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Full text of "La vie errante"

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LA VIE 



ERRANTE 



GDY de MAUPASSANT 



Tici^ième édilioti 




PARIS. — PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 

28 bis, RDE DB RICHELIEU, 28 6tS, 

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Tous droits réservés. ^ 



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LA 

VIE ERRANTE 



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DU MÊME AUTEUR 



LES SOEURS RONDOLI. 
MONSIEUR PARENT. 
LE HORLA. 
PIERRE ET JEAN. 
CLAIR DE 'LUNE. 
LA MAIN GAUCHE. 
FORT COMME LA MORT. 

En préparation : 

NOTRE COEUR. 



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LA 



VIE ERRANTE 



PAR 



GUY DE MAUPASSANT 



Treizième édition 




PARIS 

PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 

28 bis, RUE DE RICHELIEU 

1890 

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pçur tous les pays 
y compris la Suède et la Norvège. 



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(y/io^o^'t^ %6^?^-i^. 



, IL A ÉTÉ TIRÉ A PART 

105 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE 
NUMÉROTÉS A LA PRESSE. 

Cinq exemplaires sur papier du Japon, 1 à 5 
Cent exemplaires sur papier de HoUande, 6 à 105 



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LA VIE ERRANTE 



I 

LASSITUDE 



J'ai quitté Paris et même la France, parce que 
la tour Eiflel finissait par m'ennuyer trop. 

Non seulement on la voyait de partout, mais 
on la trouvait partout, faite de toutes les matières 
connues, exposée à toutes les vitres, cauchemar 
inévitable et torturant. 

Ce n'est pas elle uniquement d'ailleurs qui m'a 
donné une irrésistible envie de vivre seul pen- 
dant quelque temps, mais tout ce qu'on a fait 
autour d'elle, dedans, dessus, aux environs. 

Gomment tous les journaux vraiment ont-ils 
osé nous parler d'architecture nouvelle à propos 

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LA VIE ERRANTE. 



de cette carcasse métallique, car l'architecture, 
le plus incompris et le plus oublié des arts au- 
jourd'hui, en est peut-être aussi le plus 
esthétique, le plus mystérieux et le plus nourri 
d'idées? 

Il a eu ce privilège à travers les siècles de 
symboliser pour ainsi dire chaque époque, de 
résumer, par un très petit nombre de monuments 
typiques, la manière de penser, de sentir et de 
rêver d'une race et d'une civilisation. 

Quelques temples et quelques églises, quelques 
palais et quelques châteaux contiennent à peu 
près toute l'histoire de l'art à travers le monde, 
expriment à nos ^yeux mieux que des livres, 
par l'harmonie des lignes et le charme de l'or- 
nementation, toute la grâce et la grandeur d'une 
époque. * 

Mais je me demande ce qu'on conclura de 
notre génération si quelque prochaine émeute 
ne déboulonne pas cette haute et maigre pyra- 
mide d'échelles de fer, squelette disgracieux et 
géant, dont la base semble faite pour porter un 
formidable monument de Cyclopes et qui avorte 
en un ridicule et mince profil de cheminée d'u- 
sine. 

C'est un problème résolu, dit-on. Soitj — mais 



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LASSITUDE. 



il ne servait à rieni — et je préfère alors à cette 
conception démodée de recommencer la naïve 
tentative de la tour de Babel, celle qu'eurent, 
dès le douzième siècle, les architectes du cam- 
panile de Pise. 

L'idée de construire cette gentille tour à huit 
étages de colonnes de marbre, penchée comme 
si elle allait toujours tomber, de prouver à la 
postérité stupéfaite que le centre de gravité n'est 
qu'un préjugé inutile d'ingénieur et que les mo- 
numents peuvent s'en passer, être charmants 
tout de même, et faire venir après sept siècles 
plus de visiteurs surpris que la tour Eiffel n'en 
attirera dans sept mois, constitue, certes, un 
problème, — puisque problème il y a, — - plus ori- 
ginal que celui de cette géante chaudronnerie, 
badigeonnée pour des yeux d'Indiens. 

Je sais qu'une autre version veut que le cam- 
panile se soit penché tout seul. Qui le sait? Le 
joli monument garde son secret toujours dis- 
cuté et impénétrable» 

Peu m'importe, d'ailleurs, la tour Eiff'el. EII0 
ne fut que le phare d'une kermesse internatio- 
nale, selon l'expression consacrée, dont le sou- 
venir me hantera comme le cauchemar, comme 
la vision réalisée de Thorrible spectacle que 



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LA VIE ERRANTE. 



peut donner à un homme dégoûté la foule hu- 
maine qui s'amuse. 

Je me garderai bien de critiquer cette colossale 
entreprise politique, l'Exposition universelle, qui 
a montré au monde, juste au moment ou il fallait 
le faire, la force, la vitalité, l'activité et la ri- 
chesse inépuisable de ce pays surprenant : la 
France. 

On a donné un grand plaisir, un grand diver- 
tissement et un grand exemple aux peuples et 
aux bourgeoisies. Ils se sont amusés de tout 
leur cœur. On a bien fait et ils ont bien fait. 

J'ai seulement constaté, dès le premier jour, 
que je ne suis pas créé pour ces plaisirs-là. 

Après avoir visité avec une admiration pro- 
fonde la galerie des machines et les fantastiques 
découvertes de la science, de la mécanique, de 
la physique et de la chimie modernes; après 
avoir constaté que la danse du ventre n'est amu- 
sante que dans les pays où on agite des ventres 
nus, et que les autres danses arabes n'ont de 
charme et de couleur que dans les ksours blancs 
d'Algérie, je me suis dit qu'en définitive aller là 
de temps en temps serait une chose fatigante 
mais distrayante, dont on se reposerait ailleurs, 
chez soi ou chez ses amis. 



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LASSITUDE. 



Mais je n'avais point songé à ce qu'allait de- 
venir Paris envahi par l'univers. 

Dès le jour, les rues sont pleines, les trottoirs 
roulent des foules comme des torrents grossis. 
Tout cela descend vers l'Exposition, ou en revient, 
ou y retourne. Sur les chaussées, les voitures se 
tiennent comme les wagons d'un train sans fin. 
Pas une n'est libre, pas un cocher ne consent à 
vous conduire ailleurs qu'à l'Exposition, ou à sa 
remise quand il va relayer. Pas de coupés aux 
cercles. Ils travaillent maintenant pour le rasta- 
quouère étranger; pas une tableaux restaurants, 
et pas un ami qui dîne chez lui ou qui consente 
à dîner chez vous. 

Quand on l'invite, il accepte à la condition 
qu'on banquettera sur la tour Eiffel. C'est plus gai. 
Et tous, comme par suite d'un mot d'ordre, ils 
vous y convient ainsi tous les jours delà semaine, 
soit pour déjeuner, soit pour dîner. 

Dans cette chaleur, dans cette poussière, dans 
cette puanteur, dans cette foule de populaire 
en goguette et en transpiration, dans ces papiers 
gras traînant et voltigeant partout, dans cette 
odeur de charcuterie et de vin répandu sur les 
bancs, dans ces haleines de trois cent mille 
bouches soufflant le relent de leurs nourritures. 



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6 LA VIE ERRANTE. 

dans le coudoiement, dans le frôlement, dans 
l'emmêlement de toute cette chair échauffée, 
dans cette sueur confondue de tous les peuples 
semant leurs puces sur les sièges et par les 
chemins, je trouvais bien légitime qu'on allât 
manger une fois ou deux, avec dégoût et 
curiosité, la cuisine de cantine des gargo tiers 
aériens, mais je jugeais stupéfiant qu'on pût 
dîner, tous les soirs, dans cette crasse et dans 
cette cohue, comme le faisait la bonne société, 
la société délicate, la société d'élite, la société 
fine et maniérée qui, d'ordinaire, a des nausées 
devant le peuple qui peine et sent la fatigue 
humaine. 

Cela prouve d'ailleurs, d'une façon définitive, 
le triomphe complet de la démocratie. 

Il n'y a plus de castes, de races, d'épidermes 
aristocrates. Il n'y a plus chez nous que des gens 
riches et des gens pauvres. Aucun autre clas- 
sement ne peut différencier les degrés de la so- 
ciété contemporaine. 

Une aristocratie d'un autre ordre s'établit qui 
vient de triompher à l'unanimité à cette Exposi- 
tion universelle, l'aristocratie de la science, ou 
plutôt de l'industrie scientifique. 

Quant aux arts, ils disparaissent ; le sens même 



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LASSITUDE. 



s'en efface dans Télite de la nation, qui a regardé 
sans protester l'iiorripilante décoration du dôme 
central et de quelques bâtiments voisins. 

Le goût italien moderne nous gagne, et la con- 
tagion est telle que les coins réservés aux artistes, 
dans ce grand bazar populaire et bourgeois qu'on 
vient de fermer, y prenaient aussi des aspects 
de réclame et d'étalage forain. 

Je ne protesterais nullement d'ailleurs contre 
l'avènement et le règne des suivants scientifiques, 
si la nature de leur œuvre et de leurs décou- 
vertes ne me contraignait de constater que ce 
sont, avant tout, des savants de commerce. 

Ce n'est pas leur faute, peut-être. Mais on di- 
rait que le cours de l'esprit humain s'endigue 
entre deux murailles qu'on ne franchira plus : 
l'industrie et la vente. 

Au commencement des civilisations, l'âme 
de l'homme s'est précipitée vers l'art. On 
croirait qu'alors une divinité jalouse lui a dit : 
(( Je te défends de penser davantage à ces 
choses-là. Mais songe uniquement à ta vie 
d'animal, et je te laisserai faire des masses de 
découvertes. » 

Voilà, en effet, qu'aujourd'hui l'émotion séduc- 
trice et puissante des siècles artistes semble 



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LA VIE ERRANTE. 



éteinte, tandis que des esprits d'un tout autre 
ordre s'éveillent qui inventent des machines de 
toute sorte, des appareils surprenants, des mé- 
caniques aussi compliquées que les corps vivants, 
ou qui, combinant des substances, obtiennent 
des résultats stupéfiants et admirables. Tout 
cela pour servir aux besoins physiques de l'homme , 
ou pour le tuer. 

Les conceptions idéales, ainsi que la science 
pure et désintéressée, celle de Galilée, de Nevt^- 
ton, de Pascal, nous semblent interdites, tandis 
que notre imagination paraît de plus en plus ex- 
citable par l'envie de spéculer sur les découvertes 
utiles à l'existence. 

Or, le génie de celui qui, d'un bond de sa 
pensée, est allé de la chute d'une pomme à la 
grande loi qui régit les mondes, ne semble-t-il 
pas né d'un germe plus divin que l'esprit péné- 
trant de l'inventeur américain, du miraculeux 
fabricant de sonnettes, de porte-voix et d'appa- 
reils lumineux. 

N'est-ce point là le vice secret de l'âme mo- 
derne, la marque de son infériorité dans un 
triomphe ? 

J'ai peut-être tort absolument. En tout cas, 
ces choses, qui nous intéressent, ne nous pas- 



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LASSITUDE. 



sionnent pas comme les anciennes formes de la 
pensée, nous autres, esclaves irritables d'un rêve 
de beauté délicate, qui hante et gâte notre vie. 
J'ai senti qu'il me serait agréable de revoir 
Florence, et je suis parti. 



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II 

y 

LA NUIT 



Sortis du port de Cannes à trois heures du 
matin, nous avons pu recueillir encore un reste 
des faibles brises que les golfes exhalent vers la 
mer pendant la nuit. Puis un léger souffle du 
large est venu, poussant le yacht couvert de 
toile vers la côte italienne. 

C'est un bateau de vingt tonneaux tout blanc 
avec un imperceptible fil doré qui le contourne 
comme une mince cordelière sur un flanc de 
cygne. Ses voiles en toile fine et neuve, sous le 
soleil d'août qui jette des flammes sur l'eau, ont 
l'air d'ailes de soie argentée déployées dans le 
firmament bleu. Ses trois focs s'envolent en 
avant, triangles légers qu'arrondit l'haleine du 
vent, et la grande misaine est molle, sous la 
flèche aiguë qui dresse, à dix-huit mètres au des- 
sus du pont, sa pointe éclatante par le cieL Tout 



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LA NDIT. 11 



à l'arrière, la dernière voile, Tartîmon, semble 
dormir. 

Et tout le monde bientôt sommeille sur le 
pont. C'est un après-midi d'été, sur la Méditer- 
ranée. La dernière brise est tombée. Le soleil 
féroce emplit le ciel et fait de la mer une plaque 
molle et bleuâtre, sans mouvement et sans 
frissons, endormie aussi, sous un miroitant 
duvet de brume qui semble la sueur de l'eau. 

Malgré les tentes que j'ai fait établir pour me 
mettre à l'abri, la chaleur est telle sous la loile 
que je descends au salon me jeter sur un divan. 

Il fait toujours frais dans l'intérieur. Le bateau 
est profond, construit pour naviguer dans les 
mers du Nord et supporter les gros temps. On 
peut vivre, un peu à l'étroit, équipage et passa- 
gers, à six ou sept personnes dans cette petite 
demeure flottante et on peut asseoir huit convives 
autour de la table du salon. 

L'intérieur est en pin du nord verni, avec en- 
cadrements de teck, éclairé par les cuivres des 
serrures, des ferrures, des chandeliers, tous les 
cuivres jaunes et gais qui sont le luxe des 
yachts. 

Comme c'est bizarre ce changement, après la 
clameur de Paris! Je n'entends plus rien, mais 



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12 LA VIE ERRANTE. 

rien, rien. De quart d'heure en quart d'heure, le 
matelot qui s'assoupit à la barre, toussote et 
crache. La petite pendule suspendue contre la 
cloison de bois fait un bruit qui semble formidable 
dans ce silence du ciel et de la mer. 

Et ce minuscule battement troublant seul 
l'immense repos des éléments me donne soudain 
la surprenante sensation des solitudes illimitées 
où les murmures des mondes, étouffés à quelques 
mètres de leurs surfaces, demeurent impercep- 
tibles dans le silence universel I 

Il semble que quelque chose de ce calme 
éternel de l'espace descend et se répand sur la 
mer immobile, par ce jour étouffant d'été. C'est 
quelque chose d'accablant, d'irrésistible, d'en- 
dormeur, d'anéantissant, comme le contact 
du vide infini. Toute la volonté défaille, toute 
pensée s'arrête, le sommeil s'empare du corps et 
de l'âme. 

Le soir venait quand je me réveillai. Quelques 
souffles de brise crépusculaire, très inespérés 
d'ailleurs, nous poussèrent encore jusqu'au soleil 
couché. 

Nous étions assez près des côtes, en face d'une 
ville, San-Remo, sans espoir de l'atteindre. 
D'autres villages ou petites cités, s'étalant au pied 



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LA NUIT. 13 



de la haute montagne grise, ressemblaient à des 
tas de linge blanc mis à sécher sur les plages. 
Quelques brumes fumaient sur les pentes des 
Alpes, effaçaient les vallées en rampant vers les 
sommets dont les crêtes dessinaient une immense 
ligne dentelée dans un ciel rose et Hlas. 

£t la nuit tomba sur nous, la montagne dispa- 
rut, des feux s'allumèrent au ras de l'eau tout le 
long de la grande côte. 

Une bonne odeur de cuisine, sortit de l'inté- 
rieur du yacht, se mêlant agréablement à la 
bonne et fraîche odeur de l'air marin. 

Lorsque j'eus dîné, je m'étendis sur le pont. Ce 
jour tranquille de flottement avait nettoyé mon 
esprit comme un coup d'épongé sur une vitre 
ternie; et des souvenirs en foule surgissaient 
dans ma pensée, des souvenirs sur la vie que je 
venais de quitter, sur des gens connus, observés 
ou aimés. 

Être seul, sur l'eau, et sous le ciel, par une 
nuit chaude, rien ne fait ainsi voyager l'esprit et 
vagabonder l'imagination. Je me sentais surex- 
cité, vibrant, comme si j'avais bu des vins capi- 
teux, respiré de l'éther ou aimé une femme. 

Une petite fraîcheur nocturne mouillait la 
peau d'un imperceptible bain de brume salée. 



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14 LA TIE ERRANTE. 

Le frisson savoureux de ce tiède refroidissement 
de l'air courait sur les membres, entrait dans 
les poumons, béatifiait le corps et l'esprit en 
leur immobilité. 

Sont-ils plus heureux ou plus malheureux 
ceux qui reçoivent leurs sensations par toute la 
surface de leur chair autant que par leurs yeux, 
leur bouche, leur odorat ou leurs oreilles? 

C'est une faculté rare et redoutable, peut-être, 
que cette excitabilité nerveuse et maladive de 
l'épiderme et de tous les organes qui fait une 
émotion des moindres impressions physiques et 
qui, suivant les températures de la brise, les 
senteurs du sol et la couleur du jour, impose des 
souffrances, des tristesses et des joies. 

Ne pas pouvoir entrer dans une salle de 
théâtre, parce que le contact des foules agite 
Inexplicablement l'organisme entier, ne pas pou- 
voir pénétrer dans une salle de bal parce que la 
gaieté banale et le mouvement tournoyant des 
valses irrite comme une insulte, se sentir lu- 
gubre à pleurer ou joyeux sans raison suivant la 
décoration, les tentures et la décomposition de la 
lumière dans un logis, et rencontrer quelquefois 
par des combinaisons de perceptions, des satis- 
factions physiques que rien ne peut révéler aux 



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LA NUIT. ^ 15 



gens d'organisme grossier, est-ce un bonheur ou 
un malheur? 

Je l'ignore; mais, si le système nerveux 
n'est pas sensible jusqu'à la douleur ou jusqu'à 
l'extaise, il ne nous communique que des com- 
motions moyennes, et des satisfactions vul- 
gaires. 

Cette brume de la mer me caressait, comme 
un bonheur. Elle s'étendait sur le ciel, et je re- 
gardais avec délices les étoiles enveloppées 
de ouate, un peu pâlies dans le firmament sombre 
et blanchâtre. Les côtes avaient disparu der- 
rière cette vapeur qui flottait sur l'eau et nim- 
bait les astres. 

On eût dit qu'une main surnaturelle venait 
d'empaqueter le monde, en des nuées fines de 
coton, pour quelque voyage inconnu. 

Et tout à coup, à travers cette ombre nei- 
geuse, une musique lointaine venue on ne sait 
d'où, passa sur la mer. Je crus qu'un orchestre 
aérien errait dans l'étendue pour me donner un 
concert. Les sons affaiblis, mais clairs, d'une 
sonorité charmante, jetaient par la nuit douce 
un murmure d'opéra. 

Une voix parla près de moi. 

« Tiens, disait un marin, c'est aujourd'hui 



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16 LA VIE ERRANTE. 

dimanche et voilà la musique de San Remo qui 
joue dans le jardin public. » 

J'écoutais, tellement surpris que je me croyais 
le jouet d'un joli songe. J'écoutai longtemps, 
avec un ravissement infini, le chant nocturne 
envolé à travers l'espace. 

Mais voilà qu'au milieu d'un morceau il s'enfla, 
grandit, parut accourir vers nous. Ce fut d'un 
efiTet si fantastique et si surprenant que je me 
dressai pour écouter. Certes, il venait, plus dis- 
tinct et plus fort de seconde enseconde.il venait à 
moi, mais comment? Sur quel radeau fantôme al- 
lait-il apparaître ? Il arrivait, si rapide, que, mal- 
gré moi, je regardai dans l'ombre avec des yeux 
émus; et tout à coup je fus noyé dans un souffle 
chaud et parfumé d'aromates sauvages qui s'épan- 
dait comme un flot plein de la senteur violente 
des myrtes, des menthes, des citronnelles, des 
immortelles, des lentisques, des lavandes, des 
thyms, brûlés sur la montagne par le soleil d'été. 

C'était le vent de terre qui se levait, chargé 
des haleines de la côte et qui emportait aussi 
vers le large, en la mêlant à l'odeur des plantes 
alpestres, cette harmonie vagabonde. 

Je demeurais haletant, si grisé de sensations, 
que le trouble de cette ivresse fit délirer mes 



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LA NUIT. Î7 



sens. Je ne savais plus vraiment si je respirais de 
la musique, ou si j'entendais des parfums, ou si 
je dormais dans les étoiles. 

Cette brise de fleurs nous poussa vers la pleine 
mer en s'évaporant par la nuit. La musique alors 
lentement s'afiaiblit, puis se tut, pendant que le 
bateau s'éloignait dans les brumes. 

Je ne pouvais pas dormir, et je me demandais 
comment un poète moderniste, de l'école dite 
symboliste, aurait rendu la confuse vibration 
nerveuse dont je venais d'être saisi et qui me 
paraît, en langage clair, intraduisible. Certes, 
quelques-uns de ces laborieux exprimeurs de la 
multiforme sensibilité artiste s'en seraient tirés 
à leur honneur, disant en vers euphoniques, 
pleins de sonorités intentionnelles, incompréhen- 
sibles et perceptibles cependant, ce mélange 
inexprimable de sons parfumés, de brume étoi- 
lée et de brise marine, semant de la musique 
par la nuit. 

Un sonnet de leur grand patron Baudelaire 
me revint à la mémoire : 

La nature est un temple où de vivants piliers 
Laissent parfois sortir de confuses paroles. 
L*homme y passe à travers des forêts de symboles 
Qui Pobservènt avec des regards familiers. 

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48 LA VIE ERRANTE. 

Gomme de longs échos qui de loin se confondent 

Dans une ténébreuse et profonde unité 

Vaste comme la nuit et comme la clarté. 

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. 

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, 
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, 
— Et d'autres corrompus, riches et triomphants. 

Ayant Pexpansion des choses infinies 

Gomme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens, 

Qui chantent le transport de l'esprit et des sens. 

Est-ce que je ne venais pas de sentir jusqu'aux 
moelles ce vers mystérieux : 

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. 

Et non seulement ils se répondent dans la na- 
ture, mais ils se répondent en nous et se con- 
fondent quelquefois « dans une ténébreuse et 
profonde unité », ainsi que le dit le poète, par 
des répercussions d'un organe sur l'autre. 

Ce phénomène, d'ailleurs, est connu médica- 
lement. On a écrit, cette année même, un grand 
nombre d'articles en le désignant par ces mots : 
l'Audition colorée. 

Il a été prouvé que, chez les natures très ner- 
veuses et très surexcitées, quand un sens reçoit 
un choc qui l'émeut trop fortement, l'ébranle- 



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LA NUIT. 49 



ment de cette impression se communique, comme 
une onde, aux sens voisins qui le traduisent à 
leur manière. Ainsi, la musique, chez certains 
êtres, éveille des visions de couleurs. C'est donc 
une sorte de contagion de sensibilité, transformée 
suivant la fonction normale de chaque appareil 
cérébral atteint. 

Par là, on peut expliquer le célèbre sonnet 
d'Arthur Rimbaud, qui raconte les nuances des 
voyelles, vraie déclaration de foi, adoptée par 
l'école symboliste. 

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, 
Je dirai quelque jour vos naissances latentes, 
A, noir corset velu des mouches éclatantes 
Qui bourdonnent autour des puanteurs cruelles, 

Golfes d'ombres; E, candeurs des vapeurs et des tentes, 
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombrelles ; 
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles 
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ; 

U, cycles, vibrements divins des mers virides, 
Paix des p&tis semés d'animaux, paix des rides 
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux 

O, suprême clairon, plein de strideurs étranges 
Silences traversés des mondes et des ange 
— O l'Oméga, rayon violet de ses yeux 



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20 LA VIE ERRANTE. 

A-t-il tort, a-t-il raison? Pour le casseur de 
pierres des routes, même pour beaucoup de nos 
grands hommes, ce poète est un fou ou un 
fumiste. Pour d'autres, il a découvert et exprimé 
une absolue vérité, bien que ces explorateurs 
d'insaisissables perceptions doivent toujours dif- 
férer un peu d'opinion sur les nuances et les 
images que peuvent évoquer en nous les vibra- 
tions mystérieuses des voyelles ou d'un orchestre. 

S'il est reconnu par lascience — du jour — que 
les notes de musique agissant sur certains orga- 
nismes font apparaître des colorations, si sol peut 
être rouge, fa lilas ou vert, pourquoi ces mêmes 
sons ne provoqueraient-ils pas aussi des saveurs 
dans la bouche et des senteurs dans l'odorat? 
Pourquoi les délicats un peu hystériques ne 
goùteraient-ils pas toutes choses avec tous leurs 
sens en même temps, et pourquoi aussi les sym- 
bolistes ne révéleraient-ils point des sensibilités 
délicieuses aux êtres de leur race, poètes incu- 
rables et privilégiés? C'est là une simple question 
de pathologie artistique bien plus que de véri- 
table esthétique. 

Ne se peut-il en efiet que quelques-uns de ces 
écrivains intéressants, névropathes par entraî- 
nement, soient arrivés à une telle excitabilité 



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LA NUIT. 21 



que chaque impression reçue produise en eux 
une sorte de concert de toutes les facultés per- 
ceptrices? 

Et n'est-ce pas bien cela qu'exprime leur bizarre 
poésie de sons qui, tout en ayant l'air inintelli- 
gible, essaye de chanter en effet la gamme en- 
tière des sensations et de noter par les voisinages 
des mots, bien plus que par leur accord rationnel 
et leur signification connue, d'intraduisibles sens, 
qui sont obscurs pour nous, et clairs pour eux? 

Car les artistes sont à bout de ressources, à 
.court d'inédit, d'inconnu, d'émotion, d'images, 
de tout. On a cueilli depuis l'antiquité toutes 
les fleurs de leur champ. Et voilà que, dans leur 
impuissance, ils sentent confusément qu'il pour- 
rait y avoir peut-être pour l'homme un élargis- 
sement de l'âme et de la sensation. Mais l'in- 
telligence a cinq barrières entr'ouvertes et 
cadenassées qu'on appelle les cinq sens, et ce 
sont ces cinq barrières que les hommes épris 
d'art nouveau secouent aujourd'hui de toute leur 
force. 

L'Intelligence, aveugle et laborieuse Inconnue, 
ne peut rien savoir, rien comprendre, rien décou- 
vrir que par les sens. Ils sont ses uniques pour- 
voyeurs, les seuls intermédiaires entre l'Univer- 



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S2 LA VIE ERRANTE. 

selle Nature et Elle. Elle ne travaille que sur les 
renseignements fournis par eux, et ils ne peuvent 
eux-mêmes les recueillir que suivant leurs 
qualités, leur sensibiliié, leur force et leur 
finesse. 

La valeur de la pensée dépend donc évidem- 
ment d'une façon directe de la valeur des organes, 
et son étendue est limitée par leur nombre. 

M. Taine d'ailleurs a magistralement traité et 
développé cette idée. 

Les Sens sont au nombre de cinq, rien que de 
cinq. Ils nous révèlent, en les interprétant, 
quelques propriétés de la matière environnante 
qui peut, qui doit receler un nombre illimité 
d'autres phénomènes que nous sommes inca- 
pables de percevoir. 

Supposons que l'homme ait été créé sans 
oreilles ; il vivrait tout de même à peu près de la 
même façon, mais pouï^ lui l'Univers serait muet ; 
Il n'aurait aucun soupçon du bruit et de la mu- 
sique, qui sont des vibrations transformées. 

Mais s'il avait reçu en don d'autres organes, 
puissants et délicats, doués aussi de cette pro- 
priété de métamorphoser en perceptions ner- 
veuses les actions et les attributs de tout l'inex- 
ploré qui nous entoure, combien plus varié serait 



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LA NUIT. 23 



le domaine de notre savoir et de nos émo- 
tions. 

C'est en ce domaine impénétrable que chaque 
artiste essaye d'entrer, en tourmentant, en vio- 
lentant, en épuisant le mécanisme de sa pensée. 
Ceux qui succombent par le cerveau, Heine, 
Baudelaire, Balzac, Byron vagabond, à la re- 
cherche de la mort, inconsolable du malheur 
d'être un grand poète, Musset, Jules de Goncourt 
^ et tant d'autres, n'ont-ils pas été brisés par le 
même eflort pour renverser cette barjrière 
matérielle qui emprisonne l'intelligence hu- 
maine ? 

Oui, nos organes sont les nourriciers et les 
maîtres du génie artiste. C'est l'oreille qui en- 
gendre le musicien, l'œil qui fait naître le peintre. 
Tous concourent aux sensations du poète. Chez 
le romancier la vision, en général, domine. Elle 
domine tellement qu'il devient facile de recon- 
naître, à la lecture de toute œuvre travaillée et 
sincère, les qualités et les propriétés physiques 
du regard de l'auteur. Le grossissement du détail, 
son importance ou sa minutie, son empiétement 
sur le plan et sa nature spéciale indiquent d'une 
façon certaine tous les degrés et les différences 
des myopies. La coordination de l'ensemble, la 



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24 LA VIE ERRANTE. 

proportion des lignes et des perspectives pré- 
férées à l'observation menue, Toubli même des 
petits renseignements qui sont souvent les carac- 
téristiques d'une personne ou d'un milieu, en 
dénoncent-ils pas aussitôt le regard étendu, mais 
lâche, d'un presbyte? 



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m 

LA COTE ITALIENNE 



Tout le ciel est voilé de nuages. Le jour nais- 
sant descend grisaille, à travers ces brumes re- 
montées dans la nuit, et qui étendent leur 
muraille sombre plus épaisse par places, presque 
blanche en d'autres, entre Taurore et nous. 

On craint vaguement, avec un serrement de 
cœur que, jusqu'au soir, elles n'endeuillent 
l'espace, et on lève sans cesse les yeux vers elles 
avec une angoisse d'impatience, une sorte de 
muette prière. 

Mais on devine, aux traînées claires qui séparent 
leurs masses plus opaques, que l'astre au-dessus 
d'elles illumine le ciel bleu et leur neigeuse 
surface. On espère. On attend. 

Peu à peu elles pâlissent, s'amincissent, sem- 
blent fondre. On sent que le soleil les brûle, les 
ronge, les écrase de toutes ses ardeurs, et que 



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20 LA VIE ERRANTE. 

rimmense plafond de nuées, trop faible, cède, 
plie, se fend et craque sous une énorme pesée de 
lumière. 

Un point s'allume au milieu d'elles, une lueur 
y brille. Une brèche est faite, un rayon glisse, 
oblique et long, et tombe en s'élargissant. On 
dirait que le feu prend à ce trou du ciel. C'est une 
bouche qui s'ouvre, grandit, s'embrase, avec des 
lèvres incendiées, et crache sur les flots une cas- 
cade de clarté dorée. 

Alors, en mille endroits en même temps, la 
voûte des ombres se brise, s'effondre, laisse par 
mille plaies passer des flèches brillantes qui se 
répandent en pluie sur l'eau, en semant par l'ho- 
rizon la radieuse gaieté du soleil. 

L'air est rafraîchi par la nuit; un frisson de 
vent, rien qu'un frisson, caresse la mer, fait à 
peine frémir, en la chatouillant, sa peau bleue et 
moirée. Devant nous, sur un cône rocheux, large 
et haut qui semble sortir des flots et s'appuie 
contre la côte, grimpe une ville pointue, peinte 
en rose par les hommes, comme l'horizon par 
l'aurore victorieuse. Quelques maisons bleues y 
font des taches charmantes. On dirait le séjour 
choisi par une princesse des Mille et une nuits. 

C'est Port-Maurice. 



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LA COTE ITALIENNE. 27 

Quand on Ta vue ainsi, il n'y faut point abor- 
der. 

J'y suis descendu pourtant. 

Dedans, une ruine. Les maisons semblent émiet- 
tées le long des rues. Tout un côté de la cité, 
écroulé vers la rive, peut-être à la suite du trem- 
blement de terre, étage, du haut en bas du rocher 
qui les porte, des murs écrêtés et fendus, des 
moitiés de vieilles demeures plâtreuses, ouvertes 
au vent du large. Et la peinture si jolie de loin, 
quand elle s'harmonisait avec le jour naissant, 
n'est plus sur ces débris, sur ces taudis, qu'un af-' 
freux badigeonnage déteint, terni par le soleil et 
lavé par les pluies. 

Et le long des ruelles, couloirs tortueux pleins 
de pierres îet de poussière, une odeur flotte, in- 
nomable, mais explicable par le pied des murs, 
si puissante, si tenace, si pénétrantes, que je re- 
tourne à bord du yacht, les yeux salis et le cœur 
soulevé. 

Cette ville pourtant est un chef-lieu de province. 
On dirait, en mettant le pied sur cette terre 
italienne, un drapeau de misère. 

En face, de l'autre côté du même golfe, Oneglia, 
très sale aussi, très puante, bien que d'aspect 
moins sinistrement pauvre et plus vivant. 



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28 LA VIE ERRANTE. 

Sous la porte cochère du collège royal, ouverte 
à deux battants en ces jours de vacances, une 
vieille femme rapièce un matelas sordide. 



Nous entrons dans le port de Savone. 

Un groupe d'immenses cheminées d'usines et 
de fonderies, qu'alimentent chaque jour quatre ou 
cinq grands vapeurs anglais chargés de charbon, 
projettent dans le ciel, par leurs bouches géantes, 
des vomissements tortueux de fumée, retombés 
aussitôt sur la ville en une pluie noire de suie, 
que la brise déplace de quartier en quartier, 
comme une neige d'enfer. 

N'allez point dans ce port, canotiers-caboteurs 
qui aimez garder sans tache les voiles blanches 
de vos petits navires. 

Savone est gentille pourtant, bien italienne, 
avec des rues étroites, amusantes, pleine de mar- 
chands agités, de fruits étalés par terre, de 
tomates écarlates, de courges rondes, de raisins 
noirs ou jaunes et transparents comme s'ils 
avaient bu de la lumière, de salades verles éplu- 
chées à la hâte et dont les feuilles semées à 



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LA COTE ITALIENNE. 29 

foison sur les pavés ont l'air d'un envahissement 
de la ville par les jardins. 

En revenant à bord du yacht j'aperçois tout à 
coup, le long du quai, dans une balancelle napoli- 
taine, sur une immense table tenant tout le pont, 
quelque chose d'étrange comme un festin d'as- 
sassins. 

Sanglants, d'un rouge de meurtre, couvrant 
le bateau entier d'une couleur et, au premier 
coup d'œil, d'une émotion de tuerie, de mas- 
sacre, de viande déchiquetée, s'étalent, devant 
trente matelots aux figures brunes, soixante ou 
cent quartiers de pastèques' pourpres éven- 
trées. 

On dirait que ces hommes joyeux mangent à 
pleines dents de la bête saignante comme les 
fauves dans les cages. C'est une fête. On a invité 
les équipages voisins. On est content. Les bon- 
nets rouges sur les têtes sont moins rouges que 
la chair du fruit. 

Quand la nuit fut tout à fait tombée, je re- 
tournai dans la ville. 

Un bruit de musique m'attirant me la fit tra- 
verser tout entière. Je trouvai une avenue que 
suivaient par groupes la bourgeoisie et le peuple, 
entement, allant vers ce concert du soir, que 



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30 LA VIE ERRANTE. 

lui donne deux ou trois fois par semaine l'or- 
cliestre municipal. 

Ces orcliestres, sur cette terre musicienne, 
valent, même dans les petites villes, ceux de nos 
bons théâtres. Je me rappelai celui que j'avais 
entendu du pont de mon bateau Pautre nuit, et 
dont le souvenir me restait comme celui d'une 
des plus douces caresses qu'une sensation m'ait 
jamais données. 

L'avenue aboutissait sur une place qui allait se 
perdre sur la plage, et là, dans l'ombre à peine 
éclairée par les taches espacées et jaunes des 
becs de gaz, cet orchestre jouait je ne sais trop 
quoi, au bord des flots. 

Les vagues un peu lourdes, bien que le vent 
du large fût tout à fait tombé, traînaient le long 
du rivage leur bruit monotone et régulier qui 
rythmait le chant vif des instruments; et le 
firmament violet, d'un violet presque luisant, doré 
par une infinie poussière d'astres, laissait tomber 
sur nous une nuit sombre et légère. Elle couvrait 
de ses ténèbres transparentes la foule silencieuse 
à peine chuchotante, marchant à pas lents 
autour du cercle des musiciens ou bien assise sur 
les bancs de la promenade, sur de grosses pierres 
abandonnées le long de la grève, sur d'énormes 



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LA COTE ITALIENNE. 31 

poutres étalées à terre auprès de la haute car- 
casse de bois, aux côtes encore entr'ouvertes, 
d'un grand navire en construction. 

Je ne sais pas si les femmes de Savone sont 
jolies, mais je sais qu'elles se promènent presque 
toutes nu-tête, le soir, et qu'elles ont toutes un 
éventail à la main. C'était charmant, ce muet 
battement d'ailes prisonnières, d'ailes blanches, 
tachetées ou noires, entrevues, frémissantes 
comme de gros papillons de nuit tenus entre des 
doigts. On retrouvait, à chaque femme rencon- 
trée, dans chaque groupe errant ou reposé, ce 
volettement captif, ce vague effort pour s'envoler 
des feuilles balancées qui semblaient rafraîchir 
l'air du soir, y mêler quelque chose de coquet, 
de féminin, de doux à respirer pour une poitrine 
d'homme. 

Et voilà qu'au milieu de cette palpitation d'éven- 
tails et de toutes ces chevelures nues autour de 
moi, je me mis à rêver niaisement comme en 
des souvenirs de contes de fées, comme je fai- 
sais au collège, dans le dortoir glacé, avant de 
m'endormir, en songeant au roman dévoré en 
cachette sous le couvercle du pupitre. Par- 
fois ainsi, au fond de mon cœur vieilli, empoi- 
sonné d'incrédulité, se réveille pendant quel- 



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32 LA VIE ERRANTE. 

ques instants, mon petit cœur naïf de jeune 
garçon. 



Une des plus belles choses qu'on puisse voir au 
monde : Gênes, de la haute mer. 

Au fond du golfe, la ville se soulève comme si 
elle sortait des flots, au pied de la montagne. 
Le long des deux côtes qui s'arrondissent autour 
d'elle pour l'enfermer, la protéger et la caresser, 
dirait-on, quinze petites cités, des voisines, des 
vassales, des servantes, reflètent et baignent dans 
l'eau leurs maisons claires. Ce sont, à gauche 
de leur grande patronne, Cogoleto, Arenzano, 
Volt ri, Pra, Pegli, Sestri-Ponente, San Pier d'Arena ; 
et, à droite, Sturla, Quarto, Quinto, Nervi, 
Bogliasco, Sori, Recco, Camogli, dernière tache 
blanche sur le cap de Porto-Fino, qui ferme le 
golfe au sud-est. 

Gênes au-dessus de son port immense se dresse 
sur les premiers mamelons des Alpes, qui s'élèvent 
par derrière, courbées et s'allongeant en une 
muraille géante. Sur le môle une tour très haute 
et carrée, le phare appelé « la Lanterne », a l'air 
d'une chandelle démesurée. 



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LA COTE ITALIENNE. 33 

On pénètre dans Pavant-port, énorme bassin 
admirablement abrité où circulent, cherchant 
pratique, une flotte de remorqueurs, puis, après 
avoir contourné la jetée Est, c'est le port lui- 
même, plein d'un peuple de navires, de ces jolis 
navires du Midi et de l'Orient, aux nuances char- 
mantes, tartanes, balancelles, mahonnes, peints, 
voilés et matés avec une fantaisie imprévue, 
porteurs de madones bleues et dorées, de saints 
debout sur la proue et d'animaux bizarres, qui 
sont aussi des protecteurs sacrés. 

Toute cette flotte à bonnes vierges et à talis- 
mans est alignée le long des quais, tournant vers 
le centre des bassins leurs nez inégaux et pointus. 
Puis apparaissent, classés par compagnies, de 
puissants vapeurs en fer, étroits et hauts, avec des 
formes colossales et fines. Il y a encore au milieu 
de ces pèlerins de la mer des navires tout blancs, 
de grands t rois-mâts ou des bricks, vêtus comme 
les Arabes d'une robe éclatante sur qui glisse le 
soleil. 

Si rien n'est plus joli que l'entrée de ce port^ 
rien n'est plus sale que l'entrée de cette ville* 
Le boulevard du quai est un marais d'ordures, 
et les rues étroites, originales, enfermées comme 
des corridors entre deux lignes tortueuses de 

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34. LA VIE ERRANTE. 

maisons démesurément hautes soulèvent inces- 
samment le cœur par leurs pestilentielles émana- 
tions. 

On éprouve à Gènes ce qu'on éprouve à Florence 
et encore plus à Venise, l'impression d'une très 
aristocrate cité tombée au pouvoir d'une popu- 
lace. 

Ici surgit la pensée des rudes seigneurs qui se 
battaient ou trafiquaient sur la mer, puis, avec 
l'argent de leurs conquêtes, de leurs captures 
ou de leur commerce, se faisaient construire les 
étonnants palais de marbre dont les rues princi- 
pales sont encore bordées. 

Quand on pénètre dans ces demeures magni- 
fiques, odieusement peinturlurées par les descen- 
dants de ces grands citoyens de la plus fière des 
républiques, et qu'on en compare le style, les 
cours, les jardins, les portiques, les galeries inté- 
rieures, toute la décorative et superbe ordon- 
nance, avec l'opulente barbarie des plus beaux 
hôtels du Paris moderne, avec ces palais de 
millionnaires qui ne savent toucher qu'à l'argent, 
qui sont impuissants à concevoir, à désirer une 
belle chose nouvelle et à la faire naître avec leur 
or, on comprend alors que la vraie distinction 
de l'intelligence, que les sens de la beauté rare 



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LA COTE ITALIENNE. 35 

des moindres formes, de la perfection des propor- 
tions et des lignes, ont disparu de notre société 
démocratisée, mélange de riches financiers sans 
goût et de parvenus sans traditions. 

C'est même une observation curieuse à faire, 
celle de la banalité de l'hôtel moderne. Entrez 
dans les vieux palais de Gênes, vous y verrez 
une succession de cours d'honneur à galeries et 
à colonnades et d'escaliers de marbre incroya- 
blement beaux, tous diCFéremment dessinés et 
conçus par de vrais artistes, pour des hommes 
au regard instruit et difficile. 

Entrez dans les anciens châteaux de France, 
vous y trouverez les mêmes efforts vers l'inces- 
sante rénovation du style et de l'ornement. 

Entrez ensuite dans les plus riches demeures 
du Paris actuel, vous y admirerez de curieux 
objets anciens soigneusement catalogués, éti- 
quetés, exposés sous verre suivant leur valeur 
connue, cotée, affirmée par des experts, mais 
pas une fois vous ne resterez surpris par l'ori- 
ginale et neuve invention des, différent es parties 
de la demeure elle-même. 

L'architecte est chargé de construire une belle 
maison de plusieurs millions, et touche cinq ou dix 
pour cûnt sur les dépenses, selon la quantité de 



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36 LA VIE ERRANTE. 

travail artiste qu'il doit Introduire dans son plan. 

Le tapissier, à des conditions différentes, est 
chargé de la décorer. Comme ces industriels 
n'ignorent pas l'incompétence native de leurs 
clients et ne se hasarderaient point à leur pro- 
poser de l'inconnu, ils se contentent de recom- 
mencer à peu pi*ès ce qu'ils ont déjà fait pour 
d'autres. 

Quand on a visité dans Gênes ces antiques et 
nobles demeures, admiré quelques tableaux et 
surtout trois merveilles de*- ce chef-d'œuvrier 
qu'on nomme Van Dyck, il ne reste plus à voir 
que le Campo-Santo, cimetière moderne, musée 
de sculpture funèbre le plus bizarre, le plus 
surprenant, le plus macabre et le plus comique 
peut-être, qui soit au monde. Tout le long d'un 
immense quadrilatère de galeries, cloître géant 
ouvert sur un préau que les tombes des pauvres 
couvrent d'une neige de plaques blanches, on 
défile devant une succession de bourgeois de 
marbre qui pleurent leurs morts. 

Quel mystère I I^'exécution de ces personnages 
atteste un métier remarquable, un vrai talent 
d'ouvriers d'art. La nature des robes, des vestes, 
des pantalons, y apparaît par des procédés de fac- 
ture stupéfiants* J'y vis une toilette de moire^ 



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LA COTE ITALIENNE. 37 

indiquée en cassures nettes de l'étoffe d'une 
incroyable vraisemblance; et rien n'est plus 
irrésistiblement grotesque, monstrueusement 
ordinaire, indignement commun, que ces gens 
qui pleurent des parents aimés. 

A qui la faute ? Au sculpteur qui n'a vu dans 
la physionomie de ses modèles que la vulgarité 
du bourgeois moderne, qui ne sait plus y trouver 
ce reflet supérieur d'humanité entrevu si bien 
par les peintres flamands quand ils exprimaient 
en maîtres artistes les types les plus populaires 
et les plus laids de leur race. — Au bourgeois 
peut-être que la basse civilisation démocratique 
a roulé comme le galet des mers en rongeant, en 
efiaçant son caractère distinctif et qui a perdu 
dans ce frottement les derniers signes d'origi- 
nalité dont jadis chaque classe sociale semblait 
dotée par la nature. 

Les Génois paraissent très fiers de ce musée 
surprenant qui désoriente le jugement. 



Depuis le port de Gênes jusqu'à la pointe de 
Porto-Finx), c'est un chapelet de villes, un égrè- 
nement de maisons sur les plages, entre le bleu 



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38 LA VIE ERRANTE. 

de la mer et le vert de la montagne. La brise du 
sud-est nous force à louvoyer. Elle est faible, 
mais à souffles brusques qui inclinent le yacht, 
le lancent tout à coup en avant, ainsi qu'un cheval 
s'emporte, avec deux bourrelets d'écume qui 
bouillonnent à la proue comme une bave de 
bête marine. Puis le vent cesse et le bateau se 
calme, reprend sa petite route tranquille qui, 
suivant les bordées, tantôt l'éloigné, tantôt le 
rapproche de la côte italienne. Vers deux heures, 
le patron qui consultait l'horizon avec les ju- 
melles, pour reconnaître à la voilure portée et 
aux amures prises par les bâtiments en vue, la 
force et la direction des courants d'air, en ces 
parages où chaque golfe donne un vent tempé- 
tueux ou léger, où les changements de temps 
sont rapides comme une attaque de nerfs de 
femme, me dit brusquement : 

« Monsieur, faut amener le flèche ; les deux 
bricks-goëlettes qui sont devant nous viennent de 
serrer leurs voiles hautes. Ça souffle dur là-bas. » 

L'ordre fut donné; et la longue toile gonflée 
descendit du sommet du mât, glissa, pendante et 
flasque^ palpitante encore comme un oiseau 
qu'on tue, le long de la misaine qui commençait 
à pressentir la rafale annoncée et proche. 



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LA COTE ITALIENNE. 39 

Il n'y avait point de vagues. Quelques petits 
flots seulement moutonnaient de place en place ; 
mais soudain, au loin, devant nous, je vis Teau 
toute blanche, blanche comme si on étendait un 
drap par-dessus. Cela venait, se rapprochait, ac- 
courait, et lorsque cette ligne cotonneuse ne fut 
plus qu'à quelques centaines de mètres de nous, 
toute la voilure du yacht reçut brusquement 
une grande secousse du vent qui semblait galo- 
per sur la surface de la mer, rageur et furieux, 
en lui plumant le flanc comme une main plu- 
merait le ventre d'un cygne. Et tout ce duvet 
arraché de l'eau, cet épiderme d'écume volti- 
geait, s'envolait, s'éparpillait sous l'attaque invi- 
sible et sifflante de la bourrasque. Nous aussi, 
couchés sur le côté, le bordage noyé dans le flot 
clapoteux qui montait sur le pont, les haubans 
tendus, la mâture craquant, nous partîmes d'une 
course affolée, gagnés par un vertige, par une 
furie de vitesse. Et c'est vraiment une ivresse 
unique, inimaginablement exaltante, de tenir en 
ses deux mains, avec tous ses muscles tendus 
depuis le jarret jusqu'au cou, la longue barre de 
fer qui conduit à travers les rafales cette bète 
emportée et inerte, docile et sans vie, faite de 
toile et de bois. 



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40 LA VIE ERRANTE. 

Cette fureur de Pair ne dura guère que 
trois quarts d'heure ; et tout à coup, lorsque la 
Méditerranée eut repris sa belle teinte bleue, il 
me sembla, tant Tatmosphère devint douce subi- 
tement, que l'humeur du ciel s'apaisait. C'était 
une colère tombée, la fin d'une matinée revèche ; 
et le rire joyeux du soleil se répandit largement 
dans l'espace. 

Nous approchions du cap où j'aperçus, à l'ex- 
trémité, au pied de la côte escarpée, dans une 
trouée apparue sans accès, une église et 
trois maisons. Qui demeure là, bon Dieu? que 
peuvent faire ces gens? Comment communiquent- 
ils avec les autres vivants sinon par un des deux 
petits canots tirés sur leur plage étroite. 

Voici la pointe doublée. La côte continue 
jusqu'à Porto-Venere, à l'entrée du golfe de la 
Spezzia. Toute cette partie du rivage italien est 
incomparablement séduisante. 

Dans une baie large et profonde ouverte devant 
nous, on entrevoit Santa-Margherita, puis Ra- 
pallo, Chiavari. Plus loin Sestri Levante. 

Le yacht ayant viré de bord glissait à deux 
encablures des rochers, et voilà qu'au bout de 
ce cap, que nous finissions à peine de contourner, 
on découvre soudain une gorge où entre la mer, 



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LA COTE ITALIENNE. 41 

une gorge cachée, presque introuvable, pleine 
d'arbres, de sapins, d'oliviers, de châtaigniers. Un 
tout petit village, Porto-Fino, se développe en 
demi-lune autour de ce calme bassin. 

Nous traversons lentement le passage étroit 
qui relie à la grande mer ce ravissant port 
naturel, et nous pénétrons dans ce cirque de 
maisons couronné par un bois d'un vert puissant 
et frais, reflétés l'un et l'autre dans le miroir 
d'eau tranquille et rond où semblent dormir 
quelques barques de pêche. 

Une d'elles vient à nous montée par un vieil 
homme. Il nous salue, nous souhaite la bienve- 
nue, indique le mouillage, prend une amarre 
pour la porter à terre, revient ofirir ses services, 
ses conseils, tout ce qu'il nous plaira de lui 
demander, nous fait enfin les honneurs de ce 
hameau de pêche. C'est le maître de port. 

Jamais peut-être, je n'ai senti une impression 
de béatitude comparable à celle de l'entrée dans 
cette crique verte, et un sentiment de repos, 
d'apaisement, d'arrêt de l'agitation vaine où se 
débat la vie, plus fort et plus soulageant que 
celui qui m'a saisi quand le bruit de l'ancre 
tombant eut dit à tout mon être ravi que nous 
étions fixés là. 



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42 LA VIE ERRANTE. 

Depuis huit jours je rame. Le yacht demeure 
immobile au milieu de la rade minuscule et tran- 
quille; et moi je vais rôder dans mon canot, le 
long des côtes, dans les grottes où grogne la mer 
au fond de trous invisibles, et autour des îlots 
découpés et bizarres qu'elle mouille de baisers 
sans fin à chacun de ses soulèvements, et sur 
les écueils à fleur d'eau qui portent des crinières 
d'herbes marines. J'aime voir flotter sous moi, 
dans les ondulations de la vague insensible, ces 
longues plantes rouges ou vertes où se mêlent, 
où se cachent, où glissent les immenses familles 
à peine écloses des jeunes poissons. On dirait des 
semences d'aiguilles d'argent qui vivent et qui 
nagent. 

Quand je relève les yeux sur les rochers du 
rivage, j'y aperçois des groupes de gamins nus, 
au corps bruni, étonnés de ce rôdeur. Ils sont 
innombrables aussi, comme une autre progéni- 
ture de la mer, comme une tribu de jeunes tri- 
tons nés d'hier qui s'ébattent et grimpent aux 
rives de granit pour boire un peu l'air de l'espace. 
On en trouve cachés dans toutes les crevasses, 
on en aperçoit debout sur les pointes, dessinant 
dans le ciel italien leurs formes jolies et frêles 
de statuettesde bronze. D'autres, assis, les jambes 



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LA COTE ITALIENNE. 43 

pendantes, au bord des grosses pierres, se reposent 
entre deux plongeons. 

Nous avons quitté Porto-Fino pour un séjour à 
Santa-Margherita. Ce n'est point un port, mais 
un fond de golfe un peu abrité par un môle. 
. Ici, la terre est tellement captivante, qu'elle 
fait presque oublier la mer. La ville est abritée 
par l'angle creux des deux montagnes. Un vallon 
les sépare qui va vers Gênes. Sur ces deux côtes, 
d'innombrables petits chemins entre deux murs 
de pierres, hauts d'un mètre environ, se croisent, 
montent et descendent, vont et viennent, étroits, 
pierreux, en ravins et en escaliers, et séparent 
d'innombrables champs ou plutôt des jardins 
d'oliviers et de figuiers qu'enguirlandent des 
pampres rouges. A travers les feuillages brûlés 
des vignes grimpées dans les arbres, oa aperçoit 
à perte de vue la mer bleue, des caps rouges, 
des villages blancs, des bois de sapins sur les 
pentes, et les grands sommets de granit gris. 
Devant les maisons, rencontrées de place en place, 
les femmes font de la dentelle. Dans tout ce pays, 
d'ailleurs, on n'aperçoit guère une porte où ne 
soient assises deux ou trois de ces ouvrières, 
travaillant à l'ouvrage héréditaire, et maniant de 



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44 LA VIE ERRANTE. 



leurs doigts légers les nombreux fils blancs ou 
noirs où pendent et dansent, dans un sautillement 
éternel, de courts morceaux de bois jaune. Elles 
sont souvent jolies, grandes et d'allure fière, 
mais négligées, sans toilette et sans coquetterie. 
Beaucoup conservent encore des traces du sang 
sarrasin. 

Un jour, au coin d'une rue de hameau, une 
d'elles passa près de moi qui me laissa l'émotion 
de la plus surprenante beauté que j'aie rencontrée 
peut-être. 

Sous une botte lourde de cheveux sombres qui 
s'envolaient autour du front, dans un désordre 
dédaigneux et hâtif, elle avait une figure ovale 
et brune d'Orientale, de filles des Maures dont 
elle gardait l'ancestrale démarche ; mais le soleil 
des Florentines lui avait fait une peau aux lueurs 
d'or. Les yeux, — quels yeux I — longs et d'un 
noir impénétrable, semblaient glisser une caresse 
sans regard entre des cils tellement pressés et 
grands que je n'en ai jamais vu de pareils. Et la 
chair autour de ces yeux s'assombrissaient si 
étrangement, que si on ne l'eût aperçue en pleine 
lumière on eût soupçonné l'artifice des mon- 
daines. 

Lorsqu'on rencontre, vêtues de haillons, des 



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LA COTE ITALIENNE. 45 

créatures semblables, que ne peut-on les saisir 
et les emporter, quand ce ne serait que pour les 
parer, leur dire qu'elles sont belles et les admi- 
rer I Qu'importe qu'elles ne comprennent pas le 
mystère de notre exaltation, brutes comme toutes 
les idoles, ensorcelantes comme elles, faites 
seulement pour être aimées par des cœurs déli- 
rants, et fêtées par des mots dignes de leur 
beauté I 

Si j'avais le choix cependant entre la plus belle 
des créatures vivantes et la femme peinte du 
Titien que huit jours plus tard je revoyais dans 
la salle de la tribune à Florence, je prendrais 
la femme peinte du Titien. 

Florence, qui m'appelle comme la ville où j'au- 
rais le plus aimé vivre autrefois, qui a pour mes 
yeux et pour mon aeur un charme inexprimable, 
m'attire encore presque sensuellement par cette 
image de femme couchée^ rêve prodigieux d'at- 
trait charnel. Quand je songe à cette cité si 
pleine de merveilles qu'on rentre à la fin des 
jours courbaturé d'avoir vu comme un chasseur 
d'avoir marché, m'apparaît soudain lumineux, au 
milieu des souvenirs qui jaillissent, cette grande 
toile longue, où se repose cette grande femme 



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46 LA Vl£ ERRANTE. 

au geste impudique, nue et blonde, éveillée et 
calme. 

Puis après elle, après cette évocation de toute 
la puissance séductrice du corps humain, surgis- 
sent, douces et pudiques, des vierges : celles 
de Raphaël d'abord. La Vierge au chardonneret, 
la Vierge du grand-duc, la Vierge à la chaise, 
d'autres encore, celles des primitifs, aux traits 
innocents, aux cheveux pâles, idéales et mys- 
tiques, et celles des matériels, pleines de santé. 

Quand on se promène non seulement dans cette 
ville unique, mais dans tout ce pays, la Toscane, 
où les hommes de la Renaissance ont jeté des 
chefs-d'œuvre à pleines mains, on se demande 
avec stupeur ce que fut Tàme exaltée et féconde, 
ivre de beauté, follement créatrice, de ces géné- 
rations secouées par un délire artiste. Dans les 
églises des petites villes, où l'on va, cherchant à 
voir des choses qui ne sont point indiquées au 
commun des errants, on découvre sur les murs, 
au fond des chœurs, des peintures inestimables * 
de ces grands maîtres modestes, qui ne vendaient 
point leurs toiles dans les Amériques encore 
inexplorées, et s'en allaient, pauvres, sans espoir 
de fortune, travaillant pour l'art comme de pieux 
ouvriers. 



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LA COTE ITALIENNE. 47 

Et cette race sans défaillance n'a rien laissé 
d'inférieur. Le même reflet d'impérissable beauté, 
apparu sous le pinceau des peintres, sous le ci- 
seau des sculpteurs, s'agrandit en lignes de 
pierre sur la façade des monuments. Les églises 
et leurs chapelles sont pleines de sculptures de 
Lucca délia Robbia, de Donatello, de Michel- 
Ange; leurs portes de bronze sont par Bohannus 
ou Jean de Bologne. 

LorflBu'on arrive sur la piazza délia Signoria, 
en face de la loggia dei Lanzi, on aperçoit 
ensemble, sous le même portique, l'enlèvement 
des Sabines, et Hercule terrassant le centaure 
Nessus, de Jean de Bologne; Persée avec la 
tête de Méduse de Benvenuto Cellini ; Judith et 
llolopherne de Donatello. II abritait aussi, il 
y a quelques années seulement, le David de 
Michel-Ange. 

Mais plus on est grisé, plus on est conquis par 
la séduction de ce voyage dans une forêt d'oeuvres 
d'art, plus on se sent aussi envahi par un bizarre 
sentiment de malaise qui se mêle bientôt à la 
joie de voir. Il provient de l'étonnant contraste 
de la foule moderne si banale, si ignorante de 
ce qu'elle regarde avec les lieux qu'elle habite. 
On sent que l'âme délicate, hautaine et raflOinée 



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48 LA VIE ERRANTE. 

du vieux peuple disparu qui couvrit ce sol de 
chefs-d'œuvre, n'agite plus les têtes à chapeaux 
ronds couleur chocolat, n'anime point les yeux 
indifiérents, n'exalte plus les désirs vulgaires de 
cette population sans rêves. 

En revenant vers la côte, je me suis arrêté 
dans Pise, pour revoir aussi la place du Dôme. 

Qui pourra jamais expliquer le charme pé- 
nétrant et triste de certaines villes presque dé- 
funtes. 

Pise est une de celles-là. A peine entré dedans, 
on s'y sent à l'âme une langueur mélancolique, 
une envie impuissante de partir et de rester, une 
nonchalante envie de fuir et de goûter indéfini- 
ment la douceur morne de son air, de son ciel, 
de ses maisons, de ses rues qu'habite la plus 
calme, la plus morne, la plus silencieuse des po- 
pulations. 

La vie semble sortie d'elle comme la mer qjui 
s'en est éloignée, enterrant son port jadis souve- 
rain, étendant une plaine et faisant pousser une 
forêt entre la rive nouvelle et la ville aban- 
donnée. 

L'Arno la traverse de son cours jaune qui 
glisse> doucement ondule uxj entre deux hautes 



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... , ^ 



LA COTE ITALIENNE. 49 

murailles supportant les deux principales pro- 
menades bordées de maisons, jaunâtres aussi, 
d'hôtels et de quelques palais modestes. 

Seule, bâtie sur le quai même, coupant net sa 
ligne sinueuse, la petite chapelle de Santa-Maria 
délia Spina, appartenant au style français du 
xiii» siècle, dresse juste au-dessus de Peau son 
profil ouvragé de reliquaire. On dirait, à la voir 
ainsi au bord du fleuve, le mignon lavoir gothique 
de la bonne Vierge, où les anges viennent laver, 
la nuit, tous les oripeaux fripés des madones. 

Mais par la via Santa Maria on va vers la placé 
du Dôme. 

Pour les hommes que touchent encore la 
beauté et la puissance mystiques des monuments, 
il n'existe assurément rien sur la ttrre de plus 
surprenant et de plus saisissant que cette vaste 
place herbeuse, cernée par de hauts remparts 
qui emprisonnent, en leurs attitudes si diverses, 
le Dôme, le Campo-Santo, le Baptistère et la Tour 
penchée. 

Quand on arrive au bord de ce champ désert 
et sauvage, enfermé par de vieilles murailles et 
où se dressent soudain devant les yeux ces 
quatre grands êtres de marbre, si imprévus de 
profil, de couleur, de grâce harmonieuse et 

4 



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50 LA VIE ERRANTE. 

ï • 

superbe, on demeure interdit d'étonnement et 
troublé d'admiration comme devant le plus rare 
et le plus grandiose spectacle que l'art humain 
puisse offrir au regard. 

Mais c'est le Dôme bientôt qui attire et garde 
toute l'attention par son inexprimable harmonie, 
la puissance irrésistible de ses proportions et la 
magnificence de sa façade. 

C'est une basilique du xi* siècle de style tos- 
can, toute en marbre blanc avec des incrustations 
noires et de couleur. On n'éprouve point, en 
face de cette perfection de l'architecture Ro- 
mane-Italienne, la lâlupeur qu'imposent à l'âme 
certaines cathédrales gothiques par leur éléva- 
tion hardie, l'élégance de leurs tours et de leurs 
clochetons, toute la dentelle de pierre dont elles 
sont enveloppées, et cette disproportion géante 
de leur taille avec leur pied. 

Mais on demeure tellement surpris et captivé 
par les irréprochables proportions, par le charme 
intraduisible des lignes, des formes et de la façade 
décorée, en bas, de pilastres reliés par des arca- 
des, en haut, de quatre galeries de colonnettes 
plus petites d'étage en étage, que la séduction 
de ce monument reste en nous comme celle d'un 
poème admirable, comme une émotion trouvée. 



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LA COTE ITALIENNE. 51 

Rien ne sert de décrire ces choses, il faut les 
voir, et les voir sur leur ciel, sur ce ciel clas- 
sique, d'un bleu spécial, où les nuages lents et 
roulés à rhorizon en masses argentées, semblent 
copiés par la nature sur les tableaux des peintres 
toscans. Car ces vieux artistes étaient des réa- 
listes, tout imprégnés de Tatmosphère italienne ; 
et ceux-là seulement demeurent de faux ouvriers 
d'art qui les ont imités sous le soleil français. 

Derrière la cathédrale, le Campanile, éternel- 
lement penché comme s'il allait tomber, gêne 
ironiquement le sens de l'équilibre que nous por- 
tons en nous, et en face d'elle le Baptistère ar- 
rondit sa haute coupole conique devant la porte 
du Campo-Santo. 

En ce cimetière antique dont les fresques sont 
classées comme des peintures d'un intérêt capi- 
tal, s'allonge un cloître délicieux, d'une grâce 
pénétrante et triste, au milieu duquel deux an- 
tiques tilleuls cachent sous leur robe de verdure 
une telle quantité de bois mort qu'ils font aux 
souffles du vent un bruit étrange d'ossements 
heurtés. 

Les jours passent. L'été touche à sa fin. Je 
veux visiter encore un pays éloigné, où d'autres 



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52 LA VIE ERRANTE, 

hommes ont laissé des souvenirs plus effacés, 
mais éternels aussi. Ceux-là vraiment sont les 
seuls qui ont su doter leur patrie d'une Expo- 
sition universelle qu'on reviendra voir dans 
toute la suite des siècles. 



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LA SICILE 



On est convaincu, en France, que la Sicile est 
un pays sauvage, difficile et même dangereux à 
visiter. De temps en temps, un voyageur, qui 
passe pour un audacieux, s'aventure jusqu'à 
Palerme, et il revient en déclarant que c'est une 
ville très intéressante. Et voilà tout. En quoi 
Palerme et la Sicile tout entière sont-elles inté- 
ressantes? On ne le sait pas au juste chez nous. 
A la vérité, il n'y a là qu'une question de mode. 
Cette île, perle de la Méditerranée, n'est point au 
nombre des contrées qu'il est d'usage de parcou- 
rir, qu'il est de bon goût de connaître, qui font 
partie, comme l'Italie, de l'éducation d'un 
homme bien élevé. 

A deux points de vue, cependant, la Sicile de- 



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54 LA VIE ERRANTE. 

vrait attirer les voyageurs, car ses beautés natu- 
relles et ses beautés artistiques sont aussi parti- 
culières que remarquables. On sait combien est 
fertile et mouvementée cette terre, qui fut ap- 
pelée le grenier de ritalie,*que tous les peuples 
envahirent et possédèrent l'un après l'autre, tant 
fut violente leur envie de la posséder, qui fit se 
battre et mourir tant d'hommes, comme une belle 
fille ardemment désirée. C'est, autant que l'Espa- 
gne, le pays des oranges, le sol fleuri dont l'air, au 
printemps, n'est qu'un parfum; et elle allume, 
chaque soir, au-dessus des mers, le fanal mons- 
trueux de l'Etna, le plus grand volcan d'Europe. 
Mais ce qui fait d'elle, avant tout, une terre in- 
dispensable à voir et unique au monde, c'est 
qu'elle est, d'un bout à l'autre, un étrange et di- 
vin musée d'architecture. 

L'architecture est morte aujourd'hui, en ce 
siècle encore artiste, pourtant, mais qui semble 
avoir perdu le don de faire de la beauté avec des 
pierres, le mystérieux secret de la séduction par 
les lignes, le sens de la grâce dans les monu- 
ments. Nous paraissons ne plus comprendre, ne 
plus savoir que la seule proportion d'un mur 
peut donner à l'esprit la même sensation de joie 
artistique, la même émotion secrète et profonde 



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LÀ SICILE. Ô5 



qu'un chef-d'œuvre de Rembrandt, de Velasquez 
ou de Véronèse. 

La Sicile a eu le bonheur d'être possédée, tour 
à tour, par des peuples féconds, venus tantôt du 
Nord et tantôt du Sud, qui ont couvert son ter- 
ritoire d'œuvres infiniment diverses, où se mêlent, 
d'une façon inattendue et charmante, les in- 
fluences les plus contraires. De là est né un art 
spécial, inconnu ailleurs, où domine l'influence 
arabe, au milieu des souvenirs grecs, et même 
égyptiens, où les sévérités du style gothique, 
apporté par les Normands, sont tempérées par 
la science admirable de l'ornementation et de la 
décoration byzantines. 

Et c'est un bonheur délicieux de rechercher, 
dans ces exquis monuments, la marque spéciale 
de chaque art, de discerner tantôt le détail venu 
d'Egypte, comme l'ogive lancéolée qu'apportèrent 
les Arabes, les voûtes en relief, ou plutôt en pen- 
dentifs, qui ressemblent aux stalactites des grottes 
marines, tantôt le pur ornement byzantin, ou les 
belles frises gothiques qui éveillent soudain le 
souvenir des hautes cathédrales des pays froids, 
dans ces églises un peu basses, construites aussi 
par des princes normands. 

Quand on a vu tous ces monuments qui ont, 



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56 LA VIE ERRANTE. 

bien qu'appartenant à des époques et à des ger- 
mes différents, un même caractère, une même 
nature, on peut dire qu'ils ne sont ni gothiques, 
ni arabes, ni byzantins, mais siciliens, on peut 
affirmer qu'il existe un art sicilien et un style 
sicilien, toujours reconnaissable, et qui est assu- 
rément le plus charmant, le plus varié, le plus 
coloré et le plus rempli d'imagination de tous les 
styles d'architecture. 

C'est également en Sicile qu'on retrouve les 
plus magnifiques et les plus complets échantillons 
de l'architecture grecque antique, au milieu de 
paysages incomparablement beaux. 

La traversée la plus facile est celle de Napks 
à Palerme. On demeure surpris^ en quittant le 
bateau, par le mouvement et la gaieté de cette 
grande ville de 250,000 habitants, pleine de bou- 
tiques et de bruit, moins agitée que Naples, bien 
que tout aussi vivante. Et d'abord, on s'arrête 
devant la première charrette aperçue. Ces char- 
rettes , de petites boîtes carrées haut perchées sur 
des roues jaunes, sont décorées de peintures naï- 
ves et bizarres qui représentent des faits histori- 
ques ou particuliers, desaventures de toute espèce, 
des combats, des rencontres de souverains, mais, 
surtout, les batailles de Napoléon l®*" et des Croi- 



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LA SICILE. 57 



sades. Une singulière découpure de bois et de fer 
les soutient sur l'essieu ; et les rayons de leurs 
roues sont ouvragés aussi. La bête qui les traîne 
porte un pompon sur la tête et un autre au mi- 
lieu du dos, et elle est vêtue d'un harnachement 
coquet et coloré, chaque morceau de cuir étant 
garni d'une sorte de laine rouge et de menus gre- 
lots. Ces voitures peintes passent par les rues, 
drôles et différentes, attirent Toeil et l'esprit, se 
promènent comme des rébus qu'on cherche tou- 
jours à deviner. 

La forme de Palerme est très particulière. La 
ville, couchée au milieu d'un vaste cirque de 
montagnes nues, d'un gris bleu nuancé parfois 
de rouge, est divisée en quatre parties par deux 
grandes rues droites qui se coupent en croix au 
milieu. De ce carrefour, on aperçoit, par trois 
côtés, la montagne, là-bas, au bout de ces im- 
menses corridors de maisons, et, par le qua- 
trième, on voit la mer, une tache bleue, d'un 
bleu cru, qui semble tout près, comme si la ville 
était tombée dedans! 

Un désir hantait mon esprit en ce jour d'ar- 
rivée. Je voulus voir la chapelle Palatine, qu'on 
m'avait dit être la merveille des merveilles. 

La chapelle Palatine, la plus belle qui soit au 



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58 LA VIE ERRANTE. 

monde, le plus surprenant bijou religieux rêvé 
par la pensée humaine et exécuté par des mains 
d'artiste, est enfermée dans la lourde construc- 
tion du Palais-Royal, ancienne forteresse con- 
struite par les Normands. 

Cette chapelle n'a point de dehors. On entre 
dans le palais, où Ton est frappé tout d'abord par 
l'élégance de la cour intérieure entourée de co- 
lonnes. Un bel escalier à retours droits fait une 
perspective d'un grand effet inattendu. En face 
de la porte d'entrée, une autre porte, crevant le 
mur du Palais et donnant sur la campagne loin- 
taine, ouvre, soudain, un horizon étroit et pro- 
fond, semble jeter l'esprit dans des pays infinis 
et dans des songes illimités, par ce trou cintré 
qui prend l'œil et l'emporte irrésistiblement 
vers la cime bleue du mont aperçu là-bas, si loin, 
si loin, au-dessus d'une immense plaine d'oran- 
gers. 

Quand on pénètre dans la chapelle, on de- 
meure d'abord saisi comme en face d'une chose 
surprenante dont on subit la puissance avant de 
l'avoir comprise. La beauté colorée et calme, pé- 
nétrante et irrésistible de cette petite église qui 
est le plus absolu chef-d'œuvre imaginable, vous 
laisse immobile devant ces murs couverts d'im- 



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LA SICILE. 59 



menses mosaïques à fond d'or, luisant d'une 
clarté douce et éclairant le monument entier 
d'une lumière sombre, entraînant aussitôt la 
pensée en des paysages bibliques et divins où 
l'on voit, debout dans un ciel de feu, tous ceux 
qui furent mêlés à la vie de l'Homme-Dieu. 

Ce qui fait si violente l'impression produite 
par ces monuments siciliens, c'est que l'art de la 
décoration y est plus saisissant au premier coup 
d'œil que l'art de l'architecture. 

L'harmonie des lignes et des proportions n'est 
qu'un cadre à l'harmonie des nuances. 

On éprouve, en entrant dans nos cathédrales 
gothiques, une sensation sévère, presque triste. 
Leur grandeur est imposante, leur majesté 
frappe, mais ne séduit pas. Ici, on est conquis, 
ému, par ce quelque chose de presque sensuel 
que la couleur ajoute à la beauté des formes. 

Les hommes, qui conçurent et exécutèrent ces 
églises lumineuses et sombres pourtant, avaient 
certes une idée tout autre du sentiment religieux 
que les architectes des cathédrales allemandes ou 
françaises; et leur génie spécial s'inquiéta, sur- 
tout, de faire entrer le jour dans ces nefs si mer- 
veilleusement décorées, de façon qu'on ne le 
sentît pas, qu'on ne le vît point, qu'il s'y glissât. 



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60 LA VIE ERRANTE. 

qu'il effleurât seulement les murs, qu'il y pro- 
duisît des effets mystérieux et charmants, et que 
la lumière semblât venir des murailles elles- 
mêmes, des grands ciels d'or peuplés d'apôtres. 

La chapelle Palatine, construite en 1132 par le 
roi Roger H, dans le style gothique normand, est 
une petite basilique à trois nefs. Elle n'a que 
33 mètres de long et 13 mètres de large, c'est donc 
un joujou, un bijou de basilique. 

Deux lignes d'admirables colonnes de marbre, 
toutes différentes de couleur, conduisent sous la 
coupole, d'où vous regarde un Christ colossal, 
entouré d'anges aux ailes déployées. La mosaïque, 
qui forme le fond de la chapelle latérale de 
gauche, est un saisissant tableau. Elle représente 
saint Jean prêchant dans le désert. On dirait un 
Puvis de Chavannes plus coloré, plus puissant, 
plus naïf, moins voulu, fait dans des temps de foi 
violente par un artiste inspiré. L'apôtre parle à 
quelques personnes. Derrière lui, le désert, et, 
tout au fond, quelques montagnes bleuâtres, de 
ces montagnes aux lignes douces et perdues dans 
une brume, que connaissent bien tous ceux 
qui ont parcouru l'Orient. Au-dessus du saint, 
autour du saint, derrière le saint, un ciel d'or, 
un vrai ciel de miracle où Dieu semble présent. 



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LA SICILE. 61 



En revenant vers la porte de sortie, on s'arrête 
sous la chaire, un simple carré de marbre roux, 
entouré d'une frise de marbre blanc incrustée de 
menues mosaïques, et porté sur fluatre colonnes 
finement ouvragées. Et on s'émerveille de ce que 
peut faire le goût, le goût*pur d'un artiste, avec 
si peu de chose. 

Tout l'effet admirable de ces églises vient, 
d'ailleurs, du mélange et de l'opposition des 
marbres et des mosaïques. C'est là leur marque 
caractéristique. Tout le bas des murs, blanc et 
orné seulement de petits dessins, de fines broderies 
de pierre, faft ressortir puissamment, par le parti 
pris de simplicité, la richesse colorée des larges, 
sujets qui couvrent le dessus. 

Mais on découvre même dans ces menues bro- 
deries, qui courent comme des dentelles de cou- 
leur sur la muraille inférieure, des choses déli- 
cieuses, grandes comme le fond delà main : ainsi 
deux paons qui, croisant leurs becs, portent une 
croix. 

On retrouve dans plusieurs églises de Palerme 
ce même genre de décoration. Les mosaïques de 
la Martorana sont même, peut-être, d'une exé- 
cution plus remarquable que celles de la chapelle 
Palatine, mais on ne peut rencontrer, dans aucun 



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62 LA VIE ERRANTE. 

monument, l'ensemble merveilleux qui rend 
unique ce chef-d'œuvre divin. 

Je reviens lentement à l'hôtel des Palmes, qui 
possède un des plus beaux jardins de la ville, 
un de ces jardins de pays chauds, remplis de 
plantes énormes et Uizarres. Un voyageur, assis 
sur un banc, me raconte en quelques instants 
les aventures de l'année, puis il remonte aux his- 
toires des années passées, et il dit, dans une 
phrase : « C'était au moment où Wagner habitait 
ici. » 

Je m'étonne : « Comment ici, dans cet hôtel? 
— Mais oui. C'est ici qu'il a écrit les dernières 
notes de Par si f al et qu'il en a corrigé les épreu- 
ves. » 

Et j'apprends que l'illustre maître allemand a 
passé à Palerme un hiver tout entier, et qu'il a 
quitté cette ville quelques mois seulement avant 
sa mort. Comme partout, il a montré ici son ca- 
ractère intolérable, son invraisemblable orgueil, 
et il a laissé le souvenir du plus insociable des 
hommes. 

J'ai voulu voir l'appartement occupé par ce 
musicien génial, car il me semblait qu'il avait dil 
y mettre quelque chose de lui, et que je retrou- 
verais un objet qu'il aimait, un siège préféré, la 



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LA SICILE. 63 



table où il travaillait, un signe quelconque indi- 
quant son passage, la trace d'une manie ou la 
marque d'une habitude. 

Je ne vis rien d'abord qu'un bel appartement 
d'hôtel. On m'indiqua les changements qu'il y 
avait apportés, on me montra, juste au milieu de 
la chambre, la place du grand divan où il entas- 
sait les tapis brillants et brodés d'or. 

Mais j'ouvris la porte de l'armoire à glace. 

Un parfum délicieux et puissant s'en vola comme 
la caresse d'une brise qui aurait passé sur un 
champ de rosiers. 

Le maître de l'hôtel qui me guidait me dit : 
« C'est là dedans qu'il serrait son linge après 
l'avoir mouillé d'essence de roses. Cette odeur 
ne s'en ira jamais maintenant. » 

Je respirais cette haleine de fleurs, enfermée 
en ce meuble, oubliée là, captive; et il me sem- 
blait y retrouver^ en eflet, quelque chose de 
Wagner, dans ce souffle qu'il aimait, un peu de 
lui, un peu de son désir, un peu de son âme, dans 
ce rien des habitudes secrètes et chères qui 
font la vie intime d'un homme. 

Puis je sortis pour errer par la ville. 

Personne ne ressemble moins à un Napolitain 
qu'un Sicilien. Dans le Napolitain du peuple. 



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64 LA VIE ERRANTE. 

on trouve toujours trois quarts de polichinelle. 
11 gesticule, s'agite, s'anime sans cause, s'ex- 
prime par les gestes autant que par les paroles, 
mime tout ce qu'il dit, se montre toujours aimable 
par intérêt, gracieux par ruse autant que par 
nature, et il répond par des gentillesses aux 
compliments désagréables. 

Mais, dans le Sicilien, on trouve déjà beaucoup 
de l'Arabe. 11 en a la gravité d'allure, bien qu'il 
tienne de l'Italien une grande vivacité d'esprit. 
Son orgueil natal, son amour des titres, la nature 
de sa fierté et la physionomie même de son vi- 
sage le rapprochent aussi davantage de l'Espagnol 
que de l'Italien. Mais, cje qui donne sans cesse, 
dès qu'on pose le pied en Sicile, l'impression 
profonde de l'Orient, c'est le timbre de voix, 
l'intonation nasale des crieurs des rues. On la 
retrouve partout, la note aiguë de l'Arabe, cette 
note qui semble descendre du front dans la 
gorge, tandis que, dans le Nord, elle monte de la 
poitrine à la bouche. Et la chanson traînante, 
monotone et douce, entendue en passant par la 
porte ouverte d'une maison, est bien la même, 
par le rythme et l'accent, que celle chantée par 
le cavalier vêtu de blanc qui guide les voyageurs 
à travers les grands espaces nus du désert. 



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LA SICILE. 65 



Au théâtre, par exemple, le Sicilien redevient 
tout à fait Italien et il est fort curieux pour nous 
d'assister, à Rome, Naples ou Palerme, à quelque 
représentation d'opéra. 

Toutes les impressions du publie éclatent, 
aussitôt qu'il les éprouve. Nerveuse à l'excès, 
douée d'une oreille aussi délicate que sensible, 
aimant à la folie la musique, la foule entière de- 
. vient une sorte de bête vibrante, qui sent et qui 
ne raisonne pas. En cinq minutes, elle applaudit 
avec enthousiasme et siffle avec frénésie le même 
acteur ; elle trépigne de joie ou de colère, et si 
quelque note fausse s'échappe de la gorge du 
chanteur, un cri étrange, exaspéré, suraigu, sort 
de toutes les bouches en même temps. Quand les 
avis sont partagés, les chut ! et les applaudisse- 
ments se mêlent. Rien ne passe inaperçu de la 
salle attentive et frémissante qui témoigne, à tout 
instant, son sentiment, et qui parfois, saisie 
d'une colère soudaine, se met à hurler comme 
ferait une ménagerie de bêtes féroces. 

CarmeUf en ce moment, passionne le peuple 
sicilien, et on entend, du matin au soir, fredon- 
ner par les rues le fameux « Toréador ». 

La rue, à Palerme, n'a rien de particulier. Elle 
est large et belle dans les quartiers riches, et 

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66 LA VIE ERRANTE. 

ressemble, dans les quartiers pauvres, à toutes 
les ruelles étroites, tortueuses et colorées des 
Villes d'Orient. 

Les femmes, enveloppées de loques de couleurs 
éclatantes, rouges, J^leues ou jaunes, causent 
devant leurs portes et vous regardent passer 
avec leurs yeux noirs, qui brillent sous la forêt 
de leurs cheveux sombres. 

Parfois, devant le bureau de la loterie officielle 
qui fonctionne en permanence comme un service 
religieux et rapporte à l'État de gros revenus, on 
assiste à une petite scène drôle et typique. 

En face est la madone, dans sa niche, accro- 
chée au mur, avec la lailterne qui brille à ses 
pieds. Un homme sort du bureau, son billet de 
loterie à la main, met un sou dans le tronc sacré 
qui ouvre sa petite bouche noire devant la sta- 
tue, puis il se signe avec le papier numéroté 
qu'il vient de recommander à la Vierge, en l'ap- 
puyant d'une aumône. 

On s'arrête, de place en place, devant les 
marchands des vues de Sicile, et l'œil tombe sur 
une étrange photographie qui représente un 
souterrain plein de morts, de squelettes grima- 
çants bizarrement vêtus. On lit dessous : « Cime- 
tière des Capucins. » 



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LÀ SICILE. 07 



Qu'est-ce que cela? Si on le demande à un 
habitant de Palerme, il répond avec dégoût : 
« N'allez pas voir cette horreur. C'est une chose 
affreuse, sauvage, qui ne tardera pas à disparaître, 
heureusement. D'ailleurs, on n'enterre plus là 
dedans depuis plusieurs années. » 

U est difficile d'obtenir des renseignements 
pte& clétaillés et plus précis, tant la plupart des 
SiciHeoft seniblent éprouver d'horreur pour ces 
extraordinaire QKtacombes. 

Voici pourtaal e^ que je finis par apprendre. 
La terdre, sur laqu^o est bâti le couvent des 
Capucins, possède la sso^ière propriété d'acti- 
ver si fort la décompositiQQ da la chair morte, 
qu'en un an, il ne reste plus Hou sur les os, qu'un 
peu de peau noire séchée, collâe, et qui garde, 
parfois, les poils de la barbe et des Jou^ 

On enferme donc les cercueils en de petits 
caveaux latéraux qui contiennent chacun huit 
ou dix trépassés, et, l'année finie, on ouvre la 
bière d'où l'on retire la momie, momie efiroyable, 
barbue, convulsée, qui semble hurler, qui 
semble travaillée par d'horribles douleurs. Puis, 
on la suspend dans une des galeries principales, 
où la famille vient la visiter de temps en temps. 
Les gens qui voulaient être conservés par cette 



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•68 LA VIE ERRANTE. 

méthode de séchage le demandaient avant leur 
mort, et ils resteront éternellement alignés sous 
ces voûtes sombres, à la façon des objets qu'on 
^arde dans les musées, moyennant une rétribu- 
tion annuelle versée par les parents. Si les pa- 
rents cessent de payer, on enfouit tout simple- 
ment le défunt, à la manière ordinaire. 

J'ai voulu visiter, aussitôt, cette sinistre collec- 
tion de trépassés. 

A la porte d'un petit couvent d'aspect modeste, 
un vieux capucin, en robe brune, me reçoit, et 
il me précède sans dire un mot, sachant Uien ce 
que veulent voir les étrangers qui viennent en 
ce lieu. 

Nous traversons une pauvre chapelle, et nous 
descendons lentement un large escalier de pierre. 
Et, tout à coup, j'aperçois devant nous une im- 
mense galerie, large et haute, dont les murs 
portent tout un peuple de squelettes habillés 
d'une façon bizarre et grotesque. Les uns sont 
pendus en l'air côte à côte, les autres couchés 
sur cinq tablettes de pierre, superposées depuis 
le sol jusqu'au plafond. Une ligne de morts est 
debout par terre, une ligne compacte, dont les 
têtes affreuses semblent parler. Les unes sont 
rongées par des végétations hideuses qui dé- 



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LA SICILE. 



forment davantage encore les mâchoires et les 
os, les autres ont gardé leurs cheveux, d'autres 
un bout de moustache, d'autres une mèche de 
barbe. 

Celles-ci regardent en l'air de leurs yeux vides, 
celles-là en bas ; en voici qui semblent rire atro-^ 
cément, en voilà qui sont tordues par la douleur, 
toutes paraissent affolées par une épouvante 
surhumaine. 

Et ils sont vêtus, ces morts, ces pauvres morts 
hideux et ridicules, vêtus par leur famille qui 
les a tirés du cercueil pour leur faire prendre 
place dans cette effrayante assemblée. Ils ont, 
presque tous, des espèces de robes, noires dont 
le capuchon parfois est ramené sur la tête. Mais 
il en est qu'on a voulu habiller plus somptueu- 
sement; et le misérable squelette, coiffé d'un 
bonnet grec à broderies et enveloppé d'une robe 
de chambre de rentier riche, étendu sur le dos, 
semble dormir d'un sommeil terrifiant et co- 
mique. * 

Une pancarte d'aveugle, pendue à leur cou, 
porte leur nom et la date de leur mort. Ces dates 
font passer des frissons dans les os. On lit : 1880^ 
1881-1882. 

Voici donc un homme, ce qui était un homme, 



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70 LA VIE ERRANTE* 

il y a huit ans? Cela vivait, riait, parlait, man- 
geait, buvait, était plein de joie et d'espoir. Et 
le voilà î Devant cette double ligne d'êtres in- 
nomables, des cercueils et des caisses sont en- 
tassés, des cercueils de luxe en, bois noir, avec 
<ies ornements de cuivre et de petits carreaux pour 
voir dedans. On croirait que ce sont des malles, 
des valises de sauvages achetées en quelque bazar 
par ceux qui partent pour le grand voyage, 
comme on aurait dit autrefois. 

Mais d'autres galeries s'ouvrent à droite et à 
gauche, prolongeant indéfiniment cet immense 
cimetière souterrain. 

Voici les femmes, plus burlesques encore que 
les hommes, car on lésa parées avec coquetterie. 
Les têtes vous regardent, serrées en des bonnets 
à dentelles et à rubans, d'une blancheur de neige 
autour de ces visages noirs, pourris, rongés par 
l'étrange travail de la terre. Les mains, pareilles 
-à des racines d'arbres coupées, sortent des 
manches de la robe neuve, et les bas semblent 
vides qui enferment les os des jambes. Quelque- 
fois le mort ne porte que des souliers, de grands, 
grands souliers pour ces pauvres pieds secs. 

Voici les jeunes filles, les hideuses jeunes 
filles, en leur parure blanche, portant autour du 



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LÀ SICILE. 71 



front une couronne de métal, sj'mbole de Tinno- 
cence. On dirait des vieilles, très vieilles, tant 
elles grimacent. Elles ont seize ans, dix-huit ans, 
vingt ans. Quelle horreur I 

Mais nous arrivons dans une galerie pleine de 
petits cercueils de verre — ce sont les'enfanta. 
Les os, à peine durs, n'ont pas pu résister. Et on 
ne sait pas bien ce qu'on voit, tant ils sont dé^ 
formés, écrasés et affreux, les misérables gamins. 
Mais les larmes vous montent aux yeux, car les 
mères les ont vêtus avec les petits costumes qu'ils 
portaient aux derniers jours de leur vie. Et elles 
viennent les revoir ainsi, leurs enfants! 

Souvent, à côté du cadavre, est suspendue 
une photographie qui le montre tel qu'il était, 
et rien n'est plus saisissant, plus terrifiant que ce 
contraste, que ce rapprochement, que les idées 
éveillées en nous par cette comparaison. 

Nous traversons une galerie plus sombre, plus 
basse, qui semble réservée aux pauvres. Dans un 
coin noir, ils sont une vingtaine ensemble, sus- 
pendus sous une lucarne, qui leur jette l'air du 
dehors par grands souffles brusques. Ils sont 
vêtus d'une sorte de toile noire nouée aux pieds 
et au cou, et penchés les uns sur les autres. On 
dirait qu'ils grelottent, qu'ils Y.eulent se sauveç, 



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72 LA VIE ERRATSTE. 

qu'ils crient : « Au secours! » On croirait l'équi- 
page noyé de quelque navire, battu encore par 
le vent, enveloppé de la toile brune et gou- 
dronnée que les matelots portent dans les tenir 
pêtes, et toujours secoués par la terreur du der- 
nier instant quand la mer les a saisis. 

Voici le quartier des prêtres. Une grande 
galerie d'honneur I Au premier regard, ils sem- 
blent plus terribles à voir que les autres, cou- 
verts ainsi de leurs ornements sacrés noirs, 
rouges et violets. Mais en les considérant l'un 
après l'autre, un rire nerveux et irrésistible 
vous saisit devant leurs attitudes bizarres et 
sinistrement comiques. En voici qui chantent; 
en voilà qui prient. On leur a levé la tête et 
croisé les mains. Ils sont coiffes de la barrette de 
l'officiant qui, posée au sommet de leur front 
décharné, tantôt se penche sur l'oreille d'une 
façon badine, tantôt leur tombe jusqu'au nez. 
Ci'est le carnaval de la mort, que rend plus bur- 
lesque la richesse dorée des costumes sacerdo- 
taux. 

De temps en temps, paraît-il, une tête roule à 
terre, ies attaches du cou ayant été rongées par 
les souris. Des milliers de souris vivent dans ce 
charnier humain. 



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LA SICILE. 7» 



On me montre un homme mort en 1882. Quel- 
ques mois auparavant gai et bien portant, il était 
venu choisir sa place, accompagné d'un ami : 
a Je serai là, » disait-il, et il riait. 

L'ami revient seul maintenant et regarde pen-^ 
dant des heures entières le squelette immobile, 
debout à l'endroit indiqué. 

En certains jours de fête, les catacombes des- 
Gapucins sont ouvertes à la foule. Un ivrogne 
s'endormit une fois en ce lieu et se réveilla au 
milieu de la nuit. Il appela, hurla, éperdu 
d'épouvante, courut de tous les côtés, cherchant 
à fuir. Mais personne ne l'entendit. On le trouva 
au matin, tellement cramponné aux barreaux de 
la grille d'entrée, qu'il fallut de longs efforts 
pour l'en détacher. 

Il était fou. 

Depuis ce jour, on a suspendu une grosse 
cloche près de la porte. 

Après cette ministre visite, j'éprouvai le désir 
de voir des fleurs et je mfe fis conduire à la villa 
Tasca, dont les jardins, situés au milieu d'un 
bois d'orangers, sont pleins d'admirables plantes 
tropicales. 

En revenant vers Palerme, je regardais, à ma. 
gauche, une petite ville vers le milieu d'un 



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74 LÀ TIE ERRANTE. 

mont, et, sur le sommet, une ruine. Cette ville, 
c'est Monreale, et cette ruine, Castellaccio, le 
dernier refuge où se cachèrent les brigands 
siciliens, m'a-t-on dit. 

Le maître poète Théodore de Banville a écrit 
un traité de prosodie française, que devraient 
savoir par cœur tous ceux qui ont la prétention 
de faire rimer deux mots ensemble. Un des cha- 
pitres de ce livre excellent est intitulé : « Des 
licences poétiques » ; on tourne la page et on 
lit : 

« Il n'y en a pas. » 

Ainsi, quand on arrive en Sicile, on demande 
tantôt avec curiosité, et tantôt avec inquiétude : 
a Où sont les brigands? » et tout le monde vous 
répond : « Il n'y en a plus. » 

Il n'y en a plus, en effet, depuis cinq ou six 
ans* Grâce à la complicité cachée de quelques 
grands propriétaires dont ils servaient souvent 
les intérêts et qu'ils rançonnaient souvent aussi, 
ils ont pu se maintenir dans les montagnes de 
Sicile jusqu'à l'arrivée du général Palavicini, qui 
commande encore à Palerme. Mais cet officier 
les a pourchassés et traités avec tant d'énergie, 
que les derniers ont disparu en peu de temps. 
: Il y a souvent, il est vrai, des attaques à maîB 



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LA SICILE. 75 



armée et des assassinats dans ce pays; mais ce 
sont là des crimes communs, provenant de malr 
faiteurs isolés et non de bandes organisées, 
comme jadis. 

En somme, la Sicile est aussi sûre pour le 
voyageur que l'Angleterre, la France, TAlle- 
magne ou l'Italie, et ceux qui désirent des aven* 
tures à la Fra Diavolo devront aller les chercher 
ailleurs. 

En vérité, l'homme est presque en sûreté par^- 
tout, excepté dans les grandes villes. Si on comp* 
tait les voyageurs arrêtés et dépouillés par les 
bandits dans les contrées sauvages, ceux assassinés 
par les tribus errantes du désert, et si on com- 
parait les accidents arrivés dans les pays réputés 
dangereux avec ceux qui ont lieu, en un mois, à 
Londres, Paris ou New- York, on verrait combien 
= sont innocentes les régions redoutées. 

Moralité : si vous recherchez les coups de cou» 
teau et les arrestations, allez à Paris ou à Londres, 
mais ne venez pas en Sicile. On peut, en ce pays, 
courir les routes, de jour et de nuit, sans escorte 
et sans armes ; on ne rencontre que des gens pleins 
xie bienveillance pour l'étranger, à l'exception de 
certains employés des postes et des télégraphes. Je 
.dis cela seulement pour ceux de Catane, d'aiUeujçs 



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76 LA VIE ERRANTE. 

Donc, une des montagnes qui dominent Palerme 
porte à mi-hauteur une petite ville célèbre par 
ses monuments anciens, Monreale ; et c'est aux 
environs de cette cité haut perchée qu'opéraient 
les derniers malfaiteurs de l'île. On a conservé 
l'usage de placer des sentinelles tout le long de la 
route qui y conduit. Veut-on, par là, rassurer ou 
effrayer les voyageurs? Je l'ignore. 

Les soldats, espacés à tous les détours du che- 
min, font penser à la sentinelle légendaire du 
ministère de la guerre, en France. Depuis dix ans, 
sans qu'on sût pourquoi, on plaçait chaque jour 
un soldat en faction dans le corridor qui condui- 
sait aux appartements du ministre, avec mission 
d'éloigner du mur tous les passants. Or, un nou- 
veau ministre, d'esprit inquisiteur, succédant à 
cinquante autres qui avaient passé sans étonne- 
ment devant le factionnaire, demanda la cause de 
cette surveillance. 

Personne ne put la lui dire, ni le chef du ca- 
binet, ni les chefs de bureau collés à leur fauteuil 
depuis un demi-siècle'. Mais un huissier, homme 
de souvenir, qui écrivait peut-être ses mémoires, 
se rappela qu'on avait mis là un soldat, autrefois, 
parce qu'on venait de repeindre la muraille et 
que la femme du ministre, non prévenue, y avait 



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LA SICILE. 77 



taché sa robe. La peinture avait séché, mais la 
sentinelle était restée. 

Ainsi les brigands ont disparu, mais les faction- 
naires demeurent sur la route de Monreale. Elle 
tourne le long de la montagne, cette route, et 
arrive enfin dans la ville, fort originale, fort co- 
lorée et fort malpropre. Les rues en escaliers 
semblent pavées avec des dents pointues. Les 
hommes ont la tête enveloppée d'un mouchoir 
rouge à. la manière espagnole. 

Voici la cathédrale, grand monument, long de 
plus de cent mètres, en forme de croix latine, 
avec trois absides et trois nefs, séparées par dix- 
huit colonnes de granit oriental qui s'appuient 
sur une base en marbre blanc et sur un socle 
carré en marbre gris. Le portail, vraiment admi- 
rable, encadre de magnifiques portes de bronze, 
faites par Bonannus^ civis Pisanus. • 

L'intérieur de ce monument montre ce qu'on 
peut voir de plus complet, de plus riche et de 
plus saisissant, comme décoration en mosaïque à 
fond d'or. • 

Ces mosaïques, les plus grandes de Sicile, cou- 
vrent entièrement les murs sur une surface de six 
mille quatre cents mètres. Qu'on se figure ces 
immenses et superbes décorations mettant, en 



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78 LA VIE ERRANTE. 

toute cette église, l'histoire fabuleuse derAncien- 
Testament, du Messie et des Apôtres. Sur le ciel 
d'or qui ouvre, tout autour des nefs, un horizon 
fantastique, on voit se détacher, plus grands que 
nature, les prophètes annonçant Dieu, et le Christ 
venu, et ceux qui vécurent autour de lui. 

Au fond du chœur, une figure immense de 
Jésus, qui ressemble à François I", domine l'église 
entière, semble l'emplir et l'écraser, tant est 
énorme et puissante cette étrange image. 

Il est à regretter que le plafond, détruit par un 
incendie, soit refait de la façon la plus maladroite. 
Le ton criard des dorures et des couleurs trop 
vives est des plus désagréables à l'œil. 

Tout près de la cathédrale, on entre dans le 
vieux cloître des Bénédictins. 

Que ceux qui aiment les cloîtres aillent se pro- 
mener dans celui-là et ils oublieront presque tous 
les autres vus avant lui. 

Comment peut-on ne pas adorer les cloîtres,, 
ces lieux tranquilles, fermés et frais, inventés, 
semble-t-il, pour faire tiaître la pensée qui coule 
des lèvres, profonde et claire, pendant qu'on va à 
pas lents sous les longues arcades' mélancoliques 7 

Comme elles paraissent bien créées pour engen- 
drer la spngerie, ces allées de pierre, ces allées. 



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LA SICILE. 79 



de menues colonnes enfermant un petit jardin 
qui repose l!œil sans l'égarer, sans l'entraîner, . 
sans le distraire. 

Mais les cloîtres de nos pays ont parfois une 
sévérité un peu trop monacale, un peu trop 
triste, même les plus jolis, comme celui de 
Saint-Wandrille, en Normandie. Ils serrent le 
cœur et assombrissent Tâme. 

Qu'on aille visiter le cloître désolé de la char- 
treuse de la Verne, dans les sauvages montagnes 
des Maures. Il donne froid jusque dans les moelles. 

Le merveilleux cloître de Monreale jette, au 
contraire, dans l'esprit une telle sensation de 
grâce qu'on y voudrait rester presque indéfini- 
ment. Il est très grand, tout à fait carré, d'une 
élégance délicate et jolie ; et qui ne l'a point vu 
ne peut pas deviner ce qu'est l'harmonie d'une 
colonnade. L'exquise proportion, l'incroyable 
sveltesse de toutes ces légères colonnes, allant 
deux par deux, côte à côte, toutes différentes, 
les unes vêtues de mosaïques, les autres nues; 
celles-ci couvertes de sculptures d'une finesse 
incomparable, celles-là ornées d'un simple dessin 
de pierre qui monte autour d'elles en s'enroulant 
comme grimpe une plante, étonnent le regard, 
puis le charment, l'enchantent, y engendrent 



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«0 LA VIE ERRANTE^ 

«ette joie artiste que les choses d*un goût absolu 
font entrer dans Pâme par les yeux. 

Ainsi que tous ces mignons couples de colon- 
nettes, tous les chapiteaux, d'un travail charmant, 
«ont différents. Ex on s'émerveille en même temps, 
chose bien rare, de Peffet admirable de l'ensemble 
^t de la perfection du détail. 

On ne peut regarder ce vrai chef-d'œuvre de 
beauté gracieuse sans songer aux vers de Victor 
Hugo sur l'artiste grec qui sut mettre 

Quelque chose de beau comme uu sourire humai q 
Sur le profil des Propylées. 

Ce divin promenoir est enclos en de hautes 
murailles très vieilles, à arcades ogivales; c'est 
là tout ce qui reste aujourd'hui du couvent. 

La Sicile est la patrie, la vraie, la seule patrie 
<les colonnades. Toutes les cours intérieures des 
vieux palais et des vieilles maisons de Palerme 
en renferment d'admirables, qui seraient célèbres 
ailleurs que dans cette île si riche en monu- 
ments. 

Le petit cloître de l'église San Giovanni degli 
Eremiti, une des plus anciennes églises normandes 
de caractère oriental, bien que moins remar- 
-quable que celui de Monreale. est encore bien 



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LÀ SICILE. 81 



supérieur à tout ce que je connais de compa- 
rable. 

En sortant du couvent, on pénètre dans le 
jardin, d'où Ton domine toute la vallée pleine 
d'orangers çn fleur. Un souffle continu monte de 
la forêt embaumée, un souffle qui grise l'esprit 
et trouble les sens. Le désir indécis et poétique 
qui hante toujours l'àme humaine, qui rôde 
autour, affblant et insaisissable, semble sur le 
.point de se réaliser. Cette senteur vous envelop- 
pant soudain, mêlant cette délicate sensation des 
.parfums à la joie artiste de l'esprit, vous jette 
pendant quelques secondes dans un bien-être de 
. pensée et de corps qui est presque du bonheur. 

Je lève les yeux vers la haute montagne domi- 
nant; la ville et j'aperçois, sur le sommet, la ruine 
.que j'avais vue la veille. Un ami qui m'accom- 
pagne interroge les habitants et on nous répond 
que ce vieux château fut, en effet, le dernier 
refuge des brigands siciliens. Encore aujourd'hui, 
. presque personne ne monte jusqu'à cette antique 
forteresse, nommée Castellaccio. On n'en connaît 
même guère le sentier, car elle est sur une cime 
peu abordable. Nous y voulons aller. Un Paler- 
mitain, qui nous fait les honneurs de son pays, 
s'obstine à nous donner un guide, et ne pouvant 

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82 LA VIE ERRANTE. 

en découvrir un qui lui semble sûr du chemin, 
s'adresse, sans nous prévenir, au chef de la 
police. 

Et bientôt un agent, dont nous ignorons la 
profession, commence à gravir avec nous la 
montagne. 

Mais il hésiste lui-même et s'adjoint, en route, 
un compagnon, nouveau guide qui conduira le 
premier. Puis, tous deux demandent des indica>- 
tions aux paysans rencontrés, aux femmes qui 
passent en poussant un âne devant elles. Un 
curé conseille enfin d'aller droit devant nous. 
Et nous grimpons, suivis de nos conducteurs. 

Le chemin devient presque impraticable. 11 
faut escalader des rochers, s'enlever à la force 
des poignets. Et cela dure longtemps. Un soleil 
ardent, un soleil d'Orient nous tombe d'aplomb 
sur la tête. 

Nous atteignons enfin le faîte, au milieu d'un 
surprenant et superbe chaos de pierres énormes 
qui sortent du sol, grises, chauves, rondes ou 
pointues, et emprisonnent le château sauvage et 
délabré dans une étrange armée de rocs s'éten- 
dant au loin, de tous les côtés, autour des murs. 

La vue. de ce sommet, est une des plus saisis- 
santes qu'on puisse trouver. Tout autour du 



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LA SICILE. 



mont hérissé se creusent de profondes vallées 
qu'enferment d'autres monts, élargissant, vers 
l'intérieur de la Sicile, un horizon infini de pics 
et de cimes. En face de nous, la mer ; à nos pieds, 
Palerme. La ville est entourée par ce bois d'oran- 
gers qu'on nomme la Conque d'or, et ce bois de 
verdure noire s'étend, comme une tache sombre, 
9iU pied des montagnes grises, des montagnes 
rousses, qui semblent brûlées, rongées et dorées 
par le sgleil, tant elles sont nues et colorées. 

Un de nos guides a disparu. L'autre nous suit 
dans les ruines. Elles sont d'une belle sauvagerie 
et fqrt vastes. On sent» en y pénétrant, que per- 
sonne ne les visite. Partout, le sol creusé sonne 
sous les pas; par place, on voit l'entrée des sou- 
terrains. L'homme les examine avec curiosité et 
nous dit que beaucoup de brigands ont vécu là 
dedans, quelques années plus tôt. C'était là leur 
meilleur refuge, et le plus redouté. Dès que nous 
voulons redescendre, le premier guide reparaît; 
mais nous refusons ses services, et nous décou- 
vrons sans peine un sentier fort praticable qui 
pourrait même être suivi par des femmes. 

Les Siciliens semblent avoir pris plaisir à gros- 
sir et à multiplier les histoires de bandits pour 
effrayer les étrangers; et, encore aujourd'hui, on 



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84 LA VIE ERRANTE. 

hésite à entrer dans cette île aussi tranquille que 
la Suisse. 

Voici une des dernières aventures à mettre au 
compte des rôdeurs malfaisants. Je la garantis 
vraie. • 

Un entomologiste fort distingué de Palerme, 
M. Ragusa, av^it découvert un coléoptère qui 
fut longtemps confondu avec le Polyphylla Oli- 
vierL Or, un savant allemand, M. Kraatz, recon- 
naissant qu'il appartenait à une espèce bien dis- 
tincte, désira en posséder quelques spécimens et 
écrivit à un de ses amis de Sicile, M. dî Stephani, 
qui s'adressa à son tour à M. Giuseppe Miraglia, 
pour le prier de lui capturer quelques-uns de 
ces insectes. Mais ils avaient disparu de la côte. 
Juste à ce moment, M. Lombardo Martorana, de 
Trapani, annonça à M. di Stephani qu'il venait 
de saisir plus de cinquante polyphylla. 

M. di Stephani s'empressa de prévenir M. Mira- 
glia par la lettre suivante : 

Mon cher Joseph, 

« Le Polyphylla Olivieri, ayant eu connaissance 
de tes intentions meurtrières, a pris une autre 
route et il est allé se réfugier sur la côte de Tra- 



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LA SICILE. 85 



pani, où mon ami Lombardo en a déjà capturé 
plus de cinquante individus. » 

Ici, Taventure prend des allures tragi-comiques 
d'une invraisemblance épique. 

A cette époque, les environs de Trapani étaient 
parcourus, paraît-il, par un brigand nommé 
Lombardo. 

Or, M. Miraglia jeta au panier la lettre de son 
ami. Le domestique vida le panier dans la rue, 
puis, le ramasseur d'ordures passa et porta dans 
la plaine ce qu'il avait recueilli. Un paysan, 
voyant dans la campagne un beau papier bleu à 
peine froissé, le ramassa et le mit dans sa poche, 
par précaution ou par un besoin instinctif de 
lucre. 

Plusieurs mois se passèrent, puis, cet homme, 
ayant été appelé à la questure, laissa glisser cette 
lettre à terre. Un gendarmé la saisit et la présenta 
au juge qui tomba en arrêt sur les mots : in- 
tentions meurtrières^ pris une autre route, réfu- 
giés, capturés, Lombardo, Le paysan fut empri- 
sonné, interrogé, mis au secret. Il n'avoua rien. 
On le garda et une enquête sévère fut ouverte. 
Les magistrats publièrent la lettre suspecte 
mais, comme ils avaient lu a Petronilla Olivieri » 



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86 LA VIE ERRANTE. 

au lieu de « Polyphylla », les entomologistes ne 
s'émurent pas. 

Enfin on finit par déchiffrer la signature de 
M. di Stephani, qui fut appelé au tribunal. Ses 
explications ne furent pas admises. M. Miraglia, 
cité à son tour, finit par éclair cir le mystèrç. 

Le paysan était demeuré trois mois en prison. 

Un des derniers brigands siciliens fut donc, en 
vérité, une espèce de hanneton connu par les 
hommes de science sous le nom de Polyphylla 
Ragusa. 

Rien de moins dangereux aujourd'hui que de 
parcourir cette Sicile redoutée, soit en voiture, 
soit à cheval, soit même à pied. Toutes les excur- 
sions les plus intéressantes, d'ailleurs, peuvent 
être accomplies presque entièrement en voiture. 
La première à faire est celle du temple de 
Ségeste. 

Tant de poètes ont chanté la Grèce que chacun 
de nous en porte l'image en soi ; chacun croit la 
connaître un peu, chacun l'aperçoit en songe 
telle qu'il la désire. 

Pour moi, la Sicile a réalisé ce rêve; elle m'a 
montré la Grèce; et quand je pense à cette terre 
si artiste, il me semble que j'aperçois de grandes 
montagnes aux lignes douces, aux lignes classi- 



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LA SICILE; '87 



ques, et, sur les sommets, des temples, ces tem- 
ples sévères, un peu lourds peut-être, mais admi- 
rablement majestueux, qu'on rencontre partout 
dans cette île. 

Tout le monde a vu Pœstum et admiré les trois 
ruines superbes jetées dans cette plaine nue 
que la mer continue au loin, et qu'enferme, de 
l'autre côté, un large cercle de monts bleuâtres. 
Mais si le temple de Neptune est plus parfaite- 
ment conservé et plus pur (on le dit) que les 
temples de Sicile, ceux-ci sont placés en des 
paysages si merveilleux, si imprévus, que rien au 
monde ne peut faire imaginer l'impression qu'ils 
laissent à l'esprit. 

Quand on quitte Palerme, on trouve d'abord 
le vaste bois d'orangers qu'on nomme la Conque 
d'or ; puis le chemin de fer suit le rivage, un 
rivage de montagnes rousses et de rochers rou- 
ges. La voie enfin s'incline vers l'intérieur de 
rtle et on descend à la station d'Alcamo-Calata- 
ômi. 

Ensuite on s'en va, à travers un pays large- 
ment soulevé comme une mer de vagues mons- 
trueusps et immobiles. Pas de bois, peu d'arbres, 
mais des vignes et des récoltes ; et la route monte 
entre deux lignes interrompues d'aloès fleuris. 



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LA VIE' ERRANTE. 



On dirait qu'un mot d'ordre a passé parmi eux 
pour leur faire pousser vers le ciel, la ' même 
année, presque au même jour, l'énorme et bizarre 
colonne que les poètes ont tant chantée. On suit, 
à perte de vue, la troupe infinie de ces plantes 
guerrières, épaisses, aiguës, armées et cuiras- 
sées, qui semblent porter leur drapeau de combat. 

Après deux heures de route environ, on aper- 
çoit tout à coup deux hautes montagnes, reliées 
par une pente douce arrondie en croissant d'un 
sommet à l'autre, et, au milieu de ce croissant, 
le profil d'un temple grec, d'un de ces puissants 
et beaux monuments que le peuple divin élevait 
à ses dieux humains. 

Il faut, par un long détour, contourner l'un de 
ces monts, et on découvre de nouveau le temple 
qui se présente alors de face. Il semble mainte- 
nant appuyé à la montagne, bien qu'un ravin 
profond l'en sépare; mais elle se déploie der- 
rière lui, et au-dessus de lui, l'enserre, l'entoure, 
semble l'abriter, le caresser. Et il se détache ad- 
mirablement, avec ses trente-six colonnes dori- 
ques, sur l'immense draperie verte qui sert de 
fond à l'énorme monument, debout, tout seul, 
dans cette campagne illimitée. 

On sent, quand on voit ce paysage grandiose 



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LA SICILB. 



et simple, qu'on ne pouvait placer là qu'un 
temple grec, et qu'on ne pouvait le placer que là. 
Les maîtres décorateurs qui ont appris l'art à 
l'humanité, montrent, surtout en Sicile, quelle 
science profonde et raffinée ils avaient de l'efiet 
et de la mise en scène. Je parlerai tout à l'heure 
des temples de Girgenti. Celui de Ségeste semble 
avoir été posé au pied de cette montagne par un 
homme de génie qui avait eu la révélation du 
point unique ou il devait être élevé. Il anime, à 
lui tout seul, l'immensité du paysage ; il la fkit 
vivante et divinement belle. 

Sur le sommet du mont, dont on a suivi le 
pied pour aller au temple, on trouve» le» ruines 
du théâtre. 

. Quand on visite un pays que les Grecs ont ha- 
bité ou colonisé, il suffit de chercher leurs théâ- 
. très pour trouver les plus beaux points de vue. 
S'ils plaçaient leurs temples, juste à l'endroit où 
ils pouvaient donner le plus d'effet, où ils pou- 
vaient le mieux orner l'horizon, ils plaçaient, au 
contraire, leurs théâtres, juste à l'endroit d'où 
l'œil pouvait le plus être ému par les perspec- 
tives. 

Celui de Ségeste, au sommet d'une montagne, 
forme le centre d'un amphithéâtre de monts dont 



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90 LA VIE ERRANTE. 

la circonférence atteint au moins cent cinquante 
à deux cents kilomètres. On découvre encore 
d'autres sommets au loin, derrière les premiers ; 
et, par une large baie en face de vous, la mer 
apparaît, bleue entre les cimes vertes. , 

Le lendemain du jour où Ton a vu Ségeste/on 
peut visiter Sélinonte, immense amas de colonnes 
éboulées, tombées tantôt en ligne, et côte à côte, 
comme des soldats morts, tantôt écroulées en 
chaos. 

Ces ruines de temples géants, les plus vastes qui 
soient en Europe, emplissent une plaine entière et 
couvrent encore un coteau, au bout de la plaine. 
Elles suivent le rivage, un long rivage de sable 
pâle, où sont échouées quelques barques de 
pêche, sans qu'on puisse découvrir où habitent 
les pêcheurs. Cet amas informe de pierres ne 
peut intéresser, d'ailleurs, que les archéologues 
ou les âmes poétiques, émues par toutes les traces 
du passé. 

Mais Girgenti, l'ancienne Agrigente, placée, 
comme Sélinonte, sur la côte sud de la Sicile, 
offre le plus étonnant ensemble de temples qu'il 
soit donné de contempler. 

Sur l'arête d'une côte longue, pierreuse, toute 
ilue et rouge, d'un rouge ardent, sans une herbe, 



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LA SICILE. 91 



sans un arbuste, et dominant la mer, la plage 
et le port, trois temples superbes profilent, vus 
d'en bas, leurs grandes silhouettes de pierxe sur 
le ciel bleu des pays chauds. 

Ils semblent debout dans Tair, au milieu d'un 
paysage magirifique et désolé. Tout est mort, 
aride et jaune, autour d'eux, devant eux et der- 
rière eux. Le soleil a brûlé, mangé la terre. Est- 
ce même le soleil qui a rongé ainsi le sol, ou le 
feu profond qui brûle toujours les veines de cette 
île de volcans? Car, partout, autour de Girgentii 
s'étend la contrée singulière des mines de soufre^ 
Ici, tout est du soufre, la terre, les pierres, le 
sable, tout. 

Eux, les temples, demeures éternelles des 
dieux, morts comme leurs frères les hommes, 
restent sur leur colline sauvage, loin l'un de 
l'autre d'un demi-kilomètre environ. 

Voici d'abord celui de Junon Lacinienne, qui 
renferma, dit-on, le fameux tableau de Junon, 
par Zeuxis, qui avait pris pour modèles les cinq 
plus belles filles d'Acragas. 

Puis le temple de la Concorde, un des mieux 
conservés de l'antiquité, parce qu'il servit d'église 
au moyen âge. 

Plus loin les restes du temple d'Hercule. 



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ggt LA VIE ERRANTE. 

Et, enfin, le gigantesque temple de Jupiter; 
vanté par Polybe et décrit par Diodore, construit 
au V* siècle, et contenant trente-huit demi-co- 
lonnes de six mètres cinquante de circonférence. 
Un homme peut se tenir debout dans chaque 
cannelure. 

Assis au bord de la route qui court au pied de 
cette côte surprenante, on reste à rêver devant 
ces admirables souvenirs du plus grand des peu- 
ples artistes. Il semble qu'on ait devant soi 
l'Olympe entier, l'Olympe d'Homère, d'Ovide, de 
Virgile, l'Olympe des dieux charmants, charnels, 
passionnés comme nous, faits comme nous, qui 
personnifiaient poétiquement toutes les tendresses 
de notre cœur, tous les songes de notre âme, et 
tous les instincts de nos sens. ' 

C'est l'antiquité tout entière qui se dresse sur 
ce ciel antique. Une émotion puissante et singu- 
lière pénètre en vous, ainsi qu'une envie de s'a- 
genouiller devant ces restes augustes, devant ces 
restes laissés par les maîtres de nos maîtres. 

Certes, cette Sicile est, avant tout, une terre 
divine, car si l'on y trouve ces dernières demeures 
de Junon, de Jupiter, de Mercure ou d'Hercule, 
on y rencontre aussi les plus remarquables églises 
chrétiennes qui soient au monde. Et le souvenir 



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LA SICILE. .93 



qui vous reste des cathédrales de Cefalu, ou de 
Moureale, ainsi que de la chapelle Palatine, 
cette. unique merveille, est plus puissant et plus 
vif encore que le souvenir des monuments grecs. 

Au bout de la colline aux Temples de Girgenti 
commence une surprenante contrée qui semble 
le vrai royaume de Satan, car si, comme on le 
croyait jadis, le diable habite dans un vaste pays 
'.souterrain, plein de soufre en fusion, où il fait 
bouillir les damnés, c'est en Sicile assurément 
qu'il a établi son mystérieux domicile. 

La Sicile fournit presque tout le soufre du 
monde. C'est par milliers qu'on trouve les mines 
de soufre dans cette île de feu. 

Mais d'abord, à quelques kilomètres de. la ville, 
on rencontre une bizarre colline appelée Mac- 
caluba, composée d'argile et de calcaire, et cou- 
verte de petits cônes de deux à trois pieds de 
haut. On dirait des pustules, une monstrueuse 
maladie de la nature ; car tous les cônes laissent 
couler de la boue chau<Je, pareille à une affreuse 
suppuration du sol ; et ils lancent parfois des 
pierres à une grande hauteur, et ils ronflent étran- 
gement en soufflant des gaz. Ils semblent gro- 
gner, sales, honteux, petits volcans bâtards et 
lépreux, abcès crevi^. 



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94 LA VIE ERRAIfTft^ 

Puis nous allons visiter les mines de socrf^ 
Nous entrons dans les montages. G^est devant 
nous un vrai pays de désolation, une terre mi- 
sérable qui semble maudite, condamnée par la 
nature. Les vallons s'ouvrent, gris, jaunes, pier« 
reux, sinistres, portant la marque de la répro- 
bation divine, avec un superbe caractère de 
solitude et de pauvreté. 

On aperçoit enfin, de place en place, quelques 
'Vilains bâtiments, très bas. Ce sont les mines. 
On en compte, paraît-il, plus de mille dans ce 
bout de pays. 

En pénétrant dans l'enceinte de l'une d'elles, 
on remarque d'abord un monticule singulier,, 
grisâtre et fumant. C'est une vraie source de 
soufre, due au travail humain. 

Voici comment on l'obtient. Le soufre, tiré des 
mines, est noirâtre, mélangé de terre, de cal- 
caire, etc., et forme une sorte de pierre dure et 
cassante. Aussitôt apporté des galeries, on en 
construit une haute butte, puis on met le feu 
dans le milieu. Alors un incendie lent, continu, 
profond, ronge, pendant des semaines entières^ 
lé centre de la montagne factice et dégage le 
soufre pur, qui entre en fusion et coule ensuite» 
comme de l'eau, au moyen d'un petit canal. 



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LA SICILE. S «5 



On traite de nouveau le produit ainsi obtenu 
en des cuves où il bout et achève de se net- 
toyer. 

La mine où a lieu l'extraction ressemble à 
toutes les mines. On descend par un escalier 
étroit, aux marches énormes et inégalés, en des 
puits creusés en plein soufre. Les étages super- 
posés communiquent par de larges trous qui 
donnent de l'air aux plus profonds. On étouffe, 
cependant, au bas de la. descente; on étouffe et 
on suffoque asphyxié par les émanations sul- 
fureuses et par l'horrible chaleur d'étuve qui 
fait battre le cœur et couvre la peau de sueur. 

De temps en temps, on rencontre, gravissant 
le rude escalier, une troupe d'enfants chargés 
de corbeilles. Ils halètent et râlent, ces misé- 
rables gamins accablés sous la charge. Ils ont 
dix ans, douze ans, et ils refont, quinze fois en 
un seul jour, l'abominable voyage, moyennant 
un sou par descente. Ils sont petits, maigres, 
jaunes, avec des yeux énormes et luisants, des- 
figures fines aux lèvres minces qui montrent leurs 
dents, brillantes comme leurs regards. 

Cette exploitation révoltante de l'enfance est 
une des choses les plus pénibles qu'on puisse 
voir. 



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;9tt LA VIE ERRANTE. 

Mais il existe sur une autre côte de Tile, ou 
plutôt à quelques heures de . la côte, un si 
prodigieux phénomène naturel, qu'on oublie, 
quand on Ta vU, ces mines empoisonnées où 
Ton tue des enfants. Je veux parler du Volcano, 
fantastique fleur de soufre, éclose en pleine 
mer. 

On part de Messine, à minuit, dans un mal- 
propre bateau à vapeur, où les passagers ,des 
premières ne trouvent même pas de bancs pour 
s'asseoir sur le pont. 

Aucun souffle de brise; seule, la marche du 
bâtiment trouble l'air calme endormi sur l'eau. 

Les rives de Sicile et les rives de la Calabre 
exhalent une si puissante odeur d'orangers fleuris, 
que le détroit tout entier en est parfumé comme 
une chambre de femme. Bientôt, la ville s'éloigne, 
nous passons entre Charybde et Scylla, les mon- 
tagnes s'abaissent derrière nous, et, au-dessus 
d'elles, apparaît la cime écrasée et neigeuse de 
l'Etna, qui semble coiffé d'argent sous la clarté 
de la pleine lune. 

Puis on sommeille un peu, bercé par le bruit 
monotone de l'hélice, pour rouvrir les yeux à la 
lumière du jour naissant. 

Voici làr-bas, en face de nous, les Liparl. La 



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LA SICILE. 97 



première, à gauche, et la dernière à droite, 
jettent sur le ciel une épaisse fumée blanche. Ce 
sont le Volcano et le Stromboli. Entre ces deux 
volcans, on aperçoit Lipari, Filicuri, Alicuri, et 
quelques îlots très bas. 

Et le bâtiment s'arrête bientôt devant la petite 
île et la petite ville de Lipari. 

Quelques maisons blanches au pied d'une grande 
' côte verte. Rien de plus, pas d'auberge, aucun 
étranger n'abordant sur cette île. 

Elle est fertile, charmante, entourée de rochers 
admirables, aux formes bizarres, d'un rouge 
puissant et doux. On y trouve des eaux ther- 
males qui furent autrefois fréquentées, mais 
l'évêque Todaso fit détruire les bains qu'on 
avait construits, afin de soustraire son pays à 
l'afiluence et à l'influence des étrangers. 

Lipari est terminée, au nord, par une singu- 
lière montagne blanche, qu'on prendrait de loin 
pour une montagne de neige, sous un ciel plus 
froid. C'est de là qu'on tire la pierre ponce pour 
le monde entier. 

Mais je loue une barque pour aller visiter Vol- 
cano. 

Entraîné par quatre rameurs, elle suit la côte 
fertile, plantée de vignes. Les reflets des rochers 

7 



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98 LA VIE ERRANTE. 

rouges sont étranges dans la mer bleue. Voîcî 
le petit détroit qui sépare les deux îles. Le cône 
du Volcano sort des flots, comme un volcan noyé 
jusqu'à sa tête. 

C'est un îlot sauvage, dont le sommet atteint 
environ 400 mètres et dont la surface est d'en- 
viron 20 kilomètres carrés. On contourne, avant 
de l'atteindre, un autre îlot, le»Volcanello, qui 
sortit brusquement de la mer vers l'an 200 avant 
J.-C. et qu'une étroite langue de terre, balayée 
par les vagues aux jours de tempête, unit à son 
frère aîné. 

Nous voici au fond d'une baie plate, en face 
du cratère qui fume. A son pied, une maison ha- 
bitée par un Anglais qui dort, paraît-il, en ce 
moment, sans quoi je ne pourrais gravir le vol- 
can que cet industriel exploite ; mais il dort, et 
je traverse un grand jardin potager, puis quelques 
vignes, propriété de l'Anglais, puis un vrai bois de 
genêts d'Espagne en fleur. On dirait une immense 
écharpe jaune, enroulée autour du cône pointu, 
dont la tête aussi est jaune, d'un jaune aveu- 
glant sous l'éclatant soleil. Et je commence à 
monter par un étroit sentier qui serpente dans îa 
cendre et dans la lave, va, vient et revient, es- 
carpé, glissant et dur. Parfois, comme on voit 



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LA SICILE. 99 



en Suisse des torrents tomber des sommets, on 
aperçoit une immobile cascade de soufre qui 
s'est épanchée par une crevasse. 

On dirait des ruisseaux de féerie, de la lumière 
figée, des coulées de soleil. 

J'atteins enfin, sur le faîte, une large plate- 
forme autour du grand cratère. Le sol tremble, 
et, devant moi, par un trou gros comme la tête 
d'un homme, s'échappe ayec violence un im-r 
mense jet de flamme et de vapeur, tandis qu'on 
voit s'épandre dès lèvres, de ce trou le soufre 
liquide, doré par le feu. Il forme, autour de 
cette source fantastique, un lac jaune bien vite 
durci.\ 

Plus loin, d'autres crevasses crachent aussi des 
vapeurs blanches qui montent lourdement dans 
l'air bleu. 

J'avance avec crainte sur la cendre chaude et 
la lave jusqu'au bord du grand cratère. Rien 
de plus surprenant ne peut frapper l'œil hu- 
main. 

Au fond de cette cuve immense, appelée « la 
Fossa », large de cinq cents mètres et profonde 
de deux cents mètres environ, une dizaine de 
fissures géantes et de vastes trous ronds vomis- 
sent du feu, de la fumée et du soufre, avec un 



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fOO LA VIE ERRANTE. 

bruit formidable de chaudières. On descend, le 
long des parois de cet abîme, et on se promène 
jusqu'au bord des bouches furieuses du volcan. 
Tbut est jaune autour de moi, sous. mes pieds et 
sur moi, d'un jaune aveuglant, d'un jaune afio- 
hmt. Tout est jaune : le sol, les hautes murailles 
et le ciel lui-même. Le soleil jaune verse dans 
ee gouffre. mugissant sa lumière ardente, que la 
ehaleur de cette cuve de soufre rend doulou- 
vmise comme une brûlure. Et l'on voit bouillir 
le liquide jaune qui coule, on voit fleurir d'étran- 
ges cristaux, mousser des acides éclatants et 
bizarres au bord des lèvres rouges des foyers. 

L'Anglais qui dort au pied du mont, cueille, 
exploite et vend ces acides, ces liquides, tout ce 
fue vomit le cratère; car tout cela, paraît-il, 
vaut de l'argent, beaucoup d'argent. 

Je reviens lentement, essoufiQé, haletant, suffo- 
qué par l'haleine irrespirable du volcan ; et 
bientdt, remonté au sommet du cône, j'aperçois 
toutes les Lîpari égrenées sur les flots. 

Làrbas, en face, se dresse le Stromboli : tandis 
tffÊBfif derrière moi, l'Etna gigantesque semble 
tegarder au loin ses enfants et ses petits- 

€9tftultS. 

Dfe la barque, en revenant, j'avais découvert 



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LA SICILE. 101 



une île cachée [derrière Lîpari. Le batelier la 
nomma : « Salina ». C'est sur elle qu'on réccikie 
le vin de Malvoisie. 

Je voulus boire à sa source même une bouteille 
de ce vin fameux. On dirait du sirop de soufre. 
C'est bien le vin des volcans, épais, sucré, doué 
et tellement soufré, que le goût vous en reste au 
palais jusqu'au soir : le vin du diable. 

Le sale vapeur qui m'a amené me remmène. 
D'abord, je regarde le Stromboli, montagne 
ronde et haute, dont la tête fume et dont le pied 
s'enfonce dans la mer. Ce n'est rien qu'un cône 
énorme qui sort de l'eau. Sur ses flancs, on dis- 
tingue quelques maisons accrochées comme des 
coquilles marines au dos d'un rocher. Puis mes 
yeux se tournent vers lisi Sicile, où je reviens, et 
ils ne peuvent plus se détacher de l'Etna accroupi 
sur elle, l'écrasant de son poids formidable, 
monstrueux, et dominant de sa tête couverte de 
neige toutes les autres montagnes de l'île. 

Elles ont l'air de naines, ces grandes montagnes;, 
au-dessous de lui; et lui-même il semble bas, 
tant il est large et pesant. Pour comprendre les 
dimensions de ce lourd géant, il faut le voir de 
la pleine mer. 

A gauche, se montrent les rives montueuses de 



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102 LA VIE ERRANTE. 

la Calabre, et le détroit de Messine s'ouvre 
comme l'embouchure d'un fleuve. On y pénètre 
pour entrer bientôt dans le port. 

La ville n'a rien d'intéressant. On prend, dès 
le jour même, le chemin de fer pour Catane. Il 
suit une côte admirable, contourne des golfes 
bizarres que peuplent, au fond des baies, au 
bord des sables, de petits villages blancs. Voici 
^ Taormine. 

Un homme n'aurait à passer qu'un jour en Si- 
cile et demanderait : « Que faut-il y voir? » — 
Je lui répondrais sans hésiter : « Taormine. » 
• Ce n'est rien qu'un paysage, mais un paysage 
où l'on trouve tout ce qui semble fait sur la 
terre pour séduire les yeux, l'esprit et l'imagi- 
nation. 

Le village est accroché sur une grande mon- 
tagne, comme s'il eût roulé du sommet, mais on 
ne fait que le traverser, bien qu'il contienne 
quelques jolis restes du Passé, et l'on va au 
théâtre grec, pour y voir coucher le soleil. 
. J'ai dit, en parlant du théâtre de Ségeste, que 
les Grecs savaient choisir, en décorateurs incom- 
parables, le lieu unique où devait être construit 
le théâtre, cet endroit fait pour le- bonheur des 
sens artistes. 



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LA SICILE. 103 



Celui de Taormine est si merveilleusement 
placé qu'il ne doit pas exister, par le monde en- 
tier, un autre point comparable. Quand on a 
pénétré dans l'enceinte, visité la scène, la seule 
qui soit parvenue jusqu'à nous en bon état de 
conservation, on gravit les gradins éboulés et 
couverts d'herbe, destinés autrefois au public, 
et qui pouvaient contenir 35,000 spectateurs, et 
on regarde. 

Oh voit d'abord la ruine, triste, superbe, 
écroulée, où restent debout, toutes blanches 
encore, de charmantes colonnes de marbre coif- 
fées de leurs chapiteaux; puis, par-dessus les 
murs, on aperçoit au-dessous de soi la mer à 
perte de vue, la rive qui s'en va jusqu'à l'hori- 
zon, semée de rochers énormes, bordée de sables 
dorés, et peuplée de villages blancs; puis à 
droite, au-dessus de tout, dominant tout, emplis- 
sant la moitié du ciel de sa masse, l'Etna couvert 
de neige, et qui fume, là-bas. 

Où sont donc les peuples qui sauraient, au*, 
jourd'hui, faire des choses pareilles? Où sont 
donc les hommes qui sauraient construire pour 
l'amusement des foules des édifices comme 
celui-ci? 

Ces hommes-là, ceux d'autrefois, avaient une 



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104 LA VIE ERRANTE. 

âme et des yeux qui ne ressemblaient point aux 
nôtres, et dans leurs veines, avec leur sang, 
coulait quelque chose de disparu : l'amour et 
Padmiration du Beau. 

Mais nous repartons vers Càtane, d'où je veux 
gravir le volcan. 

De temps en temps, entre deux monts, on 
l'aperçoit coiffé d'un nuage immobile de vapeurs 
sorties du cratère. 

Partout, autour de nous, le sol est brun, d'une 
couleur de bronze. Le train court sur un rivage 
de lave. 

Le monstre est loin, pourtant, à 36 ou 60 kilo» 
mètres, peut-être. On comprend alors combien 
il est énorme. De sa gueule noire et démesurée, 
il a vomi, de temps en temps, un Hot brûlant de 
bitume qui, coulant sur ses pentes douces ou 
rapides, comblant des vallées, ensevelissant des 
villages, noyant des hommes comme un fleuve, 
est venu s'éteindre dans la mer en la refoulant 
devant lui. Ils ont fait des falaises, des mon- 
tagnes, des ravins, ces flots lents, pâteux et 
rouges, et, devenus sombres en se durcissant, 
ils ont étendu, tout autour de l'immense volcan, 
un pays noir et bizarre, crevassé, bosselé, tor- 
tueux, invraisemblable, dessiné par le hasard 



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LA SICILE. 105 



des éruptions et la fantaisie effrayante des laves 
cliaudes. 

Quelquefois, l'Etna demeure tranquille pen* 
dant des siècles, soufiQant seulement dans le ciel 
la fumée pesante de son cratère. Alors, sous les 
pluies et sous le soleil, les laves des anciennes 
coulées se pulvérisent, deviennent une sorte de 
cendre, déterre sablonneuse et noire, où poussent 
des oliviers, des orangers, des citronniers, des 
grenadiers, des vignes, des récoltes. 

Rien de plus vert, de plus joli, de plus char- 
mant que Aci-Reale, au milieu d'un bois d'o- 
rangers et d'oliviers. Puis, parfois, à travers les 
arbres, on aperçoit de nouveau un large flot noir 
qui a résisté au temps, qui a gardé les formes de 
tous les bouillonnements, des contours extraor- 
dinaires, des apparences de bêtes enlacées, de 
membres tordus. 

Voici Catane, une vaste et belle ville, construite 
entièrement sur la lave. Des fenêtres du Grand- 
Hôtel nous découvrons toute la cime de l'Etna. 

Avant d'y monter, écrivons en quelques lignes 
son histoire. 

Les anciens en faisaient l'atelier de Yulcain. 
Pindare décrit l'éruption de 476, mais Homère 
ne le mentionne pas comme volcan. Il avait ce- 



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406 LA VIE ERRANTE. 

pendant forcé déjà, avant l'époque historique, 
les Sîcanes à fuir loin de lui. On connaît environ 
80 éruptions. 

Les plus violentes furent celles de 396, 126, et 
122 avant J.-C, puis celles de 1169, 1329, 1537, 
et, surtout, celle de 1669, qui chassa de leurs 
habitations plus de 27,000 personnes et en fit 
périr un grand nombre. 

C'est alors que sortirent brusquement de terre 
deux hautes montagnes, les monts Rossi. 

En 1693, une éruption, accompagnée d'un ter- 
rible tremblement de terre, détruisit UO villes 
environ et ensevelit sous les décombres près de 
100,000 personnes. En 1755, une autre éruption 
causa de nouveaux, d'épouvantables ravages. 
CeUes de 1792, 1843, 1852, 1865, 487Zi, 1879 et 1882 
furent également violentes et meurtrières. Tantôt 
les laves s'élancent du grand cratère ; tantôt elles 
s'ouvrent des issues de 59 à 60 mètres de large 
sur les flancs de la montagne et s'échappent de 
ces crevasses en coulant vers la plaine. 

Le 26 mai 1879, la lave, sortie d'abord du cra- 
tère de 1874, a jailli bientôt d'un nouveau cône 
4e 170 mètres de haut, soulevé, sous leur effort, 
à une altitude de 2,450 mètres environ. Elle est 
•descendue rapidement, traversant la route de 



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LA SICILE. 407 



Linguaglossa à Rondazzo, et s'est arrêtée près de 
la rivière d'Alcantara. La superficie de cette 
coulée est de 22,860 hectares, bien que Térup- 
tion n'ait pas duré plus de dix jours. 

Pendant ce temps, le cratère du sommet lan- 
tjait seulement des vapeurs épaisses, du sable et 
des cendres. 

Grâce à l'excessive complaisance de M. Ragusa, 
membre du Club Alpin, et propriétaire du Grand- 
Hôtel, nous avons fait, avec une extrême facilité, 
l'ascension de ce Tolcan, ascension un pçu fati- 
gante, mais nullement périlleuse. 

Une voiture nous conduisit d'abord à Nicolosi, 
à travers des champs et des jardins pleins d'arbres 
poussés dans la lave pulvérisée. De temps en 
temps, on traverse d'énormes coulées que coupe 
l'entaille de la route, et partout le sol est 
hoir. 

. Après trois heures de marche et de montée 
douce, on arrive au dernier village au pied de 
l'Etna, Nicolosi, situé déjà à 700 mètres d'altitude 
et à 14 kilomètres de Catane. 

Là, on laisse la voiture pour prendre des guides, 
des mulets, des couvertures, des bas et des gants 
de laine, et on repart. 

Il est quatre heures de l'après-midi. L'ardent 



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108 LA VIE ERRANTE. 

soleil des pays orientaux tombe sur cette terre 
étrange, la chauffe et la brûle. 

Les bêtes vont lentement, d'un pas aceablé^ 
dans la poussière qui s'élève autour d'elles comme 
un nuage. La dernière, qui porte les paquets et 
les provisions, s'arrête à tout instant, semble dé- 
solée par la nécessité de refaire, encore une fois, 
ce voyage inutile et pénible. 

Autour de nous, maintenant, ce sont de& 
vignes, des vignes plantées dans la lave, les une& 
jeunes, les autres vieilles. Puis voici une lande, 
une lande de lave couverte de genêts fleuris, une 
lande d'or; puis nous traversons l'énorme coulée 
de 1882; et nous demeurons effarés devant ce 
fleuve immense, noir et immobile, devant ce 
fleuve bouillonnant et pétrifié, venu de là-haut, 
du som met qui fume^ si loin, si loin, à 20 kilo- 
mètres environ. Il a suivi des vallées, contourné 
des pics, traversé des plaines, ce fleuve; et le 
voici à présent près de nous, arrêté soudain 
dans sa marche quand sa source de feu s'est 
tarie. 

Nous montons, laissant à gauche les monts 
Rossi, et découvrant sans cesse d'autres monts, 
innombrables, appelés par les guides les fils de 
l'Etna, poussés autour du monstre, qui porte 



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LA SICILE. 109 



4iinsi un collier de volcans. Ils sont 350 environ, 
^es noirs enfants de l'aïeul, et beaucoup d'entre 
•eux atteignent la taille du Vésuve. 

Maintenant, nous traversons un maigre bois 
poussé toujours dans la lave, et soudain le vent 
«'élève. C'est d'abord un soufifle brusque et vio- 
lent que suit un moment de calme, puis une 
rafale furieuse, à peine interrompue, qui soulève 
«t emporte un flot épais de poussière. 

Nous nous arrêtons derrière une muraille de 
lave pour attendre, et nous demeurons là jusqu'à 
la nuit. Il faut enfin repartir, bien que la tempête 
continue. 

Et, peu à peu, le froid nous prend, ce froid 
pénétrant des montagnes, qui gèle le sang et 
paralyse les membres. Il semble caché, embusqué 
dans le vent; il pique les yeux et mord la peau 
de sa morsure glacée. Nous allons, enveloppés 
dans nos couvertures, tout blancs comme des 
Arabes, des gants aux mains, la tète encapu- 
chonnée, laissant marcher nos mulets qui se 
suivent et trébuchent dans le sentier raboteux 
et obscur. 

Voici enfin la Casa del Bosco, sorte de hutte 
habitée par cinq ou six bûcherons. Le guide 
déclare qu'il est impossible d'aller plus loin par 



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110 LA VIE ERRANTE. 

cet ouragan et nous demandons l'hospitalité pour 
la nuit. Les hommes se relèvent, allument du feu 
et nous cèdent deux maigres paillasses qui 
semblent ne contenir que des puces. Toute la 
cabane frissonne et tremble sous les secousses 
de la tempête, et l'air passe avec furie par les 
tuiles disjointes du toit. 

Nous ne .verrons pas le lever du soleil sur le 
sommet de la montagne. 

Après quelques heures de repos sans sommeil, 
nous repartons. Le jour est venu et le vent se" 
calme. 

Autour de nous, s'étend maintenant un pays 
noir et vallonné, montant doucement vers la 
région des neiges qui brillent, aveuglantes, au 
pied du dernier cône, haut de 300 mètres. 

Bien que le soleil s'élève au milieu d'un ciel 
tout bleu, le froid, le cruel froid des grands 
sommets, nous engourdit les doigts et nous brûle* 
la peau. Nos mulets, l'un derrière l'autre, suivent 
lentement le sentier tortueux qui contourne 
toutes les fantaisies de la lave. 

Voici la première plaine de neige. On l'évite- 
par un crochet. Mais une autre la suit bientôt, 
qu'il faut traverser en ligne droite. Les bêtesl 
hésitent, la. tâtent du pied, s'avancent avec pré- 



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LA SICILE. . 111 



caution. Soudain, j'ai la sensation brusque de 
m'engloutir dans le sol. Les deux jambes de 
devant de mon mulet, crevant la croûte qui les 
porte, ont pénétré jusqu'au poitrail. La bête se 
débat, affolée, se relève, enfonce de nouveau des 
quatre pieds, se relève encore, pour retomber 
toujours. 

Les autres en font autant. Nous devons sauter 
à terre, les calmer, les aider, les traîner. A tout 
instant, elles plongent ainsi jusqu'au ventre dans 
cette mousse blanche et froide où nos pieds 
aussi pénètrent parfois jusqu'aux genoux. Entre 
ces passages de neige qui comble les vallons, 
nous retrouvons la lave, de grandes plaines de 
lave pareilles à des champs immenses de velours 
aoir, brillant sous le soleil avec autant d'éclat 
que la neige elle-même. C'est la région déserte, 
la région morte, qui semble en deuils toute 
blanche et toute noire, aveuglante, horrible et 
superbe, inoubliable. 

Après quatre heures de marche et d'efforts, 
nous atteignons la Casa Inglese, petite maison de 
pierre, entourée de glace, presque ensevelie sous 
la neige au pied du dernier cône qui se dresse 
derrière, énorme et tout droit, couronné de 
fumée. 



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112 LA VIE ERRANTE. 

C'est ici qu'on passe ordinairement la nuit, sur 
la paille, pour aller voir se lever le soleil au bord 
du cratère. Nous y laissons les mulets et nous 
commençons à gravir ce mur effrayant de cendre 
^ durcie qui cède sous le pied, où l'on ne peut 
s'accrocher, se retenir à rien, où l'on redescend 
un pas sur trois. On va soufflant, haletant, 
enfonçant dans le sol mou le bâton ferré, s'arrè- 
tant à tout moment. 

On doit alors piquer entre ses jambes ce bâton 
pour ne point glisser et redescendre, caria pente 
est si rapide qu'on n'y peut même tenir assis. 

Il faut une heure environ pour gravir ces trois 
cents mètres. Depuis quelque temps, déjà, des 
vapeurs de soufre nous prennent à la gorge. Nous 
avons aperçu, tantôt sur la droite, tantôt sur la 
gauche, de grands jets de fumée sortant par des 
fissures du sol ; nous avons posé nos mains sur de 
grosses pierres brûlantes. Enfin nous atteignons 
une étroite plate-forme. Devant nous, une nuée 
épaisse s'élève lentement, comme un rideau blanc 
qui monte, qui sort de terre. Nous avançons 
encore quelques pas, le nez et la bouche envelop- 
pés, pour n'être point sufloqués par le soufre ; 
et soudain, devant nos pieds, s'ouvre un prodi- 
gieux, un effroyable abîme qui mesure environ 



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LA SICILE. 113 



cinq kilomètres de circonférence. On distingue à 
peine, à travers les vapeurs suffocantes, l'autre 
bord de ce troumonstrueux, large de 1,500 mètres, 
et dont la muraille toute droite s'enfonce vers le 
mystérieux et terrible pays de feu. 

La bête est calme. Elle dort au fond, tout au 
fond. Seule la lourde fumée s'échappe de la pro- 
digieuse cheminée, haute de 3,312 mètres. 

Autour de nous c'est plus étrange encore. Toute 
la Sicile est cachée par des brumes qui s'arrêtent 
au bord des côtes, voilant seulement la terre, de 
sorte que nous sommes en plein ciel, au milieu 
des mers, au-dessus des nuages, si haut, si haut, 
que la Méditerranée, s'étendant partout à perte 
de vue^ a l'air d'être encore du ciel bleu. L'azur 
nous enveloppe donc de tous les côtés. Nous 
sommes debout sur un mont surprenant, sorti des 
nuages et noyé dans le ciel, qui s'étend sur nos 
têtes, sous nos pieds, partout. 

Mais, peu à peu, les nuées répandues sur l'île 
s'élèvent autour de nous, enfermant bientôt l'im- 
mense volcan au milieu d'un cercle de nuages, 
d'ungouflre de nuages. Nous sommes maintenant, 
à notre tour, au fond d'un cratère tout blanc, d'où 
l'on n'aperçoit plus que le firmament bleu, là-haut, 
en regardant en l'air. 

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114 LA VIE ERRANTE. 

En d'autres jours, le spectacle est tout différent, 
dit-on. 

On attend le lever du soleil qui apparaît der- 
rière les côtes de la Calabre. Elles jettent au loin 
leur ombre sur la mer, jusqu'au pied de l'Etna, 
dont la silhouette sombre et démesurée couvre 
la Sicile entière de son immense triangle, qui s'ef- 
face à mesure que l'astre s'élève. On découvre 
alors un panorama ayant plus de ÛOO kilomètres 
de diamètre, et 1,300 de circonférence, avec 
ntalie au nord et les îles Lipari, dont les deux 
volcans semblent saluer leur père ; puis, tout au 
sud, Malte, à peine visible. Dans les ports de la 
Sicile, les navires ont l'air d'insectes sur la mer. 

Alexandre Dumas père a fait de ce spectacle une 
description très heureuse et très enthousiaste. 

Nous redescendons, autant sur le dos que sur 
les pieds, le cône rapide du cratère, et nous en- 
trons bientôt dans l'épaisse ceinture de nuages 
qui enveloppe la cime du mont. Après une heure 
de marche à travers les brumes, nous l'avons enfin 
franchie et nous découvrons, sous nos pieds, l'île 
dentelée et verte, avec ses golfes, ses caps, ses 
villes, et la grande mer toute bleue qui l'enferme. 

Revenus à Gatane, nous partons le lendemain 
pour Syracuse» 



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LA SICILE. 415 



C'est par cette petite ville singulière et char^ 
mante qu'il faut terminer une excursion en Sicile. 
Elle fut illustre autant que les plus grandes cités; 
ses tyrans eurent des règnes célèbres comme celui 
de Néron ; elle produit un vin rendu fameux par 
les poètes; elle a, sur les bords du golfe qu'elle 
domine, un tout petit fleuve, l'Anapo, où pousse 
le papyrus, gardien secret de la pensée ; et elle 
enferme dans ses murs une des plus belles Vénus 
du monde. 

I>es gens traversent des continents pour aller 
en pèlerinage à quelque statue miraculeuse, -^ 
moi, j'ai porté mes dévotions à la Vénus de 
Syracuse! 

Dans l'album <J'un voyageur, j'avais vu la pho- 
tographie de cette sublime femelle de marbre; et 
je devins amoureux d'elle, comme on est amou- 
reux d'une femme. Ce fut elle, peut-être, qui me 
décida à faire ce voyage; je parlais d'elle et je 
rêvais d'elle à tout instant, avant de l'avoir 
vue. 

Mais nous arrivions trop tard pour pénétrer 
dans le musée confié aux soins du savibUt profes- 
seur Francesco Saverîo Cavalari, qui, Kmpédocle 
moderne, descendit boire une tasse de café dans 
le cratère de l'Etna. 



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116 LA VIE ERRANTE. 

Il me faut donc parcourir la ville, bâtie sur un 
îlot, et séparée de la terre par trois enceintes, 
entre lesquelles passent trois bras de mer. Elle est 
petite, jolie, assise au bord du golfe, avec des 
jardins et des promenades qui descendent jus- 
qu'aux flots. 

Puis nous allons aux Latomies, immenses 
excavations à ciel ouvert, qui furent d'abord des 
carrières et devinrent ensuite des prisons où 
furent enfermés, pendant huit mois, après la 
défaite de Nicias, les Athéniens capturés, tor- 
turés par la faim, la soif, l'horrible chaleur de 
cette cuve, et la fange grouillante où ils ago- 
nisaient. 

Dans l'une d'elles, la Latomie du Paradis, on 
remarque, au fond d'une grotte, une ouverture 
bizarre, appelée oreille de Denys, qui venait 
écouter au bord de ce trou, disait-on, les plaintes 
de ses victimes. D'autres versions ont cours aussi. 
Certains savants ingénieux prétendent que cette 
grotte, mise en communication avec le théâtre, 
servait de salle souterraine pour les représen- 
tations auxquelles elle prêtait l'écho de sa sono- 
rité prodigieuse; car les moindres bruits y 
prennent une surprenante résonance. . 

La plus curieuse des Latomies est assurément 



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LA SICILE. 117 



celle des Capucins, vaste et profond jardin di- 
visé par des voûtes, des arches, des rocs énormes 
et enfermé en des falaises blanches. 

Un peu plus loin, on visite les catacombes, 
dont l'étendue atteindrait 200 hectares, et où 
M. Cavalari découvrit un des plus beaux sarco- 
phages chrétiens qui soient connus. 
- Et puis on rentre dans Thumble hôtel qui 
domine la mer et on reste tard à rêver, en re- 
gardant rœil rouge et Toeil bleu d'un navire à 
l'ancre. 

Aussitôt le matin venu, comme notre visite est 
annoncée, on nous oiivre les portes du. ravissant 
petit palais qui renferme les collections et les 
œuvres d'art delà ville. 

En pénétrant dans le musée, je l'aperçus au 
fond d'une salle, et belle comme je l'avais de- 
vinée. 

Elle n'a point de tête, un bras lui manque ; 
mais jamais la forme humaine ne m'est apparue 
plus admirable et plus troublante. 

Ce n'est point la femme poétisée, la femme 
idéalisée, la femme divine ou majestueuse comme 
la Vénus de Milo, c'est la femme telle qu'elle est, 
telle qu'on l'aime, telle qu'on la désire, telle 
qu'on la veut étreindre. 



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118 LA VIE ERRANTE. 

Elle est grasse, avec la poitrine forte, la hanche 
puissante et la jambe un peu lourde, c'est une 
Vénus charnelle, qu'on rêve couchée en la 
voyant debout. Son bras tombé cachait ses 
seins ; de la main qui lui reste elle soulève une 
draperie dont elle couvre, avec un geste ado- 
rable, les charmes les plus mystérieux. Tout le 
corps est fait, conçu, penché pour ce mouve- 
ment, toutes les lignes s'y concentrent, toute la 
pensée y va. Ce geste simple et naturel, plein de 
pudeur et d'impudicité, qui cache et montre, 
voile et révèle, attire et dérobe, semble définir 
toute l'attitude de la femme sur la terre. 

Et le marbre est vivant. On le voudrait palper, 
avec la certitude qu'il cédera sous la main, 
comme de la chair. 

Les reins, surtout, sont inexprimablement 
animés et beaux. Elle se déroule avec tout son 
charme, cette ligne onduleuse et grasse des dos 
féminins qui va de la nuque aux talons, et qui 
montre, dans le contour des épaules, dans la 
rondeur décroissante des cuisses et dans la 
légère courbe du mollet aminci jusqu'aux che- 
villes, toutes les modulations de la grâce hu- 
maine. 

Une œuvre d'art n'est supérieure que si elle 



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LA SICILE. 119 



est, en même temps, un symbole et l'expression 
exacte d'une réalité. 

La Vénus de Syracuse est une femme, et c'est 
aussi le symbole de la chair. 

Devant la tête de la Joconde, on se sent obsédé 
par on ne sait quelle tentation d'amour énervant 
et mystique. Il existe aussi des femmes vivantes 
dont les yeux nous donnent ce rêve d'irréali- 
sable et mystérieuse tendresse. On cherche en 
elles autre chose derrière ce qui est, parce 
qu'elles paraissent contenir et exprimer un peu 
de l'insaisissable idéal. Nous le poursuivons 
sans jamais l'atteindre, derrière toutes les sur- 
prises de la beauté qui semble contenir de la 
pensée, dans l'infini du regard, qui n'est qu'une 
nuance de l'iris, dans le charme du sourire venu 
d'un pli de la lèvre et d'un éclair d'émail, dans 
la grâce du mouvement né du hasard et de l'har- 
monie des formes. 

Ainsi les poètes, impuissants décrocheurs 
d'étoiles, ont toiyours été tourmentés par la 
soif de l'amour mystique. L'exaltation naturelle 
d'une âme poétique, exaspérée par l'excitation 
artistique, pousse ces êtres d'élite à concevoir 
une sorte d'amour nuageiix éperdument tendre, 
extatique, jamais rassasié, sensuel sans être char- 



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120 LA VIE ERRANTE. 

nel, tellement délicat qu'un rien le fait s'éva- 
nouir, irréalisable et surhumain. Et ces poètes 
sont, peut-être, les seuls hommes qui n'aient 
jamais aimé une femme, une vraie femme en 
chair et en os, avec ses qualités de femme, ses 
défauts de femme, son esprit de femme restreint 
et charmant, ses nerfs de femme et sa trou- 
blante femellerie. 

Toute créature devant qui s'exalte leur rêve 
est le sj^mbole d'un être mystérieux, mais fée- 
rique : l'être qu'ils chantent, ces chanteurs d'il- 
lusions. Elle est, cette vivante adorée par eux, 
quelque chose comme la statue peinte, image d'un 
dieu devant qui s'agenouille le peuple. Où est ce 
dieu? Quel est ce dieu? Dans quelle partie du ciel 
habite l'inconnue qu'ils ont tous idolâtrée, ces 
fous, depuis le premier rêveur jusqu'au dernier ? 
Sitôt qu'ils touchent une main qui répond à leur 
pression, leur âme s'envole dans l'invisible songe, 
loin de la charnelle réalité. 

La femme qu'ils étreignent, ils la transforment, 
la complètent, la défigurent avec leur art de 
poètes. Ce ne sont pas ses lèvres qu'ils baisent, 
ce sont les lèvres rêvées. Ce n'est pas au fond de 
ses yeux bleus ou noirs que se perd^ainsi leur re- 
gard exalté, c'est dans quelque chose d'inconnu et 



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LA SICILE. ^21 



d'inconnaissable! L'œil de leur maîtresse n'est 
que la vitre par laquelle ils cherchent à voir le 
paradis de l'amour idéal. 

Mais si quelques femmes troublantes peuvent 
donner à nos âmes cette rare illusion, d'autres 
ne font qu'exciter en nos veines l'amour impé- 
tueux d'où sort notre race. 

La Vénus de Syracuse est la parfaite expression 
de cette beauté puissante, saine et simple. Ce 
torse admirable, en marbre deParos, est, dit-on, 
la Vénus Callipyge décrite par Athénée et Lam- 
pride, et qui fut donnée par Héliogabale aux 
Syracusains. 

Elle n'a pas de tête ! Qu'importé? Le symbole en 
est devenu plus complet. C'est un corps de 
femme qui exprime toute la poésie réelle de la 
caresse. 

Schopenhauer a dit que la nature, voulant per- 
pétuer l'espèce, a fait de la reproduction un 
piège. 

Cette forme de marbre, vue à Syracuse, c'est 
bien le piège humain deviné par l'artiste antique, 
la femme qui cache et montre l'afiFolant mystère 
de la vie. 

Est-ce un piège ? Tant pis I Elle appelle la 
bouche, elle attire la main, elle offre aux baisers 



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122 LA VIE ERRANTE. 

la palpable réalité de la chair admirable, de la 
chair élastique et blanche, ronde et ferme et dé- 
licieuse sous l'étreinte. 

Elle est divine, non pas parce qu'elle exprime 
une pensée, mais seulement parce qu'elle est 
belle. 

Et on songe, en l'admirant, au bélier de bronze 
de Syracuse, le plus beau morceau du musée de 
Palerme, qui, lui aussi, . semble contenir toute 
l'animalité du monde. La bête puissante est cou- 
chée, le corps sur ses pattes et la tête tournée à 
gauche. Et cette tête d'animal semble une tête 
, de dieu, de dieu bestial, impur et superbe. Le 
front est large et frisé, les yeux écartés, le nez 
en bosse, long, fort et ras, d'une prodigieuse ex- 
pression brutale. Les cornes, rejetées en arrière, 
tombent, s'enroulent et se recourbent, écartant 
leurs pointes aiguës sous les oreilles minces qui 
ressemblent elles-mêmes à deux cornes. Et le re- 
gard de la bête vous pénètre, stupide, inquiétant 
et dur. On sent le fauve en approchant de ce 
bronze. 

Quels sont donc les deux artistes merveilleux 
qui ont ainsi formulé, sous deux aspects si diffé- 
rents, la simple beauté de la créature? 

Voilà les deux seules statues qui m'aient laissé, 



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LA SICILE. 123 



•comme des êtreé, Tenvie ardente de les revoir. 

Au moment de sortir, je donne encore à cette 
<5roupe de marbre ce dernier regard de la porte 
qu'on jette aux femmes aimées, en les quittant, 
^t je monte aussitôt en barque pour aller saluer, 
<ievoir d'écrivain, les papyrus de l'Anapo. 

On traverse le golfe d'un bord à l'autre et on 
aperçoit, sur la rive plate et nue, l'embouchure 
d'une très petite rivière, presque un ruisseau, 
où le bateau s'engage. 

Le courant est fort et dur à remonter. Tantôt 
on rame, tantôt on se sert de la gaffe pour glisser 
sur l'eau qui court, rapide, entre deux berges 
couvertes de fleurs jaunes, petites, éclatantes, 
deux berges d'or. 

Voici des roseaux que nous froissons en pas- 
sant, qui se penchent et se relèvent, puis, le 
pied dans l'eau, des iris bleus, d'un bleu violent, 
sur qui voltigent d'innombrables libellules aux 
ailes de verre, nacrées et frémissantes, grandes 
comme des oiseaux-mouches. Maintenant, sur les 
deux talus qui nous emprisonnent, poussent des 
ohardons géants et des liserons démesurés*, enla- 
çant ensemble les plantes de la terre et les ro- 
seaux du ruisseau. 

. Sous nous, au fond de l'eau, c'est une forêt de 



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124 LA VIE ERRANTE. 

grandes herbes onduleuses qui remuent, flottent, 
semblent nager dans le courant qui les agite. 

Puis l'Anapo se sépare de l'antique Cyané, son 
tributaire. Nous allons toujours à coups de perche 
entre les berges. Le ruisseau serpente avec de 
charmants points de vue, des perspectives fleuries 
et coquettes. Une île apparaît enfin, pleine d'ar- 
bustes étranges. Les tiges frêles et triangulaires, 
hautes de neuf à douze pieds, portent à leur 
sommet des toufies rondes de fils verts, longs, 
minces et souples comme des cheveux. On dirait 
des têtes humaines devenues plantes, jetées 
dans l'eau sacrée de la source par un des dieux 
païens qui vivaient là jadis. C'est le papyrus an- 
tique. 

Les paysans, d'ailleurs, appellent ce roseau : 
parruca. 

• En voici d'autres plus loin, un bois entier. Ils 
frémissent, murmurent, se penchent, mêlent 
leurs fronts poilus, les heurtent, semblent parler 
de choses inconnues et lointaines. 

N'est-il pas, étrange que l'arbuste vénérable, 
qui nous apporta la pensée des morts, qui fut le 
gardiendu génie humain, ait, sur son corps infime 
d'arbrisseau, une grosse crinière épaisse et flot- 
tante, ainsi que celle des poèteg? 



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LA SICILE. 125 



Nous revenons à Syracuse alors que le soleil 
se couche ; et nous regardons, dans la rade, un 
paquebot qui vient d'arriver et qui, ce soir même, 
nous emportera vers l'Afrique. 



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D'ALGER A TUNIS 



Sur les quais d'Alger, dans les rues des villages 
indigènes, dans les plaines du Tell, sur les mon- 
tagnes du Sahel ou dans les sables du Sahara, 
tous ces corps drapés comme en des robes de 
moines, la tête encapuchonnée sous le turban 
flottant par derrière, ces traits sévères, ces re- 
gards fixes, ont Pair d'appartenir à des religieux 
d'un même ordre austère, répandus sur la moitié 
du globe. 

Leur démarche même est celle de prêtres; 
leurs gestes, ceux d'apôtres prêcheurs; leur 
attitude, celle de mystiques pleins de mépris du 
monde. 

Nous sommes, en effet, chez des hommes où 



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128 LA VIE ERRANTE. 

ridée religieuse domine tout, efface tout, règle 
les actions, étreint les consciences, moule les 
cœurs, gouverne la pensée, prime tous les 
intérêts, toutes les préoccupations, toutes les 
agitations. 

La religion est la grande inspiratrice de leurs 
actes, de leur âme, de leurs qualités et de leurs 
défauts. C'est par elle, pour elle qu'ils sont bons, 
braves, attendris, fidèles, car ils semblent n'être 
rien par eux-mêmes, n'avoir aucune qualité qui 
ne leur soit inspirée ou commandée par leur fol. 
Nous ne découvrons guère la nature spontanée 
ou primitive de l'Arabe sans qu'elle ait été, pour 
ainsi dire, recréée par sa croyance, par le Coran, 
par l'enseignement de Mohammed. Jamais aucune 
autre religion ne s'est incarnée ainsi en des êtres. 

Allons donc les voir prier dans leur mosquée, 
dans la mosquée blanche qu'on aperçoit là-bas, 
au bout du quai d'Alger. 

Dans la première cour, sous une arcade de 
colonnettes vertes, bleues et rouges, des hommes, 
assis ou accroupis, causent à voix basse, avec la 
tranquillité grave des Orientaux. En face de 
l'entrée, au fond d'une petite pièce carrée, qui 
ressemble à une chapelle, le cadi rend la justice. 
Des plaignants attendent sur des bancs; un Arabe 



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D'ALGER A TUNIS. 129 

agenouillé parle, tandis que le magistrat, enve- 
loppé, presque disparu sous tous les plis de ses 
vêtements et sous la masse de son lourd turban, ne 
montre qu'un peu de visage et regarde le plaideur 
d'un œil dur et calme, en l'écoutant. Un mur, où 
s'ouvre une fenêtre grillée, sépare cette pièce 
de celles où les femmes, créatures moins nobles 
que l'homme, et qui ne peuvent se tenir en face 
du cadi, attendent leur tour pour exposer leur 
plainte par ce guichet de confessionnal. 

Le soleil qui tombe en flots de feu sur les murs 
de neige de ces petits bâtiments pareils à des 
tombeaux de marabouts, et sur la cour, où une 
vieille Arabe jette des poissons morts à une 
armée de chats tigrés, rejaillit à l'intérieur sur les 
burnous, les jambes sèches et brunes, et les 
figures impassibles. Plus loin, voici l'école, à 
côté de la fontaine où l'eau coule sous un arbre. 
Tout est là, dans cette douce et paisible enceinte i 
la religion, la justice, l'instruction. 

J'entre dans la mosquée après m'être déchaussé, 
et je m'avance sur les tapis au milieu des colonnes 
claires dont les lignes régulières emplissent ce 
temple silencieux, vaste et bas, d'une foule de 
larges piliers. Car ils sont très larges, ayant une 
face orientée vers la Mecque, afin que chaque 

9 



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^30 LA VIE ERRANTE. 

Tcroyant puisse, en se plaçant devant, ne rien 
voir, n'être distrait par rien, et, tourné vers la 
ville sainte, s'absorber dans la prière. 

En voici qui se prosternent ; d'autres, debout, 
murmurent les formules du Coran dans les 
postures prescrites; d'autres, encore, libres de 
ces devoirs accomplis, causent assis par terre, le 
long des murs, car la mosquée n'est pas seule- 
ment un lieu de prière, c'est aussi un lieu de 
repos, où l'on séjourne, où l'on vit des jours 
entiers* 

Tout est simple, tout est nu, tout est blanc, 
tout est doux, tout est paisible en ces asiles de 
foi, si différents de nos églises décoratives, agi- 
tées, quand elles sont pleines, par le bruit des 
offices, le mouvement des assistants, la pompe 
des cérémonies, les chants sacrés, et, quand elles 
sont vides, devenues si tristes, si douloureuses, 
qu'elles serrent le cœur, qu'elles ont l'air d'une 
chambre de mourant, de la froide chambre de 
pierre où le Crucifié agonise encore. 

Sans cesse, des Arabes entrent, des humbles, 
deè riches, le portefaix du port et l'ancien chef, 
le noble sous la blancheur soyeuse de son bur- 
nous éclatant. Tous, pieds nus, font les mômes 
Restes, l)rient le même Dieu avec la même foi 



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D*ALGER A TUNIS. 131 

exaltée et simple, sans pose et sans distraction. 
Ils se tiennent d'abord debout, la face levée, les 
ïnains ouvertes à la hauteur des épaules, dans 
Pattitude de la supplication. Puis les brak 
tombent le long du corps, la tête s'incline ; ils 
sont devant le souverain du monde dans l'attitude 
de là résignation. Les mains ensuite s'unissent 
sur le ventre, comme si elles étaient liées. Ce 
sont des captifs sous la volonté du maître. Enfin 
Ils se prosternent plusieurs fois de suite, très 
vite» sans aucun bruit. Après s'être assis d'abord 
sur leurs talons, les mains ouvertes sur les 
cuisses,, ils se penchent en avant jusqu'à toucher 
le sol avec le f^ont. 

Cette prière, tot^uioursîamême, et qui commence 
par la récitation des premiers versets du Coran, 
doit être répétée cinq fois par jour par lés 
fidèles, qui, avant d'entrer, se sont lavé lespieds, 
les mains et la face. 

On n'entend, par le temple muet, que le cla- 
potement de l'eau coulant dans une autre cour 
intérieure, qui donne du jour à la mosquée. 
L'ombre du figuier, poussé au-dessus dé la fon- 
taine aux ablutions, jette un reflet vert sur les 
premières nattes. 

Les femmes musulmanes peuvent entrer comme 



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132 LA VIE ERRANTE- 



les hommes, mais elles ne viennent presque 
jamais. Dieu est trop loin, trop haut, trop impo- 
sant pour elles. On n'oserait pas lui raconter 
tous les soucis, lui confier toutes les peines, lui 
demander tous les menus services, les menues 
consolations, les menus secours contre la famille, 
contre le mari, contre les enfants, dont ont 
besoin les cœurs de femme. 11 faut un intermé- 
diaire plus humble entre lui si grand et elles si 
petites. 

Cet intermédiaire, c*est le marabout. Dans la 
religion catholique, n'avons-nous pas les saints 
et la Vierge Marie, avocats naturels des timides 
auprès de Dieu ? 

C'est donc au tombeau du saint, dans la petite 
chapelle où il est enseveli, que nous trouverons 
la femme arabe en prière. 

Allons l'y voir. 

La zaouia Abd-er-Rahman-el-Tcalbi est la plus 
originale et la plus intéressante d'Alger. On 
nomme « zaouia » une petite mosquée unie à une 
koubba (tombeau d'un marabout)^ et comprenant 
aussi parfois une école et un xsours de haut en- 
seignement pour les musulmans lettrés. 

Pour atteindre la zaouia d'Abd-er-Rahman, il 
faut traverser la ville arabe. C'est une montée 



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D'ALGER A TUNIS. 133 

inimaginable à travers un labyrinthe de ruelles, 
emmêlées, tortueuses, entre les murs sans fe- 
nêtres des maisons mauresques. Elles se touchent 
presque à leur sommet, et le ciel, aperçu entre 
les terrasses, semble une arabesque bleue d'une 
irrégulière et bizarre fantaisie. Quelquefois, un 
long couloir sinueux et voûté, escarpé comme 
un sentier de montagne, paraît conduire direc- 
tement dans l'azur dont on aperçoit soudain, au 
détour d'un mur, au bout des marches, là-haut, 
la tache éclatante, pleine de lumière. 

Tout le long de ces étroits corridors sont ac^ 
croupis, au pied des maisons, des Arabes qui 
sommeillent en leurs loques; d'autres, entassés 
dans les cafés maures, sur des banquettes circu- 
laires ou par terre, toujours immobiles, boivent 
en de petites tasses de faïence qu'ils tiennent 
gravement entre leurs doigts. En ces rues 
étroites qu'il faut escalader, le soleil, tombant 
par surprises, par filets ou par grandes plaques 
à chaque cassure des voies entre-croisées, jette 
sur les murs des dessins inattendus, d'une clarté 
aveuglante et vernie. On aperçoit, par les portes 
entr'ou vertes, les cours intérieures qui souflOient 
de l'air frais. C'est toi^jours le même puits carré 
qu'enferme une colonnade supportant des gale- 



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134 LA VIE ERRANTE. 

rie3. Un bruit de musique douce et sauvage 
s'échappe parfois de ces demeures, dont on 
voit sortir aussi souvent, deux par deux, des 
femmes. Elles vous jettent, entre les voiles qui 
leur couvrent la face, un regard noir et triste, 
un regard de prisonnières, et passent. 

Coiffées toutes comme on nous représente la 
Vierge Marie, d'une étoffe serrée sur le crâne, le 
torse enveloppé du haïk, les jambes cachées 
sous l'ample pantalon de toile ou de calicot, qui 
vient étreindre la cheville, elles marchent lente- 
ment, un peu gauches, hésitantes ; et on cherche 
à deviner leur figure sous le voile qui la dessine 
un peu en se collant sur les saillies. Les deux arcs 
bleuâtres des sourcils, joints par un trait d'an- 
timoine, se prolongent, au loin, sur les tempes. 

Soudain des voix m'appellent. Je me retourne, 
et par une porte ouverte j'aperçois, sur les 
murs, de grandes peintures inconvenantes comme 
on en retrouve à Pompéi. La liberté des mœurs, 
l'épanouissement, en pleine rue, d'une prostitu- 
tion innombrable, joyeuse, naïvement hardie, 
révèlent tout de suite la différence profonde qui 
existe entre la pudeur européenne et l'incon- 
science orientale. 



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D»ALGER A TUNIS. 135 

N'oublions pas qu'on a interdit dans, ces 
mêmes rues, depuis peu d'années seulement, les 
représentations de Caragousse, sorte de Guignol 
obscène et monstrueux, dont les enfants regar- 
daient de leurs grands yeux noirs, ignorants et 
corrompus, en riant et en applaudissant, les in- 
vraisemblables, ignobles et inénarrables ex- 
ploits. 

Par tout le haut de la ville arabe, entre les 
merceries, les épiceries et les fruiteries des in- 
corruptibles Mozabites, puritains mahométans 
que souille le seul contact des autres hommes, 
et qui subiront, en rentrant dans leur patrie, 
une longue purification, s'ouvrent tout grands 
des débits de chair humaine, où l'on est appelé 
dans toutes les langues. Le Mozabite, accroupi 
dans sa petite boutique, au milieu de ses mar- 
chandises bien rangées autour de lui, semble ne 
pas voir, ne pas savoir, ne pas comprendre. 

A sa droite, les femmes espagnoles roucoulent 
comme des tourterelles ; à sa gauche les femmes 
arabes miaulent comme des chattes. Il a l'air, au 
milieu d'elles, entre les nudités impudiques 
peintes pour achalander les deux bouges, d'un 
fakir, vendeur de fruits, hypnotisé dans un 
rêve. 



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<36 LA VIE ERRANTE. 

Je tourne à droite par un tout petit passage 
qui semble tomber dans la mer, étalée au loin, 
derrière la pointe de Saint-Eugène, et j'aperçois, 
au bout de ce tunnel, à quelques mètres sous 
moi, un bijou de mosquée, ou plutôt une toute 
mignonne zaouia qui s'égrène par petits bâti- 
ments et par petits tombeaux carrés, ronds et 
pointus, le long d'un escalier allant en zigzags 
de terrasse en terrasse. 

L'entrée en est masquée par un mur qu'on 
dirait bâti en neige argentée, encadré de carre- 
lages en faïence verte, et percé d'ouvertures 
régulières par où l'on voit la rade d'Alger. 

J'entre. Des mendiants, des vieillards, des en- 
fants, des femmes, sont accroupis, sur chaque 
marche, la main tendue, et demandent l'aumône 
en arabe. A droite, dans une petite construction 
couronnée aussi de faïences, est une première 
sépulture, et l'on aperçoit, par la porte ouverte, 
des fidèles, assis devant le tombeau. Plus bas 
s'arrondit le dôme éclatant de la koubba du ma- 
rabout Abd-er-Rahman, à côté du minaret mince 
et carré d'où l'on appelle à la prière. 

Voici, tout le long de la descente, d'autres 
tombes plus humbles, puis celle du célèbre 
Ahmed, bey de Constantine, qui fit dévorer par 



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D»ALGER A TUNIS. 137 

des chiens le ventre des prisonniers français. 
De la dernière terrasse à l'entrée du marabout, 
la vue est délicieuse. Notre-Dame d* Afrique, au 
loin, domine Saint-Eugène et toute la mer, qui s'en 
va jusqu'à l'horizon, où elle se mêle au ciel. Puis, 
plus près, à droite, c'est la ville arabe, montant, 
de toit en toit, jusqu'à la zaouia et étageant 
encore, au-dessus, ses petites maisons de craie. 
Autour de moi, des tombes, un cyprès, un figuier, 
et des ornements mauresques encadrant et cré- 
nelant tous les murs sacrés. 

Après m'ètre déchaussé, je pénètre dans la 
koubba. D'abord, dans une pièce étroite, un 
savant musulman, assis sur ses talons, lit un ma- 
nuscrit qu'il tient de ses deux mains, à la hau- 
teur des yeux Des livres, des parchemins sont 
étalées autour de lui sur les nattes. Il ne tourne 
pas la tête. 

Plus loin, j'entends un frémissement, un chu- 
chotement. A mon approche, toutes les femmes 
accroupies autour du tombeau se couvrent la 
figure avec vivacité. Elles ont l'air de gros flo- 
cons de linge blanc où brillent des yeux. Au 
milieu d'elles, dans cette écume de flanelle, de 
soie, de laine et de toile, des enfants dorment ou 



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138 LA VIE ERRANTE. 

s'agitent, vêtus de rouge, de bleu, de vert : c'est 
charmant et naïf. Elles sont chez elles, chez leur 
saint, dont elles ont paré la demeure, — car Dieu 
est trop loin pour leur esprit borné, trop grand 
pour leur humilité. 

Elles ne se tournent pas vers la Mecque, elles, 
mais vers le corps du marabout, et elles se met^ 
tent sous sa protection directe, qui est encore, 
qui est toujours la protection de l'homme. Leurs 
yeux de femmes, leurs yeux doux et tristes, sou- 
lignés par deux bandeaux blancs, ne savent pas 
pas voir l'immatériel, ne connaissent que la créa- 
ture. C'est le mâle qui, vivant, les nourrit, les 
défend, les soutient; c'est encore le mâle qui 
parlera d'elles à Dieu, après sa mort. Elles sont 
là tout près de la tombe parée et peinturlurée, un 
peu semblable à un lit breton mis en couleur et 
couvert d'étoffes, de soieries, de drapeaux, de 
cadeaux apportés. 

Elles chuchotent, elles causent entre elles, et 
racontent au marabout leurs affaires, leurs sou- 
cis, leurs disputes, les griefs contre le mari. C'est 
une réunion intime et familière de bavardages 
autour d'une relique. 

Toute la chapelle est pleine de leurs dons 
bizarres : de pendules de toutes grandeurs qui 



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D*ALGER A TONIS. 139 

marchent, battent les secondes et sonnent les 
heures, de bannières votives, de lustres de toute, 
sorte, en cuivre et en cristal. Ces lustres sont si 
nombreux qu'on ne voit plus le plafond. Ils pen- 
dent côte à côte, de tailles différentes comme 
dans la boutique d'un lampiste. Les murs sont 
décorés de faïences élégantes d'un des^ char- 
mant, dont les couleurs dominantes sont tou- 
jours le vert et le rouge. Le sol est couvert, de 
tapis, et le jour tombe de la coupole par des 
groupes de trois fenêtres cintrées, dont une 
domine les deux autres. 

Ce n'est plus la mosquée sévère, nue, où Dieu 
est seul ; c'est un boudoir, orné pour la prière 
parle goût enfantin de femmes sauvages. Sou- 
vent des galants viennent les voir en ce lieu, 
leur donner un rendez-vous, leur dire quelques 
mots en secret. Des Européens, qui parlent 
l'arabe, nouent ici, parfois, des relations avec 
ces créatures enveloppées et lentes, dont on ne 
voit que le regard. 

Lorsque la confrérie masculine du marabout 
vient à son tour faire ses dévotions, elle n'a point 
pour le saint habitant du lieu les mêmes atten- 
tions exclusives. Après avoir témoigné leur res- 
pect au sépulcre, les hommes se tournent vers la 



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140 LA VIE ERRANTE. j 

Mecque et adorent Dieu, — car il n'y a de divi- j 

nité que Dieu, — comme ils répètent en toutes 
leurs prières. 



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II 



TUNIS 



Le chemin de fer avant d'arriver à Tunis tra- 
verse un superbe pays de montagnes boisées. 
Après s'être élevé, en dessinant les lacets déme- 
surés, jusqu'à une altitude de sept cent quatre- 
vingts mètres, d'où on domine un immense et 
magnifique paysage, il pénètre dans la Tunisie 
par la Kroumirie. 

C'est alors une suite de monts et de vallées dé- 
sertes, où jadis s'élevaient des villes romaines. 
Voici d'abord les restes de Thagaste où naquit 
saint Augustin, dont le père était décurion. 

Plus loin c'est Thubursicum Numidarum, dont 
les ruines couvrent une suite de collines rondes 
et verdoyantes. Plus loin encore, c'est Madaure, 
où naquit Apulée à la fin du règne de Trajan. On 
ne pourrait guère énumérer les cités mortes, 
près desquelles on va passer jusqu'à Tunis. 



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142 LA VIE ERRANTE. 

Tout à coup, après de longues heure»é% route, 
on aperçoit dans la plaine basse les hautes archiQ^ 
d'un aqueduc à moitié détruit, coupé par 
places, et qui allait, jadis, d'une montagne à 
l'autre. C'est l'aqueduc de Carthage dont parle 
Flaubert dans Salammbô» Puis, on côtoie un 
beau village, on suit un lac éblouissant, et on 
découvre les murs de Tunis. 

Nous voici dans la ville. 

Pour en bien découvrir l'ensemble, il faut 
monter sur une colline voisine. Les Arabes com- 
parent Tunis à un burnous étendu ; et . cette 
comparaison est juste. La ville s'étale dans la 
plaine, soulevée légèrement par les ondulations 
de la terre, qui font saillir par places les bords 
de cette grande t^che de maisons pâles d'où sur- 
gissent les dômes des mosquées et les clochers 
des minarets. A peine distingue-t-on, à peine 
imagine-t-on que ce sont là des maisons, tant 
cette plaque blanche est compacte, continue 
et rampante. Autour d'elle, trois lacs qui, sous le 
dur soleil d'Orient, brillent comme des plaines 
d'acier. Au nord, au loin, la Sebkra-er-Bouan; à 
l'ouesti la Sebkra-Seldjoum, aperçue par-dessus 
la ville; au sud, le grand lac Bahira ou lac de 
Tunis; puis, en remontant vers le nord, la mer, 



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TUNIS. i43 



le golfe profond, pareil lui-même à un lac dans 
son cadre éloigné de montagnes. 

Et puis partout autour de cette ville plate, des 
marécages fangeux où fermentent des ordures, 
une inimaginable ceinture de cloaques en putré- 
faction, des champs nus et bas où Ton voit briller, 
comme des couleuvres, de minces cours d'eau 
tortueux. Ce sont les égouts de Tunis qui s'écou- 
lent sous le ciel bleu. Ils vont sans arrêt, empoi- 
sonnant Pair, traînant leur flot lent et nauséa-^ 
bond, à travers des terres imprégnées de 
pourritures, vers le lac qu'ils ont fini par emplir, 
par combler sur toute son étendue, car la sonde 
y descend dans la fange jusqu'à dix-huit mètres 
de profondeur : on doit entretenir un chenal à 
travers cette boue afin que les petits bateaux y 
puissent passer. 

Mais, par un jour de plein soleil, la vue de 
cette ville couchée entre ces lacs, dans ce grand 
pays que ferment au loin des montagnes dont la 
plus haute, leZagh'ouan, apparaît presque toujours 
coiffée d'une nuée en hiver, est la plus saisissante 
et la plus attachante, peut-être, qu'on puisse 
trouver sur le bord du continent africain. 

Descendons de notre colline et pénétrons dans 



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144 LA VIE ERRANTE. 

la cité. Elle a trois parties bien distinctes : la 
partie française, la partie arabe, . et la partie 
juive. 

En vérité, Tunis n'est ni une ville française, 
ni une ville arabe, c'est une ville juive. C'est un 
des rares points du monde où le juif semble cliez 
lui comme dans une patrie, où il est le maître 
presque ostensiblement, où il montre une assu- 
rance tranquille, bien qu'un peu tremblante 
encore. 

C'est lui surtout qui est intéressant à voir, à 
observer dans ce labyrinthe de ruelles étroites 
où circule, s'agite, pullule la population la plus 
colorée, bigarrée, drapée, pavoisée, miroitante, 
soyeuse et décorative, de tout ce rivage oriental. 

Où sommes-nous ? sur une terre arabe ou dans 
a capitale éblouissante d'Arlequin, d'un Arlequin 
très artiste, ami des peintres, coloriste inimita- 
ble qui s'est amusé à costumer son peuple avec 
une fantaisie étourdissante. U a dû passer par 
Londres, par PariSi, par Saint-Pétersbourg, ce 
costumier divin qui, revenu plein de dédain des 
pays du Nord, bariola ses sujets avec un goût 
sans défaillances et une imagination sans limites. 
Non seulement il voulut donner à leurs vêtements 
des formes gracieuses, originales et gaies, mais 



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TUNIS. U5 

il employa, pour les nuancer, toutes les teintes 
créées, composées, rêvées par les plus délicats 
aquarellistes. 

Aux juifs seuls il toléra les tons violents, mais 
en leur interdisant les rencontres trop brutales 
et en réglant l'éclat de leurs costumes avec une 
hardiesse prudente. Quant aux Maures, ses préfé- 
rés, tranquilles marchands accroupis dans les 
souks, jeunes gens alertes ou gros bourgeois 
allant à pas lents par les petites rues, il s'amusa 
à les vêtir avec une telle variété de coloris, que 
rœil, à les voir, se grise comme une grive avec 
des raisins. Ohl pour ceux-là, pour ses bons 
Orientaux, ses Levantins métis de Turcs et 
d'Arabes, il a fait une collection de nuances si 
fines, si douces, si calmées, si tendres, si pâlies, 
si agonisantes et si harmonieuses, qu'une prome- 
nade au milieu d'elles est une longue caresse 
pour le regard. 

Voici des burnous de cachemire ondoyants 
comme des flots de clarté, puis des haillons su- 
perbes de misère, à côté des gebbas de soie, lon- 
gues tuniques tombant aux genoux, et de tendres 
gilets appliqués au corps sous les vestes à petits 
boutons égrenés le long des bords. 

Et ces gebbas, ces vestes, ces gilets, ceshaïks, 

10 



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UQ LA VIE ERRANTE. 

croisent, mêlent et superposent les plus fines 
colorations. Tout cela est rose, azuré, mauve, 
vert d'eau, bleu-pervenche, feuille-morte, chair- 
de-saumon, orangé, lilas-fané, lie-de-vin, gris- 
ardoise. 

C'est un défilé de féerie, depuis les teintes les 
plus év9,nouies jusqu'aux accents les plus ardents, 
ceux-ci noyés dans un tel courant de notes dis- 
crètes que rien n'est dur, rien n'est criard, rien 
n'est violent le long des rues, ces couloirs de lu- 
mière, qui tournent sans fin, serrés entre les 
maisons basses, peintes à la chaux. 

A tout instant, ces étroits passages sont ob- 
strués presque entièrement par des créatures 
obèses, dont les flancs et les épaules semblent 
toucher les deux murs à chaque balancement de 
leur marche. Sur leur tête se dresse une coiffe 
pointue, souvent argentée ou dorée, sorte de bon- 
net de magicienne d'où tombe par derrière, une 
écharpe. Sur leur corps monstrueux, masse de 
^air houleuse et ballonnée, flottent des blouses 
de couleurs vives. Leurs cuisses informes sont 
emprisonnées en des caleçons blancs collés à la 
peau. Leurs mollets et leurs chevilles empâtées 
par la graisse gonflent des bas, ou bien, quand 
ell3s sont en toilette, des espèces de gaines en 



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TUNIS. 147 

drap d'or et d'argent. Elles vont, à petits pas 
pesants, sur des escarpins qui traînent ; car elles 
ne sont chaussées qu'à la moitié du pied ; et les 
talons frôlent et battent le pavé. Ces créatures 
étranges et bouffies, ce sont les juives, les belles 
juives I 

Dès qu'approche l'âge du mariage, l'âge où les 
hommes riches les recherchent, les fillettes d'Israël 
rêvent d'engraisser; car plus une femme est 
lourde, plus elle fait honneur à un mari et plus 
elle a de chances de le choisir à son gré. A quatorze 
ans, à quinze ans, elles sont, ces gamines sveltes 
et légères, des merveilles de beauté, de finesse et 
de grâce. 

Leur teint pâle, un peu maladif, d'une déli- 
catesse lumineuse, leurs traits fins, ces traits si 
doux d'une race ancienne et fatiguée, dont le 
sang jamais ne fut rajeuni, leurs yeux sombres 
sous les fronts clairs, qu'écrase la masse noire, 
épaisse, pesante, des cheveux ébouriffés, et leur 
allure souple quand elles courent d'une porte à 
l'autre, emplissent le quartier juit de Tunis d'une 
longue vision de petites Salomés troublantes. 

Puis elles songent à l'époux. Alors commence 
l'inconcevable gavage qui fera d'elles des mons- 
tres. Immobiles maintenant, après avoir pris 



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i;8 LA VIE ERRANTE. 

chaque matin la boulette d'herbes apéritives qui 
surexcitent l'estomac, elles passent les journées 
entières à manger des pâtes épaisses qui les en- 
flent incroyablement. Les seins se gonflent, les 
ventres ballonnent, les croupes s'arrondissent, les 
cuisses s'écartent, séparées par la boufiissure; 
les poignets et les chevilles disparaissent sous une 
lourde coulée de chair. Et les amateurs accou- 
rent, les jugent, les comparent, les admirent 
comme dans un concours d'animaux gras. Yoilà 
comme elles sont belles, désirables, charmantes, 
les énormes filles à marier I 

Alors on voit passer ces êtres prodigieux, coiffés 
d'un cône aigu nommé koufia, qui laisse pendre 
sur le dos le ôecMir, vêtus de la cawt2ra flottante, 
en toile simple ou en soie éclatante, culottés de 
maillots tantôt blancs, tantôt richement ouvragés, 
et chaussés de savates traînantes, dites a saba » ; 
êtres inexprimablement surprenants, dont la fi- 
gure demeure encore souvent jolie sur ces corps 
d'hippopotames. 

Dans leurs maisons, facilement ouvertes, on les 
trouve, le samedi, jour sacré, jour de visites et 
d'apparat, recevant leurs amies dans les chambres 
blanches, où elles sont assises, les unes près des 
autres, comme des idoles symboliques, couvertes 



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TUNIS. 149 

de soieries et d'oripeaux luisants, déesses de chair 
et de métal, qui ont des guêtres d'or aux jambes 
et, sur la tête, une corne d'or! 

La fortune de Tunis est dans leurs mains, ou 
plutôt dans les mains de leurs époux toujours 
souriants, accueillants et prêts à offrir leurs ser- 
vices. Dans bien peu d'années, sans doute, de- 
venues des dames européennes, elles s'habilleront 
à la française et, pour obéira la mode, jeûneront, 
afin de maigrir. Ce sera tant mieux pour elles et 
tant pis pour nous, les spectateurs. 

Dans la ville arabe, la partie la plus intéres- 
sante est le quartier des Souks, longues rues 
voûtées ou toiturées de planches, à travers les- 
quelles le soleil glisse des lames de feu, qui 
semblent couper au passage les promeneurs et 
les marchands. Ce sont les bazars, galeries tor- 
tueuses et entre-croisées où les vendeurs, par 
corporations, assis ou accroupis au milieu de 
leurs marchandises en de petites boutiques cou- 
vertes, appellent avec énergie le client ou de- 
meurent immobiles dans ces niches de tapis, d'é- 
toffes de toutes couleurs, de cuirs, de brides, de 
selles, de harnais brodés d'or, ou dans, les cha- 
pelets jaunes et rouges des babouches. 

Chaque corporation a sa rue, et l'on voit, tout 



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150 LA VIE ERRANTE. 



le long de la galerie, séparés par une simple 
cloison, tous les ouvriers du même métier tra- 
vailler avec les mêmes gestes. L*animation, la 
couleur, la gaieté de ces marchés orientaux ne 
sont point possibles à décrire, car il faudrait en 
exprimer en même temps Téblouissement, le 
bruit et le mouvement. 

Un de ces souks a un caractère si bizarre, que 
le souvenir en reste extravagant et persistant 
comme celui d*un songe. C^est le souk des parfums. 

En d'étroites cases pareilles, si étroites qu'elles 
font penser aux cellules d'une ruche, alignées 
d'un bout à l'autre et sur les deux côtés d'une 
galerie un peu sombre, des hommes au teint 
transparent, presque tous jeunes, couverts de 
vêtements clairs, et assis comme des bouddhas, 
gardent une rigidité saisissante dans un cadre 
de longs cierges suspendus, formant autour de 
leur tête et de leurs épaules un dessin mystique 
et régulier. 

Les cierges d'en haut, plus courts, s'arron- 
dissent sur le turban; d'autres, plus longs, 
viennent aux épaules ; les grands tombent le long 
des bras. Et, cependant, la forme symétrique de 
cette étrange décoration varie un peu de boutique 
en boutique. Les vendeurs, pâles, sans gestes, 



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TUNIS. 151 

sans paroles, semblent eux-mêmes des hommes 
de cire en une chapelle de cire. Autour de leurs 
genoux, de leurs pieds, à la portée des mains si 
un acheteur se présente, tous les parfums imagi- 
nables sont enfermés en de toutes petites boîtes, 
en de toutes petites fioles, en de tous petits sacs. 

Une odeur d'encens et d'aromates flotte, un 
peu étourdissante, d'un bout à l'autre du souk. 

Quelques-uns de ces extraits sont vendus très 
cher, par gouttes. Pour les compter, l'homme se 
sert d'un petit coton qu'il tire de son oreille et 
y replace ensuite. 

Quand le soir vient, tout le quartier des souks 
est clos par de lourdes portes à l'entrée des ga- 
leries, comme une ville précieuse enfermée dans 
l'autre. 

Lorsqu'on se promène au contraire par les rues 
neuves qui vont aboutir, dans le marais, à quelque 
courant d'égout, on entend soudain une sorte de 
chant bizarre rythmé par des bruits sourds 
comme des coups de canon lointains, qui s'in- 
terrompent quelques instants pour recommencer 
aussitôt. On regarde autour de soi et on découvre, 
au ras de terre, une dizaine de tètes de nègres, 
enveloppées de foulards, de mouchoirs, de tur- 
bans, de loques. Ces têtes chantent un refrain 



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152 LA VIE ERRANTE. 



arabe, tandis que les mains, armées de dames 
pour tasser le sol, tapent en cadence, au fond 
d'une tranchée, sur les cailloux et le mortier qui 
feront des fondations solides à quelque nouvelle 
maison bâtie dans ce sol huileux de fanges. 

Sur le bord du trou,, un vieux nègre, chef 
d'escouade de ces pileurs de pierres, bat la me- 
sure, avec un rire de singe ; et tous les autres 
aussi rient en continuant leur bizarre chanson 
que scandent des coups énergiques. Ils tapent 
avec ardeur et rient avec malice devant les 
passants qui s'arrêtent; et les passants aussi 
s'égayent, les Arabes parce qu'ils comprennent, 
les autres parce que le spectacle est drôle ; mais " 
personne assurément ne s'amuse autant que les 
nègres, car le vieux crie : 

— Allons I frappons ! 

Et tous reprennent en montrant leurs dents, 
et en donnant trois coups de pilon : 

— Sur la tête d^ chien de roumi ! 

Le nègre clame en mimant le geste d'écraser : 

— Allons I frappons l 
Et tous : 

— Sur. la tête du chien de youte I 

Et c'est ainsi que s'élève la ville européenne 
dans le quartier neuf de Tunis I 



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TUNIS. 153 

Ce quartier neuf! Quand on songe qu'il est 
entièrement construit sur des vases peu à peu 
solidifiées, construit sur une matière innomable, 
faite de toutes les matières immondes que rejette 
une ville, on se demande comment la population 
n'est pas décimée par toutes les maladies imagi- 
nables, toutes les fièvres, toutes les épidémies. 
Et, en regardant le lac, que les mômes écoule- 
ments urbains envahissent et comblent peu à 
peu, le lac, dépotoir nauséabond, dont les éma- 
nations sont telles que, par les nuits chaudes, on 
a le cœur soulevé de dégoût, on ne comprend 
même pas que la ville ancienne, accroupie près 
de ce cloaque, subsiste encore. 

On songe aux fiévreux aperçus dans certains 
villages de Sicile, de Corse ou d'Italie, à la po- 
pulation difforme, monstrueuse, ventrue et 
tremblante, empoisonnée par des ruisseaux clairs 
et de beaux étangs limpides, et on demeure 
convaincu que Tunis doit être un foyer d'infec- 
tions pestilentielles. 

Eh bien, non! Tunis est une ville saine, très 
saine I L'air infect qu'on y respire est vivifiant 
et calmant, le plus apaisant, le plus doux aux 
nerfs surexcités que j'aie jamais respiré. Après 
le département des Landes, le plus sain de France, 



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154 LA VIE ERRANTE. 

Tunis est l'endroit où sévissent le moins toutes 
les maladies ordinaires de nos pays. 

Cela paraît invraisemblable, mais cela est. 
médecins modernes, oracles grotesques, profes- 
seurs d'hygiène, qui envoyez vos malades respirer 
l'air pur des sommets ou l'air vivifié par la ver- 
dure des grands bois, venez voir ces fumiers qui 
baignent Tunis; regardez ensuite cette terre 
que pas un arbre n'abrite et ne rafraîchit de 
son ombre; demeurez un an dans ce pays, plaine 
basse et torride sous le soleil d'été, marécage 
immense sous les pluies d'hiver, puis entrez dans 
les hôpitaux. II3 sont vides! 

Questionnez les statistiques, vous apprendrez 
qu'on y meurt de ce qu'on appelle, peut-être à 
tort, sa belle mort beaucoup plus souvent que 
de vos maladies. Alors vous vous demanderez peut- 
être si ce n'est pas la science moderne qui nous 
empoisonne avec ses progrès; si les égouts dans 
nos caves et les fosses voisinant avec notre vin 
et notre eau ne sont pas des distillateurs de mort 
à domicile, des foyers et des propagateurs d'épi- 
démies plus actifs que les ruisselets d'immondices 
qui se promènent en plein soleil autour de Tunis ; 
vous reconnaîtrez que l'air pur des montagnes 
est moins calmant que le souffle bacillifère des 



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TUNIS. 155 

fumiers de ville ici et que Thumidité des forêts 
est plus redoutable à la santé et plus engen- 
dreuse de fièvres que rhumidité des marais pu- 
tréfiés à cent lieues du plus petit bois. 

£n réalité, la salubrité indiscutable de Tunis 
est stupéfiante et ne peut être attribuée qu'à la 
pureté parfaite de l'eau qu'on boit dans cette 
ville, ce qui donne absolument raison aux théo- 
ries les plus modernes sur le mode de propaga- 
tion des germes morbides. 

L'eau du Zagh'ouàn, en effet, captée sous terre 
à quatre-vingts kilomètres environ de Tunis, 
parvient dans les maisons, sans avoir eu avec 
l'air le moindre contact et sans avoir pu recueil- 
lir, par conséquent, aucune graine de contagion. 

L'étonnement qu'éveillait en moi l'aflarmation 
de cette salubrité me fit chercher les moyens de 
visiter un hôpital, et le médecin maure qui 
dirige le plus important de Tunis voulut bien me 
faire pénétrer dans le sien. 

Or, dès que fut ouverte la grande porte don- 
nant sur une vaste cour arabe, dominée par une 
galerie à colonnes qu'abrite une terrasse, ma 
surprise et mon émotion furent tels que je ne 
songeai plus guère à ce qui m'avait fait entrer là. 

Autour de moi, sur les quatre côtés de la cour, 



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156 LA VIE ERRANTS. 

d'étroites cellules, grillées comme des cachots, 
enfermaient des hommes qui se levèrent en nous 
voyant et vinrent coller entre les barreaux de 
fer des faces creuses et livides. Puis un d'eux, 
passant sa main et l'agitant hors de cette cage, 
cria quelque injure. Alors les autres, sautillant 
soudain comme les bêtes des ménageries, se 
mirent à vociférer, tandis que, sur la galerie du 
premier étage, un Arabe à grande barbe, coiffé 
d'un épais turban, le cou cerclé de colliers de 
cuivre, laissait pendre avec nonchalance sur la 
balustrade un bras couvert de bracelets et des 
doigts chargés de bagues. Il souriait en écoutant 
ce bruit. C'est un fou, libre et tranquille, qui se 
croit le roi des rois et qui règne paisiblement sur 
les foux furieux enfermés en bas. 

Je voulus passer en revue ces déments effrayants 
et admirables en leur costume oriental, plus cu- 
rieux et moins émouvants peut-être, à force 
d'être étranges, que nos pauvres fous d'Eu- 
rope. 

Dans la cellule du premier, on me permit de 
pénétrer. Comme la plupart de ses compagnons, 
c'est le haschich ou plutôt le kif qui l'a mis en 
cet état. Il est tout jeune, fort pâle, fort maigre, 
et me parle en me regardant avec des yeux fixes, 



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TUNIS. 157 

troubles, énormes. Que dit-il? Il me demande une 
pipe pour fumer et me raconte que son père 
l'attend. 

De temps en temps, il se soulève, laissant voir 
sous sa gebba et son burnous des jambes grêles 
d'araignée humaine; et le nègre, son gardien, un 
géant luisant aux yeux bla*cs, le rejette chaque 
fois sur sa natte d'une seule pesée sur l'épaule, 
qui semble écraser le faible halluciné. 

Son voisin est une sorte de monstre jaune et 
grimaçant, un Espagnol de Ribera, accroupi et 
cramponné aux barreaux et qui demande aussi 
du tabac ou du kif, avec un rire continu qui a 
l'air d'une menace. 

Ils sont deux dans la case suivante : encore un 
fumeur de chanvre, qui nous accueille avec des 
gestes frénétiques, grand Arabe aux membres vi- 
goureux, tandis que, assis sur ses talons, son voi- 
sin, immobile, fixe sur nous des yeux transparents 
de chat sauvage. Il est d'une beauté rare cet 
homme, dont la barbe noire, courte et frisée, 
rend le teint livide et superbe. Le nez est fin, la 
figure longue, élégante, d'une distinction parfaite 
C'est unMozabite, devenu fou après avoir trouvé 
mort son jeune fils, qu'il cherchait depuis deux 
jours. 



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158 LA VIE ERRANTE. 

Puis en voici un vieux qui rit et nous crie, en 
dansant comme un ours : 

— Fous, fous, nous sommes tous fous, moi, 
toi, le médecin, le gardien, le bey, tous, tous 
fous! 

C'est en arabe qu'il hurle cela ; mais on com- 
prend, tant sa mimiqiH est effroyable, tant l'aflar- 
mation de son doigt tendu vers nous est irrésis- 
tible. Il nous désigne l'un après l'autre, et rit, 
car il est sûr que nous sommes fous, lui, ce fou, 
et il répète : 

— Oui, oui, toi, toi, toi, tu es foui 

Et on croit sentir pénétrer en son âme un 
souffle de déraison, une émanation contagieuse 
et terrifiante de ce dément malfaisant. 

Et on s'en va, et on lève les yeux vers le grand 
carré bleu du ciel qui plane sur ce trou de dam- 
nés. Alors apparaît, souriant toujours, calme et 
beau comme un roi mage, le seigneur de tous ces 
fous, l'Arabe à longue barbe, penché sur la gale- 
rie, et qui laisse briller au soleil les mille objets 
de cuivre, de fer et de bronze, clefs, anneaux et 
pointes, dont il pare avec orgueil sa royauté ima- 
ginaire. 

Depuis quinze ans, il est ici, ce sage, errant à 
pas lents, d'une allure majestueuse et calme, si 



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TUNIS. Iâ9 



majestueuse, en effet, qu'on le salue avec respect. 
Il répond, d'une voix de souverain, quelques 
mots qui signifient : « Soyez les bienvenus; je 
suis heureux de vous voir. » Puis il cesse de nous 
regarder. 

Depuis quinze ans, cet homme ne s'€st point 
couché. Il dort assis sur une marche, au milieu 
de l'escalier de pierre de l'hôpital. On ne l'a ja- 
mais vu s'étendre. 

Que m'importent, à présent, les autres malades, 
si peu nombreux, d'ailleurs, qu'on les compte 
dans les grandes salles blanches, d'où l'on voit par 
les fenêtres s'étaler la ville éclatante, sur qui 
semblent bouillonner les dômes des koubbas et 
des mosquées. 

Je m'en vais troublé d'une émotion confuse, 
plein de pitié, peut-être d'envie, pour quelques- 
uns de ces hallucinés, qui continuent dans cette 
prison, ignorée d'eux, le rêve trouvé, un jour, 
au fond de la petite pipe bourrée de quelques 
feuilles jaunes. 

Le soir de ce même jour un fonctionnaire 
français, armé d'un pouvoir spécial, m'oflTrit de 
me faire pénétrer dans quelques mauvais lieux de 
plaisir arabes, ce qui est fort difiScile aux étran- 
gers. 



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160 LA VIE ERRANTE. 

Nous dûmes d'ailleurs être accompagnés par un 
agent de la police beylicale, sans quoi aucune 
porte, même celle des plus vils bouges indigènes, 
ne se serait ouverte devant nous. 

La ville arabe d'Alger est pleine d'agitation 
nocturne. Dès que le soir vient, Tunis est mort. 
Les petites rues étroites, tortueuses, inégales, 
semblent des couloirs d'une cité abandonnée, 
dont on a oublié d'éteindre le gaz, par places. 

Nous voici très loin, dans ce labyrinthe dà 
murs blancs; et on nous fit entrer chez des 
juives qui dansaient la « danse du ventre n. Cette 
danse est laide, disgracieuse, curieuse seulement 
pour les amateurs par la maestria de Partiste. 
Trois sœurs, trois filles très parées, faisaient leurs 
contorsions impures, sous l'œil bienveillant de 
leur mère, une énorme petite boule de graisse 
vivante coiffée d'un cornet de papier doré et 
mendiant pour les frais généraux de la maison, 
après chaque crise de trépidation des ventres de 
ses enfants. Autour du salon trois portes entre- 
bâillées montraient les couches basses de trois 
chambres. J'ouvris une quatrième porte et je vis, 
dans un lit, une femme couchée qui me parut 
belle. On se précipita sur moi, mère, danseuses, 
deux domestiques nègres et un homme inaperçu 



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TUNIS. 161 

qui regardait, derrière un rideau, s'agiter pour 
nous le flanc de ses sœurs. J'allais entrer dans la 
chambre de sa femme légitime qui était enceinte, 
de la belle-fille, de la belle-sœur des drôlesses 
qui tentaient, mais en vain, de nous mêler, ne 
fût-ce qu'un soir, à la famille. Pour me faire par- 
donner cette défense d'entrer, on me montra le 
premier enfant de cette dame, une petite fille de 
trois ou quatre ans, qui esquissait déjà la « danse 
du ventre ». 

Je m'en allai fort dégoûté. 

Avec des précautions infinies on me fit péné- 
trer ensuite dans le logis de grandes courtisanes 
arabes. Il fallut veiller au bout des rues, parle- 
menter, menacer, car si les indigènes savaient 
que le roumi est entré chez elles, elles seraient 
abandonnées, honnies, ruinées. Je vis là de 
grosses filles brunes, médiocrement belles, en 
des taudis pleins d'armoires à glace. 

Nous songions à regagner l'hôtel quand l'agent 
de police indigène nous proposa de nous conduire 
tout simplement dans un bouge, dans un lieu 
d'amour dont il ferait ouvrir la porte d'autorité.» 

Et nous voici encore le suivant à tâtons dans 
des ruelles noires inoubliables, allumant des allu- 
mettes pour ne pas tomber, trébuchant tout de 

11 



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162 LA VIE ERRANTE. 

même en des trous, heurtant les maisons de la 
main et de l'épaule et entendant parfois des voix, 
des bruits de musique, des rumeurs de fête sau- 
vage sortir des murs, étouffés, comme lointains, 
effrayants d'assourdissement et de mystère. Nous 
sommes en plein dans le quartier de la débauche. 

Devant une porte on s'arrête ; nous nous dis- 
simulons à droite et à gauche tandis que l'agent 
frappe à coups de poing en criant une phrase 
arabe, un ordre. 

Une voix, faible, une voix de vieille répond 
derrière la planche ; et nous percevons mainte- 
nant des sons d'instruments et des chants criards 
de femmes arabes dans les profondeurs de ce 
repaire. 

On ne veut pas ouvrir. L'agent se fâche, et de 
sa gorge sortent des paroles précipitées, rauques 
et violentes. A la fin, la porte s'entre-bâille, 
l'homme la pousse, entre comme en une ville 
conquise, et d'un beau geste vainqueur semble 
nous dire : « Suivez-moi. » 

Nous le suivons, en descendant trois marches 
qui nous mènent en une pièce basse, où dorment, 
le long des murs, sur des tapis, quatre enfants 
arabes, les petits de la maison. Une vieille, une 
de ces vieilles indigènes qui sont des paquets de 



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TUNIS. 163 



loques jaunes nouées autour de quelque chose 
qui remue, et d'où sort une tête invraisemblable 
et tatouée de sorcière, essaye encore de nous em- 
pêcher d'avancer. Mais la porte est refermée, nous 
entrons dans une première salle où quelques 
hommes sont debout qui n'ont pu pénétrer dans 
la seconde dont ils obstruent l'ouverture en écou- 
tant d'un air recueilli l'étrange et aigre musique 
qu'on fait là dedans. L'agent pénètre le premier, 
fait écarter les habitués et nous atteignons une 
chambre étroite, allongée, où des tas d'Arabes 
sont accroupis sur des planches, le long des deux 
murs blancs, jusqu'au fond. 

Là, sur un grand lit français qui tient toute la 
largeur de la pièce, une pyramide d'autres Arabes 
s'étage, invraisemblablement empilés et mêlés, 
un amas de burnous d'où émergent cinq têtes à 
turban. 

Devant eux, au pied du lit, sur une banquette 
nous faisant face, derrière un guéridon d'acajou 
chargé de verres, de bouteilles de bière, de tasses 
à café et de petites cuillers d'étain, quatre femmes 
assises chantent une interminable et traînante 
mélodie du Sud, que quelques musiciens juifs 
accompagnent sur des instruments. 

Elles sont parées comme pour une féerie, 



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164 LA VIE ERRANTE. 

comme les princesses des Mille et une Nuits, et 
une d'elles, âgée de quinze ans environ, est d'une 
beauté si surprenante, si parfaite, si rare, qu'elle 
illumine ce lieu bizarre, en fait quelque chose 
d'imprévu, de symbolique et d'inoubliable. 

Les cheveux sont retenus par une écharpe d'or 
qui coupe le front d'une tempe à l'autre. Sous 
cette barre droite et métallique s'ouvrent deux 
yeux énormes, au regard fixe, insensible, introu- 
vable, deux yeux longs, noirs, éloignés, que sé- 
pare un nez d'idole tombant sur une petite bouche 
d'enfant, qui s'ouvre pour chanter et semble seule 
vivre en ce visage. C'est une figure sans nuances, 
d'une régularité imprévue, primfitive et superbe, 
faite de lignes «i simples qu'elles semblent les 
formes naturelles et uniques de ce visage hu- 
main. 

En toute figure rencontrée, on pourrait, semble- 
t-il, remplacer un trait, un détail, par quelque 
chose pris sur une autre personne. Dans cette 
tête de jeune Arabe on ne pourrait rien changer, 
tant ce dessin en est typique et parfait. Ce front 
uni, ce nez, ces joues d'un modelé imperceptible 
qui vient mourir à la fine pointe du menton, en 
encadrant, dans un ovale irréprochable de chair 
un peu brune> les seuls yeux, le seul nez et la 



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TUNIS. 165 

seule bouche qui puissent être là, sont l'idéal 
d'une conception de beauté absolue dont notre 
regard est ravi, mais dont notre rêve seul peut ne 
se pas sentir entièrement satisfait. A côté d'elle, 
une autre fillette, charmante aussi, point excep- 
tionnelle, une de ces faces blanches, douces, dont 
la chair a l'air d'une pâte faite avec du lait. En- 
cadrant ces deux étoiles, deux autres femmes 
sont assises, au type bestial, à la tête courte, aux 
pommettes saillantes, deux prostituées nomades, 
de ces êtres perdus que les tribus sèment en 
route, ramassent et reperdent, puis laissent un 
jour à la traîne de quelque troupe de spahis qui 
les emmène en ville. 

Elles chantent en tapant sur la darbouka avec 
leurs mains rougies par le henné, et les musiciens 
juifs les accompagnent sur de petites guitares, 
des tambourins et des flûtes aiguës. 

Tout le monde écoute, sans parler, sans jamais 
rire, avec une gravité* auguste. 

Où sommes-nous? Dans le temple de quelque 
religion barbare, ou dans une maison publique? 

Dans une maison publique? Oui, nous sommes 
dans une maison publique, et rien au monde ne 
m'a donné une sensation plus imprévue, plus 
fraîche, plus colorée que l'entrée dans cette 



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1C6 LA VIE ERRANTE. 

longue pièce basse, où ces filles, parées, dirait-on, 
pour un culte sacré, attendent le caprice d'un 
de ces hommes graves qui semblent murmurer le 
€oran jusqu'au milieu des débauches. 

On m'en montre un, assis devant sa minus- 
cule tasse de café, les yeux levés, plein de recueil- 
lement. C'est lui qui a retenu l'idole ; et presque 
tous les autres sont des invités. Il leur offre des 
rafraîchissements et de la musique, et la vue de 
cette belle fille jusqu'à l'heure où il les priera de 
rentrer chacun chez soi. Et ils s'en iront en le 
saluant avec des gestes majestueux. Il est beau, 
cet homme de goût, jeune, grand, avec une peau 
transparente d'Arabe des villes que rend plus 
claire la barbe noire, luisante, soyeuse et un 
peu rare sur les joues. 

La musique cesse, nous applaudissons. On nous 
imite. Nous sommes assis sur des escabeaux, au 
milieu d'une pile d'hommes. Soudain une longue 
main noire me frappe sur l'épaule et une voix, 
une de ces voix étranges des indigènes essayant 
de parler français, me dit : 

— Moi, pas d'ici, Français comme toi. 

Je me retourne et je vois un géant en burnous, 
un des Arabes les plus hauts, les plus maigres, 
les plus osseux que j'aie jamais rencontrés. 



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TUNIS. 167 



— D'où es-tu donc? lui dis-je stupéfait. 

— D'Algérie I 

— Ah! je parie que tu es Kabyle? 

— Oui, Moussi. 

Il riait, enchanté que j'eusse deviné son ori- 
gine, et me montrant son camarade : 

— Lui aussi. 

— Ah! bon. 

C'était pendant une sorte d'entr'acte. 

Les femmes, à qui personne ne parlait, ne re- 
muaient pas plus que des statues, et je me mis 
à causer avec mes deux voisins d'Algérie, grâce 
au secours de l'agent de police indigène. 

J'appris qu'ils étaient bergers, propriétaires aux 
environs de Bougie, et qu'ils portaient dans les 
replis de leurs burnous des flûtes de leur pays 
dont ils jouaient le soir, pour se distraire. Ils 
avaient envie sans doute qu'on admirât leur ta- 
lent et ils me montrèrent deux minces roseaux 
percés de trous, deux vrais roseaux coupés par 
eux au bord d'une rivière. 

Je priai qu'on les laissât jouer, et tout le monde 
aussitôt se tut avec une politesse parfaite. 

Ah ! la surprenante et délicieuse sensation qui 
se glissa dans mon cœur avec les premières notes 
si légères, si bizarres, si inconnues, si imprévues, 



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168 LA VIE ERRANTE. 

des deux petites voix de ces deux petits tubes 
poussés dans Peau. C'était fin, doux, haché, sau- 
tillant : des sons qui volaient, qui voletaient l'un 
après l'autre sans se rejoindre, sans se trouver, 
sans s'unir jamais; un chant qui s'évanouissait 
toujours, qui recommençait toujours, qui passait, 
qui flottait autour de nous, comme un souffle de 
l'âme des feuilles, de l'âme des bois, de l'âme des 
ruisseaux, de l'âme du vent, entré avec ces deux 
grands bergers des montagnes kabyles dans cette 
maison publique d'un faubourg de Tunis. 



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VERS RAIROUAN 



11 décembre. 

Nous quittons Tunis par une belle route qui 
longe d'abord un coteau, suit un instant le lac, 
puis traverse une pUine. L'horizon large, fermé 
par des montagnes aux crêtes vaporeuses, est 
nu, tout nu, taché seulement de place en place 
par des villages blancs, où l'on aperçoit de loin, 
dominant la masse indistincte des maisons, les 
minarets pointus et les petits dômes des koubbas. 
Sur toute cette terre fanatique, nous les re- 
trouvons sans cesse, ces petits dômes éclatants 
des koubbas, soit dans les plaines fertiles d'Al- 
gérie ou de Tunisie, soit comme un phare sur le 
dos arrondi des montagnes, soit au fond des 
forêts de cèdres t)u de - pins, soit au bord des 



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170 LA VIE ERRANTE. 

ravins profonds dans les fourrés de leutisques et 
de chênes-liège, soit dans le désert jaune entre 
deux dattiers qui se penchent au-dessus, l'un à 
droite, l'autre à gauche, et laissent tomber sur 
la coupole de lait l'ombre légère et fine de leurs 
palmes. 

Ils contiennent, comme une semence sacrée, 
les os des marabouts qui fécondent le sol illi- 
mité de l'Islam, y font germer, de Tanger à 
Tombouctou, du Caire à la Mecque, de Tunis à 
Constantinople, de Kharthoum à Java, la plus 
puissante, la plus mystérieusement dominatrice 
des religions qui ait dompté la conscience hu- 
maine. 

Petits, ronds, isolés, et si blancs qu'ils jettent 
une clarté, ils ont bien l'air d'une graine divine 
jetée à poignée sur le monde par ce grand semeur 
de foi, Mohammed, frère d'Aïssa et de Moïse. 

Pendant longtemps, nous allons, au grand trot 
des quatre chevaux attelés de front, par des 
plaines sans fin, plantées de vignes ou ensemen- 
cées de céréales qui commencent à sortir de 
terre. 

Puis soudain la route, la belle route établie 
par les ponts et chaussées depuis le protectorat 
français, s'arrête net. Un pont a cédé aux der- 



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VERS KAIROUAN. 171 

nières pluies, un pont trop petit, qui n'a pu 
laisser passer la masse d'eau venue de la mon- 
tagne. Nous descendons à grand'peine dans le 
ravin, et la voiture, remontée de l'autre côté, 
reprend la belle route, une des principales artères 
de la Tunisie, comme on dit dans le langage 
officiel. Pendant quelques kilomètres, nous pou- 
vons trotter encore, jusqu'à ce qu'on rencontre 
un autre petit pont qui a cédé également sous 
la pression des eaux. Puis, un peu plus loin, 
c'est au contraire le pont qui est resté, tout seul, 
indestructible, comme un minuscule arc de 
triomphe, tandis que la route, emportée des 
deux côtés, forme deux abîmes autour de cette 
ruine toute neuve. 

Vers midi, nous apercevons devant nous une 
construction singulière. C'est, au bord de la 
route presque disparue déjà, un large pâté d'ha- 
bitations soudées ensemble, à peine plus hautes 
que la taille d'un homme, abritées sous une suite 
continue de voûtes dont les unes, un peu plus 
élevées, dominent et donnent à ce singulier vil- 
lage l'aspect d'une agglomération de tombeaux. 
Là-dessus courent, hérissés, des chiens blancs 
qui aboient contre nous. 

Ce hameau s'appelle Gorombalia et fut fondé 



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172 LA VIE ERRANTE. 

par un chef andalou mahométan, Mohammed 
Gorombali, chassé d'Espagne par Isabelle la 
Catholique. 

Nous déjeunons en ce lieu, puis nous repartons. 
Partout, au loin, avec la lunette-jumelle, on aper- 
çoit des ruines romaines. D'abord Vico Aureliano, 
puis Siago, plus important, où restent des con- 
structions byzantines et arabes. Mais voilà que 
la belle route, la principale artère de la Tunisie, 
n'est plus qu'une ornière affreuse. Partout l'eau 
des pluies l'a trouée, minée, dévorée. Tantôt les 
ponts écroulés ne montrent plus qu'une masse de 
pierres dans un ravin, tantôt ils demeurent 
intacts, tandis que l'eau, les dédaignant, s'est 
frayé ailleurs une voie, ouvrant à travers le 
talus des ponts et chaussées des tranchées larges 
de 50 mètres. 

Pourquoi donc ces dégâts, ces ruines? Un 
enfant, du premier coup d'œil, le saurait. Tous 
les ponceaux, trop étroits d'ailleurs, sont au- 
dessous du niveau des eaux dès qu'arrivent les 
pluies. Les uns donc, recouverts par le torrent, 
obstrués par les branches qu'il traîne, sont ren- 
versés, tandis que le courant capricieux refusant 
de se canaliser sous les suivants, qui ne sonc 
point sur son cours ordinaire, reprend le che- 



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VERS KAÏROUAN. 173 

min des autres années, en dépit des ingénieurs. 
Cette route de Tunis à Kairouan est stupéfiante 
à voir. Loin d'aider au passage des gens et des 
voitures, elle le rend impossible, crée des dan- 
gers sans nombre. On a détruit le vieux chemin 
arabe qui était bon, et on Ta remplacé par une 
série de fondrières, d'arches démolies, d'ornières 
et de trous. Tout est à refaire avant d'avoir été 
fini. On recommence à chaque pluie les travaux, 
sans vouloir avouer, sans consentir à comprendre 
qu'il faudra toujours recommencer ce chapelet 
de ponts croulants. Celui d'Enfidaville a été re- 
construit deux fois. Il vient encore d'être em- 
porté. Celui d'Oued-el-Hammam est détruit pour 
la quatrième fois. Ce sont des ponts nageurs, 
des ponts plongeurs, des ponts culbuteurs. Seuls, 
les vieux ponts arabes résistent à tout. 

On commence par se fâcher, car la voiture 
doit descendre en des ravins presque infran- 
chissables où dix fois par heure on croit verser, 
puis on finit par en rire, comme d'une in- 
croyable cocasserie. Pour éviter ces ponts redou- 
tables, il faut faire d'immenses détours, aller au 
nord, revenir au sud, tourner à l'est, repasser à 
Touest. Les pauvres indigènes ont dû, à coups de 
pioche, à coups de hache, à coups de serpe, se 



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174 LA VIE ERRANTE. 

frayer un passage nouveau à travers le maquis de 
chênes verts, de thuyas, de lentisques, de 
bruyères et de pins d'Alep, l'ancien passage étant 
détruit par nous. 

Bientôt les arbustes disparaissent, et nous ne 
voyons plus qu'une étendue onduleuse, cre- 
vassée par les ravines, où, de place en place, 
apparaissent, soit les os clairs d'une carcasse 
aux côtes soulevées, soit une charogne à moitié 
dévorée par les oiseaux de proie et les chiens. 
Pendant quinze mois, il n'est point tombé une 
goutte d'eau sur cette terre, et la moitié des 
bêtes y sont mortes de faim. Leurs cadavres 
restent semés partout, empoisonnent le vent, et 
donnent à ces plaines l'aspect d'un pays stérile, 
rongé par le soleil et ravagé par la peste. Seuls, 
les chiens sont gras, nourris de cette viande en 
putréfaction. Souvent, on en aperçoit deux ou 
trois acharnés sur la même pourriture. Les 
pattes raides, ils tirent sur la longue jambe d'un 
chameau ou sur la courte patte d'un bourriquet, 
ils dépècent le poitrail d'un cheval ou fouillent 
le ventre d'une vache. Et on en découvre au 
loin qui errent, en quête de charognes, le nez 
dans la brise, le poil épais, tendant leur museau 
pointu. 



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VERS KAIROUAN. 175 

Et il est bizarre de songer que ce sol calciné 
depuis deux ans par un soleil implacable, noyé 
depuis un mois sous des pluies de déluge, sera, 
vers mars et avril, une prairie illimitée, avec 
des herbes montant aux épaules d'un homme, et 
d'innombrables fleurs comme nous n'en voyons 
guère en nos jardins. Chaque année, quand il 
pleut, la Tunisie entière passe, à quelques mois 
de distance, par la plus affreuse aridité et par 
la plus fougueuse fécondité. De Sahara sans un 
brin d'herbe elle devient tout à coup, presque 
en quelques jours, comme par un miracle, une 
Normandie follement verte, une Normandie ivre 
de chaleur, jetant en ces moissons de telles 
poussées de sève qu'elles sortent de terre, gran- 
dissent, jaunissent et mûrissent à vue d'œil. 

Elle est cultivée, de place en place, d'une façoii 
très singulière, par les Arabes. 

Ils habitent, soit les villages clairs aperçus au 
loin, soit les gourbis, huttes de branchages, soit 
les tentes brunes et pointues cachées, comme 
d'énormes champignons, derrière des broussailles 
sèches ou des bois de cactus. Quand la dernière 
moisson a été abondante, ils se décident de bonne 
heure à préparer les labours; mais, quand la sé- 
cheresse les a presque affamés, ils attendent en 



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176 LA VIE ERRANTE. 

général les premières pluies pour risquer leurs 
derniers grains ou pour emprunter au gouverne- 
ment la semence qu'il leur prête assez facilement. 
Or, dès que les lourdes ondées d'automne ont 
détrempé la contrée, ils vont trouver tantôt le 
caïd qui . détient le territoire fertile, tantôt le 
nouveau propriétaire européen qui loue souvent 
plus cher, mais ne les vole pas, et leur rend dans 
leurs contestations une justice plus stricte, qui 
n'est point vénale, et ils désignent les terres choi- 
sies par eux, en marquent les limites, les pren- 
nent à bail pour une seule saison, puis se mettent 
à les cultiver. 

Alors on voit un étonnant spectacle I Chaque 
fois que, quittant les régions pierreuses et arides, 
on arrive aux parties fécondes, apparaissent au 
loin les invraisemblables silhouettes des chameaux 
laboureurs attelés aux charrues. La haute bête 
fantastique traîne, de son pas lent, le maigre in- 
strument de bois que pousse l'Arabe, vêtu d'une 
sorte de chemise. Bientôt ces groupes surpre- 
nants se multiplient, car on approche d'un centre 
recherché. Ils vont, viennent, se croisent par 
toute la plaine, y promenant l'inexprimable profil 
de l'animal, de l'instrument et de l'homme, qui 
semblent soudés ensemble, ne faire qu'un 



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VERS KAIROUAN. 177 

seul être apocalyptique et solennellement drôte. 

Le chameau est remplacé de temps en temps 
par des vaches, par des ânes, quelquefois même 
par des fçmmes. J'en ai vu une accouplée avec un 
bourriquet et tirant autant que la bête, tandis que 
le mari poussait et excitait ce lamentable atte- 
lage. 

' Le sillon de l'Arabe n'est point ce beau sillon 
profond et droit du laboureur européen, mais 
une sorte de feston qui se promène capricieuse- 
ment à fleur de terre autour des touffes de juju- 
biers. Jamais ce nonchalant cultivateur ne s'arrête 
ou ne se baisse pour arracher une plante parasite 
poussée devant lui. Il l'évite par un détour, la 
respecte, l'enferme comme si elle était précieuse, 
comme si elle était sacrée, dans les circuits tor- 
tueux de son labour. Ses champs sont donc pleins 
de touffes d'arbrisseaux, dont quelques-unes si 
petites qu'un simple effort de la main les pourrait 
extirper. La vue seule de cette culture mixte de 
broussailles et de céréales finit par tant énerver 
l'œil qu'on a envie de prendre une pioche et de 
défricher les terres où circulent, à travers les 
jujubiers sauvages, ces triades fantastiques de 
chameaux, de charrues et d'Arabes. 

On retrouve bien, dans cette indifférence tran- 

12 



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178 LA VIE ERRANTi:. 

quille, dans ce respect pour la plante poussée 
sur la terre de Dieu, l'âme fataliste deTOriental. 
Si elle a grandi là, cette plante, c'est que le 
Maître l'a voulu, sans doute. Pourquoi défaire 
son œuvre et la détruire? Ne vaut-il pas mieux 
se détourner et l'éviter? Si elle croît jusqu'à cou- 
vrir le champ entier, n'y a-t-il point d'autres 
terres plus loin? Pourquoi prendre cette peine, 
faire un geste, un effort de plus, augmenter d'une 
fatigue, si légère soit-elle, la besogne indispen- 
sable? 

Chez nous, le paysan, rageur, jaloux de la terre 
plus que de sa femme, se jetterait, la pioche aux 
mains, sur l'ennemi poussé chez lui et, sans repos 
jusqu'à ce qu'il l'eût vaincu, il frapperait, avec 
de grands gestes de bûcheron, la racine tenace 
enfoncée au sol. 

Ici, que leur importe? Jamais non plus ils n'en- 
lèvent la pierre rencontrée ; ils la contournent 
aussi. En une heure, certains champs pourraient 
être débarrassés, par un seul homme, des rochers 
mobiles qui forcent le soc de charrue à des ondu- 
lations sans nombre. Ils ne le seront jamais. La 
pierre est là, qu'elle y reste. N'est-ce pas la vo- 
lonté de Dieu? 

Quand les nomades ont ensemencé le territoire 



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VERS KAIROUAN. î79 



choisi par eux, ils s'en vont, cherchant ailleurs 
des pâturages pour leurs troupeaux et laissant 
une seule famille à la garde des récoltes. 

Nous sommes à présent dans un immense do- 
maine de 140,000 hectares, qu'on nomme TEnfida, 
et qui appartient à des Français. L'achat de cette 
propriété démesurée, vendue parle général Khei- 
red-Din, ex-ministre du bey, a été une des causes 
déterminantes de l'influence française en Tunisie. 

Les circonstances, qui oiàt accompagné cet' 
achat sont amusantes et caractéristiques. Quand 
les capitalistes français et le général se furent mis 
d'accord sur le prix, on se rendit chez le cadipour 
rédiger l'acte; mais la loi tunisienne contient 
une disposition spéciale qui permet aux voisins 
limitrophes d'une propriété vendue de réclamer 
la préférence à prix égal. 

Chez nous, par prix égal, on entendrait expri- 
mer une somme égale en n'importe quelles espèces 
ayant cours ; mais le code oriental, qui laisse 
toujours ouverte une porte pour les chicanes, 
prétend que le prix sera payé par le voisin ré- 
clamant en monnaies identiquement pareilles : 
même nombre de titres de même nature, de billets 
de banque de même valeur, de pièces d'or, d'ar- 
gent ou de cuivre. Enfin, afin de rendre, eh 



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180 LA VIE KRRANTE. 

certains cas, insoluble cette difficulté, il permet 
au cadi d'autoriser le premier acheteur à ajouter 
aux sommes stipulées une poignée de menues pié- 
cettes indéterminées, par conséquent inconnues, 
ce qui met les voisins limitrophes dans Pimpossi- 
bilité absolue de fournir une somme strictement 
et matériellement semblable. 

Devant l'opposition d'un Israélite, M. Lévy, 
voisin de l'Enfida, les Français demandèrent au 
cadi l'autorisation d'ajouter au prix convenu cette 
poignée de menues monnaies. L'autorisation leur 
fut refusée. 

Mais le code musulman est fécond en moyens, 
et un autre se présenta. Ce fut d'acheter cet 
énorme bloc déterres de d/tO,000 hectares, moins 
un ruban d'un mètre, sur tout le contour. Dès 
lors, il n'y avait plus contact avec aucun voisin; 
et la société franco-africaine demeura, malgré 
tous les efforts de ses ennemis et du ministère 
beylical, propriétaire de l'Enfida. 

Elle y a fait faire de grands travaux dans toutes 
les parties fertiles, a planté des vignes, des arbres, 
fondé des villages et divisé les terres par portions 
régulières de i^ hectares chacune^ afin que les 
Arabes eussent toute facilité pour choisir et in- 
diquer leur choix sans erreur possible. 



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yERS KAIROUAN. 181 

Pendant deux jours, nous allons traverser cette 
province tunisienne avant d'en atteindre l'autre 
extrémité. Depuis quelque temps, la route, une 
simple piste à travers les touffes de jujubiers, 
était devenue meilleure, et l'espoir d'arriver 
avant la nuit à Bou-Ficha, où nous devions cou- 
cher, nous réjouissait, quand nous, aperçûmes 
une armée d'ouvriers de toute race occupés à 
remplacer ce chemin passable par une voie fran- 
çaise; c'est-à-dire par un chapelet de dangers, et 
nous devons reprendre le pas. Ils sont surprenants, 
ces ouvriers. Le nègre lippu, aux gros yeux blancs, 
aux dents éclatantes, pioche à côté de l'Arabe 
au fin profil, de l'Espagnol poilu, du Marocain, du 
Maure, du Maltais et du terrassier français égaré, 
on ne sait comment ni pourquoi, en ce pays; il 
y a aussi là des Grecs, des Turcs, tous les types 
de Levantins ; et on songe à ce que doit être la 
moyenne de morale, de probité et d'aménité 
de cette horde. 

Vers trois heures, nous atteignons le plus yaste 
caravansérail que. j'aie jamais vu. C'est toute 
une ville, ou plutôt un village enfermé dans une 
seule enceinte, qui contient, l'une après l'autre, 
trois cours immenses où sont parqués en de pe- 
tites cases les hommes, boulangers, savetiers. 



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182 LA VIE ERRANTE. 

marchands divers, et, sous des arcades, les bètes. 
Quelques cellules propres, avec des lits et des 
nattes, sont réservés pour les passants de distinc- 
tion. 

Sur le mur de la terrasse, deux pigeons blancs 
argentés et luisants.nous regardent avec des yeux 
rouges qui brillent comme des rubis. 

Les chevaux ont bu. Nous repartons. 

La route se rapproche un peu de la mer, dont 
nous découvrons la traînée bleuâtre à Thorizon. 
Au bout d'un cap, une ville apparaît, dont la 
ligne, droite, éblouissante sous le soleil couchant, 
semble courir sur Peau. C'est Hammamet, qui 
se nommait Put-Put sous les Romains. Au loin, 
devant nous, dans la plaine, se dresse une ruine 
ronde qui, par un effet de mirage, semble gigan- 
tesque. C'est encore un tombeau romain, haut 
seulement de 10 mètres, qu'on nomme Kars-el- 
Menara. 

Le soir vient. Sur nos têtes le ciel est resté 
bleu, mais devant nous s'étale une nué# violette, 
opaque, derrière laquelle le soleil s'enfonce. Au 
bas de cette couche de nuages s'allonge sur l'ho- 
rizon et sur la mer un mince ruban rose, tout 
droit, régulier, et qui devient, de minute en mi- 
nute, de plus en plus lumineux à mesure que 



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VERS KAIROUAN. 183 

descend vers lui l'astre Invisible. De lourds oi- 
seaux passent d'un vol lent; ce sont» je crois, 
des buses. La sensation du soir est profonde, pé- 
nètre Pâme, le cœur, le corps avec une rare 
puissance, dans cette lande sauvage qui va ainsi 
jusqu'à Kairouan, à deux jours de marche devant 
nous. Telle doit être, à l'heure du crépuscule, le 
steppe russe. Nous rencontrons trois hommes en 
burnous. De loin, je les prends pour des nègres, 
tant ils sont noirs et luisants, puis je reconnais le 
type arabe. Ce sont des gens du Souf, curieuse 
oasis presque enfouie dans les sables entre les 
Ghotts et Tougourt. La nuit bientôt s^étend sur 
nous. Les chevaux ne vont plus qu'au pas. Mais 
soudain surgit dans l'ombre un mur blanc. C'est 
l'intendance nord de l'Enfida, le bordj de Bou- 
Ficha, sorte de forteresse carrée, défendue par 
des murs sans ouvertures et par une porte de fer 
contre les surprises des Arabes. On nous attend. 
La femme de l'intendant, M"^*Moreau, nous a pré- 
paré un fort bon dîner. Nous avons fait 80 kilo- 
mètres, malgré les ponts et chaussées. 



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t«4 LA VIE ERRANTE. 



12 décembre. 

Nous partons au point du jour. L'aurore est 
rose, d'un rose intense. Comment l'exprimer? Je 
dirais saumonée si cette note était plus brillante. 
Vraiment nous manquons de mots pour faire pas- 
ser devant les yeux toutes les combinaisons des 
tons. Notre regard, le regard moderne, sait voir 
la gamme infinie des nuances. 11 distingue toutes 
les unions de couleurs entre elles, toutes les dé- 
gradations qu'elles subissent, toutes leurs modi- 
fications sous l'influence des voisinages, de la lu- 
mière, des ombres, des heures du jour. Et pour 
dire ces milliers de subtiles colorations, nous 
avons seulement quelque mots, les mots simples 
qu'employaient nos pères afin de raconter les rares 
émotions de leurs yeux naïfs. 

Regardons les étoflTes nouvelles. Combien de tons 
inexprimables entre les tons principaux l Pour les 
évoquer, on ne peut se servir que de comparai- 
sons qui sont toujours insuffisantes. 

Ce que j'ai vu, ce matin-là, en quelques mi- 
nutes, je ne saurais, avec des verbes, des noms 
et des adjectifs, le faire voir. 



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VERS KAIROUAN. 185 

Nous nous approchons encore de la mer, ou 
plutôt d'un vaste étang qui s'ouvre sur la mer. 
Avec ma lunette-jumelle, j'aperçois, dans l'eau, 
des flamants, et je quitte la voiture afin de ramper 
vers eux entre les broussailles et de les regarder 
de plus près. 

J'avance, Je les vois mieux. Les uns nagent, 
d'autres sont debout sur leurs longues échasses. 
Ce sont des tacl;ies blanches et rouges qui flottent, 
ou bien des fleurs énormes poussées sur une 
menue tige de pourpre, des fleurs groupées par 
centaines, soit sur la berge, soit dans l'eau. On 
dirait des plates-bandes de lis carminés, d'où 
sortent, comme d'une corolle, des têtes d'oiseau 
tachées de sang au bout d'un cou mince et 
recourbé. 

J'approche encore, et soudain la bande la plus 
proche me voit ou me flaire, et fuit. Un seul 
s'enlève d'abord, puis tous partent. C'est vrai- 
ment l'envolée prodigieuse d'un jardin, dont 
toutes les corbeilles l'une après l'autre s'élancent 
au ciel; et je suis longtemps, avec ma jumelle, 
les nuages roses et blancs qui s'en vont là-bas, 
vers la mer, en laissant traîner derrière eux 
toutes ces pattes sanglantes, fines comme des 
branches coupées. 



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186 LA VIE ERRANTE. 

Ce grand étang servait autrefois de refuge aux 
flottes des habitants d'Aphrodisium, pirates re- 
doutables qui s'embusquaient et se réfugiaient là . 

On aperçoit au loin les ruines de cette ville, où 
Bélisaire fit halte dans sa marche sur Carthage. 
On y trouve encore un arc de triomphe, les 
restes d'un temple de Vénus et d'une immense 
forteresse. 

Sur le seul territoire de l'Enfida, on rencontre 
ainsi les vestiges de dix-sept cités romaines. Là- 
bas, sur le rivage, est Hergla, qui fut l'opulente 
Aurea Cœlia d'Antonin, et si, au lieu d'incliner 
vers Kairouan, nous continuions en ligne droite» 
nous verrions, le soir du troisième jour de 
marche, se dresser dans une plaine absolument 
inculte l'amphithéâtre de Ed-Djem, aussi grand 
que le Colisée de Rome, débris colossal qui pou- 
vait contenir 80,000 spectateurs. 

Autour de ce géant, qui serait presque intact 
si Hamouda, bey de Tunis, ne l'avait fait ouvrir 
à coups de canon pour en déloger les Arabes 
qui refusaient de payer l'impôt, on a trouvé, de 
place en place, quelques traces d'une grande 
ville luxueuse, de vastes citernes et un immense 
chapiteau corinthien de l'art le plus pur, bloc 
unique de marbre blanc. 



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VERS KAIBOUAN. 187 

Quelle est l'histoire de cette cité, la Tusdrita 
de Pline, la Thysdrus de Ptolémée, dont le nom 
seul se trouve transcrit une ou deux fois par les 
historiens? Que lui manque-t-il pour être célèbre, 
puisqu'elle fut si grande, si peuplée et si riche? 
Presque rien, un Homère l 

Sans lui, qu'eût été Troie? qui connaîtrait 
Ithaque? 

Dans ce pays, on apprend par ses yeux ce 
qu'est l'histoire et surtout ce que fut la Bible. 
On comprend que les patriarches et tous les 
personnages légendaires, si grands dans les 
livres, si imposants dans notre imagination, 
furent de pauvres hommes qui erraient à travers 
les peuplades primitives, comme errent ces 
Arabes graves et simples, pleins encore de l'âme 
antique et vêtus du costume antique. Les pa- 
triarches ont eu seulement des poètes historiens 
pour chanter leur vie. 

Une fois au moins par jour, au pied d'un oli- 
vier, au coin d'un bois de cactus, on rencontre 
la Fuite en Egypte; et on sourit en songeant que 
les peintres galants ont fait asseoir la Vierge 
Marie sur l'âne qui fut monté sans aucun doute 
par Joseph, son époux, tandis qu'elle suivait à pas 
pesants, un peu courbée, portant sur son dos. 



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188 LA. VIE ERRANTE. 

dans un burnous gris de poussière, le petit corps, 
rond comme une boule, de Tenfant Jésus. 

Celle que nous voyons surtout, à chaque puits, 
c'est Rebecca. Elle est habillée d'une robe en 
laine bleue, superbement drapée, porte aux che- 
villes des anneaux d'argent et, sur la poitrine, un 
collier de plaques du même métal, unies par des 
chaînettes. Quelquefois, elle se cache la figure à 
notre approche; quelquefois aussi, quand elle 
est belle, elle nous montre un frais et brun vi- 
sage, qui nous regarde avec de grands yeux 
noirs. C'est bien la fille de la Bible, celle dont le 
cantique a dit : Nigra sum sed formosa, celle 
qui, soutenant une outre sur son front par les 
chemins pierreux, montrant la chair ferme et 
bronzée de ses jambes, marchant d'un pas tran- 
quille, en balançant doucement sa taille souple 
sur ses hanches, tenta les anges du ciel, comme 
elle nous tente encore, nous qui ne sommes 
point des anges. 

En Algérie et dans le Sahara algérien, toutes les 
femmes, celles des villes comme celles des tribus, 
sont vêtues de blanc. En Tunisie, au contraire, 
celles des cités sont enveloppées de la tête aux 
pieds en des voiles de mousseline noire qui en 
font d'étranges apparitions dans les rues si claires 



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VERS KAIROUAN. 189 

des petites villes du sud, et celles des campagnes 
sont habillées avec des robes gros bleu d'un gra- 
cieux et grand effet, qui leur donne une allure 
encore plus biblique. 

Nous traversons maintenant une plaine où l'on 
voit partout les traces du travail humain, car 
nous approchons du centre de PEnfida, baptisé 
Enfidaville, après s'être nommé Dar-el-Bey. 

Voici là-bas des arbres I Quel étonnement I Ils 
sont déjà hauts, bien que plantés seulement 
depuis quatre ans, et témoignent de l'étonnante 
richesse de cette terre et des résultats que peut 
donner une culture raisonnée et sérieuJfe. Puis, 
au milieu de ces arbres, apparaissent de grands 
bâtiments sur lesquels Hotte le drapeau français. 
C'est l'habitation du régisseur général et l'œuf de 
la ville future. Un village s'est déjà formé autour 
de ces constructions importantes, et un marché 
y a lieu tous les lundis, où se font de très grosses 
affaires. Les Arabes y viennent en foule de points 
très éloignés. 

Rien n'est plus intéressant que l'étude de l'or- 
ganisation de cet immense domaine où les inté- 
rêts des indigènes ont été sauvegardés avec 
autant de soin que ceux des Européens. C'est là 
un modèle de gouvernement agraire pour ces 



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lUO LA VIE ERRANTE. 

pays mêlés où des mœurs essentiellement opposées 
et diverses appellent des institutions très délica- 
tement prévoyantes. 

Après avoir déjeuné dans cette capitale de l'En- 
fida, nous partons pour visiter un très curieux 
village perché sur un roc éloigné d'environ cinq 
kilomètres. 

D'abord nous traversons des vignes, puis nous 
rentrons dans la lande, dans ces longues étendues 
de terre jaune, parsemées seulement de- touffes 
maigres de jujubiers. 

La nappe d'eau souterraine est à deux ou trois 
ou cinq mètres sous presque toutes ces plaines, 
qui pourraient devenir, avec un peu de travail, 
d'immenses champs d'oliviers. 

On y voit seulement, de place en place, de 
petits bois de cactus grands à peine comme nos 
vergers. 

Voici l'origine de ces bois : 

Il existe en Tunisie un usage fort intéressant 
appelé droit de vivi/ication du sol, qui permet à 
tout Arabe de s'emparer des terres incultes et de 
les féconder si le propriétaire n'est point présent 
pour s'y opposer. 

Donc l'Arabe, apercevant un champ qui lui 
paraît fertile, y plante, soit des oliviers, soit sur- 



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VERS KAIROUAN. 191 

tout des cactus appelés à tort par lui figuiers de 
Barbarie, et, par ce seul fait, s'assure la jouis- 
sance de la moitié de chaque récolte jusqu'à ex- 
tinction de l'arbre. L'autre moitié appartient au 
propriétaire foncier, qui n'a plus dès lors qu'à 
surveiller la vente des produits, pour toucher sa 
part régulière. 

L'Arabe envahisseur doit prendre soin de ce 
champ, l'entretenir, le 'défendre contre les vols, 
le sauvegarder de tout mal comme s'il lui appar- 
tenait en propre, et, chaque année, il met les 
fruits aux enchères pour que le partage soit 
équitable. Presque toujours, d'ailleurs, il s'en 
rend lui-même acquéreur, et paye alors au vrai 
propriétaire une sorte de fermage irrégulier et 
proportionnel à la valeur de chaque récolte. 

Ces bois de cactus ont un aspect fantastique. 
Les troncs tordus ressemblent à des corps de dra- 
gons, à des membres de monstres aux écailles 
soulevées et hérissées de pointes. Quand on en 
rencontre un le soir, au clair de lune, on croi- 
rait vraiment entrer dans un pays de cauchemars. 

Tout le pied du roc escarpé qui porte le village 
de Tac-Rouna est couvert douces hautes plantes 
diaboliques. On traverse une forêt du Dante. On 
croit qu'elles vont remuer, agiter leurs larges 



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192 LA VIE ERRANTE. 

feuilles rondes, épaisses et couvertes de longues 
aiguilles, qu'elles vont vous saisir, vous étreindre, 
vous déchirer avec ces redoutables griffes. Je ne 
sais rien de plus hallucinant que ce chaos de 
pierres énormes et de cactus qui garde le pied de 
cette montagne. 

Tout à coup, au milieu de ces rochers et de ces 
végétaux à Pair féroce, nous découvrons un puits 
entouré de femmes, qui viennent chercher de 
Peau. Les bijoux d'argent de leurs jambes et de 
leurs cous brillent au soleil. En nous apercevant, 
elles cachent leurs faces brunes sous un pli de 
rétofife bleue qui les drape, et, un bras levé sur 
leur front, nous laissent passer en cherchant* à 
nous voir. 

Le sentier est escarpé, à peine bon pour des 
mulets. Les cactus aussi ont grimpé le long du 
chemin, dans les roches. Ils semblent nous ac^ 
compagner, nous entourer, nous enfermer, nous 
suivre et nous devancer. Là-haut, tout au som- 
met de la montée, apparaît toujours le dôme 
éclatant d'une koubba. 

Voici le village : un amas de ruines, de murs 
croulants, où on ne parvient guère à distinguer 
les trous habités de ceux qui ne servent plue. 
Les pans de muraille encore debout au nord 



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VERS KAIROUAN. 193 



et à l'ouest sont tellement minés et menaçants 
que nous n'osons pas nous aventurer au milieu : 
une secousse les ferait crouler. 

La vue de là- haut est magnifique. Au sud, à 
l'est, à l'ouest, la plaine infinie que la mer baigne 
sur une longue étendue. Au nord, dés montagnes 
pelées, rouges, dentelées comme la crête des coqs. 
Tout au loin, le Djebel-Zaghouan, qui domine 
la contrée entière. 

Ce sont les dernières montagnes que nous 
apercevrons maintenant jusqu'à Kairouan. 

Ce petit village de Tac-Rouna est une espèce 
de place forte arabe, tout à fait à l'abri d'un 
coup de main. Tac, d'ailleurs, est un diminutif 
de Tackesche, qui veut dire forteresse. Une des 
principales fonctions des habitants, car on ne 
peut, en ce cas, dire « occupations, »> consiste à 
garder dans leurs silos les grains que les nomades 
leur confient après la moisson. 

Nous revenons, le soir, coucher à Enfidaville. 



13 décembre. 

Nous passons d'abord au milieu des vignes de 
la Société franco-africaine, puis nous atteignons 

13 



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194 LA VIE ERRANTE. 

des plaines démesurées où errent, par tout l'ho- 
rizon, ces apparitions inoubliables faites d'un ' 
chameau, d'une charrue et d'un Arabe. Puis le 
sol devient aride, et devant nous j'aperçois, avec 
la jumelle, un grand désert de pierres énormes, 
debout, dans tous les sens, à droite, à gauche, à 
perte de vue. En approchant, on reconnaît des 
dolmens. C'est là une nécropole de proportions 
inimaginables, car elle couvre quarante hectares ! 
Chaque tombeau est composé de quatre pierres, 
plates. Trois debout forment le fond et les deux 
côtés, une autre, posée dessus, sert de toit. Pen- 
dant longtemps, toutes les fouilles faites par le 
régisseur de l'Enfida pour découvrir des caveaux 
sous ces monuments mégalithiques sont demeu- 
rées inutiles. Il y a dix-huit mois ou deux ans, 
M. Hamy, conservateur du musée d'ethnogra- 
phie de Paris, après beaucoup de recherches, 
parvint à découvrir l'entrée de ces tombes sou- 
terraines, cachée avec beaucoup d'adresse sous 
un lit de roches épaisses. Il a trouvé dedans 
quelques ossements et des vases de terre révélant 
des sépultures berbères. D'un autre côté, M.Man- 
giavacchi, régisseur de TEnfida, a indiqué, non 
loin de là, les traces presque disparues d'une 
vaste cité berbère. Quelle pouvait être cette ville 



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VERS KAIROUAN. 195 

qui a couvert de ses morts une étendue de qua- 
rante hectares? 

Chez les Orientaux, d'ailleurs, on est frappé 
sans cesse par la place abandonnée aux ancêtres 
dans ce monde. Les cimetières sont immenses, 
innombrables. On en rencontre partout. Les 
tombes dans la ville du Caire tiennent plus de 
place que les maisons. Chez nous, au contraire, 
la terre coûte cher et les disparus ne comptent 
plus. On les empile, on les entasse Tun contre 
l'autre, l'un sur l'autre, l'un dans l'autre, en un 
petit coin, hors la ville, dans la banlieue, entre 
quatre murs. Les dalles de marbre et les croix de 
bois couvrent des générations enfouies là depuis 
des siècles. C'est un fumier de morts à la porte 
des villes. On leur donne tout juste le temps de 
perdre leur forme dans la terre engraissée déjà 
par la pourriture humaine, le temps de mêler 
encore leur chair décomposée à cette argile 
cadavérique ; puis, comme d'autres arrivent sans 
cesse, et qu'on cultive dans les champs voi- 
sins des plantes potagères pour les vivants, on 
fouille à coups de pioche ce sol mangeur 
d'hommes, on en arrache les os rencontrés, têtes 
bras, jambes, côtes, de mâles, de femelleç et 
d'enfants, oubliés et confondus ensemble; on les 



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195 LA VIE ERRANTE. 

jette, pêle-mêle, dans une tranchée, et on offre 
aux morts récents, aux morts dont on sait encore 
le nom, la place volée aux autres que personne 
ne connaît plus, que le néant a repris tout en- 
tiers; car il faut être économe dans les société^ 
civilisées. 

En sortant de ce cimetière antique et déme- 
suré, nous apercevons une maison blanche. C'est 
El-Menzel, l'intendance sud de l'Enfida, où finit 
notre étape. 

Comme nous étions restés longtemps à causer 
après dîner, Tidée nous vint de sortir quelques 
minutes avant de nous mettre au lit. Un clair de 
lune magnifique éclairait le steppe et, glissant 
entre les écailles de cactus énormes poussés à 
quelques mètres devant nous, leur donnait l'as- 
pect surnaturel d'un troupeau de bêtes infer- 
nales éclatant tout à coup et jetant en l'air, en 
tous sens, les plaques rondes de leurs corps 
affreux. 

Nous étant arrêtés pour les regarder, un bruit 
lointain, continu, puissant, nous frappa. C'étaient 
des voix innombrables, aiguës ou graves, de 
tous les timbres imaginables, des siiflements, 
des cris, des appels, la rumeur inconnue et ter- 
rifiante d'une foule affolée, d'une foule innom- 



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VERS KAIROUAN. 197 

mable, irréelle, qui devait se battre quelque 
part, on ne savait où, dans le ciel ou sur la terre. 
Tendant Poreille vers tous les points de l'horizon, 
nous finîmes par découvrir que cette clameur 
venait du sud. Alors quelqu'un s'écria : 

— Mais ce sont les oiseaux du lac Triton. 

Nous devions, en effet, le lendemain, passer à 
côté de ce lac, appelé par les Arabes El-Kelbia 
(la chienne), d'une superficie de 10,000 à 13,000 
hectares, dont certains géographes modernes 
font l'ancienne mer intérieure d'Afrique, qu'on 
avait placée jusqu'ici dans les chotts Fedjedj, 
R'arsa et Melr'ir. 

C'était bien, en effet, le peuple piaillard des 
oiseaux d'eau, campé, comme une armée de 
tribus diverses, sur les bords du lac, éloigné 
cependant de 16 kilomètres, qui faisait dans la 
nuit ce grand vacarme confus, car ils sont là des 
milliers, de toute race, de toute forme, de 
toute plume, depuis le canard au nez plat, jus- 
qu'à la cigogne au long bec. Il y a des armées de 
flamants et de grues, des flottes de macreuses 
et de goélands, des régiments de grèbes, de plu- 
viers, de bécassines, de mouettes. Et sous les 
doux clairs de lune, toutes ces bêtes, égayées 
par la belle nuit, loin de l'homme, qui n'a point 



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<98 LA VIE ERRANTE. 

« 
de demeure près de leur grand royaume liquide, 
s'agitent, poussent leurs cris, causent sans doute 
en leur langue d'oiseaux, emplissent le ciel lumi- 
neux de leurs voix perçantes, auxquelles répon- 
dent seulement l'aboiement lointain des chiens 
arabes ou le jappement des chacals. 



14 décembre. 

Après avoir encore traversé quelques plaines 
cultivées çà et là par les indigènes, mais demeu- 
rées la plupart du temps complètement incultes, 
bien que très fertili sables, nous découvrons sur 
la gauche la longue nappe d'eau du lac Triton. 
On s'en approche peu à peu, et on y croit voir 
des îles, de grandes îles nombreuses, tantôt 
blanches, tantôt noires. Ce sont des peuplades 
d'oiseaux qui nagent, qui flottent, par masses 
compactes. Sur les bords, des grues énormes se 
promènent deux par deux, trois par trois, sur 
leurs hautes pattes. On en aperçoit d'autres dans 
la plaine, entre les touffes du maquis que do- 
minent leurs tètes inquiètes. 

Ce lac, dont la profondeur atteint six ou huit 



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VERS KAIROUAN. 199 

mètres, a été complètement à sec cet été; après 
les quinze mois de sécheresse qu'a subis la Tu- 
nisie, ce qui ne s'était pas vu de mémoire 
d'homme. Mais, malgré son étendue considérable, 
en un seul jour il fut rempli à l'automne, car 
c'est en lui que se ramassent toutes les pluies 
tombées sur les montagnes du centre. La grande 
richesse future de ces campagnes tient à ceci, 
qu'au lieu d'être traversées par des rivières sou- 
vent vides, mais au cours précis et qui canalisent 
l'eau du ciel, comme l'Algérie, elles sont à peine 
parcourues par des ravines où le moindre bar- 
rage suffit pour arrêter les torrents. Or leur ni- 
veau étant partout le même, chaque averse tom- 
bée sur les monts lointains se répand sur la plaine 
entière, en fait, pendant plusieurs jours ou pen- 
dant plusieurs heures, un immense marécage, et 
y dépose, à chacune de ces inondations, une 
couche nouvelle de limon qui l'engraisse et la 
fertilise, comme une Egypte qui n'aurait point 
de Nil. 

Nous arrivons maintenant en des landes illimi- 
mitées, où se répand une lèpre intermittente, 
une petite plante grasse vert-de-grisâtre dont les 
chameaux sont très friands. Aussi aperçoit-on, 
pâturant à perte de vue, d'immenses troupeaux 



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200 LA VIE ERRANTE. 

de dromadaires. Quand nous passons au milieu 
d'eux, ils nous regardent de leurs gros yeux lui- 
sants, et on se croirait aux premiers temps du 
monde, aux jours où le Créateur hésitant jetait à 
poignées sur la terre, comme pour juger la valeur 
et l'effet de son œuvre douteuse, les races in- 
formes qu'il a depuis peu à peu détruites, tout en 
laissant survivre quelques types primitifs sur ce 
grand continent négligé, l'Afrique, où il a oublié 
dans les sables la girafe, l'autruche et le droma- 
daire. 

Ah ! la drôle et gentille chose que voici : une 
chamelle qui vient de mettre bas, et qui s'en va 
vers le campement, suivie de son chamelet que 
poussent, avec des branches, deux petits Arabes 
dont la figure n'arrive pas au derrière du petit 
chameau. Il est grand, lui, déjà, monté sur des 
jambes très hautes portant un rien du tout de 
corps que terminent un cou d'oiseau et une tête 
étonnée dont les yeux regardent depuis un quart 
d'heure seulement ces choses nouvelles : le jour, 
la lande et la bête qu'il suit. 11 marche très bien 
pourtant, sans embarras, sans hésitation, sur ce 
terrain inégal, et il commence à flairer la ma- 
melle, car la nature ne l'a fait si haut, cet ani- 
mal vieux de quelques minutes, que pour lui per- 



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VERS KAIROUAN. 201 

mettre d'atteindre au ventre escarpé de sa mère. 

En voici d'autres âgés de quelques jours, 
d'autres encore âgés de quelques mois, puis de 
très grands, dont le poil a l'air d'une broussaille, 
d'autres tout jaunes, d'autres d'un gris blanc, 
d'autres noirâtres. Le paysage devient tellement 
étrange que je n'ai jamais rien vu qui lui res- 
semble. A droite, à gauche, des lignes de 
pierres sortent de terre, rangées comme des 
soldats, toutes dans le même ordre, dans le 
même sens, penchées vers Kairouan, invisible 
encore. On les dirait en marche, par bataillons, 
ces pierres dressées l'une derrière l'autre, par 
files droites, éloignées de quelques centaines de 
pas. Elles couvrent ainsi plusieurs kilomètres. 
Entre elles, rien que du sable argileux. Ce soulè- 
vement est un des plus curieux du monde. Il a 
d'ailleurs sa légende. 

Quand Sidi-Okba, avec ses cavaliers, arriva 
dans ce désert sinistre où s'étale aujourd'hui ce 
qui reste de la ville sainte, il campa dans cette 
solitude. Ses compagnons, surpris de le voir s'ar- 
rêter dans ce lieu, lui conseillèrent de s'éloigner, 
mais il répondit : 

— Nous devons rester ici et même y fonder 
une ville, car telle est la volonté de Dieu. 



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202 LA VIE ERRANTE. 

Ils lui objectèrent qu'il n'y avait ni eau pour 
boire, ni bois ni pierres pour construire. 

Sidi-Okba leur imposa silence par ces mots : 
« Dieu y pourvoira. » 

Le lendemain, on vint lui annoncer qu'une 
levrette avait trouvé de l'eau. On creusa donc à 
cet endroit, et on découvrit, à seize mètres sous 
le sol, la source qui alimente le grand puits 
coiffé d'une coupole où un chameau tourne, tout 
le long du jour, la manivelle élévatoire. 

Le lendemain encore, des Arabes, envoyés à la 
découverte, annoncèrent à Sidi-Okba qu'ils 
avaient aperçu des forêts sur les pentes de mon- 
tagnes voisines. 

Et le jour suivant, enfin, des cavaliers, paitis 
le matin, rentrèrent au galop, en criant qu'ils 
venaient de rencontrer des pierres, une armée 
de pierres en marche, envoyées par Dieu sans 
aucun doute. 

Kairouan, malgré ce miracle, est construite 
presque entièremeùt en briques. 

Mais voilà que la plaine est devenue un marais 
de boue jaune où les chevaux glissent, tirent 
sans avancer, s'épuisent et s'abattent. Us enfoncent 
dans cette vase gluante jusqu'aux genoux. Les 
roues y entrent jusqu'aux moyeux. Le ciel s'est 



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VERS KAIROUAN. 203 

couvert, la pluie tombe, une pluie fine qui em- 
brume horizon. Tantôt le chemin semble meil- 
leur quand on gravit une des sept ondulations 
appelées les sept collines de Kairouan, tantôt il 
redevient un épouvantable cloaque lorsqu'on 
redescend dans Pentre-deux. Soudain la voiture 
s'arrête ; une des roues de derrière est enrayée 
par le sable. 

Il faut mettre pied à terre et se servir de ses 
jambes. Nous voici donc sous la pluie, fouettés 
par un vent furieux, levant à chaque pas une 
énorme botte de glaise qui englue nos chaussures, 
appesantit notre marche jusqu'à la rendre exté- 
nuante, plongeant parfois en des fondrières de 
, boue, essoufflés, maudissant le sud glacial, et 
faisant vers la cité sacrée un pèlerinage qui nous 
vaudra peut-être quelque indulgence après ce 
monde, si, par hasard, le Dieu du Prophète est 
le vrai. 

On sait que, pour les croyants, sept pèleri- 
nages à Kairouan valent un pèlerinage à La 
Mecque. 

Après un kilomètre ou deux de ce piétinement 
épuisant, j'entrevois dans la brume, au loin, de- 
vant moi, une tour mince et pointue, à peine 
visible, à peine plus teintée que le brouillard, et 



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204 LA VIE ERRANTE. 

dont le sommet se perd dans la nuée. G^est une 
apparition vague et saisissante qui se précise . 
peu à peu, prend une forme plus nette et devient 
un grand minaret debout dans le ciel sans qu'on 
voit rien autre chose, rien autour, rien au-des- 
sous : ni la ville, ni les murs, ni les coupoles des 
mosquées. La pluie nous fouette la figure, et nous 
allons lentement vers ce phare grisâtre dressé 
devant nous comme une tour-fantôme qui va 
tout à l'heure s'effacer, rentrer dans la nappe de 
brume où elle vient de surgir. 

Puis, sur la droite, s'estompe un monument 
chargé de dômes : c'est la mosquée dite du Bar- 
bier, et enfin apparaît la ville, une masse indis- 
tincte, indécise, derrière le rideau de pluie; et 
le minaret semble moins grand que tout à l'heure, 
comme s'il venait de s'enfoncer dans les murs 
après s'être élevé jusqu'au firmament pour nous 
guider vers la cité. 

Oh! la triste cité perdue dans ce désert, en 
cette solitude aride et désolée I Par les rues 
étroites et tortueuses, les Arabes, à l'abri dans 
les échoppes des vendeurs, nous regardent passer; 
et, quand nous rencontrons une femme, ce spectre 
noir entre ces murs jaunis par l'averse semble 
la mort qui se promène. 



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VEEiS KAIROUAN. 205 

L'hospitalité nous est offerte par le gouverneur 
tunisien deKairouan, Si-Mohammed-el-Marabout, 
général du bey, très noble et très pieux musul- 
man ayant accompli trois fois déjà le pèlerinage 
de La Mecque. Il nous conduit, avec une poli- 
tesse empressée et grave, vers les chambres 
destinées aux étrangers, où nous trouvons de 
grands divans et d'admirables couvertures arabes 
dans lesquelles on se roule pour dormir. Pour 
nous faire honneur, un de ses fils nous apporte, 
de ses propres mains, tous les objets dont nous 
avons besoin. 

Nous dînons, ce soir même, chez le contrô- 
leur civil et consul français, où nous trouvons un 
accueil charmant et gai, qui nous réchauffe et 
nous console de notre triste arrivée. 



15 décembre. 

Le jour ne paraît pas encore quand un de mes 
compagnons me réveille. Nous avons projeté de 
prendre un bain maure dès la première heure, 
avant de visiter la ville. 

On circule déjà par les rues, car les Orientaux 



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206 LA VIE ERRANTE. 

«e lèvent avant le soleil, et nous apercevons 
entre les maisons un beau ciel propre et pâle 
plein de promeses de chaleur et de lumière. 

On suit des ruelles, encore des ruelles, on 
passe le puits où le chameau emprisonné dans la 
coupole tourne sans fin pour monter l'eau, et 
on pénètre dans une maison sombre, aux murs 
épais, où Ton ne voit rien d'abord, et dont 
l'atmosphère humide et chaude suffoque un peu 
dès l'entrée. 

Puis on aperçoit des Arabes qui sommeillent 
sur des nattes; et le propriétaire du lieu, après 
nous avoir fait dévêtir, nous introduit dans les 
étuves, sortes de cachots noirs et voûtés où le 
jour naissant tombe du sommet par une vitre 
étroite, et dont le sol est couvert d'une eau 
gluante dans laquelle on ne peut marcher sans 
risquer, à chaque pas, de glisser et de tomber. 

Or, après toutes les opérations du massage, 
quand nous revenons au grand air, une ivresse 
de joie nous étourdit, car le soleil levé illumine 
les rues et nous montre, blanche comme toutes 
les villes arabes, mais plus sauvage, plus dure- 
ment caractérisée, plus marquée de fanatisme, 
saisissante de pauvreté visible, de noblesse mi- 
sérable et hautaine, Kairouan la sainte. 



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VERS KAIROUAN. 207 

Les habitants viennent de passer par une hor- 
rible disette, et on reconnaît bien partout cet 
air de famine qui semble répandu sur les maisons 
mêmes. On vend, comme dans les bourgades du 
centre africain, toutes sortes d'humbles choses 
en des boutiques grandes comme des boîtes, où 
les marchands sont accroupis à la turque. Voici 
des dattes de Gafsa ou du Souf, agglomérées en 
gros paquets de pâte visqueuse, dont le vendeur, 
assis sur la même planche, détache des fragments 
avec ses doigts. Voici des légumes, des piments, 
des pâtes, et, dans les souks, longs bazars tor- 
tueux et voûtés, des étoffes, des tapis, de la sel- 
lerie ornementée de broderies d'or et d'argent, 
et une inimaginable quantité de savetiers qui fa- 
briquent des babouches de cuir jaune. Jusqu'à 
l'occupation française, les Juifs n'avaient pu s'é- 
tablir en cette ville impénétrable. Aujourd'hui 
ils y pullulent et la rongent. Ils détiennent déjà 
les bijoux des femmes et les titres de propriété 
d'une partie des maisons, sur lesquelles ils ont 
prêté de l'argent, et dont ils deviennent vite pos- 
sesseurs, par suite du système de renouvellement 
et de multiplication de la dette qu'ils pratiquent 
avec une adresse et une rapacité infatigables. 

Nous allons vers la mosquée Djama-Kebir ou 



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LA VIE ERRANTE. 



de Sldi-Okba, dont le haut minaret domine la 
ville et le désert qui l'isole du monde. Elle nous 
apparaît soudain, au détour d'une rue. C'est un 
immense et pesant bâtiment soutenu par d'é- 
normes contreforts, une masse blanche, lourde, 
imposante, belle d'une beauté inexplicable et 
sauvage. En y pénétrant apparaît d'abord une 
cour magnifique enfermée par un double cloître 
que supportent deux lignes élégantes de colonnes 
romaines et romanes. On se croirait dans l'inté- 
rieur d'un beau monastère d'Italie. 

La mosquée proprement dite est à droite, pre- 
nant jour sur cette cour par dix-sept portes à 
double battant, que nous faisons ouvrir toutes 
grandes avant d'entrer. 

Je ne connais par le monde que trois édifices 
religieux qui muaient donné l'émotion inattendue 
et foudroyante de ce barbare et surprenant mo- 
nument : le Mont-Saint-Michel, Saint-Marc de 
Venise, et la chapelle Palatine à Palerme. 

Ceux-là sont les œuvres raisonnées, étudiées, 
admirables, de grands architectes sûrs de leurs 
effets, pieux sans doute, mais artistes avant tout, 
qu'inspira l'amour des lignes, des formes et de 
la beauté décorative, autant et plus que l'amour 
de Dieu. Ici c'est autre chose. Un peuple fana- 



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VERS K\IROUAN. 209 

tique, errant, à peine capable de construire des 
murs, venu sur une terre couverte de ruines 
laissées par ses prédécesseurs, y ramassa partout 
ce quî ui parut le plus beau, et, à son tour, 
avec ces débris de même style et de même ordre, 
éleva, mû par une inspiration sublime, une de- 
meure à son Dieu, une demeure faite de mor- 
ceaux arrachés aux villes croulantes, mais aussi 
parfaite et aussi magnifique que les plus pures 
conceptions des plus grands tailleurs de pierre. 

Devant nous apparaît un temple démesuré, qui 
a Pair d'une forêt sacrée, car cent quatre-vingts 
colonnes d'onyx, de porphyre et de marbre 
supportent les voûtes de dix-sept nefs corres- 
pondant aux dix-sept portes. 

Le regard s'arrête, se perd dans cet emmè- 
lement profond de minces piliers ronds d'une 
élégance irréprochable, dont toutes les nuances 
se mêlent et s'harmonisent, et dont les chapiteau^ 
byzantins, de l'école africaine et de l'école orien- 
tale, sont d'un travail rare et d'une diversité in- 
finie. Quelques-uns m'ont paru d'une beauté parr 
faite. Le plus original peut-être représente ua 
palmier tordu par le vent. 

A mesure que j'avance en cette demeure divine* 
toutes les colonnes semblent se déplacer, tourner 

14 



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210 LA VIE BRRANTE. 

autour de moi et former des figures variées d'une 
régularité changeante. 

Dans nos cathédrales gothiques, le grand effet 
est obtenu par la disproportion voulue de Télé- 
vation avec la largeur. Ici, au contraire, l'har- 
monie unique de ce temple bas vient de la pro- 
portion et du nombre de ces fûts légers qui 
portent l'édifice, l'emplissent, le peuplent, le font 
ce qu'il est, créent sa grâce et sa grandeur. Leur 
multitude colorée donne à l'œil l'impression de 
l'illimité, tandis que l'étendue peu élevée de l'é- 
difice donne à l'âme une sensation de pesanteur. 
Cela est vaste comme un monde, et on y est 
écrasé sous la puissance d'un Dieu. 

Le Dieu qui a inspiré cette œuvre d'art superbe 
est bien celui qui dicta le Coran, non point celui 
des Évangiles. Sa morale ingénieuse s'étend plus 
qu'elle ne s'élève, nous étonne par sa propaga- 
tion plus qu'elle ne nous frappe par sa hauteur. 

Partout on rencontre de remarquables détails. 
La chambre du sultan, qui entrait par une porte 
réservée, est faite d'une muraille en bois ou- 
vragée comme par des ciseleurs. La chaire aussi, 
en panneaux curieusement fouillés, donne un 
effet très heureux, et la mihrab qui indique La 
Mecque est une admirable niche de marbre 



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VERS KAIROUAN. 211 

sculpté, peint et doré, d'une décoration et d'un 
style exquis. 

A côté de cette mihrab, deux colonnes voisines 
laissent à peine entre elles la place de glisser un 
corps humain. Les Arabes qui peuvent y passer 
sont guéris des rhumatismes d'après les uns. D'a- 
près les autres, ils obtiendraient certaines faveurs 
plus idéales. 

En face de la porte centrale de la mosquée, la 
neuvième, à droite comme à gauche, se dresse, 
de l'autre côté de la cour, le minaret. Il a cent 
vingt-neuf marches. Nous les montons. 

De là-haut, Kairouan, à nos pieds, semble un 
damier de terrasses de plâtre, d'où jaillissent de 
tous côtés les grosses coupoles éblouissantes des 
mosquées et des koubbas. Tout autour, à perte 
de vue, un désert jaune, illimité, tandis que, près 
des murs, apparaissent çà et là les plaques vertes 
des champs de cactus. Cet horizon est infiniment 
vide et triste et plus poignant que le Sahara lui- 
même. 

Kairouan, paraît-il, était beaucoup plus grande. 
On cite encore les noms des quartiers disparus. 

Ce sont : Drâa-el-Temmar, colline des mar- 
chands de dattes; Drâa-el-Ouiba, colline des 
mesureurs de blé; Drâa-el-Kerrouïa, collioe des 



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212 LA VIE ERRANTE. 

marchands d'épices; Drâa-el-Gatrania, colline des 
marchands de goudron ; Derb-es-Mesmar, le 
quartier des marchands de clous. 

Isolée, hors la ville, distante à peine de 1 kilo- 
mètre, la zaouïa, ou plutôt la mosquée de Sidi- 
Sahab (le barbier du Prophète), attire de loin le 
regard ; nous nous mettons en marche vers elle. 

Toute différente de Djama Kebir, dont nous 
sortons, celle-ci, nullement imposante, est bien 
la plus gracieuse, la plus colorée, la plus coquette 
des mosquées, et le plus parfait échantillon de 
l'art décoratif arabe que j'aie vu. 

On pénètre par un escalier de faïences anti- 
ques, d'un style délicieux, dans une petite salle 
d'entrée pavée et ornée de la même façon. Une 
longue cour la suit, étroite, entourée d'un cloître 
aux arcs en fer à cheval retombant sur des 
colonnes romaines et donnant, quand on y entre 
par un jour éclatant, l'éblouissement du soleil 
coulant en nappe dorée sur tous ces murs recou- 
verts également de faïences aux tons admirables 
■et d'une variété infinie. La grande cour carrée 
où l'on arrive ensuite en est aussi entièrement 
décorée. La lumière luit, ruisselle, et vernit de 
feu cet immense palais d'émail, où s'illuminent 
sous le flamboiement du ciel saharien tous les 



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VERS KAIROUAN. 213 

dessins et toutes les colorations de la céramique 
orientale. Au-dessus courent des fantaisies d'ara- 
besques inexprimablement délicates. C'est dans 
cette cour de féerie que s'ouvre la porte du sanc- 
tuaire qui contient le tombeau de Sidi-Sahab, 
compagnon et barbier du Prophète, dont il garda 
trois poils de barbe sur sa poitrine jusqu'à sa 
mort. 

Ce sanctuaire, orné de dessins réguliers en 
marbre blanc et noir, où s'enroulent des inscrip- 
tions, plein de tapis épais et de drapeaux, m'a 
paru moins beau et moins imprévu que les deux 
cours inoubliables par où l'on y parvient. 

En sortant, nous traversons une troisième cour 
peuplée de jeunes gens. C'est une sorte de sémi- 
naire musulman, une école de fanatiques. 

Toutes ces zaouïas dont le sol de l'Islam est 
couvert sont pour ainsi dire les œufs des innom- 
brables ordres et confréries entre lesquels se 
partagent les dévotions particulières des croyants. 

Les principales de Kairouan (je ne parle pas 
des mosquées qui appartiennent à Dieu 'seul) 
sont : zaouïa de Si-Mohammed-Elouani ; zaouïa 
de Sidi-Abd-el-Kader-ed-Djilani, le plus grand 
saint de l'Islam et le plus vénéré; zaouïa et-Tid- 
jani ; zaouïa de Si-Hadid-el-Khrangani ; zaouïa de 



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214 LA VIE ERRANTE. 

Sidi-Mohammed-ben-Aïssa de Meknès, qui coa- 
tient des tambourins, des derboukas, sabres, 
pointes de fer et autres instruments indispen- 
sables aux cérémonies sauvages des Aïssaoua. 

Ces innombrables ordres et confréries de Pis- 
lam, qui rappellent par beaucoup de points nos 
ordres catholiques, et qui, placés sous l'invoca- 
tion d'un marabout vénéré, se rattachent au 
Prophète par une chaîne de pieux docteurs que 
les Arabes nomment « Selselat », ont pris, depuis 
le commencement du siècle surtout, une exten- 
sion considérable et sont le plus redoutable 
rempart de la religion mahométane contre la 
civilisation et la domination européennes. 

Sous ce titre : Marabouts et Khouan, M. le com- 
mandant Rinn les a énumérés et analysés d'une 
façon aussi complète que possible. 

Je trouve en ce livre quelques textes des plus 
curieux sur les doctrines et pratiques de ces 
confédérations. 

Chacune d'elles affirme avoir conservé intacte 
l'obéissance aux cinq commandements du Pro- 
phète eJt tenir de lui la seule voie pour atteindre 
l'union avec Dieu, qui est le but de tous les 
efforts religieux des musulmans. 

Malgré cette prétention à l'orthodoxie absolue 



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VERS KAIROUAN. 215 

et à la pureté de la doctrine, tous ces ordres et 
confréries ont des usages, des enseignements et 
des tendances fort divergents. 

Les uns forment de puissantes associations 
pieuses, dirigées par de savants théologistes de 
vie austère, hommes vraiment supérieurs, aussi 
instruits théoriquement que redoutables diplo- 
mates dans leurs relations avec nous, et qui 
gouvernent avec une rare habileté ces écoles de 
science sacrée, de morale élevée et de combat 
contre TEuropéen. Les autres forment de bizarres 
assemblages de fanatiques ou de charlatans, ont 
Tair de troupes de bateleurs religieux, tantôt 
exaltés, convaincus, tantôt purs saltimbanques 
exploitant la bêtise et la foi des hommes. 

Comme je l'ai dit, le but unique des efforts de 
tout bon musulman est l'union intime avec Dieu. 
Divers procédés mj'stiques conduisent à cet état 
parfait, et chaque confédération possède sa mé- 
thode d'entraînement. En général, cette méthode 
mène le simple adepte à un état d'abrutissement 
absolu, qui en fait un instrument aveugle et do- 
cile aux mains du chef. 

Chaque ordre a, à sa tète, un cheik, maître de 
l'ordre : « Tu seras entre les mains de ton cheik 
comme le cadavre entre les mains du laveur des 



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216 Lk VIE ERRANTE. 

morts. Obéis-lui en tout ce qu'il a ordonné, car 
c'est Dieu même qui commande par sa voix. Lui 
désobéir, c'est encourir la colère de Dieu. N'ou- 
blie pas que tu es son esclave et que tu ne dois 
rien faire sans son ordre. 

« Le cheik est l'homme chéri de Dieu ; il est 
supérieur à toutes les autres créatures et prend 
rang après les prophètes. Ne vois donc que lui, 
lui partout. Bannis de ton cœur toute autre pensée 
que celle qui aurait Dieu ouïe cheik pour objet. » 

Au-dessous de ce personnage sacré sont les 
moquaddem, vicaires du cheik, propagateurs de 
la doctrine. 

Enfin, les simples initiés à l'ordre s'appellent 
les khowin, les frères. 

Chaque confrérie, pour atteindre l'état d'hallu- 
cination où l'homme se confond avec Dieu, a donc 
son oraison spéciale, ou plutôt sa gymnastique 
d'abrutissement. Cela se nomme le dirkr. 

C'est presque toujours une invocation très 
courte, ou plutôt l'énoncé d'un mot ou dHine 
phrase qui doit être répété un nombre infini 
de fois. 

Les adeptes prononcent, avec des mouvements 
réguliers de la tête et du cou, deux cents, oinq 
cents, mille fois de suite, soit le mot Dieu, soit 



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VERS KAIROUAN. 217 

la formule qui revient en toutes leurs prières : 
« Il n'y a de divinité que Dieu, » en y ajoutant 
quelques versets dont Tordre est le signe de re- 
connaissance de la confrérie. 

Le néophyte, au moment de son initiation 
s'appelle talamid, puis après l'initiation il devient 
mourid, puis faqir, puis soufi, puis salek, puis 
med jedoub (le ravi, l'halluciné). C'est à ce mo- 
ment que se déclare chez lui l'inspiration ou la 
folie, l'esprit se séparant de la matière et obéis- 
sant à la poussée d'une sorte d'hystérie mystique. 
L'homme, dès lors, n'appartient plus à la vie 
physique. La vie spirituelle seule existe pour lui, 
et il n'a plus besoin d'observer les pratiques du 
culte. 

Au-dessus de cet état, il n'y a plus que celui 
de louhid, qui est la suprême béatitude, l'identi- 
fication avec Dieu. 

L'extase aussi a ses degrés, qui sont très 
curieusement décrits par Cheik-Snoussi, aflBlié à 
l'ordre des Khelouatya, visionnaires -interprètes 
des songes. On remarquera les rapprochements 
étranges qu'on peut faire entre ces mystiques et 
les mystiques chrétiens. 

Voici ce qu'écrit Cheik-Snoussi : « ... L'adepte 
jouit ensuite de la manifestation d'autres lu- 



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218 LA VIE ERRANTE. 

mières qui sont pour lui le plus parfait des talis- 
mans. 

« Le nombre de ces lumières est de soixante- 
dix mille; il se subdivise en plusieurs séries, et 
compose les sept degrés par lesquels on parvient 
à l'état parfait de l'âme. Le premier de ces de- 
grés est l'humanité. On y aperçoit dix mille lu- 
mières, perceptibles seulement pour ceux qui 
peuvent y arriver : leur couleur est terne. Elles 
s'entremêlent les unes dans les autres... Pour at- 
teindre le second, il faut que le cœur se soit sanc- 
tifié. Alors on découvre dix mille autres lumières 
inhérentes à ce second degré, qui est celui de 
Vextase passionnée; leur couleur est bleu clair... 
On arrive au troisième degré, qui est Vextase du 
cœur. Là on voit l'enfer et ses attributs, ainsi 
que dix mille autres lumières dont la couleur est 
aussi rouge que celle produite par une flamme 
pure... Ce point est celui qui permet de voir les 
génies et tous leurs attributs, car le cœur peut 
jouir de sept états spirituels accessibles seu- 
lement à certains affiliés. 

« S'élevant ensuite à un» autre degré, on voit 
dix mille lumières nouvelles, inhérentes à l'état 
d'extase de l'âme immatérielle. Ces lumières 
sont d'une couleur jaune très accentuée. On y 



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VERS KAIROUAN. 219 

aperçoit les âmes des prophètes et des saints. 

« Le cinquième degré est celui de l'extase 
mystérieuse. On y contemple les anges et dix 
mille autres lumières d'un blanc éclatant. 

« Le sixième est celui de l'extase d'obsession.. 
On y jouit aussi de dix mille autres lumières dont 
la couleur est celle des miroirs limpides. Par- 
venu à ce point, on ressent un délicieux ravisse- 
ment d'esprit qui a pris le nom à^el-Khadir et qui 
est le principe de la vie spirituelle. Alors seule- 
ment on voit notre prophète Mohammed. 

« Enfin on arrive aux dix mille dernières lu- 
mières cachées en atteignant ce septième degré, 
qui est la béatitude. Ces lumières sont vertes et 
blanches; mais elles subissent des transforma- 
tions successives : ainsi elles passent par la cou- 
leur des pierres précieuses pour prendre ensuite 
une teinte claire, puis enfin acquièrent une autre 
teinte qui n'a pas de similitude avec une autre, 
qui est sans ressemblance, qui n'existe nulle part, 
mais qui est répandue dans tout l'uni vers- 
Parvenu à cet état, les attributs de Dieu se dé- 
voilent... Il ne semble plus alors qu'on appar- 
tienne à ce monde. Les choses terrestres dispa- 
raissent pour vous. » 

Ne voilà-t-il pas les sept châteaux du ciel de 



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220 LA VIE ERRANTE. 

sainte Thérèse et les sept couleurs correspondant 
aux sept degrés de l'extase? Pour atteindre cet 
affolement, voici le procédé spécial employé par 
les Khelouatya : . 

« On s'assoit les jambes croisées et on répète 
pendant un certain temps : « Il n'y a de dieu 
qu'Allah, » en portant la bouche alternativement 
de dessus l'épaule droite, au-devant du cœur, sous- 
le sein gauche. Ensuite on récite l'invocation qui 
consiste à articuler les noms de Dieu, qui implique 
l'idée de sa grandeur et de sa puissance, en ne 
citant que les dix suivants, dans l'ordre où il& 
se trouvent placés : Lui, Juste, Vivant, Irrésisti- 
ble, Donneur par excellence. Pourvoyeur par ex- 
cellence, Celui qui ouvre à la vérité les cœurs 
des hommes endurcis. Unique, Éternel, Im- 
muable. » 

Les adeptes, à la suite de chacune des invoca- 
tions, doivent réciter cent fois de suite ou même 
plus certaines oraisons. 

Ils se forment en cercle pour faire leurs prières 
particulières. Celui qui les récite, en disant Luij. 
avance la tête au milieu du rond en l'obliquant 
à droite, puis il la reporte en arrière, du côté 
gauche, vers la partie extérieure. Un seul d'entre 
eux commence à dire le mot Lui; après quoi tous- 



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VERS KAIROUAN. 221 

ies autres en chœu*», en faisant aller la tête à 
droite, puis à gauche. 

Comparons ces pratiques avec celles des Qua- 
drya . « S'étant assis, les jambes croisées, ils tou- 
chent l'extrémité du pied droit, puisTartère princi- 
pale nommée el-Kias qui contourne les entrailles ; 
ils placent la main ouverte, les doigts écartés, sur 
le genou, portent la face vers l'épaule droite en 
disant ha, puis vers l'épaule gauche en disant hou, 
puis la baissent en disant hi, puis recommen- 
cent. Il importe, et cela est indispensable, que 
celui qui les prononce s'arrête sur le premier de 
ces noms aussi longtemps que son haleine le lui 
permet ; puis, quand il s'est purifié, il appuie de 
la même manière sur le nom de Dieu, tant que 
son âme peut être sujette au reproche ; ensuite il 
articule le nom hou quand la personne est dis- 
posée à l'obéissance ; enfin lorsque l'âme a atteint 
le degré de perfection désirable, il peut dire le 
dernier nom hù » 

Ces prières, qui doivent amener l'anéantisse- 
ment de l'individualité de l'homme, absorbé dans 
l'essence de Dieu (c'est-à-dire l'état à la suite 
duquel on arrive à la contemplation de Dieu en 
ses attributs), s'appellent ouerd-debered. 

Mais parmi toutes les confréries algériennes, 



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222 LA VIB ERRANTE. 

c'est assurément celles des Aïssaoua qui attire le 
plus violemment la curiosité des étrangers. 

On sait les pratiques épouvantables de ces jon- 
gleurs hystériques qui, après s'être entraînés à 
l'extase en formant une sorte de chaîne magné- 
tique et en récitant leurs prières, mangent les 
feuilles épineuses des cactus, des clous, du verre 
pilé, des scorpions, des serpents. Souvent ces fous 
dévorent avec des convulsions afifreusea un mouton 
vivant, laine, peau, chair sanglante et ne laissent 
à terre que quelques os. Ils s'enfoncent dos pointes 
de fer dans les joues ou dans le ventre; et on 
trouve après leur mort, quand on fait leur autop- 
sie, des objets de toute nature entrés dans les 
parois de l'estomac. 

Eh bien, on rencontre dans les textes des Aïs- 
saoua les plus poétiques prières et les plus poé- 
tiques enseignements de toutes les confréries 
islamiques. 

Je cite d'après M. le commandant Rinn quelques 
phrases seulement : 

« Le Prophète dit un jour à Abou-Dirr-el-R'ifari : 
tt Abou-Dirr, le rire des pauvres est une ado- 
ration ; leurs jeux, la proclamation de la louange 
de Dieu; leur sommeil, l'aumône. » , 

Le cheik a encore dit : 



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VERS KAIROUAN. 223 

« Prier et jeûner dans la solitude et n'avoir 
aucune compassion dans le cœur, cela s'appelle, 
dans la bonne voie, de Thypocrisie. 

(c L'amour est le degré le plus complet de la 
perfection. Celui qui n'aime pas n'est arrivé 
à rien dans la perfection. Il y a quatre sortes 
d'amour : l'amour par l'intelligence, l'amour par le 
cœur, l'amour par l'âme, l'amour mystérieux... » 

Qui donc a jamais défini l'amour d'une manière 
plus complète, plus subtile et plus belle? 

On pourrait multiplier à l'infini les citations. 

Mais, à côté de ces ordres mystiques qui appar- 
tiennent aux grands rites orthodoxes musulmans, 
existe une secte dissidente, celles des Ibadites ou 
ou Beni-Mzab, qui présente des particularités fort 
curieuses. 

Les Beni-Mzab habitent, au sud de nos posses- 
sions algériennes, dans la partie la plus aride du 
Sahara, un petit pays, le Mzab, qu'ils ont rendu 
fertile par de prodigieux efforts. 

On retrouve avec stupéfaction, dans la petite 
république de ces puritains de l'Islam, les prin- 
cipes gouvernementaux de la commune socialiste, 
en même temps que l'organisation de l'Église 
presbytérienne en Ecosse. Leur morale est dure, 
intolérante, inflexible. Ils ont l'horreur de l'ef- 



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224 LA VIE ERRANTE. 

fusion du sang et ne Tadmettent que pour la dé- 
fense de la foi. La moitié des actes de la vie, le 
contact accidentel ou volontaire de la main d'une 
femme, d'un objet humide, sale ou défendu, sont 
des fautes graves qui réclament des ablutions 
particulières et prolongées. 

Le célibat, qui pousse à la débauche, la colère, 
les chants, la musique, le jeu, la danse, toutes les 
formes du luxe, le tabac, le café pris dans un 
établissement public, sont des péchés qui peu- 
vent faire encourir, si on y persévère, une redou- 
table excommunication appelé la tebria. 

Contrairement à la doctrine de la plupart des 
congréganistes musulmans, qui déclarent les pra- 
tiques pieuses, les oraisons et l'exaltation mys- 
tique suffisantes pour sauver le fidèle, quels quo 
soient.ses actes, les Ibadites n'admettent le salut 
éternel de l'homme que par la pureté de sa vie. 
Ils poussent à l'excès l'observation des prescrip^ 
tions du Coran, traitent en hérétiques les derviches 
et les fakirs, ne croient pas valable auprès de 
Dieu, maître souverainement juste et inflexible, 
l'intervention des prophètes ou saints, dont ce-- 
pendant ils vénèrent la mémoire. Ils nient les in- 
spirés et les illuminés, et ne reconnaissent pas 
même à l'iman le droit d'amnistier son semblable, 



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VERS KAIROUAN. 225 

car Dieu seul peut être juge de l'importance des 
fautes et de la valeur du repentir. 

Les Ibadites sont d'ailleurs des schismatiques, 
qui appartiennent au plus ancien des schismes 
de rislam, et descendent des assassins d'Ali, 
gendre du Prophète. 

Mais les ordres qui comptent en Tunisie le plus 
d'adhérents semblent être en première ligne, avec • 
les Aïssaoua, ceux des Tidjanya et des Qadrya, 
ce dernier fondé par Abd-el-Kader-el-Djinani, le 
plus saint homme de l'Islam, après Mohammed. 

Les zaouïas de ces deux marabouts, que nous 
visitons après celle du Barbier, sont loin d'at- 
teindre l'élégance et la beauté des deux monu- 
ments que nous avons vus d'abord. 



16 décembre. 

La sortie de Rairouan vers Sousse augmente 
encore l'impression de tristesse de la ville 
sainte. 

Après de longs cimetières, vastes champs de 
pierres, voici des collines d'ordures faites des 
détritus de la ville, accumulés depuis des siècles ; 

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226 LA VIE ERRANTE. 

puis recommence la plaine marécageuse, où on 
marche souvent sur des carapaces de petites tor- 
tues, puis toujours la lande où pâturent des cha- 
meaux. Derrière nous la ville, les dômes, les 
mosquées, les minarets se dressent dans cette 
solitude morne, comme un mirage du désert, 
puis peu à peu s^éloîgnent et disparaissent. 

Après plusieurs heures de marche, la première 
halte a lieu près d'une koubba, dans un massif 
d'oliviers. Nous sommes à Sidi-L'Hanni, et je n'ai 
jamais vu le soleil faire d'une coupole blanche 
une plus étonnante merveille de couleur. Est-elle 
blanche? —Oui, — blanche à aveugler! etpouN 
tant la lumière se décompose si étrangement sur 
ce gros œuf, qu'on y distingue une féerie de 
nuances mystérieuses, qui semblent évoquées 
plutôt qu'apparues, illusoires plus que réelles, et 
si fines, si délicates, si noyées dans ce blanc de 
neige qu'elles ne s'y montrent pas tout de suite, 
mais après l'éblouissement et la surprise du pre- 
mier regard. Alors on n'aperçoit plus qu'elles, si 
nombreuses, si diverses, si puissantes et presque 
invisibles pourtant ! Plus on regarde, plus elles 
s'accentuent. Des ondes d'or coulent sur ces con- 
tours, secrètement éteintes dans un bain lilas, 
léger comme une buée, que traversent par places 



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VERS KAIROUAN. 227 

des traînées bleuâtres. L'ombre immobile d'une 
branche est peut-être grise, peut-être verte, peut- 
être jaune? je ne sais pas. Sous l'abri de la cor- 
niche, le mur, plus bas, me semble violet : et je 
devine que l'air est mauve autour de ce dôme 
aveuglant qui me paraît à présent presque rose, 
oui, presque rose, quand on le contemple trop, 
quand la fatigue de son rayonnement mêle tous 
ces tons si fins et si clairs qu'ils affolent les yeux. 
Et l'ombre, l'ombre de cette koubba sur ce sol, 
de quelle nuance est-elle ? Qui pourra le savoir, 
le montrer, le peindre ? Pendant combien d'an- 
nées faudra-t-il tremper nos yeux et notre pensée 
dans ces colorations insaisissables, si nouvelles 
pour nos organes instruits à voir l'atmosphère de 
l'Europe, ses effets et ses reflets, avant de com- 
prendre celles-ci, de les distinguer et de les ex- 
primer jusqu'à donner à ceux qui regarderont les 
toiles où elles seront fixées par un pinceau d'ar- 
tiste la complète émotion de la vérité? 

Nous entrons à présent dans une région moins 
nue, où l'olivier pousse. A Moureddin, auprès 
d'un puits, une superbe fille rit et montre ses 
dents en nous voyant passer, et, un peu plus loin, 
nous devançons un élégant bourgeois de Sousse 
qui rentre à la ville, monté sur son âne et suivi 



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228 LA VIE ERRANTE. 

de son nègre qui porte son fusil. Il vient sans 
doute de visiter son champ d'oliviers ou sa vigne! 
Dans le chemin encaissé entre les arbres, c'est 
un tableautin charmant. L'homme est jeune, vêtu 
d'une veste verte et d'un gilet rose en partie cachés 
sôus un burnous de soie drapant les reins et les 
épaules. Assis comme une femme sur son âne qui 
trottine, il lui tambourine le flanc de ses deux 
jambes moulées sous des bas d'une blancheur 
parfjiite, tandis qu'il retient fixés à ses pieds, 
on ne sait comment, deux brodequins vernis qui 
n'adhèrent point à ses talons. 

Et le petit nègre^ habillé tout de rouge, court, 
son fusil sur l'épaule, avec une belle souplesse 
sauvage, derrière l'âne de son maître. 

Voici Sousse. 

Mais, je l'ai vue, cette ville! Oui, oui, j'ai eu 
cette vision lumineuse autrefois, dans ma toute 
jeune vie, au collège, quand j'apprenais les croi- 
sades dans V Histoire de France de Burette 0ht 
je la connais depuis si longtemps ! Elle est pleine 
de Sarrasins, derrière ce long rempart crénelé, 
si haut, si mince, avec ses tours de loin en loin, 
ses portes rondes, et les hommes à turban qui 
rôdent à son pied. Oh! cette muraille, c'est bien 
celle dessinée dans le livre à images, si régulière 



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VERS KAIRODAN. 



et si propre qu'on la dirait en carton découpé. 
Que c'est joli, clair et grisant I Rien que pour 
voir Sousse, on devrait faire ce long voyage. 
Dieu I l'amour de muraille qu'il faut suivre jus- 
qu'à la mer, car les voitures ne peuvent entrer 
dans les rues étroites et capricieuses de cette cité 
des temps passés. Elle va toujours, la muraille, 
elle va jusqu'au rivage, pareille et crénelée^ 
armée de ses tours carrées, puis elle fait une 
courbe, suit la rive, tourne encore, remonte et 
continue sa ronde^ sans modifier une fois, pen- 
dant quelques mètres seulement, son coquet as- 
pect de rempart sarrasin. Et sans finir, elle recom- 
mence, à la façon d'un chapelet dont chaque 
grain est un créneau et chaque dizaine une tou- 
relle, enfermant dans son cercle éblouissant, 
comme dans une couronne de papier blanc, la 
ville serrée dans son étreinte et qui étage ses 
maisons de plâtre entre le mur du bas, baigné 
dans le flot, et le mur du haut, profilé sur le ciel. 
Après avoir parcouru la cité, entremêlement 
de ruelles étonnantes, comme il nous reste une 
heure de jour, nous allons visiter, à dix minutes 
des portes, les fouilles que font les officiers sur 
l'emplacement de la nécropole d'Hadrumète. On 
y a découvert de vastes caveaux contenant 



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2â0 LA VIE ERRANTE. 

jusqu'à vingt sépulcres et gardant des traces de 
peintures murales. Ces recherches sont dues aux 
officiers, qui deviennent, en ces pays, des 
archéologues acharnés, et qui rendraient à cette 
science de très grands services si Tadministration' 
des beaux-arts n'arrêtait leur zèle par des me- 
sures vexatoires. 

En 1860, on a mis au jour, en cette même 
nécropole," une très curieuse mosaïque repré- 
sentant le labyrinthe de Crète, avec le minolaure 
au centre, et près de l'entrée une barque ame- 
nant Thésée^ Ariane et son fil. Le bey voulut 
faire apporter à son musée cette pièce remar- 
quable, qui fut totalement détruite en route. On 
a bien voulu m'en offrir une photographie faite 
sur un croquis de M. Larmande, dessinateur des 
ponts et chaussées. Il n'en existe que quatre, 
exécutées tout récemment. Je ne crois pas 
(qu'une d'elles ait encore été reproduite. 

Nous revenons à Sousse au soleil couchant, 
pour dîner chez le contrôleur civil de France, 
un des hommes les mieux renseignés et les plus 
intéressants à écouter parler des mœurs et des 
coutumes de ce pays. 

De son habitation on domine la ville entière, 
cette cascade de toits carrés, vernis de chaux, 



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VERS KAIROUAN. 231 

OÙ courent des chats noirs et où se dresse par- 
fois le fantôme d'un être drapé en des étoffes 
pâles ou colorées. De place en place, un grand 
palmier passe la tête entre les maisons et étale 
le bouquet vert de ses branches au-dessus de 
leur blancheur unie. 

Puis quand la lune se fut levée, cela devint 
une écume d'argent roulant à la mer, un rêve 
prodigieux de poète réalisé, l'apparition invrai- 
semblable d'une cité fantastique d'où montait 
une lueur au ciel. 

Puis nous avons erré fort longtemps par les 
rues. La baie d'un café maure nous tente. Nous 
entrons. Il est plein d'hommes assis ou accrou- 
pis, soit par terre, soit sur les planches garnies 
de nattes, autour d'un conteur arabe. C'est un 
vieux, gras, à l'œil malin, qui parle avec une 
mimique si drôle qu'elle suffirait à amuser. Il 
raconte une farce, l'histoire d'un imposteur qui 
voulut se faire passer pour marabout, mais que 
l'iman a dévoilé. Ses naïfs auditeurs sont ravis 
et suivent le récit avec une attention ardente, 
qu'interrompent seuls des éclats de rire. Puis 
nous nous remettons à marcher, ne pouvant, par 
cette nuit éblouissante, nous décider au som- 
meil. 



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232 LA VIE ERRANTE. 

Et voilà qu'en une rue étroite je m'arrête 
devant une belle maison orientale dont la porte 
ouverte montre un grand escalier droit, tout dé- 
coré de faïences et éclairé, du haut en bas, par 
une lumière invisible, une cendre, une poussière 
de clarté tombée on ne sait d'où. Sous cette 
lueur inexprimable, chaque marche émaillée 
attend quelqu'un, peut-être un vieux mulsulman 
ventru, mais je crois qu'elle appelle un pied 
d'amoureux. Jamais je n'ai mieux deviné, vu, 
compris, senti l'attente que devant cette porte 
ouverte et cet escalier vide où veille une lampe 
inaperçue. Au dehors, sur le mur éclairé par la 
lune, est suspendu un de ces grands balcons 
fermés qu'ils appellent une barmakli. Deux ou- 
vertures sombres au milieu, derrière les riches 
ferrures contournées des moucharabis. Est-elle 
là dedans qui veille, qui écoute et nous déteste, 
la Juliette arabe dont le cœur frémit? Oui, peut- 
être? Mais son désir tout sensuel n'est point de 
ceux qui, dans nos pays à nous, monteraient aux 
étoiles par des nuits pareilles. Sur cette terre 
amollissante et tiède, si captivante que la légende 
des Lotophages y est née dans l'île de Djerba, 
l'air est plus savoureux que partout, le soleil plus 
chaud, le jour plus clair, mais le cœur ne sait 



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VERS KAIROUAN. 233 

pas aimer. Les femmes, belles et ardentes, sont 
ignorantes de nos tendresses. Leur âme simple 
reste étrangère aux émotions sentimentales, et 
leurs baisers, dit-on, n'enfantent point le rêve. 



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TABLE 



Pages. 

I. Lassit&I»k i 

II. La NtiT 10 

III. La côte italienne 25 

La Sicile 53 

I. D'Alger a Tonis * 127 

II. Tonis 141 

Vers Kairodan 169 



Paris. — Maison Qnantin, L.-H. May, directeur, 
7, rue Saint-Benoit. 



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