma poche, je creusai une 
croix dans la muraille, et j’écrivis au-dessous : 


AINSI SO1T-IL | 


— Quand votre maitre reviendra, dis-je au vieux 
serviieur, vous lui direz qu’un de ses amis est venu 
pour le voir, et vous lui montrerez cela. 

— Monsieur ne dit pas son nom? 

— Inutile, il me feconnaitra, 

Je partis, 

d'u 

Je ne revis point Max : plusieurs fois je m’infor- 
mai de Jui, À des amis communs, nul ne savait ce 
qu'il était devenu. 

Le mieux renseigné me dil : 

— Jé crois qu'il est en Amérique. 

Il ya quinze jours, je reçus un énorme paquet de 
la Martinique; je Vouvris, 

C'était un manuscrit 

Mon premier mouvement fut un mouvement 
d’effroi, Je eroyais n'être condamné qu'aux manu- 
serils d'Europe, et voilà que les manuscrits traver- 
saient l'Atlantique et me vendient des Antilles! 

J'allais le jeter avec rage loin de moi, lorsque l'é- 
pigraphe me frappa, 

C'était une croix, avec ces mots au-dessous ¢ 


AINSI SOIT-1L! 


En tiéme temps, je reconnus l'écriture, 
— Où !im'écriai-je, c'est de Max! 
EL jo lus ce que vous alles lire, 


ALtx. Dumas, 


MADAME DE CHAMBLAY 


Tie de la Martinique, Port-Royal, 7 novembre 1856. 


Du moment qu'il m'est permis de donner signe 
d'existence, il est juste que ce soit à vous, mon ami, 
que je me révèle et que je raconte les événements 
qui m’ont conduit ici. 

La mort de la personne la plus intéressée à mon 
silence permet que je vous raconte des choses qui, 
tant que cette personne vivait, devaient ¢lre enve- 
loppées du mystére le plus profond, 

Les dernières nouvelles que vous recûtes directe- 
ment de moi, ce fut la lettre où je vous disais : 
«Ma mère est morte! Plaignez-moi! » 

Comme ce que je vous écris ne sera probable- 
ment jamais lu que de vous, laissez-moi vous parler 
toul à mon aise de ma pauvre individualilé, 

Est-ce confiance en vous? est-ce orgueil de moi? 
Je n’en sais rien} mais il me semble que je vais faire 
pour vous, au point de vue de l’anatomie du cœur, 
ce qu'un homme dévoué à la science ferait pour un 
médecin, en lui disant! «J'ai été atteint d’une ma- 
ladié douloureuse et profonde, j'en ai guéri; ou- 
vréz-moi tout vivant, afin que vous voyiez les traces 
de cette maladie. Vide manus, vide pedes, vide lutus h 

Mais; pour que yous me compreniez, cher ami, i! 
faut que vous me connaissiez bien. 

Ma seule science est, je crois, de me connaitre 
moi-même, et, en cela, j'ai suivi le précepte du sage. 
vob ceautiv. Je vais vous mettre de moitié dans mi 
science, 

Quand je vous rencontrai pour la première fois à 
Compiègné, j'avais vingt-cinq ans, —je suis de 4841: 
quand je vous vis pour la dernière fois à Dreux, 
j'en avais trente et un; lorsque je perdis ma mère, 
J'en avais trente-cinq. 

Laissez-moi vous dire d'abord ee qu'était ma 
mère pour moi, — Tout, 

Mon père, colonel d'un régiment dé lanciers. 
faisait, à la suite de l'empereur, la campagne à 
Russie; ma mère, qui, tous les matins, venait m'em: 
brasser dans mon berceau, mouilla un matin sou 
baiser de larmes, 

Mon père avait été tué à Smolensk; elle étai! 
veuve, j'étais orphelin, J’étais fils unique; elle st 
consacra tout entière à moi. 

C'élait une femme tout à fait supérieure, que ma 
mère, par le cœur Surtout; elle résolut done de ne 
confier à personne ma première éducation, la plu 
importante de toutes, celle qui porte les fleurs. 

Selon les fleurs sont les fruits, 

Ma mère pouvait, sans l’uide de personne, map 
prendre à lire, h écrire; elle pouvait me donner lee 
premiers éléments d'histoire, de géographie, di 
musique et de dessin. 

Elle était, dans ce dernier art, nièce et élève d'un 
homme à qui l'on a rendu justice après sa mort, 
mais qui faillit mourir de faim de son vivant, — de 
Prudhon, 

Le premier souvenir que j'aie dé ma mère est 
celui d'ane femme vêtue de noir et d'une grande 
beauté, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Elle avait trente ans quand mon père mourut; 
elle était mariée depuis six ans : une sœur aînée était 
morte. L 

Je ne me rappelle pas l'avoir jamais vue ou en- 
tendue rire; — seulement, elle souriait en m’em- 
brassant ou en me grondant. C'était à moi de faire 
la différence-de ces deux sourires.i 

Ma mère était pieuse, non pas aux hommes, mais 
aux monuments et aux dogmes. 

Elle m’inspira le respect des choses symboliques 
surtout. 

Je ne crois pas avoir jamais parlé haut dans une 
église. Je ne crois pas avoir passé près d’une croix 
sans la saluer. 

_ Cette religion des images me valut souvent de 
singuliéres plaisanteries de la part de mes cama- 
rades de plaisir, 

Je n’y répondais pas. 

Quant aux prélres, ma mére me laissa toujours 
penser d’eux ce que je pensais des autres hommes, 
c’est-à-dire les juger d’après leurs actes. Loin d’être 
pour elle un être privilégié, le prêtre était un homme 
qui, ayant contracté de plus grandes obligations que 
les autres hommes, les devait scrupuleusement tenir. 

Elle mettait le prêtre qui ne remplit pas ses de- 
voirs au même rang que le négociant qui ne remplit 
Das ses engagements. 

Seulement, à son avis, pour le négociant, il n’y 
avait que faillite; pour le prêtre, il y avait banque- 
roule, 

Vous connaissez le château des Frières, mon 
ami; vous y êtes venu, et l’épigraphe même de ce 
manuscrit yous prouve que j'y ai reconnu votre si- 
gnature. 

C’est un chateau du xvue siècle, s’éleyant au mi- 
lien d’arbres qui datent de la méme époque. 

Ma première enfance, jusqu’à l’âge de douze ans, 
s’y écoula, 

Jamais ma mère ne me dit une fois: « Max, il faut 
travailler !» Elle attendait toujours que je le lui de- 
mandasse, 

— Que veux-tu faire? me disait-elle alors. 

El, presque toujours, je choisissais moi-même la 
leçon que je voulais prendre. 

Ma mère m'avait habitué à ce que mes heures de 
travail fussent, au contraire,.mes heures de récréa- 
tion. Elle ne me faisait pas apprendre l’histoire, la 
géographie, la musique ; elle me les apprenait. 

Jamais de leçon apprise par cœur; elle me racon- 
lail un fait historique, ou me faisait la description 
d’un pays. 

Ce qu'elle m'avait dit se grayait dans mon esprit, 
el ce qu'elle m'avait dit la veille, je le lui redisais le 
lendémain, 

Elle me jouait un air sur le piano, et il était 
rare que je ne lui jouasse pas, le lendemain, le 
meme alr, 

Vous comprenez, n'est-ce pas, mon ami, que nous 
passions ainsi du simple au composé ? 

Les difficultés venaient à leur tour, et elles étaient 
si bien échelonnées selon ma force, que je ne les 
reconnaissais pas pour des difficultés, el que je les 
surmontais sans les avoir vues. 

Quant au dessin, je l’appris seul, — Dès mon en- 
fance, ma mère me mit un crayon entre les mains, 
en me disant ; 

— Copie! 

—Wuoi? lui demandai-je; que veux-tu que je copie? 
Tout ce que tu voudras : cel arbre, ce chien, 
: poule, 

Mais je ne sais pas. 

— Lssaye | 


‘ct 


J’essayai. -— Les premiers essais furent absurdes; 
puis, peu à peu, la forme se dégagea du bloc, l’em- 
bryon parut, le contour vint, puis les ombres, puis 
la perspective. — Vous vous êtes étonné souvent, je 
me le rappelle, de ma facilité à faire un croquis. 

— Quel a été votre maître de dessin? me deman- 
diez-vous. 

Je répondais : 

— Personne. 4 

Ingrat que j'étais ! J’avais eu deux maîtresses pa- 
tientes et tendres : ma mère et la nature. 

Jamais je n’eus les terreurs ordinaires aux enfants. 
La nuit ou le jour m’élaient parfaitement indiffé- 
rents. Un cimetière m'inspirait du respect, jamais 
de la crainte. 

En somme, je n'ai jamais bien su ce que c’était 
que la peur. ; ah 

L’habitude que ma mère m'avait laissé contracter 
d’errer dans le pare, aussi bien pendant l'obscurité 
que pendant le jour, m'avait familiarisé avee tons 
les bruits de la nuit. Je connaissais le monde des 
ténèbres comme celui de la lumière, le vol de l’en- 
goulevent comme celui de l’hirondelle, le pas du 
renard comme celui du chien, le chant du rouge- 
gorge et du rossignol comme celui du linot et du 
chardonneret. : 

Vous m'avez dit souvent : Ê 

— Pourquoi n’écriyez-yous pas? pourquoi ne 
faites-vous pas de vers? L— 

Et je vous répondais naïvement ou orgueilleuse- 
ment, comme vous voudrez: 

— Parce qu’en vers, je n’écrirais jamais comme 
Victor Hugo; parce qu’en prose, je n’écrirais jamais 
comme Chateaubriand. 

Mais ce n’était point la poésie qui me manquait, 
cher ami: c’élait la forme. J’avais le cœur et non 
la main; je sentais, mais j’hésitais à rendre ma sen- 
sation, 

Vous voyez que j'ai fini par m'y mettre, puisque 
je vous envoie deux cent trente pages de mon écri- 
ture, 

Seulement, comme le Métromane, je m'y suis 
mis tard. 

Lorsque j’eus atteint l’âge de onze ans, ma mère 
comprit qu'il était temps que je passasse aux mains 
des hommes. 

L'éducation, à son avis, n’était complète qu'à Pa- 
ris ; or, comme elle ne voulait pas me qüitter, elle 
se décida à venir habiter Paris. 

Elle me mit au collége Henri IV et se logea rue 
de la Vicille-Estrapade, afin que je pusse venir pas- 
ser auprès d'elle mes jours de congé. y] 

Or, il m’arriva une chose unique peut-être dans 
les fastes du collége : c’est que, pendant sept ans 
que j'y reslai, je n’eus pas un jour de retenue. 

Je savais que ma mère m’attendait. 

Les vacances venues, nous nous sauyions, ma 
mère et moi, aux Frières. | * 

Oh! c’étuient les véritables joies, celles-là, quand 
je revoyais lous mes amis de jeunesse, — meubles, 
chiens, arbres, ruisseaux. 

Dès mon enfance, ma mère m'avait mis un fusil 
entre les mains; mais, en même temps, elle m'avait 
mis moi-méme entre les mains du garde, —homme 
adroit et prudent, qui fit de moi, comme yous 
l'avez pu voir, un assez bon chasseur, 

Vous savez que c'est au collége Henri IV que je 
fis la connaissance de nolre pauvre cue d'Orléans, 
chez lequel nous nous rencontrames, 

1830 arriva ; son père devint roi, lui prince royal ; 
j'étais de ses plus intimes, Il me fil venir et me 
demanda ce qu'il pouvait faire pour moi, 


Je lui avouai franchement que jamais.mon esprit 
ne s'était arrêté sur une ambition quelconque. J’a~ 
vais été l’enfant heureux par excellence; pourquoi 
ne continuerais-je pas à marcher dans celte voie de 
bonheur où j’élais entré ? 

Je lui dis, au reste, que je le remerciais de ses 
bontés pour moi et que je consulterais ma mère. — 

Je rentrai et je racontai à ma mère ce qui venait 
de se passer, | 

— Eh bien, me demanda-t-elle, que décides-tu? 

— Rien, ma mère; quel est votre avis? 

— Je vais peut-être te tenir un singulier langage, 
me dit-elle; mais je parlerai selon ma conscience 
et selon mon cœur. 3 

Il y avait dans l'accent de ma mère une certaine 
solennité, à laquelle elle ne m'avait pas habitué. 

Je relevai la tête et la regardai. 

Elle sourit. 

— J'ai, jusqu’à présent, été pour toi une femme, 
mon ami, c’est-à-dire ta mère; laisse-moi pour un 
instant être un homme, c’est-à-dire ton père. 

Je pris ses deux mains, que je baisai. 

— Parlez, lui dis-je. 

Elle resta debout. J'étais assis, j'avais la tête ap- 
puyée sur ma main, les yeux fixés sur la terre. 

J'écoutais sa voix, qui semblait celle de Dieu ve- 

nant d’en haut, 
… — Max, me dit-elle, je sais qu'il existe une espèce 
d’axiome social qui dit qu'il faut que l’homme em- 
brasse et suive une carrière quelconque. Je suis 
une bién faible créature, une bien pauvre intelli- 
gence pour réagir, füt-ce contre un préjugé ; mais 
je crois ayant tout qu'il faut que l’homme soit hon- 
néte homme, évite le mal, fasse le bien. Notre for- 
tune est parfaitement indépendante ; j'ai quarante 
mille livres de rente; — à partir d'aujourd'hui, tu 
en as vingt-quatre, Je m’en réserve seize. 

— Ma mère ! 

— C’est assez pour moi... Avec vingt-quatre mille 
livres de rente, un jeune homme doit toujours être 
en position de prêter mille ou quinze cent francs à 
un ami qui en aurait besoin, Si j'ai besoin de mille 
ou quinze cents francs, je m'adresserai à toi, mon 
ari. 

Je secouai la tête, mais n’osai la relever, 

J'avais des larmes plein les yeux. 

— Quant à l'état que tu dois embrasser, c’est une 
affaire de vocation et non de calcul, — Si tu avais 
e génie, je te dirais : « Sois peintre ou poéle, » — 
ou plutôt tu le serais sans que je te le disse; si tu 
avais le cœur froid et l'esprit subtil, je te dirais : 
« Sois homme politique; » si nous avions la guerre, 
je te dirais : « Sois soldat, » Tu es un bon cœur et 
un esprit juste; je te dis tout simplement : « Reste 
toi et à Loi. » Il y a peu de carrières où il ne faille 
pas prêter serment ; je te connais, le serment que 
tu auras prêté, tu le tiendras ; s'il arrive un change- 
ment de gouvernement, tu donneras la démission, 
et ta carrière sera brisée... Avec quarante mille 
livres de rente... — Je fis un mouvement, — Tu les 
auras un jour; en altendant, avec vingt-qualre mille 
livres de rente, un homme qui sait bien dépenser 
son argent n'est pas un homme inutile; tu voya- 
gers, les voyages sont le complément de toute 

ducation intelligente, je sais bien que cela me 
fera de la peine de te quitter; mais je serai la pre- 
mière à te dire : « Quille-moi, » Solliciter ou ac- 
cepter une place du gouvernement quand on a une 
fortune indépendante, c'est voler cette place à quel- 
que pauvre diable qui en a besoin, L'homme qui 
aura la place qu'on Ua offerte fera peul-êlre, avec 
cette place, le bonheur d’une femme et de deux ou 


MADAME DE CHAMBLAY. 5 


trois enfants. S’il y a une révolution, et que tu croies 
que ta raison, tor éloquence ou ta loyaulé puissent 
être utiles à ton pays, choisis bien ton parti, pour 
ne jamais le renier ou le trahir, et offre à ton pays 
ta loyauté, ton éloquence ou ta raison. Si une inva- 
sion menace la France, offre à la France ton bras, 
et si, avec ton bras, elle demande ta vie, donne-les- 
lui tous deux sans penser à moi. Je ne suis, moi, 
que ta seconde mére; la femme enfante, non pour 
elle, mais pour la patrie. L'homme qui a de mau- 
vais instincts, l’esprit pervers, le cœur corrompu, 
cet homme a besoin d’être dirigé par un devoir 
quelconque. L'homme simple, loyal et droit ne re- 
coit point son devoir tout fait; il le fait lui-même. 
Au reste, réfléchis, tu as le temps; pèse mes pa- 
roles : ce sont des conseils et non pas des ordres, 

Je baisai les mains de ma mère avec une respec- 
tueuse et reconnaissante tendresse , et, dès le len- 


- demain, j’allai remercier le duc d'Orléans de ses 


bontés; mais, en le remerciant, je Jui dis que, ne 
me sentant de vocation décidée pour aucune car- 
rière, je désirais demeurer libre et indépendant. 

Il resta d’abord étonné de rencontrer un refus, 
lui qui était fatigué de repousser des demandes ; 
mais, après avoir réfléchi un instant : 

— Avec le caractère que je vous connais, dit-il, 
peut-être avez-vous raison; je ne vous demande 
done plus qu’une chose, c’est de me garder votre 
amilié. 

Puis il ajouta, avec le charmant sourire que vous 
savez : 

— Tant que j’en serai digne, bien entendu! 


II 


J’atteignis mes vingt ans en suivant les différents 
cours qui complètent une éducation, et, en 1832, je 
commençai mes voyages. 

Chacun d’eux me servit me donner l'habitude 
de la langue du pay dans lequel je voyageais; — 
j/arrivai ainsi à parler avec une’ grande facilité les 
langues apprises au collége, l'anglais et l’allemand; 
quant à l'italien, je avais appris avec ma mère, 

Ce fut elle qui, la première, altaqua la question 
des voyages; je n’eusse jamais osé lui en parler, 
moi; mais, comme elle me l'avait dit un jour, il 
semblait que, de temps en temps, elle devint 
homme et père, pour s'affranchir des faiblesses ma- 
ternelles. 

Après chaque absence, je revenais passer six mois 
avec elle, tantôt à Paris, tantôt aux Frières. 

Ce fut pendant un de ces retours que nous nous 
connûmes, 

J'avais essayé, autant que possible, de mettre en 
pratique le conseil de ma mère : avec mes vingl- 
quatre mille francs par an, j'étais riche, Il est vrai 
qu'au lieu que ce fût ma mère qui vint à moi, 
comme à un ami, C’élait elle qui non-seulement me 
faisait cadeau de Loutes mes coûteuses fantaisies de 
jeune homme, chevaux et voilures, mais qui encore 
m'ouvrait sa bourse quand il ÿ avait à faire quelque 
bonne action où lexiguité de mon revenu était im- 
puissante, 

Je lui rendais compte de tout. 

— Fais-lu des heureux? me demandait ma mère. 

— Le plus que je puis, répondais-je. 

— Es-lu heureux toi-même ? 

— Oui, ma mère, 

— T'ennuies-tu ? 

— Jamais, 

— Alors, tout va bien, disait-elle à son tour, 


6 MADAME DE CHAMBLAY. 


Et elle m’embrassait. 

Sur une seule chose, elle était d'une certaine sé- 
vérité. 

Elle m'avait fait donner ma parole de ne pas 
jouer, et, sans que cela me coulal le moins du 
monde, je lui avais tenu parole. 

— Mieux vaut signer uhe lettre de change que de 
toucher une carte, me disait ma mère : en signant 
une lettre de change, on sait à quoi l’on s'engage, 
et un honnête homme ne s'engage qu'à ce qu'il peut 
tenir. En touchant une carte, on entre dans line 
connu, et l’on ne sait point où l’on va. 

Le duc d'Orléans, qui connaissait ma manière de 
vivre, m'appelait en riant le pelit Manteau-Bleu. 

Mais, lorsqu’on lui parlait de moi, et qu’on lui de- 
mandait : « Que fait done voire ami Max, monsei- 
gneur? » il reprenait son sérieux et répondail : 

— Il est utile. 

Tl connaissait ma mère et l’appréciait ; lorsqu'il 
se maria, il voulut l’attacher à la princesse royale; 
ma mère refusa. 

Elle avait rompu avec le monde depuis la mort 
de mon père; c'était une cicatrice fermée qu'elle 
ne voulait pas rouvrir. 

En 1842, le prince se tua; ce fut une de mes 
grandes douleurs,— je puis même dire : ce fut une 
de nos grandes douleurs, n’est-ce pas? — Je vous 
vis arriver de Florence ; nous pleurâmes ensemble. 

C'est à Dreux, qu'après vous avoir de nouveau 
manifesté le désir dé voyager avee vous, je vous 
donnai l’adresse de ma mère, en vous disant qu'aux 
Frières on saurait toujours où j'étais. 

C'est là, en effet, que votre lettre me trouva. 
Oh! mon ami, ma mère se mourait. 

Le matin même, à cing heures, j'avais appris 
qu’elle avait été atteinte d’une congestion céré- 
brale. — J'étais venu par le chemin de fer jusqu'à 
Compiègne, et, de Compiègne aux Frières, à franc 
élrier. 

Ma pauvre mère était couchée sans parole et sans 
mouvement, mais,ses yeux élaient ouverts. 

Elle semblait attendre quelqu'un. 

Je n'avais rien demandé à personne. Je m'étais pré- 
cipité dans sa chambre et jeté sur son lit en criant : 

— Me voilà, ma mére ! me voila} 

Puis les pleurs, qui tout le long de la route m'é- 
touffaient, avaient débordé en sanglots. 

Alors ses yeux avaient fait un faible mouvement 
vers le ciel et avaient pris une étrange expression 
de gratitude, 

— Oh! m'écriai-je, elle me reconnaît, elle me 
reconnait! Ma mère, ma pauvre mere ! 

Par un supréme elfort, elle parvint à agiter ses 
lèvres d’un faible frémissement. 

Oh! ce frémissement, j'en suis sûr, voulait dire : 
« Mon fils! » 

A partir de ce moment, je m'installai à son che- 
vet et ne la quittai plus, . 

C'est là que je recus votre lettre et que j'y ré- 
pondis, 

Le médecin avait quittéma mètre un instant ayant 
que j'arrivasse ; il avait salgnée, lui avait mis des 
sinapismes aux pieds el aux jambes, 

Je connaissais assez de médecine pour savoir 
qu'il n'y avait pas autre chose à faire; néanmoins, 
j'envoyai chercher le docteur, 

Lorsque je me lévai et que je m’approchai de la 
porte pour appeler, il me sémbla que quelque 
chose d'invisible me faisait retourner vers Ie lit de 
ma mere 

Son regard, quoique la tête restit immobile, me 
suivait avec änxiélé, 


Je devinai sa crainte, et, revenant me jeter à ge- 
noux devant son lit : 

— Oh! sois tranquille, sois tranquille, ma mère, 
lui dis-je, je ne te quitterai pas, pas une minute, 
pas une seconde! , 
~ Son œil redevint calme. 

Le médecin arriva et me retrouva à genoux. 

Aux premiers mots que nous échangeâmes : 

— Mais, me dit-il, vous avez étudié la médecine? 

— Un peu, répondissje avec un soupir. 

— Alors, vous devez savoir que j'ai fait tout ce 
qu'il y avait à faire, Il ya plus, vous devez savoir ce 
qu'il y a à espérer ou à craindre. 


Hélas! oui, je le savais, voilà pourquoi je l'in- - 


terrogeais; voilà pourquoi je cherchais ailleurs une 
espérance que je n'avais pas. 

Pour recevoir le médécin, pour causer avec lui, 
je m'étais éloigné de ma mère. 

En me retournant de son Côlé, je relrouvai son 
œil triste fixé sur moi. : 

Jl semblait me dire : «Tout cela t’éloigne de moi; 
à quoi bon?» ; 

Je revins à son chevet. 

L'œil reprit sa sérénité. 

Je passai mon bras sous sa tête, 

L'œil devint presque joyeux. | 

Il était évident que, dans ce corps à l'agonie, 
l'œil et le cœur vivaient seuls, et, par des fibres 
mystérieuses, communiquaient entre eux. 

Le médecin s’approcha de ma mère et lui tata le 
pouls. Je n’avais point osé le faire, je ne eraignais 
rien tant qu'une cértitude, aay 

ll fut obligé de le chercher, non pas au poignet, 
mais & la moitié du bras, q 

Le pouls remontait vers le cœur, 

de vis ce signe funeste et mes lirmes redou- 
blèrent. Mes larmes tonibérent sur le visage de ma 
mère; je ne cherchais pas à les lui cachets il me 
semblait qu’elles devaient lui faire du bien. 

Et, en effet, deux larmes parurent à ses pau- 
pières. Je lés recueillis avec mes lévres. 

Le médecin restait debout devant moi ; je le re- 
gardai à travers mes pleurs; il avait évidemment 
quelque chose à me dire. à) 

Seulement, il hésitait. 

— Parlez, lui dis-je. 

— Votre mère était une femme pieuse?... de- 
mandä-t-il. Si elle pouvait parler, elle dirait ce 
qu'elle désire. = Vous la connaissez mieux que 
moi; c'est à vous de donner les ordres qu'elle he 
peut donner, ; 

— Un prétre, n'est-ce pas? lui dis-je. 4 

Il fit signe de la lêle que oui. L 

Une sueur d'angoisse me prit à la racihe des ché- 
veux, 

— Oh! mon Dieu! mon Dieu! m’écridi-je, il ni! 
a done plus d’espoir? Est-ce que lou te pout t 
pas essayer de l'électricité? x 

— Il nous manque un appareil. 

— Oh! j'en irai chercher un à Saltit-Quentin ou 
à Soissons, 

Je m’arrétai court; l'œil de ma pauvre miêré avalt 
pris une expression désespérée. 

— Non, non, non, lui dis-je, pas une minute, pas 
une seconde jé ne Le quilterai, 

Et je me rejetai sur mon fauteuil, ma tele contre 
su téte, sur le même oreiller, 

— Un pretre, dis-je, envoyez chercher un prétré, 

Le madeaif prit Son chapeau; mais, comme il 
allait sortir : + 

— Mon Dieu! lui dis-je, je vois bien qu'elle me 
recohhail; mais est-ce qu'elle ne me parlert plus? 


& 


MADAME DE CHAMBLAY. 7 


2 


—Tl ariive quelquefois, répondit-il, qu'au moment 
suprême, ef de même qu'au condamné sur l'écha- 
faud on accorde cé qu'il demande, il arrive parfois, 
sans dout à la suprême prière de l'âme qui va 
quitter le corps, que la mort semble s’adoucir et 
permettre un dernier adieu; mais... — il secoua la 
tête — mais c’est rare, ajouta-t-il. 

Je le regardai avec étonnement. j 

— Je croyais que les médecins n’admettaient 
as l'âme? Jui dis-je.  ... | 
h lay Le vrai, pepohal tei ily ena qui la nienl; 
mais il y en a d’autres qui Vespérent, 
_. — Monsieur, lui dis-je, vous parliez tout à l'heure 
d'électricité. i à 
I sembla deviner cé que j'allais dire. 

— Eh bien? demanda-t-il. 

- Ne pourrait-on remplacer 

maghétisme? Lilla ee ad 
> crois qu'on le pourrait, dit-il en souriant. 

Eh bien, lui dis-je, essayez, 

me mit la main sur le bras, 

— Ce n’est point en province qu’un médecin peut 
faire de pareils essais, monsieur, dit-il; à Paris, 

eut-être, oui, si j'y vais jamais. — Mais, ajouta- 

il, il n'est pas besoin d'être médecin pour magnéti- 

ser; yous devez, vous, par voire organisation, avoir 
une grande puissance magoeliaue: — Essayez; si 
une chose au monde peut, pour un instant, rendre, 
non pas la yie, mais la parole à votre mère, c’est le 
magnétisme. 

Et il s’éloigna comme effrayé de ce qu’il venait 
de dire. fs ds 
af restai seul avec ma mère. 

J 


l'électricité par le 


1 


’élais non moins effrayé que le docteur. 
. IUT. ] . 4 
e pouvais, disait éet homme, à l’aide du magné- 
tisme, tirer peut-être une dernière parole, peut- 
être up suprême adieu du cœur de ma mère. 

Pour cétte parole, pour cet adieu, le Seigneur, 
vers lequel j’étendais les bras, savait que j’eusse 
donné dix ans de ma yie. 

ais n’était-ce point un sacrilége? 

N'y ayait-il pas quelque chose de l'évocation de 
la magie dans l'emploi de ce moyen, déjà réprouyé 
par la religion et pas encoré récoñnu par la science. 

Enfin, cette invents apspprestable de l’homme 
sur la femme pouyait-ellé’$’exercer de la part d’un 
fils sur sa mère? 

Non, il me semblait que non. 

Je m’abimai dans une profonde prière. 

— O mon Dieu! murmurai-je, vous savez que 
j'aime ma mère d’un amour aussi profond que yous 
aimiez votre fils, O mon Dieu! par cet amour, 
lien commun de là créature avec le Créateur, en 
cette circonstance Comme toujours, Comme dans le 
reste de ma vie, ne me laissez point faire une chose 
qui ne soit pas selon votre sainte Volonté, mon Dien, 
mon Dieu, je vans en supplie! 

Et je tombai à genoux avec un de ces élans d’in- 
dicible amour qui firent les rêves de saint Augustin 
et les extases de sainte Thérèse, 

“coulez, mon ami, ce ful sans doute tne halluci- 
nation; mais, lorsque je restai les bras ainsi ten- 
dus, les yeux ainsi levés au ciel, parlant à Dieu avec 
celte foi entière que, dans les grandes douleurs, 
trouve celui qui croit, là où celui qui ne croit pas 
ne trouve que le désespoir; mon ami, aussi vrai que 
nous sommes deux cœurs loyaux, deux dames hon- 
néles, deux esprits intelligents, je sentis deux lèvres 
se coller sur ma joue, et une bouche murmurer à 
mon oreille ; 

— Adieu, Max, mon cher enfant! 

Je jelai un eri et me dressai sur mes pieds, 


Ma mère n'avait pas bougé de sa place, elle était’ 
toujours immobile et muette. 

Mais j’eussé juré que son ceil me souriail. 

O agonie, mystère suprême le jour où l'homme 
saura ton secrét, il sera dieu. 

Je serrai ma pauvre mère entre mes bras, en lui: 
disant : {3 

— Oui, tu m'as embrassé; oui, tu m'as parlé ; 
oui, tu m'as dit adieu; je l'ai sentié, je t'ai enten- 
due; merci! merci! ~ : pat 

Et je levais les yeux au ciel, et il semblait que je 
visse Dieu, assis dans sa gloire, splendide, rayoh- 
nant, immortel, foyer immense où s’alimentaient 
non-seulement les Ames des hommes, mais en= 
core celles des mondes. - à bé 

Btait-ce du délire? était-ce de la folie? était-ce 
que l’homme, si infime qu'il soit, peut dans Sa vie, 
une fois comme Moïse, se trouver en face du buis- 
son ardent? Je n’en sais rien; mais, à coup sûr, j'ai 
yu, puisque j'ai eru voir, : a 

Je fus tiré de cette espèce de vision par le bruit 
de lasonnette qui annonçait l'arrivée du prêtre ap- 
portant les derniers secours de la religion, | 

Je me relevai, je regardai ma mère, Son ceil avait 


. une expression d’angélique sérénité. 


Avait-elle entendu comme moi le tintement de 
celte clochette qui lui annonçait l'approche de son 
Dieu? à, 

Percevait-elle encore les sensations, elle qui ne 
pouyait plus les rendre ? 

é le crois! 
e prétre entra. 

Le porte-croix et les enfants de chœur entrèrent 
ayec lui. 

Derrière le prêtre et les enfants de chœur, dans 
les anlichambres, sur l'escalier, dans la cour, étaient 
agenouillés les gens du chateau d'abord, “juis les 
gens du village, qui avaient suivi le prêtre, dans la 
pieuse intention de mêler leurs prières aux siennes. 

Ma mèré n'avait pas eu le temps de se confesser; 
mais l'Église — l'Église intelligente du moins —a, 
pour ces circonstances suprémes, des miséricordes 
infinies, |. | j 

Le prêtre se prépara à lui donner le viatique. 

Je lui fis signe d'attendre un instant. 

Dans mon voyage à Rome, j'avais vu le pape Gré- 
goire XVI, j'avais été reçu par lui, et — riez de moi, 
mon ami, si vous le voulez, — je portais à mon cou, 
à une chaine d’or, une pelite croix de nacre trayail- 
lée par les religieux de la terre sainte, et qui, bénile 
par Je saint-père, m'avait été donnée par Ini, 

Je tirai cette croix de mon cou et je la posai sur 
la poitrine de ma mère. 

N'était-elle pas le symbole de cet homme-Dieu 
qui avait ressuscilé la fille de Jaire et le frère de 
Madeleine? 

— O Jésus! murmurai-je, divin Sayveur ! vous sa- 
vez que je crois du fond de l'äme à la mission sainte 
que yous ayez accowplie, sur Ja terre. O Jésus! 
vous savez que jamais je n'ai passé deyant le. glo- 
rieux instrument de votre supplice sans me déceu- 
vrir et voûs glorifier non-seulement comme le Saup 
veur des Ames, mais aussi Comma |‘ libévateur des 
corps, > Jésus, vous savez que j'ai gravé au centre 
de mon cœur, plus profondément et d'une. fagon 
plus indélébile qu'ils ne l'ont jamais ole sur Vai- 
rain, ces trois mots qui doivent faire de l’humanité 
tout entière un seul peuple : — fiberté, — égaliey 
— fraternité. -- Jésus, mon Dieu, faites pour mor 
un miracle : rendez-moi, ma mère! 

Je ne puis croire qué ma prièreue fab polntassez 
fervente pour monter à Dieu, car toutes los fibres 


8 MADAME DE CHAMBLAY. 


de mon cœur vibraient en la prononçant; mais je 
dois croire que les jours des miracles étaient pas- 
sés, ou que j'étais indigne qu’un miracle se fit pour 
moi. dike TE 

— La malade est-elle prête à recevoir le viatique? 
demanda le prêtre de cette voix sans intonation qui 
indique, non pas le détachement des choses terres- 
tres, maisl’accomplissement d’uneœuvre d'habitude, 

— Oui, monsieur, lui dis-je. 4 

J'avais essayé de répondre : « Oui, mon père ; » je 
n'avais pas pu. i 

Je me redressai sur mes genoux, je soulevai ma 
mère ; le prêtre, en prononcant les paroles saintes, 
lui mit l’hostie sur la langue; la bouche de la mou- 
rante, gui s’était entr'ouverte, se referma; je lui 
reposai la tête sur l’oreiller, et ne m’occupai plus 
de rien. 

Je priais. ET 

Vous me comprendriez mal, mon ami, si vous 
croyiez que je priais les prières écrites ou impri- 
mées; non, j'improvisais je ne sais quelle langue 
divine, que l’on ne parle qu’à certaines heures et 
que l’on oublie après ; langue des puissances céles- 
tes, qui se compose de mots que l’on invente pour 


les dire, et que l'on ne retrouve plus après les avoir 


dits! 

Je priai ainsi, combien de temps, je ne sau- 
rais le calculer. Quand je revins à moi, j'étais seul, 

Le prêtre était parti; — homme, il avait vu un 
homme. son frère, abimé dans la douleur, et il ne 
lui avait pas dit: «Pleure! À défaut de mes yeux 
desséchés, arides, sans larmes, mon cœur pleure 
avec loi.» P : 

Il me semblait que, moi qui n’étais pas un pre- 
tre, si ce prétre m’avail fait appeler et m'avait rendu 
témoin d’une douleur pareille à celle que j’éprou- 
vais, je n’eusse pas essayé de le consoler ; oh ! non, 
certes! — Anathème sur le cœur de bronze qui croi- 
rait la consolation possible en un pareil moment ! 
— Mais je |’eusse pris dans mes bras, je lui eusse 
parlé de Dieu, de l'autre vie, de ce saint abime de 
bonheur et d’éternité où nous nous réunirons tous ! 
J'eusse tenté quelque chose enfin. 

Lui, avait rempli purement et simplement son 
devoir d'homme d’sglise. Que 

Puis, ce devoir rempli, il s'était retiré, disant à la 
mort : «J'ai fait mon œuvre; à ton tour, fais la 
tienne. » 

Je sais bien que c’est trop demander que de de- 
mander à des hommes qui sont en dehors des con- 
ditions humaines le partage de leur cœur. 

Il n’y a qu'un père qui fasse le partage de ses en- 
trailles à ses enfants. 

Il n’y a qu’un Dieu qui répande son sang pour les 
hommes. 

Quand j'en vins à sortir de ce chaos de pensées 
au milieu duquel j'étais enseveli, et que Je regardai 
ma mère, ses yeux élaient fermés. 

Je poussai un cri terrible. 

Était-elle morte sans qu’elle m’edi vu de son der- 
nier regard ? 

Avait-elle expiré sans que j’eusse senti passer son 
dernier souffle ? 

Ce n'était pas possible. 

Elle rouvrit les yeux lentement, avec difficulté. 

Le regard avail terni. 

Mon Dieu! mon Dieu! la mort venait. | 

Ah! du moins, je ne délournerais plus mes yeux 
des siens. 

Oh ! si la vie pouvait s'infuser dans le cœur par 
le regard, ma mère eût vécu, eût-elle dû, en vivant, 
user ma propre vie, 


Les paupières retombèrent lentement, lourde- 
ment, 

Je les rouvris, et les tins ouvertes du bout de mes 
doigts. 

Puis, tout à coup, je pensai qu'il y avait peut- 
être un mouvement d’impiété dans ce que je 
faisais. 

Il y a sans doute un moment où les mourants 
doivent regarder autre chose que ce qui est sur la 
terre. 

Je cherchai le pouls, il ne battait plus; je cher- 
chai l'artère, je ne la trouvai pas. 

Je mis la main sur le cœur. 

Non-seulement le cœur battait, lui, mais il bat- 
tait d’une façon désordonnée, 

— Ah! dis-je en sanglotant,'oui, je te comprends, 
pauvre cœur qui m'as tant aimé, tu luttes pour ne 
pas me quitter.—Oh! où est la mort, que, moi aussi, 
je lutte avec elle pour te garder vivant! dir 

Ce cœur bondissant, c'était pour moi une dou- 
leur que je ne saurais vous dire, mon ami, et ce- 
pendant je ne pouvais en éloigner ma main. — Il 
semblait vouloir se réfugier dans tous les coins de 
la poitrine, je le suivais partout. — J’eus l’idée, un 
instant, que c'était sa façon de me parler, qué cha- 
cun de ses battements me disait : «Je t'aime! » 

Cela dura deux heures. 

Puis, tout à coup, l’œil se rouvrit et lança un 
éclair. 

La bouche frissonna et laissa échapper un souffle, 

Le cœur s’éteignit. 

Ma mère était morte ! 

Du moins, il n’y avait là personne que moi : der- 
nier regard des yeux, dernier souffle des lèvres, 
dernier battement du cceur, j’avais tout pris pour 
moi. 

Je ne m’en allai point pour cela. 

Je m/’assis au chevet du lit, immobile, les mains 
sur mes genoux, les yeux au ciel. 

Dans la journée, le médecin vint. 

Il entr’ouvrit la porte : je lui fis un signe de tête; 
il comprit. 

Il s'approcha de moi, et fit ce que n’ayait pas eu 
l'idée de faire le prêtre, | 

Jl m'embrassa, nip 

Le soir, le prétre vint'‘A'son tour, Il fit allumer des 
cierges et s’assit au pied du lit, tenant son bréviaire 
ala main. 

Le matin, deux femmes entrérent. 

C'étaient les ensevelisseuses. — Je dus m’en 
aller. 

Je repris ma croix sur la poitrine de ma mére; je 
déposai un dernier baiser sur ses lévres; puis, d’un 
pas ferme, les yeux secs, je rentrai dans ma 
chambre. 

Mais, une fois là, je poussai le verrou de ma porte, 
et me roulai sur le tapis avec des cris et des san- 
glots, tout en baisant cette petite croix qui avait as- 
sisté au dernier battement de son cœur. 


it 


Ah! cher ami, j'avais besoin de vous dire tout 
cela: j'ai beaucoup pleuré en yous écrivant, et cela 
m’a fait du bien. 

Aussi vous tiendrai-je quitte des douloureux dé- 
tails qui suivirent ceux que je vous ai donnés. 

Le premier ordre qui sortit de ma bouche fut 
qu'on ne changeat rien à la chambre de ma mère, 


J’y passai les jours qui suivirent sa mort. Le soir 
venu, j'allais au cimetière; j’y restais une partie de 
la nuit, je revenais au château, j’entrais dans la 
chambre de ma mère, sans lumière, toujours ! 

Pendant les premières nuits, je dormis sur le 
fauteuil qui était resté au chevet du lit. 

J’espérais que son ombre m’apparaitrait. 

Hélas! il n’en fut rien... 

Une chose me pesait surtout, plus qu’une dou- 
leur, une chose me pesait comme un remords. 

Je songeais au temps que j'aurais pu passer près 
de ma mère et que j'avais passé loin d’elle; à ces 
voyages inutiles, vides, creux; à ce temps pendant 
lequel j'avais volontairement renoncé au bonheur 
de la voir, bonheur que j’eusse payé maintenant du 
prix que l’on aurait voulu. 

Une chose me réjouissait cependant : c'était de 
sentir que mes larmes étaient intarissables et que la 
source qui les alimentait au fond de mon cœur étail 
toujours prête à les faire jaillir au dehors. 

Chaque fois que j'allais visiter sa tombe, je pleu- 
rais; chaque fois que je rentrais dans sa chambre, 
je pleurais; chaque fois que je rencontrais le 
prêtre ou le médecin, — le médecin surtout, — je 
pleurais. 

Ii me semblait que ma vie s’écoulerait désormais 
sans que je me reprisse à aucun des amusements de 
la vie. L'été se passa sans que j’eusse l’idée de 
monter à chévai, l’automne vint sans qu’il me prit 
fantaisie de chasser, Je n’avais pas même songé à 
rompre avec les connaissances féminines qui, à dé- 
faut de l'amour, en représentent la monnaie. 

J'eusse cru commettre un sacrilége, le cœur 

lein de ma douleur comme il l’état, d’écrire à 
Pane de ces femmes, méme pour lui dire : « Je ne 
vous écrirai plus, » 

Il me semblait surtout que, mort de la mort de 
ma mère, mon cœur ne pourrait plus jamais aimer. 

Cela dura quatre mois ainsi. 

J'avais revu quelquefois le jeune médecin qui, 
hélas ! sans résultat avait soigné ma mère. 

Il avait peu à peu pris sur moi une certaine in- 
fluence : à force de me répéter que je devais faire 
un voyage, il me décida à quitter les Frières. 

Mais, résolu à faire le voyage, je fus encore long- 
temps à me résoudre à partir. 

Trois fois je partis, et trois fois je revins. 

Il y avait encore des racines saignantes qui te- 
naient à cette chambre et à cette tombe. 

Enfin, je m'éloignai; — mais j’évilai de passer 
par Paris; j'en étais à cette période où la douleur, 
n'ayant plus sous les yeux les objets qui l’entrete- 
naient, ge veut pas de rivaux de ses souvenirs, J'en 
étais au besoin de la solitude, 

J'avais résolu d’aller passer un mois ou deux en 
face de l'Océan, dans quelque pelit port de la Bel- 
gique ou de la Hollande, là où je ne connaitrais 
âme qui vive. 

Je jetai les yeux sur une carte que je trouvai pen- 
due dans une auberge de Péronne, et je choisis 
Blankenberghe, à trois lieues de Bruges. 

Dieu merci, je serais là seul, bien seul. 

J'étais parti à cheval pour ne me trouver, ni dans 
une diligence, ni dans un wagon, en contact avec 
aucun homme, Peu m'importait d'être un jour ou 
quinze jours en route; — que m'en reviendrait-il 
quand je serais arrivé ? 

Je m’arrétais, non pas quand j'étais fatigué, — il 
me semblait que j'étais infatigable, — mais quand 
mon cheval était fatigué, Je ne m'informai pas même 
du nom des trois ou quatre villes où je couchai, 
et je ne m'aperçus que je franchissais la frontière 


MADAME DE CHAMBLAY. 9 


que parce que l’on me demanda mon passe-port. 

J'avais couché dans un petit bourg à quelques 
lieues de Bruxelles, — comptant traverser cette 
ville sans m’y arrêter, et aller faire halte à quelque 
village au delà, — lorsque, sur le boulevard du 
Jardin-Botanique, je m’entendis appeler par mon 
nom de baptême. 

Je ne puis vous rendre la sensation douloureuse 
que j’éprouvai. 

Je piquais mon cheval — pour fuir — lorsqu'on 
me barra le chemin. 

C'était Alfred de Senonches, un de mes bons 
amis; seulement, vous le savez, mes bons amis eux- 
mêmes, dans la disposition d’esprit où je me trou- 
vais, m’étaient insupportables: 

Cependant, j’avais été tellement lié avec celui-la, 
que le coup en fut adouci, quand je le reconnus. 

Il était premier secrétaire d’ambassade a Bruxelles, 
et je n’avais pas été étranger à la rapidité de sa car- 
rière. 

Il me fit questions sur questions; je lui montrai le 
crêpe de mon chapeau. 

Il me serra la main. 

— Je comprends, me dit-il; pauvre ami, plus 
tard!... 

— Oui, plus tard, lui dis-je, j’aurai grand plaisir 
à te revoir. 

— Tu ne veux pas t’arrêter chez moi? 

— Je ne m'arrête pas à Bruxelles. 

— Où vas-tu? 

— Où je serai seul. 

— Va! dit-il, tu es encore. trop malade pour 
qu'on te soigne ; seulement, souviens-toi de ceci : 
c'est qu’une grande douleur est un grand repos, et 
que tu sortiras de La tristesse plus fort que tu n'y 
es entré. 

Je le regardai avec étonnement. 

— Aurais-tu été malheureux? lui demandai-je. 

— Une femme que j'aimais m'a trompé. 

Je ke regardai et je haussai les épaules, 

Il me semblait impossible qu'aucun amour put 
faire souffrir ce que j'avais souffert. 

— Et maintenant? lui dis-je. 

— Maintenant, je joue, je fume, je bois, et suis 


à trés-heureux; je crois qu'on va me faire préfet. — 


Alors, tu comprends bien, il ne manquera rien à 
mon bonheur. 

Cette fois, je le regardai avec tristesse. 

Se pouvait-il done qu'il y eùt un homme plus 
malheureux que moi? 

Il lut dans ma pensée comme si j'avais parlé tout 
haut. 

— Mon cher Max, dit-il, outre vingt autres sortes 
de douleurs dont je ne te parle pas, — il y a la 


douleur triste, — c'est la tienne, — puis il y a la 
douleur amère, — c'est la mienne, Je veux bien 


changer; mais, si tu m'en crois, ne change pas. 
Adieu! tu viendras me voir dans ma préfecture, 
n'est-ce pas? Tu seras chez moi comme chez toi, et 
je te laisserai pleurer tout à lon aise... pourvu que 
tu me laisses rire, As-tu du feu pour allumer mon 
cigare? Parbleu! j'oubliais que tu ne fumes pas, 

Et, accostant un homme du peuple qui fumait 
dans une pipe d'écume de mer, il alluma son cigare 
et remonta vers Schaerbeek en poussant sa fumée 
et en me faisant des signes de tête, 

Je le suivis des yeux jusqu'à ce que je l'eusse 
perdu de vue, 

Puis je continuai mon chemin, remerciant Dieu 
de m'avoir envoyé cette douleur sainte au lou d'une 
douleur profane, 

Deux jours après, j'étais à Blankenherghe. 


10 


Trois mois, je restai en face de l'Océan, c’est-2- 
dire de l'infini. , . 
Toûs les jours, j'allais, en suivant Tes bords de la 


plage, m’arréter dans un endroit près duquel avait, , 


quelques jours avant mon arrivée, échoué un bâti= 
raent. 

Cinq hommes qui le montaient avaient péri d’a- 
bord: c'était la machine humaine qui avait été la 
première détruite. F0 

La coque du navire avait été jetée à la côte avec 
uve telle force, qu’elle s'était, pour ainsi dire, in- 
crustée dans le sable. 

Le premier jour où je visilai le navire naufragé, il 
avait encore un mat debout, son beaupré et la plu- 
part de ses agrès. Comme nous étions en plein hi- 
yer, la. mer ne cessait point d'être mauvaise. 

Chaque jour, je trouvais le batiment désemparé 
de quelques-uns des agrès que je lui avais vus la 
veille. 

Aujourd'hui, e’élait une vergue; demain, c'était 
un mat; aprés-demain, le gouvernail. 

Comme fait une troupe de loups sur un cadavre, 
chaque vague, mordant sur la cafcasse du batiment, 
en enleväit un morceau. 

Bientôt il fut complétement rasé. 

Après les œuvres hautes, vintle tour des œuvres 
basses. : 

Le bordage fut brisé, puis le pont éclata, puis Par- 
rière fut emporté, puis l'avant disparut. , 

Longtemps encore un fragment du béaupré resta 
pris par ses cordages. 

Enfin, pendant une nuit dé tempête, les cordages 
se rompirent et le mat fut emporté. 

Le dernier vestigé du naufrage avait disparu sous 
l'effet de la vague, sous l'aile du vent... 

Hélas ! mon ami, je fus forcé de m’avouer à moi- 
même qu'il en était ainsi de ma douleur : comme ce 
navire échoué, dont chaque jour emportait une 
épave, chaque jour en emportait un débris. =: Enfin, 


vint ie moment où rien n'en fut plus visible au 


dehors, et, de méme qu'à la place où avait été le ba- 
timent naufragé, il ne redtait TIGE rien, là où s'élait 
engloutie ma douleur, il ne restait plus qu'un abime. 

Cet abime, qui le comblerait ? 

Suffirait-il de l'amitié, ou faudrait-il l'amour ? 

Jé revins en France. 

Ma première visite fut au chateau des Frières. 

En voyant la facade aux fenêtres fermées, en 
voyant la chambre où était morte ma mère, en 
voyant la tombe où elle dormait, jé retrouvai les 
laïthes que je croyais taries, 

Pendant les premiers jours, je repassai à travers 
les imères délices dé mon ancienne douleur. 

On me montra sur la muraille la trace, laissée par 
vous, de la visite que vous m'aviez faite. 

Je vous reconnus, quoique votre nom n’y fat pas. 

J'avais trop présurné de ma douleur en revenant 
aux Frières : elle n'élait plus assez forte pour que j'y 
restasse, Je sentis que ces endroits sacrés allaient 
devenir pour moi ce qu'est l'église pour le prêtre, 
Jallais m'habitüer aux lieux saints. 

Je sentis lé besoin de quitter cette demeure dont, 
quatre Mois auparavant, j'avais eu tant de peine à 
marracher, 

Seulement, aa lieu de la quitter celle fois les yeux 
leins de larmes ella gorge pleine de singlots, je 
la quittai la gorge serrée et les yeux secs. 

Je retournai de moi-même à ce Paris que j'avais 


cru un jour ne jamais revoir. 
Paris sivait toujours dé sa vie multiple, agitée, 
fiévreuse, inquiète, insouciante, égoïste, — brisant, 


dans ce mouvement quotidien, entre les dents de 


MADAME DE CHAMBLAY. 


celle roue gigantesque à laquelle s’engréne le 
monde, les intérêts, les existences, les positions, 
sociales, les trônes, les dynasties. — Il en était à 
réaliser votre procès Morcerf avec le procès Teste, 
et les empoisonnements Villefort avec les assassinats. 
Praslin. Ph ER 
_ Je ne sais:si mon absence, si ma douleur, si mon 
isolement, si mon contact avec les flots, les yents et 
les tempêtes, avaient mis en moi une intuition de 
l'avenir; mais il me sembla que, dans tout ce chaos 
moral, fe dévinais quelque chose de sombre et d’i 
sondable, quelque Maelstrom politique, où toute 
une époque allait s’engloutir. CU ie tha 
Je voyais, comme une vision de Patmos, floiter 
dans les vagues de lair ce vaisseau qui, porte la 
pensée et le progrès et que l'on appelte la Feaneet 
je le voyais, ayant bonne mer sous sa quille, bonne 
brise dans ses voiles, essayer de naviguer sans € sse 
contre lé vent, Je voyais au gouyernail ce puritain 
morose, cet historien rigide, cette Ame sèche, don 
un pauvre vieux roi, auquel échappaient Ja valeur 
des hommes et l'intelligence des choses, ayait fait 
son piloté, et je me rappélais ce qu'un ne d | 
d'Orléans, cet esprit si juste et si appréciateur ou 
vait dit de lui : « C’est un homme qui nous met des 
sinapismes, quand il nous faudrait des calaplasmt s.» 
Et, en effet, M. Guizot mettait des sinapismes à la 
iat? pert nine nerveux était dé exaspéré. 
étais tout étonné de yoir les choses comme avec 
une double vue. ; aE BBM RP 
Si le due d'Orléans eût vécu, j'eusse été à lui et je 
lui eusse dit: « Est-ce moi qui me trompe, et ne 
voyez-vous pas Ce que je vois? » & 
Mais il dormait dans son tombeau de famill 
Dreux: lui, du moins, il était sûr de ne te 
exilé de celte France qu'il aimail tant. ve 


ai 


à 


Quant & moi, que m’importait! je n'aimais plus 
rien. x 

Je pensai à deux hommes, à vous d’abord, puis à 
Alfred de Senonches. à 

Vous étiez occupé de la fondalion d’un théâtre ; 
cela yous jetait dans un ordre d'idées bien éloigné 
du mien, PE Li 

Au point de vue de l’art, voire œuvre élait bonne 
et belle, je vous laissai tout à yolre œuvre. 

Je m'informai d'Alfred de Senonches; il lait 
préfet à Évreux. 

Je ne voulais pas arriver chez lui comme un hôle: 
je passais et le venais voir en passant. Le reste dé- 
pendrait de l'accueil qu'il me ferait. à 

Si je n'étais pas content de lui, j'irais ailleurs, 4 

J'arrivai un matin à la préfecture. PNEUS 

Je demandai M. le préfet. tt 

On me répondit que M, le préfet était énormé- 
ment occupé el ne recevait personne, 4 

Je répliquai que je ne venais pas pour le déran- 
ger, que j'étais un de ses amis, que je pas ais par 
Evreux, où je ne complais rester que deux ea 
el que je priais qu'on lui remit ma carte seulement, 

L'huissier se décida. 

Une seconde après, la porte s’ouvrit, 

C'était Alfred de Senonches en personne, bous- 
culant l'huissier, l'appelant idiot, parce qu'il ne 
m'avait pas reconnu, . 

— Vous auriez cependant dd reconnailre à la 
tournure de monsieur, à la coupe de son habit, à la 
forme de sa carte, que monsieur n'élail pas de mes 
administrés, eb que je devais, par conséquent, avoir 
du plaisir à le recevoir, — Ne faites plus, à l'avenir, 
de ces erteurs-là, enlendez-vous ? 

Et, me jetant le bras autour du cou, il n'entraina 
dans son cabinet 


+ 


MADAME DE CHAMBLAY. i 


— Ah! dit-il, te voilà! Je t'attendais un jour ou 
l’autre ; mais je n’espérais pas que j’aurais la chance 
de t'avoir aujourd'hui. Tuas du bonheur, mon cher 
Max : tu arrives an jour de conseil général; je traite 
demain toutes les sommités du département de 
l'Eure. — Es-tu à la recherche d’orgueilleuses in- 
capacités, d'incommensurables vanités politiques, 
de nullités fastueuses? Bteins {a lanterne, Diogéne; 
iu as trouvé, non pas ton homme, mais tes hommes, 

—Il me semble, au contraire, lui dis-je, que 
j'arrive dans un mauvais moment et que je te dé- 
range; tu avais défendu ta porte, tu t’étais enfermé 
seul et tu mesurais la gravité des événements qui 
nous menacent. L ; 

— Moi, mon ami ? Et pourquoi diable veux-tu que 
je m'occupe de ces niaiseries-là ? J’ai une vingtaine 
de mille livres de rente en biens-fonds, que les 
événements, si graves qu'ils soient, ne m’enléveront 
jamais; je suis né garçon, j'ai vécu garçon et je 
mourrai probablement garçon. Une maîtresse a failli 
me faire brûler la cervelle en me trompant. Juge 
un peu ce qui serait arrivé si elle eût été ma femme! 
li est vrai que, si elle eût élé ma femme, elle 
eût eu cette excellente raison à me donner : « Je 
ne pouvais pas vous quitter; » tandis que l’autre 
avait cette raison-là et n’a pas eu l'idée de la mettre 
en pratique, Les femmes sont si capricieuses! — De 
sorte que... Mais que me disais-tu? Je n’en sais 
plus rien, ‘ 

— Je te disais que tu L'élais enfermé seul en dé- 
fendant ta porte. 

— Ah ! oui, c'est vrai; je m'étais enfermé et j'avais 
défendu ma porte pour faire le menu de mon diner. 

°æ Abh!lah! 

— Oui; tu comprends bien que ce n’est pas pour 
les grossières mâchoires qui vont le dévorer que je 
prends cette peine; c’est pour moi, On n’est pas de 
l'école politique des Romieu et des Véron sans 
avoir une certaine responsabilité morale à l'endroit 
de la nourriture. On n’a pas connu Courchamp et 
Montrond sans s'être fait une réputation de gourmet. 
— Noblesse oblige ! — Je vais donner à mes braves 
conseillers un diner dans le genre de celui de 
Monte-Cristo à Auteuil, — moins les slerlels du 
Volga et les nids d’hirondelle de la Chine, Quand il 
s’estagi pour moi de passer de la carrière diploma- 
tique à la carrière administrative, je me suis dit 
qu'il me faudrait encore, malgré toute mon intelli- 
gence, dix ou douze ans pour être ministre 4 Bade, 
ou chargé d’affaires à Rio-Janeiro, tandis qu'une 
fois nommé préfet, je me faisais nommer député, et 
qu'une fois nommé député, je me faisais nommer ce 
que je voudrais; j'ai done mieux aimé êlre préfet, 
et je l'ai été, comme tu le vois, Alors j'ai obtenu 
de ma digne mère qu’elle me fit cadeau, hon pas 
de ma part d’hérilage, Dieu m'en garde! — j'aime 
bien mieux que mon argent soit entre ses mains 
que dans les miennes, je suis loujours sûr d’en 
avoir, — mais qu'elle me fit cadeau de son cuisi- 
nier, Ah! mon cher Max, pat bonheur, j'avais dix 
ans de diplomatie! Qu'on me charge d'obtenir de 
l'Angleterre qu'elle rende l'Écosse aux Stuarts, de 
la Russie qu'elle rende la Gourlande aux Biren, de 
l'Autriche nue rende Milan aux Visconti, de la 
Prusse qu'elle rende les frontières du Hhin à la 
France, j'y réussirai ; — mais entreprendre une se- 
conde fois la conquête de Bertrand, — jamais! 

— Ce grand homme s'appelle Bertrand? 

— Oui, Mon ami; jé Le présenterai à lui un jour 
qu'il sera en belle humeur, —‘lache de te rappeler, 
comme souvenir de voyage, un plat inconnu, et 
doles-en son répertoire, — Bertrand, comme Bril- 


lat-Savarin, fait plus de cas de l’homme qui découvre 
un plat que de celui qui découvre une étoile; car 
des étoiles, dit-il, pour ce à quoi elles servent et 
pour ce que l’on connait, : y en a toujours assez. 
— C’est un grand philcsophe que Bertrand. 
— Ah! mon ami, je dirai de lui ce que Louis XIN 
dit, dans Marion de Lorme, de l'Angely : | 


Si je ne l'avais pas pour m’amuser un peu!... 


Mais je l'ai, par bonheur; demain, tu goûteras de 
sa cuisine. En attendant, que vas-tu faire? Voyons! 

— Mais, mon ami, je comptais passer, t’embras- 
ser et m’en aller, 

— Où cela? 

— Je n’en sais rien, 

— Tu mens, Max! tu en es à cette période de la 
douleur qui a besoin de distractions; tu as pensé à 
mol; et tu es venu à moi, merci! Oh! sois tran- 
quille, la distraction ne sera pas folle; elle ne 
heurtera pas les angles encore tant soit peu obtus 
de ta douleur; car, je le vois bien, les angles aigus 
ont disparu, Vivent les douleurs honnétes, loyales 
et dans la nature ! elles se calment lentement, mais 
elles se calment. Vivent surtout les douleurs sans 
ressource! on ne les oublie pas, mais on s’y habitue. 
— Rappelle-toi les vers que Shakspeare met dans la 
bouche de Glodius, essayant de consoler Hamlet : 


But you must know, your father lost a father, 
That father lost his; and the survival bound, 
In filial obligation, for some term. . . . 
+ + + + « . to do obsequious sorrow. 


Ici. mon cher Max , tu trouveras cette distraction 
grave qui ressemble tellement à l'ennui, qu'il faut 
être très-fort pour s'apercevoir qu’elle n'est que sa 
sœur, et, quand cette distraction-là ne te suffira 
plus, tu me quitteras, et tu suivras celle qui sera en 
harmonie avec la situation de ton cœur. Sois tran- 
quille, si tu ne t’en apergois pas, je te préviendrai; 
moi, je m'en apercevrai, je suis médecin en dou- 
leur, 

= Pourquoi ne Le guéris-tu pas toi-même, alors, 
pauvre ami? 

— Mon cher Max, Laénnec, qui a inventé les meil- 
leurs instruments d’ausculfation pour les maladies 
de poitrine, est mort de la poitrine, — Maintenant, 
je he te demande pas d’avouer si j'ai tort ou raison, 
Je te dis: J’ai, à une lieue d’ici, sur les bords dé 
l'Eure, une charmante maison dé campagne que je 
loue pour le moment, mais qu'à la première révolu- 
tion j'achètérai. — J'y rentre tous les soirs; comme 
je Vattendais, tu y trouveras ton pavillon tout pré- 
paré. 

Il sonna; je voulus faire une observation: un signe 
de là main m'imposa silence, 

L'huissier entra. 

— Failes mettre le cheval à la voiture, et dites à 
Georges de Conduire monsieur à Reuilly, puis de re- 
venir me chereher à cinq heures, 

L'huissier sortit, 

— Quand ma journée sera finie, ajouta Alfred. 

— et ta journée va se passer?... 

— A compléter miu carte, Mot ami; c'est la près 
midre affaire véritablement sétieusé qui me soit 
tombée sous la main depuis que je suis préfet, Tu 
compronds qu'il ne faut pas que je la manque. 

Cing minutes après, j'étais sur la route de Reuilly. 


12 


IV 


Reuilly, ou plutôt le chateau de Reuilly, était une 
charmante habitation. — C’était tout à fait la cage 
de ce misantbrope sybarite qu’on appelait Alfred de 
Senonches. Jolie bâtisse du xvri siècle, affectant, 
par ses deux tours aux toits pointus et ardoisés, des 
airs de seigneurie qui réjouissaient un œil aristo- 
cratique, il s'élevait sur une colline qui s’étendait en 
pelouse jusqu’à l'Eure, ombragée par un rideau de 
peupliers, — ces grandes herbes forestières qui 
poussent si bien en Normandie, — Aux deux côtés 
de ce tapis, se massaient, d’une façon pittoresque, 
des groupes d’arbres de ce vert vivace que l’on ne 
trouve que dans les localités un peu humides, tandis 
que les gazons, peignés frais chaque matin par des 
jardiniers invisibles, pouvaient rivaliser avec les pe- 
louses les plus moelleuses d'Angleterre. 

Un petit pavillon, se composant d’un salon, d’une 
chambre à coucher, d’un cabinet de toilette et d’un 
cabinet de travail, fut mis à ma disposition comme 
si, en effet, on m’eut attendu. 

Il donnait, par un petit perron de quatre marches 
toutes garnies de géraniums, sur un parterre de 
fleurs; de sorte qu'à toute heure du jour et de la 
puit, sans ouvrir une autre porte que celle de mon 
appartement, je pouvais descendre au jardin, ou 
rentrer chez moi. 

Les murailles du cabinet étaient couvertes de 
dessins de Gavarni et de Raffet, au milieu desquels 
deux ou trois Meissonnier tiraient l'œil par leur 
finesse, leur esprit et leur netteté. 

Trois panneaux, l’un faisant face à la glace de la 
cheminée et les deux autres aux deux murs laté- 
raux, formaient trois collections : l’un de fusils et de 
pistolets modernes, l’autre de fusils et de pistolets 
d'Orient, le troisième d’armes blanches de tous les 
pays, depuis le crid malais jusqu'au machete mexi- 
cain, depuis le couteau-baionnette de Devisme jus- 
qu’au kandjiar ture. 

Je me demandais comment un homme pouvait 
avoir en même temps des goûts artistiques et des 

iplitudes administratives. 

Ce fut l'observation que je fis à Alfred lorsqu'il 
acriva, 

— Ah! mon cher, me dit-il, tu as été gaté par ta 
mère, toi; elle a très-bien reconnu qu'il n’élait au- 
cunement nécessaire d’être quelque chose pour être 
quelqu'un, et qu'une grande personnalité valait mieux 
qu'une belle position. Moi, j'ai trois tantes dont je 
suis l'héritier unique, mais non pas absolu. Ce sont 
mes trois Parques; elles me filent des jours d’or et 
de soie; seulement, il y en a une qui est toujours 
prête à couper le fil, si je ne suis pas une carrière. 
Or, tu te figures bien, mon cher, que ce n’esl pas 
avec mes vingt mille livres de rente et avec mes 
quinze ou dix-huit mille francs d’appointements que 
j'ai six chevaux dans mon écurie, quatre voilures 
sans compter mes remises, un cocher, un valet de 
chambre, un piqueur, un cuisinier, et trois ou quatre 
autres domestiques dont je ne sais pas même les 
noms. Non, ce sont mes trois lantes qui se chargent 
de tout cela, — à la condition que je serai quelque 
chose. Elles se sont cotisées, elles ont mis une espèce 
d'intendant près de moi, et, en attendant qu'elles 
me laissent deux cent mille livres de rente 
qu'elles possèdent à elles trois, elles consacrent 
quatre mille francs par mois à l’entrelien de ma 


les 


| 


rente personnelle et mes appointements me restent 
intacts comme argent de poche. Elles ont du bon, 
en somme, les trois vieilles dames; bien entendu, 
tu comprends que je leur fais payer & part mes di- 
ners ofliciels. J'ai, dans ce cas, pour elles, une at-! 
tention qui les touche infiniment. Comme uous 
sommes de race robine, — c’est-à-dire gourmande, 
— je leur envoie la carte, un dessin de la table que: 
je fais moi-même, — avec l'ordre du service et 
le nom des convives aristocratiques auxquels j'ai 
l'honneur de faire manger leur argent. Moyennant 
cette attention, je pourrais donner, sans abuser, un 
diner par semaine; mais je n’ai garde! 

— Je comprends; cela t’ennuie… 

— Non, pas précisément; manger n’est pas plus! 
ennuyeux qu'autre chose, quand on mange bien: 
Mais je m’userais comme homme politique, et je 
n’aurais plus de moyens d’action dans les grandes 
circonstances. Il faut se ménager. Veux-tu voir mon 
menu? . . 

— Je suis bien profane, cher ami. 

— Voyons, suppose que je suis un poéte et que 
je te dis des vers. — Ce ne sera jamais plus en- 
nuyeux que des vers, va! 

— Allons, dis ton menu. 

— Pauvre victime ! 

Alfred tira un papier de son portefeuillle admi- 
nistratif, le déplia gravement et lut : 


« Menu du diner donné au conseil général de 
l'Eure par M. le comte Alfred de Senonches, préfet 
du département. » ) 


— Tu comprends que c’est pour mes tantes que 
je me suis livré à cette ambitieuse rédaction, n’est- 
ce pas? à 

Je fis signe que oui. 

TABLE DE VINGT COUVERTS 
Deux potages. 
A la reine, aux ayelines. — Bisque rossolis aux poupards. 
Quatre grosses pièces. 


Turbot à la purée d’huitres vertes. — Dinde aux truffes de 


‘Barbezieux. — Brochet à la Chambord. — Reins de sanglier à 


la saint Hubert. 
Quatre entrées. 


PaAté chaud de pluviers dorés. — Six ailes de poulardes gla- 
eées aux concombres. — Dix ailes de canetons au jus de bigar- 
rades. — Matelotte de loltes à la Bourguignonne. 


Quatre plats de rôt. 


Deux poules faisines, l'une piquée, l'autre bardée. — Buisson 
composé d’un brochet fourré d’un chapelet de dix petits ho- 
mards et de quarante écrevisses au vin de Sillery. — Buisson 
composé de deux engoulevents, quatre riles, quatre rameaux, 
deux tourtereaux, dix cailles rdties. — Terrine de foies de ca- 
nards de Toulouse. 


Huit entremets. 
Grosses pointes d’asperges à la Pompadour, au beurre de 


Rennes. — Croûle aux champignons émineés et aux lames de 
truffes noires à la Béchamel, — Charlotte de poires à la vanille, 
— Profiteroles au chocolat, — Fonds d’artichants rouges à la 


lyonnaise et au coulis de jambon, — Macédoine de patates 
d'Espagne, de petits pois de serre chaude, et de truffes blan- 
ches de Piémont à la crème et au blond de veau réduit, — 
Mousse fouettée au jus d’ananas. — Fanchonnette à Ju gelée de 
pommes de Rouen. 


Dessert. 
Quatre corbeilles de fruits, = Huit corbillons de fines sucre= 
ries. — Six sorbetiéres garnies de six sortes de glaces. — Huit 


compotions. — Huit assiettes de confitures et quatre espèces 
de fromages servis en extra avec porter, pale-ale et seoteb-ale, 
pour ceux qui, par hasard, aimeraient cos sortes de boissons, 


Vins., 


De Lunel paillé avec le potage. 

De Mercurez de la comète, au relevé et avec les hors- 
d'œuvre. 
; D’Ai de Moét non mousseux, bien frappé, vers la fin des en- 
rées. 

De la Romanée-Conti, avec le rôt. 

De Château-Laffitte 1825, aux entremets. 

Pacaret sec, malvoisie de Chypre, albano et lacryma-christi, 
au dessert. 

Apres le café, tafia de Thor, absinthe au candi et myrobolan 
de madame Amphoux. 


En achevant cette savante énumération gastrono- 
mique, Alfred respira. 

— Eh bien, cher ami, que dis-tu de ma carte? 
demanda-t-il. 

_—J’en suis émerveillé! 


— Comme l’eau qu'il secoue aveugle un chien mouillé, 


n'est-ce pas? 

— Tu dis? i 

— Rien; je cite Hugo. De temps en temps, je 
proteste contre Ja province par un souvenir de Pa- 
ris, — mais tout bas; — peste! tout haut, cela nui- 
rait à ma carrière. — En attendant, comment trou- 
ves-tu Reuilly? 

— Une charmante habitation, cher ami. 

— C’est 1a que je viendrai me retirer quand j’au- 
rai été député, ministre, condamné à la prison per- 
pétuelle et gracié, c’est-a-dire quand ma carrière 
sera complète. 

— Diable! comme tu y vas! 

— Dame, nous avons des antécédents : M. de Po- 
lignac, M. de Montbel, M. de Peyronnet. C’est l’a- 
vantage qu'ont les diplomates sur les ministres. Les 
diplomates se contentent de prêter un nouveau ser- 
ment; moyennant quoi, ils passent de la branche ai- 
née à la branche cadette, et tout est dit. 

On annonça que nous étions servis. 

— A propos, je n'ai invité personne pour t'avoir 
tout entier à moi, cher ami; notre seul convive sera 
mon premier secrétaire, excellent garçon dont j’au- 
rais déjà fait un sous-préfet, si je n'étais un égoïste. 
Après le diner, nous trouverons deux chevaux tout 
sellés,à moins que tu n’aimes mieux aller en voiture, 

— J'aime mieux aller à cheval, 

— Je m'en doulais. A table! 

Et, toujours saccadé, toujours nerveux, toujours 
soupirant, entre deux rires, Alfred me prit le bras 
et me conduisit à la salle à manger. 

La soirée se passa en promenade, A neuf heures, 
nous rentrames; le thé nous allendait. 

Après le thé, Alfred me conduisit lui-même à une 
bibliothèque de deux ou trois mille volumes, 

— Je sais, me dit-il, que tu as l'habitude de ne 
jamais l’'endormir sans avoir lu une heure ou deux. 
— Tu trouveras là un peu de tout, depuis Male- 
branche jusqu'à Viclor Hugo, — depuis Rabelais 
jusqu'à Balzac. — J'adore Balzac, il ne vous laisse 
pas d'illusions, au moins! et celui qui dira ste a 
flatté son siècle, ne verra pas Jes choses en beau; 
lis les Parents pauvres, cela vient de paraitre, et 
c'est lout simplement désespérant, — Sur ce, je te 
laisse ; bonsoir! 

Et Alfred sortit. 

Je pris /ocelyn de Lamartine, et je rentrai dans 
ma chambre à coucher, 

Je songeais à une chose singulière, 

Je songeais à la différence qui peut exister entre 
une douleur et une autre douleur, selon la source 
où elle est puisée, 

Ma douleur à moi, qui avait une source sacrée et 


MADAME DE CHAMBLAY. 


13 
une cause irréparable, avait suivila pente ordinaire 
de la douleur. 

D'abord aiguë, saignante, trempée de larmes, elle 
avait passé de cette période convrisive à une pro- 
fonde tristesse pleine de prostration et d’atonie, 
puis à la mélancolique contemplation Ges luttes de 
la nature, puis au désir du changement de lieu, 
puis, enfin, au besoin, non avoué encore, de la 
distraction; — c'était là qu’elle en était. 

Quant à Alfred, je ne sais si sa douleur était plus 
ou moins poignante, mais c'était le même rire, et, 
par conséquent, la même souffrance que quand je 
l’avais rencontré à Bruxelles. 

Je n'avais eu que le cœur brisé; lui avait eu l’âme 
mordue. La morsure était venimeuse, sinon mor- 
telle. 

Le lendemain, je ne le vis qu’un instant, — à dé- 
jeuner; — il partait pour la préfecture; il avait le 
regard du maitre à jeter sur son diner. On m’atten- 
dait à six heures et demie ; j'étais libre jusque-là. 

J'avais espéré me dispenser du diner; mais Al- 
fred n'avait voulu entendre à rien. — En somme, 
comme c'était une chose nouvelle pour moi qu'un 
diner d’autorités départementales, j'avais assez fa- 
cilement cédé, 

Au moment de passer dans la salle à manger, 
Alfred me souffla tout bas à l'oreille 

— Je Uai placé près de M. de Chamblay ; c'est le 
plus intelligent de la société; avec lui, on peut cau- 
ser de tout. | 

Je remerciai Alfred et cherchai mon éliquette. 

"J'avais, en effet, pour voisin de droite M. de 
Chamblay, et pour voisin de gauche un monsieur 
dont j'ai oublié le nom. 

On connait la carte du diner, — il était splen- 
dide ; mon voisin de gauche s’absorba dans le tra- 
vail matériel de la déglutition. 

Mon voisin de droite rendit à chaque plat une 
justice complète et intelligente. | 

Nous parlames voyages, industrie, politique, lit- 
térature, chasse, et, comme m'avait dit Alfred, je 
trouvai un homme qui pouvait parler de tout. 

Ce que je remarquai, c’est que la majorité de ces 
grands propriétaires élait opposée au gouverne- 
ment. 

Au dessert, on porta des toasts. 

Apres le diner, on passa au salon pour le café. 
A côté du salon était le fumoir, donnant sur le jar- 
din de la préfecture, 

Dans le fumoir, sur de magnifiques plats de por- 
celaine, élaient des cigares de toute espèce, depuis 
les puros jusqu'aux manilles. 

M. de Chamblay ne fumait point. — Cette ab- 
sence d’un délaut, si commun, qu'il est devenu une 
habitude de la vie sociale, nous rapprocha encore. 

Nous laissämes nos fumeurs s'enivrer de tafia, 
d’absinthe et de myrobolan, et nous allimes nous 
promener sous les allées de lilleuls du jardin de la 
préfecture. + 

M. de Chamblay avait maison de ville à Evreux, 
et maison de campagne à Bernay. : 

. Autour de cette maison de campagne s'étendait 
une chasse magnifique, 

Il avait là, ou plutôt sa femme, de qui lui venait 
sa fortune, avait la deux mille arpents de terre 
d'une seule pièce, ‘ 

Il m'invita à aller faire l'ouverture chez lui, et je 
m'y engageai presque, 
| La nuit vint pendant que nous causions; les sa- 

lons s'illuminèrent, A partir de ce moment, il me 

sembla reconnaitre une certaine impatience dans 
| mon interlocuteur, que la variété de sa conversa- 


14 


MADAME DE CHAMBLAY, 


lion et le charme de son esprit me faisaient retenir, 
autan! que possible, loin de ses collègues, 

Enfin, il n’y put tenir. ( à 

— Pardon, me dit-il, je crois que l’on joue. 

— Oui, lui répondis-je. 

— Rentrez-vous au salon? 

— Pour vous suivre; — je ne joue jamais. 

— Ah! par ma foi, yous êtes bien heureux ou 
bien malheureux. 

— Vous jouez, vous ? 

— Comme un enragé! 

— Que je ne vous retienne pas. 

M. de Chamblay rentra au salon; j'y rentrai der- 
rière lui. En effet, il y avait des tables pour tous les 
goûts, table de whist, table de piquet, table d’é- 
carté, table de baccarat. 

A dix heures, les invités de la soirée commen- 
cèrent à venir, 

J'entendis Alfred qui disait à M. de Chamblay : 

— Est-ce que nous n’aurons point madame ? 

— Je ne crois pas, répondit celui-ci : elle est 
souffrante, 

Un singulier sourire passa sur les lèvres d'Alfred, 
tandis qu’il répondait cette phrase banale : 

— Oh! quel malheur ! Vous lui présenterez bien 
mes regrets, n’est-ce pas? 

M. de Chamblay s’inclina. 

Il était déjà tout entier au jeu. 

Je pris Alfred a part. 

— Pourquoi done as-tu souri quand M. de Cham- 
blay Va dit que sa femme était souffrante ? 

— Ai-je souri? 

— J’ai cru m’en apercevoir. 

— Madame de Chamblay ne va pas dans le monde, 
et l’on tient sur cetle espèce de reclusion, que je 
crois volontaire, toute sorte de méchants propos. 
— S'il faut zn croire les caquets des mauvaises 
langues, ce n’est point un mariage, sinon des mieux 
assortis, du moins des plus heureux; les deux for- 
tunes élaient, à ce que l’on dit, à peu près égales, 
et marié, — séparé de biens, — M. de Chamblay, 
après avoir mangé son patrimoine, est, dit-on, en 
train d’entamer la dot de sa femme. 

— Je comprends : la mère défend la fortune de 
ses enfants. 

_— Il n’y en a pas. 

— Faites-vous vingt louis qui manquent contre 
moi, monsieur de Senonches? demanda M. de 
Chamblay, qui tenait les cartes, 

Alfred fit de la tête signe que oui. 

Puis, se retournant vers moi : 

— À rhoins que tu neles fasses, toi, les vingt louis. 

— Je ne joue jamais, 

— G’est encore une de mes obligations, à moi, de 
jouer et de perdre; un préfet qui ne jouerait pas ou 
qui gagnerait, lu comprends, on dirait que je me 
fais préfel pour vivre, 

— Voici vos vingt louis, dit Alfred. 

Etil me quitla pour aller poser son argent sur la 
lable. 

Alfred élait un homme du monde dans toute la 
force du terme; impossible de faire les honneurs 
d'un salon avec plus d'élégance qu'il ne le faisait; 
— aussi Élail-il cité comme modèle dans tous les 
départements, et les mères ayant des filles à ma 
rier n'avaient qu'un désir, o’est qu'il daignat jeter 
les yeux sur leur progéniture, et, quelle que fat la 
fortune des demoiselles à marier, il n'avait qu'à 
faire un signe, 

Mais Alfred ne manquait pas une occasion de 
manifester son peu de goût pour le mariage, Le luxe 
du diner se prolongea pendant toute la soirée, 


———— 


Il y eut, à profusion, glaces pour les dames, 
punch et champagne peut les hommes, jeu d'enfer 
pour tous. 

Vers deux heures du matin, Alfred prit une 
banque de baccarat. 

~— Oh! par exemple, me dit-il, à moins qu'il n’y 
ait serment, tu joueras une fois dans ta vie contre 
moi ou pour moi, ne fat-ce qu’un louis. 

— Je ne jouerai pas, lui dis-je avec un sourire 
triste, en me rappelant l’antipathie de ma mère 
pour le jeu. 

— Messieurs, dit Alfred, qui, comme les autres, 
commençait à subir l'influence du punch et du vin 
de Champagne, voilà un homme modèle : il ne boit 
pas, il ne fume pas, il ne joue pas. Le soir de la 
Saint-Barthélemy, le roi Charles IX dit au roi de 
Navarre : «Mort, messe ou bastille? » Eh bien, je 
ten dis autant, Max; seulement, je varie : Jeu, 
champagne où cigare? — Le roi de Navarre choisit 
la messe ; que choisis-tu ? : 

— Je ne veux pas boire, parce que je n’ai pas 
soif; je ne veux pas fumer, parce que cela me fait 
mal; je ne veux pas jouer, parce que cela ne m'a- 
muse pas, répondis-je. — Mais voilà cing louis que 
tu peux faire valoir pour mon compte au premier 
appoint qui manquera. 

EL je posai mes cing louis dans la bobéche d’un 
chandelier, 

-— Bravo! dit Alfred; messieurs, j'ai dix mille 
franes devant moi. . 

Et Alfred tira de sa poche cing mille francs en 
billets de banque et cing mille francs en or. 

Le jeu m/attristait profondément; je ne connais- 
sais personne ; M, de Chamblay jouait avec acharne- 
ment et élait passé aux pavillons. — Je priai un do- 
mestique de me montrer machambre. * 

Alfred couchait à la préfecture, et je n'avais cru 
devoir déranger personne, au milieu de la nuit, 
pour atteler ou seller un cheval. 

J'avais done dit que je coucherais à la préfecture 
comme lui. | 

On me conduisit à ma chambre, / 

J'étais fatigué de tout le bruit qui s’était fait au- 
tour de moi depuis six ou sept heures; je ne tardai 
pas à m’endormir. 

Le matin, je fus réveillé par ma porte qui s’ou- 
vrait, et par Alfred qui entrait en riant. - 

— Ah! mon cher, me dit-il, tu ne diras pas que 
la fortune ne te vient pas en dormant. 

Et, lachant trois coins de son mouchoir, qu’il te- 
nait à là main, il laissa tomber sur mon tapis une 
cascade d’or. 

— Qu'est-ce que cela? lui demandai-je, et quelle 
plaisanterie me fais-tu ? 

— Ob! c'est on ne peut plus sérieux; il faut te 
dire, cher ami, que j'ai ruiné tout le monde, si bien 
que j'ai été obligé d’abaisser ma banque de dix 
mille francs à trois mille; — avec ces trois mille, 
j'ai fait une dernière razzia, Toutes les bourses 
élaient vides; alors, j'ai vu tes cing louis dans la 
bobèche, « Ah! pardieu! ai-je dil, il faut que Max 
y passe comme les autres |» Je t'ai mis en jeu, et 
j'ai taillé poureinq louis; mais sais-tu ce que Lu as 
fait, entêté? Tu as passé sept coups de suile, et, au 
septième, Lu as fait sauter la banque! Bonne nuit! 

Wt Alfred se retira, laissant un tas d'or au milieu 
de la chambre. 


MADAME DE CHAMBLAY. 


15 


ne 


» J'étais réveillé; j'essayai inulilement de me ren- 
dormir. Fs H 
La pendule sonna huit heures. 
Je me levai. 
Je complai l'or versé par Alfred sur le tapis : il y 
avait un peu plus de sept mille francs. 


Je mis le tout sur la cheminée, dans une coupe | 


de bronze; puis je m’babillai. Je descendis, et, 
comme mailre et domestiques se couchaient, je 
sellai moi-même un cheval, et j’allai faire un tour 
de promenade. — 

- Jerentrai yers dix heures. 

En rentrant, je trouvai Georges, qui me dit que 
son maître désirait dormir jusqu'à midi, et me fai- 
sait prier de m’installer dans son cabinet, et de faire 
le préfet, si cela pouvait m’amuser. \ 

+ Mon déjeuner était prêt. 

- Je déjeunai. 
* Pendant que j'étais à table, on vint me dire 
qu'une dame désirait parler à M. Alfred de Se- 
nonches. 

* Je renvoyai le domestique demander le nom de 
celte dame, 

+ Il revint en disant que c'était madame de Cham- 
blay, et qu’elle venait pour affaire dé préfeelure, 

Une curiosité me prit. Je me rappelai qu’Alfred 
m'avait chargé de son intérim; nous avions parlé 
de madame de Chamblay la veille, Je dis au do- 
mestique de la faire passer dans le cabinet officiel. 

Je jetai les yeux dans la tue; elle était venue dans 
un élégant. coupé attelé de deux chevaux. Le co- 
cher étañ en petite livrée. 

Je sortis de la salle‘ manger, et, en traversant 
Yantichambre qui conduisait au cabinet, je vis un 
second domestique à la même livrée que le cocher. 

avait accompagné sa maitresse à Vintéricur. 


Ce coupé, ces chevaux, ces domestiques, indi- | 


quaient bien qu'effectivement madame de Cham- 
Me vénait pour affaire, et qu'il n’y avait aucune 
indiserétion 4 moi à user de la procuration qui m’é- 
tit donnée. 

Je rentrai dans le cabinet, Une femme était assise 
à contre-jour. 
~ Sa mise était d’une simplicité et d’une distinetion 
parfaites; c'était ce que l’on appellé une matinée en 
taffetas gris-perle; le chapeau, moitié paille d'Tta- 
lie, moitié taffetas de la même couleur que la ma- 
linée, n'avait pour lout ornement que quelques épis 
de folle avoine et de bluets, 

Une yoilette de dentelle noire couvrait la moitié 
du visage, que madame dé Chamblay laissait dans 
Ja pénombre, 

Elle se leva en m’apercevant. 

— M. Alfred de Senonches?,., demanda-t-elle 
avéé uné voix hatmonieuse comme un chant, 

Je la priai par un geste de se rasseoir. 

— Non, madame, lui dis-je, mais tn de ses amis, 

ale bonheur, ce matin, de tenir sa place, et 
qui s'en félicitera toute sa vie, si, dans ce court in- 
Grim, il peut vous ébre bon à quelque chose. 

— Pardon, monsi¢ar, dit madame de Chamblay 
en faisant un mouvement pour se rétirér; mais ce 
que je venais démander à M. le préfet (et elle ap- 
puya sur Je fot) était une faveur que seul il pou- 
vait m'accorder, én supposant même qu'ilme fa pat 
accorder, Je reviendrai plus tard, lorsqu'il sera libre, 


— De grâce, madame ! lui dis-je. 

Elle se rassit. 

— Si c’est une faveur, madame, et s'il peut vous 
l’accorder, pourquoi ne pas me prendre pour inter- 
médiaire? Doutez-vous que je ne plaide chaude- 
ment la cause dont vous daigneriez me charger? 

— Pardon, monsieur, mais j'ignore même à qui 
j'ai l’honneur de parler. 

— Mon nom ne vous apprendra rien, madame, 
| car il vous est parfaitement inconnu. Je m'appelle 
Maximilien de Villiers; je n’ai cependant pas le mal- 
heur de vous être tout à fait aussi étranger que 
vous eroyez. J’ai été présenté hier à M. de Cham- 
blay. J'étais à côté de lui à table; nous ayons beau- 
coup causé pendant et après le repas; j'ai été in- 
vité par lui à l'ouverture de la chasse à votre château 
de Bernay; et, sans me permettre de yous faire une 
visite, je comptais avoir aujourd’hui même l'hon- 
neur de vous porter ma carte, 

Je m'inclinai en ajoutant : 

— C’est un homme d’une grande distinction que 
M. de Chamblay, madame. 

— D'une grande distinction, oui, monsieur, c’est 
vrai, répondit-elle: 

Et, en répondant, madame de Chamblay poussa 
ou plutôt laissa échapper un soupir. 

Je profitai du moment de silence qui se fit à la 
suite de ce soupir pour jeter un regard sur madame 
de Chamblay. 

C'était une femme de vingt-trois à vingt-quatre 
ans, plälôl grande que petite, à la taille évidem- 
ment mince et flexible, sous le mantelet large et 
flottant de sa matinée; elle avait des yeux d’un bleu 
d'azur assez foncé pour qu'au premier abord ils pa- 
russent noirs, des cheveux blonds tombant à l’an- 
glaise, des sourcils bruns, des dents petites et 
blanches sous des lèvres carminées, qui faisaient 
encore mieux ressortir la paleur de son teint. 

Dans tout l’ensemble du corps se réyélait un air 
de fatigue ou un sentiment de douleur annonçant 
Ja femme lasse de lutter contre un mal physique 
ou moral, 

Tout cela me donnait le plus grand désir de con- 
| naître la cause qui amenait madame de Chamblay 
à la préfecture, 
| Si je vous inlerrogeais, madame, lui dis-je, 
sur le motif qui me procure l'honneur de votre vis 
site, vous croiriz peut-ôtro que je veux abréger les 
instants où j'ai le bonheur de jouir de votre pré: 
sence; cependant j'ai hâte, je vous l'avouerai, 
| de connailre en quoi mon ami pouvait vous êlre 
. utile, 
| — Voici toute l'affaire, monsieur: il y a un mois, 
| le tirage à la conscription a eu lieu; le fiancé de ma 
| sœur de lait, que j'aime beaucoup, a élé désigné 
par le sort pour partir; c’est un jeune homme de 
vingt et un ans, qui soutient sa mère et une plus 
jeune sœur; en outre, s'il ne fût point tombé à la 
conscription, il allait épouser la jeune fille qu'il 
time, Celle mauvaise chance fait done tout à la fois 
le malheur de quatre personnes. 

Je m'inclinai comme un homme qui attend, 

— Eh bien, monsieur, continua madame de 
Chamblay, le conseil de révision se rassemble di- 
manche prochain; M, de Senonches le préside ; un 
mot dit au médecin réviseur, mon pauvre jeune 
homme est réformé, et votre ami a fait le bonheur 
de quatre personnes, 

— Mais le malheur de quatre autres, peul-êlre, 
madame, répondis-je en souriant, 

— Comment cela, monsieur? me demanda ma 
dame de Chumblay étonnée, 


16 


MADAME DE CHAMBLAY. 


— Sans doute, madame; combien faut-il de 
jeunes gens pour le canton qu’habite votre protégé? | 

— Vingt-cinq. 

— A-t-il quelque motif de réforme ? 

Madame de Chamblay rougit. 

— Je eroyais vous avoir dit, balbutia-t-elle, que 
c'était une faveur que je venais demander à M. le 
préfet. 

— Cette faveur, madame, — excusez la franchise 
de ma réponse, — est une injustice, du moment où 
elle pèsera sur une autre famille. 

— Voilà où je ne vous comprends pas, monsieur. 

— C’est cependant bien facile à comprendre, 
madame. Il faut vingt-cinq conscrits; supposez qu'en | 
ne faisant aucune faveur, un soit bon sur deux? le 
nombre monte à cinquante, et le numéro 51 est 
sauvegardé par son chiffre même; me comprenez- 
vous, madame ? | 

— Parfaitement. | 

— Eh bien, que, par faveur, un de ces vingt-cinq | 
jeunes gens qui doivent partir ne parte pas, le cin- | 
quante et unième, qui était sauvegardé par son nu- | 
méro, part à sa place. 

— C’est vrai, dit madame de Chamblay en tres- | 
saillant. | 

— J'avais done raison de vous dire, madame, re- | 
pris-je, que le bonheur de vos quatre personnes fe- 
rait le malheur de quatre autres personnes, peut- 
être, et que la faveur que vous accorderait mon ami 
serait une injustice. 

— Vous avez raison, monsieur, dit madame de 
Chamblay en se levant, et je n’ai plus qu’une prière 
à vous adresser. | 

| 
| 


— Laquelle, madame? 

— C’est de mettre la démarche que je viens de 
risquer si malencontreusement sur le compte de la 
légéreté de mon esprit, et non sur celui de la dé- 
faillance ¢e mon cœur. Je n’avais point réfléchi, 
voilà tout. Je n'avais vu qu’une chose: sauver un 
pauvre enfant nécessaire à sa famille. Cela ne se 
peut pas, n’en parlons plus. Il y aura quatre mal- 
heureux de plus en ce monde, et, sur la quantité, il 
n'y paraîtra pas. 

Madame de Chamblay secoua une larme qui trem- 
blait comme une goutte de rosée aux cils de sa 
paupière, et, après m'avoir salué, elle s’avança vers 
la porte, 

Je la voyais s'éloigner avec un profond serrement 
de cœur. 

— Madame, lui dis-je. . 

Elle s’arréta. 

— Seriez-vous assez bonne, à votre tour, pour 
m’accorder une faveur ? 

— Moi, monsieur ? 

— Oui, 

— Laquelle? 

— De vous asseoir et de m’écouter un instant? 

Bile sourit tristement et reprit sa place sur son 
fauteuil, 

— Je serais inexcusable, madame, lui dis-je, de 
vous avoir parlé si brutalement, si je n'avais à vous 
proposer un moyen de tout concilier. 

— Lequel? 

— Il ya des commerçants, madame, qui vendent 
de la chair morte : cela s'appelle des bouchers; il y 
en a qui vendent de la chair vivante : j'ignore le nom 
de ceux-là, mais je sais qu'ils existent; on peut 
acheler un homme à votre prolégé. | 

Un sourire d'une tristesse profonde glissé sur les | 
lévres de madame de Chamblay. 

— J'y ai pensé, monsieur, dit-elle; mais... 

— Mais?... répélai-je, 


— On ne peut pas toujours se passer le luxe d’une 
bonne action. Un remplaçant coûte deux mille 
francs, monsieur. 

Je fis un mouvement de tête. 

— Si ma fortune était à moi, continua madame 
de Chamblay, je n’hésiterais pas; mais ma fortune 
est à mon mari, ou plutôt est administrée par mon 
mari, et, comme ma sœur de lait n’est absolument 
rien à M. de Chamblay, je doute qu'il me permette 
de disposer de cette somme. à 

— Madame, lui demandai-je, permettriez-vous à 
un étranger de se substituer à vous et de faire la 
bonne action que vous ne pouvez faire ? 

— Je ne vous comprends pas, monsieur; Car je 
ne suppose pas que vous m'offriez d'acheter un rem- 
plaçant à mon protégé. 

— Pardon, madame, insistai-je en voyant qu’elle 
faisait un mouvement pour se lever; seulement, 
veuillez m’écouter jusqu’au bout. 

Elle reprit sa place. 

— Sur un serment, ou plutôt sur une promesse 
que j'avais faite à ma mère, je n’ai jamais joué; cette 
nuit, mon ami Alfred de Senonches m'a forcé de lui 
confier cent francs pour les faire valoir. Avec ces 
cent francs, il en a gagné six ou sept mille, dont 
une portion à votre mari, probablement. Cet argent 
du jeu qu’Alfred m'a compté ce matin, je n’ai con- 
senti à le recevoir qu’en le consacrant d’avance à 
une ou plusieurs bonnes actions. Dieu a pris note 
de cet engagement, puisqu'il vous envoie ce matin, 
madame, pour que Je fasse à l'instant même l’ap- 
plication de ma promesse, 

Madame de Chamblay m’interrompit, et, se levant 
de nouveau : 

— Monsieur, dit-elle, vous comprenez, n’est-ce 
pas, que je ne puisse accepter une pareille offre? 

— Aussi, madame, répliquai-je, n'est-ce point à 
vous que je la fais. Vous me signalez où est la dou- 
leur que je puis guérir, où sont les larmes que je 
puis essuyer. J'y vais, je guéris cette douleur, j’es- 
suie ces larmes ; vous n’avez aucune reconnaissance 
personnelle à me vouer pour cela. A la première 
quête que l’on fera pour une famille pauvre, pour 
une église à rebâtir, pour un emplacement de tombe 
à acheter, j'irai à mon tour chez vous, je vous ten- 
drai la main, vous y laisserez tomber un louis, et 
yous m’aurez donné plus que je ne donne aujour- 
d’hui, madame, puisque vous, m’aurez donné un 
louis qui vous apparliendra, tandis que je donne, 
moi, deux mille francs que le hasard (un mot de 
vous me fera dire la Providence) a mis en dépôt 
entre mes mains. 

— Vous me donnez votre parole d’honneur, 
me dit madame de Chamblay d’une voix émue, 
que cet argent vient de la source que vous m'indi- 
quez? 

— Je vous en donne ma parole d’honneur, ma- 
dame; je ne mentirais pas, méme pour avoir le 
droit de faire une bonne action, 

Elle me tendit la main, 

Je pris et baisai respectueusement cette main. 

Au contact de mes lèvres, elle frissonna et se re- 
tira légèrement, 

— Je n'ai pas le droit de vous empêcher de sau- 
ver une famille du désespoir, monsieur, me dit-elle; 
je vous enyerrai mon prolégé, où plutôt sa fiancée : 
le bonheur du pauvre garçon sera plus grand lui 
venant par elle. 

Cette fois, ce fut moi qui me levai, 

— eux lois je vous ai retenue, madame, lui dis- 
je, el maintenant je m’empresse de wus endre 
votre hiberté, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


17 


— Ne m’en veuillez pas d’en profiter pour aller 
annoncer à mes pauvres affligés une bonne nouvelle. 
Vous allez faire le bonheur de toute une famille, 
monsieur; Dieu vous le rende ! 

Je m’inclinai, el j’accompagnai madame de Cham- 
blay jusqu’à la porte de l’antichambre, où, comme 
je l'ai dit, l’attendait son domestique. ; : 

Resté seul, je me trouvai dans une singulière si- 
tualion d’esprit, ou plulôt de cœur. 

D’abord, aprés avoir refermé la porte sur ma- 
dame de Chamblay, je demeurai debout pres de la 
porte, sans savoir pourquoi je demeurais debout, 
ni précisément à quoi je pensais. 

Je pensais à ce qui venait de se passer, et j'étais 
sous l’empire d’un charme puissant. 

Sans me rendre compte de la cause, je me sen- 
tais dans un état de bien-être physique et moral que 
je n'avais jamais éprouvé. 

Il me semblait qu'un équilibre inconnu venait de 
s’élablir entre toutes mes facultés. 

Tous mes sens avaient acquis un degré d’acuité 
qui semblait les rapprocher de la perfection. 

Je me -sentais heureux, sans que rien dans ma 
vie fal changé qui semblat me promettre le bon- 
heur. 

J’eus comme un remords ; car je m’étais dit, à la 
mort de ma pauvre mère : « Plus jamais je ne serai 
heureux ! » L : 

Et voilà que je pensais à cette mort, non plus 
avec la douleur primitive qu'elle m'avail causée, 
mais avec une mélancolie sereine qui fixait mon re- 
gard au ciel, 

Mes yeux furent éblouis par un rayon de soleil. 

—O ma bonne mère, ma mère adorée! deman- 
dai-je à demi-voix, est-ce toi qui me regardes? 

En ce moment, un léger nuage passa sur le rayon 
du soleil, qui reparut plus brillant, 

On eût dit que c’élait l’ombre de la mort qui 
passail entre lui et moi, 

Ce rayon de soleil, c’était un sourire : je le saluai 
en souriant, et je revins m’asseoir dans le fauteuil 
que j'avais occupé en face du fauteuil de madame 
de Chamblay, resté vide. 

Et, là, je passai à rêver une des plus douces demi- 
heures de ma vie, 

Je fus tiré de ma rêverie par le domestique d’Al- 
fred, qui m'annonça qu'une jeune fille vêtue en 
paysanne normande me demandait, 

Je devinai que c'élait la sœur de lait de madame 
de Chamblay, qui venait me remercier. 

Je dounai au domestique l'ordre de Vintroduire, 
et, quand il l'aurait introduite, d'aller prendre deux 
mille francs dans la coupe de bronze qui éluit sur 
ma cheminée, et de me les apporter. 


VI 


C'était, en effet, la sœur de lait de madame de 
Chamblay. 

Je vis entrer une charmante paysanne qui sem- 
blait de deux ou trois ans plus jeune que sa mai- 
tresse ; je dis sa mailresse, parce que je sus plus 
tard qu'elle remplissait près d'elle les fonctions de 
femme de chambre, 

Elle portait, comme on me l'avait dit, le costume 
de la paysanue normande, mais dans toule sa co- 

uellerie, Ce costume, qui allait parfaitement à Pair 
de son visage, en faisail une des plus jolies filles 
que j'aie jamais vues, 


Elle était fort rouge et toute honteuse. 

— C’est vous, le monsieur que... ? c’est vous, le 
monsieur qui...? balbutia-t-elle, 

— Oui, c’est moi, le monsieur qui..., lui dis-je 
en riant. 

— C'est que madame m/’a dit une chose qui ne 
me parail pas possible. 

— Que vous a dit madame? 

— Elle m’a dit que vous nous donniez deux mille 
francs pour acheter un homme a Gratien. 

En ce moment, le domestique rentrait et me re- 
mettait les deux mille franes. 

— C’est si bien possible, lui dis-je, que les voila, 
ma chère enfant, Tendez votre main. 

Elle hésitait. 

— Vous voyez bien que c’est yous qui ne voulez 
pas. 

Elle avança timidement la main; j'y déposai les 
deux mille francs en or. 

— Oh! mon Dieu! dit-elle, quelle grosse somme 
cela fait! Si nous ne pouvions pas vous la rendre! 

— Madame ne vous a-t-elle pas dit, mon enfant, 
que je ne vous la donnais, au contraire, qu'à la con- 
dition que vous ne me la rendriez jamais? 

— Mais, monsieur, vous ne pouvez nous donner 
une pareille somme pour rien? 

— Je ne vous la donne pas non plus pour rien, 
et je vais vous la faire payer. 

— Qh! mon Dieu, comment cela? 

— Oh! rassurez-vous : en causant cing minutes 
avec moi de quelqu'un qui vous aime beaucoup, et 
que vous n’éles point assez ingrate pour ne pas ai- 
mer de voire côté. 

— Je n’aime que deux personnes au monde, à 
part ma mère el ma pelile sœur : c’est Gratien et 
madame de Chamblay; et encore, je devrais dire 
madame de Chamblay et Gralien, car je crois que 
je l’aime encore mieux que lui. 

— Eh bien, mais c’est de l’une de ces deux per- 
sonnes que nous allons causer. 

— De laquelle? 

— De madame de Chamblay. 

— Oh! bien volontiers, monsieur; je l'aime tant, 
que c’est un bonheur pour moi que de parler 
d'elle, 

— Asseyez-vous alors, lui dis-je en poussant une 
chaise de son côté, et soyez heureuse 

— Oh! monsieur, fit-elle, 

J'insistai, elle s'ussit, 

— Imaginez-vous, dit-elle avec une effusion qui 
donnail facilement à comprendre que les paroles 
debordaieat de son cœur, imaginez-vous que je ne 
l'ai jamais quittée, et qu'elle a toujours été si bonne 
pour moi, que je ne sais pas si, en priant pour elle 
toute ma vie, je m’acquilterai jamais. — Vous re- 
gardez mon costume, et vous le trouvez joli, n'est-ce 
pas, monsieur? C'est elle qui veut que je sois élé- 
gante; elle dit que cela la réjouit, et qu'elle joue à 
la poupée avec moi comme lorsqu'elle était enfant; 
tout cela, vous le comprenez bien, monsieur, ce 
sont des prélextes qu'elle prend pour me faire 
brave, el elle a eu bien souvent des querelles avec 
monsieur, à cause de l'argent qu'elle dépensuit 
pour ma toilette, Mais, sous ce rapport, elle a tou- 
Jours pensé à moi avant de penser à elle. 

Je l'interrompis. 

— Mais, lui dis-je, madame de Chamblay m'avait 
dit que vous éliez sa sœur de lait, je crois ? 

— Oui, monsieur, je suis sa sœur de lait, en 
effet. 

— Cependant elle m'a paru, à la première vue, 
un peu plus âgée que vous ne paraissez l'être. 

a 


18 


MADAME DE CHAMBLAY. 


— Ah! dame, monsieur, le chagrin, ça vieillit. 

Je sentis mon cœur se serrer; je ne m’étais done 
pas trompé : madame de Chamblay était malheu- 
reuse. 

— Le chagrin? répétai-je. 

La jeune fille vit qu’elle en ayait dit plus qu’elle 
n’en voulait dire. 

— Oh! le chagrin, quand je dis le chagrin, vous 
comprenez bien, monsieur, c’est les tracas que je 
veux dire. Ce n’est pas une raison parce qu’on est 
riche pour que l'on soit heureux; au contraire, 
souvent l’argent, quoiqu'il soit bon parfois, — et 
elle regarda joyeusement l'or qu’elle tenait dans sa 
main, — il y à d’autres moments où c’est la cause 
de bien des tourments; enfin, il y a un proverbe, 
n'est-ce pas? qui dit: «La richesse ne fait pas le 
bonheur! » 

— Hélas ! oui, ma pauvre enfant, il y a un pro- 
verbe qui dit cela, et je suis bien triste, croyez-moi, 
qu’il s'applique à madame de Chamblay. 

— Ah! dame, monsieur, le bon Dieu éprouve les 
bons, 

— Y a-t-il longtemps, demandai-je comme pour 
changer la conversation, que madame de Cham- 
blay est mariée ? 

—I] ya quatre ans, monsieur; elle avail dix-huil ans, 

— Ce qui lui en fait vingt-deux ? 

— Oni, monsieur, vingt-deux. 

— Et sans doute un mariage d'inclination? 

La jeune fille secoua la tête, 

— Non. 

Puis, baissant la voix : 

— C'est le prêtre, dit-elle, qui a fait ce ma- 
riage-là. 

— Le prêtre ? Qu'est-ce que c’est que le prêtre? 

— Oh! personne, rien, monsieur! dit la jeune 
fille, comme épouvantée de ce qu’elle venait de 
laisser échapper. 

Et, en même temps, elle se leva, 

— Mon enfant, dis-je, j’ai voulu causer avec vous 
de madame de Chamblay, parce qu’elle m’a paru 
une personne charmante; mais je n'ai jamais eu 
l'intention de vous demander les secrets de votre 
bienfaitrice. 

— Et Dieu me garde, monsieur, de dire sur elle 
quelque chose qui ne soit point à dire! Mais, quant 
à ses secrels, que je ne connais pas plus que le reste 
de la maison, madame ne se plaignant jamais, il se- 
rait bien heureux qu'elle rencontral quelqu'un à 
qui les confier ; un ami, un bon cœur, cela la soula- 
gerail, et je crois qu’elle a grand besoin d’être sou- 
lagée. 

Je mourais d'envie d’en savoir davantage; mais je 
comprenais qu'il y aurait indiscrétion à aller plus 
loin, et je me fis un scrupule de rien surprendre à 
la naïvelé ou à la tendresse de la jeune fille, 

Peut-être élais-je déjà allé trop loin. 

— Eh bien, mon enfant, lui dis-je, soyez persua- 
dée d'une chose : c’est que cel ami dont madame 
de Clamblay, selon vous, a si grand besoin, je se- 
rais heureux de l'être; c'est que le cœur où elle au- 
rail du bonheur à verser ses secrets, je serais heu- 
reux de le lui ouyrir; je ne sais pas si l’occasion s'en 
presentera jamais, el, se présentant, si ce sera de- 
main, dans un an, dans dix ans; mais, le jour od 
elle cherchera cel ami, où elle demandera ce cœur, 
indiquez-moi à elle. Dieu fera le reste, je l'espère. 

La jeune fille me regarda avec étonnement, 

_— Kh bien, oui, monsieur, je le lui indiquerai, 
dit-elle; car je suis sûre, à la facon dont vous le 
au que vous Jerez pour elle Lout ce que ferait un 
rere, 


Je lui posai la main sur l’épaule. 

— Garde cetle croyance dans ton cœur, mon -en- 
fant, lui dis-je, et, à l’heure du besoin, ne l’ou- 
blie pas. 

— Soyez tranquille, dit-elle, 

Elle fit quelques pas vers la porte, et s'arrêta d’un 
air embarrassé. 

— Eh bien, voyons, lui demandai-je, qu’y a-t-il? 

— Oh! dit-elle, c’est que... 2 

— Quoi? | 

— Mais non, je n’oserai jamais... 

— Ose, mon enfant. 

— C’esl que ce serait une bien grande faveur, 

— Parle. : 

— Non, non; décidément, je chargerai madame 
de la demander à monsieur, 

— Eh bien, soit! lui dis-je pensant que la de- 
mande me vaudrait, soit une lettre, soit une visite 
de madame de Chamblay. Madame, mais personne 
autre que madame; à toute autre que madame, je 
refuse, 

— Même à moi? demanda-t-elle en riant, 

— Même à toi, répondis-je, 

— Eh bien, alors, on obtiendra de madame qu’elle 
fasse la demande, 

— lit, à cette condition, d'avance elle est ac- 
cordée, 

— Ah! monsieur, s’écria la jeune paysanne, quel 
malheur gue ce ne soil pas yous qui... 

— Eh bien, après ? lui demandai-je, 

— Oh ! rien, rien! 

Et elle se sauva en courant, 

Le soir même, je reçus à Reuilly cette lettre de 
madame de Chamblay : 


«Monsieur, 


» Zoé m’assure qu’elle a besoin de mon intermé- 
diaire pour obtenir de vous une grande faveur. 
Quoique j'ignore complétement comment et pour- 
quoi J'aurais une influence sur votre décision, son 
désir me paraît si palurel, que je me hasarde à 
vous le transmettre. | 

» Elle me charge done, monsieur, de yous prier 
de lui faire l'honneur d'assister à son-mariage. Elle 
vous doit son bonheur, pauvre enfant! et, chose 
bien naturelle, elle désire que vous en soyez témoin. 

» Si vous acceplez son inyilalion, j'en serai per- 
sonnellement heureuse, puisque ce sera pour mol 
une occasion de vous adresser de nouveaux remer- 
ciments. 

» Votre reconnaissanle, 
» DMÉE DE CHAMBLAY. » 


— Qui a apporté cette lettre? demandais-je au 
domestique. 

— Un garçon quia Vair d’être de la campagne, 
répondit celui-ci. 

— Jeune ? 

— Vingl-deux à vingl-trois ans. 

— Faites-le entrer, 

Le messager parut sur la porte. C’était un solide 
gars, aux joues roses comme les pommes qui bor- 
dentles routes de la Normandie, aux cheveux blonds 
comme les épis qui poussent dans les champs, aux 
yeux bleus comme les bluets qui poussent dans les 
épis, vrai descendant des races venues du Nord avec 
Rollon, 

Seulement, il paraît que, dans la succession des 
âges, il avait perdu les instincls guerriers de ses 
ancêlres, 

— Wh bien, lui demandai-je, c’est donc vous, 
conserit? 


MADAME DE CHAMBLAY. 


— Oh! conscrit ! répondit-il, c'était bon ce ma- 
tin ; ce soir, grace à vous, je ne le suis plus ! 

— Comment! vous ne l’êtes plus? vous avez déjà 
trouvé un remplaçant ? 

— Qui-da! avec de l'argent, on trouve tout ce 
que l’on veut. Il y avait Jean-Pierre, le fils du père 
Dubois, qui a pris le n° 120. Il n’y a pas de danger 
que ça monte jusqu’à lui. Son père lui a inculqué 
dans l’esprit qu'il voulait être soldat, il l’a cru; de 
sorte que nous avons traité pour dix-sept cents 
francs : c’est trois cents francs que Zoé aura à vous 
remettre. à 

— Comment! demandai-je, son père lui a incul- 
gué dans l’esprit qu'il voulait être soldat? Qu’en- 
tendez-vous par ces paroles ? ‘ : 

— Jentends qu'il lui a fait accroire qu’il avait le 
gout militaire. 

— Et dans quel but? 

— Oh ! c’est un malin, le père Dubois. 

— C’est un malin? 

— Oui, un finaud. 

— Comment cela? 

— Un madré, quoi! 

— j'entends bien ; mais pourquoi est-ce un ma- 
lin, un finaud, un marré ? 

— Il ne connaît que la terre, lui. 

— Je ne vous comprends pas davantage, mon 
ami. | 

— Oui; mais je me comprends, moi. 

— Ca ne suffit peut-être pas, puisque nous cau- 
sons ensemble. 

— C'est vrai; mais le père Dubois, qu'est-ce que 
ça vous fait, à vous qui êtes de la ville, un pauvre 
paysan de la campagne? 

— Ca me fait beaucoup, j'aime à m’instruire. 

— Oh! vous vous gaussez! comme si je pouvais 
apprendre quelque chose à un homme comme vous. 

— Vous pouvez m’apprendre ce qu’est le père 
Dubois. 

— Oh! je vous l’ai dit et je ne m'en dédis pas. 

— Vous m'avez dit que c'était un malin, un fi- 
naud, un madré qui ne connaît que la terre. 

— L'est la’ vérité pure. 

— Fort bien; mais c’est la vérité dans son puits, 
faites-l’en sortir. 

— Oh ! ce n’est pas pour dire du mal de lui, mais 
c’est son Caractère, à cet homme; e’est le troisième 
qu'il a sous les drapeaux, ou, pour mieux dire, qu'il 
avait: les deux premiers ont été tués en Afrique ; 
mais Ga ne fait rien, ils élaient payés. 

— Ah ci! mais ce n’est pas le père Dubois, c’est 
le père Horace, ce gaillard-la, 

— Non, non, c'est le père Dubois, 

— Je veux dire qu'il est patriote, 

— Lui, patriote? Ab bien, oui, il s'inquiète bien 
de cela} il s'inquiète de la terre, 

— C'est cela, de la terre de la patrie 

— Mais non, mais non: de sa terre à luis il s’ar- 
rondit, cet homme. Ca va lui faire ses douze ar- 
pents, 

— Ah! oui, je comprends, 

— Voyez-vous, sa terre, c'est sa terre, Sa femme, 
ses enfants, sa famille, qu'est-ce que ea lui fait? 
Rien de rien, quoi! Sa terre avant tout. Le matin, 
dès cing heures, il est dans sa terre, jetant dans le 
champ de son voisin chaque pierre qu'il trouve, 
Selon Ja saison, il laboure, il ensemence ou il mois- 
sonne, Vous le rencontrez dans la rue avee une 
corbeille à la main; il regurde à droite, à gauche, 
Vous vous dites : « Qu'est-ce qu'il peut done cher 
cher comme cela, le père Dubois?» Du erottin de 
cheval pour fumer sa terre, I y déjeuve, il y dine, 


19 


| sur sa terre : un jour, il y couchera ! Le dimanche, 


il se fait beau, il va à la messe, Pour qui croyez- 
vous qu'il prie le bon Dieu? pour les morts, ou 
pour les vivants ? Bon! il prie pour sa terre, qu'il 
n’y ait pas d'orage, qu'il n'y ait pas de grêle, que 
ses pommiers ne soient pas gelés, que ses Dlés ne 
soient pas versés; puis, la messe dite, quand cha- 
Sun se repose ou s’amuse, il prend le chemin de sa 
terre. 

— Comment! il travaille le dimanche? 

— Non; il ne travaille pas, il s’amuse; il esherbe, 
il guette les mulots, il extermine les taupes. C’est sa 
jouissance, à cet homme; il n’a que celle-là, mais 
il paraît qu’elle lui suffit, Il a fait vendre ses deux 
premiers garçons et il a acheté de la terre avec. 

— Mais ne me dites-vous pas que les malheureux 
ont été tués en Afrique? 

— Ca ne fait rien; la terre reste, elle. Il y a trois 
ans qu’il soigne Jean-Pierre, qu’il le regarde gran- 
dir et qu'il dit à tout le monde : « Voyez le beau 
cuirassier que cela fera au roi Louis-Philippe. » 
C’est au point qu’on n’appelle à Bernay Jean-Pierre 
que le Cuirassier. Un mois avant le tirage, il met- 
lait Lous les matins un cierge à Notre-Dame-de-la- 
Coulure pour qu’elle glissat un bon numéro dans la 
main de son fils, non point pour qu’il ne partit pas, 
dame : non, pour qu’il pat se vendre comme ses 
deux frères s'étaient vendus; et il a une chance, 
le vieux gueux ! le premier avait pris le 95, le se- 
cond le 107, le troisième a pris le 120; s’il en avait 
un quairiéme, il prendrait le 150. 

— Et, alors, vous avez traité ? c’est fini, signé ? 

— Parafé par-devant notaire, pour dix-sept cents 
francs une fois donnés; c’est trois cents franes que 
Zoé aura à vous remettre. 

— Et vous, mon ami, êtes-vous aussi un adora- 
teur de la terre, comme le père Dubois ? 

— Non; moi, je suis comme les oiseaux du bon 
Dieu, je vis de ce qui pousse sur la terre des autres. 

— Et, comme les oiseaux, vous vivez en chantant? 

— Le plus que je peux; mais, depuis quinze 


| jours, je dois le dire, je ne chantais plus, je dé- 


chantais. 

— Cependant, vous exercez une industrie quel- 
conque ? 

Je cultive la varlope et fais fleurir le rabot; je suis 
garçon menuisier chez le père Guillaume, ot j'at- 
lends, en gagnant cinquante sous par jour, qu'un 
oncle que je n’ai pas meure en Amérique ou dans 
les Indes en me laissant mille écus pour m’élablir 
à mon comple. 

— De sorte qu'avec mille écus vous vous élabli- 
riez ? F 

— Oh! oui, grandement, et il y aurait encore du 
reste pour acheter le lit de noces; mais, n'ayant 
pas d’oncle... 

— Vous n'avez pas d'oncle, c'est vrai; mais vous 
avez madame de Chamblay, qui aime beaucoup volre 
femme et qui est riche, 

— Oui; seulement, elle ne tient pas les cordons 
de la bourse, pauvre chère créature! sans cela, ce 
n'est pas vous qui auriez achelé Jean-Pierre, c'est 
elle... Je ne vous en suis pas moins reconnaissant 
pour cela, croyez bien, attendu que dix-sept cents 
francs ne se rencontrent pas dans un tas de co- 
peaux; car, au bout du compte, il n'a coûté que 
dix-sept cents franes, ce qui fait que Zoé aura trois 
cents lanes... 

— C'est bien, c'est bien, nôus compterons. En 
allendant, mon ami, j'oublie que j'ai une réponse à 
faire à madame de Chamblay. 

— Et puis à nous, 


— Et puis à vous... A vous, elle sera courte et 
précise, la réponse: J'irai. 

— Ah!-voila une bonne parole! Décidément, 
vous êtes un brave... Ah! pardon, excuse! fil-il en 
retirant sa main, qu’il m'avait tendue. 

— Pourquoi pardon? pourquoi excuse?... de- 
mandai-je en lui tendant à mon tour la mienne. 

— Ah! dame, c’est que d’un garçon menuisier 
à un vicomte, à un baron ou à un comte. Il 
est vrai que, quand il y a bon cœur des deux cô- 
tés... 

— Vous avez raison, c’est un pont sur !’abime. 
Votre main, mon ami. 

Gratien me donna une chaude et cordiale poignée 
de main. 

— Maintenant, reste la lettre, dit-il. 

— Dans un instant, vous allez l’avoir. 

J’écrivis : 


« Madame, 


» Vous m'offrez une nonvelle occasion de vous 
revoir et de vous remercier encore une fois de m’a- 
voir donné le prétexte de faire un peu de bien. Ré- 
compensez- moi toujours ainsi et je me fais joueur. 

» Mes vœux s’uniront aux vôtres, madame, pour 
le bonheur de vos deux protégés. 

» Tous les respects du cœur. 
» MAX DE VILLIERS. » 


— Tenez, mon ami, dis-je à Gratien, voici votre 
lettre; remettez-la à madame de Chamblay demain 
matin, 

— Oh! pas demain matin : 
Gratien. 

Je regardai la pendule, elle marquait neuf heures 
passées, é 

— C’est que, comme vous ne serez pas à Évreux 
ayant dix heures du soir... 

— Ca ne fait rien; madame m’a dit : « A quelque 
heure que lu reviennes, Gratien, fais-moi tenir la 
réponse de M. de Villiers. » Vous comprenez bien 
qu'après une pareille recommandation, fût-ce à mi- 
nuit, elle l’aurait tout de même. 

Evil partit, me laissant tout joyeux de cette idée, 
que madame de Chamblay altendait ma réponse 
avec assez d'intérêt pour avoir ordonné qu’on la lui 
donnat à quelque heure que ce fat. 


ce soir, répondit 


VII 


Je restai trois semaines sans avoir de nouvelles 
de madame de Chamblay, autrement que pour en- 
tendre dire que son mari venait de vendre une pe- 
Ule terre appartenant à sa femme. 

Celle petite terre, qui valait cent vingt mille 
francs, disait-on, avait été vendue par lui avec une 
telle hate, qu'il n'avait point allendu d’en trouver 
la valeur, mais avait donnée pour quatre-vingt-dix 
mille francs. 

Je ne sais pourquoi j’éprouvai l'irrésistible envie 
d'avoir cette terre, 

Je m'informai : elle était située dans le départe- 
ment de l'Orne, et s'appelait la terre de Juvigny. 

Madame de Chamblay possédait, aux bords de la 
Mayenne, un pelil chateau; c’est dans ce chateau 
qu'elle était née et qu'elle avait été élevée, Son nom 
de jeune fille était Edmée de Ju igny. 

Le peul chateau avail été vendu tout meublé avec 
la terre, 


| 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Jallai chez le notaire qui avait fait cette vente. 
Il se nommait maitre Desbrosses et habitait Alen- 
çon. 

Par bonheur, l'acheteur n'avait fait cette aequisi- 
tion qu’à cause du bon marché, pour revendre Ju- 
vigny et gagner dessus. 

Le notaire se chargea de lui demander quelles 
étaient ses prétentions. 

Deux heures après, j'eus sa réponse : il voulait 
vingt mille francs de bénéfice net. 

Cette augmentation ne portait la terre et le cha- 
teau de Juvigny qu’à la somme de cent dix mille 
francs; Ce qui la mettait encore à dix mille francs 
au-dessous de sa valeur. 

Mais, me l’eût-on faite dix ou vingt mille francs de 
plus qu'elle ne valait, que je l’eusse encore achetée. 

Je priai maitre Desbrosses de dresser le contrat, 
afin qu’on put signer le jour même : je m’engageais 
à payer dans cing jours. 

Le même soir, le contrat fut signé. 

Une heure après, je partais pour Paris, afin de 
réaliser une somme de cent dix mille francs. Je 
vendis du cinq pour cent, je complétai mes cent 
dix mille francs, et je repartis pour Alencon. 

Maitre Desbrosses me félicita sur l’activité que j’a- 
vais mise à faire mon acquisition ; car, en mon ab- 
sence, el le lendemain de mon départ, un prêtre 
étail venu pour acheter Juvigny. 

Je ne sais pourquoi ces deux mots, un prétre, à 
propos de Juvigny, me firent penser à ces deux 
mots, le prêtre, qu'avait dits Zoé à propos de ma- 
dame de Chamblay. 

Il me sembla que le prêtre qui avait fait le ma- 
riage de madame de Chamblay devait être le même 
que le prêtre qui était venu pour acheter Juvigny. 

Je demandai comment s'appelait ce prêtre. 

Il n’avait pas dit son nom. 

Je m’enquis de son signalement. C'était un homme 
de cinquante-cing à cinquante-six ans, d’une taille 
au-dessous de la moyenne, avec de pelits yeux verts, 
un nez pointu et des lèvres minces. 

Il avait des cheveux rares collés sur la tête, et 
reslés noirs malgré son demi-siècle accompli. 

Il avail parlé des localités de façon à laisser croire 
qu'il n’y était point étranger; il avait paru forte- 
ment contrarié d'arriver trop tard, elavait demandé 
le nom du nouvel acquéreur. On le lui avait dit; il 
avait répété deux fois : « Max de Villiers! Max de 
Villiers! » en homme à qui ce nom n’apprend rien ; 
puis il était parti. 

En échange de mes cent dix mille franes et de 
mes frais de contrat, on me remit les clefs du 
château. 

Je demandai à qui je pourrais m'adresser pour 
me piloter dans mon nouveau domaine, On m'in- 
diqua unè vieille femme nommee Joséphine Gau- 
thier, qui demeurait dans une pelile chaumière, à 
l’une des portes du pare. 

C'était la seule gardienne qu'eût eue le château 
depuis qu'après son mariage avec M. de Cham- 
blay, Edmée l'avait quitté, c’est-à-dire depuis quatre 
ans, 

Je pris une voilure à Alençon, et me fis conduire 
au village de Juvigny. 

Le chateau élail silué à un quart de lieue du 
vill ge, 

J'y arrivai vers trois heures de l'après-midi, - 

A la porte dune chaumière atlenante au pare, Je 
vis une bonne femme qui filait au rouet, 

— N’éles-vous pas Joséphine Gauthier? lui de- 
mandal-je. 

Elle releva la (Ale el me regarda, 


MADAME DE CHAMBLAY. 2x 


— Oui, monsieur, dit-elle, pour vous servir, si j’en 
étais capable. 

— Vous en étes tout à fait capable, ma bonne 
femme, lui dis-je en sautant à bas de la calèche; 
je suis le nouvel acquéreur du château et de la terre 
de Juvigny. 

— Vous? me dit-elle. Impossible! 

— Pourquoi cela, impossible ? 

— Ilest venu, il y a cing ou six jours. C’est un 
petit vieillot tout jaune qui m'a l’air d’un entasseur 
d’écus, tandis que vous... 

— J’ai plutôt air d’un homme qui les fait sauter 
que d’un homme qui les entasse, n’est-ce pas? 

— Oh! je ne veux pas dire cela, monsieur. 

— Vous pourriez le dire sans m’offenser, la bonne 
mère, attendu que ce ne serait pas vrai; mais, pour 
mettre votre conscience en repos, je vous-dirai, moi, 
que le petit vieillot tout jaune qui a l’air d’un en- 
tasseur d’écus avait, en effet, acheté la terre de Ju- 
vigny et l'était venu voir; mais, moyennant vingt 
mille francs de bénéfice que je lui ai donnés, je la 
lui ai rachetée et la viens voir à mon tour. En tout 
cas, si vous éprouvez quelque répugnance à me pi- 
loter, ma bonne femme, je ferai la visite tout seul, 
allendu que voici les clefs, que m'a remises maitre 
Desbrosses. 

— Moi, de la répugnance à vous piloter, moi, 
monsieur? Bien au contraire, je prélère que le bien 
de ma pauvre petiote soit à vous plulôt qu'a ce-vieux 
grigou. 

— Pardon, ma bonne femme, demandai-je, qui 
appelez-vous votre pauvre petiote ? 

— Ma pauvre pelite Edmée, donc. 

— Est-ce que vous seriez la nourrice de madame 
de Chamblay, par hasard? 

—Oui,monsieur; non-seulement sa nourrice, mais 
encore sa gouvernante. 

— Alors, vous êtes la mère de Zoé? 

— La mère de Zoé, avez-vous dit? fit la bonne 
femme en ouvrant de grands yeux. 

— Non, je n'ai rien dil. 

— Si fait, monsieur... Eb bien, moi, voulez-vous | 
que je vous dise qui vous êles? | 
— Oh ! je vous en délie bien, ma bonne f: inme. 

— Vous m'en déliez? dit-elle en s’avancunt vers | 
moi, vous m'en déliez ? | 

— Oui. 

— Eh bien, vous êtes M. Maximilien de Villiers, 
enlendez-vous? 

J'avoue que je fus singulièrement étonné. 

— Ma foi, ma bonne ferme, lui dis-je, je n'ai au- 
cune raison de garder l'incogoilo vis-à-vis de vous; 
d'autant plus que si, de mon côté, je vous demande | 
le secret, vous le garderez, n'est-ce pas? | 

— Oh! tout ce que vous voudrez, monsieur, 

— Eh bien, oui, je suis M. Maximilien de Villiers; 
mais comment le savez-vous ? 

La bonne femme tira une lettre de son fichu, 

— Connaissez-vous celle écriture-li? dit-elle, 

— L'écrilure de madame de Chamblay! 

— Oui, de madame de Chamblay. 

— Eh bien, que vous dil celle lettre? 

— Oh! lisez, lisez, monsieur | 

Je dépliai la lettre, et je lus: 


« Ma chère Joséphine, 


» Je l'annonce une bonne nouvelle, 

«On a achelé un homme à Gratien; il épouse Zoé 
aussitôt les formalités accomplies, Je tâcherai de 
l'envoyer chercher pour venir à la noce, car je serai 
bien heureuse de Le revoir, 

» Si Lu me demandes comment tout cela est ar- 


rivé, je te dirai que c’est par miracle, et jajouterai® 


Prie pour un bon et noble jeune homme qui s’ap- 
pelle Maximilien de Villiers. 
» Ta pauvre MA. » 


Je regardai la vieille femme. 

— Eh bien, dit-elle, est-ce cela? 

— Oui, c’est cela, la mère, lui dis-je les larmes 
aux yeux. 

Puis, après un moment d’hésitation: 

— Voulez-vous me vendre cette lettre? lui de- 
mandai je. 

— Non, pas pour tout l'or du monde, répondit la 
bonne vieille; mais je veux bien vous la donner. 

— Merci, merci, la mère! lui dis-je. 

Et, par un mouvement irréfléchi, je portai vive- 
ment la lettre à mes lèvres. 

— Ah! dit-elle, vous l’aimez ! 

— Moi? m'écriai-je. Vous êtes folle, ma bonne 
femme! je l’ai vue une seule fois dans ma vie. 

— Eh! monsieur, dit-elle, est-ce qu'il en faut da- 
vantage quand on a des yeux et un cœur? 

Et elle accompagna ces mots d’un geste indes- 
criplüible, 

Je me repliai sur moi-même. Cette bonne femme, 
avec son instinct de tendresse, avait lu dans mon 
propre cœur plus avant que moi-même. 

— El maintenant, lui dis-je, voulez-vous me mon- 
trer le château? 

— Oh! bien volontiers, dit-elle; venez par ici. 

— Faut-il dételer, monsieur? demanda l’homme 
qui m'avait amené. 

— Pour cela, bien certainement; je ne suis pas 
même sûr de m’en aller ce soir. 

Puis, me retournant vers la vieille Joséphine: 

— Pourrai-je coucher au chateau, si l’envie m'en 
prend ? lui demandai-je. 

— Certainement, monsieur; je vous ferai un lit. 
Oh! vous trouverez tout en bon état, allez, et comme 
monsieur et madame, l'ont quillé. 

—Maisil y a longtemps, cependant, que monsieur 
et madame ont quillé le chaleau? 

— Il y a quatre ans. 

— Et, depuis ce temps-là, ils y sont revenus? 

— Madame, oui; deux fois. Jamais monsieur. 

— El madame y a couché dans ces deux voyages? 

— Une nuil chaque fois. 

— Et elle n'avait pas peur ainsi toute seule ? 

— Et de quoi donc voulez-vous qu'elle eût peur? 
Pauvre peliote! elle n'a jamais souhaité de mal à 
personne, pour que le bon Dieu lui en fasse, 

— Où couchait-clle, dans ce cas-là ? 

— Dans sa chambre de jeune fille; je vous la 
montrerai, 

— Eh bien, allons done voir le château. 

Nous nous acheminämes, en conséquence, vers 
le bâtiment. 

C'élait une de ces jolies petites fabriques qui re- 
montent au règne de Louis NII et qui sont baties 
en pierres el en briques, avec des toils couverts en 
ardoise, 

On y entrait par un perron de dix ou douze mar- 
ches, gracieusement arrondi et prolégé par une ba- 
lustrade d'un beau modèle, 

Sur le perron s'ouvrait l'antichambre, et, de 
l'antichambre, on passait, d'un côté, dans la salle 
à manger, et, de l'autre, dans le salon. 

A la suite du salon était une bibliothèque. 

Un grand escalier de pierre à rampe de fer con- 
duisait au premier élage : c'était la que J'avais hate 
d'arriver, 

La porte d'honneur s'ouvrait sur un salon a lapis- 


22 MADAME DE CHAMBLAY. 


series Louis XV trés-bien conservé, donnant sur la 
plus jolie partie du parc, au travers duquel coulait 
la Mayenne; un pont conduisait de la rive droite sur 
la rive gauche. 

De ce salon, on passait dans une chambre à cou- 
cher tendue de damas vert. : 

La bonne femme s’y arréta, et, me posant la main 
sur l'épaule : 

— Tenez, monsieur, dit-elle, c’est dans cette 
chambre qu’elle est née, la pauvre enfant. Il y aura 
vingt-deux ans au 15 septembre prochain; le lit, 
qui est encore le même, était à la même place qu’au- 
jourd'hui; sa mère me la tendit en me disant : 
« Joséphine, voilà ta fille; j’ai bien peur de n’avoir 
pas le temps d’être sa mère!» En effet, le surlen- 
demain, elle était morte, pauvre chère créature du 
bon Dieu! Deux ans aprés, son pére se remaria et 
mourut à son tour, laissant à sa seconde femme cing 
cent mille francs d'argent comptant, trois fois autant 
à peu près à sa fille, Mais ce qu’il laissait à sa fille, 
c’étaient de bonnes terres et de bons chateaux dans 
le genre de celui-ci. Pourquoi M. de Chamblay s’en 
défait-il? Je n’en sais rien, continua la veille femme 
en secouant la têle; mais je doute que ce soit pour 
les remplacer par de plus beaux et de meilleurs. 
Ab! la pauvre chère petite, quand, quinze ans après, 
je l’ai vue couchée dans ce lit-!4, la nuitde ses noces, 
pâle, la tête fendue et ensanglantée, j'ai pensé à sa 
pauvre mère, qui me l’avait recommandée, et j'ai 
cru que j'allais mourir de douleur. 

— Pardon, lui dis-je; mais je ne comprends pas 
bien. Vous dites, maintenant, quinze ans après sa 
naissance, la nuit de ses noces, et tout à l'heure 
vous me disiezque madame de Chamblay avait vinet- 
deux ans et était mariée depuis quatre; comment 
a-t-elle pu se marier à la fois à quinze ans et à 
dix-huit ? 

— C'est qu’elle a été mariée deux fois, la chère 
enfant, si cependant, la première fois, cela peut s’ap- 
peler un mariage... d’entends encore les cris de 
Zoé; à ses cris, j’accourus; il était trop tard! Edmée 
était couchée là, monsieur, pâle comme une cire, 
perdant tout son sang par une blessure qu’elle avait 
reçue à la tête. 

— Que lui était-il arrivé? 

— Ob! quant à cela, c’est un mystère; on n’en a 
jamais rien su; il n’y avait que Zoé et elle qui pus- 
sent parler, et ni l’une ni l’autre n’ont jamais voulu 
rien dire à ce sujet; moi, je crois que c’est ce 
monstre de M. de Montigny qui avait voulu la tuer. 

— Qu’était-ce que M. de Montigny? 

—Son premier mari, un protestant, un hérétique, 
un parpaillot; c’étail sa belle-mère, qui était une 
Anglaise, qui l'avait mariée à ce malheureux. Par 
bonbeur, le prêtre. 

— Ab! ah! m'écriai-je, voilà le prêtre qui revient, 

— Oh! oui, par bonheur, comme je disais... 

Je l’interrompis. 

— Un pelit homme, n'est-ce pas? de cinquante- 
cing 4 cinquante-six ans, avec des yeux verts, un 
nez pointu et des lèvres serrées, des cheveux bruns, 
rares et collés sur les tempes ? 

— Ab! vous connaissez donc l'abbé Morin? 

— C'est l'abbé Morin qu'il s'appelle? 

Oui; un bien brave homme, qui lui ayait fait 
faire sa première communion, à la pauvre petiote ! 
I] plaida pour elle et en son nom, et oblint des tri- 
hunavx la séparation de corps et de biens. Ge ne fut 
pas difficile, vous comprenez : un mari qui, la pre- 
miére nuit de ses noces, fend la tête de sa femme! 

— Qu'est devenu ce M, de Montigny? 

— Il est mort deux ans après, comme un en- 


ragé,en blasphémant contre le pauvre abbé Morin! 

— De sorte qu’elle se trouva veuve sans avoir été 
femme ? « 

— Oh! mon Dieu! oui : c’est alors qu’elle épousa 
M. de Chamblay. Cette fois-ci, c’est le prêtre qui 
la maria, et le bon Dieu a béni leur union. 

— Mais, demandai-je à la bonne femme, vous 
croyez donc madame de Chamblay beureuse ? 

— Sans doute : les deux fois que je lai vue, elle 


m'a parlé de son mari comme d’un homme dont 


elle n'avait qu’à se louer, et, chaque fois qu’elle m’a 
écrit, elle n’a pas manqué de me mettre dans sa 
lettre qu’elle était bien heureuse. Et puis, allez, elle 
a ce bon abbé Morin qui veille sur elle, et, avec lui, 
pauvre petiole, elle est bien sûre de son paradis 
dans ce monde et dans l’autre! 

— Et lorsqu'elle venait ici, vous m'avez dit qu’elle 
couchait dans sa chambre de jeune fille? 

— Oui, 

— Et vous m'avez promis que vous me la mon- 
treriez ? 

— Sans doute ; elle vous appartient, comme tout 
le reste. : 

— Eh bien, montrez-la- moi. 

La bonne femme ouvrit une petite porte qui don- 
nait de la chambre à coucher de damas vert dans 
une chambre moitié moins grande que cette der- 
nière, tapissée de mousseline blanche, tendue sur 
satin bleu. 

Contre la muraille était un petit lit de pension- 
naire de forme Louis XVI, avec les deux dossiers 
capitonnés de satin bleu: sur la cheminée, recou- 
verte de velours bleu, étaient une petite pendule, 
deux vases de Sèvres et deux candélabres plus ou 
moins en porcelaine de Saxe, avec des fleurs ado- 
rablement peintes et admirablement travaillées. 

Un petit bureau de bois de rose était dressé contre 
la fenêtre; les fauteuils et les chaises étaient recou- 
verts de satin bleu broché de fleurs aux couleurs 
naturelles. 

Enfin, dans un petit enfoncement placé dans un 
angle, était une espèce de petit autel, ou plutôt de 
prie-Dieu, surmonté d’une Vierge qu'à la pureté 
et à la délicatesse de ses formes, on eût pu attri- 
buer à Jean Goujon. 

Cette Vierge était de marbre, sans autre orne- 
ment qu’un léger filet d’or bordant son manteau et 
cerclant sa tête. 

Mais ce qui me frappa surtout, c’est qu’autour de 
son cou elle portail une couronne, et à son coté un 
bouquet de fleurs d'oranger. 

La bonne vieille vit que ces deux objets attiraient 
plus particulièrement mon attention. 

— C'est sa couronne et son bouquet, qu'elle a 
consacrés à la Vierge, la chère enfant, dit-elle, 

Je poussai un soupir. 

Cetle petite chambre m'inspirait une mélancolie 
pleine de douceur ; c'était le tombeau de tous les 
souvenirs, de tous les bonheurs, de toutes les joies 
de la jeune fille. Là, elle avait déposé sa robe virgi- 
nale el sa blanche couronne, et, avec elles, tous ces 
rêves purs, toutes ces visions célestes du malin de 
la vie, De celle chambre, où elle avait grandi sous 
l'œil de sa belle madone, elle était sortie pour en- 
trer dans ce monde de douleurs et de corruption 
qu'on appelle la société, Elle y avail perdu son sou- 
rire d’ange et sa fraicheur de rose; elle y avait pris 
cette pâle teinte des fleurs d'automne qui ont déjà 
frissonné au vent de l'hiver; elle y avait amassé les 
larmes, celle amère rosée qui tombe#a l'aube des 
jours orageux, et elle y était revenue deux fois pour 
y chercher sans doute, dans son blanc passé, de la 


foree contre le douloureux présent et le sombre 
avenir. 

Sans faire attention que la bonne femme était là, 
je tombai a genoux sur le prie-Dieu et je baisai les 
pieds de la Vierge, que sans doute elle avait baisés 
tant de fois... 

Le léndemain, je partis, recommandant à José- 
phine Gauthier le plus grand secret sur ma visile, 
ainsi que sur mon acquisition, et lui laissant toutes 
les clefs, excepté celle dela petitechambre virginale. 

Celle-là, je l’em portai. 


VIII 


Je revins à Evreux, ou plutôt au.château de 
Reuilly. J'étais absent depuis près de six jours; je 
n'avais pas même dit à Alfred de Senonches que je 
parlais. 

J'avais une telle expression de joie et de sérénité 
sur le visage, qu'il me regarda avec élonnement, 
mais sans laisser échapper autre chose que cette 
exclamation : 

— Heureux homme, va ! 

Je ne répondis point; je ne voulais ni nier ni 
avouer que je fusse heureux. 

— Il y a une chose dont je réponds, continua 
Alfred, c'est que tu ne viendras pas aujourd’hui 
avec moi à Evreux. 

— Et pourquoi cela? demandai-je. 

— Parce que tu as besoin dé solitude, mon cher 
ami, du frémissement des grands arbres, du mur- 
mure de la rivière, des rayons du soleil filtrant à 
travers le feuillage, toutes choses dont je n’ai plus 
affaire et que je te cède à mon grand regret. Marche 
dans tes rêves, égare-loi dans ton paradis, heureux 
homme ! Moi, je vais être ulile à mon pays, je vais 
faire de l'administration, je vais gratter mon par- 
chemin; écris, toi, pendant ce temps-là, sur ton 
papier couleur de rose. 

Je ne lui répondis pas, je l’embrassai. 

— Ah! dit Alfred, tu es encore plus chez les 
anges que je ne croyais. Et quand on pense que, 
moi aussi, il y a eu un temps où je ne pouvais ré- 
sister au désir d’embrasser un ami, où j’appelais les 
hommes mes frères, et où j'aurais voulu avoir 
toutes les fleurs du paradis pour les jeter sous les 
pieds de la femme que j'aimais ! 

Iléclata de rire. 

— Par bonheur, j'en suis bien revenu, de ce 
temps-là ! ajouta-t-il. Promeéne-toi, rêve, soupire; 
je te donne Reuilly et vais à ma préfecture. 

Et, sur ces mots, Alfred de Senonches sauta dans 


son lilbury, prit les rênes des mains de son domes- ” 


tique, cingla d’un coup de fouet son cheval, qui se 
cabra, bondit et l'emporta comme s'il était monté 
sur le char de l'éclair. 

I] me laissa, comme il me l'avait dit, avec la soli- 
tude, le frémissement des arbres, le murmure de 
la rivière, ces véritables amis de l’homme heureux 
ou malheureux, qui sourient à son bonheur, qui 
compalissent à sa tristesse. 

Aussi, la première chose que je fis fut-elle de 
m'enfoncer dans le pare, d'en chercher l'endroit le 
plus sombre, l'arbre le plus épais, et de me coucher 
dans l'herbe comme un écolier en vacances, 

Depuis combien de temps élais-je là à rêver? Je 
n'en sais rien; la voix de Georges me tira de ma 
réyerie. 

Je me retournai, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


| 


23 

— Vous m’excuserez, monsieur, me dit-il, mais 
c'est M. le curé de Reuilly, qui, en l’absence de 
M. le comte, désire vous parler, 

. Et, en effet, à quelques pas en arrière du domes- 
tique, je vis le curé, qui se tenait attendant, le cha- 
peau à la main. 

Rien ne me touche comme l'humilité chez un 
prêtre, attendu que c'est une vertu de son état, et 
qu’il est très-rare que l’homme ait la vertu de son 
état. 

Je me levai vivement, et j’allai à luile chapeau à 
la main, et tout en l’observant. 

. C'était un homme d’une quarantaine d’années, au 
visage doux et mélancolique; il avait de grands 
yeux noirs, de belles dents blanches, le teint pâle et 
un peu maladif. 

— Je vous demande pardon de vous avoir tiré de 
votre réverie, monsieur, me dit-il d'une voix douce; 
mais votre ami m'a dit une fois pour toutes de ne 
pas craindre de le déranger quand il s'agirait d’une 
bonne action. 

— Je reconnais là mon misanthrope, répondis-je 
en riant, et en faisant signe au bon curé de se cou- 
vrir. 

Mais lui, avec un sourire triste : 

— Je viens au nom des pauvres, monsieur; je 
dois done étre humble comme ceux que je repré- 
sente. 

Etil me fit signe à mon tour de mettre mon cha-. 
peau sur ma téte. 

— Vous venez au nom de Dieu, monsieur, lui 
répondis-je; c’est done à moi de rester découvert 
devant vous. 

— Monsieur, continua le prétre, un petit hameau 
situé à une demi-lieue d'ici, si petit et si pauvre, 
qu'il n’a pas même de nom et qu'on l’appelle le 
Hameau, a été brûlé par d'imprudence d’un enfant. 
On a ouvert une souscription où chacun verse son 
aumône. C’est aussi peu que l’on veut, monsieur; 
Dieu voit le fail et ne compte pas la somme. 

Et il me présenta un papier que je dépliai; sur ce 
papier se trouvaient déjà quelques signatures. 

Je tirai dix louis de ma poche. 

— Monsieur le curé, lui dis-je, voici mon au- 
mône; soyez assez bon pour me laisser votre liste; 
je me charge d’y faire souscrire mon ami. 

— C'est une des choses consolantes de ce monde, 
monsieur, me dit le curé, que de voir Dieu bien 
placer la richesse. Dix ou douze cœurs comme le 
vôlre, et les pauvres gens recueilleraient plus qu’ils 
n'ont perdu. 

— Oh ! vous les trouverez, monsieur, n’en doutez 
pas, lui répondis-je. 

— Ce sera une grande joie pour moi, mon- 
sieur, 

Et il s'inclina pour se retirer, 

— Pardon, lui dis-je; je vous accompagne jus- 
qu'au chateau, 

— Je ne voudrais point vous déranger. 

— Je vais à la ville. 

— En ce cas, monsieur, c'est autre chose. 

Et, comme il ne voulut point remettre son cha- 
peau sur sa tôle, nous marchâmes l'un à côté de 
l'autre le chapeau à la main, 

Arrivé à la porte du château : 

— Monsieur, me demanda-t-il, quand me per- 
meltrez-vous de venir reprendre cette liste ? Je fais 
la quête moi-même, et votre générosité donnera 
peul êlre aux autres l'idée d'être généreux. Je 
comple beaucoup sur le bon exemple. 

— Vous n'osez pas dire sur l’orgueil, monsieur le 
curé, 


2% MADAME DE CHAMBLAY. 


— Je ne vois que ce que l’on me montre, mon- 
sieur; à Dien seul appartient de lire dans les cœurs. 
— Je ne vous donnerai point cette peine de re- 
passer av château, et j'aurai l’honneur de remetire 
chez vous la liste et les aumdnes que j’aurai re- 
cueillies avant ce soir. Qui secourt vite secourt deux 
fois ; je sais cela. 

Le curé salua et s ’éloigna. Une fois la grille du 
château dépassée, il remit son chapeau sur sa tête. 

Tout cela était fait dignement et simpl«ment. Cet 
homme, il n’était pas besoin de le regarder à deux 
fois pour s’en convaincre, cet homme était un 
prétre selon le cceur de Dieu. 

Je dis A Georges de mettre le cheval au coupé. 
Une demi- heure après, j'étais à la préfecture. 

L’étonnenient d’Alfred fut grand de me revoir. 

— Ab! par exemple, me dit-il, si l’on m'’eût de- 
mandé qui frappait à ma porte, je n’eusse point pa- 
rié pour toi! Qu'arrive-t- il donc? Le feu est-il à 
Reuilly? Et encore j'espère bien que tu ne te déran- 
gerais pas pour si peu. 

— Non, lui répondis-je, le feu n’est point à 
Reuilly; mais il parait qu'il a été au Hameau. 

— Qui; j'ai enleudu parler ce cela; il y a cinq ou 
six maisons brülées. 

— Quel homme est-ce que ton curé? 

— Comment! que mon curé? Esl-ce que j'ai un 
curé, moi ? 

— Je veux dire le curé de Reuilly. 

— Oh! un excellent hemme! Du moins, il m’a 
paru ainsi, 

— Il le faut bien, puisque tu lui as donné chez 
toi ses grandes entrées. 

— C'est vrai. 

— Il en à profité en venant faire sa quête. 

— Ah! oui, pour les incendiés. Eh bien, tu vois 
ce brave hommeJa? 0 

— Le curé, toujours? 

— Oui; — ilest malade : il est poitrinaire. Aussi 
vrai que, dans deux ans, je serai député, lui, dans 

, deux ans, il sera mort; eh bien, il va peut-Ctre 
faire trente ou quarante lieues à pied pour recueillir 
un billet de mille francs pour les pauvres incendiés. 
Voilà les vertus que j j'adunire, et non pas celles de 
nus ausléres Excellences. 

— kt, moi aussi, je les admire. C'est pourquoi, en 
Jui donnant mon aumône, je lui ai promis la tienne, 

— Combien lui as-tu donné? 

— Dix louis, 

— Mais Lu me ruines, malheureux ! 

— Comment cela? 

— C’est Loi qui donneras le plus de tout le dépar- 
tement : j'en suis bien sûr ; mais le préfet doit don- 
ner le double de celui qui donne le plus. Tiens, 
voila vingt louis pour ma souscriplion; et, une 
autre fois, quand tu Vaviseras de faire le généreux, 
comple avec ma bourse avant de compter avec la 
ticuue | 

Je me levai, 

— Eh bien, tu Ven vas? me demanda Alfred, 

— Oui, j'ai procuration du curé, etj’ai une bonne 
maison à exploiter, À ce soir à diner, Veux-tu que 
j'invile le curé à venir diner avec nous? 

— Jovile; mais il refusera. 

— Pourquoi cela? 

— Ji suit un ré giine; je Vai dit qu'il était malade, 

— Tant pis! j'ai peur d'être forcé de hair un 
autre prèlre, ét je ne seras point fâché, comme 
cotupensalion, d'aimer celui-ci, 


Je saluai Alfred et remontai dans mon coupé, 
— Chez M, de Chamblay ! dis-je à Georges. 
Vous comprenez quelle élait ma pensée, n'est-ce 


pas, cher ami, el pourquoi j'avais pris la liste aux 
mains du curé? 

J'avais immédiatement compris que c'élait un 
moyen tout trouvé dé faire une visile à madame de 
Chamblay, que je ne comptais revoir que le jour de 
la noce de Zoé. 

Je fis demander si M. de Chamblay était chez lui, 

M. de Chamblay était à Alençon. 

Je tis demander si i madame de Chamblay était vi- 
sible. 

Le domestique revint et me fit passer au salon. 

Madame me priait de l’attendre quelques se- 
condes, 

Pendant ces quelques secondes, je regardai au- 
tour de moi : glaces magniliques, cheminée admi- 
rablement garnie, meubles de Boule entre les fe- 
nélres, tapis moelleux, canapé et fauteuils confor- 
tables et à la dernière mode; tout indiquait une 
maison non-seulement riche, mais encore luxueuse, 

Au milieu de mon examen, la porte s’ouvrit, et 
madame de Chamblay entra. 

Elle était coillée en cheveux, avec un petit fichu 
de dentelle noué sous le menton et un narcisse, 
pâle et blane comme elle, dans les cheveux. 

Je m'inclinai devant elle. 

— Excusez-moi de vous déranger, madame, lui 
dis-je avee une voix dont je cherchais en vain à dé- 
guiser l’émotion ; j'avais demandé M. de Chamblay, 
on ma répondu qu'il était en voyage; — alors, je 
me suis hasardé à demander si vous étiez visible Je 
n’espérais point que vous me feriez la grâce de me 
recevoir. 

— C'est un véritable plaisir pour moi, monsieur, 
répondit-elle ; car, depuis que je vous ai vu, je me 
suis reproché plus d’une fois de ne point vous avoir 
remercié comme je le devais au nom des bienheu- 
reux que vous avez fails. — Et maintenant que vous 
voilà rassuré, asseyez-vous, monsieur, et dites-moi, 
si loulefois cela peut se dire à la femme, quelle 
chose vous faisait désirer de voir le mari. 

— Mon Dieu, madame, lui répondis-je, je vous 
avouerai qu’en commençant par demander M. de 
Chambly, j'obéissais à une convenance sociale. 
C'était vous que je désirais voir. 

Elle releva vivement la tête. 

— Aimez-yous mieux que j’emploie une autre 10- 
culion, madame? C’étaila vous que j'avais affaire. 

Un sourire m’engagea à continuer. 

— Quand vous avez bien voulu permeltre, ma- 
dame, que je fusse pour quelque chose dans le 
salut de vos prolég és, j'ai eu Vhonneur de vous 
dire qu’à la première occasion qui se présente- 
rait de faire une bonne action je penserais à vous, 

La jeune femme tressaillit. 

— Celle occasion est venue, madame: un malheur 
est arrivé à un petit village nommé le Hameau; ila 
été brûlé, ou à peu près; le curé de Reuilly, qui 
s’est chargé de faire une quête pour les incendiés, 
est venu ce malin au petit chateau d'Alfred, Alfred 
n'y élail pas; j'ai pris la liste des mains du curé; je 
lui ai remis mon aumône, j'ai passé à Ja préfecture 
prendre celle d'Alfred, et je viens vous demander 
la vôtre. 

Les joues de madame de Chamblay, qui étaient 
trés-pales, se couvrirent d'une vive rougeur; il me 
sembla qu'elle tremblait, el je la vis essuyer quel- 
ques gouttes de sueur qui perlaient à son front. 

Toul à coup elle sourit comme ayant une idée, 

et, lirant de son doigt une bague dans laquelle était 
enchassé uo brillant : 

— Touez, monsieur, 
voici mon aumone, 


me dit-elle en se levant, 


Je Ja regardai avec étonnement, 

— Vous me refusez? demanda-t-elle. 

— Non, madame, répondis-je; mais je ne vous 
comprends pas. Cette bague vaul cing cents franes, 
sans compter le travail de la monlure, qui est de 
Froment Meurice, je crois. 

Elle ne répondit pas, et continua de me tendre la 
bague. 

— Ce que je venais vous demander, madame, 
continuai-je, c’élail une simple aumône, comme on 
la met A la messe dans la bourse d’une quéteuse. 
C'était un louis, par exemple. 

Elle sourit tristement. Mon ami, je n’oublierai 

. jamais ce sourire. 

— Monsieur de Villiers, dit-elle, à un homme 
comme vous, on peut tout dire; à un cœur comme 
le vôtre, on peut tout confier. 

— Dites, madame. 

— Eh bien. il y a des moments où il est plus fa- 
cile à une femme qui ne dispose pas de sa fortune 
de donner une bague de cing cents francs... qu'un 
louis 

Et, laissant tomber la bague dans ma main, elle 
sortit en appuyant son mouchoir sur ses yeux. 

Avant qu’elle eût refermé la porte, le bruit d’un 
sanclot était arrivé jusqu’à moi. 

Je regarda une seconde fois ce salon, presque 
épouvanté du luxe qui y régnait. 

— Oh! mon Dieu! murmurai-je, est-il possible 
qu'une femme qui a apporté deux millions de dot à 
son mari n'ait pas, au bout de quatre ans de ma- 
riage, un louis à donner à des incendiés! Oh! mon 
Dieu ! mon Dieu! une telle femme est plus pauvre, 
plus misérable, plus à plaindre que ceux à qui elle 
fait l'aumône! 

EL j'appuyai la bague sur mes lèvres, et je m’é- 
Jangai hors du salon; j'avais besoin d'air : j'étouf- 
fais! 

Et elle ne s'était jamais plainte, dans toutes ses 
lettres, à sa nourrice. 

Elle lui avait laissé entrevoir qu'elle était heu- 
reuse. > 

Mais c'était done un ange que cette femme-là !... 

Le même soir, je portai au curé de Reuilly mille 
francs : quatre cents francs au nom d’Allred, six 
cents francs au nom de madame de Chamblay. 

Ces six cents francs élaient le prix de la bague, à 
l'estimation du premier joaillier d'Évreux. 


1X 


Je wavais pas oublié ce que Gratien, le futur 
époux de Zoé, m'avait dit: «J'attends, en gagnant 
cinquante sous par jour, qu’un oncle que je n'ai pas 
meure en Amérique ou dans les Indes, en me lais- 
sant mille écus pour m'établir à mon compte, » 

Il me restait cinq mille cing cents francs de mon 
gain, plus les trois cents francs que Zoé me rede- 
vail, comme disait Gratien, 

Le lendemain du jour où j'avais fait à madame de 
Chamblay cette visite qui m'avait si fort impres- 
sionné, en soulevant un coin du voile qui couvrait 
sa vie, je partis pour Bernay, toujours sans rien 
dire à Alfred : je ne voulais pas que l'on sat 
où j'alluis, 

Au reste, cher Alfred, je dois lui rendre cette 
justice, c'était bien l'homme le moins questionneur 
qu'il y edt au monde, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


25 


Je me contentai de Ini demander si, pour deux 
ou trois jours, je pouvais disposer d’un de ses che- 
vaux de selle, et, sur sa réponse affirmative, je fis 
seller ma monture, je la chargeai d’un léger porte- 


_ manteau, et, pour ne pas dénoncer mes intentions, 


je rejoignis par un détour la route de Bernay. 

Bernay était le but de mon voyage. 

Je fis reposer mon cheval à Beaumont-le-Roger : 
deux heures après, j'étais à Bernay, hôtel du Lion 
d'or. 

Je ne connaissais point Bernay; c'était la pre- 
mière fois que j’y venais: je fus donc obligé de 
m'informer près de mon hôte. 

Je demandai d’abord où était situé le château de 
M. de Chamblay. 

_ Le chateau de Chamblay était situé sur les col- 
lines du Cours, dans la vallée de la Charentonne. 
La charmante petite rivière qui donne son nom à la 
vallée serpentait à Pextrémilé du pare, auquel elle 
servait de limite, un peu au-dessous de l'endroit où 
ses deux bras se séparent en amont de l’éghse de 
la Coulture, comme on dit là-bas, pour aller se 
réjuindre au delà de la ville et continuer leur cours 
vers le midi. 

Je n’avais pas besoin d’en savoir davantage. 

Je m'acheminai vers le chateau. 

C’était une batisse moderne, avec un fronton du 
temps de l’Empire, et les lignes droites et tristes de 
Varchiteclure da commencement du xix° siècle, 

Ce qu’il y avait de remarquable dans le château, 
c'était le pare au milieu duquel il s'élevait. 

J] était situé à un demi-kilomètre environ des 
dernières maisons de la ville, ou plutôt du village 
qui, se groupe autour de l’église. 

Parmi ces dernières maisons, une charmante pe- 
tite bâtisse portait un éeriteau. C'était une de ces 
jolies et pilloresques chaumières en galandage, 
construites en pièces de bois et en moellons. 

Les pièces de bois, peintes en vert, étaient visi- 
bles; les contrevents étaient peints en vert comme 
les pièces de bois; il y avait un toit de chaume, et, 
sur la eréte de ce toil, tout un champ d'iris s'ou- 
vrait, fleurissant joyeusement au soleil, 

Portes et volets étaient fermés; seulement, comme 
je l'ai dit, un écriteau cloué au-dessus de la porte 
indiquait à qui il fallait s'adresser. ; 

Il fallait s'adresser à M. Dubois, rue de l'Eglise, 
n° 12. L 

La rue de l'Eglise était située à quelques pas de 
là, J'allai sonner chez M, Dubois. 

C'était un vieillard : le bonhomme était allé faire 
sa promenade habituélle; mais, en son absence, 
une pelile fille que je sus être sa nièce m'olirit de 
me faire voir la chaumière, 

J'acceptai. Elle prit la clef et marcha devant moi, 
de ce pas alerte et alfairé de la jeunesse, toute fière 
d'être appelée à des fonctions plus avancées que son 
Age ne le comporte. 

J'eusse distribué moi-même la petite maison, 
qu'elle n’edt pas été plus à ma convenance, 

Le bas se composait d'une grande pièce pouvant 
servir de boutique ou de magasin, d'une petite 
pièce faisant salle à manger, et d'une cuisine, 

A l'étage, il y avait deux chambres. 

Tout cela naïvement distribué, comme dans les 
pelites baraques de bois que l'on achèle pour les 
enfants, el dont vingt-cinq ou trente tiennent dans 
une boile avec des arbres en papier frisé. 

Un petit jardin attenait à la maison. Du petit 
jardin el des fendtres, on voyait le chateau de Cham- 
blay. 

Je demandai le prix, par année, de la location : 


26 
c'était cent cinquante francs, à ce que m'assura la 
petite fille. Z ; 

Je m’infurmai si la maison était à vendre. 

L'enfant me répondit qu’elle n’en savait rien, et 
que, quant à cela, il fallait le demander à son oncle, 
M. Dubois. — Ce nom me frappait pour la seconde 
fois ; il me semblait l'avoir déjà entendu. 

En ce moment, il se fit du bruit derrière moi. Je 
me retournai et je vis un vieillard que je reconnus 
facilement pour le propriétaire. 

C'était un homme d’une soixantaine d’années, 
aux yeux petits et vifs, au nez en bec de corbin, 
aux cheveux grisonnants. 

Nous nous saluames et je lui renouvelai la ques- 
tion que j'avais faite à sa nièce. 

— Dame, me dit-il, c’est selon le prix. 

Un Normand, on le sait, ne dit jamais ni oui ni 
non. Q 
— Quel prix? demandai-je. 

— Le prix que vous en donneriez. 

— Ce n’est pas à moi à donner un prix, C’est à 
vous, qui êtes le vendeur, à en demander un. 

— L’écriteau ne porte pas que la maison est à 
vendre; il porte qu’elle est à louer. 

— Alors, vous ne voulez pas la vendre? 

— Je ne prélends point cela. 

Je commencais à m'impalienter. 

— Oh! lui dis-je, mon brave homme, je suis fort 
pressé, faisons vite. 

— Tant mieux! dit-il. 

— Tant mieux? répétai-je. 

— Oui; j'aime à faire des affaires avec les gens 
pressés, moi. 

— Je ne demande pas mieux que de faire affaire 
avec vous; mais il faut me répondre calégorique- 
ment. 

Le bonhomme me regarda avec inquiétude, 

— Qu'est-ce que cela veut dire, catégoriquement? 
me demanda-t-il. 

— Cela veut dire qu’il faut répondre oui ou non 
à cette question bien simple : Voulez-vous vendre 
ou ne pas vendre votre maison ? 

— Si nous allions chez M. Blanchard ? 

— Qu'est-ce que c’est que M. Blanchard ? 

— C'est ie notaire. 

— Allons chez M. Blanchard. 

— Allons-y. 

La petite lille resta sur le seuil de la porte. Son 
oncle lui avait fail un signe indiquant que, proba- 
blement, nous allions revenir. 

Quant à nous, nous primes le chemin de la mai- 
son du notaire, 

L’honorable fonctionnaire était chez lui. 

Nous fûmes introduits dans son cabinet par un 
jeune saute-ruisseau de douze ou quinze ans, qui 
me paraissail former tout le personnel de son 
étude, 

Le notaire écrivait en cravate blanche, comme il 
convient à un nolaire, et portait des lunettes vertes, 
non pas sur son nez, mais à son front, 

Il les abaissa rapidement à notre entrée, 

Je compris que les luneltes vertes de maitre 
Blanchard lui servaient contre ses clients et non 
pour son papier, Maître Blanchard, lui aussi, était 
Normand, 

— Salut, monsieur Blanchard et votre compagnie, 
dit le paysan, quoique maitre Blanchard fat parfai- 
lement seul, Voilà monsieur qui veut absolument 
acheter ma maison, 

Il me montra du doigt, 

— Je viens vous demander comme cela si je peux 
a vendre, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Le notaire me salua, 

Puis, au paysan : 

— Certainement que vous pouvez la vendre, mon 
ami, puisqu'elle est à vous. 

— Ah! c’est que je n’ai pas besoin d'argent, moi, 
comme vous savez, monsieur Blanchard, et je ne 
me déciderais à la vendre que si l’on m'en don- 
nait un bon prix. 

— Monsieur, dis-je au notaire, je suis très-pressé; 
ayez la bonté, si cela est en votre pouvoir, de déci- 
der monsieur à s'expliquer promptement. Sa mai- 
son n’est probablement pas la seule, à Bernay, qui 
soit à vendre ou à louer. i 

— Non, bien certainement, répondit le no- 
taire. 

— Ah! oui, c’est sûr qu'il y en a, ditle paysan, 
mais pas comme Ja mienne. 

— Pourquoi, pas comme la votre? 

Le paysan secoua la téte. 

— Je dis ce que je dis, fit-il. 

_ — Monsieur, répliquai-je m’adressant au notaire, 
je sais le prix de la location : cent cinquante franes 
par an. 

— Qui vous a dit cela? interrompit le paysan. 

— La petite qui m'a fait voir la maison. ~ 

— C’est une petite sotte; d’ailleurs, yous ne vou- 
lez pas la louer, ma maison, puisque vous voulez 
l’acheter. 

— Soit, je veux l’acheter, dis-je au notaire; je 
vous prie donc, monsieur, d'obtenir de votre client 
qu’il me dise son prix. 

— Oh! d’abord, fit le paysan, je l’ai dit à M. Blan- 
chard, on n’aura pas ma maison à moins de six mille 
franes..., et encore... encore. 

C'était le double de ce qu’elle valait. 

Je me levai, je pris mon chapeau et saluai. 

— Ah! père Dubois! fit le notaire. 

_ Ces mots père Dubois me rappelaient mon entre- 
lien avec Gratien, le fiancé de Zoé. 

En me voyant prendre mon chapeau, le paysan 
élendit les bras vers moi comme pour me retenir. 

— Eh! que diable! monsieur, me dit-il, on ne 
demande pas un prix pour qu’on vous le donne. 

Ce mot me frappa, tant il était commercial. 

— Ecoutez, mon cher monsieur, lui dis-je, un 
loyer de cent cinquante francs suppose à la maison 
une valeur de trois mille francs. Je vous donne 
trois mille francs de votre maison; c’est treize cents 
frances de plus que vous n’avez vendu Jean-Pierre. 

— Jean-Pierre!... vendu Jean-Pierre,.., balbutia 
le père Dubois. 

— Oui, votre dernier fils, celui qu’on appelait le 
Cuirassier. , 

Puis, me retournant vers le notaire : 

— Monsieur, lui dis-je en tirant ma montre, il 
est deux heures de l'après-midi; jusqu’à quatre 
heures, je vais chercher une autre maison à louer 
ou à vendre; à quatre heures, je repasserai chez 
vous. Si votre marchand d'enfants veut vendre sa 
maison pour trois mille franes, je trouverai le con- 
trat tout dressé el vous promets la préférence sur 
tout ce que j'aurai yu. Si le prix ne vous convient 
pas, je traiterai avec un autre. Adieu, monsieur; je 
laisse à votre client deux heures pour réfléchir, 

ll je sortis, 

Je relournai à l'hôtel du Lion d'or, el, certain que 
le père Dubois me laisserait sa maison pour le prix 
que je lui en offrais, je fis seller mon cheval et m'en 
allai par un charmant chemin, toul en remontant 
la Charentonne jusqu'à Rose-Moray. 

A quatre heures précises, j'étais à la porte du 
nclaire, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Jappelai une espèce de mendiant à qui je donnai 
une pièce de monnaie pour tenir mon cheval, et 
j'entrai dans l’étude. 

Le saute-ruisseau se leva vivement à ma vue, et 
alla ouvrir la porte de l’étude. 

Je trouvai maitre Blanchard à la même place et 
dans la même position. C’étaient sa position et sa 
place officielles. 

-— Eh bien, monsieur, lui demandai-je, le père 
Dubois...? 

— Le pére Dubois s’est décidé, monsieur; seule- 
ment, il yeul cent francs d’épingles pour sa petite 
nièce. 

— J’en donne trois cents, monsieur, répondis-je, 
à la condition que cet argent restera entre vos 
mains, que vous le ferez fructifier, et que vous le 
lui remettrez à elle-mêrre le jour où elle aura dix- 
huit ans, ou le jour où elle se mariera. 

— Le père Dubois va être bien attrapé, répondit 
en souriant maître Blanchard, 

— Oui, je comprends : il comptait garder pour 
lui les cent francs d’épingles, 

— C’est bien naturel, dit le notaire, 

— Je ne suis pas tout à fait de votre avis. Mais 
n'importe. L'acte est-il prêt ? 

— Le voici, tout signé par le vendeur. 

Je pris la plume. 

— Attendez, monsieur, me dit maître Blanchard; 
la loi veut, sous peine de nullité, que lecture de 
Vacte soit faite aux parties. 

ll me lut l’acte, Il portait naturellement quittance 
de trois mille francs. 

Pendant que maître Blanchard lisait, je tirai les 
mille écus de ma poche et les posai sur la table en 
trois billets de banque. 

Puis, la lecture faite, je signai. 

Restait à régler les honoraires du notaire, 

C'était, compris l'enregistrement, une affaire de 
quatre-vingl francs. 

Je dounai un billet de cent franes, à la condition 
que les vingt francs d’excédant seraient pour le 

auvre pelit diable qui, à lui seul, représentait lout 

e personnel de l’étude. 

Moyennant quoi, M. Blanchard me remit les clefs 
de la maison. 

Je le priai de les garder jusqu’à nouvel ordre. Je 
saluai et sortis. 

A la porte, je trouvai mon cheval, gardé non plus 
par le mendiant, mais par un enfant qui me venait 
au genou, Je voulus lui prendre la bride des mains. 

— Cé-ly à té, le cheval? me ditl’enfant dans son 
palois. 

— Oni, cé à mé, répondis-je m’efforgant de parler 
la méme langue. 

— Faudrait le prouver, répliqua le bonhomme 
en lirant la bride à lui, 

J'appelai le notaire, et le priai de certifier au dé- 
posilaire de mon cheval que le cheval était bien à 
moi. 

Le notaire s'interposa, et je rentrai en possession 
de ma monture, — L'enfant y gagna cent sous, 

— Maintenant, dit-il, le cheval est à monsié, j'en 
ferais serment, 

Je me relournai vers le notaire. : 

— Voilà, lui dis-je, un bonhomme qui me fait 
l'effet de devoir être un fier client pour volre suc- 
cesscur, 

Je rentrai à l'hôtel; j'y laissai, en le recomman- 
dant, le cheval d'Alfred, et je partis pour Lisieux 
par la voiture de Caen, qui passait à cing heures, 

Le surlendemain, comme je l'avais dit à Alfred, 
Vélais de retour & Evreux. 


xX 


Quinze jours après, je me retrouvais au Lion 
or. 

Cette fois, j’élais venu à Bernay pour assister anx 
noces de Gratien et de Zoé, le domicile du fiancé 
étant à Bernay, chez le père Guillaume, maitre me- 
nuisier, établi dans la Grande-Rue. 

Quant à la fiancée, son domicile naturel était au 
chateau de Chamblay, dont nous avons dit la situa- 
tion, et où elle avait suivi sa sœur de lait, 

La comtesse s’était chargée de la toilette de la 
mariée, et c’est au château que le cortége devait 
prendre cette dernière. ‘ 

Sur les trois cents francs restants de l’achat de 
Jean-Pierre, Gratien avait commandé un diner au 
Lion d’or. Madame de Chamblay avait obtenu de 
son mari la permission d’y assister. Quant à lui, il 
avail jugé à propos de se dispenser de cette fête, 
qu'il regardait comme une corvée. 

Dès le jour de mon arrivée, Gratien était venu 
me faire sa visite, 

La veille du jour fixé pour le mariage, madame 
de Chamblay et Zoé arrivèrent à leur tour. 

Je m'étais arrangé avec l’aubergiste du Lion dor, 
afin qu’il envoyat, au nom de madame de Cham- 
blay, chercher à Juvigny la mère de Zoé. 

La bonne femme m'avait paru si fort désirer re- 
voir sa peliole, comme elle “appelait la comtesse, 
que, doutant, d’après ce qui s'était passé à l'endroit 
de la quête, que madame de Chamblay put lui pro- 
curer ce bonheur, je lui avais envoyé la voiture et 
fait remettre cent francs pour ses pelils achats, en 
lui écrivant que c'était de la part du nouvel acqué- 
reur du chateau, mais à la condition qu'elle serait 
censée venue de ses propres deuiers, et que, sous 
aucun prétexte, elle ne reconnaitrait cet acqué- 
reur. 

Il me fut facile de lui renouveler ces recomman- 
dations, la bonne femme étant arrivée de Juvigny 
une heure avant que madame de Chamblay et Zoé 
arrivassent d’Eyreux. 

En entrant au château, Zoé y trouva donc sa 
mère, el la comtesse, sa nourrice. 

Le soir, j'allais me promener du côté de Notre- 
Dame-de-la-Culture; je n'avais pas vu madame de 
Chamblay depuis le jour où elle m'avait donné la 
bague pour les incendiés du Hameau. Cette bague, 
que je n'avais pas vendue, comme on s'en doute 
bien, au bijoutier d'Evreux, mais que je m'élais 
contenté de payer au prix de l'estimation, je la por- 
tais sur ma poitrine, pendue à mou cou par une 
chaine d'or de Venise, mince et flexible comme un 
fil de soie, 

Je n'avais pas l'espoir de voir la comtesse; ce- 
pendant, j'étais malgré moi atliré du côté où elle 
habitait, 

Je sortis de la ville à la nuit tombante, je suivis 
les bords de la Charentonne, et je me trouvai, au 
bout de quelques instants, au bas de l'escalier qui 
conduit à Notre-Dame-de-la-Culture, 

Je montai cet escalier et me trouvai dans un petit 
cimetière, véritable cimetière de province, mélan- 
colique comme celui de Gray, A la lueur de ces 
derniers rayons de soleil qui s'allongent et resplen- 
dissentcomme des lances de lumière, je lus quelques 
épilaphes qui attestaient et la simplicité des morts 
et la naïveté des survivants, 


28 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Puis j’entrai dans l’église. : 

Je croyais la trouver solitaire, je me trompais : 
une femme priait dans un coin. p 

La vue de cette femme dont je ne pouvais aper- 
cevoir le visage, enveloppé qu'il était dans les plis 
d’un grand chale, me fit tressaillir. : E 

Une voix murmura, non pas à mon oreille, mais 
à mon cœur: « C’est elle!» 

Je m’arrétai court, et porlai ma main à ma poi- 
trine. ; 

La respiration me manquait. 

Je repris, non pas mes forces, mais ma volonté, 
et j'allai, dans le coin le plus sombre de l’église, 
m’appuyer au pilier voisin de celui qui supportait 
l’eau bénite dans une coquille de marbre, 

De là, mon regard s’arrêla sur elle. 

Un de ces derniers rayons dont j'ai parlé tout à 
l'heure, et à la lueur desquels j'avais lu les épita- 
phes, traversaient un des vitraux qui donnaient du 
jour à l’église, et, passant à travers l’auréole dorée 
d’un saint, faisait resplendir la jeune femme comme 
un être qui a déjà cessé d’appartenir à la terre. 

Mais, comme je lai dit, le jour s’en allait mou- 
ranl; le rayon commença donc à palir peu à peu, et 
finit par -’éleindre. 

Pourquoi mon cœur se serra-t-il à celte vue, 
comme si cette lumieére, que le ciel jaloux lui repre 


nait, eût été son âme, qui, exilée un instant en. 


ce monde, remontail à sa patrie première, le ciel? 

Bientôt elle ne fut plus éclairée que par la lueur 
grisätre du crépuscule, et un mouvement qu’eile 
fit m’annonca que sa prière élait finie ou allait 
finir. 

Malgré moi, je me rappelai le vers d’Hamlet : 

Nymph, in thy orisons, 
Be al my sins remember d (4). 


Elle se leva, baisa le pied droit de la statue de la 
Vierge, celui gui était posé sur la têle du serpent; 
puis, s’acheminant vers le tronc des pauvres, elle y 
laissa tomber une pièce de monnaie. 

Je savais, et le Seigneur le savait aussi, combien 
une aumone, si faible qu’elle fût, lui était difficile À 
faire. 

L’obole donnée aux pauvres, elle s’approcha du 
pilier pour prendre de l’eau bénite; mais alors je 
sortis de Vombre qui me cachait, et, élendant la 
main, je trempai le bout de mes doigts dans la co- 
quille et les lui présentai humides. 

Elle me reconnut, laissa échapper une légère 
exclamation: je crus la voir palir sous son voile; 
mais elle étendit à son tour sa main dégantée, lou- 
cha le bout de mes doigts du bout des siens, fit le 
signe de la croix el sorlit, 

Je la suivis des yeux jusqu’à ce que la porte se 
refermat derrière elle et que j’eusse cessé d’en- 
tendre le bruit de ses pas; alors je fis le signe de la 
croix à mon tour, et à mon tour j’allai m’agenouil- 
ler sur la chaise qu'elle venait de quitter. 

Je ne dirai pas que j'y fis ma prière : je ne sais 
point de prière. Lorsque j’entre dans une église, 
c'est plutôt pour méditer que pour prier, Si j'ai une 
faveur à demander à Dieu, si j'ai à le remercier 
d'une faveur accordée, c'est avec des paroles, non 
pas gardées au fond de ma mémoire, non pas em- 
pruntées à un livre, mais qui s’échappent de mon 
cœur, souvent à l'état de pensées, et sans même se 
formuler pur des mots, que je m'adresse à lui. L'6- 
tat dans lequel j’entre, sans atteindre à J’extase, 
s'élève au dela du rêve, Pareil à ces enfants qui, 


(1) Parle de mes péchés, nymphe, dans Les prières, 


dans un songe, croient voler, mon âme prend des 
ailes et monte doucement au-dessus de la vie réelle; 
alors, je m’entretiens avec Dieu, non pas comme 
Moise au Sinai, en face du buisson ardent et au 
milieu des éclairs, mais comme fait l’oiseau qui 
chante, comme fait la fleur qui parfume, comme 
fait l’eau qui murmure. Je ne suis plus un homme 
qui prie, je suis un être qui adore, Je ne me tourne 
pas vers tel point du ciel ou de la terre; je dis: 
« Que tu viennes du nord ou du midi, de l’orient ou 
de l’occident, je sais où tu vas. Porte mon souffle 
au Dieu par lequel je vis et que je bénis pour m’a- 
voir mis dans le cœur tant d'amour et si peu de 
haine, » 

EL je sors le cœur calme et confiant, et cependant 
plein de mélancolie ; mais cette mélancolie, Dieu le 
sail, ce n’est point du doute, ce n’est point du re- 
grel, c’est de l'humilité. 

Avail-elle pensé à moi, en priant? Je l’ignore; 
mais ce que je sais. c’est qu'elle ful au fond de tout 
ce que je dis au Seigneur. 

Il faisait nuit sombre quand je me levai ; ce n’6- 
lait plus un rayon de soleil qui passait à travers le 
vitrage, ¢’étail un rayon de lune; il éclairait la 
Vierge d’une teinte bleuâtre, qui lui donnait l’ap- 
parence d’une stalue d'argent. 

J'approchai mes lèvres de son pied, que je baisai 
avee une pieuse vénéralion. 

Puis j'allai au tronc des pauvres. J'avais cru voir 
que c’élail une pièce de deux francs qu’elle y avait 
laissée tomber. Je cherchai dans ma poche, j'y 
trouyai uue pièce pareille, Je donnai ce qu’elle avait 
donné, et je sortis de l’église, 

De la paitie la plus élevée du cimetière, je voyais 
le château, : 

Une seule fenêtre en était éclairée; c'était évi- 
demmeut la sienne. 

Cette fenêtre, on la voyait de l’église, et l’on de- 
vait la voir de la maison du père Dubois. 

Je ne sais pourquoi je remarquai ce détail; il ne 
s’élait pas présenté à mon espril lorsque, quinze 
jours auparavant, J'avais acheté la maison. 

En ce moment, il s'y présenta, el, au lieu de me 
réjouir, celte pensée me serra le cœur. 

Avais-je le pressentiment de ce que je devais 
souffrir un jour, en egardant cette lumière ? 

Je nassis Sur un bane, et je restai là jusqu’à ce 
qu'elle fat éleinte, 

Je, retraversai mon petit cimetière, dont les 
pierres blanchissaient dans la nuit; un rossignol 
chantait dans un buisson de rosiers qui couvrait la 
tombe d'une jeune fille, £n m’entendant passer, il 
se Lul. 

Les pas d’un vivant effrayaient ce courtisan des 
morts. 

Je descendis l'escalier; je me retrouvai près de 
la Charentonne, et je rentrai à l'hôtel. 

Il était plus de minuit; cing ou six heures ve- 
paient de passer avec la rapidité de l'éclair. 

Je me couchai en pensant à la petite chambre 
virginale du chateau de Juyigny, et je m’endormis 
avec la bague d'Edmée sur les lèvres. 

Pourquoi, à partir de ce soir-là, fut-elle pour moi 
Edmée, et non plus madame de Chamblay? 

Le lendemain, à neuf heures du matin, Gratien 
était à l'hôtel du Lion dor; il me trouva prêt, Le 
mariage avail lieu à la mairie à dix heures du ma- 
tin, el à onze heures à l'église. 

Le brave garçon venait me prier, allendu que 
j'élais le seul monsieur, de vouloir bien donner mon 
bras à la comtesse, 

Je frissonnai, et il dut me voir pälir, L'idée de ce 


bras s’appuyant sur le mien me bouleversait le sang. 

Je commencais à comprendre que j’aimais insa- 
tiablement Edmée, et cependant, chose étrange, je 
n’élais point jaloux de son mari. 

— Le comte n’y sera done pas? demandai-je à 
Gratien. 

Il se mit à rire. 

— Oh!M. le comte est trop fier pour venir à la 
noce de pauvres gens comme nous, répondit-il. 

— Et lacomlesse n’est pas trop fière, elle? de- 
mandai-je. 

— Elle, fit Gratien, c’est une sainte. 

— Mais, ajoutai-je, je la connais à peine, je n’o- 
‘serai pas lui offrir mon bras. 

— Bon! dit Gratien, laissez donc! ça ira tout 
seul... Vous ne pouvez donner votre bras à une 
paysanne, pas plus qu’elle ne peut donner son bras 
à un paysan. 

— Sans doute elle ira à léglise en voiture, el je 
n'aurai pas de bras à lui donner. 

— Elle, aller en voiture, quand nous irons à pied, 
pauvre chère dame ! vous ne la connaissez pas. Elle 
ira à pied comme nous; d’ailleurs, il n’y a qu'un 
pas du château à l’église. Mais, ajouta Gratien, on 
nous attend au château à dix heures moins un 
quart; ne nous faisons pas attendre. 

— Je comprends : tu es pressé de voir comment 
la couronne d'oranger va à Zoé. 

— Oh! je suis tranquille, dit Gratien, elle ne la 
blessera pas. ù 

— Alors, partons. 

Toutlelong delaroute, nous recrutâmesdesjeunes 
garcons amis de Gratien; les uns nous attendaient 
sur le pas de leur porte, les autres au coin des rues. 

Toutes les jeunes filles amies de Zoé s’étaient 
réunies au chateau. 

Au bout de la ville, deux joueurs de violon alten- 
daient avec des rubans à leurs instruments. 

Ce n’était point la solennilé antique, mais c'était 
peut-être la tradition. 

Nous arrivames au château, annoncés par les ac- 
cords tant soit peu criards de nos musiciens; la 
grille était ouverte. 

Cinq ou six jeunes filles impatientes attendaient 
sur la pelouse, 

Nous les entendimes crier : « Les voilà! les voila !» 
et nous les vimes se précipiter vers le perron. 

— Mais, dis-je à Gratien, j'y pense, je n'ai point 
à donner le bras à madame de Chamblay : c’est 
elle qui conduira Zoé, et moi qui vous conduirai, 
si vous le voulez bien. 

— Oui, dit-il, en allant; mais, en sortant, une 
fois que ma femme sera ma femme, est-ce que vous 
croyez que je ne lui donnerai pas le bras ? 

— C'est juste, lis-je. 

Nous élions arrivés; Gratien monta légèrement 
6 cinq ou six marches du perron; mais à la porte 
il s'arrêta. 

— Bon! dit-il, et moi qui allais entrer avant vous. 
Entrez, entrez : à tout seigneur, tout honneur, 

Je poussai la porte, 

Madame de Chamblay, debout, arrangeait ou fai- 
sait semblant d’arranger la couronne d'oranger sur 
la téte de Zod, 

Il me sembla que la main lui tremblait. 

Je donnai une poignée de main à Zoé, et saluai 
respectueusement la comtesse, 

Zoé jeta les yeux sur la pendule; elle eût eu bien 
envie de reprocher à Gralien de s'être fait attendre; 
mais il n'y avail pas moyen, nous élions de deux 
Hinules en avance, 

Je regardai aulour de moi; dans un coin du sa- 


MADAME DE CHAMBLAY. 


29 


lon, j’apercus la bonne vieille Joséphine qui joi- 
gnait les mains vers moi en signe de remerciment. 

On se mit en marche, la mariée en téte, ayant à 
sa droite sa mére, à sa gauche la comtesse; — 
celle-ci n'avait voulu que la seconde place; — puis 
venait le marié entre son oncle et moi; Gratien n’a- 
vail plus ni pèreni mère. 

Le reste de la noce suivait, chaque garçon ayant 
pris le bras de la fille qui lui plaisait le plus. 

A la campagne, c’est bien souvent aux noces que 
se nouent les futurs mariages. 

Selon la coutume, les deux fiancés commen- 
cèrent à être unis de par la loi; puis, de la mairie, 
on passa à l’église, 

Je me mis à la gauche de Gratien, et la comtesse 
se mit à la droite de Zoé. Ce fut le bedeau qui nous 
fit prendre nos places. Nous étions de cinq mi- 
nules en avance ; le prêtre était encore dans la sa- 
crise. 

A onze heures sonnantes, il en sorlil ef passa de- 
vant moi. 

En le voyant apparaîlre au seuil de la sacristie, 
j'éprouvai une sensation étrange ; je n'avais jamais 
vu cet homme, et, cependant, il me sembla que je 
le reconuaissais. Quelque chose de froid me tuucha 
le cœur. 

Je regardais ces lèvres minces, ce nez pointu, ces 
petits yeux perdus sous leur arcade sourciliére, ces 
cheveux rares et plats, encore noirs, collés aux 
ltempes. 

Je m’approchai du marié. ’ 

— Est-ce que cet homme ne s’appelle pas l’abbé 
Morin ? lui demandai-je. 

— Oui, me répondil-il étonné. 

— Un brave homme? 

— Heu! heu! 

Je regardai madame de Chamblay ; elle était pale 
comme une morte, 

En passant, le prétre avait jeté sur elle un singu- 
lier regard. 

Un étranger eût juré que c’était un regard de 
haine ; je ne qualitierai point ce regard; mais com- 
ment se fil-il que, toul à coup, cette jalousie que, 
malgré l'amour que je portais à la femme, je n’é- 
prouvais point pour le mari, comment se fit-il que 
Je l'éprouvai contre cet homme? 

Je me rappelai avec quelle intonation Zoé m'avait 
dit : « C’est le prètre qui a fait ce mariage-là. » 

A partir de ce moment, je ne vis plus rien, je 
n’entendis plus rien. 

Mon esprit était tombé dans l’abime des conjec- 
tures. 

Il me sembla seulement que, deux ou trois fois 
pendant Voflice, cel homme, en se retournant, m’a- 
vail transpercé de son regard. : 

A chaque fois, j'avais senti comme une aiguille 
glacée qui me serait entrée dans le cœur. /: 

1 élait évident que, cet homme el moi, nous élions 
destinés à nous hair. 

La messe terminée, il repassa devant moi pour 
rentrer dans la sacristie, comme il y avait passé 
pour venir à l'autel, Je me reculai instinelivement, 
le suivant du regard jusqu'à ce qu'il edt disparu. 

Mais, en son absence, la fascination se continua; 
je vestai immobile à la meme place, et il fallut que 
Gratien me poussât du coude en me disant : « Eh 
bien, nous partons!» pour me lirer de celle espèce 
de lorpeur, 

Il venait, comme il me l'avait annoncé, de prendre 
le bras de sa femme ; madame de Chamblay sem 
blait attendre le mien, 

J'allai vivement à elle, je lui pris la main, la mis 


30 


MADAME DE CHAMBLAY. 


sur mon bras, et, serrant le bras contre mon cœur, 
je l’entrainai. 

— Eh bien, me demanda-t-elle étonnée, que 
failes-vous donc ? 

— Je vous emmène loin de cet homme, lui dis-je; 
cet homme, c’est votre mauvais génie. 

— Oh! taisez-vous, taisez-vous ! dit-elle. 

Et je la sentis trembler de tout son corps; mais, 
comme moi, elle pressa le pas; comme moi, elle 
sembla avoir hate de s’éloigner du prétre. 


XI 


Je ne respirai qu’en sortant de l’église, qu’en sen- 
tant le grand air, qu’en revoyant le jour. 

D'ailleurs, un incident se passait qui devait natu- 
rellement ramener mes idées à la vulgaire réalité, 

Le facteur attendait Gratien à la sortie de l’église. 
II lui remit une lettre avec le timbre du Havre. 

Elle contenait ces mots : 


« Votre oncle Dominique est mort; il vous a 
laissé une petite maison, rue de l’Église, n° 12. Le 
dernier désir qu’il a exprimé, c’est que votre diner 
de noces se fit dans cette maison. 

» L’EXECUTEUR TESTAMENTAIRE, » 


Gratien relut la lettre deux fois. 

— Ah! par exemple, dit-il, en voilà une farce! 

Et il passa la lettre à sa femme. 

Zoé la lut et la passa à la comtesse. 

La comtesse me regarda; je vis qu’elle avait tout 
deviné. 

— Que dites-vous de cela, madame la comtesse ? 
demanda Zoé. 

— Oui, qu’en dites-vous? insista Gratien. Quant à 
moi, je trouve que ce n’est pas une plaisanterie à 
faire à un mari le jour de sa noce; Ga lui fait venir 
l’eau à la bouche. 

— Peut-être n'est-ce point une plaisanterie, dit la 
comtesse, 

— Que voulez-vous que ce soit? demanda Gratien. 
Jamais, au grand jamais, je n’ai eu qu’un oncle; le 
voila, et il s’est, Dieu merci, gardé de jamais rien 
me denner. N'est-ce pas, mon oncle? 

N'importe ! dit la comtesse, passons devant la 
maison n° 12. 

— Mais la maison n°42 est au père Dubois! fit 
Gratien. 

— |i a bien vendu ses trois fils, dit la comtesse, 
il a bien pu vendre sa maison. 

Puis, se retourvant vers moi: 

— N’est-ce pas volre avis? me dit-elle avec un 
si charmant sourire, qu'il semblait avoir pour but 
de chasser tout nuage de mon esprit, de quelque 
part que ce nuage vint. 

— Comment oserais-je être d'un autre avis que le 
vôtre? lui dis-je. Allons au n° 121 

— Cependant... dit Gratien. 

— Fais donc ce qu'on te dit, grosse bête! inter- 
rompil Zoé; peut-être bien qu'on voudrait et qu'on 
pourrait se moquer de nous; mais qui pourrai et 
qui voudrait se moquer de madame la comlesse? 

Kt Zoé me regardait en disant ces mols. 

— Dieu mest témoin que ce n’est pas moi, lui 
dis-je. Aussi, si madame la comtesse veut se risquer 
avec mol, je vais lui montrer la roule, 

— Laissez passer M, de Villiers, dit Zoé en se 
rangeant, 


| 


Nous passimes, la comtesse et moi. 

Au bout de cinq minutes, nous élions à la porte 
du n°12. 

La plus grande activité régnait dans la maison; 
les garcons de l'hôtel du Lion d'or, le patron en 
tête, achevaient de dresser la table dans l’atelier da 
rez-de-chaussée, dont les murs étaient tapissés 
d'outils de menuiserie, scies, rabots, varlopes, ci- 
seaux, etc., etc. La cuisine élait flamboyante, et la 
petite salle à manger, transformée en office pour 
cette occasion extraordinaire, présentait, sur une 
espèce d’amphithéatre, les vins destinés au repas et 
le dessert qui devait le clore. 5 

— Peste! dit Gratien en jetant un regard rapide 
sur tous les objets, l’oncle Dominique fait bien les 
choses ! 

— Alors, dit gaiement Zoé, le rez-de-chaussée te 
convient ? 

— Mais oui, mais oui, répondit Gratien; c’est très- 
gentil comme cela. 

— Il faudrait visiter le premier, dis-je, pour sa- 
voir s’il est autant de voire goût que le rez-de- 
chaussée. 

— Ah! oui, dit Zoé en reprenant le bras de son 
mari, allons voir le premier, 

—Venez-vous voir le premier, vous autres? ditGra- 
lien aux jeunes gens el aux jeunes filles de la noce, 

Puis, à moi et à madame de Chamblay : 

— Je ne vous pousse pas à prendre cette peine, 
dit-il ; je présume que vous le connaissez. 

La comtesse allait répondre que non. Je l’arrêtai. 

— Laissez-vous mettre de moilié dans le peu que 
j'ai pu faire, madame, lui dis-je, et, si ce peu mé- 
rile une récompense, celte récompense sera dou- 
blée et dépassera de beaucoup le mérite de l’action, 

— Oui, me dit-elle, mais à la condition que vous 
me raconterez tout cela, 

— Oh! tout cela est bien court, madame, lui dis- 
je en lui montrant la porte du jardin, qui était ou- 
verte et à travers laquelle on voyait des arbres frui- 
tiers el des plales-bandes de fleurs. 

Elle se dirigea vers le jardin, ou plutôt suivit l’im- 
pulsion que je lui donnai, et, bientôt, nous nous 
trouvames sous un berceau de vigne si épais, que 
pas un rayon du soleil n’arrivait jusqu’au sol. 

— Si court que ce soit, voyons, dit-elle ramenant 
la conversation sur le cadeau’ que je faisais aux 
jeunes époux. 

— J'ai eu l'honneur de vous dire, madame, la 
première fois que j’eus le bonheur de vous voir, 
que, sans jouer jamais, j'avais cependant gagné au 
jeu une somme assez forte. 

— Celle somme montait a sept mille trois cents 
francs ? 

— D'après Ce que vous m’aviez raconté de Zoé et 
de Gratien, j’eus l'idée d'appliquer cette somme à 
leur élablissement et de sanctilier ainsi un or dont 
la source, à mes yeux, n’élail point parfaitement 
pure. Je donnai, comme vous savez, deux mille 
francs à Zoé pour le rachat de son mari, j'en em- 
ployai trois mille à l'achat de celle maison, que je 
n'ai achetée que comme leur préle-nom commun, 
atin qu’elle fat un bien de communauté, Enlin, avec 
les deux mille trois cents francs restants, j'ai acheté 
les outils etles meubles, Vous voyez qu'il n’en coûte 
pas cher pour faire deux heureux. 

— Plus heureux que les heureux, celui qui peut 
en faire! dit la comtesse en me serrant le bras avec 
sa main, 

Puis, quoique en continuant de marcher, elle 
tomba dans une réverie profonde, qui, dé la mé- 
lancolie, passa à la tristesse. 


MADAME DE CHAMBLAY. 


31 


Bientôt, je vis deux larmes poindre dans ses yeux | 
et trembler au bout de ses longs cils, puis, pareilles | 
à deux gouttes de rosée, tomber sur l'herbe, 

Sans songer que j'étais là, elle porta son mou- 
choir à ses yeux. ART 

Je la laissai pendant un instant tout entière à ses 
pensées. : 

Puis, le plus doucement que je pus, pour ne pas 
la tirer brusquement de sa réverie : 

— J'ai bien envie de hasarder une chose, ma- | 
dame. 

Elle leva sur moi ses grands yeux d’azur tout 
mouillés encore, 

— Laquelle? 

— C’est que je sais quel souvenir vous fait pleurer. 

— Vous? dit-elle. 

Puis, secouant la tête avec un triste sourire : 

— C'est impossible! 

— Vous pensez au château de Juvigny. 

— Moi? dit-elle en me regardant avec une espèce 
d’elfroi. 7 

— Vous pensez à cette petite chambre tapissée 
de mousseline blanche tendue sur du satin bleu de 
ciel. 

— Mon Dieu! fit la comtesse. Di 

— Vous faites en pensée votre prière à celte petite 
Vierge de marbre, dépositaire de votre couronne et 
de votre bouquet d'oranger. 

— Qu'elle a gardés fidèlement, dit la comtesse 
avec un sourire d’une tristesse plus profonde encore 


que le premier. 

— J'avais donc raison, repris-je, lorsque je vous 
disais que je savais ce que vous pensiez. 

— J'ignore, monsieur, dit la comtesse, engertu 
de quel don du ciel vous lisez ainsi dans les cœurs; 
mais ce que je ne mets pas en doute, c’est que ce 
don vous a été fait pour la consolation des afiligés. 

— Mais, si les affligés veulent que je les console, 
madame, encore faut-il qu'ils me disent Ja cause de 
leur affliction. 

— Puisque vous la connaissez, qu’ont-ils besoin 
de vous la dire? 

— Ne sentez-vous pas, madame, que la première 
consolation d’une douleur est de la verser dans un 
cœur ami? La liqueur qui déborde d’une coupe tient 
facilement dans deux; parlez-moi de Juvigay, ma- 
dame, des jours bénis que vous y avez passés; pleu- 
rez en m'en parlant, et vous verrez que vos larmes 
emporterout la premiéreamertume de votre chagrin. 

— Oui, je l'avoue, dit la comtesse sans que j’eusse 
besoin de la prier davantage, 

Et, comme si elle-même eût éprouvé ce besoin 
de pleurer auquel je la sollicitais : 

— Oui, répéta-t-elle, ce fut une grande douleur 
pour moi lorsque j'appris que Juviguy était vendu, 
et j'en voulus à M. de Chamblay, nou point d'avoir 
vendu la terre, non point même d'avoir vendu le 
château, mais de ne point m'avoir prévenue, afin 
que j’enlevasse de cette petite chambre, que vous 
Connaissez je ne sais comment, lous ces objels de 
mon enfance et de ma jeunesse, dont chacun élait 
un souvenir pour mon cœur... Si seulement, ajouta 
la comtesse, si seulement j'avais pu rentrer dans 
celle chambre une derniére fois, prendre congé 
pour toujours de ces objets chéris, faire ma prière 
aux pieds de ma pauvre pelile Vierge, je n'eusse pas 
été consolée, sans doute, mais ma douleur edt été 
moins grande, Dieu ne m'a pas même donné celte 
consolation... — Parlons d'autre chose, monsieur, 

— Un dernier mot, madame ; ce que vous n'avez 
CA oblenu de votre mari, ne pouvez-vous donc 
‘obtenir de l'acquéreur du domaine? i n'a, pour | 


tenir aux objets que vous regrettez, aucun des mo- 
üfs qui les rapprochaient de votre cœur, Il vous 
permettra de les revoir, de les emporter même. Il 
faudrait des circonstances particulières el presque 
impossibles pour que cet acquéreur attachat à ces 
objets une importance égale à celle que vous y at- 
tachez vous-même; une démarche de votre part, 
un mot, une lettre... 

— Je ne le connais aucunement; il habite Paris, 
m’a-t-on dil; je ne sais pas même son nom. 

Jallais insister, lorsque j’entendis une voix de 
petite fille qui appelait « Maman!» et qui, en se 
rapprochant, répétait cette appellation. 

Au méme instant, je vis paraitre au bout du ber- 
ceau une enfant de cing à six ans qui, accourant, 
vint se jeter dans les bras de la comtesse, 

Cette enfant avait appelé la comtesse «Maman !» 

Je me sentis comme frappé au cœur; je dus de- 
venir trés-pale, et me soutins en m’appuyant au 
berceau. 

La comtesse se baissa pour embrasser la petite 
fille, mais sans y mettre l’empressement d’une 
mère, 

En se relevant, elle jeta les yeux sur moi, el, me 
voyant pale et tremblant : 

— Qu’avez-vous done? me dit-elle. Vous souffrez, 
il me semble! 

— On m'avait dit que vous n’aviez point d'enfant, 
madame, dis-je d’une voix à peine intelligible. 

Elle me regarda d’un air étonné, 

— Eh bien? demanda-t-elle. 

— Eh bien, madame, cette enfant vous appelle 
sa mère, 

— Sans qu’elle soit ma fille, monsieur; on a mis 
cette enfant près de moi pour me faire faire une 
bonne action. 

Cette fois, la comtesse sourit encore; mais il me 
sembla qu’il y avait dans ce sourire plus d’amertume 
que de tristesse, surtout lorsqu'elle appuya sur ces 
mols : « Pour me faire faire une bonne action. » 

Mais, de tout cela, je ne vis et n’entendis qu’une 
chose : c’est que la comtesse n'avait point d'enfant. 

Par un mouvement irréfléchi, et auquel elle n’eut 
pas le temps de s'opposer, je saisis sa main, et la 
portai à mes lèvres, 

— Oh! merci, m'écriai-je, merci! 

La comtesse jeta un faible cri et arracha sa main 
des miennes, 

— Nathalie! dit-elle. 

Je regardai autour de moi, et vis, en effet, une 
femme à celle même extrémité du berceau par la- 
quelle la petite fille était apparue, 

M'avait-elle vu prendre la main de la comtesse ? 
ayail-elle vu le mouvement qui en avait été la suite ? 

Ce qu'il y a de certain, c'est que sa présence 
avait causé le cri échappé à la comtesse, et proba- 
blement aussi la brusquerie du mouvement par le- 
quel, de son côté, elle m'avait arraché sa main, 

— Qu’esl-ce que Nathalie? lui demandai-je, 

— Une femme qui m'est donnée pour m'espion- 
ner. 

— Ete’est la mère de cette petite fille? 

— Oui. 

Puis, s'adressant à la nouvelle venue : 

— Venez ici, Nathalie, dit-elle; pourquoi restez- 
vous li- bas ? 

— Je ne savais pas si je pouvais m'approcher, dit 
la femme d'une voix sèche et presque haineuse, de 
cet accent enfin qu'ont les mauvaises natures qui ne 
peuvent pardonner le bien qu'on leur a fut, 

— El pourquoi he pourriez-vous pas vous appro- 
cher? demauda la comtesse, 


32 


Nathalie ne répondit pas. 

— Qui a permis qu’Elisa vint ici? continua la 
comtesse, 

— M. l'abbé Morin, qui a dit qu’il fallait donner 
un pen de plaisir à cette enfant. 

— Élisa eût eu plus de plaisir à jouer avec les pe- 
lites filles de son âge qu’à venir à cette noce. 

— Madame crdonne-l-elle qu’on la reconduise à 
sa pension? 

— Non; puisqu'elle est ici, qu’elle y reste. 

— Remercie madame, Elisa, dit Nathalie en pin- 
cant ses lèvres minces el bl¢mes. 

— Merci, maman comtesse, fit la petite fille. 

La comtesse l’embrassa. 

— L'enfant restera avec moi, dit la comtesse. — 
Allez. 

Nathalie se retira; la petite resta avec nous. 

En ce moment, on entendit des crix joyeux. C’é- 
tail toute la noce qui faisait irruption dans le jardin. 
Je pensai que Gratien et Zoé nous cherchaient, 
Sans doute, madame de Chamblay pensa la même 
chose; car. d’un mouvement instinetif, nous sor- 
times tous deux du berceau qui nous abritait el nous 
nous montrames. 

Les mariés vinrent à nous. 

Zoé était toute rougissante. 

— Ah! par ma foi, dit Gratien, en voilà un oncle 
qui n'oublie rien ; il a pensé à tout, même au ber- 
ceau de son pelit-neveu, qui n’est pas encore fait. 

— Mais, dil un gros paysan réjoui, — qui se fera. 

— S'il plait à Dieu et à madame Gratien! dit le 
marié en levant joyeusement son chapeau en lair. 
Et maintenant, ajouta-t-il, quand madame la com- 
tesse voudra, on se meltra à table. 

La comtesse prit mon bras, irès-simplement. el 
comme une chose naturelle, et nous nous achemi- 
names vers la maison. 


XI 


Mon intention n’est point de vous raconter, ser- 
vice par service, lazzi par lazzi, le diner de Gratien. 
La mère de Zoé et la comtesse furent placées à la 
droite et à la gauche du marié; on nous mit, l’oncle 
de Gralien et moi, à la gauche de la mariée. 

L'abbé Morin n'était pas venu, sous prétexte que, 
le samedi étant jour maigre, il désirail diner chez 
lui, son ordinaire des jours maigres élant non-seu- 
ment frugal, mais même sévère. 

J'étais placé en face de la comtesse, et, malgré 
moi, je ne la perdais pas de vue, 

Zoe se pencha à mon oreille. 

— Ne regardez pas madame comme cela, dit- 
elle; Nathalie a les yeux sur vous, 

Je jetai à mon tour les yeux sur Nathalie, 

I serait difficile d'exprimer le sentinient d'envie 
qui se peignait sur le visage de cette créature, en 
voyant son enfant assise à table, tandis qu’elle, de- 
bout el servant les autres, était reléguée au rang 
des comestiques, 

Le diner lut long, et je sentais la fatigue que j’é- 
prouvais s’abatire sur la comtesse elle-méme, 

Lolin, on se leva de table, 

— Ne yous approchez pas de madame de Cham- 
blay, me dit Zoe; allez vous promener au jardin, 
ci, dans un Inslabl, j'irai vous Uire ce qu'il y à d’ar- 
réle pour le reste de la journee, 

Je m'éloignai de l'air le plus indifférent possible, 


| 


MADAME DE CHAMBLAY. 


heureux qu'il y eût entre la comtesse 
espèce de mystère dont Zoé était le fil. 

J’allai m’asseoir sur un banc au boul du berceau 
de vigne, el, là, je repassai dans mon esprit tons 
ces pelils événements à peine perceplibles pour un 
étranger, et qui cependant avaient une énorme im- 
portance pour moi. 

_ Mais ce qui apparaissait comme le contour le plus 
visible dans les lointains de ma pensée, c'était ce 
prêtre dont la vue m'avait produit une si étrange 
sensation, 

Il n’y avait pas à s’y tromper, la même sensation 
avail élé produile sur la comtesse; je l'avais sentie 
frissonner tandis que je l’entretenais, frémir lors- 
qu’elle m'avait dit : « Taisez-vous! » 

Puis les autres détails repassaient par ma pen- 
sée : je me demandais pourquoi cette petite fille 
appelait madame de Chamblay maman comtesse, 
à quel propos elle se trouvait, pour ainsi dire, in- 
troduite dans la famille. 

«C'est une bonne action que l’on m’a fait faire, » 
m'avait dit Edmée avec une singulière intonation. 

Si peu que je la connusse, il me semblait que, 
lorsqu'il s'agissait de bonnes actions, il n’y avail pas 
besoin de les lui faire faire. 

Puis ce mot qu’elle m'avait dit sur Nathalie, lors- 
que je lui avais demandé qui elle était: «Une femme 
qui m'est donnée pour m’espionner, » 

Pour le compte de qui Nathalie espionnait-elle la 
comilesse ? 

Pour le compte de son mari, sans doute. 

Mais M. de Chamblay n’avait pas les allures d’un 
honime assez jaloux pour faire espionner sa femme. 

Serait-ce done pour le compte du prêtre? 

J’en élais là de mes réflexions, et je les creusais 
aussi profondément que je le pouvais, mon front 
appuyé dans ma main, lorsqu'il me sembla qu'un 
corps Opaque s’interposail entre moi et le soleil 
couchant. 

Je relevai la tête : Zoé était devant moi. 

— Eh bien? lui demandai-je. 

— Voici ce qui est convenu, dit-elle; madame la 
comtesse, qui ne peul pas avoir Pair de s'amuser 
avec des paysans Comme nous, est retournée au 
chateau, et ne reviendra que pour ouvrir le bal. 

— On danse done? 

— La belle demande! Est-ce qu’il y a une bonne 
noce sans cela? 

— Alors, tu dis que la comtesse revient pour ou- 
vrir le bal ? 

— Oui, avec Gratien ; vous lui faites vis-à-vis avec 
moi, si vous voulez bien me faire l'honneur de 
m'inviter pour la première conlredanse. 

— Je crois bien! 

— Après quoi, vous dansez avec madame la 
comlesse, el, moi, je vous fais vis-à-vis avec Gra- 
tien, 

— Bravo! 

— Ai-je bien arrangé cela? 

— Si bien, que je meurs d’envie de t’embrasser, 
tant je suis content. 

— Oh! embrassez. 

— Wt Gratien ? 

— Gratien sait bien que je l'aime, allez, et vous 
m’embrasseriez vingt fois, qu'il ne serait pas jaloux. 

Je tendais le bras, en elfet, pour attirer Zoé à 
moi, lorsque, en levant la tête, j'aperçus la com- 
tesse à celte même fenêtre où, la veille, j'avais vu 
une lumière : e’élait done bien sa chambre, 

Au mouvement que je fis, Zoé se retourna. 

— La comtesse! lui dis-je, 

Zoé lui sourit avec ce bon et doux sourire de 


et moi une: 


MADAME DE CHAMBLAY. 


33 


reconnaissance qui va si bien & un jeune visage. 
La comtesse lui fit un signe de la main, et me fit, 
à moi, une inclination de tête. 
Je me levai, je restai debout, et la regardai im- 
mobile et muet. - 
Elle ferma la fenêtre. 
Je retombai assis sur le banc. 
Au bout de quelques secondes, j’entendis un sou- 


pir, je regardai Zoé; elle secoua la tête, et, d’un air 


triste : 

— Vous l’aimez, pauvre monsieur! dit-elle. 

— Oh! comme nn fou! lui répondis-je, compre- 
nant que je n’avais rien à craindre de la part de 
celle à qui je faisais un pareil aveu. 

— Je vous plains, alors, dit Zoé. 

— Et pourquoi me plains-tu? 

— Parce que vous vous préparez de grandes dou- 
leurs. 

— Tant mieux!...Je préfère souffrir pour elle, 
plutôt que d’être heureux avec une autre. 

— Oui; mais peut-être ne souffrirez-vous pas seul. 

— Veux-lu dire qu’elle pourrait m’aimer, Zoé? 
m'écriai-je. 

— Le ciel l’én garde! s’écria Zoé. 

— Et pourquoi cela? 

— Mais parce que c’est un malheur, il me sem- 
ble, d'aimer un autre homme que son mari. 

— Cependant, quand on n’aime pas son mari... 

— Qui vous dit que madame la comtesse n’aime 
pas M. le comte? 

— Personne, tu as raison. 

Je restai un instant muet; puis, saisissantles deux 
mains de la jeune femme : 

— Tiens, lui dis-je, Zoé, il faut que tu me dises 
tout. 

— Tout quoi? demanda-t-elle. 

— Ce que c’est que ce prétre, ce que c’est que 
cet enfant qui l’appelle maman comtesse, ce que 
c’est que cette femme qui la surveille et que l’on 
appelle Nathalie. 

— Le prêtre est celui qui a marié madame la 
comtesse, dit Zoé avec une cerlaine hésitation. 

— La première ou la seconde fois? 

— La seconde ?... Vous savez donc que madame 
a élé mariée une première ? 

— Est-ce un secret? 

— Non. 

— 0 Zoé, Zoé, tu pourrais dire tant de choses si 
tu voulais ! 

— Les secrels de madame ne sont pas à moi, 
dit-elle en hochant la tête. 

— Tu as raison, et je me mépriserais moi-même 
si je l'interrogeais. Mais si tu savais combien tous 
ces mystères me tourmentent ! 

— Mais où voyez-vous donc des mystères ? 

— Cetle blessure à la tête, la première nuit de ses 
noces... 

— Qui vous a dit cela? demanda Zoé en lressaillaut, 

— ‘Ju vois que je le sais? 

— N'en parlez jamais à madame, n'est-ce pas? 
dit la jeune femme en joignant les mains. 

— ‘lu vois bien qu'il y a des mystères dans sa vie; 
c'est comme € | enfant qu'on lua imposé. 

— La pelite Elisa ? 

— Oui. 

— Kien de plus simple: M. de Chamblay, n'ayant 
pas d'enfant, a désiré que sa femme adoplât cette 
petite fille pour se faire une distraction. 

— Oui, et pour que Nathalie pot l'espionner tout 
à son aise, n'est-ce pas? 

Zoé ne vépondit point, 

— Je déteste cette fille, continuai-je ; 


. 


c’est le type 


de l'envie, de la haine, de la fausseté; pendant le 
diner, elle jalousait son enfant, qui était à table, 
tandis qu’elle était debout et servait. 

— Je ne défends pas Nathalie, dit Zoé; mais est- 
ce dans les choses naturelles que la mère serve 
Penfant, que l’enfant soit assis à table et que la 
mère reste deboult? 

— Prends garde, Zoé! tu fais la crilique de ta 
maitresse. 

— Et qui vous dit que c’est madame qui à ar- 
rangé les choses ainsi ? 

— Si c’est contre sa volonté, pourquoi le souf- 
fre-t-elle ? Ë 

— Jésus Dieu ! croyez-vous done qu'elle fasse ce 
qu’elle veut, pauvre femme! 

— Mais, enfin, qu'est-ce que Nathalie? d'où 
sort-elle ? 

— Elle sortait de chez l'abbé Morin lorsqu'elle 
est entrée chez madame. 

Je frappai du pied. 

— Oh! ce prêtre! ce prêtre ! on le retrouve donc 
toujours dans tout et partoul ? 

Zoé se tut; chaque fois que j’apostrophais l'abbé 
Morin, elle regardait avec inquiétude autour d'elle, 
comme si elle eût craint de le voir sortir de terre. 

— C'est bien, Zoé, lui dis-je; peut-être, un jour, 
arriverai-je à inspirer assez de contiance à ta mai- 
tresse pour qu’elle me dise toul ce que tu ne peux 
me dire, toi. Mais, sois bien persuadée d’une chose, 
mon enfant: c’est que, si, ce jour-la, elle a besoin 
de ma vie, ma vie est à elle. 

Zoé me tendit la main. 

— A la bonne heure ! voilà une parole qui vient 
de là, 

Et elle frappa sur son cœur. 

— Ma vie aussi est à elle, Oh! elle les connait 
bien, ceux à qui elle peut se fier, et ceux dont il 
faut qu’elle se délie, la pauvre chère créature ! 

Ce que je remarquai, c'est qu'il y avait dans 
toutes les paroles de Zoé une grande tendresse pour 
sa maitresse, mais une plus grande pilié encore. 

C'est une chose profondément attrislante, et qui 
indique un malheur suprême, que de trouver la 
pilié là où, d'habitude, on trouve l'envie, c’est-a- 
dire chez les inférieurs, 

Je résolus, dès lors, de ne plus rien demander 
aux autres, mais d'arriver à gagner sa confiance au 
point qu’elle me dit tout. 

Je fermai les yeux; je me supposai près d'elle : 
je sentais sa tête appuyée à mon épaule, ses che- 
veux effleuraient mon visage, son soufile se mêlait à 
l'air liède et parfumé que je respirais. D'une voix 
basse, hésitante, entrecoupée, elle me racontait 
l'histoire de son cœur, ses espérances, ses joies, ses 
déceptions, ses tristesses, son mépris des choses 
réelles, ses aspirations vers l'inconnu; sa parole s’a- 
languissail ou se pressait selon les péripéties de la 
narration, Les pleurs qui coulaient de ses paupières 
atliraient mes pleurs; deux larmes tombaient, l'une 
de ses yeux, l’autre des miens, sur nos mains entre- 
lacées, et se méluient ensemble, pures et limpides 
comme deux gouttes de la rosée de mai. Un senti- 
ment d'une douceur infinie, chaste comme l'amitié, 
doux comme l'amour, immatériel comme le dé- 
vouement, s'allumail dans nos deux Ames el nous 
enlevait à la terre pour nous donner un aperçu de 
la vie des anges qui espèrent en Dieu, vivent en 
Dieu, aiment en Dieu ! 

— Oh! m'écriai-je en me levant, ce serait le pa- 
radis sur la terre, ce serait le ciel en ce monde, 

Je fis quelques pas au hasard sans savoir où j'al- 
lais; puis, me relournant et rouvrant mes yeux aux 

| 


34 


choses de ce monde, je vis à quelque distance de 
moi Zoé et Gratien qui causaient tout bas en me 
regardant et en ayant l’air de me plaindre. 

— Oh! ne me plaignez pas, leur dis-je, vous 
n’étes qu’heureux, vous, tandis que moi... oh | moi, 
jai l’ange de l’espérance dans le cœur! 


XIII 


A partir de ce moment, je ne sais plus comment 
le temps passa. 

J'étais appuyé contre un arbre, perdu dans des 
rêves d’une douceur infinie, lorsque je fus tiré de 
mon extase par Gratien, qui venait me dire que ma- 
dame de Chamblay était arrivée, et que le bal com- 
mençait. 

Je m’élançai vers la grande pièce destinée à l’ate- 
lier, et qui, après avoir servi de salle à manger, 
allait servir de salle de bal. 

Elle était éclairée par un lustre et des candé- 
labres apportés du château. J'avoue que j'avais, 
pour mon compte, entièrement oublié ce détail ; 
la comtesse y avait suppléé. 

Elle causait avec Zoé, peut-être de moi; car les 
deux femmes cessèrent de parler dès qu’elles me 
virent; la comtesse souriait de ce sourire triste qui 
lui était habituel. 

Il resta sur ses lèvres, mais pâle et infécond, 
comme un rayon de soleil d'hiver. 

La comtesse avait changé de toilette : au licu du 
chapeau de paille de riz, de la robe gris-perle, à 
volants de dentelle noire, qu’elle portait le matin, 
elle était coiffée en cheveux, avec une couronne de 
pervenches naturelles, et était habillée d’une robe 
de crêpe blanc relevée par une guirlande de fleurs 
pareilles à celles de la coiffure. 

Au reste, pas un bijou. Sa mise, à la rigueur, 
pouvait être celle d’une paysanne ayant du goût, 

Je m’avançai vers elle; sans doute, ma physio- 
nomie exprimait la quiétude de mon cœur, car elle 
me regarda avec étonnement. 

— On m’a parlé d’arrangements arrêtés à l'avance, 
madame; ont-ils été approuvés par vous ? lui de- 
mandai-je. 

— Pelativement à la contredanse ? 

— Oui; n'est-ce pas l'affaire importante du mo- 
ment? 

Elle sourit avec un mouvement de tète d’un grace 
suprême, mais en même temps d’une tristesse in- 
finie. 

— Je danse avec le marié, dit-elle, et ensuite vous 
dansez avec moi, 

— Après quoi, vous vous relirez, n’esl-ce pas? 

— Je suis d’une mauvaise santé, et l’on me re- 
commande de ne pas veiller trop tard. 

Je tirai ma montre, 

— Il est neuf heures, dis-je, 

— Oh! fit la comtesse, nous avons deux heures; 
aujourd'hui, c’est fête; le docteur me pardonnera 
cet extra, 

— Le docteur, oui; mais les autres? 

— Quels autres? demanda-t-elle, 

— Hélas ! repris-je, vous savez bien ce que je veux 
dire. 

Elle poussa un soupir et baissa la tte. 

— Où est Gratien? dit-elle, Dansons. 

_ Gratien tirait ses gants, qui avaient grand’peine 
à entrer; on n'avait pas prévu, chez Provost ni chez 
Jouvin, une main gantant neuf points et demi, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


‘ 
ll parvint à les mettre, grâce à un crevé entre le 
pouce et l'index. 

Il offrit la main à la comtesse avec assez de désin- 
vollure. La bonté de madame de Chamblay donnait 
de la grace aux plus humbles, en leur enlevant la 
gêne. 

Nous nous mimes en place; un instant nous y 
fumes seuls. 

— Eh bien? dit madame de Chamblay en regar= 
dant le reste des convives de Gratien et de Zoé. 

— Dame! fit un paysan. 

— Oh! si madame la comtesse le permet, répli- 
qua un autre, on dansera tout de même, 

— Eh! sans doute, qu’elle le permet, dil Gratien. 
Voyons, tout le monde en place! 

Chacun se précipita vers sa danseuse. On voyait 
que, d’avance, les choix étaient faits; la manceuyre 
s’opéra done sans confusion. 

Les deux violons, renforcés d’un cornet à pistons, 
donnèrent le signal; les figures s’entrelacèrent. 

Quelle étrange chose que ce monde! Parmi les 
vingt-cinq ou trente personnes qui se trouvaient là, 
une seule avait, aux yeux du vulgaire, tout ce qu'il 
fallait pour être heureuse : jeunesse, aristocratie, 
fortune, beauté, et cependant il n’y avait qu'à jeter 
un régard sur Ja pauvre créature pour comprendre, 
sans avoir besoin de l’interroger, qu’elle eût volon- 
tiers échangé son avenir, s’il eût pu surtout empor- 
ter avec lui le passé, contre celui de la plus pauvre 
des paysannes qui la coudoyaient. 

Cependant, peu à peu, au contact de mes mains, 
qui frémissaient chaque fois qu’elles touchaient la 
sienne, il me sembla qu’elle s’animait; elle releva 
et secoua la tête comme un arbre secoue ses feuilles 
pour en faire tomber la rosée; son teint pâle prit 
une légère teinte de carmin, l'œil s’anima, et il fut 
facile de comprendre que l’étincelle pouvait devenir 
un rayon. La femme luttait contre la statue, le sang 
persistait à s’infiltrer dans le marbre. 

La coniredanse finie, la comtesse, au lieu de dan- 
ser vis-à-vis de moi, allait danser avec moi. 

Elle prit mon bras, sans attendre que j’allasse lui 
demander le sien. Il y avait, de sa part, un effort 
visible à me traiter comme une connaissance, plus 
même, comme un ami. 

Mais, au frissonnement de sa main, au tremble- 
ment de sa voix, à l’hésilation de son regard, il était 
facile de voir que je n'étais pas plus pour elle un 
ami qu’un étranger. 

Je n’eusse pas osé espérer qu’elle m’aimat encore, 
mais j'étais sûr qu’elle me craignait déjà. 

Je comprenais que je pouvais rester près d’elle 
sans lui parler, plutôt que de lui parler de choses 
indifférentes. 

Aussi, à peine échangedmes-nous quelques mots 
pendant la contredanse, Ges mots, ceux qui les au- 
raient entendus eussent été bien embarrassés de 
leur donner un sens. 

Nous avions déjà une langue à nous, que nous 
pouvions parler devant les étrangers, sans qu'elle 
fût comprise par eux. 

Après la contredanse, je reconduisis la comtesse. 

— Ainsi, lui demandai-je, vous vous en allez à 
onze heures, c’est-à-dire dans une heure? ) 

— Oui, me dit-elle. 

— Avez-vous votre voiture? 

— Non. Nous sommes à cing cents pas du eha- 
teau, el j'ai une pelisse ;d’ailleurs, je ne pouvais pas 
venir en voiture à la noce d’une pauvre paysanne, 

— Vous avez, je le sens bien, toutes les délica- 
tesses du cœur, Comment relournerez-vous au eha- 
teau? 


MADAME DE CHAMBLAY. 


— Je me ferai reconduire par Gratien. 

— Trouveriez-vous bien inconvenant que je vous 
reconduisisse ? 

Elle me regarda. 

— Pas moi, dit-elle; fai grand bonheur à me 
trouver avec vous. 

—Mais d’autres y trouveraient à redire, n’est-ce pas? 

— Peut-être. 

— Quelqu'un peut nous accompagner. 

— Qui cela? 

— Joséphine, votre nourrice, la gardienne du 
château de Juvigny. 

— Vous avez raison. 

— Ainsi je vous ramène au château, n’est-ce pas ? 

— Oui. 

— Merci; il me semble que j'ai des milliers de 
choses à vous dire, dont je ne trouverai probable- 
ment pas une seule quand je serai près de vous. 

— Parlez, où taisez-vous, dit la comtesse en sou- 
riant : ce qu'il y a de plus doux après les paroles 
d’un ami, c’est son silence. 

— Pour cela, il faut comprendre aussi bien le 
silence que les paroles. 

— Le silence est quelquefois plus intelligible que 
les paroles, et c’est pour cela qu’il est quelquefois 
aussi plus dangereux. 

— Îl faut, pour admettre cette théorie, supposer 
entre les individus certains efiluyes magnétiques. 

— Qui existent, dit la comtesse, 

— Vous le croyez? 

— J'en suis sûre. 

- Si je vous demandais une preuve? 

— Je vous en donnerais une que je devrais peut- 
être garder pour moi. 

— Laquelle. 

— Hier, lorsque vous êles entré dans l'église, 
j'étais agenouillée, et je priais. 

— Oh! je vous ai reconnue à l'instant même où je 
yous ai aperçue, 

— Et moi, je vous ai deviné, 

— Vous m'avez deviné? 

— Aussi distinctement que si je vous eusse vu 
dans une chambre obscure, 

— El cependant, lorsque vous m'avez reconnu 
avec les yeux du corps, vous avez tressailli comme 
à l'aspect d’un objet inattendu. 

— Parce que je m'ellraye parfois des mystères 
de mon organisalion; si j'étais née en Ecosse, on 
eût dit que j'avais la double vue. 

— Alors, vous êles une femme de première sen- 
sation ? 

— Tout à fait : on m'est sympathique ou antipa- 
thique à première vue. 

— El vous ne revenez point sur celle impression? 

— Je n'ai jamais eu occasion de reconnaitre que 
je me fusse trompée. Il y a plus, je presseus ceux- 
là qui doivent avoir sur ima vie une influence heu- 
reuse ou fatale. 

— C'est un don du ciel ; vous pouvez fuir vos en- 
nemis et vous rapprocher de vos amis, 

La comtesse secoua la tête, 

— La place que la femme lient dans notre société 
est si élroile, dit-elle, qu'il lui est diflicile d'aller 
à la joie, ou de s'éloigner du malheur. 

— Puis-je espérer que vos pressentiments m'ont 
mis au nombre de ceux dont l'influence sur votre 
vie doit être heureuse? 

— Il me semble que vous me rendrez un jour un 
grand service ; lequel, je ne saurais le dire. 

— Vous ne pouvez point préciser? 

La comtesse, par un puissant effort de sa volonté, 
parvint à s'isoler un instant, 


35 


— L'eau, le feu, le fer...; non, c2 n’est rien de 
tout cela, murmura-t-elle; el cependant il me semble 
que vous êtes destiné à me sauver la vie. 

— Dieu le veuille! m'écriai-je avee un tel élan, 
que la comtesse mit en souriant un doigt sur sa 
bouche pour m'indiquer que je parlais à la fois et 
trop haut, et avec trop de véhémence. 

— C'est la nuit, c’est l'obscurité... je n’y vois 
rien, dit-elle; je suis dans une cave ou dans un tom- 
beau. 

Puis, souriant : 

— Il faudrait que je fusse endormie, j'y verrais 
mieux. 

— Vous voyez en dormant? lui demandai-je. 

— Dans ma jeunesse, oui, j'étais une excellente 
somnambule, à ce que disait ma belle-mère, du 
moins; il m'est arrivé vingt fois de trouver une bro- 
derie avancée ou un dessin fini, sans que je pusse 
m'expliquer le progrès autrement que par un tra- 
vail nocturne, dont je ne conservais aucun souve- 
air, 

— Jai bien envie d'essayer, dis-je, si j'aurais 
quelque puissance sur vous. 

— Nessayez jamais, dit-elle, je vous en prie. 

— Jamais? 

— À moins que je ne vous le dise moi-même. 

— Et je puis espérer qu’un jour, vous-même, vous 
aurez recours à mol? 

— Peut-être; seulement, donnez-moi votre pa- 
role d'honneur que jamais, à mon insu, vous n’abu- 
serez contre moi de la confidence que je viens de 
vous faire. 

— Jamais, sur ma parole d'honneur. 

Elle me tendit la main. 

Dix heures et demie sonnérent; la comtesse se 
leva. 

— Déjà? lui dis-je, 

. — Vous êtes la seule personne ici avee laquelle 
j'aie du plaisir à causer, et je ne puis causer éter- 
nellement avec vous; mieux vaut done que je rentre 
au château. 

— Séparé de vous par le corps, serai-je au moins 
quelques instants encore, après vous avoir quittée, 
réuni à vous par la pensée? 

— Je vous répondrais non, que vous ne le croi- 
riez pas; la pensée est le métal le plus malléable 
qui existe au monde : la séparation ne la brise pas; 
contre elle, l'éloignement est impuissant; elle s’é- 
tend au delà des horizons, elle se prolonge à l'infini, 
elle traverse les montagnes, les fleuves, les océans: 
laissez l'extrémité de votre pensée dans ma main, et 
faites le tour du monde par lorient, vous pourrez, 
en revenant par l'occident, nouer le bout que rap- 
portera votre main à celui qu'aura gardé la mienne, 

— Vous pouvez maintenant m'ordonner de vous 
quiller et de faire mille lieues; après des paroles 
comme celles-là, il n'y a plus d'absence, 

— D'ailleurs, dit la comtesse en faisant un mou- 
vement pour lever les yeux au eiel, n’existe-t-il pas 
un lieu où, tôt ou tard, on se réunit pour ne plus se 
quitter ? 

— Vous êtes de la nature des anges, et yous aspi- 
rez au séjour des anges; mais, moi, le poids de 
mon corps me retient à la terre. Si vous partez 
avant mot, donnex-moi la main; seul, j'aurais trop 
de peine à vous rejoindre, 

Elle s'était levée et avait pris mon bras; Zoé ae- 
courut à elle. 

— Vous parlez, madame la comtesse? demanda 
Ja jeune femme, 

— Oui, répondit-elle, 

Puis, posant sa main sur sa tte : 


36 MADAME DE CHAMBLAY. 


— Recois, ma pauvre enfant, dit-elle, le souhait 
d’une femme qui t'aime comme une sœur, mieux 
encore, comme une mère. Sois heureuse! La Provi- 
dence vous a donné le premier et le plus solide élé- 
ment d'un bonbeur durable : un amour mutuel. 
Heureux ceux-là qui, la main dans la main, peuvent 
dire, le jour où le prêtre les bénit au nom du Sei- 
gneur : «Seigneur, nous nous aimons ! » 

Elle embrassa Zoé au front, tendit la main à Gra- 
tien, prit congé des autres invités par une inclina- 
tion de tête, fit signe à Joséphine de nous suivre, 
et sortit en s'appuyant à mon bras, 


XIV 


Je fis un tiers du chemin sans prononcer une 
seule parole; elle non plus ne parlait point; mais 
chacuu de nous, c'était évident, tachait de lire, au- 
tant que possible, dans le cœur de l’autre. nas 

— Vous étiez heureux, tout à l'heure; pourquoi 
êtes-vous triste maintenant? me demanda la com- 
tesse Loul à coup et sans transition, 

— Je ne suis pas triste, je suis seulement rêveur, 
lui répondis-je. 

— Voulez-vous m'expliquer cela? 

— Oh! bien volontiers. 

— Je vous écoute, dit-elle, 

Et elle ralentit le pas. 

— Il ya un an à peu près, lui dis-je, que j’éprou- 
vai une des plus profondes douleurs que l’on puisse 
éprouver : je vis mourir ma mère. ‘ 

— Dieu m'a épargné cette douleur, à moi, me 
dit-elle : ma mère est morte en me donnant le jour. 

— Sous le poids de cette douleur, je crus qu’il 
n’y avait plus pour moi une seule joie au monde; il 
me sembla que la tombe de ma mére s'était ouverte 
dans mon cœur même, et que dans cette tombe al- 
laient s’engloutir, au fur el à mesure que Dieu me 
les enverra, les riantes illusions de la vie. Tout ce 
que j'avais de larmes dans les yeux, je les ai ver- 
sées, Je me suis nourri de mon amertume jusqu’à 
ce que ma main, lassée, en écarlat la coupe de mes 
lèvres; ce fut la première lassitude qu’éprouva ma 
douleur, Je m’éloignai des objets qui me rappe- 
laient la pauvre morte; mais je me mis à la re- 
cherche de paysages désolés comme mon cœur, je 
demandai à l'Océan ses tempêtes, pour les compa- 
rer à celles de mon ame, el je vis des goufires plus 
profonds, des abimes plus insondables dans l'homme 
que dans la mer; puis je m’apergus que ces mornes 
plages lassaient mon regard, que cet Océan boule- 
versé faliguait mon oreille; je revins chercher les 
calmes horizons où le vent murmure dans le feuil- 
lage des trembles, où les ruisseaux coulent à 
l'ombre des saules pleureurs ; j'y lrouvai, non point 
l'absence de la tristesse, mais le sommeil de la dou- 
leur, C’est pendant cette période que je vous con- 
nus, madame; vous m'apparüles comme le génie 
de la mélancolie qui eût emprunté les ailes d'azur 
de l'espérance! ma poitrine retrouva les doux sou- 
pirs, ma lèvre les sourires désappris, Il est vrai que 
je croyais alor: que je ne sourirais jamais plus 
qu'en soupirant; mais encore’ celle fois je me trom- 
pais, él, un jour, je surpris un sourire sur ma 
bouche, tandis que le soupir qui ne pouyail monter 
jusqu'à lui relombait au fond de mon cœur, Enlin, 
hier, aujourd'hui, ce soir, j'ai lout oublié, et le 
bonheur, un bonheur inconnu, nouveau, inespéré, 


a séché jusqu’à la fraîcheur de ma dernière larme, 
et, chose étrange ! je n’ai pas un remords pour ma 
douleur oubliée; je me suis retrouvé au milieu du 
bruit; j'ai pris part à une fête; le son des instru- 
ments joyeux a résonné à mon oreille; et moi, fils 
pieux, qui me croyais vêtu d’un deuil éternel, j'ai 
pris ma part du plaisir et de la gaieté des autres 


hommes. Voilà à quoi je réfléchissais, madame, | 


quand, après m'avoir vu heureux, vous avez cru me 
voir triste; ce qui vous semblait de l'abattement 
n’était que de la réverie. : 6 

— Heureux celui qui n’a reçu du ciel que les 
douleurs qui peuvent êlre consolées! dit la com- 
tesse, 

— lly ena done d’inconsolables? 

— Il y ena d’inguérissables, du moins. : 

— J'avais cru que la perte d’une mère était de 
celles-là. 

— Non, car vous croyez à l’immorfalité de ’ame, 
n'est-ce pas? 

— Je n'ose y croire, je me contente de l’espérer. 

— Mais, si l'esprit de ceux qui nous ont aimés 
leur survit, cet esprit, vous n’en doulez pas, a con- 
servé pour nous tout l'amour qu'éprouvait le cœur. 

— Oui, en se purifiant encore à la flamme cé- 
leste, 

— Votre mère vous aimait? 

— L'amour d’une mère est la seule chose que 
l'on puisse comparer à la puissance de Dieu, 

— Eh bien, comment voulez-vous que cet amour 
exige une douleur éternelle? Il aimerait mal, celui 
qui, partant pour toujours, imposerait à celui qui 
reste un regret qui n’aurait pas d’allégement. C’est 
votre mère qui, invisible, mais toujours présente, 
marchant devant vous comme ces divinités que les 
poétes antiques cachent dans un nuage, c’est votre 
mère qui vous a éloigné de la chambre mortuaire, 
qui vous a conduit près des océans, qui vous a mis 
en face des tempêles et qui, de son souffle impal- 
pable chassant les nuages de votre front, de sa main 
invisible séchant les larmes de vos yeux, vous con- 
duisit, comme sur un tapis toujours plus doux, tou- 
jours plus riant, des Apres rivages de Ja mer dans 
nos paysages calmes el verdoyants. Elle avait son 
but, cette ombre adorée qui vous guérissail ainsi 
peu à peu : c’élait de vous ramener des portes de 
son tombeau aux lumineuses splendeurs de la vie; 
vous y êles, ou vous croyez y être ; eh bien, pensez- 
vous qu'elle regrette votre tristesse, qu'elle ré- 
clame vos soupirs, qu’elle aspire à vos larmes? 
Non; elle est là, près de vous, elle marche à vos 
côtés, elle sourit à votre bonheur, elle murmure 
tout bas : «Sois heureux, mon fils! sois heureux !» 

— Ah! vous aviez bien raison, lui dis-je, vous 
êtes véritablement douée de la double vue, 

Et je fus près d'ouvrir les bras et d’étreindre l'air 
limpide et transparent de la nuit, en disant: « Ma 
mère! ma mère!» 

Nous retombames dans notre premier Silence, et 
nous arrivames ainsi, sans nous être dit une seule 
parole, jusqu’à la charmante église de Notre-Dame- 
de-la-Culture, qui, debout sur son piédestal de ro- 
chers, dressait, au milieu des ténèbres, son clo- 
cher découpé à jour. 

— ‘Tournons-nous l'église, où traversons-nous le 
cimetière? demandai-je à la comtesse, Je crois que, 
par ces deux routes, on va au château. 

— 'Lraversons le cimetière, répondit madame de 
Chamblay ; j'ai quelque chose à vous montrer, 

Nous meontames les quinze ou vingt marches qui 
conduisent au rustique campo-santo, ,qu’aucune 
porte ne ferme, qu'aucune barrière ne elôt; on di- 


rs 


D 


MADAME DE CHAMBLAY. 


37 


l’a dit un poéte, «il n’y a ni garde, ni grille, ni mu- 
raille.» A la dixième ou douzième marche, j’arrétai 
Edmée. 

— Écoutez, lui dis-je. 

Des notes d’une admirable sonorité s’égrenaient 
dans les airs, | 

— C'est mon rossignol, dit-elle. 

— Comment! votre rossignol ? 


— Oui, je l'ai trouvé, il y a deux ans, tombé hors 


du nid; je l’ai recueilli et élevé. A mesure que les 
plumes lui sont venues, je l'ai apporté dans le ci- 
melière et habitué peu à peu à un buisson. Le jour 
où j'ai cru qu'il pouvait vivre sans mon aide; je l’y 
ai laissé; tout l'été, je l’y ai vu; il ne chantait pas 
encore. A l'hiver, il est parti; puis, un matin du 
printemps suivant, au mois de mai, en venant à l’é- 
glise, tout à coup j'ai entendu chanter un rossignol : 
c'était Je mien ! 

Nous achevames de monter les marches; nous 
passämes derrière l’église, et nous allames droit au 
mélodieux buisson. 

La première fois, à mon approche, l'oiseau s’é- 
tail tu; mais, celte fois, comme s'il eût reconnu sa 
mère d’adoplion, il continua de chanter. 

A quelques pas du mur auquel était adossé le 
buisson, et en face d’un terrain planté de saules 
pleureurs et semé de pervenches pareilles à celles 
qu’elle portait dans ses cheveux et à sa robe, Ed- 
mée s'arrêta. © 

— Pourquoi, lui demandai-je, avez-vous choisi 
plus particulièrement cet endroit pour en faire la 
patrie de votre rossignol? 

— Parce que c'est ma patrie, à moi, répondit la 
comtesse avec son sourire triste. 

— Je ne vous comprends pas. 

— Vous ne comprenez pas que, le château de 
Chamblay élant à deux cents pas d'ici, que l'église 
de Notre-Dame-de-la-Cullure étant son église, et le 
cimetière, par conséquent, son cimelière, l'endroit 
m'ait plu? Vous ne comprenez pas que, dans uno 
moment de tristesse, j'aie dil: « On doit être bien 
la, la Lête appuyée à ce mur, couchée à l'ombre de 
ces saules, sous ces pervenches qui semblent des 
étoiles; on doit être bien là pour dormir pendant 
l'éternité, » et que j'aie acheté cette place, et que 
j'y aie fait faire un caveau, et que j’y aie mis à tout 
Ford ce rossignol? 

— O Eämée ! lui dis-je en lui serrant le bras. 

Elle ne parut point s’aperceyoir que je l'avais ap- 
pelée par son nom de baplème, el continua : 

— Bon! ce sont là des précaulions sans consé- 
quence, comme de faire son testament et de se con- 
fesser; les prêtres et les notaires vous le diront : 
on ne meurt point pour cela. 

— Dans tous les cas, lui dis-je en essayant de sou- 
rire, volre rossignol vous est infidèle, 

— Comment cela? 

— Vous le voyez, ce buisson ne fait point partie 
de votre terrain, etil a adopté une tombe qui, par 
bonheur, n'est point la vôtre. 

— Oui, dit la comtesse, il a adopté la tombe 
d'une pauvre enfant de quinze ans, douce, belle, char- 
mante, et qui eût bien voulu ne pas mourir, elle; mais 
la mort est ainsi faite, non-seulement inflexible, 
mais haineuse, Nous la couchâmes là, l'année der- 
nière, Elle m'aimait beaucoup, et, en mourant dans 
mes bras, elle demanda deux choses : c'était, la pre- 
miére, de la faire enterrer le plus près possible de 
l'endroit où je serai un jour enterrée moi-même... 
Voilà comment mon rossignol chaute sur sa tombe, 
Je le lui prête ; muis, un jour, je le lui reprendrai, 


— Oh! mon Dieu ! lui dis-je, pouvez-vous avoir 
des idées si sombres, si tristes ? , 

Elle sourit. 

— Et qui vous dil que ce ne sont point mesidées 
gaies, à moi? Il sait bien cela, au reste, l’ami des 
morts, qu'il appartient, non à la pauvre Adèle, mais 
à moi; vous allez voir, 

Elle se détacha de mon bras et s'avanea vers la 
pierre du cayeau qui faisait saillie sur le sol. 

Je voulus la suivre, 

— Non, dit-elle, restez là, vous l’effrayeriez. 

Je restai. 5 

La comtesse alla jusqu’à la pierre, et se coucha 
dessus, accoudée sur son bras. 

Aussitôt le rossignol quilta le buisson, vint se 
percher sur une branche de saule directement au- 
dessus de la comtesse, else mit à chanter. 

La lune, en ce moment, sortit d’un nuage et jeta 
un de ses rayons sur ces saules, sur celte tombe ct 
sur l1 comtesse couchée dessus. 

Elle était si immobile et me parut si pale, que je 
frissonnai, et, m'élançant vers elle et la soulevant 
dans mes bras : ; 

— Oh! m’écriai-je, pas une minute, pas une se- 
conde de plus; ne tenlons pas Dieu! 

Et je l’éloignai de cette terre mortuaire pour la 
ramener dans le chemin. 

L'oiseau, effrayé par mon. approche, s'était 
envolé. - 

— Partons! partons, repris-je ; je ne veux pas que 
vous resliez plus longtemps ici. : 

Edmée appela Joséphine. La bonne emme était 
ailée s’agenouiller sur une tombe qui n’avait ni 
pierre, ni croix, ni buisson, ni saule, ni rossignol, 
mais qu’elle reconnaissait cependant dans l’herbe 
au milieu des autres. 

C'était celle de son mari. 

Elle nous rejoignit à l'entrée ou plutôt à la sortie 
du cimetière, et nous continuñmes notre chemin 
vers le château. 

— Et la seconde chose que vous aviez promise à 
Adèle, demandai-je au bout d’un instant, quelle 
élait-elle ? 

— De lui faire son épilaphe. 

— Alors ces vers que j'ai lus, que j'ai retenus, 
qui sont restés dans ma mémoire, ou plutôt dans 
mon cœur, Ces vers : 

Elle aurait eu quinze ans à la saison nouvelle 
Un soir, elle tomba, beau lis battu des vents. 
O terre de la mort, ne pèse pas sur elle, 
Elle a si peu pesé sur celle des vivants! 


— Ces vers, interrompit la comtesse, disent mal 
ce que j'eusse voulu bien dire, voilà tout. 

Comprenez-vous, mon ami, quel abime de poésie 
et de tristesse élait ce cœur? 

Encore une fois, nous relombämes dans le silence 
et nous atleignimes la grille du château sans avoir 
prononcé une parole, 

Je sentis qu'arrivé là, il fallait prendre congé de 
la comtesse, 

— Madame, lui dis-je, au moment de vous quil- 
ter, — pour combien de temps, hélas! je n'en sais 
rien, — j'ai une restitution à vous faire, 

— Laquelle? demanda la comtesse étonnée. 

Je tirai de ma poitrine la bague qu'elle m'avait 
donnée pour les habitants du Hameau, j'ouvris le 
ressort de la chaîne qui soutenait la bague, et je la 
lui tendis, 

— Celle bague, lui dis-je. 

La comlesse tressaillil, et, s'il edt fait-jour, je 
l'eusse vue rougir, 


38 MADAME DE CHAMBLAY. 


— Cette bague n'est plus à moi, dil-elle, je vous 
lai donnée. 

— Oui, lui répondis-je, mais un serupule me 
retient. 

— Lequel? 

— Ce n’est point à moi qu’elle a été donnée, c’est 
aux incendiés du Hameau. 

— Ne leur en avez-vous point donné le prix? 

— Sifait, madame. 

— Alors, vous avez accompli mes intentions. 
Quant à la possession actuelle de cette bague, un 
autre l’eût achetée; vous avez pris les devants : 
j'aime mieux qu’elle soit entre les mains d’un ami 
qu'entre celles d’un étranger. 

— Mais, vous le voyez, lui dis-je, elle n'était 
pas dans les mains d’un ami... elle était sur son 
cœur ! 

— Qu'elle reste où elle était. 

Et la comtesse fit un mouvement pour passer le 
seuil de la grille, que Joséphine tenait ouverte, 

— Pardon, madame, lui dis-je tout tremblant, 
permettez un échange. 

Le sourcil de la comtesse se fronça. 

— Oh ! attendez, lui dis-je. 

— J'attends. 

— Prenez celte clef. 

Et je lui présentai une clef, en etfet. 

— Qu'est-ce que cette clef? demanda-t-elle, 

— Celle de celte petite chambre que vous eussiez 
voulu revoir une dernière fois avant que le comte 
de Chamblay ett vendu Juvigny. 

— Je ne comprends pas, dit la comtesse. 

— Joséphine vous dira tout, lui répliquai-je. 

Et, la saluant avec un profond respect, je m’é- 
loignai. ; : 

A peine avais-je fait trente pas, que j’entendis un 
doux mot qui traversait doucement l’espace. 

C'élait la comtesse qui me criail : « Merci! » 


XV 


O mon ami, que les premières sensations d’un vé- 
ritable amour, à quelque âge qu’elles nous pren- 
nent, sont une enivranté chose ! Peut-être ai-je élé 
plus vivement heureux, jamais je ne lai été plus 
complétement que cette nuit où je quittais Edmée 
avec la certitude de laisser en elle une portion de 
moi, comme j’emportais en moi une portion d'elle, 
el où je m'en allais le front ceint de ce mot merci, 
comme d’une couronne de roses. 

J'étais arrivé sur cette limite extrême de la terre 
qui, si on la dépassait, ne serait plus la terre, mais 
le ciel. 

Et, chose singulière, c’est qu'aucune pensée char- 
nelle ne se mélait à cette source d'amour, née dans 
mon cœur, et qui débordait de mon cœur. Il me 
semblait qu'il se faisait chez Edmée un partage 
tout naturel du corps et de l'âme, Le corps élait à 
son mari, mais l'âme était à moi. 

Pour le moment, je n’en demandais pas davan- 
lage; de même que mon esprit élail tout entier 
sous l'influence des instants que je venais de passer 
avec elle, j'étais certain que, de mon côté, J'avais 
laissé dans sa mémoire une empreinte indélébile, 
ettout ce que j'avais fait d'inspiration, histoire de 
la bague, achat du château de Juvigny, don de la 
maison de Gralien, n'eûl pas mieux réussi, quand 
c'aût été l'effet d'un caleul, 


Je me trouvais maintenant mêlé non-seulement 
à ses souvenirs, mais encore à sa vie.4 

Elle m'avait déjà parlé du présent; la première 
fois qu’elle me reverrait, elle me parlerait du passé. 

Seulement, quand la reverrais-je ? 

Pour cela, je m'en rapportais à Dieu, qui, par un 
concours de circonstances si inattendues, avait déjà 
rapproché et mis en contact nos deux exislences, 
lesquelles, selon les probabilités, devaient s’écouler 
loin l’une de l’autre. 

Je revins par la route que j'avais suivie avec elle; 
je sentais, pour ainsi dire, son bras appuyé au 
mien; je repassai à travers le cimetière: le ros- 
signol chantait, la lune tamisait sa douce lumière à 
travers les branches des saules; je regardai, les 
mains jointes et les larmes aux yeux, cette pierre 
où, un instant auparavant, elle était couchée, et il 
me semblait que je n’eusse rien demandé de plus 
au Seigneur que de dormir Ja, côle à côte avec elle, 
pendant l'éternité. 

J’entendais les grincements des violons et les 
éclats métalliques du cornet à pistons. Je pensai 
qu'il était temps d’aller me montrer aux danseurs : 
on m'avait vu sorlir avec madame de Chamblay, il 
était bon que l’on me revit seul. 

Je rentrai dans un intervalle de repos; je pris 
congé de Zoé par un baiser sur le front, de Gratien 
par une poignée de main, et je rentrai au Lion d’or. 

Rien ne me relenait plus à Bernay; essayer de 
revoir Edmée eût été une imprudence ; des yeux 
jaloux et perçants étaient fixés sur nous; il fallait, 
autant que possible, qu'ils ne yissent rien de plus 
que ce qu'ils avaient déjà surpris. 

D'ailleurs, j'emportais assez de bonheur avec 
moi pour altendre, même dans la plus complète so- 
litude, qu'un événement quelconque me ramenat en 
présence de madame de Chamblay. 

Je n'avais pas oublié l'invitation du comte pour 
ouvrir la chasse avec lui; mais s’en souviendrait-il? 

La chasse s’ouvrail le 3 septembre, nous étions au 
20 aoûl; ce n’était que treize ou qualorze jours à 
attendre. \ . ; 

J’éprouvais une étrange indifférence à l’endroit 
de M. de Chamblay. Sans être de mœurs austères, 
j'avais Loujours ressenli une profonde répugnance à 
faire la cour à une femme mariée ; or, voilà que je 
m’élais pris d’un amour profond et invincible pour 
la comtesse, sans même songer qu'elle avait un 
mari et sans éprouver en rien cet éloignement que 
j'avais toujours ressenti pour la femme qui n’est 
pas libre. Je pressentas vaguement qu'il y avait, 
entre le comte et sa femme, quelque mystère qui 


_me permettait de Paimer sans jalousie et sans re- 


mords. 

D'ailleurs, je l'ai déjà dit, c'était le cœur de la 
comtesse que j’ambitionnais, c’élait celle douce et 
tendre portion de l'amour qui touche ata fraternité; 
el, quand j'avais entendu la petite Elisa l'appeler 
maman, le sentiment qui m'avait si cruellement 
étreint le cœur, ce n’élail pas l'idée du rapproche- 
ment conjugal qui avait donné le jour à cet enfant, 
c'était le regret qu'une portion de ce cœur, que je 
voulais posséder tout entier, me fût enlevée par 
l'amour malernel. 

Comme j'avais été heureux d'apprendre qu'Ed- 
mée, orpheline comme fille, à peu près veuve 
comme femme, ne tenait à rien au monde sur la 
terre, et, en échange de (oul mon amour, pourrait 
me donner tout le sien! \ 

Aussi la sérénité de mon visage frappa-t-elle 
Alfred, 

— Bon! dit-il; il ne faut pas demander si la 


MADAME DE CHASMBLAY. 


39 


noce était gaie et si la dame de nos pensées y était. 

— Quelle noce ? demandai-je à Alfred, auquel je 
n’avais fail aucune confidence. 

— Bon! la noce de Gratien le menuisier avec 
Zoé, la sœur de lait de madame de Chamblay. 

— Comment sais-tu que je viens de la noce ? 

— Je Vai fait espionner. 

— Comment! tu m’as fait espionner ? 

— Oui, je m’essaye. J'ai voulu savoir l’aptitude 
que j'aurais à commander une escouade de mou- 
chards. 

— Je ne te comprends pas; mais, en tout cas, si 
tu espionnes, j'espère que c’est pour ton compte. 

— Tu vas comprendre, mon ami. Tu vois un 
homme qui cultive dans ce moment-ci le champ 
planté d’arbres à pommes d’or que l’on appelle 
l'élection : un des députés du département de Eure 
est mort; je me mels sur les rangs pour le rem- 
placer. J’ai déjà fait ma circulaire; la voici. Je pro- 
mets à mes mandataires des chemins de fer, des 
ponts, des canaux. Je vais faire d’Évreux une Ve- 
nise et de Louviers un Manchester. Une fois nommé, 
tu devines bien que je rentrerai dans les bornes 
modestes d’un budget de huit cents millions. Tu 
comprends qu’avec mes talents administratifs et 
mon éloquence tribunilienne, je ne demeurerai pas 
longtemps simple député; je serai de toutes les 
commissions, on me nommera du conseil d'Etat; 
puis, au premier changement de ministère, j’at- 
traperai un portefeuille. — Le portefeuille qui con- 
vient à un grand administraleur comme moi, c’est 
celui de lintérieur? Le véritable préfet de police, 
celui qui demeure rue de Jérusalem, n’est que son 
premier commis. Eh bien, mon ami, voici ce que je 
me suis dit : J’ai reçu avis que M. Max de Villiers 
— malgré son amilié bien connue pour le pauvre 
prince que nous avons eu le malheur de perdre — 
conspire contre le gouvernement... 

— Comment! interrompis-je, je conspire contre 
le gouvernement? 

— Laisse-moi donc continuer ! Je ne dis pas que 
tu conspires; je suppose que j’aie reçu avis que tu 
conspirais; eb bien, mon devoir est de te convaincre 
de conspiration ou de Vinnocenter. Je lâche donc 
après Loi mes mouchards ; il faut que je sache ce 
que tu fais jour par jour, heure par heure, minute 
par minute. Veux-lu voir dans ton dossier le rap- 
port qui m’a élé envoyé sur tes faits et gestes ? 

— Ma foi, oui. 

— Le voilà : « Parti pour Alençon le 29 juillet; le 
même jour a fait visite à un notaire nommé Des- 
brosses, fort connu pour ses opinions avancées, » 
Tu vois que les premiers indices sont contre Loi, 

— Mais, mon cher Alfred, je w'allais pas chez 
M. Desbrosses pour parler le moins du monde po- 
litique ; j'y allais. 

— Ah! si tu me dis pourquoi tu y allais, je n’au- 
rai plus le mérite de l'avoir deviné, 

— Continue alors. 

— «Comme la conversation a eu lieu léte à tôle, 
on ne sait pas si le susdit Max de Villiers a parlé 
ol a le résultat visible de l'entretien a été 
‘achat du chateau de Juvigny. Le soir même, M, de 
Villiers est parti pour Paris et en est revenu avec 
cent vingt mille francs, » Est-ce exact? 

— Ma foi, oui, et je Ven fais mon compliment, 
Voyons, monsieur le fulur ministre de l'intérieur ? 

Alfred ramena les yeux sur son rapport el con- 
tinua : 

— «Pris une voilure à Alençon; s'est fait con- 
duire au château de Juvigny; y est arrivé vers trois 
heures de l'après-midi, n Eh bien ? 


— Mon cher ami, continue; tu es déjà, dans 
mon esprit, à la hauteur de M. Lenoir. 

— «A visité le château et y a couché. De retour 
à Evreux, après six jours d'absence. Le jour même 
du retour, a fait estimer une bague chez M. Bo- 
chard, joaillier dans la Grande-Rue; mais, au lieu 
de la vendre, a acheté une chaine de Venise, eta 
pendu la susdite bague à son cou. » 

Je rougis malgré moi. 

Alfred s’apercut de ma rougeur. 

— Je ne te demande pas si c’est vrai on non, je 
et lis mon rapport. « Reparti pour Bernay; loge au 
Lion Wor, achéte chez maitre Blanchard une petile 
maison rue de l’Église, moyennant trois mille franes. 
Parti pour Lisieux, y a achelé des instruments de 
menuiserie et des meubles. » Suit le détail des 
instruments de menuiserie et des meubles que tu as 
achetés. Veux-tu le vérilier ? 

— Non, inutile. Tu montes, pour moi, à la hau- 
teur de M. de Sartine. 

— Attends donc, atlends donc! « Est revenu a 
Bernay, a fait mettre à leur place, dans la maison 
achetée, les meubles et les instruments; a com- 
mandé un repas de noces à l’hôtel du Lion d’or, à 
la condilion que ce repas de noces serait servi dans 
la maison de la rue de l'Eglise. » 

— Je dois dire qu'aucun détail n’a échappé à ta 
perspicacité. Maintenant, resle à savoir ce que j'ai 
fait depuis avant-hier. 

— Tu es arrivé depuis dix minutes, cher ami; 
conviens qu'il n’y a pas encore de temps perdu; 
j'attends mon dernier rapport. ‘ 

En ce moment, la porte du cabinet d’Alfred 
s’ouvrit, et l’huissier lui remil une lettre de grand 
format. 

— Par ma foi, dit-il, tu es servi à souhail, et le 
voici. 

— Le rapport sur moi? 

— Le rapport sur toi. 

— Veux-tu me permettre d’ouvrir cette lettre ? 

— Comment donc ! j’allais Ven prier, 

J’ouvris la lettre et je lus : 


Rapport sur M. Max de Villiers, journées des 
18, 19 et 20 aout. 


« 18 août, 


» Reparti pour Bernay; arrivé à l'hôtel à quatre 
heures de l’après-midi ; à six, est allé visiter l’église 
de Notre-Dame-de-la-Cullure, n'en est sorti qu'au 
boul de trois quarts d'heure, dix minutes après la 
comtesse de Chamblay ; est resté dans le cimetière 
jusqu'à onze heures el demie du soir, est rentré au 
Lion d'or à minuit. 

» 19 août, 

» A été visité, à neuf heures du malin, par le me- 
nuisier Gratien Benoit, avec lequel il est sorti à dix 
heures moins un quart pour se rendre au chateau 
de Chamblay, où attendait la fiancée du susdit Gra- 
tien; parti pour la mairie à dix heures et demie, 
entré dans l'église à onze heures moins cing mi- 
nutes; donnait, en sortant, le bras à madame la 
comtesse de Chamblay... » 


Alfred me regarda. 

— C'est vrai, lui dis-je; qu'y at-il d'étonnant à 
cela ? 

— Rien; continue, 

Je continual, 


« Le soir, a ouvert le bal avec la mariée, a dansé 
la seconde contredanse avec la comtesse de Chani- 


40 MADAME DE CHAMBLAY. 


blay, l’a reconduite à son château, accompagnée 
d’une vieille femme nommée Joséphine Gauthier, 
l’a quitiée à minuit, est revenu à la maison de la 
rue de l'Eglise, a pris congé des jeunes époux, est 
rentré au Lion dor, et le lendemain, 20 août, c’est- 
à-dire aujourd'hui à huit heures du matin, est re- 
parti pour Evreux, où sa premiere visile a élé pour 
M. le préfet, dans le cabinet duquel il est en ce 
moment. » 


— Qu’en dis-tu? 

— J'ai fort entendu vanter la police de M. Fou- 
ché; mais je crois qu’elle était bien peu de chose 
près de la tienne. 

— Alors, tu altesteras que je ferai un bon mi- 
nistre de l’intérieur ? 

— En ce qui concerne la police, oui. Mais, voyons, 
dis-moi, que signifie celle plaisanterie? 

— Ce n’est pas une plaisanterie le moins du 
monde. Quand je t'ai rencontré sur le boulevard du 
Jardin-Botanique, à Bruxelles, je Vai dit : « Dans 
trois mois, je serai préfet, » et, au bout de trois 
mois, j'ai élé préfet. Aujourd’hui, je te dis à Evreux, 
dans mon cabinet : Dans trois mois, je serai député, 
et, dans un an, ministre. Aussi vrai que j'ai été pré- 
fet dans le délai indiqué, dans le délai indiqué je 
serai député et ministre. 

— Et tu n'as rien autre chose à ajouter? deman- 
dai-je à Alfred en le regardant fixement. 

— Si fait, dit-il. 

Il baissa la voix et posa la main sur mon bras. 

— J'ai à ajouter ceci, mon cher Max : Tu aimes 
madame de Chamblay, et cel amour m'inquiète. 

— Alfred! 

— Ami, je suis encore le seul qui le sache, et ton 
secret est là, ajouta-l-il d’un lon grave et en posant 
la main sur sa poitrine, plus en sûreté, erois-moi, 
dans mon cœur que dans le tien; mais ce que je 
sais, Max, un autre peut le savoir de la même ma- 
niére. Il suffit de faire ce que j'ai fait, d'écrire au 
préfet de police d’enyoyer un de ses agents. M. de 
Chamblay est un esprit lacilurne; je suis comme 
César, je me défie des faces maigres et pales. Eh 
bien, suppose que M. de Chamblay congoive quel- 
ques soupcons, suppose qu'il écrive au préfet de 
police, suppose que le préfet de police lui envoie 
un homme aussi habile que celui qu'il m'a envoyé, 
suppose encore une chose que je ne suppose pas, 
moi, mais dont je suis sûr, ¢’est que tu sois aimé 
comme lu aimes. On surprend M. Max de Villliers 
aux genoux de la comtesse. 

— Et on leur brûle la cervelle à tous les deux? 

— Non, 

— On provoque M, Max de Villiers et l’on se bal 
avec lui? 

— Non. 

— Que fait-on, alors? 

— On mel la comtesse dans un couvent, on la 
force de renouveler une procuration générale expi- 
rée ou près d'expirer, et en vertu de laquelle on a 
vendu celle terre de Juvigny, qui devait être sacrée 
au comte comme ayant été le berceau de sa femme, 
et on la dépouille du peu qui lui reste; etle monde, 
sans donner raison à M. de Chamblay, n'ose plus lui 
donner tout à fait tort. 

Je reslai un instant interdit de celte conclusion. 

— Ella philosophie de tout cela, demandai-je à 
Alfred, est-elle que je dois renoncer à madame de 
Chamblay ? 

— Ce serait le plus sage, mais c'est tout bonne- 
ment impossivle; où Lu en es de ton amour, mon 
pauvre Max, lu renoncerais plutôt à la vie que de 


renoncer à lui. Non, la philosophie de tout cela est 
que tu avais besoin d’étre prévenu, convaineu mêmes 
pour prendre à l'avenir les précautions nécessaires + 
te voilà prévenu, te voila convaincu, n’est-ce pas? 
Tu as déjà le courage du lion, ajoutes-y la pru- 
dence du serpent. Quand tu iras, je ne puis pas te 
dire où, mais où tu meurs d’envie d’aller, regarde 


devant toi, derrière toi, autour de toi; quand tu y. 


seras arrivé, sonde les planchers, explore les cabi- 
nets, ouvre les armoires; si c’est au rez-de-chaussée, 
réserve-toi une porte par laquelle tu puisses sortir; 
si c’est au premier étage, une fenêtre par laquelle 
tu puisses sauter sur des plates-bandes comme 
Chérubin; si c’est au second, un escalier dérobé 
par lequel tu puisses t’évader comme don Carlos; 
si c’est au troisième, ma foi, arme-toi, défends-toi, 
et tue le diable avant que le diable te tue. Ce n’est 
peut-être pas précisément le conseil d’un préfet que 
je te donne là, mais c’est celui d’un ami. 

Je serrai la main d'Alfred. 

— Et je l’accepte comme tel, lui dis-je. 

— Bien! maintenant, le suivras-tu? 

— Je ferai de mon mieux pour cela. 

— On ne peut pas demander davantage à un 
homme. Et, maintenant que te voilà propriétaire 
dans le département, je te demande ton influence 
pour me faire nommer député. 

— Tu le désires done bien? 


— Aulant que tu désires revoir madame de Cham- » 


blay, qui, sur mon honneur, est une adorable 
femme. 

Sur quoi, Georges élant venu dire que le coupé 
élait attelé, Alfred prit son chapeau et ses gants, 
n'offrit un cigare et en alluma un. 

— Tu ne viens pas avec moi? dit-il. 

— Où cela? 

— Faire une visite d'élection. 

— Non, merci. 

— Tu as bien raison! rêve, mon ami, rêve! il n'y 
dans ce monde de nécessaire que le superflu et de 
posilif que l'idéal. 

Et il sortit. | 

Une seconde après, la porte se rouvrit. 

— À propos, dit Alfred en passant la téte par 
l'ouverture, défie-toi d’une certaine Nathalie; c’est 
une drôlesse capable de tout pour de l’argent. 


\ 


XVI £ 


Ma conversation avec Alfred m'avait laissé une 
certaine inquiétude dans l'esprit : je dis à Georges 
de me seller un cheval, et, sans attendre Alfred, je 
partis pour le château de Reuilly. 1 

J'en élais arrivé à adorer la solitude de son pare 
et les ombrages de ses arbres. Il me semblait, 
quand je m’y promenais seul et que je laissais mes 
pensées suivre leur cours, que je voyais parfois 
clisser une ombre blanche dans l'épaisseur des mas- 
sifs, que je suivais celle ombre et que, tout à coup, 
au détour d’une allée, je la voyais assise, réyeuse, 
sur un bane, ou inclinée, pensive, au bord de la ri- 
vière, 

Cette ombre blanche, c'était Edmée ou plutôt 
l'âme d'Edmée, qui m'apparaissait muctte, impal- 
pable et fugitive, mais entin qui faisait Loul ce que 
peut faire une ame pour le corps et pour lame qui 
Vaiment. \ thie 

Parfois, je songeais aussi à ce que n'avait dit Al- 
fred. Sans qu'on pot rien dire de positif contre lui, 


As 


dé 


SEPT ITY 


D ae PS 


MADAME DE CHAMBLAY. 


eel 


M. de Chamblay avait une étrange réputation dans 
le département. Il était joueur, cela était bien connu; 
‘mais on ajoutait que parfois, soit chagrin secret, 
soit entrainement naturel, il se laissait aller, dans 
ses soupers d'amis, à des ivresses pendantlesquelles 
ses divagations allaient jusqu’à la folie, ses empor- 
tements jusqu’à la fureur. | 

Il fallait bien qu'il y eût quelque mystère caché 
pour que la comtesse, cet ange de vertu, de rési- 
gnation et de dévouement, fat malheureuse d’un 
malheur tel, qu’elle n'avait point la force de le 
cacher, 

Et, chose singulière ! il me semblait comprendre 
instinctivement que tout le malheur de la comtesse 
ne venait pas de son mari, et qu’il y avait dans les 

gens qui l’entouraient une autre cause à ses tres- 
saillements subits et à ses tristesses prolongées. 

Uue voix me disait : « C’est le prêtre!» 

Et alors je frissonnais. 

Se défier d’un prêtre, avoir à craindre un prètre 
me paraissait, à moi, homme d'éducation reli- 
gieuse, cœur pieux bien plutôt qu’inerédule, une 
anomalie à laquelle je ne pouvais m’habituer. De 
temps en temps, les tribunaux nous révélaient bien 

- quelque exécrable cruaulé, quelque assassinat abo- 
minable commis par un homme d’uglise :les noms 
des Maingrat et des La Collonge venaient bien de 
temps en temps frapper d’épouvante la société; 
mais ces hommes, à tout prendre, étaient des 
monstres dans l’ordre physique, et, à quelque classe 
de la société qu'ils eussent appartenu, ils auraient, 
comme les Papavoine et les Lacenaire, été des ex- 
ceplions dans-le crime. Les sévérités de leur état, 
qui ont fait la vertu des autres, avaient fait leurs dé- 
réglements à eux; mais, enfin, je m'explique mieux 
la brutalité de frère Léotade que l'hypocrisie de 
Tartufe ; je plains l’un, je méprise l’autre. 

En somme, tout cela restait vague et flottant dans 
mon esprit; il me semblait que j'étais entré dans 
un monde où je coudoyais des étres de forme indé- 
terminée, comme ceux que l’on voit dans les son- 
ges, Comme dans les songes, j'étais atteint de cer- 
taines craihles auxquelles je ne pouvais pas assigner 
une cause matérielle, mais seulement instinctive. 
Je sentais bien qu'un jour la lumière se ferait dans 
ce crépuscule; mais, ce jour-là, tout au contraire 
de ceux qui, en se réyeillant, sont débarrassés du 
danger imaginaire qu'ils couraient pendant leur 
sommeil, moi, ce serait au moment où mes yeux 
pourraient voir, où mon esprit pourrait compren- 
dre, que j’entrerais dans un danger réel. 

Trois jours s’écoulérent ainsi «ans que j'eusse 
même la pensée d'aller à la ville. 

Le troisième jour, comme je me levais de table, 
on me dit qu'une paysanne déjà âgée me deman- 
dait. 

Ce ne pouvail être que la vieille Joséphine Gau- 
thier, 

J'étais seul à table; j’ordonnai à Georges de la 
faire entrer, 

Je ne m’étais pas trompé : c'était Joséphine ; je la 
fis asseoir, Lout joyeux, près de moi. Pour quelque 
cause qu'elle vint, elle avait quillé madame de 
Chamblay, la veille, et elle allait me donner de ses 
nouvelles. Avec celle bonne femme, qui avail été 
sa nourrice et qui laimait autant qu'elle aimait sa 
fille, et peut-être davantage, je pouvais parler d'Ed- 
mée lout à mon aise, el je ne craignais pas d'être 
trahi, 

— Eh bien, lui demandai-je, el la noce, où en 
est-elle? 

Comme vous pensez bien, répondit-elle, tout est 


fini. Le lendemain, on a mangé les restes de la 
veille, et, le surlendemain, ceux du. lendemain; 
mais Ça ne pouvait pas durer toujours. Chacun s’est 
remis à son ouvrage, et maintenant il n'y paraît 
plus. Z 

— Les jeunes époux sont contents et heureux? 

— Grace à vous, monsieur le baron, qui êtes leur 
providence; aussi m’ont-ils bien chargée de vous 
dire qu'après le bon Dieu et la comtesse, vous êtes 
ce qu'ils aiment le plus au monde. 

— Et au château ? 

— Au château, tout va bien aussi. La petiote est 
un peu triste. 

— Madame de Chamblay ? 

— Oui. 

— Et vous ne connaissez pas les causes de sa 
tristesse ? 

— Non. Tout ce que je sais, c’est que son mari 
va faire une absence de quelques jours. 

— Et vous croyez que c’est cela? 

— Du moins, quand il l’a quittée, après lui 
avoir annoncé celte nouvelle, je l’ai trouvée les yeux 
bien rouges : elle avait beaucoup pleuré. 

— Elle ne vous a rien dit? 

— Si fait; elle m’a dit: «En l'absence de mon 
mari, ma bonne Joséphine, j'irai passer un jour et 
une nuit à Juvigny; je veux revoir ma petite cham- 
bre. » Je iui ai répondu : « Venez, madame la com- 
tesse; vous y serez bien reçue par votre vieille José- 
phine, pour qui ce sera un beau jour que celui où 
elle vous reverra dans la maison de votre jeunesse. » 
Alors elle a poussé un gros soupir, et a dit quel- 
ques mots que je n'ai pas compris. « Ah! lui ai-je 
dit, il y a quelqu'un qui vous recevrait encore bien 
mieux que moi là-bas. — Qui donc? a-t-elle de- 
mandé, — Le propriétaire actuel, M. de Villiers. » 

— Et qu'a-t-elle répondu à cela? 

— Rien; seulement, elle a poussé un second sou- 
pir encore plus gros que le premier... 

— Etcroyez-vous, demandai-je à Joséphine, qu'il 
lui serait désagréable de me voir à Juvigny? 

— Il n’est jamais désagréable de voir les gens 
qu’on aime. 

— Vous croyez done, ma chère Joséphine, que 
madame de Chamblay a de l’amilié pour moi? 

— Ah! ça, j'en réponds. Si vous saviez comme 
elle regardait la clef de la petite chambre! Je crois 
même qu'une ou deux fois elle l’a baisée. 

— Cela prouve, non pas qu'elle m'aime, mais 
qu'elle aime sa chambre. 

— Sans doute; mais il y a une chose dont je suis 
sûre, c’est qu’elle l'aime encore mieux depuis que 
vous la connaissez. 

— Qui vous fait croire cela? 

— Ses queslions, donc. 

— ile vous a questionnée? 

— Ah! jour du bon Dieu! m'en a-t-elle demandé, 
de ces détails ! EL qu'est-ce que vous avez dit; — et 
qu'est-ce que vous avez fait; — et comment vous y 
éles entré; — et comment vous en êles sorti; — dans 
quelle chambre vous vous êtes assis, dans quel lit 
vous avez couché; — si vous aviez l'air triste, si 
vous aviez l'air gai, C'est-à-dire qu'une fois que nous 
n'élions que nous deux, il n'était plus question que 
de vous. 

J'éprouvais un indicible bonheur à entendre par- 
ler la bonne femme, et bientôt, à mon tour, je l'in- 
lerrogeai sur Edmée, comme celle-ci Vavail inter 
rogée sur moi, Ce fut alors que j’eus toute sorte de 
détails charmants sur sa jeunesse : comment, enfant, 
elle passail sa vie entre ses fleurs et ses‘ oiseaux; 
commentelle semblaits'entretenir avec eux dansune 


42 MADAME DE CHAMBLAY. 


langue inconnue, venant raconter tout ce que les 
oiseaux disaient, tout ce que les fleurs pensaient: 
n’aimant que la solitude, et passant des heures en- 
tières à regarder dans l’eau des choses que personne 
n’y voyait. 

Puis, la nuit, c'était bien autre chose. La bonne 
Joséphine couchait dans la chambre à côté de la 
petite chambre bleue. Elle avait conservé ses habi- 
tudes de nourrice, et, au moindre mouvement que 
faisait sa fille, elle s’éveillait, se levait sur la pointe 
du pied, et allait regarder par la porte entr’ouyerte, 
Alors l’enfant, tout endormie et aussi souriante, du 
moment où elle dormait, qu’elle était mélancolique 
et réveuse une fois éveillée, alors l'enfant répondait 
à ses questions, la rassurait, la tranquillisait, lui ra- 
contait qu’elle était en train de voyager dans des 
contrées inconnues où les feuilles des arbres étaient 
d’émeraudes, et les corolles des fleurs, de rubis et 
de saphirs; comment elle rencontrait dans le pays 
de ses rêves de belles créatures aux yeux bleus, aux 
cheveux blonds, aux longues robes blanches, aux 
ailes d’or. Puis la bonne femme ajouta — ce qu'Ed- 
mée m'avait raconté elle-même — que souvent elle 
se levait, et, les yeux fermés, allait prendre sa bro- 
derie et s'asseoir devant une table, et, 1a, sans lu- 
mière, illuminée par une flamme intérieure, se 
meltait soit à broder, soit à écrire. Et elle avait 
grandi ainsi, presque sans autres leçons que celles 
que lui donnaient ces instituteurs inconnus qui sem- 
blaient lui désigner les livres où elle avait appris 
toutes les belles choses qu’elle savait ; si bien que, 
le matin, elle allait dans la bibkothéque prendre un 
livre que personne ne connaissait, qu’elle ne con- 
naissail pas elle-même la veille; ou bien, si elle 
ne voulait pas se déranger, y enyoyait un domes- 
tique ou chargeait Joséphine d’y aller, lui désignant 
si bien le livre, lui disant si bien la place où il était, 
qu'elle n’avait qu’à étendre le bras el à mettre la 
main dessus, 

Tout cela faisait que les domestiques avaient pour 
elle une sorte de crainte respectueuse comme celle 
que l’on éprouve pour un être Surnalurel ; mais, 
par bonheur, d’un autre côté, elle était si bonne, 
que, celte bonté doublant l'amour qu'on lui portail, 
celle crainte n’était plus que celle de lui déplaire, 

Je passai une heure à écouter la bonne femme : 
je l’eusse écoutée toute la journée, toute la vie, 

Par malheur, elle devait parur pour Juvigny, 
ayant déjà fait un détour de ing ou six lieues pour 
venir me trouver, 

De tout son récit, ce qui n'avait frappé Je plus, 
C'élail le point par lequel elle avait commencé, 
c’est-a-dire Ja visite que la comtesse devait faire au 
chateau. 

Passer un jour avec la conitesse dans ce chateau 
tout plein de son enfance et de sa jeunesse, tout 
vivant de ses souvenirs de jeune fille, c'était pour 
moi un bonheur que je n’osais pas rêver, 

Je le tenterais, et voici comment : 

Comme je ne sayais point quel jour la comilesse 
irait au chateau, je parlirais, moi, dès le lende- 
main, pour le village de Juvigny. 

Li, je resterais parfaitement inconnu, et comme 
un paysagisle qui vient faire des croquis, 

Elle devait passer par le village pour arriver au 
chateau : je saurais done le jour de son arrivée, 

Joséphine préviendrait la comtesse que j'élais au 
village, — je ne voulais pas de surprise, — et lui 
demanderait si elle yoyail un danger à me re Cevoir, 

Si elle y voyait même un InConYénient, elle ne me 
receyrait pas, 

Dans le cas Contraire, elle mettrait sur la fenêtre 


De a ae le GE 
de sa chambre, qui était visible de la route, un vase 
de Chine avec un bouquet de fleurs dedans. Je sau- 
rais alors que je pouvais me présenter. 

Je craignais que la bonne vieille ne fit confusion 
dans tous ces détails, de sorte que, pour plus grande 
surelé, je les lui écrivis sur une feuille de papier. 

Au bas de ma prière, j'avais mis les trois mots 
que vous aviez un jour gravés à la pointe du cou- 
teau sur le seuil de ma porte, el qui depuis s’élaient 
Si souvent présentés 4 mon esprit: Ainsi soit-il f 

Laissez-moi yous dire en Passant, mon ami, que 
ces trois mots sont une espèce de talisman qui tou- 
Jours m’a porté bonheur, 

Tout étant arrêté, la bonne femme se remit en 
roule, 

Comme d'habitude, Alfred rentra à cing heures, 

Il monta & ma chambre; je reconnus Son pas et 
n’eus qu'à me retourner lorsqu'il entra, 

— Ah! par ma foi, dit-il en entrant, je t’améne 
un convive sur lequel tu ne comptais pas. 

— Qui done? 

Il regarda tout autour de la chambre, comme pour 
S'assurer si j'étais seul. 

— M. de Chamblay, dit-il. 

Je tressaillis malgré moi. 

— M. de Chamblay! et Pourquoi m’aménes-tu 
M. de Chamblay? lui demandai-je, 

— Je ne te l'amène Pas Spécialement, à toi: je 
l'amène à Reuilly. Que diable! quand on a l'ambi- 
tion d’être député, il faut cultiver l'électeur, M. de 
Chamblay a vendu Juvigny; mais il a encore Cham- 
blay, il est encore Srand contribuable, membre du 
conseil de département. C’est donc un homme pour 
lequel on doit avoir des égards: en outre, il a une 
belle chasse à laquelle il La invité pour les premiers 
jours de septembre, Ty tiens à y aller; je sais cela. 
Il n'y a pas de mal qu'il te renouvelle son invita- 
tion; entin, il est mari de Madame de Chamblay. 
Bref, il est venu me faire une visite à la préfecture, 
s’est plaint de ce que tu avais été à Bernay sans en- 
trer au chateau : il Ven voulait fort. J'ai pensé qu'il 
élait urgent que tu fisses ty paix avec lui; je Vai 
amené à Reuilly. ‘ 

— Il quitte done Bernay ? 

— Oui; il va pour trois où quatre jours à Paris ; 
il a des affaires à finir avec son notaire. Voyons, 
n’es-tu pas bien aise d’être Confirmé dans la certi- 
tude qu’il va pour deux ou trois jours à Paris? 

— Confirmé? 

— Sans doute; car je présume que tu le savais 
déjà et que la vicille bonne femme qui est venue te 
voir n'avait pas d’autre nouvelle à Vannoncer, 

— Alfred ! d 

— Mon cher ami, il est du devoir d’un bon admi- 
nistraleur de tâcher qu'il n'arrive pas de conflit 
dans son département. Laisse-moi prendre toules 
mes précaulions, que ‘diable! Sous un gouverne- 
ment conslilulionnel, les fonclionnaires sont r'es- 
ponsables, Je ng yeux pas perdre ma place, Puis tu 
verras s’il y a certaines choses qu'il faut que M, de 
Chamblay sache et que nous lui glisserons en dinant 
entre la poire ct le fromage, j 

— Quelles choses ? 

— Oh! des bagatelles auxquelles tu ne songes 
pas, loi; comme, par exemple, que c'est Loi qui es 
le propriétaire actuel de duviguy. 

— Vas-tu done Je lui dire? 

— Aimes-lu mieux qu'il l'apprenne à Paris par 
son nolaire, et qu'il fasse toute sorte de réflexions 
absurdes au-devant desquelles, Moi, j'irai par 
quatre paroles? Sans compler que des paroles de 
préfet, il n'ya pas à en douter, c’est officiel comme 


nad 


MADAME DE CHAMBLAY. 


43 


Ja première colonne du Moniteur ; seulement, nous 
dinerons de bonne heure, comme des bourgeois. Il 
faut que M. de Chamblay soil à Evreux à huit heures 
pour prendre la voiture qui correspond avec le che- 
min de fer de Rouen. Aussi la belle grimace qu'a 
faite Bertrand quand il a su que son diner était 
avancé d’une demi-heure ! La mêrne que tu as faite, 
toi, quand tu as su que tu dinais avec M. de Cham- 
play. 

En ce moment, la cloche du diner 

Alfred tira sa montre. 

— Cing heures el demie ! ponctuel comme un ca- 
dran solaire! Grand homme que Bertrand, mon 
ami, trés-grand homme, que je Le léguerai par tes- 
tament si je fais la sottise de me laisser mourir avant 
toi. Descendons ; il ne faut pas qu'un député fasse 
altendre son électeur; Louis XIV l’a dit: « L’exac- 
titude est la politesse des rois. » 

Nous descendimes. M. de Chamblay, qu’Alfred 
avait laissé dans le parc, Sacheminait vers le per- 
ron, attiré par le bruit de la cloche. 

Jallai au-devant de lui. 

Nous nous fimes les compliments d’usage sans 
que sa figure, fort belle du reste el tout à fait dis- 
tinguée, trahit la moindre arrière-pensée. 

Nous nous mimes à table. 

Ce fut alors seulement que M. de Chamblay me 
reprocha gracieusement d’être venu, pour ainsi 
dire, jusqu'à la porte de son château sans le vi- 
siter. 

Je lui répondis que, ne l'ayant pas vu à la noce de 
Gratien lorsque sa femme y était, je l'avais cru ab- 
sent; que je n’avais connu sa presence que le soir, 
de la bouche même de la comtesse, et que, partant 
Je lendemain au point du jour, je n'avais pu me 
présenter chez lui. 

Alors, Alfred entama 


se fit entendre. 


l'affaire de la candidature 
et raconta comme quoi, pour que je pusse lui etre 
utile en temps el lieu, il n'avait fait acheter, bi n 
contre mon gré, la terre de Juviguy, que M. de 
Chamblay venait de faire vendre; j'avais même 
poussé le dévouement à l'amitié jusqu’à payer 
cette terre, que je n'avais pas vue, que je ne 
connaissais pas, vingt mille francs de plus que le 
remier acquéreur he l'avait achetée de M. de Cham- 
lay. ; 

Le comte parut un peu embarrassé, rougit lége- 
rement, balbutia quelques mols où il se félicitait de 
ce que celle Lerre de famille, dont certaines copsi- 
dérations l'avaient poussé a se défaire, fut entre 
les mains d'uu ami, au lieu d’être entre celles d’un 
élranger; puis il ajoula avec un sourire : 

— Ce sera, je l'espère, une raison de plus, cher 
concitoyen, pour que vous veniez ouvrir la chasse 
dans la terre que jal conservée. 

Je lui renouvelai la promesse de ne pas manquer 
au rendez-vous. La conversation saula de ce sujel 
hasardeux à des considérations générales, el, comme 
lors de la première entrevue que nous avions eue 
ensemble, le comte me fit l'effet d'un homme non- 
seulement distingué, mais encore instruil, pres- 
que savant. 

A sept heures un quart, le 
le perron, le comte nous fil ses 
ciant Alfred, s’assit près du cocher 
rênes des mains. 

Le cocher, qui 


lilbury s'arrêta devant 
adieux en remer- 
el lui prit les 


connaissait Le cheval pour lrès- 
difficile à conduire, heésitait à les lui remettre. 

— Donne! donne! lui dit Alfred; si Bab-Ali fait 
le méchant, le comte Lui montrera comment on mel 
les mauvais sujets à la raison, 


Georges, qui tenail Bab-Ali au mors, le là ha. 


Le cheval se cabra et essaya de se jeter à droite, 
puis à gauche. 

Mais, à l’aide des rênes et du fouet savamment 
combinés, le comte remit Bab-Ali dans le bon che- 
min; de sorte que, lorsqu'il sortit de lagrille, il pa- 
raissait aussi décidé a être sage que s’il eût été aux 
mains du cocher ou d'Alfred lui-même. 

— Sur ma parole, lui dis-je, j'ai cru un instant 
que tu avais l'intention de faire de madame de 
Chamblay une veuve! 

__ Aide-toi et le ciel Vaidera! répondit Alfred. 
Les proverbes sont la sagesse des nalions. 

Puis, se tournant vers son groom : 

— Georges, lui dit-il, M. le baron quilte demain 
Reuilly pour deux où trois jours; veillez à ce qu'An- 
trim soit en état de le porter où il va. 

— Ah ca! demandai-je à Alfred, qui t'a dit que je 
partais ? 

— Oh! je m’en doute bien, répondit-il, et tu con- 
viendras qu’il ne faut pas étre sorcier pour cela. 

_ Si tu avais l'intention d’espionner, comme la 
dernière fois, je te dirais tout de suite où je vais; ce 
serait toujours un peu de peine de moins pour ton 
homme. 

Alfred secoua la tête en souriant. 

_ Non, me dit-il, ce n’est pas de toi que je m'oc- 
cupe celle fois. 

— Et de qui 

— De lui. 

— Qui appelles-tu lui? 

_ Eh! pardieu ! M. de Chamblay. 

Je fis un mouvement. 

— Que veux-tu ! c’est une manie, me dit-il; mais 
je tiens à ce qu'il ne Varrive pas malheur. 

Le soir, en montant à ma chambre, je trouyai sur 
la table de nuit une charmante petite paire de pis- 
tolets de poche à canons superposés. 

Les pistolets étaient tout chargés el reposaient 
sur un papier où étaient écrits ces mots de la main 
d'Alfred : 

« À toul 


donc? 


hasard. » 


XVII 


huit beures du matin, j'enfour- 


Le lendemain, à 
la grille 


chais Antrim el je sortais au grand trot de 
de Reuilly. 

A dix heures, j'avais fait cinq lieues. Je m’arrelal 
pour faire souffler mon cheval et manger mol- 
méme un morceau. 

C'était un beau jour de la seconde quinzaine 
d'août, rafraicht par une douce pluie tombée pen- 
dant la nuit. Les arbres, désaltérés, avaient redressé 
leurs branches reverdies, dans le feuillage des- 
quelles rougissaient des pommes au vif carmin. 

De temps en temps, le chemin de traverse que 
j'avais pris était festonné par un ruisseau clair el 
murmurant, comme il en jaillit à chaque pas dans 
les prairies normandes. La terre, divisée en échi- 
quier, présentait des compartiments de différentes 
couleurs, depuis le vert vigoureux du gazon jus- 
qu'au jaune d'or des épis; les vaches, couchées la 
tole à la brise, les grands bœufs ruminants, les mou- 
Lous presses en Lroupeauy, les chevres cupricieuses 
se dressant au tronc des arbres ou contre les tra~ 
verses des haies, le berger les regardant appuy é sur 
son baton; toul cela faisait un paysise eavissanl 
que, temps en temps, dominait une maison longue, 


44 


MADAME DE CHAMBLAY. 


basse, à un seul étage, couverte d’ardoises ou de | formulant vivement ce désir dans mon esprit quand 


chaume, et zébrée de charpentes peintes en noir 
comme ses contrevents. 

Et moi, le’cœur joyeux, la tête haute, la poitrine 
libre, je voyageais au milieu de ce paysage, sou- 
riant aux animaux, aux champs, aux hommes, à 
l’azur. 

Je n'avais jamais été si heureux, je crois. 

J’arrivai vers onze heures à Juvigny; je m’arrétai 
à une auberge qui formait l’ayant-derniére maison 
du village, et d’où, comme je lai dit, on voyait le 
château, et je demandai une chambre donnant sur 
Ja rue. 

J’eus sans difficullé ce que je demandais. 

Je m'assis près de la fenêtre, et, calme, sans 
impalience aucune, comme un homme sûr du bon- 
heur qui l'attend, je me mis à dessiner le chatean, 
noyé dans son groupe d'arbres. 

Une partie de la journée s’écoula sans que je 
visse passer personne; je me fis servir à diner, sans 
quitter mon poste. Sept heures sonnerent. 

Comme vibrait encore le dernier tintement, j’en- 
tendis le roulement d’une voiture venant du côté de 
Bernay. 

C'était sans doute celle que j'attendais. 

Je me rappelai alors ce que m'avait dit la com- 
tesse de sa double vue. Je voulus essayersd’un de 
ces merveilleux effluves qu’on appelle influences 
de volonté. 

Je me tins debout derrière le rideau. 

Si c'était la comtesse qui venait dans sa voiture, 
il fallait done qu’en passant elle me devinat ca- 
ché derrière cette fenêtre et se retournât de mon 
côté, 

La voiture s’avançait rapidement. 

Je m’effacai de manière à pouvoir regarder sans 
ôtre vu. 

Elle était dans un coupé dont les stores de soie 
étaient baissés; mais, en approchant de l'auberge, 
elle releva le store qui était de mon côté, passa la 
tête par la portière, et, sans hésilation aucune, fixa 
son regard sur la fenêtre où je me tenais debout. 

Je restai caché, la voiture passa. 

Je demeurai tout pensif, l'épreuve avait réussi. 

D'où pouvaient venir ces affinités entre deux êtres 
séparés par une distance semblable? quels cou- 
rants magnétiques, s’échappant de l’un, pouvaient 
aller chercher l’autre, porter le désir, imposer la 
volonté? 

Elait-ce seulement l'amour, et fallait-il dire 
comme Euripide : «O amour, plus puissant que les 
hommes et que les dieux!» ou bien était-ce une 
loi générale, une de ces pressions dont on relrouve 
l'exemple dans le monde physique, comme dans le 
monde intellectuel, exercée par le plus fort sur le 
plus faible ? 

Elait-ce une de ces preuves que les spiritualistes 
peuvent invoquer en faveur de l'âme, et celte double 
vue, dont on rencontre, dit-on, tant d'exemples 
en Ecosse, franchil-elle non-seulement les monta- 
gnes des Highlands, mais encore le détroit de la 
Manche? 

Certes, s'il existail un sujet — je me sers du 
terme consacré — sur lequel ces incompréhensi- 
bles phénomènes pussent se produire, c'était bien 
la comtesse, organisation nerveuse, espril exalté, 
imagination fiévreuse s'il en fut, 

Elle-méme m'avait avoué être accessible à ces 
perceplions inconnues; mais, en même temps, elle 
m'avait prié de n’exercer mon pouvoir sur elle que 
de son consentement, | 

Je le lui avais promis, j'atlendais donc; mais, en 


je me trouverais près d’elle, sans doute aussi aurais- 
je l'influence de hater sa décision. 3 

Ce fut en faisant toutes ces réflexions que je me 
remis à la fenêtre. 

Vous vous rappelez que j'avais un signal à at- 
tendre. 

La comtesse devait être arrivée au chateau et 
devait savoir autrement que par intuition que j’é- 
tais là. 

En effet, au bout d’un instant, je vis la fenêtre, 
sur laquelle j'avais les yeux fixés, s’ouvrir et la com- 
tesse poser sur le rebord de celte fenêtre un bou- 
quet de roses dans un vase de Chine. 

Elle consentail à me recevoir! 

Je battis des mains comme un enfant, tant j'étais 
joyeux. ; 

Je ne sais si elle distingua mon geste, mais elle 
me vil et me fit une douce et charmante inclination 
de tête, comme ferait une sœur à un frère. 

Le crépuscule commençait à tomber, je n’aurais 
donc pas longtemps à attendre. 

En effet, la nuit venue, je sortis, et, par un long 
détour, pour que personne ne put deviner où j’al- 
lais, je gagnai la petite maison de Joséphine. 

La bonne femme m/’attendait. 

— Vous aviez donc écrit à madame? me demanda- 
t-elle d’abord. 

— Non, répondis-je ; pourquoi cela? 

— Mais paree que, quand je lui ai dit : «M. de 
Villiers est ici, » elle m'a répondu, en faisant comme 
cela de la téte (et la bonne femme fit un mouyement 
de la téte de haut en bas) : «Oui, je le sais. » Done, 
si elle le sait, puisque ce n’est pas par moi qu'elle 
le sait, c’est par vous. 

Je souris, sans répondre à la bonne femme. Je 
jugeai inulile de lui expliquer une chose qu’elle 
n’eût pas comprise. 

— Où est madame? 

— Au château. 

— Puis-je aller l'y rejoindre ? 

— Sans doute; elle vous attend. : 

Je fis un signe d’adieu à Joséphine et je passai la 
grille. 

Tout était calme et silencieux sous ces grands ar- 
bres, dont pas un souffle de vent n’agilail les cimes. 

De temps en temps, de grandes ombres; puis un 
rayon de lumière bleuatre descendait du ciel et al- 
lait se briser dans quelque bassin dont il faisait 
étinceler l’eau, agitée par les poissons qui venaient 
se jouer à la surface et qui semblaient des éclairs 
d'argent. | 

Il serait impossible de donner une idée du sen- 
timent, du calme et de la sérénité épanchés sur la 
terre par celte belle nuit. . 

Je savais qu’elle m’atlendait; je brûlais du désir 
de la voir. Dans tout autre temps, à toute autre 
heure, en toute autre circonstance, je me fusse 
haté, j’eusse bondi. 

Non. Par cette belle nuit, par ce doux silence, 
par celle sérénilé suprême, toute chose hatée ou 
violente eût été inharmonieuse et choquante. 

Lorsque j'arrivai au bout de l'allée, je la vis au 
haut du perron, vêtue d’un long peignoir et blan- 
chissant sous le rayon de la lune. 

En m'apercevant, elle descendit, marche à mar- 
che, l'escalier, 

Jl semblait que cette tranquillité profondément 
tendre, mais en même temps profondément sereine 
de mon cœur, fat passée dans le sien, 

Elle me tendilt la main, que je pris et que je 
baisal. 


MADAME DE CHAMBLAY. 


45 


En ec moment où j’accomplissais celte action en 
apparence plus fraternelle que passionnée, j’eusse 
certainement, sur un geste, sur un mot, sur un si- 
gne, donné ma vie pour elle. 

— Vous voila, me dit-elle; je suis heureuse de 
yous voir. 

Je la regardai à travers un sourire d’ineffable 
bonheur. 

— Et moi donc! lui dis-je, doutez-vous que je 
sois heureux? 

— Je voudrais en douter, que cela me serait im- 
possible; vous savez bien que j'ai le don de double 
vue. 

— Je commence à y croire. 

— À quel propos y croyez-vous? 

— Ne m’avez-yous pas deviné derrière le rideau 
- de l'auberge? 

— Je vous y ai vu; c'était mieux encore que de 
deviner. 

— C'est inoui! 

— Par malheur, avec moi. il faut croire. Je suis 
précise comme un mathématicien. Vous éliez de- 
bout, et vous aviez derrière vous un carton avec un 
dessin commencé; ce dessin élait une vue du chà- 
leau. 

— Savez-vous que c'est effrayant, ce que vous 
me dites 1i?... Et cette facullé de double vue, 
elle est, selon votre volonté, la même à l'égard de 
tous? ari 

— Non; c’est une chose, au contraire, dans la- 
quelle mon libre arbitre n'est pour rien. Tout à 
coup, je sens que quelque chose d’élrange se passe 
en moi, un voile se déchire entre moi et les objets 
que je dois voir, el cela avec un bruit presque ma- 
tériel. Les obstacles disparaissent et se fondent 
somme un brouillard qui se dissipe, et je vois. C'est 
comme une évocation à laquelle je serais forcée 
d’obéir. 

— Alors, dis-je celte fois, j'ai été le magicien. 
J'ai désiré que vous me vissiez en passant, sans me 
douter que mon désir aurait celle puissance sur 
vous. Vous m’aviez parlé de votre susceptibilité ma- 
gnétique, et j'ai voulu faire un essai. Vous m’y aviez 
presque autorisé en me disant qu'un jour vous me 
permettriez de vous endormir. 

— Oui, nous verrons. 

— Quand cela? 

— Peut-être ce soir, peut-être demain... Je vou- 
drais que l'absence de mon mari se prolongeat pour 
rester à Juvigny le plus longtemps possible. Si vous 
saviez quelle joie j'ai éprouvée en me retrouvant ici, 
et comme je suis heureuse que ma pauvre pelile 
cabane soit à vous! Il me semble qu'elle est toujours 
à moi. 

— Avec un ami de plus, vous avez bien raison. 
Mais est-ce que vous ne me montrerez pas, en me 
l'expliquant comme souvenir, ce cher appartement 
à vous, que j'ai visité seul? 

— Oui, et je m'en fais une joie. 

Elle appuya son bras sur le mien, 

— Comprenez-vous? dil-elle; je n'ai jamais eu un 
ami! Depuis que je suis malheureuse, — et, depuis 
que je me connais, je le suis! — mes douleurs sont 
eras une à une dans mon cœur, sans jamais en 

sorlir par un aveu ou par une confidence, Le cœur 
est un abime; mais, si profond que soil un abime, 
à force d'y jeter les épaves de sa vie, on finit par le 
combler, Eh bien, aujourd'hui, mon cœur déborde; 
je trouve un ami à qui faire porter une part de ma 
croix; cet ami, je ne le repousserai pas. Voulez- 
vous être mon Simon le Cyrénéen? 

— Pourquoi ne puis-je pas, puisque je vous ren- 


LA 


contre sur la voie douloureuse, vous prendre le 
fardeau tout entier et vous laisser derrière moi, ra- 
dieuse et souriante! Oh! comme mes souffrances 
me paraîtraient douces du moment où ce seraient 
les vôtres et non ‘pas les miennes que je porte- 
rails ! 

— C'est convenu. Vous emporterez, en vous en 
allant, la partie de ma vie qui m’appartient; quant à 
l’autre, ce n’est pas moi qui en tiens la clef. 

— Je saurai ce que vous voudrez bien me dire, 
et je ne vous demanderai rien de plus. Le peu que 
vous m’accorderez sera un trésor qui, comme cette 
maison, apparliendra à nous deux, 

La comtesse poussa un soupir. 

— Quoi? lui demandai-je. 

— Rien. 

— Eh! oui, repris-je, c’est étrange ! 

— N'est-ce pas? dit-elle en répondant à ma pen- 
sée. 

— On se rencontre toujours trop tard ! 

— Mais il y a le ciel, dit-elle en levant vers la 
voûte d’azur qui nous enveloppait un regard de su- 
préme espérance et de résignalion infinie. ? 

Puis, prenant mon bras, elle s’enfonça avec Mol 
dans une des allées du pare, jusqu'à ce que, trou- 
vant un bane, elle s’assit et me fit signe de m’as~ 
seoir auprès d'elle. 


XVIII 


Il y eut un instant de silence, pendant lequel la 
comtesse sembla revivre dans le passé. 

— Je vais vous raconter des choses étranges, dil- 
elle, et qui, scellées au fond de mon cœur, ne de- 
vraient peut-être pas sortir de ma bouche; mais 
vous êLes passé comme je jetais mon cri de détresse: 
ce cri, vous l'avez entendu: vous êles venu à mol, 
Je veux croire que vous venez de la part de Dieu. 
Écoutez done. Je vais vous raconter tout cela sans 
ordre, n'est-ce pas? Ce n’est pas un récil que je 
fais: c'est une âme qui déborde et qui se répand 
au dehors. Ce que vous ne comprendrez pas avec 
l'esprit, vous le comprendrez avec le cœur. 

» Je n'ai jamais connu ma mère. Elle est morte, 
je crois que je vous l'ai dit ou que Joséphine vous 
l'a dit, en me donnant la naissance. 

» Mon premier souvenir date de ce bane où nous 
sommes assis. C'est sans doute pour cela que je 
vous y ai conduit, et c'est un souvenir de ter- 
reur, 

» Joséphine nous promenail, Zoé et moi, lorsque, 
plusieurs fois, en Ja lirant par sa robe et en essayant 
de l'entrainer vers la maison, je lui dis : 

» — Le chien! le chien! 

» Ma voix avait, à ce qu'il parait, l'expression de 
la peur. 

» Elle m'a souvent raconté cette scène depuis, et 
Zoé, de quatre ou cing mois plus âgée que moi, se 
la rappelle parfaitement, 

» Tout à coup, nous entendimes des cris, el un 
énorme chien de berger, le poil hérissé, les yeux 
sanglants, la bouche écumante, parut dans cette 
allée, poursuivi par des paysans armés de fourches 
et de batons. 

» Il se dirigeait droit sur nous, 

» Joséphine comprit qu'il élail enragé. 

» Elle me prit entre ses bras, cria à Zoë de nous 
suivre et s'enfuit vers le château. 


46 MADAME DE CHAMBLAY. 


» Le chien dévia de son chemin pour nous don- 
ner la chasse. 

» A la façon dont Joséphine me portait, je pouvais 
voir derrière elle, et ce que je voyais ¢tait terrible. 

» Dans son accès de rage, le chien nous poursui- 
vait, et, tout en nous poursuivant, sans ralentir sa 
course, il ramassait des pierres qu’il broyait entre 
ses dents. 

» Les paysans qui couraient après lui, effrayés en 
voyant la direction que le chien avait prise, s’étaient 
arrêtés et s’étaient tus, de peur que leurs cris el 
leur poursuite n’ajoutassent encore à la rapidité de 
sa course. 

_» Celte précaution n’y faisait rien, il gagnait sur 
nous, il allait nous atteindre. 

» Tout à coup, je vis, à travers les arbres, mon 
père, pâle comme la mort; il revenait de la chasse 
avec son fusil, et, se trouvant là par la permission 
de Dieu, il avait compris l’effroyable danger que 
nous courions, 

» Il ajusta le chien et fit feu de son premier 
coup. 

» Le chien ne parut pas touché et continua de 
nous poursuiyre avec la même rapidité. 

» Il allait atteindre la petite Zoé; il ouvrait déjà 
la gueule pour la saisir, lorsque le second coup re- 
tentil. ; 

» La bête s'arrêta, se mordit l'épaule, voulut re- 
prendre sa course, tomba, tenta de se relever, puis 
retomba une seconde fois. : 

» Mon père était déjà entre nous et le chien. 

» Il le frappa d’un si violent coup de crosse sur la 
tête, que la crosse se brisa. 

» Mais alors il le frappa de l’extrémité du canon 
et de la batterie. 

» À la troisième abattée, le chien resta sans mou- 
vement. 

» Joséphine m’emportait toujours; elle rentra au 
chateau, ferma la porte de l’antichambre, passa 
dans la salle à manger, en ferma aussi la porte; en- 
fin, elle alla s'asseoir ou plutôt tomber sur le canapé 
du salon. 

» Derrière elle, les portes se rouvrirent; mon 
père entra, plus pale que je ne l'avais vu ‘au mo- 
ment de lirer sur le chien. Il se précipita sur moi, 
me saisit entre ses bras, et m’embrassa en me ser- 
rant à m’étouffer. 

» Il m’aimait beaucoup, mon pauvre père ! Cette 

scène, qui était une preuve de son amour pour moi, 
est restée dans mon souvenir. 
_ » Peut-être est-ce à la terreur que je ressentis que 
je dois cette surexcitation nerveuse qui a amené 
chez moi les singuliers phénomènes dont nous par- 
lions tout à l'heure. 

» Je me rappelle mon pèré dans cette circon- 
stance, Je pouvais avoir trois ou quatre ans. Le dra- 
malique de cette scène avait triomphé de ma fai- 
blesse enfantine, et, dans mon cerveau encore plein 
d'idées confuses, ce souvenir s'était profondément 
£l'avé, 

» Quelque temps après; mon pauvre père mourut 

d'un anévrisme, 
_» Ilavait prévu sx mort et avait pris ses précau- 
lions pour séparer entièrement ma fortune de celle 
de la seconde fémme qu'il avait épousée. Grace aux 
précautions prises par ce bon père, je devais, par 
les intérêts composés — comme on dit, je crois, — 
d'une cerlaine somme placée, je devais, à l'âge de 
quinze ans, c'est-à-dire à l'âge où je pouvais me 
marier, être riche de trois millions. 

» J'élais enfant, Je ne ressentis pas, comme je 
l'eusse fail si j'avais eu quelques années de plus, la 


perte terrible que je venais de faire. Je me rappelle 
seulement quelques détails de la nuit funèbre où 
mon père mourut. 

» Cette mort était fort inattendue, puisqu'elle 
arriva instantanément, produite par la rupture d’une 
artère; vers deux heures du malin, je m/’éveillai 
tout à coup en pleurant, presque étouffée par mes 
larmes et criant : 

» — Papa est mort! 

» Et, en même temps, je frottais mes lèvres, où 
ilme semblait sentir l’impression d’un baïser glacial. 

» Dans ma pénsée enfantine, mon père élait venu 
me dire adieu, et ce froid qui avait glacé ma bou= 
che, c'était le contact de la mort. 

» Joséphine s'était réveillée à mes cris, et, comme 
je ne cessais de répéter : « Papa est mort! » elle se 


leva et courut à la chambre de ma belle-mère, sé + 


parée de celle de son mari par une simple cloison, 
el la réveilla. - 

» Mon père s'était couché la veille comme de 
coutume, à dix heures du soir; aucun symptôme 
n'avait pu faire présumer dans son état quelque 
chose de plus alarmant; il avait eu ses palpitations 
habituelles, mais voilà tout. 

» Ma mère ne crut donc point d’abord à ce que 
lui disait Joséphine; elle se contenta de frapper 
à la cloison, convaincue qu’au bruit qu’elle faisait, 
son mari allait s’éveiller et lui répondre; mais au- 
cun mouvement ne répondit à son appel. 

» Elle commença à s’effrayer, descendit de son lit 
et alluma une bougie à la veilleuse, 

» Puis elle alla à la chambre de son mari et frappa 
à Ja porte; mais on ne lui répondit pas plus que 
lorsqu'elle avait frappé à la cloison. 

» Elle ouvrit la porte alors, et son regard plongea 
dans l’alcôve: mon père était couché comme s'il 
dormait, il n'avait fait aucun mouvement; seule- 
ment, une légère frange d’écume rougeatre bordait 
ses lèvres. 

» Il était mort. 

» Explique qui voudra ce phénomène : l’âme, én 
s’échappant du corps, avait-elle voulu prendre 
congé de moi, comme Ja chose qu’elle avait le plus 
aimée au monde? avait-elle effleuré ma lèvre du 


. 


bout de son aile, et, par ce contact, me mit-elle en 


communication avee ce monde des esprits, invisible 
pour tous, visible pour moi? 

» J'ai encore un vague souvenir de quelques dé- 
tails sombres; du bruit d’un marteau enfonçant des 
clous; de Joséphine me mettant un rameau bénit à 
la main et me faisant jeter de l’eau sur le cercueil; 
du chant des prôtres s’arrêlant devant la maison 
avec la croix; puis tout retombe dans la nuit pour 
ne s'éclairer que quand la jeunesse succède à l'en: 
fance. 

» Je me retrouve alors dans un pensionnat d'É- 
vreux avee une foule de jeunes filles dont les visages 
sont restés dans ma mémoire comme autant de bou- 
tons de rose éclos dans le céleste jardin des sou- 
venirs. 

» Ma belle-mère m'y venait voir deux fois l'an, 
accompagnée d’un homme noir, au teint pâle, aux 
cheveux rares, aux tempes concaves, au frant étroit 
mais protubérant, aux sourcils sombres, à l'œil gris, 
vif et percant, aux lèvres minces... 

— C'élait le prêtre, n'est-ce pas? m'écriai-je en 
interrompant la comtesse. 

— Oui, dit-elle, c'était lui, A quelle époque cette 
figure commença-t-elle à se dresser dans ma vie, jé 
n’en sais rien; il me semble qu'elle y était ombre 
avant d'y êlre réalité. 

» Chaque fois que ma belle-mère venait, on me 


- MADAME DE CHAMBLAY. 


laissait une heure avec le prétre; il me confessait 
sérieusement, comme si j’eusse su ce que C'était 
que le péché. 

» Lorsque je relournais chez ma belle-mère, aux 
vacances, je retrouvais toujours le prêlre à ses cô- 
tés quand j’arrivais. Il me faisait un petit sermon, 
me menaçant des vengeances du Seigneur, et ne 
me parlant jamais ni de ses miséricordes, ni de ses 
bontés. 

» Il est vrai que toute la nature m’en parlait à sa 
place. 

» Sur-ces entrefaites, je gagnai mes treize ans, 
el le jour de ma première communion arriva. 

» L'abbé Morin oblint de l’évêque d’uvreux d’as- 
sister le prêtre chargé de la direction du pensionnat. 

» J'étais du nombre des jeunes filles dont il eut à 
faire l’instruction religieuse. 

» Son amitié. pour ma belle-mère lui donnait le 
droit de s'occuper tout particulièrement de moi. 

» Mais c'était une chose étrange : plus il affectail 
une tendre inquiétude pour mon salut, plus j’éprou- 
vais une singulière terreur. Je lui obéissais passi- 
yement, sans que mon intelligence se mélat en rien 

_ de discuter l’action que j’accomplissais. 

» Je devins ainsi, en apparence du moins, une 
des plus ferventes catéchumènes du pensionnat. 

» Je fus choisie pour dire ies Vœux du baptême. 
L'abbé Morin me les fit répéter comme un directeur 
doit faire répéter une actrice, mais non pas, à coup 
sûr, comme un jeune cœur apprend à parler à Dieu. 

» Le jour venu, j'étais faible et fiévreuse à la fois, 
sortant de ma faiblesse pour passer à une suprême 
exaltation, et retombant de cette exaltation dans ma 
faiblesse, 

» Lui, pendant ce temps, et chaque fois que l’oc- 
casion s’en présentait, me parlait bas à l'oreille. 
Que me disait-il? Je n’en sais rien; je n’entendais 
pas, ou plutôt je ne comprenais pas. 

» J'ai vu depuis un tableau de Scheffer représen- 
tant Méphistophélès parlant à l’oreille de Margue- 
rite. Je tressaillis en voyant ce tableau. Il me sem- 
bla que ce devait être avec cette expression diabo- 
lique que le prêtre me parlait. 

» Le grand jour arriva; j'étais dans un état 
étrange : il me semblait que rien de terrestre n’était 
plus en moi, et qu'au moment où la sainte hostie 
toucherait mes lèvres, il me pousserait des ailes 
d'ange et que je monterais au ciel. 

» J'ai dit la peine que l'abbé Morin avait prise 
pour me faire réciter les Vœux d’une certaine facon. 
Tant qu'il avait été près de moi et m'avait fait répé- 
ler, j'avais subi son influence et imité ses intona- 
tions. 

» Mais, lorsque vint le moment de parler à Dieu 
lui-même, tout fat oublié. La déclamation disparut 
pour faire place à l'enthousiasme; ma voix devint 
rap vibrante, sonore, si bien que, partageant 
‘émotion que je faisais éprouver aux autres, lorsque 
j'achevai, mon visage était inondé de larmes, 

» Puis, enfin, vint le jour de la communion : ce 
fut avec un étrange frémissement de joie que je 
sentis l'hostie sainte toucher mes lèvres. J'éprouvai 
quelque chose d'un bonheur ineffable, céleste, su- 
préme, et je m'évanouis. 

» On m’emporta dans la sacristie, 

» C’élait un singulier évanouissement que le 
mien, évanouissement pendant lequel je voyais et 
j'entendais, comme si j'avais les yeux ouverts, et 
comme si toutes mes facultés, moins celles du mou- 
vement, m'élaient conservées, 

» On m'a dit, depuis, que cet état s'appelait la 
catalepsie, 


|» Le prêtre n’avait pas pu quitter la cérémome 
| pour me suivre; mais, dès qu’elle fut achevée, je 
| le vis, à travers mes paupières fermées, s'approcher 
| de moi; je le sentis poser sa main sur mon cœur; 
ses yeux, ardents et pareils à deux charbons, sem- 
blaient me transpercer comme deux rayons magné- 
tiques. Il allait et venait dans la sacristie, mais ne 
me perdait pas de vue. Les enfants de chœur, qui 
dépouillaient leurs vêtements, et les personnes 
| qui entraient et sortaient, ne remarquaient point 
| cette persistance ; mais, à travers mon évanouisse- 
| ment, elle me fascinait. 

| » Enfin, il y eut un moment où le prêtre se trouva 
seul. 

» Il regarda autour de lui, puis reporta les yeux 
sur moi, lança un dernier regard au bout de la 
chambre, marcha vivement vers la table où l’on 
m'avait déposée avec un oreiller sous la tête, et 
s’inclina vers mon visage. 

» J’éprouvais une telle terreur, que, dans l'effort 
que je fis pour me soustraire au contact de cet 
| homme, tous les fils qui liaient mon sommeil se 
| rompirent. 
| » Je jetai un cri terrible, et, sans savoir com- 
ment, je me trouvai debout. 

» Le prêtre recula vivement. En ce moment, la 
porte s’ouvrit : c'était le curé du pensionnat qui 
rentrait à son tour. 

» Quoique, à l’âge où j'étais arrivée, les impres- 
sions ne se gravent pas très-profondément dans le 
souvenir et s’effacent rapidement, la scène que je 
viens de raconter demeura constamment présente à 
ma mémoire. Il est vrai que vous êtes le premier à 
qui j'en fais confidence, et que, n'étant pas sortie 
de mon cœur, elle ne sortit pas de ma pensée. 

» Maintenant, expliquez ceci : cet homme, tout 
en m'inspirant une terreur profonde, avait conservé 
une suprême influence sur moi; j'étais comme ces 
fées du moyen âge qui tremblent devant la baguette 
d’un méchant enchanteur, et qui, cependant, sont 
foreées de lui obéir. : 

» Je ne revis l'abbé Morin qu’aux vacances sul- 
vanles. Il fut pour moi ce qu'il était d'habitude : un 
directeur plutôt indulgent que sévère. Il ne pouvait 
se douter que, pendant mon évanouissement, les 
sens de la vue et de l’ouie me fussent restés, el que, 
par conséquent, je n’eusse rien perdu de ce qui 
s'était passé. Il n’y fit aucune allusion, et, quant à 
moi, j'eusse mieux aimé mourir que de lui parler 
de celle étrange hallucination. 

» D'ailleurs, je n'étais pas bien sûre que ce ne fat 
point un rêve. 

» L'abbé était directeur d'un couvent d'ursulines, 
et souvent il me vantait le calme et la tranquillité de 
ces épouses du Seigneur, en me disant que bien 
heureuses élaient celles à qui Dieu envoyait la vo- 
cation. 

» Mais, chaque fois qu'il me parlait de ce bon- 
heur, je devenais si pâle, et j'étais si près de m'é- 
vanouir, que ma belle-mère, qui, au fond, était une 
excellente femme, évoquant une prétendue aversion 
que mon père aurait eue pour les communautés re- 
hgieuses, pria l'abbé Morin de ne jamais revenir 
| avec moi sur ce sujet de conversation, 

» L'abbé Morin en prit son parti, et se contenta 
de faire des allusions aux anticipations de bonheur 
céleste que pouvait nous donner la terre; mais ces 
allusions devenaient d'autant plus rares, que ma- 
dame de Juvigny, sans que je devinasse pourquoi, 
mettait une certaine affectation à ne pas me laisser 
seule avec lui, 

» Pendant l'année qui suivit ma première com- 


48 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Here 
munion, ma belle-mère vint me voir trois fois. 
Chaque fois, selon son habitude, elle était accom- 
pagnée de l'abbé Morin; mais pas une fois il n’eut 
l’occasion de me dire un mot qu'elle ne pat pas 
entendre. 

» J’atleignis ainsi ma quatorzième année. 

» Ce fut pendant les vacances qui suivirent celte 
quatorzième année que j’arrangeai la petite chambre 
bleue comme elle l’est aujourd’hui. J'avais trouvé, 
dans un magasin de curiosités d’Evreux, la Vierge 
que vous avez remarquée; je la dorai moi-même et 
la plaçai où elle est encore. La petite chambre fut 
terminée au moment où je relournais à la pension, 
etje me faisais une fête de la venir habiter dans 
un an. 

» Folle espérance ! Vous allez voir ce qui devait 
se passer dans celte année, 

» Un jour, ma belle-mère vint me chercher, 
quoique ce ne fat point l’époque des vacances ; 
j'avais eu quinze ans la veille du jour de son ar- 
rivée. 

» Il y eut une longue conférence entre elle et ma 
maîtresse de pension; à la suite de cette confé- 
rence, la bonne madame Leclére — c'était le nom 
de notre institulrice — m’embrassa et me bénit 
avec une solennité qui me fit comprendre qu'il se 
passait, ou du moins qu'il allait se passer quelque 
chose de trés-important dans mon existence. 

» Ce quelque chose, je n’osais demander ce que 
c'était. 

» Mon premier étonnement avait été, à l’arrivée 
de ma belle-mère, de ne pas voir le prêtre avec 
elle. Je m’altendais à le voir paraître d’un moment 
à l’autre. 

» Il ne parut pas. 

» Je me gardai bien de demander ce qu'il était 
devenu : il m’inspirait une crainte profonde, et je 
me disais que je le reverrais toujours assez tôt. 

» Sans doute nous altendait-il à Juvigny. 

» Nous arrivames à Juvigny. Je regardai de tous 
côtés, et je ne vis pas la noire apparition; je com- 
mencai à respirer. 

» Le soir, rentrée dans ma petite chambre, et la 
porte de ma petile chambre bien fermée, je me 
hasardai à demander à Joséphine ce qu'était de- 
venu l'abbé Morin. 

» Joséphine élait assez peu instruite à ce sujet; 
elle déplorait son absence, voilà tout. — Joséphine 
regardait l'abbé Morin comme un saint, 

» Tout ce qu'elle avait appris, c'est qu'il y avait 
eu une querelle entre lui et ma belle-mère; à la 
suite de celte querelle, on avait su le départ de 
l'abbé Morin pour Bernay, dont il était nommé curé. 

» Depuis ce temps — et il y avait de cela trois 
mois — on ne l'avait pas revu à Juvigny. Il avait été 
remplacé par un jeune vicaire nommé sous son 
influence. 

» Le lendemain de mon arrivée au chateau, on 
me fit, vers les deux heures de l’aprés-midi, habiller 
avec des robes que je n’ayais jamais mises, et qui 
n'avaient plus la forme-de celles que je portais à 
ma pension. 

» Je demandai le molif de ce changement à Jo- 
séphine, qui, d'un air mystérieux, me renvoya À 
ma belle-mère, 

» Madame de Juvigny, interrogée par moi à son 
tour, me répondit que j'étais, non plus une enfant, 
mais une jeune fille, et que, par conséquent, il était 
tout naturel que l'on ne m’habillat plus en enfant, 
mais en jeune lille, 

» d'élus fort satisfaite, 
ment; ma coquellerie y 


au reste, de ce change- 
gagnait cent pour cent, 


Au lieu de mon fourreau de pensionnaire, gris avec 
des rubans bleus, j’avais une jolie robe de mousse- 
line brodée, décolletée, avec des volants. 

» On m'habillait, parce qu'il devait venir du 
monde au chateau. 

» Je dois dire que, tout en courant dans le pare, 
j'avais l’oreille aux écoutes et l’œil aux aguets. 

» Vers quatre heures de l'après-midi, j’entendis 
le roulement d’une voiture. 

» Je me glissai à travers les massifs, de manière à 
voir qui allait franchir la grille et passer dans l’allée 
de tilleuls. 

» Je vis une calèche fort élégante, et, dans cette 
calèche, un homme nonchalamment eouché. Cet 
homme pouvait avoir une trentaine d'années; il 
avait une belle figure, un peu sévère peut-être, en- 
cadrée par une barbe noire parfaitement soignée. 
Il était vêtu simplement mais élégamment. 

» La calèche s'arrêta au perron; l'inconnu sauta 
lestement de la voiture à terre; ma bele-mère 
s’avança au-devant de lui jusqu'à la première 
marche. 

» Je pus remarquer, du massif où j'étais cachée, 
qu'on le recevait avec beaucoup de prévenances. 

» Tous deux, ma belle-mère et lui, entrèrent dans 
l'intérieur de la maison. 

» Au bout d’un instant, je m’entendis appeler par 
mon nom d’Edmée, et je reconnus la voix de Jo- 
séphine. 

» Je fis en courant un grand tour dans le pare, et 
répondis seulement lorsque je fus assez éloignée de 
Vallée de tilleuls pour qu’on ne soupgonnat point 
ma euriosilé. 

» Je me décidai enfin à me montrer dans une 
allée; la bonne femme m’apercut et accourut à moi 
tout essoufflée. 

» — Mais venez done. mademoiselle, dit-elle; au 
nom du bon Dieu, venez done! On vous cherche de 
tous les côtés, et, depuis dix minutes, on vous ap- 
pelle à tue-téte, 

» — Me voilà, ma bonne Joséphine, répondis-je, 
me voilà. 

» — Sans doute, vous voilà, mademoiselle, mais 
dans quel état! avec votre robe froissée, avec vos 
cheveux défrisés, et cela, quand il vient un beau 
monsieur pour vous Voir. 

» — Comment! pour me voir? Tu vas me faire 
accroire que le monsieur de la calèche vient ici 
pour moi? 

» — Pour vous et pour madame de Juvigny. Mais, 
à propos, dites-moi, vous l'avez done vu, le mon- 
sieur de la caléche? 

» — Oui, de loin, à travers les arbres, répondis-je, 
toute confuse de m'être laissé surprendre en fla- 
grant délit de curicsité. 

» — Alors venez vite... Oh! la méchante enfant! 

» Et Joséphine me suivit ou plutôt me poussa de- 
vant elle. 

» En arrivant sur le perron, j'étais tout essouf« 
fée. : 

» — Voyons, dit Joséphine, remellez-vous, au 
nom du bon Dieu, Ne dirail-on pas une pensionnaire 
qui vient de jouer à la corde? 

» — Wh bien, dis-je, quand je viendrais de jouer 
à la corde, quel mal y aurait-il à cela? 

» — Voulez-vous vous taire! dit Joséphine; une 
demoiselle bonne à marier! 

» Toules ces précaulions m'inlriguaient énormé- 
ment: les derniers mots de Joséphine me suffoquè- 
rent, Mon cœur ballait de plus en plus fort. 

» Au lieu d'entrer au salon, je mourais d’enyie 
de me sauver, 


Er m 


» Peut-être allais-je céder à cette envie, lorsque 
j'entendis violemment retentir la sonnette. 

» Un domestique passa rapidement, 

.….» — Eh bien, viendra-t-elle enfin, cette petite fille? 
s’écria ma belle-mère avec impatience. 

» — Qui cela, s’il vous plaît, madame? demanda 
le domestique. 

» — Mais mademoiselle Edmée, donc. 

» — Elle est là, sous le vestibule, avec madame 
Gauthier. 

» Ce fut pour le coup que la peur me reprit, Je 
fis un mouvement pour a 

» Joséphine m'arrêta. 

» — Allez la chercher, dit madame de Juvi- 
gny. : 
» Il n’y avait plus moyen d’échapper; d’ailleurs, 
Joséphine me poussait. 

» — Maisallez done! me disait-elle, allez donc! 

» —Me voici, madame, répondis-je faisant un 
effort pour répondre à madame de Juvigny, et sur- 
tout pour lui obéir, 

» Le visage de ma belle-mère, qui, en me regar- 
dant, me semblait fort irrité, se radoucit: dans le 
demi-tour qu’elle ft en me prenant par la main 
pour me présenter à l’étranger, il était redevenu 
tout à fait riant. 

__» — Il faut l’excuser, monsieur, fit madame de 
Juvigny, elle est «i jeune}... 

» Puis, sans me donner le temps de me recon- 
naitre : 

» — Monsieur, dit-elle, j’ai l’honneur de yous 
présenter mademoiselle Edmée de Juvigny. 

» Puis, se tournant vers moi: 

» — Monsieur Edgard de Montigny, dit-elle. 

— Mais alors, m’écriai-je, c'était votre premier 
mari? 

— Lui-méme, répondit madame de Chamblay. 

— Oh! continuez, madame, continuez! m’écriai- 
je. Vous n’avez pas idée de l'intérêt avec lequel je 
vous écoule, 


XIX 


— Le méme soir, lorsque M. de Montigny fut 
parti, continua madame de Chamblay, ma belle- 
mère m'annonça que ce gentilhomme me faisait 
l'honneur de rechercher ma main, et, comme 
doutes Jes convenances de fortune et de position 
élaientréunies en lui, elle ne voyait aucun empêche- 
ment à ce que le mariage s’accomplil. 

» Pour parler plus clairement, madame de Ju- 
vigny se trouvait, à vingl-septans, avoir une grande 
fille de quinze, que les étrangers pouvaient prendre 
pour sa propre fille, ce qui la vieillissait, et, quoi- 
qu'elle fat encore jeune, elle n'était pas fachée d’é- 
loigner d'elle un visage plus jeune que le sien. 

» Je n'étais pas habituée à avoir des volontés: 
aussi répondis-je à madame de Juvigny qu'elle était 
libre de faire de moi ce que bon lui semblerail; que 
je savais que mon devoir était de lui obéir, et que 
je lui obéirais. 

» Cette soumission parut combler tous les vœux 
de ma belle-mère, qui me fit alors un grand éloge 
de M. de Montigny, m'aflirma que je serais avec lui 
la femme la plus heureuse du monde, et m'envoya 
coucher exactement comme lorsque j'étais une 
pelite pensionnaire qu'il n'était aucunement ques- 
ion de marier, 

» J'obéis sans réplique; dans ma petite chambre, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


| 
| 


49 


j'allais retrouver ma bonne Joséphine, avec laquelle 
mon cœur s’ouvrait comme avec une mère. 

» Je me jetai dans ses bras en pleurant. 

» Joséphine était au courant de la situation. 

» Elle commença par me laisser épuiser mes 
larmes. Il était évident que, dans le premier mo- 
ment, je n’eusse écouté aucune raison, si bonne 
qu’elle fût; puis, lorsque le premier pafoxysme fut 
un peu calmé, elle attaqua franchement la question, 
me demandant tout d’abord, et comme grief prin- 
cipal, si je trouvais M. de Montigny laid. 

» Je fus obligée de répondre que non, et même 
d’avouer qu'il était d’une figure agréable. 

» Elle me demanda alors si je le tronvais de fa- 
cons vulgaires. 

» Je fus de nouveau obligée de répondre qu’au 
contraire, M. de Montigny m'avait paru de manières 
extrêmement distinguées, 

» Elle me demanda si e’était son âge que je trou- 
vais disproportionné avec le mien. 

» Là, j'avais bien quelque objection à faire, car 
M. de Montigny avait juste le double de mon âge; 
mais à mes objections Joséphine répondit que plus 
j'étais jeune et enfant, plus j'avais besoin que l’on 
me donnât, pour me conduire et me diriger, un 
homme raisonnable, et que, sous ce rapport, je 
trouverais chez M. de Montigny ce double amour 
du père et du mari qui assure le bonheur de la 
femme. 

» Tout cela était tellement raisonnable, que, ne 
sachant plus que répondre, je me tus, me couchaj 
et m’endormis. 

» Il y a un âge où c’est par là que finissent toutes 
les douleurs, et j'étais encore dans cet âge-là. 

» En ouvrant les yeux, je trouvai Joséphine au 
chevet de mon lit: la bonne femme gueltait mon 
réveil. 

» Mon premier mot fut pour lui demander si elle 
croyait que M. de Montigny reviendrait. 

» Elle me répondit qu’elle n’en doutait pas, at- 
tendu que je Jui avais beaucoup plu. 

» Je soupirai, au désespoir d'avoir produit un 
effet si éloigné de ma volonté. 

» Puis je m’habillai et m’en allai me promener 
dans le parc. 

» Pour la première fois, je cherchai les endroits 
les plus sombres et les plus déserts. Je m’arrétai 
au bord de la source; je m’assis et me mis à rêver, 
en arrachant dés myosotis et en les jetant au cou- 
rant, qui les emportait. 

» Les pensées poéliques qui, depuis, préoccupè- 
rent parfois ma pensée, naquirent sans doule en ce 
moment-là. 

» Je mentirais si je‘n'avouais pas que mon regard, 
perdu à l'horizon, y suivait pour la première fois 
une forme huiiaine; et, sans que ma volonté y fat 
pour rien, celle forme élail celle de M, de Mon- 
ligny. 

» Je le voyais, avec ses cheveux noirs; sa figure, 
dont la sévérilé se tempérait parfois d'un sourire; 
son teint, dont la pâleur ajoutait encore à sa dis- 
linction. Je levais sur ce rêve un regard que, la veille, 
je n'avais pas osé lever sur la réalité, et je n'avais 
plus besoin de Joséphine pour me faire avouer que 
M. de Montigny élait un des hommes les plus dis- 
tingués que J'eusse encore vus, 

» Il est vrai que, sous ce rapport, mes investiga= 
tions étaient fort bornées. 

» Le résultat de toutes ces réflexions fut que, 
quand la eloche du déjeuner sonna, je me rappro- 
chai du château plus réveuse que triste. 

» J'y trouvai ma belle-mère, qui m'embrassa 

4 


50 


comme d'habitude, mais qui ne me dit pas un mot 
de M. de Montigny. En me levant de table, j’aurais 
pu croire que j'avais rêvé toute l’histoire de la 
veille. 

» J'avais bien envie de lui demander si M. de 
Monligny reviendrait, mais je n’osai pas; d’ailleurs, 
j'avais Joséphine à qui adresser ces sortes de ques- 
tions. 

» Mais, chose singulière! lorsque je vis José- 
phine, je n’osai pas plus m’informer auprès d'elle 
qu’auprés de madame de Juvigny. 

» En montant dans ma chambre, je trouvai trois 
ou quatre robes élendues sur mon lit. 

» J'en choisis une, et j’appelai Joséphine pour 
qu’elle m’aidat à m’habiller. 

» — Allons, allons, me dit-elle, je vois que la 
chère enfant ne veut pas paraîlre trop laide à M. de 
Montigny. 

» — Il vient donc aujourd’hui? demandai-je 

» — Dame, répondit-elle, je ne sais pas. 

» — Ab! c’est que, s'il ne venait pas, repris-je, 
ce ne serail point la peine que je m’habillasse. 

» — Bon! dit-elle en riant, habille-toi toujours, 
et à toul hasard, : 

» Je choisis celle des quatre robes qui me parut 
la plus jolie, et je m’habillai, je dois le dire, avec 
plus de soin que je n’avais fait la veille. 

» Puis, ma toilette achevée, je redescendis au 
pare, non pas celte-fois pour aller, comme la veille, 
épier l’arrivée du visiteur, mais pour reprendre ma 
promenade el mes rêves du malin. 

» Tout à coup, au moment où j'étais le plus pro- 
fondément perdue dans ces vagues pensées que 
roule un esprit de quinze ans, j'entendis un bruit 
de pas et un froissement de branches; je levai la 
tête : M. de Montigny était à dix pas de moi. 

» Je ne jelai qu’un regard sur lui; mais il me 
suffit pour g)’assurer que lui aussi avait donné a sa 
toilette plus de soin que Ja veille. 

» En l’apercevant, j'avais fait un mouvement in- 
volontaire, presque poussé un eri. 

» — Excusez-moi, mademoiselle, dit-il; je vous 
ai fail peur? 

» — Je ne vous attendais pas, monsieur, répon- 
dis-je. 

» == J'ai Clé autorisé par madame de Juvigny à 
yous chercher, me dit-il; et, comme j'ai su que 
celle parlie du pare élait votre promenade favorite... 

» — Au contraire, monsieur, je n’y venais jamais, 
me hatai-je de répondre, et c’est ce matin que, pour 
la premiére fois, je me suis aperçue, en effet, qu’elle 
élail une des plus jolies. 

» M. de Montigny regarda autour de lui, et se 
rendit compte des moindres détails du paysage. 

» JI sourit, 

» Ce sourire me fit passer une flamme sur le vi- 
sage; il me sembla qu'il voyait dans ce paysage tout 
ce que J'y avais vu moi-même. 

» Je me délournai. 

» de le sentis s'approcher de moi, 

» — Aimez-vous les poéles? me demanda:t-il, 

» Je le regardai avee étonnement; je n'avais pas 
bien compris sa question. 

n — La poésie ? aurais-je dû dire. 

» — (in ne m'a jamais laissé lire que les poésies 
sacrées de Racine, répondis-je, 

» — Ah! me dil-il; et, n'ayant lu que les poésies 
sacrées de Racine, vous aimez les endroits sombres, 
le murmure des sources, le tremblement du soleil 
sur be gazon, les fleurs suivant le fil de l’eau; alors, 
vous avez deviné ce que vous n'avez pas lu; vous 
avez deviné Burns, Gray, Millevoie, André Ché- 


MADAME DE CHAMBLAY. 


nier, Goethe, Lamartine, tous vieux amis à moi, que 
je serai heureux de vous faire connaître. 

» — Une de mes amies m’a dit un jour des vers 
de Miilevoie qui m'ont paru si tristes et si beaux, 
que je les ai appris par cœur. 

» — La Chute des feuiiles : 


De la dépouille de nos bois. ..? 


dit M. de Montigny en souriant. 

»,— Oui, répondis-je. 

» — Et ces vers vous ont plu? 

» — Beancoup! 

» — Voulez-vous que je vous en dise d'autres? 

» — Je le veux bien. 

» Et je lui pris le bras, pleine de curiosité. 

» Il appuya sa main sur Ja mienne; et, d’une voix 
douce et harmonieuse, il commença ces vers qui 
firent la réputation des premières poésies de La- 
martine : 


Un ‘soir, t'en souviens-tu? nous voguions en silence... 


» J’écoutai d’un bout à l’autre, et dans une es- 
péce d’extase, cette merveilleuse chanson qui éveil- 
lait en moi une foule de cordes inconnues: ou plu- 
tôt, muette jusque-là, tout le temps qu’elle avait 
duré, j'avais retenu mon haleine, comme on fait 
pour un oiseau qui chante, de peur de l’effaroucher: 
je ne respirai qu'après que la dernière strophe se 
fut éteinte, tout à la fois comme une musique et 
comme un parfum. à 

» Sans doute, M. de Montigny craignit d’é- 
mousser mes sensations en les prolongeant; il sa- 
vait à merveille conserver leur volonté à ces pre- 
mières fleurs de l'âme dont Dieu fait la couronne 
de ses anges; de sorte qu’il passa des vers, cette 
poésie de l’homme, à la nature, cette poésie de 
Dieu. 

» En un instant, et sans sortir des limites de 1’in- 
telligence d’une enfant de quinze ans, il me parla bo- 
tanique, mythologie, physique, astronomie, science 
enfin, c’est-à-dire toutes choses que je connaissais 
à peine de nom, que je regardais comme fort en- 
nuyeuses, et qui m’apparurent dés lors comme 
aulant de séduisantes fées dont chacune gardait 
un trésor plus précieux que ceux des Mille et une 
Nuits. x 

» llen résulta que, le soir, lorsque Joséphine, 
en me déshabillant, m’annonga que mon manage 
élail fixé à trois semaines, c’est-à-dire au temps 
strictement nécessaire A l’aceomplissement des 
formalités, je me contentai de répondre avec un 
soupir qui, celte fois, n'avait rien de désespéré € 

» — Que veux-tu, Joséphine! puisque ma belle- 
mère le veut! ‘ : 

» — Oui, n’est-ce pas? il faudra bien lui obéir. 
Pauvre victime ! 

» Et je m'endormis en répélant ces quatre der- 
niers vers du Lae: 

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, 

Que le parfum liger de tou air embaumé, 

Que tout ce qu'on entend, Von voit ou Von respire, 
Tout dise : « Ils onl aimé! » 


XX 


» À partir de ce moment, M. de Montigny re- 
vint tous les jours, — : à 
» Je ne vous dirai pas que j'en vins à aimer 


MADAME DE CHAMBLAY, 51 


M, de Montigny; si je l’eusse aimé, certes les événe- 
ments qu'il me reste à vous raconter ne seraient 
point arrivés; mais, à travers une certaine crainte 
respectueuse que m'inspirait l’universalité de ses 
connaissances, je reconnus vaguement qu'avec un 
parei! homme, une femme pouyait être parfaite- 
ment heureuse, F 

» Supposez-moi vingt ans ef une certaine expé- 
rience du monde, au lieu de mes quinze ans et de 
mon inexpérience de tout, et j'eusse regardé comme 
un bonheur cette union, que je n’envisageai jamais 
sans une certaine crainte. : 

» Pendant ces trois semaines, au lieu de me faire 
sa cour, M. de Montigny ne se préoccupa que d’une 
chose. t 

» C’était de découvrir en moj, comme fait un 
mineur,*tous les filons de mon intelligence, si je 
puis dire cela. Si je sais quelque ehose aujourd’hui, 
si je ne suis pas tout à fait étrangère à la musique 
et à la peinture, cela tient à l’éveil donné par lui à 
toutes les facultés de mon esprit, facultés qui se dé- 

. veloppèrent d'abord dans la solitude, ensuile dans 
le malheur, , 

» An reste, on pressait le jour de mon union avec 
M. de Monligny, comme si l’on craignait que quel- 
que obstacle inconpu ne vint tout à coup s’y oppo- 
ser. Lui-même paraissail attendre le jour de cette 
union avec la plus grande impatience, Si je n'avais 
pas élé à celte époque une enfant à peu près nulle, 
je dirai même en beauté, d'ayant jamais été préci- 
sément jolie, j'affirmerais qu'il était amoureux de 
moi. 

» Une ou deux fois, au milieu de nos conversa- 
tious, auxquelles ses connaissances et son genre 
d'esprit faisaient prendre une tournure graye, il avait 
abordé Ja question religieuse, sondant, pour ainsi 
dire, mes principes, et s’inquiélant si je Lenais beau- 
coup au dogme catholique, ‘ 

» J’ayoue que ses questions, à cet endroit, dépas- 
saient les bornes de mon intelligence; mon éduça- 
tion religieuse, je yous l'ai dil, avait élé faite par 
l'abbé Morin, j'avais regu ses instructions sans les 
discuter, el ces instructions se bornaient à deux ou 

‘ois préceples : croire et adorer aveuglément les 

gmes de la religion catholique; craindre et hair 

ule personne, quels que fussent son pays ef son 
ucalion, qui professait des dogmes opposés; re- 
garder une hérésie comme plus Condamwable 
qu'une séparation complète, L 
_ » Tout au contraire de ces principes si absolus, 
M. de Montigny m'avail paru, chaque fois qu'il avait 
abordé Ja question religieuse, non pas avec moi, 
bien entendu, mais avec les personnes du voisinage 
qu'il ayait rencontrées au chateau, d'une tolérance 
complète, Seulement, un jour, il avait, avec upe 
science qui m'avait émeryeillée Lout en m'elfrayant, 
énuméré les malheurs que la France avait dus aux 
erséculions catholiques de Charles IX et de 
ouis XIV, ctils’étail hasardé à dive qu'il n’y aurait 
pas eu de Vendée en 1793 s'il n'y avait pas eu de 
prêtres etsurloul s'il n'y ayail pas eu de confessionnal, 
4» Je n'avais pas lrès-bien compris ce que le con- 
fessionnal, dans lequel je ne voyais que son cold 
matériel, pouvait avoir eu à faire dans la guerre de 
la Vendée, : 
| PAL est vrai que je savais assez mal ce que c'élait 
ue la guerre de la Vendée; mais ce qui avail sur- 
éco dans mon esprit de ces différentes conversa= 
lions, c'esl que l'esprit de M, de Montigny n'éluit 
pas exempt d'une certaine impiélé, 

» Il en résulla que cette crainte vague que m'avait 

inspirée sa science, à laquelle les bornes de mon 


| savoir et de mon intelligence donnaient les propor- 


tions de linfini, prit une consistance qui s’augmenta 
lorsque, deux ou trois jours avant celui qui avait 
été fixé pour notre mariage, il me demanda si je 
tenais énormément à ma religion. 

» Je le regardai avec des yeux si effarés, qu'il se 
mit à rire. | 

» — Écoutez, me dit-il, et surtout ne me prenez 
pas pour Salan qui vient vous tenter; croyez-vous 
qu'un cœur lendre puisse faire, par amour, ce qu’un 
cœur ambitieux peul faire par ambition ? 

» — Je ne yous comprends pas, lui dis-je. 

» — Vous ayez lu, dans votre Histoire de France 
telle qu’on vous l’a apprise, — et je dois yous dire, 
ma pauvre enfant, qu’on vous l’a apprise assez mal, 
—Yous ayez lu, dis-je, dans votre Histoire de France, 
que Henri IV avait abjuré le protestantisme, en di- 
sant que Paris valait bien une messe ? 

» — Oui. 

» — Eh bien, je vous demande si vous ne feriez 
pas, vous, par amour, ce que Henri IV fit par ambi- 
lion, el si, arrivant un jour A aimer profondément 
quelqu'un, yous ne consentiriez pas à abandonner 
votre religion pour suivre celle de l’homme que yous 
aimeriez ? 

» Je jetai un eri de terreur, 

» — Jamais! lui dis-je, jamais! 

» Et j'ajoutai vivement : 

» — D'abord, je n’aimerai jamais un homme ayant 
une autre-religion que la mienne, 

» — Diable ! fit M. de Montigny avec un sourire 
de doute, voilà une résolutien bien précise et bien 
arrèlée pour une enfant de quinze ans. 

» — Mais, lui dis-je, je ne suis plus une enfant, 
puisque je vais me marier. 

» — Le mariage, me dit toujours en riant M. de 
Moaligny, peut changer votre situation; mais il ne 
changera pas yolre age, Nous recauserons de cela 
quand vous aurez yingl ans, et que, depuis cing ans, 
vous serez ma femme, 

» Puis, m’enyeloppant le cou de son bras, il ap- 
procha doucement mon front de ses lèvres et y dé- 
posa un baiser en ajoutant : 

» — Petite fanatique! 

» Le mouvement avait élé si rapide et si inattendu, 
que je n'avais pas même eu l'idée de m’y opposer; 
mais, Quoique la sensation que j'éprouvai n’eût rien 
de douloureux, je jelai un cri, et, le repoussant, je 
me sauval, 

» Celle scène se passait au salon, Dans le corri- 
dor, je rencontrai madame de Juyigny, 

» —kh bien, petite, me demanda-t-elle en me 
voyant Loul ellarée, qu'y a-t-il done? 

» æ Oh! madame, madame, lui dis-je en trem- 
blant, M. de Monligny vient de m’embrasser, 

» — Bah! dit madame de Juvigny, et où cela? 

» — Au front, madame, 

» Elle éclata de rire; ce rire me fil relever Ja tête, 
J'aperçus M. de Montigny à la porte du salon: au 
lieu d'être confus comme doit l'être un coupable, 
il souriait, 

» — Ob! c'est affreux! c'est affreux ! m'éerjai-je 
en me sauvanl de nouyoan, 

» Je me rélugiai, cette fois, dans les bras de Jo- 


séphine. Je m'y jetai en pleurant. 


» Elle me fit la même question que madame de 
Juvigny; je lui fis la même réponse que j'avais faite 
à ma bellesmere, et, à mon grand étonnement, elle 
se mil à rire, 

» J'avoue que ce rire me bouleversa, 

2 — Al! Joséphine, Joséphine, et Loi aussi? lui 
dis-je, 


52 


» Et j'allai me réfugier dans le jardin, près de ma 
source. 

» Cependant ma terreur, pour être sans cause, 
n’élait pas sans excuse. Je vous ai dit que, dès mon 
enfance, j'avais eu l’abbé Morin pour directeur. 
Chaque fois que je m'étais confessée à lui, et sur- 
tout depuis que j'étais jeune fille, il m'avait fait re- 


garder, même dans les jeux les plus innocents, le ~ 


contact des lèvres d’un homme comme un énorme 
péché, et, à part ce baiser glacé que j’eusse juré 
que mon père avait déposé sur mon front en mou- 
rant, à part ce baiser étrange que j'avais cru, dans 
la sacrislie, sentir souiller mes lèvres, jamais le 
souffle même d’un autre que madame de Juvigny, de 
Joséphine ou de Zoé n’avait effleuré mon visage. Or, 
complétement ignorante des nouvelles relations que 
créait le mariage dans la vie d’une femme, j'avais 
regardé comme une audace inouïe l’action, moitié 
paternelle, moitié conjugale, de M. de Montigny. 

» En outre, ces mots de M. de Montigny : «Soyez 
» tranquille, je ne suis pas Satan qui vient vous 
» tromper, » me revenaient sans cesse à l’esprit. 

» L'abbé Morin m'avait fort parlé des tentations 
de Satan; le mauvais génie qui perdit notre pre- 
mière mère jouait toujours un grand rôle dans la 
péroraison des discours qu’il m’adressait avant de 
me donner l’absolution; de sorte que je ne fus pas 
loin de croire que c’était pour mieux se déguiser que 
M. de Montigny avait dit : « Je ne suis pas Satan. » 

» J'en étais là de mes réflexions, lorsque j’entendis 
un léger bruit dans le feuillage, et qu’à travers les 
branches doucement écartées, j’apercus M. de Mon- 
tigny. 

» Je vous ai dit qu'il était beau; sa beauté même 
en ce moment, et surtout son genre de beauté tout 
méridional, me rappela celle de l’ange rebelle du 
Paradis perdu de Milton, poëme qui faisait partie 
de la bibliothèque du château et dont souvent je 
m'étais amusée à regarder les gravures. J’éprouyai 
done une véritable terreur en l’apercevant. 

» — Ne m’approchez pas! lui criai-je. 

» — Je venais yous demander pardon, me dit-il, 
et vous promettre que je ne me permettrai plus 
une pareille liberté que lorsque je serai votre époux. 

» — Jamais ! jamais ! répundis-je en m’enfuyant. 

» Je rentrai au château et courus à la biblio- 
thèque; je voulais m’assurer de la ressemblance 
qu'il y avait entre M. de Montigny et le héros du 
poëme de Milton. 

» Le hasard fit que la ressemblance était réelle ; 
je restai absorbée dans celte contemplation une 
partie de la journée. 

» On m’appela pour diner; je descendis toute 
tremblante; M. de Montigny avait quitté le chateau; 
il ne devait revenir que le surlendemain, c’est-a- 
dire le jour du mariage. 

» Madame de Juvigny passa une longue soirée à 
me faire de la morale ; elle essaya de me faire com- 
rendre la différence qu'il y avait entre un mari et 
es autres hommes, et à me donner une idée des 
droits que donnait le mariage el des priviléges que 
donnaient les fiançailles, J'écoutai presque sans en- 
tendre; mes regards élaient fixés sur le point le 
plus sombre du salon; il me semblait, dans la pé- 
nombre, voir se dessiner le visage pâle, aux dents 
blanches et aux yeux brillants, de M, de Montigny. 

» Comme je ne répondis point, madame de Ju- 
vigny me quilla, persuadée qu'elle me laissait rai- 
sonnable el convaincue, 

» J} va sans dire que je ne lui avais pas soufflé 
mot de la ressemblance de M. de Montigny avec le 
prince des ténèbres, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


» Excusez-moi de m’appesantir sur ces folies, 
me dit madame de Chamblay, hélas ! elles ont dé- 
cidé du destin de ma vie. 

» En rentrant dans ma chambre, je trouvai, sur 
ma table, un livre, sinon étranger, <u moins in- 
connu; comme tous les livres de la bibliothèque; 
il parait le chiffre de mon père. — Je l’ouvris et 
je lus : 


HISTOIRE VÉRITABLE 
DU 


PROCES DU MAGICIEN URBAIN GRANDIER 


ET DE LA POSSESSION DES RELIGIEUSES DE LOUDUN+ 


« J'appelai Joséphine. 

» — Qui mais là ce livre ? lui demandai-je. 

» Elle parut étonnée et regarda le livre. 

» — Je n’en sais rien, dit-elle. 

» Puis, voyant qu'il portait la marque de la bi- 
bliothèque : 

» — C’est vous qui l’aurez été chercher en dor- 
mant, comme vous faites d'habitude, dit-elle. 

» C'était possible; je n’insistai pas. Je renvoyai 
Joséphine, je fis ma prière devant ma petite Vierge, 
je me déshabillai et me couchai. 

» Puis j’étendis le bras et j’ouvris le livre. 

» Vous le connaissez et, par conséquent, vous 
savez les choses étranges que j'y lus. 

» Il est vrai que ces choses étranges demeurérent 
dans mon esprit à peu près incompréhensibles ; 
mais les noms de Satan, d’Astaroth et de Belzébut, 
prononcés à chaque page, étaient si bien en har- 
monie avec ce qui se passait dans mon cerveau, 
que je n’en devins que plus craintive à l'endroit de 
M. de Montigny. 

» Je dormis à peine : toute frissonnante de peur, 
je dévorai le livre. 

» Moins j'avais compris ces mystères de la pos- 
session, el plus les détails m’en avaient paru obs- 
curs, plus ma terreur devint grande. Deux ou trois 
fois, je pensai à l'abbé Morin, et, malgré ma vague 
répulsion pour lui, je me dis que, s'il était encore 
à Juvigny, j'irais lui confier mes craintes. 

» Je passai une journée fort agitée; je m'étais 
réfugiée près de ma source, et, comme on pensait 
que, si jeune que je fusse, je méditais sur mon chan- 
gement de position, on me laissa méditer à loisir. 

» C'était le soir même que j'allais à confesse; 
quoique les péchés que j'avais commis jusque-là 
fussent des péchés bien véniels, on avait suivi la 
coutume adoptée, et qui consiste à mettre le moins 
de temps possible entre l’absolution et la cérémonie 
nupliale. 

» Je tremblais en entrant à l’église : elle était 
fort sombre, n'étant éclairée que par une lampe 
qui brûlait dans le chœur ; c'était la première fois 
que je me confessais au nouveau prêtre, el j'avais 
préparé une liste de péchés pris à ces examens de 
conscience que l’on imprime pour les enfants, 

» Joséphine m’accompagnait. Elle s'arrêta à dix 
pas du chœur et se mit à dire ses prières. 

» Je m’acheminai vers le confessionnal et m’y 
agenouillai, 

» À peine y étais-je, que j’entendis le pas du 
prêtre. 

» Ce pas lent, compassé, solennel, plutôt pareil 
au pas lardif et sombre de la Vengeance antique, 
qu'au pas doux et empressé du Pardon chrétien, 
retentissait sur les dalles froides et humides et avait 
un écho frissonnant dans mon cœur, 

» Je n’osai me rélourner, 

» La robe du prétre silencieux effleura la mienne; 


MADAME DE CHAMBLAY. 


53 


il ouvrit la porte du confessionnal et la referma. 

» Je sentis son souffle s'approcher du grillage 
qui sépare la pénitente de son directeur ; ce soufile 
était haletant et chaud. - 

» J'éloignai vivement ma joue; il me sembla 
éprouver la même impression que j'avais déjà res- 
sentie dans la sacristie lorsque j'étais évanouie. 

» Je tombai dans cette espèce de stupeur que 
. doit éprouver l'oiseau devant la fascination du ser- 
pent, et, quoique ce fût naturellement à moi de 
prendre la parole la première, je restai muette. 

» — Parlez, ma chère enfant, me dit le prêtre au 
bout de quelques secondes, 

» Je jetai un cri. 

» — Oh! m'écriai-je, c’est vous ? 

» J'avais reconnu la voix de l’abbé Morin, et je 
compris alors l'impression que m’avaient produite 
son pas et son souffle, 

» — Oui, ma chère enfant, répondit-il, c’est moi 
qui viens exprès pour sauver votre âme des griffes 
du démon. Arriverai-je à temps ? 

» — Ah! m'écriai-je, c'était done vrai ? 

» — Quelle chose regardiez-vous comme vraie, 
ma chère enfant ? 

» — Que M. de Montigny. 

» J'hésitai à aller plus loin. J 

» — M. de Montigny, reprit le prêtre avec un ac- 
cent de haine impossible à rendre, est un hérétique 
qui est d'avance voué à l’enfer et qui vous entrai- 
nera en enfer avec lui. 

» — Oh! mon père! mon père! murmurai-je, 
voilà ce que j'avais pressenti. 

» — Ona hâte de se débarrasser de vous, pauvre 
enfant, et l’on vous jette aux bras du premier venu, 
Voilà pourquoi on m'a éloigné, voilà pourquoi ona 
pressé ce mariage impie; on espérait qu'il s’ac- 
complirait sans que j'en fusse prévenu; mais j'ai 
tout appris, et me voici prêt à vous proléger. 

» Un frisson me passa par tout le corps. Le pro- 
tecteur, je ne savais comment m'expliquer cela, 
me paraissait plus à craindre que celui contre le- 
quel il me protégeait. 

» — Par malheur, continua le prêtre d’une voix 
sombre, je ne puis vous défendre ouvertement; par 
malheur, vous n’oserez pas lutter contre la volonté 
de votre belle-mère, et, au pied de l'autel, dire : 
« Non. » 

» — Je n’oserai jamais, je n’oserai jamais, m’é- 
criai-je. 

» — Je m'en doutais, dit le prêtre. Mais, au 
moins, reprit-il, quand vous appartiendrez à cet 
homme, aurez-vous la force de lutter contre lui? 

» — Je ne vous comprends pas, mon père, ré- 
pondis-je; pourquoi lutter contre lui, et de quel 
danger dois-je me défendre ? À 

» — Avez-vous lu, dans les saintes Écritures, l'his- 
toire du possédé exorcisé par le Christ ? 

» — Oui, mon père. 

» — Eh bien, le danger que vous courez est celui 
d'être possédée, 

» — Comme les religieuses de Loudun? m'é- 
criai-je. 

» — Avez-vous lu ce livre pieux, mon enfant? 

» — Hier, par miracle, sans doute, je l'ai trouvé 
dans ma chambre. 

» — Eh bien, je n'ai plus rien à vous dire, M, de 
Montigny est un hérétique, un de ces êtres réprou- 
vés par le ciel, contre lesquels malheureusement, 
aujourd'hui, la justice n'informe plus comme au 
temps du cardinal de Richelieu et de la révocation 
de l'édit de Nantes; si jamais vous lui apparlenez, 
vous êles perdue, 


» — Mais, demain, à dix heures du matin, je lui 
appartiendrai, mon père. 

» — Pas tout à fait, ma fille : vous serez sa femme; 
mais le mariage n’est pas encore tout à fait la pos- 
session. 

» — Qu'est-ce que c’est donc que la possession ? 
demandai-je. 

» — Ne l’avez-vous pas vu dans l’histoire des re- 
ligieuses de Loudun ? 

» — Si; mais je n’ai pas compris. - 

» — Eh bien, alors, dit le prétre avec un accent 
étrange, puisque ceux qui devaient vous instruire 
du danger ont négligé de le faire, c’est à moi de 
tout vous dire. 

» Et, en effet, continua madame de Chamblay, il 
me dit tout. 

. » 0 saint mystère de la confession, celui qui t’a 
institué se douta-t-il jamais combien on oserait, 
un jour, t’écarter de ta voie, te détourner de ton but! 

» Alors, tout ce qui m'était resté obscur dans 
l’histoire de la possession des religieuses de Lou- 
dun s’éclaircit aux paroles du prêtre. Ces sensa- 
tions dont elles s’accusaient et qui, selon elles, 
étaient l’œuvre du démon, me furent expliquées; 
mieux que cela, analysées. Je courbai la tête sous 
les paroles impures que j’entendais, comme si la 
honte n’en devait pas appartenir tout entière à 
celui qui les pronongail; dix fois, je fus prête à lui 
dire : « Assez. au nom du Ciel, assez! » Je n’osai 
point ; mais j’appuyai mes mains sur mes oreilles 
et je cessai d'entendre, 

» Je ne sais combien de temps je restai ainsi; je 
sentis avec terreur qu’on essayait de me soulever 
en me prenant par-dessous les bras; je me retournai 
vivement, prête à crier si c’était le prêtre... C'était 
Joséphine. 

» Le prêtre était sorti du confessionnal et était 
rentré dans la sacristie. 

» — Viens, dis-je alors vivement à ma nourrice, 

» Et je l’entrainai hors de l’église. 

» Un instant après, en rentrant au château, j’eus 
l'envie de me jeter aux pieds de madame de Ju- 
vigny et de la supplier de ne pas me forcer à de- 
venir la femme d’un hérétique; mais il y avait plus 
d'une heure qu'elle s'était retirée dans sa chambre, 
en recommandant qu'on ne la réveillal point avant 
le lendemain, sept heures du matin, 

» Mon courage échoua devant cette défense; 
d’ailleurs, je sentais que ma démarche serait inu- 
tile et qu'il y avait chez madame de Juvigny un parti 
pris de m'éloigner d'elle. 

» Je rentrai dans ma chambre et je tombai à ge- 
noux devant ma petite Vierge en disant à Joséphine 
de m'envoyer Zoé. 

» Joséphine ne savait qu’une chose, m'obéir 
aveuglément. Vous savez où elle demeure; pour 
m'envoyer Zoé, il lui fallait traverser le pare, 
éveiller sa fille, qui, elle aussi, élait couchée, la 
faire lever et me l’amener, 

» Trois quarts d'heure après, Zoé était dans ma 
chambre. 

» J'avais toute confiance en Zoé; elle avait été 
élevée près de moi; elle ne m'avait jamais quittée ; 
j'étais sûre qu'elle ferait à la lettre ce que je lui 
ordonnerais de faire. 

» Je lui racontai tout, Zoé ne partageait point 
mes préventions contre M, de Montigny; elle le 
trouvait fort bel homme, ne savait pas ce que c'é- 
tait qu'un hérétique; mais elle déclarait que, si 
Salan lui ressemblait, elle n'était plus étonnée que 
tant de gens se donnassent à Satan. 

» L'impression était trop profonde pour céder 


53 4 MADAME DE CHAMBLAY. 


a 


aux raisonnements de Zoé; ses plaisanteries sur 
ce sujet me semblaient une impiété. Je lui dis que, 
si elle continuait sur ce ton, j’allais la renvover 
chez elle. Elle se tut, m’aida à me déshabiller en 
gardant le silence; puis, quand je fus couchée, 
elle tira un grand fauteuil prés de mon lit, s’y 
étendit en me disant qu’elle y dormirait & mer- 
veille, et, dix minutes après, j'avais la preuve 
qu’elle ne m'avait pas menti: Zoé dormait profon- 
dément® 

» Quant à moi, je ne parvins à fermer les yeux 
qu’écrasée par la fatigne. 

» Je fus réveillée par Zoé, qui m’annonca que 
madame de Juvigny, accompagnée de la coiffeuse 
et de la couturiére, m’attendait dans la chambre 
verte pour me faire ma toilette de mariée. On ett 
dit que madame de Juvigny prenait à tâche de ne 
point se trouver seule avec moi; peut-être n’y pen- 
sait-elle pas, mais c'était ma conviction, à moi. 

» Il était huit heures du matin; la cérémonie 
aurait lieu à dix, et ce n’était pas trop de deux 
heures pour me transformer en mariée, 

» Je me laissai faire machinalement, sans aider 
à ma toilette, ni me défendre; à neuf heures, j’en- 
tendis le roulement d’une voiture dans la cour du 
château; quelques minutes après, un domeslique 
frappa à la porte de la chambre verte fermée en de- 
dans, et, à travers la porte, annonça: 

» — M. de Montigny. 

» Je crus que j'allais tomber de mon haut; je 
me sentis devenir très-pâle; mes jambes trem- 
blaient. © 

» — C’est bien, dit madame de Juvigny, qu'il 
entre au salon et nous y attende. 

» Puis, se retournant vers moi: 

» — Voyons, petite sotte, me dit-elle avec bruta- 
lité, n’allons-nous pas faire du scandale ? 

» Je ne répondis rien, j’étouffais. 

» Cinq minutes après, ma toilette était achevée. 
On me conduisit devant la glace, afin que je pusse 
me voir de la téle aux pieds; on me dit que j'étais 
jolie, on me caressa, on m’embrassa et nous descen- 
dimes, 


XXI 


» M. de Montigny était, en effet, au salon, dans 
une toilette irréprochable, 

» Je ne jetai qu'un regard sur lui; il me parut 
encore plus beau que d’habilude; mais, je vous l’ai 
déjà dit, sa beauté même, ou plutôt son genre de 
beauté élait pour beaucoup dans mon effroi, 

» Lui, se leva, vint à nous, el, après quelques 
paroles qui retentirent sourdement à mon oreille et 
qui me parurent une permission demandée, il me 
baisa la main, 

» Quoique ses lèvres eussent effleuré mon gant 
seulement, je me sentis frissonner par toul le corps. 

» Dans les deux occasions où ses lèvres avaient 
touché, une fois mon front, l'autre fois ma main, 
j'avais ressenti une impression qui me rappelait ce 
que j'avais lu dans le livre des religieuses de Lou- 
dun, et ce que m'avait dit l'abbé Morin des sensa- 
tions fébriles et presque enivrantes qui précèdent la 
possession, 

» M, de Montigny s’apergut de ma terreur: son 
sourcil se fronça légèrement; mais madame de Ju- 
vigny se hata de lui dire, en riant, quelques mots; 
lui alors sourit à son tour, el, comme dix heures 
sonnaienta l'horloge de l'église ; 


» — Rien ne nous arrête plus? dit-il, 

» æ Non, répondit madame de Juvigny, nous 
pouvons partir. 

» Je regardai autour de moi pour chercher cael- 
qu'un qui compatit à ma posilion, que je trouvais 
on ne peut plus malheureuse; mais tous les visages 
souriaient, même celui de Zoé, qui, moins le bou- 
quet blanc et la couronne d'oranger, était mise à 
peu près comme moi. 

» ILest évident qu'au fond de son cœur, Zoé me 
trouvait très-heureuse. 

» On monta en voiture; j'avais avec moi madaine 
de Juvigny, Zoé et Joséphine. 

» M. de Montigny nous suivait dans une seconde 
Voiture, avec deux de ses amis. 

» La noce se faisait sans aucun bruit, sans aucune 
fête. M. de Montigny, qui regardait le mariage civil 
comme le seul important, parce qu'il est le seul 
légal, avait renoncé, pour ne pas éveiller mes scru- 
pules, au mariage devant le pasteur. 

» Les voitures s’arrétérent à la porte de la mairie; 
j'aurais marché à l’échafaud, que je n’eusse certai- 
nement pas élé plus pale et plus tremblante. 

» Madame de Juvigny tira mon voile sur mon vi- 
sage pour qu’on ne vit pas ma paleur. 

» Et cependant, ce n’était pas là ma crainte. 

» La cérémonie s’accomplit sans que j’eusse la 
conscience de ce que je faisais; on me souffla le 
mot oui, et, à la demande du maire : « Consentez- 
» vous à prendre pour voire époux M. de Montigny, » 
je répondis comme un écho inerte et monotone: 

» — Oui. 

» J’élais liée pour la vie. 

» Mais, je l'ai dit, là n’était pas ma crainte; ma 
crainte, mon effroi, ma terreur étaient derencontrer 
à l'autel l'abbé Morin. 

» Je descendis les degrés de la mairie comme 
un aulomate; mais, en arrivant à l’église, je 
poussai une sorte de gémissement et je chan- 
celai, 

» Madame de Juvigny me soutint en me prenant 
par-dessous‘le bras, et, se penchant à mon oreille : 

» — lles-vous folle, me dit-elle, et ne com- 
prenez-vous pas que, maintenant, tout est fini ? 

» Sije n’élais pas folle, j'étais au moins bien près 
de le devenir, Rien n'était fini pour moi, au con- 
traire, et, si l’officiant était l'abbé Morin, je sentais 
qu'à sa vue je tomberais morte sur les dalles de 
l'église. 

» Vous comprenez avec quelle angoisse je mar- 
chai vers la nef; le chœur était encore vide, le 
prêtre attendait notre arrivée dans la sacristie. Nous 
nous agenouillames sur les coussins préparés pour 
nous. M. de Montigny se pencha vers moi et me dit, 
pour me rassurer sans doute, quelques mols que 
je n’enlendis pas, m'élant, par un mouvement ma- 
chinal, écartée de lui. 

» Une seule voix m'était perceptible et parvenait 
jusqu'à mon cœur, qu'elle glaçait d'eflroi; elle 
inurmurait à mon oreille ces mots terribles en- 
tendus au confessionnal: « Cet homme est un hé- 
» rétique; tu es perdue en ce monde et dans l'autre 
» si tu lui appartiens, » 

» La sonnette de l'enfant de chœur donna le signal 
de l'entrée du prêtre; chacun de ses tintements rez 
tentissait dans ma poitrine; j'écoulais, je ne voyais 
plus; d'ailleurs, je n'osais pas regarder. J'entendis 
un pas jeune el léger; en le comparant au pas 
lent el sombre de la veille, je commençai d'espérer, 
Au moment où le prêtre montail à l'autel, ie levai 
les yeux: ce n'élail pas l'abbé Morin, c'était e jeune 
vicaire qui lui avait succédé; je respirai, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


99 


» Que vous dirai-je? A partir de ce moment, au 
lieu de l’état d'angoisse et d’exaspéralion nerveuse 
dans lequel j'avais passé la nuit el la matinée, je 
tombai slans une espèce d’engourdissement. M. de | 
Montigny eut un instant l’idée de m'offrir le bras | 
pour sortir de l'église; mais il me vit si pale et si 
chancelante, qu’il fit un signe à madame de Juvigny 
et, comme j'étais entrée, je sortis appuyée sur elle. 

» Dans l’état où j'étais, il n’y avait pas à me faire 
assister au déjeuner. Madame de Juvigny me con- 
duisit à ma chambre, me chapitra longuement; 
mais, de toute cette longue mercuriale, je n’en- 
tendis que ces mots: 

» — Je vous tiens quitte du déjeuner; mais soyez 
prête à descendre pour le diner. 

» Puis elle sortit. 

» Mais, presque aussitôt, rouvrant la porte : 

» — SiM. de Montigny venait vous voir, j'espère 
que vous ne feriez pas l'enfant comme vous le faites 
vis-à-vis de moi. 

» Ces mols, presque menacants, me lirérent de 
mon apathie; je m’écriai : 

» — Oui, oui, je descendrai, madame; mais qu'il | 
ne vienne pas. | 

» Puis j’ajoutai en éclatant en sanglots : | 

» — Zoé, envoyez-moi Zoé, je vous en supplie! 

» Madame de Juvigny s’éloigna, et je la vis haus- 
ser les épaules en s’éloiguant. 

» A peine fut-elle sortie, que, dans une espéce de 
mouvement de désespoir, j’arrachai de mon front 
ma couronne blanche, de ma poitrine mon bouquet 
d’oranger, et, couronne et bouquet, j’allai tout 
mettre au cou et au côté de ma petite Vierge ; puis, 
en m'inclinant pour baiser ses pieds, comme c'était 
mon habitude, je vis un papier qui débordait du 
socle sur lequel elle était posée. 

» Je tirai le papier toute frissonnante, car per- 
sonne n’entrait jamais dans ma chambre, et je lus : 

« Rappelez-vous l'engagement que vous avez pris 
» devant Dieu, de ne jamais appartenir à un héré- 
» tique.» 

» Quoique l'écriture fût déguisée, je reconnus 
celle de l'abbé Morin. 

» En ce moment, Zoé entrait. Je me jetai dans 
ses bras en criant : 

» — Non, non, jamais! 

» — Jamais, quoi? me demanda-t-elle, 

» — Jamais je ne serai à cet homme. 

» Zoé se mit à rire. Ce rire, mêlé à mes larmes, | 
m’exaspéra. | 

» — Toi aussi! lui dis-je, toi aussi! 

» — Mais, me répondit-elle, tu es à cet homme, 
puisque tu l'as épousé deux fois : une fois devant 
M. le maire, une fois devant M. le curé, 

» — N'importe! m'écriai-je; devant ma Vierge 
sainte... 


» Zoé se jeta à mon cou, fit plier mon bras élen- 
du, coupa la parole sur mes lèvres, et, m'’entrai- 
nant sur un sofa : 

» — Pas de serment, Edmée, me dit-elle effrayée, 
as de serment; il ne faut faire, vois-lu, ma sœur 
ien-aimée, il ne faut faire de serments que ceux 

qu'on peut tenir. 

» — EL qui m’empéchera de tenir celui-là? 

» — Lui! Il est ton mari, il a tout droit sur toi, 
» Je sanglotai en me tordant les bras, 

»— N’as-tu pas entendu quand le maire Ua lu 
Varticle du Code? 

» — Je n'ai rien entendu, m'écriai-je, 

n — Il y a en toutes lettres, vois-tu, ma pauvre 
Edmée : « La femme doit obéissance à son mari, » 

«—- Oui, m’écriai-je; mais les hommes ont beau 


| 


ordonner, puisque Dieu défend, j'obéirai à Dieu. 

» — A Dieu? répéta Zoé en me regardant, à Dieu? 
Et qui done t'a dit que Dieu défendait à la femme 
d’appartenir à son mari ? 

» — Lui, lui! m’écriai-je. 

» — Alors c'était lui, tu l'as vu: je ne m'étais 
pas trompée. Ah! maudit homme, va ! 

» — De qui parles-tu ? 

» — De l'abbé Morin, donc! 

» — Silence! lui dis-je en lui mettant la main sur 
la bouche. 

» — Ah! oui, je comprends, c’est pour cela qu’il 
est revenu de Bernay, c’est pour cela qu’il a pris 


- dans le confessionnal la place du vicaire, 


» — Qui te l’a dit? 

» — J’élais dans l’église quand tu y es entrée avec 
ma mère; je priais pour toi, ma pauvre Edmée, de- 
mandant à Dieu de te donner tout le bonheur que 
tu mérites; je l’ai vu passer, je l’ai reconnu, et j'ai 
deviné pourquoi il était venu. : 

» — Et pourquoi étail-il venu ? 

» — Pour rompre ton mariage s’il le pouvait, 
donc! Tu sais bien qu'il voulait te faire religieuse, 
et puis, el puis... 

» — Et puis quoi ? 

» — Rien; je m’entends,,. Ah! vieux coquin ! 

» — Zoé! m'écriai-je. 

» — Edmée, repril Zoé, crois à ce que je dis: ce 
n’est pas M. de Montigny, qui est un beau, loyal et 
honnête gentilhomme, que tu as à craindre; avec 
lui, j'en suis certaine, moi, ton bonheur est assuré 
dans ce monde et dans l’autre. 

» — Tais-toi ! puisqu'il m’a dit hier dans l’église, 
en face de Dieu, que, si je lui appartenais, j'étais 
perdue; puisqu’il me l’a répélé aujourd’hui, ici 

» — Ici? fit Zoé. 

» — Regarde! 

» Je lui montrai le billet que j'avais trouvé sous 
le socle de ma Vierge. 

» — Il sera entré par l'escalier dérobé qui donne 
sur le verger, ce malin, pendant que tout le monde 
élait à Veglise, murmura Zoé. Ce prêtre, ce n’est 
pas un homme, c’est un fantôme; il ne marche pas, 
il glisse, Délie-toi de lui, Edmée, défie<toi de lui! 

» Un frisson me passa par tout le corps; je me rap- 
pelai les Vœux du baptême, je me rappelai mon éva- 
nouissemenl, je me rappelai la seène de la sacristie. 

» Je sentis sur mes lèvres l'itnpression de ce bai- 
ser infernal qui m'avait tirée de ma léthargie. 

» Tout cela m'écrasail sans m'éclairer. 

» Je me jelai dans les bras de Zoé en m'écriant : 

» — Zoé! Zoé! il n'y a que toi qui m'aimes; ne 
m'abandonne pas. 

» — Pauvre sœur! me dit Zoé, tu sais bien que 
je suis à Loi, que tu peux faire de moi tout ce que 
tu veux; ordonne, et, pourvu que ce que tu me de- 
manderas ne soit pas trop déraisonnable, j'obéirai. 

» — Eh bien, écoute : l'abbé... 

» Je m'arrêlai, le nom ne pouvait sortir de ma 
bouche. 

» — L'abbé Morin, acheva Zoé, 

» — Oni; il m'a dit que, ce soir, mon mari ose- 
rait entrer dans ma chambre à coucher. 

» — Sans doute, il l’osera, dit Zoé en riant; il se- 
rait bien bête s'il n'osait pas. 

» — Si tu ris, Zoé, non-seulement je ne te dis 
plus rien, mais encore je ne te revois ni ne te par- 
donne de ma vie. 

» — Voyons, jg ne ris plus; parle. 

» — Eh bien, tu resteras avec moi, tu te cacheras 
dans ma chambre à coucher, tu m’aideras à me dé- 
fendre contre cet homme, qui est le démon, 


56 MADAME DE CHAMBLAY. 


» — C’est encore l’abbé Morin qui t’a dit cela? 

» — Peu importe qui me l’a dit, cela est. 

» — Eh bien, soit, cela est; mais avoue que le 
démon est bel homme. 

» — Oh! mon Dieu, tu ne vois pas ce que je vois, 
moi. : 

» — Pauvre Edmée, je crois à ce que tu vois les 
yeux fermés, mais pas à ce que tu vois les yeux ou- 
verts. 

» — Eh bien, alors, regarde. 

» Je pris le Paradis perdu de Milton, et montrai à 
Zoé cette gravure où l’archange, défiant Dieu, of- 
frait, par les traits de son visage, une si parfaite 
ressemblance avec M. de Montigny. 

» — Et qui t’a donné ce livre? demanda Zoé. 

» — Personne; je l’ai pris dans la bibliothèque. 

» — Hum! fit Zoé, le diable est bien fin, et l’abbé 
Morin... 

» Elle s’arréta. 

» — Quoi? que veux-tu dire? 

» — Je veux dire que l’abbé Morin est plus fin 
que le diable, voila tout. 

» — La question n’est pas là; tu resteras près de 
moi cette nuit, n’est-ce pas? 

» — Oui. 

» — Tu me le promets? 

» — Je te le promets. 

» — C’est bien, me voilà plus tranquille, 

» Tout à coup je tressaillis. 

» — Bon! dit Zoé, te voilà plus tranquille et tu 
frissonnes. 

» — Zoé! Zoé! m’écriai-je. 

» — Eh bien, quoi? 

» —Il vient. 

» — Qui? 

» — M. de Montigny. 

» — Où cela? 

» — Je le vois. 

» — Tu es folle! 

» — Il monte l'escalier, il pousse la porte du 
grand salon; je te dis que je le vois, 

» — À travers les murailles? 

» Je saisis le bras de Zoé. 

» — Entends-tu son pas? lui dis-je. 

» — En elfet, j'entends un pas, répondit-elle; 
mais qui te dil que ce soit le sien ? 

» — Tu vas voir, 

» Et nous restames toutes deux debout, écoutant, 
elle avec l’expression de la curiosité, moi ayee celle 
de la terreur. 

» On frappa doucement à la porte; nous restames 
muelles toutes deux. 

» — Peut-on entrer? demanda une douce voix. 

» — Réponds donc out, mais réponds donc oui, 
dit Zoé. 

» Je répondis oui d’une voix presque inintelligible 
en me laissant retomber sur le sofa, 

» M. de Montigny entra. 

» Il était impossible de voir une plus douce, plus 
noble et plus loyale figure, 

» Zoé fit un mouvement, non pas pour sortir, je 
la Lenais par sa robe, mais pour s'éloigner de moi. 

» M. de Montigny vit le mouvement, 

. » — Restez, dit-il à Zoé; mademoiselle Edmée— 
i] appuya en souriant sur le mot mademoiselle — 
mademoiselle Edmée a été un peu indisposée ce 
malin, je crois, et a besoin d’une amie auprès d’elle. 
Quand je serai son mari, je ne céderai mon poste 
d'honneur à personne; mais je ne le suis encore que 
de nom, @t je viens seulement préndre de ses nou- 
velles, 

» — Ohl je vais mieux, beaucoup mieux, répon- 


dis-je vivement, espérant que cette assurance hâte- 
rait son départ. 

» — Rien ne pouvait m'être plus agréable que 
cette assurance reçue de votre bouche, chère en- 
fant de mon cœur, répondit-il; me permettez-vous 
de m’asseoir un instant près de vous? 

» Je me reculai vivement; mais, comme ce mou- 
vement, qui avait pour but de m’éloigner, pouvait 
aussi bien s’interpréter par le désir de Jui faire de 
la place, il l'interpréta ou parut l’interpréter du bon 
côté ; il s’assit près de moi. 

_» — Que disiez-vous, que faisiez-vous toutes deux 
ainsi ensemble? de quoi parliez-vous ? 

» — De rien, dis-je vivement. 

» — Voila un livre; vous lisiez sans doute? 

» Et il étendit la main vers le Paradis perdu. 

»— Ah! continua-t-il, le poéme de Milton; il paraît 
que nous faisons des progrés en poésie, et que, de 
nos poéles nationaux, nous passons aux poétes 
étrangers. Je savais que vous parliez l’anglais ; mais 
J'ignorais que vous fussiez assez forte dans celle 
langue pour lire la poésie de Milton. 

.» — Nous ne lisions pas, monsieur, balbu- 
tiai-je. 

» — Et que faisiez-vous ? 

» — Nous regardions les gravuress 

» Il ouvrit le livre. 

» — Ah! en effet, ce sont celles de Flaxman, dit- 
il; le dessinateur, chose rare, est, celte fois, digne 
du poéte. 

» Il était tombé justement à la gravure où Satan 
défie Dieu, et où nous avions remarqué la ressem- 
blance qui existait entre M. de Montigny et le prince 
des ténèbres. 

» — Voyez, dit-il en me mettant sous les yeux 
cette gravure, qui me fit frissonner, n’est-ce point 
là l’idée que l’on peut se faire de la beauté de l’ange 
rebelle? Ce front, ces yeux, cette bouche, tout l’en- 
semble de ces traits, n'est-ce pas l'expression de la 
témérité, du défi, de la menace, et ne sent-on pas 
qu'un pareil adversaire ne peut être renversé que 
par la foudre ? 

» Zoé se mit à rire; M. de Montigny la regarda 
avec élonnement. 4 

» Ce regard avait le côté impératif de l’interroga- 
tion adressée du supérieur à l’inférieur. 

» — Savez-vous, monsieur, ce que nous disions 
justement un instant avant que vous entriez? 

» Je joignis les mains; Zoé fit semblant de ne pas 
voir mon geste. 

» — Non; dites-le-moi; c’est la première chose 
que j’ai demandée en entrant. Que disiez-vous? Au- 
rais-je eu le bonheur que mademoiselle Edmée 
s’occupat de moi? 

» — Eh bien, nous disions que cet archange... 

» — Zoé! fis-je avec instance. 

» — Ah! ma foi, répondit Zoé, puisque j'ai com- 
mencé, laissez-moi dire. 

» M. de Montigny l’encouragea d’unsigne de tête. 

» — Nous disions, continua Zoé, que cet ar- 
change-la, e’élait tout votre portrait. 

» M. de Montigny sourit. 

» — Aulant qu'un homme peut ressembler à un 
dieu, dit-il, 

» — Vous appelez Satan un dieu? m’écriai-je, 

» — Ila été bien près de l'être, dit M. de Mon- 
ligny. 

» — Ah! monsieur, répliquai-je vivement, êtes- 
vous bien sûr que ce que vous dites là n’est point 
un blasphéme? 

» — Le blasphème est dans l'intention, chère 
enfant, répondit-il, el non dans les paroles; quant 


MADAME DE CHAMBLAY. 


57 


à ma ressemblance avec Satan, elle me flafte infi- | 
niment. 5 | 
» Je le regardai avec effroi. à ù 
» — Mais je ne puis accepter le compliment dans 
son entier; les mains de Satan sont ornées de 
griffes avec lesquelles il entraine ses victimes en 
enfer, et moi... * 

» Il tira le gant de sa main gauche. 

» — Je n’ai pas de griffes, ou du moins elles ne 
sont pas encore poussées, ajouta-t-il. 3 - 

» Le gant ôté laissa à découvert une main petite, 
blanche, effilée, presque une main de femme, au 
petit doigt de laquelle, comme pour faire ressortir 
sa blancheur, semblait fleurir, telle qu’un large 
myosolis, une des plus belles turquoises que j'aie 
vues, 

» Mon regard, malgré moi, se porta sur cette 
main si blanche et si aristocratique, malgré moi 
s’arrêla sur la turquoise. : 

» — Bon! dit-il en souriant, je crois pouvoir vous | 
offrir un bijou qui vous fera plaisir, puisque vous | 
l’avez regardé. : 

» Il tira la turquoise de son doigt. 


» — Cette pierre, dit-il, si l’on en croit les tradi- | 


tions de la terre qui lui donne naissance, est couée 
d'une vie et d’une propriété à elle : sa vie, dit-on, | 
s’identifie à celle de la personne qui la porte; si 
cette personne est menacée d’un danger, son azur 


devient foncé; si elle tombe malade, son azur palit; |) 


si elle meurt, la pierre devient d’un vert livide et 
perd toute sa valeur, Sa propriété, dit-on encore, 
est de porter bonheur à la personne qui la porte. Il 
y a trois ans que je l’ai achetée à Moscou, d’un Ta- 
tar Mogol. Depuis ce temps, tout m'a réussi; la 
dernière faveur que je lui dois, ma chère Edmée, est 
de vous avoir connue et d’être devenu votre époux. 
Elle a donc fait pour moi tout ce qu’elle pouvait 


faire. A votre tour d'être protégée par elle, et 
puisse-t-elle être aussi efficace pour votre avenir 
qu’elle l’a été pour le mien! 
» En disant ces mots, il essaya de prendre ma 
main et de me passer la turquoise au doigt. Mais je 
retirai vivement ma main. 
» Alors, s'adressant à Zoé : 


» — Je vois bien, dit-il, qu'Edmée a encore à 
mon endroit quelques préjugés qui lui viennent de 
ma ressemblance avec Satan. Vous, Zoé, qui me 

araissez un esprit fort, prenez celte bague, courez 
À l'église, trempez-la dans l’eau bénite, et, si elle 
ne se change pas en charbon ardent, si elle ne fait 
pas bouillir l’eau, c'est que je ne suis ni Satan, ni 
un de ses suppôts. | 

» Puis, se levant sans que je fisse aucun mouve- | 
ment pour m'y opposer, il me prit la main, y ap- | 
puya ses lèvres et sortit. | 


XXII 


» Restée seule avec Zoé, je levai les yeux sur elle, 

» Zoé me regardait en riant et en tournant et re- | 
lournant la bague entre ses doigts. | 
» — En vérité, lui dis-je, tu es insupportable, 

» — Et en quoi? En ce que je ne suis pas de ton 
avis sur M. de Montigny, en ce que je ne le regarde 
pas comme le démon, comme Satan, comme l'an- 
techrist? Ah! ma pauvre Edmée, je ne suis qu'une 
paysanne; mais, si tu n’adores pas cet homme-la, 
lu passeras auprès de ton bonheur comme un 


aveugle passe, sans le voir, prés d’un trésor qui 
renfermerait sa fortune. 

» — Comment veux-tu que j’aime jamais un hé- 
rétique ? 

» — D’abord, dit Zoé, jene sais pas ce que c’est 
qu'un hérétique; mais, si ignorante que je sois, je 
sais que c’est un honnête homme, et je me trompe 
fort si M. de Montigny n’est pas un homme et, en 
outre, un fort bel homme ; ce qui n’est pas tout à 
fait à dédaigner dans un mari. 

» — Un mari! un mari! m’écriai-je; il est donc 
mon mari ? 

» — Dame, il me semble 
dédire, 

» Je poussai un soupir. 

» — Voyons, dit Zoé, que dois-je faire de cette 
bague? Dois-je, comme l'a dit M. de Montigay, 
l’aller tremper dans l’eau bénite pour l’éprouver ? 
dois-je la jeter dans le puits du verger? dois-je 
la passer à ton doigt, comme cela me paraît être sa 
véritable destination ? 

» Et Zoé la passa au sien en la mettant sous mes 
yeux. 

» — Vois, dit-elle, comme elle fait bien sur ma 
main noire; juge donc de l'effet qu'elle fera sur ta 
main blanche :le même qu'elle faisait sur la main de 
M. de Montigny. Sais-tu qu'il a une fort belle main? 

» Je ne répondais rien, car tout ce que Zoé me 
disait élait Virrécusable vérité. 

» Elle prit ma main gauche, la même où était 
déjà l'alliance, et passa la bague à mon doigt. | 

» — Eh bien, me demanda-t-elle, te blesse-t-elle, 
te brûle-t-elle, cette bague terrible ? 

» Rien de tout cela. Elle allait à mon index 
comme si elle eût été faite pour moi. 

» En ce moment, j’entendis et je reconnus le pas 
de madame de Juvigny. Zoé avait posé sur une table 
le billet que j’avais trouvé sous le socle de ma pe- 
tite Vierge ; je le pris, je le déchirai vivement et 
J'en jetai les morceaux dans la cheminée, 

» Madame de Juvigny venait me chercher; il 
était, disait-elle, ridicule qu'un jour de noces, je 
reslasse enfermée dans ma chambre de jeune fille 
avec une pelile paysanne, 

» Je regardai Zoé; quoique le compliment fat 
peu gracieux pour elle, elle paraissait donner raison 
à madame de Juvigny. 

» Décidément, tout le monde était ligué contre 
moi. 

» Je descendis, M. de Montigny était au salon 
avec quelques personnes de nos amies qui devaient 
être les convives de notre diner, 

» Le regard de M. de Montigny se porta vivement 
sur ma main; un éclair de joie passa dans ses yeux 
en voyant qu'elle était parée de sa bague ; il se leva, 
vint au-devant de moi et me dit tout bas : 

» — Merci! 

» Ce mot me fit passer un frisson dans les veines : 
ne venais-je pas de donner un gage à Satan en met- 
tant celte bague à mon doigt ? 

» Je m’assis muette et tremblante ; tout le monde 
dut me prendre pour une idiote, 

» On annonça que le diner était servi. 

» On m'avait placée en face de M. de Montigny; 
je ne parlais pas, je ne mangeais pass il paraissait 
ot souffrir de celle espèce de torpeur 
dans laquelle j'étais plongée, 

» À la suite du diner, il y eut un assez long col- 
loque entre madame de Juvigny et lui; M. de Mon- 
ligny paraissait hésiter, ma belle-mère insistait, 

» Depuis, je compris de quoi il était question, 

» M. de Montigny vint à moi, 


qu'il n’y a plus à s'en 


58 


» — Je me souviens, dit-il, de nos promenades 
dans le pare, je me souviens que vous écouliez avec 
plaisir les vers de nos grands poétes; il fait un 
temps magnilique, une nuit admirable ; voulez-vous 
jeter un chale sur vos épaules et venir nous pro- 
mener du eôlé de la source, sous le rayon silen- 
cieux de la lune amie, comme dit Virgile; à 
l’obseure clarté qui tombe des étoiles, comme dit 
Corneille? Nous parlerons un instant d’un poéte 
plus grand que tous ceux don je vous ai dit des vers. 

» Je me levai machinalement; M. de Montigny 
m’enveloppa d’un superbe cachemire. 

» Je pris son bras et nous sortimes. Dans l'anti- 
chambre, je rencontrai Zoé et je lui fis signe d'aller 
m'altendre dans ma petite cellule de pensionnaire; 
elle parut me comprendre et me répondit de son 
côté par un autre signe. 

» Je me rappellerai toujours cette soirée, comme 
on se rappelle un des moments suprêmes de la vie. 
Supposez un homme condamné à mort, qui sait 
que, dans une heure, la sentence qui le condamne 
non-seulement dans ce monde, mais encore dans 
l’éternité, sera exécutée, et à qui l’on permet d’er= 
rer dans un beau pare au milieu des douces té- 
nébres dela nuit, au murmure des sources, au chant 
du rossignol, sous un ciel d’azur tout constellé de 
fleurs d’or, el vous aurez une idée de ce que j'é- 
prouvai. 

» M. de Montigny dut sentir le frémissement de 
mon bras sous le sien; car, sentant que j'élais près 
de le retirer, il l’y fixa en appuyant sa main gauche 
dessus. 

» Pais, comme il avait déjà pu remarquer la puis- 
sance de sa voix sur moi, il commença à me parler 
de ce poéle plus grand que tous ceux dont il n'avait 
dit des vers, c’est-à-dire à me parler de Dieu. 

» IL me serait impossible de vous répéter tout ce 
que me dit, avec une suprême éloquence, cet esprit 
supérieur de ce Dieu, moteur unique, âme univer- 
selle, ouvrier sublime, créateur des mondes semés 
dans l’espace comme une poussière de diamant. 
Cent fois, cetle conversalion est revenue à mon 
esprit dans toute l’barmonie de son ensemble, dans 
toute la splendeur de ses détails. Quoique plus de 
la moitié des choses que me disait M. de Montigny 
échappat à la faiblesse de mon esprit, je sentais 
que ces paroles dont je n'avais aucune idee, c'était 
la vérité, mais la vérité avec quelque chose de l’en- 
trainement de la révélalion; elles semblaient, 
comme un nouveau baplème, se répandre sur mon 
front et pénétrer jusqu'à mon cœur; je me deman- 
dais lequel était véritablement le roi du ciel, de ce 
Dieu bon, miséricordieux, immense, infini, portant 
notre monde dans un pli de sa robe d'azur, éclai- 
raul l'univers de son regard, le réchaulfant de son 
haleine, ou de ce Dieu irrilé, jaloux, colère, dont 
l'abbé Morin m'avait, la veille encore, fait un si 
terrible portrait, Tout enfant que j'étais, j'avais déjà 
une cerlaine justesse d'esprit, et il me semblait que, 
de ces deux paroles si opposées, celle de M. de 
Montigny étail non-seulement la plus éloquente, 
mais encore la plus selon le cœur de lhonune, de 
la nature et de Dieu, 

» Je me laissai peu à peu aller au charme de celte 
poésie, et il n'eut plus besoin de retenir mon bras 
sur le sien, 

» Voulail-il arriver seulement à ce but, de ne plus 
m'inspirer de crainte, el avail-il compris que ce 
but était atteint? C'est probable, car, sans risquer 
une seule caresse, il me ramena au château... 

J'interrompis madame de Chamblay, 

— Mais savez-vous, madame, lui dis-je, que ce 


1 


MADAME DE CHAMBLAY. 


M. de Montigny était tout simplement un homme 
adorable ? 

Elle sourit tristement comme à un souvenir mal 
effacé. 

— Et, continuai-je, que, chose étrange, je suis 
plus jaloux du mort que du vivant ? 

— Et vous avez raison, me dit-elle. 

— Alors, m'écriai-je vivement, vous me per- 
meltez d’être jaloux ? 

— Je vous permets d’être Je plus tendre ami de 
mon cœur, me dit-elle; j'ai pour vous un indéfi- 
nissable sentiment de reconnaissance, parce qu’à 
vous seul je dois les quelques moments de douce 
réverie et de calme bonheur que j'ai eus dans ma 
vie. Ce señtiment est encore indéfini dans mon 
âme, ne me forcez pas à l’analyser, laissez-le vague 
et flottant comme une vapeur, comme un rêve, et 
ne demandez pas qu'il se malérialise en passant 
du rêve à la réalité, en descendant de mon âme à 
mon Cœur. 

Je me tus en cherchant sa main, qu’elle m'aban- 
donna. 

— Continuez, lui dis-je. 

— Ces confidences d’une pensionnaire ne vous en- 
nuient donc point ? 

— Elles ont pour moi un charme suprême; c'est 
le livre de voire vie entr’ouvert à ses premières 
pages, el que je lis avec vous au lieu de le lire 
seul; tournons le feuillet, nous sommes au bas 
d'une page. 

Madame de Chamblay continua : 

— Deux heures après, j'étais dans la chambre 
verle, écoulant les exhortations de madame de Ju- 
vigny, qui, après m'avoir fait une longue énuméra- 
tion des devoirs d’une femme envers son mari, me 
laissa en peignoir de nuit, en m’annoneant la visite 
de M. de Montigny. 

» Mais, comme si elle eût pensé que ses devoirs 
de belle-mère n’élaient point entièrement accom- 
plis par ses recommandations de docilité, elle ren- 
tra et ne me quilla que lorsqu'elle m’eut vu couchée 
dans ce méme lit où ma pauvre mère m'avait mise 
au monde et élait morte. 

» Ce souvenir m'avait serré le cœur; il me sem- 
blait qu'en m’imposant cette même chambre mor- 
tuaire pour chambre nuptiale, madame de Juvigny 
commetlait une impiété; mais, à moins d’une de 
ces exallalions qui appartiennent à mon caractère, 
ou plutôt qui me font sortir de mon caractère, j'avais 
pris avec ma belle-mère l'habitude d'une obéissance 
passive. Je me couchai donc sans résistance aucune 
et ne parus faire aucune attention aux frissons qui . 
couraient dans mes veines et aux larmes qui cou- 
laient de mes yeux. 

» Je l’entendis fermer la porte à double tour et 
tirer la clef de la serrure. 

» Elle m’enfermait. — Je ne cherchai pas dans 
quel but; je m'élançai dans ma chambre, presque 
cerlaine d'y trouver Zoé et ayant hate de faire ma 
prière aux pieds de ma chère petite Vierge, 

» Zoé était là, en effet, cachée derrière un grand 
écran, elle avait prévu le cas où madame de Juvi- 
gny entrerait chez moi, et elle avait pris ses pré- 
caulions pour ne pas élre vue. 

» Ma première idée fut de m’enfermer dans ma 
chambre et de ne pas répondre à M. de Montigny; 
mais je cherchai vainement la clef, bien plus, le 
verrou avail été dévissé, Toutes les précautions 
avaient été prises contre ce que l’on appelait ma 
folie, 

» Je me jelais aux pieds de ma Vierge pour y faire 
ma prière habituelle, lorsqu’en abaissant les yeux, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


je vis, sous le socle, à la même place, un papier 
pareil 4 celui que j’y avais trouvé le matin. 

» Mes yeux.se portérent rapidement vers la che- 
minée; les fragments du papier déchiré y étaient 
encore; ce n’était donc pas le méme, et ma mé- 
moire ne me trompait pas: je l’avais bien détruit. 

» Je montrai l’autre à Zoé, toute tremblante et n’o- 
sant y {toucher même. y 

» Zoé le prit, et elle voulait le brûler sans le lire; 
mais je le lui arrachai vivement des mains; mon 
mauvais génie me poussait. Je lus : 


« Au moment où vous dépendez encore de vous- 
» même, au moment où vous pouvez perdre ou 
» sauver voire âme, rappelez-vous l’engagement 
» que vous avez pris devant Dieu de ne jamais ap- 
» partenir à un hérétique. » 


» C'était plus que n’en pouvait supporter ma 
pauvre imagination; je me renversai en arrière, me 
tordant les bras et criant : : : : 

» — Non, non, je te promets, Vierge sainte, je 
ne serai jamais à cet homme! 

» Écoutez ceci, mon frère, dit madame de Cham- 
blay en me serrant la main avec plas de terreur 
que de tendresse; fut-ce l’effet de mon imagination 
frappée, fut-ce celui de ma double vue, de imême 
que je vous ai reconnu, dans la chambre de l’au- 
berge, à travers les rideaux de ma fenêtre, je vis 
le prêtre dans la chambre de ma vieille nourrice, 
le visage collé à la vitre, les bras croisés, les yeux 
menacants, Ja sueur sur le front, À 

» Mes yeux devinrent fixes et se dilatérent horri- 
blement; mon bras s’étendit, comme dans un accès 
calaleptique, du côté de la terrible vision; mes lé- 
vres blémirent et tremblèrent. * 

» — Qu’as-lu? mais qu'us-tu donc? me demanda 
Zoé. À 

» — La, là, lui dis-je, vois-tu? 

» — Quoi? Que veux-tu que je voie? 

» — Le prétre! ; 

» — L'abbé Morin? Tu es folle : il est reparti ce 
malin pour Bernay. | 

» — Non, non; à un quart de lieue de Juvigny, 
il est descendu; il a attendu la nuit, il est chez ta 
mère, il a les yeux fixés sur la fenêtre de ma cham- 
bre, il me menace de l'enfer, si jamais je suis à cet 
homme... Non, non, jamais, je jure... 

» — M, de Montigny! interrompit Zoé. 

» En effet, absorbée que j'étais par Veffrayante 
vision, je n'avais pas entendu la clef de la grande 
chambre tourner dans la serrure, je h'avais pas vu 
M. de Mouligny s'approcher de la porte, , 

» Au cri de Zoé, je me retournai; il était debout 
sur le seuil. 

» A celle vue, je sentis que toute ma raison m'a- 
bandonnait; je ne songeai qu'à fuir; je m'élançai 
avec une telle violence, que j'écartai M. de Monti- 
guy. La porte par laquelle il était entré était déjà 
refermée; mais restait celle du couloir, qui con- 
duisait à l'escalier dérobé, au verger, à la rivière, 

» Tout me paraissait préférable, même la mort, 
à celle damnation dont j'élais menacée, J'entendis 
la voix de Zoé qui eriait: 

» — Au nom du Seigneur !arrêtez-la ! elle est folle. 

» Puis des pas me suivirent dans l'obscurité ; je 
continua de fuir, éperdue, haletante ; tout à coup, 
la terre sembla manquer sous mes pieds, un cri 
m'échappa; un cri plus terrible peut-être que le 
mien lui répondit; je roulai comme dans un abime, 

» Je me vis tout environnée d'écluirs, be je ne 
vis plus rien, Ma tête avait porté contre l'angle de 


l'escalier, je poussai un gémissement et m’éva- 
nouis... 

— Ali! pauvre amour à moi! m’écriai-je en ser- 
rant Edmée contre ma poitrine oppressée et en 
cherchant avec mes lèvres dans ses cheveux la trace 
de la blessure. 

Elle se dégagea doucement de mon étreinte. 

— J'étais bien insensée, n’esi-ce pas? dit-elle, 

— Oh! répliquai-je, moins que le prêtre n'était 
coupable... Oh! le misérable! Et Dieu ne l’a pas 
puni? 

— Non, reprit Edmée, ce fut l'innocent, ce fut le 
bon qui ful puni à sa place, si toutefois la perte 
d’une solte enfant comme moi est une punition. 

— Achevez, Edmée, achevez, lui dis-je ; ne voyez- 
vous pas que mon ame est suspendue à vos lèvres ? 

Elle reprit : 

— Ala suite de cet événement, dont la cause 
resla un mystère pour tout le monde, l'abbé Morin 
rentra triomphant dans la maison. Ce qui transpira 
de cette scène, c’est que, dans un accès de bruta- 
lité, la premiére nuit de ses noces, M. de Montigny 
m'avait brisé la tête contre la muraille, 

» La blessure était grave; je restai, à ce que l’on 
m'a dit depuis, plus de douze heures sans connais- 
sance; lorsque je rouvris les yeux, l'abbé Morin 
était au pied de mon lit, son doigt mince allongé 
sur ses lèvres pâles, pareil à la statue du Silence. 

» Il fut le premier que je vis. 

» En se détachant de lui, mon regard s’arréta sur 
les autres personnes; ces autres personnes étaient 
le médecin, ma belle-mère et Zoé. 

» Je vis Zoé me tendre les bras avec une indéfi- 
nissable expression de joie; mais j'avais perdu une 
telle quantité de sang, j'étais si faible, que je m'ef- 
frayai à l’idée de parler ou d’entendre parler, et 
que je refermai les yeux, emportant pour tout sou- 
venir, dans le demi-sommeil où je me plongeai, l'i- 
mage du prêtre, dont le geste impératif me com- 
mandait le silence. 

» J'avais remarqué que M. de Montigny n'était 
point là, et, contradiction élrange, je lui en faisais 
presque un reproche, 

» Le médecin recommanda que l’on me laissat 
seule, affirmant que désormais c'était à la nature 
de faire elle-même son œuvre. J’entendis Zoé qui 
insistait pour demeurer près de moi, promettant 
qu’elle resterait immobile dans le fauteuil el que, 
quand même je m'éveillerais et lui parlerais en 
m'éveillant, elle ne me répondrait pas. 

» Elle tint parole, et ce ne fut que quatre ou cing 
jours après que j'appris d’elle ce qui s'était passé. 

» Au cri que j'avais poussé et auquel M. de Mon= 
ligny avait répondu par un cri non moins déses- 
péré, Zoé était accourue avec une bougie; elle avait 
vu, au bas de l'escalier, M. de Montigny me soule- 
vant sanglante dans ses bras, Elle et lui me erurent 
tuée sur le coup, 

» — Rien ne pouvait se comparer, me dit Zoé, au 
désespoir de M. de Montigny. 

» A nos cris, à ceux de Zoé, madame de Juvigny 
était accourue, Elle demanda ce qui s'était passé; 
mais, secouant la tête, M, de Montigny se contenta 
de lui répondre avec une profonde tristesse : 

» — Si vous m’aviez dit, madame, que la pauvre 
Edmée avait pour moi une si cruelle antipathie, 
croyez-le bien, jamais je ne fusse devenu son mari, 

» Puis, se détachant de mon corps Inanimes 

» — Je vais monter à cheval et vous amener un 
médecin, continua-t-il; quant à moi, mon devoir 
m'est tracé par la terreur que j'inspire; je ne répa- 
rattrai devant Edmée que lorsqu'elle me rappellera. 


60 ; MADAME DE CHAMBLAY. 


» Et, appuyant ses lèvres sur mon front tout san- 
glant, il saiua madame de Juvigny et sortit. Cinq 
minutes après, on entendit le bruit du galop d’un 
cheval qui s’éloignait. 

» Une heure après, le médecin était arrivé; M. de 
Montigny lui avait fait promettre de le tenir jour 
par jour au courant de ma santé; puis il s’était re- 
tiré dans son château, situé à deux lieues de celui 
de Juvigny. 

» J'abrége. 

» L'abbé Morin reprit une telle influence sur ma- 
dame de Juvigny, qu’elle partit pour Paris, me lais- 
sant aux soins de Joséphine et de Zoé, et le faisant 
maître absolu de la situation. 

» Il en profita pour se porter partie civile, deman- 
dant ma séparation de corps par suite de mauvais 
trailements. 

» Il n’y avait, au reste, qu'une voix contre M. de 
Montigny: à dix lieues à la ronde, un chœur tout 
entier de dévotes, inspirées par l'abbé Morin, le ca- 
lomniaient à qui mieux mieux. 

» D'ailleurs, les apparences n’étaient-elles pas 
Ja, et n’est-ce pas un monstre digne de l’exécra- 
tion publique, qu’un homme qui, la première nuit 
de ses noces, brise, pour une légère résistance 
qu'elle oppose à ses désirs, la tête de sa femme 
contre la muraille, surtout quand cet homme est 
un hérétique et que cette résistance est inspirée 
par des sentiments religieux ? 

» J'étais une martyre; M. de Montigny était un 
bourreau. 

» Ce bourreau était admirable jusqu’au bout. 
Voyant que je ne le rappelais pas comme il l'avait 
espéré, il ne revint pas au chateau; voyant que 
mon avocat et mon avoué poursuivaient, en 
quelque sorte au nom de Ja morale outragée, ma 
séparation d’avee lui, il ne fit aucune défense, s’en 
rapporta à la justice du tribunal, et se laissa con- 
damner sans plaider. 

» Le jour même du jugement, il partit pour l’é- 
tranger sans me dire vers quelle partie du monde il 
se dirigeait, mais en me laissant ces mots: 


« Chère enfant de mon cœur, je n’ai pas le droit 
» de faire votre malheur, n’ayant pas su faire votre 
» félicité. Je ne me tuerai pas, si malheureux que 
» je sois, parce que le suicide est un crime; mais 
» je puis vous promettre une chose, c’est qu'avant 
» que vous ayez atteint l’âge de vingt ans, l’homme 
» que vous aimerez pourra devenir voire époux. 

» DE MONTIGNY, » 


— El, vous avez eu le courage de le laisser par- 
tir? m'écriai-je, emporté par l'admiration que m’in- 
spirait cel homme. 

— Je n'étais plus à Juvigny, je ne m’appartenais 
plus; j'étais au couvent des religieuses ursulines de 
Bernay. 

— Oh! murmurai-je, entre les mains de cet 
homme; Dieu vous protége! 

— Dieu m'a protégée, répondit madame de 
Chamblay. 

— Oli! pardon de yous avoir interrompue, lui 
dis-je; conlinuez, continuez, 


XXIII 


— Lelendemain de l'arrivée de madame de Ju- 
vigny à Paris, je reçus d'elle une lettre dans la- 
quelle elle m'annonçait que ce que j'avais de mieux 


à faire, c'était, après le scandale causé par ma sot- 
tise, d'entrer comme pensionnaire au couvent des 
ursulines de Bernay. 

» Elle partait pour faire un voyage en Italie avec 
sa sœur et son beau-frère; ce voyage durerait un 
an ou deux, peut-étre davantage. En cas de mort 
de M. de Montigny, mort peu probable, puisque 
M. de Montigny avait à peine trente-deux ans, je se- 
rais libre de prendre le voile, de me remarier ou 
d'attendre ma majorité. 

» Une procuration laissée par elle à l'abbé Morin 
l’autorisait à la remplacer près de moi en toute cir- 
constance. 

» Je montrai cette lettre à Zoé, ma seule confi- 
dente; ma bonne vieille Joséphine était tout en- 
tiére en la puissance de l'abbé Morin, et, chaque 
fois que j'aurais à lutter contre lui, je savais d’a- 
vance qu’en aucune ‘façon je ne pouvais compter 
sur elle. i 

» Zoé lut la lettre; sous une apparence de frivo- 
lité, c’est un esprit très-juste et surtout un cœur 
très-résolu, à qui plus d’une fois j’ai dû un bon con- 
seil, une solide assistance. 

» Elle réfléchit un instant. 

» — Tu n'as que deux choses à faire, ma pauvre 
Edmée, me dit-elle : ou suivre le conseil que te donne 
ta belle-mère, ou m’autoriser, à l'instant même, à 
partir pour le château de M. de Montigny et à le 
ramener. 

» — Que me proposes-tu là, Zoé? m’écriai-je 

» — Je te propose ton bonheur. 

» — Je n’oserai jamais reparaître devant lui; il 
refuserait de me revoir. | 

» — Il rentrerait dans ta chambre à genoux, 
vois-{u. 

» — Non, non, jamais! murmurai-je d’une voix 
sourde; c’est impossible; ’abbé Morin dit que je 
serais damnée. 

» — Que Dieu pardonne à l’abbé Morin le mal 
qu'il a fait, et, si miséricordieux que Dieu soit, je 
doute qu'il le fasse; car ce ne serait plus de la mi- 
séricorde, ce serait de l'injustice. Encore une fois, 
veux-tu que j'aille chercher M. de Montigny? 

» — Non, je te dis que non. 

» — Si je vais le chercher sans te le dire, me 
pardonneras-tu ? 

» — Jamais, ne fais jamais cela, Zoé; car, si je 
le revoyais, celle fois, je n'irais pas jusqu'à l’esca- 
lier, je me jelterais par la fenêtre. 

» — Alors, tenons-nous au conseil donné par ta 
belle-mère, et allons au couvent. 

» — Allons au couvent, dis-lu ? 

» — Sans doute; si tu vas au couvent, j'y vais avec 
tol. 

» —Oh! avec toi, Zoé, m’écriai-je, je n'hésiterais 
pas; mais... 

» — Mais quoi? 

» — Il ne permeltra pas que tu m’accompagnes, 

» — Qui cela? 

» — Lui, 

» — Qui, lui? 

» — L'abbé Morin, 

» — Oh! ne sois pas inquiète, cela me regarde, 

» Je secouai la tête, 

» — D'abord, voyons, dit Zo6, regarde-moi en 
face; pourquoi crois-lu que l'abbé Morin ne me 
laissera pas aller au couvent avec Loi? 

» — Je ne sais, répondis-je ; mais tu connais la 
facullé que j'ai de deviner certaines choses, Eh bien, 
je suis certaine qu'ils’opposera doe que Lu me suives, 

» —Oh! quant à cela, oui, bien certainement, 
dit Zoé. 


‘ MADAME DE CHAMBLAY. 


61 


p — Mais, alors, comment feras-tu? 

» — Je te suivrai malgré lui, donc? 

»— Malgré lui! Entreras-tu au couvent malgré lui? 

» — J'y entrerai de son consentement; il est vrai 
que cela lui ‘era gros cœur, mais j'y entrerai. 

» — Alors, il n’y a pas à hésiter, ma chère Zoé, 
allons à Bernay. 

» — Oh! ne nous pressons pas tant; ce n’est pas 
une vie si agréable que celle du couvent. 

» — Celle que je mène ici est-elle bien gaie? 

» — Non, je le sais bien; mais encore ne faut-il 
pas se jeter ainsi tête baissée dans un gouffre sans 
regarder le fond. 

» En ce moment, on frappa à la porte; comme 
-les plus grands ménagements étaient recommandés 
à mon égard, quoique je fusse en pleine convales- 
cence et que je commencasse à descendre et à me 
promener dans le parc, il était défendu à qui que 
ce fût d’entrer sans frapper. 

» Zoé alla voir à la porte; c'était un des domes- 
tiques restés au château qui venait prévenir Zoé 
qu’on la demandait chez sa mère pour affaire d’im- 
portance, 

» Elle fit répéter au domestique deux fois les 
mêmes paroles. : 

» — Moi, s’écria-t-elle en riant, moi, pour affaire 
d'importance ? Entends-tu, Edmée ? On demande 
mademoiselle Zoé chez madame sa mère pour af- 
faire d'importance. ; 

» Puis, se tournant vers le domestique : 

» — Dites que j’y vais. 

» Zoé referma la porte et revint à mol. 

» — Te doutes-tu de ce que cela peut être ? lui 
demandai-je. 

» — Par ma foi, non; quelque manigance de 
l'abbé Morin, probablement. En tout cas, quel- 
que chose que ce soit, dans un quart d’heure, tu en 
sauras autant que moi. Je reviens. 

» Je restai seule, convaincue que cétait M. de 
Montigny qui faisait demander Zoé, et peut-être le 
désirant au fond du cœur. 

» J'avais souvent repassé dans mon esprit lous les 
détails de ses relations avec moi, et je ne pouvais 
me dissimuler que, si la fatale influence de l'abbé 
Morin ne m'avait pas éloignée de lui, comme me 
l'avait dit Zoé dans son langage moitié naïf, moitié 
pitloresque, mon bonheur était là. 

» Zoé rentra, 

» — Eh bien, lui dis-je vivement, que te vou- 
lait-on ? 

» — Oh! presque rien: on voulait me marier. 

» — Te marier, toi ? 

» — Tiens ! el pourquoi ne me marierail-on pas, 
au bout du compte? On t'a bien mariée, et j'ai 
huit mois de plus que toi; done, je suis une grande 
personne, 

» — Et qui done voulait te marier ? 

» — M, le vicaire, ni plus ni moins. 

» — M. le vicaire? 

» — Oui, c'était lui en personne qui m’altendait. 

» — Avec qui youlait-il te marier ? 

» — Avec Jean-Louis le sacristain. 

» — Mais Jean-Louis est pauvre, tu n’es pas 
riche; comment feriez-vous en ménage ? 

» — Voilà ce qui te trompe. On a découvert à 
Jean-Louis un protecteur inconnu qui lui donne 
trois mille francs en le mariant, Avais-tu trouvé à 
Jean-Louis d'assez beaux yeux pour qu'on lui don- 
nat dessus mille écus de dot, toi? 

» — Ma foi, non; il louche ! 

» — C’est ce que j'ai répondu; mais M. le vicaire 
m'a répliqué que j'avais tort, que Jean-Louis était 


très-joli garçon, que c'était une fantaisie seulement 
qu'il avait dans l'œil; qu’outre les trois mille francs 
qu’on lui donnait en le mariant avec moi, on portait 
ses appointements comme bedeau à six cents francs; 
que ses fonctions à l’église, qui lui prenaient un 
quart d'heure par jour de la semaine et deux ou 
trois heures le dimanche, ne l’empêchaient pas 
d'exercer son état de sabotier; enfin que, si je re- 
fusais Jean-Louis, jamais je ne retrouverais son 
pareil. 

» — Et qu’as-tu fait? 

» — J'ai refusé, naturellement. 

» — Sous quel prétexte ? 

» — Sous celui que, t'accompagnant au couvent 
des ursulines de Bernay, je ne pouvais, juste à ce 
moment-là, jurer obéissance à un homme qui pour- 
rait m’ordonner de rester à Juvigny. J’ai, du reste, 
reconnu les belles qualités physiques et morales 
de Jean-Louis, et lui ai souhaité une plus digne ap- 
préciatrice que je ne l’étais de ses mérites et de sa 
fortune. 

» — Et ta mère, qu’a-t-elle dit ? 

» — Ah! ma mère, du moment qu’elle a su que 
c'était pour te suivre que je refusais Jean-Louis, 
elle a approuvé mon refus; seulement, M. Morin la 
retournera. 

» — Comment, M. Morin? 

» — Sans doute; tu ne devines pas que le coup 
vient de lui ? 

» — Non. 

» — Innocente que tues, va! 

» Et Zoé haussa les épaules. | À 

» Je réfléchissais à l'intérêt que pouvait avoir 
l'abbé Morin à marier Zoé à Jean-Louis, lorsque 
le même domestique reparut, disant pour la se- 
conde fois à Zoé qu’un la demandait chez sa mère. 

» — Cette fois, c’est lui, dit-elle. 

» — Qui, lui? 

» — Ah! ma foi, puisque tu as la seconde vue, - 
regarde. 

» Je me recueillis, et, fermant les yeux, je fis un 
effort de volonté, en m’imposanta moi-même l’obli- 
galion de voir à distance. Tout à coup, je tressaillis. 

» — L'abbé Morin ! m'écriai-je en palissant. 

» — Eh bien, je l'avais deviné, moi, sans avoir la 
seconde vue. J 

» Puis, me prenant les deux mains et les baisant 
en s’agenouillant devant moi : ! 

» — Voyons, me dit Zoé, es-tu bien décidée à 
ne pas voir M. de Montigny ? ‘ 

» — Oui, tant que le prêtre vivra; il me rendrait 
folle, 

» — Et mieux vaut être enfermée aux Ursulines 
de Bernay qu’au Bon-Sauveur de Caen (1), tu as 
raison; demain, nous parlons pour Bernay. 

» — Et loi avec moi, n'est-ce pas? 

» — Cerlainement, 

» — Mais, s'il ne veut pas que tu m'accom- 
pagnes ?,.. 

» —Il voudra, sois tranquille, 

» — Comment l'y prendras-tu ? 

» — Cela me regarde, 

» Et, se relevant, elle m’embrassa sur les deux 
joues, la chère fille, et sortit. 

» Maintenant, ajouta madame deChamblay, pour 
ne pas inlerrompre mon récit déjà bien long, lais- 
sez-moi vous dire ici ce que je ne sus que plus tard, 
au couvent même des ursulines, 

— Chère Edmée, lui dis-je, je ne sais si tout ce 
que vous venez de me dire paraitrait long à un 


(4) Lo Bon-Sauvour, maison de fous à Caen, 


62 . MADAME DE CHAMBLAY. 


étranger; mais je sais que chaque mot que vous 
prononcez semble correspondre à une des fibres 
de mon cœur; vous voyez avec quelle ardeur je 
vous écoute, vous sentez avec quelle avidité j'aspire 
yos paroles. N'oubliez done aucun détail de cette 
yie qui m'est chère; ne m’avez-vous pas prévenn, 
d’ailleurs, que vos pressentiments vous disaient 
que j'étais destiné à vous sauver d’un grand danger? 
Pour prévoir ce danger, pour l’écarter de yous, il 
faut que je connaisse votre vie tout entière. Parlez, 
parlez donc; je vous écoute, , : 
Madame de Chamblay continua, 


XXIV 


— En arrivant chez elle, Zoé trouva sa mère qui 
l’attendait au rez-de-chanssée; la bonne femme, 
avec sa vue courte, sa foi naïve, est restée, même 
aujourd’hui encore, la fidèle de l’abhé Morin; elle 
ignore, au reste, complétement ce qui s’est passé. 

» — Qu’as tu donc fait à M. l'abbé? demanda- 
t-elle. Il semble faché tout rouge contre toi; il est à 
la chambre; montes-y vite, mon enfant, et fais ta 
paix avec lui. 

» Zoé monta sans répondre; c’est un cœur non- 
seulement dévoué, mais encore résolu que celui de 
la pauvre enfant, et, quand vous saurez tout ce 
qu’elle a fait pour moi, vous ne vous étonnerez pas 
que, lorsqu'il s’est agi de son propre bonheur, j'aie 
risqué près de votre ami la démarche à laquelle je 
dois le bonbeur de vous connaître. 

Un serrement de main mutuel, un regard échangé, 
un sourire passant des lèvres au cœur, interrompi- 
rent pendant une seconde le récit de madame de 
Chamblay, qui reprit : 

— L'abbé Morin altendait, en effet, Zoé au pre- 
mier étage; il élait assis dans un fauteuil, les sour- 
cils froncés, les lèvres contractées, et, comme pour 
ne pas se laisseraller à sa colère, il se tenait cram- 
ponné des deux mains aux deux bras de son fau- 
teuil. 

» Zoé entra, lui fit la révérence et se tint debout 
devant lui. 

» — C’est done vous, petite fille, dit l'abbé rom- 
pant le premier le silence, qui refusez le bien que 
l’on veut vous faire? 

» — Et en quoi cela, monsieur l’abbé? demanda 
Zoé, comme si elle ignorait complétement la cause 
de son irritation. 

» — En ce qu'un brave garçon veut bien vous 
choisir pour femme et que, brutalement et sans rai- 
son, vous refusez son offre. 

» — Oh! monsieur l'abbé, on vous a mal rap- 
porté la chose; je n'ai pas refusé brutalement : j'ai 
dit que M. Jean-Louis me faisait honneur, Je n'ai 
pas refusé sans raison : j'ai dit que je n’aimais pas 
M. Jean-Louis, et, sauf votre avis, monsieur l'abbé, 
quoique je n’ale pas grande expérience en ces sortes 
de malières, je crois la fionne amitié encore plus 
nécessaire en amour qu'un sac d'argent, si gros qu'il 
soit. 

» — Ce n’est point là la raison qui vous a fait re- 
fuser, mademoiselle, dit l'abbé, étonné de cette ré- 
sistance railleuse à laquelle il ne s'attendait pas. 

» — Ce n'est point là Ja raison tout à fait, mon- 
sieur l'abbé; mais c'est une des deux raisons. 

» — Et quelle est l’autre? Voyons, 

» — Madame de Montigny — Zoé appuya sur ce 
mot, qui amena sur les lèvres de l'abbé un funèbre 


sourire — madame de Montigny, répéta Zoë, va, 
suivant le conseil de sa belle mére et votre désir, 
monsieur l'abbé, se rendre au couvent des ursuli- 
nes de Bernay. A 

» — Ah! fit l’abbé, c’est bien heureux ; elle s’est 
décidée, enfin! 

» — Oui, mais à une condition. 

» — Elle fait des conditions ? 

» — Oh! mon Dieu, oui; comme on dit, vous 
savez, monsieur l’abbé, le mariage émancipe, et 
Edmée est mariée. 

» — Voyons, quelle est la condition 
mademoiselle Edmée ? 

» — Que fait madame de Montigny, vous voulez 
dire? 

» — Soil, 

» — Eh bien, la condition qu’elle fait est que je 
ne la quitterai pas; je ne peux pas me marier au- 
jourd’hui, vous comprenez, monsieur l'abbé, et 
m’en aller au couvent demain; ce serait d’un mau- 
vais exemple, si l’on ne se mariait que pour cela. 

» — Soit; mais, par malheur, le désir de made- 
moiselle Edmée est impossible à réaliser. 

» — Kt qui s’y opposera? 

» — Votre mere d'abord ; elle est bien décidée 
à ne pas se séparer de vous. 

» — Bonne mère ! dit Zoé, je la reconnais bien 
la; mais, par bonheur, monsieur l'abbé, je sais 
quelqu'un quia une grande influence sur elle et 
qui obtiendra que je suive ma sœur de lait. 

» — Qui cela? demanda l'abbé d’un air de 
doute. 

» — Vous, monsieur Morin, dit Zoé. 

» — Moi? répéta l'abbé. 

» — Oui, vous-même. 

» — Ah bien, oui! compte sur moi pour cela. 

» — J'y compte cependant, monsieur l’abbé. 

» — Eh bien, tu te trompes, et du tout au tout. 

» Zoé secoua la tête, ! 

» — Parce que vous ne savez pas les raisons que 
jai d’y compter, monsieur Morin. | 

» — Je serais curieux de les connaître, ces rai- 
sons. 2 

» — Oh ! mon Dieu, je vais vous les dire, à vous, 
comme je les dirais à tout le monde, 

» — J'écoute. 

» L'abbé s’accommoda dans son fauteuil pour 
mieux entendre les raisons de Zoé. 

» — La première, c’est que madame de Monti- 
gny... 

» — Ne pouvez-vous, ma chère, yous déshabi- 
tuer d’appeler mademoiselle de Juyigny de ce 
nom? , 

» — Pourquoi m’en déshabituerais-je, monsieur 
l'abbé, puisque c’est le sien? 

» — Vous savez qu’elle ya être séparée de son 
mari ? f 

» — Une séparation, monsieur l'abbé, n'est pas 
le divorce. 

» — Vous êtes bien savante, 

» — Dame, on m’a dil cela; et puis elle n’est pas 
séparée encore. 

» — Elle va l'être ; j'ai tous pouvoirs de madame 
de Juvigny pour poursuivre celle séparalion. \ 

» — Oui; mais, supposez que madame de Monti= 
gay ne veuille pas qu’on la poursuive? 

» — Hein ! que dites-vous là ? s’écria l'abbé. 

» —- Je dis une chose tout à fait possible. 

» — Après ce qui s'est passé, après les mauvais 
trailements dont la pauvre enfant a été victime, que 
penseraitle monde ? 

» — Si le monde restait dans l'ignorance des 


que fait 


causes qui ont amené ces prélendus mauvais trai- 
temenls... 

» — Prétendus ? 

» — Je m’entends, monsieur l’abbé, et je suis 
sûre que, vous aussi, yous m’entendez ; si le monde 
savail ce que je sais, moi, par exemple... k 

» — Vous! dit l'abbé; et que savez-vous ? Dites. 

» — Si le monde savait, monsieur l’abbé.., Ab! 
mais, tenez, j'aime mieux ne vous rien dire; lais- 
sez-moi ne pas quitter Edmée: — vous voyez, pour 
xous faire plaisir, je ne l’appelle plus madame de 
Montigny ; — laissez-moi ne pas quitter Edmée, et 
je ne dirai rien, et tout restera comme cela est. 

» — Non pas, mademoiselle, dit l'abbé, vous 
parlerez, au contraire, et à l'instant même, 

» — Vous le voulez, monsieur l’abbé ? 

» — Je le veux! 

» Zoé baissa la voix, 

» — Si le monde savait, par exemple, que, Ja 
veille du mariage d’Edmée, vous vous êtes donné 
la peine de quitter Bernay pour venir la confesser 
vous même ? 

» — N'étais-je pas, de tout temps, son con- 
fesseur, et devais-je, à un moment aussi inlé- 
ressant de la vie, abandonner ma pupille spiri- 
tuelle ? 

» — Non, monsieur l'abbé, et le monde, en effet, 
ne pourrait qu’applaudir à ce dévouement; cepen- 
dant, lorsque le monde saurait que vous n’avez 
pris la peine de venir de Bernay ici que pour expli- 
quer 4 votre pupille la possession des religieuses de 
Loudun... 

» — Que dites-vous là ? 

» — Que pour la menacer de la perte de son 
corps en ce monde et de son âme dans l’autre, si 
elle devenait jamais la femme de celui que, le len- 
demain, la loi et l'Église allaient lui donner pour 
époux ! 

» L'abbé fit un mouyement comme pour arrêter 
de Ja main les paroles sur la bouche de Zoé; ses 
lèvres pales et minces murmurérent quelques mots 
de menace; mais Zoé se recula; elle était décidée 
à pousser la chose jusqu'au bout. 

» — Lorsque le monde saurait que ce livre des 
religieuses de Loudun, c’élail vous qui l'aviez tiré 
de la bibliothèque et fait mettre par ma mère sous 
les yeux d’Edmée ; lorsque le monde saurait que 
le premier billet qu’elle a trouvé, le matin de ses 
noces, sous le socle de la Vierge, c’est vous qui 
l'aviez écrit et qui l’aviez fait mettre là par ma mère 
encore; lorsque le monde saurait que le second 
billet qu'Edmée a trouvé à la même place Je soir, 
et que j'ai gardé, venait Loujours de vous et avait 
élé mis Ja par ma mère, loujours; lorsque le 
monde saurait que, pendant cette fatale nuit de 
noces, vous éliez ici, caché dans celte chambre 
même, atlendant Je résullat de vos menaces et 
prévoyant le malheur qui est arrivé : voyons, mon- 
sieur J'abbé, croyez-vous que le monde ne plain- 
drait pas la pauvre enfant que vous avez rendue 
presque folle, n'absoudrait pas M. de Monligny et 
n'accuserait pas le véritable coupable ? 

» L'abbé se leva livide, les yeux élincelants, les 
lèvres serrées ; s’il eût été certain de l'impunité, à 
coup sûr Zoé eût payé son audace de sa vie : il 
‘eût étranglée de ses mains, 

» Mais, avec un violent effort sur lui-même, il 
etomba dans son fauteuil en murmurant : 

» — Pelite misérable! 

» Zoé ne s'intimida point. 

» — El, coptinua-t-elle, supposes que la connais- 
ance de tous les fails que je wens de vous raconter 


MADAME DE CHAMBLAY. 


| 


63 


parvienne à M. de Montigny, accompagnée des 
preuves, croyez-vous qu'il existe, diles-moi, un tri- 
bunal qui ait l'infamie de prononcer cette sépara- 
tion de corps que vous poursuivez ayec l’autorisa- 
tion de madame de Juyigny ? 

» — Fais cela, vipère, et Edmée deviendra folle, 
et, au lieu de la conduire avx Ursulines de Bernay, 
tu l’enverras au Bon-Sauveur de Caen. 

» — C’est justement ce qu’elle m'a dit, mon- 
sieur l'abbé ; c’est justement ce qui fait que je me 
lairal, 

» — Ab! fit l'abbé. 

» — Mais, comme je vous l’ai dit, A la condition 
que je ne quilterai pas Edmée, qu’elle ne sortira 
qu'avec moi, et que nous n’aurons qu’une chambre 
pour nous deux, 

» L'abbé abaissa ses soureils sombres sur ses 
yeux, réfléchit un instant, essuya avec son mou- 
choir son front inondé de sueur, et dit d’une yoix 
qu'à force de puissance sur lui-même il était ar- 
rivé à rendre calme : - 

» — J’ai voulu votre bonheur, vous le refusez; 
si votre mère consent A vous laisser suivre Edmée, 
je ne m’y oppose pas; allez, 

» Zoé lit une révérence, descendit, embrassa sa 
mère, Jui assura qu'elle venait de faire sa paix avec 
l'abbé Morin, et, tout courant, rentra dans ma 
chambre en disant : 

» — Nous parlons demain pour Bernay. 

» — Ensemble ? 

» — Ensemble, 

» — Alors, charge-toi de tous les préparatifs, lui 
dis-je ; je suis si faible de corps et d'esprit, que je 
suis incapable de penser à rien, ni de rien faire. 

» Et je pris el serrai ma tête entre mes mains 
comme pour empécher la raison de s’en échapper. 

» En effet, lant d'événements yenaient, dans 
l'espace de quelques jours, de se succéder dans 
ma vie si Calme jusque-là, que, plus d’une fois, je 
senls le délire près de s'emparer de moi, et que je 
fus sur le point de m’éerier : 

» — Je deviens folle ! 

» Eh bien, souvent Zoé m'a répété, depuis, que 
la crainte seule de voir se déchirer dans mon cer- 
veau Celle Jrêle barrière qui sépare l'imagination 
de la folie, l’avait retenue de tout me dire et d’a- 
mener M, de Montigny au pied de mon lit. 

» Elle ne le fit pas ; Jes desseins de Dieu sont im- 
pénétrables. — Nous partimes comme la chose avait 
été convenue el sans que ma bonne Joséphine, en- 
üèrement au pouvoir de l’abbé Morin, mit obstacle 
au départ de Zoé pour Bernay, où je n’eus plus de 
nouvelles de M, de Montigny que par la lettre où, 
notre séparation de corps prononcée, il m'annonça 
son départ pour l'étranger. 

» Pendant les trois semaines qui s'élaient écoulées 
depuis mon arrivée à Bernay, j'avais retrouyé beau- 
coup de calme, et peu à peu Zoé, qui ne perdait 
pas l'espoir de me réunir à M. de Mopligny, dont 
Jappréciais au fond du cœur Loutes les nobles qua 
lités et dont la fatale influence de mon mau- 
vais génie m'avait seule éloignée, peu à peu Zoé 
élail arrivée à me faire consentir A une eutrevue, 
lorsque, lout à coup, la lettre que je yous ai dite 
arviva, 

» Il y avait dans cette lettre une telle tristesse, 
une telle grandeur, une telle abnégalion, que je 
fondis en larmes en la lisant, 

» Zod me suivait des yeux, 

» — Tu l'aimes? me dit-elle toute joyeuse, 

» Je ne répondis pas, 

» — Tu l'aimes? insista-t-ell 


64 MADAME DE CHAMBLAY. 


» — Je le plains, lui dis-je. | 

» Elle me sauta au cou, m’embrassa et s’élança 
hors de notre cellule en me criant : 

» — Je reviens. 

» Je continuai de pleurer, les larmes me soula- 
geaient; je n'aurais jamais cru que des larmes 
pussent faire tant de bien. 

» À mon grand étonnement, une heure se passa, 
deux heures se passèrent sans que je visse revenir 
Loé. 

» — L'heure du diner sonna; la tourière, chargée 
de notre petit ménage, monta dresser la table et me 
demanda si je dinais seule ou si elle devait mettre 
deux couverts. 

» Je ne comprenais pas ce qui pouvait retenir Zoé 
dehors; pas un instant elle ne m'avait quitiée de- 
puis notre arrivée à Bernay. 

» L'abbé Morin m'avait fait deux visites, et, pen- 
dant ces deux visites, elle était restée debout, ap- 
puyée à mon fauteuil, sans s'inquiéter dela singu- 
lière expression du regard que lui avait lancé l'abbé 
Morin. 

» Quelques jours auparavant, sans que je devi- 
nasse dans quel but, elle avait fait mettre deux ver- 
rous à la porte, me faisant promettre, si une obliga- 
tion quelconque l’éloignait de moi, de ne recevoir, 
le jour, personne en son absence, et de pousser 
avec soin les verrous la nuit. 

» Comme j'attendais Zoé d'un moment à l’autre, 
je dis à la tourière de mettre les deux couverts. 

» Je l’attendis une heure au delà de l’heure du di- 
ner pour me mettre à table; ellene reparut pas. Je 
dinai seule, occupée d’une seule chose, c'est-à-dire 
de cette lettre de M. de Montigny et du chagrin que 
celui qui l’avait écrite devait éprouver. 

» Le soir vint; huit heures sonnèrent. A huit 
heures, dans la saison d’été, on fermait le couvent, 
La touriére entra dans ma cellule. 

» Elle venait me prévenir que l’on avait dû faire 
connaître l’absence de Zoé à l’abbé Morin et lui de- 
mander si l'on devait, en cas de retour pendant la 
nuit, contrevenir aux règles ordinaires du couvent, 
qui défendaient d’ouvrir les portes à qui que ce fat, 
au directeur excepté, après neuf heures du soir. 

» L'abbé Morin avait répondu qu'il ne voyait pas 
pourquoi l’on ferait une exception pour Zoé. 

» Si Zoé n’était pas rentrée avant neuf heures, 
elle ne rentrerait done pas avant le lendemain, huit 
heures, 

» J’allendis avec une véritable angoisse. 

» Depuis le soir où, dans un accès de folie, je 
m’élais échappée de ma chambre el m’élais fendu 
la tête en roulant du haut en bas d’un escalier, je 
n'élais jamais restée seule la nuit; souvent, Zoé 
couchée à côté de moi, je me réveillais en proie 
à des terreurs sans cause, toute frémissante de 
fièvre, toute trempée de sueur, poussant des cris 
d’effroi, 

» Je croyais voir courir des flammes sur les mu- 
railles, je croyais voir ma chambre se peupler de 
fantômes. 

» Mais, en rouvrant les yeux, je me sentais entre 
les bras de Zoé, j’entendais sa voix qui me rassu- 
rail, et, toute frissonnante, je rappelais ma raison. 

» J'entendis sonner le quart, la demie, les trois 
quarts avant neuf heures, 

» Puis, neuf heures enfin. Zoé n’était pas reve- 
nue, 

» J'espérai que la touriére remonterait pour me 
demander si je n'avais pas quelque ordre à lui don- 
ner; elle ne remonla point. 

» Le jour s’élait complétement éteint; je poussai 


les verrous de ma porte, me rappelant les recom- 
mandations de Zoé, et j’allumai ma hougie. 

» Vers dix heures, je m’apercus que je n’ayais de 
lumiére que pour une heure et demie ou deux 
heures; je cherchai une seconde bougie, mais inu- 
tilement. 

» Nous étions au bout de notre provision, et j'avais 
oublié de la faire renouyeler. 

» Je pouvais sortir de ma chambre, descendre 
chez la touriére en demander une autre; mais il me 
fallait traverser un long cerridor et longer le cloître 
qui servait de cimetière; je n’en eus pas le courage. 

» Deux fois, j’allai jusqu’à la porte; deux fois, je 
revins m’asseoir, le cœur bondissant, les jambes dé- 
faillantes. 

» Jouvris la fenêtre afin d'appeler; toute lumière 
était éteinte chez la touriére; il se faisait dans le 
couvent, et même dans les rues, le plus profond si- 
lence : j’eus peur de ma propre voix, les mots expi- 
rérent dans ma gorge. 

» Je refermai la fenétre et tombai dans mon fau- 
teuil; j’étais anéantie, 

» Deux choses seulement vivaient en moi : mes 
yeux, qui suivaient la cire fondante et la décrois- 
sance de la bougie; mes oreilles, qui saisissaient la 
première vibration de la cloche sonnant l'heure et 
qui en gardaient jusqu’à la dernière vibration. 

» J'avais beau me dire que je ne courais aucun 
danger; l'instinct du danger inconnu s’obstinait à 
demeurer dans mon esprit et faisait frissonner tout 
mon corps. 

» La bougie me semblait décroître avec une 
fantastique rapidité. 

» Vers onze heures et demie, elle n’eût plus, pour 
s’alimenter, que la cire fondue que la chaleur main- 
tenait liquide dans le récipient du chandelier. 

» Je maintins la mèche debout et l’alimentai le 


plus longtemps que je pus; mais, entre minuit 


moins un quart et minuit, elle commença de petil- 
ler, puis jeta une lumière plus vive, puis enfin s'é- 
teignit. 

» Je demeurai dans la plus complète obseurité, la 
nuit étant sans lune et le ciel presque sans étoiles. 

» Quelques minutes avant que minuit sonnat, je 
sentis en moi cette agitation et ce trouble qui pré- 
cèdent ces hallucinations étranges où ma vue ac- 
quiert celle acuilé presque surhumaine qui lui per- 
met de voir à travers les murailles. 

» Je sentis que le danger que j'avais deviné ap- 
prochait. 

» Je ne puis comparer l'impression éprouvée par 
moi qu'à celle que doit ressentir la gazelle enfer- 
mée dans une cage, lorsque, sans voir encore le 
tigre qui s'approche d’elle, elle le sent déjà. 

» Tout mon corps était secoué par un mouvement 
convulsif; ma poitrine semblait écrasée du poids 
d’une montagne; il n’y avait pas un cheveu de ma 
têle qui n’eût sa goutte d’eau. 

» Tout à coup, j’entendis un bruit lointain de pas 
qui allaient se rapprochant; tout à coup, je vis, dans 
le corridor, comme s’il était éclairé ou par le soleil 
ou par mille bougies, — je vis une chose qui m'é- 
pouvanta. 

» Une ombre se glissait obscure dans ce corridor 
éclairé; elle essayait d’assourdir en marchant le 
bruit de ses pas, et cependant chacun de ses pas 
retentissait dans ma poitrine, agilant toutes les 
fibres de mon cœur; cetle ombre, dont je ne pou- 
vais distinguer les traits, avail la forme et la tour- 
nure de l'abbé Morin. é 

» Je me rappelai la seéne de la sacristie, cette 
scène où, du fond de ma léthargie, j'avais vu cet 


MADAME DE CHAMBLAY. 


65 


homme s’approcher de moi à pas lents et sourds, 
puis se pencher vers moi, puis poser ses lèvres im- 
pures sur ies miennes. 

» Je demenrai muette, immobile, fascinée. 

» Il arriva ainsi, posant sa main contre la mu- 
raille, afinde se faire un appui, jusqu’en face de la 
porte.de ma cellule. 

» La, comme si la force lui manquait, ou comme 
s’il eût été pris d’hésitation, il s’adossa à la muraille 
opposée. 

. » Je le voyais se découpant en noir sur la mu- 
raille blanche. 

» Au bout d’un instant, il se redressa, tira une 
clef de sa poche et l’approcha de la serrure. 

» J’oubliai que le double verrou qu'avait fait po- 
ser Zoé me servait de rempart contre ses tentati- 
ves; je m’élancai vers la fenêtre, je l’ouvris pour 
me précipiter, et je l’eusse fait, quelle qu’eût été 
sa hauteur, 

» Par bonheur, la fenêtre était grillée. 

» Je m'accrochai à l’un des barreaux, que je 
secouai de toutes mes forces, et je m’écriai, hale- 
tante, éperdue : 

» — A moi! au secours ! ; 

» J'entendis la clef tourner rapidement dans la 
serrure ; il me sembla qu’elle accrochait en tournant 
la fibre de vie cachée au plus profond de mon 
cœur. Je poussai un gémissement inarliculé, je 
lachai le barreau, je tombai sur mes genoux et je 
m’évanouis... 

Vous n’ayez pas idée, cher ami, des émotions 
éprouvées par moi pendant ce récit de ma chère 
Edmée; je ressentais toutes ses terreurs, et elle les 
dépeignait avec une telle vérité, que, moi aussi, je 
croyais voir ce qu’elle voyait, elle, avec les yeux du 
souvenir, 

Peu à peu je m'étais rapproché d’elle, et, par un 
simple mouvement de protection qui n'avait rien 
de sensuel, quoiqu’il fat d’une douceur infinie, je 
Pavais enveloppée de mon bras et je la serrais 
contre mon cœur. 

Ses cheveux touchaient les miens, son haleine 
effleurait mon visage; je voyais en quelque sorte 
les paroles sortir de sa bouche et j’eusse pu, pour 
ainsi dire, les saisir en passant avec mes lèvres. 

Elle comprit Je danger d’une pareille situation, 
me donna son front à baiser comme eût fait une 
sœur, et s’éloigna doucement de moi sans que j’es- 
sayasse de la retenir autrement que par la main. 

Seulement, ma bouche, presque malgré elle, 
murmurait ces mots : 

— Edmée ! chère Edmée! 

Les entendit-elle? Je n’en sais rien; mais, déga- 
gée de mon étreinte, elle continua : 

— Je revins à moi seulement au bruit de coups 
violents frappés à ma porte, et à celui de mon 
nom répété avec angoisse par une voix effrayée. 

» Il était grand jour. 

» J'étais étendue à l'endroit même où j'élais 
tombée; je me soulevai lentement, Un grand froid 
m'avait saisie, exposée que j'avais élé à l'air de la 
nuit au-dessous de cette fenêtre ouverte; je ne me 
souvenais de rien; je me fusse levée de mon tom- 
beau, que je n'eusse pas été plus inerte et plus 
anéantie. 

» La premiére pensée qui se fit jour dans mon 
esprit, fut que Zoé était à ma porte et qu’elle m'ap- 
pelait. 

» Je fis un effort pour rappeler ma voix, 

» — Entre! lui dis-je. 

» — Mais je ne puis, me répondit-elle, puisque 
tu es enfermée en dedans, 


» — Ah! murmurai-je. 

» Et, l'œil fixe, la main sur mon front alourdi, 
les jambes chancelantes, j’allai tirer les verrous et 
ouvrir. ; 

» Zoé se précipita dans la chambre, jeta. un 
regard rapide autour d’elle et le ramena sur moi. 
Elle vit que j'étais tout habillée et que mon lit n’a- 
vait pas été défait. : 

» — Tu ne Ves pas couchée ? me dit-elle. 

» — Je ne sais pas, répondis-je. 

» — Qn’as-tu donc ? s’écria-t-elle. Tu es pale et 
froide comme un marbre. 

» — Je n’en sais rien, dis-je en secouant la tête. 

» Elle alla à la porte, la referma, revint vive- 
ment à moi qui étais restée muette ef sans moure- 
ment, me prit à bras-le-corps et m’entraina vers 
mon lit, où elle me fit asseoir avec elle. 

» — Voyons, me dit-elle, la porte est fermée, 
nous sommes seules ; que s'est-il passé ? 

» Je la regardai avec un œil vide de pensée. 

» — Voyons, dit-elle, rappelle-toi. 

» Je baissai la téle sur ma poitrine et fis un 
effort sur moi-même pour rappeler mes souve- 
nirs. 

» Tout & coup, je tressaillis : quelque chose 
comme un de ces phares qui éclairent les ténèbres 
de l'Océan venait de s’éveiller dans mon esprit et 
illuminait ma mémoire; comme on voit les flots 
suivis des flots monter sur le rivage, je voyais le 
flux de mes souvenirs se succéder depuis le mo- 
ment où Zoé m'avait laissée seule jusqu'à celui où 
j'avais entendu sa voix eriant mon nom. Je lui jetai 
mon bras autour du Cou, et, tout bas à l'oreille, de 
peur que quelqu'un ne l’enténdit, je lui racontai, 
à elle, ce que je viens de yous raconter à vous- 
même, 

» — Eh bien, me dit-elle, tu vois que j'ai eu bien 
raison de faire mettre des verrous à notre porte. 

» — Mais toi, lui demandai-je, pourquoi m/’as-tu 
quittée? A quel propos m’as-tu laissée seule? Où 
élais-tu allée? 

» — Hélas! me dit-elle, j'étais allée chercher 
M. de Montigny. 

» Je sentis un frisson me courir par tout. le 
corps; mais ce frisson n'avait rien de douloureux. 

» — Eh bien? lui demandai-je. 

» — Eh bien, répondit-elle, il était trop tard; 
il est parti hier matin, et nul ne sait la route qu'il 
a prise, élant parti seul à cheval avec son domes- 
tique ; les portes et les fenêtres étaient fermées, le 
chateau avait l'air d’une tombe, 

» Je poussai un soupir. 

» — Ainsi soit-il!,.. murmurai-je. 

Je tressaillis : c’étaient les trois mêmes mots que 
vous m’aviez laissés pour consolation et dont j'avais 
fait ma devise. 

Ces trois mots, sortant de la bouche de madame 
de Chamblay, me firent tressaillir au point qu'elle 
s'en aperçut et me demanda ce que j'avais. 

Je lui racontai alors, en quelques paroles, à quels 
tristes et tendres souvenirs se rapporlaient ces 
trois mots ; j'eus peu de chose à lui Ar au reste: 
le soir de la noce de Gratien et de Zoé, je lur avais 
déjà parlé de la mort de ma mère et des sensations 
que celle mort m'avait fail éprouver, 

Mais j'avais hate d'entendre la suite de son récit. 

— Vous n'avez pas fini? lui dis-je. 

— Ce qui me reste & vous raconter, me dit-elle, 
peut se dire en deux mots : 

— Zoé m'ouvrit les yeux snr les sentiments que 
me portait l'abbé Morin, Cet homme m'aimait d'un 
amour de prétre, plus terrible et plus menagant 

b 


66 MADAME DE CHAMBLAY. 


EEE RE TETE EEE RO OO SR VDS NEIEENCEN) 


qu’une haine. — II s’apercut facilement que je sa- 
yais cet amour; d’ailleurs, Zoé lui en avait assez 
dit pout qu’il comprit qu’elle l'avait deviné, et, du 
moment que Zoé l'avait deviné, il ne doutait pas 
qu’eussé-je eu des écailles sur les yeux, ces écailles 
ne fussent tombées à la voix de Zoé. 

» Seulement, ce qu’il ignorait, ce qu’il ignore 
encore, ce qu'il ignorera probablement toujours, 
c’est ce don inconceyable de la nature, c’est cette 
incroyable faculté de mon organisation qui m'a 
fait trois fois le voir quand il se croyait caché à 
mes yeux : la première fois dans la sacristie, la 
seconde fois pendant la soirée de mes noces dans 
la maison de Joséphine, la troisième fois la nuit 
où il avait essayé inutilement d’ouvrir la porte de 
ma cellule. $ 

» Je me sentais une grande force sur lui, sachant 
ce qu’il devait croire que je ne savais pas. ee” 

» Que vous dirai-je ? Trois ans s’écoulérent ainsi 
sans que Zoé me quittat d'une heure; pendant ces 
irois ans, je sentis en quelque sorte les regards du 
prêtre sur moi. : = 

» Madame de Juvigny était restée à Florence; 
la vie italienne lui avait plu et il n’était pas ques- 
tion de son retour en France. Les jours s’écoulaient 
dans une monotonie inouie ; par bonheur, une de 
nos sœurs, Anglaise de naissance et catholique 
quoique Anglaise, se prit d’amitié pour moi, en 
même temps que je me prenais d'amitié pour elle. 
Elle m’offrit de me donner des leçons d’anglais. 
J'acceptai. Chaque jour, elle venait passer deux 
ou trois heures avec moi, et, au bout de dix-huit 
mois, je parlais l'anglais comme une Anglaise. 
Cette bonne sœur était, en outre, excellente musi- 
cienne. J'avais étudié le piano comme une pen- 
sionnaire étudie; j’achetai un piano et je travaillai 
aussi sérieusement la musique que j'avais travaillé 
l'anglais. Comme la sœur était fort instruite en 
tout, elle m’indiqua les livres que je devais lire ; 
ces livres, Zoé les faisait venir, soit de Caen, soit 
d'Évreux; j’appris ainsi l’histoire. Le temps passait 
lentement, mais il passait, et, si je n'étais pas heu- 
reuse, j'étais au moins tranquille. 

» Ces trois années ont laissé dans ma vie la 
trace calme et mélancolique d’un lac plein d’ombre 
et de fraîcheur dans un paysage désolé. 

» Au reste, un souvenir planait sur ma vie, celui 
de M. de Montigny, j'en étais arrivée à lui rendre 
pleine et entière jours, el, si j'eusse su où le re- 
trouver, j'eusse bien certainement été me jeter à 
ses pieds et lui demander pardon; mais quelques 
informations que prit Zoé dans les différents 
voyages qu’elle fit à Juvigny, voyages pendant les- 
quels la religieuse anglaise la remplaçait près de 
moi, elle ne put rien apprendre sur lui. 

» Peu de jours se passaient sans que je songeasse 
à lui et sans que j’arrétasse, souvent pendant une 
heure entière, mes yeux sur la bague qu'il m'avait 
donnée, 

» Un jour, — c'était le 16 avril 4840, — il me 
sembla que ma turquoise pâlissait; ne ressentant 
aucun malaise, je crus que ce changement de cou- 
leur était une erreur de mes yeux. 

» Le lendemain, il me parut qu’elle était plus 
pale encore que la veille ; je la montrai à Zod; Zoé 
fut frappée comme moi de la teinte verdâtre qui 
succédait à son splendide azur, 

» Elle s'inquiéla de ma santé, se rappelant ce 
que nous avail dil M. de Montigny de la propriété 
sympathique de cette pierre; jamais je ne m'élais 
mieux portée. 

» Cependant la turquoise allait chaque jour pa- 


lissant, et, je l'avoue, j'étais profondément affectée 
des progrès visibles de cette teinte, qui lui enlevait 
toute sa beauté primitive, 

» Enfin, neuf jours après celui où elle avait 
commencé à se ternir, c’est-à-dire le 25 avril, en 
m'éveillant, comme je le faisais depuis une semaine, 
mon premier regard fut pour ma bague. 

» Elle était livide et gercée en croix. 

» Cette gercure, dont il n’y avait pas trace la 
veille, s'était faite pendant la nuit. 

» Un mois après, arriva une lettre cachetée de 
noir ; elle était timbrée de New-York. 

» Elle m’annoneait la mort de M. de Montigny. 

» Il s'était battu en duel avec un Américain ; le 
duel avait eu lieu au pistolet ; les deux combattants 
avaient fait feu l’un sur l’autre en même temps; 
M. de Montigny avait tué roide son adversaire et 
avait été blessé mortellement. 

» L'événement avait eu lieu le 16 avril 1840; 
M. de Montigny était mort neuf jours après, c’est-à- 
dire dans la nuit du 25 au 26 avril. 

» Le 16 avril était le jour où ma turquoise avait 
commencé à palir; la nuit du 25 au 26 était celle 
où elle était devenue livide. 

» La pierre sympathique était restée fidèle à son 
premier maitre, et était, pour ainsi dire, morte avec 
lui. 

» On avait trouvé dans le portefeuille de M. de 
Montigny un testament par lequel il me léguait 
toute sa fortune... 

— Oh! madame, madame, m/’écriai-je triste- 
ment, voilà un souvenir contre lequel nul ne peut 
avoir la prétention de lutter. 

— Mon ami, me répondit Edmée, c’est plus 
qu’un souvenir, c’est un remords. 

Je me levai brusquement et, presque sans savoir 
ce que je faisais, j’allai, en chancelant, appuyer 
ma tête contre un platane, à 

Je n'avais jamais, je crois, éprouvé plus poi- 
gnante angoisse de jalousie. 

Edmée, sans me dire un seul mot, me laissa un 
instant livré tout entier au sentiment qui m'agi- 
tait; puis elle vint doucement s'appuyer sur mon 
épaule. 

— Mais comprenez donc, lui dis-je en me retour- 
nant vers elle, comprenez done que cet homme, 
c'était la perfection sur la terre. ; 

— Voilà, sans doute, répondit Edmée, pourquoi 
Dieu l'y a laissé si peu de temps. 

— Edmée, lui dis-je, je n’ai point les vertus de 
M. de Montigny, mais je jure de vous aimer comme 
il vous aimait. 

— Alors, répliqua tristement Edmée, alors j’au- 
rai fait deux malheureux au lieu d’un! 


XXV 


Je restai appuyé au platane; Edmée, debout près 
de moi, avail passé son bras sous le mien, et je 
serrais son bras contre mon cœur: 

Le bas de ma figure effleurait son front, et la 
brise de la nuit, en soulevant ses cheveux, les fai- 
sail flotter sur mon visage, 

Un doux parfum, parfum étrange, composé de 
celui de la violeite et du géraniym, montait à mol, 
émané d’elle, et m’enivrait. : 

Le mouvement violent qui, pendant quelques mi- 
nutes, m'avait agité, se calmait peu à peu et faisait 
place à un indicible bien-être, 


MADAME DE CHAMBLAY. 67 


Ma poitrine se soulevait sous des aspirations in- 
connues, pleines d’une volupté céleste et dont au- 
cune sensation humaine ne m'avait jusque-là donné 
l'équivalent. 

Je levai les yeux au ciel et laissai, d’une voix 

pleine de reconnaissance, échapper cette double 
exclamation : 
— Mon Dieu ! mon Dieu! 
— Ami, dit-elle, 
— 0 Edmée! m'écriai-je, quel charme divin le 
Seigneur a-t-il donc mis en vous?... Vous êtes 
moins que l’ange, puisque, par bonheur, vous n’avez 
pas ses ailes; mais, à coup sûr, vous êtes plus que 
la femme; vous avez pris quelque chose à tout ce 
que la nature a de charmant, son parfum à la fleur, 
la douceur de sa voix à l'oiseau, sa poétique mélan- 
colie à la nuit; vous êtes un de ces êtres mystérieux 
placés entre l’homme et la Divinité, pour servir 
d'intermédiaire entre la terre et le ciel; cette dou- 
ble vue, ce don surhumain que Dieu a mis en vous, 
c’est la sublime révélation, à mes yeux, de sa grâce 
infinie, O Edmée, Edmée! je ne vous aime pas, je 
yous adore! 

. Je me laissai glisser à ses pieds et je baisai le bas 

de sa robe. 

Une autre femme se fat écartée devant moi ou 
m’efit repoussé. 

Elle, au contraire, restant debout, posa douce- 
ment sa main sur ma léte. 

— Ami, dit-elle avec une voix d’une ineffable 
douceur, un jour peut-être saurez-vous comment 
je puis écouter sans colère ce que vous me diles : 
ma vie n’est qu’une longue énigme, qu’un inexpli- 
cable mystère ; j’en suis à me demander souvent si 
la chaine des événements qui ont fori.4 mon exis- 
tence est une raillerie du hasard ou une combi- 
naison de la Providence; seulement, sachez une 
chose, et, croyez-le, cet ayeu je puis vous le faire 
sans crime, je vais avoir vingt-lrois ans, Max; eh 
bien, la seule heure bénie de ma vie, le seul mo- 
ment heureux de mon existence, je viens de lés ren- 
contrer sur ce bane et contre ces arbres. Relevez- 
vous, Max; vous n’en demandiez pas davanlage, 
n'est-ce pas ? 1 

— Oh! Dieu m'est témoin, m’écriai-je, que je 
n'en demandais pas tant. 

Elle sourit, 

— Vous me regardez d’un œil étonné, dit-elle; 
la seule chose que je puisse vous dire, c’est que cet 
aveu, je vous le répèle, j'ai le droit de vous le faire; 
c'est que je n'enlève rien à personne en vous le 
faisant. 

— Edmée, répliquai-je, si je vous demandais la 
fin de votre récit, me la diriez-vous ? 

— Volontiers, et.il sera court, répondit Edmée 
avec Un sourire si singulier, que je n’en pus com- 
prendre l'expression. Un an et demi après la mort 
de M. de Monligny, faliguée de cette vie végétative 
du cloitre, j'épousai M. de Chamblay. 

. — Et qui vous fit faire ce mariage ? demandai-je. 
Je vis le même sourire reparailre sur ses lèvres. 
— Lui, dit-elle, 

— Qui, lui? demandai-je. 

— Le prêtre, 

— Mais, s'il vous aimait, si cet amour l'avait si 
cruellement rendu jaloux de M. de Montigny, com- 
ment alors yous mariait-il à un autre? 

— Ceci, mon ami, dit Edmée avec le mame sou- 
rire et avec une intonation de voix aussi singulière 
que son sourire, c'est le secret de M, de Chamblay 
ot non le mien; permettez-moi done de le gar- 

er, 


Puis, comme elle sentait que j'allais la ques- 
tionner : 

— Adieu, Max, me dit-elle en me donnant à 
baiser ses deux mains; voilà une heure du matin 
qui sonne, il est temps de nous quitter, 

Je compris bien que je n’avais pas le droit d’exi- 
ger davantage; j'avais, dans cette douce soirée, 
obtenu d’Edmée plus que je n’eusse osé lui de- 
mander ; je n’insistai pas; j’appuyai mes lèvres sur 
ses mains en mMurmuraft : 

— Toujours, n’est-ce pas? toujours ! 

Et je m’éloignai sans même ajouter: «A demain!» 
tant j'avais, dans l’étreinte qui nous avail réunis, 
senti balire le cœur d’Edmée à l’unisson du mien. 

J'étais rentré depuis dix minutes à peine et ne 
pensais aucunement à me coucher; j'étais près de 
ma fenêtre, étendu sur un fauteuil, continuant par 
le souvenir ma délicieuse soirée, repassant un à 
un dans ma mémoire les événements étranges de 
ceite vie d’un enfant se faisant femme dans le sein 
de la solitude et sous l'œil du malheur, me de- 
mandant quel était ce privilége inconnu qui avait 
valu à M. de Chamblay de devenir le mari de l’ado- 
rable créalure qu’il paraissait si complétement mé- 
connaître, essayant de deviner quel était ce secret 
qu'Edmée n’avail pu me dire parce qu'il n’était pas 
le sien, lorsque j’entendis mon nom prononcé deux 
fois dans la rue. 

Je me mis à la fenêtre, et, à la clarté de la lune, 
je reconnus la vicille Joséphine. 

— Ah! mon Dieu, m’écriai-je, serait-il arrivé un 
malheur à madame de Chamblay ? 

— Non, me dit-elle; seulement, elle veut vous 
parler à l'instant même. 

— À moi? 

— À vous, oui, et je viens vous chercher. 

— Soyez la bienvenue ! Je descends. 

Je m’élancai dans l'escalier, et en un instant je 
fus près de Joséphine. 

— Qu’y a-t-il done de nouveau ? lui demandai-je. 

— Hien de grave, je l'espère. 

— Mais enfin? 

— Je l’atlendais pour la déshabiller et la mettre 
au lit, comme quand elle avait dix ans, ma pauvre 
chère petiote; elle est remontée très-calme et pa- 
raissant trés-heureuse, lorsqu’au moment de se 
coucher, elle s'est sentie prise d’une grande agita- 
tion; elle est entrée dans sa petite chambre en me 
disant de l’attendre dans la grande; au bout de 
cinq minutes, elle est sortie plus pâle et plus in- 
quièle qu’elle n'était entrée. 

» — Ma bonne Joséphine, m'a-t-elle dit, je te 
demande pardon de là peine que je vais te donner, 

» Vous comprenez bien queje haussai les épaules: 
prendre de la peine pour elle vaut mieux qu’avoir 
du plaisir pour les autres. 

» — Voyons, parle, lui dis-je; n’aie pas peur; 
car, la chère créature, elle permet que je la tutoie 
toujours comme lorsqu'elle était petite, 

» — Eh bien, me dit-elle, cours à l'auberge où 
est M. de Villiers; j'ai oublié de lui dire une chose 
importante, el, comme il est possible que, malgré 
mon désir dele voir demain, ou plulôt aujourd'hui, 
j'en sois empêchée, dis-lui de venir tout de suite: 
Ne crains pas de le déranger; val ajouta-t-elle 
avec ce bon sourire qui vous ferait vous jeter à 
l'eau pour elle; je suis sûre que ton message lui 
sera agréable, 

» C'est ce qui fail que je suis venue tout courant, 
puisque je savais que je lui faisais plaisir à elle, et 
à vous aussi, 

Oui, cerles, son message m'était agréable, 


68 MADAME DE CHAMBLAY. 


Dr 
quoique je le sentisse mêlé d’une certaine inquié- 
tude; pour qu’Edmée m’envoyat chercher, dans la 
situalion de nos cœurs, un quart d'heure après que 
je l'avais quittée, il fallait qu'il fût survenu quelque 
chose de grave. Aussi laissai-je Joséphine me suivre 
de loin et m'élançai-je vers le chateau. 

La grille en était ouverte ; ayant oublié de de- 
mander à Joséphine où je trouyerais madame de 
Chamblay, je courus d’abord au bane près duquel 
je l'avais laissée; puis, le yoyant vide, je montai 
le perron et m’engageai à tâtons dans l’escalier ; 
mais, presque au même instant, je vis apparaître, 
sur le palier, Edmée une bougie à la main. 

Elle avait changé de costume et avait un vète- 
ment de nuit, c’est-à-dire un long peignoir de mous- 
seline blanche qui lui donnait, admirablement 
éclairée comme elle Pétait, l’air d’une statue an- 
tique. 

Je m’arrétai à quelques pas d’elle. 

— Eh bien? me demanda-t-elle. 

— Eh bien, vous le voyez, lui dis-je, je vous 
regarde avec mes yeux de peintre cette fois : vous 
êles éclairée à merveille et belle à ravir. Oh! un 
portrait de vous Par Van Dyck, quel chef-d'œuvre 
cela serait ! 

— Je vous voyais venir, me dit-elle, et, sachant 
l'escalier dans l'obscurité, jai eu peur qu’il ne 
yous arrivât quelque accident. 

Et elle me tendit la main comme pour hater 
mon ascension vers elle. 

— Je ne suis pas Dante, lui dis-je; mais vous 
ressemblez fort à Béatrix aidant son poéte a gravir 
les degrés du paradis. 

— Venez vite ! me dit-elle; j'ai peur d’être obligée 
de quitter ce paradis plus tôt que je ne voudrais. 

— Mon Dieu! c’est ce que m'a dit Joséphine; 
vous êtes inquiète, agitée, assure-t-elle; qu’est-il 
arrivé ? 

— Je n'en sais rien encore; mais suivez-moi, 
vous allez me le dire. 

Elle marcha devant moi, m’éclairant, et me con- 
duisit dans sa petite chambre, s’assit sur le canapé, 
el me fit signe de m'’asseoir près d’elle. 

Celle petite chambre était remplie d’un parfum 
enivrant. 

Je m’arrétai pour le respirer. 

— Quel baume avez-vous done brûlé ici? lui 
demandai-je. 

— Aucun, dit-elle. 

— Mais cette odeur qu’on respire mêlée à l’at- 
mosphère, cette combinaison merveilleuse du par- 
fum de la violette et du géranium ? 

— C’est une infirmité que j'ai, dit-elle en riant; 
ne vous en inquiétez pas, à moins qu'il ne vous soit 
désagréable, auquel cas, je serais bien malheu- 
reuse, car il me faudrait renoncer à votre société, 
ou plutôt il vous faudrait renoncer à la mienne, 

— Comment! lui demandai-je, ce parfum est 
naturel ? 

—Si naturel, que, quand j’élais jeune fille, je 
m'arusais souvent à aller près d'une ruche d’a- 
beilles, un gros bouquet de fleurs à la main. Eh 
bien, quoique je leur présentasse mes fleurs, les 
capricieuses préféraient s’abaltre sur moi; elles 
fouillaient mes cheveux, exploraient mes épaules, 
pénétraient partout où leur donnait entrée l’ouver- 
ture de ma robe, et, au bout d’un instant, s’enyo- 
laient toutes désappointées. 

— Et aucune ne yous a jamais piquée? 

— Jamais! Il est vrai qu’elles me connaissaient; 
mais cela n’y faisait rien, elles s’y laissaient toujours 
prendre, 


— Ne faites jamais cette expérience-là devant 
moi, je mourrais de peur. 

— Vous auriez tort; il faut qu’un animal, quel 
qu'il soit, se trouve accidentellement jeté hors de 
lui-même pour me vouloir du mal; j'ai toujours 
trouvé les animaux bons pour moi: par malheur, 
il n’en a pas été de même des hommes. Mais je ne 
vous ai pas envoyé chercher à deux heures du ma- 
tin pour faire de la botanique ou de l’histoire na- 
turelle ; asseyez-vous et écoutez-moi. 

Je m’assis près d’elle et lui tendis les deux mains; 
elle y posa les siennes. ; 

. Ce parfum qui émanait d’elle m’enivrait. 

— Ecoulez-moi, mon ami, reprit elle; ce que 
j'ai à vous dire est très-sérieux. A peine m’aviez- 
vous quittée, que j’ai été prise d’un de ces trem- 
blements, d’une de ces terreurs vagues qui s’em- 
parent de moi quand je suis menacée de quelque 
danger. Alors j'ai laissé Joséphine dans la chambre 
et je suis entrée ici pour m'isoler et essayer de voir; 
mais tous mes efforts ont été inutiles. Il faut croire 
que ce danger est encore éloigné; s’il n’eût été 
question de moi, peut-être eussé-je hésité à vous 
déranger; mais il me semble, mon cher Max, que 
vous êtes de moitié dans mon danger; peut-étre 
est-ce une erreur, et l’espèce de communion que 
nous avons faite de nos idées, ce soir, a-t-elle mêlé 
les uns aux autres quelques-uns des fils sympa- 
thiques de notre vie, si bien que, par erreur, je dis 
vous au lieu de moi; mais n'importe, je suis trop 
inquiète. 

— Que puis-je faire qui calme cette inquiétude ? 
Je vous avoue, chère Edmée, que je ne comprends 
pas. 

— Eh bien, j'ai pensé que ma vue, demeurée 
trouble à l’état de veille, s’éclaircirait pendant le 
sommeil magnétique; en dormant, je suis d'une 
lucidité étonnante. Endormez-moi, dirigez-moi, et 
je suis sûre que je verrai. ‘ 

— Oh! m'écriai-je, en effet, vous m’aviez promis 
cette joie un jour. Merci! merci ! 

Elle fixa sur moi son œil bleu, profond et limpide 
comme l’azur du ciel. 

— C’est mon frère qui m’endort, dit-elle, et ilne 
me demandera rien que je ne puisse lui dire. 

Je me levai et j’étendis la main vers la petite 
Vierge. 

— Oh! m'écriai-je. 

— Tenez, dit-elle, voici mes deux mains; vous 
n'avez besoin que de vouloir; des passes me char- 
geraient de trop de fluide, je deviendrais vous, et 
ne serais plus moi; cela pourrait nuire à ma luci- 
dilé. 

Je m’agenouillai devant Edmée, je réunis ses 
deux mains dans les deux miennes, je plongeai mon 
regard dans le sien, et je voulus fortement qu’elle 
s’endormit. 

Au bout de quelques secondes, ses mains devin- 
rent moites, ses yeux se voilèrent doucement, ses 
paupières se fermérent peu à peu, et elle se renversa 
doucement en arrière, cherchant pour sa téte Pap- 
pui du dossier du canapé en murmurant : 

— Je dors. 

J'avais vu magnétiser, mais c'était la première 
fois que je magnétisais moi-même; les sensations 
que je recevais de celles produites par moi étaient 
done complétement nouvelles et, je dois le dire, 
délicieuses. 

Tous les rayons de l'extase étaient concentrés sur 
le visage d'Edmée; une espèce d’auréole de bon- 
beur visible ceignait son front; un sourire ineffable, 
le sourire des anges, voltigeait sur ses lèvres, 


MADAME DE CHAMBLAY. 69 


— Comment vous trouvez-vous ? lui demandai-je. 

— Parfaitement bien; laissez-moi un instant ainsi; 
tout à l'heure il sera temps de m'interroger. 

1— Êtes-vous fatiguée ? 

— Non, je suis heureuse. 

Au bout d’un instant, elle me serra doucement la 
main, son sourcil se fronça, son visage peignit une 
vague inquiétude, 

— Attendez, attendez, dit-elle. 

Sa téte s’agila doucement, comme ferait quel- 
qu’un qui essayerait de regarder au travers d’une 
gaze très-épaisse. À 

— Ordonnez-moi de voir, dit-elle; imposez-moi 
votre volonté ; c'est très-loin. 

Je fis ce qu’elle m’ordonnait de faire, en mur- 
murant à voix basse : 

— Voyez, JE LE VEUX ! 

Elle fit un nouvel effort de volonté. 

— Je vois, dit-elle. 

— Qui voyez-vous? lui demandai-je, 

— M. de Chamblay. 

— Dois-je vous interroger? dois-je vous laisser 
dire? 

— Laissez-moi dire; je le suis. 

Ses sourcils et ses paupières firent différents 

mouvements. 
, — Il part de Bernay, à cheval, et va jusqu’à 
Evreux. A Evreux, il prend une voiture jusqu’à 
Rouen; à Rouen, le chemin de fer. Il arrive à Paris 
à cing heures du soir, prend une voiture et descend 
hotel Louvois… Ab 1... 

— Vous voyez toujours? | 

— Oui, parfaitement; votre volonté aun grand 
pouvoir sur moi. Aliendez... Il remonte en voiture; 
où va-t-il? Il traverse le Carrousel, le pont Royal, 
Je sais où il va. 

— Est-ce un secret? 

— Non; il va chez son notaire au numéro 53; 
c’estcela, il s'y arrête. Ah! le notaire dine en ville; 
il reviendra le lendemain matin, c’est-à-dire hier. 

Elle haussa les épaules, 

— Le malheureux! murmura-t-elle comme se 
parlant à elle-même, il ne sera content que jors- 
qu'il nous aura complétementwuinés. Le notaire lui 
rendra réponse à cing heures; il faut dés papiers 
qui sont à Bernay; ces papiers sont urgents; il ne 
peut rien faire sans cela. Réveillez-moi vite, Max, et 
redites-moi tout ce que je viens de vous dire; je ne 
me souviens de rien de ce que je vois pendant mon 
sommeil; réveiilez-moi, il n'y a pas ua instant à 
perdre, il sera à Bernay à onze heures du matin. 

Je n'avais qu'à obéir sans discuter. Je donnai une 
légère secousse aux mains de madame de Chamblay, 
en lui ordonnant de se réveiller. 

Presque aussitôt, un frisson rapide passa dans 
ses veines; ses lèvres s’agilérent et elle ouvrit les 
yeux. 

— Oh! demanda-t-elle, qu’est-il arrivé? 

Je lui racontai tout ce qu'elle avait vu dans son 
sommeil, 

— Onze heures, répéta-t-elle après moi, onze 
heures! il sera à onze heures à Bernay; mais, en 
partant l'instant même, je puis y êlre à sept heures, 

— Vous partez? 

— Vous voyez bien qu'il le faut. Adieu, mon ami, 
ou plutôt au revoir! Venez à celle partie de chasse 
où il vous a invilé, Qui sait sije n'aurai pas besoin 
de vous? Partez vousanême sans perdre une minute, 
el allez droit à Reuilly au lieu d'aller à la préfecture, 
afin que personne ne vous voie rentrer, 

— OU Lumée, Edmée, vous quiller ainsi! m'é- 
criai-je, 


— Que demandez-vous de plus? Ne me suis-je 
pas dounée à vous de cœur, et de moi-même? 

— Oh! oui, oui. 

— Eh bien? 

— Vous penserez à moi, n'est-ce pas? 

Elle sourit, haussa les épaules et me présenta son 
front à baiser. 

Je pris sa tête entre mes deux mains et l’appuyai 
contre mes lèvres. 

— Partez, partez, répéta-t-elle. 

— Oui, oui; songez que vous m'avez dit : « Au re- 
voir! » 

— Cela dépend de vous; mais partez, 

— Je pars. 

Je m'élançai hors de la chambre; les premiers 
rayons de l’aube commençaient à paraitre ; il pou- 
yail être trois heures ou trois heures et demie du 
matin. 

Je pris ma course vers l’auberge, et, en tournant 
le coin de la rue, je vis un domestique sans livrée 
tenant un cheval en main et frappant à la porte de 
auberge. 

En approchant, je reconnus Georges, le domes- 
lique de confiance d’Alfred. 

Lui ne me voyait pas, tout préoccupé qu'il était 
de se faire ouvrir la porte. 

Son cheval était tout fumant. 

Je Vappelai. 

— Ah! c’est vous, monsieur de Villiers? Je vous 
cherche. 

Et, tirant de sa poche une lettre dans une grande 
enveloppe : 

— De la part de M. le baron, dit-il. 

Je rompis vivement l’enveloppe et je vis une dé- 
pêche télégraphique datée du ministère de la police, 

Elle contenait ces mots : 


«M. de C..., arrivé hier à Paris par le euemin de 
fer de Rouen, descend à l'hôtel Louvois, a le mème 
soir chez son notaire, M. Bourdeaux, rue du Bac, 53; 
ya à l'Opéra, revient coucher à l'hôtel; le lende- 
main, à huit heures du matin, retourne chez son 
notaire, y revient une troisième fois à cing heures. 

» Parti ce soir à huit heures par le chemin de fer 
de Rouen, 

» Parait très-pressé. 

* Huit heures un quart du soir, » 


Cette lettre était suivie de ces deux mots d'Alfred: 


» Peut être à onze heures du matin au chateau; 
tu seras prévenu à trois heures et demie, tu peux 
être chez moi à cing heures, et la comtesse chez 
elle à six, 


» Ne ménage pas ton cheval; j'aime fort mes 
chevaux, mais j'aime encore mieux mes amis, 
» Je l’allends, 


» P.-S. Avoue que la police est bonne à quelque 
chose, et que le télégraphe électrique est une utile 
invention, Et quand on pense que c’est un homme 
qui s'appelle Mopse, comme mon terrier, qui a in- 
venté cela! » 


Aiosi, madame de Chamblay m'avait dit exacte- 
ment ce que me répétait Alfred, 

Vous avouerez, mon ami, qu'il y avait JA du mi- 
racle, 

Je courus à l'écurie, et, tandis que Georges bou- 
chonnait son cheval, je sellai moi-même le mien; 
puis, Saulunt en selle, nous parlimes tous deux au 
galop, 

Le lendemain, je reçus la visite de Zoé; la com- 


70 MADAME DE CHAMBLA 


tesse était arrivée. à temps; mais, ne füt-elle pas 
arrivée, il n’y aurait pas eu de malheur. 

Le comie, sans demander de ses nouvelles, était 
monté droit à sa chambre, avait ouvert son secré- 
taire, y avait pris des papiers, et était reparti à l’in- 
siant même. 

J’eusse pu profiter de cette seconde absence pour 
yoir la comtesse; mais je n’osai en demander la 
permission. 


XXVI 


D'ailleurs, de mon côté, j'avais un voyage à faire 
à Paris. Cette lucidité étrange de madame de Cham- 
blay, dont j'avais fait l'expérience et dont j'avais eu 
la preuve, me.donnait de graves inquiétudes; on se 
rappelle que, dans un moment d'abandon, elle 
m'avait dit ; « Un pressentiment m’annonce que 
vous êtes appelé à me sauver d’un grand dan- 
ger. » : 

Quel était ce danger? Peut-étre, dans le sommeil 
magnétique, arriverait-elle à le voir clairement; 
mais elle m'avait dit un jour; « Ne m’endormez ja- 
mais, que je ne vous en prie la première. » Elle 
m'avait, à Juvigny, envoyé chercher pour l’endor- 
mir; sans doute à l’approche de ce danger en serait- 
elle instruite par cette espèce de démon familier 
qui éveillait ses sensations instinctives. 

Eh bien, ce danger dont j'étais appelésà la sau- 
ver, le prévit-elle, il fallait qu’il me trouvt prêt à 
lui faire face. 

D'où venait ou plutôt d'où viendrait ce danger? 
Je n’en savais rien; mais, à mon tour, mon instinct 
me disait qu’il viendrait, ou de l’abbé Morin, ou de 
M. de Chamblay. é 

Avec quoi conjure-t-on à peu près tous les dan- 
gers, excepté celui de la mort? Avec de l'argent. 

Je voulais done aller à Paris pour réunir une 
somme assez forte, trente ou quarante mille francs 
en billets de banque, autant en traites sur Londres, 
sur New-York et sur la Nouvelle-Orléans, que je 
porterais toujours sur moi dans un portefeuille. 
Puis le hasard faisait que mon notaire, lui aussi, 
demeurait rue du Bac, n°49, c’est-à-dire presque 
en face de celui de M. de Chamblay;, peut-être 
pourrait-il me donner quelques renseignements sur 
la fortune du comte, J'en avais vu assez, et surtout 
Alfred m'en avait dit assez pour que je comprisse 
que les grands troubles intérieurs du ménage de 
madame de Chamblay étaient soulevés par des ques- 
lions d’argent, 

Cetté fois, je ne fis à Alfred aucun mystère ‘de 
mon voyage; je Jui dis tout, excepté le côté sibyl- 
lique de ce voyage. Il mit sa bourse à ma disposi- 
tion; ses lantes, ou plutôt ses parques, comme il 
les appelait, lui entretenaient toujours un fonds de 
caisse d’une centaine de mille francs. 

Pour le moment, je remerciai Alfred, mais lui 
dis que je ne répondais -pas de ne point recourir 
plus tard à son obligeance. 

Comme j'allais partir, on vint m’annoncer qu’un 
jeune homme de Bernay me demandait, C'était à 
Reuilly; j'étais seul, Alfred étant à sa préfecture, Je 
me doutai que c'était Gratien, Je dis à Georges de 
le faire entrer, ét, en même temps, j'allai au-devant 
de Jui, 

Je le trouvai à la porte de la salle à manger ; mon 
déjeuner élait servi; je le fis entrer; je dis de 
mettre un second couvert. 


Gralien se défendit longtemps de l’honneur de 
déjeuner ayec moi, mais finit cependant par ac- 
cepter. 

Mon voyage pour Paris n’était pas tellement 
pressé, que je ne pusse le remettre au soir ou méme 
au lendemain matin; ce dont j'étais pressé, c'était 
de causer avec Gratien de madame de Chamblay. 

Il venait de sa part et m’apportait une lettre. 

La lettre était concue en ces termes: 


«Ami, voulez-vous me faire un cadeau inesti- 
mable pour moi et sans importance pour vous ? 
Voulez-vous autoriser Gratien à aller prendre à Ju- 
vigny ma petite Vierge à la couronne et au bouquet 
d'oranger ? J’y suis tout particulièrement religieuse, 
et je voudrais en faire ma gardienne en ce monde 
et dans l’autre. J'ai pour elle une chapelle où je 
voudrais pouvoir passer mon éternité avec vous. 

» Vous pouvez garder la couronne et le bouquet 
d'oranger en dédommagement, si toutefois vous 
croyez qu'un dédommagement soit nécessaire. 

» Cette couronne et ce bouquet #’appartiennent 
à personne qu’à moi, et je puis les donner à mon 
frère sans qu'il y manque un seul bouton. 1! 


» Votre reconnaissante, 
» EDMÉE, » 


J'approchai la lettre de mes lèvres; je mourais 
d’envie d’en baiser les caractères. 

Gratien vit le mouvement, et comprit que je fai- 
sais un effort sur moi-même. 

— Oh! monsieur Max, me dit-il en riant, vous 
pouvez baiser la letire comme si je n’y étais pas, 
allez ! nous savons bien, Zoé et moi, que vous aimez 
la comtesse et... 

— Et quoi? lui demandai-je. 

— Et — ma foi, tant pis! je crois que je ne vous 
apprends rien de nouveau — et que madame la 
comtesse vous aime. 

Mon cœur tressaillit de joie; je portai la lettre à 
mes lèvres. 

— Tu sais ce que la comtesse me demande? 
dis-je à Gratien. 

— Je crois qu'il est question comme cela de la 
petite Vierge de Juvigny, dit-il, 

— Justement, 

— Voilà, elle y tient beaucoup, pauvre chère 
dame. Vingt fois, elle a dit devant Zoé : «Oh! si 
j'avais ma petite’ Vierge, oh! si j'avais ma pelite 
Vierge ! » tant et si bien, que Zoé lui a dit : « Eh! 
demandez-la-lui, votre petite Vierge; il vous la 
donnera avec bonheur; que voulez-vous qu'il en 
fasse ? » Et madame secouait la tête, « Peut-être, 
disait-elle, y tient-il plus que tu ne crois. — Voulez- 
vous que j'aille la lui demander de votre part, moi? 
fil Zoé. De votre part, je suis sûre qu’il me recevra 
bien, allez, — Non, a-t-elle dit; je vais lui écrire, » 
Il faut vous dire que, quand on parle de vous, on 
ne dit jamais M, Max, ni M. de Villiers, on dit lui. 

— Chère Edmée! murmurai-je en serrant la 
grosse main de Gratien. 

— Elle a done dit: « Je vais lui écrire, parce 
que, yois-tu, Zoé, si on le trouve à Reuilly et s'il y 
consent... — Oh! il y consentira, madame, a dit 
Zoé: il vous donnerait sa vie, il peut bien vous 
donner une pelile Vierge, — Eh bien, a repris 
madame la comtesse, s'il y consent, Gratien par 
tira tout de suite pour Juvigny avec on bon cheval 
el une bonné voilure, et, en se hâlant un peu, il 
pourra être de retour ce soir,» C'est pour cela 
surtoul, el puis un peu parce que j'étais honteux de 


MADAME DE CHAMBLAY. 1 


m'asseoir à votre table, que je ne voulais pas dé- 
jeuner avec vous. 

— Tp n'aurais donc pas mangé? 

— Oh! si fait, j'aurais acheté un pain et un sau- 
cisson et, fouette cocher ! j'aurais mangé en route; 
mais, ma foi, vous avez été si bon, que je n’ai pas eu 
le courage de vous refuser; ça me retardera un peu, 
mais enfin, en me pressant, je puis encore être à 
Bernay vers onze heures du soir; ce qu’elle ne 
pourra pas faire cette nuit, elle le fera demain 
matin. 

— Eh bien, tu y seras à neuf heures, mon garçon, 
lui dis-je. 

— Ah! ça, dit Gratien, ça n’est pas possible ; 
non, voyez-vous, monsieur Max, Il est midi; nous 
déjeunons, n'est-ce pas? Au train dont ça va, ça 
durera une demi-heure, le déjeuner ; une demi- 
heure pour trouver une earriole, ça fait une heure. 
J'irais bien à cheval; mais je ne peux pas, pendant 
sept lieues, car il y a sept lieues et sept grandes 
lieues, rapporter une bonne Vierge dans mes bras; 
je ne me sens pas assez bon cayalier pour cela. Je 
dis donc une heure; une demi-heure pour atteler, 
ca fait une heure et demie; deux heures et demic 
pour aller là-bas, quatre heures, n'est-ce pas? 
Deux heures pour prendre la bonne Vierge, l’em- 
maillotter, causer avec la mère Gauthier, faire 
manger le conducteur, faire reposer le cheval, six 
heures. Nous voilà à six heures du soir, et nous 
sommes à Juvigny; le cheval a encore sept grandes 
lieues à faire, et il en a déjà près de six dans le 
ventre. Eh bien, il faut être juste pour les animaux 
comme pour les hommes. Il va demander quatre 
heures ; done, dix heures ou dix heures et demie; 
mais à neuf heures, impossible, et j'avais bien 
raison de dire que madame ferait demain malin ce 
qu’elle ne pouvait pas faire cette nuit. à 

— Et que vouhit-elle faire cette nuit, Gratien? 

— Ca, je ne puis pas le dire; vous m’excuserez, 
n’est-ce pas, monsieur Max ? c’est son secret. 

— Oh ! Dieu me garde de Vinterroger, mon ami! 

— Vous êtes bien aimable de ne pas m’interro- 
ger, parce que, voyez-vous, vous les si bon, que 
je vous le dirais; non, parole d'honneur, je n'y 
liendrais pas. 

— N’en parlons plus, Gratien. 

— Non, n'en parlons plus, monsieur Max. 

— Mais parlons d'autre chose, mon ami. 

— De ce que vous voudrez, monsieur Max; si je 
connais la chose dont vous me parlerez, je vous 
repondrai; si je ne la connais point, cela m'in- 
slruira, 

— Eh bien, je te disais que tu serais à neuf 
heures au château, et tu y seras. 

— Ah! ça serait bon avec les chevaux de M. le 
préfet, qui viennent tout droit d'Angleterre, à ce 
qu'on dit; mais, avec une rosse du pays, ça n'est 
pas probable, et, à coup sûr, M. le préfel ne me 
prêlera pas ses chevaux. 

— Wh bien, c'est ce qui te trompe, Gratien, il te 
les prêtera. 

— À moi? à Gratien Picard? Jamais! En voilà 
une bonne hourde que vous me contez la, mon- 
sieur Max, dit le brave garçon, que le vin d'Alfred 
commençail à échauffer,-Allons, allons, vous vou- 
lez vous moquer de moi, 

— Non, je ne yeux pas me moquer de toi, et Ja 
preuves, 

Je me retournai vers le domestique qui me ser- 
vail. 

— Diles à Georges de mettre le bai brun au 
tilbary. 


Le domestique sortit; Gratien le suivit des 
yeux. 

— La preuve, répéta-t-il, eh bien, la preuve, 
monsieur Max, parole d'honneur, je ne la com- 
prends pas. 

— La preuve, mon ami, répétai-je à mon tour, 
c’est que je vais te conduire moi-même de Juvigny 
à Bernay, et, demain, je prendrai la poste à Bernay 
au lieu de la prendre ici; comprends-tu mainte- 
nant ? 

— Qui, je comprends. 

— Et tu ne refuses pas, j'espère ? 

— Non, monsieur Max, non; car, je devine bien, 
vous faites cela pour elle et non pour moi. 

— Diable ! Gratien, tu es clairvoyant. 

— Non, mais j'ai du cœur: quand j'étais amou- 
reux de Zoé, — entendons-nous bien, je le suis 
toujours, — je voulais dire que quand je n'étais pas 
encore le mari de Zoé, pour qu’elle eût cing mi- 
nutes plus tôt ce qu’elle désirait, j'aurais passé la 
rivière à la nage. 

— La Charentonne ? 

— Oh! non, la Charentonne, je n'aurais eu 
besoin que de sauter par-dessus, mais la Seine, la 
Seine à Rouen, à Villequier, à Honfleur; j'aurais 
passé le détroit de Douvres à Calais, comme on dit. 

Gratien en était à son second verre de vin de 
Champagne et ne trouvait plus rien d’impossible ; 
il eût traversé l'Océan du Havre à New-York, tou- 
jours pour Zoé, bien entendu, quoique, en le tra- 
versant, il l’eût fait aussi un peu pour la comtesse 
el pour moi. 

Dix minutes après, on vint nous prévenir que le 
cheval élait atlelé, 

Nous sortimes; il était, en effet, au tilbury, et 
Georges le tenait par la bride, 

Gratien regarda avec inquiétude les deux places 
assez étroiles que nous offrait le véhicule. 

Il tournait autour du cheval et du tilbury en 
faisant : 

— Hum ! hum !… 

— Eh bien, lui demandai-je, qu’as-tu done, 
Gratien ?,.. 

— Dame, monsieur Max, sauf votre respect, il 
n'y a que deux places dans la voiture, pas de siége 
devant, pas de siége derrière, et nous sommes 
trois. , 

— D'abord, nous ne sommes que deux, mon 
cher Gratien; Georges va m'attendre à Bernay. — 
Vous m’entendez, Georges? Vous irez m'attendre 
au Lion d'or, à Bernay, sans livrée et par la voi- 
ture publique ; nous revenons demain. 

— C'est bien, vous voilà débarrassé de M, Georges; 
mais moi ? 

— Comment, toi? 

— Qui, moi, où vais-je me mettre? 

— A côlé de moi, parbleu | ‘ 

— À côté de vous, avec ma veste, avec mon 
chapeau de paille? Allons donc ! 

— Veux-lu que je te fasse donner un habit de 
préfet et un chapeau à plumes? 

— Ah! oui, cela m'irait bien 1. Ah! Zoé rirait- 
elle si elle me voyait avee un habit de préfet et un 
chapeau à plumes, et madame la comtesse aussi, 
quoiqu’elle ne rie pas souvent, pauvre chère dame! 
pourlant elle est plus gaie depuis son voyage à 
Juvigny. 

— Voyons, lui dis-je, monte | monte ! 

— Mais, monsieur Max, que va-t-on dire en me 
voyant là assis près de vous? 

— On dira que lu ès mon ami, Gratien, dis-je en 
lui tendant la main, et l'on ne se trompera pas, 


72 MADAME DE CHAMBLAY. 


— Ah! ah! ditsil, ah! par exemple, voilà qui est 
fort, et je n’ai pas apporlé mes gants de noces pour 
vous faire honneur, monsieur Max; je ne me dou- 
tais pas de cela; il est vrai qu’ils sont crevés, mes 
pauvres gants; mais, vous savez, monsieur Max, 
continua Gralien en riant bruyamment et comme 
un homme content de lui, un jour de noces, ça 
crève les gants. 

— Voyons, monte, monte, bavard ! 

— C'est que je ne sais pas très-bien conduire, 
voyez-vous, et votre cheval, ou plutôt le cheyal de 
M. le préfet, il a air fringant en diable. 

— Ne! t'inquiète pas de cela, Gratien; c’est moi 
qui conduis. 

— Comment! vous me voiturez, el vous me con- 
duirez encore par-dessus le marché! Je n'ai donc 
plus rien à faire que de me croiser les bras? Eh 
bien, je me les croise, c’est un bon métier. 

— Y es-tu? 

— Oui, monsieur Max. 

— Alors, partons! 

Je lachai la bride au cheval, et nous partimes 
d’un trot allongé qui devait nous faire faire trois 
lieues à l'heure, 


XX VII 


Deux heures après, nous étions à Juvigny. Comme 
j'élais sûr d’être à neuf heures à Bernay, je ne vou- 
Jais pas surmener le cheval. 

Il n’était pas trois heures de l'après-midi lorsque 
nous entrames dans le pare. 

J'avais laissé tilbury et cheval à l’auberge où j’é- 
tais déjà descendu la seconde fois que j'étais venu ; 
car, vous vous le rappelez, c'était la troisième fois 
que je venais à Juvigny. 

Et, à chaque fois, je m'étais trouvé plus heureux 
d’y venir. 

Je passai près du bane où nous nous étions assis, 
Edmée et moi, près de l’arbre au pied duquel elle 
avait appuyé sa tête sur ma poitrine. J’envoyai un 
souvenir à l’un, un baiser à l’autre, et nous gagnâmes 
le chateau. 

Nous montämes l'escalier, nous traversimes la 
chambre verte, nous entrames dans la petite cham- 
bre virginale où Edmée m/avail fait appeler pour 
Vendormir. ; . 

La petite Vierge était là avec son bouquet au côté, 
sa Couronne au cou. 

Je détachai la couronne et le bouquet, el les posai 
dans une des deux coupes de Sèvres. 

— Dans quoi vas-tu envelopper la madone? de- 
mandai-je à Gratien en regardant autour de moi et 
en cherchant quelque objet de toile fine qui pat 
servir à cel usage. 

— Oh! dil Gratien, ne vous inquiétez pas de cela, 
j'ai son affaire, à la bonne petite Vierge, et elle 
sera bien difficile si elle ne s’en contente pas. 

Et, en même temps, Gratien tira de sa large poehe 
un paquet enveloppé de papier, contenant une espèce 
de nappe d’autel en mousseline brodée et garnie de 
dentelles de Valenciennes, Le brave garcon maniait 
le tout fort délicatement, non pas qu'il connût le 
prix de la dentelle, mais il avait eu soin de me dire, 
en la déployant, que e’était la comtesse qui avait 
brodé lo mousseline eb cousu la dentelle, 

Je lui dis alors que je me chargeais d'envelopper 
la Vierge, et qu'il pouvait aller porter à la mère 
Gauthier des nouvelles de sa fille, 


ma 


Dans une heure, il reviendrait. 

Soit que Gratien comprit que je désirais rester 
seul, soit qu’il n’eût pas d’objection à fairé, il se 
relira en me disant que, dans une heure, il serait 
de retour. 

Une grosse montre qu'il tira de sa poche et qu'il 
consulta, m’offrait une assurance de sa ponctualité. 

Lorsque j’eus entendu le bruit de ses pas s’é- 
loigner, décroîtré et s’éteindre, je fermai la porte 
derrière moi et je me mis à genoux devant la pelite 
Vierge, dont j'allais me séparer avec un sentiment à 
la fois plein de joie et de tristesse. Je la priai de 
veiller sur Edmée, et peu à peu, passant des paroles 
à la réverie pieuse, je restai un quart d'heure peut- 
être agenouillé devant elle, croyant avec toutes les 
puissances de la foi, quoique fils d’un siècle impie, 
ou à peu près; l'influence d’une femme, de ma 
pieuse mère sur mon éducation se fait toujours 
sentir, et toute grande joie ou toute grande dou- 
leur prête ses ailes à mon ame pour la conduire à 
Dieu. 

Ma prière faite, je pris respectueusement la pe- 
tite Vierge, et, après avoir baisé ses pieds nus, où 
il me semblait encore sentir l'impression des lèvres 
d’Edmée, je l’enveloppai de son voile et la couchai 
sur le canapé. sus 

Mes yeux se portérent alors sur le bouquet et sur 
la couronne d’oranger; un mot de la lettre d'Edmée, 
qui se rapportait à une chose qu’elle m'avait dite le 
soir où elle m'avait raconté sa vie, me reyenait à 
esprit el me préoccupait d'autant plus que je ne 
pouvais m'expliquer ni ce que madame de Chamblay 
avait voulu dire dans sa lettre, ni ce qu’elle m'avait 
dit de vive voix. 

il y avait un si étrange mystère dans ces paroles, 
le sens qu’elles présentaient à mon esprit était tel- 
lement invraisemblable dans ma situation, que j'en 
repoussai jusqu'à la possibilité pour me jeter dans 
les plus folles divagations. 

Je promenai une dernière fois les yeux autour de 
moi; j’arrétai avidement mon regard sur cette cou- 
ronne et ce bouquet de fleurs d’oranger; je les pris 
et les appüyai sur mes lèvres par un mouvement 
convulsif qui était, je dois Pavouer, bien opposé à 
celui avec lequel j’avais, un instant auparavant, baisé 
les pieds de la Vierge; un moment j’eus envie de les 
emporter pressés sur mon cœur; mais il me sembla 
que leur véritable place était cette chambre virgi- 
nale où, depuis sept ans, ils étaient suspendus, et 
que les enlever de leur sanctuaire serait une im- 
piété. 

Je les laissai done dans la coupe de Sèvres, et 
refermai la porte de la chambre, emportant la pe- 
tilé Vierge, que je déposai dans l’antichambre, et 


jallai chercher dans le jardin les endroits décrits 


par Edmée dans son récit si naif et si coloré à la fois. 

Je m'assis prés de la sourve, probablement au 
mémeendroit où, plus d’une fois, elle s'était assise, 
et où, un jour, M. de Montigny était venu la cher- 
cher, et, chose singulière, mon cœur baltil à son 
souvenir, eb encore une fois je me sentis plus ja- 
loux de l'époux mort que de l'époux vivant. 

Le ruisseau, transparent comme un cristal, était 
tout bordé de myosotis; je présumai que celte 
plante, tout imprégnée de sa poésie allemande, 
devait être chère à Edmée, J'en cueillis un bouquet 
que je trempai dans la source pour qu'il se con- 
serval frais le plus longtemps possible, et que jé 
mis aux pieds de la Vierge, | 

Au bout d’une heure, Gratien revint et me trouva 
sur le perron ; il avait occupé le loisir que lui avait 
laissé la mère Gauthier à faire, chez son confrère 


7 


MADAME DE CHANBLAY. 73 


du village, une petite caisse où coucher la Vierge. 
Nous cueillimes une brassée de fleurs des champs, 
bluets, boutons d’or et marguerites, et nous la 
couchames dessus, remplissant tous les interstices 
avec des fleurs. 

En ce moment, une hallucination me traversa 
l’esprit, une vive douleur au cœur, comme celle 
d’une fibre qui se romprait, me fit fermer les yeux, 
et, de même que la Vierge était couchée sur des 
fleurs dans sa boîte enveloppée de son riche linceul 
blane, il me sembla voir Edmée couchée de la même 
facon sur dés fleurs dans son cercueil, vêtue de blanc 
comme la Vierge. 

Cette vision eut la rapidité de l’éclair; mes yeux 
se rouvrirent ; je ne vis plus rien. : 

Je portai la main à mon front; il était couvert 
d’une sueur froide, tant la sensation avait été vio- 
lente et aiguë. 

Je secouai la tête et marchai vivement vers la 
grille pour chasser mes pensées ou plutôt ma pen- 
sée, car je n’en avais qu'une puis je me mis à rire 
dé moi-même; mais, ce rire, il me fut impossible 
de l’achever. 

Le cheval s'était reposé une heure et demie; il 
était un peu plus de cinq heures du soir. J’allai dire 
4 mon tour adieu à Joséphine Gauthier, qui trouva 
moyen, dans les quelques paroles qu’elle me dit, 
de me demander des nouvelles du bon abbé Morin; 
puis, pour que le pèlerinage fat complet, je montai 
dans la petite chambre derrière les rideaux de la- 
quelie Edmée m'avait vu passant. 

- Puis nous partimes, moi conduisant, et Gratien 
portant respectueusement sur ses genoux la petite 
Vierge dans sa boîte. 

A huit heures et demie, c’est-à-dire à la nuit 
tombante, nous arrivions à Bernay, et nous nous 
arrétions au Lion d’or. 

Gratien avait recu de moi la recommandation 
positive de ne pas dire que je l’eusse accompagné 
ni que je fusse à l'hôtel du Lion dor. Je voulais 
savoir si ce sens intérieur si étrange dont la com- 
tesse m'avait parlé, et même donné une preuve, lui 
révélerait ma présence à Bernay. 

Gratien me donna sa parole de ne rien dire, et 
partit avant même que le cheval fat dételé. Il avait 
à peu près pour six ou huit minutes de chemin à 
faire avant d’être arrivé au château. 

L’hôte, pour qui j'étais une ancienne et même 
une bonne connaissance, vint lui-même à ma ren- 
contre et me conduisit au n° 3, c’est-à-dire à la 
plus belle chambre de l’hôtel, où il me fit servir 
immédiatement à souper. 

J'étais à moitié de mon repas, à peu près, lorsque 
la porte s’ouvrit et que Zoé parut. 

Je lui tendis la main en riant. 

— Ah! lui dis-je, Gratien m'a trahi, à ce qu'il pa- 
rail? 

— Au contraire, et ila été bien grondé par ma- 
dame la comtesse, allez! 

— Comment cela? 

— Mais de ne lui avoir pas dit que vous êles ici. 

— Pardon, si Gratien ne le lui a pas dit, qui le 
lui a dit, alors? 

— Lille vous a vus descendre tous deux d'un til- 
bury à la porte de l'hôtel du Lion d’or ; j'élais près 
delle, elle est restée un instant les yeux ferinés, 
puis elle adit: «Les voilà qui arrivent; ils appor- 
tent ma chère pelite Vierge couchée sur des fleurs, 
Mon Dieu! qu'il est bon et comme il m'aime ! La 
youlu conduire Gratien à Juvigny et le ramener ici 
oe que aie ce que je désire une heure plus tot, » 

*uis elle s'est tue jusqu'au moment où Gratien est 


arrivé. Gratien alors a voulu commencer une his- 
toire de voiture et de conducteur : mais madame 
l’a regardé en face; alors Gratien s’est embrouillé, 
et madame s’est mise à rire et m’a dit: « Va à l’hôtel 
du Lion d’or, et dis-lui qu’il peut venir me vo: an 
instant ce soir; tu le trouveras au n°3; inutile de 
le demander à l'hôtel. » Je suis partie, personne ne 
m'a vue, je n'ai rien demandé, je suis passée par 
la grande porte, j'ai pris l'escalier de la cour, et me 
voilà. Etes-vous prêt ? 

— Je le crois bien, que je suis prêt! m’écriai-je 
en jelant ma servielle et en prenant mon chapeau. 
Allons, Zoé. 

Zoé descendit par le même escalier de la cour 
et sortit par la grande porte, sans être plus vue 
en s’en allant qu’en venant. Je passai, moi, par 
la salle commune en recommandant qu’on fit 
veiller pour m'attendre, au cas où je rentrerais un 
peu tard. 

Pardon de tous ces détails, mon ami; peut-être 
les trouverez-vous longs et sans intérêt; mais, moi 
qui repasse par le chemin de mes joies et de mes 
douleurs, j’éprouve un sentiment de céleste bon- 
heur à m/’arréter sur la route et à y retrouver la 
trace de mes pas. ° 

Dante a dit, ou plutôt a fait dire à Francoise de 
Rimini : 

Nessun maggior dolore 


Che ricordarsi del tempo felice 
Nella miseria. 


Moi, je dirai : «Il n’y a pas de plus grande joie 
que de se rappeler les temps malheureux dans le 
bonheur. » 

Et je suis si heureux à celte heure, mon ami, 
que je voudrais non-seulement me rappeler les 
jours de ce temps, mais les minules mêmes de ces 
jours. 

Je marchais d’un tel pas, que Zoé avait peine à 
me suivre. 

Elle arriva tout essoufflée et voulut passer de- 
vant moi pour m’annoncer. 

Mais madame de Chamblay était venue au-devant 
de moi sur le perron. 

— Toujours bon! me dit-elle en me tendant la 
main. 

— Toujours belle! lui dis-je avec un soupir. 

En effet, chaque fois que je revoyais Edmée, 
cette beaulé empreinte d’une si profonde tristesse 
me semblait augmentée et s’emparait de mon être 
en agitant non-seulement toutes les fibres de l’a- 
mour, mais encore toutes celles de la pitié, 

— Je vous ai vu revenir, me dit Edmée, et je 
n'ai pas voulu attendre à demain pour vous remer- 
cier; d’abord, demain, n'avez-vous pas un voyage 
à faire? J'ai le sentiment d'une absence, d’un 
éloignement, d'un plus grand espace enfin mis entre 
nous. 

— En effet, madame, lui dis-je, demain, je vais à 
Paris, mais pour deux jours seulement, 

— Je vous recois dans ma chambre à coucher, 
dit-elle; nous étions en train de travailler, Zoé et 
moi; j'ai pensé que vous me pardonneriez de ne 
pas faire allumer le salon, Une Anglaise, ajouta- 
t-elle en souriant, ne commettrait pas une pareille 
inconvenance, 

Je ne répondis pas; je venais d'être pris par ce 
parfum étrange qui m'avait déjà frappé deux fois. 
Je le respirai avec une espèce d'enivrement en je- 
lanl les yeux tout autour de moi, 

La, chambre était tendue en satin de Perse à 
leurs et à oiseaux; C'étuit évidemment une étolfe 


74 MADAME DE CHAMBLAY, 


ee 


du temps de Louis XV, bleu glacé, rose et argent. 
Les dessus de porte étaient de Boucher; tous les 
meubles, garnitures et cheminée comprises, étaient 
du même temps. ù 

Le. dernier des meubles, je l’avoue, sur lequel 
jarrétai ma vue, fut le lit. f ; ‘ 

Le lit était juste de la méme dimension que celui 
de la petite chambre de Juvigny, un lit de pension- 
naire, tout au plus de jeune fille. - 

Chose incroyable! il.y avait autour de cette 
femme, jeune, belle et mariée deux fois, un imma- 
culé parfum de virginité, 

— Mais, lui dis-je répondant à ma pensée, cette 
chambre n’est pas la vôtre ? 

— Si fait, répliqua-t-elle. 

— Impossible! 

— Pourquoi cela ? 

Et elle fixa sur moi ses grands yeux clairs, lim- 
pides et profonds comme l’azur du ciel. 

— Vous êtes un mystère d'amour et de chas- 
teté, madame, lui dis-je. Heureux celui à qui 
vous ouvrirez tout entier le tabernacle de votre 
cœur ! ; : 

— Sila seconde partie de ma vie était à moi 
comme la premiére, cet homme heureux serait 
yous, Max; et, en tout cas, je le promets, cet homme 
heureux, répéta-t-elle en souriant, ne sera jamais 
un autre que vous. 

— Edmée, lui dis-je, vous qui devez être dans les 
secrets des anges. et qui, par conséquent, voyez 
dans la pensée de Dieu, apprenez-moi done pour- 
quoi ce monde est ainsi fait que l'on s’y rencontre 
toujours trop tôt ou trop tard. 

— Croyez-vous à une autre existence, Max? 

— Ne yous ai-je point déjà dit que je n’osais y 
croire, mais que je l’espérais? 

— C’est que les malheurs de celui-ci vous seraient 
expliqués par cette croyance. Même aux mains du 
Seigneur, la nature procède matériellement, et du 
premier coup n’atteint p?s à la perfection. Les sa- 
vants ne parlent-ils pas de six ou sept formations 
successives pour notre globe, etne racontent-ils pas, 
des débris de plantes et d'animaux fossiles à la 


main, que ce n’est qu'à force de tatonnements et. 


d'imperfections corrigées par le sublime ouvrier, 
que le Créateur universel en est arrivé à l’homme 
et aux animaux qui peuplent le globe? Eh bien, 
mon ami, peut-être notre monde à nous, que, dans 
notre orgueil, nous eroyons le monde de la per- 
fection, n'est-il qu'un monde de passage, un monde 
d'essai enfin. Les hommes lancés au hasard s’y ren- 
contrent, s'éloignent les uns des autres par les an- 
tipathies, se rapprochent par les sympathies; c’est 
le crible qui, aux mains du supréme moteur, sé- 
pare le bon grain de l'ivraie; les justes et les bons 
restent ensemble; les méchants, plus légers, sont 
emportés par le vent. Tachons d’être des justes et 
des bons, Max, pour rester ensemble dans ce monde 
et nous retrouver dans l’autre, 

— Vous parlez avec une adorable conviction, 
Edmée. 

— C'est que cette conviction, je l'ai, mon ami. 

Elle sourit tristement, 

— J'ai été trés-malheureuse, si malheureuse, que 
souvent, sans désirer la mort, je Vai regardée 
comme un terme et comme un repos; mais, à force 
de réfléchir, je me suis dit que la mort, terme et 
repos seulement, n’était qu'un accident et non une 
rémunération ; qu'il fallait, pour que Dieu fat com- 
plet dans sa miséricorde comme dans sa justice, 
qu'elle fût une rémunération de nos verlus ou une 
punition de nos fautes ; c’est alors que j'ai cru et 


que j'ai regardé la tombe comme un de ces passages 
obscurs et souterrains qui mènent des {ténèbres à la 
lumière; c’est alors que je me suis dit que plus tôt 
on arrivait à cette tombe, mieux valait, puisque. 
l’on quittait ici-bas ceux que souvent l’on n’aimait 
pas, pour retrouver là-haut ceux que l’on avait 
aimés. 

— Et ce sentiment est-il toujours le vôtre? cette 
ardeur de la mort vit-elle toujours dans votre cœur, 
Edmée ? ÿ 

Elle me regarda. 

— C'est tout simplement un aveu que yous me 
demandez, Max; cet aveu, je vais vous le faire dans 
toute la franchise de mon âme. Lorsque je désirais 
la mort, j'étais complétement malheureuse, Je ne 
vous ayais pas rencontré, je ne vous avais pas vu, 
el, par conséquent, les nouveaux sentiments qu'a. 
excilés en moi votre présence n’exisiaient pas. Le 
complément de la vie humaine, Max, c’est union 
des âmes. Je crois nos corps séparés, mais nos 
âmes unies; ma vie, tout entière autrefois dans 
Vobscurité de la tristesse, a dénc aujourd'hui son 
côté sombre et son côté lumineux. Ce côté lumi- 
neux, c’est votre tendre et amicale bonté pour moi 
qui l’a fait. Je vous aime, Max, plus peut-être que 
les apparences ne me permettent de vous aimer. Eh 
bien, dans ce sentiment nouveau que j'éprouve, il y 
a, sinon le bonheur complet, du moins une dou- 
ceur infinie. La vie, qui était pour moi à peu près 
ce qu'est un jardin pendant l'hiver, c’est-à-dire une 
terre couverte de neige, des arbres couverts de 
givre ; la terre commence, je ne dirai pas à renaître, 
mais à naître ; les primevères s’azurent et commen- 
cent à fleurir; les violettes s’ouvrent et parfument ; 
le gazon verditet fait un tapismoelleux à mes pieds 
endoloris; l’air se veloute et caresse mon visage au 
lieu de le gercer. Je suis au printemps, mon cher 
Max, c'est-à-dire aux promesses et aux espérances ; 
ma vie, qui, si elle eût suivi le cours des existences 
ordinaires, aurait atteint son été, entre à peine dans 
son avril. Eh bien, je vous l'avoue, je voudrais avoir, 
au moins, ces trois mois de soleil que Dieu donne 
à toute plante et à toute fleur, je voudrais vivre 
mon printemps, Max, depuis que je vous connais. 
Est-ce là ce que vous me demandiez? Depuis que 
je vous Connais, j'ai peur de mourir, 

Un murmure de joie s’élanga de ma poitrine; je 
me laissai tomber à ses pieds ; je baisai ses genoux 
à travers son peignoir de mousseline. 

Elle abaissa ses deux mains sur ma tête. 

— Pourquoi n’ai-je pas le pouvoir de bénir, dit- 
elle? Jevous bénirais dans ce monde et dans l’autre. 

Ses deux mains, en me touchant, me firent pas- 
ser un frisson par tout le corps. 

Je n’en pouvais pas supporter davantage ; ce n’é- 
taient plus ses genoux, ce n'étaient plus ses mains, 
ce n’élaient plus même son front, c’élaient ses 1è= 
vres que j’eusse voulu couvrir de baisers, où j'aspi- 
rais à puiser une nouvelle vie. 

Je me relevai le regard étincelant, le visage en- 
flammé, les cheveux épars. 

J'étais prêt à la prendre dans mes bras, à l’em- 
porter... Où ? Je n'en sais rien! dans un désert où 
ni les loig ni les hommes ne me la vinssent dis- 
puler. 

Mais elle, avec une sérénité de déesse, me re- 
garda, prit ma tête entre ses deux mains, appuya 
ses lovres sur mon front et se leva en me disant : 

— Suivez-moi, Max; vous allez savoir pourquoi 
je vous ai redemandé ma petile, ou plutôt, ami, 
notre petite Vierge. 

Elle fit un signe à Zoé, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


75 


J'étais resté À genoux; javais saisi une de ses 
mains, je la couvrais de baisers, je la baignais de 
larmes. J'étais dans un de ces moments d’exaltation 
où les seusations ont besoin de se répandre au de- 
hors par des pleurs et par des cris; j’eusse été seul, 
que je me fusse roulé sur le tapis dans une de ces 
crises nerveuses que nous reprochons peut-être un 
peu trop inconsidérément aux femmes. 

— Venez, Max, répéta-t-elle ; l’air vous fera du 
bien. | 

— Je me relevai tout chancelant, les mains sur les 
yeux; la chambre me semblait une mer de flammes, 
le sang montait de mon cœur à mon front comme 
une tempéte, et battait dans les artères de mes 
tempes. 

— Où allons-nous donc? lui demandai-je. 

Elle sourit et me tendit la main. 

— Entendre chanter Je rossignol, dit-elle. 


XXVIIL 


Je la suivis. 

Ces quelques paroles qu’elle m'avait dites m'indi- 
quaient le Dat de notre course. 

Nous allions au cimetière. 

Il y avait une chose étrange dans Edmée, 

La mort est au fond de toutes les choses de la 
vie, et, Pline l’a dit dix-neuf cents ans avant nous, 
du moment où il naît, l’homme commence à mou- 
rir; mais, toute la vie, surtout si cette vie est jeune 
et lumineuse, la mort reste cachée dans un nuage. 

Pour Edmée, la mort, toujours présente, semblait 
la nourrice d’une vie nouvelle et inconnue, toujours 
prête à Pallaiter d’un lait céleste et à la bercer sur 
son sein immortel. 

Zoé prit la petite Vierge, un grand devant d’aulel 
auquel la comtesse travaillait lorsque j’entrai, et 
nous suivit. 

Sans attendre que je lui offrisse mon bras, — 
chose à laquelle, plongé dans mes réflexions, je ne 
songeais guère, — Edmée le prit et s'y appuya. 

Nous nous dirigeâmes vers le cimetière, distant 
de deux cents pas à péine, 

Nous n’en avions pas fait cinquante, qu'Edmée 
s'arrêta, 

— L’entendez-vous, mon poéte ailé? dit-elle. 

Et, en effet, les notes égrenées par le mélodieux 
gosier du rossignol venaient jusqu'à nous. 

— Il raconte ses amours avec la rose, continua 
Edmée, et, pour être une rose des tombeaux, il 
n’en aime que mieux son amante. Si ce que vous 
m'avez dit est vrai, Max, il y a quelque ressem- 
blance entre vous et lui; vous aussi, vous aimez une 
rose des tombeaux, une rose blanche et pâle, 
ajoula-t-elle avec un accent de mélancolie impos- 
sible à décrire, et qui peut-être ne vivra pas plus 
longtemps que celle dont le pauvre bulbul (1) est 
amoureux, 

— Edmée! Edmée! m'écriai-je en serrant son 
bras contre mon cœur, pouvez-vous me dire de 
pareilles choses ! 

— Que voulez-vous, mon ami! depuis que le 
malheur m'a faite sérieuse, j'ai toujours eu le pres- 
sentiment d’une mort prochaine, Les anciens di- 
saient : « Une mort prompte est une preuve de 
l'amour des dieux ;» et à peine croyaient-ils à 
l'âme. Pour nous, la croyance, mieux que cela, la 


(1) Nom persan du rossignol. 


certitude de notre vie est un dogme de la religion; 
pourquoi ne serions-nous pas de l’avis des anciens ? 

Nous venions d’entrer dans le cimetière ; Edmée 
s'arrêta; je crus que c'était pour mieux écouter Je 
rossignol, qui redoublait ses chants. C’élait pour 
regarder autour d’elle. 

Je cherchai ce qui pouvait attirer l'attention de 
la comtesse, quand je vis deux hemmes se lever du 
banc placé à la porte de l’église, se détacher de la 
muraille et s'approcher de nous. 

— Quels sont ces hommes? demandai-je à Edmée 
en tressaillant malgré moi. 

— L'un est Gratien, que vous connaissez; l’autre 
est le fossoyeur, auquel je fais d'avance une pelite 
pension, en prévision du service qu’un jour ou 
l’autre il me rendra. 

— Vous êtes cruelle, Edmée! 

— Pourquoi cela, Max...? Si jamais je vous 
quitte, ce sera pour aller vous attendre; il est vrai 
que, si je me presse trop, je cours peut-être risque 
d’être oubliée. 

— Oh! jamais, jamais! m’écriai-je; je suis à 
vous, je vous le jure, Edmée, en ce monde et dans 
l’autre ; je vous le jure en face de... 

— Ne jurez pas, interrompit Edmée; peut-être 
vous croiriez-vous lié par votre serment; non, 
Max, vous étes trop bon, trop grand, trop généreux 
pour que Dieu yous éloigne de lui, Si nous ne nous 
retrouvons pas là-haut comme amants, nous nous 
y retrouverons comme amis. 

Puis, s'adressant aux deux hommes : 

— Eh bien, Gratien, eh bien, père Fleury, de- 
manda Edmée, que faites-vous ? 

— Nous altendons les ordres de madame la 
comtesse, 

— Ne savez-vous pas pourquoi je suis venue, 
Gratien ? 

— Oui, cerlainement; mais je ne savais pas si, 
devant M. de Villiers... 

Edmée sourit. 

— M. de Villiers est des miens, Gratien, dit-elle; 
levez la pierre. 

Les deux hommes s’approchérent de la tombe 
que madame de Chamblay, le soir de là noce de 
Zoé, m'avait désignée comme devant être la sienne. 
Ils soulevèrent lentement celle pierre, sur la- 
quelle je l'avais vue couchée comme une morte, 
tandis que le rossignol chantait au-dessus de son 
front. 

A l'approche des deux hommes, l'oiseau s'était 
envolé; mais il chantait dans le massif voisin, 

Je m’approchai avec curiosité, mais non sans une 
certaine terreur, 

La pierre; en se soulevant, découvrit un escalier 
d’une douzaine de marches, fermé par une porte de 
chêne, 

Je compris que celle porte était celle d'un ca- 
veau funéraire, 

— Vous allez descendre li? dis-je à Edmée en la 
relenant, 

Sans doute, dit-elle, Il ya, si vous vous en sou- 
venez, dans Notre-Dame de Paris, — je parle du 
livre et non du monument, — un chapitre intitulé 
le Retrait où dit ses heures M. Louis de France, Eh 
bien, ceci est le retrait où je dis les miennes. 

Pendant ce temps, le père Fleury avait ouvert la 
porle, 

Edmée quitta mon bras, el, comme on ne pou- 
vail descendre qu'un à un pur l'étroit escalier, elle 
mit le pied sur la première marche, et, se tournant 
de côté : 

— Qui m'aime me suive ! dit-elle, 


TG doe. MADAME DE CHAMBLAY. : 


Je l’eusse suivie dans un gouffre; je descendis 
derriére elle. à 

Lorsque je fus arrivé à la dernière marche, 
Edmée, qui m'avait précédé, me tendit la main en 
disant : 

— Permettez que je vous fasse les honneurs de 
chez moi. 

J’entrai. 

Je me trouvai dans un cayeau de dix pieds de 
long sur six à peu près de large. Au fond était un 
sofa sur lequel Edmée me fit asseoir. 

Ce caveau était faiblement éclairé par une lampe 
d’albatre pendue au plafond. 

A la lueur de cette lampe, on distinguait confu- 
sément un petit autel, et, le long de la muraille, 
des draperies sur lesquelles brillaient des étoiles 
d’or. 

— Laissez-nous, mes amis, dit la comtesse à 
Gratien et au fossoyeur, et revenez lorsque: onze 
heures sonneront. 

Zoé prit la clef des mains du père Fleury, qui 
sorlit avec Gratien. 

Zoé ferma‘la porte derrière eux, et nous nous 
trouvames tous les trois séparés du reste du 
morde, dans un tombeau. 

Je cherchai où prendre l’air que nous allions 
respirer ; mais, en levant la tête, j’apercus, cachée 
par un massif de fleurs, une grille, à travers les 
barreaux de laquelle on distinguail les étoiles du 
ciel. 

— Oh! vous me direz un jour, n’est-ce pas, 
Edmée? lui demandai-je, quelles sont les douleurs 
qui vous ont conduite à faire votre oratoire d’une 
tombe. Pauvre cœur chéri! combien d’angoisses il 
Va fallu souffrir pour en arriver là ! 

— Oui, jai souffert, c’est vrai, beaucoup et 
longtemps, car la douleur se mesure surtout à son 
éternité; mais, je vous Vai dit, Max, Dieu vous a 
conduit à moi, el vous avez fait dans mon nuage 
un coin d'azur, Par cette trouée, j'ai entrevu le 
ciel; d’ailleurs, vous allez voir, mon ami, que mon 
oraloire n’est pas si triste qu'il vous est apparu au 
premier abord. Tirez les rideaux et allumez l'autel, 
Zoé; c’est aujourd’hui fête. 

Zoé alluma une foule de petits cierges posés sur 
des gradins surmontant l'autel, et une vive lu- 
mière succéda bientôt à la demi-obscurité que 
j'avais trouvée en entrant dans le caveau. 

Alors Zoé releva et altacha, par des embrasses 
d'argent à chaque angle, des rideaux de velours 
violet à franges @argent; ces rideaux, en se rele- 
vant, laissérent voir un fond de satin légèrement 
teint d'azur, comme un pâle ciel d'automne, et 
brodé d’étoiles d'argent, fruit d’un long travail. 
Ces rideaux de velours, en retombant, c'est-à-dire 
en reprenant leur position primitive, pouvaient 
recouvrir tout le fond de la tapisserie, et donner 
au Caveau, assez gai quand une grande lumière 
ruisselait sur les plis de l’étoffe argentée, l'aspect 
funèbre d'un caveau mortuaire, surtout lorsque, 
les cierges Gleints, il n'était plus éclairé que par la 
lueur sépulerale de la lampe. 

— Voyez, dit Bdmée, nous avons travaillé près 
de deux ans, Zoé et moi, à cette triste bésognc.e 
Tant que je possédai Juvigny, mon idée avait clé 
de placer ma petite Vierge sûr Vautel, afin qu'elle 
veilat sur la mort comme elle avait veillé surla 
vie, Quand j'appris que Juvigny était! vendu, ‘meu- 
blé tel qu'il était, ma plus: poignante douleur fut 
de ne pas üvoir eu l'idée d'enlever ma Vierge et de 
la transporter d'avance ici; mais je ne voulais fa 
placer sur l'autel que lorsque le cayeau serail com- 


plétement terminé. Nous avions encore pour une 
quinzaine de jours de travail, Zoé et moi. Les bras 
me tombérent, nous interrompimes notre travail ; 
puis, le soir de la noce de Zoé, vous me dites que 
l'acquéreur, c'était vous. Alors, l'espoir me revint. 
Je mie dis que, bien certainement, yous m’accor- 
deriez ma demande, et nous nous remimes à notre 
broderie avec plus d’ardeur que jamais. Avant- 
hier, nous avons lerminé la nappe de l‘autel: 
avant-hier, Gratien a achevé de clouer la tapisserie 
et de suspendre les rideaux ; hier, nous avons 
garni l’autel de ses cierges, et, ce matin Gratien 
est allé vous porter ma lettre. Vous avez ep mieux 
que de permeltre qu'il reprit ma chère madone 
vous me l’avez apportée ; je vous devais Vinaugura- 
tion de mon reposoir, — Zoé, donne-moi la Vierge 
el étends la nappe sur l'autel. 

La comtesse alors prit la Vierge et la placa dans 
le vide menagé au milieu des cierges, landis que 
Zoé étendait la nappe et tirait jusqu’à terre le de- 
vant de l'autel. 

— Et, demandai-je à Edmée, M. de Chamblay 
connait-il ce caveau et sait-il les préparatifs lueu- 
bres que vous faites ? a 
pice a want ima vent 
i que, ort ni vivant, il n’y doit en- 

— Alors, m’écriai-je plein de joie, vous m’ac- 
cordez, à mol, une faveur que vous refuseriez à 
votre mari et qu'il pourrait réclamer comme un 
droit? 

— Mon mari n’a qu'un seul droit sur moi, Max, 
le droit de me rendre malheureuse, et ce droit, je 
l'espère, il ne l’exercera pas au delà de Ja vie. 

— De sorte que — je joignis les mains — de 
sorte que, chère Edmée, si vous aimiez quel- 
qu'un... ? 

Je w’arrêtai tout tremblant, 

Elle sourit, 

— Continuez, dit-elle. 

— Celui que vous aimeriez, séparé de vous dans 
la vie, pourrait espérer dormir près de vous pen- 
dant l'éternité dans cette tombe ? 

— Max, dit Edmée, la chaste Vierge que voici 
— et elle étendit la main vers la statue, — la 
chaste Vierge que voici sait que je puis vous faire 
celle promesse et que je n'aurai point à rougir en 
apparaissant devant Dicu appuyée au bras d’un 
autre que celui que le monde aura appelé mon 
mari. 

— Eh bien, Edmée, lui dis-je en étendant le 
bras à mon tour vers la madone, par cette Vierge, 
moi, je vous jure que l’homme que son amour et 
son respect rendront digne de dormir près de vous, 
pendant l'éternité, ce sera moi. 

Jne prière commune succéda à ce double ser- 
mepl, A minuit, je me séparai d’Edmée, ivre d'un 
bonheur qui avait quelque chose du bonheur divin. 

Au point du jour, je quittai Bernay, et, le mème 
soir, j'arrivai à Paris. 


XXIX 


Le lendemain, à dix heures du matin, je fis ap- 
procher une voiture et Pordonnai au cocher de me 
couduire rue du Bae, n°42, Je crois vous avoir 
dil que c'était là que demeurait mon notaire, 
M. Loubon., 


MADAME DE CHAMBLAY. 77 


M. Loubon put me remettre vingt mille francs 
comptant et s’engagea à m'en faire passer, avant 
buit jours, trente mille autres en traites sur la 
maison Behring et C*, de Londres. 

C'était tout ce qu’il me fallait : avec cinquante 
mille francs, on pare à toutes les éventualités, 

Cette petite affaire réglée, j’entamai la question 
de M. de Chamblay, priant M. Loubon de me mettre 
au courant, autant que les lois de sa profes- 
sion le permettraient, de la situation pécuniaire du 
comte. 

Ii n'avait, lui, personnellement, aucune relation 
ayee le comte ; mais souvent il prétait sa signature 
comme second notaire à son confrère M. Bour- 
deaux, chargé des intérêts de M. de Chamblay. 

Or, voici ce qu’il savait de source certaine : 

M. de Chamblay, aprés avoir mangé sa fortune 
personnelle, plus apparente au reste qu’effective, 
avait attaqué celle de sa femme, quoique marié 
avec elle sous le régime dotal. Il avait commencé 
par des emprunts faits à un certain prêtre, nommé 
l'abbé Morin, que l’on disait fort riche, quoique 
l’on ignorât la source de sa fortune. Ces emprunts, 
il avait fallu les rembourser, et le comte avait ob- 
tenu de sa femme une procuration générale valable 
pour un an. C’est fondé de cette procuration qu'il 
avait, en moiæ d’une année, vendu trois terres 
dont il avait englouti l'argent dans le gouffre du 
jeu, seule passion qu'on lui connût. La dernière 
vente, me dit M. Loubon, était celle de cette terre 
de Juvigny que j'avais achetée. 

Enfin, il y avait quelques jours, M. de Chamblay 
était venu pour vendre la terre de Bernay, que, 
par habitude, on appelait de son nom la terre de 
Chamblay, quoiqu’elle vint de sa femme; mais, la 
procuration élant sur le point d’expirer, le notaire 
avait voulu avoir la procuration sous les yeux. 
M. de Chamblay était reparti pour Bernay et en 
était revenu en toute hate avec la procuration, qui 
expirait au 4* septembre. Chargé des intérêts de 
madame de Chamblay en même temps que de ceux 
de son mari, M. Bourdeaux avait regardé comme 
chose grave de vendre, cent où cinquante mille 
francs au-dessous de sa valeur, une terre apparte- 
nant à la femme, quand le mari, porteur d’une 
procuration expirant dans quelques jours, lui avait 
paru pressé de vendre cette terre avant que la pro- 
curation expirât. Il avait pensé que madame de 
Chamblay, aux trois quarts déjà dépouillée de sa 
fortune, pourrait bien ne pas renouveler sa pro- 
curation. Il allégua donc, vis-à-vis de M. de Cham- 
blay, la difficulté de trouver immédiatement un 
acquéreur qui eût un demi-million disponible, 
M. de Chamblay voulant être payé comptant, et il 
demanda un délai de huit ou dix jours. Ces huit ou 
dix jours conduisaient justement M. de Chamblay 
au lendemain ou au surlendemain de l'expiration 
de la procuration de la comtesse, 

En outre, M. Bourdeaux écrivit confidentielle- 
ment à celle-ci, lui donnant un état exact des 
affaires de son mari et de sa fortune à elle, fortune 
dont il ne restait plus que celte terre de Bernay, 
d’une valeur de huit à neuf cent mille francs, mais 
que le comte, vu le besoin d'argent qu'il avait, 
disait-il, voulait vendre à tout prix. 

Madame de Chamblay avait résoliiment répondu 
qu'elle ne renouvellerait pas sa procuration, ajou- 
tant qu'elle désirait garder Bernay, dernier débris 
de sa fortune paternelle. 

Tout cela était on ne peut plus récent; la lettre 
de macwme de Chamblay datait de la veille, 

J'en élais là de ma conversation avec l'homme 


Ae loi, lorsque la porte s’ouvrit et que l’on annonça 
M. de Chamblay. 

— Faites passer au salon, dit le notaire, 

Mais, comme, à travers la porte entr’ouverte, 
M. de Chamblay m'avait aperçu, je ne crus pas 
devoir faire mystère de ma présence, et, vivement : 

— Non, non, dis-je, faites entrer dans votre 
étude; c’est moi qui vais passer au salon. 

Et, allant à la porte, j’insistai pour que le comte 
entrat. Celui-ci entra en effet, le visage souriant, 
et me tendit la main avec sa courtoisie habituelle, 
se félicitant de me rencontrer au moment où il 
s'attendait si peu à me voir. 

De mon côté, je lui présentai mes compliments 
et lui expliquai ma présence chez M. Loubon par 
le désir que j'avais de faire un voyage pour lequel 
une assez forte somme m'était nécessaire. 

Mes paroles prenaient une certaine authenticité 
de la présence des vingt mille francs en billets de 
banque que, comme je l'ai dit, M. Loubon avait pu 
me donner comptant. 

— Heureux homme! s'était écrié M. de Cham- 
blay en jetant un regard de convoitise sur mes 
billets de banque. 

. Puis, revenant à l'invitation qu'il m'avait faite à 
Evreux : 

— Ah ca! me dit-il, j'espère que ce départ n’est 
point tellement rapproché, que vous ne puissiez 
pas venir ouvrir la chasse chez moi? 

— Oh! lui dis-je, mon voyage est encore à l’état 
de projet. 

— Mais, en homme prudent, vous prenez vos pré- 
cautions. Quant à la chasse, ajouta-t-il passant, avec ” 
une agitation fébrile, d’un sujet à un autre, quant 
à la chasse, elle s’ouvre le 1* du mois prochain ; 
mals, Comme mes affaires peuvent m'occuper jus- 
qu'au 3, que Chamblay est une terre gardée, nous 
n’ouvrirons la chasse que le 4. fl en résulte que 
nous aurons non-seulement notre gibier, mais en- 
core celui des autres ; au reste, soyez tranquille : 
Si vous êtes vérilablement chasseur, vous vous 
amuserez ; j'ai fait trés-bien épurer la terre, et nous 
avons, à ce qu'il paraît, cette année, des myriades- 
de cailles. Mais je vous dérange ; je vais passer au 
salon; terminez, terminez. 

— Non, répondis-je, c’est moi qui y passerai si 
vous voulez bien. J'ai à causer longuement avec 
M. Loubon, 

— Et moi, je n’en ai que pour quelques minutes, 
un Oui OU un non. 

— Vous voyez bien. 

— Alors, sans façon, j'accepte. 

Je m’avangai vers la porte du salon. 

— Je vous serrerai la main en m'en allant, n’est- 
ce pas? 

— Faites-moi dire vous-méme au salon quand je 
pourrai rentrer. 

— Eh bien, c'est cela; merci, mérei. 

Il m'accompagna, comme pour me conduire, 
jusqu'à la porte, qu'il poussa derrière moi. 

Toutes les paroles de M. de Ghamblay avaient 
été dites, Lous ses mouvements avaient élé faits, les 
paroles avec cet accent saccadé, les inouvemients 
avec celte agitation fébrile de l’homme inquiet et 
pressé, Il était évident que le comte venait ehex 
mon notaire pour la même affaire qui l'avait con- 
duit-chez le sien, ' 

Qnoiqu'il edt qu'on oni où un non à entendre 
de la bouche de M. Loubon, le comte resta près 
d'un quart d'heure avec loi; aw bout de ce quart 
d'heure, la porte du salon s'ouvrit tout à coup et 
avec une cerlaine violence, 


78 MADAME DE CHAMBLAY. 


M. de Chamblay parut. 

Il avait ce sourire nerveux du joueur qui perd, et 
que j'avais yu yolliger sur ses lèvres pendant la 
soirée de la préfecture. 

— Eh bien, c’est convenu, me dit-il, le 3 au 
soir, rendez-vous à Chamblay, ou plutôt à Bernay. 
J'ai pris la mauvaise habitude de donner mon nom 
à cette terre qui vient des Juyigny. On couche au 
château ; done, au château, à l’heure de la journée 
que vous voudrez, mais au plus tard à huit heures 
du soir, on soupe à dix; après le souper, jeu d’en- 
fer... J'oubliais que vous ne jouez pas; vous cau- 
serez avec madame, Songez que jen’admels aucune 
excuse, j'ai votre parole. 

— Et je vous la renouvelle bien volontiers, 
monsieur le comte. 

— Alors, au 3 septembre. Retournez-vous à la 
préfecture avant le commencement du mois ? 

— C’est selon le temps que mes affaires me 
prendront à Paris. 

— C'est comme moi; on ne sait jamais à quoi 
s’en tenir avec ces diables de notaires. Je ne con- 
nais rien de plus ennuyeux que tous ces gaillards- 
là. Ainsi, au revoir, n’est-ce pas? Je me fais une 
féle de vous recevoir chez moi; qui sait! c’est 
peut-être la dernière chasse que nous ferons à 
Bernay ; ce serail facheux, la terre est giboyeuse ! 
Le 3, à huit heures du soir. 

Il me tendit la main, je sentis cette main frissonner 
dans la mienne, et il sortit. 

Je rentrai dans l’étude de M. Loubon. 

— Eh bien, lui demandai-je, il venait s’enquérir 
auprès de vous si vous éliez aussi scrupuleux que 
voire confrère du numéro 53? 

— Justement. 

— Il veut vendre sa terre de Bernay ? 

— Ou plutôt la terre de la comtesse, 

— Oui. 

— La vendre ou emprunter dessus. Il veut la 
vendre six cent mille francs, mais la donnerait pour 
cing cent mille, tant il paraît pressé d’argent; ou 
bien il donnerait hypothèque pour cent vingt-cinq 
mille, si l’on voulait lui prêter cent mille francs 
comptant. Que dites-yous d’un Homme qui veut 
emprunter à vingt cing du cent devant notaire, plus 
l'intérêt légal? 

— Je dis que c’est un fou, mon cher monsieur. 

— Vous devriez acheter cela, vous. 

— Quoi? 

— La terre de Bernay. 

— Vous n’y pensez pas! Ma fortune est de 
quinze cent mille francs & peine, et en terres; je 
ne suis pas assez riche, cher monsieur Loubon. 

— On est toujours riche quand on est rangé 
comme vous l’êtes, Puis j'ai, dans ce moment-ci, 
un parti de deux millions comptant, avec autant 
d’espérances, à vous offrir. 

Je souris, 

— Je nai jamais moins pensé à me marier qu'à 
celte heure, 

— Achetez sans vous marier, La terre vaut huit 
cent mille francs, haut la main. 

— Mon cher monsieur Loubon, où voulez-vous 
que je prenne six cent mille francs comptant? 

— Je vous ai dit que vous l’auriez pour cing 
cent mille, 

— Mais je n'ai pas plus cinq cent mille francs 
que six cent mille. 

— Je vous les trouverai. 

— Qui diable vous a donné cette idée-la ? 

—M. de Chamblay lui-même; vous lui êtes 
apparu comme la Providence en personne, Il m'a 


dit : «Puisque M. de Villiers a ma terre de Juvi- 
gny, il peut aussi avoir ma terre de Chamblay. S'il 
n’a pas toute la somme, son ami Alfred, le préfet 
de l'Eure, lui prétera le complément. D'ailleurs, à 
lui, je ne demanderai que moitié comptant. 

— Mon cher monsieur, dis-je en riant à M. Lou- 
bon, vous m'avez tout l’air, si j’acceptais, de vou- 
loir passer par-dessus la petite irrégularité de la 
procuration de madame de Chamblay sur le point 
d’expirer. 

— J'avoue que, remplissant les désirs du ven- 
deur et faisant faire une excellente affaire à l’aghe- 
teur, client de l’étude de père en fils, j'avoue que 
je passerais par-dessus ce petit scrupule. Au bout 
du compte, tant que la procuration n’est pas expi- 
rée, le mandataire peut s’en prévaloir. 

— Oui; mais, moi qui ai l'honneur de connaître 
madame de Chamblay, qui savais lui faire une 
chose agréable en achetant Juvigny, et qui saurais 
lui faire une chose désagréable en achetant Cham- 
blay, je refuse positivement, mon cher monsieur 
Loubon, et j’ajouterai même que je vous prie de ne 
pas insister davantage. 

Je me levai. 

— Alors, n’en parlons plus, dit M. Loubon; mais 
c’est une bien belle occasion que vous laissez 
échapper là. 

— Quand aurai-je mes trente mille francs sur 
Londres ? 

— Voyons, nous sommes le 26 août, n’est-ce 
pas ? 

— Oui, et le mois a trente et un jours. 

— Vous les aurez le 4° septembre. Où faut-il 
vous les envoyer? 

— À Evreux, chez le préfet. 

— Ah ! oui, M. Alfred de Senonches. En voilà un 


+ qui fait son chemin ; avant trois ans, il sera minis- 


tre. Maintenant, donnez-moi un reçu de vingt 
mille francs ; il suffira que vous m’aceusiez récep- 
lion des trente mille autres. : 

— Kt je les aurai le 1¢" septembre, n’est-ce pas ? 

— Vous ai-je jamais manqué de parole? 

— Il ferait beau voir! dis-je en riant; un notaire, 
c’est-à-dire la loi faite homme ! 

— Vous repartez, quand ? 

— Ce soir probablement, demain au plus tard; 
j'ai quelques objets de voyage à acheter. 

— Vous allez faire un voyage ? 

— Probablement... Cela me rappelle qu'il serait 
peut-être bon que je vous laissasse une procuration 
générale, 

— Faites-vous done un long voyage ? 

— Je ne sais. 

— Où logez-vous ? 

— Hôtel de Paris, rue de Richelieu, 

— La procuration générale sera chez vous dans 
deux heures. | 

Je quittai M. Loubon. Deux heures après, la 
procuration générale était chez moi, et, le 1° sep- 
tembre, je recevais, à Reuilly, les trente mille 
francs de traites sur la maison Behring et Cl, de 
Londres, 

C'était la ponetualité même que ce brave 
M. Loubon. = * 

Il y a des hommes chez lesquels une qualité 
remplace toutes les vertus: 


MADAME DE CHAMBLAY. 79 


XXX 


On se rappelle que l’ouverture de la chasse avait 
été fixée par M. de Chamblay au 4 septembre, et 
que les invitations avaient été faites par lui pour 
le 3 au soir. 

Le 3, en déjeunant avec Alfred, je lui annonçai 
mon départ pour Bernay. 


Il me répondit par un signe de têle insignifiant ;- 


puis, après le déjeuner : , 

— C'est aujourd’hui dimanche, me dit-il, jour 
auquel tout préfet redescend au rang de simple 
mortel. Allons faire un tour dans le parc; nous 
chanterons les champs et l’amour, en alternant, 
comme deux bergers de Virgile : 


Amant alterna camenæ ! 


J'étais accoutumé aux originalités d'Alfred; je 
compris qu'il avait à me dire quelque chose dont il 
n'avait pas voulu parler devant les domestiques. Je 
pris son bras et nous descendimes dans le pare. 

Au bas du perron, en mettant le pied sur la der- 
nière marche, nous rencontrames le curé du Ha- 
meau; sa messe dite, il venait nous remercier au 
nom de ses administrés ; nos noms, placés en tête 
de la liste de souscription pour les incendiés, lui 
avaient porté bonheur : le total des souscriptions 
avail monté à dix mille francs, et, avec cette somme, 
non-seulement les perles causéés par le feu pour- 
raient être réparées, mais encore ses administrés 
se lrouveraient plus riches et mieux logés qu'ils ne 
l'élaient avant l'accident. 

Seulement, lui était plus pâle et plus faible en- 
core que je ne l'avais vu lors de sa dernière visite 
au château, L’implacable maladie dont il était at- 
teint suivait sa marche et faisait lentement mais 
sûrement son œuvre de destruction de chaque jour. 

A sa vue, le rire sceptique qui volligeait sans 
cesse sur Îles lèvres d'Alfred s’effaca pour faire 
place à une expression de suprême bonté, 

Je regardais ce prêtre, si différent de cet autre 
prêtre qui, je le sentais, était entré dans ma vie 
pour y jouer un rôle douloureux ou fatal, et je me 
demandais comment un même arbre, cet arbre si 
miséricordieux de la religion, pouvait porter deux 
fruits si opposés. 

Alfred reprocha au curé d’être venu trop tard 
pour parlager notre déjeuner, el insisla pour qu'il 
acceptat quelque chose, Pressé par Alfred, il de- 
manda une tasse de lail. 

Fatigué de la course, le curé du Hameau s'était 
assis sur les marches du perron, essuyant son front 
pile, où perlait la sueur; Alfred monta jusqu'à 
’antichambre et appela lui-même les domestiques, 
tandis que, le chapeau à la main, je lenais compa- 
gaie au digne prétre. 

Alfred reparut au haut du perron, suivi d’un 
domestique portant le plateau tout vs 5 

— Voulez-vous entrer, mon père, dil Alfred, 
ou préférez-vous prendre votre tasse de lail sous 
ces lilleuls ? 

,— Sous ces tilleuls, si vous le permettez, mon- 
sieur, dit le prétre; Dieu, qui ne m'avait pas des- 
tiné à en jouir longtemps, m'a fait amoureux de la 
halure ; cet amour et celui de notre prochain sont 
les seules amours qui nous soient permises. 

— Le premier a fait de vous un philosophe el 


l’autre un saint, monsieur le curé, dit Alfred; Dieu 
fait bien ce qu'il fait. 

Et, me prenant par le bras, il m’entraina vers le 
pare en me disant de son ton railleur et saccadé : 

— Viens, Max, viens; ce prêtre est tout simple- 
ment un magicien qui en arriverait à me faire es- 
timer mes semblables. 

— Eh bien, demandai-je à Alfred, où serait le 
mal ? 

— Un préfet qui estimerait les hommes, mon 
cher Max! Et le moyen, une fois tombé dans une 
telle erreur, de suivre les ordres de mon gouver- 
nement? Non, par ma foi, j'aime mieux dire 
comme le comte de Monte-Cristo, exécrable livre 
de quelqu'un de ta. connaissance, je crois : « Déci- 
dément, c’est une vilaine chenille que l’hornme ! 

, — Et, cependant, tu le vois, mon ami, ce prêtre, 
c’est un homme. 

— Oui, mais une exception parmi les hommes, 
une espèce d’hybride, la tulipe noire que cherchent 
les Hollandais, le dahlia bleu que cherchent les 
sretons. Comme on dit en poésie, il a fleuri dans 
un pelit village de Normandie par une combinaison 
d’ombre et de lumière arrangée par le hasard; 
mais ces plantes-là ne laissent pas de graine et ne 
reprennent pas de bouture. Revenons à ta chasse : 
c’est demain l'ouverture chez M. de Chamblay ? 

— Oui; el tu as quelque chose à me dire à ce 
propos ? 

— Moi? Rien, sinon que vous ferez une mer- 
veilleuse chasse; c'est un propriétaire fort jaloux 
que M. de Chamblay, et qui garde scrupuleusement 
son gibier. 

— Tu yois bien que non, puisqu'il nous le fait 
tuer. 

— Mon cher, Crassus a prêté treize ou quatorze 
millions à César — je ne me rappelle pas le chiffre 
exact — lorsque celui-ci est parli pour sa préture 
d'Espagne; et cependant Crassus était fort avare. 
Seulement, il y à des avares qui savent bien placer 
leur argent : ces lreize millions de Crassus lui ont 
valu le Lriumyiral et le commandement dé lexpé- 
dition parthique. Il est vrai que l'expédition a mal 
tourné; mais c’est un délail; Crassus, pour ses 
lreize millions, n’en avait pas moins oblenu ce 
qu'il désirait. 

— Où veux-tu en venir ? 

— À rien; je fais une excursion dans l'antiquité: 
c'est bien permis à un barbiste, que diable ! 

— Oui... Mais tu as fait lon excursion dans l’anti- 
quilé à propos de M. de Chamblay. 

— C'est vrai; lui aussi, a fait une excursion, 
mais à Paris tout simplément; sais-tu cela? 

— Je l'ai rencontré chez mon nolaire, M. Loubon. 

— Oui, il sortait de chez le sien, M, Bourdeaux ; 
il n'y arien d’élonnant à cela, au reste: les deux 
labellions demeurent rue du Bac, presque en face 
l'un de l'autre. 

— Tu sais cela ? 

— M. Loubon est le notaire de mes trois tantés, 
et j'ai reçu hier ou avant-hier une lettre de lui. 

— Où il est question de moi? 

— Justement... Il me dit que tu as envie dé la 


‘terre de Bernay, mais que tu ne le trouves pas assez 


riche pour l'acheter, Tu sais que, si tu as besoin de 
trois ou quatre cent mille francs, jé les ai à ton 
service ; cent mille franes de mes propres, comme 
on dit en termes de notarial, et cent mille franes 
par lunle, cela ne dépasse pas mes moyens, Tu es 
déjà propriélaire de Juvigny, Lu soras propriélaire 
de Bernay; de sorte que, le jour où M, de Ghamblay 
aura perdu au jeu son dernier lopin de terre et se 


80 MADAME DE CHAMBLAY. 


brülera la cervelle, tu pourras épouser la veuve; 
son troisième mari lui rendra ce que lui aura en- 
levé son second. 

— Mon ami, dis-je à Alfred sérieusement, et en 
posant Ja main sur son bras passé sous le mien, ne 
parle jamais légèrement de madame de Chamblay, 
je Ven supplie. 

— Dieu me garde de parler légèrement d’une 
pareille femme, mon cher Max! me répondit Alfred 
en reprenant à son tour son sérieux; elle est, pour 
la bonté du cœur et la chastelé de l’âme, ce qu'est 
ce pauvre prêtre qui s’en va mourant : deux lis de 
pureté. Aussi, tu vois, ni l’un ni l’autre ne laisseront 
de descendants. S'il y avait beaucoup de prêtres 
comme .le curé du Hameau, il n’y aurait plus d’a- 
thées. Si toutes les femmes étaient comme madame 
de Chamblay, il n’y aurait plus de célibataires. Or, 
moi, célibataire, célibataire par tempérament, par 
conviction, par philosophie, je te dis, mon ami: 
Puisque tu aimes madame de Chamblay, et que 
madame de Chamblay t'aime, le jour où tu pourras 
l'épouser, épouse-la, et, ce jour-là... 

— Eh bien, ce jour-là? 

— Tu auras, je crois, une agréable surprise. 

— Que veux-tu dire? 

— Rien... C’est toujours ma police; mais, 
celte fois, je ne réponds pas d'elle et ne veux 
pas m'ayancer. Revenons donc à M. de Cham- 
blay : je te préviens qu’il est de très-mauvaise hu- 
meur, 

— A quel propos? 

— Pardieu! mais à propos de ce qu'il n’a pu, la 
procuration de sa femme expirant le ier septembre, 
je crois, ni vendre sa terre de Bernay, ni emprunter 
dessus. Cela le rend de mauvaise humeur, ce cher 
comte; cependant, si tu te décides à acheter cette 
terre, je sais qu’il apporte un acte de vente en blanc 
qu’il a promis de reporter à M. Bourdeaux revêtu ce 
la signature de sa femme; en échange de quoi, 
MM. Bourdeaux et Loubon lui ont promis la somme 
de six cent mille francs, dont trois cent mille seu- 
lement comptant; ce qui est une grande facilité 
pour l'acheteur. Voilà ce que j'avais à te dire. C’est 
une trés-bonne affaire que l'acquisition de Bernay 
pour six cent mille frances, attendu que Bernay vaut 
huit cent mille francs à donner comptant, et que 
j'ai quatre cent mille francs à L'offrir, en prenant, 
bien entendu, hypothèque sur la terre de Bernay et 
sur les autres biens; car mes trois tantes, assisiées 
de M. Loubon leur notaire, mon notaire et le tien, 
ne comprendraient pas que je prétasse, même au 
Cid Campeador, quatre cent mille francs sans hypo- 
thèque. Sur ce, je te quitte. 

— El pourquoi? 

— Pour te laisser à tes réflexions ; la solitude est 
meilleure conscillère que le meilleur ami; seule- 
ment, avant de te quitter, un conseil. 

— Parle. 

— Je Vai dit que M. de Chamblay était de mau- 
vaise humeur, 

— Oui, 

— Eh bien, les gens de mauvaise humeur sont 
distraits; les gens distraits sont de mauvais voi- 
sins à la chasse; ne te mets pas trop près de M. de, 
Chamblay : un coup de fusil est bientôt parti, et qui 
sait où vu le plomb? 

— Alfred! 

— Je ne te dis pas qu'il le ferait exprès, Dieu 
m'en garde! au contraire, i} te ménage pour sa terre; 
mais les gens distraits, vois-tu, c'est une peste en 
chasse, c'est pis que les myopes : les myopes voient 
encore à une certaine distance; les distraits ne 


voient à aucune. Adieu! ne pars pas sans me serrer 
la main. 

-— Bonne recommandation! 

— Eh! toi aussi, tu es un distrait. 

— Comme M. de Chamblay? 

— Tout au contraire. Il est, lui, un distrail mal- 
heureux, et toi, mortel favorisé, tu es un distrait 
heureux. 

Il fit quelques pas en s’éloignant ; puis, revenant 
tout à coup : : 

— J'oubliais, dit-il : fat-ce à propos de l'Evangile 
et des miracles du Christ, ne parle jamais devant 
ton hôte d’épileptique ni d’épilepsie. 

— Pourquoi cela ? 

— Parce que tu connais le proverbe : «Il ne faut 
point parler de corde devant les pendus. » Au re- 
voir! 

Je restai seul, et, je l’avoue, comme me l'avait dit 
Alfred, j'avais grand besoin de solitude. 

Depuis le jour où j'avais rencontré madame de 
Chamblay, un singulier changement s'était fait dans 
ma vie; il me semblait que ma nouvelle existence 
avait perdu quelque chose de la réalité de l’an- 
cienne. Je vivais comme on vit dans certains rêves, 
marchant dans une voie mystérieuse qui devait 
aboutir à un but inconnu. Le labyrinthe de Créte 
n'avait pas plus de détours que ceux qui s’offraient 
à mes pas. J'avais à la fois au fond du cœur quel- 
que chose de triste qui n'allait pas jusqu'aux larmes, 
quelque chose de joyeux qui n'allait pas jusqu’au 
rire. Chacune de mes haleines était un soupir, mais 
un soupir qui n'avait rien de pénible; on eût dit 
qu'Edmée m'avait communiqué quelque chose de 
sa double vue, et que, à travers un crêpe de deuil, 
je devinais un lointain lumineux. 

En tout cas, je me sentais entrainé par une force 
plus puissante que ma volonté, ou plutôt contre ta- 
quelle ma volonté ne Lentait pas même de lutter. 

J'étais plongé au plus profond de ces réflexions, 
qui me faisaient tout oublier, même le temps, lors- 
que j'entendis un bruit de pas froissant les premières 
feuilles tombées des arbres, non pas encore sous 
les rigueurs de l'hiver, mais sous les chaleurs d’août, 

Je relevai la tête et je vis le curé du Hameau. 

A tous les sentiments qui s’agitaient dans mon 
cœur, vint se joindre une sensation profonde de re- 
ligion; ce prêtre, qui, avant l’âge de mourir, mar- 
chait, le front calme et le cœur pur, vers la tombe, 
en faisant le bien, m’apparaissait comme la véritable 
incarnation de l'Évangile en ce monde; par un mou- 
vement irréfléchi, tout instinctif, par ce besoin que 
l’homme a de se mettre en rapport avec Dieu, j’allai 
à lui, et, la téte découverte et inclinée : ; 

— Mon père, lui dis-je, je suis sur une route qui 
me peut conduire également ou à la félicité suprême 
ou au désespoir. Bénissez un homme croyant en 
Dieu, pour que Dieu lui envoie un de ses anges 
qui veille sur lui et Je maintienne dans la voie heu- 
reuse, 

Le prêtre me regarda avec étonnement. ) 

— Monsieur, me dit-il, la foi esterare de nos 
jours, et c’est un grand bonheur pour moi d’en- 
tendre sortir, avec cet accent de vérité, des paroles 
chrétiennes de la bouche d’un homme de votre âge. 
Nul plus que vous n’a droit à la bénédiction des 
hommes da Seigneur. Je vous donne done la mienne 
du plus profond de mon Ame, non-seulement en 
mon nom, mais encore au nom de tous les mal- 
heureux auxquels votre généreuse pitié a porté 
secours, 

Et, levant les yeux au ciel comme pour adjurer 
Dieu d'accueillir cette bénédiction, il posa douce- 


MADAME DE CHAMBLAY. 84 


ment sa main sur ma téte, tandis que je disais dans 
mon ceur: 

— Mon Dieu! bénissez-la comme votre serviteur 
me bénit. | 

Si le monde m’eût vu, — et vous savez, mon ami, 
yous pour qui j'écris ce récit, ce que j'entends par 
le monde, — si le monde m'eût vu, il eût raillé ce 
grand enfant de trente-deux ans demandant, sans 
savoir pourquoi, ni dans quel but, la bénédiction 
d’un prêtre; mais, vous, mon ami, vous, poéte, 
vous me comprendrez et ne me raillerez pas. 

Je me relevai le front aussi joyeux que si Dieu 
lui-même y cit mis le cercle d’or qui ceint la tête 
de ses anges, et cependant des larmes roulaient sur 
mes joues aussi pressées que le jour où mon âme 
était brisée par la douleur. 

Est-ce une preuve de la faiblesse de l’homme 
ou de la puissance de Dieu, que la créature n'ait 
qu’un même signe pour la douleur et pour la joie? 

Le prêtre s’éloigna sans m’interrompre, mais en 
continuant de me bénir des yeux et du geste. 

Et moi, plus près du ciel que je n’avais jamais 
été, même au moment où je serrais Edmée contre 
mon cœur, j’allai prendre congé d'Alfred, le sou- 
rire sur les lèvres, riant de ses tristes prévisions, et 
certain que ce prêtre venait de me mettre sous la 
garde de Dieu. 

Une heure après, je roulais avec Georges sur la 
route de Bernay. 


XXXI 


Cette fois, au lieu de descendre au Lion d'or, 
je m'acheminai vers le chateau de M. de Chamblay. 

Cependant, quoique ce fat retarder le moment 
où je reverrais Edmée, j’arrétai le tilbury devant la 
maison de Gratien. 

De la porte de la rue, j'entendais la chanson du 
joyeux menuisier; j’entrai et je le trouvai les 
manches retroussées et poussant vigoureusement le 
rabot. 

Il releva la tête au bruit que firent mes pas dans 
les copeaux, et poussa un cri de joie en m’aper- 
cevant, 

Puis, après un moment d'hésitation, lachant son 
rabot : 

— Ah! ma foi, tant pis, dit-il en s'élançant vers 
moi, vous me l'avez déjà donnée une fois, vous me 
la donnerez bien encore, 

Et il me tendit les deux mains. 

Je les lui pris de grand cœur, ces deux mains la- 
borieuses et loyales, et les serrai cordialement dans 
les miennes. 

— Eh bien, lui demandai-je, comment va-t-on 
au château et ici? 

— Grâce au ciel, monsieur Max, dit Gratien, tout 
le monde se porte à merveille; il n’y a pas jusqu'à 
madame la comtesse qui ne refleurisse et ne sourie 
comme une rose au printemps. Je commence, en 
vérvilé du bon Dieu, monsieur Max, à croire que 
vous êles la bénédiction du Seigneur déguisée en 
homme. 

— Et M. de Chamblay? demandai-je, 

— Oh! Jui ne refleurit ni ne sourit, Je l'ai ren- 
contré hier en allant au château, où madame m'a- 
vait appelé pour quelques réparations dans la salle 
à manger. IL se promenail avec l'abbé Morin, dans 
la grande allée de tilleuls, vous savez, celle par la- 


quelle on entre. Ils avaient l’air de deux conspira- 
teurs; en passant près d’eux, j'ai enlendu ces mots: 

» — Elle a nettement refusé. 

» — Bon! a répondu le prêtre, une femme veut 
toujours ce que veut son mari. 

» — Aussi je ne me tiens pas pour battu, a dit 
le comte avec un mauvais sourire, il faudra bien 
qu’elle signe. 

» Puis, comme je marchais dans un sens et eux 
dans l’autre, je n’ai plus rien entendu, à cause de 
l'éloignement. D’ailleurs, je n’étais pas venu pour 
écouter leur conversation, j'étais venu pour faire 
mon état. 

— La comtesse ne t’a rien dit? 

— Si fait; elle m’a conduit dans une chambre et 
elle m’a dit : 

» — Visite bien tout et veille à ce qu'il ne manque 
rien dans cette chambre; c’est celle de M. de Vil- 
liers. 

Je murmurai : 

— Chère Edmée ! 

— Aussi, continua Gratien, rien n’y manquera, à 
votre chambre, allez ! tout le temps que j'ai été là, 
la comtesse est restée avec Zoé; et « Zoé, vois done 
par ici!...» et «Zoé, vois done par la!... As-tu 
pensé au sucre? as-tu pensé à la fleur d'oranger? » 
La comtesse était furieuse, Zoé avait pensé à tout. 

— Et, sans indiscrétion, mon cher Gratien, où est 
cette chambre? 

— Porte à porte avec celle de la comtesse; il n’y 
a que le cabinet de toilette qui vous sépare. 

Les paroles de Gratien allèrent droit à mon cœur, 
qui battit violemment. 

— Et cette chambre, lui demandai-je encore, est- 
ce aussi la comtesse qui l’a choisie? 

— Non, me dit-il, c'est le comte ; comme elle est 
la plus belle du chateau, il a voulu vous en faire 
honneur; il a son idée. 

— Et laquelle? 

— Vous avez déjà Juvigny, n’est-ce pas? 

— Oui. 

— Eh bien, je erois qu'il veut vous colloquer 
Bernay. Vous savez qu'il cherche à vendre Bernay? 

— Oui, je sais cela. 

— Mais, s’il vend Bernay, que lui restera-t-il? Il 
a encore une petite terre entre la Délivrande et 
Courseulles ; mais c'est son reste. Quand il aura 
vendu celle-là, il sera comme les oiseaux à l'air du 
bon Dieu, plus pauvre que Gratien, qui est riche, 
grace à vous, et qui ne vendrait pas sa maison quand 
on lui en donnerait cent mille franes. Non, pour 
cent mille francs, je ne la donnerais pas, ma maison. 

— Tu as tort, Gratien; pour cent mille franes, tu 
aurais un chateau et une terre, 

— Kt qu’en ferais-je?... Non, monsieur Max, dans 
un chateau, voyez-vous, il y a trop de place; je 
veux une maison où il n'y ait qu'une chambre; 
nous finirions peut-être, Zoé et moi, par faire comme 
M. de Chamblay et sa femme, par demeurer chacun 
à un bout de la maison, et encore, je crois qu'ils ne 
se sont arrêtés là que parce qu'il y avait les murs 
qui les empéchaient d'aller plus loin. Mais je vous 
reliens en bavardant comme une pie borgne, et 
j'oublie que vous êtes pressé de voir madame de 
Chamblay. 

— Qui Ua dit que je fusse aussi pressé que cela, 
Gratien? 

— Soil; alors, j'oublie qu'elle est pressée de vous 
voir, 

— Qui te fait croire cela? Voyons. 

— Ce qu'elle disait elle-méme en rangeant dans 
votre chambre, = 


82 MADAME DE CHAMBLAY. 


» — A quelle heure crois-tu qu'il arrive? deman- 
dait-elle à Zoé. 

» — Le plus tôt qu'il pourra, soyez tranquille, 
répondait la folle. 

» — Moi, répliquait la comtesse, je crois qu'il 
n’arrivera que le matin pour la chasse. 

» — Et moi, je suis sûre qu'il arrivera le soir pour 
le souper, et même, voulez-vous que je vous dise 
comment il viendra ? 

» — Ah! disait la comtesse, c’est toi quias la 
double vue, à ce qu’il paraît, maintenant. 

» — Oh! mon Dieu, oui. 

» — Voyons un peu. 

» — Il s'arrêtera chez Gratien, il demandera de 
vos nouvelles: il dira au domestique de faire le 
grand tour avec la voiture ; il entrera dans l’église ; 
il traversera le cimetière et, du cimetière, viendra 
à pied au château, 

» — Tu crois ? 

» — Madame veut-elle parier ma layette? 

» À propos, vous savez qu'elle est grosse, Zoé? 

— Non, repris-je; mais tu me l’annonces. Je t’en 
fais mon compliment, tu n'as pas perdu de temps, 
Gratien. 

— Oh! moi, je ne suis pas comme les grands 
seigneurs, qui remettent tout au lendemain, et puis, 
le lendemain, c’est jamais. N’est-ce pas que Zoé 
avait raison ? 

— De point en point; d'abord en ce que je me 
suis arrêté chez toi pour te demander des nouvelles 
de tout le monde; ensuite parce que je vais suivre 
pas à pas l'itinéraire indiqué par Zoé. Ainsi donc, 
adieu, Gratien. 

— Adieu, monsieur Max; je ne vous retiens pas; 
bien du plaisir à la chasse ! 

Je serrai encore une fois la main du brave gar- 
con, et je n’étais pas à la porte, qu'il avait repris sa 
chanson et son rabot, 

J’entrai dans l’église; je baisai les pieds de la 
Vierge à l’endroit où j’avais vu, un jour, se poser 
les lèvres d’Edmée; je mis un louis dans le tronc 
des pauvres, je traversai le cimetière, je cueillis une 
rose dans le buisson qui ombrageait la pierre sé- 
pulcrale sous laquelle j'étais descendu un soir, et 
je m’acheminai vers le chateau. Dans l’antichambre, 
je trouvai Zoé; elle m’attendait ; de loin, elle m’a- 
vail vu venir, J’ai dit, je crois, que, de la fenêtre de 
madame de Chamblay, on voyait le cimetière, le jar- 
din et la maison de Gratien et partie du village, 

— Je le savais bien, me dit-elle, que vous vien- 
driez aujourd'hui. 

— Et tu savais aussi que je passerais par chez 
Gratien, par l’église et par le cimetière ? 

— Je l’avais deviné, 

— Où est madame? N’a-t-elle pas deviné, elle 
aussi, que je venais, et ma présence l’a-t-elle fait 
fuir? 

— Oh! non pas; mais elle ne fait pas ce qu’elle 
veut, la pauvre servante du Seigneur; elle m'a dit 
de vous attendre ici, 

— Où est-elle donc? 

— Au salon, où elle reçoit nos invités, en l’ab- 
senee de M, de Chamblay. 

— Alors, je vais au salon, 

— Allendez done; comme vous êtes pressé | 

— Tu ne comprends pas que je sois pressé de la 
revoir, Zoé? 

— Oh! si fait, je comprends cela; mais, si j'ai 
quelque chose à vous répéter de sa part... 

— Parle. 

— Eh bien, elle m’a dit: 

» — Tuvyaslattendre ici; tu lui diras que, lorsque 


mes lèvres, en face des étrangers, lui diront : « Bon- 
» jour, monsieur ! » mon cœur lui dira: « Bonjour, 
» mon ami!» que, lorsque, pour obéir aux conve- 
nances sociales, mes yeux passeront de lui à un 
autre, mon cœur s'arrêtera à lui. Tu lui diras enfin 
de deviner tout ce que je ne lui dis pas. 

— Et toi, Zoé, si je ne puis le lui dire à elle- 
même, tu lui diras qu’elle est adorable et que je 
l'adore ; tu lui diras que je l’aime non-seulement 
comme amie, comme sœur, Mais encore comme 
amante; tu lui diras que les anges du ciel se pré- 
sentent après elle à ma pensée, viennent après elle 
dans mes prières; tu lui diras que, depuis que je 
la connais, elle est ma joie, mon espérance, ma re- 
ligion, mon culte; dis-lui que, par bonheur, je n'ai 
rien à oublier pour elle, car, pour elle, j’oublierais 
tout. 

— Eh bien, maintenant, me dit Zoé, je crois que 
vous pouvez entrer; vous m'avez dit de votre partet 
je vous ai dit de la sienne à peu près tout ce que 
nous avions à nous dire. 

Un domestique entra, 

— Annoncez M. Max de Villiers, dit Zoé, 

Le domestique ouvrit la porte et annonça. 

La porte, en s’ouvrant, me laissa voir Edmée et 
lui permit de me voir ; nos regards se croisèrent ou 
plutôt se rencontrèrent, tandis que le domestique 
m'annonçait, 

Je ne sais si la langue des hommes pourrait ex- 
primer tout ce que nous nous dimes dans ce regard; 
l’œil a reçu de Dieu le rayon céleste; le regard de 
madame de Chamblay m’en avait plus dit dans une 
étincelle d'amour que Zoé dans toutes ses phrases. 

Elle se leva, fit un pas au-deyant de moi, me 
sourit de son plus doux sourire, et me tendit la main. 

— M. Max de Villiers, messieurs, dit-elle s’adres- 
sant aux cing ou six chasseurs déja arrivés, un ami 
de quinze jours que nous aimons comme un amide 
quinze ans. 

Des yeux elle me montra un fauteuil. 

— Je dois, continua-t-elle, vous présenter comme 
je l’ai fait à ces messieurs, les excuses de M. de 
Chamblay; une affaire indispensable l’a appelé à 
Caen, au moment où il s’y attendait le moins; mais 
il est parti en poste pour revenir plus vite, et, très- 
cerlainement, il sera de retour à temps pour souper 
avec vous. En atlendant, messieurs, que puis-je 
vous offrir? Vous avez le billard, vous avez la pro- 
menade dans le parc, vous avez même la musique, 
el, malgré mon peu de mérite, je suis prête à me 
sacrifier si quelqu'un veut m’accompagner ou que 
je l'accompagne. 

Il n’y eut qu'une voix pour demander que la com- 
tesse chantat. 

Je me hâtai de me mettre au piano : j'eusse été 
jaloux d’une communauté d’harmonie ayee tout 
autre. 

J'ai juste, en musique, le même talent que j'ai 
comme dessinateur, c’est-à-dire celui de lire à livre 
ouvert facilement, rapidement, 

J'ouvris au hasard une partition; c’élait celle de 
la Lucia. Je feuilletai jusqu'au troisième acte, et 
m'arrèlai à Vair de la folie. 

Je regardai Edmée pour lui demander son adhé- 
sion. 

— Ce que vous voudrez, dit-elle; la musique est 
un des moyens de distraction dans la solitude; j'ai 
plus chanté dans ma vie pour moi que pour les 
autres, de sorte que j'ai grand’peur de ne pas chanter 
à votre goût; mais, comme je sais par cœur à peu 
près toutes les partitions, depuis Weber jusqu'à 
Rossini, je chanterai ce que vous voudrez, 


MADAME DE CHAMBLAY. 83 


Je fis entendre les premiers accords du récitaiif : 

Il dolce suono mi colpi di sua voce 1 

Et Edmée se mit à chanter. 

Les premiéres notes quisortirent de ses lévres ne 
me produisirent pas l’effet que j'en attendais; ma- 
dame de Chamblay avait une méthode ad mirable; 
on la sentait excellenté musicienne: mais sa voix, 
un peu voilée, semblait un instrument rebelle et 
qui n’atleignait pas toute l'étendue qu'il aurait dû 
avoir. Sa manière de chanter était celle de la Per- 
siani, et, je l’avoue, je m'attendais plutôt à trouver 
en elle l'âme de la Malibran que les trilles savantes 
de madame Damoreau. 

Elle chanta la Casta Diva de Bellini et le rondeau 
de la Cenerentola. Pendant ces trois airs, sa voix 
s’éclaircit successivement et il devint visible pour 
moi qu’elle faisait un effort pour ne pas Jui laisser 
prendre toute son étendue, et qu'après l'air triste et 
solennel, elle avait choisi le rondeau de la Ceneren- 
lola pour briser sa propre émotion prête à s’élancer 
au dehors. 

A la fin du rondeau, elle se leva en posant sa main 
sur mon épaule, comme pour me dire de demeurer 
où j'étais. 

— Messieurs, dit-elle interrompant les bravos 
dont on avait accompagné les dernières mesures du 
morceau de Rossini, je ne veux pas abuser plus 
longtemps de votre galanterie ; vous mourez d'envie 
de fumer, j’en suis sûre: allez fumer, en faisant une 
partie de billard, dans le fumoir à côté de la salle; 
vous y trouverez des cigares qui séchent. Accom- 
pagnez-vous ces messieurs”? ajouta-t-elle en se Lour- 
nant de mon côté. 

— Hélas! madame, répondis-je, j'ai le malheur 
de détester le cigare et d’adorer la musique; je 
yous demande done la permission de m’éloigner 
autant que possible du fumoir et de me rapprocher 
tant que je pourrai du piano. 

— Reslez; ces messieurs et yous, vous savez que 
vous êtes chez un ami; agissez done comme avec 
un ami; les jours de chasse, il n’y a plus à la mai- 
son de comtesse de Chamblay, il y a un chasseur 
de plus, voilà tout. 

Ces messieurs sortirent; nous restames seuls. 

. — Ami, dit-elle en me donnant sa main à baiser, 
j'ai pensé à une double chose, au moment où j'ai 
commencé de chanter : c'est qu'il faut garder sou 
cœur pour les gens que l’on aime. Or, au lieu de 
faire ce que j'avais annoncé, j'ai chanté, non pas 
pour moi, mais pour tout le monde. Maintenant, 
voulez-vous que je chante pour moi el pour vous? 

— Vous avez juré d’avoir toutes les délicatesses, 
lui dis-je. 

— Lelle-là, si c'en est une, m'est venue à l'instant 
même, continua Edmée ; j'ai eu un remords; je me 


suis dit: «Si je donne à ces élrangers loul ce que : 


je puis renfermer en moi de joie ou de douleur, de 
rire ou de larmes, que lui restepaet-il, à lui qui doit 
avoir sa part de mes larmes, de mes rires, de ma 
douleur, de ma joie?» de vous ai done gardé la 
meilleure part de moi-même, et, celle fois, je vais 
vous la donner tout entière, 

— Cédez-moi votre place au pi: ino; pour ce que 
je vais chanter, il faut que je m'accompague moi- 
même, 

— Et qu'allez-vous me chanter? 

— Les tristesses de mon âme et les réveries de 
mon cœur, 

— Wit les paroles et la musique? 

— Sont d'un poéte et d'un musicien inconnus, 
D'ailleurs, les paroles ne sont point des vers, les 
mélodies ne sont point des notes, Supposez les 


plaintes du vent, les soupirs de la harpe éolienne, 
le murmure des feuilles se détachant de l’arbre et 
rasant la terre dans une nuit d’octobre, et vous aurez 
juste l'équivalent de ce que vous allez entendre. 

— J'écoute avec religion. 

— Voulez-vous un souvenir de votre auteur fa- 
yori, de Shakspeare? 

— Je ne demande pas mieux. 

— Eh bien, tenez, 

Les doigis d’Edmée coururent sur les touches et 
en tirérent des accords d’une enivrante mélancolie; 
puis, avec une voix qui n’avait plus rien de celle 
que j'avais entendue et qui semblait dépouillée de 
tout souvenir terrestre, elle commença : 


« Ophélia, ma sœur, que fais-tu sur la rive? 

— Je viens, vous le voyez, pour y chercher des fleurs. 
— Pourquoi ton front si pale et ta voix si plaintive? 
— Demandez au ruisseau qui recueille mes pleurs. 
» — Pourquoi, quand le palais de lumière étincelle, 
Cueillir, risquant ton pied sur le glissant talus, 

Le pale nénufar et la sombre asphodèle ? 

— Hélas! mon père est niort, et lui ne m'aime plus. 
» Mon esprit est allé dans le pays des songes, 
Egaré sur les pas du spectre paternel, 

Et je cherehe, à miuuit, la terre des mensonges, 

Où Ja mort est vivante et l'amour éternel. » 


Edmée l'avait bien dit, ce n’était plus de la mu- 
sique, ce n'étaient plus des vers; c'était une plainte, 
un murmure, un gémissement, quelque chose de 
vague, d’égaré, de flottant, comme la folie; c’étaient 
de ces vers que l’on fait pour soi, de cetle musique 
qu’une femme chante quand elle est bien sûre d’être 
seule ou quand elle est avec cet autre soi-même 
pour lequel elle n’a plus ni secret de l’âme ni mys- 
tére du cœur. 

Edmée ne m’ett pas encore dit qu’elle m’aimait, 
que ce chant me l’eût dit clairement pour elle. 

— O chère Edmée! murmurai-je, je n’ose pas 
dire que je voudrais baiser vos lèvres; ce serait 
trop de bonheur, mais je voudrais aspirer la voix 
qui en sort et qui monte au ciel avec cet enivrant 
parfum qui émane de vous. Encore, encore quel- 
que chose, je vous en supplie, quelque chose de 
vous, qui soit bien de vous ! 

— Prenez garde! me dit Edmée, si j'allais vous 
chanter quelque chose, non plus de mes jours de 
tristesse, mais de mes jours de désespoir, je serais 
capable de yous assombrir pour huit jours, et, ne 
pouvant pas être soleil pour mes amis, je ne vous 
drais pas Clre nuage. 

— Soyez ce que vous voudrez, mais chantez. 

— Vous voulez donc avoir une idée des profon- 
deurs où peut plonger le eres sement? 

— Je yeux vous suivre, Edmée, partout où vous 
avez Clé, comme désormais, je vous le jure, je vous 
suivrai partout où vous irez. 

— Eh bien, alors, écoutez, 

Ses mains retonibèrent sur les touches, qui ren- 
dirent un son douloureux et funèbre comme celui 
de la cloche des morts, et, presque aussitôt, sa voix 
prit le dessus sur l'accompagnement, 

— Lamentation |... murmura-t-elle, 

El sa voix se mit à réciler à la manière antique 
plulôt qu'à chanter : 

Ob! certes, c'est un sort funeste, dpouvantable, 
Qu'avaut que du sépulere 1 ait touché le seuil, 
Un cœur, sous les semblunts d'une mort véritable, 
Soit, tout vivant oncor, cloud dans on cercueil, 


Mais il est un destin bien plus cruel au monde, 

Il est an plus fatal et plus terrible sort, 

{lest ane douleur bon aulrement profonde, 

C'est d'être, encor vivant, lo corevell d'un nait mar 


84 MADAME DE CHAMBLAY. 


Edmée avait dit vrai; le plongeur de Schiller, au 
fond des abimes de Charybde, n’avait pas entrevu 
plus de formes terribles et indécises que mon cœur 
ne venait d’en deviner dans cet abime de découra- 
gement. 

— Oh! par grace, Edmée, ne me laissez pas sous 
celte impression; il me semble qu’il nous arriverait 
quelque malheur! 

— Que vous avais-je dit, pauvre ami ? Vous avez 
voulu sonder la douleur; ne saviez-vous pas qu’il y 
a des endroits où la mer n’a pas de fond? Vous êtes 
tombé sur un de ces endroits-là ; mais j’ai pitié de 
vous. Allons, plongeur sans haleine, vite à la sur- 
face! ou vous étoulferiez pour une minute passée 
dans cette atmosphère où, moi, j'ai si longtemps 
vécu. Respirez, mon ami, respirez à pleine poitrine; 
voici de l’air, de la lumière, du jour!... 

Et, cette fois, sans accompagnement autre qu’une 
espèce de frémissement d’amour, elle chanta : 


D'où vient, vers ce papier, que je me tourne encor? 
Ne le demande pas, je n’ai rien à te dire; 
Mais, plus heureux que moi, mon unique trésor, 

{I va te voir, et je soupire. 


Pourquoi donc ce papier, hélas! et non pas moi? 
Oh! c’est que je languis en des chaînes mortelles. 
Dieu, qui soumit mon corps à cette dure loi, 

A mon ame devait des ailes. 


Il ne te dira rien de l'un à l’autre bout, 

Si ce n’est que Uaimer est mon bonheur suprême, 

Que je Vaime!... attends donc... Que je t'aime! Est-ce tout? 
Mais non, ce n’est pas tout: je t'aime! 


A ces vers : 


Dieu, qui soumit mon corps à cette dure loi, 
A mon ame devait des ailes, 


Edmée avait levé les yeux au ciel avec une angé- 
lique expression de foi. Mais à ceux-ci: 


Que je t'aime! attends donc... Que je t'aime! Est-ce tout? 
Mais non, ce n’est pas tout: je t'aime ! 


elle renversa la tête en arrière, belle comme une 
Sapho en extase, et comme si elle voulait, ainsi que 
je le lui avais demandé, me donner sa voix à baiser, 

Un mouvement d'irrésistible attraction me courba 
vers elle; les dernières notes montèrent à moi mé- 
lées de son haleine; encore une faible distance et 
ce n’élait pas sa voix, c’étaient ses lèvres elles- 
mêmes gu’allaient toucher mes lèvres, quand une 
espèce d’éclair sombre passa devant les vitres. C’é- 
tait M. de Chamblay qui rentrait dans la cour au 
grand galop de son cheval. 

Je m'éloignai vivement d’Edmée; mais elle me 
relint, 

— Attendez, dit-elle en fixant son regard sur la 
muraille dans la direction où devait être le comte, 
attendez, il ne rentre pas ici; il monte directement 
à sa chambre... Ah! ila réussi; lant mieux! Vous 
aurez au moins un hole à gracieux visage. 

— EL à quoi a-t-il réussi? demandai- je. 

— Il élail allé chercher de l'argent chez nos fer- 
miers et a touché une somme assez forte, qu'il 
compte doubler au jeu et qu'il perdra probable- 
ment, 

Puis, se levant : 

— Hélas! qui m’edt dit, murmura-t-elle, que le 
mot argent hendrait une place si importante dans 
l'histoire de ma vie? 

Elle poussa un soupir accompagné d’un léger 
haussement d'épaules, 

Puis, après ces mols qu'elle avait dits pour elle- 
même, se tournant vers moi: 


— Donnez-moi votre bras, mon cher Max, ajouta- 
t-elle, et passons à la salle de billard. 


XXXII 


A peine y étions-nous, que M. de Chamblay y 
entra à son tour, le sourire sur les lèvres. Il était 
vêtu d’une veste de velours noir, d’un pantalon col- 
lant en peau de daim; des bottes molles couvertes 
de poussière montaient jusqu’au-dessus de son ge- 
nou. Il portait à la main une de ces casquettes de 
velours que les gentilshommes campagnards ont 
empruntées aux jockeys, 

Il nous salua d’abord collectivement du geste et 
des yeux; mais, avant d’adresser la parole à aucun 
de nous, il alla droit à la comtesse, lui prit la main, 
et, en la lui baisant : 

— Madame, lui dit-il, votre bonne mine me dis- 
pense de vous demander des nouvelles de votre 
santé. Je vais done m’informer de celle de nos amis; 
quoique remise à vos soins, il est probable que je 
la trouverai en excellent état. 

Puis, se tournant vers nous, saluant les uns, ser- 
rant la main des autres selon le degré d'intimité, 
il dit à chacun un de ces mots aimables dont le se- 
cret est à quelques hommes de race et de courtoisie 
seulement. 

J’eus une part remarquable dans les compliments 
de M. de Chamblay. 

— Messieurs, dit-il, voici M. Max de Villiers, que 
je vous dénonce comme ne jouant jamais; mais, 
quoiqu'il ne joue pas, il ne peut empêcher que l’on 
ne parie pour lui. Or, je parie vingt-cinq louis, et 
je vous préviens que je parie à coup sûr, vu que 
J'ai entendu parler de son adresse; donc, je parie 
vingt-cinq louis qu’il sera demain le roi de la chasse. 
Au reste, même pour ceux qui ne sont pas de sa 
force, il y aura du plaisir à voir. Mes gardes me 
parlent de vingt-cinq ou trente compagnies de per- 
dreaux, rien que sur Chamblay. Quant aux lièvres, 
ils n’ont pas pris la peine de les compter. Le soir, 
nous reviendrons par un pelit bois où nous trouve- 
rons une centaine de faisans et cinq ou six che- 
vreuils. Cela, un diner qu’assaisonneraun bon appétit 
et un jeu d’enfer après le diner, c’est tout ce que je 
puis vous offrir. 

On remercia en chœur M. de Chamblay, les uns 
du plaisir qu’ils se promettaient à la chasse, les 
autres de celui qu'ils se promettaient au diner, les 
autres, enfin, de celui qu'ils se promettaient au jeu. 

Puis M. de Chamblay demanda la permission 
d'aller faire sa toilette. Les joueurs se remirent à 
leur poule; madame de Chamblay et moi, nous des- 
cendimes au jardin. 

J'aurais peine à raconter ce que nous nous dimes; 
notre conversation fut telle qu’on peut l’imaginer 
dans l’état de nos cœurs ; pour ceux qui nous regar- 
daient des fenêtres, — car nous ne nous éloignames 
point hors de la portée de la vue, — nous étions 
deux étrangers causant de choses indifférentes; 
pour nous, nous élions deux cœurs appuyés l’un à 
l’autre, deux voix chantant, à l'unisson, une douce 
symphonie d'amour, deux flammes brûlant sur 
deux autels séparés, mais tendant sans cesse à se 
réunir, 

La cloche du diner nous appela au chateau. 

Quoique chaque incident de celle journée soit 
présent à mon esprit jusque dans ses moindres 


MADAME DE CHAMBLAY. 


85 


détails, je vous ferai grâce, cher ami, et du diner 
et de la soirée, où, comme une escarmouche d’avant- 
poste précède une grande bataille, les joueurs com- 
mencèrent d’en venir aux mains en attendant l’af- 
faire décisive. 

Nous nous retirames dans un coin, madame de 
Chamblay et moi, et, comme personne, pas méme 
son mari, ne faisait attention à nous, il nous fut 
facile de reprendre notre conversation où la cloche 
du diner l’avait interrompue. 

Nous causâmes ainsi jusqu’à onze heures, à peu 
près. Le jeu, quoiqu’on ne l’eût considéré que 
comme le prélude de la véritable parlie, était fort 
animé; M. de Chamblay tenait la banque et gagnait 
beaucoup. 

A onze heures, madame de Chamblay me serra 
la main et se retira. Je ne demeurai pas longtemps 
après elle; un domestique m’attendail sous le ves- 
tibule pour me montrer ma chambre. Je devais 
passer, comme me l'avait dit Gratien, devant celle 
de madame de Chamblay pour arriver à la mienne; 
la porte du corridor était fermée. Mais, en passant 
devant cette porte, toute fermée qu’elle était, je 
sentis cet enivrant parfum dont elle embaumait sa 
trace. Si j'eusse été seul, je me serais mis à genoux 
devant cette porte et j’en eusse baisé le seuil. 

Je me contentai de lui envoyer silencieusement, 
en passant, tous les souhaits et tous les respects de 
mon cœur, en murmurant cet hémistiche de Virgile: 


Incessu patuit dea. 


Je ne me sentais aucun besoin de dormir; une 
bibliothèque garnie de quelques livres de choix était 
dans ma chambre; j’essayai de lire; mes yeux seuls 
déchiffraient les caractères, ma pensée était ail- 
leurs. 

Les rayons de la lune filtraient à travers ma per- 
sienne; j’ouvris ma fenêtre, qui était à balcon. 

Au moment où je l’ouvrais, il me sembla que 
l’on refermait la fenêtre voisine, qui était à balcon 
aussi, 

Sans doute, Edmée, atteinte de la même insomnie 
que moi, avait cherché comme moi la même dis- 
traction. Le hasard lui avait fait fermer sa fenêtre 
au Moment ov j’ouvrais la mienne, ou bien, crai- 
gnant d’être vue ou de m’enhardir par notre voisi- 
nage, elle élait rentrée dans sa chambre au moment 
où je sortais de la mienne, 
© Je restai une heure sur le balcon à suivre des 
yeux la marche des mondes, tout baigné de la triste 
et pâle lumière de la lune, qui éclairait le silencieux 
sommeil de la terre. 

Il me semblait, au milieu de ce silence, entendre 
celle voix de céleste harmonie qu’élévent, pendant 
le périple qu'elles accomplissent, les étoiles errant 
dans le ciel, chant sublime et éternel que l'homme 
ne peut entendre à cause de la distance, mais qui, 

énétrant en lui par un sens secret et inconnu, lui 
Inspire celle invincible piété que chacun sent au 
fond de son cœur, et qui, le plongeant dans les 
vagues souvenirs d'une vie passée el dans les suaves 
espérances d’une vie à venir, le prédispose aux 
larmes. Je voyais comme dans un rêve, à travers la 
transparence d'une belle nuit d'été, le pelit cime- 
tière, qui semblait avoir inspiré à Gray sa plus belle 
ode; les deux ou trois tombes ambilieuses qui 
blanchissaient dans la nuit, l'église romane qui s’é- 
levait lourdement à son centre et dont une des fe- 
nélres, réfléchissant les rayons de la lune, semblait 
un œil regardant le ciel; lout, jusqu'au toit de la 
maison de Gratien, dont la base posait au versant 
de la colline, tandis que le jardin montait jusqu'au 


faite. De temps en temps, un chant brillant, clair, 
saccadé, rapide, arrivait à mon oreille, et, comme 
il était né tout à coup, cessait tout à coup. C'était le 
rossignol d’Edmée, qui, avant de se taire et de s’exi- 
ler, jetait au vent ses dernières notes. Tout cela, 


‘dans la disposition d’esprit où j'étais, emplissait mon 


cœur de cette suprême mélancolie si douce, que, 
comme toutes les sensations suprémes, même celles 
de la joie, elle touche à la douleur. 

Au moment où je rentrais dans ma chambre, je 
vis vaguement une espèce d’ombre se détacher d’un 
massif et s'éloigner dans la direction d’un petit 
groupe de maisons placées à quelques pas de la 
grille, et qui servaient de communs au château. 

Je refermai ma fenêtre sans refermer ma per- 
sienne; je ne voulais pas interdire l’entrée de ma 
chambre à ce rayon de lune qui venait la visiter. 
D'ailleurs, je devais me lever avec le jour, et, 
comme je ne savais point à quelle heure je m’en- 
dormirais, je comptais sur le soleil pour me ré- 
veiller. 

En regagnant mon lit, je vis un papier qui avait 
été glissé dans ma chambre, sous la porte de com- 
munication s’ouvrant dans le cabinet de toilette de 
madame de Chamblay. 

Je me baissai vivement, je me rapprochai de la 
lumière, je reconnus l'écriture d’Edmeée, j’ouvris le 
billet et je lus: 


« Ami, j’eusse été bien heureuse de partager avec 
vous la douce contemplation dont m'a tirée, tout à 
l'heure, le bruit de votre fenêtre ; mais nous étions 
espionnés et j'ai dd renoncer à ce bonheur. Cette 
femme que vous avez vue, le jour où nous avons 
passé une heure dans le jardin de Zoé, est à quel- 
ques pas de nous, cachée dans un massif et toute 
prête à livrer, si elle peut le surprendre, aotre se- 
cret au mauvais esprit qui veille autour de nous. 

» Endormez-vous en pensant à moi; réveillez- 
vous en pensant à moi. 

» Je vous aime, Max! 

» EDMÉE. » 


Je baisai ce billet en bénissant presque la per- 
verse créature qui me l'avait fait écrire; puis je me 
rapprochai de la porte du cabinet de toilette pour 
écouter si je n’entendrais pas quelque bruit. Tout 
était silencieux. 

Je me couchai en relisant le billet d'Edmée, et je 
m’endormis en le pressant sur mon cœur. 

Je fus réveillé au point du jour, non-seulement 

ar les premiers rayons du soleil, mais encore par 
e piqueur de M. de Chamblay, qui allait frappant 
de porte en porte. Georges m'avait préparé, sur une 
chaise, mon costume complet de chasseur. Je relus 
le billet d'Edmée, je le baisai encore une fois et je 
m'habillai. 

Le domestique m'avait averti qu’une légère colla- 
tion était préparée dans la salle A manger. A onze 
heures, la chasse nous conduirait dans un petit bois 
où nous trouverions notre déjeuner nous attendant 
au milieu des ruines d'une petite chapelle gothique, 

Je sortais de ma chambre, me demandant s'il n'y 
avail pas un moyen de voir Edmée avant le départ, 
lorsqu'au moment où je passais devant sa porte, 
celle porte s'entr'ouvrit et j'en vis sortir une main 
qui, évidemment, attendait mes lèvres, 

Mes lèvres ne se firent pas attendre, et, à travers 
l'étroite ouverture de la porte, j’aperçus Edmée en 
long peignoir de nuit; elle avait quitté sa toilette 
commencée pour venir à moi, el ses longs cheveux 
cendrés, dans leur abondance luxuriante, dont sa 


86 MADAME DE CHAMBLAY. 


2 ————_—"——…—…”—”"—"—"—"—_—… "”"’ —_—"——"—…——"—" EE 


coiffure habituelle ne pouvait donner une idée, 
tombaient presque jusqu'à terre... à 

— 0 Edmée! murmural-je, que Je vous remercie 
el que je vous aime! 

Le brui, d’une porle qui s’ouyrait força Edmée 
de retirer sa main; mais, avant que sa porte à elle 
fût refermée, elle eut le temps de tirer de sa poi- 
irine un objet qu’elle me jeta. 

C'était un mouchoir, un mouchoir tout imprégné 
de cette cdeur qui déjà deux ou trois fois m'avait 
enivré. 

Ce petit billet y était attaché avec une épingle : 


«Vous aimez, avez-vous dit, non-seulement la 
plante, mais encore son parfum; prenez ce mou- 
choir et essuyez-vous-en le front pendant cette 
journée de fatigue. 

» E. » 


» Jé vous forcérai de penser à moi. 

Je pressai contre mes lèvres ce mouchoir em- 
baumé; j'y enfermai le billet de la veille et celui du 
matin, et je l’enfonçai dans ma poitrine. 

Si Edmée ne voulait pas me rendre un jour le 
plus heureux des hommes, à coup sûr, elle devait 
m'en rendre le plus malheureux. 


XXXIII 


M. de Chamblay nous attendait dans la salle à 
manger, 

On avala lestement deux ceufs et une tasse de thé 
ou de café, au choix des convives : on passa la car- 
nassière, on jeta le fusil sur l’épaule et l’on sortit 
au milieu des abois des chiens. 

La chambre d’Edmée donnait sur le jardin par le- 
quel nous quiltions le chateau; je me retournai, es- 
pérant l’apercevoir; je ne me trompais pas: parson 
rideau entr’ouyert, je vis son visage souriant. 

Puis un signe de tête imperceptible me dit que 
c’était pour moi seul qu’elle était là. 

Personne que! moi ne la vit et, probablement, 
personne que moi ne pensait à elle. 

M. de Chamblay avait eu un bonheur insolent 
pendant toute la soirée, et deux ou trois de nos 
chasseurs, qui étaient des environs, avaient été obli- 
gés d’envoyer leurs domestiquesichez eux pour pou- 
voir faire face aux éventualités de la seconde soirée. 

Le comte avait dit vrai, la chasse commençait à 
la grille du pare; il me donna un de ses gardes avec 
son chien; le chien chassait pour moi, le garde ne 
tirant pas. 

Il avail dil vrai encore en nous promettant une terre 
viboyeuse. Soit chance de chasseur, soit que le garde 
eût reçu ses instructions, je ne faisais pas cent pas 
sans tirer un coup de fusil. Lorsque nous arrivames 
au rendez-vous du déjeuner, j'avais trente pièces. 

Le déjeuner était servi avec une admirable élé- 
gance; c'élait un grand art qu'avait M, de Chamblay, 
dans la situation gônée où il était, de maintenir de 
pareilles apparences de luxe. Les meilleurs vins de 
Bordeaux et de Bourgogne furent prodigués dans 
cette halte d'une heure, et pour cette collation en 
plein air, à laquelle le voisinage du château et même 
l'intérieur confortable d'une salle n’edt rien pu 
ajouter. 

On se remit en chasse vers deux heures, c'esi-à= 
dire quand la grande chaleur du jour était déjà 
passée, M, de Chamblay avait tracé l'ilinéraire avec 
toute la science d'un chasseur, de sorte que nous 
trouvames constamment le coup de fusil à faire. 


Je l’avais regardé avec attention pendant tout le 
déjeuner, et, pour la première fois, je m'étais aperçu 
d’un mouvement nerveux dans la partie gauche de 
son visage; cela m'avait, malgré moi, rappelé la re- 
commandalion d'Alfred, de ne point parler devant 
lui d’épilepsie ni d’épileptique. 

Vers cinq heures, nous nous rapprochames du 
château et nous trouvâmes au pelit bois les faisans 
et les chevreuils promis, 

En arrivant au château, chacun accusa son gibier; 
j'avais tué soixante pièces, et j'étais le roi de la 
chasse, comme l'avait prédit notre hôte. 

M. de Chamblay en avait tué cinquante-sept, et, 
par courtoisie, n’avait pas voulu atteindre mon 
chiffre ni le dépasser; car, vers la fin de la chasse, 
— plus rapproché de lui que je ne l'avais été de toule 
la journée, — je remarquai qu'il eut de très-beaux 
coups à faire et n’épaula même pas. 

Le son du cor annonça notre entrée. Madame de 
Chamblay vint au-devant de nous sur le perron; elle 
avait la même toilette et la mème coiffure que le 
jour de la noce de Zoé. 

Mon premier coup d'œil lui dit que je reconnais- 
sais tout cela et que je la remerciais de se si bien 
souvenir. ICT 

— Messieurs, nous dit M. de Chamblay, il est 
cing heures et demie; dans une heure, la cloche 
vous annoncera que le diner est servi; allez et pas 
de cérémonie, je vous en supplie; nous sommes à 
la campagne et c’est un dîner de chasseurs. 

Chacun de nous, en rentrant dans sa chambre, 
trouva un bain préparé : c'était de l'hospitalité an: 
tique. 

Le diner n’avail pas la savante ordonnance de 
celui de mon ami Alfred de Senonches; mais il 
avait la profusion et l'élégance d’un grand diner 
parisien. M. de Chamblay s’échauffa beaucoup en 
en faisant les honneurs, et but beaucoup en faisant 
boire les autres, Je remarquai que les mouvements 
nerveux de son visage devenaient plus fréquents et 
plus visibles, et je crus m’apercevoir que madame 
de Chamblay faisait la même remarque avec inquié- 
tude, iY 

Au dessert, avec des vins et des liqueurs de toute 
espèce, on apporla des cigares. Madame de Cham- 
blay se leva, 

J'étais fort embarrassé; l'odeur du cigare, vous 
le savez, m'est insupportable; puis je mourais 
d'envie de suivre Edmée, J'avais tant de choses à 
lui dire qui m'élaient venues à l'esprit depuis le 
malin, non pas en m'essuyant le front avec son 
mouchoir, mais en, le pressant sur mes lèvres. 

M. de Chamblay me mit fort à mon aise. 

— Monsieur de Villiers, me dit-il, je sais que ce 
serait abuser de votre courtoisie, vous qui ne fumez 
pas, que de vous faire assister à un dessert de fus 
meurs ; soyez donc assez bon pour tenir compagnie 
à la comtesse, laquelle partage votre antipathie 
pour le cigare. 

Puis, arrélant la comtesse, qui, pour aller au sas 
lon, passait à la portée de sa main : 

— Vous savez ce que je vous ai demandé, lui dit- 
il à demi-voix, le visage souriant, mais d’un ton im: 
péralif qui démentail l'expression de son visage; 
roppelez-vous done ma prière. 

Si bas qu'il eût prononcé ces paroles, comme je 
suivais de près madame de Chamblay, je les avais 
entendues, 

Je saluai le comte en signe de remerciment et 
j'entrai au salon avec Edmée. — 

La porte donnant sur le jardin en était ouverte; il 
faisait une magnifique soirée, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


$a 


La comtesse alla s’appuyer sur la balustrade du 
perron ; jel’y suivis. 

— O chère Edmée, lui dis-je, combien j'avais 
bate de me retrouver avec yous, et que de choses j'ai 
à vous dire! 

Elle me regarda en souriant, 

— J’ai bien peur, dit-elle, qu’en les récapitulant, 
toutes ces choses ne se bornent à trois mots. 

— C’est vrai; mais, dans ces trois mots, Edmée, 
sont enfermés tout le bonheur et toutes les espé- 
rances de ma vie: Je vous aime! c’est yous dire: 
avant de vous voir, je n’ayais pas vécu; c’est vous 
dire : tous les instants que je passe loin de vous, je 
ne vis pas; c’est vous dire enfin : de ce monde ou- 
vert à tant d’ambitions, je n’ambitionne, moi, qu’une 
chose, votre amour, 

— Eh bien, Max, cet amour, vous l’avez, dit-elle 
en me tendant la main; je n’ai pas même essayé de 
vous le cacher. Le sentiment que vous m'avez fait 
éprouver, mon ami, a été tellement nouveau pour 
moi, que je vous l’ai avoué plus encore peut-être 
dans mon étonnement que dans mon abandon. Vous 
ne vivez pas quand vous êles loin de moi, dites- 
vous? Mais, moi aussi, je ne vis loin de vous que 
par votre pensée ; moi aussi, je n'ai qu’un désir en 
votre absence, c’est de vous revoir. Hier, je savais 
bien que vous ne vous çoucheriez pas sans venir un 
instant à votre balcon, et je vous attendais au mien, 
lorsqu'un mouvement du feuillage a trahi la pré- 
sence de cette créature que l’on m'a donnée pour 
espion. Au bruit de voire fenêire qui s’ouvrait, j'ai 
refermé la mienne; mais l’idée m’est venue que, si 
vous enlendiez le bruit que j'avais fait en la fermant 
et que vous ne sachiez pas la cause de ma retraite, 
vous pourriez l’attribuer, non pas à mon indiffé- 
rence, mais à-une. puérile soumission aux conye- 
nances sociales. Alors, mon cher Max, j'ai pensé à 
votre nuit agitée, à tous ces serrements de cœur du 
doute que je n'ai jamais ressentis, mais que je de- 
vine ; je me suis dit que, quand la femme aime un 
homme supérieur comme vous, Max, il ne Jui suflit 
pas d’aimer, il faut qu’elle donne, par tous les 
moyens qui sont en son pouvoir, la preuve qu'elle 
aime; il faut que le sentiment que l'élu de son 
cœur lui a voué ne s’irrile point par de vaines co- 
quetteries, mais s’augmente par toutes Jes préve- 
nances que l’esprit peut mettre au service du cœur; 
alors je vous ai écrit, el il y avait moitié égoisme, 
moitié amour, dans Je sentiment qui m'a fait vous 
écrire, Je me suis dit — yaniteuse que j'étais peut- 
être ; — «Il va être heureux en lisant mon billet, 
il va s'endormir en le serrant sur ses lèvres ou sur 
son cœur; » eL moi, dans cette conviction, j'ai été 
heureuse devotre bonheur. M’élais-je trompée, Max? 

— Ob! non, non! m'écriai-je en serrant sa main 
contre ma poitrine, non, je vous le jure, Edmée ! 

— Laissez-moi finie, 

— Oh ! je n'ai garde de vous interrompre. 

— Je me suis dit ce malin; « Ils vont partir au 

oint du jour; s'il ne me voil pas avant son départ, 
il aura une journée mauvaise, et, moi, j'aurai une 
journée triste; faisons-nous à tous deux une bonne 
journée; » el je me suis levée avant l'aube, et j'ai 
allendu votre passage. Ce n'est pas de la dignité 
d'une femme, comme on dit dans le monde, je le 
sais bien; mais pourquoi, quand elle aime, une 
femme serait-elle digne, c'est-h-dire fausse avec 
homme qu'elle aime? Non, je ne suis pas ainsi, je 
vous jure; je vous ai allendu, je vous ai donné non- 
seulement ma main que vous éliez forcé de me 
rendre, mais encore quelque chose que vous pouviez 
æmporler avec yous, 


| 
| 
| 


87 


— Oh! oui, oui, ce mouchoir bien-aimé !,., m’é- 
criai-je en le pressant sur mes lèvres, ce mouchoir 
marqué, non pas de votre nom de femme, mais de 
votre nom de jeune fille, E. J. 

— Ah! vous vous en êtes aperçu? dit-elle en 
tressaillant de plaisir. A la bonne heure! il m'a 
toujours semblé, ami, que la véritable tendresse, 
que l’amour élevé au-dessus de la passion vulgaire à 
laquelle. on donne ce nom, non-seulement vivait, 
mais encore s’augmentait de toutes les petites déli- 
calesses. Rien ne vous échappe, tant mieux! Vous 
m’aimez sincèrement, 

— Ob! oui, oui, je vous aime, Edmée, 

— Maintenant, écoutez-moi, continua-t-elle. Je mé 
suis débarrassée de Nathalie en l’envoyant à Caen; 
nous pourrons done, ce soir, causer deux bonnes 
heures, vous a votre fenétre, moi Ala mienne, Je ne 
vous reçois pas dans ma chambre pour deux rai- 
sons : d’abord, parce qu’on pourrait savoir que vous 
y êtes venu, et que votre présence dans ma chambre 
à coucher, tandis que mon mari et ses convives sont 
au salon, ne serait pas convenable; puis je vais vous 
dire ce qu'aucune femme ne vous dirait, mais ce 
que je vous dis franchement : je ne me défie pas de 
vous, je me défie de moi, 

— Edmée, chère Edmée, que dites-vous là et 
quelle joie vous me faites! 

— Du moment où je vous ai avoué que je vous 
aimais, Max, du moment où je vous ai donné mon 
cœur, c’est-à-dire la plus précieuse partie de moi- 
même, il me semble que je n’ai plus la puissance 
de vous rien refuser. Mais laissez-moi dans la pleine 
disposition de mon libre arbitre ; je crois avoir un 
droit, celui de me donner; ne faites pas une chose 
d’entrainement, un acte de surprise, d’une décision 
de ma volonté; si j'ai tort et si je commets une 
faute, laissez-moi la responsabilité de cette faute 
devant les hommes et devant Dieu. 

—0 Edmée, Edmée! m'écriai-je, je voudrais 
tomber à vos pieds pour yous dire non-seulement 
combien je vous aime, mais encore combien je vous 
admire. \ 

— Mon ami, je n'ai jamais volontairement fait de 
mal à personne ; pourquoi Dieu, par une chaine de 
circonstances dans lesquelles ma volonté n’est pour 
rien, vous eut-il amené sur mon chemin, si cette 
rencontre devail me faire commettre une faute ou 
causer mOn malheur? Non! — elle leva au ciel ses 
beaux yeux limpides, profonds et azurés comme lui, 
— non ! j'ai toute croyance dans le pouvoir infini de 
Dieu, mais j'ai toute foi dans son immense et éter- 
pelle bonté. Depuis six ans, et pendant les six plus 
belles années de la femme, je suis malheureuse, 
malheureuse par la méchanceté des hommes; c'est 
au tour de la justice du Seigneur d'intervenir, Je 
sais bien qu'à la vue de ces mondes flamboyants et 
splendides qui roulent dans le firmament, nous, les 
habitants d’un des plus petits de ces mondes, nous 
sommes des atomes bien orgueilleux de croire que 
Dieu règle notre destinée; mais, s’il a créé ces 
mondes, s'il nous a créés, nous, s’il a créé l'insecte 
qui rampe à nos pieds, l'éphémère qui vit une se- 
conde, il y aurait injustice de sa part à nous avoir 
créés éphémères, insectes, hommes et mondes, pour 
nous abandonner, une fois créés, au hasard, c'est- 
à-dire à ce qui est tout justement le contraire de 
la Providence, Non, mon ami, croyons, d'abord 
parce qu'il est plus facile de croire que de douter, 
et ensuite parce que la foi est la sœur de l'espérance 
et de la charité, Oh ! je vous le jure du plus profond 
de mon cœur, je eros | 

J'éprouvais un véritable désir de presser Edmée 


88 


sur mon cœur, et j'allais céder à ce désir lorsque 
les convives firent bruyamment invasion dans le 
salon, où les attendaient le café et le jeu. 

En passant devant sa femme, le comte sembla 
l'interroger impérativement du regard; mais, au 
lieu de répondre à cette muette interrogation, la 
comtesse détourna les yeux. { 

M. de Chamblay fronça le sourcil et frappa du 
pied avec impalience ; mais la comtesse ne parut 
pas remarquer l’irritation de son mari. 

Il n’en fut point ainsi de moi, et je me promis 
d'interroger Edmée sur les quelques mots que le 
comte lui avait adressés en sortant de la salle à 
manger et sur les signes de colère qu’il venait de 
donner en entrant au salon. 

Je ne sais pourquoi il me semblait que j'étais pour 
quelque chose dans ces paroles et dans ces signes, 


XXXIV 


Aussitôt le café et les liqueurs pris, les joueurs 
se mirent autour du tapis vert. 

Comme la veille, le comte prit la banque ; seule- 
ment, on avait changé le jeu : on jouait le trente- 
et-quarante au lieu de jouer le lansquenet. 

Madame de Chamblay, qui était sortie un instant 
après sa muelle allercation avec son mari, rentra 
dans le salon aussitôt qu’il fut assis à la table de jeu. 

Il avait pris deux poignées d’or dans ses poches ; 
il compta et compléla six mille francs. 

Puis il commença de tailler. 

Il était déjà tellement occupé, qu'il ne fit point, 
ou ne parut pas faire attention à la rentrée de sa 
femme. 

Celle-ci vint, sans hésitation , s'asseoir à côté de 
moi, 

I] me sembla que M. de Chamblay jetait un coup 
d’œil rapide de notre côté. 

— Ne craignez-vous pas, lui demandai-je tout 
bas, que M. de Chamblay ne remarque celte bonté 
de votre part qui me rend si heureux? 

— Non, dit-elle en secouant la tête, je sais ce que 
je fais et ce que je puis faire; M. de Chamblay n’est 
point jaloux, à la manière dont vous l’entendez, du 
moins. 

Je la regardai avec étonnement. 

— Écoutez, dit-elle, j'avais encore besoin de vous 
dire quelques mots. Lorsque je suis sortie tout à 
l'heure, mon intention était d’abord de ne pas ren- 
trer; mais peut-être n’eussiez-vous rien compris à 
mon absence et m’eussiez-vous accusée de ne pas 
éprouver tout le bonheur qu'en réalité, je ressens à 
être auprès de vous. Je ne veux jamais que vous 
ayez un doute, mon ami, sur la persistance du sen- 
liment que j'éprouve pour vous, et ce sentiment 
est aussi présent à mon cœur que le sang qui l'ali- 
mente el sans lequel mon cœur ne saurail pas vivre. 
Je suis donc revenue pour vous dire : J'ai une puis- 
sante raison de ne pas rester ici; je vais monter à 
ma chambre, où je penserai à yous, Ne quittez pas 
trop lol le salon, mais ne vous croyez pas non plus 
obligé d'y rester trop tard. Quand vous verrez les 
joueurs tout entiers à leur jeu, montez à votre tour 
dans votre chambre; la lune se léve tard, nous au- 
rons deux heures d’obseurité; éleignez vos bougies, 
et l'on croira que, faligué de votre journée de 
chasse, vous vous éles couché, Comme nos balcons 
sont un peu éloignés et que, de mon balcon au 


MADAME DE CHAMBLAY, 


vôlre, nos mains ne peuvent s’atteindre, vous trou- 
verez, en traversant le corridor, ma main, ce soir, 
comme vous l’avez trouvée ce matin. 

— Et trouverai-je aussi vos beaux cheveux défaits 
et pendants, comme ils étaient ce matin ? 

— Vous les trouvez beaux? 

— Oh! vous savez vous-même qu'ils sont d'une 
merveilleuse couleur et d’une magnifique richesse. 

— Voulez-vous que je les coupe et que je vous les 
donne en passant, en même temps que je vous don- 
nerai ma main. 

— Dieu du ciel! ne commettez jamais un pareil 
crime, 

Son visage prit une adorable expression de mé- 
lancolie. 

— De ce moment, Max, dit-elle, ces cheveux que 
vous avez trouvés beaux sont à vous; le jour où 
vous les demanderez, je vous les donnerai. 

— Oh! jamais, jamais, je vous le répète. 

— Eh bien, alors, faites-moi une promesse, Max. 

— Laquelle? 

— Si je meurs avant vous... 

Je l’interrompis. 

— Que dites-vous là ! m’écriai-je. 

Elle posa sa main sur la mienne, et, d’un ton 
doucement impérieux : 

— Si je meurs avant vous, dit-elle, jurez-moi 
une chose. 

— Mon Dieu! vous me faites frissonner, Edmée, 
de me parler ainsi. © 

— Jurez-moi une chose, c’est que, d’une façon 
ou de l’autre, ces cheveux seront à vous; si j'ai le 
temps de les couper, si je suis maîtresse de moi- 
même au moment de ma mort, je les remettrai à 
Zoé, et Zoé vous les remettra. 

— Edmée, Edmée, vous ne sentez done pas que 
vous me broyez le cœur? 

— Si je meurs subitement, — et c’est là qu'il me 
faut un serment de vous qui me rassure, — si je 
meurs subitement et qu’on m'’ensevelisse sans que 
j'aie le temps de vous les envoyer, vous descendrez 
dans ce tombeau, où vous avez, comme je vous l’ai 
dit, le droit de dormir près de moi: vous rouvrirez 
ma bière et vous les couperez vous-même, 

— Quelle lugubre pensée, Edmée! 

— Pourquoi lugubre? Ai-je l’air triste? Voyez, 
mon ami : j'ai le sourire sur les lèvres. Regardez la 
pendule, il est dix heures du soir. Eh bien, aujour- 
d’hui 4 septembre, à dix heures du soir, promet- 
lez-moi que ces cheveux que vous avez trouvés 
beaux, vous viendrez les couper sur le front de la 
morte, si la mourante n’a pas eu le temps de vous 
les envoyer. 

— Je vous le jure, Edmée, lui dis-je; et, à mon 
tour, ces cheveux dormiront sur mon cœur pendant 
l'éternité, 

— Merci de la promesse. Le serment... 

— Eh bien, le serment? 

— Le serment doit être fait dans un lieu plus so- 
lennel; demain malin, à sept heures, vous le renou- 
vellerez dans notre petile église, devant la Vierge 
au pied de laquelle j'étais agenouillée quand vous 
êtes entré, et que j'ai deviné que vous éliez là. 

— Avec joie, Edmée. 

— C'est bien; dans une heure, ou plutôt quand 
vous voudrez. 

Au moment où madame de Chamblay se levait, il 
me sermbla que son mari lui jelait un second regard 
plus interrogatif et plus impérieux encore que le 
premier; mais la comtesse sortit avec son indilfé- 
rence ou plutôt son impassibililé ordinaire, 

Edmée sortie, je reportai mes yeux sur la table; la 


MADAME DE CHAMBLAY. 89 
a ERE eS ee ee eee 


chance avait tourné, le comte perdait. Un desjoueurs 
avait fait sauler la banque et M. de Chamblay pon- 
tail à son tour; des poignées d’or sortaient de ses 
poches et étaient dévorées comme s'il les jetait dans 
un gouffre. Son visage, à part le mouvement nerveux 
que j'avais remarqué et qui devenait plus fréquent 
d'heure en heure, était impassible; à chaque pla- 
teau qu’apportaient les domestiques, et les plateaux 
se renouvelaient avec cette prodigalité particulière 
aux maîtres de la maison, il avalait ou un verre 
de vin de Champagne, ou une tasse de punch. 
Bienlôt ses poches s’épuisérent, et je le vis, avec 
un mouvement fébrile, déchirer un jeu de cartes 
neuf, et, avec un crayon, écrire au dos des cartes 
des chiffres destinés à remplacer de l’or; il devait, 
approximalivement, et d’après l’or que j'avais vu 
passer devant lui, avoir perdu de quinze à vingt 
mille francs. 

Il était si sérieusement occupé de son jeu, qu'il 
était évident que je pouvais aller où bon me sem- 
blerait sans qu'il s’occupat de moi. Je sortis du 
salon; pas un joueur, en effet, ne détourna la tête. 
Le château eût brûlé, que, pourvu que le feu n’at- 
teignit point le salon, personne ne s’en fût occupé. 

L’antichambre était déserte; les domestiques 
étaient aux cuisines, occupés du service sans doute. 
Je montai l’escalier sans être vu. 

En passant par le corridor, je vis s'ouvrir la porte 
d’Edmée; elle attendait ma venue, et, comme elle 
me l'avait promis, me tendait la main avec son char- 
mant sourire ; ses cheveux élaient dénoués comme 
le matin ; je l’en remerciai. | 

— Ne me l’aviez-vous pas demandé? dit-elle. 

Je pris dans mes bras, et j’appuyai contre mon 
cœur en les baisant, ces cheveux qui eussent pu 
servir de manteau à une reine, et je rentrai dans 
ma chambre enivré. 

Oh! que peu de femmes savent combien la façon 
d'accorder une faveur ajoute à la faveur elle-même ! 
Les âmes délicates et aimantes donnent deux fois, 
tandis que les âmes ordinaires donnent à moilié; les 
unes vous rendent fou de bonheur, les autres sim- 
plément amoureux. 

J’entrai dans ma chambre, et, selon la recom- 
mandation d’Edmée, je n’allumai point mes bou- 
gies; j'allai droit à ma fenêtre, que j'ouvris. Edmée 
était déjà à son balcon. 

— Sommes-nous seuls ? lui demandai-je, 

— Oh! bien seuls, dit-elle; autant qu'on est seul 
au milieu de la nature, où lout vit, où tout palpite, 

— Et où Lout aime! ajoutai-je. Dieu me garde de 
ne pas sentir, surlout en ce moment où vous donnez 
à toutes mes facultés leur plus complète étendue, 
celle palpitation universelle de la nature que n’ar- 
réte pas la nuit, que n’interrompt pas le sommeil ; 
la moitié des êtres créés dort et se repose, l’autre 
moilié veille et agit; non, je vous demanduis pro- 
saiquement, chère Edmée, si vous ne craigniez point 
d'être troublée, si vous aviez eu le soin de fermer 
volve porte. - 

— J'ai fermé ma porte par une babitude de pen- 
sionnaire, mon ami, par une suite de ces terreurs 
d'enfant qui se croit Loujours poursuivi par un dan- 
ger inconnu; la terreur a passé quand l'âge raison- 
nable est venu : le mouvement machinal est resté, 
Fermée ou ouverte, Max, ma porte est un rem- 
part que personne ne franchit, et le seuil en est 
aussi vierge que celui de ma pelile chambre de Ju- 
vigny. 

— Edmée, tui dis-je avec une violente palpitation 
de cœur, voilà déjà plusicurs lois que vous failes al- 
lusion à une chose impossible el qui me rend fou 


quand j’y pense. Edmée, expliquez-moi, aunom du 
ciel, ce que vous voulez dire. 

— Le moment n’est pas venu, ami; probable- 
ment, un jour, vous saurez {ous les mystères de mon 
existence; seulement, ne hâtez rien. Il me semble 
qu’en ce moment Dieu a la main sur nous; laissons 
Dieu agir. Que faisait M. de Chamblay au moment 
où vous avez quitté le salon? à 

— Je ne sais si je dois vous dire cela, pauvre 
amie; car, si détachée que vous soyez “des biens 
de ce monde, le contre-coup de cette fatale passion 
du comte vous frappe toujours, M.-de Chamblay, 
lorsque je suis sorti du salon, perdait énormé- 
ment. 

— Le malheureux ! 

— Et maintenant, Edmée, à mon tour de vous 
interroger. Pendant toule la soirée, il m'a paru at- 
tendre de vous une chose à laquelle vous ne vouliez 
pas répondre. 

— Vous avez remarqué cela, Max ? 

— Oui, et, je l’avoue, ses regards et ses signes 
d’impatience ne m'ont pas laissé sans inquiétude. 
Que vous demandait-il ou plutôt qu’exigeait-il de 
vous? 

— Je puis répondre à une partie de votre ques- 
lion, en vous demandant de laisser l’autre dans 
l'obscurité. 

— Vous êtes mon porte-flambeau, Edmée; les 
endroits que vous éclairez sont dans la lumiere, 
tout le reste est ténèbres, je ne vois qu'avec votre 
permission. 

— Eh bien, il veut que je consente à la vente 
de celte terre de Bernay, mon dernier bien per- 
sonnel. 

— Vous me l'avez dit pendant votre sommeil, et, 
à mon voyage à Paris, j'ai acquis la certitude que 
vous aviez bien yu. 

— Voila done l'objet de sa préoccupation. En 
trois ans, il a dévoré deux millions! Eh bien, je 
vous avoue que j'hésite à me dépouiller de ce der- 
nier héritage paternel et à revêtir la robe de men- 
diante, Bernay vendu, nous n’avons plus rien; et, 
porteur de ma procuration, il a déjà emprunté 
dessus une centaine de mille francs; mais ma pro- 
curation est expirée et je refuse d'en signer une 
aulre. ll a rapporté de Paris un acte de vente en 
blanc, et, hier et avant-hier, nous avons eu de 
graves conteslations à ce sujet. Avee l'homme que 
j'aime, avec vous, Max, je supporterais sans me 
plaindre la médiocrité, la misère même; mais, 
avec l’homme qu'on n'aime pas, la misère est une 
double infortune, et je n'aime pas M. de Chamblay. 
Demain, s'il a perdu, comme vous me le dites, nous 
aurons quelque nouvelle altercation, et ces alterca- 
lions, je les crains, non pas que j'aie peur d'y cé- 
der, je sais ma force morale, mais, physiquement, 
elles me brisent. : 

Jallais répondre, quand je vis Edmée l'œil fixe, 
l'oreille Lournée du côté de sa chambre et écoutant 
avec inquiétude, 

Au même moment, on frappa un coup sec, pres- 
que violent à la porte du corridor, 

— Qui est là? demanda Edmée en tressaillant. 

— Moi, madame, répondit la voix du comte, 

— Max, me dit-elle, votre parole d'honneur que, 
quelque chose qui se passe chez moi, quelque me- 
nace que vous entendiez, vous ne parailrez pas, à 
moins que je ne vous appellé. 

— Cependant, Edmée... 

— Voire parole d'honneur? Ne me la faite. pas 
atlendre, Max. 

— Ma parole d'honneur | 


90 MADAME DE CHAMBLAY. 


EEE UEE EDD nn NE Ens nESEN NERD UE SRE EE Eeeeeeeeeeeeeneeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeene 


»—- C'est bien. 

Puis, se retournant vers l’intérieur de la chambre: 

— Me voici, monsieur, dit-elle. 

— Vous reverrai-je ? 

— Oui. 

Et elle referma la fenêtre. 

Je me rejetai moi-même dans ma chambre, les 
cheveux mouillés de sueur et le cœur bondissant, 

Qu’allait-il se passer, et quelle sorte de danger 
courait cette femme qui était plus que ma vie, et à 
laquelle il m'était défendu de porter secours? 


XXXV 


Mon premier mouvement fut de coller mon 
oreille à la porte de communication des deux 
chambres. Edmée m'avait défendu de paraitre, 
mais ne m'avait pas défendu d’écouter. 

Par malheur, comme je l'ai dit, ma ‘chambre 
était séparée de celle de la comtesse par un cabi- 
net de toileite, de sorte que les sons arrivaient 
jusqu'à moi sans que je pusse distinguer les pa- 
roles. 

J'aurais pu aller écouter à la porte du corridor, 
et alors j’entendais tout; mais, si j'étais vu, à quel 
mouvement attribuerait-on ma curiosité? 

Je repris ma place sur le balcon; mais, de là, 
jentendais encore moins distinctement que dela 
porte du cabinet de toilette. 

Je revins a celle-ci. 

J'essayai de l'ouvrir, chose que je n’eusse pas 
faite dans une autre circonstance ; je la trouvai fer- 
mée en dedans; cette dernière chance me man- 
quant, je résolus d’attendre. 

De seconde en seconde, la voix du comte aug- 
mentait de violence sans que celle d'Edmée montat 
au-dessus de son diapason ordinaire. 

Il me sembla entendre mon nom deux ou trois 
fois prononcé par le comte, et, quoi que m’en eût 
dit Edmée, je commeneai à croire que j'étais le 
prétexte d’une scéne de jalousie. ‘ 

Il est difficile d’exprimer à quelle inquiétude j’é- 
tais en proie. 

Bientôt la voix du comte — ce qui en parvenait 
jusqu'à moi du moins — prit l’accent de la me- 
nace. Je me rappelai ce que m'avait dit Alfred, du 
danger que courait la comtesse près de son mari, 
el, tout en écoutant, je reculai jusqu’au tiroir où, 
dans la prévision d'une semblable scène, j'avais en- 
fermé les pistolets qu'il m'avait donnés. 

Je les pris tout frissonnant et les mis dans les 
poches de mon pantalon. 

Puis je revins,* 

Tout à coup j’entendis distinctement et la voix 
d'Edmée et celle du comte; je compris que la porte 
du cabinet venait de s’ouyrir du côté de la chambre 
de madame de Chamblay. 

— Si vous ne sortez pas de chez moi, monsieur, 
disait la comtesse, et si vous continuez à me me- 
nacer, je serai obligée d'appeler & mon aide un 
protecteur et de rendre un étranger témoin des 
excès indignes auxquels vous vous portez et de l'é- 
fat où vous êles. 

— kh bien, s'écria le comte, que notre destinée 
s'accomplisse jusqu'au ‘bout; vous n’appellerez 
pas. 

J'entendis la détonation d'une arme à feu, je sen- 
lis une vive douleur au bras gauche, la porte s’ou- 


vrit, Edmée se jeta dans ma chambre et je me trou 
vai en face du comte. 

J'étais dans un état d’exaspération difficile à dés 
crire, non pas à cause de ma blessure, que je sen- 
tais être trés-légére, mais à cause du danger qu’a- 
vait couru Edmée. 

Je marchai droit au comte, ne songeant pas 
même à tirer mes pistolets de ma poche; je me 
sentais fort à l’étouffer entre mes deux mains. 


— Monsieur le comte, lui dis-je en marchant sur 


lui et en le faisant reculer devant mon regard, vous 
êtes un misérable ! Vous êtes un lâche! Vous êtes 
un gentilhomme indigne du titre que vous portez ! 
entendez-vous? c'est moi qui vous dis cela, moi, 
Max de Villiers, et je vous le dis non-seulement au 
nom de la comtesse, non-seulement au mien, mais 
au nom de toute la noblesse de France. 

En reculant, il se trouvait acculé à la muraille et 
ne pouvait faire un pas de plus en arrière. 

Son visage était d'une paleur livide, ses lèvres 
crispées laissaient voir ses dents grincantes; sans 
prononcer une parole, il leva convulsivement un 
second pistolet sur moi, ; 

— Tirez, lui dis-je, et vous ne serez plus jus- 
ticiable de épée d’un honnête homme, mais de la 


: hache du bourreau. 


Et je lui présentai ma poitrine, 

En ce moment, rapide comme l'éclair, Edmée 
s’élança entre son mari et moi. Le comte fit en 
tendre une imprécation étoufiée, un blasphème im: 
possible, et pressa la détente de l’arme presque à 
bout portant. ' 

Par un miracle du ciel, la capsule seul partit. 

Je fis un mouyement pour m’élancer sur le comte. 

— Au nom de nolre amour, Max, s’écria Edmée, 
ne touchez pas cet homme; il faut que nous puis- 
sions être heureux... D’ailleurs, regardez, Dieu nous 
venge || * 

En effet, il venait de se faire un:effroyable boule- 
versement dans les traits du comte; il commença 
un éclat de rire insensé qui s’acheva dans un eri de 
douleur, et ils’abattit sur le plancher, où il se roula 
el se tordit, en proie à une effroyable attaque d’é+ 
pilepsie. 6 

Je tenais Edmée serrée contre mon cœur et je 
regardais avec étonnement les progrès de ce mal 
si terrible, que nos pères, dans leur naïveté, pen- 
saient qu'il ne pouvait être suscité que par le dé- 
mon, et qu'il fallait le secours de Dieu lui-même 
pour le guérir. 

Mon premier mouvement fut d’entrainer Edmée 
dans ma chambre et de la couvrir de baisers: Ne 
yenail-elle pas, sinon de tout m’accorder, du moins 
de tout me promettre? 

Elle devina mon intention, et, avec un ton de 
doux reproche : 

— Max, dit-elle, nous ne pouvons le laisser ainsi, 

— Que faire alors? lui demandai-je, 

— Appeler les domestiques et le faire transporter 
dans sa chambre, 

— Vous avez raison, il souille la vôtre, 

J’allai pour sonner, Edmée m’arréta. 

— Mon ami, me dit-elle, avant tout, sortez de ma 
chambre; il ne faut pas que les domestiques vous 
trouvent ici, Toutes les portes el toutes les fenêtres 
élaient fermées ; on n'a entendu ni les evis ni la dé 
tonalion ; le conte est venu dans ma chambre pour 
y demander du secours, se sentant indisposés il 
s'est trouvé mal; voilà ce qu'il faut que je dises 
voilà ce qu'il faut que l’on croie. Son valet de 
chambre de confiance est habitué à ces allaques, 
qui le prennent deux ou trois fois par an; il l'ems 


MADAME DE CHAMBLAY. 


91 


RE SSE ré pi Te À 


portera dans sa chambre et nul ne saura ce qui 
s’est passé. Demain, le comte lui-même n’en aura 
aucune idée; à la suite de ces accès, il perd toute 
mémoire. 

~~ Attendez, dis-je à Edmée, nous pouvons faire 
mieux encore. Je vais emporter le comte dans sa 
chambre, je le poserai sur son Jit; alors vous son- 
nerez les domestiques et vous direz ce que vous 
voudrez. Nul n’entrera dans votre chambre, ou 


l'odeur de la poudre peut faire deviner ce qui s’est - 


passé. 

— Vous avez raison, Max. Pourrez-vous l’empor- 
ter, ou plutôt y consentirez-vous ? 

— Pour éloigner cet homme de vous, Edmée, je 
Pemporterais jusqu’en enfer. 

Je me baissai vers le comte : à la suite de l’accès 
effroyable auquel il venait d’être en proie, il était 
tombé dans un sommeil qui tenait de l'évanouisse- 
ment;ses yeux étaient ouverts, mais sans regard ; 
les veines de son front et de son cou étaient gonflées 
comme si elles allaient se rompre; ses lèvres étaient 
blanches d’écume. 

Je le pris dans mes bras et le soulevai comme 
j'eusse fait d’un enfant. 

— Maintenant, guidez-moi, dis-je à Edmée; je 
ne sais pas où est la chambre du comte. 

Edmée regarda dans le corridor; il était vide 
comme elle l'avait présumé, aucun bruit n’avait été 
entendu, les portes et la distance avaient tout 
absorbé, 

Elle marcha devant moi, je la suivis. 

A l'autre extrémité du corridor, elle ouvrit une 
porte, c'était celle du comte. 

— Voici sa chambre, dit-elle, posez-le sur son lit 
et allez m’attendre chez moi; je vous rejoins aussi- 
tôt que je l’aurai£ semis à son valet de chambre; il 
sait ce qu'il faut lui faire en pareil cas. 

J'obéis; je déposai le comte sur son lit et je me 
reliral. | 

Arrivé au milieu du corridor, j’entendis retentir 
la sonnette; au moment où je refermais la porte 
d'Edmée, un bruit de pas retentissait dans l’esca- 
lier. 

En entrant dans la chambre, je jetai un coup d'œil 
rapide autour de moi ; sur la tablette du secrétaire, 
deux bougies brûlaient et éclairaient un acte de 
vente sur papier timbré, 

La date et les noms étaient en blanc; il était 
signé d'avance par M. de Chamblay, mais il ne l’é- 
tail point par la comtesse, 

De là était venue la discussion. 

J'entendis dans le corridor des pas légers et le 
froissement d’une robe; je courus à la porte et 
l’ouvris ; Edmée entra, 

Je refermai la porte derrière elle et lui tendis les 
bras. 

Elle me jeta les siens autour du cou en murmu- 
rant : 

— Cher Max, que vous éles bon, el combien vous 
méritez d'être heureux ! 

Puis, tout à coup, poussant un eri d’effroi : 

—Oh! mon Dieu, s'écria-t-elle , qu'avez-vous 
donc ? Vous êles couvert de sang! 

Seulement alors, je me souvins de ma blessure, 

— Ce n'est rien, lui dis-je en souriant, 

— Comment! ce n'est rien? répliqua-t-elle en 
pâlissant et près de défaillir, 

— Rien, vous dis-je, chère Edmée, ou presque 
rien; la balle du coup qu'il a tiré sur vous a tra~ 
versé la porte de ma chambre, et, comme j'étais 
derrière la porte, prêt À vous porter secours, elle 
m’a effleuré le haut du bras, Je vais rentrer dans 


ma chambre, effacer toutes les taches de ce sang 
qui vous a fait si grand’peur, et je reviens à vous, 

— Oh! que non! dit-elle. Max, vous êtes mon 
chevalier, et, comme les anciennes chatelaines. il 
est de mon devoir de panser vos blessures. Voyons 
vite cela. 

Je voulus me défendre. 

— Merci, Edmée, merci; vous êtes cent fois trop 
bonne, et, si l’on entrait... 

— Je vous l'ai dit, mon cher Max, nul n’entre ja- 
mais dans ma chambre. 

— Vous me disiez cela, Edmée, un quart d'heure 
avant que M. de Chamblay y entrat. 

— Jetez les yeux sur ce papier, dit-elle en me 
montrant l’acte posé sur la tablette du secrétaire, 
et vous verrez pourquoi il y est entré. i 

— Ob ! lui répondis-je, je le sais déjà. 

— Eh bien done, vite, vite, et voyons ce que c’est 
que cette blessure, 

Je rentrai dans ma chambre pour ôter mon habit, 
tandis qu’Edmée épaississait devant la fenêtre les 
doubles rideaux. 


XXXVI 


Les efforts que je fis pour ôter mon habit ravivè- 
rent la blessure, dont le sang s’échappa avec une 
nouvelle violence, si bien qu’on eût pu la croire en 
réalité plus grave qu’elle n’était. 

Lorsque je rentrai dans la chambre d’Edmée, 
quoique j’y rentrasse le visage souriant, elle fut ef- 
frayée; en effet, la manche de ma chemise était 
complétement ensanglantée, 

Elle me fit asseoir sur le tapis, ouvrit la manche 
de ma chemise avec des ciseaux, et la détacha à la 
hauteur de l'épaule en mettant ma blessure à dé- 
couvert. 

La balle avait seulement effleuré les chairs, mais, 
dans son passage, avait ouvert une petite veine ; de 
là venait l'abondance du sang perdu. 

Edmée lava elle-même la blessure, y appliqua 
une compresse d’eau glacée, la banda avec un mou- 
choir pareil à celui qu'elle m'avait donné, et assura 
la bande avec un de ses rubans. 

Le meilleur chirurgien nett pas pu faire mieux, 
tant la femme qui aime a l’instinet de toutes les dé- 
licatesses. 

Puis elle me fit asseoir dans un fauteuil, s'assit 
près de moi, posa mon bras blessé sur ses épaules 
ot prit ma main dans les siennes, - 

Le moment de |’explication était venu. 

Voici ce qui s'élail passé : 

A son retour de Paris, M. de Chamblay avait re- 
nouvel ses tentatives pour obtenir de madame de 
Chamblay qu'elle signât ou une procuration nou- 
velle, ou un acte de vente en blanc; mais elle s'y 
élaiteomplétement refusée, 

Alors, M, de Chamblay, dans son besoin de se 
procurer de l'argent pour faire face aux dépenses 
du chateau el surtout à celles du jeu, pendant les 
deux jours où il devait recevoir ses convives, ait 
allé faire une tournée chez ses fermiers; quelques- 
uns élaient en retard avec lui, il avait fait payer 
ceux-ci; d'autres, moins nécessiteux, avaient fait 
leur payement d'avance; d'autres enfin, pour re- 
nouveler leurs baux à de meilleures conditions, 
avaient consenti à donner dés pots-de-vin. 

M, de Chamblay était revenu avec une douzaine 
de mille francs, 


92 
Malgré cette somme, qui lui permettait de faire 
face aux besoins du moment, il avait renouvelé ses 
tentatives auprès de madame de Chamblay, lui di- 
sant que j'étais tout disposé à acheter la terre de 
Bernay, et qu’aulant valait que je fusse propriétaire 
de Bernay, puisque je l’étais déjà de Juvigny. 

Un mot de la comtesse, ajoutait M. de Chamblay, 
me déciderait si j’hésitais encore. 

Mais la comtesse avait obstinément maintenu son 
refus, non-seulement pour m'inviter à acheter la 
terre de Bernay, mais même pour la vendre. à 

De là les regards interrogateurs du comte, de la 
ses mouvements d’impatience en voyant l’impassi- 
bilité de la comtesse. 

La première soirée s'était bien passée ; M. de 
Chamblay avait gagné une dizaine de mille francs 
et avait ainsi presque doublé son capital de jeu. 

Mais la seconde soirée avait été orageuse. M. de 
Chamblay avait perdu, outre l’argent qu il possédait, 
trente mille francs sur parole. Madame de Cham- 
blay devait consentir ou à un nouvel emprunt, ou à 
la vente de Bernay. 1 

Sous le coup de cette nécessité, surexcité d’ail- 
leurs par le vin de Champagne et le punch qu'il 
avait bu, il avait quitté la table de jeu, laissant les 
joueurs à leur partie, était monté à sa chambre, y 
avait pris ses pistolets, n'ayant sans doute aucune 
intention de s’en servir, mais voulant tenter de 
l'intimidation, et, son acte de vente à la main, était 
venu frapper à la porte de la comtesse. 

Edmée avait ouvert à son mari. 

Alors, la discussion interrompue avait recom- 
mencé, et il avait insisté pour que la comtesse, non- 
seulement signat l’acte de vente, mais encore me 
fit, le lendemain matin, la proposition d’achat. 

La comtesse était restée calme, mais ferme dans 
ses refus, 

Cependant, elle avait consenti, non point à me 
parler de l’acquisition de Bernay, mais à donner 
son consentement à la vente, si, sur cette vente, cent 
vingt mille franes étaient distraits pour racheter, en 
son nom à elle, la terre de Juvigny, dont elle me 
prierail de me défaire en sa faveur, et si une sépa- 
ration complète de corps et de biens lui assurait sa 
liberté dans l’avenir. 

Mais une pareille proposition entrainait trop de 
délais; d’ailleurs, M. de Chamblay devait déjà cent 
mille francs sur Bernay ; cent vingt mille qu'il don- 
nérait à sa femme réduiraient la somme à toucher 
à celle de quatre-vingt mille francs, attendu qu'il 
ne pouvait guëre espérer toucher plus de trois cent 
mille francs comptant; sur ces quatre-vingt mille 
francs, il en devail trente mille; resteraient donc 
cinquante mille seulement. Or, la somme était in- 
suffisante pour ses projets d'automne, qui étaient 
d'aller jouer à Hombourg et de faire sauter la 
quaque à l'aide d’une combinaison qu'il croyait 
sûre, et pour laquelle il lui fallait au moins cent 
mille francs, 

La proposition n'avait donc fait que redoubler la 
colère du comte, Il avait pressé avec plus de vio- 
lence; la comtesse avait refusé avec plus d’obsti- 
nation. Il avait alors liré un pistolet de sa poche; 
vous savez le reste, ami. 

Mon intervention, en redoublant encore l’état 
d'exaspéralion auquel le comte était arrivé, avait 
provoqué celle altaque d’épileps.e dont j'avais été 
lémoin el qui avait tout terminé, 

Edmée me fil ce récit avec toute la sincérité et la 
simplicilé de son cœur ; puis, le récit terminé, elle 
se leva, alla au secrétaire, prit la plume et signa 
l'acte de vente, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


— Que faites-vous donc Ja? lui dis-je. 

— Mon ami, répondit Edmée, avec la résolation 
que j'ai prise, je ne veux plus rien avoir à moi que 
moi. 

Puis, levant les yeux au ciel : 

— Dieu pourvoira a tout, dit-elle. 

Je la regardai avec une tendresse profonde. 

— Et maintenant, dit-elle, mon bien-aimé Max, 
je Uaime et je te le dis sans remords et du plus pro- 
fond de mon cœur. 

Je la serrai dans mes bras, cherchant ses lèvres, 
qui vinrent au-devant des miennes, et je voulus 
l’entrainer dans ma chambre. 

— Non, Max, dit-elle en résistant; à partir de 
cette heure, je suis à toi; mais laisse-moi me don- 
ner à toi comme je l’entends, mon bien-aimé. 

— Edmée! Edmée ! m'écriai-je. 

— Pas sous le toit de cet homme, pas à la suite 
de celte orageuse soirée, pas pendant qu'il soullre, 
pas pendant que des étrangers nous entourent! 
Notre amour, Max, par la situation étrange que Dieu 
m'a faite, sans doute pour que je puisse appartenir 
au seul bien-aimé de mon cœur, notre amour n’a 
rien d’un amour ordinaire. Quand je me donnerai 
à toi, qu'il n’y ait entre nous, je ne dirai pas aucun 
remords, je puis, je te le répète, disposer de moi 
sans remords, mais pas même un nuage. Rentre 
chez toi, ami, et laisse-moi seule avec mon amour; 
demain, à sept heures, nous nous irouverons, 
comme il est convenu, à l’église de Notre-Dame-de- 
la-Culture ; je t’y renouvellerai le serment de t’ap- 
partenir, ettu me feras, de ton côté, celui que je 
l'ai demandé ce soir. Au revoir, mon Max bien- 
aimé ; tu m'emportes dans ton cœur, je te garde le 
mien, nous ne nous séparons pas. 

Et elle appuya de nouveau ses lèvres sur les 
miennes en me poussant doucement dans ma 
chambre. 

J’y rentrai le paradis dans le cœur ; cette femme 
avait des persuasions célestes; ce n'étaient point 
des paroles ordinaires, c'était un miel enivrant qui 
sortait de ses lèvres. Elle semblait marcher dans la 
vie à la lueur d’une lumière en dehors de ce monde; 
elle avait pour moi quelque chose de l’essence 
d’un ange gardien que Dieu aurail envoyé sur la 
terre, les yeux couverts d’un bandeau et qui se gui- 
derait à l’aide d’une flamme intérieure. 

Oh! mon ami, la douce chose que de marcher 
aveuglément à la suite de la femme qu'on aime, 
d'abandonner son libre arbitre pour lui obéir en 
tout point et de mettre la volonté et la force de 
l'homme sous la protection de son instinct et de sa 
faiblesse! 

Cette nuit du 4 au 5 septembre fut une des plus 
douces nuits de ma vie. 

Je ne sais pas si je dormis ou si je veillai, si elle 
fut dans mon cœur en souvenir ou dans mes bras 
en rêve, ce que je sais, c’est que je ne la quittai pas 
ub instant, 

Un peu avant sept heures, je m’habillai et je des- 
cendis; elle m'avait dit: «Nous nous verrons à 
l'église, » et c'élait à seulement que je voulais la 
revoir; personne n’étail levé au chateau, ni maitres 
ni domestiques, et l’on n’entendait pas le moindre 
bruit. 

En passant devant les écuries, je trouvai un pa- 
lefrenier; je lui dis de réveiller Georges, de lui 
donner en mon nom l'ordre d’atteler et d'aller m’at- 
tendre à la porte de Gratien. 

Puis je sortis du château. 

Apres la scène de la nuit, — le comte oubliat-il 
tout, comme me l'avait dit Edmée, — je ne pou- 


MADAME DE CHAMBLAY. 93 


vais revoir cet homme; lui serrer la main m’eût 
été chose complétement impossible. Et comment 
me souvenir, s’il oubliait, lui? 

En moins de cing minutes, je fus à l’église; la 
porte en était ouverte; j'y entrai. A mon grand 
étonnement, quand je croyais arriver le premier, 
jy vis Edmée, agenouillée devant l'autel de la 
Vierge. 

J’allai m’agenouiller à quelques pas d’elle; elle 
se retourna. 

— Plus près de moi, dit-elle. 

Je rapprochai ma chaise de la sienne. 

— Déjà ici? lui demandai-je. : 

— J'y suis depuis le point du jour, dit-elle; j’a- 
vais besoin, pour la paix de ma conscience, ajou- 
gut elle, de m’entretenir un peu seule à seul avec 

ieu. 

— Et la paix est faite? lui demandai-je. 

— Oui, fit-elle, le cœur joyeux, l'âme pure et la 
conscience tranquille. Je vous jure, Max, que je 
serai à vous en ce monde et dans l’autre; à votre 
tour, jurez-moi... je ne sais pourquoi j’insiste sur 
ce point, mais quelque chose de plus fort que moi 
m'y pousse ; à votre tour, jurez-moi que, si je meurs 
sans avoir pu vous envoyer mes cheveux, vous des- 
cendrez dans mon tombeau pour les couper vous- 
même, en attendant qu’on vous y descende pour y 
reposer près de moi. 

—Oh! m’écriai-je, je le jure et de toute mon âme! 

— En voici la clef, dit-elle; à partir de cette 
beure, il est à nous deux. 

Puis, se levant de la chaise où elle était age- 
nouillée : 

— Conduisez-moi jusqu’à la porte, dit-elle; à la 
porte, nous nous séparerons. 

— Oh! pas pour longtemps? m’écriai-je. 

— Non, je vous le promets; car, moi aussi, 
croyez-le bien, Max, j'ai hate de vous revoir. Re- 
tournez à Reuilly et attendez-y une leltre de moi. 

Nous nous acheminâmes côte à côle vers la sortie 
de l’église; nous puisâmes de l’eau bénite au même 
bénitier ; nous fimes le signe de la croix ensemble ; 
puis, arrivée à la porte : 

— À bientôt! me dit Edmée. 

— Ainsi soit-il | 

Et elle s’éloigna du côté du chateau, tandis que 
je descendais vers la maison de Gratien. 

Je demandai au brave garçon une plume et du 
papier et j'écrivis à mon notaire : 

« Mon cher monsieur Loubon, vous pouvez 
traiter du château et de la terre de Bernay avec le 
comte pour la somme de sept cent mille franes et 
lui donner trois cent mille francs comptant. Si 
vous ne pouvez pas, de vos propres ressources, 
réaliser cette somme, adressez-vous à Alfred de 
Senonches, 

» Max DE VILLIERS. 


» Bernay, 3 septembre. » 


Je mis moi-même la lettre à la poste, et, le 
même jour, vers onze heures, j'élais de retour à 

Yreux, 

— Je parie que tu as acheté Bernay? me dit Al- 
fred. 

— Parie et tu gagneras, lui répondis-je en sou- 
riant, 

— Alors, tu as besoin de ma bourse? 

— Peut-être; M, Loubon Uécrira probablement à 
ce sujet. 

— El en atlendant? 

— En attendant, mon ami, je suis le plus heu- 
reux des hommes, 


— On peut donc être heureux sans être préfet? 
dit Alfred. Parole d'honneur, je ne l'aurais pas cru. 


XXXVII 


Cinq jours après, c’est-h-dire le 9 septembre, je 
reçus de M. Loubon, mon notaire, une lettre qui 
me disait que tout était terminé pour l'achat de la 
terre de Bernay, et qu’il avait pu remettre deux cent 
mille francs à M. de Chamblay sans avoir recours à 
personne. 

Quant aux autres cent mille francs, il les avait 
gardés par devers lui, comme la chose ayait été 
conyenue, pour purger l’hypothèque légale. 

Le surlendemain, je reçus d’Edmée une lettre 
conçue en ces termes : 


«M. de Chamblay part ce soir pour Hombourg ; 
demain, à cing heures de l'après-midi, je serai à 
Juvigny. 

» Ton EDMÉE. » 


Elle me tenait parole : la première, elle venait à 
moi. 

Edmée, comme on le voit, ne me recommandait 
aucune précaulion ; peut-être se trouvail-elle libre 
et croyait-elle avoir payé assez cher une liberté qui 
lui coûtait sept cent mille francs. 

Ces précautions qu’elle ne jugeait pas à propos de 
me recommander, je résolus de les prendre de moi- 
même. J’arrétai que j'irais seul à Juvigny, que je 
ferais la route à cheval, et que je partirais pendant 
ia nuit afin d'arriver avant le jour. 

De cette façon, et pourvu que je me tinsse dans 
l'intérieur du château, personne ne connailrait ma 
présence a Juvigny, el Joséphine seule serait dans le 
secret. 

J'avais annoncé à Alfred ma nouvelle acquisition, 
et j'avais eu toutes les peines du monde à obtenir 
de lui qu'il ne me fit pas nommer membre du con- 
seil général. Il affirmait que, si je consentais à cette 
nomination, je serais certainement une des lumières 
du département, Par malheur, ma vocation n'était 
point là. 

J'avais habitué Alfred à me voir paraître à Reuilly 
et à m'en voir disparaître au moment où l'on s'y 
altendait le moins; je ne crus donc pas avoir à le 
prévenir de ma prochaine disparition, Au reste, 
grâce à sa police si bien faite, je n’espérais pas 
lui cacher quelque chose, mais je me fiais à sa dis- 
crélion, 

Le soir, en dinant, Alfred me dit tout à coup : 

— Quel malheur que tu ne sois pas joueur ! 

— Tu regardes cela comme un malheur? lui 
dis-je, 

— Oui, 

— Pourquoi cela? 

— Parce que je regarde toujours comme un mal- 
heur qu'on ne connaisse pas une passion qui sur- 
excite tellement la vie, qu'elle parvient à vous la 
faire oublier, 

— El, si j'étais joueur, que m’arriverait-il? 

— Qu'en partant pour Hombourg, tu trouverais 
un partenaire digne de toi 

— M, de Chamblay? 

— Justement; il doit partir, à l'heure qu'il est, 
pour Hombourg, Au reste, je ne crois rien l'ap- 
prendre de nouveau, n'est-ce pas ? 

— Non, lui dis-je en riant, je le savais, 


94 MADAME DE CHAMBLAY, 


—_—_—_—_—__——  TETTIInTTnET nee Smee 


— Et tu ne me préviens pas que cette absence va 
nous séparer pour quelques jours, ingrat ami ? 

— Et pourquoi cette absence nous séparerait-elle? 

— Oh! un nouveau propriétaire, quand il est 
homme d’ordre comme toi, doit une visite à sa 
terre, et, quand il est homme du monde comme 
toi, toujours, il a la délicatesse d’attendre l’absence 
de l’ancien maitre pour faire cette visite. 

— As-iu encore, dans le cas où ce serait mon 
intention, lui demandai-je en riant, quelque conseil 
de prudence à me donner? 

— T'es-tu mal trouvé de ceux que tu as reçus de 
moi jusqu’à présent? 

— Non pas, au contraire ! et c'est pour cela que 
je Ven demande de nouveaux. 

— Pour lemoment, je ne crois pas que tu aies 
grand’chose à craindre; tant que ses deux cent mille 
francs dureront, M. de Chamblay restera à Hom- 
bourg. Seulement, le jour où ils seront épuisés, il 
tombera à Bernay comme une bombe. Quand je dis 
le jour, tu comprends, c'est peut-être la nuit. Or, 
un homme qui vient de perdre deux cent mille 
francs, quand il ne lui en reste plus que quatre cent 
mille à perdre,.est de très-mauvaise humeur, et 
mieux vaut être à côté de son chemin que sur son 
chemin. Combien de temps peut-il habiter Bernay, 
malgré la vente qu'il Ven a faite? 

— Il avait demandé six mois, j'ai accordé un an; 
mais je suis prêt à prolonger l'autorisation tant qu’il 
voudra. 

— Je comprends; cela Vest commode, qu'il loge 
ala porte de Juvigny: — car je présume que Juvigny 
-sera désormais ta terre de prédileclion; —un nou- 
veau propriétaire, quand il a conservé de bonnes 
relations avec l'ancien, a toujours quelques rensei- 
enements utiles à lui demander. Maintenant, si tu 
peux te raccommoder sans affectation avec Vabbé 
Morin, — je ne te crois pas très-bien avec lui, — 
fais-le, à moins que tu ne puisses l’écraser sous ton 
pied comme une chenille. En ce cas-là, je Vaiderai. 
J'ai certains renseignements sur un couvent d’ursu- 
lines qui ne seraient pas sans intérét dans un pro- 
cès scandaleux. D’ailleurs, une de mes tantes est 
cousine germaine de monseigneur |’archevéque de 
Paris. 

— Ma foi, mon cher Alfred, à tout hasard, je te 
remercie, répondis-je, et tu lirais dans ma/pensée, 
que ta n’y répondrais pas plus catégoriquement. 
C’est vrai, je n’aime pas l'abbé Morin, et je crois 
qu’il me hait, Mais que veux-tu que cet homme puisse 
contre moi? 

— Mon cher ami, il existe une pièce d’un certain 
Molière... je ne sais pas si tu la connais, on l’ap- 
pelle Tartufe; il ya là un homme d’Église qui 


convoite madame Elmire, femme de son hôle, et. 


qui, alors, fait toute sorte d’infamies, je ne me 
rappelle plus lesquelles. Si tu les as oubliées comme 
moi, prends dans ma bibliothèque les OEuvres de 
Molière, et relis Tartufe dans tes moments perdus, 
c'est une bonne lecture. Au revoir! 

Et, craignant de me gêner sans doute, Alfred se 
leva et sortit, Il me laissait libre de faire ce que bon 
me semblerait. 

A onze heures du soir, j’allai aux écuries et je 
sellai moi-même un cheval, A deux heures du ma- 
tin, j'étais à Juvigny, je réveillais la vieille José- 
phine, et je m'inslallais dans la chambre verte, en 
recommandanta la bonne femme le secret sur mon 
arrivée, 

Je passai la journée à courir par tout le pare et à 
reconnaitre les endroits dont m'avait parlé madame 
de Chamblay, Chose singulière et que je vous ai 


déjà dite, je crois, c’est de: cette partie de sa vie 
que j'étais le plus préoccupé, et j'étais plus jaloux 
de M. de Montigny mort que de M. de Chamblay 
vivant. 

. Je prévins Joséphine que madame de Chamblay 
arriverait pour le diner, et lui dis de se mettre en 
mesure de bien recevoir sa petiote, comme elle l’ap- 
pelait. 

La bonne femme fut au comble de la joie. 

Dès quatre heures, j'étais à la grille, interrogeant 
des yeux l'horizon de la grande route. 

A quatre heures et demie, j’apercus une voiture 
de louage, venant aussi vite que pouvait l’amener 
un maigre cheval, sur lequel son conducteur frap- 
pait à coups redoublés. | 

Dans le conducteur, je reconnus Gratien; une 
femme, enveloppée d’une mantille noire, se tenait 
au fond de la voiture. - KY, 

Mon premier mouvement fut de courir au-devant 
delle; mais alors je la rencontrais au milieu du 
village, et j'attirais l’attention sur elle et sur moi. 

Certain qu’elle m'avait vu comme je l’avais vue, 
je me rejetai, aucontraire, de l’autre côté de lagrille, 
et j'attendis. 

Cing minutes après, Gratien poussait la grille et 
s’arrétait en me voyant. Je sautai au marchepied de 
la voiture, et reçus Edmée dans mes bras. 

Il y avait cinquante pas de la grille au perron; il 
y avait deux pas de la grille à un massif d’arbres. 
J’entrainai Edmée derrière le massif et la pressai 
sur mon Cœur. 

Pour de pareilles émotions, la voix est impuis- 
sante; tous les sens y concourent avec une telle vier 
lence, qu'il n’y a que ce silence, entrecoupé de 
soupirs et de cris de joie, appelé à peindre les supré- 
mes émotions, qui devienne l'interprète des sensa- 
tions que l’on éprouve. 

Nos noms dix fois répétés, le mot je ?aime mur- 
muré et éteint sur nos lèvres, nos regards encore 
pleins de doute et cependant déjà pleins de bon- 
heur, le frissonnement de nos deux cœurs appuyés 
l’un à l'autre, un sentiment d'indicible joie s’infil- 
trant dans nos veines, voilà tout ce que je merap- 
pelle, voilà ce qu’il m’est impossible d'exprimer. 

Nous fames un quart d'heure, peut-être, sans 
que rien de suivi pat s'établir entre nous; enfin, 
le hasard nous conduisit à un bane; nous nousy 
assimes les bras enlacés, et seulement alors nous 
respirames, 

Il faut renoncer à faire comprendre aux indiffé- 
rents ces puissantes émotions du cœur qui font 
bouillir le sang et battre les artères ; quant à ceux 
qui les ont éprouvées, toute description leur serait 
inutile : ils ne les oublieront jamais. 

Un bruit de pas nous rappela à nous-mêmes ; c’é- 
tait Joséphine qui venait nous annoncer que le diner 
nous allendait, 

Elle avait eu soin de dresser notre table à deux 
couverts, non pas dans la salle & manger, mais dans 
un petit boudoir au rez-de-chaussée donnant sur le 
jardin, et dont la fenêtre était littéralement obstruée 
par un rideau de rosiers qui tamisait le soleil cou- 
chant, n’en laissant parvenir jusqu'à nous que des 
rayons brisés par les feuilles et par les fleurs. 

Ce diner est encore un de nos charmants souye- 
nirs; changer de verre, manger dans la méme às- 
sielle, mordre au même fruit, respirer la même 
fleur, oublier qu'on mange pour se regarder et se 
serrer la main, tout cela est le printemps del'amour 
et le mois de mai de la vie. 

Pendant le diner, la nuit vint; il faisait une de ces 
ravissantes soirées du mois de septembre quimélent 


MADAME DE CHAMBLAY. 95 


aux derniers souffles ardents de l’été les premières 
brises fraîches de l’automne. Nous descendimes au 


jardin. et bientôt l’obscurité fut si profonde, qu'à : 


peine nous voyions-nous au milieu des ténèbres, 
rendues plus épaisses encore par le feuillage. des 
platanes. 

» Je conduisis doucement Edmée vers le bane 
où, à notre dernier voyage, elle m'avait fait le 
récit de sa vie. Je le lui montrai en lui demandant 
si elle n’avail pas un second récit à me faire, tou- 
chant ce côté mystérieux de sa vie qu'elle m'avail 
dit ne pas lui appartenir à elle. Mais elle, en sou- 
riant et en s'amusant à effleurer mon visage avec les 
boucles de ses cheveux : 

— Ce soir, mon bien-aimé Max, me dit-elle, je 
n'aurai plus de secrets pour toi, et, si je ne te ra- 
conte qu'à moitié ce que tu yeux savoir, tu devine- 
ras le reste. 

Nous restames longtemps sous notre platane, moi 
appuyé contre l’arbre, elle contre mon cœur, 

L’horloge du village sonna; je comptai les coups 
du timbre par des baisers sur le front et les yeux 
d’Edmée. 

Le timbre résonna dix fois. 

— Rentrons-nous? dis-je à Edmée. 

— Quand tu voudras, mon bien-aimé, me dil-elle. 

‘= Où veux-{u que je te conduise? 

— Dans ma chambre de jeune fille. 

— Sera-t-elle fermée en dedans? 

— Oui. Ne ai-je pas dit que c’était moi qui vou- 
lais aller à toi? 

— Et où attendrai-je mon Edmée? 

— Dans la chambre verte. 

— Mon Dieu! mon Dieu ! m’écriai-je, est-ce que 
je ne serai pas mort de bonheur d'ici là ? 

Nous rentrâmes au chateau et montames l’esca- 
lier. Edmée prit un bougeoir et entra dans sa 
chambre, dont elle referma la porte sur elle, en me 
disant : 

— Attends-moi. 

Je tombai sur un fauteuil; mes jambes trem- 
blaient à ne plus pouvoir me-soutenir, et je restai 
les yeux ardemment fixés sur cetle porte, ne pou- 
vant me figurer que l’adorable créature qui venait 
d’y entrer en sortirail jamais. 

Au bout d’un instant, mon émotion deyint si vio- 
lente, que je fermai les yeux et appuyai ma main 
sur mon Cœur, et que, presque malgré moi, machi- 
nalement, je me mis à appeier tout bas : 

— Edmée! Edmée! Edmée! 

Comme si mes paroles ayaient eu la puissance de 
l'évocation, j'entendis, à un léger grincement, que 
la porte d'Edmée se rouyrail, et je la vis apparailre 
vêlue d’une robe blanche, la couronne au front, le 
bouquet d'oranger à la poitrine, 

Je jetai un cri d’étonnement, de joie, de délire, 
et, n’osant parler, j'étendis ma main vers le sym- 
bole virginal, 

— Comprends-lu maintenant, mon Max bien- 
aimé, me dit-elle, comprends-tu pourquoi le prêtre 
m'a choisi cet homme et me l’a fait épouser ? 

— Non, non, m'écriai-je, pas encore; achève. 

— Eh bien, dit Edmée, c'est pour que, veuve et 
mariée, je pusse venir à mon seul époux, au bien- 
aimé de mon cœur, avec la robe blanche et le bou- 
quet virginal de la jeune fille, 

— Edmée! Edméel répélai-je en ouvrant mes 
bras trefnblants, 

— Me voilà, prends-moi! dit-elle, 

Et elle se laissa tomber sur mon cœur, 


XXXVIII 


Nous passâmes huit jours dans de suprémes dé- 
lices, 

Edmée ayait annoncé qu’elle allait faire un voyage 
à Paris. Elle avait, disait-elle, à reetifier l'acte de 
yente de son mari, et, comme personne ne pouyait 
se douter qu’elle l’eût signé pendant la nuit même 
où le comte avait eu son attaque d’épilepsie, son 
absence ne pouyail inspirer aucun soupcon, 

Pendant la soirée du septième jour, Gratien était 
revenu à Juvigny avec une autre voiture de louage 
prise à Evreux ; la comtesse, au lieu de retourner 
tout droit à Bernay, devait s’en aller par Evreux ; 
à Evreux, elle prendrait la diligence de Paris à 
Cherbourg et descendrait à Bernay, comme si elle 
arrivait de Paris. 

Nous étions si Heureux, qu'il était convenu, quoi- 
que nous fussions sûrs désormais de nous revoir, 
qu’elle me donnerait un jour de plus, et, au lieu 
de partir le huitième jour, ne partirait que le neu- 
vième. 

Mais, dans la matinée du huitième jour, je la vis 
inquièle et troublée; je l’interrogeai, et elle m’a- 
voua qu'elle éprouvait un de ces malaises qui 
étaient chez elle l'annonce d’un danger quelconque. 
Je lui offris de l’endormir. 

Elle accepta. 

Cette fois, elle ne me fit pas de condition: elle 
élait tout entière à moi, et nous n’avions plus de 
secrets l’un pour l’autre. 

Peut-être s’endormit-elle plus facilement encore 
celte seconde fois que la première, 

— Ah! dit-elle, attends, baisse tes mains sur ma 
tôle, et exige que je voie; c'est du côté de Bernay 
qu'il faut que je regarde! 

Je fis ce que disait Edmée, , 

Elle continua; ~ 

— fl n’y a rien au château; Zoé est dans ma 
chambre et plie mes dentelles; toutes les chambres 
sont vides, les domestiques sont à l’ofliee ou à l’é- 
curie, 

Elle sembla faire un effort pour voir. 

- Que cherches-tu? lui demandai-je. 

— Je cherche... je cherche Nathalie; je vois bien 
l'enfant qui joue sur la pelouse avec le terre-neuve, 
mais je ne vois pas Nathalie. 

— ‘Tache de la voir; je suis prévenu que c'est 
d'elle surtout que tu dois te défier, 

— Oui; aussi je cherche... Je suis sur sa trace... 
Je m'en doutais! s’écria-t-elle tout à coup. 

— Eh bien? demandai-je aprés un moment de si- 
lence, pendant lequel le mouvement fébrile des 
paupières d’Edmée lémoignait des efforts qu'elle 
fuisait pour voir, 

— Eh bien, dit-elle, répondant à mon interroga- 
toire, elle est chez lui. 

— Chez qui? 

— Chez le prêtre, 

— Ah! c'est donc de ce côté que viendrait, cette 
fois, le danger? 

— Je le crois... Mais, attends, attends, je vais le 
savoir... 

Elle écouta, 

— Oh! la méchante créature, murmura-t-elle, 
moi qui ne lui ai fail.que du bien! 

— Peux-tu entendre ce qu'ils disent? 

— Non; mais je vois le mouvement de leurs 1è- 


96 MADAME DE CHAMBLAY. 


vres, et je devine. Elle lui dit que je ne suis pas à 
Paris; que, le jour où j’ai annoncé que je parlais, 
Gratien a loué une voiture à Bernay, et n’est revenu 
que le lendemain; que, sans doute, il m'a conduite 
à Juvigny, et que, comme il a disparu de nouveau, 
il est probable qu'il est venu me chercher. 

— Et que répond-il, lui? 

— Rien; il est trés-pale, ses lèvres sont serrées, 
ses yeux ternes; il prend une résolution. 

— Laquelle? 

— Il ne l’a pas dite; mais, sois tranquille, je vais 
le suivre. Il congédie Nathalie, et lui donne une 
bourse. Elle sort. Il reste un instant à la même 
place; on dirait qu'il hésite à faire ce qu'il a ré- 
solu... Non, il se décide; il sonne. Son domestique 
entre. Il lui ordonne de mettre le cheval au cabrio- 
let; il rentre dans la salle à manger, et déjeune à la 
hate. Le cheval est atlelé et attend à la porte. 
monte dans le cabriolet; il prend le fouet et les 
rênes, il est seul et conduit lui-même. 

— Voyons où il va. 

— C’est bien ce que je regarde... Ah! mon Dieu! 

— Quoi? 

— Il n’oserait jamais! 

— Que fait-il? 

— Il prend la route de Juvigny, il vient ici. 

— Comment! ici, chez moi? 

— Oh! oui, il n’y a plus à en douter; il vient, il 
est parti à huit heures du malin, il en est dix; dans 
une heure, il sera ici. 

— Il ne faut pas qu’il t’y trouve, chère Edmée. 

— Oh ! s’il y trouve Joséphine, c’est absolument 
la même chose; par Joséphine, il saura tout. La 
pauvre femme le tient pour saint. 

— Eh bien, voyons, tandis que tu es endormie, 
pense toi-même à ce que tu dois faire. 

— Oui, tu as raison, j'y pense... Voici. Je vais 
prendre Joséphine avec moi, je conduirai la voiture 
moi-même. Il comptait me rencontrer avec Gratien 
sur la route de Juvigny à Bernay, ou me surprendre 
ici. Moi, je pars pour Evreux avec Joséphine, et je 
te laisse Gratien; Joséphine absente, personne ne 
parlera; s’il vient jusqu’à toi... 

— Il n’osera pas. 

— Ob! il te hait bien; s'il vient à toi, tu sauras 
que lui répondre. 

— Oh ! quant à cela, sois tranquille, 

— Maintenant, réveille-moi, et raconte-moi tout. 

Je la réveillai, et lui racontai tout. 

Elle resta un instant pensive; puis : 

— Ce doit être vrai, dit-elle; agissons donc 
comme si nous élions sûrs, 

— Y a-t-il aulre chose à faire que ce que tu as 
dit pendant ton sommeil? 

— Je ne crois pas. 

En ce moment, Joséphine entra. 

— Joséphine, dit la comtesse, je pars, et je 'em- 
mène ayec moi, 

— Pour toujours? s’écria la bonne femme toute 
joyeuse. 

— Non, mais pour quelques jours; ne serais-tu 
pas contente de voir Zoé ? 

— Oh! si fait; mais comment fera M. Max? 

— Je lui laisse Gratien; d’ailleurs, M. Max va 
sans doule partir aujourd'hui ou demain. 

— Et quand parlons-nous? 

— Tout de suite, 

— Comment! tu pars comme cela sans déjeuner, 
petiote? 

— Tu me donneras une bonne tasse de lait que 
tu iras lraire toi-méme, 

— J'y cours, 


— Dis en même temps à Gratien d’atteler et d’a- 
mener la voiture devant le perron. 

— Cela va être fait. 

Et la bonne femme sortit, courant aussi fort que 
le lui permettait son age. 

— Et maintenant, demandai-je à Edmée, nous, 
qu’allons-nous faire? Comment nous revoir? où 
nous réunir ? 

— Laisse-moi réfléchir à cela, mon bien-aimé... 
Une lettre de moi te donnera des instructions. 

— Et je la receyrai bientôt, cette lettre? 

— Le temps qu’il faudra à la poste pour te l’ap- 
porter, je n’en demande pas davantage. 

— Merci. 

Nous restames un instant muets dans les bras 
l’un de l’autre; le roulement d’une voiture se fit en- 
tendre; Gralien entra. 

— La! dit-il, tout est prêt. 

— Déjà? murmurai-je. : 

— Cette fois, tu sais que ce n’est pas pour long- 
temps que nous nous séparons, n’est-ce pas? 

— Oh! je lespére, du moins. 

— Et moi, j'en suis sûre. 

Joséphine entra à son tour, tenant sa tasse de lait 
tout mousseux et tout fumant. 

— Tiens, petiote, dit-elle. 

Edmée prit la tasse, en but la moitié, et me donna 
l’autre. 

Puis, me prenant le bras : 

— Je le sens qui s'approche, dit-elle ; il est temps 
que je parte. 

Je la soulevai et la fis asseoir dans la voiture; elle 
me prit la tête entre ses deux mains, et me baisa le 
front. 

Joséphine monta, et s’assit près de la comtesse. 

Je tournai de l’autre côté de la voiture pour lui 
prendre encore une fois la main. 

— Tu le recevras au rez-de-chaussée, dit-elle, si 
toutefois il te convient de le recevoir; je ne veux 
pas que cet homme entre, ni dans la chambre verte, 
ni dans ma petite chambre. 

— Tu as raison, lui dis-je, l’une est la nef, l’autre 
le tabernacle : pas d’impies dans les lieux saints. 

— Vite, vile, vite! il entre dans le village, dit 
Edmée; Gratien, cours ouvrir la grille qui donne 
sur la route d'Evreux. 

Et, m’envoyant un dernier adieu avec un dernier 
signe de main, elle fouetta son cheval, qui disparut 
au milieu de l'allée, juste au moment où la tête du 
cheval de Pabbé Morin s’arrétait à la grille donnant 
sur le village. 

Tandis que, descendu de voiture, il altachait son 
cheval à l'anneau extérieur de l’un des piliers don- 
nant passage dans le pare, j’eus le temps de rentrer 
au chateau, et de regagner le salon. 

Comme l'avait prévu Edmée, il commença de 
s’acheminer vers la maison de Joséphine; mais, un 
instant après, il en sortit tout désappointeé, Il était 
évident qu'il comptait sur les indiscrélions de la 
bonne femme pour amasser ,des armes contre 
nous, 

Il entra alors dans l’allée des platanes, et s’ache- 
mina vers le chateau, regardant à droite et à gauche 
s'il ne trouverait personne pour l’annoncer, 

En ce moment, Gratien revenait de conduire Ja 
comtesse jusqu'à la grille, 

La figure du prêtre s’éclaira d'un mauvais sou- 
rire; la présence de Gratien était déjà un Commen- 
cement de preuves sur la présence de la comlesse, 

L'abbé l'interrogea; mais, quoique je ne pusse 
entendre la conversation, je devinai, aux gesles de 
Gratien, qu'il répondail négativement. 


MADAME DE CHAMBLAY. 97 


rent vers le perron. . 

Un instant, j’entendis un bruit de pas qui allait 
se rapprochant, puis on frappa à la porte. 

— Entrez, dis-je. 

La porte s’ouvrit, démasquant la chétive per- 
sonne du prêtre, et, derrière lui, la figure narquoise 
de Gratien. 

Sur un signe de moi, Gratien referma la porte, 
et nous laissa seuls. 

— Je fis un pas au-devant de l’abbé, et, avec le 
plus de courtoisie que je pus, quoique cette cour- 
toisie fat mêlée de quelque peu de raillerie : 

— Donnez-vous la peine de vous asseoir, mon- 
sieur l'abbé, lui dis-je; je vous altendais. 

— Vous m’attendiez ? 

— Oui. 

— Puis-je savoir depuis quand? 

— Mais depuis ce matin huit ou neuf heures. 

— Depuis ce matin huit ou neuf heures! répéta- 
t-il tout étonné. 

— Oui; enfin, depuis le moment où Nathalie est 
entrée chez vous, et, vous ayant dit que madame de 
Chamblay était partie seule avec Gratien pour Juvi- 
gny, vous avez décidé d’y venir pour vous assurer 
‘si la chose était vraie... Mais asseyez-vous donc, 
monsieur l'abbé; soit fatigue, soit émotion, vos 
jambes ont l’air de ne plus vouloir vous porter. 

L'abbé s’assit, ou plulôt se laissa tomber sur un 
canapé; j’amenai un fauleuil et je m’assis en face 
de lui. 

— Vous dites que Nathalie est venue me trouver 
ce malin ? 

— Oui, monsieur l’abbé, à neuf heures, chez 
vous; vous l'avez reçue dans la salle à manger; et, 
à la suite d’une conversation qui a duré près d’une 
demi-heure, vous avez mis vous-même le cheval au 
cabriolet, et vous êles parti, poussant si fort la 
pauvre bêle, que vous lui avez fait faire le chemin 
en moins de trois heures. 

— Vous avez d’excellents espions, monsieur. 

— Moins bons que les vôtres : les miens ne me 
rapporlent que ce qui est; les vôtres vous rappor- 
tent ce qui n’est pas. 

— Alors, la comtesse n’est pas chez vous? 

, — Je yous livre le château et le pare, monsieur 
Vabbé; cherchez. 

— Elle est partie, alors? 

— Demandez à Nathalie. 

— Car elle y est venue, j'en suis sûr, 

Je regardai l'abbé Morin en face. 

— Mais enfin, lui dis-je, y fûüt-elle venue, mon- 
sieur l’abbé, en quoi cela vous vegarde-t-il? 

— Monsieur, depuis Venfanee de mademoi- 
selle de Juvigny, je suis son directeur spirituel. 

— Je sais cela, monsieur, et même ce n'est pas 
voire faute si vous n'êles pas devenu son directeur 
temporel, 

Le prêtre se redressa comme une vipère à qui 
l'on marche sur la queue, et ses petits yeux élince- 
lèrent au fond de leurs creuses orbites. 

— Que voulez-vous dire, monsieur? demanda-t-il. 

— Je veux dire, monsieur, que, si vous avez eu la 
bonté de vous occuper de moi, j'ai eu la curiosité 
de m'occuper de vous, el que je sais, sans avoir eu 
besoin de vous espionner, beaucoup de choses que 
vous ne croyez connues que de yous seul, 

— ll ces choses... me ferez-vous la grace de me 
les dire? 

— Pourquoi pas? Je suis un ennemi loyal. 

— Vous avouez être mon ennemi? 

— Vous me haissez, pourquoi ne vous haïrai-je pas? 


— Volontiers, monsieur l'abbé; d’abora, il y a 
une scène de sacristie assez scandaleuse, et qui a 
eu lieu le jour même où, tombée en ca‘alepsie par 
excès d’émotion, le jour de sa première commu- 
nion, vous vous êtes trouvé seul avec mademoiselle 
de Juvigny. 

— Si j'étais seul dans la sacristie avec mademoi- 
selle de Juvigny, comment pouvez-vous savoir ce 
qui s’y est passé? 

— Je vous ai promis de vous dire ce que je savais 
et non comment je le savais, monsieur l’abbé. ; 

— Continuez. 

— Il ya la scène du confessionnal, dans laquelle 
vous lui avez dit, revenu exprès de Bernay pour 
cette œuvre pieuse, que, si elle devenait la femme 


«d’un hérétique, elle perdrait à la fois son corps et 


son âme. 

— Et, en cela, monsieur, je n’ai fait que suivre le 
devoir d’un bon pasteur qui craint de voir s’égarer 
ses brebis. Est-ce tout ? 

— Oh! monsieur l'abbé, ce ne serait point la 
peine que je me fusse informé pour si peu... Il ya 
la scène qui s’est passée en haut, dans la chambre 
verte, tandis que vous ‘éliez caché derrière un ri- 
deau chez la vieille Joséphine, et que vous vous as- 
suriez, de là, que vos deux billets déposés, l’un le 
matin, l’autre le soir, sous le socle de la Vierge, 
produisaient leur effet, effet déplorable, monsieur 
l'abbé, et dont le résultat fut la chute dans laquelle 
votre pénitente se brisa la tête en tombant du haut 
en bas d’un escalier; la séparation des deux nou- 
veaux époux, qui, sans votre fatale intervention, 
eussent sans doute vécu heureux, et, enfin, l'exil et 
la mort de M. de Montigny, que l’on peut faire re- 
monter à vous, puisque, sans vous, il restait en 
France, heureux et honoré. 

— Pouyais-je laisser ma pupille aux mains d'un 
homme qui, la première nuit de ses noces, avait la 
brutalité de lui briser la tête à l’angle d'un escalier? 

— Aussi élait-ce pour qu'elle ne pot pas fuir et 
se briser la tête une seconde fois, aux angles d'un 
autre escalier, que vous l'aviez enfermée aux Ursu- 
lines de Bernay, dans une cellule dont les fenêtres 
élaient grillées; ce qui edt bien pu arriver, la nuit 
où, Zoé élant absente, vous êtes venu avec une lan- 
terne sourde pour crocheter sa porte, qui, heureu- 
sement, élait fermée au verrou. 

. — Oh! quant à cela, monsieur, s’écria l'abbé en 
devenant livide et en essuyant son front couvert de 
sueur, oh! quant à cela... 

— C'est vrai comme tout le reste, et Dieu, qui 
nous entend et nous jugera un jour, sait lequel de 
nous deux ment, ou plutôt essaye de mentir, Ras- 
seyez-vous done el soyez patient, car je n'ai pas 
fini... C'est enfin, monsieur, parce que yous avez 
trouvé celle cellule obstinément fermée, que vous 
avez résolu de marier la recluse, dont la reclusion 
élait infruclueuse, à un homme épileplique, bru- 
tal, joueur, qui la ruine en délail, la dépouille 
pièce à pièce, mais qui surlout, car c'élait pour 
vous la chose essentielle, vous la saviez d'avance, 
vous, l’homme des secrets honteux, mais qui, sure 
tout, ne pouvail pas êlre son mari, 

L'abbé ne pul relenir un eri de colère. 

— Wh bien, monsieur, me dit-il, on échange de 
toutes les choses que vous savez, je n'en sais qu'une, 
moi: c'est que vous êles l'amunut de madame, de 
Chamblay, entendez-vous bien, el que J'ai a de 
puissance sur Ce mari que yous mepri 
faire mettre sa femme dans un couvent bien t 


% lait pour 
ulte- 
7 


98 


ment sévère que celui des Ursulines de Bernay. 
Voyons, osez me nier en face que vous soyez l'a- 
mant de madame de Chamblay. 

— C’est à cette question que je vous attendais, 
monsieur, lui dis-je. 

Et, me laissant tomber à ses genoux: 

— Mon père, lui dis-je humblement, sous le 
sceau de la confession, je vous avoue que madame 
de Chamblay, restée, après deux mariages, made- 
moiselle de Juvigny, est ma maîtresse. 

Puis, me rele,.at et passant de l'humilité à la 
menace : 

— Vous savez tout ce que vous vouliez savoir, 
continuai-je; mais, si mauvais prêtre que vous 
soyez, vous êles prêtre, et, par conséquent, con- 
damné à garder dans votre cœur ce secret qui le 
rongera; dites un mot de cette confession que je 
viens de vous faire, soit à M. de Chamblay, soit à 
tout autre, et je me porte votre accusateur devant 
l'archevêque de Paris. Maintenant, nous nous con- 
naissons bien l’un l’autre, et n'avons plus rien à 
nous dire, n’est-ce pas? Sortez donc de chez moi; 
j'ai juré, le jour où j'ai acheté Juvigny, qu'il n’y en- 
trerait que d’honnétes gens. 

Et ce second Tartufe sortit comme le premier, 
mais n’osant pas dire : « Je me yengeral! » 


XXXIX 


Je restai seul avee ce sentiment si doux de la ven- 
geance salisfaite, et le sentiment plus doux encore 
de l’amour heureux. Ce moment est peut-être celui 
de toute ma vie où, me sentant jouir de toutes les 
facultés humaines portées à leur plus haut degré 
d’exallation, je compris que celte terre n’élait qu’un 
pont’ conduisant au ciel et que l’enveloppe ter- 
restre enfermait le dieu futur. 

Puis, soudain, je fus pris d’un irrésistible désir de 
revoir Edmée; je laissai à Gratien le soin de revenir 
à Bernay comme il l’entendrail; je courus à l’écu- 
rie, je sellai le cheval moi-même, et je m’élangai 
sur la route d’Evreux. 

Madame de Chamblay était partie depuis une 
demi-heure à peine; c'était tout au plus si, avec 
son cheval de louage, elle avait fait une lieue; un 
temps de galop me suffisait pour la rejoindre, 

En effet, au bout d’une heure, j'aperçus sa voi- 
ture; elle allait traverser un pelit bois ombrageant 
un angle de la route, Je la rejoignis au lournant. 

Elle jeta un cri de joie en me reconnaissant, et ar- 
réla la voiture, 

J’arrélai mon cheval. 

— Eh bien? me demanda-t-elle. 

— Eh bien, je l'ai vu, tout s’est passé à merveille ; 
nous avons un ennemi mortel mais impuissant, à 
ce que je crois du moins, 

— Je vous avoue que je suis curieuse de savoir ce 
qui s’est passé. 

— Où puis-je vous le raconter? 

— Ce soir, dans le jardin de Zoé, si vous vou- 
lez. 

— J'y pensais, 

— L'est probablement pour cela que j'y ai pensé 
moi-même, dit-elle en souriant; nous arriverons, je 
l'espère bien, à ne faire qu'un seul esprit, comme 
nous ne faisons déjà qu'un seul cœur. Gontinuez 
voire chemin, beau cavalier; que personne ne nous 
voie causer ensemble sur la grande route, et à ce 
soir sous le berceau, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


— C'est là que je vous eusse attendue quand vous 
ne me l’eussiez pas dit ; et à quelle heure ? 

— Soyez-y à l'heure que vous voudrez; moi, jy 
serai à la nuit. 

— Oh! vous pouvez être tranquille, vous m’y 
trouverez. 

Nous échangeñmes un de ces gestes qui portent 
un baiser avec eux, et je mis mon cheval au galop; 
la précéder, c'était un moyen de la voir plus long- 
temps. 

J’arrivai à Reuilly vers une heure, 

La route de Juvigry à Évreux passait à un demi- 
kilomètre de Reuilly. Je pris un livre, comme un 
solitaire qui médite, et j’allai attendre sur la route 
le passage d’'Edmée. 

C'était une fois de plus que je la revoyais. 

Oh! quand un amour réel est une fois entré 
dans le cœur, il n’y a que celle qui l’inspire qui 
puisse en comprendre toutes les tyrannies. Par 
bonheur, Edmée m’aimait d'une passion égale à 
la mienne; ce serait un supplice pire que la mort 
d'aimer ainsi et de n'être aimé que médiocrement. 

Au bout d'une demi-heure, la voiture reparut. 

— Quelque chose me disait que je te reverrais 
avant ce soir, fit Edmée en arrétant le cheval. Mais 
comment donc allons-nous faire maintenant pour 
être un jour sans nous voir? 

Je lui fis signe qu’elle parlait un peu inconsidéré- 
ment devant Joséphine. 

— Oh! elle sait tout, dit-elle; elle sait que je 
l'aime, que tu es ma vie, ma joie, mon bonheur, et 
elle me gardera le secret, même devant l’abbé Mo- 
rin. N'est-ce pas, nourrice, tu me l'as promis, de- 
manda-t-elle en se retournant du côté de la vieille 
paysanne, el tu tiendras ta parole ? 

— Je crois bien, ma pauvre petiote. Oh! mon 
Dieu! mon Dieu! ajouta-t-elle en levant les yeux 
au ciel et én poussant un soupir, qu’as-tu fail là ? 

— Voyons, dit en riant Edmée, si c'était un si 
grand crime, me verrais-tu si heureuse ? Le bon- 
heur va mal avec le remords. Non, j'ai la conscience 
tranquiile, ma chère Joséphine ; et, d’ailleurs, l'abbé 
Morin m'a donné l’absolution. 

— Ilest si bon, le saint homme! dit la vieille 
Joséphine en joignantles mains. 

J’échangeai un regard avec Edmée. 

En ce moment, je vis une ombre noire s’avancer à 
travers les arbres; j’arrélai les yeux sur elle et je 
reconnus le curé du Hameau, 

Edmée le vil en même temps que moi, et, par un 
mouvement instinclif, se rejeta en arrière, 

— Ob! non, non, lui dis-je, au contraire; celui- 
là, chère Edmée, c’est notre bon génie ; descendez 
et allons au-devant de lui. 

Sans me demander d’autre explication, Edmée 
descendit avee cette sainte confiance de la femme 
qui aime, dans la parole de celui qu’elle aime, 

Le prêlre, voyant que nous allions à lui, vint à 
nous. 

— Mon père, lui dis-je, votre bénédiclion m'a 
porté bonheur : je suis aussi heureux qu’on peut 
l'être en ce monde, presque aussi heureux qu'on 
Vest au ciel, 

— Voilà des paroles d'autant plus douces à mon 
cœur qu’elles sont rares dans une bouche humaine. 

— Amie, dis-je à Edmée, monsieur est le curé 
du Hameau ; c’est pour lui que je quêlais lorsque 
je vous ai vue pour la seconde fois. Mon père, con- 
linuai-je, madame a été pour cing cents franes dans 
l'argent que je vous ai remis pour vos pauvres. 

— Madame, dit le prêtre, je ne puis que vous re- 
mercier; vous soubailer quelque chose me parait 


MADAME DE CHAMBLAY. 


99 


inutile, votre sourire me dit que rien ne manque a 
votre bonheur. 

—Vous avez l’artde lire dans les cœurs, mon père. 

Et elle ajouta, avec un accent de profonde recon- 
naissance : 

— En effet, je suis bien heureuse, mon père. 

— Dieu vous bénisse tous deux dans votre féli- 
cité, qui, je n’en doute pas, vient de Dieu, dit le 
prêtre, et que cette félicité dure le plus longtemps 
possible ! 

Puis, avec son doux et triste sourire, il sembla 
nous demander s’il pouvait continuer son chemin. 

Nous nous effacdmes; il passa, murmurant une 
prière sur nos fronts inclinés. 

Il était plus pale et plus amaigri encore que la 
dernière fois que je l'avais vu. 

— Il nous souhaite la félicité terrestre, dis-je à 
Edmée, tout en marchant à grands pas vers la féli- 
cité éternelle. 

— Hélas! répondit Edmée, qui sait combien 
d'êtres bien portants et joyeux qui se croient sûrs 
d’une longue vie en ce monde, descendront au tom- 
beau avant lui! 

- Je tressaillis et la regardai. 

— D'où te vient cette sombre pensée, mon cher 
amour? lui demandai-je. 

— Ma pensée est-elle sombre? C’est possible; une 
idée m'a traversé le cerveau, je l'ai formulée, voilà 
tout. il ne faut pas altacher à cette pensée plus d’im- 
portance que je n’en attache moi-même. Et mainte- 
nant que nous nous sommes revus, ajouta-t-elle, 
que nous nous sommes dil encore une fois que nous 
nous aimions, quittons-nous pour nous revoir el 
nous le redire encore ce soir, 

Edmée remonta dans sa voiture; je la suivis des 
yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu, et je rentrai au 
chAteau. 

A cing heures, Alfred rentra à son tour; il y avait 
huit jours que je ne l’avais vu. “ 

Il vint à moi comme s’il m'avait quitté le matin, 

— Ab! me dit-il, je suis bien aise de te voir; j'ai 
une bonne nouvelle à Uannoncer. 

— À moi? 

— Pourquoi pas? Toutes les bonnes nouvelles 
doivent-elles absolument te venir de Bernay ? 

— Non; mais, comme je n'ai rien de caché pour 
toi, je l'avoue, cher ami, que celles qui m’arrivent 
de Bernay sont celles qui me préoccupent le plus. 

— Oh! tuVintéresses bien un peu aussi à celles 
qui ont rapport à Bernay, n’esl-ce pas? 

— Tu sais que c’est là le point aimanté. 

— Eh bien, j'ai pu être agréable à une personne 
de Bernay que tu n'avais recommandée, 

— Moi? je l'ai recommandé quelqu'un à Bernay? 

— Tu ne m'as pasrecommandé l'abbé Morin ? 

Je regardai Alfred, 

— Comme c'est un saint homme plein de bons 
sentiments, je l'ai recommandé à ma tante, qui l'a 
recommandé à larcheyéque de Paris, lequel lui a 
donné, séance tenante, la cure de Villiers-le-Bel, 
qui élait vacante. 

— El où est cela, Villiers-le-Bel? 

— Oh! de l'autre côté de Caen, au diable au vert, 
à quinze ou vingt lieues de Bernay; tu peux être 
tranquille, Et devine qui j'ai fait mettre à sa place? 

— Toul autre vaudra mieux que lui. 

— El surtout celui dont il s'agit : le curé du Ha- 
meau, 

— Oh! cet excellent homme! 

— Oui, un vrai chrétien; tout prêt à dire comme 
le Christ : « Que celui qui est sans péché lui jette la 
première pierre!» 


oe ee CR 

— En vérité, Alfred, repris-je en lui serrant la 
main, tu es un véritable ami. 

— Et surtout un ami très-affamé. 

— Alors, mettons-nous à table et dinons vite ; j’ai 
une course à faire après diner. 

— Georges et le tilbury, hein? demanda Alfred. 

— Oui, Georges et le tilbury, lui répondis-je. ù 

Alfred sonna et donna l’ordre de mettre le cheval 
à la voiture. 

Je dinai en homme pressé; à six heures, j'étais 
sur la route de Bernay; à huit heures moins quel- 
ques minutes, je m’arrétais au Lion dor. 

Nous élions au 45 septembre; les jours commen- 
caient à diminuer, il faisait nuit close quand j’arri- 
vai chez Gratien. 

Un instant je crus être en retard; mais, au mo- 
ment où, sortant de la porte de la maison, j'entrais, 
par l’une des extrémités, sous le berceau, une 
ombre, qu’à sa démarche je reconnus pour Edmée, 
y entrait par l’autre bout. 

Nous nous joignimes au milieu, chacun de nous 
ayant hâte de se rapprocher de l’autre, comme s’il 
y avait eu un siècle que nous ne nous fussions vus. 

_ Là encore, il y avait un bane que nous eonnais- 
sions; C’élait une des haltes que nous avions faites 
sur le chemin de notre amour. : 

— Que se passe-t-il done? me demanda Edmée. 
Il y a consternation au presbytère; Nathalie est ren- 
trée vers les cinq heures, les lèvres pincées et les 
yeux rouges. 

» — Madame la comtesse sait la nouvelle? m'a- 
t-elle dit. 

» — Laquelle? 

» — M. l'abbé s’en va. 

» — Quel abbé? lui ai-je demandé, 

» — L'abbé Morin, donc! 

» — Ah! ai-je répondu indifféremment ; je crois 
que cela vous intéresse plus que moi, Nathalie. 

» — Moi? Oh! mon Dieu, non; depuis quelque 
temps, je crois qu'il devient fou : il soupçonne tout 
le monde de le trahir. 

» — Et sans doute vous excepte-t-il? 

» — Moi pas plus que les autres. 

» — Cela m'étonne; vous lui avez donné tant de 
preuves de dévouement, que, de sa part, c’est de 
Vingratitude. 

» Et je lui ai tourné le dos sans lui demander où 
allait L'abbé Morin, quoiqu’elle mourût d'envie que 
je le lui demandasse et que j'eusse moi-même grand 
désir de le savoir. 

— Eh bien, dis-je, chère Edmée, je puis vous 
renseigner là-dessus. 

Et je lui racontai mon dialogue de Juvigny avec 
l'abbé Morin et la nouvelle de son changement de 
cure, que m'avait racontée Alfred à mon retour, 

— En vérité, me dit-elle, c’est un charmant esprit 
et un excellent cœur que votre ami ; il vient de nous 
rendre un grand service, quoique le prétre soit 
peut-être encore plus dangereux de loin que de 
prés; mais c'est bien quelque chose de ne plus étre 
obsédé par son odieuse présence, 

— Et vous savez qui le remplace à Notre-Dame- 
de-la-Culture ? 

— Non, 

— Le curé du Hameau, que nous avons rencontré 
ce malin... Mais il me semble, chère Edmée, que 
nous nous occupons un peu bien des autres, Si nous 
revenions à nous? 

— Je ne demande pas mieux, 

— Qu'as-lu décidé de nous? 

— Oh! une chose bien simple: tous les ans, je vais 
prendre les bains de mer par ordre de la Faculté, 


100 MADAME DE CHAMBLAY. 


— Oh! je t'en supplie, n mon amour, pas de Dieppe, 
pas de Trouville; tout Paris est là. 

— Qui vous parle de Dieppe? qui yous parle de 
Trouville, monsieur? Qui vous dit surtout que l’on 
ne déteste pas autant le monde que yous le détes- 
tez? Ce ne serait pas la peine d’être Normande, si 
l’on ne connaissait pas, sur la côte, de Honfieur à 
Cherbourg, quelque pelit coin inconnu, bien isolé, 
où nous pussions abriler notre amour. 

— Nomme ce petit coin ; il y en a bien peu que, 
moi aussi, je ne connaisse. 

— Que dites-vous de Courseuilles? 

— Chez la mère Gervais, au Feu d'enfer ? 

— Oh! prenez garde, cher Max! 

— De quoi? 

— De trop connaître, et d’être trop connu. 

— Je n’y suis venu qu’une fois du Havre, en par- 
tie de mer, avec un de mes amis qui avait un petit 
brick; je connais l'hôtellerie pour une nuit et un 
jour que j’y ai passés; je puis y être votre frère, 
votre cousin, {out ce que vous voudrez. 

— Vous y serez un ami, Max; j'aurai avec moi 
ma vieille Joséphine ; toutes les apparences seront 
gardées. Puis n’avons-nous pas notre double vue? 

Elle me tendit la main, 

— Et, continuai-je, quand mettons-nous à 
tion ce biehheureux projet? 

— Quand vous voudrez, mon ami. 

— Le plus tôt possible. 

— J'ai élé si peu heureuse dans ma vie, que j’ai 
soif de bonheur; seulement... 

— Quoi? 

— Si l’abbé Morin fat resté, nous ne nous serions 
inquiétés ni de sa présence ni de son absence; mais, 
puisqu'il part, attendons le lendemain de son dé- 
part. 

— Et où l’attendrai-je ? 

— À Bernay, si vous voulez; croyez-vous que je 
n’aie pas autant besoin de votre présence que vous 
avez besoin de la mienne? quoique mieux vaudrait... 

— Voyons ce qui vaudrait mieux. 

— Mieux vaudrait attendre son départ ailleurs. 

— Ce soir, si vous voulez, je retourne à Reuilly. 

— Aurez-vous ce courage? 

— C'est selon comment vous me renverrez. 

Elle me pressa sur son cœur. 

— Que je l'aime! dit-elle, et comment ai-je pu 
vivre vingl ans sans te connaître! 

— Faut-il passer par Je détroit de Gibraltar pour 
aller à Courseuilles? Avec de pareilles paroles, vous 
me feriez faire le tour du monde! 


exécu- 


— Non; il faut retourner cette nuit à Evreux; 
aussilôt notre mauvais génie pari, je pars moi- 


méme pour Caen; à Caen, je prends une voilure et 
j'arrive à Courseuilles par Ja Délivrande. Jusqu'à 
présent, yous m'avez loujours attendu, monsieur; 
laissez-moi un peu, à mon tour, la joie de yous al- 
tendre, de vous voir venir de loin el de vous faire le 
igne de bienvenue. 

— Oh! chère Edmée! 

— Quand un mot de moi, porté par Gratien, vous 
apprendra que je suis parlie, vous parlirez à votre 
tour. 

— Comment et par où? 

Var Bernay; de Bernay, vous irez à Villiers; 
à Villiers, vous prendrez une barque el vous vien- 
drez par mer a Courseuilles : je vous verrai venir 


de plus loin, 
— it, si vous alliez prendre une autre barque 
pour la mienne, eb ub inc onnu pout mol? ? 
- Kt ma double vue, qu'en failes-yous donc, 


won ami? 


— C'est vrai, je suis ingrat envers elle. 

Je serrai la main d’Edmée; puis, à voix basse et 
timidement : 

— Ne l’interrogerons-nous pas un jour? lui de- 
mandai-je. 

— Sur quoi? 

— Sur ce danger que vous courez, et dans lequel 
je dois yous venir en aide. 

Elle tressaillit. 


— Oui, plus tard; ne parlons pas de cela main- 


tenant ; nous sommes trop heureux et nous ne l'a- 
vons pas encore été assez longtemps. 


— Vous y croyez donc toujours, à ce danger? lui 


demandai-je avec inquiétude. 

— Toujours, me répondit-elle gravement, sinon 
iristement; mais, puisque vous êtes là et que vous 
deyez me sauver ! ajouta-elle en souriant. 

— Ne me diles point de pareilles choses, Edmée, 
ou je ne vous quitte plus d’une minute. 

— Bon! une fois à Courseuilles, nous ne nous 
quitterons pas d’une seconde. Fy 

— Combien de temps cela durera-t-il? 

— Mon ami, dit Edmée avee un profond accent 
de tendresse, l’église que nous apercevons là dans 
l’ombre est ouverte; une lampe brûle au pied de la 
petite Vierge, devant laquelle yous m’avez vue prier 
le jour où vous êtes entré dans l’église, et où je vous 
ai, moi, senti y entrer. Allons-y, et, au milieu de 
celte double solennité, je vous ferai un serment 
que vous répéterez après moi. 

— Oh! oui, m’écriai-je, allons-y; mais le prétre?... 

— Eh bien? 

— Si nous allions le rencontrer ? 

Edmée sourit amèrement. 

— Soyez tranquille, dit-elle, cet homme ne va 
dans une église que lersqu’il a absolument besoin 
d’y aller. 

Nous sortimes par la porte du jardin, nous fran- 
chimes celle du cimetière, et nous entrâmes sous le 
porche. L'heure sonna lentement, solennellement, 
Je m’arrélai, appuyant, pour compter, Edmée sur 
mon cœur. L’horloge frappa dix fois. 

— C’est l'heure bénie, dis-je en souriant à Edmée; 
je Vai comptée à Juvigny sur ton front, et je la 
comple ici aux battements réunis de ton cœur et 
du mien. 

La dixième vibration s’éteignit. 

— Entrons, dit-elle. 

Vous ne pouvez, mon ami, vous faire une idée de 
la solennité de cette pelite église romane, qui date 
du xime siècle, vue à la seule lueur de la lampe qui 
bralail devant la Vierge, en l’éclairant, ainsi que 
les ex-volo de loule espèce dont elle était entourée 
ei qui faisaient à tout son corps une auréole d'or. 
Je laissai tomber en passant un louis dans le tronc 
des pauvres. 

— Metlez pour moi, mon ami, dit Edmée. 

Edmée entendit le son des pièces d’or. 

— J'ai bien peur que la spleñdeur de votre au- 
mone ne nous trahisse, mon ami; par bonheur, on 
n’ouvre le tronc que le samedi au soir; nous sommes 
le mardi; ’abbé Morin sera parti. 

A son tour, elle trempa le doigt dans le bénitier 
et me donna de l’eau bénile. 

Puis nous nous acheminâmes, silencieux et sans 
nous toucher, vers le pilier lumineux, 

Arrivée devant la Vierge, Edmée s’agenouilla et 
fit tout bas une courte prière. 

Puis, se relevant : 

— Sainte More de Dieu, dit-elle d'une voix douce 
et solennelle à la fois, écoutez le serment sacré 
que je fais dévant vous; dans la croyance profonde 


MADAME DE CHAMBLAY. 


101 


aujourd’hui de ne rien enlever à qui que ce soit 
au monde, je donne mon cœur et ma personne, 
dans le temps et dans l’éternité, à celui qui est là 
près de moi, lui faisant la promesse solennelle, si 
quelque puissance plus forte que ma volonté nous 
séparait, de rester sienne de corps et d'âme pen- 
dant cette séparation, et de le retrouver, si courte 
ou si longue que soit son absence, avec un bonheur 
égal au désespoir que j’auraiéprouyé en le quittant; 
et, si c'était pour le tombeau que je le quiltasse, 
je jure que ce qui survivra de moi à la mort se 
souyiendra de ce serment, fût-ce au pied de votre 
divin Fils, qui me pardonnera, ayant été fait par 
vous de miséricorde et d'amour... Et maintenant, à 
votre tour, me dit-elle. 

Et je répétai, mot pour mot, le serment qu’elle 
venait de faire, convaincu que rien en lui ne pouvait 
faire rougir la Vierge auprès de laquelle il était pro- 
noncé 


XL 


Tl y avait dans chaque détail, dans chaque ex- 
pression de cet amour d’Edmée, si insolite dans 
notre monde, et, par conséquent, si nouveau pour 
moi, quelque chose de mystérieux, d’inconnu, 
quelque chose qui semblait appartenir tellement à 
une autre vie, que, tant que je demeurais près 
d’elle, je me sentais comme suspendu entre la terre 
et le ciel. 

Puis, pour l'avoir quittée, le prestige ne dimi- 
nuait pas, le souvenir se substiluait à l’action, le 
rêve à la réalité, et j’entrais dans un monde de vi- 
sions plus poétique encore que celui d’où je sortais, 
en ce que, la vue et le toucher-me manquant, tout 
était remis en doute. 

Il en résultait que, chaque fois que je quittais Ed- 
mée, je la quittais avec un ardent désir de la revoir, 
craignant toujours d’avoir eu affaire à quelque 
fantôme de mon imagination qui s’éyanouirait un 
jour et que je chercherais vainement à la place où 
je l’avais laissé. 

Toutes ces croyances enfantines de l’ange gardien, 
données à l’homme par le Créateur sublime de 
toutes choses, me revenaient &l’espril, et si, à la 
fin d'une de ces entrevues qui me transportaient 
dans le monde des esprits, Edmée m'eût avoué son 
essence divine, eit tout à coup déployé ses ailes et 
se fût envolée, j’eusse été, je l'avoue, moins étonné 
que de la voir continuer à demeurer près de moi 
attachée à la terre comme les autres créatures hu- 
maines. 

Aussi, dès qu'elle n’était plus là, dès que je ne la 
voyais plus de mes yeux, un grand trouble naissail- 
il en moi; sa mission dans ce monde n'allait-elle pas 
finir en mon absence? Rappelée au ciel, d'où elle 
élait descendue, prendrait-elle même le temps de 
m'apparaitreune dernière fois, eme resterait-ild'elle 
autre chose que ce parfum étrange dont j'élais tout 
imprégné en la quitlant et qui, pareil à un souvenir 
infidèle, diminuait à chaque jour d'absence, finis- 
sait par devenir presque insaisissable, puis enfin 
s'evanouissait tout à fait? 

Il n’y avail pasjusqu'à ce serment solennel qu'elle 
avail cru devoir me faire avant que de me quitter, 
qui, au lieu de me rassurer, ne me causât une nou- 
velle inquiétude; ce danger que sa science sibylli- 
que lui révélait, cetle promesse de me rester fidèle 
méme dans la mort, ce serment qu'elle m'avait fait 
faire à moi, si elle n'avait pas le temps, au moment 
supréine, de m'envoyer ses cheveux, d'aller les lui 


| couper moi-même dans son tombeau; tout cela mé- 
lait l’ombre du fantastique à la lumière de la vie 
réelle et me faisait tressaillir à tout instant malgré 
|‘ moi. 
| Aussi, une fois de retour à Reuilly, je ne vécus 
plus que dans l’attente de ce mot qu’elle m'avait 
promis et qui devait m'appeler près d’elle à Cour- 
seuilles. Je ne sais pas de vie plus dévorante que 
celle de Vattente; si l’homme, chaque fois qu'il le 
désire, vieillissait du temps qui lui fait obstacle, la 
plus longue existence n’aurait pas, je crois, un an 
de durée. 

Le lendemain de mon retour à Reuilly, nous 
eumes, Alfred et moi, la visite du curé du Hameau. 
Il venait remercier Alfred de ce qu'il avait fait pour 
lui, et lui recommander son pauvre pelit village, 
composé seulement de cent vingt âmes. Il y avait, 
au milieu de ces remerciments, un profond regret 
de quitter ces braves gens qu’il connaissait tous par 
leurs noms et dont il avait fait sa famille ; eux aussi 
le regrettaient comme on regrette un père, igno- 
rant quel homme le hasard allait leur donner à la 
place de celui qui les quittait. 

Quant à moi, j'étais profondément reconnaissant 
à Alfred de la nomination de M. Claudin — c'était 
le nom du curé du Hameau — à la cure de Bernay, 
et de sa substitution à ’abbé Morin; c'était un ami 
et, au besoin, un consolateur que je trouvais à la 
place d’un ennemi. 

Il partait le lendemain, ayant recu avis que, le 
lendemain, le presbytère serait vacant. 

Sans que je pusse deviner pourquoi, Alfred le 
pria de retarder son départ d’un jour. 

Le prêtre y consentit : c'était un jour de plus à 
passer avec ses enfants. 

M. Claudin parti, je demandai à Alfred dans quel 
but il lui avait fait prolonger de vingt-quatre 
heures son séjour au Hameau. 

— Mon cher ami, me répondit Alfred, tu me de- 
mandes là le secret de l'État, et ce serait manquer 
à tous mes devoirs de préfet que de le trahir. 

Je m'inelinai. 

Le lendemain, vers la fin du déjeuner, je vis arri- 
ver Gralien ; il apportait une lettre d’Edmée conte- 
nant ce seul mot: « Viens! » 

Alfred reconnut le messager et sourit. 

— Au revoir ! me dit-il. 

Et il me lendit la main; puis, sonnant, il pro- 
nonça les mots sacramentels : 
| — Georges et le tilbury ! 

— Pourquoi Georges et le tilbury ? lui deman- 
dai-je en riant, 

— Parce que je garde M. Gratien, dit-il, à moins 
que tu n’en aies besoin absolument. 

— Je n'ai pas besoin de M. Gratien. 

— Alors, monsieur Gratien, faites-moi le plaisir 
de passer dans mon cabinet, dit Alfred, 

Et, faisant passer Gratien le premier, ni plus ni 
moins que s’il eût eu affaire à un ministre, il le sui- 
vil et referma la porte derriére lui. 

J'étais habilué aux facons d'Alfred et ne m'in- 
quiélai done point de ce secret d'Etat qu'il n'avait 
pu me révéler et qu'il allait, selon toute probabi- 
lité, révéler à Gratien, et je courus au perron. 

Alfred était obéi, comme les princes des fécries, 
sur un coup de sifflet; au moment où j'arrivais sur 
la première marche, Georges et le tilbury s'arrè- 
aient à la déruière; au moment où je prenais les 
rênes, j'enlendis la voix d'Alfred qui me criait : 

— Tu sais que si, par hasard, tu es pressé, tu 
peux faire Les douze lieues d'une traile et en quatre 
heures, 


102 
— Merei! lui dis-je. 
Et je lachai la bride. | : | 
J'avais, en effet, affaire au meilleur trotteur des | 
écuries d’Alfred; en une heure un quart, nous”! 
fames à Bernay. Là, je le fis souffler pendant une | 
demi-heure ; il me restait sept lieues à faire de | 
Bernay à Villiers, | 

Pendant cet instant de repos, et tandis que j’at- 
téndais sur la porte le moment de repartir, un char- 
retier conduisant une voiture de meubles s'arrêta 
au Lion d’or pour demander la roule du presbytère 
de Notre-Dame-de-la-Culture. 

Cette demande atlira mon attention. 

Je jetai les yeux sur la charrette et je vis tout un 
mobilier, simple mais neuf, depuis le lit et les ma- 
telas jusqu’à la poéle et aux casseroles. 

— Ces meubles sont à M. Claudin? demandai-je 
au voiturier. 

— Ils sont pour lui, du moins, répondit-il avec 
cet air narquois du paysan normand qui ne veut pas 
se compromettre. 

Je devinai alors pourquoi Alfred avait demandé 
au curé du Hameau de ne partir que vingt-quatre 
heures plus tard; pensant que son chétif mobilier 
serait insuffisant pour le presbytère de l'abbé Morin, 
il avait voulu que le bon prêtre le trouvat tout garni. 

Voilà quel était le secret d'Élat qu’il n’avait pas 
voulu me révéler. 

Il y avait, dans le refus d’Alfred à mon endroit, 
une suprême délicatesse; je pouvais, en certains 
cas, avoir besoin de recourir à l’indulgence de 
M. Claudin, et il ne me mettait pas de moitié dans 
sa bonne action pour ne point placer un prêtre entre 
la reconnaissance et sa conscience. | 

Le voilurier, ayant reçu les renseignements qu'il 
désirait, continua son chemin. 

La demi-heure était écoulée: je remontai dans le 
tilbury et nous primes la route de Villiers. 

Nous étions arrivés à deux heures moins un 
quart. | 

Je pris congé de Georges, lui recommandai de | 
passer la nuit à Villiers et de retourner le lendemain 
à Reuilly au pas; puis je descendis vers la plage. 

Mon marché fut bientôt fait; le vent était bon; 
moyennant un louis, un patron de barque s’engagea 
à me conduire à Courseuilles, que l’on distinguait à 
l'horizon, dans cet immense golfe que fait la côte 
normande en se courbant de Honfleur à Cherbourg. 

Les préparatifs ne furent pas longs; on déploya 
la voile et nous nous éloignâmes du rivage. 

Au fur ét à mesure que nous avancions au nord- 
ouest, le rivage vers lequel nous voguions, el qui ne 
m'avait apparu d’abord que comme une vapeur 
bleuâtre, prenait de la consistance et se tachail de 
petils points blanes presque imperceplibles encore, 
mais qui deyenaient de plus en plus visibles; enfin, 
je pus distinguer, s’élevant sur la plage, la 
silhouette du village de Courseuilles, puis, au bord 
de la mer, l'auberge de la mère Gervais dominant 
la grève, sur laquelle les barques échouées atten- 
daient Je flux pour se remettre à flot. 

Une fermme était à l'une des fenêtres, faisant des 
signes avec son mouchoir, 

C'était Edmée ; elle avait vu la barque avant que 
je Veusse vue, elle; mais, moi, je l'avais devinée 
avant que de la voir, 

Deux cœurs qui s'aiment véritablement ont 
quelque chose de plus qu'humain, en ce qu'ils se 
pressentent malgré les distances, qui n'existent 
plus, quand l'amcur a élendu entre eux ce filet ma- 
gnélique qu'on appelle la sympathie. | 

Lorsque je ne fus plus qu'à une centaine de pas | 


MADAME DE CHAMBLAY. 


du rivage, je la vis disparaître de la fenûtre pour re- 
paraître à la porte et s’avancer sur la plage jusqu’à 
l'endroit où venait mourir le flot, qui commençait 
à monter. — Je fis, à l’aide d’un aviron, un saut 
d’une douzaine de pieds, et je me trouvai près 
d'elle. 

Elle me tendit les bras; je la pressai sur mon 
cœur; les braves pêcheurs qui nous virent nous 
embrasser ne nous demandèrent pas si nous étions 
frère et sœur, ou mari et femme; ils dirent : « Ils 
s'aiment ! » 

Oh! oui, nous nous aimions, comme nous nous 
aimons encore, mon ami, comme nous nous aime- 
rous toujours ! 

Quelles soirées que celles que nous passAmes as- 
sis à celte fenêtre par laquelle elle m'avait vu ve- 
nir, Ja main dans la main, silencieux et regardant 
éclore, comme autant de fleurs de feu, les étoiles 
dans l’azur du ciel légèrement teint de la pourpre 
du couchant! 

En même temps que les étoiles s’allumaient, les 
phares du Havre apparaissaient dans le crépuscule 
du soir, comme ils s’effacaient en même temps 
qu'elles dans l’aube du matin. 

Entre cette aube et ce crépuscule, il y avait pour 
nous des abimes de bonheur plus profonds que ceux 
de l'Océan. 

Et cependant, malgré ce bonheur, quelque chose 
de triste planait au-dessus de nous; Edmée sem- 
blait parfois vouloir écarter avec sa main quelque 
chose comme un crêpe qui lui eût voilé le visage. 

Alors, je lui demandais : 

— Qu'as-tu ? 

Et, en souriant, elle me répondait : 

— Rien; je suis trop heureuse, et j'ai peur que 
le bonheur lui-même ne soit jaloux de moi. 

Souvent aussi, réveillé par une plainte à demi 
étouflée, je me soulevais sur mon coude, et, à la 
lueur de la lampe de nuit, je regardais dormir 
Edmée. 

Ce même voile que parfois je croyais voir sur 
son front pendant le jour s'y étendait pendant 
la nuit, mais plus obstiné et plus épais. Alors, le 
cœur de la dormeuse se gonflait et paraissait près 
d'éclater ; mais bientôt des larmes filtraient À tra- 
yers ses paupières fermées. Une ou deux fois, ne 
voulant pas la laisser sous l’étreinte d’un rêve dou- 
loureux, je la réveillaien lui demandant quel songe 
insensé faisait couler ses larmes ; mais, chaque fois, 
elle me répondait qu’au réveil elle n’avait plus au- 
cun souvenir de celle tristesse qui l'avait oppressée 
endormie. 

Je cessai de questionner Edmée sur sa tristesse 
de jour et sur ses agitalions nocturnes ; mais une 
conviction s’empara de moi, c’est que, chez cette 
organisation nerveuse, celle tristesse et ces agita- 
tions n'étaient rien autre chose que des pressenti- 
ments du danger inconnu qui la menagait. 

Je pris une résolution : la première fois qu'Edmée 
me réveillerait par une de ces agitations noc- 
Lurnes, j’essayerais de la faire passer du sommeil 
naturel au sommeil magnétique, et alors je l’inter- 
rogerals, 

L'occasion ne se fit pas attendre. Dans la nuit du 
12 au 18 octobre, je fus éveillé par les sanglots 
d'Edmée ; ces sanglots étaient si réels, que je crus 
d'abord qu’elle était réveillée elle-même. Je me 
trompais, elle dormait, 

Je lui pris les mains et me mis en communication 
magnétique avec elle, p 

A peine ses mains furent-elles dans les miennes, 
que je la sentis tressaillir; je craignis qu'elle ne s'é- 


MADAME DE CHAMBLAY. 


= — — = 


103 


veillat; je fis un effort de volonté pour qu’elle demeu- 
rat endormie, et, en effet, ses yeux restérent clos. 

Bientôt elle donna tous les signes du sommeil 
magnétique ; son agitalion cessa ; son visage reprit 
sa sérénité, les larmes qui roulaient sur ses joues 
s’arrétérent. 

— Dors-tu, mon enfant? lui demandai-je au bout 
d’un instant. : 

— Oui, me répondit-elle, selon son habitude, 
d’une voix basse et calme. 

J'hésitai; c'était moi qui étais devenu agité et 
tremblant. 

— Qu’as-tu ? medemanda-t-elle, et pourquoi m’en- 
dors-tu sans que je te l’aie demandé ? 

— Parce que je veux connaître d’une façon cer- 
taine quel est ce danger qui te menace et qui cause 
tes tristesses et tes tressaillements. 

Edmée essaya de retirer ses mains des miennes; 
mais je les retins de force. 

— Oh! mon Dieu! mon Dieu ! dit-elle en se dé- 
battant comme la pythie antique. 

— Voyons, qu’y a-t-il ? insistai-je avec une douce 
violence. Ce secret est-il donc si terrible, que Dieu 
refuse de te le laisser lire, ou que tu ne veuilles pas 
me le faire connaître? 

— Oui, murmura-t-elle, terrible, terrible ! 

Puis, avec un effort violent : 

— Éveille-moi, Max, s’écria-t-elle, éveille-moi ! 
Ne tai-je pas juré de te rester fidèle jusque dans le 
tombeau ? 

— Que veux-tu dire ? ta vie est-elle menacée ? 

— Max, il me semble que nous tentons Dieu. 

— S'il y a impiété, Edmée, je prends le fait sur 
moi, m'écriai-je à mon tour; mais je veux savoir 
ce que tu crains. Parle, je le veux! 

— Oh ! tu sais qu’éveillée, je ne me souviens de 
rien; ne me répèle pas ce que je vais te dire; si 
nous n'avons plus que quelques jours à passer en- 
semble, du moins passons-les heureux. 

— Que dis-tu là, Edmée? demandai-je tout fré- 
missant; que parles-tu de quelques jours seulement 
que nous avons à passer ensemble ? 

— Laisse-moi compter... Attends. 

Elle compta. 

— Je compte jusqu'au 7 novembre prochain ; 
mais je ne puis compter au delà. 

— Comment! tu ne peux compter au delà ? 

— Non. H 

— Pourquoi ? 

— Parce qu'il fait nuit, 

— Tu vois cependant dans la nuit ? 

— Oui, dans la nuit de la vie, mais non dans celle 
de la mort. 

Edmée laissa échapper un sanglot auquel je ré- 
pondis par un cri. 

— De la mort! dans la nuit de la mort! de quoi 
s'agit-il? Voyons, parle! parle! 

EL j'ajoutai avec un accent de volonté déses- 
péré : . 

— Je le veux. 

— Tu le veux? 

— Oui, parle ! 

Mes cheveux étaient hérissés sur mon front, une 
sueur glacée coulait de leur racine ; mais j'étais ré- 
solu à aller jusqu'au bout, 

— Ordonne-moi de voir, et peut-être parvien- 
drai-je à distinguer quelque chose dans celte nuit, 
si noire qu'elle soit. 

— Au nom du Dieu vivant, lui dis-je, regarde et 
vois. 

— Oh! murmura-t-elle, je vois une femme cou- 
chée dans ma chambre, sur mon lil; elle ne dort 


pas... elle est morte! On l’ensevelit, on la cloue 
dans une bière, on la descend dans un caveau, c’est 
le mien... Pauvre Max! pauvre Max! combien tu 
dois souffrir ! 

— N'importe, n'importe, quand cela arrivera- 
t-il? Je veux savoir le jour, je veux savoir l'heure. 

— Dans la matinée du 8 novembre, entre sept et 
huit heures, mon dernier soupir, mon dernier adieu 
sera pour toi, mon bien-aimé Max. 

Puis, avec un effort et un gémissement aussi dou- 
loureux que si c’était l’effort et le gémissement su- 
prêmes : 

— Max, dit-elle en se soulevant, n'oublie pas mes 
cheveux. 

Et elle retomba sans parole et sans mouvement. 

Elle était évanouie. 

Je me précipitai à bas du lit ; j'étais livide ; je me 
vis dans une glace et je reculai de terreur. 

Je courus à la fenêtre, je l’ouvris ; puis, prenant 
Edinée entre mes bras, je l’apportai dans un fau- 
teuil et l’exposai à l'air frais de la nuit. 

Elle était pâle et inerte, et, dans son long pei- 
gnoir, immobile, les bras pendant de chaque côté 
du fauteuil, elle semblait déjà morte. 

Je lrempai mes mains dans l’eau et lui secouai 
l’eau au visage. Un instant, je crus que j'allais deve- 
nir fou. Enfin, elle poussa un soupir; à mon tour, 
je restai incliné vers elle comme j'étais. 

Elle ouvrit les yeux, et, me reconnaissant, elle me 
sourit. 

— Edmée ! Edmée ! m’écriai-je en tombant à ge- 
Doux. 

— Eh bien, demanda-t-elle de sa voix douce, 
qu’y a-t-il donc ? 

— ll y a, lui dis-je, que tu as fait, ou plutôt que 
j'ai fait un rêve affreux; mais, ajoutai-je en respi- 
rant, par bouheur, ce n’est qu’un rêve ! 

Et cédant aux émotions que je venais d’éprouver, 
je me jetai sur le lit en mordant Voreiller et en 
pleurant comme un enfant, 


XLI 


Vous comprenez, mon ami, ce que fut ma vie à 
partir de ce jour; obligé de sourire, de paraitre 
tranquille, de me dire heureux avec le spectre éter- 
nel de la mort devant les yeux. 

De temps en temps, j’élais saisi d’une espèce de 
folie furieuse. Je voulais prendre Edmée dans mes 
bras, l'emporter hors de France, loin du monde, 
dans un désert; peut-être le danger qui la menaçait 
ressortait-il de la localité où nous vivions. Elle avait 
vu la morte couchée sur son lit, enterrée dans son 
tombeau; en l’éloignant de ce lit, en la mettant 
hors de la portée de ce tombeau, peut-être conju- 
rerail-on la fatalité, 

Deux ou trois fois j'essayai de l'amener à me 
parler encore de ce danger qu'un vague pressenti- 
ment lui avait laissé entrevoir ; mais à peine abor- 
dai-je ce sujet, que mon cœur se gonflait, que ma 
voix devenait tremblante, et qu'il m'était impossible 
de continuer. 

Elle, de son côté, me répondait : 

— Ne sommes-nous pas heureux, mon ami? 

— Oh! si, trop heureux! m'écriai-je à mon 
tour, 

Alors, elle aussi, soupirait en disant : 

— En effet, mon bien-aimé Max, un pareil bon- 
heur n'est pas de la terre, 

Deux semaines se passèrent ainsi, 


104 - 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Souvent j’entendis parler des miracles que faisait 
Notre-Dame- de-la- Délivrande. Combien de bati- 
ments en perdition sauvés par elle! combien de 
mères conservées à leurs enfants! 

Un jour que, ne pouvant dormir, j'étais descendu 
au point du jour, et que j’errais au bord de la mer, 
exposant mon front brûlant à l’apre brise qui vient 
des côtes d'Angleterre, j’entendis un pêcheur ra- 
conter que la Vierge de la Délivrande venait de 
sauver son enfant d’une maladie mortelle. 

Je m’approchai de lui, et, lui saisissant les mains, 
je lui fis redire une seconde fois son récit; puis, au 
moment où il l’achevait, je m’élancai sur la route 
de Caen. Je courus pendantune lieue sans m’arréter, 
et, me précipitant dans l’église, je tombai aux pieds 
de la Vierge miraculeuse. 

Que lui dis-je? Je l'ai oublié. Quelle prière s’é- 
chappa de mes lèvres? Je n’en sais rien; mais je 
sais que mes paroles étaient trempées des larmes 
de mes yeux, du sang de mon cœur. 

Puis, tout à coup, je pensai qu'Edmée s'était ré- 
veillée, me cherchait, était inquiète de moi; je 
baisai le bas de la robe de la madone, je m’élangai 
hors de l’église, et je retournai à Courseuilles 
du même pas dont j'étais venu à la Délivrande. 

J'étais couvert de poussière, mon front ruisselait 
de sueur. Dans l'escalier, je secouai la poussière et 
m’essuyai le front. 

Puis j’écoutai sur le palier; Edmée avait reconnu 
mon pas. 

— Entre donc! me dit-elle en s’avançant vers la 
porte. 

J’obéis; elle jeta un cri en me voyant. 

— Qu’as-tu, et que t’est-il arrivé? me demanda- 
t-elle. 

— Moi? Rien, répondis-je en essayant de sou- 
rire, 

Ce sourire paraissait si loin de mon cœur en ce 
moment, qu’il effraya Edmée. 

Elle se jeta dans mes bras. 

— D'ou viens-tu? me dit-elle. Ton cœur bat, tout 
ton corps tremble. 

J’essayai de mentir; je sentis que je ne pouvais 
pas. 

— De la Délivrande, lui dis-je. 

— Et qu’as-tu été faire à la Délivrande? 

— Ne m’as-tu pas dit que c’étaitune Vierge très- 
miraculeuse, que celle qu'on y adore? 

— Eh bien? 

— Eh bien, j'ai été lui demander de veiller sur 
notre bonheur. 

EL j'ajoutai vivement : 

— Cur ce bonheur est notre effroi, tant il est 
grand! 

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela, mon ami? 
Pourquoi ne m’as-tu pas attendue? Nous y eussions 
été ensemble; tu sais que ma conscience ne me 
reproche rien, et que je puis entrer et prier avec 
toi dans une église, 

— Nous y retournerons, dis-je en tombant sur le 
fauteuil. 

— Quand tu voudras... Que regardes-tu? deman- 
da-t-elle, 

Au moment où elle avait entendu etreconnu mon 
pas, Edmée élait occupée à peigner ses cheveux; 
elle élail venue à moi sans les renouer, et, dans 
leur Juxuriante abondance, ils tombaient jusqu’à 
terre; c’étaient eax que je regardais. 

Je les pris et je les baisai, comme j'avais baisé 
le bas du la robe de la madone. 

Elle fit un mouvement, et, les secouant sur ma 
téte, elle m'inonda de leurs flots parfumés. 


Alors je pensai à la recommandalion qu'elle 
m'avait faite; je les enroulai autour de mon cou, je 
les pressai sur mes lèvres, je les baisai avec des cris 
d'angoisse. à 

Edmée s’éloigna, je sortis littéralement de des- 
sous sa chevelure; elle regarda avec étonnement 
mon visage bouleversé. 

—Ami, dit-elle, tu as quelque secret que tu me ca- 
ches; tu souffres ettutiens à souffrir seul; c’est mal. 

Je fus obligé de faire un effort suprême pour ne 
pas éclater en sanglots. 

En ce moment, on frappa doucement à la porte. 

— Qui est 1A? demanda-t-elle, 

— Moi, ma petiote. ; t 

— C’est Joséphine, dit-elle en me faisant signe 
de m’éloigner. 

Puis, à sa vieille nourrice : 

— Que veux-tu? 

— C'est Gratien, dit la bonne femme, qui vient 
en toute hate apporter une lettre. 

— De qui? 

— De M. le comte, 

Edmée se retourna de mon côté. 

— Tu vois, moi aussi, j'ai mes pressentiments. 

Elle passa une robe de chambre, et, ouvrant la 
porte: 

— Fais monter Gratien, dit-elle. 

Quelques secondes après, Gratien paraissait li- 
midement par l’entre-bâillement de la porte. 

Il tenait une lettre à la main. E 

— Pardon, madame la comtesse, dit-il, cette 
lettre est arrivée à quatre heures de l’aprés-midi; 
Zoé areconnu l'écriture de M. le comte, et elle m’a 
dit: « Gratien, mon garçon, il s’agit de prendre 
tes jambes à ton cou et de porter cette letire-là à 
madame. » 

— Kt tues venu à pied, mon pauvre ami? dit la 
comtesse prenant tranquillement la lettre. 

— De Caen ici, oui, madame la comtesse; mais, 
comme l’heure de la diligence n'était point passée, 
j'ai pris la diligence de Bernay à Caen. 

— Vous êtes un bon et brave ami, Gratien, dit- 
elle en lui tendant la main ; nous allons voir ce que 
dit cette lettre. 

Gratien se relira discrétement; Joséphine, plus 
curieuse, eut besoin d’un signe qui la congédiat. 
La porte refermée, Edmée vint à moi et me pré- 
senta la lettre. 

— Lis, dit-elle. 

Je secouai la téte. 

— Dieu me garde de toucher & un papier sur 
lequel s’est posée la main de cet homme! 

Elle sourit. 

— Tu le hais, et, moi, je lui pardonne, dit-elle; 
ce sont ses vices qui font notre bonheur. 

Elle ouvrit la lettre et lut : 


«Madame, j’arriyerai à Bernay vers le 2 novem- 
bre; j'espère que vous aurez oublié les petits dis- 
sentiments qui ont précédé mon départ. D'ailleurs, 
ma présence à Bernay ne sera ni longue ni pesante; 
ce n’est pas un mari qui revient prendre sa place, 
c’est un hôle qui vient vous demander une hospi- 
talité de huit jours. 

» Comte DE CHAMBLAY. » 

J'avais écouté cette lecture, les dents serrées, les 
poings crispés. 

— Eh bien, mon ami, demanda Edmée toujours 
calme, qu'y a-t-il dans cette lettre qui vous déses- 
père si fort? 

— Huit jours! N’entendez-vous pas, Edmée, qu'il 
revient pour huit jours? 


MADAME DE CHAMBLAY. 


— Avez-vous cru, mon bien-aimé Max, qu’il ne 
reviendrait jamais, et pensiez-vous en être débar- 
rassé pour toujours ? : 

. — Non; mais ces huit jours, justement, ces huit 
jours... 

— Je ne vous comprends pas. 

— Du 2 au 10, mon Dieu! les huit jours pendant 
lesquels j’eusse donné ma vie pour ne pas yous 
quilter un instant. 

— Mon ami, ces huit jours passeront moins vite 
que ceux que nous passons ensemble; mais ils pas- 
seront, et nous nous retrouverons de nouveau libres 
et heureux. 

Je tombai à ses pieds; j’appuyai ma tête sur ses 
genoux, el, heureux d’avoir un prétexte pour pleu- 
rer, je laissai abondamment couler mes larmes. 

— Enfant, dit-elle en appuyant sa main sur ma 
tête, n’avais-tu pas prévu ce retour ? 

— Oh! je ne veux rien prévoir, m’écriai-je. | 

— Voyons, faut-il done queje t’explique tout cela? 

— Parle, que j’entende ta voix. 

— C’est tout simple : tu comprends, la saison 
des eaux ferme le 4 novembre; il était allé à Hom- 
bourg pour jouer; il a gagné-ou perdu, peu m’im- 
porte; s’il a gagné, il revient, non pas pour me 
voir, mais pour jouer; s’il a perdu, il revient pour 
se faire de l’argent et pour jouer encore. 

— Il passera donc l’hiver à Paris? 

— A quelle époque devais-tu lui faire ton second 
payement pour la terre de Chamblay ? 

— Trois mois après le premier; mais peu im- 
porte la date! qu’il passe chez mon notaire, mon 
notaire lui donnera tout l'argent qu’il voudra, 
pourvu qu'il quitte Bernay. 

— Eh bien, mon ami, alors, qu'est-ce que huit 
jours? 

— Oh! rien, rien, je le sais; mais ces huit jours 
justement. 

— Mais qu'ont donc de particulier ces huit jours? 

— Rien; je suis fou. Que veux-tu! laisse-moi 
pleurer. 

O mon ami, mon ami! je vous dirai comme Ugo 
Foscolo : « Dieu ne vous fasse jamais sentir le be- 
soin de la solitude, des larmes et surtout d’une 
église! » 


XLII 


Cette lettre nous était arrivée le 31 octobre; nous 
avions done encore vingl-quatre heures à passer à 
Courseuilles, cette halle adorable que je venais de 
faire sur la route du ciel. 

Pour nous quitter le plus tard possible, il avait 
été conyenu que, le lendemain, nous partirions de 
Courseuilles ensemble dans une voiture de louage, 
que nous calculerions notre temps de manière à 


arriver à Caen pendant la nuit, c'est-à-dire vers six * 


ou sept heures du soir; qu'un demi-kilomeétre avant 
Caen, je descendrais de voiture; qu’Edmée conti- 
nuerait son chemin vers Bernay, el que, moi, je 
prendrais la poste pour Evreux. Le lendemain, nous 
arlimes vers trois heures; je baisai, les uns après 
es autres, lous les meubles de cette pauvre cham- 
bre d’auberge, comme pour prendre congé d'eux; 
n'élaient-ils pas des amis, mieux que des amis, des 
confidents ? 

Je ne pouvais me décider à quitter celle cham- 
bre; j'y renlrai deux fois pour lui dire adieu, La, 
un mols el demi avail passé pour nous avec la ra- 
pidilé d'une heure, 


105 


Trois quarts d’heure aprés notre départ, nous 

| arrivions à la Délivrande. Je fis arrêter la voiture 

devant l’église; nous descendimes tous deux; pen- 

dant qu’Edmée faisait sa prière, je glissai deux louis 

dans la main du sacristain pour que deux cierges 

briJassent chaque jour devant la Vierge pendant 
tout le mois de novembre, 

Riez de ma superstition, si cela vous plait, mon 
cher poéte; mais, si jamais vous passez par les an- 
goisses que j’ai éprouvées, peut-être serez-vous plus 
superstitieux encore que moi. 

Nous repartimes. Gratien conduisait, ayant près 
de lui, sur la banquette de devant, la vieille José- 
phine; Edmée et moi, nous étions au fond, Edmée 
appuyée à mon bras et à mon épaule. 

Le moment où je me séparai d’elle fut un des 
plus douloureux de ma vie. Figurez-vous, mor ami, 
la situation d'un homme qui aime de toutes les 
puissances de son âme, qui sait laisser l’objet de 
ses amours sous le coup d’un danger terrible, quoi- 
que inconnu ; qui, sentant battre un cœur contre le 
sien, une main serrer sa main, des lèvres presser 
ses lèvres, se dit tout bas, sans oser éclater en san- 
glots : « C’est peut-être la dernière fois que je sens 
battre ce cœur; c’est peut-être la dernière fois que 
cette main presse la mienne; ce baiser que me don- 
nérent ses lèvres est peut-être son dernier baiser!» 

Et cependant je la quittai. 

Il est vrai que je reslai écrasé à la même place; 
que, ne pouvant me tenir debout, j’allai, tout chan- 
celant, m’appuyer contre un arbre, et que, quand 
la voiture eut disparudans la nuit, je tombai anéanti, 
me roulant sur l'herbe et pleurant. 

| Au bout d’un instant, j’entendis mon nom pro- 
| noncé près de moi; je levai les yeux. 

| Celui qui avait prononcé mon nom, c'était Gratien. 
| 

| 

| 


Edmée avait passé sa tête par la portière, elle 
m'avait vu, dans l'ombre, appuyé à l'arbre, et elle 
avait envoyé Gratien pour savoir de mes nouvelles. 

| — Oh! dis-je au brave garçon, est-ce que je puis 
la voir encore une fois? 

| ome Sans doute, me dit-il; elle change de chevaux 
| et de voiture à l’holel d’Angleterre. 

— Alors, viens, viens, lui dis-je, que je la revoie, 
ne füt-ce qu’une seconde. 

Et je m’élancai vers la ville. 

Gratien avail peine à me suivre; il faisait nuit, 
par bonheur; on m’edt pris pour un fou échappé 
de hospice du Bon-Pasteur, J’entrai dans la cour 
de l'hôtel d’Angleterre; la voiture qui nous avait 

| amenés Glait dételée, on mettait des chevaux à une 
espèce de cabriolet; la vieille Joséphine était assise 
sur mes malles, 

, — Ov est-elle? lui demandai-je. 

Le ton dont je lui adressai cette question, la pa- 
leur de mon visage, effrayèrent la bonne femme. 

— Oh! mon Dieu, qu’est-il arrivé? demanda-t-elle 
en joignant les mains. 

— lien, lui dis-je, absolument rien; seulement, 
où est-elle? 

— Au premier, à la chambre ne 3. 

Je ne tis qu'un bond jusqu'à l'escalier ; une porte 
élait entr'ouverte à l'entrée du corridor; à travers 
entre-baillement, j'apergus Edmée écrivant à une 
table. 
|  — C'est moi, lui dis-je du corridor, pour ne point 
leflrayer par ma brusque apparition. 

Elle m'ouvrit ses bras, 

— Je le sentais venir, dit-elle, et je m'étais in- 
terrompue d'écrire, Pauvre fou! ajoula-t-elle en 
m’essuyant le front, crois-lu que je ne l'aie pas 
vu quand Ja voilure à disparu, crois-lu que je 


106 MADAME DE CHAMBLAY. 


ne t’aie pas vu tombant et te roulant au pied de 
- l’arbre* 

— Comment m’as-tu vu quand je ne voyais plus 
la voiture, cachée à la fois par la descente de la 
route et par l’obscurité ? 

— Avec les yeux du cœur, cher Max bien-aimé. 

— C'est donc vrai, que tu vois? c’est done vrai ? 
m’écriai-je. Mon Dieu! mon Dieu! 

Il y avait un accent tellement désespéré dans mes 
paroles, qu’Edmée se jeta à mon cou ets’y suspen- 
dit comme un enfant à celui de sa mère. 

— Ecoute, me dit-elle, depuis quelque temps, je 
ne te reconnais plus; tu as quelque douleur que tu 
me caches. 

— Non, non, m’écriai-je. 

— Attends, laisse-moi te dire. Je suis à toi, rien 
qu’à toi, mon ami; que veux-tu de moi? Ordonne, 
j'obéirai. 

Un instant, je fus près de lui dire : « Je veux te 
prendre, je veux t’emporter, je veux te disputer 
à la mort; » mais je songeai aux conséquences ter- 
ribles de la disparition d’une femme de la condi- 
tion de madame de Chamblay. 

— Rien, lui répondis-je en réunissant toutes mes 
forces; je voulais te voir encore une fois, je voulais 
encore une fois te dire adieu. Ah! sita double vue 
te révélait quelque chose, si tu sentais le danger 
approcher de toi, appelle-moi, au nom du ciel, ap- 
pelle-moi ! En attendant, cette lettre?... 

Je lui montrai la lettre commencée. 

— Pourquoi faire, puisque te voilà? 

— Oh! non, tout ce qui me vient de toi m'est 
précieux; au moment où l’on va se quitter, on n’é- 
change jamais assez de souvenirs. 

Je pris la lettre, dont une page seulement était 
couverte : je la froissai dans ma main, je la pressai 
contre mes lèvres, je la mis sur mon cœur. 

— Plus tard, quand je serai loin de toi, je la lirai, 
lui dis-je. 

— Et tu y verras ce que je te dis quand tu es là, 
mon bien-aimé : je t'aime, Je t'aime dans ce monde, 
je Vaimerai dans l’autre; je t'aime dans le temps et 
dans l'éternité. 

Des pas retentirent dans l'escalier; Gratien pa- 
rut, 

— La voiture de madame la comtesse est prête, 
dit-il. 

— Puis-je rester dans cette chambre après que 
tu Vauras quittée? demandai-je à Edmée. Elle est 
tout embaumée de ton parfum, je serai encore avec 
toi. 

— Et moi qui croyais l'aimer plus qu’il ne m'ai- 
mait, dit-elle, 

Et, avec un charmant sourire : 

— Max, ajouta-t-elle, je m’avoue vaincue ; es-tu 
content? 

Oh ! oui, sans le serpent qui me mordait le cœur, 
oui, j'eusse élé content, oui, je me fussé cru le roi 
de la création. 

— Va, lui dis-je, va, je n’aurais pas le courage 
de me séparer de Loi. Seulement... 

— Quoi? 

— Malgré la présence du comte au château, je 
pisserai la journée du 8 novembre près de toi, ca- 
ché chez Gratien, 

— Viens-y le 7 au soir, et, quoi qu’il arrive, j'irai 
l'y voir un instant. 

— Oh! tu me le promets, n’est-ce pas? 

— De toule mon Ame, 

— Alors, va-l'en; je reste consolé, sûr de te voir 
une fois encore, 

— Ami, dit-elle en me regardant et en secouant 


| son front soucieux, je te le répète, tu sais quelque 
chose que tu ne veux pas me dire; mais qu’im- 
porte! je Vaime, tu m'aimes; le reste est dans les 
mains de Dieu. 

Elle me baisa au front et sortit. 

Je demeurai seul, écoutant le bruit de ses pas 
qui s’éloignaient, le bruit de sa robe soyeuse qui 
allait s’affaiblissant. J'étais resté assis sur le même 
siége où, un instant auparavant, elle m'avait enve- 
loppé de ses bras. Comme je le lui avais dit, en fer- 
mant les yeux, j'aurais pu croire encore qu’elle 
était là. 

En la suivant, mon cœur se fût déchiré au mo- 
ment du départ, et qui sait si je ne me fusse pas 
jeté sous les roues de la voiture qui l’entrainait 
loin de moi! 

Je restai done immobile au même endroit où 
elle m'avait quitté, j’entendis le bruit de la voiture 
qui passait sous la grande porte de l’hôtel en faisant 
trembler les vitres. 

— Au revoir, murmurai-je , en attendant que je 
te dise adieu! 

Le bruit s’éteignit. 

A mesure que s’affaiblissait le bruit, mon cœur 
se serrait; j'avais quitté Edmée trois fois au lieu 
d’une : une fois sur la route, une fois dans ma 
chambre, enfin cette dernière fois, où le bruit des 
roues de sa voiture s’élait éteint. En voulant adou- 
cir la séparation, je l'avais rendue plus doulou- 
reuse. 

J'avais cru pouvoir rester dans cette chambre et 
y passer la nuit; au bout d’une demi-heure, je sen- 
lis que la chose me serait impossible; j'avais besoin 
d’air et de mouvement. 

Séparé d'elle par quelques lieues seulement, 
j'avais besoin de mettre un plus grand espace 


entre nous; tant qu'il y avait possibilité de la voir. 


avant que son mari arrivât, je ne répondais pas de 
moi. 

D'après ce qu’elle m'avait dit, sans doute M. de 
Chamblay aurait-il besoin d'argent pour la quitter 
de nouveau; je devais aller à Paris, arranger 
toutes mes affaires avec M. Loubon, pour que le 
comte pit prendre chez celui-ci les sommes dont 
il aurait besoin. 

J'avais sur moi mon passe-port, qui ne me quit: 
tail jamais; j’allai à la poste, je louai un cabriolet 
et pris des chevaux. 

Je courrais la poste toute la nuit; la fatigue phy- 
sique Luerait, ou, du moins, adoucirait peut-être la 
douleur morale. 

J'étais à Rouen pour le premier départ du chemin 
de fer; j'étais à Paris avant midi. 

Il m'avait semblé, à l’une des stations, recon- 
naître M, de Chamblay dans un train qui eroisait le 
nôtre, 

Au lieu de m’en assurer, je détournai la tête ; cet 
homme me causait un suprême dégoût. 
| S'il pouvait partir avant le 8! si, pendant cette 
fatale journée, je pouvais ne pas quilter Edmée ! 

Mais, il l'avait dit, il revenait pour buit jours. 
N'importe ! je courus chez M. Loubon. M. Loubon 
avait cent mille francs à la disposition de M. de 
Chamblay. 
| Je présumai que le joueur n'avait pas besoin de 
| plus que cela. 
| Celle assurance reçue, je me trouvai n’avoir plus 
rien qui me relint à Paris; je fis quelques achats 
qui me prirent ma journée; si le malheur dont j’é- 
tais menacé arrivait et que je n'en mourusse pas, il 
était évident que je quitterais la France. 

J'augrentai mes armes de deux fusils et d'une 


MADAME DE CHAMBLAY. 


carabine, je me fis confectionner un nécessaire de 
voyage; cela me prit la journée du 3 novembre. 

Le soir, j’essayai d’aller à l'Opéra ; avant la fin de 
l'ouverture, j’avais quilté la salle. ; 

Il m'était venu une idée : c'était d'emmener, à 
quelque prix que ce fat, un des meilleurs méde- 
cins de Paris; mais que lui dirais-je? la personne 
pour laquelle je le requerrais était pleine de vie et 
de santé; sur quoi appuierais-je ma prière? Sur 
une révélation magnétique, et, médicalement par- 
lant, les médecins n’admettent pas le magnétisme. 

Celui auquel je m’adresserais, quel qu’il fût, me 
prendrait pour un fou. a 

Je retournai toutes ces idées dans ma téte, pen- 
dant une nuit des plus fiévreuses que j’eusse pas- 
sées de ma vie. Le malin, j'étais brisé; mais nous 
étions arrivés au 4 novembre. 

Je partis pour Rouen par le convoi de onze heures 
du matin. A Rouen, je retrouvai le cabriolet que 
j'avais loué à Caen; j’y fis mettre des chevaux de 
poste; le soir, j'étais à Reuilly. 

Je devais étre horriblement changé; car, en 
m'apercevant, Alfred vint droit à moi en me disant: 

— Tu souffres ? 

— J'ai l'enfer dans le cœur, lui dis-je. 

— M. de Chamblay est de retour depuis le 2. 

— Je sais ; mais ce n’est point cela. 

— Qu'est-ce donc, alors? 

— Ob! tu n’y peux rien. 

— Tu te trompes : je puis, si j'en connais la cause, 
partager ta douleur. 

— Tu as raison, lui dis-je en me jetant dans ses 
bras; mon cœur déborde. Oh! mon ami |! mon ami! 

Je lui racontai tout. 

Je crus que le sceptique allait rire de mon dés- 
espoir ; je me trompais, il pleura avec moi. 

— Tu aimes beaucoup cette femme ? me dit-il, 

— Je te répondrais : «Plus que ma vie!» que 
cela ne signifierait rien, 

— As-tu résolu quelque chose ? 

— Rien ; que veux-tu résoudre contre un danger 
inconnu ? 

— Et ce danger, tu le crois réel ? 

— Mon ami, les révélations d’Edmée ne m’ont 
jamais trompé; ce danger, j'en suis sûr, 

— Alors, il faut tout prévoir. 

— J'ai tout prévu. 

Et je lui dis toutes les précautions que j'avais 
prises. 

Il examina mes lettres de recommandation, mes 
leltres de change, mon passe-port. 

Arrivé & mon passe-port : 

— Attends, dit-il, il est bon de prendre une pré- 
caution, 

— Laquelle ? 

Il sonna ; un domestique parut. 

— Dites à mon secrétaire de m'envoyer un passe- 
port en blanc. 

Le domestique apporta l’imprimé, 

— Mets-toi à celte table et écris ce passe-port de 
ta main. 

— Pourquoi cela? 

— Alin que, si tu avais quelque chose à y ajou- 
ter, l’adjonction fat de la même écriture, 

J'obéis comme un enfant, sans savoir en quoi la 
chose pourrait m'être utile, 

Puis, le passe-port rempli, Alfred le signa et dé- 
chira l’autre, 

— Es-tu religieux? me demanda-t-il tout à 
coup. 

— J'ai peur de n'être que superstitieux, lui ré- 
pondis-je, 


107 


— Diable! fit-il, voilà qui m'inquiète : les gens 
religieux ont, contre le désespoir, des ressources 
inconnues aux autres hommes. En tout cas, je suis 
bien aise de t'avoir envoyé à Bernay le curé du 
Hameau ; il te sera un appui et un consolateur, en 
supposant que tu aies besoin de secours et de con- 
solation. 

— Je le sais et je compte bien sur lui. 

— Si je pouvais t’étre bon à quelque chose, 
pauvre ami, je te dirais : « Je ne te quitterai pas; » 
mais je te génerais et voilà tout. Dans les circon- 
stances suprémes comme celles où tu te trouves, le 
meilleur est d’étre seul et entiérement libre de sa 
volonté. Je ne te parle pas d’argent, et il est inutile 
de te dire que, si tu avais besoin de ma vie, je te la 
donnerais. Maintenant, souviens-toi que tu es 
homme et attends en homme les événements. 

Et, me serrant la main une dernière fois, il 
sortit, 


XLII] 


Ma nuit fut plus calme ; cela m'avait fait un bien 
énorme, de parler d’Edmée et d’ouvrir mon cœur 
près de se briser. 

La journée se passa pour moi à me promener 
sous les arbres du pare et à regarder, couché au 
bord de la rivière, les fleurs que je jelais dans le 
courant et que le courant emportait. 

Elles allaient à la Seine et, de la Seine, à l'Océan, 
c'est-à-dire à l’abime. 

C’étail la vie. 

Le lendemain matin, 6 novembre, Gratien ar- 
riva. 

Il m'apportait une lettre d’Edmée ; elle était 
conçue en ces lermes : 


« Bien-aimé de mon cœur, 


» Le comte est arrivé le 3 au matin. J’ai été le 
récevoir au perron. Il m’a baisé la main, puis s’est 
retiré dans sa chambre, et, moi, je me suis retirée 
dans la mienne. Toutes les convenances ont donc 
été gardées devant les domestiques. 

» Une fois là, nous avons été aussi séparés que si 
nous eussions été, lui à Hombourg, et moi à 
Bernay. 

» Rien ne me distrait donc de ton souvenir, mon 
bien-aimé Max, et je revis dans le passé, en atten- 
dant que nous revivions dans l'avenir, 

» Le lendemain du jour de son arrivée, il a écrit 
à Paris. Un instant, il a hésité s'il n'irait pas lui- 
méme; mais, comme C’est à M. Loubon, ton no- 
taire, qu'il écrivait, et sans doute pour lui deman- 
der de l'argent qu'il n'a droit de toucher que dans 
six semaines, il n'aura pas osé lui faire la demande 
de vive voix. Il a écrit le 4; les lettres mettent deux 
jours pour aller à Paris et deux jours pour en reve- 
nir. En supposant que M. Loubon réponde poste 
pour poste, 1l aura la lettre le 8, et, si la réponse 
est favorable, ce dont je ne doute pas, il parüra 
le 9. 

» Le 9, notre paradis nous sera donc rendu. 

» En attendant, le 7 au soir, nous nous revoyons 
chez Gratien; ta petite chambre est prête, bien 
blanche, bien propre, bien solitaire, jusqu'au mo- 
ment où nous la peuplerons de notre bonheur et de 
notre amour, 

» His de ma folie; mais, comme personne ne 
l'a jamais habitée, je l'ai fait bénir par notre bon 
cure, 


108 


» Quel bonheur d’avoir ce digne homme à la 
place de l’affreux prêtre ! Si j'avais eu l’abbé Morin 
à mon chevet à l'heure de ma mort, je crois que je 
serais morte damnée. 

» Si, comme je le pense, M. de Chamblay part 
le9, rien ne Vempéchera de rester chez Gratien 
jusqu’au moment de son départ. 

» Enfin, tu feras tout ce que tu voudras de ces 
braves gens. Quant à moi, tu sais, mon bien-aimé 
Max, que, morte ou vivante, je Uapparliens corps 
et ame. . 

» Ton EDMÉE. 

» Je t'attends!» 


Après avoir donné deux heures de repos à Gra- 
tien, je le renvoyai avec une lettre dans laquelle 
je disais à Edmée qu’à la nuit tombante, je serais 
le lendemain chez Gratien. 

Le lendemain, c’est-à-dire le 7, après déjeuner, 
je pris congé d’Alfred en lui empruntant sa voiture 
de voyage. S'il arrivait un malheur, j'étais décidé 
à quitter la France. Je me ferais conduire dans un 
port de mer quelconque ; Alfred, prévenu par moi, 
y enverrait reprendre sa voiture. Je lui dis done 
adieu comme quelqu'un qui part, non pas pour 
quatre lieues, non pas pour deux ou trois Jours, 
mais pour un long voyage. 

A quatre heures, j'étais à Bernay et faisais remi- 
ser ma voiture sous le hangar intérieur de l'hôtel 
du Lion d'or. A cing heures, il faisait nuit close. 

Je sortis de l'hôtel sans que personne fit attention 
à moi, et je m’acheminai vers la maison de Gratien 
en suivant les bords de la Charentone. 

Gratien m’attendait sur le seuil de sa porte. Deux 
fois dans la journée, la comtesse était venue pour 
s'assurer que rien ne manquerait à l’hôte des jeunes 
époux; elle avait fait porter de la serre du chateau 
des plantes à grandes feuilles, comme elle savait 
que je les aimais ; elle avait transporté la garniture 
de sa cheminée presque tout entière sur ma che- 
minée; enfin, elle avait étendu sur mon lit un 
immense cachemire qui remplissait la chambre du 
parfum de celle qui l'avait porté. 

Je demandai à Gratien s'il avait vu Edmée ; com- 
ment elle se portait et si elle avait l’air souffrant. 

Elle se portail à merveille, et il l’avait vue tout 
heureuse à l’idée de me revoir. 

Ce cœur pur ne cachait aucun de ses sentiments 
devant ces cœurs dévoués. 

Le feu seul brûlait dans la chambre lorsque nous 
y entrames. Gratien alluma une bougie et la plaça 
sur uue table devant la fenétre. 

— Que fais-tu? lui demandai-je. 

— J’annonce à madame que vous êles arrivé. Oh ! 
soyez tranquille, elle ne se fera pas allendre. 

En effet, dix minutes après, j’entendis un frou- 
frou soyeux dans l’escalier, et je vis paraitre Edmée 
dans l’encadrement de la porte. 

Je la reçus dans mes bras el la trainai en pleine 
lumière pour mieux la voir. 

Jamais je ne l'avais vue plus fraiche, plus bril- 
lanle, plus belle. Le bonheur avait rendu à ses 
joues leur incarnat, terni par la tristesse; ses yeux 
brillaient d’une flatome dont le foyer était dans son 
cœur, 

Toul en elle élait vivant d’une vie qu’on eût crue 
immortelle, ; 

Ii était impossible qu’un danger de mort menaçâl 
cet êlre dans lequel l'existence débordail. 

Seulement, comme je la dévorais des yeux : 

— Pourquoi donc me regardes-tu ainsi? me dil- 
elle, 


| 
| 
| 
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| 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Puis, comme je secouais la téte sans répondre : 

— Tu sais, reprit-elle, il part aprés-demain. Au 
reste, partant ou restant, je ne suis rien pour lui, 
du moment que je n’ai plus de procuration à don- 
ner et de terre 4 vendre. 

— Parle ! lui dis-je ; tu ne sauras jamais combien 
j'ai besoin d’entendre ta voix. 

— Oh! je veux bien. D'abord, j'ai une foule de 
choses à fe dire. Tu sais où est la serre ? 

— Je sais du moins où est une partie de ses 
plantes. 

Et je lui montrai celles qui se dressaient dans 
l’embrasure de la fenêtre. 

— Ecoute-moi, dit-elle, et jnge si j'ai pensé à 
nous ; une petite maison de deux pièces atüent à 
la serre ; elle était destinée à servir de demeure à 
un jardinier qui n’existe pas; ces deux pièces, où 
jamais nul n’a eu l’idée d’entrer, je les ai fait tapis- 
ser de papier grenat, la couleur que tu aimes: je 
les ai fait meubler avec une vieille chambre du cha- 
teau que nous avons dévalisée, Zoé et moi; nous 
avons fait garnir les cheminées avec du velours que 
nous avons trouvé dans une armoire; nous ayons 
fait clouer des tapis sur le plancher. Voilà quatre 
nuits que le pauvre Gratien ne dort pas et travaille 
depuis six heures du soir jusqu'à trois heures du 
matin. Il y a une entrée par la serre, une sortie 
sur le chemin qui borde le mur du pare; impos- 
sible de supposer là le doux nid qui s’y trouve; tu 
y viendras du dehors, j'irai t'y joindre ou je t'y 
attendrai ; nous ne serons pas même sous son toit, 
qui, au reste, est le tien. N'est-ce pas une bonne 
idée que j'ai eue là et un doux hiver bien chaud 
que je te promets? Eh bien, tu ne réponds pas? 

— Je l'écoute. 

— Tu n’es pas joyeux, ravi, enchanté ? tu ne me 
remercies pas? 

— Je t'adore à genoux. 

— Vois-lu, c’est que, là-bas, tu m'as humiliée; je 
me suis apercue que tu m’aimais mieux que je ne 
Vaimais moi-même; tu m’aimais on eût dit comme 
un avare qui craint de perdre son trésor, et je ne 
Vaimais, moi, que comme un avare sûr de conser- 
ver le sien. 

— Que je suis content, lui dis-je, de te voir heu- 
reuse et confiante! 

— Heureuse en toi, confiante en Dieu; plus je ré- 
fléchis, mon bien-aimé, plus mes idées tristes s’en 
vont, La Providence m'a forcée de croire en elle. 
Pourquoi l’aurai-je rencontré si miraculeusement? 
Pourquoi m'aurais-tu apporté le bonheur? Pour- 
quoi aurait-elle préparé le singulier miracle de mon 
existence? Pourquoi m'eût-elle fait libre quoique 
mariée, vierge quoique épouse, si c’eût été pour 
nous séparer, m’enleyer à toi ou t’enlever à moi ? I 
me semble qu'il y aurait là quelque cruelle ironie 
qui n’est pas dans les desseins de Dieu. 

Je l’écoutais avec ravissement; chacune de ses 
paroles emportait une de mes terreurs; j'étais 
comme un arbre qui, en méme temps que le vent 
de l'hiver lui enlève ses feuilles sèches, sent, sous 
un rayon de soleil printanier, pousser des feuilles 
nouvelles. 

La séve de l'espérance montait en moi. 

— Wt quand pourrai-je voir ce charmant nid que 
lu me promels ? M 

— Ohlil.y a encore deux jours, ou plutôt deux 
nuits de Lravail; nous l’inaugurerons aprés-demain, 
le soir même du départ-du comte, Je vous y invite 
à souper, Ütes-vous libre, monsieur? Répondez vite, 
il faut que je m'en aille 

— Déjà! 


MADAME DE CHAMBLAY. 


109 


— Je resterai tant que tu voudras et que tu me 
diras : « Reste! » Mais les domestiques m'ont vue 
sortir, ils doivent me voir rentrer. Quand nous 
serons dans notre serre, je n’aurai pas toutes ces 
craintes; je descendrai par l'escalier de service, 
et je n'aurai pas de grille à faire ouvrir; alors 
je serai Juliette et ne voudrai pas te laisser par- 
tir. Aujourd'hui, je suis Roméo et je dois m’en 
aller. 

— Oh! lui dis-je, ne parle pas de Roméo et de 
Juliette ; leur souvenir, aux pauvres amants de Vé- 
rone, nous serait un mauvais présage; c'était la 
veille de leur mort qu'ils ne pouvaient se quit- 
ter. 

— Nous ne nous quittons pas. De cette fenêtre, 
tu vois celle de ma chambre; une bougie que je 
laisse allumée te dit que je suis là et que je pense 
à toi, méme dans mon sommeil. 

— Puis-je au moins te conduire jusqu’à la porte 
du parc? 

_— Qui t’en empêche? Viens, nous passerons par 
le cimetiére, et, a cette heure, certes, nous ne ren- 
contrerons personne. 

— Non, m’écriai-je vivement, pas ce soir; pas 
ensemble, du moins. 

— C'est cependant par là que je suis venue; c’é- 
tait le plus court. 

Je sentis un frisson courir dans mes veines. 

— Raison de plus, lui dis-je en m’efforçant de 
sourire, pour ne pas prendre ce chemin-là quand 
je te reconduis. 

— Il est dix heures, madame, dit Zoé en frappant | 
doucement à la porte, 

— Tu vois, me dit-elle, 

— Ah! lui dis-je, tu ne sais pas combien il m’en 
coûte de te quitter ce soir, ou, si tule sais un jour, 
tu me plaindras. 

Nous sorlimes par le jardin; nous suivimes le 
berceau de vigne et nous nous acheminämes, à 
travers la campagne, vers la porte du château. Il 
y avait à peine deux cents pas. A vingt pas de la 
grille, la comtesse s’arréta. 

— À demain, dit-elle. 

— A demain? répétai-je en tressaillant. 

— Mais sans doute, reprit-elle surprise de mon 
intonation. Crois-tu que, te sachant ici, je ne trou- 
verai pas moyen de te venir voir? 

— Dieu le veuille! murmurai-je. 

Elle me regarda tout étonnée. 

— Pardonne-moi, je ne sais ce que je dis. 

Puis, comme je craignais de me trahir, je 
lui baisai la main et m/’éloignai à grands pas. 

Quand je me retournai, la comtesse et Zoé avaient 
disparu derrière la grille. 

J'étais, moi, à la porte du cimetière. Seul, je ne 
craignais pas d’y entrer. 

En passant devant le presbytère, je m’apercus 
qu'il y avait encore de la lumière chez l'abbéClaudin. 

Je m’approchai de la fenêtre, et, à travers le volet 
entre-baillé, je vis le digne prêtre assis devant une 
table et lisant un gros livre qui devait être la Bible, 
Alors, il me vint une idée; j'entrai. 

Comme la porte de la maison de Dieu, la porte 
de son servileur n'élail pas fermée, 

Il se retourna au bruit que je fis en l'ouvrant et 
me reconnu, 

— Soyez le bienvenu, monsieur, dit-il en se le- 
vant, 

Puis, voyant l’aliération de mon visage : 

— Ce ne sont point des consolations que vous 
venez chercher près de moi, ajoutu-t-il, 

— Hélas! mon père, lui dis-je, j'ai un grand 


trouble dans le eeur. Un malheur immense me 
menace; voulez-vous m'aider de vos prières près de 
Dieu ? 

— Dans quelque temps, mes prières eussent été 
plus efficaces, dit-il avec un triste sourire; Car 
j'eusse été dans son palais céleste; mais, si loin que 
j'en sois en ce moment, disposez de moi. 

— Une personne qui m’est bien chère, mais que 
je ne puis vous nommer, courra demain, entre six 
et sept heures du matin, danger de mort. Priez 
pour elle, mon père. Dieu, qui sait tout, saura pour 
qui vous priez. Me 

— Demain, de six à sept heures, mon fils, je dirai 
une messe à son intention; si vous voulez y assister, 
nous prierons ensemble. 

Je lui pris les mains. 

— Oh! mon père, m'écriai-je, vous êtes un 
exemple de la bonté de Dieu sur la terre. Demain, 
à sept heures du matin, je serai dans l’église. 

Je rentrai un peu plus calme; était-il possible 
que Dieu ne fat pas désarmé par la charité d’Ed- 
mée, par la ferveur du prêtre et par ma douleur à 
moi ? 

Je montai à ma chambre et j’allai droit à la fe- 
nôtre; la bougie brülait derrière les rideaux de la 
comtesse, pareille à une étoile derrière un nuage. 
Elle aussi sans doute regardait de mon côté tandis 
que je regardais du sien. Je m'assis dans un 
fauteuil près de la fenêtre, les yeux sur la bou- 
gie. 

— Hélas! murmurai-je, qui sait si demain cette 
bougie ne sera pas un cierge, et si, au lieu d'éclairer 
la comtesse vivante et joyeuse, ce cierge ne brülera 
pas devant un froid cadavre ! 

Je ne me couchai point; seulement, vaineu par 
la fatigue, je fermai les yeux et jé m’endormis vers 
trois heures du matin. 

Les premiers tinlements de la eloche qui sonnait 
la messe à laquelle je devais assister me réveillè- 
rent. Je tirai ma montre; il élait sept heures pré- 
cises. 

Dans une heure, je saurais ce que j'avais à craindre 
ou à espérer. 

Je descendis, et, traversant le cimetière, j’entrai 
dans l’église. Le prêtre disait les premières paroles 
de la messe; j’allai m’agenouiller à la balustrade 
du chœur. 

Je ne sais pas de prières écrites; je ne sais pas le 
texle de la messe; je ne savais dire qu'une chose : 

— Mon Dieu ! Seigneur ! ayez pitié de nous! Mon 
Dieu ! Seigneur ! ne nous séparez pas ! 

Au milieu du saint sacrifice, le timbre de l'hor- 
loge sonna la demie, 

Je ne sais la sensation psoduite par la lame d’un 
couteau entrant dans le cœur, mais elle n’est certes 
pas plus aiguë et plus glacée que celle que me fit 
éprouver la vibration du bronze. 

La messe s’avancait, l'heure aussi; le prêtre éle- 
vait la sainte hostie vers le ciel, la sonnette se fai- 
gait entendre pour m’ordonner de plier les genoux, 
lorsque tout à coup la porte s’ouvrit avec violence 
et Zoé entra en criant : 

— Au château, monsieur l'abbé! venez vite au 
château | madame la comtesse se meurt |! 

Je jetai un eri, je me trouvai face à face avec Zoé; 
je voulais parler, interroger, crier; ma voix élait 
écloulYée dans ma gorge, 

Je m'élançai pour lui porter secours, si la chose 
élaiten mon pouvoir 

— N'yallez pas! me cria Zod en m'arrêtant; le 
comte est près de son lit, 

Je n'avais pas prévu celte dernière douleur, 


410 


ss 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Je chancelai, j’allai à reculons m’appuyer contre 
un des piliers de la voûte; mais mes jambes fai- 
blirent ; je glissai le long du pilier et tombai sur 
les dalles de l’église, sans avoir la force de pousser 
un cri. 

J’eus un instant l’espoir que l'ange de la mort 
nous avait frappés du même coup. 

J'étais évanoui. 


XLIV 


Lorsque je revins à moi, j'étais couché dans la 
chambre de l’abbé Claudin et le digne prêtre était 
assis au chevet de mon lit. 

Il suivait avec anxiété mon retour vers la vie, et, 
en rouvrant les yeux, je vis ses yeux, pleins de com- 
passion et de larmes, fixés sur les miens, 

Je fus un instant sans pouvoir comprendre où 
i’étais et sans me souvenir de ce qui était arrivé, 

Puis, de même que la lumière pénètre dans une 
chambre obscure à mesure que l’on ouvre les vo- 
lets qui interceptaient le jour, de même peu à peu 
ma mémoire revint et envahit mon cœur. 

Je poussai un cri ; ce cri c’était son nom : 

— Edmée! Edmée ! 

— Priez Dieu pour elle, mon fils ! elle prie Dieu 
pour vous, répondit le prêtre, 

Je saisis les deux mains du prêtre, et, me soule- 
yant sur mon lit : 

— Morte! m’écriai-je, Edmée est morte ! 

— Ce malin, entre sept et huit heures, pendant 
que vous assistiez à la messe et que je la disais; 
elle a été précédée au ciel par des paroles de misé- 
ricorde et de pardon. 

— Oh! mon père, mon père, m’écriai-je, vous 
ne connaissez pas la vie de cet ange; c'était à elle 
d’être miséricordieuse et de pardonner. 

Je me jetai à bas du lit. 

— Où allez-vous ? me dit le prêtre. 

— Où je vais? Je vais près d'elle, Croyez-vous 
que je la laisserai ensevelir el mettre dans sa bière 
sans la revoir encore une fois ? 

— Mon fils, reprit l’abbé-en joignant les mains, 
votre amour pour la vivante élail un erime; votre 
présence près du cadavre serait un scandale ; je 
vous en supplie, ne faites pas cela. 

Je retombai sur le lit, brisé par la douleur, perdu 
dans mes réflexions. 

Ainsi, c’élail lui, c'était cet homme, son bour- 
reau, son turtureur, cet homme qui l'avait dépouil- 
lée, ruinée, qui, dans un moment de colère, avait 
tiré un coup de pistolet sur elle ; c'était cet homme 
qui avait le droit d’ordonner ses funérailles, de 
veiller à l'exécution de ses dernières volontés ; c’é- 
tail lui qui, aux yeux du monde, avait le droit de 
verser sur elle ses larmes hypocrites, tandis que, 
moi qu'elle appelait encore, la veille, son bien- 
aimé, sa vie, son âme, j’élais le seul qui ne pdt 
pas s'approcher d'elle, auquel il fût défendu de 
secouer le buis sur son linceul, et qui dût la pleu- 
rer dans la solitude et le silence. 

Je me tordais sur le lit en sanglotant, 

— Oh! dis-je au prêtre, au nom du ciel, donnez- 
moi au moins quelques détails; de quelle mort 
est-elle morte? où est-elle? où l'avez-vous trouvée ? 

— lle était dans sa chambre, couchée sur son 
lit, avec son peignoir du matin: près d'elle était 
une cuvelle pleine de sang; je ne sais pas autre 
chose, 


— Vous n’avez pas demandé, vous ne vous êtes 
pas informé, vous n’avez pas pensé à ma douleur, 
au besoin que j'aurais d'informations, à mon désir 
de connaître tous les détails? 

— J'ai pensé à une chose, mon fils : c’est que la 
pauvre créature qui était là gisante devant mes 
yeux n’ayait plus besoin que d’une chose, de la 
miséricorde du Seigneur; tandis que vous, vous 
que j'avais vu chanceler et tomber, vous que j'avais 
laissé évanoui, vous aviez besoin de consolations : 
je suis venu. 

— Merci, merci, mon père; mais une grâce, une 
seule, une dernière ! 

— Dites. 

— Priez Gratien d’envoyer chercher sa femme, 
Zoé était près de la comtesse, Zoé me dira tout, 

— Me voici, monsieur Max, dit derrière nous une 
voix tout en larmes. 

— Zoé! m'écriai-je en lui tendant les bras, 

Je la serrai contre mon cœur; il me semblait 
qu'elle m/’apportait quelque chose d’Edmée. Le 
prétre comprit que le désespoir avait sa pudeur et 
qu'il devait nous laisser seuls, 

— Oh! quel malheur, monsieur! dit Zoé, quel 
affreux malheur! 

Pendant un instant, nous ne pûmes parler ni l’un 
ni l’autre ; les sanglots nous étouffaient, 

Enfin, le premier, je retrouvai la parole, 

— Comment cela est-il arrivé, Zoé? comment 
cela s’est-il fait ? 

— Oh! monsieur, jusqu’à minuit, nous ayons 
travaillé pour la petite chambre, en parlant de 
VOUS ; deux ou trois fois, elle s’est plainte d’étour- 
dissements et a demandé si je ne voyais pas des 
taches de sang sur la guipure, Je lui ai répondu 
que non. 

» — Sans doute, j’ai les yeux fatigués, dit-elle. 
Va dire à Gratien, qui travaille dans la serre, que 
je ne me sens pas lrès-bien et que tu resteras près 
de moi, 


» — Madame ne veut pas que je l’aide à se 
déshabiller ? 


» — Non, tu me retrouveras couchée; tu dormi- 
ras dans sa chambre (c’est-à-dire dans la vôtre), en 
laissant la porte du cabinet de toilette ouverte, 

— Oh! ma chambre, ma pauvre chambre! 
quelles heures douloureuses et douces j'y ai passées! 

— J'ai fait la commission ; puis je suis revenue ; 
elle n'avait pas eu le courage de se déshabiller et 
s'était couchée sur le lit avec le peignoir qu’elle 
avait mis en rentrant au château. Elle dormait, mais 
d’un singulier sommeil, étouffé: elle avait une main 
sur sa poitrine comme si c'était là que fût le mal. 
Je me suis approchée, ma bougie à la main, presque 
à la toucher ; elle ne s’est point réveillée, Elle avait 
la veine du front bleue et grosse, 

— Oh! que n’es-tu venue me dire cela, Zoé 
nous eussions été chercher un médecin à Bernay ; 
le médecin l'eût saignée, je l’eusse saignée moi- 
même s’il eût fallu, et l'accident terrible ne fût pas 
arrivé... Mon Dieu! mon Dieu! 

— Comment supposer un pareil malheur, mon- 
sieur Max ? 

— Moi, je le savais. 

— Vous le saviez, vous ? 

— Oui, oui; dans un de ses moments de double 
vue, elle m'avait dit que le 8 novembre lui serait 
fatal; mais, en même temps, elle m'avail recom- 
mandé de ne pas le lui dire & elle, sa douleur de 
me quiller devant être trop grande, Voilà pourquoi 
je suis venu passer ici la nuit du 7 au 8; voilà 
pourquoi je ne voulais pas la quitter; voilà pour- 


MADAME DE CHAMBLAY. 


quoi je l’ai reconduite jusqu'à la grille ; voilà pour- 
quoi je faisais dire une messe pour elle au moment 
ou tu es venue chercher le préire. 

— Oh! pauvre cher monsieur, combien vous avez 
dû souffrir ! 

— Continue, continue, Zoé : tu ne m’as pas tout 
dit. 

— Moi qui ne savais rien, vous comprenez, dit 
Zoé, voyant qu’elle dormait, j'ai fait ce qu'elle m’a- 
vait dit: j'ai laissé la porte du cabinet de toilelte 
toute grande ouverte, et j’ai été me coucher sur un 
canapé pour être tout de suite prête si elie m’appe- 
lait. Il y avait cing ou six nuits que nous passions; 
j'étais écrasée de fatigue, je me suis endormie 
comme un plomb. Au matin, j'ai été réveillée par 
la sonnette de madame, J'ai couru dans sa chambre; 
je l’ai trouvée debout devant sa toilette, vomissant 
ue sang à pleine cuvette. J’ai voulu sortir, crier, ap- 
peler; elle m’a fait signe de venir à elle. J’y ai été; 
elle m’a jeté les bras autour du cou; je l’ai sentie 
frissonner par tout son corps; elle a essayé de par- 
ler; mais je n’ai entendu que deux paroles, l’une 
était votre nom... ‘ 

. —Edmée! chère Edmée! Et quelles étaient ces 
deux paroles? 

— Max, cheveux... Je n’ai pas su ce qu’elle vou- 
lait dire. 

— Je le sais, je le sais, moi. 

— Je l’ai portée sur son lit; elle a poussé un 
soupir et s’est roidie... Tout était fini, monsieur 
Max. 

— Oh! oh! si vite, si tôt, si jeune! 

— Mais je ne pouvais pas le croire; je me suis 
élancée hors de la chambre; dans le corridor, j'ai 
rencontré Nathalie. 

» — Où allez-vous comme cela? m’a-t-elle dit. 
Vous ayez l'air d’une effarée ! 

» — Je vais chercher un prêtre; madamesemeurt! 

» — Alors, il faut prévenir monsieur. 

» Elle n'a pas trouvé autre chose à dire, la mal- 
heureuse ! Elle a été prévenir monsieur, et, moi, je 
suis venue, Voilà pourquoi je vous ai dit : «Ne ve- 
néz pas; Monsieur est près d'elle. » 

— Et nos lettres, mon Dieu! et tous nos chers 
secrets! 

— Oh! soyez tranquille, tout cela est déjà dans 
la chambre de la serre. 

— Alors, tu es retournée près d'elle? 

— Oui. 

— Et...? 

— Eh bien, monsieur Max, les deux médecins de 
Bernay étaient là; ils ont constaté le décès en di- 
sant, j'ai retenu le mot : « Il y a roideur cadavé- 
rique. » : 

— De sorte que...? 

— De sorte que, comme M. le comte est pressé 
de quitter le château, on enterrera madame la com- 
tesse ce soir, 

— Mais c'est insensé! m'écriai-je; dans les cas 
de mort subite, on ne peut enterrer qu'au bout de 
quarante-huit heures, 

— Voulez-vous que nous fassions meltre opposi- 
lion par le curé ? 

— Non, dis-je à Zoé, non, je la reverrai plus tôt, 
laisse-le faire. Il est pressé de la quitter, lui; je 
suis pressé de la rejoindre, moi, Mais comment 
feront-ils d'ici à ce soir? Ils n'auront pas le temps! 

— Hélas ! pauvre chère dame, elle avait toujours 
dit qu'elle mourrait jeune, de sorte que tout est 
prêt, jusqu'à la bière, comme si elle avait su qu'elle 
allait mourir; quand vous êtes descendu dans son 
caveau, elle n'a pas voulu vous la montrer de peur 


11 


| 


de vous faire de la peine ; mais elle était sous l’au- 
tel, toute garnie de ses coussins de satin noir. 

— Oh! Zoé! Zoé! 

— Voulez-vous que je me taise, monsieur Max ? 
Je yois que je vous fais de la peine, 

— Non, non, jamais je ne pleurerai assez. Parle, 
parle ! 

Zoé continua en sanglotant : 

— Elle me disait, — mais c'était surtout avant de 
vous connaître, depuis qu’elle vous connaissait, elle 
ne parlait plus de la mort, — elle me disait : 

» — Zoé, quand je serai morte, je veux qu'il n’y 
ait que toi qui me touches; c’est toi qui m’ense- 
veliras ; tu m’habilleras tout en blanc avec ma robe 
de noces; tu me mettras mon petit crucifix d’ar- 
gent entre les mains et des fleurs tout autour de 
moi; j'ai toujours tant aimé les fleurs !... 

» Oh! monsieur, s’écria Zoé en s’interrompant, 
ce sera fait comme elle l’a ordonné, je vous le pro- 
mets après l'avoir promis à elle; j'en ai déjà de- 
mandé la grâce à monsieur, 

— Et qu’a-t-il répondu ? 

— llarépondu: 

» — Alors, il n’y a pas de temps à perdre, tu sais, 
c’est pour ce soir, 

— Ob! le misérable !... Et où trouveras-tu des 
fleurs, au mois de novembre ? 

-— Oh! monsieur, la serre en est pleine. 

Une idée me traversa l'esprit, 

— Loé, lui dis-je, ces fleurs, je veux les cueillir 
moi-même. 

— Comment faire, monsieur? Si l’on vous voit 
du chateau ! 

_— Gratien n’a-t-il pas la clef de la porte exté- 
rieure ? 

— Quelle clef? 

— La clef de la chambre que vous aviez préparée 
pour nous, 

— Oui, il l’a; en m’en allant, je lui dirai de vous 
l’apporter. 

— Zoé, si jamais j'habite le chateau, je le jure, 
je n'aurai que cetle chambre pour appartement, 

— Et la sienne ? 

— La sienne sera une chapelle dont son lit vir- 
ginal et mortuaire à la fois sera l'autel, 

— Alors, monsieur Max, vous allez y aller tout 
de suite, 

— Aussitôt que j'aurai la clef, 

— Je vous l'envoie par Gratien ; non-seulement 
il vous dopnera la clef, mais encore il vous con- 
duira ; par bonheur, il fait un brouillard à ne pas 
se voir à quatre pas; personne ne pourra yous re- 
connaitre. 

— Va, Zoé, va! 

Loé s’approcha timidement de moi, 

— Monsieur Max, dit-elle, avant qu'on l'en... 

Elle chercha le mot qui me ferait le moins de mal. 

— Avant qu'on l’enferme, voulez-vous quelque 
chose d'elle? une boucle de ses cheveux, par 
exemple ? 

— Merci, Zoé! merci, mon enfant! cela me re- 
garde, Na. 

Zoé sortit; derrière elle, le prêtre entra. 

— Monsieur de Villiers, me dit-il, pardon si je 
vous quille, mais on demande quelqu'un pour prier 
près de la comtesse; je ne veux céder mon droit à 
personne; je prierai pour moi et pour vous. 

ll me tendit la main; je la portai à mes lèvres, 
d'un mouvement si prompt, qu'il ne put m'en em- 
pêcher, 

— Maintenant, dit-il, vous savez que l'ordre de 
l'enterrement est donné pour ce soir, Dans les cas 


112 MADAME DE CHAMBLAY. 


de mort subite, la loi peut exiger que quarante-huit 
heures s’écoulent entre le moment de la mort et 
celui de l’inhumation. Voulez-vous que je me fasse 
Vorgane de la loi? 

— Merci, mon père, lui dis-je; faites ce que vou- 
dra le comte. 

Le prêtre s’inclina et sortit. 

Je laissai tomber ma tête dans mes mains; mais, 
au bout de quelques instants : 

— Me voilà, mensieur Max, dit une voix, 

Je levai la tête; Gratien était devant moi. 

— Hein! fit-il, qui nous aurait dit cela hier ? 

Je lui tendis la main. 

— Oh ! comme elle vous aimait, la pauvre chère 
dame! dit-il. Il n’y a que Zoé et moi qui sachions 
cela. Il n’y a pas à dire, quand nous étions ensem- 
ble, elle ne parlait que de vous; il est vrai qu’elle 
trouvait qui lui répondre. 

— Elle vous aimait bien aussi, mes pauvres amis! 

— J'avais tant de plaisir à travailler pour elle! 
Qui m'aurait dit qu’elle me réservait une si triste 
besogne, oh ! la pauvre chère dame ! 

Gratien s’essuyait les yeux du revers de sa main 
en frappant du pied. 

— Allons, viens, mon pauvre ami, lui dis-je. 

Et nous sortimes. 


XLV 


Zoé avait dit vrai, il faisait un brouillard à ne 
rien distinguer à quatre pas. 

Il y a une certaine consolation, lorsqu'on a la 
mort dans ]’Ame, à voir la nature triste comme soi, 

Grâce À un détour que le brave garçon me fit 
faire, nous longeämes le cimetière au lieu de le tra- 
verser, Cinq minutes après, nous étions à la porte 
dé la petite maison attenante à la serre. 

Je regardai avec soin autour de nous; nous étions 
bien seuls. 

— Donne-moi la clef, dis-je à Gratien. 

— Vous n'avez pas besoin de moi, monsieur Max? 

— Ce soir seulement, j'aurai besoin de toi, mon 
ami. 

— Tout à votre service, comme vous savez. Vers 
quelle heure ? 

— De neuf à dix heures... Au surplus, nous nous 
reyerrons avant cela, sois tranquille, 

— Au revoir alors, monsieur Max. 

Il s’éloigna; j’entrai et je refermai la porte der- 
rière moi. 

C'était bien le petit appartement que m'avait dit 
la comtesse. Hélas ! comme nous y eussions été 
héureux ! 

A la tête du lit, il y avait une porte; elle était 
fermée en dedans. Je l’ouvris, elle donnait dans la 
serre. 

Ainsi que me l'avait dit Zoé, la serre était pleine 
de ces fleurs d'automne qui sont le dernier adieu 
du soleil à la terre, 

Je les saluai comme les fidèles compagnes d’Ed- 
mée; elles allaient l'accompagner au tombeau, 
condamnées elles-mêmes à mourir comme lle, 
avant l'heure. 

J'entendis crier un pas sur le sable du jardin, Ce 
pas, c'élait celui de Zoé, 

— Oh! dit-elle, je m'attendais à vous trouver là. 

— Eh bien, lui demandai-je, que se passe-t-il là- 
bas ? 


— L'abbé Claudin est venu et prie près d’elle. 
Oh! monsieur Max, si vous saviez comme elle est 
belle dans sa robe de satin blanc, avec ses longs 
cheveux déroulés ! on dirait une véritable sainte, 

J'en étais arrivé à pleurer sans sanglots; les 
larmes coulaient le long de mes joues, voilà tout. 

— Il faudra que tu me donnes une paire de ci- 
seaux, Zoé. : 

— Voilà justement les siens, monsieur Max, que 
j'ai apportés pour couper des fleurs; vous les gar- 
derez. 

Nous nous mimes à cueillir les fleurs les plus 
belles ; chacune de celles que je cueillis emporta 
une larme de moi. Quand Zoé en eut plein son ta- 
blier : 

— Vous n’avez rien à m’ordonner ? dit-elle. 

— Non, Zoé; seulement, tu t’approcheras d’elle 
à un moment où tu seras seule avec elle, et tu lui 
diras tout bas: «Il est là, il vous aime, et, cette 
nuit, il ira vous donner son dernier baiser. » 

— Hélas ! dit Zoé, elle ne pourra pas m’entendre. 

— Qui sait, mon enfant? c’est un grand mystère 
que la mort. 

_— Oh! quant à moi, monsieur, dit Zoé, je suis 
bien sûre que nous la reverrons un jour. 

— Si nous sommes dignes d’aller où elle va, 
Zoé. 

Je rentrai, la tête inclinée sur ma poitrine, et je 
tombai assis sur mon lit en murmurant : 

— O mort! mystère insondable, nuit sans étoiles, 
océan sans phare, désert sans chemin, es-tu la fin 
du temps? es-tu le commencement de l'éternité ? 
Elle-même, l'éternité n’existe pas si elle a un com- 
mencement. Est-ce toi qui donnes ton secret à 
l’homme ? Est-ce l’homme qui devinera un jour ton 
secret? Le jour où l’homme saura ce que tu es, 6 
mort ! l’homme sera l’égal de Dieu! Voilà les deux 
êtres que j’ai le plus aimés au monde réunis dans 
ton sem, 6 grande inconnue, ma mère et Edmée... 
Vous reconnaitrez-vous là-haut, et le premier mot 
que soupireront vos deux Ames en s’abordant sera- 
t-il mon nom ? Il faut que tes portes soient forgées 
d'acier et de diamant, prison céleste, si ma mère 
n’est point revenue, et si Lu ne reviens. pas, mon 
Edmée, pour me dire: « Je t’aime toujours !» Vous 
avez été, 6 saintes femmes, et vous serez, je vous le 
jure, mes deux seules amours dans l'avenir, comme 
vous l'avez été dans le passé; vous êles deux lis 
auxquels je survis pour les arroser de mes larmes ; 
fleurs funèbres, vous êtes les seules fleurs de ma 
vie et votre angélique parfum est le seul que je res- 
pirerai ! O ma mère, 6 Edmée, vous qui ne souffrez 
plus, vous qui savez, priez pour celui qui souffre et 
qui doute ! 

On frappa à la porte extérieure; j'hésitai d'aller 
ouvrir; qui pouvait avoir affaire à moi dans un pa- 
reil moment? D'ailleurs, nul ne savait que je fusse Ja. 

— Ouvrez, monsieur Max, dit la voix de Gratien ; 
c'est moi. 

Vallai ouvrir; du moment que c'était Gratien, il 
venait de la part de la mort et je n'avais pas besoin 
de lui demander ce qu'il voulait. 

— Monsieur Max, me dit-il, votre ami M. Alfred 
de Senonches est chez moi. 

» — Va lui annoncer que je suis ici, a-t-il dit; s'il 
veut me voir, il m’enyerra chercher; s’il peut se 
passer de moi, il restera seul, 

» Je suis venu sans Jui dire où vous étiez, Ai-je 
eu tort de venir? 

— Non, mon ami, non, m'écriai-je, Va lui dire 
que je l’attends et amène-le. 

Gratien partit tout courant, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Cinq minutes après, il revint avec Alfred. J’at- 
tendais celui-ci à la porte; je me jetai dans ses 
bras et l’entrainai dans la chambre. 

— Pleure, mon pauvre ami, pleure ! dit-il; une 
mine de larmes est bien autrement riche et utile 
qu’une mine de diamants. C’est le soleil qui fait les 
diamants; c’est Dieu lui-même qui fait les larmes; 
seulement, il en est avare; heureux ceux à qui il 
les donne ! 

— C'est toi, mon ami! c’est toi, mon cher Al- 
fred! m’écriai-je. 
> — Sans doute, c’est moi. Cette nuit, je ne pou- 
vais pas dormir; tu comprends, tout ce que tu m’a- 
vais raconté me troltait par l’esprit. Sans que cela y 
paraisse, je Vaime beaucoup, Max. 

Je lui serrai la main. 

— Jai sonné, j'ai fait réveiller Georges, j'ai fait 
mettre le cheval au coupé, je me suis dit : 

» — Je vais aller à Bernay; s’il n’est rien arrivé, 
ce sera tant mieux, et je reviendrai sans rien dire. 
Si le malheur qu'il craignait est arrivé, au con- 
traire, eh bien, Max ne sera pas obligé de pleurer 
seul dans les bras d’un paysan. 

» J’ai appris l’affreuse uouvellè, j'ai laissé à tes 
premières douleurs la religion de la solitude; puis 
je suis venu chez Gratien en lui disant : 

» — C'est moi; s’il veut de moi, j'irai; s’il n’en 
veut pas... | 

» Mais, je te l'avoue, je comptais bien que iu en 
voudrais... 

» Oh! mon ami! mon ami! je puis t'aider dans 


les caprices de ta douleur; je puis, par ma présence, . 


motiver ta présence ici. Nous sommes venus en- 
semble, tu comprends, c’est le hasard qui nous 
améne tous deux; je mets ma carte el la tienne chez 
M. de Chamblay, et, ce soir, nous assistons à la 
messe morluaire, nous accompagnons le cercueil 
jusqu’au dernier moment, ce que tu ne peux pas 
faire seul, et ce qui, au bout du compte, est encore 
une consolation. 

— Merci, merci, m’écriai-je; cela me serait im- 
possible; mais, sois tranquille, je lui dirai adieu le 
dernier; sois tranquille, je la verrai après eux tous, 

— Maintenant, que penses-tu de cette mort-là, 
en consciente? 

— Elle est naturelle, mon ami; son mari n'avait 
rien à espérer de sa mort; d'ailleurs, tu le sais, elle 
l'avait prévue, 

— Et de cette inhumation si rapide? 

— Laisse-les faire, Plus tôt elle sera descendue 
dans son caveau mortuaire, plus tôt je la reverrui. 

— Alors, je comprends, 

Il me prit la main. 

— Max, dit-il, tu n'as pas de mauvais dessein sur 
toi? 

Je secouai la téle en signe de dénégalion. 

— Dieu m'a fait la grace de pleurer beaucoup, 
lui dis-je. ; 

— liemercie Dieu, alors. Maintenant, que fais-tu 
de moi? 

— ficoute, je te donne la liberté jusqu'à six 
heures du soir; à six heures du soir, Lu Le trouveras 
chez Gratien; j'ai une chambre chez lui; cette 
chambre donne sur l'église el sur le cimetière, De 
celle fenêtre, on voit loul, De là, j'assistérai à tout. 
J'aurai besoin de ta main pour la serrer, de ton 
épaule pour y appuyer ma lêle; je Uy allendrai; 
uve fois Edmee descendue au caveau, nous nous 
dirons adieu, el Lume donneras ta parole de repar- 
tir pour Evreux, 

— Kt loi, la lienne, que je n'aurai pas à me re- 
pentir de t'avoir laissé seul, 


— Tu j’as déjà. 
— Alors, au revoir! Tâche de pleurer le plus que 


| tu pourras; on ne pleure jamais assez; la misan- 


thropie est faite des larmes qui sont restées dans le 
fond du cœur. 

Et, m’embrassant une dernière fois, il sorlit. 

On eût dit que Zoé attendait le départ d'Alfred 
pour entrer. 

— Te voilà, Zoé? lui dis-je. 

— Oui, répondit-elle ; c’est au tour de Gratien; je 
ne sais pas comment il aura le. courage... Moi, je 
n’ai pas pu rester, il me semble que chaque clou 
me serait entré dans le cœur. Mon Dieu; s’écria-t- 


élle en sanglotant, est-il done possible qu’il soit si 
possible de se débarrasser d’elle ! 

— Qu’apportes-tu là, Zoé? 

— Ah! ienez, c’est pour vous, c’est la dernière 
robe qu’elle avait mise, celle qu’elle avait hier pour 
aller vous voir. Personne ne s’en souciera que vous 
et moi; seulement, si je la prenais, moi, ils diraient 
que c’est pour la robe et non pour elle. 

Je pris la robe des mains de Zoé, ou plutôt je la 
lui arrachai. 

— Oh! donne, donne, lui dis-je. __ 

Et je plongeai ma tête dans les plis du satin, en- 
core tout imprégné de son suave parfum. 

—Oh ! Zoé, lui dis-je, que tu es bonne de penser 
ainsi à moi! Oh! oui, oui, quand j'aurai le courage 
de revenir ici, je veux vivre au milieu de tout ce 
qui lui aura appartenu, de tout ce qui l’aura tou- 
chée. 

— Oh! ce ne sera pas difficile; M. le comte n’y 
tient pas, allez; il a dit à M. l'abbé Claudin : 

» — Vous pouvez prendre tout ce que vous vou- 
drez pour l’église et pour l'hôpital. 

» Le fail est qu’on peut faire des nappes d’autel 
avec ses dentelles, la pauvre martyre! 

Nous restames plus d’une heure ainsi à parler 
d'elle; le temps s’écoulait. La nuit vint. 

— C'est pour six heures, me dil Zoé; où irez- 
vous pendant ce temps-là, monsieur Max? 

— J'irai chez toi; de ta chambre, je verrai passer 
le convoi. 

Zoé reatra au château: je regagnai sa maison par 
un détour, J’entendais de confuses rumeurs dans le 
cimetiére et à la porte de Péglise... Ils étaient en- 
combrés par les pauvres des environs, auxquels elle 
avait l'habitude de faire l’aumône et qui avaient ap- 
pris sa mort. 

Je montai à la chambre et me mis à la fenêtre. 
L'église était illuminée comme pour une fête; c'était 
une fête, en effet : celle de la mort. Comme la veille, 
une lumière brûlait dans sa chambre. La veille, 
c'était une bougie; à celte heure, c'était un cierge. 

Le malheur de toute ma vie était dans ce change- 
meal, si peu important en apparence. 

Les cloches de l'église sonnèrent, et je vis passer 
des ombres devant les rideaux; un surcroil de lu- 
mière se lit dans la chambre. On venait enlever le 
corps. 

Vous avez, mon ami, perdu au moins une fois 
dans votre vie un être aimé, Alors, vous savez com- 
bien sont poignants tous ces détails morluaires et 
avec quelle violence ils vous font jaillir les larmes 
des yeux. 

Au moment où je voyais les premiers cierges ap- 
paraitre sûr le perron, je sentis une main qui se po- 
sait doucement sur mon. épaule, C'élait celle d’Al- 
fred, , 

Je lui serrai la main sans dire une parole; toutes 
mes facullés étaient concentrées sur celle porte pat 
laquelle elle allait sortir pour la dernière fois, 


414 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Enfin parut le cercueil. Il était précédé des en- 
fants de chœur, de la croix du prêtre et porté par 
les pauvres. 

Je vis alors seulement, et à la lueur des cierges, 
l'immense quantité de monde qui attendait dans la 
cour du chateau. 

— Tu vois si elle était aimée! dis-je à Alfred. 

Le cortége funèbre se mit en marche; le comte de 
Chamblay conduisait le deuil. Autour de lui étaient 
quelques-uns des amis avec lesquels, deux mois au- 
paravant, nous ouvrions si heureusement la chasse. 

Sur ces deux mois, j'avais eu six semaines de 
bonheur; il est vrai que c’était d’un bonheur in- 
connu à la terre. 

A mesure qu’il se rapprochait de l’église, le cor- 
tége se rapprochait aussi de moi; mais, comme la 
chambre d'où je le voyais venir n’était point éelai- 
rée, nous pouvions tout voir sans être vus. Je me 
jetai dans les bras d’Alfred. 

— Ami, murmura-t-il, les anciens disaient : «Ils 
sont aimés des dieux, ceux qui meurent jeunes. » 

— Oui, répondis-je, mais ceux qui leur survi- 
vent? 

Le cortége traversa le cimetière et entra dans l’é- 
glise. 

— Veux-tu y venir? me dit Alfred. Il y a tant de 
monde que nul ne fera attention à nous. 

— Viens! lui dis-je en l’entrainant. 

Nous descendimes et nous nous cachâmes dans 
un coin obscur, près de la porte. Je tombai à ge- 
noux. 

Alfred resta debout, me cachant de l’ombre de 
son corps. 

Je ne sais combien de temps dura l'office des 
morts; j'étais abimé dans ma douleur. 

Alfred me prit par-dessous l'épaule et me sou- 
leva, 

— Il est temps de sortir, dit-il. 

Je lui obéis comme un enfant; mes jambes trem- 
blaient, lout mon corps était secoué de mouvements 
convulsifs. 

Alfred m’entraina derrière un massif sans feuilles, 
mais assez épais cependant. joint à l'obscurité, pour 
nous cacher à tous les regards. La pierre qui cou- 
vrait l’escalier du caveau était soulevée, et l’on 
voyait, de ses profondeurs, sortir un rayon de lu- 
mière; la porte en était done ouverte. 

On déposa le cercueil au haut de la dernière 
marche; là, on fit la dernière prière et les dernières 
libations; puis le prêtre et les porteurs descendirent 
dans le caveau. 

M. de Chamblay et ses amis restèrent debout à 
l'ouverture, 

Au bout d'un instant, j'entendis le grincement de 
la serrure; les porteurs sortirent les premiers, puis 
le prêtre reparut à son tour, On enleva les étais qui 
soutenaient la pierre; elle s’abaissa et, en s’abais- 
sant, recouvril l'ouverture, M. de Chamblay dit quel- 
ques paroles pour remercier les assistants ; il reprit 
le chemin du chateau, accompagné de quelques 
amis; la foule se dispersa; quelques pauvres res- 
térent plus longlemps que les autres à prier près du 
tombeau ; bientôt ils le quiltérent un à un, et nous 
reslämes seuls dans le cimetière, Alfred et moi, 
comme Hamlet et Horatio. 

La mort venait de baisser le rideau sur le drame 
de la vie. 

— Et maintenant?... me dit Alfred. 

— Maintenant, lui répondis-je, c'est à mon tour; 
on me l'eût dispulée vivante, personne ne songera 
à me la disputer morte. 

Nous nous embrassames. Je promis à Alfred de 


lui écrire de la première terre que je toucherais en 
quittant la France; je le mis dans son chemia pour 
retourner à Bernay, et je montai dans ma chambre, 


XLVI 


Gratien me suivit. Le pauvre garçon ne m'avait 
pas perdu de vue; il venait m'offrir ses services et 
pleurait en me les offrant. Quant & moi, mes larmes 
étaient momentanément taries; mais je sentais, avec 
un amer délice, qu’elles n'avaient besoin que d’une 
occasion pour jaillir de nouveau, plas abondantes 
que jamais. : 

J’avais, en effet, besoin de Gratien. Je lui deman- 
dai d’abord de l’encre et du papier; puis, le papier 
et l'encre apportés, je lui dis d’aller commander 
des chevaux de poste pour minuit, Le postillon 
prendrait le coupé d'Alfred au Lion d’or et m'’at- 
tendrait à la petite porte du chateau donnant sur le 
serre. 

J'écrivis à M. Loubon que, quittant la France 
pour un voyage lointain et pour un temps dont je 
ne pouvais fixer la durée, je le priais de me faire, de 
ce jour à six mois, ouvrir un crédit de cent mille 
francs sur la maison Behring et compagnie, de 
Londres. Je lui récrirais dans un an ou deux, si ce 
crédit avait besoin d’être renouvelé. Je lui envoyais, 
en outre, une espèce de testament par lequel, en 
cas de mort, n'ayant que des parents éloignés et 
inconnus, je laissais toute ma fortune a Alfred de 
Senonches. 

Un legs de quarante mille francs était alloué à 
Gratien et à sa femme. 

Comme je pliais les deux lettres, Zoé entra. Le 
comte de Chamblay venait d'envoyer chercher des 
chevaux à la poste et partait lui-même à dix heures 
pour Paris. 

La nouvelle me fut confirmée par Gratien. A neuf 
heures et demie, j’entendis les grelots des chevaux 
de poste, et, à dix heures précises, le roulement de 
la voiture qui emportait le comte. 

Je n’attendais que ce départ, 

Je descendis et demandai & Gratien un marteau 
et un ciseau. Le brave garçon me regarda d'un œil 
étonné qui voulail dire : « Pourquoi faire?» 

— Vous allez venir avee moi, Gratien, lui dis-je. 

— Et moi, monsieur Max? demanda Zoé, 

— Toi aussi, mon enfant, si tu veux. 

Tous deux se regardèrent sans échanger une pa- 
role; mais ils s'étaient compris. Nous sortimes de 
la maison par la porte du jardin, et, da jardin, par 
la porte du cimetiére. 

J'allai droit à la pierre qui recouvrait le tombeau 
d'Edmée. 

Gratien et Zoé échangèrent un signe d’intelli- 
gence; ils avaient deviné que e’était là que j'allais. 

Je soulevai la pierre seul, Je me sentais la force 
d’un géant. Gratien plaça les élais destinés à la sou- 
tenir; on avail remis au lendemain de les enlever, 

— Asseyez-vous sur les marches, dis-je, et at- 
tendez-moi, 

Zoé me posa la main sur le bras, et, toute trem- 
blante : $ 

— Qu'allez-vous faire? me dit-elle, 

— Rappelle-toi les deux mots, les deux seuls 
qu'elle a pu prononcer, Zoé. 

— Max et cheveux ! 

— Ses cheveux, elle me les avait donnés, Zoé; 
j'accomplis son dernier désir, 


MADAME DE CHAMBLAY. 


445 


— Voici les ciseaux, voici la clef; qu'il soit fait 
selon sa volonté, monsieur Max. 

Je me rappelai le mot que vous aviez écrit sur la 
porte, fermée aussi par la mort, de la maison mater- 
nelle et je murmutat : 

— Ainsi soit-il! 

Puis jé descendis les marches du caveau. J’ouvris 
la porte et j’entrai, repOussant la porte et laissant 
la clef engehors. Je n’avais rien à craindre : Gra- 
tien et Zoé veillaient sur moi. 

Tout, dans le caveau, était dans la même situation 
que la nuit où j’y étais venu : la lampe au plafond, 
Ja Vierge sur l’autel, le canapé sur lequel nous 
nous étions assis, Où nous avions causé si long- 
temps, appuyés à la paroi de la muraille qui faisait 
face à la porte. 

Il y avait de moins, elle vivante, et, de plus, un 
cercueil et elle morte. 

Mon cœur était le méme; seulement, il était brisé 
par la douleur. 

Mais, chose étrange! à la vue de tous ces objets 
qui me rappelaient tant de souvenirs, je ne versai 
pas une larme; j’étais soutenu par une exaltation 
inconnue: on eût dit que la main de Dieu me pous- 
sait. 

Je baisai les pieds de la Vierge qu’elle avait tant 
de fois baisés, et je ne pus réprimer un douloureux 
sourire. Etait-ce la peine d’avoir tant de foi dans 
cette image sainte et de venir, à l’aurore du bon- 
heur, en laissant tout ce qu’elle aimait derrière 
elle, et de venir, à vingt-deux ans, dormir à ses 
pieds du sommeil éternel? 

Je me retournai alors vers le cercueil, posé sur 
deux tréteaux de chêne et récouvert par un drap de 
velours noir. 

Je soulevai le drap et mis le cercueil à nu. 

C'était une bière de bois d’ébéne sur laquelle était 
inerusté en argent son nom, non pas de femme, 
mais de jeune fille : 


EDMÉE DE JUVIGNY. 


J'avais craint d’éprouver, au point où j’en étais 
arrivé, un de ces sentiments d’hésilation qui doi- 
vent accompagner un acte d’impiété; ear c'était 
peut-être un acte d’impiété que de venir, avec une 
pensée profane, troubler cette morte dans son tom- 
beau. 

Mais, au contraire, j'éprouvais cette satisfaction 
sainte que donne le sentiment d’une promesse ac- 
complie. Puis j'allais la revoir, elle, avant que la 
décomposilion du sépulcre se fût emparée d’eile 
j'allais la revoir plus belle de la majesté de la mort, 
et ma mémoire conserverait éternellement l’em- 
preinte qu’elle allait recevoir, J’appuyai le ciseau 
contre la jointure des deux parties du cercueil et je 
frappai. Le ciseau pénétra jusqu’à l’intérieur, et je 
pesai dessus, 

Mon Dieu ! c’était vous qui me donniez la force 
et la confiance ; il me semblait accomplir une œuvre 
non pas humaine, mais céleste; il me semblait que, 
par celte élroite ouverture que j'allais faire, j'insuf- 
flais, dans ce cadavre bien-aimé, l'air, la lumière, la 
vie! 

Les coups se succédèrent, le bois cria, les ais se 
disjoignirent, une ouverture assez grande apparut 
pour que je pusse introduire ma main. Je pris un 
point @appui, et, pesant d'un côté, tirant de l'autre, 
J'arrachai le couvercle du cereucil, que Gratien 
croyait avoir cloué pour l'éternité, 

Je demeurai muet, immobile, sans haleine, 

Elle venait de m’apparaitre, la chère morte, plus 
belle que je ne l'avais jamais vue dans la vie, trans- 


¥ 


figurée pour ainsi dire, déjà rayonnante de l’au- 
réole céleste ! 

Elle était blanche comme une vierge, au milieu 
d’une jonchée de fleurs qui n’avait pas encore eu 
le temps de se faner et qui mélaient leur acre odeur 
à son doux parfum; elle était couchée sur des cous- 
sins de satin noir, ses mains de marbre croisées 
sur sa poitrine et tenant un crucifix d’argent. 

Ses longs cheveux, ses cheveux qu’elle m'avait 
légués, ces beaux cheveux que je venais prendre 
et qui étaient le seul héritage de mon amour, ac- 
compagnaient son corps dans toute sa longueur, 
en laissant rouler sur le satin noir leurs ondes 
dorées ! 

A cette vue, à la vue de mon trésor perdu, mon 
cœur se serra, toutes les voix de l’amour crièrent 
en moi et s’élevèrent à Dieu pour lui demander 
compte de tant de douleur. Mes sanglots revinrent, 
mes larmes jaillirent, et, incapable de résister plus 
longtemps à l’altraction funèbre que, malgré la 
mort, à cause de la mort peut-être, elle exerçait 
sur moi, j'appuyai mes lèvres sur les lèvres d’Ed- 
mée, comme pour briser le sceau fatal que le trépas 
y avait mis. 

Mais à peine les avais-je touchées, que je poussai 
un cri et me rejetai en arrière... IL m'avait semblé* 
sentir ces lèvres aussi frémissantes sous les mien- 
nes que pendant ces nuits de délire et d'amour où 
elles me disaient : « Je Vaime! » à travers nos 
mille baisers, 

L'illusion avait été réelle jusqu’à l'épouvante, 

Je restai appuyé à la muraille, les yeux dilatés et 
fixes, en murmurant : 

— Edmée ! Edmée ! Edmée ! 

La porte du tombeau s’ouvrit. 

Le cri que j'avais poussé avait été entendu de Zoé 
et de Gratien ; ils craignaient qu'il ne me fût arrivé 
malheur, 

— Laissez-moi, leur dis-je, laissez-moi ! 

Ils obéirent ; mais, par la porte entr’ouverte, l'air 
froid de la nuit avait pénétré jusqu’à mon front et 
y avait glacé la sueur qui le couvrait, 

Je ne savais si je dormais ou si j'étais éveillé, 
Je jetai les yeux autour du sépulcre ; ils s’arré- 
térentsur la petite Vierge : elle semblait me sourire, 

Je me jetai à genoux devant elle, et, levant les 
yeux avec un geste désespéré : 

— Oh! Vierge divine, sainte madone, mère de 
Dieu, source de tant de joie, baume de toute dou- 
leur, lui criai-je, vous qui voyez ce que je soufre, 
ayez pitié de moi ! 

Il se fit un silence, J’attendais les bras étendus, 
les yeux fixes. Il me semblait qu'à tant de soul- 
france et à tant de foi un miracle était dû, 

Tout à coup, au milieu du silence, une voix 
faible comme le premier murmure de la brise pro- 
nonça mon nom. 

Je me redressai comme si l'ange de l'espoir m'a- 
vait soulevé par les cheveux, et, du même mouve- 
ment, je me rejélai sur le cercueil, 

Oh! cette fois, ce n'élait pas une illusion! Au 
contact de mes lèvres, sous la rosée ardente qui 
tombait de mes yeux, le cadavre frissonna, Je le 
pris dans mes bras, je l'arrachai du cercueil, je le 
soulevai vers la Vierge avec une suprême prière, 
une de ces prières sans paroles qui traversent l'es- 
pace et qui montent au ciel aussi vile que la foudre 
en descend, 

Mais, à défaut de ma voix, une autre voix répéla 
pour la seconde fois mon nom, Gette fois, ce n'ü- 
tail pas une illusion! Non-seulement j'avais en- 
tendu celte voix, mais je l'avais sentie vibrer dans 
ce corps que soulenaient mes mains... 


116 


C'était sur mon cœur que le reste du miracle de- 
vait s’accomplir. Je me jetai sur le canapé, l’enve- 
loppant de mes bras; j’appuyal mes lèvres sur ses 
yeux; sous mes baisers, ses yeux s’ouvrirent; elle 
me regarda un instant avec l’élonnement d’un en- 
fant qui sort d’un long sommeil, et, par un dernier 
effort, rompant tous les liens qui l’attachaient en- 
core 4 la tombe : 

— Max, me dit-elle, en me jetant les bras autour 
du cou, je le savais bien, moi, que tu viendrais |... 

La porte se rouvrit une seconde fois, et, par 
l’entre-bâillement, je vis les figures effarées de 
Gratien et de Zoé. 

— Oh! venez, venez ! leur criai-je : elle vit ! elle 
m'aime ! Nous sommes bénis du Seigneur ! 

Et, sans comprendre ni demander autre chose 
que ce qu'ils voyaient, ils vinrent tous deux, avec 
des cris de joie, se jeter aux pieds d’Edmée. 


CONCLUSION 


Vous comprenez tout maintenant, mon ami, 
n'est-ce pas? Edmée, à la suite d’un vomissement 
de sang qui avait provoqué en elle une violente 
secousse physique, avait été atteinte d’une attaque 
de catalepsie pareille à celle qu’elle avait éprouvée 
le jour de sa première communion, à la suile d’une 
émotion morale. 

Les médecins appelés avaient reconnu tous les 
signes de la mort et avaient constaté le décès. 

M. de Chamblay, qui avait reçu une lettre de 
M. Loubon lui disant qu’il tenait à sa disposition 
cent mille francs, avait eu hâte de quitter le cha- 
teau, et, par bonheur, n’avait pas, pour l’inhuina- 
lion, suivi la règle des quarante-huit heures de 
délai. 

De son côlé, Edmée, dans ses hallucinations 
magnétiques, s'était vue couchée sur son lil, en- 
fermée dans son cercueil, descendue dans son 
tombeau; elle avait dû crôire ou plutôt faire croire 
à la mort. 

C'était là ce danger terrible dont elle avait un 
vague pressentiment et dont je devais la sauver. 

Les cheveux qu’elle m'avait recommandé de 
venir couper sur sa têle au cas où elle n'aurait 
pas le temps de les couper elle-même et de me les 
envoyer, furent le moyen dont la Providence se 
servit. 

Maintenant, morte au monde et pour le monde, 
Edmée vivait pour trois personnes seulement. 

Elle était sûre de la discrétion de Gratien et de 
Loé. 

Notre bonheur était entre nos mains; e’était à 
nous de ne pas le laisser échapper. 

Partir, Edmée et moi, quitler la France, 

Tout était préparé pour cela; j'avais mon passe- 
port écrit de ma main, et, après ces mots: « M. Max 
de Villiers, » je n'avais qu'à ajouter ceux-ci : 
« Voyageant avec sa femme, » 

A wiouil, un coupé tout attelé en poste, atten- 
dait à la porte extérieure de la maison du jardinier, 

Dans la chambre de Zoé était un cachemire dont 
Edmée avait fait mon couvre-pieds,. 

Zoé donnerait à la comtesse une paire de sou- 
liers à elle, au lieu des souliers de satin blanc dont 
elle l'avait chaussée pour la coucher dans son cer- 
cueil, La toilette de voyage serait complétée ainsi 
sans qu'on eût besoin de rentrer au château. 


MADAME DE CHAMBLAY. 


Gralien garderait la clef du caveau et se char- 
gerait de reclouer la bière, afin que, si quelqu'un y 
descendait à l’aide de la seconde clef, on ne s’aper- 
cut pas que la bière était vide. 

Zoé courut chercher chez elle les souliers, le ca- 
chemire et un manteau. J’enveloppai Edmée du 
cachemire et mis le manteau par-dessus, tandis 
que Zoé la chaussait et que Gratien, encore tout 
abasourdi de ce qui venait de se passeg nous re- 
gardait faire. 

Puis, après une fervente prière de remerciment 
à notre petite Vierge protectrice, Gratien et Zoé 
s’élant assurés que le cimetière et ses environs 
élaient solitaires, nous sortimes. 

Ce ne fut que le pied sur la dernière marche et 
baignés, pour ainsi dire, dans l’air de la vie, que 
nous respirames. Edmée se pendit à mon cou; je 
la pressai sur mon cœur. 

— Tu m'as sauvé la vie, me dit-elle, ma vie est 
à toi, prends-la. 

Gratien enleva les étais et abaissa la pierre, tan- 
dis que j’entrainais Edmée loin de ce domaine de 
la mort qui semblait me la rendre à regret. 

Cinq minuies après, nous étions dans cette petite 
chambre de la serre où, quelques heures aupara- 
vant, j'avais éprouvé tant d’angoisses mortelles. 

Là, au lieu de cette robe blanche des noces, que 
Zoé se chargea de reporter à Juvigny dans la 
chambre verte où elle devait attendre notre retour, 
Edmée passa la robe de satin noir encore tout hu- 
mide de mes larmes. 

Puis le bruit d’une voiture et les grelots des che- 
vaux de poste nous firent tressaillir. 

L'heure était venue de partir. 

Nous embrassames Zoé et Gratien, qui, du rang 
de serviteurs, étaient montés à celui d'amis, et qui, 
au lieu de nous quitter en pleurant comme ils eus- 
sent fait en une autre circonslance, nous quiliérent 
en riant; tant les évenements prennent, selon la 
silualion, un aspect triste ou joyeux ! 

Trois heures après, nous étions à Villiers; nous 
primes une barque qui nous conduisit au Havre; au 
Havre, le paquebot qui fail la traversée de Londres. 

Il va sans dire que, sur mon passe-port, à ces 
mots: « M. Max de Villiers, » j'avais ajouté: « Et sa 
femme. » 

A Londres, nous étions hors de toute poursuite ; 
d’ailleurs, personne n’avait intérêt à nous poursuivre, 

De Londres, nous parlimes pour la Martinique, 
où nous uchelames une charmante habitation, et ou 
nous vécümes dans le double paradis de la nature 
et de l'amour. 

Gratien et Zoé seuls savaient où nous élions; 
nous avions laissé la pauvre Joséphine dans son 
ignorance; nous nous défiions de l’indiserétion de 
la bonne femme; d’ailleurs, la vieillesse est égoïste; 
elle pleura quelque temps sa chère petiote, puis les 
larmes s’arrélérent, el quand, par hasard, elle par- 
lait d’elle, elle se contentait d’essuyer par habitude 
le coin de ses yeux avec son mouchoir à carreaux 
rouges. 

Un jour, nous recûmes une lettre de Zoé; elle 
nous annonçait la mort du comte, Après une ruine 
complete, il s'était jeté dans les basses orgies et 
élait mort du delirium tremens. y 

C'est en recevant cette nouvelle que je résolus, 
cher ami, de faire, pour l’homme du drame, un 
simple récit tout d'analyse, dans lequel le cœur est 
l'agent principal, et où les événements ne sont que 
des agents secondaires. 

Probablement suivrons-nous ce manuscrit d'aussi 
près qu’un paquebot suit l'autre, c'est-à-dire qu'un 


MADAME DE CHAMBLAY. 117 


mois après lui, si rien ne retarde notre départ, 
nous serons en France, 

Done, au revoir et à bientôt, cher ami! Vous êtes 
poéte, vous verrez quelle femme est Edmée; vous 
êles chasseur, vous verrez quelle chasse il y a à 
Chamblay. 

Puis je vous ferai faire connaissance avec Alfred 
de Sendnches, qui est tout ce que l’on peut être 
guand on ne sait pas être heureux, grand’croix. 
conseiller d’État, sénateur, etc., etc. 


Votre bien dévoué, 
Max DE VILLIERS. 


Mais, par le paquebot qui suivit le manuscrit, je 
recus-la lettre suivante : 


«Mon cher ami, 
» Au moment de partir, Edmée se trouve si heu- 


reuse ici, que nous avons résolu de ae jamais re- 
tourner en France. 

» Comme je présume que yous mourez d’ennni 
de publier mon manuscrit, je vous y autorise de 
grand cœur. 


» Ex imo corde. 
» Max DE VILLIERS. » 


De peur que mon ami Max de Villiers ne se re- 
pentit de la permission donnée, j'ai laissé s’écouler 
quatre ans. | 

Au bout de quatre ans, n’ayant point reçu contr’- 
ordre, j’envoie son manuscrit à l’imprimeur, en écri- 
vant sur la première page les trois mots, symbole 
de résignation si souvent répétés dans le récit : 


AINSI SOIT-IL ! 


ALEX. Dumas, 


Naples, 19 juin 1864. 


FIN. 


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— Chaque volume se vend séparément. 


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La Maison du 
itte. Le bal de 
ourse. La Ven- 


> Paix du Mé- | 


t La Messe de 
iction, Pierre 


| SCÈNES DE A VIE DE PROVINCE 


Towe 9. Ursule Mirouet. 
Your 10.- Eugénie Grandet. 
Toue 11. — Les Celibatat- 
res I. Pierrette. Le Curé de 
Tours. 
Tome 12. — Les Céliba- 
taires II. Un Ménage de Gar- 
| con. 
pins Une |“ Tome 13. — Les Parisiens 
en Province. Liillustre Gau- 


dues I. Les deux Poétes. Un 
go Homme de province à 
‘aris (première partie). 


Tone 17, — 


dues Ii. Un grand Homme de 
rovince (25 partie). Eve et 


avid. 


ores DE LA VIE PARISIENNE 


Tome 18. — 


Misères des courtisanes, Es- 
ther heureuse. A combien l'a- 


mour revient aux Vieillards. 
Où mènent les mauvais che- 
mins. 

Toms 19. — La Dernière 
Incarnation de Vautrin, Ua 
Prince de la Bohème. Un 
Homme d'affaires. Gaudissart 
II. Les Comédiens saus le sa- 
voir. 

Tome 20. — Histoire des 
Treize. Ferragus La duchesse 
de Langeais.La Fille aux yeux 


l'Histoire contemporaine. Ma- 
dame de la Chautene. L'Iui- 
vie. Z. Marcas. 

Tome 28. — Le Député 
d'Aras. 


SCÈNES DE LA VIE MILITAIRE 
Tome 29. — Les Chouans. 

Une Passion dans le Desert. 

SCENES DE LA VIE DE CAMPAGNE 
Tome 30. — Le Médecin de 


du mariage. 


grin. 

Tome 34. — La Recherche 
de l'absolu. Jésus-Christ en 
Flandre. Melmoth reconeilié. 
Le Chef-d'œuvre inconnu. 

Toue 35.-- L'Enfant maudit. 
Gambara. Massuuilia Dont. 

Tome 36, — Les Marana. 
Adieu, Le Réquisitionnaire. 
El Verdugo. Un Drameau bord 
de la mer L'Auberge rouge. 
L' Elixir de longue vie. Maître 
Cornélius. 


Employés. Sarrasine. Facino 
cane. 
Tome 24. — Les Parents 
pauvres, | La Cousine Bette 
Tome 25.—Les Parents pau- 
vres, Ll. Le Cousin Pons 


SCENES DE LA VIE POLITIQUE 
Tome 26. — Une Téné- 
breuse affaire. Un Episode 
sous la Terreur. 
Tome 27. — L'Envers de 


mes. 
lilusions per- d'arme 


Tome 42 


premier. 


Splendeurs et 


PUBLICATIONS IN-4°, A 10 CENTIMES LA LIVRAISON 
MUSÉE LITTÉRAIRE DU SIÈCLE ET MUSÉE CONTEMPORAIN 


= Tome 37. — Sur Catherine 
de Medicis. Le Martyr calvi- 
niste. La Confidence des Rug- 
gieri. Les deux Keyes. 
Tome 33.— Louis Lambert. 
Les Proserits. Seraphita. 


ÉTUDES ANALYTIQUES 
Tome 39. — Physiologie 


Tome 40, — Petites Misè- 


uuzième La Connestable. La 
pucelle de Thilouse Le Frère 
Le Curé d'Azay-le- 
Rideau. L'Apostrophe. 
euzième dirain. 
—Les Trois Cleres de Sainct- 
Nicolas Le Jeusne Frangoys 
Les Bons proupos 
dus religieuses de Poissy.Com- 
ment feut basty le Chasteau 
d'Azay. La Faulse Courtisane. 
| Le dangier d'être trop cocque- 


. La chiere nuictée d'a 
mour. Le prosne du joyeulx 
curé ie Meudon. Le Suceube. 
Desesperance d'amour. 

Tome 43. Troisième dirain. 
--Per-évérauce d'amour.D'ung 
justiciard qui ne se remem=- 
broyt les chouses. Sur le 
moyne Amador, qui feut un 
glorieux abbé de Turpenay. 
Berthe la repentie. Comment 
la belle fille de Portilion qui- 


Maltresse. | cent La Muse du départe-| gro, campagne. res de la vie coujugale. naulda son iuge. Cy «st re- 
= ha De A Tes Rivalités. As 21. — Le Père Go- ne 31. — Le Curé de CONTES DROLATIQUES monstré a is Le est 
ra Vieille Fille. Le Cabinet à : village touiours femelle. D’ung paou« 
Was Wotianes: ae 22. — César Birot-| Tome 32.— Les Paysans. Tome 41. Premier dixain. | yre qui avoyt nom le vieulx 
Mémoires Mec} ye ras later de — La belle lmperia. Le Pé-| par-chemins. Dires incongrus 
Daniées. uns EEE vs dh Tome 23. — La Maison Nu- ETUDES PHILOSOPHIQUES ché véniel. La mye du roy. | de trois pèlerins. Naïveté. La 
L “Tose 4G, — Illusions per cingen. Les Secrets de la Tome 33. — La Peau de cha- | L'Héritier du diable. Les| belle Impéria mariee. 
Femme de | 2 bs Per-| nrincesse de Cadignan. Les] gri Joyeulsetés du roy Loys le 


THEATRE 

Tome 44. — Vautrin, drame 
en sactes. Les Ressources de 
Quinols, comédie en 5 actes 
etun prologue. Paméla Giraud, 
piee een 5 actes. 

Tome 4o. — La Maratre, 
drame intime en 5 acles et 
8 tableaux. Le Faiseur (Mer- 
cadet) , 0! nédie en 5 actes 
(entièrement conformeau ma 
| nuserit de l'auteur.) 


» 50 


BEAUVOIR | Chevalier d'Harmental.. 1 50 | Inzenue., . ete 80 XAVIER EYMA Conspiration au Louvre» 70) Marguerite. . : < 
-Georges. » 90 | Chev. de Maison-Kouge. | 50 | Jehanne la pucelle. » 90| Les Femmes du nouveau Diam.aux mille facettes. » 60 | Les Mémoires du Diable® » 
le Charny. » 90 | Le Collier de La reine. 2 50 | John Davys. . 4180 monde. . . » 90 | Histoire de ce qui n'est Les Quatre Napolitaines L 30 
La Colombe. — Murat. » 50 | Les Louves de Machecoul 2 50 PAUL FÉVAL + pas arrivé. . » £0] Les Quatre Sœurs . « 50 
| Les Compagnons de Jéhu.1 80 La Maison de Glace. . ! 50 | Les Amours de Parts, 1 30| Les Nuits anglaises, . » 90 Si Jeunessesavait, siVieil- 
| : porte de ree 4 » Ee Maitre VA te » EM Le Bossu ou le ly Les Nuits italiennes. » 90 pouvait. 4 + + + 
| d'a à Comtesse e Charny 4 50 ariages du père Olifus » 7 Parisien. . 2 50 | Simple Histoire. . » 70 
| E La Comtesse de Salisburyt 50 !| Les Medicis . » 70 | Le Fils du Diable. va» HENRY MURGER 2 EMILE AUX BSTUR 90 
[ ai 0 | Conscience l'Innocent. 1 30 | Mem. deGaribaldi(Comp. )4 30| Le Tueur de Tigres. » 70 | Les Amours d'Olivier, » 30] L'Homme et l'Argent, » 70 
e La Dame de Monsoreau.? 50 | 1re série. Gears » T0 | pHÉOPHILE GAUTIER Le Bonhomme dadis. » 30 | Jean Plebeau,. , « « » 50 
| : Les Deux Diane. . . 2 20 2e série ( )» 70 | Constantinople, , + » 90 | Madame Olympe. , » OÙ! Pierre Lanuats. » 50 
| Dieu dispose. 4 80 | Mém d'unMed. (Balsamo) 4 » LEON GOZLAN Maitresse aux mainsroug.» 30 | Les Képrouves et las Élus 1 50 
r ut Les Drames de ‘la ‘Mer. » 70 | Les Milie et un Fantünes» 70 | Nuits du Pare-Lachaise. » 90 Scènes de la Bohème, . » 90] Souven. d'un Bas-Breton 140 
Fem, au coll. de velours » 70 | Les Mohicans de Paris. 3 61 JULES SANDEAU 
| Une Fille du Régent.. » 90 | Les Morts vont vite. . 150|, RARE HUGO Sales at Peace » 90 _ BU GÈNE SUB 
f Les Frères corses. . . » 60| Nouvelles. . . = #50 | La Bahème dorée. |. 4 50 |° = “ess Les Sept Pechés capitauxs _» 
3 Gabriel Lambert, . . » 90 | Olympe de Clèves. 2 2 60]., CH. JUBEY _ EUGENE SCRIBE L’Orguetl, . + + 50 
} Gaule et France. . .» 90|Pauline. , . . .» 50 L'Amour d'un Nègre - » 90 | Carlo Broschy s+ » 50 L'Envie, y 299+ » 20 
Georges. . » 90 Le Pare Gixogne. | 480] ALPHONSE KARR _ | Proyerbes. . 5 4 5 » 70| La Colère. , . + » 70 
b “iq Un Gil BlasenCalifornie. » 70| Le Père la ruine. » . » 90 Forten thème.. - . » 70 FREDERIC SOULIE La Luxure. , , + » 70 
E La Guerre des Femmes. 1 65 | les Quarante-Cinq. « 2 50 La Pénelone Normande » 90} Au Jour le jour. » 70]. Lo Paresse,. « + 2 50 
É : L'Horoscope. . . . » 90] La Keine Margot... (1/65 | Sous lestilleuls: : » JO) Avent. de Stturainichet + 90 L'Avarice. . . . » 50 
I 3 La Route de Varennes. » 70 A DE LAMARTINE Le Bananier. » 50 La Gourmandise, . » 50 
£ mpressions de voyage. El Salteador, 2. °e » 70 | Les Confidences . + » 90! La Comtesse de Monrion » 701 La Bonne Aventure, . 1 50 
Une Année à Florence.» 90 Salyator, Vi MES | L'Eufance. . + + « » 20] Confession gay erale, , 1 80] Gilbert et Gilberte, , 2 70 
“ L'Arabie heureuse,. 2 10! Souvenirs d’ Antony <p 90| Geneviève... ne » ® 70| Les Deux Cadavres. . » 70 | Le Diable médecin, . 2 70 
Les Bords du Khin, 1 30 | Sylyandire, . » 90 | Graziella. . « » 60! Les Drames inconnus, 2 50 La Femme séparée de 
Le Capitaine Aréna. » YO) 14 Test, de M. Chauvelin» 70 | Lo Jeunesse. . + « » 60 | La Maisou n°3 de larue corps et de biens. » 90 
Le Corricolo. . . 1 65] Les Trois Mousquetairest 65 La Vie de Famille, » 50 de Provence 2 » 70 La Grande Dame, . » 50 
De Pariaà Cadix: 1 65 ||Le Trou del'Enfer, . » 90) LE DOCTEUR F, MAY- | Aventures d'un Cadet. » %0| La Lorette, 7h. .» 80 
En Suisse, . 2 20 | Le Vie de Bragelonne, 4 75 NanD Amours de Vict.Bonsennes 70| La Femme de lettres. » 90 
ë Le Midi de le France 1 31 | Une Vie d'Artiste. . » 70 L'Insarrection de l'Inde. » 70 | Olivier Duhawel, . . »10| La Belle-Fille , . » »0 
Dames, 30| Quinze Jours au Sinai.» 90! Vingt Ansaprès , . 2 20 MERY Eulalie Pontois, . . » 30] Les Mémoires d'un Mari? 7 
ae» 2 90 Le Suéronare, . . 1 50 Un Acte de desespoir, » 50] Les Forgerons. » 50 Mariagedeconvenance | 60 
» 50 Le Veloce. 1 65 ALEX, DUMAS FILS Bonheur d'un Mijlionn, » 60 | Huit Jours au chateau. » 70 Un Mariage d'argent, » 90 
éraire, 1 30 La Vie au Désert. : . 1 30 “Seay tb » + » 50) Chatean des trois Tours. » 70 | La Lionne, , » 7 Mariage d'inchination. » 50 
F pstein. 1 50 La Villa Palmieri, » 90] Le Prix de Pigeons . » 60} Le Chateau d'Udolphe. » 50] Le Maitre d’ École. : » 30! Les Fils de famille , 27 


A 20 CENTIMES CHAQUE 


THEATRE CONTEMPORAIN ILLUSTRE 


PIÈCR, — À FRANC LA SÉRIE BROCUÉE DE CINQ PIÈCES, 


b* shure. 9e shine. 13° sini. 17° stnie Me sue. 
Le Fils du diablo. . . fate vo ot Amour, Le Courrier de Lyon as Los Conlisses de ia vio. Les Coanques. 
: Une Went sous Louis XV. | 40 Vire oh deJdouetsd' Kot, 40 Par lux Fen res. 140! fn Ami echarnd y | 1G, M. ol on n “at. pas, ‘ja 
4 La Livre noir, . 10 Gesu Bernard , « + 40 Le » Rome, 90 | La Borgére des Alpes. 40 Hertram le Matolot 40 
‘ Jao Midi à quatorse heures. ‘| | Jobin ot Nanette, sus Un M qui sui les femmes | 10 | Lens Paniers de la Comt. L'Amour au daguerrèot, } 
à La Potito Fadette . . , 90 | Lo Collior do Perles, « » 20) La Terre promise Marie ou I'Inondation, , 20] Iréne, on la Magndtiame, 20 
Ge stare, 10° sini. 14° slain’ 18* sine 92° ston. 
{0 | La Vie de Bohème . A ‘tao Le Bonrgeols de Paris. + 20) Los 7 Péchès capitaux. «| 4n Los 7 Mery qn Monde, Us Les Mystéres de Londres, [ao 
“+ + + dag Grarielln Contes de in Reine da Nav, | go La Tate de Marlin, 7) Un Coup de Vent. Up Voain Monsieur . 
Primerone, | La Chambre rouge. 40 Qui se dispute s'adore , ‘| Lo Sage ot le Fou . -« 90 | Notra-Uame de P ati à: 40 Lo Lvs dans la Vallee. 0 
‘de Mainon-R, 40 Un Jeune Homme pee jt, Mario Simon 10 Lo Muet. . 40 | Les Lundu de Madame Un Homme entre 2 airs 4 
4 Le Docteur noir. - La famille Ve Sisson « ue 2 Un Morlan en b, fortune. | Lo Chat, des Sept-Tours, 20 | La Fords de Sennrt. » « 
7e sinin. « 11° sénim. 15° stn. 19° sini, 93° sun, 
ge Martin ot Bambooho , , Les Nuits do la Seine, , Les Quatre Fils Aymon, | Los Mystères do l'Eté, 1 Oatilina, eretwlt «4 
oe “ja Les Doux Sang-culotter, | Un Garçon cher Vary {40 | pl. ’ a y 41 autour d ube i F, 1 0 Thébdore is use oe. 8 NE 
« « « 90) Les Myst. du Sm: 40 Un Uhap, de Paille di oo | Uu Prom Coup | do canif : 90 | 1.0 Cœur ot la Dot, ie Le Vole de Danielle. }40 
Cr À 40 Ê roque-Poule, : ‘ LOnele Tom. ( Roquelaure. 40 Un Ut de Poltrine Les Foreare de l'Amour, 
a Une Fittie brûlante 4 « 90 | Chasse au Lion AL 10) Due Nuit oragéuse, hod Léonard lo y srruquier. . Los Folies dramatiques , 20 
8e stnie, 12° sénIm, 16° tain. 20° sini, 24° sine. 
te Bataille de Dames. » , 20) Borie lo Flamande, + «lan La Mondianie « ris Les 7 Moreeilles du n° 7. py] be Com? da Sennecey. | 40 
Lo Pardon do Bretagne, “ La Mari qui n'a r. à faire, | La Topelli L'Ami François ‘ | Begacd et sa lonne 
La Paruro de Jalos — | Lo Tostam, d'un gargon, 90 Los Avocats . Les Kofors de Paris, » +} 40 Manon Leronut, . 40 
Paris qui dort . . 40 La Chatte blanche. . 40 Marianne . cf Atala. Los Mém, de Richelieu . : 
Paris qui s'évoille . ‘| L'Amour pris aus cher Une Charge de cavalerie La Nuit du vendr, saint. 90| L'Ampe mort. . + + : 


25° SERIE. 
Le Vieux Caporal . . :}40 
Diane de Lys et de Cam. 
Gr. et Déc. de Pradhon 
Le Roman d'une Anal 
Thérèse, ou Angeet Diab, 20 
96° SÉRIE. 
Par. qui pl. et Par. quir. 
Le Chêne et le Koseau. 
Les Oroh. de Valneige. 
Marie-Rose. . . 
L’Ambigu en hab. meufs, 


: 40 
27° SÉRIE. 
Un Notaire à marier . -\ 40 
Les Rendez-vous Bourg. 
L'Houneur de la ke 
Le Laquais d'Arthur, . 
L'Argent du Diable 20 
28° SÉRIE. % 
La Boisière . . . - | 40 
Qnand on att. sa Bourse. ! 
Le Ciel et l'Eufer . . 40 
Souvent Femme varie. . 
Gastibelza. . . - + . 20 
29€ SÉRIE. 
Schamyl . . 40 
Deux Femmes en sel 
L'Armée d'Orient 40 
oe passerai-je mes Soir. § 
Les Gaietés champétres. 20 


30° SÉRIE. 


{10 
20 


La Bonne Aventure. 3 40 
En Boune Fortune. { 
Gusman le Brave . 40 
Ce qne vivent les Roses. ! 


Les Oiseaux de la Rue.. 20 


31° SÉRIE. 


Le Prophète . . - 140 
Un Vieux de la Vieille 5 | 4 
Echecet Mat. . . 5 
Mam'zelle Rose. , À }40 


Louise Napteuil. . . . 20 


32° SÉRIE, 
La Prière des Naufragés.},, 
Un Mari en 150. 
Les Cinq Cents Diables. 


EMNQIT TR -. {40 


Harry le Diable. . . . 20 
33° SÉRIE. 
Boccage 40 

Cerisetts en prison. i. Bhi 
La Vie d'une Coméd. 40 
Le Mantean de Joseph. | 


Le Chevalier d'Essonne, 90 
34° sérre. 
Souvenirs de jeunesse. . 
Wetec AU 
Georges et Marie . i 
‘ 


Sous un bec de gaz. , 40 
DOS yn a set an 
35° SÉRIE. 

Marthe et Marie, . 0 
Use Femme qui se grise. qe 4 


L'Enfant de l'amour . . 
Be-Soord .. . , ete 
Le Marbrier aaa Lat à 


36° SERIE. 
Les Oiseaux de Proie 
Un feo de Cheminée 
La Croix de Marie. 
Le Chevalier Coquet 
Hortense de Cerny. 

37° SÉRIE. 
Paris, . . . 
La Mort du Pécheür a 
Un Mauvais Riche, , , 


au sais 
. 
=} 


Dans les Vignes, 
Le Gant et l'Eventail ; 


38° SÉRIE. 
L'Histoire de Paris. , , 
Pygmalion. © : . 6 6 
Salvator Kora. , . 
Un Cœur qui parle, . 


Le Vicaire do Wakefield, 


39° shuie. 
Les Grands Sibcles, , .] 40 
Le Devin du Village . . § 
Le Donjon de Vincennes, | 40 
Les Jolin Chasseurn 
Le Théâtre dus Zouaves, 


0° sÉnIe. 
Le Moulin de l'Érmitnge, 
Les Dorniurs Adioux, 
Le Gâteau des Roines 
Une Pleins Eau, , . , 
Aimer et Mourir, , , , 


AV senig. 
Le Sergent Frederic , 
Le Dual de mon Oncle. 
La Florentine 
Jeanne Mathieu : 
Songe d'une Nuit d'hir 


20 


40 


40 


‘440 


20 


42° senig. 
Las Noces vénitiennes, ; r 
L'Héritaue do ma Tanto { 40 
Le Sire do Frambowy 40 
L'Homme sans Ennemis, | 
La Chasse au oman, 20 


43° SÉRIE. 
Le Paradis perdu . . 


SA 
=n manches de chemise . 40 


Les Maréch. de l'Empire. ‘40 
HOG SN aun tua esas 
Lucie Didier. T'as Le AU 


Ge SÉRIE. 


Le Masque de poix._« -}40 
L'Amour et son train. a 
Jocelyn le garde-côte. . { 40 
Le Bal d’Auvergnats . . 

. 


Le Démon du foyer A 


4d® sEmE. 
Aventures de Mandrin . 
Dieu m., le'couv. est mis, 
L' Oiseau de Paradis . 
Si j'étais riche . . : 
Donnez aux Pauvres . . 

46° SÉRIE. 
Le Médecin des Parents, 40 


{40 


Médéers me ne 
Le'Pendn yet 
Mon Isménie. . . . . 
Les Fanfarons de vice. . 


47e sÉRIR. 
Marie Stuart en Ecosse. 40 
Les Bat. dans les Sue 
Le Fils de la Nuit . Sty 
Les 7 F. de Barbe-bleue. } 
Un Roi malgrélui. . . 


LS SERIE. 
Les Zouaves. . 
Le Jour du Frotteur. 


. } 40 
Le Marin de la garde. 


40 
20 


Sous les Psmpres. . 
Un Voyage sentimental 


49° série. 


Les Pauvres de Paris. . } 40 
As-tu tué le mandarin. . 
Les Parisiens. . + +140 
Schshabaham II. . . 


Les Piéges dorés . . . 
bee SÉRIE. 


Jane Gray. . . . 

La Bonne a’ enfant. 2 } 40 
L’Avocat des Pauvres. 40 
Les Suites d'un 1* lit. . 
Les Toilettes tapageuses. 90 

51° SERIE. 

Fnaldès. À ao 
Grassot embêté p' Ravel. 
Cléopâtre . . . . 


Toquades de Boromée. . j 40 
20 


Rose et Marguerite . . 
52° SERIE, 
Jepusalem ss) oj cathe) see ini) 
Les Cheveux de ma Fem, 
Le Secret des Cavaliers . 
Six Demoiselles à marier | 40 


40 


Le Docteur Chiendent, , 20 
53° SÉRIE. 

La Reine Topaze . 

Le 66 24% :740 

Le Chat, des Ambrières | 40 

Roméo et Marielle, "} 

L' Echelle de Femmes . ua 20 
54e sérig. 

La Fausse Adultere . | 40 

Madame est de retour. . 

La Route de Brest, | 40 


Secret de l'oncle Vincent, | 
Uroquefer, . , . .2, +20 
55° <ÉRIE. 
Les Gens de Théâtre , 
Une Penthère de Java 
Orphelins du Pont N:-D, 
Le Jour de la Blanchiss. 
Le Fils de l'Aveugle . 


56° SÉRIE. 
Les Orph, de la Charité. } 
La Rose de Saint-Klour , § 40 
Lo Pressoir : { 40 
Fais In cour à ma Femme, À 
Les Prince, de la hampe , 20 
57° sénir, 
Jean de Paris , . “14 
Un Chapeau qui s'envole { 4 


Lo Bolle Gabrielle, , .) 
ANR. tiles i ai} 


«| 40 

Oh, 
40 
20 


40 


os Lanciers, . o « 20 
5° sine. 
L'Avougle, rer -l40 

Un Fameux Paume. | 

Lea Deux Faubouriens , 40 

Polkette ot Bamboche | 

Dalila et Sawaon , , 20 
59° sini. 


Michel Cervantes , . 22 
L'Opéra aux Fenêtres, a had 
André Gerurd , , 

lise Soubretie do q unlité, | «0 
Lo Prix d’un Bone quet, » 20 


60° sknig 
Los Choy, du Brouillard, 


Le Kol boit . 40 
L'Amiral del’ Kec, blouo . 

ont du soir, , , « « {40 
Koméo et Juliette, , , 90 


‘| Les Gardes du roi de Siam 


SUITE DU THÉATRE CONTEMPORAIN 


61° SÉRIE. 
Si j'étais roi, . . | 40 
La Dame auxjamb. d’ azur. 
Les Viveurs de Paris . : } 40 
La Médée de Nanterre . 
On demande un Gouvern. 20 


62° SERIE. 


La Bête du bon Dieu . {40 

Le Mobilier de Bambochs 

William Shakspeare . * {40 

Une Minuteirop tard, . 

Le Télégraphe électrique. 20 
63° SERIE. 

La Filleule du Chansonn, 40 

Penicault le Somnambule. 

La Comt, de Novaill:s. so 
avez-vous besoin d’arg. « ah 

Un Enfant du Siècle . . 

64° SERIE. 
Les Filles de Marbre . {40 
Le Cousin au Roi . 


Les N. de Bouchenccent . 40 
Les Jenx innocents. , . 
L'Anneau de Fer . . , 20 


65° SÉRIE. 


L'Etoile du Nord , . . | 40 
Brin d'Amour .... 

Le Fou par Amour, , . 40 
L'Amour mouillé , . , 

La Cométe de Ch.-Quint. 20 

66° SERIE. 

Le Carnaval de Venise .} 40 
Le Compag. de Voyage . i 
Le Fleau des Mers. . . 40 
Un Gendre en Surveill, . | 
Le Fils de la Folle. . . 20 


67° SÉRIE. 
Ohé! les P'tits Agneaux! 
Un Oncle aux Carottes 


{40 
Le Rocher de Sisyphe. 


+} 40 


Paris Crinoline. . . . 20 


68° SERIE. 
Les Vaches landaises . 
Une Mèche éventee . 


“| 40 
Les Fiancés d'Albano . 


40 
20 


Le Parapluie d Oscar. 
Diane de Chivry. . 

69° SERIE. 
Le Bonhomme Lundi, . 
L'Education d'an Serin . 
Le Pays des Amours . , 


40 


\40 
20 


La Gammina, . 
Le Dessous des Cartes 


70° SERIE. 


Les Orph, de Si-Sever, . i 40 
M. et Mme Rigolo. . . 

Les Talismans , + «| 40 
Les Désespérés . . , :} 
Les Etudiants . , . . 20 


712 SERIE. 
La Perle du Bresil. . 
+ a Raisin. . fe 
Le Martyre du Cœur : | 
Me histophelès . £ 
Thérèse ou l'O. de Genève 20 


72e SERIE. 
Germaine. . ., 


La Botte secrète, , 5 : «0 
Margot = . .+. OMC 

Maitre Baton... 5 a0 
Eulalie Pontois. .°. . 20 


‘73° SÉRIE. 
Les Mers polaires , , .) 
Mam'selle Jeanne . . : | 
Les Fugitils 


nt 


Le Féu à une v, maison . | 40 
Il y a seize ans, . . . 20 
749 SERIE. 

La Nuit du 20 septembre, 40 

Les Petits Prodiges. : 
Ces Croc, du Père Martin . } 40 
Une ÜUroix à Ja Cheminée , | 
La Bataille de Toulouse , 20 
75° SÉRIE. 
Jaguarita l'Indienne «| 40 
Le Dejeuner de Fifine . 
Jesn-Bart, 2. . . wit 
Un Banq.¢. il yena peu M] 49 
La Famille Lambert . . 20 
76° senin. 
Les Mousq.de la Reine, , ) 10 
Los Précieux, , 6 + «f 
11 fant que jeun, se paye . | 4g 
J'ai maugé mon ami , ,{ 
Rose ot Rosette. , , , 20 
77° SÉRIE. 
Lea Bibelots du l'iuble 
jos deux Pêcheurs, , 40 
Les Mères repentios x) 
Vente d'un riche mobilier | 40 
Los Amants de Murcie , 20 
789 SÈME, 
Les Pantina do Violette 
Eva, . . 40 
l'urlututu, “chap. pointu «À 40 
Jo croque ma tante, , , 
Calas 4, «© «© + «© 20 


79° SERIE. 
Tromb-al-ca-zar. . . . 
Si ma femme le savait. . 
Le Château de Grantier , 
Preciosa. . : 
Les Rod. dn Pont-Neuf . 


80° SERIE. 
Les Enfants terribles . . 40 
Une Mait. b en agréable . 
La Case de l'oncle Tom. . 
Griseldis, ou les ciuq sens . | 
DISH TERESA Nona 


81° SERIE. 
Frère et Sœur , . 


{wr 


Drelin! drelin! . . , + S 
Le Punch Grassot. , . 40 
Monsieur mon fils, . . 
L'Ouviere nu, en. eue 20. 
82° SÉRIE. 
Le Clou aux mans. . 40 
La Marquise de Tulipano. ‘| 
Les Dragons de Villars. , 4 
Une Crise de ménage. | 9 
Le Test. de la p. femme . 20 
83° SERIE. 
Le comte de Lavernie. . 40 
5 gaill. dont 2 gaillardes . 
Martha. + . + + {40 
Plus où est de fous, ayes 
Le Père de famille, . . 20 
84° SERIE. 
HAUSE Sha el= + + «b40 
La Perdrix ronge De “| 
Maurice de Saxe , ,., 40 
Anguille sous roche . . | 
La Vendetta. . . . : 20 
85° SERIE. 
Les Ducs de Normandie , } 40 
Une Temp. dans une Baig. 
Cartouche. . . , . 0 
Un Mari d'occasion 3 5 
La Fiancée de Lammerm. 20 
868 SÉRIE. 
La Demoiselle a’ honneur. “| 40 
Entre Hommes . . 
L'école des Ménages., . 10 
Le Tueur de lions . , . | > 
Othello «cs Ge. vey hey ne) Let 20 
87° SERIE. 
Paris s'amuse . , | 40 


Le Maitre d’Ecola. . . 
L'invenieur de la poudre « 
Gaetan il Mammone . . +20 


88° SÉRIE. 
Les Grands Vassaux . . 
Le Diner de M delon. 
Fanfan la Tulipe . . . 
Pan, pan, c'est la fortune, 
Le Diamant... . . 

89°. SERIE. 
Griscris + 20e 
Orfas) . a> hte. 
Quentin Dorwe ardlaieis he 
La Chèyre de-Pi oërmel 
Robert, chef de Brizands. 

90€ SERIE. 
Les Comp! de la-Truelle ,} 
Le Gapitaitis Chérubin ,f 
Songe d'une Nuit d'été 


FAN ae ial dans l'œil | 


20 


40 


Uo Fuit-Paris . . . 20 
Les Frères à l'Epreuve - 20 
91e SERIE. 

Les Chev. du Pinca-Nez . 40 
Le Dada de Paimbœuf, . | 
Le Sav. dela rue Quine . 40 

Tant val'Autruche à l'eau, | 
Le Philos. sans le savoir. 20 
92° SÉRIE, 

Le Roi de Bohéme , 
Aimons notre prochain À 40 
Le Préteur sur Goxes, 

Le Chevalier :#s Dames | ae 
Adolphe et Sophie, . , 20 
93° SERIE, 

Le Marchand de coco, , 40 

Une Dame pour voyager . | 


Sans Quene ni Téte . , 10 
Une Boone pourtont faire, 


Mac Dowel , %+, + , 20 
94° SÉRIE. « 

Les Denx Avengles , .) 

Les Trois Sultwnés. . . 40 

L'Histoire d'un Drapeau, 

L'Ut dial meme eee | ee 

Farruck lo Maure. 20 
95e sone. 


Christine à Fontainebleau 
Orphée, 


Lo Roi des Ties, NS ‘ 

Lo Paletot brun, , . | 40 
Elodie, «:' «10% ey.» sane oe 
96° senie. 

La Lanterne magique, 40 

L'Avoont du Diable . . 
La Fille du Tintoret., . 40 
Madame est aux Eaux , 
Le Colonel et le Soldat , 20 


LAGNY, «= Imprimarle de A, VARIGAULT | 


‘il 


*L'Honuôte Criminel, … 20 


97° SÉRIE. 
Fanchette. , 
Otez votre ‘fille, S.'v.P. 
Compèra Guillery . . . 
M. de Bonne-Ktoile . . 
Françoise de Rimini. . 
98e SERIE. 
Le Jugement de Dien. .} 
L'Omelette de Niagara . | 
Le Sang wélé. oy 
Le Petit Cousin: !. RS 
Le Pied de mouton, . . 


99° SERIE. 


La Mére du Coudamné. 
(etait: Moira nase: 


me i 
Cora ou l'E 
sh Pontoise 
Les Visitandi 
Claireite et Cini 
Simon le voleu 

1 16° 


Les Aventuriers 


Flamberge ie 

La Bonguet.d 

aah ons Is 

a petite vil 
su 


Le Portefeuilles) 
| La Nouvelle Hy 


40 


Gharles Vice rs VRET 40 ‘La Fille du payse 
Je Marie Victoire . , . a ‘Un M.quiabral 
La Suédoise. «+ . «+ . Les deux Philibe 


100° SERIE... 
La Sirène de Paris. .. 
Le Sou ds Lise. , . 
Fils dela B. auB.-Dorm. 
La Veuve au Camélia. 
La Bague de fer . . « 
: 101© SERIE, 
FLE SE ae Joo 
| 40: 


440 
: {40 


L'Ecole des Arthur. . 
Une Pécheresse. . 


L'Envers d’une€ 
Feu'le Capitaine” Octave. 8 Re SES f 


Etreprésenté 


La Forêt périlleusé :* - 20 LÉVBAFDIES de 
102e SERIE. u 420°: 
La fête des Loups . + -+)40] Valentine Da 


L'Esprit familier... . 


Un Drame de famille. ; La Dame de Tre 


France de Si ign 
Ce scélérat de 
“La Meré coupa 1 


L'Hôiel'de la’poste. *.: \40 
Comme on gâte savie. . 
103° SERIE. * 
La Petite Pologne. #. 
Les Comediens de salons. 
Gentith. de la mortagne. 
Les Baisers . . 5 
Les Victimes clofirées. . 


1048 SERIE. 
Mem. de Mimi Bamboche, 40 
Gemma. . 
Les Bourgeois-Gentilsh. 40 
Matelot et Fantassin. . 
Richard Cœur de Lion . 20 


105° SERIE. 
La Maison du pont N.-D.) 45 
pecs Amours de in] 


124° sk 
Les A | 
La chasse aux pa)’ 
Zemire et Azor, 
\iadelon Lescaut) 
Guillaume te deb 

122° sk 
Rose et Colas. . 
Unhom. qui a per 
Un Enfant de Pa! 
Un Carnaval detr 


423¢ st 
La servante mail 
L'homme quia ve 
Les Mystères du | 
Vercingentorixe, 

124° sp) 
Les fausses bont 
Malapan, ,. . 


40° 


Le Bijou perdu. . 40 
Voyage aut. de mamarm 
Les Francs Juges TO 

1068 ‘SERIE. : 
Jeanne qui pl.tetJ. qui Tit.” 40 


Le Rosier... ..t. _| Les Etrangleurs ¢ 
L'Escamoteur, . + «+149 | P'tit fils, put mit 
U'est ma femme, . Henrieue Descha 
Le Prisonnier Vénitien, 20 Ë 
125° SE 


107° SERIE. 
Trottman, le touriste 
Un Muri à l'italenne , 
La Fille des chiffonniers, 
Sonrd comme un pot. . 
Raymond. . . « « « 


: 1082 SÉRIE. 
GilsBlag ty Lee pee 
Je suisimon fils. . ”. . 
Le’ Chamin le plus long, 
Mari aux Champignons . 
La Sorcière . 2 "71, 
109° SERIE. 
La Bague de Thérèse. . 
L'Amour du Trapèze . . 
Mare. de Suinte-Gemme, 
L'Habit de Mylord, «+ . 
La Cabane de Montainard 


110° SÉRIE. 


La Dame de Mo 
L'Ecumoire. . 
Bonaparte en Bg 
Cocairix. . 


126° SE 
Philidor. .24# 
1 heure avant l'or 
les Fous... .., 
Ya-Mein- Herr. 4 
Ê 127° sei 
Les Belles de nu} 
Un j. homme en 
Le Mariage de F 
Les Jours gras de | 

128° sé 
T.de Nesle À P.-a- | 
pa drôle de piste} 
Les R. du Cuäte |) 
L'Esclaye du ma 


20 


Le Bataillon de la Moselle | 49 129° sul 
LeJeune homme auriflyrd | Mauvais cœur. , 
Oh! la la! qu’ c'est bête. 40 | Horace et Liline. 


Après deux ans. . 
Les Etouffeurs de Londres. 


111° SERIE. 
Maris me font tou) rire 


Dérance et Mati 
Les Recruteurs, 
130° se 


François les Bas- 


20 


Une Ombrella comprom, 40 | Deux mois. Sle | 
es Gueux de Héranger, 40 Le Château de | 
La Grotte d'azur . , . Le Lorgnon de 

Fénulon. . « sf, saw ba 131° si 


Le père Lefeutre, 


2° SERIE. 
112 Détoursement de) 


ee este, . Fe aes 

La Bal ingoite path ee | 40 Due btp | aS 
L'Auxe de Minuit » + +} 49 Ana | ROIS 
Les: Dox Gadis. , , « | 132¢ si 


La Fille de trente] 
Le Piège au mari.) 
Chodrue Duvlos 


20 


Palmérin '. 6, « , « 
113° SÉRIE, A 

Un Dimanche Rôninson 

\lonsreur votre fille, ‘, 

La Boni au Diäble , 

Rosemonde , . « 


133° sir 
En Loge de }' Opé | | 
Lo Neveu de Gall 
Les Pirates defln 
L'Enlèvoment d'E 

134° sti 
Deux Merles blanc 
Toute seule, , , 
Le Bonhomme Jac 
Los Jarrotidros d'u) 


114° sème, 
Les deux Vouves . , + 
Alexandra chez Appelle . 
Los Danses nationules. 
Le Gardien dus scollés, CA 


Misanthropie et repontir, 20 


ll 


| 
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La 


F 


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si 


La mort de Buvépllo, : 


1 
and 
[LA 


its 


: 


BAL COST UME CHEZ MAD AME LA DUCHESSE DE BERRY. 


Il yeut, vers la fin du règne de Charles X, une sorte de 
désarmement et de trève dans la politique. Le ministère 
Martignac fut comme une concession mutuelle que les 
partis se firent Yun à l'autre, et les esprits superficiels 
purent croire un instant la paix scellée entre les tradi- 
tions du passé et les instin ts de l'avenir. 

Mais les penseurs ne se laissent pas prendre à ces ap- 
parences, Ls savent que le progrès et la civilisation ne 
sarrétent jamais, et que ces réconciliations monk nianées 
ne sont que le repos qui prec de les grandes crises. Crest 
oor le ciel bleu qu'il faut s'allendre aux coups de foudre, et 
quand la révolution sommeille, elle prend des forces pour 
les luttes prochaines. 

Monsieur de Marlignac était un esprit souple, délié et 


CARBONNEAU 


— k_ 


conciliant, qui jouait, entre ja cour et la nation, Île rôle 


des soubrettes de comédie entre les amoureux qui se bou- 
dent. Ge qui Stait de la valeur à son personnage, C'est 
qu'ici les amoureur ne s'aimaient pas, et que le rapalriage 
devait finir par une rupture violente, Mais monsieur de Mar- 
lignac n'en travaillait pas moins au Marlage, comme s'il 
n'y avait pas la séparation derrière. I allait du roi à la 
France, disant à chacun du bien de l'autre, réfulant les 
griefs, éloignant les rancunes, faisant faire des deux parts 
Il défendait la 


liberté aux Tuileries, et la royauté au Palais-Bourbon. 


un pas vers le rapprochement désirable. 

Cette tâche de médiateur Lo s'accomplit pas sans risquer 
un peu de soi-même, On ne se Ji tle pas entre les combat- 
tants sans attraper les horions de droite et de gauche. Les 
opinions veulent qu'on les épouse pbsolument, et nadmet- 
tent pas la bigamie. Monsieur de Marhganac compromettait 
done son crédit du côté des courtisans et sa popularité du 
côté des libéraux, et il se faisait des ennemis dans Îles 
Mais, en revanche, il se 


doux camps. faisait des amis par 


mi ceux dont il est surtout charmant d'être aime, parmi 


les artistes, les Jeunes gens et les femmes, qui lub savant nt 


1 


gré de l'apaisement qu'il avait mis dans la situation, Tout 


ant et spirituel, dont la paix, les fates et l'art 
1 


lo monde el 


2 DIEU DISPOSE, 


LUE 


sont la vie, lui était reconnaissant du plaisir retrouvé et le 
remerciait en s'amusant. 

On se souvient quel ravissant, oublieux et ardent tour- 
billon fut le carnaval de 1829. 

Ce fut comme une mer montante de fêtes, de bals et de 
mascarades, dont la vague s’éleva jusqu'aux plus hautes ré- 
gions, et atteignit aux marches du {rône. Son Altesse Royale 
madame la duchesse de Berry, entraînée par le torrent, 
concut l’idée de recommencer la mode des résurrections des 
époques historiques. 

Madame la duchesse de Berry, c'est plus que jamais le 
moment de le dire, à présent qu'elle est en exil, était une 
nature charmante et vivante. Aussi brave à la joie au pa- 
villon Marsan, qu’elle l’a été au péril en Vendée; elle avait 
dans l'imagination cet entrain, celte verve, cette hardiesse 
qu’elle a eus dans l’action depuis. Dans toutes les fêtes, 
qui jetèrent comme les splendeurs du soleil couchant sur 
la dernière heure de la monarchie expirante, elle fut deux 
fois la reine, reine par droit de naissance et reine par droit 
de conquétes. Figure deux fois française; spirituelle et 
courageuse, capricieuse et chevalcresque, cordiale et virile, 
devant laquelle les-poétes de l'avenir rêveront bien des 
romans, lorsque la perspective du temps aura idéalisé 
quelques parties trop réelles et estompé quelques saillies 
que nous voyons de trop près maintenant. 

Donc, en ce bienheureux carnaval de 1829, la duchesse 
de Berry fut prise d’une velléité qui mélait une fantaisie 
de femme à une idée d'artiste. L'usage de se masquer était 
depuis longtemps tombé en désuétude dans les salons. 
Faire revivre le costume à la cour, devant ce vieillard sé- 
rieux qui était le roi de France, devant ce‘trône qui res- 
semblait à un confessionnal, la chose n'était guère possible. 
Sans doute Louis XIV avait bien figuré en personne dans 
des ballets, et, à la rigueur, la cour de Charles X ne déro- 
geait pas en suivant l'exemple du grand roi. Mais celui qui 
avait dansé aux divertissements de Lulli et de Molière, 
c'était le Lauis XIV jeune, amoureux et téméraire : et 
encore, quatre vers de Racine avaient suffi pour le faire 
renoncer à ces exhibitions compromettantes. Et certes, le 
roi s'était repenti plus tard de ces accrocs à sa majesté, et 
le mari de madame de Maintenon n’aurait pas été le der- 
nier à blâmer sévèrement l'amant de mademoiselle de La 
Vallière, 

Il fallait done que la frivolité du costume s’antorisat 
d'un plaisir plus sérieux, que le déguisement ne fût qu'un 
moyen et non un but, et que le masque recouyril une pen- 
sée plus grave. 

La duchesse de Berry ne fut pas longtemps à trouver son 
expédient. On commençait alors à se préoccuper du moyen 
âge. Des poëles et des peintres immortels s'étaient mis, 

chose inouie jusque-là, à regarder les cathédrales, à étu- 
dier les chroniques, à fouiller le passé de la France. Le 
moyen Age fut bien vile à la mode. On ne parla plus que 
de dagues et de pourpoints; on ne se meubla plus que de 
bahuts, de vieilles tapisseries, de chêne sculpté et de vi- 
lraux. Le seizième siècle sourtout fit fureur, et tous les 
esprils se relournèrent ayec enthousiasme vers la renais- 
sauce, ce printemps de notre hisloire, cette saison fleuric 


et féconde où le vent tiède qui soufflait d'Italie semblait 


apporter en France l'amour de l’art et le goût du beau, 

Il est peut-être permis à celui qui écrit ces lignes de 
rappeler qu’il ne fut pas tout à fait étranger à ce mouve- 
ment des intelligences, et que la représentation @ Henri III 
date de février 1829, 

Rouvrir la tombe du seizième siècle, recomposer cette 
merveilleuse époque, ‘aire marcher au jour des vivants ce 
siècle éblouissant qui emplissait toutes les pensées, n’était- 
ce pas là une fantaisie royale et qui amnistiait souverai- 
nement le masque et le costume ? De cette façon, une idée 
austère et presque pieuse se joignait à amusement, et le 
plus rigoureux moraliste ne pouvait accuser de frivolité 
une fête où, sous les masques, on sentait la figure sévère 
de l’histoire. 

La duchesse de Berry résolut donc de reproduire exacte- 
ment une des principales fêtes du seizième siècle, et il fut 
décidé que la cour de Charles X représenterait les fiancail- 
les de François, dauphin de France, avec Marie Stuart, 

Les rôles furent distribués. Madame se réserva Marie 
Stuart ; celui du dauphin fut donné au fils aîné du duc 
d'Orléans, qui s'appelait alors le duc de Chartres. 

Le reste fut partagé aux plus grands noms et aux plus 
jolies femmes de la cour. Un détail qui amusa beaucoup 
la duchesse, ce fut de faire représenter, quand cela se pou- 
vait, les ancêtres par les descendants. Ainsi, le maréchal 
de Brissac fut joué par monsieur de Brissac, Biron par 
monsieur de Biron, et monsieur de Cossé par monsieur de 
Cossé. 

On se mit aussitôt à l’œuvre, et pendant un mois toux 
Paris fut sens dessus dessous pour les appréts de cette nuit 
splendide. On bouleversa tous ies cartons de la Bibliothé= 
que et toutes les armoires du Musée pour retrouyer le mo- 
dèle d’une dague ou le dessin d'une coiffure. Les peintres 
collaborérent avec les tailleurs, et les archéologues avec 
lesmodistess 

Chacun restait chargé, à ses risques et périls, de l’exé- 
cution de son costume. Dès lors l'amour-propre fut en 
jeu; il s'agissait de ne pas ¢tre pris en flagrant délit 
d'anachronisme ; les plus jeunes filles se penchèrent sur 
les plus vieilles gravures et sur les plus vieux livres. L’é= 
rudition ne s'était jamais vue à pareille fete ; elle qui n'est 
habituée à recevoir chez elle que de vieilles barbes grises 
et mal peignées, elle fut toute décontenancée de cette su- 
bite invasion de tant de visages frais et roses. 

Tous les charmants peintres d'alors, Johannot, Devéria, 
Eugène Lami, furent mis en réquisilion, Duponchel fut 
appréhendé au corps et traîné dans tous les boudoirs, et 
mit le sceau à sa réputation d’antiquaire ès hauts-de- 
chausse et docteur ès pendants d'oreille, Enfin arriva le 
lundi 2 mars 1829, qui était le jour fixé. Marie Stuart et 
son corlége devaient être reçus aux Tuileries par la cour 
de France et le dauphin François, que Marie venait épouser, 
Le défilé devait commencer à sept heures et demie, Mais, 
malgré le monde d'ouvriers et la forêt d'aiguilles qu'on 
avait employés depuis un mois, tout le monde ne fut pas 
prôt à l'heure dite, et l'on fut forcé d'attendre jnsqu’à dix 
heures, 

A dix heures, la marche s'ouvrit, et l'on s'élagea sur 
l'escalier du pavillon Marsan, dans l'ordre suivant : 


DIEU DISPOSE. 5 


Un garde du corps el un garde-suisse 3 

Cing pages du dauphin de France; 

L'officier des gardes suisses ; 

Six maréchaux sur deux rangs 

Le dauphin François. 

Le dauphin avait derrière lui, d’abord le connétable de 
Montmorency et le duc de Ferrare. 

Puis neuf gentilshommes marchant sur trois rangs, 

Ainsi échelonnée, la cour de France attendit. 

Presque au même moment, le cortége de Marie Stuart 
déboucha. 

Devant la reine marchaient cinq pages, puis huit demoie 
selles d'honneur. 

Derrière elles venaient : 

Quatre dames d'honneur; 

La reine de Navarre; 

Quatre princesses du sang $ 

La reine-mère ; 

Et, enfin, tout le flot des dames et des seigneurs. 

Le défilé se fit avec pompe et activité. Cette foule de gen- 
tilshommes en manteaux courts et en longs pourpoints, la 
toque au flequet de plumes placée sur l’oreille,fla (éle haute 
et la moustache relevée, présentant le poing à chaque dame 
pour lui servir d’appui; les diamants, les pierreries, les 
éloffes éclatantes, l’inondation des Jumiéres, tout rendait 
aux yeux les rayonnements des grandes époques éteintes. 

*Assurément, ce n’était pas là un divertissement vulgaire ; 
l'illusion était complete, la chaîne se renouait entre Je pré- 
sent et le passé, entre la vie et la mort; le costume emprunté 
aux siècles enterrés communiquait aux acteurs de ce drame 
étrange quelque chose de ceux qui l'avaient porté, et plus 
d’un sentit sans doute tressaillir dans sa poitrine le cœur 
de l’aïeul dont il avait l'habit, 2 

On se rendit d'abord dans le grand salon de Mademoi- 
selle, où attendaient les spectateurs invités, les hommes en 
habit habillé et les femmes toutes vôtues en blanc, pour 
faire mieux ressortir les couleurs des costumes. Une vaste 
loge en forme d'amphithéâlre, tapissée de velours nacarat 
et décorée de cartouches et de gonfanons aux armes et aux 
devises de France et d'Écosse, avait été préparée pour re- 
cevoir Marie Stuart. 

La duchesse de Berry s'assit sur un trône. Les cheveux 
crépés et relevés en racine droite, la fraise goudronnée et 
parsemée de pierres précieuses, habillée d'une robe de ve- 
lours bleu, sous laquelle elle portait un vertugadin, et 
qu'écrasaient trois millions de diamants, elle rappelait de 
la manière la plus frappante les portraits de la reine d'É- 
cosse, qu'ont offert à l'admiration de la postérité Frédérico 
Zuccheri, Vanderwert et Georgius Vertue. 

Marie Stuart assise, et sa suite ordonnée autour d'elle, la 
musique préluda et les danses commencérent, Un quadrille 
réglé par Gardel, et qui était un composé de la sarabande 
et d'autres pas du temps, mélangea un moment les plus 
jeunes filles ot les plus beaux garcons de la cour, 


Puis il arriva co qui devait arriver, On en eut bientôt as-# 


8ez de l'histoire, de la majesté et de la représentation, On 
se reldcha un peu de la raideur du rôle qu'on jouait, la 


Sarabande tourna en conlredanse, les costumes et les rol 


blanches se mélèrent, les acteurs se confondirent avec le 
public, et le seizième siècle valsa avec le dix-neuvième. 

La moins intrépide danseuse ne fut pas la duchesse de 
Berry. 

Un trait, qui peint bien cette vive et fière nature, c'est 
qu'ayant laissé tomber, en dansant la galoppe, une frange 
de diamants de sa ceinture dont le prix pouvait bien mon- 
ter à 500,000 francs, elle ne voulut pas souffrir qu’on in- 
terrompit la danse ni qu’on fit écarter personne pour cher- 
cher le précieux joyau. Elle ne s’en inquiéta pas une se- 
conde dans toute la nuit. 

Au reste, ces bijoux furent retrouvés le lendemain. 

L'exemple ainsi donné par la maîtresse de la maison, 
Yon comprend sans peine quelle animation et quelle ar- 
deur devaient régner dans cette fète mémorable, Rien de 
plus chatoyant que ce fourmillement de richesses, que 
cette diversité de couleurs, que cette cohue de rayonne- 
ments. Chaque costume, résultat de longues méditations 
et d’inspirations qui avaient des millions à leur service, 
aurait mérité d’être examiné en particulier. Chaque 
homme, chaque femme était un chef-d'œuvre. 

Mais personne, excepté peut-être madame la duchessé 
de Berry, n’edt pu rivaliser, pour la fidélité scrupuleuse 
des détails et pour la vérité irréprochable, avec un sei- 
gneur qui avait accompagné la reine-mère d'Écosse, 

Ce seigneur s'appelait lord Drummond. 

Son toquet, son manteau, son pourpoint el son haul-de- 
chausse étaient de velours vert, enrichis de filets d’or qui 
couraient tout le Jong et formaient une broderie comme 
on en peut voir une dans le portrait de Charles IX, par 
Clouet. Autour de la toque était attachée une chaîne com- 
posée de perles et de pierres précieuses, qui avaient été 
montées dans l'Inde. Son manteau était doublé d’une 
élofle grise à fleurs d'or, venue d'Orient, et semblable à 
celles dont Venise seule fournissait toute l'Europe au sei- 
zième siècle, Les boutons du pourpoint étaient des perles 
fines. Une épée d’un travail exquis, conservée depuis (rois 
cents ans dans sa famille, pendait à son côté, et il portait à 
sa ceinture une admirable escarcelle ciselée qui avait ap- 
partenu à Henri IIL. 

Les yeux, réclamés par cet ajustement si savant et si ris 
che, s'étaient de toutes parts tournés du côté de lord Drums 
mond. Lord Drummond n’était pas seul; il élait aceompa- 
gné d'un personnage sur qui l'attention ne tarda pas à se 
fixer. 

Presque tous les seigneurs avaient leur suivant; l'un son 
page, l'autre son fou, l'autre son capitaine d'armes, figures 
du second plan, qui contribuaient à la variété de l'ensemble, 

Celui qui accompagnait lord Drummond était une sorte 
de médecin ou d’astrologue comme en entretenaient sous” 
vent les grandes maisons du moyen âge. Il était valu très- 
simplenttut d'une longue robe de velours noir, que cou- 
paient seulement une lourde chaine d'argent fin, et uno 
longue barbe blanche qui s'épanchait à flots sur sa poi- 
(rine. Ses cheveux non moins blancs s'échappaient d'un 
bonnet de fourrures, 

On n'eût peut-Olre pas remarqué cel homme si les ro 
gards n'eussent été invités par la splendeur de lord Drum- 


4 DIEU DISPOSE. 


mond; mais une fois que l’ceil était tombé sur cette figure, 
il ne pouvait plus s'en arracher. L’attention venait pour le 
lord et restait pour l’astrologue. 

Le costume élait simple; mais, ni pour le goût ni pour 
la science, la minutie la plus susceptible n’eût trouvé une 
syllabe à y redire. Pas une seule de ces imperfections de 
détail, qui sont les fautes d'orthographe de l'archéologie. 
Un vieux tableau qui se serait mis à vivre et à marcher 
n’aurait pas différé d’un point dans la robe et d’un pli 
dans la figure. 

Mais le costume n'était que l’accessoire. C'était l'homme 
qui exigeait et concentrait la curiosité. Quelque chose de 
viril et de puissant éclatait dans toute sa fière et haute sta- 
ture, Sa barbe et ses cheveux blancs, quand on le regar- 
dait longtemps, étaient démentis par le jet irrésistible de 
son œil gris et par la pureté de son grand front sans rides. 

Au moment où l’étiqueite historique se rompit et où la 
cérémonie fit place au péle-méle du bal, -plus d’un groupe 
se préoccupa du suivant de lord Drummond, On s’informa 
de lui. Mais, soit qu’il fût bien déguisé, soit que personne 
ne le connût, on ne put savoir son nom. 

— Pardieu! s'écria le comte de Bellay, il y a un moyen 
bien simple de le savoir; je vais le demander à lord Drum- 
mond. 

— C'est inutile, messieurs, dit une voix à distance. 

Le comte et ses interlocuteurs se retournèrent. C'était 
Yastrologue qui parlait de l'autre bout du salon; il avait 
entendu leur entretien, quoique la musique couvrit leurs 
voix. 

— Ne vous dérangez pas pour si peu, monsieur le comte, 
ajouta-t-il en s'approchant du groupe. Vous voulez savoir 
mon nom? Eh! ne l'avez-vous pas deviné à mon costume? 
Je m'appelle Nostradamus. 

— Le vrai? dit le comte en riant. 

— Le vrai, répondit gravement l’inconnus 


Il 


NOSTRADAMUS, 


La fière mine et l'assurance originale de l'astrologue eu- 


rent bientôt attiré autour de lui un groupe curieux et 


Joyeux, 


~ Eh bien! Jui dit le comte de Bellay, si tu es le vrai 


lradamus, pourquol ne nous dis-tu pas la bonne aven- 


ture? 

— Je yous dirai toutes les bonnes aventures que vous 
voudrez, reprit Nostradamus, et, d'abord, la bonne aven- 
ture du passé, Car, savez-vous seulement qui vous tes, ot 
Connaissez-vous la vie de celui dont vous portez le costume? 


— Ma foi! non, dit le comte. 

— Eh bien! je vais vous la dire, 
iit Aussitol Nostradamus de refaire en quelques phrases 
rapid le Caractère et l'existence du personnage que res- 


suscilait le comte, La foule s'amassait, de plus en plus 


EEE ee 


avide, autour du conteur, et chacun à son tour le ques- 
tionnait sur son rôle, Nostradamus saisissait au vol toutes 
les interrogations, et, sans jamais paraître embarrassé, il 
racontait à tous les déguisements leur histoire ayec une 
verve et une science surprenantes. 

Ce qui donna plus de piquant encore à ces improyisa= 
tions érudites, c’est qu'on ne farda pas à s’apereevoir que, 
soit hasard, soit malice, Nostradamus prenait dans la vie 
des morts représentés les aventures qui se rapportaient à 
la vie des vivants qui les représentaient, et, sous forme de 
chronique et d'événements anciens, disait les faits d'hier et 
les intrigues récentes. 

C'était juste assez voilé pour que les héros ne se recon- 
nussent pas, et assez transparent pour que la galerie les 
reconnut. 

Au fond, pour des observateurs moins frivoles que des 
gens de cour et de plaisir, il y avait par momens, dans 
cette verve historique, comme un sentiment d'amère joie à 
étaler les plaies de la société, les mystères des alcôves et la 
litanie des scandales. Ces plaisanteries, toujours élégantes 
et polies, laissaient percer souvent la griffe des allusions 
amères, 

Parfois, ceux que le costume faisaient mari et femme 
étaient mariés en effet par la médisance des salons. Parfois 
une coincidence curieuse donnait à un marquis trop heu- 
reux aux cartes le costume d’un mort connu par ses triche- 
ries au jeu, péché véniel au seizième siècle, et dont les rois 
eux-mêmes ne se défendaient pas. Parfois, au contraire, 
un contraste non moins amusant faisait que le personnage 
d'un mari, célèbre pour avoir tué l'amant de sa femme, 
était représenté par un de ces maris complaisants qui ap- 
précient la douceur de la vie à trois. Nostradamus profilait 
et abusait de ces ressemblances et de ces contradictions. 

De la, mille éclats de rire et un vivant tumulte, qui fai- 
saient abonder la foule de tous les coins du bal. 

Parmi les curieux qu’attirait le joyeux vacarme, il y en 
eut un dont l’arrivée sembla tout à coup frapper Nostra- 
damus. 

C'était l'ambassadeur de Prusse, un homme jeune en- 
core, quarante ans à peine, mais vieilli, incliné, fatigué, 
le front sillonné de jeunes rides sous des méches de che- 
veux blanchis. On devinait, en voyant cette figure plus 
âgée que son âge, une vie évidemment usée par les deux 
bouts : d’un côté par la douleur ou la pensée; de l’autre, 
par le plaisir. 

Arrivé à Paris depuis cing ou six jours seulement, pré- 
senté la veille au roi, l'ambassadeur de Prusse n'était pas 
de la mascarade; il était en habit de cour. 

Quand il se trouva face à face avec Nostradamus, tous 
deux tressaillirent. 

lls se regardèrent un moment, mais ils eurent l'air de 
ne pas se reconnaitre, S'ils se connaissaient, il y avait sans 
doute de longues années qu'ils ne s'étaient vus; l'un avait 
vicilli assez vite, et l’autre était assez déguisé pour qu'ils 
pussent se retrouver sans se reconnaître s'ils s'étaient per- 
dus de vue, 

Néanmoins, un étrange ressouvenir parut les frapper 
tous deux, Le regard éteint de l'ambassadeur et le regard 


ardent de l'astrologue se croisèrent avec une émotion sin- 


— 


DIEU DISPOSE. ÿ 


ee 


gulière. Et quand la foule les sépara, ils se retournerent 
pour se voir encore. 

A ce moment, un maitre des cérémonies vint demander 
le silen :e au groupe moqueur et rieur. 

Un intermède de chant allait varier le bal. 

Tous se turent. 

Presque aussil6t, de derrière un paravent de laque de 
Chine, une voix de femme s’éleva, chantant la romance du 
Saule. 


A la première note de cette voix, Nostradamus tres- 
saillit. Puis, soudain, il chercha des yeux l'ambassadeur 
de Prusse. ; 


L’ambassadeur s'était rapproché pour entendre le chant. 

_ Par un rapport étrange, il avait éprouvé le même tressail- 

lement que l’astrologue, et l’on eût dit qu’il venait de re- 
cevoir une commotion électrique. 


Au reste, la musique et la voix de la chanteuse étaient 
de nature à expliquer toutes les émotions et tous les élans. 
L’ambassadeur et l’astrologue ne furent pas les seuls cer- 
tainement à être frappés du saisissant contraste que fai- 
sait, avec le bal joyeux et étincelant, la plainte nocturne 
de Desdemona. Jamais ce noir pressentiment qui s’abat sur 
l'âme de la jeune vénitienne, comme l’ombre des ailes de 
la mort toute proche, jamais ces attendrissements et ces 
défaillances d'un pauvre cœur de femme qui se sent trop 
faible contre la destinée, jamais cette lugubre et char- 
mante agonie n’avait été comprise et rendue avec cette 
poésie profonde et cette mélancolie poignante. La chan- 
teuse dépassait Rossini et atteignait Shakespeare. 


Qui était cette femme dont la voix avait tant d'âme ? Ca- 
chée derrière le parayent, on l’entendait sans la voir. Ce 
n'était la voix d'aucune cantatrice connue à Paris, ni celle 
de madame Malibran, ni celle de mademoiselle Sontag. 
Comment une voix pareille pouvait-elle être ignorée dans 
la capitale de l'art? De temps en temps, l’astrologue levait 
son regard clair et perçant sur l'ambassadeur, qu'il trou- 
vait absorbé, les yeux fixes et en proie à une anxiété 
indéfinissable. 

Mais si l'astrologue avait aperçu en ce moment lord 
Drummond, le seigneur qui l'avait amené, le sourire d’ex- 
tase qu'il eût yu éclater sur son visage l'aurait intrigué 
bien davantage, s'il ne l'eût éclairé un peu. 

Quand J’admirable voix se tut, madame la duchesse de 
Berry donna le signal des applaudissements et des bravos, 
qui ruisselérent de toutes les mains et de toutes les 
bouches, 

Puis, il se fit un profond silence, comme si l'émotion 
du chant pesait encore sur les poitrines oppressées. La 
douleur de Desdemona avait passé dans toutes ces âmes, 
tout à l'heure si frivoles et si heureuses. 

La duchesse de Berry voulut rompre ce charme de tris- 
tesse, qui menacait d’assombrir sa fôte, 

— Eh bien! dit-elle, il me semble qu'on riait beau- 
coup de ce côté tout à l'heure, Qu'est-ce done que disail 
Nostradamus ? 

— Madame, répondit monsieur de Damas, il disait la 
bonne aventure, 


— Qu'on me lamène, repartit la duchesse. Je suis 
curieuse qu’il me dise la mienne. 

— Me voici aux ordres de Votre Altesse, dit l’astrologue, 
qui avait entendu. 

La foule s’empressa autour de la duchesse et de l’astro- 
logue, désirant voir comment celui-ci s’en tirerait cette 
fois. Jusqu'ici il avait raillé et fait rire; mais le sexe 
et le rang de la duchesse lui étaient cette ressonrec, ct 
l'on se demandait comment son esprit résisterait à sa cour- 
loisie. 

Mais l'accent et le visage de l’astrologue changèrent su- 
bitement, et ce fut d’un ton grave et presque solennel qu'il 
répondit à la duchesse. 

— Madame, dit-il, je n’ai conté à ces messieurs que la 
bonne aventure de l’histoire. C’est la seule que je sache 
en vérité, et Votre Altesse Royale le sait aussi bien que 
moi. Il lui a plu de jouer avec le nom charmant et le sou- 
venir terrible de Marie Stuart. Vous êtes Marie Stuart, 
madame. Que puis-je ajouter ? Si je dis à Votre Altesse 
Royale que cette féte de fiançailles ne précède que des ca- 
lamités, que Marie Stuart n’a pas longtemps à demeurer 
en ce doux pays de France, et qu’elle traversera bientôt 
l'Océan pour ne plus revenir, je dirai seulement à Votre 
Altesse ce qu’elle ne peut ignorer. 

Un pénible embarras se peignit sur quelques visages, 

La duchesse de Berry n'était pas d’une famille si peu 
habituée aux exils que ce rapprochement de son avenir 
avec le passé dont elle portait le costume ne lui fût inté- 
ricurement douloureux. Elle s'efforça de rire. Mais le ton 
du devin avait été froid et sinistre, et ce ne fut pas sans 
un effort qu'elle reprit. 

— Voilà des présages peu gais. N'en avez-vous pas de 
moins ténébreux pour mon jeune fiancé ? 

— Pour monseigneur le due de Chartres? pour mon- 
seigneur le Dauphin, veux-je dire? demanda Nostra- 
damus. 

Le jeune prince tendit gaiement la main 

— Je l'en prie, Nostradamus, ne me fais point mourir, 
comme Francois II que je représente, de quelque affreux 
trou à la tête, en dépit de la science de ton ami Ambroise 
Paré, à moins que ce ne soit sur un champ de bataille, 
auquel cas ta prédiction serait la très-bien venue. 

— Je n'interroge pas la mort, dit l'astrologue, je n'in- 
terroge que la vie. Je ne me vante pas de prédire, mais 
de savoir, Or, je répèle à Monseigneur ce que j'ai dit à 
Madame : regardez volre costume, Comme elle est Marie 
Stuart, vous êtes le Dauphin. Avez-vous choisi ou subi 
ce rôle? le fait est que vous le jouez. Monseigneur, votre 
costume sait que je parle à un héritier de la couronne de 
France. 

— À un héritier bien lointain, reprit avec insouciance 
le fils aîné du due d'Orléans ; et Dieu prôte longue vie à 
mes trois bien-aimés cousins | 

— Je parle à l'héritier direct de la couronne, à un fils 
aîné de roi, insista impérieusement Nostradamus, 

Une ombre passa sur le front de madame la duchesse 
de Berry. 

Quelque insignifiante que fût une prophétie de bal 


6 DIEU DISPOSE, 


masqué, les paroles du devin répondaient a plus d’une 
secrète pensée. La sourde opposition que faisait le duc 
d'Orléans à la politique de la Restauralion n'avait pas été 
sans inquiéter plus d'une fois la branche aînée, et les 
Tuileries s'étaient souvent défiées du Palais-Royal. 

La duchesse de Berry voulut secouer ces idées et essayer 
de mystifier celui qui n’était peut-être au fond qu’un 
mystiticateur. 

— Ce n'est pas Nostradamus qui a répondu ces deux 
fois, dit-elle, c'est le costume. Au tour de Nostradamus 
maintenant. Voici monsieur l'ambassadeur de Prusse, qui 
ne nous est arrivé que depuis peu de jours, qui ne joue pas 
de rôle et qui ne représente que lui. 

Elle fit un signe gracieux d'intelligence à l'ambassadeur, 
et reprit : 

— Nostradamus pourrait-il nous révéler, non pas l’ave- 
nir, qu’on peut accuser de ce qu’on veut, et qui n’est pas 
là pour réclamer, mais le passé de monsieur l'ambassa- 
deur ? Il va sans dire que nous exceptons les choses qui 
pourraient compromettre quelqu'un, et que Nostradamus 
demandera l'autorisation de monsieur l'ambassadeur. 

L’ambassadeur, qui était près de l’estrade, peut-être 
pour être près de l’astrologue, s’inclina en signe d'assen- 
timent. 

Nostradamus le regarda fixement. 

— Non, madame, dit-il, je n'aurai pas la cruauté de 
rappeler à monsieur le comte Julius d’Eberbach l’atroce 
douleur qui est dans son passé. Tout magicien que Votre 
Altesse Royale me suppose, je ne puis et ne veux pas éyo- 
quer de l'abîme les fantômes, 

— Assez, monsieur ! s’écria Julius, palissant. 

— Vous voyez, madame, reprit l’astrologue, que c’est 
monsieur le comte qui me défend de continuer et que ce 
n’est pas ma science qui est en défaut, 

La duchesse ne put retenir un mouvement de dépit. 
Frappée malgré elle par les deux prédictions que Nostra 
damus avait faites à elle et au duc de Chartres, elle eût 
voulu le prendre en faute et le convaincre de mensonge. 
Mais le trouble subit de l'ambassadeur de Prusse démon- 
trait que le devin avait touché à quelque secret terrible, 
et la superstition de tous les cœurs de femme faisait 
craindre à la duchesse que celui qui voyait si bien dans 
les ténèbres du passé, ne vit aussi dans les ténèbres de 
l'avenir, 

Elle essaya encore une fois de dérouter sa sagacité, 

— Grand prophète des faits accomplis, dit-elle, me per- 
mettez-vous d’ayouer que vous ne m'avez pas entièrement 
persuadée ? Monsieur l'ambassadeur de Prusse est un per- 
sonnage éminent, et les existences supérieures sont natu- 
rellement en vue; il n’y a pas une bien grande magie à con- 
naître quelque événement qui a pu lui arriver. Tout le 
monde peut savoir ce qu'est devenu le comte d'Eberbach, 
Vous voyez sa figure, alors vous racontez sa vie, Pour croire 
à votre astrologie, je demande que vous deviniez quel- 
qu'un que personne ici ne connaisse et que vous ne voyiez 
pas, 


— II sera difficile, madame, objecta Nostradamus, de 


trouver, dans cette compagnie illustrée, quelqu’un que per- 
sonne ne connaisse. 


— Ilya quelqu’un, répondit la duchesse, dont la voix 
sublime intriguait tout le monde, tout à l'heure, voulez- 
vous que je la fasse venir ? 

— Oh! oui, s’écria Nostradamus avec un tremblement 
dans la voix. 

— Oh ! oui, répéta instinctivement Julius. 

— Seulement, ajouta madame la duchesse de Berry. 
comme, toute étrangère qu’elle est encore en France, vous 
pouvez avoir voyagé et la connaître, elle viendra masquée. 
Un devin qui n’est pas embarrässé de regarder à travers 
les impénétrables murailles de l'avenir, ne sera pas, sans 
doute, géné d'un morceau de satin. ‘ 

— Masquée ou non, qu’elle vienne! répondit précipi- 
tamment l’astrologue. 

La duchesse fit un signe à un des ordonnateurs du bal, 
qui disparut, Une minute après, il revenait amenant la 
cantatrice. 

Elle était masquée, 

C'était une femme de taille souple, élégante et superbe. 
Elle portait un domino vénitien qui s’accordait à merveille 
avec ce qu’on voyait de son menton et de son cou dorés 
évidemment par le soleil d'Italie. Son cou fier et droit 
était chargé d’une abondance titanesque de cheveux cha- 
tains parmi lesquels ressortaient quelques boucles blondes 
encore. 

Pourquoi, à l'aspect de cette femme, l'astrologue et Ju- 
lius se sentirent de nouveau tous deux le cœur serré, c'est 
ce que ni l’un ni l’autre n'aurait pu dire. 

— Venez, madame, que nous vous remercions, dit la du- 
chesse à la cantatrice. 

Et pendant quelques minutes, ce fut une explosion d'é- 
loges qui rendit à la chanteuse, en-enthousiasme, ce qu’elle 
avait donné à la fête en émotion. Pour elle, elle saluait 
avec une grâce fière et charmante ; mais elle ne dit pas un 
mot. 

La duchesse se retourna vers l’astrologue. 

— Eh bien, messire Nostradamus, dit-elle, nous vous 
avons laissé le temps de regarder madame, et vous en avez 
profité, ajouta-t-elle en voyant que l'astrologue fixait des 
yeux avides sur la cantatrice. Après une investigation si 
scrupuleuse, vous allez sans doute pouvoir nous dire qui 
est madame? 

Nostradamus semblait ne pas entendre la duchesse; il 
regardait eneore la chanteuse. 

— Voyons, recommença la duchesse de Berry, un devin 
comme vous ne doit pas avoir besoin d'un siècle, Oui ou 
non, Connaissez-vous madame. 

Nostradamus se retourna enfin. 

— Votre Altesse Royale, dit-il, aura le dernier mot avec 
ma pénétration comme avec toute chose. Je ne reconnais 
pas madame, 

— Ali! vous vous avouez vainen! s'écria la duchesse de 
Berry, comme ayant un poids de moins sur la pensée, 

Et après un silence, 

— Eh! bien! puisque la soreellerie est morte, vive le 


DIEU DISPOSE. 7 


bal! Madame, encore une fois, soyez remerciée. Messieurs, 
il me semble que je vois là-bas de jolies femmes qui ne 
dansent pas. 

Et aussitôt, pour ramener entrain, elle prit en riant le 
bras qui s’offrait à elle, et se rejeta dans le tourbillon de 
la danse plus vive et plus gaie que jamais. 

Dès lors, il n’y eut plus que valse, musique et joie. La 
fête redoublait d’ardeur à mesure que le jour approchait, 
comme une bougie qui flamboie largement au moment de 
s'éteindre. 

La cantatrice s'était tout à coup perdue dans le courant 
de la foule. 

L’astrologue eut l’air de la chercher pendant quelques 
minutes, puis il demeura quelques temps immobile et 
pensif à l'écart. à 

Il s’approcha ensuite d’un des maîtres des cérémonies, 

— Ii n’y aura plus de chant? demanda-t-il. 

— Non, monsieur, répondit le maître des cérémonies. 

— Et cette chanteuse, qui a chanté la romance du Saule? 

— Elle est partie. ' 

— Merci. 

Tl se mêla de nouveau à l’élégante cohue. 

Aun moment où il passa devant l’ambassadeur de Prusse, 
celui-ci se pencha à l'oreille d'un jeune homme qui l’avait 
accompagné. 

— Lothario, vous voyez bien cet nomme en costume 
d’astrologue? Ne le perdez pas du regard un seul instant, 
et quand il partira, vous prendrez une de vos voitures et 
vous suivrez la sienne. Vous me direz demain oùil loge, 

— Ce sera fait, excellence, répondit respectueusement 
Lothario, Comptez absolument sur mci, Mais Votre Excel- 
lence se fatigue; elle devrait rentrer, 

— Oui, Lothario, je rentre; mais, va, mon pauvre en- 
fant, sois tranquille, je n'ai plus rien à fatiguer ni à user 
en moi, sinon ma peine, 


lll 
LA MAISON DE MÉNILMONTANT, 


Lothario avait alors environ vingt-trois ou vingt-quatre 
ans. L'enfant rose et blond que nos lecteurs se souvien- 
nent peut-être d'avoir yu au commencement de cette his- 
toire, épelant l'alphabet sur les genoux de Christiane, ou 
admirant avec des tempêtes de joie la prodigieuse Chasse 
au Porc de Samuel Gelb, était devenu un noble et char- 
mant jeune homme, qui avait à la fois dans ses yeux sou- 
riants et résolus la vivacité du Français et la douceur de 
l'Allemand, 

À l'empressement avec lequel il avait obéi à la recom- 
mandation du comte d’Eberbach, et au signe tout ensem— 
ble affectueux et respectueux qu'il lui avait fait en par- 
tant, il était facile de voir qu'il y avait entre Julius et Lo- 
thario d'autres rapports que ceux d'ambassadeur à secré- 
taire. On eût dit plutôt un père et un fils. 


De fait, ils étaient l’un à l’autre toute leur famille. Quand 
nous avons fait connaissance avec Lothario, il était déjà 
orphelin de père et de mère; puis son grand-père, le pas- 
teur, élait mort; enfin, la mort de sa tante Christiane l’a- 
vait laissé absolument seul au monde. La vie de Julius 
n’était pas moins déserte. Sa femme n’avait pas tardé à re- 
joindre son petit Wilhelm, et il y avait, en 1829, un an 
que son père avait rejoint Christiane. Julius n’avait donc 
plus de parenté qu’en Lothario, et Lothario qu'en Julius, 
et ils se serraient étroitement l’un contre l’autre pour ne 
pas voir le grand vide que la mort avait fait entre eux. 

Ce fut donc avec un soin scrupuleux et comme pour 
obéir, plus qu’à l’ordre, à la prière d’un supérieur et d’un 
ami que Lothario suivit des yeux, sans jamais le perdre 
dans la foule, l’homme sur lequel le comte d’Eberbach 
l'avait chargé de veiller, 

Il le vit, après le départ du comte, s'approcher de lord 


Drummond, et échanger avec lui quelques paroles. Mais 
Lothario, de loin, ne pouvait et n’eût point voulu, d’ail- 
leurs, les entendre, 

L’astrologue disait à lord Drummond : 

— Voici le beau moment du bal, celui où l’on oublie; ot 
l'on oublie même la joie, où l’on oublie même la douleur. 

— Race oublieuse et légère ! en effet, murmura lord 
Drummond d’un ton de mauvaise humeur. Comme dans 
l'ivresse, ils n’ont même pas conscience du bonheur. De- 
mandez-leur seulement s'ils se souviennent de ce merveil- 
leux chant de tout à l'heure. 

— Il vous a f. rappé aussi! dit vivement l’astrologue. 

Lord Drummond ne répondit à cette exclamation que par 
un souriré, 

— Il a été bien court! reprit Nostradamus. 

— Bien court et bien long! une extase et une torture! 
s'écria lord Drummond. Ab! si tout autre que Madame eût 
demandé qu’elle chantat, elle n’aurait point chanté, certes! 

L'astrologue était sans doute au fait des excentriques 
coutumes de son noble ami; car il ne parut point s’éton- 
ner de la bizarre contradiction que renfermaient ses pa- 
roles, Il demanda seulement : 

— Vous connaissez cette cantatrice, milord ? 

— Je la connais. 

— Oh! un mot de grâce. Depuis deux ans, depuis votre 
séjour dans l'Inde, j'ai perdu de vue votre seigneurie, Y 
a-t-il longtemps que vous connaissez cette femme? Con- 
naissez-vous sa famille ? De quel pays est-elle? 

Lord Drummond regarda fixement celui qui lui faisait 
ces questions impatientes et rapides, et répondit lentement $ 


— Il y a dix-huit mois que je connais la signora Olym- 
pia. Mon père a connu son père, un pauvre diable de bohé- 
mien, Quant à son origine, je ne vous crois pas assez élran- 
ger au monde des arts pour avoir besoin de vous dire 
qu'Olympia est Italienne, 

Il eût fallu en effêt n'avoir jamais ouvert un journal ou 
n'avoir jamais causé dans un salon, pour n'avoir pas en- 
tendu parler de la célèbre prima donna qui avait fait les 
beaux jours do la Scala et de San Carlo, et qui avait créé 


plus d'un rôle dans les plus beaux opéras de Rossini, mais 


8 DIEU DISPOSE. 


qui, soit patriotisme, soit caprice, n’avait jamais voulu 
chanter qu’en Italie et sur les théâtres italiens. 

— Ah! c'est la Diva Olympia, répéta après lord Drum- 
mond le devin en défaut. Voila qui est vraisemblable en 
effet. 

Il se prit à sourire et dit comme à lui-même 

— N'importe! la vie a de singulières hallucinations. 

— La fête m'ennuie maintenant dans ce que vous appe- 
lez son oubli, reprit lord Drummond. D'ailleurs il va tout 
à l'heure faire jour. Je vais rentrer. Restez-vous? 

— Non, dit Nostradamus, je suivrai votre seigneurie, Le 
bal n’a plus pour moi d'intérêt. 

Ils se dirigèrent vers le premier salon. Lothario les sui- 
vit. Ils firent demander leur voiture par un valet. Lothario 
rappela le valet pour demander en méme temps la sienne. 

Dans l’enco”;srement d’équipages qui obstruait lagrande 
cour des Tuileries, dix minutes se passèrent avant que les 
deux voitures fussent avancées. 

— Si vous le souhaitez, mon ami, dit pendant ce temps 
lord Drummond à Nostradamus, je vous ferai un de ces 
jours dîner avec Olympia, mais à une condition. 

— Laquelle, mylord? 

— C’est que vous ne me demanderez pas de la prier de 
chanter. 

En ce moment, le valet appela successivement : 

— Les gens de lord Drummond. 

— Les gens du baron d'Ehrenstein. 

Lord Drummond et l’astrologue descendirent ensemble 
le grand escalier, suivis à dix pas par Lothario. Ils montè- 
rent dans la même voiture, après laquelle s’avanca celle de 
Lothario. 

Lothario, à l'instant où le valet de pied fermait la por- 
tière, lui dit tout bas un mot que le valet de pied alla ré- 
péter au cocher. 

Sa voiture s’élanca derrière celle de lord Drummond, 

Il faisait encore nuit; mais déjà des taches blanchâtres 
se plaquaient par endroits dans le ciel gris. L’aube com- 
mencait à hasarder quelques lueurs pales. L'air était tiède, 
ct l'on y sentait des bouflées molles qui ressemblaient à 
des avances du printemps. L 

Une foule immense, hâve, déguenillée, se pressait aux 
guichets et aux grilles, criante antithèse de la misère et 
de la faim devant le plaisir et le superflu. A chaque voi- 
ture qui sortait, pleine de dorures, de perles et de souri- 
res, c'élaient des exclamations d'admiration amère et de 
raillerie envieuse, et la comparaison de ce luxe et de cette 
splendeur des uns avec le dénûment des autres allait 
ajouter une rage de plus à la haine sourde de ceux qui 
n'ont pas de pain sur leur table ni de couverture sur leur 
grabat, 

Chose étrange, que tous les soulèvements populaires 
viennent à la suite de quelque fête célèbre, et que la ré- 
volution de 1830 ait eu pour préface le bal de la duchesse 
de Berry aux Tuileries, comme la révolution de 1848 a ou 
pour préface le bal du duc de Montpensier à Vincennes! 


La voiture de lord Drummond sortit par la rue de Ri- 


——__—_—_—_—_—_—_———_—r 


voli, et gagna par la place Vendôme la rue de la Ferme- 
des-Mathurins. | 

Dans cette rue, elle s'arrêta devant la porte d’un hôtel 
d'ample et princière apparence. 

Le cocher de Lothario s'était arrêté à distance. Lothario 
mit la tête à la portière et vit descendre lord Drummond, 

Mais l’astrologue ne descendit pas. 

La voiture du devin se remit en route, gagna les bou- 
levards, les suivit jusqu'au faubourg Ménilmontant, et 
s'engagea dans le faubourg. Elle sortit de la barrière, dé- 
passa les premières maisons, et arriva au bas de la rude 
montée. 

Lothario craignit que, dans ce silence des voitures au 
pas, sa poursuite ne fût remarquée de l'inconnu. Il mit 
pied à terre, ordonna à son cocher de ne le suivre que de 
trés-loin, et, s'enveloppant de son manteau marcha sur 
les traces de l'inconnu. 

Au haut de la colline, la voiture tourna à gauche et en= 
tra dans une ruelle déserte. 

Les chevaux ,reprirent le trot et allèrent jusqu’à une 
maison isolée dont le jardin était séparé de la rue par une 
terrasse ombragée d'un berceau de vigne. De là, comme 
aucune maison en face ne gènait le regard, on pouvait 
voir, non-seulement la rue et les passants, mais cette glo- 
rieuse vallée qui s'appelle Paris. 

A dix pas du sol, une balustrade en pierre, garnie de 
grands vases à fleurs devait faire l'été, de cette terrasse; 
une haie de verdure et de parfums. 


Au bruit de la voiture, quelqu'un s'avança précipitam= 
ment sur la terrasse, et à la clarté du matin qui commen- 
çait à jaillir de l'horizon, Lothario, qui avait ralenti son 
pas, vit tout à coup une ravissante tête de jeune fille se 
pencher à la balustrade. 

La vue de cette jeune fille fit à Lothario une impression 
singulière. Dès qu'il l'eut aperçue, il ne vit plus qu'elle. 
Il était venu pour l'astrologue ; mais l’astrologue, le bal 
des Tuileries, l'ambassadeur de Prusse, le monde, en une 
seconde, rien de tout cela n'exista plus pour lui. 

Ce ne fut pas seulement à cause de la beauté de la jeune 
fille. Si elle était belle! c'est ce que les mots ne sauraient 
dire. Seize ans, plus fraîche que la rosée, plus lumineuse 
que le premier rayon, plus jeune que l'aube, il semblait 
à Lothario que c'était elle qui éclairait le ciel, et que la 
nuit l'avait attendue pour effacer ses étoiles. Le beau et 
fier jeune homme se sentit brusquement au cœur une 
douleur immense, comme à l'aspect d'un idéal impossible 
à atteindre et trop haut pour une misérable créature mor- 
telle comme lui. 

Mais en même temps il éprouva, nous le répétons, une 
émotion étrange, Cette jeune fille, il ne l'avait jamais vue, 
ine l'avait même jamais révée; et cependant, il lui sem 
blait qu'il la connaissait, et depuis longtemps, depuis qu’il 
élait au monde, 

Ce n'était pourtant pas la révélation visible de ce type 
antérieur et de ce pressentiment inné que tout grand 
cœur porte en soi, Ce n'élait pas sa chimére jusqu'alors 
innommée et indistincte, qui se réalisait et qui se faisait 


DIEU DISPOSE. 9 


———————————————————————— eee eR eea—OSOOO* 


vivante par la bonté de Dieu. Non, il y avait plus de réalité 
que cela dans ses souvenirs ou dans ses pressentiments. 
Cette jeune filie inconnue, encore une fois, il la reconnais- 
sait; il y a plus, il l'avait aimée» 

La vision ne dura qu’une seconde, mais en cette seconde, 
Lothario vécut plus que dans toute sa vie. 

L’astrologue était descendu de voiture. La jeune fille, 
en le reconnaissant, avait joyeusement et naiyement battu 
des mains, elle était venue lui ouvrir, tous deux étaient 
entrés dans la maison, la porte s'était refermée, et la yoi- 
ture était repartie, que Lothario était encore dans la rue, 
immobile, les yeux cloués sur la place où la rayonnante 
enfant lui était apparue, et comme foudroyé par cet éclair 
de grâce, de lumière, de pureté. 

Enfin, il s'aperçut qu'elle était partie, 

— Oh! oui, dit-il, je vais noter où il loge. 

Et croyant seulement obéir aux prescriptions du comte 
d’Eberbach, il écrivit le nom de la rue et le numéro de la 
maison. 

Puis il dit du regard adieu, ou plutôt au revoir à la 
maison, à la terrasse, à la porte, regagna sa voiture et re- 
prit le chemin de Paris. 

Cependant la jeune fille, qui n'avait pas même aperçu 
le promeneur matinal, entraînait vivement celui dont Lo- 
thario était déjà jaloux dans son cœur, vers une petite 
maison de modeste apparence, mais jolie et coquette. La 
facade, en briques rouges, que variaient des volets verts 
foncés, s'égayait d’un lierre touffu, 

L’astrologue, précédé de la jeune fille, monta un perron 
de quelques marches, et, un moment après, elle le faisait 
asseoir auprès d’un large feu flambant dans un salon 
très-simplement, mais très-gracieusement arrangé. 

— Chauffez-vous bien, ami, dit-elle, pendant que je vais 
vous regarder à mon aise. Que vous êtes bon d'avoir cédé 
à mon caprice d'enfant, et d'être venu dans votre costume 
pour que je puisse le voir! il est sévère et superbe, Il vous 
sied à merveille. Levez-vous donc un peu. 

L’astrologue se leva en souriant, 

— Merci, dit-elle. Ce costume semble fait pour votre 
haute taille. Cette grande barbe blanche et ces cheveux 
d'argent donnent à votre gravité, dont j'ai un peu peur 
parfois, je ne sais quelle douceur. Vous ressemblez ainsi à 
l'image que je me fais d'un père. 

— Je ne veux pas! s'écria l'astrologue. 

Le regard ravi dont il couvait l'enfant s'éteignit brus- 
quement en un pli sombre qui lui courut sur le front, et, 
d'un geste prompt et presque violent, il arracha sa barbe 
et ses cheveux postiches. 

La jeune fille avait raison : ses cheveux noirs le faisaient 
plus jeune, mais le faisaient plus dur, et il y avait dans le 
visage de cet homme quelque chose d'impérieux et d'im- 
placable, qui pouvait effaroucher plus qu'une enfant, 

La jeune fille secoua gentiment la tête. 

— Pourquoi voulez-vous ne pas tre mon père? dit-elle, 
Vous ne voulez done pas que j'en aie un? Voulez-vous 
que je sois toute ma vie orpheline, et sans père ni mère? 
Et vous, vous ne voulez pas que je vous aime? 

— Moi! ne pas vouloir que vous m'aimiez! s'écria l'as- 


trologue, dont les yeux prirent une étrange expression de 
tendresse passionnée, 

— Eh bien! si vous voulez que je vous aime, commênt 
vous aimerais-je mieux qu’étant votre fille? Est-ce qu'il 
existe au monde une affection plus entière et plus douce 
que la reconnaissance filiale ? Moi, je ne rêve rien audelà. 

— Vous êtes une pure et sublime créature, Frédérique ! 
Et vous m’aimez, n'est-ce pas ? 

— De tout mon cœur, répondit-elle avec effusion. 

Mais elle ne s’élanea pas vers lui, et, lui, n’effleura mê- 
me pas son front de ses lèvres. 

Il se rassit devant le feu, et elle prit place à côté de lui 
sur un tabouret. 

— Avez-vous faim ? demanda-t-elle. 

Il fit signe que non. Elle reprit : 

— Vous devez plutôt être fatigué! Voulez-vous dormir? 
Voulez-vous que j'appelle madame Trichter, si vous avez 
besoin de quelque chose ? Maintenant que je vous ai vu, 
n’allez-vous pas vous débarrasser de ce costume? C'était 
magnifique cette fête, hein? 

Vous auriez voulu y venir, peut-être, Frédérique ? 

— Peut-être, dit-elle; j'ai encore si peu vu! Mais je sais 
bien que c'était impossible. Et j’en ai très-bien pris mon 
parti, soyez tranquille. 

— C’est vrai, pauvre enfant, que vous n'avez guère eu, 
jusqu'ici, de fêtes et de plaisirs! Voyons, Frédérique, 
ajouta-t-il en la regardant fixement, parlez-moi en toute 
sincérité; ne désirez-vous rien ? 

— Mon Dieu, répondit-elle, rien et tout. Je voudrais 
avoir une famille, pour aimer plus ; être riche, pour don- 
ner plus; être savante, pour comprendre plus, Mais, or- 
pheline, pauvre et simple comme je suis, je suis heu- 
reuse. 

— Frédérique, dit l'astrologue, je veux, moi, que vous 
ne désiriez rien ; je veux qu’il n'y ait rien et personne au- 
dessus de vous, et cela sera, je vous en réponds. Oh! pour 
satisfaire le moindre de vos vœux, je remuerai le monde. 
Vous êtes ma croyance, ma force, ma vertu. Vous êtes la 
seule créature humaine que j'aie jamais respectée, Vous 
avez développé en moi, qui n'avais que la grandeur du 
mépris, quelque chose d'étrange et de supérieur, Je vous 
aime et je crois en vous, comme d’autres croient en Dieu. 

— Oh! ne parlez pas ainsi de Dieu! dit-elle avec un 
geste de prière, 

— Pourquoi? reprit-il. Parce qu'au lieu de ladorer 
comme les prêtres, dans le vide ou dans de puérils svm- 
boles, je l'adore dans son expression la plus précieuse ? 
Parce qu'en voyant une âme qui est la perfection et l'idéa 
même, je n'aspire à rien au-dessus? Parce que partout 
où je vois beauté, pureté, amour, j'y crois voir Dieu? 

— Pardonnez-moi, ami, dit Frédérique. Mais ce n'est 
pas de celle façon qu'on m'a enseigné la religion, 

— C'est-à-dire, reprit l'astrologue avec un accent qui 
avait un pou d'amertune, qu'entre la croyance d'une vieille 
gouvernante supersliliouse commo madame Trichter ot 
celle d'un homme qui a passé sa vie a penser et à cher 


cher, vous choisissez la foi de la croyant stupide ? 


40 : DIEU DISPOSE. 


— Je ne choisis pas, repliqua-t-elle simplement. J’obeis 
aux instincts que Dieu m'envoie. Vous êtes fort, vous n’a- 
vez pas peur de croire au génie et à la liberté de l'homme. 
Mais moi, humble cœur que je suis, comment me passe- 
rais-je de Dieu? ! 

L’astrologue se leva. 

— Mon enfant, dit-il avec douceur, vous êtes libre, 
croyez ce que vous voudrez; je vous prends à témoin que 
je ne vous ai jamais imposé ni une croyance ni un senti- 
ment. Mais, sachez-le bien aussi, s’écria-t-il avec énergie, 
tant que je serai là, vous n’aurez besoin de personne, ni au 
monde ni au ciel. Vous m’aurez. 

Et comme elle le regardait, sans doute étonnée d’un 
blasphème dont elle ne comprenait ni l'impiété ni la gran- 
deur : 

— Enfant, reprit-il, vous voyez un homme qui, avant 
d’être chargé de votre destinée, a déjà fait et entrepris bien 
des choses; mais à présent qu’il ne s’agit plus de moi seu= 
lement, je sens mon énergie centuplée. Oh! oui, je veux 
que vous soyez heureuse. Et quand j'ai un but, je marche 
jusqu’à ce que j’y arrive. J'ai l'air d’avoir perdu ma vie, 
puisqu’a près de quarante ans, je n’ai ni fortune, ni posi- 
tion. Mais rassurez-vous, les fondements sont jetés, l'édifice 
ya bientôt surgir de terre. J'ai amassé des trésors dont je 
yous enrichirai. J’ai bien travaillé, allez! Pour vous, je fe- 
rai tout. Vous verrez ce que c’est que d’avoir pour soi une 
souveraine volonté qui croit à la souveraineté de l’homme. 
Je n’ai jamais eu de petits scrupules, mais autrefois j’a~ 
vais encore de misérables susceptibilités d’amour-propre, 
une yanilé puérile, une raideur inepte! Pour vous, je sa- 
crifierai tout, à commencer par mon orgueil. Je ramperai 
s’il le faut, oui, moil et je me sens capable de ramasser 
votre bonheur dans ma honte. 

Oh! dit Frédérique, presque effrayée de ce dévouement. 

Aujourd'hui même, poursuivit-il, je poserai la pierre an- 
gulaire de votre fortune, J'attends la désignat'on d’un ren- 
dez-vous décisif... 

Il contempla un moment Frédérique avec une expres- 
sion de tendresse inexprimable. 

— Oh! vous aurez tout, dit-il, 

Puis, comme s’il craignait d'en trop dire : 

— Mais j'ai besoin de prendre quelques instants de re 
pos. Madame Dorothée! appela-t-il. 

Une femme d’une cinquantaine d'années, à l'air simple, 
doux et digne, entra. 

— Madame Trichter, lui dit-il, un étranger se présentera 
dans la journée et demandera à parler au maitre de Ja 
maison. Vous viendrez sur-le-champ m’avertir. A bientôt, 
Frédérique. 

Il serra la main de la jeune fille et sortit, la laissant rô- 
veuse, 

Vers midi, madame Trichter vint frapper à la porte de 
sa chambre et le prévenir que quelqu'un demandait, en 
effet, le maître de la maison, 

Il se hôta de descendre au salon, où l'on avait fail entrer 
le visiteur; mais à la vue de celui qui l'attendait, il eut un 
mouvement de désappointement, 


{] ne le reconnaissait pas, 


C'était Lothario, 

Lothario, qui reconnut, lui, l’astrologue, s’inclina et lui 
remitune lettre en silence. 

Pendant qu’il la lisait, Lothario fixait les yeux sur la 
porte, espérant à chaque instant que l'apparition matinale 
allait de nouveau luire à ses yeux. Mais il attendit en vain, 
Son espérance ne fut pas réalisée. 

Cependant l’astrologue de la nuit achevait de lire : 

— C'est bien, monsieur, dit-il à Lothario, avec un indé- 
finissable sourire. Démain matin, à l'ambassade de Prusse; _ 
j'y serai. 

Lothario, selon ses instructions, salua et sortit. 

Une heure après, un autre visiteur se présenta. 

— Ah! enfin! s’écria le maitre de la maison, reconnais= 
sant, cette fois, celui qu’il attendait. 

L'homme lui dit seulement ces mots : 

— C'est pour ce soir, à onze heures. On compte sur 
yous, Samuel Gelb. 


L'ENVOYÉ DU CONSEIL-SUPRÈME, 


Tl élait onze neures et demie, lorsque Samuel Gelb 
frappa à la porte d’une maison de la rue Servandoni, der 
rière Saint-Sulpice, i 

Le rendez-vous lui avait été indiqué pour onze heures 
précises; mais Samuel s’était-mis exprès un peu en retard, 
ne voulant pas attendre, ou, qui sait? voulant être attendu. 

La maison où il frappait n’avait dans son extérieur rien 
de particulier qui la dénonçât à l'attention : c'était, comme 
toutes ses voisines, une maison silencieuse, retirée, indif= 
férente à la rue et morte au bruit. 

La porte s’entr’ouyrit. Samuel se glissa et la reforma 
vite, I] murmurait à part lui : 

— J'entre comme un voleur, je puis sortir plus qu’un 
roi. 

Le portier sortit de sa loge et l’arrêta. 

— Qui demandez-vous? 

— Ceux qui ont monté quarante-deux marches, répon= 
dit Samuel, > 

Le portier rentra dans sa loge et parut satisfait de cette 
bizarre réponse. Ce ne devait pas tre un portier! 

Samuel traversa un couloir, prit un couloir à droite et 
monta un premier étage de vingt el une marches. 

Là, un homme s'approcha de lui. 

— France? lui dit-il à l'oreille. 

— Et Allemagne, répondit Samuel tout bas, 

L'homme s'écarta, et Samuel monta encore vingt of uno 
marches. 

Il y avait devant lui une porte. I l'ouvrit et entra dans 
une sorte d'antichambre où un autre homme vint à lui. 

— Les peuples? dit l'homme à voix basse. 


— sont les rois, acheva Samuel, 


DIEU DISPOSE, : 44 


a 


Samuel fut alors introduit dans une salle trés-simple~ 
ment meubiée. = 

Il n’y avait profusion que de tapisseries, Murs, plan- 
chers, fenêtres, plafond, tout élait tendu et couvert d’é- 
paisses étoffes, destinées évidemment à éteindre le bruit et 
à emprisonner les voix. Il va sans dire que les portes 
étaient doubles et que les volets étaient clos. 

Ni lampes, ni bougies, La salle n’était éclairée que par 
le feu de la cheminée, dont les grands reflets vacillants 
semblaient, par moments, faire vivre et remuer les figures 
des tapisseries. 

Six hommes étaient assis, attendant Samuel, 

Cing avaient le visage découvert, le sixième était mas- 
qué; et, comme si son masque ne suffisait pas encore à le 
cacher, il se tenait, enveloppé d’un long manteau, dans un 
angle où la lueur du foyer ne pouvait l’atteindre. 

Les fauteuils des assistants étaient tournés du côté de 
l’homme masqué, comme vers le président naturel de l’as- 
semblée. 

A l'entrée de Samuel, tous se levèrent, excepté l’homme 
masqué, 

Quand Samuel eut salué, son regard alla droit à l'é | 
tranger. 

C’est à lui qu’il allait avoir affaire. C'était avec lui qu’il 
allait lutter. : 

— Vous êtes, lui dit-il, le membre au Conseil-Suprème 
qui nous fait l'honneur d’assister à notre séance ? 

L'homme masqué fit signe que oui. Samuel eut une ex- 
pression de joie el d’amertume. Il prit place à côlé des au- 

‘tres, et reprit : 

— Notre hôte a sans doute ses lettres de crédit, 

Sans prononcer un mot, l’homme masqué lui tendit 
d'une main gantée de noir une lettre cachetée. 

Samuel s’approcha de la flamme et examina le cachet, 

— Oui, dit-il, c'est bien le sceau du conseil. 

Il rompit l'enveloppe et déploya la lettre. | 

— Ce sont bien les signes et signatures. 

Il lutalors tout haut : ‘ 

« Nos frères de Paris admettront à toutes leurs réunions 
le porteur du présent écrit auquel nous confions pleine- 
ment tous nos pouvoirs. Il aura voix prépondérante dans 
les délibérations. Il gardera toujours son masque et il ne 
parlera jamais. Il répondra aux questions par signes affir- 
matifs ou négatifs ou par le silence. Car nous voulons que 
son individualité disparaisse ou s'absorbe dans notre pen- | 
sée collective; ce ne sera pas un homme, mais le conseil 
invisible et muet; il cessera d'être lui pour ne plus être 
que nous, » 

— C'est bien, dit Samuel en refermant la lettre, .qu'il 
mit dans sa poche, Messieurs, la séance est ouverte. 

Tout le monde se rassit, 

— Puisque le Conseil-Suprôme nous entend cette fois, 


dit Samuel Gelb, il sera utile, je crois, de commencer par 
exposer où nous en sommes en France, et de récapituler 
nos espérances et nos progrès, 

L'homme masqué fit un signo d'approbation, Samuel 
reprit : 


Depuis quatorze ans, depuis la chute de l’empereur Na- 
poléon, l'Union de Vertu a changé non d'idées, mais de 
but. Le despote est tombé, elle combat le despotisme. Les 
rois n'avaient promis la liberté à ’ Allemagne que pour la 
soulever contre Napoléon : Napoléon mort, ils ont imité ce 
qu'ils lui reprochaient, et ils se sont faits la monnaie de 
sa tyrannie. Notre chère nation, maintenue autrefois par 
un géant, a-t-elle gagné beaucoup à être garottée par les 
trames subtiles de ces royautés de Lilliput? L'oppression 
n’en est que plus humiliante. L'union de la force nous a 
délivrés de la domination étrangère; c'est à l’Union de 
Vertu à briser le joug intérieur. Après l'indépendance, 
nous voulons la liberté. 

— Nous l’aurons! s’écria un des cing. 

— Voici du moins ce que nous avons déjà fait pour cela, 
reprit Samuel. Le cœur de la démocratie bat à Paris. Il 
fallait donc que l'Union fût en rapport direct et incessant 
avec Paris. Il fallait qu'un groupe intelligent et sûr se tint 
entre les deux pays, tendant une main au Conseil-Supréme 
d'Allemagne, et l’autre aux Ventes du Carbonarisme de 
France, ” 

C’est le rôle qu'ont accepté les cinq amis qui, à mon re- 
tour de l'Inde, il y a deux ans, ont bien voulu m'’associer à 
eux. Et jamais, je l’affirme, propagande ne fut plus vail- 
lante et plus dévouée que la leur. 

— Nous avons fait notre devoir, dit un des assistants. 

— Maintenant, monsieur, reprit Samuel, s'adressant 
plus directement à son auditeur muet, vous qui peut-être 
arrivez du dehors, voulez-vous savoir où en est ici la si- 
tuation? Eh bien! le dénoûment approche. Le ministère à 
demi libéral qui gouverne la France va tomber tout à 
l'heure. En voulant réconcilier deux idées, il s’est brouillé 
avec toutes deux. Le roi et les chambres vont l’attaquer à 
l'envi, parce qu'il les empêche de se battre. Monsieur de 
Polignae vient d'arriver de Londres, et est en train de 
machiner un ministère. Monsieur de Polignac, vous le sa- 
vez, est un de ces amis terribles des monarchies qui déci- 
dent l'explosion par l'excès de la compression. Son avéne- 
ment sera la déclaration de guerre du passé à l'avenir. 

— Oui! mais qui empochera la victoire? dit un des as- 
sistants en secouant la tête. 

— Qui? nous! reprit Samuel avec force, Je sais bien que 
les hommes qui représentent dans la politique actuelle, 
l'avenir et la liberté, sont, la plupart, sinon tous, des 
ambitieux médiocres dont tout Vorgueil tient à l'aise dans 
le maroquin d'un portefeuille, Je sais bien qu'ils veulent 
tout simplement la révolution de 1688, et remplacer Char- 
les X par le duc d'Orléans, Oui, c'est pour cela seulement 
que ces grands politiques souldveraient les pouples et met- 
traient l'Europe sens dessus-dessous : pour substituer à un 
principe pur un principe bâtard! Mais que leur importe ? 
Ils sernient peut-Atre ministres, et alors le sang versé dans 
les rues leur semblerait payé. 

— Eh bien! reprit celui qui avait interrompu, 

— Eh bien! fit'en ricanant Samuel, l'idée supérieure 
qui est en nous, en moi, doit nous le dire : ces immenses 
coleulateurs auront compté sans leur hôte, Les ambitions 
seront débordées par les idées, Pour passionner le pouple, 


12 DIEU DISPOSE. 


ils seront obligés d’invoquer la liberté et la démocratie. Le 
peuple les prendra au mot. Il est plus facile de lancer un 
mouvement que de l'arrêter. Une fois la barre du droit 
divin ôtée de dessous les roues de la France, il faudra 
rouler la pente jusqu’à la république. Ou l'autorité abso- 
lue ou la liberté absolue. Cette noble nation ne se rési- 
gnera jamais au petit ni au médiocre : elle est faite pour 
le grand. On ira tout de suite et tout d’une haleine jus- 
qu'au bout, jusqu’au but. Ah! ah! ah! les honorables tau- 
pes politiques qui creusent leurs mines sous leurs trônes, 
et ne se doutent pas du prodigieux éboulement qu’elles 
préparent; le trône s’engloutira tout entier, et qu’elles 
prennent garde qu’il ne les entraîne dans le trou! 

Samuel s'arrêta dans son accès d’ironique gaicté, et con- 
clut gravement, 

— Voilà où nous en sommes, voilà ce que nous espé- 
rons, voila ce que nous avons fait. Qu’il nous soit permis 
de demander au mystérieux témoin qui nous écoute si 
l’Union de Vertu sera contente. 

— Oui, répondit l’homme masqué d’un signe de tête. 

— Ainsi, nous avons bien rempli les intentions du Con- 
seil-Supréme? 

— Oui. 

Un sourire de satisfaction effleura les lévres minces de 
Samuel. Il pensait aux promesses qu'il avait faites à Fré- 
dérique. I allait pouvoir les tenir, Il fit une pause comme 
pour prendre haleine, et ajouta : 

— Cela étant, Daniel, l’un de nous peut-il adresser à 
l’envoyé du Conseil quelques respectueuses questions ? 

L’envoyé fit un mouvement de téte qui voulait dire : 
Parlez. 

— Parle, Daniel, dit Samuel Gelb. 

Daniel prit en.effet la parole. 

— Ce que nous avons fait en France pour l’Union, dit- 
il, le résultat et le progrès de la révolution peuvent le 
dire. Samuel Gelb pense que si chacun de nous a le devoir 
d'être humble pour soi, il n’a pas le droit d’être modeste 
pour ses frères. Or, ceux-ci ont rendu, rendent et ren- 
dront assez de services pour espérer quelque reconnais- 
sance, Cependant, sont-ils récompensés? Bien qu’ils aient 
tous, dans l'Union, des degrés élevés, aucun n’y a le pre- 
mier degré, aucun n’est du Conseil supérieur, aucun n’y 
participe à la direction de l’ensemble, aucun n’y voit clair 
dans l’œuvre qu'il fait, Est-ce juste? est-ce prudent? Dans 
un temps comme celui-ci, où le feu peut prendre à la po- 
lilique d'un moment à l’autre, et où toute la vieille société 
peut sauter brusquement, est-ce une bonne organisation 
de n'avoir pas sur le lieu même, dans la poudrière, à Pa- 
ris, quelqu'un qui puisse agir en un moment donné, sans 
avoir à en référer à deux cents lieues? La situation fié- 
vreuse et haletante comporte-t-elle ces lenteurs? Pendant 
qu'on irait chercher le mot d'ordre à Berlin, on perdrait 
le temps de faire quatre révolutions européennes. L'Union 
dispose de légions et de sommes considérables, Où pour- 
rail-on mieux les employer qu'à Paris? Dans l'intérêt même 
de la cause, nous devons le demander à l'hôte tout-puis- 
sant qui nous écoule : ne serait-il pas de Loute nécessité 


qu'au moins un de nous fût du Conseil-Supréme! 


a pe  —… 


L'homme masqué ne bougea pas. 

Samuel Gelb retint un mouvement de dépit. 

— Il me semblait pourtant, dit-il après un instant d’at- 
tente, que notre demande était assez modérée et assez lé 
gitime pour mériter au moins l'honneur d’un refus. 

Un des cinq intervint. 

— C'est que nos chefs, dit-il, croient peut-être avoir 
précisément réalisé d'avance le vœu de Samuel Gelb et lo 
nôtre, en envoyant à Paris 1s membre du Conseil-Suprème 
ici présent, pour répondre à cette nécessité qu’on vient de 
signaler ? 

Cette fois, l’homme masqué fit un signe affirmatit. 

Samuel se mordit les lèvres. 

— Soit, dit-il. Nous avons avec nous quelqu'un qui aura 
le droit d'agir, et, en cas d’alerte, nous n’aurons plus à 
aller chercher le mot d'ordre en Allemagne. La question 
d'utilité est résolue, reste la question de reconnaissance. 
Je demande pardon à notre glorieux hôte, si j'insiste, mais 
il ne s’agit pas de moi, il s’agit de ceux qui m'ont choisi 
pour conseiller et dont je ne puis sacrifier l'importance. 
Nous tous qui nous sommes placés aux avant-gardes de 
l'action, et qui tenons la mèche allumée auprès du baril 
de poudre, nous comptera-t-on enfin pour quelque chose ? 
Le jour où il y aura une place vacante dans le Conseil, la 
donnera-t-on à l’un de nous? 

Le silence de l’homme masqué ne répondit que : Peut- 
être. 

— Ne croyez pas que je parle pour moi! reprit vivement 
Samuel, La preuve en est que je désigne Daniel comme le 
plus capable et le plus méritant. 

— Et moi, dit Daniel, je désigne Samuel Gelb. 

— Et nous aussi! s’écriérent les quatre autres d’une 
seule voix. 

— Merci, frères, dit Samuel Gelb. Maintenant, je puis 
parler pour moi, car ce n’est plus pour moi que je parle 
rai, mais pour votre élu, pour notre cause, pour votre vo- 
lonté personnifiéeen moi. Eh bien! je le demande à celui 
qui nous écoute et qui se tait : y aurait-il un obstacle à ce 
que, le cas échéant, je fusse appelé à faire partie du Con- 
seil? 

— Oui, répondit le geste de l'homme masqué. 

— Oui? répondit Samuel, dont la bouche eut une con= 
traction aussitôt réprimée. Et nous est-il même interdit de 
demander pourquoi? 

— Non. 

— Je le demanderai done, reprit Samuel. C'est sans 
doute parce que je n'ai pas la vue assez haute, le cœur 
assez fort, la volonté assez hardie? 

— Non, répondit le geste impassibledel’ homme masqué. 

— Est-ce alors parce qu'on croit qu'il me manque ce mé- 
rite vulgaire appelé la conscience, la probité, la vertu, que 
sais-je ? 

— Non. 

— Je vous prie de remarquer, objecta Samuel avec un 
peu d'impatience et de dépit, que nous ne causons pas à 
armes égales, Le silence vous donne l'avantage de la po- 
sition. Je suis obligé, avec un interlocuteur muet, de cher- 
cher, de trouver des raisons contre moi-même, Pour peu 


DIEU DISPOSE. 13 


a 


que cela continue, nous risquons de répéter la scène de 
Molière, où le maître laisse le valet s’accuser de toutes les 
fautes et de tous les défauts avant de lui dire le grief qu'il 
a contre lui. Je continue donc la litanie de mes crimes. 
Voyons : celui qui me rend incapable d’être membre du 


Conseil est-ce de m'avoir pas ce qui éblouit toujours la 


foule et parfois même les hommes supérieurs, ce qui, je 
l'avoue à ma honte, m’a produit quelquefois de l'effet, à 
moi qui parle, à moi, athée de tous les droits divins... Ce 
qui me manque, est-ce un nom illustre, une naissance 
souveraine? Suis-je réprouvé pour n’appartenir à aucune 
maison régnante, ni même à aucune maison particulière ? 

L’inconnu garda Je silence. 

— Vous ne dites ni oui ni non. C’est me dire qu’en effet, 
si j'étais prince, j’aurais de meilleures chances, mais qu'il 
est des avantages qui pourraient suppléer celui-là ? 

— Oui. 

Lesquels? demanda Samuel. En fait de priviléges so- 
ciaux, je n’en vois guère qu'un qui puisse entrer en ba- 
lance avec ta naissance : l'argent. Faudrait-il qu’étant bà- 
tard, je fusse au moins riche. 

— Oui, dil le hochement de tête de l’homme masqué. 

— Ah! voila donc, repartit Samuel d’un ton de sar- 
casme amer, le fond de la pensée de ceux qui prétendent 
former la liberté! Ils n’estiment que l'aristocratie, celle 
da nom ou celle de la richesse! Pour eux, tout se traduit 
en une syllabe ou en un écu! 

L'homme masqué secoua la tête, comme s’il n’était pas 
compris. à 

— Tu as tort, Samuel, interrompit celui des assistants 

qui avait déjà défendu les intentions du Conseil. Il est 
dans l'intérêt de la cause que les chefs aient de quoi agir 
largement sur ces hommes. Les hommes sont encore su- 
jets des hautes naissances; les syllabes et les chiffres agis- 
sent toujours sur ces vieux enfants; le Conseil n’a pas fait 
cet état de choses, mais il est obligé de s'en servir, fût-ce 
pour le détruire. Ce n’est pas le Conseil qui aime lor, 
c’est l'humanité. Si nous voulons la diriger, prenons-la 
par ses goûts. Si nous voulons soulever le vase, prenons- 
le par l’anse. Toi qui l'appelles Samuel Gelb, tu vaux as- 
surément mille fois plus que bien des sots chargés de 
leurs vieux noms comme de reliques; est-ce la faute du 
Conseil si le vulgaire court plutôt à l'éclat extérieur qu'au 
génie secret, à l’habit qu’à l'esprit? N’es-tu pas convenu 
toi-même que tu avais été par moments ému en songeant 
au rang suprême de ceux auxquels tu obéissais? Recon- 
nais donc un penchant dont tu n’as pu te défendre, toi 
qui te dis fort. U faut tenir les hommes par les moyens 
humains. Outre l'utilité matérielle, l'argent a une in- 
fluence morale. Nos ennemis en ont et en répandent. Em- 
ployons contre eux leurs propres armes. La bataille ga- 
gnée, qu'importe comment nous l'aurons gagnéo ? 

Je pense comme toi, Auguste, ajouta Daniel, et, dans 
l'état présent des choses, je ne trouve pas l'Union dimi- 
nue, je la trouve agrandie, au contraire, parce qu'elle 
s'efforce d'attirer en elle et de concentrer le plus de no- 
blesse et de richesse possible, L'Union, comme je la com- 


prends, c'est l'absorption du passé dans l'avenir, c'est la 


conquête de tout ce qui est force de vie par la propagande 
libérale. Eh bien ! puisque le rang et la richesse, à tort ou 
à raison, sont encore des forces, usons-en et usons-les à 
notre profit. Soyons comme l'Océan qui absorbera toutes 
les puissances humaines. L'Union, supérieure par l’idée 
à toutes les fortunes et à toutes les noblesses du monde, 
doit pourtant avoir de grands noms et de grands biens pour 
dominer les riches par l'illustration et les pauvres par 
l'assistance. Elle doit être le clergé de la liberté. 

Le personnage masqué secoua plusieurs fois la tête en 
signe d'approbation. 

Samuel fut-il piqué de voir que le témoin taciturne s’en- 
tendait mieux avec ses amis qu'avec lui? Le ‘fait est qu’il 
répliqua plus brusquement qu'avant : 

— L'or ! Vous parlez tous de l'or, comme si Vor était une 
chose bien précieuse et bien difficile à approcher ! Mais si 
j'en voulais, de Vor, est-ce que vous croyez que je n’en 
aurais pas autant que je voudrais ? Belle malice de s'enri- 
chir, et comme c’est bien là un but digne d'un homme! 
Croyez-vous, par exemple, qu'on me marchanderait si 
j'allais vendre les secrets de l'Union ? à 

Un mouvement de surprise et de répulsion se fit parmi 
les assistants. Samuel s’en aperçut et reprit avec fierté : 

— Rassurez-vous, et ne vous croyez pas déjà livrés. On 
me connaît trop, je pense, pour me soupconner d’une telle 
pensée. D'ailleurs, ceux qui font cela ne le disent pas. 
Mais je voulais vous montrer, qu’à la rigueur la richesse 
n’est pas une chose si impossible qu’il n'existe diverses 
manières de l’acquérir. Et puis, je voulais prouver à ceux 
qui semblent se défier de nous qu'ils sont pourtant forcés 
de se fier à nous, et qu'en ne nous disant pas assez de leurs 
secrets, ils nous en ont dit trop. Maintenant résumons- 
nous, Voilà donc qui est entendu, et, bien que cela me 
retarde un peu, je suis aise de le savoir : Tel que je suis 
désigné par les cing ici présents, après les services que 
j'ai rendus à la cause, quelque service que je lui rende 
encore, tel que je suis, je ne peux pas prétendre à être de 
ceux qui dirigent, _ 

— Non, répondit énergiquement le signe de l’homme 
masqué, 

— Mais ne pouvant avoir un grand nom, puisque je 
n'ai pas même de nom, si je metlais au service de l'Union 
et de la patrie des hommes libres, une grande richesse, je 
pourrais aspirer à ce droit, à ce devoir. 

— Oui. 

— Eh bien! s'écria Samuel d'un accent profond, c'est 
vous qui le voulez, je serai riche. 


V 


DEUX ANCIENS AMIS 


Le lendemain matin, vers dix heures, Samuel achevait 
de déjeuner avec Frédérique, 1 se leva. 

— Rentrerez-vous bientôt ? demanda la gracieuse jeune 
lille. 


14 DIEU DISPOSE. 


—Le plus tôt que je pourrai, répondit-il. Mais, en 
sortant, je ne vous quitte pas autant que vous croyez. 
Je ne travaille que pour vous, et vous êtes au fond de 
toute ma vie. 

Il prit son manteau ct son chapeau. 

— Adieu, dit-il à Frédérique. 

— Oh! fit-elle, je vais au moins vous conduire jusqu’à 
la grille de la rue. 

— Prenez garde, chère enfant, vous n’étes pas très-cou- 
verte, et l’air est vif encore. 

— Bali! dit-elle en ouvrant la porte et en le précédant 
dans le jardin, le printemps commence. Voyez le charmant 
rayon ! Tous les bourgeons sortent, regardez, Je veux sor- 
tir aussi, moi. 

— Oh! murmura Samuel, frappé de la mystérieuse 
harmonie qui appareillait cette ravissante fille et cette ra= 
dieuse matinée; oh! printemps, jeunesse de l’année; 
jeunesse, printemps de la vie! 

Et, comme pour s’arracher à l'émotion qui le gagtiait, 
il ouvrit précipitamment la grille. 

Samuel pressa cette petite main blanche et fine avec 
une apparente tranquillité que démentit la flamme de ses 
yeux. 

Puis, il franchit la grille, et marcha rapidement jus- 
qu’au bout de la rue sans se retourner une seule fois. 

— Oui, pensait-il en froissant du poing son manteau, 
elle m'aime comme un père, voilà tout. C’est de ma faute. 
Je Vai adoptée, je l'ai élevée, je Yai soignée, je me suis 
conduit en père. Et puis j'ai plus du double de son âge. 
Quant à mon intelligence, à ma science, à ce que je peux 
avoir dans l'esprit de supérieur au vil troupeau des hom= 
mes, ce n’est pas à cela que les femmes se prennent, 
Qu'est-ce qu’elle en ferait de ma science? Imbécile que je 
suis! j'ai méprisé la surface, la dorure, ce qui frappe les 
yeux, ce qui se voit. Belle manière de se faire aimer : se 
faire invisible ! 

Elle ne me connaît pas. Jusqu'à co que je lui aie traduit 
en signes palpables et matériels ma valeur et ma person= 
nalité, elle est en droit de me dédaigner et de me repousser. 
D'ailleurs, elle deyinerait ce que je vaux, à quel titre en 
serait-elle touchée ? Que je sois un ‘grand chimiste, un 
penseur au-dessus du vulgaire, un génie libre, qu’est-co 
qu'elle y gagne ? On est savant pour soi. Cela ne donne 
rien aux autres. Au lieu que la richesse et le pouvoir se 
parlagent. Si j'étais millionnaire ou ministre, alors je 
pourrais lui dire : Puise à pleines mains dans ma bourse 
ou dans mon crédit! Alors je serais quelque chose pour 
Cle; je luigervirais; elle serait bien forcée de me compter, 
fiche et puissante, voilà ce qu'il faut qu'elle soit pour 
mo}, 

C’est une noble et généreuse nature, elle mesurera la 
reconnaissance au bienfait, Je lui ai donné le pain et lo 
vêtement qu'il faut aux enfants, elle m'a rendu une ten= 
dresse filiale, Je lui donnerai la splendeur et Vorgueil 
qu'il faut aux femmes; elle me rendra... me rendra-t-ello 
l'amour? 

Il marchait A grands pas, au pas de ses pensées ct 


avail alleint déjà les premières maisons de la chaussée, U 


atteignait aussi ses plus profonds et ses plus sombres des- 
seins, et se disait : : 

— Riche d’abord, c’est par là qu'il faut commencer, 
puisque les Honorables brutes qui gouvernent l'Union de 
Vertu évaluent l'âme à zéro et ne donnent lés grades que 
contre de argent comptant. Mais comment faire fortune 
tout de suite? Les millionnaires ne s'improvisent pas. J'ai 
laissé passer bien des occasions, et je me trouve attardé 
maintenant. Imbécile !... Oh ! mais si je trouve désormais 
une fortune à ma portée !... x 

Qui est-ce qui est riche parmi les gens que je connais ? 
lord Drummond. Bah ! il est veuf, mais il a un fils en An- 
gleterre. N’a-t-il pas aussi deux frères? Enfin, il traîne 
après lui toute une famille, 

Il n’y a donc qu’un Julius! Il ne s’est pas remarié. Alors, 
ni enfant, ni femme. Quant à son frère, c’est moi. Il me 
semble que voilà une fortune sur laquelle j'aurais bien 
quelques droits. La moitié m’appartient en stricte justice, 
bien que ces honnêtes lois sociales m'en aient dépouillé, 
Nous verrons. Aurai-je encore quelque influence sur Julius 
après une séparation si longue? Autrefois je l'aurais mené 
au bout du monde en lui attachant le fil de malien à 
la patte. Je suis curieux de le revoir, : 

Samuel était arrivé a la barriére. 

Il était si préoccupé qu'il n’aperçut pas une femme du 
peuple enveloppée d’une sorte de grosse mante qui, se 
trouvant sur son passage, tressaillit et se hata de cacher 
son visage derrière son capuchon, 

Samuel fit signe à une voiture de place, y monta et dit 
au cocher : 

— À l'ambassade de Prusse, rue de Lille, 

Une demi-heure après, il traversait la cour de l'hôtel de 
l'ambassade, montait le perron et entrait dans une vaste : 
antichambre où se tenaient plusieurs valets habillés d’une 
riche livrée, 

Tl dit son nom. Un des valets sortit et revint aussitôt, 

Samuel, dirigé par lui, franchit un salon, et fut intro= 
duit dans un grand et haut cabinet plein de dorures et de 
peintures. 

Julius se leva de devant une table chargée de papiers et 
vint rapidement au devant de lui, 

Ils se prirent la main et se regardèrent un instant en 
silence, 

— Samuel! 

— Julius! 

Julius était ému dans ce premier mouvement. Pour Sa 
muel, il observait déjà Julius. 

— Tu viens avec Lothario ?'demanda Julius, 

— Non, je suis venu seul, 

— Tiens, Lothario m'avait demandé à taller chercher 
avec une de nos voitures, Il sera arrivé trop tard, Mais que 
je Le regarde ! Il me semble, en te revoyant, que je revois 
ma jeunesse. Mais qu’es-tu devenu? Pourquoi as-tu si 
brusquement quitté l'Allemagne ? Qu’as-tu fait pendant si 
longtemps? Où élais-tu que nous ne nous sommes pas 
rencontrés ? Causons, 

Il le fit asseoir devant la cheminée, 

— Ce que je suis devenu? répondit Samuel, Oh! mon 


DIEU DISPOSE. 15 


Dieu, je suis resté ce que j'étais. Jai le désagrément de 
tapprendre que je ne suis ni roi, ni prince, ni ambassa- 
sadeur. Je suis, comme devant, un pauvre diable de sa— 
vant, plus soucieux de mon cerveau que de ma fortune. 
J'ai totalement négligé de me faire une position, et je ne 
me suis nullement agrandi, sinon en dédain pour ce que 
tu dois respecter, De ce côté, j'ai poursuivi mon but: ac- 
croître ma force et ma liberté morales, apprendre les 
hommes et les choses, savoir. J'ai par-ci par-là, comme 
médecin, ou par des traductions et des travaux de science, 
gagné de quoi vivre. Mais j'ai toujours réservé le meilleur 
de ma pensée pour l’étendre et l’enrichir encore. J'ai étu- 
dié, voyagé, cherché. Pourquoi nous ne nous sommes pas 
rencontrés? C'est qu’il y a dix-sept ans j'ai quitté l’Alle- 
magne à cause d’un grand dessein manqué que mon or- 
gueil ne veut pas dire, et que, depuis ce temps, retenu à 
Paris par un sentiment profond que mon cœur veut taire, 
je ne suis sorti de France que pour sortir d'Europe, il y a 
cinq ans, 

— Où donc es-tu allé ? interrompit Julius. . 

— J'avais toujours eu envie d'aller demander ses secrets 
à cette terrible et dévorante nature de l’Inde, la terre des 
tigres e poissons. Or, un beau jour, ayant réuni la 
somme nécessaire pour réaliser ce rêve, je me suis em- 
barqué pour Calcutta. Je suis resté trois ans dans l'Inde, 
et, tu peux m’en croire, je n’y ai pas perdu mon temps. 
Ah! j'en ai rapporté des secrets et des miracles qui au- 
raient étonné même ton père, l’illustre chimiste et hono- 
table baron d’Hermelinfeld. Vois-tu, la nature sait tout, 
et quand on linterroge, elle répond. Mais les hommes sont 
distraits par leurs intrigues, par leurs affaires, par leurs 
ambitions, et cherchent la puissance dans des portefeuilles, 
lorsqu'il y a dans des brins d’herbe de quoi supprimer les 
empereurs et abrutir les génies. 

L'accent calme et froid dont Samuel prononça ces pa- 
roles impitoyables embarrassa Julius, qui chercha à dé- 
tourner la conversation. 

— Je Vai vu avec lord Drummond, dit-il, Tu le connais 
beaucoup ? 

— J'ai fait sa connaissance dans l'Inde, repartit Samuel. 
Je lui ai sauvé la vie. Lord Drummond est un gentleman 
fantasque. Il avait apprivoisé une panthère dont il était 
fou, et qu'il ne quittait pas plus qu'une maîtresse, Elle 
montait dans sa voiture, elle mangeait à sa table, elle cou- 
chait dans sa chambre. Un jour qu'à demi-étendu sur son 
canapé il causait avec ton serviteur, sa panthère, couchée 
À terre à bord du canapé, léchait son bras nu qu'il laissait 
pendre. Mais, à force de le caresser, n'est-ce pas là le dé- 
noûment de toute caresse? la bôte sentit du song sous la 
ripe de sa langue Apre, Tout à coup elle enfonca ses crocs 
dans le bras de lord Drummond. Il était perdu. Moi, je 
tirai tranquillement un pistolet de ma poche et je tuai 
raide la panthere. 

— Je tonçois qu'il te soit reconnaissant. 


— Sa reconnaissance a consists d'abord à vouloir me 
tuer, 


— Te luer | 
— Oui, figure toi que, débarrassé de l'élreinte de l'ani= 


LEZ 


mal, il me sauta au collet, m’appelant misérable, m’ac- 
cusant d’avoir assassiné la seule creature à laquelle il tint 
sur la terre, et me reprochant de ne pas l'avoir laissé 
manger. Mais comme je ne suis pas plus frêle qu’un autre, 
je me défendis rudement et je ’envoyai se colleter avec le 
cadavre de sa bête. Le lendemain, reconnaissant son tort, 
il vint me faire des excuses, et nous sommes devenus les 
meilleurs amis du monde. Je suis revenu avec lui en Eu- 
rope il y a deux ans. Il n’a trouvé à Londres un éditeur 
qui m’a donné mille livres sterling d’un ouvrage sur la 
Flore de l'Inde. Mais Londres m’ennuie. Ses brouillards 
enrhument l'intelligence. Je suis accouru à Paris. Voilà 
ma vie; elle est simple, comme tu vois. A toi main- 
tenant. 

— Oh! moi, dit Julius, depuis que je ne l'ai vu, il n'est 
arrivé d’abord les choses douloureuses que tu sais. Tu sais 
Vatroce malheur qui m'a frappé? 

. — Oui, dit Samuel, qui palit légèrement. Je n’ai quitté 
Heidelberg qu’un peu après. 

— J'étais au désespoir, reprit Julius. Mon père essaya de 
me distraire en m’emmenant voyager. Je fus censé voir l'I- 
talie, l'Espagne et la France. Au bout d'un an, je revins 
aussi morne. Pour emplir ma vie, sinon ma pensée, mon 
père obtint pour moi, du roi de Prusse, une mission à 
Vienne. Te l’avouerai-je? pour m’étourdir, pour m’eni- 
vrer, pour oublier, je me jetai, corps et âme perdus, dans 
la vie matérielle et dans les joies faciles de cette capitale 
du plaisir. Triste, amer, désolé, je me soulais de débauche. 
Dans celte cour dépravée, ma dépravation fut un titre. 
Grave, sérieux et austère, j'aurais été un phénomène, 
quelque chose dimpossible et d’inapplicable; je ne mon- 
trai que la bête en moi, alors on me crut de l'esprit. 

Moins je donnai de mon intelligence et de ma capacité, 
plus on me jugea intelligent et capable. Les honneurs, les 
décorations, les richesses se mirent à pleuvoir sur moi, 
Mon influence fut bientôt telle, que le roi de Prusse, il y 
a quatre ans et demi, changea ma mission en ambassade, 
Je suis resté ambassadeur à Vienne un peu moins de cinq 
ans; depuis six jours je le suis à Paris. Tu vois que les 
grandeurs me sont venues avec les rides. Je suis puissant 


et faligué. J'ai trop souffert et trop joui pour n’avoir pas 


appris quelque chose. Je me défie, Je ne suis plus crédule, 
Est-ce être plus faible ou plus fort? je n'en sais rien, mais 
je ne crois pas que personne à présent pdt avoir prise sur 
moi. Ah! j'oubliais de te dire que ma fortune s'est mise au 
pas de mes dignilés. Mon père, tu le sais aussi, est mork 
au commencement de l'année dernière, laissant plus d'ar- 
gent encore que son frère. Si bien que j'ai quelque choso 
comme une vingtaine de millions. 

Samuel n'avait pas perdu son empire sur lui-même; car 
l'éclair qui passa dans son esprit à ce mot de vingt mil- 
lions né se refléta pas dans ses yeux. 

Il avait écouté Julius, le regardant sans l'interrompre, 
Les dernières paroles de l'ambassadeur sur sa défiance 
actuelle et sur ses résistances aux entraînements extérieurs, 
élaient en rapport avec sa physionomie vioillie, usée et in- 
différente, Par où done Samuel pourrail-il regagner Vas- 
Cendant qu'il possédait jadis sur son camarade d'« tude? 


16 DIEU DISPOSE. 


SS Ÿ© 


Julius, il suffisait de voir son visage pour s’en assurer, 
était plus cette nonchalante et molle nature à qui Samuel 
ayait eu affaire. Sous son regard éteint, comme sous une 
eau stagnante un reptile, il cachait l'observation froide 
d’un diplomate dont Metternich avait été le maitre. 

Samuel n’avait-il done aucune chance de le ressaisir ? 
Autrefois, il se serait retiré avec fierté, comptant sur son 
attraction fatale pour ramener à ses pieds, soumis et re- 
pentant, ce captif de sa supériorité. Mais lui-même était 
bien changé, et plus profondément peut-être que Julius. 
‘| n’avait plus cette apreté et cette raideur qui ne se serait 
pas baissée pour ramasser un diamant. Une amère expé- 
rience lui avait enseigné que la souplesse est plus forte 
que la force, et que les grandeurs humaines ont la porte 
trop basse pour qu’on puisse y entrer sans se courber un 
peu. 

Au lieu de laisser Julius dans sa froideur et dans son 
indifférence, Samuel se mit à examiner, à l’épier sous 
loutes ses faces, à tourner, pour ainsi dire, autour de son 
nouveau caractère, afin de voir s'il n’y trouverait pas 
quelque ouverture par laquelle il pit s’y glisser. Il mit la 
conversation sur tous les sujets: politique, art, plaisir, 
cherchant, à tort et à travers, une poignée par où il pût 
reprendre sa domination d’autrefois. 

Et d’abord, dans quels termes était-il au juste avec Ju- 
lius? Le baron d’Hermelinfeld n’avait-il rien révélé à son 
fils qui posât entre eux deux quelque barrière insurmon- 
fable? Il était important de s’en assurer. 

Donc, fixant sur Julius son regard profond : 

— Et le baron d’Hermelinfeld, lui demanda-t-il subite- 
ment, me haïssait-il toujours ? 

— Toujours, répondit Julius pensif, A son lit de mort, 
il me recommandait encore avec de vives instances, si je te 
retrouyais, de t’éviter avec horreur. 

— Etc’est comme cela que tu lui obéis ? demanda Samuel 
en ricanant, 

— Il ne m’a jamais voulu donner de raisons, répliqua 
Julius, Je crois à un préjugé injuste, à une antipathie exa- 
gérée, que lon caractère à toi n’était guère propre à 
adoucir, L'instinct de l'équité s’est sur ce point toujours 
révolté ct se révolte encore aujourd’hui en moi contre l'o- 
béissance filiale. D'ailleurs, dans cet abandon continu de 
tout ce qui s'appelle la vie, assez de choses nous ont 
quittés à l’âge où je suis parvenu, pour qu'on ne sacrifie 
pas sans des molifs plausibles le peu qui nous reste du 
passé. Hier, je Vai à peu près reconnu sous ton dégui- 
sement, comme tu m'as reconnu sous mes rides. Je n’ai 
pu m'empêcher de sentir remuer en moi un ressouyenir 
des années anciennes, Je l'ai appelé. Merci d'être venu’ 
Mais je ne m'attendais guère à te retrouver, après dix-sept 
ans, à un bal des Tuileries ! 

— C'est lord Drummond qui m'y a conduit, dit Samuel. 
Tu sais quel antiquaire je suis, Je me suis chargé de son 
costume, Il n'était pas mal, hein? pour avoir été fait à la 
hâte; car lord Drummond n'est à Paris que depuis quinze 
jours, En récompense de ce service, lord Drummond, à la 
prière de cette vicille curiosité toujours jeune en moi, m'a 


amenés avec lui, 


— Nous voilà donc retrouvés, dit Julius. 

— Nous voilà, dit Samuel, bien près l’un de l’autre, et 
bien loin tous deux de nous-mêmes. 

— C'est vrai, reprit Julius. Nos rêves aussi sont morts 
ou partis. A propos de rêves, demanda-t-il tout à coup 
qu'est devenue l’Union de Vertu? 

Samuel, frappé du ton dont cette question lui était faite, 
leva vivement les yeux et regarda Julius en face, Mais Ju- 
lius souriait avec insouciance. 

— Je présume, répliqua Samuel, que ton excellence 
l'ambassadeur de Prusse n’est plus de l’Union ? 

— Oh! non, répondit nonchalamment Julius. Il y a 
longtemps que j'ai rompu avec ces folies de jeunesse. Et 
puis, Napoléon est mort, dit-il en riant. Pourtant, n’ai-je 
pas entendu dire que l’Union avait encore des débris ? 

— C'est possible, dit Samuel. Mais, depuis dix-sept ans 
que j'ai quitté l'Allemagne, je suis, naturellement, peu au 
fait de ce qui s’y passe. 

Il détourna l'entretien. I] lui semblait que Julius épiait 
son visage, et il se sentait piqué d’être en butte aux inves- 
gtiations de celui qu'il venait observer. 

— Ah! fort bien, pensa-t-il ; il joue le même rôle que 
moi; il me sonde comme je l’observe. Allons, ia gagné ; 
il faut en prendre mon parti. Soit, nous lutterons. 

Il fit courir l'entretien sur l'ambition, sur le jeu, sur les 
femmes, sans trouver dans Julius une fibre sensible. Ou 
Julius se tenait bien, ou il n’avait pour tout cela qu’indif- 
férence et dédain. 

— Par le diable ! se dit Samuel, j’échaufferai cet homme 
de neige ! 

— Me suis-je trompé ? dit-il à Julius ; il me semble que 
l'autre soir, à ce bal, quand la voix de cette femme 
s’est élevée, la même impression nous a frappés l’un et 
l'autre. 

Julius tressaillit. 

— Oh! reprit-il, C'est vrai, je ne sais pas qui est cette 
chanteuse, mais elle a touché à une mémoire toujours vi- 
vante en moi, Pauvre Christiane ! La façon terrible et mys- 
térieuse dont elle est morte m'est sans cesse présente ; j'ai 
dans le cœur l'abime sans fond où elle est tombée. Or, 
c'est étrange ! la voix un peu grèle de Christiane lorsqu'elle 
chantait au clavecin quelque air de Mozart n’avait, quand 
j'y réfléchis, aucun rapport avec la voix pleine et sûre do 
la cantatrice masquée... et cependant, j'ai éprouvé ce soir 
quelque chose comme si j’entendais la voix de Christiane. 

— C’est comme moi! dit Samuel. 

— Et lorsqu’elle est venue recevoir les remerciments do 
la duchesse de Berry, certes, sa taille haute et ample ne res- 
semblait guère à la taille svelte et frèle de Christiane. Et 
cependant quelque chose s'est troublé dans mes entrailles, 
comme si jo voyais ressusciter la morte. 

Il eut un mouvement de joie en voyant que cette corde 
encore vibrait chez Julius. 

— Eh bien! Julius, reprit-il soudain, veux-tu diner de- 
main avec celte cantatrice ? 

— Avec celle? 

— Avec elle, 

— Oh? oui, répondit Julius, 


DiEU DISPOSE. 17 


es  —— — ———— " —— ——————————— ————— 


Samuel eut peur des hésitations et des réflexions et vou- 
jut en rester là pour cette fois. Il se leva. 

— C’est convenu, dit-il à Julius. Il faut, pour le mo- 
ment, que je te quitte; mais tu recevras ce soir même une 
lettre ou une visite de lord Drummond qui te priera de 
venir diner demain avec moi, et avec elle. 


PREMIERE RENCONTRE. 


Lothario était la loyauté et la sincérité méme, et cepen- 
dant, nous devons reconnaître qu’il n’avait pas dit toute 
la vérité et rien que la vérité en demandant au comte d’E- 
berbach la permission d’aller chercher monsieur Samuel 
Gelb. 

Il avait pris la liberté de faire remarquer à son oncle 
qu'ayant à parler à monsieur Samuel Gelb, il était tout 
simple, sans doute, que l'ambassadeur de Prusse n’allat 
pas chez lui, et lui fit dire de passer à l'ambassade; mais 
qu’il serait peut-être convenable de lui atténuer ce déran- 
gement, en envoyant au devant de lui quelqu'un de sa 
maison et de sa famille. 

Julius n'avait vu là qu’une prévoyance de son jeune se- 
crélaire et dévoué neveu pour son ami d'enfance, et il 
avait négligemment consenti. 

Le fait est que depuis vingt-quatre heures, la charmante 
image d’une lumineuse figure de seize ans se détachant 
sur le fond d’opale du matin, troublait et bouleversait 
l'âme et la pensée de Lothario, et qu'il eût payé autrement 
cher qu'au prix d’une innocente tromperie le céleste bon- 
heur de la revoir. 

Lothario partit donc dans une des voitures de l’ambas- 
sade. 

Mais au lieu de suivre l'itinéraire qu’il avait vu prendre 
à Samuel, il ordonna au cocher d'arriver à Ménilmontant 
par Belleville. 

C'était évidemment le plus long. Mais il en résulta deux 
choses : premièrement qu'il arriva après le départ de Sa- 
mucl, et deuxièmement qu’il ne le rencontra pas en route. 

Il fit arrèter sa voiture un peu avant la maison, à l'angle 
d’une rue, dit au cocher de l’attendre là, et se dirigea ré- 
solument vers la porte souhaitée, 

Mais à mesure qu'il approchait de cette chère porte, son 
pas se ralentissait. Son courage fondait, à l'approche de 
celle qu'il allait revoir, comme la neige au soleil, L'idée 
de mettre la main à cette petite sonnette qui pendait là, 
comme pour l'inviter, lui faisait refluer tout le sang au 
cœur et le glacait de frisson, Il alla jusqu'à la grille, leva 
{e bras, et s'enfuit précipitamment, 

Il fut longtemps sans oser sonner, Il rêvait des choses 
impossibles et absurdes, fl aurait voulu qu'elle vint sur la 
terrasse et qu'elle lui dit d'entrer. 

La grille était fermée jusqu'à hauteur d'homme par un 
auvent en bois qui empéchait de voir ; il se recula do l'au- 


tre côté de la rue pour tacher de l’apercevoir dans le jar- 
din. 

Mais il n’apercut personne. 

Il revint à la sonnette, et hésita encore. Si Samuel n’était 
pas parti ? Et s’il était parti, que dirait-il à cette jeune fille? 
Quand même ce serait elle qui viendrait lui ouvrir, une 
fois qu’il aurait demandé monsieur Samuel Gelb, de la 
part du comte d’Eberbach, et qu’elle lui aurait répondu 
qu’il venait de partir, quel prétexte aurait-il pour rester 
une seconde de plus? Et d’ailleurs, ce ne serait pas même 
elle qui viendrait ouvrir, ce serait quelque servante, la 
vieille femme qui lui avait déjà ouvert la veille. Monsieur 
Samuel étant sorti, il n’aurait nul motif d'entrer même 
dans le jardin. 

Il aurait mieux valu que Samuel ne fût pas sorti. Le 
pauvre Lothario se repentait d’avoir pris le plus long et se 
trouvait absurde d’être venu en retard exprès. Au contraire, 
il fallait arriver trop tôt. Il aurait eu une chance de trou- 
ver monsieur Samuel non habillé; pendant qu'il aurait 
passé son habit, elle aurait pu passer par le salon, descen- 
dre au jardin, elle lui aurait tenu compagnie, il l'aurait 
vue. Tandis qu’avec sonjhabileté et sa ruse, il s'était arrangé 
de manière à avoir un tête-à-tète avec une vieille ser- 
vante. 

Découragé, il se mit à marcher de long en large dans 
la ruelle, décidé presque à retourner à Paris sans rien 
tenter. 

En marchant, il regardait tout, passants et maisons, et 
s'arrétait aux moindres choses, croyant s'y arrêter pour 
elle, et saisissant tout prétexte de retarder d'une minuto 
sa résolution. 

Un gros éclat de rire lui fit (tourner les yeux. 

Cet éclat de rire était poussé par un charretier, auquel 
une sorte de paysanne tendait un papier. 

— Eh ! ma commère, disait le charretier, vous êtes une 
belle femme et vous avez de beaux yeux, que le diable 
m’emporte! Mais le gouvernement a oublié de m'appren- 
dre à lire. Quand on veut que je réponde, on ne nvecrit 
pas, on me parle. 

La paysanne lui dit quelques mots dans une langue qu'il 
ne comprit pas. 

— Parlez une langue chrétienne, si vous désirez qu'on 
vous enteude, reprit le charretier. Je ne comprends pas 
votre patois. 

Et il fouetta ses chevaux. 

La femme fit un geste d'impatience et de chagrin. 

Lothario avait entendu ce qu'elle avait dit. Il sapprocha. 

— Que demandez-vous, ma bonne femme ? dit-il en al- 
lemand. 

La paysanne fit un mouvement de joie. 

— Vous (les d'Allemagne, monsieur ? fit-elle, 

— Oui. 

— Dieu soit loué! alors, voulez-vous me dire où est cette 
adresse ? 

Lothario prit le papier et lut : Ruo des Lilas, numéro 3 

Ruo des Lilas, numéro 3, dit-il, surpris et charme... 
Vous y êles, Mais c'est donc chez monsieur Samuel Gelb 
que vous allez? 


18 DIEU DISPOSE. 


i RS 


— Oui. 

— Et moi aussi. 

— En ce cas, soyez assez bon pour me conduire. 

A ce moment, elle le regarda et parut frappée de sa fi- 
gure. Etonné des yeux curieux qu'elle fixait sur lui, il la 
regarda à son tour, et ne trouva rien qui lui rappelât quel- 
qu'un qu'il eût déjà vu. 

L’Allemande était une femme d'à peu près trente-quatre 
ou trente-cinq ans, d’une beauté calme, sérieuse, agreste. 
Ses yeux noirs profonds, ses épais cheveux noirs et son 
parler un peu solennel donnaient à toute sa personne 
quelque chose de fier et d’âpre que ne contrariait pas la 
simplicité de sa mante brune à raies bleues. 


Tous deux se dirigeaient vers la porte de Samuel; elle 
examinait Lothario, lui ne pensant bientôt plus à elle, 
rayi d’avoir son entrée et d’être contraint à l’audace. 


En allant, elle lui parlait, peut-être pour le faire parler. 

— Les Français sont un peuple moqueur. Ce charretier 
s’est moqué de moi parce qu’il ne sait pas lire. Ordinaire- 
ment, quand je venais à Paris, j'étais accompagnée d'un 
brave garçon de mon pays, qui savait un peu de français. 
Mais il est retourné à Dieu cette année. Cependant, je ne 
pouvais pas être un an sans venir. Le devoir qui m’appelie 
ici est trop sacré pour que je ne me mette pas en route, 
quoi qu'il advienne. Je suis venue. Mais vous ne pouvez 
pas vous imaginer, monsieur, à combien de peines et de 
dérisions j'ai été en butte tout le long du chemin. C'est 
donc bien drôle de ne pas savoir l'allemand, qu’ils se met- 
tent tous à rire quand je parle! 

Lothario était trop ému pour répondre ou même pour 
entendre. Une autre voix parlait en lui, 

Ils étaient arrivés à la grille. 

Lothario sonna, tout tremblant, Chaque coup de la son- 
nette lui retentit dans le cœur. 

La même vieille femme qui avait reçu Lothario la veille 
vint ouvrir. 

Lothario s’effaca et laissa passer l'Allemande. 

— Mademoiselle Frédérique y est-elle? demanda celle-ci 
en allemand, 

— Elle y est, répondit la vicille, en allemand aussi. 

— Et elle va bien? à 

— Très-bien, 

— Dieu soit béni ! s'écria la paysanne avec un accent de 
joie reconnaissante. Ma bonne madame Trichter, dites-lui, 
je vous prie, que celle qui vient tous des ans au printemps 
demande à la voir, 

— Oh! je vous reconnais bien, répondit madame Trieh- 
ter. Entrez dans la maison. Entrez, monsieur, 

Madame ‘Trichter croyait que Lothario était avec la 
paysanne, 

Elle les introduisit tous deux dans le salon, et monta 
avertir Frédérique. 

Le nom de madame Trichter aura sans doute rappelé à 
nos lecteurs ce buveur grandiose qu'ils ont vu mourir si 
brusquement, dans la première partie de cette histoire, en 
présentant un placet à Napoléon, Ils ont peut ôtre oublié 


qu'uvant de sacrifier ainsi à ses grand desseins égoïstes 


son fidèle renard de cœur, Samuel avait demandé à Trich- 
ter sil donnerait volontiers sa vie pour assurer du pain à 
sa mère. Trichter avait répondu qu'il mourrait joyeuse- 
ment pour qu’elle eût de quoi vivre. Trichter mort, Sa- 
muel s'était cru débiteur de la mère; il l'avait fait venir 
de Strasbourg, et Vavait installée auprès de Fredérique, 
pour laquelle la digne et bonne femme avait été plus 
qu'une servante, presque une mère. 

Frédérique apparut. 

Lothario fut obligé de s'appuyer contre un meuble, tant 
le cœur lui battait. 

Frédérique courut prendre les mains de la visiteuse. 

— Asseyez-vous, ma bonne chère dame. * 

Elle lui avança un fauteuil. La paysanne ne s’assit pas. 

Laissez-moi d'abord vous voir, dit-elle, et vous admirer 
à mon aise, Toujours plus jolie, toujours aussi souriante, 
c’est-à-dire toujours aussi pure. Dieu soit loué | Dieu soit 
loué! Je viens de loin, mais cela paye le voyage. 


Frédérique aperçut alors Lothario et rougit un peu. 

— Monsieur est avec vous, bonne mère? demanda- 
t-elle. 

— Non, dit la paysanne. J'ai rencontré monsieur venant 
ici. Je ne le connais pas. mS 

Lothario rougit légèrement aussi, lui. 

— Mademoiselle, balbutia-t-il, je venais chercher mon- 
sieur Samuel Gelb, de la part de monsieur le comte d’E- 
berbach. 

— Le comte d’Eberbach! s’écria l’éfrangère. 

— Mon ami est parti depuis une grande demi-heure, 
répondit Frédérique. 


— Le comte d’Eberbach? recommença vivement la 
paysanne, en regardant Lothario en face. Vous avez parlé 
du comte d'Eberbach, + WE 

— Sans doute, dit Lothario, ne comprenant pas l'émo- 
tion où ce nom jetait PAllemande. 

— Il est à Paris? demanda celle-ci. 

…— Oui, il vient d’être nommé ambassadeur de Prusse, 

— Et comment va-t-il ? 

— Dieu merci! mon cher oncle est en bonne sante, 

— Votre oncle? Êtes-vous Lothario?... Oh! pardon... 
monsieur Lothario, 

— Vous me connaissez ? 

— Si je vous connais, s'écria l’étrangere. 

— D'où êtes-vous ? de Berlin ? de Vienne? , 

— Jo suis... Mais que vous importe? Vous n'avez pas 
besoin de me connaître, moi. Il suffit que je vous con= 
naisse, vous ebelle. 

Et couvrant du même regard Lothario et Frédérique : 

— Eh bien! enfants, la pauvre femme qui vous parle 
est heureuse de vous voir tous deux avec cette beauté et 
celle pureté sur le front, et elle remercie encore et tou- 
jours la Providence d'avoir bien voulu, dans ce peu d’heu- 
res qu'elle passe à Paris, vous faire rencontrer ensemble 
devant elle pour qu'elle puisse ensemble vous admirer et 
vous bénit, 

Les deux jeunes gons, embarrassés de leur contenanco, 
«ssavèrent de se regarder et baissèrent les yeux. 


DIEU DISPOSE, 19 


SRE ne nee one 


— Mais je ne crois pas vous avoir jamais vu, madame, 
dit Lothario pour dire quelque chose, 
— Vous ne croyez pas? 


—Oh!ne l'interrogez pas, monsieur, dit gentiment 
Frédérique; elle est mystérieuse comme une porte fermée. 
Il n’y a pas de clef qui ouvre ses secrets, Elle m’a juré sur 
son âme éternelle qu’elle n’était même pas ma parente, 
et tous les ans elle fait deux ou trois cents lieues pour me 
voir quelques minutes. Elle vient en l’absence de mon tu- 
teur, qu’elle évite toujours, me fait des questions sur ma 
santé et sur mon bonheur, et s’en retourne. 

— Elle vous parle toujours quand vous êtes seule ? de- 
manda Lothario. 

= Oui, seule, dit Frédérique. 

— Je me retire, dit tristement Lothario. 

— Non, non, reprit vivement l’inconnue. Vous, c’est 
différent, vous pouvez être là. Je n'ai rien à lui dire que 
vous ne puissiez entendre. Vous n'êtes pas si étrangers 
Pun à l’autre. 

— Nous ne sommes pas étrangers! s’écria Lothario 
joyeux. 

— Je n’ai jamais vu monsieur, objecta Frédérique, 

— Et moi, avoua Lothario, j'ai vu pour la première fois 
mademoiselle, hier matin, sur la terrasse, 

— Ah! vous m'avez vue? 

Lothario s'arrêta, confus de sa précipitation. Il lui sem- 
blait que son cœur allait se lire sur son visage. 

— L’Allemande sourit en les regardant. 

— Oh! murmura-t-elle, ils pourraient faire un ciel si 
l'enfer n'était entre eux. 

— Eh bien ! Frédérique, dit-elle, que vous est-il arrivé 
depuis un an que nous ne nous sommes vues ? 

— Oh! mon Dieu, rien, répondit Frédérique. Toutes 
mes semaines se ressemblent, C'est toujours la même exis- 
tence, simple et tranquille. Les mêmes occupations et les 
mêmes personnes. Pas de nouveau venu dans ma vie. Je 
travaille, je couds, je lis, je fais de la musique, je prie, 
et je pense à mon père et à ma mère, que je n'ai jamais 
connus. 

— C'estcomme moi, interrompit Lothario. 

— Et... celui que vous appelez votre tuteur ? demanda 
la paysanne, dont la figure s’assombrit en faisant cette 
question. 

— Il est toujours excellentet dévoué. 

— Et vous êles heureuse avec lui ? 

— Tres-heureuse. 

— C'est étrange, c'est étrange, murmura l'étrangère. 
Dieu est dans ceci, N'importe! ne lui parlez toujours pas 
de ma visite. 

— Vous devriez bien no pas mo demander cela, dit 
Frédérique, 

— Comment? 1 

— Écoutez done! avec vos mystères, j'ai par instants des 
scrupules, reprit la charmante fille. Élevée et nourrie par 
mon tuteur, ai-je le droit de recevoir des visites à son in- 
su, de lui cacher co qui se passe chez lui, de me défier do 
lui? Si encore j'avais des raisons extrêmes, Mais quand jo 


vous questionne, vous vous taisez. Vous ne voulez pas 
même me nommer mes parents. Mon tuteur dit qu'il ne 
sait rien de mon origine, Au moins, je vous en prie, par- 
lez-moi de ma mère. Vous devez la connaître! vous la 
connaissez 

Non! non! ne m’interrogez pas, dit la paysanne. Je ne 
puis pas vous répondre. 

— Eh bien! si vousné voulez pas me parler de ma 
mère, je croirai que vous venez dans de mauvais desseins, 
que vous êtes envoyée par des ennemis peut-être pour 
m’épier et me perdre. 

La paysanne se leva. Une larme roulait dans ses yeux. 

Frédérique ne tint pas contre ce muet reproche. Elle se 
jeta dans les bras de l’inconnue et lui demanda pardon. 

— Chère enfant dit la paySanne, ne me soupçonne ja- 
mais. Tu me ferais bien du mal, mais tu l'en ferais bien 
plus encore. Pourquoi je m'intéresse à toi? Pour mille 
raisons que je ne puis te dire. Jai fait, dans une heure 
de trouble, une chose d’où peut résulter ton malheur. 
Jusqu'à présent, la bonté divine nous a préservées, et ce 
qui aurait pu te perdre parait avoir été heureux. Mais qui 
sait l'avenir? S'il (arrive malheur, C’est moi qui en aurais 
été la cause, C’est pourquoi ma vie test dévouée. Prends- 
la le jour où tu voudras ; elle Vappartient. Quand tu auras 
besoin de moi, ou seulement quand fu auras quelque 
chose à m’apprendre, quoi que ce soit, un changement de 
ton sort, un changement de demeure, écris-moi, comme 
tu as toujours eu la bonté de le faire, à la même adresse, 
à Heidelberg. Qu’enfin je ne te perde jamais de vue, Oh! 
je ten supplie, crois en moi. 

Elle se tourna vers Lothario. 

— Vous qui restez à Paris, dit-elle, je vous la recom- 
mande. Veillez sur elle, ne la quittez pas des yeux. Elle 
peut, d'un jour à l’autre, courir des dangers dont elle ne 
se doute pas. 


— Malheureusement, dit Lothario, je n'ai pas le droit 
de protéger mademoiselle, 

— Si! vous l'avez! répliqua l'inconnue. Je vous jure 
que vous l'avez. 

— Vraiment? Mais mademoiselle Frédérique ne me le 
reconnailra pas, 

— Je reconnais, dit Frédérique, à tout bon et honnète 
cœur, le droit de protéger ceux qui sont en péril. Mais je 
n'ai pas besoin de personne tant que j'aurai mon tuteur. 

La paysanne hocha la téle avec un sourire amer. 

— Nous serons deux, mademoiselle, dit Lothario trans- 
porté d'aise dese trouver mêlé à la vie de Frédérique, 
Votre tuteur est un vieil ami de mon oncle; ils vont re- 
nouer connaissance, et l'on me permettra de venir ici quel- 
quefois, Mon oncle permettra que monsieur Samuel Gelb 
m'accueille, Monsieur Samuel Gelb est dans ce moment 
à l'ambassade, jo l'y trouverai peul-ôtre encore en ren- 
trant. Je mo ferai présenter à lui, Quel bonheur! 

— Ah! ils se revoient? dit l'étrangère à voix basse, et 
comme se parlant à elle-méme. Ab! Samuel a ressaisi 
Julius? Tant pis! De nouvelles calamités s'apprôtent, 
Lothario, reprit-elle à voix haulo, veillez sur elle, et veil- 


lez sur monsieur le comte, Moi, je vais relourner dans 


20 
ee eee ee ee 
mon pays, contente du présent, inquiète de lavenir. 
Adieu, Frédérique, je ne reviendrai pas avant un an. 

— Ah! moi, dit Lothario, je reviendrai avant deux jours. 

L'inconnue embrassa Frédérique sur le front, prononça 
une bénédiction qu’on n’entendit pas et sortit du salon. 

Frédérique la reconduisit jusqu’à la grille, et la paysanne 
et Lothario sortirent, laissant Frédérique toute rêveuse et 
en proie aux nouvelles émotions que devait jeter dans le 
cœur de la jeune fille cette improvisation d'intimité avec 
ce doux et élégant jeune homme, le premier qui fût entré 
dans sa solitude, 


VIE 


CHEZ OLYMPIA; 


Olympia occupait, île Saint-Louis, sur le quai du Midi, 
le premier étage d’un ancien hôtel d’un air noble et sé- 
vere. 

En entrant dans son appartement, on nese serait pas cru, 
certes, chez une actrice. Nulle part, ces frivolités neuves, 
ces modes du matin, nécessaires aujourd’hui, demain im- 
possibles, cette richesse inintelligente de la parvenue. Ni 
luxe ni coquetterie, L’antichambre donnait sur une salle 
à manger tendue de vieilles tapisseries. Le salon, tout en 
bois de chêne sculpté çà et là de roses et de vignes, et dont 
le plafond était peint par Lebrun, n’était pas contrarié par 
l'ameublement sobre et digne. 

Un grand piano d’ébene à filets d’or, placé en face de la 
cheminée, aurait seul pu dire à quel grand artiste ce loge- 
ment appartenait; autrement, on se serait moins altendu à 
une chanteuse qu’à une grande dame. 

Au moment où nous prenons la liberté d'introduire nos 
lecteurs chez la cantatrice qui avait remué tant d'émotions 
au bal de la duchesse de Berry, Olympia, vêtue d’un am- 
ple peignoir de cachemire blanc, était dans le salon et 
achevait de donner des instructions à un valet de pied. 

Olympia pouvait avoir trente-quatre ans. C’est dire qu’elle 
élait dans toute la puissance d’une beauté chaude et ferme, 
accentuée par les tons ardents des soleils d'Italie. La dou- 
ceur de ses yeux, d’un bleu profond et presque noir, se re- 
levait par moment d'un regard vif et résolu. On y sentait 
la force sous la bonté, et, sous la grâce de la femme, une 
décision virile. 

Une immense profusion de cheyeux d’un or fauve et su- 
perbe ruisselaient, comme une auréole de flamme, le long 
de ses tempes; et tourbillonnaient derrière sa tête, Son 
teint, d'une pâleur rayonnante, avait l'éclat mat d’un mar- 
bre blond, 

Des mains d'impératrice, une taille fière et souple, et sur 
toule sa personne ce signe particulier que l'art imprime à 
ses élus pour les distinguer de la foule; tout complétait 
cette belle et sereine créature faite pour passionner les yeux 


comme les oreilles, La figure était digne de la voix, 


DIEU DISPOSE. 


Vous entendez, Paolo, disait Olympia au valet de pied, 
quand vous aurez remis ces quinze cents francs au maire 
de l’arrondissement, et ces quinze cents autres à monsieur 
le curé de Notre-Dame, vous monterez, en revenant, chez 
cette pauvre femme dont le fils est tombé à la conscription, 
et vous lui remettrez ces mille francs. On m’a dit que c’é- 
tait suffisant pour racheter son fils. Elle ne pleurera plus. 

— Je lui dirai, demanda le valet, que je viens de la part 
de madame? 

— Non pas! répondit Olympia. Vous direz, sans nom= 
mer personne, que vous venez du faubourg Saint-Germain. 

Le valet partit. 


Il n'avait pas refermé la porte du salon, que tout à coup, 


deux ou trois coussins d’un vaste canapé qui était auprès 
du piano se mirent à s’agiter. Olympia se retourna et vit 
se dresser entre les oreillers de soie, une tête vive et bi- 
zarre, aux cheveux noirs bouclés, aux yeux noirs, aux 
dents blanches. L'homme sur les épaules duquel souriait 
cette tête, s'était tenu pelotonné et caché sous les coussins. 

Sans quitter sa position horizontale : 

— Alors, ma très-chère sœur, dit-il à Olympia, tu ne 
gardes encore absolument rien pour toi? 

— Que diable faisais-tu la, Gamba? dit la chanteuse. 

— Une question n’est pas une réponse, reprit le singu- 
lier personnage. Madame la duchesse de Berry a eu l’idée 
intelligente de te faire prier de chanter chez elle, et la gra- 
cieuse idée de te remercier de ton chant en t'envoyant deux 
cents louis. Si, sur ces deux cents louis, tu donnes quinze 
cents francs au maire, quinze cents francs au curé, et mille 
francs à la vieille, je recommence à te demander ce que 
tu garderas pour toi. 

— Je garde, répliqua gravement Olympia, les quatre li- 
gnes que Madame a dictées et signées. Un remerciment 
d’une telle main n'est-il pas plus précieux que deux cents 
misérables louis? Et, à présent que j'ai répondu à ta ques- 
tion, réponds à la mienne. Que faisais-tu là? 

— Moi? dit Gamba. Eh! parbleu ! j'espionnais la charité 
d’un ange sans aîles, et j'exerçais la souplesse d'un homme 
sans os. Quand tu es entrée tout à l'heure dans le salon, 
j'étais en train de me dégourdir un peu les muscles, et de 
repasser quelques-uns de mes anciens sauts de carpe. Ta 
venue subite m'a interloqué, et, de peur d’être pris en fla- 
grant délit de saltimbanquerie, je me suis enfoui dans les 
profondeurs de ce canapé, où je serais resté enterré jusqu’à 
ton départ sans l'explosion d'horreur que m'a arraché ta 
vertu. 

Ce disant, il signor Gamba sauta prestement du canapé, 
et vint, d'un bond élastique, tomber en arrêt solide et sou- 
ple devant la table où était assise Olympia. 

— Etrange garçon! fit-elle en souriant. 

C'était, en effet, un étrange et curieux être, co Gambal 
Polit, svelle, la taille mince et les épaules carrées, un cou 
de jeune taureau, un mélange de délicatesse, et de vi- 
gueur, nerveux, les attaches fines, il avait des mains de 
femme et des poignets d'Hercule, Ce qui frappait surtout 
en le regardant, c'était un contraste flagrant entre son al- 
lure el son costume, Sa vivacité ordinaire ne savait évidem- 
ment comment se comporter avec cet habit noir et ce pan- 


‘ 


DIEU DISPOSE. 


talon qu’il avait pris à larges plis, sans doute, mais dont 
les bretelles et les sous-pieds le mettaient au martyre. 
Il semblait dépaysé dans cet accoutrement de tout le 
monde, et il avait quelque chose d’un clown en cage dans 
un frac. MOV AU‘ at 

Un seul détail dans son costume devait ravir sa fantaisie 
méridionale autant qu’il choquait notre élégance étriquée : 
c'était une paire de vastes anneaux d'oreille en or qui pen- 
dajent et battaient le long de ses joues, et qui, dans la 
prestesse de ses mouvements, ajoutait deux rayons aux 
rayons de ses yeux. Aucune prière, aucune considération 
n'avait pu déterminer Gamba à renoncer à cet ornement 
splendide. 

Olympia retint le sourire qu'avait amené sur ses lèvres 
le saut brusque de Gamba, et prit l'air le plus sérieux 
qu’elle put. 

— Mon cher frère n’apprendra donc jamais la dignité et 
la tenue? dit-elle. A quarante ans tout à l'heure, mon cher 
frère aîné devrait pourtant avoir un peu moins de vif ar- 
gent dans les veines. 

— Ah! ma foi, tant pis! s’écria Gamba. Il n’y a là per- 
sonne. Lord Drummond ne nous regarde pas. Laisse-moi 
me détirer un peu. Si tu savais comme j'en ai assez du 
grand monde en général et de Paris en particulier! Quel 
affreux pays que la France! Le soleil se repose cing jours 
par semaine de s'être battu les deux autres. Je m'y ennuie 
et je m’y enrhume. Ajoute à cela lord Drummond, l'homme 
brouillard. Je crois, corpo di Bacco, que je regrette ici le 
climat et le séjour de Vienne! 

Olympia tressaillit douloureusement. 

— Tu m'avais promis, frère, dit-elle, de ne jamais me 
reparler de Vienne et des deux mois que nous y avons 
passés ? 

— C'est vrai! Oh! pardon, sœur! Je suis un étourdi ba- 
vard. Parlons de l'Italie, à chère Italie! 

— Tu aimes donc bien l'Italie, Gamba? 

— C'est ma mère, dit Gamba, dont la voix s’attendrit, et 
dont l'œil eut presque une intention de larmes. 

Et puis, reprit-il plus gaiement, en Italie, il fait chaud 
et ily a un soleil. De plus, j’y ai des amis dans presque 
toutes les villes, des allumeurs de quinquets, des figurants, 
des souffleurs. La nuit, après le spectacle, je m'en vais 
avec eux dans quelque cabaret, j'ôte mon habit, et il faut 
me voir me livrer à tout ce que la nature et l'air permet- 
tent de fantaisies aux hommes désarticulés. Et ce sont des 
applaudissements, et ce sont des cris de joie. Tandis qu'ici, 
je ne connais personne. Au lieu de Uengager à un théâtre 
où je n'aurais pas tardé à faire quelque honorable connais- 


ZUAAUOMA 


sance parmi les comparses et les pompiers, tu te liens ma- 
jestueusement dans un hôtel où je suis réduit à la compa- 
gnie de lords et de princes. Quel ennui! Il faut que je sois 
jour et nuit un monsieur, un riche ganlé, guindé, eravate; 
jamais un salltimbanque! jamais à mon aise! Est-ce une 
vie? Je l'aime tant que, pour toi, je m'astreins au luxe, je 
me résigne à coucher dans des apparlements somplueux, 
je subis des domestiques, je m'assujétis à des repas splen- 
dides, Mais je regrette ma misère, mon bon sommeil on 
plein air, le macaroni de la place, et surtout la corde raide 


| 


21 


et la pyramide humaine! Ah! penser qu’il y a des pauvres 
qui envient les riches! 

Gamba disait ces choses comiques d’un accent si péné- 
tré qu’Ulympia, tout en souriant, se sentit presque touchée 
de ses lamentations absurdes. 

— Ne tafflige pas, mon pauvre Gamba, ton vœu pour- 
raît bien être réalisé plus tôt que tu ne l’espères et que je 
ne l'aurais voulu. 

— Nous retournerions en Italie? 

— Hélas! oui, reprit Olympia. Je ne suis pas comme toi, 
moi, j'aime Paris. 

—Si tu l’aimes, interrompit tristement le pauvre homme, 
nous y resterons. 

— Non, répondit-elle. J'aime dans Paris, la ville sacrée 
des artistes, la capitale des intelligences, la cité qui distri- 
bue les couronnes définitives. C'est Paris qui baptise et qui 
nomme les réputations et les talents. Personne n’est sûr de 
soi tant que la France n’a pas prononcé. Un jour done, je 
me suis mise à douter de mon inspiration et de ma puis- 
sance, et j'ai éprouvé l’irrésistible besoin de venir deman- 
der à ce juge suprême ce que je valais. Justement, lord 
Drummond me suppliait de venir le rejoindre à Paris. J'es- 
pérais pouvoir y chanter, bien que lord Drummond, tu 
sais comme il est jaloux de ma voix! déclarât s'y opposer 
d'avance. J'ai essayé de m’entendre, sans lui en parler, 
avec le Théâtre-Italien. Mais il avait prévu sans doute le 
coup. J'ai eu beau accepter d’avance toutes les conditions 
possibles, offrir de chanter pour rien, on m’a objecté des 
engagements pris, le danger de créer des concurrences aux 
vogues établies. En somme, j'ai trouvé la porte fermée. Eh 
bien! je retournerai où les portes me sont ouvertes; car, 
vois-tu, Gamba, j'ai besoin de chanter. 

— Comme moi de sauter! Oh! je comprends cela! s'é- 
cria Gamba. Oh! oui, les tours d’agilité du gosier ou des 
reins! le cercle des bouches béantes, les applaudissements, 
le triomphe! c’est la vie! 

— Non, reprit Olympia en secouant sa belle téte noire 
mélancolique, non. Si j'aime le chant, la musique divine, 
les grands maîtres et cette supréme consolation de l'art, 
ce n’est pas pour les bravos, pour la renommée, pour la 
gloire, mais pour moi-même, pour l'émotion que je res- 
sens et que je communique, pour répandre au dehors un 
trop plein que j'ai dans le cœur, J'ai en moi que:que choso 
qui m’étoufferait, je crois, si je ne l'épanchais pas dans les 
autres, Je ne chante pas pour être applaudie, frère, mais 
pour vivre. 

— N'importe, dit Gamba, tu penses à quitter Paris? 

— Oui. 

— Et à retourner en Italie? 

— Oui, 

— Bientôt? 

— Avant quinze jours, 

— C'est bien vrai? Tu ne dis pas cela pour tromper ton 
pauvre Zorzi? 

— Jo te le promets, 

Ily avait deux fauteuils dorés appuyés dos à dos, Sans 
répondre un mot, Gamba se renversa brusquement en ar- 
rière, tomba la colonne vertébrale posée sur le double dos- 


= 


°° DIEU DISPOSE. 


EE 


sier, et, par un prodigieux saut de carpe, alla retomber de- 
bout les pieds joints de l’autre côté des fauteuils, 

C'était sa manière d'exprimer sa joie. 

Olympia jeta un cri. 

— Malheureux, dit-elle effrayée en souriant, tu finiras 
par te casser le cou, sans compter que tu commenceras par 
casser mes meubles. 

— Ah! tu n'insultes! répondit Gamba blessé dans son 
amour-propre d’acrobate. 

Et, comme pour se venger de cette crainte injurieuse, il 
sauta sur le canapé, enjamba un bahut, grimpa du bahut 
sur une sorte de torchère en bois doré qui supportait un 
énorme vase du Japon, et, de la torchère, sur le sommet 
du vase, où il se tint en équilibre. 

— Je l'en prie, descends, s’écria Olympia épouvantée, 

— Sois tranquille, dit-il, je célèbre notre glorieuse ren 
trée en Italie. 

Et, se gonflant les joues et imitant avec son gosier le 
son, etavec ses mains le mouvement de la trompette, il se 
mit à chanter bruyamment : Tara! taral tarat 

Tout à coup la voix lui expira au gosier, et Olympia, 
étonnée, le vit pâlir et prendre une contenance piteuse. 

C'était lord Drummond qui entrait. 

Le vacarme des fanfares de Gamba avait empêché d’en= 
tendre le valet qui était venu l’annoncer. De sorte que 
Gamba s'était brusquement trouvé face à face avec la gra- 
vité froide du rigide gentleman. 

Le pauvre Gamba se laissa tomber, plutôt qu’il ne sauta, 
du haut du vase sur le plancher. 

Olympia ne put retenir un joyeux éclat de rire. 

Lord Drummond, réprimant un mouvement de mauvaise 
humeur, regarda la chanteuse d’un air qui lui reprochait 
d'encourager son frère à ces divertissements de mauvais 
ton. 

Mais elle n’en continua pas moins à rire de bon cœur. 

Gamba, humilié de sa position, hésita s’il ne quitterait 
pas la place; mais la pensée de traverser le salon devant 
ce seigneur grave, l'inonda d’une sueur glacée; la porte 
était loin et le canapé était près. Il opta pour le canapé, et 
s'y affaissa silencieusement, tâchant d’affecter une pose 
convenable et décente. 

Il aurait pu sortir sans inconvénient, lord Drummond ne 
faisait plus attention à Ini. En voyant Olympia, lord Drum- 


mond n'avait plus vu qu’elle, Son regard, habituellement 
froid et poli, s'était, sur elle, fondu en une sympathie 
inexprimable, en admiration mêlée de tendresse, presque 


en extase. 
Elle lui tendit une main qu’il baisa. 
Puis, elle lui montra un fauteuil, et ils s'assirent près du 


feu, 


— Mon cher lord, demanda-t-elle, qui me vaut, do si 
bonne heure, la joie de votre visite? 

— Je viens, dit-il, solliciter un service de vous, madame, 

— Un service de moi? 

— Oui, je donne A souper aujourd'hui, Je viens yous 
prier d'y venir... Oh! non pas seule, avec votre frère. 


VIII 


L'AMOUREUX D'UNE VOIX. 


Gamba, à cette invitation à un gala du grand monde, 
fit une grimace piteuse. Pour Olympia, après un moment 
de silence : 

— Mon cher frère, laisse-nous un moment seuls, lord 
Drummond et moi, dit’elle. 

Le bohémien en frac ne se le fit pas dire deux fois, sa= 
lua tôt et s’esquiva vite, sans pouvoir ou vouloir se douter 
du duel sans témoins qui allait suivre. 

Olympia reprit froidement : 

— Est-ce qu'il y aura du monde à votre souper, milord? 

— Quelques amis, répondit lord Drummond. 

— J'irai, dit Olympia. 

— Merci, diva carissima. 

— Oh! ne me remerciez pas si vite, reprit-elle, Co n'est 
pas pour vous que j'accepte, c'est pour moi. Je m'ennuie 
de ne chanter que pour mon piano. On me priera sans 
doute de dire quelques airs, et je pourrai remuer des 
cœurs au souffle du mien. 

Lord Drummond prit subitement une expression d’em- 
barras et de souffrance. 

— Pardon, Olympia, mais c'est que précisément je comp- 
tais vous supplier de ne pas chanter à ce souper, 

— Ah! encore? fit-elle. 

— Vous savez la douleur que vous mélez à ma joie 
quand je ne suis pas seul à vous entendre? 

— Soit! dit Olympia, je ne chanterai pas; je n’irai pas 
souper. 

Lord Drummond, qui avait eu un éclair de joie à la pre- 
mière partie de la phrase, se récria à la seconde. 

— J'ai promis que vous viendriez, dit-il. 

— Eh bien! vous direz que j'ai refusé de tenir votre 
promesse. 

— Mais quelle mine ferai-je devant des convives qui ne 
viennent que pour vous? 

— Vous ferez la mine qu'il vous plaira. 

Lord Drummond insista encore. 

— Si je vous demande cela comme un service? 

— Choisissez, dit-elle. Ou je n'irai pas, ou je chanterai, 

Il n’insista plus, et tous deux restèrent un moment en 
silence, lui gôné, elle déterminée, 

Ce fut lui qui reprit la parole, 

— La manière dont vous avez accueilli ma premièro 
supplique, dit-il, est médiocrement encourageante, et ce 
pendant j'aurais, yous vous en doutez bien, à vous en 
adresser une deuxième. 

— Laquelle? dit-elle gravement, 

— Vous venez de dire que vous vous ennuyez de ne 
chanter que pour votre piano. Vous savez bien pourtant 
qu'il y à au monde un être dont vous faites l'ivresse et 
l'extase en daignant chanter pour lui, 

— Vous? 


DIEU DISPOSE. 23 


SS 


— Puisque c’est votre bonheur de chanter, et que c’est 
le mien de vous eniendre, pourquoi ne profitons-nous pas 
de cet instant où nous sommes ensemble? 

— Je ne suis pas en voix aujourd’hui, répliqua-t-elle. 

— Parce que nous sommes seuls? 

— Justement, Tenez, milord, il faut que je vous parle 
avec franchise, puisque l'occasion s’en présente. Je vous 
préviens que je suis résolue à ne plus subir cette intoléra- 
ble domination à laquelle vous m’avez réduite, je ne sais 
comment. Dieu ne m’a pas donné une voix pour que je me 
taise, et la puissance d’émouyoir la foule pour que je m’é- 
loigne de la foule, Il ne me convient plus d’être inspirée à 
huis-clos. Quand vous voudrez m’entendre, vous inviterez 
du monde. Je chanterai en public, ou je ne chanterai pas. 
Je suis bien aise de pouvoir vous refuser la seule chose à 
quoi vous teniez, à vous qui me refusez la seule chose à 
quoi je tienne. 

— Qu'est-ce que je vous refuse, Olympia? 

— Si vous vous borniez à me refuser de me laisser chan- 
ter devant vos amis ou à me défendre de paraître sur un 
théâtre, je ne suis pas, Dieu merci! sous votre tutelle, et 
je me serais engagée sans votre signature. Mais croyez- 
vous que je ne devine pas que c’est vous qui avez sour- 
noisement empêché les Italiens de me prendre? Me croyez- 
vous assez naïve pour supposer qu'un théâtre repousse 
une cantatrice comme moi, qui s'offre pour rien? Combien 
cela vous a-t-il coûté? On a dû vous prendre bien cher, 
hein? Au moins, donnez cette satisfaction à mon amour- 
propre, d’ayouer que vous avez plus dépensé pour m’em- 
pêcher de chanter que vous n’auriez fait pour en faire 
chanter une autre, 

Lord Drummond eut aux lèvres un sourire impercepti- 
ble, 

— Vous l’avouez, continua Olympia. Alors, que suis-je 
venue faire à Paris? Donner des concerts, ce n’est plus le 
théâtre, le drame, la passion, l’art, la vie! Même au bal 
costumé de madame la duchesse de Berry, où vous avez 
eu la prodigieuse complaisance de me laisser paraître mas- 
quée, j'ai senti que ce n’était pas le théâtre, Donc, je vous 
le répète, il faut que vous en preniez votre parti, il ne me 
plaît plus de me soumettre à vos fantaisies, Vous êtes no- 
ble etriche, vous avez des caprices, il entre dans vos goûts 
d'avoir une chanteuse à vous, qui ne soit qu'à vous, qui 
n’ait des notes que pour vous. Si c'était de l'amour, je 
vous comprendrais. Mais vous ne m'aimez pas, Dieu 
merci! vous ne m'avez jamais fait de déclaration; et si 
vous m'en aviez fait, vous ne seriez pas chez moi, La 
femme, et c'est ce qui m'a plu d'abord en vous, n'existe 
pas pour vous; vous ne Connaissez qué la chanteuse. Vous 
n'êtes pas jaloux de ma figure, de ma personne, de moi; 

vous me tourmentez souvent pour me faire diner aveo vos 
amis, à condition que je ne chanterai pas. On raconte des 
histoires de millionnaires qui ont eu l'immense égoisme 
de louer un soir toutes les places d'une salle de spectacle, 
et d'avoir la représentation pour eux seuls. Vous, votre 
égoisme va plus loin; ce n'est pas une représentation que 
vous voulez, il vous faut toutes les représentations, Vous 
me confisquez. Mais, pour cela, vous avez besoin de mon 
consentement, et je vous le retire, 


Lord Drummond palit. 

— Non, certes, poursuivit-elle, je ne veux plus être la 
très-humble servante de vos excentricités. Si vous aviez 
pour moi, non pas de l'amour, je ne vous le permettrais 
pas, mais de l'affection, vous savez que le chant est ma 
yie, vous ne voudriez pas plus me priver de chanter que 
de respirer, Sous prétexte que vous êtes jaloux de ma voix, 
yous vous metiez entre moi et mon réye, vous me retirez 
cette noble joie de remuer Paris et de faire palpiter mon 
âme dans cette âme du monde. Puisque vous avez vos 
bizarreries, vous devez comprendre celles des autres. Moi, 
la mienne est de communiquer aux salles combles les 
inspirations qui m’agitent le cœur, tout ce que j’éprouve, 
tout ce qui me déborde. Je ne vois pas pourquoi je sacri- 
fierais ma fantaisie à la vôtre, {Vous n’avez aucun droit 
sur moi. Je suis libre. Je chanterai où bon me semblera, 

Un tressaillement plissa la bouche de lord Drummond, 
comme celle d’Othello lorsque Yago lui dit que Desdemone 
aime Cassio. 

— Cest la guerre déclarée? dit-il, 

=~ La guerre, soit! si vous appelez cela la guerre. 

— Et nos conventions? 

— Votre rêve étrange de dilettante a pu d'abord char- 
mer et toucher en moi l'artiste, Vous aimiez ma voix ja= 
lousement, comme j'aime l’art, Celte ressemblance m'a 
plu, et je me suis quelque temps prétée à ce que je croyais 
une originalité d’enthousiaste. Mais je m’apercois que co 
n'est qu’un égoisme d'homme blasé, et je me révolte | 

— Vous chanterez en public? 

— Oui, certes! 

— Malgré toutes prières? 

— Malgré toutes prières. 

— Je vous en empêcherai, 

Olympia le regarda en face. 


— Vous payerez tous les théâtres, comme le Théatre- 
Italien, pour qu'ils ne m’engagent pas? Votre fortune n'y 
suffirait pas! 

— Je ne sais pas ce que je ferai, dit lord Drummond; 
mais je vous empècherai de chanter en public. 

— Vous me sifflerez? 

Lord Drummond ne répondit pas. 

— Vous parliez de nos conventions, continua Olympia 
s'animant par degrés; allons, dites donc que yous me re 
demanderez les cinquante mille francs que vous m'avez 
prétés? 

Il fit un geste d'énergique dénégation. Mais elle, avec 
un mouvement de fierté irrilée, alla à un secrétaire, l'ou- 
vrit, ÿ prit une masse de billets de banque et les tendit à 
jord Drummond, 

Voici vos cinquante mille francs, dit-elle. 


Et comme il ne les prenait pas, elle les jeta sur la table. 

— Cela vous étonne? reprit-elle. Sachez que je me suis 
engagée à Venise pour toute la saison prochaine, et j'ai 
exigé qu'on me paydt d'avance, Dieu soit loué! je puis 
vous payer, et je ne vous dois plus rien. 

Lord Drummond resta consterné et pâlissant. Cette chère 
passion, à laquelle il tenait plus qu'à sa vie, elle allait lui 


échapper. 


94 DIEU DISPOSE. 


i ——— ———————————— ——— ‘§‘§n§n¢+n¢+n¢¢¢ 


— Oui, reprit Olympia, je suis une femme insouciante 
et prodigue, je ne sais pas compter, ni refuser, l’argent 
me glisse comme l’eau entre les doigts. Un jour que j'a- 
vais trop loyalement oublié mes riches créanciers pour les 
pauvres habitants d'un bourg incendié, vous vous êtes 
trouvé là pour empêcher qu'on ne saisit mon palais. J'ai 
accepté de vous ce service, parce que j'ai pensé que vous 
ne me le vendiez pas. Je vous en ai été reconnaissante, et 
c'est pour vous remercier que j'ai cédé d’abord en riant à 
vos singularités. Mais, quand j'avais fait de vous un ami, 
vous voulez vous faire mon maitre! Je me dégage et je 
romps. Je vous rends votre argent, et je vous reprends 
mon amitié. L'argent? si vous avez cru me tenir par ce 
lien, vous vous êtes trompé. Je n’en ai jamais eu besoin 
que pour donner. Quand à moi, je ne connais pour luxe 
et pour vraie richesse que l’art, et je ne serai jamais plus 
fière que dans une petite chambre, sous les toits, où je 
chanterai comme un oiseau. 

Elle se tut. Au ton ferme et résolu dont elle avait parlé, 
lord Drummond avait compris que c'était là une décision 
contre laquelle tout se briserait, tout, excepté peut-être 
l'art même qui lui enlevait son bonheur. 


— Ainsi, dit-il, mon crime est de vous admirer? Vous, 
artiste, vous me reprochez de sentir si vivement l’art, que 
je suis amoureux d’une voix comme on l’est d’une femme, 
et que j'ai pour l’âme exprimée en chants divins la même 
jalousie que d’autres ont pour le corps? 


Je vous ai dit que c'était cela qui m'avait d’abord tou- 
chée, dit-elle plus doucement. 

Lord Drummond s’apercut de l'avantage qu'il avait re- 
pris, et continua : 


— Oui, c’est vrai, je suis jaloux de votre chant; mais 
ce n’est pas seulement à cause de moi, c’est aussi à cause 
de vous. C’est vrai, j'ai des accès de colère quand je vous 
vois jeter à la foule grossière ces notes où vous mettez 
tant de votre âme. Le public vous admire brutalement; il 
ne comprend pas ce que vous êtes : il est indigne de vous 
entendre. Votre voix, qui m’ouvre le ciel, les laisse sur la 
terre. Ah! pourquoi promettez-vous cet Eden de pures 
mélodies à tous ces hommes infirmes et stupides? Pour- 
quoi rabaissez-vous le firmament au niveau du pavé des 
rues? Ce que vous appelez une représentation, je l’ap- 
pelle une profanation. 

— C’est tout le contraire, dit Olympia. Le théâtre, c'est 
le piédestal, c'est le trépied enflammé d'où la prétresse 
rend ses oracles aux multitudes et répand le dieu qui la 
dévore. Vous voulez que je descende du trépied et que je 
rampe à terre. Vous voulez que j'éteigne la divinité dans 
mon âme et que je redevienne femme. 

— Je ne veux pas, répliqua lord Drummond avec une 
ardeur étrange dans cet Anglais flegmalique, que vous 
éteigniez votre divinité; je veux qu'elle ne brûle que pour 
moi. Je veux être seul à posséder les célestes dons que 
vous distribuez; je ne veux les partager avec personne. 
Ob! je vous en conjure, Olympia, ne raillez pas et ne dé- 
sespcrez pas celle bizarre passion que je ressens auprès 


de vous, Ne me punissez pas de vous aimer autrement 


qu'on aime les autres femmes. Voyons : réfléchissez. Je 
vous aimerais d'un amour vulgaire : à quoi cela m’avance- 
rait-il, puisque vous êtes plus froide et plus chaste qu’un 


marbre? N'avez-vous pas dit: non, à toutes les déclara= _ 


tions et à toutes les prières que vous ont values votre 
beauté et votre génie? Toutes les recherches, toutes les 
persistances, tous les efforts, tous les assauts n’ont-ils pas 
été inutiles? Eh bien! puisque vous ne voulez pas être 
aimée comme les femmes ordinaires, laissez-moi alors 
vous aimer autrement. Vous êtes faite pour comprendre 
un cœur comme le mien, et pour me passer mon amour 
d'artiste, vous qui ne voulez du monde que l'art, vous, 
religieuse de l’art, nonne de la musique, pour qui l'Opéra 
est un couvent, à qui l’on n’a jamais connu de passion que 
pour les beaux rôles, et d’amants que Mozart et Cimarosa. 
Au nom de Rossini, comprenez-moi et exaucez-moi ! 
N'ayez de génie, d'âme et de voix que pour moi seul, et, 
en échange, prenez de moi tout ce que vous voudrez, de- 


* puis ma fortune jusqu’à mon nom, jusqu’à mon sang. Oh ! 
P J J 


si vous vouliez m'épouser ! Une fois ma femme, vous se- 
riez bien forcée de m'obéir et de me sacrifier cet affreux 
rival que vous me préférez, le théâtre! 

Lord Drummond parlait d'un accent si vrai, quOlympia 

e sentit émue malgré elle. 

— Mylord, dit-elle, vous êtes presque aussi touchant 
qu’absurde. 

— Voulez-vous m’épouser? reprit-il. 

— Ne me parlez jamais de cette folie, répondit-elle sé- 
rieusement. 

Tenez, ajouta-t-elle en tendant la main, réconcilions- 
nous. Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit. Je veux 
être libre. Mais nous pouvons rester amis. Cela vous 
va-t-il? 

— J'aime mieux cela que rien, dit lord Drummond. 

— Donc, c'est entendu. Vous restez mon ami, à deux 
conditions. La première, c’est que vous allez reprendre 
votre argent, 

Elle prit les billets et les lui mit dans la main. 

— Si j'en ai besoin, je vous les redemanderai, dit-elle, 
pour lui adoucir ce payement. La seconde condition, c'est 
que je serai maîtresse de moi, que je chanterai où il me 
plaira, et que je retournerai passer la saison à Venise. 

— J'irai avec vous, dit lord Drummond. 

— Soit, dit-elle. Je chanterai toutes les fois que je vou- 
drai, devant qui je voudrai, devant vos amis de ce soir, 
Est-ce dit? 

— C'est dit, répliqua lord Drummond. 

— Et vous ne serez pas morose? 

— Oh! cela, je n’en réponds pas! 

— Je vous passerai quelques accès d'humeur dans les 
premiers temps. Et puis, vous vous y ferez, J'aurai, d'ail- 
leurs, un moyen bien simple de faire que vous soyez con- 
tent de m'entendre chanter en public, ce sera de ne plus 
jamais chanter pour vous seul. Vous aimerez encore mioux 
m'entendre en publie que pas du tout, 

— Oh! n’employez pas ce moyen, dit-il, Je préfère Ctro 
content tout de suite. 


DIEU DISPOSE. 


a —…—…—"—…" " —…"—_— ——————…— "—  _—————…—…—…—…"…"…"—"—"—…" …”"_"—" —"_" —.”" — —"———————— 


— Voilà que vous vous apprivoisez, dit-elle gaiement. 
Eh bien! je ne veux pas être en reste avec vous, et, puis- 
que vous êtes gracieux pour moi, je serai gracieuse pour 
yous. Je vous octroie deux faveurs qui vont vous char- 
mer : D'abord je ne chanterai pas ce soir pour vos amis. 

— Ah! s‘écria lord Drummond avec un cri de joie. 

— En outre, je vais chanter tout de suite pour vous. 

Elle alla au piano, et se mit à chanter le grand air final 
de la Cenerentola : Perche tremar ? Perche? ce cri superbe 
de triomphe et de pardon d’une âme généreuse et douce 
qui console dans sa joie ce qui a causé sa peine. 

Lord Drummond était ravi, transporté, ivre. Chaque 
note de cette divine musique, si divinement interprétée, 
vibrait dans tous les échos de ses entrailles. L'âme de cet 
étrange amoureux d’une voix, était comme un aulre ins- 
trument qui accompagnait l'accent tout puissant de la 
chanteuse, et les doigts d’Olympia jouaient à la fois des 
touches du piano et des fibres de son cœur. 

Quand la dernière vibration se fut éteinte, il n’applaudit 
pas et ne dit pas un mot à Olympia. 

— Etelle ne veut pas que je sois jaloux d’une telle émo- 
tion! murnura-t-il seulement d'un air sombre. 

Puis, voulant s'arracher sans doute aux idées qui l’ab- 
sorbaient : 

— Ainsi, vous viendrez ce soir? dit-il en se levant, 

— Oui. Vous ne recevez que vos amis, je présume. Qui 
aurez-vous? 

— Des personnes que vous ne devez pas connaître ; l’am- 
bassadeur de Prusse. 

— L'ambassadeur de Prusse! s’écria Olympia qui tres- 
saillit subitement. 

— Oui, je lui ai été présenté hier soir, et je l’ai invité. 

— Le comte d’Eberbach? 

— Oui. 

— En ce cas, dit olympia, c’est impossible. Je m'irai 
pas. 

— Pourquoi donc? demanda lord Drummond étonné. 
Est-ce que vous avez quelque chose contre le comte d'E- 
berbach ? Le connaissez-vous? 

— Non. 

Eh bien ? 

— De fait, reprit-elle, comme se parlant à elle-même, 
pourquoi n'irais-je pas ? 

Elle réfléchit profondément. Puis, après une lutte qui so 
refléla sur son beau visage : 

— Allons, dit-elle, j'irai, 

— À ce soir, donc, C'est pour onze heures, 

— À ce soir, 


IX 


RÉCIT DE GAMDAY 


Julius fut exact au souper de lord Drummond. A onze 
heures moins un quart, il entrail, avec Samuel, dans les 


vastes et splendides salons de Vhétel de la rue de la 
Ferme-des-Mathurins. 

Il allait donc entendre encore la voix, voir enfin le vi- 
sage de cette cantatrice inconnue qui avait remué si pro- 
fondément et si douloureusement les souvenirs du passé 
endormi dans les fibres de son cœur. La réflexion lui di- 
sait hien que la chanteuse ne pouvait pas être celle qui 
avait emporté son amour, son bonheur et sa jeunesse dans 
Vabtme d’Eberbach. Une vague et lointaine ressemblance 
dans la voix, voilà tout ce qu’il y avait de commun entre 
cette femme et Christiane. Mais il y avait si longtemps 
que Julius n'avait tressailli, et qu’il ne s'était senti vivre 
jusqu’à cette soirée, où les deux spectres d’autrefois, son 
mauvais génie et son bon ange, lui étaient apparus en- 
semble! Quant à Samuel, il ne s'était pas trompé, c'était 
bien lui en chair et en os. Et c'était sans doute cette 
brusque apparition de Samuel qui l'avait prédisposé à lé- 
motion que lui avait causé la voix masquée. Voyant re- 
venir la moitié de sa jeunesse, son imagination avait 
trouvé tout simple que l’autre revint aussi, 


Son rêve, depuis le bal de la duchesse de Berry, était 
d’entendre de nouveau cette voix sympathique et trou- 
blante, de voir sortir du masque cette tête sans doute 
charmante et belle. Aussi avait-il reçu à merveille lord 
Drummond, lorsque celui-ci, amené par Samuel, était 
venu l'inviter. La connaissance avait été bientôt faite. 


Outre l'espèce de solidarité et d'intimité de famille de 
l'aristocratie européenne, lord Drummond avait pour Ju- 
lius l'immense mérite de connaître la chanteuse. 


Julius avait accepté "Sans cérémonie l'invitation pour le 
lendemain même. Ce devait être un diner: mais c'élait 
justement le jour de réception à l'ambassade. Samuel avait 
alors proposé de substituer un souper au diner. Le comte 
d'Eberbach échapperait à.ses hôtes à dix heures et demic. 
Julius avait mieux aimé cela que de retarder de, vingt- 
quatre heures le moment qui l'attirait, et le rendez-vous 
avait: été fixé à onze heures. 

Julius, nous l'avons dit, devança l'heure. Quand il entra 
dans le salon de lord Drummond, il jeta autour de lui un 
coup d'œil avide. 

Elle n’était pas encore arrivée. 

Lord Drummond vint à Julius et lui présenta les cinq 
ou six convives arrivés avant lui. 

Il y avait deux lords, un duc espagnol et trois Français, 
aussi peu nobles que possible, mais à qui le prestige de la 
cause populaire et libérale qu'ils défendaient alors prôtait 
un certain éclat, C'étaient un banquier bruyamment môlé 
à la politique, un député grave et sonore de l'opposition, 
et un petit avocat de province qui publiait alors, avec un 
énorme succès, une très-médiocre Histoire de la Révo- 
lution, 

En les observant et en les écoutant, Julius trouva moyen 
de dissimuler l'émotion que lui causait l'attente de la si- 
guora Olympia. 

Samuel, lui, en entrant, avait salué les trois Françnis 
des 


comm connaissances, avec ce re pect de nn-1ronIque 


26 DIEU DISPOSE. 
—_—_———_—<_————— eee eee nan 


et cette humilité dédaigneuse d’un homme supérieur dans 
une position inférieure. 

— Nous n’attendons plus que la signora Olympia et son 
frère, dit lord Drummond, 

A ce moment, la porte s’ouyrit, et un valet annonça : 

— Monsieur Gamba. 

Julius regarda avec anxiété du côté de la porte. 

Mais Gamba entré, la porte se referma. 

— Il était seul. 

Gamba essaya de saluer. La difficulté pour lui ne fut 
pas de se plier, au contraire, sa souple échine ne s’y prèta 
que trop, et ce fut, en propres termes, un salut jusqu'à 
terre. Mais ce qui, dans ces saluts, était toujours pénible 
au pauvre Gamba, c'était de résister à cette admirable 
occasion de passer lestement sa tête entre ses jambes, de 
lourner sur ses mains et de se retrouver debout, ferme et 
droit, après avoir fait la roue. Disons-le à son éternelle 
louange, il eut l’héroïsme de surmonter cette déman- 
geaison invitante, et de remonter piteusement et direc- 
tement à la position perpendiculaire, Il fit ce sacrifice aux 
salons, 

— Et la signora Olympia? demanda lord Drummond. 


— Ne va-t-elle pas venir ? ajouta involontairement Ju- 
lius. 

— Si fait} elle va venir, messieurs, dit Gamba, fort à 
l'aise et dégagé dans cette honorable compagnie. Elle m’a 
envoyé devant pour demander pardon à ces messieurs de 
les faire attendre. Oh! nous pouvons nous asseoir; nous 
avons une grande demi-heure devant nous, Elle n’est pas 
prête, parce qu’elle s’est attardée à déchiffrer je ne sais 
quelle musique diabolique de je ne sais quel Aliemand 
inconnu. Et quand elle fait de la musique, voyez-vous, 
cest comme moi quand je fais... 

Ici, Gamba s’interrompit, sentant- que ce n’était pas le 
moment de s'étendre longuement sur la beauté et la diffi- 
culté de la pyramide humaine. 

Mais Samuel ne fut pas, sans doute, de cet avis, car il 
pria Gamba d'achever sa phrase. 

— C’est comme vous quand vous faites quoi? reprit-il. 

— Oh! rien, s’empressa de dire lord Drummond. Des 
choses qui ne nous intéressent guère, je vous jure. 

— Monsieur Gamba a donc son art aussit insista Sa- 
muel, voulant à toute force le faire parler, 

Gamba regarda malicieusement tour à tour Samuel ct 
lord Drummond, 

— Art, industrie, manie, comme il vous plaira de l’ap- 
peler, reprit-il, bien que, à tout prendre, se tenir en équi- 
libre sur la corde raide ne me paraisse pas un exercice 
moins ‘élevé que de filer une roulade, et, bien que je ne 
voie pas ce qu'il y a de plus noble à faire des tours de force 
avec le gosier qu’à en faire avec les reins, 

Lord Drummond était au supplico, 

— Vous auriez été danseur ? interrogea Samuel. 

— De corde! répondit fièrement Gamba. Mais, ajouta-t-il, 
ne parlons pas de cela, car j'en parlerais trop, et je con- 
traricrais peut-être lord Drummond, Une fois lancé sur le 
tremplin de mes chers souvenirs, je serais capable de no 


plus pouvoir m’arréter en route et je vous raconterais toute 
mon histoire et celle de ma sceur. 

— Parlez! s’écria Julius. 

— Allons! puisque vous parlez à des gens d’esprit, 
parlez donc, étourdi bavard ! reprit lord Drummond. 


— Ne m'en défiez pas, dit Gamba. Quand je repense aux : 


jours écoulés, à la vie en plein air, à l'admiration de tous 
les fainéants des places publiques, il me semble que mon 
cœur recommence à battre. Ah! le soleil d’Italie; ah! la 
population des carrefours; ah! les rayons d’or sur les 
paillettes d'argent ! voilà ce qui s'appelle exister! Mais si 
yous êtes curieux de mon passé ou de celui de ma sœur, 
elle vous le raconlera mieux que moi tout à l'heure, pourvu 
qu’elle s’arrache à sa musique; car elle a la rage des 
notes, je ne dis pas depuis l’âge de raison, mais depuis 
qu’elle a recouvré la raison. 

— Comment! elle Vavait donc perdue? demanda Sa= 
muel. 

Les fauteuils se rapprochérent, et les convives se pres= 
sèrent curieusement autout de Gamba. Tous, et surtout 
Julius et Samuel, étaient avides de détails sur la vie de la 
célèbre cantatrice. 

— Oh! dit Gamba, heureux d’avoir, par ses habiles et 
audacieuses préparations, amorcé son auditoire, je puis 
bien le dire maintenant, mais ma pauvre sœur a été long- 
temps comme idiote. Son esprit n'était pas encore venu, ou 
bien il se cachait. Elle était nonchalante, réveuse, indif- 
férente à tout; elle vivait en elle-même. fl est vrai que la 
manière dont notre père la traitait ne l’encourageait pas 
prodigieusement à l'expansion. Mon père était un homme 
d’une grande distinction parmi les polichinelles, it avait 
la parole brève et le geste prolixe ; sa phraséologie écourtée 
s’allongeait volontiers en coups de poing. J'ai conservé 
une assez grande vénéralion de ses sauts de carpe pour 
avoir le droit de confesser qu’il était brutal, Pour moi, le 
saut de carpe excuse tout, et je le remercie des coups de 
pied dont il m’a nourri. C’est & cux que je dois les progrés 
que j’ai faits dans cette noble science de Vacrobate qui 
nvest, hélas! si inutile maintenant. 

Tout en parlant, Gamba s'était assis sur une chaise. 
Instinctivement, il avait relevé ses jambes et les avait 
croisées sous lui, à la façon des Tures et des tailleurs. 

— Mon père donc, continua-t-il, ravi de l'attention qu’on 
lui accordait, mon père était un zingaro, un bohôme, un 
de ces hommes libres qui vont d'un pays à l’autre, qui ne 
sont pas enracinés végétalement dans un lieu, et qui 
prennent toutes les villes comme maîtresses au lieu d’en 
prendre une comme femme, Il disait la bonne aventure ot 
montrait les marionnettes, I parcourait toute l'Europe, 
surtout l'Italie, Il mélangeait trois métiers : danseur, 
chanteur et sorcier, Mais ce qu'il préférait, c'était la sor- 
cellerie. C'élait sa faiblesse, Je ne dis pas de mal des sor- 
ciers, je les respecte, mais je ne concois pas qu’on préfère 
la carte à la corde, Moi, je préférais la corde. Olympia, 
elle, ne préférait rien du tout. Elle n'avait de goût à rien. 
Quand on lui disait de danser, elle pleurait. Alors mon 
père la battait, Moi, je prenais le parti de ma sœur, parce 
qu'elle était toute petite, Alors, mon père me battait aussi, 


DIEU DISPOSE. 27 


Au resle, ne croyez pas que mon père fût méchant, C’était 
le meilleur homme de la terre. Le père de lord Drummond 
Va connu. 


— Ah! votre père, milord, a connu le père de la signora 
Olympia ? demanda Julius. 


— Oui, dit lord Drummond. Mon père voyageait, il y a 
quelque vingt ans, dans cette morne et désolée campagne 
de Rome, quand il fut attaqué la nuit par trois brigands 
très-convenablement armés, Un d’eux avait jeté le postillon 
à bas de son cheval, et mon père, à moitié endormi, était 
seul contre les deux autres, quand un zingaro accourut et 
se précipita intrépidement sur les deux misérables qui, 
effrayés de ce secours inattendu, prirent la fuite. Ce cou- 
rageux auxiliaire avait deux enfants, il signor Gamba, ici 
présent, et sa sœur, qui fut depuis notre divine Olympia. 
Mon père ne quitta son sauveur qu'après lui avoir fait 
promettre de lui donner de ses nouvelles, Mais le zingaro 
mourut peu de jours après, et mon père ne put retrouver 
ni sa trace ni celle de ses enfants. J'étais un tout jeune 
homme, alors. Mon père me parlait très-souvent de cette 
rencontre, me chargeant de payer sa dette s’il mourait 
avant d’avoir pu s'acquitter. C’est pourquoi, lorsque j'ai 
retrouvé plus tard les enfants du sauveur de mon père, je 
leur ai voué une amitié et un dévouement de frère. 


Julius évidemment ne pouvait conserver aucune illusion. 
Pourquoi donc soupira-t-il en entendant lord Drummond 
‘s'exprimer avec cette netteté sur les premières année d’O- 
lympia ? 

Pour Samuel, il regardait fixement Gamba, et paraissait 
épier si rien dans sa physionomie ne contredisait la sincé- 
rité de l’histoire. Mais nous devons dire, à l'éloge de la 
véracité de Gamba, que pas un pli, si imperceptible qu'il 
fût, ne dénoncait dans son visage la moquerie sournoise 
d’un homme qui abuse et raille son auditoire. 

1] parlait de l'air le plus placide et le plus candide du 
monde, mêlant seulement à son récit une pantomime ha- 
sardée, changeant par instant de siége, et ne s’apercevant 
pas qu'il quittait sa chaise pour sauter à cheval sur un 
bras de fauteuil. 

— Et, votre père mort, demanda Samuel, que devintes- 
vous? 

— Naturellement, dit Gamba, je me chargeai de ma 
sœur, et je me fis en quelque sorte son père, moins les 
coups. Nous avions une petite carriole d’osier, attelée d'une 
pauvre haridelle, dans laquelle je la traînais de bourg en 
ville, Nous avons ainsi visité l'Allemagne du temps do 
l'empire. Mais il faut que vous sachiez que j'ai une infir- 
mité. Pour attrouper les passants devant mes tours do 
force, il était nécessaire de faire du bruit, de jouer d'une 
trompette ou d'un tambour quelconque. N'ayant pas le sou 
alors, j'avais l'habitude d'employer le plus économique do 
tous les instruments: la voix humaine, Je chantais, J'ap- 
pelle cela chant, faute d'un autre mot pour caractériser un 
mélange barmonieux de glapissements, de miaulements 
et d'aboiements. Mais le mal n'est pas là, L'inconvénient 
est que, dès que j'ontre dans un pays, je perds aussitôt Is 

mémoire de toutes les nombreuses chansons que je sais 
pour ne plus me rappeler que les airs interdits par la po- 


lice de ce pays. Ainsi, depuis que je suis en France, toutes 
sortes de refrains séditieux, comme la Marseillaise ou le 
Chant du départ, me montent aux lèvres malgré moi, et, 
sans le respect qui me retient, je suis sûr que dans ce 
moment même je m’échapperais à chanter : 


Allons enfants de la patrie, 
Le jour de gloire est arrivé f..3 


Gamba, qui entonnait à pleine voix l'hymne révolution- 
naire, s’interrompit tout à coup, honteux de son escapade. 
Tous se mirent à rire. 

— Vous voyez, dit-il, c’est plus fort que moi. Eh bien! 
un jour, à Mayence, je chantais une ehanson contre Napo- 
téon. Au second couplet, le violon faisait le refrain, Autre- 
ment dit, et sans jeu de mots vil, on m'interceptait dans 
la citadelle. Heureusement, j'avais un autre talent que la 
musique. Le chanteur fut délivré par l’acrobate. Je me 
sauvai comme un chat, par-dessus les toits de la prison; je 
rejoignis ma sœur, et nous fûmes bientôt hors de la portée 
de la police impériale. Voilà, monsieur le comte, dit Gam- 
ba, s'adressant à Julius, le souvenir que j'ai rapporté de 
votre patrie ; il est pénible. 

— Et depuis, demanda Julius, vous avez vécu avec votre 
sœur en Italie ? 

— Oui, Excellence; et c’est seulement sur cette terre 
bénie qu’Olympia a recouvré sa raison et son âme. La mi- 
raculeuse guérison s'est accomplie un jour de Pâques, à la 


chapelle Sixtine. La musique, porte ouverte sur l'autre 
monde, l’a fait rentrer dans celui-ci. En entendant ces 
psaumes divins, elle pleura de joie et elle fut sauvée. Mar- 
cello fut son premier médecin, Cimarosa le second. 


Quand je vis l'effet de révélation, de résurreclion produit 
sur cette pauvre et grande intelligence par l'harmonie des 
instruments et des voix, je dépensai toutes mes économies 
à conduire presque chaque soir Olympia aux théâtres d’Ar- 
gentina et d’Alberti. Elle retenait tout de suite tous les 
airs et les chantait elle-même, puis riait ou pleurait, selon 
son humeur ou sa mélodie, Dès lors, elle avait un bonheur, 
un rêve, un amour. Elle avait la vie. Et quelle belle et 
bonne âme, messieurs, avait grandi sous son apparente 
déraison ! 


Dans les premiers temps, je fus bien heureux. Nous ga- 
gnions notre pain sans peine dans les rues, moi dansant 
et sautant, elle chantant, pour m'éviter toute velléité d'op- 
position aux gouvernements établis, Elle était vite devenue 
la prima-donna du peuple, la diva des faubourgs. Tous 
l'aimaient et la respectaient, et moi, je n'enviais sous le 
soleil ni empereur ni pape, lorsqu'un événement soudain 
vint bouleverser toute notre existence et nous précipiter 
dans la richesse, 

— Quel événement ? demanda-t-on. 

Gamba reprit tristement, 

— C'était à Naples, Olympia venait de chanter une com- 
plainte populaire, aux chauds applaudissements d'un vrai 
parterre de dilettanti en haillons. Un homme beaucoup 
mieux mis, certes, que notre public ordinaire, et qui s'était 
arrété dans le cercle formé autour d'elle, nous aborda 


28 


quand la foule se fut écoulée et demanda à Olympia com- 
bien elle gagnait par an. 

Elle lui répondit qu’elle gagnait ce qu’il lui fallait pour 
manger. 

— Voulez-yous gagner plus de ducats que vous ne ga- 
gnez de baïoques ? reprit-il. 

Elle regarda d’un air hautain, car elle a toujours été 
fière et d’une chasteté inabordable. 

— À quoi faire ? dit-elle. 

— À faire ce que vous faites. 

— À chanter ? 

— Rien qu’à ehanter. Je suis le directeur du théâtre 
de San-Carlo. Vous avez une voix admirable, je vous don- 
nerai des maîtres, et vous serez riche. 

La pensée de paraître sur un théâtre, d’être applaudie, 
de connaître et de chanter cette belle musique qu’elle ai- 
mait tant ravit Olympia. Le directeur lui fit un long traité 
et lui donna des maîtres, de belles robes, beaucoup d’ar- 
gent qu’elle partagea avec moi, un palais que j’habitai 
avec elle. C’est de ce jour que datent tous mes soucis. 

Gamba, qui avait d'abord parlé avec une volubilité 
joyeuse et frétillante, prenait maintenant une mine ct un 
accent de plus en plus mornes. Signe de consternation 
énorme ! il retourna la chaise où il s'était assis à contre- 
sens, les jambes écartées et le dossier dans l'estomac, et il 
s’assit à la mode vulgaire, le dos appuyé au dossier. 

L’opulence me perdit, poursuivit-il piteusement. Par 
une complète inintelligence de la valeur respective des 
professions humaines, le directeur de San-Carlo prétendit 
que cela ferait du tort au prestige de ma sœur, si elle avait 
un frère saltimbanque sur les places publiques. Hélas ! il 
me donna des sommes considérables pour renoncer à la 
corde raide et à la force du poignet. Je cédai, non pour 
l'argent, qui m'était bien égal et qu’Olympia dépensait en 
charités, mais pour ma sœur, qui embellissait, rayonnait 
et fleurissait depuis qu’elle nageait en pleine musique. 
Elle avait alors dix-huit ans. En deux ans, elle eut achevé 
les études nécessaires, et elle débuta dans Tancredi. Hélas! 
hélas! dire le succès qu’elle eut, c’est inutile pour ceux 
qui connaissent Naples et la fureur de ses admirations. La 
manière simple et large d'Olympia, sa voix charmante et 
puissante, non pas une voix d’un seul timbre, d’un seul 
metallo, mais qui comprend tous les registres, le mezzo- 
soprano le plus inouï, et, avec cela, sa passion, son jeu, sa 
beauté, tout contribua à produire une ovation frénétique 
qui dépassa tous les triomphes connus, et dont on n'avait 
jamais eu idée, même à San-Carlo. Ce fut un succès d’en- 
thousiasme, et qui alla, comme nous disons chez nous, 
jusqu'aux étoiles. Hélas! hélas!. Dès lors, applaudisse- 
ments, fête, gloire, richesse, rien ne nous a manqué. 

Gamba était devenu tout à fait lugubre. 

— Au moins, ajouta-t-il, comme pour se consoler, elle 
est heureuse, elle. Moi, je n'existe plus; je ne suis plus 
que l'ombre du Gamba alerte et saulillant des temps dis- 
parus; j'ai sacrifié mon art à celui de ma sœur. Mais elle, 
elle a tout ce qu'elle désire, Indifférente et farouche à ce 
qui charme les femmes ordinaires, cette fière rebelle à l'a- 
ho 


mour des umes a réfugié tout son cœur, toute son Ame, 


toute sa vie dans l'amour de l’art, Mile adore la musique 


DIEU DISPOSE. 


2 


et n’est sensible que par 1a. Eh bien! de ce côté, elle a 
tout ce qu’on peut avoir. Elle est riche, applaudie, illustres 
cela me console un peu de ne plus faire la roue, et rem- 
place pour mon cœur, sinon pour ma vie, les délices des 
souplesses du corps. 

Au moment où Gamba achevait cette plainte trop sentie 
et trop dévouée pour ne pas être touchante, la porte du 
salon s’ouvrit, et un valet annonça : 

— La signora Olympia. 

Tous les yeux se tournèrent vers la porte, Lord Drum 
mond courut à la rencontre de la cantatrice. 

Malgré la vraisemblance irrécusable du récit de Gamba, 
le comte d’Eberbach ne put s'empêcher de ressentir au 
cœur une étrange commotion. 

Samuel était immobile, et pas un muscle ne bougeait à 
son visage; mais ses yeux étaient plus fixes et plus som— 
bres que jamais, 

Olympia entra, au bras de lord Dremmord, 


FIDELIO, 


La signora Olympia entra donc dans le salon, tranquille, 
indifférente et causant avec lord Drummond. 


Julius était à gauche, debout contre la cheminée. Lord 
Drummond donnant le bras à la cantatrice et marchantjun 
peu en avant d’elle, la masqua d'abord à Julius et à Sa- 
muel, debout auprès du comte d’Eberbach. 


Julius resta à sa place, attendant que la figure si ardem- 
ment évoquée se tournât vers lui, n’essayant pas un geste 
pour hater le moment décisif, se laissant faire, le cœur 
agité, l'attitude immobile. 

Lord Drummond mena d’abord la chanteuse vers le 
groupe qui se trouvait à droite dans le salon, et présenta 
à ses convives Olympia. 

Elle s’excusa gracieusement de les avoir fait peut-être 
attendre, d’une voix qui alla remuer les entrailles du comte 
d'Eberbach. Cependant, ce n’était pas la voix de Chris- 
tiane! mais c'était quelque chose qui la rappelait irrésis— 
tiblement. Malgré l'évidence du récit de Gamba, malgré le 
passé irrévocable, malgré l'abîme, malgré tout, le cœur 
de Julius s’obstinait à tressaillir. Olympia et lord Drum- 
mond étaient arrivés à la cheminée, Ils se retournérent. 

Lord Drummond présenta Olympia et Julius l'un à 
l'autre. 

— Le comte d’Eberbach. 

— La signora Olympia. 

Julius envisaga la cantatrico. 

Tout à coup il palit et jeta un cri. 

Puis, étendant les mains vers elle, et oubliant le lieu, lo 
monde et lui-même : 

— Si tu es Christiane, s'écria-t-il éperdu, si c'est toi qui, 
transfigurée, grandic, idéalisée, reviens pour me consoler 


DIEU DISPOSE. 29 


er nd 
IS 


ans ce monde ou pour m’emmener dans l’autre, parle, 
ordonne, relève-toi. Je Vaime et je suis à toi. Réunissons- 
nous où tu voudras. Vis avec moi, ou que je meure aves 
toi! - - 

Il avait involontairement et instinctivement parlé dans 
la langue de Christiane et dans la sienne, en allemand. 

Olympia ne tressaillit pas, ne bougea pas et sembla le 
regarder d’un air de profond étonnement. 

* Elle se tourna vers lord Drummond. 
— N'est-ce pas de l’allemand ? dit-elle. 
' — Je le crois, répondit lord Drummond, 

— Eh bien! reprit-elle en francais, avec un accent ita- 
lien assez marqué, voulez-vous, mylord, prier monsieur le 
comte d’Eberbach de m’excuser et lui expliquer que je ne 
comprends que l'italien et un peu de français, et que je 
n'ai jamais pu mettre dans mon intelligence ni dans ma 
voix les syllabes gutturales de l’allemand. Que monsieur 
le comte veuille bien me parler italien ou français, s’il dé- 
sire que je lui réponde. 

Pendant le temps qu’elle prononçait ces mots du ton le 
plus simple et le plus calme du monde, Julius commençait 
à revenir de sa première commotion. 

Au premier aspect, Olympia, c'était Christiane. Mais à 
mesure qu'on la regardait plus attentivement, la ressem-— 
blance diminuait. 

“L'expression et le caractère de la beauté était tout autre 
ou plutôt mème contraire. Christiane élait délicate, fine, 
suave, charmante, transparente; c'était le duvet de la jeu- 
nesse, la fleur de la grâce, Olympia, forte, ferme, beauté 
éélätante et souveraine, la fierté dans la puissance, la sé- 
rénité dans le génie, avait la taille bien plus ample, ic 
teint bien plus brun, les cheveux bien plus foncés, 


Et d’ailleurs, quand même le changement physique eût 
pu s'expliquer par le changement d'âge et par le change- 
ment de climat, il y avait une chose que ni le climat ni 
l’âge n'eussent pu sans doute donner à Chrisliane: ce 
sang-froid avec lequel elle s'était trouvée en présence de 
Julius. La douce et frissonnante nature de Christiane au- 
rait-elle résisté à cette brusque apparilion du passé, quand 
Julius, lui un homme, lui trempé à toutes les douleurs de 
la vie, lui endurci par dix-sept ans de diplomalie et de po- 
litique n'avait pu en subir le choc sans que tout son cœur 
se brisMl dans sa poitrine? 

Ce n'était donc pas Christiane. 
Julius se remit un peu, et d'une voix émue : 


— Pardonnez-moi, madame, reprit-il en francais cette 
fois. En voyant votre beauté, supérieure encore à votre ré- 
putation, j'ai, je crois, un peu perdu la (ete. 

— Votre excellence, dit en riant lord Drummond, n'a 
pas à s'excuser de cela, et la signora est habituée à cet 
effet. Mais, madame, permettez-moi de vous présenter cet 
ami, qui m'a sauvé la vie, monsieur Samuel Gelb. 

Samuel et Olympia se trouvèrent face à face. 

Samuel, lui aussi, avait été saisi par l'aspect de la chan- 
teuse, et, pour n'avoir pas exprimé en paroles sa stupé- 
faction, il n'en avait pout-êlre pas été moins profondément 
troublé, 


Et, quand son regard se croisa avec celui de la canta- 
trice, cet homme de bronze frémit. 

Olympia, grave et impassible, ne dit pas un mot, et le 
salua. 

Mais, sans savoir pourquoi, Samuel se sentit blessé du 
regard qu’elle laissa tomber sur lui. 

Qu’y avait-il dans ce coup d'œil? Etait-ce la hauteur 
dédaigneuse de l'artiste célèbre et adorée qui écrasait de 
sa supériorité un nom obscur perdu dans la foule? Était- 
ce la haine de la femme frappée et deshonorée ? Certes, si 
Olympia était Christiane, @était bien le regard qu’elle de- 
vait à Samuel ; mais la timide et douce enfant aurait-elle 
eu ce courage et cette force? Non, ce n'était pas Chris 
tiane ; Samuel pouvait être tranquille; la hauteur même 
du regard de cette femme lui prouvait qu’il n'avait rien à 
craindre. 

Samuel devait se sentir et se sentit rassuré précisément 
par la fermeté du defi. 

Un domestique vint annoncer que lord Drummond était 
servi. : 

Lord Drummond offrit le bras à Olympia et l’on passa 
dans la salle à manger. 

— J'ai élé fou, n'est-ce pas? dit tout bas Julius à Sa- 
muel. 

— Ma foi! j’ai eu encore la méme impression que toi, 
répondit Samuel, mais la ressemblance ne supporte pas 
l'examen. 

— Hélas! dit Julius. 

Et sur Finvitation de lord Drummond, il s’assit à la 
droite d’Olympia 

Au premier service, la conversation resta générale. On 
causa de tout, surtout de politique. La forme du gouver- 
nement fut mise sur le tapis, et les Anglais se livrèrent à 
l'admiration la plus enthousiaste de la monarchie aristo- 
cratique de leur pays. Le banquier, le député et l'avocat 
historien s’associaient à cet éloge et convenaient que l’hu- 
manité n'avait rien à désirer au delà d’une charte qui 
basait le bien être de quelques milliers de privilégiés sur 
la misère de tout un peuple. Mais, selon ces révolution- 
naires à mi-cOte, ce n’était plus seulement la noblesse, 
c'élaient aussi la richesse et l'habileté qui devaient créer les 
privilèges, et l'aristocratie devait être hardiment étendue à 
la bourgeoisie, 

Samuel Gelb, de ce ton railleur qui lui éait habituel, 
compléta et exagéra les affirmations de ces avocats popu- 
laires, Il jura qu'il y avait deux classes d'hommes, ceux 
qui sont faits pour gouverner, pour jouir, pour êlre dé- 
putés ou ministres, pour avoir le luxe, les places, l'édu- 
cation et le loisir, et la populace, qui se compose des 
trois quarts au moins de la nation, et que la Providence a 
condamnée à porter le fardeau à perpétuilé, à suer, à 
ramper dans l'ignorance et dans le dénûment, à ètre le 
fumier qui engraisse la fortune des autres. Il déclara qu'il 
comprenait les révolutions, à condition qu'elles auraient 
pour effet de substituer an ministère à un autre ot mémo 
un roi à un autre, mais non certes de substituer le peuple 
au roi et au ministère, et d'élargir lo gouvernemont jus- 
qu'à y faire tenir la nation tout entière, 


30 


Le petit historien méridional hocha vivement la tête en 
signe d’assentiment. 

A côté de ces pauvretés, le souper était d'un luxe su- 
perbe et artiste. Des roses et des camélias naturels embau- 
maient dans les surtouts et parmi les plats d'une fine ar- 
genterie Louis XY. Les flambeaux étaient de légers feuil- 
lages d’argent dans lesquels éclataient des fleurs de 
flamme. Bientôt les mets et les vins rares s'en mêlant, les 
convives s’animérent; la fantaisie et entrain se mirent 
dans la conversation, la causerie cessa d’être tendue, et 
Chacun se laissa aller à sa pensée. 

Gamba eut de joyeuses saillies. Il raconta l’histoire du 
souffleur de San-Carlo, lequel lui ayant vu faire des pas 
sur la corde raide, fut empoigné de l'envie d’en faire 
aussi, et s'entéta à se casser régulièrement les reins deux 
ou trois fois par mois pendant un an, sans parvenir à 
pouvoir se tenir une seconde en équilibre. Malgré la gra- 
vité des personnages qui étaient à table, Gamba, emporté 
par l’ardeur du souvenir, ne fut pas maitre de son mau- 
vais goût jusqu’à ne pas grimper tout à coup sur le dos de 
sa chaise pour imiter, de la façon la plus comique, les con- 
torsions et les grimaces du pauvre souffleur vacillant sur 
la corde. 

Les convives en étaient à rire de tout, et rirent fort de 
Gamba. 

Pour Olympia, pendant tout le souper, elle resta réser= 
vée et sérieuse. Elle répondait à tous et à tout avec esprit 
et profondeur, Julius se sentait peu à peu saisi par cette 
grâce mélancolique et sévère, Quand la chaleur des vins 
et de la causerie lui eût rendu sa présence d’esprit et son 
assurance, il lui parla avec admiration, presque avec are 
deur. 

— Je vous ai entendue l’autre soir chez madame la du- 
chessè de Berry, dit-il, et j’ai cru que je n’éprouverais ja= 
mais de ma vie une émotion pareille; je vous ai vue ce 
soir, et je me suis aperçu que je m'étais trompé. 

Le souper fini, on se leva de table, et Pon revint au 
salon. 

— Qu'est-ce donc réellement, lui demanda-t-elle, que 
vous m'avez dit en allemand quand je suis entrée? 

Il redevint grave et triste. 

— Ah! ne remuez pas cette pensée, dit-il, Vous m’avez 
rappelé, fantôme réel et charmant, la seule femme que 
j'aie jamais aimée. 

— Oh! la seule! répondit Olympia, avec un sourire dou- 
teux et dédaigneux, Votre Excellence fait tort à sa xéputa- 
tion. 

— Quelle réputation? dit-il, 

— Je ne suis pas si en dehors des choses du monde, re- 
prit-elle avec une sorte d’amertume, que je n’aie entendu 
parler d'un homme à bonnes fortunes et à grandes pas- 
sions qui a fait rage, pendant quinze ans, à la cour de 
Vienne. Vous êtes bien oublieux s’il ne vous est rien resté 
dans la mémoire de toutes les femnes qui se souviennent 
de vous. 


— Vous croyez? dit Julius. Eh bien! si je vous répétais, 
cp ] bl, que mon Coeur n'a jamais appartenu qu'à une 
femme depuis que j'existe et que sa pensée n’a jamais cle 


absente de mon souvenir? 


DIEU DISPOSE. 


— Même ce soir, dans les galanteries et les protestations 
dont vous m'avez accablée? demanda Olympia d’une voix 
{roublée, 

— Oh! vous, reprit-il, ce n’est pas la même chose! 

— Eh! c’est là justement ce que vous avez dû dire à tous 
tes les autres : Avec vous, ce n’est pas la même chose! 

Mais Olympia eut beau se maintenir dans ce ton de rail 
lerie et presque de cruauté, Julius se sentit de plus en plus 
subjugué par la beauté, la grâce et l'esprit de cette femme 
étrange, qui n’était pas évidemment Christiane, mais qui 
lui ressemblait comme une sœur aînée. 

Les autres hôtes de lord Drummond s’approchérent dela 
cantatrice, et rompirent le téte-a-téte. Puis, la nuit s’avane 
çant, les convives commencèrent à disparaître un à un, 

Julius lui-même pensait à s’arracher au charme inconnu 
qui le retenait près d’Olympia, lorsqu'un valet entra et 
avertit le comte d’Eberbach qu’un secrétaire de l’ambas= 
sade demandait à lui parler pour affaire pressante, 9 

Lord Drummond voulut qu’on introduisit le secrétaire. 

Il entra. C’était Lothario. 

Un courrier de Berlin venait d’apporter une dépêche à 
remettre à l'instant au comte d’Eberbach. 

Julius décacheta et lut. 

— Est-ce que la nouvelle est grave? demanda Samuel. 

— Non, rien, répondit Julius, en mettant la dépêche 
dans sa poche; grave relativement. Montagne de la politi= 
que, grain de sable de l’histoire. 

Lord Drummond invita Lothario à rester. Il n'y avait 
plus alors dans le salon que la signora Olympia, Julius, 
Samuel, lord Drummond et Gamba, 

Dès l’entrée de Lothario, les yeux d’Olympia s'étaient 
fixés sur lui avec une sorte de curiosité réveuse. Il était 
naturellement venu de son côté pour remettre la dépêche 
à Julius, qui était près d’elle. Tandis que Julius s'était 
écarté pour lire le message, Lothario était resté près de la 
cantatrice. 

— Vous êtes, monsieur, le secrétaire de monsieur l’'am= 
bassadeur de Prusse? lui avait-elle dit. 

— Oui, madame. 

— Vous n’étes pas de sa famille? 

— Si, madame, je suis son neveu par alliance, 

— Ah! 

Olympia n’avait rien ajouté, mais elle avait continué à 
regarder l’élégant et charmant jeune homme. 

Julius, tout en lisant, avait remarqué l'impression qu’a= 
vait paru faire sur Olympia l'apparition de Lothario. Une 
vague et singulière jalousie, dont il ne se rendait pas 
compte lui-même, le saisit, et il eut un mouvement de dé- 
pit en voyant l'intérêt qu’elle semblait prendre à son se- 
crétaire. IL revint brusquement auprès d'eux, ct, lout à 
coup, dans le confus dessein peut-être de détourner de 
Lothario le cœur d’Olympia t 

— À propos, mon cher Samuel, demanda-t-il le plus 
paiement qu'il put, quelle est done cette jeune fille-mira= 
cle que Lothario a vue chez toi, et dont il ne cesse de faire 
de si merveilleux récits? 

— Uno jeune fille? dit Samuel, qui palit à son tour. 

— Oui, mademoiselle Frédérique, je crois, reprit Julius, 


DIEU DISPOSE. 51 
SC ET CORNE DEEE ER ee 


— Ab! monsieur Lothario est amoureux? dit Olympia 
en souriant et comme joyeuse. Bonne chance à son amour! 

— Décidément, se dit Julius, Gamba a raison, elle n’aime 
personne, et ne veut ef peut aimer personne, ce pauyre 
Lothario pas plus que d’autres. : 

En releyant la téte, il surprit un regard défiant et mena- 
cant que Samuel fixait sur Lothario. 

Olympia observa-t-elle aussi ce regard, et voulut-elle 
rompre le cours qu’ayaient pris les idées des assistants ou 
s’arracher elle-même à ses propres idées? Elle alla subite- 
ment s'asseoir au piano, et froissa du doigt les touches so- 
nores, 

Mais elle s’interrompit aussitôt, et se tourna vers lord 
Drummond, qui s'était précipitamment avancé. 

— Pardon, lui dit-elle tout bas. J’oubliais ce qui est con- 
venu. J’allais chanter. 

— Oh! par grâce, madame! dit Julius. 

Elle regarda lord Drummond. 

— Non, dit-elle, je ne suis pas en voix, 

Elle se leva. 

Lord Drummond paraissait en proie à une lutte inté- 
rieure. 

— Ma chère Olympia, dit-il après un effort sur lui-même, 
je ne suis pas sûr de vous entendre assez souvent mainte- 
nant pour en perdre une occasion par ma faute. Ne faut- 
il pas, d’ailleurs, que je me fasse à la nécessité? Et enfin je 
veux que mon hospitalité soit entière, Ainsi, je vous... Oui, 
je vous supplie de chanter. 

— C’est vous qui me le demandez? 

— C'est moi qui vous le demande. 

— Ala bonne heure! vous vous guérissez, dit-elle, 

Elle retourna au piano et préluda pendant quelque 
temps en indécises rêveries dont elle semblait vouloir dé- 
gager une pensée profonde, Puis, tout à coup, elle se mit 
à chanter en italien un air que Julius connaissait bien, le 
grand air de Léonora dans le Fidelio de Beethoven. Mais il 
sembla à Julius que c'était la première fois qu'il ’enten- 
dait. 

Ce n’était pas seulement à cause de l’admirable voix de 
la chanteuse. Mais il y avait dans le sujet des paroles un 
rapprochement qui devait troubler étrangement Julius. 
Cette Léonora, si tendre et si dévouée, qui, pour sauver 
son mari, se déguise et se fait méconnaissable, interprétée 
par celle en qui Julius avait un moment retrouvé la chère 
image disparue! un tel rapport de situation était bien fait 
pour remuer son âme jusque dans les profondeurs de ses 
souvenirs. 

On aurait dit qu'Olympia n’était pas moins palpitante 
que lui. Jamais émotion parcille n’agita et n’anima les no- 
tes d'un chant humain. Cela n’était pas chanté avec la voix, 
mais avec le cœur, Tout ce qu’elle avait amassé et concen- 
tré, dans cette soirée, de tristesse sévère et d'amertume 
moqueuse, semblait se consoler et éclater en même temps 
dans l'effusion de ce cri sublime. Était-ce l'idéal de l'art? 
élait-co la réalité de la vie? Il fallait, pour arriver à cette 
Vérité poignante et douloureuse, qu'Olympia eût éprouvé 
co qu'elle rendait d’une façon si complète et si profonde, 
ou bien elle était la plus grande tragédienne du monde, II 

y avait à ce piano où Christiane, ou le génie, 


Quand Olympia se tut, les auditeurs demeurèrent un 
instant silencieux et absorbés, noyés dans ce magnétisme 
de passion et de larmes. à 

Olympia se leva, alla précipitamment à la porte et sortit 
du salon, 

Mais elle ne sortit pas si vite que Julius n’eût vu luire- 
une larme sur sa joue pâle. 

— La signora Olympia se trouve mal! s’écria-t-il en so 
levant. 

— Oh! dit Gamba, soyez tranquille! cela lui arrive tou- 
tes les fois qu’elle chante quelque chose de triste. Elle s’i- 
dentifie tellement à ses personnages qu'elle ressent toutes 
leurs sensations, et qu’elle souffre réellement avec eux. 
Dans une minute, ce sera fini, et elle rentrera en souriant, 

On attendit une minute, puis deux, puis cinq. 

Olympia ne revenait pas. 

Lord Drummond sortit pour aller la chercher. Il rentra 
seul. 

En quittant le salon, elle avait demandé sa voiture et 
était partie. 


XI 
IAGO-OTHELLO, 


Le lendemain, dans la petite maison de Ménilmontant, 
Samuel reprochait durement à madame Trichter de n’avoir 
jamais été si longtemps à mettre le couvert. 

La table n’était pas servie, que Frédérique descendit dans 
la salle à manger. 

Elle tendit la main à Samuel qui ne tendit pas la sienne, 

— J'ai cru que vous ne descendriez pas aujourd’hui, lui 
dit-il d’un ton maussade. 

— Mais il n’est pas encore l'heure, répondit-elle en re- 
gardant la pendule, qui, en effet, ne marquait que dix 
heures moins cing minutes, 

C’est bien, Asseyez-vous, dit-il brusquement. 

Elle s’assit, étonnée de cette humeur à laquelle elle n’é- 
fait pas habituée. 

Samuel ne mangea pas, Frédérique le questionna avec 
une inquiétude pleine de grace. 

— Mon ami, pourquoi êtes-vous triste et grave? Etes- 
vous malade ? 

— Non. 

— Avez-vous quelque souci ? 

— Non. 

— Si vous m'en voulez de n'être pas venue ce matin 
plus tôt qu'à l'heure ordinaire, pourquoi ne m'avez-vous 
pas fait demander ? Jo ne me pressais pas, supposant qu’a- 
près la nuit que vous avez passée dehors, vous auriez be- 
soin de repos; et j'ai été paresseuse uniquement de peur 
de vous réveiller. 

~— Je ne vous en veux pas, dit-il, 

— Eh bien! alors, mangez, parlez et souriez-mol. 

Sans lui répondre, il so tourna vers madame Trichter, 

— Allons, vous! qu'est-ce que vous attendez pour servir 


le thé? 


52 


DIEU DISPOSE. 


Madame Trichter sortit, et reparut presque aussitôt, por- 
tant la théière et les tasses. 

— C’est bien, dit Samuel, nous n’avons plus besoin de 
yous. 

— Dés que Samuel fut seul avec Frédérique, il la re- 
garda er face. 

— Frédérique, dit-il sévèrement, pourquoi ne m’avez- 
vous point parlé d’un jeune homme qui est venu ici l’autre 
jour? 

Frédérique rougit. 

— Pourquoi rougissez-vous ? ajouta-t-il. 

— Mais si fait, mon ami, essaya de répondre la pauvre 
enfant toute tremblante. Je vous ai dit que, le jour où vous 
êles allé chez monsieur le comte d’Eberbach, un jeune 
homme était venu vous chercher dans une voiture de l’am- 
bassade. 

— Oui, mais vous ne m'avez pas dit qu’il fût resté et 
qu’il vous eût parlé ? Pourquoi est-il entré, puisque j'étais 
dehors? Pourquoi est-ce à vous qu’il a parlé et non à ma- 
dame Trichter ? Que vous a-t-il dit? 

L’amertume et Virritation qui étaient dans l'accent de 
Samuel troublaient encore plus Frédérique que les ques- 
tions mémes. 

— Répondez, poursuivit-il. Ah! vous êtes étonnée que 
je sache cela... Mais tout se sait, voyez-vous. Dites-vous 
bien que vous ne ferez pas un geste et que vous ne direz 
pas un mot que je ne voie et que je n’entende. Et je n’ai 
pas accepté dans ma conscience la charge d’une âme, pour 
supporter que le premier venu soit ici comme dans la rue, 
et parle de vous en public, et se vante de vous connaître, 
et vous compromette à son gré. 

— Me compromettre ! dit la pauvre fille. Je ne puis croire 
que M. Lothario... 

— Ah! vous savez déjà son nom! interrompit-il avec 
colère. 

— Il m’a dit naturellement son nom pour vous le redire. 
Mon ami, ne vous exagérez pas cela. Une personne est ve- 
nue yous chercher; vous veniez de partir; cette personne 
est restée quelques minutes à peine; voilà bien de quoi 
vous fâcher. Que pouvais-je faire? J'étais là quand Je jeune 
homme est entré; devais-je me sauver? Ce ne serait plus 
de la réserve, ce serait de la niaiserie. Est-ce là ce que vous 
voulez de moi? Exigez-vous que je m’enferme dans ma 
chambre et que je n’en sorte jamais? Parlez, je vous dois 
tout, eb j'obcirai. Je ne vois pourtant pas déjà tant de 
monde, et je croyais que je menais une vie assez retirée. 

— Ce n'est pas votre faute, dit Samuel, si vous pouviez, 
vous iriez partout; vous avez le goût des fètes, vous aime- 
riez le bal, vous seriez coquette. Ce n’est pas le désir qui 
vous manque, mais l’occasion. 

— Je n'en ai que plus de mérite alors à me passer de 
plaisir, puisque je m'en passe gaiement. Jusqu'ici ma co- 
quellerie a consisté à vivre en tête-à-têle avec madame 
Trichter. 

— El avec monsieur Lothario, répliqua Samuel, 
— Vous voulez plaisanter, dit-elle, 

— Non, je ne plaisante pas, reprit-il avec violence, Mi 
dame Trichter n'a pas 056 me cacher qu'il élait resté p 


d'un quart d'heure, Il ne faut pas un quart d'heure pou 


dire : Monsieur Samuel est parti. Qu’avez-vous dit pendant 
un quari-d’heure avec ce jeune homme ? 

— D'abord, dit Frédérique, je n’étais pas seule avec lui. 
Il y avait la... 

Elle s'arrêta court, s’apercevant qu’elle allait trahir la 
visiteuse inconnue à laquelle elle avait juré le secret. 

— Il y avait?... demanda Samuel. 

— Il y avait une dame qui venait me faire une visite 
dans un but de charité, et qui est restée tout Ie temps. 

— Quelque entremetteuse!... murmura Samuel entre ses 
dents. Mais, si vous vous sentez si innocente, continua-t-il 
tout haut, pourquoi balbutiez-vous et vous embarrassez- 
vous dans vos explications, comme si vous mentiez? 

Tout à coup la sonnette extérieure retentit. Samuel en- 
tendit dans le jardin un bruit de voix. fl regarda par la 
fenètre, et vit entrer Julius au bras de Lothario, 

fl se retourna vers Frédérique, furieux, 

— Rentrez dans votre chambre tout de suite, dit-il impé- 
rieusement, et n’en sortez sous aucun prétexte sans mon 
ordre, Vous m’entendez? 

— J'obéis, dit la pauvre fille en pleurant. Mais je no 
vous ai jamais vu si dur. 

— Voulez-vous bien sortir ! reprit-il. 

Et, l’entraînant, il referma la porte derrière elle. 

Elle était à peine sortie, que la porte du salon donnant 
sur le jardin s’ouvrit. 

— Il était temps! dit Samuel. 

Et cet homme de fer tomba, faible et brisé, sur une 
chaise. 

Madame Trichter vint demander s'il voulait recevoir 
monsieur le comte d’Eberbach et son neveu. 

—, Faites entrer, dit-il. 

Et il se leva pour aller à la rencontre de Julius. 

Il se remit un peu, et serra le plus affectueusement qu’il 
put la main de son ancien camarade. Il accueillit Lothario 
trés-froidement. 

— Mon cher Samuel, dit Julius avec un sourire cordial, 
je viens uniquement chez toi pour t’espionner. 

— Ah! fit Samuel en regardant Lothario. 

— Mon Dieu! oui, poursuivit Julius, je viens voir par 
mes yeux comment !a fortune te traite pour le moment, et 
si {a vie est aussi large que ton esprit. Je suis trop riche, 
tu le sais, Samuel; riche pour deux, riche pour plusieurs. 

— Halte-la! interrompit Samuel. Je te remercie de m'of- 
frir; mais je n’en suis pas encore à demander, Je sais que 
tout dépend de la somme, et que la plupart de ceux qui 
s’offenseraient d’un écu jeté ne se feraient aucun scrupule 
d'accepter une fortune comme la tienne. Mais je ne suis 
pas fait comme les autres, Et d’ailleurs, ajouta-t-il d’un ton 
significatif, tu sais que je suis de ceux qui disent : Tout ou 
rien | 

— Ne l'emporte pas, dit amicalement Julius, et ne m'en 
veux pas de l'avoir parlé comme à un frère. Laissons de 
côté mon argent; mais si je puis, par la position que j'oc- 
cupe, l'être bon à quoi que ce soit, permets-moi de t'offrir 
mes services et de me mettre à la discrétion de notre vieille 
amitié, 

— J'accepte, dit Samuel en lui tendant la main, et j'u- 
serai de toi à l'occasion, Quant à l'argent, ce n'est pas seu- 


DIEU DISPOSE. 3 


mA 


lement par ficrté que je refuse; mais j'ai ce qu’il me faut. 
Je ne manque de rien ici. Jusqu'à présent, je n’ai pas mis 
ma vie dans les choses matérielles, et, à tout prendre, je 
ne suis pas plus mal qu’un autre. Veux-tu que je te mon- 
tre ma maison? 

— Voyons, dit Julius. 

Lothario se leva avec un empressement qui lui valut un 
regard oblique de Samuel. Sans doute Lothario ne désirait 
tant visiter la maison que dans l’espérance d’y rencontrer 
auelque part Frédérique. 

Mais si c'était là, en effet, l'attente de Lothario, elle ne 
Tut pas réalisée. La maison et le jardin furent parcourus 
d’ün bout à l’autre, sans que le moindre frdlement de robe 
g:issit au tournant d’une allée et sans que la moindre bou- 
cle de cheveux blonds s’encadrât dans une fenêtre. 

Julius, lui aussi, songea à l’absente, peut-être par ha- 
sard, ef, quand on fut rentré au salon: 

— Eh bien! et cette jeune fille dont nous parlions cette 
nuit? demanda-t-il à Samuel, mademoiselle Frédérique ? 
est-ce que nous n’allons pas la voir? 

— Elle est souffrante, dit Samuel. 

— Souffrante ! murmura Lothario. 

— Oui, dit Samuel, heureux de tourmenter Lothario. 
Elle est assez gravement indisposée, et elle ne peut quitter 
sa chambre. 

— Ce n’est pas une maladie pourtant? demanda Julius. 

— Je l'espère, répondit Samuel, ne voulant pas dire non. 

— Tu es attaché à cette jeune fille? reprit Julius. 

— C’est une pauvre orpheline, dit Samuel, qui n’a que 
moi au monde, et qui serait bien surprise si elle savait 
ruelle occupe à ce point le noble comte d’Eberbach. Je 

i recueillie enfant, et je l'ai élevée. C’est aussi simple 
‘ue cela, Es-tu content? 

Il rompit brusquement la conversation. 

— Et que dis-tu d’Olympia, maintenant qne tu l'as vue? 
demanda-t-il. 

Olympia! reprit virement Julius, ému à ce nom, et ne 
pensant déjà plus à Frédérique. Justement, je voulais te 
parler d’elle, et Ven parler sérieusement, 

en parler seul, peut-être ? demanda Samuel en re- 
g:rcant Lothario, 

— Oh! Lothario peut rester, dit Julius. I est pour moi 
un ami et un fils. Dans cette vie solitaire que le sort nous 
a faite à tous deux, nous nous consolons et nous nous ai- 
cons mutuellement, Nous nous communiquons nos moin- 
dyes pensées et nos moindres sentiments, A ce propos, j'ai 
un fort. Il m'avait naturellement parlé de mademoiselle 
Vrcdérique , comme de tout ce qu'il voit de beau, de bon 
ot d'intéressant, J'ai répété stupidement ce nom tout haut, 
ct tu as eu l'air mécontent qu'il fat prononcé ainsi. Tu as 
eu raison, ct je te demande pardon. Mais Lothario n'est 
pour rien là dedans, I tient à ce que tu le saches. C'est 
moi seul qui, par je ne sais quel sentiment absurde , ai 
voulu vous plaisanter, toi et lui, sur cette beauté cachée 
avarement ct mystérieusement découverte, Ne tiens pas 
rancune à Lothario ; pardonne-lui mon indiserétion. 

— Tu me parlais d'Olympia ? reprit Samuel, 

~- Oui, Samuel, je voulais te prier do m'obtenir par lord 
Drummond la permission d'aller chez elle. 


— Oh! tu n’as pas besoin de permission, à ce qu’il m’a 
semblé! Vous n’avez pas tardé à être bien ensemble, et 
elle n’a guère parlé qu’à toi. 

— Tu crois? dit Julius charmé. 

_— Tu peux te présenter en toute assurance, je te réponds 
que tu ne trouveras pas la porte fermée. Donc, le visage 
ne t’a pas désenchanté du masque, et tes yeux ont ete de 
l'avis de tes oreilles ? 

— Oh! dit Julius, la réalité a dépassé l'attente. Depuis 
dix-sept ans, je n’avais rien éprouvé de pareil à l'émotion 
que j'ai ressentie près de cette femme étrange. Ses ma- 
nières, son chant, sa disparition subite, cette ressemblance 
inouie, tout cela, s’il faut l'avouer, m’absorbe et me trou- 
ble. Toute la matinée, je n'ai pensé qu’à elle, et il me 
semble que mon avenir est résumé dans ce mot: la revoir! 
Où loge-t-elle ? 

— Je ne sais pas au juste, répondit Samuel; je sais seu- 
lement que c’est dans l’île Saint-Louis. Mais je pourrai te 
renseigner plus complétement ce soir. 

— Merci, dit Julius. Et, reprit-il avec quelque embarras, 
que sais-tu de ses relations avec lord Drummond ? 

— Je suis certain qu’elle n’est pas sa maîtresse. 

— Tu en es certain? s’écria Julius avec un éclair de joie. 

— Il ya plus, dit Samuel; elle a refusé d’être sa femme, 
— Mon cher Samuel ! dit Julius. Alors tu crois donc à 

ce que nous a raconté son frère. 3 

— Absolument, dit Samuel en épiant sur la physiono- 
mie de Julius l’effet que produisaient ses paroles. Lord 
Drummond ne m’a jamais parlé de la signora Olympia 
qu'avec respect et vénération. Lords, ducs et princes ont 
inutilement offert bourse, cœur et main. Sais-tu que c’est 
une admirable et sublime figure que cette cantatrice amou- 
reuse seulement du grand art, et plus chaste sur ses plan- 
ches qu’une impératrice sur son trûne? Sais-tu que ce se- 
rait une ambition digne d’un homme que celle de faire 
palpiter et descendre de son piédestal cette statue de mar- 
bre de la musique ? 

— Depuis que je la connais, dit Julius, fasciné par le 
souvenir d’Olympia, et aussi par les paroles de Samuel, il 
me semble que ma vie recommence à avoir un intérêt et 
un centre, 

— Eh pardieu! dit Samuel, nous nous sommes tous in- 
téressés , plus ou moins, à des réves qui étaient loin do 
valoir celui-là. 

— Tu m'auras son adresse pour ce soir? 

— Tu peux y compter. 

— Et tu crois que je puis me présenter chez elle sans 
indiscrétion ? 

— Elle sera enchantée de te voir 

— Merci encore! Nous allons retourner à lambosside. 
Je compte sur toi, 

Julius serra la main de Samuel avec effusion. Puis, if 
leva. Samuel était si content de voir partir Lothario, qu'il 
lui dit adieu presque gracieusement. 

Il accompagna ses visiteurs jusqu'à la rue, La grille ro- 
formée, il se mit à marcher, sombre et préoccupé, daus le 
jardin. 

— Ainsi, pensait-il, voilà où j'en suis: 
Moi amoureux, c'était déjh trop; mais moi jaloux 


à la jalouste * 


54 DIEU: DISPOSE 


Samuel, moi intelligence, pour qui les hommes, tous sans 
exceptions, les plus grands, Napoléon lui-méme, n’étaient 
que des instruments, que des oulils, me voilà prosterné, 
agenouillé, tremblant devant une femme! J’en suis venu 
à être Pesclave des caprices d’une jeune fille! J'ai failli 
vaincre Napoléon, pour aboutir à être le prisonnier d’un 
enfant. - 

Il est certain que Frédérique peut faire de moi ce qu’elle 
voudra. Elle n’a qu’à s’éprendre sottement de cette face 
blonde, qu'y pourrai-je ? Il dépend d’elle de préférer ce 
Lothario à moi, de faire que la science, l'esprit, le génie 
ne soient rien devant une boucle de cheveux bien frisés ! 
Et alors, j'aurais adopté et élevé une orpheline, je me se- 
rais devoué à elle, j'aurais mis ma vie, ma pensée et mon 
ame en elle, pour que le premier venu , un passant, un 
étranger, me l’arrachât d’entre les mains, et me volt mon 
bien, mon élève, ma créature I... 

Allons, voila que je fais le raisonnement de tous les Cas- 
sandres et de tous les tuteurs de comédies. En suis-je la 
que je n’aie plus à jouer que les rôles d’Arnolphe et de Bar- 
tholo ? Mais la comédie pourrait bien finir autrement qu’à 
la grande joie d’Horace et d’Almaviva. Une chose qui n’a 
toujours renversé, c’est qu’on rie des comédies. Arnolphe 
élève, nourrit et aime une jeune fille. Passe un imbécille, 
assez niais pour faire des confidences à son rival. Natu- 
rellement , la fille l’aime et se sauve avec lui. Arnolphe, 
vieux , seul, sans personne qui l’aime, s’arrache les che- 
-veux de désespoir, Comme c’est risible ! 

Mais moi, je changerai le dénofiment. On ne rira pas. 
Ce Lothario n’aura pas le dernier mot. Malheur à lui! 
Et malheur à Julius, qui l'introduit chez moi! Ah! vous 
venez tous deux dans la tanière du lion! Ah! vous vous 
livrez! Eh bien! vous ne tarderez pas peut-être à sentir 
la griffe. 

La guerre est déclarée, La bataille commence. Nous ver- 
rons qui aura l'avantage. Ce Julius, qui m’oflre une partie 
de son argent! J'ai plus d’appétit que cela. Je le lui ai dit : 
tout ou rien! Quant au jeune homme , qu’a-t-il pour lui? 
Son âge. Il ne doit avoir que cela. Tout le temps qu'il est 
reslé ici, il n’a pas trouvé un mot à dire. C’est certain ! il 
n’a que ses vingt ans et ses gants; je reconnais qu’il 
élait bien ganté; mais moi, j'aurai la puissance ct l'argent. 

Dépêchons-nous. Il est temps. Il faut commencer par 
l'argent, puisque l'Union de Vertu ne prête qu'aux riches. 
Or, l'argent, c’est Julius qui l'a, Je cherchais par où j’au- 
rais prise sur lui. Que le diable bénisse la signora Olym- 
pia! Je vais le tenir par sa passion pour elle. imbécile ! 
qui aime une femme parce qu'elle ressemble à une autre! 
Il à toujours son même caractère d'imitation, A présent, 
il se plagie lui-même, Il rabâche son premier amour. Mais 
plus une passion est absurde, plus elle a de chance de so- 
lidité et de profondeur, Puisque tu as, Julius, cet amour 
puéril, sois tranquille , j'en abuscrai, Ta sottise d'amou- 
reux me donnera la richesse, comme la sottise de nos me- 
neurs politiques me donnera le pouvoir, Je tiens ma vie! 

Et, rentrant dans la maison, Samuel remonta dans sa 
chambre pour s'habiller, 

il avait résolu d'aller chez Olympia. 

— Allons, Yago, se dit-il, sauve Othello 


Ril 
UN MARCHE. 


Le même jour, vers trois heures, Samuel sonnait chez 
Olympia. 

Un valet ouvrit. 

— Voulez-vous demander à la signora Olympia si elle 
peut recevoir monsieur Samuel Gelb ? 


Le valet disparut, et revint un moment après. 

— Madame n'y est pas, dit-il. 

Samuel fronea le sourcil. Rien n’irritait plus cet esprit 
hautain que ces misérables obstacles des petites choses. 
Pourtant il se résigna à insister. 

— Si madame n'y était pas, reprit-il, vous me l’auriez dit 
tout de suite, au lieu d'aller demander si elle pouvait me 
recevoir. Cela signifie qu’elle n’est pas visible. Ayez la 
complaisance de retourner près d’elle, et de lui dire que je 
la prie de m’excuser si j’insiste, mais que j'ai à lui com- 
muniquer des choses de la dernière importance, 

Le valet repartit, et fut cette fois plusieurs minutes Sans 
revenir. 

— Ah! pensaitavecamertumeSamuel, on hésite. Qu'est-ce, 
en effet, que monsieur Samuel Gelb, pour venir déranger 
une baladine ! Ah ! tout me le répète, il est temps que je 
fasse fortune, et que j'aie l'apparence de ce que je suis, 
L'âme ct l'intelligence ne sont rien tant qu’elles ne sont pas 
chamarrées de titres, et l'âne qui porte les reliques est plus 
sûr d’être adoré que le génie qui ne porte rien, Oh! il me 
faut la grandeur visible, palpable, brutale, Je serai riche, 
Si cher que le mal me vende de l'argent, je l’achèterai. 

La porte par où le valetavait disparu se rouvrit, et Sa 
muel fut introduit dans le salon, 

Ofympia était assise dans un fauteuil près du feu, et 
Gamba à califourchon sur une chaise, 

Samuel s’inclina profondément. Olympia, sans se lever, 
grave, froide, un peu étonnée, lui fit signe de prendre un 
siége, 

— Monsieur, dit-elle, vous prétendez avoir des choses 
importantes à m’apprendre ? 

— Les plus importantes qui soient, madame, 

— Eh bien! je vous écoute. 

Samuel jeta un regard sur Gamba. 

— Je vous demande mille pardons, madame, mais ce quo 
j'ai à vous dire ne peut être entendu que‘de yous. 

— Gamba est mon frère, répondit Olympia, et jo n'ai pas 
de secrets pour lui, 

— Oh! je ne suis pas curieux, se hata de dire Gamba, 
ravi de pouvoir échapper à une conversation qui menacait 
d'être sérieuse, Cet entretien s'annonce comme devant êlre 
grave, et tu sais qu'en fait do grandes phrases jo n'aimo 
que la pantomime, Je m’esquive, 

Et il courut vers la porto, 


DIEU DISPOSE. 35 


— Gantba! dit Olympia. 

“Mais il était déja loin. 

— Soit, fit Olympia. Maintenant que nous voilà seuls, 
reprit-elle en regardant Samuel d’un air de hauteur et 
de commandement, finissons, je vous prie, monsieur. 


— Je ne demande pas mieux que de parler à cœur ou- 
vert, répliqua Samuel. Je viens tout bonnement vous pro- 
poser un marché. Vous ne seriez pas la grande artiste que 
vous êtes si vous n’avicz pas une âme forte et supérieure 

- aux préjugés de la foule ct aux scrupules vulgaires. Je crois 
donc que yous accepterez, et alors, le silence étant la pre- 
mière condition de la réussite, je suis sûr que vous ne 
parlerez pas. Mais comme, après tout, il se peut que vous 
refusiez, el que je ne veux pas être à la merci d’une in- 
discrétion, je vous prie de me jurer que vous me garderez 
le secret de ce qui aura été dit entre uous. 

_— Un serment? 


— Je vais vous dire lequel. Je suis un sceptique et un 
douteur, et je n’ai plus l'âge de croire à tous les serments. 
Cependant je crois que tout être de valeur a quelque chose 
de sacré, une religion : ceux-ci Dieu, ceux-là l'amour, 
d'autres eux-mêmes. Je suis de ces derniers. Vous, vous 
croyez à l’art, Jurez-moi done sur la sainte musique que 
vous vous lairez à jamais sur ce que je viens vous dire. 

— Pardon, monsieur, objecta Olympia, mais pourquoi 
voulez-vous que je m'engage avec yous? Ce n’est pas moi 
qui ai besoin de vous ct qui vais vous chercher; c’est vous 
qui avez besoin de moi ct qui venez me trouver. Je ne vous 
ai pas prié de me faire de proposition ni de confidence. 
_ Ne m'en faites pas. Vous Ôtes libre de vous taire, mais je 
veux rester libre de parler. 

— [th bien, soit, dit Samuel. En somme, que m'importe? 
I n’y a personne là pour nous entendre, Vous parleriez, 
je serais toujours maître de nier. Done, le pire inconyé- 
nient de l'indiscrétion serait de faire manquer l'affaire ; 
mais comme, si yous parliez, c'est que vous auriez com- 
meneé par refuser, elle serait déjà manquée, Et puis, me 
{rabir, cest me déclarer la guerre, et, quand j'ai un 
ennemi, ce n’est pas à moi à avoir peur. 

Samuel prononça ces derniers mots en fixant sur Olympia 
un regard significatif, 

Mais celle-ci ne baissa pas les yeux, et répondit au regard 
d'acier de Samuel, par un regard de même trempe. 


— Au fait! monsieur, reprit-clle avec une sorte d'impa- 
tience, 

— Il yous plaît que je sois net et bref, dit Samuel, Lh 
bien ! à moi aussi, madame, 

— Parlez donc. 

— Jo viens vous demander en mariage, 

— Vous? s'écria la cantatrico d'un ton où la surprise so 
mêlait au dédain. 

— Oh! rassurez-vous, madame, Jo viens vous demander 
en mariage, mais ce n'est pas pour moi. 

— Jit pour qui donc? reprit-elle, 

— Je viens vous demander s'il vous conviendrait d'ac= 


corder yolro main à monsieur le comle d'Eberbach, 


0 0 ot 


— A monsieur le comte d’Eberbach! repéta-t-elle en 
tressaillant. 

— Oui, madame, 

Il y eut un moment de silence, 

— Monsieur l'ambassadeur de Prusse, reprit Olympia, 
vous a chargé de me faire celte proposition ? 

— Pas précisément, dit Samuel. Je dois même vous 
avouer qu’il ne m'en a pas ouvert la bouche. 

— Alors, monsieur..., fit-elle en se levant, 

— Oh! ne vous fachez pas, madame, et daignez vous 
rasseoir, répondit-il au geste de la chanteuse. Ne croyez 
pas que j'aie voulu vous offenser d'une raillerie qui serait 
trop stupide pour être blessante. La proposition que je vous 
fais est sérieuse, Si vous voulez être la femme du comte 
d’Eberbach, vous ie serez, Il ne m’en a pas parlé, C'est 
vrai, et c'est moi qui ai arrangé cela dans ma têle; maisil 
vaut peut-être mieux que ce soit moi qui le souhaite, que 
lui-même. C’est de tout cela que je venais vous parler. 

— Expliquez-vous, monsieur, dit Olympia, et expliquez- 
vous vite, de grace. Je n'ai pas le temps de deviner des 
énigmes, ; ° 

— Je vais donc tout vous dire, reprit Samuel. Et d’abord, 
il s’agit du destin de trois personnages. Pour que vous me 
prétiez toute votre attention, je débute par vous affirmer 
que, de ces trois personnes, la moins intéressée à la l'af- 
faire, c’est moi, et la plus intéressée, c'est vous. 

— Pas de préface, si c’est possible | 

— Vous n'aimez pas les préfaces? dit-il, Vous avez tort; 
il y a des préfaces qui valent mieux que les livres, ne fût-ce 
que la préface de l'amour. Au fond qu'est-ce que la vie? 
la préface de Ja mort. Et pourtant, il n’y a pas grand 
monde qui s’empresse de tourner le feuillet. 

Excusez-moi done, je scrai obligé d'être un peu long. 

La proposition que je viens vous faire est étrange, mais 
n’en soyez bi mdignée, ni étonnée. Vous ne me connaissez 
pas, el je ne vous connais pas, et je viens bien brusque- 
ment faire irruplion dans votre vie. Mais je vous serai 
bientôt connu, et, quant à moi, je ne tarderai pas à vous 
connaître, Déjà, je suis certain que je devine: il m'a suffi 
de vous entendre chanter l'autre soir chez la duchesse de 
Berry et cette nuit chez lord Drummond, Pour que vous 
rmayez remué si profondément, pour que votre voix soit 
arrivée jusqu'à moi, il faut que vous ayez beaucoup soul= 
fort, et que vous ayez creusé la vie jusqu'au tuf, J'ai vu 
tout de suite que l’art avait été pour vous ce qu'a été pour 
moi la science, l'initiation suprème. Nous appartenons l'un 
et l'autre à cette grande franc-maconnerie des âmes hau= 
tes, fléves et amères qui savent, qui peuvent et qui voient. 
Done, nous parlons la même langue, et nous allons sur-le- 
champ nous comprendre. 

Eh bien! sœur, que dites-vous des hommes? Ils sont 
petits et méchants, n'est-ce pas ? Que dites-vous de la vie? 
Elle est élroilo ot pauvre, n'est-ce pas? Y at-il un êlre ou 
uno chose qui vaille qu'on se dévoue, qu'on se sacritio, 
qu'on renonce à une parcelle de soi-même ? Qu'avez-vous 
trouvé de grand au monde? L'art ot l'amour pout-être? 
Oui, co serail bien si l'on pouvait no faire qu'aimer ou 
chanter, Mais il y a mille douleurs, mille tortures, et, qui 


36 DIEU DISPOSE. 


pis est mille ennuis qui se jettent à la traverse. Par com- 
bien de désenchantements, de jalousies, de scènes violentes, 
de soupçons dégradants, d’accouplements misérables, on 
achète les quelques minutes de bonheur vrai que l'amour 
émiette dans toute une existence! Et de combien de pour- 
parlers, de flatteries au public, de combien de bassesses 
dans la coulisse se compose la gloire extérieure des plus 
grandes chanteuses! Tout se paye. Et le succès, quand il 
arrive, ne compense pas les transes et les doutes qui l’ont 
précédé. 

Le seul enseignement irrécusable que donne l’expé- 
rience, c’est que l'âme, intelligence, passion, génie, n'existe 
pas sans le reste, sans la matière, sans le corps, sans le vê- 
tement. La foule ne voit que ce qui lui frappe les yeux. Et 
l'on a beau dire : je ne me soucie pas de la foule! les plus 
fermes convictions hésitent et se troublent quand le succès 
ne les confirme pas. Tous ont besoin de cet écho de leur 
pensée, qui prouve son existence en la répétant. Il est donc 


nécessaire de réussir ; or, ce n’est pas par le talent qu’on 
réussit, mais par la mise en œuvre. Ce n’est pas par le 
cœur, Cest par habit. Le plus gros diamant brut est un 
caillou que le paysan écrasera sous son sabot; mais faites-le 
tailler, et yous pourrez acheter la clef du cabinet des rois 
et celle de la chambre à coucher des reines. - 

Vous auriez chanté dans la rue, entre quatre chandelles, 
votre sublime mélodie de lautre soir, pas un des sei- 
gneurs qui vous ont tant applaudie aux Tuileries n'aurait 
fait arrêter sa voiture pour vous écouter. Et, si un em- 
barras de charrettes en avait retenu un malgré lui, il ne 
lui serait certes pas venu à l’esprit de vous trouver admi- 
rable et de dire, en rentrant chez lui, qu’il venait d’en- 
tendre la plus grande cantatrice du monde. 

Ma conclusion est celle-ci : Le génie est un excellent 
plat qui a besoin d’une sauce. Il ne suffit pas de dominer 
les hommes par ce qui est en nous, il faut Jes dominer 
aussi par ce qui est en eux. Il faut faire coup double, 
avoir ce qu'ils n'ont pas et avoir ce qu’ils ont. Quelque 
valeur que je puisse avoir, et quelque valeur que vous 
ayez, nous ne serons réellement quelque chose que quand 
nous aurons placé notre supériorité morale sur un pié- 
destal d’une supériorité matérielle. Eh bien! je viens vous 
offrir une assurance mutuelle contre la bêtise humaine. 
Pour être tout à fait estimé des hommes, ce n'est rien d’a- 
voir une grande âme, il est nécessaire d’y joindre une 
grande position de rang et de fortune, Je vous apporte la 
fortune et le rang. En voulez-vous ? 

Olympia avait écouté Samuel attentivement sans l'in 
terrompre, 


Que so passait-il dans la pensée de cette femme ? Etait-co 
assentiment aux idées amères que Samuel exprimait sur 
la vie, ressouvenir de souffrances anciennes, d’injures 
subies de la part des riches imbéciles au temps où sa ré- 


putation n'était pas faite encore? Ou bien la parole cruelle 


et impitoyable de Samuel avait-elle réveillé en elle des 
tristesses endormies, la mémoire des serments brisés, l'in 
crédulité au cœur des hommes, le scepticisme de l'amour, 
l'athéisme de la passion? Avait-elle dans son passé quel- 


que chère et poignante douleur qui donnait trop raison à 


la philosophie méprisante de Samuel Gelb’ Ou bien en- 
core, la grande cantatrice était-elle tout bonnement une 
fille d’Eve, que la tentation du rang défendu envahissait 
et qui s’inquiétait de savoir qu'elle porte allait s'ouvrir 
pour elle vers la richesse et la puissance ? Ou bien enfin, 
mais cette supposition était la moins probable, et n’avait 
pour elle que le tressaillement qui était échappé à Olym- 
pia, quand Samuel avait prononcé le nom du comte d’E~ 
berbach; la chanteuse était-elle curieuse de savoir ce que 
Samuel pouvait machiner contre l’ambassadeur de Prusse, 
pour le prévenir au besoin ? 

Quoi qu'il en soit, ce ne fut pas sans une certaine émo- 
tion qu’elle questionna Samuel. 

— Vous me donnerez, dit-elle, le rang et la fortune, 
comment? 

— Soyez tranquille, répliqua Samuel; je suis sûr de 
mon fait. Ce qui empéche les nobles natures de s'enrichir, 
c'est le temps que cela dépense; elles n’ont pas le temps 
d’être économes et de ramasser des écus en cherchant des 
idées, Les écus sont à terre, ct les idées sont au ciel; il 
faut se baisser pour s'enrichir, et c’est une chose qui ne 
va pas à tout le monde. Comme vous, j'ai vécu pour en- 
richir mon esprit plutôt que pour remplir ma poche. Mais 
ici l’occasion est belle, et nous pouvons faire fortune tous 
deux d’un seul coup. Sans économie sordide, sans passer 
vingt ans à empiler des liards sur des centimes. Voici ce 
que je vous propose : Gagner dix milions en deux ans. 

— Continuez, monsieur, dit Olympia. 8 

— Ah! pensa Samuel, elle y mord. Vous savez, reprit- 
il, le mot de cette reine à qui l’on demandait si elle croyait 
qu’une femme pdt se vendre, et qui répondit : C’est selon 
le prix. Ici, le prix est honnête, vous le voyez. Et l'on 
n’exige rien de vous en échange, rien du moins que de 
parfaitement légitime devant la loi et même devant la 
conscience. 

— Qu’exigez-vous donc? 


— J'exige que le jour que vous serez veuve du comte 
d'Eberbach, vous me donniez cing millions. Oh! pas sur 
les dix qui seront à vous, cing millions en dehors. 


— Je ne comprends pas, monsieur. 


— Vous allez comprendre. Le comte d’Eberbach a vingt 
millions, il n’a pas de famille, sinon un neveu. Suppo- 
sons qu'il vous épouse et qu’il meure, il faudrait qu’il ne 
vous eût guère aimée pour ne pas vous laisser ses biens. 
Nous y aviserions, d'ailleurs. N'exagérons rien; il y a 
Lothario, faisons-lui la part belle. Donnons-lui le quart 
de Phéritage : cing millions, Il nous en reste quinze : dix 
pour vous, cinq pour moi. Vous voyez que rien n’est plus 
simple. 

— Le calcul est, en effet, exact, dit Olympia. Mais je 
vois à votre plan deux obstacles. 

— Lesquels ? 

— Le premier, c'est qu'il faudrait que le comte m’ai- 
mat; le second, c'est qu'il faudrait que le comte mourût. 

— Le comte yous aimera et mourra, 

Olympia regarda Samuel avec une expression de ter- 


reur, 


DIEU DISPOSE. 37 


— Ne vous effarouchez pas, madame, reprit Samuel, et 
ne prétez pas à mes paroles un sens qu’elles n’ont point. 
Quant à vous aimer, le comte d’Eberbach a déjà pour 
vous un véritable commencement d’inclination. Je me 
charge de la fin. 

Olympia parut un moment recueillir ses idées. Puis, 
elle leva tête: 

— Mais, dit-elle, s’il est vrai que le comte d’Eberbach 
m'aime déjà, en quoi ai-je besoin de vous? 

— Ah! s’écria Samuel, ceci est d’une certaine force, et 
je vois que j’avais bien jugé la trempe de votre caractère, 
Je suis heureux de ne pas m'être trompé sur votre compte. 
Pour mener à bien l'affaire, il est indispensable que vous 
ayez un esprit vigoureux, et je serai heureux de tout ce 
qui me prouvera votre force, fdt-ce une rébellion contre 
moi. Vous voulez connaître en quoi je puis vous être né- 
cessaire. En ceci : Premièrement, le comte d’Eberbach est 
mon ami d’enfance, et j'ai sur lui une influence souve- 
raine. Je tiens le fil de ce pantin doré. Je fais de lui ce 
que je veux, il dépend de moi d’éteindre ou d’attiser son 
amour. Voyez-vous, c’est un homme incapable d’aimer 
tout seul, et qui a besoin qu’on remette souvent du bois à 
sa cheminée, Si je vous exalle devant lui, il ne verra plus 
que vous au monde; si je vous calomnie, il ne vous sa— 
luera pas dans Ja rue. Deuxièmement, du moment que 
jai brûlé mes vaisseaux avec vous, il y aurait de votre 
part une naivelé puérile à croire que je vous laisserai 
agir sans moi. Je suis un homme qui ne recule devant 
rien, entendez-vous, devant rien, pour accomplir ce qu'il 
a une fois résolu. Or, si vous ne voulez pas m'avoir pour 
vous, vous m’aurez contre vous. Et, à la guerre comme à 
la guerre. Vous avez dû réfléchir à toutes les faces de la 
passion, étudier toutes les formes des caractères. Les rôles 
que vous avez joués vous ont dit tous quelque chose, et 
vous n'avez pas revêtu le costume et la vie des grandes 
criminelles historiques, sans qu'il vous en soit entré quel- 
que chose dans la poitrine. Vous comprenez tout, n'est-ce 
pas ? même le crime ! Non pas, sans doute, le crime lâche 
et vil, mais le crime hardi et grandiose! Eh bien! je le 
comprends aussi, moi. Vous ne me connaissez pas ; prenez 
garde de me trop connaître! Tenez, franchement, je ne 
vous conseille pas de lutter avec moi. 

Quelque fermeté qu'eût gardé jusque là la chanteuse, 
elle se sentit trembler devant l'œil menaçant de Samuel, 
comme si cette menace allait remuer en elle quelque sou- 
venir terrible, quelqu'un de ses rôles, sans doute, 

— Voilà pour le premier obstacle, reprit Samuel, d'un 
accent radouci. Quant à l'autre, il faudrait, disiez-vous, 
madame, que le comte mourût, 

— Je n'ai pas dit cela, s'écria-t-elle, 

— Si fait, madame, vous l'avez dit, et j'ai répondu : le 
comte mourra. Mais, tranquillisez-vous, il mourra sans 
que nous soyons pour rien dans sa mort. Je suis médecin, 
ot je puis vous annoncer une nouvelle : C'est que mon- 
sieur le comte d'Eberbach, usé et brisé par la fatigue, 
par la douleur et par le plaisir, n'a plus que peu de temps 
à vivre. 

— Ah linterrompit Olympia d'une voix altérée, 

— Jo vous ai dit deux ans, reprit tranquillement Sa- 


muel ; j'aurais pu vous dire deux mois. Mais je vous ré- 
ponds qu’il n’en a pas pour deux ans. 

— Vous en êtes sûr? fit la chanteuse, en contenant son 
émotion. 

— Tellement sûr, dit Samuel, que je ne vous demande 
les cinq millions que le lendemain de sa mort. Vous voyez, 
c'est d’un mort que nous parlons, et nous nous partageons 
l'héritage. Vous êtes toute pâle, el il y a des gouttes de 
sueur froide sur votre front. Mais ce sont les nerfs en vous 
qui frémissent. Votre raison doit me donner raison. Spé- 
culer sur un tombeau est une chose permise, pourvu qu’on 
ne soit pour rien dans la mort. D’ailleurs, les actions chan- 
gent selon ceux qui les commettent. Il y a une chose qui, 
selon moi, est au-dessus de la vertu, c’est l’intelligence. 
Tout ce qui est grand a droit de mettre sous ses pieds la 
morale vulgaire. Moi, j’ai un vaste dessein. Cet or, que le 
comte d’Eberbach emploie niaisement à dorer la livrée de 
ses laquais et à payer des filles publiques, j'en ferai de 
grandes œuvres. Savez-vous qu’au fond de lout cela, il y a 
peut-être un peuple à affranchir. Plus qu’un peuple, un 
monde? Et nous nous arréterions à des scrupules imbé- 
ciles ? Depuis quand les grands esprits et les grands pro- 
jets s’arrétent-ils devant le smayimes du catéchisme ou 
de la civilité puérile et honnéte? Vous figurez-vous César 
avec des scrupules? Que dites-vous de Napoléon petite 
maitresse, et ne voulant pas faire couler le sang d'un 
poulet? Allons, nous ne tuerons pas cet homme; c’est son 
mal qui le tuera. Pas de petilesses. 


La fortune n’aime pas qu’on soit timide, qu’on rougisse 
et qu'on balbutie avec elle. Accueillez-la fièrement, et 
n’ayez pas, vous, profonde comédienne, de ces stupeurs 
de bourgeoise timorée. Vous n'êtes pas, je l'espère, de la 
race de ces cuistres qui trouvent qu'on n'a pas le droit de 
voler une province quand on respecte un moulin. Je suis 
sûr que je parle à mon égale. Voilà pourquoi je vous ai 
parlé sans masque et sans feinte. Maintenant, répondez. 

Olympia fit un violent effort sur elle-même, 

— Un dernier mot seulement, dit-elle, Si je réponds 
non, si je refuse de mettre l'enjeu de mon âme à cette 
partie redoutable que vous m'offrez, que ferez-vous ? Per- 
sisterez-vous dans vos desseins sur la fortune de monsieur 
le comte d’Eberbach, ou y renoncerez-vous ? 

— Pardon, madame, reprit froidement Samuel, mais 
ceci ne vous regarde plus, ce me semble. Vous êtes libre 
de vous retirer, mais je resterai libre d'agir. Réfléchissez. 

— Monsieur, dit la chanteuse, je vous demande un jour 
de réflexion. 

— Non pas, madame, ces sortes d'affaires n’admettent 
pas de retard. Elles doivent êlre faites aussitôt que dites. 

— Si je refuse, recommença-t-clle, vous resterez libre 
d'agir? 

— Parfaitement libro, 

— Eh bien! dit-elle d'un ton de résolution brusque, 
j'accepte, 

— Allons donc! s'écria Samuel avec une joie ironique 
ot triomphante. 

Il alla vers une table où il y avait un encrier, et tira do 
sa poche un papier timbré, 


38 


— Qu'est ceci demanda Olympia. 

-- Rien, dit-il. Un moyen de nous donner l’un à l’autre 
des garanties. 

“Ilse mit à écrire, en lisant tout haut à mesure : 

« Je, soussigné, declare devoir à monsieur Samuel Gelb 
la somme de cinq millions. Toutefois, cette dette ne sera 
exigible qu'après la mort de mon mari... » 

Il s'interrompit. 

— Nous sommes au 15 mars. Je date du 15 mai. Done 
je suis sûr que le 15 mai vous serez mariée au comte, 
comme je suis sûr que le comte mourra avant vous.Voilà 
pour votre garantie. Pour ce qui est de la mienne, veuillez 
écrire là : Approuvé l'écriture, et signez : Comtesse d’E- 
berbach. Si nous ne réussissons pas, vous n’étes pas com- 
iesse d'Eberbach, et alors cette lettre n’est qu'un chiffon 
de papier. Elle ne vous engage donc qu’autant que le ma- 
riage aura eu lieu. Et puisqu'il n’y a pas de comtesse 
d’Eberbach, vous ne faites pas un faux. 

— C'est vrai, dit Olympia. 

Et elle signa. 

Samuel mit le papier dans sa poche, et, se levant : 

— Il ne me reste, madame, qu’à vous remercier et à 
tous Yéhiciter. Je vous quitte pour aller travailier a notre 
œuvre. Mais nous nous reverrons bientôt, J'ai l'honneur 
de vous saluer, madame la comtesse, 


XI 


FILS ATTACHES. 


Si Olympia avait vu l'étrange sourire qui se dessina aux 
lèvres de Samuel quand ce tentateur sortit de chez elle, 
quelque ambitieuse ou même perverse que pdt être la 
cantatrice, certes, elle aurait frémi, et elle se serait repen- 
lie peut-être d'avoir laissé un tel homme entrer dans sa 
vie. 

En descendant l'escalier d'Olympia, Samuel se disait : 

— Maintenant, atlachons mes fils à mon autre pantin. 

Et, montant dans la voiture qui J’attendait, il cria au 
cocher : 

— À l'ambassade de Prusse ! 

Quand il arriva à l'ambassade, le comte d'Eberbach ve- 
nait seulement de rentrer avec Lothario. 


samuel se fit annoncer, et fut introduit dans le salon, 
où il trouva Julius seul. 

Julius eut un moment de surprise en revoyant si tôt 
Samuel, 

— Toi! s'écra-t-it, 

— Tu ne m'attendais que ce soir, répondit Samuel, 
Mais tu me connais et tu sais co que jo fais des minutes. 
J'ai trouvé un moyen très-simple de vivre plus longtemps 
que les autres hommes : c'est de mettre plus d'action dans 
ma journée, Je vis un jour par heure, Tu n'étais pas parti 
que je parlais moi-même, Sais-tu d'où je sors maintenant? 
de chez Olympia, 


DIEU DISPOSE. 


STE E k 


De chez Olympia? répéta Julius, tressaillant à ce nom. 
— Je suis allé d’abord chez lord Drummond, et j'ai de- 
| mandé l'adresse de la signora, non à lord Drummond, qui 
est fort soupçonneux à cet endroit, mais à ses gens. Puis, 
ma foi! je me suis présenté tout bonnement île Saint- 
Louis, et j'ai obtenu d’Olympia, sans grand’peine, à vrai 
dire, qu’elle te recevrait demain soir à neuf heures, 

— C'est admirable, dit Julius en tendant la main à Sa- 
muel, Je te remercie de tout mon cœur; car c’est singu= 
lier comme cette femme me préoccupe. Elle a pour moi 
l'aimant de l'inconnu. Je n'ai jamais eu un aussi ardent 
désir de pénétrer une âme. Il y a là quelque chose qui 
m'attire invinciblement. Peut-être n'est-ce qu’une appa- 
rence, peut-être, comme cela m'est déjà arrivé tant de 
fois, m’arréterai-je, désillusionné, sur le seuill... 

— Oh! non pas, interrompit Samuel, Olympia ne res- 
semble pas aux autres femmes. C’est une créature digne et 
capable de retenir un homme. Moi qui ai l’épiderme co- 
riace, et qui ne me laisse pas entamer facilement, j'éprouve 
| devant elle la même impression que toi; je subis son in- 

fluence malgré que j'en aie, et je rougis de me sentir pour 

la première fois petit devant une femme, 

Samuel, en parlant, obscrvait l'effet de ses paroles sur 
la physionomie de Julius. 

Le comte d’Eberbach écoutait, pensif, heureux de voir 
son penchant approuvé et exallé par un homme comme 
Samuel. 

— Jete remercie encore de ton dévouement et de ton 
zèle, mon cher Samuel, dit-il avec effusion. Tu vois que 
j'accepte de bon cœur tes services; pourquoi, de ton côté, 
refuses-tu d'accepter les miens? 

— Eh! mais, dit Samuel, je ne les ai pas refusés, ce me 
semble? 

— Ce matin, dit Julius, tut’es retranché dans une di- 
gnité absurde entre nous deux. 

— J'ai refusé de toi ton argent, c’est vrai. Qu’en ferais- 
je? Je m’en suis passé toute ma vie. Mais je ne refuse pas 
ce que je désire, Tu m’as olfertde m’aider de ton crédit; je 
Vai pris au mot. 

— Ala bonne heure, dit Julius. Eh bien! voyons, en 
quel point puis-je te servir? 

— J'y pensais tout à l'heure en venant. Vois-tu, jus- 
qu'ici j'ai à peu près perdu mon temps. Si j'ai de l’intelli- 
gence, à quoi sert-elle ? Qui en sait quelque chose ? L'or 
n'existe que quand le mineur l’a tiré des entrailles de la 
terre et que le batteur l'a monnayé. Moi, je n'ai extrait ni 
monnayé mes idées. Elles sont perdues, si je ne me hâte. 
Toi qui es plus jeune que moi, tu es arrivé à un rang su- 
périeur, et tu peux être grandement et noblement utile à 
ton pays, Je sais bien que je n'ai ni ta naissance ni ta for- 

| tune; mais j'ai de l'initiative et do l’activité. Si je les avais 
employées, je pense que je serais devenu quelque chose, 
Je me suis croisé les bras. Mon ambition du but a eu tort 
do mépriser les étapes du chemin. J'ai rêvé d'escalader la 
montagne d'un seul bond, au lieu de la gravir pas à pas, 
of j'ai consumé ma vie à chercher des ailes, Maintenant, 


je suis en bas, toi tu es en haut, Tends-moi la main. 
— Explique-toi, dit Julius. 
— Julius, reprit Samuel, je suis comme toi un bon Alle- 


DIEU DISPOSE. . 39 


—__E eee eee 


mand, un sujet du roi de Prusse, Réponds-moi nettement. 
Puis-je, avec ton aide, aspirer à servir quelque part l'AI- 
lemagne et à la représenter un jour ? 

Toi, Samuel, dans la diplomatie | 

— Pourquoi pas ? 

— C'est que... dit Julius, qui s'arrêta embarrassé de for- 
muler sa pensée. 

— C'est que, compléta Samuel, je n’ai pas un assez glo- 
rieux nom, n’est-ce pas? Mais je ne demande pas à être 
ambassadeur tout de suite. 

— Ce n’est pas cela, reprit Julius. Ce n’est pas de toi que 
je doute, c’est du métier. La diplomatie est une longue et 
fastidieuse carrière. Et je tavoue que tu me sembles capa- 
ble de tout, excepté d’être ambassadeur. Toi, si ficr, si im- 
périeux, si debout, comment te plierais-tu à toutes les 
souplesses, à toutes les complaisances, à toutes les habile 
tés nécessaires! Pardonne-moi mon élonnement ; mais 
Samuel Gelb dans la diplomatie, cela me fait l'effet d'un 
loup dans des toiles d'araignées, 

Samuel sourit, 

— Mon cher Julius, dit-il, tu me parles d'un ancien Sa- 
muel Gelb que nous avons connu tous deux à Heidelberg, 
ilya dix-huit ans. Oui, j'ai été tranchant, cassant, brutal 
avec la vie; mais je ne suis plus ainsi. Sans changer de 
caractère, j'ai changé de forme. Je ne méprise pas moins 
les hommes, au contraire. Être susceptible avec eux, 
cest avoir besoin de leur estime; c’est soumettre sa con= 
duite à leur conduite envers vous, Maintenant je les traite 
comme des instruments; je ne me fâche pas plus de leur 
hauteur que je ne me réjouis de leur bassesse, Un menui- 
sier se baisse pour ramasser son rabot ou sa scie qui est à 
terre; moi, à présent, je me baisserai tant qu’il faudra, et 
jeme mettrai à plat-vendre pour ramasser une influence qui 
me sera nécessaire, un titre qui m'aidera, Et je croirai 
être plus fier en agissant de la sorte que je ne l’éfais en 
me raidissant et en voulant faire avouer ma valeur par un 
fas d’imbéciles, Qu'ils pensent ce qu'ils voudront, s'ils 
pensent, Moi, je sens, et le sentiment que j'ai de moi- 
même me suffit, sans que personne le partage. Tu vois 
que, dans mes dispositions actuelles, j'ai tout ce qu’il 
faut pour faire un diplomate parfait. 

— Soit, dit Julius réfléchissant, Mais comme tu le disais, 
on n’est pas embassadeur tout clo suite. It y a un en- 
nuyeux stage à faire, D'abord, quitterais-tu Paris? 

— Quant au stage, répliqua Samuel, c’est ici que je to 
demande ton appui, non pour le supprimer, mais pour l'a- 
bréger. Pour ce qui est de quitter Paris, tu peux résoudre 
la difficulté en me prenant avec toi. 

— T’atlacher à l'ambassade ? dit Julius, 

— Eh bien? interrogea Samuel. 

— Excuse-moi, dit Julius hésifant; mais, en vérité, tu 
m'as trop longtemps habitué à Uadmirer et même à te 
craindre un peu pour que j'admelle aisément cette bizarre 
idée de l'avoir pour subordonné, 

— Mauvaise raison, si ce n'est pas un bon prétexte, ré- 
pondit Samuel.Tu l'y ferais, Les vrais acteurs sont propres 
à tous les rôles, Eussé-je un moment joué lo maitre, eh 
bien! s'il me plaît de jouer le commis? Essaie-moi. Crois- 
tu que je te serais inutile? 


Je ne dis pas cela, certes. 

Samuel reprit, l'œil fixé sur Julius et abordant sans 
doute le véritable objet de la conversation : 

— Ecoute, Julius. Tu ne connais pas beaucoup Paris ni 
la France, puisque tu n’y es que depuis quelques jours. 
Moi, depuis quinze ans, j'ai pu étudier et connaître bien 
des choses, bien des hommes. Tu dois avoir une police 
quelconque qui te coûte fort cher? Sottise. Pour bien 
faire la police, il faut la faire soi-même. La police, sais-tu 
que c’est là une chose qui demanderait presque un homme 
de génie ? A l'heure qu’il est, ce qui effraie ton gouverne- 
ment, comme tous les gouvernements du monde, c’est ce 
qu'on nomme le libéralisme, n'est-ce pas? Tu as évidem- 
ment pour mission de surveiller cette bête noire. Sois tran- 
quille, va ; je connais le libéralisme, il est moins dangereux 
que vous ne le croyez, vous autres du monde officiel. Et, 
quand même il contiendrait un péril, ce ne sont pas les 
hommes qui le représentent qui sont capables de l’en faire 
sortir. 

Il y eut un silence. Samuel regardait Julius, attendant 
qu'il l'interrogeât, Julius regardait Samuel, attendant qu'il 
s'expliquât. 

Cependant Samuel se taisait ; Julius parla le premier : 

— Tu consentirais à me renseigner sur ces hommes? de- 
manda-t-il. 

— Je ne m'offense pas de l’insinuation, dit en riant Sa- 
muel. Je n’ai jamais été scrupuleux avec les choses, ce 
n’est pas pour l'être avee les mots. Tout peut s’ennoblir 
par le danger. L'agent qui réde lichement autour d'un 
secret est un ignoble mouchard; le soldat qui pénétre 
hardiment, au risque de sa vie, dans le camp ennemi, est 
un héros intrépide qui s’attaque seul à toute une armée. 
Si tu acceptes mes services, je ne te ferai pas de rapports 
sur les étranges mineurs qui dans ce moment sapent, sous 
le sol où nous marchons, la monarchie actuelle; non, 
mais je tintroduirai dans leur machinations. Nous des- 
cendrons parmi eux ensemble, et nous exposerons notre 
poitrine à leurs poignards, 

— Comment feras-tu ? 

— J'ai été dans le temps, par conviction, et je suis resté, 
par indifférence, un affilié à la charbonneric francaise. 
Quand tu voudras risquer d'assister à une de nos ventes. 

— Mais je ne suis pas reçu, moi. 

— Je te ferai recevoir ! Ah! nous risquerons nos deux 
{ôtos, Tu vois que ce n’est pas là une chose méprisable et 
vile. 

Il y eut encore un silence. 

— Veux-tu ? insista Samuel. 

Julius, à son tour, no répondit pas, Il songoait, 

Tout à coup, comme s'arrachant à une hésitation pro- 
fonde et d'une voix où l'émotion se faisait sentir : 

— Voyons, Samuel, dit-il, tu m'offres ta haute intelli- 
gence, ta science inépuisable, ton activité et ton audace. 
Ce sont là, en effet, des qualités précieuses et que je puis 
utiliser, Je puis te charger, sans titre officiel, de rapports 
ot de travaux qui donneraient bientôt à Berlin la mes ro 
de ta valeur, et qui, dans un temps plus ou moins rappro= 
ché, te yaudraient honneurs et places, Je puis cela; je 


puis aussi, car je ne tiens guère à la vie, te suivre, moitié 


40 DIEU DISPOSE. 


SE 


par curiosité, moitié par devoir, dans vos antres du car- 
bonarisme francais... 

— Eh bien! dit Samuel. 

— Laisse-moi achever. Tu dois comprendre, Samucl, 
que quelque graves que soient indirectement pour nous 
les tentatives des libéraux de France, c’est surtout dans 
leurs rapports avec les menées des libéraux d’Allemagne 
qu’il nous importerait de les connaitre. 

Il s'interrompit pour interroger du regard Samuel. 

— Achève, dit Samuel impassible. 

— Je crois, je sais, reprit Julius, que le carbonarisme 
étend par toute l'Europe ses ramifications souterraines. 
Samuel, tu étais autrefois, comme moi, de l’Union de 
Vertu. Quand, au retour de mes voyages, mon père m'a 
fait officicllement attacher à la cour de Vienne, j'ai natu- 
rellement rompu avec ce que j'appelais l’autre jour des 
folies de jeunesse. Mais toi qui es un carbonaro, toi qui 
occupais déjà un rang dans la Tugendbund, toi quies 
resté enfin indépendant, tu as sans doute conservé des re- 
lations avec nos anciens. complices ? 

— Après ? dit froidement Samuel. 

— Après? reprit Julius, qui paraissait comme embar- 
rassé et oppressé. Après, tu ne dois pas te dissimuler ces 
deux choses : la première, c’est que des accointances quel- 
conques avec des conspirateurs n’iraient pas avec la posi- 
sition à laquelle tu vises ; la seconde, c’est que des rensei- 
gnements sur la situation actuelle de la Tugendbund alle- 
mande Uavanceraient plus chez les distributeurs de grades 
officiels que les plus vaillantes surprises dans le carbo- 
norisme francais. 

Julius avait prononcé cette dernière phrase avec une 
sorte de gêne et comme d’effroi. Il attendait la réponse. 

Samuel, lui, eut l'air tout à fait à son aise. 

— Mon cher Julius, répondit-il simplement et tranquil- 
lement, je croyais l'avoir dit déjà, quand nous avons tou- 
ché quelques mots à ce sujet, qu’en quittant l'Allemagne, 
il y a dix-sept ans, j'avais quitté la Tugendbund, et n’en 
avais plus entendu parler depuis. Je Vai dit la vérité. Je 
ne puis done ni courir le danger de la complicité, ni me 
donner le mérite de la trahison. Ne me demande que ce 
que je l'offre. Je veux bien tout te montrer sur les conspi- 
rateurs de France, je ne puis rien te dire sur les conspira- 
teurs d'Allemagne, 

— A la bonne heure! s’écria Julius comme soulagé d'un 
poids. S'il n'y a plus rien de commun entre la Tugend- 
bund et toi, rien ne s'oppose à ce que nous marchions 
ensemble. Puiqu'il n'y a rien à faire du côté de la Tugend- 
bund, pensons au carbonarisme, Tu as raison, je scrais 
charmé de connaître tes libéraux français. 

— Tu en connais déjà deux ou trois, dit Samuel. 

— Lesquels ? 

— Ceux avec qui tu as soupé chez lord Drummond. 

— Oh! mais ceux-là, je présume, conspirent à ciel dé- 
couvert, 

— Peut-être. 

— Bab ! dit presque gaiement Julius. Eh bien! en avant! 
mène-moi. J'irai volontiers à eux, et sans scrupule; car, 
tu J'as dit, tandis que je risquerais ma tête, il ne risque- 
ront pas un cheveu de la leur, Tu dois bien supposer 


que l'ambassadeur de Prusse ne se fera pas dénonciateur. 

— Pas plus que son introdncteur, cela va sans dire, ré- 
pliqua Samuel, Ainsi, c'est bien résolu, tu acceptes? 

— Sans hésiter. 

— En te disant bien que, si tu es reconnu, tu ne dois 
pas espérer plus de grâce que dans un antre de lions ? 

— C'est le danger seul qui m’autorise. 

— Et quand veux-tu que je te présente ? 

— Quant tu voudras, 

— Ce soir même ? 

— Ce soir. 

— Je ne te supposais pas tant d’ardeur. 

— C’est l'ardeur de l'ennui, dit Julius : tout ce que je 
connais me répugne. J’ai soif de l'inconnu. Ces souterrains 
de la politique me prennent par leur mystère, comme cette 
Olympia m'a pris par son masque. Tu as mis dans ma vie 
deux intérêts : Merci, 

— Prends-garde ! la nuit a ses casse-cou. 

— C'est ce qui m’en plaît! Ta main, Samuel, et mar- 
chons ensemble, 

Et tandis que ces deux hommes, qui venaient de s'épier 
comme deux ennemis, se serraient cordialement la main, 
Samuel pensait : 

— Allons !'il est encore le plus loyal, mais je suis tou- 
jours le plus fort. Olympia a maintenant de quoi commen- 
cer mon œuvre, et j'ai de quoi la finir, 


XIV 


UN DRAME DANS LA SALLE. 


Enjambons quelques semaines. 

Au bout de ce temps, toutes ces trames, si solidement 
nouées par Samuel Gelb, étaient pourtant, sinon rompues, 
au moins singulièrement relachées, 

Un des maîtres de ce temps a dit : 

« L'événement providentiel apparaît après l'événement 
humain. Dieu se lève derrière les hommes, Niez tant qu'il 
vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son 
action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou 
raison ce que te vulgaire appelle Providence; regardez à 
la fin dun fait occompli, et vous verrez qu'il a toujours 
produit le contraire de ce qu’on attendait quand il n'a 
point été établi d'abord sur la justice. » 

Samuel Gelb élait un de ces audacieux et puissants es- 
prits qui se passent de Dieu. Aussi, malgré sa force et son 
énergie, plus d'un échec l'avait averti déjà sur sa route 
qu'une volonté supérieure et invincible dispose des propo- 
sitions des hommes. 

Ainsi, il s'était dit : L'Union de Vertu veut la mort de 
Napoléon ; si je frappe l'empereur, je serai dans l'Union 
ce que je soubaiterai ; je monterai d'un seul bond l'escalier 
de l'influence et du commandement ; je serai chef parmi 
les chefs, I s'était dit cela, et il s'était mis à l'œuvre. Il 
avait pris toutes ses mesures; il avait calculé le moment 


areas ES 


DIEU DISPOSE. 41 


où Napoléon, recommencant la guerre, avait contre lui les 
mères et l’Europe, et où la mort de l’empereur tuait du 
même coup l'empire. Il avait choisi l'assassin qu’on ne 
voit pas, qu’on n’arréte pas, qu’on ne surprend pas en 
flagrant délit du geste, qui s’insinue, qu’on respire avec 
l'air, le poison. Et, en remettant la lettre à Trichter, il 
avait pensé: Voila ce qui me fait monter au premier 
échelon ! 

C'est ce qui l’avait fait descendre au dernier! 

Les partis ne pardonnent pas les tentatives avortées. La 
Tugendbund en avait voulu à Samuel de l'avoir compro- 
mise sans succès. La réussite eût fait son action gloricuse, 
l'échec la faisait ignominieuse. Il avait été rejeté comme 
la pire espèce de criminel : l’auteur d’un crime manqué, 

Donc, ce qui devait l’élever l'avait fait décheoir; ce 
qui devait le mettre au sommet de l'Union de Vertu, 
l'avait mis en dehors ; ce qui devait faire de lui un des 
rois soulerrains de l'Allemagne l'avait réduit à s'enfuir 
précipitamment de l'Allemagne et à n’y pas remettre les 
pieds. 

Et cependant, avec cette sourde obstination de homme 
contre les lois inexorables, il revenait à la charge et il re- 
commençait cette lutte impie et grandiose d’Ajax contre 
les dieux. 

Les machinations que nous lui avons vu préparer dans 
l'intérêt de son ambition et de son amour tourneront-elles 
cette fois encore contre lui ? Ses plans, si profondément et 
si ténébreusement combinés d'après la connaissance de 
l'humanité en général, et du caractère de Julius en parti- 
culier, sont-ils destinés à lui devenir encore un coup des 
embarras et des entraves? On va le voir. 

Nous avons demandé à nos lecteurs la permission de 
sauter plusieurs semaines, 

Vers le milieu d'avril 1829, on jouait à l'Opéra la 
Muette, alors dans sa nouveauté et dans sa vogue. 

Ce n’était pas seulement la musique d’Auber, si vive et 
si française, qui faisait courir Paris aux représentations de 
la Muette. Il y avait, dans le sujet même, un rapport in- 
time avec la situation politique dont on ne se rendait pas 
comple, et qui prenait les esprits à leur insu. La révolu- 
tion prochaine, encore invisible à l'horizon, semblait se 
réfléter d'avance dans celte révolte du peuple de Naples. 
Tous les instincts de liberté, qui allaient éclater si formi- 
dablement tout à l'heure, et jeter par terre un trône sé- 
culaire, trouvaient leur expression dans les notes insurgées 
d’Auber. L'air si entraînant : 


Amour sacré de la patrie, 
Soutiens l'audace et la fierté; 
A mon pays je dois la vie, 

Tl me devra la liberté 1 


Gtait chaque fois bissé et acclamé, Un gouvernement intel- 
ligent aurait étudié ces symptômes de l'esprit public, el 
so serait conduit en conséquence, Mais les gouverne- 
ments ne se doutent jamais des révolutions que le len- 
demain, 

Samuel, n'étant pas le gouvernement, était venu ce soir- 
li, à l'Opéra, titer le pouls à l'opinion publique. Le pre- 


mier acte s’achevait, quand il entra au balcon. Toutes les 
places étaient prises. 

Il obtint de l’ouvreuse de rester debout dans un coin, 
d'où il ne voyait pas la scène ; mais ce n’était pas pour la 

cène qu’il venait. 

Le premier acte finit; le balcon se désemplit. Samuel 
s'avança et regarda dans la salle, comme cherchant quel- 
qu’un. 

Olympia était dans une loge de face du premier rang; 
Lothario était avec elle. Samuel eut un geste de mécon- 
iontement. 

— Va-t-il rester là toute la soirée? grommela-t-il entre 
ses dents. Il faut pourtant que je la voie seule. Il a lair 
de n'être pas mal avec elle. Ah çà, est-ce qu’il ferait con- 
currence à son oncle? J'y ferai attention. Il est jeune 
et beau, qu’il prenne toutes les femmes, excepté deux, 
Olympia et l’autre. Du reste, je ne sais pas pourquoi je 
suis toujours si prompt à m’inquiéter. Quant à Frédérique, 
il ne l’a pas même revue depuis deux mois, et, pour ce 
qui est d’Olympia, il est venu lui faire une visite de poli- 
tesse dans l’entr’acte, et voici qu’il la quitte. 

Lothario, en effet, se levait et prenait congé de la can- 
tatrice. Au moment où Samuel, croyant Olympia seule, 
allait sortir pour aller à sa loge, il vit se pencher à côté 
d’elle la tête de Gamba. 

— Bon! au frère, à présent ! murmura-t-il. 

Et il resta au balcon. 

Le deuxième acte commença. Renfoncé dans son angle, 
Samuel chercha la loge de l'ambassadeur de Prusse, Julius 
n’y était pas : Lothario et un autre secrétaire l’occupaient 
seuls, 

Aprés l’acte, Samuel, las d'attendre, alla se faire ouvrir 
la loge d’Olympia. 

— Elle renverra son frère, se dit-il. 

Il entra, et salua profondément. Olympia le recut avec 
une froideur hautaine et une politesse glaciale. 

Pourtant elle fit ce que Samuel avait prévu. 

— Mon cher Gamba, dit-elle, tu serais bien bon d'aller 
voir sur l'affiche qui est-ce qui danse dans le ballet, 

Gamba comprit sans doute ce que cela voulait dire, car 
il jeta un regard suppliant à Olympia. 

— Oui, dit-il, mais à condition que je reviendrai pour 
l'acte du ballet, Tu sais que c’est le seul que j'apprécie, et 
je n'ai pas avalé deux actes de musique pour manquer 
précisément la pantomime, 

Et il sortit de la loge. 

— Pardonnez-moi, madame, dit Samuel en s'assoyant, 
de vous priver un moment de votre frère. Jo sais trop que 
je ne le remplace pas, Et cependant n'est-on frère que par 
le sang et par la chair? Ne l'est-on pas aussi par l'esprit, 
par la parenté des idées qu'on peut avoir sur la vie, ou 
des projets qu'on peut avoir arrangés ensemble ? J'en jure 
par l'opinion que j'ai de vous et par celle que j'ai de moi- 

ome, plus que celui qui vient de nous quitter, je suis 
votre frère et vous êles ma sœur, 

— Vous aviez à me parler ? dem inda la cantatrice, cous 


pant court à celte direction de l'entretien, 


42 DIEU DISPOSE. 


— Je venais, dit Samuel, vous demander des nouvelles 
de mon très-excellent ami le comte d’Eberbach ? Comment 
se porte son amour ? 

— Mal, répondit Olympia. 

— Allons donc! c’est impossible ! 

— Non pas, c’est certain. Les premiers jours, il était très- 
amoureux, très-tendre, très-respectueux, et j’ajouterai très- 
charmant, Mais depuis une quinzaine de jours surtout, il 
a changé à ne plus le reconnaître. Il est maintenant iné- 
gal, capricieux, morose. 

— C'est que vous n’avez pas voulu vous donner la peine 
de le prendre, dit Samuel, Les hommes sont si bêtes que 

‘la grandeur et la simplicité les repoussent plus qu’elles ne 
les attirent. C’est par la petitesse et par l’habileté qu’on 
les relient, Il y a toutes sortes de moyens de les apprivoi- 
ser, et la beauté ni l'esprit ne sont rien sans la manière 
de s'en servir. Vous, vous êtes belle et spirituelle, et vous 
vous laissez faire. C’est insensé! Vous êtes toute char- 
mante, vous vous prodiguez, vous êtes bonne, vous êtes 
absurde. Vous avez satisfait ses caprices, au lieu de les 
irriter par la résistance. Il vous a priée de vous habiller 
d’une certaine façon qui lui rappelle une femme à laquelle 
il trouve que vous ressemblez; il vous a demandé de 
mettre des châles de telle couleur, de vous coiffer de telle 
manière. Vous vous êtes prétée à toutes ses fantaisies avec 
une patience et une douceur parfaitement maladroites, 
permettez-moi de vous le dire. L’obstacle est le principal 
aimant du désir humain, et c’est même naïf à dire : ce 
qu’on a, l'on ne le désire plus. 

— Que voulez-vous? dit Olympia. Ce qu’il aime, ou 
plutôt ce qu’il a aimé un moment en moi, ce n’est pas 
moi, c’est ma ressemblance avec une autre femme; c’est 
une morte, c’est une figure disparue quia emporté avec 
elle sa vie dans la tombe. Pouvais-je me refuser à contenter 
ce souvenir sacré ? Je n'étais pas jalouse de cette morte ; 
il l'aimait, et je Vaidais à l'aimer. Mais, maintenant, je 
crains bien qu’il ne l'ait oubliée, elle aussi, après tant 
d’autres, et que la pauvre morte ne soit expirée pour la 
seconde et dernière fois, 

— Mais, demanda Samuel, si vous croyez réellement 
qu'il ne yous aime plus autant que dans les premiers jours, 
pourquoi n’avez-vous pas suivi mes conscils dans le com- 
mencement, et pourquoi n’ayez-yous pas profilé de sa 
passion naissante et ardente pour parler sérieusement ma- 
riage ct l’engager ? 

— Je suis bien heureuse de ne l'avoir pas fait, répondit 
Olympia. Je le connais aujourd’hui, Je sais que ce n'est 
pas l'homme dont vous m'aviez parlé, Vous me le peigniez 
doux, triste, accablé d'une mémoire toujours chere, et, 
à travers cela, plein d’abnégation et de tendresse, dévoué 
à qui l’aimait, reconnaissant envers qui le comprenait. II 
a peut-être élé ainsi autrefois, Mais, en ce cas, la vicqu’il 
a menée a bien flétri en lui cette fleur de sentiment. Il est 
maintenant égoiste, exigeant, absorbant même, I faut que 
toute pensée soit à lui, Il a les volontés impéricuses de Ja 
faiblesse et de la maladie, Il ne donne rien de son âme, 
et il veut tout de la vôtre. Moi, pour qui l'art est devenu 


toute la vie, puis-je consentir, par exemple, à renoncor à 


jamais au théâtre, et peut-être à la musique, comme il le 
demande? Lord Drummond est moins despotique. 

— Qu'importe! dit brusquement Samuel, puisqu'il a si 
peu de temps à vivre. 

Olympia le regarda en frissonnant. 

— Ne dites pas cela! s’écria-t-elle. Je ne le crois plus, je 
ne veux plus le croire et je ne veux pas que vous le croyiez 
plus que moi. Vous ne pensez pas ce que vous dites, n’est- 
ce pas? Je vous ai deviné. Vous voulez m’engager. Ne me 
dites pas qu’il va mourir, parce qu’alors je serais capable 
de me sacrifier et d’accepter tout. Mais non, le comte d’E- 
berbach, j'en conjure Dieu, a encore de longues années à 
vivre. Et je ne suis pas celle qu’il faut pour accompagner 
ces années, Il y a encore en moi, malheureusement peut= 
être, trop d’ardeur et trop de vie. Pai bien réfléchi. Ce 
n’est ni une femme ni une maîtresse qu’il lui faut, c'est 
quelque chose comme une fille, Tout ce qui ressemble à 
une volonté, à un désir, à une passion ou à une idée un 
peu forte, le fatigue non-seulement chez lui, mais chez les 
autres, Or, il y aura toujours en moi un regret amer qui 
lirriterait, le regret de Mozart et de Rossini. Je me sacri- 
fierais sans le sauver, et, au lieu de le consoler, je lui fe- 
rais du mal, 

Samuel regardait fixement Olympia. 

Elle poursuivit : 

— Dans quelques années, je ne dis pas : Quand je n’au- 
rai plus la puissance de ma voix, quand je serai moins 
près de l’enthousiasme de mon parterre de Naples, de Ve- 
nise ou de Milan, quand j'aurai moins d’aspirations et plus 
de souvenirs, je serai sans doute moins incapable de ce 
rôle de sœur de charité que vous voulez me donner près 
de ce cœur endolori. Mais aujourd’hui, mon âme est trop 
remuante encore, ef jai les mouvements trop brusques 
pour ne pas le froisser. 

Samuel interrompit Olympia. 

— Vous ne pensez qu’à lui, dit-il. Mais vous? Qu’appe- 
lez-vous vous sacrifier? Est-ce de gagner dix millions? 

— Oui, répondit-elle, si ces dix millions me coûtent un 
mensonge. Tromper le comte d’Eberbach, et le faire croire 
à un sentiment que je n’éprouverais pas, c’est ce qui me 
sera toujours impossible. Je suis trop fière, et, si vous vou- 
lez, trop sauvage, pour me contraindre à une pareille hy- 
pocrisie, Je ne suis comédienne qu’au théâtre. 

Samuel s'aperçut qu'il avait pris un mauvais moyen. Il 
essaya d'un autre. 

— Ah çà, dit-il, nous discutons sur le vide, Nous par- 
tons de ce point que Julius est changé. Mais où avez-vous 
trouvé ce changement? Quant à moi, qui vois le comto 
d'Eberbach tous les jours, je ne trouve aucune différence 
dans ses sentiments à votre égard, et il me parle de vous 
avec la même admiration passionnée que lo premier jour. 

— Je ne vous crois pas, dit Olympia. 

— Mais en quoi sa conduite est-elle différente? 

— Je vous répèle que c'est un autre homme. 

— Mon Dieu! les hommes ne sont pas tout d’une pièce, 
et ne se ressemblent pas à toutes les minutes. À moins d'a 
voir un amoureux en bois, il faut s'attendre à voir l'hommo 
le plus épris avoir des instants d'humeur et de maussade- 


DIEU DISPOSE. 43 


rie. Les hommes ont leurs affaires qui ne les lâchent pas, 
leurs soucis qui entrent avec eux partout où ils vont, leurs 
cnnuis qui les traquent jusqu'aux pieds de leurs maîtres- 
ses. Julius peut avoir dans ce moment une préoccupation 
ficheuse qui ne vous touche en rien. Qui sait s’il n’a pas 
recu de son gouvernement quelque communication qui le 
tracasse? Il peut lui être arrivé quelque chose de Berlin ou 
de Vienne. 

— Oui! s'écria Olympia éclatant, c’est ce qui lui est ar= 
rivé de Vienne qui me l’arrache! 

— Qu'est-ce donc qui est arrivé? demanda Samuel. 

— Une femme? 

— Une femme! répéta Samuel avec un étonnement qui 
n'était peut-être pas très-sincère. 

— Oui, faites semblant de ne pas le savoir, reprit Olym- 
pia, d’un accent ému, et, malgré elle, amer. Croyez-vous 
que je sois aveugle ou imbécile, et que je ne m'’aperçoive 
de rien? Croyez-vous que je n’aie pas mon orgueil aussi, 
moi, et que je ne me dise pas que, quand on me quitte, il 
faut qu’on ait une raison? Je sais, ne niez pas, j'en suis 
sir! je sais, et vous savez comme moi, qu'il y a quinze 
jours, juste au moment où le comte d’Eberbach a semblé 
se refroidir pour moi, il est arrivé de Vienne une femme, 
une veuve, jeune encore, riche, noble, éclatante toujours, 
une beauté célèbre, une influence puissante en Autriche, 
Je sais que celte femme a été la maîtresse de Julius, qu'il 
la aimée et qu’il l’aime toujours. Elle n’a pu rester loin 
de lui. Et, tout à coup, elle est arrivée à Paris. Je vous dé- 
fie d’oser dire non. Et alors, elle le tient par tous les côtés, 

_par son amour non éteint, par son ambition. Niece de qui 
vous savez, alliée à la famille impériale, elle peut, à son 
gré, l’élever ou le briser. Elle est venue loger dans le fau- 
bourg Saint-Germain, à deux pas de l'hôlel de l'ambas- 
sade de Prusse, Amour ou peur, dès qu'il l'a revue, il s'est 
détourné de moi. C’est cette impéricuse beauté qu’il aimo, 
oi, s'il se marie, c’est elle qu’il épousera. Eh bien! qu’il 
l'épouse, 

Olympia prononça ce mot avec une sorte de colère dou- 
loureuse qui alluma dans l'œil de Samuel un éclair de joie 
et d’ironie. 

— Ah! s'écria-t-il, yous êtes jalouse ! vous l’aimez! 

La cantatrice se redressa. 

— Qu'est-ce que cela vous fait? demanda-t-elle. Je vous 
trouve hardi de jouer avec mon cœur. Vous n'en tes pas 
où vous croyez, si vous espérez mo tenir. Il ne s'en faut 
de rien, je yous en avertis, que je ne quille Paris demain, 
co soir, tout à l'heure. Depuis dix jours, je suis attendue à 
Venise. J'ai un engagement que je ne puis rompre. Un 
création, dans un opéra de Bellini, m'attend là-bas, J’ou- 
blicrai tout, passé et avenir, bercée par celte grande con 
lation, la musique, ma vraie vie, mon bonheur, mon 
idéal réel! 

Samuel sourit, 

A ce moment, l'orchestre sa remplissait de musiciens ; 
on commençait à rentrer dans la salle, l'entr'acte allail 
finir, 

— Voilà lo troisième acte qui va commencer, dit Sa 


muel, et votre frère qui se fait ouvrir la loge. Je reviendra 


TT ——— 


dans la soirée, je vous ramènerai Julius, et vous lui par- 
donnerez. Après ce que vous m'avez dit, j'en suis sûr, 


Et, saluant la chanteuse, il se croisa avec Gamba, qui 
rentrait. 

— Elle aime Julius! pensait-il. Je la tiens, elle. 

— Qu’as-tu à avoir cet air triomphant ? lui demanda su- 
bitement une voix. 

Il leva la tête. C'était Julius. 

— Tu arrives? dit Samuel, 

— À l'instant même, repartit Julius. 

— Tu viens dans la loge d’Olympia? 

— Non. 

— Tu vasa ta loge? 

— Non. Faisons un tour de foyer. 

Ils se mirent à marcher dans le couloir, accostés çà et 
là par des amis, diplomates, députés, journalistes, tous 
portant un nom dans la politique ou dans les lettres. Ils 
causèrent, de cette conversation leste et vive, propre à la 
France, qui court d’un sujet à l’autre, et qui fait tenir 
dans cing minutes l’art et la civilisation, l'humanité et les 
femmes, Dieu et le diable. 

Le rang officiel du comte d’Eberbach n’empécha pas 
qu’on ne parlat politique avec liberté entière, En France, 
on discute en riant ; les adversaires se serrent la main, les 
principes ennemis se {utoient dans les foyers des théâtres 
jusqu’à la veille d’une révolution, et, le lendemain, ils se 
tirent des coups de fusil sur les barricades. 

On causait aussi un peu de l'Opéra. Les critiques et les 
musiciens trouvaient que c'était la plus mauvaise partition 
d’Auber. Les gens du monde et les bustes du foyer n’a= 
vaient pas d'opinion. 

La clochette sonna, et bientôt le foyer et le couloir furent 
vides, 

— Viens-tu dans la salle? demanda Samuel à Julius. 

— Pourquoi faire? dit Julius. Nous sommes bien ici. On 
est mieux assis, et l'on n'entend pas la musique. 

Soit, reprit Samuel. D'autant plus que je ne suis pas fa- 
ché d’être un moment seul avec toi. J'ai à te gronder au 
sujet d'Olympia. 

— Je l'en prie, ne me gronde pas. Je hais les disputes, 
ot toute discussion me fatigue. 

— Tant pis pour toi, dit Samuel. Il ne fallait pas alors 
t'embarquer dans une affaire où tu ne voulais pas rester. 
Tu m'as employé là-dedans; je suis allé de l'avant; je tai 
précédé, je l'ai annoncé, et maintenant tu me plantes là et 
tu te retires. Quelle opinion veux-tu que la signora Olym- 
pia ait de moi? quel personnage m'as-tu fait jouer? Au 
moins, donne-moi tes raisons. Qu'est-ce qu'elle t'a fait? 
Elle te tenait tant à cœur; qui diable a pu te désenchanter 
en un clin d'œil? Elle n'est pas moins belle qu'il y a un 
mois. Elle a toujours la même figure; pourquoi n'as-tu 
plus les mêmes yeux? 

— Est-ce que je le sais? dit Julius impatienté, Je l'ai at- 
mée ot je ne l'aime plus voilà la vérité, Quant à la cause, 
demande-la au mystère qui fait pousser les plantes et qui 
les fait so fétrir, J'ai sans doute aimé cette femme uni- 
quement parce qu'elle me rappelait Christiane, Tu dis 


‘ 


44 


DIEU DISPOSE. 


i a ————pZ 


qu’elle est restée la même; non, elle n’est pas restée la 
même. Je l’ai aimée tant qu’elle a été pour moi ce qu’elle 
avait été d’abord, une créature mystérieuse, une image du 
passé, un souvenir. Mais quand je l'ai vue tous les jours, 
elle est devenue une femme. Une femme vivante. Un être 
particulier et distinct, et non plus le reflet et le portrait 
d’une autre. J'aurais continué à l’adorer; je l'aurais épou- 
sée, peut-être, si elle avait continué à êlre ce que je la vou- 
lais. Mais il aurait fallu qu’elle ressemblât toujours à une 
morte, qu’elle fût immobile, une ombre palpable que j’au- 
rais regardée et qui n'aurait pas remué, Hélas! elle vit, 
elle parle, il y a plus, elle chante! O mon cher Samuel, dis 
que je suis visionnaire, dis que je suis malade; mais ce 
chant admirable , ce chant divin qui vous transporte me 
met hors de moi, comme une fausse note horrible; pour 
moi, cette voix si pure détone, crie et jure! Olympia ne 
ressemble à ’humble et douce Christiane que de visage. 
C’est une artiste fière, volontaire, puissante. Un jour que, 
dans une heure d’illusion, croyant revoir Christiane en 
elle, je lui ai dit que je la voulais pour femme, t'imagi- 
nes-tu qu’elle m’a demandé si j’exigerais qu’elle renoncat 
au théâtre? Et comme, attristé de la question, je ne ré- 
pondais même pas, figure-toi qu’elle m’a dit que. pour 
quelques années au moins, ce sacrifice serait au-dessus de 
ses forces. Alors, sous la fille du pasteur, j’ai vu reparaître 
brusquement Ja fille du Bohémien. 

— Ainsi, dit Samuel, tu lui en veux surtout d’être vi- 
vante? 


— Oui, dif Julius, c’est la morte seulement que j'aime. 


— Tu lui en veux ce vivre ? insista Samuel. Tu en veux 
2 la statue d'être animée? Et si cette âme que tu lui re- 
proches étaii pleine de toi? si elle ne vivait qu’en toi? 

— Que veux-tu dire? demanda Julius. 

— Je veux cire qu’elle t'aime! 

— Elle m'eime” dit Julius. 

— Oui, elle est jalouse de la princesse! poursuivit Sa= 
muel, décidé à frapper un grand coup, et observant sur 
Julius l'effet de cette révélation. 

— Ah! cela te touche enfin? continua-t-il. 

— Cela m’effraie, repartit Julius. 

— Comment! reprit Samuel désappointé. 

— Ii ne me manquerait plus que d’être aimé par une 
femme comme Olympia. Mon pauyro ami, regarde-moi 
donc. Je suis trop las, trop triste, trop désabusé pour que 
la passion ne me fasse pas peur. Ce qu'il me faudrait au- 
jourd’hui, c'est le calme, c’est l'oubli. Que veux-tu, bon 
Dieu ! que je fasse d’une femme jalouse, passionnée, vio- 
lente? 

Samuel le regarda entre les deux yeux. 

— Tu aimes donc la princesse? demanda-t-il avec in- 
quiétude, Tu penses à l'épouser, peut-être? 

— Je ne me remarierai jamais, Christiane seule aura 
porté mon nom, Je ne l'aurais donné qu'à celle qui aurait 


(16 son image parfaite. Mais Olympia, qui a sa figure, n'a 


pas son âme, Je le garde donc. Quant à la princesse, son 
arrivée subile m'a surpris et contrarié, Je ne tiens nulle- 
ment à elle; je ne l'aime pas et je ne la crains pas. Elle 


peut me faire rappeler. Mais je me soucie médiocrement 
de ma position. Je suis assez riche pour n’avoir besoin de 
personne, et le métier d’ambassadeur n’a rien de prodi- 
gieusement amusant. Il faut ne l’avoir jamais été, comme 
toi, pour avoir envie de l'être. Rien donc ne me forcait à 
ménager la princesse, sinon qu’une ruplure ouverte eût 
amené des luttes et des déchirements. Ma foi, j'ai reculé. 
Je suis resté lié, non par amour, mais justement par l’in= 
différence, 

Samuel fut effrayé de cette apathic. 

— Allons, dit-il, il est de mon devoir de te secouer. Tu 
tendors dans la neige, C’est la mort. 

— Tant mieux, dit Julius. 

— Mais moi, dit Samuel, je ne puis m’associer à un sui- 
cide. Voyons, réveille-toi. Viens voir Olympia. Elle n’a ja- 
mais été plus charmante. 

— Que m'importe? 

— Elle n’a jamais tant ressemblé à Christiane. 

— Raison de plus pour que je n’aille pas la voir. Je me 
reprendrais à cette apparente ressemblance, et demain la 
vérité reviendrait me faire payer l'illusion d'un moment, 

— Alors, pourquoi es-tu venu ici ce soir? 

— Pour te prendre, répondit Julius. Oublies-tu que nous 
avons ce soir une {roisième réunion de cette vente à la= 
quelle tu m’as déjà conduit deux fois? 

— Il est trop tôt, dit Samuel. Ce n’est que pour minuit, 
Nous irons après le spectacle. 

— Partons tout de suite, je t'en prie, insista Julius. Nous 
irons tuer le temps où tu voudras; mais j'ai une raison 
pour ne pas rester ici. 

— Laquelle? 

— C’est que la princesse doit venir ce soir pour la fin de 
la Muette, en sortant d’un raout du ministre de Bade. Elle 
m'a fait dire qu’elle viendrait dans la loge de l'ambassade. 
Or, si je reste, je serai obligé de lui tenir compagnie. 
Allons-nous-en. 

— Tu préferes la politique à la princesse ? dit Samuel, 
tachant de le trouver vivant au moins par un côl6, 


— Oui, dit Julius, parce que dans la politique que nous 
faisons, nous risquons nos vies. 

— Cadavre! pensa Samuel avec une rage sourde. Mais à 
quoi bon maintenant le mener là, s’il refuse de me suivre 
où je veux! 

Il s’efforça encore de le décider à entrer dans la salle et 
à ne pas partir sans avoir dit au moins bonsoir à Olympia. 
Mais ce fut impossible. 

— Ne me tourmente pas, supplia Julius. Ce bruit et cette 
lumière me fatiguent. Je n'ai jamais compris le plaisir de 
l’éblouissement et de l’étourdissement, Je n'ai pas l’ambi- 
tion de devenir aveugle et sourd. 

— Lothario avait quelque chose à te dire, essaya encore 
Samuel, 

— I) me le dira demain matin, répliqua Julius, 

— Il s'inquictera de toi. 

— Jo vais lui faire dire par un valet de pied que je suis 
obligé de partir, et que je le prie de reconduire la prin- 
cesse, Sortons, 


DIEU DISPOSE. 


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Qt 


— Sortons donc, dit Samuel, 

Ils descendirent l’escalicr. 

Ils étaient sous le vestibule, et allaient pousser la porte, 
quand elle s‘ouvrit. 

Une femme entra, grande, les yeux bleus et durs, les 
cheveux d’un blond ardent, belle, souriante, hautaine. 

Elle était au bras d’un vieillard très-quelconque, lequel 
était le ministre de Bade. 

— Tu vois, avec tes retards! murmura Julius avec hu- 
meur à l’oreille de Samuel. 

La princesse vint droit 4 Julius. 

— Comment, vous partiez, monsieur le comte ? 

Il balbutia : 

— Il est si tard; j’ai cru que vous étiez retenue et que 
vous ne viendriez pas. 

— Me voici. Votre bras. 

Et, quittant sans façon le bras du ministre de Bade, elle 
prit celui de Julius. 

— Vous permettez, n’est-ce pas? dit-elle ensuile au mi- 
nistre assez piteux. 

Julius jeta à Samuel un regard de victime modérément 
résignée, 

— Eh bien! montons-nous? dit la princesse. 

— Tout de suite, madame, répondit Julius. 

Et se retournant vers Samuel : 

— En ce cas, à minuit. Je te rejoindrai. 

Et il remonta l’escalier avec la princesse, le ministre de 
Bade à côté d’eux. 

Samuel hésita un moment, puis se décida à remonter 
aussi. 

Il rentrait au balcon, lorsque la princesse et Julius en- 
trérent dans la loge de l'ambassade. 

La princesse ne manqua pas à la mode des jolies femmes, 
qui est de renverser quelques fauteuils quand elles arri- 
vent au spectacle pendant un acte, Aussi toute la salle se 
retourna de son côté, et aussitôt toutes les lorgnettes furent 
braquées sur cette femme, grande comme Diane et blonde 
comme le soleil. 

Olympia regarda comme tout le monde. 

En voyant cette femme avec Julius, elle palit, et mit son 
bouquet devant son visage pour cacher son trouble. 


— Qu'avez-vous aonc, lui demanda lord Drummond, 
qui venait d'entrer dans sa loge. 

— Rien, dit-elle, 

Le troisième acte finissait. 

La toile n'était pas tombée qu’elle se tourna vers lord 
Drummond, 

— Voudriez-vous me donner le bras jusau'à ma voi- 
ture? dit-elle. 

— Vous partez sans entendre la fin? dit lord Drummond, 

— Oui, j'en ai assez. Et puis, je me sens un peu fatiguée, 

— Partons, dit lord Drummond, 

Samuel avait remarqué l'émotion d'Olympia, I se préci- 
pita pour la rejoindre, 

Elle était déjà dans l'escalier, courant et fuyant presque, 
au bras de lord Drummond, 

En voyant lord Drummond avee elle, Samuel n'osa pas 
l'arrêter et lui parler, Mais il aborda Gamba qui les suivait ¢ 


— Est-ce que la signora se trouve indisposée? demanda- 
t-il. 

— Oh! non, signor, répondit joyeusement Gamba ; au 
contraire, elle ne s’est jamais mieux portée; car, tandis 
que lord Drummond était sorti une seconde pour deman- 
der son manteau, elle m'a dit: Gamba, fais nos paquets 
celte nuit; nous parlons demain au point du jour pour 
Venise. 

Et Gamba sortit lentement, laissant Samuel foudroyé. 

— Ah çà, se dit-il, que diable vais-je aller faire avec lui 
maintenant à celte vente? 


XV 


LA CHARBONNERIC. 


Samuel Gelb, en sortant seul de l'Opéra, se demandait 
sérieusement s’il ne ferait pas mieux de ne pas aller à la 
vente. 

A quoi bon maintenant? Ce n’était pas de ce côté que les 
choses pressaient. La nouvelle imprévue que lui avait je- 
tée en passant ce stupide Gamba avait dérangé et dérouté 
tous ses desseins. 

Le plus urgent n’était pas de pousser Julius, c'était de 
retenir Olympia. i 

Mais comment la retenir? L’amertume de la cantatrice 
lorsqu'elle avait parlé de la princesse, son émotion quand 
elle avait vu entrer dans la loge de l'ambassade l’impé- 
rieuse maîtresse de Julius, et, plus que tout cela, sa réso- 
lution de partir tout de suite pour Venise, prouvaient à Sa- 
muel qu’elle aimait le comte d’Eberbach. 

Nul doute que si Julius voulait courir chez elle, il ne 
pit la décider à rester. Mais par quel moyen obtenir de ce 
Julius, si las et si indifférent, qu’il allât chez Olympia à 
l'instant même, et qu’il eût l’énergie de tenir à empêcher 
son départ? 

Samuel résolut d'essayer, cependant, et se dirigea vers 
l'endroit où il était convenu entre Julius et lui qu'ils se 
rejoindraient toujours, au Pont-Neuf, à l'entrée de la rue 
Dauphine, 

En arrivant, il trouva, en etfet, Julius qui lattendait. 

—Tu es en retard, dit Julius. J'ai eu le temps de re- 
conduire la princesse, et me voici le premier. 

— C'est que je suis venu à pied, et toi en voiture, ré- 
pondit Samuel. 

— Allons ! reprit le comte d'Eberbach, en route! et 
mène-moi à la vente. 

— En route! répliqua Samuel ; mais ce n'est pas à la 
vente que je le mène, 

— Où est-ce donc ? 

— Chez Olympia. 

— Ah! encore! dit Julius avee un mouvement d'hu- 
mour, 


— C'est peut-être la dernière fois, dit Samuel. 


46 


— Comment! que veux-tu dire? demanda Julius étonné. 

— Je veux dire, reprit Samuel, que, si tu ne vois pas 
la signora Olympia ce soir, tu ne la reverras probable- 
ment jamais. 

— Explique-toi. 

— Elle part demain pour Venise. 

— Bah ! ce n’est pas possible. 


— Cest le contraire qui est impossible. Ne t'ai-je pas | 


dit, dans le foyer de l'Opéra, qu’elle taimait et qu’elle 
était jalouse ? Et, cinq minutes après, tu viens Vétaler en 
public devant elle avec la princesse ! Olympia est trop 
fière pour assister à tes galanterics, elle te quitte pour son 
autre amant, qui, lui, ne lui fait pas d’infidélités : PArt. 
Elle te laisse à {a princesse et retourne à sa musique. 

— Elle n'aime donc réellement? dit Julius qui, tout 
blasé qu’il était, ne put se défendre d’un sentiment d’amour- 
propre. | 

Et cette pensée le réchauffant et le faisant un peu re- 
vivre : 

— Mais c’est que je ne sais pas si je pourrais me passer 
delle ! ajouta-t-il. Je me suis habitué à l'aller voir. Je ne 
veux pas qu’elle parte. Tu as raison, courons chez elle. 

— Courons, répéta Samuel. 

— Attends pourtant, reprit Julius, se ravisant et s’ar- 
rétant. D'abord, je te connais : tu me dis peut-être cela 
pour me rattacher à elle. Conviens que c’est une plaisan- 
terie ou un moyen, Elle ne doit pas partir, Avoue que ce 
n'est pas vrai. 

— Je te donne ma parole, dit gravement Samuel, qu’elle 

‘est décidée à partir dès le matin. 

— Qui te l’a dit? 

— Gamba, à qui elle a recommandé de tout préparer 
cette nuit-même. 

— Gamba! un fou dont ce départ est la marotte ! Elle a 
peut-être dit cela en l'air, et puis elle aura changé didee. 
Un moment de dépit féminin. Je te parie que nous la 
trouverons demain à son hôtel, 

— Je ne crois pas, répondit sérieusement Samuel. 

— Bah! tu verras. 

— Je ne crois pas, 

— Eh bien ! après tout, dit Julius, il me plait den 
courir la chance. Quand même elle partirail, j'y gagnerais 
deux choses : je saurais si elle n'aime, et je saurais si jo 
l'aime. En attendant, viens nous distraire à la vente. 

— C’est là une distraction cruelle, objecta Samuel. Pen- 
dant que tu te distrairas, cetle femme souffrira à causo de 
toi, et il aura dépendu de toi de la consoler. 

— C'est toi qui me fais de la morale! s'écria Julius, 

— De fait, je deviens inepte, pensa Samuel, 

Et, changeant brusquement de façon : 

— Ton parti est pris d'aller à la vente? demanda-t-il, 

— Très-pris, 

— Jin ce cas, vas-y seul, Moi, je retourne à Ménilmon- 
tant, 

— Pourquoi faire? 

— Pour me coucher, pardien! Jo crois qu'il est bien 
l'heure de dormir, 


— Soit, dit Julius, Tu m'as présenté A la vente et m'y 


DIEU DISPOSE. 


as accompagné une seconde fois. Je puis bien y aller seul 
maintenant, Bonsoir. 

Et il fit quelques pas. 

— Il ne manquerait plus que cela! murmura Samuel, 
Vimbécile irait a tort et à travers, et serait capable de se 
compromettre à contre-temps. je voulais bien qu'il se 
compromit, mais de la manière et jusqu’au point qui me 
conviendrait. Bon! voilà que j’en suis à veiller sur lui, à 
présent ! Attends-moi donc, cria-t-il. 

Et il rejoignit Julius. 

— Ah! tu viens? dit eclui-ci, 

— Puisque tu ne veux pas venir avec moi, il faut bien 
que j'aille avee toi. 

— Ala bonne heure! Mais hâtons-nous, car tous ces 
retards nous ont fait perdre bien du temps; nous arrive- 
rons qaand tout sera fini. Et ce serait dommage ; ils sont 
vraiment curieux, ces libéraux ! 

Ils se mirenten chemin, Julius empressé, Samuel maus- 
sade. 

Au moment où se passe cette histoire, la Charbonnerie 
était loin du degré de puissance et d’ardeur qu’elle avait 
atteint dans les derniers temps de la Restauration. 

Née au moment où l'invasion de la France, par la coa- 
lition étrangère et la popularité de l’empereur, accrue par 
le martyre de Sainte-Hélène, donnaient une prodigieuse 
activité aux idées d'opposition contre les Bourbons, la 
Charbonnerie s’était propagée avec une immense rapidité 
d’un bout du pays à l’autre. 

De la vente suprême, présidée par le général Lafayette, 
et installée à Paris, la volonté commune rayonnait dansun 
nombreinfini de ventes particulières formées de villeen ville. 
Ce qui faisait la force et la sécurité de cette vasteassociation, 
c'est que, tout en agissant en commun sous l'inspiration 
de la haute verte, les ventes spéciales s'ignoraient réci- 
proquement et n'avaient aucun rapport entre elles. Tl était 
interdit, sous peine de mort, & tout Charbonnier apparte- 
nant à une vente de s’introduire dans une autre. De cette 
manière, la police pouvait découvrir une, deux, quatre, 
dix ventes, sans découvrir l’ensemble de l’organisation, 
Et l'on était en sûreté tant que le secret restait sur la 
vente suprême. 

Pourtant, pour faciliter les communications, on forma 
des ventes centrales. Chaque vente particulière élisait um 
député, Vingt députés formaient une vente centrale, la- 


quelle, à son tour, nommait un député pour correspondre 
avec la haute-vente. 

Los réceptions des Charbonniers n'avaient rien de Vap= 
pareil fantastique que leur a prôté l'exagtration de les- 
prit de parti: Les masques et les poignards sont ici une 
pure invention, Les admissions, au contraire, Se faisaient 
avec la plus grande. simplicité, sur la présentation dun 
ou plusieurs membres, dans le premier local venu, sans 


aucune espèce do solennité. 


Le récipiondaire jurait seulement de garder lo silence 
sur l'existence de la société et de ses actes, de n’en conser- 
ver aucune trace écrile, de ne garder aucune nole ni au- 


cune liste, de ne copier même aucun article du règlement, 
ot l'on s'en vapportail à son honfheur, garanti par celui 


DIEU DISPOSE. 47 
een“ mme 


de l’affilié qui l’avail présenté et par la peine terrible qui 
eût suivi la violation de ce serment. 


Il serait curieux de rechercher aujourd’hui les noms 


1} “des Carbonari. La liste comprendrait une grande partie des 


hommes qui ont occupé pendant les dernières années des 
positions importantes dans la politique et dans l’adminis- 
tration. 


_ Voici la composition d’une seule vente prise au hasard, 
pour donner une idée du personnel. Il y avait une vente 
dont le député élait monsieur de Courcelles fils, aujour- 
d’hui représentant du peuple, et qui comptait, parmi ses 
membres, messieurs Augustin Thierry, l'historien de la 
Conquête de l'Angleterre par les Normands ; Jouffroy, de- 
puis professeur de philosophie, député et membre de 
l'Institut; Ary et Henri Scheffer, les deux peintres; le co- 
lonel d’un des régiments de ligne composant la garnison 
de Paris ; Pierre Leroux, etc. 

Les membres non militaires, obéissantà une mesure 
prescrite à toute la Charbonnorie, s’exercaient au manic- 
ment du fusil. Monsieur de Courcelles fils était linstruc- 
teur de monsieur Augustin Thierry. 

Ce ne serait pas une chose sans intérêt de chercher ce 
que sont devenus, depuis, la plupart de ces conspirateurs, 
et combien de démentis ont été donnés à ces commence- 
ments ultra-libéraux. Beaucoup de ces ardents ennemis de 
la royauté sont aujourd'hui de fougueux réactionnaires, 
-et n’ont conquis l'influence et les places que pour dépas- 
ser en absolulisme et en excès de toutes sortes ceux qu'ils 
ont dépossédés, - 

Voici quelques-uns des noms des ayocals qui ont plaidé 
pour les sergents de la Rochelle : Boulay (de la Meurthe), 
Plougoulm, Delangle, Boinvilliers, Barthe, Mérilhou, Chaix- 
d'Est-Ange, Mocquart, etc. 

Parmi ceux qui fravaillèrent, malheureusement sans 
succès, à l'évasion des quatre sergents, il y avait Ary 
Scheffer et Horace Vernet, 

L'exécution des quatre sergents de La Rochelle fut le 
plus touchant et le plus triste épisode de la Charbonneric. 
Cette quadruple mort restera comme une tache de sang à 
la face de la Restauration. Bories et ses camarades fai- 
saien£ partie d’une société secrète dirigée contre le gou- 
vernement, c'est vrai; mais l'hostilité ne s'était nulle part 
traduite en actes; il n’y avait pas eu commencement 
d'exécution ; aucun fait de révolle ou de résistance, pas 
même d’indiscipline, ne pouvait leur être reproché, 
Leur mort fut donc une violence sans excuso et sans 
motif, 

Disons-le à l'honneur du progrès et de la République, 
un procès analogue a été jugé par la cour d'assises, 
28 mars 1850, et n'a entraîné qu'une punition insigni 
flante. Il s'agissait d'une société politique secrète, constitu 
sous le nom de Légion de Saint-Hubert, organisée en b 
faillons et en compagnies, ayant ses chefs, ses ofliciers, 
ainsi que son signe de ralliement, et dont les membi 
prôlaient un serment ainsi conçu : « Nous jurons devant 
Dieu de mettre notre vie à la disposition de Henri 
Bourbon, notre roi légitimo, et de la sacrifier plutôt q 


de trahir notre serment, » Les acousés avaient été arn 


au milieu mème d’une de leurs séances. Conspirer pour 
{a monarchie en République, cela vaut bien conspirer pour 
la République en monarchie. Eh bien! la République a été 
plus clémente que la royauté. L’échafaud ne s’est pas re- 
levé pour cette conspiration : la peine la plus forte a été 
un mois de prison. 

Le procès de Saumur suivit de près celui de la Rochelle, 
et, dans toute la fin de 1822, les supplices ne discontinuè- 
rent pas. 

Tous ces échafauds amassèrent des ressentiments et se 
mèrent des rancunes profondes, qui devaient éclore et 
éclater en 1830. Mais, en attendant, les timides furent ef- 
frayés; la Charbonnerie perdit une partie de son prestige, 
qui avait consisté dans la puissance mystérieuse et irrésis- 
tible qu'on lui prétait. Les masses affiliées croyaient jus- 
que-là suivre des influences hautes et souveraines aux- 
quelles le gouvernement n’oserait jamais toucher, et de- 


vant lesquelles ja justice reculerait. Quand on vit que les 
tribunaux condamnaient tout ce qui leur tombait sous la 
main, la panique se mit dans les rangs, et ce fut une dé- 
bandade presque complète. 

L’anarchie s’en mêla. Deux partis se formèrent : l’un, 
dont étaient Lafayette et Dupont (de l'Eure), voulait la ré- 
publique; l’autre, patroné par Manuel, voulait qu’on réser- 
vât à la nation le choix du gouvernement. Les divisions 
s'aigrirent; on en fut bientôt aux accusations réciproques, 
et la Charbonnerie, qui avait commencé par le dévoue- 
ment, s’acheva en intrigues. 

Avec la Charbonnerie finit Pére des conspirations. Il faut 
en conyenir, tout en pleurant et cn glorifiant les martyrs 
qui ont combattu de cette façon pour la cause de la liberté 

venir, les conspirations sont un anachronisme dans 
ui femps de représentation nationale et de liberté de la 
presse. A quoi bon se cacher dans une cave ou s’enfermer 
dans une chambre pour se dire tout bas qu’on déteste le 
gouvernement, quand on peut le dire tout haut dans les 
journaux et à la tribune? Ce sont des précautions perdues, 
et, ce qui est plus triste, du sang perdu. 

Combien y a-t-il eu de conspirations sous le Consulat, 
sous l'Empire, sous Louis XVII? Laquelle a réussi ? 

La vraie conspiration, c'est lentente, en plein soleil, de 
toutes les idées, de tous les instincts, de tous les besoins; 
c'est la sainte croisade de la civilisation contre les ténè- 
bres, du passé contre l'avenir : c'est le suffrage universel. 

Et cette conspiration-là ne craint pas d'être découverte, 
car elle se montre; et elle ne craint pas d'être vaincue, car 
en tête de sa liste elle écrit le nom du peuple tout entier, 

Cependant, en 1829, l'approche d'événements qu'on sen- 
tit déjà vaguement gronder à l'horizon rendait quelque 
mouvement et quelque animation à la Charbonnerie fran- 
gaise, Voyons donc ce côté des coulisses d’une révolution ; 
nous vorrons l'autre ensuile, 

Julius et Samuel frappèrent à la porte d'une maison de 
la rue Copeau, et montèrent au troisième élage, 

Kien, dans la maison ni dans l'escalier n'avait une appa- 
rence le moins du monde suspecte, Samuel et Julius mon 
laiont chez un ami qui, tous les mois, donnait un punch 


à une pelle reunion d'intimes, Quoi de plus naturel? 


48 


En entrant dans l’antichambre, ils allérent à une table 
sur laquelle il y avait, à côté d’une chandelle allumée, une 
feuille de papier où étaient déjà écrits une quinzaine de 
noms. Samuel signa : Samuel Gelb, et Julius signa : Jules 
Hermelin. Puis, ils mirent chacun deux francs dans un ti- 
roir préparé. C'était la cotisation mensuelle qui subvenait 
peut-être aux frais de la réunion. L’ami qui recevait pou- 
vait être pauvre, ses amis pouvaient vouloir que leur plai- 
sir ne lui coutât rien. Quoi de plus légitime? 

Lorsque Samuel et Julius arrivèrent dans la seconde 
pièce, ils y trouvèrent quinze ou seize personnes déjà réu- 
nies. Un des assistants, qui occupait un grade élevé dans 
Farmée, prenait la peine de donner quelques conseils à un 
jeune homme qui désirait sinstruire dans le maniement 
du fusil, et l’on avait eu soin de tendre le plancher de tri- 
ples paillassons pour que le bruit de la crosse n’allat pas 
troubler le sommeil des voisins. Quoi de plus méritoire ? 

On causait bien politique, et méme assez vivement, dans 
deux ou trois groupes. Mais où ne cause-t-on pas polili- 
que en France, et de quoi n’y cause-t-on pas vivement? 

Julius, ou plutôt le commis-voyageur Jules Hermelin, 
s'approcha d’un de ces groupes et se mêla à la coniversa- 
tion. 


XVI 
UNE VENTE. 


En metlant le pied dans la réunion, il semblait que Ju- 
lius fût tout autre, et l’on eût dit qu’il avait laissé sa na- 
ture à la porte. Une sorte de curiosité passionnée éclatait 
sur sa figure. Était-ce profonde diplomatie et habileté 
consommée? Il jouait son rôle à merveille, et il parlait de 
liberté avec plus de chaleur que le plus ardent de ses in- 
terlocuteurs. 

Samuel lui-même se demandait par moments s'il n’était 
pas sincère, et admirait la réalité de sa joie quand les 
principes paraissaient prévaloir sur les intrigues, et de sa 
tristesse quand les mesquines ambitions obscurcissaient la 
pureté de la cause. 

— Il est si faible et si vacillant, se disait Samuel, qu’il 
est bien capable de se laisser empoigner par l'ascendant 
des idées libérales, Il est venu ici par désœuvrement, par 
scepticisme, par dédain : il serait bizarre qu’il en sortit 
convaincu et plus croyant quelles autres! De plus forts que 
lui ont eu le vertige des idées au fond desquelles ils vou- 
laient absolument regarder, On commence par imiter, et 
puis l'on éprouve. L'acteur devient le personnage. I faut 
un esprit d'une autre lrempe que le sien pour jouer impu- 
nément le libéralisme. S'il allait devenir le Saint-Genest de 
la démocratie? 

Samuel était trop douteur et trop défiant pour s'ar- 
rôler à cette pensée. 
midi à qua sh 


eprenait-il, ja cherche 


DIEU DISPOSE. 


res! C’est un diplomate, et voilà tout. C’cst un de ces hom- 
mes auxquels il est d'autant plus facile de déguiser leur 
pensée qu'ils ne pensent pas. 

Samuel n’était pas le seul, d’ailleurs, à observer Julius. 
Un homme qui ne parlait pas, qui se tenait dans l'ombre 
ct que Samuel voyait là pour la première fois, ne quittait 
pas des yeux le prétendu commis-voyageur. 

La réunion était vivante et remuante. Pas de cérémonie 
ni d’étiquette. On fumait, on prenait du punch, on discu= 
fait, on faisait l’exercice, tout cela pêle-mêle; ce qui n’em- 
pêchait pas d'échanger à voix basse les deux ou trois mots 
significatifs pour lesquels on s'était réuni. 

Debout, appuyé contre la cheminée, un homme de haute 
taille, au front élevé, à l'œil profond, expliquait, d'une 
parole éloquente, comment les dogmes finissent. Ses actes 
montrèrent depuis, non moins éloquemment, hélas! com- 
ment finissent les demi-convictions. 

Tel était, en général, l'aspect fort simple et très-inoffen- 
sif de ces ventes si redoutées. 

Ge soir-la, il n’y avait aucune nouvelle essentielle. On 
attendait toujours la chute du ministère Martignae, dont ia 
modération retardait le choc des opinions contraires. On 
espérait qu’il allait se retirer prochainement et être rem- 
placé par le ministère Polignac. Tous les vœux de la Char- 
bonnerie étaient pour monsieur de Polignac, lequel, par 
son intolérance bien connue et par son absolutisme aveu- 
gle, ne pourrait manquer de hater la crise et l’écroulement 
du droit divin. 

Le mot d'ordre était donc de pousser, par tous les moyens 
possibles, à la retraite du ministère Martignac. 

Dans un moment où les groupes étaient le plusanimés, 
le député de cette vente particulière à la vente centrale, 
lequel à joué depuis un rôle important dans une des plus 
solennelles séances de l’Assemblée constituante, fit un si- 
gne à Samuel, qui le suivit dans un coin. 

— Eh bien? demanda Samuel. 

— Eh bien! dit l’autre, tu avais raison, le mois dernicr, 
de douter de celui que tu as introduit parmi nous. 

Et, d’un clignement d’yeux imperceptible, il désigna 
Julius, 

— Non; j'avais tort! répliqua vivement Samuel. J'ai pris 
de nouvelles informations, et je réponds de lui. 

— Fais attention, dit l'interlocuteur; nous avons pris 
des informations aussi, et elles sont troubles. 

— Ah! reprit Samuel avec hauteur, quand je m'engage 
pour quelqu'un, il me semble qu’on ne doit rien lui de- 
mander au dela de ma parole. Encore une fois, je me fais 
garant de Jules Hermelin. 

— Tu peux te tromper. 

— Qu'on me donne des preuves alors, 


— On l'en donnera peut-ûtre, 

— Qui? 

— Ouelqu’un qui veut te voir, qui te verra demain ; ce= 
lui qui sert d’intermédiaire et de lien centre nos ventes se= 
crétes et l'opposition parlementaire, 

— Ah! vraiment! dit Samuel avec un mouvement de 
joie. 


— Oui, il ira s'ontendre avec toi à co sujet, ot sur d'au 


DIEU DISPOSE. ‘49 


ES 


tres peut-être. Et s’il te prouve que ton Jules Hermelin est 
un traître? 

— J'espère lui prouver le contraire, dit Samuel. Je res- 
terai chez moi demain toute la matinée, jusqu’à deux 
heures. 

— C'est bien. 

Et les deux interlocuteurs se quittèrent. 

La réunion, au reste, était à peu près finie. La plupart 
des assistants partaient. Samuel et Julius sortirent en- 
semble. 

Samuel était préoccupé. Julius, lui, était en train de 
bonne humeur et presque d’action. 

— Tu ne me parles plus d’Olympia? dit-il à Samuel. 
Crois-tu réellement qu’elle parte. Je l’enverrai savoir dès 
mon lever, en lui envoyant quelques fleurs. Et si on ne 
la trouve pas à son hôtel, je suis capable, vois-tu, de pro- 
filer du chagrin réel que ce départ me causera, pour me 
procurer la joie non moins réelle de rompre avec la prin- 
cesse, 

Samuel ne répondit pas. 

— Je suis allé trop vite en besogne, pensait-il. Moi qui 
croyais tenir un tel homme! De son côté ni du mien, rien 
nest prêt. Sa mort en ce moment ruinerait tout. J'ai été 
absurde de le compromettre, avant de le voir bien el 
dûment engagé avec celte chanteuse! Comment faire pour 
nous dégager, moi et lui, de mon propre piége? Ah çà, 
vais-je avoir à présent plus de peine à le sauver que je 
n’en aurais eu à le perdro 


XVII 


RENDEZ-VOUS CHEZ DIEU. 


Samucl Gelb était dans l'erreur quand il croyait que Lo- 
thario n’avait pas revu Frédérique, 

Lothario n'était pas revenu, c’est vrai, dans cette maison 
de Ménilmontant où il avait reçu du maître un si froid 
accueil. Mais la pure et blonde image de sa compatriote 
tenait trop sa pensée pour qu’il n’essayat pas de se rap- 
procher d’elle. S'il ne pouvait pas entrer, elle pouvait 
sortir, 

Il venait donc souvent rôder dans la rue où logeait Fré- 
dérique, pareil à Adam errant aux abords de l'Eden fermé, 
mais moins heureux que lui, car Adam était avec Eve, au 
lieu que l'Ëve de Lothario était restée dans lo lieu in- 
terdit, 

Le dimanche qui suivit la visite qu'il avait faite avec 
son oncle à Samuel, était-ce bien à Samuel? il marchait, 
par une matinée de printemps, froide encore, mais déjà 
belle, devant cette porte méchante qui le séparait de celle 
qui, en une minute, semblait avoir pris toute sa vie, 

Il arpentait la chaussée d'en face, plongeant les yeux 
dans le jardin, et s'imaginant que Frédérique allait pous- 
ser subitement parmi les fleurs, Toutes sortes de désirs et 


de rêves insensés lui traversaient le cerveau. Il fixait sur 
la maison des regards impérieux, se figurant que le ma- 
gnétisme de son cœur allait faire sortir Frédérique malgré 
elle. Ou bien, il se disait qu’elle l’apercevrait peut-être en 
regardant par hasard dans la rue et qu’elle ouvrirait sa 
fenêtre et lui ferait signe de monter; ou bien qu'elle 
viendrait elle-même, qu’enfin elle trouverait un moyen 
quelconque et qu'ils pourraient se parler au moins un 
instant. 

Elle aussi devait souhaiter de le revoir. Ils ne pouvaient 
plus être étrangers l’un à l’autre; cette Allemande, qui les 
connaissait mieux qu’ils ne se connaissaient eux-mêmes, 
le leur avait dit ; elle avait lié leurs destinées d’un nœud 
indispensable ; ils étaient déjà frère et sœur. 

Il regardait alors la porte du jardin et les fenêtres de la 
maison. Mais ni porte ni fenêtre ne s’ouvrait. Alors, le 
découragement le prenait, et il passait brusquement de la 
certitude au désespoir. 11 se trouvait bien stupide d’avoir 
admis une seconde la pensée qu’elle pût venir ou l'appeler 
à elle. Est-ce qu’elle se souvenait de lui seulement? Elle 
l'avait vu une fois, un quart d'heure, non pas même seul; 
il n'avait pas dit quatre paroles; il avait manqué d'esprit, 
il avait dû lui sembler ridicule avec son émotion et son 
trouble. C'était la seule impression qu’il eût pa lui laisser 
en supposant qu’une tête de jeune fille dût garder une 
impression quelconque d’un inconnu entrevu une fois. 
Elle le rencontrerait dans la rue qu’elle ne le reconnaitrait 
même pas | 

Lothario était là depuis près d’une heure, espérant, 
désespérant, joyeux, désolé, remué jusqu'aux entrailles 
pour une porte qui s’ouvrait, pour un rideau qui bougeait 
dans la maison, il commençait à se rendre compte de li- 
nutilité de son attente, et à se dire qu’il n’y avait pas de 
raison pour qu'il n’attendit pas vingt-quatre heures, quand 
Frédérique sortit. 

Lothario eut un reflux de tout son sang au cœur. 

Frédérique était enveloppée d’une mante, et avait la fi- 
gure couverte d'un voile. Mais Lothario n'avait pas besoin 
de la voir pour la reconnaître! 

Elle était accompagnée de madame Trichter. Elle ne vit 
pas Lothario. Elle allait du côté opposé à celui où il se 
trouvait. Elle lui tourna done le dos et gagna l'extrenuie 
de la rue. 

Lothario restait à sa place, cloué, pétrifié, ne vivant 
plus que par les yeux. Mais au moment où elle allait dis- 
paraître à l'angle de la rue, il s'élança après elle. 

Puis, réfléchissant que si elle le voyait il ne pourrait 
pas la suivre sans indiscrétion, il ralentit le pas et laissa 
entre elle et lui une trés-longue distance. 

Frédérique et madame Trichter descendirent le faubourg 
jusqu'au boulevard. Alors elles prirent la rue Vieille-du- 
Temple et arrivèrent au temple protestant des Billettes, 
où elles entrèrent. 

Lothario eut, en les voyant entrer, un vif accès do joie. 
Frédérique était de sa religion: tout ce qui mettait un 
rapport de plus entre eux, lui paraissait l'unir davantage à 
elle, et ici c'était Dieu même qui les rapprochait l'un de 
l'autre. 


56 DIEU DISPOSE. 


Samuel avait toujours laissé pleine liberté à la con- 
science de Frédérique. Dans les premiers temps, ç’avait 
été par indifférence. Ne croyant pas plus à une religion 
qu’à une autre, i! s’occupait médiocrement du sens dans 
lequel tournerait la foi de sa pupille. Toutes les croyances 
lui semblaient également bonnes, ou, si l’on veut, égale- 
ment mauvaises, 


Il se trouvait que madame Trichter, la gouvernante de 
Frédérique, était protestante, L’institutrice allemande 
qu'il lui avait donnée ensuite était protestante aussi. Entre 
les trois seuls êtres qu’elle connûf, sa gouvernante et son 
institutrice, qui, en fait de religion, ne lui parlaient que 
des dogmes luthériens, et son tuteur qui ne lui parlait 
pas de religion du tout, Frédérique fut naturellement pro- 
testante. Elle crut ce que croyaient auprès d’elle les deux 
êtres qui croyaient. 


Et, chose bizarre! quand Samuel était revenu des In- 
des, quand son amour pour cette belle enfant de seize ans 
avait cessé d’être de la paternité, ce docteur ironique, au 
lieu de s'opposer aux croyances de Frédérique, au lieu de 
les railler et de les détruire, les avait respectées et presque 
encouragées. Résolu à en faire sa femme, il avait voulu 
fortifier autour d’elle tout ce qui pouvait la maintenir 
dans le sentiment du devoir, tout ce qui pouvait fermer 
son cœur aux passions volontaires et libres, tout ce qui 
pourrait la préparer à se soumettre. Cet athée avait essayé 
de mettre Dieu de son côté. 

Voilà pourquoi Frédérique, aussi pieuse et aussi chaste 
que la Marguerite de Goethe, avant sa chute, allait tous 
les dimanches au préche. 

Lothario assista à Voffice divin. Il souffrait, lui aussi, de 
ce grand mal du temps: Vindifference. Il ne haussait pas 
les épaules comme Samuel devant la foi des autres; il 
n’offensait pas leur croyance, il ne la raillait pas, il les 
laissait prier; mais il ne priait pas. Il était de ceux qui 
n’insultent pas le ciel, mais qui s’en passent. 

Mais ce jour-là il sentit comme le ciel ressemble à l’a- 
mour. Il fut pris d’un immense bonheur à songer qu’il 
avait une patrie commune avec Frédérique, un monde où 
leurs deux âmes se touchaient, un avenir vers lequel ils 
tendaient ensemble, et où, quoi qu’il leur arrivât sur la 
terre, ils se rejoindraient pour Péternité, 

Les priéres finies, il se mit sur le passage de Frédé- 
rique. 

En sortant du temple elle l'aperçut. Elle le reconnut, 
car un tressaillement imperceptible, que Lothario vit avec 
les yeux du cœur, agita son corps charmant, La rougeur 
subile de son beau front resplendit au travers de son 
voile. 

O Marguerite! il aurait fallu là ton Faust pour profiter 
de cette rougeur et pour oser entrer en conversation. Lo- 
thario n'eut pas celle hardicsse, Sa témérité alla jusqu'à 
faire à Frédérique un profond salut, que la pauvre jeune 
fille rendit, toute tremblante. 

Et puis, elle sortit du temple, Lothario y resta, n'osant 
pas sortir après elle, de peur d'avoir l'air de la snivro. I 


enivra lon 


emps de la contemplation de la chaise où 


elle s'Glail assise, et retourna ensuile à l'ambassade, 


Mais le dimanche suivant, la plus vieille puritaine qui 
accourut au temple, devancant l'heure du prêche, y trouva 
Lothario déjà installé et priant Dieu que Frédérique ne 
manquêt pas de venir. 

Cette prière fut exaucée. Frédérique et madame Trichter 
arrivèrent bientôt. En demandant à Dieu que Fréderique 
vint au préche,  Lothario avait oublié de demander que 
madame Trichter vint aussi. Il se trouva trop exaucé, mais 
il se résigna, sachant que c’est la loi humaine et que tout 
corps traîne son ombre. 

Le premier regard de Frédérique tomba sur Lothario. 
Elle s'attendait peut-être à le trouver là, car, cette fois, 
elle n’eut pas de tressaillement. 

Elle monta dans une galerie haute du temple, peut-être 
par la même raison qui le fit rester en bas. Il avait calculé 
qu’en se tenant près de la porte, il la voyait plus longtemps 
à la sortie. 

Tl passa ainsi une heure charmante, avec elle, la regar= 
dant, priant pour elle et la priant pour lui. 

Puis, ce bonheur finit encore. Elle sortit, Il lui sembla 
qu’elle le regardait à travers son voile, et il se sentit fris- 
sonner comme s'il avait la fièvre, C’est à peine s’il eut la 
force de la saluer. 

Comme le dimanche précédent, elle lui rendit son salut 
et passa, et il attendit pour sortir qu’elle fût déjà éloi- 
gnée. 

Trois dimanches encore ’se passèrent ainsi. Lothario ar- 
rivait au prêche avant tout le monde, et en partait après 


tout le monde. Un salut réciproque, à la sortie du temple, | 


voilà à quoi se bornait la conversation de ces rendez-vous 
chez Dicu. 

Que se passait-il dans Pâme de Frédérique? Cette ques- 
tion résumait la pensée de Lothario. 

Et Frédérique ne se demandait-elle pas aussi ce qui se 
passait dans l’âme de ee jeune homme qu’elle avait vu une 
seule fois ; que celle qui lui parlait de sa mère lui avait 
présenté comme un ami, comme un frère, et qu’elle n’a= 
vait pas revu depuis? 

Pourquoi le trouvait-elle sur son passage tous les diman- 
ches? Pourquoi venait-il assidûment au préche, contraire- 
ment aux mœurs des jeunes gens? Etait-ce par piété? I 
était bien distrait pendant l'office pour y venir par dévo- 
tion! Quand, par hasard, elle se retournait pour arranger 
sa chaise, qui, depuis quelque temps, ne pouvait tenir sur 
ses pieds, elle l’apercevait tourné vers elle, et moins oc 
cupé bien sûr d'écouter le pasteur que de la regarder 

Était-ce done pour elle qu'il venait? Mais alors pourquoi 
ne venait il pas la visiter chez elle, au lieu de venir la sa- 
luer en public, dans un lieu où il ne pouvait pas lui par- 
lor? Craignait-il son tuteur ? Ne savait-il comment s’intro- 
duire ? Mais n’avait-il pas un oncle, ambassadeur de Prusse 
et ami intime de monsieur Samuel Gelb, et ne pouvait-il 
pas so faire présenter par lui? Cela vaudrait bien mieux 
que de venir l'entrevoir une minute par semaine, au ris- 
que dé finir par étonner et froisser madam Trichter? 

Après cela, monsieur Samuel Gelb avait sans doute re= 
fusé de laisser pénétrer un jeune homme dans une mai- 

on où cll loif sor Go nti pasa’ faute du 


arcon, il { 


lai! lui pardonner, Ou bien monsieur 


DIEU DISPOSE. 54 


thario n’avait pas voulu tenter de démarche avant d’a- 
voir son assentiment à elle. Il venait voir quel effet il lui 
faisait, quelle impression elle éprouvait pour lui, si elle 
‘serait contente de le voir. Dans ce cas, comme elle n'avait 
aucun motif de lui être hostile, la vérité devait exiger 
qu'elle l’encourageât un peu et lui fit quelques avances 
Bi car il avait Pair. bien timide. 

Et quand elle se disait cela, elle saluait plus amicale- 
/ ment Lothario, et lui adressait un fraternel sourire dont, 
| hélas ! il avait grand besoin. 

Car Lothario passait la semaine à se maudire de sa lâ- 
cheté du dimanche. Du lundi au samedi, il se jurait par 
tous les serments les plus formidables que, le dimanche 
suivant, il aurait le courage d'aborder Frédérique et de lui 
parler. Mais, le dimanche venu, il se donnait mille pré- 
textes : la crainte de déplaire à Frédérique ou de la com- 
promettre, ou de donnerdes soupçons à madame Trichter, 
qui, alors, la ménerait à un autre temple, ou qui même en 
parlerait à monsieur Samuel Gelb. 

En somme, chaque dimanche s’écoulait sans qu’il fût 
plus avancé d’une ligne que le dimanche précédent. 

Et il s’en voulait d'autant plus de sa timidité puérile 
qu’il lui semblait que Frédérique Vinvitait à se déclarer et 
à parler. Etait-ce une illusion? Il avait cru remarquer, les 
deux dernières fois, qu’elle l'avait salué d’un signe de tête 
presque intime, et qu’elle s'était éloignée d’un pas plus 
lent. Même, mais c'était 1a évidemment un pur hasard, le 
dernier dimanche, au moment de la sortie, le vent qui ve- 


nait de la porte entr’ouverte avait soulevé un instant son 
voile, et il avait pu entrevoir, comme un éclair d’espérance, 
la charmante figure qui dorait ses rêves. 

‘Il se résolut à en finir. Elle pourrait se facher à la lon- 
gue. Elle était en droit de s’étonner qu’il vint ainsi tou- 
jours la trouver pour ne lui rien dire. Que lui voulait-il ? 
S'il n'avait rien à lui dire, alors, qu’il la laissât tranquille, 
Il vint le dimanche suivant, au temple des Billettes, avec la 
ferme intention de lui parler ou de lui écrire. 

Avant et pendant le préche, il se démontra qu'il valait 
mieux parler. Mais quand Frédérique se leva et vint de son 
côté, présente, immédiate, effrayante de tout son charme, 
il se dit qu’il valait mieux écrire, 

Frédérique avait-elle vu dans ses yeux, pendant le prê- 
che, la résolution qu'il avait formée? Et fut-elle désap- 
poiniée en voyant sa reculade et son changement? ou bien 
füt-ce tout simplement préoccupation, mauvaise humeur, 
souci d’ailleurs ? Le fait est que Lothario s'imagina qu'elle 
le saluait moins gentiment qne de coutume et qu'elle avait 
dans son air de la froideur et presque du dédain, 

Il se sentit frappé au cœur. Mais ce ne fut pas elle qu'il 
acetisa, co ful lui. Elle avait bien raison! Il y avait assez 
de dimanches qu’elle Vattondait. Elle lui avait donné le 
temps de se décider, Depuis cing ou six semaines qu'il al- 
jait se poster à une porte pour la saluer, elle devait tre 
rassisi¢e de son salut, ct elle avait le droit de lui dire : 
Après? Lui-méme, où voulait-il arriver ? Quand méme il 
irait comme cela tous les dimanches au temple des Billettes, 
: dovolrs religioux 


co n'était pas son assiduité à remplir s 


qui lui ouvrirait lo paradis on ce monde. 


Pas même, sans doute, dans l’autre monde, r'intention 
n'y étant pas, 

L'heure était sonnée de sortir de ce cercle vicieux de la 
vertu et de la religion. Il fallait rompre avec ces rencontres 
muettes, et faire une réalité à deux de ces rêves en à parte. 

Lothario luita et réfléchit toute la semaine. Le samedi, 
la pensée de retrouver Frédérique le lendemain froide et 
dure, fut plus forte que tout. Il voulut que le premier re- 
gard qui tomberait sur lui de ces doux yeux fat un re- 
gard d’approbation, et, plutôt qu’un reproche de Frédéri- 
que, il se trouva prét à affronter toutes les colères de tous 
les tuteurs de la terre. 

Il se hata de profiter du moment où il était dans ces dis- 
positions énergiques. 

Il écrivit deux lettres, l’une à Frédérique, l’autre à mon- 
sieur Samuel Gelb, et les fit porter à l'instant même par 
son domestique. 

Puis il attendit, épouvanté de son courage et se repen- 
tant presque. 

Or, ce samedi était le lendemain du jour où Samuel avait 
rencontré Olympia à la Muetle, et avait mené Julius à Ja 
vente. 

Samuel venait de déjeuner, et attendait ’envoyé du car- 
bonarisme qu’on lui avait annoncé à la réunion. Il était re- 
monté dans son cabinet, et il attendait impatiemment. 

Frédérique et madame Trichter étaient dans le jardin. 

On sonna à la porte intérieure. Toutes deux allèrent ou- 
vrir. 

C'était le valet de Lothario. Il remit les deux lettres. 

Frédérique prit avec embarras la lettre qui lui était 
adressée. Personne ne lui avait jamais écrit, excepté le 
pasteur qui lui avait fait faire sa première communion, 
son ancienne institutrice, et une ou deux amies qu'elle 
avait connues en pension, et qui avaient quitté Paris. La 
lettre qu’on venait de lui donner était d’une écriture qu'elle 
n’avait jamais vue, Et cependant, avertie par un pressen= 
timent, elle se troubla et devint toute rouge. 

Elle se tourna yers madame Trichter. 

— Dois-je lire cette lettre ? demanda-t-elle, 

— Mais sans doute, dit madame Trichter. 

Samuel avait-il trouvé cette précaution inutile ou ridi- 
cule, le fait est qu'il n’ayait jamais défendu que Frédéri- 
que recut de lettres, 

Le cœur battit à la pauvre fille en rompant le cachet. 
Mais il lui battit bien plus fort quand elle vit que la lettre 
élait signée Lothario, 

Elle lut : 


« Mademoiselle, 


» Permettez-moi de vous adresser un mot plein de crainte 
ot de respect, pour vous avertir que j'écris et que j'envoio, 
en même temps que ce billet, une lettre à monsieur Samuel 
Gelb, une lettre d'où dépend plus que la vie d'un homme, 
J'ai voulu risquer moi-même cette démarche décisive, avant 
d'y faire intervenir celui dont j'attends toute ma fortune, 
mon soul ami, mon second père, monsieur le comte d'E- 
berbach, Tl est possible que votre tuteur vous consulte sur 
ma lettre, Dans co cas, mademoiselle, je vous conjure, oh! 


52 DIEU DISPOSE. 


je vous conjure a genoux, de songer qu’une parole de vous 
peut faire une joie céleste ou un malheur désespéré. Avec 
un oui, vous pouvez faire descendre le ciel sur la terre. 
Si vous diles non, au moins ne m’en voulez pas, et par- 
donnez-moi d’avoir rêvé un instant un avenir où j'ai eu 
l'audace de vous mêler. 

» En attendant votre arrêt, mademoiselle, je mets à vos 
pieds tout ce que j'ai dans le cœur de profond respect et 


d’inaltérable dévouement. 
D LOTHARIO. D 


Tandis que Frédérique lisait cette lettre, une inexprima- 
ble émotion lui serrait le cœur, et il lui semblait qu’elle 
allait pleurer. Et cependant, elle se sentait toute joyeuse. 

— Vous avez une autre lettre? demanda-t-elle au domes- 
tique. ; 

— Oui, mademoiselle, pour monsieur Samuel Gelb. 

— Eh bien! voulez-vous la lui porter, madame Trichter ? 

La vicille Dorothée prit la lettre. 

Ah! fit le domestique, pour celle-ci, Pon m'a dit d’atten- 
dre la réponse. 

— C’est bon, je vais le dire à monsieur Gelb, dit ma- 
dame Trichter. 

Et elle monta au cabinet de Samuel. 

Elle fut cing minutes sans revenir, puis encore cing mi- 
nutes; mais C'était tout simple: il fallait bien le temps 
d'écrire la réponse. Et, à en croire le mot que Lothario 
avait ecrit à Frédérique, la chose était assez grave pour 
que Samuel eût le droit de réfléchir à ce qu’il répondrait. 

Enfin, Dorothée reparut, et alla au domestique. 

— Monsieur Samuel Gelb, fui dit-elle, répondra plus 
tard. 

Le domestique salua et s’en alla. 

— Pourquoi êtes-vous restée si longtemps alors, dit Fré- 
dérique à Dorothée, puisque mon ami ne répondait pas? 

— Parce qu’il avait dit d’abord qu’il répondrait. 

— Et pourquoi a-t-il changé d'idée? 

— Je n’en sais rien, dit madame Trichter. 

— Comment l’avez-vous trouvé? reprit Frédérique. Quel 
air avait-il? Cette lettre l’a-t-elle donc faché? Avez-vous vu 
l'impression qu’elle lui faisait? 

— Je ne crois pas qu’elle lui ait été agréable, répondit 
madame Trichter. Il l'a ouverte devant moi et a regardé 
la signature. Aussitôt, son front s’est renfrogné, et sa fi- 
gure a pris une expressionfd'impatience et de colère. « Lais- 
sez-moi, » m’a-t-il dit durement. J'ai hazardé de lui dire 
qu'on attendait la réponse. « Qu’on attende. Allez. Ah! a-t- 
il ajouté, qui est-ce qui attend? » Un domestique. « C'est 
bien, a-t-il repris; allez, je vous appellerai. » Je l'ai laissé, 
Dix minutes après, il m’a rappelée. 

— Comment était-il ? demanda Frédérique, 

— Bien- plus calme, mais bien plus pâle. 

— Et que vous a-t-il dit? 

— Rien que ces mots: Madame Trichter, dites à ce do- 
mestique que je répondrai plus tard à monsieur Lothario, 

— Tout cela est singulier, pensa Frédérique, Que peut 
donc avoir écrit monsieur Lothario à mon tuteur pour le 
mécontenter et Virriter’? Je me suis donc trompée, Mais 


alors, que signifie le mot que monsieur Lothario m'a écrit 


à moi-même ? Quel est cet avenir auquel il dit que je suis 
mêlée ? Je m’y perds. 

Elle remonta dans sa chambre pour rêver plus à son 
aise à cette énigme, et n’avoir plus sur elle les yeux de 
madame Trichter, qui pouvait finir par voir sur son front 
le reflet de sa pensée. 

Elle s’assit à une table, dans un petit salon qui précédait 
sa chambre, et ouvrit un livre qu’elle tacha de lire, mais 
ses yeux lisaient seuls. Elle lisait un autre livre, dont les 
poëmes des plus grands poëles ne seront jamais que les 
traductions ; le beau roman de ses seize ans. 

Elle était plongée dans la lecture de ce chef-d'œuvre 
écrit par Dieu même quand un coup, frappé discrètement 
à sa porte, la réveilla en sursaut. 

— Qui est 1a? fit-elle. 

— C'est moi, mon enfant, qui voudrais vous parler, dit 
trés-doucement la voix de Samuel. 

Frédérique, toute troublée, alla ouvrir, 

Samuel entra, 


XVIII 


DEMANDE EN MARIAGE. 


Samuel avait réfléchi depuis une demi-heure, et, pen- 
dant cette demi-heure, il avait pris son parti. 

Si la lettre que lui avait adressée Lothario n’était pas une 
demande en mariage expresse, elle en pouvait passer pour 
la préface. 

Voici ce que lui écrivait le respectueux et tremblant 
jeune homme : 


« Monsieur, 


» Je viens solliciter de vous une grâce à laquelle j’attache 
plus de prix qu’à ma vie. C’est de me permettre d'aller vous 
visiter quelquefois à Ménilmontant. J'ai déjà essayé une 
fois de me faire présenter chez vous par mon oncle, votre 
ami d'enfance. Mais, pardonnez-moi de l'avoir remar- 
qué, il m'a semblé que ma présence vous déplaisait. En 
quoi puis-je avoir eu le malheur de vous offenser, moi qui 
donnerais tant pour vous rendre service? Vous ne sauriez 
croire, monsieur, quelle ambition j'ai de votre amitié. 

» Pour quelle raison fermeriez - vous votre porte au ne- 
veu, J'ose presque dire au fils de votre ami? Aurais-jo en- 
vers vous un tort involontaire ? Vous avez peut-être un 
motif en dehors de moi. Il y a dans votre maison une jeune 
fille belle et charmante, Je l'ai vue, et mademoiselle Fré- 
dérique est de celles qu'il suffit d’avoir entrevues un jour 
pour ne les oublier jamais. Mais monsieur le comte d'E- 


berbach a pu vous dire que je suis un honnêlo homme, et 


que je n'entre nulle part avec des intentions déloyales, S'il 
existe des gens capables d’abuser d'une porte ouverte, et 
de voler l'hospitalité, je ne suis pas de ces gons-ld. 

» Dans le cas trop probable où mademoiselle Frédérique 
ne ferait pas attention à moi, je serais chez vous un visi- 


DIEU DISPOSE. 53 


—_——— 


teur, un passant, le premier venu, que vous seriez libre de 
congédier aussitôt qu’il vous ennuierait. Maissi , par un 
miracle inespéré, j’avais ce bonheur de ne pas lui déplaire, 
je suis le neveu du comte d’Eberbach, la bonté de mon 
oncle m’assure un avenir qui n’est pas indigne d’être offert 
à une femme, et je serai assez riche pour avoir le droit 
d'aimer celle qui m’aimerait. 

» J'attends, monsieur, votre réponse avec une anxiété 
que vous comprendrez. Tâchez que ce ne soit pas un refus* 

» Daignez agréer le sincère témoignage du dévouement et 
du respect de votre plus humble serviteur, 


D LOTHARIO. D» 


Lorsque Samuel eut achevé la lecture de cette lettre, il 
Ta froissa violemment entre ses mains avec colère. 
- Que répondre à ce jeune homme? Le fond de la réponse 
n’était pas ce qui l’embarrassait. Il refuserait, cela allait 
sans dire. Mais quel prétexte donner ? 

S'il n’y avait que ce Lothario, ce ne serait rien; la pre- 
mière raison venue serait trop bonne ; Lothario se fâche- 
rait s’il voulait; tant mieux! 


Mais il y avait Julius, que Lothario ferait intervenir. Il 
y avait Julius, qui s'étonnerait que Samuel ne voulût pas 
recevoir son neveu ; qui en demanderait la cause, qui la 
discuterait, qui se brouillerait. Et se brouiller avec Julius, 
c'était se brouiller avec ses millions. 

Que dire à Julius, pour qu’il ne s’irritât pas du refus? 
Alléguer la difficulté de laisser un jeune homme s’intro- 
duire auprès d’une jeune fille, le tort que cela pourrait 
faire à la réputation de Frédérique ? Mais, puisque Lotha- 
rio venait précisément pour elle ! Est-ce que le mariage ne 
ferme pas la bouche à tous les méchants propos? A moins 
d'avouer qu’il ne voulait pas que Frédérique se mariât, et 
qu'il so la réservait pour lui-même? Mais était-il maitre de 
ne pas la laisser choisir ? 

— Allons, bon! s’écria Samuel en s’accoudant furieuse- 
ment sur la table; voilà que je vais être obligé de laisser 
entrer ici cet imbécile en gants blancs et en bottes ver- 
nies! Voilà que je vais être obligé d’assister à son amour 
d'enfant, qui touchera plus un cœur de femme qu'une 
passion amère et sombre comme la mienne! Et je me con- 
tiendrai pendant que là, sous mes yeux, un voleur s’effor- 
cera de décrocher la serrure de mon coffre-fort ! Et je 
roulerai des yeux féroces et risibles dans un coin comme 
un Bartholo stupide! 

A la fin, je commence à avoir du malhenr! Rien ne mo 
réussit plus. Jamais jo n'ai vu les choses plus rebelles et 
plus lentes à se plier au gré de la volonté humaine. Lo 
Génie s'y briserait. Les trois Gtres quo je voulais tenir, 
m'échappent à la fois. A l'heure qu'il est, Olympia es! 
sans doute en chemin, emportant mes projets dans s 
matles. Quant à Julius, son incognito dans la Charbon- 
nerie, soulevé à demi par moi-même, est peut-être maler 
moi déchiré tout à fait, et l'ambassadeur de Prusse court 
un récl danger de mort bien avant l'heure et l'occasion 
que j'avais disposées dans mon esprit! 

En avance du côté de Julius, je suis en retard du eût 


de Frédérique. Voici un intrus qui vient me la disputer 
avant que j'aie pris mes mesures de défense. J'ai voulu ne 
moffrir à elle qu’avec la puissance et la richesse, qui pour- 
raient compenser ce qui me manque en jeunesse et en 
bonne mine; j'ai travaillé pour elle sans le lui dire, ct, 
pendant que je m’occupais de lui préparer un sort supé- 
rieur et doré, un sot qui n’a rien fait et qui n’a rien été 
pour elle, qui est né tout simplement avec tout ce que je 
tâche de conquérir à force de pensée et d’audace, un en= 
fant est entré, et m’a peut-être dérobé ce cœur, toute mon 
espérance, toute ma joie, tout mon rêve! 

Comme un tisserand mal habile, je n’ai pas tenu ma 
trame partout égale, j'en ai perdu de vue un côté pour 
aller plus vite de l’autre, et elle me manque à l'endroit le 
plus précieux. 

Il se leva plein d’idées hostiles, fit quelques pas dans 
son cabinet, et alla se poser devant une glace, où il se re- 
garda fixement les yeux sur les yeux. 

— Est-ce que réellement tu baisserais, Samuel! se dit-il 
avec une sorte de rage et de haine contre lui-même? Com- 
ment vas-tu faire pour réparer ici le temps perdu , pour 
retenir là le temps trop pressé? II faut se hater et prendre 
une décision rapide. Sinon , réfléchis, voici ce qui te me- 
nace: Julius peut mourir d’un instant à l’autre, frappé 
par le poignard des Carbonari, ou tomber tout à coup d’é- 
puisement. Dans l’état des choses, il laisserait évidemment 
toute sa fortune à ce Lothario. Alors, il ne resterait plus 
qu'un moyen d’avoir une part de l'héritage : ce serait de 
marier Frédérique à l'héritier, et de compter, pour vivre, 
sur la munificence du mari et sur la reconnaissance de la 
femme. 

Mort et massacre! s’écria Samuel en marchant à grands 
pas dans son cabinet : il ne me manquerait plus que de 
finir de cette façon. I] ne me manquerait plus que d’être 
le parasite d’un ménage. Ainsi, intelligence, courage, té- 
mérité, mépris des lojg humaines et divines, et, d’un autre 
côté, tout le soin que j'ai pris de cette chère créature, toute 
la tendresse et tout le dévouement que je lui ai voués, tout 
aboutirait à cette infamie! Je mangerais les mietles qu'ils 
daigneraient me jeter. 

Non, je ne m’embourberai pas dans ce vil dénoñment, 
Je lutlerai. Et d'abord je m’exagère peut-être le péril , je 
m'inquiète comme s'il m'était démontré que Frédérique 
fût amoureuse de ce jeune homme. Quelle folie! elle l'a 
vu un quart d'heure, Elle est trop fière pour se jeter au 
cou du premier venu. Elle ne l'aime certainement pas. Si 
elle m’aimait, moi? Elle me connaît, elle me voit tous les 
jours, elle m'a deviné peut-Clre, 

Si elle ne m'a pas deviné c'est ma faute, Qu'est-ce qui 
m’empéchait de lui parler? Je ne lui ai jamais dit que je 
l'aimais autrement que d'amitié, Quoi d'élonnant qu'elle 
n'ait jamais vu en moi qu'un protecteur, qu'un père ? C'est 
à moi de Vavertir de sa méprise, Oui, je lui dirai tout, 
Pardieu! j'ai en moi assez de flamme pour faire reluire 
mes paroles, Je l'éblouirai des rûves que j'ai dans l'os 
prit, Jo ferai resplondir à ses yeux fascinés toutes los illu- 


minations d'une pensée prôle à foudroyer le monde s'il la 


54 DIEU DISPOSE. 


nL 0 


gêne. Je lui apprendrai ce que je suis, et ce que je sens 
pour elle, Ah ! je la convaincrai, et cile verra la différence 
de celui qui a sa splendeur dans Pidée de son front, avec 
celui qui l’a à l’épingle de sa cravate. 

Oui, je ferai cela; pas demain, mais aujourd'hui, mais 
tout de suite. Allons! 

Et c’est alors que, sortant aussitôt de son cabinet, Sa= 
muel alla frapper à la chambre de Frédérique. 


Elle ouvrit, comme nous l'avons vu, {out émue et sur= 
prise. 

— Je ne vous dérange pas, Frédérique? dit Samuel d’une 
voix douce et presque suppliante. 

Frédérique était encore trop troublée pour pouvoir ré- 
pondre. 

— C’est que j'ai à vous parler, reprit Samuel, qui 
n'était pas beaucoup moins troublé qu’elle, Pai à vous par- 
ler de choses sérieuses. 

— De choses sérieuses ? répéta la pauvre enfant, dont le 
cœur battait fort sous son corset. 

— Ne vous alarmez pas, Frédérique, dit Samuel; ne 
pâlissez pas. Il n’y a rien dans ce que j'ai à vous dire qui 
doive vous effrayer. D'ailleurs vous savez, et j'espère n’a- 
voir jamais manqué une occasion de vous le prouver, que 
je n’ai pas au monde un plus vif souci que votre bonheur. 

Frédérique se remettait et se sentait peu à peu rassurée, 
moins encore par les paroles de Samuel que par le ton de 
douceur et le regard affectueux qui les attendrissaient. 
Mais à mesure que Frédérique se rassurait, Samuel, lui, 
se troublait de plus en plus, et ne savait par où commen- 
cer ce qu’il avait à dire. 

Cependant, Frédérique attendait, 11 fallait se décider. 

— Ma chère Frédérique, dit-il avec un sourire contraint 
et presque triste, vous ne vous doutez pas, j'en suis bien 
sûr, de ce dont je veux causer avec vous. 

— Mais si, je crois que je m’en doute, répondit Frédéri- 
que. 

— Comment! dit Samuel soupçonneux. Que croyez- 
vous? que devinez-vous ? 

— Je ne devine pas, dit Frédérique, je sais que vous 
venez de recevoir une lettre. 

— Et vous savez de qui? 

— Oui, de monsieur Lothario. 

Samuel retint un geste de colère. 

— Oh! je ne sais pas seulement cela, poursuivit Frédé- 
rique, qui no s’apergut pas de l'émotion de Samuel. Jo 
sais encore que vous devez me consulter sur ce que ren= 
ferme la lettre, 

— Est-ce tout ce que vous savez? demanda Samuel pâle 
ot les poings crispés. 

— C'est tout, répondit Frédérique. Je ne sais pas ce que 
la lettre renferme. 

— lrédérique, dit Samuel, pour @tre si bien au courant 
de ce que fait monsieur Lothario, vous l'avez donc revu ? 

L'accent dont Samuel prononça ces mots était trop cour- 
rouce pour que Frédérique pdt s’y méprendre, 

— Mon Dieu! mon ami, dit-elle, voila que vous allez 


vous irriler encore injustement contre moi, Je vous jure 


que monsieur Lothario n’est pas revenu ici, et que je ne 
lui ai pas parlé. 
— Alors, comment savez-vous qu’il m’a écrit ce matin? 


— Il ma écrit en même temps qu’à vous, tu 

— Où est la lettre? demanda Samuel dont les yeux s’ale 
lumèrent. FF, 

— La voici. fai 


Elle lui tendit le billet de Lothario. 11 le prit et le lut 
rapidement, Il respira. , 

— Eh bien! dit-il un peu apaisé, que conjecturez=vous — 
de cette lettre, fort vague et fort banale ? 

— Mon Dieu ! rien, mon ami, je... 

— Je suis sûr, interrompit Samuel d’un ton de sarcasme 
amer, que, sur ces quatre mots de politesse insignifiante, 
vous vous êtes imaginée subitement que monsieur Lotha= 
rio, ce blond, cet élégant, ce beau monsieur Lothario, qui. 
est premier secrétaire d’ambassade à vingt-cinq ans, qu 
sera millionnaire à trente, était tombé éperdument amou- 
reux de vous, et venait vous demander pour femme? 
Avouez que vous l'avez cru. 

— Mais, mon ami... balbutia la pauvre fille toute dé- 
contenancée, 

— Eh bien! si vous Pavez cru, vous vous êtes trompée 
absolument, je suis fâché de vous en prévenir. Ce n’est 
nullement votre main que monsieur Lothario me demande. 
Je regrette d’avoir oublié sa lettre dans mon cabinet, sur 
ma table, je vous l’aurais montrée, et vous auriez vu 
que monsieur Lothario ne pense guère à vous. 

— Mais, mon ami, que vous ai-je donc fait? S'écria Fré- 
dérique prête à pleurer. Vous avez jamais elé si dur 
pour moi. 

— Pardonnez-moi, Frédérique, dit Samuel d'une voix 
tout à coup émue. Ne m’en voulez pas d'être méchant; 
ce n’est pas ma faute, c’est que je souffre. 

— Vous souffrez? demanda la charmante fille oubliant 
son chagrin pour penser à celui d’un autre. Et qui est-ce 
qui vous fait souffrir ? 

— Vous. 

— Moi} s’éeria Frédérique stupéfaite. 

— Oui, vous. Pas volontairement, chère 4mo angéli- 
que. Je ne yous accuse pas. 

— Comment, alors? 

— Jo vais vous le dire. Écoutez, Frédérique ! je suis ja- 
loux de yous. 

— Jaloux de moi ? 

— Oui, follemont et désespérément jaloux, Je vous aime. 
Jo ne voulais pas vous parler de cela encore. J'attendais 
un anniversaire, un annivorsaire prochain, celui du jour 
où jo vous ai trouvée, il y aura dans quatorzo jours dix 
sept ans, Il me semblait que cette date m'était heureuse 
et bonne, et je voulais Vassocier à ma prière, Et puis, je 
m'élais imposé à moi-même certaines conditions pour mé- 
riler d'ôlro accueilli de vous avec quelque bienveillance. 
Mais l’occasion se présente aujourd’hui, jo ne suis pas 
libre de toculer, il faut que je laisse déborder mon cours 

Frédérique écoutait, surprise, presque offrayée, 


— Frédérique, continua Samuel, depuis dix-sept ans, 


DIEU a ene rp ee en 55 


j'ai travaillé, j'ai étudié, j'ai souffert, j'ai lutté à droite et 
à gauche, j'ai fait des efforts à décourager cent hommes. 
Eh bien! au bout de cette persistance et de cette fatigue, 
il n’y avait pour moi qu'une récompense : votre bonheur. 


: — je le sais, dit Frédérique. Croyez-le bien, mon ami, 
j'ai le cœur plein de reconnaissance pour vous. Je ne vous 
en parle pas souvent, parce que je n’ose pas; mais je sens 
bien profondément, allez, tout ce que je vous dois. Vous 
m'avez recueillie, vous m'avez élevée, vous avez été mon 
père et ma mère; je n’existe que par vous. Mais soyez 
persuadé au moins, que vous n’avez pas nourri une in- 
grate, et que, si j'ai jamais une occasion de m’acquitter 
envers vous, je ne la laisserai pas échapper, 

— Une occasion? dit Samuel. Vous en avez une au- 
jourd’hui. Vous en avez une tous les jours. 


— Que puis-je faire? 


— WMaimer. Aimez-moi, ef nous sommes quittes, et toute 
la reconnaissance est désormais de mon côté. Frédérique, 
m'aimez-vous ? 

— Oh! de tout mon cœur. 


— Oui, mais comment m’aimez-vous ? reprit Samuel. 
On dit aussi à son père et à son frère qu’on les aime de 
tout son cœur. Frédérique, vous qui me croyez généreux, 
vous allez me trouver égoiste, vous qui me remerciez de 
vous avoir donné, de vous avoir prêté, et que je suis un 
usuriér avide qui ruine ceux qu'il oblige. Frédérique, 
écoutez : je né vous aime pas comme ma fille et comme 
ma sœur. Mon espoir, mon rêve, ma passion, est ‘d’obte- 
nir de vous que nos deux destinées restent unies dans l’a- 
venir, comme elles l’ont été dans le passé, que nous soyons 
entièrement l’un à l’autre, que vous deveniez ma femme! 


Il se tut, tremblant, et attendant l'effet que sa demande 
produirait sur Frédérique. 


La jeune fille ne répondait pas une parole. Cette brus- 
que métamorphose d’une protection paternelle en passion 
d’amant lui causait surtout un étonnement pénible et 
profond, Elle s'était habituée à voir dans son tuteur un 
ami austère et sérieux, supérieur à elle par l’âge et par . 
l'esprit, et l'idée qu’elle s’en faisait élait précisément le 
contraire des idées de familiarilé tendre et d'égalité char- 
mante que suscitait en elle le mot mariage. 

Liie demeurait done muette, toute pâle et toute glacée. 

Samuel lut sur son visage toute son impression, et out 
tin moment de découragement, 

— Je vous fais peur et pitié? dit-il, 

— Oh! pas pilié! dit Frédérique. 

— Peur ! soit, reprit-il en se relevant, fier et presque 
beau. Peur! parce que je ne suis pas un de ces passants 
frivoles qui n’ont pas uno idée dans la tote et qui n'ont de 
plein que leur goussel; parce que j'ai ponsé, parce que 
j'ai vécu; parco quo jo porte sur ma figure la traco do co 
que j'ai fait et vu; parce qu'au lieu de mettre à vos piods 
uno bourse comme pour vous acheter, j'y mots un esprit 
éprouvé, une Ame trompéo à tous les courants de la vie, 
un réservoir accumulé de connaissances et d'expérience, 
Et pourtant, qu'est-ce qui devrait le plus sollicilor et tou- 
cher une femmo intelligente? Un cœur faible et pucril 


qui se donne élourdiment à er as | ea eee au seuil de la vie, parce 
que c’est la première femme qu’il rencontre, ou un cœur 
viril et puissant qui a tout connu, tout pesé, la puissance, 
la science, le génie, et qui, de tout ce qu’il ya au monde, 
ne veut qu’elle, ne cherche qu’elle, n’accepte qu’elle ? la 
richesse et le pouvoir, c'est pour vous les donner, cest 
pour être digne de vous. Je me fais une si haute idéé de 
vous, que je voudrais avoir des montagnes d’or pour mon- 
ter dessus et pour atteindre à votre hauteur. Voilà comme 
je vous aime. Il me semble qu’à moi seul je ne vous vau- 
drais jamais, et que, pour vous égaler, il faut que j'aie 
avec moi tous les biens du monde. 

Cependant, je vous assure que je ne suis pas un homme 
tout à fait à dédaigner. Vai tenté et j'ai fait des choses 
qui vous paraitraient peut-être grandes, si je vous les ra- 
contais, J'ai eu dans le cerveau, et j’y ai encore peut-être 
des desseins qui changeraient la face de l’Europe. Eb bien! 
je vous apporte tout cela. Tout est à vous. Tout ce que je 
vaux, tout ce que j'ai été, tout ce que je serai, vous ap~ 
partient; d'autant plus que, je le sens bien, je ne puis 
être rien que par vous. Je vous en prie, ne me dédaignez 
pas. D’autres que vous m'ont méprisé; je les ai brisés. 
Mais vous, je vous aime, je ne vous briserais pas; je mour- 
rais, Soyez bonne pour moi. Je vous jure que je ne vous 
propose pas un mari sans valeur. Je pose sous vos talons 
un front qui a regardé en face l’empereur, Soyez bonne, 
voulez-vous ? 

Cette passion Apre et vaste embarrassait et troublait de 
plus en plus l’âme candide de Frédérique, La naive enfant 
se sentait mal à l'aise sous cet amour, comme un pauyre 
oiseau qui verrait tout à coup s’abattre sur lui l'ombre des 
grandes ailes d’un aigle. 

— Mon ami, dit-elle consternée, excusez-moi si je ne 
sais comment. vous répondre. Je m'attendais si peu à ce 
que vous me dites! Vous voyez comme je suis émue, Je 
ne puis rien vous répondre, sinon que je n’existe que par 
yous, etque par conséquent mon existence est à vous. Fai- 
tas-en ce que vous voudrez. 

— Est-ce bien vrai? s’écria Samuel plein de joie. 

— Oui, reprit Frédérique; mon devoir est de vous obéir 

ct de faire tout ce qui dépendra de moi pour que vous 
soyez heureux. 

Ce que voulait seulement Samuel, c'était de prendre en 
quelque sorte possession de cette Ame et de cetto vie. A lui 
ensuite à faire le reste et à changer peu à pou cette doci- 
lité on amour, La soumission de Frédérique le rendit done 
presque aussi heureux qu'un aveu. 

— Vous me parlez aves bonté,mais avec tristesse, ajou-ta- 
t-il pourtant, Réfléchissez, enfant. Il y a doux choses dans Ie 
mariage, le mari et la position, Quant à la position, je m’en- 
gaged vous la faire splendide ethaute, au delà de vos rÔ VOS 

— Oh! co n'est pas la position, dit Frédérique. 

— Est-ce le mari alors, dit doucement Samuel. Voyons, 


ma chère enfant, ajouta-t-il avec un effort, votre vie est si 
simplo et si pure, on pout l'approfondir sans grand’ peine. 
Vous n'ôlos: gudre allée dans lo monde, vous n'avez vu 
personne... Si fait, pourtant, vous avez vu ce jouno homme, 
un quart d'heure, Frédérique, serais-jo assez malhoureux 


56 DIEU DISPOSE. 


== 


pour que ce qu’il a pu vous dire pendant un quart d’heure 
fût mis par vous en balance avec ce que jai fait pour vous 
pendant dix-sept ans? : 

— Oh! non, certainement, dit Frédérique, les yeux bais- 
sés et le cœur palpitant. 

— Non? Oh! merci! dit Samuel, larrétant à ce mot. Je 
ne ve veux rien vous dire, rien vous demander de plus au- 
jourd’hui. Je vous ai ouvert mon cœur, vous avez été 
bonne et généreuse; c’est beaucoup, C’est plus que je n’es- 
pérais. Maintenant que je vous ai dit mon rêve et que vous 
ne l'avez pas repoussé, je suis content. Laissons faire les 
événements, et laissez-moi faire. 

Il se leva, et lui prit la main. 

— C'est à mon tour, dit-il, d’être reconnaissant et de vous 
le prouver. Il me semble que, quand on est heureux, rier 
n’est impossible. Et je suis heureux, grâce à vous, Frédé- 
rique. Merci encore, merci. A bientôt, 


fl lui baisa la main et sortit brusquement, 

Jamais, dans les plus grandes choses qu’il eût entrepri= 
ses, il ne s'était senti une telle émotion au cœur. En com- 
parant le résultat de son entretien avec Frédérique à ce 
qu’il avait redouté d’après la lettre de Lothario, il se figu- 
rait que le plus difficile était fait, et il regardait la ques- 
tion comme résolue, Il descendit l'escalier, le pas et le cœur 
légers. 

Il entra dans la salle à manger et prit son chapeau. 

Il y trouva madame Trichter qui tricotait. 

— Ma bonne madame Trichter, lui dit-il, je sors pour dix 
minutes, nn quart d'heure tout au plus. Quelqu'un vien- 
dra peut-être pour me demander si je ne le rencontre pas 
en route. Vous prierez cette personne de vouloir bien m’at- 
tendre, et lui direz que je ne puis tarder plus de quelques 
minutes, 

Il avait besoin de marcher, de s'épanouir au soleil, de 
respirer le grand air ! 

Mais Frédérique, elle, avait le cœur hien serré. 

Monsieur Samuel Gelb son mari! Jamais cette idée ne lui 
était venue. Il y avait dans la nouvelle et douloureuse si- 
tuation que cette conversation venait de lui faire, quelque 
chose qui répugnait à sa pudeur comme à son espérancel 

Et monsieur Lothario ? Il l'avait donc trompée ? Que si- 
gnifiaient ses assiduités au temple, que signifiait le mot 
qu'elle avait reçu de lui le matin? Il l’avait trompée; mais 
dans quel but? Était-ce possible qu’il eût menti si gratui- 
tement, quand il devait bien savoir qu’un mot de monsieur 
Samuel Gelb la préviendrait du mensonge! 

Que n’cût-elle pas donné pour lire la lettre qu'il avait 
écrite à monsieur Samuel Gelb? Celui-ci l'avait laissée, 
avait-il dit, dans son cabinet, sur sa table. Il venait de sor- 
tir; elle l'avait vu traverser le jardin; elle l'avait entendu 
fermer sur lui la porte extérieure, Ordinairement, quand 
il sortait, c'était pour toute la journée, 

Elle se leva comme instinctivement, 

— Non, so dit-elle, ce serait mal. 

Elle hésita, 

— Mais, pensa-t-elle, mon ami m'a dit qu'il regrettait 
de ne pas avoir apporté la lettre de monsieur Lothario, ct 
qu'il mo l'aurait montrée, 


Elle lutta encore un moment, puis se décida. 

— Cest justement dans l'intérêt de mon ami que je veux 
la lire, se dit-elle, pour voir à quei point monsieur Lotha- 
Tia n’a abusée, et pour ne plus jamais penser à lui. 

Elle sortit fiévreuse de sa chambre, traversa le palier, et 
entra dans l’appartement de Samuel. 

Elle courut à la table et chercha dans les papiers. 

La lettre n’y était pas. 

— Il m'a dit : Mon cabinet, pensa-t-elle; il a peut-être 
voulu dire : Mon laboratoire. 

Elle entra dans le laboratoire, séparé du cabinet seule= 
ment par une portière. 

Mais là encore elle ne trouva rien. 

Elle chercha haletante, éperdue, absorbée. La lettre n’é- 
tait pas dans le laboratoire non plus. 

Tout à coup un bruit de pas la réveilla en sursaut. On 
entrait dans le cabinet. 

Elle entendit la voix de Samuel, qui disait : 

— Donnez-vous, monsieur, la peine de vous asseoir. 


Il y eut un bruit de chaises, et la voix de Samuel reprit . 

— À qui dois-je, monsieur, l'honneur de votre visite ? : 

Frédérique se sentit froide d’épouvante. Le laboratoire 
n'avait d’issue que par le cabinet. Que dirait monsieur Sa- 
muel Gelb s’il la surprenait là, et quelle excuse trouverait 
elle à sa curiosité ? 

Par bonheur, la portière empêchait qu’on ne la vit. 

Elle retint son souffle et se blottit dans un coin, pâle 
d'eftroi. 


XIX 


A TRAVERS LA PORTIÈRE. 


— A quoi, monsieur, dois-je l'honneur de votre visite 

Frédérique n’entendit pas la réponse à cette question : 
c'est que la réponse fut muette. En parlant, Samuel avait, 
sans affectation, étendu trois doigts de la main gauche, Son 
interlocuteur en avait alors visiblement étendu deux de la 
main gauche et quatre de la main droite. 

fl avait ainsi complété le nombre neuf, un des signes 
maçonniques auxquels les Carbonari se reconnaissent entre 
eux. 

— Inutile que je fasse la contre-épreuve, reprit le visi- 
teur. Vous ne me connaissez pas, monsieur Samuel Gelb ; 
mais moi, je vous connais, 

— II me semble pourtant vous reconnaître aussi, mon= 
sieur, dit Samuel, N’étiez-vous pas, hier soir, rue Copeau ? 

— Oui, mais je venais à cette Vente pour la premièro 
fois, je n’y ai guère parlé et je n'ai fait qu’entrer et sortir. 
B... vous a annoncé ma visite, n'est-il pas vrai? 

— En effet, Et j'ai 6t6 très-houreux de la nouvelle. Car 
j'ai à vous parler, 

— J'ai à vous parler aussi. 

— Et d'abord ; reprit Samuel, je sais que vous m’appor- 


DIEU DISPOSE. 57 
eS 


tez, au sujet de quelqu’un que j’ai introduit, des doutes 
qu’heureusement je crois pouvoir détruire absolument. 

— Je n'apporte pas de doutes, j’apporte des certitudes, 
répliqua l'interlocuteur. Mais ce n’est pas là le principal 
objet de ma visite. Nous y viendrons, s’il vous plaît, tout 
à l'heure. Commençons par ce qui touche plus directement 
l’Association. 

— Je suis a vos ordres, dit Samuel, inquiet pour Julius. 

— Vous avez reconnu mon visage, monsieur; mais je ne 
crois pas que yous connaissiez mon nom, Peu de personnes 
le connaissent, et je vous le dirais qu'il ne vous apprendrait 
rien. Pourtant, tout obscur que je suis, j'ai été obligé d’ac- 
cepter un rôle important dans la guerre que nous soute- 
nons. On a dû vous dire que j'étais l'intermédiaire entre 
les Carbonari, d’une part, et, de l’autre, les défenseurs au 
grand jour de la liberté, à la tribune et dans la presse. 
Poste souterrain et sans éclat, qui n’exige ni grand talent 
ni grande habileté, mais beaucoup de zèle et d’abnégation. 
Aussi ai-je accepté ce lot avec joie. Je suis un soldat hum- 
ble et modeste, mais dévoué, j'ose le dire, qui a peur du 
premier sang, et qui sert sa cause pour elle-même, prêt à 
lui donner tout ce qu’il est, tout son temps et tout son 
sang. Je donne tout sans demander rien, et, au fond de 
mon désintéressement, il n’y aura jamais la moindre amer- 
tume, il y a seulement un peu de tristesse. 

— Tristesse de quoi? dit Samuel. 

— De voir que si peu de cœurs se dévouent, et que la 
plupart, en travaillant pour le pays, ne travaillent que pour 
eux. Presque tous prêtent ce qu’ils donnent, et avancent à 
la liberté cent francs pour qu’elle leur en rende mille. 

Samuel vit-il là dedans une allusion à ses propres cal- 
culs? Soit qu’il fût choqué de la phrase de son visiteur, 
soit qu’il fût peu porté, de sa nature, à croire au désinté- 
ressement humain, sa voix prit un accent d’ironie. 

— il est vrai, dit-il, que la plupart des hommes se font 
leur part d'avance, et, au grand festin du pouvoir, se ser- 
vent les premiers; mais il y en a d’autres qui, sous une 
apparence de discrétion et de réserve, cachent quelquefois 
un appétit plus avide et plus adroit. C’est souvent une ex- 
cellente tactique de passer le plat aux autres, qui, par res- 
pect humain, n’osent pas prendre le bon morceau et vous 
le laissent, De telle sorte que vous avez le double avantage 
de la discrétion et du bénéfice, et qu'il vous reste, en défi- 
nitive, plus que vous n’auriez pu prendre décemment. 

— Si c'est pour moi que vous dites cela, reprit l’incon- 
nu, je vous affirme que vous vous trompez sur mon comp- 
te. Non-seulement je ne demande rien, mais je n'accepterai 
rien. 

— Des cérémonies! insista Samuel, poursuivant son in- 
crédulité railleuse. Alors, on vous suppliera de vous rési- 
gner aux places que les autres solliciteront à genoux, 
Exeusez-moi si je ne partage pas tout à fait vos idées, ct 
si, loin de blûmer l'ambition, je l'honore, Rien que pour 
la cause elle-même, n'est-ce pas son intérêt le plus essen- 
tiel que ce soient ses plus ardents serviteurs qui occupent 
les places ? Faut-il les livrer à ses ennemis? Qui sera plus 
capable de maintenir la liberté que coux qui l'auron! 
fondée ? Qui lui sera plus dévoué que ceux qui auront ex- 


posé leur vie pour elle? Sous prétexte d’abnégation, ce 
n’est pas soi seulement qu’on sacrifie, c’est la liberté. Vous 
prouverez votre dévouement en prenant votre part de pou- 
voir, et je réponds que cette part seraen bonnes mains, 
car je suis assuré qu’on n’a pu confier une mission déli- 
cate et périlleuse comme la vôtre qu'à une sentinelle 
éprouvée, non-seulement par son courage, mais aussi par 
son mérite. 3 

— Mérite de discrétion! voila tout. Je sais beaucoup de 
choses, et je connais beaucoup d'hommes. Vous-même, 
monsieur Samuel Gelb, ce n’est pas seulement de figure 
que je vous connais. 

— Que savez-vous de moi? demanda Samuel hautajn. 

— Jesais, par exemple, répondit tranquillement Vin- 
terlocuteur, qu'en même temps que vous appartenez à la 
Charbonnerie française, vous appartenez aussi à la Tu- 
gendbund allemande. 

— Qui vous a dit cela? s’écria Samuel alarmé. 

— N'est-ce pas la vérité? dit le visiteur. 

— C’est possible, répondit Samuel. Mais comment êtes- 
vous si bien renseigné sur mes affaires personnelles ? 
Serais-je, par hasard, épié par mes frères ? 

— Oh! rassurez-vous, monsieur, Je ne suis pas un 
agent de police, et je n’ai pas la prétention de tout savoir. 
A nos amis et coreligionnaires, je ne veux et ne dois dire 
que la vérité. Mes renseignements sur vous se bornent à 
ce que je viens de dire. Je sais que vous êtes membre 
de deux sociétés secrètes. Ne croyez pas qu'on vous es- 
pionne. C’est par hasard, et à propos d'une autre personne, 
que j'ai recueilli l'information qui semble vous surpren- 
dre, De votre existence et de votre passé, je ne sais rien et 
ne veux rien savoir. Au reste, il va sans dire que ce que 
nous avons appris ne vous a rien fait perdre dans l'estime 
de chacun de nous, au contraire. Vous n'avez pu qu'y 
gagner, pour être à la fois de deux sociétés qui poursui- 
vent le même but en deçà et au delà du Rhin. Mais venons 
au sujet qui m'amène, J'ai un service à vous demander, 

— Parlez, monsieur. 

Cependant, Frédérique, à la fois terrifiée et captivée, 
voyait avec effroi s'ouvrir devant elle tous ces secrets que 
Samuel lui avait fermés. Mais que faire ? Elle en avait déjà 
trop entendu pour pouvoir se montrer, 

Le visiteur inconnu reprit : 

— C'est surtout à cause des relations que vous avez gar- 
dées avec l'Union de Vertu et du rang élevé que vous y 
occupiez, m’a-t-on dit, que j'ai voulu m'aboucher avoc 
vous. Vous savez tout ce que la Charbonnerie proprement 
dite a gagné, il y a quelques années, à se fondre avec l'as- 
sociation des Chevaliers de la Liberté. L'union et l'unité 
du libéralisme français ont dès lors été fondées, et l'on a 
pu, l'on pourra surtout, à un moment donné, agir avec 
ensemble et vigueur. Nous avons agrandi la ligue en 
nouant des rapports avec lo Carbonarisme italien. Mais co 
n'est pas assez encore ; il faudrait que notre croisade Mt 
européenne. Et quel grand pas vers ce grand but qué des 
ralations établies entre la Charbonnerie et la Tugendbund | 
Le moule des vieilles et étroites personnalités so brisera 


tt où tard, et lo mélal en fusion de la liberté se répandra 
» 


58 DIEU DISPOSE. 
ren pente ne qe nr nee ee-etremnens 


par toute YEurope afiranchie. Vous pouvez hater ce beau 
jour. Soyez entre la Tugendbud et nos Ventes ce que je 
suis entre nos Ventes et les orateurs ou écrivains de l’op- 
position, 

— Je ne demanderais pas mieux, dit Samuel; mais, re- 
prit-il avec un peu d’amertume, je n’ai bas dans l’Union 
de Vertu le rang et linfluence que vous voulez bien me 
supposer. En dépit, ou à cause de services que nul pou- 
voir humain ne saurait récompenser, je n’ai pas un grade 
beaucoup plus élevé dans l'association allemande que 
dans Passociation française, Cependant il y a peut-être un 
moyen... 

— Lequel? 

— Un membre du Conseil Suprême était, il ya deux 
mois, à Paris. Il y est peut-être encore, bien que, depuis 
plusieurs semaines, il n’ait pas fait à notre réunion de 
Paris Phonneur de sa présence. Je puis, par les correspon- 
dances convenues, le faire avertir qu’un objet d’impor- 
tance le réclame parmi nous, et je lui transmettrai votre 
proposition. 

— Merci de tout cœur ; je ne vous en demande pas da= 
vantage, 

Mais Samuel en demandait davantage, lui. I entrevoyait 
là un moyen d'action et d'influence qu’il n’était pas hom- 
me à laisser échapper, 

— Service pour service, dit-il; je vous aboucherai avec 
les chefs de la Tugendbund. En revanche, je vous de- 
mande de m’aboucher avec les chefs de l'opposition. Tous 
ces hommes éminents, l'honneur de notre cause, la gloire 
de la tribune et de la presse française, je brûle depuis 
longtemps du désir de les connaître et de les pratiquer, 
Vous pouvez aisément me mettre en rapport avec eux. 

— Soit! mais prenez garde, dit ’envoyé en hochant 
tristement la tête, vous pourrez bien perdre quelque illu- 
sion en approchant trop ces idoles, En vous initiant à leurs 
intrigues et à leurs menées, je vous initierai à bien des 
misères, N'importe, cela vous regarde. Quant à moi, j’at- 
tends de vous un trop sérieux service pour avoir rien à 
vous refuser. Ce que vous souhaitez sera fait. 

— Merci. 

— Maintenant, parlons de l’autre objet de ma visite. Co 
sera encore parler de vous et de vos intéréts, comme vous 
allez voir. Nous avons pleine confiance en vous, vous êtes 
des nôtres depuis plus de quinze ans, et vos affinités dans 
la Tugendbund vous ont ancré plus profondément encore 
dans notre sympathie, Mais si vous êtes incapable de nous 
tromper vous avez pu être trompé vous-même, 

— Au fait, dit Samuel. 

— J'y arrive. Vous vous croyez sûr de connaître ce Jules 
Hermelin, que vous avez introduit parmi nous? 

— Sans doute, 

. — 11 s'est donné à vous pour un commis-voyagour; il 
vous a chaleureusement parlé de liberté; i) vous a expri- 
mé Vardent désir de faire quelque chose pour l'émancipa- 
tion de son pays; il vous a fourni, d'ailleurs, d'excellents 
renseignements et des répondants indiscutables de sa pro- 
bilé et de son honneur ? 

— Assurément, 


— Eh bien! ce Jules Hermelin s'appelle Julius d’Herme- 
linfeld, comte d’Eberbach; ce commis-voyageur est l’'am- 
bassadeur de Prusse ! 

A une assertion si formellement exprimée, Samuel ne 
put s'empêcher de pâlir. 

Mais sa pâleur pouvait s’expliquer par la surprise. 

— Non, c’est impossible ! s’écria-t-il, 

— Cest certain, reprit ’envoyé. Je l'ai moi-même re- 
connu hier pour lavoir vu dans deux ou trois soirées di- 
plomatiques. i 

— Vous avez pu être abusé par une ressemblance, dit 
froidement Samuel, déjà remis de son trouble. 

— Je suis sûr de mon fait, vous dis-je. Au reste, mon- 
sieur d’Eberbach ne prend même pas la peine de déguiser 
son maintien ni sa voix. Il faut qu’il soit bien audacieux 
ou bien las de la vie pour jouer ainsi avec le péril. Vous 
aviez vous-même, monsieur Gelb, exprimé quelques soup- 
cons. On a fait des recherches aux endroits que vous aviez 
indiqués ; elles ont d’abord été favorables au nouveau 
venu ; mais, en les approfondissant, jai été, par un hasard 
que je ne puis vous révéler tout entier, mis sur la trace 


de la personnalité du comte d’Eberbach, et j'ai découvert, 


du même coup, vos relations avec la Tugendbund. Encore 
une fois, j'ai des preuves de l’un comme de l’autre fait. 
— Et, dit Samuel, que comptez-vous faire ? 
— Nos règlements sont formels, dit l'interlocuteur : tout 
traître est puni de mort. 


Frédérique frissonna. Le comte d’Eberbach, l'ami de 
monsieur Samuel Gelb, le second père de Lothario, me- 
nacé du poignard ! Une sueur froide lui perla aux tempes, 
et elle fut forcée de s'appuyer contre la cloison pour ne 
pas tomber. 

Samuel, lui, en avait été quitto pour un tressaillement 
vite contenu. 

— Mais, objecta-t-il, en supposant que Jules Hermelin 
soit, comme vous croyez, le comte d’Eberbach, qui vous 
prouve que le comte d'Eberbach veuille vous trahir? 


— (est au moins probable, dans la position qu’il occupe. 
D'ailleurs, nous le saurons. Et alors... 

— Et alors? 

— Je ne suis, monsieur, dans la Charbonnerie, ni le 
juge, ni l’exécuteur des sentences. Je regretté même ct jo 
désapprouve les violences. Mais je ne suis pas le maître. 
Mon devoir sera de dire ce que je sais à ceux qui décide- 
ront ensuite du sort du comte d’Eberbach. Et, si haut 
qu'il soit placé, il se trompe s’il pense que la Charbonne- 
rie ne pourra Patteindre. 

— Monsieur, supplia presque Samuel, puisque vous dé- 
sapprouvez toute violence, qui vous force à dénoncer ? Je 
réponds sur ma tête qu’il n’y a aucun péril, Fût-ce l'am= 
bassadeur de Prusse, pourquoi ne serait-il pas sincèreg 
l'ai entendu dire que le comte d’Eberbach, dans sa jeu= 

sso, avait été do la Tugendbund; qui vous dit qu'il n’en 

| pas encore ? 

— Lo savez-vous ? on êtes-vous sûr? demanda l'intor- 
locuteurs 


DIEU DISPOSE. 
Se ee ee 


. —Je ne Vaffirme pas, dit Samuel, craignant de trop 
s’avancer. 1 

— En ce cas, prenez garde, et ne défendez pas tant un 
affilié douteux. Nous vous avons tous cru de bonne foi. 
Nous avons décidé qu’on vous avertirait, parce que nous 
vous supposions trompé et surveillé, comme membre de 
la Tugendbund, par l'ambassadeur de Prusse. Mais si vous 
dites que vous n’éliez pas trompé et que vous saviez ce 
qu’est Jules Hermelin, ce n’est pas à Jules Hermelin seu- 
lement que s’en prendraient nos soupçons. 

Samuel comprit qu’il se compromettait en insistant. 

— Ne voyez dans mes paroles que mes paroles, dit-il. Je 
ne trahirai pas plus la Charbonnerie que je n’ai trahi la 
Tugendbund, que je sers depuis vingt ans. Mais je de- 
Mande une chose. C’est moi qui ai introduit Jules Her- 
melin ; il m’appartient. Je demande à être chargé de le 
surveiller. Soyez tranquille. Je saurai ce qu’il est et ce qu’il 


veut, et, si c’est un traître et que je ne sois pas le premicr 


à le punir, c’est moi qu'on punira. 

— Oh! dit le visiteur, cela ne dépend pas de moi. Je 
transmettrai votre demande, mais je ne réponds pas qu’elle 
sera accucillie, Je ne réponds pas que le comte d'Eberbach 
sera épargné. J’ai fait mon devoir en vous ayertissant; je 
n’ai plus rien à faire ici. 

Il se leva, Samuel en fit autant, 

— Ainsi, c'est bien entendu, reprit Venvoyé : votis me 
mettrez en rapport avec vos amis de l’Union, je vous met- 
trai en rapport avec mes amis de l'opposition, Au revoir. 
Quand vous aurez quelque chose à me communiquer, vous 
savez comment, 


— Au revoir, dit Samuel. 

Frédérique entendit marcher vers la porte; elle enten- 
dit 1a porte s'ouvrir, les voix et les pas s'éloigner, et puis 
elle n’entendit plus rien. 

Elle était plus morte que vive, et ce fut à peine si ello 
trouva la force de sortir de sa cachette et de traverser le 
cabinet où s'étaient dites des choses si terribles, 

Elle se réfugia dans sa chambre. 

Le comto d'Eberbach et Samuel lui-même, dont Vinti- 
mité avec lui ne tarderait pas à être connue, couraient un 
danger mortel ! Sa pensée était toute bouloversée de cette 
affreuse réalité, 

Que faire? Elle no pouvait pourtant pas laisser mourir 
l'homme qui l'avait recucillie et élevée, ni le père de 
Lothario ! 

Elle resta une demi-heure en proie aux plus doulou- 
reuses angoisses, roulant les projets les plus étranges, 

Tout à coup une idée lui traversa l'esprit, 

Elle descendit et Wouva madame Trichter dans la salle 
amanger. 

— Où est monsieur Samuel Gelb? lui demanda-t-elle. 

— Il vient de sortir. 

— A-t-il dit qu'il serait longlemps dehors? 

— Ila dit qu'il ne rentrerait que ce soir, 

— C'est bien, Mettez votro mante, je vous prio; nous 
aussi nous allons sortir, 


| 


59 


XX 


ISOLEMENT. 


Julins, comme tots les hommes usés par une existence 
de travail ou de plaisir, ne retrouvait un peu d’action et 
dentrain que le soir et la nuit, après s'être longuement 
remis dans le courant de la vie. Le matin, après un som- 
meil difficile et agité, il se retrouvait las, abattu, brisé. 

Ce fut ainsi qu’il se réveilla le lendemain de la repré- 
sentation de la Muette et de la séance de la Vente. Il se 
retourna vingt fois sur son lit, essayant de se rendormir, 
énervé, ennuyé, sans résolution et sans énergie. 

Le jour qui filtrait à travers ses rideaux fermés lui causa 
une impression de dégoût, et il eut un mouvement d’hu- 
meur et d’irritation en sentant qu’il fallait se remettre à 
vivre. 

Il y avait sur une petite table, à côté de son lit, un flacon 
de cristal. fl y prit trois ou quatre globules de phosphore, 
qu’il avala pour se remonter. Cordial mortel, pris à cette 
dose ! 

Samuel, à sa prière, lui avait préparé ces globules, en 
lui recommandant de n’en prendre jamais qu’un à la fois 
et à de longs intervalles. 

Mais Julius, peu soucieux de la vie, en prenait presque 
tous les jours, et en était venu à doubler, tripler la dose, 
pour que le phosphore conservât son effet, 

Le physique ranimé, ranima le moral. Un moment après 
avoir pris les globules, le comte d’Eberbach se sentit pres- 
que vivant. 

Il sonna, et son valet de chambre vint l’habiller, I se fit 
raser, acheva sa toilette à la hâte, demanda sa voiture, et 
se fit conduire à Vile Saint-Louis, chez Olympia. 

Il était à peine neuf heures. 

En route son sang se mit à circuler, grâce au phosphore 
et aux secousses do la voiture. Il rotrouva en lui presque 
{tout son amour pour cette image de Christiane. 


— Oui, par le ciel! pensait-il, co serait un véritable 
malheur pour moi si Olympia était partie. Tl me semble 
que mon reste d'âme mo manquerait, La divine étincelle 
de Christiane serait éteinte, Mais bah! je suis bien bon dé 
croire qu'Olympia ait pensé seulement à partir, Cost Sa- 
muel qui m'a dit cela pour m'inquiéter et pour m'exciter. 
En eût-elle eu un moment l'idéo, son projet so sera dva= 
noui à l'aube avec les rêves. Je vais la déranger, et ello no 
concévra pas pourquoi je viens la troubler si mati 

Quand il arriva, Julius vit une voiture à la porte de ta 
cantatrice, Mais, dans son trouble, il n'ôn remarqua pas 
une autre, aux stores hermétiquement fermés, arrôtéo 
quelques pas plus loin, 

La dent de la jalousie le mordit au cœur. 

— Ah gh! murmura-t-il entre ses lèvres serrées, est-ce 
que jo vais la déranger plus que je ne croyais ? 1 paraît 
quello reçoit des visites plus matinales que la mienne, 


66 DIEU DISPOSE. 


Il entra dans la cour et monta sans parler au por- 
tier. 

La porte de l’antichambre était ouverte. Il y trouva lord 
Drummond parlementant avec le domestique de confiance 
d’Olympia. 

— Est-ce que la signora Olympia ne reçoit pas encore? 
demanda Julius. 

— Elle est partie, dit lord Drummond. 

— Partie! s’écria Julius. 

— Cette nuit, à quatre heures, dit le domestique. 

— C’est trop vrai, ajouta lord Drummond. Elle a laissé 
ce billet pour nous deux, à notre adresse commune. 

Et il tendit à Julius une lettre décachetée, 

— J'avais quitté la signora à la sortie du spectacle, re= 
prit lord Drummond, et j’espérais l'avoir convaincue 
qu’elle devait rester à Paris. Pourtant, ce matin, inquiet, 
j'accours, je vous précède de quelques minutes, et je trouve 
ce billet que j'ai pris la liberté de décacheter. Lisez. 

Julius lut. 


«Je pars pour Venise, par le plus long. Qui m'aime 
m'y suive. 
» OLYMPIA. » 


— Si c’est une épreuve, dit lord Drummond, je n’en au- 
rai pas le démenti. Je vous quitte, monsieur le comte, et 
je vous avertis que je vais commander des chevaux à l’ins- 
tant même. En arrivant à Venise, Olympia m’y trouvera. 
Vous ne venez pas avec moi ? 

— Je suis ambassadeur à Paris, et non à Venise, dit Ju- 
lius pâle et morne. 


— C’est juste. En ce cas, adieu. 

— Bon voyage! 

Ils se serrèrent la main, et lord Drummond sortit. 

Julius mit sa bourse dans la main du domestique. 

— Je veux visiter l'appartement, dit-il. 

— Comme il plaira à Son Exellence, dit le valet. 

Julius parcourut toutes ces pièces, encombrées de malles 
à moilié faites et de meubles en désordre. Il n’y avait pas 
à douter : Olympia était réellement partie! Julius se sen- 
title cœur serré à mourir, et quitta en toute hâte ces 
chambres pleines, pour ainsi parler, de l'absence d’0- 
lympia. 

En bas, il retrouva sa voiture et y monta. Celle de lord 
Drummond n’y était plus. 

— À l'hôtel ! dit Julius au valet de pied. 

Les chevaux parlirent au galop. La voiture stationnée 
quelques maisons plus loin se mit à suivre celle de Julius. 

Rejoindre Olympia ! Julius, dans sa première angoisse, 
y pensa aussitôt, Mais quoi! son métier d’ambassadeur le 
retenail à Paris. Et d'ailleurs, quand il pourrait retrouver 
celte femme, à quoi bon? Une artiste fantasque et volon- 
taire, amoureuse seulement de l’art ? Certes, elle ne l'ai- 
mait pas. Lui-même, était-il sûr de l'aimer ?,.. 

Et cependant, il avait beau se dire cela, il sentait que ce 
départ brisait quelque chose dans son cœur. Cette femmo 
lui emportait un peu de sa vie, Eh bien, tant mieux! son 


seul regret était qu'elle ne l'emportât pas toute. 


ey 


La voiture s’arréta à la porte de l’hôtel de l'ambassade; 
mais Julius ne descendit pas. 
— Allez demander si Lothario y est, dit-il au valet. 


Lothario était sorti. 

— Alors, dites au cocher de me mener chez la princesse. 

La voiture qui suivait celle de Julius s'était arrêtée et 
repartit en même temps qu’elle. De nouveau, elle s'arrêta 
après deux minutes de marche. 

Olympia, qui s’y tenait avec Gamba, se précipita au 
store fermé qu’elle entrouvrit à demi, et vit distinctement 
Julius descendre à l'hôtel qu’occupait la princesse, 

Olympia se rejeta précipitamment en arrièrre. 

— C'est tout ce que je voulais voir! dit-elle avec un 
sourire d’amertume. Il a sa consolation! Gamba tu peux 
dire au cocher de rebrousser chemin, et de nous conduire 
à la barrière du Trône, où nous attend la chaise de poste. 

— Ainsi, nous partons décidément? demanda Gamba. 

— Oui. 

Gamba commença un bond de joie sur lui-même. 

Mais il s'arrêta en voyant deux larmes couler sur les 
joues pales d’Olympia. 

I donna l’ordre au cocher, qui repartit sur-le-champ. 

Cependant, Julius était reçu par les gens de la princesse 
avec une sorte de surprise et d’embarras, comme quel- 
qu’un qu’on ne comple pas voir. 

On le fit entrer au salon. Il aticndit près d’une demi- 
heure. 

La princesse vint alors, enveloppée d’une robe de cham- 
bre, maussade, comme dérangée et impatiente. 

Elle dit à peine à Julius de s'asseoir. 

— Vous étiez occupée? dit-il. 

— Non, dit-elle d’un air qui voulait dire oui. Aussi, 
vient-on à dix ou onze heures du matin chez les gens. 

— Vous étiez avec quelqu'un? reprit-il. 

— Peut-être, répondit-elle froidement. Et comment va 
la signora Olympia? demanda-t-elle d’un ton brusque. 

— Elle est partie ce matin pour Venise, dit Julius. Je 
sors de chez elle, je n’ai trouvé personne. 

— Vous sortez de chez elle! répliqua aigrement la prin- 
cesse, et, comme vous n'avez trouvé personne, vous venez 
chez moi. Mais vraiment, je dois bien de la reconnaissance 
à cette chanteuse et à son départ, qui me vaut votre visite; 
vous êtes vraiment trop bon de me donner le rebut de vos 
actrices. 

— Pardon! je souffre... je ne comprends rien à l'accueil 
que vous me faites, dit Julius, fatigué d'avance de la 
scène qu'il prévoyait. 

— Vous ne comprenez rien, c'est pourtant clair. Hier, 
vous me donnez rendez-vous à l'Opéra; au moment où 
j'entre, vous sortez. Je vous arrête presque de force; un 
quart d'heure après, vous me quittez, sous prétexte de 
rejoindre un de vos amis. Ce matin, la première personne 
chez qui vous courez, c'est cette chanteuse, Je vous prie 
de croire que je n'en suis pas venue à co degré que de pa- 
reilles manières puissent m’aller, Si vous ne pouvez mo 
donner que celles de vos houres que vous laissent vos 

mis et vos chanteuses, vous pourrez garder ces heures-là 


avec les autres, 


DIEU DISPOSE. 61 


oo 


— Cest une rupture? dit Julius en se levant. 

— Prenez-le comme il vous plaira, répondit la princesse 
en se levant aussi. É 

— Je suppose que vous avez une meilleure raison que 
le prétexte que vous m’avez donné, dit Julius; mais je no 
me sens plus d’âge ni de caractère à forcer la serrure du 
secret d’une femme. Quand vous désirerez me voir, je suis 
à vos ordres, Je vous demande humblement pardon de 
vous avoir si mal à propos dérangée. 

Et, s’inclinant profondément, il sortit du salon. 

— Allons, se dit-il en descendant l'escalier, je suis rem 
placé, et elle me fait une scène pour m'empêcher de lui 
en faire une. Eh bien! tant mieux, ma foi! c’est une 
chaîne de moins qui m’embarrassera, et ce n’était pas la 
moins compliquée! Hélas! hélas! ne nous le dissimulons 
pas, pourtant, c’est de ces chaînes-là qu’est faite la trame 
de la vie, et quand plusieurs se brisent, l’étoffe se rompt, 

Il se fit ramener à son hôtel. 

— Lothario est-il rentré? demanda-t-il dans lanti- 
chambre. 

— Oui, Excellence. 

— Priez-le de venir me parler. 

Un moment après, Lothario entra. 

— Vous m’avez fait demander, monsieur, dit-il, 

— Deux fois, dit Julius. Tu es sorti de bonne heure, ce 
matin. 

— Vous aviez quelque chose à me dire? mon oncle, 
interrompit Lothario. 

— Rien, Je voulais seulement te voir. J'avais besoin 
de voir un visage ami. J'ai passé une triste matinée. Tu 
sais bien, Olympia... 

— Oui, Olympia, répéta machinalement Lothario, 
comme songeant à autre chose. 

En effet, au moment où le comte d’Eberbach avait fait 
appeler son neveu, le domestique chargé de porter à Mé- 


nilmontant les deux lettres qu'il avait écrites à Frédérique 
et à Samuel, n’était pas encore de retour. Lothario atten- 
dait la réponse avec anxiété, et toute sa pensée était à 
Ménilmontant, 

— Eh bien! continua Julius, Olympia est partie, 

— Elle est partie? dit Lothario. 

— Pour Venise, Je crains, ami, qu'elle ne fasse dans 
ma vie un plus grand vide que je ne croyais. Pour le 
combler, je suis allé tout à l'heure chez la princesse. Jus- 
tement, elle était de l'humeur la plus maussade que je lui 
aie jamais trouvée, J'étais mal disposé aussi, de sorte 
que nous nous sommes brouillés sur le coup. Admires-tu 
ma chance, mon pauvre enfant? Me voilà désormais par- 
faitement isolé, Mais tu me restes, toi. Tu concois mon 
souci. Toi qui es jeune, heureux el fort, il faut que tu me 
relèves et que tu me consoles, Tu es le seul être au monde 
qui me soit attaché, Tu m'aimes bien, n'est-ce pas, Lo- 
thario? 

— Sans doute, cher oncle, répondit Lothario préoccupé, 

— Qu'est-ce que nous pourrions faire aujourd'hui? re- 
prit Julius, Si tu arrangeais quelque partie, veux-tu ? pow 
toi de plaisir, pour moi d’oubli. 

— Certainement, dit Lothario en se dirigeant rapidement 
vers la porte, 


— Eh bien! qu’as-tu donc? s’écria Julius étonné, 

— Rien, dit Lothario. J'avais cru entendre qu’on m’ap- 
pelait. Je me suis trompé. 

Il revint, essaya d’écouter son oncle et de lui répondre. 
Mais sa distraction était plus forte que sa volonté. Il avait 
beau s'intéresser aux peines du comte d’Eberbach, son 
cœur faisait trop de bruit pour qu’il pit rien entendre à 
l'extérieur. Il lui semblait à chaque seconde que la porte 
allait s'ouvrir, et il avait des tressaillements subits à l’idée 
de la lettre qu’il allait recevoir. 

Julius remarqua enfin la préoccupation de son neveu, 
et secoua lugubrement la tête. 

— C’est tout simple, se dit-il, je Pennuie! A son âge, fl 
a en effet mieux à faire que d’écouter les condoléances 
d’un cœur épuisé. Les rides effarouchent les sourires, et 
mai ne va pas côte à côte avec novembre. Gardons mon 
nuage, et laissons lui son rayon. 

— Allons, maintenant que je t’ai vu, dit-il à Lothario, 
tu peux aller à tes affaires ou à tes joies. Va, mon enfant. 

Lothario ne se le fit pas dire deux fois ; il serra la main 
de son oncle, et monta à sa chambre dont les fenêtres, 
donnant sur la cour, lui permettaient de voir une minute 
plus tôt le retour du domestique. 

Ainsi donc Julius était seul sur terre. Maîtresses, famille, 
tout l’'abandonnait, Christiane était morte; Olympia était 
partie; la princesse était courroucée; Lothario était jeune! 
De tous ceux qui s'étaient mêlés à sa vie, un seul être 
restait auquel il ne se fût pas adressé ce matin, Samuel, 
Mais Julius connaissait trop Samuel Gelb pour aller lui 
demander le dévouement qui console. L’ironie et le sar- 
casme qui désespèrent, à la bonne heure! 

Quelle raison done pouvait le retenir à la vie? Il avalt 
assez pris part aux affaires publiques pour n’y pas trouver 
malière à appliquer une intelligence d'homme; mais il 
avait vu de trop près le néant des individualités, et avec 
quelle facilité les intrigues et les événements brisent ceux 
qui se croient le plus nécessaires. Pourrait-il s'attacher 
réellement à une œuvre que pouvait renverser brusque- 
ment le caprice d’une femme? Pouvait-il se vouer à un 
rêve que la princasse, par exemple, interromprait quand 
il lui plairait en le faisant rappeler? 

Le moyen l'avait dégoûté du but, et il ne s'était pas 
senti le cœur de s'intéresser à une politique qui exigeait 
que, pour gouverner un pays, on se fit le pantin d'une 
femme. 

Le comte d'Éberbach était dans un de ces instants où 
l'on joue volontiers sa vio à pile ou face; mais l'idée du 
suicide ne lui vint même pas. A quoi bon se tuer? ce n'en 
était pas la peine, Avec un peu de patience, il sentait qu'il 
allait mourir, 

En co moment, son valet de chambre entra. 

— Qu'est-ce? dit brusquement Julius. 

— Quelqu'un demande à parler à Son Excellence, dit lo 
valet. 

— Jo n'y suis pour personne, répliqua Julius. 

Le valet sortit, 

Quelques minutes après il revint. 


— Qu'est-co encore? demanda Julius avec impatience. 


62 DIEU DISPOSE. 


— Je demande pardon à monseigneur, dit le valet; mais 
c’est la personne que j'ai déjà annoncée, 

— Je vous ai dit que je n’y étais pas. 

— Je lai dit, Excellence. Mais cette personne insiste, 
jurant qu’elle a à vous communiquer des choses de la der- 
nière importance, et qu’elle n’a qu’un mot à vous dire, 
mais que voire existence dépend de ce mot, 


— Bah! dit Julius en haussant les épaules. Un prétexte 
pour passer la porte. 

— Je ne crois pas, fit le valet. Cette jeune personne a 
l'air si émue qu'elle doit être sincère. 

— C’est une jeune fille? dif Julius, 

— Oui, monseigneur, une toute jeune fille, autant qu’on 
en peut juger à travers son voile; une Allemande. Elle a 
avec elle sa gouvernante, une Allemande aussi. 

— Que m'importe? reprit Julius. Dites à cette jeune fille 
que je suis occupé dans ce moment, et que je ne puis la 
recevoir. 

Le valet allait sortir. Julius, changeant d'idée tout à 
coup, comme les êtres flottants qui ne tiennent à rien, le 
rappela. 

— Après tout, si elle n’a qu’un mot à me dire, qu’elle 
entre. C’est une femme, et c’est une compatriote. Ce sont 
deux titres pour qu’elle n’ait pas fait une démarche inu- 
tile. 

Le valet sortit et reparut aussitôt, introduisant une jeune 
fille voilée et toute tremblante. 

La femme qui accompagnait la jeune fille était restéo 
dans la salle d’a côté, 


XXI 
LE DOIGT DE DIEU. 


— Monsieur... monsieur le comte... Excellence... bal 
butia la jeune fille avec une émotion aussi visible dans la 
gene de ses mouvements que dans le tremblement de sa 
VOIX, 

Bien qu’elle fût cachée par son voile: et par sa manto, 
Julius pouvait reconnaître à sa taille fréle et souple 
av’elle était toute jeune. 

— Asseyez-yous et remettez-vous, mademoiselle, lui 
dit-il doucement, 

Il la conduisit à un fauteuil et s’assit auprès d'elle, 

— Vous désirez me parler, dit-il. 

— Oui, fit-elle. D'une chose très-grave. Mais il faudrait 
que personne ne pût entendre. 


— Soyez tranquille, mademoiselle, J'ai déjà donné l’or- 
dre; mais je vais le répéter, pour que vous soyez rassurée- 
tout à fait. 

I sonna, et dit au valet de chambre que personne, sans 
exception, nentrAt, sous quelque prétexte que ce fût. 

lintonant, mademoiselle, dit-il, nous pouvons cau- 


r librement, 


Puis, voyant qu’elle était encore toute tremblante, il se 
mit à parler pour lui donner le temps de se remettre, 


— Pardon, mademoiselle, de vous avoir fait attendre et 


insister. C’est que ma vie est pleine, ou vide, si vous ai- 


mez mieux, J'ai mille soucis insignifiants et mille affaires 
creuses, qui sont comme les conditions de mon existence, 

— Cest moi, monsieur le comte, qui espère que vous 
excuserez mon insistance. Mais, comme je vous Vai fait 
dire, il s'agit d’une question de vie ou de mort. Votre Ex- 
cellence court, dans ce moment, un danger de mort. 

— Rien qu’un? Oh! je ne vous crois pas, répondit Ju= 
lius avec un sourire triste. 

— Que voulez-vous dire ? : 

— Regardez-moi. Le danger de mort que vous m’annon- 
cez me menace probablement du dehors. Mais j’en con- 
nais un autre qui est moins loin et auquel je n’échapperai 
pas ; celui que je porte est en moi. 

La jeune fille regarda le comte d’Eberbach. 

Ces joues creuses, ces lèvres blanches, ce teint transpa- 
rent, ce cercle brun autour des yeux, qui seuls vivaient 
encore, la frappèrent d’une impression douloureuse. Si 
usé et si expivant que fat le comte @Eberbach, on sentait 
que ce n’était pas là le reste d’un homme sans pensée et 
sans coeur. L’ime avait laissé son empreinte sur son vi- 
sage, et il y avait encore quelques rayons d'automne sur 
cette neige prématurée. Malgré toutes les ruines de cette 
nature autrefois cordiale et généreuse, une habitude d’é- 
légance et de dignité se mêlait sur son front à une expres- 
sion de bonté réelle, et toute sa personne inspirait irrésis- 
tiblement le respect et la sympathie. 

Fût-ce l'attraction de cette bonté visible dans les yeux 
du comte ? Fit-ce la souffrance et la maladie trahies par 
cette figure fatisuée et pâlie? La jeune fille, au premier 
regard, se sentit pénétrée d’un attendrissement étrange, 
comme si le comte d’Eberbach ne lui était pas étranger, 
comme si sa maladie la touchait, comme s'il y avait pa- 
renté entre elle et la tristesse de ce noble visage. 

Mais est-ce que les femmes ne sont pas les sœurs de 
charité de toutes les misères ? 

— Oh ! monsieur le comte, vous êtes malade ? dit-elle, 

— Je le crois, 

— Il faut vous faire soigner. 

— Par qui? dit Julius, 

— Par les médecins, 

— Oh! ce ne sont pas les médecins qui me manquent, 
répondit Julius. Je suis à Paris, c’est-à-dire près des maî- 
tres de la science, et je suis l'ambassadeur de Prusse, c’est- 
à-dire que je puis les payer. Mais on n’est pas soigné que 
par les médecins, il fautautre chose. 

— Quoi donc? 

— Les gardes malades, Lo fils ou la fille qui vous veille, 
le frère qui vous soutient, la femme qui vous aime. II faut, 
en un mot, un tre qui s'intéresse à vous et qui vous y in- 
térosse vous mame. Moi, pour qui ticndrais-je à moi? A 
qui ma vie importe-t-elle ? 

— À vos amis, dit la jouno fille, 

— Dos amis! dit Julius. 


Et sans rien ajouter, il haussa les épaules, 


_ — Sans doute, poursuivit la jeune fille, Vous avez des 
amis? 

+ — Non, mademoiselle. 

- —J'en connais. 


; — Vous! fit Julius. Qui êtes-vous done? 

_ — Ne me le demandez pas, dit-elle. Mais ma démarche 
même n'est-elle pas une preuve que vous avez des amis 
qui s'intéressent à vous ? Je viens vous sauver. 

~—De quoi? 

_ — Écoutez : Vous êtes d’une association, d’une sorte de 
conspiration politique... 

—Cest possible, dit Julius, la regardant avec dé- 
fiance, 

— Je le sais, Si vous voulez plus de détails, vous avez 
pris un nom supposé. Vous vous êtes fait appeler Jules 
Hermelin. Vous voyez que je sais tout. 

— Quand cela serait? dit Julius. Eh bien ! après ? 

— Eh bien! vous êtes découvert ! On sait que Jules Her- 
melin est le comte d’Eberbach. 

— Comment savez-vous cela ? et qui êtes-vous pour avoir 
pris la peine de venir m’avertir ? 

_ — Oh! cela, c’est mon secret, dit la jeune fille. Mais vous 
n'avez pas besoin de le savoir. 

—Si fait, insista Julius. J'ai besoin de le savoir; d’a- 
bord, pour vous remercier. Les cœurs qui s'intéressent à 
moi sont trop rares pour que je les laisse passer ainsi in- 
connus devant moi. Je vous en pric, que le service que 
vous me rendez ait une figure humaine, et que je sache à 
qui être reconnaissant. Faites-moi cette grâce de lever 
votre voile. 

— Impossible, dit-elle. Et d’ailleurs, à quoi bon? Vous 
ne m'avez jamais vue; ma figure ne vous apprendrail 
rien. 


— Eh bien, alors, que vous importe de me la mon- 
trer ? 

— C'est que, dit-elle, vous pouvez me rencontrer plus 
tard, et alors vous me reconnailriez, 

— Eh bien! 

— Je no veux pas qu'on sache que c’est moi qui vous 
ai prévenu, parce que alors on pourrait savoir comment 
j'ai découvert le secret. 

— Je vous en prie, dit Julius, 

— Non, c’est impossible, dit-elle. 

— En ce cas, reprit-il, je regrelle que vous vous soyez 
dérangée inutilement. 

— Inutilement? fit-elle. 

— Oui, poursuivit Julius, inutilement; car jo no vous 
crois pas. 

— Et pourquoi ne me croyez-vous pas? 

— Si co que vous m'avez dit était vrai, et si vous étiez 
venue réellement avec l'intention de me sauver, vous n’au 
riez pas peur de vous montrer, et cela vous serait bien 
égal que je puisse vous reconnaître un jour. Le mysloro 
dont vous vous enveloppez m'autorise à soupgonn 
dans votre démarche... au moins une arrière-pensée, 

— Une arrière-ponsée ! laquelle ? demanda la jeune f 
toute décontenancée. 


DIEU DISPOSE. 


ES 


63 


—Je ne vous accuse pas, continua Julius. Je ne dis pas 
que vous m’ayez été envoyée, sous prétexte d’un service à 
me rendre, pour m’arracher un aveu... 

— Oh! fit-elle, comme blessée, 

— Je ne dis pas que, sous une apparence de me faire 
peur d’un danger imaginaire, quelqu’un essaie de m’arré- 
ter dans ma route. Mais puisque vous vous méfiez de moi, 
j'ai bien le droit de me méfier de vous. On ne m/arrétera 
pas, je suivrai mon chemin comme par le passé, ce sera 
comme si vous n’étiez pas venue. Si vous vous intéressiez 
à moi, il serait bien facile de me persuader par un regard 
sincère et droit. Vous ne voulez pas? Alors, tant mieux! 
sil m’arrive malheur, je ne tiens pas à la vie. Vous avez 
le droit de vous cacher, j'ai le droit de mourir, 

— Oh! j’dte mon voile! s’écria la jeune fille. 


Elle leva son voile, et montra aux yeux ravis de Julius 
une charmante tête de seize ans qu’il ne connaissait pas, 
en effet. 


— Merci, merci du fond du cœur, mon enfant, dit le 
comte d’Eberbach. Je yous crois maintenant. Je suis pro- 
fondément touché de la marque de sympathie que vous 
avez bien voulu me donner. Vous êtes aussi bonne que 
vous étes belle. 


La jeune fille rougit lézèrement. 


— Mais rassurez-vous, reprit l'ambassadeur de Prusse: 
je ne cours pas autant de danger que vous craignez. Dans 
celte conspiration, comme vous l’appelez, j'ai des amis 
puissants, 


— Ah ! ne comptez pas sur eux, ils ne pourront rien, 
dit-elle. 


— Vous les connaissez done? demanda Julius. 

— Ven connais un, dit la jeune fille. Il a fait, il fera 
tout pour vous défendre. J'ai été témoin de ses efforts. 
Mais il ne peut rien. Il ne peut même pas vous dire que 
vous êtes découvert. Son serment le lui interdit. Heureu- 
sement que le hasard m’a mise sur la trace de ces secrets 
terribles, moi qui ne suis liée par aucun engagemen 

Julius se demandait qui pouvait être cette jeune fille, et 
de quel ami elle parlait. 

Tout à coup, une idée lui traversa l'esprit, 

— Encore une fois, rassurez-vous, mademoiselle, A la 
dernière extrémité, j'en serais quitte pour faire intervenir 
celui qui m'a introduit dans la Charbonnerie; il con- 
naissait mon nom véritable, 

— C'est l'ami dont je vous parlais, dit la jeune filles il 
se perdrait sans vous sauver, 

— Ahl je vous connais, s'écria Julius. Vous êtes made- 
moiselle Frédérique. 

— Oh! monsieur, ne le dites pas, supplia-t-elle, trem- 
blante et presque éploréo, Si mon ami savait jamais... 

— Eh bien! il saurait que vous êtes un ange de bonté 
el do dévouement comme yous êtes un ange de beauté et 
de grâco. 

La même attraction que Frédérique avait ressentie en 
regardant lo comte d'Eberbach, Julius la ressentiten re- 
gardant la figure de Frédérique, On edt dit qu'il y avait 
entre eux un lien indéfinissable, Ils se voyaient pour la 


64 DIEU DISPOSE. 
SS 


première fois, et il leur semblait qu’ils s'étaient connus de 
tout temps. Un instinct volontaire les poussait l’un vers 
l'autre. 

— Vous ne parlerez pas de ma visite à monsieur Samuel 
Gelb, dit-elle. Il faudrait lui expliquer que j'ai surpris un 
de ses secrets, et il m’en voudrait bien justement. 

— Soyez tranquille, chère enfant, je vous promets le 
silence. C’est bien le moins que je vous doive, ajouta-t-il. 

Et il la remercia avec effusion 

Soudain Frédérique tressaillit. 

— Ecoutez, dit-elle. 

Dans la pièce voisine, la voix de Lothario disait : 

— Oh! mais la consigne n’est pas pour l'ami intime de 
Son Excellence, pour monsieur Samuel Gelb. Je prends 
tout sur moi, et je vais frapper moi-même à la porte. 

— Monsieur Samuel Gelb! s’écria Frédérique toute boue 
leversée. 

On entendit la voix de Samuel 

— Comment! vous ici, madame Tri: ‘iter ? 

— Que faire? dit Frédérique. 

— Voulez-vous sortir par 1a? dit Julius en lui montrant 
une autre porte au fond du salon. 

— Mais comment retrouverai-je madame Trichter? Come 
ment expliquera-t-elle sa présence? 

— Laissez-moi faire alors, dit le comte d’Eberbach. 

Et il alla lui-même ouvrir à Samucl et à Lothario. 


CRISES, 


Samuel et Lothario poussèrent une exclamation de sur- 
prise en apercevant Frédérique. 

— Vous ici! s’écria Samuel. 

— Mademoiselle Frédérique! diten méme temps Lothario. 

— Oui, dit Julius, mademoiselle Frédérique, qui, pous- 
sée par son généreux cœur, a pris la peine de venir ici 
pour me rendre un grand et réel service. 

— Un service? répéta Samuel en regardant Frédérique 
toute tremblante, Quel service ? Je ne croyais pas que Fré- 
dérique connût le comte d’Eberbach. 

— Nous ne nous connaissions pas il y a une heure, ré- 
pondit Julius; mais nous avons fait connaissance, et main- 
tenant nous sommes de vieux amis. 

— Voilà une amitié nouée bien vite, fit Samuel en fixant 
son regard profond sur Julius. 

— Mais qui ne so délicra pas si aisément, dans mon 
cœur du moins, et qui me tiendra obligé, tant que durera 
ma vic... Il est vrai que, probablement, ce ne sera guère. 

Un étrange éclair passa dans les yeux do Samuel. Cet 
improvisateur du mal concevait subitement une idée, 

Il recommenca sa question, 

— fin somme, je suis curieux de savoir quelle raison si 


considérable a pu amener ici Frédérique, sans qu'elle ait 


cru devoir m'en averur. 


— Tu peux et tu dois tout savoir, reprit Julius, et je te 
le dirai dès que nous serons seuls. Oh! ne craignez rien, 
mademoiselle, continua-t-il en rassurant du geste la jeune 
fille inquiète, vous n’avez rien fait que de noble et de pur, 
et je vous engage ma parole que Samuel n’aura pour vous 
que des félicitations et des remerciments. De quoi s’offen= 
serait-il? Je te le répète, mon cher Samuel, je ne connais- 
sais pas plus mademoiselle que mademoiselle ne me con- 
naissait. Ah! je comprends maintenant l’enthousiasme de 
Lothario, qui n’avait fait que l’entrevoir, et je comprends 
aussi le soin jaloux avec lequel tu nous la cachais, mé- 
chant avare! Mais, à présent, tu ne nous la déroberas plus, 
J'enfoncerai tes portes, et j’escaladerai les murs de ton 
jardin s’il le faut; et, comme elle a su venir à moi sans te 
ie dire, je saurai au besoin aller à elle malgré toi. La re- 
connaissance ne doit pas être moins forte que le bienfait, 

—Mais reconnaissance de quoi? demanda encore Samuel. 

— Curieux obstiné! dit Julius. Eh bien! soit! tu le sau- 
ras tout de suite, si tu veux venir avec moi quelques mi- 
nutes dans le cabinet d’a côté. 

— Pourquoi pas ici? 

— Parce qu’il y a dans cette affaire un secret, et que je 
ne puis parler ni devant mademoiselle Frédérique, ni de- 
vant Lothario. 

Samuel hésita un moment à laisser Frédérique et Lotha- 
rio seuls ensemble. Mais une retiexion le tranguillisa. Il 
était assez sûr de Frédérique pour savoir qu'après ce qu’il 
lui avait dit le matin, elle serait la première à décourager 
les espérances de Lothario. Frédérique ne laisserait certai- 
nement personne dire un mot téméraire à la fiancée de 
Samuel. Et, dès lors, il valait mieux, au contraire, en finir 
tout de suite, et qu’elle dit elle-même à Lothario qu’il 
n'avait plus à penser à elle. La réponse à la lettre que Lo- 
thario avait écrite le matin serait plus significative et plus 
définitive, faite par Frédérique que faite par Samuel. 

Cependant, un surcroît de précaution ne parut pas inu- 
tile à Samuel. Il alla vers la porte du salon par laquelle 
il était entré avec Lothario, et il appela $ 

— Madame Trichter! 


La vieille gouvernante entra. 

— Madame Trichter, lui dit Samuel, vous allez tout à 
l'heure retourner à Ménilmontant avec mademoiselle Fré= 
dérique, Attendez ici avec elle que je sois revenu. 

— Viens-tu? dit Julius. 

— Me voici. 

Julius et Samuel entrèrent dans le cabinet, laissant 
Frédérique et Lothario tête-à-tête. Hélas! un tôte-à-tôête à 
trois. 

La présence de madame Trichter gônait visiblement Lo- 
{hario. Dans ce moment, si près de la lettre qu'il avait 
écrite, il ne se sentait pas le courage de parler de choses 
banaless et comment parler du sujet de sa lettre devant 
un témoin! 

Cependant, quand retrouverait-il cette occasion? S'il la 
laissait échapper, était-il sûr de jamais revoir Frédérique 
hors de la présence de monsieur Samuel Gelb? Etait-il sûr 
môme de la revoir? Et puis, Vhorrible anxiété qui lui ser- 
rait la poitrine à Vidéo d'apprendre l'impression que lui 


DIEU DISPOSE. . 65 


a 


avait causée sa lettre, l'emportait sur toute considération et 
sur toute crainte, Il se décida à parler. 

— Mademoiselle, lui dit-il d’une voix troublée, ça été 
pour moi une grande surprise et une grande joie de vous 
trouver ici. Mais vous feriez ma joie bien plus grande en- 
core si vous daigniez me permettre de profiter de cette 
rencontre inespérée pour vous entretenir du seul sujet qui 
m'occupe le cœur. 

— De quoi voulez-vous parler, monsieur? demanda Fré- 
dérique un peu réservée et froide. 


— J'espère, mademoiselle, que vous vous en doutez, dit 
Lothario balbutiant presque. 

— Je vous assure, monsieur, que je ne m’en doute pas 
du tout. 

— Vous n’avez done pas reçu la lettre que j'ai pris la 
liberté de vous écrire? 

— J'ai reçu une lettre de vous, dans laquelle vous me 
demandiez ma bienveillance pour je ne sais quelle chose 
sur quoi monsieur Samuel Gelb devait me consulter, 

— Et il vous a consultée? 

— Il n’a pas jugé nécessaire de me consulter sur une 
communication où il n’était pas question de moi. 

— Où il n’était pas question de vous! s’écria le jeunc 
homme étonné. 

— Monsieur Samuel Gelb me l’a dit, 

— Et vous a-t-il montré la lettre que je lui ai écrite? 

— Ce n’était pas la peine puisqu'elle ne parlait pas do 
moi. 

— Elle ne parlait que de vous! dit Lothario. Je sollici- 
tais de monsieur Samuel Gelb l'autorisation de me présen= 
ter chez lui, et c’était... eh bien! c'était pour lui demander 
votre main. 

Frédérique palit. Samuel l'avait donc trompée! Les pres- 
sentiments de son cœur avaient eu raison. Un flot de joie 
inonda son âme. 

Mais aussitôt elle se souvint, et ce qu’elle avait promis 
lui revint à la mémoire, 

Elle se rappela qu’elle n’était plus libre, et qu’elle était 
engagécenversl’homme auquel elle devait d’être au monde” 

— Merci, monsieur Lothario, dit-elle en luttant contre 
son émotion; merci d’avoir songé à une pauvre fille sans 
nom et sans fortune, vous noble et riche, vous qui n’avez 
qu'à choisir entre les plus riches et les plus belles, Je suis 
bien profondément touchée de votre pensée, je vous as- 
sure. L'isolement où j'ai vécu jusqu'ici me rend plus pré- 
cicuse ct plus sensible qu'à une autre celle marque d'es- 
lime que vous me donnez? 

— Eh bien! 

— Mais, quelque sentiment que me fasse éprouver votro 
démarche, je dois vous arrêter au premier pas d'une illu- 
sion qu'il n'est pas en mon pouvoir de réaliser. 

— Comment! s'écria Lothario. 

— Je ne suis plus libre, monsieur Lothario, Jo no pour- 
rai jamais vous appartenir, par la raison quo jo ne m'ap- 
partions plus, 

— Jo m'y altendais! dit Lothario désolé, 


Une grosse larme se forma à sa paupière et Frédérique 


détourna les yeux, comme si elle craignait que l’attendris- 
sement ne la gagnat aussi. 

— Ne m’en voulez pas, dit-elle, 

— Comment vous en voudrais-je? dit Lothario. Il ne 
dépend pas de vous de m’aimer. 

— Il ne s'agit pas d’aimer, reprit Frédérique. Je vous 
aimerais, que je n’en serais pas plus libre. 

— Oh! moi, dit Lothario, je crois à la toutc-puissance 
de ceux qui aiment. Il n’y a pas d'obstacles qu’on ne sur- 
monte, en le voulant bien. 

— Il y en a, répondit-elle. Il y a le devoir, la reconnais- 
sance, le payement d’une dette sacrée. Mais croyez que je 
n’oublierai jamais ce que vous avez voulu faire pour moi. 
De loin ou de près, je serai toujours votre sœur. 

— Et la femme d’un autre, dit Lothario. 

Frédérique baissa la tête, ne trouvant plus de mots 
pour réfuter une tristesse qu’elle partageait peut-être 
elle-même. 

— Ah ! cela devait être, dit Lothario ; je n'ai jamais eu 
de bonheur. Mon père était mort quand je suis né; ma 
mère est morte avant que j'aie pu la connaître. La perte 
de ma mère n’eût pas été complète, si je ne vous avais 
perdue aussi, 

— Monsieur Lothario!... s’écria Frédérique, comme en- 
traînée vers lui par un mouvement qu'elle prenait pour 
de la compassion, et qui devait être de la sympathie. 

Elle allait en dire plus, peut-être. Mais à ce moment 
Samuel et Julius entrèrent. 

Samuel jeta un regard rapide sur Frédérique ct sur 
Lothario. 

— Bien! pensa-t-il en voyant l'air d'abattement de Lo- 
thario, je ne m'étais pas trompé ; elle lui a dté toute es- 
pérance. Au reste, je saurai par madame Trichler ce qu'ils 
se sont dit. 

Pendant le court entretien des deux jeunes gens, Julius, 
de son côté, avait tout révélé à Samuel. 

— Mais comment Frédérique a-t-elle pu savoir cela? 
avait demandé Samuel, J'étais seul dans mon cabinet avec 
l'envoyé de la Charbonnerie, La chambre de Frédérique 
est séparée par le palicr. Aurait-elle écouté à la porte? 
Mais dans quel but? J aurait done fallu qu'elle sat d'avance 
que nous allions causer de choses importantes? Enfin, 
n'importe ! le fait est qu'elle a tout entendu. 

— Heureusement pour moi! dit Julius. 

— Oui, certes ! car j'aurais été fort empêché de te sau- 
ver. J'aurais bien fait tout ce que j'aurais pu pour cela; 
j'ai déjà commencé; et, au risque de mo compromettre, 
j'ai parlé pour toi et j'ai répondu de toi, 

— Jo lo sais, interrompit Julius. Frédérique me l'a alt. 
Pourtant, est-ce que tu m'aurais prévenu ? 

Samuel connaissait son Julius, et le ton dont la question 
était faite lui dicta sa réponse. 

— Aurais-je pris sur moi cette sorte de trahison? J'en 
doute, répondit-il, Dans mes idées, l'humanilé vaut plus 
qu'un homme, quel qu'il soit. J'aurais bien risqué pour 
toi mon sang, mais non la Charbonnerio, Si brave, si loyal 
ot si fort quo je to suppose, j'aurais craint, en te révélant 

5 


66 = DIEU DISPOSE. 


le péril, de te donner la tentation de l'éviter à tout prix. 

— Tu aurais agi en homme, dit Julius; et j'aurais été 
le premier à f’approuver. Mais sois tranquille, et n’en veux 
pas a Frédérique de m'avoir averti, elle, qu'aucun ser- 
ment ne liait. Sa démarche n’a pas compromis Vassocia- 
tion, sois-en persuadé, et je n’aurai besoin de dénoncer 
personne pour me tirer d'affaire. J'ai un moyen de me 
préserver qui ne coûtera pas un seul cheveu à un seul de 
tes frères, Tu peux remercier Frédérique en toute sécu- 
rité. 

— À la bonne heure! dit Samuel pensif, Maintenant, 
parlons d’Olyntpia. Est-elle partie ? L’as-tu revue ? 

Julius fit comme s’il n’avait pas entendu l'interrogation, 

— Mais quel ange tu nous cachais ! reprit-il. Si tu sa- 
vais comme ta Frédérique a été charmante et bonne ! Quel 
trésor de candeur, de beauté et de grâce que cette jeune 
fille ! 

— Tu trouves? dit Samuel d’un ton singulier. 

— Dans quel ciel, démon, as-tu rencontré une pareille 
créature ? continua Julius. Je n'ai jamais tant cru à la pa- 
renté des âmes que depuis une heure. 11 me semble que 
Frédérique n’est pas pour moi la première venue. Est-ce 
souvenir, est-ce pressentiment? sa physionomie, l'accent 
de sa voix, tout en elle a remué soudain dans mon cœur 
des fibres que je croyais mortes. 

— Comme tu Vallumes! dit Samuel, qui écoutait et qui 
réfléchissait ; tu en parles comme un amoureux! 

— Amoureux! dit Julius en secouant la tête, tu sais 
bien que cela n'est plus de l’âge ni du caractère que m'a 
faits la vie. Le temps est passé. Mais il y a autre chose que 
l'amour. Il y ala sympathie profonde, intime, dévouée. 
De toutes les femmes que je connais, Frédérique est assu- 
rément celle qui répond le mieux chez moi à cé besoin 
daffection... comment dirai-je ? paternelle, qui survit dans 
l'âme à l'amour éteint. 

— L'autre jour, c'était Olympia, dit Samuel. O la chan- 
goante nature! La girouette de ton cœur tourne à toutes 
les brises. 

— Non, dit Julius, Olympia, co n’était pas la même 
chose. D'abord, je n'ai jamais aimé chez Olympia que le 
souvenir d’une morte, une ombre, un fantôme. 

— Et la princesse, esi-ce aussi une ressemblance quo tu 
adorais en elle ? 

— Oh! dit Julius, ne me parle vas de ces faux caprices 
qui s'évoillent quand sommeillo la passion vraie. Je l'ai 
puis Christiane, je n'avais aimé personne. 
Pour ce qui est de la princesse, j'ai rompu avec elle ce 
malin même, Quant à Olympia, ello n'est plus à Paris. 

— Partie! Tu l'as laissée partir? dit Samuel. 

— Assez sur ce sujet, je l'en prie, répondit Julius, qui 
devint pile. En ce moment, Olympia roule vers Venise. 
Eh bien! je ne courrai pas après elle ! Mais à quoi penses- 


déjà dit que, dt 


lu, Samuel ? Tu as l'air d'un conspirateur qui médile la 
mort du tyran. 

— Rentrons auprès de Frédérique, reprit Samuel sans 
sortir de sa À prsissos 
— Attends, dit Julius, 


Le comte a'Lberbach alla à un menble d’“hane ciselé de 


* était servie, ct l'on passa dans la salle à manger. 


—— ‘ 
dessins charmants, l'ouvrit, et prit, dans un tiroit que 
fermait un secret, un admirable collier de perles fines, — 

— Viens, maintenant, dit-il, 1 

Ils rentrèrent dans le salon. Julius alla à Frédérique 

— Mademoiselle, lui dit-il, voici un collier qui a pour 
moi ce prix unique qu'il a appartenu à ma mère, et qu'il. 
a été porté par ma femme. Je l'aurais donné à ma fille, si 
Dieu m'en avait accordé une. Vous avez été pour moisi 
dévouée et si filiale, que je vous demande la permission 
de vous l’offrir. Ce sera pour votre parure de noces. 

Ce dernier mot fit rougir Frédérique et lui mit aux yeux 
un sourire triste. 7 

Elle voulut d’abord refuser. 

— Je suis pénétré de votre bonté, monsieur le comt 
dit-elle ; mais je suis trop pauvre pour porter des Ris 
de cette valeur. 


d 


Julius insista avec grâce et prière. 

— Allons, Samuel, prie avec moi, et dis à mademoiselle 
qu’aupres de sa figure ce collier sera pauvre. 

— Frédérique aurait tort de refuser, après ce que tu lull 
as dit, intervint Samuel. Ce ne serait vas un collier qu'elle 
refuserait, ce serait un père. | 

— Voulez-vous être ma fille? répéta Julius. 

— Oh! merci! j'accepte, dit Frédérique en prenant le 
collier. a 

— C'est à moi à dire merci, s’écria Julius ravi. Mais 
puisque vous étes en train de m’accorder ce que je vous 
demande, j'ai encore quelque chose à solliciter. Je vous en 
prie, ne nous quittons pas aujourd’hui. Jai cruellement 
souffert ce matin. Finissons du moins, ensemble et dans 
la joie, cette journée commencée dans la solitude et la 
douleur. ÿ 

— Accordé, dit Samuel. a 

— Tu es un ami! reprit Julius, Sans vous, je ne sais pas 
trop ce que je scrais devenu. Lorsque mademoiselle Fré= M 
dérique est arrivée, je me sentais dans un état de prostva- 
tion et d’abattement où je n'étais pas encore tombe. J'ai t 
vraiment besoin de ne pas rester seul aujourd’hui. Voici M 
l'heure du diner. Vous allez diner avec moi en famille. 

— Tout ce que tu voudras, répondit Samuel. | 

— Merci. 

Julius sonna et donna les ordres. Un quart d’heure 
après, un domestique vint annoncer que Son Excellence 


¢~ 


Julius fut gai, mais il mangea peu. La nuit passée à la 
vente, le départ d'Olympia, la rupture avec la princesse, 
la brusque apparition de Frédérique dans sa vie, c'étaiont 
là plus d'émotions que n’en pouvait supporter, en une 
seule journée, sa nature épuisée, 11 était las et faible. Fré- 
dérique prenait soin de lui comme une fille, s'inquiétait 
de lui, le forçait à manger et à parler, et Julius, pour lui 
complaire, tachait de se contraindre à l'enjouement et au 
sourire, 

Mais tous les efforts qu'il faisait le fatiguaient encore, 
ot il vetombait de plus en. plus éteint et brisé, 

Ce n'était pas Lothario qui était capable de mettre de 
l'entrain dans le dîner, De tout es qu'on disait, il n’'enten- 
dait que ce que lui avait dit Frédérique dans lo moment 


| où ils étaient restés seuls. Elle ne pouvait être à lui! elle 
| était liée à un autre! A qui? 

| Toutes ces idées se lamentaient dans sa tête, et il fixait 
sur son assiette, à laquelle il ne touchait pas, des yeux 
| mornes et désespérés. 

| Samuel, seul, parlait, mangeait, vivait, Mais sous sa 
verve, un spectateur attentif aurait remarqué une sorte de 
| résolution étrange et sombre. De temps en temps, il re- 
gardait Frédérique et Julius d’un air moitié douloureux, 

moitié menaçant. 

| - Ala fin du diner, Julius, à l’aide de sa volonté et à l’aide 
du vin, s’'anima un peu. Le sang remonta à ses joucs pales. 

Ses yeux se rallumérent. Il causa de tout, de la diplomatie, 

| de la cour de Vienne, de son adolescence avec Samuel et 
| de leurs exploits à l’Université. 

I] parlait avec une vivacité fébrile, dont Samuel parut 

| s'inquiéter plus que de son apathie d’auparayant. 

Samuel jeta un regard sur les pommettes des joues de Ju- 

| lius, et eut un froncement de sourcil en les voyant si ar- 
| dentes. 

Heureusement le dîner finissait. 

On se leva de table, et le comte d’Eberbach offrit le bras 
| à Frédérique pour rentrer au salon. Mais, au moment où 
| ils venaient de passer la porte, Frédérique sentit tout à 
| coup le bras du comte se raidir et s'arracher du sien. 

Julius porta la main à son front, murmura : 

— Oh! je me sens mal, très-mall 

Et, avant qu’on eût pu le retenir, tomba à la renverse. 

Samuel et Lothario se précipitèrent, 

Au bruit, les domestiques étaient accourus. 

— Vite! s’écria Samuel ; c’est une congestion cérébrale. 
Pas un moment à perdre. Portons-le sur son lit. 

Samuel et Lothavio prirent Julius eux-mêmes et le vor- 
tèrent dans sa chambre. 

Samuel dit ce qu’il fallait faire, ordonna et se multiplia. 
Avant qu’un médecin pdt être appelé, il prit sur lui de 
mettre en œuvre les réactifs les plus violents, et, au bout 
d'une heure, Julius reprit un peu connaissance, 

En ouvrant les yeux son premier geste fut de chercher 
quelqu'un qui n’était pas dans la chambre. 

Samuel comprit son regard. 

— Tu demandes Frédérique, n'est-ce pas? dit-il. 

Un signe imperceptible de Julius répondit oui. 


— Allez la chercher au salon, dit Samuel à un domes- 
tique. 

Frédérique accourut. 

— Suuvé ! lui dit Samuel. 
_— Ah! Dieu m'a exaucée! s'écria Frédérique, 

— Vous avez donc prié pour moi? demanda Julius d'uno 
Voix faible et lente, 

— Oli! oui, j'ai prié et de lout mon cœur | 

— Eh bien! vous m'avez sauvé tous, vous par votre 
prière, toi par ta science, Samuel, et toi, Lothario, par tes 
soins. Tous, je vous remercie, 

— No parle pas tant! dit Samuel, 

— Sil un mot encore, Promettez-moi tous deux, Prédé- 
Tiquo et Samuel, que vous ne me quilterez pas plus que 
Lothario, Vous voyez que, si vous navies pis été 1h, j'étais 


DIEU DISPOSE. 67 


mort. Vous êtes nécessaires à ma vie ; ne vous en allez pas 
si vous voulez que je vive. 

— Tu épuises tes forces avec toutes ces paroles, reprit 
Samuel. 

— Je me tairai quand vous m’aurez promis de ne pas 
vous en aller. 

— Voyons, nous te le promettons, répondit Samuel. Cal- 
me-toi. Nous ne te quitterons que guéri ct debout. 

— Merci! dit Julius en laissant retomber sur son orcil- 
Icr sa tête pâle et maigrie, mais où se dessina un sourire. 


XXII 


COUSIN ET COUSIKZ, 


Dans ce même mois d'avril, quelques jours après les 
incidents que nous venons de raconter, la campagne de 
Landeck et d’Eberbach était charmante à voir. 

La gaieté du printemps élait partout, Un air tiède et vi- 
vifiant hâtait l'éclosion des premières feuilles, ct le clair 
soleil rajeuni riait à la verdure qui grimpait à travers la 
cole. 

Au milieu des roches dont la sévérité s’adoucissait aux 
caprices de la mousse et du lierre, une figure, roche elle- 
même, immobile et muette, était accroupie, la tête dans 
ses mains, Autour de cette femme, des chèvres couraient, 
sautaient et dansaicnt. 

C'était Gretchen. 

Tout à coup la chevrière tressaillit ct leva la tête, 

Dans la route qui était à ses pieds, elle avait entendu 
une voix chanter. Cette voix, inculte et naive, chantait une 
chanson bohémienne qui remonta brusquement au cœur 
de Gretchen, comme un souvenir de son enfance. Elle 
avait certainement entendu cette chanson-là quand elle 
était toute petite. En un instant elle revit tout le passé ; sa 
vie errante lui revint dans le refrain. Oui, c'était bien l'air 
aveclequelon l'avait bereée; trente ans avaient pu s'écoutor 
depuis sans en effacer une note dans son âme. Elle hy re 
trouvait tout entier.[0h1 l’on n'oublicrait pas en cent ans les 
chants que vous a chantés votre mère ! 

Gretchen so dressa et se pencha sur la route, Elle von- 
lait voir celui qui lui rapportait ainsi toute son enfance 
dans un couplet, 

Elle aperçut un étranger qui sembla à la naive paysonne 
vêtu avec un grand goût ct un luxe supérieur, 

Il avait, en effet, un gilet rouge vif, un pantalon bleu 
clair brodé d'agréments blanes, et uno cravato jauno à 
paillettes d'or, 


L'étranger venait droit à elle, En Vapereevant il fit un 
mouvement de joie, comme un homme qui trouve ce qu'il 
cherche, 

Mais il réprima aussitôt co mouvement, 

— Oh! des chèvres! s‘éeria-t-il dans un mauvais allo 
mand patoisé Mitalien et do francais; quel bonheur de 
rencontrer des chèvres ! 


Il s'élança avec une prestosse inouie sur la pointe des 


7 


68 


roches, et bondit jusqu’à Gretchen, qu’il salua. Puis il se 
mit à caresser gravement celles des chèvres qui n’avaient 
pas pris la fuite à sa vue. 

— Vous aimez les chèvres ? dit Gretchen, singulièrement 
intérressée par ce personnage bizarre, 

— Les chèvres et les rochers, répondit l’inconnu, c’est 
tout le charme de ma vie. Quant aux chèvres, je les aime 
pour deux raisons : D'abord à cause de leur légèreté et de 
leurs cabrioles. Voyez-vous, madame, ces chèvres, qu'on 
appelle des bêtes, réalisent, dès leur naissance et sans 
nulle peine, l'idéal des tours de force et d’agilité que les 
hommes les plus honorables n’atteignent pas toujours en 
toute une vie de sueurs et d’études, Moi, toute mon am- 
hition, depuis que je suis au monde, a été de parvenir à 
leur ressembler. A force de science, je me suis rapproché 
de leur instinct. Je suis une chèvre. 

Et, pour donner un échantillon de son savoir à la che- 
vrière : 

— Tenez, dit-il, en lui montrant une chèvre qui sautil- 
lait au rebord extrême du précipice. 

Et, se mettant à quatre paltes à la place même de la char- 
mante bête, il se mit à tourbillonner sur lui-même. 


— Arrétez ! cria Gretchen effrayée, 

— Vous voyez, dit l'étranger revenant, comme les che- 
vres sont supérieures aux hommes: quand c'était voire 
chèvre, vous n’aviez pas peur. Vous l’estimiez plus que 
moi. 

La sauvage Gretchen était un peu émerveillée et effarou- 
chée de ecs manières pétulantes. N'importe, ce vif et sou- 
ple personnage plaisait, sans qu’elle sit pourquoi, à cette 
fille patiente et rigide. 

— Je vous disais, reprit l'étranger, que j'aimais les chè- 
vres pour deux raisons : la deuxième, c’est leur humeur 
vagabonde, Elles ne peuvent tenir en place. Par là encore 
nous nous ressemblons. Les chèvres sont les bohémiennes 


des animaux. 

— Vous êtés Bohémien? demanda Gretchen, subitement 
attachée. 

— Jnsqu’au bout des ongles. 

— Ma mère aussi était Bohémicnne, dit la chevrière, 

— Vrai ? Mais alors nous sommes de la même race. 

Ce rapport établit vite entre eux une sorte d'intimité. 

— Ali! j'avais bien besoin de trouver ici quelqu'un qui 
me comprit ! s'écria le Bohémien. 

Is causèrent longuement de la Bohême, de la vie en 
plein air, des chèvres, du bonheur de ne pas être empilé 
dans les maisons des villes, de la joie de croître librement 
avec les arbres et les plantes, et d’avoir du moins à l'âme 
des ailes que les oiscaux seuls ont au dos, 

Puis tout à coup l'étranger s’aperçut qu'il avait oublié 
l'heure. 

— On m'attend, dit-il. Mais j'espère bien que notre con- 
naissance ne se terminera pas là, Nous sommes de vicux 
amis maintenant. Où vous reverrai-je demain? 

— Ici, dit Gretchen, à la même heure, 

— A la même heure, Ce n’est pas moi qui y manquerai. 
Mais jo me sauve, Je vais Ctre grondé pour être resté si 


longt mps, 


DIEU DISPOSE. 


a ———————————————— 


. 


Et, saluant la chevrière, il se mit à dégringoler de ro- 
cher en rocher, à la grande terreur de Gretchen, qui crut 
qu’il arriverait en morceaux. Mais il tomba lestement sur 
les pieds, fit un nouveau salut, et se mit à courir dans la 
route, au tournant de laquelle il disparut un instant après, 

Le lendemain, l'étranger et Gretchen furent exacts au 
rendez-vous. 

Ils causèrent, comme la veille, des choses communes et 
des instincts communs qu’ils avaient dans leur passé et 
dans leurs cœurs. 1 


Au moment de se quitter, l'étranger demanda encore à 


revoir Gretchen le lendemain. 

— Vous logez done à Landeck ? demanda la chevrière. 

— Oui, nous y sommes pour quelques jours encore. 

— Vous n'êtes pas seul ? 

— Non, je suis avec ma sœur. Nous venons de Paris et 
nous allons à Venise. Ma sœur est une très-fameuse can= 
tatrice qui tire de son gosier autant d’argent qu’elle veuf, 
C’est pour cela que vous me voyez ce beau gilet rouge qui 
a tant attiré votre attention hier. Je peux m'acheter autant 
de gilets rouges que je veux. On l’attend à son théâtre. 
Mais elle a voulu prendre par le Rhin et par la Suisse. 
Fantaisie d’artiste. En arrivant à Landeck, le pays lui a 


—— 2) 


plu, elle a voulu s’y arrêter, et elle m’a prévenu que nous. 


resterions ici quelque temps, 
Qu'est-ce qui peut la retenir ici? dit Gretchen. 
— Ce château, dit l'étranger, en montrant le château 


d'Eberbach, dont la silhouette se détachait à gauche sur le — 


ciel lumineux. Ma sœur est une savante, que cela intéresse 
de regarder comment les pierres sont taillées. Elle prétend 
que ce château est plein de meubles rares et historiques 
qu'il faudrait vingt ans pour admirer en détail. Elle s’a- 
muse à un tas de décorations, de menuiseries et d'archi- 
{ectures, que j’en ai eu la migraine pour avoir essayé d'y 
aller une fois avec elle. Ma foi, maintenant, je la laisse y 
aller seule, J'aime mieux lair et les bois. Je n'ai pas un 
estomac à digérer les pierres. 

Gretchen secoua la tête. 

— Ah! oui, dit-elle, à présent les domestiques montrent 
la maison pour de l'argent à qui veut la voir. Le chateau 
est aux passants. Après cela il font bien. Le maître Paban- 
donne. Puisqivil n’en veut plus, elle est à qui veut la pren- 
dre. Ah! cette maison si vide a pourtant été pleine de joie. 

— Qu'est-ce done qui s’est passé dans ce château ? de- 
manda le Bohémien. 

— Des choses bien gaies et des choses bien lugubres, 
dit Gretchen. 

EL elle raconta la douloureuse histoire de ces amours et 
de ces morts, toujours vivante dans son cœur, 

Le temps et Vexallation naturelle à ses idées avarent 
ajouté à ces joyeux et funèbres événements une sorte de 
pocsie mystique, Toute cette histoire de Julius et de Chris- 


tiane était pour elle comme une légende. 


Le rôle de Samuel y était formidable et étrange. Samuel | 


y avait les proportions de Satan, C'était le génie du mal, 
(vouyant plaisir à contrarier les prospérités humaines, ct 
fiisant taire, avec son ricanement diabolique, les chants 


ot les baisers des anges. 


Cependant ce démon, dans son récit, semblait plus mé- 
chant, en somme, à travers la haine de la conteuse que 
par ses propres actes, car Gretchen se garda de parler des 
violences de Samuel, et de l’enfant, et de la cause du sui- 
cide de Christiane. 
~ Quand le nom de Christiane lui venait aux lèvres, des 
larmes lui venaient aux yeux. On sentait que sa tendresse 
avait survécu tout entière à la pauvre morte, et que leurs 
deux cœurs étaient restés indissolublement unis à travers 
la profondeur de Vabime. 

— Non, s'écria-t-elle, Christiane n’est pas morte. Elle 
vit en moi et ailleurs. Et ce qui survit d’elle vengera ce 
qui en est mort. Qu'elle dorme en paix, nous sommes là 
pour elle, et le méchant ne nous échappera pas! 

Un fauve éclair jaillit de sa prunelle à ces mots : 

— Adieu, dit-elle, A demain, si vous êtes encore à Lan- 
deck. Assez pour aujourd’hui. Quand je pense à ce Samuel, 
ma haine me rajeunit de dix-sept ans, et jen ai pour un 
jour à ne plus pouvoir parler d'autre chose, A demain. 

Et, se levant, elle s’enfonça dans Jes roches de la côte, 
où ses chèvres la suivirent. 

_ Le lendemain, le Bohémien la trouva souriante et ra- 
doucie. 

Elle vint à lui la première. 

— Je vous ai quitté brusquement hier, dit-elle. C'est 
qu'il y a des choses auxquelles je ne puis pas penser de 
sang-froid. Ne parlons plus de cela, oublions ce chateau 
et tout ce qui s’est fait ici. Causons de votre passé, à vous, 
de votre patrie errante, de la vie libre et voyagcuse que 
j'ai menée comme vous toute petite. Oh! j'ai dans l'es: rit 
bien des souvenirs confus de belles villes pleines de soleil; 
de forêts qui étaient comme des églises, dont les troncs 
d'arbres étaient les orgues; des montagnes, vrais autels du 
bon Dieu. Quelle est, de toutes les villes que vous avez 
vues, celle que vous aimez le micux ? 

— Venise, dit l'étranger. 

— Et pourquoi ? 

— Parce que c’est une ville qui ne ressemble pas aux 
autres, une île toute seule dans l’immensité des eaux. On 
y est en pleine mer. 

— Une ville où il y a de l’eau dans les rues, n'est-ce 
pas? dit Gretchen, comme cherchant à préciser une image 
qui lui révenait dans la mémoire, 

— Oui, dit le Bohémien. Une ville bâtie par les poissons, 

— Oh! je m'en souviens, fit-elle. Et de grandes places! 
et des grands palais! Ma mère aussi aimait Venise. 

— Votre mère y a habité ? Comment s'appelait-elle ? 

— Elle s'appelait, de son nom de famille, Gamba. 

— Gamba ! s'écria le Bohémien. Mais c'est mon nom 
aussi. 

— Vous vous nommez Gamba? 


— En toutes lettres. Mais attendez done. Votre mère ne 
vous a-t-elle jamais parlé d'un frère qu'elle avait? 

— Très-souvent, dit Gretchen, Mais elle s'était fâchée 
avec son père pour avoir aimé quelqu'un malgré lui, Alors 
elle avait pris la fuite et n'avait plus donné de ses nou 
velles à son père ni à son frère, Et puis, l'homme qu'elle 
aimait est mort, lui laissant une fille, qui est moi-même, 


DIEU DISPOSE. 


a ——————"——— ————————— 


69 


Elle allait me portani de ville en village, gagnant misé- 
rablement sa vie, quand un saint homme, pasteur à 
Landeck, l’a recueillie, Va instruite dans sa religion, et 
Va nourrie jusqu’à sa mort. Elle n’a plus quitté ce pays 

— C'est donc pour cela que nous l'avons cherchée inu- 
tilement partout. 

— Comment? 

Gamba lui-même, aussi stupéfait que ravi de la proyi- 
dentielle rencontre, reprit tout ému : 

— Gretchen, le frère de votre mère était mon père. 

— Est-ce possible? s'écria Gretchen. 

— C’est certain. Vous allez voir. Mon père aimait trés- 
cordialement sa sœur, dont le départ lui causa un vif cha- 
grin. Il n’osa trop rien dire, tant que son père fut au 
monde. Maisile vieux ne fut pas plus tôt sous terre, que 
mon père se mit à courir le pays dans l'espérance de re- 
trouver sa sœur. Je crois, ma parole, que nous avons fait 
toute l'Europe, moins ce trou de Landeck. En mourant, il 
me recommanda encore de continuer ma recherche. J’ar- 
rive trop tard pour ma tante, mais au moins je trouve sa 
fille. Donnez-moi une bonne poignée de main, Gretchen, 
vous êtes ma cousine-germaine. 

— Cest bien vrai? demanda Gretchen défiante. 

— Je vous montrerai demain mon passeport, qui vous 
prouvera que je m’appelle bien Gamba. D'ailleurs, quel 
intérêt aurais-je à vous tromper? 

— C'est juste, dit la chevrière, 

Et elle lui tendit la main, qu'il serra fraternellement. 

— Eh bien! reprit-elle, puisque nous voilà cousins- 
germains, votre sœur est ma cousine, Est-ce que je ne la 
verrai pas ? 

— Impossible, dit Gamba embarrassé. Ma sœur est une 
personne fantasque et passablement fière. Tel que vous 
me voyez, elle me renie très-souvent. Les succès qu'elle a 
eus sur les théâtres l’ont rendue hautaine, et il faut qu'elle 
soit ma sœur pour que je lui pardonne la manière dont 
elle est quelquefois avec moi. Elle est descendue chez un 
aubergiste nouvellement établi à Landeck, et tout le temps 
qu'elle ne passe pas au chateau à étudier les grimaces des 
bonshommes de bois ou de pierre sculptés sur les meubles 
ou sur les murs, elle le passe, enfermée dans sa chambre, 
à apprendre une partition nouvelle que son directeur lui a 
envoyée, Mais vous me direz : Qu'est-ce que c'est que cela, 
un directeur et une partition? Ce serait trop long à vous 
expliquer. Laissons donc ma sœur tranquille et parlons de 
vous : il me semble que j'ai des choses à vous dire, 


A ce moment, Gretchen dressa vivement la tôle, Elle 
avait entendu, dans le sentier creusé entre les roches, un 
bruit de pas. 

Elle s'avanca un pou et vit venir une femme voilée qui 
se dirigeait du côté du château. 

Le voile cachait absolument tout le visage de la femme 
dont le corps élait enveloppé d'un châle épis. 


— C'est votre sœur? dit Gretchen à Gamba, sans le lui 
demander, et comme averlie par un instinct infaillible, 


— Oui, dit Gamba, 


70 DIEU DISPOSE. 


Olympia s’approchait, grave et muette, sans voir Gamba 
ni Gretchen, cachés tous deux par un creux de rocher. 

Tout à coup, elle se trouva en face d’eux. 

En apercevant Gretchen elle parut éprouver une con= 
motion. 

Gretchen, elle, était profondément émue. Elle ne se rai- 
sonna pas, elle ne résista pas. Prise d’un besoin impérieux 
d’arréter cette femme voilée et de lui parler, elle s’élanca : 

— Madame! s’écria-t-elle. 

Mais Ja main nerveuse de Gamba lui saisit le bras. 

— Cela offenserait ma sœur t dit-il. 

Et il retint la chevriére. 

Olympia continua sa route, et descendit jusqu'au bout 
du sentier sans même se retourner une fois, 

Gretchen se remit un peu. 

— Pardonnez-moi, Gamba, ¢’a été plus fort que moi! 
dit-elle, Je ne sais pas ce que j'ai ressenti en voyant votre 
sœur ; mais, si vous ne m’aviez pas retenue, j'aurais couru 
à elle, et levé, je crois, son voile. J’avais besoin de voir son 
visage. 

— Heureusement que j'étais là, dit Gamba. Elle vous 
en aurait voulu fièrement, 

— Qu'est-ce que j'avais donc, vraiment? reprit Gretchen. 
Quelque chose s’est bouleversé en moi. Il vient si peu de 
monde au château maintenant! Monsieur Lothario y ap- 
paraît de loin en loin, et c’est tout. Monsieur le comte 
d’Eberbach, jamais. Et puis, cette femme en voile noir, en 
deuil, ne disant rien, comme une statue qui marche... Il 
m'a semblé voir ame en peine de ma pauvre Christiane, 
venant visiter le château qui a abrité sen amour, tout son 
bonheur et tout son malheur, 


XXIV 
UN HERITAGE IMPREVU. 


Au rendez-vous du lendemain, Gamba arriva tout 
triste, 

— Qu'est-ce que vous avez donc? lui demanda la che- 
vrière, 

— J'ai, dit-il, que nous partons. 

— Quand? 

— Dans une heure, 

— Déjà? s'écria-t-elle, 

— Ah! fit-il les larmes aux yeux, voilà un mot dont je 
vous remercie, Mais, allez, c'est encore bien plus déjà pour 
moi que pour vous, Hélas! ma sœur m'emmène. Mais, 
avant de partir, j'ai deux choses à vous dire, 

— Quoi donc? 

— Premièrement, j'ai un compte à régler avec yous, 

— Un compte? 

— Un compte d'argent, 

Gretchen fit un mouvement, 

— Attendez, reprit Gamba, Mon grand-père, qui était 


votre grand-père aussi, faisait d'assez bonnes recettes, et, 
comme il n’Glait pas mal avare, il en résulte qu'il a laissé 
quelques sacs dans sa paillasse. Son héritage n’a pas été 
loin de dix milles florins, 

— Dix mille florins! dit Gretchen. 

— Dix mille, dont la moitié naturellement revenait & 
votre mère, Comme elle n’était pas là lorsque le vieux a 
trépassé, mon père a fait deux parts de la somme : cing 
mille dans une poche, cing mille dans l’autre. Ce qu'il a 
fait de sa part, Dicu et les cabaretiers le savent. Mais, 
quant à celle de votre mère, il se serait fait hacher en 
morceaux plutôt que d’y toucher. Elle est entière, pas une 
baïoque n’y manque. Mon père a suivi son père, et je suis 
resté avec le dépôt. Votre mère n’est plus là pour que je le 
lui restitue ; c’est donc à vous qu’il revient. Tenez, 

Gamba tira de sa poche une bourse de cuir. 


— Les cing mille y sont, dit-il, en bon or. Ils vous ap- 
partiennent... Prenez-les. 

Et il tendit la bourse. 

Gretchen la repoussa. 

— Non, dit-elle. Gardez cet argent. Qu’en ferais-je dans 
ces rochers où je ne connais que mes chèvres? Vous qui 
allez dans les villes, vous en avez plus besoin que moi. 

— C'est à vous, insista Gamba. 

— Je vous le donne, répéta-t-elle. 

— Je ne l'accepte pas, reprit-il. J'ai plus d’argent qu’il 
ne m’en faut. Ma sœur gagne tout ce qu’elle veut, et cene 
sont pas les florins qui nous manquent, je vous le promets. 
Aurais-je des pantalons bleus brodés de blanc comme ce= 
lui-ci, si l'argent me manquait? Je pourrais me faire fer- 
rer en or, comme la mule du pape. Prenez celte bourse, ou 
je la jette dans un de ces trous où elle sera perdue pour 
tout le monde, 

— Eh bien! j'accepte, dit Gretchen, enfin décidée. 

Elle prit la bourse. 

Gamba fit le soupir de satisfaction profonde d’un diplo- 
mate qui a réussi dans sa première mission. 

Et Gretchen reprit : 

— Vous ¢les un honnête garçon de m'avoir gardé ma 
part, et de m'avoir cherchée. Après tout, cet argent me 
servira. Je ne suis pas avare, Dieu merci! mais depuis 
plusieurs années, je fais tous les ans un voyage à Paris, et, 
si peu que je dépense, j'ai bien de la peine à mettre de 
côté la petite somme qui m'est nécessaire pour ne pas 
mourir de faim. Je vais déposer la bourse que vous me 
donnez chez le pasteur de Landeck, et, grâce à vous, je 
n'aurai plus besoin de m’assujettir pour gagner de l'ar- 
gent, à certains services et à cerlaines obligations qui gè- 
naient mon indépendance et ma sauvagerie. Merci. 

— Vous allez à Paris tous les ans? demanda Gamba, 

— Oui. 

— C'est un drôle de goût, Moi, je n’y suis allé qu’une 
fois, et je vous assure que je n'ai pas envie d'y remettre 
les pieds, C’est une belle ville, mais c’est une ville. 

— Ce n'est pas par plaisir que j'y vais? dit la chevrière, 

— Pourquoi donc alors? 


— Par devoir. Mais ne m'en demandez pas davantage, 


DIEU DISPOSE. 71 


C'est mon secret. Je ne puis le dire a personne. 

. = Pas même à votre cousin? 

— Pas même à mon cousin. Je n’en parle qu'aux morts, 

— Pas même à votre... commença Gamba. 

Et il s’arréta tout court. 

— À mon... demanda Gretchen. 

— Rien, dit Gamba, balbutiant. 

Tly eut un moment de silence. 

— Vous aviez, reprit Gretchen, une seconde chose dont 
yous vouliez me parler? 

_— C'est justement cela, dit Gamba ému et embarrassé. 
Voilà. Je voudrais trouver des mots pour vous dire ce que 
j'éprouve, mais je ne sais pas comment, C'est la première 
fois que cela m'arrive. Je suis tout je ne sais quoi. Vous 
devriez bien m'aider. 

— À quoi? 
— À vous dire que... je vous aimes 
— Que vous m’aimez? 

— Ma foi, oui, le mot est lâché, Je me suis habitué à 
vous, voilà tout. De vous voir tous les jours, vous ici, vos 
chèvres là, elles commençaient à m’aimer, elles; tenez, en 
yoilà une qui me lèche les mains; chère petite, val Eh 


bien, je me suis figuré, comme un imbécile, que c'était 


pour toute la vie, que cela n’allait jamais finir, et que nous 
causerions comme cela tous les jours. Eh bien! il faut que 
je parte. Ah! que le diable emporte les théâtres, les direc- 
teurs, l'orchestre et toute la musique! Je voudrais qu’un 
grand tremblement renfonçât toutes les villes au fond de 
la terre! Vraiment, je vous aime tant, que je voudrais ne 
yous avoir jamais connue. Ou bien, non, j'aime encore 
mieux vous avoir connue, et être triste. : 

— Pauvre garçon! dit la chevrière, touchée malgré 
elle. 

— Vous me plaignez, reprit Gamba; vous faites bien. 
Vous êtes bonne. Alors, promettez-moi que vous ne m’ou- 
blierez pas. 

— Je yous le promets. 

— Et que vous désirerez que je revienne? 

— Je vous le promels encore. 

— D'abord, si yous le désirez, je reviendrai. Et quand 
même vous ne le désireriez pas, je veviendrais tout de 
même, 

Gretchen sourit, 

-~ Si cela vous fait tant de peine de partir, dit-elle, pour- 
quoi ne restez-vous pas ? 

— Jo dois tout à ma sœur, répondit avec mélancolie 
Gamba ; elle me demande de l'accompagner, disant qu'il 
n’est pas convenable qu’elle coure toute seule les grandes 
routes. Elle est assez belle et assez riche pour tenter les 
voleurs de toute espèce. Mais soyez tranquille, je vais 
m'ennuyer beaucoup là-bas ; elle verra que je suis triste, 
et, comme elle est très-bonne au fond, elle me permettra 
de revenir, et, une fois ché, si vous me permettez de res- 
ter, vous verrez que je ne partirai jamais d'ici, Co pays me 
plaît, j'en aime les chèvres. Je m'y fixerai volontiers, 

— À bientôt alors, dit la chovrière en lui tendant la 
main, 

— À bientôt, Gretchen, Oh! l'année ne se passera pas 


—— 


, ? F à 
sans que vous me revoyiez, et sans que je vous demande 


quelque chose. 

— Quelle chose? lui dit-elle. ’ 

— Vous le saurez, dit Gamba. Vous êtes déjà ma cou- 
sine ; mais... Mais... 

— Nous causerons de tout cela quand vous reviendrez, 
interrompit Gretchen. Mais partez content, et soyez sûr que 
je penserai trés-souvent à vous. 

— Adieu, dit Gamba. 

Et il eut un air gêné que la chevrière remarqua. 

— Qu'avez-vous ? dit-elle. 

— J'ai, reprit le pauvre garçon, que voici l'instant de 
yous quitter, et que je voudrais bien emporter un souve- 
nir de vous, 

— Quel souvenir? 

— Oh! rien; ce que vous voudriez : un brin d’herbe que 
vous auriez cueilli. 

— Non! s’écria Gretchen assombrie. Pas d'herbes ni de 
plantes. Cela nous porterait malheur. Les fleurs me hais- 
sent, et je les hais. 4 

— Vous ne me donnerez donc rien? dit Gamba tout at- 
tristé. 

— Si! je vous donnerai quelque chose. 

— Vrai? fit Gamba. 

— Embrassez-moi, mon cousin. 

Gamba appuya énergiquement ses lèvres ravies sur les 
joues brunes de la chevriére. 

— Diable et tonnerre L Je suis trés-gail s'écria-t-il avec 
une larme dans les yeux. 

Et, se précipitant sur les chèvres l’une après l'autre, 1l 
les embrassa toutes, 

— Adieu, vous aussi, dit-il, Vous êtes bonnes. Vous avez 
donné à votre maîtresse l'exemple de m'aimer. 

Il se retourna vers Gretchen. 

— Au revoir, dit-il. Finissons là-dessus. Nous ne trou- 
verions rien de mieux. J’emporte cela. J'aime encore mieux 
cela qn’un brin d'herbe. Adieu... A bientôt, 

Et il se mit à courir de toutes ses forces jusqu'à ce qu'il 
fut hors de la portée des yeux de Gretchen. 

Gretchen resta pensive. 

— C'est un honndte garçon, pensa-t-elle, Il reviendra. 
Aimée de lui! Voudrais-je et pourrais-je l'être? N'importe, 
je pourrais compter sur lui au besoin, et je ne serais plus 
seule maintenant, s'il fallait protéger la fille de ma chère 
Christiane. 


QUE L'AMOUR RESSEMDLE BEAUCOUP A LA HAING 


Samuel avait tenu la promesse qu'il avait faite à Julius: 
Il avait installé Frédérique et madame Trichter dans uno 
chambre de l'hôtel de l'ambassade, et il avait couché lui- 
même dans une pièce voisine de la chambre du malade, 


72 


DIEU DISPOSE. 


NN eee ——— 


Tous deux n’avaient pas quitté Julius. 

Le comte d’Eberbach avait passé par toutes les alterna- 
tives du mal et du mieux. Samuel avait désespéré plusieurs 
fois de sa vie, puis la souffratice avait semblé vaincue, puis 
elle avait repris le dessus. 

Pendant huit jours, Julius resta au lit, sauvé le matin, 
perdu le soir. 


Le huitième jour, un mieux sensible se déclara. 

Ce jour-là, il devait y avoir, pour la troisième fois, une 
consultation des quatre ou cinq grandsmédecins que compte 
toujours Paris. 

Tl était un peu plus de midi. Dans la chambre du ma- 
lade, Frédérique, penchée à son chevet, lui faisait boire 
une tasse de tisane. 

Samuel, assis au pied du lit, observait. N’observait-il que 
la maladie ? 

Julius rendit la tasse à Frédérique, qu’il remercia par un 
regard d’attendrissement. 

— Eh bien? lui demanda-t-elle, trouvez-vous cela bon? 
Cela vous fait-il du bien ? Vous sentez-vous mieux ? 

— Oui, répondit le comte d’Eberbach, c’est bon, comme 
tout ce qui vient de vous. Mais ce qui me fait le plus de 
bien, ce n’est pas votre tisane, c’est votre présence. Soyez 
tranquille, vous m’en tirerez. En entrant ici, vous y avez 
apporté tous les bonheurs. Le méme jour, vous avez trouvé 
moyen de me sauver deux fois la vie. Je vivrai, ne fût-ce 
que pour que tant de soins charmants n’aient pas été en 
pure perte, et je me sens forcé de ressusciter par recon- 
naissance. 

— Ne parlez pas tant, répliqua Frédérique, surtout pour 
dire des choses si exagérécs. 

Samuel observait toujours, avec ce coup d’œil profond 
et impénétrable qui lui était particulier, 

A ce moment, Lothario entra. 

J] salua grayement et froidement Frédérique, qui lui 
rendit une révérence non moins cérémonieuse. Il serra la 
main de son oncle, puis il vint dire un mot bas à Samuel, 


— Ah! dit Samuel tout haut, ce sont les médecins que 
nous attendons. 

— Pourquoi les as-tu fait encore venir? pour nous dé- 
ranger? dit Julius. Je n'ai confiance qu’en toi, et tu suffi- 
rais bien tout seul, Pour le coup, d’ailleurs, ils arrivent 
trop tard; je suis guéri. 

— C'est pour qu'ils me le disent que je les ai fait venir. 

— Puisqu’ils sont la, dit Julius, introduis-les, et que ce 
soit fini. 

— Je m'en vais, dit Frédérique. 

Et elle fit un pas vers la porte. 

— Non, restez, dit Julius. Je veux que vous restiez. Si 
ma santé n'éloit pas présente quand ils vont m’examiner, 
ils me trouveraient très-malade el me prescriraient les re- 
mèdes les plus ennuyeux. 

— Eh bien, reprit Frédérique, je vais me mettre la. 

Elle alla s'ogenouiller à un prie-Dieu, à demi-caché 
dans le retour du lit, 

Samuel ouvrit la porte et fit entrer les médecins, 

Il leur ract 


nta les 


nouvelles phases de la maladie do 
i 


Julius, depuis leur derniére visite. Puis eux-mémes inter- 
rogèrent et examinèrent ensemble. 

Au bout d’une demi-heure, les médecins et Samuel se 
retirèrent dans le salon pour se consulter. fe 

Frédérique et Lothario restèrent seuls avec Julius. 

Il yeut un moment de silence, et le regard de Julius 
allait, pensif, du jeune homme à la jeune fille, 

— Frédérique? appela-t-il. 

Elle se leva du prie-Dieu et accourut. 

— Eh bien! ont-ils eu Pair content? demanda-t-elle. 


— Oh! ce n’est pas de cela qu'il s’agit, dit Julius. Nous 
avons le temps toute la journée de parler de ma maladie 
et de moi. Mais puisque nous nous trouvons une minute 
tous trois ensemble, sans personne qui nous entende, il 
faut que je vous dise quelque chose que j'ai sur le cœur. 

— Qu'est-ce donc, dit Frédérique? 

— Je veux vous demander à tous deux, mes enfants, ce 
que vous avez l’un contre l’autre. 

— Ce que j'ai contre monsieur Lothario? reprit Frédéri- 
que confuse. 

— Mais je n’ai rien contre mademoiselle Frédérique, re- 
prit Lothario très-froidement. 

— Je me souviens d’un temps, il n’y a pas plus de dix 
jours de cela, où, pour avoir entrevu Frédérique une seule 
fois, Lothario ne parlait d’elle qu'avec une admiration 
enthousiaste. L’approcher, lui parler, la voir seulement, 
c'était une ambition impossible. Eh bien! mon cher Lo- 
thario, elle est venue, tu la vois, tu lui parles. Et, au lieu 
d'être ravi et radieux, tu es devenu sombre, tu sors quand 
elle entre, tu te tiens dans une réserve hostile. Quel mal 
fa-t-elle fait? Elle m’a soigné et guéri. Est-ce comme 
cola que tu l'en récompenses ? Est-ce comme cela que tu 
m'aimes ? 

— Vous vous trompez, mon cher oncle, dit Lothario; je 
trouve toujours mademoiselle Frédérique d'une beauté et 
d'une grâce charmantes, et ce n’est pas certes le service 
qu’elle nous a rendu et qu’elle nous rend tous les jours 
qui me refroidirait pour elle; mais ce n’est pas une raison 
pour l’importuner de mon admiration hors de propos. 

—]ly a autre chose dans ta réserve que de l'indis- 
crétion, insista Julius. Tl faut qu’il se soit passé quelque 
chose entre vous. 

— Il ne s'est rien passé, je vous le jure. 

— Rien du tout, répéta Frédérique. 

— Frédérique n'est pas avec toi comme elle est avec 
tout le monde. Elle, si bonne, si souriante, si cordiale, 
elle semble mal à l'aise devant toi, comme tu es gêné de- 
vant elle. Tenez, dans ce moment même, Croyez-vous que 
vous ayez l'air fort naturel l’un et l'autre? Vous vous con- 
tenez, et vous recouvrez cela d’une apparence digne et 
calme. Mais au fond, il y a je ne sais quoi que vous me 
cachez. Voyons, mes enfants, ce n’est pas bien pour moi 
qui suis malade, et qui vous aime tous deux, de séparer 
ainsi les deux moitiés de mon cœur; il doit y avoir quel 
que malentendu là-dessous, Vous allez vous expliquer de- 
vant moi et vous raccommoder. Allons, diles-moi tout de 
suite CG que vous avez. 

— Nous n'avons rien, dit Frédérique, 


DIEU DISPOSE. 13 


i 


— Nous ne pouvons pas nous réconcilier, dit Lothario, 
puisque nous ne pouvons pas et ne devons pas être fachés. 

— Si vous n’étes pas fâchés, pourquoi ne vous vois-je 
pas gais et affables comme il convient à votre âge ? Enfin, 
vous n’avez aucune raison d’être moroses ct d’allonger des 
figures graves. La santé qui me revient n’est pas un motif 
suffisant pour expliquer votre tristesse. Ou bien voulez- 
vous que je croie qu’on me cache mon état réel, et que je 
suis plus en danger qu’on ne me le dit et que je ne l’ima- 
gine? 

— Oh! vous êtes guéri, mon oncle! s’éeria Lothario, 

— Eh bien! si votre tristesse à tous deux ne vient pas 
de moi, elle vient de vous. Donc, je vous démande une 
dernière fois de vous réconcilier, et de vous donner une 
fraternelle poignée de mains devant moi. Voyons, que celui 
des deux qui m’aime le mieux tende la main le premier. 
Frédérique, vous êtes la meilleure; est-ce vous qui com- 
mencerez ? 

Frédérique fit un mouvement comme pour tendre la 
main, et puis se retint. Quelque sentiment qu’elle éprou- 
vât au fond du cœur, il y avait, depuis la conversation 
qu’elle avait eue avec Samuel, une barrière infranchissa- 
ble entre elle et Lothario. A quoi bon encourager, ne fût- 
ce que d’un geste, un rêve qui ne devait pas se réaliser? 
Il valait mieux en finir tout de suite, il était plus sensé, et 
aussi plus clément de ne pasle laisser naître d’abord que 
de ie tuer plus tard. Frédérique ne voulait permettre d’es- 
pérance ni à Lothario, ni à elle-même. 

— Jo vous en prie, Frédérique, répéta le comte d’Eber- 
bach. 

— Monsieur Lothario avait raison tout à l'heure, répon- 
dit-elle, On ne se réconcilie que quand on est brouillé. 

— Elle ne veut pas commencer, reprit Julius en se tour- 
nant vers Lothario, et elle fait bien. C’est à toi évidemment 
à lui demander pardon et à revenir le premier. Allons, Lo- 
thorio, prouve que tu sais faire quelque chose pour moi. 

Lothario n’osa pas lever les yeux sur son oncle, de peur 
de ne pas pouvoir résister à un regard. 

— Mon cher oncle, dit-il, les médecins tardent bien ; 
permettez-moi d'aller les retrouver. Vous ne m’en voudrez 
pas si celle consultation m'intéresse plus que tout au 
monde, 

Et, traversant la chambre, il sortit précipitamment. 

Julius retomba découragé sur son lit et se tourna la tête 
contre le mur. 

Que pouvait-il y avoir entre Lothario et Frédérique? que 
pouvait-il être survenu dans l'âme de Lothario, si froid 
maintenant pour celle dont il parlait autrefois avec tant 
de chaleur et d'enthousiasme? L'aimait-il, et élait-il ja- 
loux ? Les soins prodigués par Frédérique à un malade lui 
déplaisaient-ils? Regardait-il son onclecomme « un autre? » 

Ou bien, n'était-ce pas l'amoureux qui souffrait en lui, 
était-ce, hélas! l'héritier? La subite introduction d'une 
étrangère dans l'affection de l'oncle, dont la fortune lui 
appartenait en quelque sorte, l'inquiélait-elle et effrayait- 
elle ses espérances? Lui qui jusqu'à présent avail été le 
seul enfant de Julius, n'était-il pas tourmenté de voir tout 
à coup une jeune fille presque inconnue venir lui dive: 
partageons? 


Cependant Lothario n'avait jamais témoigné de penchant 
à l’avidité et à l’avarice. Mais ce n'était pas une raison. 
Julius avait trop pratiqué les hommes et la vie pour igno- 
rer que le plus souvent c’est l’occasion qui fait le carac- 
tere, et que les ‘instincts, inconnus de tous et de ceux- 
mêmes qui les ont, surgissent à limproviste quand leurs 
intérêts sont menacés. D'ailleurs y a-t-il réellement, il se 
le demandait, des cœurs assez nobles et assez fermes 
pour faire bon marché de la richesse? Les plus vigoureu- 
ses natures fondent comme la neige aux rayons des louis 
d’or. Tous les hommes sont égaux devant l'argent. 

Sans doute, tout venait de là. Lothario avait entrevu 
Frédérique à Ménilmontant, il l'avait trouvée belle, il en 
avait parlé avec admiration comme un jeune homme parle 
de toute jolie femme qu'il vient de rencontrer, et puis, il 
n’y avait plus pensé. Et cetle impression fugitive et mo- 
mentanée n’avait pas tenu contre le souci de voir Prédéri- 
que installée chez son oncle, et prête à lui disputer la moi- 
tié de son héritage. 

Et la pauvre Frédérique avait subi ce revirement. A la 
fatigue de soigner l'oncle, elle avait ajouté la mauvaise 
humeur du neveu. Julius lui devait encore cette recon- 
naissance. 

Il se retourna vers elle. 

— Ma bonne Frédérique, dit-il, pardonnez-moi la maus- 
saderie de Lothario. Soyez avec lui comme il vous plaira, 
vous êtes ici chez vous, et je ne veux pas que vous vous 
gêniez en quoi que ce soit. Certes, j'aurais bien souhaité 
que tous ceux que j'aime pussent s'aimer, mais il n’en 
sera que ce que vous désirerez. Et, dans tous les cas, 
soyez bien sûre que je ne vousen voudrai pas, et que je 
ne vous préfère personne. 

— N'attachez, monsieur, aucune importance, répondit- 
elle un peu triste mais calme, à la facon dont monsieur 
Lothario peut se comporter vis-à-vis de moi. Je ne lui de- 
mande que ce qu’il me donne, et je lui sais gré de rester 
avec moi dans les termes de la politesse et de la réserve; 
il ne me doit rien de plus. Si je suis ici, ce n’est pas pour 
lui, il le sait bien, c’est pour vous; et encore les soins que 
vous voulez bien que je vous donne, j'en suis assez payée 
par le plaisir que j'ai à vous les donner. 

— Chère fille! interrompit Julius. 

— Croyez ce que je vous dis, monsieur le comte, pour- 
suivit Prédérique; je me suis tout d'abord et naturelle- 
ment sentie portée vers vous d'une affection profonde, qui 
se récompense elle-même, Je n'ai jamais été si heureuse 
que depuis que j'ai eu le bonheur de vous servir et de vous 
être un peu utile. 

— C'est avec des mots comme ceux-là, Frédérique, que 
vous n'avez guéri. 4 

— Monsieur Lothario n’a pas à me remercier ni à m'ai- 
mer. Je n'ai pas agi pour lui; jo n’ai agi que pour vous et 
pour moi. 


— Allons! pensa Julius, ils ne s'aiment pas, et ce n'est 


pas la jalousie de Lothario qui souffre, C'est donc sa va- 
nilé. O misérable nature humaine! 

Et pourtant Julius doutoit, il voulait douter encore. 

La porte s'ouvrit; Samuel et Lothario entrèrent, 


74 DIEU DISPOSE, 


——X—ee ee 


Samuel était tout joyeux, 

— Sauvé! dit-il, Les médecins ont été très-contents. 

— Tres-contents du malade, et irés-contents du méde- 
cin, ajoula Lothario. Monsieur Samuel Gelb ne peut pas 
vous dire quelles félicitations ils lui ont faites pour la ma- 
nière dont il vous a traité, mais je vous le dis, moi. 

— Je n’avais pas besoin de l’avis des médecins, dit Ju- 
lius, pour savoir tout ce que je devais au dévouement et à 
la science de Samuel. 

— Nous répondons de ta vie, dit Samuel, voulant dé- 
tourner la conversation. Ce n’est plus maintenant qu'une 
affaire de patience. Les médecins ont dit que la convales- 
cence serait probablement très-longue. Il faudra bien des 
ménagements, bien du temps et bien des soins pour tere- 
nouveler et te refaire cette santé épuisée par ton insou- 
ciance effrénée de la vie. 


— Oh! maintenant, je puis attendre, dit Julius. Je vous | 


aurai fous pour m'aider à vivre. 

— Vous aurez monsieur Samuel et mademoiselle Frédé- 
rique, dit Lothario. 

— Et toi aussi, Lothario! je te compte, crois-le bien. 

— Oh! moi, reprit Lothario, depuis que monsieur Sa- 
muel et mademoiselle Frédérique ont consenti à loger à 
l'hôtel de l'ambassade, je vous suis beaucoup moins né- 
cessaire. 

— Que veux-tu dire? demanda le comte d’Eberbach. 
Allons! c'est sûr, mes tristes soupçons avaient raison, pen= 
sait-il. 

— Mon cher oncle, continua Lothario, non sans un visi- 
ble embarras, maintenant je suis, Dieu merci, tout à fait 
rassuré sur votre chère vie. Il faut penser un peu aux af- 
faires. Nous les avons singulièrement négligées depuis 
huit jours. Néanmoins, vous vous souvenez peut-être que 
je vous ai touché un mot avant-hier qui nécessiterait l’en- 
voi à Berlin de quelqu’un de sûr. 

— Achève, dit Julius. 

— Eh bien! mon cher oncle, vous voilà remis, Vous n’¢- 
tes pas seul; moi de moins, vous serez encore plus entouré 
que vous ne l'avez été depuis bien des années. 

— Tu veux partir, interrompit Julius, 

— Je ne vous suis pas indispensable ici, et je vous scrai 
utile là-bas. 

— Je me moque bien de Berlin! dit Julius. Je ne yeux 
pas que tu me quittes. 


— Mais les affaires commandent, insista Lothario. 

— Il n’y a pas d'affaire qui tienne, répliqua Julius. Aussi 
bien, souffrant comme je suis, je compte donner ma dé- 
mission, Je l'aime mieux que mon ambassade. 

— Mon bon oncle, dit Lothario, je suis profondément 
touché de toutes vos bontés, mais je ne peux pas accepter 
ce sacrifice, Permettez-moi de vous répéter que ce départ 
est absolument essentiel, Au reste, je ne serai pas dehors 
plus d'une quinzaine de jours, 

— Mais j'ai besoin de toi ici. Comment l'ambassade, 
puisque tu parles de l'ambassade, ira-t-elle sans toi? 

— Monsieur Samuel, qui nous a rendu tant de services 


depuis trois mois, est maintenant bien assez au courant 


pour tenir ma place, plus utilement que je ne le ferais 
moi-même, 

— Voyons, parle-lui, Samuel, dit Julius; car pour moi, 
je n’ai pas la force de lutter, et je suis à bout de prières, 

Samuel avait écouté toute cette discussion sans pronon= 
cer une parole; mais un sourire imperceptible qui sedes- 
sinait à ses lèvres, disait assez qu'il comprenait le senti= 
ment de Lothario. 

Au premier mot de départ qu'avait laissé tomber Lotha= 
rio, un éclair de joie avait passé dans les yeux de Samuel, 
Sans doute, il était heureux que l’amoureux de Frédérique 
le débarrassât d’une rivalité inquiétante. De plus, ce be- 
soin que ressentait Lothario de s'éloigner de Frédérique 
était la meilleure preuve qu’il était en désaccord avec elle. 

Peut-être aussi l’absence de Lothario servait-elle d’aus 
tres projets dont Samuel n’avait parlé à personne. 

Samuel ne pressa done nullement Lothario de rester. 

— Monsieur Lothario sait micux que nous, dit-il, où sa 
présence est le plus nécessaire. 11 est certain que, si son 
voyage doit empêcher ta démission d’ambassadcur, une 
séparation d’une quinzaine de jours ne vaut pas que tu re- 
nonces aux services que tu peux rendre à ton pays. Frédé- 
rique et moi nous nous engageons à redoubler de soins, 
moi comme secrétaire, elle comme garde-malade, et à 
faire fout ce qu’il dépendra de nous pour qu’il ne te man- 
que personne. " 

— Tu porsistes à vouloir me quitter, Lothario? dit Ju- 
lius. 

— Ille faut, mon oncle. 

— Dis que tu Je veux, ce sera plus vrai. Ainsi, rien n’est 
complet, toute joie avorte, et tu me gates ma convales- 
cence. Enfin, fais à ta volonté, 

— Merci, cher oncle. 

— Ilme remercie de mon chagrin! Et quand partiras-tu ? 

— Plus vite je partirai, plus vile jo serai revenu. 

— Tu pars aujourd’hui? 

— Je pars tout à l'heure. 

— Adieu donc, dit Julius attris(é ct incapable de résister 
davantage, 

En ce moment une voiture entra dans la cour, et un cla- 
quoment de fouet se fit entendre, 

— Voici les chevaux, dit Lothario. 

— Déja! dit Julius, Tu étais donc bien décidé d'avance? 

— C'est l'intérêt de tout le monde ici que je parte, re- 
prit Lothario, Quand les médecins ont dit tout à l'heure 
que vous étiez hors de péril, j'ai fait commander les che- 
vaux, 

— Adiou alors, Lothario, dit Julius, 

— Adieu, mon oncle, 

Et Lothario embrassa Julius avec effusion. 

Puis il salua froidement Frédérique, Mais elle vit bien 
qu’il était tout pale. 

— Adieu, mademoiselle, dit-il. 

La voix lui manquas il tondit la main à Samuel. 

— Oh! moi, dit Samuel, je vous accompagne jusqu'à la 
voiture, 

Et ils sortirent tous deux, laissant Julius morne et Fré- 
dérique plus émue qu'elle n'aurait voulu Pavouer, 


we 


DIEU DISPOSE. 


DIFFICULTÉ DE DONNER: 


Trois mois après la scène que nous venons de raconter, 
c'est-à-dire au commencement d'août 1829, le comte d’E- 
berbach, & demi étendu sur une chaise longue, causait 
avec Frédérique, en ce moment seule dans sa chambre, 

Les rideaux, épais et fermés, laissaient filtrer ça et la 
quelques minces filets du soleil d’août, qu’on sentait chaud 
et brûlant au dehors. 

Ainsi que l'avait prédit Samuel Gelb et les médecins 


appelés en consultation, la convalescence de Julius avait . 


été longue, si longue qu’au bout de trois mois elle aurait 
encore. 

Julius commençait pourtant à se lever, Maisil était si fai- 
ble et si abattu, qu’il n’avait pu sortir encore que deux 
fois en voiture, et qu’on avait même été forcé de le rame= 
ner presque aussitôt, incapable qu’il était de supporter la 
secousse du payé et le bruit de la rue, C’est à peine s'il 
pouvait rester debout quelques instants. Il n’était pas plus 
tôt levé qu'il ressentait le besoin de son lit, 

Samuel lui interdisait sévèrement tous les excitants qui, 
pour lui ajouter une force factice avaient achevé de lui 
Ôter tout ce qui lui restait de force réelle, Julius obéissait 
aux prescriptions de Samuel. Car maintenant, soit qu’en 
voyant la mort de près il se fût mis à la craindre, soit que 
quelque affection, en renouvelant son âme, l’eût rattaché 
à Vexistence, le fait est qu’il tenait à la vie, et qu’il faisait 
tout pour vivre. 

Il avait, lui auparavant si désireux du tombeau, des mo- 
ments d’impatience et de colère contre cette invincible lan- 
gueur qui le clouait sur un fauteuil de convalescent, et 
qui faisait de sa chambre une ébauche de la tombe, 

Et ni lui ni Samuel ne pouvait prévoir l'instant où il 
pourrait surmonter cette étrange faiblesse, 

Une seule chose lui donnait du courage : la présence de 
Frédérique. Car, pour Lothario, hélas! il était absent en- 
core, et ses lettres, depuis trois mois, remettaient son re- 
tour de semaine en semaine, 

Mais pendant ces trois mois qui venaient de s'écouler, 
les soins touchants et le dévouement filial de la blonde 
jeune fille ne s'étaient pas démentis une seule minute, 
Pour remplacer Lothario, elle s'était doublée, C'était quel- 
que chose de charmant que cette fraîche et vivace figure 
se prodiguant à ce jeune vicillard pâli et mourant, que 
cette fontaine de vie so répandant à profusion sur celte 
organisation tarie plus qu'à moitié, que toute cette jeu- 
nesse mettant dans celle chambre plus de vie et de santé 
que la maladie ne pouvait en prendre. 

Chaque jour des côtés, non développés encore, de l'Ame 
de Frédérique, so révélaient aux yeux ravis de Julius. 
Comprimée jusque-là par l'amère et sévère ironie de Sa- 


mucl, la candide et croyante créature s’épanouissait mieux 
auprès de la bonté tendre et un peu faible du comte d'E- 
berbach. Elle pouvait mettre dans son affection pour lui 
cette protection gu’aiment tant les femmes. Elle lui pré- 
{ait son bras pour marcher, elle lui faisait la lecture; il ne 
mangeait avec appétit que ce qu’elle lui servait. Elle se 
sentait nécessaire! privilége dont les mauvais cœurs abu- 
sent pour se vendre plus cher, et dont les bons profitent 
pour se donner davantage. 

Ce jour-là, comme les autres, Frédérique était auprès 
du comte d’Eberbach, attentive à ses moindres désirs, ar- 
rangeant ses oreillers et ses coussins, épiant ses besoins 
dans ses yeux. 

— Sortirez-yous aujourd’hui, monsieur le comte? de- 
manda la jeune fille. : 

— Si j'en ai la force, répondit Julius; mais j’attendrai 
que la chaleur du jour soit un peu apaisée; car ce soleil 
est lourd à porter. Mais soyez tranquille, ma chère Frédé- 
rique, je sens que je reprends au fond. Toutes vos peines 
auront un terme. Vous êtes si gracieusement bonne pour 
moi que je serais bien ingrat de ne pas guérir tout à fait 
et tout de suite. 

— Voulez-vous que je vous lise quelque chose? vous 
ennuyez-vous ? 

— Je ne m'ennuie jamais quand vous êtes là, Frédéri- 
que. Je ne m'étonne plus de m'être ennuyé si longtemps. 
C'est que je ne vous connaissais pas. Mais si vous avez 
cette complaisance, continuez-moi la lecture que vous m’a- 
vez commentée hier. J'ai toujours eu le goût des poètes, 
mais il me semble que je ne les comprends complètement 
que depuis que vous me les lisez. 

Frédérique alla prendre un volume de Goëthe qui était 
sur une table, et revint s'asseoir auprès du comte d’Eber- 
bach. 

Elle ouvrit le livre et allait se mettre à lire lorsque Sa- 
muel entra. 

I] avait à la main une petite fiole qu’il déposa sur la 
cheminée. 

— Ah! te voilà, dit Julius. 

— Oui, dit Samuel. Et je t'apporte une nouvelle, 

— Une nouvelle qui me concerne ? 

— Une nouvelle qui concerne tout le monde, 

— Qu'est-ce donc?. 

— Le ministère Martignac est décidément tombé. Le mi- 
nistère Polignac le remplace, La nomination paraîtra de- 
main au Moniteur. 

— Ce n'est que cela, ta nouvelle? dit Julius, en appa- 
rence indifférent, 

— Diable! s'il t'en faut d'autres, tu es difficile. C'est tout 
simplement la guerre qui commence, La provocation part 
du roi, tant pis pour luil Vois-tu, cette nomination sora 
dalée du 8 août 1829, Eh bien! sans être un grand sorcier, 
je te parie que le 8 août 1830 Charles X ne sera plus sur 
le trône, La destitution du ministère de Martignac, cost la 
démission de la royauté, 

— Qu'est-ce que cela me fait? répondit Julius, Je ne me 
soucie plus de la politique, J'ai à te parler de choses bien 
autrement sérieuses, 


16 DIEU DISPOSE. 


————— Eee 


Frédérique se leva. 

— Je vous laisse, dit-elle. 

— Oui, permettez-moi de vous renvoyer, ma chère fille, 
dit Julius en souriant. J'ai à causer avec Samuel de cho- 
ses qui vous regardent trop pour que vous puissiez les 
entendre. Mais vous pouvez sortir sans regret, vous ne se- 
rez pas absente de notre entretien, croyez-moi. 

Frédérique sortie, Samuel déboucha la fiole qu’il avait 
apportée, la vida dans un verre, et vint à Julius. 

— Bois, dit-il. 

Julius prit le verre. 

— Qu’est-ce donc, demanda-t-il, que cet étrange élixir 
que tu me fais prendre depuis quelques jours, ct qui glace, 
ce me semble, dans mes veines, le peu de chaleur que 
mon sang y conserve encore? 

— Bois, te dis-je, enfant qui rechignes devant une me- 
decine à prendre. Ton sang brûlé a besoin que je le re- 
froidisse ; il ne peut retrouver un peu d’animation que 
dans l’engourdissement, comme après une nuit d’orgie on 
se refait dans le sommeil. Ceci est le suc d’une plante que 
jai découverte dans l'Inde. C'est une réparation d’une 
puissance incroyable. Ce breuvage conserve le sang dans 
cette sorte de glace. Mais, que diable! tu n’as pas besoin 
d’être fringant et jeune! Pourvu que tu vives! Tu n’exi- 
ges pas que je te rende tes vingt ans; je te promets de 
ten ajouter une douzaine. 

— Une douzaine d'années? dit Julius. C’est plus que je 
n’en réclame et que je n’en espère, et c’est justement là- 
dessus que je veux te poser une question, pour moi solen- 
nelle. 

Il but et reprit : 

— Écoute, ami, je suis un homme et nous sommes 
seuls. Tu me connais assez pour savoir que je suis capa- 
ble de tout entendre. Donc, j'entends, je veux que tu me 
dises mon état réel, 

— Mais... tu le sais. 

— Non pas. Ton amitié pour moi t’a jusqu'ici poussé à 
me montrer Pavenir en beau, à ne me parler que des bon- 
nes chances, à me promettre tout. Mais, vois-tu, je ne 
crains qu’une chose, c’est d’être pris au dépourvu; c’est 
de m’en aller subitement, sans en avoir conscience, sans 
le savoir. Tu es un trop grand médecin pour ne pas con- 
naîlre, à une semaine près, les instants qui me sont 
comptés. Eh bien! je demande, jexige comme un service 
que tu m’apprennes toute la vérité, 

— Tu le veux? dit Samuel hésitant. 

— Je le veux et je Ven prie. Et une chose qui va te reti- 
rer lout scrupule, c’est que, quoi que tu me dises, tu ne 
me diras rien de pire que ce que je me dis moi-même, 
Celle prostration que je ne puis vaincre m’avertit assez. 
Je ache de temps en temps de me relever de ce lit et de 
ce fauteuil, et de me tenir droit, mais je retombe bien vite, 
La position horizontale est déjà une habitude pour moi. 
De là au tombeau il n’y a pas loin, Voyons, mon vloux 
camarade, au nom de notre enfance et de notre jeunesse, 
combien me reste-t-il de minutes? 

— Tu veux toute la vérité? répéta Samuel, 


— Toute la vérité, dit Julius, 


— Eh bien, le probable, mais songe que c’est souvent 
l'invraisemblable qui arrive, le probable est que ta vie est, 
en effet, épuisée. J'espère encore. Suse, tu le vois, des 
moyens héroiques. Tu parles de minutes, je te réponds 
que tu vivras encore des mois, peut-être des années, Mais, 
puisque tu me le demandes en ces termes, je ne crois pas 
que tu aies devant toi cette longue série de jours que ré- 
vent, si souvent en vain, les hommes les is robustes et 
les mieux constitués. 

— Merci, Samuel, dit Julius. Je te suis reconnaissant de 
m'avoir parlé ainsi. Tu m'as rassuré, d’ailleurs. Tu me 
promets des mois, et je n’espérais pas même des semai- 
nes. 

— Au reste, reprit Samuel, la durée de la vie dépend 
encore bien plus de toi que de mes remèdes. L'essentiel 
est d'éviter toute émotion plus forte que toi. Une impru- 
denee te tuerait sur le coup. 

— Cela étant, dit Julius, il est temps que Lothario re- 

icune. Je vais lui écrire une lettre encore plus pressant 
que les autres. Je ne comprends pas ce qui peut le retenir 
à Berlin, malgré les vingt lettres que je lui ai écrites de- 
puis trois mois. Il ne peut plus dire maintenant que c’est 
à cause de l’ambassade, puisque j'ai envoyé ma démission, 
et que j'attends mon successeur d’un instant à l’autre, 

— Tu luias écrit de hater là-bas ton remplacement. Il 
remplit ta volonté. 


— Mais non, je sais que mon remplaçant est désigné. A 
présent tout est donc fini, et Lothario nous serait plus né- 
cessaire ici qu'autre part. Quand mon successeur va arri- 
ver, Lothario le mettrait au courant, et je voudrais même, 
et j'obtiendrais sans doute qu’il restât tout à fait auprès de 
lui : Lothario est trop jeune, lui, pour me suivre dansma 
retraite, Il est parti pour quinze jours, et ces quinze jours 
ont déjà duré trois mois, et il ne parle pas de revenir. Il a 
fait un voyage à Vienne. Il n’écrit que des réponses va= 
gues et brèves. Il a évidemment quelque chose, 

— Eh! il a une maîtresse, dit Samuel. 


— Qu'en sais-tu? demanda Julius, qui aurait bien voulu 


ns 


se reprendre à cette explication. 

— Je sais son âge, répondit Samuel. Qu'est-ce quo tu 
veux qui retienne un jeune homme, beau, charmant, spi- 
rituel et riche? Ne te souviens-tu pas de ce qu'est Vienne? 
Toutes les femmes lui auront sauté au cou. Nous autres, 
nous sommes graves, moroses, austères. Tu joins à cela 
d'être malade. Je ne voudrais pas calomnier ton neveu, 
rois c'est un jeune homme. [i y à un contresens absurde 
à vouloir enfermer un garcon de sa figure dans une char- 
bre de malade. C'est bon pour Frédérique qui n'a pascom- 
mencé de vivre, et pour moi qui ai fini. Mais Lothario 
s'amuse, ot il fait bien, Tu n'es pas assez égoiste pour lui 
en vouloir. Ne t'inquiète plus de lui, si tu l’aimes. Tu 
plains quelqu'un qui ne se plaint pas, sois-en certain. 

— N'importe ! dit Julius, je vais lui écriro une dernière 
lettre, et je suis sûr qu'il ne me laissera pas mourir sans 
l'avoir revu. 

— Oh! dit Samuel, situ ne veux que cela, il aura, j'es- 
père, bien le temps de se brouiller avec toutes ses mats 


DIEU DISPOSE. 17 
ee ee 


tresses et de revenir avant qu'il ne soit Pheure de dicier 
ton testament. 

— L'heure peut sonner plus tôt que nous ne pensons. 
Il est temps qu’il fasse ses préparalifs de retour, et que, 
moi, je fasse mes préparatifs de départ. 

— Que veux-tu dire? 

— Je veux dire qu’en effet, je vais, selon ta parole, dic- 
ter mon testament. 

— Bon! encore une fois tu n’en es pas là, s’écria Sa- 

uel. 

— Qu'importe! dit Julius, que je le dicte une semaine 
plus tôt ou plus tard? A quoi bon remettre une chose né- 
cessaire? Je serai plus tranquille, ce devoir accompli. J'au- 
rai une inquiétude de moins dans l'esprit, je ne craindrai 
pas de m’en aller sans avoir remercié ceux qui m'ont 
rendu service, et je ne m’en porterai que mieux. Au reste, 
ce west pas d'aujourd'hui que j’y pense. J'ai déjà arrèté 
dans ma pensée ce que je veux faire. Inutile de le dire 
que je ne tai pas oublié. 

Samuel fit un geste de refus. 

— Oh! je sais, reprit Junus, que ton ambition est plus 
haute que l'argent. J'ai voulu seulement que tu n'eusses 
jamais besoin de personne. Les nécessités matérielles sont 
les barreaux de la cage où la société enferme les grands 
cœurs et les grandes idées, Tu ne refuseras pas la liberté 
et le plein air. D'ailleurs, ce n’est pas un don que je te 
fais, c’est une dette queje te paye, et tu ne voudras pas que 
mon tombeau te fasse banqueroute. Passons à Lothario. 

Samuel écoutait, impassible en apparence, ému au 
fond. 

— Lothario est mon seul parent, poursuivit le comte 
d'Éberbach. Et encore il n’est mon parent que par 
alliance. J'ai fait sa part. Je lui donne le château d'Éber- 
bach et ce qu’il faut pour y vivre seigneurialement. Il y 
trouvera le souvenir de sa tante Christiane, qui l'a aimé 
comme elle savait aimer, Jaime micux que ce soit lui 
qu'un autre qui habite avec ce souvenir. Reste maintenant 
Frédérique. 

Il y eut un moment de silence. 

Julius ne savait comment continuer. Samuel regardait 
Julius, attentif et profond, pareil au poëte dramatique qui 
suit le mouvement et l'intonation qu'il a indiqués à l’ac- 
teur chargé d'interpréter sa pensée. 

Samuel prit la parole. 

— Ceci est plus embarrassant, dit-il, Tu n'as, en somme, 
que quarante ans, Il est difficile qu'un homme, jeun 
encore, et connu par toutes sortes de bonnes fortunes, 
lègue une somme considérable à une jeune fille sans lui 
léguer en même temps... 

— Le déshonneur, n'est-ce pas? dit Julius en soupirant. 
C'est juste, et je me le dis bien. Mais que faire! 

— Je te le demande, répliqua Samuel voulant le forcer 
à dire son dernier mot. 

— J'avais bien pensé, reprit Julius, à tourner la diff) 
culté en maxiant Frédérique à quelqu'un que j'aurais eu 


Io droit d'enrichir, Par exemple Lothario... 


— Lothorio! interrompit Samuel avec un accent de mo- 
nace. 


— Tout aurait été simple. si Lothario et Frédérique 
s'étaient aimés. J'aurais laissé tous mes biens à Lothario 
qui, en l’épousant, les lui aurait naturellement apportés. 
Jai cru un moment que Lothario l’aimait, au ton dont il 
m'avait parlé d’elle la première fois qu’il l'avait entrevue. 
Mais, depuis, j'ai reconnu que je m'étais trompé. S'il l'ai- 
mait, il ne s’entéterait pas à rester éloigné de la maison 
quand elle y habite. A moins qu’elle ne l’ait repoussé et 
découragé d’une façon décisive. Dans tous les cas, qu’il 
ne l'aime pas, ou qu’il soit retenu là-bas par une autre, 
ou que ce soit Frédérique qui ne veuille pas de lui, il n’y 
a pas à songer à les marier. Et pourtant je ne vois pas 
d'autre moyen qu’un mariage. 

— Ni moi non plus, dit Samuel, fixant toujours sur Ju- 
lius son regard percant et impénétrable. 

— Mais quel mari prendre que j'aie le droit de faire 
riche? Je ne puis léguer une somme importante qu’à Lo- 
thario ou a loi. Et tu es pour Frédérique un mari plus 
impossible encore que Lothario. 

— Ah! tu trouves? dit Samuel. 

— Sans doute, il y a la disproportion d'âge; et puis 
ton caractère. Je doute, à te parler franchement, continua 
en riant Julius, que ta nature soit faite pour rendre bien 
heureuse une femme. 

— Mais, dit Samuel avec quelque amertume, il est pos- 
sible que Frédérique ne pense pas là-dessus absolument 
comme (oi? 

— Si elle pensait autrement, reprit sérieusement Julius, 
je l'avoue que je serais le premier à la dissuader d'un 
acte qui, pour moi, ne serait chez elle que l'irréflexion de 
la reconnaissance. 

— Je plaisantais, dit Samuel glacial. Mais tu as sans 
doute trouvé un meilleur moyen d'enrichir Frédérique 
sans Ja compromettre. 

— J'en ai trouvé un, en effet. 

— Parle, dit Samuel. 

— C'est que c’est embarrassant et attristant à dire, re- 
prit Julius. En deux mots, j'ai fait ce raisonnement : Le 
mariage n’est ici que le prétexte et l'accessoire; or, la 
cause la plus légitime qui me permette de léguer à Fré- 
dérique une parlie considérable de ma fortune, c'est. 
c’est qu'elle soit ma femme. 

— Eh bien! j'y avais pensé, dit tranquillement Samuel. 

— Tu y avais pensé? reprit Julius non sans mélancolie. 
C'est qu'en effet c'est le plus simple, et que par là tout 
s'arrange. Et pour ce mariage... de transition, où trouver 
dans des conditions meilleures et plus sûres un époux... 
qui n'on soit pas un. Moi, je no serai pas une bien longue 
gûne dans sa vie. Dans quelques mois, je serai mort, et 
elle sera riche. Avec tout autre, son mariage est une 
chaine, avec moi, c'est la liberté. 

— Rien de plus juste. 

— Ainsi, tu ne désapprouves pas mon idée, Samuel? 

— Jo l'approuvo pleinement, 

— Tu aimes véritablemont Frédériquel Je ne Vennuierai 
pas longtemps, va. Kilo aura toulo sa vio à etre indépen= 
dante. Et moi, les jours qui me restent seront consolés et 


éclairés par elle, Désormais, sa sollicitude filiale, si char 


18 DIEU DISPOSE. 


mante, sera son devoir et mon droit. Eh bien! puisque tu 
es de mon avis, veux-tu te charger de la sonder? Tu com- 
prends : de ma part, l'ouverture est un peu délicate, et je 
ne veux ni qu’elle s’effarouche ni qu’elle se méprenne. 

— Je ferai tout ce qu'il te plaira, dit Samuel, 

— Elle est dans sa chambre, reprit Julius. Tu serais 
bien excellent d'aller lui parler tout de suite. 

— J'y vais. : 

— Merci. Tu n’as, ajouta Julius avec un sourire triste, 
que ces deux choses à lui dire: d’abord, que je mourrai 
bientôt, que je le lui promets, qu’elle soit bien tranquille. 
Et puis que jusque-là, ma tendresse ne veut, ne peut, ne 
doit être que paternelle. Ne me présente pas, cela va sans 
dire, comme un mari, mais comme un père. 

— Sois sans inquiétude. Je la persuaderai. 

— Va. C'est à elle, non à moi, que tu rends service, 

Samuel sortit, 


En allant à la chambre de Frédérique, ä murmurait 
entre ses dents : 

— Je lui avais pourtant dit qu’une imprudence pouvait 
le tuer raide. Et celle-ci peut compter pour une! Une ten- 
dresse paternelle! je voudrais bien voir qu'il en eût une 
autre. Mais s’il croit que je vais m’en rapporter à sa pa- 
role! Ah! que tu le veuilles ou non, j'y mettrai bon 
ordre! L’imbécile! il pouvait se sauver en me la donnant. 
I a manqué cette chance. Tant pis pour lui! Il faut que 
Frédérique l'épouse, puisque c’est le seul moyen mainie= 
nant. Mais, au rebours de ce qui se passe dans Hamlet, je 
réponds que les plats refroidis de la noce pourront servir 
à une autre cérémonie. Faisons d’abord le mariage, il ne 
restera plus qu’à défaire le mari. 

Il était devant la porte de la chambre de Frédérique, 

— Il s’agit maintenant de préparer l’autre partie de la 
comédie tragique. 

Il frappa à la porte, et Frédérique vint ouvrir, 


XXVII. 
L'ANAIGNÉE REPAIT SA TOILE, 


En entrant dans la chambre de Frédérique, Samuel prit 
un air lugubre. 

Son plan d'imposture était simple: 

— Elle sait que je l'aime, s'était-il dit, ef je vais lui de 
mander sa main pour un autre. Ce n’est pas là une grande 
marque d'amour, pour clie qui ne sait pas à quel point je 


suis décidé à trancher ce nœud à peine noué. Eh bien! 
justement, il faut que ce soit là une preuve d'amour. Il 
faut que je paraisse renoncer momentanément à elle, pour 
elle. Je profiteral dé celte occasion pour me faire grand ct 
ginéroux à 608 yous, et pour me donner le prestige d'une 
abn ion 10, Je vols maintenant quo c'est tou- 
jours de cette faron qu'on réuesit, ct qu'il faut mentir 


pour qu’une femme vous croie et vous aime. J'aime Fré- 
dérique, je mentirai 

Frédérique fut frappée de la figure morne de Samuel. 

Elle le regarda tout inquiète, i 

— Quy a-t-il donc? demanda-t-elle. Est-ce que mon- 
sieur le comte d'Éberbach serait plus mal depuis que je 
Vai quitté. ; od 

— Non, tranquillisez-vous, Frédérique, Ce n’est pas lui 
qui esi le plus malade ici. 

— Qui done est malade? 

— Asseyez-vous, dit Samuel; j'ai à vous parler. 

Frédérique s’assit; Samuel prit une chaise près-d’elle. 

— Je vous écoute, reprit la jeune fille. FES 

— Oui, dit Samuel, il y a, dans cette maison, dans 
cette chambre, quelqu’un qui souffre, à cette heure, plus 
que le comte d'Éberbach. 

"— Qui donc? 

— Moi. j 

— Vous, mon ami, s’écria Frédérique. Qu'avez-vous 
donc? 

— Quand vous nous avez laissés seuls tout à l'heure, le 


comte d’Eberbach et moi, Julius vous a dit que yous ne 
seriez pas absente de notre conversation. Il m’a, en effet, 


parlé de vous. H a formé, à votre sujet, un réve qui me 
jette dans la plus cruelle perplexité, 

— Un rêve où je suis mêlée ? 

— Un rêve qui dérange tous les miens. Je vous aime 
Frédérique, vous le savez, et je crois que vous le sentez 
J'ai pour vous autre chose qu'une affection paternelle; je 
vous aime avec jalousie. Alors vous comprendrez et vous 
me pardonnnerez le premier moment de douleur que m'a 
causé ia prétention de Julius. Il m'a demandé votre main. 

— La main? Et pour qui? balbutia la jeune fille qui 
eut dans les yeux un éclair d'espérance. 

Pour qui, en effet, le comte d’Eberbach pouvait-il de- 
mander la main de Frédérique, sinon pour son neveu, pour 
Lothario, dont il avait enfin compris le départ ou qui lui 
avait écrit sa confidence ? . 

Mais le premier mot de Samuel éteignit dans Je cceur de 
la pauvre enfant cette aube d'espoir et de joie. 

— Le comte d’Eberbach m'a demandé votre main pour 
lui, dit-il. 

— Est-ce possible ? s'écria Frédérique altérée. 

—Cela devait arriver. Comment, en vous'voyant si douce, 
si dévoude, si belle, tous les jours, à chaque instant, com- 
ment ne vous aurait-il pas aimée ? La pensée de se séparer 
de vous maintenant attriste sa convalescence. Il voudrait 
vous empêcher de le quitter jamais, ct quel meilleur 
moyen de vous relenir près de lui que de vous ¢pou~ 
sor? * 

— Il y en aurait un autre, pensa Frédérique. 

Mais cle né dit pas une parole. 

— Voilà donc sur quoi il m'a chargé de vous consulter, 
poursuivit Samuel ; il croit sa mort prochaine, et je crains 
qu'il ail trop raison; et il voudrait, avant de mourir, 
avoir au moins la joie de vous nommer sa femme. 

— Sa femme ! murmura Frédérique. 
range caprice d'un cœur 


— Oui, comprenez-vous cot 6 


DIEU DISPOSE. 79 
SP La Toe eaten 
qui va cesser de baltre? Je sais bien qu'il ne vousdemande | d'argent, -je suis heureuse de pouvoir vous prouver 
absolument que de lui continuer cette affection filiale dont | qu'entre la richesse et vous, je ne préférerai jamais la Tie 
‘vous lui consolez ses dernières heures. Je sais bien | Chesse. ; 
qu'il vous respectera comme son enfant. Mais moi, qui — Diable ! j'ai été trop touchant, pensa Samucl. Modé- 
vous aime, moi qui ai conçu et exprimid avant Julius le! Tons le sentiment. 
désir qui est ma vie, je ne puis supporter tranquillement Et, serrant la main de Frédérique : 
qu’un autre, füt-ce un ami mourant, donne avant moison — Merci, dit-il ; je n’oublicrai jamais ce que vous venez 
nom à celle qui a promis de porter le mien. de me dire; mais je n’accepte pas. D'ailleurs, il ne faut 
rien s’exagérer. Je me raisonnerai. Ce mariage, je le sais 
trop, ne sera pas de ceux dont la jalousie la plus ombra- 
geuse puisse s'effaroucher. C'est un moment à attendre. 
Et ce moment sera court, je vous en réponds. 

Il prononga ces derniers mots d’un ton résolu et singu- 
lier qui fit frissonner Frédérique. 

— Il est donc bien malade ? demanda-t-elle. 

— Oh! il n’a pas six mois à vivre, si cela peut s’appeler 
vivre que de languir, inerte et expirant sur un fauteuil. 
Aussi ce n’est pas lui que je rdoute. 

— Qui donc redoutez-vous ? dit Frédérique. 

— Vous, reprit Samuel après un silence, 

— Comment? fit-elle, ne comprenant pas ce qu'il vou- 
lait dire. 


— Je vous ai fait une promesse, en effet, dit lentement 
Frédérique, et vous pouvez compter que je la tiendrai. Je 
suis à yous, et vous n’aviez pas besoin de me consulter 
pour répondre à monsieur le comte d’Eberbach. Je re- 
fuse. 

— Oui, vous êtes un ange, dit Samuel; mais moi ai-je 
le droit d’abuser de votre générosité. et puis-je répondre 
à votre dévouement par mon égoisme? Faut-il que, pour 
me rendre heureux, deux êtres souffrent? surtout quand 
ces deux êtres sont l’homme que j'aime comme un frère, 
et la femme que j'aime, plus qu'une sœur ? Ne suis-je pas 


tenu, sous peine d’être un misérable, à renoncer à une 
joie d’où résulterait pour lui la mort, pour vous la pau- 


vreté ? 
— Vous avez bien pu, orpheline et pauvre, me permet- 
Il s'arrêta, comme luttant ct reprenant des forces pour Pay CP P AR E j 
crie tre de vous aimer et me promettre que vous seriez à moi. 
es 


Mais quand vous serez comtesse d’Eberbach et riche... 

— N'achevez pas, interrompit-elle. Mon présent, mon 
avenir, quels qu'ils soient, ne peuvent pas faire que mon 
passé ne soit pas. Et c'est mon passé qui me lie à yous 

— Allons donc ! pensa Samuel. 

— Je vous répèle ici, poursuivit Frédérique, ce que je 
vous ai dit à Ménilmontant. Je vous appartiens. Si vous 
me défendez de céder au dernier vœu du comte d’Eber- 
bach, je vous obéirai. Si vous croyez que nous devons lui 
faire cette suprême joie, je ne refuserai pas d'adoucir à un 
mourant le rude passage de cette vie à l’autre ; mais mon 
engagement vis-à-vis de vous ne Scra pas rompu pour 
Cela. Ce sera un ajournement, rien de plus. Qu'est-ce que 
la richesse et le rang peuvent faire au sentiment et au 
devoir ? Ne serai-je pas toujours celle que vous avez re- 
cnoillie et élevée? Ne vous devrai-je pas toujours d’être au 
mondo? Mon changement de fortune ne sera qn’une rai- 
son de plus d'être à vous. Je ne cesserai pas d'être votre 
débitrice, juste au moment où je pourrais vous payer. 
Quand j'étais pauvre, vous veniez; si je suis riche, j'irai à 
vous. 

— Merci! s'ocria Samuel, joyeux pour de bon et sans 


LA 

Il reprit : 

— Mon ami se meurt. I] ne vit plus que par cette es- 
pérance suprême. La briser, c'est briser son existence. 
C'est véritablement un meurtre. Le dissuader de celte 
pensée ? impossible, Il y tient avec cette obslination pas- 
sionnée qui est particulière aux enfants et aux mourants. 
Mon amitié lutte douloureusement ayec mon amour. Je 
sens qu'il y a presque un crime à refuser à une pauvre 
âme qui va s’éleignant, cette joie suprême qui ne fait tort 
à personne dans ce monde et qui lui ferait emporter dans 

“l’autre un sourire, 

— Vous êtes bon, dit Frédérique, touchée de l'accent 
dont Samuel prononçait ces paroles généreuses. 

— Mais ce n’est pas à Julius que je pense surtout, re- 
prit Samuel, je pense à vous. Ce mariage vous fait à l'ins- 
tant même riche à milllions, et donne à votre beauté, à volre 
esprit, à votre cœur si charmant, la plus magnifique et la 
plus éblouissante hordure que vous ayez jamais pu entre- 
voir dans le plus téméraire de vos rêves. Ai-je le droit 
de vous priver de cet avenir de flamme et de splendeur? 
Puis-je le vouloir, si jo vous aime? Ce serait À maudire 
l'amour, s'il consistait à appauvrir une femme qu'on aime! 
Jo ne yeux pas quo vous me maudissiez. 

— Ne craignez rien, mon ami, répondit Frédérique al- 
tendrie. Vous me connaissez trop pour croire que j'allach 
tant d'importanco à l'argent. Je ne sais pas co qu'on 
peul on faire, Elevéo dans la solitude, je n'ai jamais eu 
de besoins, et j'ignore à quoi peut servir le luxe, N'ayez 
done pas peur que je vous reproche jamais de m'avoir [il 
manquer une occasion de richesse, Si monsieur le com! 
d'Eberbach était pauvre, et s'il n'y avait là que les der- 
nioys jours d’unc noble existence à consolor, j'aurais pu 
regretter de n'être pas libre, Mais du moment qu'il s'uxi 


Mélange, cette fois. Cette certilude mo donnera la force 
de m'immoler au bonheur de Julius. Ainsi, yous ac- 
ceplez ? 
— M'y aulorisez-vous ? dit-elle, 
— C'est moi maintenant qui vous en prie, dit Samuel, 


— Alors, j'acceplo, 

— Jo vais porter cette bonne nouvelle à Julius tout de 
suite, car il doit attendre dans une impatience cruolle, A 

nlôt, et encore morci, 

Ii sorlit, laissant Frédérique on proie à une én ation 
inoxprimable, 

tle, la femme du comte d'Eberl ! Cette bru: pio 


80 DIEU DISPOSE. 


Ne 


modification dans sa destinée la troublait profondément, 
Ce n’est pas qu’elle sesentit triste. Elle avait pour le comte 
une tendresse réelle et sincère. Certes, un tel mariage ne 
répondait guère à l’idée qu’elle s'était faite dans ses rêve- 
ries du bonheur et de l'amour. Ce n’était pas cette inti- 
mité affectucuse d’une part, respectueuse de l'autre, 
qu’elle s'était figurée en pensant à l’homme dont elle se- 
rait la femme. Mais ce n’était pas entre le comte d’Eber- 
bach et Lothario qu’elle avait le choix, c'était entre le 
comte d’Eberbach et Samuel Gelb. 

Ef, a tout prendre, la nature fraternelle et facile de 
Julius lui faisait moins peur que le caractère sévère et 
dominateur de Samuel. 

Samuel, en sortant de la chambre de Frédérique ne ren- 
tra pas tout d’abord dans celle de Julius, mais s'arrêta 
dans la pièce qui la précédait, et, appuyant son front à la 
roisée, pomenant ses doigts sur les vitres, et regardant 
machinalement dans la cour, respira et songea. Il avait 
besoin, si fort qu'il fût, de se reposer un instant de la dure 
besognequ’il venaitde commencer et qu’il allait poursuivre. 

La joie n’était jamais qu’un éclair dans cette âme sombre 
et profonde. En rentrant chez Julius, le plaisir qu'il avait 
éprouvé à arracher le consentement de Frédérique, et à 
lui faire promettre qu’elle serait à lui après comme avant 
la richesse, était déjà totalement éclipsé, et avait fait place 
à un nuage de maussaderie amère. 

— Voilà donc où j'en suis arrivé à force d’habileté, de 
combinaisons et de fatigue, se disait-il. J’en suis arrivé à 
ne plus compter que sur la vertu humaine : Je compte sur 
la parole de Frédérique et sur la noblesse de Julius! 

Tout mon plan est basé sur ceci, que Frédérique, une 
lois riche, une fois comtesse, une fois libre de tout ce qui 
ja maintient en mon pouvoir, se souviendra du serment 
qu'elle m’a fait pauvre et ployée; que la comtesse se sou- 
vicndra du bâtard, que le million se souviendra du pau- 
vie! Tout mon avenir, tous mes calculs, toute ma gran- 
deur, toute ma solidité reposent sur ce sable mouvant : la 
fidélité d’une femme. 

Quant à Julius et à sa promesse de traiter Frédérique 
en fille et non autrement, je m'arrangc'ai de façon à ce 
qu'il wait pas le temps de faiblir. Il l'a voulu, tant pis 
pour lui! Je ne pouvais pas faire autrement, Les pères 
meurentayantlesenfants, C’est la loi de la nature. fl mourra 
avant Frédérique, il mourra le jour deson mariage. C’estdit. 

Toul est pour le micux. Julius mort, je ramènerai Fré- 
dérique à Ménilmontant. Je suis son tuteur. Le moins que 
puisse faire Julius, est de me nommer son exécuteur 
leslamontaire, Je tiendrai Frédérique éloignée de Lothario. 

Pendant ce temps, les. événements politiques suivront 
leur cours. Le ministère Polignac est un défi auquel la 
France va répondre par une révolution, Évidemment, 
cette révolution d'un grand peuple échappera aux mains 
qui prétendent la diriger, Elle ira au delà de leur volonté 
cl les noiera dans son courant. Je serai puissant, je scrai 
riche, je serai ce que je voudrai, je dominerai co chaos 
qui va résuller d'un monde qui se dissout et d'un monde 
qui se conslilue, Je tiendrai Frédérique par l'admiration. 
Que sera ce puéril Lothario, à côt6 du Napoléon de la dé- 

cratie 1 


a 

L'avenir est à moi. Tous vont m’aimer, tous vont me 
bénir. 

A commencer par Julius lui-mème. Hé! hé! c'est vrai! 
il me devra de mourir en plein bonheur, lui qui végétait 
dans l’apathie et dans la satiété. 

Mais hâtons-nous de tout terminer, «2 crainte que Lo- 
thario ne revienne trop tôt, et ne nous mette des bâ- 
ions dans les roues, 

Et il entra dans la chambre de Julius. 


XXVIII 


LA PROVIDENCE FAIT SON OEUVRE, 


Un soir de septembre 1829, le soleil venait de disparaître 
derrière les collines qui dominaient le château d’Eberbach, 
une voiture s'arrêta à la grille. 

Le portier, appelé par le postillon, sortit, vit la personne 
qui était dans la chaise de poste, et ouvrit la grille en 
toute hâte. La voiture entra dans la cour et alla jusqu’au 
perron. 

Il en descendit Lothario. 

Le neveu du comte d’Eberbach venait de Berlin et re- 
tournait à Paris. 

Les domestiques accoururent avec une sorte d’empres- 
sement maussade. 

— Est-ce que monsieur Lothario vient pour quelques 
jours ? demanda le plus hardi de la bande. 

— Peut-être, répondit Lothario préoccupé. 

Les domestiques firent une grimace. A force d’être lou- 
jours seuls au château, ils avaient fini par le regarder 
comme à eux, et Lothario, quand il venait, leur faisait 
l'effet d’un étranger qui s’introduisait dans leur propriété. 

On remisa la voiture, et Lothario entra dans le chateau. 

— Alors, si monsieur couche, reprit le domestique qui 
avait déjà parlé, il va falloir faire son lit? 

— Apparemment, dit Lothario. 

— Monsieur soupe-t-il ? demanda encore le domestique. 

— Non, je n'ai pas faim, j’ai mangé en route. 

Le domestique s’éloigna, se contentant de cette conces- 
sion. 

Cinq minutes après, on revint dire à Lothario que sa 
chambre était prête. Les domestiques s'étaient dépêchés le 
plus possible, voulant se débarrasser tout de suite de cet 
intrus qui avait l'audace de venir chez lui. 

Lothario n'était pas en humeur de s’'apercovoir de 
de Ja réception qu'on lui faisait, IL avait l'esprit oc- 
cup d'autre chose que des dispositions des valets à son 
égard. 

Il se coucha, pour dormir et oublier. Mais, soit que Ta 
secousse du voyage eût trop agité son sang, soit que le 
souci qu'il avait dans l'âme ne voulût pas lui laisser une 
heure de trêve, il ne put s'assoupir, Toute la nuit se passa 
dans cette inquiétude pénible et laborieuse, mille fois plus 
faligante que la veille, Cependant, vers le matin, le corps 
l'emporta, et il s'endormit d'un de ces sommeils lourds qui 
succèdent aux nuits fébriles, 


- DIEU DISPOSE, 


Quand il rouvrit les yeux, le soleil était levé depuis long- 
temps. Il sonna un domestique, s’habilla et sortit de sa 
chambre, 

Avant de descendre, il entra dans le petit salon occupé 
autrefois par Christiane, 

Ul avait l'habitude, quand il était dans ce château, d’al- 
ler tous les jours s’agenouiller et prier dans ce cher lieu, 
encore plein de celle qui avait remplacé pour luisa mére. 

Il poussa la porte et entra. 

Tout a coup il jeta un cri. 

Dans ce salon, il y avait le portrait de sa mère. Chris- 
tiane avait toujours gardé le pieux souvenir de sa sceur 
morte. Bien des fois, au presbytère de Landeck, lorsque 
Lothario était enfant, Christiane l’avait conduit devant le 
portrait pour qu’il connût sa mère t pour que la pauvre 
entorrée restat vivante au moins dans le cœur de son fils. 

Et bien, ce portrait de sa mère, c'était le portrait frap- 
pant de Frédérique. 

C'était la même pureté dans le regard, la même trans- 
parence limpide, les même cheveux blonds. La mère de 
Lothario avait été peinte à l’âge qu'avait maintenant Fré- 
dérique. Lothario ne pouvait détacher ses yeux de cette 
toile qui contenait ses deux plus vives tendresses : toute 
sa piété et tout son amonr. 

Frédérique ressemblait à sa mère ! Voilà donc pourquoi, 
en apercevant pour la première fois la jeune fille, il s'était 
imoginé l'avoir déjà connue, déjà aimée. Voilà pourquoi 
il s'était senti entrainé vers elle par une si subite et si ir- 
résisliblesympathie. 

Mais d'où pouvait provenir une si étonnante ressem= 
blance ? Alors il se rappela ce que leur avait dit, à Frédé- 
rique ct à lui, cette femme mystérieuse qui l'avait introduit 
dans la petite maison de Ménilmontant : ils n'étaient pas 
étrangers l’un à l’autre, avait-elle dit; il avait le droit de 
veiller sur Frédérique, de la protéger, de la défendre. Pa- 
roles étranges, que cette étrange ressemblance confirmait 
aujourd’hui. Il y avait donc réellement parenté entre Fré- 
dé rique et lui! Ils étaient donc de la même famille! Hélas! 
à quoi bon, puisqu'ils étaient séparés à jamais par une 
cestinée hostile ? A quoi bon ces liens du sang que la vie 
venait de rompre? 

il passa toute la journée devant le portrait. 

Le soir, il l’emporta dans sa chambre et Vaccrocha au 
pied de son lit. Il voulait s'endormir en le regardant; il 
ressentait un charme mélancolique à avoir sous les yeux, 
dans ce cadre étroit, son passé et son avenir, Lequel des 
deux était le plus triste? Le passé sans vie, ou lavenir 
sans amour? 

Le lendemain, il se résolut à partir. Dès le matin, il 
s'occupa de mettre en ordre les dépenses ct les comptes 
des domestiques, de commander les réparations nécessai- 
res, de tout régler pour l'année qui allait suivre, il dé- 
jeuoait quand un domestique entra, assez embarrassé, 

— Monsieur... dit le domestique; et il s'interrompit, 
N’osant continuer, 

— Eh bien! qu'est-donc, Hans ? demanda Lothario, 

— C'est que... balbutia Hans. 

— C'est que, quoi ? 


81 


— C'est qu’il y a là une dame. 

— Quelle dame? 

— Il ne faut pas que Monsieur se fache, poursuivit 
Hans avec un peu plus d’assurance. C’est une dame bien 
riche et bien belle, et qui admire bien le chaicau. Allez. 
Ce n’est pas pour abîmer qu’elle vient ici; au contraire, 
elle se mettrait à genoux devant un bonhomme de pierre 
plutôt que d’y toucher. 

— En un mot, que veut cette dame? dit Lothario impa- 
tienté. 

— Je dis cela à mousieur, reprit Hans, parce que mon- 
sieur nous avait défendu de laisser entrer personne dans 
le château en son absence. Nous comprenons bien l'idée 
de monsieur. Il paraît qu’autrefois il sest passé ici des 
choses pas très-gaies ; 11 y a partout ici des souvenirs de 
famille, et monsieur ne veut pas que les passants mar- 
chent dessus. Mais ce n’est pas pour l'argeut que celte 
dame nous a donné que nous l’avons laissée entrer. Eile 
nous en à donné beaucoup, je le reconnais ; elle nous en 
aurait donné vingt fois davantage que nous l’aurions !ais- 
sée entrer tout de même. Mais ce n’est pas pour ce mou 
que nous avons consent. C'est que c'est uue dame artiste 
qui a besoin, pour le méver qu'elle fait, de voir de beaux 
meubles. Alors, au printemps, clic état veuuc, ct elle 
avait dit quelle reviendrait. 

— C'est une dame qui demande à visiter le chitcau? 

— A le revisiter, car je vous assure qu'elle la grande- 
ment visité ja dernière fois. Comme vous êtes Wi, par 
malheur, nous ne pouvons pas prendre sur nous do Jui 
donner la permission. Alors elle m'a dit de vous la de- 
mander, vous priant de ne pas refuser. 

— Soit, dit Lothario. Allez chercher cette dame. 

Un instant après, Hans revint, amenant une dame vêlue 
de noir. 

Celle-ci fit un signe au domestique qui sortit. Alors elle 
écarta son voile. 

C'était Olympia. 

— Vous ici, madame ! s’écria Lothario d’abord stupéfait. 

Puis il se prit à sourire à une idée qui lui venait, 

— Ce n’est probablement pas moi que vous vous atten- 
diez à trouver ici? reprit-il, supposant qu'elle venait pour 
Julius. 

— Je m'attendais à n'y trouver personne, répondit 
Olympia; mais quand j'ai su que vous y éliez, je n'avais 
pas de raison pour vous fuir. 

— Eh bien, dit Lothario, si le seul intérêt qui vous 
amène chez le comte d'Eberbach est l'amour de l'art, per- 
motlez-moi de mo féliciter du hasard qui me permet de 
vous faire les honneurs de l'architecture et du mobilier. 

— J'ai déjà vu ce château, dit la cantatrice, mais je serai 
heureuse de le revoir avec vous. 

Olympia semblait faire effort pour se remettro d'une 
émolion involontaire. 

— Jo suis à vos ordres, madame, dit Lothario, 

Et il se mit à la conduire de salle en salle, 

A chaque objet que lui montrait Lothario, à chaque 


chambre qu'il lui ouvrait, à chaque pas qu'ils faisaient 
6 


82 DIEU DISPOSE. 


— 


dans cette maison qui avait renfermé la joie et l'amour et 
qui ne renfermait plus que le deuil et le vide, l'émotion 
d'Olympia paraissait redoubler. Une sorte de mélancolie 
amère obscurcissait ses yeux ef son front. 

Lothario s’expliquait cet attendrissement par la mé- 
moire de son oncle, que ce château rappelait naturelle- 
ment à Olympia. Mais, pour qu’elle fût si émue en voyant 
la maison ct le neveu du comte d’Eberbach, il fallait 
qu’elle Paimat au fond, et alors pourquoi l’avait-elle quitté? 

Il lui en parla au bout de quelques instants, quand leur 
intimité se fut rétablie, et il lui fit d’affectueux reproches. 

— Je devrais vous en vouloir, dit-il. 

— Et de quoi ? demanda-t-elle. 


— D’avoir tourmenté mon oncle. Vous l’avez laissé tout 
d’un coup, sans vous inquiéter de ce qu’il deviendrait. 

— Oh! c'est vrai, dit-elle; je n’ai cu, en effet, nulle in- 
quiétude. Je savais bien qu'il ne me pleurerait pas long- 
temps et qu'il ne souffrirait pas de mon absence. 

— C'est pourtant une des souffrances qui ont causé sa 
maladie. 

— Sa maladie? s’écria la cantatrice. 

— Le jour méme de votre départ, il a eu une congestion 
cérébrale qui l’a mis au lit, et il ne s’est pas relevé encore 
à Pheure qu'il est. 

— Est-il possible? dit Olympia en pâlissant. Et cela à 
cause de moi! Oh! je vous en prie, dites-moi que je n’y 
suis pour rien. 

— C'est du moins, le jour même de votre départ qu'il 
s’est mis au lit. | 

— Et pourquoi ne m’en a-t-on rien écrit? demanda-t- 
elle, Si j'avais su! Mais vous, si votre oncle est gravement 
malade, pourquoi n’étes-vous pas auprès de lui? Comment 
êtes-vous à Eberbarch ? 

— Je ne Pai laissé, répondit Lothario, que quand il a été 
hors de péril. J'avais des raisons essentielles de quitter 
Paris, 

— Quelles raisons ? 

— Des raisons qui vous intéresseraient peu. 

— Qu’en savez-vous? dit-elle. Vos chagrins et vos joics 
me touchent plus que vous ne pensez. Vous avez une tris- 
tesse au fond de vous, cela est visible sur votre figure. Si 
ce n’est pas un secret qui compromette l'honneur de quel- 
qu'un, dites-le moi. Vous ne me connaissez pas, mais moi 
je vous connais. Je puis peut-être pour vous plus quo 
vous ne croyez. 

— Oh! madame, s’écria Lothario ; vous n'avez pas be- 
soin de me parler, j'ai une pente qui m'altire vers vous. 
La première fois que je vous ai vue, vous m'avez parlé 
d’une voix qui a remué en moi toutes les fibres de la sym- 
pathie, 

— Eh bien! qu'avez-vous donc à souffrir, vous si jeune, 
yous si riche, vous promis à toutes les splendeurs du 
monde? Que vous manque-t-il? Voyons ? 

— 1] me manque la chose sans laquelle le reste n'est rien. 
J'aime une femme qui ne m'aime pas. 

— Hel 


— Voilà ce que j 


is! murmura Olympia. 
j'ai, ho Lothario. C'est aussi simple el 


aussi vulgaire que cela, J'ai entrevu une jeune fille qu 


j'ai trouvée charmante ; je l'ai épiée, je Pai suivie, j'ai 
rempli d'elle mon cœur et mon esprit, j'ai pensé à elle tous 
les jours et rêvé d’elle toutes les nuits. Et puis, lorsque 
j'ai voulu tendre la main vers mon rêve, lorsque j’ai voulu 
saisir la lumineuse apparition qui m’éclairait l’avenir, tout 
s’est évanoui! Il ne me restait plus rien. J'avais cru, quand 
mes regards se croisaient avec les siens, voir dans ses yeux 
un encouragement: j'avais cru que quelque chose demon 
âme se répétait dans la sienne, et que les battements de 
mon cœur avaient un écho en elle; illusion, absurdité, fo- 
lie ! Elle était à un autre ! Elle avait promis d’en épouser 
un autre! Alors, ç’a été plus fort que moi. Rester auprès 
delle, la voir tous les jours quand je ne pouvais plus l’es- 
pérer, irriter mon désespoir par cette dérision quotidienne 
d’une intimité fraternelle, je n’ai pas pu supporter plus 
longtemps ce martyre. De Paris à Vienne, de Vienne à Ber- 
lin, de Berlin ici, j’ai fui partout cet amour qui m’a pour- 
suivi partout. Je ne puis rester en place. Vous avez bien 
raison, j'ai été ingrat pour le comte d'Eberbach. Lui qui a 
été si bon pour moi, si tendre, si paternel, je Vai laissé 
soigner par des étrangers. Mais, voyez-vous, je serais mort 
là-bas, ou j'aurais éclaté. Il valait mieux partir. Jai at- 
tendu que les médecins n’eussent plus de craintes sérieu- 
ses, et je me suis enfui. Dans deux ou trois jours, il saura 
tout, et je suis sûr qu’il m’excusera. Je lui ai écrit de Ber- 
lin, le jour même de mon départ. Il saura pourquoi j’ai 
quitté Paris, Il saura si je pouvais faire autrement. Je lui 
ai tout dit, Il verra que je ne suis pas parti par ingrati- 
tude ni par indifference. A présent que je lui ai fait ma 
confession, je me sens un peu soulagé, et je vais tacher de 
le rejoindre. J'espère qu'il sera seul à l'hôtel, et ave je n’y 
trouyerai plus celle qui m’en a chassé. 

— Pauyre enfant! dit Olympia. Nous retournerons à Pa- 
ris, et nous causerons, Il y a peut-être moyen de tout ar- 
ranger. 

Ils étaient à ce moment dans le petit salon de Chris- 
tiane. 

Olympia voulut détourner la conversation pour distraire 
Lothario. 

— Tiens! dit-elle en montrant la place d’où Lothario 
avait enlevé le portrait de sa mère, il me semblait qu'il y 
avait la un portrait? 

— Oui, dit Lothario, je Pai até. 

— C'était un portrait de femme, n'est-ce pas? reprit- 
elle, Je l'avais remarqué, Où donc est-il maintenant? 


— Chez moi, dit Lothario. Oh! ce n’est pas pour la pein- 
ture, qui n’a aucune valeur d'art; mais c’est le portrait de 
ma mère, et l'on m'a dit qu'il était frappant. Et mainte- 
nant, j'en demande pardon à ma mère, ce n'est plus pour 
elle seule que j'y tiens. Ce portrait, madame, ne ressem- 
ble pas seulement à ma mère, Il y a un singulier rapport 
entre celle que j'aurais tant aimée et celle quo j'aime tant. 

— En vérité? dit Olympia surprise, 

En ce moment on frappa à la porto. 

— Qui est 14? demanda Lothario. 

— C'ost moi, dit la voix de Hans, 

— Que voulez-vous ? 


— C'est une lettre. 


DIEU DISPOSE. 


Entrez. 


|— 11 dit comme cela, reprit-il, que c'est une lettre qui 
_|t allée vous chercher à Berlin et qui vous a suivi. 


XXIK 


AMOURS DISJOINTES, 


| “‘Lothario eut à peine jeté un coup d'œil sur la lettre de 
lrulius, qu’il palit affreusement. Cependant il parcouru ra- 
oidement les lignes fatales. 

Mais, quand il fut au bout, il dut s'asseoir pour ne pas 
|tomber ct prit sa tôle entre ses mains. 
| — Qu’arriye-t-il donc encore? s’écria Olympia. 

— Vous pouvez lire, dit Lothario, 

Et il lui tendit la lettre. 

Olympia lut: 


« Mon cher neveu ou plutôt mon cher fils, 


» Tu ne veux done pas revenir? Comment peux-tu nous 
séparer trois mois, quand je n’en ai pas autant à vivre 
peut-être? Mais j'ai trouvé un moyen de forcer ton retour. 
Tu vas rire, Lothario, tu ne riras pas plus tristement qu 
moi. Je me marie. Cest, tu comprends, une manière de 
faire mon testament. Dépôche-toi donc, car, dans mon état, 
je n’ai pas le temps d'attendre, et, si tu ne to hates, tu ar- 
Yiveras trop tard. 

» Ton retour est d'autant plus nécessaire que celle que 
j'épouse dans quelques jours est une personne à qui j'ai 
cru deviner que tu en voulais un peu, jo ne sais par quel 
Malen(ondu, Accours dono; car, si tu ne venais pas, je croi- 
Tais que tu ne pardonnes ni à moi, ni à Frédérique. 


» Ton oncle, qui t'est père. 


» JULIUS D'EBERBACH. 
»”Paris, 20 août 1829. » 


Olympia, attérée elle-même, laissa tomber la lettre de ses 
mains, 

— Il y à deux semaines que celle lettre est écrite, re- 
prit-elle aussi morne que Lothario, et le comte d'Eberbach 
dit qu'il se marie dans quelques jours. 

— Ma lettre s'est croisée avec la sienne! s'écria Lothario 
désolé, 

— Ainsi, demanda Olympia, celle que vous aimez, c'est 
colle Frédérique ? 

— Oui, madame, 


85 


— N'est-ce pas la jeune fille dont on a parlé chez lord 
Drummond, la pupille de monsieur Gelb ? 

— Elle-méme, madame. 

— Il devait y avoir du Samuel là-dedans! s’écria-t-clle, 

Et, prenant une résolution soudaine : 

— Ne vous désespérez pas, Lothario; partons sur-le- 
champ pour Paris. 1] se peut encore que nous y arrivions 
à temps. D'ailleurs, vous avez écrit au comte d'Eberbach, 
à votre départ de Berlin; il a votre lettre maintenant. 
Ainsi, soyez tranquille, Votre oncle vous aime. Fiez-vous 
à moi. S'il est temps, et Dieu permettra qu’il soit temps, 
je vous promets de tout arranger. 

— Dieu vous entende, madame. : 

— Ma chaise de poste est à Landeck. Nous allons retrou- 
ver mon frère et partir, Venez, venez vite. 

Lothario ne prit que son chapeau etson manteau, donna 
en passant quelques ordres aux domestiques élonnés et 
ravis de ce brusque départ, et Olympia et lui coururent 
plutôt qu’ils ne marchèrent sur la route de Landeck. 

En moins d’un quart d'heure ils arrivèrent à l'auberge. 

L’aubergiste était sur le seuil de sa porte. 

— Je pars, dit Olympia, Vite les chevaux! Où est mon 
frère ? 

— Votre frère est sorti, madame, répondit l’aubergiste 
consierné, lui, de voir partir sitôt des voyageurs qu'i 
comptait loger plus longtemps. 

— Oh! quel contre-temps ! Il n’a pas dit où il allait? 

— Il n’a rien dit du tout, A peine a-t-il eu fait déposer 
les paquets dans la chambre, qu’il s'est mis à courir dt 
côté du château d’Eberbach, 

— Du côté du chaleau d’Eberbach? reprit Olympia. Et 
nous en venons! Cinq frédéries à qui le trouvera avant une 
demi-heure, 

— Cinq frédéries! répéta l'hôtelier ébloui. 

Il appela trois ou quatre enfants qui jouaient sur lo 
seuil de la porte, 

— Eh! vous autres, dit-il, vous étiez à quand madame 
est arrivée, Vous avez vu son frère ? 

— Ce beau monsieur avec un gilet vert? dit un des ga 
mins. 

— Et une cravate rouge? reprit un autre. 

— Justement. 

— Oh! oui, que je l'ai yu! dit un troisième, même qu'a- 
vec son rouge et son vert, il était plus brillant qu'un per- 
roquet. 

— Alors, vous le reconnaîtriez ? 

— Oh! quo oui. 

— Eh bien! deux florins pour celui do vous qui le ra- 
in’nera ici avant une demi-heure, 

Ils étaient déjà en route. - 

— Attendez, dit Olympia. Il doit y avoir par là une che- 
vrière, une nommée... 

— Gretchen ! 

— Gretchen, cost cola, Vous trouverez mon frère avec 
les chèvres, Vous lui direz qu'il vienne tout de suite, 

Les trois potils garcons partirent an galop, entendant 
los deux florins promis leur tinter aux orcilles tous les ca- 
rillons de toutes les mules d'Espagne, 


84 


— Quand mon frère arrivera, dit Olympia à l’aubergiste, } 
que la voiture soit attelée. Donnez-moi votre compte, je 
vais vous le payer, pour que nous n’ayons plus qu’à partir. 

Olympia ne s'était pas trompée sur l'endroit où l’on 
pourrait retrouver Gamba. Pour Gamba, Landeck n’était 
habité que par une seule personne, par Gretchen. 

A peine débarqué, il avait couru à la recherche de celle 
qui avait touché son cœur. ~ 

L’aubergiste l'avait flatté en disant qu'il avait pris la 
peine de ranger les malles dans la chambre. Ii avait tout 
jeté péle-méle, ses paquets et ceux d’Olympia, trouvant 
qu’il aurait le temps de remettre de l’ordre dans tout cela, 
le soir, et qu’il avait mieux à faire pour le quart d'heure. 

Il avait pris ses jambes à son cou, et Olympia n'avait 
pas eu plus tôt le dos tourné, qu’il s'était enfoncé dans la 
montagne. 

Tl avait cherché Gretchen à la place où il la trouvait au- 
trefois. Mais elle n’y était plus. L’herbe, tondue tout le 
printemps de ce côté de la colline, ne suffisait plus aux 
chèvres, et Gretchen les menait maintenant dans un autre 
endroit. 

Gamba avait donc perdu une heure à sauter de roche 
en roche, à monter, à descendre et à remonter. 

Tout à coup, en escaladant une roche à pic pour abréger 
le tournant d’un sentier, au moment où il mettait la main 
au rebord de la pierre pour s'élever, il se trouva nez à nez 
avec une chèvre : 

— Ah! te voilà, toi, la Grise? s’écria-t-il avec une ex- 
plosion de joie. 

Il avait reconnu une des chèvres de Gretchen. 

1] sauta sur le rocher, prit la chèvre par la tête et l’em- 
brassa fraternellement. 

— Où est ta maîtresse ? lui demanda-t-il. 

La chèvre n’eut pas besoin de répondre. En relevant la 
tête, Gamba aperçut Gretchen. 

— Ah! enfin, dit-il, 

Et d’un bond il fut auprès d'elle. 

Gretchen lui tendit la main, qu’il serra d’abord, puis 
qu’il couvrit de plusieurs gros baisers. 

— Vous me reconnaissez ? dit-il tout joyeux, 

— Certes, mon ami, répondit-elle, 

— Moi, j'ai reconnu votre chèvre. Mais comme je suis 
content! Je vous ai fièrement cherchée, par exemple. 
Vous n’étes plus du tout à la même place. Mais je crois 
bien! il y a trois mois passés, Moi, je ne pourrais pas res- 
ter à la même place deux minutes. 

El, comme pour prouver ses paroles par l'action, il sau- 
tait et gambadait, allait de Gretchen aux chèvres, et d’une 
chèvre à l’autre,riant, pétulant, heureux. 

Gretchen, elle aussi, était heureuse de le revoir. Mais 
son bonheur était grave et recueilli, comme la nature avec 
laquelle elle avait toujours vécu. 

— Savez-vous une chose, Gretchen, dit Gamba : c'esl 
queje mesuisénormément ennuyé là-bas. Etvous, qu’est-co 
que vous êtes devenue sans moi? Vous m’aviez promis de 
penser à moi; avez-vous au moins tenu votre promesse ? 

— Oui, dit Gretchen; comment n'aurais-je pas pensé 
à vous: vous êles maintenant le seul ami que j'aie au 


monde 


DIEU DISPOSE. 


— Ah! bien, n'importe! dit-il. Vous n’en avez pas he- 
soin d’autres, si je vous aime pour cent. Et c’est comme 
cela que je vous aime, entendez-vous. J'ai dit à ma sœur: 
Viens à Landeck, ou bon soir. Tant que sa saison, on ap= 
pelle ça une saison, tant que sa saison a duré, et que l’art, 
le maestro, le directeur, l’opéra fait pour elle et les ap- 
plaudissements l’ont fait chanter, je n’ai pu trop rien dire, 
Ah! on l’a applaudie, par exemple, ma parole d'honneur! 
Paris, ce n’est rien! Je voudrais bien voir leurs chanteuses. 
de Paris, si on lui permettait de chanter auprès d’elles, 
Il n'y en aurait pas une capable de miauler une note, 
Casserolles, va! Mais, voyez-vous, l’engagement fini, je 
me fiche de la musique! J'ai dit à ma sœur : On l'a ap- 
plaudie, tu as ta part, il me faut la mienne. Landeck est 
un pays charmant, et ce séjour enchanteur est encore 
embelli par la présence d’une femme que j'aime. Car j'ai 
dit à ma sœur queje vous aimais, Gretchen, et elle en a 
été très-contente et m’a beaucoup approuvé. En outre, je lui 
ai adroitement vanté l'air des montagnes pour entretenir 
la voix. Je lui ai juré que ça lui ferait le plus grand bien 
de venir passer | automne ici. 

— Et qu'est-ce qu’elle a répondu ? demanda Gretchen. 

— Elle a répondu : « Je veux bien, et je te l’aurais pro- 
posé. » Elle est excellente. Voyez-vous, je suisle frère d'un 
ange. 

— Vous allez donc vous établir à Landeck ? 

— Pour un mois. Êtes-vous contente? Ah! ne le soyez 
pas si vous voulez, je suis content pour deux. Tra la la, 
tra la la! Me voilà avec vous pour un mois, 

Gamba se mit à danser en chantant. 

— Et ce n’est pas tout, reprit-il. Après ce, mois nous 
retournerons, c’est vrai, à Paris, où m'a sœur a encore 
quelque chose à faire. Mais ensuite, je reviendrai, moi, et 
si vous voulez, pour toujours. Vous avez peut-être oublié, 
Gretchen, que je vous ai dit, quand je suis parti, que 
j'aurais à vous faire une demande quand je reviendrais. 
Eh bien! voici tout franchement ce que c’est... 

— Hohé! monsieur! cria une voix. 

Gamba se retourna, et vit un petit gars qui accourait 
essoufflé et qui lui faisait de loin des signes. 

C'était un des petits garçons aux deux florins. 

— Eh bien! qu'est-ce qu’il ya? demanda Gamba visi- 
blement contrarié. 

— Ilya, monsieur, dit le petit garcon, que votre sœur 
est là-bas qui veut qus vous reveniez tout de suite, tout 
de suite. 

— Pourquoi faire? 

— Parce que j'aurai deux florins si vous ¢tesa l'auberge 
dans un quart d'heure. 

— Qu'est-ce que cela me fait que tu aies deux florins! 
répondit Gamba, fort ennuyé d'être dérangé au début d'une 
déclaration si importante et si délicate. 

— Votre sœur repart tout de suite pour Paris, reprit 
l'envoyé, 

— Pour Paris! s'écria Gamha, frappé au cœur, 

— Oui;on met les chevaux à la voiture. Votre sœur a 
l'air bion inquiète et bien pressée, et elle a dit: Quel mal- 
hour! quand elle @ su que vous n'éliez pas là, 


_ Gamba s’appuya contre une chèvre. 

— Ah bien! si c'est comme ça que nous passons l’au- 
tomne ici!... Ma foi, tant pis! qu’Olympia parte si elle 
jyeut, moi, je reste. 

Mais Gretchen reprit gravement, aprés un silence : 

— Non, Gamba ; vous ne pouvez pas laisser votre sœur 
partir seule. Vous me l’avez dit l'autre fois, et vous aviez 
raison. Elle a sans doute quelque motif très-sérieux de 
partir plus tôt qu'elle n'avait compté. Accompagnez-la, 
Gamba ; vous reviendrez. 

— Oui, mais quand? s’écria Gamba. On sait quand on 
s'en va, sait-on quand on revient? Qui me répond que ces 
tristes affaires où Olympia est engagée ne nous retien- 
Gront pas à Paris tout l'hiver ? 

— Eh bien! reprit Gretchen, moi, j'y fais un voyage 
tous les ans au printemps, nous nous y retrouverons. 


- — Dien sûr? vous viendrez? dit Gamba, tout triste. 
. —Bien sûr. 

» — Mais comment serai-je averti de’ votre arrivée? 
_ — Je vous écrirai. 

— Enh! sais-je seulement où nous logerons? Écrivez 
alors à Gamba, poste restante. J'irai tousles jours à la poste. 
Cela me distraira et me consolera un peu. 

— C'est convenu. Au revoir, Gamba. 

— Hélas ! vous en prenez vite votre parti, vous. Au re- 
voir, Gretchen. Au revoir, à Paris peut-être. C'est égal, 
j'aimerais bien mieux vous revoir ici, en plein air, que 
dans ces affreuses villes où il y a des plafonds qui écrasent 
tout. Qui m’assure qu’à la ville vous voudrez bien m’aimer 
encore un peu? Je vous connais ici, je ne sais comment 
vous serez là-bas. 

— Toujours la même pour vous, mon ami, mon cousin, 
mon frère. Mais adieu. On vous attend. 

Le petit garcon tirait en effet Gamba par son habit. 

— Monsieur!... vous allez me faire perdre 1165 deux flo- 
rins, mon bon monsieur, disait-il d’un ton moitié d’hu- 
meur, moitié de prière. 

— Adieu donc, Gretchen, dit piteusement Gamba. 

Il aurait bien voulu faire souvenir Gretchen que l’autre 
fois elle l’avaitembrassé, mais la présence du petit garçon 
en empêcha le timide Gamba. 

— Adieu, répéta-t-il. 

Gretchen lui tendit la main. Il se contenta d’une bonne 
étreinte, où il mit toute sa tendresse et toute sa douleur. 

Puis, non sans se retourner plus d’une fois, il prit la 
route de Landeck, précédé et harcelé par le petit garcon. 

Quand ils arrivèrent les chevaux étaicnt à la voiture. 
Le généreux hôtelier donna cing florins au petit garçon 
qui avait trouvé Gamba, quatre florins aux deux autres, 
et garda quatre frédérics pour lui. 

Olympia et Lothario montèrent dans la voiture. 

Il yavait une place pour Gamba, mais il voulut à toute 
force monter sur le siége. Il avait besoin d'air, Le chagrin 
l'étoufrait. 

Et pourtant, de ces deux hommes, dont l’un quittait et 
l'autre rejoignait une femme aimée, le plus malheureux 
n'élait pas celui qui la quillait, 


DIEU DISPOSE. 85 


XXX 
AARIAGE TESTAMENTAIRE 


Rien de suave, de poétique et de charmant comme Fré- 
dérique dans sa robe de noce. Rien de plus pur et de plus 
chaste que cette blanche figure sous ce voile blanc. 

Le matin de cet étrange mariage, Frédérique était un 
peu étonnée, un peu inquiète, un peu triste; mais son doux 
visage ne faisait que gagner à cette émotion. 

Samuel et Julius la regardaient, celui-ci avec toutes les 
effusions d’une tendresse joyeuse, celui-là avec une amer- 
tume concentrée. 

La beauté calme de ce front de jeune fille mettait dans 
le front de Samuel de sombres et terribles pensées. Sa co- 
lère douloureuse redoublait à la voir si ravissante d’une 
part, et, de l’autre, si résignée. 

Samuel aurait voulu que Frédérique fût laide, puisque ce 
n'était pas pour lui qu’elle était belle. 

Ou, du moins, il aurait voulu qu’elle n’acceptit pas si 
facilement un mariage qu’il lui avait conseillé. Il était ir- 
rité contre elle de ce qu’elle n’avait pas résisté, de ce qu’en 
lui obéissant elle n'avait pas l'air de souffrir, de ce qu’elle 
ne semblait pas faire cela à contre-cœur, de ce qu'elle ne 
paraissait pas retenir des larmes. 


Frédérique ne laimait done pas du tout! Elle lui avait 
promis d'être à lui, il lui avait rendu sa parole, mais elle 
n'aurait pas dû la reprendre. Il ne lui pardonnait pas d'a- 
voir fait ce qu'il lui avait demandé. 

C'était à elle à refuser, à rejeter la proposition qu'on lui 
faisait d’épouser un malade, un moribond. Dans ce mo- 
ment, Samuel s'imaginait presque que, si elle n'avait pas 
consenti à entrer dans son plan, il en aurait été heureux. 
Il y aurait perdu la fortune de Julius; mais qu'importe! Il 
y aurait gagné de se savoir aimé. A cette heure où Frédé- 
rique lui échappait, il la préférait à tous les millions du 
comte d’Eberbach. Il se repentait de l'avoir autorisée à ce 
mariage, de lui avoir transmis l'offre de Julius. Il se disait 
en ce moment qu’il ne la lui aurait pas transmise, s'il avait 
su qu'elle l'accepterait, 

Et elle ne s'agitait pas plus que s’il était question do l'a- 
venir d'une autre! Plus elle était douce et limpide, plus il 
était soucieux et troublé, Cette sérénité amassait en lui des 
tempêtes. Cet air d'innocence céleste le poussait au crime 
infernal. L'ange excitait au mal le démon. = 

Tandis que les femmes de Frédérique mettaient la der- 
nière main à la toilette de la mariée, Samuel, qui était 
venu la chercher avec Julius, regardait d'un œil de rage 
lo regard attendri dont celui-ci accompagnait tous les mou- 
vements de la jeune fille, 

— Tu as raison, pensait-il, enivre-toi de sa vue, Profite 
du moment où tu le peux encore. Amasso dans cette mi- 
nuto le peu d'émotions qu'il faut pour to tuer. Il y a ici 


86 


DIEU DISPOSE. 


deux émotions qui te sont mortelles : la tienne et la 
mienne. Si tu échappes a l’une, tu n’échapperas pas a 
l'autre. La nature proportionne peut-être la passion à la 
force. Mais si ton amour de pére te manque, ma jalousie 
d’amoureux ne te manquera pas. 

— Etes-vous prête, Frédérique? demanda Julius à la 
jeune fille. 

— Tu es bien pressé! dit Samuel. Il n’est pas l'heure. 

— Si fait, reprit Julius. C’est pour midi, au Temple, et 
voilà déjà onze heures. 

— Je suis prête, monsieur le comte, dit Frédérique. 

Julius, Samuel et Frédérique entrèrent au salon de ré- 
ception. 

Le mariage civil devait y être célébré. Il ne s’y trouvait 
pourtant que les quatre témoins, dont Samuel et ’ambas- 
sadeur d’Antioche, qui, selon l’usage du monde diploma- 
tique, venait marier son collègue. La cérémonie fut vite 
terminée, Au bout d'un quart d'heure, Frédérique était, 
selon la loi, comtesse d’Eberbach. 

Puis tout le monde monta en voiture, et l'on se dirigea 
vers ce même temple des Billettes, où, quelques mois au- 
paravant, Lothario avait passé de si doux et de si poignants 
dimanches, à voir Frédérique et à n’oser lui parler. 

Le souvenir de ces heures émues revint sans doute au 
cœur de la jeune fille, car, en entrant dans le temple, 
son lumineux visage s’obscurcit d'une ombre de mélan- 
colie, 

C'était bien dans ce temple qu’elle avait rêvé qu’elle se 
marierait, mais ce n’était pas le mari qu’elle avait rêvé, 
désiré peut-être. Certes, elle ne se repentait pas d’avoir 
consenti à réjouir tes dernières heures de ce noble et gé- 
néreux malade, vers lequel elle s'était tout d’abord sentie 
portée comme vers un père. Elle n'avait pour le comte d’E- 
berbach que des sentiments de reconnaissance et de dé- 
vouement. Mais la reconnaissance et le dévouement ne 
sont pas toute la vie; la fille n’est pas toute la femme. 

C'était la faute de Lothario. 11 n'avait cu guère de per- 
sistance. Il n'avait pas même lutté. Dès le premier mot, il 
avait renoncé. fl n’avait aucun reproche à faire à Frédé- 
rique, c'était plutôt à elle à lui en vouloir, Que pouvait- 
elle, pauvre jeune fille, sans père ni mère, recueillie par 
charité, sans force et sans droit? Au lieu que lui, un 
homme, pouvait se remuer, essayer, parler à monsieur 
Samuel, parler à son oncle, Au lieu de cela, il était parti. 

Elle était bien naive de penser encore à lui, qui, certai- 
nement, ne pensait guère à elle. Dans cet instant où elle 
avait la faiblesse de se laisser aller aux souvenirs qu’elle 
avait retrouvés à la porte, il faisait sans doute la cour aux 
belies dames de Vienne, et il avait oublié celte petite fille 
avec laquelle il avait ébauché une amouretle par passe- 
temps et par désœuvrement. Qu'elle se mariât ou non, cela 
lui était bien égal. La preuve qu’il ne s'en souciait nulle- 
moult, c'est que le comte d’Eberbach, sur sa demande à 
elle, lui avait écrit qu'il se mariait, et qu’il n'avait pas 
juué que ce fût la peine de revenir, 

Frédérique rejetait tous Jes torts sur Lothario, Et puis, 
il faut le dire, elle n'était pas encore dans l'âge ignorant 
où les passions creusent bien profondément leur sillon 


dans le cœur d’une femme. La rupture du rêve qu’ell 
avait noué un-moment aux regards de Lothario lui causai 
plutôt un regret vague qu’une souffrance réelle, En outre 
sa nature tendre et délicate, plus qu’énergique et perso 
nelle, Jui faisait trouver une sorte de bonheur suffisan 
dans la pensée de se sacrifier au bonheur d’un autre, et |; 
joie du comte d’Eberbach la consolait de sa tristesse, 


Le regret que lui inspirait la vue de ce temple, où se 
yeux s'étaient si souvent rencontrés avec ceux de Lothario 
n’apparut qu'un moment sur sa jeune et gracieuse figure 
et ne fut pas remarqué des nombreux amis et de la foule 
illustre accourue à la célébration du mariage de l’ambas: 
sadeur de Prusse. < 

On la trouva seulement un peu sérieuse ; mais quand 
une femme serait-elle sérieuse, sinon en se mariant? et 
l’on trouva Julius un peu pâle; mais on savait qu'il rele: 
vait de maladie, et, pour ces indifférents, ce qui était 
abattement et faiblesse ne fut que distinction et élégance. 

Julius avait fait effort pour aller jusqu’au bout de la cé- 
rémonie. Frédérique, ne le trouvant pas encore assez réta- 
bli, avait voulu faire remettre le mariage; mais Julius l’a- 
vait conjurée de ne pas l’affliger d’un nouveau retards 


Précisément à cause de son état de santé, il n'était pas as- 


sez sûr du lendemain pour rien ajourner, 
Samuel s'était joint à Julius, craignant que le brusque 
retour de Lothario ne vînt bouleverser tout. 


Le comte d’@berbach était heureux. Une seule chose: 


manquait à sa joie: la présence de Lothario. 

Jusqu'au moment de monter en voiture, il l'avait at- 
tendu, Encore maintenant, il croyait à toute seconde le voir 
apparaître. 

‘Pourquoi n’était-il pas venu ? Comment n’avait-il pas 
donné à son oncle cette preuve d’affection, dans une cir 
constance si décisive ? 11 était impossible que sa rancune 
eût persisté jusqu’à ce point. Evidemment, il s'était mis 
en route. Son rotard s’expliquait par quelque accident, 
par une voiture brisée, par un motif en dehors de sa vo= 
lonté. Mais il allait arriver d’une minute à l'autre. 

Et, de temps en temps, Julius tournait la tête vers la 
foule, espérant rencontrer les yeux de Lothario. 

Mais la cérémonie religieuse s’acheva comme la céré- 
monie civiie, sans que Lothario pardt. z 

On revint à l'hôtel. 

Julius espérait toujours. En admettant qu’un accident 
eût retardé d'uns heure l’arrivée de Lothario, il avait pu 
arriver trop tard pour s'habiller et pour venir au temple. 
Mais il était sans doute dans ce moment à l'hôtel, et Julius 
allait le trouver en descendant de voiture, i 

Cette espérance fut encore trompée. Une ombre passa 
sur les yeux de Julius; mais en voyant Frédérique descen- 
dre avec Samuel de la voiture qui précédait la sienne, il 
oublia Lothario pour ne plus songer qu'à Frédérique. 


Divers amis étaient venus du temple à l'hôtel, pour fé- 
liciter les mariés. Le salon fut rapidement encombré. Ju= 
lius reçut les félicitations et répondit aux remerciments, 
Mais c'élait trop de tout co mouvement et de tout ce bruit 
pour sa débilité de convalescent, 


Le LL eS ee 


DIEU DISPOSE. 87 


—————————— Tee 
ae 


Tout à coup Samuel, qui ne le quittait pas des yeux, le 
vit pâlir. 

Il accourut à lui. 

— Ou’as-tu donc? 

— Rien, dit Julius, qui se sentait chanceler. Une défail- 
lance. Mais c’est passé. 

— Viens, dit Samuel. 

Et se retournant vers les assistants : 

— Vous permettez, n’est-ce pas? Madame la comtesse 
d'Eberbach reste d’ailleurs pour vous faire les honneurs. 
monsieur le comte a besoin d’être un peu seul, et revien= 
dra tout à l'heure. 

— Tout à l’heure, répéta Julius. 

Et, s'appuyant sur le bras de Samuel, il passa avec lui 
dans son cabinet. | 

Au moment de franchir la porte, Samuel Gelb se re- 
tourna et fixa un regard étrange sur Frédérique. 

Il y avait dans ce regard un singulier et farouche mé- 
lange de passion et de courroux, On eût dit qu’il avait be- 
soin d’emporter dans ses yeux la trace vivante de cette 
beauté divine, pour s’affermir dans quelque affreux des- 
sein. 

Ce dernier regard jeté, il entraîna vivement Julius. 

Ceux qui le remarquèrent en cet instant furent frappés 
do l’expression de sa physionomie. Du malade et du mé- 
decin, le plus pâle n’était pas le malade. 

Julius, rentré dans son cabinet, tomba sur un fauteuil, 

— Tu l'as voulu! dit Samuel d’un air sombre. 

— Quwai-je voulu ? demanda Julius d’une voix mourante. 

— Je l'avais prévenu que toute émotion l'était funeste, 
Vai fait mon devoir. Tu ne m’as pas écouté, tant pis pour 
toi. 

— En quoi ai-je désohéi? dit Julius. 

— En tout, s’écria Samuel, Tu faisais de Frédérique ta 
femme, pour avoir le droit de la faire ta légataire. Il s’a- 
gissait d’une formalité, tu en fais une émotion. Eh bien! 
meurs | tu l'as voulu, 

En disant cela, par saccades, et comme dans un accès 
de fièvre, Samuel avait versé de l’eau dans un verre. 

Puis il avait pris dans sa poche une toute petite fiole, 
en avait laissé tomber deux ou trois gouttes dans l’eau, et 
s'élait mis à remuer le tout avec une cuiller de vermeil. 

— Regarde-toi dans la glace, dit-il à Julius, vois comme 
tu es livide. 

— Tu n’es pas déjà si rosé, toi qui parles, répondit Ju- 
lius, remarquant I’horrible pâleur de Samuel. Mais, au 
lieu de me gronder, tu ferais mieux de me guérir, Donno= 
moi ce verre que tu vas briser à force de l'agtier. 

En effet, la main da Samuel tremblait, et la cuiller se- 
couée se heurtait violemment aux parois du verre, 

— Pas encore, dit Samuel. Il faut que cette potion re 
pose quatre ou cinq minutes, 

Et il posa le verre sur la table. 

— Te guérir, reprit-il d'une voix rauque ot étrangléo, 
C'est bien facile à dire, Tu pouvais to guérir toi-même, 
cela dépendait de toi, jo l'avais indiqué le moyen: l'apai- 
sement de l'âme pour le salut du corps. Il fallait m’écou- 
ter, tu aurais vécu, 


— Je ne tai jamais vu ainsi, dit Julius, le regardant 
avec surprise. 6 

Samuel s’essuya le front. Des gouttes de sueur froide y 
roulaient. Il haussa les épaules, avec un geste qui voulait 
dire : 

— Allons! est-ce que je suis un enfant! 

Mais il avait beau faire, beau se gourmander, beau se 
mépriser, il n'avait plus son sang-froid accoutumé. 

Cependant il fitun violent effort sur lui-même et sem- 
bla prendre une résolution définitive. 

— La potion doit commencer à être préte, dit-il, 

Et il prit le verre sur la table. 

Julius tendit la main. 

— Donne, bien que je commence à me remettres 

Mais, au moment où il se soulevait de son fauteuil, il 
aperçut à terre une lettre qu'il avait fait tomber de la 
table en s’asseyant, et qu’il n'avait pas remarquée. 

Un éclair lui brilla dans les yeux. 

— Qu'est-ce que cette lettre? dit-il. 

Il avait cru reconnaître sur l'enveloppe l'écriture de 
Lothario. 

Samuel remit le verre sur la table, content, malgré son 
apparente fermeté, de ce retard involontaire. 

Julius ramassa la lettre. 

C'était, en effet, l'écriture de Lothario. 

— Elle sera venue pendant que nous étions au temple, 
dit-il en la décachetant. On l'aura montée ici, et l'on aura 
oublié de m’en avertir, dans le brouhaha de la cérémo- 
nie. 

Il ouvrit avidement la lettre, et se mit à la lire. Comme 
avait fait Lothario à Eberhach, Julius n’eut pas plutôt jeté 
les yeux dessus, qu’il poussa un cri. 

— Qu'est-ce donc? demanda Samuel. 

Julius ne répondit que par un gesle de la main, et con- 
tiaua sa lecture jusqu’au bout. 

Quand il eut fini, posant la main sur son Cœur, qui bat- 
tait à rompre sa poilrine : 

— Ah! mon pauvre Samuel, dit-il d’une voix saccadée, 
je crois que j'aurai plus besoin de ton cordial que nous 
ne pensions, Voici une seconde émotion qui vaut la pre- 
mière. Mais celle-là, ajouta-t-il avec un sourire triste, tu 
ne m’accuseras pas de me l'être donnée expres. 

— Mais qu'est-ce done que Lothario l'écrit? répéta Sa- 
muel. 

— Lis, dit Julius. 

Samuel prit la lettre. 

— Un mot encore, interrompit Julius. Tu m'as avoué, 
et jo ven remercie, que j'élais atteint mortellement, et 


qu'il n'y avait plus pour moi d'espérance, j'entends d'es- 


* pérance lointaine, Tu m'as dit, sur mes questions pres- 


santes, que je ne survivrais pas, que mon mal me tue- 
rait, que je n'en reviendrais pas! Samuel le crois-lu tou- 
jours? 

— Tu ne penses pas, répondit durement Samuel, que ce 
soient tes imprudences d'aujourd'hui qui puissent me faire 
changer d'avis, 

— Bien, reprit Julius, Ainsi, selon (oi, Jo suis con- 
damné, 


88 DIEU DISPOSE. 


om, 


— À moins d’un miracle. 

— Dieu soit loué ! 

— Pourquoi cette joie ? demanda Samuel stupéfait. 
— Lis cette lettre, répondit Julius. 

Et Samuel lut. 


« Berlin, 28 août 1829. 
» Mon cher et bien aimé oncle, 


» C'est trop! trop de bonté dans votre cœur, trop de 
douleur dans le mien! Ii faut enfin que mon âme éclate 
et se brise devant vous, et que vous y voyiez mon se- 
cret. 

» Vous avez dû et vous devez me trouver bien ingrat. 
Les apparences sont contre moi, je le reconnais, et toute 
votre indulgence ne peut pas aller contre elles. Ma con- 
duite, assurément, vous semble inexplicable. Vous qui 
avez été toujours si prodigue de bonté pour moi, vous, 
mon père, je vous ai quitté, et dans quel instant? Au mo- 
ment où vous étiez encore malade ! Moi dont c'était le de- 
voir, et, croyez-moi, dont c’était le bonheur, de vous soi- 
gner, de passer la nuit à votre chevet, de vous donner ou 
plutôt de vous rendre ma vie; vous n'avez pu comprendre 
quel motif m'avait fait partir de votre maison, au seul 
moment ou ma présence y était nécessaire. 

» Eh bien! mon bon oncle, vous me pardonneriez, j'en 
suis sûr, si vous saviez ce que J'ai souffert avant de me 
décider à ce départ qui n’a pas été la moindre de mes 
souffrances. Vous avez cherché l'explication de ma tris- 
tesse et de ma fuite dans ma froideur vis-a-vis d’une jeune 
fillerécemment mtroduitechez vous. Vousavez cru, vous ne 
l'avez pas dit par délicalesse, mais je ai deviné, vous avez 
cru que je pourrais Être inquiété dans mes intéréls et dans 
mes espérances par ta cart de votre smitié que cette jeune 
file pourrait m'eulever. Vous avez cru que c'était Phéri- 
lier qui souffgait en moi, que j'étais jaloux de votre affec- 
tion on avide de votre argent, que je naissais mademoi- 
selle Frédérique, 

» Mon cher vacle, je ne hais pas mademoiselle Frédé- 
rique : ic rame, 

» Je l'aime et elle ne m'aime pas! Tout mon secret est 
dans ces deux mots. 

» Concevez-vous maintenant V’existence que j'ai menée 
à l'hôtel pendant trois semaines, sachant qu’elle ne m’ai- 
mait pas, l’entendant de sa bouche, et l’ayant toujours 
devant moi, comme la figure vivante de mon désespoir, 
sans pouvoir délourner mes yeux de cette vision char- 
mante et navrante | Avais-je tort de vous dire que vous 
me pardonneriez lorsque vous sauriez ce que j'ai souf- 
fert? 

» Vous étiez en danger, je ne pouvais pas quitter Paris, 
Mais un jour, les médec:as ont dit qu'ils répondaient de 
vous. Alors la force ina manqué pour supporter ce sup- 
plice de toutes les minutes. Jo me suis enfui, Votre iné— 
puisable benveilianre m’excusera, 

» Udlas! non orcle, re rn'en voulez pas. Ma fuite ne 
m'a pas tant grolité, Avez. EL je co suis guère moins mal- 
heureux ici que à-bas, J'étais malheureux de voir made- 


moiselle Frédérique ; je suis malheureux de ne pas la voir. 


Voilà toute la différence. J’ai eu beau mettre la distance 
entre elle et moi, aller de ville en ville, son image ect ma 
douleur m’ont suivi partout. Je suis à Berlin ce que j’élais 
il y a trois mois à Paris, ce que j'étais il y a trois semaines 
à Vienne, ce que je serai toujours partout. 

» Jaime avec désespoir. Si mademoiselle Frédérique est 
à un autre, si elle n’est pas à moi, je mourrai. 


» Votre fils désolé, 
» LOTIARIO. » 


Samuel remit tranquillement la lettre dans son pli ct la 
rendit à Julius. 

— Tu as lu ! dit Julius. 

— Que comptes-tu faire ? dit froidement Samuel. 

— Je compte mourir. 

Et sur un geste de Samuel : 

— Tu me l’as promis, ajouta-t-il. 

— Eh bien ! après ? répliqua Samuel. 

— Après ? c’est juste. Attends, dit Julius. 

Tl ouvrit un bureau qui était auprès de son fautcuil, 
prit dans un tiroir un paquet cacheté de noir, rompit le 
cachet, tira du papier une feuille de papier blanc, écrivit 
quelques lignes et signa. 

— Qu’as-tu fait ? demanda Samuel, qui suivait avec 
anxiété les mouvements de Julius. 


Julius referma et cacheta le paquet, qu’il remit dans le 


bureau. 

— Ce que j'ai fait? répondit-il à la question de Samuel ; 
j'ai modifié mon testament, voilà tout. 

Samuel tressaillit. 


— J'ai fait Lothario mon légataire universel, poursuivit 
Julius, à une condition. 

— Laquelle ? 

— À la condition qu’il épouscra Frédérique. 

Samuel fut plus fort que ce coup qui l’atteignait en 
pleine poitrine. Pas un muscle de sa figure ne bougea. 

— Tu comprends? dit Julius. Je mourrai bientôt; alors 
Frédérique épousera Lothario. Quand même elle ne l’ai- 
merait pas, à moins de le hair elle obéira à ma dernière 
volonté, Et puis, Lothario n’héritant que si elle l'accepte 
pour mari, il dépendra d’elle de l’enrichir ou de le rui- 
ner; et, tu connais son grand cœur, elle consentira, sinon 
par amour, au moins par générosité. Es-tu content? 

— De quoi? demanda Samuel d’un air sombre. 

— Mais du calme qui va tomber dans mon cœur. Fré- 
dérique maintenant va m'être deux fois sacrée, et elle de- 
vient deux fois ma fille, puisqu'elle est la fiancée de Lo- 
thario. 

Samuel réfléchissait, 

— À présent donne-moi cette potion, dit Julius; car il 
faut que je vive au moins jusqu'à ce que cette affaire soit 
arrangée avec Frédérique. 

Samuel prit le verre, alla vers la cheminée et jeta la 
potion dans les cendres, 

— Que fais-tu donc? demanda Julius surpris. 

— Cotte potion a trop attendu et ne vaut plus rien, ré- 
pondit Samuel, absorbé dans une méditation profonde. 

En revenant de la cheminée, il passa devant une fent- 


DIEU DISPOSE. 89 
a ES meee eae ae 


tre. Un bruit de roues et de chevaux retentit dans la cour. 
Samuel regarda machinalement et jeta un eri. 

Julius courut à la croisée. 

Une chaise de poste s’arrétait au perron, Lothario en 
descendait. 

— Lothario! s’écria Julius. 

Au même moment, Frédérique, inquiète de l'absence 
prolongée de Julius, entrait dans le cabinet. 

Elle entendit ce nom, ce cri: Lothario! Elle vit le mou- 
vement de Julius et de Samuel, et frappée comme d’un 
coup de foudre, chancela et tomba inanimée sur le tapis. 


TROIS RIVAUX 


Julius et Samuel n’avaient vu descendre de voiture que 
Ie seul Lothario. 

Olympia, en effet, avait refusé d’accompagner Lothario 
chez le comte d’Eberbach, avant de savoir posivitivement 
où en était le drame qu’elle venait dénouer, ou nouer 
peut-être. Elle avait quitté la voiture à la barrière, et avait 
pris, avec Gamba, un fiacre pour rentrer dans Paris. 

Résolue à une démarche décisive, dont elle n’avait pas 
confié le secret à Lothario, elle ne voulait pas la faire inu- 
tilement et sans être bien certaine qu’il était temps en- 
core. 

Il avait donc été convenu que Lothario irait d’abord seul 
à l'hôtel du comte d’Eberbach. 

Si le mariage n'était pas encore accompli, il devait dire 
à Julius qu’Olympia avait besoin de le voir immédiatement 
pour une affaire extrêmement grave. Dans le cas où le 
comte d'Eberbach ne voudrait pas aller chez la cantatrice 
à cause de son prochain mariage, ou ne le pourrait pas à 
cause de sa maladie, alors Lothario enverrait un mot à 
Olympia, qui accourrait en toute hâte à l'hôtel et saurait 
bien arriver à Julius. 

Mais s'il était trop tard, Olympia avait fait prendre à Lo- 
thario l'engagement de ne pas prononcer son nom, Sa- 
mucl, Julius et tout le monde devraient absolument igno- 
rer son retour et sa présence à Paris. Cachée et secrète, 
elle agirait plus sûrement et plus efficacement, 

Voilà pourquoi Lothario était venu seul. 

En entrant dans la cour de l'hôtel, les voitures, le mou- 
vement inusité et l'air de fête le frappèrent d'un sombre 
pressentiment, 

Il so précipita dans l'escalier. 

À ce même moment, Samuel et Julius portaient Frédé- 
rique évanouie sur un canapé. 

Le regard interrogateur de Julius allait de Frédérique à 
Samuel. 

— L'aime-t-elle donc? demanda-t-il. 

Samuel haussa les épaules sans répondre et alla son- 
ner. ? 

Madame Trichter accourut, 


— De l’éther ! dit Samuel. 

Comme madame Trichter revenait avec un flacon, Lo- 
thario entra, pâle et comme égaré. Il n'avait pas fait un 
pas dans cette maison en fête sans apprendre tout du pre 
mier indifférent. 

Julius courut au devant de lui et lui ouvrit ses bras. 

Lothario s’y jeta sans pouvoir retenir ses larmes qui 
jaillissaient malgré lui de ses paupières. 

— Pardon, mon oncle, balbutia-t-il; soyez heureux, 
moi je vais mourir. 

— Enfant! dit Julius ; regarde-moi donc, et vois lequel 
de nous deux est le plus près de la mort. 

Alors seulement Lothario aperçut Frédérique sans con- 
naissance sur le canapé; Samuel et madame Trichter la 
lui avaient masquée jusque-là en se penchant sur elle pour 
lui faire respirer le flacon. 

— Mademoiselle Frédérique malade ! s'écria-t-il avec un 
tressaillement. 

— Ce n’est rien, dit Julius. La fatigue d’un pareil jour, 
l'émotion inévitable, et puis ton retour si brusque, tout 
cela l’a un peu troublée. En entendant Samuel prononcer 
ton nom, elle s’est trouvée mal. 

— Voici qu’elle se ranime, dit Samuel. 

Lothario, tout éperdu et défaillant à son tour, tomba à 
genoux devant le canapé. Il regardait fixement ce beau vi- 
sage plus blanc que sa couronne blanche. Il prit instincti- 
vement la main de Frédérique froide comme le marbre. 

Mais tout à coup il sentit à cette main l'anneau de ma 
riage. Il la laissa retomber, et la repoussa presque, avec 
un mouvement d’amertume et de colère. 

Le comte d'Eberbach, qui l'observait, remarqua bien co 
geste. 

— Allons, sois homme, Lothario, dit-il, Mais aussi ajouta- 
t-il, doucement, c'est ta faute. Pourquoi ne m'as-tu pas 
parlé? Pouvais-je deviner le mal que j'allais te faire? 
Lorsque tu as reçu la lettre où je l'annonçais mon prochain 
mariage avec Frédérique, pourquoi n’es-tu pas arrivé en 
toute hâte ? 

— Eh ! répondit Lothario, vous m'avez écrit a Berlin 
tandis que j'étais à Eberbach. Votre lettre m'a suivi, et dès 
que je la reçois, j'accours, déjà trop tard. Mais vous qui 
êtes resté ici, je vous ai écrit il y a huit jours, une lettre 
où je vous disais tout, et vous avez dd l'avoir à temps. 

— Ta lettre ? elle arrive à l'instant même, dit Julius, et 
j'achevais à pcoine de la lire lorsque la voiture est entrée 
dans la cour. 

— Elle ne peut pas avoir mis huit jours à venir, dit Lo- 
thario. 

— Demande à Samuel, reprit Julius. Et tiens, vois tol- 
même, 

Le comte d'Eberbach prit la lettre sur la table tt la ten- 
dit à son neveu. 

Samuel, en apparence tout occupé de Frédérique, sui- 
vait leurs mouvements d'un œil inquiet, 

— Justement! vous voyez? s'écria Lothario avec ropro- 
che, 

— Qu'est-ce donc! demanda Julius, 


— Nous sommes aujourd'hui le 7 septembre, at le tim= 


90 DIEU DISPOSE. 


bre de Paris est du 5. 11 y a donc deux jours que vous avez | 


cette lettre. 

— C'est singulier, en effet, dit Julius, en regardant l’en- 
veloppe de la lettre. Par quelle fatalité a-t-on pu négliger 
de me remettre cette lettre le jour de son arrivée ? Mais, tu 
crois à ma parole, je pense, Lotbario. Sur l'honneur, je 
n’en ai eu connaissance qu’il y a dix minutes. Elle m'a fait 
même un effet assez foudroyant, je le jure ; Samuel est là 
pour te le dire. 

— Frédérique revient avec elle, chut ! dit Samuel, 

Julius et Lothario ne virent plus que Frédérique. 

Le premier regard de la jeune mariée, regard incertain 
et troublé, tomba sur Lothario. 

— Lothario ! murmura-t-elle faiblement dans ce vague 
demi-jour de Ja raison où l’âme n’est encore qu’à moitié 
réveillée, Lothario!... je vous attendais. Je le savais bien... 
ce n’était qu’un rêve. Un rêve cruel... Mais nous en serons 
plus heureux après. Nous voilà réunis. Dieu soit bénil... 
Lothario vous ne me quitterez plus. 

Julius écoutait avec une attention profonde. 

Samuel avait aux lèvres un pli d’ironie et de menace. 

Pour Lothario, à la fois effrayé et ravi, il avait repris les 
mains de Frédérique, comme si ce qu’elle disait absolvait 
un pet ce qu’elle avait fait le matin. 

Mais tout à coup les idées redevinrent plus distinctes dans 
le cerveau de la jeune fille. Son regard s’arréta plus clair 
sur tous ceux qui étaient présents. 

— Ah! je me souviens, dit-elle toute confuse. 

Elle retira vivement ses mains de celles de Lothario, so 
souleva sur le canapé, et secouant son beau front, déjà 
moins pile, comme pour en faire sortir ce qui y restait de 
trouble et de désordre: 

— Qu'est-ce que j'ai done dit? murmura-t-elle. J'avais 
le délire, je crois. Pardonnez-moi, monsieur le comte. 

— Cest à vous à me pardonner mon enfant, dit Julius 
grave ef triste, mais calme. Vous n’avez rien dit dont vous 
ayez à rougir. Votre seul tort est de n’avoir pas été fran- 
che et de n’avoir pas eu assez de confiance en moi. 

— Mais qu’ai-je donc dit enfin? demanda encore Frédé- 
rique inquiète. 

— Madame Trichter, interrompit Samuel, si madame la 
comtesse a besoin de vous, on yous sonnera. 

Madame Trichter sortit. 

Il y eut une éternelle minute d’un silence douloureux 
pour tous. 

Singulière situation, en effet, entre ces trois hommes, 
auxquels celle pure et virginale Frédérique appartenait en 
même temps : à Julius par son nom, à Samuel par son ser- 
ment, à Lothario par son cœur. 

C'est à qui ne prendrait pas la parole, à qui ne répon- 
drait pas à cette question de Frédérique, que Frédérique 
elle-même n’osait pas répéter : Qu'ai-je donc dit ? 

Enfin, Julius souriant avec mélancolie et posant d’un 
d'un geste tout paternel sa main sur la tête de Krédéri- 
que H 

~— Mon enfant, lui dit-il doucement, vous &imez Lotha- 
rio, 


Frédérique tressaillit. Mais elle releva le front avec fierté, 


— Monsieur le comte, dit-elle, jamais monsieur Lotha- 
rio ni personne n’a eu le droit, lorsque je ne portais pas 
encore votre nom, de dire qu’il eût découvert en moi un 
signe quelconque de cet amour. Je ne suppose pas, ajou- 
ta-elle en défiant Lothario de son regard limpide et tran- 
quille, que qui que ce soit ait pu se croire autorisé à par- 
ler en mon nom et à me prêter des sentiments que je n’ai 
jamais témoignés. . 

Lothario fit un geste de chagrin comme pour écarter ce 
soupçon. 

— Je ne sais pas, poursuivit Frédérique, quels mots vi- 
des de sens ont pu m’échapper tout à l'heure quand je 
n’ayais pas ma connaissance, mais on ne fait pas attention 
aux choses qu’une femme peut dire dans la fièvre, et per- 
sonne n’a le droit de m’accuser d’aimer monsieur Lotha- 
rio, 

— Personne, excepté moi, ma fille; mais je ne vous ac- 
cuse pas. Je n’accuse dans tout ceci que votre silence et 
mon aveuglement. J'aurais bien dû penser que, dans une 
maison où il y avait un jeune homme et un moribond, ce 
n’était pas le moribond qui devait vous avoir pour femme. 
Votre manière d’être vis-à-vis l’un de l’autre, votre froi- 
deur et son départ, qui aurait dû peut-être m’ouvrir les 
yeux, me les ont troublés. Il est trop tard pour prévenir le 
mal, mais il est peut-être encore temps de le réparer. 

Samuel regarda Julius avec inquiétude. 

— Que voulez-vous dire? s’écria Lothario. 

Julius se tourna vers Frédérique. 

— Ma chère enfant, dit-il, voici sur cette table une lettre 
que Lothario m'avait écrite de Berlin, et dans laquelle il 
me disait qui. vous aimait, et qu’il me priait de demander 
votre main à Samuel. 

Lothario fit un geste. 

— Tu parleras tout à l'heure, dit le comte d’Eberbach. 

Il reprit : 

— Par un malentendu qui s’expliquera peut-être plus 
tard, cette lettre ne n’a été remise qu’au moment où il 
n'était plus temps de faire ce qu’elle demandait. N’im- 
porte ! Maintenant, Frédérique, ce n’est plus de Samuel 
que vous dépendez, c’est de moi; c’est à moi qu’il appar- 
tient de disposer de vous. Je vous répète, après, la décla- 
ration que je vous ai faile avant: ce mariage fait de moi 
votre père. C'est donc à moi de répondre à Lothario, qui 
demande la main de ma fille, et je réponds que je la lui 
accorde, 

Lothario et Frédérique retinrent un cri, et attendirent 
que le comte d’Eberbach se fut expliqué plus entièrement, 

Quant à Samuel, pas un muscle ne bougea sur son vis 
sage de bronze. 

— J'accorde à Lothario la main de Frédérique, répdta 
Julius, parce que je ne l'ai épousée quo pour la rendre 
heureuse et que je ne veux pas que ma bonne intention 
n'ait produit que son malheur, 

— Oh! monsieur |... dit Frédérique, 

— Ne dites pas non, interrompit le comte, Vous aimez 
Lothario. 


DIEU DISPOSE. 91 


—————————————————————————eeeeC— F:S<XSh eee - -- ¢ '— ere 


— Je ne l'ai pas dit, monsicur. 

— C’est pour cela que j’en suis plus sûr. Vous ne l'avez 
pas dit, mais votre évancuissement à son nom, votre joie 
en le revoyant et surtout votre délire l'ont dit pour vous. 
Ne résistez pas; comme fille et comme femme, vous me 
devez deux fois obéissance, et je vous ordonne d’être heu- 
reuse. ; 

Il y a malheureusement un empéchement que nous ne 
pouvons plus rompre; il faudrait que vous altendiez quel- 
ques semaines ; mais soyez tranquille, En vous suppliant 
de m'aider à vivre les derniers jours de mon agonie, je 
vous ai promis de ne pas tarder à mourir. Je tiendrai ma 
promesse, 

— Mon bon oncle! s’écria Lothario. Nous voulons que 
vous viviez. 

— Quand je serai dans la tombe, continua Julius, vous 
vous marierez, Je viens de refaire mon testament de ma- 
niére à vous forcer d’être l'un à l’autre. A partir de ce 
moment, mes enfants, votre père vous fiance. Frédérique, 
je vous le donne pour mari; Lothario, je te la donne pour 
femme. En attendant le jour où vous pourrez vous ma- 
Tier, vous serez comme deux fiancés qui s'aiment et qui se 
le disent. Sirs de l'avenir, le présent vous trouvera pa- 
tients. Vous vous verrez tous les jours et vous bénirez 
chaque instant de votre existence, sachant qu’il vous rap- 
proche du temps souhaité, Voyons, est-ce bien arrangé 
ainsi? Êtes-vous contents ? 

-- Oh! mon cher oncle! dit Lothario avec des larmes 
dans ies yeux. 

Mais Frédérique garda le silence. Elle regardait Samuel 
foujours immobile. 

— Et yous, Frédérique, lui dit Julius, yous ne dites 
rien? 

— Monsieur le comte, dit lentement la jeune fille, je suis 
profondément pénétrée, croyez-le bien, de votre généro- 
sité si noble et si tendre; mais il ne dépend pas de moi de 
acceptor. 

Lothario palit. 

— Pourquoi cela ? demanda le comte d'Eberbach, 

— Quand j'aurais pour monsieur Lothario, poursuivit 
Frédérique, les sentiments que vous croyez, je ne suis pas 
libre. 

— Puisque vous avez mon consentement, dit Julius. 

— Il y en a un qui manque, dit-cile. 

— Lequel? 

— Celui de mon autre père; celui de monsieur Samuel 
Gelb. 

— Maintenant, dit Julius, c'est à moi que vous appar- 
tenez. 

— A vous aujourd'hui, à lui hier. Non pas seulement à 
cause du passé, pour les soins qu'il a pris de moi, pauvre 
enfant abandonnée, sans père ni mère, pauvre fille igno- 
rante, sans toit ni vêtements. Mais j'appartiens encore à 
Samuel Gelb, par la parole que je lui ai donnée. 

— Quelle parole? demanda le comte d'Eberbach. 

— J'ai promis que si j'avais le malheur de survivre, jo 
l'épouscrais. 


— Luils'écria Julius, 


Un étrange soupçon lui traversa l’esprit. 

Samuel épouser Frédérique! Ce mariage disproportionné 
s’il l'avait désiré, lui, Julius, c’est uniquement pour assu- 
rer sa fortune à la jeune fille. Mais Samuel, qui n’avait 
pas de fortune à transmettre, en avait une à recevoir. La 
veuve du comte d’Eberbach aurait assez de millions pour 
tenter la cupidité la plus avide. Était-ce donc pour hériter 
de fui que Samuel lui avait donné Frédérique ? 

Frédérique comprit-elle le regard de défiance que Julius 
jeta sur Samuel ? 

— Monsieur Samuel Gelb n’a été, dans toute cette affai- 
re, que parfaitement généreux et parfaitement désinté& 
ressé. Il m'avait demandé d'être sa femme avant que 
j'eusse jamais eu l'honneur de voir monsieur le comte 
d’Eberbach. 

— A la*bonne heure, dit Julius ; mais maintenant. 


— Quand ila su, poursuivit Frédérique, que monsieur 
le comte avait pensé à moi, il a eu la délicatesse de me 
rendre ma parole, et d’ajourner son droit. Et il a fait cela 
si noblement que monsieur le comte lui-même n’a rien su 
de son sacrifice. 


— Merci, Samuel! s’écria Julius. Tu ne m'avais pas 
parlé de ce service, pardonne-moi de ne pas m’en être 
aperçu, Mais puisque tu as été si bon pour moi, tu ne se- 
ras pas mauvais pour ces enfants. Il s’agit cette fois d’un 
bien autre bonheur que tu peux faire, C'est à l’âge qu'ont 
Frédérique et Lothario que l’amour et le mariage comp- 
tent, et que cela vaut la peine de retirer un auage de 
dessus le soleil levant de deux cœurs pareils! Tu t'es ou- 
blié et effacé pour un intérêt moindre que celui-ci. Tu as 
déjà rendu une fois à Frédérique sa parole; tu la lui 
rends encore, n’est-ce pas? 

Frédérique baissa les yeux, ne voulant pas sans douto 
qu’on vit l'impression qui pouvait y refléter. 

Julius et Lothario regardaient Samuel en face, épiant 
sur ce front impassible la pensée qui allait décider de 
deux bonheurs. 

Mais aucun regard humain n’eût été capable de percer 
le masque immobile dont cet homme puissant recouvrait 
son âme. 

— Eh bien} dit Julius. 


Le doute le prenait de nouveau. Tl n'attendait, pour 
soupconner et mépriser Samuel qu’une parole ambiguë. 

Samuel releva la tête, comme quelqu'un qui a pris son 
parti, 

— Frédérique, dit-il, devant Julius et devant Lothario, 
je vous rends votre parole, 

— Un éclair de joie passa dans les yeux de Frédérique, 

— Merci! s'écrièrent en même temps Julius et Lotha- 
rio. 

— Je n'ai jamais eu qu'un désir à votre sujet, Prédéri- 
que, ajouta Samuel en regardant la jeune fille : c'est do 
vous rendre heureuse, Si vous devez Ôtre plus heurouse 
avec un autre qu'avec moi, vous Ales libre, ’ 

— Tu es un brave cœur! dit le comte d'Eberbach, Bt 
tu me fais un remords d'une mauvaise idée que j'ai eue 
tout à l'heure à ton endroit, 


92 


— Qu'elle mauvaise idée? demanda Samuel. 

— Ne m’en parle pas, dit Julius, je l’ai oubliée. Au fond, 
sous tes airs sceptiques, tu es une noble nature. Pour toi 
comme pour moi, le plus grand bonheur qu’on puisse 
avoir est celui qu'on donne. Allons, Frédérique, mainte- 
nant, j'espère que vous n’avez rien à objecter. Vous avez 
mon consentement et celui de Samuel. Après celui de 
Dieu qui ne se fera pas attendre, il ne manque plus que 
le votre. < 

Lothario recommenga à trembler. 

— Monsieur le comte, dit Frédérique, votre fille est 
prête à vous obéir dans tout ce que vous lui ordonnerez. 

— Ah! je suis heureux! s’écria Lothario. 

— N'est-ce pas bon, dit Julius à Samuel en lui mon- 
trant la joie et l'amour des deux jeunes gens, n’est-ce pas 
bon de se réchauffer à ce soleil? 

Samuel eut la force de sourire; mais Julius n’eut pas 
plutôt détourné les yeux qu’un nuage de colère et de me- 
nace effaça subitement ce sourire forcé. 

— Et moi aussi, je suis heureux, reprit Julius. J aurai 
mes deux enfants auprès de moi jusqu'à ma dernière 
heure, et, en vous voyant heureux pour moi, je garderai 
quelque chose de ‘votre bonheur. Voyez-vous, j'avais beau 
le cacher, j’avais au fond de moi un véritable remords de 
paraitre prendre pour moi tant de grace, de jeunesse et 
de cœur. Je rends Frédérique à celui qui la mérite; je la 
rends à elle-même. A présent, je ne l'ai plus qu’en dépôt, 
je ne la prends pas, je la garde. 

Et, pendant que Julius, Lothario et Frédérique se pres- 
saient les mains et s’abandonnaient à ces effusions et à 
ces espérances, Samuel, les regardant, adossé à la chemi- 
née, et rêvant profondément, se disait : 

— Oui, j'ai bien fait de jeter cette potion dans les cen- 
dres. Il ne s'agit plus maintenant de faire mourir Julius, 
mais de le faire vivre. Le tuer, c’était perdre à la fois mon 
amour et ma fortune. Le danger n’est plus du côté de Ju- 
lius désormais, Comme il me l’a dit, ses scrupules imbé- 
ciles respecteront la fiancée de Lothario. Et j'ai besoin de 
lui jusqu’à ce que je me sois débarrassé de l’autre. Il faut 
que ce soit lui-même qui m’en débarrasse; il faut que 
cette agonie débile et décrépite me tue cette jeune et forte 
vie, 


XXXII 
PATIENT ET BOURREAUS 


= Assez, Samuel! s’écria Julius d'un ton suppliant. Mon 
cher Samuel, au nom du ciel, n’ajoute pas un mot, Ne me 
rapporte pas ce qu'ils font. Ne me rapporte pas ce qu’ils 
disent, Je ne veux plus rien savoir. 

Et, tout en parlant, Julius, agité, et la sueur au front, 
marchait à grands pas dans son cabinet. 

Samucl dissimula un ricanement silencieux et haussa 


oslensiblement les épaules, 


DIEU DISPOSE. 


—————— ee EE eee 


— Tu ne veux jamais rien savoir, répliqua-t-il, et c’est 
toujours toi qui m’interroges. Parlons d’autre chose, si tu 
veux. Je ne demande pas mieux. Qu'est-ce que cela peut 
me faire à moi que Frédérique et Lothario s'aiment ou 
ne s'aiment pas. Je ne suis pas le mari de Frédérique. 
Quel intérêt ai-je là-dedans ? Quant à toi, tu as raison, 
avec le caractère quinteux et susceptible que tu as mainte- 
nant, le mieux que tu puisses faire au fond, c’est d’igno- 
rer, et désormais je ne répondrai plus même à tes que 
tions. 

Julius n’écoutait pas Samuel. Il écoutait une pensée qui 
parlait bien haut en lui. Tout à coup il s’arréta dans sa 
marche saccadée, et, d’une voix haletante : 


— Ainsi, Samuel, tu es sûr que Lothario a vu encore 
avant-hier Frédérique à Enghien? 

— Je ne suis sûr de rien du tout. Laissons-la ce sujet, 
Tu me dirais encore de me taire au premier mot qui m’é- 
chapperait. Causons politique, veux-tu? Le gouvernement 
serre la bride au pays; tant mieux! c’est le moyen de le 
faire cabrer. La compression est le commencement de 
l'explosion, Les choses vont mal, en apparence, pour la 
liberté, c’est-à-dire qu’elles vont mal, en réalité, pour la 
moparchie. 

Julius s’etait remis à marcher avec des gestes d’impa= 
tience. : 

— L'on s’agite beaucoup dans les Ventes, poursuivit Sa- 
muel en souriant et comme pour irriter impatience de 
Julius; on s’agite aussi au dehors. On prépare les mines, 
les traînées sont prêtes; le matin où l’on sy attendra le 
moins, tout sautera... Et, à propos de Vente, sais-tu que 
j'ai eu beau chercher, je ne suis pas encore parvenu à 
m'expliquer pourquoi on ne m’a plus jamais reparlé de 
toi. On te soupçonnait de ne pas être Jules Hermelin, 
et l’on avait quelque semblant de raison. Une menace ter- 
rible pendait sur ta tôte. On m'avait prévenu. Et puis, 
plus rien. Je sais bien que j'ai répondu de toi. Mais cela 
aurait dû plutôt me perdre que te sauver. Comment nous 
laisse-t-on si tranquilles? Le sais-tu 

— Tu ne veux pas me dire, recommença Julius, si tu 
es sur que Lothario a revu avant-hier Frédérique? 

— «Ne me rapporte pas ce qu’ils font, ne me rapporte 
pas ce qu’ils disent, je ne veux plus rien savoir, » dit 
Samuel railleur, répétant à Julius ses propres paroles. 


— Eh bien! j'ai eu tort tout à l'heure, fit le comte d’'E- 
berbach, j'aime encore mieux la vérité que l'incertitude. 

— Tu es pas dégoûté 

— Parle, je t'en supplie. Est-il allé à Enghien?... 

Mais pour que nos lecteurs jugent de l'impression que 
devait faire sur la nature faible de Julius chacun de ces 
mots tombant comme des gouttes d’eau bouillante, il faut 
que nous récapitulions tout ce qui s'était passé depuis son 
mariage avec Frédérique, jusqu'au 15 avril 1830 jour où 
il avait cette conversation avec Samuel, 

[uit mois s'étaient écoulés depuis que, sûr de mourir, 
le comte d'Eberbarch avait fiancé, pour ainsi dire, Frédé- 
rique avec Lothario, of leur avait dit qu'ils n'auraient pas 
longtemps à attendre. Il espérait alors, en eltet, qu'il no 


DIEU DISPOSE. 


93 


ee 
a 


tarderait pas à leur laisser la place libre. Mais cela ne fai- 
sait pas le compte de Samuel. 

Grâce aux arrangements de Julius et au changement 
qu’il avait fait à ses dispositions testamentaires, il était 
désormais certain que Frédérique épouserait Lothario. 

Premièrement, elle l’aimait. Samuel le savait trop. 

Elle avait ensuite, pour obéir au testament du comte 
d'Eberbach, outre cette raison d'intérêt, secondaire sans 
doute pour elle, que sans cela elle n’hériterait pas, cette 
raison de charité, si puissante sur un esprit comme le sien, 
que Lothario n’hériterait non plus que si elle l’épousait. 

Ainsi, l'amour, l’intérét, le fond du cœur de Phomme, 
et la bonté, le fond du cœur de la femme, tout luttaitcon- 
tre la volonté de Samuel. 

Et voilà donc pourquoi Samuel avait attendu si long- 
temps, pourquoi il aurait subi le caprice de Julius en lui 
donnant Frédérique, pourquoi il se serait soumis à cette 
souffrance de la voir familière avec un autre : pour abou- 
tir à faire ce qu’il dépendait de lui de faire tout d’abord, 
pour la donner à Lothario. Tout son travail, tout son sa- 
crifice toute sa jalousie auraient été en pure perte. 

Non, cela n’était pas possible! Les choses ne pouvaient 
pas se terminer de cetle façon; il fallait chercher à pré- 
parer un autre dénoûment. Il n’était pas temps que Julius 
mourût. Sa presence était nécessaire jusqu'à nouvel 
ordre. 

Et Julius vécut. 

Samuel changea brusquement d'idée. 

Lui, si décidé, un moment auparavant, à vider d'un 
coup les quelques misérables gouttes de vie qui restaient 
au fona de ce corps épuisé, il n’eut plus qu’un désir, cc 
lui de remplir le vase, et il remit tout le sang qu'il put 
dans ses veines taries. Il chercha dans la science et dans 
l'imagination des remèdes héroiques. Cette guérison de- 
vait être presque une résurrection; il fit des miracles. Pour 

se défaire de Julius, il était allé jusqu'au crime; pour le 
conserver il alla jusqu'au génie. 

Il réussit, trop bien peut-être. Trop bien pour lui, et 
trop bien pour Julius, 

Trop bien pour lui, car, à mesure que la santé revenait 
à Julius, la jalousie revenait à Samuel. Il avait bien voulu 
marier Frédérique à un agonisant qui allait mourir et 
qu'il allait y aider, mais il n'avait pas voulu la marier a 
un convalescent dans la force de l’âge, sinon de Vorgani- 
sation, et dont les sens, s'ils ne pouvaient pas se rallumer, 
pouvaient retrouver encore des étincelles sous les cendres, 

Aussi, n’attondit-il pas le printemps pour trouver que la 

santé de Frédérique avait besoin de la campagne. Frédéri- 
que, élevée en plein air dans le jardin de Ménilmontant, 
et habituée à y passer même l'hiver, étouflait et s'étiolait 
entre quatre murs. En outre, Samuel profila de l'occasion 
pour parler déjà à Julius des inconvénients qu'il y avait 
sans doute, et pour le monde et pour eux-mêmes, à laisser 
Frédérique si près de Lothario, la fiancée si près de l'a- 
moureux, 

D'un autre côté, disait à Julius ce profond et rusé Sa- 

muel, éconduire Lothario et le laisser à Paris, ne serait-ce 
pas, do la part de Julius, une cruauté? Ne scrail-ce pas 


tourmenter à chaque minute Lothario de cette idée que 
Frédérique allât à la campagne, et la jalousie de Lothario 
voulait qu’elle y allât seule. : 

Samuel, trois semaines après le mariage, était retourné 
loger à Ménilmontant. Frédérique ne pouvait donc y aller. 
On chercha dans les environs de Paris, et l’on trouva à 
Enghien une sorte de charmant petit château en briques 
rouges avec des volets verts, dont toutes les fenêtres s’ou- 
vraient sur le soleil levant, sur un parc et sur le lac. 

Le premier rayon de février y installa Frédérique. 

Ce n'avait pas été sans tristesse que Julius s'était ainsi 
séparé de Frédérique. Non que son affection toute pater- 
nelle eût encore changé de caractère, mais il s'était accou- 
tumé à la voir à tout instant, Il avait besoin de reposer 
ses yeux sur ce doux et jeune visage. La présence de Fré- 
dérique était nécessaire au peu d’existence qui lui restait. 
Elle de moins, la maison était vide. La santé s’en allait avec 
la garde-malade. Depuis qu’elle n’était plus là, Julius était 
déjà moins bien portant, et il se sentait tout prêt à retom- 
ber, cette fois pour toujours. 

Il faisait ce sacrifice à la tranquillité de Lothario. Mais 
aussi le devoir de Lothario n’eût-il pas été, en revanche, 
de faire quelque chose pour Julius, qui faisait tant pour 
lui. Il devait bien, enfin, cette marque de respect et de re- 
connaissance à son oncle, de patienter jusqu'à sa mort, et 
d'attendre, pour chercher des rencontres avec Frédérique, 
que les yeux du mari fussent fermés dans le tombeau, 

Or, Lothario, du moins c'était ce que Julius croyait en- 
trevoir dans les demi-aveux de Samuel, était bien loin 
d'avoir cette réserve et cette délicatesse. 

Tout ce qu’il avait fait, c'était de consentir, après que le 
comte d’Eberbach avait donné sa démission d'ambassa- 
deur, à rester le secrétaire de son successeur. De cette ma- 
nière, il avait été occupé et retenu loin de Frédérique, il 
n'avait plus habité sous le même toît. Il avait compris qu'il 
fallait ménager les apparences, vivre visiblement loin de 
Frédérique, et retirer tout prétexte aux calomnies et aux 
médisances. 

Mais les devoirs de sa place ne prenaient pas toutes ses 
heures. L'ambassade de Prusse n'était pas bien loin du 
magnifique hôtel où le comte d'Eberbach s'était installé 
rue de l'Université, après avoir donné sa démission, Dès 
que Lothario avait un moment de liberté, il accourait faire 
visite à son oncle. C'était d'un neveu tout filial, et, dans le 
commencement, Julius, si longtemps sevré de tendresse et 
de soins, se plaisait à regarder et à écouter ses doux amou- 
roux, comine il les appelait. 

El puis, quand une apparence de santé lui revint, cette 
sollicitude de Lothario, devenue moins nécessaire, ne lui 
sembla plus aussi désintéressée, Ce fut glors que, sur 
le conseil de Samuel, Julius se décida à louer pour Frédé- 
rique la villa d'Enghien, Mais qu'arriva-t-il? C'est que Lo- 
thario, qui n'avait pas de raison pour renoncer à ses chères 
habitudes, partagea ses visites entre Julius et Frédérique. 
Dès qu'un peu de soleil printanier brillait au ciel et dans 
son cour, il montait à cheval et allait faire évaporer au 
grand air les idées qui lui bouillonnaient dans la tête, 


Et 


Où allait-il? — Du côté d'Enghien, disait Samuel. 


94 DIEU DISPOSE. 


RE  ——_—— 
avant que Samuel le lui dii, la jalousie l'avait déjà dit à 
Julius. 

Julius avait cru, en épousant Frédérique, redorer d’un 
dernier reflet de joie sa vie expirante : il n'avait fait que 
l'assombrir. Par une amère ironie, il souffrait précisément 
per tout ce qui semblait devoir le rendre heureux. Frédé- 
rique devenue sa femme, Lothario de retour, la santé re- 
parue, ces trois bonheurs le torturaient. 

Avec quels regretsil se retournait vers ces semaines où, 
couché et moribond, croyant chaque jour qu'il ne verrait 
pas le lendemain, il était soigné par Frédérique, Lothario 
et Samuel réunis! Alors sa maison et son cœur étaient au 
grand complet. Toutes les affections douces se penchaient 
à son chevet. Frédérique était là comme une fille, Lothario 
comme un fils, Samuel comme un frère. C'était la famille, 
Maintenant Frédérique était absente, Lothario m'était plus 
qu'un rival, Samuel qu’un indifiérent. C'était la solitude. 

En lui, le père et l'ami souffraient profondément, Quant 
au mari, il n’osait pas l’analyser. Etrange et lugubre po- 
sition que la sienne! Avoir épousé, malade et mourant, 
une fille plutôt qu'une femme; lavoir, du seuil de la 
tombe, léguée à un autre; avoir dit à cet autre : Elle est 
à toi plus qu’à moi, c’est toi qui es dès aujourd’hui son vé- 
ritable époux; moi, je ne suis que son père; avoir fait cela 
et revivre! Sentir jour à jour remonter dans ses veines la 
vic; se dire alors qu’on est marié à une jeune fille char- 
mante, toute parfumée des fleurs et de la rosée de son 
printemps; se dire qu’on possède une belle et douce créa- 
ture, que la loi et la religion vous la donnent, et qu'on la 
donnée! Penser qu’on lui a rendu sa parole et son indé- 
pendance, qu’on l’a autorisée à en aimer un autre, qu'elle 
peut être infidèle sans scrupule, et, sinon se donner, au 
moins se promettre! Songer qu'on n’est plus pour elle 
qu'une gêne, un obstacle, un retard, que chaque jour 
qu'on s’obstine à vivre est un jour qu’on lui vole! Assis- 
ter, vivant, et sans avoir le droit d’étre jaloux, à l'amour 
de sa femme pour un rival qu'on s’est créé soi-même! Quel 
plus intolérable supplice? 

Bien des fois, Julius se prit à désirer la mort, seul terme 
de ce poignant martyre. Par instants, il en voulait à Sa- 
mucl de lui avoir conservé la vie. Il lui reprochait de lui 
avoir manqué de parole: 

— Tu m'avais promis la mort pour plus tôt que cela, lui 
dit-il un jour, 

Par moments, au contraire, il remerciait Samuel de Va- 
voir fait vivre. Puisque Frédérique et Lothario n'étaient 
pas bons pour lui, eh bien, il ne voulait pas être bon pour 
cux non plus, fl ne mourrait pas, il ne leur ferait pas ce 
plaisir, 11 souffrirait, mais eux souffriraient aussi. 

Samuel n'élait pas beaucoup plus heureux que Julius 
Lui aussi était jaloux, et doublement : jaloux de Lotharin 
et jaloux de Julius, Et de plus, dans cette Amo vaste et som- 
bre, toutes les passions s’exagéraicnt et prenaient les pro- 
portions démesurées et sinistres que les objets affectent 
aux heures crépusculaires, 

Mais que faire? Frédérique mariée, il n'avait plus prise 
sur elle que par cette reconnaissance qu'elle avait | 


aux services rendus par lui à son enfance et à son adoles- 


oo 


cence. Malheureusement, pour ce triste douteur, c'était là 
une médiocre garantie, Dans ses calculs, il comptait cette 
espérance pour zéro. Ne pouvant agir sur Frédérique, il 
agissait sur Julius. Ce fut Julius qu’il fit souffrir de sa 
souffrance. Ce fut Julius à qui il s’en prit à toute heure, 
qu'il tourmenta, qu'il secoua, et à qui il ne laissa pas une 
minute de répit. Son amertume et son envie firent si bien, 
que toutes les rêveries des jours de Julius, que tous les ré- 
yes de ses nuits furent traversés par la vision de Frédéri- 
que causant d'amour avec Lothario, 


En agitant ainsi incessamment l'esprit débile de Julius, 
Samuel Gelb se proposait deux buts. D'abord Julius, mal 
remis de sa maladie, n'était pas de force à supporter ces 
émotions quotidiennes et violentes, et Samuel le rejetait 
par là dans cette faiblesse et dans cette prostration pliysi- 
que qui rassurait sa jalousie vis-à-vis du mari. 


Et puis, au moral, le comte d’Eberbach, peu à peu ex- 
cité contre sa femme et son neveu, était toujours prêt à se 
jeter entre eux au moment où Samuel voudrait le faire 
"instrument de sa jalousie vis-à-vis de l'amant, 

Samuel done se débarrassait ainsi en mème temps de 
Julius par Vaffaissement, et de Lolhario par la coière de 
Julius. 

Il va sans dire qu’il n’avait pas la maladresse grossière 
de dénoncer à Julius Lothario et Frédérique, et de les at 
laquer en face. Au contraire, il les défendait toujours, Il 
rapportait des apparences pour les trouver absurdes, des 
propos de domestiques pour les réfuter. Il justifiait Lotha- 
rio et Frédérique de fautes dont on ne les accusait pas, Il 
avait eu l’habileté de tourner les choses de façon que c'é- 
tait toujours Julius qui soupçonnait, et toujours lui qui 
disculpait. 

Il ya dans!’Ovhello de Shakespeare deux admirables sch 
nes où Jago souffle à l'esprit du Maure tous les noirs pois 
sons de la jalousie. En commettant ce crime infâme, et cu- 
asservissant, avec toutes les raffineries de la férocité, le 
cœur d’Othello, Iago s’y prend de telle manière qu’il a l'air 
de lui rendre service, et qu'Othello le remercie avec cflu= 
sion des coups de poignard qu'il lui donne, Il se passait 
entre Samuel ef Julius quelque chose de comparable à ces 
deux scènes de l'éternel chef-d'œuvre. 

Seulement, ici, la situation se compliquait de ce que le 
Tago était amoureux de la Desdemone, et jaloux, lui aussi, 
du Cassio. 

La torture que Samuel voulait infliger à Julius, il Pé- 
prouvait lui-même, Les transes qu'il communiquail, il les 
ressentait. Jago était en même temps Othello. 

Il y avait deux mois et demi que Frédérique était à En- 
ghien, le matin où Samuel et Julius avaient ensemble la 
conversation dont nos lecteurs ont entendu les premuicrs 
mots, 

Nous en étions au moment où Julius demandait à Sa- 
muel s'il élait bien sûr que Lothario fût alle à Enghien 
l'avant-voille, 

— Je ne suis pas plus sûr qu'il y soit allé avant-hicr, dit 
Samuel. que je ne ¢ dr qu'il y soit allé aujourd'hui, 
— Aujourd'hui? demanda Julius, Est-ce qu'il est encore 
sorti à cheval? 


+ 


DIEU DISPOSE. 


95 


a 


— Je Vai rencontré en venant, ¢pondit Samuel. Il élait 
à cheval, en effet. 

— Où as-tu rencontré ? £ 

— Je venais de chez moi. Je l’ai rencontré sur le boule- 
vard, à la hauteur de la rue du Faubourg Saint-Denis. 
Qu'est-ce que cela prouve ? 

— Cela prouve, dit Julius en s’asseyant et en s’accou- 
dant sur la table, qu’il allait du côté d’Enghien. 

— On peut aller du côté d’Enghien sans aller à Enghien, 
reprit Samuel en couvant Julius d’un regard froid; et l’on 
peut aller à Enghien sans y aller pour Frédérique. 

— Ainsi, tu penses qu’il y allait? dit le comte d’Eber- 
bach. 

— Et quand ce serait, s’écria Samuel, comme irrité, 
quoi de plus naturel ? Nous sommes en avril; les feuilles 
poussent, l'air est tiède et doux. Qu’y a-t-il d'étonnant à 
ce qu’un jeune homme, qui a un cheval, aime mieux l’ha- 
leine printanière des bois que l’haleine empestée des rues? 
La vallée de Montmorency est célèbre et gracieuse. Il y a 
moins de foule qu’au bois de Boulogne, Pourquoi ne se 
promènerait-il pas par là ? 

— Il rencontrera Frédérique, dit Julius, comme se par= 
ant à lui-même. 

— Il la rencontrerait, continua Samuel, que je suis en- 
‘core obligé de l'avouer que je ne verrais encore là rien de 
miraculeux et de contre nature. La même brise d'avril qui 
fait chercher les bois à Lothario ne peut-elle pas les faire 
chercher à Frédérique? Il sort de Paris, et il a raison; elle 
sort de sa maison, et elle n’a pas tort. Pourquoi veux-tu 
qu’elle soit moins sensible à la douceur du temps que lui ? 
Une fois dehors, elle va aux endroits les pluscharmants ; 
ne faut-il pas qu’elle aille aux endroits les plus hideux? 
Elie aime les bords du lac; ne vas-tu pas exiger qu’il se 
mette à les hair? Alors crève-lui les yeux. Sortant au mê- 
memomentetallant au même endroit, tu trouveraisétrange 
qu’ils ne se rencontrassent pas. Et, après tout, il serait 
allé faire une visite à la femme de son oncle, le grand 
mal! 

— Après ce que j'ai fait pour Ini! s’écria Julius en se 
levant de son fauteuil. 

— Tu as été absurde, répondit froidement Samuel. Tui 
lui as donné ta femme, et tu veux qu’il la refuse. 

— Qu'il la refuse! dit Julius les poings serrés. 

= Entendons-nous. Je n’accuse pas Frédérique, ni to 
non plus. Nous sommes tous deux bien tranquilles sur sa 
pureté. Je ne parle que de son cœur. En d'autres termes, 
tu leur as dit: Aimez-vous ! Et maintenant, tu ne veux pas 
qu'ils s'aiment? 

— Je ne veux pas qu’ils se lo disent, 

— Mais c'est toi qui le leur as dit, insista l'implacablo 
Samuel. 

— Parce que j'ai été généreux pour lui ot pour elle, 
reprit Julius, est-ce à eux de m'en punir, et doivent-ils 
me faire une souflrance du bonheur que je leur ai donné? 
Ah! tu as raison, il y a des instants où jo trouve comme 
toi que j'ai été absurde, et où je me repens de ce quo j'ai 
veux de 


fait, Je m'en no pas leur avoir lais ‘leur soul 


france, et de l'avoir prise pour moi, Ah! Samuel, j'ai pour 


de devenir méchant. Je le reconnais aujourd’hui, la mé= 
chanceté n’est que l'impuissance, 

Samuel réprima une contraction des lèvres impercen= 
tible. 

— N’ai-je pas fait pour eux tout ce que j’ai pu? pour- 
suivit Julius. N’ai-je pas tout sacrifié pour rassurer les 
plus ombrageuses appréhensions de Lothario? Ne me 
suis-je pas comporté vis-à-vis de Frédérique comme en- 
vers la fiancée de mon fils? J'ai poussé ce scrupule si loin 
que, tout cet hiver, je me suis imposé l'obligation stricte 
de ne jamais parler à Frédérique que devant toi, devant 
lui ou devant madame Trichter. Jamais de téte-a-téte, pas 
méme en plein jour. Et, au premier semblant de coleil, 
je me suis séparé d’elle, je Vai installée à Enghien, et je 
suis resté ici, Voilà pourquoi je lai épousée : pour ne plus 
la voir ! Franchement, est-ce assez d’abnégation ? 

— Tu n'as fait que ton devoir, répliqua Samuel impi- 
toyable. Tu as subi les conséquences de ta première faute, 
tant pis pour toi. Qui te forcait à te mettre dans une si- 
tuation aussi difficile? Tu n’as que ce que tu mérites. Tu 
as donné Frédérique à Lothario; elle lui appartient. Il faut 
done, bon gré mal gré, que tu y renonces. En te séparant 
d’elle, tu payes ta delle, voilà tout. 

— Ma dette! s'écria Julius, agité par le calme de Sa- 
mucl. Et Lothario ne me doit-il donc rien, lui? A-t-il je 
droit de répondre au dévouement par l’égoisme, au ser 
vice par l'ingratitude? Je ne lui ai pas donné Frédérique, 
je la lui ai léguée; qu'il attende que je sois mort. Je res- 
pecte sa jalousie, pourquoi ne respecterait-il pas la mienne? 

— Il est le mari, et tu es le père, dit Samuel. Un mari 
peut être jaloux; un père, non. 

— Ah! tu m’exaspères avec tes raisonnements qui me 
retournent sans pitié sur tous les côtés déchirants de mon 
imprudence ! Fausse et douloureuse destinée que la mien- 
ne ! Gardien d’une jeune fille qui porte mon nom, et dont 
je ne puis être ni le mari ni le père, je n'ai pas le droit 
de m'irriler de l'amour d'un autre pour ma femme, et il a 
le droit de s’offenser du mien. 

— Je ne te dissimule pas, reprit Samuel avec son mau- 
vais sourire, que ta position me paraît assez bizarre. 

— Samuel, dit le pauvre malade, tu as une manière de 
me consoler qui redouble ma souflrance, Tu finiras par 
me rendre fou. Ilya des moments où j'ai envie d'enlever 
Frédérique, ma femme après tout, et de l'emmener en Al- 
lemogne, à Eberbach, Il y à des moments où la tentation 
du suicide me prend. 

— Tu suicider! répéta Samuel d'un certain ton 

— Oui, je le comprends, je vais mourir, n'est-co pas? 

C'est cela que tu veux dire? Mais qu'elle vienne donc en- 
fin, cette mort tant prédite! N'ai-je done pas été assez se- 
oué, assez troublé, assez tourmenté depuis que je suis au 
monde? J'ai bien gagné le repos. Ah! que la tombe s'ou- 
vre et que le froid de la terre glace les dernières flammes 
qui me dévorent lo cœur! Mon bon Samuel, tu me réponds 
bien toujours au moins que jo no survivral pas à mon 
malt 


— Surtout si tu ajoutes à ton mal physique un mal mo- 


96 DIEU DISPOSE. 
600... .eQXx —_—x—x—xXxXx«X—«—«—«—«—«—_—_—_—_—_—_—K—K—x——————————— 


rai imaginaire, A quoi diable cela te sert-il de Vinquieter 
comme tu le fais? D’abord, tu es sûr comme moi de la 
vertu de Frédérique. 

— Je ne doute pas d’elle; interrompit Julius, je doute 
ae moi. 

— Cela revient absolument au même, répondit Samuel 
Gelb. Mais, fût-elle perfide comme l'onde, est-ce qu’elle 
sort jamais seule ? Suppose que, dans la minute même où 
nous parlons, elle se promène sur les bords du lac, etque 
Lothario, après avoir mis son cheval à l'auberge, se soit 
dirigé précisément du côté où elle se promène, est-ce 
qu’elle n’a pas avec elle madame Trichter, dont je suis 
sûr, et que je lui ai laissée pour te tranquilliser? Est-ce 
qu’un domestique, que tu lui as choisi toi-même, ne l’ac- 
compagne pas à quelques pas de distance? Tu es défendu 
contre Lothario et contre Frédérique. Ne te crée pas de 
chimères. @ 

Il y a toujours deux façons de prendre les choses. 
Pourquoi l’acharnes-tu à ne regarder que le mauvais côté 
de ta vie? Certainement il dépend d’un esprit mal disposé 
de mal tourner les incidents les plus simples et les plus 
droits. Avec de la bonne volonté, il dépend de toi de te 
dire qu’il n’y a pas de gouvernante ni de domestique qui 
tiennent, que deux jeunes gens qui s'aiment, et qui ont 
le droit de s'aimer, et qui sont fiancés, ne sont pas embar- 
rassés de s'entendre ; que les yeux sont souvent plus ba- 
vards que les bouches, et qu’un regard en dit plus long 
gue tous les discours de la chambre des députés. Assuré- 
ment, si tu tiens à te torturer, tu peux te persuaduer que, 
dans ce moment même, Frédérique et Lotbario sont en- 
semble, se parlent des yeux, se disent. Mais qu’as-lu 
donc? est-ce que tu vas tomber ? 

Et Samuel retint Julius qui, en effet, chancelait. 

— Ce n’est rien, dit Julius en se remettant un peu. 
Veux-tu me faire le plaisir de tirer cette sonnet{e ? 

Samuel alla sonner. Un domestique parut. 

— Faites qu’on attèle tout de suite, dit le comte d’Eber- 
bach. 

— Est-ce que tu sors ? demanda Samuel Gelb ? 

— Oui, dit Julius. 

— Dans l’état où tu es? 

— Que m’importe! 

— Où vas-tu donc? 

— À Enghien. 

— Pourquoi faire ? 

— Oh! ce n'est pas pour les poignarder, sois tranquille, 
reprit Julius avec un sourire amer; c'est uniquement pour 
les supplier. 

— Les supplier? 

— Oui, les supplier. Ils ne sont pas méchants. Au fond, 
il est impossible qu’ils n’aient pas quelque reconnaissance 
pour moi. S'ils me torturent, c'est à leur insu. Je me suis 
trop posé en père. Ils m'ont pris au mot. Je leur dirai 
tout ce que je souffre, tout ce que j'ai fait pour eux, tout 
ce que je continuerai à faire, et, en retour, je les conju- 
rerai d'avoir pilié de moi, de ne pas abuser de ma bonté, 
de ne pas me rendre leur bonheur en désespoir, 

—-Ah! tu vas 
n'est peut-être pas un mauvais moyen. 


leur dire cela? fit Samuel, Eh bien! ce 


— Je tacherai, si je le puis, d’être encore une fois indul- 
gent et paternel, reprit Julius. Je dis: je tacherai, car il 
est bien possible aussi que de les surprendre, 1a, ensem- 
ble, loin de moi, profitant de ma confiance et de mon af- 
fection pour me dérober une furtive entrevue, cela me 
mette hors de moi! Il est bien possible que j’éclate, après 
m'être contenu si longtemps. Il est bien possible que je 
me décide brusquement, dans quelque accès de colère, à 
agir, à défaire ce que j'ai fait, à leur rendre à tous deux 
les insomnies qu'ils m'ont données. Allons! ces chevaux 
ne seront donc jamais attelés! > 

La porte du cabinet se rouvrit, et le domestique repa- 
rut. 

— La voiture attend, dit-il. 

— Viens-tu avec moi? dit Julius en se tournant vers Sa= 
muel. € 

— Oui, certes, répondit celui-ci. Pour toi, comme pour. 
ces pauvres et innocents enfants, je ne te quitte pas dans ~ 
les dispositions où je te vois. 

Et il suivit Julius, qui était déjà dans l'escalier, 


XXXIII 


PASSION BUISSONNIÈRE. 


Samuel avait peut-être d’autres raisons que sa rencontre 
avec Lothario sur le boulevard Saint-Denis, pour croire 
que le neveu du comte d’Eberbach était allé du côté d’En- 
ghien et de Frédérique. | 

Que Samuel le sût ou qu’il le soupçonnât seulement, la 
réalité était que Lothario avait profité de cette belle et ra 
dieuse journée d'avril pour faire une de ces heureuses et 
furtives promenades qu’il risquait souvent depuis l’instal- 
lation de Frédérique à Enghien. 

Ce matin-là, les affaires de l'ambassade expédiées, et ja- 
mais secrétaire n’avait regu plus de compliments pour son 
exactitude et sa rapidité, Lothario avait donné ordre à son 
domestique de seller deux chevaux. 

Les chevaux prêts, il était sorti, son domestique le sui- 
vant. 

Toutefois, Lothario n’était pas allé directement à En- 
ghien. Soit pour dépister la surveillance qui pouvait l'épier 
à sa sortie de l'hôtel et pour qu'on se méprit sur la route 
par où il allait, soit parce qu'il avait quelque chose à faire 
auparavant, au lieu de tourner du côté du boulevard, il 
avait tourné, tout au contraire, du côté du quai. 

Suivant alors la Seine jusqu'au quai Saint-Paul, il s é- 
tait arrôté à la porte d'un hôtel, qui regardait Pile Lou- 
viers et le Jardin-des-Plantes, 

Il était descendu de cheval, avait remis la brido à son 
domestique et était entré dans la cour de l'hôtel, où, dans 
ce moment, un flacre aux stores baissés stationnait, mysté- 
rieux, attendant quelqu'un ou cachant quelque chose. 

Mais, sans y prendre autrement garde, Lothario avalt 
traversé la cour et avait déjà monté quelques marches de 


DIEU DISPOSE. 


l'escalier, quand un tourbillon roula du haut de l'escalier, 
sans crier gare, brusque, aveugle, irrésistible, 

Lothario n’eut que le temps de se ranger, de crainte 
d’être renversé du choc. 

Mais, en arrivant près de lui, le tourbillon s'arrêta subi- 
tement. 

Ce tourbillon n’était autre que notre ami Gamba. 

— Comment! Gamba, dit Lothario en souriant, c’est vous 
qui voulez m’écraser? 

— Moi, écraser quelqu'un! s’exclama Gamba blessé, et 
surtout un ami! Ah! vous m’offensez dans ma souplesse, 
Voyez comme je me suis arrêté net et court. Un cheval de 
manége, lancé au galop, n’aurait pas mieux fait. Plutôt 
‘que de vous écraser, j'aurais cabriolé sur la rampe, j’au- 
rais bondi au plafond, je vous aurais enjambé sans vous 
toucher. Vous vous croyez done plus frêle qu’un œuf, mon 
cher monsieur, que vous avez peur du roi de la danse des 
œufs? Sachez qu'en marchant sur un poulet, mys pieds ne 
lui procureraient que la sensation _d’une douce caresse, 
Vous écraser ! 

— Pardon, mon cher Gamba, reprit Lothario. Je n'avais 
pas l'intention de yous humilier dans votre noble fierté 
d’artiste. 

— Je yous pardonne, dit Gamba. Seulement, vous avez 
eu tort de yous ranger. C’est mal d’avoir donté de moi. 

— Je ne douterai plus, je vous le promets, dit Lothario. 
Mais que diable faisiez-vous donc là à dégringoler du haut 
de cet escalier, et à vous escrimer avec ces marches? Vous 
vous exerciez? 

— Non, je le confesse, dit Gamba embarrassé, ce n’était 
pas le passe-temps désintéressé d’un quart d’heure donné 
à l’art; j'employais l’art aux besoins de la vie. J’usais de 
mon agilité dans le but égoiste d'arriver plus vite dans la 
cour. Je faisais. ce qu’on appelle vulgairement descendre 
les degrés quatre à quatre. Je suis attendu en bas. 

— Est-ce que par hasard, demanda Lothario, ce serait 
pour yous ce fiacre aux stores baissés qui s’impatiente? 

— Un fiacrel. Ah! oui... peut-être, répondit Gamba, 
mal à l'aise et confus. 

— Alors, allez vous-en, homme de la noce! reprit Lo- 
thario avec un sourire qui redoubla la rougeur de Gamba. 

— Oh! ce n’est pas ce que vous croyez, reprit le frère 
d'Olympia, 11 y a bien un fiacre, mais il n'y a personne de- 
dans, 

— Vous ressemblez à votre fiacre, dit Lothario, vous 
baissez les stores de votre discrétion, 

— Non, je vous jure, poursuivit le bohémien, dont la 
pudeur s'effarouchait des soupcons de Lothario. D'abord, 
je n'introduirais pas une femme dans la cour de l'hôtel de 
ma sœur, Ah! bien oui, avec ses grands airs sévères et di- 
gnes! Elle lui ferait bonne mine, et à moi! Ah! çà, vous 
allez la voir, et, soit dif en passant, elle vous attend avec 
une fière impatience! n'allez pas au moins lui mettre vos 
supposilions hétéroclites dans l'esprit. Rien n’est plus loin 
de la vérité d'abord. Voici purement le fait, Vous savez 
que ma sœur vout que personne ne sache qu'elle est reve- 
nue à Paris, Si quelqu'un de sa connaissance m'apercevail 
dans les rues, le frère ne tarderait pas à dénoncer la sœur. 


97 


A 


Je ne sors donc jamais qu’en voiture, et caché derrière les 
stores. Voilà pourquoi les stores de ce fiacre sont baissés. 
Il n’y a rien autre chose derrière. Je ne vais pas en bonne 
fortune, je vais faire une simple course tout à fait insigni- 
fiante. 

— Et c'est pour faire une simple course, tout à fait in- 
signifiante, insista l’impitoyable Lothario, que vous éprou- 
viez le besoin d’abréger l'escalier au moyen de sauts qui 
auraient cassé les reins à un chat. 

— Eh bien, non, dit le vertueux-Gamba, désespérant de 
se tirer honnêtement d’un mensonge, j'allais faire une 
course qui m'intéresse formidablement, au contraire. 

— Ah! vieux drôle! 

— J'allais à la Poste aux Lettres. Depuis le printemps, 
monsieur Lothario, j'attends tous les jours une lettre Qui 
peut me rendre très-heureux. Qu'il y ait de l'amour ou 
non dans cette lettre, cela ne regarde que les chèvres. Vous 
voyez qu’il n’y a personne dans la voiture. Dieu veuille 
qu’il y ait quelque chose à la poste! Mais si ce n’est pas au- 
jourd’hui, j'y retournerai demain, et après-demain, et 
toujours. À bientôt, il est l'heure. Ma sœur est chez elle. 
J'ai l'honneur de vous saluer. 

Et d’un bond, Gamba fut au bas de l'escalier, pendant 
que Lothario, riant de la rencontre, avait à peine monté 
quelques marches. 

Comme Gamba l'avait dit à Lothario, Olympia vivait 
dans la solitude et dans incognito. Elle n’avait pas voulu 
retourner dans ses appartements de l'île Saint-Louis, où 
ses admirateurs et ses amis de Paris l’auraient tout de 
suite retrouvée, Revenue avec une idée qu’elle ne disait à 
personne, elle tenait absolument à rester cachée et ignorée 
de tous. Elle avait exigé que Gamba ne sortit jamais sans 
prendre les plus grandes précautions pour ne pas être 
reconnu, et l'avait menacé de la perte de son amitié S'il 
était jamais aperçu de personne, surtout du comte d'Eber- 
bach ou de Samuel. 

Quant à elle, elle ne sortait que très-rarement, la nuit 
en voiture, pour respirer un peu l'air. Elle avait pris un 
nom d'emprunt, et le portier de l'hôtel avait ordre de ne 
laisser pénétrer personne jusqu'à elle, sous quelque pré- 
texte que ce fal. 

Lothario seul était excepté do la consigne. 

Elle avait, en effet, demandé à Lothario, avec instance, 
de la tenir au courant de tout ce qui se passerait, et de 
venir lui dire, sans perdre une seconde, les moindres mo- 
difications qui pouvaient survenir dans la situation ou 
dans les dispositions de Julius. 


Lothario s'élait d'abord expliqué cet intérêt par un resto 
mal éteint de l'ancienne amitié de la cantatrice pour le 
comte d'Eberbach, Quoiqu'il ne doulât pas que totte inti- 
mité n'eût été pure, Olympia avait cerlainement pour 
l'ambassadeur de Prusse une sympathie et une affection 
qu'avait pu irriter ctaccroftre le mariage de Julius aye 
une autre, Mais Olympia parlait de ce mariage avec un dé- 
oubli d'elle- 
même, qu'évidemment elle s'en occupait par bonté bien 


sintéressement si sincère et avec un si fran 


plus que par jalousie, et que, si elle aimait Julius, c'élait 
pour lui et non pour elle. 
7 


98 DIEU DISPOSE. 


a 


Ce n’était pas seulement au bonheur de Julius qu'elle 
pensait, était aussi au bonheur de Lothario. D'où lui ve- 
nait cette cordiale sollicitude pour un jeune homme qu’elle 
n’ayait fait qu’entrevoir à peine? Ce subit accès de ten- 
dresse n’était toujours pas de amour, puisque l’unique 
désir d’Olympia semblait être de voir Lothario heureux 
avec Frédérique. 


De quelque point du cœur qu’elle lui vint, Lothario ac- 
ceptait cette protection qui s'offrait à lui. Il se fait à la 
cantatrice, et ne lui cachait ricn de ce qui pouvait lui ar- 
river de bon ou de mauvais. Il ne se passait pas de semai- 
ne qu’il ne vint, et plus d’une fois, causer avec elle de ses 
espérances ou de ses craintes. Olympia l’encourageait dans 
ses joics et le relevait dans ses défeillanecs. 

Mais, cette fois-là, il y avait six grands jours qu’il n’a~ 
vait paru à l'hôtel du quai Saint-Paul. 

Olympia était inquiète. Qu’était-il donc arrivé ? Pour- 
quoi ce mortel silence? se défiait-il d’elle ? était-il malade ? 
Toutes les suppositions funestes lui avaient traversé l’es- 
prit. 

Elle l'avait attendu de jour en jour, puis d'heure en 
neure. Enfin, la veille, elle lui avait fait tenir une lettre 
pleine de prière, le suppliant de la venir voir, s'il n'était 
pas au lit. 

on esprit agitait encore ces craintes, quand un domes- 
tique entra dans la salle où elle était, el annonça : 

— Monsieur Lothario. 

— Qu'il entre! s’écria-t-clle précipitamment. 

Lothario parut. Elle courut à sa rencontre. 

— Ah! vous voilà, enfin! dit-elle d'un ton de reproche. 
Qu'êtes-vous donc devenu? J'espère que vous avez au 
moins de bonnes raisons pour laisser ainsi vos amis dans 
anxiété. 

— Je vous demande mille fois pardon, madame, dit Lo= 
thario en lui baisant la main. 

— Ilne s’agit pas de me demander pardon, répliqua-t- 
elle, Vous savez bien que je vous pardonne. Mais dites-moi 
vile ce qu'il y a de nouveau. Allons! asseyez-vous et parlez, 
Et ne me dissimulez rien. Vous savez, mon cher enfant, 
pourquoi je tiens à savoir tous vos secrets, Dites-moi tout, 
comme à une mère, 

— Oh! comme à une mère! dit Lothario, avec un sou- 
rire qui trouvait Olympia wop jeune et trop belle pour co 
titre. 

— Votre sourire est on ne peut plus galant, veprit-elle, 
mais je vous assure que j'ai pour vous les sentiments que 
j'aurais pour mon fils. Lothario, me croyez-vous? 

— Je vous crois et je vous remercie, dit-il sérieusement, 

— Eh bien! Ja meilleure manière de me remercier, c'est 
d'être avec moi comme mon fils. Causons. Qu’y a-t-il de 
nouveau ? 

— Mon Dieu! rien. 11 ya de nouveau... le printemps. 

— C'est tout? dil-elle, 

— C'est foul, et c'est presque assez. Faut il le dire, 
chère madame? c'est le 


printemps qui m'a empêché de 


venir ici ces jours derniers, parce qu'il m'emmenait ail- 
leurs 


chi omprendre, dit Olympia. 


— Oh?! écoutez-moi, reprit-il, car si vous avez besoin 
de toul savoir, moi, j'ai besoin de tout vous dire. Depuis 
huit jours, madame, je suis presque heureux. Les feuilles 
poussent aux branches, le soleil rit au ciel, et Frédérique 
se promène. Il y a moins de poussière dans la vallée de 
Montmorency qu’au bois de Boulogne. Il est tout simple 
maintenant que je dirige mon cheval du côté où il ya 
moins de poussière. Je suis donc allé plus souvent du côté 
où Frédérique se promenait. Je vous jure que je n’ai pas 
besoin d’y pousser mon cheval, il m’y porte tout seul, Je 
me trouve tout à coup, à mon insu, involontairement, 
malgré moi, devant etle. 

— Vous avez peut-étre tort, Lothario, dit Olympia, 

— Pourquoi tort, madame? Outre sa pureté d’ange qui 
garde Frédérique mieux que le chérubin armé le Paradis 
terrestre! n'y a-t-il pas là madame Trichter qui ne nous 
quitte pas, qui ne nous quitte jamais... Madame, vous 
m’excuserez maintenant, n’est-ce pas, d’avoir été quelques 
jours sans venir ici? Mais tout le temps que me laissaient 
les affaires de ’ambassade, je le dépensais sur les routes. 

Olympia écoutait, grave et presque soucieuse. 

— Et vous vous rencontrez ainsi avec Frédérique tous 
les jours ? demanda-t-elle. 

— Tous les jours? Oh! non, répondit Lothario. En huit 
jours, je ne suis allé à Enghien que cing fois. Est-ce que 
vraiment vous me blimez? reprit-il en remarquant l'air 
grave d’Olympia. 

— Je ne vous blâme pas, dit-elle, mais j'ai peur 

— Peur de qui? 

— Peur de vous et peur d’un autre. 

— De moi! 

-— Oui, j'ai peur qu’en voyant ainsi Frédérique tous les 
jours, en vous habituant à ne plus pouvoir vous passer 
d’elle, vous ne vous laissiez trop aller à une intimité si 
dangereuse, 

— Oh! s'écria Lothario, l'honneur et la bonté du comte 
d’Eberbach sont entre elle et moi. 

— Vous les voyez encore aujourd’hui, répondit Olympia, 
Mais les verrez-vous toujours? Amoureux de vingt ans, 
osez-vous répondre de votre raison, quand vous trempez 
votre lèvre à la coupe enivrante? 

— Encore un fois, madame, Frédérique me rassure, et 
doit vous rassurer contre moi-même, dit Lothario un peu 
ébranle, 

— Hélas! hélas! Frédérique vous aime, continua Olym= 
pia. 

— Mais que voulez-vous donc que je fasse alors? do- 
manda le jeune homme, 

— Je veux... je veux que vous repartiez, Lothario, 

— Repartir! s'écria-t-il, 

— Oui, le même motif qui vous a fait déjà aller en Al- 
lemagne vous commande d'y retourner. 

— Jamais! s'écria Lothario, Maintenant j'en mourrais, 

— Vous l'avez bien fait une fois, insista-t-elle, 

— Ob! alors, c'était tout différent 1 Je n'élais pas aime. 
Mais à présent je le suis, je le sais, elle me l’a dit. A pré~ 
sent, je ne puis plus respirer un autre air que Frédérique, 
Alors jo fuyais la tristesse, le désespoir, l'indifiérence, Si 


DIEU DISPOSE. 


99 


yous saviez ce que je fuirais maintenant! si vous nous 
aviez vus une seule fois, marchant côte à côte sur la rive 
de ce lac charmant, qui reflète moins de rayons que ses 
yeux! Si vous saviez ce que c'est que d’avoir à la fois vingt 
ans, le mois d’avril et l'amour, les oiseaux sur sa tête et 
la joie dans son cœur! Tous les printemps ensemble! voilà 
ce que vous voudriez m'arracher. 

— Pauvre enfant! dit Olympia, touchée de cette passion, 
L vous voyez si j'ai raison de n'effrayer. Si vous parlez 
| - d'elle de cette façon, comment est-ce alors que vous lui 

pariez ? 

— Soyez tranquille, madame, répondit avec dignité Lo= 
thario, et ne me jugez pas capable de dire à Frédérique un 
seul mot jui puisse choquer ct sa délicatesse et la suscep- 

. tibilifé de mon cher bienfaiteur. Lui, qui a été si bon pour 
nous! je serais un misérable s’il me venait seulement [a 
pensée de le tromper. 

— Je crois à votre loyauté, Lothario, reprit Olvmpia. Je 
crois à vos nobles intentions et à votre ferme volonté de 
ne pas répondre à un bienfait par une perfidie. Mais com- 
bien faut-il de regards d’une femme aimée pour fondre la 
plus ferme volonté d’un homme? | 

— J'aurai plus de force que vous ne croyez, madame, 

— Eh bien! soit, je veux en être convaincue. Mais y 
a-t-il une pureté si grande que les apparences du moins 
ne puissent calomnier? Le comte d'Eberbach sait-il que 
vous allez toujours à Enghien, et que vous y rencontrez 

sa femme? Non, n’est-ce pas? Supposez qu’on le lui dise, 

— Le comte d'Eberbach est trop noble pour soupçonner 
une trahison. 

— Oui, s'il voyait tout seul, reprit Olympia. Mais, Lo= 
thario, si Cest un autre qui lui montre un jeune homme 

se promenant sous les arbres, avec sa jeune femme; si ect 
autre, par haine, par méchanceté, par jalousie, par n’im- 
porte quel motif, prête à ces rendez-vous un sens qu'ils 
n'ont pas, les salit de ses suppositions, les éclabousse des 
sarcasmes de son ime maudile, croyez-vous, Lothario, que 
l'esprit du comte, affaibli par la maladie et par la tristesse, 
tarde longtemps à succomber à ces accusations que ren- 
dront vraisemblables votre âge à tous deux, et la position 
élrange où vous êles vis-à-vis l’un de l'autre? 

— Personne, répondit Lothario surpris, ne peut avoir 
intérèt à tourmenter mon oncle et à calomnier Frédéri- 
que, 

— Si fait, Lothario, s'écria Olympia, quelqu'un peut 
avoir inlérdt à cela. 

— Eh! qui donc? 

_æ— Monsieur Samuel Gelb, 

— Monsieur Samuci Gelb? répéla Lothario incrédule, 
Monsieur Samuel Gelb, qui a été si généreux pour Frédé- 
rique et pour moi! Vous oubliez done ce qu'il a fait, ma- 
dame? Lui qui aimait Frédérique et qui pouvait l'épouser 
à la mort de mon oncle, puisque Frédérique s'était solen- 
nollement engagéo à n'appartenir jamais à un aulre qu'à 
lui, il lui a rendu sa parole, Quand il a vu que nous nous 
aimions, il a renoncé à ce paradis, Mais songez-y done! 
Quel sacrifice ! renoncer delle! Voilà ce que monsiour Sa- 
muel Gelb a fait pour moi, Je lui dois autant de recon- 


naissance qu’à mon oncle, plus peul-cive. Car enfin, il 
épousait Frédérique par amour, tandis que le comte d'£- 
berbach ne l'épousait que par paternité, pour ainsi dire. 

A la rigueur, le comte ne m’a rien sacrifié ; il m'a légué 
Frédérique ; il ne m'a donné que son héritage ; monsicur 
Samuel Gelb m'a donné sa vie. Oui, tout vivant, ardent, 
jaloux peut-être, il s'est effacé. Lorsque Frédérique était 
encore à Paris, et que nous étions tous ensemble, mon- 
sieur Samuel Gelb était le premier à sourire à nos chastes 
et fraterneiles effusions ; il l'encourageait à être douce et 
tendre avec moi; et quand mon oncle, pauvre cher ma- 
lade ! avait des moments d'humeur chagrine, c'était mon- 
sieur Samuel Gelb qui nous défendait! Et, malgré cela, 
vous me dites de me défier de lui. 

— Je ne vous dis pas de vous défier de lui malgré cela, 
mais à cause de cela. Ecoutez-moi, Lothario, je connais ce 
Samuel. Comment? ne me le demandez pas, je ne pour- 
rais vous le dire. Mais croyez une femme qui vous porte 
une affection maternelle; tet homme est de ceux qu'il 
vaut mieux voir vous menacer que vous sourire. Son 
amitié ne peut être qu’un piége terrible, prenoz-y garde! 
Croire qu’une âme comme la sienne, dominatrice, sombre, 
volontaire, traversée des passions les plus violentes ot Ics 
plus sinistres, ait LA renoncer sans arrière-pensée à une 
femme aimée qui lui appartenait ! croire que Samuel Gelh 
puisse vous laisser impunément lui prendre Frédérique ! 
ce serait de la démence. Je le connais, vous dis-je, prenez 
garde à vous. Mais qu’il prenne garde à lui aussi ! 


Ce dernier mot d’Olympia tranquillisa un peu le jeune 
homme. L'accent profond et pénétré d'Olympia commen- 
çait à lui inspirer des doutes sur la sincérité de Samuel. 
Mais le ton de haine et de menace avec lequel la canta- 
trice avait prononcé la dernière parole lui Ota sa défiance, 
Evidemment Olympia avait quelque motif personnel d'en 
vouloir à monsieur Samuel Gelb. 11 y avait la reverbéra- 
tion d’une injure faite à elle par cet homme, dans l'éclair 
de fureur qui avait allumé les yeux de la fière artiste, 


Sans doute, elle croyait que Samuel Gelb avait pu la 
desservir auprès du comte d’Eberbach, dans le temps où 
le comte était amoureux d'elle, Qui sait si Olympia n'était 
pas amoureuse du comte, si, en tous cas, elle n'aurait pas 
été heureuse de devenir comtesse d’Eberbach, etsi elle no 
gardait pas une sourde et jalouse rancune contre l'homme 
qu'elle soupconnait de lui avoir enlevé le titre et la for- 
tune qu'elle avait espérés, pour les donner à sa pupille? 

Cette explication paraissait à Lothario plus vraisembla= 
ble que d'admettre des dispositions hostiles dans un ami 
qui avait poussé le dévouement pour lui jusqu'à lui céder 
uno femme qu'il aimait, 


= 


Cotte interprétation de la pensée d'Olympia so traduisit 
aux lèvres de Lothario par un sourire imperceptible. 

La cantatrice vit-elle ce sourire et le comprit-clle? 

Ello reprit : 

— Avant toutes choses, Lothario, jé vous conjure d'etre 
bien persuadé que, dans tout co que je vous dis, il n'y a 
pas une parole qui songo à un autre intérêt quo le vôtre, 


Dans toute cette affaire, je ne vols que deux personnes : le 


100 


comte d’Eberbach et vous. Moi, je ne compte pas. Si nous 
étions arrivés à temps, vous auriez vu comment j’enten- 
dais vous servir. A l’heure qu’il est, vous seriez le mari 
de Frédérique. Mais la lettre vous est parvenue trop tard. 
Par la faute de qui? enfin, il n'importe. Ce bizarre et 
subit mariage a bouleversé tous mes desseins. Maintenant, 
au lieu d’aller voir le comte d’Eberbach, je l’évite, je me 
cache à tous les yeux, j'ai peur qu’on ne me voie. Cela 
tient à des choses qu’il est inutile que vous sachiez. Mais, 
voyez-vous, s’il pouvait vous être utile que je sortisse de 
mon incognito, dites-le moi. Je me montrerais. Je parle- 
Tais. Quoiqu'il pût m’en coûter, pour vous, je paraitrais, 
entendez-vous bien? A tout prix; je vous préserverai, et 
je préserverai Frédérique. Je veux que vous soyez bien 
convaincu de cette vérité, afin que vous ne me cachiez 
rien, et que vous me teniez au courant de tout. 

Lothario écoutait avec une gratitude mêlée d’étonne- 
ment, cette belle et mystérieuse créature qui paraissait 
tenir dans ses mains les destinées des autres. 

— Vous êles surpris que je vous parle ainsi? continua 
Olympia. Vous ne croyez pas, que du fond de cet hôtel 
solitaire, moi, pauvre chanteuse venue d'Italie et qui n’ai 
passé que quelques mois à Paris, je prétende connaître el 
dominer de si puissants personnages? Eh bien! mettez- 


moi à l'épreuve. Ayez besoin de moi, et vous verrez si je : 


n’obtiens pas du comte d’Eberbach ce que vous voudrez. 
Et que Samuel Gelb se jette à la traverse de votre amour, 
qu’il ose se mettre jamais entre Frédérique et vous, et 
alors je vous promets que, si audacieux et si fort qu’il 
soit, je sais un mot qui le fera rentrer sous terre! 

En parlant ainsi, les yeux d’Olympia éclataient d’une 
beauté terrible et superbe. Son front avait un reflet de la 
foi irritée et rayonnante de l’archange vainqueur du 
démon. 

— Allez-vous à Enghien aujourd’hui? demanda-t-elle 
tout à coup. 

Lothario essaya une dissimulation embarrassée. 

— Je ne sais... peut-être... reprit-il. 

— Manquez-vous de confiance, après ce que je vous ai 
dit? demanda Olympia. 

— Non, j'y vais, dit-il aussitôt. Ce n’était pas manque 
de confiance, madame, c'élait peur d’être grondé. 

— Allez-y encore aujourd’hui, je vous le permets, re= 
prit-elle en souriant, Mais à deux conditions. 

— Lesquelles? 

— La première, c'est que vous allez me jurer, par ce 
que vous avez de plus sacré au monde, que vous me direz 
désormais tout ce qui pourra vous arriver, jusqu'aux dé- 
tails les plus insignifiants. 

—Je vous le jure sur l'âme de ma mère, dit gravement 
Lothario. 

— Merci. La seconde condition c’est que vous n’oublierez 
pas la recommandation que je yous ai faile de vous défier 
de Samuel Gelb et de tout le monde, et d'éviter, dans vos 
visites & Enghien principalement, tout ce qui pourrait 
donner la moindre prise à la malyeillance et aux mau- 
vais commentaires, e 

— Je n'oublicrai pas volre recommandation, je vous lo 
promets, dit le jeuno homme en se levant, 


DIEU DISPOSE. 


Olympia le reconduisit. Et, tout en marchant: 

— Ah! je voudrais connaître et voir Frédérique, dit- 
elle. Je suis sûre qu’elle m’écouterait avec plus d’obéis- 
sance que vous. Mais c’est malheureusement impossible. 
Qu'est-ce que le monde ne penserait pas, et ne dirait pas 
surtout, de relations d’une chanteuse à qui le comte d’E- 
berbach a fait la cour, l’année dernière, avec la femme du 
comte d'Eberbach? Au moins, puisque je ne peux parler 
qu’à vous, écoutez-moi pour deux, Adieu. A bientôt, n’est- 
ce pas ? 

— À bientôt, répondit Lothario. 

Et après avoir baisé la main d’Olympia, il descendit 
l'escalier, traversa la cour, sauta à cheval, et partit au 
grand trot, 

Mais sur le boulevard Saint-Denis, au moment d'entrer 
dans le faubourg, il aperçut et croisa Samuel Gelb, à pied, 
qui, venant de Ménilmontant, semblait se diriger du cûié 
de l’hôtel du comte d’Eberbach. 

Cette rencontre, après ce que venait de lui dire Olympia, 
causa une impression douloureuse à Lothario. 

— Il va soupçonner où je vais, se dit-il. I en parlera 
peut-être à mon oncle. Si je n’allais pas aujourd’hui à En- 
ghien ? Si j'allais, au contraire, faire visite dans une heure 
au comte et déjouer ainsi tout à coup Samuel? Oui, c'est 
cela ! Bonne idée, 

Et, au lieu d’entrer dans le faubourg, Lothario retour- 
nant de quelques pas, suivit le boulevard du côté de la 
Bastille. 

— Mais j'ai dit hier à Frédérique que j'irais aujourd’hui 
pensait-il tout triste. Elle sera inquiète. Et puis, d'ailleurs, 
je pouvais bien aller par la rue du Faubourg-Saint-Denis 
sans aller à Enghien. Je pouvais connaître quelqu'un 
dans le faubourg. Je pouvais aller aux buttes Montmar- 
tre. Monsieur Samuel m’a-t-il vu seulement? Il n'avait 
pas la tête tournée de mon côté. Il ne m’a pas vu. J'en 
suis même certain maintenant, car il ne m’a pas rendu 
mon salut. 

— C’est égal, reprit-il en interrompant court ses raison- 
nements rassurants, il serait plus plus prudent de ne pas 
aller à Enghien aujourd’hui. 

Mais tout en se livrant à ces hésitations et à ces flux et 
reflux, Lothario, après être allé au pas jusqu’au pont 
d’Austerlitz, revenait au grand trot à l'entrée du faubourg 
Saint-Denis. 

— Bah? so dit-il, mieux eût été d’aller vite, et il est 
temps encore. Je serai revenu avant que les soupçons com- 
mencent, 

Et donnant un coup d’éperon à son cheval, il remonta 
lo faubourg au galop, suivi à grand peine par son domes- 
tique, très-étonné des capricieuses allures et des singuliers 
zig-zags de son maître. 

Il arrivait à Enghien, dans la villa de Frédérique, au 
moment où, rue de l'Université, Julius et Samuel mon- 
{aient en voiture pour aller les surprendre, 


” 


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DIEU DISPOSE. 404 


© 


XXXIV 
L'ÉPOUSE-FIANCÉE 


La maison que Frédérique occupait à Enghien était, 
comme nous l'avons dit, un charmant petit château dont 
les fenêtres étaient tournées vers le lac et vers le soleil 
levant. 

Les briques rouges, dont la couleur, brûlée par les étés 
précédents et lavée par les pluies d’hiver, avait pâli et 
était plutôt rose, s’arrangeaient harmonieusement avec le 
vert tendre des volets, 

La gaielé riait sur toute la façade. Une vigne grimpait 
joyeusement le long des murs, et promettait pour Vau- 

_tomne à la maison une riche ceinture de feuillage et de 
grappes. 

L'intérieur n’était pas moins charmant que le dehors. 
C'était Lothario que le comte d’Eberbach avait chargé de 
l'arrangement. Meubles rares, tentures de soie bleue pi- 
quées de roses blanches, pendule de Saxe, marqueteries, 
tapis épais à y entrer jusqu’à la cheville, tableaux précieux 
des maîtres vivants, livres de poëtes modernes, rien ne 
manquait de ce qui fait la vie élégante et de ce qui la fait 
confortable, 


En ouvrant sa croisée, Frédérique était à la campagne, 
parmi les collines, la verdure et les lacs. En la fermant, 
elle était dans un des plus commodes et des plus ravis- 
sants hôtels de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Dans ce 
chalet empli de toutes les créations de l’industrie et de 
l'art, elle avait à la fois la nature et le luxe, C'était la 
Suisse doublée de Paris. 

Un joli pare anglais fleurissait devant la maison, et al- 
lait tremper ses derniers bouquets dans le lac. 


Depuis une heure, madame Trichter, qui tricotait au 
salon, remarquait une certaine agitation dans l'air de 


Frédérique, La jeune fille entrait, sortait, s’asseyait, se le- 
vait, descendait au jardin, montait dans sa chambre, ne 


tenait pas en place. 

Cette candide et loyale nature de vierge était trop trans- 
parente pour qu'il fût bien difficile de deviner qu'elle 
attendait Lothario et qu’elle s'impatientait de ne pas le voir 
arriver. 

L'heure à laquelle il arrivait d'ordinaire était passée de- 
puis plus de vingt minutos. Vingt minutes de retard! 
Combien l'imagination d'un amoureux peut faire tenir de 
catastrophes, de maladies, de chutes de cheval, de mines 
et d'écroulements de toutes sortes, dans vingt minutes? 


Que pouvait-il être arrivé à Lothario? Frédérique lui 
avait bien dif, la dernière fois encore, qu'il pressait trop 
son cheval, A quoi bon lui donner tous ces coups d'épe- 
rons qui le font cabrer? C'est le meilleur moyen qu'il ar 
rive des accidents, Il serait bien avancé quand son cheval 
le jetlerait par terre! Mais non, il se tenait trop bien pour 


cola, Alors, pourquoi ne venait-il pas? Il était donc ma- 
lade? 


Décidément Lothario avait bien fait de ne pas écouter la 
pensée qu’il avait eue un instant en rencontrant Samuel. 
Frédérique était déjà si inquiète parce qu'il venait plus 
tard ! que n’eût-ce pas été s’il n'était pas venu du tout? 

A travers ses inquiétudes, Frédérique était montée à 
une sorte de terrasse, de laquelle on pouvait apercevoir la 
route. 

Tout à coup, un nuage de poussière s’éleva sur le che- 
min du côté de Paris, et elle distingua vaguement un ga- 
lop de chevaux. 

Mais elle n'avait pas besoin de voir avec les yeux. Son 
cœur reconnut le cavalier. 

— C'est lui! s’écria-t-elle. 

Et elle descendit bien vite. 

Quand elle arriva au perron, Lothario avait déjà mis 
pied à terre, jeté la bride aux mains de son domestique et 
monté trois ou quatre marches. 

_ Bonjour, Lothario, dit la jeune fille avec un sourire 
qui ne se souvenait plus de l'ennui et des transes de l’at- 
tente, 

— Bonjour, Frédérique, 

Ils se serrèrent la main, et Frédérique emmena Lothario 
dans le salon où travaillait madame Trichter. 

— Eh bien, Lothario, comment va monsieur le comte 
d'Eberbach? Vous l'avez vu? 

— Je l'ai vu hier soir. 

— Pourquoi pas ce matin, pour me donner des nouvelles 
plus fraîches? reprit-elle. 

— Oh! dit-il, mon oncle était si bien hier soir que j’ai 
jugé inutile de m’informer de lui à si peu de distance 

— Ainsi, son mieux continue? Et que dit monsieur Sa- 
muel? 

— Monsieur Samuel Gelb trouve que, pour le moment, 
il est impossible de rien souhaiter de mieux. Il craint seu- 
lement pour l'automne. 

— S'il retombe à l'automne, dit Frédérique, nous serons 
1a, et nous le soignerons tellement tous deux que nous 
Yen tirerons cette fois encore, comme l’autre, n’est-ce 
pas? 

— Oui, gertes, répondit le jeune homme; s'il ne lui 
faut que des soins pour vivre, il est mieux portant que 
nous. 

— Oui, des soins. Mais pourquoi a-t-on voulu qu’il me 
quittAt? demanda Frédérique. 

— Oh! pour cela, on a eu bien raison, s'échappa à dira 
l'amoureux. : 

— Non pas, on a eu tort, reprit-elle, et moi j'ai eu tort 
d'y consentir, Je n'aurais pas dû me séparer de lui, quand 
il avait besoin de moi pour le faire sourire, pour “mettre 
chez lui cette gaieté qui est la moitié de la santé, Trouvez- 
moi très-vaniteuse si vous voulez, mais il fallait à votre 
oncle quelqu'un qui fût jeune, qui eût du mouvement, 
qui fit vivre tout chez lui, ot je suis convaincue que, de 
me regarder, cela lui faisait du bien. Aussi, je ne m'étais 
résignée à venir ici qu'à la condition que je le verrais tous 
les jours, Mais il n'a pas tenu sa promesse, Il ne vient pas 
une fois par semaine, Et moi, l'on me cloue ici sous pré- 


toxte quo je suis malade, tandis qu'au contraire je ne mo 


102 DIEU DISPOSE. 


Suis jamais si bien portée. Mais les choses ne peuvent pas 
durer de cette manière. A partir d’aujourd’hui j'ai pris 
une résolution. i 

— Quelle résolution? demanda Lothario inquiet. 

— Jai organisé mon plan, poursuivit Frédérique, et, 
désormais, monsieur le comte et moi, tout en demeurant 
sous des toits différents, puisque cela lui plaît, nous ne 
rcsicrons plus un jour sans nous voir. Voilà, c’est bien 
simple: J'irai deux jours de suite passer la journée et di- 
ner à l'hôtel à Paris, et le troisième jour, monsieur le 
comte viendra passer la journée et diner ici. Comme cela, 
je ferai deux fois la route contre lui une, et il me verra 
tous les jours sans trop se fatiguer. Est-ce bien arrangé, 
dites ? Ai-je pensé à tout? 

— Excepté à moi, répondit Lothario boudeur. 

— Eh! j'ai pensé à vous aussi, dit la jeune fille. De cette 
façon, nous nous verrons plus souvent. Quand le comte 
viendra à Enghien, vous l’accompagnerez. Quand j'irai à 
Paris, vous dinerez chez votre oncle. Ainsi, vous me verrez 
fous tes jours, et non plus une heure en courant, mais 
tout le temps que vous voudrez; et vous ne vous épuiserez 
plus sans cesse à courir les routes. 

— Oui, dit Lothario, boudant toujours, j’y gagnerais de 
faire quelques pas de moins, et de ne plus vous voir qu’en 
public. 

La jeune fille se mit à rire. 

— Oh! dit-elle, si cela vous est égal de vous exténucr 
sur les routes, et si cela ne vous est pas égal de ne me 
parler que devant le comte, il vous sera quelqueiois per- 
mis, quand vous aurez été bien sage pendant huit jours, 
de venir me chercher ici ou de me ramener le soir, vous 
à cheval, moi en voiture. Entendez-vous, mon cher neveu? 
Ne sera-ce pas charmant? 

Et la naïve enfant se prit à battre des mains, ; 

— Vous voyez, vilain jaloux, qu'il y a moyen de tout 
arranger, et qu’il ne faut pas s’effaroucher d'avance des 
idées qu'ont les femmes. Voyons, êtes-vous content? 

— Vous êtes adorable, dit Lothario ravi. 

— Si nous faisions un tour de jardin? dit-elle. Il fait 
si beau et si doux dehors! Nous ne sommes pas à la cam- 
pagne pour nous étouffer dans un salon. Venez-vous? 

Elle était déjà à la porte. Lothario la suivit, 

— Venez avec nous, madame Trichler, dit-elle. 

La vicille gouvernante prit ses laines et ses aiguilles ot 
rejoignit les jeunes gens. 

Lothario cut encore un mouvement de méconten- 
tement. 

— Pourquoi emmencz-vous toujours madame Trichter ? 
dit-il bas à Frédérique. 

La jeune fille devint séricuse. 

— Mon ami, répondit-elle, on nous témoigne toute con- 
flance et on nous laisse toute liberté, C'est nous obliger à 
garder toute délicatesse et tout respect. 

— Vous avez toujours raison, Frédérique, dit Lothario, 

Madame Trichter, qui venait de les rejoindre , avait en- 
tondu quelques mots et deviné le reste. 

— Oh! dit la bonne femme, je ne viens avec vous quo 
dans votre intérêt, C'est pour que vous avez au besoin au- 


près de monsieur le comte et de monsieur Samuel Gelb 
un témoin de votre raison ct de votre sagesse. Ma présence 
est bien inutile, je le sais. Je suis là pour attester que — 
monsieur Lothario est le plus loyal jeune homme et ma. 
dame Frédérique la plus honnéte femme qui soient au | 
monde. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir, et je ne vous 
observe même plus. Je fais semblant d’être là, mais je 
pense à autre chose qu’à vous, allez. 

Cela se disait en marchant dans les allées où le clair — 
rayonnement du ciel riait aux premiers lilas. 

— Venez nous asseoir ici, dit Frédérique en montrant 
un banc d’où l'on aurait pu presque tremper les pieds dans — 
le lac. . 

Lothario la suivit. 

Madame Trichter s’assit auprès d’eux, toute à son éternel 
tricot. 

Les deux enfants restèrent un moment sans parler. Lo= 
thario paraissait un peu absorbé. 

— À quoi pensez-vous donc? lui demanda Frédérique, 

— Je pense, dit-il, à l'étrange position que nous ont faite 
la malveillance du hasard et la bonté de mon oncle. Y a= 
t-il au monde deux êtres qui s'aiment dans les mêmes 
conditions que nous? S'appartenir, être mari et femme, et 
ne pouvoir pas même se baiser le front! Vous êtes la 
femme d’un autre, cet autre nous laisse toute liberté, c'est 
lui qui nous a réunis et nous a fiancés; il se sépare de 
yous pour ne pas inquiéter ma jalousie, et, avec cela, nous 
sommes plus esclaves que les amoureux les plus surveillés 
et les plus gênés. Tout est contradiction dans notre vie. Je 
vous aime comme jamais femme ne fut aimée; je ne vis 
que dans l’espoir du jour où yous serez tout a fait à moi, 
et je n’ose souhaiter ce jour! S'il dépendait de moi de faire 
venir tout de suite cette heure, qui est mon rêve et toute 
mon ambition, je la retarderais, car l'heure de notre ma= 
riage sera l'heure de la mort de mon oncle. Douce et amère 
destinée que la nôtre : nous attendons pour vivre la mort 
d'un homme que nous aimons, et notre noce commencera 
par un enterrement. 

— Voulez-vous bien vous taire, méchant oiseau de mal- 
heur! s’écria la jeune fille en riant pour ne pas se laisser 
pénétrer par ces sombres idées. Voilà tout ce que vous ins- 
pirent le printemps et ma présence! Si cela vous attriste 
de me voir, vous pouvez bien retourner à Paris, par exem- 
ple. Comment! c’est ainsi que vous reconnaissez le mira- 
cle que le bon Dieu a fait pour vous? La Providence a ins- 
piré à votre oncle cette noble et généreuse pensée de se dé- 
vouer; au moment où vous veniez de mo perdre, vous 
m'avez subitement retrouvée; et vous n'êtes pas content! 
Qu'est-ce qui vous manque? 

— Pardon, Frédérique; j'ai tort de mo plaindre, c'est 
vrai. J'ai plus de bonheur cent fois que jo n'en mérite, et 
cela devrait me suffire pendant l'éternité, de contempler 
vos doux yeux souriants et d'entendre votre voix char= 
mante, Mais il ne dépend pas de moi, quand je vous vois 
une heure, de no pas désirer vous voir toutes les heures, 
Il ne dépend pas de moi de ne pas tre insatiable de vous, 
J'ai des soifs de vos regards, de votre Ame, de votre cœur, 
qu'il me semble que toute la vie ne pourra pas désaltérer, 


DIEU DISPOSE, 103 


oo Ze 


Vous, vous êtes sereine et tranquille, vous vivez dans une 
paix inaltérable au-dessus des fiévreuses agitations ; mais 
moi, je suis un homme, je ne suis pas un ange comme 
vous, j'ai par instants des accès de passion qui me pren- 
nent, ct le sang qui bat dans mes tempes m’empêche quel- 
quefois d’entendre la froide voix de la raison. 

— Il faudra pourtant bien que vous l’entendiez, reprit- 
elle. Beau mérite desc résigner à un sort comme celui que 
vous avez : pour le présent, une fiancée que vous pouvez 
voir tous les jours, que vous avez désespéré d'obtenir ja- 
mais et qu’un prodige vous a donnée; et pour perspective 
une femme qui vous aime, qui est à vous déjà par le cœur, 
par la volonté de son mari, par le consentement de tous. 
Vous êtes, en vérité, bien à plaindre! Je conviens qu’il 
vous manque une chose : un peu de patience. 

— La patience vous est plus facile qu’à moi, dit Lotha= 
rio. 

Tout à coup Frédérique se leva. 

— Qu'avez-vous donc? demanda le jeune homme, 

— N'avez-vous pas entendu ? dit-elle, 

— Quoi? 

— Le bruit d’une voiture entrant dans la cour, là-bas, 

— Non, dit Lothario, Mais quand vous me parlez, je 
n’entends que vous. 

— Jen étais bien sûre ; voyez, dit la jeune fille. 

Et elle montra à Lothario le comte d’Eberbach qui en- 
trait dans le jardin, appuyé au bras de Samuel. 

Elle s’élanca au-devant du comte, joyeuse et sans peur, 
comme Eve, avant le péché, devait accourir à la voix de 
Dieu dans le paradis terrestre. 

Lothario y courut aussi, sans peur non plus, mais peut= 
être avec une joie moins entière. 

Quoique sa conscience ne lui fit aucun reproche et qu'il 
n’eût dans l'âme que vénération et tendresse pour son on- 
ele, il se sentait un peu embarrassé d’être trouvé par son 
oncle en tôète-à-tête avec Frédérique, La présence de Sa- 
muel l’inquiétait aussi, et il se rappelait involontairement 
l'impression qu’il avait eue en le rencontrantsur le boule- 
vard, et ce qu’Olympia lui avait dit au quai Saint-Paul. 

Samuel élait-il, en réalité, comme le lui avait affirmé la 
cantatrice, un homme dangereux dont il fallait se défier? 
Éltait-ce lui qui avait prévenu le comte d’Eberbach de la 
visite de Lothario à Frédérique, et venait-il corrompre et 
fermer cet Eden? 

Mais le sourire cordial dont Samuel accompagna une 
franche poignée de main fit envoler tout soupçon de l'es 
prit du jeune homme, 

Frédérique était près de Julius, heureuse de le voir, sans 
embarras, ne soupçonnant même pas qu’elle eût à se dé- 
fendre de la présence de Lothario, 

— Oh! monsieur, vous voilàl quel bonheur! s'écria-t- 
elle en prenant à Samuel le bras du comte d'Eberbach et 
en l'appuyant sur le sien. Nous parlions de vous, J'étais 
un peu inquiète, Comment allez-vous? Mais vous allez 
bien puisquo vous êtes venu, 

— Bonjour, mon oncle, dit Lothario, 

Julius répondit par un signe de tôle souloment aux pré- 
venances do Frédérique et au salut de Lothario, Il était 
soucieux, . 


Frédérique le conduisit vers le banc d’où elle s'était le= 
vée en l'apercevant. 
Sur un signe de Samucl, madame Trichter rentra dans 


| la maison. 


XXXV 


PREMIÈRE EXPLOSION. 


L'air préoccupé du comte d’Eberbach n'avait pas échappé 
à Frédérique ; mais, dans sa candeur d'ange, il ne lui vint 
pas même à l'idée qu'elle pût être pour quelque chose dans 
le souci de Julius. 

— Qu'est-ce donc que vous avez, monsieur? lui demanda- 
t-elle, vous avez l’air tout sombre. Voilà ce que c'est que 
de m'avoir exilée d’aupres de vous. Je vous le disais bien, 
Mais parce que vous êtes un homme d’État habitué à con= 
seiller les gouvernements, vous ne voulez pas écouter les 
idées d’une petite fille comme moi. kh bien! vous voyez 
maintenant que vous avez tort. On ne se passe pas si aisé« 
ment que cela de moi, Savez-vous? Vous vous repentez à 
présent, Je devrais vous punir en vous tenant rancune et 
en ne vous allant plus voir du tout. Mais je suis clémente, 
et, tout au contraire, je m'arrangerai pour vous voir tous 
les jours. J'en parlais tout à l'heure avee Lothario. Eh bien, 
voilà que vous vous rembrunissez encore! Est-ce ce que je 
vous dis qui vous blesse et vous afflige? Décidément, vous 
avez quelque chose, } 

— Oui, repartit brusquement Julius, j'ai quelque chose, 
en effet. 

— Qu'est-ce donc? demanda la pauvre fille un peu émue 


du ton sec dont Julius venait de lui répondre, 


— J'ai, dit-il. en montrant Lothario, que vous m'appe= 
lez encore Monsieur, et que vous appelez déjà monsieur 
que voilà Lothario tout court, 

Frédérique rougit, 

— Pourquoi rougissez-vous? reprit-il avec un accont 
presque brutal, auquel il ne l'avait pas accoutumée, 

— J'ai eu tort, c'est vrai, répondit Frédérique toute trou- 
blée. Vous avez raison. J'y ferai attention à l'avenir, Comme 
je vous ai toujours entendu appeler monsieur par son nom 
de baptéme, je lui ai donné le nom que vous lui donniez, 
Cola me venait naturellement, sans que jo l'aio raisonné, 
je vous jure, 

— C'est de cette facon que vous vous justifies! dit le 
comte d'Eberbach. Cela vous venait naturellement ! Vos ld 
vres prononcaient le nom d'elles=mêmes! C'était votro 
cœur qui parlait! 

— Co n'est pas là ce que j'ai voulu dire, essaya do ré 
pondre Frédérique, Mais soyez tranquille, monsieur, je no 
ferai plus ce qui vous choque, 

Soyez tranquille, monsieur, je ne vous appellerai plus 
monsieur, 

— Vous no le ferez plus; on attendant, vous le faites, 
Mais co n'est pas mol, Frédérique, que choque cette inti- 
mité d'une jeune femme avec un jeune homme, c'est lo 


104 


DIEU DISPOSE. 


—————_—_—_—_—_———û 
SS 


respect humain, c'est le plus vulgaire sentiment des con- 
venances, Que voulez-vous que pense le monde d'une 
femme de votre âge qui quitte son mari pour vivre tête-à- 
tête avec le neveu de son mari? 

— Monsieur! dit Fréderique blessée. 

Mais Julius n’entendait plus que son amère et cruelle ja- 
lousie. Il poursuivit : 

— Que voulez-vous que pense le monde, d'une femme 
de votre âge qui profite de la confiance et de la tendresse 
de son mari pour recevoir dans l'intimité de sa solitude un 
jeune homme qui l’aime, qui le lui a dit, qui le lui ré- 
pète? Je ne vous parle pas de moi. Ce que j'ai pu être pour 
vous je l’oublie. Mais, dans votre propre intérêt, comment 
ne comprenez-vous pas que, devant vous marier, il ne fal- 
lait pas vous compromettre, et que, pour faire respecter sa 
femme il faut qu’un mari commence par la respecter lui- 
même? Vous êtes donc bien pressés, que vous êtes impa- 
tients des quelques semaines qui me restent, et que vous 
trouvez que je ne meurs pas assez vite ? Ne pouviez-vous 
pas attendre quelques minutes? Je ne vous parle pas de 
moi, mais de vous-même. Oubliez ce que j'ai pu faire pour 
vous, mais pensez à ce que le monde peut dire de vous. 
Soyez ingrats, mais ne soyez pas aveugles. N'ayez pas de 
cœur si yous voulez ; mais ayez de l'intelligence. 

Julius s’animait toujours en parlant, et une colère fié- 
vreuse rougissait les pommettes de ses joues. 

Frédérique, attérée, voulait répondre et ne trouvait plus 
une parole. N’osant pas regarder Lothario, elle regarda 
Samuel. 

Samuel haussait les épaules, comme ayant pitié de la 
déraison de Julius. 

Lothario, lui, avait eu, à de certains mots du comte, des 
éclairs de fierté vite éteints par la mémoire des bienfaits. 
Cependant, on sentait que la reconnaissance du neyeu de 
Julius luttait avec l'amour du fiancé de Frédérique, Il ne 
pouvait supporter d'entendre un, homme, fût-ce son oncle, 
parler de ce ton hautain et souverain à la femme qu'il 
aimait, 

Au dernier mot du comte d’Eberbach, il éclata. 

— Monsieur le comte, dit-il d’une voix où le respect 
était à la surface et la raideur au fond, je vous dois tout, 
et je subirai tout de votre part. Mais s’il y a dans mes vi- 
sites ici quelque chose qui yous déplaise, c'est moi qui suis 
venu, de mon plein gré, et sans que personne m’appelat. 
C'est donc à moi que vous devez vous en prendre, et je 
m’afflige, je m'étonne que vous fassiez peser votre mécon- 
tentement sur quelqu'un qui n’a rien fait pour le mériter, 

— C'est cela! s'écria Julius de plus en plus irrilé. Fort 
bien! Vous voyez, madame, où nous en sommes. Cest 
monsieur qui vous défend contre moi ! Mais je voudrais 
bien savoir de quel droit monsieur défend une femme 
contre son mari! 

— Du droit que vous m'avez donné vous-même, répon- 
dit Lothario. 

Frédérique se jeta entre eux deux toute tremblante. 

— Monsieur, dit-elle à Julius, si l'on m'attaquait, c'est 
vers vous que je me réfugierais; qui donc pourrait penser 


à me défendre contre vous? Tout ceci vient d'un malen- 


tendu. Un mot en provoque un autre, et puis il arrive que 
l’on s’est dit des choses dures quand on n’a que des choses 
tendres au fond du cœur. Voyons, vous êtes fâché contre 
moi, contre nous. Vous êtes si bon pour tout le monde, et 
vous avez été si admirable pour moi, que bien certaine- 
ment il faut que nous vous ayons offensé à notre insu. 
Mais croyez bien, au moins, que c’est sans intention, et 
que, pour moi, je mourrais de bon cœur plutôt que d’ad- 
mettre une seule seconde la pensée de faire quoi que ce 
soit qui pût vous être seulement désagréable, Je vous parle 
sincèrement, vous voyez, me Croyez-vous? 

— Des phrases, dit Julius; ce sont des actions qu’il fau- 
drait. 

— Que voulez-vous que nous fassions? demanda la pau 
vre fille. 11 me semble que je n’ai jamais résisté à tout ce 
que vous avez voulu. Diles-moi un seul acte de ma vie où | 
je ne me sois pas soumise à votre désir. Qu’ai-je fait que 
vous n'ayez voulu ou autorisé? C'est vous qui m’avez ap= 
pris que monsieur Lothario avait pour moi autre chose que 
de l’aversion, C’est vous quim’avezdit de l'aimer. C’est vous 
qui nous avez fiancés, qui nous avez unis, qui lui avez dit 
devant moi : Elle n’est que ma fille, elle est ta femme. En 
permettant à monsieur Lothario de venir me voir, je n’ai 
pas cru vous désobéir, j'ai cru vous obéir, au contraire. Si 
cela vous déplaisait qu’il vint ici, pourquoi ne m'avez- 
vous pas dit de ne pas le recevoir ? 

— Il faut donc tout vous dire, éclata Julius, et vous ne 
comprenez done rien? 

— Que voulez-vous que je comprenne? demanda-t-elle. 

— Je veux que vous compreniez que, quand j'ai la déli- 
catesse exagérée de me priver de votre présence, Frédéri- 
que, par un excès de ménagement pour la susceptibilité 
de Lothario... 

Samuel l’interrompit comme entraîné par l’ascendant de 
la vérité. | 

— Allons! dit-il, ne te fais pas meilleur que tu n’es. Tu 
as été assez dévoué pour ne pas avoir besoin de surfaire 
ton dévouement, Est-ce seulement pour Lotharioque tu as 
éloigné Frédérique ? 

— Pour qui donc? 

— Eh pardieu ! c’est bien un peu pour toi. Tu m’avoue- 
ras que tu l’as éloignée autant pour la séparer de Lothario 
que pour te séparer d'elle. 

—- Eh bien! quand cela serait? s’écria Julius exaspéré. 
N'est-ce pas mon droit? Si je souffre, si je suis malade, si 
je suis jaloux?... Après tout, Frédérique est ma femme. 
Vous Voubliez si souvent que vous finirez par m’en faire 
souvenir, 

Il s'était levé du banc dans l’ardeur de son émotion, 

Il s'y laissa retomber, tout pâle, trop faible pour ces em- 
portemens, presque évanoui. 

Frédérique, avec autant de pitié que de crainte mainte= 
nant, se pencha sur lui et prit ses mains toutes froides. 

— Monsieur! dit-elle en pleurant presque. 

— Toujours monsieur! murmura le comte d'Eberbach. 

— Mon ami, reprit-elle, si vous souffrez réellement, 
alors j'ai tort, Je vous demande pardon. Vous n’en voudrez 


DIEU DISPOSE. 105 
oo om, 


pas à une pauvre jeune fille qui ne sait rien de la vie de 
ne pas vous avoir deviné et de ne pas avoir consolé une 
tristesse qu’elle ignorait. Mais dites-moi ce que vous dési- 
rez que je fasse à l’avenir, et soyez bien convaincu que je 
serai heureuse de me conformer à votre volonté, quelle 
qu’elle soit. Voyons, que voulez-vous que je fasse? 

— Je veux, dit Julius, que vous cessiez de voir Lo- 
thario. 

Lothario fit un mouvement. 


Mais Frédérique ne lui donna pas le temps de parler. 
Elle se hâta de répondre. 

— Il y a un moyen bien simple, dit-elle, que monsieur 
Lothario et moi nous ne nous yoyions pas, et que vous en 
soyez certain. C’est de mettre entre nous la distance. Le 
jour de notre mariage, monsieur Lothario vous a fait une 
proposition que vous n’ayez pas acceplée. Il vous a offert 
de retourner en Allemagne. 

— Il aurait bien fait d’y retourner, dit Julius. 

— Je suis sûre, poursuivit Frédérique en contenant et 
en priant Lothario d’un regard, que monsieur Lothario 
est prêt à faire maintenant ce qu'il offrait alors, et que, si 
vous le lui demandez, il donnera sa démission et retour- 
nera à Berlin jusqu'à ce que vous le rappeliez vous- 
même. 

Samuel jugea à propos d'intervenir encore. Il n’entrait 
pas dans ses plans que Lothario s’éloignat ainsi et lui 
échappat. 

— Julius n’en exige pas tant, dit-il ; il demande que Lo- 
thario ne vienne pas ici, et non qu’il s’en aille, Ce n’est 
pas à l’âge de Lothario qu’on se retire de la vie active, et 
Julius, si mari qu’il soit devenu subitement, n’est pas si 
peu oncle qu’il veuille briser la carrière et fermer l'avenir 
de son neveu. 

— Eh! sans aoute, dit Julius, maussade de so voir con- 
damné à cette générosité forcée, 

Lothario respira. 

— Eh bien, mon ami, reprit la vaillante Frédérique, la 
séparation peut se faire sans que vous compromettiez l’a 
venir de yotre neveu. Si monsieur Lothario est retenu en 
France, qu'est-ce qui nous empêche, nous, d'aller en Al- 
lemagne? Vous êles presque remis de votre maladie, et 
vous avez repris des forces, Le voyage ne peut que vous 
faire du bien. Pourquoi n’irions-nous pas habiter ce beau 
Château d’Eberbach que vous m'avez promis deme montrer? 

Samuel se mordit les lèvres, et attendit, avec autant 
d’anxiété que Lothario, la réponse de Julius. 

Le sombre dessein qu'il avait dans l'esprit croulait si 
Lothario et son oncle étaient séparés, 

Mais la réponse de Julius le rassura. 

— Non, dit celui-ci d'un air morne, je ne veux pas et je 
ne peux pas partir, J'ai quelque chose, j'ai un devoir qui 
me retient à Paris, 

Lothario et Samuel eurent tous deux un geste de soula- 
gement. 

— Mais, continua le comte d'Eberbach, élevant la voix et 
courroucé de toutes ces contraintes, je ne sais pas pour- 
quoi nous nous évertuons à chercher les moyens d'arran- 
ger uho choso si simple et qui s'arrange toute seule, Pour 


vous empêcher de vous voir, il n’est pas nécessaire qu’il y 
ait entre vous des centaines de lieues ; il y a ma volonté, et 
cela suffit. J'entends et j’ordonne que désormais, tant que 
je vivrai, ma femme ne recoive plus Lothario. 

Lothario réprima un mouvement de colère. 

Samuel parut choqué de la violence de Julius. 

— Comment, dit-il, tu veux qu'ils soient séparés abso- 
lument? Ils ne pourront plus se voir, même en ta pré- 
sence. 

— En ma présence, soit, dit Julius. Mais en ma présence 
seulement. 

Lothario leva la tête. 

— Mais, monsieur, répondit-il, j'aime Frédérique, moi. 

— Et moi aussi, je l'aime! s’écria Julius, éclatant, de- 
bout, menaçant, croisant avec Lothario un regard de ja- 
lousie et de haine, 

Il y eut une seconde où ces deux hommes re furent plus 
un jeune homme et un vieillard, l'oncle et fe neveu, le 
bienfaiteur et ’obligé, mais deux rivaux, deux égaux, 
deux hommes. 

Dans cette seconde tout le passé s’abîma ef disparut, 

Frédérique épouvantée jeta un cri. 

Samuel avait aux lèvres un sourire étrange, 

— Lothario! s'écria Frédérique. 

Le jeune homme rappelé à lui par cette voix chère et 
suppliante, se remit un peu. Mais, comme s’il avait peur 
de ne pas pouvoir se dominer longtemps : 

— Adieu, monsieur, dit-il, sans regarder son oncle, 
Adieu, Frédérique. 

Et il s’éloigna à grands pas. 

Une minute après, le galop de deux chevaux résonna sur 
la route. 

Julius était retombé, épuisé, sur le bane. 

—— Allons, se dit Samuel, voilà le premier acte joué. Il 
s'agit d'aller vite et de ne pas faire d’entr’actes, 


XXXVI 


DISTILLATION DE POISON 


~~ 


Cette explosion soudaine et imprévue de la jalousie de 
Julius produisit, dès le lendemain, un notable changement 
dans les relations des principaux personnages de cette his- 
toire. 

Comme Julius l'avait ordonné, Lothario no reparut plus 
à Enghien. 

Comme Frédérique l'avait dit à Lothario, elle se mit à 
voir Julius tous les jours, soit à Enghien, soit à Paris. 

Seulement elle allait plus souvent à Paris qu'il ne venait 
à la campagne pour ne pas le fatiguer, et puis parce 
qu'elle avait besoin de mouvement et d'activité matérielle 
pour tromper le vide qu'elle avait dans l'âme, 

Frédérique faisait tout ce qu'elle pouvait pour que lo 
comte d’Eberbagh ne s'aperçût pas qu'elle était triste et 
qu'il lui manquait quelque chose ou plutôt quelqu'un, A 


106 


DIEU DISPOSE. 


la surface, elle était souriante, et elle tachait d’égayer à 
force de grace et de dévouement l’ennui amer du comte. 

La rupture entre Julius et Lothario s'était tant bien que 
mal raccommodée. Lothario venait quelquefois à l’hotel ; 
lorsqu'il y trouvait Frédérique, il tressaillait comme d’une 
souffrance intérieure, restait peu de temps, et avait tou- 
jours au dehors quelque affaire pressante. Dans sa ten- 
dresse pour Frédérique, comme dans son respect pour le 
comte, il y avait une évidente réserve. Il semblait leur en 
youloir presque également à tous deux : à lui d'avoir com- 
mandé ; à elle d’avoir obéi. © 

Samuel, lui, avait pris ouvertement parti pour les deux 
jeunes gens contre la jalousie du comte d’Eberbach. 

Il ne se génait pas pour déclarer très-durement en face 
à Julius que ce n’était pas cela qui avait été convenu, que 
la première condition de son consentement au mariage 
avait été qu’il ne se considérerait jamais que comme le 
père de Frédérique et qu’il ne lui avait pas donné sa chère 
fille d'adoption pour qu’il la rendit malheureuse. 

Et comme Samuel disait tout cela tout haut, comme il 
ne manquait pas une occasion de donner tort à Julius, 
comme il revenait à tout propos sur le droit qu’avaient 
Lothario et Frédérique de s'aimer et de se le dire, Frédé- 
rique et Lothario se tournaient peu à peu vers lui comme 
vers leur protecteur naturel. 

Les soupçons qu’Olympia avait essayé d’inspirer à Lo- 
thario étaient maintenant bien loin de l'esprit du jeune 
homme. Samuel, évidemment, était le meilleur et le plus 
sûr ami qu’il eût au monde. 

Un traître eût pris sa défense en tête à têle et lui eût 
donné raison en cachette ; mais Samuel le défendait sur- 
tout en présence de Julius, Il agissait en plein jour; il 
n'avait pas deux-visages, etil parlait dans l'hôtel de Julius 
de la même façon que dans la petite maison de Ménilmon- 
tant. 

Samuel allait aussi visiter Frédérique à Enghien, J) lui 
demandait pardon de lui avoir conseillé ce mariage et 
d’avoir uni sa jeunesse à Vagonie taquine et chagrine du 
comte d’Eberbach. Mais il avait cru à Ja parole de son 
ami, 

Au reste, il ne fallait pas trop en vouloir à Julius, c'é- 
tait souvent sa maladie qui parlait plutôt que lui-même, 
La lampe de sa vie, au moment de s'éteindre, jetait de 
convulsives lueurs qui lui éclairaient les objets d’un jour 
bizarre et faux. Tout cela élait moins la faute de Julius 
que la sienne, à lui, Samuel, qui aurait dû se dire que les 
choses, dans de telles conditions, ne pouvaient pas lourner 
différemment, et qui n'aurait pas dû donner son consen- 
tement au mariage. 

Mais il l'avait fait uniquement pour lo bonheur de Fré- 
dérique, 

Samuel gagnait ainsi de jour en jour dans l'amitié do 
Frédérique, Elle lui demandait conseil et ne voulait plus 
se conduire que selon son avis. Samuel jurait de Ja servir, 
dût-il se brouiller avec Julius; et, en effet, en revenant 
d'Enghien, il allait chez le comte d’Eberbach, et il fallait 
voir comme il le querellait. 

De quel droit Julius s'opposait-il à un amour qu'il avait 


| 


encouragé, sinon créé lui-même? D'ailleurs, s’il croyait 
employer le bon moyen pour séparer Lothario de Frédéri- 
que, ilse trompait étrangement. Les nobles natures comme 
celles du jeune homme et de la jeune fille étaient plus 
tenues par la confiance que par « les verroux et les gril- 
les. » Et, à son avis, la défiance et la rigueur de Julius 
justifieraient tout de la part de Lothario et de Frédérique, 
On les gênait assez pour qu’ils pussent se croire dispensés 
de se gêner, et Julius serait probablement bien surpris un 
jour de reconnaitre que sa tenacité avait produit précisé- 
ment le contraire de ce qu’il en avait attendu. Des gens 
d'honneur, prisonniers sur parole, ne pensent même pas 
à faire un pas hors de la limite assignée ; mais si on les 
espionne, ils se jugent en droit de tout oser pour s’échap- 
per. La captivité autorise l’évasion. 

Une fois, Samuel entra chez Julius avec une expression 
singulière de triomphe grondeur et triste. 

— Qu'est-ce que je te disais! s’écria-t-il brusque- 
ment. 

— Qu’y a-t-il ? demanda Julius qui palit. 

— Ne ai-je pas prévenu cent fois, dit Samuel, qu’en 
défendant à Lothario et à Frédérique de se voir devant té- 
moins, tu les pousserais et tu les autoriserais à se voir en 
secret ? 

— Is se sont vus en secret? fit Julius de plus en plus 
pôle. 

— Et ils ont bien raison, insista Samuel, 

— Où se sont-ils vus? à Enghien ? Lothario a osé y re= 
tourner ? 

— Pas à Enghien, ni à Paris. 

— Où done, enfin? 

— Ils se sont vus sur la route. 

— En secret ? demanda Julius exaspéré. 

— Quand je dis en secret, je veux dire que le jour où 
ils se sont rencontrés, par hasard, cela est évident, ce jour- 
là était avant-hier, précisément le jour où, madame Trich- 
ter étant indisposée, Frédérique est venue seule, Lothario 


faisait une course à cheval. Son cheval s’est croisé avec la: 


voiture de Frédérique. Naturellement, le cocher, en re= 
connaissant Lothario, a arrêté ses chevaux 

— Je le chasserai ! 

— Fort bien ! Mets l’antichambre et l'écurie dans ta cons 
fidence à présent. 

— Samuel, achève ; qu’est-il arrivé ? 

— Mon Dieu, il est arrivé que Lothario est descendu de 
choval et qu'ils ont échangé quelques mots que madame 
Trichter n’a point entendus. Voilà, jusqu’à présent, le plus 
clair de tes velléités jalouses. Tu ne supprimes pas le ren= 
dez-vous, tu supprimes le témoins 

— Je vais parler à Frédérique, s'écria Julius. 

— Continuation du même système, répondit l'imperturs 
bable Samuel. Pour réparer le mauvais effet de la tyrannio, 
tu vas redoubler de tyrannie, Frédérique te répondra qu'elfe 
ne peut pas empêcher Lothario de se promener sur la route 
d'Enghien, et que, même au point de vue des convenances, 
elle prêterait matière aux interprétations du monde, si elle 
passait devant le neveu deson mari sans s'arrêter pour lui 
dire un mot, surtout quand ce neveu est connu pour être 


7 
| 
a 
© 


DIEU DISPOSE. 


107 


plutôt son fils. Si tu fermes la bouche à ses raisons, et si tu | 


en appelles encore à ton aulorité, tu continueras ce que tu 
as déjà si bien commencé, tu lui dteras tout scrupule. 

— Mais, alors, démon, pourquoi me dire cela? reprit 
Julius, essuyant la sueur froide de son front. Pourquoi me 
forturer encore de cette rencontre ? 

— Julius, reprit gravement Samuel, je t'ai parlé de cette 
rencontre comme d’un avertissement ct d’une lecon pour 
toi. J'approuve pleinement Frédérique et Lothario. A leur 
place, je n’agirais pas autrement. Je suis convaincu qu’au- 
cune mauvaise pensée n’aurait jamais germé dans leur 
cœur et que les soupcons ont pu seuls en semer en eux, 
et je trouve qu'ils ont bien raison de ne pas se soumettre 
à un caprice absurde et inexplicable. 

Julius était retombé sur un fauteuil, muet, immobile, 
attéré. Samuel maitrisa, derrière lui, un rire silencieux, 
puis reprit brusquement : 

— Au reste, puisque tu dis que je te tourmente, c'est 
bon, tu peux être tranquille, je ne t'en parlerai plus. Ah! 
puisque c’est comme cela, pardieu ! quand je saurais qu'ils 
se voient tous les jours, je veux que le diable m’emporte 
si désormais je l'en ouvre la bouche! 

Et, là-dessus, Samucl partit, laissant ses poisons pro 
duire leur effet, 


XXXVII 


CCUP DZ Fourrr, 


Julius sentait bien, au fond, que Samuel avait raison, 
et que la meilleure manière de lier Frédérique et Lothario, 
c’eût été de les laisser libres. Dans les moments où il re- 
trouvait un peu de sang-froid, il se faisait des reproches. 


Sa bonté et sa noblesse naturelle avaient honte des entra- | 


ves qu'il mettait à l'amour de ces deux enfants. Il s’indi- 
gnait contre lui-même, il se promettait d’èlre différent à 
l'avenir, de prendre sur lui de ne pas gâter ce qu'il avait 


si bien commencé, de ne pas être comme ces donneurs | 


ayares qui regrettent et redemandent ce qu'ils ont donné, 

Mais sa flottante nature tenait mal toutes ces belles ré- 
solutions. Le vent tournait, et Julius se remettat à la souf- 
france, à l'inquiétude, à la mauvaise humeur, à la colère. 
Il avait beau se faire les meilleurs raisonnements du 
monde, et se démontrer que la riguour n'élait pas plus 
dans son interêt que dans son droit, sa jalousie était plus 
forte que sa conscience ct que sa raison. 

Samuel avait changé de lactique depuis le jour où Ju- 
lius lui avait reproché do lui avoir rapporté la rencontn 
de Lothario avec Frédérique, Maintenant, il ne pronongail 
plus les noms des deux jeunes gens. Quand le comte d'E- 
berbach lui en parlait, il affectait de délourner la conver- 
sation. 

Julius, qui s'inquiétait de tout, s'inquiétait de ce silence. 
En voyant Samuel faire le mystérieux, il en concluait qu'il 


y avait donc un mystère. Son imagination travaillait la- 
dessus, et lui faisait des visions de rendez-vous sur les rou- 
tes, de rencontres fortuites ou cherchées, de complots et de 
trahisons. 

C'était Julius à présent qui interrogeait Samuel. 

Si Samuel savait quelque chose, pourquoi ne parlait-il 
pas? S'il ne savait rien, pourquoi ne disait-il pas qu’il ne 
savait rien? 

Samuel répondait imperturbablement que la manière 
dont sa premiére confidence avait été recue n’était pas de 
nature à en encourager d’autres; que Frédérique et Lotha- 
rio pouvaient bien dorénavant se rencontrer toutes les 
fois qu'ils voudraient, il se garderait bien de le dire à 
Julius. : 


A quoi bon des dénonciations, dont l’unique effet était 
de troubler Julius dans sa tranquillité et ses protégés dans 
leur amour ? Il n’était ni mari ni espion pour se mettre à 
la piste d’un rendez-vous ? Si Lothario et Frédérique se re- 
voyaient, ils faisaient bien. Ils s’aimaient, ils étaient fian- 
cés par Julius lui-même. Tout ce qu'ils devaient à Julius, 
c'était de ne pas compromettre son nom, et de se voir se— 
crètement. Or, ils se voyaient si secrètement, s'ils se 
voyaient, que Julius lui-même ne s'en doutait pas. 

— Il est vrai, ajouta Samuel, que, d’après tous les vau= 
devilles, le mari est toujours le dernier à s’en douter. 

Toutes ces réponses de Samuel se multipliaient et exas= 
péraicnt les angoisses de Julius. Evidemment, Samuel en 
savait plus qu'il ne disait. Frédérique et Lothario se 
voyaient comme auparavant, avec celle aggravation que 
maintenant ils se voyaient sans témoins, 


Et la chose en était bien facile, avec un mari que sa fai- 
blesse retenait dans sa chambre, avec la complicité de ma- 
dame Trichter, qui, dévouée à Samuel et à Frédérique, 
n'eût certainement rien trahi, en suppossant qu'il y eût 
quelque chose à trahir. 

Julius en était donc réduit au doute impuissant et inerte, 
et Samuel l’entretenait dans une vie de soupçons et do 
tristesse, 

Lorsque, par hasard, Frédérique survenait à travers un 
de ces entretiens où Samuel irritait la jalousie malade de 
Julius, et, on ne lui précisant rien, lui faisait tout soup- 
conner, Samuel, en la voyant descendre de voiture, disait 
à Julius : 

— Allons! voilà Frédérique qui monte l'escalier, Dis-lui 
tes soupçons, si flatteurs por elle, Rends-toi odieux, ridi= 
cule. Joue ton rôle d'Arnolphe et de Bartholo. Tu sais 
comme la maussaderio ot la violenco séduisent Agnès ot 
Rosine. 

Julius concentrait done en lui-même toute-sa souffrance 
ot n'en montrait rien à Frédérique, Mais il ne pouvait al- 
ler jusou'à la bonne humeur, et son sourire grimacait, Son 
arrière-penséo Jui échappait fréquemment, Il avait beau so 
contraindre , il n'était pas maitre d'exclamations amèros 
qui affigeaient Frédérique, 

Elle lui demandait ce qu'il avait; il lui répondait brus= 
quement qu'il n'avait rien. 

Alors, elle interrogeait Samuel, qui haussait les épaulos, 


108 


Un mois se passa ainsi, Samuel attisant de plus en plus 
la jalousie de Julius, lequel devenait de plus en plus mo- 
rose. 

Frédérique, toujours accueillie avec une réserve gla- 
ciale, en était venue à redouter les visites qu’elle faisait 
au comte d’Eberbach, et n’entrait plus à l'hôtel sans un 
serrement de cœur. La position commençait à n’étre plus 
tenable. 

Julius s’apercevait bien qu'il allait juste au rebours 
de son désir, et qu'il détachait de lui Frédérique chaque 
jour davantage, Il luttait contre lui-même, et se disait qu'il 
était temps d’user d’un autre moyen, d’essayer de la bonté 
entière et prodigue. 


En somme était-ce bien à son âge et dans son état, à 
quelques pas de la tombe, qu’il fallait se cramponner avec 


cette frénésie, pour quelques jours à peine, à une passion 
terrestre? Ne fallait-il pas laisser la jalousie aux jeunes? 
Après tout, Lothario et Frédérique étaient dévoués et gé~ 
néreux, Il valait mieux avoir confiance. Et, quand même la 
confiance ne les arrêterait pas, n’était-ce donc rien pour 
lui que d’être aimé et béni pendant ses dernières semai- 
nes, et d’avoir autour de lui des sourires. 

Il se disait cela, un matin , dans un de ces moments de 
lassitude et d'abandon que produit la durée de toute lutte 
inutile, et où l’on se sent disposé à tout livrer pour avoir 
la paix et le repos. Hélas! ce qui s'appelle le dévouement 
n’est bien souvent que de la faiblesse et de la fatigue dé- 
guisée. # 

ulius y était donc résolu; il laisserait libres ces deux 
enfants qu’il n'avait pas donnés l’un à l’autre pour se met- 
tre entre eux ensuite. Il compléterait son œuvre, Il leur 
dirait: « Vous êtes libres, et vous ne dépendez que de votre 
cœur et de votre loyauté; je me fie à vous, et je vous per- 
mets tout ce que vous vous permettrez, » 

Justement, ce matin-là, Frédérique devait venir déjeu- 
ner avec Julius. Il était dix heures moins cinq minutes. 
Elle devait arriver à dix heures sonnantes. Elle était si 
exacte! 

Dix heures sonnérent. Julius attendit cinq minutes, 
puis dix, puis un quart d'heure. Frédérique ne venait 
pas. 

A dix heures et demie, Frédérique n’était pas arrivée. 
A onze heures non plus. A midi, Julius l'attendait en- 
core, 


Las d'attendre, il prit tristement sa tasse de chocolat tout 
seul, 

Pourquoi Frédérique n’arrivait-elle pas? Avait-elle un 
motif qui l'empôchait de vepir? Mais elle aurait prévenu 
Julius. Qu'est-ce que cela voulait dire? 

De nouveau les mauvaises pensées traversèrent la tôte du 
comte d'Eberbach. Il voulut savoir où était Lothario; il ne 
l'avait pas vu depuis trois jours. 

Il envoya à l'ambassade demander son neveu, et, s'il y 
était, le prier d'arriver tout de suite, 

Le domestique qu'il avait envoyé à l'ambassade revint 
avec celle nouvelle que Lothario était parti subitement, la 
veille, pour le Havre, où il devait assister à lembaraue- 
ment d'émigrants allemands, 


DIEU DISPOSE, 


SSS eee 


Julius se rappela qu’en effet, Lothario, la dernière fois 
qu'il l'avait vu, lui avait dit qu’il avait ce devoir à rem= 
plir, et qu’il pourrait bien partir d’un instant à l’autre. 

Il retomba, plus morne et plus triste, ennuyé d’avoir eu 
son bon mouvement en pure perte. 

Il ne s’expliquait pas pourquoi cette coincidence du dé- 
part de Lothario et du retard de Frédérique lui causait une 
impression pénible, 

Quoi de plus simple cependant? Frédérique n’avait-elle 
pas pu être retenue par mille causes, par une indisposi- 
tion, par un cheval déferré, par un essieu rompu en route! 
Elle pouvait avoir oublié sa promesse; ou bien encore, elle 
avait compris que c'était pour diner que Julius latten- 
dait. 

Et quant à Lothario, ses affaires lappelaient au Havre, 
il n’était pas libre de n’y pas aller, et il avait bien fait 
de partir, La route du Havre ne passait pas par Enghien. 

Julius avait beau se faire tous ces raisonnements, il n’é- 
tait pas tranquille. 

A deux heures Frédérique n’était pas encore arrivée. 

A trois heures, Julius n’y tint plus. 

Il fit atteler, pour aller voir à Enghien ce qu'il y avait. 

Mais une réflexion l’arrêta. En y allant lui-même, il ris- 
quait de se croiser avec Frédérique, de ne pas la voir, et 
d'arriver à Enghien juste au moment où elle arriverait 4 
Paris, Frédérique, d’ailleurs, ne prenait pas toujours le 
même chemin pour venir, 

Le plus sûr, pour ne pas la manquer, était donc de rester 
et d'envoyer quelqu'un. 

Julius envoya son domestique de confiance, appelé Da= 
niel, avec ordre de pousser les chevaux et d'être de retour 
avant deux heures. 

Il y avait une heure à peu près que le domestique était 
parti, lorsque Samuel entra, tranquille et souriant, 

Il remarqua tout d’abord l'air inquiet de Julius, 

— Qu’as-tu donc? lui demanda-t-il. 

Julius lui dit le retard inexplicable de Frédérique. 

— C'est pour cela que tu te bouleverses l'âme et Ja figure? 
dit Samuel en éclatant de rire, Je ne m'étonne pas de l’ef- 
fet que te font des choses, en somme plus graves, Rassure- 
toi, Frédérique aura été retardée par une migraine, par 
une robe à essayer, par rien. Ne vas-tu pas, maintenant, 
demander Pexactitude militaire à une jeune fille qui aura 
passé devant un miroir et qui se sera oubliée à S'y regar= 
der? Beau sujet d'alarme Tu me ferais bien rire si j'en 
avais lo temps! En dehors de cela, tu vas bien ? En ce cas, 
adieu. 

— Tu me quittes? dit Julius, qui aurait bien voulu 
avoir quelqu'un pour lui tenir compagnie et pour l’occu= 
per pendant l'heure @impatience qu'il avait à tuer. 

— Oui, répondit Samuel. Je suis entré en passant, pour 
voir comment tu allais, Mais j'ai une affaire, 

— Tu ne dines pas avec moi? 

— Non, j'ai un diner politique auquel jo ne puis man- 
quer. 

— Resto au moins jusqu'à l’arrivée de Frédérique. 

— Jo no peux pas, dit Samuel, Je dine à Maisons, Il est 


DIEU DISPOSE. 109 


quatre heures moins un quart. Je n’ai que le temps d’aller. 
Il s’agit d’une entrevue importante. Toi, tu ne t’occupes 
plus de la politique. A ton goût. Mais tu-abandonnes la 
partie au moment intéressant. Quant à moi, je ne pense 
plus absolument qu’à cela. Je suis plongé là dedans jus- 
qu'aux oreilles. Je dine aujourd’hui avec les hommes qui 
simaginent conduire le mouvement, mais qui, crois-en 
ma parole, le suivront. & 

— Ne m'en dis pas davantage, interrompit Julius. 

— Cela ne t'intéresse pas? demanda Samuel. 

— D'abord, je suis indifférent à la politique. Et puis j'ai 
conservé à la cour de Prusse des relations, J'y écris quel- 
quefois. 

Samuel fixa sur Julius un regard profond. 

Julius poursuivit avec un peu d’embarras : 

— L’écho de ce que tu me dirais pourrait, malgré moi, 
retentir dans ma correspondance, et, en allant frapper à 
Berlin, rebondir à Paris. Ne me parle jamais de ces cho- 
ses, je t’en prie. 

— Soit, dit Samuel. Mais, adieu, voici quatre heures. 

— Tu ne repasseras pas par ici? demanda Julius. 

— Je ne pense pas. Je serai retenu là-bas assez tard 
dans la nuit, et j'irai tout droit coucher à Ménilmontant. 

— À demain donc. 

— À demain, dit Samuel. 

Et il sortit, laissant Julius en proie à la solitude et aux 
verplexités. 

Samuel était parti depuis trois quarts d'heure, lorsque 
l’homme de confiance que Julius avait envoyé à Enghien 
revint au galop des chevaux. 

Au bruit de la voiture entrant dans la cour de l’hotel, 
Julius courut à la fenêtre. 

Daniel descendit seul. 

Julius se précipita vers l'escalier, 

— Eh bien ? dit-il. 

Daniel avait la figure tout effarée. 

— Qu'avez-vous donc, Daniel? demanda Julius. Avez- 
vu Frédérique? 

— Madame la comtesse n’est plus à Enghien, répondit 
Daniel. 

— Pas à Enghien! Depuis quand? 

— Depuis ce malin. 

— Depuis ce matin! Et elle n’est pas ici? s'écria Julius. 

Et entraînant Daniel dans sa chambre, = 

— Vite! diles-moi ce que vous savez. 

— Madame la comtesse, reprit Daniel, a quitté Enghien 
de grand matin avec madame Trichter, 

— Pour venir ici? 

— Non, monsieur le comte; car c'est une chaise de poste 
qui est venue les prendre. Elles avaient passé la nuit à fairo 
des paquets. Elles sont parties seules toutes deux, laissant 
sans ordres les domestiques, qui ont cru que le départ 
était convenu avec Volre Excellence. 

Julius ne trouvait pas une parole, Une idée terrible lui 
élait venue tout de suite : Frédérique s'était enfuie avec 
Lothario. 

— Oui, voilà pourquoi Lothario était allé au Havre. 


mm 


Dans ce moment peut-êlre, ils sembarquaient, ils s’en al- 
laient au delà de l'Océan attendre la mort du mari gênant 
qui s'obstinait à vivre, et prendre un à-compte sur un 
bonheur trop lent à se réaliser. 

Ah! c'était ainsi que Lothario et Frédérique le remer- 
ciaient de tout ce qu'il avait été pour eux, de la bonne 
pensée qu’il avait eue le matin même! A l'instant où il 
prenait la résolution de se sacrifier encore une fois, de 
leur permettre de s'aimer et de se le dire, ils l’offensaient, 
ils le trahissaient, ils le déshonoraient! L’ingratitude 
n’attendait même pas le bienfait. 

— C’est tout? dit le comte avec un calme terrible, quand 
Daniel eut fini de parler. 

— En parcourant toutes les chambres, reprit Daniel, 
j'ai trouvé sur la cheminée de madame la comtesse une 
lettre cachetée, mais sans adresse. 

— Donnez donc! dit durement julius. 

— La voila. 

— C'est bien. Allez. 

Daniel sortit. 


Julius regarda cette lettre. 

— Cachetée du cachet de Frédérique, dit-il. Et pas d’a- 
dresse. Pour qui est cette lettre? Ah! bien, il ne man- 
querait plus que d’y mettre des scrupules. 

Il déchira violemment le cachet, et lut, tremblant comme 
la feuille : 


« Mon ami, 


» Vous m'avez dit de vous laisser à Enghien un mot 
qui vous dise l'heure à laquelle je pars. Il est sept heu- 
res. Si vous partez à midi, j'aurai donc sur vous cing 
heures d'avance. Je vous attendrai à l'endroit convenu. 

» Vous voyez que je vous obéis aveuglément. Et cepen- 
dant, je ne quitte pas cette maison sans un étrange serre- 
ment de cœur, Vous avez tout droit, non-seulement de 
conseiller, mais d’ordonner, et ce que vous voulez est tou- 
jours bien. Mais cette sorte de fuite m’épouvante. Enfin, 
à la grâce de Dieu! 

» Ilest bien certain que la vie que nous menions ne 
pouvait durer, et que cette crise violente a du moins une 
chance de bonheur, Tout allait si mal que nous ne pour- 
rons que gagner au change. 

» Hôtez-vous de me rejoindre, car je vais mourir do 
peur toute seule, 

» Votro 
D FRÉDÉRIQUE. D 


Julius froissa la lettre dans ses mains. 

— Lothario! Lothario! cria-t-il; le misérable! 

Et il tomba à la renverse, l'écume aux lèvres, ct palo 
ocmme la mort, 4 


EE 


. 


440 DIEU DISPOSE. 


XXAVID 


VILLA POLITIQUE. 


Deux heures après être sortie de l'hôtel ducomte d'Ebcr- 
bach, la voiture de Samuel Gelb franchissait, à Maisons, 
la grille d’un vaste chateau, dont le parc énorme, adossé 
à la forêt, n’était borné, de l’autre côté, que par le fleuve. 

C'était dans ce riche et ample château qu’un banquier 
populaire parmi la bourgeoisie réunissait à diner, une ou 
deux fois par semaine, les principaux représentants de 
l'opinion générale. 

Samuel Gelb s'était fait présenter au maître de la mai- 
son par cet intermédiaire qui lui avait demandé de le met- 
tre en rapport avec les chefs de la Tugendbund, et au- 
quel il avait demandé, en revanche, de le mettre en rap- 
por avec ics chefs du libéralisme. 

Deux jours après sa présentation, Samuel avait reçu une 
invitation à diner pour le lendemain. 

En sortant de chez Julius, Samuel était allé prendre son 
interlocuteur, et ils s'étaient rendus ensemble à Maisons. 

Il y avait, ce jour-là grand diner. 

Une partie des convives étaient arrivés; les autres arri- 
vaient. Le banquier salué, Samuel et son compagnon re- 
joignirent dans les allées du parc les invités, qui, en 
attendant l'heure de se mettre à table, s'y promenaicnt 
par couples ou par groupes. 

L'introducteur de Samuel abordait ¢& et là quelques= 
uns des causeurs, et leur nommait Samuel. 

On échangeait trois ou quatre phrases banales et l’on 
se serrait la main. 

Mais, sous cette apparence d'accueil fraternel que les 
meneurs libéraux faisaient au compagnon de Samuel, il y 
avait une géne et une réserve sensibles, 

Lui-méme le fit remarquer à Samuel Gelb. 

— Je ne me trompe pas à leurs poignées de main, lui 
dit-il, je sais qu'ils ne m’aiment pas. 

— Pourquoi donc? demanda Samuel. 

— Parce qu'ils sont ambitieux et que je ne le suis. pas; 
parce que je sers la cause pour elle et qu'ils la servent 
pour eux. Dès lors ils me regardent comme une sorte de 
vivant reproche, Mon abnégation fait honte à leur cupi- 
dité. Je suis un déserteur de l'intérêt, un traître à l'é- 
goisme. Hélas! hélas! si vous saviez combien il y ena 
peu, parmi ces tribuns et parmi ces avocats, qui désirent 
autre chose que leur propre influence! Je les ai pratiqués, 
et la rougeur m'en est venue au front. Ils me redoutent 
etils m'évitent, comme leur conscience. Mais je ne leur 
en veux pas de ne pas m'aimer; je leur rends bien leur 
indifférence, Ce n'est pas pour eux que je travaille, 

— Ni moi non plus, certes, dit Samuel, Ni le peuple 
non plus. Laissons-les mac hiner leurs petites intrigues 
souterraines; laissons les taupes faire leur trou sous les 
priviléges chancelants et sous les institutions décrépites 


du passé; l'écroulement les écraseral La révolution que 


préparent ces hommes sans foi et sans force n'aura pas 
de peine à venir à bout de leurs misérables calculs. Lais= 
sons-les lever l’écluse, le fleuve les emportera. , 

La cloche sonna, et l’on passa dans une immense salle 
à manger, toute ruisselante de lumière et d’argenteries 
ciselées. 

Le dîner fut splendide. 

Une profusion de vins rares, de poissons inouis et de 
fruits chimériques, des fleurs monstres dans des vases 
monstres de Sèvres et du Japon, un peuple de valets, et, 
dans un massif du jardin, un orchestre dont la musique 
arrivait par vagues bouffées, de manière à accompagner 
la conversation sans la couvrir; tout collaborait à l'entière 
satisfaction des sens. Avec ce qu'avait pu coûter cette fête, 
on aurait nourri trois familles pendant une année. 

— Qui est-ce qui croirait, dit Samuel à l'oreille de son 
interlocuteur, que nous sommes en train de fonder une 
démocratie? 

Pendant le diner, il y avait trop d’oreilles ouvertes au= 
tour des convives pour que la conversation ne se tint pas 
dans les termes généraux. 

Samuel prit sa revanche de ce silence forcé en étudiant, 
sur leur figure même, lame de ces hommes qui avaient 
la prétention de faire, puis de dominer une révolution, 

Il y avait à cctie table, en effet, une collection de per- 
sonnages qui valaient la peine d’être examinés par un 
observateur sérieux. 

Le maître de la maison d’abord. 

C'est bien 1a l’homme d'affaires d’une révolution, l'en= 
tremetteur souple et charmant des opinions  accoupler, 
ic trait-d’union entre les idées et les hommes. Habitué 
par la banque aux spéculations, et ayant toujours réussi, 
il était prêt aux spéculations politiques, et il y apportait 
la hardiesse et la largeur qu'il avait dans ses opérations 
commerciales. Il était le type du bourgeois populaire. II 
n'avait pas cette vigueur passionnée qui entraîne les mas- 
ses sur les places publiques; mais il était impossible de 
lui résister dans un salon. Samuel sonda d’un coup d'œil la 
puissance superficielle et la domination féminine de cet 
homme, dont on a dit si justement qu’il avait non pas cons- 
piré, mais causé en faveur du duc d'Orléans. 

A la droite du banquier, il y avait un chansonnier célè- 
bre, académicien, député, ministre de par le refus, génie, 
gloire de par le dédain, installé dans le château depuis un 
mois, et qui parlait de sa mansarde et de ses sabots en dé- 
gustant un verre de vin de Tokai. 

En face de Samuel, un petit avocat-historien-journaliste, 
papotant incessamment, d’une petite voix aigre el criarde 
qui déchirait l'oreille de ses voisins, Il bavardait à tout pro- 
pos de lui, de l’article qu'il avait fait le matin dans le Na- 
tional, de l'histoire où il avail réduit à sa taille les grandes 
figures de 1789. 

Le reste du personnel se composait de journalistes, do 
manufacturiers, de députés, tous appartenant à l'opinion 
libérale, les uns à la fraction révolutionnaire, dont la {é- 
mérité allait presque jusqu'à rêver de renverser le roi pour 
mettre un autre roi à sa place; les autres, à la fraction doc- 
trinaire, laquelle voulait changer la politique et non les 


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DIEU DISPOSE. 


an 


I Say eee me 


hommes, et ne demandait pas micux que de garder Char- 
les X, à la condition qu’il ne garderait pas son principe. 

Car, parmi ccs farouches volontaires ce la liberté, il n’y 
en avait pas un seul qui eût l’audace de regarder au delà 
de la Charte. 

Après le dîner, on passa dans le jardin. 

Lair tiède des soirs de mai se parfumait aux charmantes 
exhalaisons des lilas en fleurs. 

Le café élait servi dans un cabinet de verdure où les 
flambeaux et les lampes faisaient comme une île de lu- 
mière au milieu de la nuit qui baignait les allées. 

La causeric se maintint encore quelque temps dans Ics 
généralités. Puis, peu à peu, la plupart des convives se re- 
tirèrent et reprirent la route de Paris. 

Quand il ne resta plus que les intimes et les principaux 
meneurs, sept ou huit en tout, on renvoya les domestiques, 
et la conversation s’engagea sur la politique et sur la con- 
duite à tenir par l'opposition, dans les journaux et dans les 
chambres. 

Il va sans dire que Samuel Gelb était resté. 

Il n'était pas venu pour la cuisine ni pour la cave du 


banquier. Personne n'eut l'air surpris ni embarrassé de sa 


présence. Au contraire, les chefs de la révolution bour- 
geoise n'étaient pas fachés d’étaler leur rôle et leur im- 
portance devant un étranger affilié à la Tugendbund. 

— Eh bien! monsieur Samuel Gelb, dit le banquier en 
s'adressant directement à lui, comme pour l’autoriser à 
resler dans cette conversation plus intime ; ch bien! com- 
ment trouvez-vous que nous nous comportons en France ? 
J'espère que vous n’avez pas été trop mécontent de notre 
audacieuse adresse des deux cent vingt et un! 

— Je n’y ai trouvé qu'un mot de trop, dit Samuel, 

— Quel mot, s’il vous plaît? demanda le petit historien- 
Journaliste. 


— L'adresse des deux cent vingt et un, reprit Samuel, 


finissait, si je m'en souviens bien, par cette phrase assez 
digne et fière : « La charte a fait du concours permanent 
des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux 
de votre peuple la condition indispensable de la marche ré- 
gulière des affaires publiques... » 

— «Sire, continua le banquier, achevant complaisam- 
ment la phrase, notre dévouement, notre loyauté nous con- 
damnent à vous dire que ce concours n'existe pas, » 

— Oui, le fonds est assez ferme, Mais je suis fâché de 
ce mot : votre peuple. Est-ce au dix-neuvième siècle qu’on 
peut dire qu'un peuple appartient à un homme, et est sa 
chose, comme un troupeau de moulons ou un sac d'écus 
qu’il est libre de vendre ou de dépenser? 

— Vous avez peut-être raison, dil le journaliste, Mais 
bah! qu'importe un mot? 

— En temps de révolutions, dit Samuel, un mot est un 
acte. Et ce n'est pas à vous à nier la toute-puissance des 
mots, quand vous n'avez contre Charles X, ses soldats et 
ses prêtres, qu'un mot : la Charte, 

2 Chorles X n'a pas été de volvo avis, répliqua un des 
assistants, et n'a pas trouvé l'adresse trop douce et trop 
déférente, 1 y a répondu d'abord on prorogeant la cham- 
bre, et, cela no lui suffisant pas, il est en co moment ep 
train de la dissoudre, 


— La dissolution est-elle réeliement décidée? demanda 
le banquier. 

— Elle sera ces jourcs-ci au Moniteur, dit le petit hislo- 
rien. Je l'ai annoncée ce soir dans le National. Guernon- 
Ranville s’y était opposé avec énergie, et avait dit au roi 
qu’il se compromettait en déclarant la guerre à la cham- 
bre sur une question où la chambre avait l'opinion pour 
clle. Mais le roi a passé outre, et Guernon-Ranville, obligé 
de céder, n’a pas même osé donner sa démission, de peur 
de paraître abandonner le roi au moment du péril. 

— Mais, dit Samuel à l'historien, qu’il voulait faire cau- 
ser, si la chambre est dissoute, il va y avoir de nouvelles 
élections. Est-ce que vous ne pensez pas à vous faire élire 
quelque part? 

— Je ne suis pas même électeur, répondit aigrement le 
petit avocat, 

— Bah! dit Samuel, il est avec le cens des accommode- 
ments. Et vous avez cette chance de n'être pas Parisien. 
Paris, c'est la mer, et personne ne s'y retrouve. Mais dans 
une ville de province, le mérite est tout de suite en vue. Il 
est impossible qu'un homme comme vous n’emplisse pas 
de sa gloire la petite ville d’Aix. 

— Vous êtes mille fois bon, dit l'avocat provencal, dou- 
cement chatouillé dans son amour-prepre. Je crois, en ef- 
fet, que je ne suis pas tout à fait inconnu ni impopulaire 
dans ma ville natale, et que ma candidature ne serait pas 
mal accueillie dans la Provence. Mais, pour entrer à la 
chambre, il faut passer par le cens, et je n'ai pour toute 
fortune qu'une action du Constitutionnel. Et pauvre Cons- 
tiltutionnel! ajouta-t-il en se tournant vers le banquier, il 
est bien tombé depuis que, grâce à votre aide et à votre 
généreuse caisse, nous avons pu, Mignet, Carrel et moi, 
fonder le National. 


— Ne vous inquiétez pas, mon cher ami, reprit à demi- 
voix le banquier. Puisque le talent ne suffit pas pour re= 
présenter le pays, et qu'il faut de l'argent avant tout, eh 
bien! j'ai de l'argent. Je m’arrangerai, soyez tranquillo, 
de façon à ce que vous soyez éligible aux premières élec- 
tions, Ne me remerciez pas, c'est dans notre intérêt à tous, 
c'est dans l'intérêt de la cause que nous servons quo j'axi- 
rai en faisant arriver à la tribune un des hommes les plus 
capables d'y combattre et d'y vaincre, A propos, comment 
vont les affaires du National, 

— Admirablement. Nous faisons un bruit d'erfer. Mon 
article d'hier, intitulé : Le rot règne et ne gouverne pas, a 
fait jeter les hauts cris à la presse ministérielle, 

— Et Armand Carrel, quel homme est-ce? demanda Sa- 
muel, qui commençait à en avoir assez do la personnalité 
du petit homme. 

— Armand Carrel, un bretteur d'épée, un bfetteur de 
plume. Il est très-brave ; soit! et ne recule pas plus do- 
vant uno idée que devant un homme, C'est même quelque- 
fois un peu génant pour nous, Il nous compromet, et nous 
engage plus loin que nous no voulons aller, Mais, après 
tout, comme il ne demande pas mioux que de se battre et 
de rendre raison de ses articles, nous le laissons aller, 

— Vous pouvez même lo faire battre pour les voures, dit 
Samuel, 


112 


— C’est un peu ce que nous faisons, dit naïvement Je 
journaliste, 

Samuel eut aux lèvres le sourire amer qui lui était par- 
ticulier, en examjnant l'âme de ce conducteur d’un grand 
peuple, 

— Je m’associe, reprit-il, à l'opinion que vous avez du 
National. Cependant, j’oserai lui faire un reproche, si vous 
me le permettez. 

— Parlez, parlez; j'aime la discussion, moi. 

— Je lis le National tous les jours depuis qu’il paraît. 
Mais, malgré mon assiduité et mon attention, je n’ai pu 
parvenir encore à comprendre distinctement ce qu’il veut. 
Je vois bien qu’il attaque Ie gouvernement. Mais, le gou- 
vernement à bas, qu’entend-il mettre à la place? Est-ce la 
république? 

— La républiquel! se récria le journaliste, la républi- 
que! 

— Pourquoi pas? dit tranquillement Samuel Gelb. Vous 
vous ruez dans ce moment contre le trône, ce n’est pro- 
bablement pas dans l'intention de le consolider? 

— La république! reprit le journaliste, effaré; mais 
pour que la république fût possible. il faudrait qu’il y eût 
des républicains. Et qui est-ce qui est républicain en 
France? Lafayelte, et encore! quelques songe-creux, quel- 
ques exaltés. Et puis, nous sommes trop près de la révolu- 
tion de 1793 ; l’échafaud, la bangucroute, la guerre avec 
l'Europe, Danton, Robespierre et Marat, agiteraient leurs 
fantômes sanglants, et pas un honnête homme ne suivrait 
celui qui Oserait arborer le drapeau sanglant de la Répu- 
blique. 

— Mais, objecta Samuel, il me semblait que vous aviez 
été moins sévère, dans votre Histoire, pour les terribles fi- 
gures et les formidables événements de 93, et que yous 
aviez excusé, sinon loué, la plupart des excès de cette 
grande et sinistre époque. 


— J'ai fait Voraison funèbre des morts, dit l'historien, 
mais je ne veux pas qu’ils ressuscitent. 

— On ne ressuscite plus depuis Lazare, répliqua Sa- 
mucl, et je ne crois pas aux revenants, C’est bon pour les 
enfants d’avoir peur que Robespierre et Marat ne sortent 
de leur sépulcre. lis y sont solidement scellés, et n’en lève- 
ront pas la pierre avant le jugement dernier. Ne tremblons 
donc pas de les voir reparaitre à l'angle de toutes les rues. 
Il ne s’agit pas d’eux, mais des principes qu’ils ont soute- 
aus à leur manière, Manière sanglante, impitoyable, je ne 
la défends pas, et je vous accorde même, si vous voulez, 
qu’elle a plutôt nui que profité à l’idée qu’ils prétendaicnt 
servir, Le sang qu'ils ont versé tache encore la démocra- 
lie, et vous voyez que vous-même, un esprit si libre, vous 
n'osez pas encore, après quarante ans, vous hasarder dans 
la république, de crainte de les y rencontrer, Mais, je vous 
lo répète, ils sont morts, et bien morts. Leurs violences, 
possibles dans l'ardeur de la première lutte, auraient au- 
jourd'hui plus que l'horreur du crime; elles auraient le ri- 
dicule de Vanachronisme. Laissons à la révolution ses œu- 
vres et prenons-lui ses idées, 

— Pas de république, dit vivement un rédacteur du 
Globe, philosophe connu pas ses calembourgs, penseur ai- 


DIEU DISPOSE. 
= RE En AE Se MIN we ee fine ee 


mé pour sa gaminerie, et qui, pendant que Samuel par- 
lait, avait échangé avec le rédacteur du National des 
haussements d’épaules. La république, c’est le gouverne= 
ment de tout le monde; c’est comme si les moutons se 
gouvernaient, 

— Il vaut mieux que ce soit le boucher qui les gouver- 
ne, n'est-ce pas? dit Samuel. 

— Il faut un berger et des chiens, 

— C'est-à-dire un roi et une aristocratie? demanda Sa= 
muel. 

— Un roi, oui, répondit le rédacteur du Globe. Quant à 
l'aristocratie, malheureusement nous ne sommes pas en 
Angleterre. La révolution, en morcelant les terres et les 
fortunes, a tué Varistocratie francaise. Mais à défaut du 
lingot d’or, nous avons la monnaie. La monnaie de Varis- 
tocratie, c’est la bourgeoisie. 

Samuel ne put retenir un mouvement de dédain. 

— Vous avez eu raison de le dire, reprit-il. La bour- 
geoisie, c’estla monnaie. Ainsi quand vous attaquez une 
monarchie de quatorze siècles, un droit ancien comme la 
France, un gouvernement qui est presque une religion, 
c’est pour lui substituer la royauté de l'argent, l’aristo- 
cratie du comptoir, la souveraineté de la boutique ? 

— Mieux vaut la boutique que la rue, dit le petit his- 
torien. Nous ne nous rallierons jamais au gouvernement 
de la populace. 

— Ils en sont encore à dire: la popv'! cel murmura 
Samuel. 

Et, tout haut : Ved 

— Et que ferez-vous du peuple, dans Le combinai- 
son? demanda-t-il. 

— Que voulez-vous qu'on en fasse? dit le banquer. 

— Nous n'avons pas à nous occuper de ce que vous ap= 
pelez le peuple, ajouta l'avocat provençal. Nous n’y pou= 
vons rien. Cest à ceux qui ont de l’activité et de l’intelli= 
gence à sortir, comme ils peuvent, des couches inférieures, 
et à monter à la lumière. La société ne peut pas s'occuper 
de tout le monde, et, en dépit de toutes les chartes et de 
toutes les constitutions, il y aura toujours une notable por- 
lion des citoyens qui seront malheurenx. C'est une né- 
cessité dont on peut gémir, mais à laquelle il faut se ré- 
signer. À quoi bon tourner nos yeux vers une multitude 
confuse, ignorante et vile, au fond de laquelle nous trou- 
vons des misères que nous ne pourrions soulager ou des 
crimes que nous devons punir? Nous ne nous occupons 
pas du peuple, c’est tout ce que nous pouvons faire pour 
lui. 

— Je vous demande pardon de vous interroger, reprit 
Samuel avec une ironie demi-voilée, mais je suis un étran- 
ger qui cherche à s’instruire, et j'ai besoin d’être au cou= 
rant de vos intentions pour y conformer ce que nous fai- 
sons dans la Tugendbund. Ainsi, votre unique but est de 
substituer la bourgeoisie à la noblesse dans le maniement 
des affaires du pays ? 

— C'est au moins notre but principal, répondit 16 pan« 
quicr. a 

— Mais par quel moyen espérez-vous décider Charles X 
à accepter cello transformation qui, de chef de la noblesse 


DIEU DISPOSE. 


0 


qu’il est, ferait de lui le serviteur de la classe moyenne? 

— Oh! si tout le monde était comme moi, dit le petit 
journaliste, il n’y aurait pas besoin de décider Charles X. 

— Comment vous passeriez-vous donc de son consen- 
tement? 

— Rien ne sera possible, reprit doctoralement le jour- 
paliste, tant que nous aurons pour roi un héritier direct 
des droits et préjugés des vieilles races. Le malheur est 
que nous n’ayons pas sur le trône un roi mêlé à nos idées, 
à demi-révolutionnaire pour plaire au peuple, et à demi- 
Bourbon pour rassurer les puissances étrangères, un roi 
que nous aurions fait nous-mêmes et qui serait le débi- 
teur de nos idées. 

— Ce roi, ilexiste, dit le banquier, avec un soupir d’as- 
piration. 

— Qui est-ce donc? demanda Samuel. 

— Eh!S. A. R. le duc d'Orléans, lui dit à l'oreille et en 
clignant d’un air aimable, l’'amphytrion. 

— Ah! cest donc vrai ce qu'on m'avait dit, reprit Sa- 
muel, que le National avait 6té fondé dans ce but. 

— Malheureusement, dit l’avocat d’Aix en regardant le 
rédacteur du Globe, nos amis ne sont pas tous d'accord 
avec nous. Ils croient à la possibilité de conserver la bran- 
che aînée, en la pliant aux progrès du temps, ils tiennent 
à leur vicille dynastie desséchée, qui n’a plus de feuilles 
ni de fleurs 

— Si «ost nour moi, mon cher, que vous dites cela, ré- 
pondit le rétfa@itur du Globe, vous savez bien que je me 
dispute toute’ journée avec mes collaborateurs, Je vous 
les abande ien volontiers, depuis Cousin jusqu’à 
Guizot, deptiay groglie jusqu’à Royer-Collard. Des gens 
qui ne savent ce qu'ils veulent, des théoriciens amphibies 
qui font le grand écart, un pied sur l'avenir et l’autre sur 
le passé, et qui tombent par terre entre les deux. Moi, 
j'écris comme eux, mais je pense comme vous. 

— Oli! dit le rédacteur du National, laissons ces vieux 
s'user. Nous sommes la jeune garde, nous autres. 

— En attendant que yous donniez, intervint Samuel, 
quelle alliude comptez-vous prendre ? 

— Nous nous abriterons sous l'étendard du pacte con- 
senti entre le roi et la nation, Tout pour la légalité et par 
la légalité. 

— Rien par la révolution ? demanda Samuel, 

— Les révolutions se dévorent elles-mêmes, répondit lo 
petit journaliste, 1793 a amené 1815. Je hais les révolu- 
tions, parce que je hais les réactions. Nous lutterons au 
nom des principes. Cela nous suffira pour vaincre. Il fau- 
dra que le trône cède ou tombe. Nous renfermerons la 
dynastie dans la charte, comme dans la tour d'Ugolin. 

La conversation se poursuivit quelques temps encore 
dans ces termes. 

Et Samuel Gelb étudia toujours do plus près ces hommes 
habiles et corrompus, aux demi-convictions et aux demi- 
talents, médiocrités du cœur et de l'esprit, 

Il vit la finance et le talent so servant l'un de l'autre, se 
flattant en dessus et se dédaignant en dessous, Le banquier 
croyait duper le journaliste, qui exploilait le banquier. 

Samuel examina profondément, sous leur masque, ces 


113 


ambitieux au jour le jour, qui ne voyaicnt que leur intérêt 
ou leur vanité dans la révolution qu’ils préparaient, et 
qui allaient renverser un trône de quatorze cents ans pour 
s’en faire un marchepied à un ministère de six mois. 

On se sépara très-tard. 

Samuel, seul dans sa voiture, revint vers Ménilmontant. 

— Allons! tout va bien, se dit-il. En dépit de ces petits 
hommes, de grandes choses se préparent. C'est la grandeur 
de la démocratie de n’avoir pas besoin de meilleurs ins- 
truments que cela. Le potier d’Horace, en rêvant une am- 
phore, produisait une marmite. Ceux-ci, en révant un 
chassé-croisé de princes, produiront une révolution socia- 
le. Comme je m’amuserai de leur étonnement ! 

Je me souviens, moi, de la grande révolution française, 
je me souviens de la Bastille et du peuple du 10 août. 
Oui, c’est dans ce grand flot que je veux que l'avenir se 
retrempe. Ils ont beau calomnier le peuple, j'ai foi en lui. 
Parce que le peuple, depuis la prise de la Bastille, a fait 
les miracles héroïques de l'empire, ce n’est pas une raison 
pour qu’il soit dégénéré. Comme il vous balayera tous ces 
médiocres et impuissants révolutionnaires du palais, qui 
ont pour suprême ambition d’opérer un déménagement du 
Palais-Royal aux Tuileries ! 

Le peuple que Mirabeau et Danton n’ont pas pu mener, 
que Napoléon a seul pu dominer à force degloire, ce peu- 
ple-colosse ne se laissera pas conduire par ces nains. 

Tout me réussit dans ce moment. Les petites habiletés 
de ces banquiers et de ces avocats travaillent pour mon 
ambition grandiose, comme les petites passions de Julius 
et de Lothario travaillent à cette heure pour mon amour 
surhumain. 

Et revenant à son autre machination, Samuel se deman- 
dait : 

— Ques'est-il passé ce soir chez Julius ? Qu’a-t-il pen- 
sé, qu’a-t-il fait, en apprenant la disparition de Frédéri- 
que? Il sera venu ou il aura envoyé chez moi, très-proba- 
blement. Je vais sans doule apprendre quelque chose en 
arrivant. 

Samuel était plongé dans ces réflexions, lorsque la voi- 
ture s'arrêta. 

Il était devant sa porte. 


XXXIX 


L'AFFRONT. 


— Lothario! le misérable ! avait crié Julius, 

Et il était tombé à la renverse en achovant la lecture de 
cette lettre fatale dans laquelle Frédérique annonçait 
l'heure de son départ à un ami qu'elle ne nommait pas. 

Un domestique qui se tenait dans la pièce voisine de la 
chambre do Julius, accourut au bruit, et appela du so 
cours, 

Quelques gouttes d'éther firent revenir Julius. 

— Monsieur le comte se couche-t-i1? demanda Daniel. 


— Non !s'écria Julius, qui, avec sa connais 
8 


sance, avait 


114 DIEU DISPOSE. 


retrouvé toute sa fureur et tout son désespoir: Non! ce 
n’est pas le moment de dormir! J'ai autre chose à faire, 
par le ciel! La voiture est-elle encore attelée ? 

— Je crois que oui, répondit Daniel, mais les chevaux 
n’en peuvent plus. 

— Qu’on en mette d’autres, allez} 

Daniel sortit. 

— Je n’ai besoin de personne, dit Julius aux autres do- 
mestiques. 

Tous sortirent. 

I] avait besoin d’être seul. Tous ces yeux sur son visage 
le génaient et l’offensaient. 


En attendant que la voiture fût prête, il se promena de 
long en large, impatient et frémissant, serrant les dents 
et les poings et laissant échapper par intervalles des mots 
sans suite. 

Lothario 1... c’est bien 1... Ils verront!... Et elle, avec son 
air de vierge ! 1 

Daniel vint le prévenir que les chevaux étaient attelés. 

Il prit son chapeau et descendit précipitamment. 

Il cria au cocher: ¢ ; 

— À Enghien! et brûlez le pavé 2 

Pourquoi allait-il à Enghien ? Il savait bien qu’il ne re- 
trouverait pas Frédérique. Malgré le délire et la fièvre que 
cette brusque commotion avait mis dans ses idées, il n’es- 
pérait pas que Frédérique se serait ravisée au premier 
relai, qu’elle aurait pensé au coup de poignard qu’elle 
enfonçait en pleine poitrine à un homme qui ne lui avait 
jamais fait que du bien, et dont le seul tort était de avoir 
trop aimée, qu’elle aurait été honteuse de son ingratitude, 
qu’elle serait revenue sur ses pas, et que c'était elle qui 
allait lui ouvrir la porte, humble et confuse, et prête à le 
désarmer par l’aveu de sa mauvaise pensée. 

li n’espérait rien de cela, mais il avait besoin d’agir, de 
remuer, d'aller. Il lui semblait que le cahotement et le 
bruit des chevaux et des roues l’empécheraient d'entendre 
autant le tumulte intérieur de sa pensée, Ce dur berce- 
ment endormirait un peu de sa rage. 

Et puis, à défaut de Frédérique, il retrouverait peut-être 
quelque chose d’elle, quelques traces, quelque indice qui 
lui dirait la route qu’elle avait pu prendre. Ce flegmati- 
que etindifférent Daniel n’avait du rien voir. 

De temps en temps il abaissait la glace de devant, et 
disait au cocher qu’il allait trop lentement, 

Le cocher, en effet, n'allait qu’au triple galop. 

Cependant, on arriva. 

En entrant dans la cour, Julius ne put s'empêcher do 
ressentir un étrange serrement de cœur. Dans ce moment, 
malgré tous les raisonnements, malgré l'évidence, malgré 
la certitude, il ne put se défendre de l'idée superstiticuse 
et chimérique que Frédérique n’était pas partie ou clait 
revenue, et qu’elle allait lui apparaître souriante, au haut 
du perron. 

Hélas! sur le perron, il ne trouva qu'un domestique, at- 
tiré dehors par le bruit de la voiture, 

Julius n'osa jamais demander à ce domestique si Frédé- 


rique était dans la maison. 


ee 


Il prit son courage à deux mains, et entra, en défen- 
dant que personne le suivit. 

Alors, il alla de pièce en pièce, espérant toujours que 
Frédérique était dans quelque coin, qu’elle ne l'avait pas 
entendu, ou qu’elle était en train de s'habiller et qu’elle 
n'avait pas fini de passer sa robe. 

Mais il en fut pour ses frais d'espérance, la maison était 
vide. 

fl entra dans l’appartement de Frédérique et s’y enfer- 
ma. Il fouilla tout, secrétaire, table, boîtes, il ne trouva 
rien ; pas une lettre, pas un mot. Les armoires étaient ou- 
vertes et dégarnies. Frédérique était partie comme quel= 
qu’un qui ne doit pas revenir. 

Le comte d’Eberbach eut un accès de découragement 
lugubre. Dans cet appartement désert et nu, il se rappela 
que ce qui lui arrivait aujourd'hui avec Frédérique, lui 
était déjà arrivé, presque dans les mêmes conditions, avec 
Olympia, et que c’était la seconde fois qu’il se heurtait 
contre des meubles abandonnés, 

— Oui, pensa-t-il avec amertume, je ne suis plus fait 
que pour trouver des chambres et des cœurs vides ! 

I laissa tomber sa tête dans ses mains. Quelques larmes 
mouillèrent ses doigts amaigris, et son cœur se dégonfla 
un peu. 

— Quelle folie à moi, se dit-il, de m'être mis à aimer 
cette enfant? Moi qui meurs; elle qui naît ! cest l'hiver 
amoureux du printemps. Imbécile! il faut que je finisse 
pour qu’elle commence ! Nous ne pourrons pas nous ren— 
contrer. 

Mais tout à coup, il changea de dispositions, et, se rele- 
vant brusquement : 

— C'est une misérable ! s’écria-t-il avec fureur. Jai tout 
fait pour elle, elle a tout fait contre moi. Elle a empoisonné 
les rares jours qui me restaient, lorsque je lui préparais, 
à elle, une longue existence de richesse, d'amour et de 
joie. Elle n’a pas pu avoir patience quelques semaines. 
Elle et son complice se sont mis à deux pour me frapper, 
pour m’assassiner. Mais qu’ils prennent garde à eux! je 
les punirai. Elle, je profiterai qu'elle est ma femme, je 
l'enfermerai, je la ferai souffrir, je lui apprendrai ce que 
c'est qu'un mari qu'on a offensé! Je serai sans pitié 
comme elle. Et l’infâme qui me l’a enlevée, je le tuerai ! 

fl redescendit et alla à sa voiture. 

Les domestiques d’Enghien causaient avec le cocher. Ce 
départ si imprévu de Frédérique et de madame Trichter, 
ces allées et venues de Daniel, puis du comte, la pâleur 
du comte en arrivant, tout leur avait fait soupçonner une 
révolution de ménage, et ils avaient cet air à la fois cu- 
rieux et indifférent avec lequel les domestiques assistent 
aux catastrophes de leurs maîtres. 

— À Paris ! dit Julius. 

Quand il arriva à Saint-Denis, la nuit commençait à 
tomber, Un peu après Saint-Denis, à côté du pont qui en- 
jambe la Seine, Julius, saisi d'une idée subite, ceria au co= 
cher d'arrêter et descendit étonné, 

— Allendez-moi ici, dit-il au cocher. 

I s'éloigna, et longea quelque temps le fleuve, très-dé- 
sert à cet endroit et à cette heure, 


DIEU DISPOSE. 415 


Les dernières lueurs du jour, que l’ombre éloignait peu 
à peu, donnaient à l’eau l'éclat sombre de l'acier bruni. 

Julius marcha environ dix minutes. 

A une place où l’eau faisait un coude, il s'arrêta et re- 
garda autour de lui. 

A ses pieds, une sorte de petit promontoire, commode 
aux pêcheurs à la ligne, échancrait le fleuve. 

Derrière lui, un renflement du terrain protégeait cette 
étroite langue de terre, que dissimulait encore, par sur= 
croît de précaution, un rideau de peupliers. 

Pas une maison, aussi loin que la vue pouvait s’éten- 
dre. 

Julius eut un rire amer. 

— L'endroit est bon, l’eau est profonde, dit-il, 

Et, après avoir jeté autour de lui un dernier regard de 
satisfaction, il retourna tranquillement à sa voiture, 

— Vite! dit-il, 

<— À l’hôtel? demanda le cocher. 

— Nonreprit-il, à Ménilmontant, chez monsieur Samuel 
Gelb. 

Il était nuit close quand il arriva à Ménilmontant. Le 
petit domestique de Samuel vint ouvrir, 

— Ton maitre? dit Julius. 

— Monsieur Gelb n’est pas ici, répondit le petit domes- 
tique. 

— Où est-il donc ? demanda Juiius. 

— Il dine à la campagne. 

— Où cela ? 

— Je ne sais pas. Il m’a dit de ne pas l’attendre, qu’il ne 
rentrerait que fort tard, 

— Ah! c’est vrai, dit Julius, se rappelant le diner de 
Maisons, dont Samuel lui avait parlé. Ce n’était donc pas 
hier, ce diner ? 

— Non, monsieur, c’est aujourd’hui. 

Il s'était accompli un si profond bouleversement dans 
la vie de Julius, qu'il ne pouvait croire que tout cela se 
fût passé en une seule journée. Il lui semblait impossible 
qu'il n’y eût que quelques heures entre sa situation pas- 
sée ct sa situation actuelle. 

— À l'ambassade de Prusse dit Julius au cocher, 

Avriyé dans la cour de l'hôtel, il descendit et alla droit 
à l'appartement de Lothario. 

ll sonna. Personne ne vint ouvrir, 

Un domestique de l'ambassade passa. 

— Jisl-ce qu'il n'y a personne chez mon neveu ? demanda 
Julius, 

— Monsieur le comte doit savoir que monsieur Lothario 
est au Havre, 

— El son domestique ? 

— Monsieur Lothario l'a emmené, 

— Savez-vous quand il doit revenir ? 

— Je ne sais pas, 

— Jo ne pourrais pas entrer dans la chambre de mon 
neyou ? 

—Jo vais voir, monsiour lo comte, si le portier à la 
clef. 


a 


Le domestique descendit. Julius se disait qu'il trouve- 
rait peut-être dans la chambre de Lothario quelque papier 
qui le renseignerait. 

Mais le domestique revint dire que le portier n’avait pas 
la clef. 

— Monsieur l'ambassadeur de Prusse est-il ici? de- 
manda Julius. 

— Non, monsieur le comte, il est en soirée chez le mi- 
nistre des affaires étrangères. 

— Il est écrit que je ne trouverai personne nulle part ! 
se dit Julius. 

Il se fit reconduire chez lui, et s’enferma dans sa cham- 
bre. 

Il ne se coucha pas. A quoi bon? Dormir, avec les idées 
qui tourbillonnaient dans sa tête, il ne lui vint méme pas 
la pensée d'essayer. Il prit un livre et voulut lire. Mais il 
s'apercut bientôt qu'il en était toujours à la même ligne, 
et qu'il ne pouvait pas parvenir à attacher un sens aux 
phrases qui tremblaient confusément sous ses yeux. 

Il jeta le livre, et accepta résolument le tête-à-têle avec 
sa pensée. 

Toute la nuit, la fièvre, la douleur et la colère secouèrent 
cette pauvre nature vacillante et moribonde. Les senti= 
ments et les résolutions les plus contradictoires traver- 
saient sa cervelle troublée et souffrante. Par moments, le 
désir de la vengeance Vempoignait terriblement. Il ré- 
vait les violences les plus extrêmes; toute punition lui 
semblait trop douce pour cette monstrueuse ingratitude 
dont il avait été payé par ceux auxquels il avait dévoué et 
sacrifié sa fortune et sa joie. Il se disait que la bonté était 
une duperie, que c'était parce qu'il avait été généreux 
qu’il souffrait maintenant; que s'il avait gardé Frédérique 
auprès de lui on ne la lui aurait pas enlevée; que, s'il 
n'avait pas eu la loyauté délicate de la traiter en fille, elle 
se serait habituée à être sa femme; qu'il avait éte absurde 
et stupide, qu'il s'en apecervait trop tard pour prévenir le 
mal, mais qu’il en avait bien fini avec l'abnégation et la 
générosité ; que désormais il serait pour les autres ce que 
les autres étaient pour lui; qu'il n'aurait pas de pitié, 
qu'il rendrait blessure pour blessure, qu'il serait méchant, 
qu'il serait implacable, qu'il serait sans cœur. 

Et puis, brusquement, sans transition, sa colère tom 
bait. Il se disait que tout était de sa faute, qu'il n'aurait 
pas dû épouser Frédérique; qu'il aurait dû comparer les 
âges, qu'il aurait dû comprendre la tristesse et le départ 
de Lothario; qu’ensuite, ayant épousé cette enfant, et ayant 
promis de n'être pour elle qu'un père, il n'avait pas lo 
droit d'être jaloux: qu'un père ne s'offonse pas parce que 
sa fille aime un jeune homme et qn est aimée; que c'était 
lui qui avait eu tort de se Mcher d'un amour qu'il avait 
autorisé et encouragé lui-même, que c'était lui qui avait 
manqué à la foi jurée en ne respectant pas les conven= 
tions faites, et que Frédérique et Lothario avaient bien pu 
se croire dégagés d'un pacte qu'il avait rompu le pro- 
mier, 

Mais bientôt la fureur et la vengeance rovenaiont, Les 
larmes so séchaient dans les youx do Julius, dont les ro- 


gards se remettaient À brûler d'un feu aride, 


116 DIEU DISPOSE. 


Quand l’aube hasarda ses premières blancheurs à tra- 
vers les volets, Julius n’avait pas fermé l’œil, et cepen- 
dant il n’éprouvait pas la moindre impression de fatigue. 

Une énergie fébrile surexcitait son organisation affai- 
blie. Dans ce moment de passion, son corps n'existait plus, 
et il était tout âme. 

— Je sens bien, pensait-il, que cette crise va me tuer; 
mais tant mieux! Seulement, avant qu’elle m'’ait tué, je 
tuerai. 

Le matin venu, il se mit à écrire plusieurs lettres. 

Puis, il ouvrit son secrétaire, y prit son testament et le 
brûla. 

Il se mit à en écrire un autre. De temps en lempsil s’in- 
terrompait avec un rire amer. 

— ils n’y auront pas tant gagné qu’ils croient, disait-il. 
Ils m'ont fait malheureux, je les fais pauvres, Ils ont vidé 
ma maison, je vide leur bourse. Ils n’hériteront pas, les 
voleurs qu’ils sont, 

Son nouveau testament fini et cacheté, serré à la place 
de l’autre, il était dix heures. 

Julius s’habilla et se fit conduire à l'ambassade. 


Nl croyait encore qu’il y trouverait Lothario. 

— Oui, pensait-il, il n’aura pas été assez inepte pour 
s’embarquer avec elle, et pour l'emmener en Amérique. 
Il aura craint de se faire déshériter. Il l'aura menée dans 
quelque coin profond, dans quelque trou de village, à une 
trentaine de lieues, où il espère que je ne la découvrirai 
pas. Il laura installée là sous un faux nom, et il sera bien 
vite revenu ici pour se montrer et détourner tous les 
soupçons. Quand je lui parlerai de la disparition de Fré- 
dérique, il sera plus étonné que moi. Et puis, quand je 
l'aurai vu, quand je saurai par mes yeux qu'il n’est pas 
avec elle, il prétextera encore quelque voyage à faire pour 
l'ambassade, quelque embarquement d'émigrants au Ha- 
vre, pour quitter Paris et aller la rejoindre. Mais s’il 
compte que je laisserai les choses se passer ainsi, il se 
trompe. Qu'il revienne, et je jure qu’il ne repartira pas! 

La voiture s'arrêta dans la ceur de l'ambassade. 

Le domestique vint ouvrir au coup de sonnette. 

— Mon neveu? demanda le comte d’Eberbach. 

— Il est avec l'ambassadeur! dit le domestique. 

— Ah! pensa Julius en redescendant, mes prévisions 
ne me trompaient pas, il est revenu! 

Dans la chambre de l'ambassadeur, il trouva un huis- 
sicr. 

— Je vais annoncer monsieur le comte, dit celui-ci. 

— C’est inutile! 

EL Julius, traversant Vantichambre, entra dans une pe- 
tile pièce qui précédait le cabinet de l'ambassadeur. 

Li, il s'arrêta : il venait d’entendre, par la porte entr'ou- 
verte, la voix de Lothario, 

— Voilà pourquoi je suis revenu, disait Lothario. Je me 
suis hûté de venir rendre compte de ma mission. Mais 
Votre Excellence voit à quel point il est urgent que je re- 
parte aussitôt, 

— C'est bien cela! pensa Julius. 

— Ma présence, poursuivit Lothario, est nécessaire là 


bas pour demain, 


—_———— rm, 


— Je le crois bien, s’écria Julius éclatant. 

Et, poussant brusquement la porte, il entra, pâle, som- 
bre, les dents serrées. 

Lothario et l'ambassadeur se retournèrent, 

— Le comte d’Eberbach, dit l'ambassadeur en saluant. 

— Mon oncle! dit Lothario en s’avancant pour serrer la 
main de Julius. ‘ 

Mais il recula en s’apercevant de la figure défaite, irri- 
tée et sinistre du comte d’Eberbach. 

— Ainsi, reprit Julius en fixant sur Lothario des yeux 
ardents, vous repartez demain, 

— Mon Dieu! ce soir méme, dit Lothario, qui avait lair 
de ne pas comprendre le ton de cette question. 

— Ce soir! répéta Julius avec une fureur concentrée, et 
en retirant le gant de sa main gauche. 

— Y voyez-vous quelque empêchement? demanda Lo= 
thario. 

— Aucun! dit Julius, si vous êtes en vic! 

Et d’un accent terrible : 

— Vous êtes un misérable! 

Et il jeta son gant au visage de Lothario. 

Lothario, frappé à la face, bondit sur le comte. 

Mais, par un effort immense, il s'arrêta tout à coup. 

— Vous êtes mon oncle et mon supérieur, dit-il, les 
dents serrées. 

— Je ne suis plus ni l’un ni l’autre, répondit Julius 
d’une voix éclatante, J'avais épousé, c’est vrai, la sœur de 
votre mère; mais elle est morte, et la mort a rompu l’al- 
liance. J'ai donné ma démission, je ne suis plus votre su- 
périeur. Il n’y à plus devant vous qu’un gentilhomme qui, 
en présence d’un autre gentilhomme, vous a insulté, vous 
insulte encore, et vous répète que vous êtes un misérable | 
Entendez-vous, un misérable! 

— Monsieur le comte ! dit l'ambassadeur. 

— Assez! s’écria Lothario menaçant. 

— Ah! tu commences à sentir l'affront? dit Julius. Eh 
bien, dans un quart d'heure vous recevrez un mot de moi. 
Vous ferez ce que ce mot vous prescrira. Au revoir. 

Et se tournant vers l'ambassadeur : 

— Je demande pardon à Votre Excellence d'avoir choisi 
sa maison pour cette scène nécessaire. Mais il fallait 
qu'un homme d'honneur fût présent pour que l’offense 
fût entière, et, en cherchant un homme d'honneur, c’est 
votre nom qui m'est venu le premiçre 

Il salua ct sortit, 


XL 


LION GUETTANT SA PROIE. 


IL était minuit et demi lorsque Samuel Gelb rentra de 
son diner à Maisons, dans sa tanière de Ménilmontant. 

Il sonna deux ou trois fois sans que son domestique 
vint lui ouvrir. 

— Holàl Marcel ! cria-t-il, aidant de sa voix le bruit de 


la sonnelle, 


DIEU DISPOSE. 417 


Le petit domestique finit par venir. Il avait à la main 
une lanterne sourde dont il dirigea la lumiére sur le vi- 
sage de son maitre. 

— C’est moi, dit Samuel. Allons vite. 

Marcel ouvrit la grille. 

— J'ai cru, dit Samuel en traversant le jardin, que tu 
allais me faire coucher à la belle étoile. Heureux âge, 
ajouta-l-il avec ironie, où l’on n’a pas de remords qui 
nous empêchent de dormir comme une souche ! Mais sache 
que ces sommeils de plomb sont plus permis aux inno- 
cents qu’aux domestiques. As-tu bientôt achevé de te ré_ 
veiller? 

L'enfant avait beau s’écarquiller les yeux, ses paupières 
retombaient bru.guement, et il chancelait, prêt à choir 
par terre, comme ivre de sommeil. Mais la fraicheur de 
la nuit surmontait peu à peu sa somnolence. 

Ils entrèrent dans la maison. 

— Ferme la porte, dit Samuel. Et mainlenant, viens 
dans ma chambre, j'ai à te parler. 

Ils montèrent, et Samuel alluma une bougie. 

— Personne n’est venu pour me voir? demanda-t-il. 

— Oh! que oui, monsieur, dit Marcel, il est venu un 
monsieur. 

— Qui? 

— Monsieur le comte d’Eberbach. 

Samuel ne témoigna pas le moindre étonnement. 

Bien qu'il eût, à trois heures, laissé Julius inquiet de 
Frédérique, et qu’il dût se dire que cette visite, sitôt après 
que Julius l'avait vu, devait avoir trait à cette inquiétude, 
il n’eut pas l’air de s’en préoccuper le moins du monde, 

— Le comte n’a rien dit pour moi? demanda-t-il avec 
indifférence. 

— Non, monsieur. Je lui ai dit que vous diniez dehors, 
et que vous ne rentreriez pas de bonne heure. Il a fait 
une figure contrari¢e de ne pas vous trouver, et puis il 
est remonté dans sa voiture. 

— Il n’est venu que le comte? 

— Oui, monsieur. 

— C'est bien. Écoute maintenant, et ouvre tes plus gran- 
des oreilles. Je vais te donner mes instructions pour de- 
main. Et fais bien attention que, si tu te trompes d’un 
seul geste ou d'une seule syllabe dans ce que tu dois faire 
et dire, je te chasse. En revanche, si tu exécutes ponctuel- 
lement et adroitement mes ordres, il y a cent francs pour 
toi. 

— Cent francs! s'écria Marcel tout à fait réveillé, 

— Cent francs que tu toucheras dès demain soir, 

Samuel, alors, expliqua au petit domestique co qu'il 
avait à faire. 

L’explication fit dans l'esprit de Marcel une entrée triom- 
phale, accompagnée d'un joyeux carillon de pièces de 
cent sous. 

— Soyez tranquille, monsieur, jo vous promets que 
vous serez bien servi, Les cent francs vous répondent de 
Moi ; je mentirai tant que vous voudrez, 

— Va dormir, maintenant. 

Marcel monta à son grenier, et Samuel so coucha tran- 
quillement, 


Il dormit jusqu’au jour. 

Mais, dès que le premier rayon du soleil entra dans sa 
chambre, il ouvrit les yeux, sauta à bas de son lit et s’ha- 
billa. 

Il poussa légèrement son volet, de manière à voir dans 
le jardin sans être vu. Il aperçut Marcel qui, déjà levé, at- 
tendait. 

— Psitt ! fit-il. 

Marcel leva la tête. 

— Tu te souviens bien de tout? demanda Samucl 

— Oh! que oui, s’écria le petit domestique. 

— C’est bien. 

Samuel referma le volet; puis il entra dans son cabinet ct 
y prit des livres, un encrier et des plumes. 

Ainsi équipé, il monta à une des mansardes, où il s'en 
ferma à clef et au verrou. 

La mansarde avait une étroite ouverture, à travers la 
quelle l'œil plongeait sur le jardin et sur la rue. 

Par cette imperceptibie lucarne, Samuel, comme un té- 
moin invisible, pouvait assister à toutes les allées et les 
venues de quiconque viendrait le voir. 


Il se mit à lire et à écrire, prenant des notes. Mais, évi- 
demment, ce n’était pour lui qu’une distraction, une ma 
nière de passer Je temps et d’escamoter l'attente. 

Qu’attendait-il ? Quelqu'un qui l'aurait vu, tâchant de 
faire attention au livre qu’il lisait, et, par saccades, s'in- 
terrompant brusquement pour jeter un regard sombre 
avide sur la rue; quelqu'un qui, le connaissant, l'aurait 
vu tapi là comme dans son antre, aurait involontairement 
songé à une béte fauve gucttant sa proie. 

Les heures se passaient, et rien ne survenait. L’impa- 
tience commençait à agiter, par intervalles, les muscles 
de marbre de Samuel. 


Ce joueur terrible, qui avait tant de fois hasardé sa vie 
ou celle des autres sur la carte de son ambition ou de son 
orgueil, jouait assurément, dans ce moment, une de ces 
parties sinistres et formidables où son intelligence essayait 
de tricher la destinée, 

Mais ce qui redoublait son anxiété, ce qui lui donnait 
une émotion qu'il n'avait jamais éprouvée jusque-là; ce 
qui allumait le sang dans ses veines et le regard dans sa 
prunelle, c’est que, pour la première fois de sa vie, lui, 
l'homme d'action par excellence, il était réduit à un rôle 
passif, C’est qu'il n'avait qu'à so croiser les bras ; c'est que 
ce chasseur infatigable et acharné, habitué à traquer le 
gibier à travers les ronces et les fondrières, il était cotte 

ois obligé de rester là, immobile dans son trou, comme 
l'araignée, attendant que les mouches vinssent se jotor 
dans sa toile. 

Au resto, quoiqu'il fat seul et que personne ne pdt la 
voir, son impatience et ses transes profondes ne se trahis- 
saient qu'à d'imperceptibles contractions de la lèvre et du 
sourcil. 

Et puis, il se remettait à lire et à écrire, 

Cefut ainsi jusqu'à midi. 

Tout à coup il tressaillit, comme alleint d'une commo- 
tion électrique. 


118 DIRU DISPOSE. 
EE EEE Te 1 


On venait de sonner à la grille du jardin, 

Samuel regarda par la lucarne, 

Il y avait à la grille une voiture, de laquelle venait de 
descendre Lothario. 

Marcel alla ouvrir, 

Samuel tendit son oreille, mais il ne put rien entendre. 

i] vit seulement que Lothario fit un geste de désespoir, 
et qu’il avait Pair d’insister beaucoup auprès du domesti- 
que. 

Puis, au bout de quelques intants, Lothario et le domes- 
tique entrèrent dans le jardin et se dirigèrent vers la mai- 
son. 

Samuel eut un moment de crainte. ! 

— Ab ça, est-ce que l'imbécile me l'amène ? dit-il, 

Il regarda si sa porte était bien fermée, et il se placa de 
facon à ne pouvoir être vu par le trou de la serrure. Alors, 
il ne bougea plus et ne fit plus le moindre bruit, 

Personne ne monia l’escalier, 

Cinq minutes après, il entendit dans le jardin la voix 
de Lothario. 

Marcel reconduisit le neveu du comte d'Eberbach, gui 
remonta dans sa voiture et repartit. : 

Presqu’au même instant, on frappa à la porte de la man- 
sarde. 

— C’est moi, dit la voix de Marcel, 

Samuel alla tirer le verrou. 

— Eh bien ? dit-il. 

— Monsieur Lothario vient de venir. 

— Qn’est-ce qu’il Pa dit? 

— Il voulait vous voir, Il était tout troublé. fl avait ab- 
solument besoin de vous parler, qu’il disait. Alors, moi, 
comme vous me lavez ordonné, je lui ai dit que 
vous veniez de sortir. Il m’a demandé si vous aviez 
dit où vous alliez; alors je lui ai répondu que non. Il a 
été vivement contrarié ; mais je lui ai dit: Je n’y peux 
rien. Vrai, il était si affligé que ça m’a donné envie de rire, 

— Qu'est-ce que ce papier? demanda Samuel en aper- 
cevant une lettre dans la main de Marcel, 

— Ne vous trouvant pas, il m'a demandé de quoi écrire. 

— Donne donc vite! 

Il arracha la lettre des mains du domestique. 

— Redescends à ton poste, dit-il, et continue comme tu 
as commencé. Tu as déjà gagné cinquante francs. 

— Oh! monsieur. 

Marcel sortit, Samuel referma sa porte etouvrit le billet. 

Il lut, 


« Monsieur et bien cher ami, 


» Je venais vous demander conseil et protection, Il m’ar- 
rive un grand malheur; vous seul pouvez nous sauver 
tous. I] y a entre mon oncle et moi je ne sais quel térrible 
malentendu, Ce qu'on lui a dit contre moi, je Vignore; 
mais je sais que je n'ai rien fait contre lui, Et cependant, 
si vous saviez! en public, oui, devant l'ambassadeur de 
Prusse, le comte d’Eberbach m'a offensé d'une telle façon, 
que, si l'honneur ne m'est pas rendu, je n'ai plus qu’y mo 
battre ou à me tuer... » 


Samuel ici ne put s'emplcher de sourire, 


Ii reprit : 


« Il est impossible que je reste sous le coup d’un affront 
pareil. Tenez, je puis tout vous dire à vous : le comte 
d’Eberbach m'a jeté son gant au visage! et je vous répète 
que l'ambassadeur de Prusse était là! Vous voyez. Mal- 
heureusement, le comte d’Eberbach est mon oncle : il fau- 
drait qu'un ami commun intervint. J'ai pensé d’abord à 
vous. L’ambassadeur de Prusse, témoin de l’outrage, ne 
peut, à cause de son caractère officiel, se mêler de cette 
affaire de famille. Et puis vous avez bien plus d'autorité 
que lui sur l'esprit du comte d’Eberbach. Vous m'avez 
déjà donné tant de preuves d’attachement, que je vous 
demande encore celle-là. Je perds la tête. 

» A qui m'adresser, si vous ne rentrez pas à temps? 
Aller à Enghien prévenir Frédérique ? Mais ce sont là des 
affaires qui ne se laissent pas arranger par les femmes. 
Vous voyez bien que je n’ai que vous. Vous parlerez à 
mon oncle ; vous saurez ce qu'il a, et vous n’aurez pas de 
peine à faire le jour dans les ténèbres où nous sommes. 
Moi, je ne peux rien, je ne sais rien. Pour tout éclaircisse- 
ment, ie comte d’Eberbach m’a envoyé une provocation et 
l'indication d’un rendez-vous : à deux cents pas du pont 
de Saint-Denis. Je n’y comprends rien. C'est à devenir fou 
de honte et de douleur. 

« Si vous rentrez, je vous conjure d’accourir; sinon, je 
n’ai plus de choix qu'entre le duel et le suicide. 


» LOTHARIO. D 


Samuel se frotta les mains. 

— Le suicide! dit-il. Tiens, cette solution ne m’était pas 
venue à lesprit ; mais ce ne serait pas la plus mauvaise. 

ll se remit à lire son livre. 

Il y avait trois quarts d’heure que Lothario était venu 
ot reparti, lorsque la sonnette s’ébranla de nouveau. 

Le regard de Samuel se replongea par la lucarne. 

Cette fois, c'était un domestique. Samuel Gelb distingua 
la livrée du comte d’Eberbach. Marcel alla ouvrir. Samuel 
essaya encore d'écouter les voix, toujours inutilement. 

Mais il eut moins longtemps à attendre. Il vit presque 
aussitôt le domestique de Julius donner une lettre à Marcel, 
ct repartir. 

Marcel repoussa la grille, et, en quelques secondes, fut 
à la mansarde, 

Il se nomma ; Samuel ouvrit. 

— C'était un domestique du comte d’Eberbach, dit Mar- 
cel. Il avait ordre de vous remettre cette lettre à vous- 
méme; mais, comme je lui ai dit que vous veniez de sor- 
lir, il l’a laissée et s’en est allé. 

— Donne, dit Samuel. 

Marcel sortit encore, et Samuel, après s'ôtre enfermé, 
passa avec précaution une lame de canif sous le cachet de 
la lettre de Julius, en ayant soin de laisser la cire intacte; 
puis il souleva l'enveloppe et prit la lettre. 

Cette lettre rappelait les faits avec une indignation sac- 
cadée et maintenue, 

« Samuel savait que, la veille, Julius avait attendu Fré- 
dérique et s'était inquiété de ne pas la voir venir, Elle 
avait uno excellente raison pour no pas venir + elle était 
enlevéel 


DIEU DISPOSE. 419 


» Qui l’enlevait? Ce ne pouvait être, évidemment, que 
Lothario. Ils se dérobaient ainsi à la contrainte qui génait 
leur passion. Julius était sûr que c'était Lothario; il avait 

intercepté un billet sans adresse où Frédérique disait à un 
ami, qui ne pouvait être que Lothario, de la rejoindre le 
plus vite possible au rendez-vous convenu. 

» De plus, cette fuite de Frédérique coincidait avec le 
départ de Lothario, lequel avait disparu hier aussi, sous 
prétexte d’aller embarquer au Havre des émigrants alle- 
mands. Il était bien revenu le matin, après avoir installé 
Frédérique dans quelque mystérieux village; mais il n'é- 
fait revenu que pour repartir le jour même, et Julius l'a- 
vait surpris demandant congé à l'ambassadeur. 

» Mais, lui vivant, Lothario ne repartirait pas; ce misé- 
rable ne lui aurait pas volé impunément son bonheur, 
D'abord, Julius l'avait déshérité, lui etsa complice; et puis, 
il lui avait donné rendez-vous à la nuit tombante. 

» Dans quelques heures, un seul des deux serait vivant, 

» Samuel était le seul ami que Julius eût au monde; il 
avait pensé un moment à lui demander d’être son témoin 
dans ce duel à mort. Mais, s’il avait un témoin, il fallait 
que Lothario en eût un aussi. Personne m'aurait accepté 
d’être témoin d’un duel dont on ne lui aurait pas révélé le 
motif. 11 aurait donc fallu mettre un étranger dans la con- 
fidence de ces pénibles secrets, C'était impossible; ni lui, 
ni Lothario n’améneraient personne. 


» Un seul pistolet chargé, Dieu pour témoin. 


» Avant de courir cette chance terrible, Julius avait quel- 
ques recommandations suprèmes à faire au seul ami qui 
lui xestât. 11 suppliait donc Samuel de venir en hâte aussi- 
tôt qu’il aurait reçu la lettre; il Vattendrait à l'hôtel jus- 
qu’à cing heures, » 


Samuel éclata d’un rire sinistre. 


— Tout marche à merveille, dit-il; mais, comme tous 
ces pauvres caractères humains ont peu de fantaisie et de 
personnalité, et comme le hasard a peu d'imagination! 
Tout se passe exactement comme je l'avais calculé : mes 

‘acteurs ne manquent pas à un seul point de leurs rôles; 
pas une de ces marionnettes qui s’avise de déranger mon 
plan et d’y introduire une parcelle d'imprévul Comme j'ai 
voulu, ils agissent; où je les ai attachés, ils broutent. Et 
j'aurais pitié de ce bétail! et je ferais attention à la ficelle 
que je tire, de peur de leur casser le nez! Allons donc! je 
peux les entrecogner les uns contre les autres et les mettre 
en morceaux, sans craindre de blesser mon Ame; c'est 
mon esprit qui travaille en eux, et ils n'ont d'intelligence 
que la mionne... Quand serai-je à ce soir? 

Il recacheta soigneusement la lettre de Julius, de ma- 
nièroe à ce qu'on ne pdt pas s'apercevoir qu'il l'avait ou- 
verte; puis, approchant sa bouche de la lucarne, il se mit 
aussitôt à siffler un air de la Muette. 


C'était sans douto un signal convenu, car Marcel monta 
aussitôt. 

— Reprends cette lettre, dit Samuel; et, si l'on revient 
de la part du comte d'Eberbach, tu diras que je ne suis 
pas rentré, et qu'ainsi tu n'as pu me la donner, 

Marcel prit la lettre, 


— Et maintenant, dit Samuel, monte-moi à déjeuner, 
car il commence à être l’heure d’avoir faim. 

Dix minutes après, Marcel remonta avec une côtelette, 
du pain et du vin, 

Samuel mangea et but avidement. Son appétit, retardé 
par l'émotion de l'incertitude, voulait regagner le temps 
perdu, à présent que Samuel était plus tranquille, sachant 
la provocation faite et l'affaire en train. 

Quand il eut déjeuné, il se remit à lire et à attendre. 

Vers cing heures et demie, une voiture encore s'arrêta à 
la grille. 

Samuel en vit descendre le comte d’Eberbach. 

Marcel alla ouvrir. Julius, au premier mot du petit do- 
mestique, eut un mouvement d’amer souci. Puis il entra 
dans le jardin et vint vers la maison. 

Au bout de près d’une demi-heure, il ressortit et re- 
monta en voiture. 

Marcel monta vite à la mansarde de Samuel. 

— C'était monsieur le comte d’Eberbach, dit-il, 

— Qu'est-ce qu’il fa dit? demanda Samuel. 

— Je lui ai dit que vous n’étiez pas rentré, Il a eu l'air 
tres-affligé et a voulu vous attendre. Comme vous me I’a- 
viez recommandé, je lui ai rendu la lettre que vous avez 
reçue a midi, Il l’a froissée et l’a mise dans sa poche, Et 
puis il a marché de Jong en large, comme quelqu'un qui 
s'impatiente, regardant à la pendule et tirant sa montre. 
A la fin il a dit : Je ne peux pas attendre plus longtemps. 
Je lui ai demandé s’il fallait vous dire quelque chose. Il 
m'a répondu : Rien, il est trop tard, ce n’est plus la peine, 
Et il est parti. 

— Tiens, dit Samuel tirant un rouleau de sa poche, voilà 
cinquante francs. Tu auras les cinquante autres après-de- 
main, si ta discrétion est bien constatée. 

Marcel eut un accès de joie qui lui coupa la parole, 

— Retourne à ton poste, reprit Samuel; car il faut que 
nous continuions encore une heure, Je crois que tout est 
fini et qu'il ne viendra plus personne, mais veille encore 
un peu. Un excès de précaution n’est jamais inutile. Va, je 
suis content de toi. 

Marcel redescendit, 

Samuel attendit encore une heure. A six heures et 
demie : 

Ils sont à Saint-Denis maintenant, dit-il, Je peux me 
montrer. 

Il descendit. 

— Si l'on venait par hasard, dit-il à Marcel, tu répon- 
drais que jesuis rentré, que tu m'as dit la venue du comto 
d'Eberbach, que j'ai lu le billet de monsieur Lothario, et 
que je suis parti immédiatement pour l'hôtel du comte 
d'Eberbach, ù 

Il sortit, prit un flacre, et so fit conduire en effet direc= 
tement chez Julius, 

Daniel courut au-devant de lui. 

— Oh! comme monsiour le comte vous a attendu f 

— Il n'est pas ici? demanda Samuel, 

— Non, monsieur, Il vous a attendu jusqu'à cing hou= 
res; mais il a 66 obligé do sortir, Il lait bien inquiet at 
bien triste de ne pas vous avoir vu auparavant, |l a dû 
passer par Ménilmontant, 


120 DIEU DISPOSE. 


a 
Se 


— J'étais sorti quand il est venu, dit Samuel. Lorsque je 
suis rentré, on m’a dit qu’il était venu, et je suis accouru 
tout de suite. Savez-vous ce qu’il me veut? 

— Je ne sais pas, répondit Daniel. Mais ila dQ arriver à 
monsieur le comte quelque chose d’extraordinaire. Je ne 
l'ai jamais vu agité comme depuis hier. Vous savez que 
madame la comtesse n’est plus à Enghien? 

— peut-être, fit Samuel. Et le comte sait-il où elle est? 


— Monsieur le comte nous a dit qu’il le savait, et que 
c'était par son ordre qu’elle était allée à une autre campa- 
gne dont l'air valait mieux pour elle. Mais comme l’agita- 
tion de monsieur le comte a commencé hier, juste au mo- 
ment où je lui ai appris le départ de madame la comtesse, 
je crois bien que ce départ lui est bien plus pénibie qu’il 
n’a voulu nous le dire. Il est probable que c'était à cause 
de cela qu’il désirait vous voir. 

— C’est probable, en effet, dit Samuel. Eh bien! puis- 
qu'il désire me voir, je vais l’attendre. Ouvrez-moi son 
cabinet. 

Daniel l’introduisit dans le cabinet de Julius, et l’y laissa 
en téte-a-téte avec des livres et Sa pensée. 


— Dans ce moment, pensait Samuel en regardant l’om- 
bre qui commençait à tomber, ma volonté s’accomplit, et 
ces deux automates qui se croient des hommes obéissent à 
impulsion que mon désir leur a donnée, Ils se battent à 
mort, Un seul des deux reviendra vivant. 

Si Julius est tué par Lothario, celui-ci ne pourra décem- 
ment épouser sa veuve. Que dirait le monde, que dirait la 
sainte morale, d’une femme qui se remarierait avec le 
meurtrier de son mari. Il y aurait entre Frédérique et Lo- 
thario la plus infranchissable des barrières : un cadavre. 

De plus, elle voudrait bien l’épouser, que je m’y oppo- 
serais, Je reprendrais ma parole, Je Jui avais permis de 
prendre Lothario pour mari par générosité, parce que c’é- 
{ait Je moyen de la faire riche, parce que c'était à cette con- 
dition que Julius leur laissait toute sa fortune. Mais main~ 
tenant Julius a déshérité Lothario, il me Ya écrit. Il m'a 
écrit aussi que j'étais le seul ami qu'il eût au monde. A 
qui donc at-il pu transmettre ses biens, sinon à moi? 

Je parie que si j’ouvrais le testament qui doit être dans 
un des tiroirs de ce secrétaire, j'y trouverais mon nom en 
toutes lettres. En ce cas, en épousant Frédérique, je l’en- 
richis, et ma générosité, qui consistait auparavant à me sa- 
crifier, consiste désormais à me présenter. Je retire mon 
autorisation et je rappelle à Frédérique son engagement 
par dévouement pour elle. 

Donc, la mort de Julius produit ces deux résultats qui 
tous deux me donnent Frédérique : Lothario impossible, 
moi riche. 

Si c'est le contraire qui arrive, si c'est Julius qui tue Lo- 
thario, tout s'arrange encore mieux. Nous revenons juste 
au point où nous étions le jour de la noce, Je n'ai plus 
qu'un rival faible et moribond, prêt à partir pour un 
monde meilleur, et auquel de telles émotions auront porté 
le dernier coup. D'ailleurs, je suis là, s'il a trop de peine à 
mourir, pour l'aider. 

Dans ce cas, de deux choses l'une : ou, avant de mourir, 


il aura le temps de se réconcilier avec Frédérique et de 
refaire son testament pour elle, et alors Frédérique m’ap= 
portera sa fortune; ou il mourra avant d’être réconcilié et 
je serai son héritier, et alors c’est moi qui apporterai sa 
fortune à Frédérique. Qu'il se réconcilie ou non, Frédéri- 
que et les millions m’appartiennent. 

Eh! eh! tout cela est assez fortement combiné. Tu nas 
pas baissé, Samuel, 

Au travers de ces méditations de Samuel, la nuit était 
tout à fait tombée, et Daniel était venu faire allumer les 
lampes, 

Cependant l’heure passait, et Julius ne reparaissait pas. 
Pourtant, vivant ou mort, il était impossible qu’il ne re= 
vint pas ou qu’on ne le rapportât pas à son hôtel. 

Lothario et Julius n'avaient pas dû attendre, pour se 
battre, l'obscurité complète. En supposant qu'ils se fussent 
battus à six heures et demie, un duel pareil, où il y a cet 
acharnement, ne dure que quelques secondes, Il était 
maintenant près de huit heures et demie. Julius avait eu 
deux fois le temps de tuer ou d'être tué, et d’être revenu. 

Un moment, Samuel eut une idée qui le fit sourire de ce 
rire étrange qui lui était particulier. Julius et Lothario se 
rencontraient sans témoins; si, par hasard, Lothario refu- 
sait de se battre au pistolet, ils s'étaient battus à l'épée; 
s'ils s'étaient enferrés et tués tous deux du même coup, 
alors il n’y aurait pas eu de survivant pour mettre le mort 
en voiture, le retard s’expliquerait tout naturellement, 


Samuel eut aux yeux un éclair de joie, mais cet éclair 
s'éteignit aussitôt. Il n’osa pas tant espérer. C'eût été trop 
exiger du sort. 

Il rabaissa ses prétentions. I] se contenta d’un cadavre. 

Mais qu’au moins Julius arrivat! qu’au moins le résultat 
de ses trames ne se fit pas si longtemps attendre! que le 
destin choisit celui des deux qu'il préférait supprimer, 
mais qu’il se décidat vite! 

Neuf heures sonnérent. 

Samuel commençait à s'inquiéter, révant quelque inci- 
dent qui aurait dérangé ou ajourné la rencontre, lorsqu'une 
voiture roula dans la cour. 

Samuel se précipita vers la fenêtre. 

Mais la cour était sombre, et la voiture était masquée 
par la galerie qui protégeait le perron contre la pluie. 

Il ne vit rien. 

Il s’assit, affecta une figure impassible , et se plongea 
dans la lecture d'un journal. 

La porte du cabinet s'ouvrit, 

Samuel tourna la tête tranquillement, 

Julius, pâle et chancelant, lui apparut, debout dans 
l'ombre, ombre lui-même, 


DIEU DISPOSE. 


121 


eee LE 


4 XLT 
EXPLICATION. 


Quand le comte d’Eberbach apercut Samuel, sa pâleur 
redoubla. Une sueur froide inondait son front. 

Samuel se leva sans que son visage trahît la moindre 
émotion. 

— Tu avais à me parler? dit-il. Je t'ai attendu. 

Julius ne répondit pas un mot. 

Samuel poursuivit : 

— On m'a dit que tu étais inquict. Je sais pourquoi. Je 
vicns te rassurer. 

— Tu sais pourquoi? balbutia Julius. 

Et lui tendant la lettre qu’il avait écrite le matin, il lui 
dit : 

— List 

Samuel fit semblant de lire la lettre qu’il avait déjà lue. 
Tout à coup il parut épouvanté. 

— Malbeureux! s’écria-t-il, tu as soupçonné Lothario... 

— Samuell dit violemment Julius en lui saisissant le 
bras, je te défends de jamais prononcer ce nom devant 
moi. 

— Mais, dit Samuel, je veux savoir ce qui est arrivé. 
D'où viens-tu? qu’as-tu fait? Tu as provoqué Lothario. 
Mais, malheureux, il n'était pour rien dans le départ do 
Frédérique. 

— Frédérique? dit Julius, tu sais où elle est? 

— Sans doute, répondit Samuel. 

— Où est-elle? 

— Je vais l'expliquer cela. Mais vois ce que tu as fait 
avec ta précipitation. Lothario était innocent. 

— Il ne s'agit pas de Lothario, dit Julius d’un air som- 
bre. Parle-moi de Frédérique. 

— L'histoire est toute simple, commenca Samuel. 

— Je t'écoute. 

Samuel alors raconta à Julius, impassible et morne, 
toutes les raisons et tous les détails du départ de Frédé- 
rique. 

Depuis la scène d’Enghien, où le comte d’Eberbach était 
apparu d’une manière si brusque et si violente dans le 
tôte à tôte des deux jeunes gens, Frédérique sentait dans 
sa vie une gêne continuelle, qu’augmentait de jour en jour 
l'humeur de plus en plus sombre de Julius. 

Cette Ame douce et timorée se reprochait d’attrister et 
de tourmenter involontairement un cœur qui l’aimait, un 
mourant, son bienfaiteur. 

Au risque d’affliger Lothario qui, lui du moins, était 
jeune et fort, qui avait l'avenir pour compensation du pré- 
sent, elle s'était imposé la loi de ne plus le voir jamais 
en l'absence du comte, 

Môme, les deux ou trois fois que Lothario l'avait rencon- 
trée sur la route d'Enghien à Paris et avait fait arréter sa 
voiture, les seuls mots qu'il eût obtenus d'elle avaient été 
des prières instantes do no plus chercher ces rencontres 


qui pouvaient être rapportées au comte d’Eberbach, et mal 
interprétées, troubler les derniers jours de l’homme auquel 
ils devaient toutes leurs espérances de bonheur. Elle lui 
avait rappelé les devoirs que tous deux avaient envers Ju- 
lius, et l'avait conjuré d'éviter tout ce qui pouvait mettre 
une ombre dans la pensée de son oncle 

Comment Samuel savait cela? par Lothario lui-même 
dont il était l'ami et le confident le plus intime. 


Frédérique aussi avait toute confiance en Samuel, et lui 
disait ses inquiétudes et ses doutes. Elle le consultait sur 
Ja conduite qu’elle devait tenir. Il allait souvent la voir à 
Enghien, et elle venait le voir à Ménilmontant. 

Julius s'était fâché une fois que Samuel lui parlait de 
Frédérique et de Lothario; Samuel, dans sa délicatesse, 
avait cru devoir ne plus prononcer à l'avenir ces noms de- 
vant Julius. Cependant, il avait été bien des fois tenté, 
pour rassurer son ami, de lui répéter toutes les choses af- 
fectueuses et tendres que Frédérique venait de lui dire à 
l'endroit de Julius. La plus ardente préoccupation de Fré- 
dérique était la reconnaissance qu’elle devait au comte. 
Que faire pour le tranquilliser? Comment lui rendre quel- 
que chose des bontés dont il l’avait comblée ? 

A quoi Samuel répondait que, tant qu’elle serait à En- 
ghien et Lothario à Paris, elle ne pourrait pas faire que 
Lothario ne poussât pas son cheval du côté de Saint-Denis, 
les jours où il savait qu’elle devait venir. Elle ne pourrait 
pas dire à son cocher, à moins de donner prise aux com- 
mentaires, de ne pas obéir au geste du neveu de son mari, 
qui lui disait d'arrêter. Elle ne pourrait pas empêcher le 
cocher de raconter la rencontre aux gens du comte, un 
passant de la voir causer avec Lothario, le comte d'ap- 
prendre que ses ordres avait été enfreints et de se créer 
des soupçons chimériques. i 


Il n’y avait qu’un moyen: c’était de mettre entre elle et 
Lothario la distance. 


Mais comment? Demander à Lothario de faire par dé- 
vouement ce qu'il avait fait par désespoir, de quitter Paris 
et de retourner en Allemagne, jusqu’à ce que la mort de 
son oncle lui rendit la liberté? C'était briser l'avenir de 
Lothario. Le mieux eût été que ce fût Frédérique qui s'é- 
loignât de Paris avec Julius. Mais toutes les fois qu'elle 
avait parlé à son mari d'aller habiter avec lui le château 
d’Eberbach, Julius lui avait répété ce qu'il lui avait déjà 
dit à Enghien: il ne pouvait pas quitter Paris pour une 
raison qu'il lui était défendu de dire à personne. 

Ainsi, impossibilité de rester à Paris et impossibilité de 
partir, voilà dans quelle situation fausse et douloureuse 
se trouvait la pauvre jeune fomme. 

A cet endroit de son récit, Samuel s'arrôta pour observer 
l'effet qu'il produirait sur Julius. Il lo trouva muet, im- 
mobile et morne. Voulant à toute force lo faire parler et 
lui arracher son secret d'entre les dents, Samuel essaya 
des reproches et des questions directes, 

— Vous vous plaigniez beaucoup, Lothario et toi, conti- 
(inua Samuel. Vous ne pensiez qu'à vous, et vous no fi- 
siez pas attention qu'il y avait quelqu'un qui (lait plus à 
plaindre que vous : Frédérique, Elle subissait le contre- 


422 


DIEU DISPOSE. 


a  ——— 


coup de toutes vos passions jalouses et violentes. Elle, une 
femme, un enfant, une pauvre douce créature née d’hier, 
pure, irréprochable, vous vous efforciez l’un et l’autre de 
lui faire l'existence la plus triste qu’on puisse imaginer. 

Toi! surtout! De quoi diable pouvais-tu lui en vou- 
loir? Tu craignais qu’elle ne vit Lothario? Elle ne deman- 
dait pas mieux que de le quitter et de mettre entre elle ct 
lui trois cents lieues! C'était toi qui ne voulais pas partir. 
Et sans dire pourquoi encore! Une raison mystérieuse te 
retenait à Paris, Quand on a des raisons mystérieuses qui 
yous retiennent auprès d’un rival, c’est qu’on n’est guère 
jaloux. Pardieu! je ne suis pas curieux, mais je donnerais 
quelque chose pour savoir quel si impérieux molif pouvait 
empêcher de ten aller à Eberbach? 

Julius ne répondit toujours pas une paroles il écoutait 
Samuel d’un air étrange, froid et sombre. 

Samuel commençait à s’alarmer de cet air singulier de 
Julius. 

Cependant, il se disait aussi qu’il était tout simple qu'au 
sortir de l’acte terrible qu’il venait d'accomplir, Julius fût 
absorbé et silencieux. 

Samuel poursuivit son récit : 

— Tout l'embarras de la situation de Frédérique résul- 
tait donc de ce fait inexplicable que tu ne voulais pas ou 
ne pouvais pas quitter Paris. Pourquoi t’obstinais-tu à res- 
ter en France ? Toute la question était 1a. 

Puisque tu refusais de dire ton motif, force était de le 
deviner, A force de chercher, je crus l'avoir trouvé. 

Si tu ne voulais pas emmener Frédérique à Eberbach, 
c'était par délicatesse et par réserve, Tu ne voulais pas pa~ 
raitre l'enlever et l’opprimer. Tu ne voulais pas l’enterrer 
dans la solitude avec un malade. La même raison qui t’a- 
vait empêché de la garder avec toi à Paris, ?empCchait 
d'aller avec elle à Eberbach. Il te répugnait d’en appeler à 
ton droit strict, de la séparer absolument de Lothario et 
d’abuser de l'offre dévouée qu’elle te faisait pour la rendre 
malheureuse. 

Il était évident pour moi que c'était là le scrupule qui 
te relenait, En dehors de cela, quel lien avais-tu en Fran- 
2? Tu n'étais plus ambassadeur, tu ne Voccupais pas de 
politique, tu avais rompu toutes tes relations depuis ta 
maladie. Tu n'avais donc rien à faire à Paris. 

En posant toutes ses hypothèses, Samuel ne quittait 
pas des yeux Julius, sans pouvoir surprendre un mouye- 
ment, un signe, une impression sur ce visage de marbre, 

— Alors, reprit-il, je conclus nécessairement ainsi : au 
fond Julius serait enchanté d'aller en Allemagne ; mais 
il est trog généreux pour exiger et même pour accepler 
2 sacrifice de la part de Frédérique, Il ne veut pas lui 
faire du mariage un exil. 

Autrement, s'il avait un motif de rester à Paris, pour- 
quoi n'avouerait-il pas ce motif à Frédérique, Il ne le dit 
pas, parce qu'il n’en a pas. 

— N'avais-je pas raison? demanda Samuel en essayant 
encore une fois de faire répondre Julius et en le regar- 
dant en face. 

Mais le comte d’Eberbach ne fit attention ni à la ques- 


tion ni au regard 


Samuel continua a expliquer comment il avait été ame- 
né à conseiller à Frédérique de quitter Enghien et la 
France. 

Julius donc, évidemment n’avait qu’une raison possi= 
ble pour ne pas vouloir partir : sa délicatesse. 

Mais si Frédérique lui forçait la main, si elle prenait 
l'initiative, si la résolution venait d’elle, Julius en serait 
ravi et reconnaissant. 

Frédérique avait donc une manière toute simple de sor= 
tir de sa position intolérable, c'était de quitter Paris sans 
rien dire à personne, de se réfugier à Eberbach, et d’é= 
crire de 14 à son mari qu’il vint la retrouver. 

Julius n’était pas assez malade pour que le voyage, fait 
à petites journées, pût le fatiguer. Et puis la joie de voir 
le dévouement de Frédérique, et ensuite le changement 
d'air, lui redonnerait des forces et de la jeunesse, 

Ce plan assurait le bonheur de Julius et la tranquillité 
de Frédérique, qu’il ne tourmenterait plus de ses soup- 
cons et de ses scènes, 

Et Samuel convenait qu’il avait conseillé énergiquement 
à Frédérique de prendre ce parti, le seul qui pût remet- 
tre la paix dans deux cœurs troublés. 

Frédérique avait hésité longtemps. Puis, un jour que le 
comte d’Eberbach l'avait accueillie plus froidement en- 
core que de coutume, par commisération pour lui autant 
que dans l'intérêt de sa tranquillité à elle, elle s'était dé- 
cidée, 

I avait été convenu qu’elle ne préviendrait pas Lothario, 
de crainte qu’il ne la détournât de son dessein, et aussi 
pour lui épargner la tristesse des derniers adicux et le dé- 
chirement de la séparation, 

Samuel avait écrit d'avance à Eberbach, au nom de Ju- 
lius, qu’on préparat tout pour recevoir la comtesse, 

D'ailleurs, il devait la rejoindre à Strasbourg et aller 
l'installer. 

Il n'était pas parti en même temps qu’elle, parce qu'il 
voulait être là au moment où Julius s’apercevrait du dé- 
part de Frédérique, afin de le tranquilliser et de tout lui 
dire. | 

— Lorsque je suis venu hier et que je t'ai trouvé dja 
un peu inguict, dit Samuel à Julius, je savais bien que 
Frédérique était partie et qu’elle ne viendrait pas. Mais il 
était encore trop tôt pour Vavertir, Nous avions arrêté, 
elle et moi, que je Vapprendrais son départ le plus tard 
possible, quand elle serait loin et que tu ne pourrais plus 
faire courir après elle pour la ramener, Le sacrifice n’eût 
pas ét6 réel et sincère si nous Vavions prévenu à temps. 
Tu te serais cru obligé de lutter de générosité avec Fré- 
dérique, tu aurais exigé qu’elle revint, et tu aurais pu 
penser qu’elle avait voulu se donner le mérite d’un dé- 
vouement illusoire et pour rire, Nous voulions que tu sus- 
ses bientôt que sa résolution était vraie et irrévocablo, 

l'orcé inopinément, tu lo sais, d'aller diner à Maisons, 
je m'élais promis de tout te dire hier soir, Jo complais 
passer par ici en reyenant de ce diner. Malheureusement, 
j'ai été retenu bien plus tard quo je ne pensais, Je nesuis 
rentré que fort avant dans la nuit, 

Et dès lors sont intervenues mille aubres petites fatalites 


terribles, 


DIEU DISPOSE. 


————— 


D'abord, dans mon trouble, j'avais oublié hier d’en- 
yoyer prendre à Enghien une lettre que Frédérique avait 
dû, selon nos conventions, laisser pour moi sans adresse, 
afin de m'indiquer l’heure de son départ. Cette lettre, je 
le vois, sera tombée entre tes mains, et, faute de mon 
nom sur l'enveloppe, tu l’auras crue adressée à Lothario. 

Si j'avais soupçonné l'erreur qui est resultée de ce fu- 
neste oubli, je serais accouru ici à quelque heure que ce 
fût, et je l'aurais réveillé. Mais quand j'y ai songé ce ma- 
tin je ne me suis pas imaginé que la chose pit avoir au- 
cune conséquence grave, et j'ai pensé qu’il serait temps 
de tout te dire en te voyant. _ 

Ce matin, j'ai quitté Ménilmontant de très-bonne heure, 
pour venir ici. Autre fatalité. J'ai rencontré en route quel- 
qu'un qui était de ce diner de Maisons. Les événements 
politiques sont d’une telle gravité dans ce moment, que je 
nai pu remettre une commission extrêmement importante 
qu’il m’a chargé de remplir. Je ne pouvais deviner ta 
méprise, mais seulement ton inquiétude. Je tai écrit un 
mot qui aurait rassuré. Mais il paraît que le commis- 
sionnaire à qui j'ai remis ma lettre s’est trompé, ou s’est 
grisé, ou a perdu ma lettre, puisqu’elle ne test pas arri- 
vée, és 

Comme le fait politique qui m’a occupé toute la journée 
m'avait ramené du côté de Ménilmontant, j'ai repassé par 
chez moi avant de venir ici, Tu en sortais. Marcel m’a dit 
qu’un de tes domestiques m’avait apporté une lettre que 
tu avais reprise; que tu avais eu l'air contrarié de ne pas 
me trouver. Je suis accouru. Daniel m’a raconté ton agita- 
tion depuis hier, Cela ne m’a nullement inquiété, puisque 
j'étais certain de te calmer avec un mot. Mais {a lettre, que 
tu viens de me faire lire, m’épouvante. Je pressens, je 
redoute, je vois quelque malentendu effroyable, Julius, 
encore une fois, qu’est devenu Lothario ? 

— Je tai dit déjà de ne pas prononcer ce nom, repri- 
Julius, d’une voix étranglée. 

Samuel regarda fixement Julius. 

Celui-ci avait écouté tout le récit de Samuel avec un air 
attéré, glacé, mort. Quo se passait-il derrière cetle phyl 
sionomie de bronze? Était-ce stupeur après un de ces 
actes sanglants qui brisent et épuisent les plus fermes ca- 
ractères? Était-ce une arrière pensée que Samuel ne pé- 
nétrait pas? 

Samuel avait beau épier, il n'avait pas pu découvrir 
une émotion sur ce visage de sphinx. 

— Ainsi, reprit froidement Julius, Frédérique est main- 
tenant près d'Eberbach? 

— Oui. Veux-tu que je l'avertisse, que jo la rappelle, 
que je la rejoigne ? 

— Non, merci, Samuel, Je me charge de tout, Tu m'as 
dit tout co que je voulais savoir, 

Il reprit : 

— Maintenant, je te serai obligé de me laisser, J'ai be- 
soin de rester seul. 

— Mais, objecta Samuel, après les secousses do cette 
journée. y 

— J'ai besoin de repos et de solitude, insista Julius. 

— Tu n'as rien à mo dire? demanda Samuel. 


123 


— Rien ce soir. Mais bientôt, sois tranquille, nous cau- 
serons. 

Julius dit cela d’un ton singulier qui fit réver Samuel. 

Mais devant l’insistance de Julius, il ne pouvait pas ne 
pas sortir. 

— Je me retire, dit-il. A bientôt. 

— À bientôt, dit Julius. 

Et Samuel sortit. 

—TIla unair étrange, pensa-t-il en descencant l'esca- 
lier et en traversant la cour, Bah! cela se comprend. Il 
sort de tuer. Quand on n’en a pas l'habitude! Il était 
morne et comme abruti. Il avait peut-être quelque arrière- 
pensée. Pourquoi veut-il rester seul, dans un moment où, 
d'ordinaire, on n’est pas fâché d’avoir quelqu'un qui vous 
tienne compagnie? Est-ce que par hasard il penserait à se 
brûler la cervelle? Eh! mais, ce ne serait pas une si mau- 
vaise idée. Je ne l’en blamerais aucunement pour ma part, 
ce serait de la besogne qu’il m’épargnerait. Allons, Sa- 
muel, tu as fait un coup double, et décidément les événe- 
ments ne sont que les très-humbles et très-obéissants ser- 
viteurs de la volonté humaine. Avec un peu d'intelligence, 
on se passe trés-bien de la Providence! 

Nous allons voir maintenant comment la volonté et l’in- 
telligence de Samuel Gelb avaient réussi à rapprocher 
Frédérique de Gretchen. 


XLII 


EN ROUTE. 


Pendant que Julius et Lothario se prenaient ainsi au 
piége préparé par Samuel Gelb, Frédérique, en compagnie 
de madame Trichter, roulait vers Strasbourg. 

Frédérique était triste et inquiète : triste à cause de Lo- 
thario, inquiète à cause du comte. 

Quelle impression tous deux allaient-ils ressentir de son 
brusque départ? Elle était sûre que Lothario en souffrirait, 
et elle n'était pas sûre que le comte d'Eberbach s'en 
réjouirait, Si monsieur Samuel Gelb s'était trompé ? Si ce 
n'élait pas par discrétion et réserve, mais par nécessité, 
que Julius restait à Paris? S'il avait, en réalité, quelque 
intérêt essentiel qui lui interdit de quitter la France ? Ne 
serait-il pas mécontent alors de se voir arraché de force du 
centre de sa vie et de ses préoccupations, malgré sa vo- 
lonté formellement exprimée à diverses reprises ? 

A mesure qu'elle s'éloignait, elle se sentait envahie par 
lo repentir, presque par lo remords, Cette sorte de fuite la 
troublait, Elle se demandait jusqu'à quel point l'amour- 
propre et la tendresse du comte d'Eberbach seraient sa- 
tisfaits de la voir avouer, en quelque sorte, par le fait 
même de sa fuile, qu'elle était obligée de se séparer de 
Lothario, comme si elle ne se sentait pas capable de lui 
résister de près ot de ne pas continuer à le voir malgré la 
volonté de son mari? Son départ lui apparaissait mainte- 
ant sous une face tout autre, et ce qu'elle avait fait par 


124 DIEU DISPOSE. 


a 


délicatesse pour le comte, lui paraissait une offense dont 
il avait droit dese choquer. 

Et c'était pour cela qu’elle avait affligé le cœur de Lo- 
thario! 

Elle regrettait de n’avoir pas tout dit au comte d’Eber- 
bach, de ne pas lui avoir parlé à cœur ouvert, de ne pas 
lui avoir demandé s’il lui serait agréable d’aller vivre au 
château d’Éberbach. 

— Mais vous le lui avez demandé vingt fois, lui disait 
madame Tritchter, et monsieur Samuel Gelb vous a ex- 
pliqué pourquoi monsieur le comte vous cachait son vrai 
désir, de crainte d’abuser de votre dévouement. Il ne faut 
pas vous tourmenter comme vous le faites. Ce n’est pas 
par caprice et par coup de tête que vous êtes partie, c’est 
d’après l'avis d’un homme qui vous a élevée, qui a tou- 
jours été votre meilleur ami, qui connaissait monsieur le 
comte d’Eberbach mieux que vous. Doutez-vous de mon- 
sieur Gelb? 

— Non, certes! répondit Frédérique. J’ai pleine confiance 
en monsieur Samuel Gelb, qui a toujours été bon pour 
moi. Mais, qu'est-ce que vous voulez, ma bonne madame 
Trichter ? je ne suis pas habituée à voyager, surtout seule, 
Je n'ai jamais quitté Paris, et je suis toute surprise, je suis 
effrayée de me trouver ainsi seule courant les grands che- 
mins, 

— Encore quelques relais, dit madame Tritcher, et cela 
vous passera. 

Les relais se succédaient, et les inquiétudes de Frédéri- 
que ne passaient pas. Madame Trichter faisait ce qu’elle 
pouvait pour la rassurer. 

— Vous rirez bien demain de vos transes d'aujourd'hui. 
Monsieur Samuel Gelb, dans ce moment, se met en route 
pour nous rejoindre. Vous le verrez demain, et il vous 
donnera des nouvelles de monsieur le comte. Alors, vous 
vous repentirez de n’avoir pas joui de ce charmant voyage, 
fait dans cette bonne chaise de poste. Comment! monsieur 
Samuel Gelb a si bien arrangé les choses que nous n'avons 
presque à nous occuper de ricn, que nous trouvons tout 
préparé, que les relais nous attendent, et que les postillons 
nous recommandent les uns aux autres. Et vous n'êtes pas 
contente! Monsieur Samuel est bien capable d'arriver avant 
nous. Que diriez-vous, si c'était lui qui ouvrit la portière 
de notre voiture lorsque nous allons arriver à Strasbourg ? 
S'il tarde un peu, nous visiterons Strasbourg! C’est mon 
pays. Je vous mènerai partout, Vous verrez la belle cathé- 
drale, Mais, vraiment, vous avez l’air triste comme si l'on 
vous emmenait en pays sauvage. Strasbourg est une ville 
aussi belle que Paris, entendez-vous bien ? 

Mais les consolations de madame Trichter ne parvenaient 
pas à dissiper le nuage de plus en plus épaissi sur lo beau 
front de Frédérique. 

La nuit, elle ne dormit pas, et, baissant les glaces pour 
que l'air raffraichit un peu son front brûlant, elle regarda, 
tout le temps, les fantômes des arbres noirs courir le long 
des chemins, 

Le lendemain, vers dix heures un quart, elle éprouva 
tout à coup un grand serrement de cœur, Elle tressaillit, 


comme atteinte d'une commotion inexplicable, 


C'était juste le moment où le comte d’Eberbach, à l’am- 
bassade de Prusse, jetait son gant au visage de Lothario, 

Sympathie étrange! Cette indicible souffrance dura à 
Frédérique jusqu’à la nuit tombante, jusqu’à l'heure du 
duel. 

Alors il lui sembla que sa fièvre tombait brusquement, 
et les battements de son cœur s’arrélérent, comme si tout 
était fini. 

Elle tomba dans une sorte d’engourdissement, dont ella 
fut tirée tout à coup par madame Trichter, qui la réveillait 
et qui disait : 

— Descendons ; nous sommes arrivées. 

La chaise de poste était en effet à Strasbourg, à la 
porte de l'hôtel du Soleil, que Samuel avait indiqué à 
Frédérique, et où il devait la rejoindre. 


Samuel n’était pas arrivé. Mais il n’y avait pas de temps 
perdu. Il n'avait promis d’arriver que dans la soirée ou 
dans la nuit. 

Frédérique n’avait pas faim. Mais les instances de ma= 
dame Trichter la forcèrent à prendre quelque chose. Elle 
mangea à peine et se retira aussitôt dans sa chambre. 

Elle attendit jusqu’à minuit. 

A minuit, Samuel n’élant pas venu, fatiguée par la 
route et par l'émotion, elle se coucha et s’endormit. 

L’impatience la réveilla de très-bonne heure. 

Elle sonna. Madame Trichter accourut. 

— Monsieur Samuel est-il arrivé? demanda Frédérique, 

— Pas encore, madame. Mais voici une lettre de lui. 

— Une lettre de lui? s'écria Frédérique. Pourquoi une 
lettre, lorsque c’est lui qui devait venir? Donnez vile. 

Elle prit la lettre, et lut tout haut : 


« Ma chère enfant, 


» Je complais bien, ainsi que je vous en avais fait la 
promesse, partir vers midi pour vous rejoindre. Mais voici 
qu’il me tombe sur les bras une affaire imprévue dans la- 
quelle toutes mes convictions politiques sont engagées. Je 
vais Ôtre retenu ici jusqu'à ce soir assez tard, jusqu’à de= 
main peut-être. Ne m’attendez donc pas à Strasbourg. 


» Au recu de ma lettre, continuez tout de suite votro 
route jusqu'à Eberbach, où vous êtes annoncée, et où vous 
serez reçue comme une reine. 


» Soyez tranquille quant à Julius. Dans quelques heures, 
et avant même qu'il se soit aperçu de votre départ, je lui 
dirai la généreuse résolution qu’a prise votre dévouement, 
J'ai une espérance. Qui sait s’il ne voudra pas partir avec 
moi, et vous porter lui-même ses actions de grâces? Pour 
cette raison encore, il vaut mieux que je reste à Paris 
quelques heures de plus. 

» En arrivant à Eberbach, ou le lendemain de votre ar- 
rivée au plus tard, vous aurez une lettre qui vous avertira 
de tout ce qui aura été fait, dit ot résolu. 

» Soignez-vous bien. Dites à madame Trichter que je 
vous recommande absolument à elle, et que je la fais res 


ponsable du moindre accident ou du moindre malaise que 
vous pourrez éprouver. 


» A bientôt, 
» Votre ami, 


D SAMUEL GELD. D 


— Je retourne à Paris, dit Frédérique, la lettre lue. 

=- Comment! s’écria madame Trichter étonnée. Pour- 
quoi donc? 

— Oui, dit Frédérique. J'ai passé deux trop mauvaises 
journées, hicr et avant-hier. J’espérais qu’au moins au- 
jourd’hui j'aurais quelqu'un pour me tranquilliser et pour 
me parler; mais, puisque monsieur Samuel Gelb n’est pas 
venu, je retourne auprès de monsieur le comte. Je ne veux 
pas recommencer à être livrée a moi toute seule. Deman= 
dez des chevaux. 

— Je vais demander des chevaux, dit madame Trichter; 
mais j'espère que ce ne sera pas pour retourner à Paris. 

— J'ai besoin de revoir le comte le plus tôt possible, dit 
Frédérique. 

— Ce n’est peut-être pas en retournant à Paris que vous 
le verriez le plus tôt possible, répliqua mdame Tritcher. 

— Où donc pourrai-je le voir plus tôt qu'à Paris? 

— Monsieur Gelb vous écrit avant-hier qu’il ne partira 
que le lendemain matin, et que monsieur le comte l'ac- 
compagnera peut-être. 

— Il dit : Peut-être, interrompit Frédérique. 

— Supposez que monsieur le comte l’accompagne. En 
retournant à Paris, vous risquez de vous croiser avec eux, 
et d'aller chercher à Paris quelqu'un qui vous cherchera à 
Eberbach. 

— C'est vrai, dit Frédérique découragée. Mais que faire? 

— Déjeuner d'abord, répondit madame Trichter. 

— Est-ce que j'ai faim? 

— C'est moi que monsieur Samuel Gelb fait responsable 
de votre santé ; il faut donc que vous m’obéissiez. Et puis, 
lorsque vous aurez déjeuné, nous ferons ce que dit mon- 
sieur Gelb. Nous irons attendre, à Eberbach, sa lettre ct 
monsieur le comte. 

— Donnez donc les ordres, dit la pauvre Frédérique 
anéantie, 

Une demi-heure après, la chaise de poste sortait do 
Strasbourg, 


XLIII 


NECEPTION AU CHATEAU, 


Samuel n'avait pas trompé Frédérique, Elle était atten- 
due au château d'Eberbach, 

Il y avait même ou, à ce sujet, un conseil tenu par les 
domestiques, dont elle allait troubler la fainéantise. 

Les domostiques avaient été informés du mariage de 
leur maitre. Julius leur avait fait envoyer une gratifica- 
tion pour qu'ils eussent leur part de la fMte, et il y avait 


DIEU DISPOSE. 


125 


eu alors au château deux grands jours de festins et de 
danses, auxquels avaient été invités les notables habitants 
de Landeck. 

Et puis, les domestiques n'avaient plus pensé à leur 
maitre ni à leur maîtresse, jusqu’au jour où la lettre de 
Samuel vint leur apprendre que la comtesse et probable- 
ment le comte d’Eberbach allaient habiter le château pen- 
dant la saison. 

Un intrus qui, sans crier gare, entrerait dans la pre- 
mière maison venue à l'heure du diner, s'asscoirait à 
table, mangerait les meilleurs morceaux, et, après le di- 
ner, irait tranquillement se coucher dans la plus belle 
chambre, ne semblerait pas aux maîtres de la maison plus 
insolent et plus outrecuidant que ne le parurent aux do- 
mestiques du chateau ce comte et cette comtesse assez im- 
pertinents pour oser venir loger chez eux. 

La lettre de Samuel fut comme le caillou qu’on jette 
dans un marais bien tranquille, et qui fait aussitôt coasser 
toutes les grenouilles. Il y eut une insurrection. 

Mais un discours éloquent de Hans, qui était la forte 
téte, apaisa la révolution et abattit les commencements de 
barricades. 

Hans parla à peu près dans ces termes : 

— Sans doute, il est dur, quand on s'est accoutumé à 
vivre dans la solitude et dans le repos, quand on a conquis 
peut-être le droit de regarder comme à soi un château 
que ses propriétaires abandonnent, quand on a contracté 
la facile habitude de manger ce qu’il y a de mieux en fait 
de fruits et de légumes, et de vendre le reste, quand enfin 
on a tous les agréments de la vie des maîlres sans en avoir 
les inconvénients et les soucis; sans doute, il est dur de 
redevenir domestique, d’obéir, de se lever et de se coucher 
à l'heure qui plait aux autres, de faire la cuisine pour les 
autres, de cueillir les fruits pour les autres, de brosser des 
habits et de cirer des bottes ! Sans doute, il y a d'autres 
plaisirs que ceux-là dans l'existence. Mais, à insensés que 
vous êtes! toute cette fatigue que nous prendrons ne nous 
sera-t-elle pas payée? Une jeune femme qui vient de se 
marier est généralement prodigue. L'argent doit lui cou- 
ler dans les mains. Que de dépenses, que de largesses, 
que de pourboires! Nous aurons plus de peine, mais nous 
aurons plus de profit. Il y a assez de fruils et de légumes 
pour que nous en ayons notre part, même après les mai- 
tres. On augmentera nos gages. Elsongez-vous sans délire 
au jour de joie où le comte et la comtesse, après l'été, re- 
tourneront à la ville, non sans nous combler de cadeaux, 
et où nous aurons ce double plaisir de voir les maitres 
partir et leur argent rester ? 

La harangue de Hans obtint un succès complet, et lous, 
dès lors, mirent le plus grand zèle à préparer la réception 
de la jeune maitresse du chateau. 

Le bruit do la prochaine arrivée de la nouvelle comtesse 
d'Eberbach ne tarda pas à se répandre à Landeck et lieux 
environnants, 

Lo soir même de la lettre de Samuel, tout Landeck était 
sens dessus dessous, et la rumeur fut telle qu'elle vint aux 
oreilles de Gretchen, 


La chevrière avait déjh cu un accès de tristesse amère 


196 DIEU DISPOSE. 


| 


quand elle avait appris que le comte d’Eberbach s'était re- 
marié. Il lui avait semblé que sa chère Christiane mourait 
une seconde fois. 

Mais sa douleur et son amertume redoublérent quand 
elle apprit que la nouvelle comtesse d’Eberbach allait ve- 
nir s'installer dans ce chateau tout plein de Christiane. 

Cette arrivée d’une étrangère dans cette maison bâtie 
pour Christiane, habitée par elle seule autrefois, et main- 
tenant par sa mémoire, faisait à Gretchen l’effet d’une im- 
piété et d’un sacrilége, 

Pour elle, ce château était comme la tombe de la chère 
morte; il lui semblait que c'était un lieu consacré et qui 
appartenait à la mort. Y introduire la vie, le train ordi- 
naire des choses, les intéréts vulgaires, les fetes peut-étre, 
c'était pour elle quelque chose comme la violation d’une 
sépulture. 

Elle ne voulut pas voir cela. Il lui répugnait d'assister à 
cette profanation. C'était justement l’époque où elle avait 
l'habitude d’aller à Paris tous les ans. Elle se décida à 
partir le jour même où la nouvelle comtesse devait ar- 
river, 

D'ailleurs, son voyage était plus nécessaire que jamais. 
Malgré la promesse que Frédérique lui avait faite à Ménil- 
montant l’année précédente, Gretchen n’avait reçu aucune 
nouvelle de la jeune fille. 

Pourquoi Frédérique ne lui avait-elle pas écrit? se dé- 
fiait-elle de cette étrangère qu’elle voyait apparaître un 
quart-d’heure chaque année, et qui refusait de se faire 
connaître? ou bien l’avait-elle oubliée, ou bien était-elle 
malade? 

ll fallait donc que Gretchen allat s'assurer de ce qui en 
était, 

Le jour même où Frédérique sortait de Strasbourg , 
Gretchen écrivit à Gamba qu’elle serait à Paris dans dix 
jours, dit adieu à ses chèvres, qu’elle confia à une autre 
gardeuse, et, le havresac sur le dos, se mit en route, par 
une belle après-midi de mai. Il fallait qu’elle fût, le soir, 
à Heidelberg. 

Elle marcha tout d’un trait jusqu’à Neckarsteinach. 

Là, elle s'arrêta pour reprendre haleine et manger un 
morceau de pain, 

Elle s'assit sur le banc de pierres de l’hôtel de la poste. 

Au moment où elle mordait dans son pain avec l'appétit 
que donne la marche au grand air, un galop de chevaux 
lui fit lever la tête. 

Elle aperçut, à quelques centaines de pas, un tourbillon 
de poussière, à travers lequel elle ne tarda pas à distinguer 
une chaise de poste. 

Elle eut involontairement une pensée de colère, 

Cette chaise de poste venait d’Heidelberg et so dirigeait 
vers Eberbach, 

— Si c'était la nouvelle comtesse! pensa-t-elle. 

Et elle laissa tomber son morceau de pain. Elle n'avait 
plus faim. 

Elle se leva pour fuir, 

La voiture était déjà à la porte de l'hôtel, et l'auborgisto 
ouvrait la porlière, 


Gretchen ramassa vite son petit bagage, 


— Comment s'appelle ce pays? demanda une voix de 
femme de l’intérieur de la voiture, 

— Neckarsteinach, madame, répondit l’aubergiste, 

— Sommes-nous loin d’Eberbach? 

— À quelques milles seulement. 

— C’est bien cela, pensa Gretchen. C’est elle qui arrive. 
Vite! partons! 

Elle se mit en route. 


— Ces dames ne descendent pas? demanda l’auber- 
giste. 


— Non, merci, répondit une autre voix dans la voi: : 


ture. 

A celte voix, Gretchen, qui avait déja fait quelques pas, 
se retourna subitement. 

Elle revint a la voiture, regarda par la portière, et s’é- 
cria : 

— Frédérique! 


Frédérique regarda la femme qui lui parlait, et ne la 
reconnut pas d'abord. 

— Et moi, s’écria la chevrière, qui allais vous chercher 
si loin, quand le bon Dieu vous envoyait au-deyant de 
moi! Vous ne me reconnaissez pas? ajouta-t-elle. 

— Oh! si je vous reconnais maintenant, répondit Fré- 
dérique. Attendez, madame, je vais descendre. 

Gretchen ouvrit la portière, Frédérique et madame Trich- 
ter descendirent. 

— Pardonnez-moi, ma chère dame, dit Frédérique en 
serrant les mains de Gretchen, pardonnez-moi de ne pas 
vous avoir reconnue tout de suite. Mais je m'attendais si 
peu à vous rencontrer ici, et puis, j'ai tant de choses dans 
la téte! 

Gretchen pâlit tout à coup. 

— Vous me raconterez tout cela, dit-elle. Mais il y a une 
chose qu’il faut que je sache à l’instant même. 

— Qu'est-ce donc? 

— O mon Dieu ! dit la chevrière, j’ai peur de ce que je 
vais apprendre. 

— Que craignez-vous ? interrogea Frédérique, in- 
quiète. 

— Où allez-vous? reprit la chevrière avec un effort. 

— Au chateau d’Eberbach. 

—O mon Dieu! Mais vous y allez comme curieuse, 
n'est-ce pas? ou comme amie? Le maître du château le 
prête à son ami Gelb? C'est seulement comme cela que 
vous y venez ? 

— Que voulez-vous dire? 

— Dans ce moment, les domestiques du château d'E- 
berbach attendent leur maîtresse qui va arriver d’un ins- 
tant à l'autre, Oh! ce n’est pas vous! 

— Si fait, c'est moi, répondit Frédérique. 

— Jésus! Marie ! murmura la chevrière, 

Et, chancelante, elle tomba sur le bane de pierre, 

— Qu’avez-vous? demanda Frédérique stupéfaite. Mais 
qu'avez-vous donc ? 

— Rien, répondit après un long silence Gretchen toute 
tremblante. Je vous dirai... jo vous expliquerai.... mais 
pas maintenant, Je ne m'attendais pas à co coup, Il me 


DIEU DISPOSE. 427 


ry np A TI A RS SS D 


serait impossible de parler. Pius tard... ce soir, au cha- 
teau. 

Les chevaux étaient changés, et le postillon attendait, 
faisant claquer son fouet, sonner les grelots de son atte- 
lage. 

— Eh bien, revenez avec nous, dit Frédérique à Gret- 
chen. Il y a une place dans la voiture. Montez, vous me 
direz d’où vient votre effroi. 

Gretchen fit un geste désespéré qui semblait dire: A 
présent, au fait, je ne peux plus rien apprendre de pis! 
Et elle s’élanca dans la chaise de poste où la suivirent Fré- 
dérique et madame Trichter. 

… Le postillon partit au grand galop de ses chevaux. 

En chemin, Frédérique, sur Vinstante prière de Gret- 
chen, raconta toute son histoire pendant cette dernière 
année. 

A chaque instant la chevrière interrompait le récit par 
des exclamations de stupéfaction et de terreur. 

— Vous m’aviez tant promis, lui disait-elle, de m’écrire 
et de ne jamais me laisser sans nouvelles! Pourquoi, 
quand je vous ai vue le printemps dernier, ne m’ayez-yous 
pas parlé du comte d’Eberbach ? 

— Je ne le connaissais pas alors, dit Frédérique. Notre 
connaissance s’est faite d’une façon toute subite. 

Elle raconta à Gretchen comment elle était allée chez le 
comte d’Eberbach pour lui sauver la vie, comment le 
comte était tombé malade le jour méme, et avait obtenu 
de monsieur Samuel Gelb qu’il restât avec Frédérique à 
l'hôtel de l'ambassade, comment il s’était habitué à la voir 
près de lui, comment il l'avait demandée en mariage, et 
comment elle l'avait accepté, se sentant portée vers lui par 
une sympathie étrange et inexplicable. 

‘— Oh! ce n’est pas là ce qu'il y a d’inexplicable et d’é- 
trange, interrompit Gretchen. Mais encore une fois, pour- 
quoi, après tout ce que je vous avais dit, avez-vous pu 
accomplir un acte si grave avant de m'en avoir prévenue 
par un mot? Une lettre écrite à Heidelberg, à l'adresse que 
je vous avais indiquée, aurait tout sauvé. 

— Tout cela s’est fait si vite que j'avais la tête perdue, 
Il ne faut pas n’en vouloir de n’avoir plus pensé à vous; 
je ne pensais plus à moi-même. Sortie de mon obscurité 
et de ma pauvreté pour épouser brusquement le comte 
d’Eberbach, avec son nom, sa fortune, son autorité et son 
âge, j'étais, de tous côlés, si loin de mes rêves de la veille, 
que j'allais comme dans un tourbillon, sans me rendre 
compte du but. Ah! vous avez raison; j'aurais dû parler, 
à vous et à tout le monde; au comte d’abord, qui est bon 
et qui n'aurait pas voulu le malheur de son neveu, Mais 
j'élais dans un tel trouble que je ne savais plus moi-mêmo 
ce que je désirais, ni si je désirais quelque chose, 

Comme Frédérique achevait son récit, lo soir commen- 
çait à tomber. 

Gretchen, que quelques incidents de celte singulière his- 
toire avaient laissée réyeuse, ne questionnait plus Frédés 
rique et ne répondait plus à ses questions, La presence do 
madame Trichter la gônait sans doute, Le fouet du pos- 
tillon causait seul avec le grelot des chevaux, 

— Sommes-nous bientôt arrivées? demanda Frédérique, 


— Tout à l'heure, dit Gretchen. 

Dix minutes après, la voiture s’arrétait devant la grille 
du château. 

Le portier vint ouvrir. 

La nuit était close. [1 n’y avait pas une lumière au cha- 
teau, pas une voix, rien qui annonçât que la comtesse était 
attendue, 

La grille tourna sur ses gonds, et la voiture entra dans 
l'allée ovale qui aboutissait au perron. 

Au moment où les chevaux entraient sous les arbres, 
une formidable décharge de fusils éclata tout à coup, vingt 
torches débouchèrent de derrière les taillis et les murs, et 
un chœur sonore entonna, d'une voix plus douce à l'âme 
qu’à l'oreille : 

— Vive madame la comtesse d’Eberbach! 

Puis une seconde décharge revint épouvanter Frédé- 
rique, 

Les domestiques étaient étagés en file sur les deux ram- 
pes du perron. 

Hans vint ouvrir la portiére. 

— Je yous remercie, mes amis, dit Frédérique. Mais, je 
vous en conjure, qu’on ne tire plus un coup de fusil. 

Elle n’avait pas fini, qu’une troisième décharge, plus 
tonnante que les autres, fit trembler les vitres du château. 

— Madame la comtesse nous excusera, dif Hans; ce sont 
les gens de Landeck qui ont cru lui être agréables en brû- 
lant un peu de poudre a son intention. Mais on va leur 
dire de cesser, 

— Je vous en serai obligée, répondit Frédérique. 

Et, laissant madame Trichter payer le postillon, elle en- 
tra dans le château avec Gretchen. 

— Madame soupera-t-elle? demanda le cuisinier, 

— Tout à l'heure, dit Frédérique. Mais qu’on me mène 
d’abord à la chambre qu'on m'a préparée. 

Une femme de chambre, la femme de Hans, prit une 
bougie allumée et mena Frédérique dans la chambre au- 
trefois occupée par Christiane, 

Gretchen monta avec elle. 

— Laissez-nous, dit la comtesse à la servante, 


XLIV 


TENREUR CONTAGIBUSE. 


Quand la femme de Hans fut partie, Frédérique se tourna 
vers la chevrière : 

— Nous sommes seules, Expliquez-moi ce que vous 
n'avez pas voulu me dire dans la voiture, Pourquoi la nou- 
velle de mon mariage avec le comte d'Éberbach a-t-elle 
paru vous combler ainsi de surprise ot de tristesse? Parlez. 

— Pas ici! dit Gretchen. Il s'est passé dans celte cham- 
bre des choses trop atYreuses; leur souvenir nous porterail 
malheur, Venez dans la pièce d'à cole, 

Et elle entratna Frédérique dans le petit salon qui atte- 


128 


nait à la chambre où Christiane avait tant souffert. 

— Parlez, dit Frédérique. Mais comme vous êtes pâle | 

— Oh! c’est que j'ai bien peur! répondit la chevriére. 

— Peur de quoi? 

= Vous, comtesse d’Eberbach! reprit Gretchen sans 
répondre. Ah! c’est ma faute! c’est la punition de ce que 
j'ai fait! J'aurais dû parler. Mais non, je ne le pouvais 
pas, puisque j'avais juré de me taire. Ah! Sainte-Vierge ! 
Sainte-Vierge! est-il possible que le bon Dieu accable d’un 
poids si lourd la pauvre conscience d’une humble créa- 
ture? 

— Mais, qu'est-ce que vous voulez dire? 

— Frédérique. madame... Yous m’avez dit une chose 
qui m’a consternée, mais vous m’avez dit une chose qui 
m'a fait entrevoir une lueur d’espérance. Je vous supplie 
de ne pas vous offenser de la question que je vais vous 
faire. 

— Oh! je ne moffenserais que de votre silence. 

— Vous m'avez dit, dans la voiture, que lorsque vous 
aviez épousé le comte d’Eberbach, il était malade et pres- 
que mourant; vous m'avez dit que, le jour même de votre 
mariage, monsieur Lothario était arrivé, et que monsieur 
le comte d’Eberbach vous avait fiancée à son neveu, vous 
avait déclaré que vous éliez sa fille et non sa femme, et 
vous avait installée à la campagne pendant qu’il restait à 
Paris. Madame, pardonnez-moi de vous demander cela, 
mais il y va de la tranquillité d’une conscience; vous savez 
si je vous suis dévouée; le voyage que vous venez de faire 
en voiture, je lai fait dix fois à pied, rien que pour vous 
entrevoir et savoir de vos nouvelles. Eh bien, en récom- 
pense de mon dévouement et de mes fatigues, je ne vous 
demande qu’un mot. Tirez mon âme de l’enfer. Madame, 
le comte d’Eberbach n’a jamais été pour vous qu’un père, 
n’est-ce pas? 

Frédérique rougit. 

— Oh! par la tombe de votre mére, je vous conjure de 
ne pas vous arrêter à un misérable scrupule; les événe- 
ments sont trop terribles, voyez-vous, pour ces vaines sus- 
ceptibilités de paroles. Le comte d’Eberbach ne vous a 
jamais traitée, n’est-ce-pas, que comme sa fille? Répondez- 
moi comme au jugement dernier. 

— Je vous Vai déjà dit, répondit Frédérique avec un 
embarras qui confirmait pour ainsi dire ses paroles: mon- 
sieur le comte d’Eberbach se mourait lorsqu'il a eu la pen- 
sée de m’épouser. J'ai su que, dans sa bonté paternelle, il 
n'avait songé à me donner son nom que pour avoir le 
droit de me donner une partie de ‘ses biens. C’est ainsi 
qu'il s'est offert et qu’il a été accepté, De plus, il a appris 
l'amour de son neveu, et ¢’a été pour lui une nouvelle rai- 
son de respecter Je pacte consenti avec monsieur Samuel 
et avec sa conscience. Il n’y a jamais manqué, et je ne 
crains pas qu'il y manque jamais. Le comte d'Eberbach a 
l'âme trop noble et trop pure pour que je concoive la 
moindre inquiétude à cet égard, Je n'ai jamais été et je ne 
sorai jamais plus pour lui que la fiancée de son neveu. 
— Ah! merci! s'écria Gretchen, Vous me retirez un 
poids de dessus la poitrine, Je recommence à respirer. 

Et se jetant à genoux : 


DIEU DISPOSE. 


— Soyez béni, mon Dieu! dit-elle, Vous avez épargné 
une pauvre femme qui n’aurait pas résisté à cette dernière 
secousse, 

Elle se releva, et baisa les mains de Frédérique. 

— La miséricorde du bon Dieu nous a préservées dans 
le passé, dit-elle. Mais il faut songer à l'avenir. 

— L'avenir sera comme le passé, dit Frédérique. Je serai 
la fille du comte d’Eberbach jusqu'au moment où je serai 
la femme de Lothario. Et, quoi que j'aie dans le cœur, je 
souhaite que ce moment vienne le plus tard possible. Je 
souhaite que le comte vivé, qu’il guérisse... 

— Non pas! s'écria Gretchen farouche. I] ne faut pas 
qu'il guérisse. Vous l'avez épousé parce qu’il était malade 
et mourant; il ne faut pas que la santé lui revienne. Toute 
ma sécurité s’en irait. Pour vous décider, il vous a dit qu’il 
mourrait; eh bien! c’est lui qui s’est condamné. 

Gretchen disait cela d’un air égaré et bizarre. 

— Ne me croyez pas folle, dit-elle à Frédérique qui la 
regardait avec étonnement, c'est qu’il y a au fond de tout 
ceci des choses que je ne puis vous dire. Mais vous qui 
n'avez pas fait de scrment, et qui n’avez pas de secret 
horrible, rien ne vous empêche de tout dire. Ne recom- 
mencez plus ce que vous avez fait. Votre silence a failli 
perdre trois âmes, savez-vous? Mais pourquoi venez-vous 
ici, et pourquoi y venez-vous toute seule? 

Frédérique raconta à Gretchen les ennuis que lui avaient 
suscités depuis le printemps la bizarrerie de sa position 
entre Julius et Lothario, la jalousie du comte d’Eberbach, 
sa tristesse à elle en voyant qu’avec toute sa bonne volonté 
elle n’aboutissait qu’à faire souffrir Lothario et Julius l’un 
par l’autre, et le conseil que lui avait donné Samuel de 
rassurer au moins Julius en mettant deux cents lieues 
entre elle et la ville qu’habitait Lothario. 

Lothario à Paris, elle à Eberbach, Julius n’aurait plus 
peur qu’ils se rencontrassent. 

Elle était venue pour la tranquillité du comte d’Eber- 
bach, lequel allait sans doute accourir, heureux et recon= 
naissant. 

— Vous croyez qu’il va vous rejoindre ici? dit Gretchen, 

— Je l'attends et je l'espère, répondit Frédérique. 

— C'est bien, dit la chevriére. Je le verrai. Je lui par- 
lerai. Mais, 6 mon Dieu! mon Dieu! que pourrai-je lui 
dire? 

— Maintenant que j'ai répondu à vos questions, dit Fré- 
dérique, c’est à vous de répondre aux miennes. 

Gretchen secoua la téte. 

— Je crois à votre affection, poursuivit Frédérique, Vous 
m'avez prouvé que vous vous intéressiez à moi, et je viens 
de vous prouver que j'avais confiance en vous. Mais cepen- 
dant je ne sais pas qui vous êtes, et vous n'avez même pas 
voulu m'indiquer votre véritable nom pour l'adresse des 
lettres que je devais vous envoyer à Heidelberg, poste res- 
tante. 

— Mon nom ne vous apprendrait pas grand’chose, dit la 
heyridre. Si vous voulez le savoir, je m'appelle Grote- 
chen. Je suis une gardcuse de chèvres, Ce n'est pas cela 


qui vous renseignera beaucoup, 


DIEU DISPOSE. 


A 


— Qui êtes-vous? insista Frédérique. Vous me ques- 
tionnez toujours, et vous ne voulez jamais me répondre, 
Vous vous préoccupez de moi comme si j'étais votre fille, 
vous faites tous les ans de longues routes a pied pour me 
voir quelques minutes, et les choses qui m’arrivent vous 
bouleversent plus que moi. Vous avez une raison pour 
être ainsi. Et lorsque le hasard m’emmene loin de la ville 
où j'ai été élevée, lorsque je viens dans un pays où je 
n’espère voir aucun visage que je connaisse, la première 
personne que je rencontre, c’est vous! Tout cela est extraor- 
dinaire, Il y a bien certainement entre nos deux existences 
pe lien que je ne sais pas, Oh ! je vous en prie, dites-moi 
seulement un mot : Connaissez-vous ma mère ? 

— Ne me demandez pas cela, répondit Gretchen. Là- 
dessus, j'ai la bouche scellée. Je suis une pauvre femme 
qui vous aime et qui a juré à Dieu et aux morts de veiller 
sur vous. Je ne manquerai pas à ce serment, soyez tran- 
quille; mais je ne manquerai pas à l’autre non plus. J'ai 
juré de ne rien dire. Personne ne sait rien, ni vous ni 
même monsieur le comte d’Eberbach. Les morts lèveraient 
la pierre du sépulcre et viendraient mettre leur main gla- 
cée sur mes lèvres pour les empêcher de s'ouvrir. Et pour- 
tant, comment vous sauver sans dire la vérité au comte ? 
Comment, si je ne lui éclaire pas le passé, verra-t-il l’abi- 
me? Guidez-moi, mon Dieu! car j'ai peur de devenir 
folle, et c'est le moment moins que jamais, Je n’ai pas 
trop de toute ma raison pour tirer cette chère et douce en- 
fant du péril où lout jetée mes imprudences, 

Tout à coup, la jeune comtesse poussa une exclamation 
qui fit sortir Gretchen de sa sombre réverie. 

— Qu’avez-vous done? demanda la chevrière. 

Frédérique montra le miroir qui était devant elle, 

— Une chose singulière, dit-elle. Tout à l'heure, en re- 
gardant par hasard dans cette glace, il m'a semblé que j'y 
voyais deux fois ma figure. 

Et elle se retourna vers le mur qui était en face du mi- 
roir. 

— Ah! c'est ce portrait, dit-elle, en désignant le portrait 
de la sœur de Christiane. Mais je ne m'étais pas tout à fait 
trompée! et mes yeux ne s'ouvraient pas sans raison. 
Voyez donc, Gretchen, comme ce portrait me ressemble. 

— Oh! c'est vrai s'écria Gretchen. Je ne l'avais pas re- 
marqué encore, mais c’est bien vrai; sans la différence 
dhabillement on dirait que c'est vous, 

Elle s'arrôta court, Frédérique fixa sur elle un regard 
interrogateur. 

— Tout ce qui m'arrive est étrange, dit-elle, Qu'est-ce 
que cela signifie? Comment ce portrait me ressemble-t-il à 
ce point? Savez-vous ce que c'est que ce portrait? 

— Oui, balbutia Gretchen. C'est le portrait de la sœur de 
la première comtesse d'Eberbach, 

— De la sœur de madame Christiane ? demanda Frédg- 
rique qui pdlit. 

— Oui, répondit la chevrière. Mais vous pllissez | 

— J'ai peur, dit Frédérique, C'est que monsieur Lotha- 
rio est le neveu de madame Christiane; c'était la mère de 


monsieur Lothario, Et voilà que moi, je ressemble à cette 


CF 


429 


mère! Gretchen! Gretchen! la mère de monsieur Lotha- 
rio, est-ce que c'était ma mère aussi? 

— Oh! rassurez-vous, ma chère dame, vous n'êtes pas 
la sœur de monsieur Lothario. 

Frédérique respira. 

— Vous en êtes bien sûre ? répéta-t-elle. 

— Celle dont vous voyez ici le portrait, reprit Gretchen, 
est morte bien des années avant votre naissance. J'ai as- 
sisté à sa mort. 

— Merci! s’écria Frédérique. Je vois bien maintenant 
que vous êtes vraiment mon amie. Oh! merci! 

— Eh bien! si vous sentez que je vous aime vraiment, 
faites ce que je vous dis, et laissez-vous conduire par moi, 
qui, seule, entendez-vous, seule au monde, sais les dan- 
gers que vous courez et peux vous en garantir. Et pour- 
tant, ne m’interrogez jamais ; ne cherchez pas à savoir ce 
qu’il y a derrière vous, dans votre passé, dans votre ber- 
ceau. Par respect pour tout ce que vous devez aimer et 
vénérer, ne sondez pas des secrets que vous ne pouvez 
pas connaître. Jusqu'à présent, la Providence vous a mi- 
raculeusement protégée et conduite. Laissez-la faire et vous 
mener toujours. 

— Je ne demande pas mieux, Gretchen. Mais il ne dé- 
pend pas de moi de ne pas être troublée de tout ce que 
vous me dites. Vous me dites qu’un péril me menace, ct 
vous ne voulez pas me révéler ce péril, Si je l'ignore, qui 
m'en défendra ? 

— Moi. Me promettez-vous cette fois de ne me rien ca- 
cher et de me prévenir à temps de tout ce qui peut vous 
arriver ? 

— Je vous le promets. ° 

— Ne manquez pas à cette promesse-là, au nom de votre 
bonheur et de l'âme de votre mère. Aussitôt que monsieur 
le comte d’Eberbach sera au château, ou bien dès que vous 
recevrez de Paris la nouvelle la plus insignifiante, vous me 
ferez avertir. 

— Où? 

— Vos domestiques me connaissent. Vous leur direz d’al- 
ler me chercher ; ils ne seront pas embarrassés pour me 
trouver, et j'accourrai vite, allez, Ainsi, c’est convenu ? 

— C'est convenu, dit Frédérique. 

À ce moment, on frappa à la porte du petit salon. 

— Le souper est servi, dit la voix de madame Trichter. 

— Vous allez manger avec nous, ma bonne Gretchen? 
dit Frédérique, 

— Non, merci, dit la chevrière ; ce n'est pas dans mes 
habitudes, cela. J'ai soupé à Neckarsteinach ; et puis, mes 
chèvres ont besoin de moi. Je les ai confiées à une autre 
gardeuse ; mais comme elles vont être contentes do me re- 
trouver! je ne veux pas retarder leur joie. 

Elle descendit avec Frédérique, lui fit renouveler sa 
promesse de la tenir au courant de tout, et la quilla, après 
lui avoir baisé les mains, 

Quand Frédérique, remonta à sa chambre, elle s'intorro= 
gea elle-même, pleine de réverie et de tristesse. 

Elle éprouvait uno singulière impression, dans ce pays 
inconnu où ella se trouvait brusquement transplantée, dans 
% château picin de souvenirs sinistres, où ello venait dé- 

9 


150 


posséder la mémoire d’un autre, et où son ignorance des 
lieux se compliquait du mystère de sa destinée, 


Quelle était cette terreur subite qui avait saisi la che- 
vrière en apprenant que Frédérique avait épousé le comte 
d’Eberbach? Pourquoi Gretchen ne s'élait-elle un peu cal- 
mée qu’en apprenant que le comte d’Eberbach était resté 
pour elle un père ? : 

Une angoisse inexprimable serrait le cœur de Frédérique. 

Toute seule dans ce grand château peuplé de souvenirs 
terribles, — Lothario lui avait raconté le suicide de Chris- 
tiane, — elle sentait vaguement remuer autour d'elle des 
malheurs, des crimes peut-être. Ce que Lothario lui avait 
dit lui revenait à la pensée et l’effrayait, moins encore que 
ce que Gretchen n’avait pas voulu lui dire. 

Dans tous ces meubles, qu’elle ne connaissait pas la 
veille, dans ce lit qui n’était pas le sien, dans ces tentures 
et dans ces tableaux qui la recevaient comme une étran- 
gère, elle ne se trouvait qu’un ami: le portrait de la mère 
de Lothario. Maintenant qu’elle n’en avait plus peur, elle 
l'aimait ; maintenant qu’elle ne craignait plus que ce fût 
sa mère, elle était contente que ce fût la mère de Lotha- 
rio, 

Elle s’agenouilla devant, et lui fit des signes d'affection 
et de tendresse, croyant que c'était à la mère qu’elle les 
faisait. 

Cette ressemblance était un rapport de plus entre elle et 
Lothario. Elle y voyait une sorte de prédestination de pa- 
renté. Elle était déjà de sa famille. 

Elle était contente den être un peu, à présent qu'elle 
m'avait plus peur d’en être trop. 

Elle resta à contempler ce portrait et à lui sourire, jus- 
qu’au moment où la fatigue du voyage lui ferma les yeux, 
et assoupit les tumultueuses pensées qu’avaient soulevées 
dans son esprit les réticences de la chevrières 


XLV 


L'APPARITION, 


Gretchen, elle, ne dormit pas 

En quittant Frédérique, elle courut chez la gardeuse à 
laquelle elle avait confié ses chèvres. Elle la trouva qui 
venait de les rentrer ; elles étaient déjà enfermées pour la 
nul, 

— C'est bon, dit Gretchen, je viendrai les chercher de- 
main matin. 

Mais au moment où elle allait s'en retourner à sa cabane, 
une des chèvres, ayant apparemment reconnu la voix de 
sa mailresse, se mit à bôler de joie, et réveilla les au- 
ui 

— Vous ne voulez pas que je parte sans vous? dit Gret- 
il ; je vais vous emmener, 


chen, Eh bien! : 


Elle ouvrit la porte de l’établo où elles élaient parquces. 


DIEU DISPOSE. 
pee SI 


Les chèvres sortirent en hâte, et vinrent gambader gaie- 
ment autour de Gretchen. 
— Adieu, dit Gretchen à la gardeuse. Je vous remercie 
toujours de l'intention, et nous règlerons notre compte, 
Et disant à ses chèvres $ 


— Venez! 

Elle reprit la route de sa cabane. 

En arrivant, elle fit entrer ses chèvres dans le rocher, 
leur gîte habituel. 

Quant à elle, elle n’entra pas dans sa cabane. 

Elle se mit à marcher à grands pas à travers les reches, 
essayant de rafraichir son front à l’air froid de la nuit. — 

— Qu'est-ce que je ferai ? se demandait-elle. Frédérique 
me préviendra quand le comte d’Eberbach viendra au châ- 
teau. Mais réfléchissons. A quoi cela me servira-t-il d'être 
prévenue? Est-ce que je peux parler? Est-ce que je n'ai 
pas juré le secret à Christiane mourante? Et puis-je man- 
quer à un serment fait à une morte, et à celle-là ? 

On ne devrait jamais faire de serment à personne, puis 
qu'on ne sait jamais ce qui peut arriver. 

Jai juré à celle qui dort dans le gouffre de ne jamais 
révéler son secret à personne, surtout à Julius. C’est pour 
dérober ce secret à tout le monde, à Julius surtout, que 
Christiane s’est tuée. Elle a payé assez cher le mystère pour 
qu'il lui appartienne. Elle a dû assez souffrir en abandon- 
nant le mari qu’elle aimait, en renonçant si jeune à la vie, 
en se jetant la tête la première dans cet abime où son pau- 
vre cher corps, si beau, s’est brisé contre les roches! Et 
toute cette misère-là aurait été inutile ! Et elle aurait tout 
sacrifié, tout souffert, tout subi, pour rien! Elle se serait 
tuée pour laisser vivre son honneur, et elle aurait tué son 
honneur aussi! 

Non, cela ne sera pas! Ce ne sera pas moi, at moins, 
qui démentirai ainsi l'espérance de son suicide, et qui la 
retucrai dans la réputation qu’elle a laissées 


Mais cependant, comment puis-je laisser s’accomplir la 
fatalité qui s’appr¢te? Oui, monsieur le comte a respecté 
jusqu’à présent la fiancée de son neveu. Mais il était mou- 
rant, il était glacé par la tombe, où il entrait déjà; son 
sang était froid dans ses veines ; il n'avait plus rien des 
passions d’un homme. Et encore, il a eu des accès de ja- 
lousie lorsque Frédérique était trop familière avec Lotha- 
rio. Cela même a été si loin qu’elle a été obligée, pour la 
tranquillité du comte et pour la sienne, de se séparer do 
Lothario et de venir s’enterrer ici. 

Monsieur le comte va venir l'y rejoindre. 

Qui sait Sil ne va pas recouvrer ici la santé et la force? 

Non, bien sûr, il ne faut pas qu'il guérisse. Non, Dieu 
ne lui rendra pas la santé, Avec la santé, l'amour revien= 
drait, Frédérique est si belle, si pure, si adorable! Chaste 
et sainte enfant, qui se croit garantie parce qu'elle est la 
fiancée de Lothario! Les hommes qui veulent une femme 
n'ont pas de scrupules ; je le sais moi! Vertu, crime, pro= 
bite, Acheté, rien n'existe plus alors. 

Ah! il me faut, à moi, une autre garantie que la parole 
d'un homme qui aime, Je crois le comte d’Eberbach hon- 


nêle, s’il s'agissait de ne pas voler une bourse; mais je le 


Alors, je n’ai qu'un moyen, c’est de tout dire. D’un mot 
je puis arrêter le comte d’Eberbach. Je peux le faire recu~ 


| ler, pâle et épouvanté de ce qu’il allait commettre. Je n’ai 


| qu’un mot à dire pour cela. 


| 
| 
| 


| Etce mot qui sauverait tout, j’ai juré de ne pas le dire! 


- Mais voyons. Pour qui est-ce que je me tais? Pour Chris- 
| tiane. Suis-je bien sûre de réaliser son désir? Si elle pou- 
| vait revenir, si elle était là, si elle voyait l’horrible situa- 
tion où notre malheur vient de nous placer, persisterait- 
elle à exiger le secret? Ne voudrait-elle pas, au contraire, 
le rompre? Laisserait-elle une seule minute de plus Fré- 


| dérique exposée au malheur monstrueux qui la menace? 


| Non, certainement. Alors, plus de réputation ni d’hon- 
| neur qui tiennent; Christiane serait trop heureuse de se 
perdre pour sauver Frédérique; elle dirait tout; elle af- 
fronterait Pinjuste mépris du monde, et, plus que cela, la 
douleur de son mari. Elle montrerait la tache de son hon- 
neur pour en épargner une à la conscience de Frédérique. 
Elle payerait joyeusement de son opprobe la pureté de Fré- 
dérique. 

| Mais ce que Christiane ferait certainement, ai-je, moi, 
le droit de le faire? M’a-t-elle déliée de ma promesse solen- 

nelle ! O mon serment! mon serment! 

Laisser Frédérique exposée à la passion du comte, im- 
possible; dire le mot qui la délivrerait, impossible en- 
core. 

Que résoudre? 

Entre l'honneur de Christiane et l'innocence de Frédé- 
rique, entre le crime de Frédérique e{mon parjure à moi, 
comment choisir? 

Gretchen erra toute la nuit, à travers ces porplexités et 
ces irrésolutions. L’aube la surprit, assise à terre, le front 
sur les genoux, et les cheveux dénoués. 

‘ Fle alla ouvrir à ses chèvres, et les mena dans la côte. 

Elle y resta toute la journée, choisissant de préfcrence 
les endroits d’où elle plongeait sur le château d'Eherbach, 
et épiant s'il n’arrivait personne, et si Frédérique n’en- 
voyait pas un domestique à sa recherche. 

Le soir, elle rentra, et so coucha, cette fois, Son corps 
commençait à ne pouvoir plus porter son Ame, et voulait 
du repos, 

Le lendemain elle ne retourna pas au château. 

Elle attendait que Frédérique la fit demander, 

Jusqu'à ce que le comte fût arrivé, ou que Frédérique 
en eût des nouvelles, que serait-elle allée faire ou dire au 
château? Frédérique ne manquerait pas de la presser do 
questions, et il élait inutile qu'ello allAt chercher des in- 
lerrogations auxquelles elle était décidée à ne pas répon« 
dre. 

Ello attendait, 

Frédérique, de son côté, attendait aussi. Lo lendemain 


DIEU DISPOSE. 151 


-—————— 


de son arrivée, elle espérait trouver à son réveil Samuel, 
ou Julius, ou au moins une lettre. 

Elle ne trouva personne, ni rien. 

Le lendemain encore et le surlendemain, ce fut la même 
chose, 6 

Trois jours se passèrent sans qu’elle et aucune nou= 
velle. 

Elle se demandait ce que cela voulait dire. Comment 
ravait-elle pas au moins un mot de monsieur Samuel 
Gelb? Et quelle raison pouvait expliquer le silence du 
comte d'Eberbach? Il était impossible que Samuel ne lui 
eût pas dit pourquoi elle était partie et où elle était. 

Alors, comment son mari ne lui donnait-il pas signe de 
vie? 

Que le comte ne fût pas accouru en toute hâte pour la 
remercier et la tranquilliser, ses affaires avaient pu l'en 
empêcher et le retenir quelques jours; mais il n'y a pas 
d’affaires qui empéchent d'écrire un mot à une pauvre 
jeune fille qui s'est dévouée à votre bonheur et qui attend 
dans les transes de l'incertitude et de l'anxiété l'effet de son 
dévouement et de son sacrifice 

Etait-ce donc qu’au lieu d’être heureux et reconnaissant 
du départ de Frédérique, comme monsieur Samuel Gelb 
l'avait promis à la jeune femme, le comle en avait été cho- 
qué et fâché? En voulait-il à Frédérique d’avoir agi à son 
insu et de lui avoir fait mystère d’une démarche aussi dé- 
cisive, de lui avoir forcé la main en quelque sorte et de 
l'avoir arraché brusquement aux occupations qui, comme 
il le lui avait toujours dit, l’obligeaient de rester en 
France, 

Était-il mécontent contre elle qu’elle l’eût ainsi placé, 
sans même le consulter, entre ses intérêts et sa femme? 

— Oh! tant pis! se dit Frédérique, J'aime mieux tout 
que cette incertilude. Si demain encore je n'ai pas de nou- 
velles, je repars pour Paris. J'ai eu tort d’écouler monsieur . 
Samuel Gelb, qui devait venir, ou du moins m'écrire, aus- 
sitôt qu'il aurait parlé au comte. Je parlerai au comte moi- 
même, On s'explique mieux de près que de loin, et j'ai 
déjà assez souffert d'un malentendu pour ne pas vouloir 
que les malentendus recommencent. 


Le lendemain matin elle sonna, madame Trichter pas 
rut. 

— Il n'y a rien? demanda Frédérique. 

— Rien encore, 

— C'est bon. Diles qu'on aille me commander des cho 
vaux. Je retourne à Paris. 

— A Paris! dit madame Trichter. 

— Oui, à Paris. Pas un mot, C'est uno chose décidéo, 

Madame Trichter sortit, 

Mais elle remonta presque aussitat, 

— Madame! une lettre! s'écria-t-elle en entrant. 

— Ah! c'est bien heureux, dit Frederique, Donnez 
vile, 

C'était une letire du comle d'iberbach, 

Frédérique lut: 


a Ma chère fille, 


» Je commence par to remercier... » 


139 DIEU DISPOSE. 
ELU 


Frédérique s’interrompit. C'était la première fois que le 
comte la tutoyait. Ce changement de manière lui fit un ef- 
fet singulier. 

Elle continua: 

« Je commence par te remercier de la bonne intention 
de ton départ. Tu es pure et dévouée comme un ange. Si 
tu savais, ma chère fille, combien je me repens des con- 
trariétés que j'ai pu te causer. Je ne t'ai jamais dit, et je 
n’ai jamais su moi-même avant ce moment, de quel cœur 
de père je Vadorais, Je voudrais bien te revoir pour te 
Yexprimer mieux que je ne l'ai fait jusqu'ici. Dieu me 
permeltra de ne pas mourir sans t'avoir revue, 

» Cependant, il faut que je reste à Paris, mon entant 
bien-aimée, pour veiller précisément à des choses qui t'in- 
téressent, Ne sois pas inquiète de moi. Je ne vais pas mal. 
Je ne reste, je te le répète, que pour travailler à une chose 
qui peut hâter ton bonheur. Mais pardonne-moi de désirer 
qu'il n’y ait pas tant de distance entre nous. Ne pouvant 
te rejoindre, je te prie de venir me trouver. 

» Ne crois pas pour cela que ton voyage aura été inutile, 
Non, il aura produit, au contraire, des résultats auxquels 
nul de nous ne pouvait s'attendre, 

» Pour que tu n’aies pas une seconde fois l’ennui de 
faire toute seule cette longue route, je envoie, pour te 
ramener, une personne qui arrivera à Eberbach le même 
jour que cette lettre. « 

» Frédérique, je te recommande de recevoir cette per- 
sonne comme tu me recevrais moi-même. Bien qu’elle te 
soit inconnue, elle taime plus profondément que tu ne 
peux croire. Aime-la bien, 

» Et reviens vite avec elle, car les minutes vont me sem- 
bler des siècles jusqu'à volre retour. 


» Ton père dévoué, 


» JULIUS D’EBERBACH, D 


Frédérique fut frappée du ton à la fois affectueux et 
grave qui régnait dans toute cette lettre. 

Évidemment le comte lui cachait quelque chose, Il était 
survenu un incident quelconque qui avait changé les rap- 
ports entre eux. La lendresse du comte semblait s'être 
profondément modifiée, g 

Qui donc avait pu le rendre à la fois plus sérieux et plus 
tendre? 

Et quelle était cette personne inconnue qui allait venir 
chercher Frédérique? 

A qui s'adresser dans ce nouveau revirement de sa des- 
tinée ? 

Frédérique pensa à Gretchen. 

Elle avait promis à la chevrière de l’avertir aussilôt 
qu ello recevrait des nouvelles de Paris, 

Elle l'euvoya chercher, 

Gretchen accourut, 

La chevrière écouta la tecture do la lettre du comte sans 
dire une parole, 

Lorsque la lettre fut finie, elle demecura réveuse et 


* dans ses méditations, 


— Il faut que je réfléchisse, dit-elle, avant de vous don- 
ner un conseil. Cette personne qui doit vous ramener va 
sans doute arriver dans la journée. Je vous demande seu- 
lement de ne partir que demain matin, Moi, je vais em= 
ployer tout le jour à penser à ce qu’il faut que nous fas= 
sions ce soir. | 

Et elle sortit. 

Mille idées contradictoires bourdonnaient dans la tête de 
Gretchen. Le comte était grave et paternel ; et, d’un autre 
côté, Frédérique lui avait signalé ce tutoiement inaccou- 
tumé. 

Pourquoi ce silence de Samuel? Ses anciens soupçons à 
l'endroit de Samuel Gelb lui revinrent subitement. C'était 
lui qui avait machiné le départ de Frédérique à l'insu de 
Julius; qui sait s’il n’y avait pas là-dessous une perfidie et 
une trahison de cette méchante ame? 

Il aimait Frédérique; il avait voulu l’épouser, Il s'était 
retiré bien facilement et bien complaisamment devant Ju- 
lius, et puis devant Lothariof Croire qu'il se fût retiré 
sans arrière-pensée, qu’il se fût dévoué sincèrement, Gret- 
chen le connaissait trop pour cela. Il avait dQ, évidem- 
ment, se donner les apparences du sacrifice, et chercher 
en dessous à regagner ce qu'il avait paru céder. 

Une affreuse idée traversa la cervelle de la chevrière, 

La lettre de Julius ne disait pas même le nom de Lo- 
thario, Qu’était devenu Lothario là-dedans? Cette omission 
de Lothario d’une part, de l’autre la familiarité inusitée, 
ot enfin la gravité presque triste de la lettre, tout cela 
n'indiquait-il pas que, d'une façon ou d’une autre, le 
comte d’Eberbach croyait pouvoir maintenant traiter Fré- 
dérique comme sa femme ? 

Ce misérable Samuel aurait-il arrangé la fuite mysté- 
rieuse de Frédérique de telle sorte que Frédérique edt eu 
Pair d’être enlevée par Lothario ? 

L'idée d'un duel entre l’oncle et le neveu ne vint pas à 
Gretchen ; mais le comte d'Eberbach pouvait avoir traité 
si mal Lothario que, dans un moment de désespoir, Lo- 
thario avait pu faire ce que Christiane avait fait autrefois: 
se tuer. 

Alors tout s’expliquait, la tristesse de la lettre, l’omission 
du nom de Lothario, le tutoiement, et cette personn pour 
ramener Frédérique, et sans doute pour la prévarer en 
chemin à l’affreuse nouvelle qui l’atlendait à son retour à 
Paris. 

Que faire ? 

Gretchen, enfiévrée et comme folle, passa toute la jour 
née à rouler toutes sortes de projets insensés. 

Enfin, le soir tombant, elle prit une grande résolution. 

Elle se leva brusquement, et, sans s'arrêter une seconde, 
de crainte que son courage ne faiblit, elle alla droit où 
elle n’était jamais relournée depuis dix-huit ans, au Trou 
de l'Enfer, 

La nuit était noire. 

De grands nuages sombres, poussés par le vent, s’écra= 
saiont lourdement sur la lune sinistre, 

Les spectres des arbres se dressaient dans des attitudes 
lugubres. 


A mesure que Gretchen approchait du terrible abime, 
son cœur se resserrait, comme broyé entre des tenailles, 

Elle arriva. 

Son pas fit envoler une centaine de corbeaux qui ni- 
chaient au bord du précipice, et qui se mirent à tourbil- 
lonner en croassant. 

Mais la chevrière ne se préoccupait guère de toutes ces 
épouvantes extérieures. C’élait la nuit de son cœur qui 
l'effrayait. 

Elle s’agenouilla. 

Puis elle s’écria à voix haute: 

— Ma Christiane! ma maitresse adorée! chère morte 
toujours vivante en moi, je reviens, après dix-huit ans, à 
cet abime qui est ton tombeau, pour te demander ce que 
je dois faire, et pour suivre la pensée que tu m’enverras, 
Christiane, si quelque chose des morts leur survit, si ton 
âme ressent encore les tristesses de ceux que tu as laissés 
«sur cette terre, si Dieu, à qui j'en appelais, le jour de ta 
mort, à cette même place, sait toujours protéger les bons 
et punir les méchants, Christiane! Christiane! Christiane! 
claire-moi, inspire-moi, parle-moi! 

— Gretchen ! dit une voix aerriére elle. 

En même temps une main se posa sur l'épaule de la 
chevriére. 

Gretchen se retourna épouvantée. 

Mais ce qu’elle vit en se retournant redoubla son épou- 
vante. 

Christiane, oui, Christiane elle-même, était là, debout à 
côté d’elle 

Un rayon de la lune éclairait son visage pâle, mais 
calme. 

Elle était vêtue de noir. Elle paraissait agrandie et trans- 
figurée. 

Gretchen voulut crier, mais elle ne put articuier une 
syllabe. 

La miraculeuse apparition reprit d’une voix lente ect 
douce : 

— Ne crains rien, ma Gretchen; Dieu t’a entendue, et 
moi je te bénis. Léve-toi, ma Gretchen, et suis-moi, 

Et clle se mit & marcher. 
Gretchen se leva et la suivit, 


XLVI 


ÉTUDES SUR LE REMORDSI, 


Cependant Samuel Gelb se demandait s'il était bien sûr 
que ses machinations eussent produit l'etfet qu'il en avait 
espéré, ‘+ 

Pouvait-il agir désormais avec la certitude que Lothario 
était mort? Là était pour lui la question capitale, 

Dès le lendemain du jour où Samuel avait vu Julius 
rentrer, pile et morne, à l'hôtel, lui demander où était 
Frédérique, et le prier de le laisser seul, Samuel était allé 
à l'ambassade de Prusse et avait interrogé le concierge et 
los domestiques, ' 


DIEU DISPOSE. 


—__— 


133 


On n’avait pas vu Lothario depuis la veille. 

Samuel alla chez Julius, et, avant de monter, questionna 
aussi les gens. 

Ils n’avaient pas non plus de nouvelles de Lothario. 

Evidemment, la monstrueuse espérance de Samuel Gelb 
était réalisée : Julius avait tué Lothario dans un duel sans 
témoins. 

Et cependant Samuel avait beau faire, il restait toujours 
au fond de son esprit des doutes et des inquiétudes. 

N’y avait-il moyen de rien tirer du comte d’Eberbach. 

Samuel essaya une fois encore. Mais lorsqu’il prononca 
le nom de Lothario, Julius lui rappela, d’un ton où il y 
avait à la fois de la colère et de la tristesse, qu’il fui avait 
demandé de ne jamais prononcer ce nom devant lui. 

Samuel parla d'autre chose; puis, quelques minutes 
après, il tenta une allusion aux faits qui avaient dû se 
passer à Saint-Denis. Mais Julius détourna aussilôt la con- 
versation, et dit qu’il se sentait souffrant et qu’il avait be- 
soin de solitude. 

Samuel dut sortir comme la veille, sans avoir rien ap= 
pris. 

C'étaient bien là toutes les apparences d'un remords, 
Ces réticences de Julius, cette souffrance quand le nom de 
Lothario venait dans la conversation, ce besoin de cacher 
aux yeux mêmes de son meilleur ami l'émotion que ce 
nom lui mettait sur le visage, tous ces symptômes dénon- 
çaient assez clairement une catastrophe. 

C'est égal, Samuel aurait voulu quelque chose de plus 
positif ; et, pour être sûr de la mort, il aurait fallu qu'il 
touchât le cadavre. 

Sa curiosité avide et passionnée se hasarda le lendemain 
à une sorte d'enquête qui n’était pas sans danger. 

Il se mit à parcourir les environs de Saint-Denis et 
d'Enghien, interrogeant les paysans, les aubergistes, les 
bateliers. N’avaient-ils pas entendu parler d'accident, de 
noyé, de mort, de duel? 

Mais personne n'avait idée de ce qu’il voulait dire. 

Il avait conservé des relations à l'ambassade de Prusse. 

Il vint, le jour suivant, trouver le deuxième secrétaire, 
et lui demanda ce qu'élait devenu Lothario. 

Le secrétaire répondit qu'il n’en savait rien, mais que 
l'ambassadeur le savait, et qu’il avait dit qu’on ne s'inquiè- 
{at pas de lui. 

Il y avait là enfin le commencement d'une piste, 

Samuel se décida à s'adresser à l'ambassadeur lui- 
même. 

Il attendit le moment où l'ambassadeur était soul, et so 
fit annoncer. 

L'ambassadeur fit répondre qu'il n'était pas visible, 

Samuel insista, disant qu'il avait à parler à Son Excel- 
lence de choses graves. 

L'huissier l'introduisit alors, 

L'ambassadeur le reçut froidement, resta debout et no 
lui dit pas de s'asseoir. 

— Son Excellence me pardonnera, dit Samuel, de l'avoir 
dérangée. Mais il s'agit d'une affaire qui me touche au- 
delà de l'ordinaire, et qui touche aussi, j'ose l'espérer, Son 


Excellence, 


— Expliquez-vous, monsieur, répondit Pambassadeur 
glacial, 

— Depuls trois jours, un jeune homme que j'aimais 
comme un fils, et à qui votre Excellence paraissait déjà 
s'être attachée, Lothario, a disparu, 

— Je le sais, répliqua l'ambassadeur, toujours du même 
ton. Après? 

— Des circonstances qui sont à ma connaissance person- 
nelle, et qui sont aussi, je crois, à la vôtre, me font 
craindre qu'il ne soit arrivé malheur à ce jeune homme. 
On m'a dit que vous saviez ce qu’il était devenu, J'ai pris 
la liberté de venir me renseigner près de votre Excel- 
celce. 

L’ambassadeur interrompit Samuel presque séyére- 
ment. 

— Monsieur Samuel Gelb, dit-il, Lothario était mon se- 
crétaire. De plus, comme ambassadeur, je représente en 
France la royauté et la justice de Prusse, et je suis chargé 
de veiller sur nos nationaux, Je ne reconnais à personne 
le droit d'être plus alarmé et plus curieux que moi, que sa 
famiile, sur ce qui touche les intérêts de Lothario. Eles- 
vous son parent? Je sais qu’il a disparu, et cependant, vous 
le voyez, je ne m'émeus pas, je ne m’agite pas, je n’inter- 
roge pas tout le monde, depuis les domestiques de Paris 
jusqu'aux bateliers de Saint-Denis. C'est tout ce que j'ai à 
vous dire, Mais souvenez-vous que, quand l’ambassadeur 
de Prusse se tait, monsieur Samuel Gelb a le droit de ne 
pas interroger. 

Prononcé de cet accent, le droit ressemble singulière- 
ment au mot devoir. 

Et d'un signe de tête l'ambassadeur congédia Samuel. 

La réception hautaine et glacée de l'ambassadeur ne 
choqua pas Samuel Gelb. Il n’y vit que le mécontentement 
d'un homme embarrassé de l'attention éveillée sur un se- 
cret qu'il veut garder. 

Cette réserve altière lui parut plutôt un excellent indice, 
Assurément, l'ambassadeur était dans le secret de la ré- 
paration, comme il était dans le secret de Poutrage. 

Seulement, le comte d’Eberbach était trop haut placé par 
sa fortune et par son rang, et aussi trop près de la mort, 
pour que son successeur ne voulût pas épargner à son 
grand nom le scandale et la honte, 

W ais il n’y avait plus à en douter, Lothario était mort, 

Car quelle autre explication donner à l'accueil sec et 
dur de l'ambassadeur? Si Lothario avait été vivant, qu’est- 
ce qui l'aurait empêché de le dire à Samuel ? 

‘attitude de Julius était décidément faite pour donner 
raison à cette conviction de Samuel. 

Lorsque Samuel allait voir le comte d’Eberbach, il le 
trouvait toujours triste, résigné, abattu, plongé dans cette 
indifférence fatale et morne de ceux qui sont prêls à tout 
et qui ne tiennent plus à rien. 

Le comte d’Eberbach ne sortait plus de son hôtel et ne 
recevait plus personne, excepté Samuel, 

Avec Samuel, il parlait à peine, écoutait les conseils 
qu'il lui donnait, ne faisait pas d'objections, et semblait 
décidé à so laisser conduire et à ne plus agir par lui- 


DIEU DISPOSE. 


Samuel s'expliquait ce renoncement et cette inertie par 
la secousse violente qu'avait dû produire dans cette faible 
organisation l'acte sanglant que Julius avait dû commettre, 
Le ressort de la volonté avait dû être brisé du coup. L'âme 
de l'oncle était morte de la balle qui avait frappé le 
neveu. 

Cependant, Samuel essayait de tirer quelques paroles de 
ce spectre d’une intelligence, U faisait comme les chirur= 
giens qui, pour constater la mort, piquent le cadavre. 

Le soir du quatrième jour, il était dans le cabinet de 
Julius. 

Une seule lampe éclairait maigrement la haute pièce. 


Samuel était debout contre un secrétaire de Boule, Julius 


à demi étendu sur un canapé, accablé et somnolent, 

— Eh bien! dit Samuel, quel est ton avis sur les nou= 
velles politiques ? 

Le comte d’Eberbach haussa les épaules, 

— C'est à lu politique que tu penses, toi? dit-il en re= 
gardant fixement Samuel, 


— Et à la politique seule! Tu no veux plus t'en occu= 


per, mais elle te forcera bien de penser à elle, tu verras, 
As-tu lu seulement les journaux de ce matin? 

— Est-ce que je lis les journaux ? dit le comte d’Eber- 
bach. : 

— Oh! je vais te réveiller, dit Samuel. 

Et il alla prendre sur une table le Moniteur, parmi un 
tas de journaux dont la bande, en effet, n’était pas dé~ 
chirée. 

Tu sais, poursuivit Samuel, que la chambre des députés 
Clait prorogée ; eh bien, maintenant, c’est mieux, elle est 
dissoute. Voici l'ordonnance dans le Moniteur. 

— Ah! dit Julius, indifférent. 

— Oui, voilà où les choses en sont venues. Le roi a 
parlé d’une manière qui n’a pas plu à la chambre; la 
chambre a répondu d’une manière qui n’a pas plu au roi. 
Alors le roi s'adresse au pays, comme un écolier battu par 
son camarade va se plainre au maître. Pauvre Charles X, 
qui a encore cotte naïveté de croire que le pays lui don- 
nera raison. La nation lui est plus hostile que les députés. 
Dans la chambre, il a contre lui deux cent vingt-un vo- 
tans; dans la France, il a contre lui tout le monde. Le 
peuple a bien pu subir, mais non accepter une dynastie 
ramenée par les Prussiens et par les Cosaques. Le sang 
français est un mauvais baptême pour uno têle royale. Les 
électeurs renverront les mêmes députés, sinon de plus vio- 
lents, Et alors que fera le gouvernement? Charles X est 
trop chevaleresque et trop aveugle pour accepter ce souf- 
fle! et pour se résigner à la volonté de la nation. La disso- 
lution de la chambre, c’est la guerre déclarée, Bravol les 
provocations vont leur train, et nous ne tarderons pas à 
voir le duel & mort du roi et du pays. 

Samuel avait-il prononcé avec intention ce mot de « duel 
à mort?» I regarda Julius sans doute pour voir l'effet 
que ce mot lui faisait, $ 

Baisse un peu la lampo, je Ven prie, dit Julius, cette lu- 
mièro est trop vive pour mes yeux fatigués, 

— C'est cela, pensa Samuel, il ne veut pas que jo voio 
sur son front le sanglant reflet de son duel, 


x 


DIEU DISPOSE. 135 


EEE 


Il baissa la lampe et tenta encore de blesser Julius dans 
les opinions qu’il lui supposait, d’allumer une discussion 
peut-être. i 

— Ce qu'il y a de plus amusant dans tout cela, reprit-il, 
cest la mine effarée et piteuse de cette bonne opposition 
que la cour croit si terrible, c’est la peur que les libéraux 
ont de leur audace, La bourgeoisie veut bien taquiner le 
roi, mais elle ne veut pas-le renverser. A vrai dire, je la 
trouve excellente de nous aider à combattre la royauté, En 
somme, elle a tout : les capitaux sont entre ses mains, et 
par suite, le gouvernement, puisque l'élection est aux ri- 
ches. Qu'est-ce qu'elle peut désirer? Si elle n’était pas 
aveugle et si elle était capable de voir où elle va, elle se 
ferait hacher en morceaux plutôt que de faire un pas de 
plus. 

Car, au fond, elle ne craint et elle ne redoute que le 
peuple! Si tu voyais le dessous de ces farouches tribuns 
qui paraissent si révolutionnaires ! Hier, devant moi, Odi- 
lon Barrot, à qui quelqu'un disait qu’à un coup d'état il 
fallait riposter par une révolution, se récriait et s’effrayait 
à l’idée d’appeler le peuple dans la rue. La légalité, ils ne 
sortent pas de là, Tout contre les ministres, rien contre le 
roi, 

1) faudra poutant bien qu'ils y viennent, Je me divertirai 
bien le jour où, visant un portefeuille, ils casseront la 
couronne, 7 

Julius semblait indifférent à toutes ces nouvelles, et ne 
répondait pas, 

— Dis donc, demanda Samuel changeant brusquement 
de sujet, as-tu enfin écrit à Frédérique ? 

Un tressaillement imperceptible échappa à Julius. Mais 
la lumière de la lampe était si faible, que Samuel ne put 
le surprendre, 

— Oui, répondit Julius, je lui ai écrit ce matin même, 

— C'est bien heureux! reprit Samuel. Elle devait com- 
mencer à m'en vouloir, mais tu sais à quel point je suis 
innocent. J'avais promis de la rejoindre, ou au moins de 
lui écrire, aussitôt que je l'aurais appris son départ, Mais à 
présent tu ne parles plus, et je ne savais que lui dire. Elle 
doit être bien inquiète, Eh bien! lui annonces-tu que tu 
vas la rejoindre ? 

— Ma foi, non, dit Julius. Que veux-tu que j'aille faire 
sur les routes? Je lui écris de revenir à Paris quand elle 
voudra, 


— Tu no parais guère prossé de la rovoir, reprit Sa- 
muel, examinant à la dérobée le visage du comte d'Eber= 
bach. 

— Tu te trompes, fit Julius, Je serai bien heureux do 
l'embrasser encore. Mais, vois-tu, je suis dans une situa- 
tion d'esprit à ne plus m’agiler pour grand'chose, Je n'ai 
plus la force de vouloir. Tu sais que depuis longtemps je 
n'ai plus qu'un seul désir : la mort, Et ce désir s'est encore 
grandement augmenté, 

Il se souleva sur son séant. 

— Voyons, toi, Samuel, tu dois maintenant le savoir? 

Et Julius prononea ces derniers mols avec un accent ot 
un regard singuliers. 


— Tu dois le savoir, à coup sir, répéta-t-il ; décidé. 
ment, quand mourrai-je ? 

— Eh! mon Dieu! répondit Samuel presque brutal, jete 
l'ai déjà dit vingt fois, tu as devant toi des semaines, des 
mois peut-être, qui sait? des années. Ce qui te tue, ce 
n'est pas une maladie, c’est l'épuisement. Il n’y a possibi- 
lité de rien prévoir à heure fixe. Tu peux prodiguer ton 
reste d'énergie en un jour, comme tu peux l’économiser 
et le faire durer goutte à goutte. Quand la lampe man- 
quera d’huile, elle s’éteindra, voilà tout. 

— Cela dépend de moi? demanda le comte d’Eberbach. 

— Sans doute, De qui cela dépendrait-il ? 

— Oh! je ne dis pas que ce soit de toi, Samuel, 

Et, après un silence : 

— Si tu pouvais quelque chose là-dedans, Samuel, co 
que je te demanderais, va, ce ne serait pas le prolonge- 
ment d’une misérable existence comme la mienne, inutile 
et stérile. Que j'aie seulement le temps d'achever une 
chose que j'ai commencée, et ensuite je suis prêt; la mort 
peut venir me chercher. w 

— Quelle chose as-tu commencée? demanda Samuel. 

— Je suis en train, dit Julius, de récompenser chacun 
comme il le mérite, Sois tranquille, tu ne seras pas oublié. 

Julius dit cela d’un ton si étrange, que Samuel ne put 
comprendre si c’élait une promesse ou une menace. 

Mais il fut bientOt rassuré par le sourire confiant de 
Julius. 

— Mon cher Samuel, continua Julius avec abandon, 
ne m'en veux pas de l'humeur maussade que tu peux me 
trouver depuis quelques jours. Ne m’abandonne pas pour 
cela, je ten prie. Je sais tout ce que je te dois, sois-en 
sûr, et crois bien que je ferai tout co qui sera en mon 
pouvoir pour t'en payer. Sois indulgent et patient avec 
moi. Tu sais que j'ai toujours eu un caractère indécis et 
féminin. Quand nous étions jeunes, c'élait toi qui me di- 
rigeais, tu ten souviens. Tu étais l'arbitre de mes actions, 
le maître de mes pensées, Eh bien! je désire, je veux 
qu'il en soit de même à présent, et plus entièrement en- 
core, si c'est possible. 

Samuel, continua-t-il presque solennellement, je remets 
entre tes mains ma destinée, ma volonté, ma vie, Décido 
pour moi, agis pour moi. C'est tout au plus si je veux te 
regarder faire ou dire. Prends ma vie, entends-tu ? Je ne 
te dis pas cela comme un mot en l'air, je te parle comme 
un homme fatigué, qui voudrait bien qu'un ami dévoué 
de cœur et résolu d'esprit, lui épargndt la responsabilité 
de sa vie et de sa mort, 

Écoute-moi bien, Tu jugerais à propos de me tuer pour 
m'épargner le resto de mes souffrances et de mes ennuis, 
jo trouverais que tu fais bien, et {> l'absoudrais pleine- 
ment de tout remords et de tout scrupule, Tu m'as en- 
tendu ? 

Samuel regarda Julius en face, pour voir si sa role 
n'était pas une sanglante ironie, 

Mais Julius reprit, calme et grave, répondant en quelque 
sorlo à sa pensée : 

— Samuel, je n'ai jamais été si sérieux de ma vie, 

Samuel sortit ce jour-là profondément préoccupé des 
paroles de Julius, 


456 DIEU DISPOSE. 


oo 


— Oui, pensait-il en marchant dans les rues, le remords 
du meurtre de Lothario l’a achevé; il n’ose plus vivre, et 
avec sa frèle nature, il n’a pas le courage de se tuer. fl 
voudrait bien rejeter sur moi la responsabilité de son 
suicide. Quant à sa délicatesse et à l'absolution qu’il me 
donne, il est bien bon de penser à m’épargner le scrupule. 
Est-ce que j'ai des scrupules ? 

Brave homme, qui s’imagine que j’ai besoin de sa per- 
mission pour disposer de lui! Il m’appartient, comme Vin- 
férieur au supérieur, comme la matière à l’esprit, comme 
la bête à l'homme, Est-ce que l'homme a besoin de la 
permission du bœuf ou du mouton? Oh! non, certes, 
ce n’est pas le scrupule qui m’arréte. Je ne demande 
pas si la chose est légitime, mais seulement si elle est 
utile. 

Voyons, Lothario est mort, c’est certain, Julius n’a plus 
au monde que Frédérique et moi. Son testament doit lais- 


ser une bonne part de ses biens à Frédérique; mais, comme 


il me le disait tout à l’heure, il ne m'y a pas oublié. 


D'ailleurs, quand même il laisserait tout à Frédérique, 
qu'est-ce que cela peut me faire? Lothario supprimé, 
Frédérique me revient. 

Elle m’appartient d’autant plus que j'ai eu la générosité 
de la céder, et elle est liée à moi par une double recon- 
naissance. Mon double sacrifice multiplie les droits que 
j'avais sur elle. 

Donc, la mort de Julius me donne Fredérique et la 
richesse. 

Je pourrais me débarrasser tout de suite de ce moribond. 
Mais, d’un autre côté, si j'attendais quelque temps, il m’é- 
pargnerait sans doute l'ennui de m’en mêler. Au train 
dont il va, il ne tardera pas à mourir tout seul. 

— Allons! il a beau dire, je n’y mettrai pas la main. 

A moins que les événements politiques ne se hatent. 

Car il faut que je touche en même temps mon double 
but. Il faut que la révolution qui va remuer la France et 
l'Europe me trouve riche des millions de Julius, pour que 
cette stupide Tugendbund n'ait plus de prétexte à m’op- 
poser, et me nomme un de ses chefs, c'est-à-dire son 
chef. 

C'est dit. Voilà le plan : me tenir prét, épier les choses 
qui se préparent dans la cervelle trouble des ministres et 
dans Jes intrigues ténébreuses des conspirations ; et, si Ju- 
lius n’a pas la complaisance de s’en aller assez vile, s'il 
s'obstine malhonnétement à m’empétrer les pieds dans le 
fil grêle et prêt a rompre qui le retient à Ja vie, donner 
alors un coup de pied dans ce fil d’araignée et le briser. 


XLVII 


CE QUI S'ÉTAIT PASSE A SAINT-DENIS LE JOUR DU DUEL. 


Lothario était-il mort en effet, comme le supposait Sa- 
muel Gelb? Quel était le secret de son étrange et inexpli- 
cable disparition? 


Pour répondre & ces questions, il est nécessaire quo 


nous revenions un peu sur nos pas, et que nos lecteurs 
nous permettent de les ramener au jour méme du duel 
fatal entre Lothario et Julius. 

Au moment où le comte d’Eberbach sortit de l’ambas- 
sade, après avoir souffleté Lothario de son gant en pré- 
sence de l'ambassadeur, et lui avoir dit d'attendre un mot 
qu’il allait lui écrire, Lothario ressentit une des plus poi- 
gnantes émotions qu’il eût éprouvées de sa vie. 

Dans son existence jusque-là si facile et si heureuse, 
où, fortune, position, tout lui avait souri; où le dévoñment 
même avait été une joie; où l'amour n'avait été d’abord 
un chagrin que pour devenir une plus charmante espé- 
rance, et Où il n’avait eu de transes et de craintes que 
tout juste ce qu’il en faut pour mieux faire sentir le bon- 
heur, on peut dire que le neveu du comte d’Eberbach n’a- 
vait presque pas connu la souffrance. 

Mais le malheur lui faisait bien payer en un jour cet 
arriere. 

Ce dur créancier de tout le monde ne lui avait accordé 
du temps que pour le ruiner d’un seul coup par l’accu- 
mulation de la dette et des intérêts. 

Lothario était placé dans une situation terrible. 

Insulté par l’homme qu'il aimait et qu’il respectait le 
plus au monde, outragé de la façon la plus humiliante, 
devant un témoin, sans même soupçonner le motif de 
l'affront ! 

Placé entre ces deux lâchetés : ou dévorer un outrage 
public et ineffaçable, ou frapper son bienfaiteur malade, 
son père mourant! Passer pour un homme sans courage, 
ou pour un parent sans cœur! Choisir entre la honteet 
Vingratitude ! 

Dilemme fatal, impasse lugubre, d'où il ne pouvait se 
tirer que par le suicide. 

Oui, se tuer, ce fut la première idée qui lui vint. 

Mais à son âgel mais quand il était aimé de Frédéri- 
que ! la mort était une redoutable et cruelle extrémité. 

Et puis, jusqu’à la dernière minute, il y avait encore 
une chance que la lumière se fit. Ce ne pouvait être qu’un 
malentendu qui avait poussé le comto d’Eberbach à cet 
acte de fureur. Le comte pouvait revenir de son erreur 
funeste ; un hasard pouvait l’éclairer : il fallait espérer 
jusqu'au bout. 

Lorsque Julius fut parti, menaçant et violent, il y eut 
entre Lothario et l'ambassadeur, entre l’insulté et le t6- 
moin de l’insulte, un long et douloureux silence. 

Les idées et les sentiments que nous venons de dire se 
pressaient et tourbillonnaient dans la tête et dans le cœur 
de Lothario. 

L’ambassadeur était tout oppressé et ne savait que dire, 

Enfin Lothario s’efforga de parler. 

— Monsieur l'ambassadeur, dit-il, vous êtes un gentil- 
homme, et vous avez vu ce qui vient de se passer. L'ou- 
trage est sanglant. Le comte d'Eberbach est comme mon 
père, Que faut-il que je fasse? 

— Dans une pareille extrémité, répondit l'ambassadeur, 
nul homme ne peut ni ne doit en conseiller un autro. 
L'alternative est trop grave pour qu’il me soit permis de 
prendre une telle responsabilité, Je vous estime et je vous 
aime, Lothario, Mais, fussiez-vous mon fils, je ne pourrais 


DIEU DISPOSE. 


137 


oo  ———————— = 


que vous dire : Descendez dans votre conscience, et faites 
uniquement ce qu’elle vous conseillera. 

— Ah! s’écria Lothario, ma conscience est partagée en 
deux comme mon cœur. D'un côté l'honneur viril, de 
l’autre la reconnaissance filiale. 

— Choisissez, dit l'ambassadeur. 

— Le puis-je ? Y a-t-il un choix possible entre l’ingrati- 
tude et la lâcheté? 

— Cependant, voyons, reprit l'ambassadeur. Monsieur le 
comte d’Eberbach n’est ni un furieux ni un insensé. Qu'il 
vous ait toujours aimé et traité paternellement, c’est ce 
dont témoigne votre douleur même. Pour qu’il ait changé 
si brusquement de caractère et de conduite envers vous, il 
faut qu’il ait un bien sérieux motif. 

— Vous croyez que j'ai mérité l’affront ? demanda Lo= 
thario. 

— Il le croit, lui. Évidemment, il ne vous aurait pas 
insulté de cette manière, lui toujours si tendre pour vous, 
s'il n’était pas convaincu que vous lui avez fait quelque 
offense irréparable. C’est une méprise, j’en suis persuadé, 

— Oh! oui, interrompit vivement le désolé Lothario. 

— Eh bien! puisque vous me demandez conseil, le con- 
seil que je vous donne est de tout faire pour remonter à la 
source de cette méprise. Trouvez quelqu'un qui soit in- 
time avec votre oncle, et tachez de savoir ce qu’il y a au 
fond de sa colère. D'ailleurs, il ne va pas en rester là; il 
va probablement vous envoyer un rendez-vous; il faudra 
des témoins. Les témoins ne permettront pas un duel sans 
en connaître le motif. Vous saurez donc tout, et vous 
pourrez prouver à votre oncle qu'il se trompe. 

— Oui, Votre Excellence a raison 1 s’écria Lothario, Oh! 
merci. 

— Rien n’est encore perdu. La cause de l’injure, voilà 
ce qu’il faut savoir. 

Lothario quitta l'ambassadeur, un peu plus calme, et 
remonta dans son appartement, 

La cause de l’injure! Peut-être seulement la lettre du 
comte d’Eberbach allait-elle la lui dire, 

Il attendit. 

Dans tous les cas, comme l'avait trés-bien dit l'ambassa- 
deur, les témoins auraient droit de demander pourquoi le 
duel, et il serait encore temps de tout arranger, 

— Voici une lettre très-pressée, dit tout à coup un do- 
mestique. 

Lothario se jeta dessus. 

— Allez, dit-il. 

Le domestique sortit, 
anxiété, 


Lothario ouvrit la lettre avec 


Il lut: 

« Je yous ai ingulté. Vous ne pouvez pas ne pas me de- 
mander une réparation. Je vous l'offre, 

» A six heures, aujourd'hui même, soyez au pont qui 
précède Saint-Denis. Traversez-le, tournez à gauche et 
longez le fleuve pendant dix minutes environ. Quand vou 
serez arrivé à une épaisse rangée de peupliers, si vous n> 
me voyez pas, attendez-moi, 


» Venez ser]. Je viendrai seul aussi. J’apporterai une 
paire de pistolets. Un seul sera chargé. 

» Vous en choisirez-un vous-même, 

» Si vous me tuez, cette lettre même vous servira de 
justification. Je reconnais que je vous ai provoqué et souf- 
fleté, que je vous ai mis dans la nécessité absolue de vous 
battre, sous peine d’être déshonoré publiquement, et que 
c'est moi qui ai réglé et exigé les conditions du combat. 

» Si je vous tue, ne vous inquiétez pas de moi. Je suis 
dans une situation à n’avoir aucune crainte. 

» Mais il faut que l’un de nous deux meure. Au moins 
un, peut-être tous deux. Je suis trop malheureux, et vous 
êtes trop misérable. 

D JULIUS D'EBERBACH. D 


Cette lettre éteignit la dernière lueur d'espérance qui 
restait au cœur de Lothario. 

Elle ne disait pas un mot du grief que le comte d’Eber- 
bach croyait avoir contre son neveu, et elle Ôtait à Lotha- 
rio toute chance d’en rien apprendre, en exigeant un duel 
sans témoins. 

Pourtant, il sentait de plus en plus, au fond de cette af- 
freuse situation, une affreuse méprise qu'il fallait éclair- 
cir à tout prix. Il avait beau fouiller ses souvenirs, il n’a- 
vait rien fait qui autorisât ni même qui expliquât la vio- 
lence du comte, 

Il avait des torts peut-être envers son oncle. Fiancé et 
marié par lui à Frédérique, il n'avait peut-être pas assez 
ménagé la susceptibilité d'une position délicate et exception- 
nelle entre toutes. 

Il n’avait pas assez respecté la jalousie du comte d’Eber- 
bach, il n’avait pas assez eu soin de ne pas donner méme 
de prétexte à ses soupcons, il avait méconnu ses ordres en 
revoyant deux ou trois fois Frédérique sur la route d'En- 
ghien. 

Mais de ces obéissances, excusables par son âge, par son 
amour et par les termes où le comte lui-même l'avait 
placé vis-à-vis de Frédérique, de ces écoles buissonnières 
de l'amour, à des torts réels, à une offense sérieuse, à une 
injure qui justifidt les représailles du comte d’Eberbach, il 
y avait un abime, Ce n'était pas assurément pour des fau- 
ies de cette nature que son oncle pouvait le flétrir du mot 
qui terminait sa lettre, et l'appeler : un misérable. 

Oh! il y avait là-dessous quelque chose, quelque machi- 
nation, quelque trabison ! Mais qui lui révélerait le mot 
de cette sombre énigme ? 

Aller droit à son oncle, lui demander une explication 
ot le forcer à tout dire, Lothario n'y pouvait plus penser. 
Co serait d'ailleurs s'exposer à de nouvelles violences de- 


| vant ceux qui pourraiorg être là, devant les domestiques, 


devant tout le monde. Et il y avait déjà assez de publicité 
sur cette triste et sombre aventure, 

Puis, si filial que fat Lothario, et si désespéré de se trou- 
ver en lutte avec celui qui avait toujours été si bon pour 
lui, il était homme, et tout son sang se révoltait à l'idée 
duller demander des explications à un homme qui l'avait 


souffleté deux fois dans la même journée, de ce gantet de 


| celle lettre, 


A qui donc s'adresser ? à monsieur Samuel Gelb peut- 
être! 

Cui, monsieur Samuel Gelb lui avait donné des preuves 
d’une amitié sincère, à lui et à Frédérique. 

Lui, amoureux de Frédérique, maître de son avenir, la 
tenant par le passé et par son serment, il avait eu la ma- 
gnanimité de renoncer à elle et de la donner à Lothario, 
Et depuis, sa générosité ne s'était pas démentie un seul 
instant. 

Il avait sans cesse pris le parti de Frédérique et de Lo- 
thario contre les maussaderies du comte d’Eberbach. C’é- 
tait là un ami solide, qui ne ferait pas défaut dans une 
circonstance aussi décisive. 

Monsieur Samuel Gelb, d’un autre côté, était le seul ami 
du comte d’Eberbach; il savait peut-être quelque chose ; 
il pourrait intervenir au besoin, 

Lui seul était capable de tout éclaircir et de tout pré- 
server. 

C'est alors qu’il alla à Ménilmontant. C’est alors que Sa- 
‘muel, caché et enfermé dans sa mansarde, fit dire qu’il 
était absent, et que Lothario lui Jaissa un mot dans lequel 
il lui disait le malheur qui venait de lui arriver, le conju- 
rant, Sil rentrait, de courir chez son oncle ou de youloir 
bien passer à l'ambassade, de voir enfin ce qu’il y avait à 
faire dans cette déplorable circonstance. 

Remonté dans sa voiture, Lothario eut un accès de dé- 
couragement profond, Si monsieur Samuel Gelb ne ren- 
trait pas? Et il ne rentrerait pas, =» 

S'il rentrait, ce serait pour diner. I serait trop tard. 

Qui aller trouver? Frédérique? Mais c’eût été s’exposer 
à rencontrer le comte d’Eberbach, à paraître le braver en- 
core. Sans qu’il en eût la moindre preuve, son instinct 
avertissait clairement Lothario que c'était à cause d’elle que 
ce duel avait lieu. C'était elle qui le faisait, ce n’était pas 
clle qui pouvait l'empêcher. 

Alors Lothario n’avait plus personne... Si, il avait en- 
core quelqu'un... 

Olympia ! 

Oui, en effet, comment n’y avait-il pas pensé plus tôt? 
Olympia ne lui avait-elle pas fait promettre que, s'il cou- 
rait jamais quelque danger que ce fût, il l'en préviendrait 
immédiatement ! 

Ne lui avait-elle pas dit qu’elle pouvait tout sur le comte 
d'Eberbach, et que, pourvu qu’elle fût avertie à temps, 
elle le sauverait de toute catastrophe qui pouvait lui venir 
de la volonté de son oncle! 

Elle s’abusait peut-être, ello s’exagérait peut-être l’in- 
fluence qu’elle avait sur le cœur du comte d'Eberbach. 
Mais Lothario n’en était pas à faire le difficile avec ses 
chances et à en dédaigner aucune, 

Olympia lui avait, d'ailleurs, parlé d’un ton si pénétré 
ets1 sûr do ce qu'elle disait, qu'il l'avait crue sur le mo- 

ment; à plus forte raison la croyait-il maintenant, qu'il 
n'avait plus d'espoir qu'en elle, 

Il arrêla donc son cocher, et lui dit d'aller au quai Saint- 
Paul, 


DIEU DISPOSE. 


Ti était un peu plus d'une heure quand il se fit annons 
cer chez la cantatrice. 

Olympia, en le voyant entrer, fut frappéo de l’expres- 
sion accablée de sa physionomie. 

— Qu’avez-vous donc? dit-elle en accourant à lui. 

— Vous m'avez demandé d’avoir toute confiance en 
VOUS... 

— Eh bien? interrompit-elle. 

— Eh bien! il n'arrive un grand malheur, 

— Vile! qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle pâlissantes 

— Voici, dit Lothario. 

Et, balbutiant de douleur et de honte, il raconta l’in= 
sulte publique que son oncle lui avait faite. 

Olympia l'avait écouté, conslernée, sans dire une pa- 
role. 

Quand il eut fini ; 

— Et vous ne devinez pas la cause de la colère de votre 
oncle ? demanda-t-elle.. 

—— Je n’en ai pas le moindre soupçon, dit Lothario. Tout 
ce que j'ai à me reprocher à son égard, c’est, vous le sa- 
vez, d’avoir rencontré deux ou trois fois Frédérique sur la 
route d'Enghien, depuis qu’il nous a défendu de nous voir 
seuls. J'étais à cheval, elle en voiture. Nous avons causé 
chaque fois cing minutes, Sur mon âme, je n’ai pas d'au 
tre tort que celui-la. Il n’est pas possible que ce soit pour 
un motif aussi léger que mon oncle se soit porté à un ex- 
cès de cette nature, 

— Oh! murmura Olympia, il y a du Samuel Gelb la 
dessous. " 

— Monsieur Samuel Gelb n’a eu rien à dire contre nous. 

— Desdemona et Cassio sont innocents, répondit la chan= 
teuse, et cependant Yago, avec une parole, les fait tuer par 
Othello. Je vous avais dit de vous défier de cet homme, 

— Pourquoi m'en voudrait-il? demanda Lothario. 

— Les méchants n’ont pas besoin de raison pour hair, 
Lour méchanceté suffit. Et puis, vous lui avez pris une 
femme qu’il aimait. 

— Je ne la lui ai pas prise, c’est lui qui me l'a donnée. 
S'il est furieux que l'avenir de Frédérique m'apparlienne, 
il avait un moyen bien simple de faire qu’elle ne fût pas à 
moi, c’élait de la garder. 

— Quelquefois on donne, et ensuite on regrette ce qu’on 
a donné. D'ailleurs, il avait peut-être des raisons que nous 
ne savons pas, Je ne me charge pas de vous éclairer ses 
trames ténébreuses. Mais, allez! je le connais, et je con= 
nais le comte d’Eberbach, et je vous réponds que dans le 
gant qui vous a frappé au visage, il y avait la main do Sa 
muel Gelb! 

Lothario hésitait devant une conviction si résolue. 

— Croyez-moi, insista-t-clle. Il y a des choses qu'il est 
inutile que je vous dise, et qui vous convaincraient. Mais, 
dans ce moment, l'essentiel n’est pas de savoir de qui vient 
le coup, c’est de le parer. Depuis que vous avez reçu la 
lettre de votre oncle, avez-vous fait quelque choso? 

Lothario reconta sa visite à Ménilmontant, et le billet 


qu'il y avait laissé, 


DIEU DISPOSE. 159 


— Ainsi, c'est à lui que vous avez pensé d’abord! s'é- 
cria-t-elle. Mais, n'importe! Ce n’est pas l'heure des récri- 
minations et des reproches. Il est encore temps. Soyez tran- 
quille. Je vous remercie d’être venu. Je vous sauverai, et 
je sauverai le comte d’Eberbach. Je vous aime comme 
mon fils, et lui... il saura bientôt peut-être comment je 
Yaime. 

— Merci, merci, madame, 

— Ah! reprit-elle, votre salut à tous deux me coûtera 
cher, mais le sacrifice que j’ai toujours reculé et que je ne 
voulais faire qu’à la dernière extrémité, je l’accomplirai, 
quand je devrais en mourir. 

— Oh! madame, dit Lothario, je ne veux pourtant pas 
que mon salut soit acheté d’un tel prix. 

— Laissez-moi faire, enfant. Laissez faire Dieu, qui est 
dans tout ceci. Voyons, arrangeons tout, A quelle heure, 
dites-vous, que le comte d’Eberbach vous a donné rendez- 
vous au pont de Saint-Denis? 

— À six heures. 

— Bon! pourvu que vous partiez à cinq heures, ce sera 
assez tôt. Cela nous donne trois heures de répit et de ré- 
flexion. Ces trois heures, faites-en ce que vous voudrez. 
Vous allez me quitter, sortir, vous promener, voir vos 
amis, faire vos affaires, sans trouble, sans inquiétude, 
exactement comme si rien n’était arrivé. Ah! soyez certain 
que, de nous deux, ce n’est pas vous qui avez le plus à 
trembler, à douter, à souffrir, Mais n'importe! l'heure de- 
vait venir; elle est venue, 

— L'heure de quoi? demanda Lothario tout étonné, 

— Vous le saurez. Ainsi, allez vous promener au soleil. 
Moi, pendant ce temps-là, je penserai, jo réfléchirai, je 
prierai surtout. A cing heures, vous viendrez ici, et je vous 
dirai ce que j’aurai résolu. Mais soyez pleinement tran- 
quille, dès ce moment il n’y a plus de péril pour vous. 

— Oh! madame} dit Lothario, ne sachant s'il devait 
croire, 

— Ah! reprit-elle, je n’ai pas besoin de yous prévenir 
que, parmi les amis que vous pouvez aller voir, j'excepte 
monsieur Samuel Gelb. Vous avez déjà fait une bien grande 
imprudence en allant à Ménilmontant. Par bonheur, vous 
ne l'avez pas trouvé. Ne retournez pas à l'ambassade, votre 
billet l'y amènerait peut-être, et il vous donnerait quelque 
conseil perfide qui compromettrait tout, Vous me jurez, 
n'est-ce pas, de ne pas l'aller voir et de faire tout pour l'é- 
vitor? 

— Je vous lo jure. 

— Bien. Allez maintenant. A cinq heures. Soyez exact, 

— A cing heures, 

Lothario sortit, rassuré malgré lui. Celte certitude d'O- 
lympia avait fini par passer en lui, 

Cinq heuressonnaient lorsqu'il remonta l'escalierd'Olym- 
pia. 

Il la trouva grave ot triste, 

Il allait recommencer à s'inquiéter ; elle remarqua son 
impression et se mit à lui sourire. 

— N'ayez pas peur, dit-elle, Vous Mes sauvé, Co n'est 
pas votre avenir, à vous, qui m'altriste, allez, 

= list-co done le vôtre? demanda-t-il. 


Elle ne répondit pas. 

— Vous avez une voiture en bas, dit-cile en se Ie 
vant. 

— Oui. 

— C'est bien. Partons. 

— Vous venez avec moi? demanda-t-il avec surprise. 

— Oui, nous partons ensemble. Quel inconvénient y 
voyez-vous ? 

— Mais je vais au rendez-vous du comte, répondit-il. 

— Eh bien! ce n’est pas vous que ie comte y trouvera, 
c'est moi. 

— C’est impossible! s’écria Lothario. 

— Pourquoi impossible? 

— Parce que j'aurais l'air de fuir, d’avoir peur, d'en- 
voyer une femme à ma place pour attendrir un adver- 
saire ; parce que le comte me mépriserait; parce que je 
serais déshonoré! C’est impossible! 

— Votre honneur ? dit Olympia. J’y tiens plus que vous. 
Ecoulez, Lothario, Je vous parle sérieusement. J'ai connu 
votre mère, entendez-vous. Eh bien! c'est au nom de votre 
mère que je vous parle. Sur la mémoire de votre mère, je 
vous donne ma parole que votre honneur ne court aucun 
risque dans ce que je vous propose. Me croyez-vous, main- 
tenant? 

— Madame, dit Lothario avec hésitation et trouble. 

— D'ailleurs, continua-t-elle, vous serez là. Vous vous 
tiendrez dans la voiture, à quelques pas de l’endroit où je 
parlerai au comte d’Eberbach. Si le comte, après que je 
ui aurai parlé, ne court pas à vous et ne vous embrasse 
pas, et ne vous remercie pas, vous serez libre de paraître 
et de terminer l'affaire comme votre honneur le comman- 
dera. De cetle façon, vous n'avez plus d'objeetion à ce que 
j'aille avec vous, je suppose? 

— Madame, madame, il ne s'agit pas ici de compromis 
ou de biais de femme. Vous ne m’abusez pas pour me sau- 
ver ? Madame, sur tout ce qui vous est cher au monde, 
vous me jurez que, si vous n’apaisez pas le comte, je pours 
rai toujours offrir ma vie à sa colère! 

— Oui, précisément ; sur tout ce que j'ai de plus cher 
au monde, je vous le jure, Lothario. 

Lothario hésitait encore, 

— Allons, partons toujours, dit-il comme avec regret, 
Les doutes veulent des heures, et nous n’avons que des 
minutes. 

Ils montèrent en voiture et roulèrent rapidement vers 
Saint-Denis, 

Mais, en route, les scrupules assaillirent de nouveau le 
fler jeune homme, Envoyer une femme à sa place dans 
une affaire qui ne pouvait so passer qu'entre hommes, il 
y avait là quelque chose qui répugnait insurmontablement 
à son caractère, 

— Mon cher enfant, lui dit Olympia, vous ne faites pas 
attention que nous ne sommes pas dans des circonstances 
de tous les jours, Hélas} notre situation à tous est encore 
bien plus exceptionnelle que vous ne vous lo figures. Co 
n'est pas lo moment de nous arrûler aux susceptibilités 
vulgaires, I s'agit ici do choses et de misères uniques, en- 
tondez-vous bien ? Songez combien de fois déjà le défaut 


140 DIEU DISPOSE. 


de confiance vous a fait manquer votre bonheur. Si vous 
nous aviez parlé, au comte d’Eberbach ou à moi, de votre 
amour pour Frédérique, vous seriez son mari à l'heure 
qu’il est, et aucun de ces sinistres événements ne serait 
arrivé. Ne retombez donc pas toujours dans la même faute. 
Au nom de notre bonheur à tous, fiez-vous à moi. 

— Oui, dit Lothario, mais il y a quelque chose de plus 
fort que tous les raisonnements : le comte d’Eberbach m'a 
donné un rendez-vous, et il croira que je n’y suis pas 
venu. 

— Il ne le croira pas, répliqua la cantatrice. Je lui dirai 
tout d’abord que vous êtes là, tout près, à ses ordres. 

— Vous commencerez par lui dire cela, n’est-ce pas? 
Yous me le répétez, vous me le jurez encore? 

— Je vous le jure. O mon fils, sachez donc bien que 
votre honneur et votre bonheur sont, en ce moment, l’uni- 
que intérêt de ma vie. 

Ils arrivaient au pont. 

— Nous voici arrivés, dit Olympia. Où est le lieu du 
rendez-vous ? 


— A gauche, dit Lothario anéanti. Il faut marcher dix’ 


minutes, Jusqu'à une rangée de peupliers. 

— Bien. 

Elle frappa à la vitre de devant pour faire arrêter. 

— Vous allez rester dans la voiture, dit-elle à Lothario. 
Moi, j'irai à pied. 

Et, sans laisser à Lothario le temps de réfléchir et de ré- 
péter ses objections, Olympia descendit et ditelle-même au 
cocher d’aller à droite, à cent pas du pont, et d’attendre. 

— Bon espoir | cria-t-elle à Lothario, et aussi sans doute 
à elle-même. 

Lothario retomba accablé, éperdu, la tête entre ses mains, 
dans un coin de la voiture. 

Pour Olympia, elle se mit à marcher le long de la 
Seine. 

Le jour déclinait. Le couchant moirait l'eau de ces lueurs 
éclatantes et sombres à la fois qui mêlent dans une der- 
nière lutte le jour et la nuit. 

L'air tiède se tempérait de la fraîcheur du soir. Des ber- 
geronnettes, que l'approche d’Olympia dérangeait sans les 
effrayer, s’envolaient devant elle et allaient se poser à 
quelques pas plus loin. 

Des nids, qui commencaient à s'endormir, jasaient en- 
core doucement dans les arbres de la rive. 

Olympia marcha vite, et comme sans réfléchir, jusqu'à 
la rangée de peupliers. 

Elle regarda autour d'elle, Lo comte d’Eberbach n'était 
pas arrivé. 

Elle aperçut une petite anse ombragée de quelques sau- 
les. Elle s'y assit dans l'herbe, Là, elle attendit, voyant 
sans être vue. 

Une ardente émotion faisait sauter son cœur dans sa 
poitrine, 

— L'heure est venue! murmurait-clle, 

Tout à coup elle tressaillit, 

Un homme enveloppé d'un grand manteau svavancait 
lentement de son côté, cherchant des yeux autour de 

lui, 


Lorsque cet homme ne fut plus qu’à deux pas d’elle, elle 
se leva brusquement. 


XLVIII 


OU OLYMPIA DIT A JULIUS QUI ELLE ESTe 


— Olympia! s’écria le comte d’Eberbach, stupéfait. 

— C’est moi-même, dit Olympia en s’avancant. Vous ne 
vous attendiez pas à me trouver ici. 

— Je ne vous savais pas même en France, répondit Ju- © 
lius. Mais, reprit-il en se remettant, comment êtes-vous à 
cette place ? Saviez-vous donc que vous m’y trouveriez ? 

— Je le savais. 

— Je comprends alors, dit le comte, dont le front s’ob- 
seurcit. 

— Qu'est-ce que vous comprenez? demanda Olympia. 

— Je comprends que celui que je m'attendais à trouver 
ici a essayé de vous envoyer au rendez-vous, pour tenter 
un accommodement impossible, ou pour demander une 
grâce qu’il n’obtiendra pas. J'en suis fàché, je le croyais 
au moins brave. 

— Ce n’est pas une grâce qu’il lui faut, répondit grave- 
ment Olympia, ce sont des excuses. 

— Des excuses, à lui! au misérable! s’écria Julius. Ah! 
il a bien fait de ne pas venir me dire cela lui-même, je 
n’aurais pas eu la patience de le laisser achever. Mais qu’il 
n’espere pas m’échapper, le lâche! je saurai bien le re- 
trouver. 

— Vous n'aurez pas à le chercher bien loin. Il est ici. 

— Où cela? 

— À cinq minutes du chemin. Il voulait venir, c'est 
moi qui l'ai forcé d'attendre. Quand je vous aurai parlé, 
il sera à vos ordres, si vous persistez dans votre dessein. 

— Si j'y persiste! 

— Mais vous n'y persisterez pas quand vous m’aurez 
entendue. 

— Après comme avant. Ecoutez, madame, toute parole 
est inutile. Ce n’est pas là une affaire qui regarde les 
femmes. Je vous remercie de la peine que vous avez prise, 
mais vous-même ne pouvez rien ici, rien absolument. 
Tout est décidé. Si celui que j'attends est là en effet, le plus 
court est qu'il vienne tout de suite, et le seul service que 
vous puissiez nous rendre à tous deux, c'est de nous 
épargner l'attente et l'ennui d’un retard sans but. 

— Vous voulez vous battre avec votre neveu, dit Olym- 
pia, parce que vous lui croyez des torts vis-à-vis de vous, 
Lt si ce n'était pas lui le coupable ? 

Le comte d’Eberbach haussa les épaules. 

— Si je vous en donnais la preuve? insista la cantatrico. 

— Si ce n'était pas lui le coupable, qui donc le serait? 

— Qui? Samuel Gelb, 

Si peu préparé qu'il fût à cette réponse, Julius fut 
frappé de la netteté et de la certitude do laccusation. 

Mais réfléchissant : 


DIEU DISPOSE. 


— Samuel ? dit-il. Allons donc! C’est facile, quand on 
est soupçonné, de rejeter les soupçons sur un autre. 

— Ce n’est pas Lothario qui accuse Samuel Gelb, c’est 
moi. 


— Pardon, mais je ne vous crois pas, madame, répon- 
dit-il, 

— Je vous répète que j'ai des preuves, dit Olympia. 

— Je ne vous crois pas. Samuel, depuis quinze mois, ne 
m'a pas quitté; il m'a prodigué les marques d’effusion, 
d’abnégation et de dévouement. Avant de douter de lui, 
je douterais de moi. 

— Écoutez, Julius, dit Olympia d’une voix profonde et 
presque triste, la nuit ne sera tout à fait tombée que dans 
une heure. Dans une heure, vous pourrez aussi bien vous 
battre avec Lothario. Il fera encore assez jour, et d’ailleurs, 
pour un combat à bout portant, il suffit de la lueur des 
étoiles. Donnez-moi cette heure. Nous avons été longtemps 
séparés, plus longtemps que vous ne pouvez croire. 

C’est Dieu, je vous le jure, qui a lui-même amené cette 
rencontre, à cette place et à ce moment, dans cette soli- 
tude silencicuse, devant la nature, avec les arbres et le 
fleuve pour seuls témoins. Oui, c’est dans un lieu comme 
celui-là que je devais vous dire les choses qui m’oppressent 
le cœur depuis tant d'années. 

Julius, donnez-moi cette heure, Entre nous aussi il s’a- 
git d’un duel, d’un duel suprême et terrible, dot tous deux 
nous pouvons sortir avec des cœurs plus morts que si des 
balles de pistolet les avaient traversés. L’instant est solen- 
nel pour tous deux, je vous le jure. Julius! Julius! il le 
faut, donnez-moi cette heure. 

Elle était tombée assise, comme prosternée, sur une 
sorte de banc naturel formé par un tertre d'herbe. Elle 
avait jeté son chapeau loin d’elle, Ses cheyeux flcttaicnt 
sur son pile visage. 


Elle avait saisi les mains de Julius et les serrait convul- 
sivement. 

Et elle parlait avec une émotion si vibrante, et elle 
était si belle ainsi, et, dans la vague clarté du crépuscule, 
elle ressemblait tant à Christiane, que Julius se sentit sub- 
jugé et comme charmé. 

Cette heure seulement, répéta-t-elle, et, ensuite, Julius, 
vous ferez ce que vous voudrez, 

— Une heure, soit, dit-il; j'y consens; madame, 

— Merci! 6 mon ami! 

Pas un ¢tre vivant autour d'eux. Les oiseaux même ne 
jetaient plus que des cris rares et qui sentaient déjà le 
sommeil, Le silence et la mélancolie du soir enveloppaient 
Julius et Olympia. 

A leurs pieds, le flot touchant la rive d'une étreinte 
mourante, et, sur leurs tôles, la brise dans les peupliers 
tressaillant faiblement, 

Olympia parla. 

— Oui, dit-elle avec une mélancolique amertume, Sa- 
muel Gelb est votre ami; il ne vous a pas quitté depuis 
quinze mois; il vous a soigné, guéri, marié, entouré, Et 
moi, je vous ai abandonné brusquement, sans vous dire 
adieu; je vous ai sacrifié à la musique, à un opéra, à un 


141 


rôle, que sais-je? Eh bien! Samuel Gelb vous trahit, en- 
tendez-vous, et moi, je vous aime! 

— Vous m’aimez! dit Julius étonné et incrédule. 

— Oui, et comme jamais femme ne vous a aimé. 

— Voilà qui est pour moi bien nouveau, reprit-il. 

— Ou bien ancien. Mais on oublie tant au monde! Je 
ne vous en veux pas. Il y a tant d’années que je vous ai 
aimé! 

— Tant d'années! dit-il. Nous ne nous étions jamais 
rencontrés il y a dix-huit mois. 

— Vous croyez? reprit Olympia. Pauvre destinée hu- 
maine! On a toujours dans son passé des choses qu’on n’a 
pas sues et des choses qu’on a oubliées. Laissez-moi vous 
rappeler ce que vous avez oublié, et vous apprendre ce 
que vous n’avez pas su. 

Où, quand, et dans quelles circonstances je vous avais 
vu, connu, aimé, vous le saurez tout à l'heure. Mais 
sans remonter si haut encore, vous souvenez-Vous Seu— 
lement de la première année où vous êtes venu à la 
cour de Vienne? 

Vous jetiez votre vie aux amusements, aux dissipations, 
aux prodigalités, aux folies de toute nature. 

Vous aviez une soif inextinguible d'émotion, de passion, 
de bruit. Il semblait que vous aviez en vous tous les ins- 
tincts du plaisir qui, comprimés quelque temps par je ne 
sais quelle jeunesse sérieuse et chaste, faisaient brusque- 
ment explosion et envoyaient jaillir aux quatre coins 
de la ville des éclats de votre cœur. 

Dans le tourbillon orageux qui vous emportait violem= 
ment d’un excès à un autre, vous n'avez pas pu remar- 
quer dans l'ombre, à côté de votre existence pleine d'é- 
blouissements, une pauvre âme humble et triste, qui vous 
regardait et vous épiail, jour et nuit, avec douleur. 

Ce morne témoin de vos joies mauvaises, c'était moi. 

— Vous? interrompit Julius. Mais il y a seize ou dix-sept 
ans de cela. 


Olympia poursuivit, sans répondre directement à l'ex- 
clamation : 

— Vous aimiez, dans ce temps-là, une danseuse ita- 
lienne du Théâtre-Impérial, appelée Rosmonda. Je vous 
dis les noms pour que vous voyiez à quel point je sais et 
me souviens. 

Elle refusait de vous écouter; mais vous n’étiez pas de 
caractère à céder ni à reculer devant aucun scrupule, ni 
le scrupule d'autrui, ni le vôtre. 

Un soir, au théâtre, la Rosmonda dansait. Vous étiez 
dans votre loge d'avant-scène. Au moment où lo ballet 
était près de finir, vous vous levâtes debout, et là, à haute 
voix, devant toute la salle, vous défendiez à qui que co 
fût de jeter des fleurs ou des couronnes à la Rosmonda. 


Le jeuno comte de Heimburg, qui était dans la loge en 
face do la vôtre, ne jugea pas devoir tenir compte de l'in- 
jonction, et lança un gros bouquet à la danseuse. 

Le lendemain vous le blessiez gravement en duel. 

A la représentation qui suivit, on ne jeta pas ae bou 
quet à Rosmonda; mais le public, comprenant que sous 


celte persécution il y avait de l'amour, et qu'on pouvait 


442 


yous être désagréable en vous ohéissant trop, siffla la dan- 
seuse à outrance. 

Rosmonda rentra dans sa loge, et vous fit dire qu’elle 
vous attendait, 

Le lendemain, au théâtre, vous donnâtes le signal de 
jeter des bouquets, il y eut pluie de fleurs. 

J'avais assisté à toute cette aventure. Mais cet amour 
pouvait n'être qu’un caprice. Je ne désespérai pas. 


Vous n’en faisiez pas moins, à travers ce scandale, à ia 
duchesse de Rosenthal, une cour assidue. 

La duchesse passait pour une vertu impérieuse et fière. 
Attendre que sa résistance pliât, cela n’était pas dans vos 
mœurs. D'ailleurs, après votre esclandre du théâtre, elle 
avait au moins un prétexte irréfutable. Une nuit, vous 
escaladiez son balcon, vous brisiez sa fenêtre, et vous pé- 
nétriez de vive force chez la duchesse comme un voleur, 
pour n’en sortir qu’au matin comme un conquérant. 

Mais cet amour pouvait n’étre que de la vanité. J’atten- 
dis encore. 

Il y avait alors, à la porte de Carinthie, une boutique 
où l’on vendait, à la mode allemande, des gâleaux et du 
café. Cette boutique était tenue par une toute jeune femme 
de vingt ans à peine, restée veuve avec une petite fille 
blonde de quinze ou seize mois. La marchande était ra- 
vissante. Elle s'appelait Berthe, et on l’avait surnommée, 
contrairement à la reine de la légende, Berthe aux pelits 
pieds. x 

Tout le monde parlait de sa beauté, personne ne parlait 
de sa coquetterie. Elle était à la fois très-avenante et très- 
digne : rieuse et sérieuse, 

Dès le premier jour où vous l'aviez vue, vous vous étiez 
dit qu’elle vous appartiendrait. 

Mais ce n’élait pas une aclrice ni une duchesse; elle vous 
montra sa petite fille, et vous dit : voilà mon amour! Jeune, 
noble, puissant et riche, vous ne pouviez rien sur elle. 

Votre désir, irrité par l'obstacle, prit bicntôt le carac- 
tère d’une passion véritable, Vous ne quittiez plus la porte 
de Carinthie. On a beau être du peuple et avoir le ferme 
dessein de se conduire honnêtement, la plus chaste femme 
est touchée d’un amour qui persiste. A la longue, Berthe 
commençait à vous regarder avec des yeux moins indiffé- 
rents. 

Vous n’étiez pas seulement noble et riche, vous étiez 
beau, et elle oubliait le seigneur pour voir le jeune 
homme. 

Mais sa fierté la sauvait. Le bruit de vos amours était 
venu jusqu’à elle, et elle ne voulait pas être la troisième 
dans votre cœur, Quand vous lui disiéz que vous l’aimiez, 
elle vous demandait avec un sourire mélancolique si vous 
la preniez pour la duchesse Rosenthal ou pour la danseuse 
Rosmonda. 

Alors vous fites une chose : vous donnâtes rendez-vous, 
un jour de fête publique, à la duchesse et à la danseus, 
dans la boutique de la porte de Carinthie, Elles en étairct 
l'une ct l'autre à céder à vos fantaisies, et elles vinrent, 

Et là, devant la foule des oisifs et des curieux, vous pré- 
sentates Berthe à madame de Rosenthal et à Rosmonu, 


DIEU DISPOSE, 


—————————————————— 


en leur déclarant que c'était la seule femme que vous ai- 
miez et que vous n’en vouliez pas aimer d’autres, 

De ce jour, Berthe vous appartint. 

Pour que vous, gentilhomme, tête fantasque, mais no= 
ble cœur au fond, vous en fussiez venu à faire publique= 
ment affront à deux femmes qui n’avaient d’autre tort en- 
vers vous que d’être vos maîtresses, il fallait que Berthe 
vous occupât bien sérieusement et bien entièrement 

Jessayai encore un moment de me faire illusion. Mais, 
& partir de ce jour, on n’entendit plus parler de vous; les 
théâtres et les salons ne vous virent plus; votre nom ne 
retentit plus dans aucun scandale. Il n’y avait plus à en 
douter, vous aimiez Berthe. 

Après un mois d’attente, je désespérai, et je quittai 
Vienne. 

Eh bien! suis-je au courant de votre passé? Conve- 
nez-vous que je vous connais depuis longtemps? 

— Je vous crois, madame, dit le comte d’Eberbach con- 
fondu. Mais ce que vous me dites n’est pas une preuve. 
Vous me rappelez des extravagances auxquelles toute la 
ville de Vienne a assisté et que vous avez pu, à la rigueur, 
recueillir dans les propos des oisifs ou dans les pamphlets 
des gazetiers. | 

— Oui, mais voici, reprit Olympia, une chose que je n’ai 
pu lire dans aucun journal et que personne à Vienne n’a 
pu savoir. Vous aviez à votre service, à cette époque, un 
domestique de confiance qui s'appelait Fritz. Eh bien! 
chacun des trois soirs où vous vous rendites pour la pre- 
mière fois chez Rosmonda, chez madame de Rosenthal et 
chez Berthe, Fritz vous remit un billet cacheté qui, les 
trois fois, contenait la même phrase. 

— C'est vrai, dit Julius renversé, 

— Voulez-vous que je vous dise quelle était cette phrase? 

— Dites. 

— Chacun des billets ne contenait que ceci : Julius, vous 
oubliez Christiane. 

— C'était donc vous qui m’écriviez? demanda Julius. 

— C'était moi. Pavais gagné volre domestique 

— Mais si C’élait vous, et si vous m’aimiez comme vous 
me le dites, madame, s’écria le comte d’Eberbach, pour- 
quoi essayiez-vous de ressusciler en moi ce souvenir, 
moins mort que vous ne le pensiez peut-lre? Madame, 
madame, quel intérêt aviez-vous, pour vous défaire de ri- 
vales d'une heure, à en réveiller une, la plus dangereuse 
et la plus durable de toutes? 

Olympia ne répondit pas. 

— Je quittai Vienne, reprit-elle, et je retournai à Ve~ 
nise, J’aimais mieux vous perdre tout à fait que de vous 
partager avec d’autres, Je vous aimais, non par caprice 
ou par vanité; je vous aimais d’un amour saint et pro- 
fond, d’un amour jaloux et pur, qui vous voulait tout en- 
tier, comme je me serais donnée tout entière. 

Mais vous éliez à tant de femmes que vous n’étiez plus 
à personne, et si vous étiez à quelqu'un c'était à Berthe, 
Je partis done, et je tachai de vous oublier, In’y avait en- 
tre nous que l'espace, ce n'était pas assez. Je tichai do 
mettre entre nous l'infini : l'art, 


DIEU DISPOSE. 


Jusque Dern Den. amer acts eut | "ghee SE eo pire ane e je n'avais cherché dans la musique qu’une 
existence honorable et indépendante. 


Je chantais pour avoir du pain et des robes, sans les 
acheter au prix qu’on fait payer aux filles pauvres. Le pain 
et, tout au plus, les applaudissements, voilà ce qu'était 
pour moi le théâtre. A partir de ce moment, j’y cherchai 
autre chose. * 


J'y mis ma vie, mon cœur et mon âme. Cette passion 
dont vous ne vouliez pas, je la donnai à la musique, aux 
grands maîtres et aux grandes œuvres. 


Dans les premiers mois, cela ne me fut pas une com- 
pensation suffisante. Mais peu à peu l'idéal me saisit et me 
fit un monde à côté et au-dessus du monde réel. Je n’ou- 


bliais pas, mais j’eus pour vous le sentiment doux et mé= 
lancolique qu’on a pour la mémoire d’un être cher. 

Il me semblait que vous étiez mort; oui, par un singu- 
lier effet de l’immortalité de l’art, il me semblait que vous 
qui viviez au milieu du monde, des fêtes et des plaisirs, 
vous étiez mort, et, moi qui n’exislais plus que dans l’art, 
qui étais à l'écart de tous et de tout, qui n’avais plus d’é- 
motion ni d'intérêt que pour des personnages chimériques 
et pour des souffrances imaginaires, il me semblait que 
c'élait moi qui élais vivante. 

Je ne retournai plus à Vienne ; seulement, tous les ans, 
j'y envoyais, bien à son corps défendant, mon pauvre 
Gamba, pour savoir ce que vous deveniez. La première 
fois, il m’apprit que votre amour pour Berthe avait fini et 
que vos esclandres avaient recommencé. 

Puis, chaque année, il revint avec des récits scandaleux 
et des aventures bruyantes. Et moi, de plus en plus, je me 
réfugiai dans l'amour de Cimarosa et de Paisiello. 

Cependant les années passaient, Cette vie toujours ar 
dente et enflammée vous avait peu à peu usé. 

Enfin, quand on vous envoya l'an dernier à Paris, je pus 
espérer que vous alliez rompre avec toutes ces passions et 
tous ces plaisirs. 

J'étais à Paris avant vous, résolue cette fois à vous voir, 
à vous approcher et à éprouver sur vous l'effet de cette 
ressemblance que je savais exister entre moi et la femmo 
que vous aviez perdue, 

— Ah! vous saviez aussi cela, madame, dit le comte, 

— Je crus d'abord avoir réussi, continua Olympia. Au 
moins, vous m'avez fait croire que 
le souvenir de la pauvre morte, Je vous ramenais à votre 
premier amour pour rajeunir votre cœur, pour l'épurer et 
pour en faire sortir, avant d'y entrer, toutes ces frivoles et 
misérables galanteries qui avaient si longtemps usurpé la 
place des sentiments sincères ot profonds, Vous redeveniez 
peu à pou celui que j'avais souhaité, celui que vous aviez 
été peut-être avant cette vie brûlante et corruptrice de 
Vienne. 

Mais, au moment où je touchais à mon rûve, la vie de 
Vienne est venue brusquement vous re: la por= 


j'avais ranimé en yous 


ugir dans 


sonne de cette princesse dont vous aviez été l'amant, Ohf 
le soir de la Muette, à l'Opéra, lorsque je vous ai vu en- 
{rer dans votre loge avec cette femme hautaine, dépravée, 
insolente, j'ai senti que la frivolité et le plaisir ne Mchent 
plus jamais l'homme qu'ils ont pris une Lois, Ma dernière 


OS Ses tk 5 ce 


illusion s'est brisée, et j'ai fait à Paris ce que j'avais fait à 
Vienne dans les mêmes circonstances : j’ai fui encore, mon- 
sieur, et, tout éperdue de douleur, je suis repartie le jour 
mème pour Venise. 
Eh bien! maintenant, je vous le demande à vous-même, 
croyez-vous que je vous aime, et que vous pouvez avoir 
confiance en moi? 


XLIX 


LA RÉPARATION, 


Le comte d’Eberbach prit les mains d’Olympia. 

— Merci! s’écria-t-il. Oui, je vous crois. J'ai besoin de 
vous croire. Tant d’affections et de sympathies m'ont menti, 
que je suis bien touché, je vous jure, d’en rencontrer une 
sincère et durable. 

Olympia, je vous remercie cordialement de ce sentiment 
dont vous me donnez seulement aujourd’hui des preuves 
si anciennes déjà. 

Ainsi, un cœur dévoué a passé auprès de moi sans que 
je m’en sois aperçu. Je ne vous ai pas connue, et je vous 
aurais méconnue sans doute, 

Ne vous repentez pas de ne pas être venue à moi il y a 
dix-huit ans. Je ne vous aurais pas aimée, pas plus que 
je n'ai aimé aucune de ces femmes qui vous ont rendue si 
gratuitement jalouse, 

C'était le tour d’Olympia de le regarder avec étonne- 
ment. 

— Ah! reprit-il, si vous aviez vu ce qui se passait en 
moi lorsque je me livrais à ces scandales qui amusaient ou 
indignaient Vienne, vous n’auriez pas envié, soyez-en sûre, 
madame de Rosenthal, ni Rosmonda, ni même Berthe aux 
petits pieds. Je faisais du bruit autour de moi pour étour- 
dir une voix qui sanglotait en moi. 


J'étais incapable d’une émotion qui fût digne de vous, 
Mon cœur était mort avec la seule femme que j'aie ja= 
mais aimée, Christiane, 

Olympia ne put retenir un mouvement de joie. 

— Est-ce bien vrai? demanda-t-elle, 

— Jamais, continua-t-il, Christiane n'est morte pour 
moi. Pauvre chère angel Vous savez, sans doute, de 
quelle horrible mort elle a péri, 

Ce sont 1a des impressions qui ne s'effacent pas d'une 
mémoire humaine, voyez-vous! 

On vit, parce que l'instinct de la bôte vous retient et 
vous mène; on tâche d'oublier, on ferme les yeux et los 
oreilles, mais on voit toujours le gouffre béant, et l'on 
entend toujours le cri sinistre qui remonte seul, Et à cette 
pauvre femme qui n’a pas eu de sépulture, on en fait une 
dans son cœur, On la porte partout avec soi, On fait sem- 
blant de rire et de chanter, et de boire et d'aimer, Et 
c'est justement quand on soufre lo plus qu'on se jette 
plus profondément dans les distractions folles et dans les 


oxtravagances désordonnées, 


144 


DIEU DISPOSE. 


Lorsque vous m’écriviez, madame, les billets qui me 
recommandaient de ne pas oublier Christiane, vous 
croyiez m’écarter des débauches et des orgies; vous m'y 
plongiez plus avant. 

Madame, cest précisément parce que je me souvenais 
trop de Christiane, que j’usais par tous les bouts ma vie 
désormais insupportable. 


Elle s’était jetée dans l’abîme, je me jetais à corps perdu 
dans le vice; chacun notre abime. J’allais la retrouver. 

— Etait-ce donc ainsi? s’écria Olympia tout émue. Ah! 
si je l'avais cru! 

— Qu’auriez-yous pu faire? répliqua le comte d'Eber- 
bach. 

— J'aurais fait une chose, Julius, qui aurait probable- 
ment modifié notre existence à tous deux. 

— Quelle chose? demanda Julius incrédule. 

— Le passé est passé, dit-elle. Mais je croyais n’avoir à 
vous demander qu’un pardon, Julius, et je vois que j'en 
ai deux. 

En ce moment, le soleil, arrivé au bord de l’horizon, 
s’affaissa tout à coup, et ne laissa plus, dans la pénombre 
toujours s’obscurcissant, que deux ou trois nuages éclairés 
de reflets roses. 

— Julius s'apercut de la chute du jour, et, se levant : 

— Je ne vous pardonne pas, Olympia, dit-il, je vous re- 
mercie. Mais, vous avez raison, le passé est passé, et votre 
amour n’aura été pour moi que l’adieu de ce reflet du 
soleil à notre hémisphére. Maintenant, tout appartient à 
l'ombre, le ciel à la nuit et mon âme à la haine. 

— Il y a quelqu'un, dit Olympia gravement que vous 
avez en effet le droit de hair, 

— Oui, Lothario. 

— Non, Samuel Gelb. 

— Vous avez des preuves ? demanda-t-il nettement, 

— Oh! de telles preuves, dit Olympia, avec des yeux 
qui, tout à coup, se remplirent de larmes, de telles preu- 
ves que, même pour vous sauver la vie et pour vous sau- 
ver l'âme, j'ai hésité un moment si je vous les apporte- 
rais, 

— Parlez. 

— Mais vous m'avez dit que vous aviez confiance en 
moi. C'est que, si le récit que j'ai à vous faire ne vous 
convainct pas, il ne me restera plus qu'à mourir de honte 
et de douleur. Répétez-le moi : vous croyez bien à ma sin- 
cérité, n'est-ce pas? 

— Comme à la trahison de Lothario. 

— Ce que j'ai à vous dire, reprit Olympia avec un vio- 
lent effort sur elle-même, remonte à un temps plus ancien 
encore que votre séjour à Vienne, au temps où je vous ai 
connu et aimé, 


\ x au Château 


Yous veniez de vous marier et vous vivit 
d'Eberbach, 

— Mais, il n'y avoit là avec moi que Chrisuanc : Con 
ment avez-vous pu m'y connaître et m'y aimer? 

— Ne m'interrompez pas, je vous en pric, dit Olympia : 
je n'ai pas trop de tout mon sang-froid et de toute ma 
force pour vous dire ce que j'ai à vous raconter, Vous avez 


foi dans l'amitié de Samuel Gelb; je vais vous montre] 


 ———_—_—_—_—————…—…—…—…—…—"—"——…—…—…—…—…——_—" —…—"— —…"—"—"— —"— —"—"— — —]——_—_——pZ eee 


quelle amitié il a pour vous. Vous doutez que ce soit lui 
qui ait perdu Frédérique : je vais vous prouver que c'est 
lui qui a perdu Christiane. 

— Perdu Christiane! s’écria le comte d’Eberbach. 

— Oui, dit-elle; Christiane s’est bien jetée dans l’abîme, 
mais quelqu’un l’a poussée. Ce suicide a été un assassinat, 
et l'assassin, c'est Samuel Gelb. 

— Qui vous a dit cela? fit Julius palissant tout à coup. 

— Ecoutez, dit-elle, et vous allez enfin tout apprendre. 

Et alors elle lui raconta ou lui rappela tout ce qui 
s'était passé entre Christiane et Samuel, depuis le presby= 
tère de Landeck jusqu’au château d’Eberbach ; le premier 
et involontaire mouvement de répulsion qu'avait causé à 
la candide fille du pasteur l'ironie brutale de Samuel; 
l'imprudence qu'avait commise Julius en révélant à son 
ancien camarade l'impression de Christiane ; le ressenti- 
ment qui en était résulté dans la nature orgueilleuse et 
impérieuse de Samuel; ses menaces à Christiane ; ses dé- 
clarations infames dont elle n’avait pas osé parler à son 
mari, de peur d'amener une querelle entre lui et Samuel, 
dont elle connaissait la force irrésistible à l’épée ; enfin, la 
nuit même du départ de Julius pour l'Amérique, où se 
mourait son oncle, la maladie subite du petit Wilhelm, 
l'intervention de Samuel, et le monstrueux marché où il 
avait vendu à la mère la vie de son enfant. 

Julius écoutait cela, haletant, l'éclair aux yeux, la fièvre 
aux tempes, les dents serrées. 

— Oh! s’écria douloureusement @lympia en cachant sa 
figure dans ses mains, ce fut là une odieuse et redoutable 
minute, celle où la malheureuse mère dut choisir entre 
son mari et son enfant! Que pouvait une malheureuse 
femme tombée au piége de ce démon? Le pauvre petit 
Wilhelm râlait dans son berceau, et implorait la vie, Pas 
de médecin avant deux heures : il avait le temps de mou- 
rir trente fois. 

Et là, entre le berceau de l'enfant et le lit de la mère, un 
homme disait : Je vous donne toute la vie de votre enfant 
si vous me donnez dix minutes de la vôtre. Ah! ce sont là 
des choses trop fortes pour le cœur d’une créature hu- 
maine. Ah! jamais les maris ne devraient quitter les 
femmes quand elles ont des enfants 

Elle so tut, comme ne pouvant continuer. Le comté 
\’Eberbach n’osait lui demander de poursuivre. 

Elle reprit : 

— Cet atroce marché fut proposé, et, ajouta-t-elle brus- 
qaement, comme pour s'en débarrasser plus vite, il fut 
subi... 

— Subi! s'écria Julius avec un accent-de rage. 

— L'enfant vécut, dit Olympia. Mais ne frémissez pas 
si vile, nous ne sommes pas au bout. Nous ne sommes 
qu'au commencement. Écoutez. 
et pas l'aflreux pacte consenti par la mater 
nild au profit du «crime, Tine voulut pas que l'avenir de 
ce frèle enfant innocent fût fait de cette ignominie et de 
cet opprobre. 

I ne voulut pas que Wilhelm profitit do cette infâmie, 
Wilhelm mourut, Christiane avait sacrifié son mari, et elle 
n'avait même pas conservé son fils! La femme s'était por= 
due, sans que la mère y gagnat! 


ne ratilia 


DIEU DISPOSE. 


eR 


C’est effroyable, n'est-ce pas? Eh bien! ce n’est rien en- 
core. Christiane éprouva quelque chose de plus affreux 
que de mettre son enfant dans la terre, elle en sentit un 
autre dans ses entrailles.. 

— 0 Dieu! s'écria Julius, 

— Et comprenez-vous tout ce qu’il y a de terrible dans 
ce mot : un autre enfant! L'enfant de qui? L’affreuse nuit 
était la nuit du jour même où vous aviez quitté Chris- 
tiane. De qui donc était l'enfant que Christiane sentait en 
elle? De Samuel ou de vous? 


Julius ne parla pas, mais son geste parla pour lui. 

— Nétait-ce pas là une situation vraiment navrante? 
Christiane ne pouvait pas se tuer, car elle n’aurait pas tué 
qu’elle. Donc, elle attendait, sombre, seule, amère, mau- 
dissant la terre et le ciel, pensant quelquefois que l'enfant 
était votre enfant, et voulant vivre pour l’aimer; pensant 
quelquefois qu’il était de l’autre, et voulant se tuer pour 
le tuer. 

Tant de coups répétés étaient trop durs pour elle. 

Si jeune et si peu faite aux émotions violentes, une 
pensée la réveillait en sursaut la nuit et lui dressait les 
cheveux sur la tête : la pensée de tout vous dire, ou de 
tout vous cacher, de vivre avec ce noir secret entre vous 
deux, de toucher vos lèvres de ces lèvres qu’un autre 
avait salies, d’être votre femme en sortant des bras d’un 
autre, Tout cela passait dans sa pe ivre tête comme un 
orage, et elle sentait sa raison tourbillonner comme une 
feuille sèche au vent d'hiver. 

Elle devenait folle. 

Le jour où Wilhelm mourut, c'était le soir, à l'heure 
même où Christiane avait subi l’horrible marché inutile, 
Christiane tomba sur les genoux, insensée et glacée. La se- 
cousse produisit en elle une commotion étrange. Elle sentit 
qu’elle allait devenir mère. 

Au même moment, votre père accourut, et, pour la 
consoler, lui tendit une lettre où vous annonciez votre 
retour d'Amérique et votre arrivée pour le lendemain. 

Ce fut trop à la fois, Wilhelm qui partait, vous qui ar- 
riviez, et, pour comble, l'accouchement qui se déclarait, 
Aucune créature de chair n’eût supporté cela : elle se 
sentit devenir folle tout à fait, 

Elle ne dit rien devant votre père, qui s’expliqua d'ail- 
leurs son émotion par la mort de Wilhelm, 

Mais, lorsque le baron d'Ilcermelinfeld fut couché, elle 


courut en toule hate, à peine vêtue, à la cabane de | 


Gretchen. 

Gretchen n’était pas moins folle qu’elle, Ce que se dirent 
ces deux pauvres femmes, non, un monstre même en eût 
élé attendri. 

Gretchen jura de garder à jamais le secret de ce qui al- 
lait so passer, 

Christiane accoucha et s'évanouit. 

Lorsqu'elle revint à elle, Gretchen n'était plus là, ni 
l'enfant. L'enfant était mort, Gretchen était allée l'enter- 
Ter. 

Christiane ne voulut pas attendre lo retour du Grel- 

a. 


145 


Son unique idée était de ne jamais se retrouver en pré- 
sence de son mari. 

Elle se leva, écrivit un mot d’adieu, courut de toutes ses 
forces jusqu'au Trou de l'Enfer, et, après avoir demandé 
pardon à Dieu, elle s’y précipita la tête la première. 

— Mais comment savez-vous tout cela? demanda Ju- 
lius, 

— Si tout cela est vrai, dit-elle sans répondre à la ques- 
tion, Samuel Gelb n'est-il pas un monstre ? 

— Oh! les mots manquent pour le nommer. 

— Etcroirez-vous maintenant, quand une trahison vient 
vous frapper, que le traître est le loyal et dévoué Lotha- 
rio, ou le misérable qui a ainsi perdu et assassiné Chris= 
tiane? 

— Une preuve! un témoin! s’écria Julius avec rage, et 
ce n’est pas Lothario que je tuerai, c'est Samuel! 

— Un témoin ! dit Olympia. Quel témoin voulez-vous? 

— Il n’y a qu'une personne dont la parole fût une 
preuve, parce qu’en l'accusant elle s’accuserait aussi. 
Mais cette personne, j'ai cru jusqu'ici qu’elle était morte. 

— Peut-être, dit Olympia. 

— Peut-être? répéta Julius d’une voix qu'agitait un 
tremblement inexprimable, 

— Regardez-moi, dit-elle. 

Elle se leva, 

Tous deux étaient débout. Une dernière lueur du jour 
tombant sur le visage d'Olympia, à demi effacée par l'om- 
bre, n’en éclairait plus que l’ensemble et la ligne. Le soir 
estompait et supprimait les modifications que le temps 
avait dû faire à cette noble et belle tête, 

Olympia regardait Julius, non plus de l’œil impérieux 
do la fière artiste, mais ‘avec l'ineffable douceur de la 
femme qui aime. 

Le regard, le geste, le visage, tout cela illumina comme 
un éclair le cœur de Julius, qui s'écria : 

— Christiane ! 

Deux heures après la scène que nous venons de racon- 
ter, le comte d’Eberbach, Lothario et l’am>assadeur de 
Prusse se retrouvaient tous les trois dans le même cabi- 
net, où, le matin, le comte d'Eberbach avait jeté son gar 
à la face de son neveu. 

Julius s'adressa à l'ambassadeur de Prusse, 


_ 


— Monsieur l'ambassadeur, dit-il, je vous remercie d’a- 
voir bien voulu passer un instant dans cefte pièce avec 
nous. Mais, soyez tranquille, nous ne vous retiendrons 
qu'un moment, 

C'est ici, et devant vous, que l'insulte s'est faite co 
matin; c'est ici, et devant vous, que l'insulte doit se répa- 
rer ce soir, Je reconnais et déclare hautement que j'ai eu 
tort, et que j'ai été le jouet d'une grossière erreur et d'une 
trahison infame, 

Et, se tournant vers son neveu : 

— Lothario, dit-il, jo vous demande pardon, 

Il ployait le genou. 

Lothario s'élança et le retint. 

— Mon bon, mon cher père, s'écria le jeune homme 
avec une larme dans les yeux, embrassez-moi, et tout est 


446 


Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, 

— Par ma foi! dit l'ambassadeur, je suis ravi que les 
choses se soient dénouées de cette façon. J'ai pour Lotha- 
rio une affection et une estime si sincères, que j’espérais 
bien qu’il y avait là dessous quelque horrible malentendu 
qu’on finirait par découvrir. Je suis bien heureux de voir 
que je ne m'étais pas trompé. « 

Le comte d’Eberbach serra la main de l'ambassadeur. 

— Eh bien! dit-il, si vous aimez un peu Lothario, j'ai 
à vous demander quelque chose pour lui et pour moi. 

— Parlez, dit l'ambassadeur, je suis tout à votre ser 
vice. 

— Voici, dit Julius. Pour les motifs les plus graves, il 
est nécessaire que Lothario disparaisse pendant quelque 
temps. Il devait retourner au Havre, ce soir même ou de- 
main, pour le départ des émigrants allemands et pour les 
dernières instructions à donner au délégué qui les accom~ 
pagne et va les installer. Eh bien! Lothario demande à 
remplacer ce délégué et à accompagner lui-même les émi- 
grants, 

— S'il le désire absolument, et si c’est tout à fait néces- 
saire... dit l'ambassadeur, 

— Oui, répondit le comte d’Eberbach; de cette façon, il 
disparaîtra pendant le temps qu’il me faut; il s’est caché 
en entrant à l'ambassade, et personne ne l'a vu; il se ca- 
chera en sortant, Personne ne l'aura revu depuis ce ma- 
tin. Dans trois mois, il sera de retour, ayant rendu un 
service à son pays, et m’ayant permis de faire ce que je 
dois accomplir. 

-— C'est dit alors. 

— Il partira sous un nom quelconque, n’est-ce pas? afin 
que personne au Havre ne puisse le dénoncer. 

— Je lui donnerai un passeport sous le nom qu’il vou- 
dra. 

— Merci, comte, dit Julius. Et maintenant, Lothario, 
pars tout de suite, Une seconde nou! tout compromettre. 
Salue Son Excellence, et embrasse-moi. 

Et, en embrassant Lothario, Julius lui dit tout bas : 

— Embrasse-moi aussi pour Frédérique, pour ta 
femme, 


PRÉPANATITS DE LA VENGEANCE DE JULIUS. 


Christiane était heureuse, et cépendant deux autres dou- 


leurs avaient pris la place de ses douleurs anciennes, Ju- 
lius avait été bien bon et bien généreux sans doute, dans 
la première joie du retour de Christiane; mais au fond, 
comment jugeait-il le passé? Il avait accucilli avec em- 
pressement les explications de Lothario et lui avait donné 
une réparation éclatante; mais quels étaient maintenant 


5 desseins pour l'avenir ! 
C'étaient là pour elle deux nuages noirs dans un ciel 
pur, 


Le lendernain du départ de Lothario, Julius, après s'être 


DIEU DISPOSE. 


débarrassé de Samuel sous le prétexte qu’il avait besoin 
de repos, demanda sa voiture, et accourut chez celle qui, 
pour tous, s'appelait encore Olympia, mais qui, pour lui, 
ne se nommait plus que Christiane, & 

Elle Pattendait et l’accueillit d’un sourire doux et mé- 
lancolique. Julius s’apercut tout de suite de sa préoccupa- 
tion : autre signe d'amour. 

= Vous avez lair triste, ma Christiane, lui dit-il, 

Elle secoua ta tête. 

— Je ne veux pas que tu sois trisle, reprit-il, Pourquoi 


es-tu triste, dis? 
7 


— Pour bien des raisons, hélas! 

— Lesquelles? 

— Devinez-les, Julius; car, moi, je n'ai pas le courage 
de vous les dire. Mais elles sont trop faciles à deviner. 

— Est-ce que c’est encore pour le passé, voyons 

— Pour le passé, d’abord. 4 

Julius prit les mains de sa femme, 

— Christiane, lui dit-il, il n’y a qu'un ëtre au monde 
qui ait le droit de vous juger, c’est moi. Eh bien! moi, vo- 
tre mari, je vous absous, et je vous aime, et je vous dis 
que vous.êtes la plus pure et la plus noble créature que 
j'aie jamais rencontrée, et je déclare que votre faute est 
de celles pour lesquelles les saintes donneraient leurs 
vertus. 

— Vous êtes bon, dit Christiane, émue et reconnais- 
sante. Mais ce n'est pas là seulement ce que vous avez à 
me pardonner. 

— Vous voulez parler du secret que vous avez gardé dix- 
sept ans, et de la solitude où vous m'avez laissé. Eh bien! 


écoutez : en ceci encore, Christiane, tout a été pour le 


mieux, Oui, cette méprise, qui vous a éloignée de moi sous 
prétexte de fausses passions dont vous aviez tort d’être 
jalouse, et qui n'étaient que le désespoir de mon amour 
pour vous, cette méprise, toute cruelle qu’elle nous a été 
à tous deux, a peut-être été un bienfait de Dieu. 

— Oh! prouvez-moi cela, interrompit Christiane, car 
c’est là mon vrai remords, de penser que vous me regret~ 
tiez, et que je ne suis pas venue, et que je vous ai laissé 
abandonné aux plaisirs vides, aux ennuis bruyants, à tou~ 
tes les flammes qui font tant de cendres dans le cœur. Ah! 
comment n’ai-je pas entendu que vous m’appeliez, et com- 
ment ne suis-je pas accourue ? 

— Si vous étiez accourue, Christiane, et si vous m’aviez 
dit alors co que vous m'avez révélé hier, réfléchissez un 
moment à ce qui serait arrivé. 

Je mo serais battu avec Samuel. La meilleure chance 
pour moi eût été qu'il me tudt. Dans ce cas, j'aurais eu du 
moins le repos; mais vous, quelle vie auriez-vous eue, 
ajoutant ma mort à vos autres douleurs ? Vous vous seriez 
accusée, vous vous seriez reproché de m'avoir parlé, vous 
vous seriez regardée comme la vraie cause de mon sang 
versé, Et supposez qu'au lieu de mourir j’eusse tué Sa= 
muel. Alors, quelle existence aurions-nous eue tous deux, 
voyant sans cesse entre nous celte nuit fatale? 

Aujourd'hui, je vous absous, et je vous bénis, parce que 
les approches de la mort éteignent en moi la passion et mo 


| font l'üme sereine et juste. Je juge de sang-froid, et 7) ne 


DIEU DISPOSE. 


447 


— ns qe 


me vient pas plus à la pensée de vous reprocher un mal- 
heur que vous avez subi, que je ne reprocherais à une pau- 
vre victime le coup de pistolet qu’un assassin lui tire à 
bout portant. 

Mais, songez, il y a dix-huit ans, dans toute l’ardeur de 
l’âge et dans toute la jalousie de l'amour, je n’aurais pas 
raisonné avec ce calme, je n’aurais pas regardé si C'était 
devotre faute ou non, le sang de la colère m'aurait monté 
au visage, et je vous en aurais voulu d’un malheur dont 
vous auriez souffert plus que moi sans doute. 

J'aurais été malheureux, et je vous aurais rendue mal- 
heureuse, Et, lors même que j'aurais eu la force de vous 
dissimuler ce que j'aurais éprouvé, quel embarras n’au- 
riez-vous pas eu en face de moi? Comment auriez-vous 
supporté mes yeux incessamment fixés sur la tache de no- 
tre honneur, tache involontaire, sans doute, mais qu’im- 
porte? Quel amour eût été le nôtre, dans cette position 
fausse, moi cachant un ressentiment amer, vous innocente 
et souillée? 

Ah! consolez-vous, Christiane, réjouissez-vous de ne pas 
nous avoir fait cet enfer. Au lieu qu’à présent, le temps, 
la souffrance et la débauche ont usé en moi la vanité et la 
jalousie, 

Et vous, la douleur, le dévouement et la transfiguration 
de l’art vous ont épurée et sanctifice. 

Nous pouvons donc nous retrouver en présence l’un de 
l’autre sans que je sois injuste et sans que vous ayez à 
rougir. Vous voyez bien que vous n'avez pas à vous blà- 
mer d’avoir prolongé notre séparation, et que, loin de m’en 
offenser, je vous en remercie. 

— Oh! c'est à moi à vous remercier, s’écria Christiane 
en serrant les mains de Julius, Je suis bien profondément 
touchée de vos bonnes paroles. 

Vous pouviez me faire du passé un remoras ; vous m’en 
faites presque un mérite, Merci! merci! 

Ei! cependant, le lendemain, Julius trouva encore Chris- 
tiane toute triste. Le passé purific, c'était maintenant l'a 
venir qui pesait sur ello de tous ses doutes et do toutes ses 
{énèbres. 

Julius l'interrogea encore avec sollicitude. 

—licias! mon Julius, dit-elle, je ne puis m'empêcher 
de songer, Vous avez élé bon et aimant comme Dieu. Mais 
par malheur on ne défait pas le passé en l'absolvant, Lo 
passé nous tient encore, et ne nous lâchera pas. Si j'avais 
parlé il y a dix-huit ans, vous vous seriez ballu avec Sa 
muel Gelb, et nous aurions eu une vio malheureuse, Mais 
si j'avais parlé il y a un an, vous n’auriez pas épousé Fré< 
dérique et nous pourrions êlre heureux, 

Julius pencha la tête sans répondre, 

— Oui, continua-t-elle, voilà co que mon silence a 
produit, Ces deux pauvres enfants qui s'aiment sont sé- 
pards... 

— Pas pour longtemps, murmura le comto d'Eber- 
bach. 

Mais Christiane ne l'entendit pas. 

— Et vous, poursuivit-elle, vous Cles lo mari de doux 
fommus, 


—Je n’en ai, et je n’en ai jamais eu qu’une devant 
Dieu. 

— Oui, mais devant la loi? Et pour nous voir, nous som 
mes obligés de nous cacher. Si l'on savait que vous venez 
ici, tout le monde m’appellerait votre maîtresse, et Frédé- 
rique croirait que je prends sa place, lorsque c’est elle qui 
prend la mienne! Voilà dans quelle situation nous sommes 
tombés. Et c'est une situation sans issue. 

— Vous vous trompez, Christiane, il y a une issue, 

— Il ÿ a uneissue? laquelle? demanda Olympia frémis- 
sante, 

— Une issue prochaine, que nous devons tous deux en- 
visager avec fermeté, presque avec joie. 

J'ai, à l'insu de Samuel, consulté les médecins, Ils m’ont 
confirmé ses promesses, Rassurez-vous, l'embarras où nous 
sommes ne tardera pas à cesser ; je n'ai plus que peu de 
temps à vivre. 

Christiane tressaillit de tous ses membres. 

— C'est comme cela que vous me rassurez! 

Elle leva sur lui, avec des yeux noyés de larmes, un re- 
gard de reproche et de douleur. 

— Oh! maintenant, s'écria-t-il, je peux mourir, car je 
mourrai heureux, regretté, aimé; car je ne mourrai pas 
sans avoir pardonné, et, ajouta-t-il à voix plus basse, sans 
avoir puni. 

— Ah! voila bien ce que je craignais; vous voulez punir 
Samuel Gelb, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. 

— Oh! oui, répondit-il. J'ai encore cela à faire au 
monde. Je suis sûr que Dieu ne me’‘rappellera pas avant 
celte mission accomplie. 

— Julius! s'écria Christiane, ne vous commettez pas 
avec ce misérable. Julius, éloignez-vous de lui, fuyez-le, 
et confiez à la Providence le soin de le châtier. L’infime 
n’échappera pas à sa peine, croyez-en la justice divine. Il 
mourra de son crime comme la vipère de son venin, 

— N'insistez pas, Christiane, dit Julius grave et tran- 
quille ; mon parti est pris. C’est une résolution inflexible. 
Je dois mourir ; je veux que ma mort soit bonne à quel- 
que chose. 

— Je vous en pric, ne dites pas cela. Je ne veux pas 
que vous mouriez! s'écria Christiane les yeux pleins do 
larmes. 

— Ne t'afflige pas, ma pauvre chère femme retrouvée, 
dit Julius touché; mais, vois-tu, les médecins ne m'ont pas 
caché qu'il n'y avait plus de remède. 

— Si! il ya un remède! il y a moi. Ils ne savaient pas 
que j'existais et que j'allais revenir ! 

— Trop tard, dit Julius. Ma vie est épuisée, et je sens 
bien qu'il me resto tout au plus le temps et la force de vous 
sauver lous, Moi Olé, tout rentrera dans l'ordre, Frédérique 
et Lothario so marieront. 

— Vous ne serez plus là pour les protéger contre Sa- 
muel ! 

— Samuel ne pourra rien contre eux, je t'en réponds. 

Et toi, l'élrange fatalité de ta position disparaiira. Tu ne 
seras plus la femme du mari d'une autre, Tu vois bien que 
c'est la seule sortie qui nous reste à tous, 

— lly on a d'autres, répondit Christiane, 


148 DIEU DISPOSE. 


— Montre-m’en une. 

— Nous pouvons quitter Paris tous deux, disparaître, 
aller cacher nos deux existences dans un coin du Nou- 
yeau-Monde, et laisser Frédérique et Lothario à leur 
amour. 

— Et à la haine de Samuel! Que deviendraient-ils, si 
jeunes et si purs, aux mains de ce démon? D'ailleurs, 
moi vivant, ils ne pourraient pas se marier. Qu’y gagne- 
raient-ils ? ; 

— Eh bien! il y a le divorce. La loiet la religion de no- 
pays le permettent. 

— Le divorce? dit Julius. Oui, j’y ai pensé plus d’une 
fois, lorsque mon orgueil était jaloux de Lothario; mais, 
en autorisant le divorce, notre loi et notre religion l'ont 
entouré de conditions et d’obstacles. Quelle raison donne- 
rais-je ? Avouer la vérité ? C’est te déshonorer. 

Répudier Frédérique ? C’est la déshonorer, elle. 


Et puis, que dirait-on de voir Lothario épouser la femme 
divorcée de son oncle? Ne supposerait-on pas que, si je 
me suis séparé d’elle, c’est que j'avais une raison, et que 
cette raison était la même qui lui aurait fait épouser Lo- 
thario? Ne dirait-on pas qu'avant d’être sa femme elle 
était sa maîtresse? Tu vois que le divorce est impossible, 
et que, sous prétexte de faire ces enfants libres et heureux, 
nous ne ferions que leur malheur. 

— Je ne veux pas que tu meures! dit pour toute ré- 
ponse Christiane. 

— Ce n’est pas cela qui est en question, répondit douce- 
ment Julius, Ma chère âme, habitue-toi à cette pensée, que 
je suis condamné, et que rien au monde ne peut prolon- 
ger ma vie. 

Il ne s’agit pas ici de suicide, je ne me tue pas, je meurs, 
Ne me demande donc pas une chose qui n’est pas en mon 
pouvoir. Quand méme je ne me résignerais pas, quand 
même je me révolterais contre la nécessité qui me presse : 
quand même je serais lâche et vil, cela n’ajouterait pas une 
heure à celles qui me sont comptées, Il ne dépend pas de 
moi de retarder ma fin. Je n’ai pas à accepter ou à refu- 
ser la mort, mais à l’employer, voilà tout. 

Eh bien! du moment qu'il est inévitable et nécessaire 
que je finisse, toi-même ne peux pas t'opposer à ce que je 
finisse au moins de la façon qui sera la plus profitable. Ne 
change pas les termes de la question : je mourrai, C’est 
un point résolu, comment? Tout est là, 

Julius parlait avec une telle autorité et une telle certi- 
tude, que Christiane sentit bien que toute objection était 
inutile, et ne répliqua plus que par ses larmes, 


Julius poursuivit : 

— Mon dessein est arrûté dans ma tête; je vous sauve- 
rai tous. Je m’endormirai sans inquiétude, Je vous laisse- 
rai contents de moi; vous verrez. 

Ah! ma chère tendresse ressuscitée, j'ai tratné si long- 
temps une vie inutile et vide; ne me dispute pas cette im- 
mense joie de la terminer utilement! Moi qui n'ai jamais 
fait que des malheureux, à commencer par moi, laisse- 
moi faire des heureux dans les quelques minutes qui me 
restent! Si tu savais comme mon cœur et ma vie ont sonné 
creux depuis dix-huit ans; laisse-moi emplir deux cœurs, 


a ————p—pZ 


en qui je me survivrai, et en qui je vivrai plus que je n’ai 
jamais vécu en moi-même. 

Tu appelles cela ma mort? Mais c’était quand j'étais à 
Vienne, quand je m’épuisais en distractions stériles, quand 
j'étourdissais mon âme de tous les tumultes de mes sens, 
quand je répandais sous les pieds des passants mes amours 
d’une nuit et mes scandales vulgaires, c'était alors que j’é- 
tais réellement mort et enterré dans la fange de l’orgie. Au 
lieu que mon âme vivra dans l'amour, dans la pureté et 
dans la reconnaissance de ces deux beaux enfants que j'au- 
rai sauvés et mariés! Christiane! je ten conjure par l’a 
mour que tu m'as gardé, ne m’envie pas cette résurrec- 
tion de notre passé dans leur avenir! ; 

— Eh bien! soit, dit-elle ; mais partons ensemble. 

— Non, dit Julius. Tu n’es pas condamnée par les mé- 
decins ; tu dois rester ici, pour Dieu d’abord, qui ne te rap- 
pelle pas encore, et ensuite pour moi, afin que je vive dans 
un cœur de plus. 

Elle se tut, découragée de sa dernière espérance. 


fl reprit : 

— Christiane, c’est un mort qui te parle, et tu dois m’o- 
béir comme tu obéirais à mon testament. 

— Que dois-je faire ? demanda-t-elie. 

— Christiane, continua Julius d’un ton grave et presque 
solennel, tu as dit tout à l'heure que c'était parce que tu 
avais gardé trop longtemps le silence, que Frédérique et 
Lothario se trouvaient maintenant séparés. Eh bien! c'est 
donc à toi de travailler à les réunir, et, au lieu de t’oppo- 
ser à ce que je vais entreprendre dans ce but, tu dois ser- 
vir mes projets, et tu dois aider mon plan, quel qu’il soit, 
Réparons le mal que nous avons causé, et, si nous souf- 
frons après, nous aurons fait notre devoir. 

— Je suis prête, dit-elle, résignée. 

— Voici ce qu’il faut que tu fasses. Frédérique est à 
Eberbach; tu vas y aller, tu la ramèneras à Paris en se- 
cret, afin que Samuel ne se doute de rien. Elle doit être in- 
quiète ; tu la rassureras. Ici, tu la garderas avec toi, tu la 
protégeras, tu seras sa mère. Personne ne saura que tu es 
ici et qu’elle est avec toi. Moi, pendant ce temps-là, je pour- 
suivrai mon œuvre. 

— Quelle œuvre? 

— Ne me questionne pas. 

— Oh! s'écria-t-elle, c’est done une chose bien affreuse 
que vous n’osiez pas me la dire, moi qui vous en ai ait de 
si horribles | 

— La première condition pour que je réussisse, dit Ju- 
lius, est un mystère absolu. Si les murs se doutaient de ce 
que je veux faire, tout échouerait. Il faut que Samuel s'en- 
fonce dans une tranquillité profonde ; qu'il ne se défic do 
rien, qu'il me croie sa propre dupe comme par le passé. 

Ce que je veux faire, je ne m’en parle pas à moi-même, 
je tâche de n’y plus penser, de crainte que l'ombre ne s'en 
réfléchisse sur mon visage. Le moment venu, cela sor- 
lira tout à coup de mon cœur, comme un lion de sa ta= 
nière, et malheur à celui qui so sentira pris à la gorge! 

Le comte d'Eberbach s'arrôta comme regretlant d'en 
avoir déjà trop dit. 

— Qu'il te suffiso de savoir, reprit-il, que mon œuvre 

- 


DIEU DISPOSE. | 149 


rr 


est double : je servirai ma famille et ma patrie. Cette su- 
préme consolation de toucher de tels buts de mes mains 
déjà froides, toi qui m’aimes, tu ne voudrais pas me l’en- 
lever, n’est-ce pas? Voyons, sois grande, sois intelligente, 
sois au-dessus de ces misérables considérations qui préfè- 
rent la vie à l'âme, donne-moi ton consentement. Dis-moi 
que tu me permets de mourir, et que tu me promets de 
vivre. 

— Je vous promets de ne pas me tuer, dit Christiane, 
mais je ne vous promels pas de ne pas mourir. 


LI 


OU GAMCA SE MONTRE SANS GÈNE AVEC LES SPECTRES, 


Nous avons laissé Gretchen muette d’une religieuse ter- 
reur, devant l’apparition de Christiane au Trou de l'Enfer. 

L’habitude superstitieuse des idées de la chevrière, lo 
crépuscule, qui met autant de vague et d'ombre dans les 
âmes que dans les choses, le lieu même où Christiane s’é- 
tait précipitée, tout cela bouleversait étrangement l'esprit 
de la gardeuse de chèvres. Évidemment, elle avait devant 
elle le fantôme de Christiane. 

Elle l'avait évoqué; à était venu. 

Gretchen était à la fois épouvantée et joyeuse. 

A travers la terreur énorme que lui causait ce brusque 
tête-à-tête avec le mystère de la mort, elle éprouvait un 
ravissement profond en retrouvant, après une séparation 
si violente et si brusque, la douce et tendre créature à qui 
elle s'était donnée, sa chère maîtresse, sa sœur supé- 
ricure, 

La voix de Christiane reprit : 


— Lève-toi, ma Gretchen, et viens jusqu’à ta cabane, 
où tout te sera révélé. 

La chevrière se leva sans répondre un seul mot. 

L’émotion l’empéchait de respirer, à plus forte raison de 
parler. D'ailleurs, à quoi bon des paroles? les fantômes 
comprennent bien ce qu’on a dans l’âme sans qu'on le 
leur dise. 

Elle se dirigea vers sa cabane, Christiane la suivant. 

Elles ne rencontrèrent personne sur la route, ni un bû- 
cheron de Landeck, ni une vachère rentrant ses bôtes, ni 
un domestique du château venant de quelque commission 
au bourg. 

Sans doute, le spectre usait de sa puissance surnaturelle 
pour écarter les yeux des hommes, 


Mais Gretchen fut obligée de changer d'explication en 
arrivant à la porte, 

Sur le seuil de sa abane, une apparence d'homme était 
accroupie à terre, les jambes croisées, 

Gretchen s'attendait au moins qu'en apercevant celle qui 
la suivait, cot homme allait s'enfuir avec effroi, 

Pas lo moins du monde, En voyant approcher Gretchen 


et l'ombre de Christiane, l'apparence d'homme se leva et 
vint très-tranquillement au-devant d'elles. 

Gretchen reconnut Gamba. 

— Bonjour, Gretchen, dit Gamba, la joie au visage; bon- 
jour, ma bonne et chère cousine bien-aimée. 

Et il lui tendit la main. 

Gretchen retira la sienne, toute scandalisée de cette fa- 
miliarité terrestre devant celle qui sortait de la tombe. 
D'un geste grave, elle montra à Gamba Christiane. 

Gamba regarda du côté que lui indiquait la chevrière, 
n’eut pas l'air ému du tout, et se retourna vers Gret- 
chen. 

— Eh bien? dit-il. 

— fl ne la voit donc pas? se demanda Gretchen. 

Après cela, pensa-t-elle, c’est tout simple; elle ne s'est 
faite sans doute visible que pour moi seule. 

Elle ouvrit sa porte, et, s’inclinant toujours sans dire un 
mot, elle attendit que le fantôme entrat. 

Christiane entra dans la cabane. Gamba s’y précipita 
derrière elle, sans nulle cérémonie. 

Gretchen entra à son tour. Elle n’alluma ni lampe ni 
chandelle, comme jugeant instinctivement que cette scène 
ne devait pas être éclairée par une lumière factice, et que 
la misérable clarté humaine ferait injure aux yeux de la 
morte, accoutumée aux rayonnements divins. 

Elle laissa seulement la porte ouverte, pour laisser en- 
trer les dernières lueurs du jour et les premières lueurs 
de la nuit, 

Gamba s'était déjà assis sur un escabeau. Christiane fit 
signe à Gretchen de s'asseoir. Gretchen obéit. Christiane 
Testa debout, 

Il y eut un moment de silence. 

Christiane le rompit : 

— Parle, Gamba, dit-elle. 

Gretchen fut stupéfaite, Que la morte connût Gamba, il 
n’y avait la rien d'étonnant : la mort, c'est l'infini. Mais 
que Gamba ne fût pas troublé de celte voix inconnue qui 
montait subitement à lui du fond du sépulcre; qu'il n’en 
parût pas plus surpris que de la voix d'un ami qui leur 
aurait parlé; qu'il n’eût pas tressailli jusqu'à la moelle 
des os, voilà ce qui combla d'étonnement le pauvre esprit 
vacillant de la chevriére. 

Mais elle s'expliqua ce sang-froid de Gamba par la vo- 
lonté et la toute-puissance de la morte; et elle se mit à 
écouter avidement, l'oreille tendue vers Gamba, et fixant 
sur Christiane des yeux effarés, 

— Enfin! s'écria Gamba, je puis parler! Ah! quel bon- 
heur! il y a si longtemps que je me meurs de paroles ren- 
trées! Mais au moins, c'est bien sérieux? tu ne m'arréteras 
pas au premier mot? demanda-t-il en regardant Chris- 
liane. 

— Il la tutoie! pensa Gretchen. 

— Sois tranquille, dit Christiane, lo jour est venu de 
tout dire, 

Gamba parla donc et parla ainsi, 


450 . 


DIEU DISPOSE. 


sa a a ccs, we a 


LII 


LE RÉCIT DE GAMBA. 


— 0 ma chère Gretchen! jo vous ai raconté une partie 
de mon histoire. Je suis votre cousin, ce qui est mon bon- 
heur; je suis bohémien, ce qui est ma gloire. Mais si vous 
croyez qu’il n’y a que cela dans mon existence qui vous 
intéresse, vous vous trompez magnifiquement, J'ai dans 
mon passé un tas de choses qui vous touchent beaucoup, 
voyez-vous, Vous allez voir que nous étions prédestinés 
l'un à l’autre, et que vous me devez bien plus d’affection 
qu’à un cousin. Grand’chose qu’un cousin! Je me moque 
bien d’être votre cousin! J'en suis très-content mais je 
pourrais m’en passer. 

J'ai autre chose qui remplacerait avantageusement cette 
qualité. 

Ecoutez. 

Il faut que vous sachiez que j'ai toujours eu deux ma- 
nies principales : celle de faire des bonds impossibles, et 
celle de chanter des chansons défendues ; ce qui revient à 
peu près au même, car les bonds mènent à se rompre le 
cou, et les chansons à se faire pendre, 


Or, en 1813, il y a dix-sept ans, je me trouvais à Mayence. 


Pourquoi la rage de courir le monde m’avait-elle fait quit- 


ter ma chère Italie? 

Mais si je ne l'avais pas quitica, ce qui m'est arrivé ne 
me serait pas arrivé, et comme c’est ce qui m'est arrivé 
qui fait que je vous ai connue, je ne vous connaîtrais pas. 
Par conséquent, j'ai eu raison de quitter l'Italie, de chan- 
ter une chanson contre Napoléon, et de me faire fourrer 
dans la citadelle, Je me pardonne. 

Je m'avise donc de chanter un couplet contre l'empereur 
de France, Je dis un couplet; la chanson en avait vingt- 
cing, mais je commençais le refrain du premier, quand je 
sens deux mains robustes se poser sur le collet de ma ca- 
saque, et m’entrainer rapidement vers la citadelle, 

La citadelle ouvrit sa gueule et la referma. J'étais 
avalé, 

Une petite citadelle, au reste. J'aime les choses qui sont 
ce qu’elles veulent être, Celle-là voulait être une citadelle, 
et elle y réussissait énergiquement. Grilles aux fenttres, 
cela va sans dire, et sous les fenêtres un fossé de douze 
pieds ; mais ce n'était là qu'un doux détail, 

De l'autre côté du fossé commentaient les fortifications. 
Trois rangs d'énormes tertres gazonnés, à chaque étage 
une sentinelle, et, après le dernier tertre, un autre fossé, 
de vingt-cinq pieds, celui-là, 

Au total, deux fossés et trois étages. C'est-à-dire que, 
pour s'évader, il fallait cing évasions. 

Le nombre ni la hauteur des étages ne purent m’effa- 
roucher, L'évasion élait impossible pour quiconque n'avait 
pas des ailes, 

Mais j'en avais, 

J'ai toujours regardé la pesanteur spécifique do l'hommo 


comme un préjugé et comme un conte de nourrice. 

Une fois que je me fus bien radicalement démontré 
qu’un homme ne pouvait songer à s'évader sans avoir en- 
vie de se briser les reins, je ne pensai plus qu’à mon éva- 
sion. C'est que, moi, je vous Vai déjà dit, Gretchen, j'ai la 
prétention de ne pas être un homme. Trouvez-moi aussi 
vaniteux que vous voudrez, j'ai l’'amour-propre de me 
croire une chèvre. 

Je regrette d’avoir à confesser que mon évasion com- 
menca de la facon la plus vulgaire et la plus usitée. Je 
passai huit jours à desceller un barreau de ma fenêtre. 

Jusque-là, il n’y avait pas de quoi être bien fier, j'en 
conviens. Un homme en aurait fait autant. 

Mais, attendez. 

Mon barreau descellé, je laissai venir le soir. Quand il 
ne fit plus jour, et qu’il ne fit pas encore nuit, car j'avais 
besoin d’y voir un peu moi-même, je me dis : 

— Allons! mon cher Gamba! il s’agit de savoir si toi, 
qui as Porgueil de te croire une intelligence, une créature 
qui pense, un esprit, tu sauras faire seulement ce que fait 
le moindre chat, une toute petite bête sans esprit et sans 
études, à ce qu’on ose prétendre ! Et note, ajoutai-je pour 
m’encourager, qu'un chat, qui ne se gêne pas pour sauter 
dun quatrième sur le pavé, a quatre pattes, tandis que 
toi, tu en as que deux, ce qui diminue de moitié la 
chance de Ven casser une. 

Lorsque je me fus adressé à moi-même cette exhorta- 
tion éloquente et sévère, je montai lestement sur le bord 
de ma fenêtre, j’arrachai vite le barreau, et, sans donner 
à la première sentinelle le temps de me voir, je pris mon 
élan et je sautai le premier fossé, 

Au sifflement que produisit mon vol rapide au travers 
de lair, la sentinelle se retourna en sursaut ; mais j'avais 
déjà franchi le premier talus, et ce fut plutôt pour averti 
ses camarades que dans le vain espoir de m'’atteindre, 
qu’elle lâcha de mon côté un coup de fusil puéril. 

Dois-je vous dire qu'au moment où je sautais le talus, la 
sentinelle de la seconde plate-forme passait précisément au 
bas de l'endroit d’où je sautais, de sorte que je n’eus qu’à 
modifier insensiblement la direction de mon élancement, 
pour lui tomber subitement sur les épaules. 

Je collai ce pauvre milicien contre terre, la crosse de 
son fusil dans l'estomac, et embrassant si furieusement sa 
baïonnette, que les gazettes ont prétendu qu'il y avait 
laissé trois dents. 

Le coup partit et faillit tuer la sentinelle de la troisième 
plate-forme, qui me visait dans ce moment, et qui me 
manqua, grâce probablement à la secousse involontaire 
que lui fit éprouver la balle sifflant à ses oreilles 

J'étais au bord du second fossé, Encore ce pas, et j'élais 
libre. Mais c'était le plus difficile. 

Outre les vingt pieds à sauter, la dernière sentinelle, 
prévenue par les coups de fusil des autres, était là, de l’au= 
tre côté du fossé, la baionnette en avant, et prête à m'em- 
brocher. Perspective sans agrément. 

Jo vous avoue que j'ai avalé quelquefois des sabres, 
mais jamais des baionnettes, surtout quand le fusil est au 
bout, C'est ainsi que toute éducation est incomplète. On 


DIEU DISPOSE. 151 


croit savoir son art, et l’on découvre chaque jour qu’on en 
ignore les plus simples éléments. On a passé dix ans de sa 
vie à étudier, à travailler, à s’éreinter, et l’on s'aperçoit, 
‘un matin ou un soir, qu’on n’est pas même capable d’ava- 
ler une misérable baionnette. 

Mais alors je ne fis pas toutes ces réflexions, El n’y avait 
pas à réfléchir ni à reculer. Si l’on m'avait rattrappé, on 
m'aurait flanqué dans un cachot, dans un cul de basse- 
fosse, dans un puits où l’on m'aurait attaché avec soin ; 
j'en aurais eu ponr la vie. 

Je me dis : Mourir faute d’air et de liberté, car, figurez- 
vous moi, en prison, moi, le bond fait homme, moi, le 
chamois, moi qui, lorsque je ne pourrai plus sauter et 
danser, me vendrai comme thermomètre, tant j'ai de vif 
argent dans les veines ! Je me dis donc : Mourir de la pri- 
son perpétuelle, ou mourir tout de suite d’un coup de 
baionnette, j'aime encore mieux la mort prompte : je souf- 
frirai moins longtemps. 

Je me recommandai à Dieu et à mes muscles, et, faisant 
un prodigieux effort pour franchir le gouffre, je n’essayai 
pas d’éviter la baionnette ; au contraire, je me jetai direc- 
tement dessus. 

La sentinelle me laissait venir et riait déjà de m’enfiler 
comme une bague au jeu des chevaux de bois. Mais, quand 
je fus sur elle, j'étendis violemment la main, j’eus le bon- 
heur de saisir la baionnette, et je la repoussai de toute 
mon énergie. 

Je n’esquivai pas complétement le coup, Le soldat avait 
le poignet ferme, et je sentis le fer m’entrer dans la peau, 
Mais le coup avait glissé, et j'étais tombé si rudement 
sur la baionnette, qu’elle avait ployé. Ce ne fut qu'une 
égratignure. W) 

D'un geste plus prompt que l'éclair, j'avais insinué un 
délicieux croc-en-jambe à la sentinelle, qui roula sur 
l'herbe molle, 

Quand elle se releva, j'étais à cent pas. Elle lâcha un 
triste coup de fusil qui effraya beaucoup un pierrot sur 
une branche. 

Moi, je me dis seulement : cela commence à devenir en- 
nuyeux, je ne peux plus faire un pas sans qu'on me fete 
d’un tas de salves. Assez, militaires! vous usez la poudre 
de votre empereur! 

Bien entendu, je tenais ce monologue en tricotant leste- 
ment des jambes. J'entendis derrière moi, tout en cou- 
rant, les cris, les appels des sentinelles, le tambour, et tout 
le tapage que peut faire une citadelle humiliée, Mais bah! 
j'étais déjà loin! 

Et voilà comment un homme courageux et élastique est 
toujours maître de sa liberté 

Ici Gamba fit une pause, et voulut savourer un moment 
l'effet que sa bravoure et son agilité avaient dû produir 
sur Gretchen, 

Mais la chevridre ne détacha pas sos yeux de Chris- 
tiane, 

Pour elle, tout l'intérât était dans cette brusque réappa- 
rition de colle qu'elle avait tant aiméo et tant pleuréo, 

Le fantôme restait bouche close et laissait parler Gamba; 
sans doute celui-ci, obéissant à la volonté de l'étrange vi- 


sion, allait expliquer le mystère devant lequel Gretchen 
était interdite, et Gretchen attendait, pour s'intéresser 
au récit de Gamba, que le nom de Christiane y fût pro- 
nonce. 

Christiane, de son côté, laissait Gamba s’épandre en ce 
flux de paroles et se livrer à toute sa loquacité naturelle. 
Elle avait exigé de lui un si long silence qu’elle lui devait 
une compensation. 

C’était le moins qu’en échange de dix-sept ans de mu- 
tisme elle lui accordât une heure de bavardage complet. 

Gamba reprit : 

— J'étais hors de prison, mais je n’étais pas hors d’Alle- 
magne. Je pouvais être repris à chaque moment. Mon agi- 
lité et ma présence d’esprit ne m’abandonnérent pas à 
Pinstant décisif. 

Je courus à toutes jambes jusqu’au petit village de Zahl- 
bach, où, quinze jours auparavant, le matin même du 
jour où je m'’élais si follement fait incarcérer à Mayence, 
j'avais remisé ma petite carriole et ma vieille jument bor- 
gne, mes moyens de transport ordinaires. Je les laissais 
toujours dans les villages les plus proches des villes où 
j'allais, afin de payer moins cher. La nuit tombait tout à 
fait lorsque j'arrivai, passablement essoufflé, à la porte de 
mon aubergiste. 

Les voleurs ont leur charme, Je dis cela parce que mon 
aubergiste était un brigand, qui, ayant appris mon incar- 
cération et ayant jugé, dans sa raison profonde, que je 
n'avais pas besoin d’un cheval et d’une voiture pour pour- 
rir dans les cachols, avait simplement vendu ma carriole 
et ma jument. Quand j'entrai dans sa cour, il était préci- 
sément en train de les livrer à l'acquéreur, de sorte que la 
voiture était déjà attelée, L’avidité de ce logeur me ser- 
vit, 

Je mo montrai à Vaubergiste lugubre, j'avais sauvé 
parmi mes sauts de carpe et autres traverses cinq ou six 
doublons cousus dans mes habits; je payai ce que je de- 
vais, et, fouctte cocher! je partis, au petit trot d'abord; 
mais je ne fus pas plutôt au détour de la rue, que je lan- 
çai mon cheval au triple galop. 

Ah} dans les quelques mots que j'avais échangés avec 
Vaubergiste, j'avais eu soin, pour détourner ses soupçons, 
de lui dire qu'on m'avait rendu la liberté à condition que 
je quitterais immédiatement Mayence. 

Jo lui avais aussi acheté quelque nourriture pour ma ju- 
ment et pour moi. Je n'avais pas craint que cela lui inspi- 
rit des doutes. Les aubergisles ne soupçonnent jamais l'ar- 
gent qu'on leur donne, 

Je menai ma bate grand train toute la nuit, Le matin, 
jem'arrôtai dansiun creux boisé où je passai toute la jour- 
née par précaution, Grâce au foin ot au pain que j'avais 
emportés de Zahlbach, nous pûmes, ma jument et moi, 
nous dispenser d'aller montrer notre muscau dans les vil- 
lages où nous aurions été exposés à do mauvaises rencon- 
(res. 

Le soir, nous nous remimes en route, Nous alldmes ainsi 
encore quarante-huit heures, évitant les grandes routes, 


les villes et les maisons habitées, cherchant les sentiers, les 


452 


roches et les bois, et ne voyageant autant que possible que 
1a nuit. 

Le troisième jour, commençant à me sentir assez loin 
de Mayence, je fus un peu plus hardi. Le soleil était déjà 
levé depuis longtemps que je n'étais pas encore couché 
dans un ravin. 

Je faillis payer cher cette imprudence. Au tournant d’une 
haie, je me trouvai brusquement nez à nez avec un bourg- 
mestre indiscret qui me demanda mes papiers. 

Je lui répondis en italien par un discours plein de volu- 
bilité où ce fonctionnaire ne parut voir que du feu. 

Ne comprenant pas l'italien, il mit ses lunettes, 

Je ne crus pas devoir attendre qu'il eût appris ma lan- 
cue; je donnai un grand coup de fouet à ma jument, et 
Phonnéte fonctionnaire n’eut que le temps de se ranger 
pour ne pas être écrasé. 

Quand il revint de l'émotion que lui avait causée le pé- 
nil couru par sa précieuse vie, j'étais déjà loin; pas assez 
join, cependant, pour ne pas entendre qu’il me menacait 
de dépécher la maréchaussée & mes trousses. 

Le danger devenait pressant. Je poussai du fouet et de la 
voix ma pauvre vieille jument, et je m’engagai avec réso- 
lution dans un système de rochers et de sentiers impossi- 
bles où il n’a dû passer jamais d’autres voitures que la 
mienne, et où il était probable que la gendarmerie w’irait 
pas me chercher. : 

J'aboutis par là à un pays que je ne connaissais pas 
alors, et qui n’est autre que celui-ci... 

L’atlention de Gretchen commença à s'éveiller. 

— Toute la journée et toute la nuit, j’allai, reprit Gamba, 
à travers monts et gouffres, jetant en arrière des regards 
offarés et croyant toujours voir poindre la tête monstrueuse 
d’un gendarme. 

La nuit finissait, déjà les lueurs blanchâtres playuaicnt 
le ciel, où les étoiles palissaient. Tout à coup, je tressaillis 
et j'arrêlai ma jument. 

Je venais d’apercevoir en face de moi une forme hu- 
maine qui accourait rapidement de mon côté. 

Naturellement, je crus d’abord que c'était un gendarme, 
et je me reculai derrière une roche. 

Mais n’entendant aucun pas de cheval, j’avancai délica= 
tement la tête, et je regardai. 

La forme humaine s'était rapprochée. Je reconnus que 
c'était une femme. 

Une femme en désordre, les cheveux dénoués, un air 
de désespoir. Une sorte de fantôme blanc. 

— Vite! interrompit Gretchen, la poitrine oppressée. 

— Ali! je vous avais bieh dit, s'écria Gamba, que mon 
récit finirait par vous intéresser! Vous allez m'écouter 
maintenant! 

Cette femme approchait en courant et sans me voir. 

A quelques pas de moi, elle s'arrêta, tendit d'un geste 
lugubre ses deux mains jointes vers le ciel, s'agenouilla 
au bord de la route, murmura quelques mots que je n’en- 
tendis pas, poussa un cri, s'élança et disparut, 

Je saulai rapidement en bas de ma carriole et je cou- 
rus. 


DIEU DISPOSE. 


2 EEE UES 


La route, à l'endroit où la femme venait de disparaître, 
était crevée par un précipice à pic que je n'avais pas vu 
d'abord. Je me penchai sur le gouffre énorme et béant, et 
je poussai un cri & mon tour. 

La malheureuse n’avait pas roulé jusqu’au fond. 

— Vite! vite! répéta Gretchen, comme fiévreuse, 

— Un jeune arbre vigoureux qui jaillissait au flane 
même du gouffre avait, par miracle, arrêté sa chute. 

Les pieds accrochés à quelque racine, le dos appuyé sur 
le tronc de l'arbre, un bras embarrassé dans les branches, 
la tête violemment renversée, son pauvre corps souple et 
ployé pendait évanoui sur la mort. 

La sauver! comment? Sauter sur l'arbre à califourchon, 
ce n’était rien pour moi; mais remonter l’abîme avec ce 
poids? 

Par bonheur j'avais dans ma carriole une corde à nœuds 
qui me servait pour mon grand exercice du mât. Je volai 
la prendre. Je pris en même temps une espèce d’écharpe 
qui me servait aussi pour mes tours, et voici ce que je 
fis : 

Je choisis une forte racine que je trouvai au bord du 
gouffre, j'y attachai ma corde à nœuds dont je saisis 
l’autre bout dans ma main droite, et je me jetai brave- 
ment. 

— Eh bien! s’écria Gretchen palpitante. 

— Il va sans dire que je tombai légèrement et gracieu= 
sement à cheval sur l’arbre. Sans, amour-propre, je fus 
content de moi, et je me rendis cette justice que mon édu- 
cation n'avait pas été si incomplète. Je me consolai un 
peu de n’avoir pas appris à avaler les baïonnettes et les 
fusils, 

Une fois sur l'arbre, mon premier geste fut d’empoigner 
la femme, car j'avais toujours peur qu’elle ne se miît à 
glisser. 

Puis je la jetai sur mon bras et mon épaule gauches, 
où je l’assujettis fortement à l’aide de mon écharpe, 

Elle ne fit aucune résistance. Elle était inerte et comme 
morte. Elle avait plutôt l'air d'un paquet que d’une 
femme. 

Jusque-là, rien n’était fait. Il s'agissait de remonter. 

Je tenais toujours la corde de ma main droite. 

Je yous assure que ce n’était pas extraordinairement fa- 
cile de regrimper avec une femme sur l'épaule et une seule 
main à la corde. 

Le tout était de ne lâcher ni la corde, ni la femme, 

Je recommandai mon âme à tous les saints du paradis, 
je serrai de mes deux pieds le dernier nœud de la corde, 
je serrai de ma main droite le plus haut nœud où elle put 
atteindre, et, lâchant l'arbre, je me laissai lout doucement 
aller dans le vide. 

Heureusement cette pauvre femme n'avait pas sa con- 
naissance, car elle aurait eu un fier trou sous les yeux. 

Mille noms d’acrobates! Moi qui ai la peau du cœur as- 
sez imperméable, j'avoue honteusement que j’eus une se- 
conde d'émotion, La racine qui m'avait vu attacher ma 
corde ne s'était pas attendue à ce double poids; je la sen- 
lis fléchir et céder à la première secousse, Mais elle se re- 
mit de cette lâche faiblesse et tint bon. 


> 


DIEU DISPOSE. 


Alors, ce fut au tour de Ja corde. Au premier effort que 
je fis pour monter d'un nœud, elle se tendit et craqua, 
comme si elle en avait à porter plus qu’elle ne pouvait. Je 
sentis qu’elle rompait, et je me dis en moi-même : Pau- 
vre femme! 

— Bon Gamba! s’écria Gretchen, les larmes aux yeux. 

— Mais, bah! la corde était robuste comme la racine. 
Et mes muscles étaient robustes aussi. 


Je grimpai comme un écureuil, sans brusquerie, vive- 

ment et moelleusement. 
Une minute après, s'il y a encore des mesures du temps 
dans de pareilles occasions, je mettais le pied sur la terre 
ferme, je détachais ma corde, et je déposais ma trouvaille 
dans ma carriole. 

Et voilà comment j'ai repêché de l’abime madame Chris- 
tiane. 

Gretchen se leva, l'œil fixe, l'air égaré, alla vers Chris- 
tiane, lui toucha la main pour se bien assurer qu’elle n’é- 
tait pas un fantôme, et lorsqu'elle eut senti la chair et la 
réalité, s'agenouilla en pleurant et baisa le bas de la robe 
de la ressuscitée. 

Puis, sans se relever, et d’une voix étouffée par l’'émo- 
tion : 

— Continuez, Gamba, dit-elle. 

—Je commence à avoir fini, reprit Gamba. Christiane 
était sauvée. 

Mais moi, je n’étais pas sauvé. Au contraire, ma bonne 
action risquait fort de me faire emprisonner pour le reste 
de mes jours. Car, que faire de celle que je venais de tirer 
du gouffre? 

L’emporter sans connaissance, la secouer, c'était dange- 
reux ; elle pouvait avoir besoin d'un médecin. 

D'un autre côté, la conduire dans un endroit habité 
pour la faire soigner, c'était m'ingurgiter dans la gueule 
du loup. La gendarmerie ne m'aurait su qu’un gré mé- 
diocre de mon agilité. 

Je me trouvai donc plus embarrassé sur le plancher des 
vaches, que je ne l'avais été dans le milieu des oiseaux. 


Ma foi, tant pis! j'avais regardé la pauvre créature; ello 
était toute jeune et toute jolie. J'ai toujours eu pour prin- 
cipe qu'une belle femme vaut mieux qu’un vilain homme. 
Je me dis donc : en prison tous les Gamba plutôt qu'une 
semblable fille au sépulcre! et je me lançai à la recherche 
d’un village quelconque. 

Tout en allant, j'examinais la jeune fille. Je regardais si 
elle n'avait rien de cassé. Dans mon métier, on se connaîl 
naturellement en fractures et en bras démis. Je m'aperçus 
avec joie qu'elle ne s'était rien rompu, et qu'elle n'avait 
aucune lésion sérieuse. Le saisissement lui avait fait per- 
dre connaissance, Sa robe s'était prise dans les arbres et 
avait amorti la secousse. 

A force de chercher des villages on en trouve. 

Je ne tardai pas à en entrevoir un qui, si je ne m'abuse, 
devait être quelque chose comme Landeck. 

J'allais y entrer, de l'air piteux d'un homme qui entre 
au cachot, lorsque tout à coup je sentis que le cœur de la 
jeune fille se remeltait à battre. 


153 


J'eus, je le confesse, un certain mouvement de Satisfac- 
tion. 

Si elle revenait sans le secours des médecins, je n'avais 
nul besoin d'aller me livrer bénévolement à la gendarme- 
rie impériale. Je donnai un Coup de bride à ma jument, et 
je me renfonçai vigoureusement dans ma montagne. 

Une heure après, la jeune fille était revenue tout à 
fait. 

Quand je dis tout à fait, je ne dis pas entièrement la vé- 
rité. Ello y voyait, mais seulement avec les yeux; elle par- 
lait, mais elle disait des choses qui n’étaient pas pleines 
de bon sens. 

Elle débitait un tas de paroles où je vous aurais biendé- 
fiée de rien comprendre. 

— Mon enfant... Julius... Grâce !... Ce Samuel... Je suis 
dans l'enfer... 

Et puis, elle me regardait et elle me disait : 

— Oui, je vous reconnais bien, vous êtes le démon! 

Eh bien! vous me croirez si vous voulez, mais, dans ce 
moment-là, cela ne me donnait pas du tout l'envie de 
rire. 

En un mot, la secousse qui n'avait rien cassé dans son 
corps avait tout cassé dans sa raison. 

Elle était folle. 

— Folle! s'écria Gretchen. 

— Oui, folle, comme un pauvre animal innocent. Et 
elle resta ainsi long temps. 

Les premiers jours, cela ne me fut pas incommode. 

Elle n'avait aucune volonté, elle se laissait faire, elle ne 
me gênait pas, elle ne s'informait pas pourquoi je prenais 
plutôt le sentier que le chemin. Voyager la nuit, s'arrêter, 
se mettre en route, aller toujours, manger, ne pas man- 
ger, tout lui était égal. Je lui disais de se taire, et elle se 
taisait. Je lui ordonnais de manger, et elle mangeait. Elle 
machinale, indifférente, abandonnée. C'était 
mieux qu’un enfant. 


obdissait, 


C’est de la sorte qu'à travers mille dangers et mille aler- 
tes je pus repasser en Italic. La encore, Napoléon régnait. 
Mais on avait perdu ma trace, et comment retrouver dans 
cet immense empire une misérable goutte d'eau comme 
moi ? 

On me demanda qui était cette femme que j'avais avec 
moi. J'avais perdu, l’année précédente, ma Sœur Olympia, 
du même âge à peu près que Christiane. Je répondis que 
c'était ma sœur. 

On ne m'en demanda pas davantage. pes lors, je fus 
son frère. 

Je ne la quittai pas. Pour la nourrir, mais non, je mo 
vante, pour me nourrir, moi, et pour m'amuser, je faisais 
mes tours sur les places. 

Jo chantais toujours un peu. Elle, sans que je le lui 
cusse jamais dit, elle chantait de temps en temps des airs 
bizarres qu'elle prenait je ne sais où, et qui faisaient at- 
trouper les passants, 

Elle paraissait ne pas voir la foule et ne pas entendre les 


applaudissements. Elle chantait pour elle toute seule. Mais 


154 DIEU DISPOSE. 


les passants en profitaient, et notre bourse en profitait 
aussi. Je n’avais jamais été aussi riche. 

Ce qui prouve qu’en la sauvant j’avais agi comme un 
égoiste, et qu’elle ne m’en doit aucune reconnaissance. 

Cependant, il lui revenait chaque jour un peu desa rai- 
son. k 

Elle commencait à se croire un peu moins dans l'enfer, 
et à voir que, si j’étais le diable, au moins j'étais un bon 
diable. 

A force de m’appeler son frère, elle avait pour moi une 
amitié fraternelle. 

Ah! moi, j'étais heureux! nous menions la vraie vie, en 
plein air, dans les rues, elle chantant et moi dansant sur 
la corde! 

Mais elle, à mesure que la raison lui revenait, les pré- 
jugés de l'éducation qu’on donne aux jeunes filles lui ve- 
naient à l'esprit. Elle ne trouvait pas parfaitement conve- 
nable pour une jeune fille d’aller chanter dans les carre- 
fours et dans les cabarets. Elle était mal à l’aise devant les 
regards et les propos de la multitude. 

Et pourtant elle hésitait à rompre avec cette vie dont elle 
avait honte. 

Un goût qu’elle ne se connaissait pas s'était développé 
en elie : la passion de la musique. Mettre son âme dans sa 
voix, comme moi je la mets dans mes jambes, faire passer 
son émotion dans le cœur de 1a foule, c'était là un plaisir 
dont elle ne pouvait se priver. C’est que, voyez-vous, Gret« 
chen, nous autres artistes, nous haïssons le public, nous 
en disons du mal, nous l’insultons, mais nous en avons 
besoin, comme vous de vos chèvres. Nos spectateurs, ce 
sont nos bêtes. 

Elle était dans cette situation incertaine, entre ses idées 
de jeune fille et ses instincts d'artiste, lorsque, par le plus 
heureux des hasards, un directeur de théâtre qui passait 
s'arrêta, fut frappé-de sa voix et lui proposa de l’en- 
gager. 

Dès lors, il n'y avait plus à hésiter. I] ne s'agissait plus 
de la rue et de la populace; il s'agissait des succès, des 
adorations, de la gloire et du génie. 

Et c'est de celte façon qu’elle devint une grande chan- 
teuse, ce qui vaut bien une grande dame. 


Maintenant, Gretchen, j'ai dit tout ce que j'avais à 
dire. 

La chevrière leva sur Christiane des yeux enivrés de 
larmes et de joie. 

— Madame! c'est vous! vivante! murmura-t-elle d’une 
voix entrecoupée. 

Elle ne pouvait trouver d’autres paroles. 

— Embrasse-moi done, ma pauvre Gretchen, dit Chris- 
tiane. 

Gretchen so leva et se jeta dans les bras de Christiane. 

— Vivante! répéta-t-elle, Mais Dieu m'est témoin que 
yous n'avez jamais été morte pour moi. 

— Je le sais, dit Christiane. 

Et, pendant un moment, elles se serrèrent sans parler 
sur le cœur l'une de l'autre, 


— Et moi? insinua Gamba, oublié dans un coin, 

— Le pauvre Gamba mérite bien quelque chose, dit 
Christiane, 

— Je mérite bien un remerciment de mademoiselle 
Gretchen, pour lui avoir conservé celle qu’elle aime tant, 

— Oui, certes, dit Gretchen. 

Et elle sauta au cou de Gamba, lequel fut si content qu’il 
se mit à pleurer, 

— Nous reparlerons de Gamba et de moi, dit Gretchen 
en faisant un signe d'intelligence et d'intimité au bohé= 
mien. Mais occupons-nous d'abord de vous, ma Chère mat- 
tresse. Comment êtes-vous ici? Et monsieur le comte d'Eber- 
bach sait-il que vous êtes vivante? 

— Il le sait, et c’est lui qui m’a dit de venir ici. 

— Pourquoi faire? 

— Pour chercher sa femme. 

— Sa femme! murmura Gretchen, dont la joie s'effata 
brusquement à cette pensée. O Dieu! Mais jy pense! Oh! 
si vous saviez! c’est affreux! 

— Que veux-tu dire? demanda Christiane. Parle sans 
crainte devant Gamba. Oui, notre situation est en effet 
bien douloureuse. Tu veux dire que Frédérique est la 
femme de mon mari. 

— Si ce n’était que cela! s’écria la chevrière toute bou- 
leversée, 

— Qu'est-ce donc encore? parle. 

— Frédérique... 

— Eh bien? 

— C'est votre fille? 

— Ma fille! mais ma fille est morte, Gretchen! 

— Non, vivante. Livrée par moi à ce Samuel; sauyée 
pour la perte de nos âmes à tous! 

— Ma fille! je veux voir ma fille! cria Christiane 


LI 


LA MERE ET LA FILLE 


Le premicr cri de Christiane avait été ; Jo veux voir ma 
fille! Son premier mouvement avait été de courir vers le 
chateau. 

Gretchen avait suivi Christiane. 

Gamba avait suivi Gretchen. 

Christiane était en proie à une émotion inexprimable. 
Cet enfant qu’elle avait cru mort, qu'elle n'avait pas mème 
connu, qui était mort presque ayant de naïlre, cet enfant 
vivait. 

Ainsi, pendant qu’elle so croyait soule au monde, pen- 
dant qu'elle chantait sur les théâtres, et qu'elle allait de 
ville en ville traîner son isolement à travers les foules, 
pendant qu’elle donnait son âme à tous, n'ayant personne 
à qui donner sa vie, elle avait une fille! 

Elle qui s'était fait cantatrice, ne pouvant plus être fem- 
me, elle aurait pu être mère! 


DIEU DISPOSE. 


155 


ee 


Et comment retrouvait-elle cette fille? Dans quelle si- 
tuation terrible! Sa fille était mariée 4 son mari! 

N'importe ! Elle courait toujours vers le château, 

Mais, tout à coup, elle ralentit son pas, Une réflexion 
Varrétait. 

Quwallait-elle dire à Frédérique? Si elle lui disait : Je 
suis ta mère | Comme Frédérique ne pouvait pas tarder à 
savoir qu’Olympia était Christiane, comtesse d’Eberbach, 
c'était lui apprendre qu’elle avait épousé le mari d’une 
autre, et, chose plus affreuse, qu’elle avait épousé celui 
qui pouvait être son père. 

Et puis, Frédérique interrogerait avidement sa mère re- 
trouvée, Faudrait-il lui révéler tout le passé, lui expliquer 
les crimes et les malheurs qui l'avaient jetée dans ces 
cruelles péripéties, épouvanter cette âme pure et virginale 
du récit des monstrueuses scélératesses de Samuel Gelb? 
Effroyable récit qui aurait pour conclusion ce mot effroya- 
ble : Ce démon est peut-être ton père! 

Ce doute affreux qui l’avait vaincue, elle, et qui l’avait 
précipitée dans le Trou de l'Enfer, allait-elle en boulever- 
ser la chaste ignorance de son enfant ? 

Dans ce lugubre pêle-mêle de misères et de forfaits qui 
avait troublé et séparé la vie de tant d’étres faits pour s’ai- 
mer, la Providence, poursuivant toujours son œuvre, 
comme un fleuve de cristal sous des rochers hideux, avait 
miraculeusement préservé l’innocente Frédérique. 

Elevée par Samuel, mariée à Julius, aimée de Lothario, 
elle n'avait pas une tache, pas une éclaboussure, pas une 
ombre à son front limpide et charmant. Était-ce Chris- 
tiane qui devait lui révéler le mal, qu’elle ne connaissait 
que de nom? C'était bien le moins que Frédérique, épar- 
gnée par l'amant, par le mari et par le monstre, le fût 
aussi par sa mère ! 

— Vous réfléchissez et vous souffrez, madame, dit Gret- 
chen à Christiane. 

— Non, j'ai pris mon parti, dit Christiane répondant à 
sa propre pensée aulant qu’à la question, Il ne faut rien 
dire à Frédérique, 

Elle se remit à marcher plus résolument, 

Et cependant retrouver sa fille, la retrouver à dix-sept 
ans, belle, grande, pure, les yeux pleins de clarté et ie 
cœur plein de tendresse ; n'avoir aux lèvres qu'un mot : 
Ma fille! et fermer ses lèvres; n'avoir qu'à ouvrir les bras 
pour y serrer son rôve, ot fermor sos bras; n'élait-ce pas 
là un effort au-dessus de la puissance humaine ? Chris- 
tiane pourrait-elle se contenir ? Quand méme sa bouche ne 
dirait pas une parole, est-co que son geste, ses yeux, ses 
larmes ne parleraient pas ? 

Allons! elle pouvait toujours essayer, 

En arrivant près do la grille du château, ello s'arrûla 
encore, et so tourna vers Gretchen et vers Gamba. 

— Vous ne direz pas qui je suis, dit-elle, Moi seule ver 
rai s'il faut que je me nomme, Vous, pas un mot, 

— Soyoz tranquille, dit Gretchen. 

— Moi, je sais me taire, ajouta le bohémion, Au resto, 
vous n'avez pas besoin de moi là-haut, Je vais restor à 
vous attendre là, au clair de la lune, Je ne sais pas pour- 


quoi j'irais me coiffer d’un plafond, lorsque je puis avoir 
le ciel pour chapeau. 

Tandis que Gamba parlait, Gretchen avait sonné et le 
portier avait ouvert. 

A la question de la chevrière, le portier répondit qu'il 
était tard, et que la comtesse d’Eberbach pourrait bien 
être couchée. 

— Oh! dit Gretchen, elle se relèvera. 

Gretchen et Christiane allèrent vers le perron, laissant 
Gamba sur la route. 

La femme de Hans vint leur ouvrir, Frédérique, en ef- 
fet, venait d’acheyer de souper et était montée dans sa 
chambre. Mais madame Trichter, que Gretchen demanda, 
se chargea d'aller prévenir sa maîtresse. 

Madame Trichter redescendit, ct fit monter Gretchen et 
Christiane dans le petit salon contigu à la chambre de la 
comtesse, 

Il n’y avait pas une minute qu’elles y étaient, et que 
madame Trichter les avait lassées, lorsque Frédérique en- 
tra, inquiète de ce qu'on lui voulait et tout émue. 

Mais quelqu'un qui éprouvait une bien autre émotion, 
c'était Christiane. 

Elle voyait pour la première fois sa fille, à dix-sept ans! 
Dieu lui avait supprimé l'enfant pour lui donner la fem- 
me. Elle n'avait pas eu sa fille jour à jour, peu à peu, 
toute petite d'abord, puis plus grande, puis plus grande 
encore. Elle l'avait tout d'un coup toute faite. 

Quoi! cette noble et complète créature était sa fille  C'6- 
tait là une idée, c'était là une joie que son pauvre cœur 
n'avait pas la force de supporter. 

Et elle restait là, muette, pâle, le cœur gonflé de lar- 
mes, fixant sur Frédérique des yeux pleins d’admiration 
pour le présent et pleins de désespoir pour le passé. A tra- 
vers la joie de la retrouver, elle éprouvait une immense 
douleur à Vidéo des événements qui l'avaient séparée 
d'elle, 

Frédérique se sentit d'abord mal à l'aise sous ce regard 
si joyeux et si triste. Elle y devinait un mystère. 

Elle essaya de rompre le silence. 

— Madame? dit-elle d'un ton qui demandait l'explica- 
tion de cette visite à cette heure, 

Christiane ne répondit pas. 

— Gretchen me fait dire que vous aviez à me parler, 
continua Frédérique. ; 

— Oh! oui, répondit Christiane. J'ai à vous parler, mats 
j'ai à vous voir d'abord. Laissez-moi vous regarder. Vous 
ôles belle! 

Frédérique se tut un moment, embarrassée, 


— Qui Cles-voug? Qu'avez-vous, madame? essaya-t-elle 
do demander, Vous paraissez tout émue. 

— Qui je suis? répondit Christiano avec une oxplosion 
de tendresse. 

Mais elle se contint. 

— Je suis, reprit-elle plus tranquillement, je suis la per- 
sonne que vous annonce la lettre du comte d'Eberbach, 

— Ah! s'écria Frédérique, c'est vous, madame, qui vos 
nez mo chercher pour me ramener auprès de lui, 


156 DIEU DISPOSE. 


Se ee ees ————_—____ 


— C'est moi. 

— Soyez la bien-venue, alors; monsieur le comte me dit 
dans sa lettre de vous écouter et de vous respecter comme 
lui-même. Mais comment va-t-il? Pourquoi n'est-il pas 
venu lui-même ? 

— Il va mieux, et il ira bien tout à fait lorsque vous 
l’aurez rejoint. Une affaire essentielle à terminer l’a em- 
pêché de venir. Oh! sans cela, ni la fatigue, ni la mala- 
die ne l’auräient retenu loin de vous. Ne pouvant quitter 
Paris, il m’a priée de venir à sa place. 

— Pardonnez-moi mon indiscrétion, madame, dit Fré- 
dérique, mais la lettre du comte a négligé de me dire qui 
vous étiez, et je ne sais pas même à qui j'ai l'honneur de 
parler. 

— Je m'appelle... On m'appelle Olympia. 

— Olympia! s’écria Frédérique. Vous seriez cette célè- 
bre cantatrice dont monsieur Samuel Gelb m’a quelquefois 
parlé. 

— C'est moi, en effet. 

— Pardon encore, madame; mais alors, oui, monsieur 
Samuel Gelb me la dit, monsieur le comte d’Eberbach 
vous a aimée. 

— Autrefois, c'est possible, répartit Christiane. Oh! 
mais il y a si longtemps! ajouta-t-elle en jetant un regard 
de mélancolie douloureuse sur les murailles du petit sa- 
lon où elles étaient. 

— Monsieur le comte vous a aimée quelques mois ayant 
notre mariage, dit Frédérique, dont le visage prit aussitôt 
une expression triste et contrainte. 

— Qu'avez-vous ? demanda Christiane. 

— Excusez-moi, madame, je suis jeune et bien neuve 
dans les choses du monde. Mais ce monde ne trouvera-t- 
il pas étonnant que ce soit vous précisément que monsieur 
le comte ait choisie pour aller chercher et ramener sa 
femme ? 

— Ah! vous doutez de moi! s’écria Christiane atteinte 
au cœur. 

Des soupçons indistincts traversaient en effet l'âme de 
Frédérique. Elle se rappelait l'impression qu’elle avait 
éprouvée en lisant le matin cette lettre où le comte la tu- 
toyait pour la première fois. Ce tutoiement, où elle crai- 
gnait de reconnaître la familiarité du mari, et cet envoi 
d'une femme qui, si elle n’avait pas élé la maîtresse du 
comte, avait été du moins aimée par lui, et qui, dans tous 
les cas, était une actrice, se mêlaient dans l'esprit de Fré- 
dérique et lui inspiraient une inquiétude singulière. 

— Vous ne dites rien ? reprit Christiane, Ainsi, vous 
yous défiez de moi? 

— Pardonnez-moi; mais, hélas! qu'est-ce qui me ré- 
pond do vous, madame? demanda la pauvre Frédérique. 

— Moi, dit en s'avançant Gretchen qui avait assisté si- 
lencicusement jusque-là à cette pénible scène, 

— Vous? répartit Frédérique avec un geste moitié d’es- 
poir, moilié de crainte. 

— Oui, moi, poursuivit Gretchen, qui comprit peut-être 
ces appréhensions; moi qui ai veillé sur vous depuis que 
vous (les au monde, moi qui ai fait tant de longues lieues 


à pied pour voir votre visage quelques minutes, moi qui 
sais qui vous êtes, et qui est madame. 

— Eh bien! dit Frédérique, si vous le savez, Gretchen, 
dites-le moi, je vous en prie, je vous en supplie. 

— Je ne le puis, répondit Gretchen. 

— Oh! c’est qu’alors vous ne le savez pas, reprit Fré- 
dérique secouant tristement la tête. Ou bien, vous ne te- 
nez pas beaucoup à ce que je vous croie toutes les deux, 
puisque vous pourriez me convaincre avec un mot, et que 
ce mot vous ne le dites pas. 

— Ilya des secrets dont on n’est pas maître, reprit 
Gretchen. Au nom de votre bonheur, croyez-moi sans que 
je parle. 

— Enfin, pourquoi aurais-je confiance en vous, lorsque 
vous n'avez pas confiance en moi? 

— Mais la lettre de monsieur le comte d’Eberbach ? ob- 
jecta Christiane. 

— Mon Dieu! elle ne dit rien, cette lettre, répondit Fré- 
dérique. D'ailleurs, sais-je, moi, l'empire que vous pouvez 
avoir sur lui? Sais-je où l'on veut me mener? Oh! je 
souffre plus que vous de ma défiance. Elle n’est pas dans 
mon caractère, et je suis bien fachée si je vous offense, 
madame, mais je suis ignorante de tout. On me dit que 
j'ai des ennemis, je suis seule, perdue, loin de tout ce qui 
m'aime et protége, et je suis obligée de prendre garde à 
ce qu'on me fait faire. 

Christiane, attérée, regardait crouler son espérance et sa 
joie. 

— Oh! dit-elle d’une voix profonde, je n'aurais pas cru 
que ce serait de cette manière que nous nous rencontre- 
rions. Jaurais pensé que rien qu'en voyant ma figure, 
rien qu’en entendant ma voix, quelque chose en vous se 
serait ému, un instinct aurait tressailli dans votre poitrine, 
vos bras se scraient ouverts d'eux-mêmes. 

J'aurais espéré qu’en nous mettant en présence l’une de 
l'autre, en faisant ce double miracle de nous ressusciter 
toutes deux, en rompant pour nous rapprocher la picrre 
d’un sépulere, la divine Providence n’éléverait pas entre 
nous un mur plus dur et plus inflexible que le granit des 
tombeaux : la défiance. 

— Que voulez-vous dire ? demanda Frédérique, atten- 
drie par l’accent et ne comprenant pas les paroles. 

— Feoutez, dit Christiane, en fixant sur Frédérique des 
yeux pleins de tendresse et de larmes, 

C'était trop fort pour son pauvre cœur. Elle avait déjà 
bien assez souffert de ne pouvoir que couver du regard 
son enfant sans pouvoir l'embrasser; mais se laisser soup- 
conner, mépriser, hair par elle, c'était là une chose au- 
dessus de ses forces. 

— licoutez, recommenca-t-elle. Oui, je vais parler. Tant 
pis! Mon cœur déborde, Je ne peux pas être soupçonnée 
par vous, c’est trop cruel pour moi ; et puis, quand je vous 
aurai parlé, vous verrez que c'est impossible. Frédérique, 
vous doutez de la parole de Gretchen ; cependant, elle a dû 
vous dire qu’elle avait connu votre mère, et qu'elle vous 
parlait en son nom, 

— Ma mère, dit Frédérique, elle n’a jamais voulu me 
la nommer, 


à 


DIEU DISPOSE. 


— Et si votre mère venait elle-même... 

— Ma mère est vivante ! s’écria Frédérique en tres- 
saillant. 

— Si elle était vivante, poursuivit Christiane, et si, sans 
intermédiaire, cette fois, elle venait à vous, si elle vous 
disait ce que vous avez à faire, vous déficriez-vous aussi 
de votre mère ? 

— Si ma mère venait à moi, répondit Frédérique toute 
tremblante, oh! madame, ayez pitié de moi, ne me faites 
pas une fausse joie; je suis trop jeune, vous me tueriez. 
Si ma mère venait à moi, elle ferait de moi ce qu’elle vou- 
drait, ct elle n’aurait qu’à faire un geste, je serais trop 
heureuse de lui obéir absolument et aveuglément. 

— Eh bien! s’écria Christiane, eh bien! regardez. 

Et, levant la main sur le mur, elle désigna le portrait 
qui avait tant ému Lothario, et qui avait aussi frappé 
Frédérique à son arrivée. 

— Ce portrait. dit Frédérique, 

— Ce portrait, reprit Christiane, c’est celui de ma sœur. 
N’avez-vous pas remarqué comme il vous ressemble ? Et 
cette ressemblance ne vous a-t-elle pas dit que vous étiez 
de la famille ? 

— Oh! madame, mais alors 2... 

— Frédérique, regarde-moi. Frédérique, embrasse-moi, 
je suis ta mère | 

Christiane jeta ce mot d’un tel cri et d’un tel geste, que 
Frédérique se sentit remuée jusqu’au fond des entrailles. 

— Ma mère s'écria-l-elle. 

Et elle se jeta en pleurant et en souriant dans les bras 
de Christiane. 

— Oui, reprit Christiane en la couvrant de baisers; oui, 
ma fille, mon enfant, mon trésor. Je ne voulais pas te le 
dire, à cause de choses que tu sauras ; mais cela a été plus 
fort que moi. Te retrouver défiante, c'était pire que de ne 
pas te retrouver du tout. 

Et Frédérique de son côté disait à travers ses larmes et 
ses élans de joie : 

— Chère mère! vous vous êtes fait attendre dix-sept 
ans. Mais quelque chose me disait toujours: Elle revien- 
‘dra. Quel bonheur! J'ai ma mère! La voila! O chère 
mère Î{ que je suis donc heureuse de vous revoir ! 

Christiane répondait à tout cela par des pleurs et des 
baisers. 

Gretchen s'était éloignée un peu pour laisser toute li- 
berté à ces effusions. Elle s'était agenouillée dans un coin 
du petit salon, et elle priait. 

— Ainsi, demanda Frédérique, ce portrait est celui do 
ma tante? 

— Oui, mon enfant, de la mère de Lothario, qui est ton 
cousin. 

— Et mon père ? reprit Frédérique, vous ne m'en parlez 
pas. Est-ce qu'il n'existe plus? 

— Si! il existe, 

— Ah! je le connaîtrai done aussi! Comme la Provi- 
dence est bonne! 

— Tu le connais déjh, répondit Christiane, 

— Je connais mon père? dit Frédérique, 


— Oui, répondit Christiane, Dieu soit béni, jo puis to le 


157 


nommer, puisque le ciel, dans sa bonté pour nous, ne lui 
a mis au cœur pour toi que la seule tendresse qu’il pût, 
qu’il dat avoir, puisqu'il est resté ton père. 

— De qui donc parlez-vous? demanda Frédérique in 
quiète. 

— Chère enfant, ne t’effraie pas à la nouvelle que je 
vais apprendre. Dieu nous a sauvés dans le passé, et l’a 
venir s'arrange dans ce moment. N’aie aucune inquiétude. 
Ton pere.., ton père est le comte d’Eberbach. 

— Lecomte! s’écria Frédérique en devenant toute pâle. 

— Ne te trouble pas, mon enfant, je te répète que tout 
s’arrangera pour ton bonheur. Nous déferons ce mariage, 
et tu épouseras Lothario, Va, me voici prés de toi, il ne 
tarrivera plus de soucis et de douleur, je les empécherai 
de passer. 

— Mais mon père, interrogea Frédérique, m’a donc bien 
complétement ignorée jusqu’a ee jour? 

— Il ne savait même pas que tu fusses au monde. Oh! 
ce serait une histoire trop longue à te raconter. Tu la sau- 
ras un jour. Ton père et moi, nous avons été bien long- 
temps séparés. Il m’a crue morte. Comment et pourquoi 
tout cela est arrivé, ne me le demande pas maintenant. 

Ne remuons pas ce douloureux et terrible passé. Mais 
maintenant ton père sait que je suis vivante. Nous nous 
sommes revus et reconnus. 


Ii sait que je suis sa femme, et il va savoir que tu es sa 
fille. Deux raisons, dont une seule suffirait pour qu'il re- 
vienne à moi et pour qu'il te rende à Lothario. 


— Il le voudra, dit Frédérique, mais le pourra-t-il ? 
Pour tout le monde, pour la loi, pour la religion, je suis 
sa femme. Dira-t-il que je suis sa fille? Excepté pour Dieu, 
je serai perdue à jamais. Dira-t-il que vous êtes sa femme, 
et qu'il s'est marié deux fois ? Vous voyez bien, ma mère, 
qu'il n’y a pas d'issue, et que le malheur me tient ! Vous 
avez beau me consoler, mon mauvais sort est plus fort que 
votre affection et votre dévodment. 


— La crise est difficile, en effet, dit Christiane; mais 
calme-toi, ma chère fille, nous en sortirons. 

— Par où? 

— Ton père a un moyen. 

— Lequel? 

— Je ne sais pas; mais il en a un, 

— Qui vous l'a dit? 

— Lui. 

— Il vous a dit cela pour vous tranquilliser, comme 
vous me tranquillisez dans ce moment. Mais s'il avait un 
moyen, il vous aurait dit lequel, S'il vous en a fait mys- 
tère, c'est qu'il n’gn à pas. 

— Il en a un, Il m'a parlé d'un accent qui, je te le jure, 
ne mentait pas, 

— Vous avez beau dire tous les deux, insista Frédérique, 
je sens bien que nous sommes dans une situation d'où 
nous ne pouvons jamais sortir, 

— Écoute, dit Christiane, ton père nous attend à Paris, 


Il faut que nous y allions pour veiller sur lui, d'abord. 


158 


DIEU DISPOSE. 


SS eee 


Eh bien! tu es sa fille et je suis sa femme. Nous nous 
mettrons à deux pour lui arracher son secret, et il nous 
le dira, 


LIV 


OU IL EST DÉMONTRÉ QUE LES TULIPES SONT QUELQUE- 
FOIS PLUS MEURTRIÈRES QUE LES TIGRESSES. 


Le 9 juillet 1830, un avis inséré dans tous les journaux 
annonçait que l'enterrement de lord Drummond aurait 
lieu le lendemain, et que la messe serait dite à l’église de 
l'Assomption. 

Le lendemain, en entrant dans l’église, la première per- 
sonne que vit Julius, ce fut Samuel. 

Nos lecteurs ont eu probablement le temps d'oublier lord 
Drummond, cet étrange Anglais amoureux de la voix d'O- 
lympia, après avoir été amoureux des tigresses de l'Inde. 

Sa mort n'avait pas été moins singulière que sa vie. 

Il était mort pour une tulipe! 

Nous avons perdu de vue lord Drummond au moment 
où il quittait Paris, pour suivre Olympia à Venise. 

Il lui avait semblé qu’il aimerait encore mieux l’enten- 
dre en public que de ne pas l'entendre du tout, et parta= 
ger son chant avec les autres que de n’en pas avoir une 
note. 


Mais, à peine arrivé, dès les premières représentations, 
sa jalousie l'avait ressaisi. Il avait souffert amèrement de 
he jouir qu’avec la foule de ces accents sublimes qu’il au= 
rait voulu posséder à lui seul. Tant de rivaux l’obsédaient. 

Du moment qu’Olympia était à tout le monde, elle n’é- 
tait plus à lui. 

Et puis, son plaisir lui. paraissait profané par tous ces 
passants qui y touchaient en même temps que lui. La voix 
d’Olympia lui répugnait presque, en devenant une sorte 
de gamelle banale où les plus grossiers instincts venaient 
tremper la main et prendre leur cuillerée, 

Cette émoffon, qu'il aurait voulue chaste, pure, virgi- 
nale, réservée à un seul, n’était plus, hélas ! qu’une cour- 
tisane, triviale, publique, commune à tous les goujats qui 
auraient trois francs dans leur poche. 

Dans ces termes, il n’en voulait plus. 

Un soir, au milieu d’une représentation, il se leva, sor- 
tit de la salle, rentra chez lui, demanda des chevaux, et, 
sans même écrire un mot à Olympia, quitta Venise, 

Pour essayer de se distraire, il se mit à voyager. 

Partout où il passait, il visitait tout : les bibliothèques, 
les musées, les monuments, 

A Coniston, on lui fit voir une collection de tulipes. 

La passion des fleurs est une des plus naturelles au cœur 
de l'homme. Nous sommes faits de terre, et, aussitôt qu'une 
graine tombe en nous elle y pousse, 

Lord Drummond était de ces organisations où la passion 


n'a pas d’inlerrégne. Chez lui, la mort d’une manie n'é- 


tait que le couronnement d’une autre. Il se dit : Les fem= 
mes sont mortes, vivent les fleurs, y 


Il prit les fleurs comme il avait pris les tigresses et les. 
femmes, avec fureur. 11 ne pensa plus qu’à elles! 

Comme les vrais amateurs, i} se concentra dans une es= 
pèce, n’aimant que les choses complètes, et sachant bien 
que la bourse d’un millionnaire et la vie d’un centenaire 
ne suffiraient pas à la collection d’une seule race. 

C'étaient les tulipes qui lui avaient inspiré le goût des 
fleurs. Il se donna éperduement aux tulipes. 

fl en eut bientôt une réunion qu’il trouvait lui-même 
honorable, et que tout autre aurait trouvée inouie, 

Cependant il allait de côté et d’autre à travers Europe, 
parcourant toutes les villes fleuries, et cherchant si, par 
hasard, il n’existait pas quelque type oublié par lui. 

Les plus célèbres amateurs, empressés à son nom, l'in- 
troduisaient dans leurs serres, et lui faisaient admirer leurs 
plus rares richesses. Mais lord Drummond admirait du 
bout des lèvres. 

On ne lui montrait rien qu’il n’eût chez lui égal sinon 
supérieur, 

Un soir, il était à Harlem, il avait visité toutes les col- 
lections renommées, sans trouver mieux qu'ailleurs, et il 
allait, de guerre lasse, retourner en Angleterre, quand un 
domestique de l'auberge où il logeait lui parla d’un sien 
parent qui avait des tulipes. 

Ce parent était un pauvre homme qui avait ce goût de- 
puis l'enfance, et qui, au dire du domestique, avait obtenu 
des résultats prodigieux, 

Sa serre n’était pas connue, parce qu'il n’y laissait pé- 
nétrer personne, aimant ses tulipes pour elles, et non pour 
la vanité. 


Il ne les avait guère montrées, dans toute la ville, qu’à 
son cousin; mais, si lord Drummond le désirait, le domes- 
tique tacherait d'obtenir de son cousin Tromp la permis- 
sion de lui amener le noble voyageur. Un voyageur, en 
passant, effaroucherait Tromp moins qu’un concitoyen tou- 
jours là et difficile à éconduire une fois introduit. 

Lord Drummond hésita. Une collection ignorée après 
tant de collections éclatantes et européennes, cela valait-il 
la peine de rester jusqu'au lendemain ? 

C’était sans doute une tuliperie digne d’éblouir un do- 
mestique. Cependant, il ne voulut pas manquerune chance, 
si insignifiante qu’elle pdt être, 

Il resta. 

Le lendemain matin, le domestique alla chez son cousin, 
et revint avec une permission obtenue non sans peine, 

— À quelle heure mylord veut-il que je le conduise chez 
mon cousin Tromp? demanda le domestique, 

— À l'instant même, répondit lord Drummond. 

Et ils se mirent en route, 

Ils traversèrent toute la ville. 

La ville traversée et les remparts franchis ils ontrovent 
dans une des plus étroites rues du faubourg, 

Lord Drummond commença à se repentir d’avoir eu la 
candeur de croire un valet sur parole. 

Quelle fleur digne de lui pouvait respirer dans cette rue 
élranglée? 


DIEU DISPOSE. 


459 


——————————————— 


Devant une maison de chétive apparence, le domestique 
s'arrêta, et, se retournant, dit à lord Drummond ; 

— C’est ici. 

Le domestique frappa. 

Un netit Ec5 ie wurt, voute par l'habitude de travail. 
ler la terre, misérablement vêtu, vint ouvrir. 

— Mon cousin, dit le domestique de l'hôtel, voici le gen- 
tilhomme étranger dont je t'ai parlé ce matin 

— Monsieur est le propriétaire du jardin que vous m’a- 
vez vanté, demanda d’un air de doute ironique lord Drum- 
mond, en regardant les habits de Tromp. 

— Oh! dit celui-ci, qui remarqua le regard de lord Drum- 
mond, et qui ne parut pas s’en soucier, vous ne yenez pas 
voir mon habit, mais ma collection, 

— C'est vrai, dit ’ Anglais. Entrons, 

— Ayant d'entrer, reprit Tromp, une question. 

— Laquelle ? 

— Cest bien certain que vous quittez Harlem aujour- 
@hui? 

— En sortant de chez vous. 

— C'est que je n’aimerais pas faire voir mes fleurs à 
quelqu'un qui viendrait me tourmenter pour les revoir, 
C'est déjà beaucoup que je vous autorise à en jouir une 
fois. Elles sont à moi, voyez-vous, et je suis jaloux de ma 
tulipe comme d’autres le sont d’une femme, 

— Je vous répète que je serai loin d’ici ce soir. 

— Entrez, alors, 

Lord Drummond et le domestique entrèrent dans un cou- 
loir obscur et étouffé, 

Tromp referma immédiatement la porte derrière eux, ce 
qui ne contribua pas à diminuer l'obscurité et les ténè- 
bres, 

— Allez devant vous sans crainte, mylord, dit le domes- 
tique. Il n’y a pas de marche ni de trou. 


Au bout de quelques pas, lord Drummond se trouva de- 
vant une porte. 

— Attendez, dit Tromp. 

Et, passant devant lord Drummond, il se mit à ouvrir la 
porte, laquelle était fermée à triple tour. 

La porte ouverte, un flot de lumière envahit joyeuse- 
ment le couloir. 

Ce fut comme une subite irruption de rayons de soleil 
et de chants d’oiseaux. Un vaste et splendide jardin pous- 
sait en pleine terre et croissait en plein ciel, 

— Venez et voyez, dit Tromp à lord Drummond éblou. 
Mais laissez-moi refermer cetle porte. 

Il ferma la porte, et reprit : 

— Vous voyez qu'il ne faut juger ni les hommes à l'ha- 
bit, ni les jardins à la maison. J'ai choisi cette maison mal 
située et mal bâtie, parce qu'elle donne, de ce côlé, sur la 
pleine campagne, et que mes fleurs ont ici tout l'air et 
tout le soleil dont elles ont besoin, Trouvez-moi des Neu 
mieux logées. Moi, que j'habite dans un bouge ou t 
un chenil, qu'est-ce que cela me fail? je ne comp! 
pour moi | 

Je suis comme ces vieux amoureux qui ont uno |i 
maîtresse et qui dépensent tout leur argent à la meu) 


d'or, de velours et de soie, s'inquiétant peu s'il ne leur 
reste pas un sou pour se loger proprement eux-mêmes, 

Et moi, j'ai plus qu’une maîtresse, j'ai un sérail. 

Regardez! 

Et, d'un geste et d’un accent où se mélaient le proprié- 
taire, le jardinier et l’amoureux, il se mit à passer la re- 
vue de sa collection, la proclamant unique, et prétendant, 
à chaque tulipe qu’il faisait admirer à son hôte, qu’elle 
était la plus belle de toutes. 

— En voici une, disait-il, qui surpasse tout ce qu’on 
peut imaginer de plus merveilleux; le rève même se con- 
fesse vaincu par une réalité aussi désespérante ; eh bien! 
ce n’est rien, 'c’est une fleur insignifiante, c’est un mépri- 
sable brin d’herbe, à côté de celle que je vais vous mon- 
trer. 

Et il en montrait une autre, qui était la merveille et le 
chef-d’ceuvre de la nature jusqu’a la suivante. 

Au fond de toutes ces exagérations d’une passion exal- 
tée par la solitude, la vérité était que la collection de Tromp 
était admirable. C’était, sans comparaison, la plus belle 
que lord Drummond eût rencontrée depuis son voyage. 

Cependant la sienne la valait. Il avait l'orgueil de ne 
pas trouver, là encore, un type qu'il ne possédât pas lui- 
même. Tromp était un rival, mais non un vainqueur. Lord 
Drummond ne se sentait pas humilié, et pouvait soutenir 
la lutte. Ils avaient tous deux, comme au collége, le prix 
ex æquo, 

— Eh bien! dit Tromp, glorieux, avez-vous jamais vu 
dans vos voyages des jardins qui valussent Je mien? 

— Je n'en ai pas vu qui valussent mieux, répondit lord 
Drummond. 

— Vous en avez donc vu qui valussent autant? demanda 
Tromp, dont le front se rembrunit, 

— j'en ai vu un. 

— Où cela? 

— À Londres. 

— Et le propriélaire s'appelle? 

— Lord Drummond. 

— C’est yous? 

— C'est moi-même. 

— Votre jardin vaut le mien ? répéta Tromp d'un ton de 
défi. 

— Oui, dit lord Drummond. Je rends cette justice à vo- 
tre collection qu'elle est au-dessus de toutes celles que j'ai 
vues depuis que j'ai quitté Londres, et qu'elle n'est pas 
au-dessous de la mienne, Mais la mienne n'est pas au-des- 
sous de la vôtre. Elles sont égales. 

— Eh bien! s'écria Tromp triomphant, voilà qui va dé- 
ranger l'égalité, vous allez voir! Venez par ici. 

Et, entraînant Jord Drummond derrière un mur qui 
semblait clore le jardin, il l'introduisit brusquement dans 
une serre presque aussi grande que le jardin lui-mûme, 

— Voilà mes vraies fleurs, dit-il, les autres ne comp- 
tent pas. Le jardin est l'antichambre de la serre, et les 
fleurs qui y restent sont les domestiques; mais voici les 
maîtresses, Si vous avez dos yeux, ouvroz-les, 

Lord Drummond jeta un coup d'œil rapide sur la serre, 
et ful ébloui, 


160 


DIEU DISPOSE. 


Cette fois, Tromp avait raison dans tout son orgueil, c’é- 
tait bien une vraie collection de miracles. C’était un musée 
où s'étaient donné rendez-vous les œuvres les plus réus- 
sies de la nature combinée avec l’art. 

L’Anglais demeurait immobile, comme hésitant entre 
tant de prodiges, et ne sachant auquel aller. 

Mais tout à coup son ceil tomba sur une tulipe noire, 
rouge et bleue. 

Il palit et s’élanga vers elle, 


— Ah! c'est celle-là que vous préférez, dit Tromp avec 
un petit rire de triomphe et de supériorité. Je vous fais 
mon compliment. Vous allez tout de suite a la plus belle. 
Je vois que vous vous y connaissez, et je regrette moins 
de vous avoir admis ici. Je n’avais pas l'intention d’abord 
de vous faire voir la serre; le jardin suffisait. Mais vous 
m'avez défié, et je n’ai pas voulu laisser humilier mes 
fleurs. Eh bien! l’avez-vous aussi, celle-là ? 

— Non, répondit lord Drummond, d’une voix étouffée. 

— Ni vous, ni personne, poursuivit Tromp. Elle est uni- 

“que. Ah! voyez-vous, c’est ma sultane favorite. J'ai des 
trous à mes coudes ; eh bien, je ne la donnerais pas pour 
dix mille francs. 

— Et pour vingt mille? dit lord Drummond pâle et les 
yeux suppliants. 

— Ni pour vingt mille, ni pour aucune somme. Un 
nomme qui aime sa femme ne la vend pas et ne la par- 
tage pas. Moi je veux être seul à avoir ma tulipe. Vous ne 
regardez pas les autres? 

— Je les ai vues, dit lord Drummond. Celle-ci suffit à 
une journée, Un dernier regard, et je vous laisse, 

Il jeta sur la tulipe noire, rouge et bleue, un regard 
d'amour et de désolation, et, sans dire un mot, reprit le 
chemin du jardin et de la maison. 

Tromp rouvrit les deux portes. 

Sur le seuil de la dernière, lord Drummond se retourna : 

— Merci, monsieur, dit-il, et à revoir. 

— Non pas à revoir, dit Tromp, mais adieu. Vous par= 
tez de Harlem dans une heure. 

Lord Drummond ne répondit pas. 


Il revint à l'hôtel, suivi du domestique, sans prononcer 
unc parole, 

— À quelle heure mylord veut-il les chevaux ? demanda 
le domestique au moment où lord Drummond montait à sa 
chambre. 

— Je ne pars pas aujourd’hui, répondit lord Drum- 
mond. 

Une heure après, lord Drummond sonna, et fit de- 
mander le domestique qui l'avait conduit voir les tu- 
lipes. 

— Allez chez votre cousin, lui-dit-il ; s'il veut me don- 
nev un oignon de sa tulipe pour trente mille francs, vous 
aurez cinq mille francs pour vous. 


— J'y cours, #'écria le domestique épanoui, 

Et il descendit les escaliers quatre à quatre, 

Lord Drummond attendit son retour avec l'anxiété de 
l'étudiant de première année qui attend la réponse de la 


première femme à qui il ait 086 écrire. 


— Après un siècle pendant lequel l'aiguille de la pen- 
dule n’avait parcouru qu’une heure et un quart, le domes- 
tique reparut. 

Il était morne et piteux. 

— Eh bien? demanda lord Drummond, 

— Il refuse, répondit tristement le domestique. 

— Vous vous y serez mal pris, répliqua lord Drummond. 
Il est inadmissible qu’un homme si pauvre refuse une si 
grosse somme. 

— Je m'y suis pris, dit le domestique, comme quel- 
qu’un à qui l’on a promis cinq mille francs. Croyez que, 
si je n'ai pas réussi, c’est que la chose n’est pas pos- 
sible. 

— Retournez, dit ’Anglais. Quarante mille pour [ui et 
dix mille pour vous. 

Malgré l’énormité de la somme, le domestique partit 
avec moins de joie que la première fois. 

A la manière dont son cousin avait repoussé la pre- 
miere offre, il avait compris que Tromp n’en accepterait 
aucune, 

Il essaya cependant, Mais il revint sans avoir rien ob= 
tenu. 

— C'est un mulct, dit-il à ford Drummond. 

— Et vous un âne, répondit celui-ci, qui avait besoin do 
décharger sa mauvaise humeur sur quelqu’un. 

Toute la soirée, il chercha dans sa cervelle un moyen de 
décider Tromp. Mais comment entamer un homme sur qui 
l'argent ne mordait pas? 

Il ne dina pas. Il n'avait pas faim. Il dormit mal. 

Le soleil était à peine levé qu’il frappait à la porte de 
Tromp. 

— Qui va là? cria la voix aigre de Tromp, lequel passa 
une tête hargneuse à une petite lucarne supérieure, 

— C'est moi, répondit lord Drummond. 

— Qui? vous! 

Lord Drummond. Celui que vous avez bien voulu ad- 
mettre hier à l'honneur de visiter vos tulipes. 

— Vous vous trompez, répliqua Tromp, lord Drum 
mond n’est plus à Harlem; il m'a donné sa parole d’en 
partir hier, et un gentilhomme ne manque pas à sa pa- 
role, Il est parti, 

— Eh bien! que je sois lord Drummond ou un autre, 
voulez-vous me vendre un oignon de votre tulipe noire, 
rouge et bleue? 

— Non, répondit sèchement le cousin du domes- 
tique. 

— Rien qu’un oignon! je vous en donne quarante mille 
francs. 

— Vous m'en donneriez cent mille que je refuserais de 
même, Je garde mes fleurs pour moi. Je suis leur gardien 
ct non leur entremetteur, 

— Mon cher Tromp, je vous en donne cinquante mille 
francs, 

— Jo mo moque de vos guinées; je n'aimo que mes tu= 
lipes. Vous n’en auriez pas une pour un million. 

— C'est décidé ? 

— licvocablement, 

— Pourtant vous n'êtes pas riche. 


DIEU DISPOSE. 


161 


_ C'est ce qui vous prouve que je ne vends pas mes 
fleurs. : 

— Je vous en prie. 

— Bonsoir. 

Et Tromp, pour couper la conversation, referma brus- 
quement sa lucarne. 

Lord Drummond fit un geste de rage. Son désir, multi- 
plié par l’obstacle, lui remuait la poitrine. 

Que faire? où aller? Il lui semblait que dorénavant son 
existence était vide, et qu’il n’avait plus pour horizon 
qu’un immense désœuvrement. 

Il ne tenait plus qu’à une chose au monde: à cette tu- 
lipe. 

Pour elle, il aurait donné toute sa fortune, et toutes ses 
autres tulipes. 

Et ce misérable Tromp ne voulait la lâcher à aucun prix, 
Avare, val 

Lord Drummond sentait que le bouillonnement de ces 
idées dans son front commençait à lui donner la fièvre. 

— Bon! voilà que je vais être malade, maintenant! 

Sans trop savoir pourquoi, il prit, dans la rue où logeait 
Tromp, la première ruelle qui allait vers la campagne. 

Puis il tacha de reconnaitre le mur du jardin de 
Tromp. 

Il n’eut pas de peine à le reconnaître, Le soleil levant 
rayonnait en plein sur le vitrage de la serre. 

De ce côté, le.mur était assez bas, mais il aurait pu, sans 
inconvénient, ne pas y avoir de mur du tout. 

Entre la route et la serre, il y avait un marais large de 
cinquante brasses, un demi-pied d’eau sur une terre 
molle. Lord Drummond y plongea sa canne, elle pénétra 
dans la vase de deux pieds, 

Ainsi, pas assez d’eau pour traverser le marais en bar- 
que; et, quant à le traverser à pied, on risquait de s’y en- 
foncer jusqu'aux épaules, 

Lord Drummond rentra à l'hôtel, sombre, lugubre, ma- 
lade de n’ayoir pas mangé la veille et de n’avoir pas réussi 
le matin, 

Il se coucha pour tâcher de réparer l’insomnie de la 
dernière nuit, Mais il n'eut que quelques quarts d'heure 
d’assoupissement, plus fatigants que la veille et entre- 
coupés de rêves incohérents, où il se battait seul contre 
dix hommes qui lui disputaient un oignon de tulipe. 

Le soir, il so leva, sortit de l'hôtel sans être aperçu, ga- 
gna la campagne, et vint au bord du marais, 

La première jambe qu'il y posa entra dans le sable jus- 
qu'au genou; la seconde, jusqu’à la cuisse. 

Malgré sa passion violente, il eut un moment d'hési- 
tation. 

Mais la passion fut la plus forte, 

Tl continua. 

Après quelques pas, il trouva un terrain un peu plus 
ferme. Puis le terrain se ramollit encore, et il eut de la 
vase ot de l'eau jusqu'à la ceinture. 

Il sentait que sa fièvre redoublait, mais il allait tou- 
jours. 

Au moment de toucher au mur, le sol manqua tout à 
fait sous son pied; il disparut jusqu'au cou, etil n'eut que 


le temps de saisir une poignée de roseaux poussés au pied 
du mur. Sa vie tint à un roseau. 

N'importe, il était arrivé. 

Le principal était fait. Il ne lui restait plus qu’à escala- 
der le mur et à pénétrer dans la serre. 

Escalader le mur, ce fut l'affaire d’un bond; pénétrer 
dans la serre, ce fut l'affaire d’une vitre descellée. 

Mais il fallait encore ne pas se tromper de tulipe; et, 
la nuit, ce n'était pas facile. 

Heureusement que la lune était là. 

De plus, lord Drummond, la seule fois qu'il était entré 
dans la serre, avait bien remarqué la place. 

Sa mémoire et la lune aidant, il choisit une tulipe, la 
déterra délicatement, mit à sa place cinquante mille francs 
en billets qu’il tira de sa poche, et, sortant de la serre, re- 
franchit le mur. 

® La lune que Byron a si sévèrement qualifiée, aida en- 
core ce nouveau Léandre à retraverser son Hellespont ma- 
récageux. 

Il arriva sans encombre à l’autre rive du maris. 

Il avait eu la précaution d’y déposer son manteau. Il put 
cacher dessous sa précieuse tulipe, et aussi la boue dont il 
était couvert des pieds à la tête. 

Il rentra à l'hôtel et regagna son appartement sans avoir 
éveillé aucun soupçon. 

Son but était de se changer, de demander sa chaise de 
poste, et de sortir de la ville à l'instant même. 

Mais auparavant il fallait qu’il jetât un coup d'œil à sa 
chère tulipe. 

Il alluma toutes les bougies et toutes les lampes qu'il y 
avait dans ses chambres, et quand il eut fail toute la lu- 
mière possible, il exposa sa conquête. 

Il faillit tomber à la renverse, 

il s'était trompé de tulipe. 

Au lieu de la fleur unique, il avait pris une fleur ba- 
nale, connue dans toutes les serres, et dont il avait lui- 
même quatre exemplaires, 

Il poussa un cri. 

Le domestique, cousin de Tromp, accourut. 

En voyant lord Drummond, ainsi cuirassé de boue au 
milieu de cette illumination, il le crut fou. 

— Aidez-moi à me déshabiller, dit lord Drummond. 

Il grelottait; 
membres. 


un affreux frisson lui courait par tous les 


L’humidité, qu'il n'avait pas sentie dans la lutte et dans 
la joie du triomphe, lui glacait les os. 

On envoya chercher un médecin. 

Lorsque lord Drummond fut couché, et tandis qu'on 
allait chercher le médecin : 

— Allez chez votre cousin Tromp, dit-il au domestique; 


dites-lui ce que vous avez vu, et portez-lui cette tulipe. I 
comprendra tout, 

Lo domestique partit au moment où lo médecin en- 
trait, 


Le médecin hocha la tête. La chose lui parut des plus 


graves. Ii craignait tout d'abord une fusion de poi- 
trine, 
La fièvre ne tarde pas à tourner au délire, 


it 


162 DIEU DISPOSE. 


SS re 

Toute ja nuit, lord Drummond ne parila que de tulipes 
noires, rouges et bleues. fl n’y avait que celles de cette 
couleur qui fussent des tulipes. 

Les atitres n’existaient pas. Il avait cru en voir d’autres, 
mais il s’était trompé. Il n’y avait que celles-là au monde. 
Et il n’y en avait qu’une seule. 

C'était bien assez d’une seule tulipé. Excepté celle-là, 
toutes les fleurs qu’on prenait pour des tulipes n’en étaient 
pas. 

Et mille autres extravagances, toutes dans ce sens. 

Le lendemain matin, Tromp vint savoir de ses nou- 
velles. 

En apprenant qu’il était plus mal, il repartit aussitôt, et 
revint une heure après. 

ll demanda à être introduit dans la chambre du ma- 
lade. 


A la vue du possesseur de cette merveille dont la re® 
cherche lui avait coûté si cher, lord Drummond reprit 
quelque connaissance, Il eut un intervalle lucide. 

Tromp leva vers les yeux du malade un objet qu'il te- 
nait à la main. 

— La tulipe! murmura lord Drummond, ne sachant si 
c'était réel ou s’il continuait les hallucinations de sa raison 
troublée, 

— Oui, la tulipe rouge, noire et bleue, dit Tromp. Vous 
la méritez, Il y en aura deux. Vous êtes digne de partager 
avec moi. 

— Merci, frère { dit lord Drummond en saisissant la 
chère fleur et la couvrant de son regard égaré; mais C’est 
trop tard! 

— Oh! que non, interrompit Tromp. 

— Si fait, insista l'Anglais, Je suis mortellement atteint. 
Cette eau m’est entrée jusque dans la poitrine. C’est égal, 
je vous remercie, Tromp. Ce n'est pas votre faute, vous ne 
pouviez pas prévoir ce qui est arrivé, J’ai la poitrine 
prise, Ah! ah! voilà done comme je devais finir, Epargné 
par les tigresses et par les femmes, les tulipes m'ont tué. 
Ah! ah! c'est drôle. 

Et la folie le reprit. 

Lord Drummond traîna encore quelque temps. 

Dans un moment plus calme, il profita d'une éclaireie 
de sa raison pour se faire transporter à Paris, où il aurait 
toutes les ressources de la science, 

Mais la médecine ne pouvait plus rien pour lui. 

Après quelques alternatives de mieux et de plus mal, il 
expira le 8 juillet, les yeux fixés sur sa tulipe, 


Il était catholique. Le 10 juillet, l'église de VAssomption, 
où Se disait la messe des funérailles, était encombrée d’un 
convoi superbe. Tout le Paris aristocratique était 18. 

Nous avons montré plus haut Samuel et Julius se ren- 
contrant, 

il y eut une messe en musique. Les plus mornos lamon- 
tations des grands maîlres éclatèrent dans la grande voix 
de l'orgue. 

A un moment, l'orgue se tut, et une voix de femme s'é- 


leva, 


A celte voix, Samuel tressaillit, et regarda Julius. 


C'était une voix puissante, profonde, sympathique, et 
qui allait droit aux entrailles. Le chant qu’elle chantait 
était digne d’elle. Cette musique ainsi interprétée, c'était 
quelque chose de désolé et de consolateur à la fois; c'était — 
là douleur de voir le corps expiré s’en aller dans la terre, 
et en même temps l’espérance de retrouver l'âme au ciel. 
C'était la tombe qui se fermait et le paradis qui s’ou- 
vrait. 

Samuel se dit qu'il avait déjà entendu cette voix. 

— Elle ici! pensa-t-il. Et sans que j'en sache rien! Je 
la croyais à Venise. Et Julius, lui, savait-il qu’elle était à 
Paris ? 

Il regarda le comte d’Eberbach. 

Mais Julius était immobile, et sa figure ne disait rien. 

— Suis-je béte! se dit Samuel. Qu'est-ce que je veux 
que sa figure m’apprenne? Il est déjà mort. 

Pourtant, il s’'approcha de Julius, et lui dits 

— Mais v’est la voix d'Olympia 


— Ah! tu crois? répondit Julius indifférent; c’est pos- 
sible, 

— Cadavre! murmura Samuel; mais pourquoi est-elle 
revenue ici, et qu'est-ce qu’elle y fait? Pourquoi se cache- 
t-elle? Il y a la-dessous un piége. Oh! je le découvrirai. 
Mais assurons-nous d’abord que c’est bien elle, 


i 


LV 


OU OLYMPIA CHANTE ET OU CUNISTIANE NH 
PARLE PAS. 


Cependant, la voix qui chantait dans Vorgue allait tou- 
jours versant sur le cercueil de lord Drummond des notes 
qui ressemblaient à des larmes, recommandant le mort à 
la grande clémence, lui disant adieu et lui disant au re- 
voir, reconduisant ami qui s’en allait jusqu’au seuil de 
l'éternité. 

— C'est certainement Olympial se dit Samuel. Il faut 
que je m'informe auprès d’un ami de lord Drummond. 

Il sapprocha d’un Anglais qui avait vécu dans l'intimité 
du mort, et lui demanda quelle etait cette chanteuse trop 
admirable pour ne pas être célèbre et qu'il ne reconnais- 
sait pas, 

— C'est une cantatrice dont lord Drummond a aimé la 
voix avec passion, répondit l'Anglais, Une cantatrice d’Ita- 
lie, qui n’a, en effet, jamais chanté en Franco, 

— La signora Olympia, interrompit Samuel. 

— Justement. Au moment de mourir, lord Rrummond 
l'a conjurée de lui faire la grâce de venir chanter lo Re- 
quiem à son service funèbre, disant que la voix qui lui 
était si chère le réjouirait encore dans son lincoul, Ma- 
dame Olympia le lui a promis, et, comme vous voyez, elle 
tient sa promesse, 

— Lord Drummond savait done qu’elle était ici? 

— Non, il lui a fait demander cela à Venise, dès la pre- 


DIEU DISPOSE. 163 
= = a ee 


mière semaine de sa maladie. Il se sentait touché mortel- 
lement. On lui a répondu que la signora Olympia n’était 
plus à Venise, et qu’on ne savait où elle était, 

— Et vous ne savez pas, dit Samuel, combien il y avait 
de temps que la signora Olympia était à Paris ? 

— Je l'ignore absolument, répondit l’Anglais, qui com- 

mença à paraître étonné de la persistance des questions 
_ de Samuel. Samuel le quitta, et revint vers Julius. 

— C'est, en effet Olympia, lui dit-il, en le regardant 
fixement. 

La figure de Julius ne sourcilla point. 

— Ah! fit-il, sans l'ombre d’émotion, qui est-ce qui te 
Va dit? 

— Un ami intime de lord Drummond 

— Ah! 

— Pasun mouvement, pas une étincelle aux yeux, pensa 
Samuel en observant le caime de Julius. Ou il n’a plus 
une goutte de sang dans les veines, ou il dissimule bicn‘ 
Bah! pourquoi dissimulerait-il? Est-ce qu’il est capable, 
dans son état et à son âge, d’avoir une telle force et une 
tello volonté persévérante, lui qui, en pleine jeunesse, à 


vingt ans, n’a jamais eu ni volonté ni forcé? Pourlant, si 
Olympia est ici depuis quelque temps, elle n'y était pas 
pour lord Drummond, puisqu'il a été obligé de la faire 
chercher ; elle n’a pu quitter Venise et venir à Paris que 
pour Julius. Elle a done dû lui faire savoir qu’elle était 
revenue, Pourquoi ne m'en at-il pas porlé? S'il m'a 
caché cela, il peut m'avoir caché autre chose. Oh! je sau= 
rai ce qu'il peut m'avoir caché Ce retour mystérieux d'O- 
lympia cache uh secret. Machineraient-ils ensemble un 
projet contre moi? Je verrai Olympia. Si elle a vu Julius, 
elle sait tout ce qui s’est passé à Saint-Denis le jour du 
duel, et ce que Julius compte faire, Je la ferai parler. Oui, 
c'est le moyen de tout apprendre. Julius ne veut rien mé 
dire ; mais ce serait bien le diable si je ne parvenais pas à 
faire parler une femme! 

La messe finissait. Samuel laissa tout le monde sortir 
par la grande porte, et il alla se poster à la porte de 
l'orgue, 

Il monta dans un flacre et dit au cocher d'allendre. 

Puis, baissant les stores, il observa. 

Au bout de dix minutes, une femme sortit do l'orgue et 
monta dans une voiture fermée, 

C'était Olympia. 

La voiture où elle était montée partit rapidement, 

Samuel baissa la glace de devant. 

— Suivez, dit-il au cocher, la voiture où vient de mon- 
ter cette dame. Suivez-la, à une cinquantaine de pas, pour 
ne point donner de souptons. Lorsqu'elle s'arrtora, vous 
vous arrôterez. 

La voiture d’Olympia s'arrêta rue du Luxembourg, de= 
vant un hôlel retiré et silencieux, 

Samuel, descendant vivement de son flacre, vit Olympla 
traverser un vestibule et entrer dans un escalier, 

Il traversa la cour et entra dans l'escalier, 

Il monta dernière elle sans qu'elle s'on apercut. 
Au premier étage, ello s'arrûta et sonna. 

Le bruit des pas de Samuel la fit retourner, 


Elle vit Samuel, et ne put s’empécher de palir. 

Il la salua en silence. 

— Vous ici? dit-elle. 

— Cela vous étonne dé me voir chez vous, madame? 
dit Samuel. Pas plus que cela ne m’a étonné de vous voir 
à Paris. Excusez-moi de me présenter chez vous si subite- 
ment, continua-t-il. C'est que j'ai à vous parler de choses 
assez graves. 

— Eh bien, soit, dit-elle. Entrez. 

On venait d'ouvrir la porte, Samuel franchit l'antis 
chambre et entra dans le salon ‘avec celle qu’il appelait 
Olympia et que nos lecteurs appellent Christiane. 

— Je vous écouté, monsieur, dit Christiane. 

— D'abord, madame, permettez-moi de vous faire une 
question. 

— Laquelle? 

— Avez-vous revu Julius depuis votre retour à Paris? 

— Le comte d’Eberbach? 

— Oui. 

— Je ne l'ai pas revu, répondit Christiane, et je ne tiens 
pas à le revoir, 

— Ah! dit Samuel d'un air de doute. Et cependant vous 
êtes revenue à Paris. 

— La saison est finie à Venise, dit la cantatrice. Je 
croyais ce pauvre lord Drummond en Angleterre, et trop 
loin pour m'empêcher de chanter à l'Opéra, comme l'añ- 
née dernière. En arrivant, j'ai appris qu'il était à Paris, et 
qu'il était venu s'y faire suigner d’une maladie de poi- 
trine. Je ne le croyais pas malade si gravement. Je me 
suis enfermée dans un hôtel du faubourg Saint-Germain, 
et j'y ai vécu en secret, pour faire mes démarches à son 
insu, craignant qu’il ne les contrecarrât encore. Doréna- 
vant, la musiqué est ma seule passion. 

— Soit, dit Samuel, c'est pour l’amour de la musique 
que vous vous êtes cachée, et le comte d’Eberbach ne vous 
sait pas de retour. Mais si vous n'avez plus pour lui le 
sentiment que vous avez eu un instant l’autre hiver, il ne 
peut pourtant pas être devenu un étranger tout à fait pour 
vous, et je suppose que vous ne serez pas fâchée que je 
vous donne de ses nouvelles. 

— Il se porte bien? dit Christiane avec insouciance. 

— D'abord, il se porte très-mal. Mais ce n'est pas la 
santé de son corps qui est la plus compromise. Vous ne 
savez pas ce qui lui est arrivé? 

— Si fait, Il s'est marié, je erois, à ce qu'on ma dit, 

— I! lui est arrivé autre chose, Tl a tué son nevyou. 

— Quel neveu? demanda la cantatrice. 

— Lotharlo. 

— Ce jeune homme que j'ai vu un soir au soupor da 
lord Drummond? ! 

— Lui-méme. Un neveu que Julius aimait comme un 
fils. 


— Et s'il l'aimait comme un fils, pourquoi l'a=t-il tué? 
Par jalousie, sans doute, 
— Por jalousie, en effet, 
— Pauvre jeune homme! dit Christiane, Et la nouvelle 


comtesse d'Eberbach, qu'est-elle dovenuo ? Vous voyez qu'il 


164 


DIEU DISPOSE. 


— ee 


ne me reste rien de ma passion pour le comte, prisque je 
vous parle si tranquillement de sa femme. 

— La comtesse Frédérique, répondit Samuel, était allée 
au château d’Eberbach; c’est ce qui a causé ce malentendu 
et ce malheur. Julius a reconnu l'innocence de sa femme, 
mais trop tard. La comtesse est revenue, et s'est réinstallée 
à Enghien. Je vais l’y voir quelquefois. O misérables 
cœurs de jeunes filles! Elle aimait ce Lothario, dont la 
tombe est fermée à peine, et elle l’a déjà oublié ! Elle n’a 
tout juste de mélancolie que ce qu’il en faut pour donner 
un air plus touchant à sa beauté. Mourez donc pour une 
femme! 

En parlant, Samuel examinait le visage d’Olympia, es- 
pérant y surprendre quelque mouvement involontaire et 
imperceptible qui lui révélerait quelque chose. 

Bien qu’à la rigueur le mystère dont la cantatrice s’en- 
veloppait depuis son retour pût s’expliquer par la raison 
qu’elle lui en avait donnée, par la crainte d’être encore 
une fois contrariée dans ses démarches pour chanter sur 
un théâtre de Paris, Samuel Gelb n'était pas homme à se 
laisser persuader si facilement. 

Il se pouvait bien que la musique fût la raison, mais il 
se pouvait bien aussi que la musique fût le prétexte, 

— Il n’est pire eau que l’eau qui dort, pensait ce sombre 
esprit accoutumé aux trahisons. Tout cela peut-être une 
fable convenue entre eux. Elle est bien arrangée, j'en con- 
viens, mais C’est justement pour cela qu’il faut que je 
m’en défie. C’est trop vraisemblable pour être vrai. 

Cependant, il ne pouvait prolonger plus longtemps sa 
visite. 

Olympia-Christiane laissait tomber la conversation à 
chaque bout de phrase. | 

Cet homme, de qui lui était venu tout le malheur de sa 
vie, lui faisait horreur. Elle évitait de le regarder, car, 
chaque fois que ses yeux tombaient sur lui, elle avait 
peine à retenir un geste de répulsion comme à la vue d’un 
reptile. 

Et il était essentiel qu’elle ne se trahît pas, et que Sa- 
muel ne se doutât de rien. 

Cette lutte mettait dans son attitude une gêne et une 
tension que Samuel ne pouvait pas ne pas remarquer. 

Il se leva. 

— Je vous laisse, madame, dit-il à la caritatrice. 
Et il se dit à lui-même : 
— Je reviendrai. 

Il sortit, et renvoya son fiacre. 

— Oh! pensait-il en marchant dans la rue, elle avaitun 
»mbarras qui ne peut pas ne rien signifier. Elle craignait 
évidemment de laisser échapper un mot ou un geste, Je 


~ 


retournerai la voir. 

Elle aura beau se tenir, je finirai bien par trouver une 
minute où elle s'oublicra et s’épanchera. Il faut absolu- 
ment que je sache ce que Julius a dans l'esprit, car il se- 
rait mort et enterré s'il n’y avait pas quelque chose. C’est 
cela qui le conserve. Il ne vit que par là. 

I y a certainement, j'en jure le diable, un dessein quel- 
congue qui le relient à l'existence, 

— Ah! quand tous les anges y seraient, je saurai ce que 


cr Lque ce di cin. 


Il retourna chez Christiane, Mais ce fut inutile. 
Christiane avait eu le temps de se préparer à le voir. 
Elle s'attendait à ses questions et à sa figure. 

ll la trouva calme, souriante, indifférente à Julius, ne 
Payant pas revu, et ne désirant pas le revoir. 

Maintenant que lord Drummond était mort, et qu’il n’y 
avait plus personne pour faire obstacle à ses projets de 
théâtre, elle ne se cachait plus ; sa porte était ouverte. 

Samuel s’informa auprès de plusieurs journalistes de sa 
connaissance, et apprit, qu’en effet, il y avait des pour- 
parlers entamés pour l'engagement de la signora Olympia 
à l'Académie de musique. 

Samuel Gelb allait ainsi, de porte en porte, de l'hôtel 
d’Olympia à l'hôtel de Julius, et de l'hôtel de Julius à En- 
ghien. 

Julius n’était pas moins impénétrable qu'Olympia; et 
Frédérique, si elle savait quelque chose, n’était pas moins 
impénétrable que Julius. 

Samuel trouvait les portes ouvertes, mais il sentait les 
cœurs fermés. 

Comme les hommes d’action inoccupés, n’ayant rien de 
mieux a faire, il avait plais r à tourmenter les autres. C'é_ 
tait toujours cela. Il usait son activité comme il pouvait 

Il parlait perpétuellement à Frédérique de la mort de 
Lothario. 

Il avait calomnié la jeune femme en disant à Olympia 
qu’elle avait pris aisément son parti de la mort de Lo- 
thario. . 

Quand il prononçait devant Frédérique le nom de Lotha- 
rio, elle devenait toute triste, et ses yeux s’emplissaient de 
larmes. 

Mais, il avait raison jusqu’à un certain point, ce n'était 
pas, en apparence, le désespoir d’une femme qui a perdu 
son amant; c'était une sorte de tristesse douce et résignée, 
et qui ressemblait plutôt au deuil d’une femme qui pleure 
un absent qu’à l’amertume désespérée d’une femme qui 
pleure un mort, 

Lothario n'étant plus là, Samuel reprenait ses droits sur 
Frédérique. Jl ne manquait jamais de lui rappeler ses 
anciennes promesses et les obligations qui la liaient à lui. 

Frédérique le laissait dire, ne niant rien et ne refusant 
rien. 

A travers tout cela, Samuel s’ennuyait, sensation étrange 
pour lui. 

Cette âme terrible et remuante languissait dans ces len- 
teurs. 

Il se sentait las et dégoûté de cette vie. Il avait besoin 
d’en finir. 

Par instants, il avait envie de brusquer le dénoûment; 
et puis, il se disait qu’il valait mieux attendre que Julius 
démasquât son plan le premier. 

En so fendant à fond sans voir le coup que lui préparait 
Julius, ilrisquait de s’enferrer. 

Il restait ainsi, hésitant entre sa nature, qui lui disaft 
d'agir, et le raisonnement, qui lui disait d'attendre, 

Il aurait fallu qu'un événement vint le presser, et pous- 
ser sa main, Tl aurait fallu que le Dieu sortit de la ma= 
chine, el vint rompre souverainement une situation into- 


lévable 


aj 


Ce... DIEU DISPOSE. 


= 

Le Dieu qui sortit, ce fut le peuple. 

Pour occuper son impatience, et pour se distraire de ses” 
propres affaires, Samuel se mélait aux affaires publiques. 

Il ne retrouvait un peu d’émotion et de passion que dans 
la politique. 

Depuis quelques jours, la lutte entre le parlement et la 
royauté, somnolente dans les derniers mois, paraissait vou- 
loir se réveiller. 

Le 26 juillet, les ordonnances éclatèrent comme un coup 
de foudre. 

Il y eut un premier moment de stupeur. 

Samuel parcourut aussitôt les rues et les faubourgs, es- 
pérant que tout allait se lever, et que la nation allait re- 
lever à l'instant même l’insolente provocation du trône. 

Personne ne bougea de toute la journée. 

La colère et Pindignation restèrent parmi les journalis- 
tes et les députés. 

Le peuple n’eut même pas l’air d’avoir entendu. 

— Ah bien! dit Samuel, s'ils supportent cela, je peux 
retourner en Allemagne; la royauté est éternelle ici. 

Il rencontra un redacteur du National qui battait le pavé 
dans la même intention que lui. 

— Eh bien? lui demanda-t-il. 

— Eh bien! vous voyez, répondit le journaliste, le peu- 
ple ne remue pas. Ah! je commence à croire que le roi et 
Polignac ont raison. Si la France supporte cela, c'est 
qu’elle le mérite, 


— Où est le roi? 

— Le roi vient de partir pour aller chasser à Rambouil- 
let. Voilà le cas qu'il fait de nous. Il ne daigne seulement 
pas prendre la moindre précaution. Nous en sommes la: 
un Polignac méprisant la France et ayant raison ! 

— Tout n’est pas fini, dit Samuel. On peut parler à la 
foule, J'espère bien que les journaux ne vont pas se taire, 
malgré l'ordonnance qui les bâillonne. Allons au Natio- 
nal. 

En passant devant la Bourse, ils trouvèrent un tout au- 
tre aspect aux figures. La bourgeoisie était aussi conster- 
née que le peuple était indifférent, 

C'était elle, en effet, que frappaient les ordonnances. 

Elle seule avait intérêt à la loi électorale que brisaient 
les ordonnances; elle seule avait des organes dans les jour- 
naux auxquels Charles X fermait la bouche. 

Quant à résister, elle n'y songeait même pas. Elle était 
vaincue d'avance. Elle ne pouvait pas supposer que la mo- 
narchie eût osé cette mesure énorme sans avoir pris d'a- 
vance toute ses précautions, sans être armée, sans être 
sûre des troupes, sans tenir Paris dans un cercle de baion- 
nettes et de canons, 

Un mot du dauphin circulait dans les groupes. 

Le maréchal de Raguse lui avait dit qu'à la première 
lecture du Moniteur la rente était tombée, 

— De combien? avait dit le Dauphin, 

— De trois francs, avait répondu le maréchal, 

— Elle remontera. 

Sico n'était pas là le comble de l'imbécilité, c'était la 
certitude do la force, 


165 


Dans les bureaux du National, Samuel trouva tous les 
principaux journalistes de Paris en train de rédiger la pro- 
testation de la presse contre la violence qu’on voulait lui 
faire. s 

La protestation signée, monsieur Coste, du Temps, de- 
manda si l’on s’en tiendrait là, et si l’on ne passerait pas 
des paroles à l’action. 

D’autres rédacteurs du Temps et les rédacteurs de la 
Tribune se joignirent à monsieur Coste pour obtenir 
qu'on allât aussitôt essayer de soulever les ateliers et les 
écoles. 

Samuel fit remarquer que jamais l’occasion ne se pré- 
senterait plus favorable; que le roi était à la chasse; que 
monsieur de Polignac s’occupait d’une adjudication au mi- 
nistére de la guerre; que le gouvernement était dans une 
heure de vertige, ne craignaif rien et ne prenait aucune 
mesure; qu’il était donc très-facile d’en avoir raison si l’on 
ne perdait pas une minute, et que le ro, en revenant de 
Rambouillet, pourrait trouver, le soir, sa place prise par 
une révolution. 

Mais monsieur Thiers parla contre toute voie de fait. 

Il ne fallait pas sortir de la légalité, On avait, en ce mo- 
ment, une position admirable; pourquoi la quitter? U fal- 
lait laisser au pays le temps de juger entre la royauté, qui 
déchirait la Charte, et l'opposition, qui maintenait la loi. 


La conscience nationale prononcerait, le pays serail avec 
l'opposition, et c'est alors que l’opposition serait très-forte 
et pourrait entreprendre tout ce qu’elle voudrait contre le 
trône. 

Mais, dans cet instant, que pourrait l’opposition toute 
seule? Elle ne pourrait que se compromettre et compro- 
mettre avec elle le seul obstacle à l’absolutisme monarchi- 
que et clérical. 

Quels canons avait-elle? Quelle armée? le peuple ne se 
mêlait pas à la question. Quand tous les journalistes au- 
raient la poitrine traversée par les balles des Suisses, leur 
mort ferait-elle revivre leur liberté ? 

Une goutte d’eau froide suffit quelquefois pour faire 


tomber l'ébullition de l’eau bouillante. 


La froide parole du petit avocat de Provence apaisa 
l’exaltation des plus ardents. 

On résolut de s’en tenir à la protestation. 

Cevendant le National, le Globe et le Temps déclardrent 
qu'ils paraîtraient le lendemain, malgré les ordonnances. 

Le Journal des Débats et le Constitutionnel n'osèrent pas 
suivre cet exemple, et se soumirent, 

Samuel Gelb sortit, furieux et désespérant de tout. 

— Rien à fairo, se dit-il, Allons nous enfermer, Toutes 
ces lAchetés me dégoûtent, Voilà ce qui s'appelle l'opposi- 
tion. Allons! la France n'est pas mûre. La democratie ona 
encore pour cent ans à attendre. 

Il reprit, morne et amor, la route de Ménilmontant, 

En sortant de la barrière, il entendit des violons qu'on 
râclait dans une guinairette, 

Un jardin poussiéreux, qui n'était séparé de la rue que 
par une haie, était plein de danseurs et do buveurs, C'était 


sans doule une noce, 


166 DIEU DISPOSE, 


Samuel accosta un ouvrier endimanché qui fumait sa 


pipe sur le seuil : 
— Vous vous amusez, vous autres? lui dit-il, 


— Pourquoi pas? répondit ouvrier. 

— Vous ne savez donc pas ce qui se passe à Paris? 

— Il se passe quelque chose? 

— Le ministére a rendu des ordonnances qui suppriment 
le droit des électeurs. 

— Les électeurs? Qu’est-ce que ça nous fait? Est-ce que 
nous sommes électeurs, nous autres du peuple ? 

— On a supprimé aussi les journaux. 

— Ah! bien, les journaux! Est-ce que ça nous regarde, 
les journaux? Nous ne les lisons pas, c’est trop cher. Ça 
coûte quatre-vingts francs. 

— Eh bien ! justement, il faut que les journaux et l'é- 
lection vous regardent, et si vous vouliez... 

— Ah bah! dit Pouvrier en lâchant une bouffée, pourvu 
qu’on n’augmente pas le prix du pain et du vin, le roi peut 
bien faire tout ce qu’il voudra. 

En ce moment une grosse fille réjouie accourut. 

— Dis done, cria-t-elle en prenant le bras de l’ouvrier, 
cest comme ça que tu n'invites à danser et que tu me 
plantes 1a? On commence, viens vite. 

— Me voilà, dit l’ouvrier, qui la suivit, 

Samuel rentra chez lui, n’espérant plus rien. Il dina et 
se coucha. 

Le lendemain, il ne sortit même pas. Il se promena toute 
la journée dans son jardin, fiévreux et las. 

La chaleur était étouffante. 

— Allons, se diseit-il, tout ce que j'ai fait est en pure 
perte. Mon but était de dominer un grand mouvement po= 
pulaire, de gouverner les idées. 

fais s’il n’y a pas de mouvement, je ne suis bon à rien 
et rien ne m'est bon. Je n’ai plus besoin de l'argent de Ju- 
lius, qu'en ferais-je ? 

Julius peut vivre. Qu'il soit éternel, s'il veut. Je ne lui 
donnerai pas la chiquenaude qui le précipiterait dans la 
tombe ! Ah! il ne se doute pas que cette indifférence du 
peuple le sauve, et que cette mort de tous est sa vie. 

Le soir s'approchait. Fatigué de marcher, Samuel venait 
de s'étendre sur un banc. 

Tout à coup il tressaillit. 

Il avait cru entendre, du côté de Paris, un bruit qui res- 
semblait à celui d'une fusillade. 

Mais non, il s'était trompé sans doute. Il préta l'oreille. 


Le bruit recommenca. 


Cette fois, il n'y avait pas à douter, c'était bien une fu- 
sillade, 

Samuel bondit debout. 

— Des coups de fusil! dit-il, Ah! alors c'est le peuple, 
Brave peuple que je calomniais! Ah} mon rève ressuscile. 


Vive le peuple! et meure Julius] 


LVI 


QUE CEUX A QUI LES RÉVOLUTIONS PROFITENT NE SONT 
PAS TOUJOURS CEUX QUI LES FONT. 


— À bas Charles X et Julius! répéta Samuel Gelb, se 
sentant revivre tout entier. Nous allons faire ehacun notre 
révolution, la France et moi; et je vais travailler à la 
sienne, tandis qu’elle travaillera à la mienne! 

Il remonta vite à sa chambre, prit de l'or dans un ti- 
roir, écrivit quelques lignes, s’arma et descendit vers Pa- 
Tis. 

Il n’entra pas par la première barrière. Il longea les 
boulevards extérieurs, voulant voir si la banlieue prenait 
part au mouvement. 

L’émotion commençait à la gagner. Des groupes se for- 
maient çà et là. Des orateurs improvisés haranguaient des 
attroupements, et commentaient en termes énergiques les 
articles des journaux qui n'avaient pas craint de paraître 
le matin. 

Samuel entra par la barriere Saint-Denis. 

Il avait à peine fait quelques pas dans Paris, qu’il enten- 
dit un grand bruit et des cris furieux. 

— Tucz-le! il faut le fusiller! 

11 pressa le pas, et, en tournant une rue, il aperçut une 
bande d'hommes armés qui venaient d’arréter une voi- 
ture. 

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. 

— C'est un ministre qui s'enfuit, lui répondit un ou- 
vrier. 

— Quel ministre ? dit Samuel. 

Mais un homme du peuple venait d'ouvrir la portière. 

Il y avait dans la voiture une femme, deux enfants et 
un homme d’une quarantaine d’années. 


Cet homme s’élanea à terre, Samuel le reconnus, 

— Oui, je comprends, sa dit-il, Voilà le courage des lis 
béraux! Ils ont préparé le soulèvement, ils ont lâché le 
peuple dans la rue, et, maintenant que la bataille est 
commencée, ils s’esquivent. Ils laissent le peuple se tirer 
comme il pourra du péril où ils l'ont jeté. Maïs non, je 
tiens celui-là, il ne s’en ira pas, il combattra aveo nous, 
j'en ferai un héros malgré lui. 


Et, comme l’homme de la voiture se taisait, n’osant pas 
so fler à ces ouvriers en armes, Samuel parla; 

— Que faites-vous, amis? cria-t-il. Ce n’est pas un mi- 
nistre, au contraire, c'est un défenseur du peuple? 

— Son nom? demanda la foule. 

— Casimir Périer! 

— Casimir Périer! cria le peuple. Vive la Charte 


DIEU DISPOSE. 467 


— Qui, mes enfants, vive la Charte! cria Casimir Périer. 
Et nous la défendrons ensemble, quand nous devrions 
mourir pour elle! Vive la Chartre 

_— En triomphe! dit Samuel. 

Et l’on rapporta triomphalement vers le champ de ba= 

taille ce fuyard de sa victoire, 


A quoi tiennent les destinées ! Au moment où on le ra- 
menait de force à Paris, Casimir Périer en sortait pour 
aller rejoindre Charles X et se mettre à son service. 

Cependant, on n’en était encore qu’à la préface de l’in- 
surrection. 

Ily avait bien de distance en distance quelques enga- 

- gements isolés; mais c'était l'affaire de quelques coups de 
fusil, et puis on attendait. 

L’escarmouche préludait au combat, De fortes patrouilles 
de ligne se succédaient dans les rues, sur les boulevards 
et sur les quais. On les laissait passer. 

On criait: Vive la ligne! et Vive la Charte! pour as- 
sacier, en quelque sorte, l’armée à la cause de l’émeute. 

Le peuple et la royauté se regardaient avant de se pren~ 
dre à bras le corps, 

On sentait qu’il s’apprêtait une lutte terrible et déci- 
sive. 

Un vague frémissement courait dans l'air et annonçait 
l'orage. 

Samuel essaya d'un moyen énergique. 

Jl entra chez le premier marchand de calicot qui se 
trouva sur sa route, acheta trois lambeaux de toile, un 
rouge, un blanc et l’autre bleu, les fit coudre ensemble, 
mit cela au bout d'un bâton, et sortit, brandissant ce dra- 
peau tricolore. 

Il y avait encore quelques lueurs de jour. Ce drapeau, 
qu'on n'avait pas vu depuis quinze ans, et qui rappelait 
tant de gloire, produisit un effet immense, Ce fut comme 
si le passé revenait après tant d'années d’humiliation et 
d’abaissement, 

Paris sembla se réveiller de la monarchie comme d'un 
mauyais rêve. 

Au même instant, une nouvelle éclata dans la ville, 
comme le coup de foudre qui commence l'orage, 

Le commandement de Paris venait d'être confié à Mar- 
mont, duc de Raguse. 

Ce nom, synonyme d’inyasion, de Waterloo, de la patria 
livrée à l'ennemi, des Cosaques galopant, la lance au 
poing, dans nos places publiques, de la France saignant par 
cent blessures, de nos musées mis au pillage, de notre dra- 
peau insulté, de toutes nos misères et de toutes nos hontes; 
ce nom fut comme le gant jeté à la face de toute la gran 
deur du pays, De ce moment, le duel fut nécessaire, 

Il ne s'agissait plus de l'intérêt des électeurs et des jours 
naux, il s'agissait do l'honneur national. 

Le peuple ne se battait plus contre les ordonnances, mais 
contre Waterloo, 

— À bas les Cosnques! cria Samuel, et aux barricades | 

Le cri de Samuel gronda et grossit d’échos en échos. 

La nuit tombait, Il n'y avait pas grand'chose de possible 
pour le moment. Mais on se prépara à Ja lutte du lende- 
main. 


La nuit se passa à dépaver les rues et à fortifier les bars 
ricades, 

Ce fut le lendemain 28 que la bataille commença sé- 
rieusement. L'école polytechnique sortit et se méla au 
peuple. 

Monsieur Thiers, au premier coup de fusil, alla faire un 
tour à Montmorency, dans la maison de campagne de ma- 
dame de Courchamp. 


Le combat fut surtout sanglant à l'hôtel de ville. 

L’insurrection, garantie par les parapets de la rive 
gauche, tirait sur les Suisses, qui gardaient la place de 
Grève. 

Samuel était là, debout sur le parapet du Pont d’Arcole, 
dirigeant le feu, défiant les halles, prodiguant sa vie. 

La lutte dura jusqu'à la nuit, et ne se termina pas avec 
le jour. 

A travers la fusillade, Samuel, en se retournant, aper 
cut un groupe de quatre personnes qui venaient vers les 
insurgés. 

— Vive Lafayettef s’écria-t-i! aussitôt. 

C'était en effet Lafayette qui passait avec deux amis et 
un domestique, 

Le vieux général se souvenait de la part qu'il avait 
eue à la première révolution, et il ne demandait pas mieux 
que de se mêler à celle-là encore. 

Mais son entourage le retenait et l’attiédissait, lui disant 
que ce n’était pas là une révolution, mais une émeute, et 
que le peuple netiendrait pas vingt-quatre heures contre 
les forces royales. 

Le général hésilait. Toutefois, il avait voulu voir les 
choses par lui-même, et il allait à pied de barricade en 
barricade, 

Samuel n’était pas un homme à laisser hésiter por= 
sonne. : 

Ii sauta à bas du parapet et alla droit à Lafayette, 

— Général, lui dit-il, vous êtes des nôtres ? Merci, 

Et se tournant vers les insurgés : 


— Amis, dit-il, le général prend le commandement de 
la garde nationale, * 

— Y pensez-vous, monsieur, dit monsieur Carbonnel, 
qui accompagnait Lafayette, Vous voulez donc faire fusil= 
ler le général ? 

— Un homme de bonne volonté! reprit Samuel. 

— Moi! répondirent vingt voix, 

— Le premier veau, dit Samuel, Toi, par exemple, Mi- 
chel. Va dire partout que la garde nationale est rolablio, 
et que le général Lafayette la commande, 

Michel partit en courant, 

— Vive Lafayette! cria-t-on de toutes parts le long du 
quai, i 

Le vicillard était ému, Sa vigille popularité lui remon- 
lait à la tôle, 


— Maintenant, dit Samuel, attendez un moment, Vous 
avez besoin de l'hôtel de ville, Nous allons lo prendre, 
C'est l'affaire d'un instant, 

Pendant ces conversations, la fusillade n'avait pas oessd. 

Les troupes, qui voyaiont leurs balles s'aplalir contre 


168 DIEU DISPOSE, 


les pierres du quai, commençaient à se décourager. Et 
puis, dans ces guerres civiles, l'heure avance bien vite où 
l'armée se souvient qu’elle est peuple aussi, et où le 
soldat s'aperçoit qu'il tire sur ses frères. 

L’hôtel de ville ne se défendait plus que mollement. 

— En avant! dit Samuel, et feu! 

Une décharge éclata. Cette fois la troupe ne riposta pas. 
Le peuple s’avanca et traversa le pont, prés la place, sans 
trouver de résistance. A peine quelques coups de feu iso- 
lés vinrent-ils siffler aux oreilles des vainqueurs. 


L'hôtel de ville était abandonné; les troupes venaient 
d’en sortir. 

Samuel chercha Lafayette, 

Mais le général n’était plus là. Ses amis étaient parve- 
venus, à force d’instances, à l'emmener. 

— Pardieu! dit Samuel, puisque les noms connus nous 
manquent, nous nous passerons d’eux. L’inconnu a sa 
puissance aussi. 

Et, s'adressant au premier insurgé qui était près de 
lui : 

— Dubourg, veux-tu être le maître de tout? 

— Pourquoi pas toi? dit l’autre. 

— Oh! moi, les libéraux me connaissent, et il faut quel- 
qu'un qui ait le prestige du mystère. 

— Soit, alors. 

— Eh bien, installe-toi ici, et gouverne. Nous allons 
employer la nuit à faire quelques proclamations que nous 
signerons : Général Dubourg, gouverneur de Paris. De- 
main, tu prendras un uniforme quelconque, et tu feras 
un tour sur les quais, à cheval, pour te montrer aux po- 
pulations. Il nous reste encore à prendre les Tuileries, 
nous les prendrons, et demain, à midi, la France est à 
nous! Est-ce dit? 

— C'est dit. 

Ce fut aussi simple que cela. Dans les moments réyolu- 
tionnaires, le mouvement, ne sachant de quel côté aller, 
est reconnaissant envers quiconque ose le diriger. Le gé- 
néral Dubourg fut réellement pendant douze heures le roi 
de Paris, 


Il décréta tout ce qu’il voulut, Les proclamations furent 
obcies de gens qui n'avaient jamais entendu son nom, 

Le lendemain, ce fut la prise des Tuileries. Les troupes, 
de plus en plus démoralisées, n'opposaient au peuple 
qu'une résistance insignifiante. 

Samuel fut des premiers qui entrèrent dans ce palais 
que Charles X avait quitté la veille pour toujours, 

Le peuple se vengea sur les portraits du mal que lui 
avaient fait les hommes. Toutes les toiles représentant des 
princes ou des rois impopulaires furent crevées à coups 
de baïonnettes. 

La bouffonnerie se mêla à l'héroïsme. Des hommes du 
peuple passèrent sur leurs chemises ensanglantées les ro- 
bes de soie des princesses, x 

— Ah! le trône! s'écria un insurgé, Qu'est-ce que nous 
allons en faire? 


— Attends, dit Samuol. 


On venait d'apporter les morts, tombés dans les quelques 
minutes qu'avait duré le siége du palais. 

Samuel en prit un dans ses bras et lassit sur le trône. 

— Enfants! s’écria-t-il, voilà notre roi : un mort! La 
royauté est morte. Vive la république! 

— Vive la république! répétèrent deux mille voix. 

Cela fait, Samuel laissa la destruction continuer sans 
lui. 

— Je crois, dit-il, que la révolution est en bon train, et 
au’il est temps que j'aille dire un mot à Julius. 

Il sortit des Tuileries et prit le chemin de l'hôtel du 
comte d’Eberbach. 

Une dée lui vint en route. 


— Pardieu! pensa-t-il, j'ai manqué mon affaire. J'avais 
un moyen bien simple de me débarrasser de Julius, Lui 
qui parle toujours de son désir de mourir, et qui se plaint 
de n’avoir plus d'émotions, j'aurais dû l'emmener à quel- 
quelque barricade, où une balle aurait convenablement 
fait les choses. Mais il est temps encore peut-être. On se 
bat par-ci, par-là. Je vais lui parler et tâcher de retrou- 
ver en lui quelques étincelles démocratiques de sa jeu- 
nesse. 

Quand il entra dans la chambre de Julius, l’œil de ce- 
lui-ci s’alluma d’une vague lueur, On eût dit que Julius 
attendait cette visite. 

Mais ce ne fut qu’un éclair imperceptible. 

Samuel n’eut pas même le temps de s’en apercevoir, et 
Julius retomba dans sa somnolence. 

— Béveille-toi, s'écria Samuel. Voilà une occasion. Le 
vieux monde chancelle et va crouler, Viens nous aider à 
lui donner le dernier coup de pioche. 


— Comme te voilà fait! dit tranquillement Julius. Tu es 
noir de poudre, et tes habits sont en loques, 

— Je crois bien, je sors des Tuileries. 

— Ah! les Tuileries sont prises? 

— Tout est pris. Viens-tu? 

— Non, dit Julius. 

— Comment! dit Samuel, ce réveil d'une nation ne te 
réveille pas! As-tu donc le sommeil si dur qu'il puisse résis- 
ter aux fusillades et aux canons? 

— D'abord, résondit Julius, tu es bien heureux de pou- 
voir l'istéresser encore à ces luttes publiques, jusqu'à y 
grendre part. Moi qui ne m'intéresse plus à mes propres 


ch 


affaires, ne veux-tu pas que j'aille m'intéresser À celles 
des autres? 

Et puis, si un intérêt humain pouvait toucher un mou- 
rant comme moi, je t'avoue qu'entre l'autorité et l'insur= 
rection mon effort serait pour l'autorité. Le succès de cette 
révolution, en France, serait un bouleversement en Alle- 
magne. 

Je ne puis plus rien, je le sais, pour ma patrio; mais si 
quelque chose devait me tenter encore, ce serait l'occasion 
de la préserver de l'anarchie et de lui assurer la paix, No 
cherche done pas à m’entratner aux barricades : je n'y 
serais pas du même côté que toi, 

— Eh bien! sois-y, du côté que tu voudras, dit brusque» 
ment Samuel; viens toujours. 


CS To 


DIEU DISPOSE. 


169 


————————— 
ee 


— Ah! murmura Julius, qui regarda fixement Samuel, 
comme s’il lisait au fond de sa pensée. 

— Devant ou derrière, poursuivit Samuel; cela te ferait 
vivre! 

— Est-ce bien pour que je vive que tu veux que j'y 
aille? damanda Julius avec le même regard. 

— Pourquoi serait-ce? répartit Samuel. Crois-tu que 
j'aie l'intention de me mettre en face de toi et de envoyer 
_ une balle? 

— Je plaisantais, dit Julius. 

— Je ne te savais pas un tel souci de la vie. Tu répètes 
sans cesse que ton bonheur serait de mourir. 

— Je veux mourir, oui, mais d’une certaine façon. 

— C'est un secret? 

— C’est un secret. 

— Garde-le. Une dernière fois, tu ne viens pas? 


— Non. 

— Adieu donc. 

Et il se hata vers l’hôtel de ville. 

Il y avait laissé le général Dubourg maître absolu de la 
situation. 

— À nous deux disait-il, nous allons renouveler la France 
et l’Europe. L'heure des hommes nouveaux et des choses 
nouvelles a enfin sonné. 

En entrant à l'hôtel de ville , il rencontra le général Du- 
bourg qui en sortait. 

— Où allez-vous donc? lui demanda-t-il? 

— Je vais chez moi, répondit Dubourg, 

— Chez vous? 

— Que diable voulez-vous que je fasse ici? Ce n’est plus 
moi qui commande. 

— Qui est-ce donc? s’écria Samuel avec inquiétude. 

— C'est Lafayette, 

— Comment cela? Pourquoi lui avez-vous cédé la 
place ? 

— Ce n’est pas moi. C’est le colonel Dumoulin, à qui j’a- 
vais confié la garde de l'hôtel de ville. Quand Lafayette 
est arrivé sur son cheval blanc, avec une escorte de dix 
ou douze personnes, et une vingtaine de gamins qui ap- 
plaudissaient son cheval, Dumoulin a perdu la tête, Il a 
dit: «A tout seigneur tout honneur, » et il s’est rangé pour 
laisser passer le bonhomme, 

— Mort-diable! s'écria Samuel en serrant les poings, ils 
vont nous escamoter notra révolution. 

— Oh! c'est déjà fait, Ils ont commencé par installer 
une commission composée de je ne sais plus qui, et ils ont 
déjà adressé une proclamation au peuple pour l'endormir, 
Les députés s'en mêlent. Tout est flambé. Je vais m'enfer- 
mer chez moi. Si les coups de feu recommencent, je sor- 
tirai. 

Il serra la main de Samuel, et s'éloigna, 

Le général Dubourg avait raison; do co moment, la 
cause de la révolution était complétement perdue, 

Lafayette, à son âge, n'avait plus l'éner sie qu'il fallait 
pour conduire un mouvement populaire; d'un autre côté, 
son ancienne réputation libérale et révolutionnaire lui 
donnait une influence dangereuse sur les masses, 


Samuel entra dans l’hôtel de ville et essaya d’arriver à 
Lafayette. 

Mais un factionnaire était placé à la porte de son ca- 
binet. 

— On ne passe pas. 

— Déjà ! dit Samuel. La révolution n’a déjà plus ses en- 
trées ici. Eh bien! si l’on ne peut parler au gouvernement, 
on peut parler au peuple. 

En sortant de l'hôtel de ville, il alla dans les groupes 
armés qui encombraient la place et les rues. 


Mais il eut beau parler, la popularité de Lafayette était 
immense. C'était, pour la foule, la figure de la révolution 
de 1789 qui ressuscitait. 

Samuel ne trouva personne qui voulût croire à ses dé- 
fiances. 

Il n’était pas homme à se décourager facilement. Il 
chercha plus loin. 

A force de chercher, il finit par rencontrer un insurgé 
qui avait combattu côte à côte avec lui à l'attaque de l'hô- 
tel de ville et à la prise des Tuileries. 

— Que dites-vous de ce qui se passe? lui demanda-t-il. 

— Je dis, répondit l’insurgé, qu’on nous filoute notre 
victoire. 

— A la bonne heure! je trouve un homme! s’écria Sa- 
muel. Eh bien! nous la laisserons-nous filouter? 

— Non pas moi, du moins, dit-il. 

— Ni moi, ajouta Samuel. Que comptez-vous faire? 

— Rien dans ce moment. Le peuple croit en Lafayette. 
Nous nous ferions hacher si nous touchions à ce vertueux 
revenant. Il faut nous tenir prêts. La commission qui oc- 
cupe l'hôtel de ville va sans doute prendre quelque parti 
qui ouvrira les yeux au peuple. Alors nous pourrons être 
soutenus. Nous agirons, et rudement. 

— J'en suis, dit Samuel. Où nous retrouverons-nous? 

— Rue de la Perle, no 4. Jacques Grenier. 

— C'est dit. 

lls se serrèrent la main et se séparèrent. 

Samuel essaya encore de retrouver quelqu'un de ceux 
qui avaient combattu à ses côtés, mais ses recherches fu- 
rent inutiles. Le spectacle de la confiance unanime avec 
laquelle Paris accueillait le nom de Lafayette lui inspira 
une amertume profonde. 

— Les pièces de cent sous ont tort, dit-il. Diou ne pro- 
tége pas la France; mais, ah çà! est-ce qu'il protégorait 
Julius? Si la révolution avorte, je recommence à n'avoir 
plus besoin de ses écus, Qu'est-ce que j'en ferais? Vais-jo 
donc ¢tre vertueux malgré moi? A quoi vais-je passer mon 
temps? Tiens, si j'allais chez Laffitte? Mangeons d'abord 
un morceau, 

Il entra dans le premier restaurant qu'il trouva ouvert, 
et dina, car il n'avait pas pris une bouchée de pain depuis 
la veille au soir, 

La journée finissait quand Samuel entra à l'hôtel Laf- 
filte, 

Il y avait foule, Tous les députés libéraux élaiont là, 


170 DIEU DISPOSE. 


OES: de MM 7 DeLee a RE EL 
ae 


On attendait la réponse du due d'Orléans, à qui l'on 
venait d'envoyer proposer la lieutenance-générale du 
royaume. 

Déjà, le matin, monsieur Thiers était allé à Neuilly; 
mais il n’y avait pas trouvé le duc d'Orléans, 

Des le 26, le dug avait quitté le chateau, et était allé se 
cacher au Raincys 

Sur les instances de monsieur Thiers, la duchesse d’Or- 
léans avait envoyé le comte de Montesquiou dire à son 
mari de revenir, Le comte avait eu beaucoup de peine à le 
décider; enfin le duc d'Orléans s'était laissé persuader, et 
le comte de Montesquiou était parti en avant, après avoir 
vu le duc monter en voiture. 

Mais à une centaine de pas, le comte s'étant retourné, 
vit la voiture de Louis-Philippe rebrousser chemin vers le 
Rainey. Il fut obligé de retourner lui-même, de recom- 
mencer ses exhortations et d'amener celte fois avec lui cet 
usurpateur indécis. 

Il fut convenu que Louis-Philippe attendrait à Neuilly 
qu'un message signé par douze membres de la chambre 
des députés vint lui offrir la lieutenance-générale du 
royaume, Le message élait parti depuis deux heures, quand 
Samuel arriva à l'hôtel Laffitte, et Von attendait le duc 
d'Orléans. 

— Un prince et un Bourbon! dit Samuel; il n'y arien à 
faire avec ces gens-là, 

Il resta cependant, pour assister à toutes les péripéties et 
pour épier le moment d'agir, 

Le duc d'Orléans arriva vers une heure du matin, et se 
glissa furtivement au Palais-Royal, 

Les douze députés qui lui avaient écrit le message atten- 
dirent le matin pour se présenter à lui, et lui faire direc- 
tement leur proposition. 

On sait les hésitations, à moitié feintes et à moitié sin- 
cères, avec lesquelles le duc d'Orléans accueillit les pre- 
mières ouvertures, et enfin son acceptation. Une procla- 
mation fut aussitôt rédigée et envoyée à la chambre des 
députés qui la salua d’applaudissements. : 

I n’y avait plus que Lafayette dont le consentement fût 
douteux. Nul ne savait si le vieux républicain voudrait 
d’un prince, et ne proclamerait pas la république. On dé- 
cida qu'on tenterait une manifestation, et que le duc d’Or- 
léans, accompagné des députés les plus populaires, irait à 
l'hôtel de ville. 

— C'est le moment, dit Samuel. 

Ft il alla rue de la Perle, no 4. 

Il heurta dans l'escalier Jacques Grenier qui sortait, 

— Vite! dit Samuel, nous n’avons pas une minute à 
perdre. 

Et il le mit au courant do tout. 

— Le duc d'Orléans à l'hôtel de ville! s’écria Jacques, 
cost la royauté qui recommence. Il n’y arrivera pas, 808 
tranquille, Dans combien de temps v va-t-il? 

Tout de suite, 

— Diable! dit Jacques, je n'ai pas le temps de prévenir 
mes amis; mais deux hommes résolus suffisent, 


— C'est co que je pensais, dit Samuel: il faut qu'un de 


nous deux se mette sur la route, et l’autre au bout, à l'hô- 
tel de ville même. Où aimes-tu mieux être? 

— Sur la route, dit Jacques, 

— Et moi dans la grande salle de l'hôtel de ville; si tu 
le manques, je ne le manquerai pas | 

— C'est dit, Tu as un pistolet? 

— Jen ai deux. 

Ils allèrent ensemble jusqu'à la place de Grève. 

Là, Samuel, après avoir serré la main de Jacques, le 
quitta et entra à l'hôtel de ville. 

Ils ne s'étaient pas quittés depuis un quart d'heure, qu’un 
grand mouvement se fit dans la foule. 

C'était le cortége du duc d'Orléans qui approchait par les 
quais. 

Le duc d'Orléans, à cheval, précédait monsieur Laffitte, 
que des Savoyards portaient dans une chaise. 

Les cris de joie et de triomphe, qui avaient fêté le cor- 
tége au sortir du Palais-Royal, devenaient de moins en 
moins nombreux. 

Lattitude de la population, à partir du Pont-Neuf, était 
grave, presque menaçante. 

— Encore un Bourbon! s’écria un ouvrier près de Jac- 
ques. C'était bien la peine de nous battre | 


— Sois tranquille, fila, répondit Jacques. Tout n'est pas 
encore fini. 

Le cortége déboucha tout à coup. Le duo d'Orléans affec- 
tait de se tourner vers monsieur Laffitte, comme pour s'a- 
briter sous une popularité plus solide que la sienne. 

Jacques mit la main à sa poche, en tira un pistolet et 
visa. 

Mais une main lui saisit le bras par derrière et lui arra= 
cha le pistolet. 

Il se retourna. C'était l’ouvrier à qui il avait parlé, 

— Qu'est-ce que tu fais? dit l’quvyier. 

— Que t'importe? dit Jacques, je ne veux pas de Bour= 
bon, 

— A bas les Bourbons! dit l’ouvrier, Mais attends un 
autre moment, tu aurais pu tuer Laffitte. 

Jacques repoussa l’ouvrier, et ramassa son pistolet qui 
était tombé à terre. Mais le cortége était passé, et le duo 
d'Orléans ¢tait entré à l’hôlel de ville. 

Jacques essaya d’y pénétrer, Mais les factionnaires lui 
barrèrent lo passage, 

Quand Je duc d'Orléans entra dans la grande salle, il y 
trouva une foule énorme, Combattants de la veille, élèves 
de l’école polytechnique, l'épée nue, figures tristes et sévès 
res, Le général Dubourg était là. 

Un député lut la déclaration de la chambre. Peu de volx 
applaudirent, ; 

Le général Dubourg s’ayanga vers Louis-Philippe, otf 
étendant la main yers la place pleine encore de peuple 
armé, il dit; 

— Vous connaissez nos droits ; si vous les oubliez, nous 
vous les rappellerons. 

— Monsiour, répondit le duc un peu troublé, je suis un 
honnéle homme, 


: DIEU DISPOSE. 


—Iln’y a pas d’nonnûte homme sur les marches du 
trône, dit Samuel, 

Et, prenant un pistolet, il ajusta et tira, 

Le coup ne partit pas. 

Samuel regarda son pistolet. Il n’y avait plus de cap- 
sule, 

Il avait un second pistolet, Il voulut le prendre dans sa 
poche, Il ne l'y trouva plus, 

— Trahison! s’écria-t-il. 

La foule était telle que, broyé de toutes parts, il n’ayait 

- pas senti la main qui s'était glissée dans sa poche, 

A ce moment, Lafayette saisit un drapeau tricolore, le 
mit dans la main de Louis-Philippe et lui dit ; 

— Venez! 

Puis, entraînant le duc sur le balcon de l'hôtel de ville, 
il l'embrassa devant la foule amoncclée, 

Ce fut le couronnement de Louis-Philippe. Lafayette ve- 
nait de le sacrer de sa popularité, 

Les acclamations retentirent. 

— C’est fini, dit Samuel. Il sera roi dans huit jours, Tous 
les rêves de ma vie croulent en ce moment, Allons, il faut 
m'y résoudre, Il n’y a rien à faire. 

Tout à coup il releva la tête, 

— Si fait, reprit-il, Tout est terminé ici, mais tout peut 
recommencer encore. Suis-je un enfant ou une femme, 
pour perdre courage à la première difficulté? Non, rien 
n’est perdu. I y a une manière de tout réparer, Voyons, 
réfléchissons un peu. 

Et, appuyant son front dans sa main, il pensa profondé» 
ment. 

Après quelques minutes de méditation immobile, il sou- 
rit, et un éclair Jui passa dans les yeux. 

— J'ai trouvé, dit-il. Ah! je ne suis pas de ceux qui re- 
noncent aisément, 

En cinq minutes, il avait bâti dans sa tête un dernier 
projet qui allait décider de son sort. 

Il alla chez Julius. 


LVII 


CHANGEMENT DE FRONT. 


Cette fois encore, en voyant Samuel, Julius eut aux yeux 
un éclair vite effacé, comme une lueur d'espérance qu'il 
voulait dissimuler, 

— Eh bien! mon cher Samuel, lui dit-il plus gaiement 
que de coutume, je vois avec plaisir que tes triomphes ne 
te font pas oublier tes amis. 

— Quels triomphes? demanda Samuel. 

— Comment? est-ce que vous ne triomphez pas sur 
toute la ligne? Je viens de lire les journaux, non pour 
moi, mais pour savoir où vous en étiez, toi et tes révolu- 
tionnaires, Et jo vois que vous avez marché vite, Le duc 
d'Orléans lieutenant général, c'est Charles X dépossédé, 


171 


— Oui, lieutenant général... du royaume! répondit Sas 
muel, en appuyant amèrement sur le dernier mot. Le peus 
ple a changé de maître; voilà ce qu’il appelle une révo- 
lution; et personne ne peut dire si le maitre nouveau vaut 
mieux que l’ancien, et s’il ne faudra pas le chasser à son 
tour. Ainsi, imbécile que je suis, j’ai risqué ma vie pour 
mettre un roi à la place d’un autre. Mais je me vengerai 
de cette opposition puérile qui nous a volé notre victoire 
et qui est venue après la bataille piller les morts! 

— Que veux-tu dire? demanda Julius. 

— Il y a un proverbe espagnol qui dit: Jl faut toujours 
caver au pire; il aurait dû dire: au moindre. C’est toujours 
le petit, c'est moins que le petit, c’est le médiocre, qui est 
sûr du succès. Je n'ai jamais eu de grandes illusions, tu 
me rendras cette justice, touchant l'espèce humaine; eh 
bien! si modérée que fût l'estime que j'en faisais, elle était 
encore cent fois trop grande. 


Samuel reprit en phrases brèves et entrecoupées, comme 
pour s’étourdir : 

— Oui, oui, le jour du peuple viendra peut-être; mais 
nous n'y sommes pas. Je reconnais que j'ai été trop vite. 
Je suis un homme du siècle prochain. Les nations ne sont 
pas mûres pour la liberté. Il faut peut-être encore des 
centaines d'années pour qu’elles la comprennent. Et d'ici 
là l'autorité peut seule nous donner la paix. Or, comme je 
ne peux pas me coucher tout à l'heure pour me réveiller 
dans cent ans, j'ai pris le parti de m’accommoder à l'épo- 
que où je vis, Et, si l'autorité veut de moi... eh bien, Ju- 
lius.., je passe de son bord, 


— Ah! dit Julius, qui obseryait Samuel d’un air étrange, 
et qui couvrait du masque impossible de son visage sa pro- 
fonde émotion intérioure. 

— Je viens te faire une proposition, reprit Samuel, Lors- 
que je suis venu avant-hicr te demander si tu voulais vo~ 
nir aux barricades avec moi, tu m'as répondu que, si tu y 
allais, ce ne serait pas du mûme eôté que moi, et que tu 
restais dévoué au gouvernement que tu avais servi. Eh 
bien! veux-tu lui prouver ton dévouement ? 


— Comment cela? 


— Ecoute. Le mouvement des trois jours, bien qu'il 
n'ait produit ici qu'une demi-révolution , aura cependant 
son retentissement et son contre-coup en Allemagne. Je 
peux te le dire, la Tugendbund n'est pas morte; elle va 
agiler la jeunesse et le peuple. Tout va éclater d'un mo- 
ment à l'autre, Les rois triompheront là-bas comme ici, je 
le veux bien, mais ce ne sera pas sans luttes civiles et sans 
beaucoup de sang répandu. Et, vois-tu, la royauté a déjà 
bien assez de taches aux mains, sans y joindre encore les 
taches de sang, ! 


Eh bien! celui qui fournirait aux gouvernements d'Alle- 
magne le moyen de prévenir la lutte, celui qui épargnerait 
aux rois les terribles représailles que leur préparent dans 
l'avenir leurs victoires momentanées sur la liberté, celui 
qui épargnerait à la Tugendbund un combat qui ne peut, 
à l'heure présente, Gnir que par sa défaite sanglante, celui 
qui Cpargnorait à la patrie une commotion douloureuse, 


472 ; DIEU DISPOSE. 


penses-tu que celui-là aurait le droit de tout demander et 
le pouvoir de tout obtenir? 

— Sans doute, dit le comte d’Eberbach. 

— Eh bien! Julius, reprit Samuel, tu peux être cet 
homme. 

— Moi? 

— Toi-même. 

— Tu es fou ! dit Julius. Regarde-moi donc. Qu'est-ce que 
tu veux que je demande et que j’obtienno? Est-ce que j'ai 
le temps d’être ambitieux ? 

— On a toujours le temps d’être ambitieux de ce qu’on 
laisse après soi, d'honneur et de gloire. 

— Explique-toi. 

. — Rien n’est plus simple. Il n’y a pas un an tu repré- 
sentais encore à Paris le roi de Prusse. Tu as conservé le 
souvenir de ses bonnes grâces, et tu lui restes lié par re- 
connaissance et par devoir; rien de mieux. Moi, je n’ai pas 
les mêmes raisons pour rester lié à mon parti. Personne 
n’a rien fait pour moi, je suis libre. J'ai acquis le droit d’a- 
bandonner des ingrats et, pis que cela, des imbéciles qui 
s’abandonnent eux-mêmes. 

Je sais bien ce qu’on peut dire : que je suis un renégat 
et un traître ? D'abord, tu sais le cas que je fais de lopi- 
nion des autres sur mon compte. 

Et puis, du moins, on ne pourra pas dire que je déserte 
mon parti dans la défaite; car, pour tout le monde, à 
l'exception de trois ou quatre exaltés peut-être, nous som- 
mes vainqueurs, et, si tu en croyais les chansons qu'on 
chante dans les rues, le peuple viendrait de rentrer en 
pleine possession de sa liberté. Donc le moment est op- 


portun pour quitter le camp de ceux qui se croient victo- 
rieux. Ils me sauront presque gré de les quitter, et d’avoir 
un camarade de moins avec qui partager la victoire. Ju- 
lius, je suis des vôtres, et, pour payer ma bienvenue, je 
vous apporte une chose? . 

— Quoi? 


. . . . 1 
— Je livrerai entre tes mains, entre les mains du roi, 


les chefs de la Tugendbund en flagrant délit de conspira- 
tion. 

Quelque effort qu'il fit sur lui-même, Julius ne put re- 
tenir un mouvement. Son œil s’éclaira tout à coup, et lui, 
moribond depuis si longtemps, il sembla revivre. 

— Cela tétonne? dit Samuel, qui remarqua le mouve- 
ment et le regard du comte d’Eberbach. Je change de route, 
te dis-je, Et tu sais que je suis de ceux qui ne font rien à 
demi. Les libéraux de France m'ont dégoûté de tous les li- 
béraux du monde. Je me suis fourvoyé avec ces gens-là. 
Je vois, bien tard il est vrai, qu'il n’y a rien d’un peu grand 
à faire avec eux. 

Eh bien, je veux essayer des autres. Il vaut mieux être 
un Richelieu qu'un Catilina. Si la monarchie veut se ser- 
vir des hommes de forte trempe et de pensée énergique, 
qui sait s'il n'est pas temps encore pour elle? Tu vois qu’il 
n'est pas encore temps pour les faiseurs de révolutions. 
Voyons, c'est dit: je m’offre à toi ; m’acceptes-tu? 

— Si j'accepte, qu'aurai-je à faire? demanda Julius. 

— Si tu acceptes, nous partons tous deux pour l’Alle- 
magne, ce soir même ou au plus tard demain matin, Et 


une fois arrivés, fic-loi à moi pour te faire faire en une 
semaine plus que tu n'as fait dans toute ta vie peut-être, 
Et moi, je rattraperai d’un coup les quarante années que 
j'ai perdues. : 

Voyons, pas d’hésitations puériles. Tu sers en même 
temps ton pays et ton ami. Quant aux chefs de la Tugend- 
bund, nous commencerons par stipuler qu'ils auront la: 
vie sauve. Cela doit lever ton dernier scrupule. Est-ce con- 
venu? parle. 

— Mais le voyage est long et fatigant, objecta le comte 
d’Eberbach. Exténué comme je suis, arriverai-je au terme? 

— N'est-ce que cela? repartit Samuel. Je te composerai 
un cordial pour te ranimer et pour te soutenir. 

— Ah! un cordial? répéta Julius, comme s’il attendait 
depuis longtemps ce mot. 

— Sois tranquille; il est sans aucune espèce de danger. 

— Eh bien! j'accepte, alors, dit Julius. Je vai dit que je 
m’abandonnais à toi. Fais de moi ce que tu youdras. 

— À la bonne heure. Aimes-tu mieux partir ce soir ou 
demain matin? ‘ 

— Je te demande de me laisser jusqu’à demain matin. : 

— Soit, Seulement, il doit être encore temps pour le 
courrier de l'ambassade; il serait bon d'écrire aujourd’hui 
même pour qu’on mette à ta disposition une partie de la 
force armée qu’il y a à Heidelberg. 

— Je vais écrire tout de suite, et je te donnerai la let- 
tre. Tu te chargeras de la faire partir. 

— Pendant que tu vas écrire, je vais te préparer ton cor- 
dial. C’est l'affaire de cing minutes. 

Samuel passa dans la pièce à côté, pour envoyer un do- 
mestique chez un pharmacien. 

Cinq minutes après il rentra dans la chambre. 


— Voici ta lettre, lui dit le comte d’Eberbach. 

— Et voici ton cordial, répondit Samuel Gelb. 

— À propos, dit Julius, je n’ai pas pensé à t'en parler 
avant d'écrire, tu n’as pas de conditions à poser. 

— Non; je demanderai seulement qu’on me mette le 
pied dans l’étrier. Une fois à cheval, sois tranquille, j'irai 
loin, 

— Ce sera fait. 

— Eh bien! je cours à l'ambassade. Demain matin, à 
neuf heures, je serai à la porte avec une voiture altclde. 
Tiens-toi prêt. 

— Je suis toujours prêt. 

Quand Samuel fut sorti : 

— Va, dit Julius, tu as perdu la partie. Je vois dans ton 
jeu, et tu ne vois pas dans le mien. 

Il prit le cordial, et en versa une partie dans un 
verre. 

Puis, ouvrant son secrétaire, il en tira une petite fiole, 
dont il laissa tomber une goutte dans le cordial. 

Le cordial ne changea pas de couleur, 

— C'est bien un cordial, dit Julius. Ce n'est pas en- 
core l'autre chose. Je m'en doutais. Il a encore besoin de 
moi. 

Il but le cordial. 

Pour Samuel, on allant à l'ambassade, il riait tout bas 


et se disait : 


DIEU DISPOSE. 175 


— Quitter le jeu et jeter les cartes à ’heure où Ia partie 
semble gagnée aux joueurs vulgaires; passer aux vaincus 
dans le moment où ils sacrifieront tout pour une revan- 
che ou pour une atténuation de la défaite; obtenir ainsi, 
en un jour, de la royauté impatiente la puissance que la 
lente liberté ne me donnerait pas dans vingt ans peut-être; 
m’assurer à la fois la confiance de Julius par ma désertion 
et sa fortune par sa mort; conquérir d’un même coup ra- 
pide la richesse et le pouvoir, mon ambition et mon amour. 
Allons ! la combinaison est forte et la tentative grandiose! 
Samuel Gelb, tu te retrouves et tu te relèves 1 


LVI 


ADIEUX SANS EMBRASSEMENTS. 


Le soir du même jour, dans une petite chambre d’une 
maison du Marais, un homme et deux femmes étaient 
réunis. 

L'homme était Julius; les deux femmes étaient Chris- 
tiane et Frédérique. 

— Vous avez quelque chose, mon père, disait Frédé- 
rique. 

— Je t'assure que je n’ai rien, mon enfant, répondit 
Julius. 

— Si fait! Ordinairement, quand nous nous trouvons 
réunis tous trois dans cette petite chambre où nous pou- 
vons nous voir en secret, vous avez le sourire aux yeux et 
la gaieté aux lèvres; vous paraissez heureux de nous voir, 
ma mère et moi. Et aujourd’hui, vous êtes grave, vous 


êtes triste, et vous nous faites à toutes deux des recom= 
mandations solennelles, comme si yous alliez nous quitter. 
On croirait que vous nous dites adieu. 


— Ma chère fille, à mon âge et dans mon état, n'est-il 
pas prudent, chaque fois qu’on se sépare de ce qu’on aime, 
de se dire adieu? 


— Est-ce que vous vous sentez plus mal que la dernière 
fois? Avez-vous des inquiétudes ? 


— Non, ma Frédérique. Mais, vois-tu, dans une demi- 
heure, nous allons nous quitter. La prudence veut que 
nous ne nous donnions rendez-vous ici tous trois qu'une 
fois par semaine. Sans cela on ne tarderait pas à décou- 
vrir notre retraite; et que penserait le monde de me voir 
ainsi, entre celle qu'on croit ma femme et celle qu'on a 
cru ma maîtresse? Et puis, il ya encore d'autres raisons 
pour lesquelles il est nécessaire qu’on ignore que nous 
nous voyons. Donc, je vais en avoir pour huit jours à ne 
pas me retrouver avec vous. Et, en huit jours, il peut ar- 
river tant de choses | 

— Qu'est-ce qui peut arriver? 

— Que sais-je? La Providence tient l'avenir dans sa 
main. Mais sois lranquille, à ton Age, l'avenir, c'est lo 
bonheur, c'est une longue existence, c'est l'espérance infi- 


nie. Je veux que tu sois heureuse, ma fille chérie, et je te 
promets que tu le seras bientôt. 

— Je le suis dès à présent, cher père, quand je vous 
vois, et je le serais tout à fait si je vous voyais souriant. 

Christiane ne disait rien. Elle regardait, muette, le vi- 
sage de son mari, cherchant à y lire le dessein que fai 
saient soupconner son attitude et son accent plus graves 
que de coutume. 

Elle devinait bien que Julius avait une résolution prise. 
Mais laquelle ? 

Elle n’osait pas l’interroger, craignant d’effrayer Frédé- 
rique, et elle faisait semblant d’être tranquille, pendant 
qu’au fond du cœur elle souffrait et frissonnait, songeant 
à la conversation qu’elle avait eue avec Julius avant d’al- 
ler à Eberbach, le jour où il lui avait dit qu’il ne pouvait 
les sauver tous qu’en mourant. 

Julius comprit l'anxiété de Christiane. 

— Vous voilà toutes deux bien troublées pour une chose 
bien simple, reprit-il. Parce que je vous dis aujourd'hui 
ce que j'aurais dû vous dire toutes les fois, parce que, 
dans un temps où les trônes croulent en vingt-quatre 
heures, je me souviens que moi, pauvre vieillard préma- 
turé et pauvre malade agonisant, je ne suis pas plus éter- 
nel qu’une dynastie, vous voilà dans les transes et dans 
les terreurs. Je suis sûr que Christiane pense dans ce mo- 
ment à une chose que 1e lui ai dite il y a un mois, un 
jour que je cherchais un» façon d’arranger nos affaires. Je 
lui ai parlé d'un moyen. mais il n’y a pas que celui-là. A 
force de chercher, j'en ai trouvé un autre. 

— Lequel? dit Christiave. 

— C’est mon secret. Vous le saurez dans huit jours, 

— Vous nous le direz? 

— Ou je vous l’écrirai. 

Ecrire? s’écria Frédérique. Vous partez donc? 

— Quand même je ferais un voyage de quelques jours, 
on quoi cela devrait-il vous inquiéter? 


— Si vous partez, mon père, dit Frédérique, pourquoi 
ne nous emmenez-vous pas avec vous ? 

— Je ne pars pas, répondit Julius. Du moins, il est à peu 
près certain que je n'aurai pas besoin de partir. D'ailleurs, 
je partirais que je ne pourrais pas vous emmener, Que 
dirait-on de nous voir tous trois ensemble? 

— Qu'importe ce qu'on dirait? Et puis, sinon toutes 
deux, une du moins peut vous suivre ? 

— L'une sans l'autre? dit Julius. Et que deviendrait la 
mère sans la fille, ou la fille sans la mère, 

— Mais vous Ne pouvez pourtant pas voyager seul, in- 
sista Frédérique. 

— Je ne voyage pas seul. 

— Qui donc vous accompagnera? 

— Un ami sûr, qui voudra bien se charger de mol. 

Julius prononga ces derniers mots d’un ton étrange, 

— Écoutez-moi, mon père, s'écria Frédérique, vous 
voulez nous rassurer, mais il est évident que vous avez 
un secret. Vous (les arrivé tout triste, vous si joyeux d'ha- 
bitude lorsque vous veniez ici, Puis, vous m'avez parlé 
d'un ton de père qui va quitter sa fille et qui craint de ne 


174 


DIEU DISPOSE. 


eee EES 


plus la revoir. Vous m'avez dit que vous étiez vieux, qu'il 
fallait m’attendre à ne plus vous avoir longtemps, mais 
que ma mère me resterait. Vous m'avez priée de vous 
pardonner les peines que vous avez pu me causer malgré 
vous, comme si, au contraire, je n’avais pas à vous re- 
mercier de tout! Eh bien! si vous êtes comme cela aujour- 
d@hui, c'est qu'il y a quelque chose que vous me cachez. 
Ou bien vous vous croyez très-malade, ou bien vous allez 
partir. Vous êtes à la veille d’un grand péril ou d’un long 
voyage, c’est visible. Mon père, je vous en conjure, dites- 
nous ce que vous avez. Si vous êtes malade, notre place 
est à votre chevet. Le monde pensera ce qu’il voudra; moi, 
je veux vous soigner, 

— Je ne suis pas malade, dit Julius avec un regard ate 
tendri. Regarde-moi; tu peux voir à mon visage que je suis 
plutôt mieux portant que je ne lai été depuis bien des 
mois. De retrouver ma femme et ma fille, cela m’a rendu 
la santé, 

— Alors, c’est que vous partez? dit Christiane. 

— Ecoutez, dit Julius qui désespéra de se faire croire 
s’il niait absolument, il est possible que j'aie à faire un 
voyage de courte durée, mais rien n’est encore résolu. 
Dans tous les cas, je ne partirai que dans trois jours. 
Ainsi, nous aurions le temps de nous revoir et d’en re- 
parler, 

— Vous ne partirez pas avant de nous avoir revues? dit 
Christiane. 

— Je le promets! 

— Jai un moyen de vous forcer à tenir votre promesse, 
interrompit Frédérique, 

— Quel moyen? 

— C'est de ne pas vous dire adieu aujourd’hui, 

— Oh! murmura Julius, 

— Je vois bien ce que vous comptiez faire, poursuivit 
la charmante fille. Vous nous auriez attendries en nous 
parlant de toutes sortes de choses tendres; nous nous se- 
rions jetés dans les bras l’un de l’autre; nous aurions 
pleuré, ot puis vous seriez parti demain sans rien dire, 
avec nos adieux surpris, Mais nous ne nous préterons plus 
à votre plan, ma mère et moi. Si vous voulez que nous 
vous disions adieu, il faudra que vous conveniez de votre 
départ, Pas d'adieu aujourd’hui. Si vous voulez être em= 
brassé, nous verrons, la première fois. 

— Tu as raison, mon enfant, dit Julius d’une voix étrans 
glée, ct luttant contre une émotion qu’il eut la force de ne 
pas laisser voir sur sa figure, Ne m’embrasse pas. Tu seras 
sûre comme cela que je ne partirai pas sans l'avoir re- 
vue; car ce serait quelque chose de trop affreux pour un 
père que de se mettre en route pour un voyage dont il 
ne reviendra peut-être pas, sans emporter même le baiser 
de son enfant, 

Julius s'arrêla ne pouvant continuer, 

Il reprit : 

— Daintenant, il faut nous séparer, A bientôt: À la 80 
maine prochaine si je ne pars pas; à demain où après-de= 
main ¢i je pars. Jo vous ferai prévenir de l'heure où vous 
me (rouverog jel, Si yous ne recevez aucune lettre de moi 


d'ici à trois jours, c’est que j’aurai pu me débarrasser de 
cet ennuyeux voyage. 

Il fit un nouvel effort sur lui-même, et parvint à sou- 
rire. 

— À revoir, dit-il, Vous voyez qué je vous dis à revoir, 
et que je ne vous dis pas adieu. Sortons l’un après l’au- 
tre, de peur qu’un passant ne nous voie ensemble, Chris=_ 
tiane d’abord, Frédérique ensuite. Je sortirai le dernier, — 
Allez. 


Christiane serra la main de Julius, et sortit, 
Quand Frédérique alla pour Ja suivre : 


— Tu vois, lui dit son pére, que je ne te demande pas 
de Vembrasser. 

Il dit cela en souriant. 

— Vous faites bien, répondit Frédériqne. Je refuserais. 
C’est par là que je vous retiens à Paris. La prochaine fois, 
tant que yous voudrez. 

Et elle sortit. 

A peine Julius fut-il seul, qu'il tomba à genoux en san- 
glotant. 

— Oh! voilà donc comme je les quitte! s’écria-t-il avec 
désespoir; et si elles savaient pour quel voyage! Voilà nos 
adieux! Pauvre ange de Frédérique ! elle m’a deviné; elle 
a senti que je voulais surprendre leurs embrassements, et 
les serrer sur mon cœur dans une étreinte suprême, sans 
leur dire pourquoi. 

Comment leur dirai-je ce que je vais faire? Elles le saus 
ront assez tôt. Si elles savaient seulement que je pars de- 
main, elles voudraient me suivre, et il ne faut pas qu’el- 
les assistent à ce qui va se passer là-bas. 

Ainsi, je partirai sans avoir même eu un dernier regard 
des deux êtres que j'aime, sans que leurs yeux se soient 
attendris sur les miens, sans emporter quelqu’une de ces 
bonnes paroles qui doivent vous retentir doucement aux 
oreilles pendant l'éternité. 

A l'heure qu'il est. le lien qui m’attachait à elles est 
rompu. Je ne les reverrai plus. Je suis seul. Pas un mot 
d'adieu ne me suivra et ne m’accompagnera où je vais, 

Eh bien, soit. Le sacrifice sera complet. Mais au moins, 
mon dieu! donnez à ces deux pauvreset douces créatures, 
donnez-leur en surplus de joie tout ce que j'accepte en 
excès de souffrance, 

Il 'embrassa en pleurant les deux chaises où s'étaient 
assises sa femme et sa fille, dit à la chambre l’adieu qu'il, 
ne pouvait leur dire à elles-mêmes, descendit et se fit re- 
conduire à son hôtel. 

La nuit était très-avancée, Il ne se coucha pas. A quoi 
bon? Il n'avait guère envie de dormir. 

Il so mit à écrire des lettres. 

Les heures se passèrent, et il écrivait encore lorsque Sa- 
muel entra, 

— Tu es pret? dit-il à Julius. 

— Toujours, jo te Vai dit hier, répondit le comte d'E- 
borbach, 

— À merveille, Eh bien! la voiture est en bas. 

— Descendons, dit Julius en cachetant une enveloppo 


DIEU DISPOSE. 175 
Re 


dans laquelle il venait d’enfermer deux lettres, une à 
Christiane, l’autre à Frédérique. 
Al sonna. Un valet vint. 

— Je vais faire un tour hors de Paris, dit-il. Je ne re- 
viendrai peut-être que demain, peut-être que dans plu- 
sieurs jours. Si madame la comtesse venait d’Enghien, 
vous lui remettriez ceci. Mais à elle seule, vous entendez. 

il donna la lettre au domestique. 

= Et maintenant, dit Julius à Samuel, je suis à toi. 


» 


Le 


LIX 
CLARTÉ DU COEUR, 


Le lendemain du jour où Julius, Christiane et Frédéri- 
que s'étaient rencontrés tous trois ensemble dans la maison 
secrète du Marais, Frédérique, seule et réveuse, se pro- 
menait dans son jardin d’Enghien. 

Sans sayoir pourquoi, elle se sentait tout inquiète, 

L’entreyue de la veille lui revenait à l'esprit. 

Pourquoi son père, devant les seuls êtres qu'il aimat, 
avait-il été pour là premitre fois si grave ct si triste ? 

Elle avait refusé de lui dire adieu, afin de l'empêcher 
de partir sans la revoir au moins une fois encore. Mais si 
son départ était une nécessité, s'il était forcé de s’en aller 
tout de suite, elle n'aurait fait que lui ajouter une souf- 
france. 

Quand elle avait refusé d’embasser son père, il avait 
souri, mais fl lui semblait maintenant que c'était plutôt 
un rire contraint, et qu’il avait envie de pleurer, 

Que pouvait être ce voyage? 

Il fallait que ce fût quelque chose de bien sérieux, Le 
comte devait avoir un bien impérieux motif de quitter Pas 
ris, lui si faible ct si fatigué. Où allait-il? Et pourquo 
cette chose si simple, après tout, un voyage, le remplis- 
sait-elle de cette tristesse? Pourquoi cette solennité dans 
les recommandations qu'il avait faites à sa fille? 

Cétait plus qu’un adieu, c'était presque un testament, 

Frédérique marcha et songea ainsi toute la journée, 

Le soir, ello n’y tint plus, 

Elle fit mettre les chevaux à la voiture et courut à Pa- 
ris. 

Arrivée à l'hôtel, elle monta rapidement à l'apparte- 
ment du comte, 

— Monsieur le comte? demanda-t-cllo au premier do- 
mostique qu'elle rencontra, 

— Monsieur le comte n'est pas ici, répondit le domes- 
tique, 

— Quand est-il sorti? 

— Ce matin, Madame, 

— Mon Dieu! etil n'a pas dit à quelle heure il rentre 
rail? 

— Ia dit qu'il allait faire un tour hors de Paris, et qu'il 
ne rentrerait peut-être que demain, 

— Il n'a rien laissé pour moit 


— Monsieur le comte a laissé pour madame l8 comtesse 
une lettre qui est sur son bureau. 

— Vite! dit Frédérique. 

Et elle s'élança dans la chambre du comte. 

Elle trouva sur le secrétaire un papier à son adress. 

Elle décacheta l'enveloppe, dans laquelle il y avait deux 
lettres, l’une pour elle, et l'autre pour sa mère. 

Elle ouvrit la lettre et lut : 


« Pardonne-moi, ma chère Frédérique, si je pars sans 
embrasser. Mais c’est pour toi, mon enfant. Dans trois 
jours, rien ne s’opposera plus à ton bonheur. 

» Adieu, ma fille chérie, Ta mère t'en dira davantage 
Sois heureuse, Je te bénis, 

» Oublie-moi, et pense à Lothario. 


» Ton père dévoué. 


» Juzius D'E. » 


— Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria Frédérique les 
yeux pleins dé larmes, Ah! fit-elle en relisant une phrase 
de la lettre: « Ta mère t'en dira davantage, » Ma mère 
sait tout sans doute, Allons chez elle, 

Et, descendant à la hâte, elle se fit conduire chez Chris- 
tiane, emportant la lettre à l'adresse de sa mère, 

Christiane fut toute stupéfaite d'entendre annoncer là 
comtesse d’Eberbach; car la vie de ces deux pauvres créa- 
tures était telle que c'était pour la mère et la fille une au- 
dace et presque une faute de se voir. 

Mais l'émotion de Christiane fut bien plus grande en- 
core quand elle vit entrer Frédérique. 

— Qu’y a-t-il donc? demanda-t-cllo, frappée de l'anxiété 
visible sur la figure de sa fille. 

— Il y a, dit Frédérique, que mon père est parti. 

— Parti! 

— Lisez. 

Et Frédérique tendit à sa mère les deux lettres, 

La lottre adrossée à Chrisiiane na disait rien de plus 
que celle de Frédérique. 

Julius annonçait seulement à sa femme qu'il partait et 
qu'aussitôt arrivé au terme de son voyage, il lüi écrirait 
tout ce qu'il était allé faire et tout ce qui so passerait, 

Il l'engagoait donc à no pas s'inquiéter, à rassurer Frés 
dérique, et à attendre, 

— Tout, excepté attendre! s'écria Christiane, Ma filo, 
nous allons partir | 

— Qu'avoz-vous, ma mère? Vous êtes toute boule 
versée, 

— Un grand péril est sur ton père, 

— Quel péril? 

— Ah! je ne puis te lo dire. Mais jo mo souvions de co 
qu’il m'a dit une fois. Vite. 

Elle courut à la sonnette, un domestique vint, 

— Mon frère est-il 1A? 

— Oui, madame, 

— Diles-lui qu'il me faut des chovaux de poste tout do 
Suite, 

Le domestique sorlit, 


476 DIEU DISPOSE. 


— Oh! mon Dieu! dit Christiane, mais où aller? Ces 
deux lettres ne nous apprennent seulement pas où est ton 
père ? On ne te l’a pas dit à l'hôtel ? 

— Non, en partant, il a dit qu’il allait faire un tour hors 
de Paris. 

— Oh! il sera allé loin. Il aura mis plus de distance que 
cela entre son projet et nous, Où peut-il être allé? Malheu- 
reuses que nous sommes! Nous ne pouvons pas le devi- 
ner, pourtant! 

Elle réfléchit une minute, mais reprit aussitôt avec plus 
d'énergie : 

— N'importe, nous le chercherons partout. A Eberbach, 
d’abord. Oui, il a dû choisir pour le châtiment le lieu où 
le crime s’est accompli. C’est cela. Il va au château d’Eber- 
bach, j'en suis sûre maintenant. Merti, mon Dieu! pourvu 
que nous n’arrivions pas trop tard! 

Elle prit ce qu'il fallait d’argent pour la route, et enve= 
loppa Frédérique de châles pour la nuit. 

Elles étaient prétes lorsque Gamba vint annoncer que la 
voiture était en bas. 

— Est-ce que je pars aussi? demanda-t-il. 

— Oui. Es-tu prêt? 

— Toujours, quand il s’agit de courir sur les routes. 

— Eh bien! viens. 

Une minute après, la chaise de poste roulait au galop sur 
le pavé de Paris. 

Au premier relais Christiane parla au maître de poste : 

— Vous n’avez pas fourni de chevaux ce matin à deux 
voyageurs venant de Paris? 

— Pourquoi deux? demanda Frédérique. 

— Ecoute. ‘ 

— Jen ai fourni à plus de deux, répondit le maître de 
poste. 

— Oui, mais deux qui étaient ensemble? 

— Comment sont-ils? 

— Quarante ans à peu près? Mais l’un a lair plus vieux 
que l’autre. 

— Ah! attendez. Je crois que oui. L'un se renfoncait 
dans l'angle de la voiture, comme s'il était ennuyé et souf- 
frant. 

— Et l’autre devait avoir une figure dure et hautaine? 

— Justement, C’est celui-là qui donnait les ordres, J'ai 
même dit à Jean : En voilà un qui n’a pas une bonne phy- 
sionomie, Jean m'a dit: Bah! cest son droit, il paye bien. 
Oui, madame, je les ai vus, 

— Merci. 

Les chevaux étaient changés. La voiture repartit. 

Frédérique questionna sa mère, 

— Comment savez-vous que mon père ne voyage pas 
seul ? 

— As-tu oublié qu’il nous a dit hier qu'un ami laccom- 
pagnerait, 


— C'est vrai, mais il n’a pas dit quel était cet ami. 
— Oh! je devine! répondit Christiane. 

— Qui est-ce donc? 

— C'est monsieur Samuel Gelb. 


Le voyage fut morne et silencieux. La nuit passa, et le 


jour aussi, et encore une nuit, et encore un jour. 


La mère et la fille ne s’arrêtaient que le temps de chan- 
ger de chevaux. Deux fois seulement dans les quarante- 
huit heures, elles descendirent pour manger une bou- 
chée. 

Et puis elles repartaient, payant double pour doubler la 
vitesse du postillon. 

Ce voyage, commencé la nuit, s’acheva la nuit. 

fl était près de onze heures du soir quand la chaise de 
poste entra dans la cour du château d’Eberbach. 

— Monsieur le comte est-il ici? demanda Frédérique au 
portier, qu’il fallut réveiller. 

— Oui, madame. 

— Dieu soit loué! s’écria Christiane. Nous arrivons à 
temps. 


La voiture s'arrêta au perron. 

Gamba frappa de manière à réveiller toute la mai- 
son. 

Hans passa la téte à une lucarne. 

— Qui est 1a? cria-t-il, tout à fait maussade et gro= 
gnant. 

— C'est madame la comtesse, répondit Gamba. 

— Je descends, bougonna Hans. 

— Un instant après, la porte s’ouvrit. 

— Monsieur le comte? demanda Frédériquo. 

— Il est couché. 

Frédérique regarda Christiane. 

— Oh! pas un moment à perdre, répondit Christiane au 
regard de sa fille. Il s’agit de choses trop graves pour re- 
tarder notre entrevue d’une seconde, Montons, et frappons 
à la porte de sa chambre. 

Elles montèrent aussitôt et frappèrent, doucement d’a- 
bord, puis plus fort. 

Mais elles eurent beau frapper, personne ne répondit. 

— Attendez, dit Gamba, vous frappez comme des fem- 
mes. Je vais vous montrer comment cela se pratique. 

Et il se mit à exécuter sur la porte tous les carillons 
d'Anvers, 

Personne ne répondit ni ne bougea dans la chambre. 

— C'est singulier, dit Christiane, qui commença à pâ- 
lir. 

Elle se tourna vers Hans, 

— Vous êtes bien sûr que monsieur le comte est dans 
sa chambre? 


— Bion sûr, puisque c'est moi qui l'y ai accompagné il 
y a deux heures pour allumer ses bougies. 

— Oh! deux heures! répéta Christiane épouvantée. 

— D'ailleurs, reprit Hans, s'il n’y était pas, la clef serait 
en dehors, et vous voyez bien qu’elle est en dedans. 

— Monsieur le comte! cria Christiane, ouvrez, c'est nous, 
Frédérique et moi! Au nom du ciel, ouvrez! 

Aucune réponse encore. 

— Qu'est-ce que tout cela signifie? dit Frédérique. O 
mon Dieu! j'ai peur. 

— Une idéo! s'écria Christiane. Monsieur Samuel Gelb 
doit Stre au château ? 

— Oui, madame, répondit Hans, 


DIEU DISPOSE. 


—— 


— Eh bien! allons le réveiller, mon ami. il dormira 
peut-être moins profondément que monsieur le comte. 

Hans les conduisit à la chambre de Samuel. 

Christiane frappa. 

Personne ne répondit. 

La clef était à la porte. 

— Ouvre, Gamba, dit Christiane, et entre. 

Gamba entra. 

— Vous pouvez entrer, dit-il. Il n’y a personne. 

Christiane et Frédérique se précipitèrent. 

La chambre, en effet, était vide. Le lit n’était pas dé 
fait. 

— Vous êtes bien certain, dit Christiane à Hans, que ces 
messieurs ne sont pas sortis? 

— Trés-certain. A neuf heures et demie, ces messieurs 
ont dit qu’ils allaient se coucher. Je les ai vus monter et 
j'ai fermé les portes. Ils n'auraient pas pu deseendre et 
sortir sans me demander les clefs. 

— Alors, vite! s’écria Christiane. Un marteau, une barre 
de fer, n’importe quoi! Il s’agit d’enfoncer la porte de la 
chambre de monsieur le comte. 

Gamba et Hans coururent. 

Ils revinrent presque aussitôt, armés d’une ping, de 
fer. 

En une minute, la porte céda. 

Tous quatre entrèrent dans la chambre du comte. 

Elle était vide comme l’autre. 

Mais le premier objet sur lequel tombèrent les yeux de 
Frédérique, ce fut une lettre posée sur un prie-dieu, qui 
était au chevet du lit. 

L'adresse était : « A madame Olympia, rue du Luxem- 
bourg, à Paris, » 

— Donne, dit Christiane. 

Elle arracha l'enveloppe et lut : 


« Quand tu liras cette lettre, ma pauvre aimée, je serai 
mort... » 


Elle poussa un cri et parcourut rapidement le reste. 

Julius ne donnait aucun détail, Il disait seulement qu’il 
mourait pour que Frédérique put épouser Lothario, que 
Frédérique n’aurait plus rien à craindre de Samuel, qu’elle 
ne s'affligedt pas, qu’il était trop heureux de pouvoir faire 
quelque chose pour elle; qu’elle ne lui deveit rien, que 
c'était à lui au contraire à lui être reconnaissant de ce que, 
grâce à elle, après une vie si inutile, il avait au moins une 
mort dévouéc, 


Et puis toutes sortes de choses tendres et affectueuses. 

Mais Christiano n’acheva pas, 

— Oh! quelle misère! s'écria-t-elle en se tordant les 
mains. Nous sommes arrivées deux heures trop tard, Dans 
ce moment sans doute, il mourt, Et ne-pas même savoir 
où! 

— Ah! cherchons partout, au moins, dit Frédérique, 

— Cependant, reprit Christiane, puisque les portes oxté- 
ricures sont formées, ils doivent tro dans le chateau, 
fouillons toutes les chambres. 

Mais toutes les recherches furent vaines, 


| 


| 
| 


477 


— Ils ne sont certainement pas sortis, répéta Hans. 
— Mon Dieu! je devrais deviner, trouver, savoir, dit 


Christiane, mais il me semble que la folie me gagne. 


Elle serra son front entre ses deux mains, comme pour 
concentrer toute sa raison et toute son intelligence. 

— Ah! attendez, s’écria-t-elle tout à coup. 

Et se parlant à elle-même : 

— Oui, c'est cela! C’est une inspiration du ciel : 

Elle revint en courant à la chambre de Julius, puis 
passa, suivie de Frédérique et des deux hommes, dans le 
petit salon qui séparait la chambre du comte de celle qu’elle 
avait occupée elle-même autrefois. 

Elle désigna vivement la bibliothèque. 

— Mes amis, dit-elle à Gamba et à Hans, écartez vite ce 
meuble et frappez-moi dans cette boiserie à grands coups 
de pince, 

Hans et Gamba dérangèrent la bibliothèque, prirent leur 
barre de fer, et se mirent à démolir le panneau conscien- 
cieusement. 

Les premiers coups ne produisirent pas grand effet. 

Mais soudain, à un effort que fit Gamba, le panneau fit 
un soubresaut, comme si un ressort avait joué, et s'écarta 
si violemment que le vent faillit éteindre les bougies. 

Le panneau masquait un escalier profond et sombre. 

— Une lampe, dit Christiane. Nous allons descendre par 
là. 

Hans alluma une des lampes qui étaient sur la che- 
minée. 

— Maintenant, en ayant; s’écria Gamba. 

Et il s’élança en tête. 

Hans, Christiane, Frédérique le suivirent. 

— Oui, pensait Christiane, c’est par là que le misérable 
est venu dans cette nuit fatale. 

Ils descendirent ainsi pendant dix minules. 

Tout à coup une voix les arréta. 

— Qui va là? 

— Des femmes, répondit Christiane. 

— N'avancez pas, cria la voix. Hommes ou femmes, si 
vous faites un pas, c'est la mort. » 

Et on entendit des fusils qu'on armait. 

— Qu'est-ce que tout ceci? murmura Frédérique. 

— Silence! dit Christiane, Reculez-vous tous trois dans 
cot enfoncement où l'escalier tourne, et éteignez la lampe. 
Et restez là, quoi qu'il advienne! 

Et, passant devant Hans et Gamba, elle s'élança en cou- 
rant, 

Au même moment, une décharge retentit, et Christiane 
entendit siffler les balles à son oreille, 

L'ombre avaitsauvé Christiane. Ello n'avait pas été at- 
teinte, 

— Jo ne suis pas touchée; ne bougez pas, sur votre vie! 
s'écria-t-elle impérieusoement à Frédérique et à Gamba, 
qui déjà s'élançaient, 

Ello fit quelques pas encore, se trouva parmi une dou- 
zaine d'hommes qu'elle entrovoyait vaguement dans les 
ténèbres, à la lueur éloignée d'une torche, 

Elle crut voir aussi luire des lames de poignards, 

12 


178 


— Au nom de vos femmes et de vos filles, cria=t-elle en 
se jetant à genoux, qui que vous soyez, ayez pitié de deux 
pauvres malheureuses créatures qui vont perdre leur mari 
et leur père, si vous ne venez pas à leur secours. 

Les poignards étaient déjà levés. 

Mais un de ces hommes dit un mot : 

— Nous sommes douze hommes contre une femme, dit- 
il, Laissons-la s'expliquer. 

— Merci, s’écria la pauvre femme. Vous allez compren- 
dre. Voilà ce que c’est. Dans cet instant, le comte d’Eber- 
bach est là quelque part en train de se tuer. Eh bien! il y 
a ici la comtesse d’Eberbach qui le sait, et qui cherche 
son mari pour lui arrêter la main. Vous comprenez cela, 
n'est-ce pas, messieurs? Vous n’empécherez pas une femme 
de sauver la vie à son mari? Au contraire, vous l’aiderez 
plutôt. Où est-il? Vous devez le savoir, puisque vous êtes 
là, Je vous en prie, menez-nous où il est. 

— Nous ne connaissons pas le comte d’Eberbach, ma- 


dame, répondit celui qui avait contenu les autres, et qui 
paraissait être leur chef, 


— Mais vous êtes chez lui, Vous ne pouvez y être que 
par son consentement, 

— Tenez, madame, dit le chef. Nous sommes des jeunes 
gens, et nous n’avons pas l'habitude de mentir. Nous som- 
mes ici pour une raison qu’il nous est interdit de révéler, 
et notre honneur nous commande de frapper tous ceux qui 
pourraient surprendre notre secret. On ne discute pasavec 
une consigne. Il nous est enjoint de tirer sur quiconque 
essayera de passer sans le mot d'ordre. 

— Oh! mais, c’est le comte d’Eberbach qui vous a com- 
mandé cela, n’est-ce pas? 

— Que ce soit lui ou un autre, madame, qu'importe? 

— Oh! c’est lui. Etsavez-vous pourquoi il vous a dit de 
ne laisser passer personne? C’est pour que personne ne 
puisse l'empêcher de se tuer. Tenez, j'ai là sur moi une 
lettre où il me le dit. Vous pouvez la lire. On va nous ap- 
porter de la lumière. Tenez, voici la lettre. Je vous en prie, 
monsieur, lisez. , 

— A quoi bon? répondit l’homme. Nous n'avons pas à 
chercher la cause des ordres qu'on nous donne, nous n’a~ 
vons qu'à obéir. 

— Mais, cependant, s'il vous est prouvé qu’un homme so 
tue dans ce moment, là, sous vos yeux, vous êtes des j jeu- 
nes gens, dites-vous, il est bien impossible que vous lais- 
siez un suicide s’accomplir sans faire un pas. Quand d’un 
geste vous pouvez sauver une existence! quand une mal- 

heureuse femme est là qui se traîne à vos pieds! Je vous 
en supplie. Pensez que c’est votre père qui se tue, et quo 
c'est votre mère qui vous pric! 

— Pourtant, dit un des jeunes gens, si elle dit vrai? 


— De fait, ajouta un autre, nous serions les complices 
du suicide du comte, 

— Oh! vous êtes bons! s'écria la pauvre femme. 

— Madame, dit le chef, vous êles bien la comtesse d’I- 
berbach? 

— Non, messieurs, répondit Chrishane, je no veux pad 


! est là. Elle va 


vous tromper. Ce n'est pas mol, Mais elle 


DIEU DISPOSE. 


venir. Frédériquel Nous étions là, avec deux amis sûrs. 
Mais des hommes pourraient vous offusquer. Je vais \eur 
dire de remonter. Nous irons seulement les femmes: 

La vaillante créature alla chercher ps et ren- 
voya Gamba et Hans. 

Elle revint avec la lampe, qu’elle venait de faire rallu- 
mer à Gambaæ 

— Tenez, dit-elle, vous voyez que je ne vous ments pas, 
que voilà bien une lettre où le comte parle de son suicide, 
et que nous sommes bien deux femmes qui pleurent, 

Elle tendit la lettre. 

Le chef y jeta un coup d’ceil. 

— C'est vrai, dit-il. Oh! le comte d’Eberbach ne hous a 
confié que la moitié de son dessein! 

— Maintenant, messieurs, s’écria Christiane, ne perdons 
pas une seconde, conduisez-nous: 

— Venez, madame, dit le chef. 

Et il se mit à marcher rapidement. 

Malgré la nuit, les deux femmes le suivaient sans tré- 
bucher dans un escalier inconnu, comme elles eussent fait 
en plein jour dans la rue. On aurait dit que leur cœur les 
éclairait. 

Après avoir ouvert plusieurs portes et descendu bien 
des marches, le jeune homme s'arrêta, 

— C'est ici, dit-il. 

— Ah! Dieu! murmura Christiane, pourvu qu'il soit 
encore temps! 

Le jeune homme ouvrit une dernière porto. 


LX 


LE TOASTs 


C'élait dans la salle circulaire et souterraine du Châtéau- 
Double, dans cette salle ménagée entre deux escaliers se= 
crets pratiqués dans l’épaisseur des murs, et où nous avons 
déjà vu Julius, présenté aux Trois par Samuel, assister 
avec lui à une séance secrète de la Tugendbund. 

Sur une table qu’éclairait une lampe pendue au pla= 


fond, il y avait du papier et tout ce qu’il faut pour écrire, 


Il y avait, de plus, un large vidrecome du moyen âge, 
et, à côté, une bouteille pleine et cachetée. 

Samuel Gelb et Julius d'Eberbach étaient assis l'un en 
face de l’autre, immobiles et silencieux. 

fis étaient dans le château depuis deux jours, Ils étaient 
dans la chambre ronde depuis une heures 

Tous deux songeaient. 

Julius, dans co lieu où il avait éprouvé tout le bonheur 
ot tout lo malheur de sa vie, voyait tout son passé remon= 
ter dans son esprit. 

Il maudissoil son aveuglement ét sa faiblesse, Tl n'avait 
pas deviné les tourments de Christiane. Auprès de cette 
chère et douce eréature qu'il aurait dû protéger, défendre 


DIEU DISPOSE. 179 


et sauver, il avait vécu comme un étranger et non comme 
un mari; sans vigilance et sans prévenance. 

Il ne s'était pas aperçu des piéges infames que dressait, 
dans sa propre maison, sous ses yeux, l'ennemi qui rôdait 
autour de son bonheur, comme le mauvais ange autour du 
paradis terrestre, 

Tout avait eu beau Vavertir : la répulsion de Christiane 
dès qu’elle avait connu Samuel, les prières de son père qui 
avait voulu rompre cette intimité funeste, rien n’avait dé- 
concerté son illusion stupide. 

Et puis, eût-il été crédule aux frayeurs de sa femme et 
aux avertissements de son père, Samuel avait pris sur lui 
un tel empire et le tenait tellement sous son prestige, qu’il 
aurait croisé les bras devant l'évidence, que la certitude ne 
l'aurait pas réveillé. 

Comme il s'en voulait maintenant de cette imbécile sou- 
mission à l’ascendant d’un autre! Quel remords il sentait 
d’une lacheté qui avait fait le malheur de tout ce qu’il ai- 
mait! Ah! cela ne lui arriverait plus à présent! Il ne se- 
rait plus lâche. Il ne reculerait devant aucune nécessité 
énergique. Il serait sans pitié, Ni considération ni scrupule 
ne le retiendraient, 

Tandis que le Chateau-Double rappelait à Julius ses fai- 
blesses, il rappelait à Samuel ses crimes. 

Samuel n’était pas homme à s'émouvoir beaucoup de ce 

_ qu'il avait fait et de ce qu’il avait causé. 

— En somme, se disait-il, que pouvaient lui reprocher 
Gretchen et Christiane? 

* Il ne les avait pas même forcées, elles s'étaient données 
à lui, L'une, il est vrai, dans l’exaltation produite pat un 
breuvage; mais qu'importe que Vexaltation, sans laquelle 
aucune femme ne se donne, provienne artificiellement 
d’un breuvage ou provienne naturellement des sens? 

Qu'on enivre une femme avec du vin ou avec des paro- 
les, où est la différence? Ce qu'il avait fait, tous les hom- 
mes le font. Prendre une jeune fille pure, chaste, igno- 
rante, lui dire des mots qui la troublent, la faire frisson- 
ner en lui touchant la main, lui allumer le sang avec un 
regard, lui brûler les lèvres avec un baiser, et profiter de 
son trouble, de son ignorance pour la perdre, cela est inno- 
cent, cela est irréprochable, cela se fait tous les jours; 
mais produire le même résullat par deux gouttes de li- 
queur au lieu de le produire par des paroles, par des re- 
gards et par des baisers, voilà qui est criminel, mons- 
trueux et cffroyable : la séduction so métamorphose en 
viol, 

Quant à Christiane, s'il lui avait fait la cour comme tout 
jeune homme bien élevé la fait à toute femme mariée de 
sa connaissance; s'il avait été galant, empressé el assidu 
auprès d'elle; si, par quelques roulements d'yeux entremêû- 
lés de cadeaux, il était parvenu à se faire aimer; s'il l'a- 
vait eue pour un bracelet, ou pour un éventail, ou pour 
des élégies, ce serait l'histoire unlvorselle, 

Mais comme, au lieu do se donner pour un compliment, 
elle s'était donnée pour son enfants comme au fond de 

son action, au lieu de la coquetterio il y avait la mater 
nité, alors l'action devenait abominable, et Samuel, qui 


aurait été un galant homme et un charmant viveur, deve- 
nait un parfait scélérat pour avoir fait commettre à Chris- 
tiane un adultère moins ignoble que les autres. 

Christiane s'était tuées; mais qui l'y forcait? Etait-ce Sa- 
muel qui avait poussée dans le Trou de l'Enfer? Ce n'é- 
{ait pas un meurtre, c'était un suicide, 

Done, Samuel n'avait rien absolument à se reprocher! 

Et cependant, d'où lui venait le besoin qu’il sentait pour 
la première fois de sa vie, de se disculper à ses propres 
yeux? Pourquoi essayait-il de se justifier à force de sophis- 
mes? Pour qu'il se défendit ainsi, qui donc l'accusait? 


Il n’avait pas l'habitude de l'hypocrisie; il faisait le mal 
grandement ct hardiment; il ne rusait pas avec la morale, 
il la prenait de front et l’outrageait en face. Il avait peut- 
être quelque chose de Satan, il n'avait certainement rien 
de Tartuffe. : 

Eh bien! dans ce moment, il était tout différent de lui- 
même. Une sorte de timidilé, singulière dans sa nature, 
s’emparait de lui, Il était en proie à un pressentiment dont 
il n'aurait pu dire le motif. 

Il jetait par moments un regard sur Julius, et puis il re- 
gardait la bouteille cachetée. 

Quel rapport y avait-il entre cette bouteille et Julius? 

Le fait est que, lorsque Samuel, relevant les yeux de la 
bouteille, les reportait sur le comte d’Ebtrbach, malgré la 
puissance prodigieuse qu'il avait sur lui-même, ses yeux 
s'éclairaient involontairement d’une lueur étrange, 


Cette bouteille contenait-elle done la réalisation de son 
rêve si longtemps poursuivi? Etait-ce cette bouteille qui 
devait lui donner la fortune de Julius, et, par cette for- 
tune, toutes les conséquences qu'il en espérait, le pouvoir, 
le premier rang dans la Tugendbund et la main de Frédé= 
rique? 

Cette bouteille renfermait-elle du poison? 

Mais quand même Samuel aurait été sur le point d'em= 
poisonner Julius, il n’y aurait pas eu là de quoi faire tres- 
saillir cette âme de bronze. Un crime dé plus où de moins, 
dans cette vio pleine de crimes accomplis ou reves, c'était 
un détail. Samuel Gelb ne se serait pas troublé pour si 
peu. 

Celui qui avait tenté froidement d'empoisonner ce grand 
homme qui s'appelait Napoléon n'aurait pas tremblé pour 
l'empoisonnement de ce demi-cadavre qui s'appelait Ju- 
lius, 

Non; si Samuel Gelb, au moment de frapper le coup dé- 
cisif qui devait lui ouvrir la porte de son ambition ot de 
son amour, so sentait pris d'une inquiétude inexplicable; 
si sa résolution, si ferme toujours, vacillait dans sa pon- 
sdo; s'il hésilait presque, ce n'était pas remords du forfait 
qu'il allait commettre, c'était crainte de ne pas réussir, 

Lui, d'ordinaire, si sûr du succès; lui, l'audace même et 
la certitude en personne, sans qu'il pdt dire pourquoi, un 
instinct dont il avait honte lui murmurait tout bas quo 
son œuvro le perdrait, et qu'il pürirait par où il avait 
compté vivre. 

Mais d'étaient là des superstitions de bonne fomime, con- 


tre lesquelles il se révolla, C'est bon à faire accroire aux 


480 DIEU DISPOSE. 


enfants, que le mal porte malheur à celui qui le fait. Les 
hommes qui ont vécu un peu savent que la réalité n’est 
pas précisément pareille aux dénoûments de mélodrames, 
où la vertu est toujours récompensée et le crime puni. Au 
contraire, ce qu'on appelle le mal a toute chance d’avoir 
le dernier mot, de prospérer et d’éclabousser la pauvre et 
modeste vertu qui trotte à pied dans les rues. 

Allons, Samuel, sois homme! sois Samuel! Ce n’est pas 
au moment de la récolte que le semeur renonce et doute. 
Allons, tu as semé, pendant trente ans, ton esprit, tes 
idées et tes espérances sur un terrain quelconque. Voici 
la moisson qui se lève enfin! Ce n’est plus le moment de 
réfléchir s'il valait mieux semer sur ce terrain-là ou sur 
un autre, Prends ta faulx et tranche. 

Samuel tira sa montre. 

— Plus qu’une demi-heure à attendre, dit-il, 

— Il est minuit et demi? dit Julius. 

— Moins deux minutes. À une heure sonnante, nos chers 
conspirateurs seront ici. Ils arriveront par l'escalier d’en 
bas. Tu es bien sur des hommes que tu as postés dans 
l'escalier d’en haut? 

— Parfaitement sûr. 

— Tu leur as bien expliqué tout? 

— Jeles ai placés moi-même, et je suis convenu de tout 
avec le chef. Sois pleinement tranquille. 

— Pourquoi n’as-tu pas voulu que je fusse là pendant 
ce tu donnais les instructions ? 

— Les ordres que j'ai reçus de Berlin le défendaient, ré- 
pondit Julius; et il était commandé au chef de n’obéir 
qu’aux instructions que je lui donnerais en secret. 


— On se défie donc de moi? demanda Samuel Gelb. 

— Peut-être, jusqu’à ce que tu aies prouvé ton dévoue- 
ment. 

— C’est aussi par défiance, sans doute, poursuivit Samuel 
un peu blessé, qu'on a exigé que tu fusses présent à la 
séance des Trois ? 

— Peut-être, répondit encore Julius. 

Il reprit, après un silence : 

— Mais tu aurais tort de te fâcher ou de t'inquiéter d’une 
défiance que tu vas faire tomber dans une demi-heure, 
En outre, il n’est pas mal pour toi-même que je sois là 
tout à l'heure, 

— Pourquoi cela? 

— Parce que ceux que tu vas nous livrer sont trois, et 
que, si tu élais seul contre trois, tu pourrais passer une 
mauvaise minute, Ces hommes sont braves, et ne se lais- 
seront pas probablement arrêter sans se défendre. 

— Et les soldats que tu as placés dans l'escalier? 

— Justement, dit Julius, lorsque les soldats vont entrer, 
les Trois, comprenant que tu les as trahis, peuvent se je- 
ter sur toi, afin de se venger au moins, s'ils ne peuvent 
pas se sauver, Tu vois bien qu'il n’est pas inutile que tu 
aies quelqu'un avec toi, 

— Et si, en me défendant, tu es frappé? 

— Oh! moi, dit Julius d'un ton élrange, en entrant ici, 
j'ai fait le sacrifice de ma vie. 

L'accent ferme avec lequel Julius avait prononcé ces pa- 


roles {it que Samuel le regarda fixement. 


9 


Mais le visage de Julius avait toute son insouciance ac- 
coutumée. 

fl y eut un moment de silence. 

Samuel se leva et se mit à se promener de long en 
large. 

— Combien avons nous encore de temps à attendre? de- 
manda Julius. 

— Encore un quart d'heure, répondit Samuel. 

— En ce cas, dit Julius, il est temps que je prenne mon 
cordial. 

— Ahl... fit Samuel, qui s'arrêta. 

— Je me sens fatigué, poursuivit Julius. Et il me faut 
des forces pour la scène qui va se passer ici. Tu m’as dit 
que l'effet de ce. cordial était instantané, et qu'il valait 
mieux ne le prendre qu’au dernier moment. Nous som- 
mes au dernier moment. Donne-le-moi. 

— Tu le veux, dit Samuel d’une voix troublée. 

— Eh! sans doute! je le veux! Voici l'instant où je 
vais avoir besoin de force. Allons, verse ce cordial dans ce 
verre. 

Et, en parlant, il fixait les yeux sur Samuel, 

Celui-ci ne bougea pas. 

— Verse donc, recommenga le comte d’Eberbach. 

Samuel, alors, prit la bouteille et la déboucha. 

La main lui tremblait légèrement. 

Julius, lui, leva le verre et le tendit avec tranquillité. 

Samuel versa à peu près la moitié de la bouteille. 


lius. 
— Oh! la moitié suffit. 
— Verse tout, te dis-je, répondit Julius. 


— Soit, dit Samuel, dont la main fut reprise d’un trem- 
blement imperceptible. 

— On dirait presque que tu es ému. Est-ce que ce core 
dial est dangereux? 

Samuel palit. 

— Dangereux? dit-il. Quelle idée, 

— Oh! rassure-toi, reprit Julius. Ne crois pas que je te 
soupçonne. Je veux dire seulement que parfois un breu- 
vage vous fait payer plus tard la force qu’il vous donne 
pour un moment. Tu m’aurais préparé un breuvage de 
cette espèce, que je ne ten voudrais pas, au contraire. 
Que j'aie pendant une heure l'énergie qui m'est néces- 
saire, et ensuite que m'importe le reste? Tu sais que je 
ne liens pas énormément à la vie. C’est dans ce sens que 
je te demande si ce breuvage est dangereux. 

— Il est absolument inoffensif, répondit Samuel, qui 
avait eu le temps de se dominer, Il n’a pas d’autre effet 
que de rendre de la force à ceux qui sont malades, et Ven 
ajouter à ceux qui sont en santé. 

— Ah! il ajoute de la force à ceux qui sont en santé? 
répéta Julius d'un air bizarre. 

— Oui, insista Samuel. 

— Bien. 

Julius porta le verre à ses lèvres, Mais il no fit que les y 
tremper, 


— Pourquoi ne verses-tu pas tout? lui demanda Ju- 


Se ee 


DIEU DISPOSE. 


181 


— Ce cordial n’a pas le même goût que l'autre, dit-il. 

— Non, reprit Samuel. Je l'ai changé. Celui-ci est plus 
énergique. 

— Mon pauvre Samuel, reprit Julius, décidément tu as 
quelque chose. Tu n’as pas ton sang-froid de tous les 
jours. 

— Moi? dit Samuel. 

— Je conçois ton malaise, poursuivit le comte d'Eber- 
bach. Au moment de livrer ceux dont tu as été le complice 
depuis que tu es au monde, il est tout simple que tu ne 
sois pas parfaitement calme. | 


— En effet, dit Samuel, heureux que Julius expliquât 
son trouble de cette façon. Je ’avoue que cela me fait 
plus d'impression que je n’aurais cru de livrer la Tu- 
gendbund. 


— Nét'excuse pas, Samuel. C'est tout naturel. Tu n’en 
as que plus de mérite à surmonter ce scrupule, et le sa- 
crifice que tu fais au gouvernement prussien et à la cause 
monarchique n’en est que plus grand et plus digne de 
récompense. Mais, je ten donne ma parole d'honneur, la 
récompense sera à la hauteur de l’action. Du moins, je fe- 
rai pour cela tout ce qui dépendra de moi, Samuel, tu 
peux y compter. 


Samuel ne remercia pas. Il lui semblait que les paroles 
de Julius contenaient une intention d’ironie. 


Julius continua. 


— Mais toi-même vas avoir besoin tout à l'heure, comme 
moi, de toute ta force. L’émotion que tu éprouves, toute 
légitime et tout honorable qu’elle est, nous gênerait tous 
deux si nous avions à nous défendre. Pour moi, sinon pour 
toi, il est urgent qu’elle disparaisse. Or, ce cordial, à ce 
que tu viens de me dire, ajoute de la force à ceux qui sont 
en santé... 


— Eh bien? interrompit Samuel, qui fit un violent effort 
pour dissimuler son agitation. 

— Eh bien! mon cher Samuel, je crois que tu ferais 
bien d’en boire la moitié. 

Samuel le regarda stupéfait. 

— Allons, Samuel, chacun notre part, et buvons en- 
semble à une santé qui nous est chère à tous deux, à la 
santé de Frédérique 

— Mais, objecta Samuel, tu disais que tu n'avais pas 
trop de tout? 

— Et toi, tu disais que j'avais assez de la moitié. 

— Bah! dit Samuel, mon moment d'émotion est passé. 
Et puis, lorsque les Trois seront là, n’aie aucune inquié- 
tude, je n'aurai pas besoin de rien boire pour avoir toute 
mon énergie. Le péril présent me trouvera prêt ct solide, 
je Ven réponds, 

— Tu refuses? dit froidement Julius. 

Samuel, & son tour, regarda fixement Julius 

— Ah cd, dit-il, est-ce que, toi aussi, tu te défies de 
moi? 

— Pout-(tre !... répondit pour la troisième fois Julius. 

Samuel se redressa, 

Julius se leva, et il y eut une seconde où leurs regards 
so croisèrent et élincelèrent comme deux épées 


Puis tout à coup Samuel, soit que devant ce défi sa na= 
ture sombre et puissante eût repris le dessus, soit que Ju= 
lius eût tort dans ses soupçons, soit que Samuel eût été 
frappé d’une idée subite, Samuel Gelb, prenant son parti, 
saisit le vidrecome, et en vida la moitié. 

Et il tendit le vidrecome à Julius. 


= À toi, maintenant, dit-il. Tu vois, les soupcons? 

Julius prit le verre. 

— A la santé de Frédérique, dit-il, et qu’elle nous sur- 
vive longtemps! 

Il acheva le breuvage. 

A ce moment, un bruit de timbre retentit. 

— Ce sont nos gens, dit Samuel. Ils sont exacts. 

Presque aussitôt la porte de l’escalier inférieur s’ouyrit. 

Deux hommes entrèrent, le corps caché sous des man- 
teaux, le visage caché sous des masques, 


LI 


££ MORT SAISIT LE VIF, 


Il n’y avait autour de la table que troissiéges, dont l'un 
était plus élevé que les deux autres. 

Les deux hommes masqués s’assirent sur les siéges in- 
férieurs. 

Ils ne parurent pas surpris de la présence de Julius, 
quoique Samuel ne les eût pas prévenus qu'il ne serait 
pas seul. 

Samuel regarda avec inquiétude le troisième siége. 

— Vous n'êtes venus que deux? demanda-t-il. Fespérais 
que le chef suprême vous accompagnerait, Est-ce qu'il ne 
va pas arriver ? 


— Une affaire essentielle l’a empêché de venir, répon- 
dit un des deux hommes masqués. Mais où nous sommes, 
il est. Parle comme si nous étions trois. Le chef suprême 
de l’Union, quoique ce ne soit ni mon compagnon ni moi, 
entendra exactement tes paroles et tes pensées, 

— Eh bien, dit Julius, puisque ce siége est libre, je le 
prends. 

Et il s’assit tranquillement sur le siége supérieur, 

Samuel le regarda avec stupeur. Il s'attendait que les 
puissants et considérables personnages qui étaient à la 
tête de l’Union allaient s'indigner de la hardiesse de cet 
inconnu qui osait s'asseoir en leur présence et plus haut 
qu'eux. 

Mais les chefs do l'Union ne témoignèrent ni indigna- 
tion ni étonnement, et, comme si Julius avait fait une 
chose toute simple, se tournèrent vers Samuel, et du geste 
l'invitèrent à parler. 

Samuel hésitait, 

D'abord, ce qu'il avait à dire n'était pas mal embarras- 
sant. Si fermement trempé qu'on soit, on ne devient pas un 
traître sans que quelque chose vous arrûle et sans que 
votre infamie vous bourdonne aux oreilles, 


182 


DIEU DISPOSE. 


——— eee a» — _ 


Ensuite, le chef suprême n'étant pas là, le principal de 
l'affaire était manqué. Les deux qui restaient valaient-ils 
la peine de la trahison? 

Samuel avait promis l@téte de la Tugendbund; la cour 
de Berlin lui aurait-elle la même reconnaissance s’il ne li- 
vrait que les deux bras?” 

Mais n'importe; une fois qu'on connaîtrait et qu’on tien- 
drait ces deux-là, on pourrait, peut-être, par eux, remon- 
ter au troisième. En supposant qu’ils fussent capables de 
tout supporter et de tout subir plutôt que de,le nommer, 
on trouverait probablement sur eux ou chez eux des pa- 
piers qui le nommeraient, qui dénonceraient la constitu- 
tion et les cadres de la Tugendbund, qui mettraient enfin 
la main du gouyernement sur le nid de l'association. 

Samuel donc se décida à faire comme si tous trois 
étaient venus. 

— Eh bien! Samuel Gélb, reprit l’homme masqué qui 
avait déjà parlé, tu nous a convoqués pour une commu- 
nication importante. Nous avons en toi pleine confiance, 
et nous sommes venus. Maintenant, nous attendons que 
tu parles, 

— Vous ne me demandez pas quel est cet homme? dit 
Samuel en montrant le comte d’Eberbach. 

— Cet homme a été amené par toi, répondit l’interlocu- 
teur. Nous supposons que c’est quelqu’un dont tu es sûr, 
et qui est utile à la communication que tu as à nous 
faire. Si tu l'as amené, C’est qu'apparamment il peut en- 
tendre ce que tu vas nous dire. Parle donc, 

— Voici, dit Samuel. Mais permettez-moi avant tout une 
question nécessaire ; Quels sont vos nouveaux projets de- 
puis la dernière révolution de France? 

L'homme masqué secoua la tête en signe négatif, 

— Nous sommes ici, répliqua-t-il, pour écoutemet non 
pour répondre, Nous n’avons ni le droit, ni la volonté de 
te renseigner. 

Samuel se mordit les lèvres. Il voyait ce qu'était, en 
réalité, cette pleine confiance que les chefs de l'Union di- 
saient tout à l'heure avoir en lui. 

Eh bien! tant mieux! Cetle injure lui enlevait son der- 
nier scrupule. Il constatait, une fois de plus, ce qu’il avait 
à espérer de gens qui le traitaient avec ce mépris, après 
trente ans de dévouement, de services et d'efforts, M 

— Vous vous méprenez sur ma question, reprit-il, Il 
n'entre pas dans les prétentions d’un humble et misérable 
serviteur comme moi de pénétrer les desseins des mysté- 
rieux et inaccessibles seigneurs qui nous conduisent, Je 
ne vous demande pas vos plans, ni la route que yous 
complez suivre. Je voudrais sculement sayoir si vous n’a- 
vez pas renoncé à l'indépendance. Ma curiosité se borne à 
vouloir connaître si la Tugendbund existe toujours. 

— Pourquoi n’existerait-elle plus? repartit le chef, d'une 
voix étonnée, 

— Vous êtes toujours pour la liberté contre l'autorité, 
pour les peuples contre les rois? 

— Toujours, 

— Et l'issue des journées de juillet, l'escamotage do la 
démocratie par la bourgeoisie, l'avortement de ce doulou- 
reux et terrible accouchement d'une nation, tout cela no 


yous à pas découragés? 


— Le temps est la trame de l’œuvre révolutionnaire, 
Le peuple est patient, parce qu'il est toujours sûr du len- 
demain. 

— Le peuple est éternei, dit Samuel Gelb, mais chacun 
de nous est mortel, et a, par conséquent, le droit de pen- 
ser au présent. Or, le dénoûment de la révolution de 
juillet est une preuve assez claire qu’à l'heure qu’il est, la 
démocratie n’est pas ce qui a chance de posséder le 
monde. À moins donc de faire abnégation de toute per- 
sonnalité et de ne vivre que dans l'humanité et dans l’a 
venir, il est permis de chercher s’il n’y aurait pas une au- 
tre voie qui nous menût plus directement au pouvoir. 

— Explique-toi plus nettement, Samuel Gelb, répondit 
l'homme masqué d’une voix où la surprise faisait déjà 
place à l’'indignation. 

— Ainsi, reprit Samuel, malgré le résultat des trois 
journées de Paris, malgré l’écroulement de la République, 
malgré la proclamation de Louis-Philippe Ier comme roi 
des Français, vous persistez? 

— Oui. 

— Rien n'est changé dans vos idées, rion ne sera changé 
dans vos actes? 

— Rien. 

— Eh bien !.moi, qui ne suis pas comme vous, et qui 
n’ai pas la fatuité de ne tenir aucun compte de l'expé- 
rience, je vous ai fait venir pour vous dire, et je vous dis 
que vous renoncerez à vos idées, ou que je m’opposerai 
à vos acles. i 

— Toi? 

— Oui, moi. Moi, Samuel Gelb, obscur affilié de ?U- 
nion, dont vous êtes les maîlres souverains, humble ser- 
viteur de vos très-hautes volontés, méprisable instrument 
que vous n’avez jamais daigné ramasser à terre, moi que 
vous n'avez jamais compté, je me dresse en face de vous, 
tout-puissants seigneurs et princes que vous êtes, et de 
mon autorité privée je dissous la Tugendbund. 

Il parlait debout, fier, hautain, terrible. 

Les deux hommes masqués haussèrent les épauies. 

— Vous haussez les épaules? reprit Samuel. Vous ne 
croyez pas à mes paroles? Vous n'êtes pas habitués, vous 
devant qui tout tremble, à ce qu'on ose vous parler de 
cette façon. Vous prenez en pitié ce pauvre fou de Samuel 
Gelb qui, seul, a la démence de s'attaquer à une association 
formidable. Ce sont les duels qu'il me faut, Je provoque 
la Tugendbund tout entière. Et pour commencer, je tiens 
ses chefs, et je ne les lacherai pas. 

Et, se tournant vers le comte d'Eberbach, 

— Julius, dit-il, donne le signal, 

Julius se leya, et alla tourner un anneau de fer scellé 
dans le mur. 

Samuel tira de sa pocho deux pistolets, et, en tenant un 
à chaque main : 

— Résistez si vous voulez, messieurs, dit-il aux chefs 
de la Tugendbund, Mais je vous avertis fraternellement 
que j'ai le coup d'œil assez juste. Un mouvement, et vous 
êtes morts, Au lieu que si vous vous laissez faire de bonne 
grâce, on m'a promis votre vie sauve, Une dernière fois, 
vous ne voulez pas renoncer à vos idées? 


DIEU DISPOSE, 185 


ER EET Te EE OEE RES ET mo, 


— Insensé! dirent les deux hommes masqués, sans 
bouger et sans faire un pas ni un geste pour se défendre, 

— En ce cas, ne vous en prenez qu'à yous de ce qui 
va arriver, 

.— Que peut-il arriver? répondit l’un des chefs, En sup- 
posant que la tentative réussit, il pourrait nous arriver, à 
nous d’é re des martyrs, et à toi, d'être un traître? Mais 
quel mal penses-tu que cela fit à la liberté 

— Cela ne fera toujours pas de bien à votre liberté, à 
vous, répliqua Samuel. Vous irez, votre vie durant, mé- 
diter sur la liberté derrière les murs de la citadelle de 
Mayence. 

A ce moment, la porte de l'escalier supérieurs'ouvrit, 

Six hommes armés entrèrent, Le dernier referma la 
porte derrière lui. 

Les deux chefs de l’Union ne bougèrent pas et ne se le- 
vèrent pas, 

— Mes amis, s’écria Samuel en désignant les deux chefs, 
emparez-vous de ces deux conspirateurs, 

Pas un des six hommes ne fit un pas, 

Celui qui les conduisait se tourna du côté de Julius, et 
l'interrogea du regard, 

— C'est juste, dit Samuel; c’est le comte d’Eberbach qui 
commande, et vous ne devez obéir qu’à lui, Parle, Julius, 
et dis leur d’arréter,.. 


Julius se leva, et, montrant da doigt Samuel : 

— Arrêtez ce misérable! dit-il aux six hommes. 

Samuel porta la main à son front se demandant s’il 
rêvait. 

Julius poursuivit : 

— Pour le moment, maintenez-le seulement et emp*chez 
qu'il ne s'échappe. Il faut, d'abord, que nous prononcions 
sur son sort, : 

Il se tourna vers les deux chefs: 

— Messicurs, dit-il, nous pouvons parler tout haut; ces 
six hommes sont des nôtres. Il importe peu qu’ils voient 
mon visage et qu'ils sachent que je suis le Chef su- 
préme.... 

— Le Chef suprême! s'écria Samuel pétrifid. 

— Pardieu, oui, c'est moi. C'est ce qui l'explique le siége 
que j'ai pris et la parfaite tranquillité de ces messieurs de- 
vant tes menaces, Mais nous causerons de cela tout à 
l'heure. Pour le moment j'étais en train de dire qu'il suf- 
fisait, messieurs, qu’on ne pft vous reconnaître ni l'un ni 
l'autre. Quant à moi, on peut sans inconvénient savoir 
que je suis le Chef suprême aujourd'hui, car jo ne le serai 
plus demain. 


es deux hommes masqués firent un geste d'élon- 
nement, 

— Ceci est mon secret, continua le comte d'Eberbach. 
A présent, jugeons cet homme. Done, il a voulu vous tra- 
hir, nous trahir, Mais il s'est pris à son propre piége. I y 
a flagrant délit, Nous n'ayons donc plus qu'à prononcer 
l'arrêt, A quelle peine condamnez-yous Samuel Golb ? 

— A mort, répondirent les deux chefs d'une seulo 
voix. 

— Bien, Jo me charge de l'exécution do la sentence, Et, 


soyez tranquilles, le châtiment ne se fera pas alicndre, 
Allez, messieurs. ) 

Samuel assistait à tout cela, stupéfait, écrasé, hésitant à 
en croire ses yeux et ses oreilles, comme dans un songe. 

Les deux chefs sortirent. 

Le comte d’Eberbach s’adressa aux hommes armés, 

— Vous allez me laisser seul avec ce traître, dit-il. Com- 
bien êtes-vous dans l'escalier d’en haut? ajouta-t-il en in- 
terrompant celui qui les conduisait, 

— Douze en tout. 

— Et dans l’escalier d’en bas? 

— Douze aussi. 

— Vous vous rappelez bien mes instructions? 

— Oui, monseigneur, Quiconque essayera de sortir sans 
le mot de passe, poignardé à l'instant même, 

— Cest bien, Allez! et que personne n’entre ici, sous 
quelque prétexte que ce soit, quand même le timbre ré- 
sonnerait, 

— Personne n’entrera, monseigneur 

— Allez. 

Les six hommessortiront,et Samuel resta seul ayec Jue 
lius. 


LXII 


ADEL ET CAIN, 


Samuel resta immobile sous ce nouvel écroulemont de 
sa destinée. Il périssait par ce qu'il avait fait pour s'élever. 
Il s'était perdu lui-même. 

Où il avait préparé sa grandeur, il trouvait sa ruine. 

Et ce Julius, qu'il avait tant méprisé, dans lequel il n'a- 
yait vu qu’un instrument passif et inerte; cette apparence 
humaine, cette végétation sans âme, ce Julius se redres- 
sait au dernier moment, et occupait la place que lui, Sa- 
muel, avait rêvée toute sa vie! 

Julius, chef supréme de la Tugendbund! Cette révélation 
écrasait la pensée de Samuel Gelb, 

Samuel ne trouvait pas une parole, 

Mais tout à coup il s'arracha de cette torpour. 

Il ne s'agissait pas de s'engourdir dans l'inaction. Tl au- 
rait le temps de s'étonner à son aise plus tard, Pour Vins= 
tant, l'essentiel élait de ne pas mourir dans ce Cuyeau, 
comme une souris dans la souricière, 

Il regarda Julius, 

Julius ayait-l'air do l'avoir oublié et de penser à autro 
chose, Une insouciance profonde était sur sa figure, 

C'était, ou l'impuissance de la faiblesse ou l'impossibilité 
du parti pris. 

Mais depuis l'étrange révélation de tout à l'heure, Sa- 
muel ne croyait plus facilement à la faiblesse de Julius, 

Cependant, quel pouvait être le projet de Julius? I] avait 
renvoyé les hommes qui auraient pu lui prûler main-forte. 
Qu'il espérât, à lui seul, venir à bout d'un adyersaire ro- 


184 DIEU DISPOSE. 


buste et vigoureux comme Semuel, c'était impossible. 
Comment donc entendait-il tenir ia promesse qu’il avait 
faite aux deux chefs de se charger du châtiment? 

Samuel essaya de le sonder. 

— Ainsi, lui dit-il, {u étais le Chef suprême de la Tu= 
gendbund ? 

— Comme tu vois, répondit froidement Julius. 

— L'homme masqué qui, sans dire une parole, assistait 
à nos réunions de Paris, C'était toi? 

— C'était moi. 

— Donc, tu m'as trahi? 

— Tu crois, traître? 

— Oh! pardon, tu as trahi aussi ton roi, qui avait la 
bonhomie de te croire son ambassadeur en France? 

— As-tu oublié, dit Julius, qu’en entrant dans la Tu-- 
gendbund, tout membre fait serment d’accepter toutes les 
positions et tous les grades qui peuvent servir l’asso- 
ciation ? 

— Nous reparlerons de cela plus tard. Mais à l'heure 
qu’il est tu viens d’accepter une position où tu pourrais 
moins servir l'association que te nuire à toi-même. Tu au- 
rais mieux fait de choisir une place plus facile, sinon plus 
honorable, que le grade de bourreau. 

— Pourquoi cela? 

— Parce que nous sommes tous deux, et que je suis le 
pius fort, 

— Sans compter que tu as deux pistolets et que je n’ai 
pas d’armes, ajouta tranquillement Julius. 

— C’est toi qui le dis, continua Samuel. Par ces deux 
motifs, s’il y en a un des deux qui tue l’autre, il y a quel- 
ques chances pour que ce soit moi qui sois l’un, 

— Je te défie de me tuer, répondit Julius sans s’'émou- 
voir. 

— Tu n’as pas besoin de m’en défier. 

— Je crois que si, Moi mort, que deviendrais-tu ? 

— Je m'en irais. 

— D'abord, tu n’as pas le mot de passe. 

— Jai deux pistolets. 

— Contre douze hommes qui ont des fusils et des épées? 
C'est peu de chose, Et puis, il faudrait commencer par sor- 
tir d'ici, Et tu n’as pas la clef. 

— Tu oublies, Julius, que c'est moi qui ai bâti ces sou- 
terrains et que je connais le secret, 

— Essaye, 

Samuel alla au ressort de la porte d’en haut et appuya 
la main. 

Le ressort ne bougea pas. 

I alla au bouton de l’autre porte, et appuya encore 
plus énergiquement cette fois, car il commençait à être 
inquiet, 

Tous ses efforts furent inutiles ; le ressort ne joua pas. 

— Malédiction! s'écria-t-il, 

— Tu vois, dit Julius, toutes les précautions ont été pri- 
ses. J'ai fait casser les ressorts, 1 faut que tu te résignes à 
resler ich. 

— Mais je vais appeler, dit Samuel. 


- Tu sais que la voix ne traverse pas ces murailles, 


Quant au timbre, tu m’as entendu ordonner à celui qui 
conduisait nos amis de ne venir sous aucun prétexte, même 
au bruit du timbre. 

— Mais je vais mettre le feu! 

— Mettre le feu à une chambre de granit? Allons, mon 
pauvre Samuel, tu deviens fou. 

— Eh bien! dit Samuel brusquement en visant Julius 
avec un pistolet, je mourrai, mais tu mourras aussi. 

— Soit, dit Julius, qui ne sourcilla pas. 

— Enfin, voyons, essaya encore Samuel, en baissant le 
pistolet, quel intérêt as-tu à acheter ma vie au prix de la 
tienne? Car tu n’as pas la candeur d’espérer que, si tu ne 
m’aides pas à sortir d’ici, je Ven laisserai sortir toi-même. 
Avant de mourir, je te tuerai. Je suis plus fort que toi, je 
suis armé ; que comptes-tu faire? 

— Rien! 

— Voyons, Julius, pas de plaisanterie. Ne joue pas avec 
la mort. Tu ne peux sortir d’ici qu'avec moi. Eh bien sau- 
ve-toi en me sauvant. 

— Je n’ai pas envie de me sauver. 

Tout à coup une idée terrible, qu’il avait eu le ds 
d'oublier dans cet écroulement de la destinée, revint à la 
mémoire de Samuel. 

Il tira sa montre et regarda l’heure. 

— Vite, dit-il, sortons. Julius, tu ne sais pas, tu crois 
avoir le temps d’hésiter et de réfléchir. Mais chaque mi- 
nute qui s'écoule est une année que tu nous retranches 
Vite! partons d'ici. Dans quelques minutes il sera trop 
tard. 

— Pourquoi donc? demanda le comte d’Eberbach. 

— Il faut que je te dise tout. Ce n’est pas le moment 
des scrupules. Julius, tu ne sais pas ce que c'était que ce 
cordial que tu as bu, et que tu m'as fait boire? 

— Ce cordial ? 

— C'était du poison! 

Julius haussa les épaules. 

— Du poison? répéta-t-il. Allons, tu veux plaisanter. 

— Je ne plaisante pas, répondit Samuel. Je Ven conjure, 
sortons. Moi seul connais le contre-poison. Nous avons 
juste le temps. Je te sauverai. Mais dépêchons-nous. Pas 
une seconde à perdre. 

Julius s’assit. 

— Mais tu.ne m’entends donc pas? s’écria Samuel. Jo te 
dis que ce que nous avons bu, c’était du poison. 

— Bah! répondit négligemment Julius. Ci c'était du poi- 
son, est-ce que tu en aurais bu? 

— Ce poison n'agit qu'au bout d’une heure et demie. 
J'avais le temps de faire arrêter les chefs et d’aller boire 
le contre-poison. Jo ne courais aucun danger. Mais voici 
plus d’une heure d’écoulée. Le temps de préparer ce qu'il 
faut, nous n'avons pas une minute de trop. Je te jure que 
c'était du poison, 

— Bien sûr. 

— Par l'âme de Frédérique. 

— Eh bien! dit tranquillement Julius, je le savais, 

— Tu savais que ce cordial était du poison? 

— Pardieul sans cela, pourquoi l'en aurais-je fait 
boire? 


ARTE: pl 


DIEU DISPOSE. 


185 


ee SS es 


— Il le savait! 

Ce mot changea toute l’attitude de Samuel Gelb. 

Une minute de réflexion, et ce futun autre homme. 

Pour que Julius eût bu du poison, sachant que c’en 
était, il fallait qu’il eût fait totalement le sacrifice de sa 
vie. Il n’y avait donc pas à espérer de le décider, par me- 
naces ni par prières. 

C'était un plan arrêté d'avance, dès le départ de Paris, 
plus tôt peut-être. 

Eh bien! puisqu’il n’y avait plus possibilité de vivre, 
puisqu'il ne dépendait plus de Samuel de ne pas mourir, 
il dépendait au moins de lui de ne pas mourir lachement. 

Lui, Samuel Gelb, serait-il moins résolu et moins brave 
que ce faible et indécis Julius? 

Il jeta tout à coup ses pistolets à terre et se mit à sou- 
rire. 

— Ainsi, dit-il, c'était une affaire arrangée? Tu m’as 
amené de Paris avec cette idée dans ta tête? Nous allons 
mourir ensemble ? Tu as combiné cela ? 


— En effet. 

— Par le diable! je ten fais mon compliment. L'idée est 
digne de moi, et je te l’envie. Qu’elle s’accomplisse donc! 
Je serais désolé de faire manquer par ma faute un plan 
que j'admire. Tu vois que j'ai jeté mes pistolets, et que 
je ne cherche plus à me sauver. Non, certes, je suis 
charmé, au contraire, de finir de cette façon curieuse. 

Sais-tu que nous jouons ici le dénoûment de la Thé- 
baide, où les deux frères ennemis s’enferrent. Car, tu ne 
sais pas, nous sommes frères. Ton père ne te l'avait pas 
dit, par prudence, craignant que le lien du sang ne Vat- 
tachât davantage encore à moi, et je te l’avais caché par 
dédain, ne voulant pas devoir mon ascendant sur toi à au- 
tre chose qu’à ma pensée. 

Mais maintenant je puis te révéler ce secret plein d’hor- 
reur, comme on dit dans les tragédies. J'ai l'honneur d’é- 
tre le bâtard de monsieur ton père. 

Un nuage passa sur le front de Julius, mais il pensa à 
Frédérique et dit: 

— N'importe! il le faut. 

— Il le faut d'autant plus! s’écria Samuel. C’est co 
qui fait le principal agrément de la situation. Le meurtre 
ici se rehausse du fratricide. Etéocle et Polynice! Cain et 
Abel! Seulement, cette fois, c'est le doux Abel qui égorge 
le féroce Cain. Et moi qui te méprisais! Pardonne-moi. 
Tu m'assassines, je te rends mon estime. 

Julius ne répondit pas. 

— Tues tout grave? continua Samuel. Est-ce ce que 
tu fais qui te trouble la conscience? ou bien es-tu ennuyé 
de mourir? Moi, vois-tu, dans le premier moment, j'ai 
lutté, et j'ai eu tort. La vie n’est rien par elle-même. Or, 
maintenant, quand même je vivrais cent ans, je ne pour- 
rais plus rien faire. Pour la Tugendbund, je serais un 
traître; elle me chasscrait, N'y étant plus admis, je ne 
pourrais même plus la vendre. Ainsi, plus rien à faire, ni 
du côté de la liberté ni du côté de la monarchie, Dès lors 
l'existence ne serait plus pour moi qu'un fardeau complé- 
tement inutile, et tu me rends service en me débarras- 
sant. Merci. J'ai déjà tenté le suicide uno fois dans une 


chûte bien moins terrible pour moi. Un miracle a retenu 
le rasoir dans ma main déjà levée. Heureusement qu'il n’y 
a pas de miracles tous les jours. Ici, personne ne viendra 
nous troubler, et l’on nous laissera mourir tranquilles. 

Il regarda la lampe. 

— Nous en avons encore pour une heure, à peu près 
autant que cette lampe. Nous nous éteindrons en même 
temps qu’elle. Mais n’aie pas d'inquiétude, j'ai composé 
moi-même ce poison; tu en seras content. Avec lui, pas 
de souffrances, pas d’agonie, pas de vomissements igno- 
bles. On a toute sa raison jusqu’à la dernière minute, Un 
peu de chaleur aux entrailles, un peu d’exaltation au cer- 
veau, et puis, tout d’un coup, on tombe par terre. Et c’est 
fini. Figure-toi que tu meurs d’un coup de foudre. S'il y 
a un autre monde, par delà le nôtre, tu me remercieras. 
Nous n’avons. donc à nous occuper d’aucuns préparatifs. 
Notre mort se fera toute seule. Il nous reste une heure. 
Causons. 

Et s’asseyant, il s’accouda sur la table et se croisa les 
jambes de lair le plus insouciant, comme s’il eût été dans 
un salon de Paris. 


— Causons, soit, reprit Julius. 

— Ah ca, dit Samuel, tu nous détruis tous deux, et je 
Ven félicite sincèrement. Mais serait-ce une indiscrétion 
de te demander la raison de cette élégante tuerie? 

— J'ai deux raisons : je venge ceux dont tu as fait le 
malheur, et je préserve ceux dont tu empèchais le bon- 
heur. 

— Qui est-ce que tu venges 

— Christiane et moi. 

— Christiane? 

— Je sais tout. Je sais l’infâme marché que tu as imposé 
à la pauvre mère qui te demandait la guérison de son en- 
fant. Je sais que tu as trouvé moyen, misérable, de salir 
une femme avec sa pureté même, et que tu lui as fait un 
remords de ’amour maternel! 

— Qui t'a conté cela? 

— Quelqu'un que tu n’oseras pas démentir. Christiane. 

— Christiane est vivante! s'écria Samuel bondissant. 

— C'est Olympia. 

— Et je ne l'ai pas reconnue! Ah! tu fais bien de me 
{ucr, Julius, je n'aurais pas pu vivre avec ce remords. 

— Oui, Christiane est vivante, et elle m'a tout dit, Et 
comprends-tu à présent ce que j'ai à venger? Ma femme 
torturée, désespérée, réduite à se tuer, et, après qu'un 
prodige l’a eue sauvée, réduite à se cacher de honte, à 
m'éviter, à passer sa vie dans la solitude et dans les lar- 
mes; ma maison désolée et vide; toute mon existence 
renversée, rüinée, perdue; voilà ce que je punis; voilà la 
dette que tu as à me payer; voilà les vingt années de deuil 
et do misère que ne compenseront pas, avoue-lo, log 
soixante minutes qe Lu vas mettre à mourir. 

— Pas même soixante, interrompit Samuel Gelb. J'ai le 
regret de t'apprendre que l'heure marche, tandis que 
nous nous livrons à cette conversation fraternelle, et que, 
pour to payer ma dette, je ne possède plus que quarante 


minutes, 


486 


Mais, reprit-il, tu disais que tu ne me tuais pas seu- 
lement par vengeance, que c'était aussi une mesure de 
précaution, Tu m'as dit qui tu venges; dis-moi qui tu pré- 
serves. 5 

— Qui je préserve ? Frédérique et Lothario, 

— Lothario vivant aussi! s'écria Samuel, qui ne put 
s'empêcher de tressaillir sur sa chaise, 


LXII 


DEUX MORTS. 


Samuel Gelb, atterré, ne pouvait que répéter ces mots : 
Lothario vivant! Lothario vivant! 

— Oui, dit Julius, il ya épouser Frédérique. C’est pour 
cela que je meurs ayec toi, 11 faut que je meure pour que 
Lothario puisse épouser Frédérique; il faut que tu meu- 
res pour que tu ne puisses pas la lui disputer. 

— Lothario vit! répéta encore Samuel ne revenant pas 
de sa stupéfaction, et il va épouser Frédérique Ah! çà, 
tout ce que j'ai essayé m’a donc avorté dans les mains! Je 
nai pas plus réussi contre un enfant que contre l’empe- 
reur Napoléon! Lothario épouser Frédérique! misérable 
impuissant que je suis! Quoi! moi, Samuel Gelb, j'ai 
combiné toutes les ressources de mon intelligence, j'ai 
construit un piége auquel j’ai pensé pendant un mois, j’y 
ai poussé ce fréle et confiant jeune homme, et... 

— Et cest toi qui y es tombé, répliqua Julius. Non, 
Samuel, tu n’es pas impuissant, c'est l'homme qui l’est. 
Tuas voulu te passer de Dieu. Tu as fait de ta volonté 
ton unique Providence. Tu n’as cru qu'en ton orgueil. 
Alors Dieu a tourné contre toi tous tes projets. Où tu 
voyais le port il a mis l’écueil. Moi que tu méprisais, parce 
que je n'avais pas la prétention de substituer ma volonté 
aux lois providentielles, parce que je laissais faire Dicu, 
j'ai trouvé tout ce que tu as cherché, J'ai été le chef su- 
préme de la Tugendbund. Et dans ce moment même nous 
voilà en présence, moi le faible et toi le fort; lequel tient 
et domine l’autre, dis? Crois-tu encore à l'homme tout- 
puissant, seul créateur du ciel ‘et de la terre? Vois où tu 
en es arriyé après tant d'efforts inouis et persévérants : ia 
révolution contre Charles X a donné le trône à Louis-Phi- 
lippe; ta trahison contre les chefs de la Tugendbund Jeur 
a donné ta vie; ta machination contre Lothario lui a donné 
Frédérique 

— Ne me parle pas de cela! s'écria Samuel avec rage. 
Ne prononce pas ces deux noms de Frédérique et de Lo- 
thario, Parle-moi de tout, exceplé de cela, 

“— Ah I tu cs jaloux? 


— Lothario épouser Frédérique! Non, dis-moi que cela 


n'est pas, qu'il est mort, que tu lui as brûlé la cervelle, 
qu'il a souffert en mourant, que j'ai réussi à le faire mal- 
heureux... 


— Tu as réussi à le faire heureux un peu plus tôt, Car 


DIEU DISPOSE, 


c’est le duel de Saint-Denis qui a été l’occasion de la dé- 
marche de Christiane et de la résolutien que j'ai prise de 
nous supprimer, toi et moi, pour faire place au soleil de 
ces deux jeunes cœurs. Au fond, Frédérique et Lothario 
devraient être reconnaissants, c’est toi qui les marie. 

— Eux se marier! dit Samuel, bondissant debout, Et 
par moi! Non, c’est impossible! je ne veux pas! 

— Ils se passeront bien de ton consentement. 

— Oh! mais C'est horrible! s’écria Samuel en marchant 
de long en large comme une hyène dans sa cage. Savoir 
que celle qu’on aime se marie, et être en prison, et savoir 
qu'on va mourir | 
— Tu es puni, dit Julius. Tu vois maintenant que... 

Il n’acheva pas. 11 porta tout à coup la main à sa poi- 


trine, comme s’il venait d’y sentir une morsure violente. 


Son visage devint tout pâle. 

— Déjà! dit-il. 

Samuel accourut. 

— Tu vois que je ne te trompais pas, dit-il, et que tu es 
empoisonné, Voyons, il est peut-être temps encore. Veux-tu 
que nous sortions? Nous boirons le contre-poison, et j'irai 
tuer Lothario. 

Julius ne répondit pas, 

Seulement il s’appuya sur Ja table, de crainte de tom= 
ber, 


— Je ten prie, insisla Samuel. Je veux bien mourir, 
mais je ne veux pas que Lothario épouse Frédérique. 
Viens, il est encore temps; je te sauverai, je te le pro- 
mets. 

— Quel bonheur! dit Julius; tu m'avais dit quarante 
minutes, mais, Dieu merci! ma constitution affaiblie n’ira 
pas jusque-là. Je sens que je vais être délivré. som 

— Au nom de l’autre vie que tu espères, supplia Sa= 
muel, sortons. Laisse-moi aller tuer Lothario; je te jure 
que je me tuerai après. 

Julius le regardait avec des yeux tout grands ouverts qui 
avaient l’air de ne pas voir. 

Par instants, une contraction convulsive courait sur son 
visage. 

— Viens, je te sauverai. 

Au moment où Samuel prononeait ces paroles, la tête 
de Julius tomba lourdement sur la table. 

Samuel avança la tête pour le retenir ; mais la secousse 
avait dérangé l'équilibre du corps. La tête rebondit, et Ju- 
lius roula, déjà roide, à terre. 

— Nature de femme! s'écria Samuel avec désespoir. Il 
n’a pas pu vivre dix minutes de plus! Imbécile! Il est trop 
tard. 

I] mit un genou en terre, et souleva la tête de Julius, 

Julius sembla faire un effort immense 

— Ecoute, dit-il, 

— Quoi? fit Samuel, 

— No sois pas jaloux, murmura Julius avec difficulté, 
ot en meltant un intervalle d’une parole à l'autre... Tu es 
assez puni. Ta ne pouvais pas épouser Frédérique. 
C'est ta fille! 

— Ma fille} s'écria Samuel bouleversé, 


DIEU DISPOSE, 487 


— Oui, Christiane est sa mère... Adieu... Je te par- 
donne, 

Julius se tut. Le souffle expira sur ses lèvres. 

Il venait de mourir. 

Samuel lâcha la tête qu’il tenait dans ses mains, et se 
leya. 

— Ma fille! pensait-il, Frédérique est ma fille! 

Et toute son âme était absorbée dans cette pensée. 

Il se remit à marcher, sans réflexion précise, et absolu- 
ment envahi par cette révélation si inattendue. 

— Frédérique! ma fille! répéta-t-il. Je m'étais donc 
trompé sur la nature de mon amour. Ma fille! ma fille! 

Il regarda l’heure à sa montre. 

— Encore dix minutes, dit-il, 

Ainsi, lui l’égoïsme, la personnalité, il avait eu avec lui, 
pendant dix-sept ans, un être né de lui, plus lui que lui- 
même, en qui il aurait pu vivre et se renouveler. Qui sait 
le changement qu’aurait introduit peut-être dans son cœur 
et dans son esprit un pareil secret, s’il l'avait connu ? Qui 
sait quelle douceur, quelles consolations, sa fille eût pu 
mettre dans son caractère et dans secs aigreurs ? Qui sait 
quelle puissance cela eût pu ajouter à son énergie, de tra- 
vailler pour un autre, et ce qu'aurait gagné son égoisme 
à devenir du dévouement ? S 

Et ce renfort qu’il avait à son côté, cet encouragement 
de tous les jours, ce redoublement d’ardeur, sa fille, il l'a 
vail ignorée. Ah! ce n'était pas là sa moindre punition, 
d'apprendre qu’il avait eu une fille au moment où il ne 
l'avait plus. 

Et cependant il ne pouvait s'empêcher de rendre grâces 
au hasard étrange qui, mettant ainsi sa fille sous son toit 
i. lui faisant aimer, s'était opposé à ce qu’il devint son 

, et avait mis entre eux, d'abord Lothario, et ensuite 
ft 

Et le Satan se dit, à cette heure solennelle : 

— Ah! décidément, est-ce qu'il y aurait quelque part 
une force et une justice supérieures aux nôtres? Esl-ce que 
vraiment Dieu dispose ? 

A ce moment il se sentit chanceler, 

Il s'arrêta, son regard devint fixe, 

Puis il tomba à la renverse, la tête sur les picds de Ju- 
lius. 

I était mort, 

C'est alors que la porte s'ouvrit, et que Christiane et 
Frédérique entrèrent, conduites par le jeune homme. 

Elles se trouvèrent devant deux cadavres, 

— Trop tard! s'écria Christiane, A genoux, ma fille, et 
prions Dicu, | ~ 


LXIV 


DEUX MARIAGES: 


Six semaines après la scène lugubre que nous venons de 
raconter, deux femmes étaient agenouillees sur une tombe 
dens le cimetière de Landeck, 


— 
+ 


Frédérique et Christiane n'avaient pas quitté le château 


* d'Eberbach depuis la mort de Julius. Elles n'avaient pas 


voulu abandonner lêtre cher et dévoué qui s'était scellé 
sous terre pour faire place au bonheur de sa fille, 

Tous les jours, lorsque le soir tombait, la mère et la fille 
sortaient du château, et allaient au cimetière, 

Là, à travers l'épaisseur du sol, elle causaient avec celui 
qui s'en était allé, et il leur semblait que l’absent redeve- 
nait présent pour quelques minutes. Elles le voyaient, elles 
lui parlaient, et lui aussi les voyait et leur parlait, 

A genoux, pour se rapprocher de lui dayantage, elles lui 
reprochaient de les avoir quittées. C’étaient de tristes et 
tendres effusions où, douleur, reconnaissance, amour, elles 
répandaient tout leur cœur. Le mort tressaillait dans sa 
tombe. Oh! l'on n’est vraiment mort que quand on est ou- 
blié, et jamais Julius, à aucun moment de son existence, 
n’avait plus vécu que maintenant, dans de tels souvenirs 
et dans de telles larmes, 

Les premières de ces entrevues des deux femmes avec le 
mort si cher furent mornes et nayrées. D'abord, la mort de 
ceux qu’on aime produit l'effet de l’arrachement. Toutes 
les fibres de l’âme se déchirent et saignent. 

Mais la Providence, qui veut que l'humanité regarde en 
avant et ne s’absorbe pas dans le regret du passé, cicatrise 
toujours les blessures les plus profondes. Le désespoir s’a- 
paise, et comme, après tout, on est sûr de rejoindre dans 
la tombe ceux qu’on ya déposés, on prend patience, et l’on 
regarde la mort comme un rendez-vous où l’on ne tardera 
pas à se retrouver tous. 

Et puis, il n’y a rien de plus calmant qu'un cimetière, 
surtout un cimetière de campagne. Dans les villes, les ci- 
melières ne sont ouverts que le jour. La foule y abonde, 
c’est une promenade ; la curiosité y flâne et y bavarde; les 
marbriers et les maçons vous y poursuivent, vous faisant 
leurs offres de services ct offensant la sainteté de la mort 
du scandale de la spéculation. Pas de silence, pas de res- 
pect, pas de piété. 

Mais dans les villages, les morts dorment tranquilles. 
Pas d'oisif qui vienne les importuner. La solitude leur 
laisse le repos, si bien mérité après la vie. 

Pas de grilles et de gardiens qui interrompent la prière 
à une certaine heure. Le cimetière n'est jamais fermé. 
Vous pouvez y pleurer la nuit; et c'est la nuit seulement 
qu'il fait bon aller sur les tombes. C'est Ja nuit que les 
morts remuent dans leurs fosses et répondent à ce que 
vous leur dites, C'est la nuit qu'on entend leur voix dans 
le faible bruissement des herbes. I n'y a de tombes qua 
la nuit, 

Ce soir-1à, le ciel bleu s'inondait de lune. Le temple do 
Landock éclatait comme un mur de neige, Septembre re- 
tonait son souffle. Les oiseaux dormaient dans leurs nids, 
et l'on aurait dit qu'on entendait le mouvement des étoiles, 

I y avait uno telle douceur dans toute la nature, quo 
Christiane et Frédérique se sentaient lo cœur tout attendri. 

I] était impossible que le mémo Dieu qui avait fait tant 
de choses douces, le cfel si souriant, la brise si caressante, 
les leurs si parfumées, fOt plus méchant que sa création 
ot séparat à jamais ceux qui s'étaiont aimés, Ce calme de 
la nature était une promesse, 


488 DIEU DISPOSE. 


oo 


Tout cela, rayons, haleines et senteurs, disait à la mère 
et à la fille : 

— Essuyez vos pleurs, vous le reverrez. Il dort; mais il 
se réveillera. 

Et comme Frédérique avait en elle une pensée qu’elle 
tâchait d’écarter, ne voulant, sur cette tombe, penser 
qu’à son père, cette nuit sereine et calmante lui disait en- 
core tout bas : 

— Pense à Lothario, tu le peux sans scrupule. C’est 
pour que tu sois heureuse que ton père est mort. Sois 
heureuse, il ten remerciera de là-haut. 

Au moment où il semblait à Frédérique que son âme 
entendait ces paroles murmurées par une voix inconnue, 
un bruit d'herbes froissées derrière elle lui fit involon- 
tairement tourner la tête, 

Elle aperçut Lothario. 

la vue de celui dont elle était séparée depuis si long= 
temps, elle se sentit défaillir, et elle demanda pardon à 
son père mort d’être si joyeuse. 


Christiane avait vu Lothario. Elle lui laissa le temps de 
s’agenouiller et de prier. 

Puis se levant : 

— Venez, enfants, dit-elle. 

Tous trois sortirent du cimetière sans dire une parole. 

Mais lorsqu'ils furent dans le sentier qui conduisait au 
château : 

— Embrassons-nous tous trois, dit la mère; et aimons- 
nous bien, car celui qui nous aimait le plus est parti. 

— Vous êtes bonne, ma mère, s'écria Frédérique, com- 
prenant que Christiane avait dit : Embrassons-nous tous 
trois, pour qu'ils eussent le droit de s’embrasser tous 
deux. 


Chaste et pure étreinte, où la mère sanctifiait les amou- 
reux, 

Ils revinrent ensemble au château, et ce fut une bonne 
soirée après ces tristes semaines. 

Lothario avait reçu en Amérique une lettre de son oncle 
qui le rappelait en toute hâte. Il était accouru, et avait 
trouvé à Paris une lettre de Christiane, par laquelle il 
avait appris le noble et douloureux dévouement du comte. 

Mais Christiane ne voulait pas que sa fille restat dans 
ces idées pénibles. Frédérique n’était pas dans l’âge de la 
souffrance, D'ailleurs, elle avait déjà eu plus que sa part 
dans ces dernières années. La pauvre mère refoula elle- 
même son deuil, et tAcha de sourire pour faire sourire sa 
fille. 

Elle voulut que Lothario racontât son voyage, et les 
tempêtes de la mer, et le soleil de l'Amérique. Puis elle 
parla de l'avenir et du mariage de ses enfants, qu'elle au- 
toriserait aussitôt que l’année de deuil serait finie. 

Lothario et Frédérique lui baisèrent les mains, et s'en- 
dormirent sur cette chère espérance. 

A partir de ce jour, l'horizon s'éclaircit peu à peu pour 
ces trois cœurs si durement éprouvés. 

Le château recommenca à vivre et à espérer. 

Gamba était là, content de respirer en plein air, ef d'a 


voir une pelouse où il pouvait, de temps à autre, Glonney 


les domestiques de quelque cabriole impossible. 

Gretchen était revenue de Paris. Christiane et Frédéri- 
que avaient exigé qu’elle logeât désormais au château, et 
elle y avait consenti pour ne pas les quitter dans leur af- 
fliction. 

Il était convenu qu’elle se marierait avec Gamba le 
même jour que Frédérique avec Lothario. Ë 

Les semaines et les mois passèrent ainsi, entre le regret 
et l'espérance, s’éloignant de la tombe et se rapprochant 
du lit de noce. 

Cependant, Gamba se sentait par moments un peu hu- 
milié de manger un pain qu'il ne gagnait pas. Lui, 
homme, il était nourri par des femmes! 

Depuis qu’il avait renoncé à son noble métier de sal- 
timbanque, il n'avait pas possédé en propre une baïoque 
d'Italie, ni un kreutzer d'Allemagne, ni un sou de Paris. 

Il avait beau se dire que Christiane ne faisait que lui 
rendre ce qu'il avait fait pour elle, et que, si elle lui don- 
nait le pain, il lui avait donné la vie, son orgueil d’acro- 
bate se révoltait à l’idée qu’il ne se suffisait pas à lui- 
même, qu'il ne travaillait pas, qu’il n’avait aucune indus- 
tie, et qu’il n’était plus qu’un grand fainéant à qui l'or 
donnait la becquée comme à un enfant ou à un infirme. 

firme! lui, Phomme-muscles, lui qui faisait un si 
prodigieux usage de ses bras et de ses jambes! 

Gamba chercha donc quelle spéculation il pourrait en- 
treprendre et quel métier il pourrait exercer. 

Pour lui, après l'honorable profession de saltimbanque, 
qui ne lui aurait pas été permise par Christiane ni par 
Gretchen, il n’y avait plus au monde que la profession de 
gardeur de chèvres. | 

Les chèvres aussi sont des saltimbanques. Au moins, 
les tours de force qu’il ne pourrait plus faire lui-même, 
Gamba les verrait faire à ses chèvres. Il les verrait se 
pendre au bord des précipices, sauter sur les abîmes, en- 
jamber les gouffres. Elles lui rappelleraient son passé. Ce 
serait toujours cela. Ne pouvant plus être acteur, il serait 
spectateur. 

Son parti fut pris aussitôt. 

Il avait quelques économies, dues aux libéralités de 
Christiane. fl sortit un matin avant le jour, et rentra le 
soir, escorté d’un peuple de chèvres. 

Il avait battu tout le pays, et il avait acheté toutes les 
chèvres des environs. 

IL adjoignit son emplette au troupeau de Gretchen, et 
dorénavant son existence eut une raison d’être. Sa fierté 
fut salisfaite. L'exploitation de son troupeau lui rapporta 
plus qu’il ne lui fallait pour vivre, et il put se rendre ce 
noble témoignage qu’il n'était à charge à personne. 

Dès lors, la joie régna dans l'âme de Gamba. Sa vie fut 
pleine, Quand il songeait au passé, aux sauts de carpe 
sur les places publiques, à la souplesse des articulations, 
à lagilité, à la vivacité, à la grâce, il avait ses chèvres; 
quand il songeait à l'avenir, au bonheur de ne pas vieillir 
dans l'isolement, au besoin d'avoir près de soi quelqu'un 
qui s'intéresse à vous, qui vous aime, qui vous sourit, il 
avait Gretchen. 


Rien donc ne manquait à ses instincts : Gretchen faisait 


DIEU DISPOSE. 
ee ee a 


la joie de son cœur, et ses chèvres la joie de ses jarrets. 
Tout arrive, même ce qu’on désire, a dit un poëte. 


Le 26 août 1831, le jour se leva gaiement sur le château 
d’Eberbach. Quoique ce ne fût pas un dimanche, toute la 
maison et tout le village de Landeck mettaient leurs ha- 
bits de fête. Le temple s’emplissait de fleurs. Tout Landeck 
était invité à un grand dîner et à un grand bal qui de- 
vaient avoir lieu dans la cour du château, à l’occasion du 
double mariage de Frédérique avec Lothario et de Gamba 
avec Gretchen. 


Tout le monde achevait de s’habiller pour se rendre au 
temple. Gamba, prét depuis longtemps, errait du perron 
à la grille, en proie à une préoccupation évidente. 

De temps en temps il sortait et jetait un regard inquiet 
sur la route, 

Il attendait quelque chose ou quelqu’un qui ne venait 
pas. 

Enfin, Frédérique parut, et il fallut se mettre en route, 
Quelque satisfaction qu’éprouvat Gamba de la réalisation 
dun vœu caressé si amoureusement, il ne put effacer 
entièrement de son front une ombre de contrariété. Son 
bonheur était incomplet, 


Le cortége franchit la grille... A ce moment, un bruit 
vague se fit entendre au loin. 

— Attendez! s’écria Gamba, dont le visage se mit à 
rayonner ; les voici ! 

Le bruit se rapprochait rapidement, et l’on ne tarda pas 
à distinguer une musique bizarre où les fifres, les tam- 
bours de basque et les castagnettes s’accompagnaient de 
cris gulturaux et d’exclamations aiguës. 

Presque aussitôt une voiture déboucha au tournant du 
chemin. 

— Ici! cria Gamba en se jetant à la tête des chevaux. 

La voiture s'arrêta court, et il en descendit une troupe 
de bohémiens, hommes et femmes, bariolés, pailletés, 
dorés, étincelants. 

— En ayant maintenant! dit Gamba. Nous sommes au 
complet. 

On se mit en marche, au bruit retentissant des fifres et 
des cymbales. Pour charmer les yeux en même temps que 
les oreilles, tandis que la moitié des bohémiens entreco- 
gnait les cuivres et râclait les boyaux, l’autre moitié dan- 
sait, sautait, cabriolait, faisait la roue, tourbillonnait, 
courait au galop sur les mains, 

Gamba était ravi. Ces nobles exercices, qui avaient él6 
l'étude constante de son enfance et de sa jeunesse, lo 
transportaient, l'empoignaient, le grisaient. 

L'enthousiasme lui montait au cerveau, Il riait, il ap- 
plaudissait, il battait des mains, Il avait des démangeai- 
sons dans les mollels, 

A chaque instant, il se retenait, de peur de céder à l'en- 
vie immense qu'il avait de marcher sur la tôle, I no Lal- 
lait pas moins que la présence de Christiane et le regard 
de Gretchen pour l'empêcher de rouler dans la poussière 

“ses beaux habits de noce et sa gravité de marié. 

Il luttait, Mais pourquoi la route était-elle si longue? 

Pourquoi les beaux tours de force de ses amis étaient-ils 


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si tentants ? Le désir devenait plus fort et pius irrésistible 
à chaque pas du cortége et à chaque gambade de la 
bande. 

Un incident vint conspirer contre Gamba et acheva la 
déroute de sa majesté chancelante. Parmi les bohémiens, 
il y en avait un presque enfant, qui commençait le mé- 
tier, et qui avait plus de témérité que d’adresse. Cela suf- 
fisait pour le vulgaire, mais non pour un artiste comme 
Gamba, qui haussait les épaules et faisait les gros yeux 
au petit bohémien. 

— Mal, lui disait-il tout bas. Ce n’est pas cela. Du jarret, 
malheureux! plus de reins! Mais va donc! 

Et il s'irritait, et il était sur le point de s’élancer pour 
joindre l'exemple au précepte. 

Le petit bohémien entendait les critiques de Gamba, et, 
comme il arrive toujours des critiques qu’on écoute, il se 
troublait, il doutait, il perdait la tête. 

Si bien qu'à quelques pas du temple, tout Landeck, 
rangé en double haie, regardant entrer la noce, et le 
pauvre petit, ébloui de tant de foule et étourdi de tant de 
reproches, voulant faire la chose du monde la plus sim- 
ple : la roue, posa ses mains à faux, inclina de côté, et 
s’étala de son long par terre, au milieu des éclats de rire 
universels. . 

Gamba n’y tint plus. Oubliant tout pour ne plus penser 
qu'à son art humilié en public, il se précipita la tête par 
terre, exécuta lestement ce que le petit bohémien avait 
manqué, et alla retomber debout sur ses pieds au seuil du 
temple. 

Ce fut ainsi qu’il inaugura l’austère cérémonie de son 
mariage. 

Il nous reste à raconter comment il la parfit, et comment 
il entra le soir dans la chambre de sa femme. 

La journée fut pleine de joie et de tumulte. Après le di- 
ner les danses commencèrent. Les bohémiens en furent 
naturellement l’ornement principal. 

Le petit bohémien prit vingt revanches de sa chute 
malheureuse. Gamba convint qu'il avait contribué à cette 
chute par ses critiques intempestives, et reconnut qu'on 
n’améliorait les artistes que par des éloges. 

Il donna lui-même une représentation extraordinaire 
de tous les tours dont il avait autrefois émerveillé les gon- 
doliers de Venise et les lazzaroni de Naples. Notre ancien 
ami le bourgmestre Pfatfendorf, qui, pour être plus vieux 
de dix-huit ans, n'en était pas moins gaillard, et qui avait 
profité de sa ressemblance avec une tonne pour se faire 
emplir de vin, déclara qu'il n'y avait là rien de difficile, 
et que, tout vieux qu'il était, il en ferait autant que 
Gamba. 

Ce qui lil fut une occasion de se poser en zéphir sur le 
dossier d'une chaise, et de s'écrouler majestueusement sur 
l'herbe molle, 

Vers dix heures, Christiane, Frédérique et Lothario so 
retirèrent, 

Gretchen vesla jusqu'à minuit, Alors les femmes la con- 
duisirent à sa chambre, 


Quand elles redescendirent, les hommes avaient disparu ; 


#2, 
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les lumières étaient éteintes. Il n'y avait plus dans le 
jardin que la solitude et la nuit. 


Au bout d’une demi-heure, Gretchen, inquiète de ne : 


voir venir personne et de ne plus entendre aucun bruit, 
ouvrit sa croisée. 


Elle aperçut avec étonnement une corde qui venait — 


s'attacher au balcon de fer qui garnissait la fenêtre. 


L'autre bout de la corde, autant qu’elle pouvait distine | 


guer dans l'obscurité, allait rejoindre un arbre placé à 
une cinquantaine de pas. Au moment où elle sé deman= 
dait ce que faisait là cette corde, des torches s’allumérent 
dans le jardin qu’elles illuminérent comme en plein jour, 
et Gretchen vit tout à coup Gamba perché dans l'arbre, 
appuyé de la main droite à une branche; et posant les 
pieds sur la corde. 

Gretchen, effrayée, voulait crier; mais elle craignit qu’un 
cri ne surprit Gamba et ne lui fit perdre l'équilibre, Elle 
se retint, pâle de terreur. 


DIEU DISPOSE. 


Gamba lâcha la branche, et se mit à marcher sur là 
corde, souriant et tranquille, aussi à l'aise que s'il eût été 
sur le sable de l’ailée, 

Une minute après, il sautait lestement dans la chambre, 

Des applaudissements frénétiques retentirent dans lo 
jardin. 

Gamba se pencha au balcon : 

— C'est bien, dit-il; gens de Bohème et de Landcck, 
demain, i 


Et il ferma la croisée. 2 

Et cependant, Christiane était agenouillée dans sa 
chamre, et elle disait : 

— Allons! la jaiséricorde divine est infinie. Au moins, 
ma fille sera heureuse. Mon pauvre Julius, je ten veux 
de ce que tu as fait; mais, hélas! à ta place, j'en aurais 
fait tout autant, i 


FIN DE DILU DISPOSE. 


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CLICHY, — Inpr. Maurice LoiGnon ct Cle, ruo du Doo-d'Asnit 


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