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Full text of "La Vie de Léon Cladel : suivie de Léon Cladel en Belgique"

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/laviedeloncladOOclad 


La  Vie  de   Léon  Cladel 


DU  MEME  AUTEUR 


Auguste  Rodin  pris  sur  la  vie.  1903, 

Edit.  de  la  Plume 


::f 


JUDITH    CL  A  DEL 


LA  VIE 


LÉON   CLADEL 


SUIVIE   DE 


Léon  Cladel  en  Belgique 

Par   Edmond    PICARD 

Portrait  par    Bracquemond 

et  portrait  d  après  photographie 


Alphonse     LEMERRE,     Editeur 

2j-3i,    Passage   Choiseul 
l  905 


A  ma  Mère 


Œuvres    complètes 

de    Léon    Cladel 


LES  MARTYRS  RIDICULES,  1860.  préface  par  Charles 

Baudelaire.  Éditeurs:  Poulet-Massis,  Paris.  1862.  (épuisé). 
H.  Kystemaekers,  Bruxelles,  1880  (ép.).  Fayard,  Paris  :  Petite 
Bibliothèque  l 'niverselle. 

PIERRE  PATIENT,  1860,  préface  par  Jean=Bernard, 
contenant  l'étude  de  Barbey  d'Aurevilly  :  Un  Rural 
Écarlate.  Henry  Oriol,  Paris.   1 883  (ép.).  Fayard   :  Petite 

Bibliothèque  l 'niverselle. 

L'AMOUR     ROMANTIQUE,      1858-1862,     préface     par 

Octave  Uzanne  avec  sonnets  de  Léon  Cladel;  Confession 

d'une  Mondaine;  —  Huit  Jouis   dans  les  Nuages;  — 

Aux  Amours  Éternelles.  Rouveyre  et  Blond.    Paris.   1882 

(ép.  . 

LE  DEUXIÈME  MYSTERE  DE  L'INCARNATION, 
1 86 1 ,  préface  par  Paul  Bourget.  lui.:  Rouveyre  et  Blond, 

188  3   ép.  . 


—    X 


LE     BOUSCASSIÈ,     1866.    Lemerre,    Taris.     1869,    in-18 

ép.  .  Petite  Bibliothèque  Littéraire,  dite  Collection 
Blanche,  [881. 

LA  FÊTE  VOTIVE  DE  SAIXT-BARTHOLOMÉE- 
PORTE-GLAIVE,  1865-1870.  Premier-Paris  de  Louis 
Veuillot  :  Le  Paysan  et  Réponse  de  l'auteur  à  M.  Louis 
Veuillot.  Lemerre,  Paris,  1872.  in- 12  ép.).  Petite  Biblio- 
thèque Littéraire,  1882. 

LES  VA-NU-PIEDS,  préface  de  Léon  Cladel  :  Mon  Ami 
le  Sergent  de  Ville  (1867):  —  Achille  et  Patrocle  (i863); 

Le  nomme  Quouè'l  (1868);  —  Les  Awyentys  (1869); 

Eral  le  Dompteur  (  [868);  — L'Enterrement  d'un  Ilote 
(18I  -  Un  Noctambule  (i865);  —  Nâfi  (\Sj3):   — 

L'Hercule  (1864);  —  La  Citoyenne  Isidore  (1860);  — 
Montauban-Tu-Ne-Le-Sauras-Pas    (1872);    —   Revanche 

-  .  Lemerre,  1874.  in-18  (ép.).  Éd.  illustrée  par  livraisons, 
R.  Lesclide,  1876.  gr.  in-8°  'ép.  .  Carpentier.  1881  ép.  . 
Lemerre  :  Petite  Bibliothèque,  1884.  Fayard  :  Petite 
Bibliothèque  Universelle.  ■ —  Traduction  italienne  :  I  DlS- 
PERATI. 

CELUI  DE  LA  CROIX-AUX-BŒUFS,  préface  de  Léon 
Cladel.  1873-1878.  Dentu,  Paris.  1878  ép.  .  Lemerre, 
Petite  Bibliothèque.  r885. 

BONSHOMMES,    1863-1878  :   Tity  Fqyssac  IV.    publié  à 

r;,rI  -  Dux  (repris  dans  Cil   EUX   DE  MARQUE);   — 

V        Blanche.  —  Charpentier.  [879. 

OMPDRAILL1  ->    LE  -TOMBEAU  -  DES-  LUTTEURS, 
1  linqualbre.     Gr.    in-&>,    avec    23    eaux-fortes,    de 


—   XI    — 

R.  Julian,  Paris.  i8j<)  (ép.  .  Lemerre  :  In-i-j.  1882.  Dentu, 
Collection  :  Les  Maîtres  du  Roman   ép.  . 

N'A  QU'UN   ŒIL,    1877;  préface  par   Edmond    Picard: 

Léon  Cladel  en  Belgique.  Charpentier,  1 885.  Ed.  illustrée, 
gr.  in-80  :  Maurice  la  Châtre,  1882  (ép.).  Lemerre,  Petite 
Bibliothèque.  1887.  Fayàrà,Petite Bibliothèque  Universelle. 

—  Traduction  hollandaise  :  LUC  EN  COG. 

TITY  FOYSSAC  IV,  dit  LA  RÉPUBLIQUE  ET  LA 
CHRÉTIENTÉ,  1877-78.   Lemerre.  Petite  Bibliothèque, 

1886. 

PETITS  CAHIERS  DE  LÉON  CLADEL,  1869-1879  :  Un 
Revenant  (repris  dans   RACA);   —  Paul  des  Blés  (id.  ;  - 
V Ancêtre    id.  ;  —  Trois  fois  Maudite  (id.);  —  Che\  Ceux 
qui  furent  id.  ;  —  Madame  la  Générale  à  la  Jambe  de  Bois 
(id.);  —  Du  Pain  ou  la  Mort  (id.);  —  Au  Point  du  Jour  (id.); 

—  Bêtes  et   Gens.   H.   Kystemaekers,  Bruxelles,  1879  (ép.). 

M ( innier.   Ed.  illustrée.   Paris.    [885   (ép.  . 

PAR  DEVANT  NOTAIRE,  1880,  (repris  dans  Gueux  de 
M  \ K'tji  "i:,  sous  le  titre  :  Veuve  Jayfaim).  avec  une  préface  par 
Hector  France.  H.  Kystemaekers,  Bruxelles,  1880. 

CRÊTE-ROUGE,  1 871-1880;  préface  par  Camille  Delthil. 
Lemerre,  in-12,  1880.  —  Marpon  et  Flammarion,  Collec- 
tion des  Auteurs  Célèbres. 

SIX  MORCEAUX  DE  LITTÉRATURE,  EAUX-FORTES 
A  LA  PLUME  interprétées  au  burin  par  Félicien  Rops, 
Frans  van  Kuyck,  Le  Nain  et  Moloch,  i865-i88o  : 
L'Emir  Abd-el-Zikkar  prêchant  la  Guerre-Sainte;  —  Le 


—   XII   — 

Billet  Doux;  Paysage;  —  Un  Forgeron  se  pend  dans 
son  atelier;  --  La  réfection  de  M.  le  Cure.  H.  Kyste- 
maekers,  Bruxelles,  1880   ép.  . 

KERKADEC  GARDE  -  BARRIÈRE,  1880-1881,  préface 
par  Clovis  Hugues.  Ed.  illustrée,  par  Poirson  et  Willette, 
Delisle  et  Vigneron,  1884  ép.  .  Lemerre  :  Petite  Biblio- 
thèque. 1888.  Denlu  :  Les  Maîtres  du  Roman   ép.  . 

URBAINS  E  I'  RURAUX,  préface  par  Maurice  Talmeyr. 

1 881-1884.  Ça  Chauffe;  —  Treize;  —  Régicide;  — Belsu- 
que\  Junior;  —  Nicole;  — ■  Dom  Peyre;        Lous  Esclots; 

—  Griffe  de  Fer;  —  Prends  ton  Sac;  —  Yxglu  le  canon- 
nier  d'Issy;  — Justin  Capus;  —  2000  <,;  —  Kluœcker;  — 
Orgue  de  Barbarie;  —  Sous-Cantonnier  à  VArc-de- 
Triomphe;  —  Ex  Va-Nu-Pieds.  Ollendorff,  1884.  Lemerre, 
Petite  Bibliothèque.  1  8<  |0. 

LÉON  CLADEL  ET  SA  KYRIELLE  DE  CHIENS, 
préface  par  Léon  Ciadel  :  Suum  Cuiqtee,  1882  :  Quasca; 

—  Sévère;  —  Torrent  et  Montagne  ; —  César;  —  Monsieur 
Touche.  Ed.:  Frinzine  et  O.  Paris.  i885   ép.  . 

HÉROS   ET    PANTINS,    1 875-1884,  préface  par  Camille 

Lemonnier.  RaraAvis;    —  Kyrie  Eleison  ;    —    Toute  à 

tous;        Versiculets  ;  — Zéro  en  Chiffre  ;  —  Fantoches: 

En  Route;   —  .1/^  Feu;  —  Partie  Carrée;  — Jeanty 

I. oiseau  ;  —  Quelqu'un  ;  —  Hol  fi'.  Pandore; —  Sur 
l l'au  .  Ingénus  de  Boulevard;   — Duel;   —   Oit  les 

Miens  ont  reçu.  Dentu,  1 885   ép.  . 

Q.1  ELQ1  IS  SIRES,  1878-1884  :  Xavier  Koiu^çko;  — 
Maugrabins;  —  .Fgipan;  — ■  Œil  pour  œil;  —  Casque  à 
Mèche;  —  •,-  —  Zan\an;  —  Wilfrid  d 'Yekxjowast ;  — 


—    XIII    — 

Faouet;  — Irène;   —    Une  Brute; —  Vyr  le Porion ; 
Histrion;  —  Quasi  Jeunes;  —  A  la  Clinique.  Ollendorff, 
i885. 

MI-DIABLE,   r883  1884.  Ed.  illustrée,  Monnier  et  Brunhoff, 

Paris.  1886    ép.  . 

GUEUX  DE  MARQUE.  1868-1 885  :  Jean  de  Dieu;  — 
Roland',  —  Veuve  Jayfaim;  —  Dux ;  —  Zachario.  Ed.: 
Piaget,  Librairie  française,  Paris.  1887  ép.  . 

EFFIGIES  D'INCONNUS,  i858-i885  :  Yankee;  —Aima 
Mater;  —  Un  Brabançon  ;  —  Lamentations  d'Arthur;  — 
Quatre- Vingi -neuf ';  —  Grimauds;  -  Rose  d'Azur;  — 
Brigands  de  la  Loire;  —  Muscadins;  —  Paours  ;  —  Xény; 

—  Justicier;  —  Cocu;  —  Damné.  Dentu,  1888   ép.  . 

RACA,  1869-1887  :  Cœurs  d'Or;  —  Un  Revenant;  —  Paul 
des  Blés  ;  —  L  A  ncêtre  ;  —  Trois  fois  Maudite  ;  —  Madame 
la  Générale  à  la  Jambe  de  Bois;  —  Où  dorment  ceux  qui 
furent;  —  Eljaëns;  —  Sur  le  Môle;  —  Vœ  Victis;  —  Du 
Pain  ou  la  Mort;  —  Kin...  Frrny...  Ed.:  Dentu,    1888. 

SEIZE  MORCEAUX  DE  LITTÉRATURE.  1868-1888  : 
Rentrée  Triomphale;  —  Maman;  —  Doro ;  —  UEmir 
Abd-el-Zikkar  préchant  la  Guene  Sainte;  —  Bout  de 
Marquise:  —  Ouailles  et  Pâtres  normands;  —  Encelade; 

—  Taureau  de  Haras;  —  Un  Forgeron  se  pend  dans 
son  atelier;  —  Jolis  Tourtereaux  ;  —  Attilius  Cimber, 
Brutus  et  Cassius  réfugiés  dans  une  maison  de  Suburre 
jurent  de  mourir  pour  la  République;  —  Voyage  en  Pales- 
tine; —  Quille-Bétail  ;  —  Chut:  —  Ferragus  XXV; 
Signes  de  Gloire.   Dentu,  petit  in-8°,  1889 


—    XIV    — 

L'ANCIEN,  [865-i888,  un  acte  en  vers,  préface  par  Léon 
Cladel  :  Après  Vingt-Trois  Ans.  Lemerre,  in-ia,  1880. 

JUIVE-ERRANTE,  [892,  publication  posthume;  préface  par 
G.  Dargenty  (A.  d'Echérac).  Ollendorff,  [897. 

(Pour  détails  complémentaires  sur  les  éditions  originales, 
voir  Le  Manuel  de  l'Amateur  de  Livres  du 
XIX    SIÈCLE  par  Georges  Vicaire). 


A    Paraître   : 


LA   SCORPIONNE,    adaptation,  en  5  actes.   d'O.MPDRAILLES, 

1884. 

I.  X.   R.  I.,  roman,  1872- 1887. 
XILDER,  roman.    1889. 

IM  uiESVERSI  COLORES.  1860-1892  (Peintures et  Sculp- 
tures écritures)  :  Attilius  Metellus  Cimber.  Càius  Longi- 
nus  Cassius  et  Junius  Marcus  Brutus,  meurtriers  de 
Ccesar,  réfugiés  dans  une  maison  de  Suburre,  jurent  de 
mourir  pour  la  République  (d'après  la  manière  de  David;  — 
Bout  de  Marquise  (d'après  Watteau);  —  Chasses  romaines 
(d'après  Barye)  ;  —  Dàimon  (d'après  Bracquemond)  ;  — 
Encelade  (d'après  Murillo);  —  Fraternité  (d'après  Joseph 
Stevens);  -  Grognards  dans  la  Xeige  (d'après  Gros);  — 
Hussards  de  l'an  III  (d'après  Géricault); —  Insurgés  de 


—   XV   — 

Paris  (d'après  Rodin);  —  Jolis  Tourtereaux  (d'après  Cour- 
bet):—  Kermesses  (d'après  Teniers);  L'Emir  Abd-el-Zik- 
kar prêchant  la  Guerre-Sainte  (d'après  Delacroix);  —  Mar- 
tyre d'une  Chrétienne  (d"après  Ingres);  — Nymphes  sous 
Unis  (d'après  Corot);  —  Ouailles  et  Pâtres  normands 
(d'après  Millet);  — Plaintes  d'Hercule  (d'après  Puget);  — 
Quadrille  d'Immortels  (d'après  Carpeaux);  —  Retour  en 
France  (d'après  Rude)  ;  —  Statue  de  Neptune  (d'après  Phi- 
dias); Taureau  de  Haras  (d'après  Troyon)  ;  —  Un  Forge- 
ron se  pend  dans  son  atelier  (d'après  Rembrandt)  ;  Va, 
Judith!  (d'après  Michel-Ange)  ;  —  Waterloo  (d'après  Raffet); 
—  Xebis.  reine  des  Amazones  (d'après  Rubensj  ;  —  Ynal, 
el  Rev  de  los  Corrazones  (d'après  Goya)  ;  —  Zdile  (d'après 
Scopas);  —  Ça  y  est!  (d'après  Gavarni);  —  ^Fgagres  en 
folie  (d'après  Zeuxis)  ;  —  Œil  de  Soufre  (d'après  Albert 
Durer):  —  (  !  :  ou  Genèse  d'un  Livre. 


La  Vie  de   Léon  Cladel 


Depuis  longtemps  déjà  des  amis  de  mon 
Père  m'ont  pressée  d'écrire  un  livre  sur 
lui,  de  rassembler  parmi  les  souvenirs  fami- 
liaux, les  vestiges  de  conversations,  la 
correspondance  conservée,  tout  ce  qui 
pourrait  servir  à  mieux  éclairer  l'originale 
et  puissante  figure  de  cet  artiste  —  de  cet 
homme. 

Ce  vœu,  si,  jusqu'ici,  je  ne  l'ai  point 
encore  réalisé,  il  y  a  des  années  que 
je  le  forme.  Cependant  il  m'a  fallu  ces 
cordiales  poussées  pour  l'exécuter;  non 
point  que  par  un  effet  plus  fréquent  qu'on 


ne  croit,  un  incomplet  enthousiasme  dosât 
en  moi  l'admiration  de  l'enfant  envers  le 
labeur  paternel,  mais  parce  que,  même  en 
dehors  des  moyens  d'expression  dont  je 
ne  me  reconnais  pas  encore  la  possession 
suffisante,  de  graves  obstacles  m'entravent  : 
elle  est  indécise  et  lointaine  la  lumière  qui 
tombe  sur  le  grand  modèle  qu'on  m'assigne. 
Bien  jeune  lorsqu'il  disparut  emporté  avant 
l'heure  de  la  vieillesse  par  la  maladie,  je  fus 
durant  sa  vie  rarement  très  près,  sinon  de  son 
cœur,  au  moins  de  son  esprit  loin  de  qui 
me  retenaient  le  respect  filial  grâce  auquel 
une  fille  reste  dans  l'acceptation  sans 
analyse  du  caractère  de  ses  parents,  l'in- 
souciance égoïste  de  mon  âge  éparpillée 
en  mille  distractions  puériles,  l'ignorance 
où  j  étais,  où  tous  nous  demeurons  si  lon- 
guement, que  letude  des  caractères  est 
une  des  plus  passionnantes  occupations 
de  l'intelligence;  enfin,  sa  constante  absorp- 
tion en  ses  pensées  personnelles  et  l'in- 
dissoluble  brouillard   de    rêve   artistique   et 


ô 


philosophique  qui,  aux  yeux  de  mes  sœurs- 
enfants  et  de  mon  frère  comme  aux  miens, 
ne  laissait  guère  apparaître  notre  Père  qu'en 
dieu  rustique  environné  des  fumées  d'un  per- 
pétuel sacrifice.  Sans  doute  il  les  dissipait 
parfois,  au  cours  de  ses  causeries  belliqueu- 
ses, mais  là  également,  il  se  révélait  à  notre 
imagination  vaguant  encore  parmi  les  limbes, 
ardent,  soudain,  irascible,  batailleur,  mysté- 
rieux tel  un  daïmon  ;  ne  recélait-il  pas  en 
effet  lame  simple,  entière  et  bouillonnante 
des  divinités  en  qui  les  humains  ont  incarné 
leurs  propres  passions?  Si,  dès  lors,  je  n'avais 
que  le  pressentiment  de  la  beauté  de  ces  érup- 
tions d'impressions  et  de  verbes  chauffés  au 
volcan  de  son  cœur,  depuis,  rien  pour  moi 
n'a  pu  en  remplacer  l'éclat  et,  en  quelque 
lieu  que  je  me  trouve,  auprès  de  quelques 
hommes  que  ce  soit,  je  ne  recueille  que  tié- 
deur de  sensations,  coloration  tempérée  des 
idées  et  des  termes,  demi-teinte  des  sonorités 
et  des  gestes,  comparés  à  la  flamboyance 
des  entretiens  de  Léon   Cladel  qui  envelop- 


—  4  — 

paient  sa  personnalité,  déjà  si  riche  d'accents, 
d'une  sorte  de  musique  guerrière. 

Je  me  rends  compte,  aujourd'hui,  combien, 
dans  l'inévitable  égalisation  d'allures  que 
nous  impose  l'existence  actuelle,  il  resta  d'une 
originalité  saisissante,  non  voulue,  aussi 
spécial  en  toutes  choses  qu'un  Arabe  trans- 
porté en  plein  parisianisme  continuant  à 
vivre  ainsi  qu'en  sa  Maugrabie,  et,  devant 
sa  disparition  j'ai,  outre  les  regrets  de  l'affec- 
tion, celui  de  la  perte  d'un  être  des  plus  rares, 
d'un  vrai  «  monument  »  de  psychologie  non 
moins  intéressant  qu'un  spécimen  dune 
architecture     abolie. 

Quel  but  pour  un  artiste,  —  mais  qui  le  ten- 
tera? —  que  de  recomposer  les  élans  de  cette 
âme  toujours  grondante  et  fulgurante  comme 
une  forge,  et  les  nuances  de  ce  fiévreux  visage 
d'apôtre,  brun,  fin  et  sinueux,  dont  le  bronze 
clair,  tendu  sans  cesse  en  avant  pour  projeter 
les  affirmations  d'un  credo,  jaillissait  de  la 
broussaille  légère  des  cheveux  et  de  la 
barbe;    et    les    éclairs    de    ces    petits   yeux 


fauves  dardant  un  regard  d'aigle  ;  et  la  ner- 
vosité de  ces  mains  étroites,  amoureusement 
ciselées  à  la  florentine,  scandant  la  parole  de 
coups  décochés  sur  les  tables  ou  gravant  l'air 
de  significatifs  hiéroglyphes;  et  le  brillant  de 
sa  voix  de  cuivre  qui  frappait  les  expressions 
audacieuses,  sauvages  ou  tendres  dans  les 
mémoires!  Qui  le  fera?  Nul,  sans  doute,  sauf 
lui,  puisqu'il  y  a  réussi,  au  moins  en  partie, 
dans  ses  livres. 

Oui,  quand  je  relis  Celui  de  la  Croix-aux- 
Bœufs  ou  la  Fête  Votive  de  Saint-Bartholomée 
Porte-Glaive,  quand  je  contemple  ces  por- 
traits si  profondément  mordus  par  la  plume  : 
Mautauban-  Tu- Ne- Le- Sauras-Pas,  Dux, 
Tity  Foijssac,  Na  qiî un  Œil,  j'y  retrouve  la 
mouvante  passion,  la  fermentation  d'idéal, 
les  discours  bourrés  d'imprévus,  de  fantai- 
sie, de  saillies  héroïques  ou  narquoises,  de 
vocables  français,  latins  ou  romans,  archaïs- 
mes, argotismes  ou  néologismes,  toute  la 
diaprure  de  belles  plantes  bizarres  et  inou- 
bliablement  arômales  dont,  sans  interruption, 


6 


s'émaillait  le  champ  de  sa  mentalité.  Il  est 
bien  là  tout  entier,  dans  la  vie,  dans  l'action, 
dans  la  mêlée;  il  est  là,  pareil  à  lui-même, 
rayonnant  à  travers  l'orchestration  tour  à 
tour  martiale  et  idyllique  de  sa  prose.  Et 
c'est  ce  qui  m'excite  à  entreprendre  la  tâche 
qu'on  me  propose,  c'est  cette  persistance  de 
sa  personnalité  dans  ses  livres  dont  certains 
ne  sont  que  le  reflet  même  d'un  tempérament. 
Puisqu'il  a  coulé  en  moi  le  goût  du  Réel, 
j'entrevois  nettement  combien  seront  pré- 
cieux pour  les  futurs  historiens  de  la  Litté- 
rature du  XIXe  siècle,  les  mémoires  retracés 
au  contact  immédiat  de  l'artiste,  exposés  de 
ses  faits  et  gestes  particuliers,  de  ses  origines, 
de  la  germination  de  ses  croyances  et  de  son 
talent;  ses  critiques  à  venir  y  trouveront 
de  solides  matériaux,  ses  admirateurs  un 
aliment  à  leur  piété  et  les  philosophes  un 
des  aspects  de  l'Ame  française.  Les  circon- 
stances, l'âge  que  j'avais  alors,  ne  m'ayant  pas 
mise  à  même  de  noter  ce  qui,  venant  de  mon 
Père,   méritait  de  l'être,  tandis  que  plus  tard 


ils  me  permirent  de  l'essayer  quant  à  cet 
autre  admirable  et  si  différent  caractère, 
Auguste  Rodin,  c'est  à  l'écrivain  en  per- 
sonne que  je  vais  constamment  demander 
ces  hautes  indications.  Si  le  littérateur  étudie 
autrui,  il  est,  qu'il  s'en  rende  compte  ou 
non,  son  plus  assidu  spectateur;  souvent 
telles  natures  ne  sont  bien  pénétrées  et 
décrites  que  par  elles-mêmes.  Un  Rodin, 
accaparé  par  le  monde  des  formes  et  la 
production  pour  lui  sublime  des  mouve- 
ments peut  s'ignorer,  s'isoler  dans  les 
voiles  de  son  ingénu  et  piquant  silence, 
abandonner  à  un  témoin  le  soin  de  le 
raconter;  un  Cladel,  sans  démêler  claire- 
ment qu'il  était  le  symbole  d'une  race,  prit 
d'instinct  une  âpre  joie  à  se  mettre  plusieurs 
fois  en  scène  et  à  livrer  ainsi  les  profils  de 
toute  une  caste,  de  toute  une  humanité  pro- 
vinciale dont,  en  littérature,  les  contours 
restaient  jusque-là  très  confus.  Cherchons-le 
donc  parmi  son  œuvre,  elle  nous  le  resti- 
tuera, et  lui,  à  son  tour,  interrogé  dans  l'in- 


—  8  — 

timité  de  sa  complexion  et  de  sa  conscience, 
nous  élucidera  l'œuvre. 

Née  alors  qu'il  avait  déjà  quitté  le  sol 
natal  pour  Paris  et  ses  environs,  j'ai  peu  vécu 
dans  le  Ouercy,  le  pays  des  Chênes,  ce  mor- 
ceau de  la  Guyenne  et  Gascogne  pris  entre 
Montauban  et  Cahors,  «  terre  incandescente 
où  chante  l'alouette  et  cuisent,  de  toute  éter- 
nité des  cerveaux  volcaniques  »  (0,  mais  je 
séjournai  suffisamment  à  Montauban  et  sur- 
tout chez  un  sien  cousin,  Eugène  Montas- 
truc,  minotier  à  Bruniquel,  sourcilleux  vil- 
lage juché  au-dessus  des  rives  charmantes 
de  l'Aveyron,  aux  confins  du  Rouergue  et 
patrie  (XOmpciraillcs-le-  Tombeau -des- Lut- 
tai y  s  ainsi  que  de  Mi-Diable,  pour  saisir 
quelles  fortes  nuances  différencient  les  paysans 
gascons  de  ceux  que  notre  vie  mi-citadine, 
mi-campagnarde  en  la  banlieue  parisienne  me 
permit  parfois  d'approcher.  Je  pressentis  en 
eux,  par  delà  les  traits  caractéristiques  com- 
muns à  tous  les  terriens  de  France,  une  sorte 

i     Lous   Esclots     Urbains  et  Ruraux),  p.    i3g. 


—  9  — 

de  fierté  dédaigneuse,  de  grandeur  dans  la 
conception  de  la  famille  s'appariant  à  la 
dignité  intransigeante  de  l'esprit  romain  dont 
ils  sont  encore  imprégnés,  le  goût  de  l'hospi- 
talité généreuse  et,  sous  leur  rusticité,  on  ne 
sait  quelle  hauteur  innée  de  manières  faisant 
d'eux  les  membres  d'une  aristocratie  primi- 
tive plutôt  que  de  massifs  plébéiens;  enfin, 
quant  à  la  parole  une  éloquence  naturelle, 
servie  par  leur  patois  plein  de  saveur  et  de 
sonorité,  et  le  goût  de  la  poésie  dans  le  décor 
et  les  actions. 

Ces  reliefs  que  Léon  Cladel  devait  faire  si 
pleinement  saillir,  après  les  avoir  peut-être 
découverts  en  lui,  je  les  retrouvai  chez  l'un 
de  ses  illustres  devanciers,  chez  l'Espagnol 
Calderon,  notamment  en  sa  tragédie  V Alcade 
de  Zalamea.  Je  ne  sache  point  que  mon  Père 
se  soit  jamais  référé  à  cette  autorité  que,  d'ail- 
leurs, avec  la  préconception  et  la  résistance 
propres  à  la  plupart  des  hommes  devant  une 
présentation  nouvelle  des  choses,  on  n'eût 
peut-être  pas  respectée.   Littérateur  de  colo- 


—    io   — 

ration  romantique,  certes,  mais  combien 
soumis  à  la  domination  du  vrai,  ne  fut-il  pas 
maintes  fois  accusé,  par  d'étourdis  propaga- 
teurs de  lieux  communs  qui  n'y  allèrent 
jamais  voir,  d'avoir  inventé  son  Midi  et  ses 
Méridionaux? 

Ah!  les  alléchants  et  curieux  «  bons- 
hommes »!  Le  peu  de  temps  que  je  passai 
auprès  d'eux,  me  l'ont-ils  chargé  d'intérêt  et 
d'inattendu,  m'ont-ils  fait  regretter  que  mon 
Père  ne  les  ait  point  typés  un  à  un  dans  leur 
cadre  rocailleux  et  fauve  de  Bruniquel,  bap- 
tisé, prétend  la  légende,  d'après  Brunehaut 
qu'auraient  déchiquetée  ses  pierrailles  aiguës, 
et  dont  les  villageois  s'épeurent  encore  de 
rencontrer,  le  soir,  sur  la  plateforme  à 
pic  du  château,  le  spectre  millénaire!  Ah! 
mon  cousin  Eugène  Montastruc,  patron 
du  moulin  des  Istournels  et  l'aîné  de  trois 
frères  qui  se  marièrent  le  même  matin  et, 
trois  jours  durant,  festoyèrent,  dans  la  salle 
du  castel  qu'on  leur  prêta  pour  ces  ripailles, 
cent  cinquante   convives,  y  compris  le  curé, 


—   II   — 

brave  et  bon  vivant  menant  la  danse  des 
plats  et  des  bouteilles!  Et  ma  fière  cousine 
Mélanie,  sœur  méridionale  de  la  Jeanne  de 
Feuardent  de  Barbey  d'Aurevilly,  et  leurs 
enfants,  Ludovic,  Angelle,  fringante  et 
coiffée  de  boucles  brunes  comme  dune  cou- 
ronne de  raisins  noirs,  Achille,  un  gars  de 
quinze  ans  aussi  robuste  qu'Ompdrailles, 
qui,  faisant  luire  au  soleil  son  torse  blanc 
de  triton,  nageait  d'un  bras  dans  les  eaux 
de  l'Aveyron,  en  conduisant  de  l'autre  la 
barque  en  laquelle  nous  traversions  la  rivière! 
Et  la  chienne  Bellone,  énorme  et  neigeuse, 
ainsi  nommée,  ô  cœur  des  simples!  «  parce 
qu'elle  était  belle  »  !  Et  leurs  querelles  d'ar- 
gent, de  politique  et  de  ménage  pleines  de 
cris,  de  nerfs,  de  larmes,  de  coups  de  fourche 
et  de  papiers  timbrés!  Et  leurs  histoires 
d'un  tragi-comique  magistral,  celle  que  me 
conta  le  cadet  des  trois  frères,  Ferdinand, 
aussi  enragé  bonapartiste  que  son  aîné  était 
féroce  républicain  et  sa  femme  Uranie,  sur- 
nommée par  lui  «   Madamo  de  Lourdos  », 


12    


inguérissable  bigotte;  oui,  l'histoire  de  l'An- 
glais qui  voulut  être  enterré  sur  le  plus  haut 
coteau  de  Bruniquel  et  dont  Ferdinand  et 
trois  gaillards  transportèrent  le  corps,  un 
mardi-gras,  après  avoir  vidé  tant  de  fioles 
qu'ils  étaient  tous  gris  et  que,  parvenus  à 
mi-chemin,  le  moins  ivre  obligea  ses  compa- 
gnons à  regarder  dans  la  caisse  si  «  l'autre  > 
y  était  toujours.  Et  l'histoire  du  testament 
de  l'Oncle  François,  guetté  par  deux  belles- 
sœurs,  héritières  rivales,  escamoté  par  l'une 
délies,  brûlé  clandestinement  séance  tenante 
dans  la  chambre  mortuaire,  tandis  que  la 
seconde,  occupée  à  la  toilette  du  trépassé, 
craint  ce  détournement,  espionne,  ques- 
tionne : 

—  Que.  fais- tu  près  du  feu? 

—  Eh  !  pardi,  je  chauffe  la  chemise. 

—  On  ne  chauffe  pas  la  chemise  d'un  mort. 

(  kii,  je  l'ai  vue,  elle  m'a  ensorcelée  et  effa- 
rée cette  Gascogne  soi-disant  forgée  par  mon 
Père,  et  j'ai  su  alors  à  quel  point  il  en  était, 
lui,  le  surextrait  et  le  résumé. 


—   i3  — 

Il  naquit  le  vendredi  i3  mars  i835  —  par 
un  reste  de  superstition  atavique,  mais  inter- 
vertie, il  considéra  ce  jour  et  ce  quantième 
habituellement  redoutés  en  signes  heureux 
—  a  Montauban,  la  riante  capitale  du 
Bas-Quercy  u),  faubourg  de  Ville-Nouvelle. 
«  Assise  à  l'embouchure  du  Tescou,  sur  les 
bords  du  Tarn  qui  la  coupe  en  deux,  la  ville 
avec  son  pont  hardiment  maçonné,  ses  clo- 
chers joyeux  emplis  de  carillons,  ses  maisons 
en  brique  cuite  d'un  beau  rouge,  exposées  au 
levant,  celles  du  faubourg  toulousain  baignant 
dans  l'eau,  son  coquet  hôtel  municipal  à  pavil- 
lons coniques,  ses  quais  où  régnent  encore  des 
vestiges  des  remparts  que  rasa  Richelieu,  son 
île  étroite  et  charmante  écrasée  à  demi  sous 
le  poids  de  grands  peupliers  toujours  verts  et 
minée  d'un  côté  par  les  eaux,  la  ville,  au-des- 
sous des  coteaux  ondulés  du  Fau  qui  lui  font 
un  lointain  d'ombre  douce  et  de  verdure,  la 
bonne  Ville  et  Cité  Montalbanaise,  autrefois 
Montauriol,   sommeillait  en  pleine  lumière, 

(i)  Le  Bouscassié,  p.  98. 


—   h  — 

sous  ses  deux  cléments  et  magnifiques,  et  le 
ciel,  sans  tache  aucune,  avait,  ce  jour-là,  le 
bleu  pur  des  ciels  de  l'Italie  ». 

Voilà  les  images  que  reçurent  ses  premiers 
regards,  désormais  ineffaçablement  impres- 
sionnés par  la  pourpre  usée  des  maisons  de 
brique,  par  le  vermillon  plus  sanglant  des 
eaux  du  Tarn,  alourdies  au  temps  des  orages 
de  dépôts  furrugineux,  et  par  le  torrentiel 
soleil  de  ces  régions  qui  fouaille  toutes  choses 
de  ses  lanières  d'or  pour  en  faire,  croirait-on, 
crier  la  couleur.  Comment,  lui  si  vibrant  aux 
sensations,  n'en  aurait-il  pas  conservé  ce  pré- 
cieux daltonisme  auquel  les  grands  coloristes 
doivent  la  gloire  de  leur  manière?  Comment, 
alors  que  d'autres  voient  blond,  que  d'autres 
voient  noir,  que  de  moins  fortunés  voient 
gris,  tandis  que  de  tout  à  fait  déshé- 
rités voient  rien,  n'aurait-il  pas  vu  rouge, 
celui  que  Barbey  d'Aurevilly,  obsédé  et  ravi 
des  rutilences  de  cette  palette,  désigna,  en  un 
vaste  élan  d'admiration  confraternelle,  «  un 
rural  écarlate  »  ? 


13     

Il  lui  appartenait,  au  sol  quercynois,  non 
seulement  depuis  sa  naissance,  mais  de  par  le 
tenace  féalisme  de  ses  aïeux  qui  se  léguèrent, 
au  long  des  siècles,  à  travers  combats,  cor- 
vées et  famines  leur  attachement  à  cette  terre, 
qu'à  force  de  labeur  ils  ont  faite  presque 
autant  qu'elle  les  a  faits,  et  qu'aujourd'hui  ils 
chérissent  encore  d'une  acre  passion  de  primi- 
tifs où  la  haine  se  mélange  à  l'amour.  Le  der- 
nier d'entre  eux,  son  père,  Pierre-Alpinien 
Cladel,  il  est  dessiné  de  pied  en  cap  dans 
les  Va-Nu-Pieds \  c'est  Montauban-Tu-Ne- 
le-Sauras-Pas,  d'après  son  titre  authentique 
de  compagnon  du  Devoir  et  de  maître  bour- 
relier, fils  et  petit-fils  de  ces  artisans  aussi 
rudes  ouvriers  que  lui,  rebaptisés  de  même, 
d'après  la  coutume  des  corporations,  Ouercy- 
la-Clef-des-Cœurs  et  Sainte- Misère.  Après 
avoir  accompli,  à  leur  exemple,  son  tour  de 
France,  il  s'était  établi  au  faubourg  de  Ville- 
Nouvelle,  —  dans  une  maison  qui  porte  au- 
jourd'hui une  plaque  commémorative,  —  en 
vue  d'y  faire  valoir  le  fonds  de  commerce  de 


—   i6  — 

bourrellerie-sellerie  que  lui  cédait  «  le  papa  ». 
Il  avait  épousé  la  fille  d'un  meunier  du  Rouer- 
gue,  ancien  soldat  de  Jemmapes  et  de  Fleu- 
rus  qui  donna  une  petite  dot  à  sa  jouvencelle 
«  âgée  de  seize  ans,  aussi  douce  qu'une  agnelle 
et  brune  comme  une  taupe  »  et  dont  la  physio- 
nomie d'Ibère  contrastait  curieusement  avec 
celle  du  Montalbanais,  «  de  descendance  gau- 
loise, ainsi  que  le  prouvait  sa  haute  taille,  ses 
cheveux  couleur  de  lin,  sa  barbe  aussi  rouge 
qu'une  carotte  et  son  tout  petit  œil  bleu  gas- 
con (l)...»,  couple  disparate,  néanmoins  très 
uni  par  le  cœur,  représentant  curieusement  les 
deux  races,  mêlées  sans  s'être  confondues,  sur 
les  causses  et  dans  les  plaines  cadurques.  Ils 
engendrèrent  celui  qui  devait  être  Léon  Cla- 
del,  aux  veines  duquel  semblèrent  immiscées 
quelques  gouttes  de  sang  sarrazin,  reliquat 
du  passage  des  Maures  en  cette  contrée  par- 
fois aussi  brûlante  que  leur  Afrique  et  pour- 
tant nuancée  de  tous  les  sourires  delà  France  ; 
mais  loin  que  ce  croisement  eut  amené  en  lui 

Montauban-Tu-Ne-le-Sauras  Pas,    Va-Nu-Pieds),  p.  !vo. 


—   17  — 

quelque  déperdition  ou  dégénérescence  de 
l'un  ou  l'autre  type,  il  semble  qu'ils  s'y  soient 
réciproquement  exaspérés. 

Pierre-Alpinien,  bien  que  citadin,  gardait, 
indéracinable,  le  goût  des  champs.  S'abîmant 
de  travail,  épargnant  liard  à  liard,  il  acquit 
sur  le  tard,  entre  Lauzerte  et  la  Française, 
«  à  six  ou  sept  lieues  de  la  capitale  du  Bas- 
Quercy,  nombre  de  terres  en  friche  sises  au 
milieu  d'un  vallon  sauvage  et  traversé  par 
un  rû  dans  lequel  on  jeta  les  fondements  du 
Moulin  de  la  Lande  ('  »  ;  de  cet  enfer,  il  fit 
un  Eden  où  il  se  retira  au  bout  de  quelques 
années,  après  avoir  vendu  sa  boutique  de 
bourrelier.  L'enfant  poussa  d'abord  à  la  ville, 
entre  l'apparente  indifférence  de  ce  laborieux 
et  la  tendresse  d'une  mère  très  pieuse  qui 
l'éleva  religieusement,  en  s'efforçant  de  disci- 
pliner par  la  douceur  et  la  foi,  l'impétuosité 
d'une  nature  qui  semblait  pétrie  dans  la 
poudre  à  canon.  Le  père,  autoritaire  envers 
autrui  autant  qu'envers  soi,  habitué  à  mater 

fd.  2 


—   i8  — 

bêtes  et  gens,  contraignant  ses  seconds  et  ses 
apprentis  à  marcher  au  doigt  et  à  l'œil,  ne  se 
départissait  guère  de  ce  despotisme  à  la 
romaine  que  j'indiquais  plus  haut,  de  cette 
souveraineté  du  pater  fan li lias,  dont  un 
poignant  exemple  devait  être  conté  par  l'en- 
fant devenu  artiste,  dans  Justicier  (;),  scène 
d'une  grandiose  cruauté  où  Ouercy-la-Clef- 
des-Cœurs,  vieillard  de  soixante-dix  ans, 
souffleté  devant  tous  son  fils,  presque  cin- 
quantenaire, pour  le  châtier  d'avoir  trop 
brutalement  corrigé  son  jeune  garçon. 

C'est  que  les  moyens  répressifs  de  Mon- 
tauban-Tu~Ne-le-Sauras-Pas  étaient,  en  gé- 
néral, des  plus  rigoureux  :  en  cas  de  révolte 
ou  de  méfait  notoire,  —  une  glace  brisée 
d'une  ruade  dans  un  accès  de  colère,  un  habit 
neuf  dont  on  s'était  avisé  de  trancher  les 
basques  d'un  coup  de  ciseau,  pour  le  trans- 
former en  jaquette  à  la  mode,  —  il  n'hésitait 
pas  à  faire  lier  «  le  galopin  »  récalcitrant  à 
l'anneau  de  fer  fiché  en  la  muraille  extérieure 

Ei 


—      IQ    — 

de  la  bourrellerie  où  les  clients  attachaient 
leurs  chevaux,  ânes,  bœufs  ou  mulets,  quand 
ils  venaient  acheter  ou  faire  réparer  quelque 
harnais,  ni  à  le  maintenir,  ivre  de  fureur  et 
de  confusion,  à  ce  pilori,  un  jour  de  foire 
montalbanaise,  alors  que  circulait  à  travers 
rues  et  faubourgs  la  foule  des  campagnes. 

Piété  et  sentimentalité  du  côté  maternel, 
vertus  prolétaires  du  côté  paternel,  patrio- 
tique ferveur  de  son  aïeul,  passion  de  la 
glèbe  transmise  par  toute  l'ascendance,  ces 
indélébiles  reflets  colorèrent  l'âme  de  Léon 
Cladel.  Il  faut  y  ajouter  la  simplicité  de 
mœurs,  le  pittoresque  des  récits  et  le  sou- 
venir de  ces  figures  superbement  caractéris- 
tiques de  manouvriers  qui  peuplaient  l'atelier 
du  faubourg  de  Ville-Nouvelle. 

Ce  grand-père  terrible  et  doux  dont  il  a 
laissé,  sous  le  titre  de  Zéro  en  Chiffre  (]),  un 
croquis  plein  de  vie  et  de  vénération  mali- 
cieuse, ancien  soldat  de  la  Révolution  «  qui 
portait  encore  la  queue  en  salsifi  et  la  roque- 

(1)  Héros  et  Pantins. 


20 


laure  à  trente-six  collets  »,  apprit  à  son  reje- 
ton, «  en  le  berçant  sur  ses  genoux,  l'histoire 
de  la  République  et  de  l'Empire  qu'il  avait 
non  seulement  vécue,  mais  encore  écrite  sur 
le  marbre  et  l'airain  à  la  pointe  de  sa  baïon- 
nette ».  Il  lui  communiquait  sa  fièvre 
d'héroïsme,  sa  dévotion  envers  les  hommes 
de  89;  halluciné  de  gloire,  il  incendia  ce 
cerveau  neuf  des  flammes  de  l'épopée  napo- 
léonienne déjà  transmuée  en  légende,  et,  à 
sa  mort,  prédit  «  pour  la  millième  fois  au 
moins,  que  la  République  reverdirait  et  avec 
elle  son  invincible  généralissime  dont  on  se 
figurait  à  tort  avoir  rapporté  les  cendres  de 
Sainte-Hélène  à  Paris,  puisque,  et  tous  ceux 
encore  vivants  de  ses  frères  d'armes  d'Italie, 
d'Egypte,  d'Allemagne,  d'Espagne  et  de 
Russie  en  savaient  quelque  chose,  il  n'était 
pas  parti  pour  là-haut;  et  même  les  temps 
approchaient  où,  monté  sur  son  cheval  blanc 
des  campagnes  de  France  et  de  Belgique,  il 
reparaîtrait  en  Europe,  ayant  traversé  les 
mers  sur  un  navire  à  vapeur  et  quitté,  pour 


21    

châtier  l'infâme  Angleterre,  une  forêt  au  fond 
de  laquelle  il  s'était  sauvé  naguère,  après 
avoir  tué  en  duel  Hudson  Lowe,  son  geôlier 
et  son  bourreau  !...  (0  » 

Ces  Cladel  furent  une  famille  typique,  par 
les  caractères  qu'elle  fournit,  par  l'importance 
que  la  religion  et  la  politique  eurent  toujours 
chez  elle.  Son  histoire  détaillée  serait  celle 
d'une  province  méridionale  française;  on  y 
trouve  d'aussi  purs  huguenots  que  d'ardents 
catholiques,  par  conséquent  des  royalistes 
acharnés  comme  des  Vendéens,  et  des  Répu- 
blicains qui  eussent  envoyé  le  reste  de  la 
France  sous  le  couperet,  avec,  chez  tous,  une 
violence,  un  appétit  de  combats  que  leur 
apportèrent  peut-être  les  peuplades  d'invasion 
et  qui  devait  éclater  en  fureurs  lyriques  dans 
les  pages  de  la  Fête  Votive  et  de  Mi-Diable. 

Le  dernier  descendant  de  ce  clan  gascon 
fut,  vers  l'âge  de  neuf  ou  dix  ans,  mis  au 
petit  séminaire  de  Montauban  sur  les  douces 
mais    irrésistibles   instances    de    sa    grand'- 

i    Zéro  en  Chiffre  (Héros  ei  Pantins). 


22    

mère  et  de  sa  mère,  «  naïves  et  fanatiques 
dévotes,  obéissant,  disaient-elles,  aux  or- 
dres de  la  sainte  Eglise  io  ».  Contraint 
de  quitter  ses  jeux  et  ses  compagnons, 
chiens,  chats,  chevaux,  poules,  pigeons, 
dont  il  raffola  toujours,  aux  vacances  seu- 
lement il  revenait  à  la  Lande  où,  à  jamais 
épris  des  séductions  de  la  campagne  qui, 
plus  tard,  se  trouvèrent  transfusées  vivantes 
en  son  style,  il  devait  «  noircir  un  jour 
tant  de  papier  ». 

Pierre  Cladel,  artisan  passant  au  bour- 
geois, se  résolut  à  faire  de  son  unique  héri- 
tier un  monsieur;  à  la  prière  de  celui-ci 
que  tourmentaient  la  curiosité  et  tous  les 
appétits  de  la  jeunesse,  il  l'envoya,  après 
mille  tergiversations,  étudier  le  Droit  à  Tou- 
louse. Au  séminaire,  puis  au  collège  de 
Moissac,  l'écolier  avait  déjà  manifesté  le 
goût  des  belles  lettres  par  son  ardeur  à  tra- 
vailler latin,  histoire,  littérature  et,  ce  qui  le 
sollicitait   impérieusement    en     la   ville    des 

Zéro  en  chiffre    Héros  et  Pantins  . 


—   26  — 

Capitouls,  lui,  «  farouche  poètereau  »,  c'était, 
plus  que  la  fringale  du  Code,  celle  des  innom- 
brables livres  dont,  là,  au  moins,  il  se  réga- 
lerait aisément.  Il  s'adonna  avec  un  tel 
entrain  à  la  fouille  de  ces  mines  d'art, 
d'imagination,  de  style,  les  œuvres  de  Hugo, 
Balzac,  Lamartine,  Musset,  Dumas,  Béran- 
ger,  Mùrger,  Théophile  Gautier,  où  scintil- 
laient toutes  les  aspirations  de  l'époque  que, 
écrivit-il  dans  la  Kyrielle  de  Chiens  (0, 
«l'heure  étant  venue  pour  moi  de  passer  mes 
premiers  examens,  il  fallut  qu'on  m'indiquât 
la  Faculté  de  Droit  où  je  n'étais  encore  jamais 
allé,  car  un  ami  s'était  chargé  d'y  prendre 
mes  inscriptions...  Là,  je  fus  interrogé  sur 
quoi  ?  précisément  sur  la  Forme  des  Testa- 
ments, art.  971,  972,  973,  Chapitre  V, 
section  Ire  du  livre  III,  titre  II  du  Code 
civil  que,  d'un  œil  distrait,  j'avais  lus  la 
veille,  avant  d'éteindre  ma  bougie.  Une 
blanche,  quelques  rouges  et  pas  de  noire  ! 
On  me  reçut  et  je  me  félicitais  de  ma  chance 

1  r.  70. 


—  24  — 

imméritée    en   songeant  à  la  joie  qu'éprou- 
veraient les  miens  ». 

Contre  son  attente,  après  les  congés  sco- 
laires il  ne  revint  pas  à  Toulouse;  «  on  (0 
avait  persuadé  à  sa  famille  qu'un  damoiseau 
malingre  et  passionné  tel  que  lui,  languirait 
et  se  dépraverait  vite  au  souffle  empesté 
d'une  ville  presque  aussi  corrompue  que  la 
Babylone  biblique  et  non  moins  que  celle  de 
notre  ère  »,  et,  de  par  la  volonté  du  plus 
tenace  des  hommes,  son  père,  «  force  lui  fut 
d'entrer  chez  un  avoué  de  Montauban  d'où  il 
sortirait,  se  figurait-on,  pour  s'installer  aux 
environs  du  chef-lieu,  sinon  au  chef-lieu  lui- 
même,  en  qualité  d'officier  ministériel...  Il 
enragea  de  barbouiller  d'encre  des  rames  de 
papier  timbré  »,  sans  deviner  que  le  Destin 
lui  rendait  le  fameux  service  dont,  autrefois, 
avait  déjà  profité  le  grand  Balzac  au  début 
de  son  existence, et  le  forçait  à  d'inconscientes 
et  fructueuses  études  de  caractères  en  le  pla- 
çant   devant    le    ////    moral     de    ses    futurs 

I      LÉON  Cl    MjI  I.  Il    s\    KYRIELLE  DE  ('.HUNS.   p.    1  l5. 


—    25    — 

modèles;  à  l'étude  du  notaire  ou  de  l'avoué, 
vices  et  vertus,  exaltés  par  la  lutte,  n'écla- 
tent-ils pas  au  grand  jour  sous  la  pression  de 
cette  force,  l'argent?...  Il  les  vit  dénier  tous 
ceux  que,  plus  tard,  il  devait  nommer,  dans 
un  cri  d'amour,  «  Mes  Paysans!  »  mais 
que,  contemplés  ainsi,  à  travers  cette  terri- 
ble loupe,  l'intérêt,  il  se  mit  d'abord  à  haïr 
avec  l'effroi  de  l'esprit  devant  un  phénomène 
qu'il  ne  songeait  pas  alors  à  rattacher  aux 
causes  et  avant  de  comprendre  quelle  pesée 
séculaire  les  avait  plies  à  la  cupidité  et  à  l'ava- 
rice révoltant  son  âme  généreuse  (,). 

Le  temps  vint  du  tirage  au  sort,  en  i856. 
Le  conscrit  amena  le  numéro  treize.  Cela  ne 
signifiait  rien  moins,  sous  l'Empire,  que  sept 
ans  de  service  et  de  sanglant  service.  Vimrt- 
six  ans  après,  dans  une  nouvelle  i2)  portant 
en  titre  ce  chiffre  fatal,  il  conta  comment 
sa  mère,  sombrement  impressionnée,  obtint 


i     Voir    L'Enterrement   d'un   Ilote  (Va-Nu-Pœds),    Veuve    Jayfaim 
x  de  Marque),  N'a  qjj'unŒel. 
Treize    Urbains  ut  Ruraux). 


—    26   — 

du  chef  de  famille,  d'autant  plus  parcimo- 
nieux qu'il  avait  gagné  fort  péniblement  le 
peu  qu'il  possédait,  l'achat  d'un  remplaçant. 
Le  moindre,  à  cette  époque,  coûtait  trois 
mille  francs.  Treize  !  émouvante  page  consa- 
crée à  la  mémoire  du  gars  du  Quercy  qui, 
pour  le  compte  du  bachelier,  laissant  son 
vieux  père,  sa  maîtresse  et  fiancée,  partit  a 
l'armée  et  qu'un  boulet  massacra  au  siège  de 
Sébastopol. 

Exempté  de  la  sorte  de  la  servitude  mili- 
taire et  de  la  mort  en  pleine  jeunesse,  le  petit- 
fils  de  l'ancien  volontaire  de  92  n'en  souffrit 
pas  moins  de  son  métier  de  gratte-papier 
qu'il  ne  remplissait  qu'à  demi,  réservant  déjà 
force  soirées  et  presque  autant  de  nuits  à 
«  maintes  élucubrations  fantasmatiques  en 
vers  et  quelque  prose  »  dont  sa  plume,  rail- 
leuse aux  jours  de  la  maturité,  nous  livra 
la  liste  et  le  curieux  compte  rendu  (l).  Il 
s'agissait,  dès  lors,  de  produire  au  soleil  ces 
premières  écritures  qu'on  raille  si  volontiers 

(1)  Kyrielle  de  Chiens  :  Monsieur  Touche. 


plus  tard,  et  qu'on  ne  céderait  pas  contre  des 
joyaux  lorsqu'elles  viennent  de  couler  de  la 
plume.  Mais  à  quel  soleil?  Non  pas  à  celui  de 
la  Gascogne  qui  ne  mûrit  que  blés  et  vignes, 
fruits  de  la  terre  et  des  terriens;  à  celui  de 
Paris  dont  la  capricieuse  clarté  est  aujour- 
d'hui urgente  à  l'éclosion  de  toute  œuvre 
française.  Et  le  fils  de  Montauban-Tu- 
Ne-le-Sauras-Pas,  obstiné  ainsi  que  tous 
les  siens,  signifie  sa  volonté  qui  tombe  en 
bombe  parmi  le  calme  des  projets  paternels 
et  sonne  une  sinistre  musique  aux  oreilles  des 
parents,  méfiants  et  prudents  provinciaux. 
N'importe,  le  patron  a  beau  déclarer  qu'il  ne 
donnera  pas  un  sou,  que  même  il  regrette 
d'avoir  exonéré  l'ingrat  de  la  corvée  du  régi- 
ment; muet  et  rancuneux  il  peut  bien  lui 
refuser  la  main  au  départ,  celui-ci,  muni 
d'une  secrète  épargne  arrachée  à  sa  Mère, 
s'esquive  avec  un  mince  bagage,  son  pré- 
cieux king-charles  Monsieur  Touche,  et  ses 
manuscrits  grâce  auxquels,  et  à  bref  délai,  il 
y  comptait  bien,  «  sa  famille,  son  chien  et 
lui,  passeraient  vivants  à  la  postérité  ». 


—    28    — 

On  se  chargea  vite  de  lui  faire  perdre  cette 
délicieuse  et,  à  tout  prendre,  touchante  exalta- 
tion, ainsi  que  son  modeste  pécule  en  écus  de 
six  livres  à  l'effigie  de  Charles  X.  Il  nous  a 
dit  comment,  en  une  description  de  la  bohème 
parisienne  que  j'ai  toujours  entendu  vanter 
par  ses  aînés  et  par  ses  cadets  en  l'art  d'écrire 
comme  un  des  plus  étincelants  morceaux,  non 
seulement  de  la  Kyrielle  de  Chiens,  mais  de 
la  kyrielle  de  ses  livres.  Son  premier  roman, 
Les  Martyrs  Ridicules,  est  l'étude  déjà  très 
approfondie,  de  ce  monde  bizarre,  redoutable 
mélange  de  ratés  et  d'artistes  à  la  recherche 
d'eux-mêmes,  enfer  de  paresse  et  de  désordre, 
dont  il  s'évada  bientôt. 

Il  fallait  vivre  dans  Paris  où  il  avait  été 
plus  que  lestement  dépouillé  par  une  bande 
d'échappés  du  Quartier- Latin  affamés  de 
festivités  de  cabarets,  que  mobilisèrent  deux 
compatriotes  à  lui  prévenus  de  son  arrivée. 
Pierre  Cladel,  endoctriné  et  supplié  par  son 
épouse,  consentit  cà  lui  allouer  une  pension 
d'une  trentaine  de  sous    par    jour;    d'autre 


—  29  — 

part,  il  entra  en  qualité  de  troisième  clerc  chez 
Me  Gaulier,  avoué,  rue  du  Mont-Thabor  où  il 
reçut  «  trente  francs  par  mois  et  le  déjeuner, 
invariablement  composé  de  tranches  de  mau- 
vaise charcuterie,  d'un  petit  pain  et  d'eau  ».  Le 
soir,  en  sa  maigre  chambre  d'hôtel  où  l'atten- 
dait le  seul  constant  témoin  de  ses  vicissitudes 
et  de  ses  espoirs,  le  king-charles  apporté  du 
pays,  il  s'attaquait  au  maniement  des  mots  et, 
durant  une  dizaine  de  mois,  il  poursuivit 
cette  existence  d'apprenti-procureur  le  jour, 
d'apprenti-écrivain  la  nuit,  uniquement  rom- 
pue par  le  repos  du  dimanche  dont  il  profitait 
pour  aller  aux  églises,  prier  le  Dieu  de  sa 
Mère,  auquel  il  croyait  encore  de  toute  son 
à  me. 

Un  soir,  il  vit  représenter  Othello  par  l'Ita- 
lien Salvini.  Il  lui  fallut  crier  sa  fièvre,  son 
admiration  :  il  écrivit  «  deux  cents  lignes  en 
un  quart  d'heure,  les  premières  de  lui  qui 
furent  imprimées  toutes  chaudes,  et  dans 
le  Pirate,  petite  feuille  de  chou  hebdoma- 
daire,   par   l'entremise   du    premier   clerc   en 


—  3o  — 

l'étude  de  Me  Gaulier  qui  s'intéressait  à  lui  ». 
Dès  lors,  hanté  de  visions,  de  périodes 
bruyantes,  il  ne  tint  son  emploi  qu'avec  un 
invincible  dégoût,  en  proie  à  des  distrac- 
tions que  lui  pardonnait  son  patron,  aux- 
quelles il  estima  néanmoins  plus  que  néces- 
saire de  mettre  lui-même  le  holà  :  chargé 
d'un  recouvrement  important,  n'oublia-t-il 
pas  son  portefeuille  farci  de  valeurs  sur  une 
table  de  café?  Heureusement,  il  le  rattrapa; 
mais,  se  sentant  menacé  du  déshonneur  par 
étourderie,  désormais  il  voulut  n'être  jamais 
plus  porteur  d'autre  argent  que  le  sien  qui, 
certes,  ne  devait  pas  l'encombrer  de  sitôt.  Il 
donna  sa  démission.  On  l'accepta. 

Soutenu  par  la  force  secrète  du  talent  en 
fermentation  et  par  la  conscience  qu'il  lui 
fallait  rester  dans  la  Cité  où  les  impressifs 
tels  que  lui  subissent  la  contagion  du  désir 
créateur  et,  pourvu  qu'elle  ne  dure  pas  trop, 
une  salutaire  exaltation,  il  copia  en  chambre 
des  rôles  pour  greffiers  et  hommes  d'affaires, 
il   commença   à  fréquenter  quelques  groupes 


—  3i   — 

de  littérateurs  en  herbe;  puis  il  entrevit  et 
salua  suivant  le  hasard  de  ses  allées  et  venues, 
Mûrger,  Alfred  de  Vigny.  Musset,  Lamar- 
tine, Béranger,  Méry,  personnages  vénérables 
comme  des  Ombres  aux  yeux  de  celui  que 
leurs  chants  ou  leurs  récits  avaient  hanté 
durant  sa  close  existence  provinciale;  il  en- 
tendit Frédérick-Lemaître,  Déjazet,  MmeMio- 
lan  et  Mme  Viardot,  il  assista  à  l'exécution 
d'Orsini  dont  le  tragique  souvenir  persista 
en  lui  ainsi  qu'un  tableau  du  Dante;  mais 
ces  émotions  qui,  certes,  illuminaient  favo- 
rablement sa  vie  débutante  n'en  compen- 
saient point  entièrement  les  peines,  voire 
la  détresse.  Las  de  lutter,  obscur  et  isolé, 
las  de  se  débattre,  surtout  contre  lui  dont 
il  s'acharnait  à  faire  jaillir  le  talent,  sans 
trouver  encore  le  point  où  gisait  la  source, 
il  eut  soif  de  se  retremper  dans  le  milieu 
familial  et  retourna  en  Quercy.  Il  y  reprit  la 
santé  corporelle,  l'appétit  du  travail,  sans 
pouvoir  renoncer  à  Paris  où  il  revint,  «  avant 
qu'un  an  ne  se  fût  écoulé,  après  l'avoir  quitté 


—    32    — 

en  pensant  n'y  jamais  remettre  les  pieds  ». 
Déjà  très  frappé  par  ses  tâtonnements  et 
ses  mésaventures,  par  l'agitation  qui  le  pous- 
sait du  toit  paternel  aux  mansardes  et  aux 
caboulots  de  la  capitale,  il  les  avait  relatés 
dans  le  brouillon  de  ce  roman  :  les  Martyrs 
Ridicules  dont  le  titre  épigrammatique  devait 
attirer  l'attention  du  plus  sardonique  des 
poètes.  La  première  ébauche  en  fut  rédigée  en 
Berry,  en  i85/,  à  la  Vallée  aux  Lilas.  Il  s'y 
était  rendu  sur  les  instances  de  Francis  de 
Saint-Lary,  filsd'un  gentilhommegascon,  afin 
d'y  parachever  à  loisir  une  comédie  sentimen- 
tale en  cinq  actes,  Faire  Brèche,  écrite  en  col- 
laboration avec  «  ce  jeune  descendant  des 
preux  »,  depuis  présentée  à  l'Odéon  et  refusée 
là  avec  un  empressement  qui  défrisa  radi- 
calement les  heureux  auteurs,  d'après  le  seul 
des  deux  destiné  à  parvenir  à  la  célébrité.  Les 
Saint-Lary  possédaient  une  opulente  biblio- 
thèque; leur  hôte,  grisé  de  ces  fastes  spiri- 
tuels, y  pâturait  sans  répit,  s'attardant  sur- 
tout aux  contes  d'Edgar  Poe  et  aux  romans 


—  33  — 

de  Balzac;  aussi  leur  massive  influence  se 
fait-elle  quelque  peu  sentir  dans  cette  esquisse, 
production  de  débutant,  qui  devint  à  la 
longue  une  œuvre  où  s'emprisonna  la  vie. 
La  question  de  subsistance  que  le  patron 
du  Moulin  de  la  Lande  s'obstinait  à  ne  point 
vouloir  régler,  ne  fût-ce  qu'en  partie,  s'im- 
posait plus  que  jamais  et  le  futur  styliste,  le 
féal  ami  des  bètes,  dut  occuper  une  place 
d'employé  aux  écritures  dans  les  bureaux  des 
abattoirs  de  la  Villette.  Libre  de  tout  bien,  il 
plante  sa  tente,  ou  plutôt  sa  table,  à  son 
caprice  et  selon  les  camaraderies,  un  peu  dans 
tous  les  coins;  déménagements  rapides  :  un 
commissionnaire  empoigne  la  valise  conte- 
nant au  moins  autant  de  papiers  que  d'effets; 
lui,  siffle  son  chien  et  s'en  va  camper  sur  l'une 
ou  l'autre  rive  de  la  Seine,  aux  environs  du 
Temple,  rue  de  Bretagne;  au  Quartier- Latin, 
rue  Saint-André  des  Arts,  impasse  de  la  Sor- 
bonne;  aux  Batignolles;  parfois  même  aux 
environs  de  Paris,  à  Montmorency,  à  Vé- 
theuil,à  Fontainebleau;  que  lui  importe?  loin 


—  ô4  — 

de  sa  région  ne  reste-t-il  point  partout  l'étran- 
ger? Cela  l'empèche-t-il  de  manier  et  de 
remanier  «  son  ours  »  et  de  composer  une 
longue  nouvelle  Aux  Amours  Éternelles? 
Quand  il  crut  présentables  les  trois  cents 
pages  des  Martyrs  Ridicules,  il  rêva  d'un 
éditeur  et  le  rencontra  presque  miraculeuse- 
ment en  la  personne  du  fameux  Poulet- 
Malassis,  Coco-Mal-Perché  pour  les  intimes, 
l'arbitre  du  passage  Mires,  le  découvreur  de 
talents  neufs,  l'éditeur  de  Baudelaire,  de 
Leconte  de  Lisle,  de  Charles  Asselineau,  de 
Monselet,  de  Babou,  des  frères  de  la  Made- 
lene  et  autres.  Léon  Cladel  lui  fut  présenté 
par  Paulin  Limayrac,  rédacteur  à  la  Revue 
des  Peu. y- Mou  des,  critique  littéraire  à  la 
Presse,  et  frère  du  confesseur  de  Rose  Mon- 
tastruc,  épouse  de  Pierre  Cladel  ;  l'humble 
paysanne,  attachant  l'homme  d'Église  à  la 
cause  de  «  l'enfant  »,  dénicha  pour  lui  de 
sa  lointaine  campagne  cet  oiseau  rare,  et 
parfois  cruel  quand  on  l'a  trouvé,  l'éditeur! 
Elle  lui  procura  de  plus,  à  l'insu  de  son  mari, 


35 


les  trois  cents  francs  demandés  pour  les  frais 
d'édition  et,  par  les  conséquences  de  cette 
protection,  lui  valut  encore  une  bien  autre 
aubaine  qu'il  considéra  toujours  comme  un 
des  plus  beaux  sourires  du  Sort  à  son  égard, 
sourire  exaltant  et  grave,  loin  des  banales 
faveurs  prodiguées  aux  vulgaires,  sourire  qui 
marque  un  homme,  le  prédestine  aux  souf- 
frances et  aux  joies  inconnues  de  la  normalité. 
Intéressé  par  l'œuvre  déjà  vigoureuse  et 
singulière  de  ce  jeune  homme  à  qui  il  avait 
déclaré  franchement  qu'en  dépit  de  réelles 
qualités  de  visionnaire  et  de  descripteur,  il 
ne  savait  pas  écrire,  Poulet-Malassis,  esprit 
érudit  et  fin-,  montra  à  Baudelaire  les  pre- 
mières épreuves  du  roman.  Le  poète  des 
Fleurs  du  Mal,  alors  aussi  peu  remarqué  du 
public  qu'admiré  des  jeunes  littérateurs,  dis- 
tingua aussitôt  le  talent  et  ce  que  rendraient 
ces  dons  de  force,  de  passion  douloureuse, 
de  coloration  allant  jusqu'à  l'outrance , 
servis  par  une  volonté  solide.  Avec  la 
générosité    du    génie,   il    ne    marchanda  pas 


—  36  — 

son  plaisir  de  véritable  artiste  devant  une  na- 
ture vraiment  génuine  et  s'en  fut  aux  bureaux 
de  la  Revue  Fantaisiste  que  dirigeait  un  poète 
de  vingt  ans,  Catulle  Mendès,  où  publiaient 
vers  et  proses  Théodore  de  Banville,  Gla- 
tigny,  Babou,  Théophile  Silvestre  et  beau- 
coup d'autres,  y  compris  l'auteur  des  Martyrs 
Ridicules  :  —  Monsieur  Cladel  est-il  ici  ? 

Il  y  était!  Il  suivit  dans  le  cabinet  directo- 
rial ce  visiteur  inconnu  de  lui,  de  grande  et 
discrète  allure,  qui  «  avait  à  la  fois  du  moine, 
du  soldat  et  du  mondain  »  et  qu'on  saluait 
respectueusement.  Là,  Charles  Baudelaire,  se 
nommant,  offrit  au  néophyte  de  lui  faire  cor- 
riger, d'après  ses  indications,  le  texte  des 
Martyrs  Ri  die  a  les,  en  deux  mots,  de  lui 
apprendre  à  travailler.  L'âme  chevaleresque 
de  Léon  Cladel  devait  être  atteinte,  et  pour 
toujours,  dans  ce  qu'elle  avait  de  plus  sen- 
sible, par  le  noble  procédé  de  celui  que,  plus 
tard,  il  dépeignit  dans  Dux  (,>  d'une  touche 

Guei  \  di  Marque. 


37  — 


où  se  confondent  lelan  et  l'observation,  la 
finesse  et  la  vénération.  La  séance  d'étude 
qu'il  détailla,  au  début  de  ce  morceau  de 
littérature,  avec  la  minutie  d'un  souvenir 
reconnaissant,  fut,  depuis,  reproduite  en 
de  nombreux  journaux  et  revues,  ainsi  qu'un 
exemple  de  la  parfaite  conscience  du  maître 
qui  engendra  celle,  non  moins  stricte,  de 
l'adepte. 

L'autorité,  Faîtière  bonté,  la  raillerie 
savante  et  légèrement  mystificatoire  du  Poète 
firent  de  ses  leçons  un  exposé  de  dogmes  que 
l'ardeur  et  l'absolutisme  natifs  du  débutant  le 
prédisposaient  à  passionnément  accepter.  On 
lui  enseignait  à  fouiller  les  dictionnaires,  à 
courtiser  la  syntaxe  et  les  règles  qui  main- 
tiennent à  notre  langage  ses  précieuses  char- 
pentes, mais  aussi  à  ranimer  les  vocables 
frappés  de  désuétude,  à  s'emparer  des  termes, 
techniques  sans  barbarie,  et  même  à  forger, 
parfois,  un  néologisme  heureux,  toutes  pra- 
tiques contraignant  le  français  à  constam- 
ment vivre   et   se   multiplier  afin  de  mieux 


—  38  — 

étreindre  la  pensée  moderne  et  ses  infinis  de 
nuance  et  de  pénétration. 

Le  «  suprême  rhéteur  »  voulut,  de  plus, 
préfacer  le  livre.  Il  n'aimait  pas  la  jeunesse, 
du  moins  celle  qui  se  compose  de  Martyrs 
Ridicules,  et  donna,  dans  son  avant-propos, 
les  raisons  de  cette  aversion  qui  cachait,  plu- 
tôt qu'une  haine  spontanée,  le  désenchante- 
ment de  la  sentimentalité  hère  sous  l'arro- 
gance et,  peut-être,  l'intention  de  prémunir 
l'élève  contre  de  contagieux  défauts.  Un  tel 
patronage  valait  d'être  considéré  en  avantage 
inespéré,  mais  aussi  en  danger.  Il  fallait  que 
l'individualité  qui  le  subissait  fût  bien  résis- 
tante pour  n'être  pas  entamée.  Sauf  dans  le 
conte  intitulé  Aux  Amours  Éternelles  "j  dont 
«  le  sévère  correcteur  »  accepta  la  dédicace; 
sauf,  aussi,  dans  le  Deuxième  Mystère  ci-: 
l'Incarnation,  déduction  faite  des  chapitres 
relatant  la  retraite  de  Russie,  Léon  Cladel  ne 
fléchit  jamais  sous  l'emprise  de  Baudelaire  au 

••  Romani  k  ■ 


-  39  - 

point  de  l'imiter.  D'ailleurs,  celui-ci,  avec 
son  coup  d'œil  de  grand  chirurgien  psychique, 
distinguait  nettement  qu'il  y  avait  assez  de 
fond  chez  ce  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans, 
pour  qu'il  pût  y  peser  de  toute  sa  poigne  : 
«  La  pénétration  de  M.  Cladel  est  très  grande, 
écrivit-il,  c'est  là  sa  forte  qualité;  son  art 
minutieux  et  brutal,  turbulent  et  enfiévré,  se 
restreindra  plus  tard,  sans  nul  doute,  dans 
une  forme  plus  sévère  et  plus  froide,  qui 
mettra  ses  qualités  morales  en  plus  vive 
lumière,  plus  à  nu.  » 

Ces  rapports  provoquaient  entre  eux  une 
fréquente  correspondance  que  garda  religieu- 
sement le  disciple,  mais  détruite  un  jour  et 
tout  entière,  à  son  éternel  regret,  par  la  bonne 
et  naïve  Rose  Cladel,  qui  s'était  ingéniée  à 
mettre  de  l'ordre  dans  les  affaires  de  son  fils. 

De  superficiels  biographes  se  sont  étonnés 
d'une  telle  union  entre  l'aristocratique  et  dis- 
tant poète  et  le  rude  prosateur.  Ils  n'ont  pas 
compris  que  tous  deux  se  rejoignaient  dans 
leur  commun  amour  du  Beau  et,  qu'en  outre, 


—  4o  — 

Léon  Cladel,  tout  paysan  qu'il  fût  et  qu'il 
tînt  à  honneur  de  rester,  en  était  un  de  cette 
espèce  particulière,  quelque  peu  indiquée  au 
début  de  ce  récit.  Préparé  par  nature  à  adopter 
les  extrêmes  raffinements  du  style  sans  aban- 
donner la  vigueur  de  la  pensée,  il  entrevit 
presque  aussitôt,  au  geste  du  «  magicien 
ès-lettres  »,  en  quels  splendides  matériaux 
il  pourrait  tailler  ses  personnages. 

De  plus,  à  cette  époque,  extérieurement  il 
ne  ressemblait  guère  à  celui  dont,  trente  ans 
après,  on  a  si  souvent  décrit  l'agreste  aspect, 
et  que  fixa  le  burin  de  Bracquemond  en 
l'eau-forte  admirable,  reproduite  en  tète  de 
ce  volume  et  qui  retient  aujourd'hui  les  visi- 
teurs du  Musée  du  Luxembourg  devant  cette 
physionomie  tourmentée  et  rêveuse  de  «  pâtre 
astrologue  »  selon  le  mot  d'Emile  Bergerat. 

Vers  1860,  —  j'ai  des  photographies  et  je 
décris  fidèlement,  —  c'était  un  jeune  homme 
de  taille  plutôt  élancée  et  très  proportion- 
née, d'une  musculature  dont  la  finesse  n'abo- 
lissait point  la  vigueur,  au  visage  allongé, 


—  4i   — 

plein  sans  lourdeur,  au  regard  direct  et  pour- 
tant chargé  de  méditation,  à  la  chevelure  soi- 
gneusement calamistrée,  séparée  par  une  raie 
de  côté  et  massée  avec  art  sur  le  front  et  la 
tempe,  aux  joues  arrondies  et  rasées,  sauf  une 
très  légère  moustache  avivant  le  dessin 
remarquablement  délicat  de  la  bouche.  Des 
vêtements  de  coupe  distinguée  étreignent  les 
lignes  de  sa  stature  et  de  doubles  breloques, 
au  bout  d'un  ruban  de  soie,  ornant  son  gilet 
savamment  croisé,  achèvent  de  lui  donner  un 
air  à  la  Rastignac.  Enfin,  devant  l'objectif  du 
photographe,  il  n'oublia  pas  de  mettre  en 
valeur  ses  mains  sveltes,  dont  il  fut  toujours 
assez  coquet,  même  quand  l'âge,  et,  surtout 
une  excessive  nervosité,  eurent  raviné  leur 
finesse  d'ivoires  japonais. 

Cette  tenue  était  même  une  forte  concession 
à  la  simplicité  de  la  part  d'un  fantaisiste  en 
accoutrements,  pur  dandy  au  temps  de  ses 
vingt  ans,  qui,  en  son  âge  mûr,  alors  qu'il 
aurait  volontiers  repris  l'uniforme  paysan,  se 
complaisait   à  raconter  ses  anciennes  inven- 


—  42  — 

tions  de  toilette  et  ses  costumes  de  fashiona- 
ble  risquant,  sur  les  promenades  toulousaines, 
des  gilets  à  la  Robespierre,  des  redingotes 
à  collet,  des  spencers  en  velours,  des  panta- 
lons brodés  et  constellés  de  boutons.  Cette 
crise  d'élégance  tôt  passée,  indifférent  à  tout 
ce  qui  n'était  pas  aliment  d'âme  ou  de  pensée, 
il  dédaigna  les  questions  de  parure  et,  si, 
lorsque  je  grandis  et  qu'il  s'amusait  de  ma 
haute  taille  dépassant  la  sienne,  il  demandait, 
toujours  épique  et  imaginatif,  qu'on  me  con- 
fectionnât «  une  robe  fauve  garnie  de  peau  de 
lion  »,  il  n'enviait  guère  pour  lui  que  la  peau 
de  bique  des  bergers.  En  vérité  il  ne  la  porta 
point,  malgré  les  dires  de  certains  reporters 
qui  certifièrent  l'avoir  rencontré  sur  le  boule- 
vard en  ce  sauvage  appareil,  comme  d'autres 
prôneurs  du  document  humain  —  c'était  aux 
beaux  jours  du  Réalisme —  prétendirent  qu'il 
se  drapait  d'une  limousine  de  roulier.  Il  subis- 
sait déjà,  de  son  vivant,  les  embellissements 
de  la  légende  et  si  j'y  contredis  ici,  c'est  que, 
émanant  non  pas  de  la  franchise  populaire, 


-  43  - 

mais  d'une  mesquine  malveillance,  ils  ne  sont 
point  en  accord  avec  sa  vraie  nature,  ennemie 
de  toute  affectation  de  simplicité  ou  de 
maniérisme. 

L'apparition  des  Martyrs  ridicules  à  la 
fin  de  1861  inquiéta  peu  le  public  et  n'amena 
pas  le  succès  «  si  facile,  d'ailleurs,  à  con- 
fondre avec  une  vogue  momentanée  »,  mais 
que  Baudelaire  souhaitait,  4  parce  qu'il  eût 
été  possible  que  l'auteur  en  reçût  une  exci- 
tation nouvelle  (1)  ».  Seulement  l'attention 
des  lettrés  fut  attirée;  Jules  Janin  écrivit 
un  article.  L'auteur  des  Va-Nu-Pieds  renia 
toujours,  obstinément,  ces  prémices  de  son 
art  qu'il  ne  consentit  à  rééditer  qu'en  1880,  à 
Bruxelles,  chez  l'éditeur  Kystemackers,  à  titre 
de  curiosité  esthétique,  avec  un  avis  où  il  ne 
ménage  pas  son  premier-né. 

L'interdit  fut  absolu,  défense  de  toucher  à 
l'excommunié.  Je  regrette  de  ne  pas  avoir 
désobéi  à  mon  Père  pendant  sa  vie;  j'aurais 

(1)  Préface  aux  Martyrs  ridicules,  par  Ch.  Baudelaire. 


—  44  — 

su,  lui  voilant  pour  un  instant  son  idéal  de 
perfection,  plaider  en  faveur  de  «  l'avorton  », 
attachant,  précisément  parce  qu'il  réfléchit 
avec  une  impitoyable  exactitude  une  des 
phases  de  l'àme  humaine  et  qu'il  est  gonflé 
jusqu'à  la  pléthore  d'intentions  et  de  vitalité. 
L'ouvrant,  j'eus  l'impression  d'avoir  sous  les 
yeux  un  tronc  d'arbre  fendu  en  deux  où  serait 
visible,  par  un  jour  de  printemps,  la  grimpée 
des  sèves.  Il  est  excessif,  déréglé,  impétueux 
autant  qu'un  jeune  fleuve  débordant  de  la 
fonte  des  neiges,  mais  ces  exagérations 
n'étaient-elles  point  de  l'opulence,  la  preuve 
d'une  force  et  n'offre-t-on  pas,  à  ceux  qui 
s'évertueront  ensuite  à  vaincre  les  mêmes 
obstacles,  le  plus  efficace  des  réconforts  en 
leur  montrant,  quand  on  a  gagné  le  som- 
met, le  ravin  d'où  l'on  est  parti? 

S'il  fit  toujours  la  grimace  à  ce  fruit  de  son 
esprit,  il  ne  se  montra  guère  plus  indulgent 
pour  le  second,  Pierre  Patient  qui,  avec 
deux  volumes  consécutifs,  forme,  dans  la  liste 
de  ses  œuvres  établie  par  lui-même,  un  qua- 


-  45  - 

drige  étreint  d'une  accolade  devant  laquelle 
il  inscrivit  :  livres  de  jeunesse.  Pierre 
Patient  eut  aussi  son  histoire  fort  bien  contée 
par  Jean- Bernard,  en  la  préface  que  mon 
Père  lui  demanda  en  i883,  au  moment  de 
publier  ce  révolutionnaire  récit  chez  l'éditeur 
Henry  Oriol.  J'en  résume  les  points  essen- 
tiels. 

Pierre  Patient  date  de  1860.  L'auteur 
s'était  lié  avec  Gambetta  rencontré  au  Quar- 
tier-Latin. Il  y  assistait,  frémissant  de 
conviction  et  d'espoir,  aux  bousculantes 
improvisations  que  le  futur  tribun  proférait 
devant  la  bande  de  ses  camarades,  au  café 
Procope  et  en  d'autres  coins  où  se  groupait  la 
jeunesse  républicaine  du  temps  de  l'Empire  : 
«  Souvent,  en  applaudissant  cet  âpre  Méridio- 
nal qui  nous  gueulait  les  harangues  volca- 
niques de  l'aîné  des  Riquetti  k  l'Assemblée 
nationale  et  surtout  celles  de  Danton  à  la 
Convention  avec  un  assaisonnement  inouï  de 
foutre,  de  bougre  et  de  nom  de  Dieu,  nous 
sentîmes  passer  en  nos  reins  le  grand  frisson 


-  46  - 

des  fièvres  civiques  d'un  autre  âge,  et  nous 
tous,  jeunes  gens,  écœurés  par  la  platitude 
générale,  nous  nous  dîmes  que  l'Hercule  de  la 
République  et  le  tombeur  de  l'Empire  avait 
enfin  surgi  'l}!  » 

Il  retrouvait  Gambetta  aux  bureaux  de 
X Europe  de  Francfort,  «  journal  d'opposition 
alors  célèbre,  écrit  Jean-Bernard,  rédigé  en 
France,  publié  en  Allemagne,  arrivant  à  toute 
vapeur  à  Paris  et  dans  lequel  un  groupe  d'ir- 
réconciliables, comme  on  disait  à  l'époque, 
tirait  sur  l'Empire  à  travers  les  meurtrières 
de  la  ville  libre  ».  Dirigé  par  un  bizarre  et 
intelligent  personnage,  un  Moldo-Valaque, 
Gregory  Ganesco,  il  était  rédigé  par  Ranc, 
quant  à  la  politique  générale,  Spuller,  Flo- 
quet  qui  rendait  compte  des  tribunaux,  Cas- 
tagnary,  critique  d'art;  Léon  Cladel  y  don- 
nait des  pages  littéraires  sous  le  pseudonyme 
d'Omikron  et  Léon  Gambetta  y  fut  chargé 
des  comptes  rendus  parlementaires. 

Ex-va-nu-pieds    Urbains  \  \  Ri  raux). 


—  47  — 

U  ne  forte  affinité  d'origines  et  de  croyances, 
sinon  de  natures,  l'un  étant  aussi  peu  dégrossi 
que  l'autre  raffiné  en  sa  rusticité,  unit  ces 
deux  Méridionaux  presque  sortis  du  même 
coin  de  France  et  qui  gardaient,  sinon  des 
parcelles  de  la  terre  natale  à  leurs  semelles, 
au  moins  sa  chaude  atmosphère  autour  d'eux. 
Léon  Cladel,  tel  qu'il  resta  jusqu'à  son  der- 
nier jour,  jaloux  d'amitié  entée  sur  une 
estime  réciproque  et  ensoleillée  de  la  même 
foi,  dut  assurément  faire  le  rêve  que  celle-là 
se  fortifierait  indéfiniment  par  la  lutte  en 
commun,  la  confiance  croissante,  le  partage 
des  coups  et  des  lauriers  que,  lui  par  la 
plume,  l'autre  par  la  parole,  distribueraient  et 
remporteraient  pour  le  triomphe  de  la  Répu- 
blique, semblables,  tous  deux,  en  cette  lutte 
morale,  au  couple  de  braves  soldats  quercy- 
nois  que  célèbrent  les  Va-Nn-Pieds,  sous  le 
nom  allégorique  d 'Achille  et  Patrocle.  Mais 
si  le  Montalbanais  chevillé  à  son  sol,  et  par 
là  même  à  la  patrie  entière,  voua  à  celle-ci, 
sans  une  heure  de  fléchissement,  toute  sa  fer- 


-  48  - 

veur  et  son  éloquence,  le  Cadurcien,  mâtiné 
de  Génois  et  moins  fermement  enraciné, 
dérailla  vers  un  individualisme  jouisseur  et 
les  accommodements  de  l'opportunisme  qui 
révoltèrent  son  ami  des  purs  jours  de  jeu- 
nesse. Quand,  pour  l'écrivain,  l'orateur  ne  fut 
plus  qu'un  bourgeois  enrichi,  il  lui  décocha 
de  ces  flèches  que  tous  deux  avaient  autrefois 
affilées  de  concert  et  lancées  contre  le  monde 
impérial.  Ni  son  intérêt  qui  lui  eût  com- 
mandé de  rester  l'allié  d'un  puissant  compa- 
triote, distributeur  de  places  et  de  décorations, 
ni  l'incertitude  de  son  sort  d'artiste  intransi- 
geant, hérissé  des  mille  difficultés  de  la  vie 
de  famille,  ne  lui  inspirèrent  un  seul  instant 
le  pardon  envers  celui  qu'il  considérait  comme 
un  renégat  et  dont  «  les  défections  sans  ver- 
gogne  »  l'atteignaient  d'autant  plus  qu'au 
fond  il  n'avait  peut-être  pas  cessé  d'aimer  le 
compagnon  des  premières  heures.  Sa  recti- 
tude instinctive  ne  lui  laissait  même  pas 
concevoir  que  cette  indulgence  intéressée 
fût  possible.  Dans  Crête-Rouge,  il  traduisit 


—  49  — 

l'impression  produite  par  la  tonnante  parole 
de  «  l'Outrancier  »,  sur  l'âme  populaire  et 
les  tourbillons  d'enthousiasme  que  souleva  ce 
nouveau  Mirabeau;  mais  plus  tard,  en  un  bref 
récit,  Ex-va-nu-picds,  il  détaille  l'amertume 
de  sa  déception  devant  la  versatilité  de  «  ce 
coq  transmué  en  gerfaut,  de  cet  égal i taire 
passé  prince,  de  ce  Brutus  transfiguré  en 
César  »  qu'il  ne  voulut  jamais  revoir. 

D'autre  part  je  n'imagine  pas  que  nul 
politicien  eut  pu  demeurer  longtemps  uni  à 
Léon  Cladel.  Sa  construction  mentale  lui  fai- 
sait voir  toutes  choses  en  ligne  droite;  le 
bloc  de  ses  convictions  politiques,  une  fois 
formé,  ne  bougea  jamais.  Il  avait  la  rigidité 
de  vision  et  le  sentiment  de  l'absolu  dont  la 
nature  doue  ceux  qu'elle  destine  à  l'établisse- 
ment d'une  doctrine.  Ni  les  détours  de  l'évo- 
lution, ni  les  contradictions  de  l'histoire  et 
de  la  logique  humaine,  ni  même  le  souvenir 
de  ses  premières  croyances  n'entamèrent  le 
métal  de  sa  foi  civique  que  symbolisait  par- 
faitement  le  glaive  des  armes  républicaines. 


—  5o  — 

Au  point  de  vue  philosophique  il  resta  ce  que 
l'avaient  faitses  aïeux:  un  homme  des  champs, 
dont  lame  rêva  douloureusement  au  long  des 
siècles  l'intégrale  justice,  et  cette  stabilité 
produisait  en  lui  un  de  ces  contrastes  qui 
rendent  complètement  savoureuse  une  haute 
individualité,  en  opposant  à  son  perpétuel 
perfectionnement  de  la  forme  esthétique 
l'immuabilité  de  ses  principes.  Comment,  son 
cœur  d'apôtre,  brûlant  des  flammes  de  la 
religion  nouvelle  telle  qu'elle  éclata  en  celui 
des  croyants  de  la  Révolution,  aurait-il  admis 
les  essais  et  les  tâtonnements  même  loyaux 
des  hommes  de  gouvernement,  et  les  fluctua- 
tions de  la  foule,  et  les  soumissions  aux  néces- 
sités économiques  ?  En  lisant  Pierre  Patient 
on  sent  combien  l'acclimatement  aux  condi- 
tions générales  lui  était  impossible;  l'idée 
qu'il  se  faisait  de  la  République  apparaît  là, 
quant  à  la  réalité  de  la  forme  gouvernemen- 
tale, dans  le  même  rapport  qu'une  tragédie  de 
Corneille  avec  la  vie  quotidienne.  Elle  s'éri- 
geait à  ses  yeux,  image  lyrique,  flamboyante 


—  5i   — 

idole,  «  suite  de  tableaux  à  la  David,  mais 
un  David  chauffé  à  rouge  »,  et  glorifiée  par 
lui  avec  cet  éclat  de  coloris,  grâce  auquel, 
disait  Barbey  d'Aurevilly,  aussi  monarchiste 
que  Léon  Cladel  était  basiléophage,  «  il 
rajeunit  et  splendifie  les  vieilles  rengaines 
républicaines  quand  elles  lui  tombent  sous 
le  pinceau  ("  ». 

Pierre  Patient  fut  accueilli  dans  les 
colonnes  de  Y  Europe  de  Francfort  à  la  date 
de  i865,  cinq  ans  après  avoir  été  composé 
d'un  premier  jet;  il  y  parut  en  feuilleton, 
précédé  d'une  annonce  que  Gambetta  dicta  à 
l'un  des  rédacteurs.  A  peine  le  dernier  frag- 
ment venait-il  d'être  imprimé  qu'on  apprit 
en  France  l'assassinat  du  président  Lincoln. 
Un  journal  signala  le  romancier  comme  ayant 
fait  dans  son  œuvre  «  l'apologie  du  meurtre 
politique  ».  Aussi  bien  il  ne  l'aurait  pas  nié  le 
signataire  de  ces  lignes  ingénuement  impla- 
cables, paraphrasant  le  fameux  :  Tu  peux  tuer 

i    B  irbj  .  d'Aurevilly  :  «  Un  Rural  écarlate  »  [Figaro  du  4  mai  18721. 


—   52    — 

cet  homme  avec  tranquillité  :  «  Il  est  forgé,  le 
glaive  rédempteur,  et  peut-être  à  Paris,  ainsi 
qu'à  Rome  celui  de  Brutus,  entrera- t-il  jusqu'à 
la  garde,  et  comme  en  une  gaîne,  dans  le 
cœur  infâme  de  César  !   » 

La  répression  suivit  immédiatement  :  par 
décret,  le  ministre  de  l'intérieur  interdit  l'en- 
trée du  territoire  de  l'empire  à  la  feuille  de 
Gregory  Ganesco,  et  la  loi  sur  la  presse  qui, 
jusque-là,  ne  punissait  pas  les  délits  commis 
à  l'étranger,  fut  additionnée  sur-le-champ 
d'un  nouvel  article  destiné  à  combler  cette 
lacune. 

Entre  temps,  l'écrivain,  que  l'aventure 
venait  de  mettre  à  l'index,  avait  travaillé  avec 
la  rage  voluptueuse  des  premiers  élans  d'un 
talent  en  train  de  se  former  et  qui  produit 
ses  œuvres  d'un  trait,  comme  on  écrit  les 
lettres  d'amour.  Non  seulement  il  remplissait 
ses  cahiers  de  pièces  de  vers  et  de  sonnets 
que  jamais  il  ne  rassembla  et  dont  plusieurs 
ont  la  fermeté  de  petits  blocs  de  marbre 
sculptés  par  un    adroit   praticien,    tantôt  de 


—  53  — 

délicates  guirlandes,  tantôt  d'un  âpre  pro- 
fil (0;  mais  il  accumulait  des  nouvelles,  jetait 
sur  le  papier  l'ébauche  de  deux  ou  trois 
romans  et  composait  le  Deuxième  Mystère 
de  V  Incarnation.  De  ces  nouvelles,  trois, 
longues  chacune  d'une  soixantaine  de  pages, 
ne  furent  réunies  en  volume  qu'en  1882,  sous 
le  titre  :  L'Amour  romantique,  escortées 
d'un  avant-propos  par  Octave  Uzanne,  le 
très  fin  investigateur  des  curiosités  d'art  et 
de  littérature,  habilement  choisi  alors  pour 
la  présentation  de  ce  trio  de  contes  exhumés 
d'un  lointain  passé.  Malgré  la  vivacité  et  le 
délié  du  style,  ce  livre,  où  l'amour  apparaît 
tantôt  un  badinage  auquel  se  mêle  le  sou- 
venir des  afféteries  exquises  de  Théophile 
Gautier,  tantôt  un  cauchemar  traversé  de 
satanisme  ci  la  Baudelaire,  annonce  très  peu 
l'auteur  du  Bouscassiè  et  à!  Ompdrailles . 
Tout  autre  le  Deuxième  Mystère  de  F  In- 


(1)  Voir,  dans  la  préface  de  Jean-Bernard  à  Pierre  Patient  :  Mon  Ane; 
dans  celle  d'Octave  Uzanne  à  l'Amour  romantique,  deux  sonnets  de  i85g 
et  1861  ;  à  la  fin  du  Deuxième  Mystère  :  La  Cabane. 


—  34  — 

carnation!  L'intensité  de  vision  et  d'expression 
s'y  est  singulièrement  accrue  ;  le  sens  de 
l'épopée  que  Léon  Cladel  devait  posséder  à  un 
si  haut  degré  y  retentit  déjà  dans  le  passage 
où  se  trouve  racontée  la  retraite  de  Russie; 
ceci,  Paul  Bourget  put  le  dire  sans  être  taxé 
de  complaisance  envers  un  aîné  qui  était  aussi 
son  ami,  dans  la  préface  du  roman  offert  au 
public  en  i883. 

On  sent  aussi  que  commencent  à  poindre  en 
l'artiste  ses  souvenirs  d'enfance  et  les  thèmes 
originels  :  la  retraite  de  Russie,  c'est  les 
récits  de  son  aïeul  Quercy-la-Clef-des-Cœurs, 
légionnaire  de  la  République  et  de  l'Empire. 

Elle  est  à  noter,  cette  insistance  à  donner 
à  toute  production  nouvelle,  le  commentaire 
d'un  écrivain  presque  invariablement  choisi 
parmi  les  jeunes.  Lui-même  s'en  expliqua, 
estimant  que  les  débutants,  moins  encom- 
brés de  doctrines  et  d'idées  arrêtées  sur  l'art 
que  ceux  de  sa  génération,  conservaient  une 
fraîcheur  d'impressions  plus  délectable.  Il 
obéissait  aussi  à  un  autre  sentiment,  sachant 


—  55  — 

bien  qu'en  offrant  à  certains  l'occasion  de 
placer  auprès  des  siennes  quelques  pages  que 
son  choix  même  prédestinait  à  être  bonnes, 
il  les  aidait  à  faire  leurs  preuves  de  chevaliers 
es-lettres.  Aussi,  lorsqu'on  l'interrogeait  sur 
la  matière  de  ces  introductions,  répondait-il 
chaque  fois,  laissant  à  autrui  l'indépendance 
qui  lui  fut  toujours  si  chère  :  «  Dites  ce  que 
vous  voudrez.  » 

Quoique  jeune,  Paul  Bourget  était  loin  des 
commencements  lorsqu'il  composa  les  quinze 
feuillets  substantiels  qui  accompagnent  le 
dernier  des  livres  de  jeunesse  de  Léon  Cladel  ; 
esprit  déjà  voluptueusement  subtil  et  de 
belle  probité,  il  avait  donné  les  Premiers 
Essais  de  Psychologie  contemporaine  et  nul 
mieux  que  lui  ne  pouvait  situer  «  ce  très 
étrange  roman  »,  à  sa  place  exacte,  et  dans 
l'œuvre  complète  de  l'écrivain,  et  parmi  la  lit- 
térature moderne.  Il  y  montre  parfaitement 
comment  l'art  du  romancier  parnassien, 
encore  imbu  de  réminiscences,  dadmiration 
pour  les  devanciers  et  d'influence  baudelai- 


—  56  — 

rienne  passe,  après  cette  curieuse  élucubra- 
tion,  de 7 'arbitraire  à  F  inévitable,  c'est-à-dire 
des  combinaisons  de  l'imagination  person- 
nelle à  l'interprétation  de  la  réalité;  com- 
ment, enfin,  il  a  trouvé  le  filon  littéraire  qu'il 
devait  exploiter  le  restant  de  sa  vie,  sans, 
avec  juste  raison,  craindre  de  l'épuiser.  Qui- 
conque étudiera  Léon  Cladel  devra  peser  ces 
déductions  dont  l'acuité  n'éteint  pas  la  cha- 
leur, mesurée  mais  généreuse,  et  où  la  passion 
des  Belles-Lettres  est  contenue  par  un  effort 
de  dignité  aisée  ayant  ce  charme  fait  de  pos- 
session de  soi-même  qui,  jadis,  revêtait 
d'une  si  grande  élégance  les  allures  de  l'aris- 
tocratie. 

D'après  l'inscription  terminale, leDeuxièm* 
Mystère  fut  achevé  à  Bruniquel  en  Rouergue, 
en  1861.  Il  m'est  difficile  de  suivre  dans  ses 
va-et-vient  entre  Paris  et  sa  province  le  sou- 
cieux rêveur  que  semblait  en  chasser,  puis  y 
refouler  par  élans  successifs,  l'espèce  d'inquié- 
tude morbide  dévorant  tout  artiste  de  fougue 
à  l'aurore  de  sa  carrière,  alors  qu'en  son  àme 


-  57  - 

tourbillonnent  les  éléments  en  fusion  qui, 
bientôt,  constitueront  sa  nature  fixée  et  har- 
monisée. Par  un  amour  de  la  variété, 
apporté  jusque  dans  le  moindre  détail  typo- 
graphique de  ses  livres,  et  rappelant  la  fan- 
taisie des  Gothiques  soucieux  de  ne  jamais 
répéter  un  chapiteau  en  une  même  église,  il 
les  signait  de  tel  lieu  et  à  tel  jour  où  elles 
furent  peut-être  plutôt  conçues  qu'exécutées; 
ainsi,  plus  tard,  des  pages  composées  toutes 
à  Sèvres  furent  datées  de  St-Cloud,  du  Bas- 
Meudon,  de  Bellevue,  de  Chaville,  de  Ville 
d'Avray  où  il  les  combina  durant  ses  prome- 
nades quotidiennes. 

Je  croirais  donc,  selon  divers  renseigne- 
ments que,  «  aspiré  par  cette  irrésistible 
pompe  pneumatique  qu'on  nomme  Paris  », 
retenu  par  sa  pauvreté,  accaparé  par  son 
double  travail  de  bureaucrate  et  de  styliste, 
sa  collaboration  sous  le  pseudonyme  de 
Pierre  Patient  à  différents  journaux  et  revues 
parmi  lesquels  le  Nain  Jaune,  il  ne  revint 
chez   lui    qu'après   plusieurs   années  de  cette 


—  58  — 

existence  citadine  par  laquelle  le  tissu  de  la 
vie  s'effiloche  en  tant  d'inutiles  et  souvent 
néfastes  obligations.  Oui,  il  dut  rentrer  au 
bercail,  ainsi  qu'il  le  raconte  dans  Monta  n- 
ban-tu-ne-le-Saur as-Pas,  fatigué,  meurtri, 
hésitant  sur  la  netteté  de  sa  vocation,  le 
cœur  en  déroute  où  les  illusions  de  la  jeu- 
nesse et  de  la  foi  religieuse  ne  s'entassaient 
plus  qu'en  poids  mort,  l'esprit  surchargé  de 
lectures  et  de  contradictoires  aspirations  que 
sa  plume  ne  pouvait  déjà  formuler  et,  tout 
à  coup,  se  trouver  ébloui  de  tendresse  devant 
la  douceur  magnanime  de  la  petite  patrie 
«  qui  est  comme  le  cœur  concentré  de  l'autre  » , 
où  balbutient  de  nouveau  les  voix  de  l'en- 
fance et  de  l'insouciance,  où  une  bonne  vieille 
mère  vous  accueille  comme  si  on  était  encore 
tout  petit,  mais  auréolé  de  je  ne  sais  quel 
nimbe  de  secrète  souffrance  qui  vous  rend 
plus  cher  à  son  amour  devinateur,où  les  habi- 
tudes d'autrefois  vous  reprennent,  ainsi  que 
des  enfants  qui  n'auraient  pas  grandi,  en 
glissant  silencieusement  leur   main  dans   la 


—  5ç  • — 

vôtre,  où  des  brouillards  se  déchirent  devant 
l'ampleur  des  horizons  auxquels  les  images 
étrangères,  interposées  depuis  des  années,  don- 
nent du  recul  pour  la  contemplation.  «Alors, 
dit  Paul  Bourget,  ce  fut  immédiat  et  défi- 
nitif comme  une  évidence.  Il  découvrit  d'un 
regard  sa  propre  personne,  comme  un  amou- 
reux qui  se  réveille,  découvre  en  ouvrant  les 
yeux  que  son  cœur  est  pris  et  que  c'est  pour 
toujours.  Il  vit  la  terre  de  ses  aïeux,  les 
gorges  sauvages,  l'ondoiement  des  feuilles  des 
antiques  chênes,  l'inépuisable  abîme  du  ciel 
d'où  ruissellent  les  fécondations  du  soleil  et 
des  pluies,  les  fermes  éparses,  les  gens  et  les 
bêtes  le  long  des  chemins  et  il  s'écria  :  «  Mes 
Paysans  !  »  comme  l'Énée  de  Virgile  dut 
s'écrier  :  «  Mon  Italie!  »  lorsque  la  ligne 
basse  de  la  côte  se  dessina  sur  l'horizon.  Cette 
œuvre  à  exécuter,  le  compagnon  du  Parnasse 
en  avait  enfin  la  matière,  il  la  tenait,  il  tenait 
sa  vie!  Il  allait  écrire,  non  plus  des  impres- 
sions apprises  ou  imaginées,  mais  celles  de 
son  enfance   et   celles  de  sa  race.    L'élève  de 


—  6o  — 

Baudelaire  se  retrouvait  le  fils  des  ouvriers 
du  sol.  Le  raffiné  cédait  la  place  au  rus- 
tique... » 

Seule,  dans  cette  excellente  notation,  la 
dernière  phrase,  à  mon  avis,  sonne  moins 
juste.  Le  raffiné  ne  céda  pas  la  place  au  rus- 
tique, ni  ce  jour-là,  ni  jamais;  il  allait  le 
servir  et  depuis  lors  tous  deux  s'efforçant  à 
l'envi,  marchèrent  de  pair  jusqu'à  la  fin. 


Au  Moulin  de  la  Lande,  entre  son  père  et 
sa  mère,  Léon  Cladel  travaille  dix-huit  mois, 
sous  le  jaillissement  du  sentiment  et  du  style 
coulant  pour  la  première  fois  dans  leur  véri- 
table lit.  Il  écrit  le  Bouscassiè  et  la  Fête 
Votive,  en  pleine  nature,  tel  un  peintre, 
observant,  retouchant,  heureux  de  sentir  enfin 
l'expression  s'adapter  à  l'idée  et  ne  plus  for- 
mer avec  elle  que  cette  combinaison  vivante 
et  saisissante  :  l'œuvre  d'art.  Féconde  mé- 
thode qui,  plus  tard,  fut  aussi  celle  de  Camille 
Lemonnier,  composant,  au  cœur  des  bois  de 
Groenendael,  son  roman  Un  Ma  le,  hymne  à 
la  terre  wallonne,  comme  le  Bouscassiè  est 
l'hymne  à  la  terre  cadurque. 

Il  y  avait,  dans  notre  maison  de  Sèvres, 


—    62    — 

une  large  table  ronde  dont  le  plateau  s'ap- 
puyait sur  deux  cadres  entrecroisés  et  som- 
mairement chevillés.  Elle  arriva  de  Mon- 
tauban.  après  la  mort  de  notre  grand'tante 
paternelle,  Jenny  Rozies,  sœur  cadette  de 
Pierre  Cladel,  avec  quelques  autres  meubles 
cités  en  une  narration  émue  qu'inséra  le  Gau- 
lois :  Un  Lot  de  Reliques.  A  cause  de  ses 
dimensions  et  de  sa  fruste  apparence,  on 
l'avait  placée  dans  la  cuisine,  longue  pièce  où, 
vers  la  fin  de  sa  vie,  le  goût  vint  à  notre 
Père,  non  seulement  de  prendre  parfois  les 
repas,  même  en  compagnie  d'amis  intimes  et 
entouré  de  ses  chiens,  mais  encore  de  polir 
quantité  de  pages,  tant  lui  plaisait  cet  humble 
retrait  éjoui  du  cuivre  des  casseroles,  de  la 
flamme  des  fourneaux  et  du  rouge  carrelage, 
où  il  retrouvait  quelques  rappels  de  la  salle  du 
moulin  de  la  Française  et  quelques-uns  des 
ustensiles  familiers  à  son  adolescence,  près 
desquels  il  souhaitait  vivre  ses  derniers  jours 
ainsi  qu'il  y  avait  vécu  les  premiers. 

Il  célébra  donc  «  la  rondine  »,   autrefois 


—  63  — 

offerte  en  présent  de  noces  à  Rose  Cladel  et 
faite  en  bois  de  la  Grésigne,  la  belle  forêt  qui 
couronne  les  hauteurs  du  Rouergue,  au- 
dessus  de  Bruniquel  :  «  C'est  sur  les  planches 
dont  elle  est  formée  que,  durant  les  longues 
soirées  hivernales,  en  1866,  ci  la  lueur  d'une 
maigre  bougie  couverte  d'un  abat-jour  vert, 
lequel  protégea  fort  peu  mes  prunelles, 
obscurcies  aujourd'hui,  fiévreusement,  en  face 
de  mon  Père  alité  qui,  contraint  à  l'inaction, 
se  désolait  de  ses  infirmités,  lui,  si  vaillant  à 
l'ouvrage,  je  composai  page  à  page,  ligne  à 
ligne,  le  Bouscassiè,  ce  livre  qui  m'a  valu  le 
pardon  du  chef  de  ma  famille  que  j'avais 
abandonné,  fils  ingrat,  et  dont  le  premier 
exemplaire,  appliqué  selon  sa  volonté  sur  sa 
poitrine  raide  comme  un  pan  de  marbre,  gît 
avec  lui  dans  la  fosse  en  laquelle  il  est  couché.  » 
Ce  solennel  incident,  c'était  l'acte  de  repen- 
tir de  Montauban-Tu-ne-le-Sauras-Pas.  Jus- 
que-là il  avait  considéré  son  fils  rétif  en 
incapable,  en  cerveau  brûlé  et  ce  n'est  que 
devant   cette   églogue   où    revivait    la    terre 


-  64  - 

d'Oc,  où  s'agitait  la  plèbe  dont  il  était  issu,  ce 
n'est  que  devant  les  éloges  des  journaux  pari- 
siens commençant  la  notoriété  de  l'écrivain 
qu'il  laissa  percer  enfin  le  pardon  et  la  ten- 
dresse. Paul  Arène,  un  compagnon  de  jeu- 
nesse et  de  maturité,  a  narré  de  sa  plume 
frémissante  comme  une  aile  de  cigale,  en  y 
mettant  peut-être  un  peu  d'aimable  gascon- 
nade  provençale,  comment  on  s'y  prit  pour 
apprendre  le  succès  de  l'œuvre  au  patron  de 
la  Lande. 

«  Envoie  les  articles  à  la  Française,  avait-il 
dit  à  son  ami. 

—  Hélas!  mon  père  en  ferait  du  feu,  et, 
même  s'il  les  lisait,  il  n'en  croirait  pas  un 
traître  mot. 

—  Même  la  Revue  des  Deux-Mondes? 

—  Même  la  Revue  des  Deux-Mondes! ... 
Pour  mon  Père,  il  n'est  qu'un  journal,  le 
Petit  /ou ruai;  c'est  le  seul  qu'il  lise;  tout  le 
reste  ne  compte  pas.  Ah!  si  je  pouvais  avoir, 
par  un  moyen  quelconque,  quelque  chose  dans 
le  Petit  Journal!  » 


—  65  — 

Paul  Arène  s'entremit,  insista  auprès  du 
directeur  de  la  célèbre  feuille,  Alphonse  Mil- 
laud,  pour  que,  dans  ces  colonnes  où  n'avait 
que  faire  la  littérature,  parut  un  article,  un 
vrai  article  concernant  le  Bouscassiè.  Alphonse 
Millaud,  gagné  par  le  plaidoyer  d'Arène,  et 
cherchant  à  faire  avaler  à  ses  lecteurs  un 
compte  rendu  bibliographique  en  le  masquant 
d'actualité  comme  une  pilule  de  papier  d'ar- 
gent, demanda  : 

«  Le  sujet  du  roman  est,  dites-vous,  dra- 
matique? 

—  Oh!  très  dramatique. 

—  Il  y  a  un  crime? 

—  Presque. 

—  Eh  bien  !  arrangez-moi  ca  en  cause 
célèbre...  aussi  palpitante  que  possible.  Vous 
raconterez  l'histoire  comme  si  elle  était  réel- 
lement arrivée  et  vous  révélerez  seulement 
que  c'est  un  roman,  à  la  fin,  en  disant  le  nom 
de  l'auteur.  Qu'est-ce  que  ça  peut  faire  au 
père  de  Cladel  qu'un  article  à  la  gloire  de  son 
fils  paraisse  sous  la  rubrique  :  Tribunaux  ! 


—  66  — 

l'arrangeai  donc  tant  bien  que  mal  le  Bous- 
cassiè  en  cause  célèbre,  continue  Arène.  On 
la  trouva  palpitante.  Elle  fit  partout,  particu- 
lièrement en  Quercy,  un  bruit  énorme  et, 
deux  jours  après,  une  lettre  annonçait  à  l'heu- 
reux Cladel  que  les  siens  l'attendaient  au 
moulin  de  la  Française  et  que  le  veau  gras 
était  tué. 

Ce  n'est  pas  sans  peine  que  le  roman 
parut.  Après  son  achèvement  et  la  mise  en 
pages  de  plusieurs  nouvelles,  l'écrivain  était 
brusquement  retourné  à  Paris  pour  tenter  de 
publier  son  œuvre;  il  collabora  au  Boulevard 
Ilhistrê,  de  Carjat;  cà  la  Revue  Nouvelle,  de 
Collignon,  il  donna  \  Enterrement  d'un 
Ilote  ',  Achille  et  Batrocle  (0  ;  au  Nain 
Jaune,  Y  Hercule  '  ;  à  la  Revue  française  les 
I  [aux  fortes  à  la  pi  unie  -  ;  à  la  Situation  où  il 
rencontra  Jules  Vallès  et  Arthur  Arnould, 
Bêtes  et  Gens,  Triple-Croche  -  .  Ces  journaux 

i    Va-Ni  -Pieds. 

5ei  :e  Morceaux  de  Littérature. 
Deuxième  Mystère  de  l'Incarnation. 


-  67  - 

rétribuaient  peu  et  nul  ne  pouvait  insérer  le 
Bonscassiè  que  les  rédactions  plus  opulentes 
de  nombre  d'organes  libéraux  avaient  refusé 
sans  même  le  lire. 

L'artiste  se  décourage,  traverse  des  heures 
noires.  Un  jour,  passant  rue  Neuve-des- 
Augustins,  devant  les  bureaux  de  X Étendard, 
d'Auguste  Vitu,  avec,  sous  le  bras,  le  manu- 
scrit qu'ailleurs  on  vient  de  lui  rendre  une 
fois  de  plus,  il  monte  au  secrétariat,  l'offrir 
•  par  acquit  de  conscience  »,  ce  suprême 
prétexte  de  ceux  qui  n'ont  plus  d'espoir  : 
l1 'Étendard  est  ardent  bonapartiste. 

La  semaine  suivante  on  l'informe  que  le 
roman  est  accepté;  en  feuilletons,  il  est  telle- 
ment remarqué  que  Auguste  Vitu  convoque 
le  nouveau  collaborateur  et,  devant  tous  les 
autres  rassemblés  : —  Monsieur  Léon  Cladel, 

vous  remercie  de  l'honneur  que  vous  avez 
fait  à  X Étendard  en  lui  apportant  votre 
Oeuvre. 

L'apparition  en  librairie  a  eu  lieu  en  1869, 
chez  un  jeune  éditeur  destiné  à  devenir  rapi- 


-«- 

dément  fameux  par  le  choix  des  auteurs  dont 
il  forma  sa  bibliothèque  et  paiTélégance  typo- 
graphique de  ses  volumes,  Alphonse  Lemerre. 
Le  livre,  en  sa  robustesse  et  sa  grâce 
sauvages,  parut  d'une  saveur  inédite.  On 
prétendit  que  le  prosateur,  sans  ombre  d'imi- 
tation, avait  renouvelé  le  sentiment,  le  charme 
et  la  fraîcheur  de  Longus.  Le  Bouscassiè  et 
sa  fanille  s'adjoignirent  aux  couples  célèbres, 
symbolisèrent  l'amour  aux  champs,  en  <<;  cette 
merveilleuse  idylle  où,  d'après  M.  J.-K.  Huys- 
mans  ■  .  se  trouvent  réunis  comme  par  miracle 
le  premier  jet  de  l'ébauche,  la  fleur  de  ton  de 
l'esquisse  et  le  fini  de  l'œuvre  la  plus  par- 
faite ».  Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'un 
écrivain  français  faisait  chanter  lame  paysan  ne 
mais  qu'il  en  extrayait  autant  de  poésie  en 
mettant  les  gens  de  la  terre  sur  le  même  plan 
que  tous  ceux  qui,  jusqu'alors,  avaient  semblé 
seuls  dignes  des  préoccupations  de  la  litté- 
rature. 

République  des  Lettres. 


-  69  - 

Le  Bouscassiè  marque  une  étape  comme 
Madame  Bovary  /l'un  et  l'autre  introduisirent 
sous  le  dôme  de  la  Fatalité  deux  types  nou- 
veaux :  ici  la  femme  de  province,  là  l'homme 
de  la  glèbe.  Gustave  Flaubert  et  Léon  Cladel, 
en  résumant  —  et  par  des  moyens  si  divers  — 
les  milieux  inexplorés  où  le  sort  les  plaça,  les 
proposèrent  aux  études  artistiques.  Depuis 
lors,  combien  pullulèrent  de  sous-multiples 
de  Madame  Bovary  et  du  Bouscassiè  sans 
qu'on  s'en  soit  senti  redevable  à  ces  deux 
grands  fournisseurs  de  neuf! 

Insouciant  artisan  qui  n'attache  de  valeur 
effective  qu'à  la  réalisation  de  l'effort  et  ne 
pressentant  point  quel  intérêt  présenterait 
pour  ses  enfants  et  ses  amis  la  collection  des 
articles  qui  le  concernaient,  mon  Père  n'en 
garda  aucun  ;  beaucoup  plus  tard  une  main 
soigneuse  en  retint  quelques-uns,  découpés 
dans  les  feuilles  de  l'époque.  En  vérité,  par 
ces  temps  où  naissait  la  mode  de  la  réclame  à 
outrance  qui,  aujourd'hui  déjà,  commence  à 
se    détruire    elle-même,    —    tel   feu   d'éloges 


7o 


allumé  en  un  coin  de  la  presse  étant  aussitôt 
repoussé  par  tel  autre  feu  ronflant  au  coin 
opposé,  —  en  ces  temps  de  boycottage  de 
l'artiste  au  profit  de  l'arriviste,  jamais  le 
sévère  et  probe  ouvrier  de  lettres  que  fut  Léon 
Cladel  ne  tenta  la  moindre  diminuante 
démarche  pour  faire  parler  de  lui.  Il  arrivait 
même  que  de  copieux  panégyriques  étalés  en 
bonne  place  le  laissassent  étrangement  indif- 
férent, mais  qu'une  lettre  vibrante  de  l'un  de 
ceux  qu'il  aimait  et  admirait,  ou  même  d'un 
lecteur  inconnu,  l'emplit  d'une  joie  dont  la 
chaleur  baignait  toute  sa  journée  de  labeur, 
—  surtout  si  elle  provenait  d'un  compa- 
triote. Il  parcourait  la  foret  littéraire  en  pâtre 
solitaire  paissant  ses  pensées,  avec,  autour  de 
lui,  la  foule  de  ses  paours,  inattentif  aux 
bruits  qui  n'étaient  pas  leurs  voix,  insensible 
au  frôlement  des  ramures,  ne  tressaillant  vrai- 
ment dans  les  profondeurs  de  son  être  que 
touché  par  les  branches  d'un  chêne  du  pays 
natal. 

La  puissante  chauffe  cérébrale  d'où  sortit 


le  Bouscassiè  produisit  encore  coup  sur  coup 
la  Fête  Votive  de  Saint-Bar tholomée  Porte- 
Glaive,  les  deux  tiers  des  Va-Nu-Pieds, 
lebauche  d'Ompd railles  le  Tombeau-des- Lut- 
teurs et  de  Celui  de  la  Croix-aux-Pceufs,  un 
acte  en  vers,  V Ancien,  et  une  quinzaine  de 
sonnets. 

Ce  fut  sur  la  Fête  Votive  que  le  romancier 
s'acharna  d'abord,  débridant  sa  fougue,  puis 
reprenant,  revisant  avec  une  indéfectible 
patience,  au  moins  imprévue  chez  un  être 
tout  d'instinct  et  d'emportement,  mais  ayant 
vite  découvert  la  méthode,  à  laquelle  il  fut 
toujours  fidèle,  d'unir  ces  dons  contradic- 
toires :  l'improvisation  et  l'élaboration  concer- 
tée, en  un  alliage  où  il  s'ingéniait  à  ne  rien 
céder  à  l'un  au  détriment  de  l'autre.  Dès  le 
Bouscassiè,  préoccupé  par  l'unité  de  compo- 
sition, il  a  supprimé  l'habituelle  division  du 
roman  en  chapitres,  tout  arbitraire,  selon 
lui  :  la  vie  est  continue,  sans  scissions; 
l'œuvre  d'art  doit  reproduire  cet  ensemble 
ininterrompu.  Il  y  parvient,  au  prix  de  quels 


efforts!  Le  renouvellement  des  transitions, 
l'aisance  des  passages,  la  conjonction  plau- 
sible des  événements,  détails  que  le  lecteur 
perçoit  seulement  par  l'impression  d'harmonie 
générale,  mais  qui  coûtent  sang  et  eau  à 
l'opiniâtre  chercheur  de  beauté,  dont  le  bon- 
heur réside,  après  tout,  dans  ce  jeu  un  peu 
meurtrier. 

En  ces  années  de  fécondité,  il  perdit  ses 
deux  professeurs  d'énergie  et  d'art  :  Bau- 
delaire mourut  en  1857,  Pierre  Cladel  en 
1869,  sans  que  le  premier  ait  pu,  au  chagrin 
profond  du  disciple,  constater  la  pleine 
poussée  du  talent  que  sa  prescience  annonça. 

Une  scène,  bizarre  et  belle  de  ce  drama- 
tique que  la  nature  prodigue  et  que  seuls 
retrouvent  de  rares  artistes,  marqua  les  der- 
niers jours  de  Montauban-Tu-ne-le-Sauras- 
Pas.  Se  sentant  tout  près  de  la  fin,  usé  par 
cinquante  ans  de  travail  sans  répit,  il  voulut, 
énergique  jusqu'à  la  dernière  heure,  vendre 
lui-même,  au  meilleur  compte,  le  domaine  de 
la  Lande,  acquis  avec  au  moins  autant  de  per- 


7^> 


tinacité  et  de  patience  que  d'argent  et  sachant 
bien  son  fils,  ce  rêveur,  inapte  à  le  conserver 
et  à  le  faire  valoir.  Son  mal  empirant,  en 
hâte  on  manda  sur  son  ordre  l'acquéreur  et 
le  notaire.  La  Lande  est  située  dans  le  canton 
de  la  Française,  arrondissement  de  Mon- 
tauban.  Le  tabellion,  chargé  des  affaires  de 
Lierre  Cladel,  étant  fonctionnaire  de  la  com- 
mune de  Moissac  n'avait  légalement  pas  le 
droit  d'instrumenter  sur  un  territoire  auquel 
ne  s'étendaient  point  ses  pouvoirs  judiciaires. 
Pour  que  l'acte  de  vente  fût  valable,  il  fallut 
que  l'agonisant  se  levât  du  lit  où  il  frissonnait 
de  fièvre,  qu'on  le  transportât,  emmailloté 
de  couvertures,  dans  la  carriole  de  l'officier 
ministériel,  sur  la  route  de  Moissac.  Ce  fut 
dans  cette  voiture,  devant  deux  témoins  et 
son  unique  descendant,  en  face  de  ce  bien  qui 
représentait  toute  sa  vie  et  dont  il  mourait, 
qu'on  lui  lut  l'acte,  qu'on  lui  compta  le  prix 
convenu  en  espèces  sonnantes,  qu'il  signa  à 
grand'  peine  de  sa  main  défaillante,  guidée 
par   l'un   des    assistants.    On   le   ramena  au 


—  74  — 

moulin;  il  se  coucha  de  nouveau  pour  ne 
plus  se  relever.  Quatre  jours  après  il  expirait 
et  les  siens  l'inhumèrent  au  petit  cimetière 
du  village  de  Lune]  où,  souvent,  son  fils 
revint  songer  longuement  sur  la  pierre  tom- 
bale, étreinte  par  les  ronces  et  pressée  par  les 
herbes  qui  rendent  si  pittoresquement  mélan- 
coliques ces  champs  de  repos,  perdus  dans  les 
provinces. 

Emportant  à  jamais  vivace  le  souvenir  du 
rigide  plébéien  dont  il  s'enorgueillissait  à  pré- 
sent d'être  sorti  et  du  morceau  de  terre  qu'il 
ne  possédait  plus,  mais  qu'il  allait  faire 
revivre  sous  les  inépuisables  caresses  de  son 
style,  Léon  Cladel  se  fixa  définitivement  à 
Paris,  «  la  goule  si  cruelle  aux  âmes  naïves  » 
qu'il  aimait,  cependant,  pour  tout  son  passé 
d'héroïsme  et  où  combattaient  ses  aines  et 
ses  camarades  de  lettres. 

La  Fête  Votive  était  achevée,  avait  paru 
en  feuilleton  au  Constitutionnel,  journal 
d'idées  absolument  opposées  à  celles  de  l'au- 
teur; il  y  avait  reçu  quand  même  bon  accueil, 


comme  il  lui  advint  fréquemment  au  cours 
de  sa  carrière,  les  organes  du  parti  con- 
servateur se  montrant,  en  général,  par 
une  curieuse  contradiction,  beaucoup  plus 
empressés  d'accepter  sa  prose  que  les  feuilles 
radicales.  Le  roman,  encore  en  cours  de 
publication,  provoqua  un  Premier-Paris  de 
Louis  Yeuillot,  le  célèbre  pamphlétaire  qui 
prodiguait  peu  l'eau  bénite  sous  forme 
d'éloges  à  ses  contemporains,  notamment  à 
ceux  qui  ne  partageaient  point  ses  convictions 
de  catholique.  Il  y  combattait  la  vision  per- 
sonnelle de  l'auteur,  quant  au  paysan,  mais  il 
glorifiait  son  art,  en  relevant  des  traits  que 
«  La  Bruyère  aurait  pu  avouer  et  même 
envier,  car  ils  vont  plus  à  fond  ». 

Trois  fois,  Alphonse  Lemerre  se  prépara  à 
lancer  le  volume;  il  fut  arrêté  par  les  agita- 
tions politiques  qui  se  produisirent  en 
avril  1870,  par  la  guerre,  enfin  par  la  Com- 
mune, jusqu'en  août  187 1.  «  Paris  décapita- 
lisé, saccagé,  bombardé,  fumait  encore  et  la 
terreur  versaillaise  y  sévissait  telle  qu'un 
fléau.  » 


-  76  - 

Ce  livre  qu'épanouit  dans  la  tourmente  la 
force  indétournable  du  travail,  fait  songer  cà 
ces  maisons  de  nos  campagnes  qui  arborent 
naïvement,  comme  date  d'érection,  1814,  ou 
181 5,  celle  d'une  des  plus  terribles  phases 
françaises;  il  fut  accueilli  avec  un  succès  sur 
lequel  l'auteur  était  peut-être  celui  qui 
comptait  le  moins.  Il  l'avait  écrit  avec  l'irré- 
sistible entrain  ingénu  d'un  conteur  des  Mille 
et  l rne  Nuits,  sans  la  moindre  préoccupation 
du  public  ou  de  quoi  que  ce  fût,  en  dehors  de 
sa  conscience  d'artiste;  mais  il  distinguait 
confusément  qu'un  nombre  restreint  d'ama- 
teurs pouvait  seul  s'intéresser  cà  ces  deux  cents 
pages,  description  farouche  d'une  bataille 
au  village,  symphonie  guerrière  que  nulle 
intrigue  dramatique  ni  amoureuse  ne  rompt, 
où  c'est  uniquement  par  l'attaque  du  récit,  la 
plantation  des  personnages,  la  mêlée  de  leur 
foule  en  appétit  de  carnage,  que  se  maintient 
et  s'exaspère  l'intérêt. 

C'était  la  première  production  artistique 
se  manifestant   après   le   drame   national   de 


—   /  / 

1870-71  et  par  cela  d'autant  plus  remarquée; 
le  nom  du  romancier  s'inscrivit  définitive- 
ment dans  les  mémoires.  D'autre  part,  quel- 
qu'un se  chargea  de  le  signaler  de  telle  sorte 
que  les  plus  durs  d'oreille  ne  pourraient 
désormais  l'oublier. 

Il  y  a  trente-cinq  ans  un  talent  hautain 
inspirait  encore  le  respect;  on  ne  l'évaluait 
pas,  surtout  par  le  montant  des  droits 
d'auteur;  on  ne  le  sommait  point  d'appar- 
tenir à  tel  ou  tel  parti  politique.  Si  l'on  pos- 
sédait des  croyances  absolues,  on  n'était  pas 
entaché,  du  haut  en  bas  de  l'échelle  intellec- 
tuelle, de  l'épuisant  sectarisme  qui  fait 
aujourd'hui  de  la  France  un  pays  mi-partie 
où  l'on  vise  à  une  réciproque  destruction 
mentale. 

Lorsqu'un  des  monarques  de  la  critique 
d'alors  eut  sous  les  yeux  le  poème  en  prose 
de  la  Fête  Votive,  il  ne  se  demanda  pas  s'il 
convenait  de  garder  le  silence  sur  un  homme 
dont  le  credo  philosophique  se  révélait  totale- 
ment  opposé  au  sien.  Il  se  laissa  émouvoir 


-  78  - 

par  ce  culte  à  la  grande  et  belle  Nature  qui 
dilatait  pareillement  son  àme,  séduire  par 
cette  turbulente  vision  des  preux  de  la  glèbe, 
réjouir  par  l'audace  du  récit,  le  nerf  de  la 
langue  fourbie  avec  une  passion  qu'il  connais- 
sait bien,  et,  n'écoutant  que  son  sentiment, 
il  salua  pompeusement  ce  nouveau  guerrier 
au  royaume  de  l'art,  où  sa  propre  plume 
avait  déjà  fait  de  si  éblouissantes  trouées. 

Barbey  d'Aurevilly,  rédacteur  attitré  du 
Figaro \  en  décidant  d'y  consacrer  une  chro- 
nique à  la  Fête  Votive  '  ,  axait  bizarrement 
choisi  l'endroit.  Le  célèbre  journal,  qui  inséra 
quelques  années  avant  le  Nomme  Quoi  ici, 
/irai  le  Dompteur,  ces  intransigeantes  nou- 
velles recueillies  depuis  dans  les  Va-Xu- 
Picils,  répudiait  à  ce  moment  tout  libéra- 
lisme. Il  était  donc  certain  qu'il  refuserait 
net  une  page  en  faveur  d'un  grondant  répu- 
blicain. La  difficulté  ne  devait  qu'exciter  la 
majestueuse   malice   du   Chevalier   des  Tou- 

/    -  aro  du    ]  mai    187 


—  79  — 

ches  devenu  journaliste.  Il  remit  sa  copie 
à  la  dernière  minute,  annonçant  un  érein- 
tement  à  tout  casser,  un  abattage  dont  ne  se 
relèverait  jamais  celui  qu'il  coiffait  du  titre 
de  son  article  :  Un  Rural  Écarlate,  en  quoi, 
sans  doute,  le  rédacteur  en  chef  vit,  non  pa- 
nne couronne  mais  une  mitre  d'infamie.  Le 
lendemain,  Léon  Cladel,  exalté  et  ravi,  lisait 
les  deux  colonnes  qui  le  glorifiaient. 

Par  une  attention  dont  il  faut  le  louer, 
Jean  Bernard,  dans  la  préface  de  Pierre 
Patient,  a  reproduit  en  entier  le  morceau, 
grâce  auquel  le  magnifique,  mais  peu  fortuné 
Barbey  d'Aurevilly  risquait,  tout  simple- 
ment, de  perdre  sa  situation. 

Le  n'était  pas  une  page  de  critique  déduc- 
tive  que  celle  où  il  prodiguait  à  son  cadet  de 
lettres  des  caresses  rudes  comme  le  vent  des 
côtes  cotentinoises,  traversées  de  plus  d'un 
coup  de  lanière  quant  à  son  radicalisme.  11  y 
donnait  l'aperçu  d'un  talent  très  neuf,  qui 
l'enchantait,  parce  que,  lui  aussi,  ce  Nor- 
mand, et  selon  son  mot,  il  adorait  le  paysan. 


—  8o  — 

Louis  Veuillot,  esprit  moins  intense,  s'était 
mépris  aux  accents  corrosifs  du  descripteur, 
allant  fouiller  de  sa  griffe  lame  et  le  cerveau 
de  ses  «  pacants  »  et  dressant  le  compte  de 
leurs  qualités  et  de  leurs  vices  avec  une  joie 
d'avare.  Il  avait  pris  pour  de  la  haine  ce 
furieux  amour  :  «  les  amants  irrités  sont  ter- 
ribles ».  Barbey  d'Aurevilly,  atteint  de  la 
même  grandiose  manie,  se  félicitait  de  décou- 
vrir «  un  génie  de  terroir,  essentiellement 
autochtone  »,  dans  cette  œuvre,  plus  tableau 
que  livre,  qui  «  par  la  couleur  et  le  style 
rappelle  Rubens  et  Rabelais.  «Je  tiens  à  hon- 
neur pour  M.  Cladel,  ajoutait-il,  établissant 
noblement  la  généalogie  de  cet  art,  comme 
1»  air  le  prémunir  à  jamais  de  tout  forlignage, 
je  tiens  à  honneur  de  lui  signaler  son  origine 
et  je  veux  qu'aristocrate  en  art,  ce  républicain 
en  politique,  soit  fier,  comme  un  paon,  d'avoir 
de  tels  aïeux  !  » 

Rubens  peut-être,  Rabelais  sûrement. 
Maintes  fois  l'analogie  m'a  frappée  au  cours 
de  mes  lectures.  La  recherche  du  termevivant, 


—  8i   — 

sa  mise  en  valeur  et  en  saveur,  la  surabon- 
dance des  vocables  puisés  à  toutes  sources, 
empruntés  aux  dialectes  nationaux  ou  aux 
formations  locales,  pris  aux  anciens  lexiques 
ou  agencés  de  toutes  pièces,  mais  en  se  con- 
formant soigneusement  au  génie  de  la  langue  ; 
le  goût  des  querelles  et  des  batailles  où 
triomphent  la  fougue  et  le  bon  sens  narquois 
du  populaire,  celui  des  discours  qui  assem- 
blent la  pompe  et  la  farce,  la  condensation 
de  l'action  autour  de  ces  quelques  motifs 
éternels  de  l'épopée:  combat,  ripaille,  palabre 
et  luxure,  voilà  les  liens  qui  rattachent  indis- 
cutablement le  romancier  du  XIXe  siècle  à 
son  superbe  aïeul  du  XVIe. 

Barbey  d'Aurevilly  ne  fut  pas  le  seul  à 
évoquer  le  souvenir  de  Rubens,  à  propos  de 
la  Fête  f  'otive  de  Saint-Bartholomée  Porte- 
Glaive,  comme  en  témoigne  la  lettre  suivante, 
d'Henri  Taine,  écrite  trois  ans  après.  Elle 
montre,  aussi,  combien  les  grands  esprits  de 
cette  époque  unissaient  le  sérieux  à  la  confra- 
ternité. Ils  trouvaient  le  temps,   ces  décon- 


—    82    — 

certants  travailleurs,  de  peser  leurs  lectures, 
d'en  dégager  des  considérations  générales, 
d'en  écrire  longuement  hors  leurs  ouvrages, 
coutumes  qui  se  raréfient  aujourd'hui,  par  la 
force  des  choses  plus,  peut-être,  que  par  la 
faute  des  hommes,,  jusqu'à  éteindre  nos  tra- 
ditions de  civilité. 

21  mars  iSjd. 


Monsieur, 

fe  vous  suis  fort  obligé  du  plaisir  que  vous 
m'avez  donné.  L'auteur  de  la  Fête  Votive  est  un 
véritable  artiste;  il  a  un  tempérament  de  colo- 
riste, un  vocabulaire  riche  et  complet,  une  verve 
et  une  force  de  passion  singulières,  la  vue  du  détail 
et  le  sentiment  du  relief.  J'ai  vu  le  paysan  en 
beaucoup  d'endroits  de  la  France;  celui  du 
Quercy  semble,  d'après  votre  peinture,  plus  âpre 
et  plus  violent  que  partout  ailleurs;  cela  tient-il  à 
la  façon  de  peindre  ou  à  la  chose  elle-même?  Je 
n'en  sais  rien;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  je  tirerai 
de  votre  ouvrage  des  conclusions  contraires  aux 


—  83  — 

vôtres.  Il  me  semble  que  si  j'étais  chef  de  gouver- 
nement, mon  premier  soin,  après  vous  avoir  lu, 
serait  de  doubler  chez  vous  le  nombre  des  gen- 
darmes. Contre  des  passions  aussi  brutales,  aussi 
avides,  il  n'y  a  de  répression  que  par  la  force  ;  vos 
paysans  lâchés  et  livrés  à  eux-mêmes  s'entredé- 
v< aéraient;  ou  mieux,  ils  prendraient  le  Mage  pour 
roi,  celui-ci  terrible  Xapoléon  du  Ouercv  ;  et 
notez  qu'un  dictateur  local  est  deux  fois  pire  qu'un 
dictateur  lointain.  La  distance  adoucit  toujours  le 
gouvernement,  parce  que  les  envovés,  sorte  de 
colonie  mobile,  n'épousent  pas  les  rancunes  et  les 
rivalités  du  pays;  ils  jugent  arbitrairement,  ce  qui 

le  seul  moyen  de  faire  à  peu  près  justice.  Mais 
je  veux  croire  que  votre  talent,  qui  est  un  cheval 
de  race,  vous  a  emporté  ;  de  même  Rubens  dans 
la  Kermesse;  après  une  bataille  comme  celle  que 
vous  décrivez,  il  devrait  y  avoir  une  cinquantaine 
de    morts,   et,    sauf  quelques  os  cassés,   tous  vos 

-  -en  vont  gaillards.  J'espère  donc  que  vos 
paysans  sont  en  fait  moins  sauvages,  plus  sem- 
blables à  nos  villageois  de  la  Champagne,  de  la 

iuce,  de  la  Brie,  de  la  Normandie,  de  la  Flan- 
e,  de  la  Savoie  où  j'habite,  et  cela  me  donne 
l'espoir  de  voir  un  jour  le  gendarme  moins  néi 
saire  et  la  liberté  plus  à  portée.  Une  liberté  autre 


-  84  - 

que  celle  que  vous  demandez;  j'ai  passé  ma  vie 
dans  l'histoire,  j'étudie  maintenant  la  Révolution 
française  et  cela  m'a  convaincu  qu'on  ne  détruit 
dans  l'homme  ni  l'imagination,  ni  la  tradition,  ni 
l'habitude,  ni  le  passé. 

V'iérz,  Monsieur,  avec  mes  remerciements  très 
vifs,  l'assurance  de  mes  sentiments  très  dévoués. 

H.  Taine. 


Léon  Cladel  a  trente-six  ans.  Ses  portraits 
ne  le  présentent  plus  ni  en  gandin,  ni  en 
clégiaque  à  la  Musset  :  par  je  ne  sais  quel 
caprice,  il  a  fait  raser  net  sa  crinière  roman- 
tique ;  il  est  robuste,  voire  corpulent;  son 
regard  dru,  perçant,  qu'amolliront  bientôt 
les  tendresses  familiales,  ne  reflète  que  son 
rêve  fanatique  de  droiture  morale  et  de  jus- 
tice ;  des  lumières  implacables  brillent  sur  son 
front,  le  geste  de  ses  bras  croisés  est  dur  et 
volontaire  :  on  dirait  un  conventionnel  sans 
la  perruque.  Il  est,  en  effet,  arrière-neveu 
de  Jean- Bon- Saint- André;  il  l'est  aussi  d'un 


—  85  — 

irréductible  royaliste  qui,  guillotine  pendant 
la  Terreur,  un  jour  de  neige,  cria,  sur  l'écha- 
faud,  son  bonheur  de  mourir  «  quand  la  terre 
entière  portait  la  couleur  de  son  drapeau  !  » 
Lecrivain  est  en  pleine  maturité.  Il  y  a 
des  talents  qui  ne  livrent  leurs  plus  beaux 
fruits  qu'à  la  fin  de  leur  vie;  lui  donnera  les 
siens  en  la  brûlante  période  de  son  été.  Les 
Va-Nu-Pieds  sont  composés;  il  en  tient 
le  titre,  longuement,  obstinément  cherché 
à  travers  synonymes  et  à-peu-près  dont, 
avec  son  cordial  assentiment,  s'empareront 
des  amis  et  des  puînés  de  qui  la  pensée 
errera  par  les  mêmes  régions  de  pitié  :  Les 
Désespères,  les  Ignorés,  les  Meurt-de-faim, 
les  Humbles,  les  Dos-Voûtés,  les  Larmes  à 
l'Œil,  les  Maudits  et  bien  d'autres  qui,  plus 
tard,  encore  aiguisés,  lui  serviront  cà  lui- 
même  :  Gueux  de  Marque,  Héros  et  Pantins, 
Raca,  etc.  Il  a  publié  en  feuilleton  deux  nou- 
veaux romans,  V Homme  de  la  Croix-aux- 
Ikvufs,  troisième  chanson  de  geste  de  son 
cycle  paysan,  et  Ompdrailles ;  auprès  du  texte 


—  86  — 

définitif,  ce  ne  sont  là  que  des  esquisses,  des 
terrains  tout  juste  défrichés  sur  lesquels  il  se 
courbera  des  ans. 

Il  n'a  pas  encore  pu  se  défaire  du  modeste 
emploi  qui  lui  assure  gîte  et  pâture;  tout  un 
temps  ses  pensées  les  plus  graves  ont  été 
absorbées  par  le  sort  de  la  France  profanée 
et  déchirée;  il  a  vécu  les  jours  effroyables  de 
la  Commune  à  laquelle  il  se  mêla,  prenant,  à 
l'instar  de  ses  ancêtres,  «  parti  pour  la 
canaille  »;  un  instant,  suspect  à  ses  coreli- 
gionnaires sur  une  infâme  dénonciation, 
arrêté,  il  est  aussitôt  relâché  pour  tomber 
dans  un  parti  de  Yersaillais;  la  seconde  fois, 
il  n'a  dû  sa  sauvegarde  qu'à  sa  carte  d'em- 
ployé à  l'Hôtel  de  Ville,  signée  Jules  Ferry. 

Le  calme  revenu,  il  se  marie,  il  épouse 
«  une  musicienne  du  pays  des  Eaux  »,  ainsi 
que, quelques  mois  auparavant,  le  lui  annonça 
une  prédiction  —  à  laquelle  il  crut  —  de  la 
fameuse  cartomancienne,  Mme  Moreau,  sa 
voisine,  en  la  vieille  maison  de  la  rue  de 
Tournon,   qu'il  habitait  alors,  et  où,    en  ce 


-  87  - 

moment,    le   hasard    nous    fait    demeurer  à 
notre  tour. 

Ce  mariage  ne  se  bâclera  pas  à  la  pari- 
sienne,par  le  rapide  lunch, fastidieux  et  banal, 
après  les  formalités  laïques  ou  religieuses. 
Les  simples  et  les  sincères  ne  se  marient 
qu'une  fois;  l'acte  comporte  quelque  solen- 
nité, et  voilà  des  épousailles  à  la  mode  pro- 
vinciale, avec  le  long  repas,  que  pare  de 
gravité  et  de  cordialité  la  présence  des  parents, 
d'amis,  de  compagnons;  c'est  devant  eux, 
bien  plus  encore  que  devant  l'officier  civil, 
que  le  Quercynois,  gardant  le  culte  de  la 
famille,  veut  prendre  femme,  fièrement  et 
loyalement;  mais  ses  pairs  ne  sont  plus  les 
cossus  paysans  gascons;  ce  sont,  comme  lui, 
de  solides  et  fins  laboureurs  des  domaines  du 
Beau;  il  y  a  là  Jules  Claretie,  Armand  Sil- 
vcstre,  Paul  Arène,  Arthur  d'Echérac,  Adrien 
Hébrard,  Alphonse  Lemerre,  Etienne  Carjat, 
Louis  Mullem,  son  beau-frère,  le  futur  nar- 
rateur des  Contes  ci' Amérique...  Il  y  a  même 
un  personnage  à  quatre  pattes,  très  laid,  jap- 


—  88  — 

pant,  bondissant,  baffrant,  exigeant,  encom- 
brant, obsédant,  insupportable,  le  noir  Ratas, 
aimé  de  son  maître,  qui  ne  saurait  vivre  sans 
lui  ce  chapitre  en  action  de  la  Kyrielle  de 
chiens;  le  matin,  tenu  en  laisse,  il  fut  à  la 
mairie,  où  un  témoin  eut  quelque  peine  à  se 
le  faire  confier,  tandis  que  le  maire  posait 
les  inesquivables  questions. 

Léon  Cladel  s'est  formé  des  amitiés  dans 
le  monde  artistique;  il  se  rend  parfois 
auprès  de  Flaubert,  de  Barbey  d'Aurevilly, 
de  Théodore  de  Banville,  d'Edmond  de 
(  ioncourt;  il  rencontre  chez  Lemerre,  Leconte 
de  Lisle,  Sully  Prud'homme,  Jose-Maria  de 
Ileredia,  Léon  Dierx,  Eugène  Ledrain,  s'est 
lié  avec  Alphonse  Daudet,  Emile  Bergerat, 
Ferdinand  Fabre,  Stéphane  Mallarmé,  Fran- 
çois Coppée,  Huysmans,  Henry  Roujon, 
dont  la  jeune  érudition  littéraire  le  charmait, 
et  plus  tard  Paul  Bourget;  il  va  souvent  chez 
Victor  Hugo,  soutient  à  cœur  perdu  des 
questions  d'art  contre  Emile  Zola,  promène, 
rarement,     il     est     vrai,     en     ces     réunions 


-  89  - 

intimes  «  d'aristocrates  de  la  plume,  du  burin 
ou  du  pinceau  »,  sa  spéciale  physionomie, 
encore  transformée,  que  vient  de  fixer  une 
alerte  et  très  chaude  étude  de  Carolus  Duran, 
où  le  visage  d'ambre  vivant  s'encadre  de  che- 
veux noirs,  redevenus  longs  et  souples. 

L'essence  de  sa  vie  reste  le  travail,  toujours 
le  travail.  Il  veut  que  sa  femme  s'en  mêle; 
est-ce  qu'aux  champs  l'épouse  ne  seconde  pas 
vaillamment  l'époux?  Il  l'habitue  à  la  copie 
des  manuscrits,  dont  son  presbytisme  crois- 
sant d'écrivain  fait  d'affolants  grimoires,  des 
gageures  de  patience  japonaise,  tracés,  dirait- 
on,  delà  pointe  d'une  épingle  en  impercep- 
tible écriture  serrée;  il  la  dresse  à  la  revision 
des  épreuves,  à  la  poursuite  du  mot  impro- 
pre; si,  par  malchance,  l'un,  l'autre,  échap- 
pant à  l'œil  de  la  correctrice,  est  irrémédia- 
blement reproduit  par  l'imprimerie,  les  plus 
orageuses  imprécations  retentissent,  les  dieux 
païens  et  chrétiens  essuient  des  décharges 
de  ronflants  blasphèmes,  d'extraordinaires 
fusillades   de  jurons  portés  à  des  puissances 


—  9°  — 

incalculables,  qu'il  ne  réservait  pas  unique- 
ment pour  ses  livres  :  «  Mille  milliards  de 
tonnerres  de  Dieux!  me  voilà  déshonoré!  » 
lui  ai-je  entendu  crier,  dans  un  accès  de  rage 
désespérée,  à  propos  d'une  erreur  de  genre 
aperçue  trop  tard,  et  facilement  commise,  le 
mot  incriminé  étant  féminin,  en  patois 
occitan,  et  masculin  en  français.  N'a-t-on  pas 
raconté  que,  devant  analogue  mésaventure, 
Gustave  Flaubert  avait  incontinent  subi  une 
attaque  de  jaunisse? 

C'est  par  ce  souci  cuisant  et  délicieux,  où 
les  affres  de  la  production  se  mêlent  à  celles 
de  la  réussite  en  un  grisant  supplice,  auquel 
nul  ne  voudrait  renoncer,  je  pense,  une  fois 
qu'il  l'a  connu,  que  furent  créés  les  Va-Nu- 
Pictù,  ces  douze  nouvelles  jaillies,  non  pas 
de  l'àme  de  douze  apôtres,  d'un  seul,  propa- 
geant éperdu  ment  sa  foi  dans  les  humbles 
et  dans  leur  prochaine  conquête  de  la  justice. 
Parmi  elles,  les  Auryentys,  cette  églogue, 
fervente  comme  un  tableau  de  primitif, 
célébrant  encore  une  fois  la  terre  et  ses  fils; 


—  9i    — 

Mon tauban  -  Tti-ne-Ie-Sauras-Pas ,  peut-être 
la  plus  émouvante,  ex-voto  d'amour  filial, 
écrite  en  la  capitale  quercynoise,  à  la  date 
de  1872,  dans  la  maison  du  faubourg  de 
Ville-Nouvelle,  sur  la  table  du  moulin  de  la 
Lande,  devant  laquelle,  dit  l'artiste,  «  en  la 
voyant,  la  pieuse  idée  me  vint,  là  même  où 
l'.ipre  tâcheron  mon  père,  avait  tant  de  fois 
produit  des  chefs-d'œuvre  :  avaloires,  selles, 
sous-gorges  et  licols,  brides  et  colliers,  d'en 
créer  aussi,  moi,  sur  elle,  un,  au  moins  un, 
et  j'y  parvins,  ah!  ma  foi,  j'ai  de  temps  à 
autre  quelque  accès  d'orgueil,  aujourd'hui, 
par  exemple  f"  ». 

L'abondance  des  comptes  rendus  et  des 
lettres  de  confrères  fut,  pour  lui,  la  récom- 
pense supplémentaire  à  sa  satisfaction  d'avoir 
exécuté  l'œuvre  telle,  cà  peu  près,  qu'il  lavait 
souhaitée.  De  ces  lettres  il  n'en  survit  guère; 
Léon  Cladel  les  accumulait  dans  ses  poches, 
dont  il   les  retirait,  parfois,  afin  de  les  com- 

Un  Lot  de  Reliques,  Gaulois. 


—  92  — 

muniquer  à  un  ami  ;  là,  formant  une  sorte  de 
cuirasse  sympathique  à  ce  cœur  qui  ne  battait 
que  pour  l'art,  à  la  longue  elles  s'usaient  une 
à  une  ou  finissaient  par  s'égarer.  Je  n'en  ai 
guère  retrouvé,  concernant/^  Va-Nu-Pieds, 
qu'une  d'Edmond  de  Goncourt,  intéressante 
non  seulement  quant  au  livre,  mais  au  point 
de  vue  général  de  la  littérature  et  à  la  manière 
si  différente  de  deux  prosateurs  d'égale  con- 
science. 


Dimanche,  ~  décembre  1873. 


M<  nisieur, 

[e  vous  remercie  de  la  lecture  de  votre  puissant 
livre.  En  ce  temps  de  littérature  chlorotique,  votre 
style  échauffe,  élève  le  pouls,  donne  la  bonne  petite 
fièvre  après  laquelle  courent  les  lettrés  dans  leurs 
lectures,  [e  ne  vous  ferai  pas  de  compliment  de 
votre  sentiment  naturiste,  cela  a  déjà  été  fait  par 
d'autres  que  par  moi;  cependant,  vous  avez  dans 
Y  Enterrement  Sun   Ilote,  une  page,   une  page  que 


-  93  - 

les  plus  grands  seraient  fiers  d'avoir  signée.  Ce 
qui  me  trappe  surtout  chez  vous,  en  dehors  de  la 
force,  de  la  musculature,  c'est  la  faculté  créatrice, 
la  faculté  de  faire  des  bonhommes  vivants,  grouil- 
lants —  et  ce  n'est  pas  commun.  Une  autre  qua- 
lité qui  ne  court  pas  encore  les  bouquins  et  les 
pièces  de  théâtre  et  que  je  rencontre  chez  vous  à 
un  degré  tout  à  fait  supérieur,  c'est  le  dialogue,  la 
vraie  photographie  de  la  parole  avec  ses  tours,  ses 
abréviations,  ses  ellipses,  son  essoufflement  pres- 
que. Votre  phrase  parlée  ressemble  à  une  voix 
qu'on  écoute  et  je  n'ai  encore  écouté  cette  voix  que 
dans  les  légendes  de  Gavarni  et  les  morceaux  dra- 
matiques de  passion  du  grand  Hugo.  Vous  parle- 
rai-je  de  quelques  études  où  j'aimerais  mieux  que 
l'artiste  fût  moins  homme  politique...  mais  je  suis 
un  sceptique  mâtiné  d'un  affreux  réactionnaire... 
Ma  vraie  critique,  la  voici.  Je  trouve  que  le  relief 
donné  clans  votre  livre  aux  choses  parisiennes  est 
un  relief  un  peu  trop  coloré,  trop  vermillonné, 
trop  claquant,  un  relief  de  choses  frappées  du  plein 
eil  du  midi  et  qui  n'est  pas  le  relief  de  nos 
visages  pâles  et  de  nos  rues  jaunes.  Pour  moi  le 
relief  à  trouver  -  ce  n'est  pas  facile  et  j'en  sais 
quelque  chose  —  c'est  dans  le  gris,  dans  le  neutre, 
dans  les  tons  d'une  certaine  grisaille  que  j'ai  vue 


—  94  — 

de  Géricault,  où  l'on  sentait  sous  ces  deux  seules 
couleurs  —  du  noir  et  du  blanc  —  un  coloriste  de 
tous  les  diables. 

Agréez,  Monsieur  et  cher  confrère,  l'expression 
de  mes  plus  vives  sympathies. 

Edmond  de  Goncourt. 


Le  chantre  des  Va-Nu-Pieds  sut  alors  ce 
que  c'était  que  la  vogue.  Les  grands  jour- 
naux accueillaient  sa  copie,  de  moindres 
feuilles  en  demandaient,  d'autres  en  repro- 
duisaient. Ce  lui  fut  une  douceur,  un  large 
coup  de  lumière;  cela  aurait  pu  être,  pour  un 
caractère  moins  trempé,  moins  désintéressé, 
moins  extraordinâirement  détaché  de  l'am- 
biance, un  danger  et  le  plus  dangereux  des 
dangers,  celui  qui  se  cache  sous  les  sourires. 
Mais  il  n'en  reçut  que  «  l'excitation  nouvelle» 
dont  avait  parlé  Baudelaire.  Pas  un  instant, 
il  ne  songea  à  produire  hâtivement,  au  détri- 
ment de  la  pureté  de  la  forme;  pas  un  instant, 
il  ne  fut  tenté  de  ralentir  ses  patientes,  et 
soin  ont   épuisantes,    recherches   d'alchimiste 


—  cp  - 

de  la  langue  et,  au  lieu  de  profiter  de 
l'engouement  pour  bâcler  quelque  narration 
facile,  il  passa  cinq  ans  à  élaborer  Celui  de 
la  Croix-aux-Bœufs . 

Il  en  avait  rapidement  trouvé  la  ligne  géné- 
rale; des  1867,  l'aventure  d'Ambrôsi  Poppis 
parut  en  feuilleton  au  Corsaire.  Déjcà,  en  1868, 
il  se  rend  compte  de  l'insuffisance  de  la  réali- 
sation, comparée  cà  ce  qu'il  a  projeté  et,  à 
Cherbourg,  chez  un  ami,  il  récrit  le  livre  tout 
entier.  Le  moment  venu  de  la  mise  au  point, 
pour  le  volume,  il  fut  de  nouveau  frappé  de  la 
longueur  de  l'exposition,  de  la  mollesse  du 
dialogue  et  s'aperçut  que  tout  ce  qu'il  y  croyait 
concentré  d  apreté,  d'amour,  de  violence  et  de 
haine  était  demeuré  dans  ses  réservoirs  men- 
taux. Le  voilà,  défrichant,  labourant  à  nou- 
veau, sapant  des  fragments  entiers,  serrant 
l'image,  traduisant  cent  locutions  de  dialecte 
aquitain  dont  il  veut  conserver,  dans  le  fran- 
çais de  La  Bruyère  et  de  Rousseau,  la  chaleur 
et  la  limpidité  d'alcool.  Une  troisième  version 
est   prête.    L'essai   en  est  fait  à  haute  voix, 


—  96  — 

épreuve  redoutable  et  neuve,  par  laquelle 
l'oreille  et  l'œil,  aussi  vivement  affectés 
que  l'esprit,  donnent  des  impressions  toutes 
différentes  de  celles  dues  à  la  lecture  silen- 
cieuse. Le  styliste  reconnaît  que  ce  n'est  pas 
encore  ça,  s'en  assure  à  coups  de  questions 
rageuses,  auprès  de  son  auditrice  accou- 
tumée et,  après  la  réponse  concordante, 
s'exaspère,  lance  les  feuillets  par  la  chambre, 
la  plume  au  feu,  l'encrier  au  plafond,  qui 
resta  longtemps  étoile  de  taches  noires,  crie, 
tonne,  tempête,  jure  que  jamais  plus  il  ne 
tracera  une  ligne,  qu'il  s'en  ira  au  diable, 
fainéanter  en  un  coin  du  Ouercy  ou  dans  un 
trou  perdu  d'Espagne.  Puis,  le  jour  suivant, 
contracté,  colère,  enfiévré,  halluciné,  sem- 
blant se  colleter  avec  les  rustres  qu'il  évoque, 
il  se  remet  désespérément  à  la  tâche. 

La  naissance  de  certaines  œuvres,  comme 
celle  de  certains  êtres,  s'accompagne  de  trou- 
bles et  de  signes  particuliers,  et  ceux-là 
deviennent  plus  chers,  à  qui  les  engendra, 
de  toutes  les  douleurs  qu'ils   lui    coûtèrent. 


—  97  — 

U Homme  de  la  Croix-aux- Bœufs ',  remanie 
mot  à  mot,  est  au  tiers  composé;  l'écrivain 
sent  poindre  en  lui  la  joie  de  la  certitude:  ses 
audaces  linguistiques  inédites  et  ses  soins 
infinis  font  de  sa  prose  une  trame  résistante, 
flexible,  précise  comme  un  tissu  d'acier  et  bril- 
lante; mais,  à  ce  métier  qui  entraîne  une 
continuelle  surexcitation  nerveuse,  sa  santé  se 
délabre,  de  torturantes  crises  d'estomac  sont 
le  dénouement  des  journées  d'étude.  Une  cure 
est  plus  que  nécessaire,  cure  de  repos,  surtout. 
Il  se  décide  à  partir  pour  Vichy,  à  laisser  à 
la  maison  le  manuscrit  inachevé.  Hélas! 
lorsqu'au  retour,  k  peu  près  rétabli  par  les 
bienfaits  des  eaux  de  la  Grande-Grille,  il  jette 
un  regard  de  convoitise  sur  la  table  de  travail 
à  laquelle  il  s'assiéra,  le  lendemain,  avec  une 
ardeur  renouvelée,  les  pages  surchargées  de 
ratures,  de  renvois,  d'additions  de  texte  et  qui 
paraissaient  de  fantastiques  eaux-fortes,  les 
pages  précieuses,  les  pages  de  souffrance  et 
de  volupté,  les  pages  irremplaçables  n'y  sont 
plus!  Armoires,  tiroirs,  portefeuilles,  caisses 


-  98  - 

et  cartables,  bouleversés,  ne  les  restituent  pas. 
Enfin,  la  seule  personne  entrée  dans  l'appar- 
tement en  l'absence  des  habitants,  une  ser- 
vante, ahurie  de  tant  de  tapage,  avoue  que, 
bavant-veille,  en  nettoyant  la  pièce,  elle  a 
jeté  le  papier  sa/e,  en  conservant  soigneuse- 
ment le  propre,  celui  sur  quoi  «  il  n'y  avait 
rien  d'écrit  »... 

Le  chiffonnier  qui  passe  chaque  soir, 
icquitisionné,  livre  l'adresse  du  marchand 
de  loques  auquel  il  cède  son  sordide  butin. 
(  )n  court  vers  cette  fourrière  de  détritus 
d'un  coin  de  l'immense  Paris,  on  y  fouille 
des  tas  immondes;  espérant  encore,  l'écri- 
vain croit  apercevoir  quelques  chiffons  de 
papier  fermentant  déjeà  parmi  la  répugnante 
macédoine,  mais  en  vain  on  plonge  plus 
avant  et  il  rentre  chez  lui,  veuf  de  son 
œuvre,  mortellement  découragé. 

Beauté    de    cette    incompressible    énergie 

secrète  qui  condamne  l'artiste  à  livrer  le  fruit 

de   sa    pensée,    comme    un   arbre   que    nulle 

olonté  n'arrête  dans   les  phénomènes  de  sa 


—  99  — 

floraison  et  de  sa  fructification!  Avec  quelle 
ampleur  elle  s'épanouit  en  l'âme  de  celui-ci, 
meurtrie  et  exténuée;  pourtant,  des  le  choc, 
recouvrant  sa  vigueur,  pour  reconstituer  la 
chose  détruite,  ainsi  qu'une  chair  saine  où, 
sitôt  la  blessure,  les  deux  lèvres  de  la  plaie 
poussent  des  cellules  nouvelles  reformant  les 
tissus  déchirés  !  Est-ce  la  voix  de  sa  prescience 
qui  lui  criait  de  ressusciter  ce  livre  que  la 
plupart  de  ses  confrères  déclarèrent  son  chef- 
d'œuvre?  Est-ce  qu'il  savait  que  les  périodes 
sonores  en  tinteraient  à  jamais  en  lui,  ainsi 
que  des  pièces  d'or  dans  une  incassable  tire- 
lire? Une  fois  encore  il  se  pencha  sur  la 
blancheur,  tragique,  du  papier  propre  et,  de 
nouveau,  «  le  malingre  de  Sainte-Habelane 
k\\:  Cadijas,  le  goulu  de  la  Croix-aux-Bœufs  et 
la  rose  de  la  Motte-Navarenque-sur-^Eglar» 
vécurent  à  toutes  fibres  au  long  des  pages 
noircies  d'encre  et  ruisselantes  du  soleil  de 
Gascogne. 

Lorsque  fut  récidivée  l'épreuve  de  la  lec- 
ture vocale,  le  romancier  ne  douta  plus  que 


—    ioo  — 

son  œuvre  formait  un  bloc  unique,  que  la 
pensée  saisissait  d'un  coup,  comme  la  main 
du  mitron  ramasse  d'une  seule  prise,  sans 
qu'un  grumeau  adhère  au  pétrin,  la  pâte 
ferme  et  lisse  de  toute  la  fournée. 

Un  fragment  du  roman,  l'Exécution  de 
Ganitrôp,  parut  dans  la  République  des  Lettres 
que  dirigeait  Catulle  Mendès.  L'éditeur 
Dentu  avait  accepté  le  volume.  Au  dernier 
moment  il  rechignait,  on  ne  sait  trop 
pourquoi,  et,  de  son  côté,  l'auteur  qui,  pour 
être  Gascon,  n'était  pas  moins  têtu  qu'un 
Breton,  voulait  imposer  à  tout  prix  le  titre, 
admis  seulement  par  Lemerre,  à  la  seconde 
édition,  de  Celui  de  la  Croix-aux-Bœufs \  qui 
désignait  mieux,  cà  l'avis  de  ce  minutieux 
psychologue  de  la  glèbe,  «  un  simple  paysan 
de  notre  ère,  à  la  fois  astucieux  et  brutal  » 
que  l'Homme  de  lu  Croix-aux-Bœufs,  «  indi- 
quant plutôt  quelque  vieux  chef  de  bande 
d'étrangleurs  ou  de  chauffeurs  »    >  . 

i     Préface  de  Celui  i.<  la  Croix-aux-Bœufs. 


loi 


-Mon  Père,  qui  se  méfiait  quelque  peu,  non 
sans  raison,  de  son  emportement,  demandait 
aux  amis  un  coup  depaule  simplifiant  des 
débats  qui  tenaient  plus  de  la  diplomatie  que 
de  la  littérature.  Fréquemment,  Alphonse 
Daudet  s'entremit  avec  la  meilleure  grâce  et 
toute  son  aimable  finesse,  principalement  en 
cette  occurrence,  d'après  la  lettre  ci-reproduite 
où,  suivant  son  habitude,  il  surnomme  son 
confrère  de  l'appellation  de  l'un  des  héros  cla- 
déliens  : 

Mon  brave  Anzelavr, 

J'ai  reçu  hier  soir  le  volume  de  chez  Dentu.  Je 
me  suis  mis  à  l'œuvre  immédiatement,  j'ai  lu  ligne 
par  ligne.  Le  livre  est  poignant,  intéressant  et 
votre  énorme  travail  ne  s'y  sent  pas.  Quel  tour  de 
force  !  J'ai  été  très  content  de  la  décollation.  L'ar- 
rivée du  condamné  sur  la  place  est  votre  plus  large 
morceau.  Je  l'ai  relu  trois  fois  et  vous  devez  être 
fier  d'avoir  écrit  cela.  J'aime  moins  l'horrible 
épisode  de  la  lardoire  parce  qu'il  est  invraisem- 
blable et  me  gâte  la  naïveté  grandiose  du  récit. 


102 


Mais  il  fallait  un  crescendo  et  vous  l'avez  au  prix 
de  la  vraisemblance.  Du  reste,  cette  impression 
m'est  toute  personnelle,  et  tous  s'accordent  à 
trouver  Uzenô  Ganitrôp  de  l'excellent  Cladel  d'un 
bout  à  l'autre.  Maintenant,  sur  les  deux  ou  trois 
points  signalés  par  Dentu,  je  voudrais  causer  avec 
\ous  et  ne  le  voir  qu'après  vous  avoir  vu.  Il  faut 
que  votre  livre  paraisse,  fût-ce  en  sacrifiant  deux 
mots.  C'est  un  vrai  bouquin. 

Alphonse  Daudet. 


(  îustave    Flaubert,    consulté,     agit    aussi 
avec  sa  belle  et  bonne  cordialité. 


Mon  cher  Cladel, 


f'ai  commencé  votre  bouquin  hier  à  n  heures, 
il  était  lu  ce  matin  à  g! 

Et  d'abord  il  faut  que  Dentu  soit  fou  pour  avoir 
peur  de  le  publier.  Rien  n'y  est  répréhensible,  soit 
comme  politique,  soit  comme  morale.  Ce  qu'il 
vous  a  dit  est  un  prétexte?  Quant  à  Charpentier 
(auquel  je  soumettrai  vos  feuilles  vendredi,  jour 
où  je  dîne  chez  lui)  je  vais  lui  chauffer  le  coco  vio- 


io3 


lemment  et  en  toute  conscience,  sans  exagération 
et  sans  menterie.  Car  je  trouve  votre  livre  un  vrai 
livre.  C'est  très  bien  fait,  très  soigné,  très  mâle  et 
je  m'y  connais,  mon  bon. 

j'ai  deux  ou  trois  petites  critiques  à  vous  taire, 
(des  niaiseries),  ou  plutôt  des  avis  à  vous  soumettre. 
Ainsi  le  mot  «  pécaïre  »  me  parait  trop  souvent 
répété.  Parfois  il  y  a  des  prétentions  à  l'archaïsme 
et  à  la  naïveté.  C'est  l'excès  du  bien.  Mais  encore 
une  fois,  sovez  content  et  dormez  sur  vos  deux 
oreilles,  ou  plutôt  ne  dormez  pas  et  faites  souvent 
des  œuvres  pareilles. 

La    fin    est    simplement  sublime  !    et    du    plus 

grand  effet. 

Tout  à  vous. 

Gustave   Flaubert. 

Si  j'avais  le  temps,  je  vous  en  écrirais  plus  long. 
Je  quitte  Paris  vers  la  fin  de  la  semaine  pro- 
chaine. 

Le  volume  parut  en  mai  1878,  chez  Dentu, 
grâce  au  sacrifice  des  deux  mots,  mais  non  sans 
avoir  coûté  à  cet  éditeur,  d'une  parcimonie 
célèbre,  sept  ou  huit  cents  francs  de  correc- 
tions   d'épreuves.  Ce   n'était   pas    vengeance 


—   104  — 

d'auteur,  bien  que  la  malice  contadine  de 
Léon  Cladel  ait  dû  sans  doute  se  réjouir  que 
son  scrupule  de  ciseleur  de  phrases  amenât 
ces  piquantes  représailles. 

Le  public  ne  fit  pas  à  ce  livre  l'accueil 
après  lequel  l'écrivain  était,  certes,  loin  de 
soupirer,  mais  qu'on  pouvait  présager. 
L'intervalle  de  silence  qui  sépara  sa  publica- 
tion de  celle  des  Va-Nu-Pieds, fut-il  excessif 
pour  l'attention  parisienne?  Avait-on  oublié 
ces  virils  accents?  ou  bien  une  telle  forme  d'art 
surpassait-elle  l'intelligence  de  la  foule  qui 
lit?  On  parla  d'obscurité  du  langage  à  propos 
d'une  prose  si  traditionnelle,  «  si  français  des 
grands  siècles  »,  comme  l'écrivit  Mmc  Edmond 
Adam;  on  vanta  le  Bonscassiè  au  détriment  du 
nouveau-venu  —  tous  les  artistes  d'un  talent 
multiple  ont  essuyé  cette  tactique  d'immobi- 
lisation. Néanmoins,  dans  la  presse,  à  gauche, 
à  droite,  surtout,  plusieurs  articles,  fleuris- 
sant en  l'honneur  de  Celui  de  la  Croix-aux- 
Bœufs,  prouvèrent  au  romancier  que  son  but 
était  atteint  de  produire  «une  œuvre  à  la  fois 


—  io5  — 

sévère  et  vivante,  en  faisant  jaillir  un  récit 
littéraire  de  la  bouche  d'un  illettré,  sans  trop 
offenser  la  grammaire  ni  la  réalité  et  sans 
être,  pour  cela,  ni  cuistre,  ni  photographe  »  '  . 
Les  vrais  amants  du  style  ne  s'y  trompèrent 
pas  et  fixèrent  sa  place  exacte  cà  ce  sauvage 
poème  devenu,  aujourd'hui,  le  plus  typique 
peut-être  de  tous  ceux  que  façonna  la  même 
main.  Je  donne  encore  deux  de  leurs  témoi- 
gnages, non  seulement  par  orgueil  filial,  ce 
qui,  déjà,  peut-être,  m'y  autoriserait  suffisam- 
ment, mais  dans  le  désir  de  montrer  quelle 
haute  idée  la  dernière  phalange  des  écrivains 
du  XIXe  siècle  se  formait  d'un  art  qui  n'était 
pas  encore  devenu  un  métier. 

L'un,  d'une  minuscule  écriture  lancéolée 
([non  dirait  gravée  sur  cristal  à  la  pointe  de 
diamant,  est  signé  Théodore  de  Banville, 
l'autre,  d'un  caractère  droit  et  régulier  que 
seules  les  majuscules  pavoisent  de  fantaisie, 
Paul  Bourget. 

(^eliii  de  la  Croix-aiix-Bœufs,  dédicace. 


100 


Mon  cher  Cladel, 

L'Homme  de  la  Croix-aux- Bœufs  est  un  livre 
complètement  beau  ;  vous  avez  réalisé  votre  rêve 
et  réussi  absolument  le  problème  littéraire  que 
vous  vous  étiez  posé,  mais  aussi,  dans  ce  milieu 
robuste  de  primitifs,  vous  avez  atteint  la  grandeur 
épique.  Très  remué  et  ému  par  le  drame,  j'ai 
admiré  cependant  tout  ce  qu'il  a  fallu  de  science 
et  d'érudition  linguistique  pour  faire  parler  de 
tels  paysans.  Enfin,  vos  scènes  d'amour  sont 
idéales,  pures  et  vraies  comme  celles  des  grands 
maîtres.  Je  crois  que  vous  avez  trouvé  le  vrai  che- 
min ;  soyez  et  restez  de  plus  en  plus  vous-même, 
car  là  est  le  secret  de  toute  force. 

Je  vous  félicite  cordialement  ;  je  vous  remercie 
mille  fois  pour  le  bon  souvenir  que  vous  me  don- 
nez dans  votre  préface  et  je  suis  de  tout  cœur  votre 
dévoué 

Théodore  de  Banville. 

Mon  cher  Cladel, 

Je  suis  bien  en  retard  avec  vous.  Il  y  a  deux 
semaines  que  j'ai  reçu  votre  Homme  de  la  Croix- 
aux-Bœufs  et  une  entière  que  je  l'ai  lu  sans  vous 


—   ioj  — 

avoir  écrit  pour  vous  remercier  d'avoir  pensé  à 
moi.  Mais  cette  torpille  de  vie  de  Paris  ressemble 
à  l'Esther  de  Balzac,  elle  vous  boit  vos  heures  si 
goulûment  qu'il  faut  excuser  ceux  qu'elle  fait 
pécher. 

Je  l'ai  bu,  goulûment  aussi,  votre  roman,  mon 
cher  Cladel,  et  j'en  ai  encore  le  palais  qui  me  cuit 
comme  après  un  verre  de  forte  eau-de-vie.  Il  y  a 
là,  pour  mon  goût,  les  plus  rudes  pages  que  vous 
avez  écrites  —  entre  autres  cette  exécution  capi- 
tale que  je  continue  d'aimer  par-dessus  tout  —  et 
jamais  peut-être  vous  n'avez  aussi  fièrement  taillé 
votre  langue.  En  curieux  de  syntaxe  et  de  diction- 
naire je  n'ai  pas  perdu  un  de  vos  effets,  et  c'est 
une  suite  de  tours  de  force  où  vous  n'êtes  jamais 
vaincu. 

De  tous  vos  livres,  jusqu'ici  je  préférais  la  Fête 
Votive  pour  l'épique  ampleur  de  la  fresque,  mais 
je  regrettais  que  ce  morceau  de  l'Iliade  n'eût  pas 
de  centre.  Ici  l'action  est  commencée,  nouée  et 
dénouée  comme  dans  un  roman  d'aventure  et 
doublée  d'une  psychologie  savante  que  vous  négli- 
giez un  peu  dans  les  autres  livres. 

Le  pari  que  l'artiste  raffiné  a  pose  en   vous  au 

rustique,  et  dont  vous  parlez  dans  la  préface  est 

né,    ou    presque.    Je   vous    reprocherais   bien, 


—    108  — 

pour  ma  part,  les  mots  que  j'adore,  moi,  mais  que 
je  ne  crois  pas  trop  paysans,  ceux  qui  fleurent  le 
latin,  les  insignes,  les  calamiteux,  les  ultimes,  mais 
vous  savez  mieux  que  moi  si  dans  la  langue  plus 
près  de  l'étvmologie  latine  qui  se  parle  en  Ouercy, 
de  pareils  termes  se  sont  conservés  ou  non. 

Ah!  mon  cher  ami,  que  vous  rendez  dure  notre 
tache  de  jeunes  écrivains  par  votre  terrible  con- 
science. J'ai  donné  à  Lemerre,  qui  va  le  publier 
du  premier  jour,  un  diable  de  poème  parisien  que 
j'ai  refait  aussi  un  certain  nombre  de  fois,  mais 
qui  n'est  encore  qu'une  ébauche.  J'ai  dû  renoncer 
à  la  dernière  mise  au  point  parce  ce  que  je  me 
sentais  devenir  fou.  J'avais  des  cauchemars  devant 
les  verbes  auxiliaires  et  des  trépidations  d'épilep- 
tique  devant  les  conjonctions.  Il  y  a  en  langue 
française  une  teigne  de  mots  oiseux  et  insipide- 
ment  inutiles  que  les  divins  Latins,  —  ces  seuls 
artistes  en  prose  et  en  poésie  —  absorbaient  mer- 
veilleusement dans  le  raccourci  de  leurs  cas  et  de 
leurs  désinences.  C'est  un  métier  de  forçat  que 
d'épouiller  un  style,  je  tremble  à  penser  ce  que 
vous  avez  consommé  d'heures  pour  obtenir  ce 
dru  et  ce  précis,  -  ces  inversions  qui  permettent 
à  l'esprit  de  prendre  la  phrase,  comme  on  prend 
une  tasse  par  son  anse,  —  ces  adjectifs  justes  tou- 


—    iog  — 

jours  —  et  ce  jeu  direct  du  verbe  actif  sur  son 
régime  qui  est  à  mon  sens  une  des  beautés  les 
plus  inconnues  du  style. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  l'imbécile  Démos  qui 
s'appelle  Public  pensera  de  votre  Homme  de  la 
Croix  -aux-  Bceufs.  Quant  aux  journalistes,  s'ils 
n'ont  pas  de  talent,  ils  ne  comprendront  pas.  S'ils 
en  ont,  leur  conscience  les  bourrèlera  de  remords. 
Mais  tout  homme  avant  le  souci  de  la  seule  réalité 
qui  dure,  le  style,  vous  dira  merci  et  vous  serrera 
cordialement  votre  main  de  grand  écrivain  comme 
fait  votre  bon  ami  et  confrère, 

Paul  Bourget. 

Quelques  années  plus  tard,  à  propos  du 
même  livre,  Léon  Cladel  reçut  de  Sarah 
Bernhardt  un  billet,  curieux  à  donner  en  tant 
qu'expression  de  l'effet  d'une  œuvre  mâle 
entre  les  plus  mâles,  sur  une  nature  représen- 
tant la  grâce,  aussi  absolument  que  celle  de 
l'écrivain  figurait  la  force.  Comme  un  vaste 
parfum  y  monte  le  charme  de  l'étonnante 
femme  qui  semble  défier  doublement  le 
temps  en  le  dépassant  par  la  rapidité  de  son 


10 


activité  et  en  lui  résistant  par  .la  persistance 
de  sa  jeunesse. 

Mon  cher  Poète, 

['ai  quitté  Paris  si  bousculée  par  l'amitié  des 
uns,  par  le  chagrin  des  autres  que  je  n'ai  pu 
trouver-  un  moment  pour  vous  remercier  et  pour 
vous  exprimer  tout  le  plaisir  que  j'ai  éprouvé  en 
recevant  ce  mot  charmant  et  cette  photographie 
vivante  et  magnifique;  et  puis,  vous  le  dirais-je? 
j'ai  été  si  empoignée  par  Celui  de  la  Croix-aux- 
Bœufs  que  j'ai  un  peu  oublié  Celui  de  larue Bron- 
gniart 

Quelle  poésie  dans  cette  langue  virile  ;  quelles 
fusées  de  mots  frappant  juste;  quel  soleil  dans 
toute-  Ces  pages  émues,  vivantes  ;  quelles  admi- 
rables pages  que  cette  exécution  de  Uzéno  Gani- 
trôp  !  et  quelle  fouillure  dans  le  cœur  de  Poppis  ! 
J'ai  une  grande  joie  d'avoir  lu  ce  livre,  mon  cher 
Maître,  et  je  vous  en  exprime  toute  ma  reconnais- 
sance, car  je  sais  rarement  finir  un  livre.  Je  suis 
très  bêtement  difficile   comme  tous  ceux  qui  ne 

A  Sèvres,  où  Léon  Cladel  habitait  alors. 


—   III   —  . 

créent  pas,  mais  je  vous  admire  de  toutes  les 
forces  de  mon  intelligence,  fe  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur.  Vous  êtes  simple,  bon  et  plein  de 
talent.  Te  suis  heureuse  de  vous  connaître. 

Sarah  Bernhardt. 

Oui,  il  était  simple  et  bon,  comme  le  dit 
la  grande  Sarah,  si  simple  que  ces  cris 
d'enthousiaste  amitié  suffisaient  à  embellir  sa 
vie  austère  de  «  guerrier  de  la  plume  »  — 
cela,  et  les  joies  de  la  famille  qui  n'allaient 
pas  sans  de  lourds  soucis,  sans  les  chagrins 
inéluctables  :  il  perdit  son  premier  fils,  plus 
tard  une  fille.  De  ceux  qui  lui  restaient  il  ne 
suivait  guère  qu'en  spectateur  le  développe- 
ment de  petites  existences  inconscientes, 
auprès  de  sa  cérébralité  toujours  en  travail; 
mais,  aux  heures  de  repos,  avec  une  curiosité 
charmée,  il  notait  la  germination  des  instincts 
et  les  surprises  de  l'hérédité  chez  ces  jeunes 
êtres. 

Jusqu'en  1876,  il  conserva,  à  l'adminis- 
tration de   l'Assistance    publique,  une  situa- 


112    

tion  qui  aidait  à  la  sécurité  du  ménage  et 
qu'il  dut  abandonner  par  suite  d'un  incident 
bizarre,  autant  que  pour  se  livrer  complète- 
ment aux  lettres. 

Si  les  Va-Nu-Pieds  avaient  été  adoptés 
comme  une  sorte  d'évangile  rouge,  par  le 
public  socialiste  de  l'époque,  leurs  clameurs 
revendicatrices  irritèrent  violemment  certains 
membres  du  gouvernement  opportuniste  qui, 
jugeant  maladroit  de  faire  payer  à  l'auteur 
la  franchise  de  ses  affirmations  humani- 
taires, au  moment  de  leur  popularité,  se 
promirent,  au  moins,  de  le  lui  revaloir  cà  sa 
première  imprudence.  Écrivains  et  politiciens 
combattaient  alors  en  faveur  de  l'amnistie; 
Louis  Blanc,  Clemenceau,  Madier  de  Mont- 
jau,  Georges  Perrin  travaillaient  à  la  libéra- 
tion des  exilés  et  des  déportés  de  1871  ;  Victor 
Hugo  donnait  des  fêtes  d'enfants —  à  ten- 
dances, si  on  peut  dire.  En  mon  âge  le  plus 
tendre  je  fus  présente  à  l'une  d'elles,  imagina- 
tion jolie  de  celui  qui  en  eut  tant.  Devant 
une    cage    où    se    démenait    une    bande    de 


—    11*5   — 

moineaux  fraîchement  emprisonnés,  le  grand 
homme  nous  adressa  un  émouvant  petit 
discours  :  — De  même  que  ces  fragiles  captifs 
des  êtres  souffrent  derrière  les  barreaux  de- 
prisons  lointaines.  Ne  souhaitez- vous  pas 
qu'on  rende  la  liberté  aux  grands  comme  aux 
petits?  —  Si!...  si!...  si!...  répliquait  l'audi- 
toire apitoyé. —  Criez  donc  vive  l'amnistie! 
Cinquante  jeunes  voix  de  trois  à  sept  ans 
piaillèrent  n'importe  quoi  :  «  Vive  l'armis- 
tice! »  m'exclamai-je  pour  ma  part.  La  main 
qui  livrait  essor  à  la  foule  magnifique  des  vers, 
ouvrit  la  fenêtre,  puis  la  cage;  les  oiseaux 
s'enfuirent  en  une  bruissante  nuée  et,  le  len- 
demain, les  journaux  narraient  à  l'impres- 
sionnable public  cette  gentille  historiette. 

Léon  Cladel,  qui  collaborait  à  L'Événe- 
ment, y  donna,  pour  servir  la  même  cause, 
entre  autres  nouvelles,  Une  Maudite,  aven- 
ture d'une  misérable  femme  de  déporté  forcée 
à  la  prostitution  pour  arracher  ses  petits  à  la 
famine. 

Loin  de  s'étaler  en  ces  affriolants  détails 

8 


—   ii4  — 

qui,  déjà,  commençaient  à  être  à  la  mode 
littéraire,  le  drame,  concis,  rapide,  poignant, 
restait  douloureusement  chaste.  M.  Dufaure, 
alors  ministre  de  la  justice,  n'en  ordonna 
pas  moins,  sur-le-champ,  des  poursuites  par 
l'entremise  du  substitut  Bloch  qui,  avec 
l'imposante  cuistrerie  dont,  en  général,  sont 
gratifiés  les  magistrats  destinés  à  la  gloire  de 
tracasser  un  artiste,  déclara  outrageant  poul- 
ies bonnes  mœurs  et  la  morale  publique 
«  l'article  Une  Maudite  lV'  d'ailleurs  (selon 
son  appréciation),  aussi  mal  rédigé  que  mal 
conçu  ».  Les  bons  juges  donnèrent  raison 
à  M.  Bloch,  que  ses  origines  visiblement 
tudesques  prédisposaient  d'autant  mieux  à 
trancher  d'art  français,  en  condamnant  le 
gérant  du  journal  et  son  imprudent  rédac- 
teur a  cinq  cents  francs  d'amende  et  un  mois 
d'emprisonnement  chacun. 

Le  jour  même,  lettres,  dépèches,  protesta- 
tions d'amis  et  de  fidèles  lecteurs  affluèrent 

Publiée  ^  aïs  le  titre  :  Trois  fois  maudite,  dans  Raca. 


u5 


dans  le  petit  appartement  de  l'écrivain,  rue 
Bochart  de  Saron,  au  seuil  duquel,  le  lende- 
main, des  neuf  heures  du  matin,  se  dressait  la 
vaste  carrure  de  Flaubert  ayant  quitté  sa  table 
d'écriture,  pour  venir  serrer  la  main  d'un  con- 
frère qui  passait  par  des  mésaventures  ger- 
maines de  celles  que  Madame  Bovary  lui 
avait  fait  connaître. 

J'ai  le  souvenir  très  lointain,  quoique  cer- 
tain, d'une  visite  que  ma  Mère  et  moi  nous 
rendîmes  à  mon  Père,  à  la  prison  de  Sainte- 
Pélagie.  Prison,  non  pas  pour  moi!  On  se 
méfiait  de  mes  bavardages  d'enfant  :  mon 
aïeule,  la  veuve  de  Montauban-Tu-Ne-le- 
Sauras-Pas,  habitait  avec  nous;  candide  cam- 
pagnarde, elle  n'eût  jamais  compris  que  son 
fils  put  être  mis  sous  les  verroux,  sinon  pour 
quelque  méfait  classique,  crime,  vol,  incendie, 
offensant  irrémédiablement  le  bon  Dieu  et  la 
Vierge,  et  non  pour  avoir  bataillé,  de  tout  son 
cœur  fougueux,  en  faveur  des  humbles  dont 
elle  était.  On  nous  déclara  donc,  a  elle,  à  moi, 
que  <<  Papa,  très  occupé   par   les  corrections 


—  Mo- 
de son  prochain  livre,  se  voyait  contraint  de 
demeurer  quelque  temps  a  l'imprimerie  ». 
L'imprimerie  me  parut  peu  fastueuse,  mais  il 
me  sembla  qu'on  ne  s'y  ennuyait  guère;  on  y 
recevait  des  amis,  —  à  tel  point  que  mon  Père 
se  plaignait  de  ne  pouvoir  travailler  à  son 
gré;  —  on  se  groupait  pour  d'abondantes 
causeries,  entre  camarades  que  retenaient  là 
l'un  ou  l'autre  délit  de  pensée  et  la  toute 
petite  fille  que  j'étais  eut  vite  fait  de  nommer 
l'un  d'eux,  un  jeune  politicien  qui  sut  l'amu- 
ser, Gabriel  Deville,  «  le  petit  Imprimeur  ». 

Cette  condamnation  obligea  Léon  Cladel  à 
donner  sa  démission  d'employé  à  l'Assistance 
Publique  sans  attendre  'qu'on  la  lui  demandât. 

Las  de  Paris  où  s'élimaient  ses  forces,  où 
ses  relations  croissantes  entrecoupaient  nuisi- 
blement  son  programme  de  labeur,  avide  de 
se  retrouver  près  des  arbres  et  des  bètes,  il 
s'installa,  six  ans,  à  Bellevue,  puis  dix  autres 
a  Sevrés,  choisissant  pour  atelier,  au  dernier 
étage  de  la  maison,  une  chambre  uniquement 
meublée  de  quelques  chaises  et  d'une  longue 


—  117  — 

table  de  bois  blanc,  écrasée  de   dictionnaires 

et  de  papiers;  là,  enfermé  plus  encore  en 
ses  préoccupations  d'art  qu'entre  les  murs, 
au-dessus  du  mouvement  et  des  bruits  domes- 
tiques, il  planait  dans  la  solitude...  Récem- 
ment, j'ai  visité  à  Barbizon,  cà  la  lisière  de  la 
forêt  de  Fontainebleau,  la  demeure  de  Millet, 
ou,  plutôt,  le  fragment  qui  en  subsiste,  com- 
posé d'un  hangar  qui  fut  son  atelier,  d'un 
rez-de-chaussée  et  du  jardin  où,  sous  un 
pommier,  sa  place  favorite,  il  peignait  d'après 
nature.  Quelle  émotion  saisit  mon  cœur, 
devant  cette  simplicité,  ce  sobre  décor  d'exis- 
tence où  florit  une  superbe  intelligence,  où 
s'élaborèrent  des  chefs  d  œuvres!  Comme 
j'en  comprenais  et  admirais,  jusqu'aux  lar- 
mes, la  noblesse  sans  emphase  et  ce  dédain 
—  qui  a  quelque  chose  de  royal  —  de  l'artiste 
pauvre  pour  le  superflu,  entraxant  ou  retar- 
dant l'exercice  de  son  esprit!  Mon  Père  vécut 
ainsi,  en  moine  laïque,  sans  envier  jamais 
rien  d'autre  qu'une  chambre  claire,  un  bon 
feu,  de  quoi  élever  ses  enfants  et  nourrir  ses 


n8 


chiens;  dans  une  maison  à  peu  près  sem- 
blable, il  adora  et  révéla,  lui  aussi,  la  gran- 
deur de  la  terre  et  de  ses  obscurs  héros.  D'ail- 
leurs, il  était  venu  ici,  sitôt  après  la  mort 
du  peintre,  en  un  de  ces  pèlerinages  qui 
secouent  l'âme  du  plus  vaste  émoi  ;  il  y  recon- 
nut un  esprit  frère  du  sien  par  le  même  idéal 
et  le  goût  de  la  rusticité;  il  eût  pu  presque 
reconnaître,  moins  le  brasillement  de  son 
propre  regard,  sa  physionomie  travaillée  de 
rêve,  en  celle  de  Millet,  selon  ses  portraits 
fine  et  nostalgique,  parmi  la  broussaille  des 
longs  cheveux.  Les  fils  de  l'artiste,  dépouillés 
du  splendide  patrimoine  d'œuvres  constitué 
par  la  main  paternelle,  lui  montrèrent  tout  ce 
qu'il  leur  en  restait  :  de  vifs  et  légers  dessins 
d'après  les  contes  de  Perrault,  que,  trop 
pauvre  pour  acheter  des  jouets,  il  exécutait, 
le  soir,  d'un  coup  de  crayon,  afin  d'amuser 
ses  entants.  Combien  de  fois  entendis-je 
Léon  Cladel  conter  cela  dans  un  déborde- 
ment de  pitié  et  de  rugissante  indignation! 
Mais,  surprenant  causeur,  aimant   la  gri- 


—   119  — 

série  de  la  causerie,  il  était  souvent  aussi,  un 
solitaire  et  un  silencieux,  pendant  ses  longues 
promenades  quotidiennes  durant  lesquelles, 
toujours  songeur,  escorté  de  ses  chiens  dont 
les  gambades  semblaient  circonscrire  autour 
de  lui  la  ronde  de  ses  pensées,  il  combinait 
interminablement  les  épisodes  à  fixer  au 
retour.  Plus  tard,  mes  sœurs  et  moi  nous  l'ac- 
compagnâmes, les  après-midi  d'été  ou  d'hiver, 
par  les  bois  de  Meudon  ou  de  Chaville,  par 
la  charmante  majesté  des  avenues  du  parc  de 
Saint-Cloud,  grâces  d'Ile  de  France  qui  l'envi- 
ronnaient plutôt  qu'elles  ne  le  pénétraient, 
puisque,  même  au  milieu  d'elles,  il  demeurait 
parmi  les  paysages  et  «  les  sauvages  de  son 
Ouercv  qui  le  hantèrent  jusqu'au  tombeau». 
Nous  avions  appris,  d'instinct,  à  respecter  sa 
méditation;  si,  parfois,  notre  intérêt  excité 
par  quelque  détail,  nous  l'interrogions,  il  ne 
répondait  qu'un  :  oui.. .  oui. . .  guttural  et  traî- 
nant, les  yeux  scintillant  d'étincelles  inté- 
rieures, sans  parvenir  à  s'arracher  au  monde 
spirituel.    Nous  nous  taisions,   alors;    mais, 


—     120    

dix,  vingt,  quelquefois  trente  minutes  après, 
le  déroulement  normal  de  l'idée  setant  opéré 
en  lui,  il  énonçait  la  question  posée,  machina- 
lement enregistrée  au  cours  de  cette  rêverie, 
puis  il  y  répondait. 

Il  ne  quittait  son  ermitage  que  pour  des 
courses  d'affaires  à  Paris.  Directeur  du  sup- 
plément littéraire  de  La  Marseillaise,  devenue 
plus  tard  Le  Réveil ,  il  fut  heureux  d'y  pré- 
senter des  pages  d'écrivains  jeunes  ou  déjà 
mûrs  que  leurs  opinions  ou  leur  obscurité 
consignaient  hors  les  autres  bureaux  de 
rédaction  :  de  Paul  Heusy,  l'auteur  ôl  Un  coin 
île  la  Vie  de  Misère,  de  Francis  En  ne,  de 
Fernand  Xau,  d'Hector  France,  alors  en  exil 
à  Londres,  professeur  h  l'Ecole  militaire  de 
Wolwich,  envoyant  à  tout  Hasard  des  frag- 
ments de  l'Homme  qui  Tue,  ce  très  beau 
roman  dont  s'enthousiasma  Léon  Cladel  et 
qu'il  préfaça,  comme  Hector  France  devait 
ensuite  préfacer  Par-devant  Notaire,  longue 
nouvelle  parue  en  plaquette  chez  Kyste- 
maekers.    Ces    devoirs    remplis,    il    revenait 


121     

vite  passer  la  soirée  auprès  de  notre  Mère, 
entre  nos  babillages  et  les  caresses  de  ses  épa- 
gneuls,  au  coin  du  feu  si  c'était  l'hiver,  dans 
notre  jardinet  si  l'été  chauffait  les  coteaux, 
puissante  et  inaltérable  incarnation  de  ce  que 
Balzac,  en  l'une  de  ses  formules  durables 
comme  l'or,  nomme  les  sentiments  du  vrai 
républicain  :  l'amour  de  la  Patrie,  de  la 
Famille  et  du  Pauvre. 

Parfois,  des  visites  d'amis  mettaient  la 
maison  en  rumeur,  en  gaieté,  en  résonnances 
batailleuses.  Il  rassemblait  autour  de  la  table 
frugale  quelques-uns  de  ses  confrères,  et 
c'étaient  des  causeries  touffues,  bientôt  reten- 
tissantes des  cuivres  de  son  accent.  Je  me 
souviens  d'une  séance  particulièrement  tumul- 
tueuse, lotIcc  à  la  présence  d'Emile  Zola.  Le 
naturalisme  de  l'auteur  de  la  Terre,  se  heur- 
tant au  lyrisme  de  l'écrivain  du  Bouscassiè! 
Le  contempteur  des  paysans  joutant  contre 
leur  chantre!  Quel  vacarme  de  professions  de- 
foi,  de  protestations  furieuses,  d'interruptions 
et  de  ripostes,  sous  le  sourire  ironique,  amusé, 


122    

de  Daudet!  Nos  voisins  de  campagne  en 
furent  inquiets  et,  le  lendemain,  nous  ques- 
tionnèrent discrètement. 

Notre  Père  conservait  partout  cette  atti- 
tude de  combat  ;  courtoisement,  il  s'escrimait 
contre  de  sincères  adversaires,  mais  les  tièdes 
le  mettaient  hors  de  lui,  il  les  chargeait 
comme  à  coups  de  massue,  derrière  quelque 
autorité  qu'ils  s'abritassent  et  cette  fauve 
franchise,  que  n'assouplit  jamais  nulle  rési- 
gnation philosophique,  lui  valut  de  nombreux 
ennemis;  seuls,  les  très  forts  l'acceptaient  et 
même  la  savouraient,  en  gens  parfois  excédés 
de  senteurs  d'encens  et  de  relents  d'éventails, 
humant  soudain  à  pleine  haleine  un  coup 
de  bise  de  mer.  Parmi  ceux-là  Victor  Hugo 
se  complaisait  à  contempler  affectueusement, 
du  liant  de  son  Olympe,  les  exploits  oratoires 
de  ce  preux  de  cavalier ia  rusticana  qui  défiait 
sans  mesure  les  courtisans  hantant  la  maison 
du  poète.  Cependant,  Victor  Hugo,  c'était  le 
maître,  le  dieu  de  l'Empyrée  littéraire,  impo- 
sant le  plus  grand   respect  au   romancier  qui 


—    123    — 

lui   dédia  Ompdrailles-le- Tombeau-des-Lut- 

teurs ;  niais  Saint-Jean  restait  toujours  et 
partout  Saint-Jean.  Il  ne  s'inclinait  devant 
une  conviction  contraire  à  la  sienne  que  d'une 
aussi  fixe  loyauté,  étant  trop  près  de  la  nature 
pour  ne  pas  entrevoir  la  beauté  du  contraste: 
dans  notre  maison  de  Sèvres,  on  pouvait  ren- 
contrer, le  même  jour,  le  pasteur  de  la  com- 
mune, devenu  un  bon  ami,  la  supérieure  d'un 
couvent  voisin,  passant  quelquefois  par  cette 
chartreuse  de  libre-penseur  et  l'Archange  de 
l'anarchie,  Elisée  Reclus,  qu'il  affectionnait 
entre    tous. 

Les  années  même  n'apaisèrent  point  sa 
flamme.  Lorsque  la  fièvre  boulangiste  saisit 
la  France,  l'âme  naïve  et  fertile  en  illusions 
de    Léon    Cladel    rayonna  d'espoir;    il    crut 

la  résurrection  nationale;  l'élection  du 
27  janvier  lui  causa  une  joie  épique;  le 
général  lui  apparut  «  le  Grand  Balayeur», 
rien  de  plus,  par  exemple,  oh!  rien  de  plus. 
Un  ami  commun  désira  rapprocher  ces  deux 
hommes,  dont  le  soldat  manquait  précisément 


—   124  — 

(lu  mâle  tempérament  de  l'artiste.  Mon  Père 
répondit:  «  Soit!  Je  lui  dirai:  Général,  le 
têtu  démoerate,  le  républicain  inébranlable 
que  je  suis  vient  serrer  la  main  du  brave  qui 
nous  débarrassera  de  la  racaille;  mais  qu'il 
sache  bien,  ce  mandataire,  que  si  jamais  il 
doit  forfaire  a  sa  mission  et,  par  fringale  de 
tyrannie,  trahir  un  joui"  le  peuple,  comme  le 
firent  tant  de  renégats,  je  serai  le  premier  à 
lui  flanquer  un  coup  de  fusil.  »  L'ami,  ayant 
le  sens  du  relatif  qui  n'effleura  jamais,  en 
matière  politique,  l'esprit  de  cet  inflexible, 
n'insista  pas  et  Boulanger  ne  reçut  point  ce 
bouquet  d'orties. 

Ces  sorties,  selon  le  caractère  des  audi- 
teurs, lui  attiraient  ou  lui  aliénaient  les  sym- 
pathies. Dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  il 
fit  connaissance  d'un  éminent  magistrat,  son 
compatriote,  devenu  chef  du  Parquet,  qui, 
plein  de  bonhomie  et  de  simplicité,  fréquen- 
tait volontiers  notre  demeure  :  «  Vous  êtes 
exposé  à  rencontrer  ici  mon  ami  Elisée 
Reclus,  lui  dit-il  a  sa  deuxième  visite  ;  si  cela 


—     123 


ne  vous  va  pas,  vous  pouvez  rester  chez 
vous!  »  Ce  manque  de  diplomatie,  qui  prou- 
vait à  ce  haut  fonctionnaire  combien  toute 
cordialité  allait  à  sa  personne  et  non  à  ses 
titres,  l'enchanta  et  l'attacha  définitivement. 

L'œuvre  se  continuait.  Omftdrailles  fut 
travaillé  des  mois;  le  premier  état  avait  paru 
dès  1867,  au  Masque,  petit  journal  hebdoma- 
daire, mais  le  roman,  sous  sa  forme  défini- 
tive de  beauté  plastique,  qui  le  fit  nommer 
par  Charles  Van  der  Stappen  le  Livre  des 
Sculpteurs,  ne  fut  achevé  qu'au  bout  de  qua- 
torze ans,  dans  l'édition  Lemerre.  Celle  de 
1879,  ornée  par  l'éditeur  Cinqualbre  d'eaux- 
fortes  de  Julian,  fut  d'autant  plus  luxueuse- 
ment typographiée  que  le  volume  était  dédié 
a  Victor  Hugo. 

De  ce  temps  date  encore  pour  moi  un 
souvenir  plein  de  confusion.  Le  premier 
exemplaire  sorti  des  presses  de  Cinqual- 
bre, mon  Père  voulut  que  sa  femme  et 
ses  enfants  le  présentassent  à  celui  qui  était 
pour   lui    .Apollon  vieillard.    Moi,  l'aînée,  je 


I2Ô    

devais  lire  au  poète  la  brève  et  fervente  dédi- 
cace, qua  maintes  reprises  on  me  fit  épeler 
au  préalable.  Nous  partîmes  à  trois,  portant 
le  précieux  in-quarto,  fillettes  sages  et  parées, 
tranquilles  sous  le  regard  de  notre  Mère. 
On  nous  attendait;  les  petits  enfants  du 
Maître  nous  entraînèrent  aussitôt  au  jardin, 
devant  un  monde  de  jouets  que  nous  n'avions 
même  jamais  rêvé.  Nous  voilà  grisées,  étour- 
dies d'amusement  et  de  nouveauté.  Bientôt 
on  nous  rappelle;  le  livre,  découvert,  m'est 
tendu,  le  grand  homme  souriant  et  caressant 
attend  ;  mais  l'imagination  de  la  gamine, 
accaparée  par  les  poupées  et  les  chevaux  méca- 
niques, rassemble  péniblement  et  bégaie  tout 
juste  les  syllabes  que  distilla  la  plume  pater- 
nelle : 

Maître, 

Enfant,  je  balbutiai  votre  nom  déjà  im- 
mortel ;  adolescent,  je  me  nourris  de  vos 
chefs-d'œuvre  ;  lion  une,   ci  plus  que  jamais 


12' 


de  vos  fidèles,  je  vous  offre  aiijourd' hui  ce 
travail  avec  l'admiration  et  le  respect  que  doit 

avoir  pour  votre  génie  sans  rival  tout  ouvrier 
dont  la  plume  est  F  outil . 

Mon  Père  ne  fut  pas  aussitôt  informé  de 
l'incapacité  de  sa  lectrice,  qu'en  son  cœur, 
aussi  candide  que  chaleureux,  peut-être  encore 
ataviquement  soumis  au  prestige  du  droit 
d'aînesse,  il  considérait  déjà  en  personne  de 
raison.  Il  se  trouvait  alors  à  Bruxelles,  chez 
Camille  Lemonnier,  et  il  y  reçut  tout  de  suite 
ces  lignes  : 

Mon  cher  confrère,  j'ai  commencé  à  lire  votre 
livre,  ce  livre  que  vous  m'avez  dédié  dans  une  si 
noble  lettre.  C'est  beau  et  c'est  bon  ;  c'est  puissant 
et  c'est  excellent.  Le  temps  me  manque  pour  le 
lire  en  une  fois,  comme  je  le  voudrais,  mais  je 
tiens  à  vous  écrire  tout  de  suite  mon  émotion,  ['ai 
vu  hier  Mme  Léon  Cladel.  Nous  avons  pris  jour 
pour  votre  retour,  [e  vous  dirai  alors  ce  que  me 
fait  éprouver  ce  livre,  marqué  d'une  griffe  et  tou- 
ché par  une  aile. 

A  bientôt,  à  toujours. 

Victor   Hugo. 


128 


Le  barde  de  la  Légende  des  Sieeles  devait 
être  pour  lui  la  cause  indirecte  d'une  très 
grosse  émotion  dont,  trop  enfant,  je  ne 
pus  comprendre  autrefois  l'intensité  et  les 
nuances. 

Fanatique  d'art  comme  il  l'était,  imbu  du 
besoin  de  transmettre,  imputable  à  sa  race 
arvicole,  il  devait  avidement  souhaiter  qu'un 
de  ses  descendants  héritât  de  sa  foi  littéraire; 
avec  le  plus  touchant,  le  plus  joyeux  orgueil, il 
en  perçut  donc  les  premiers  symptômes  chez 
son  aînée  qui,  âgée  de  six  à  sept  ans,  lors  de  la 
fête  fameuse  où  le  Poète  se  vit  panthéoniser 
de  son  vivant,  lui  adressa,  sans  biaiser,  sous 
le  titre  :  Un  Grand  Ami,  un  morceau  de  lit- 
térature, consacré  à  sa  gloire,  qu'un  journal 
eut  l'esprit  de  reproduire  tout  net,  avec  sa 
joaillerie  de  puérilités  et  de  fautes  d'ortho- 
graphe. Je  revois  mon  Père,  ce  jour  d'hiver, 
dans  la  maison  de  Sèvres,  dépouillant  son 
courrier,  auprès  du  feu  qui  éclaire  par  en 
dessous  les  plans  sinueux  de  son  masque  et 
dont  il   semble  étrangement  sorti,  comme  un 


—   129  — 

génie  de  son  élément  familier;  je  le  vois  cau- 
sant avec  un  jeune  compatriote,  Firmin 
Bouisset,  délicat  illustrateur,  venu,  lui  aussi, 
tenter,  loin  des  siens,  carrière  à  Paris, 
tout  tendre  encore  d'impressions  familiales. 
La  bande  du  journal  sauta,  l'écrivain  aperçut 
les  lignes  balbutiantes  de  son  enfant,  — 
imprimées  pour  la  première  fois!  —  Son 
visage  bouleversé  s'inonda  de  larmes  qui  se 
renouvelèrent  jusqu'au  bout  de  la  lecture. 
Était-ce  pressentiment,  espérance,  rappel  de 
son  propre  passé,  prescience  qu'il  disparaî- 
trait avant  d'avoir  pu  faire  de  sa  fille  sa  dis- 
ciple, la  légataire  de  ses  dons  et  de  son 
expérience?  Interdite,  j'assistai  à  ce  flux  mys- 
térieux de  sentiments,  mélange  de  douleur  et 
de  joie  comme  toute  émotion  humaine,  devant 
lequel  le  jeune  dessinateur  pleurait  aussi  à 
pleine  âme... 

Mais  je  veux  poursuivre  l'histoire  de  sa  vie 
sur  qui  empiète  ce  dernier  souvenir. 


Il  a  dépassé  la  quarantaine,  sa  jeunesse  est 
derrière  lui,  magnifique  jeunesse,  ainsi  que  le 
dit  Stéphane  Mallarmé.  Même  s'il  ne  traçait 
plus  une  ligne,  son  œuvre  serait  complète, 
résistante,  liée  du  ciment  d'or  d'une  prose  si 
forte  qu'elle  soutiendra  n'importe  quelle  com- 
paraison. Ce  fut  sa  plus  belle  époque.  Il 
donnera  encore  des  livres  éloquents,  robustes 
toujours,  mais,  sauf  l'étonnante  Kyrielle  de 
Chiens,  —  le  sourire  de  cette  sévère  série,  — 
ils  acquerront  difficilement  l'unité  architec- 
turale. La  force  dépensée  fut  énorme  et  la 
veine  unique.  Qu'on  ne  lui  demande  pas  de 
s'arracher  à  sa  Gascogne  pour  renouveler 
ailleurs  son  inspiration  ;  rappelons-nous  le 
mot  de  Barbey  d'Aurevilly  :   «  un  génie  de 


l32    — 

terroir,...  le  sol  et  le  soleil  de  son  sol  l'ont 
fait  comme  le  vin...  »  Couper  ce  grand  crû, 
c'eût  été  l'anéantir. 

Cependant,  l'art  de  Léon  Cladel  est  aussi 
son  métier.  Il  a  cinq  enfants.  Il  peut  les 
élever  simplement,  mais  très  suffisamment, 
à  condition  que  jamais  sa  plume  ne  chôme. 
Des  romans,  des  nouvelles  doivent  naitre 
encore;  ces  fonctions  productrices  ne  seront 
plus  le  simple  jeu  d'une  force  en  son  acti- 
vité :  il  y  aura  surmenage,  surtout  les  ardeurs 
de  l'âme  et  de  l'intelligence  ne  le  cédant 
pas  d'une  lueur,  au  contraire.  Il  va  se  livrer 
davantage  à  l'art  social,  fondre  au  moule  du 
style  les  misères  et  les  vœux  de  la  plèbe  et 
vivre  uniquement  dans  cette  double  préoccu- 
pation esthétique  et  civique,  comme  un  Euro- 
péen du  Moyen-Age,  comme  un  Musulman 
d'aujourd'hui  dans  sa  religion  :  Crète-Rouge, 
improvisé  en  1871,  produit  à  la  République 
française  de  Gambetta,  sous  le  titre  Les 
Fiancés  de  Champiguy,  parait  en  1880  chez 
Lemerre,     avec     une     préface     de     Camille 


T  o  o 


Delthil,  poète  moissagais,  ancien  préfet  de 
Castel-Sarrazin,  un  compagnon  de  jeunesse, 
chargé  d'exposer  les  scrupules  de  l'auteur 
quant  à  son  saignant  chauvinisme  de  l'année 
terrible.  A  présent,  il  est  humanitaire,  il  rêve 
la  paix  universelle,  la  vie  complète  et  libre 
pour  tous  les  peuples  ;  pourtant,  ces  espoirs 
n'ont  rien  à  voir  avec  le  pâle  internationa- 
lisme théorique  dont  nous  sommes  accablés 
aujourd'hui;  lui,  le  Quercynol,  chêne  dé- 
planté, mais  traînant  après  soi  ses  racines 
toutes  chargées  du  tuf  originel  dont  il  se 
nourrira  jusqu'à  son  dernier  jour,  comment 
pourrait-il  aliéner  la  moindre  parcelle  consti- 
tuante de  sa  personnalité,  de  sa  patrie  et  de 
sa  race?  Il  souhaite  énergiquement  l'aboli- 
tion des  frontières  et,  par  conséquent,  des 
conflits,  mais  il  se  révolte  contre  la  dispa- 
rition des  provinces  et  de  toute  vitalité  régio- 
nale au  profit  de  l'unité  nationale.  Il  abhorre 
les  tyrans,  prêtres,  soldats  ou  tribuns,  ceux 
qu'il  croit  les  organisateurs  de  guerres,  les 
arbitraires    verseurs    de    sang;     mais    que, 


—   134  — 

devant  lui,  on  égratigne  l'orgueil  français,  il 
voit  rouge,  il  rugit,  ce  Celte  déplorant  que 
son  pays  porte  une  désignation  d'origine 
germanique,  au  lieu  du  nom  autochtone  de 
Gaule. 

La  perpétuelle  ébullition  de  ses  idées 
paraissait  avoir  en  lui  une  funeste  résonnance 
physique;  sa  santé  se  délabrait  sous  le  double 
effet  de  la  brûlure  de  son  àme  et  de  l'insuffi- 
sance du  climat  parisien. 

En  i883,  il  partit  à  Bruxelles,  se  livrer 
aux  soins  du  docteur  Joux.  Je  n'ai  rien  à  dire 
de  son  voyage,  qui  n'ait  été  admirablement 
relaté  dans  la  Préface  à  N'a-qu'  un-Œil, 
reproduite  en  ce  volume,  Léon  Cladel  en 
Belgique,  vivant  portrait  traité  à  la  manière 
flamande,  c'est-à-dire  dans  la  chaleur  de  l'ac- 
tion, par  Edmond  Picard,  avec  lequel  il 
commença  à  nouer  cette  forte  amitié  qui, 
s'ajoutant  à  deux  ou  trois  autres,  constituait 
sa  véritable  fortune,  ou,  du  moins,  la  seule  à 
laquelle  il  tînt.  Il  aima  tout  de  suite  le  pai- 
sible,   le   fécond  pays    des   grands    peintres, 


i35 


en  y  savourant  une  telle  impression  de  liberté 
que,  pour  lui,  ce  n'était  plus  un  royaume.  Il 
put  s'y  voir  chaudement  admiré  des  jeunes 
artistes  groupés  autour  de  Camille  Lemon- 
nier  et  d'Edmond  Picard,  compris  des  fins 
lettrés  en  son  amour  de  la  forme,  et  des 
farouches,  tels  Emile  Verhaeren,  Georges 
Eekhoud,  en  sa  puissance  révélatrice  de  1  ame 
rustique  qu'eux  aussi  commençaient  à  décrire. 
Au  retour,  il  fait  éditer  Tity  Foyssac  IV, 
dit  la  République  et  la  Chrétienté,  et  Ker- 
kadec,  garde -barrière,  escorté  des  pages 
vibrantes  de  Clovis  Hugues;  son  dernier 
modèle  fut  un  «  porte-fanion  »  de  la  Com- 
pagnie de  l'Ouest,  à  la  station  de  Bellevue, 
où  nous  habitions  juste  contre  la  voie  du 
chemin  de  fer.  Il  rassemble  en  volume  les 
nouvelles,  presque  toutes  héroïques  et  popu- 
laires, représentant  sa  collaboration  à  V Evé- 
nement, au  Gil  Blas,  à  l'Echo  de  Paris,  au 
Gaulois  et,  d'année  en  année,  c'est  Urbains 
et  Ruraux,  Héros  et  Pantins,  avec  le  superbe 
chapitre  liminaire  de  Camille  Lemonnier,  et 


—   i36  — 

N'a-qu1  un-Œil,  dont  le  début  et  le  dénoue- 
ment sont  de  sa  meilleure  main.  Il  réunit 
aussi  les  feuillets  de  sa  Kyrielle  de  Chiens, 
insérée  par  fragments  dans  le  Réveil,  nar- 
ration de  sa  vie  d'adolescent,  écrite  avec  rapi- 
dité et  bonheur  sous  la  poussée  d'une  verve 
enragée  et  qu'il  souhaitait  poursuivre  par  le 
récit  complet  de  sa  maturité.  Hélas!  il  ne  le 
put  jamais,  pris  par  d'autres  travaux,  tra- 
cassé par  les  directeurs  de  journaux  qui 
n'aiment  guère  les  «  suites  d'articles  »  ris- 
quant d'indisposer  le  lecteur  au  numéro, 
habitué  à  l'historiette,  son  quotidien  régal 
de  dix  minutes,  pris  au  café  ou  en  omnibus. 
En  i883,  le  Gil  Blas  donne  Mi-Diable, 
cette  féroce  idylle  à  trois  ;  il  y  remettait  en 
scène  tout  ce  qu'il  avait  tant  chéri  et  raconté, 
les  aspects,  les  gens  de  ses  campagnes  et  leurs 
bêtes  célébrées,  cette  fois,  sous  les  espèces 
du  fameux  jumart,  produit  du  taureau  et 
de  la  jument,  dont  l'apparition  réjouit  les 
lyriques  autant  qu'elle  offusqua  les  «  limiers 
du  réalisme  ». 


-   i37  - 

En  1887  et  1888,  trois  autres  recueils  de 
nouvelles,  Gueux  de  Marque,  Effigies  d* In- 
connus, Raca.  On  y  trouve  forcément,  à  côté 
d'excellentes  pages,  de  moins  réussies  prove- 
nant de  la  collaboration  régulière  aux  jour- 
naux, bien  que  pour  aucune  il  ne  renonçât  à 
la  qualité  de  l'expression  qui,  dès  1880,  ins- 
pirait à  Edouard  Drumont  ce  jugement,  pris 
dans  un  très  brillant  article  paru  à  la  Liberté  : 
«  La  qualité  maîtresse  de  Léon  Cladel,  c'est 
le  style.  Peu  d'écrivains  de  ce  temps,  nous  le 
disons  sincèrement,  ont  eu  un  plus  magni- 
fique instrument  à  leur  service.  Avivée, 
rajeunie,  colorée  non  par  l'argot  du  ruisseau, 
mais  par  ces  innombrables  expressions  très 
françaises  qui  traînent  sur  tous  les  sillons  de 
nos  provinces  sans  que  personne  ait  la  pensée 
de  les  ramasser  pour  en  composer  une  gerbe, 
enrichie  de  tous  les  termes  que  la  lecture 
assidue  des  lexiques  avait  appris  à  Baude- 
laire, mêlant  la  saveur  paysanne  et  locale  à 
la  beauté  et  au  nombre  harmonieux,  peignant 
les  moindres  détails,  non  point  avec  la  bruta- 


—   i38  — 

lité  du  réalisme,  mais  avec  la  simplicité  poé- 
tique de  l'épopée  homérique  qui  s'enthou- 
siasme naïvement  pour  toutes  les  images  qui 
se  présentent  à  elle  clans  le  monde  naissant, 
cette  langue  est  vraiment  celle  d'un  écrivain 
de  grande  race.  » 

Ce  polissage  de  la  forme  qui  lui  valait  un 
éloge  tracé  de  si  forte  main,  avait  provoqué, 
tout  d'abord,  plus  de  dénigrement  que  d'ad- 
miration. Grâce  à  l'effet  de  la  contradiction, 
il  poussa  quelquefois  le  grand  jeu  du  style 
jusqu'à  la  gageure,  remarquablement  tenue, 
de  composer  des  phrases  de  la  longueur  d'une 
page  d'imprimerie  —  et  quand  même  lim- 
pides. Cela  lui  causa  un  tort  momentané, 
d'autant  plus  qu'il  fut  suivi  dans  cette  voie 
de  quelques  jeunes  imitateurs  qui  adoptèrent 
sa  manie  du  mot,  sans  garder  le  goût  et  la 
mesure;  c'est  ainsi  qu'à  certaine  époque,  en 
littérature,  fourmillèrent  les  yeux  smarag- 
dins,  abondèrent  les  personnages  hirsutes, 
les  coruscations,  les  verbes  subodorer,  obom- 
brer,  etc. 


—  i39  — 

Raca  contient  une  longue  nouvelle,  Cœurs 
d'or,  tirée  d'un  acte  en  vers  F  Ancien,  écrit 
en  i865,  joué  seulement  en  1889.  Ce  petit 
drame,  dont  Léon  Cladel  connut  en  Gas- 
cogne le  véritable  héros,  fut  porté  sous 
l'Empire  à  M.  Got  (l).  Le  «  grandissime 
sociétaire  de  la  Comédie  française  »  répondit, 
naturellement,  que  l'aventure  du  laboureur 
Pierre  Éloy  se  tuant  pour  que  son  unique 
garçon,  devenu  fils  de  veuve,  soit  exempté 
des  sept  ans  de  service  militaire  et  de  la 
guerre,  ne  pouvait  être  représentée  par  les 
comédiens  ordinaires  de  Sa  Majesté.  En 
i883,  Alphonse  Daudet,  ayant  pris  connais- 
sance du  manuscrit  «  qui  le  remua  de  la  crête 
aux  ergots  »,  et  l'estimant  un  des  plus  beaux 
morceaux  de  son  camarade  de  lettres,  en 
parla  à  Coquelin;  l'artiste  trouva  la  pièce 
très  bonne,  mais  «  non  jouable  à  cause  des 
nouvelles  lois  militaires  et  de  la  guerre  qui 
était  dans   l'air  ».    Une  tentative   auprès  élu 

1    Voir  dans  l'Ancien:  Après  s3  ans...  avant-propos. 


—   140  — 

directeur  de  l'Odéon  n'avait  pas  mieux  réussi 
et  «  le  dramicule  »  disparut  de  nouveau  dans 
son  linceul  de  carton.  Il  y  serait  peut-être 
resté,  si  Antoine,  cherchant  à  donner  sur 
son  Théâtre-Libre,  outre  des  œuvres  d'in- 
connus de  talent,  celles  d'écrivains  réputés 
qui,  pourtant,  n'avaient  pu  parvenir  jus- 
qu'aux planches,  n'était  venu,  en  compagnie 
de  Mévisto,  la  demander  à  mon  Père,  en  sa 
maison  de  Sèvres.  La  lecture  fut  faite  avec 
l'entrain  dramatique  qui  le  saisissait  dès  les 
premiers  mots;  il  ne  put  achever  sans  une 
émotion  lui  couvrant  la  face  de  larmes 
dont,  toujours  simple  et  viril,  il  s'excusa 
auprès  de  ses  auditeurs  en  disant  comment  il 
avait  assisté,  jadis,  en  Gascogne,  au  fait 
inspirateur  de  cette  brève  tragédie.  Elle  fut 
jouée  par  des  interprètes  de  bonne  volonté, 
mais  qui,  encore  inexpérimentés,  ne  surent 
saisir  et  rendre  le  relief  des  personnages. 
Cet  hiver  1904-1905,  le  Théâtre  du  Parc  de 
Bruxelles  a  monté  remarquablement,  en 
des    matinées    littéraires    qui    ravivèrent    en 


—   ni   — 

Belgique,  de  façon  digne  de  lui,  le  souvenir 
de  lecrivain,  X Ancien,  ainsi  que  les  Auryen- 
tys,  adaptation  de  la  nouvelle  des  Va-Nu- 
Pieds. 

A  la  date  de  1889,  Léon  Cladel,  encore 
dans  la  maturité  de  lage  que  les  hommes 
d'aujourd'hui  savent  si  bien  prolonger,  con- 
fine pourtant  à  la  vieillesse  par  l'usure  lente 
des  forces;  à  le  voir  on  ne  le  croirait  point  : 
sa  chevelure  et  sa  barbe  mince  sont  à  peine 
faufilées  d'argent;  dès  qu'il  reçoit  amis  et 
disciples,  son  âme  s'agite,  transparaît  sur  son 
visage  qu'allumera  toujours  la  jeunesse  de 
l'enthousiasme,  s'il  s'est  davantage  affiné  sous 
les  doigts  de  ces  invisibles  modeleurs,  la  souf- 
france et  la  méditation.  Ainsi,  étroit  et  ardent, 
il  semble  une  lampe  d'albâtre  où  l'on  s'étonne 
que  brûle  une  si  puissante  flamme. 

Ces  réceptions  toutes  simples  sont  sa  plus 
grande  joie;  c'est  le  dimanche, —  l'hiver,  dans 
la  villa  gracieusement  surnommée  par  les 
familiers  Bon-Accueil  ;  l'été,  sur  la  terrasse 
toute  résonnante  des  cris  scintillants  de  cen- 


—   142  — 

taines  de  pierrots  gités  parmi  le  lierre  des 
murailles,  —  devant  les  proches  frondaisons 
quotidiennement  changeantes  du  Parc  de 
Saint-Cloud  et  la  mauve  ligne  d'horizon  en 
qui,  à  cette  distance,  se  condense  Paris. 

Combien  arrivaient  là,  demander  au  tra- 
vailleur exemplaire,  affection,  aide  et  récon- 
fort, conseils  littéraires,  appui  auprès  des 
éditeurs.  L'affection,  on  l'obtenait  aisément 
par  la  droiture  des  sentiments,  les  qualités 
artistiques;  l'appui,  en  faisant  appel  à  sa  bonté 
vaste,  surtout  envers  les  jeunes,  et  à  son 
culte  pour  la  mémoire  de  Baudelaire,  Plus 
d'un  talent  naquit  ou  se  développa  de  la  sorte, 
à  la  chaleur  de  sa  causerie,  près  des  rudes 
pentes  de  son  intellect,  ainsi  la  vigne  à  l'abri 
des  coteaux,  — et  tous  absorbaient  l'excitant 
de  ses  vœux  ou  ses  plaintes  de  colère  et 
d'amertume  contre  ceux  qui,  dans  le  bruit  des 
mots  vides,  entraîneraient  la  France  si  loin 
d'un  idéal  que  les  cœurs  tels  que  le  sien  por- 
tent au  début  de  la  vie  comme  une  lumière, 
puis,    comme  une  plaie,    quand  l'heure  de  la 


—    143  — 

réalisation  semble  désespérément  reculer.  Ju- 
geant, par  l'écart  qui,  en  moins  de  vingt  ans, 
s'était  déjà  produit  entre  les  promesses  de  la 
République  et  ses  accomplissements,  entre  ses 
personnels  espoirs  de  démocrate  et  la  mise  en 
action  insuffisante  de  son  idéal,  qui  était  la 
transformation  d'existence  des  classes  ouvriè- 
res, de  ce  qui  surviendrait  encore  de  décep- 
tions et  de  déchéances,  il  les  annonçait  avec 
la  rageuse  douleur  d'un  prophète  inutile;  plu- 
sieurs, parmi  ceux  qui  l'écoutaient,  raillaient 
ces  prévisions  et,  méconnaissant  sa  noblesse 
désintéressée  jusqu'à  l'imprévoyance,  les  attri- 
buaient à  des  amertumes  personnelles,  à  la 
complication  de  sa  situation  d'écrivain  ver- 
sant ses  franchises,  ses  révoltes,  dans  une  forme 
de  raffinement  tel  que,  passant  par-delà  le  sen- 
timent de  la  foule,  sa  pensée  ne  pouvait  guère 
être  appréciée  que  des  gens  d'intelligence 
aiguisée,  mais,  souvent,  de  trop  molle  con- 
science à  qui  elle  était  suprêmement  désa- 
gréable. Plus  tard,  on  s'étonna  tout  de  même, 
quand,  après  sa  mort,  éclatèrent  le  scandale  du 


—   H4  — 

Panama,  celui  du  trafic  des  décorations,  et 
tant  d'autres  maladies  nationales,  de  cette 
prescience  qui  n'était  qu'expérience  et  déduc- 
tion. 

Parmi  ces  visiteurs  dominicaux,  on  rencon- 
trait Champfleury,  alors  secrétaire  général  de 
la  Manufacture  de  Sèvres,  représentant  le 
début  d'une  période  littéraire  qui  déjà  s'ache- 
vait :  le  naturalisme;  Bracquemond,  fouillant 
les  visages  de  son  œil  normand,  non  moins 
perçant  que  son  burin;  Rodin  et  Dalou,  l'un 
silencieux  toujours,  cachant  sa  merveilleuse 
finesse  en  son  apparence  massive;  l'autre,  au 
faciès  ciselés,  mobile  de  vie  nerveuse;  tous 
deux  formant  un  couple  d'artistes  où,  récipro- 
quement le  talent  de  l'un  s'inclinait  devant  le 
talent  de  l'autre  en  une  beauté  de  fraternité 
qui  enchantait  l'auteur  &  Achille  et  Patrocle; 
Edmond  Haraucourt,  Raoul  Lafagette,  Rol- 
linat,  alors  en  pleine  vogue  parisienne  avec 
ses  Névroses,  disant  ses  vers  et  chantant  les 
pièces  les  plus  douloureusement  tendres  des 
Fleurs  du  Mal,  revêtues  du  voile  délicieux  de 


145 


sa  musique  et  d'une  voix  qu'on  n'oubliait  plus; 
Clovis  Hugues,  tout  résonnant  de  poèmes, 
de  discours,  et  qui,  certain  soir,  improvisa 
à  haute  voix  des  sonnets  nombreux;  les 
frères  Frémine  et  Charles  Canivet,  le  remar- 
quable romancier  normand  ;  Maurice  Tal- 
meyr,  qui  venait  d'écrire  le  Grisou  ;  Hector 
France,  apportant  d'Angleterre  les  pages 
lumineuses  de  son  Amour  au  Pays  Bleu 
ou  ses  terribles  Va-Nu-Pieds  de  Londres; 
Camille  Lemonnier  débarquant  périodique- 
ment de  Belgique,  mouvementé,  rutilant, 
sonore  et  cordial;  Emile  Pouvillon,  dont 
l'œuvre,  la  causerie,  l'accent  dégageaient  déli- 
catement l'arôme  du  terroir  montalbanais; 
Benoit  Malon,  surgissant  parfois  à  la  tête  de 
toute  une  smala  de  jeunes  gens  et  de  jeunes 
femmes;  Séverine,  alors  directrice  du  Cri  du 
Peuple,  frondeuse  et  charmante,  avec  ses  yeux 
de  cristal  et  de  myosotis;  Rosny  aîné  qui 
venait  présenter  sa  Nell  Horn,  premier  nu- 
méro d'une  série  d'œuvres  très  fières;  les  frères 
Margueritte,  pas  encore  collaborateurs  et  nos 


—   146  — 

voisins  de  campagne;  Henri  de  Régnier,  glis- 
sant d'un  geste  discret  ses  plaquettes  de  vers 
dans  la  main  du  maître  de  la  maison;  Emile 
Michelet,  Adolphe  Retté,  alors  sectaire  du 
décadentisme,  dont  le  sens  poétique  perçait  à 
travers  les  obscures  rocailles  qui,  peut- 
être,  en  filtrèrent  la  limpidité  et  la  grâce 
actuelles;  Georges  Rodenbach,  si  séduisant 
de  talent  et  de  tenue;  Angelo  Mariani,  un 
ami  des  premiers  jours;  M.  Manau,  procu- 
reur général  à  la  Cour  de  cassation  :  Jean 
Rameau,  d'Esparbes;  puis  Emile  Bourdelle, 
Jean-Bernard,  Octave  Uzanne,  Georges 
Montorgueil,  Bergougnan,  Gaston  Stiegler, 
Eugène  Morel,  Georges  Maldague,  qui, 
toute  jeune  encore,  devenait  rapidement 
célèbre  comme  romancier  populaire;  Marin 
Dubois,  Léon  Deschamps,  directeur  de  la 
Plume  et  Léon  Riotor;  Maurice  Guillemot, 
Georges  de  Peyrbrune,  de  qui  le  roman  rus- 
tique Victoire  la  Rouge  émouvait  fortement 
l'auteur  du  Boucassiè ;  Elisée  Reclus,  la 
haute  admiration    de    mon    Père  qui   rêvait 


—    «47  — 

pour  cet  apôtre,  dont  il  ne  pouvait  suivre 
jusqu'au  bout  le  rêve  égalitaire,  la  Pré- 
sidence de  la  République;  plus,  tous 
les  jeunes  fonctionnaires  de  la  Manufac- 
ture de  Sèvres  faisant  là  de  l'administration 
pour  subsister,  de  la  littérature  pour  vivre 
vraiment,  heureux  de  venir  se  retremper 
chaque  semaine  en  un  milieu  intellectuel  — 
et  tant  d'autres  encore,  notables  ou  non, 
dont  si  peu  gardèrent  la  mémoire  de  cet 
accueil  et  qui,  sans  piété,  des  le  lendemain 
de  sa  mort,  enseignèrent  aux  enfants  de 
l'écrivain  cette  banalité  cruelle  aux  jeunes 
âmes  :  la  vanité  de  la  trop  nombreuse  amitié. 
Jusque  là  on  entoura  Léon  Cladel  d'un 
respect  qui  paraissait  sincère.  S'il  ne  ponti- 
fiait jamais,  tout  en  gardant  la  dignité  forte 
que  concède  toute  normale  autorité,  il  tenait 
à  la  déférence  dont  s'ennoblissent  les  rapports 
de  maître  à  disciples.  Lui-même  n'aurait  eu 
garde  de  s'en  départir,  quand  il  en  était  rede- 
vable. J'écris  ceci,  au  souvenir  d'un  incident 
où  celui  que  je  vis  presque  toujours  traite  en 


—   148  — 

chef  et  en  patriarche,  reprit,  auprès  d'un  autre, 
l'attitude  révérente  de  Marcus  devant  Job, 
son  père  octogénaire,  en  la  scène  fameuse  des 
Bar  graves. 

Je  lisais  alors,  pleine  d'admiration,  /* 
Chevalier  des  Touches  et  V  Ensorcelée. 
Mon  Père,  heureux  sans  doute  de  recon- 
naître en  moi  des  élans  dont  il  avait  subi 
autrefois  l'ardente  juvénilité,  me  promit 
spontanément  de  me  mener  chez  Barbey 
d'Aurevilly,  malade,  touchant  déjà  à  ses  der- 
niers jours.  Atteint  lui-même,  depuis  long- 
temps il  ne  visitait  plus  le  «  Maréchal  de 
Lettres».  Il  crut  préférable  de  se  présenter 
de  nom  eau  cà  lui  en  compagnie  d'un  ami  com- 
mun, de  François  Coppée  qui  le  fréquentait 
continûment.  Environ  vingt  ans  avant, 
Barbey  d'Aurevilly,  que  le  chantre  des 
Humbles  honorait  profondément,  avait,  en 
ses  feuilletons  littéraires,  distribué  quelques- 
uns  de  ses  désarçonnants  coups  de  plume  au 
poète  qui  s'en  était  fort  affligé.  Léon  Cladel 
s'entremit;   le  rapprochement  eut   lieu  chez 


—   149  — 

lui,  à  table;  François  Coppée  devint  un  des 
fidèles  compagnons  de  l'illustre  critique,  tan- 
dis que  «  le  rural  écarlate  »,  retiré  à  la  cam- 
pagne, ne  le  voyait  plus  que  trop  rarement. 
Nous  fûmes  donc  conduits  à  la  modeste 
petite  chambre  de  la  rue  Rousselet  que  le 
plus  fastueux  des  intellectuels  habitait  depuis 
une  trentaine  d'années.  De  l'unique  fauteuil 
d'un  mobilier  vulgaire,  un  vieillard,  majes- 
tueux solitaire  aux  larges  épaules,  à  la  tète 
courbée,  enveloppé  dune  robe  de  chambre  et 
coiffé  d'une  sorte  de  capuce  dantesque,  se 
dressa,  me  semblant  immense,  tout  droit 
devant  moi,  enfant  encore  par  l'âge,  quoique 
femme  d'aspect,  tandis  que  mon  Père,  comme 
soudain  rajeuni  de  plusieurs  lustres,  le  saluait 
respectueusement  du  nom  de  cher  Maître. 
Cependant,  ce  n'était  guère  que  le  fantôme  de 
l'esprit  superbe  qui  devait  s'évanouir  à  jamais 
quinze  jours  après.  A  demi  prostré,  le  regard 
au  sol,  les  mains  pressant  les  accoudoirs,  il 
laissait  ses  visiteurs  chuchoter  près  de  lui  et 
sa  chatte  noire,  Démonette,  se  frotter  à  ses 


100 


jambes,  sans  sortir  de  cette  torpeur  qui  sem- 
blait, plus  qu'une  défaillance  de  l'intelligence, 
sa  captation  par  un  autre  monde  d'idées. 

—  Il  n'y  est  plus,  murmura  François 
Coppée,  on  ne  le  voit  guère  autrement  à 
présent;  «  puis  très  haut,  tisonnant  avec  une 
gaminerie  mélancolique  de  Parisien  le  bra- 
sier de  ce  cerveau  aux  expirantes  lueurs  »  : 
eh  bien  !  monsieur  d'Aurevilly,  vous  ne 
racontez  rien  à  Cladel?Yous  l'aimez  beau- 
coup cependant...  Allons,  voyons,  dites-nous 
donc  le  dernier  quatrain  que  vous  avez  fait 
pour  Mlle  X...  — (ici  un  nom  très  connu  dans 
le  monde  artistique),  —  rappelez- vous  !  Il  est 
fort  bon  ce  quatrain. 

Effarée,  émue,  je  vivais  à  mon  tour,  dans 
ce  pauvre  réduit  d'étudiant,  la  scène  qui  clôt 
une  des  plus  hautaines  œuvres  de  l'écrivain, 
celle  où  il  conte  comment,  adolescent,  il  avait 
arraché  au  chevalier  des  Touches,  vieilli  et 
plongé  dans  la  démence,  un  suprême  aveu 
sur  la  chasteté  de  la  belle  Aimée  de  Spens. 
Et  voilà  que,  pareil  à  son  héros,   il   redressa 


—  i5i  — 

son  front  d'où  se  dissipaient  les  brumes  du 
coma,  que  son  regard  se  releva  lourdement  à 
l'objurgation  tourmenteuse  du  poète  pour 
nous  couvrir  d'une  glauque  clarté,  et  que, 
d'une  voix  sombrée,  sans  timbre  et  déjà 
d'outre-tombe,  il  égrena  les  syllabes  satiri- 
ques des  quatre  vers. 

Ce  fut  tout,  il  redescendit  dans  les  ombres; 
pourtant,  quand  nous  le  quittâmes,  gen- 
tilhomme toujours  devant  la  féminité,  il 
érigea  de  nouveau  sa  stature  de  hêtre,  droit 
quoique  tremblant,  et  un  éclair  profond  brilla 
sous  ses  sourcils. 

Deux  semaines  plus  tard,  le  23  avril  1889, 
nous  apprenions  sa  mort. 

Elle  dure  encore  l'impression  que  je  con- 
servai des  rapports  qui,  un  instant,  rappro- 
chèrent ces  trois  hommes  de  lettres  en  une 
puissante  et  belle  hiérarchie  volontairement 
consentie. 

Une  demi-heure  après,  nous  étions  k  la 
librairie  d'Alphonse  Lemerre,  où  nous  ren- 
contrions un  autre  pontife  du  Beau,  Leconte 


l52    

de  Lisle,  d'olympienne  allure,  mais  combien 
acerbe,  qui,  un  moment,  s'amusa  à  verser 
dans  mon  naïf  esprit  l'acide  de  ses  sarcasmes 
sur  le  monde  et  les  hommes. 

Puis  nous  partions  vers  les  boulevards  et 
les  bureaux  de  rédaction,  mon  Père  indifférent 
à  la  foule  de  qui  sa  tète  de  Christ  andalou 
attirait  l'attention,  enfermé  dans  ses  réflexions 
et  une  demi-myopie,  ne  voyant  pas  les  coups 
de  chapeau  que  son  passage  provoquait 
parmi  ce  monde  semé  d'artistes  et  de  journa- 
listes, bien  que  je  le  prévinsse  (comme  le 
Dauphin  Philippe-le-Hardi,  le  roi  Jean-le- 
Bon  à  la  bataille  de  Poitiers)  :  Père,  on  te 
salue  à  droite,  Père,  on  te  salue  à  gauche, 
en  sorte  qu'il  rendait  la  politesse  trois  mi- 
nutes trop  tard,  à  des  passants  quelconques 
et  surpris. 

Ce  sont  déjà  les  réminiscences  des  dernières 
années.  Les  hivers  étaient  devenus  pour  lui 
de  longs  supplices;  des  crises  d'asthme  1  étouf- 
faient, affaiblissant  son  corps  miné,  d'autre 
part,   par  une  sournoise  maladie,  due  peut- 


—  i53  — 

être  aux  jours  de  vie  précaire  de  ses  débuts  à 
Paris.  On  l'apercevait  dans  les  rues  de 
Sèvres  et  par  les  venelles  avoisinantes,  fléchi, 
fragilisé,  sa  vitalité  psychique  semblant  par 
contraste  croître  encore,  jusqu'au  jour  où  elle 
consumerait  définitivement  l'enveloppe  char- 
nelle. Soupirant  après  le  soleil  du  Sud,  avide 
de  retrouver  sur  la  terre  d'Aquitaine  les 
rayons  de  ce  flambeau  qui,  partout  ailleurs, 
lui  paraissait  voilé  et  ne  pouvant  se  résigner 
à  les  aller  chercher  loin  de  sa  famille,  trop 
nombreuse  pour  l'accompagner,  il  errait, 
intéressé  par  les  besognes  et  les  récréations 
des  simples,  regardant  les  maçons  bâtir  les 
villas  de  la  côte  de  Bellevue,  les  terrassiers 
creuser  les  chemins,  les  bûcherons  abattre  et 
débiter  les  arbres  des  bois  environnants,  les 
pilotes  conduire  habilement  les  bateaux  pari- 
siens par  les  courbures  reptiliennes  de  la 
Seine,  des  groupes  de  petits  rentiers  jouer  aux 
boules  dans  le  Parc  de  Saint-Cloud,  avant  de 
rentrer,  vers  le  milieu  du  jour,  reprendre  les 
pages  composées  pendant  la  matinée.  Quel- 


—  id4  — 

quefois  il  nouait  avec  l'un,  l'autre,  une  discus- 
sion politique,  se  dépensant  comme  s'il  se  fût 
trouvé  devant  la  Convention  ameutée,  ou  bien 
il  questionnait  un  jardinier,  un  charpentier, 
un  meneur  de  chèvres  auquel  il  réclamait  des 
romances  populaires. 

Durant  une  de  ces  promenades,  tan- 
dis que  mes  sœurs  blondes  et  brunes 
gambadaient  à  quelques  pas,  en  compa- 
gnie de  nos  deux  épagneuls,  Paf  et  Famine, 
remplacés  plus  tard  par  le  Danois  Tantan  et 
le  caniche  Xôdi,  je  vis  s'approcher  de  lui  un 
ouvrier  qui,  tortillant  sa  casquette  entre  les 
doigts,  venait  demander  à  «  monsieur  qu'on 
disait  si  savant  »,  quelque  remède  contre  des 
contusions  provenant  de  coups  reçus  à  la  tête. 
Souriant  dans  sa  barbe,  il  ordonna  je  ne  sais 
quel  onguent  de  bonne  femme,  en  tendant  h 
l'homme,  pour  les  frais  de  la  drogue,  une 
pièce  pareille  à  celle  que  cet  inattendu  client 
parlait  de  lui  offrir. 

Souvent,  très  souvent,  il  lui  plaisait  de 
suivre  les  ventes   aux  enchères  tenues  dans 


—  i55  — 

les  proches  localités.  Goût  au  moins  sin- 
gulier chez  un  artiste  détaché  des  extério- 
rités jusqu'à  l'invraisemblance  et  ne  con- 
voitant nul  bien  matériel.  Reviviscence  peut- 
être  d'un  instinct  paysan.  Il  assistait  donc 
à  ces  formalités  pour  le  plaisir  même 
des  débats,  faisant  inconsidérément  monter 
l'encan  ;  ahurissant  les  brocanteurs  profes- 
sionnels; irritant  parfois  a  la  fureur  de  mal- 
heureux héritiers,  désireux  de  racheter  un 
mobilier  qui  n'avait  d'autre  prix  que  celui  du 
souvenir;  acquérant  des  objets  inutilisables 
que,  pour  ne  pas  froisser  son  désir  de  bien 
faire,  on  feignait  de  considérer  en  excellentes 
occasions  :  n'envoya-t-il  pas  ainsi, à  la  maison 
où,  chaque  dimanche  de  réunion  au  jardin, 
on  brisait  quelques  chopes  et  gobelets,  une 
centaine  de  ces  verres  plats  sur  quoi  les  mar- 
chands ambulants  servent  des  glaces  aux 
gamins  qui  les  dégustent  à  coups  de  langue? 
Une  autre  fois,  jour  de  réception  intime,  ne 
fit-il  pas  apporter  un  lot  d'outils  de  jardinage, 
parmi  lesquels  il  avisa  soudain  un  long  bâton, 


—   i56  — 

armé  d'un  cadre  de  fer,  dont  personne  ne  sut 
lui  indiquer  l'usage? 

—  Oui  d'entre  vous  peut  dire  à  quoi 
cela  sert?  interrogea-t-il,  vite  impatient, 
une  dizaine  de  jeunes  gens  venus  lui  faire 
leur  cour. 

Nul  ne  répondit. 

—  Eh  bien  !  puisqu'il  n'y  a  là  qu'un  tas  de 
nigauds  qui  n'y  connaissent  rien,  je  vais  me 
renseigner  moi-même  ! 

Et,  jetant  la  perche  sur  son  épaule',  de 
descendre  précipitamment  les  degrés  de  la 
terrasse,  pasteur  farouche,  suivi  de  son  trou- 
peau de  fidèles,  amusés  de  ses  extraordinaires 
boutades,  chevelures  claires  et  sombres, 
longues  pour  la  plupart,  et  pans  de  veste 
voltigeant,  voix  bruissant  en  protestations 
joyeuses  ! 

—  Où  courez-vous  donc  ainsi,  M.  Cladel? 
questionna  une  voisine  qu'il  croisait  dans  la 
rue,  sans  l'apercevoir. 

—  Demander  ce  que  c'est  que  ça. 

—  Ça?  mais  c'est  un  bâton  à  cirer!  répli- 
qua la  ménagère  en  riant  aux  larmes. 


i57  - 

Il  revint,  calmé  et  souriant. 

Il  écrivait  simultanément  /.  N.  R.  /., 
roman  aujourd'hui  encore  inédit,  où  il 
raconta  la  Commune,  et  les  Images  Versico- 
lores,  œuvre  lentement  constituée  dont  la 
composition  s'étend  sur  une  période  de  trente 
ans.  Il  l'avait  commencée  en  1860  par 
quelques  courts  tableaux,  réunis  beaucoup 
plus  tard  sous  le  titre  Six  Morceaux  de  Litté- 
rature, publiés  en  1880,  par  Kystemaekers, 
avec  des  illustrations,  dont  une  de  Félicien 
Rops.  Dans  l'édition  parisienne,  de  1888,  ce 
recueil  devint  Seize  Morceaux  de  Littérature 
(Peintures  et  sculptures  écrites).  En  chacun 
d'eux  le  styliste  s'efforça  de  reproduire,  par  la 
plume,  la  manière  de  tel  maître  de  l'ébau- 
choir  ou  du  pinceau  et  de  se  prouver  ce  que 
Barbey  d'Aurevilly' l'avait  signalé  autrefois, 
ce  qu'il  était  par-dessus  tout,  un  peintre,  un 
artiste  éperduement  épris  de  plastique.  Il  les 
paracheva  avec  cette  volonté  à  la  fois  emportée 
etopiniâtre  qui  ne  l'abandonnajamais,  livrant 
à  X Echo  de  Paris,  au  G/7  B/as,  au  Gaulois, 


i58 


de  nouvelles  pages,  pour  faire  définitivement, 
de  l'ensemble,  les  Images  Versicolorcs  (qu'il 
n'eut  point  la  satisfaction  de  voir  imprimées), 
avec  trente  descriptions  de  toiles,  eaux-fortes 
ou  reliefs,  qu'en  son  idée  eussent  pu  créer 
Delacroix,  Watteau,  Géricault,  Barye,  Rude, 
Carpeaux,  Corot,  Rubens,  Raffet,  etc.. 

Cette  préoccupation  de  la  couleur,  spéciale 
à  l'école  romantique  jusqu'aux  Concourt, 
l'a  fait  maintes  fois  surnommer — par  rapport 
de  sentiment,  plus  encore  que  de  coloris,  — 
le  Millet  de  la  Littérature;  il  rêvait  de  voir 
son  fils  unique  devenir  peintre  :  c'est  un 
sculpteur. 

Les  jours  s'écoulent,  assombris.  La  maladie 
est  là,  sans  cesse,  qui  émacie  son  visage  d'or 
éteint,  comme  on  voit  sur  les  icônes,  mais  où 
subsiste  l'or  vivant  et  pailleté  des  yeux,  cour- 
bant ses  épaules  sous  le  fardeau  des  plus 
an  xi  lu  ses  prévisions. 

Il  n'a  pas  renoncé  à  sa  tache  et  prépare 
Paris  en  Travail,  livre  pour  lequel  il  amon- 
celle, depuis  des  ans,  les  matériaux  et  ranime 


—    ï  59  — 

le  passé  :  ce  sera  l'histoire  de  sa  vie  à  travers 
celle  de  la  grand'ville;  il  achève  Jtiive- 
Errante.  Sa  furia  de  pensée,  loin  de  s'assou- 
pir, déborde  devant  toute  iniquité,  tout 
cynique  forfait.  De  la  chambre  voisine, 
nous  l'entendons,  pendant  la  rédaction  des 
pages  violentes,  apostropher  ses  person- 
nages, mâchonner  des  injures,  flétrir  féroces 
et  lâches,  tandis  que  ses  longs  doigts  bruns 
crispés  torturent  la  plume  en  un  incessant 
roulement,  ou  écrasent  l'éternelle  cigarette 
que  sa  distraction  laisse  toujours  éteindre. 
Il  est  bien  encore,  à  ces  suprêmes  heures 
d'énergie,  celui  qu'il  fut  à  l'aube  de  sa  carrière, 
tel  qu'il  s'est  dépeint,  sous  les  traits  d'Alpi- 
nien  Maurthal,  dans  les  Martyrs  Ridicules  : 
«  Sa  pensée  se  traduisait  par  des  exclama- 
tions qu'il  n'entendait  pas;  ses  traits  se 
mouvementaient,  ses  yeux  immobiles  sem- 
blaient suivre  une  éclatante  vision,  et  sa 
main,  de  plus  en  plus  fébrile,  labourait  le 
papier...  Ses  cheveux  en  désordre  donnaient 
à  sa  physionomie  quelque  chose  de  farouche, 


—   i6o  — - 

autour  de  son  front  scintillait  comme  un 
rayonnement.  Ce  par  ion  de  la  pensée  était 
plus  riche  en  courage  et  en  sincérité  que  ne 
le  fut  jamais  au  pouvoir  ministre  libéral.  » 

L'hiver  de  1892  l'accabla  entièrement  de 
maux,  d'angoisses  aussi  quanta  cette  famille 
de  jeunes  enfants  qu'il  sentait  devoir  laisser 
bientôt  derrière  lui,  de  regrets  quant  à  l'œuvre 
capitale,  Paris  en  Travail,  qu'il  avait  tant 
nourrie  en  esprit  et  ne  formulerait  jamais... 
L'acre  froidure  se  prolongeait.  Nous  espé- 
rions en  l'été  qui,  sans  doute,  réparerait  une 
fois  de  plus  ses  forces  dévastées,  nous  l'espé- 
rions de  toute  notre  âme!  l'époque  en  était 
venue,  mais  les  vents  glaçaient  parfois  encore 
la  chaude  saison  perturbée  et  figeaient  en  ses 
veines    un    sang   appauvri. 

Il  s'éteignit  le  20  juillet,  à  dix  heures  du 
soir,  en  pleine  et  douloureuse  conscience, 
sans  faiblesse  dame,  sans  nulle  diminution 
de  lui-même,  dans  son  fauteuil,  près  de 
la  fenêtre  entrouverte  dont  les  battants 
s'entrechoquaient     sous     l'haleine    furieuse 


—   i6i    — 

d'une  tempête,  tandis  que  son  passage 
au  grand  repos  nous  arrachait,  avec  nos 
pleurs,  ce  cri  :  «  Il  ne  souffre  plus!  »  Le 
lendemain,  des  l'aurore,  par  un  soleil  éblouis- 
sant, le  jardin  éclatait  de  fleurs  et  de  chants. 

Nous  l'ensevelîmes  au  cimetière  du  Père- 
Lachaise,  auprès  de  sa  Mère,  de  son  petit 
garçon,  mort  en  bas-âge,  et  de  notre  jeune 
sœur,  emportée  dès  sa  sixième  année.  Une 
foule  nombreuse  l'accompagna  —  rien  que 
des  artistes  et  des  hommes  du  peuple,  ceux 
qu'il  avait  tant  aimés.  Ils  se  pressèrent 
autour  de  l'étroite  tombe,  en  la  nécropole 
immense  et  banale  faisant  regretter  pour  lui 
l'humble  champ  des  morts,  si  touchant  en 
sa  beauté  négligée  et  touffue,  découpée  dans 
la  grande  Nature,  où  Montauban-Tu-Ne- 
Le-Sauras- Pas  dort  au  sein  du  Ouercv. 

Devant  le  caveau  béant,  Emile  Zola,  alors 
président  de  la  Société  des  Gens  de  Lettres, 
oubliant  tout  antagonisme  littéraire,  pro- 
nonça, balbutiant  d'émotion,  de  simples  et 
belles  paroles,   auxquelles  se  joignirent  celles 


IÔ2    

de  Paul  Ginisty  et  d' Henry  de  Braisne.  Durant 
une  quinzaine,  les  journaux  publièrent  chro- 
niques, récits,  anecdotes;  Emile  Bergerat, 
Paul  Arène,  Armand  Silvestre  et  Séverine, 
dans  la  plus  touchante  page,  véritable  oraison 
funèbre  jaillie  d'un  cœur  féminin,  dirent  un 
public  adieu  à  leur  camarade  de  lettres; 
Emile  Michelet,  Jean  Blaize,  Léon  Riotor 
lui  consacrèrent  de  très  loyales  études.  Deux 
ans  après,  le  Journal 'insérait  Juive- Errante, 
son  dernier  roman,  qu'il  corrigeait  encore 
trois  jours  avant  de  mourir,  dont  le  volume 
parut  avec  une  éloquente  et  judicieuse  Intro- 
duction d'Arthur  d'Échérac  (G.  Dargenty), 
«  son  compagnon  de  labour  et  de  soleil  ». 

En  même  temps,  par  les  soins  dévoués 
d  Henry  Lapauze,  estimant  que  lui  et  ses 
confrères  se  devaient  d'honorer  1  ame  de  l'ar- 
tiste si  propice  aux  jeunes,  on  élevait  son 
buste,  original  morceau  de  sculpture  impres- 
sionniste, dû  au  ciseau  de  Bourdelle,  à  Mon- 
tauban,  sur  cette  terre  qui  commençait  ainsi 
à  le  revendiquer,  lui,  trop  pieux  pour  l'avoir 


i6: 


jamais,  fut-ce  un  instant,  reniée,  malgré  un 
cruel  dédain,  ainsi  qu'il  le  confessa  en  cette 
virile  plainte,  destinée  au  frontispice  de  son 
œuvre  complète  : 

AU    QUERCY, 

Voici  ce  que  j'ai  fait  loin  de  Toi  que  f  exècre 
et  chéris,  à  Parâtre,  qui,  pendant  trente  ans, 
as  méconnu  le  nie  il  leur  de  tes  fils.  Ou  te  la 
lègue,  eette  œuvre  dont  tu  f  enorgueilliras, 
quand  je  ne  serai  plus  que  poussière.  Alors, 
souviens-toi  de  ce  qu'ici  je  f  affirme  et  tâche 
d'avoir  pour  les  poètes  que  tu  produiras,  sans 
doute,  après  moi,  plus  d'équité  que  tu  n'en  eus 
pour  celui  qui  te  dit  à  jamais  adieu  ! 

Moissac  baptisa  du  nom  de  l'auteur  du 
Bouscassie,  un  boulevard  planté  de  magni- 
fiques ormes  centenaires,  entre  les  fûts 
desquels  a  lieu  périodiquement  la  foire  des 
bêtes  aumailles.  Un  moment,  il  fut  question 
d'abattre  ces  vénérables  en  vue  de  réaliser  un 


—   164  — 

bénéfice  ;  de  véhémentes  protestations  enfié- 
vrèrent les  feuilles  locales;  de  l'étranger,  un 
ami,  un  admirateur,  offrit  d'acheter  les  con- 
damnés, pour  les  laisser  en  place  double- 
ment glorieux. 

Bruxelles  accueillit  la  mémoire  de  l'écri- 
vain défunt,  comme  il  l'avait  reçu  vivant. 
A  l'avenue  Louise,  sur  les  horizons  charmants 
du  Bas-Ixelles,  se  profile  aujourd'hui  la  nou- 
euse beauté  du  groupe  d'Ompdrailles  et  d'Ar- 
ribial,  modelé  par  Charles  Vanderstappen,  et 
le  socle  présente  cette  inscription  : 

EN   SOUVENIR 

D  I 

LÉON    CLADEL 

Créateur    d'Ompdrailles 

Paris,  seul,  bien  que  de  très  actifs  amis 
s'y  soient  employés,  et  qu'une  rue  y  porte  le 
nom  du  disparu,  n'a  pas  encore  rendu  tout 
l'hommage  dû  au  provincial  qui,  près  de 
quarante   ans,   vécut  entre   ses   murs.  Pour- 


i65 


tant,  grâce  cà  l'effort  de  ceux  qui  savent 
se  souvenir,  on  peut  prévoir  le  jour  où, 
sous  les  frondaisons  légères  d'un  de  ces 
jardins  citadins  que  hantait  en  méditant 
son  maître  Charles  Baudelaire,  et  dont  les 
ombrages  lui  verseront  une  caresse  presque 
aussi  chère  que  celle  des  rouvres  querçynois, 
se  dressera  son  image,  telle  que  son  fils  Marius 
la  conserve  au  cœur  et  que,  de  ses  doigts 
d'artiste,  il  parviendra  à  la  pétrir  et  à  l'éri- 
ger, sinon  en  plein  espace,  au  moins  sous 
un  morceau  du  ciel  libre,  comme  il  convient 
à  l'effigie  du  penseur  qui  exhala  ces  paroles  : 
<  Si  Paris  a  tué  successivement  en  moi  le 
dévot  et  le  chauvin  qui  s'y  développèrent 
ensemble,  il  n'a  pas  même  entamé  le  Celte, 
le  Gaulois,  le  paysan,  et  je  reste,  à  l'instar  de 
mes  ancêtres,  un  des  mille  et  mille  pygmées 
fidèles  à  la  grande  nature,  ami,  comme  mes 
devanciers,  des  arbres,  des  animaux,  des 
étoiles,  de  la  terre  et  de  l'eau,  de  tout  ce  qui 
marche,  vole,  nage  ou  rampe,  embaume,  luit 
et  respire.    »   lié,  me  demandera-t-on,  êtes- 


—   i66  — 

vous  athée  ou  non?  «  En  conscience,  franche- 
ment, je  l'ignore.  Il  me  serait  doux  de  croire 
encore,  hélas  !  je  ne  le  puis  plus,  et  pourtant, 
quoique  dépourvu  de  foi,  Pan,  l'énorme  Pan 
m'attire,  m'obsède  et  me  possède!  Oui!  j'ar- 
rache cette  page  de  mon  cœur  et,  comme 
autrefois  Jean-Jacques,  en  ses  Confessions  si 
déchirantes,  je  la  livre  au  premier  venu, 
qu'on  s'en  empare  et  qu'on  me  la  jette  plus 
tard  à  la  figure  si  j'ai  menti  '  ...  ». 


I       K\  Mil  l.l.l     Dl     (  '.IIIKNS.    p.    174. 


J'ai  terminé  l'évocation  qui,  malgré  mon 
désir,  reste  incomplète  ;  heureuse  serai-je, 
néanmoins,  si  elle  inspire  le  goût  de  recher- 
cher et  de  fréquenter  une  œuvre  assez  disper- 
sée par  les  hasards  de  la  librairie. 

Il  ne  m'appartenait  pas  de  la  juger,  de 
tenter  la  classification  que  le  temps  accom- 
plira avec  la  sûreté  impossible  à  l'esprit  hu- 
main et,  surtout,  à  celui  d'une  femme.  Je  le 
répète,  j'ai  simplement  voulu  préparer  un 
document  pour  les  futurs  historiens  de  notre 
littérature  au  XIXe  siècle.  Mais,  d'autre  part, 
mon  Père  me  légua  trop  abondamment 
l'amour  des  lettres  et  de  la  contemplation  du 
phénomène  artistique  pour  que  je  n'essaie  pas 
d'indiquer  ici  quelques  traits  que  d'autres 
redresseront  ou  creuseront. 


—   i68  — 

La  place  de  Léon  Cladel  est  difficile  à 
déterminer,  aussi  bien  que  celle  de  Flaubert, 
de  Barbey  d'Aurevilly  et  des  Goncourt, 
car  leur  personnalité  l'emporte  sur  les  géné- 
ralités d'une  école.  Ils  restent,  suivant  la  par- 
faite expression  de  Remy  de  Gourmont,  «  de 
ces  classiques  singuliers  et  comme  souter- 
rains qui  sont  la  véritable  vie  de  la  littérature 
française  ». 

Le  chantre  de  la  Fête  Votive  et  des 
Va-Nu-Pieds  se  rattache  au  romantisme 
par  ses  dons  d'imaginatif  et  de  lyrique,  mais 
la  vigueur,  l'exactitude,  l'opulence  et,  quoi 
qu'on  en  ait  dit,  la  simplicité  traditionnelle 
de  la  langue,  en  ses  meilleurs  romans,  l'appa- 
rient plutôt  aux  artistes  de  la  Renaissance.  En 
cette  parenté  résident  son  honneur  et  son 
bonheur.  La  fureur  romantique,  tombant  sur 
sa  fougue  naturelle,  aurait  pu  l'exaspérer  jus- 
qu'au mauvais  goût;  l'hérédité  classique  le 
sauvegarda.  Plusieurs  d'entre  les  romantiques 
ne  le  furent  qu'à  demi  :  si  le  courant  intellec- 
tuel du  temps  impressionna  la  moitié  de  leur 


—  169  — 

mentalité,  l'autre  ne  s'imprégna  que  de  réalité; 
c'est  à  celle-là  qu'ils  sont  redevables  de  la 
partie  durable  de  leur  art;  ce  que  nous  recher- 
chons, aujourd'hui,  chez  le  poète  des  Fleurs 
du  Mal,  chez  le  romancier  de  Madame 
Bovary  et  de  Salammbô,  ce  n'est  ni  le  sata- 
nisme arbitraire  de  l'un,  ni  l'imagination 
archéologique  de  1  autre,  mais  leur  vrai  et 
profond  sentiment  devant  la  nature;  le  reste 
ne  demeure  intéressant  que  comme  curiosité 
et  renseignement,  effet  de  transition  de  la 
période  romantique  à  la  période  actuelle,  — 
le  naturalisme  semblant  surtout  une  végéta- 
tion parasitaire  de  l'art  français. 

Léon  Cladel  était  robuste  et  tout  sert, 
plutôt  que  de  nuire,  aux  fortes  constitutions. 
Arrivant  à  Paris,  entièrement  formé  par  ses 
origines  très  nettes,  il  n'y  prit  que  la  dis- 
cipline baudelairienne  avant  de  se  plonger 
dans  le  travail  et,  en  quelque  sorte,  de  s'y 
embaumer  pour  y  demeurer  inaltérablement 
lui-même. 

Lui-même,    c'est-à-dire     un     Paysan,     se 


—   170  — 

façonnant,  afin  de  se  raconter,  le  plus  varié  et 
le  plus  souple  des  instruments.  Le  fait  se 
produit  pour  la  première  fois  en  littérature. 
Toutes  les  castes  parlèrent,  se  décrivirent, 
sauf  la  caste  agricole.  La  Bruyère  a  livré  de 
l'homme  des  champs  un  terrible  portrait, 
mais  seulement  extérieur;  Balzac,  à  cause  de 
sa  rancune,  n'a  saisi  qu'un  côté  de  ces  indivi- 
dualités obscures;  George  Sand  leur  souriait 
à  travers  la  gaze  colorée  qu'elle  étendait  sys- 
tématiquement entre  elle  et  le  monde,  et  le 
puissant  cinématographe  de  Zola  ne  nous 
donne  pas  tout,  puisque  le  cœur  de  l'écrivain 
restait  sans  amour  devant  le  sujet.  Enfin,  les 
uns  et  les  autres  étaient  étrangers  à  la  plèbe 
arvienne. 

Léon  Cladel  a  pu,  sans  devenir  suspect, 
appartenant  à  la  race,  la  réprouver  et 
l'exalter  tour  à  tour.  Ni  par  destinée,  ni 
par  complexion,  il  ne  lui  fut  possible  de 
demeurer  le  calme  observateur  des  siens  :  ses 
livres  furent  son  âme  et  son  sang,  et  non  de 
simples  tableaux  de  mœurs.  C'est  grâce  à  sa 


171 


passion,  à  sa  faculté  d'héroïser  ce  qu'il  aime, 
en  même  temps  qu'à  sa  persistante  ingénuité, 
qu'il  se  révéla,  tout  instinctivement,  sans  nul 
vouloir  préconçu,  au  XIXe  siècle,  en  plein 
âge  de  science  et  de  conscience  ce  que,  même 
les  écrivains  d'époques  plus  jeunes  n'ont  pu 
se  réaliser,  malgré  leurs  efforts  et  à  cause 
de  ces  efforts  :  un  poète  épique.  L'épopée 
souhaitée  par  ceux  à  qui  leur  culture  intellec- 
tuelle a  fait  placer  ce  genre  littéraire,  mine 
surabondante  de  sentiment  et  de  poésie,  au 
premier  rang,  et  que,  plus  d'une  fois,  passé 
le  temps  des  chansons  de  gestes,  des  versi- 
ficateurs s'évertuèrent  en  vain  à  combiner  par 
la  logique,  la  voilà  :  c'est  la  Fête-Votive 
de  Saint-  Bartholomêe  -  Porte  -  Glaive,  c'est 
Celui  de  la  Croix-aux-Bœufs,  c'est  Omp- 
d railles  le  Tombeau-des- Lutteur  s.  Le  héros 
célébré  ici  est  l'homme  de  la  glèbe,  le  soldat 
pacifique  de  Cybèle,  celui  qui,  par  l'éternel 
labeur,  a  donné  à  la  terre  sauvage  son  aspect 
de  paradis  où  «  tout  n'est  qu'ordre  et  beauté». 
Ht,  fatalement,  il  est  chanté  d'après  le  procédé 


—   172  — 

homérique  :  ce  n'est  pas  une  imitation,  c'est  la 
découverte  nouvelle  d'une  source  disparue  qui 
revient  à  la  lumière  en  retrouvant  le  terrain 
favorable;  —  remarque  assez  délicate  à  noter 
quand  on  est  la  fille  de  l'écrivain  et  puisque 
ï Blinde  est  devenu  l'ultime  point  de  compa- 
raison,mais  déjà  indiquée  pard'autres, comme 
on  l'a  vu  au  cours  de  cette  étude,  et  toutes 
réserves  faites  en  ce  qui  concerne  l'universa- 
lité de  l'épopée  grecque  et  la  spécialité  de  ces 
poèmes  en  prose  français.  Cette  «exagération» 
que  les  Naturalistes  ont  tant  reprochée  à 
Léon  Cladel,  en  la  désignant  faussement,  ce 
n'est  donc  que  l'agrandissement,  la  transposi- 
tion poétique;  ce  coloris  poussé,  éclatant,  est 
celui  même  de  cette  âme.  La  nature  est  tou- 
jours belle,  mais  il  est  tels  aspects  sous 
lesquels  elle  nous  frappe  davantage;  au  prin- 
temps, quand  les  arbres  sont  en  rieur,  à 
l'automne,  quand  ils  sont  en  or.  L'âme  de 
Léon  Cladel  était  dans  un  constant  et  flam- 
boyant automne. 

Son    autre    caractéristique,    c'est    d'être,  à 


i73 


1  égard  de  la  langue,  un  mystique,  tels  le 
furent  les  écrivains  d'exception  que  j'ai  déjà 
cités.  Pour  lui,  comme  pour  eux,  le  style 
était  l'exercice  d'un  culte,  et,  de  par  ses  ten- 
dances à  l'excès,  il  s'y  montrait  fanatique, 
fanatique  jusqu'à  l'inquisition  contre  les 
hérésies  grammaticales  et  le  péché  des  répé- 
titions; fanatique  jusqu'à  la  puérilité,  au 
point  de  varier  la  première  lettre  de  chaque 
alinéa,  d'établir  la  liste  des  titres  de  ses 
œuvres,  ou  de  ses  vol  urnes  de  nouvelles, 
selon  l'alphabet,  chacun  commençant  par  une 
majuscule  différente. 

Il  dut,  à  cet  immense  amour,  de  produire 
quelques  livres  non  encore  classifiés,  mais 
dont  la  valeur  de  plus  en  plus  s'impose 
comme  tendance  et  comme  exemple.  Sa  prose 
résiste  aux  épreuves  de  la  syntaxe,  de  la  voix 
et  du  regard.  Que,  parmi  les  ouvrages  de  sa 
belle  période,  on  prenne  un  fragment,  au 
hasard,  il  aura  la  qualité  de  modelé,  la 
valeur  intrinsèque  d'un  morceau  de  sculpture 
grecque;   ce  n'est   qu'une  page,  —   ce  n'est 


—   174  — 

qu'un  tronçon  de  bras  ou  de  jambe. . .  —  mais 
l'art  y  est,  complet. 

Il  suffit  de  les  lire,  ces  fragments,  pour 
sentir  que  LéonCladel  restera,  auprès  des  purs 
artistes  qu'il  révérait,  un  des  plus  sûrs  tréso- 
riers de  la  langue  française.  En  sa  vie  labo- 
rieuse,  dont,  jusqu'au  dernier  moment,  il  ne 
consentit  pas  à  ralentir  l'action,  au  milieu 
des  «  affres  du  style  »  qui,  certes,  diminuè- 
rent ses  jours,  cet  homme  à  la  fois  très  fier  et 
très  modeste,  n'eut,  avec  le  maintien  de  son 
intégrité,  jamais  d'autre  ambition  ni  de  plus 
fervent  espoir. 


Paris,  r3  mars  iço5. 


Léon  Cladel 

en   Belgique 


PAR 

i;i)M()XD   PICARD 


*** 


Je  n'avais  jamais  vu  Léon  Cladel,  mais  j'avais 
beaucoup  lu  ses  livres.  L'Homme  delà  Croix-aux- 
Bceufs,  acheté  à  la  gare  du  Midi,  un  soir  d'été,  au 
moment  de  quitter  Bruxelles  pour  Virginal  où  ma 
maisonnée  était  en  villégiature,  m'avait  laissé  la 
résonnance  d'une  émotion  poignante;  son  drame 
se  déroulant  dans  le  paysage  quercynois  hantait 
ma  mémoire  comme  le  résidu  d'un  rêve  violent. 
Le  Bouscassic  et  son  idylle  avaient,  depuis,  mis 
un  adoucissement  à  cet  âpre  souvenir.  Mais  Omp- 
dr ailles  et  la  Fête  votive  de  Saint- Bar tholomée 
Porte-Glaive,  successivement  recherchés  et  dévorés 
avec    une    curiosité   obsédante,   m'avaient    rendu 


l'impression  première  de  brutalité  épique,  tendre 
pourtant  à  certaines  pages.  J'avais  construit  l'au- 
teur d'après  mes  sensations;  je  me  le  figurais 
robuste,  ramassé,  solide  sur  ses  jambes  de  bon 
piéton  rustique,  la  main  rude,  le  col  court,  le  teint 
broyé  dans  le  rouge  et  la  sépia,  les  cheveux  noirs, 
crépus  et  durs;  bref,  celui  qui  avait  groupé  sous 
le  titre  Mes  Paysans  quelques-unes  de  ses  œuvres 
les  plus  intenses  devait  être  un  paysan  ;  celui  qui 
avait  sculpté  Ompdrailles,  le  lutteur  triomphant, 
devait  avoir  quelque  chose  de  la  musculature  de 
son  héros. 

Un  jour,  je  reçus  de  lui  une  courte  lettre.  Il  avait 
lu  la  Forge  Roussel,  une  de  mes  Scènes  de  la  Vie 
judiciaire,  il  me  disait  :  C'est  bien.  L'écriture  était 
déhanchée,  active  ;  la  signature,  où  les  majuscules 
et  les  minuscules  se  mêlaient  en  désordre,  me 
sembla  un  croquis  confirmant  la  figuration  que  je 
m'étais  faite  du  personnage. 

J'étais  sous  l'influence  de  ces  impressions,  et  le 
Cladel  de  mon  imagination,  jamais  contredit  dans 
ses  contours,  prenait  peu  à  peu  la  fixité  des  profils 
de  médaille,  quand  Camille  Lemonnier,  au  ban- 
quet que  notre  jeune  école  artistique  organisa 
comme  une  émeute  pour  venger  des  dédains  offi- 
ciels,  lui,  le  vivant,   et  Octave   Pirmez,  le   mort, 


dont  la  chaise  vide  couronnée  de  roses  et  le 
couvert  sans  convive,  lui  faisaient  face,  me  dit, 
après  l'apaisement  des  toasts  et  des  acclamations  : 
fe  vais  me  marier  :  tu  seras  mon  témoin,  hein?  - 
Je  répondis  :  Oui.  —  Il  ajouta  :  Tu  le  seras  avec 
Léon  Cladel. 

A  quelques  semaines  de  là,  le  jour  lui  fixé. 
Lemonnier  préparait  son  gîte  dans  la  banlieue,  à 
La  Hulpe,  à  la  sortie  de  la  forêt  de  Soignes, 
presqu'au  bord  du  grand  étang.  En  arrivant  le 
matin  à  la  ville  pour  les  derniers  soins,  il  entrait 
au  vieux  Palais  de  Justice  où  j'étais  pour  plaider, 
me  tenait  cinq  minutes  dans  un  couloir,  braquant 
sur  moi,  derrière  son  binocle,  ses  bons  veux  bleus, 
ouverts  dans  sa  face  un  peu  rougeaude  sous  son 
front  diminué  par  les  boucles  rousses  qui  s'y 
abattent,  et  m'expliquait  de  son  ton  saccadé, 
entrecoupé  de  hein  !  quelque  détail  de  ménage  ou 
quelque  projet  littéraire. 

L'avant-veille  de  la  cérémonie,  il  m'aborda  en 
disant  :    Cladel    arrive   demain.  (liez   toi? 

Non,  impossible,  ma  maison  n'est  qu'une  cabine. 
-  Où  alors?  A  l'Hôtel  de  Hollande  Je  l'y  ai 
annoncé.  A  l'Hôtel  de  Hollande!  Rue  de  la 
Putterie!  Mais  c'est  un  cimetière  dans  un  lias- 
fond.  -     Eh!  que  veux-tu?  c'est  un  homme  simple, 


cénobitique,  ennemi  du  faste.  —  Très  bien,  mais 
l'ennui,  la  solitude  froide,  le  marasme  des  lieux 
sans  soleil!  Il  est  du  Midi,  n'est-ce  pas?  C'est  un 
Montalbanais?  --  Oui,  mais  les  grandes  auberges 
luxueuses  l'horripileraient  et  toutes  les  autres  se 
ressemblent.  —  S'il  logeait  chez  moi?  —  Il  n'y  faut 
pas  penser  :  c'est  un  malade,  un  sauvage,  un  fauve, 
tu  ne  peux  pas  recevoir  en  appartement  un  san- 
glier. —  Mais  c'est  aussi  un  grand  écrivain,  un 
admirable  artiste  ;  il  faut  qu'il  y  ait  toujours  place 
pour  ceux-là  ;  qu'importe  le  confortable  et  l'éti- 
quette! -  -  Soit.  Tu  ne  m'en  voudras  pas,  si  tu  as 
quelques  misères?  —  Je  n'en  aurai  pas,  car  je 
ne  les  verrai  pas.  Un  souverain  de  la  littérature 
descend  chez  moi,  voilà  tout  ce  que  je  sais.  L'hon- 
neur est  pour  moi  et  pour  ma  demeure.  Seul  je 
serai  l'obligé. 

Le  lendemain,  empêché  par  des  devoirs  profes- 
sionnels d'aller  moi-même  à  la  gare,  je  recrutai 
deux  Jeune-Belgique,  Octave  Maus  et  MaxWaller, 
qui  acceptèrent  d'être  les  aides-de-camp  de  mon 
futur  hôte  pendant  son  séjour  en  Belgique.  Ils  le 
reçurent  à  la  descente  du  wagon  et  joyeusement 
l'amenèrent  en  voiture  découverte.  Nous  étions 
en  juillet.  Quand  le  landau  s'arrêta  dans  l'allée 
cochère,  je  vis  pour  la  première  fois  ce  natif  du 


Quercy,  que  je  croyais  pareil  aux  arbres  bien 
plantés  des  pentes  qui,  de  la  Méditerranée  à 
l'Océan,  achèvent  les  Pyrénées  en  les  rattachant 
aux  plaines  dont  Toulouse  est  la  reine. 

Il  était  assis  sur  la  banquette  du  fond,  à  côté 
d'Octave  Maus,  avant  en  vis-à-vis  Max  Waller 
l'imberbe.  Il  avait  l'aspect  souffreteux.  Il  était 
maigre.  Il  me  regardait  avec  de  petits  yeux  vifs 
scintillant  dans  un  visage  de  Christ  émacié.  Sous 
un  chapeau  de  haute  forme  défraîchi,  posé  bizar- 
rement, sans  doute  pour  la  facilité  du  voyage,  sur 
un  chapeau  bas,  en  feutre,  descendaient  des  che- 
veux châtain  foncé  qui  rejoignaient  une  barbe 
longue.  Le  teint  était  terreux,  la  physionomie 
maladive  et  inoubliable.  Il  me  regardait,  inquiet, 
eùt-on  dit,  et  étonné. 

J'étais  stupéfait  !  Stupéfait  !  oui,  mais  ému, 
troublé,  devant  cette  silhouette  touchante,  douce- 
ment triste  et  résignée,  me  semblait-il,  qui  se  sub- 
stituait tout  à  coup,  avec  une  poésie  pénétrante, 
au  personnage  massif  et  dantonnesque  qui  jus- 
qu'alors pour  moi  correspondait  au  nom  de  Cladel 
et  venait  de's'évanouir  comme  un  fantôme  au  pre- 
mier chant  du  coq. 

Les  deux  jeunes  introducteurs  sautèrent  de  la 
voiture.  Et  lui,  non  sans  effort,  descendit. 


Soyez  le  bienvenu  chez  moi,  lui  dis-je.  Je  suis 
heureux  de  recevoir  à  mon  fover  un  artiste  et  un 
maitre.  —  Je  vous  remercie  de  me  donner  l'hospi- 
talité, répondit-il  ;  c'est  le  meilleur  moyen  de  nous 
connaître,  ce  que  je  souhaite  de  bon  cœur.  » 

Xous  le  menâmes  à  l'appartement  qui  lui  était 
destiné.  C'étaient,  au  deuxième  étage,  une  chambre 
à  coucher  et  un  salon,  largement  éclairés  sur  le 
boulevard  de  Waterloo  dont  les  six  rangées  d'ormes, 
serrés  et  feuillus,  formaient,  par  leurs  cimes,  un 
amoncellement  de  verdure  derrière  lequel  se  déve- 
loppait l'immense  perspective  du  nouveau  Palais 
de  Justice,  dressant  son  dôme,  pareil  à  un  aérostat, 
dans  un  horizon  fermé  à  l'Occident  par  les  coteaux 
brabançons  de  la  vallée  de  la  Senne.  Deux  fenêtres 
étaient  ouvertes  sur  le  balcon  par  lequel  entrait 
l'air  frais  du  plateau  d'Uccle. 

Il  marcha  droit  à  ce  grand  soupirail  et,  à  cette 
vue  admirable,  il  regarda,  paraissant  nous  oublier. 
A  gauche,  dans  un  lointain  vaporeux,  au  pied  des 
collines  sur  lesquelles  la  ville  s'étage,  dans  les 
prairies,  un  train,  petit  à  cette  distance  comme  un 
jouet,  fuyait  sans  bruit,  déroulant  sa  vapeur.  «  Où 
va  ce  train?  dit-il.  —  A  Paris,  reprit  l'un  de  nous.  » 
Il  resta  pensif. 

Puis,  rentrant  dans  la  chambre  et  regardant  tout 


ce  qui  avait  été  disposé,  avec  beaucoup  de  soin  et 
quelque  luxe,  pour  lui  faire  le  séjour  agréable  : 
«  C'est  fort  beau,  dit-il.  —  Et  avec  hésitation  :  fe 
ne  suis  pas  habitué  à  cela.  X'auriez-vous  pas  une 
mansarde...  avec  rien  dedans?  » 

Il  nous  vint  à  tous  un  sourire.  «  Pas  pour  le 
moment,  répondis-je.  Mais  je  puis  en  faire  dégar- 
nir une.  » 

A    ce    moment    survint    une    mienne    cousine. 
parente  de  ma  femme,  arrivée  de  Toulouse  deux 
ans  auparavant  pour  passer  chez  nous  une  huitaine 
et   qui,    depuis  (l'excellente  fille),  ne   nous  avait 
plus  quittés.  Est-ce  son  éloge  ou    le  nôtre  qu'elle 
faisait  par  cette  fidélité  confiante  et  naïve  ?  Petite, 
noire,  étonnamment  vivace,  toujours  joyeuse,  gras- 
souillette comme  le  deviennent   à  trente  ans  les 
Espagnoles,   y  compris  celles  dont   les  ancêtres, 
débordant  l'arête   montagneuse    de    l'isthme,   ont 
peuplé  les  rives  de  la  Garonne,  elle  avait  exulte  à 
l'annonce   de   la  prochaine   arrivée   d'un   compa- 
triote.   Parlait-il   le  patois   natal,    ce    méridional 
parisianisé?  Quand  elle  l'aperçut,  en  sa  mince  sta- 
ture, avec  son  visage  jaune  envahi  par  le  poil. 
luisants  regards,  décharné  et  nerveux,  portant  peut- 
être,    en  ses  veines,  le  sang  sarrasin   de   quelque 
compagnon  de  l'émir  Abd  er-Rhaman  vaincu  par 


Charles  Martel,  elle  n'en  douta  plus  sans  doute, 
car  elle  lui  dit,  sans  attendre  la  présentation  : 
Eh!  tu  de  Mountalba,  souy  de  Toulouso;  le  mémo 
soulel  nous  a  cramais  quand  eren  pitchous.  Te 
saludi!  (i) 

Un  Xatchez,  entendant  résonner  boulevard  de 
la  Madeleine  l'idiome  des  grands  lacs,  n'aurait  pas 
été  plus  ébahi  que  notre  voyageur  au  bruit  cares- 
sant de  cette  langue  lointaine.  Comme  un  coup  de 
lumière,  une  expression  ravie  éclaira  son  visage. 
Il  fit  brusquement  un  pas  vers  elle,  et,  lui  serrant 
le  bras  à  deux  mains,  exclama  :  Une  païso,  Bou- 
dions! Unepdiso!  Pas poussiblé!  Le  cor  me  mounto 
sur  la  bouqueto;  me  cal  l  embrassa!  (2)  —  Et  l'en- 
veloppant, il  lui  déposa,  à  travers  les  longs  fils  de 
sa  barbe,  un  affectueux  et  bruyant  baiser  à  chaque 
coin  de  la  bouche.  «  A  la  bounhouro!  Sios  un  béri- 
taple  pais  (3),  dit  ^aiment  la  cousine.  —  Et  elle 
ajouta  :  On  sembrasso  pas  atal  aïci.  Soun  de  cade- 
nos  de  ponts  (4).  » 

M'.ntalbanais.  je  suis  de   Toulouse,  le  même  soleil  nous  a  brûlés 
quand  nous  étions  petits.  Je  te  salue  ! 

12)  Une  payse!  Bon  Dieu!  Une  payse!  Est-ce  possible?  Le  cœur  me 
monte  aux  lèvres,  il  faut  que  je  l'embrasse. 

\  la  bonne  heure  !  Tu  es  un  vrai  compatriote. 

On  n'embrasse  pas  comme  ça  ici.  Ils  sont  froids  comme  des  chaines 
de  puits. 


Se  tournant  alors  vers  moi  :  «  Je  demande  qu'on 
me  confie  Monsieur  Cladel.  Je  veux  être  sa 
ménagère.  Oui,  votre  servante,  lui  dit-elle.  Quand 
vous  aurez  besoin  de  n'importe  quoi,  appelez,  je 
me  nomme  Elisa.  » 

Il  reprit  :  «  Elisa!  allons  donc!  Nous  dirons 
Lisette  ou  Lisou.  Par  Saint-Carnus  de  l'Ursmade, 
je  retrouve  ici  ma  grande  patrie,  la  France,  et  ma 
petite,  le  Quercy  !  » 

Il  s'installa,  et  dès  le  soir,  après  un  repas  cor- 
dial qu'il  trouva  un  peu  long,  car,  bien  qu'arrosé 
de  Barsac  et  de  Frontignan,  des  vins  de  sa  pro- 
vince, il  fut  servi  à  la  flamande,  il  était  acclimaté. 


II 


Le  lendemain,  nous  étions  à  La  Hulpe,  par  un 
de  ces  temps  à  gros  nuages,  humides  et  froids 
même  en  été,  qui  donnent  de  si  vives  couleurs  au 
verdoyant  paysage  de  la  banlieue  bruxelloise.  Le 
vent  du  sud-ouest,  arrivant  à  grand  souffle  de 
l'Atlantique,  rasant  jusques  à  trente  lieues  des 
côtes  la  zone  maritime  et  unie  des  Flandres, 
balayait  de  ses  rafales  les  premiers  ourlets  mon- 


tagneux  du  Brabant,  et  faisait  raisonner  en  une 
longue  et  sourde  clameur  les  cimes  chevelues  qui, 
sur  les  quatre  mille  cinq  cents  hectares  de  la 
forêt  de  Soignes,  un  des  lambeaux  extrêmes  de 
l'antique  Sylve  charbonnière,  noircissent  la  ligne 
de  faite  qui  sépare  le  bassin  de  la  Senne  du 
bassin  de  la  Dvle. 

Lemonnier  fut  marié,  sans  faste,  dans  la  salle, 
nue  comme  un  parloir  de  couvent,  de  la  maison 
communale,  par  un  bourgmestre  rustique,  impré- 
gnant fortement  de  l'accent  du  terroir  la  lecture 
qu'il  rit  aux  futurs  des  articles  du  Code  Napoléon 
sur  les  droits  et  devoirs  des  époux.  Quand  le  secré- 
taire débita,  en  la  forme  sèchement  légale,  l'acte 
de  la  cérémonie,  j'appris  que  Cladel  était  né  en 
i835,  l'année  précédant  la  mienne.  Il  avait  donc 
quarante-huit  ans,  mais  les  lancinantes  influences 
de  la  vie  l'avaient  vieilli  plus  que  ce  laps. 
Mélancolique,  silencieux  et  grave,  il  assistait  au 
déroulement  des  formalités  juridiques,  comme  un 
homme  qui  sait,  hélas!  qu'en  ce  monde  il  y  a 
plus  d'heures  moroses  que  d'heures  joyeuses,  et 
qui  ne  doute  plus  que  même  là  où  ravonne,  pour 
tout  illuminer  passagèrement,  la  beauté  d'une 
jeune  femme,  la  destinée  prépare  des  germes  pour 
les  douleurs  futures. 


Un  repas  familier  nous  assembla  autour  de  la 
table  modeste  de  l'auteur  du  Mâle  et  du  Mort. 
Constantin  Meunier,  le  peintre  des  épisodes 
navrants  de  la  vie  sociale,  le  commentateur  des 
misères  ouvrières,  pas  encore  le  statuaire  de  génie 
qui  allait  éclore,  était  là.  Dans  l'ordonnance  de 
la  table, 'son  visage  affligé  et  timide  répondait  au 
visage  souffrant  et  rêveur  de  Cladel.  Tous  deux 
exprimaient,  en  des  types  différents,  le  symbole 
du  Crucifié  qu'avait  fait  ressortir  sur  la  plaque  de 
mon  imagination  le  premier  aspect  de  mon  nouvel 
ami,  Meunier  avec  douceur,  Cladel  avec  énergie. 

La  fête  s'acheva  dans  la  sérénité  des  haltes  que 
font  les  laborieux  sur  la  route  du  travail,  sans  le 
bruit  et  sans  les  frivolités  que  le  vulgaire  imagine 
être  la  naturelle  floraison  des  réunions  d'artistes 
et  qui  sont  si  peu  d'accord  avec  leur  dure  existence 
de  connus  méconnus. 


III 


Cladel  séjourna  sous  mon  toit  cinq  semaines. 
Le  mariage  de  Lemonnier  n'avait  pas  été  Le  seul 
but  de  son  voyage.   Atteint  depuis  longtemps  de 


ce  mal  bizarre  qui  transforme  un  homme  en... 
fabrique  de  sucre,  voyant  ses  forces  faiblir,  sa 
longue  crinière  grisonner,  ses  dents  s'éclaircir; 
tourmenté  par  l'àpre  besoin  de  santé  qui  est  le 
souci  des  ouvriers  de  l'esprit  plus  peut-être  que 
des  ouvriers  du  corps,  il  venait  essayer  chez  nous 
d'un  nouveau  traitement  après  avoir  épuisé  ceux 
de  la  science  parisienne.  Lemonnier  lui  avait 
parlé  de  cures  accomplies  par  un  sien  ami.  Il 
avait  pris  d'autant  plus  aisément  confiance  qu'il 
en  était  à  la  période  où  l'on  désespère  de  trouver 
un  secours  efficace  dans  ses  entours  immédiats. 
Il  arrivait  à  Bruxelles,  comme  d'autres  vont  à 
Cannes  ou  à  San-Remo. 

Depuis,  guéri,  ou  tout  au  moins  singulièrement 
soulagé  par  l'observance  d'un  régime  monastique, 
il  a  décrit,  dans  un  article  du  Gil-Blas,  sous  le  titre 
Un  Brabançon,  la  curieuse  personnalité  de  son 
médecin  belge,  un  rustique  comme  lui,  athlétique, 
modeste  et  bon,  qui  lui  dit  un  jour  que,  se  levant 
de  table  après  avoir  fêté  un  chambertin  de  i865, 
il  se  heurtait  la  face,  voulant  passer,...  à  une  glace 
sans  tain  dressée  devant  lui  :  Cela  n'arrive  qu'à 
des  paysans,  comme  nous. 

La  présence  de  Cladel  à  Bruxelles  avait  fait  évé- 
nement parmi  les  Jeune-Belgique  qui  en  étaient 


encore  à  la  lune  de  miel  de  leur  bruyant  hymen 
avec  l'indépendance  littéraire,  téméraires  ainsi 
qu'on  l'est  quand  on  ne  se  doute  pas  encore  du 
péril  qu'il  y  a  à  braver  les  forces  officielles,  galo- 
pant comme  des  poulains  à  travers  les  conventions 
de  notre  milieu  doctrinaire,  huant,  invectivant, 
cassant  les  vitres  et  les  nez,  mettant  tout  en  rumeur 
et  soulevant  une  poussière  effroyable  d'où  on  les 
voyait  sortir,  compacts  et  joveux,  pour  charger 
sans  relâche  le  vieux  troupeau  des  ruminants  de 
la  littérature.  Emile  Yerhaeren,  l'auteur  des  Fla- 
mandes,seul,  avait  déjàvuCladel,  chez  lui  à  Sèvres. 
Cherchant  la  maison,  rue  Brongniart,  il  s'était 
adressé,  pour  demander  l'adresse,  à  un  personnage 
hirsute  qui  promenait  %deux  grands  chiens.  C'était 
le  maître  lui-même.  Celui-ci  l'introduisit  dans  la 
demeure  étrange  que  je  devais  connaître  plus  tard, 
et,  indisposé,  le  chargea  presque  incontinent  de 
conduire  Madame  Cladel  à  un  dîner  que  l'on 
donnait  à  Paris  comme  préliminaire  à  la  première 
représentation  du  Nouveau-  Monde  de  Villiers  de 
l'Isle-Adam,  qu'un  malheureux  libraire  avait 
monté  en  y  engageant  tout  son  avoir  et  qui  devait, 
le  soir  même,  sombrer  corps  et  biens,  malgré 
l'immense  talent  de  l'auteur.  Verhaeren  nous  avait 
raconté    les   péripéties   de   ce    repas    fantastique 


auquel  était  venue  une  cohue  bourdonnante  de 
gens  de  lettres  et  de  gens  de  théâtre  dans  laquelle 
il  s'était  trouvé  pris  et  emporté  comme  une  feuille 
sèche  dans  les  tourbillons  d'un  torrent. 

Dès  qu'il  sut  Léon  Cladel  arrivé,  il  accourut, 
et  avec  lui  toute  la  bande,  ou  plutôt  la  phalange, 
Albert  Giraud,  Georges  Eekhoud,  Iwan  Gilkin, 
Georges  Rodenbach,  Emile  Yan  Arenbergh,  Arthur 
James  et  les  autres. 

C'était  tous  les  matins,  vers  dix  heures,  réception 
dans  le  salon  dont  Cladel,  qui  ne  pensait  plus  à  la 
mansarde  avec  rien  dedans,  s'était  si  bien  accom- 
modé qu'il  avait  demandé  qu'on  y  entretînt  un 
leu  clair  de  bûches.  O  puissance  de  l'imagination 
chez  les  grands  metteurs  en  scène,  il  ne  cessait  de 
dire,  ([unique  la  canicule  fût  venue  :  Fait-il  froid 
(liez  vous  !  Comme  on  sent  que  c'est  un  pays  du 
Nord! 

Dans  un  fauteuil,  les  pieds  sur  les  chenets,  à 
proximité  d'une  table  encombrée  en  peu  de  jours 
de  journaux  arrivés  de  Paris  et  de  paperasses  noir- 
cies de  son  écriture,  paisible,  content,  mal  peigné, 
vêtu  d'une  vareuse  de  cette  couleur  indécise  dont 
vSe  culottent  aux  champs  les  vêtements  des  garçons 
de  labour  par  la  mystérieuse  harmonie  qui  donne 
aux  lièvres  la  teinte  des  sillons,  ses  jambes  grêles 


marquant  leur  ossature  à  travers  un  pantalon  de 
forme  légendaire,  il  parlait  avec  la  dignité  simple 
et  l'autorité  tranquille  d'un  maître,  tantôt  anec- 
dotisant  sur  le  mouvement  littéraire  de  Paris, 
tantôt  dissertant  sur  les  œuvres  de  ses  jeunes 
interlocuteurs.  Et  sans  relâche,  il  roulait  des  ciga- 
rettes, prenant  le  papier  dans  une  poche  de  son 
veston,  et  le  tabac  dans  l'autre,  réussissant  très 
peu  à  former  le  mince  cylindre,  hors  duquel 
bavaient  les  filaments  mal  arrimés,  frottant  alors 
des  allumettes,  dont  invariablement  une  douzaine 
s'éteignaient  avant  qu'il  eût  trouvé,  dans  ses  dis- 
cours, l'hiatus  opportun  pour  mettre  le  bout  aux 
lèvres  et  aspirer  les  premières  bouffées. 

Rodenbach  le  disait  inélégant.  La  cravate, 
nouée  en  corde,  du  rude  fils  de  Montauban-tu-ne- 
le-sauras-pas,  et  le  superbe  papillon  de  soie  uoire 
dont  les  ailes  s'étalaient  au  col  du  poète  de  V Hiver 
mondain,  faisaient,  en  effet,  vis-à-vis  comme  chien 
et  chat,  et  certes  se  seraient  sauté  à  la  figure  s'ils 
axaient  été  vivants.  Gilkill  déclarait  Cladcl  admi- 
rablement excentrique.  Verhaeren  et  Eekhoud,  les 
terriens,  se  délectaient  à  sa  grandiose  ignorance 
i\r>  raffinements  de  la  convenance  bourgeoise. 
Giraud  semblait  ne  voir  que  l'âme,  famés,  muet 
quoique  fringant  en  son  attitude  éveillée  de  petit 


coq  anglais,  se  contentait  de  lui  faire  craquer  les 
doigts,  au  départ,  par  sa  poignée  de  main,  déta- 
chée comme  un  brusque  coup  de  sonnette.  Quant 
à  Lemonnier,  lié  à  lui  de  longue  date,  et  plus 
mûr,  il  l'approchait  avec  les  bonnes  et  rondes 
allures  d'un  cheval  d'attelage  pour  un  compagnon 
de  timon  et  de  râtelier. 

Il  y  eut  aussi  là,  après  quelques  jours,  un  assis- 
tant qui  n'avait  au  sujet  du  maître  qu'une  opi- 
nion :  qu'il  fallait  lui  lécher  les  mains  et  le  visage. 
C'était  un  terrier  d'écurie,  blanc  avec  une  étrange 
tache  fauve  novant  son  œil  gauche,  court  et  musclé 
comme  la  cuisse  d'un  gymnaste,  remuant  et  infa- 
tigable, ayant  flairé,  eùt-on  cru,  dans  l'écrivain 
cette  tendresse  pour  l'animal  qui,  si  souvent  au 
cours  de  ses  récits,  adoucit  les  rudes  assauts  contre 
L'homme,  et,  par  la  droiture  de  la  bête  apaise  la 
rancœur  que  donnent  les'misères  sociales.  Il  était 
monté  un  matin,  comme  s'il  avait  empaumé  une 
piste,  et  avait  gratté  à  la  porte  qui  lui  fut  tout  de 
suite  ouverte.  Cladel  griffonnait  alors  les  derniers 
feuillets  de  sa  Kyrielle  de  chiens.  Tippo  se  présen- 
tait comme  s'il  posait  sa  candidature  à  ce  cénacle. 
Et,  certes,  il  avait  des  titres  sérieux.  Entré  ehez 
nous  par  hasard,  à  la  campagne  il  avait  trouvé 
l'auberge    si    bonne   qu'il    refusa    de    suivre    son 


maître,  un  fermier  du  voisinage,  qui  venait  le 
réclamer,  et  dont  il  déchira  le  pantalon  quand  il 
lui  mit  une  ficelle  au  cou  pour  l'emmener  de  force. 
Devant  une  si  belle  preuve  de  préférence,   nous 

l'achetâmes.  Il  avait  aussi  été  cause,  dans  une  pro- 
menade publique,  de  la  chute  d'un  auguste  person- 
nage dont  le  cortège  chamarré  avait  exaspéré  ses 
instincts  démocratiques.   Cladel,   qui  n'aime  pas 

les  rois,  lui  parut  selon  son  cœur  et  il  s'installa 
entre  ses  pantoufles,  [e  vois  encore  celui-ci  le  bai- 
sant sur  le  museau,  humide  et  frais,  au  moment  de 
quitter  Bruxelles  et  faisant  des  adieux  de  frère  au 
quadrupède  qui,  paraissant  comprendre,  grognon- 
nait  et  gémissait  à  petit  bruit. 


[V 


Lorsque  le  personnel  de  cette  réception  du 
matin  s'était  dispersé,  Cladel  se  mettait  au  travail, 
écrivant  d'abord  à  celle  qu'il  nommait  sa  chère 
mienne,  restée  à  Sèvres,  maternelle  bergère  d'un 
troupeau  gracieux  de  quatre  petites  filles  et  d'un 
garçonnet,  le  dernier-né,  encore  aux  bras  de  sa 
nourrice.  Puis,  quand  il  était  revenu  de  a 
envolée  intellectuelle  vers  le  nid  familial,  il  s'oc- 


cupait  de  la  rédaction  de  quelque  article  destiné 
au  Gil-Blas,  au  Réveil  et  parfois  à  Y  Événement. 
Enfin,  son  grand  souci  pour  lors  était  la  transfor- 
mation en  drame  de  son  roman  à' Omp drailles,  le 
Tombeau    des    Lutteurs.    Avec   des   patiences,    et 
aussi   des   impatiences    brutales   de   sculpteur,   il 
s'acharnait  à  ce  bloc  de  granit  pour  l'adapter  aux 
proportions  du  théâtre,  mécontent,   irrité,   quand 
il  le  croyait  irréductible,  joyeux  et  expansif  quand 
il  avait  dégagé  une  scène  nouvelle  qui  lui  plaisait. 
Il   sortait    peu,  ce   voyant   dont  les  yeux   sem- 
blaient  constamment  renversés  vers   la  vie    inté- 
rieure et  (jui,  certes,  de  tous  les  hommes  que  j'ai 
rencontrés,    est    celui   qui   m'est    apparu   le   plus 
dégagé    des   préoccupations   matérielles    envelop- 
pantes, marchant  avec  des  allures  de  somnambule 
en  proie  aux  grands  rêves  de  ses  conceptions  litté- 
raires, toujours  préoccupé  d'élargir  les  événements 
aux  proportions  héroïques,  empruntant  à  ce  remue- 
ment de  choses  épiques  résonnant  sans  trêve  en  son 
âme,  des  allures  de  pasteur  de  peuple  et  de  roi 
Lear  déguisés  sous  des  vêtements  achetés  chez  un 
fripier;  creusant  ses  discours  d'un  profond  labour, 
ou   s'en  levant  à  grands  coups  d'ailes.  Dans  notre 
existence   belge,  si  départementale  même  à  Bru- 
xelles, souvent  mesquine  en  ses  soucis,  fidèle  écho 


du  journalisme  cancanier  et  plat  dont  chacun  de 
nous  prenait  pour  un  sou  quotidiennement  comme 
un  ivrogne  prend  un  verre  de  genièvre,  c'était  la 
résonnance  d'un  diapason  nouveau  et  fortement 
sonore  avec  lequel  essayaient  de  se  mettre  d'ac- 
cord ceux  qui  vivaient  dans  sa  virile  intimité. 


V 


A  six  heures  et  demi  nous  dînions.  Il  avait  la 
place  d'honneur,  à  côté  de  la  cousine,  sa  payse, 
ma  femme  étant  déjà  aux  champs,  en  Hesbaye,  où 
bientôt  je  conduisis  notre  hôte  :  cette  excursion 
sera  racontée  plus  loin.  La  table  était  dressée  dans 
une  pièce  très  claire,  sorte  de  vérandah,  dominant 
le  jardin  dont  la  mosaïque  de  fleurs  vives  s'ouvrait 
en  préau  entre  les  arcades  de  la  cour.  Presque 
toujours  quelques  amis,  datant  des  années  de  jeu- 
nesse, dépliaient  la  serviette  avec  nous,  se  réjouis- 
sant de  passer  quelques  heures  cordiales  avec 
l'écrivain  qui,  sous  tant  de  rapports,  réalisait  pour 
nous,  démocrates  et  gens  de  travail,  un  des  types 
les  plus  caractéristiques  d'un  grand  cœur  simple, 
convaincu,  ami  des  humbles,  altéré  de  justice.  Car 
dans  l'artiste,  nous  cherchions  l'homme,    résolus, 


sans  dédaigner  ceux  qui  amusent,  à  ne  donner 
notre  admiration  la  plus  haute  qu'à  ceux  qui 
élèvent. 

Cladel  flairait  vite  leur  sympathie.  La  niaise 
comédie  qui  suit  d'ordinaire  les  présentations 
mondaines,  où  chacun  affecte,  aussi  longtemps 
que  cela  peut  durer,  un  rôle  de  convention  et  de 
prétentions,  ne  commençait  jamais.  Chacun  se 
livrait  tout  de  suite  tel  qu'il  était,  vaille  que  vaille, 
et  la  causerie  allant  son  train  n'était  qu'une  expan- 
sion de  pensées  sincères,  s'attendrissant,  quand 
cela  venait,  sous  la  caresse  de  sentiments  vrais. 
On  v  vit  Hector  Denis,  l'économiste,  mettant  dans 
ce  concert  intime  et  dans  ce  tableau  la  note  cha- 
grine de  sa  misanthropie,  son  hésitante  et  profonde 
vue  des  phénomènes  sociaux,  son  profil  aquilin, 
Sun  œil  enfoncé,  sa  voix  en  sourdine,  ses  grands 
discours  où,  devant  la  contradiction,  se  hérissait 
une  légère  impatience.  On  y  vit  Eugène  Robert, 
ce  Parisien  né  à  Gand  par  accident,  développant 
au-dessus  de  sa  petite  taille  la  calvitie  de  son  vaste 
front.  Cladel,  l'écoutant,  disait  :  «  Quelle  lame 
ployante,  et  piquante,  et  coupante.'  mais  elle  est 
dans  un  endroit  humide  :  il  v  a  dessus  un  peu  de 
rouille  belge.  Et  Robert  de  répondre:  -  11  en 
faudrait  davantage  pour  les  bons  concitoyens  qui 


m'entourent;  ils  n'aiment  pas  les  couteaux  bien 
affilés;  à  s'en  servir  ici,  on  blesse  et  soi-même  et 
les  autres.  »  On  y  vit  Victor  Arnould,  rendant 
mal  par  la  parole  les  admirables  choses  qu'il  sait 
écrire,  et  à  qui  l'onde  sanguine  montant  trop 
aisément  au  visage  donnait,  dès  qu'il  s'animait, 
l'apparence  trompeuse  d'un  rougissant  embarras. 
Quand  ceux-là  v  étaient,  l'entretien  sortait 
vite  des  plates-bandes  purement  littéraires  entre 
lesquelles  se  promenaient  les  Jeune-Belgique. 
Traînés  tous  déjà  par  la  main  brutale  du  temps 
au  sommet  du  versant  de  la  maturité  et  commen- 
çant la  descente  sur  l'autre  pente,  sachant  des 
hommes  tout  ce  qu'apprend  la  longue  pratique 
du  Barreau,  mêlés  à  la  politique  active  avec  de 
courtes  retraites  marquant  à  .peine  une  inter- 
ruption, démocrates  s'atténuant  parfois  pour  le 
public,  mais  incurables  dans  l'intimité,  ils  en 
étaient  à  cette  période  de  l'évolution  individuelle 
où  derrière  toute  forme  artistique  on  met  une  idée 
et  on  en  cherche  chez  les  autres.  Cladel,  soli- 
taire dédaigneux  de  l'action,  avait  moins  qu'eux 
peut-être  le  sens  scientifique  du  mouvement  qui 
lentement  soulève  l'écorce  sociale  pour  faire  émer- 
ger les  misérables  à  la  lumière  et  à  l'équité.  Mais 
en  raison  même  de  cette  inconscience,  il  avait  plus 


les  ardeurs  de  l'instinct.  Celui  qu'avait  sacré  révo- 
lutionnaire le  livre  poignant  :  Les  Va-nu-pieds,  se 
montrait  alors  dans  son  sauvage  enthousiasme.  Il 
confirmait  les  théories  qu'exposait  Hector  Denis 
en  les  colorant  à  la  palette  de  ses  brûlantes  espé- 
rances. Aux  réformes  pratiques  que  développait 
Arnould,  il  ajoutait  la  Marseillaise  de  ses  images 
héroïques.  Parfois  peu  d'instants  après,  repris  par 
la  réalité  décourageante,  tournant  la  tète  vers  ce 
passé  qu'il  avait  traversé,  l'Empire,  la  guerre,  le 
siège,  la  Commune,  la  république  opportuniste 
dégénérant  par  la  corruption  financière,  il  retom- 
bait de  son  spasme  démocratique  dans  un  abandon 
navré,  et  disait  :  «  Plus  de  jeune  équipe  pour 
remplacer  la  nôtre  ;  d'intelligents  freluquets,  par 
nuées;  des  hommes,  point  !  Voyez  le  glissement  : 
nos  aïeux  ont  fait  la  Révolution  ;  nos  pères  qui 
en  tenaient  d'eux  le  récit,  la  racontaient;  .nous  la 
lisions;  nos  fils  n'en  parlent  même  plus.  » 

Et  si  c'était  au  dessert  que  l'entretien  arrivait  à 
ce  tournant  où  s'assombrissaient  les  perspectivi 
il  apostrophait  tout  à  coup  mon  premier-né  qui, 
silencieux,  assistait  à  ces  rites  où  il  officiait  en 
grand-prêtre  :  «  Va  me  chercher  les  Va-nu-pieds  ! 
s'écriait-il.   » 

A  cet  ordre,  àprement  commandé,  l'adolescent 


se  dressait  brusquement  et  sortait;  on  l'entendait 
grimper  les  escaliers  à  longues  enjambées,  et  il 
rapportait  le  livre.  Cladel  écartait  un  peu  sa 
chaise,  feuilletait  pendant  que  nous  rêvions,  dans 
l'attente.  Puis,  sans  autre  préambule,  d'une  voix 
au  début  faible  et  embrouillant  les  paroles  à  tra- 
vers sa  denture  démantelée  comme  les  créneaux 
d'une  muraille  ruinée,  il  commençait,  sans  nous 
regarder,  se  laissant  saisir  par  les  filaments  de  son 
œuvre,  subissant  la  douce  et  émotionnante  séduc- 
tion de  la  revivre  en  l'animant  de  cette  éloquence 
spéciale  de  la  lecture  faite  par  l'écrivain,  qui 
manipule,  réchauffe,  dégourdit  ses  pensées  gelées 
sur  la  page.  C'étaient  les  Auryentys,  l'Enterrement 
d'un  ilote,  la  Citoyenne  Isidore,  Revanche.  Il  allait 
grossissant  la  voix,  redressant  peu  à  peu  son  atti- 
tude cassée,  comme  si  cette  gymnastique  des 
cordes  vocales  assouplissait  ses  muscles;  du  bras 
qui  ne  tenait  pas  le  volume,  il  faisait  des  gestes 
qui,  insensiblement,  s'élargissaient;  les  sourcils 
contractés,  les  }tcux  hxes,  les  cheveux  pendant  le 
long  de  sa  face  penchée,  aux  vibrations  de  ses 
solennelles  paroles  les  sites  se  déroulaient,  les 
personnages  se  levaient,  le  drame  s'agitait,  et  nous 
pensions  à  Amphion  mouvant  les  pierres  aux  sons 
magiques  des  mélodies  primitives. 


Souvent  aussi  le  petit  horizon  de  cette  intimité 
restait  plus  paisible.  Des  amis  qui  n'avaient  jamais 
mis  le  pied  sur  la  dangereuse  et  résorbante  surface 
du  marais  politique,  arrivaient.  Des  peintres, 
comme  Fernand  Khnopff,  ce  gothique  têtu,  trai- 
tant la  ligure  au  dix-neuvième  siècle  avec  la 
manière  des  Yan  Eyck  ou  d'Holbein  ;  des  sculp- 
teurs, comme  Charles  Yan  der  Stappen,  court, 
lourd,  massif  comme  un  bloc  de  marbre,  qui 
méditait  de  faire  ce  groupe  d'Arribial  apportant 
Ompdrailles  mort  aux  spectateurs  des  arènes  qui 
orne  maintenant  le  rond-point  de  l'avenue  Louise; 
des  acteurs,  comme  Gil  Xaza,  à  la  veille  de  s'em- 
barquer sur  Le  Poitou  pour  le  fameux  voyage 
organisé  par  Ivan  de  \Yoestyne,  qui  devait  prendre 
fin  avant  de  commencer,  le  créateur  de  Coupeau 
au  théâtre,  oubliant  de  manger  pour  mimer,  la 
serviette  à  la  main,  d'inénarrables  anecdotes,  et, 
inconsciemment,  sous  forme  de  causerie,  jouant, 
d'une  verve  surprenante,  les  incidents  les  plus 
ordinaires  de  la  vie,  transformés  en  saynètes  impré- 
vues ;  des  musiciens,  comme  Jean  Van  den  Eeden, 
que  nous  nommions  Eden,  ce  mélodiste  à  pro- 
duction lente,  gardant  intacte  sa  franche  nature 
flamande  sous  le  masque  de  sa  physionomie  ita- 
lienne,  lointain    reflet  de  quelque   marchand   de 


Venise  ou  de  Gênes  venu  à  Bruges  au  temps  des 
merveilles  du  moyen  âge. 

Parfois,  enfin,  c'était  simplement  un  mortel 
ordinaire,  toujours  un  vieux  camarade,  il  est  vrai, 
car  pour  les  indifférents  il  y  avait  consigne  rigou- 
reuse. Tel  fut  un  mien  compagnon  d'enfance,  capi- 
taine aux  lanciers,  que  Cladel  mit  sur  le  propos 
des  manœuvres  de  l'armée  belge,  à  la  frontière, 
après  Sedan.  Notre  officier  racontait  le  soir  de  la 
bataille,  les  fugitifs  courant  les  halliersdans  le  bois 
des  Amérois  et  dans  la  forêt  de  Muno,  harassés, 
se  jetant  sur  le  sol  dès  qu'ils  avaient  dépassé 
les  perches  où  on  avait  hissé  le  drapeau  national. 
Cladel  écoutait,  mais  peu  à  peu  s'irritait,  à  cette 
chronique  des  malheurs  de  sa  patrie.  «  J'étais 
là  le  revolver  au  poing,  disait  le  capitaine,  quand 
je  vis  arriver  sur  la  route  de  Pouru  un  général  et 
une  demi-douzaine  de  cavaliers  :  Arrêtez,  criai-je, 
et  bas  les  armes  !  Rendez-vous  !  —  Vous  avez  dit 
à  ces  Français  :  Rendez-vous?  interrompit  Cladel, 
en  se  penchant  sur  la  table  et  en  regardant  opi- 
niâtrement le  conteur.  Et  en  quelle  langue,  s'il 
vous  plait?  —  Mais,  en  français,  reprit  l'autre, 
interloqué.  —  Ainsi,  c'est  en  français  que  vous 
attaquez  les  Français?  —  et  il  haussa  les  épaules 
avec  colère.  —  C'est  drôle,  ajouta-t-il,  après  une 


pause  :  moi  qui  suis  si  peu  chauvin  à  Paris,  je  le 
deviens  à  l'étranger.  » 

Oh!  oui,  il  le  devenait.  Je  m'avisai  un  jour 
de  lui  parler  d'un  de  nos  poètes,  précurseur, 
vers  i85o,  de  nos  jeunes  d'aujourd'hui,  ignoré 
de  tous,  et  d'eux-mêmes,  Franz  Stevens.  — 
«  Lisez-m'en  donc  quelque  chose,  dit-il.  —  Non, 
il  vous  vexerait  :  c'était  un  germanisant.  — 
Qu'est-ce  que  cela  fait?  J'ai  bien  entendu  du 
Wagner  sans  broncher.  Ce  rustique  mêlait  encore 
Wagner  et  Bismark,  le  bruit  du  Taimhauser  avec 
le  bruit  du  canon  de  l'envahisseur.  -  -  Des  vers, 
dis-je,  c'est  plus  directement  désagréable  que  de 
la  musique.  —  Oui,  mais  moi  qui  ai  vu  les  casques 
à  pointe,  je  puis  bien  écouter  des  sonnets  cuiras- 
sés. —  On  est  toujours  moins  fort  qu'on  ne  croit. 
-  Laissez  donc.     -  Vous  le  voulez?  —  Oui,  oui  !  » 

J'allai  chercher  l'exemplaire  archi-rare  aujour- 
d'hui, portant  une  dédicace  manuscrite  du  poète 
à  mon  père,  et  forçant  tout  de  suite  l'aventure, 
je  me  mis  à  lire  la  pièce  intitulée  :  Au  Lion  de 
Waterloo. 

Lion,  as-tu  rugi  .'  Sens-tu  passer  dans  l'air 

Un  vent  précurseur  des  batailles.' 
Sens-tU  donc  tressaillir  sous  ton  ongle  de  ter 

l'on  piédestal  de  funérailles? 


Sur  ce  lertre  sanglant  les  peuples  t'ont  placé 

Comme  une  active  sentinelle. 
Pour  voir  à  l'horizon  trop  longtemps  menacé 

Si  l'aigle  agite  encore  s.  mi  aile. 
L'aigle...  tu  sais,  la  vieille  ennemie.  ô  Lion  ! 

(^n'apportent  de  Rome  ou  de  Gaule 
Ces  veneurs  couronnés,  César,  Napoléon, 
rime  un  faucon  sur  leur  épaule. 

Je  m'arrêtai,  regardant  en  dessous.  Il  faisait 
bonne  contenance,  un  peu  plus  grave  pourtant,  [e 
continuai  : 

Tu  l'as  tenue  ici.  Lion  de  Waterloo, 

Sous  ta  griffe  puissante  et  fière, 
Après  trois  jours  de  lutte.  Alors  le  sombre  oiseau 
Râlait  mourant  dans  la  poussière. 

A  ce  moment,  Cladel  toussa.  Mais  incontinent 
il  dit  :  «  Ce  n'est  rien.  Continuez...,  continuez 
donc.  » 

Je  continuai  : 

Sous  ton  ongle  imprimé  en  son  cœur  frémissant. 

Elle  rêvait  encore  ses  fêtes, 
Et  l'hymne  du  carnage  et  la  vapeur  du  sang. 

Et  le  canon  et  ses  tempêtes  ! 
Elle  rêvait  encore  ses  cruelles  amours! 

Et  toi,  son  vainqueur  débonnaire. 
Au  lieu  de  l'écraser,  l'infâme... 

«  Sacrebleu  !    clama-t-il,    éclatant    comme    une 


grenade,  et  se  levant  furieux, taisez-vous!  Sacre  !... 
Non,  c'est  trop  fort.  Quel  polisson  !  Quelle  brute! 
Quelle  canaille  !  »  Ouvrant  la  bouche  comme  pour 
mordre,  râlant  au  fond  de  la  gorge  un  grognement 
de  fauve,  que  je  lui  avais  entendu  quand  il  voulait 
exprimer  un  dégoût  doublé  de  colère,  plissant  les 
veux  et  les  narines,  renâclant  comme  un  chat  qui 
souffle  :  Hâhâhâhâhâ !  fit-il  sauvagement.  Et,  reve- 
nant à  l'idée  dont  il  avait  coiffé  mon  ami  le  capi- 
taine comme  d'une  casserole,  il  ajouta  :  «  Dire 
que  c'est  en  français  que  ce  bâtard  d'un  bouc  alle- 
mand s'est  permis  d'écrire  ces  turpitudes  !   » 


VI 


Avec  les  feune-Belgique,  le  thème  préféré  était 
la  Forme.  Le  soir,  quand  l'atmosphère  était  tiède, 
le  maître  allait  et  venait  lentement  le  long  du 
jardinet,  sous  la  galerie  à  arcades  pareille  à  l'aile 
d'un  cloître;  à  ses  côtés,  devant,  derrière,  mar- 
chaient les  disciples,  emboîtant  le  pas,  et  il  pro- 
fessait sans  relâche.  L'ombre  lentement  s'insi- 
nuait, et  la  petite  patrouille'  n'était  éclairée  que 
par  la  lumière  diffuse  qui  tombait  du  firmament, 
sauf    quand,    approchant    de    la    baie    largement 


ouverte  sur  l'allée  cochère,  elle  recevait  en  plein 
la  projection  de  la  grande  lanterne  au  gaz  qui  y 
brûlait.  —  «Asseyons-nous,  »  disait  parfois  Cladel. 
Et  alors,  autour  d'une  table  en  fer  émaillé,  on 
s'installait  sur  le  gazon,  rassemblant  Les  chaises, 
ayant  au  dos  la  muraille  garnie  de  lierre  dont 
l'entablement  portait  des  pots  de  capucines  répan- 
dant l'âpre  parfum  de  leurs  rieurs  papilionacées 
aux  tons  d'abricot  mur.  Et  la  leçon  recommen- 
çait, compliquée  maintenant  de  la  manœuvre  des 
cigarettes  et  des  allumettes  pétillant  et  brûlant 
dans  l'obscurité  comme  des  lucioles.  Souvent  la 
rumeur  de  la  causerie  était  bercée  par  les  vibra- 
tions en  sourdine  d'une  guitare  :  c'était  Dario  de 
Regoyos,  le  peintre  moresque,  arrivé  d'Espagne 
comme  un  oiseau  exotique  emporté  par  un  orage, 
qui,  dans  un  coin,  gémissait,  en  s'accompagnant, 
les  airs  mélancoliques  qu'on  chantait  sans  doute  à 
Grenade  au  temps  des  Abencerages. 

Ami  des  habitudes  régulières,  à  minuit  je  bat- 
tais en  retraite  vers  mon  lit.  Vers  deux  ou  trois 
heures  du  matin,  j'entendais,  dans  un  demi-som- 
meil, le  piétinement  et  les  propos  bruyants  du 
dépaj  i . 

«  La  Forme!  11  y  a  un  âge  où  on  ne  voit  que 
ça  »,  me  disait   le  lendemain  Cladel,  <<  comme   il 


y  en  a  un  où  on  ne  voit  que  l'amour.  J'aime  ainsi 
ces  jeunes.  Ingénieux  hasard  de  la  formation  des 
individualités  artistiques,   ils  vont   devenir  d'ha- 
biles ouvriers  avec  leur  manie  de  mots,  de  verbes, 
de  phrases,   de  rvthmes.   S'ils  pensaient  pour  le 
moment  à  autre  chose,  il  faudrait  le  leur  défendre. 
Et    voici    que    d'eux-mêmes,    par    l'effet    de    leur 
toquade   présente,    ils   se   gardent   de   tout   autre 
souci.  Cette  nuit  encore,  je  leur  ai  parlé  de  Bau- 
delaire...   dans    les   trois  dimensions.    C'est    leur 
prototype,  vous  savez.  Albert  Giraud,  entre  autres, 
v  croit  comme  un  nègre  du  Sénégal  à  son  manitou. 
Il  me  plaît,  ce   Giraud  :   c'est  un  Saint-Just   avec 
un    filet   de  vinaigre,   maigre   et   opiniâtre,    tran- 
chant, sans  bruit.   C'est  fort  beau,  ces  vers  qu'il 
nous  a  dits.  »  —   Et  tâtonnant  dans  sa  mémoire, 
il   y   rattrapait   morceau  par  morceau  et  ajustait 
comme  on   fait   d'une  porcelaine  brisée,  l'une   ou 
l'autre  pièce,  par  exemple  ce  sonnet  que  quelques 
mois  après  Catulle  Mendès,  le  raffiné,  notre  hùte 
à  son  tour,  admira  autant  que   l'avait  fait  ce  fils 
des  sillons  : 

Ta  gl  > i  r c  évoque  en  moi  ces  navires  houleux 

Que  de  tiers  c  mquérants  aux  gestes  magnétiques 

-aient  dans  l'infini  des  vierges  Atlantiques 
Vers  les  archipels  d'or  des  lointains  fabuleux. 


Ils  mettaient  à  la  voile  en  ces  soirs  merveilleux 
Où  le  ciel  enflammé  de  rougeurs  prophétiques 
Verse  royalement  ses  richesses  mystiques 
Dans  le  cœur  dilaté  des  marins  orgueilleux. 

Et  les  hommes  du  port,  demeurés  sur  les  grèves, 
Regardaient  s'enfoncer  les  mâts,  comme  des  rêves, 
Dans  l'éblouissement  de  l'horizon  vermeil; 

Et  leurs  cerveaux  obscurs,  à  la  tîn  de  leur  âge, 

Se  rappelaient  encore  le  splendide  mirage 

De  ces  grands  vaisseaux  noirs  entrés  dans  le  soleil. 

Et  il  déclamait  ces  vers  reconstitués,  enflant  la 
voix  et  la  faisant  plus  profonde.  Il  répétait,  en  les 
scandant  avec  solennité,  ceux  qui  lui  semblaient 
les  mieux  martelés  : 

Vers  les  archipels  d'or  des  lointains  fabuleux! 

Reprenant  :  —  «  Dux,  vous  savez?  Dux,  le 
personnage  d'une  de  mes  nouvelles,  ce  chercheur 
acharné  du  mot  propre,  du  mot  rigoureux,  du  mot 
sonnant,  du  mot  qui  remplit  l'idée  comme  une 
cartouche  bien  alésée  remplit  le  canon  d'un  pis- 
tolet, c'est  Baudelaire,  ['ai  travaillé  sous  lui.  Il 
m'a,  par  contagion,  communiqué  cette  manie,  ou 
cette  trouvaille,  qu'il  tenait  lui-même  de  Théo- 
phile Gautier.  Vos  jeunes  sont  gagnés  par  cette 
épidémie.  Qu'on  les  laisse  faire.  L'heure  viendra 
pour  eux,  comme  elle  est  venue  pour  nous,  où  l'on 


comprend  que  dans  la  hiérarchie  des  œuvres, 
celles  de  pure  forme  et  de  pure  distraction  sont 
aux  rangs  inférieurs,  et  que  le  vrai  beau  est  celui 
qui  sert  une  grande  cause.  » 

Il  expliquait  alors  sa  théorie  littéraire,  comme 
un  homme  de  guerre  son  art  de  faire  la  guerre.  Et 
agrippé  par  les  innombrables  souvenirs  de  sa  vie 
d'écrivain  dans  ce  milieu  parisien,  le  plus  com- 
pliqué et  le  plus  changeant  qui  soit  au  monde,  en 
une  sorte  de  grande  et  pathétique  confession,  il 
racontait  ses  œuvres,  la  poursuite  des  conceptions 
qu'il  v  avait  réalisées,  ses  luttes  avec  l'idée  pour 
en  prendre  possession,  ses  patientes  recherches, 
les  méditations  obsédantes,  les  incantations,  les 
efforts  intimes  du  penseur  pour  triompher  des 
fantômes  qui  lui  échappent.  C'était  comme  le  récit 
d'amours  divers,  l'histoire  de  maîtresses  désirées, 
obtenues  ou  perdues,  les  unes  opiniâtres  en  leurs 
refus,  les  autres  commodes,  celles-ci  se  livrant 
bientôt,  celles-là  s'amusant  aux  longs  prélimi- 
naires, celles-là  encore  brusquées,  violées. 

El  toujours  il  signalait  la  dualité  de  ses  prédi- 
lections, à  toute  œuvre  purement  littéraire  sortie 
de  son  cerveau,  montrant  comme  écho  une  œuvre 
sociale,  l'artiste  ne  parvenant  jamais  à  faire  taire 
le  démocrate.  A  ses  débuts,   lointains,  hélas!  les 


Martyrs  ridicules,  V Amour  romantique,  le  Deu- 
xième mystère  de  i Incarnation,  ont  à  peine  paru, 
qu'il  écrit  d'une  main  ardente  une  épopée  révolu- 
tionnaire, vibrante  de  jeunesse  et  désordonnée, 
Pierre  Patient.  Préparé  par  ces  livres  de  son 
adolescence,  il  publie  le  Bouscassiè,  admirable 
paysannerie  héroïque,  qui  convertit  son  père,  le 
meunier  du  Quercy,  jusqu'alors  réfractaire  à  la  foi 
dans  l'avenir  de  son  fils,  le  Bouscassiè  que  le  vieil- 
lard voulut  qu'on  enfermât  avec  lui  dans  son  cer- 
cueil, sur  son  cœur,  sous  le  suaire.  Puis  la  Fête 
votive  de  Saint- Bartholomèe  Porte-Glaive,  la  ter- 
rible histoire  de  l'Homme  de  la  Croix-aux-Bœufs, 
la  légende  homérique  d'Omp  draille  s  le  Tombeau- 
des- Lutteurs,  jaillissent  comme  de  nouvelles  irrup- 
tions de  la  lave  qui  alors  bouillonnait  en  lui,  à 
l'époque  assurément  la  plus  éclatante  de  sa  vie 
littéraire.  Mais  du  même  cratère  sort  presque  en 
même  temps  cette  gerbe  de  nouvelles  éblouis- 
santes, les  Va-nu-Pieds ,  émouvantes  et  toutes 
républicaines,  toutes  sociales,  dont  l'étoile  la  plus 
éclatante  est  cet  impérissable  épisode  biblique  qui 
a  nom  les  Auryentys.  Comme  s'il  eût  été  non  pas 
épuisé,  mais  un  peu  lassé  par  cet  engendrement 
prodigieux  d'œuvres  de  premier  ordre,  venues 
coup  sur  coup,  il  se  repose  en  se  distrayant  par  les 


Petits  cahiers,  par  les  Six  morceaux  de  littérature, 
par  les  Bonshommes  auxquels  s'ajoute  Par  devant 
notaire.  Mais  revenant  avec  une  opiniâtre  énergie 
aux  instincts  qui  lui  faisaient  dire  un  jour  à 
un  excellent  ami  belge,  le  comte  d'Aspremont- 
Lynden  :  «  Vous  datez  des  croisades,  moi  je  date 
de  quatre-vingt-treize  »,  il  fait  Crête-rouge,  N'a- 
qu'un-Œil  et,  enfin,  Kerkadec,  garde-barrière,  sa 
dernière  œuvre  parue. 

Ainsi,  comme  un  puissant  pendule,  à  peine, 
dans  ses  oscillations,  avait-il  remonté  du  côté  de 
la  pure  littérature,  qu'entraîné  par  son  propre 
poids,  il  redescendait  vers  le  côté  révolutionnaire. 

Difficile,  désespérant  problème  que  celui  de 
cette  alliance  de  l'art  et  de  l'utilité  sociale  !  Sphinx 
impitoyable  qui  dévore  quiconque  le  tente  sans 
être  un  Œdipe  ! 

Pierre  Patient,  Crête-rouge,  N'a-qu 'un-Œil,  Ker- 
kadec, cette  tétralogie,  n'ont  pas  résolu  l'énigme. 
Ils  en  ont  plutôt  mis  les  mystères  en  plus  saillant 
relief,  ils  ont  montré  de  quelle  masse  pèse  sur 
l'attrait  artistique  d'une  œuvre  la  préoccupation 
de  justifier  une  thèse,  surtout  une  thèse  politique. 
Ces  javelots  vigoureusement  lancés  n'ont  pas 
frappé  en  plein  milieu  la  cible.  D'autre  part,  il  est 
vrai,  quelques  flèches  plus  légères  réunies  en  car- 


quois  dans  les  Va-nu-Pieds  ont  été  mieux  dardées 
et  donnent  le  pressentiment  que  le  problème  n'est 
pas  insoluble.  Ces  Auryentys,  que  nous  citons 
pour  la  troisième  lois,  s'attaquant  à  la  servitude 
ecclésiastique  et  à  la  servitude  militaire,  avec 
leur  noble  et  forte  simplicité,  en  encastrant  cette 
double  protestation  dans  un  incomparable  apo- 
logue  champêtre,  émeuvent  l'observateur  comme 
s'il  voyait  se  soulever,  prête  à  se  fendre,  Pécorce 
qui  cache  encore,  pour  ce  genre  redoutable  et 
souverain,  l'expression  définitive. 

-  «  Cette  expression  définitive,  je  la  cherche,  » 
disait-il  avec  la  force  concentrée  et  rageuse  de 
l'artiste  qui  lutte  contre  la  chimère,  comme  [acob 
contre  l'Ange.  «  Je  la  cherche,  répétait-il,  et  je  la 
trouverai.  Ma  carrière  littéraire  n'est  point  finie, 
fe  veux  vaincre.  J'achève  Urbains  et  Ruraux.  C'est 
ma  dernière  étape  avant  d'arriver  à  Paris  sans 
travail  :  ceci  emportera  la  place,  ou  elle  est  inex- 
pugnable. Oui,  c'est  alors  que  je  saurai  définitive- 
ment si  pour  moi,  si  pour  d'autres,  dans  le  roman 
contemporain,  l'union  de  la  forme  artistique  et 
de  la  thèse  sociale,  sinon  ouvertement  exprimée, 
au  moins  sortant  de  l'œuvre  par  une  irrésistible 
expansion,  est  possible  sans  rien  enlever  à  la  puis- 
sance du  beau.  » 


Et  s'adoucissant,  il  ajoutait  :  «  Pour  respirer 
et  me  désaltérer  pendant  ce  suprême  combat,  je 
décrirai  encore  une  fois  mes  bêtes!  Ce  sera  la 
Kvridle  de  chiens.  Je  décrirai  encore  une  fois  mes 
champs.  Ce  sera  Mi-Diable.  » 

Et  il  s'acharna  à  cette  poursuite,  ce  simple  et 
vaillant  héros  épris  des  humbles  et  peignant  leurs 
souffrances  en  son  style  enflammé;  il  s'y  acharna 
pour  donner  à  eux-mêmes  et  à  leurs  vengeurs  une 
conscience  plus  poignante  des  iniquités  dont  on  les 
écrase.  Il  y  emploia  ce  style  aux  intenses  couleurs, 
ce  verbe  puissant  en  ces  brutalités,  cette  vue 
amplifiante  des  choses,  cette  sobriété  qui  dégage 
sans  effort  la  musculature,  toutes  ces  qualités  qui 
firent  de  lui  un  guerrier  où  la  farouche  audace  du 
sauvage  s'alliait  à  l'audace  cadencée  du  soldat 
grec;  sa  simplicité  robuste  était  faite  de  leur 
double  nudité.  Il  semble  qu'il  descendait  à  la 
lois  des  Argonautes  et  des  Vickings.  Je  le  pensais 
en  écoutant  tes  rudes  pensées,  ô  romancier  du 
Danube,  en  me  laissant  bercer  par  l'harmonie  de 
tes  phrases,  ô  étrange  Tzigane  de  la  langue,  dans 
ce  cabinet  d'études,  dans  ce  jardinet,  et  mieux 
encore  dans  le  protond  de  mon  âme  qui  garde 
ton  souvenir  et  où  voltigent  encore  tes  paroles 
ailées. 


VII 


((  Vous  ne  tenez  pas  à  visiter  Bruxelles?  »  lui 
disais-je.  Il  relevait  sa  tète  admirable  de  Bon- 
Dieu-de-Pitié,  comme  eussent  dit  nos  villageois,  et 
à  laquelle  on  eût  pu  appliquer  cette  phrase  d'une 
de  ses  œuvres  :  «  Sa  chevelure  et  sa  barbe  absalo- 
niennes  s'allongeaient  et  pendaient  tristement  sur 
son  corps  émacié,  semblables  aux  ramures  affais- 
sées et  plaintives  d'un  saule-pleureur,  avec  ce  sou- 
rire mélancolique  et  désillusionné  qui  tremblote 
sur  les  lèvres  violettes  des  vieillards.  »  —  «  Ah  !... 
oui,  parbleu...  eu...  eu...  »  exclamait-il,  donnant  à 
la  syllabe  finale  l'allongement  sonore  d'un  timbre 
d'horloge. 

Et  il  semblait  reprendre  ses  esprits,  les  concen- 
trer sur  cette  idée  nouvelle  ;  car,  lorsque  le  décor 
qui  l'entourait  ne  se  rapportait  pas  directement  à 
l'une  des  conceptions  qui  fermentaient  dans  son 
laboratoire  cérébral,  et  qu'il  ne  pouvait  y  prendre 
des  condiments  pour  en  relever  la  saveur  ou  l'a- 
rôme, il  y  semblait  indifférent. 

Nous  sortions  le  dimanche;  toute  la  semaine  je 
subissais  l'étroite  servitude  des  occupations  pro- 
fessionnelles. Nous  commencions  par  regarder  les 
monuments,  comme  de  vulgaires  touristes.   Cela 


l'ennuyait  bientôt.  Il  n'aimait  pas  non  plus  la 
cohue  citadine,  les  robes,  les  pardessus,  ce  qu'il 
nommait  la  livrée  de  messieurs  les  tailleurs.  — 

Allons  où  Ton  est  seul,  »  disait-il.  Et  il  ajoutait 
en  un  murmure  :  «  Allons  où  l'on  voit  loin.  » 

Xous  gagnions  l'extrémité  des  faubourgs.  Il 
recherchait  la  zone  neutre  qui  est,  autour  des 
villes  comme  un  halo  autour  de  la  lune,  là  où  la 
terre  de  culture,  devenue  terrain  à  bâtir,  est  en 
triche,  là  où  les  constructions  rares  voisinent  avec 
les  fours  à  briques,  où  la  cité  meurt,  où  la  cam- 
pagne commence,  cette  zone  d'interpénétration  de 
l'organisme  urbain  et  de  l'organisme  rural. 

Il  aimait,  à  Saint-Josse-ten-Xoode,  la  hauteur 
sur  laquelle  grimpe  la  rue  de  la  Consolation  en 
sortant  du  fond  qu'on  nomme  bibliquement  la 
Vallée  de  Josaphat  (en  Brabant!)  avec  ses  om- 
brages d'émeraude  et  sa  Fontaine  d'amour.  Xous 
gravissions  la  pente,  où  nous  croisaient,  revenant 
du  Tir  national,  des  gardes  civiques  dont  le  cha- 
peau tyrolien  à  plumes  de  coq  et  l'uniforme  mili- 
taire couleur  de  suie  lui  faisaient  pousser  son 
rauque  et  dégoûté  hâ-hâ-hâ-hâ  ! 

En  haut,  nous  nous  retournions  et  alors, contem- 
platif et  ému,  il  commençait  une  longue  rêverie 
parlée  au  hasard   des  sensations  qu'éveillait  dans 


sa  nature1  nerveuse  et  impressionnable  le  beau 
spectaele  qui  se  déroulait  depuis  les  flèches 
jumelles  de  Saint-Joseph,  au  Quartier-Léopold, 
jusqu'aux  lointains  coteaux  de  Laeken  par  delà  la 
coupole  et  les  minarets  tronqués  de  Sainte-Marie. 
Les  maisons  amoncelées  sur  le  terrain  accidenté 
de  la  ville,  devant  un  rideau  de  nues  qui  défilaient 
lentement  comme  la  toile  d'un  panorama,  figu- 
raient la  marche  d'une  armée  colossale,  arrivant 
sans  interruption  du  nord  et  s'enfonçant  dans  le 
midi,  charriant  les  tours  des  églises,  les  vaisseaux 
des  monuments,  les  pignons  des  maisons  les  plus 
hautes,  comme  des  trophées  de  guerre.  Son  imagi- 
nation répondait  à  ces  excitations  des  veux  comme 
une  substance  sous  l'action  d'un  réactif,  chatouil- 
lant, mordant,  corrodant  avec  l'effervescence  des 
combinaisons  chimiques.  Tel  qu'un  grand  paysa- 
giste il  brossait,  attentif  spectateur,  une  esquisse 
en  grands  tons,  vifs,  bien  plaqués,  comme  eut  fait 
Courbet;  car,  toutes  ces  fortes  natures  d'artistes 
indomptés  ont  les  mêmes  aptitudes  et  les  mêmes 
puissances. 

Quand  il  était  rassasié,  il  voulait  cheminer  à 
travers  les  terrains  vagues.  Nous  montions  et 
descendions  les  tranchées  d'or  pâle  des  sables 
bruxelliens,    couronnés    à    la    crête    d'un     gazon 


maigre.  Il  s'arrêtait  aux  masures  de  paysans  aban- 
données qui  autrefois  étaient  là  en  pleins  champs, 
mais  où  la  ville  en  s'élargissant  avait  fait  la  ruine 
et  le  vide.  Nous  arrivions  à  l'étang,  maintenant 
à  demi-comblé  où  tant  d'alertes  et  joyeux  pati- 
neurs se  noyèrent  ;  il  me  faisait  raconter  ces  épi- 
sodes funèbres.  Puis  nous  revenions  lentement  par 
le  vallon  de  la  Maelbeek  traînant  désormais  dans 
les  obscurités  d'un  égout  les  eaux  qui,  rapides  et 
limpides,  couraient  à  travers  les  prairies  au  temps 
de  mon  enfance.  Xous  passions  sous  les  quatre 
viaducs  qui  unissent  les  versants  de  cette  profonde 
plissure;  je  lui  montrais  à  mi-côte,  sur  la  gauche, 
au  bout  de  la  rue  du  Trône,  la  maison  solitaire 
qu'habita  Jean-Baptiste  Rousseau,  et  remontant 
la  rue  Lesbroussart,  nous  rentrions  chez  nous  par 
l'avenue  de  la  Cambre,  noire  de  promeneurs 
comme  elle  Test  le  dimanche  après-midi  par  les 
beaux  jouis. 

Xous  allâmes  aussi  de  l'autre  côté  de  la  vallée 
principale  sur  les  hauteurs  de  Scheut,  entre 
Anderlecht  et  Berchem-Sainte-Agathe,  près  de 
la  chapelle  miraculeuse,  là  où  le  maréchal  de 
Villeroy  établit  les  batteries  qui  bombardèrent 
Bruxellesen  i6g5;  assis  au  bord  d'un  champ  relevé 
en  terrasse,  les  jambes  pendantes,  il  regarda  long- 


temps  la  cité  en  amphithéâtre  dominée  par  la 
masse  monstrueuse  du  nouveau  Palais  de  fustice 
se  dressant  comme  une  acropole  ou  comme  la 
Kasbah  d'une  ville  turque.  Le  soleil  se  couchait 
derrière  nous.  Un  paysan  qui  passa  le  dévisagea 
en  sa  rustique  attitude,  le  prit  sans  doute  pour  un 
congénère,  car  il  lui  dit  :  Goeden  avond,  pachter 
(bonsoir,  fermier)!  Comme  son  regard,  circulant 
d'un  pôle  à  l'autre,  rencontra  le  cimetière  de 
Molenbeek-Saint-Jean  qui  se  montrait  en  perspec- 
tive au  bord  de  la  chaussée  flamande  dont  les 
serpentantes  rangées  d'arbres  fuyaient  vers  Ter- 
monde  et  Gand,  remués  par  la  paix  enveloppante 
de  ce  coin  où  les  tombes  ponctuaient  en  blanc  les 
arbustes  et  les  gazons,  un  souvenir  des  Va-nu- 
pieds  lui  remonta  aux  lèvres  : 

«  Il  y  a  là  un  bouquet  d'amandiers.  Ces  arbres 
sont  les  premiers  qui  fleurissent  au  printemps, 
c'est  là  que  je  veux  être  enterré.  »  Et  moi-même, 
continuant  la  réminiscence,  j'ajoutai  :  «  La  Nature 
est  pour  les  cœurs  nerveux  et  passibles  une  mère 
tutélaire  qui  les  ravive  du  lait  pur  de  ses  mamelles 
et  les  embrase,  incomparable  fée,  du  feu  souverain 
de  ses  rayons.  » 

A  parcourir  les  quartiers  déserts,  il  avait  fini 
par  discerner  ce  qu'il  y  a  chez  nous  d'indestruc- 


tible  nationalité.  Quant  au  cours  de  nos  prome- 
nades, il  voyait  sur  les  enseignes  quelqu'un  des 
noms  baroques  de  la  petite  bourgeoisie  flamande, 
Godelieve  Knudde,  par  exemple,  surtout  s'il  était 
accouplé  à  un  nom  français,  clair  symbole  du 
mélange  des  variétés  raciques  qui  se  réalise  à 
1  Bruxelles  en  sa  plus  intime  mixture,  Yan  Molle- 
kot-Lelong,  Petit- Yan  Muysewinkel,  ou  bien 
encore  Dumoulin-Pielstikker,Lefranc-Sistermans, 
il  ne  goguenardait  pas  suivant  la  coutume,  mais 
s'arrêtait  étonné,  épelant  les  syllabes,  étrangères 
pour  lui  comme  s'il  s'était  agi  de  russe  ou 
d'arabe,  inquiet  à  l'aspect  de  ces  premières  vagues 
germaniques  venant  battre  le  rivage  gaulois,  sen- 
tant sans  doute,  à  ces  échos  imprévus  d'un  idiome 
ennemi,  les  vieilles  meurtrissures  de  l'invasion 
s'endolorir. 

Et,  pourtant,  l'accent  que  ces  détails  mettaient 
dans  notre  existence  le  charmait  par  l'âcreté  de 
leur  saveur  locale.  «  Pourquoi  ne  Tait-on  donc  ici 
que  des  romans  français?  »  disait-il.  «  Ce  qui  est 
autour  de  vous   ne  serait-il  pas  visible  pour  vous; 

mieux,   votre  pays savez-vous?  Au 

lieu  de  tâcher  de  nous  peindre,  ce  que  nous  ferons 
toujours  mieux  c'est  certain,  racontez  ce  que  vous 
faites  et  décrivez-nous  cette  ville.  Comme  c'est 
bête  de  n'y  pas  penser!  » 


Certes,  c'est  bête,  mais  que  c'est  difficile.  L'art 
suprême  n'est-il  pas  de  tirer  de  la  vie  ordinaire,  si 
vulgaire  et  si  vide,  ces  quelques  éléments  essen- 
tiels et  saisissants  qui  sont  la  substance  même  de 
l'intérêt  et  de  l'émotion;  ces  traits  que  seul  le 
génie  discerne  et  du  plus  plat  incident,  du  plus 
fade  personnage,  font  un  épisode  poignant,  une 
silhouette  vraiment  inoubliable  ? 

Oui,  souhaitons,  souhaitons,  écrivains  belges, 
que  la  réalité  ambiante  devienne  visible  pour  nous 
comme  elle  Tétait  pour  ce  pèlerin,  et  qu'elle  nous 
poigne  comme  elle  le  poignait. 

VIII 

Le  temps  fuyait.  Juillet  avait  passé.  Le  docteur 
affirmait  la  cure  achevée.  La  date  du  départ 
approchait. 

Libéré  de  la  servitude  médicale  qui  jusqu'alors 
l'avait  emprisonné  à  Bruxelles,  Cladel  songeait  à 
faire  visite  aux  champs,  à  l'hôtesse  invisible,  ma 
compagne,  dont  nous  parlions  souvent  et  qui,  de 
son  côté,  exprimait  avec  insistance  le  souhait  de 
voir  celui  dont  nous  lui  racontions,  dans  nos 
lettres,  les  originalités  et  la  majesté  pastorale. 

«  Vous  aimez  bien  votre  femme?  interrogea-t-il 


un  jour.  —  Mais,  oui,  repris-je.  —  Mais,  oui?  C'est 
mal  dit  ça.  Pour  moi,  vous  savez,  c'est  sacré,  le 
mariage.  Vertu  ouvrière.  La  pornocratie  est  une 
pestilence  des  classes  dirigeantes.  C'est  votre 
Henri  Conscience,  n'est-ce  pas,  qui  se  glorifiait 
de  n'avoir  pas  mis  un  seul  adultère  dans  ses  cent 
romans  campinois?  Chez  nous,  pas  de  roman  sans 
adultère.  Le  verbe  forniquer  conjugué  à  tous  les 
temps  et  sur  tous  les  modes.  Voyons,  c'est  vrai, 
vous  aimez  votre  femme?  —  Encore  une  fois,  oui, 
dis-je,  piqué  au  jeu  et  m'animant.  je  l'ai  choisie 

Dans  la  force  et  la  fleur  Je  la  belle  jeunesse, 

je  lui  ai  fait  en  l'épousant  le  compliment  le  plus 
sincère  que  puisse  faire  un  homme,  elle  est  ma 
fidèle  amie  dans  la  maturité,  elle  est  la  mère  char- 
mante et  respectée  de  nos  trois  fils,  elle  est  le 
témoin  le  plus  attentif  et  le  plus  dévoué  de  ma 
vie,  elle  sera  près  de  moi,  je  l'espère,  quand  finira 
ma  tâche  en  ce  monde.  —  A  la  bonne  heure  !  voilà 
de  chaudes  paroles.  Moi  aussi,  j'aime  bien  ma 
ménagère;  elle  est  Mienne  dans  toute  la  force  du 
terme.  Vous  la  connaîtrez.  Allons  connaître  la 
\Yitn 

Le  samedi    suivant,  nous  prenions   le  train   du 
Luxembourg;  nous  le  quittâmes  à  Namur  pour 


descendre  la   Meuse  jusqu'à   Statte  et   remonter 

ensuite  en  Hesbaye  par  la  vallée  de  la  Méhaigne. 
Après  trois  heures  de  chemin  de  fer,  nous  arrivions 

à  Huccorgne  :  la  maîtresse  de  la  maison  nous 
attendait  au  débarcadère  avec  ses  deux  derniers. 
La  nuit  était  venue.  La  présentation  se  lit  aux 
incertaines  lumières  de  la  gare  pauvre  de  ce  coin 
perdu;  et,  par  une  nuit  baignant  dans  la  douceur, 
notre  petit  cortège  remonta  lentement  le  sentier 
en  lacet  qui,  zigzaguant  sur  la  roche  calcaire  du 
versant  couvert  d'un  taillis  court,  conduit  à  la 
vieille  demeure,  ceinturée  de  bois,  où  quelques 
bons  amis  et  moi  laissions,  à  cette  époque  déjà 
lointaine,  couler  insoucieusement  les  vacances, 
toujours  trop  fugitives. 

Fa.MELETTE  était  son  nom,  dégénéré  ingénu- 
ment de  fermelette.  Ce  nom  plut  à  Cladel. 

Nous  entrâmes  dans  la  salle  à  manger  ouvrant 
de  plain-pied  sur  le  parterre  :  le  couvert  était 
dressé.  A  ce  moment,  il  ne  regarda  rien  de  cet 
intérieur  :  ni  les  bahuts  à  brune  patine,  ni  la 
basse-cour  d'oiseaux  indigènes  empaillés  qui  en 
garnissaient  l'entablement,  ni  les  râteliers  de  fusils 
de  chasse.  Il  mena  droit  la  dame  sous  l'abat-jour 
des  lampes  qui  déversaient  sur  la  table  brillante 
et  blanche  une  lumière  abondante,  et  lui   regarda 


le  visage,  puis  la  toilette.  Après  quelques  instants  : 
«  Vous  êtes  très  blonde,  »  dit-il.  «  Les  méridio- 
naux aiment  cette  couleur,  rare  chez  eux.  Vous 
êtes  une  belle  blonde...!  Un  peu  cossue  pour  moi, 
toutefois,  ajouta-t-il  en  souriant.  » 

Le  lendemain,  dimanche,  le  temps  était  radieux. 
Nous  le  promenâmes  dans  les  riantes  solitudes 
des  environs,  si  caractéristiques  de  cette  région 
qui  forme  la  marge  pittoresque  par  laquelle  les 
plateaux  monotones  de  la  Hesbave  se  rattachent 
à  la  Meuse.  Il  était  maintenant  en  pleine  Wal- 
lonie :  les  désinences  flamandes  avaient  disparu. 
Il  descendit  avec  notre  bande  heureuse  par  le 
Pachis  à  la  fontaine  du  Siha,  glaciale  sous  le 
feuillage  touffu  des  noisetiers  qui  surplombent 
l'onde  immobile.  Il  longea  le  Bois-Brûlé  et  tra- 
versa la  Bruyère,  enfonçant  jusqu'aux  genoux  dans 
la  paille  des  grandes  graminées  séchées  par  le 
soleil  d'août.  Entre  les  fétus,  dc^  fleurs  bleues, 
rouges,  violettes,  bleuets  et  campanules,  coque- 
licots, scabieuses,  mettaient  leur  marqueterie. 
Touché  par  cette  nature  pacifique,  il  semblait 
rêver  des  campagnes  natales,  là-bas,  loin,  bien 
loin,  sur  les  rives  du  Tarn,  du  côté  de  Moissac  et 
de  Castel-Sarrasin.  Il  voyait  ensuite,  par-dessus 
les   cimes,  l'église  et  le  château  blanc  de  Fumai, 


groupant  autour  d'eux,  comme  des  poules  leurs 
poussins,  les  toits  rouges  du  village.  Nous  gagnâ- 
mes les  verts  bouquets  des  Croupettes-de-Mo/on 
et  marchâmes  droit  à  travers  champs  vers  le  tilleul 
de  Famelette  qui  ornait  la  plaine  solitaire  de  sa 
tète  arrondie,  à  laquelle  autrefois  était  appenduc 
la  cloche  d'alarme  que  le  voyageur  égaré  par  les 
nuits  de  neige  faisait  tinter  pour  appeler  du 
secours.  Passant  entre  le  Bois-Hoc  et  la  Fosse-au- 
Sable,  notre  peloton  arriva  aux  falises  qui  bordent 
les  nonchalants  contours  de  la  gorge  du  Roua. 
Nous  fîmes  halte  successivement  sur  la  Roche- 
Mademoiselle,  sur  la  Roche-Madame  et  sur  la 
Roche-Monsieur  qui,  aux  temps  préhistoriques, 
abritaient  dans  leurs  excavations  nos  sauvages 
ancêtres.  Du  haut  du  Divier,  nous  plongeâmes 
dans  la  vallée  où  serpente  le  remblai  de  la  voie 
ferrée  soutaché  bord  à  bord  par  le  ruban  moiré 
des  eaux  de  la  Méhaigne.  Et  nous  rentrâmes  au 
logis,  Cladel  en  tète,  tel  qu'un  patriarche  rame- 
nant sa  tribu. 

Pendant  toute  la  durée  de  cette  sereine  déam- 
bulation,  calme  et  émue  comme  une  cérémonie 
biblique,  autour  de  nous  avait  couru  l'essaim  de 
nos  chiens,  les  petits  trottinant  sur  nos  talons,  les 
grands  croisant  sans  cesse,  le  nez  à  la  brise,  tantôt 

4 


faisant  lever  une  .compagnie  de  perdreaux,  tantôt 
débuchant  un  lapin  qui  passait  le  chemin  comme 
un  trait  d'arbalète,  tantôt  réveillant  un  faisan 
pelotonné  dans  son  bain  de  poussière  et  s'élevant 
entre  les  ramures,  battant  bruyamment  des  ailes, 
hoquetant  son  cri  sonore.  Cladel  semblait  le 
piqueur  de  cette  meute  à  laquelle  constamment  sa 
causerie  revenait.  Ce  fut  sa  sensation  dominante 
en  ce  jour.  Kyrielle  de  chiens,  elle  était  comme 
celle  qu'il  était  alors  en  train  de  décrire.  Cette 
remuante  animalité  ressuscita  le  rimeur  qu'il  avait 
été  quelquefois.  Il  a,  depuis,  expliqué  ce  phéno- 
mène passager  dans  un  article  de  Y  Evénement, 
aimable  afféterie  de  l'artiste  pour  celle  qui  lui 
avait  donné  l'hospitalité  : 

«  Dieu  me  damne!  il  y  a  près  d'un  quart  de 
»  siècle,  en  vérité,  que  je  ne  versifie  plus,  ô  fort 
o  gentille  dame,  et  je  m'étais  bien  juré,  —  mais, 
»  hélas!  sur  cette  boule  sublunaire  où  nous  pous- 
»  sons  et  d'où  nous  disparaissons  sans  savoir  pour- 
»  quoi, qui  donc  tient  ses  serments  aujourd'hui?  — 
»  de  ne  jamais  éveiller  le  poète  mort  si  jeune  qui 
•>  dort  en  moi.  Ce  fou,  ce  toqué,  ce  hurluberlu  ne 
»  s'est-il  pas  avisé  de  ressusciter?  Oui,  ce  matin 

-  même,  alors  que  nous   revenions  ensemble  de 

-  Famelette  <>ù  vous  m'aviez,  la  veille,  si  gracieu- 


)  sèment  accueilli,  mon  inséparable  a  rouvert  ses 
i  veux  à  la  lumière  et  voici  qu'après  avoir  savouré 
-  les  mélancolies  et  les  gaîtés  de  l'aurore,  il  s'est 

>  souvenu    de    sa   Ivre    ou    plutôt    de    son    rebec 

>  délaissé  depuis  plus  de  vingt-cinq  ans  et,  ma  f<  >i, 

>  nous  en  avons  joué  tous  les  deux  en  wagon,  le 

>  long  des  rives  délicieuses  de  la  Meuse  empour- 

>  prées  par  les  feux  du  Levant.  Entre  Huccorgne 

>  et   Namur,    il   me   contraignit,    ce   revenant-là, 

>  d'écrire  sous  sa  dictée  une  série   d'hexamètres, 

>  divisés  en  tercets  et  perpétrés,  affirmait-il,  sans 
)  le    secours  du  moindre  dictionnaire  de   rimes, 

>  magnifiant  tous  nos  compagnons  de  misères  et 

>  de  joies,  mes  chiens  d'hier  et  ceux  d'aujourd'hui. 

>  Tout  en  griffonnant  l'impromptu  de  cet  insensé, 

>  je  me  rappelais  les  vôtres  qui  m'avaient  reçu  si 
)  chaudement,   à  mon   arrivée  chez  vous  :   Sam, 

>  Miss,  Tippo,   Lili,  Xicain,   Rameau,   Rainette, 

>  Punch,  Silvio,  Noire,  Diane,  Bébé,  dont,  après 
«  vous  avoir  lu  celle  des  miens,  je  vous  pro- 
)  mis   de   raconter   l'histoire.    En   attendant   qu'il 

>  me  soit  permis  de  vous  prouver  que,  contrai- 
i  rement  à   ce  que . prétendent    les    Normands  de 

>  France  et  de  Belgique,  un  Gascon  n'a  que  sa 
parole,  voici  la  relation  très  sommaire,  et  rimée 
tant  bien  que  mal,  des  faits  et  gestes  des  sincères 


faisant  lever  une  .compagnie  de  perdreaux,  tantôt 
débuchant  un  lapin  qui  passait  le  chemin  comme 
un  trait  d'arbalète,  tantôt  réveillant  un  faisan 
pelotonné  dans  son  bain  de  poussière  et  s'élevant 
entre  les  ramures,  battant  bruyamment  des  ailes, 
hoquetant  son  cri  sonore.  Cladel  semblait  le 
piqueur  de  cette  meute  à  laquelle  constamment  sa 
causerie  revenait.  Ce  fut  sa  sensation  dominante 
en  ce  jour.  Kyrielle  de  chiens,  elle  était  comme 
celle  qu'il  était  alors  en  train  de  décrire.  Cette 
remuante  animalité  ressuscita  le  rimeur  qu'il  avait 
été  quelquefois.  Il  a,  depuis,  expliqué  ce  phéno- 
mène passager  dans  un  article  de  l'Événement, 
aimable  afféterie  de  l'artiste  pour  celle  qui  lui 
avait  donné  l'hospitalité  : 

«  Dieu  me  damne!   il  y  a  près  d'un  quart  de 

»  siècle,   en  vérité,  que  je  ne  versifie  plus,  ô  fort 

'■ntille  dame,  et  je  m'étais  bien  juré,  —  mais, 

»  hélas!  sur  cette  boule  sublunaire  où  nous  pous- 

»  sons  et  d'où  nous  disparaissons  sans  savoir  pour- 

»  quoi, qui  donc  tient  ses  serments  aujourd'hui?  — 

»  de  ne  jamais  éveiller  le  poète  mort  si  jeune  qui 

dort  en  moi.  Ce  fou,  ce  toqué,  ce  hurluberlu  ne 

s'est-il  pas  avisé  de  ressusciter?  Oui,  ce  matin 

même,   alors  que  nous   revenions  ensemble   de 

Famelette  où  vous  m'aviez,  la  veille,  si  gracieu- 


i  sèment  accueilli,  mon  inséparable  a  rouvert  ses 
•  veux  à  la  lumière  et  voici  qu'après  avoir  savouré 
■  les  mélancolies  et  les  gaités  de  l'aurore,  il  s'est 
)  souvenu  de  sa  Ivre  ou  plutôt  de  son  rebec 
)  délaissé  depuis  plus  de  vingt-cinq  ans  et,  ma  foi, 

>  nous  en  avons  joué  tous  les  deux  en  wagon,  le 
i  long  des  rives  délicieuses  de  la  Meuse  empour- 

>  prées  par  les  feux  du  Levant.  Entre  Huccorgne 

>  et   Namur,    il   me   contraignit,    ce   revenant-là, 

>  d'écrire  sous  sa  dictée  une  série  d'hexamètres, 

>  divisés  en  tercets  et  perpétrés,  affirmait-il,  sans 

>  le    secours  du  moindre  dictionnaire  de   rimes, 

>  magnifiant  tous  nos  compagnons  de  misères  et 

>  de  joies,  mes  chiens  d'hier  et  ceux  d'aujourd'hui. 

>  Tout  en  griffonnant  l'impromptu  de  cet  insensé, 

>  je  me  rappelais  les  vôtres  qui  m'avaient  reçu  si 

>  chaudement,   à  mon   arrivée  chez  vous   :   Sam, 

-  Miss,  Tippo,  Lili,  Xicain,  Rameau,  Ramette, 
i  Punch,  Silvio,  Noire,  Diane,  Bébé,  dont,  après 
i  vous   avoir    lu    celle    des    miens,   je    vous    pro- 

>  mis   de  raconter  l'histoire.    En   attendant  qu'il 

-  me  soit  permis  de  vous  prouver  que,  contrai- 
i  rement  à  ce  que  prétendent  les  Normands  de 
i  France  et  de   Belgique,   un  Gascon   n'a  que  sa 

parole,  voici  la  relation  très  sommaire,  et  rimée 
tant  bien  que  mal,  des  faits  et  gestes  des  sincères 


»  amis  à  quatre  pattes  qui  m'escortèrent  clans  la 
»  vie  à  partir  de  mon  berceau.  Soyez  indulgente  à 
»  l'extravagant  qui  l'a  commise.  Il  m'a  prié  de 
»  vous  l'offrir,  et  s'est  aussitôt  endormi.  J'espère 
»  bien  qu'il  ne  se  réveillera  plus.  Agréez,  s'il  vous 
»  plaît,  les  excuses  de  ce  rustre  sans  pareil,  artiste 
»  exquise,  [Madame.  » 

Puis  les  strophes,  et  au-dessous  d'elles  ce  post- 
script u  m  : 

»  Une  fois  encore,  souffrez,  chère  [Madame,  que 
»  je  dépose  à  vos  pieds  ces  très  humbles  versicu- 
»  lets,  et  plaise  aux  dieux  qu'ils  ne  vous  induisent 
»  point  en  quelque  souci,  de  quoi  je  serais  si 
»  confus  et  navré  que  le  cœur  m'en  cherrait,  ainsi 
»  qu'on  disait  autrefois  en  votre  pavs  brabançon 

où  toute  honnête  femme  a,  d'après  je  ne  sais  quel 
»  prince  de  Ligne,  des  ailes  d'ange  et  le  gosier  d'un 
»  rossignol.  » 


IX 


Il  partit! 

Les  vacances  judiciaires  s'ouvrirent.  Fuyant 
Bruxelles  comme  un  moucheron  prisonnier  auquel 
on  ouvre  une  fenêtre,  je  fus  en  Auvergne,  à  Royat. 
Quand,    un   mois  après,   je  revins,   déjà  blasé  de 


repos  comme  tous  les  laborieux  à  qui  vient  si  vite 
la  nostalgie  du  bagne  de  leur  vie  obsédante,  pas- 
sant par  Paris,  j'allai  à  Sèvres  pour  revoir  Cladel. 
Avec  moi  était  le  comte  d'Aspremont-Lynden,  ce 
gentilhomme  campagnard,  ce  bouvier-sénateur 
comme  l'a  nommé  avec  irrévérence  un  de  nos  radi- 
caux, que  l'amour  commun  de  la  terre  avait  de 
prime  élan  rapproché  de  l'auteur  de  Mes  Paysans, 
et  dont  celui-ci  disait  :  «  Pardi  !  voilà  un  clérical 
avec  lequel  je  m'entends  bien.  »  Ces  deux  natures 
simples  et  généreuses  sentaient  qu'il  est  misérable 
de  se  refuser  la  svmpathie  parce  qu'on  diffère  sur 
une  conception  philosophique,  alors  qu'on  frater- 
nise et  qu'on  s'estime  sur  tout  le  reste,  et  que  ce 
n'est  point  parce  qu'il  y  a  un  x  dans  l'équation  de 
deux  âmes  qu'elles  doivent  se  traiter  en  ennemies. 
Qu'importe  d'habiller  d'un  autre  vêtement  son 
idéal,  quand  de  part  et  d'autre  on  s'envole  sans 
effort  vers  les  sphères  où  cet  idéal  mystérieux  se 
cache?  L'élévation  du  caractère  tient  à  l'esprit 
lui-même,  et  non  aux  formes  changeantes  dans 
lesquelles  ses  aspirations  se  réalisent. 

Rue  Brongniart  !  Après  avoir  passé  le  pont,  on 
montait  à  gauche.  C'était  l'extrémité  de  la  ville. 
Une  rue  récente,  en  remblai,  en  rampe.  Peu  de 
bâtisses.  Sur  l'accotement,  quelques   arbres.   Au 


fond,  en  haut,  une  rangée  de  maisons  de  faubourg, 
à  volets  colorés.  Parmi  elles,  une  plus  sombre,  en 
recul,  lépreuse,  sourcilleuse,  tragique,  avec  une 
avant-cour,  clôturée  à  l'alignement  par  un  mur 
percé  d'une  porte  basse.  «  La  première  fois  que 
j'y  fus,  —  me  disait  depuis  Catulle  Mendès,  — 
regardant  de  loin,  rien  qu'à  l'aspect,  je  dis  à  mon 
fils  que  je  tenais  par  la  main  :  Tiens,  voilà  la 
maison  de  Cladelî  Je  tombais  juste.  »  —  En  effet, 
il  y  avait  entre  cette  demeure  étrange  et  son 
étrange  habitant  une  harmonie  farouche  et  saisis- 
sante. 

On  nous  attendait.  Le  maître  était  sur  le  seuil  : 
près  de  lui,  les  deux  chiens  de  chasse  dont  nous 
avait  parlé  Yerhaeren,  Famine  et  Paf.  Il  m'em- 
brassa simplement,  fortement.  Puis  il  dit  : 
a  Entiez.  Vous  excuserez  la  simplicité  que  vous 
trouverez  chez  moi  comme  j'ai  excusé  le  luxe  que 
j'ai  trouvé  chez  vous.  » 

Nous  gravîmes  un  escalier  à  direction  brisée, 
ombragé,  et  pénétrâmes  dans  une  maison  demi- 
italienne,  demi-turque,  à  corridors  étroits,  pièces 
petites,  plafond  bas,  fruste  et  claire-obscure. 
Cladel  marchait  devant,  en  guide.  Nous  aboutimes 
à  un  salon  exigu,  encombré  de  meubles  sur  les- 
quels trainaient  partout  des  livres  et  des  journaux 


pêle-mêle.  Le  feu  brûlait  dans  un  poêle  ouvert  et 

répandait  une  fumée  légère.  Ali!  ce  n'était  pas 
seulement  dans  les  pays  du  Xord  que  mon  illustre 
ami  trouvait  qu'il  faisait  froid  en  été. 

Là,  nous  attendait,  entourée  de  quatre  mignon- 
nes effarouchées,  la  femme  charmante,  dévouée, 
virile,  dont  bientôt  je  devais  apprécier  les  qualités 
admirables.  Doucement  souriante,  superbement 
casquée  d'une  noire  chevelure,  épaisse  à  casser  un 
râteau,  tenant  demi-clos  ses  veux  affectueux  bridés 
à  la  japonaise,  simple  et  bonne  dans  toute  son 
allure,  elle  exprimait  au  suprême  degré  le  type 
de  la  compagne  d'un  tel  homme  et  de  la  divinité 
domestique  d'une  telle  demeure,  où  se  trouvait 
réalisée  cette  chose,  si  noble  et  si  rare  :  le  décor  de 
l'existence  mis  en  accord  avec  les  convictions  et 
les  prédilections  de  ses  habitants.  Le  démocrate 
s'était  fait  une  tanière  digne  de  lui. 

C'est  à  cette  épouse,  à  Julia  Mullem,  étroitement 
nouée  à  lui  par  les  plus  intimes  liens  matériels  et 
moraux,  qu'il  a  dédié  en  1872  la  préface  amou- 
reusement taquine  des  Va-nu-Pieds  :  ■■  Mienne, 
»  il  me  parait  assez  piquant  de  vous  réserver  ce 
»  livre  qui  nous  a  valu  de  si  nombreuses  et  si 
»  douces  querelles.  Excusez  ma  malice,  elle 
»  cordiale...  «  Il  faut  être  bienséant,  »  me  disiez- 


vous  sans  cesse,  ennemie  irréconciliable  de  toute 
»  crudité,  pendant  que  j'élaborais  mon  œuvre,  et 
»  moi,  fidèle  amant  de  la  Nature,  je  vous  répon- 
»  dais  invariablement  :  «  Il  faut  être  vrai.  » 

L'union  de  ce  vaillant  et  de  cette  vaillante  avait 
été  féconde,  et  déjà  la  mort  y  avait  deux  fois 
moissonné.  On  nous  montra  ce  qui  restait  de  la 
nichée  :  chacune  des  petites  fées  comparut  à 
l'appel  de  son  double  nom  de  juive  et  de 
chrétienne  exprimant  la  double  prédilection  des 
femmes,  ici  dans  la  famille  de  la  mère,  fille 
d'Israël,  là  dans  la  famille  de  la  grand'-mère 
paternelle,  fervente  catholique ,  imbue ,  encore 
en  ce  siècle,  des  dernières  ondes  du  fanatisme 
que  la  persécution  lointaine  de  Saint-Domi- 
nique épancha  sur  le  Midi  de  la  France.  Et  à 
chacune  de  ses  consonnances  géminées  venait  se 
joindre,  comme  un  ornement  enfantin,  un  de  ces 
diminutifs,  un  de  ces  surnoms  bizarres  que  la  ten- 
dresse invente  et  qu'elle  prend  aux  plus  profondes 
naïvetés  du  cœur,  je  vis  défiler,  par  rang  d'âge, 
la  puînée,  de  dix  ans,  Judith-Jeanne  ou  Pochi; 
l'aînée,  Sarah-Marianne  ou  Manou,  était  partie 
dans  l'inconnu  de  la  Mort,  hélas!  avec  un  frère, 
Pierre -Alpînien-Esaii;  puis  Rachel- Louise  ou 
Chounille,  Eve-Rose  ou  Vbvotte,  Esther-Pierrine 
ou   Téthère,  ravissant  quadrige  de  chevrettes  aux 


grands  veux,  à  ce  moment  muettes  et  inquiètes, 
mais  qui  devaient  toutes,  Pochi  surtout!  devenir 
mes  câlinantes  amies. 

Le  père,  assis  dans  une  attitude  affaissée,  sou- 
riant, pensif,  regardait  :  vivant  modèle  d'une  admi- 
rable eau-forte  de  Bracquemond  attachée  derrière 
lui  à  la  muraille,  et  à  laquelle  mes  regards  retour- 
naient invinciblement.  L'artiste,  comprenant 
qu'un  tel  homme  ne  saurait,  sans  amoindrisse- 
ment, être  exprimé  que  dans  l'intégrité  de  son 
individualité  à  la  fois  farouche  et  tendre,  l'y  mon- 
trait, assis  au  bord  d'un  chemin,  voyageur  fatigué 
vêtu  comme  un  prolétaire,  rêveur  comme  un  poète, 
mêlant  aux  broussailles  du  paysage  les  brous- 
sailles de  son  masque  grave  et  compatissant 
contracté  par  les  méditations  douloureuses  dans 
lesquelles  retombent  brusquement  les  penseurs 
quand  ils  ne  sont  plus  à  l'action. 
•  Et  je  me  disais  :  «  Oui,  tu  es  un  piéton,  oui, 
tu  es  un  voyageur  !  Il  est  naturel  que  tu  portes 
sur  ton  visage  et  sur  tes  membres  les  traces,  les 
fatigues  des  longues  étapes  accomplies;  c'est  ta 
mission  et  c'est  ta  gloire;  c'est  ton  honneur  d'être 
là,  le  bâton  à  la  main,  ne  voulant  pas  finir  encore 
ton  pèlerinage,  prêt  à  te  redresser  sur  tes  pieds 
meurtris,   et   à   continuer,    apôtre  opiniâtre 


semailles  d'art  et  de  justice  le  long  de  cette  route 
que  tu  sais  interminable,  mais  que  tu  ne  veux 
pas  déserter  et  sur  laquelle  un  jour  tu  tomberas 
comme  un  soldat  sur  le  champ  de  bataille.  Tu  ne 
saurais  t'arrêter  !  Sur  la  mer  de  rêves  où  ta  pensée 
s'épuise,  tu  as  cette  âme  des  marins,  que  récem- 
ment un  écrivain  analysait  en  parlant  de  Bernai 
Diaz,  l'épique  compagnon  de  Cortez.  Elle  a  le  per- 
pétuel va-et-vient  des  flots.  Lasse  et  dégoûtée  au 
retour  du  voyage,  elle  n'aspire  qu'au  repos.  Sitôt 
qu'on  le  lui  donne,  elle  se  gonfle  à  nouveau  d'au- 
daces et  d'espérances,  elle  cherche  une  voile  qui  la 
porte  à  de  nouvelles  désillusions.  Le  repos  bande 
son  ressort,  l'action  le  détend.  Et  toujours  ainsi. 
C'est  l'ivresse  de  la  mer,  dure  quand  elle  vous  tient 
en  réalité,  douce  quand  elle  vous  reprend  par  le 
souvenir.  Ressaisi  par  les  vagues,  le  marin  ne  voit 
que  les  fatigues,  les  dangers,  l'horreur  et  l'ennui 
du  stupide  élément.  Laissez-le  à  terre  :  qu'il  passe 
dans  un  port,  qu'il  aperçoive  une  frégate  balancée 
sous  le  vent,  et  tout  son  cœur  repartira  pour  l'aven- 
ture, pour  le  rêve  de  glisser  entre  l'eau  et  le  ciel, 
vers  l'inconnu,  vers  les  plages  et  les  étoiles  nou- 
velles. Mais,  pourquoi  dire  le  marin  quand  il  suffit 
de  dire  l'homme?  Elle  n'est  pas  seule,  l'ivresse  de 
la   mer,   elles  ne  sont  pas  seules,   les  frégates,   à 


convaincre  le  cœur  d'inconséquence,  à  le  rouler 
sans  cesse  du  dégoût  au  désir. 

La  causerie  reprit  bientôt  comme  à  Bruxelles. 
Elle  se  déroula  dans  le  salon  où  nous  passâmes 
une  heure  bourdonnante,  elle  monta  avec  nous 
dans  les  combles  où  le  maître  avait  son  atelier  : 
un  grenier  jonché  de  papiers  et  de  livres  faisant 
épaisse  litière  sous  une  table  et  une  chaise  unique. 
Elle  ne  s'interrompit  pas  un  instant  quand  nous 
allâmes  regarder  un  réduit  petit  comme  une 
guérite,  éclairée  par  une  fenêtre  en  capuchon, 
s'ouvrant  sur  la  campagne,  ne  contenant,  lui  aussi, 
qu'une  table  et  qu'une  chaise  :  «  Je  me  cloître  ici 
les  jours  de  production  difficile,  nous  dit-il  ;  c'est 
plus  concentré,  »  et  il  s'assit  comme  un  artilleur 
se  met  à  sa  pièce  :  c'était  bien,  cette  fois,  le  type 
de  la  mansarde  avec  rien  dedans  qu'il  avait  réqui- 
sitionnée en  arrivant  à  Bruxelles.  L'entretien  en 
ses  paroles  volantes  et  murmurantes  nous  suivit 
dans  le  jardin  inculte  où  nous  descendîmes,  à  la 
fois  chenil  pour  les  chiens,  basse-cour  pour  quel- 
ques poules,  lieu  de  récréation  pour  les  enfants, 
qui  s'élevait  en  pente  derrière'  le  logis;  il  fonc- 
tionna sans  relâche  pendant  que  nous  marchions 
lentement  sous  les  taillis  du  bois  de  Sèvres,  pen- 
dant que,  au  retour,  nous  regardions  du  haut  de 


la  terrasse  historique  le  panorama  grandiose  de 
Paris,  pendant  que  nous  parcourions  les  rues 
voisines  où  Cladel,  coiffé  d'un  feutre  mal  bordé, 
portant  le  veston  qu'il  avait  à  Bruxelles,  frappant 
le  pavé,  à  coups  réguliers,  d'un  bâton  coupé  le 
long  du  chemin,  inconscient  et  majestueux,  res- 
pectueusement salué  comme  doit  l'être  dans  les 
villes  du  Nil  un  cheik  fameux  sorti  pour  un  jour 
du  désert,  marchait  avec  ses  chiens  décrivant 
autour  de  lui  leurs  évolutions  svmboliques.  «  On 
les  connaît  beaucoup  mieux  que  moi,  »  disait 
Madame  Léon  Cladel;  «  j'entends  dire  parfois 
quand  je  passe  :  Voilà  Madame  Paf  ». 

Tous  les  sites  qu'il  a  décrits  dans  Kerkadec 
furent  parcourus  par  nous  en  ce  cortège,  depuis 
les  berges  de  la  Seine  jusqu'aux  chemins  qui 
longent  la  voie  ferrée  de  Versailles.  En  haut,  en 
bas,  à  droite,  à  gauche,  nous  arpentâmes  les 
chaussées,  les  carrefours,  les  venelles,  au  bruit 
des  commentaires  dont  il  ennoblissait  toutes 
choses. 

A  la  nuit  tombante,  nous  rentrions.  La  nappe 
était  mise.  «  ['ai,  dit-il,  à  vous  présenter  mon 
fils  :  Marius-Jean- Pierre- Alpinien- Saîil  !  C'est 
euphonique,  n'est-ce  pas,  cette  grappe  de  pré- 
noms? Il  dînera  avec  nous.  Mais  comme  il  n'a  que 


cinq  mois,  il  faudra  que  sa  nourrice  y  dîne  aussi. 
Vous  permettez?  Du  reste,  c'est  une  compatriote  à 
vous.  »  Et  comme  en  ce  moment  entrait  une  sorte 
de  géante,  portant  l'enfantelet  gras  et  souriant  : 
«  Dites  donc  le  nom  de  votre  village,  ma  fille.  — 
Chiny,  près  de  Florenville,  fit-elle.  —  Chiny, 
exclamé-je,  Chiny,  près  de  Lacuisine  aussi. 
Luxembourgeoise,  comme  moi?  Vous  êtes  du 
Luxembourg,  M'sieu?  —  Oui,  de  Vance  et  de 
Chantemelle  par  mon  bisaïeul.  —  Ah  !  que  ça  me 
fait  plaisir!  C'est  beau,  Paris,  mais  le  pays,  ça  ne 
s'oublie  pas.  » 

Xous  nous  mimes  à  table,  pêle-mêle,  petits  et 
grands,  la  nourrice  dominant  tout  et  mettant  au 
grand  air  le  superbe  ameublement  de  son  corsage. 
Entre  les  convives,  les  chiens  poussaient  leurs 
museaux,  l'n  chandelier  à  dix  branches  nous  éclai- 
rait de  sa  constellation.  Je  pensais  aux  repas 
peints  par  Jordaens,  à  ces  intérieurs  où  le  fumet 
d'une  soupe  alléchante  semble  imprégner  l'atmo- 
sphère de  cordialité  et  d'appétit.  Il  y  avait  la 
grande  langouste  rose,  dardant  ses  antennes,  qui, 
si  souvent,  fait  pièce  du  milieu  dans  les  gastro- 
nomies  du  maître  flamand.  C'était,  il  est  vrai,  en 
l'honneur  des  hôtes  que  l'on  dérogeait  ce  soir  à 
l'ordinaire  frugal  de  la  maison  du  Sa, 


C'est  là,  dans  l'intimité  de  cette  réception  fami- 
liale qui  me  sacrait  ami  pour  toujours,  que  Cladel, 
qui  venait  de  m'annoncer  que  Charpentier  prépa- 
rait une  nouvelle  édition  de  N'a- Qu'un- Œil,  me 
dit  :  Faites-en  la  préface.  —  Moi?  —  Oui,  vous. 
—  Mais  je  ne  parlerai  pas  à  vos  Parisiens  un  lan- 
gage compréhensible  pour  leurs  idées  courantes. 
Nous  sommes  si  loin  les  uns  des  autres,  quoique 
si  près  par  les  frontières  et  quoique  usant  du 
même  idiome.  —  Tant  mieux.  C'est  ce  qui  leur 
plaira.  -      Vous  croyez  ?  j'en   suis  sûr.   Soyez 

Belge  en  plein.  Ça  leur  fera  l'effet  d'une  traduc- 
tion. -  -  Eh  bien,  soit,  [e  raconterai  votre  séj oui- 
en  Belgique.  Je  dirai  sous  quel  angle  on  vous  y  a 
vu  et  Ton  y  voit  vos  livres.  -  Parfait.  Ce  sera 
savoureux. 

Et  voilà  pourquoi  et  comment  j'ai  fait  la  fan- 
taisie qui  précède.  Fantaisie,  parce  que  c'est  au 
hasard  des  souvenirs  qu'elle  s'est  épanchée,  mais 
Réalité  par  le  scrupule  de  vérité  qui  en  fut  le  fac- 
teur dirigeant.  Puisse-t-elle  être  du  Maître  qui  l'a 
inspirée  une  peinture  en  rapport  avec  sa  noblesse 
et  sa  grandeur,  en  rapport  aussi  avec  l'admirative 
affection  que  ressent  pour  lui  mon  cœur  recon- 
naissant. Car,  ainsi  que  l'a  dit  Hclmholz,  fai- 
sanl  allusion   à  ses   relations  avec    [ohan   Millier  : 


«  Quand  on  s'est  trouvé  en  contact  assidu  avec  un 
homme  de  premier  ordre,  toute  l'échelle  des  con- 
ceptions intellectuelles  est  modifiée  pour  la  vie; 
la  rencontre  d'un  tel  esprit  est  peut-être  ce  que 
l'existence  peut  offrir  de  plus  salutaire  et  de  plus 
pathétique  !  » 

Edmond  Picard. 


Bibliographie 

relative   aux   Œuvres   de   Léon   Cladel 


PREMIER  Paris  :  Le  Paysan.  Louis  Veuillot  {L'Univers, 
5  novembre  t86q). 

UN  RURAL  ÉCARLATE,  J.  Barbey  d'Aurevilly  (Le  Figaro, 
4  mai  1872). 

LE  SALON  DE  POÉSIE,  J.  K.  Huysmans  (Rép.  des  Lettres. 
livraison  du  20  avril  1876,  p.  142). 

Chronique  :  LES  VA-Nu-PlEDS.  Paul  Arène  (La  Tribune. 
22  septembre  1876). 

Id.   :    Les  Va-Nu-PïEDS,    Louis    Lambert   (Le    Gaulois, 
16  octobre  1876). 

Revue  littéraire:  M.  LÉON  CLADEL  ET  SON  ÉCOLE,  Charles 
Canivet  (Le  Soleil.  21  mai  1878). 

Les  Paysans  de  M.  Léon  Cladel,  Edmond  Lepelle- 
tier  (Le  Bien  Publie,  3o  juin  1878). 

Hommes   et    Choses   :    LÉON    CLADEL    ET    SES    DERNIERS 
LIVRES,   Edouard   Drumont  {La  Liberté,  g  août  1880). 


II 


Causerie  littéraire  :  LÉON    CLADEL   ET   SON  ŒUVRE,  X... 
L'Europe,  22  sept.  1880). 

LÉON  CLADEL  (Les  Hommes  d'aujourd'hui.  n°  2).  Félicien 
Champsaur. 

Études    littéraires   :    OMPDRAILLES  LE-TOMBEAU-DES-LUT- 

TEURS,    Edmond    Lepelletier   (Le    Réveil.   4,    5,   6,   7. 
8  avril  1882). 

MONTAUBAN-TU-SOUFFRIRAS  (Léon  Cladel),  Jean-Ber- 
nard (V Avenir.  2  avril  1882  et  suivants). 

PST!  Pst!  (à  propos  du  prix  décerné  par  l'Académie  fran- 
çaise au  BOUSCASSIÈ),  Jules  Vallès  (Le  Réveil.  8  mai 
1882). 

PROFILS  D'ÉCRIVAINS,  Maufrigneuse  (Guy  de  Maupas- 
sant)  (Gil  Blas.  r ''  juin  1882). 

Chronique  des  Livres  :  URBAINS  ET  RURAUX,  Emile  Ver- 
haeren  (Le  National  Belge,  2(3  août  1884). 

Bibliographie  :  N'A  QU'UN  GElL,  Gibrac  (L'Office  de  publi- 
cité. 7  juin  i885). 

SUR  DEUX  NOMARQUES  DES  LETTRES,  Barbey  d'Aure- 
villy et  Léon  Cladel.  Léon  Riotor.  un  vol.  pet.  in- 18 
édité  par   La  Plume.  i885. 

LÉON     CLADEL,    Emile     Michelet   (La   Nouvelle   Revue 

Internationale,  25  septembre  1888). 

LÉON  CLADEL,  Jacqueline  (Séverine)  Gil  Blas.  23  juillet 
1892). 


—  III  — 

LÉON  CLADEL  :  Anatole  France  (Le  Temps,  24  juillet  1 892  1. 

LÉON  CLADEL  (Art  Moderne,  Bruxelles,   24  juillet    [892). 

LÉON  CLADEL  :  Souvenir  des  Années  d'Apprentissage, 
Paul  Arène  {Echo  de  Paris,  24  juillet  1892). 

DISCOURS  prononce  par  Emile  Zola  aux  funérailles  de  Léon 
Cladel  {Écho  de  Paris,  2?  juillet  1892). 

DISCOURS  prononcé  par  Paul  Ginisty  aux  funérailles  de- 
Léon  Cladel  (Gil  Blas,  25  juillet  1892). 

Chroniques  de  Caliban  :  SUR  LÉON  CLADEL.  Caliban 
(Emile  Bergerat),  (Écho  de  Paris,  5  août  1892). 

LÉON  CLADEL  :  Jean  Blaize  {Revue  hebdomadaire, 
i3  août  1892). 

La  Plume,  numéro  spécial  consacré  à  Léon  Cladel  :  A  Léon 
Cladel.  sonnet,  Paul  Verlaine.  —  Pour  le  tombeau  de  Léon 
Cladel,  vers.  Adolphe  Retté.  — Discours  d'Emile  Zola.  — 
Discours  de  Henri  de  Braisne.  —  Discours  de  M.  Pa^è>. 
—  Un  Maître,  Camille  Lemonnier.  —  Vers  Sèvres  !  Léon 
Durocher.  —  Les  derniers  Chiens  de  Léon  Cladel,  Henri 
Degron.  —  L'Œuvre  de  Léon  Cladel,  Roland  de  Mares.  — 
Souvenir,  J.  C.  Lerond.  —  Fragments  inédits  d'I.N.  R.  I. 
de  XlLDER,  de  JUIVE  ERRANTE, 

DISCOURS  d'Armand  Silvestre,  lors  de  l'inauguration  du 
Buste  de  Léon  Cladel.  a  Montauban  (Dépêche  de  Tou- 
louse, 7  août  1804,  n°  9-1-88). 

LÉON  CLADEL  :  Celui  de  la  Croix-aux- Bœufs.  Edmond 
Picard  (Le  Peuple,  Bruxelles,  17  août  1902). 


Iconographie 


Portrait  —  peinture  à  l'huile  par  E.  Sans  (  1 856  ?). 

Portrait  —  peinture  à  l'huile  par  Carolus  Duran  (1873). 

Buste  par  d'Echérac.  1875. 

Eau- forte  de  Lenain,  dans  Les  Martyrs  Ridicules  (éd.  Kvste- 
maekers,  1880). 

Portrait-Charge  d'André  Gill  dans  les  Hommes  d'Aujour- 
d'hui, n°  2. 

Pointe  sèche  de  R.  Julian  dans  Ompdrailles  (éd.  Cinqualbre, 
1879). 

Eau-forte  de   Bracquemond   (reproduite  dans  ce  volume), 
1884. 

Croquis  de  Firmin  Bouisset,  dans  Kerkadec  (éd.  Delisle  et 
Vigneron  1884). 

Photographie  (reproduite  dans   ce  volume,    en    vente    chez 
Sescau,  photographe,  Paris). 


Achevé  d'imprimer  par  la  .Maison  LARCIER 
de  BRUXELLES 

POUR 

Alphonse   LK.MERRE,  éditeur 
A   PARIS 

le   1  i   novembre   iqo5 


q  i  n 


4 


49 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 

University  of  Ottowa 

Date  due 


a39003     0025^693^ 


CE    PQ       2237 
.C54Z6    1905 
COC       CLAQEL, 
ACC*    1221155 


JUDI     LA    VIE    DE    LE