x^ '
/6--2. -*Ù
Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/laviedeloncladOOclad
La Vie de Léon Cladel
DU MEME AUTEUR
Auguste Rodin pris sur la vie. 1903,
Edit. de la Plume
::f
JUDITH CL A DEL
LA VIE
LÉON CLADEL
SUIVIE DE
Léon Cladel en Belgique
Par Edmond PICARD
Portrait par Bracquemond
et portrait d après photographie
Alphonse LEMERRE, Editeur
2j-3i, Passage Choiseul
l 905
A ma Mère
Œuvres complètes
de Léon Cladel
LES MARTYRS RIDICULES, 1860. préface par Charles
Baudelaire. Éditeurs: Poulet-Massis, Paris. 1862. (épuisé).
H. Kystemaekers, Bruxelles, 1880 (ép.). Fayard, Paris : Petite
Bibliothèque l 'niverselle.
PIERRE PATIENT, 1860, préface par Jean=Bernard,
contenant l'étude de Barbey d'Aurevilly : Un Rural
Écarlate. Henry Oriol, Paris. 1 883 (ép.). Fayard : Petite
Bibliothèque l 'niverselle.
L'AMOUR ROMANTIQUE, 1858-1862, préface par
Octave Uzanne avec sonnets de Léon Cladel; Confession
d'une Mondaine; — Huit Jouis dans les Nuages; —
Aux Amours Éternelles. Rouveyre et Blond. Paris. 1882
(ép. .
LE DEUXIÈME MYSTERE DE L'INCARNATION,
1 86 1 , préface par Paul Bourget. lui.: Rouveyre et Blond,
188 3 ép. .
— X
LE BOUSCASSIÈ, 1866. Lemerre, Taris. 1869, in-18
ép. . Petite Bibliothèque Littéraire, dite Collection
Blanche, [881.
LA FÊTE VOTIVE DE SAIXT-BARTHOLOMÉE-
PORTE-GLAIVE, 1865-1870. Premier-Paris de Louis
Veuillot : Le Paysan et Réponse de l'auteur à M. Louis
Veuillot. Lemerre, Paris, 1872. in- 12 ép.). Petite Biblio-
thèque Littéraire, 1882.
LES VA-NU-PIEDS, préface de Léon Cladel : Mon Ami
le Sergent de Ville (1867): — Achille et Patrocle (i863);
Le nomme Quouè'l (1868); — Les Awyentys (1869);
Eral le Dompteur ( [868); — L'Enterrement d'un Ilote
(18I - Un Noctambule (i865); — Nâfi (\Sj3): —
L'Hercule (1864); — La Citoyenne Isidore (1860); —
Montauban-Tu-Ne-Le-Sauras-Pas (1872); — Revanche
- . Lemerre, 1874. in-18 (ép.). Éd. illustrée par livraisons,
R. Lesclide, 1876. gr. in-8° 'ép. . Carpentier. 1881 ép. .
Lemerre : Petite Bibliothèque, 1884. Fayard : Petite
Bibliothèque Universelle. ■ — Traduction italienne : I DlS-
PERATI.
CELUI DE LA CROIX-AUX-BŒUFS, préface de Léon
Cladel. 1873-1878. Dentu, Paris. 1878 ép. . Lemerre,
Petite Bibliothèque. r885.
BONSHOMMES, 1863-1878 : Tity Fqyssac IV. publié à
r;,rI - Dux (repris dans Cil EUX DE MARQUE); —
V Blanche. — Charpentier. [879.
OMPDRAILL1 -> LE -TOMBEAU - DES- LUTTEURS,
1 linqualbre. Gr. in-&>, avec 23 eaux-fortes, de
— XI —
R. Julian, Paris. i8j<) (ép. . Lemerre : In-i-j. 1882. Dentu,
Collection : Les Maîtres du Roman ép. .
N'A QU'UN ŒIL, 1877; préface par Edmond Picard:
Léon Cladel en Belgique. Charpentier, 1 885. Ed. illustrée,
gr. in-80 : Maurice la Châtre, 1882 (ép.). Lemerre, Petite
Bibliothèque. 1887. Fayàrà,Petite Bibliothèque Universelle.
— Traduction hollandaise : LUC EN COG.
TITY FOYSSAC IV, dit LA RÉPUBLIQUE ET LA
CHRÉTIENTÉ, 1877-78. Lemerre. Petite Bibliothèque,
1886.
PETITS CAHIERS DE LÉON CLADEL, 1869-1879 : Un
Revenant (repris dans RACA); — Paul des Blés (id. ; -
V Ancêtre id. ; — Trois fois Maudite (id.); — Che\ Ceux
qui furent id. ; — Madame la Générale à la Jambe de Bois
(id.); — Du Pain ou la Mort (id.); — Au Point du Jour (id.);
— Bêtes et Gens. H. Kystemaekers, Bruxelles, 1879 (ép.).
M ( innier. Ed. illustrée. Paris. [885 (ép. .
PAR DEVANT NOTAIRE, 1880, (repris dans Gueux de
M \ K'tji "i:, sous le titre : Veuve Jayfaim). avec une préface par
Hector France. H. Kystemaekers, Bruxelles, 1880.
CRÊTE-ROUGE, 1 871-1880; préface par Camille Delthil.
Lemerre, in-12, 1880. — Marpon et Flammarion, Collec-
tion des Auteurs Célèbres.
SIX MORCEAUX DE LITTÉRATURE, EAUX-FORTES
A LA PLUME interprétées au burin par Félicien Rops,
Frans van Kuyck, Le Nain et Moloch, i865-i88o :
L'Emir Abd-el-Zikkar prêchant la Guerre-Sainte; — Le
— XII —
Billet Doux; Paysage; — Un Forgeron se pend dans
son atelier; -- La réfection de M. le Cure. H. Kyste-
maekers, Bruxelles, 1880 ép. .
KERKADEC GARDE - BARRIÈRE, 1880-1881, préface
par Clovis Hugues. Ed. illustrée, par Poirson et Willette,
Delisle et Vigneron, 1884 ép. . Lemerre : Petite Biblio-
thèque. 1888. Denlu : Les Maîtres du Roman ép. .
URBAINS E I' RURAUX, préface par Maurice Talmeyr.
1 881-1884. Ça Chauffe; — Treize; — Régicide; — Belsu-
que\ Junior; — Nicole; — ■ Dom Peyre; Lous Esclots;
— Griffe de Fer; — Prends ton Sac; — Yxglu le canon-
nier d'Issy; — Justin Capus; — 2000 <,; — Kluœcker; —
Orgue de Barbarie; — Sous-Cantonnier à VArc-de-
Triomphe; — Ex Va-Nu-Pieds. Ollendorff, 1884. Lemerre,
Petite Bibliothèque. 1 8< |0.
LÉON CLADEL ET SA KYRIELLE DE CHIENS,
préface par Léon Ciadel : Suum Cuiqtee, 1882 : Quasca;
— Sévère; — Torrent et Montagne ; — César; — Monsieur
Touche. Ed.: Frinzine et O. Paris. i885 ép. .
HÉROS ET PANTINS, 1 875-1884, préface par Camille
Lemonnier. RaraAvis; — Kyrie Eleison ; — Toute à
tous; Versiculets ; — Zéro en Chiffre ; — Fantoches:
En Route; — .1/^ Feu; — Partie Carrée; — Jeanty
I. oiseau ; — Quelqu'un ; — Hol fi'. Pandore; — Sur
l l'au . Ingénus de Boulevard; — Duel; — Oit les
Miens ont reçu. Dentu, 1 885 ép. .
Q.1 ELQ1 IS SIRES, 1878-1884 : Xavier Koiu^çko; —
Maugrabins; — .Fgipan; — ■ Œil pour œil; — Casque à
Mèche; — •,- — Zan\an; — Wilfrid d 'Yekxjowast ; —
— XIII —
Faouet; — Irène; — Une Brute; — Vyr le Porion ;
Histrion; — Quasi Jeunes; — A la Clinique. Ollendorff,
i885.
MI-DIABLE, r883 1884. Ed. illustrée, Monnier et Brunhoff,
Paris. 1886 ép. .
GUEUX DE MARQUE. 1868-1 885 : Jean de Dieu; —
Roland', — Veuve Jayfaim; — Dux ; — Zachario. Ed.:
Piaget, Librairie française, Paris. 1887 ép. .
EFFIGIES D'INCONNUS, i858-i885 : Yankee; —Aima
Mater; — Un Brabançon ; — Lamentations d'Arthur; —
Quatre- Vingi -neuf '; — Grimauds; - Rose d'Azur; —
Brigands de la Loire; — Muscadins; — Paours ; — Xény;
— Justicier; — Cocu; — Damné. Dentu, 1888 ép. .
RACA, 1869-1887 : Cœurs d'Or; — Un Revenant; — Paul
des Blés ; — L A ncêtre ; — Trois fois Maudite ; — Madame
la Générale à la Jambe de Bois; — Où dorment ceux qui
furent; — Eljaëns; — Sur le Môle; — Vœ Victis; — Du
Pain ou la Mort; — Kin... Frrny... Ed.: Dentu, 1888.
SEIZE MORCEAUX DE LITTÉRATURE. 1868-1888 :
Rentrée Triomphale; — Maman; — Doro ; — UEmir
Abd-el-Zikkar préchant la Guene Sainte; — Bout de
Marquise: — Ouailles et Pâtres normands; — Encelade;
— Taureau de Haras; — Un Forgeron se pend dans
son atelier; — Jolis Tourtereaux ; — Attilius Cimber,
Brutus et Cassius réfugiés dans une maison de Suburre
jurent de mourir pour la République; — Voyage en Pales-
tine; — Quille-Bétail ; — Chut: — Ferragus XXV;
Signes de Gloire. Dentu, petit in-8°, 1889
— XIV —
L'ANCIEN, [865-i888, un acte en vers, préface par Léon
Cladel : Après Vingt-Trois Ans. Lemerre, in-ia, 1880.
JUIVE-ERRANTE, [892, publication posthume; préface par
G. Dargenty (A. d'Echérac). Ollendorff, [897.
(Pour détails complémentaires sur les éditions originales,
voir Le Manuel de l'Amateur de Livres du
XIX SIÈCLE par Georges Vicaire).
A Paraître :
LA SCORPIONNE, adaptation, en 5 actes. d'O.MPDRAILLES,
1884.
I. X. R. I., roman, 1872- 1887.
XILDER, roman. 1889.
IM uiESVERSI COLORES. 1860-1892 (Peintures et Sculp-
tures écritures) : Attilius Metellus Cimber. Càius Longi-
nus Cassius et Junius Marcus Brutus, meurtriers de
Ccesar, réfugiés dans une maison de Suburre, jurent de
mourir pour la République (d'après la manière de David; —
Bout de Marquise (d'après Watteau); — Chasses romaines
(d'après Barye) ; — Dàimon (d'après Bracquemond) ; —
Encelade (d'après Murillo); — Fraternité (d'après Joseph
Stevens); - Grognards dans la Xeige (d'après Gros); —
Hussards de l'an III (d'après Géricault); — Insurgés de
— XV —
Paris (d'après Rodin); — Jolis Tourtereaux (d'après Cour-
bet):— Kermesses (d'après Teniers); L'Emir Abd-el-Zik-
kar prêchant la Guerre-Sainte (d'après Delacroix); — Mar-
tyre d'une Chrétienne (d"après Ingres); — Nymphes sous
Unis (d'après Corot); — Ouailles et Pâtres normands
(d'après Millet); — Plaintes d'Hercule (d'après Puget); —
Quadrille d'Immortels (d'après Carpeaux); — Retour en
France (d'après Rude) ; — Statue de Neptune (d'après Phi-
dias); Taureau de Haras (d'après Troyon) ; — Un Forge-
ron se pend dans son atelier (d'après Rembrandt) ; Va,
Judith! (d'après Michel-Ange) ; — Waterloo (d'après Raffet);
— Xebis. reine des Amazones (d'après Rubensj ; — Ynal,
el Rev de los Corrazones (d'après Goya) ; — Zdile (d'après
Scopas); — Ça y est! (d'après Gavarni); — ^Fgagres en
folie (d'après Zeuxis) ; — Œil de Soufre (d'après Albert
Durer): — ( ! : ou Genèse d'un Livre.
La Vie de Léon Cladel
Depuis longtemps déjà des amis de mon
Père m'ont pressée d'écrire un livre sur
lui, de rassembler parmi les souvenirs fami-
liaux, les vestiges de conversations, la
correspondance conservée, tout ce qui
pourrait servir à mieux éclairer l'originale
et puissante figure de cet artiste — de cet
homme.
Ce vœu, si, jusqu'ici, je ne l'ai point
encore réalisé, il y a des années que
je le forme. Cependant il m'a fallu ces
cordiales poussées pour l'exécuter; non
point que par un effet plus fréquent qu'on
ne croit, un incomplet enthousiasme dosât
en moi l'admiration de l'enfant envers le
labeur paternel, mais parce que, même en
dehors des moyens d'expression dont je
ne me reconnais pas encore la possession
suffisante, de graves obstacles m'entravent :
elle est indécise et lointaine la lumière qui
tombe sur le grand modèle qu'on m'assigne.
Bien jeune lorsqu'il disparut emporté avant
l'heure de la vieillesse par la maladie, je fus
durant sa vie rarement très près, sinon de son
cœur, au moins de son esprit loin de qui
me retenaient le respect filial grâce auquel
une fille reste dans l'acceptation sans
analyse du caractère de ses parents, l'in-
souciance égoïste de mon âge éparpillée
en mille distractions puériles, l'ignorance
où j étais, où tous nous demeurons si lon-
guement, que letude des caractères est
une des plus passionnantes occupations
de l'intelligence; enfin, sa constante absorp-
tion en ses pensées personnelles et l'in-
dissoluble brouillard de rêve artistique et
ô
philosophique qui, aux yeux de mes sœurs-
enfants et de mon frère comme aux miens,
ne laissait guère apparaître notre Père qu'en
dieu rustique environné des fumées d'un per-
pétuel sacrifice. Sans doute il les dissipait
parfois, au cours de ses causeries belliqueu-
ses, mais là également, il se révélait à notre
imagination vaguant encore parmi les limbes,
ardent, soudain, irascible, batailleur, mysté-
rieux tel un daïmon ; ne recélait-il pas en
effet lame simple, entière et bouillonnante
des divinités en qui les humains ont incarné
leurs propres passions? Si, dès lors, je n'avais
que le pressentiment de la beauté de ces érup-
tions d'impressions et de verbes chauffés au
volcan de son cœur, depuis, rien pour moi
n'a pu en remplacer l'éclat et, en quelque
lieu que je me trouve, auprès de quelques
hommes que ce soit, je ne recueille que tié-
deur de sensations, coloration tempérée des
idées et des termes, demi-teinte des sonorités
et des gestes, comparés à la flamboyance
des entretiens de Léon Cladel qui envelop-
— 4 —
paient sa personnalité, déjà si riche d'accents,
d'une sorte de musique guerrière.
Je me rends compte, aujourd'hui, combien,
dans l'inévitable égalisation d'allures que
nous impose l'existence actuelle, il resta d'une
originalité saisissante, non voulue, aussi
spécial en toutes choses qu'un Arabe trans-
porté en plein parisianisme continuant à
vivre ainsi qu'en sa Maugrabie, et, devant
sa disparition j'ai, outre les regrets de l'affec-
tion, celui de la perte d'un être des plus rares,
d'un vrai « monument » de psychologie non
moins intéressant qu'un spécimen dune
architecture abolie.
Quel but pour un artiste, — mais qui le ten-
tera? — que de recomposer les élans de cette
âme toujours grondante et fulgurante comme
une forge, et les nuances de ce fiévreux visage
d'apôtre, brun, fin et sinueux, dont le bronze
clair, tendu sans cesse en avant pour projeter
les affirmations d'un credo, jaillissait de la
broussaille légère des cheveux et de la
barbe; et les éclairs de ces petits yeux
fauves dardant un regard d'aigle ; et la ner-
vosité de ces mains étroites, amoureusement
ciselées à la florentine, scandant la parole de
coups décochés sur les tables ou gravant l'air
de significatifs hiéroglyphes; et le brillant de
sa voix de cuivre qui frappait les expressions
audacieuses, sauvages ou tendres dans les
mémoires! Qui le fera? Nul, sans doute, sauf
lui, puisqu'il y a réussi, au moins en partie,
dans ses livres.
Oui, quand je relis Celui de la Croix-aux-
Bœufs ou la Fête Votive de Saint-Bartholomée
Porte-Glaive, quand je contemple ces por-
traits si profondément mordus par la plume :
Mautauban- Tu- Ne- Le- Sauras-Pas, Dux,
Tity Foijssac, Na qiî un Œil, j'y retrouve la
mouvante passion, la fermentation d'idéal,
les discours bourrés d'imprévus, de fantai-
sie, de saillies héroïques ou narquoises, de
vocables français, latins ou romans, archaïs-
mes, argotismes ou néologismes, toute la
diaprure de belles plantes bizarres et inou-
bliablement arômales dont, sans interruption,
6
s'émaillait le champ de sa mentalité. Il est
bien là tout entier, dans la vie, dans l'action,
dans la mêlée; il est là, pareil à lui-même,
rayonnant à travers l'orchestration tour à
tour martiale et idyllique de sa prose. Et
c'est ce qui m'excite à entreprendre la tâche
qu'on me propose, c'est cette persistance de
sa personnalité dans ses livres dont certains
ne sont que le reflet même d'un tempérament.
Puisqu'il a coulé en moi le goût du Réel,
j'entrevois nettement combien seront pré-
cieux pour les futurs historiens de la Litté-
rature du XIXe siècle, les mémoires retracés
au contact immédiat de l'artiste, exposés de
ses faits et gestes particuliers, de ses origines,
de la germination de ses croyances et de son
talent; ses critiques à venir y trouveront
de solides matériaux, ses admirateurs un
aliment à leur piété et les philosophes un
des aspects de l'Ame française. Les circon-
stances, l'âge que j'avais alors, ne m'ayant pas
mise à même de noter ce qui, venant de mon
Père, méritait de l'être, tandis que plus tard
ils me permirent de l'essayer quant à cet
autre admirable et si différent caractère,
Auguste Rodin, c'est à l'écrivain en per-
sonne que je vais constamment demander
ces hautes indications. Si le littérateur étudie
autrui, il est, qu'il s'en rende compte ou
non, son plus assidu spectateur; souvent
telles natures ne sont bien pénétrées et
décrites que par elles-mêmes. Un Rodin,
accaparé par le monde des formes et la
production pour lui sublime des mouve-
ments peut s'ignorer, s'isoler dans les
voiles de son ingénu et piquant silence,
abandonner à un témoin le soin de le
raconter; un Cladel, sans démêler claire-
ment qu'il était le symbole d'une race, prit
d'instinct une âpre joie à se mettre plusieurs
fois en scène et à livrer ainsi les profils de
toute une caste, de toute une humanité pro-
vinciale dont, en littérature, les contours
restaient jusque-là très confus. Cherchons-le
donc parmi son œuvre, elle nous le resti-
tuera, et lui, à son tour, interrogé dans l'in-
— 8 —
timité de sa complexion et de sa conscience,
nous élucidera l'œuvre.
Née alors qu'il avait déjà quitté le sol
natal pour Paris et ses environs, j'ai peu vécu
dans le Ouercy, le pays des Chênes, ce mor-
ceau de la Guyenne et Gascogne pris entre
Montauban et Cahors, « terre incandescente
où chante l'alouette et cuisent, de toute éter-
nité des cerveaux volcaniques » (0, mais je
séjournai suffisamment à Montauban et sur-
tout chez un sien cousin, Eugène Montas-
truc, minotier à Bruniquel, sourcilleux vil-
lage juché au-dessus des rives charmantes
de l'Aveyron, aux confins du Rouergue et
patrie (XOmpciraillcs-le- Tombeau -des- Lut-
tai y s ainsi que de Mi-Diable, pour saisir
quelles fortes nuances différencient les paysans
gascons de ceux que notre vie mi-citadine,
mi-campagnarde en la banlieue parisienne me
permit parfois d'approcher. Je pressentis en
eux, par delà les traits caractéristiques com-
muns à tous les terriens de France, une sorte
i Lous Esclots Urbains et Ruraux), p. i3g.
— 9 —
de fierté dédaigneuse, de grandeur dans la
conception de la famille s'appariant à la
dignité intransigeante de l'esprit romain dont
ils sont encore imprégnés, le goût de l'hospi-
talité généreuse et, sous leur rusticité, on ne
sait quelle hauteur innée de manières faisant
d'eux les membres d'une aristocratie primi-
tive plutôt que de massifs plébéiens; enfin,
quant à la parole une éloquence naturelle,
servie par leur patois plein de saveur et de
sonorité, et le goût de la poésie dans le décor
et les actions.
Ces reliefs que Léon Cladel devait faire si
pleinement saillir, après les avoir peut-être
découverts en lui, je les retrouvai chez l'un
de ses illustres devanciers, chez l'Espagnol
Calderon, notamment en sa tragédie V Alcade
de Zalamea. Je ne sache point que mon Père
se soit jamais référé à cette autorité que, d'ail-
leurs, avec la préconception et la résistance
propres à la plupart des hommes devant une
présentation nouvelle des choses, on n'eût
peut-être pas respectée. Littérateur de colo-
— io —
ration romantique, certes, mais combien
soumis à la domination du vrai, ne fut-il pas
maintes fois accusé, par d'étourdis propaga-
teurs de lieux communs qui n'y allèrent
jamais voir, d'avoir inventé son Midi et ses
Méridionaux?
Ah! les alléchants et curieux « bons-
hommes »! Le peu de temps que je passai
auprès d'eux, me l'ont-ils chargé d'intérêt et
d'inattendu, m'ont-ils fait regretter que mon
Père ne les ait point typés un à un dans leur
cadre rocailleux et fauve de Bruniquel, bap-
tisé, prétend la légende, d'après Brunehaut
qu'auraient déchiquetée ses pierrailles aiguës,
et dont les villageois s'épeurent encore de
rencontrer, le soir, sur la plateforme à
pic du château, le spectre millénaire! Ah!
mon cousin Eugène Montastruc, patron
du moulin des Istournels et l'aîné de trois
frères qui se marièrent le même matin et,
trois jours durant, festoyèrent, dans la salle
du castel qu'on leur prêta pour ces ripailles,
cent cinquante convives, y compris le curé,
— II —
brave et bon vivant menant la danse des
plats et des bouteilles! Et ma fière cousine
Mélanie, sœur méridionale de la Jeanne de
Feuardent de Barbey d'Aurevilly, et leurs
enfants, Ludovic, Angelle, fringante et
coiffée de boucles brunes comme dune cou-
ronne de raisins noirs, Achille, un gars de
quinze ans aussi robuste qu'Ompdrailles,
qui, faisant luire au soleil son torse blanc
de triton, nageait d'un bras dans les eaux
de l'Aveyron, en conduisant de l'autre la
barque en laquelle nous traversions la rivière!
Et la chienne Bellone, énorme et neigeuse,
ainsi nommée, ô cœur des simples! « parce
qu'elle était belle » ! Et leurs querelles d'ar-
gent, de politique et de ménage pleines de
cris, de nerfs, de larmes, de coups de fourche
et de papiers timbrés! Et leurs histoires
d'un tragi-comique magistral, celle que me
conta le cadet des trois frères, Ferdinand,
aussi enragé bonapartiste que son aîné était
féroce républicain et sa femme Uranie, sur-
nommée par lui « Madamo de Lourdos »,
12
inguérissable bigotte; oui, l'histoire de l'An-
glais qui voulut être enterré sur le plus haut
coteau de Bruniquel et dont Ferdinand et
trois gaillards transportèrent le corps, un
mardi-gras, après avoir vidé tant de fioles
qu'ils étaient tous gris et que, parvenus à
mi-chemin, le moins ivre obligea ses compa-
gnons à regarder dans la caisse si « l'autre >
y était toujours. Et l'histoire du testament
de l'Oncle François, guetté par deux belles-
sœurs, héritières rivales, escamoté par l'une
délies, brûlé clandestinement séance tenante
dans la chambre mortuaire, tandis que la
seconde, occupée à la toilette du trépassé,
craint ce détournement, espionne, ques-
tionne :
— Que. fais- tu près du feu?
— Eh ! pardi, je chauffe la chemise.
— On ne chauffe pas la chemise d'un mort.
( kii, je l'ai vue, elle m'a ensorcelée et effa-
rée cette Gascogne soi-disant forgée par mon
Père, et j'ai su alors à quel point il en était,
lui, le surextrait et le résumé.
— i3 —
Il naquit le vendredi i3 mars i835 — par
un reste de superstition atavique, mais inter-
vertie, il considéra ce jour et ce quantième
habituellement redoutés en signes heureux
— a Montauban, la riante capitale du
Bas-Quercy u), faubourg de Ville-Nouvelle.
« Assise à l'embouchure du Tescou, sur les
bords du Tarn qui la coupe en deux, la ville
avec son pont hardiment maçonné, ses clo-
chers joyeux emplis de carillons, ses maisons
en brique cuite d'un beau rouge, exposées au
levant, celles du faubourg toulousain baignant
dans l'eau, son coquet hôtel municipal à pavil-
lons coniques, ses quais où régnent encore des
vestiges des remparts que rasa Richelieu, son
île étroite et charmante écrasée à demi sous
le poids de grands peupliers toujours verts et
minée d'un côté par les eaux, la ville, au-des-
sous des coteaux ondulés du Fau qui lui font
un lointain d'ombre douce et de verdure, la
bonne Ville et Cité Montalbanaise, autrefois
Montauriol, sommeillait en pleine lumière,
(i) Le Bouscassié, p. 98.
— h —
sous ses deux cléments et magnifiques, et le
ciel, sans tache aucune, avait, ce jour-là, le
bleu pur des ciels de l'Italie ».
Voilà les images que reçurent ses premiers
regards, désormais ineffaçablement impres-
sionnés par la pourpre usée des maisons de
brique, par le vermillon plus sanglant des
eaux du Tarn, alourdies au temps des orages
de dépôts furrugineux, et par le torrentiel
soleil de ces régions qui fouaille toutes choses
de ses lanières d'or pour en faire, croirait-on,
crier la couleur. Comment, lui si vibrant aux
sensations, n'en aurait-il pas conservé ce pré-
cieux daltonisme auquel les grands coloristes
doivent la gloire de leur manière? Comment,
alors que d'autres voient blond, que d'autres
voient noir, que de moins fortunés voient
gris, tandis que de tout à fait déshé-
rités voient rien, n'aurait-il pas vu rouge,
celui que Barbey d'Aurevilly, obsédé et ravi
des rutilences de cette palette, désigna, en un
vaste élan d'admiration confraternelle, « un
rural écarlate » ?
13
Il lui appartenait, au sol quercynois, non
seulement depuis sa naissance, mais de par le
tenace féalisme de ses aïeux qui se léguèrent,
au long des siècles, à travers combats, cor-
vées et famines leur attachement à cette terre,
qu'à force de labeur ils ont faite presque
autant qu'elle les a faits, et qu'aujourd'hui ils
chérissent encore d'une acre passion de primi-
tifs où la haine se mélange à l'amour. Le der-
nier d'entre eux, son père, Pierre-Alpinien
Cladel, il est dessiné de pied en cap dans
les Va-Nu-Pieds \ c'est Montauban-Tu-Ne-
le-Sauras-Pas, d'après son titre authentique
de compagnon du Devoir et de maître bour-
relier, fils et petit-fils de ces artisans aussi
rudes ouvriers que lui, rebaptisés de même,
d'après la coutume des corporations, Ouercy-
la-Clef-des-Cœurs et Sainte- Misère. Après
avoir accompli, à leur exemple, son tour de
France, il s'était établi au faubourg de Ville-
Nouvelle, — dans une maison qui porte au-
jourd'hui une plaque commémorative, — en
vue d'y faire valoir le fonds de commerce de
— i6 —
bourrellerie-sellerie que lui cédait « le papa ».
Il avait épousé la fille d'un meunier du Rouer-
gue, ancien soldat de Jemmapes et de Fleu-
rus qui donna une petite dot à sa jouvencelle
« âgée de seize ans, aussi douce qu'une agnelle
et brune comme une taupe » et dont la physio-
nomie d'Ibère contrastait curieusement avec
celle du Montalbanais, « de descendance gau-
loise, ainsi que le prouvait sa haute taille, ses
cheveux couleur de lin, sa barbe aussi rouge
qu'une carotte et son tout petit œil bleu gas-
con (l)...», couple disparate, néanmoins très
uni par le cœur, représentant curieusement les
deux races, mêlées sans s'être confondues, sur
les causses et dans les plaines cadurques. Ils
engendrèrent celui qui devait être Léon Cla-
del, aux veines duquel semblèrent immiscées
quelques gouttes de sang sarrazin, reliquat
du passage des Maures en cette contrée par-
fois aussi brûlante que leur Afrique et pour-
tant nuancée de tous les sourires delà France ;
mais loin que ce croisement eut amené en lui
Montauban-Tu-Ne-le-Sauras Pas, Va-Nu-Pieds), p. !vo.
— 17 —
quelque déperdition ou dégénérescence de
l'un ou l'autre type, il semble qu'ils s'y soient
réciproquement exaspérés.
Pierre-Alpinien, bien que citadin, gardait,
indéracinable, le goût des champs. S'abîmant
de travail, épargnant liard à liard, il acquit
sur le tard, entre Lauzerte et la Française,
« à six ou sept lieues de la capitale du Bas-
Quercy, nombre de terres en friche sises au
milieu d'un vallon sauvage et traversé par
un rû dans lequel on jeta les fondements du
Moulin de la Lande (' » ; de cet enfer, il fit
un Eden où il se retira au bout de quelques
années, après avoir vendu sa boutique de
bourrelier. L'enfant poussa d'abord à la ville,
entre l'apparente indifférence de ce laborieux
et la tendresse d'une mère très pieuse qui
l'éleva religieusement, en s'efforçant de disci-
pliner par la douceur et la foi, l'impétuosité
d'une nature qui semblait pétrie dans la
poudre à canon. Le père, autoritaire envers
autrui autant qu'envers soi, habitué à mater
fd. 2
— i8 —
bêtes et gens, contraignant ses seconds et ses
apprentis à marcher au doigt et à l'œil, ne se
départissait guère de ce despotisme à la
romaine que j'indiquais plus haut, de cette
souveraineté du pater fan li lias, dont un
poignant exemple devait être conté par l'en-
fant devenu artiste, dans Justicier (;), scène
d'une grandiose cruauté où Ouercy-la-Clef-
des-Cœurs, vieillard de soixante-dix ans,
souffleté devant tous son fils, presque cin-
quantenaire, pour le châtier d'avoir trop
brutalement corrigé son jeune garçon.
C'est que les moyens répressifs de Mon-
tauban-Tu~Ne-le-Sauras-Pas étaient, en gé-
néral, des plus rigoureux : en cas de révolte
ou de méfait notoire, — une glace brisée
d'une ruade dans un accès de colère, un habit
neuf dont on s'était avisé de trancher les
basques d'un coup de ciseau, pour le trans-
former en jaquette à la mode, — il n'hésitait
pas à faire lier « le galopin » récalcitrant à
l'anneau de fer fiché en la muraille extérieure
Ei
— IQ —
de la bourrellerie où les clients attachaient
leurs chevaux, ânes, bœufs ou mulets, quand
ils venaient acheter ou faire réparer quelque
harnais, ni à le maintenir, ivre de fureur et
de confusion, à ce pilori, un jour de foire
montalbanaise, alors que circulait à travers
rues et faubourgs la foule des campagnes.
Piété et sentimentalité du côté maternel,
vertus prolétaires du côté paternel, patrio-
tique ferveur de son aïeul, passion de la
glèbe transmise par toute l'ascendance, ces
indélébiles reflets colorèrent l'âme de Léon
Cladel. Il faut y ajouter la simplicité de
mœurs, le pittoresque des récits et le sou-
venir de ces figures superbement caractéris-
tiques de manouvriers qui peuplaient l'atelier
du faubourg de Ville-Nouvelle.
Ce grand-père terrible et doux dont il a
laissé, sous le titre de Zéro en Chiffre (]), un
croquis plein de vie et de vénération mali-
cieuse, ancien soldat de la Révolution « qui
portait encore la queue en salsifi et la roque-
(1) Héros et Pantins.
20
laure à trente-six collets », apprit à son reje-
ton, « en le berçant sur ses genoux, l'histoire
de la République et de l'Empire qu'il avait
non seulement vécue, mais encore écrite sur
le marbre et l'airain à la pointe de sa baïon-
nette ». Il lui communiquait sa fièvre
d'héroïsme, sa dévotion envers les hommes
de 89; halluciné de gloire, il incendia ce
cerveau neuf des flammes de l'épopée napo-
léonienne déjà transmuée en légende, et, à
sa mort, prédit « pour la millième fois au
moins, que la République reverdirait et avec
elle son invincible généralissime dont on se
figurait à tort avoir rapporté les cendres de
Sainte-Hélène à Paris, puisque, et tous ceux
encore vivants de ses frères d'armes d'Italie,
d'Egypte, d'Allemagne, d'Espagne et de
Russie en savaient quelque chose, il n'était
pas parti pour là-haut; et même les temps
approchaient où, monté sur son cheval blanc
des campagnes de France et de Belgique, il
reparaîtrait en Europe, ayant traversé les
mers sur un navire à vapeur et quitté, pour
21
châtier l'infâme Angleterre, une forêt au fond
de laquelle il s'était sauvé naguère, après
avoir tué en duel Hudson Lowe, son geôlier
et son bourreau !... (0 »
Ces Cladel furent une famille typique, par
les caractères qu'elle fournit, par l'importance
que la religion et la politique eurent toujours
chez elle. Son histoire détaillée serait celle
d'une province méridionale française; on y
trouve d'aussi purs huguenots que d'ardents
catholiques, par conséquent des royalistes
acharnés comme des Vendéens, et des Répu-
blicains qui eussent envoyé le reste de la
France sous le couperet, avec, chez tous, une
violence, un appétit de combats que leur
apportèrent peut-être les peuplades d'invasion
et qui devait éclater en fureurs lyriques dans
les pages de la Fête Votive et de Mi-Diable.
Le dernier descendant de ce clan gascon
fut, vers l'âge de neuf ou dix ans, mis au
petit séminaire de Montauban sur les douces
mais irrésistibles instances de sa grand'-
i Zéro en Chiffre (Héros ei Pantins).
22
mère et de sa mère, « naïves et fanatiques
dévotes, obéissant, disaient-elles, aux or-
dres de la sainte Eglise io ». Contraint
de quitter ses jeux et ses compagnons,
chiens, chats, chevaux, poules, pigeons,
dont il raffola toujours, aux vacances seu-
lement il revenait à la Lande où, à jamais
épris des séductions de la campagne qui,
plus tard, se trouvèrent transfusées vivantes
en son style, il devait « noircir un jour
tant de papier ».
Pierre Cladel, artisan passant au bour-
geois, se résolut à faire de son unique héri-
tier un monsieur; à la prière de celui-ci
que tourmentaient la curiosité et tous les
appétits de la jeunesse, il l'envoya, après
mille tergiversations, étudier le Droit à Tou-
louse. Au séminaire, puis au collège de
Moissac, l'écolier avait déjà manifesté le
goût des belles lettres par son ardeur à tra-
vailler latin, histoire, littérature et, ce qui le
sollicitait impérieusement en la ville des
Zéro en chiffre Héros et Pantins .
— 26 —
Capitouls, lui, « farouche poètereau », c'était,
plus que la fringale du Code, celle des innom-
brables livres dont, là, au moins, il se réga-
lerait aisément. Il s'adonna avec un tel
entrain à la fouille de ces mines d'art,
d'imagination, de style, les œuvres de Hugo,
Balzac, Lamartine, Musset, Dumas, Béran-
ger, Mùrger, Théophile Gautier, où scintil-
laient toutes les aspirations de l'époque que,
écrivit-il dans la Kyrielle de Chiens (0,
«l'heure étant venue pour moi de passer mes
premiers examens, il fallut qu'on m'indiquât
la Faculté de Droit où je n'étais encore jamais
allé, car un ami s'était chargé d'y prendre
mes inscriptions... Là, je fus interrogé sur
quoi ? précisément sur la Forme des Testa-
ments, art. 971, 972, 973, Chapitre V,
section Ire du livre III, titre II du Code
civil que, d'un œil distrait, j'avais lus la
veille, avant d'éteindre ma bougie. Une
blanche, quelques rouges et pas de noire !
On me reçut et je me félicitais de ma chance
1 r. 70.
— 24 —
imméritée en songeant à la joie qu'éprou-
veraient les miens ».
Contre son attente, après les congés sco-
laires il ne revint pas à Toulouse; « on (0
avait persuadé à sa famille qu'un damoiseau
malingre et passionné tel que lui, languirait
et se dépraverait vite au souffle empesté
d'une ville presque aussi corrompue que la
Babylone biblique et non moins que celle de
notre ère », et, de par la volonté du plus
tenace des hommes, son père, « force lui fut
d'entrer chez un avoué de Montauban d'où il
sortirait, se figurait-on, pour s'installer aux
environs du chef-lieu, sinon au chef-lieu lui-
même, en qualité d'officier ministériel... Il
enragea de barbouiller d'encre des rames de
papier timbré », sans deviner que le Destin
lui rendait le fameux service dont, autrefois,
avait déjà profité le grand Balzac au début
de son existence, et le forçait à d'inconscientes
et fructueuses études de caractères en le pla-
çant devant le //// moral de ses futurs
I LÉON Cl MjI I. Il s\ KYRIELLE DE ('.HUNS. p. 1 l5.
— 25 —
modèles; à l'étude du notaire ou de l'avoué,
vices et vertus, exaltés par la lutte, n'écla-
tent-ils pas au grand jour sous la pression de
cette force, l'argent?... Il les vit dénier tous
ceux que, plus tard, il devait nommer, dans
un cri d'amour, « Mes Paysans! » mais
que, contemplés ainsi, à travers cette terri-
ble loupe, l'intérêt, il se mit d'abord à haïr
avec l'effroi de l'esprit devant un phénomène
qu'il ne songeait pas alors à rattacher aux
causes et avant de comprendre quelle pesée
séculaire les avait plies à la cupidité et à l'ava-
rice révoltant son âme généreuse (,).
Le temps vint du tirage au sort, en i856.
Le conscrit amena le numéro treize. Cela ne
signifiait rien moins, sous l'Empire, que sept
ans de service et de sanglant service. Vimrt-
six ans après, dans une nouvelle i2) portant
en titre ce chiffre fatal, il conta comment
sa mère, sombrement impressionnée, obtint
i Voir L'Enterrement d'un Ilote (Va-Nu-Pœds), Veuve Jayfaim
x de Marque), N'a qjj'unŒel.
Treize Urbains ut Ruraux).
— 26 —
du chef de famille, d'autant plus parcimo-
nieux qu'il avait gagné fort péniblement le
peu qu'il possédait, l'achat d'un remplaçant.
Le moindre, à cette époque, coûtait trois
mille francs. Treize ! émouvante page consa-
crée à la mémoire du gars du Quercy qui,
pour le compte du bachelier, laissant son
vieux père, sa maîtresse et fiancée, partit a
l'armée et qu'un boulet massacra au siège de
Sébastopol.
Exempté de la sorte de la servitude mili-
taire et de la mort en pleine jeunesse, le petit-
fils de l'ancien volontaire de 92 n'en souffrit
pas moins de son métier de gratte-papier
qu'il ne remplissait qu'à demi, réservant déjà
force soirées et presque autant de nuits à
« maintes élucubrations fantasmatiques en
vers et quelque prose » dont sa plume, rail-
leuse aux jours de la maturité, nous livra
la liste et le curieux compte rendu (l). Il
s'agissait, dès lors, de produire au soleil ces
premières écritures qu'on raille si volontiers
(1) Kyrielle de Chiens : Monsieur Touche.
plus tard, et qu'on ne céderait pas contre des
joyaux lorsqu'elles viennent de couler de la
plume. Mais à quel soleil? Non pas à celui de
la Gascogne qui ne mûrit que blés et vignes,
fruits de la terre et des terriens; à celui de
Paris dont la capricieuse clarté est aujour-
d'hui urgente à l'éclosion de toute œuvre
française. Et le fils de Montauban-Tu-
Ne-le-Sauras-Pas, obstiné ainsi que tous
les siens, signifie sa volonté qui tombe en
bombe parmi le calme des projets paternels
et sonne une sinistre musique aux oreilles des
parents, méfiants et prudents provinciaux.
N'importe, le patron a beau déclarer qu'il ne
donnera pas un sou, que même il regrette
d'avoir exonéré l'ingrat de la corvée du régi-
ment; muet et rancuneux il peut bien lui
refuser la main au départ, celui-ci, muni
d'une secrète épargne arrachée à sa Mère,
s'esquive avec un mince bagage, son pré-
cieux king-charles Monsieur Touche, et ses
manuscrits grâce auxquels, et à bref délai, il
y comptait bien, « sa famille, son chien et
lui, passeraient vivants à la postérité ».
— 28 —
On se chargea vite de lui faire perdre cette
délicieuse et, à tout prendre, touchante exalta-
tion, ainsi que son modeste pécule en écus de
six livres à l'effigie de Charles X. Il nous a
dit comment, en une description de la bohème
parisienne que j'ai toujours entendu vanter
par ses aînés et par ses cadets en l'art d'écrire
comme un des plus étincelants morceaux, non
seulement de la Kyrielle de Chiens, mais de
la kyrielle de ses livres. Son premier roman,
Les Martyrs Ridicules, est l'étude déjà très
approfondie, de ce monde bizarre, redoutable
mélange de ratés et d'artistes à la recherche
d'eux-mêmes, enfer de paresse et de désordre,
dont il s'évada bientôt.
Il fallait vivre dans Paris où il avait été
plus que lestement dépouillé par une bande
d'échappés du Quartier- Latin affamés de
festivités de cabarets, que mobilisèrent deux
compatriotes à lui prévenus de son arrivée.
Pierre Cladel, endoctriné et supplié par son
épouse, consentit cà lui allouer une pension
d'une trentaine de sous par jour; d'autre
— 29 —
part, il entra en qualité de troisième clerc chez
Me Gaulier, avoué, rue du Mont-Thabor où il
reçut « trente francs par mois et le déjeuner,
invariablement composé de tranches de mau-
vaise charcuterie, d'un petit pain et d'eau ». Le
soir, en sa maigre chambre d'hôtel où l'atten-
dait le seul constant témoin de ses vicissitudes
et de ses espoirs, le king-charles apporté du
pays, il s'attaquait au maniement des mots et,
durant une dizaine de mois, il poursuivit
cette existence d'apprenti-procureur le jour,
d'apprenti-écrivain la nuit, uniquement rom-
pue par le repos du dimanche dont il profitait
pour aller aux églises, prier le Dieu de sa
Mère, auquel il croyait encore de toute son
à me.
Un soir, il vit représenter Othello par l'Ita-
lien Salvini. Il lui fallut crier sa fièvre, son
admiration : il écrivit « deux cents lignes en
un quart d'heure, les premières de lui qui
furent imprimées toutes chaudes, et dans
le Pirate, petite feuille de chou hebdoma-
daire, par l'entremise du premier clerc en
— 3o —
l'étude de Me Gaulier qui s'intéressait à lui ».
Dès lors, hanté de visions, de périodes
bruyantes, il ne tint son emploi qu'avec un
invincible dégoût, en proie à des distrac-
tions que lui pardonnait son patron, aux-
quelles il estima néanmoins plus que néces-
saire de mettre lui-même le holà : chargé
d'un recouvrement important, n'oublia-t-il
pas son portefeuille farci de valeurs sur une
table de café? Heureusement, il le rattrapa;
mais, se sentant menacé du déshonneur par
étourderie, désormais il voulut n'être jamais
plus porteur d'autre argent que le sien qui,
certes, ne devait pas l'encombrer de sitôt. Il
donna sa démission. On l'accepta.
Soutenu par la force secrète du talent en
fermentation et par la conscience qu'il lui
fallait rester dans la Cité où les impressifs
tels que lui subissent la contagion du désir
créateur et, pourvu qu'elle ne dure pas trop,
une salutaire exaltation, il copia en chambre
des rôles pour greffiers et hommes d'affaires,
il commença à fréquenter quelques groupes
— 3i —
de littérateurs en herbe; puis il entrevit et
salua suivant le hasard de ses allées et venues,
Mûrger, Alfred de Vigny. Musset, Lamar-
tine, Béranger, Méry, personnages vénérables
comme des Ombres aux yeux de celui que
leurs chants ou leurs récits avaient hanté
durant sa close existence provinciale; il en-
tendit Frédérick-Lemaître, Déjazet, MmeMio-
lan et Mme Viardot, il assista à l'exécution
d'Orsini dont le tragique souvenir persista
en lui ainsi qu'un tableau du Dante; mais
ces émotions qui, certes, illuminaient favo-
rablement sa vie débutante n'en compen-
saient point entièrement les peines, voire
la détresse. Las de lutter, obscur et isolé,
las de se débattre, surtout contre lui dont
il s'acharnait à faire jaillir le talent, sans
trouver encore le point où gisait la source,
il eut soif de se retremper dans le milieu
familial et retourna en Quercy. Il y reprit la
santé corporelle, l'appétit du travail, sans
pouvoir renoncer à Paris où il revint, « avant
qu'un an ne se fût écoulé, après l'avoir quitté
— 32 —
en pensant n'y jamais remettre les pieds ».
Déjà très frappé par ses tâtonnements et
ses mésaventures, par l'agitation qui le pous-
sait du toit paternel aux mansardes et aux
caboulots de la capitale, il les avait relatés
dans le brouillon de ce roman : les Martyrs
Ridicules dont le titre épigrammatique devait
attirer l'attention du plus sardonique des
poètes. La première ébauche en fut rédigée en
Berry, en i85/, à la Vallée aux Lilas. Il s'y
était rendu sur les instances de Francis de
Saint-Lary, filsd'un gentilhommegascon, afin
d'y parachever à loisir une comédie sentimen-
tale en cinq actes, Faire Brèche, écrite en col-
laboration avec « ce jeune descendant des
preux », depuis présentée à l'Odéon et refusée
là avec un empressement qui défrisa radi-
calement les heureux auteurs, d'après le seul
des deux destiné à parvenir à la célébrité. Les
Saint-Lary possédaient une opulente biblio-
thèque; leur hôte, grisé de ces fastes spiri-
tuels, y pâturait sans répit, s'attardant sur-
tout aux contes d'Edgar Poe et aux romans
— 33 —
de Balzac; aussi leur massive influence se
fait-elle quelque peu sentir dans cette esquisse,
production de débutant, qui devint à la
longue une œuvre où s'emprisonna la vie.
La question de subsistance que le patron
du Moulin de la Lande s'obstinait à ne point
vouloir régler, ne fût-ce qu'en partie, s'im-
posait plus que jamais et le futur styliste, le
féal ami des bètes, dut occuper une place
d'employé aux écritures dans les bureaux des
abattoirs de la Villette. Libre de tout bien, il
plante sa tente, ou plutôt sa table, à son
caprice et selon les camaraderies, un peu dans
tous les coins; déménagements rapides : un
commissionnaire empoigne la valise conte-
nant au moins autant de papiers que d'effets;
lui, siffle son chien et s'en va camper sur l'une
ou l'autre rive de la Seine, aux environs du
Temple, rue de Bretagne; au Quartier- Latin,
rue Saint-André des Arts, impasse de la Sor-
bonne; aux Batignolles; parfois même aux
environs de Paris, à Montmorency, à Vé-
theuil,à Fontainebleau; que lui importe? loin
— ô4 —
de sa région ne reste-t-il point partout l'étran-
ger? Cela l'empèche-t-il de manier et de
remanier « son ours » et de composer une
longue nouvelle Aux Amours Éternelles?
Quand il crut présentables les trois cents
pages des Martyrs Ridicules, il rêva d'un
éditeur et le rencontra presque miraculeuse-
ment en la personne du fameux Poulet-
Malassis, Coco-Mal-Perché pour les intimes,
l'arbitre du passage Mires, le découvreur de
talents neufs, l'éditeur de Baudelaire, de
Leconte de Lisle, de Charles Asselineau, de
Monselet, de Babou, des frères de la Made-
lene et autres. Léon Cladel lui fut présenté
par Paulin Limayrac, rédacteur à la Revue
des Peu. y- Mou des, critique littéraire à la
Presse, et frère du confesseur de Rose Mon-
tastruc, épouse de Pierre Cladel ; l'humble
paysanne, attachant l'homme d'Église à la
cause de « l'enfant », dénicha pour lui de
sa lointaine campagne cet oiseau rare, et
parfois cruel quand on l'a trouvé, l'éditeur!
Elle lui procura de plus, à l'insu de son mari,
35
les trois cents francs demandés pour les frais
d'édition et, par les conséquences de cette
protection, lui valut encore une bien autre
aubaine qu'il considéra toujours comme un
des plus beaux sourires du Sort à son égard,
sourire exaltant et grave, loin des banales
faveurs prodiguées aux vulgaires, sourire qui
marque un homme, le prédestine aux souf-
frances et aux joies inconnues de la normalité.
Intéressé par l'œuvre déjà vigoureuse et
singulière de ce jeune homme à qui il avait
déclaré franchement qu'en dépit de réelles
qualités de visionnaire et de descripteur, il
ne savait pas écrire, Poulet-Malassis, esprit
érudit et fin-, montra à Baudelaire les pre-
mières épreuves du roman. Le poète des
Fleurs du Mal, alors aussi peu remarqué du
public qu'admiré des jeunes littérateurs, dis-
tingua aussitôt le talent et ce que rendraient
ces dons de force, de passion douloureuse,
de coloration allant jusqu'à l'outrance ,
servis par une volonté solide. Avec la
générosité du génie, il ne marchanda pas
— 36 —
son plaisir de véritable artiste devant une na-
ture vraiment génuine et s'en fut aux bureaux
de la Revue Fantaisiste que dirigeait un poète
de vingt ans, Catulle Mendès, où publiaient
vers et proses Théodore de Banville, Gla-
tigny, Babou, Théophile Silvestre et beau-
coup d'autres, y compris l'auteur des Martyrs
Ridicules : — Monsieur Cladel est-il ici ?
Il y était! Il suivit dans le cabinet directo-
rial ce visiteur inconnu de lui, de grande et
discrète allure, qui « avait à la fois du moine,
du soldat et du mondain » et qu'on saluait
respectueusement. Là, Charles Baudelaire, se
nommant, offrit au néophyte de lui faire cor-
riger, d'après ses indications, le texte des
Martyrs Ri die a les, en deux mots, de lui
apprendre à travailler. L'âme chevaleresque
de Léon Cladel devait être atteinte, et pour
toujours, dans ce qu'elle avait de plus sen-
sible, par le noble procédé de celui que, plus
tard, il dépeignit dans Dux (,> d'une touche
Guei \ di Marque.
37 —
où se confondent lelan et l'observation, la
finesse et la vénération. La séance d'étude
qu'il détailla, au début de ce morceau de
littérature, avec la minutie d'un souvenir
reconnaissant, fut, depuis, reproduite en
de nombreux journaux et revues, ainsi qu'un
exemple de la parfaite conscience du maître
qui engendra celle, non moins stricte, de
l'adepte.
L'autorité, Faîtière bonté, la raillerie
savante et légèrement mystificatoire du Poète
firent de ses leçons un exposé de dogmes que
l'ardeur et l'absolutisme natifs du débutant le
prédisposaient à passionnément accepter. On
lui enseignait à fouiller les dictionnaires, à
courtiser la syntaxe et les règles qui main-
tiennent à notre langage ses précieuses char-
pentes, mais aussi à ranimer les vocables
frappés de désuétude, à s'emparer des termes,
techniques sans barbarie, et même à forger,
parfois, un néologisme heureux, toutes pra-
tiques contraignant le français à constam-
ment vivre et se multiplier afin de mieux
— 38 —
étreindre la pensée moderne et ses infinis de
nuance et de pénétration.
Le « suprême rhéteur » voulut, de plus,
préfacer le livre. Il n'aimait pas la jeunesse,
du moins celle qui se compose de Martyrs
Ridicules, et donna, dans son avant-propos,
les raisons de cette aversion qui cachait, plu-
tôt qu'une haine spontanée, le désenchante-
ment de la sentimentalité hère sous l'arro-
gance et, peut-être, l'intention de prémunir
l'élève contre de contagieux défauts. Un tel
patronage valait d'être considéré en avantage
inespéré, mais aussi en danger. Il fallait que
l'individualité qui le subissait fût bien résis-
tante pour n'être pas entamée. Sauf dans le
conte intitulé Aux Amours Éternelles "j dont
« le sévère correcteur » accepta la dédicace;
sauf, aussi, dans le Deuxième Mystère ci-:
l'Incarnation, déduction faite des chapitres
relatant la retraite de Russie, Léon Cladel ne
fléchit jamais sous l'emprise de Baudelaire au
•• Romani k ■
- 39 -
point de l'imiter. D'ailleurs, celui-ci, avec
son coup d'œil de grand chirurgien psychique,
distinguait nettement qu'il y avait assez de
fond chez ce jeune homme de vingt-cinq ans,
pour qu'il pût y peser de toute sa poigne :
« La pénétration de M. Cladel est très grande,
écrivit-il, c'est là sa forte qualité; son art
minutieux et brutal, turbulent et enfiévré, se
restreindra plus tard, sans nul doute, dans
une forme plus sévère et plus froide, qui
mettra ses qualités morales en plus vive
lumière, plus à nu. »
Ces rapports provoquaient entre eux une
fréquente correspondance que garda religieu-
sement le disciple, mais détruite un jour et
tout entière, à son éternel regret, par la bonne
et naïve Rose Cladel, qui s'était ingéniée à
mettre de l'ordre dans les affaires de son fils.
De superficiels biographes se sont étonnés
d'une telle union entre l'aristocratique et dis-
tant poète et le rude prosateur. Ils n'ont pas
compris que tous deux se rejoignaient dans
leur commun amour du Beau et, qu'en outre,
— 4o —
Léon Cladel, tout paysan qu'il fût et qu'il
tînt à honneur de rester, en était un de cette
espèce particulière, quelque peu indiquée au
début de ce récit. Préparé par nature à adopter
les extrêmes raffinements du style sans aban-
donner la vigueur de la pensée, il entrevit
presque aussitôt, au geste du « magicien
ès-lettres », en quels splendides matériaux
il pourrait tailler ses personnages.
De plus, à cette époque, extérieurement il
ne ressemblait guère à celui dont, trente ans
après, on a si souvent décrit l'agreste aspect,
et que fixa le burin de Bracquemond en
l'eau-forte admirable, reproduite en tète de
ce volume et qui retient aujourd'hui les visi-
teurs du Musée du Luxembourg devant cette
physionomie tourmentée et rêveuse de « pâtre
astrologue » selon le mot d'Emile Bergerat.
Vers 1860, — j'ai des photographies et je
décris fidèlement, — c'était un jeune homme
de taille plutôt élancée et très proportion-
née, d'une musculature dont la finesse n'abo-
lissait point la vigueur, au visage allongé,
— 4i —
plein sans lourdeur, au regard direct et pour-
tant chargé de méditation, à la chevelure soi-
gneusement calamistrée, séparée par une raie
de côté et massée avec art sur le front et la
tempe, aux joues arrondies et rasées, sauf une
très légère moustache avivant le dessin
remarquablement délicat de la bouche. Des
vêtements de coupe distinguée étreignent les
lignes de sa stature et de doubles breloques,
au bout d'un ruban de soie, ornant son gilet
savamment croisé, achèvent de lui donner un
air à la Rastignac. Enfin, devant l'objectif du
photographe, il n'oublia pas de mettre en
valeur ses mains sveltes, dont il fut toujours
assez coquet, même quand l'âge, et, surtout
une excessive nervosité, eurent raviné leur
finesse d'ivoires japonais.
Cette tenue était même une forte concession
à la simplicité de la part d'un fantaisiste en
accoutrements, pur dandy au temps de ses
vingt ans, qui, en son âge mûr, alors qu'il
aurait volontiers repris l'uniforme paysan, se
complaisait à raconter ses anciennes inven-
— 42 —
tions de toilette et ses costumes de fashiona-
ble risquant, sur les promenades toulousaines,
des gilets à la Robespierre, des redingotes
à collet, des spencers en velours, des panta-
lons brodés et constellés de boutons. Cette
crise d'élégance tôt passée, indifférent à tout
ce qui n'était pas aliment d'âme ou de pensée,
il dédaigna les questions de parure et, si,
lorsque je grandis et qu'il s'amusait de ma
haute taille dépassant la sienne, il demandait,
toujours épique et imaginatif, qu'on me con-
fectionnât « une robe fauve garnie de peau de
lion », il n'enviait guère pour lui que la peau
de bique des bergers. En vérité il ne la porta
point, malgré les dires de certains reporters
qui certifièrent l'avoir rencontré sur le boule-
vard en ce sauvage appareil, comme d'autres
prôneurs du document humain — c'était aux
beaux jours du Réalisme — prétendirent qu'il
se drapait d'une limousine de roulier. Il subis-
sait déjà, de son vivant, les embellissements
de la légende et si j'y contredis ici, c'est que,
émanant non pas de la franchise populaire,
- 43 -
mais d'une mesquine malveillance, ils ne sont
point en accord avec sa vraie nature, ennemie
de toute affectation de simplicité ou de
maniérisme.
L'apparition des Martyrs ridicules à la
fin de 1861 inquiéta peu le public et n'amena
pas le succès « si facile, d'ailleurs, à con-
fondre avec une vogue momentanée », mais
que Baudelaire souhaitait, 4 parce qu'il eût
été possible que l'auteur en reçût une exci-
tation nouvelle (1) ». Seulement l'attention
des lettrés fut attirée; Jules Janin écrivit
un article. L'auteur des Va-Nu-Pieds renia
toujours, obstinément, ces prémices de son
art qu'il ne consentit à rééditer qu'en 1880, à
Bruxelles, chez l'éditeur Kystemackers, à titre
de curiosité esthétique, avec un avis où il ne
ménage pas son premier-né.
L'interdit fut absolu, défense de toucher à
l'excommunié. Je regrette de ne pas avoir
désobéi à mon Père pendant sa vie; j'aurais
(1) Préface aux Martyrs ridicules, par Ch. Baudelaire.
— 44 —
su, lui voilant pour un instant son idéal de
perfection, plaider en faveur de « l'avorton »,
attachant, précisément parce qu'il réfléchit
avec une impitoyable exactitude une des
phases de l'àme humaine et qu'il est gonflé
jusqu'à la pléthore d'intentions et de vitalité.
L'ouvrant, j'eus l'impression d'avoir sous les
yeux un tronc d'arbre fendu en deux où serait
visible, par un jour de printemps, la grimpée
des sèves. Il est excessif, déréglé, impétueux
autant qu'un jeune fleuve débordant de la
fonte des neiges, mais ces exagérations
n'étaient-elles point de l'opulence, la preuve
d'une force et n'offre-t-on pas, à ceux qui
s'évertueront ensuite à vaincre les mêmes
obstacles, le plus efficace des réconforts en
leur montrant, quand on a gagné le som-
met, le ravin d'où l'on est parti?
S'il fit toujours la grimace à ce fruit de son
esprit, il ne se montra guère plus indulgent
pour le second, Pierre Patient qui, avec
deux volumes consécutifs, forme, dans la liste
de ses œuvres établie par lui-même, un qua-
- 45 -
drige étreint d'une accolade devant laquelle
il inscrivit : livres de jeunesse. Pierre
Patient eut aussi son histoire fort bien contée
par Jean- Bernard, en la préface que mon
Père lui demanda en i883, au moment de
publier ce révolutionnaire récit chez l'éditeur
Henry Oriol. J'en résume les points essen-
tiels.
Pierre Patient date de 1860. L'auteur
s'était lié avec Gambetta rencontré au Quar-
tier-Latin. Il y assistait, frémissant de
conviction et d'espoir, aux bousculantes
improvisations que le futur tribun proférait
devant la bande de ses camarades, au café
Procope et en d'autres coins où se groupait la
jeunesse républicaine du temps de l'Empire :
« Souvent, en applaudissant cet âpre Méridio-
nal qui nous gueulait les harangues volca-
niques de l'aîné des Riquetti k l'Assemblée
nationale et surtout celles de Danton à la
Convention avec un assaisonnement inouï de
foutre, de bougre et de nom de Dieu, nous
sentîmes passer en nos reins le grand frisson
- 46 -
des fièvres civiques d'un autre âge, et nous
tous, jeunes gens, écœurés par la platitude
générale, nous nous dîmes que l'Hercule de la
République et le tombeur de l'Empire avait
enfin surgi 'l}! »
Il retrouvait Gambetta aux bureaux de
X Europe de Francfort, « journal d'opposition
alors célèbre, écrit Jean-Bernard, rédigé en
France, publié en Allemagne, arrivant à toute
vapeur à Paris et dans lequel un groupe d'ir-
réconciliables, comme on disait à l'époque,
tirait sur l'Empire à travers les meurtrières
de la ville libre ». Dirigé par un bizarre et
intelligent personnage, un Moldo-Valaque,
Gregory Ganesco, il était rédigé par Ranc,
quant à la politique générale, Spuller, Flo-
quet qui rendait compte des tribunaux, Cas-
tagnary, critique d'art; Léon Cladel y don-
nait des pages littéraires sous le pseudonyme
d'Omikron et Léon Gambetta y fut chargé
des comptes rendus parlementaires.
Ex-va-nu-pieds Urbains \ \ Ri raux).
— 47 —
U ne forte affinité d'origines et de croyances,
sinon de natures, l'un étant aussi peu dégrossi
que l'autre raffiné en sa rusticité, unit ces
deux Méridionaux presque sortis du même
coin de France et qui gardaient, sinon des
parcelles de la terre natale à leurs semelles,
au moins sa chaude atmosphère autour d'eux.
Léon Cladel, tel qu'il resta jusqu'à son der-
nier jour, jaloux d'amitié entée sur une
estime réciproque et ensoleillée de la même
foi, dut assurément faire le rêve que celle-là
se fortifierait indéfiniment par la lutte en
commun, la confiance croissante, le partage
des coups et des lauriers que, lui par la
plume, l'autre par la parole, distribueraient et
remporteraient pour le triomphe de la Répu-
blique, semblables, tous deux, en cette lutte
morale, au couple de braves soldats quercy-
nois que célèbrent les Va-Nn-Pieds, sous le
nom allégorique d 'Achille et Patrocle. Mais
si le Montalbanais chevillé à son sol, et par
là même à la patrie entière, voua à celle-ci,
sans une heure de fléchissement, toute sa fer-
- 48 -
veur et son éloquence, le Cadurcien, mâtiné
de Génois et moins fermement enraciné,
dérailla vers un individualisme jouisseur et
les accommodements de l'opportunisme qui
révoltèrent son ami des purs jours de jeu-
nesse. Quand, pour l'écrivain, l'orateur ne fut
plus qu'un bourgeois enrichi, il lui décocha
de ces flèches que tous deux avaient autrefois
affilées de concert et lancées contre le monde
impérial. Ni son intérêt qui lui eût com-
mandé de rester l'allié d'un puissant compa-
triote, distributeur de places et de décorations,
ni l'incertitude de son sort d'artiste intransi-
geant, hérissé des mille difficultés de la vie
de famille, ne lui inspirèrent un seul instant
le pardon envers celui qu'il considérait comme
un renégat et dont « les défections sans ver-
gogne » l'atteignaient d'autant plus qu'au
fond il n'avait peut-être pas cessé d'aimer le
compagnon des premières heures. Sa recti-
tude instinctive ne lui laissait même pas
concevoir que cette indulgence intéressée
fût possible. Dans Crête-Rouge, il traduisit
— 49 —
l'impression produite par la tonnante parole
de « l'Outrancier », sur l'âme populaire et
les tourbillons d'enthousiasme que souleva ce
nouveau Mirabeau; mais plus tard, en un bref
récit, Ex-va-nu-picds, il détaille l'amertume
de sa déception devant la versatilité de « ce
coq transmué en gerfaut, de cet égal i taire
passé prince, de ce Brutus transfiguré en
César » qu'il ne voulut jamais revoir.
D'autre part je n'imagine pas que nul
politicien eut pu demeurer longtemps uni à
Léon Cladel. Sa construction mentale lui fai-
sait voir toutes choses en ligne droite; le
bloc de ses convictions politiques, une fois
formé, ne bougea jamais. Il avait la rigidité
de vision et le sentiment de l'absolu dont la
nature doue ceux qu'elle destine à l'établisse-
ment d'une doctrine. Ni les détours de l'évo-
lution, ni les contradictions de l'histoire et
de la logique humaine, ni même le souvenir
de ses premières croyances n'entamèrent le
métal de sa foi civique que symbolisait par-
faitement le glaive des armes républicaines.
— 5o —
Au point de vue philosophique il resta ce que
l'avaient faitses aïeux: un homme des champs,
dont lame rêva douloureusement au long des
siècles l'intégrale justice, et cette stabilité
produisait en lui un de ces contrastes qui
rendent complètement savoureuse une haute
individualité, en opposant à son perpétuel
perfectionnement de la forme esthétique
l'immuabilité de ses principes. Comment, son
cœur d'apôtre, brûlant des flammes de la
religion nouvelle telle qu'elle éclata en celui
des croyants de la Révolution, aurait-il admis
les essais et les tâtonnements même loyaux
des hommes de gouvernement, et les fluctua-
tions de la foule, et les soumissions aux néces-
sités économiques ? En lisant Pierre Patient
on sent combien l'acclimatement aux condi-
tions générales lui était impossible; l'idée
qu'il se faisait de la République apparaît là,
quant à la réalité de la forme gouvernemen-
tale, dans le même rapport qu'une tragédie de
Corneille avec la vie quotidienne. Elle s'éri-
geait à ses yeux, image lyrique, flamboyante
— 5i —
idole, « suite de tableaux à la David, mais
un David chauffé à rouge », et glorifiée par
lui avec cet éclat de coloris, grâce auquel,
disait Barbey d'Aurevilly, aussi monarchiste
que Léon Cladel était basiléophage, « il
rajeunit et splendifie les vieilles rengaines
républicaines quand elles lui tombent sous
le pinceau (" ».
Pierre Patient fut accueilli dans les
colonnes de Y Europe de Francfort à la date
de i865, cinq ans après avoir été composé
d'un premier jet; il y parut en feuilleton,
précédé d'une annonce que Gambetta dicta à
l'un des rédacteurs. A peine le dernier frag-
ment venait-il d'être imprimé qu'on apprit
en France l'assassinat du président Lincoln.
Un journal signala le romancier comme ayant
fait dans son œuvre « l'apologie du meurtre
politique ». Aussi bien il ne l'aurait pas nié le
signataire de ces lignes ingénuement impla-
cables, paraphrasant le fameux : Tu peux tuer
i B irbj . d'Aurevilly : « Un Rural écarlate » [Figaro du 4 mai 18721.
— 52 —
cet homme avec tranquillité : « Il est forgé, le
glaive rédempteur, et peut-être à Paris, ainsi
qu'à Rome celui de Brutus, entrera- t-il jusqu'à
la garde, et comme en une gaîne, dans le
cœur infâme de César ! »
La répression suivit immédiatement : par
décret, le ministre de l'intérieur interdit l'en-
trée du territoire de l'empire à la feuille de
Gregory Ganesco, et la loi sur la presse qui,
jusque-là, ne punissait pas les délits commis
à l'étranger, fut additionnée sur-le-champ
d'un nouvel article destiné à combler cette
lacune.
Entre temps, l'écrivain, que l'aventure
venait de mettre à l'index, avait travaillé avec
la rage voluptueuse des premiers élans d'un
talent en train de se former et qui produit
ses œuvres d'un trait, comme on écrit les
lettres d'amour. Non seulement il remplissait
ses cahiers de pièces de vers et de sonnets
que jamais il ne rassembla et dont plusieurs
ont la fermeté de petits blocs de marbre
sculptés par un adroit praticien, tantôt de
— 53 —
délicates guirlandes, tantôt d'un âpre pro-
fil (0; mais il accumulait des nouvelles, jetait
sur le papier l'ébauche de deux ou trois
romans et composait le Deuxième Mystère
de V Incarnation. De ces nouvelles, trois,
longues chacune d'une soixantaine de pages,
ne furent réunies en volume qu'en 1882, sous
le titre : L'Amour romantique, escortées
d'un avant-propos par Octave Uzanne, le
très fin investigateur des curiosités d'art et
de littérature, habilement choisi alors pour
la présentation de ce trio de contes exhumés
d'un lointain passé. Malgré la vivacité et le
délié du style, ce livre, où l'amour apparaît
tantôt un badinage auquel se mêle le sou-
venir des afféteries exquises de Théophile
Gautier, tantôt un cauchemar traversé de
satanisme ci la Baudelaire, annonce très peu
l'auteur du Bouscassiè et à! Ompdrailles .
Tout autre le Deuxième Mystère de F In-
(1) Voir, dans la préface de Jean-Bernard à Pierre Patient : Mon Ane;
dans celle d'Octave Uzanne à l'Amour romantique, deux sonnets de i85g
et 1861 ; à la fin du Deuxième Mystère : La Cabane.
— 34 —
carnation! L'intensité de vision et d'expression
s'y est singulièrement accrue ; le sens de
l'épopée que Léon Cladel devait posséder à un
si haut degré y retentit déjà dans le passage
où se trouve racontée la retraite de Russie;
ceci, Paul Bourget put le dire sans être taxé
de complaisance envers un aîné qui était aussi
son ami, dans la préface du roman offert au
public en i883.
On sent aussi que commencent à poindre en
l'artiste ses souvenirs d'enfance et les thèmes
originels : la retraite de Russie, c'est les
récits de son aïeul Quercy-la-Clef-des-Cœurs,
légionnaire de la République et de l'Empire.
Elle est à noter, cette insistance à donner
à toute production nouvelle, le commentaire
d'un écrivain presque invariablement choisi
parmi les jeunes. Lui-même s'en expliqua,
estimant que les débutants, moins encom-
brés de doctrines et d'idées arrêtées sur l'art
que ceux de sa génération, conservaient une
fraîcheur d'impressions plus délectable. Il
obéissait aussi à un autre sentiment, sachant
— 55 —
bien qu'en offrant à certains l'occasion de
placer auprès des siennes quelques pages que
son choix même prédestinait à être bonnes,
il les aidait à faire leurs preuves de chevaliers
es-lettres. Aussi, lorsqu'on l'interrogeait sur
la matière de ces introductions, répondait-il
chaque fois, laissant à autrui l'indépendance
qui lui fut toujours si chère : « Dites ce que
vous voudrez. »
Quoique jeune, Paul Bourget était loin des
commencements lorsqu'il composa les quinze
feuillets substantiels qui accompagnent le
dernier des livres de jeunesse de Léon Cladel ;
esprit déjà voluptueusement subtil et de
belle probité, il avait donné les Premiers
Essais de Psychologie contemporaine et nul
mieux que lui ne pouvait situer « ce très
étrange roman », à sa place exacte, et dans
l'œuvre complète de l'écrivain, et parmi la lit-
térature moderne. Il y montre parfaitement
comment l'art du romancier parnassien,
encore imbu de réminiscences, dadmiration
pour les devanciers et d'influence baudelai-
— 56 —
rienne passe, après cette curieuse élucubra-
tion, de 7 'arbitraire à F inévitable, c'est-à-dire
des combinaisons de l'imagination person-
nelle à l'interprétation de la réalité; com-
ment, enfin, il a trouvé le filon littéraire qu'il
devait exploiter le restant de sa vie, sans,
avec juste raison, craindre de l'épuiser. Qui-
conque étudiera Léon Cladel devra peser ces
déductions dont l'acuité n'éteint pas la cha-
leur, mesurée mais généreuse, et où la passion
des Belles-Lettres est contenue par un effort
de dignité aisée ayant ce charme fait de pos-
session de soi-même qui, jadis, revêtait
d'une si grande élégance les allures de l'aris-
tocratie.
D'après l'inscription terminale, leDeuxièm*
Mystère fut achevé à Bruniquel en Rouergue,
en 1861. Il m'est difficile de suivre dans ses
va-et-vient entre Paris et sa province le sou-
cieux rêveur que semblait en chasser, puis y
refouler par élans successifs, l'espèce d'inquié-
tude morbide dévorant tout artiste de fougue
à l'aurore de sa carrière, alors qu'en son àme
- 57 -
tourbillonnent les éléments en fusion qui,
bientôt, constitueront sa nature fixée et har-
monisée. Par un amour de la variété,
apporté jusque dans le moindre détail typo-
graphique de ses livres, et rappelant la fan-
taisie des Gothiques soucieux de ne jamais
répéter un chapiteau en une même église, il
les signait de tel lieu et à tel jour où elles
furent peut-être plutôt conçues qu'exécutées;
ainsi, plus tard, des pages composées toutes
à Sèvres furent datées de St-Cloud, du Bas-
Meudon, de Bellevue, de Chaville, de Ville
d'Avray où il les combina durant ses prome-
nades quotidiennes.
Je croirais donc, selon divers renseigne-
ments que, « aspiré par cette irrésistible
pompe pneumatique qu'on nomme Paris »,
retenu par sa pauvreté, accaparé par son
double travail de bureaucrate et de styliste,
sa collaboration sous le pseudonyme de
Pierre Patient à différents journaux et revues
parmi lesquels le Nain Jaune, il ne revint
chez lui qu'après plusieurs années de cette
— 58 —
existence citadine par laquelle le tissu de la
vie s'effiloche en tant d'inutiles et souvent
néfastes obligations. Oui, il dut rentrer au
bercail, ainsi qu'il le raconte dans Monta n-
ban-tu-ne-le-Saur as-Pas, fatigué, meurtri,
hésitant sur la netteté de sa vocation, le
cœur en déroute où les illusions de la jeu-
nesse et de la foi religieuse ne s'entassaient
plus qu'en poids mort, l'esprit surchargé de
lectures et de contradictoires aspirations que
sa plume ne pouvait déjà formuler et, tout
à coup, se trouver ébloui de tendresse devant
la douceur magnanime de la petite patrie
« qui est comme le cœur concentré de l'autre » ,
où balbutient de nouveau les voix de l'en-
fance et de l'insouciance, où une bonne vieille
mère vous accueille comme si on était encore
tout petit, mais auréolé de je ne sais quel
nimbe de secrète souffrance qui vous rend
plus cher à son amour devinateur,où les habi-
tudes d'autrefois vous reprennent, ainsi que
des enfants qui n'auraient pas grandi, en
glissant silencieusement leur main dans la
— 5ç • —
vôtre, où des brouillards se déchirent devant
l'ampleur des horizons auxquels les images
étrangères, interposées depuis des années, don-
nent du recul pour la contemplation. «Alors,
dit Paul Bourget, ce fut immédiat et défi-
nitif comme une évidence. Il découvrit d'un
regard sa propre personne, comme un amou-
reux qui se réveille, découvre en ouvrant les
yeux que son cœur est pris et que c'est pour
toujours. Il vit la terre de ses aïeux, les
gorges sauvages, l'ondoiement des feuilles des
antiques chênes, l'inépuisable abîme du ciel
d'où ruissellent les fécondations du soleil et
des pluies, les fermes éparses, les gens et les
bêtes le long des chemins et il s'écria : « Mes
Paysans ! » comme l'Énée de Virgile dut
s'écrier : « Mon Italie! » lorsque la ligne
basse de la côte se dessina sur l'horizon. Cette
œuvre à exécuter, le compagnon du Parnasse
en avait enfin la matière, il la tenait, il tenait
sa vie! Il allait écrire, non plus des impres-
sions apprises ou imaginées, mais celles de
son enfance et celles de sa race. L'élève de
— 6o —
Baudelaire se retrouvait le fils des ouvriers
du sol. Le raffiné cédait la place au rus-
tique... »
Seule, dans cette excellente notation, la
dernière phrase, à mon avis, sonne moins
juste. Le raffiné ne céda pas la place au rus-
tique, ni ce jour-là, ni jamais; il allait le
servir et depuis lors tous deux s'efforçant à
l'envi, marchèrent de pair jusqu'à la fin.
Au Moulin de la Lande, entre son père et
sa mère, Léon Cladel travaille dix-huit mois,
sous le jaillissement du sentiment et du style
coulant pour la première fois dans leur véri-
table lit. Il écrit le Bouscassiè et la Fête
Votive, en pleine nature, tel un peintre,
observant, retouchant, heureux de sentir enfin
l'expression s'adapter à l'idée et ne plus for-
mer avec elle que cette combinaison vivante
et saisissante : l'œuvre d'art. Féconde mé-
thode qui, plus tard, fut aussi celle de Camille
Lemonnier, composant, au cœur des bois de
Groenendael, son roman Un Ma le, hymne à
la terre wallonne, comme le Bouscassiè est
l'hymne à la terre cadurque.
Il y avait, dans notre maison de Sèvres,
— 62 —
une large table ronde dont le plateau s'ap-
puyait sur deux cadres entrecroisés et som-
mairement chevillés. Elle arriva de Mon-
tauban. après la mort de notre grand'tante
paternelle, Jenny Rozies, sœur cadette de
Pierre Cladel, avec quelques autres meubles
cités en une narration émue qu'inséra le Gau-
lois : Un Lot de Reliques. A cause de ses
dimensions et de sa fruste apparence, on
l'avait placée dans la cuisine, longue pièce où,
vers la fin de sa vie, le goût vint à notre
Père, non seulement de prendre parfois les
repas, même en compagnie d'amis intimes et
entouré de ses chiens, mais encore de polir
quantité de pages, tant lui plaisait cet humble
retrait éjoui du cuivre des casseroles, de la
flamme des fourneaux et du rouge carrelage,
où il retrouvait quelques rappels de la salle du
moulin de la Française et quelques-uns des
ustensiles familiers à son adolescence, près
desquels il souhaitait vivre ses derniers jours
ainsi qu'il y avait vécu les premiers.
Il célébra donc « la rondine », autrefois
— 63 —
offerte en présent de noces à Rose Cladel et
faite en bois de la Grésigne, la belle forêt qui
couronne les hauteurs du Rouergue, au-
dessus de Bruniquel : « C'est sur les planches
dont elle est formée que, durant les longues
soirées hivernales, en 1866, ci la lueur d'une
maigre bougie couverte d'un abat-jour vert,
lequel protégea fort peu mes prunelles,
obscurcies aujourd'hui, fiévreusement, en face
de mon Père alité qui, contraint à l'inaction,
se désolait de ses infirmités, lui, si vaillant à
l'ouvrage, je composai page à page, ligne à
ligne, le Bouscassiè, ce livre qui m'a valu le
pardon du chef de ma famille que j'avais
abandonné, fils ingrat, et dont le premier
exemplaire, appliqué selon sa volonté sur sa
poitrine raide comme un pan de marbre, gît
avec lui dans la fosse en laquelle il est couché. »
Ce solennel incident, c'était l'acte de repen-
tir de Montauban-Tu-ne-le-Sauras-Pas. Jus-
que-là il avait considéré son fils rétif en
incapable, en cerveau brûlé et ce n'est que
devant cette églogue où revivait la terre
- 64 -
d'Oc, où s'agitait la plèbe dont il était issu, ce
n'est que devant les éloges des journaux pari-
siens commençant la notoriété de l'écrivain
qu'il laissa percer enfin le pardon et la ten-
dresse. Paul Arène, un compagnon de jeu-
nesse et de maturité, a narré de sa plume
frémissante comme une aile de cigale, en y
mettant peut-être un peu d'aimable gascon-
nade provençale, comment on s'y prit pour
apprendre le succès de l'œuvre au patron de
la Lande.
« Envoie les articles à la Française, avait-il
dit à son ami.
— Hélas! mon père en ferait du feu, et,
même s'il les lisait, il n'en croirait pas un
traître mot.
— Même la Revue des Deux-Mondes?
— Même la Revue des Deux-Mondes! ...
Pour mon Père, il n'est qu'un journal, le
Petit /ou ruai; c'est le seul qu'il lise; tout le
reste ne compte pas. Ah! si je pouvais avoir,
par un moyen quelconque, quelque chose dans
le Petit Journal! »
— 65 —
Paul Arène s'entremit, insista auprès du
directeur de la célèbre feuille, Alphonse Mil-
laud, pour que, dans ces colonnes où n'avait
que faire la littérature, parut un article, un
vrai article concernant le Bouscassiè. Alphonse
Millaud, gagné par le plaidoyer d'Arène, et
cherchant à faire avaler à ses lecteurs un
compte rendu bibliographique en le masquant
d'actualité comme une pilule de papier d'ar-
gent, demanda :
« Le sujet du roman est, dites-vous, dra-
matique?
— Oh! très dramatique.
— Il y a un crime?
— Presque.
— Eh bien ! arrangez-moi ca en cause
célèbre... aussi palpitante que possible. Vous
raconterez l'histoire comme si elle était réel-
lement arrivée et vous révélerez seulement
que c'est un roman, à la fin, en disant le nom
de l'auteur. Qu'est-ce que ça peut faire au
père de Cladel qu'un article à la gloire de son
fils paraisse sous la rubrique : Tribunaux !
— 66 —
l'arrangeai donc tant bien que mal le Bous-
cassiè en cause célèbre, continue Arène. On
la trouva palpitante. Elle fit partout, particu-
lièrement en Quercy, un bruit énorme et,
deux jours après, une lettre annonçait à l'heu-
reux Cladel que les siens l'attendaient au
moulin de la Française et que le veau gras
était tué.
Ce n'est pas sans peine que le roman
parut. Après son achèvement et la mise en
pages de plusieurs nouvelles, l'écrivain était
brusquement retourné à Paris pour tenter de
publier son œuvre; il collabora au Boulevard
Ilhistrê, de Carjat; cà la Revue Nouvelle, de
Collignon, il donna \ Enterrement d'un
Ilote ', Achille et Batrocle (0 ; au Nain
Jaune, Y Hercule ' ; à la Revue française les
I [aux fortes à la pi unie - ; à la Situation où il
rencontra Jules Vallès et Arthur Arnould,
Bêtes et Gens, Triple-Croche - . Ces journaux
i Va-Ni -Pieds.
5ei :e Morceaux de Littérature.
Deuxième Mystère de l'Incarnation.
- 67 -
rétribuaient peu et nul ne pouvait insérer le
Bonscassiè que les rédactions plus opulentes
de nombre d'organes libéraux avaient refusé
sans même le lire.
L'artiste se décourage, traverse des heures
noires. Un jour, passant rue Neuve-des-
Augustins, devant les bureaux de X Étendard,
d'Auguste Vitu, avec, sous le bras, le manu-
scrit qu'ailleurs on vient de lui rendre une
fois de plus, il monte au secrétariat, l'offrir
• par acquit de conscience », ce suprême
prétexte de ceux qui n'ont plus d'espoir :
l1 'Étendard est ardent bonapartiste.
La semaine suivante on l'informe que le
roman est accepté; en feuilletons, il est telle-
ment remarqué que Auguste Vitu convoque
le nouveau collaborateur et, devant tous les
autres rassemblés : — Monsieur Léon Cladel,
vous remercie de l'honneur que vous avez
fait à X Étendard en lui apportant votre
Oeuvre.
L'apparition en librairie a eu lieu en 1869,
chez un jeune éditeur destiné à devenir rapi-
-«-
dément fameux par le choix des auteurs dont
il forma sa bibliothèque et paiTélégance typo-
graphique de ses volumes, Alphonse Lemerre.
Le livre, en sa robustesse et sa grâce
sauvages, parut d'une saveur inédite. On
prétendit que le prosateur, sans ombre d'imi-
tation, avait renouvelé le sentiment, le charme
et la fraîcheur de Longus. Le Bouscassiè et
sa fanille s'adjoignirent aux couples célèbres,
symbolisèrent l'amour aux champs, en <<; cette
merveilleuse idylle où, d'après M. J.-K. Huys-
mans ■ . se trouvent réunis comme par miracle
le premier jet de l'ébauche, la fleur de ton de
l'esquisse et le fini de l'œuvre la plus par-
faite ». Ce n'était pas la première fois qu'un
écrivain français faisait chanter lame paysan ne
mais qu'il en extrayait autant de poésie en
mettant les gens de la terre sur le même plan
que tous ceux qui, jusqu'alors, avaient semblé
seuls dignes des préoccupations de la litté-
rature.
République des Lettres.
- 69 -
Le Bouscassiè marque une étape comme
Madame Bovary /l'un et l'autre introduisirent
sous le dôme de la Fatalité deux types nou-
veaux : ici la femme de province, là l'homme
de la glèbe. Gustave Flaubert et Léon Cladel,
en résumant — et par des moyens si divers —
les milieux inexplorés où le sort les plaça, les
proposèrent aux études artistiques. Depuis
lors, combien pullulèrent de sous-multiples
de Madame Bovary et du Bouscassiè sans
qu'on s'en soit senti redevable à ces deux
grands fournisseurs de neuf!
Insouciant artisan qui n'attache de valeur
effective qu'à la réalisation de l'effort et ne
pressentant point quel intérêt présenterait
pour ses enfants et ses amis la collection des
articles qui le concernaient, mon Père n'en
garda aucun ; beaucoup plus tard une main
soigneuse en retint quelques-uns, découpés
dans les feuilles de l'époque. En vérité, par
ces temps où naissait la mode de la réclame à
outrance qui, aujourd'hui déjà, commence à
se détruire elle-même, — tel feu d'éloges
7o
allumé en un coin de la presse étant aussitôt
repoussé par tel autre feu ronflant au coin
opposé, — en ces temps de boycottage de
l'artiste au profit de l'arriviste, jamais le
sévère et probe ouvrier de lettres que fut Léon
Cladel ne tenta la moindre diminuante
démarche pour faire parler de lui. Il arrivait
même que de copieux panégyriques étalés en
bonne place le laissassent étrangement indif-
férent, mais qu'une lettre vibrante de l'un de
ceux qu'il aimait et admirait, ou même d'un
lecteur inconnu, l'emplit d'une joie dont la
chaleur baignait toute sa journée de labeur,
— surtout si elle provenait d'un compa-
triote. Il parcourait la foret littéraire en pâtre
solitaire paissant ses pensées, avec, autour de
lui, la foule de ses paours, inattentif aux
bruits qui n'étaient pas leurs voix, insensible
au frôlement des ramures, ne tressaillant vrai-
ment dans les profondeurs de son être que
touché par les branches d'un chêne du pays
natal.
La puissante chauffe cérébrale d'où sortit
le Bouscassiè produisit encore coup sur coup
la Fête Votive de Saint-Bar tholomée Porte-
Glaive, les deux tiers des Va-Nu-Pieds,
lebauche d'Ompd railles le Tombeau-des- Lut-
teurs et de Celui de la Croix-aux-Pceufs, un
acte en vers, V Ancien, et une quinzaine de
sonnets.
Ce fut sur la Fête Votive que le romancier
s'acharna d'abord, débridant sa fougue, puis
reprenant, revisant avec une indéfectible
patience, au moins imprévue chez un être
tout d'instinct et d'emportement, mais ayant
vite découvert la méthode, à laquelle il fut
toujours fidèle, d'unir ces dons contradic-
toires : l'improvisation et l'élaboration concer-
tée, en un alliage où il s'ingéniait à ne rien
céder à l'un au détriment de l'autre. Dès le
Bouscassiè, préoccupé par l'unité de compo-
sition, il a supprimé l'habituelle division du
roman en chapitres, tout arbitraire, selon
lui : la vie est continue, sans scissions;
l'œuvre d'art doit reproduire cet ensemble
ininterrompu. Il y parvient, au prix de quels
efforts! Le renouvellement des transitions,
l'aisance des passages, la conjonction plau-
sible des événements, détails que le lecteur
perçoit seulement par l'impression d'harmonie
générale, mais qui coûtent sang et eau à
l'opiniâtre chercheur de beauté, dont le bon-
heur réside, après tout, dans ce jeu un peu
meurtrier.
En ces années de fécondité, il perdit ses
deux professeurs d'énergie et d'art : Bau-
delaire mourut en 1857, Pierre Cladel en
1869, sans que le premier ait pu, au chagrin
profond du disciple, constater la pleine
poussée du talent que sa prescience annonça.
Une scène, bizarre et belle de ce drama-
tique que la nature prodigue et que seuls
retrouvent de rares artistes, marqua les der-
niers jours de Montauban-Tu-ne-le-Sauras-
Pas. Se sentant tout près de la fin, usé par
cinquante ans de travail sans répit, il voulut,
énergique jusqu'à la dernière heure, vendre
lui-même, au meilleur compte, le domaine de
la Lande, acquis avec au moins autant de per-
7^>
tinacité et de patience que d'argent et sachant
bien son fils, ce rêveur, inapte à le conserver
et à le faire valoir. Son mal empirant, en
hâte on manda sur son ordre l'acquéreur et
le notaire. La Lande est située dans le canton
de la Française, arrondissement de Mon-
tauban. Le tabellion, chargé des affaires de
Lierre Cladel, étant fonctionnaire de la com-
mune de Moissac n'avait légalement pas le
droit d'instrumenter sur un territoire auquel
ne s'étendaient point ses pouvoirs judiciaires.
Pour que l'acte de vente fût valable, il fallut
que l'agonisant se levât du lit où il frissonnait
de fièvre, qu'on le transportât, emmailloté
de couvertures, dans la carriole de l'officier
ministériel, sur la route de Moissac. Ce fut
dans cette voiture, devant deux témoins et
son unique descendant, en face de ce bien qui
représentait toute sa vie et dont il mourait,
qu'on lui lut l'acte, qu'on lui compta le prix
convenu en espèces sonnantes, qu'il signa à
grand' peine de sa main défaillante, guidée
par l'un des assistants. On le ramena au
— 74 —
moulin; il se coucha de nouveau pour ne
plus se relever. Quatre jours après il expirait
et les siens l'inhumèrent au petit cimetière
du village de Lune] où, souvent, son fils
revint songer longuement sur la pierre tom-
bale, étreinte par les ronces et pressée par les
herbes qui rendent si pittoresquement mélan-
coliques ces champs de repos, perdus dans les
provinces.
Emportant à jamais vivace le souvenir du
rigide plébéien dont il s'enorgueillissait à pré-
sent d'être sorti et du morceau de terre qu'il
ne possédait plus, mais qu'il allait faire
revivre sous les inépuisables caresses de son
style, Léon Cladel se fixa définitivement à
Paris, « la goule si cruelle aux âmes naïves »
qu'il aimait, cependant, pour tout son passé
d'héroïsme et où combattaient ses aines et
ses camarades de lettres.
La Fête Votive était achevée, avait paru
en feuilleton au Constitutionnel, journal
d'idées absolument opposées à celles de l'au-
teur; il y avait reçu quand même bon accueil,
comme il lui advint fréquemment au cours
de sa carrière, les organes du parti con-
servateur se montrant, en général, par
une curieuse contradiction, beaucoup plus
empressés d'accepter sa prose que les feuilles
radicales. Le roman, encore en cours de
publication, provoqua un Premier-Paris de
Louis Yeuillot, le célèbre pamphlétaire qui
prodiguait peu l'eau bénite sous forme
d'éloges à ses contemporains, notamment à
ceux qui ne partageaient point ses convictions
de catholique. Il y combattait la vision per-
sonnelle de l'auteur, quant au paysan, mais il
glorifiait son art, en relevant des traits que
« La Bruyère aurait pu avouer et même
envier, car ils vont plus à fond ».
Trois fois, Alphonse Lemerre se prépara à
lancer le volume; il fut arrêté par les agita-
tions politiques qui se produisirent en
avril 1870, par la guerre, enfin par la Com-
mune, jusqu'en août 187 1. « Paris décapita-
lisé, saccagé, bombardé, fumait encore et la
terreur versaillaise y sévissait telle qu'un
fléau. »
- 76 -
Ce livre qu'épanouit dans la tourmente la
force indétournable du travail, fait songer cà
ces maisons de nos campagnes qui arborent
naïvement, comme date d'érection, 1814, ou
181 5, celle d'une des plus terribles phases
françaises; il fut accueilli avec un succès sur
lequel l'auteur était peut-être celui qui
comptait le moins. Il l'avait écrit avec l'irré-
sistible entrain ingénu d'un conteur des Mille
et l rne Nuits, sans la moindre préoccupation
du public ou de quoi que ce fût, en dehors de
sa conscience d'artiste; mais il distinguait
confusément qu'un nombre restreint d'ama-
teurs pouvait seul s'intéresser cà ces deux cents
pages, description farouche d'une bataille
au village, symphonie guerrière que nulle
intrigue dramatique ni amoureuse ne rompt,
où c'est uniquement par l'attaque du récit, la
plantation des personnages, la mêlée de leur
foule en appétit de carnage, que se maintient
et s'exaspère l'intérêt.
C'était la première production artistique
se manifestant après le drame national de
— / /
1870-71 et par cela d'autant plus remarquée;
le nom du romancier s'inscrivit définitive-
ment dans les mémoires. D'autre part, quel-
qu'un se chargea de le signaler de telle sorte
que les plus durs d'oreille ne pourraient
désormais l'oublier.
Il y a trente-cinq ans un talent hautain
inspirait encore le respect; on ne l'évaluait
pas, surtout par le montant des droits
d'auteur; on ne le sommait point d'appar-
tenir à tel ou tel parti politique. Si l'on pos-
sédait des croyances absolues, on n'était pas
entaché, du haut en bas de l'échelle intellec-
tuelle, de l'épuisant sectarisme qui fait
aujourd'hui de la France un pays mi-partie
où l'on vise à une réciproque destruction
mentale.
Lorsqu'un des monarques de la critique
d'alors eut sous les yeux le poème en prose
de la Fête Votive, il ne se demanda pas s'il
convenait de garder le silence sur un homme
dont le credo philosophique se révélait totale-
ment opposé au sien. Il se laissa émouvoir
- 78 -
par ce culte à la grande et belle Nature qui
dilatait pareillement son àme, séduire par
cette turbulente vision des preux de la glèbe,
réjouir par l'audace du récit, le nerf de la
langue fourbie avec une passion qu'il connais-
sait bien, et, n'écoutant que son sentiment,
il salua pompeusement ce nouveau guerrier
au royaume de l'art, où sa propre plume
avait déjà fait de si éblouissantes trouées.
Barbey d'Aurevilly, rédacteur attitré du
Figaro \ en décidant d'y consacrer une chro-
nique à la Fête Votive ' , axait bizarrement
choisi l'endroit. Le célèbre journal, qui inséra
quelques années avant le Nomme Quoi ici,
/irai le Dompteur, ces intransigeantes nou-
velles recueillies depuis dans les Va-Xu-
Picils, répudiait à ce moment tout libéra-
lisme. Il était donc certain qu'il refuserait
net une page en faveur d'un grondant répu-
blicain. La difficulté ne devait qu'exciter la
majestueuse malice du Chevalier des Tou-
/ - aro du ] mai 187
— 79 —
ches devenu journaliste. Il remit sa copie
à la dernière minute, annonçant un érein-
tement à tout casser, un abattage dont ne se
relèverait jamais celui qu'il coiffait du titre
de son article : Un Rural Écarlate, en quoi,
sans doute, le rédacteur en chef vit, non pa-
nne couronne mais une mitre d'infamie. Le
lendemain, Léon Cladel, exalté et ravi, lisait
les deux colonnes qui le glorifiaient.
Par une attention dont il faut le louer,
Jean Bernard, dans la préface de Pierre
Patient, a reproduit en entier le morceau,
grâce auquel le magnifique, mais peu fortuné
Barbey d'Aurevilly risquait, tout simple-
ment, de perdre sa situation.
Le n'était pas une page de critique déduc-
tive que celle où il prodiguait à son cadet de
lettres des caresses rudes comme le vent des
côtes cotentinoises, traversées de plus d'un
coup de lanière quant à son radicalisme. 11 y
donnait l'aperçu d'un talent très neuf, qui
l'enchantait, parce que, lui aussi, ce Nor-
mand, et selon son mot, il adorait le paysan.
— 8o —
Louis Veuillot, esprit moins intense, s'était
mépris aux accents corrosifs du descripteur,
allant fouiller de sa griffe lame et le cerveau
de ses « pacants » et dressant le compte de
leurs qualités et de leurs vices avec une joie
d'avare. Il avait pris pour de la haine ce
furieux amour : « les amants irrités sont ter-
ribles ». Barbey d'Aurevilly, atteint de la
même grandiose manie, se félicitait de décou-
vrir « un génie de terroir, essentiellement
autochtone », dans cette œuvre, plus tableau
que livre, qui « par la couleur et le style
rappelle Rubens et Rabelais. «Je tiens à hon-
neur pour M. Cladel, ajoutait-il, établissant
noblement la généalogie de cet art, comme
1» air le prémunir à jamais de tout forlignage,
je tiens à honneur de lui signaler son origine
et je veux qu'aristocrate en art, ce républicain
en politique, soit fier, comme un paon, d'avoir
de tels aïeux ! »
Rubens peut-être, Rabelais sûrement.
Maintes fois l'analogie m'a frappée au cours
de mes lectures. La recherche du termevivant,
— 8i —
sa mise en valeur et en saveur, la surabon-
dance des vocables puisés à toutes sources,
empruntés aux dialectes nationaux ou aux
formations locales, pris aux anciens lexiques
ou agencés de toutes pièces, mais en se con-
formant soigneusement au génie de la langue ;
le goût des querelles et des batailles où
triomphent la fougue et le bon sens narquois
du populaire, celui des discours qui assem-
blent la pompe et la farce, la condensation
de l'action autour de ces quelques motifs
éternels de l'épopée: combat, ripaille, palabre
et luxure, voilà les liens qui rattachent indis-
cutablement le romancier du XIXe siècle à
son superbe aïeul du XVIe.
Barbey d'Aurevilly ne fut pas le seul à
évoquer le souvenir de Rubens, à propos de
la Fête f 'otive de Saint-Bartholomée Porte-
Glaive, comme en témoigne la lettre suivante,
d'Henri Taine, écrite trois ans après. Elle
montre, aussi, combien les grands esprits de
cette époque unissaient le sérieux à la confra-
ternité. Ils trouvaient le temps, ces décon-
— 82 —
certants travailleurs, de peser leurs lectures,
d'en dégager des considérations générales,
d'en écrire longuement hors leurs ouvrages,
coutumes qui se raréfient aujourd'hui, par la
force des choses plus, peut-être, que par la
faute des hommes,, jusqu'à éteindre nos tra-
ditions de civilité.
21 mars iSjd.
Monsieur,
fe vous suis fort obligé du plaisir que vous
m'avez donné. L'auteur de la Fête Votive est un
véritable artiste; il a un tempérament de colo-
riste, un vocabulaire riche et complet, une verve
et une force de passion singulières, la vue du détail
et le sentiment du relief. J'ai vu le paysan en
beaucoup d'endroits de la France; celui du
Quercy semble, d'après votre peinture, plus âpre
et plus violent que partout ailleurs; cela tient-il à
la façon de peindre ou à la chose elle-même? Je
n'en sais rien; mais, quoi qu'il en soit, je tirerai
de votre ouvrage des conclusions contraires aux
— 83 —
vôtres. Il me semble que si j'étais chef de gouver-
nement, mon premier soin, après vous avoir lu,
serait de doubler chez vous le nombre des gen-
darmes. Contre des passions aussi brutales, aussi
avides, il n'y a de répression que par la force ; vos
paysans lâchés et livrés à eux-mêmes s'entredé-
v< aéraient; ou mieux, ils prendraient le Mage pour
roi, celui-ci terrible Xapoléon du Ouercv ; et
notez qu'un dictateur local est deux fois pire qu'un
dictateur lointain. La distance adoucit toujours le
gouvernement, parce que les envovés, sorte de
colonie mobile, n'épousent pas les rancunes et les
rivalités du pays; ils jugent arbitrairement, ce qui
le seul moyen de faire à peu près justice. Mais
je veux croire que votre talent, qui est un cheval
de race, vous a emporté ; de même Rubens dans
la Kermesse; après une bataille comme celle que
vous décrivez, il devrait y avoir une cinquantaine
de morts, et, sauf quelques os cassés, tous vos
- -en vont gaillards. J'espère donc que vos
paysans sont en fait moins sauvages, plus sem-
blables à nos villageois de la Champagne, de la
iuce, de la Brie, de la Normandie, de la Flan-
e, de la Savoie où j'habite, et cela me donne
l'espoir de voir un jour le gendarme moins néi
saire et la liberté plus à portée. Une liberté autre
- 84 -
que celle que vous demandez; j'ai passé ma vie
dans l'histoire, j'étudie maintenant la Révolution
française et cela m'a convaincu qu'on ne détruit
dans l'homme ni l'imagination, ni la tradition, ni
l'habitude, ni le passé.
V'iérz, Monsieur, avec mes remerciements très
vifs, l'assurance de mes sentiments très dévoués.
H. Taine.
Léon Cladel a trente-six ans. Ses portraits
ne le présentent plus ni en gandin, ni en
clégiaque à la Musset : par je ne sais quel
caprice, il a fait raser net sa crinière roman-
tique ; il est robuste, voire corpulent; son
regard dru, perçant, qu'amolliront bientôt
les tendresses familiales, ne reflète que son
rêve fanatique de droiture morale et de jus-
tice ; des lumières implacables brillent sur son
front, le geste de ses bras croisés est dur et
volontaire : on dirait un conventionnel sans
la perruque. Il est, en effet, arrière-neveu
de Jean- Bon- Saint- André; il l'est aussi d'un
— 85 —
irréductible royaliste qui, guillotine pendant
la Terreur, un jour de neige, cria, sur l'écha-
faud, son bonheur de mourir « quand la terre
entière portait la couleur de son drapeau ! »
Lecrivain est en pleine maturité. Il y a
des talents qui ne livrent leurs plus beaux
fruits qu'à la fin de leur vie; lui donnera les
siens en la brûlante période de son été. Les
Va-Nu-Pieds sont composés; il en tient
le titre, longuement, obstinément cherché
à travers synonymes et à-peu-près dont,
avec son cordial assentiment, s'empareront
des amis et des puînés de qui la pensée
errera par les mêmes régions de pitié : Les
Désespères, les Ignorés, les Meurt-de-faim,
les Humbles, les Dos-Voûtés, les Larmes à
l'Œil, les Maudits et bien d'autres qui, plus
tard, encore aiguisés, lui serviront cà lui-
même : Gueux de Marque, Héros et Pantins,
Raca, etc. Il a publié en feuilleton deux nou-
veaux romans, V Homme de la Croix-aux-
Ikvufs, troisième chanson de geste de son
cycle paysan, et Ompdrailles ; auprès du texte
— 86 —
définitif, ce ne sont là que des esquisses, des
terrains tout juste défrichés sur lesquels il se
courbera des ans.
Il n'a pas encore pu se défaire du modeste
emploi qui lui assure gîte et pâture; tout un
temps ses pensées les plus graves ont été
absorbées par le sort de la France profanée
et déchirée; il a vécu les jours effroyables de
la Commune à laquelle il se mêla, prenant, à
l'instar de ses ancêtres, « parti pour la
canaille »; un instant, suspect à ses coreli-
gionnaires sur une infâme dénonciation,
arrêté, il est aussitôt relâché pour tomber
dans un parti de Yersaillais; la seconde fois,
il n'a dû sa sauvegarde qu'à sa carte d'em-
ployé à l'Hôtel de Ville, signée Jules Ferry.
Le calme revenu, il se marie, il épouse
« une musicienne du pays des Eaux », ainsi
que, quelques mois auparavant, le lui annonça
une prédiction — à laquelle il crut — de la
fameuse cartomancienne, Mme Moreau, sa
voisine, en la vieille maison de la rue de
Tournon, qu'il habitait alors, et où, en ce
- 87 -
moment, le hasard nous fait demeurer à
notre tour.
Ce mariage ne se bâclera pas à la pari-
sienne,par le rapide lunch, fastidieux et banal,
après les formalités laïques ou religieuses.
Les simples et les sincères ne se marient
qu'une fois; l'acte comporte quelque solen-
nité, et voilà des épousailles à la mode pro-
vinciale, avec le long repas, que pare de
gravité et de cordialité la présence des parents,
d'amis, de compagnons; c'est devant eux,
bien plus encore que devant l'officier civil,
que le Quercynois, gardant le culte de la
famille, veut prendre femme, fièrement et
loyalement; mais ses pairs ne sont plus les
cossus paysans gascons; ce sont, comme lui,
de solides et fins laboureurs des domaines du
Beau; il y a là Jules Claretie, Armand Sil-
vcstre, Paul Arène, Arthur d'Echérac, Adrien
Hébrard, Alphonse Lemerre, Etienne Carjat,
Louis Mullem, son beau-frère, le futur nar-
rateur des Contes ci' Amérique... Il y a même
un personnage à quatre pattes, très laid, jap-
— 88 —
pant, bondissant, baffrant, exigeant, encom-
brant, obsédant, insupportable, le noir Ratas,
aimé de son maître, qui ne saurait vivre sans
lui ce chapitre en action de la Kyrielle de
chiens; le matin, tenu en laisse, il fut à la
mairie, où un témoin eut quelque peine à se
le faire confier, tandis que le maire posait
les inesquivables questions.
Léon Cladel s'est formé des amitiés dans
le monde artistique; il se rend parfois
auprès de Flaubert, de Barbey d'Aurevilly,
de Théodore de Banville, d'Edmond de
( ioncourt; il rencontre chez Lemerre, Leconte
de Lisle, Sully Prud'homme, Jose-Maria de
Ileredia, Léon Dierx, Eugène Ledrain, s'est
lié avec Alphonse Daudet, Emile Bergerat,
Ferdinand Fabre, Stéphane Mallarmé, Fran-
çois Coppée, Huysmans, Henry Roujon,
dont la jeune érudition littéraire le charmait,
et plus tard Paul Bourget; il va souvent chez
Victor Hugo, soutient à cœur perdu des
questions d'art contre Emile Zola, promène,
rarement, il est vrai, en ces réunions
- 89 -
intimes « d'aristocrates de la plume, du burin
ou du pinceau », sa spéciale physionomie,
encore transformée, que vient de fixer une
alerte et très chaude étude de Carolus Duran,
où le visage d'ambre vivant s'encadre de che-
veux noirs, redevenus longs et souples.
L'essence de sa vie reste le travail, toujours
le travail. Il veut que sa femme s'en mêle;
est-ce qu'aux champs l'épouse ne seconde pas
vaillamment l'époux? Il l'habitue à la copie
des manuscrits, dont son presbytisme crois-
sant d'écrivain fait d'affolants grimoires, des
gageures de patience japonaise, tracés, dirait-
on, delà pointe d'une épingle en impercep-
tible écriture serrée; il la dresse à la revision
des épreuves, à la poursuite du mot impro-
pre; si, par malchance, l'un, l'autre, échap-
pant à l'œil de la correctrice, est irrémédia-
blement reproduit par l'imprimerie, les plus
orageuses imprécations retentissent, les dieux
païens et chrétiens essuient des décharges
de ronflants blasphèmes, d'extraordinaires
fusillades de jurons portés à des puissances
— 9° —
incalculables, qu'il ne réservait pas unique-
ment pour ses livres : « Mille milliards de
tonnerres de Dieux! me voilà déshonoré! »
lui ai-je entendu crier, dans un accès de rage
désespérée, à propos d'une erreur de genre
aperçue trop tard, et facilement commise, le
mot incriminé étant féminin, en patois
occitan, et masculin en français. N'a-t-on pas
raconté que, devant analogue mésaventure,
Gustave Flaubert avait incontinent subi une
attaque de jaunisse?
C'est par ce souci cuisant et délicieux, où
les affres de la production se mêlent à celles
de la réussite en un grisant supplice, auquel
nul ne voudrait renoncer, je pense, une fois
qu'il l'a connu, que furent créés les Va-Nu-
Pictù, ces douze nouvelles jaillies, non pas
de l'àme de douze apôtres, d'un seul, propa-
geant éperdu ment sa foi dans les humbles
et dans leur prochaine conquête de la justice.
Parmi elles, les Auryentys, cette églogue,
fervente comme un tableau de primitif,
célébrant encore une fois la terre et ses fils;
— 9i —
Mon tauban - Tti-ne-Ie-Sauras-Pas , peut-être
la plus émouvante, ex-voto d'amour filial,
écrite en la capitale quercynoise, à la date
de 1872, dans la maison du faubourg de
Ville-Nouvelle, sur la table du moulin de la
Lande, devant laquelle, dit l'artiste, « en la
voyant, la pieuse idée me vint, là même où
l'.ipre tâcheron mon père, avait tant de fois
produit des chefs-d'œuvre : avaloires, selles,
sous-gorges et licols, brides et colliers, d'en
créer aussi, moi, sur elle, un, au moins un,
et j'y parvins, ah! ma foi, j'ai de temps à
autre quelque accès d'orgueil, aujourd'hui,
par exemple f" ».
L'abondance des comptes rendus et des
lettres de confrères fut, pour lui, la récom-
pense supplémentaire à sa satisfaction d'avoir
exécuté l'œuvre telle, cà peu près, qu'il lavait
souhaitée. De ces lettres il n'en survit guère;
Léon Cladel les accumulait dans ses poches,
dont il les retirait, parfois, afin de les com-
Un Lot de Reliques, Gaulois.
— 92 —
muniquer à un ami ; là, formant une sorte de
cuirasse sympathique à ce cœur qui ne battait
que pour l'art, à la longue elles s'usaient une
à une ou finissaient par s'égarer. Je n'en ai
guère retrouvé, concernant/^ Va-Nu-Pieds,
qu'une d'Edmond de Goncourt, intéressante
non seulement quant au livre, mais au point
de vue général de la littérature et à la manière
si différente de deux prosateurs d'égale con-
science.
Dimanche, ~ décembre 1873.
M< nisieur,
[e vous remercie de la lecture de votre puissant
livre. En ce temps de littérature chlorotique, votre
style échauffe, élève le pouls, donne la bonne petite
fièvre après laquelle courent les lettrés dans leurs
lectures, [e ne vous ferai pas de compliment de
votre sentiment naturiste, cela a déjà été fait par
d'autres que par moi; cependant, vous avez dans
Y Enterrement Sun Ilote, une page, une page que
- 93 -
les plus grands seraient fiers d'avoir signée. Ce
qui me trappe surtout chez vous, en dehors de la
force, de la musculature, c'est la faculté créatrice,
la faculté de faire des bonhommes vivants, grouil-
lants — et ce n'est pas commun. Une autre qua-
lité qui ne court pas encore les bouquins et les
pièces de théâtre et que je rencontre chez vous à
un degré tout à fait supérieur, c'est le dialogue, la
vraie photographie de la parole avec ses tours, ses
abréviations, ses ellipses, son essoufflement pres-
que. Votre phrase parlée ressemble à une voix
qu'on écoute et je n'ai encore écouté cette voix que
dans les légendes de Gavarni et les morceaux dra-
matiques de passion du grand Hugo. Vous parle-
rai-je de quelques études où j'aimerais mieux que
l'artiste fût moins homme politique... mais je suis
un sceptique mâtiné d'un affreux réactionnaire...
Ma vraie critique, la voici. Je trouve que le relief
donné clans votre livre aux choses parisiennes est
un relief un peu trop coloré, trop vermillonné,
trop claquant, un relief de choses frappées du plein
eil du midi et qui n'est pas le relief de nos
visages pâles et de nos rues jaunes. Pour moi le
relief à trouver - ce n'est pas facile et j'en sais
quelque chose — c'est dans le gris, dans le neutre,
dans les tons d'une certaine grisaille que j'ai vue
— 94 —
de Géricault, où l'on sentait sous ces deux seules
couleurs — du noir et du blanc — un coloriste de
tous les diables.
Agréez, Monsieur et cher confrère, l'expression
de mes plus vives sympathies.
Edmond de Goncourt.
Le chantre des Va-Nu-Pieds sut alors ce
que c'était que la vogue. Les grands jour-
naux accueillaient sa copie, de moindres
feuilles en demandaient, d'autres en repro-
duisaient. Ce lui fut une douceur, un large
coup de lumière; cela aurait pu être, pour un
caractère moins trempé, moins désintéressé,
moins extraordinâirement détaché de l'am-
biance, un danger et le plus dangereux des
dangers, celui qui se cache sous les sourires.
Mais il n'en reçut que « l'excitation nouvelle»
dont avait parlé Baudelaire. Pas un instant,
il ne songea à produire hâtivement, au détri-
ment de la pureté de la forme; pas un instant,
il ne fut tenté de ralentir ses patientes, et
soin ont épuisantes, recherches d'alchimiste
— cp -
de la langue et, au lieu de profiter de
l'engouement pour bâcler quelque narration
facile, il passa cinq ans à élaborer Celui de
la Croix-aux-Bœufs .
Il en avait rapidement trouvé la ligne géné-
rale; des 1867, l'aventure d'Ambrôsi Poppis
parut en feuilleton au Corsaire. Déjcà, en 1868,
il se rend compte de l'insuffisance de la réali-
sation, comparée cà ce qu'il a projeté et, à
Cherbourg, chez un ami, il récrit le livre tout
entier. Le moment venu de la mise au point,
pour le volume, il fut de nouveau frappé de la
longueur de l'exposition, de la mollesse du
dialogue et s'aperçut que tout ce qu'il y croyait
concentré d apreté, d'amour, de violence et de
haine était demeuré dans ses réservoirs men-
taux. Le voilà, défrichant, labourant à nou-
veau, sapant des fragments entiers, serrant
l'image, traduisant cent locutions de dialecte
aquitain dont il veut conserver, dans le fran-
çais de La Bruyère et de Rousseau, la chaleur
et la limpidité d'alcool. Une troisième version
est prête. L'essai en est fait à haute voix,
— 96 —
épreuve redoutable et neuve, par laquelle
l'oreille et l'œil, aussi vivement affectés
que l'esprit, donnent des impressions toutes
différentes de celles dues à la lecture silen-
cieuse. Le styliste reconnaît que ce n'est pas
encore ça, s'en assure à coups de questions
rageuses, auprès de son auditrice accou-
tumée et, après la réponse concordante,
s'exaspère, lance les feuillets par la chambre,
la plume au feu, l'encrier au plafond, qui
resta longtemps étoile de taches noires, crie,
tonne, tempête, jure que jamais plus il ne
tracera une ligne, qu'il s'en ira au diable,
fainéanter en un coin du Ouercy ou dans un
trou perdu d'Espagne. Puis, le jour suivant,
contracté, colère, enfiévré, halluciné, sem-
blant se colleter avec les rustres qu'il évoque,
il se remet désespérément à la tâche.
La naissance de certaines œuvres, comme
celle de certains êtres, s'accompagne de trou-
bles et de signes particuliers, et ceux-là
deviennent plus chers, à qui les engendra,
de toutes les douleurs qu'ils lui coûtèrent.
— 97 —
U Homme de la Croix-aux- Bœufs ', remanie
mot à mot, est au tiers composé; l'écrivain
sent poindre en lui la joie de la certitude: ses
audaces linguistiques inédites et ses soins
infinis font de sa prose une trame résistante,
flexible, précise comme un tissu d'acier et bril-
lante; mais, à ce métier qui entraîne une
continuelle surexcitation nerveuse, sa santé se
délabre, de torturantes crises d'estomac sont
le dénouement des journées d'étude. Une cure
est plus que nécessaire, cure de repos, surtout.
Il se décide à partir pour Vichy, à laisser à
la maison le manuscrit inachevé. Hélas!
lorsqu'au retour, k peu près rétabli par les
bienfaits des eaux de la Grande-Grille, il jette
un regard de convoitise sur la table de travail
à laquelle il s'assiéra, le lendemain, avec une
ardeur renouvelée, les pages surchargées de
ratures, de renvois, d'additions de texte et qui
paraissaient de fantastiques eaux-fortes, les
pages précieuses, les pages de souffrance et
de volupté, les pages irremplaçables n'y sont
plus! Armoires, tiroirs, portefeuilles, caisses
- 98 -
et cartables, bouleversés, ne les restituent pas.
Enfin, la seule personne entrée dans l'appar-
tement en l'absence des habitants, une ser-
vante, ahurie de tant de tapage, avoue que,
bavant-veille, en nettoyant la pièce, elle a
jeté le papier sa/e, en conservant soigneuse-
ment le propre, celui sur quoi « il n'y avait
rien d'écrit »...
Le chiffonnier qui passe chaque soir,
icquitisionné, livre l'adresse du marchand
de loques auquel il cède son sordide butin.
( )n court vers cette fourrière de détritus
d'un coin de l'immense Paris, on y fouille
des tas immondes; espérant encore, l'écri-
vain croit apercevoir quelques chiffons de
papier fermentant déjeà parmi la répugnante
macédoine, mais en vain on plonge plus
avant et il rentre chez lui, veuf de son
œuvre, mortellement découragé.
Beauté de cette incompressible énergie
secrète qui condamne l'artiste à livrer le fruit
de sa pensée, comme un arbre que nulle
olonté n'arrête dans les phénomènes de sa
— 99 —
floraison et de sa fructification! Avec quelle
ampleur elle s'épanouit en l'âme de celui-ci,
meurtrie et exténuée; pourtant, des le choc,
recouvrant sa vigueur, pour reconstituer la
chose détruite, ainsi qu'une chair saine où,
sitôt la blessure, les deux lèvres de la plaie
poussent des cellules nouvelles reformant les
tissus déchirés ! Est-ce la voix de sa prescience
qui lui criait de ressusciter ce livre que la
plupart de ses confrères déclarèrent son chef-
d'œuvre? Est-ce qu'il savait que les périodes
sonores en tinteraient à jamais en lui, ainsi
que des pièces d'or dans une incassable tire-
lire? Une fois encore il se pencha sur la
blancheur, tragique, du papier propre et, de
nouveau, « le malingre de Sainte-Habelane
k\\: Cadijas, le goulu de la Croix-aux-Bœufs et
la rose de la Motte-Navarenque-sur-^Eglar»
vécurent à toutes fibres au long des pages
noircies d'encre et ruisselantes du soleil de
Gascogne.
Lorsque fut récidivée l'épreuve de la lec-
ture vocale, le romancier ne douta plus que
— ioo —
son œuvre formait un bloc unique, que la
pensée saisissait d'un coup, comme la main
du mitron ramasse d'une seule prise, sans
qu'un grumeau adhère au pétrin, la pâte
ferme et lisse de toute la fournée.
Un fragment du roman, l'Exécution de
Ganitrôp, parut dans la République des Lettres
que dirigeait Catulle Mendès. L'éditeur
Dentu avait accepté le volume. Au dernier
moment il rechignait, on ne sait trop
pourquoi, et, de son côté, l'auteur qui, pour
être Gascon, n'était pas moins têtu qu'un
Breton, voulait imposer à tout prix le titre,
admis seulement par Lemerre, à la seconde
édition, de Celui de la Croix-aux-Bœufs \ qui
désignait mieux, cà l'avis de ce minutieux
psychologue de la glèbe, « un simple paysan
de notre ère, à la fois astucieux et brutal »
que l'Homme de lu Croix-aux-Bœufs, « indi-
quant plutôt quelque vieux chef de bande
d'étrangleurs ou de chauffeurs » > .
i Préface de Celui i.< la Croix-aux-Bœufs.
loi
-Mon Père, qui se méfiait quelque peu, non
sans raison, de son emportement, demandait
aux amis un coup depaule simplifiant des
débats qui tenaient plus de la diplomatie que
de la littérature. Fréquemment, Alphonse
Daudet s'entremit avec la meilleure grâce et
toute son aimable finesse, principalement en
cette occurrence, d'après la lettre ci-reproduite
où, suivant son habitude, il surnomme son
confrère de l'appellation de l'un des héros cla-
déliens :
Mon brave Anzelavr,
J'ai reçu hier soir le volume de chez Dentu. Je
me suis mis à l'œuvre immédiatement, j'ai lu ligne
par ligne. Le livre est poignant, intéressant et
votre énorme travail ne s'y sent pas. Quel tour de
force ! J'ai été très content de la décollation. L'ar-
rivée du condamné sur la place est votre plus large
morceau. Je l'ai relu trois fois et vous devez être
fier d'avoir écrit cela. J'aime moins l'horrible
épisode de la lardoire parce qu'il est invraisem-
blable et me gâte la naïveté grandiose du récit.
102
Mais il fallait un crescendo et vous l'avez au prix
de la vraisemblance. Du reste, cette impression
m'est toute personnelle, et tous s'accordent à
trouver Uzenô Ganitrôp de l'excellent Cladel d'un
bout à l'autre. Maintenant, sur les deux ou trois
points signalés par Dentu, je voudrais causer avec
\ous et ne le voir qu'après vous avoir vu. Il faut
que votre livre paraisse, fût-ce en sacrifiant deux
mots. C'est un vrai bouquin.
Alphonse Daudet.
( îustave Flaubert, consulté, agit aussi
avec sa belle et bonne cordialité.
Mon cher Cladel,
f'ai commencé votre bouquin hier à n heures,
il était lu ce matin à g!
Et d'abord il faut que Dentu soit fou pour avoir
peur de le publier. Rien n'y est répréhensible, soit
comme politique, soit comme morale. Ce qu'il
vous a dit est un prétexte? Quant à Charpentier
(auquel je soumettrai vos feuilles vendredi, jour
où je dîne chez lui) je vais lui chauffer le coco vio-
io3
lemment et en toute conscience, sans exagération
et sans menterie. Car je trouve votre livre un vrai
livre. C'est très bien fait, très soigné, très mâle et
je m'y connais, mon bon.
j'ai deux ou trois petites critiques à vous taire,
(des niaiseries), ou plutôt des avis à vous soumettre.
Ainsi le mot « pécaïre » me parait trop souvent
répété. Parfois il y a des prétentions à l'archaïsme
et à la naïveté. C'est l'excès du bien. Mais encore
une fois, sovez content et dormez sur vos deux
oreilles, ou plutôt ne dormez pas et faites souvent
des œuvres pareilles.
La fin est simplement sublime ! et du plus
grand effet.
Tout à vous.
Gustave Flaubert.
Si j'avais le temps, je vous en écrirais plus long.
Je quitte Paris vers la fin de la semaine pro-
chaine.
Le volume parut en mai 1878, chez Dentu,
grâce au sacrifice des deux mots, mais non sans
avoir coûté à cet éditeur, d'une parcimonie
célèbre, sept ou huit cents francs de correc-
tions d'épreuves. Ce n'était pas vengeance
— 104 —
d'auteur, bien que la malice contadine de
Léon Cladel ait dû sans doute se réjouir que
son scrupule de ciseleur de phrases amenât
ces piquantes représailles.
Le public ne fit pas à ce livre l'accueil
après lequel l'écrivain était, certes, loin de
soupirer, mais qu'on pouvait présager.
L'intervalle de silence qui sépara sa publica-
tion de celle des Va-Nu-Pieds, fut-il excessif
pour l'attention parisienne? Avait-on oublié
ces virils accents? ou bien une telle forme d'art
surpassait-elle l'intelligence de la foule qui
lit? On parla d'obscurité du langage à propos
d'une prose si traditionnelle, « si français des
grands siècles », comme l'écrivit Mmc Edmond
Adam; on vanta le Bonscassiè au détriment du
nouveau-venu — tous les artistes d'un talent
multiple ont essuyé cette tactique d'immobi-
lisation. Néanmoins, dans la presse, à gauche,
à droite, surtout, plusieurs articles, fleuris-
sant en l'honneur de Celui de la Croix-aux-
Bœufs, prouvèrent au romancier que son but
était atteint de produire «une œuvre à la fois
— io5 —
sévère et vivante, en faisant jaillir un récit
littéraire de la bouche d'un illettré, sans trop
offenser la grammaire ni la réalité et sans
être, pour cela, ni cuistre, ni photographe » ' .
Les vrais amants du style ne s'y trompèrent
pas et fixèrent sa place exacte cà ce sauvage
poème devenu, aujourd'hui, le plus typique
peut-être de tous ceux que façonna la même
main. Je donne encore deux de leurs témoi-
gnages, non seulement par orgueil filial, ce
qui, déjà, peut-être, m'y autoriserait suffisam-
ment, mais dans le désir de montrer quelle
haute idée la dernière phalange des écrivains
du XIXe siècle se formait d'un art qui n'était
pas encore devenu un métier.
L'un, d'une minuscule écriture lancéolée
([non dirait gravée sur cristal à la pointe de
diamant, est signé Théodore de Banville,
l'autre, d'un caractère droit et régulier que
seules les majuscules pavoisent de fantaisie,
Paul Bourget.
(^eliii de la Croix-aiix-Bœufs, dédicace.
100
Mon cher Cladel,
L'Homme de la Croix-aux- Bœufs est un livre
complètement beau ; vous avez réalisé votre rêve
et réussi absolument le problème littéraire que
vous vous étiez posé, mais aussi, dans ce milieu
robuste de primitifs, vous avez atteint la grandeur
épique. Très remué et ému par le drame, j'ai
admiré cependant tout ce qu'il a fallu de science
et d'érudition linguistique pour faire parler de
tels paysans. Enfin, vos scènes d'amour sont
idéales, pures et vraies comme celles des grands
maîtres. Je crois que vous avez trouvé le vrai che-
min ; soyez et restez de plus en plus vous-même,
car là est le secret de toute force.
Je vous félicite cordialement ; je vous remercie
mille fois pour le bon souvenir que vous me don-
nez dans votre préface et je suis de tout cœur votre
dévoué
Théodore de Banville.
Mon cher Cladel,
Je suis bien en retard avec vous. Il y a deux
semaines que j'ai reçu votre Homme de la Croix-
aux-Bœufs et une entière que je l'ai lu sans vous
— ioj —
avoir écrit pour vous remercier d'avoir pensé à
moi. Mais cette torpille de vie de Paris ressemble
à l'Esther de Balzac, elle vous boit vos heures si
goulûment qu'il faut excuser ceux qu'elle fait
pécher.
Je l'ai bu, goulûment aussi, votre roman, mon
cher Cladel, et j'en ai encore le palais qui me cuit
comme après un verre de forte eau-de-vie. Il y a
là, pour mon goût, les plus rudes pages que vous
avez écrites — entre autres cette exécution capi-
tale que je continue d'aimer par-dessus tout — et
jamais peut-être vous n'avez aussi fièrement taillé
votre langue. En curieux de syntaxe et de diction-
naire je n'ai pas perdu un de vos effets, et c'est
une suite de tours de force où vous n'êtes jamais
vaincu.
De tous vos livres, jusqu'ici je préférais la Fête
Votive pour l'épique ampleur de la fresque, mais
je regrettais que ce morceau de l'Iliade n'eût pas
de centre. Ici l'action est commencée, nouée et
dénouée comme dans un roman d'aventure et
doublée d'une psychologie savante que vous négli-
giez un peu dans les autres livres.
Le pari que l'artiste raffiné a pose en vous au
rustique, et dont vous parlez dans la préface est
né, ou presque. Je vous reprocherais bien,
— 108 —
pour ma part, les mots que j'adore, moi, mais que
je ne crois pas trop paysans, ceux qui fleurent le
latin, les insignes, les calamiteux, les ultimes, mais
vous savez mieux que moi si dans la langue plus
près de l'étvmologie latine qui se parle en Ouercy,
de pareils termes se sont conservés ou non.
Ah! mon cher ami, que vous rendez dure notre
tache de jeunes écrivains par votre terrible con-
science. J'ai donné à Lemerre, qui va le publier
du premier jour, un diable de poème parisien que
j'ai refait aussi un certain nombre de fois, mais
qui n'est encore qu'une ébauche. J'ai dû renoncer
à la dernière mise au point parce ce que je me
sentais devenir fou. J'avais des cauchemars devant
les verbes auxiliaires et des trépidations d'épilep-
tique devant les conjonctions. Il y a en langue
française une teigne de mots oiseux et insipide-
ment inutiles que les divins Latins, — ces seuls
artistes en prose et en poésie — absorbaient mer-
veilleusement dans le raccourci de leurs cas et de
leurs désinences. C'est un métier de forçat que
d'épouiller un style, je tremble à penser ce que
vous avez consommé d'heures pour obtenir ce
dru et ce précis, - ces inversions qui permettent
à l'esprit de prendre la phrase, comme on prend
une tasse par son anse, — ces adjectifs justes tou-
— iog —
jours — et ce jeu direct du verbe actif sur son
régime qui est à mon sens une des beautés les
plus inconnues du style.
Je ne sais pas ce que l'imbécile Démos qui
s'appelle Public pensera de votre Homme de la
Croix -aux- Bceufs. Quant aux journalistes, s'ils
n'ont pas de talent, ils ne comprendront pas. S'ils
en ont, leur conscience les bourrèlera de remords.
Mais tout homme avant le souci de la seule réalité
qui dure, le style, vous dira merci et vous serrera
cordialement votre main de grand écrivain comme
fait votre bon ami et confrère,
Paul Bourget.
Quelques années plus tard, à propos du
même livre, Léon Cladel reçut de Sarah
Bernhardt un billet, curieux à donner en tant
qu'expression de l'effet d'une œuvre mâle
entre les plus mâles, sur une nature représen-
tant la grâce, aussi absolument que celle de
l'écrivain figurait la force. Comme un vaste
parfum y monte le charme de l'étonnante
femme qui semble défier doublement le
temps en le dépassant par la rapidité de son
10
activité et en lui résistant par .la persistance
de sa jeunesse.
Mon cher Poète,
['ai quitté Paris si bousculée par l'amitié des
uns, par le chagrin des autres que je n'ai pu
trouver- un moment pour vous remercier et pour
vous exprimer tout le plaisir que j'ai éprouvé en
recevant ce mot charmant et cette photographie
vivante et magnifique; et puis, vous le dirais-je?
j'ai été si empoignée par Celui de la Croix-aux-
Bœufs que j'ai un peu oublié Celui de larue Bron-
gniart
Quelle poésie dans cette langue virile ; quelles
fusées de mots frappant juste; quel soleil dans
toute- Ces pages émues, vivantes ; quelles admi-
rables pages que cette exécution de Uzéno Gani-
trôp ! et quelle fouillure dans le cœur de Poppis !
J'ai une grande joie d'avoir lu ce livre, mon cher
Maître, et je vous en exprime toute ma reconnais-
sance, car je sais rarement finir un livre. Je suis
très bêtement difficile comme tous ceux qui ne
A Sèvres, où Léon Cladel habitait alors.
— III — .
créent pas, mais je vous admire de toutes les
forces de mon intelligence, fe vous embrasse de
tout mon cœur. Vous êtes simple, bon et plein de
talent. Te suis heureuse de vous connaître.
Sarah Bernhardt.
Oui, il était simple et bon, comme le dit
la grande Sarah, si simple que ces cris
d'enthousiaste amitié suffisaient à embellir sa
vie austère de « guerrier de la plume » —
cela, et les joies de la famille qui n'allaient
pas sans de lourds soucis, sans les chagrins
inéluctables : il perdit son premier fils, plus
tard une fille. De ceux qui lui restaient il ne
suivait guère qu'en spectateur le développe-
ment de petites existences inconscientes,
auprès de sa cérébralité toujours en travail;
mais, aux heures de repos, avec une curiosité
charmée, il notait la germination des instincts
et les surprises de l'hérédité chez ces jeunes
êtres.
Jusqu'en 1876, il conserva, à l'adminis-
tration de l'Assistance publique, une situa-
112
tion qui aidait à la sécurité du ménage et
qu'il dut abandonner par suite d'un incident
bizarre, autant que pour se livrer complète-
ment aux lettres.
Si les Va-Nu-Pieds avaient été adoptés
comme une sorte d'évangile rouge, par le
public socialiste de l'époque, leurs clameurs
revendicatrices irritèrent violemment certains
membres du gouvernement opportuniste qui,
jugeant maladroit de faire payer à l'auteur
la franchise de ses affirmations humani-
taires, au moment de leur popularité, se
promirent, au moins, de le lui revaloir cà sa
première imprudence. Écrivains et politiciens
combattaient alors en faveur de l'amnistie;
Louis Blanc, Clemenceau, Madier de Mont-
jau, Georges Perrin travaillaient à la libéra-
tion des exilés et des déportés de 1871 ; Victor
Hugo donnait des fêtes d'enfants — à ten-
dances, si on peut dire. En mon âge le plus
tendre je fus présente à l'une d'elles, imagina-
tion jolie de celui qui en eut tant. Devant
une cage où se démenait une bande de
— 11*5 —
moineaux fraîchement emprisonnés, le grand
homme nous adressa un émouvant petit
discours : — De même que ces fragiles captifs
des êtres souffrent derrière les barreaux de-
prisons lointaines. Ne souhaitez- vous pas
qu'on rende la liberté aux grands comme aux
petits? — Si!... si!... si!... répliquait l'audi-
toire apitoyé. — Criez donc vive l'amnistie!
Cinquante jeunes voix de trois à sept ans
piaillèrent n'importe quoi : « Vive l'armis-
tice! » m'exclamai-je pour ma part. La main
qui livrait essor à la foule magnifique des vers,
ouvrit la fenêtre, puis la cage; les oiseaux
s'enfuirent en une bruissante nuée et, le len-
demain, les journaux narraient à l'impres-
sionnable public cette gentille historiette.
Léon Cladel, qui collaborait à L'Événe-
ment, y donna, pour servir la même cause,
entre autres nouvelles, Une Maudite, aven-
ture d'une misérable femme de déporté forcée
à la prostitution pour arracher ses petits à la
famine.
Loin de s'étaler en ces affriolants détails
8
— ii4 —
qui, déjà, commençaient à être à la mode
littéraire, le drame, concis, rapide, poignant,
restait douloureusement chaste. M. Dufaure,
alors ministre de la justice, n'en ordonna
pas moins, sur-le-champ, des poursuites par
l'entremise du substitut Bloch qui, avec
l'imposante cuistrerie dont, en général, sont
gratifiés les magistrats destinés à la gloire de
tracasser un artiste, déclara outrageant poul-
ies bonnes mœurs et la morale publique
« l'article Une Maudite lV' d'ailleurs (selon
son appréciation), aussi mal rédigé que mal
conçu ». Les bons juges donnèrent raison
à M. Bloch, que ses origines visiblement
tudesques prédisposaient d'autant mieux à
trancher d'art français, en condamnant le
gérant du journal et son imprudent rédac-
teur a cinq cents francs d'amende et un mois
d'emprisonnement chacun.
Le jour même, lettres, dépèches, protesta-
tions d'amis et de fidèles lecteurs affluèrent
Publiée ^ aïs le titre : Trois fois maudite, dans Raca.
u5
dans le petit appartement de l'écrivain, rue
Bochart de Saron, au seuil duquel, le lende-
main, des neuf heures du matin, se dressait la
vaste carrure de Flaubert ayant quitté sa table
d'écriture, pour venir serrer la main d'un con-
frère qui passait par des mésaventures ger-
maines de celles que Madame Bovary lui
avait fait connaître.
J'ai le souvenir très lointain, quoique cer-
tain, d'une visite que ma Mère et moi nous
rendîmes à mon Père, à la prison de Sainte-
Pélagie. Prison, non pas pour moi! On se
méfiait de mes bavardages d'enfant : mon
aïeule, la veuve de Montauban-Tu-Ne-le-
Sauras-Pas, habitait avec nous; candide cam-
pagnarde, elle n'eût jamais compris que son
fils put être mis sous les verroux, sinon pour
quelque méfait classique, crime, vol, incendie,
offensant irrémédiablement le bon Dieu et la
Vierge, et non pour avoir bataillé, de tout son
cœur fougueux, en faveur des humbles dont
elle était. On nous déclara donc, a elle, à moi,
que << Papa, très occupé par les corrections
— Mo-
de son prochain livre, se voyait contraint de
demeurer quelque temps a l'imprimerie ».
L'imprimerie me parut peu fastueuse, mais il
me sembla qu'on ne s'y ennuyait guère; on y
recevait des amis, — à tel point que mon Père
se plaignait de ne pouvoir travailler à son
gré; — on se groupait pour d'abondantes
causeries, entre camarades que retenaient là
l'un ou l'autre délit de pensée et la toute
petite fille que j'étais eut vite fait de nommer
l'un d'eux, un jeune politicien qui sut l'amu-
ser, Gabriel Deville, « le petit Imprimeur ».
Cette condamnation obligea Léon Cladel à
donner sa démission d'employé à l'Assistance
Publique sans attendre 'qu'on la lui demandât.
Las de Paris où s'élimaient ses forces, où
ses relations croissantes entrecoupaient nuisi-
blement son programme de labeur, avide de
se retrouver près des arbres et des bètes, il
s'installa, six ans, à Bellevue, puis dix autres
a Sevrés, choisissant pour atelier, au dernier
étage de la maison, une chambre uniquement
meublée de quelques chaises et d'une longue
— 117 —
table de bois blanc, écrasée de dictionnaires
et de papiers; là, enfermé plus encore en
ses préoccupations d'art qu'entre les murs,
au-dessus du mouvement et des bruits domes-
tiques, il planait dans la solitude... Récem-
ment, j'ai visité à Barbizon, cà la lisière de la
forêt de Fontainebleau, la demeure de Millet,
ou, plutôt, le fragment qui en subsiste, com-
posé d'un hangar qui fut son atelier, d'un
rez-de-chaussée et du jardin où, sous un
pommier, sa place favorite, il peignait d'après
nature. Quelle émotion saisit mon cœur,
devant cette simplicité, ce sobre décor d'exis-
tence où florit une superbe intelligence, où
s'élaborèrent des chefs d œuvres! Comme
j'en comprenais et admirais, jusqu'aux lar-
mes, la noblesse sans emphase et ce dédain
— qui a quelque chose de royal — de l'artiste
pauvre pour le superflu, entraxant ou retar-
dant l'exercice de son esprit! Mon Père vécut
ainsi, en moine laïque, sans envier jamais
rien d'autre qu'une chambre claire, un bon
feu, de quoi élever ses enfants et nourrir ses
n8
chiens; dans une maison à peu près sem-
blable, il adora et révéla, lui aussi, la gran-
deur de la terre et de ses obscurs héros. D'ail-
leurs, il était venu ici, sitôt après la mort
du peintre, en un de ces pèlerinages qui
secouent l'âme du plus vaste émoi ; il y recon-
nut un esprit frère du sien par le même idéal
et le goût de la rusticité; il eût pu presque
reconnaître, moins le brasillement de son
propre regard, sa physionomie travaillée de
rêve, en celle de Millet, selon ses portraits
fine et nostalgique, parmi la broussaille des
longs cheveux. Les fils de l'artiste, dépouillés
du splendide patrimoine d'œuvres constitué
par la main paternelle, lui montrèrent tout ce
qu'il leur en restait : de vifs et légers dessins
d'après les contes de Perrault, que, trop
pauvre pour acheter des jouets, il exécutait,
le soir, d'un coup de crayon, afin d'amuser
ses entants. Combien de fois entendis-je
Léon Cladel conter cela dans un déborde-
ment de pitié et de rugissante indignation!
Mais, surprenant causeur, aimant la gri-
— 119 —
série de la causerie, il était souvent aussi, un
solitaire et un silencieux, pendant ses longues
promenades quotidiennes durant lesquelles,
toujours songeur, escorté de ses chiens dont
les gambades semblaient circonscrire autour
de lui la ronde de ses pensées, il combinait
interminablement les épisodes à fixer au
retour. Plus tard, mes sœurs et moi nous l'ac-
compagnâmes, les après-midi d'été ou d'hiver,
par les bois de Meudon ou de Chaville, par
la charmante majesté des avenues du parc de
Saint-Cloud, grâces d'Ile de France qui l'envi-
ronnaient plutôt qu'elles ne le pénétraient,
puisque, même au milieu d'elles, il demeurait
parmi les paysages et « les sauvages de son
Ouercv qui le hantèrent jusqu'au tombeau».
Nous avions appris, d'instinct, à respecter sa
méditation; si, parfois, notre intérêt excité
par quelque détail, nous l'interrogions, il ne
répondait qu'un : oui.. . oui. . . guttural et traî-
nant, les yeux scintillant d'étincelles inté-
rieures, sans parvenir à s'arracher au monde
spirituel. Nous nous taisions, alors; mais,
— 120
dix, vingt, quelquefois trente minutes après,
le déroulement normal de l'idée setant opéré
en lui, il énonçait la question posée, machina-
lement enregistrée au cours de cette rêverie,
puis il y répondait.
Il ne quittait son ermitage que pour des
courses d'affaires à Paris. Directeur du sup-
plément littéraire de La Marseillaise, devenue
plus tard Le Réveil , il fut heureux d'y pré-
senter des pages d'écrivains jeunes ou déjà
mûrs que leurs opinions ou leur obscurité
consignaient hors les autres bureaux de
rédaction : de Paul Heusy, l'auteur ôl Un coin
île la Vie de Misère, de Francis En ne, de
Fernand Xau, d'Hector France, alors en exil
à Londres, professeur h l'Ecole militaire de
Wolwich, envoyant à tout Hasard des frag-
ments de l'Homme qui Tue, ce très beau
roman dont s'enthousiasma Léon Cladel et
qu'il préfaça, comme Hector France devait
ensuite préfacer Par-devant Notaire, longue
nouvelle parue en plaquette chez Kyste-
maekers. Ces devoirs remplis, il revenait
121
vite passer la soirée auprès de notre Mère,
entre nos babillages et les caresses de ses épa-
gneuls, au coin du feu si c'était l'hiver, dans
notre jardinet si l'été chauffait les coteaux,
puissante et inaltérable incarnation de ce que
Balzac, en l'une de ses formules durables
comme l'or, nomme les sentiments du vrai
républicain : l'amour de la Patrie, de la
Famille et du Pauvre.
Parfois, des visites d'amis mettaient la
maison en rumeur, en gaieté, en résonnances
batailleuses. Il rassemblait autour de la table
frugale quelques-uns de ses confrères, et
c'étaient des causeries touffues, bientôt reten-
tissantes des cuivres de son accent. Je me
souviens d'une séance particulièrement tumul-
tueuse, lotIcc à la présence d'Emile Zola. Le
naturalisme de l'auteur de la Terre, se heur-
tant au lyrisme de l'écrivain du Bouscassiè!
Le contempteur des paysans joutant contre
leur chantre! Quel vacarme de professions de-
foi, de protestations furieuses, d'interruptions
et de ripostes, sous le sourire ironique, amusé,
122
de Daudet! Nos voisins de campagne en
furent inquiets et, le lendemain, nous ques-
tionnèrent discrètement.
Notre Père conservait partout cette atti-
tude de combat ; courtoisement, il s'escrimait
contre de sincères adversaires, mais les tièdes
le mettaient hors de lui, il les chargeait
comme à coups de massue, derrière quelque
autorité qu'ils s'abritassent et cette fauve
franchise, que n'assouplit jamais nulle rési-
gnation philosophique, lui valut de nombreux
ennemis; seuls, les très forts l'acceptaient et
même la savouraient, en gens parfois excédés
de senteurs d'encens et de relents d'éventails,
humant soudain à pleine haleine un coup
de bise de mer. Parmi ceux-là Victor Hugo
se complaisait à contempler affectueusement,
du liant de son Olympe, les exploits oratoires
de ce preux de cavalier ia rusticana qui défiait
sans mesure les courtisans hantant la maison
du poète. Cependant, Victor Hugo, c'était le
maître, le dieu de l'Empyrée littéraire, impo-
sant le plus grand respect au romancier qui
— 123 —
lui dédia Ompdrailles-le- Tombeau-des-Lut-
teurs ; niais Saint-Jean restait toujours et
partout Saint-Jean. Il ne s'inclinait devant
une conviction contraire à la sienne que d'une
aussi fixe loyauté, étant trop près de la nature
pour ne pas entrevoir la beauté du contraste:
dans notre maison de Sèvres, on pouvait ren-
contrer, le même jour, le pasteur de la com-
mune, devenu un bon ami, la supérieure d'un
couvent voisin, passant quelquefois par cette
chartreuse de libre-penseur et l'Archange de
l'anarchie, Elisée Reclus, qu'il affectionnait
entre tous.
Les années même n'apaisèrent point sa
flamme. Lorsque la fièvre boulangiste saisit
la France, l'âme naïve et fertile en illusions
de Léon Cladel rayonna d'espoir; il crut
la résurrection nationale; l'élection du
27 janvier lui causa une joie épique; le
général lui apparut « le Grand Balayeur»,
rien de plus, par exemple, oh! rien de plus.
Un ami commun désira rapprocher ces deux
hommes, dont le soldat manquait précisément
— 124 —
(lu mâle tempérament de l'artiste. Mon Père
répondit: « Soit! Je lui dirai: Général, le
têtu démoerate, le républicain inébranlable
que je suis vient serrer la main du brave qui
nous débarrassera de la racaille; mais qu'il
sache bien, ce mandataire, que si jamais il
doit forfaire a sa mission et, par fringale de
tyrannie, trahir un joui" le peuple, comme le
firent tant de renégats, je serai le premier à
lui flanquer un coup de fusil. » L'ami, ayant
le sens du relatif qui n'effleura jamais, en
matière politique, l'esprit de cet inflexible,
n'insista pas et Boulanger ne reçut point ce
bouquet d'orties.
Ces sorties, selon le caractère des audi-
teurs, lui attiraient ou lui aliénaient les sym-
pathies. Dans les derniers temps de sa vie, il
fit connaissance d'un éminent magistrat, son
compatriote, devenu chef du Parquet, qui,
plein de bonhomie et de simplicité, fréquen-
tait volontiers notre demeure : « Vous êtes
exposé à rencontrer ici mon ami Elisée
Reclus, lui dit-il a sa deuxième visite ; si cela
— 123
ne vous va pas, vous pouvez rester chez
vous! » Ce manque de diplomatie, qui prou-
vait à ce haut fonctionnaire combien toute
cordialité allait à sa personne et non à ses
titres, l'enchanta et l'attacha définitivement.
L'œuvre se continuait. Omftdrailles fut
travaillé des mois; le premier état avait paru
dès 1867, au Masque, petit journal hebdoma-
daire, mais le roman, sous sa forme défini-
tive de beauté plastique, qui le fit nommer
par Charles Van der Stappen le Livre des
Sculpteurs, ne fut achevé qu'au bout de qua-
torze ans, dans l'édition Lemerre. Celle de
1879, ornée par l'éditeur Cinqualbre d'eaux-
fortes de Julian, fut d'autant plus luxueuse-
ment typographiée que le volume était dédié
a Victor Hugo.
De ce temps date encore pour moi un
souvenir plein de confusion. Le premier
exemplaire sorti des presses de Cinqual-
bre, mon Père voulut que sa femme et
ses enfants le présentassent à celui qui était
pour lui .Apollon vieillard. Moi, l'aînée, je
I2Ô
devais lire au poète la brève et fervente dédi-
cace, qua maintes reprises on me fit épeler
au préalable. Nous partîmes à trois, portant
le précieux in-quarto, fillettes sages et parées,
tranquilles sous le regard de notre Mère.
On nous attendait; les petits enfants du
Maître nous entraînèrent aussitôt au jardin,
devant un monde de jouets que nous n'avions
même jamais rêvé. Nous voilà grisées, étour-
dies d'amusement et de nouveauté. Bientôt
on nous rappelle; le livre, découvert, m'est
tendu, le grand homme souriant et caressant
attend ; mais l'imagination de la gamine,
accaparée par les poupées et les chevaux méca-
niques, rassemble péniblement et bégaie tout
juste les syllabes que distilla la plume pater-
nelle :
Maître,
Enfant, je balbutiai votre nom déjà im-
mortel ; adolescent, je me nourris de vos
chefs-d'œuvre ; lion une, ci plus que jamais
12'
de vos fidèles, je vous offre aiijourd' hui ce
travail avec l'admiration et le respect que doit
avoir pour votre génie sans rival tout ouvrier
dont la plume est F outil .
Mon Père ne fut pas aussitôt informé de
l'incapacité de sa lectrice, qu'en son cœur,
aussi candide que chaleureux, peut-être encore
ataviquement soumis au prestige du droit
d'aînesse, il considérait déjà en personne de
raison. Il se trouvait alors à Bruxelles, chez
Camille Lemonnier, et il y reçut tout de suite
ces lignes :
Mon cher confrère, j'ai commencé à lire votre
livre, ce livre que vous m'avez dédié dans une si
noble lettre. C'est beau et c'est bon ; c'est puissant
et c'est excellent. Le temps me manque pour le
lire en une fois, comme je le voudrais, mais je
tiens à vous écrire tout de suite mon émotion, ['ai
vu hier Mme Léon Cladel. Nous avons pris jour
pour votre retour, [e vous dirai alors ce que me
fait éprouver ce livre, marqué d'une griffe et tou-
ché par une aile.
A bientôt, à toujours.
Victor Hugo.
128
Le barde de la Légende des Sieeles devait
être pour lui la cause indirecte d'une très
grosse émotion dont, trop enfant, je ne
pus comprendre autrefois l'intensité et les
nuances.
Fanatique d'art comme il l'était, imbu du
besoin de transmettre, imputable à sa race
arvicole, il devait avidement souhaiter qu'un
de ses descendants héritât de sa foi littéraire;
avec le plus touchant, le plus joyeux orgueil, il
en perçut donc les premiers symptômes chez
son aînée qui, âgée de six à sept ans, lors de la
fête fameuse où le Poète se vit panthéoniser
de son vivant, lui adressa, sans biaiser, sous
le titre : Un Grand Ami, un morceau de lit-
térature, consacré à sa gloire, qu'un journal
eut l'esprit de reproduire tout net, avec sa
joaillerie de puérilités et de fautes d'ortho-
graphe. Je revois mon Père, ce jour d'hiver,
dans la maison de Sèvres, dépouillant son
courrier, auprès du feu qui éclaire par en
dessous les plans sinueux de son masque et
dont il semble étrangement sorti, comme un
— 129 —
génie de son élément familier; je le vois cau-
sant avec un jeune compatriote, Firmin
Bouisset, délicat illustrateur, venu, lui aussi,
tenter, loin des siens, carrière à Paris,
tout tendre encore d'impressions familiales.
La bande du journal sauta, l'écrivain aperçut
les lignes balbutiantes de son enfant, —
imprimées pour la première fois! — Son
visage bouleversé s'inonda de larmes qui se
renouvelèrent jusqu'au bout de la lecture.
Était-ce pressentiment, espérance, rappel de
son propre passé, prescience qu'il disparaî-
trait avant d'avoir pu faire de sa fille sa dis-
ciple, la légataire de ses dons et de son
expérience? Interdite, j'assistai à ce flux mys-
térieux de sentiments, mélange de douleur et
de joie comme toute émotion humaine, devant
lequel le jeune dessinateur pleurait aussi à
pleine âme...
Mais je veux poursuivre l'histoire de sa vie
sur qui empiète ce dernier souvenir.
Il a dépassé la quarantaine, sa jeunesse est
derrière lui, magnifique jeunesse, ainsi que le
dit Stéphane Mallarmé. Même s'il ne traçait
plus une ligne, son œuvre serait complète,
résistante, liée du ciment d'or d'une prose si
forte qu'elle soutiendra n'importe quelle com-
paraison. Ce fut sa plus belle époque. Il
donnera encore des livres éloquents, robustes
toujours, mais, sauf l'étonnante Kyrielle de
Chiens, — le sourire de cette sévère série, —
ils acquerront difficilement l'unité architec-
turale. La force dépensée fut énorme et la
veine unique. Qu'on ne lui demande pas de
s'arracher à sa Gascogne pour renouveler
ailleurs son inspiration ; rappelons-nous le
mot de Barbey d'Aurevilly : « un génie de
l32 —
terroir,... le sol et le soleil de son sol l'ont
fait comme le vin... » Couper ce grand crû,
c'eût été l'anéantir.
Cependant, l'art de Léon Cladel est aussi
son métier. Il a cinq enfants. Il peut les
élever simplement, mais très suffisamment,
à condition que jamais sa plume ne chôme.
Des romans, des nouvelles doivent naitre
encore; ces fonctions productrices ne seront
plus le simple jeu d'une force en son acti-
vité : il y aura surmenage, surtout les ardeurs
de l'âme et de l'intelligence ne le cédant
pas d'une lueur, au contraire. Il va se livrer
davantage à l'art social, fondre au moule du
style les misères et les vœux de la plèbe et
vivre uniquement dans cette double préoccu-
pation esthétique et civique, comme un Euro-
péen du Moyen-Age, comme un Musulman
d'aujourd'hui dans sa religion : Crète-Rouge,
improvisé en 1871, produit à la République
française de Gambetta, sous le titre Les
Fiancés de Champiguy, parait en 1880 chez
Lemerre, avec une préface de Camille
T o o
Delthil, poète moissagais, ancien préfet de
Castel-Sarrazin, un compagnon de jeunesse,
chargé d'exposer les scrupules de l'auteur
quant à son saignant chauvinisme de l'année
terrible. A présent, il est humanitaire, il rêve
la paix universelle, la vie complète et libre
pour tous les peuples ; pourtant, ces espoirs
n'ont rien à voir avec le pâle internationa-
lisme théorique dont nous sommes accablés
aujourd'hui; lui, le Quercynol, chêne dé-
planté, mais traînant après soi ses racines
toutes chargées du tuf originel dont il se
nourrira jusqu'à son dernier jour, comment
pourrait-il aliéner la moindre parcelle consti-
tuante de sa personnalité, de sa patrie et de
sa race? Il souhaite énergiquement l'aboli-
tion des frontières et, par conséquent, des
conflits, mais il se révolte contre la dispa-
rition des provinces et de toute vitalité régio-
nale au profit de l'unité nationale. Il abhorre
les tyrans, prêtres, soldats ou tribuns, ceux
qu'il croit les organisateurs de guerres, les
arbitraires verseurs de sang; mais que,
— 134 —
devant lui, on égratigne l'orgueil français, il
voit rouge, il rugit, ce Celte déplorant que
son pays porte une désignation d'origine
germanique, au lieu du nom autochtone de
Gaule.
La perpétuelle ébullition de ses idées
paraissait avoir en lui une funeste résonnance
physique; sa santé se délabrait sous le double
effet de la brûlure de son àme et de l'insuffi-
sance du climat parisien.
En i883, il partit à Bruxelles, se livrer
aux soins du docteur Joux. Je n'ai rien à dire
de son voyage, qui n'ait été admirablement
relaté dans la Préface à N'a-qu' un-Œil,
reproduite en ce volume, Léon Cladel en
Belgique, vivant portrait traité à la manière
flamande, c'est-à-dire dans la chaleur de l'ac-
tion, par Edmond Picard, avec lequel il
commença à nouer cette forte amitié qui,
s'ajoutant à deux ou trois autres, constituait
sa véritable fortune, ou, du moins, la seule à
laquelle il tînt. Il aima tout de suite le pai-
sible, le fécond pays des grands peintres,
i35
en y savourant une telle impression de liberté
que, pour lui, ce n'était plus un royaume. Il
put s'y voir chaudement admiré des jeunes
artistes groupés autour de Camille Lemon-
nier et d'Edmond Picard, compris des fins
lettrés en son amour de la forme, et des
farouches, tels Emile Verhaeren, Georges
Eekhoud, en sa puissance révélatrice de 1 ame
rustique qu'eux aussi commençaient à décrire.
Au retour, il fait éditer Tity Foyssac IV,
dit la République et la Chrétienté, et Ker-
kadec, garde -barrière, escorté des pages
vibrantes de Clovis Hugues; son dernier
modèle fut un « porte-fanion » de la Com-
pagnie de l'Ouest, à la station de Bellevue,
où nous habitions juste contre la voie du
chemin de fer. Il rassemble en volume les
nouvelles, presque toutes héroïques et popu-
laires, représentant sa collaboration à V Evé-
nement, au Gil Blas, à l'Echo de Paris, au
Gaulois et, d'année en année, c'est Urbains
et Ruraux, Héros et Pantins, avec le superbe
chapitre liminaire de Camille Lemonnier, et
— i36 —
N'a-qu1 un-Œil, dont le début et le dénoue-
ment sont de sa meilleure main. Il réunit
aussi les feuillets de sa Kyrielle de Chiens,
insérée par fragments dans le Réveil, nar-
ration de sa vie d'adolescent, écrite avec rapi-
dité et bonheur sous la poussée d'une verve
enragée et qu'il souhaitait poursuivre par le
récit complet de sa maturité. Hélas! il ne le
put jamais, pris par d'autres travaux, tra-
cassé par les directeurs de journaux qui
n'aiment guère les « suites d'articles » ris-
quant d'indisposer le lecteur au numéro,
habitué à l'historiette, son quotidien régal
de dix minutes, pris au café ou en omnibus.
En i883, le Gil Blas donne Mi-Diable,
cette féroce idylle à trois ; il y remettait en
scène tout ce qu'il avait tant chéri et raconté,
les aspects, les gens de ses campagnes et leurs
bêtes célébrées, cette fois, sous les espèces
du fameux jumart, produit du taureau et
de la jument, dont l'apparition réjouit les
lyriques autant qu'elle offusqua les « limiers
du réalisme ».
- i37 -
En 1887 et 1888, trois autres recueils de
nouvelles, Gueux de Marque, Effigies d* In-
connus, Raca. On y trouve forcément, à côté
d'excellentes pages, de moins réussies prove-
nant de la collaboration régulière aux jour-
naux, bien que pour aucune il ne renonçât à
la qualité de l'expression qui, dès 1880, ins-
pirait à Edouard Drumont ce jugement, pris
dans un très brillant article paru à la Liberté :
« La qualité maîtresse de Léon Cladel, c'est
le style. Peu d'écrivains de ce temps, nous le
disons sincèrement, ont eu un plus magni-
fique instrument à leur service. Avivée,
rajeunie, colorée non par l'argot du ruisseau,
mais par ces innombrables expressions très
françaises qui traînent sur tous les sillons de
nos provinces sans que personne ait la pensée
de les ramasser pour en composer une gerbe,
enrichie de tous les termes que la lecture
assidue des lexiques avait appris à Baude-
laire, mêlant la saveur paysanne et locale à
la beauté et au nombre harmonieux, peignant
les moindres détails, non point avec la bruta-
— i38 —
lité du réalisme, mais avec la simplicité poé-
tique de l'épopée homérique qui s'enthou-
siasme naïvement pour toutes les images qui
se présentent à elle clans le monde naissant,
cette langue est vraiment celle d'un écrivain
de grande race. »
Ce polissage de la forme qui lui valait un
éloge tracé de si forte main, avait provoqué,
tout d'abord, plus de dénigrement que d'ad-
miration. Grâce à l'effet de la contradiction,
il poussa quelquefois le grand jeu du style
jusqu'à la gageure, remarquablement tenue,
de composer des phrases de la longueur d'une
page d'imprimerie — et quand même lim-
pides. Cela lui causa un tort momentané,
d'autant plus qu'il fut suivi dans cette voie
de quelques jeunes imitateurs qui adoptèrent
sa manie du mot, sans garder le goût et la
mesure; c'est ainsi qu'à certaine époque, en
littérature, fourmillèrent les yeux smarag-
dins, abondèrent les personnages hirsutes,
les coruscations, les verbes subodorer, obom-
brer, etc.
— i39 —
Raca contient une longue nouvelle, Cœurs
d'or, tirée d'un acte en vers F Ancien, écrit
en i865, joué seulement en 1889. Ce petit
drame, dont Léon Cladel connut en Gas-
cogne le véritable héros, fut porté sous
l'Empire à M. Got (l). Le « grandissime
sociétaire de la Comédie française » répondit,
naturellement, que l'aventure du laboureur
Pierre Éloy se tuant pour que son unique
garçon, devenu fils de veuve, soit exempté
des sept ans de service militaire et de la
guerre, ne pouvait être représentée par les
comédiens ordinaires de Sa Majesté. En
i883, Alphonse Daudet, ayant pris connais-
sance du manuscrit « qui le remua de la crête
aux ergots », et l'estimant un des plus beaux
morceaux de son camarade de lettres, en
parla à Coquelin; l'artiste trouva la pièce
très bonne, mais « non jouable à cause des
nouvelles lois militaires et de la guerre qui
était dans l'air ». Une tentative auprès élu
1 Voir dans l'Ancien: Après s3 ans... avant-propos.
— 140 —
directeur de l'Odéon n'avait pas mieux réussi
et « le dramicule » disparut de nouveau dans
son linceul de carton. Il y serait peut-être
resté, si Antoine, cherchant à donner sur
son Théâtre-Libre, outre des œuvres d'in-
connus de talent, celles d'écrivains réputés
qui, pourtant, n'avaient pu parvenir jus-
qu'aux planches, n'était venu, en compagnie
de Mévisto, la demander à mon Père, en sa
maison de Sèvres. La lecture fut faite avec
l'entrain dramatique qui le saisissait dès les
premiers mots; il ne put achever sans une
émotion lui couvrant la face de larmes
dont, toujours simple et viril, il s'excusa
auprès de ses auditeurs en disant comment il
avait assisté, jadis, en Gascogne, au fait
inspirateur de cette brève tragédie. Elle fut
jouée par des interprètes de bonne volonté,
mais qui, encore inexpérimentés, ne surent
saisir et rendre le relief des personnages.
Cet hiver 1904-1905, le Théâtre du Parc de
Bruxelles a monté remarquablement, en
des matinées littéraires qui ravivèrent en
— ni —
Belgique, de façon digne de lui, le souvenir
de lecrivain, X Ancien, ainsi que les Auryen-
tys, adaptation de la nouvelle des Va-Nu-
Pieds.
A la date de 1889, Léon Cladel, encore
dans la maturité de lage que les hommes
d'aujourd'hui savent si bien prolonger, con-
fine pourtant à la vieillesse par l'usure lente
des forces; à le voir on ne le croirait point :
sa chevelure et sa barbe mince sont à peine
faufilées d'argent; dès qu'il reçoit amis et
disciples, son âme s'agite, transparaît sur son
visage qu'allumera toujours la jeunesse de
l'enthousiasme, s'il s'est davantage affiné sous
les doigts de ces invisibles modeleurs, la souf-
france et la méditation. Ainsi, étroit et ardent,
il semble une lampe d'albâtre où l'on s'étonne
que brûle une si puissante flamme.
Ces réceptions toutes simples sont sa plus
grande joie; c'est le dimanche, — l'hiver, dans
la villa gracieusement surnommée par les
familiers Bon-Accueil ; l'été, sur la terrasse
toute résonnante des cris scintillants de cen-
— 142 —
taines de pierrots gités parmi le lierre des
murailles, — devant les proches frondaisons
quotidiennement changeantes du Parc de
Saint-Cloud et la mauve ligne d'horizon en
qui, à cette distance, se condense Paris.
Combien arrivaient là, demander au tra-
vailleur exemplaire, affection, aide et récon-
fort, conseils littéraires, appui auprès des
éditeurs. L'affection, on l'obtenait aisément
par la droiture des sentiments, les qualités
artistiques; l'appui, en faisant appel à sa bonté
vaste, surtout envers les jeunes, et à son
culte pour la mémoire de Baudelaire, Plus
d'un talent naquit ou se développa de la sorte,
à la chaleur de sa causerie, près des rudes
pentes de son intellect, ainsi la vigne à l'abri
des coteaux, — et tous absorbaient l'excitant
de ses vœux ou ses plaintes de colère et
d'amertume contre ceux qui, dans le bruit des
mots vides, entraîneraient la France si loin
d'un idéal que les cœurs tels que le sien por-
tent au début de la vie comme une lumière,
puis, comme une plaie, quand l'heure de la
— 143 —
réalisation semble désespérément reculer. Ju-
geant, par l'écart qui, en moins de vingt ans,
s'était déjà produit entre les promesses de la
République et ses accomplissements, entre ses
personnels espoirs de démocrate et la mise en
action insuffisante de son idéal, qui était la
transformation d'existence des classes ouvriè-
res, de ce qui surviendrait encore de décep-
tions et de déchéances, il les annonçait avec
la rageuse douleur d'un prophète inutile; plu-
sieurs, parmi ceux qui l'écoutaient, raillaient
ces prévisions et, méconnaissant sa noblesse
désintéressée jusqu'à l'imprévoyance, les attri-
buaient à des amertumes personnelles, à la
complication de sa situation d'écrivain ver-
sant ses franchises, ses révoltes, dans une forme
de raffinement tel que, passant par-delà le sen-
timent de la foule, sa pensée ne pouvait guère
être appréciée que des gens d'intelligence
aiguisée, mais, souvent, de trop molle con-
science à qui elle était suprêmement désa-
gréable. Plus tard, on s'étonna tout de même,
quand, après sa mort, éclatèrent le scandale du
— H4 —
Panama, celui du trafic des décorations, et
tant d'autres maladies nationales, de cette
prescience qui n'était qu'expérience et déduc-
tion.
Parmi ces visiteurs dominicaux, on rencon-
trait Champfleury, alors secrétaire général de
la Manufacture de Sèvres, représentant le
début d'une période littéraire qui déjà s'ache-
vait : le naturalisme; Bracquemond, fouillant
les visages de son œil normand, non moins
perçant que son burin; Rodin et Dalou, l'un
silencieux toujours, cachant sa merveilleuse
finesse en son apparence massive; l'autre, au
faciès ciselés, mobile de vie nerveuse; tous
deux formant un couple d'artistes où, récipro-
quement le talent de l'un s'inclinait devant le
talent de l'autre en une beauté de fraternité
qui enchantait l'auteur & Achille et Patrocle;
Edmond Haraucourt, Raoul Lafagette, Rol-
linat, alors en pleine vogue parisienne avec
ses Névroses, disant ses vers et chantant les
pièces les plus douloureusement tendres des
Fleurs du Mal, revêtues du voile délicieux de
145
sa musique et d'une voix qu'on n'oubliait plus;
Clovis Hugues, tout résonnant de poèmes,
de discours, et qui, certain soir, improvisa
à haute voix des sonnets nombreux; les
frères Frémine et Charles Canivet, le remar-
quable romancier normand ; Maurice Tal-
meyr, qui venait d'écrire le Grisou ; Hector
France, apportant d'Angleterre les pages
lumineuses de son Amour au Pays Bleu
ou ses terribles Va-Nu-Pieds de Londres;
Camille Lemonnier débarquant périodique-
ment de Belgique, mouvementé, rutilant,
sonore et cordial; Emile Pouvillon, dont
l'œuvre, la causerie, l'accent dégageaient déli-
catement l'arôme du terroir montalbanais;
Benoit Malon, surgissant parfois à la tête de
toute une smala de jeunes gens et de jeunes
femmes; Séverine, alors directrice du Cri du
Peuple, frondeuse et charmante, avec ses yeux
de cristal et de myosotis; Rosny aîné qui
venait présenter sa Nell Horn, premier nu-
méro d'une série d'œuvres très fières; les frères
Margueritte, pas encore collaborateurs et nos
— 146 —
voisins de campagne; Henri de Régnier, glis-
sant d'un geste discret ses plaquettes de vers
dans la main du maître de la maison; Emile
Michelet, Adolphe Retté, alors sectaire du
décadentisme, dont le sens poétique perçait à
travers les obscures rocailles qui, peut-
être, en filtrèrent la limpidité et la grâce
actuelles; Georges Rodenbach, si séduisant
de talent et de tenue; Angelo Mariani, un
ami des premiers jours; M. Manau, procu-
reur général à la Cour de cassation : Jean
Rameau, d'Esparbes; puis Emile Bourdelle,
Jean-Bernard, Octave Uzanne, Georges
Montorgueil, Bergougnan, Gaston Stiegler,
Eugène Morel, Georges Maldague, qui,
toute jeune encore, devenait rapidement
célèbre comme romancier populaire; Marin
Dubois, Léon Deschamps, directeur de la
Plume et Léon Riotor; Maurice Guillemot,
Georges de Peyrbrune, de qui le roman rus-
tique Victoire la Rouge émouvait fortement
l'auteur du Boucassiè ; Elisée Reclus, la
haute admiration de mon Père qui rêvait
— «47 —
pour cet apôtre, dont il ne pouvait suivre
jusqu'au bout le rêve égalitaire, la Pré-
sidence de la République; plus, tous
les jeunes fonctionnaires de la Manufac-
ture de Sèvres faisant là de l'administration
pour subsister, de la littérature pour vivre
vraiment, heureux de venir se retremper
chaque semaine en un milieu intellectuel —
et tant d'autres encore, notables ou non,
dont si peu gardèrent la mémoire de cet
accueil et qui, sans piété, des le lendemain
de sa mort, enseignèrent aux enfants de
l'écrivain cette banalité cruelle aux jeunes
âmes : la vanité de la trop nombreuse amitié.
Jusque là on entoura Léon Cladel d'un
respect qui paraissait sincère. S'il ne ponti-
fiait jamais, tout en gardant la dignité forte
que concède toute normale autorité, il tenait
à la déférence dont s'ennoblissent les rapports
de maître à disciples. Lui-même n'aurait eu
garde de s'en départir, quand il en était rede-
vable. J'écris ceci, au souvenir d'un incident
où celui que je vis presque toujours traite en
— 148 —
chef et en patriarche, reprit, auprès d'un autre,
l'attitude révérente de Marcus devant Job,
son père octogénaire, en la scène fameuse des
Bar graves.
Je lisais alors, pleine d'admiration, /*
Chevalier des Touches et V Ensorcelée.
Mon Père, heureux sans doute de recon-
naître en moi des élans dont il avait subi
autrefois l'ardente juvénilité, me promit
spontanément de me mener chez Barbey
d'Aurevilly, malade, touchant déjà à ses der-
niers jours. Atteint lui-même, depuis long-
temps il ne visitait plus le « Maréchal de
Lettres». Il crut préférable de se présenter
de nom eau cà lui en compagnie d'un ami com-
mun, de François Coppée qui le fréquentait
continûment. Environ vingt ans avant,
Barbey d'Aurevilly, que le chantre des
Humbles honorait profondément, avait, en
ses feuilletons littéraires, distribué quelques-
uns de ses désarçonnants coups de plume au
poète qui s'en était fort affligé. Léon Cladel
s'entremit; le rapprochement eut lieu chez
— 149 —
lui, à table; François Coppée devint un des
fidèles compagnons de l'illustre critique, tan-
dis que « le rural écarlate », retiré à la cam-
pagne, ne le voyait plus que trop rarement.
Nous fûmes donc conduits à la modeste
petite chambre de la rue Rousselet que le
plus fastueux des intellectuels habitait depuis
une trentaine d'années. De l'unique fauteuil
d'un mobilier vulgaire, un vieillard, majes-
tueux solitaire aux larges épaules, à la tète
courbée, enveloppé dune robe de chambre et
coiffé d'une sorte de capuce dantesque, se
dressa, me semblant immense, tout droit
devant moi, enfant encore par l'âge, quoique
femme d'aspect, tandis que mon Père, comme
soudain rajeuni de plusieurs lustres, le saluait
respectueusement du nom de cher Maître.
Cependant, ce n'était guère que le fantôme de
l'esprit superbe qui devait s'évanouir à jamais
quinze jours après. A demi prostré, le regard
au sol, les mains pressant les accoudoirs, il
laissait ses visiteurs chuchoter près de lui et
sa chatte noire, Démonette, se frotter à ses
100
jambes, sans sortir de cette torpeur qui sem-
blait, plus qu'une défaillance de l'intelligence,
sa captation par un autre monde d'idées.
— Il n'y est plus, murmura François
Coppée, on ne le voit guère autrement à
présent; « puis très haut, tisonnant avec une
gaminerie mélancolique de Parisien le bra-
sier de ce cerveau aux expirantes lueurs » :
eh bien ! monsieur d'Aurevilly, vous ne
racontez rien à Cladel?Yous l'aimez beau-
coup cependant... Allons, voyons, dites-nous
donc le dernier quatrain que vous avez fait
pour Mlle X... — (ici un nom très connu dans
le monde artistique), — rappelez- vous ! Il est
fort bon ce quatrain.
Effarée, émue, je vivais à mon tour, dans
ce pauvre réduit d'étudiant, la scène qui clôt
une des plus hautaines œuvres de l'écrivain,
celle où il conte comment, adolescent, il avait
arraché au chevalier des Touches, vieilli et
plongé dans la démence, un suprême aveu
sur la chasteté de la belle Aimée de Spens.
Et voilà que, pareil à son héros, il redressa
— i5i —
son front d'où se dissipaient les brumes du
coma, que son regard se releva lourdement à
l'objurgation tourmenteuse du poète pour
nous couvrir d'une glauque clarté, et que,
d'une voix sombrée, sans timbre et déjà
d'outre-tombe, il égrena les syllabes satiri-
ques des quatre vers.
Ce fut tout, il redescendit dans les ombres;
pourtant, quand nous le quittâmes, gen-
tilhomme toujours devant la féminité, il
érigea de nouveau sa stature de hêtre, droit
quoique tremblant, et un éclair profond brilla
sous ses sourcils.
Deux semaines plus tard, le 23 avril 1889,
nous apprenions sa mort.
Elle dure encore l'impression que je con-
servai des rapports qui, un instant, rappro-
chèrent ces trois hommes de lettres en une
puissante et belle hiérarchie volontairement
consentie.
Une demi-heure après, nous étions k la
librairie d'Alphonse Lemerre, où nous ren-
contrions un autre pontife du Beau, Leconte
l52
de Lisle, d'olympienne allure, mais combien
acerbe, qui, un moment, s'amusa à verser
dans mon naïf esprit l'acide de ses sarcasmes
sur le monde et les hommes.
Puis nous partions vers les boulevards et
les bureaux de rédaction, mon Père indifférent
à la foule de qui sa tète de Christ andalou
attirait l'attention, enfermé dans ses réflexions
et une demi-myopie, ne voyant pas les coups
de chapeau que son passage provoquait
parmi ce monde semé d'artistes et de journa-
listes, bien que je le prévinsse (comme le
Dauphin Philippe-le-Hardi, le roi Jean-le-
Bon à la bataille de Poitiers) : Père, on te
salue à droite, Père, on te salue à gauche,
en sorte qu'il rendait la politesse trois mi-
nutes trop tard, à des passants quelconques
et surpris.
Ce sont déjà les réminiscences des dernières
années. Les hivers étaient devenus pour lui
de longs supplices; des crises d'asthme 1 étouf-
faient, affaiblissant son corps miné, d'autre
part, par une sournoise maladie, due peut-
— i53 —
être aux jours de vie précaire de ses débuts à
Paris. On l'apercevait dans les rues de
Sèvres et par les venelles avoisinantes, fléchi,
fragilisé, sa vitalité psychique semblant par
contraste croître encore, jusqu'au jour où elle
consumerait définitivement l'enveloppe char-
nelle. Soupirant après le soleil du Sud, avide
de retrouver sur la terre d'Aquitaine les
rayons de ce flambeau qui, partout ailleurs,
lui paraissait voilé et ne pouvant se résigner
à les aller chercher loin de sa famille, trop
nombreuse pour l'accompagner, il errait,
intéressé par les besognes et les récréations
des simples, regardant les maçons bâtir les
villas de la côte de Bellevue, les terrassiers
creuser les chemins, les bûcherons abattre et
débiter les arbres des bois environnants, les
pilotes conduire habilement les bateaux pari-
siens par les courbures reptiliennes de la
Seine, des groupes de petits rentiers jouer aux
boules dans le Parc de Saint-Cloud, avant de
rentrer, vers le milieu du jour, reprendre les
pages composées pendant la matinée. Quel-
— id4 —
quefois il nouait avec l'un, l'autre, une discus-
sion politique, se dépensant comme s'il se fût
trouvé devant la Convention ameutée, ou bien
il questionnait un jardinier, un charpentier,
un meneur de chèvres auquel il réclamait des
romances populaires.
Durant une de ces promenades, tan-
dis que mes sœurs blondes et brunes
gambadaient à quelques pas, en compa-
gnie de nos deux épagneuls, Paf et Famine,
remplacés plus tard par le Danois Tantan et
le caniche Xôdi, je vis s'approcher de lui un
ouvrier qui, tortillant sa casquette entre les
doigts, venait demander à « monsieur qu'on
disait si savant », quelque remède contre des
contusions provenant de coups reçus à la tête.
Souriant dans sa barbe, il ordonna je ne sais
quel onguent de bonne femme, en tendant h
l'homme, pour les frais de la drogue, une
pièce pareille à celle que cet inattendu client
parlait de lui offrir.
Souvent, très souvent, il lui plaisait de
suivre les ventes aux enchères tenues dans
— i55 —
les proches localités. Goût au moins sin-
gulier chez un artiste détaché des extério-
rités jusqu'à l'invraisemblance et ne con-
voitant nul bien matériel. Reviviscence peut-
être d'un instinct paysan. Il assistait donc
à ces formalités pour le plaisir même
des débats, faisant inconsidérément monter
l'encan ; ahurissant les brocanteurs profes-
sionnels; irritant parfois a la fureur de mal-
heureux héritiers, désireux de racheter un
mobilier qui n'avait d'autre prix que celui du
souvenir; acquérant des objets inutilisables
que, pour ne pas froisser son désir de bien
faire, on feignait de considérer en excellentes
occasions : n'envoya-t-il pas ainsi, à la maison
où, chaque dimanche de réunion au jardin,
on brisait quelques chopes et gobelets, une
centaine de ces verres plats sur quoi les mar-
chands ambulants servent des glaces aux
gamins qui les dégustent à coups de langue?
Une autre fois, jour de réception intime, ne
fit-il pas apporter un lot d'outils de jardinage,
parmi lesquels il avisa soudain un long bâton,
— i56 —
armé d'un cadre de fer, dont personne ne sut
lui indiquer l'usage?
— Oui d'entre vous peut dire à quoi
cela sert? interrogea-t-il, vite impatient,
une dizaine de jeunes gens venus lui faire
leur cour.
Nul ne répondit.
— Eh bien ! puisqu'il n'y a là qu'un tas de
nigauds qui n'y connaissent rien, je vais me
renseigner moi-même !
Et, jetant la perche sur son épaule', de
descendre précipitamment les degrés de la
terrasse, pasteur farouche, suivi de son trou-
peau de fidèles, amusés de ses extraordinaires
boutades, chevelures claires et sombres,
longues pour la plupart, et pans de veste
voltigeant, voix bruissant en protestations
joyeuses !
— Où courez-vous donc ainsi, M. Cladel?
questionna une voisine qu'il croisait dans la
rue, sans l'apercevoir.
— Demander ce que c'est que ça.
— Ça? mais c'est un bâton à cirer! répli-
qua la ménagère en riant aux larmes.
i57 -
Il revint, calmé et souriant.
Il écrivait simultanément /. N. R. /.,
roman aujourd'hui encore inédit, où il
raconta la Commune, et les Images Versico-
lores, œuvre lentement constituée dont la
composition s'étend sur une période de trente
ans. Il l'avait commencée en 1860 par
quelques courts tableaux, réunis beaucoup
plus tard sous le titre Six Morceaux de Litté-
rature, publiés en 1880, par Kystemaekers,
avec des illustrations, dont une de Félicien
Rops. Dans l'édition parisienne, de 1888, ce
recueil devint Seize Morceaux de Littérature
(Peintures et sculptures écrites). En chacun
d'eux le styliste s'efforça de reproduire, par la
plume, la manière de tel maître de l'ébau-
choir ou du pinceau et de se prouver ce que
Barbey d'Aurevilly' l'avait signalé autrefois,
ce qu'il était par-dessus tout, un peintre, un
artiste éperduement épris de plastique. Il les
paracheva avec cette volonté à la fois emportée
etopiniâtre qui ne l'abandonnajamais, livrant
à X Echo de Paris, au G/7 B/as, au Gaulois,
i58
de nouvelles pages, pour faire définitivement,
de l'ensemble, les Images Versicolorcs (qu'il
n'eut point la satisfaction de voir imprimées),
avec trente descriptions de toiles, eaux-fortes
ou reliefs, qu'en son idée eussent pu créer
Delacroix, Watteau, Géricault, Barye, Rude,
Carpeaux, Corot, Rubens, Raffet, etc..
Cette préoccupation de la couleur, spéciale
à l'école romantique jusqu'aux Concourt,
l'a fait maintes fois surnommer — par rapport
de sentiment, plus encore que de coloris, —
le Millet de la Littérature; il rêvait de voir
son fils unique devenir peintre : c'est un
sculpteur.
Les jours s'écoulent, assombris. La maladie
est là, sans cesse, qui émacie son visage d'or
éteint, comme on voit sur les icônes, mais où
subsiste l'or vivant et pailleté des yeux, cour-
bant ses épaules sous le fardeau des plus
an xi lu ses prévisions.
Il n'a pas renoncé à sa tache et prépare
Paris en Travail, livre pour lequel il amon-
celle, depuis des ans, les matériaux et ranime
— ï 59 —
le passé : ce sera l'histoire de sa vie à travers
celle de la grand'ville; il achève Jtiive-
Errante. Sa furia de pensée, loin de s'assou-
pir, déborde devant toute iniquité, tout
cynique forfait. De la chambre voisine,
nous l'entendons, pendant la rédaction des
pages violentes, apostropher ses person-
nages, mâchonner des injures, flétrir féroces
et lâches, tandis que ses longs doigts bruns
crispés torturent la plume en un incessant
roulement, ou écrasent l'éternelle cigarette
que sa distraction laisse toujours éteindre.
Il est bien encore, à ces suprêmes heures
d'énergie, celui qu'il fut à l'aube de sa carrière,
tel qu'il s'est dépeint, sous les traits d'Alpi-
nien Maurthal, dans les Martyrs Ridicules :
« Sa pensée se traduisait par des exclama-
tions qu'il n'entendait pas; ses traits se
mouvementaient, ses yeux immobiles sem-
blaient suivre une éclatante vision, et sa
main, de plus en plus fébrile, labourait le
papier... Ses cheveux en désordre donnaient
à sa physionomie quelque chose de farouche,
— i6o — -
autour de son front scintillait comme un
rayonnement. Ce par ion de la pensée était
plus riche en courage et en sincérité que ne
le fut jamais au pouvoir ministre libéral. »
L'hiver de 1892 l'accabla entièrement de
maux, d'angoisses aussi quanta cette famille
de jeunes enfants qu'il sentait devoir laisser
bientôt derrière lui, de regrets quant à l'œuvre
capitale, Paris en Travail, qu'il avait tant
nourrie en esprit et ne formulerait jamais...
L'acre froidure se prolongeait. Nous espé-
rions en l'été qui, sans doute, réparerait une
fois de plus ses forces dévastées, nous l'espé-
rions de toute notre âme! l'époque en était
venue, mais les vents glaçaient parfois encore
la chaude saison perturbée et figeaient en ses
veines un sang appauvri.
Il s'éteignit le 20 juillet, à dix heures du
soir, en pleine et douloureuse conscience,
sans faiblesse dame, sans nulle diminution
de lui-même, dans son fauteuil, près de
la fenêtre entrouverte dont les battants
s'entrechoquaient sous l'haleine furieuse
— i6i —
d'une tempête, tandis que son passage
au grand repos nous arrachait, avec nos
pleurs, ce cri : « Il ne souffre plus! » Le
lendemain, des l'aurore, par un soleil éblouis-
sant, le jardin éclatait de fleurs et de chants.
Nous l'ensevelîmes au cimetière du Père-
Lachaise, auprès de sa Mère, de son petit
garçon, mort en bas-âge, et de notre jeune
sœur, emportée dès sa sixième année. Une
foule nombreuse l'accompagna — rien que
des artistes et des hommes du peuple, ceux
qu'il avait tant aimés. Ils se pressèrent
autour de l'étroite tombe, en la nécropole
immense et banale faisant regretter pour lui
l'humble champ des morts, si touchant en
sa beauté négligée et touffue, découpée dans
la grande Nature, où Montauban-Tu-Ne-
Le-Sauras- Pas dort au sein du Ouercv.
Devant le caveau béant, Emile Zola, alors
président de la Société des Gens de Lettres,
oubliant tout antagonisme littéraire, pro-
nonça, balbutiant d'émotion, de simples et
belles paroles, auxquelles se joignirent celles
IÔ2
de Paul Ginisty et d' Henry de Braisne. Durant
une quinzaine, les journaux publièrent chro-
niques, récits, anecdotes; Emile Bergerat,
Paul Arène, Armand Silvestre et Séverine,
dans la plus touchante page, véritable oraison
funèbre jaillie d'un cœur féminin, dirent un
public adieu à leur camarade de lettres;
Emile Michelet, Jean Blaize, Léon Riotor
lui consacrèrent de très loyales études. Deux
ans après, le Journal 'insérait Juive- Errante,
son dernier roman, qu'il corrigeait encore
trois jours avant de mourir, dont le volume
parut avec une éloquente et judicieuse Intro-
duction d'Arthur d'Échérac (G. Dargenty),
« son compagnon de labour et de soleil ».
En même temps, par les soins dévoués
d Henry Lapauze, estimant que lui et ses
confrères se devaient d'honorer 1 ame de l'ar-
tiste si propice aux jeunes, on élevait son
buste, original morceau de sculpture impres-
sionniste, dû au ciseau de Bourdelle, à Mon-
tauban, sur cette terre qui commençait ainsi
à le revendiquer, lui, trop pieux pour l'avoir
i6:
jamais, fut-ce un instant, reniée, malgré un
cruel dédain, ainsi qu'il le confessa en cette
virile plainte, destinée au frontispice de son
œuvre complète :
AU QUERCY,
Voici ce que j'ai fait loin de Toi que f exècre
et chéris, à Parâtre, qui, pendant trente ans,
as méconnu le nie il leur de tes fils. Ou te la
lègue, eette œuvre dont tu f enorgueilliras,
quand je ne serai plus que poussière. Alors,
souviens-toi de ce qu'ici je f affirme et tâche
d'avoir pour les poètes que tu produiras, sans
doute, après moi, plus d'équité que tu n'en eus
pour celui qui te dit à jamais adieu !
Moissac baptisa du nom de l'auteur du
Bouscassie, un boulevard planté de magni-
fiques ormes centenaires, entre les fûts
desquels a lieu périodiquement la foire des
bêtes aumailles. Un moment, il fut question
d'abattre ces vénérables en vue de réaliser un
— 164 —
bénéfice ; de véhémentes protestations enfié-
vrèrent les feuilles locales; de l'étranger, un
ami, un admirateur, offrit d'acheter les con-
damnés, pour les laisser en place double-
ment glorieux.
Bruxelles accueillit la mémoire de l'écri-
vain défunt, comme il l'avait reçu vivant.
A l'avenue Louise, sur les horizons charmants
du Bas-Ixelles, se profile aujourd'hui la nou-
euse beauté du groupe d'Ompdrailles et d'Ar-
ribial, modelé par Charles Vanderstappen, et
le socle présente cette inscription :
EN SOUVENIR
D I
LÉON CLADEL
Créateur d'Ompdrailles
Paris, seul, bien que de très actifs amis
s'y soient employés, et qu'une rue y porte le
nom du disparu, n'a pas encore rendu tout
l'hommage dû au provincial qui, près de
quarante ans, vécut entre ses murs. Pour-
i65
tant, grâce cà l'effort de ceux qui savent
se souvenir, on peut prévoir le jour où,
sous les frondaisons légères d'un de ces
jardins citadins que hantait en méditant
son maître Charles Baudelaire, et dont les
ombrages lui verseront une caresse presque
aussi chère que celle des rouvres querçynois,
se dressera son image, telle que son fils Marius
la conserve au cœur et que, de ses doigts
d'artiste, il parviendra à la pétrir et à l'éri-
ger, sinon en plein espace, au moins sous
un morceau du ciel libre, comme il convient
à l'effigie du penseur qui exhala ces paroles :
< Si Paris a tué successivement en moi le
dévot et le chauvin qui s'y développèrent
ensemble, il n'a pas même entamé le Celte,
le Gaulois, le paysan, et je reste, à l'instar de
mes ancêtres, un des mille et mille pygmées
fidèles à la grande nature, ami, comme mes
devanciers, des arbres, des animaux, des
étoiles, de la terre et de l'eau, de tout ce qui
marche, vole, nage ou rampe, embaume, luit
et respire. » lié, me demandera-t-on, êtes-
— i66 —
vous athée ou non? « En conscience, franche-
ment, je l'ignore. Il me serait doux de croire
encore, hélas ! je ne le puis plus, et pourtant,
quoique dépourvu de foi, Pan, l'énorme Pan
m'attire, m'obsède et me possède! Oui! j'ar-
rache cette page de mon cœur et, comme
autrefois Jean-Jacques, en ses Confessions si
déchirantes, je la livre au premier venu,
qu'on s'en empare et qu'on me la jette plus
tard à la figure si j'ai menti ' ... ».
I K\ Mil l.l.l Dl ( '.IIIKNS. p. 174.
J'ai terminé l'évocation qui, malgré mon
désir, reste incomplète ; heureuse serai-je,
néanmoins, si elle inspire le goût de recher-
cher et de fréquenter une œuvre assez disper-
sée par les hasards de la librairie.
Il ne m'appartenait pas de la juger, de
tenter la classification que le temps accom-
plira avec la sûreté impossible à l'esprit hu-
main et, surtout, à celui d'une femme. Je le
répète, j'ai simplement voulu préparer un
document pour les futurs historiens de notre
littérature au XIXe siècle. Mais, d'autre part,
mon Père me légua trop abondamment
l'amour des lettres et de la contemplation du
phénomène artistique pour que je n'essaie pas
d'indiquer ici quelques traits que d'autres
redresseront ou creuseront.
— i68 —
La place de Léon Cladel est difficile à
déterminer, aussi bien que celle de Flaubert,
de Barbey d'Aurevilly et des Goncourt,
car leur personnalité l'emporte sur les géné-
ralités d'une école. Ils restent, suivant la par-
faite expression de Remy de Gourmont, « de
ces classiques singuliers et comme souter-
rains qui sont la véritable vie de la littérature
française ».
Le chantre de la Fête Votive et des
Va-Nu-Pieds se rattache au romantisme
par ses dons d'imaginatif et de lyrique, mais
la vigueur, l'exactitude, l'opulence et, quoi
qu'on en ait dit, la simplicité traditionnelle
de la langue, en ses meilleurs romans, l'appa-
rient plutôt aux artistes de la Renaissance. En
cette parenté résident son honneur et son
bonheur. La fureur romantique, tombant sur
sa fougue naturelle, aurait pu l'exaspérer jus-
qu'au mauvais goût; l'hérédité classique le
sauvegarda. Plusieurs d'entre les romantiques
ne le furent qu'à demi : si le courant intellec-
tuel du temps impressionna la moitié de leur
— 169 —
mentalité, l'autre ne s'imprégna que de réalité;
c'est à celle-là qu'ils sont redevables de la
partie durable de leur art; ce que nous recher-
chons, aujourd'hui, chez le poète des Fleurs
du Mal, chez le romancier de Madame
Bovary et de Salammbô, ce n'est ni le sata-
nisme arbitraire de l'un, ni l'imagination
archéologique de 1 autre, mais leur vrai et
profond sentiment devant la nature; le reste
ne demeure intéressant que comme curiosité
et renseignement, effet de transition de la
période romantique à la période actuelle, —
le naturalisme semblant surtout une végéta-
tion parasitaire de l'art français.
Léon Cladel était robuste et tout sert,
plutôt que de nuire, aux fortes constitutions.
Arrivant à Paris, entièrement formé par ses
origines très nettes, il n'y prit que la dis-
cipline baudelairienne avant de se plonger
dans le travail et, en quelque sorte, de s'y
embaumer pour y demeurer inaltérablement
lui-même.
Lui-même, c'est-à-dire un Paysan, se
— 170 —
façonnant, afin de se raconter, le plus varié et
le plus souple des instruments. Le fait se
produit pour la première fois en littérature.
Toutes les castes parlèrent, se décrivirent,
sauf la caste agricole. La Bruyère a livré de
l'homme des champs un terrible portrait,
mais seulement extérieur; Balzac, à cause de
sa rancune, n'a saisi qu'un côté de ces indivi-
dualités obscures; George Sand leur souriait
à travers la gaze colorée qu'elle étendait sys-
tématiquement entre elle et le monde, et le
puissant cinématographe de Zola ne nous
donne pas tout, puisque le cœur de l'écrivain
restait sans amour devant le sujet. Enfin, les
uns et les autres étaient étrangers à la plèbe
arvienne.
Léon Cladel a pu, sans devenir suspect,
appartenant à la race, la réprouver et
l'exalter tour à tour. Ni par destinée, ni
par complexion, il ne lui fut possible de
demeurer le calme observateur des siens : ses
livres furent son âme et son sang, et non de
simples tableaux de mœurs. C'est grâce à sa
171
passion, à sa faculté d'héroïser ce qu'il aime,
en même temps qu'à sa persistante ingénuité,
qu'il se révéla, tout instinctivement, sans nul
vouloir préconçu, au XIXe siècle, en plein
âge de science et de conscience ce que, même
les écrivains d'époques plus jeunes n'ont pu
se réaliser, malgré leurs efforts et à cause
de ces efforts : un poète épique. L'épopée
souhaitée par ceux à qui leur culture intellec-
tuelle a fait placer ce genre littéraire, mine
surabondante de sentiment et de poésie, au
premier rang, et que, plus d'une fois, passé
le temps des chansons de gestes, des versi-
ficateurs s'évertuèrent en vain à combiner par
la logique, la voilà : c'est la Fête-Votive
de Saint- Bartholomêe - Porte - Glaive, c'est
Celui de la Croix-aux-Bœufs, c'est Omp-
d railles le Tombeau-des- Lutteur s. Le héros
célébré ici est l'homme de la glèbe, le soldat
pacifique de Cybèle, celui qui, par l'éternel
labeur, a donné à la terre sauvage son aspect
de paradis où « tout n'est qu'ordre et beauté».
Ht, fatalement, il est chanté d'après le procédé
— 172 —
homérique : ce n'est pas une imitation, c'est la
découverte nouvelle d'une source disparue qui
revient à la lumière en retrouvant le terrain
favorable; — remarque assez délicate à noter
quand on est la fille de l'écrivain et puisque
ï Blinde est devenu l'ultime point de compa-
raison,mais déjà indiquée pard'autres, comme
on l'a vu au cours de cette étude, et toutes
réserves faites en ce qui concerne l'universa-
lité de l'épopée grecque et la spécialité de ces
poèmes en prose français. Cette «exagération»
que les Naturalistes ont tant reprochée à
Léon Cladel, en la désignant faussement, ce
n'est donc que l'agrandissement, la transposi-
tion poétique; ce coloris poussé, éclatant, est
celui même de cette âme. La nature est tou-
jours belle, mais il est tels aspects sous
lesquels elle nous frappe davantage; au prin-
temps, quand les arbres sont en rieur, à
l'automne, quand ils sont en or. L'âme de
Léon Cladel était dans un constant et flam-
boyant automne.
Son autre caractéristique, c'est d'être, à
i73
1 égard de la langue, un mystique, tels le
furent les écrivains d'exception que j'ai déjà
cités. Pour lui, comme pour eux, le style
était l'exercice d'un culte, et, de par ses ten-
dances à l'excès, il s'y montrait fanatique,
fanatique jusqu'à l'inquisition contre les
hérésies grammaticales et le péché des répé-
titions; fanatique jusqu'à la puérilité, au
point de varier la première lettre de chaque
alinéa, d'établir la liste des titres de ses
œuvres, ou de ses vol urnes de nouvelles,
selon l'alphabet, chacun commençant par une
majuscule différente.
Il dut, à cet immense amour, de produire
quelques livres non encore classifiés, mais
dont la valeur de plus en plus s'impose
comme tendance et comme exemple. Sa prose
résiste aux épreuves de la syntaxe, de la voix
et du regard. Que, parmi les ouvrages de sa
belle période, on prenne un fragment, au
hasard, il aura la qualité de modelé, la
valeur intrinsèque d'un morceau de sculpture
grecque; ce n'est qu'une page, — ce n'est
— 174 —
qu'un tronçon de bras ou de jambe. . . — mais
l'art y est, complet.
Il suffit de les lire, ces fragments, pour
sentir que LéonCladel restera, auprès des purs
artistes qu'il révérait, un des plus sûrs tréso-
riers de la langue française. En sa vie labo-
rieuse, dont, jusqu'au dernier moment, il ne
consentit pas à ralentir l'action, au milieu
des « affres du style » qui, certes, diminuè-
rent ses jours, cet homme à la fois très fier et
très modeste, n'eut, avec le maintien de son
intégrité, jamais d'autre ambition ni de plus
fervent espoir.
Paris, r3 mars iço5.
Léon Cladel
en Belgique
PAR
i;i)M()XD PICARD
***
Je n'avais jamais vu Léon Cladel, mais j'avais
beaucoup lu ses livres. L'Homme delà Croix-aux-
Bceufs, acheté à la gare du Midi, un soir d'été, au
moment de quitter Bruxelles pour Virginal où ma
maisonnée était en villégiature, m'avait laissé la
résonnance d'une émotion poignante; son drame
se déroulant dans le paysage quercynois hantait
ma mémoire comme le résidu d'un rêve violent.
Le Bouscassic et son idylle avaient, depuis, mis
un adoucissement à cet âpre souvenir. Mais Omp-
dr ailles et la Fête votive de Saint- Bar tholomée
Porte-Glaive, successivement recherchés et dévorés
avec une curiosité obsédante, m'avaient rendu
l'impression première de brutalité épique, tendre
pourtant à certaines pages. J'avais construit l'au-
teur d'après mes sensations; je me le figurais
robuste, ramassé, solide sur ses jambes de bon
piéton rustique, la main rude, le col court, le teint
broyé dans le rouge et la sépia, les cheveux noirs,
crépus et durs; bref, celui qui avait groupé sous
le titre Mes Paysans quelques-unes de ses œuvres
les plus intenses devait être un paysan ; celui qui
avait sculpté Ompdrailles, le lutteur triomphant,
devait avoir quelque chose de la musculature de
son héros.
Un jour, je reçus de lui une courte lettre. Il avait
lu la Forge Roussel, une de mes Scènes de la Vie
judiciaire, il me disait : C'est bien. L'écriture était
déhanchée, active ; la signature, où les majuscules
et les minuscules se mêlaient en désordre, me
sembla un croquis confirmant la figuration que je
m'étais faite du personnage.
J'étais sous l'influence de ces impressions, et le
Cladel de mon imagination, jamais contredit dans
ses contours, prenait peu à peu la fixité des profils
de médaille, quand Camille Lemonnier, au ban-
quet que notre jeune école artistique organisa
comme une émeute pour venger des dédains offi-
ciels, lui, le vivant, et Octave Pirmez, le mort,
dont la chaise vide couronnée de roses et le
couvert sans convive, lui faisaient face, me dit,
après l'apaisement des toasts et des acclamations :
fe vais me marier : tu seras mon témoin, hein? -
Je répondis : Oui. — Il ajouta : Tu le seras avec
Léon Cladel.
A quelques semaines de là, le jour lui fixé.
Lemonnier préparait son gîte dans la banlieue, à
La Hulpe, à la sortie de la forêt de Soignes,
presqu'au bord du grand étang. En arrivant le
matin à la ville pour les derniers soins, il entrait
au vieux Palais de Justice où j'étais pour plaider,
me tenait cinq minutes dans un couloir, braquant
sur moi, derrière son binocle, ses bons veux bleus,
ouverts dans sa face un peu rougeaude sous son
front diminué par les boucles rousses qui s'y
abattent, et m'expliquait de son ton saccadé,
entrecoupé de hein ! quelque détail de ménage ou
quelque projet littéraire.
L'avant-veille de la cérémonie, il m'aborda en
disant : Cladel arrive demain. (liez toi?
Non, impossible, ma maison n'est qu'une cabine.
- Où alors? A l'Hôtel de Hollande Je l'y ai
annoncé. A l'Hôtel de Hollande! Rue de la
Putterie! Mais c'est un cimetière dans un lias-
fond. - Eh! que veux-tu? c'est un homme simple,
cénobitique, ennemi du faste. — Très bien, mais
l'ennui, la solitude froide, le marasme des lieux
sans soleil! Il est du Midi, n'est-ce pas? C'est un
Montalbanais? -- Oui, mais les grandes auberges
luxueuses l'horripileraient et toutes les autres se
ressemblent. — S'il logeait chez moi? — Il n'y faut
pas penser : c'est un malade, un sauvage, un fauve,
tu ne peux pas recevoir en appartement un san-
glier. — Mais c'est aussi un grand écrivain, un
admirable artiste ; il faut qu'il y ait toujours place
pour ceux-là ; qu'importe le confortable et l'éti-
quette! - - Soit. Tu ne m'en voudras pas, si tu as
quelques misères? — Je n'en aurai pas, car je
ne les verrai pas. Un souverain de la littérature
descend chez moi, voilà tout ce que je sais. L'hon-
neur est pour moi et pour ma demeure. Seul je
serai l'obligé.
Le lendemain, empêché par des devoirs profes-
sionnels d'aller moi-même à la gare, je recrutai
deux Jeune-Belgique, Octave Maus et MaxWaller,
qui acceptèrent d'être les aides-de-camp de mon
futur hôte pendant son séjour en Belgique. Ils le
reçurent à la descente du wagon et joyeusement
l'amenèrent en voiture découverte. Nous étions
en juillet. Quand le landau s'arrêta dans l'allée
cochère, je vis pour la première fois ce natif du
Quercy, que je croyais pareil aux arbres bien
plantés des pentes qui, de la Méditerranée à
l'Océan, achèvent les Pyrénées en les rattachant
aux plaines dont Toulouse est la reine.
Il était assis sur la banquette du fond, à côté
d'Octave Maus, avant en vis-à-vis Max Waller
l'imberbe. Il avait l'aspect souffreteux. Il était
maigre. Il me regardait avec de petits yeux vifs
scintillant dans un visage de Christ émacié. Sous
un chapeau de haute forme défraîchi, posé bizar-
rement, sans doute pour la facilité du voyage, sur
un chapeau bas, en feutre, descendaient des che-
veux châtain foncé qui rejoignaient une barbe
longue. Le teint était terreux, la physionomie
maladive et inoubliable. Il me regardait, inquiet,
eùt-on dit, et étonné.
J'étais stupéfait ! Stupéfait ! oui, mais ému,
troublé, devant cette silhouette touchante, douce-
ment triste et résignée, me semblait-il, qui se sub-
stituait tout à coup, avec une poésie pénétrante,
au personnage massif et dantonnesque qui jus-
qu'alors pour moi correspondait au nom de Cladel
et venait de's'évanouir comme un fantôme au pre-
mier chant du coq.
Les deux jeunes introducteurs sautèrent de la
voiture. Et lui, non sans effort, descendit.
Soyez le bienvenu chez moi, lui dis-je. Je suis
heureux de recevoir à mon fover un artiste et un
maitre. — Je vous remercie de me donner l'hospi-
talité, répondit-il ; c'est le meilleur moyen de nous
connaître, ce que je souhaite de bon cœur. »
Xous le menâmes à l'appartement qui lui était
destiné. C'étaient, au deuxième étage, une chambre
à coucher et un salon, largement éclairés sur le
boulevard de Waterloo dont les six rangées d'ormes,
serrés et feuillus, formaient, par leurs cimes, un
amoncellement de verdure derrière lequel se déve-
loppait l'immense perspective du nouveau Palais
de Justice, dressant son dôme, pareil à un aérostat,
dans un horizon fermé à l'Occident par les coteaux
brabançons de la vallée de la Senne. Deux fenêtres
étaient ouvertes sur le balcon par lequel entrait
l'air frais du plateau d'Uccle.
Il marcha droit à ce grand soupirail et, à cette
vue admirable, il regarda, paraissant nous oublier.
A gauche, dans un lointain vaporeux, au pied des
collines sur lesquelles la ville s'étage, dans les
prairies, un train, petit à cette distance comme un
jouet, fuyait sans bruit, déroulant sa vapeur. « Où
va ce train? dit-il. — A Paris, reprit l'un de nous. »
Il resta pensif.
Puis, rentrant dans la chambre et regardant tout
ce qui avait été disposé, avec beaucoup de soin et
quelque luxe, pour lui faire le séjour agréable :
« C'est fort beau, dit-il. — Et avec hésitation : fe
ne suis pas habitué à cela. X'auriez-vous pas une
mansarde... avec rien dedans? »
Il nous vint à tous un sourire. « Pas pour le
moment, répondis-je. Mais je puis en faire dégar-
nir une. »
A ce moment survint une mienne cousine.
parente de ma femme, arrivée de Toulouse deux
ans auparavant pour passer chez nous une huitaine
et qui, depuis (l'excellente fille), ne nous avait
plus quittés. Est-ce son éloge ou le nôtre qu'elle
faisait par cette fidélité confiante et naïve ? Petite,
noire, étonnamment vivace, toujours joyeuse, gras-
souillette comme le deviennent à trente ans les
Espagnoles, y compris celles dont les ancêtres,
débordant l'arête montagneuse de l'isthme, ont
peuplé les rives de la Garonne, elle avait exulte à
l'annonce de la prochaine arrivée d'un compa-
triote. Parlait-il le patois natal, ce méridional
parisianisé? Quand elle l'aperçut, en sa mince sta-
ture, avec son visage jaune envahi par le poil.
luisants regards, décharné et nerveux, portant peut-
être, en ses veines, le sang sarrasin de quelque
compagnon de l'émir Abd er-Rhaman vaincu par
Charles Martel, elle n'en douta plus sans doute,
car elle lui dit, sans attendre la présentation :
Eh! tu de Mountalba, souy de Toulouso; le mémo
soulel nous a cramais quand eren pitchous. Te
saludi! (i)
Un Xatchez, entendant résonner boulevard de
la Madeleine l'idiome des grands lacs, n'aurait pas
été plus ébahi que notre voyageur au bruit cares-
sant de cette langue lointaine. Comme un coup de
lumière, une expression ravie éclaira son visage.
Il fit brusquement un pas vers elle, et, lui serrant
le bras à deux mains, exclama : Une païso, Bou-
dions! Unepdiso! Pas poussiblé! Le cor me mounto
sur la bouqueto; me cal l embrassa! (2) — Et l'en-
veloppant, il lui déposa, à travers les longs fils de
sa barbe, un affectueux et bruyant baiser à chaque
coin de la bouche. « A la bounhouro! Sios un béri-
taple pais (3), dit ^aiment la cousine. — Et elle
ajouta : On sembrasso pas atal aïci. Soun de cade-
nos de ponts (4). »
M'.ntalbanais. je suis de Toulouse, le même soleil nous a brûlés
quand nous étions petits. Je te salue !
12) Une payse! Bon Dieu! Une payse! Est-ce possible? Le cœur me
monte aux lèvres, il faut que je l'embrasse.
\ la bonne heure ! Tu es un vrai compatriote.
On n'embrasse pas comme ça ici. Ils sont froids comme des chaines
de puits.
Se tournant alors vers moi : « Je demande qu'on
me confie Monsieur Cladel. Je veux être sa
ménagère. Oui, votre servante, lui dit-elle. Quand
vous aurez besoin de n'importe quoi, appelez, je
me nomme Elisa. »
Il reprit : « Elisa! allons donc! Nous dirons
Lisette ou Lisou. Par Saint-Carnus de l'Ursmade,
je retrouve ici ma grande patrie, la France, et ma
petite, le Quercy ! »
Il s'installa, et dès le soir, après un repas cor-
dial qu'il trouva un peu long, car, bien qu'arrosé
de Barsac et de Frontignan, des vins de sa pro-
vince, il fut servi à la flamande, il était acclimaté.
II
Le lendemain, nous étions à La Hulpe, par un
de ces temps à gros nuages, humides et froids
même en été, qui donnent de si vives couleurs au
verdoyant paysage de la banlieue bruxelloise. Le
vent du sud-ouest, arrivant à grand souffle de
l'Atlantique, rasant jusques à trente lieues des
côtes la zone maritime et unie des Flandres,
balayait de ses rafales les premiers ourlets mon-
tagneux du Brabant, et faisait raisonner en une
longue et sourde clameur les cimes chevelues qui,
sur les quatre mille cinq cents hectares de la
forêt de Soignes, un des lambeaux extrêmes de
l'antique Sylve charbonnière, noircissent la ligne
de faite qui sépare le bassin de la Senne du
bassin de la Dvle.
Lemonnier fut marié, sans faste, dans la salle,
nue comme un parloir de couvent, de la maison
communale, par un bourgmestre rustique, impré-
gnant fortement de l'accent du terroir la lecture
qu'il rit aux futurs des articles du Code Napoléon
sur les droits et devoirs des époux. Quand le secré-
taire débita, en la forme sèchement légale, l'acte
de la cérémonie, j'appris que Cladel était né en
i835, l'année précédant la mienne. Il avait donc
quarante-huit ans, mais les lancinantes influences
de la vie l'avaient vieilli plus que ce laps.
Mélancolique, silencieux et grave, il assistait au
déroulement des formalités juridiques, comme un
homme qui sait, hélas! qu'en ce monde il y a
plus d'heures moroses que d'heures joyeuses, et
qui ne doute plus que même là où ravonne, pour
tout illuminer passagèrement, la beauté d'une
jeune femme, la destinée prépare des germes pour
les douleurs futures.
Un repas familier nous assembla autour de la
table modeste de l'auteur du Mâle et du Mort.
Constantin Meunier, le peintre des épisodes
navrants de la vie sociale, le commentateur des
misères ouvrières, pas encore le statuaire de génie
qui allait éclore, était là. Dans l'ordonnance de
la table, 'son visage affligé et timide répondait au
visage souffrant et rêveur de Cladel. Tous deux
exprimaient, en des types différents, le symbole
du Crucifié qu'avait fait ressortir sur la plaque de
mon imagination le premier aspect de mon nouvel
ami, Meunier avec douceur, Cladel avec énergie.
La fête s'acheva dans la sérénité des haltes que
font les laborieux sur la route du travail, sans le
bruit et sans les frivolités que le vulgaire imagine
être la naturelle floraison des réunions d'artistes
et qui sont si peu d'accord avec leur dure existence
de connus méconnus.
III
Cladel séjourna sous mon toit cinq semaines.
Le mariage de Lemonnier n'avait pas été Le seul
but de son voyage. Atteint depuis longtemps de
ce mal bizarre qui transforme un homme en...
fabrique de sucre, voyant ses forces faiblir, sa
longue crinière grisonner, ses dents s'éclaircir;
tourmenté par l'àpre besoin de santé qui est le
souci des ouvriers de l'esprit plus peut-être que
des ouvriers du corps, il venait essayer chez nous
d'un nouveau traitement après avoir épuisé ceux
de la science parisienne. Lemonnier lui avait
parlé de cures accomplies par un sien ami. Il
avait pris d'autant plus aisément confiance qu'il
en était à la période où l'on désespère de trouver
un secours efficace dans ses entours immédiats.
Il arrivait à Bruxelles, comme d'autres vont à
Cannes ou à San-Remo.
Depuis, guéri, ou tout au moins singulièrement
soulagé par l'observance d'un régime monastique,
il a décrit, dans un article du Gil-Blas, sous le titre
Un Brabançon, la curieuse personnalité de son
médecin belge, un rustique comme lui, athlétique,
modeste et bon, qui lui dit un jour que, se levant
de table après avoir fêté un chambertin de i865,
il se heurtait la face, voulant passer,... à une glace
sans tain dressée devant lui : Cela n'arrive qu'à
des paysans, comme nous.
La présence de Cladel à Bruxelles avait fait évé-
nement parmi les Jeune-Belgique qui en étaient
encore à la lune de miel de leur bruyant hymen
avec l'indépendance littéraire, téméraires ainsi
qu'on l'est quand on ne se doute pas encore du
péril qu'il y a à braver les forces officielles, galo-
pant comme des poulains à travers les conventions
de notre milieu doctrinaire, huant, invectivant,
cassant les vitres et les nez, mettant tout en rumeur
et soulevant une poussière effroyable d'où on les
voyait sortir, compacts et joveux, pour charger
sans relâche le vieux troupeau des ruminants de
la littérature. Emile Yerhaeren, l'auteur des Fla-
mandes,seul, avait déjàvuCladel, chez lui à Sèvres.
Cherchant la maison, rue Brongniart, il s'était
adressé, pour demander l'adresse, à un personnage
hirsute qui promenait %deux grands chiens. C'était
le maître lui-même. Celui-ci l'introduisit dans la
demeure étrange que je devais connaître plus tard,
et, indisposé, le chargea presque incontinent de
conduire Madame Cladel à un dîner que l'on
donnait à Paris comme préliminaire à la première
représentation du Nouveau- Monde de Villiers de
l'Isle-Adam, qu'un malheureux libraire avait
monté en y engageant tout son avoir et qui devait,
le soir même, sombrer corps et biens, malgré
l'immense talent de l'auteur. Verhaeren nous avait
raconté les péripéties de ce repas fantastique
auquel était venue une cohue bourdonnante de
gens de lettres et de gens de théâtre dans laquelle
il s'était trouvé pris et emporté comme une feuille
sèche dans les tourbillons d'un torrent.
Dès qu'il sut Léon Cladel arrivé, il accourut,
et avec lui toute la bande, ou plutôt la phalange,
Albert Giraud, Georges Eekhoud, Iwan Gilkin,
Georges Rodenbach, Emile Yan Arenbergh, Arthur
James et les autres.
C'était tous les matins, vers dix heures, réception
dans le salon dont Cladel, qui ne pensait plus à la
mansarde avec rien dedans, s'était si bien accom-
modé qu'il avait demandé qu'on y entretînt un
leu clair de bûches. O puissance de l'imagination
chez les grands metteurs en scène, il ne cessait de
dire, ([unique la canicule fût venue : Fait-il froid
(liez vous ! Comme on sent que c'est un pays du
Nord!
Dans un fauteuil, les pieds sur les chenets, à
proximité d'une table encombrée en peu de jours
de journaux arrivés de Paris et de paperasses noir-
cies de son écriture, paisible, content, mal peigné,
vêtu d'une vareuse de cette couleur indécise dont
vSe culottent aux champs les vêtements des garçons
de labour par la mystérieuse harmonie qui donne
aux lièvres la teinte des sillons, ses jambes grêles
marquant leur ossature à travers un pantalon de
forme légendaire, il parlait avec la dignité simple
et l'autorité tranquille d'un maître, tantôt anec-
dotisant sur le mouvement littéraire de Paris,
tantôt dissertant sur les œuvres de ses jeunes
interlocuteurs. Et sans relâche, il roulait des ciga-
rettes, prenant le papier dans une poche de son
veston, et le tabac dans l'autre, réussissant très
peu à former le mince cylindre, hors duquel
bavaient les filaments mal arrimés, frottant alors
des allumettes, dont invariablement une douzaine
s'éteignaient avant qu'il eût trouvé, dans ses dis-
cours, l'hiatus opportun pour mettre le bout aux
lèvres et aspirer les premières bouffées.
Rodenbach le disait inélégant. La cravate,
nouée en corde, du rude fils de Montauban-tu-ne-
le-sauras-pas, et le superbe papillon de soie uoire
dont les ailes s'étalaient au col du poète de V Hiver
mondain, faisaient, en effet, vis-à-vis comme chien
et chat, et certes se seraient sauté à la figure s'ils
axaient été vivants. Gilkill déclarait Cladcl admi-
rablement excentrique. Verhaeren et Eekhoud, les
terriens, se délectaient à sa grandiose ignorance
i\r> raffinements de la convenance bourgeoise.
Giraud semblait ne voir que l'âme, famés, muet
quoique fringant en son attitude éveillée de petit
coq anglais, se contentait de lui faire craquer les
doigts, au départ, par sa poignée de main, déta-
chée comme un brusque coup de sonnette. Quant
à Lemonnier, lié à lui de longue date, et plus
mûr, il l'approchait avec les bonnes et rondes
allures d'un cheval d'attelage pour un compagnon
de timon et de râtelier.
Il y eut aussi là, après quelques jours, un assis-
tant qui n'avait au sujet du maître qu'une opi-
nion : qu'il fallait lui lécher les mains et le visage.
C'était un terrier d'écurie, blanc avec une étrange
tache fauve novant son œil gauche, court et musclé
comme la cuisse d'un gymnaste, remuant et infa-
tigable, ayant flairé, eùt-on cru, dans l'écrivain
cette tendresse pour l'animal qui, si souvent au
cours de ses récits, adoucit les rudes assauts contre
L'homme, et, par la droiture de la bête apaise la
rancœur que donnent les'misères sociales. Il était
monté un matin, comme s'il avait empaumé une
piste, et avait gratté à la porte qui lui fut tout de
suite ouverte. Cladel griffonnait alors les derniers
feuillets de sa Kyrielle de chiens. Tippo se présen-
tait comme s'il posait sa candidature à ce cénacle.
Et, certes, il avait des titres sérieux. Entré ehez
nous par hasard, à la campagne il avait trouvé
l'auberge si bonne qu'il refusa de suivre son
maître, un fermier du voisinage, qui venait le
réclamer, et dont il déchira le pantalon quand il
lui mit une ficelle au cou pour l'emmener de force.
Devant une si belle preuve de préférence, nous
l'achetâmes. Il avait aussi été cause, dans une pro-
menade publique, de la chute d'un auguste person-
nage dont le cortège chamarré avait exaspéré ses
instincts démocratiques. Cladel, qui n'aime pas
les rois, lui parut selon son cœur et il s'installa
entre ses pantoufles, [e vois encore celui-ci le bai-
sant sur le museau, humide et frais, au moment de
quitter Bruxelles et faisant des adieux de frère au
quadrupède qui, paraissant comprendre, grognon-
nait et gémissait à petit bruit.
[V
Lorsque le personnel de cette réception du
matin s'était dispersé, Cladel se mettait au travail,
écrivant d'abord à celle qu'il nommait sa chère
mienne, restée à Sèvres, maternelle bergère d'un
troupeau gracieux de quatre petites filles et d'un
garçonnet, le dernier-né, encore aux bras de sa
nourrice. Puis, quand il était revenu de a
envolée intellectuelle vers le nid familial, il s'oc-
cupait de la rédaction de quelque article destiné
au Gil-Blas, au Réveil et parfois à Y Événement.
Enfin, son grand souci pour lors était la transfor-
mation en drame de son roman à' Omp drailles, le
Tombeau des Lutteurs. Avec des patiences, et
aussi des impatiences brutales de sculpteur, il
s'acharnait à ce bloc de granit pour l'adapter aux
proportions du théâtre, mécontent, irrité, quand
il le croyait irréductible, joyeux et expansif quand
il avait dégagé une scène nouvelle qui lui plaisait.
Il sortait peu, ce voyant dont les yeux sem-
blaient constamment renversés vers la vie inté-
rieure et (jui, certes, de tous les hommes que j'ai
rencontrés, est celui qui m'est apparu le plus
dégagé des préoccupations matérielles envelop-
pantes, marchant avec des allures de somnambule
en proie aux grands rêves de ses conceptions litté-
raires, toujours préoccupé d'élargir les événements
aux proportions héroïques, empruntant à ce remue-
ment de choses épiques résonnant sans trêve en son
âme, des allures de pasteur de peuple et de roi
Lear déguisés sous des vêtements achetés chez un
fripier; creusant ses discours d'un profond labour,
ou s'en levant à grands coups d'ailes. Dans notre
existence belge, si départementale même à Bru-
xelles, souvent mesquine en ses soucis, fidèle écho
du journalisme cancanier et plat dont chacun de
nous prenait pour un sou quotidiennement comme
un ivrogne prend un verre de genièvre, c'était la
résonnance d'un diapason nouveau et fortement
sonore avec lequel essayaient de se mettre d'ac-
cord ceux qui vivaient dans sa virile intimité.
V
A six heures et demi nous dînions. Il avait la
place d'honneur, à côté de la cousine, sa payse,
ma femme étant déjà aux champs, en Hesbaye, où
bientôt je conduisis notre hôte : cette excursion
sera racontée plus loin. La table était dressée dans
une pièce très claire, sorte de vérandah, dominant
le jardin dont la mosaïque de fleurs vives s'ouvrait
en préau entre les arcades de la cour. Presque
toujours quelques amis, datant des années de jeu-
nesse, dépliaient la serviette avec nous, se réjouis-
sant de passer quelques heures cordiales avec
l'écrivain qui, sous tant de rapports, réalisait pour
nous, démocrates et gens de travail, un des types
les plus caractéristiques d'un grand cœur simple,
convaincu, ami des humbles, altéré de justice. Car
dans l'artiste, nous cherchions l'homme, résolus,
sans dédaigner ceux qui amusent, à ne donner
notre admiration la plus haute qu'à ceux qui
élèvent.
Cladel flairait vite leur sympathie. La niaise
comédie qui suit d'ordinaire les présentations
mondaines, où chacun affecte, aussi longtemps
que cela peut durer, un rôle de convention et de
prétentions, ne commençait jamais. Chacun se
livrait tout de suite tel qu'il était, vaille que vaille,
et la causerie allant son train n'était qu'une expan-
sion de pensées sincères, s'attendrissant, quand
cela venait, sous la caresse de sentiments vrais.
On v vit Hector Denis, l'économiste, mettant dans
ce concert intime et dans ce tableau la note cha-
grine de sa misanthropie, son hésitante et profonde
vue des phénomènes sociaux, son profil aquilin,
Sun œil enfoncé, sa voix en sourdine, ses grands
discours où, devant la contradiction, se hérissait
une légère impatience. On y vit Eugène Robert,
ce Parisien né à Gand par accident, développant
au-dessus de sa petite taille la calvitie de son vaste
front. Cladel, l'écoutant, disait : « Quelle lame
ployante, et piquante, et coupante.' mais elle est
dans un endroit humide : il v a dessus un peu de
rouille belge. Et Robert de répondre: - 11 en
faudrait davantage pour les bons concitoyens qui
m'entourent; ils n'aiment pas les couteaux bien
affilés; à s'en servir ici, on blesse et soi-même et
les autres. » On y vit Victor Arnould, rendant
mal par la parole les admirables choses qu'il sait
écrire, et à qui l'onde sanguine montant trop
aisément au visage donnait, dès qu'il s'animait,
l'apparence trompeuse d'un rougissant embarras.
Quand ceux-là v étaient, l'entretien sortait
vite des plates-bandes purement littéraires entre
lesquelles se promenaient les Jeune-Belgique.
Traînés tous déjà par la main brutale du temps
au sommet du versant de la maturité et commen-
çant la descente sur l'autre pente, sachant des
hommes tout ce qu'apprend la longue pratique
du Barreau, mêlés à la politique active avec de
courtes retraites marquant à .peine une inter-
ruption, démocrates s'atténuant parfois pour le
public, mais incurables dans l'intimité, ils en
étaient à cette période de l'évolution individuelle
où derrière toute forme artistique on met une idée
et on en cherche chez les autres. Cladel, soli-
taire dédaigneux de l'action, avait moins qu'eux
peut-être le sens scientifique du mouvement qui
lentement soulève l'écorce sociale pour faire émer-
ger les misérables à la lumière et à l'équité. Mais
en raison même de cette inconscience, il avait plus
les ardeurs de l'instinct. Celui qu'avait sacré révo-
lutionnaire le livre poignant : Les Va-nu-pieds, se
montrait alors dans son sauvage enthousiasme. Il
confirmait les théories qu'exposait Hector Denis
en les colorant à la palette de ses brûlantes espé-
rances. Aux réformes pratiques que développait
Arnould, il ajoutait la Marseillaise de ses images
héroïques. Parfois peu d'instants après, repris par
la réalité décourageante, tournant la tète vers ce
passé qu'il avait traversé, l'Empire, la guerre, le
siège, la Commune, la république opportuniste
dégénérant par la corruption financière, il retom-
bait de son spasme démocratique dans un abandon
navré, et disait : « Plus de jeune équipe pour
remplacer la nôtre ; d'intelligents freluquets, par
nuées; des hommes, point ! Voyez le glissement :
nos aïeux ont fait la Révolution ; nos pères qui
en tenaient d'eux le récit, la racontaient; .nous la
lisions; nos fils n'en parlent même plus. »
Et si c'était au dessert que l'entretien arrivait à
ce tournant où s'assombrissaient les perspectivi
il apostrophait tout à coup mon premier-né qui,
silencieux, assistait à ces rites où il officiait en
grand-prêtre : « Va me chercher les Va-nu-pieds !
s'écriait-il. »
A cet ordre, àprement commandé, l'adolescent
se dressait brusquement et sortait; on l'entendait
grimper les escaliers à longues enjambées, et il
rapportait le livre. Cladel écartait un peu sa
chaise, feuilletait pendant que nous rêvions, dans
l'attente. Puis, sans autre préambule, d'une voix
au début faible et embrouillant les paroles à tra-
vers sa denture démantelée comme les créneaux
d'une muraille ruinée, il commençait, sans nous
regarder, se laissant saisir par les filaments de son
œuvre, subissant la douce et émotionnante séduc-
tion de la revivre en l'animant de cette éloquence
spéciale de la lecture faite par l'écrivain, qui
manipule, réchauffe, dégourdit ses pensées gelées
sur la page. C'étaient les Auryentys, l'Enterrement
d'un ilote, la Citoyenne Isidore, Revanche. Il allait
grossissant la voix, redressant peu à peu son atti-
tude cassée, comme si cette gymnastique des
cordes vocales assouplissait ses muscles; du bras
qui ne tenait pas le volume, il faisait des gestes
qui, insensiblement, s'élargissaient; les sourcils
contractés, les }tcux hxes, les cheveux pendant le
long de sa face penchée, aux vibrations de ses
solennelles paroles les sites se déroulaient, les
personnages se levaient, le drame s'agitait, et nous
pensions à Amphion mouvant les pierres aux sons
magiques des mélodies primitives.
Souvent aussi le petit horizon de cette intimité
restait plus paisible. Des amis qui n'avaient jamais
mis le pied sur la dangereuse et résorbante surface
du marais politique, arrivaient. Des peintres,
comme Fernand Khnopff, ce gothique têtu, trai-
tant la ligure au dix-neuvième siècle avec la
manière des Yan Eyck ou d'Holbein ; des sculp-
teurs, comme Charles Yan der Stappen, court,
lourd, massif comme un bloc de marbre, qui
méditait de faire ce groupe d'Arribial apportant
Ompdrailles mort aux spectateurs des arènes qui
orne maintenant le rond-point de l'avenue Louise;
des acteurs, comme Gil Xaza, à la veille de s'em-
barquer sur Le Poitou pour le fameux voyage
organisé par Ivan de \Yoestyne, qui devait prendre
fin avant de commencer, le créateur de Coupeau
au théâtre, oubliant de manger pour mimer, la
serviette à la main, d'inénarrables anecdotes, et,
inconsciemment, sous forme de causerie, jouant,
d'une verve surprenante, les incidents les plus
ordinaires de la vie, transformés en saynètes impré-
vues ; des musiciens, comme Jean Van den Eeden,
que nous nommions Eden, ce mélodiste à pro-
duction lente, gardant intacte sa franche nature
flamande sous le masque de sa physionomie ita-
lienne, lointain reflet de quelque marchand de
Venise ou de Gênes venu à Bruges au temps des
merveilles du moyen âge.
Parfois, enfin, c'était simplement un mortel
ordinaire, toujours un vieux camarade, il est vrai,
car pour les indifférents il y avait consigne rigou-
reuse. Tel fut un mien compagnon d'enfance, capi-
taine aux lanciers, que Cladel mit sur le propos
des manœuvres de l'armée belge, à la frontière,
après Sedan. Notre officier racontait le soir de la
bataille, les fugitifs courant les halliersdans le bois
des Amérois et dans la forêt de Muno, harassés,
se jetant sur le sol dès qu'ils avaient dépassé
les perches où on avait hissé le drapeau national.
Cladel écoutait, mais peu à peu s'irritait, à cette
chronique des malheurs de sa patrie. « J'étais
là le revolver au poing, disait le capitaine, quand
je vis arriver sur la route de Pouru un général et
une demi-douzaine de cavaliers : Arrêtez, criai-je,
et bas les armes ! Rendez-vous ! — Vous avez dit
à ces Français : Rendez-vous? interrompit Cladel,
en se penchant sur la table et en regardant opi-
niâtrement le conteur. Et en quelle langue, s'il
vous plait? — Mais, en français, reprit l'autre,
interloqué. — Ainsi, c'est en français que vous
attaquez les Français? — et il haussa les épaules
avec colère. — C'est drôle, ajouta-t-il, après une
pause : moi qui suis si peu chauvin à Paris, je le
deviens à l'étranger. »
Oh! oui, il le devenait. Je m'avisai un jour
de lui parler d'un de nos poètes, précurseur,
vers i85o, de nos jeunes d'aujourd'hui, ignoré
de tous, et d'eux-mêmes, Franz Stevens. —
« Lisez-m'en donc quelque chose, dit-il. — Non,
il vous vexerait : c'était un germanisant. —
Qu'est-ce que cela fait? J'ai bien entendu du
Wagner sans broncher. Ce rustique mêlait encore
Wagner et Bismark, le bruit du Taimhauser avec
le bruit du canon de l'envahisseur. - - Des vers,
dis-je, c'est plus directement désagréable que de
la musique. — Oui, mais moi qui ai vu les casques
à pointe, je puis bien écouter des sonnets cuiras-
sés. — On est toujours moins fort qu'on ne croit.
- Laissez donc. - Vous le voulez? — Oui, oui ! »
J'allai chercher l'exemplaire archi-rare aujour-
d'hui, portant une dédicace manuscrite du poète
à mon père, et forçant tout de suite l'aventure,
je me mis à lire la pièce intitulée : Au Lion de
Waterloo.
Lion, as-tu rugi .' Sens-tu passer dans l'air
Un vent précurseur des batailles.'
Sens-tU donc tressaillir sous ton ongle de ter
l'on piédestal de funérailles?
Sur ce lertre sanglant les peuples t'ont placé
Comme une active sentinelle.
Pour voir à l'horizon trop longtemps menacé
Si l'aigle agite encore s. mi aile.
L'aigle... tu sais, la vieille ennemie. ô Lion !
(^n'apportent de Rome ou de Gaule
Ces veneurs couronnés, César, Napoléon,
rime un faucon sur leur épaule.
Je m'arrêtai, regardant en dessous. Il faisait
bonne contenance, un peu plus grave pourtant, [e
continuai :
Tu l'as tenue ici. Lion de Waterloo,
Sous ta griffe puissante et fière,
Après trois jours de lutte. Alors le sombre oiseau
Râlait mourant dans la poussière.
A ce moment, Cladel toussa. Mais incontinent
il dit : « Ce n'est rien. Continuez..., continuez
donc. »
Je continuai :
Sous ton ongle imprimé en son cœur frémissant.
Elle rêvait encore ses fêtes,
Et l'hymne du carnage et la vapeur du sang.
Et le canon et ses tempêtes !
Elle rêvait encore ses cruelles amours!
Et toi, son vainqueur débonnaire.
Au lieu de l'écraser, l'infâme...
« Sacrebleu ! clama-t-il, éclatant comme une
grenade, et se levant furieux, taisez-vous! Sacre !...
Non, c'est trop fort. Quel polisson ! Quelle brute!
Quelle canaille ! » Ouvrant la bouche comme pour
mordre, râlant au fond de la gorge un grognement
de fauve, que je lui avais entendu quand il voulait
exprimer un dégoût doublé de colère, plissant les
veux et les narines, renâclant comme un chat qui
souffle : Hâhâhâhâhâ ! fit-il sauvagement. Et, reve-
nant à l'idée dont il avait coiffé mon ami le capi-
taine comme d'une casserole, il ajouta : « Dire
que c'est en français que ce bâtard d'un bouc alle-
mand s'est permis d'écrire ces turpitudes ! »
VI
Avec les feune-Belgique, le thème préféré était
la Forme. Le soir, quand l'atmosphère était tiède,
le maître allait et venait lentement le long du
jardinet, sous la galerie à arcades pareille à l'aile
d'un cloître; à ses côtés, devant, derrière, mar-
chaient les disciples, emboîtant le pas, et il pro-
fessait sans relâche. L'ombre lentement s'insi-
nuait, et la petite patrouille' n'était éclairée que
par la lumière diffuse qui tombait du firmament,
sauf quand, approchant de la baie largement
ouverte sur l'allée cochère, elle recevait en plein
la projection de la grande lanterne au gaz qui y
brûlait. — «Asseyons-nous, » disait parfois Cladel.
Et alors, autour d'une table en fer émaillé, on
s'installait sur le gazon, rassemblant Les chaises,
ayant au dos la muraille garnie de lierre dont
l'entablement portait des pots de capucines répan-
dant l'âpre parfum de leurs rieurs papilionacées
aux tons d'abricot mur. Et la leçon recommen-
çait, compliquée maintenant de la manœuvre des
cigarettes et des allumettes pétillant et brûlant
dans l'obscurité comme des lucioles. Souvent la
rumeur de la causerie était bercée par les vibra-
tions en sourdine d'une guitare : c'était Dario de
Regoyos, le peintre moresque, arrivé d'Espagne
comme un oiseau exotique emporté par un orage,
qui, dans un coin, gémissait, en s'accompagnant,
les airs mélancoliques qu'on chantait sans doute à
Grenade au temps des Abencerages.
Ami des habitudes régulières, à minuit je bat-
tais en retraite vers mon lit. Vers deux ou trois
heures du matin, j'entendais, dans un demi-som-
meil, le piétinement et les propos bruyants du
dépaj i .
« La Forme! 11 y a un âge où on ne voit que
ça », me disait le lendemain Cladel, << comme il
y en a un où on ne voit que l'amour. J'aime ainsi
ces jeunes. Ingénieux hasard de la formation des
individualités artistiques, ils vont devenir d'ha-
biles ouvriers avec leur manie de mots, de verbes,
de phrases, de rvthmes. S'ils pensaient pour le
moment à autre chose, il faudrait le leur défendre.
Et voici que d'eux-mêmes, par l'effet de leur
toquade présente, ils se gardent de tout autre
souci. Cette nuit encore, je leur ai parlé de Bau-
delaire... dans les trois dimensions. C'est leur
prototype, vous savez. Albert Giraud, entre autres,
v croit comme un nègre du Sénégal à son manitou.
Il me plaît, ce Giraud : c'est un Saint-Just avec
un filet de vinaigre, maigre et opiniâtre, tran-
chant, sans bruit. C'est fort beau, ces vers qu'il
nous a dits. » — Et tâtonnant dans sa mémoire,
il y rattrapait morceau par morceau et ajustait
comme on fait d'une porcelaine brisée, l'une ou
l'autre pièce, par exemple ce sonnet que quelques
mois après Catulle Mendès, le raffiné, notre hùte
à son tour, admira autant que l'avait fait ce fils
des sillons :
Ta gl > i r c évoque en moi ces navires houleux
Que de tiers c mquérants aux gestes magnétiques
-aient dans l'infini des vierges Atlantiques
Vers les archipels d'or des lointains fabuleux.
Ils mettaient à la voile en ces soirs merveilleux
Où le ciel enflammé de rougeurs prophétiques
Verse royalement ses richesses mystiques
Dans le cœur dilaté des marins orgueilleux.
Et les hommes du port, demeurés sur les grèves,
Regardaient s'enfoncer les mâts, comme des rêves,
Dans l'éblouissement de l'horizon vermeil;
Et leurs cerveaux obscurs, à la tîn de leur âge,
Se rappelaient encore le splendide mirage
De ces grands vaisseaux noirs entrés dans le soleil.
Et il déclamait ces vers reconstitués, enflant la
voix et la faisant plus profonde. Il répétait, en les
scandant avec solennité, ceux qui lui semblaient
les mieux martelés :
Vers les archipels d'or des lointains fabuleux!
Reprenant : — « Dux, vous savez? Dux, le
personnage d'une de mes nouvelles, ce chercheur
acharné du mot propre, du mot rigoureux, du mot
sonnant, du mot qui remplit l'idée comme une
cartouche bien alésée remplit le canon d'un pis-
tolet, c'est Baudelaire, ['ai travaillé sous lui. Il
m'a, par contagion, communiqué cette manie, ou
cette trouvaille, qu'il tenait lui-même de Théo-
phile Gautier. Vos jeunes sont gagnés par cette
épidémie. Qu'on les laisse faire. L'heure viendra
pour eux, comme elle est venue pour nous, où l'on
comprend que dans la hiérarchie des œuvres,
celles de pure forme et de pure distraction sont
aux rangs inférieurs, et que le vrai beau est celui
qui sert une grande cause. »
Il expliquait alors sa théorie littéraire, comme
un homme de guerre son art de faire la guerre. Et
agrippé par les innombrables souvenirs de sa vie
d'écrivain dans ce milieu parisien, le plus com-
pliqué et le plus changeant qui soit au monde, en
une sorte de grande et pathétique confession, il
racontait ses œuvres, la poursuite des conceptions
qu'il v avait réalisées, ses luttes avec l'idée pour
en prendre possession, ses patientes recherches,
les méditations obsédantes, les incantations, les
efforts intimes du penseur pour triompher des
fantômes qui lui échappent. C'était comme le récit
d'amours divers, l'histoire de maîtresses désirées,
obtenues ou perdues, les unes opiniâtres en leurs
refus, les autres commodes, celles-ci se livrant
bientôt, celles-là s'amusant aux longs prélimi-
naires, celles-là encore brusquées, violées.
El toujours il signalait la dualité de ses prédi-
lections, à toute œuvre purement littéraire sortie
de son cerveau, montrant comme écho une œuvre
sociale, l'artiste ne parvenant jamais à faire taire
le démocrate. A ses débuts, lointains, hélas! les
Martyrs ridicules, V Amour romantique, le Deu-
xième mystère de i Incarnation, ont à peine paru,
qu'il écrit d'une main ardente une épopée révolu-
tionnaire, vibrante de jeunesse et désordonnée,
Pierre Patient. Préparé par ces livres de son
adolescence, il publie le Bouscassiè, admirable
paysannerie héroïque, qui convertit son père, le
meunier du Quercy, jusqu'alors réfractaire à la foi
dans l'avenir de son fils, le Bouscassiè que le vieil-
lard voulut qu'on enfermât avec lui dans son cer-
cueil, sur son cœur, sous le suaire. Puis la Fête
votive de Saint- Bartholomèe Porte-Glaive, la ter-
rible histoire de l'Homme de la Croix-aux-Bœufs,
la légende homérique d'Omp draille s le Tombeau-
des- Lutteurs, jaillissent comme de nouvelles irrup-
tions de la lave qui alors bouillonnait en lui, à
l'époque assurément la plus éclatante de sa vie
littéraire. Mais du même cratère sort presque en
même temps cette gerbe de nouvelles éblouis-
santes, les Va-nu-Pieds , émouvantes et toutes
républicaines, toutes sociales, dont l'étoile la plus
éclatante est cet impérissable épisode biblique qui
a nom les Auryentys. Comme s'il eût été non pas
épuisé, mais un peu lassé par cet engendrement
prodigieux d'œuvres de premier ordre, venues
coup sur coup, il se repose en se distrayant par les
Petits cahiers, par les Six morceaux de littérature,
par les Bonshommes auxquels s'ajoute Par devant
notaire. Mais revenant avec une opiniâtre énergie
aux instincts qui lui faisaient dire un jour à
un excellent ami belge, le comte d'Aspremont-
Lynden : « Vous datez des croisades, moi je date
de quatre-vingt-treize », il fait Crête-rouge, N'a-
qu'un-Œil et, enfin, Kerkadec, garde-barrière, sa
dernière œuvre parue.
Ainsi, comme un puissant pendule, à peine,
dans ses oscillations, avait-il remonté du côté de
la pure littérature, qu'entraîné par son propre
poids, il redescendait vers le côté révolutionnaire.
Difficile, désespérant problème que celui de
cette alliance de l'art et de l'utilité sociale ! Sphinx
impitoyable qui dévore quiconque le tente sans
être un Œdipe !
Pierre Patient, Crête-rouge, N'a-qu 'un-Œil, Ker-
kadec, cette tétralogie, n'ont pas résolu l'énigme.
Ils en ont plutôt mis les mystères en plus saillant
relief, ils ont montré de quelle masse pèse sur
l'attrait artistique d'une œuvre la préoccupation
de justifier une thèse, surtout une thèse politique.
Ces javelots vigoureusement lancés n'ont pas
frappé en plein milieu la cible. D'autre part, il est
vrai, quelques flèches plus légères réunies en car-
quois dans les Va-nu-Pieds ont été mieux dardées
et donnent le pressentiment que le problème n'est
pas insoluble. Ces Auryentys, que nous citons
pour la troisième lois, s'attaquant à la servitude
ecclésiastique et à la servitude militaire, avec
leur noble et forte simplicité, en encastrant cette
double protestation dans un incomparable apo-
logue champêtre, émeuvent l'observateur comme
s'il voyait se soulever, prête à se fendre, Pécorce
qui cache encore, pour ce genre redoutable et
souverain, l'expression définitive.
- « Cette expression définitive, je la cherche, »
disait-il avec la force concentrée et rageuse de
l'artiste qui lutte contre la chimère, comme [acob
contre l'Ange. « Je la cherche, répétait-il, et je la
trouverai. Ma carrière littéraire n'est point finie,
fe veux vaincre. J'achève Urbains et Ruraux. C'est
ma dernière étape avant d'arriver à Paris sans
travail : ceci emportera la place, ou elle est inex-
pugnable. Oui, c'est alors que je saurai définitive-
ment si pour moi, si pour d'autres, dans le roman
contemporain, l'union de la forme artistique et
de la thèse sociale, sinon ouvertement exprimée,
au moins sortant de l'œuvre par une irrésistible
expansion, est possible sans rien enlever à la puis-
sance du beau. »
Et s'adoucissant, il ajoutait : « Pour respirer
et me désaltérer pendant ce suprême combat, je
décrirai encore une fois mes bêtes! Ce sera la
Kvridle de chiens. Je décrirai encore une fois mes
champs. Ce sera Mi-Diable. »
Et il s'acharna à cette poursuite, ce simple et
vaillant héros épris des humbles et peignant leurs
souffrances en son style enflammé; il s'y acharna
pour donner à eux-mêmes et à leurs vengeurs une
conscience plus poignante des iniquités dont on les
écrase. Il y emploia ce style aux intenses couleurs,
ce verbe puissant en ces brutalités, cette vue
amplifiante des choses, cette sobriété qui dégage
sans effort la musculature, toutes ces qualités qui
firent de lui un guerrier où la farouche audace du
sauvage s'alliait à l'audace cadencée du soldat
grec; sa simplicité robuste était faite de leur
double nudité. Il semble qu'il descendait à la
lois des Argonautes et des Vickings. Je le pensais
en écoutant tes rudes pensées, ô romancier du
Danube, en me laissant bercer par l'harmonie de
tes phrases, ô étrange Tzigane de la langue, dans
ce cabinet d'études, dans ce jardinet, et mieux
encore dans le protond de mon âme qui garde
ton souvenir et où voltigent encore tes paroles
ailées.
VII
(( Vous ne tenez pas à visiter Bruxelles? » lui
disais-je. Il relevait sa tète admirable de Bon-
Dieu-de-Pitié, comme eussent dit nos villageois, et
à laquelle on eût pu appliquer cette phrase d'une
de ses œuvres : « Sa chevelure et sa barbe absalo-
niennes s'allongeaient et pendaient tristement sur
son corps émacié, semblables aux ramures affais-
sées et plaintives d'un saule-pleureur, avec ce sou-
rire mélancolique et désillusionné qui tremblote
sur les lèvres violettes des vieillards. » — « Ah !...
oui, parbleu... eu... eu... » exclamait-il, donnant à
la syllabe finale l'allongement sonore d'un timbre
d'horloge.
Et il semblait reprendre ses esprits, les concen-
trer sur cette idée nouvelle ; car, lorsque le décor
qui l'entourait ne se rapportait pas directement à
l'une des conceptions qui fermentaient dans son
laboratoire cérébral, et qu'il ne pouvait y prendre
des condiments pour en relever la saveur ou l'a-
rôme, il y semblait indifférent.
Nous sortions le dimanche; toute la semaine je
subissais l'étroite servitude des occupations pro-
fessionnelles. Nous commencions par regarder les
monuments, comme de vulgaires touristes. Cela
l'ennuyait bientôt. Il n'aimait pas non plus la
cohue citadine, les robes, les pardessus, ce qu'il
nommait la livrée de messieurs les tailleurs. —
Allons où Ton est seul, » disait-il. Et il ajoutait
en un murmure : « Allons où l'on voit loin. »
Xous gagnions l'extrémité des faubourgs. Il
recherchait la zone neutre qui est, autour des
villes comme un halo autour de la lune, là où la
terre de culture, devenue terrain à bâtir, est en
triche, là où les constructions rares voisinent avec
les fours à briques, où la cité meurt, où la cam-
pagne commence, cette zone d'interpénétration de
l'organisme urbain et de l'organisme rural.
Il aimait, à Saint-Josse-ten-Xoode, la hauteur
sur laquelle grimpe la rue de la Consolation en
sortant du fond qu'on nomme bibliquement la
Vallée de Josaphat (en Brabant!) avec ses om-
brages d'émeraude et sa Fontaine d'amour. Xous
gravissions la pente, où nous croisaient, revenant
du Tir national, des gardes civiques dont le cha-
peau tyrolien à plumes de coq et l'uniforme mili-
taire couleur de suie lui faisaient pousser son
rauque et dégoûté hâ-hâ-hâ-hâ !
En haut, nous nous retournions et alors, contem-
platif et ému, il commençait une longue rêverie
parlée au hasard des sensations qu'éveillait dans
sa nature1 nerveuse et impressionnable le beau
spectaele qui se déroulait depuis les flèches
jumelles de Saint-Joseph, au Quartier-Léopold,
jusqu'aux lointains coteaux de Laeken par delà la
coupole et les minarets tronqués de Sainte-Marie.
Les maisons amoncelées sur le terrain accidenté
de la ville, devant un rideau de nues qui défilaient
lentement comme la toile d'un panorama, figu-
raient la marche d'une armée colossale, arrivant
sans interruption du nord et s'enfonçant dans le
midi, charriant les tours des églises, les vaisseaux
des monuments, les pignons des maisons les plus
hautes, comme des trophées de guerre. Son imagi-
nation répondait à ces excitations des veux comme
une substance sous l'action d'un réactif, chatouil-
lant, mordant, corrodant avec l'effervescence des
combinaisons chimiques. Tel qu'un grand paysa-
giste il brossait, attentif spectateur, une esquisse
en grands tons, vifs, bien plaqués, comme eut fait
Courbet; car, toutes ces fortes natures d'artistes
indomptés ont les mêmes aptitudes et les mêmes
puissances.
Quand il était rassasié, il voulait cheminer à
travers les terrains vagues. Nous montions et
descendions les tranchées d'or pâle des sables
bruxelliens, couronnés à la crête d'un gazon
maigre. Il s'arrêtait aux masures de paysans aban-
données qui autrefois étaient là en pleins champs,
mais où la ville en s'élargissant avait fait la ruine
et le vide. Nous arrivions à l'étang, maintenant
à demi-comblé où tant d'alertes et joyeux pati-
neurs se noyèrent ; il me faisait raconter ces épi-
sodes funèbres. Puis nous revenions lentement par
le vallon de la Maelbeek traînant désormais dans
les obscurités d'un égout les eaux qui, rapides et
limpides, couraient à travers les prairies au temps
de mon enfance. Xous passions sous les quatre
viaducs qui unissent les versants de cette profonde
plissure; je lui montrais à mi-côte, sur la gauche,
au bout de la rue du Trône, la maison solitaire
qu'habita Jean-Baptiste Rousseau, et remontant
la rue Lesbroussart, nous rentrions chez nous par
l'avenue de la Cambre, noire de promeneurs
comme elle Test le dimanche après-midi par les
beaux jouis.
Xous allâmes aussi de l'autre côté de la vallée
principale sur les hauteurs de Scheut, entre
Anderlecht et Berchem-Sainte-Agathe, près de
la chapelle miraculeuse, là où le maréchal de
Villeroy établit les batteries qui bombardèrent
Bruxellesen i6g5; assis au bord d'un champ relevé
en terrasse, les jambes pendantes, il regarda long-
temps la cité en amphithéâtre dominée par la
masse monstrueuse du nouveau Palais de fustice
se dressant comme une acropole ou comme la
Kasbah d'une ville turque. Le soleil se couchait
derrière nous. Un paysan qui passa le dévisagea
en sa rustique attitude, le prit sans doute pour un
congénère, car il lui dit : Goeden avond, pachter
(bonsoir, fermier)! Comme son regard, circulant
d'un pôle à l'autre, rencontra le cimetière de
Molenbeek-Saint-Jean qui se montrait en perspec-
tive au bord de la chaussée flamande dont les
serpentantes rangées d'arbres fuyaient vers Ter-
monde et Gand, remués par la paix enveloppante
de ce coin où les tombes ponctuaient en blanc les
arbustes et les gazons, un souvenir des Va-nu-
pieds lui remonta aux lèvres :
« Il y a là un bouquet d'amandiers. Ces arbres
sont les premiers qui fleurissent au printemps,
c'est là que je veux être enterré. » Et moi-même,
continuant la réminiscence, j'ajoutai : « La Nature
est pour les cœurs nerveux et passibles une mère
tutélaire qui les ravive du lait pur de ses mamelles
et les embrase, incomparable fée, du feu souverain
de ses rayons. »
A parcourir les quartiers déserts, il avait fini
par discerner ce qu'il y a chez nous d'indestruc-
tible nationalité. Quant au cours de nos prome-
nades, il voyait sur les enseignes quelqu'un des
noms baroques de la petite bourgeoisie flamande,
Godelieve Knudde, par exemple, surtout s'il était
accouplé à un nom français, clair symbole du
mélange des variétés raciques qui se réalise à
1 Bruxelles en sa plus intime mixture, Yan Molle-
kot-Lelong, Petit- Yan Muysewinkel, ou bien
encore Dumoulin-Pielstikker,Lefranc-Sistermans,
il ne goguenardait pas suivant la coutume, mais
s'arrêtait étonné, épelant les syllabes, étrangères
pour lui comme s'il s'était agi de russe ou
d'arabe, inquiet à l'aspect de ces premières vagues
germaniques venant battre le rivage gaulois, sen-
tant sans doute, à ces échos imprévus d'un idiome
ennemi, les vieilles meurtrissures de l'invasion
s'endolorir.
Et, pourtant, l'accent que ces détails mettaient
dans notre existence le charmait par l'âcreté de
leur saveur locale. « Pourquoi ne Tait-on donc ici
que des romans français? » disait-il. « Ce qui est
autour de vous ne serait-il pas visible pour vous;
mieux, votre pays savez-vous? Au
lieu de tâcher de nous peindre, ce que nous ferons
toujours mieux c'est certain, racontez ce que vous
faites et décrivez-nous cette ville. Comme c'est
bête de n'y pas penser! »
Certes, c'est bête, mais que c'est difficile. L'art
suprême n'est-il pas de tirer de la vie ordinaire, si
vulgaire et si vide, ces quelques éléments essen-
tiels et saisissants qui sont la substance même de
l'intérêt et de l'émotion; ces traits que seul le
génie discerne et du plus plat incident, du plus
fade personnage, font un épisode poignant, une
silhouette vraiment inoubliable ?
Oui, souhaitons, souhaitons, écrivains belges,
que la réalité ambiante devienne visible pour nous
comme elle Tétait pour ce pèlerin, et qu'elle nous
poigne comme elle le poignait.
VIII
Le temps fuyait. Juillet avait passé. Le docteur
affirmait la cure achevée. La date du départ
approchait.
Libéré de la servitude médicale qui jusqu'alors
l'avait emprisonné à Bruxelles, Cladel songeait à
faire visite aux champs, à l'hôtesse invisible, ma
compagne, dont nous parlions souvent et qui, de
son côté, exprimait avec insistance le souhait de
voir celui dont nous lui racontions, dans nos
lettres, les originalités et la majesté pastorale.
« Vous aimez bien votre femme? interrogea-t-il
un jour. — Mais, oui, repris-je. — Mais, oui? C'est
mal dit ça. Pour moi, vous savez, c'est sacré, le
mariage. Vertu ouvrière. La pornocratie est une
pestilence des classes dirigeantes. C'est votre
Henri Conscience, n'est-ce pas, qui se glorifiait
de n'avoir pas mis un seul adultère dans ses cent
romans campinois? Chez nous, pas de roman sans
adultère. Le verbe forniquer conjugué à tous les
temps et sur tous les modes. Voyons, c'est vrai,
vous aimez votre femme? — Encore une fois, oui,
dis-je, piqué au jeu et m'animant. je l'ai choisie
Dans la force et la fleur Je la belle jeunesse,
je lui ai fait en l'épousant le compliment le plus
sincère que puisse faire un homme, elle est ma
fidèle amie dans la maturité, elle est la mère char-
mante et respectée de nos trois fils, elle est le
témoin le plus attentif et le plus dévoué de ma
vie, elle sera près de moi, je l'espère, quand finira
ma tâche en ce monde. — A la bonne heure ! voilà
de chaudes paroles. Moi aussi, j'aime bien ma
ménagère; elle est Mienne dans toute la force du
terme. Vous la connaîtrez. Allons connaître la
\Yitn
Le samedi suivant, nous prenions le train du
Luxembourg; nous le quittâmes à Namur pour
descendre la Meuse jusqu'à Statte et remonter
ensuite en Hesbaye par la vallée de la Méhaigne.
Après trois heures de chemin de fer, nous arrivions
à Huccorgne : la maîtresse de la maison nous
attendait au débarcadère avec ses deux derniers.
La nuit était venue. La présentation se lit aux
incertaines lumières de la gare pauvre de ce coin
perdu; et, par une nuit baignant dans la douceur,
notre petit cortège remonta lentement le sentier
en lacet qui, zigzaguant sur la roche calcaire du
versant couvert d'un taillis court, conduit à la
vieille demeure, ceinturée de bois, où quelques
bons amis et moi laissions, à cette époque déjà
lointaine, couler insoucieusement les vacances,
toujours trop fugitives.
Fa.MELETTE était son nom, dégénéré ingénu-
ment de fermelette. Ce nom plut à Cladel.
Nous entrâmes dans la salle à manger ouvrant
de plain-pied sur le parterre : le couvert était
dressé. A ce moment, il ne regarda rien de cet
intérieur : ni les bahuts à brune patine, ni la
basse-cour d'oiseaux indigènes empaillés qui en
garnissaient l'entablement, ni les râteliers de fusils
de chasse. Il mena droit la dame sous l'abat-jour
des lampes qui déversaient sur la table brillante
et blanche une lumière abondante, et lui regarda
le visage, puis la toilette. Après quelques instants :
« Vous êtes très blonde, » dit-il. « Les méridio-
naux aiment cette couleur, rare chez eux. Vous
êtes une belle blonde...! Un peu cossue pour moi,
toutefois, ajouta-t-il en souriant. »
Le lendemain, dimanche, le temps était radieux.
Nous le promenâmes dans les riantes solitudes
des environs, si caractéristiques de cette région
qui forme la marge pittoresque par laquelle les
plateaux monotones de la Hesbave se rattachent
à la Meuse. Il était maintenant en pleine Wal-
lonie : les désinences flamandes avaient disparu.
Il descendit avec notre bande heureuse par le
Pachis à la fontaine du Siha, glaciale sous le
feuillage touffu des noisetiers qui surplombent
l'onde immobile. Il longea le Bois-Brûlé et tra-
versa la Bruyère, enfonçant jusqu'aux genoux dans
la paille des grandes graminées séchées par le
soleil d'août. Entre les fétus, dc^ fleurs bleues,
rouges, violettes, bleuets et campanules, coque-
licots, scabieuses, mettaient leur marqueterie.
Touché par cette nature pacifique, il semblait
rêver des campagnes natales, là-bas, loin, bien
loin, sur les rives du Tarn, du côté de Moissac et
de Castel-Sarrasin. Il voyait ensuite, par-dessus
les cimes, l'église et le château blanc de Fumai,
groupant autour d'eux, comme des poules leurs
poussins, les toits rouges du village. Nous gagnâ-
mes les verts bouquets des Croupettes-de-Mo/on
et marchâmes droit à travers champs vers le tilleul
de Famelette qui ornait la plaine solitaire de sa
tète arrondie, à laquelle autrefois était appenduc
la cloche d'alarme que le voyageur égaré par les
nuits de neige faisait tinter pour appeler du
secours. Passant entre le Bois-Hoc et la Fosse-au-
Sable, notre peloton arriva aux falises qui bordent
les nonchalants contours de la gorge du Roua.
Nous fîmes halte successivement sur la Roche-
Mademoiselle, sur la Roche-Madame et sur la
Roche-Monsieur qui, aux temps préhistoriques,
abritaient dans leurs excavations nos sauvages
ancêtres. Du haut du Divier, nous plongeâmes
dans la vallée où serpente le remblai de la voie
ferrée soutaché bord à bord par le ruban moiré
des eaux de la Méhaigne. Et nous rentrâmes au
logis, Cladel en tète, tel qu'un patriarche rame-
nant sa tribu.
Pendant toute la durée de cette sereine déam-
bulation, calme et émue comme une cérémonie
biblique, autour de nous avait couru l'essaim de
nos chiens, les petits trottinant sur nos talons, les
grands croisant sans cesse, le nez à la brise, tantôt
4
faisant lever une .compagnie de perdreaux, tantôt
débuchant un lapin qui passait le chemin comme
un trait d'arbalète, tantôt réveillant un faisan
pelotonné dans son bain de poussière et s'élevant
entre les ramures, battant bruyamment des ailes,
hoquetant son cri sonore. Cladel semblait le
piqueur de cette meute à laquelle constamment sa
causerie revenait. Ce fut sa sensation dominante
en ce jour. Kyrielle de chiens, elle était comme
celle qu'il était alors en train de décrire. Cette
remuante animalité ressuscita le rimeur qu'il avait
été quelquefois. Il a, depuis, expliqué ce phéno-
mène passager dans un article de Y Evénement,
aimable afféterie de l'artiste pour celle qui lui
avait donné l'hospitalité :
« Dieu me damne! il y a près d'un quart de
» siècle, en vérité, que je ne versifie plus, ô fort
o gentille dame, et je m'étais bien juré, — mais,
» hélas! sur cette boule sublunaire où nous pous-
» sons et d'où nous disparaissons sans savoir pour-
» quoi, qui donc tient ses serments aujourd'hui? —
» de ne jamais éveiller le poète mort si jeune qui
•> dort en moi. Ce fou, ce toqué, ce hurluberlu ne
» s'est-il pas avisé de ressusciter? Oui, ce matin
- même, alors que nous revenions ensemble de
- Famelette <>ù vous m'aviez, la veille, si gracieu-
) sèment accueilli, mon inséparable a rouvert ses
i veux à la lumière et voici qu'après avoir savouré
- les mélancolies et les gaîtés de l'aurore, il s'est
> souvenu de sa Ivre ou plutôt de son rebec
> délaissé depuis plus de vingt-cinq ans et, ma f< >i,
> nous en avons joué tous les deux en wagon, le
> long des rives délicieuses de la Meuse empour-
> prées par les feux du Levant. Entre Huccorgne
> et Namur, il me contraignit, ce revenant-là,
> d'écrire sous sa dictée une série d'hexamètres,
> divisés en tercets et perpétrés, affirmait-il, sans
) le secours du moindre dictionnaire de rimes,
> magnifiant tous nos compagnons de misères et
> de joies, mes chiens d'hier et ceux d'aujourd'hui.
> Tout en griffonnant l'impromptu de cet insensé,
> je me rappelais les vôtres qui m'avaient reçu si
) chaudement, à mon arrivée chez vous : Sam,
> Miss, Tippo, Lili, Xicain, Rameau, Rainette,
> Punch, Silvio, Noire, Diane, Bébé, dont, après
« vous avoir lu celle des miens, je vous pro-
) mis de raconter l'histoire. En attendant qu'il
> me soit permis de vous prouver que, contrai-
i rement à ce que . prétendent les Normands de
> France et de Belgique, un Gascon n'a que sa
parole, voici la relation très sommaire, et rimée
tant bien que mal, des faits et gestes des sincères
faisant lever une .compagnie de perdreaux, tantôt
débuchant un lapin qui passait le chemin comme
un trait d'arbalète, tantôt réveillant un faisan
pelotonné dans son bain de poussière et s'élevant
entre les ramures, battant bruyamment des ailes,
hoquetant son cri sonore. Cladel semblait le
piqueur de cette meute à laquelle constamment sa
causerie revenait. Ce fut sa sensation dominante
en ce jour. Kyrielle de chiens, elle était comme
celle qu'il était alors en train de décrire. Cette
remuante animalité ressuscita le rimeur qu'il avait
été quelquefois. Il a, depuis, expliqué ce phéno-
mène passager dans un article de l'Événement,
aimable afféterie de l'artiste pour celle qui lui
avait donné l'hospitalité :
« Dieu me damne! il y a près d'un quart de
» siècle, en vérité, que je ne versifie plus, ô fort
'■ntille dame, et je m'étais bien juré, — mais,
» hélas! sur cette boule sublunaire où nous pous-
» sons et d'où nous disparaissons sans savoir pour-
» quoi, qui donc tient ses serments aujourd'hui? —
» de ne jamais éveiller le poète mort si jeune qui
dort en moi. Ce fou, ce toqué, ce hurluberlu ne
s'est-il pas avisé de ressusciter? Oui, ce matin
même, alors que nous revenions ensemble de
Famelette où vous m'aviez, la veille, si gracieu-
i sèment accueilli, mon inséparable a rouvert ses
• veux à la lumière et voici qu'après avoir savouré
■ les mélancolies et les gaités de l'aurore, il s'est
) souvenu de sa Ivre ou plutôt de son rebec
) délaissé depuis plus de vingt-cinq ans et, ma foi,
> nous en avons joué tous les deux en wagon, le
i long des rives délicieuses de la Meuse empour-
> prées par les feux du Levant. Entre Huccorgne
> et Namur, il me contraignit, ce revenant-là,
> d'écrire sous sa dictée une série d'hexamètres,
> divisés en tercets et perpétrés, affirmait-il, sans
> le secours du moindre dictionnaire de rimes,
> magnifiant tous nos compagnons de misères et
> de joies, mes chiens d'hier et ceux d'aujourd'hui.
> Tout en griffonnant l'impromptu de cet insensé,
> je me rappelais les vôtres qui m'avaient reçu si
> chaudement, à mon arrivée chez vous : Sam,
- Miss, Tippo, Lili, Xicain, Rameau, Ramette,
i Punch, Silvio, Noire, Diane, Bébé, dont, après
i vous avoir lu celle des miens, je vous pro-
> mis de raconter l'histoire. En attendant qu'il
- me soit permis de vous prouver que, contrai-
i rement à ce que prétendent les Normands de
i France et de Belgique, un Gascon n'a que sa
parole, voici la relation très sommaire, et rimée
tant bien que mal, des faits et gestes des sincères
» amis à quatre pattes qui m'escortèrent clans la
» vie à partir de mon berceau. Soyez indulgente à
» l'extravagant qui l'a commise. Il m'a prié de
» vous l'offrir, et s'est aussitôt endormi. J'espère
» bien qu'il ne se réveillera plus. Agréez, s'il vous
» plaît, les excuses de ce rustre sans pareil, artiste
» exquise, [Madame. »
Puis les strophes, et au-dessous d'elles ce post-
script u m :
» Une fois encore, souffrez, chère [Madame, que
» je dépose à vos pieds ces très humbles versicu-
» lets, et plaise aux dieux qu'ils ne vous induisent
» point en quelque souci, de quoi je serais si
» confus et navré que le cœur m'en cherrait, ainsi
» qu'on disait autrefois en votre pavs brabançon
où toute honnête femme a, d'après je ne sais quel
» prince de Ligne, des ailes d'ange et le gosier d'un
» rossignol. »
IX
Il partit!
Les vacances judiciaires s'ouvrirent. Fuyant
Bruxelles comme un moucheron prisonnier auquel
on ouvre une fenêtre, je fus en Auvergne, à Royat.
Quand, un mois après, je revins, déjà blasé de
repos comme tous les laborieux à qui vient si vite
la nostalgie du bagne de leur vie obsédante, pas-
sant par Paris, j'allai à Sèvres pour revoir Cladel.
Avec moi était le comte d'Aspremont-Lynden, ce
gentilhomme campagnard, ce bouvier-sénateur
comme l'a nommé avec irrévérence un de nos radi-
caux, que l'amour commun de la terre avait de
prime élan rapproché de l'auteur de Mes Paysans,
et dont celui-ci disait : « Pardi ! voilà un clérical
avec lequel je m'entends bien. » Ces deux natures
simples et généreuses sentaient qu'il est misérable
de se refuser la svmpathie parce qu'on diffère sur
une conception philosophique, alors qu'on frater-
nise et qu'on s'estime sur tout le reste, et que ce
n'est point parce qu'il y a un x dans l'équation de
deux âmes qu'elles doivent se traiter en ennemies.
Qu'importe d'habiller d'un autre vêtement son
idéal, quand de part et d'autre on s'envole sans
effort vers les sphères où cet idéal mystérieux se
cache? L'élévation du caractère tient à l'esprit
lui-même, et non aux formes changeantes dans
lesquelles ses aspirations se réalisent.
Rue Brongniart ! Après avoir passé le pont, on
montait à gauche. C'était l'extrémité de la ville.
Une rue récente, en remblai, en rampe. Peu de
bâtisses. Sur l'accotement, quelques arbres. Au
fond, en haut, une rangée de maisons de faubourg,
à volets colorés. Parmi elles, une plus sombre, en
recul, lépreuse, sourcilleuse, tragique, avec une
avant-cour, clôturée à l'alignement par un mur
percé d'une porte basse. « La première fois que
j'y fus, — me disait depuis Catulle Mendès, —
regardant de loin, rien qu'à l'aspect, je dis à mon
fils que je tenais par la main : Tiens, voilà la
maison de Cladelî Je tombais juste. » — En effet,
il y avait entre cette demeure étrange et son
étrange habitant une harmonie farouche et saisis-
sante.
On nous attendait. Le maître était sur le seuil :
près de lui, les deux chiens de chasse dont nous
avait parlé Yerhaeren, Famine et Paf. Il m'em-
brassa simplement, fortement. Puis il dit :
a Entiez. Vous excuserez la simplicité que vous
trouverez chez moi comme j'ai excusé le luxe que
j'ai trouvé chez vous. »
Nous gravîmes un escalier à direction brisée,
ombragé, et pénétrâmes dans une maison demi-
italienne, demi-turque, à corridors étroits, pièces
petites, plafond bas, fruste et claire-obscure.
Cladel marchait devant, en guide. Nous aboutimes
à un salon exigu, encombré de meubles sur les-
quels trainaient partout des livres et des journaux
pêle-mêle. Le feu brûlait dans un poêle ouvert et
répandait une fumée légère. Ali! ce n'était pas
seulement dans les pays du Xord que mon illustre
ami trouvait qu'il faisait froid en été.
Là, nous attendait, entourée de quatre mignon-
nes effarouchées, la femme charmante, dévouée,
virile, dont bientôt je devais apprécier les qualités
admirables. Doucement souriante, superbement
casquée d'une noire chevelure, épaisse à casser un
râteau, tenant demi-clos ses veux affectueux bridés
à la japonaise, simple et bonne dans toute son
allure, elle exprimait au suprême degré le type
de la compagne d'un tel homme et de la divinité
domestique d'une telle demeure, où se trouvait
réalisée cette chose, si noble et si rare : le décor de
l'existence mis en accord avec les convictions et
les prédilections de ses habitants. Le démocrate
s'était fait une tanière digne de lui.
C'est à cette épouse, à Julia Mullem, étroitement
nouée à lui par les plus intimes liens matériels et
moraux, qu'il a dédié en 1872 la préface amou-
reusement taquine des Va-nu-Pieds : ■■ Mienne,
» il me parait assez piquant de vous réserver ce
» livre qui nous a valu de si nombreuses et si
» douces querelles. Excusez ma malice, elle
» cordiale... « Il faut être bienséant, » me disiez-
vous sans cesse, ennemie irréconciliable de toute
» crudité, pendant que j'élaborais mon œuvre, et
» moi, fidèle amant de la Nature, je vous répon-
» dais invariablement : « Il faut être vrai. »
L'union de ce vaillant et de cette vaillante avait
été féconde, et déjà la mort y avait deux fois
moissonné. On nous montra ce qui restait de la
nichée : chacune des petites fées comparut à
l'appel de son double nom de juive et de
chrétienne exprimant la double prédilection des
femmes, ici dans la famille de la mère, fille
d'Israël, là dans la famille de la grand'-mère
paternelle, fervente catholique , imbue , encore
en ce siècle, des dernières ondes du fanatisme
que la persécution lointaine de Saint-Domi-
nique épancha sur le Midi de la France. Et à
chacune de ses consonnances géminées venait se
joindre, comme un ornement enfantin, un de ces
diminutifs, un de ces surnoms bizarres que la ten-
dresse invente et qu'elle prend aux plus profondes
naïvetés du cœur, je vis défiler, par rang d'âge,
la puînée, de dix ans, Judith-Jeanne ou Pochi;
l'aînée, Sarah-Marianne ou Manou, était partie
dans l'inconnu de la Mort, hélas! avec un frère,
Pierre -Alpînien-Esaii; puis Rachel- Louise ou
Chounille, Eve-Rose ou Vbvotte, Esther-Pierrine
ou Téthère, ravissant quadrige de chevrettes aux
grands veux, à ce moment muettes et inquiètes,
mais qui devaient toutes, Pochi surtout! devenir
mes câlinantes amies.
Le père, assis dans une attitude affaissée, sou-
riant, pensif, regardait : vivant modèle d'une admi-
rable eau-forte de Bracquemond attachée derrière
lui à la muraille, et à laquelle mes regards retour-
naient invinciblement. L'artiste, comprenant
qu'un tel homme ne saurait, sans amoindrisse-
ment, être exprimé que dans l'intégrité de son
individualité à la fois farouche et tendre, l'y mon-
trait, assis au bord d'un chemin, voyageur fatigué
vêtu comme un prolétaire, rêveur comme un poète,
mêlant aux broussailles du paysage les brous-
sailles de son masque grave et compatissant
contracté par les méditations douloureuses dans
lesquelles retombent brusquement les penseurs
quand ils ne sont plus à l'action.
• Et je me disais : « Oui, tu es un piéton, oui,
tu es un voyageur ! Il est naturel que tu portes
sur ton visage et sur tes membres les traces, les
fatigues des longues étapes accomplies; c'est ta
mission et c'est ta gloire; c'est ton honneur d'être
là, le bâton à la main, ne voulant pas finir encore
ton pèlerinage, prêt à te redresser sur tes pieds
meurtris, et à continuer, apôtre opiniâtre
semailles d'art et de justice le long de cette route
que tu sais interminable, mais que tu ne veux
pas déserter et sur laquelle un jour tu tomberas
comme un soldat sur le champ de bataille. Tu ne
saurais t'arrêter ! Sur la mer de rêves où ta pensée
s'épuise, tu as cette âme des marins, que récem-
ment un écrivain analysait en parlant de Bernai
Diaz, l'épique compagnon de Cortez. Elle a le per-
pétuel va-et-vient des flots. Lasse et dégoûtée au
retour du voyage, elle n'aspire qu'au repos. Sitôt
qu'on le lui donne, elle se gonfle à nouveau d'au-
daces et d'espérances, elle cherche une voile qui la
porte à de nouvelles désillusions. Le repos bande
son ressort, l'action le détend. Et toujours ainsi.
C'est l'ivresse de la mer, dure quand elle vous tient
en réalité, douce quand elle vous reprend par le
souvenir. Ressaisi par les vagues, le marin ne voit
que les fatigues, les dangers, l'horreur et l'ennui
du stupide élément. Laissez-le à terre : qu'il passe
dans un port, qu'il aperçoive une frégate balancée
sous le vent, et tout son cœur repartira pour l'aven-
ture, pour le rêve de glisser entre l'eau et le ciel,
vers l'inconnu, vers les plages et les étoiles nou-
velles. Mais, pourquoi dire le marin quand il suffit
de dire l'homme? Elle n'est pas seule, l'ivresse de
la mer, elles ne sont pas seules, les frégates, à
convaincre le cœur d'inconséquence, à le rouler
sans cesse du dégoût au désir.
La causerie reprit bientôt comme à Bruxelles.
Elle se déroula dans le salon où nous passâmes
une heure bourdonnante, elle monta avec nous
dans les combles où le maître avait son atelier :
un grenier jonché de papiers et de livres faisant
épaisse litière sous une table et une chaise unique.
Elle ne s'interrompit pas un instant quand nous
allâmes regarder un réduit petit comme une
guérite, éclairée par une fenêtre en capuchon,
s'ouvrant sur la campagne, ne contenant, lui aussi,
qu'une table et qu'une chaise : « Je me cloître ici
les jours de production difficile, nous dit-il ; c'est
plus concentré, » et il s'assit comme un artilleur
se met à sa pièce : c'était bien, cette fois, le type
de la mansarde avec rien dedans qu'il avait réqui-
sitionnée en arrivant à Bruxelles. L'entretien en
ses paroles volantes et murmurantes nous suivit
dans le jardin inculte où nous descendîmes, à la
fois chenil pour les chiens, basse-cour pour quel-
ques poules, lieu de récréation pour les enfants,
qui s'élevait en pente derrière' le logis; il fonc-
tionna sans relâche pendant que nous marchions
lentement sous les taillis du bois de Sèvres, pen-
dant que, au retour, nous regardions du haut de
la terrasse historique le panorama grandiose de
Paris, pendant que nous parcourions les rues
voisines où Cladel, coiffé d'un feutre mal bordé,
portant le veston qu'il avait à Bruxelles, frappant
le pavé, à coups réguliers, d'un bâton coupé le
long du chemin, inconscient et majestueux, res-
pectueusement salué comme doit l'être dans les
villes du Nil un cheik fameux sorti pour un jour
du désert, marchait avec ses chiens décrivant
autour de lui leurs évolutions svmboliques. « On
les connaît beaucoup mieux que moi, » disait
Madame Léon Cladel; « j'entends dire parfois
quand je passe : Voilà Madame Paf ».
Tous les sites qu'il a décrits dans Kerkadec
furent parcourus par nous en ce cortège, depuis
les berges de la Seine jusqu'aux chemins qui
longent la voie ferrée de Versailles. En haut, en
bas, à droite, à gauche, nous arpentâmes les
chaussées, les carrefours, les venelles, au bruit
des commentaires dont il ennoblissait toutes
choses.
A la nuit tombante, nous rentrions. La nappe
était mise. « ['ai, dit-il, à vous présenter mon
fils : Marius-Jean- Pierre- Alpinien- Saîil ! C'est
euphonique, n'est-ce pas, cette grappe de pré-
noms? Il dînera avec nous. Mais comme il n'a que
cinq mois, il faudra que sa nourrice y dîne aussi.
Vous permettez? Du reste, c'est une compatriote à
vous. » Et comme en ce moment entrait une sorte
de géante, portant l'enfantelet gras et souriant :
« Dites donc le nom de votre village, ma fille. —
Chiny, près de Florenville, fit-elle. — Chiny,
exclamé-je, Chiny, près de Lacuisine aussi.
Luxembourgeoise, comme moi? Vous êtes du
Luxembourg, M'sieu? — Oui, de Vance et de
Chantemelle par mon bisaïeul. — Ah ! que ça me
fait plaisir! C'est beau, Paris, mais le pays, ça ne
s'oublie pas. »
Xous nous mimes à table, pêle-mêle, petits et
grands, la nourrice dominant tout et mettant au
grand air le superbe ameublement de son corsage.
Entre les convives, les chiens poussaient leurs
museaux, l'n chandelier à dix branches nous éclai-
rait de sa constellation. Je pensais aux repas
peints par Jordaens, à ces intérieurs où le fumet
d'une soupe alléchante semble imprégner l'atmo-
sphère de cordialité et d'appétit. Il y avait la
grande langouste rose, dardant ses antennes, qui,
si souvent, fait pièce du milieu dans les gastro-
nomies du maître flamand. C'était, il est vrai, en
l'honneur des hôtes que l'on dérogeait ce soir à
l'ordinaire frugal de la maison du Sa,
C'est là, dans l'intimité de cette réception fami-
liale qui me sacrait ami pour toujours, que Cladel,
qui venait de m'annoncer que Charpentier prépa-
rait une nouvelle édition de N'a- Qu'un- Œil, me
dit : Faites-en la préface. — Moi? — Oui, vous.
— Mais je ne parlerai pas à vos Parisiens un lan-
gage compréhensible pour leurs idées courantes.
Nous sommes si loin les uns des autres, quoique
si près par les frontières et quoique usant du
même idiome. — Tant mieux. C'est ce qui leur
plaira. - Vous croyez ? j'en suis sûr. Soyez
Belge en plein. Ça leur fera l'effet d'une traduc-
tion. - - Eh bien, soit, [e raconterai votre séj oui-
en Belgique. Je dirai sous quel angle on vous y a
vu et Ton y voit vos livres. - Parfait. Ce sera
savoureux.
Et voilà pourquoi et comment j'ai fait la fan-
taisie qui précède. Fantaisie, parce que c'est au
hasard des souvenirs qu'elle s'est épanchée, mais
Réalité par le scrupule de vérité qui en fut le fac-
teur dirigeant. Puisse-t-elle être du Maître qui l'a
inspirée une peinture en rapport avec sa noblesse
et sa grandeur, en rapport aussi avec l'admirative
affection que ressent pour lui mon cœur recon-
naissant. Car, ainsi que l'a dit Hclmholz, fai-
sanl allusion à ses relations avec [ohan Millier :
« Quand on s'est trouvé en contact assidu avec un
homme de premier ordre, toute l'échelle des con-
ceptions intellectuelles est modifiée pour la vie;
la rencontre d'un tel esprit est peut-être ce que
l'existence peut offrir de plus salutaire et de plus
pathétique ! »
Edmond Picard.
Bibliographie
relative aux Œuvres de Léon Cladel
PREMIER Paris : Le Paysan. Louis Veuillot {L'Univers,
5 novembre t86q).
UN RURAL ÉCARLATE, J. Barbey d'Aurevilly (Le Figaro,
4 mai 1872).
LE SALON DE POÉSIE, J. K. Huysmans (Rép. des Lettres.
livraison du 20 avril 1876, p. 142).
Chronique : LES VA-Nu-PlEDS. Paul Arène (La Tribune.
22 septembre 1876).
Id. : Les Va-Nu-PïEDS, Louis Lambert (Le Gaulois,
16 octobre 1876).
Revue littéraire: M. LÉON CLADEL ET SON ÉCOLE, Charles
Canivet (Le Soleil. 21 mai 1878).
Les Paysans de M. Léon Cladel, Edmond Lepelle-
tier (Le Bien Publie, 3o juin 1878).
Hommes et Choses : LÉON CLADEL ET SES DERNIERS
LIVRES, Edouard Drumont {La Liberté, g août 1880).
II
Causerie littéraire : LÉON CLADEL ET SON ŒUVRE, X...
L'Europe, 22 sept. 1880).
LÉON CLADEL (Les Hommes d'aujourd'hui. n° 2). Félicien
Champsaur.
Études littéraires : OMPDRAILLES LE-TOMBEAU-DES-LUT-
TEURS, Edmond Lepelletier (Le Réveil. 4, 5, 6, 7.
8 avril 1882).
MONTAUBAN-TU-SOUFFRIRAS (Léon Cladel), Jean-Ber-
nard (V Avenir. 2 avril 1882 et suivants).
PST! Pst! (à propos du prix décerné par l'Académie fran-
çaise au BOUSCASSIÈ), Jules Vallès (Le Réveil. 8 mai
1882).
PROFILS D'ÉCRIVAINS, Maufrigneuse (Guy de Maupas-
sant) (Gil Blas. r '' juin 1882).
Chronique des Livres : URBAINS ET RURAUX, Emile Ver-
haeren (Le National Belge, 2(3 août 1884).
Bibliographie : N'A QU'UN GElL, Gibrac (L'Office de publi-
cité. 7 juin i885).
SUR DEUX NOMARQUES DES LETTRES, Barbey d'Aure-
villy et Léon Cladel. Léon Riotor. un vol. pet. in- 18
édité par La Plume. i885.
LÉON CLADEL, Emile Michelet (La Nouvelle Revue
Internationale, 25 septembre 1888).
LÉON CLADEL, Jacqueline (Séverine) Gil Blas. 23 juillet
1892).
— III —
LÉON CLADEL : Anatole France (Le Temps, 24 juillet 1 892 1.
LÉON CLADEL (Art Moderne, Bruxelles, 24 juillet [892).
LÉON CLADEL : Souvenir des Années d'Apprentissage,
Paul Arène {Echo de Paris, 24 juillet 1892).
DISCOURS prononce par Emile Zola aux funérailles de Léon
Cladel {Écho de Paris, 2? juillet 1892).
DISCOURS prononcé par Paul Ginisty aux funérailles de-
Léon Cladel (Gil Blas, 25 juillet 1892).
Chroniques de Caliban : SUR LÉON CLADEL. Caliban
(Emile Bergerat), (Écho de Paris, 5 août 1892).
LÉON CLADEL : Jean Blaize {Revue hebdomadaire,
i3 août 1892).
La Plume, numéro spécial consacré à Léon Cladel : A Léon
Cladel. sonnet, Paul Verlaine. — Pour le tombeau de Léon
Cladel, vers. Adolphe Retté. — Discours d'Emile Zola. —
Discours de Henri de Braisne. — Discours de M. Pa^è>.
— Un Maître, Camille Lemonnier. — Vers Sèvres ! Léon
Durocher. — Les derniers Chiens de Léon Cladel, Henri
Degron. — L'Œuvre de Léon Cladel, Roland de Mares. —
Souvenir, J. C. Lerond. — Fragments inédits d'I.N. R. I.
de XlLDER, de JUIVE ERRANTE,
DISCOURS d'Armand Silvestre, lors de l'inauguration du
Buste de Léon Cladel. a Montauban (Dépêche de Tou-
louse, 7 août 1804, n° 9-1-88).
LÉON CLADEL : Celui de la Croix-aux- Bœufs. Edmond
Picard (Le Peuple, Bruxelles, 17 août 1902).
Iconographie
Portrait — peinture à l'huile par E. Sans ( 1 856 ?).
Portrait — peinture à l'huile par Carolus Duran (1873).
Buste par d'Echérac. 1875.
Eau- forte de Lenain, dans Les Martyrs Ridicules (éd. Kvste-
maekers, 1880).
Portrait-Charge d'André Gill dans les Hommes d'Aujour-
d'hui, n° 2.
Pointe sèche de R. Julian dans Ompdrailles (éd. Cinqualbre,
1879).
Eau-forte de Bracquemond (reproduite dans ce volume),
1884.
Croquis de Firmin Bouisset, dans Kerkadec (éd. Delisle et
Vigneron 1884).
Photographie (reproduite dans ce volume, en vente chez
Sescau, photographe, Paris).
Achevé d'imprimer par la .Maison LARCIER
de BRUXELLES
POUR
Alphonse LK.MERRE, éditeur
A PARIS
le 1 i novembre iqo5
q i n
4
49
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
The Library
University of Ottowa
Date due
a39003 0025^693^
CE PQ 2237
.C54Z6 1905
COC CLAQEL,
ACC* 1221155
JUDI LA VIE DE LE