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LA VIE
ERRANTE
GDY de MAUPASSANT
Tici^ième édilioti
PARIS. — PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RDE DB RICHELIEU, 28 6tS,
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Tous droits réservés. ^
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LA
VIE ERRANTE
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DU MÊME AUTEUR
LES SOEURS RONDOLI.
MONSIEUR PARENT.
LE HORLA.
PIERRE ET JEAN.
CLAIR DE 'LUNE.
LA MAIN GAUCHE.
FORT COMME LA MORT.
En préparation :
NOTRE COEUR.
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LA
VIE ERRANTE
PAR
GUY DE MAUPASSANT
Treizième édition
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU
1890
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pçur tous les pays
y compris la Suède et la Norvège.
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(y/io^o^'t^ %6^?^-i^.
, IL A ÉTÉ TIRÉ A PART
105 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
NUMÉROTÉS A LA PRESSE.
Cinq exemplaires sur papier du Japon, 1 à 5
Cent exemplaires sur papier de HoUande, 6 à 105
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LA VIE ERRANTE
I
LASSITUDE
J'ai quitté Paris et même la France, parce que
la tour Eiflel finissait par m'ennuyer trop.
Non seulement on la voyait de partout, mais
on la trouvait partout, faite de toutes les matières
connues, exposée à toutes les vitres, cauchemar
inévitable et torturant.
Ce n'est pas elle uniquement d'ailleurs qui m'a
donné une irrésistible envie de vivre seul pen-
dant quelque temps, mais tout ce qu'on a fait
autour d'elle, dedans, dessus, aux environs.
Gomment tous les journaux vraiment ont-ils
osé nous parler d'architecture nouvelle à propos
1
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LA VIE ERRANTE.
de cette carcasse métallique, car l'architecture,
le plus incompris et le plus oublié des arts au-
jourd'hui, en est peut-être aussi le plus
esthétique, le plus mystérieux et le plus nourri
d'idées?
Il a eu ce privilège à travers les siècles de
symboliser pour ainsi dire chaque époque, de
résumer, par un très petit nombre de monuments
typiques, la manière de penser, de sentir et de
rêver d'une race et d'une civilisation.
Quelques temples et quelques églises, quelques
palais et quelques châteaux contiennent à peu
près toute l'histoire de l'art à travers le monde,
expriment à nos ^yeux mieux que des livres,
par l'harmonie des lignes et le charme de l'or-
nementation, toute la grâce et la grandeur d'une
époque. *
Mais je me demande ce qu'on conclura de
notre génération si quelque prochaine émeute
ne déboulonne pas cette haute et maigre pyra-
mide d'échelles de fer, squelette disgracieux et
géant, dont la base semble faite pour porter un
formidable monument de Cyclopes et qui avorte
en un ridicule et mince profil de cheminée d'u-
sine.
C'est un problème résolu, dit-on. Soitj — mais
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LASSITUDE.
il ne servait à rieni — et je préfère alors à cette
conception démodée de recommencer la naïve
tentative de la tour de Babel, celle qu'eurent,
dès le douzième siècle, les architectes du cam-
panile de Pise.
L'idée de construire cette gentille tour à huit
étages de colonnes de marbre, penchée comme
si elle allait toujours tomber, de prouver à la
postérité stupéfaite que le centre de gravité n'est
qu'un préjugé inutile d'ingénieur et que les mo-
numents peuvent s'en passer, être charmants
tout de même, et faire venir après sept siècles
plus de visiteurs surpris que la tour Eiffel n'en
attirera dans sept mois, constitue, certes, un
problème, — puisque problème il y a, — - plus ori-
ginal que celui de cette géante chaudronnerie,
badigeonnée pour des yeux d'Indiens.
Je sais qu'une autre version veut que le cam-
panile se soit penché tout seul. Qui le sait? Le
joli monument garde son secret toujours dis-
cuté et impénétrable»
Peu m'importe, d'ailleurs, la tour Eiff'el. EII0
ne fut que le phare d'une kermesse internatio-
nale, selon l'expression consacrée, dont le sou-
venir me hantera comme le cauchemar, comme
la vision réalisée de Thorrible spectacle que
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LA VIE ERRANTE.
peut donner à un homme dégoûté la foule hu-
maine qui s'amuse.
Je me garderai bien de critiquer cette colossale
entreprise politique, l'Exposition universelle, qui
a montré au monde, juste au moment ou il fallait
le faire, la force, la vitalité, l'activité et la ri-
chesse inépuisable de ce pays surprenant : la
France.
On a donné un grand plaisir, un grand diver-
tissement et un grand exemple aux peuples et
aux bourgeoisies. Ils se sont amusés de tout
leur cœur. On a bien fait et ils ont bien fait.
J'ai seulement constaté, dès le premier jour,
que je ne suis pas créé pour ces plaisirs-là.
Après avoir visité avec une admiration pro-
fonde la galerie des machines et les fantastiques
découvertes de la science, de la mécanique, de
la physique et de la chimie modernes; après
avoir constaté que la danse du ventre n'est amu-
sante que dans les pays où on agite des ventres
nus, et que les autres danses arabes n'ont de
charme et de couleur que dans les ksours blancs
d'Algérie, je me suis dit qu'en définitive aller là
de temps en temps serait une chose fatigante
mais distrayante, dont on se reposerait ailleurs,
chez soi ou chez ses amis.
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LASSITUDE.
Mais je n'avais point songé à ce qu'allait de-
venir Paris envahi par l'univers.
Dès le jour, les rues sont pleines, les trottoirs
roulent des foules comme des torrents grossis.
Tout cela descend vers l'Exposition, ou en revient,
ou y retourne. Sur les chaussées, les voitures se
tiennent comme les wagons d'un train sans fin.
Pas une n'est libre, pas un cocher ne consent à
vous conduire ailleurs qu'à l'Exposition, ou à sa
remise quand il va relayer. Pas de coupés aux
cercles. Ils travaillent maintenant pour le rasta-
quouère étranger; pas une tableaux restaurants,
et pas un ami qui dîne chez lui ou qui consente
à dîner chez vous.
Quand on l'invite, il accepte à la condition
qu'on banquettera sur la tour Eiffel. C'est plus gai.
Et tous, comme par suite d'un mot d'ordre, ils
vous y convient ainsi tous les jours delà semaine,
soit pour déjeuner, soit pour dîner.
Dans cette chaleur, dans cette poussière, dans
cette puanteur, dans cette foule de populaire
en goguette et en transpiration, dans ces papiers
gras traînant et voltigeant partout, dans cette
odeur de charcuterie et de vin répandu sur les
bancs, dans ces haleines de trois cent mille
bouches soufflant le relent de leurs nourritures.
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6 LA VIE ERRANTE.
dans le coudoiement, dans le frôlement, dans
l'emmêlement de toute cette chair échauffée,
dans cette sueur confondue de tous les peuples
semant leurs puces sur les sièges et par les
chemins, je trouvais bien légitime qu'on allât
manger une fois ou deux, avec dégoût et
curiosité, la cuisine de cantine des gargo tiers
aériens, mais je jugeais stupéfiant qu'on pût
dîner, tous les soirs, dans cette crasse et dans
cette cohue, comme le faisait la bonne société,
la société délicate, la société d'élite, la société
fine et maniérée qui, d'ordinaire, a des nausées
devant le peuple qui peine et sent la fatigue
humaine.
Cela prouve d'ailleurs, d'une façon définitive,
le triomphe complet de la démocratie.
Il n'y a plus de castes, de races, d'épidermes
aristocrates. Il n'y a plus chez nous que des gens
riches et des gens pauvres. Aucun autre clas-
sement ne peut différencier les degrés de la so-
ciété contemporaine.
Une aristocratie d'un autre ordre s'établit qui
vient de triompher à l'unanimité à cette Exposi-
tion universelle, l'aristocratie de la science, ou
plutôt de l'industrie scientifique.
Quant aux arts, ils disparaissent ; le sens même
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LASSITUDE.
s'en efface dans Télite de la nation, qui a regardé
sans protester l'iiorripilante décoration du dôme
central et de quelques bâtiments voisins.
Le goût italien moderne nous gagne, et la con-
tagion est telle que les coins réservés aux artistes,
dans ce grand bazar populaire et bourgeois qu'on
vient de fermer, y prenaient aussi des aspects
de réclame et d'étalage forain.
Je ne protesterais nullement d'ailleurs contre
l'avènement et le règne des suivants scientifiques,
si la nature de leur œuvre et de leurs décou-
vertes ne me contraignait de constater que ce
sont, avant tout, des savants de commerce.
Ce n'est pas leur faute, peut-être. Mais on di-
rait que le cours de l'esprit humain s'endigue
entre deux murailles qu'on ne franchira plus :
l'industrie et la vente.
Au commencement des civilisations, l'âme
de l'homme s'est précipitée vers l'art. On
croirait qu'alors une divinité jalouse lui a dit :
(( Je te défends de penser davantage à ces
choses-là. Mais songe uniquement à ta vie
d'animal, et je te laisserai faire des masses de
découvertes. »
Voilà, en effet, qu'aujourd'hui l'émotion séduc-
trice et puissante des siècles artistes semble
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LA VIE ERRANTE.
éteinte, tandis que des esprits d'un tout autre
ordre s'éveillent qui inventent des machines de
toute sorte, des appareils surprenants, des mé-
caniques aussi compliquées que les corps vivants,
ou qui, combinant des substances, obtiennent
des résultats stupéfiants et admirables. Tout
cela pour servir aux besoins physiques de l'homme ,
ou pour le tuer.
Les conceptions idéales, ainsi que la science
pure et désintéressée, celle de Galilée, de Nevt^-
ton, de Pascal, nous semblent interdites, tandis
que notre imagination paraît de plus en plus ex-
citable par l'envie de spéculer sur les découvertes
utiles à l'existence.
Or, le génie de celui qui, d'un bond de sa
pensée, est allé de la chute d'une pomme à la
grande loi qui régit les mondes, ne semble-t-il
pas né d'un germe plus divin que l'esprit péné-
trant de l'inventeur américain, du miraculeux
fabricant de sonnettes, de porte-voix et d'appa-
reils lumineux.
N'est-ce point là le vice secret de l'âme mo-
derne, la marque de son infériorité dans un
triomphe ?
J'ai peut-être tort absolument. En tout cas,
ces choses, qui nous intéressent, ne nous pas-
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LASSITUDE.
sionnent pas comme les anciennes formes de la
pensée, nous autres, esclaves irritables d'un rêve
de beauté délicate, qui hante et gâte notre vie.
J'ai senti qu'il me serait agréable de revoir
Florence, et je suis parti.
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II
y
LA NUIT
Sortis du port de Cannes à trois heures du
matin, nous avons pu recueillir encore un reste
des faibles brises que les golfes exhalent vers la
mer pendant la nuit. Puis un léger souffle du
large est venu, poussant le yacht couvert de
toile vers la côte italienne.
C'est un bateau de vingt tonneaux tout blanc
avec un imperceptible fil doré qui le contourne
comme une mince cordelière sur un flanc de
cygne. Ses voiles en toile fine et neuve, sous le
soleil d'août qui jette des flammes sur l'eau, ont
l'air d'ailes de soie argentée déployées dans le
firmament bleu. Ses trois focs s'envolent en
avant, triangles légers qu'arrondit l'haleine du
vent, et la grande misaine est molle, sous la
flèche aiguë qui dresse, à dix-huit mètres au des-
sus du pont, sa pointe éclatante par le cieL Tout
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LA NDIT. 11
à l'arrière, la dernière voile, Tartîmon, semble
dormir.
Et tout le monde bientôt sommeille sur le
pont. C'est un après-midi d'été, sur la Méditer-
ranée. La dernière brise est tombée. Le soleil
féroce emplit le ciel et fait de la mer une plaque
molle et bleuâtre, sans mouvement et sans
frissons, endormie aussi, sous un miroitant
duvet de brume qui semble la sueur de l'eau.
Malgré les tentes que j'ai fait établir pour me
mettre à l'abri, la chaleur est telle sous la loile
que je descends au salon me jeter sur un divan.
Il fait toujours frais dans l'intérieur. Le bateau
est profond, construit pour naviguer dans les
mers du Nord et supporter les gros temps. On
peut vivre, un peu à l'étroit, équipage et passa-
gers, à six ou sept personnes dans cette petite
demeure flottante et on peut asseoir huit convives
autour de la table du salon.
L'intérieur est en pin du nord verni, avec en-
cadrements de teck, éclairé par les cuivres des
serrures, des ferrures, des chandeliers, tous les
cuivres jaunes et gais qui sont le luxe des
yachts.
Comme c'est bizarre ce changement, après la
clameur de Paris! Je n'entends plus rien, mais
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12 LA VIE ERRANTE.
rien, rien. De quart d'heure en quart d'heure, le
matelot qui s'assoupit à la barre, toussote et
crache. La petite pendule suspendue contre la
cloison de bois fait un bruit qui semble formidable
dans ce silence du ciel et de la mer.
Et ce minuscule battement troublant seul
l'immense repos des éléments me donne soudain
la surprenante sensation des solitudes illimitées
où les murmures des mondes, étouffés à quelques
mètres de leurs surfaces, demeurent impercep-
tibles dans le silence universel I
Il semble que quelque chose de ce calme
éternel de l'espace descend et se répand sur la
mer immobile, par ce jour étouffant d'été. C'est
quelque chose d'accablant, d'irrésistible, d'en-
dormeur, d'anéantissant, comme le contact
du vide infini. Toute la volonté défaille, toute
pensée s'arrête, le sommeil s'empare du corps et
de l'âme.
Le soir venait quand je me réveillai. Quelques
souffles de brise crépusculaire, très inespérés
d'ailleurs, nous poussèrent encore jusqu'au soleil
couché.
Nous étions assez près des côtes, en face d'une
ville, San-Remo, sans espoir de l'atteindre.
D'autres villages ou petites cités, s'étalant au pied
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LA NUIT. 13
de la haute montagne grise, ressemblaient à des
tas de linge blanc mis à sécher sur les plages.
Quelques brumes fumaient sur les pentes des
Alpes, effaçaient les vallées en rampant vers les
sommets dont les crêtes dessinaient une immense
ligne dentelée dans un ciel rose et Hlas.
£t la nuit tomba sur nous, la montagne dispa-
rut, des feux s'allumèrent au ras de l'eau tout le
long de la grande côte.
Une bonne odeur de cuisine, sortit de l'inté-
rieur du yacht, se mêlant agréablement à la
bonne et fraîche odeur de l'air marin.
Lorsque j'eus dîné, je m'étendis sur le pont. Ce
jour tranquille de flottement avait nettoyé mon
esprit comme un coup d'épongé sur une vitre
ternie; et des souvenirs en foule surgissaient
dans ma pensée, des souvenirs sur la vie que je
venais de quitter, sur des gens connus, observés
ou aimés.
Être seul, sur l'eau, et sous le ciel, par une
nuit chaude, rien ne fait ainsi voyager l'esprit et
vagabonder l'imagination. Je me sentais surex-
cité, vibrant, comme si j'avais bu des vins capi-
teux, respiré de l'éther ou aimé une femme.
Une petite fraîcheur nocturne mouillait la
peau d'un imperceptible bain de brume salée.
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14 LA TIE ERRANTE.
Le frisson savoureux de ce tiède refroidissement
de l'air courait sur les membres, entrait dans
les poumons, béatifiait le corps et l'esprit en
leur immobilité.
Sont-ils plus heureux ou plus malheureux
ceux qui reçoivent leurs sensations par toute la
surface de leur chair autant que par leurs yeux,
leur bouche, leur odorat ou leurs oreilles?
C'est une faculté rare et redoutable, peut-être,
que cette excitabilité nerveuse et maladive de
l'épiderme et de tous les organes qui fait une
émotion des moindres impressions physiques et
qui, suivant les températures de la brise, les
senteurs du sol et la couleur du jour, impose des
souffrances, des tristesses et des joies.
Ne pas pouvoir entrer dans une salle de
théâtre, parce que le contact des foules agite
Inexplicablement l'organisme entier, ne pas pou-
voir pénétrer dans une salle de bal parce que la
gaieté banale et le mouvement tournoyant des
valses irrite comme une insulte, se sentir lu-
gubre à pleurer ou joyeux sans raison suivant la
décoration, les tentures et la décomposition de la
lumière dans un logis, et rencontrer quelquefois
par des combinaisons de perceptions, des satis-
factions physiques que rien ne peut révéler aux
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LA NUIT. ^ 15
gens d'organisme grossier, est-ce un bonheur ou
un malheur?
Je l'ignore; mais, si le système nerveux
n'est pas sensible jusqu'à la douleur ou jusqu'à
l'extaise, il ne nous communique que des com-
motions moyennes, et des satisfactions vul-
gaires.
Cette brume de la mer me caressait, comme
un bonheur. Elle s'étendait sur le ciel, et je re-
gardais avec délices les étoiles enveloppées
de ouate, un peu pâlies dans le firmament sombre
et blanchâtre. Les côtes avaient disparu der-
rière cette vapeur qui flottait sur l'eau et nim-
bait les astres.
On eût dit qu'une main surnaturelle venait
d'empaqueter le monde, en des nuées fines de
coton, pour quelque voyage inconnu.
Et tout à coup, à travers cette ombre nei-
geuse, une musique lointaine venue on ne sait
d'où, passa sur la mer. Je crus qu'un orchestre
aérien errait dans l'étendue pour me donner un
concert. Les sons affaiblis, mais clairs, d'une
sonorité charmante, jetaient par la nuit douce
un murmure d'opéra.
Une voix parla près de moi.
« Tiens, disait un marin, c'est aujourd'hui
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16 LA VIE ERRANTE.
dimanche et voilà la musique de San Remo qui
joue dans le jardin public. »
J'écoutais, tellement surpris que je me croyais
le jouet d'un joli songe. J'écoutai longtemps,
avec un ravissement infini, le chant nocturne
envolé à travers l'espace.
Mais voilà qu'au milieu d'un morceau il s'enfla,
grandit, parut accourir vers nous. Ce fut d'un
efiTet si fantastique et si surprenant que je me
dressai pour écouter. Certes, il venait, plus dis-
tinct et plus fort de seconde enseconde.il venait à
moi, mais comment? Sur quel radeau fantôme al-
lait-il apparaître ? Il arrivait, si rapide, que, mal-
gré moi, je regardai dans l'ombre avec des yeux
émus; et tout à coup je fus noyé dans un souffle
chaud et parfumé d'aromates sauvages qui s'épan-
dait comme un flot plein de la senteur violente
des myrtes, des menthes, des citronnelles, des
immortelles, des lentisques, des lavandes, des
thyms, brûlés sur la montagne par le soleil d'été.
C'était le vent de terre qui se levait, chargé
des haleines de la côte et qui emportait aussi
vers le large, en la mêlant à l'odeur des plantes
alpestres, cette harmonie vagabonde.
Je demeurais haletant, si grisé de sensations,
que le trouble de cette ivresse fit délirer mes
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LA NUIT. Î7
sens. Je ne savais plus vraiment si je respirais de
la musique, ou si j'entendais des parfums, ou si
je dormais dans les étoiles.
Cette brise de fleurs nous poussa vers la pleine
mer en s'évaporant par la nuit. La musique alors
lentement s'afiaiblit, puis se tut, pendant que le
bateau s'éloignait dans les brumes.
Je ne pouvais pas dormir, et je me demandais
comment un poète moderniste, de l'école dite
symboliste, aurait rendu la confuse vibration
nerveuse dont je venais d'être saisi et qui me
paraît, en langage clair, intraduisible. Certes,
quelques-uns de ces laborieux exprimeurs de la
multiforme sensibilité artiste s'en seraient tirés
à leur honneur, disant en vers euphoniques,
pleins de sonorités intentionnelles, incompréhen-
sibles et perceptibles cependant, ce mélange
inexprimable de sons parfumés, de brume étoi-
lée et de brise marine, semant de la musique
par la nuit.
Un sonnet de leur grand patron Baudelaire
me revint à la mémoire :
La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles.
L*homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui Pobservènt avec des regards familiers.
2
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48 LA VIE ERRANTE.
Gomme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité
Vaste comme la nuit et comme la clarté.
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d'autres corrompus, riches et triomphants.
Ayant Pexpansion des choses infinies
Gomme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent le transport de l'esprit et des sens.
Est-ce que je ne venais pas de sentir jusqu'aux
moelles ce vers mystérieux :
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Et non seulement ils se répondent dans la na-
ture, mais ils se répondent en nous et se con-
fondent quelquefois « dans une ténébreuse et
profonde unité », ainsi que le dit le poète, par
des répercussions d'un organe sur l'autre.
Ce phénomène, d'ailleurs, est connu médica-
lement. On a écrit, cette année même, un grand
nombre d'articles en le désignant par ces mots :
l'Audition colorée.
Il a été prouvé que, chez les natures très ner-
veuses et très surexcitées, quand un sens reçoit
un choc qui l'émeut trop fortement, l'ébranle-
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LA NUIT. 49
ment de cette impression se communique, comme
une onde, aux sens voisins qui le traduisent à
leur manière. Ainsi, la musique, chez certains
êtres, éveille des visions de couleurs. C'est donc
une sorte de contagion de sensibilité, transformée
suivant la fonction normale de chaque appareil
cérébral atteint.
Par là, on peut expliquer le célèbre sonnet
d'Arthur Rimbaud, qui raconte les nuances des
voyelles, vraie déclaration de foi, adoptée par
l'école symboliste.
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes,
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bourdonnent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d'ombres; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombrelles ;
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des p&tis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux
O, suprême clairon, plein de strideurs étranges
Silences traversés des mondes et des ange
— O l'Oméga, rayon violet de ses yeux
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20 LA VIE ERRANTE.
A-t-il tort, a-t-il raison? Pour le casseur de
pierres des routes, même pour beaucoup de nos
grands hommes, ce poète est un fou ou un
fumiste. Pour d'autres, il a découvert et exprimé
une absolue vérité, bien que ces explorateurs
d'insaisissables perceptions doivent toujours dif-
férer un peu d'opinion sur les nuances et les
images que peuvent évoquer en nous les vibra-
tions mystérieuses des voyelles ou d'un orchestre.
S'il est reconnu par lascience — du jour — que
les notes de musique agissant sur certains orga-
nismes font apparaître des colorations, si sol peut
être rouge, fa lilas ou vert, pourquoi ces mêmes
sons ne provoqueraient-ils pas aussi des saveurs
dans la bouche et des senteurs dans l'odorat?
Pourquoi les délicats un peu hystériques ne
goùteraient-ils pas toutes choses avec tous leurs
sens en même temps, et pourquoi aussi les sym-
bolistes ne révéleraient-ils point des sensibilités
délicieuses aux êtres de leur race, poètes incu-
rables et privilégiés? C'est là une simple question
de pathologie artistique bien plus que de véri-
table esthétique.
Ne se peut-il en efiet que quelques-uns de ces
écrivains intéressants, névropathes par entraî-
nement, soient arrivés à une telle excitabilité
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LA NUIT. 21
que chaque impression reçue produise en eux
une sorte de concert de toutes les facultés per-
ceptrices?
Et n'est-ce pas bien cela qu'exprime leur bizarre
poésie de sons qui, tout en ayant l'air inintelli-
gible, essaye de chanter en effet la gamme en-
tière des sensations et de noter par les voisinages
des mots, bien plus que par leur accord rationnel
et leur signification connue, d'intraduisibles sens,
qui sont obscurs pour nous, et clairs pour eux?
Car les artistes sont à bout de ressources, à
.court d'inédit, d'inconnu, d'émotion, d'images,
de tout. On a cueilli depuis l'antiquité toutes
les fleurs de leur champ. Et voilà que, dans leur
impuissance, ils sentent confusément qu'il pour-
rait y avoir peut-être pour l'homme un élargis-
sement de l'âme et de la sensation. Mais l'in-
telligence a cinq barrières entr'ouvertes et
cadenassées qu'on appelle les cinq sens, et ce
sont ces cinq barrières que les hommes épris
d'art nouveau secouent aujourd'hui de toute leur
force.
L'Intelligence, aveugle et laborieuse Inconnue,
ne peut rien savoir, rien comprendre, rien décou-
vrir que par les sens. Ils sont ses uniques pour-
voyeurs, les seuls intermédiaires entre l'Univer-
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S2 LA VIE ERRANTE.
selle Nature et Elle. Elle ne travaille que sur les
renseignements fournis par eux, et ils ne peuvent
eux-mêmes les recueillir que suivant leurs
qualités, leur sensibiliié, leur force et leur
finesse.
La valeur de la pensée dépend donc évidem-
ment d'une façon directe de la valeur des organes,
et son étendue est limitée par leur nombre.
M. Taine d'ailleurs a magistralement traité et
développé cette idée.
Les Sens sont au nombre de cinq, rien que de
cinq. Ils nous révèlent, en les interprétant,
quelques propriétés de la matière environnante
qui peut, qui doit receler un nombre illimité
d'autres phénomènes que nous sommes inca-
pables de percevoir.
Supposons que l'homme ait été créé sans
oreilles ; il vivrait tout de même à peu près de la
même façon, mais pouï^ lui l'Univers serait muet ;
Il n'aurait aucun soupçon du bruit et de la mu-
sique, qui sont des vibrations transformées.
Mais s'il avait reçu en don d'autres organes,
puissants et délicats, doués aussi de cette pro-
priété de métamorphoser en perceptions ner-
veuses les actions et les attributs de tout l'inex-
ploré qui nous entoure, combien plus varié serait
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LA NUIT. 23
le domaine de notre savoir et de nos émo-
tions.
C'est en ce domaine impénétrable que chaque
artiste essaye d'entrer, en tourmentant, en vio-
lentant, en épuisant le mécanisme de sa pensée.
Ceux qui succombent par le cerveau, Heine,
Baudelaire, Balzac, Byron vagabond, à la re-
cherche de la mort, inconsolable du malheur
d'être un grand poète, Musset, Jules de Goncourt
^ et tant d'autres, n'ont-ils pas été brisés par le
même eflort pour renverser cette barjrière
matérielle qui emprisonne l'intelligence hu-
maine ?
Oui, nos organes sont les nourriciers et les
maîtres du génie artiste. C'est l'oreille qui en-
gendre le musicien, l'œil qui fait naître le peintre.
Tous concourent aux sensations du poète. Chez
le romancier la vision, en général, domine. Elle
domine tellement qu'il devient facile de recon-
naître, à la lecture de toute œuvre travaillée et
sincère, les qualités et les propriétés physiques
du regard de l'auteur. Le grossissement du détail,
son importance ou sa minutie, son empiétement
sur le plan et sa nature spéciale indiquent d'une
façon certaine tous les degrés et les différences
des myopies. La coordination de l'ensemble, la
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24 LA VIE ERRANTE.
proportion des lignes et des perspectives pré-
férées à l'observation menue, Toubli même des
petits renseignements qui sont souvent les carac-
téristiques d'une personne ou d'un milieu, en
dénoncent-ils pas aussitôt le regard étendu, mais
lâche, d'un presbyte?
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m
LA COTE ITALIENNE
Tout le ciel est voilé de nuages. Le jour nais-
sant descend grisaille, à travers ces brumes re-
montées dans la nuit, et qui étendent leur
muraille sombre plus épaisse par places, presque
blanche en d'autres, entre Taurore et nous.
On craint vaguement, avec un serrement de
cœur que, jusqu'au soir, elles n'endeuillent
l'espace, et on lève sans cesse les yeux vers elles
avec une angoisse d'impatience, une sorte de
muette prière.
Mais on devine, aux traînées claires qui séparent
leurs masses plus opaques, que l'astre au-dessus
d'elles illumine le ciel bleu et leur neigeuse
surface. On espère. On attend.
Peu à peu elles pâlissent, s'amincissent, sem-
blent fondre. On sent que le soleil les brûle, les
ronge, les écrase de toutes ses ardeurs, et que
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20 LA VIE ERRANTE.
rimmense plafond de nuées, trop faible, cède,
plie, se fend et craque sous une énorme pesée de
lumière.
Un point s'allume au milieu d'elles, une lueur
y brille. Une brèche est faite, un rayon glisse,
oblique et long, et tombe en s'élargissant. On
dirait que le feu prend à ce trou du ciel. C'est une
bouche qui s'ouvre, grandit, s'embrase, avec des
lèvres incendiées, et crache sur les flots une cas-
cade de clarté dorée.
Alors, en mille endroits en même temps, la
voûte des ombres se brise, s'effondre, laisse par
mille plaies passer des flèches brillantes qui se
répandent en pluie sur l'eau, en semant par l'ho-
rizon la radieuse gaieté du soleil.
L'air est rafraîchi par la nuit; un frisson de
vent, rien qu'un frisson, caresse la mer, fait à
peine frémir, en la chatouillant, sa peau bleue et
moirée. Devant nous, sur un cône rocheux, large
et haut qui semble sortir des flots et s'appuie
contre la côte, grimpe une ville pointue, peinte
en rose par les hommes, comme l'horizon par
l'aurore victorieuse. Quelques maisons bleues y
font des taches charmantes. On dirait le séjour
choisi par une princesse des Mille et une nuits.
C'est Port-Maurice.
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LA COTE ITALIENNE. 27
Quand on Ta vue ainsi, il n'y faut point abor-
der.
J'y suis descendu pourtant.
Dedans, une ruine. Les maisons semblent émiet-
tées le long des rues. Tout un côté de la cité,
écroulé vers la rive, peut-être à la suite du trem-
blement de terre, étage, du haut en bas du rocher
qui les porte, des murs écrêtés et fendus, des
moitiés de vieilles demeures plâtreuses, ouvertes
au vent du large. Et la peinture si jolie de loin,
quand elle s'harmonisait avec le jour naissant,
n'est plus sur ces débris, sur ces taudis, qu'un af-'
freux badigeonnage déteint, terni par le soleil et
lavé par les pluies.
Et le long des ruelles, couloirs tortueux pleins
de pierres îet de poussière, une odeur flotte, in-
nomable, mais explicable par le pied des murs,
si puissante, si tenace, si pénétrantes, que je re-
tourne à bord du yacht, les yeux salis et le cœur
soulevé.
Cette ville pourtant est un chef-lieu de province.
On dirait, en mettant le pied sur cette terre
italienne, un drapeau de misère.
En face, de l'autre côté du même golfe, Oneglia,
très sale aussi, très puante, bien que d'aspect
moins sinistrement pauvre et plus vivant.
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28 LA VIE ERRANTE.
Sous la porte cochère du collège royal, ouverte
à deux battants en ces jours de vacances, une
vieille femme rapièce un matelas sordide.
Nous entrons dans le port de Savone.
Un groupe d'immenses cheminées d'usines et
de fonderies, qu'alimentent chaque jour quatre ou
cinq grands vapeurs anglais chargés de charbon,
projettent dans le ciel, par leurs bouches géantes,
des vomissements tortueux de fumée, retombés
aussitôt sur la ville en une pluie noire de suie,
que la brise déplace de quartier en quartier,
comme une neige d'enfer.
N'allez point dans ce port, canotiers-caboteurs
qui aimez garder sans tache les voiles blanches
de vos petits navires.
Savone est gentille pourtant, bien italienne,
avec des rues étroites, amusantes, pleine de mar-
chands agités, de fruits étalés par terre, de
tomates écarlates, de courges rondes, de raisins
noirs ou jaunes et transparents comme s'ils
avaient bu de la lumière, de salades verles éplu-
chées à la hâte et dont les feuilles semées à
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LA COTE ITALIENNE. 29
foison sur les pavés ont l'air d'un envahissement
de la ville par les jardins.
En revenant à bord du yacht j'aperçois tout à
coup, le long du quai, dans une balancelle napoli-
taine, sur une immense table tenant tout le pont,
quelque chose d'étrange comme un festin d'as-
sassins.
Sanglants, d'un rouge de meurtre, couvrant
le bateau entier d'une couleur et, au premier
coup d'œil, d'une émotion de tuerie, de mas-
sacre, de viande déchiquetée, s'étalent, devant
trente matelots aux figures brunes, soixante ou
cent quartiers de pastèques' pourpres éven-
trées.
On dirait que ces hommes joyeux mangent à
pleines dents de la bête saignante comme les
fauves dans les cages. C'est une fête. On a invité
les équipages voisins. On est content. Les bon-
nets rouges sur les têtes sont moins rouges que
la chair du fruit.
Quand la nuit fut tout à fait tombée, je re-
tournai dans la ville.
Un bruit de musique m'attirant me la fit tra-
verser tout entière. Je trouvai une avenue que
suivaient par groupes la bourgeoisie et le peuple,
entement, allant vers ce concert du soir, que
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30 LA VIE ERRANTE.
lui donne deux ou trois fois par semaine l'or-
cliestre municipal.
Ces orcliestres, sur cette terre musicienne,
valent, même dans les petites villes, ceux de nos
bons théâtres. Je me rappelai celui que j'avais
entendu du pont de mon bateau Pautre nuit, et
dont le souvenir me restait comme celui d'une
des plus douces caresses qu'une sensation m'ait
jamais données.
L'avenue aboutissait sur une place qui allait se
perdre sur la plage, et là, dans l'ombre à peine
éclairée par les taches espacées et jaunes des
becs de gaz, cet orchestre jouait je ne sais trop
quoi, au bord des flots.
Les vagues un peu lourdes, bien que le vent
du large fût tout à fait tombé, traînaient le long
du rivage leur bruit monotone et régulier qui
rythmait le chant vif des instruments; et le
firmament violet, d'un violet presque luisant, doré
par une infinie poussière d'astres, laissait tomber
sur nous une nuit sombre et légère. Elle couvrait
de ses ténèbres transparentes la foule silencieuse
à peine chuchotante, marchant à pas lents
autour du cercle des musiciens ou bien assise sur
les bancs de la promenade, sur de grosses pierres
abandonnées le long de la grève, sur d'énormes
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LA COTE ITALIENNE. 31
poutres étalées à terre auprès de la haute car-
casse de bois, aux côtes encore entr'ouvertes,
d'un grand navire en construction.
Je ne sais pas si les femmes de Savone sont
jolies, mais je sais qu'elles se promènent presque
toutes nu-tête, le soir, et qu'elles ont toutes un
éventail à la main. C'était charmant, ce muet
battement d'ailes prisonnières, d'ailes blanches,
tachetées ou noires, entrevues, frémissantes
comme de gros papillons de nuit tenus entre des
doigts. On retrouvait, à chaque femme rencon-
trée, dans chaque groupe errant ou reposé, ce
volettement captif, ce vague effort pour s'envoler
des feuilles balancées qui semblaient rafraîchir
l'air du soir, y mêler quelque chose de coquet,
de féminin, de doux à respirer pour une poitrine
d'homme.
Et voilà qu'au milieu de cette palpitation d'éven-
tails et de toutes ces chevelures nues autour de
moi, je me mis à rêver niaisement comme en
des souvenirs de contes de fées, comme je fai-
sais au collège, dans le dortoir glacé, avant de
m'endormir, en songeant au roman dévoré en
cachette sous le couvercle du pupitre. Par-
fois ainsi, au fond de mon cœur vieilli, empoi-
sonné d'incrédulité, se réveille pendant quel-
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32 LA VIE ERRANTE.
ques instants, mon petit cœur naïf de jeune
garçon.
Une des plus belles choses qu'on puisse voir au
monde : Gênes, de la haute mer.
Au fond du golfe, la ville se soulève comme si
elle sortait des flots, au pied de la montagne.
Le long des deux côtes qui s'arrondissent autour
d'elle pour l'enfermer, la protéger et la caresser,
dirait-on, quinze petites cités, des voisines, des
vassales, des servantes, reflètent et baignent dans
l'eau leurs maisons claires. Ce sont, à gauche
de leur grande patronne, Cogoleto, Arenzano,
Volt ri, Pra, Pegli, Sestri-Ponente, San Pier d'Arena ;
et, à droite, Sturla, Quarto, Quinto, Nervi,
Bogliasco, Sori, Recco, Camogli, dernière tache
blanche sur le cap de Porto-Fino, qui ferme le
golfe au sud-est.
Gênes au-dessus de son port immense se dresse
sur les premiers mamelons des Alpes, qui s'élèvent
par derrière, courbées et s'allongeant en une
muraille géante. Sur le môle une tour très haute
et carrée, le phare appelé « la Lanterne », a l'air
d'une chandelle démesurée.
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LA COTE ITALIENNE. 33
On pénètre dans Pavant-port, énorme bassin
admirablement abrité où circulent, cherchant
pratique, une flotte de remorqueurs, puis, après
avoir contourné la jetée Est, c'est le port lui-
même, plein d'un peuple de navires, de ces jolis
navires du Midi et de l'Orient, aux nuances char-
mantes, tartanes, balancelles, mahonnes, peints,
voilés et matés avec une fantaisie imprévue,
porteurs de madones bleues et dorées, de saints
debout sur la proue et d'animaux bizarres, qui
sont aussi des protecteurs sacrés.
Toute cette flotte à bonnes vierges et à talis-
mans est alignée le long des quais, tournant vers
le centre des bassins leurs nez inégaux et pointus.
Puis apparaissent, classés par compagnies, de
puissants vapeurs en fer, étroits et hauts, avec des
formes colossales et fines. Il y a encore au milieu
de ces pèlerins de la mer des navires tout blancs,
de grands t rois-mâts ou des bricks, vêtus comme
les Arabes d'une robe éclatante sur qui glisse le
soleil.
Si rien n'est plus joli que l'entrée de ce port^
rien n'est plus sale que l'entrée de cette ville*
Le boulevard du quai est un marais d'ordures,
et les rues étroites, originales, enfermées comme
des corridors entre deux lignes tortueuses de
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34. LA VIE ERRANTE.
maisons démesurément hautes soulèvent inces-
samment le cœur par leurs pestilentielles émana-
tions.
On éprouve à Gènes ce qu'on éprouve à Florence
et encore plus à Venise, l'impression d'une très
aristocrate cité tombée au pouvoir d'une popu-
lace.
Ici surgit la pensée des rudes seigneurs qui se
battaient ou trafiquaient sur la mer, puis, avec
l'argent de leurs conquêtes, de leurs captures
ou de leur commerce, se faisaient construire les
étonnants palais de marbre dont les rues princi-
pales sont encore bordées.
Quand on pénètre dans ces demeures magni-
fiques, odieusement peinturlurées par les descen-
dants de ces grands citoyens de la plus fière des
républiques, et qu'on en compare le style, les
cours, les jardins, les portiques, les galeries inté-
rieures, toute la décorative et superbe ordon-
nance, avec l'opulente barbarie des plus beaux
hôtels du Paris moderne, avec ces palais de
millionnaires qui ne savent toucher qu'à l'argent,
qui sont impuissants à concevoir, à désirer une
belle chose nouvelle et à la faire naître avec leur
or, on comprend alors que la vraie distinction
de l'intelligence, que les sens de la beauté rare
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LA COTE ITALIENNE. 35
des moindres formes, de la perfection des propor-
tions et des lignes, ont disparu de notre société
démocratisée, mélange de riches financiers sans
goût et de parvenus sans traditions.
C'est même une observation curieuse à faire,
celle de la banalité de l'hôtel moderne. Entrez
dans les vieux palais de Gênes, vous y verrez
une succession de cours d'honneur à galeries et
à colonnades et d'escaliers de marbre incroya-
blement beaux, tous diCFéremment dessinés et
conçus par de vrais artistes, pour des hommes
au regard instruit et difficile.
Entrez dans les anciens châteaux de France,
vous y trouverez les mêmes efforts vers l'inces-
sante rénovation du style et de l'ornement.
Entrez ensuite dans les plus riches demeures
du Paris actuel, vous y admirerez de curieux
objets anciens soigneusement catalogués, éti-
quetés, exposés sous verre suivant leur valeur
connue, cotée, affirmée par des experts, mais
pas une fois vous ne resterez surpris par l'ori-
ginale et neuve invention des, différent es parties
de la demeure elle-même.
L'architecte est chargé de construire une belle
maison de plusieurs millions, et touche cinq ou dix
pour cûnt sur les dépenses, selon la quantité de
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36 LA VIE ERRANTE.
travail artiste qu'il doit Introduire dans son plan.
Le tapissier, à des conditions différentes, est
chargé de la décorer. Comme ces industriels
n'ignorent pas l'incompétence native de leurs
clients et ne se hasarderaient point à leur pro-
poser de l'inconnu, ils se contentent de recom-
mencer à peu pi*ès ce qu'ils ont déjà fait pour
d'autres.
Quand on a visité dans Gênes ces antiques et
nobles demeures, admiré quelques tableaux et
surtout trois merveilles de*- ce chef-d'œuvrier
qu'on nomme Van Dyck, il ne reste plus à voir
que le Campo-Santo, cimetière moderne, musée
de sculpture funèbre le plus bizarre, le plus
surprenant, le plus macabre et le plus comique
peut-être, qui soit au monde. Tout le long d'un
immense quadrilatère de galeries, cloître géant
ouvert sur un préau que les tombes des pauvres
couvrent d'une neige de plaques blanches, on
défile devant une succession de bourgeois de
marbre qui pleurent leurs morts.
Quel mystère I I^'exécution de ces personnages
atteste un métier remarquable, un vrai talent
d'ouvriers d'art. La nature des robes, des vestes,
des pantalons, y apparaît par des procédés de fac-
ture stupéfiants* J'y vis une toilette de moire^
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LA COTE ITALIENNE. 37
indiquée en cassures nettes de l'étoffe d'une
incroyable vraisemblance; et rien n'est plus
irrésistiblement grotesque, monstrueusement
ordinaire, indignement commun, que ces gens
qui pleurent des parents aimés.
A qui la faute ? Au sculpteur qui n'a vu dans
la physionomie de ses modèles que la vulgarité
du bourgeois moderne, qui ne sait plus y trouver
ce reflet supérieur d'humanité entrevu si bien
par les peintres flamands quand ils exprimaient
en maîtres artistes les types les plus populaires
et les plus laids de leur race. — Au bourgeois
peut-être que la basse civilisation démocratique
a roulé comme le galet des mers en rongeant, en
efiaçant son caractère distinctif et qui a perdu
dans ce frottement les derniers signes d'origi-
nalité dont jadis chaque classe sociale semblait
dotée par la nature.
Les Génois paraissent très fiers de ce musée
surprenant qui désoriente le jugement.
Depuis le port de Gênes jusqu'à la pointe de
Porto-Finx), c'est un chapelet de villes, un égrè-
nement de maisons sur les plages, entre le bleu
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38 LA VIE ERRANTE.
de la mer et le vert de la montagne. La brise du
sud-est nous force à louvoyer. Elle est faible,
mais à souffles brusques qui inclinent le yacht,
le lancent tout à coup en avant, ainsi qu'un cheval
s'emporte, avec deux bourrelets d'écume qui
bouillonnent à la proue comme une bave de
bête marine. Puis le vent cesse et le bateau se
calme, reprend sa petite route tranquille qui,
suivant les bordées, tantôt l'éloigné, tantôt le
rapproche de la côte italienne. Vers deux heures,
le patron qui consultait l'horizon avec les ju-
melles, pour reconnaître à la voilure portée et
aux amures prises par les bâtiments en vue, la
force et la direction des courants d'air, en ces
parages où chaque golfe donne un vent tempé-
tueux ou léger, où les changements de temps
sont rapides comme une attaque de nerfs de
femme, me dit brusquement :
« Monsieur, faut amener le flèche ; les deux
bricks-goëlettes qui sont devant nous viennent de
serrer leurs voiles hautes. Ça souffle dur là-bas. »
L'ordre fut donné; et la longue toile gonflée
descendit du sommet du mât, glissa, pendante et
flasque^ palpitante encore comme un oiseau
qu'on tue, le long de la misaine qui commençait
à pressentir la rafale annoncée et proche.
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LA COTE ITALIENNE. 39
Il n'y avait point de vagues. Quelques petits
flots seulement moutonnaient de place en place ;
mais soudain, au loin, devant nous, je vis Teau
toute blanche, blanche comme si on étendait un
drap par-dessus. Cela venait, se rapprochait, ac-
courait, et lorsque cette ligne cotonneuse ne fut
plus qu'à quelques centaines de mètres de nous,
toute la voilure du yacht reçut brusquement
une grande secousse du vent qui semblait galo-
per sur la surface de la mer, rageur et furieux,
en lui plumant le flanc comme une main plu-
merait le ventre d'un cygne. Et tout ce duvet
arraché de l'eau, cet épiderme d'écume volti-
geait, s'envolait, s'éparpillait sous l'attaque invi-
sible et sifflante de la bourrasque. Nous aussi,
couchés sur le côté, le bordage noyé dans le flot
clapoteux qui montait sur le pont, les haubans
tendus, la mâture craquant, nous partîmes d'une
course affolée, gagnés par un vertige, par une
furie de vitesse. Et c'est vraiment une ivresse
unique, inimaginablement exaltante, de tenir en
ses deux mains, avec tous ses muscles tendus
depuis le jarret jusqu'au cou, la longue barre de
fer qui conduit à travers les rafales cette bète
emportée et inerte, docile et sans vie, faite de
toile et de bois.
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40 LA VIE ERRANTE.
Cette fureur de Pair ne dura guère que
trois quarts d'heure ; et tout à coup, lorsque la
Méditerranée eut repris sa belle teinte bleue, il
me sembla, tant Tatmosphère devint douce subi-
tement, que l'humeur du ciel s'apaisait. C'était
une colère tombée, la fin d'une matinée revèche ;
et le rire joyeux du soleil se répandit largement
dans l'espace.
Nous approchions du cap où j'aperçus, à l'ex-
trémité, au pied de la côte escarpée, dans une
trouée apparue sans accès, une église et
trois maisons. Qui demeure là, bon Dieu? que
peuvent faire ces gens? Comment communiquent-
ils avec les autres vivants sinon par un des deux
petits canots tirés sur leur plage étroite.
Voici la pointe doublée. La côte continue
jusqu'à Porto-Venere, à l'entrée du golfe de la
Spezzia. Toute cette partie du rivage italien est
incomparablement séduisante.
Dans une baie large et profonde ouverte devant
nous, on entrevoit Santa-Margherita, puis Ra-
pallo, Chiavari. Plus loin Sestri Levante.
Le yacht ayant viré de bord glissait à deux
encablures des rochers, et voilà qu'au bout de
ce cap, que nous finissions à peine de contourner,
on découvre soudain une gorge où entre la mer,
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LA COTE ITALIENNE. 41
une gorge cachée, presque introuvable, pleine
d'arbres, de sapins, d'oliviers, de châtaigniers. Un
tout petit village, Porto-Fino, se développe en
demi-lune autour de ce calme bassin.
Nous traversons lentement le passage étroit
qui relie à la grande mer ce ravissant port
naturel, et nous pénétrons dans ce cirque de
maisons couronné par un bois d'un vert puissant
et frais, reflétés l'un et l'autre dans le miroir
d'eau tranquille et rond où semblent dormir
quelques barques de pêche.
Une d'elles vient à nous montée par un vieil
homme. Il nous salue, nous souhaite la bienve-
nue, indique le mouillage, prend une amarre
pour la porter à terre, revient ofirir ses services,
ses conseils, tout ce qu'il nous plaira de lui
demander, nous fait enfin les honneurs de ce
hameau de pêche. C'est le maître de port.
Jamais peut-être, je n'ai senti une impression
de béatitude comparable à celle de l'entrée dans
cette crique verte, et un sentiment de repos,
d'apaisement, d'arrêt de l'agitation vaine où se
débat la vie, plus fort et plus soulageant que
celui qui m'a saisi quand le bruit de l'ancre
tombant eut dit à tout mon être ravi que nous
étions fixés là.
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42 LA VIE ERRANTE.
Depuis huit jours je rame. Le yacht demeure
immobile au milieu de la rade minuscule et tran-
quille; et moi je vais rôder dans mon canot, le
long des côtes, dans les grottes où grogne la mer
au fond de trous invisibles, et autour des îlots
découpés et bizarres qu'elle mouille de baisers
sans fin à chacun de ses soulèvements, et sur
les écueils à fleur d'eau qui portent des crinières
d'herbes marines. J'aime voir flotter sous moi,
dans les ondulations de la vague insensible, ces
longues plantes rouges ou vertes où se mêlent,
où se cachent, où glissent les immenses familles
à peine écloses des jeunes poissons. On dirait des
semences d'aiguilles d'argent qui vivent et qui
nagent.
Quand je relève les yeux sur les rochers du
rivage, j'y aperçois des groupes de gamins nus,
au corps bruni, étonnés de ce rôdeur. Ils sont
innombrables aussi, comme une autre progéni-
ture de la mer, comme une tribu de jeunes tri-
tons nés d'hier qui s'ébattent et grimpent aux
rives de granit pour boire un peu l'air de l'espace.
On en trouve cachés dans toutes les crevasses,
on en aperçoit debout sur les pointes, dessinant
dans le ciel italien leurs formes jolies et frêles
de statuettesde bronze. D'autres, assis, les jambes
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LA COTE ITALIENNE. 43
pendantes, au bord des grosses pierres, se reposent
entre deux plongeons.
Nous avons quitté Porto-Fino pour un séjour à
Santa-Margherita. Ce n'est point un port, mais
un fond de golfe un peu abrité par un môle.
. Ici, la terre est tellement captivante, qu'elle
fait presque oublier la mer. La ville est abritée
par l'angle creux des deux montagnes. Un vallon
les sépare qui va vers Gênes. Sur ces deux côtes,
d'innombrables petits chemins entre deux murs
de pierres, hauts d'un mètre environ, se croisent,
montent et descendent, vont et viennent, étroits,
pierreux, en ravins et en escaliers, et séparent
d'innombrables champs ou plutôt des jardins
d'oliviers et de figuiers qu'enguirlandent des
pampres rouges. A travers les feuillages brûlés
des vignes grimpées dans les arbres, oa aperçoit
à perte de vue la mer bleue, des caps rouges,
des villages blancs, des bois de sapins sur les
pentes, et les grands sommets de granit gris.
Devant les maisons, rencontrées de place en place,
les femmes font de la dentelle. Dans tout ce pays,
d'ailleurs, on n'aperçoit guère une porte où ne
soient assises deux ou trois de ces ouvrières,
travaillant à l'ouvrage héréditaire, et maniant de
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44 LA VIE ERRANTE.
leurs doigts légers les nombreux fils blancs ou
noirs où pendent et dansent, dans un sautillement
éternel, de courts morceaux de bois jaune. Elles
sont souvent jolies, grandes et d'allure fière,
mais négligées, sans toilette et sans coquetterie.
Beaucoup conservent encore des traces du sang
sarrasin.
Un jour, au coin d'une rue de hameau, une
d'elles passa près de moi qui me laissa l'émotion
de la plus surprenante beauté que j'aie rencontrée
peut-être.
Sous une botte lourde de cheveux sombres qui
s'envolaient autour du front, dans un désordre
dédaigneux et hâtif, elle avait une figure ovale
et brune d'Orientale, de filles des Maures dont
elle gardait l'ancestrale démarche ; mais le soleil
des Florentines lui avait fait une peau aux lueurs
d'or. Les yeux, — quels yeux I — longs et d'un
noir impénétrable, semblaient glisser une caresse
sans regard entre des cils tellement pressés et
grands que je n'en ai jamais vu de pareils. Et la
chair autour de ces yeux s'assombrissaient si
étrangement, que si on ne l'eût aperçue en pleine
lumière on eût soupçonné l'artifice des mon-
daines.
Lorsqu'on rencontre, vêtues de haillons, des
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LA COTE ITALIENNE. 45
créatures semblables, que ne peut-on les saisir
et les emporter, quand ce ne serait que pour les
parer, leur dire qu'elles sont belles et les admi-
rer I Qu'importe qu'elles ne comprennent pas le
mystère de notre exaltation, brutes comme toutes
les idoles, ensorcelantes comme elles, faites
seulement pour être aimées par des cœurs déli-
rants, et fêtées par des mots dignes de leur
beauté I
Si j'avais le choix cependant entre la plus belle
des créatures vivantes et la femme peinte du
Titien que huit jours plus tard je revoyais dans
la salle de la tribune à Florence, je prendrais
la femme peinte du Titien.
Florence, qui m'appelle comme la ville où j'au-
rais le plus aimé vivre autrefois, qui a pour mes
yeux et pour mon aeur un charme inexprimable,
m'attire encore presque sensuellement par cette
image de femme couchée^ rêve prodigieux d'at-
trait charnel. Quand je songe à cette cité si
pleine de merveilles qu'on rentre à la fin des
jours courbaturé d'avoir vu comme un chasseur
d'avoir marché, m'apparaît soudain lumineux, au
milieu des souvenirs qui jaillissent, cette grande
toile longue, où se repose cette grande femme
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46 LA Vl£ ERRANTE.
au geste impudique, nue et blonde, éveillée et
calme.
Puis après elle, après cette évocation de toute
la puissance séductrice du corps humain, surgis-
sent, douces et pudiques, des vierges : celles
de Raphaël d'abord. La Vierge au chardonneret,
la Vierge du grand-duc, la Vierge à la chaise,
d'autres encore, celles des primitifs, aux traits
innocents, aux cheveux pâles, idéales et mys-
tiques, et celles des matériels, pleines de santé.
Quand on se promène non seulement dans cette
ville unique, mais dans tout ce pays, la Toscane,
où les hommes de la Renaissance ont jeté des
chefs-d'œuvre à pleines mains, on se demande
avec stupeur ce que fut Tàme exaltée et féconde,
ivre de beauté, follement créatrice, de ces géné-
rations secouées par un délire artiste. Dans les
églises des petites villes, où l'on va, cherchant à
voir des choses qui ne sont point indiquées au
commun des errants, on découvre sur les murs,
au fond des chœurs, des peintures inestimables *
de ces grands maîtres modestes, qui ne vendaient
point leurs toiles dans les Amériques encore
inexplorées, et s'en allaient, pauvres, sans espoir
de fortune, travaillant pour l'art comme de pieux
ouvriers.
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LA COTE ITALIENNE. 47
Et cette race sans défaillance n'a rien laissé
d'inférieur. Le même reflet d'impérissable beauté,
apparu sous le pinceau des peintres, sous le ci-
seau des sculpteurs, s'agrandit en lignes de
pierre sur la façade des monuments. Les églises
et leurs chapelles sont pleines de sculptures de
Lucca délia Robbia, de Donatello, de Michel-
Ange; leurs portes de bronze sont par Bohannus
ou Jean de Bologne.
LorflBu'on arrive sur la piazza délia Signoria,
en face de la loggia dei Lanzi, on aperçoit
ensemble, sous le même portique, l'enlèvement
des Sabines, et Hercule terrassant le centaure
Nessus, de Jean de Bologne; Persée avec la
tête de Méduse de Benvenuto Cellini ; Judith et
llolopherne de Donatello. II abritait aussi, il
y a quelques années seulement, le David de
Michel-Ange.
Mais plus on est grisé, plus on est conquis par
la séduction de ce voyage dans une forêt d'oeuvres
d'art, plus on se sent aussi envahi par un bizarre
sentiment de malaise qui se mêle bientôt à la
joie de voir. Il provient de l'étonnant contraste
de la foule moderne si banale, si ignorante de
ce qu'elle regarde avec les lieux qu'elle habite.
On sent que l'âme délicate, hautaine et raflOinée
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48 LA VIE ERRANTE.
du vieux peuple disparu qui couvrit ce sol de
chefs-d'œuvre, n'agite plus les têtes à chapeaux
ronds couleur chocolat, n'anime point les yeux
indifiérents, n'exalte plus les désirs vulgaires de
cette population sans rêves.
En revenant vers la côte, je me suis arrêté
dans Pise, pour revoir aussi la place du Dôme.
Qui pourra jamais expliquer le charme pé-
nétrant et triste de certaines villes presque dé-
funtes.
Pise est une de celles-là. A peine entré dedans,
on s'y sent à l'âme une langueur mélancolique,
une envie impuissante de partir et de rester, une
nonchalante envie de fuir et de goûter indéfini-
ment la douceur morne de son air, de son ciel,
de ses maisons, de ses rues qu'habite la plus
calme, la plus morne, la plus silencieuse des po-
pulations.
La vie semble sortie d'elle comme la mer qjui
s'en est éloignée, enterrant son port jadis souve-
rain, étendant une plaine et faisant pousser une
forêt entre la rive nouvelle et la ville aban-
donnée.
L'Arno la traverse de son cours jaune qui
glisse> doucement ondule uxj entre deux hautes
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... , ^
LA COTE ITALIENNE. 49
murailles supportant les deux principales pro-
menades bordées de maisons, jaunâtres aussi,
d'hôtels et de quelques palais modestes.
Seule, bâtie sur le quai même, coupant net sa
ligne sinueuse, la petite chapelle de Santa-Maria
délia Spina, appartenant au style français du
xiii» siècle, dresse juste au-dessus de Peau son
profil ouvragé de reliquaire. On dirait, à la voir
ainsi au bord du fleuve, le mignon lavoir gothique
de la bonne Vierge, où les anges viennent laver,
la nuit, tous les oripeaux fripés des madones.
Mais par la via Santa Maria on va vers la placé
du Dôme.
Pour les hommes que touchent encore la
beauté et la puissance mystiques des monuments,
il n'existe assurément rien sur la ttrre de plus
surprenant et de plus saisissant que cette vaste
place herbeuse, cernée par de hauts remparts
qui emprisonnent, en leurs attitudes si diverses,
le Dôme, le Campo-Santo, le Baptistère et la Tour
penchée.
Quand on arrive au bord de ce champ désert
et sauvage, enfermé par de vieilles murailles et
où se dressent soudain devant les yeux ces
quatre grands êtres de marbre, si imprévus de
profil, de couleur, de grâce harmonieuse et
4
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50 LA VIE ERRANTE.
ï •
superbe, on demeure interdit d'étonnement et
troublé d'admiration comme devant le plus rare
et le plus grandiose spectacle que l'art humain
puisse offrir au regard.
Mais c'est le Dôme bientôt qui attire et garde
toute l'attention par son inexprimable harmonie,
la puissance irrésistible de ses proportions et la
magnificence de sa façade.
C'est une basilique du xi* siècle de style tos-
can, toute en marbre blanc avec des incrustations
noires et de couleur. On n'éprouve point, en
face de cette perfection de l'architecture Ro-
mane-Italienne, la lâlupeur qu'imposent à l'âme
certaines cathédrales gothiques par leur éléva-
tion hardie, l'élégance de leurs tours et de leurs
clochetons, toute la dentelle de pierre dont elles
sont enveloppées, et cette disproportion géante
de leur taille avec leur pied.
Mais on demeure tellement surpris et captivé
par les irréprochables proportions, par le charme
intraduisible des lignes, des formes et de la façade
décorée, en bas, de pilastres reliés par des arca-
des, en haut, de quatre galeries de colonnettes
plus petites d'étage en étage, que la séduction
de ce monument reste en nous comme celle d'un
poème admirable, comme une émotion trouvée.
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LA COTE ITALIENNE. 51
Rien ne sert de décrire ces choses, il faut les
voir, et les voir sur leur ciel, sur ce ciel clas-
sique, d'un bleu spécial, où les nuages lents et
roulés à rhorizon en masses argentées, semblent
copiés par la nature sur les tableaux des peintres
toscans. Car ces vieux artistes étaient des réa-
listes, tout imprégnés de Tatmosphère italienne ;
et ceux-là seulement demeurent de faux ouvriers
d'art qui les ont imités sous le soleil français.
Derrière la cathédrale, le Campanile, éternel-
lement penché comme s'il allait tomber, gêne
ironiquement le sens de l'équilibre que nous por-
tons en nous, et en face d'elle le Baptistère ar-
rondit sa haute coupole conique devant la porte
du Campo-Santo.
En ce cimetière antique dont les fresques sont
classées comme des peintures d'un intérêt capi-
tal, s'allonge un cloître délicieux, d'une grâce
pénétrante et triste, au milieu duquel deux an-
tiques tilleuls cachent sous leur robe de verdure
une telle quantité de bois mort qu'ils font aux
souffles du vent un bruit étrange d'ossements
heurtés.
Les jours passent. L'été touche à sa fin. Je
veux visiter encore un pays éloigné, où d'autres
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52 LA VIE ERRANTE,
hommes ont laissé des souvenirs plus effacés,
mais éternels aussi. Ceux-là vraiment sont les
seuls qui ont su doter leur patrie d'une Expo-
sition universelle qu'on reviendra voir dans
toute la suite des siècles.
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LA SICILE
On est convaincu, en France, que la Sicile est
un pays sauvage, difficile et même dangereux à
visiter. De temps en temps, un voyageur, qui
passe pour un audacieux, s'aventure jusqu'à
Palerme, et il revient en déclarant que c'est une
ville très intéressante. Et voilà tout. En quoi
Palerme et la Sicile tout entière sont-elles inté-
ressantes? On ne le sait pas au juste chez nous.
A la vérité, il n'y a là qu'une question de mode.
Cette île, perle de la Méditerranée, n'est point au
nombre des contrées qu'il est d'usage de parcou-
rir, qu'il est de bon goût de connaître, qui font
partie, comme l'Italie, de l'éducation d'un
homme bien élevé.
A deux points de vue, cependant, la Sicile de-
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54 LA VIE ERRANTE.
vrait attirer les voyageurs, car ses beautés natu-
relles et ses beautés artistiques sont aussi parti-
culières que remarquables. On sait combien est
fertile et mouvementée cette terre, qui fut ap-
pelée le grenier de ritalie,*que tous les peuples
envahirent et possédèrent l'un après l'autre, tant
fut violente leur envie de la posséder, qui fit se
battre et mourir tant d'hommes, comme une belle
fille ardemment désirée. C'est, autant que l'Espa-
gne, le pays des oranges, le sol fleuri dont l'air, au
printemps, n'est qu'un parfum; et elle allume,
chaque soir, au-dessus des mers, le fanal mons-
trueux de l'Etna, le plus grand volcan d'Europe.
Mais ce qui fait d'elle, avant tout, une terre in-
dispensable à voir et unique au monde, c'est
qu'elle est, d'un bout à l'autre, un étrange et di-
vin musée d'architecture.
L'architecture est morte aujourd'hui, en ce
siècle encore artiste, pourtant, mais qui semble
avoir perdu le don de faire de la beauté avec des
pierres, le mystérieux secret de la séduction par
les lignes, le sens de la grâce dans les monu-
ments. Nous paraissons ne plus comprendre, ne
plus savoir que la seule proportion d'un mur
peut donner à l'esprit la même sensation de joie
artistique, la même émotion secrète et profonde
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LÀ SICILE. Ô5
qu'un chef-d'œuvre de Rembrandt, de Velasquez
ou de Véronèse.
La Sicile a eu le bonheur d'être possédée, tour
à tour, par des peuples féconds, venus tantôt du
Nord et tantôt du Sud, qui ont couvert son ter-
ritoire d'œuvres infiniment diverses, où se mêlent,
d'une façon inattendue et charmante, les in-
fluences les plus contraires. De là est né un art
spécial, inconnu ailleurs, où domine l'influence
arabe, au milieu des souvenirs grecs, et même
égyptiens, où les sévérités du style gothique,
apporté par les Normands, sont tempérées par
la science admirable de l'ornementation et de la
décoration byzantines.
Et c'est un bonheur délicieux de rechercher,
dans ces exquis monuments, la marque spéciale
de chaque art, de discerner tantôt le détail venu
d'Egypte, comme l'ogive lancéolée qu'apportèrent
les Arabes, les voûtes en relief, ou plutôt en pen-
dentifs, qui ressemblent aux stalactites des grottes
marines, tantôt le pur ornement byzantin, ou les
belles frises gothiques qui éveillent soudain le
souvenir des hautes cathédrales des pays froids,
dans ces églises un peu basses, construites aussi
par des princes normands.
Quand on a vu tous ces monuments qui ont,
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56 LA VIE ERRANTE.
bien qu'appartenant à des époques et à des ger-
mes différents, un même caractère, une même
nature, on peut dire qu'ils ne sont ni gothiques,
ni arabes, ni byzantins, mais siciliens, on peut
affirmer qu'il existe un art sicilien et un style
sicilien, toujours reconnaissable, et qui est assu-
rément le plus charmant, le plus varié, le plus
coloré et le plus rempli d'imagination de tous les
styles d'architecture.
C'est également en Sicile qu'on retrouve les
plus magnifiques et les plus complets échantillons
de l'architecture grecque antique, au milieu de
paysages incomparablement beaux.
La traversée la plus facile est celle de Napks
à Palerme. On demeure surpris^ en quittant le
bateau, par le mouvement et la gaieté de cette
grande ville de 250,000 habitants, pleine de bou-
tiques et de bruit, moins agitée que Naples, bien
que tout aussi vivante. Et d'abord, on s'arrête
devant la première charrette aperçue. Ces char-
rettes , de petites boîtes carrées haut perchées sur
des roues jaunes, sont décorées de peintures naï-
ves et bizarres qui représentent des faits histori-
ques ou particuliers, desaventures de toute espèce,
des combats, des rencontres de souverains, mais,
surtout, les batailles de Napoléon l®*" et des Croi-
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LA SICILE. 57
sades. Une singulière découpure de bois et de fer
les soutient sur l'essieu ; et les rayons de leurs
roues sont ouvragés aussi. La bête qui les traîne
porte un pompon sur la tête et un autre au mi-
lieu du dos, et elle est vêtue d'un harnachement
coquet et coloré, chaque morceau de cuir étant
garni d'une sorte de laine rouge et de menus gre-
lots. Ces voitures peintes passent par les rues,
drôles et différentes, attirent Toeil et l'esprit, se
promènent comme des rébus qu'on cherche tou-
jours à deviner.
La forme de Palerme est très particulière. La
ville, couchée au milieu d'un vaste cirque de
montagnes nues, d'un gris bleu nuancé parfois
de rouge, est divisée en quatre parties par deux
grandes rues droites qui se coupent en croix au
milieu. De ce carrefour, on aperçoit, par trois
côtés, la montagne, là-bas, au bout de ces im-
menses corridors de maisons, et, par le qua-
trième, on voit la mer, une tache bleue, d'un
bleu cru, qui semble tout près, comme si la ville
était tombée dedans!
Un désir hantait mon esprit en ce jour d'ar-
rivée. Je voulus voir la chapelle Palatine, qu'on
m'avait dit être la merveille des merveilles.
La chapelle Palatine, la plus belle qui soit au
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58 LA VIE ERRANTE.
monde, le plus surprenant bijou religieux rêvé
par la pensée humaine et exécuté par des mains
d'artiste, est enfermée dans la lourde construc-
tion du Palais-Royal, ancienne forteresse con-
struite par les Normands.
Cette chapelle n'a point de dehors. On entre
dans le palais, où Ton est frappé tout d'abord par
l'élégance de la cour intérieure entourée de co-
lonnes. Un bel escalier à retours droits fait une
perspective d'un grand effet inattendu. En face
de la porte d'entrée, une autre porte, crevant le
mur du Palais et donnant sur la campagne loin-
taine, ouvre, soudain, un horizon étroit et pro-
fond, semble jeter l'esprit dans des pays infinis
et dans des songes illimités, par ce trou cintré
qui prend l'œil et l'emporte irrésistiblement
vers la cime bleue du mont aperçu là-bas, si loin,
si loin, au-dessus d'une immense plaine d'oran-
gers.
Quand on pénètre dans la chapelle, on de-
meure d'abord saisi comme en face d'une chose
surprenante dont on subit la puissance avant de
l'avoir comprise. La beauté colorée et calme, pé-
nétrante et irrésistible de cette petite église qui
est le plus absolu chef-d'œuvre imaginable, vous
laisse immobile devant ces murs couverts d'im-
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LA SICILE. 59
menses mosaïques à fond d'or, luisant d'une
clarté douce et éclairant le monument entier
d'une lumière sombre, entraînant aussitôt la
pensée en des paysages bibliques et divins où
l'on voit, debout dans un ciel de feu, tous ceux
qui furent mêlés à la vie de l'Homme-Dieu.
Ce qui fait si violente l'impression produite
par ces monuments siciliens, c'est que l'art de la
décoration y est plus saisissant au premier coup
d'œil que l'art de l'architecture.
L'harmonie des lignes et des proportions n'est
qu'un cadre à l'harmonie des nuances.
On éprouve, en entrant dans nos cathédrales
gothiques, une sensation sévère, presque triste.
Leur grandeur est imposante, leur majesté
frappe, mais ne séduit pas. Ici, on est conquis,
ému, par ce quelque chose de presque sensuel
que la couleur ajoute à la beauté des formes.
Les hommes, qui conçurent et exécutèrent ces
églises lumineuses et sombres pourtant, avaient
certes une idée tout autre du sentiment religieux
que les architectes des cathédrales allemandes ou
françaises; et leur génie spécial s'inquiéta, sur-
tout, de faire entrer le jour dans ces nefs si mer-
veilleusement décorées, de façon qu'on ne le
sentît pas, qu'on ne le vît point, qu'il s'y glissât.
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60 LA VIE ERRANTE.
qu'il effleurât seulement les murs, qu'il y pro-
duisît des effets mystérieux et charmants, et que
la lumière semblât venir des murailles elles-
mêmes, des grands ciels d'or peuplés d'apôtres.
La chapelle Palatine, construite en 1132 par le
roi Roger H, dans le style gothique normand, est
une petite basilique à trois nefs. Elle n'a que
33 mètres de long et 13 mètres de large, c'est donc
un joujou, un bijou de basilique.
Deux lignes d'admirables colonnes de marbre,
toutes différentes de couleur, conduisent sous la
coupole, d'où vous regarde un Christ colossal,
entouré d'anges aux ailes déployées. La mosaïque,
qui forme le fond de la chapelle latérale de
gauche, est un saisissant tableau. Elle représente
saint Jean prêchant dans le désert. On dirait un
Puvis de Chavannes plus coloré, plus puissant,
plus naïf, moins voulu, fait dans des temps de foi
violente par un artiste inspiré. L'apôtre parle à
quelques personnes. Derrière lui, le désert, et,
tout au fond, quelques montagnes bleuâtres, de
ces montagnes aux lignes douces et perdues dans
une brume, que connaissent bien tous ceux
qui ont parcouru l'Orient. Au-dessus du saint,
autour du saint, derrière le saint, un ciel d'or,
un vrai ciel de miracle où Dieu semble présent.
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LA SICILE. 61
En revenant vers la porte de sortie, on s'arrête
sous la chaire, un simple carré de marbre roux,
entouré d'une frise de marbre blanc incrustée de
menues mosaïques, et porté sur fluatre colonnes
finement ouvragées. Et on s'émerveille de ce que
peut faire le goût, le goût*pur d'un artiste, avec
si peu de chose.
Tout l'effet admirable de ces églises vient,
d'ailleurs, du mélange et de l'opposition des
marbres et des mosaïques. C'est là leur marque
caractéristique. Tout le bas des murs, blanc et
orné seulement de petits dessins, de fines broderies
de pierre, faft ressortir puissamment, par le parti
pris de simplicité, la richesse colorée des larges,
sujets qui couvrent le dessus.
Mais on découvre même dans ces menues bro-
deries, qui courent comme des dentelles de cou-
leur sur la muraille inférieure, des choses déli-
cieuses, grandes comme le fond delà main : ainsi
deux paons qui, croisant leurs becs, portent une
croix.
On retrouve dans plusieurs églises de Palerme
ce même genre de décoration. Les mosaïques de
la Martorana sont même, peut-être, d'une exé-
cution plus remarquable que celles de la chapelle
Palatine, mais on ne peut rencontrer, dans aucun
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62 LA VIE ERRANTE.
monument, l'ensemble merveilleux qui rend
unique ce chef-d'œuvre divin.
Je reviens lentement à l'hôtel des Palmes, qui
possède un des plus beaux jardins de la ville,
un de ces jardins de pays chauds, remplis de
plantes énormes et Uizarres. Un voyageur, assis
sur un banc, me raconte en quelques instants
les aventures de l'année, puis il remonte aux his-
toires des années passées, et il dit, dans une
phrase : « C'était au moment où Wagner habitait
ici. »
Je m'étonne : « Comment ici, dans cet hôtel?
— Mais oui. C'est ici qu'il a écrit les dernières
notes de Par si f al et qu'il en a corrigé les épreu-
ves. »
Et j'apprends que l'illustre maître allemand a
passé à Palerme un hiver tout entier, et qu'il a
quitté cette ville quelques mois seulement avant
sa mort. Comme partout, il a montré ici son ca-
ractère intolérable, son invraisemblable orgueil,
et il a laissé le souvenir du plus insociable des
hommes.
J'ai voulu voir l'appartement occupé par ce
musicien génial, car il me semblait qu'il avait dil
y mettre quelque chose de lui, et que je retrou-
verais un objet qu'il aimait, un siège préféré, la
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LA SICILE. 63
table où il travaillait, un signe quelconque indi-
quant son passage, la trace d'une manie ou la
marque d'une habitude.
Je ne vis rien d'abord qu'un bel appartement
d'hôtel. On m'indiqua les changements qu'il y
avait apportés, on me montra, juste au milieu de
la chambre, la place du grand divan où il entas-
sait les tapis brillants et brodés d'or.
Mais j'ouvris la porte de l'armoire à glace.
Un parfum délicieux et puissant s'en vola comme
la caresse d'une brise qui aurait passé sur un
champ de rosiers.
Le maître de l'hôtel qui me guidait me dit :
« C'est là dedans qu'il serrait son linge après
l'avoir mouillé d'essence de roses. Cette odeur
ne s'en ira jamais maintenant. »
Je respirais cette haleine de fleurs, enfermée
en ce meuble, oubliée là, captive; et il me sem-
blait y retrouver^ en eflet, quelque chose de
Wagner, dans ce souffle qu'il aimait, un peu de
lui, un peu de son désir, un peu de son âme, dans
ce rien des habitudes secrètes et chères qui
font la vie intime d'un homme.
Puis je sortis pour errer par la ville.
Personne ne ressemble moins à un Napolitain
qu'un Sicilien. Dans le Napolitain du peuple.
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64 LA VIE ERRANTE.
on trouve toujours trois quarts de polichinelle.
11 gesticule, s'agite, s'anime sans cause, s'ex-
prime par les gestes autant que par les paroles,
mime tout ce qu'il dit, se montre toujours aimable
par intérêt, gracieux par ruse autant que par
nature, et il répond par des gentillesses aux
compliments désagréables.
Mais, dans le Sicilien, on trouve déjà beaucoup
de l'Arabe. 11 en a la gravité d'allure, bien qu'il
tienne de l'Italien une grande vivacité d'esprit.
Son orgueil natal, son amour des titres, la nature
de sa fierté et la physionomie même de son vi-
sage le rapprochent aussi davantage de l'Espagnol
que de l'Italien. Mais, cje qui donne sans cesse,
dès qu'on pose le pied en Sicile, l'impression
profonde de l'Orient, c'est le timbre de voix,
l'intonation nasale des crieurs des rues. On la
retrouve partout, la note aiguë de l'Arabe, cette
note qui semble descendre du front dans la
gorge, tandis que, dans le Nord, elle monte de la
poitrine à la bouche. Et la chanson traînante,
monotone et douce, entendue en passant par la
porte ouverte d'une maison, est bien la même,
par le rythme et l'accent, que celle chantée par
le cavalier vêtu de blanc qui guide les voyageurs
à travers les grands espaces nus du désert.
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LA SICILE. 65
Au théâtre, par exemple, le Sicilien redevient
tout à fait Italien et il est fort curieux pour nous
d'assister, à Rome, Naples ou Palerme, à quelque
représentation d'opéra.
Toutes les impressions du publie éclatent,
aussitôt qu'il les éprouve. Nerveuse à l'excès,
douée d'une oreille aussi délicate que sensible,
aimant à la folie la musique, la foule entière de-
. vient une sorte de bête vibrante, qui sent et qui
ne raisonne pas. En cinq minutes, elle applaudit
avec enthousiasme et siffle avec frénésie le même
acteur ; elle trépigne de joie ou de colère, et si
quelque note fausse s'échappe de la gorge du
chanteur, un cri étrange, exaspéré, suraigu, sort
de toutes les bouches en même temps. Quand les
avis sont partagés, les chut ! et les applaudisse-
ments se mêlent. Rien ne passe inaperçu de la
salle attentive et frémissante qui témoigne, à tout
instant, son sentiment, et qui parfois, saisie
d'une colère soudaine, se met à hurler comme
ferait une ménagerie de bêtes féroces.
CarmeUf en ce moment, passionne le peuple
sicilien, et on entend, du matin au soir, fredon-
ner par les rues le fameux « Toréador ».
La rue, à Palerme, n'a rien de particulier. Elle
est large et belle dans les quartiers riches, et
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66 LA VIE ERRANTE.
ressemble, dans les quartiers pauvres, à toutes
les ruelles étroites, tortueuses et colorées des
Villes d'Orient.
Les femmes, enveloppées de loques de couleurs
éclatantes, rouges, J^leues ou jaunes, causent
devant leurs portes et vous regardent passer
avec leurs yeux noirs, qui brillent sous la forêt
de leurs cheveux sombres.
Parfois, devant le bureau de la loterie officielle
qui fonctionne en permanence comme un service
religieux et rapporte à l'État de gros revenus, on
assiste à une petite scène drôle et typique.
En face est la madone, dans sa niche, accro-
chée au mur, avec la lailterne qui brille à ses
pieds. Un homme sort du bureau, son billet de
loterie à la main, met un sou dans le tronc sacré
qui ouvre sa petite bouche noire devant la sta-
tue, puis il se signe avec le papier numéroté
qu'il vient de recommander à la Vierge, en l'ap-
puyant d'une aumône.
On s'arrête, de place en place, devant les
marchands des vues de Sicile, et l'œil tombe sur
une étrange photographie qui représente un
souterrain plein de morts, de squelettes grima-
çants bizarrement vêtus. On lit dessous : « Cime-
tière des Capucins. »
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LÀ SICILE. 07
Qu'est-ce que cela? Si on le demande à un
habitant de Palerme, il répond avec dégoût :
« N'allez pas voir cette horreur. C'est une chose
affreuse, sauvage, qui ne tardera pas à disparaître,
heureusement. D'ailleurs, on n'enterre plus là
dedans depuis plusieurs années. »
U est difficile d'obtenir des renseignements
pte& clétaillés et plus précis, tant la plupart des
SiciHeoft seniblent éprouver d'horreur pour ces
extraordinaire QKtacombes.
Voici pourtaal e^ que je finis par apprendre.
La terdre, sur laqu^o est bâti le couvent des
Capucins, possède la sso^ière propriété d'acti-
ver si fort la décompositiQQ da la chair morte,
qu'en un an, il ne reste plus Hou sur les os, qu'un
peu de peau noire séchée, collâe, et qui garde,
parfois, les poils de la barbe et des Jou^
On enferme donc les cercueils en de petits
caveaux latéraux qui contiennent chacun huit
ou dix trépassés, et, l'année finie, on ouvre la
bière d'où l'on retire la momie, momie efiroyable,
barbue, convulsée, qui semble hurler, qui
semble travaillée par d'horribles douleurs. Puis,
on la suspend dans une des galeries principales,
où la famille vient la visiter de temps en temps.
Les gens qui voulaient être conservés par cette
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•68 LA VIE ERRANTE.
méthode de séchage le demandaient avant leur
mort, et ils resteront éternellement alignés sous
ces voûtes sombres, à la façon des objets qu'on
^arde dans les musées, moyennant une rétribu-
tion annuelle versée par les parents. Si les pa-
rents cessent de payer, on enfouit tout simple-
ment le défunt, à la manière ordinaire.
J'ai voulu visiter, aussitôt, cette sinistre collec-
tion de trépassés.
A la porte d'un petit couvent d'aspect modeste,
un vieux capucin, en robe brune, me reçoit, et
il me précède sans dire un mot, sachant Uien ce
que veulent voir les étrangers qui viennent en
ce lieu.
Nous traversons une pauvre chapelle, et nous
descendons lentement un large escalier de pierre.
Et, tout à coup, j'aperçois devant nous une im-
mense galerie, large et haute, dont les murs
portent tout un peuple de squelettes habillés
d'une façon bizarre et grotesque. Les uns sont
pendus en l'air côte à côte, les autres couchés
sur cinq tablettes de pierre, superposées depuis
le sol jusqu'au plafond. Une ligne de morts est
debout par terre, une ligne compacte, dont les
têtes affreuses semblent parler. Les unes sont
rongées par des végétations hideuses qui dé-
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LA SICILE.
forment davantage encore les mâchoires et les
os, les autres ont gardé leurs cheveux, d'autres
un bout de moustache, d'autres une mèche de
barbe.
Celles-ci regardent en l'air de leurs yeux vides,
celles-là en bas ; en voici qui semblent rire atro-^
cément, en voilà qui sont tordues par la douleur,
toutes paraissent affolées par une épouvante
surhumaine.
Et ils sont vêtus, ces morts, ces pauvres morts
hideux et ridicules, vêtus par leur famille qui
les a tirés du cercueil pour leur faire prendre
place dans cette effrayante assemblée. Ils ont,
presque tous, des espèces de robes, noires dont
le capuchon parfois est ramené sur la tête. Mais
il en est qu'on a voulu habiller plus somptueu-
sement; et le misérable squelette, coiffé d'un
bonnet grec à broderies et enveloppé d'une robe
de chambre de rentier riche, étendu sur le dos,
semble dormir d'un sommeil terrifiant et co-
mique. *
Une pancarte d'aveugle, pendue à leur cou,
porte leur nom et la date de leur mort. Ces dates
font passer des frissons dans les os. On lit : 1880^
1881-1882.
Voici donc un homme, ce qui était un homme,
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70 LA VIE ERRANTE*
il y a huit ans? Cela vivait, riait, parlait, man-
geait, buvait, était plein de joie et d'espoir. Et
le voilà î Devant cette double ligne d'êtres in-
nomables, des cercueils et des caisses sont en-
tassés, des cercueils de luxe en, bois noir, avec
<ies ornements de cuivre et de petits carreaux pour
voir dedans. On croirait que ce sont des malles,
des valises de sauvages achetées en quelque bazar
par ceux qui partent pour le grand voyage,
comme on aurait dit autrefois.
Mais d'autres galeries s'ouvrent à droite et à
gauche, prolongeant indéfiniment cet immense
cimetière souterrain.
Voici les femmes, plus burlesques encore que
les hommes, car on lésa parées avec coquetterie.
Les têtes vous regardent, serrées en des bonnets
à dentelles et à rubans, d'une blancheur de neige
autour de ces visages noirs, pourris, rongés par
l'étrange travail de la terre. Les mains, pareilles
-à des racines d'arbres coupées, sortent des
manches de la robe neuve, et les bas semblent
vides qui enferment les os des jambes. Quelque-
fois le mort ne porte que des souliers, de grands,
grands souliers pour ces pauvres pieds secs.
Voici les jeunes filles, les hideuses jeunes
filles, en leur parure blanche, portant autour du
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LÀ SICILE. 71
front une couronne de métal, sj'mbole de Tinno-
cence. On dirait des vieilles, très vieilles, tant
elles grimacent. Elles ont seize ans, dix-huit ans,
vingt ans. Quelle horreur I
Mais nous arrivons dans une galerie pleine de
petits cercueils de verre — ce sont les'enfanta.
Les os, à peine durs, n'ont pas pu résister. Et on
ne sait pas bien ce qu'on voit, tant ils sont dé^
formés, écrasés et affreux, les misérables gamins.
Mais les larmes vous montent aux yeux, car les
mères les ont vêtus avec les petits costumes qu'ils
portaient aux derniers jours de leur vie. Et elles
viennent les revoir ainsi, leurs enfants!
Souvent, à côté du cadavre, est suspendue
une photographie qui le montre tel qu'il était,
et rien n'est plus saisissant, plus terrifiant que ce
contraste, que ce rapprochement, que les idées
éveillées en nous par cette comparaison.
Nous traversons une galerie plus sombre, plus
basse, qui semble réservée aux pauvres. Dans un
coin noir, ils sont une vingtaine ensemble, sus-
pendus sous une lucarne, qui leur jette l'air du
dehors par grands souffles brusques. Ils sont
vêtus d'une sorte de toile noire nouée aux pieds
et au cou, et penchés les uns sur les autres. On
dirait qu'ils grelottent, qu'ils Y.eulent se sauveç,
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72 LA VIE ERRATSTE.
qu'ils crient : « Au secours! » On croirait l'équi-
page noyé de quelque navire, battu encore par
le vent, enveloppé de la toile brune et gou-
dronnée que les matelots portent dans les tenir
pêtes, et toujours secoués par la terreur du der-
nier instant quand la mer les a saisis.
Voici le quartier des prêtres. Une grande
galerie d'honneur I Au premier regard, ils sem-
blent plus terribles à voir que les autres, cou-
verts ainsi de leurs ornements sacrés noirs,
rouges et violets. Mais en les considérant l'un
après l'autre, un rire nerveux et irrésistible
vous saisit devant leurs attitudes bizarres et
sinistrement comiques. En voici qui chantent;
en voilà qui prient. On leur a levé la tête et
croisé les mains. Ils sont coiffes de la barrette de
l'officiant qui, posée au sommet de leur front
décharné, tantôt se penche sur l'oreille d'une
façon badine, tantôt leur tombe jusqu'au nez.
Ci'est le carnaval de la mort, que rend plus bur-
lesque la richesse dorée des costumes sacerdo-
taux.
De temps en temps, paraît-il, une tête roule à
terre, ies attaches du cou ayant été rongées par
les souris. Des milliers de souris vivent dans ce
charnier humain.
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LA SICILE. 7»
On me montre un homme mort en 1882. Quel-
ques mois auparavant gai et bien portant, il était
venu choisir sa place, accompagné d'un ami :
a Je serai là, » disait-il, et il riait.
L'ami revient seul maintenant et regarde pen-^
dant des heures entières le squelette immobile,
debout à l'endroit indiqué.
En certains jours de fête, les catacombes des-
Gapucins sont ouvertes à la foule. Un ivrogne
s'endormit une fois en ce lieu et se réveilla au
milieu de la nuit. Il appela, hurla, éperdu
d'épouvante, courut de tous les côtés, cherchant
à fuir. Mais personne ne l'entendit. On le trouva
au matin, tellement cramponné aux barreaux de
la grille d'entrée, qu'il fallut de longs efforts
pour l'en détacher.
Il était fou.
Depuis ce jour, on a suspendu une grosse
cloche près de la porte.
Après cette ministre visite, j'éprouvai le désir
de voir des fleurs et je mfe fis conduire à la villa
Tasca, dont les jardins, situés au milieu d'un
bois d'orangers, sont pleins d'admirables plantes
tropicales.
En revenant vers Palerme, je regardais, à ma.
gauche, une petite ville vers le milieu d'un
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74 LÀ TIE ERRANTE.
mont, et, sur le sommet, une ruine. Cette ville,
c'est Monreale, et cette ruine, Castellaccio, le
dernier refuge où se cachèrent les brigands
siciliens, m'a-t-on dit.
Le maître poète Théodore de Banville a écrit
un traité de prosodie française, que devraient
savoir par cœur tous ceux qui ont la prétention
de faire rimer deux mots ensemble. Un des cha-
pitres de ce livre excellent est intitulé : « Des
licences poétiques » ; on tourne la page et on
lit :
« Il n'y en a pas. »
Ainsi, quand on arrive en Sicile, on demande
tantôt avec curiosité, et tantôt avec inquiétude :
a Où sont les brigands? » et tout le monde vous
répond : « Il n'y en a plus. »
Il n'y en a plus, en effet, depuis cinq ou six
ans* Grâce à la complicité cachée de quelques
grands propriétaires dont ils servaient souvent
les intérêts et qu'ils rançonnaient souvent aussi,
ils ont pu se maintenir dans les montagnes de
Sicile jusqu'à l'arrivée du général Palavicini, qui
commande encore à Palerme. Mais cet officier
les a pourchassés et traités avec tant d'énergie,
que les derniers ont disparu en peu de temps.
: Il y a souvent, il est vrai, des attaques à maîB
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LA SICILE. 75
armée et des assassinats dans ce pays; mais ce
sont là des crimes communs, provenant de malr
faiteurs isolés et non de bandes organisées,
comme jadis.
En somme, la Sicile est aussi sûre pour le
voyageur que l'Angleterre, la France, TAlle-
magne ou l'Italie, et ceux qui désirent des aven*
tures à la Fra Diavolo devront aller les chercher
ailleurs.
En vérité, l'homme est presque en sûreté par^-
tout, excepté dans les grandes villes. Si on comp*
tait les voyageurs arrêtés et dépouillés par les
bandits dans les contrées sauvages, ceux assassinés
par les tribus errantes du désert, et si on com-
parait les accidents arrivés dans les pays réputés
dangereux avec ceux qui ont lieu, en un mois, à
Londres, Paris ou New- York, on verrait combien
= sont innocentes les régions redoutées.
Moralité : si vous recherchez les coups de cou»
teau et les arrestations, allez à Paris ou à Londres,
mais ne venez pas en Sicile. On peut, en ce pays,
courir les routes, de jour et de nuit, sans escorte
et sans armes ; on ne rencontre que des gens pleins
xie bienveillance pour l'étranger, à l'exception de
certains employés des postes et des télégraphes. Je
.dis cela seulement pour ceux de Catane, d'aiUeujçs
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76 LA VIE ERRANTE.
Donc, une des montagnes qui dominent Palerme
porte à mi-hauteur une petite ville célèbre par
ses monuments anciens, Monreale ; et c'est aux
environs de cette cité haut perchée qu'opéraient
les derniers malfaiteurs de l'île. On a conservé
l'usage de placer des sentinelles tout le long de la
route qui y conduit. Veut-on, par là, rassurer ou
effrayer les voyageurs? Je l'ignore.
Les soldats, espacés à tous les détours du che-
min, font penser à la sentinelle légendaire du
ministère de la guerre, en France. Depuis dix ans,
sans qu'on sût pourquoi, on plaçait chaque jour
un soldat en faction dans le corridor qui condui-
sait aux appartements du ministre, avec mission
d'éloigner du mur tous les passants. Or, un nou-
veau ministre, d'esprit inquisiteur, succédant à
cinquante autres qui avaient passé sans étonne-
ment devant le factionnaire, demanda la cause de
cette surveillance.
Personne ne put la lui dire, ni le chef du ca-
binet, ni les chefs de bureau collés à leur fauteuil
depuis un demi-siècle'. Mais un huissier, homme
de souvenir, qui écrivait peut-être ses mémoires,
se rappela qu'on avait mis là un soldat, autrefois,
parce qu'on venait de repeindre la muraille et
que la femme du ministre, non prévenue, y avait
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LA SICILE. 77
taché sa robe. La peinture avait séché, mais la
sentinelle était restée.
Ainsi les brigands ont disparu, mais les faction-
naires demeurent sur la route de Monreale. Elle
tourne le long de la montagne, cette route, et
arrive enfin dans la ville, fort originale, fort co-
lorée et fort malpropre. Les rues en escaliers
semblent pavées avec des dents pointues. Les
hommes ont la tête enveloppée d'un mouchoir
rouge à. la manière espagnole.
Voici la cathédrale, grand monument, long de
plus de cent mètres, en forme de croix latine,
avec trois absides et trois nefs, séparées par dix-
huit colonnes de granit oriental qui s'appuient
sur une base en marbre blanc et sur un socle
carré en marbre gris. Le portail, vraiment admi-
rable, encadre de magnifiques portes de bronze,
faites par Bonannus^ civis Pisanus. •
L'intérieur de ce monument montre ce qu'on
peut voir de plus complet, de plus riche et de
plus saisissant, comme décoration en mosaïque à
fond d'or. •
Ces mosaïques, les plus grandes de Sicile, cou-
vrent entièrement les murs sur une surface de six
mille quatre cents mètres. Qu'on se figure ces
immenses et superbes décorations mettant, en
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78 LA VIE ERRANTE.
toute cette église, l'histoire fabuleuse derAncien-
Testament, du Messie et des Apôtres. Sur le ciel
d'or qui ouvre, tout autour des nefs, un horizon
fantastique, on voit se détacher, plus grands que
nature, les prophètes annonçant Dieu, et le Christ
venu, et ceux qui vécurent autour de lui.
Au fond du chœur, une figure immense de
Jésus, qui ressemble à François I", domine l'église
entière, semble l'emplir et l'écraser, tant est
énorme et puissante cette étrange image.
Il est à regretter que le plafond, détruit par un
incendie, soit refait de la façon la plus maladroite.
Le ton criard des dorures et des couleurs trop
vives est des plus désagréables à l'œil.
Tout près de la cathédrale, on entre dans le
vieux cloître des Bénédictins.
Que ceux qui aiment les cloîtres aillent se pro-
mener dans celui-là et ils oublieront presque tous
les autres vus avant lui.
Comment peut-on ne pas adorer les cloîtres,,
ces lieux tranquilles, fermés et frais, inventés,
semble-t-il, pour faire tiaître la pensée qui coule
des lèvres, profonde et claire, pendant qu'on va à
pas lents sous les longues arcades' mélancoliques 7
Comme elles paraissent bien créées pour engen-
drer la spngerie, ces allées de pierre, ces allées.
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LA SICILE. 79
de menues colonnes enfermant un petit jardin
qui repose l!œil sans l'égarer, sans l'entraîner, .
sans le distraire.
Mais les cloîtres de nos pays ont parfois une
sévérité un peu trop monacale, un peu trop
triste, même les plus jolis, comme celui de
Saint-Wandrille, en Normandie. Ils serrent le
cœur et assombrissent Tâme.
Qu'on aille visiter le cloître désolé de la char-
treuse de la Verne, dans les sauvages montagnes
des Maures. Il donne froid jusque dans les moelles.
Le merveilleux cloître de Monreale jette, au
contraire, dans l'esprit une telle sensation de
grâce qu'on y voudrait rester presque indéfini-
ment. Il est très grand, tout à fait carré, d'une
élégance délicate et jolie ; et qui ne l'a point vu
ne peut pas deviner ce qu'est l'harmonie d'une
colonnade. L'exquise proportion, l'incroyable
sveltesse de toutes ces légères colonnes, allant
deux par deux, côte à côte, toutes différentes,
les unes vêtues de mosaïques, les autres nues;
celles-ci couvertes de sculptures d'une finesse
incomparable, celles-là ornées d'un simple dessin
de pierre qui monte autour d'elles en s'enroulant
comme grimpe une plante, étonnent le regard,
puis le charment, l'enchantent, y engendrent
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«0 LA VIE ERRANTE^
«ette joie artiste que les choses d*un goût absolu
font entrer dans Pâme par les yeux.
Ainsi que tous ces mignons couples de colon-
nettes, tous les chapiteaux, d'un travail charmant,
«ont différents. Ex on s'émerveille en même temps,
chose bien rare, de Peffet admirable de l'ensemble
^t de la perfection du détail.
On ne peut regarder ce vrai chef-d'œuvre de
beauté gracieuse sans songer aux vers de Victor
Hugo sur l'artiste grec qui sut mettre
Quelque chose de beau comme uu sourire humai q
Sur le profil des Propylées.
Ce divin promenoir est enclos en de hautes
murailles très vieilles, à arcades ogivales; c'est
là tout ce qui reste aujourd'hui du couvent.
La Sicile est la patrie, la vraie, la seule patrie
<les colonnades. Toutes les cours intérieures des
vieux palais et des vieilles maisons de Palerme
en renferment d'admirables, qui seraient célèbres
ailleurs que dans cette île si riche en monu-
ments.
Le petit cloître de l'église San Giovanni degli
Eremiti, une des plus anciennes églises normandes
de caractère oriental, bien que moins remar-
-quable que celui de Monreale. est encore bien
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LÀ SICILE. 81
supérieur à tout ce que je connais de compa-
rable.
En sortant du couvent, on pénètre dans le
jardin, d'où Ton domine toute la vallée pleine
d'orangers çn fleur. Un souffle continu monte de
la forêt embaumée, un souffle qui grise l'esprit
et trouble les sens. Le désir indécis et poétique
qui hante toujours l'àme humaine, qui rôde
autour, affblant et insaisissable, semble sur le
.point de se réaliser. Cette senteur vous envelop-
pant soudain, mêlant cette délicate sensation des
.parfums à la joie artiste de l'esprit, vous jette
pendant quelques secondes dans un bien-être de
. pensée et de corps qui est presque du bonheur.
Je lève les yeux vers la haute montagne domi-
nant; la ville et j'aperçois, sur le sommet, la ruine
.que j'avais vue la veille. Un ami qui m'accom-
pagne interroge les habitants et on nous répond
que ce vieux château fut, en effet, le dernier
refuge des brigands siciliens. Encore aujourd'hui,
. presque personne ne monte jusqu'à cette antique
forteresse, nommée Castellaccio. On n'en connaît
même guère le sentier, car elle est sur une cime
peu abordable. Nous y voulons aller. Un Paler-
mitain, qui nous fait les honneurs de son pays,
s'obstine à nous donner un guide, et ne pouvant
6
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82 LA VIE ERRANTE.
en découvrir un qui lui semble sûr du chemin,
s'adresse, sans nous prévenir, au chef de la
police.
Et bientôt un agent, dont nous ignorons la
profession, commence à gravir avec nous la
montagne.
Mais il hésiste lui-même et s'adjoint, en route,
un compagnon, nouveau guide qui conduira le
premier. Puis, tous deux demandent des indica>-
tions aux paysans rencontrés, aux femmes qui
passent en poussant un âne devant elles. Un
curé conseille enfin d'aller droit devant nous.
Et nous grimpons, suivis de nos conducteurs.
Le chemin devient presque impraticable. 11
faut escalader des rochers, s'enlever à la force
des poignets. Et cela dure longtemps. Un soleil
ardent, un soleil d'Orient nous tombe d'aplomb
sur la tête.
Nous atteignons enfin le faîte, au milieu d'un
surprenant et superbe chaos de pierres énormes
qui sortent du sol, grises, chauves, rondes ou
pointues, et emprisonnent le château sauvage et
délabré dans une étrange armée de rocs s'éten-
dant au loin, de tous les côtés, autour des murs.
La vue. de ce sommet, est une des plus saisis-
santes qu'on puisse trouver. Tout autour du
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LA SICILE.
mont hérissé se creusent de profondes vallées
qu'enferment d'autres monts, élargissant, vers
l'intérieur de la Sicile, un horizon infini de pics
et de cimes. En face de nous, la mer ; à nos pieds,
Palerme. La ville est entourée par ce bois d'oran-
gers qu'on nomme la Conque d'or, et ce bois de
verdure noire s'étend, comme une tache sombre,
9iU pied des montagnes grises, des montagnes
rousses, qui semblent brûlées, rongées et dorées
par le sgleil, tant elles sont nues et colorées.
Un de nos guides a disparu. L'autre nous suit
dans les ruines. Elles sont d'une belle sauvagerie
et fqrt vastes. On sent» en y pénétrant, que per-
sonne ne les visite. Partout, le sol creusé sonne
sous les pas; par place, on voit l'entrée des sou-
terrains. L'homme les examine avec curiosité et
nous dit que beaucoup de brigands ont vécu là
dedans, quelques années plus tôt. C'était là leur
meilleur refuge, et le plus redouté. Dès que nous
voulons redescendre, le premier guide reparaît;
mais nous refusons ses services, et nous décou-
vrons sans peine un sentier fort praticable qui
pourrait même être suivi par des femmes.
Les Siciliens semblent avoir pris plaisir à gros-
sir et à multiplier les histoires de bandits pour
effrayer les étrangers; et, encore aujourd'hui, on
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84 LA VIE ERRANTE.
hésite à entrer dans cette île aussi tranquille que
la Suisse.
Voici une des dernières aventures à mettre au
compte des rôdeurs malfaisants. Je la garantis
vraie. •
Un entomologiste fort distingué de Palerme,
M. Ragusa, av^it découvert un coléoptère qui
fut longtemps confondu avec le Polyphylla Oli-
vierL Or, un savant allemand, M. Kraatz, recon-
naissant qu'il appartenait à une espèce bien dis-
tincte, désira en posséder quelques spécimens et
écrivit à un de ses amis de Sicile, M. dî Stephani,
qui s'adressa à son tour à M. Giuseppe Miraglia,
pour le prier de lui capturer quelques-uns de
ces insectes. Mais ils avaient disparu de la côte.
Juste à ce moment, M. Lombardo Martorana, de
Trapani, annonça à M. di Stephani qu'il venait
de saisir plus de cinquante polyphylla.
M. di Stephani s'empressa de prévenir M. Mira-
glia par la lettre suivante :
Mon cher Joseph,
« Le Polyphylla Olivieri, ayant eu connaissance
de tes intentions meurtrières, a pris une autre
route et il est allé se réfugier sur la côte de Tra-
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LA SICILE. 85
pani, où mon ami Lombardo en a déjà capturé
plus de cinquante individus. »
Ici, Taventure prend des allures tragi-comiques
d'une invraisemblance épique.
A cette époque, les environs de Trapani étaient
parcourus, paraît-il, par un brigand nommé
Lombardo.
Or, M. Miraglia jeta au panier la lettre de son
ami. Le domestique vida le panier dans la rue,
puis, le ramasseur d'ordures passa et porta dans
la plaine ce qu'il avait recueilli. Un paysan,
voyant dans la campagne un beau papier bleu à
peine froissé, le ramassa et le mit dans sa poche,
par précaution ou par un besoin instinctif de
lucre.
Plusieurs mois se passèrent, puis, cet homme,
ayant été appelé à la questure, laissa glisser cette
lettre à terre. Un gendarmé la saisit et la présenta
au juge qui tomba en arrêt sur les mots : in-
tentions meurtrières^ pris une autre route, réfu-
giés, capturés, Lombardo, Le paysan fut empri-
sonné, interrogé, mis au secret. Il n'avoua rien.
On le garda et une enquête sévère fut ouverte.
Les magistrats publièrent la lettre suspecte
mais, comme ils avaient lu a Petronilla Olivieri »
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86 LA VIE ERRANTE.
au lieu de « Polyphylla », les entomologistes ne
s'émurent pas.
Enfin on finit par déchiffrer la signature de
M. di Stephani, qui fut appelé au tribunal. Ses
explications ne furent pas admises. M. Miraglia,
cité à son tour, finit par éclair cir le mystèrç.
Le paysan était demeuré trois mois en prison.
Un des derniers brigands siciliens fut donc, en
vérité, une espèce de hanneton connu par les
hommes de science sous le nom de Polyphylla
Ragusa.
Rien de moins dangereux aujourd'hui que de
parcourir cette Sicile redoutée, soit en voiture,
soit à cheval, soit même à pied. Toutes les excur-
sions les plus intéressantes, d'ailleurs, peuvent
être accomplies presque entièrement en voiture.
La première à faire est celle du temple de
Ségeste.
Tant de poètes ont chanté la Grèce que chacun
de nous en porte l'image en soi ; chacun croit la
connaître un peu, chacun l'aperçoit en songe
telle qu'il la désire.
Pour moi, la Sicile a réalisé ce rêve; elle m'a
montré la Grèce; et quand je pense à cette terre
si artiste, il me semble que j'aperçois de grandes
montagnes aux lignes douces, aux lignes classi-
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LA SICILE; '87
ques, et, sur les sommets, des temples, ces tem-
ples sévères, un peu lourds peut-être, mais admi-
rablement majestueux, qu'on rencontre partout
dans cette île.
Tout le monde a vu Pœstum et admiré les trois
ruines superbes jetées dans cette plaine nue
que la mer continue au loin, et qu'enferme, de
l'autre côté, un large cercle de monts bleuâtres.
Mais si le temple de Neptune est plus parfaite-
ment conservé et plus pur (on le dit) que les
temples de Sicile, ceux-ci sont placés en des
paysages si merveilleux, si imprévus, que rien au
monde ne peut faire imaginer l'impression qu'ils
laissent à l'esprit.
Quand on quitte Palerme, on trouve d'abord
le vaste bois d'orangers qu'on nomme la Conque
d'or ; puis le chemin de fer suit le rivage, un
rivage de montagnes rousses et de rochers rou-
ges. La voie enfin s'incline vers l'intérieur de
rtle et on descend à la station d'Alcamo-Calata-
ômi.
Ensuite on s'en va, à travers un pays large-
ment soulevé comme une mer de vagues mons-
trueusps et immobiles. Pas de bois, peu d'arbres,
mais des vignes et des récoltes ; et la route monte
entre deux lignes interrompues d'aloès fleuris.
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LA VIE' ERRANTE.
On dirait qu'un mot d'ordre a passé parmi eux
pour leur faire pousser vers le ciel, la ' même
année, presque au même jour, l'énorme et bizarre
colonne que les poètes ont tant chantée. On suit,
à perte de vue, la troupe infinie de ces plantes
guerrières, épaisses, aiguës, armées et cuiras-
sées, qui semblent porter leur drapeau de combat.
Après deux heures de route environ, on aper-
çoit tout à coup deux hautes montagnes, reliées
par une pente douce arrondie en croissant d'un
sommet à l'autre, et, au milieu de ce croissant,
le profil d'un temple grec, d'un de ces puissants
et beaux monuments que le peuple divin élevait
à ses dieux humains.
Il faut, par un long détour, contourner l'un de
ces monts, et on découvre de nouveau le temple
qui se présente alors de face. Il semble mainte-
nant appuyé à la montagne, bien qu'un ravin
profond l'en sépare; mais elle se déploie der-
rière lui, et au-dessus de lui, l'enserre, l'entoure,
semble l'abriter, le caresser. Et il se détache ad-
mirablement, avec ses trente-six colonnes dori-
ques, sur l'immense draperie verte qui sert de
fond à l'énorme monument, debout, tout seul,
dans cette campagne illimitée.
On sent, quand on voit ce paysage grandiose
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LA SICILB.
et simple, qu'on ne pouvait placer là qu'un
temple grec, et qu'on ne pouvait le placer que là.
Les maîtres décorateurs qui ont appris l'art à
l'humanité, montrent, surtout en Sicile, quelle
science profonde et raffinée ils avaient de l'efiet
et de la mise en scène. Je parlerai tout à l'heure
des temples de Girgenti. Celui de Ségeste semble
avoir été posé au pied de cette montagne par un
homme de génie qui avait eu la révélation du
point unique ou il devait être élevé. Il anime, à
lui tout seul, l'immensité du paysage ; il la fkit
vivante et divinement belle.
Sur le sommet du mont, dont on a suivi le
pied pour aller au temple, on trouve» le» ruines
du théâtre.
. Quand on visite un pays que les Grecs ont ha-
bité ou colonisé, il suffit de chercher leurs théâ-
. très pour trouver les plus beaux points de vue.
S'ils plaçaient leurs temples, juste à l'endroit où
ils pouvaient donner le plus d'effet, où ils pou-
vaient le mieux orner l'horizon, ils plaçaient, au
contraire, leurs théâtres, juste à l'endroit d'où
l'œil pouvait le plus être ému par les perspec-
tives.
Celui de Ségeste, au sommet d'une montagne,
forme le centre d'un amphithéâtre de monts dont
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90 LA VIE ERRANTE.
la circonférence atteint au moins cent cinquante
à deux cents kilomètres. On découvre encore
d'autres sommets au loin, derrière les premiers ;
et, par une large baie en face de vous, la mer
apparaît, bleue entre les cimes vertes. ,
Le lendemain du jour où Ton a vu Ségeste/on
peut visiter Sélinonte, immense amas de colonnes
éboulées, tombées tantôt en ligne, et côte à côte,
comme des soldats morts, tantôt écroulées en
chaos.
Ces ruines de temples géants, les plus vastes qui
soient en Europe, emplissent une plaine entière et
couvrent encore un coteau, au bout de la plaine.
Elles suivent le rivage, un long rivage de sable
pâle, où sont échouées quelques barques de
pêche, sans qu'on puisse découvrir où habitent
les pêcheurs. Cet amas informe de pierres ne
peut intéresser, d'ailleurs, que les archéologues
ou les âmes poétiques, émues par toutes les traces
du passé.
Mais Girgenti, l'ancienne Agrigente, placée,
comme Sélinonte, sur la côte sud de la Sicile,
offre le plus étonnant ensemble de temples qu'il
soit donné de contempler.
Sur l'arête d'une côte longue, pierreuse, toute
ilue et rouge, d'un rouge ardent, sans une herbe,
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LA SICILE. 91
sans un arbuste, et dominant la mer, la plage
et le port, trois temples superbes profilent, vus
d'en bas, leurs grandes silhouettes de pierxe sur
le ciel bleu des pays chauds.
Ils semblent debout dans Tair, au milieu d'un
paysage magirifique et désolé. Tout est mort,
aride et jaune, autour d'eux, devant eux et der-
rière eux. Le soleil a brûlé, mangé la terre. Est-
ce même le soleil qui a rongé ainsi le sol, ou le
feu profond qui brûle toujours les veines de cette
île de volcans? Car, partout, autour de Girgentii
s'étend la contrée singulière des mines de soufre^
Ici, tout est du soufre, la terre, les pierres, le
sable, tout.
Eux, les temples, demeures éternelles des
dieux, morts comme leurs frères les hommes,
restent sur leur colline sauvage, loin l'un de
l'autre d'un demi-kilomètre environ.
Voici d'abord celui de Junon Lacinienne, qui
renferma, dit-on, le fameux tableau de Junon,
par Zeuxis, qui avait pris pour modèles les cinq
plus belles filles d'Acragas.
Puis le temple de la Concorde, un des mieux
conservés de l'antiquité, parce qu'il servit d'église
au moyen âge.
Plus loin les restes du temple d'Hercule.
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ggt LA VIE ERRANTE.
Et, enfin, le gigantesque temple de Jupiter;
vanté par Polybe et décrit par Diodore, construit
au V* siècle, et contenant trente-huit demi-co-
lonnes de six mètres cinquante de circonférence.
Un homme peut se tenir debout dans chaque
cannelure.
Assis au bord de la route qui court au pied de
cette côte surprenante, on reste à rêver devant
ces admirables souvenirs du plus grand des peu-
ples artistes. Il semble qu'on ait devant soi
l'Olympe entier, l'Olympe d'Homère, d'Ovide, de
Virgile, l'Olympe des dieux charmants, charnels,
passionnés comme nous, faits comme nous, qui
personnifiaient poétiquement toutes les tendresses
de notre cœur, tous les songes de notre âme, et
tous les instincts de nos sens. '
C'est l'antiquité tout entière qui se dresse sur
ce ciel antique. Une émotion puissante et singu-
lière pénètre en vous, ainsi qu'une envie de s'a-
genouiller devant ces restes augustes, devant ces
restes laissés par les maîtres de nos maîtres.
Certes, cette Sicile est, avant tout, une terre
divine, car si l'on y trouve ces dernières demeures
de Junon, de Jupiter, de Mercure ou d'Hercule,
on y rencontre aussi les plus remarquables églises
chrétiennes qui soient au monde. Et le souvenir
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LA SICILE. .93
qui vous reste des cathédrales de Cefalu, ou de
Moureale, ainsi que de la chapelle Palatine,
cette. unique merveille, est plus puissant et plus
vif encore que le souvenir des monuments grecs.
Au bout de la colline aux Temples de Girgenti
commence une surprenante contrée qui semble
le vrai royaume de Satan, car si, comme on le
croyait jadis, le diable habite dans un vaste pays
'.souterrain, plein de soufre en fusion, où il fait
bouillir les damnés, c'est en Sicile assurément
qu'il a établi son mystérieux domicile.
La Sicile fournit presque tout le soufre du
monde. C'est par milliers qu'on trouve les mines
de soufre dans cette île de feu.
Mais d'abord, à quelques kilomètres de. la ville,
on rencontre une bizarre colline appelée Mac-
caluba, composée d'argile et de calcaire, et cou-
verte de petits cônes de deux à trois pieds de
haut. On dirait des pustules, une monstrueuse
maladie de la nature ; car tous les cônes laissent
couler de la boue chau<Je, pareille à une affreuse
suppuration du sol ; et ils lancent parfois des
pierres à une grande hauteur, et ils ronflent étran-
gement en soufflant des gaz. Ils semblent gro-
gner, sales, honteux, petits volcans bâtards et
lépreux, abcès crevi^.
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94 LA VIE ERRAIfTft^
Puis nous allons visiter les mines de socrf^
Nous entrons dans les montages. G^est devant
nous un vrai pays de désolation, une terre mi-
sérable qui semble maudite, condamnée par la
nature. Les vallons s'ouvrent, gris, jaunes, pier«
reux, sinistres, portant la marque de la répro-
bation divine, avec un superbe caractère de
solitude et de pauvreté.
On aperçoit enfin, de place en place, quelques
'Vilains bâtiments, très bas. Ce sont les mines.
On en compte, paraît-il, plus de mille dans ce
bout de pays.
En pénétrant dans l'enceinte de l'une d'elles,
on remarque d'abord un monticule singulier,,
grisâtre et fumant. C'est une vraie source de
soufre, due au travail humain.
Voici comment on l'obtient. Le soufre, tiré des
mines, est noirâtre, mélangé de terre, de cal-
caire, etc., et forme une sorte de pierre dure et
cassante. Aussitôt apporté des galeries, on en
construit une haute butte, puis on met le feu
dans le milieu. Alors un incendie lent, continu,
profond, ronge, pendant des semaines entières^
lé centre de la montagne factice et dégage le
soufre pur, qui entre en fusion et coule ensuite»
comme de l'eau, au moyen d'un petit canal.
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LA SICILE. S «5
On traite de nouveau le produit ainsi obtenu
en des cuves où il bout et achève de se net-
toyer.
La mine où a lieu l'extraction ressemble à
toutes les mines. On descend par un escalier
étroit, aux marches énormes et inégalés, en des
puits creusés en plein soufre. Les étages super-
posés communiquent par de larges trous qui
donnent de l'air aux plus profonds. On étouffe,
cependant, au bas de la. descente; on étouffe et
on suffoque asphyxié par les émanations sul-
fureuses et par l'horrible chaleur d'étuve qui
fait battre le cœur et couvre la peau de sueur.
De temps en temps, on rencontre, gravissant
le rude escalier, une troupe d'enfants chargés
de corbeilles. Ils halètent et râlent, ces misé-
rables gamins accablés sous la charge. Ils ont
dix ans, douze ans, et ils refont, quinze fois en
un seul jour, l'abominable voyage, moyennant
un sou par descente. Ils sont petits, maigres,
jaunes, avec des yeux énormes et luisants, des-
figures fines aux lèvres minces qui montrent leurs
dents, brillantes comme leurs regards.
Cette exploitation révoltante de l'enfance est
une des choses les plus pénibles qu'on puisse
voir.
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;9tt LA VIE ERRANTE.
Mais il existe sur une autre côte de Tile, ou
plutôt à quelques heures de . la côte, un si
prodigieux phénomène naturel, qu'on oublie,
quand on Ta vU, ces mines empoisonnées où
Ton tue des enfants. Je veux parler du Volcano,
fantastique fleur de soufre, éclose en pleine
mer.
On part de Messine, à minuit, dans un mal-
propre bateau à vapeur, où les passagers ,des
premières ne trouvent même pas de bancs pour
s'asseoir sur le pont.
Aucun souffle de brise; seule, la marche du
bâtiment trouble l'air calme endormi sur l'eau.
Les rives de Sicile et les rives de la Calabre
exhalent une si puissante odeur d'orangers fleuris,
que le détroit tout entier en est parfumé comme
une chambre de femme. Bientôt, la ville s'éloigne,
nous passons entre Charybde et Scylla, les mon-
tagnes s'abaissent derrière nous, et, au-dessus
d'elles, apparaît la cime écrasée et neigeuse de
l'Etna, qui semble coiffé d'argent sous la clarté
de la pleine lune.
Puis on sommeille un peu, bercé par le bruit
monotone de l'hélice, pour rouvrir les yeux à la
lumière du jour naissant.
Voici làr-bas, en face de nous, les Liparl. La
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LA SICILE. 97
première, à gauche, et la dernière à droite,
jettent sur le ciel une épaisse fumée blanche. Ce
sont le Volcano et le Stromboli. Entre ces deux
volcans, on aperçoit Lipari, Filicuri, Alicuri, et
quelques îlots très bas.
Et le bâtiment s'arrête bientôt devant la petite
île et la petite ville de Lipari.
Quelques maisons blanches au pied d'une grande
' côte verte. Rien de plus, pas d'auberge, aucun
étranger n'abordant sur cette île.
Elle est fertile, charmante, entourée de rochers
admirables, aux formes bizarres, d'un rouge
puissant et doux. On y trouve des eaux ther-
males qui furent autrefois fréquentées, mais
l'évêque Todaso fit détruire les bains qu'on
avait construits, afin de soustraire son pays à
l'afiluence et à l'influence des étrangers.
Lipari est terminée, au nord, par une singu-
lière montagne blanche, qu'on prendrait de loin
pour une montagne de neige, sous un ciel plus
froid. C'est de là qu'on tire la pierre ponce pour
le monde entier.
Mais je loue une barque pour aller visiter Vol-
cano.
Entraîné par quatre rameurs, elle suit la côte
fertile, plantée de vignes. Les reflets des rochers
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98 LA VIE ERRANTE.
rouges sont étranges dans la mer bleue. Voîcî
le petit détroit qui sépare les deux îles. Le cône
du Volcano sort des flots, comme un volcan noyé
jusqu'à sa tête.
C'est un îlot sauvage, dont le sommet atteint
environ 400 mètres et dont la surface est d'en-
viron 20 kilomètres carrés. On contourne, avant
de l'atteindre, un autre îlot, le»Volcanello, qui
sortit brusquement de la mer vers l'an 200 avant
J.-C. et qu'une étroite langue de terre, balayée
par les vagues aux jours de tempête, unit à son
frère aîné.
Nous voici au fond d'une baie plate, en face
du cratère qui fume. A son pied, une maison ha-
bitée par un Anglais qui dort, paraît-il, en ce
moment, sans quoi je ne pourrais gravir le vol-
can que cet industriel exploite ; mais il dort, et
je traverse un grand jardin potager, puis quelques
vignes, propriété de l'Anglais, puis un vrai bois de
genêts d'Espagne en fleur. On dirait une immense
écharpe jaune, enroulée autour du cône pointu,
dont la tête aussi est jaune, d'un jaune aveu-
glant sous l'éclatant soleil. Et je commence à
monter par un étroit sentier qui serpente dans îa
cendre et dans la lave, va, vient et revient, es-
carpé, glissant et dur. Parfois, comme on voit
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LA SICILE. 99
en Suisse des torrents tomber des sommets, on
aperçoit une immobile cascade de soufre qui
s'est épanchée par une crevasse.
On dirait des ruisseaux de féerie, de la lumière
figée, des coulées de soleil.
J'atteins enfin, sur le faîte, une large plate-
forme autour du grand cratère. Le sol tremble,
et, devant moi, par un trou gros comme la tête
d'un homme, s'échappe ayec violence un im-r
mense jet de flamme et de vapeur, tandis qu'on
voit s'épandre dès lèvres, de ce trou le soufre
liquide, doré par le feu. Il forme, autour de
cette source fantastique, un lac jaune bien vite
durci.\
Plus loin, d'autres crevasses crachent aussi des
vapeurs blanches qui montent lourdement dans
l'air bleu.
J'avance avec crainte sur la cendre chaude et
la lave jusqu'au bord du grand cratère. Rien
de plus surprenant ne peut frapper l'œil hu-
main.
Au fond de cette cuve immense, appelée « la
Fossa », large de cinq cents mètres et profonde
de deux cents mètres environ, une dizaine de
fissures géantes et de vastes trous ronds vomis-
sent du feu, de la fumée et du soufre, avec un
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fOO LA VIE ERRANTE.
bruit formidable de chaudières. On descend, le
long des parois de cet abîme, et on se promène
jusqu'au bord des bouches furieuses du volcan.
Tbut est jaune autour de moi, sous. mes pieds et
sur moi, d'un jaune aveuglant, d'un jaune afio-
hmt. Tout est jaune : le sol, les hautes murailles
et le ciel lui-même. Le soleil jaune verse dans
ee gouffre. mugissant sa lumière ardente, que la
ehaleur de cette cuve de soufre rend doulou-
vmise comme une brûlure. Et l'on voit bouillir
le liquide jaune qui coule, on voit fleurir d'étran-
ges cristaux, mousser des acides éclatants et
bizarres au bord des lèvres rouges des foyers.
L'Anglais qui dort au pied du mont, cueille,
exploite et vend ces acides, ces liquides, tout ce
fue vomit le cratère; car tout cela, paraît-il,
vaut de l'argent, beaucoup d'argent.
Je reviens lentement, essoufiQé, haletant, suffo-
qué par l'haleine irrespirable du volcan ; et
bientdt, remonté au sommet du cône, j'aperçois
toutes les Lîpari égrenées sur les flots.
Làrbas, en face, se dresse le Stromboli : tandis
tffÊBfif derrière moi, l'Etna gigantesque semble
tegarder au loin ses enfants et ses petits-
€9tftultS.
Dfe la barque, en revenant, j'avais découvert
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LA SICILE. 101
une île cachée [derrière Lîpari. Le batelier la
nomma : « Salina ». C'est sur elle qu'on réccikie
le vin de Malvoisie.
Je voulus boire à sa source même une bouteille
de ce vin fameux. On dirait du sirop de soufre.
C'est bien le vin des volcans, épais, sucré, doué
et tellement soufré, que le goût vous en reste au
palais jusqu'au soir : le vin du diable.
Le sale vapeur qui m'a amené me remmène.
D'abord, je regarde le Stromboli, montagne
ronde et haute, dont la tête fume et dont le pied
s'enfonce dans la mer. Ce n'est rien qu'un cône
énorme qui sort de l'eau. Sur ses flancs, on dis-
tingue quelques maisons accrochées comme des
coquilles marines au dos d'un rocher. Puis mes
yeux se tournent vers lisi Sicile, où je reviens, et
ils ne peuvent plus se détacher de l'Etna accroupi
sur elle, l'écrasant de son poids formidable,
monstrueux, et dominant de sa tête couverte de
neige toutes les autres montagnes de l'île.
Elles ont l'air de naines, ces grandes montagnes;,
au-dessous de lui; et lui-même il semble bas,
tant il est large et pesant. Pour comprendre les
dimensions de ce lourd géant, il faut le voir de
la pleine mer.
A gauche, se montrent les rives montueuses de
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102 LA VIE ERRANTE.
la Calabre, et le détroit de Messine s'ouvre
comme l'embouchure d'un fleuve. On y pénètre
pour entrer bientôt dans le port.
La ville n'a rien d'intéressant. On prend, dès
le jour même, le chemin de fer pour Catane. Il
suit une côte admirable, contourne des golfes
bizarres que peuplent, au fond des baies, au
bord des sables, de petits villages blancs. Voici
^ Taormine.
Un homme n'aurait à passer qu'un jour en Si-
cile et demanderait : « Que faut-il y voir? » —
Je lui répondrais sans hésiter : « Taormine. »
• Ce n'est rien qu'un paysage, mais un paysage
où l'on trouve tout ce qui semble fait sur la
terre pour séduire les yeux, l'esprit et l'imagi-
nation.
Le village est accroché sur une grande mon-
tagne, comme s'il eût roulé du sommet, mais on
ne fait que le traverser, bien qu'il contienne
quelques jolis restes du Passé, et l'on va au
théâtre grec, pour y voir coucher le soleil.
. J'ai dit, en parlant du théâtre de Ségeste, que
les Grecs savaient choisir, en décorateurs incom-
parables, le lieu unique où devait être construit
le théâtre, cet endroit fait pour le- bonheur des
sens artistes.
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LA SICILE. 103
Celui de Taormine est si merveilleusement
placé qu'il ne doit pas exister, par le monde en-
tier, un autre point comparable. Quand on a
pénétré dans l'enceinte, visité la scène, la seule
qui soit parvenue jusqu'à nous en bon état de
conservation, on gravit les gradins éboulés et
couverts d'herbe, destinés autrefois au public,
et qui pouvaient contenir 35,000 spectateurs, et
on regarde.
Oh voit d'abord la ruine, triste, superbe,
écroulée, où restent debout, toutes blanches
encore, de charmantes colonnes de marbre coif-
fées de leurs chapiteaux; puis, par-dessus les
murs, on aperçoit au-dessous de soi la mer à
perte de vue, la rive qui s'en va jusqu'à l'hori-
zon, semée de rochers énormes, bordée de sables
dorés, et peuplée de villages blancs; puis à
droite, au-dessus de tout, dominant tout, emplis-
sant la moitié du ciel de sa masse, l'Etna couvert
de neige, et qui fume, là-bas.
Où sont donc les peuples qui sauraient, au*,
jourd'hui, faire des choses pareilles? Où sont
donc les hommes qui sauraient construire pour
l'amusement des foules des édifices comme
celui-ci?
Ces hommes-là, ceux d'autrefois, avaient une
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104 LA VIE ERRANTE.
âme et des yeux qui ne ressemblaient point aux
nôtres, et dans leurs veines, avec leur sang,
coulait quelque chose de disparu : l'amour et
Padmiration du Beau.
Mais nous repartons vers Càtane, d'où je veux
gravir le volcan.
De temps en temps, entre deux monts, on
l'aperçoit coiffé d'un nuage immobile de vapeurs
sorties du cratère.
Partout, autour de nous, le sol est brun, d'une
couleur de bronze. Le train court sur un rivage
de lave.
Le monstre est loin, pourtant, à 36 ou 60 kilo»
mètres, peut-être. On comprend alors combien
il est énorme. De sa gueule noire et démesurée,
il a vomi, de temps en temps, un Hot brûlant de
bitume qui, coulant sur ses pentes douces ou
rapides, comblant des vallées, ensevelissant des
villages, noyant des hommes comme un fleuve,
est venu s'éteindre dans la mer en la refoulant
devant lui. Ils ont fait des falaises, des mon-
tagnes, des ravins, ces flots lents, pâteux et
rouges, et, devenus sombres en se durcissant,
ils ont étendu, tout autour de l'immense volcan,
un pays noir et bizarre, crevassé, bosselé, tor-
tueux, invraisemblable, dessiné par le hasard
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LA SICILE. 105
des éruptions et la fantaisie effrayante des laves
cliaudes.
Quelquefois, l'Etna demeure tranquille pen*
dant des siècles, soufiQant seulement dans le ciel
la fumée pesante de son cratère. Alors, sous les
pluies et sous le soleil, les laves des anciennes
coulées se pulvérisent, deviennent une sorte de
cendre, déterre sablonneuse et noire, où poussent
des oliviers, des orangers, des citronniers, des
grenadiers, des vignes, des récoltes.
Rien de plus vert, de plus joli, de plus char-
mant que Aci-Reale, au milieu d'un bois d'o-
rangers et d'oliviers. Puis, parfois, à travers les
arbres, on aperçoit de nouveau un large flot noir
qui a résisté au temps, qui a gardé les formes de
tous les bouillonnements, des contours extraor-
dinaires, des apparences de bêtes enlacées, de
membres tordus.
Voici Catane, une vaste et belle ville, construite
entièrement sur la lave. Des fenêtres du Grand-
Hôtel nous découvrons toute la cime de l'Etna.
Avant d'y monter, écrivons en quelques lignes
son histoire.
Les anciens en faisaient l'atelier de Yulcain.
Pindare décrit l'éruption de 476, mais Homère
ne le mentionne pas comme volcan. Il avait ce-
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406 LA VIE ERRANTE.
pendant forcé déjà, avant l'époque historique,
les Sîcanes à fuir loin de lui. On connaît environ
80 éruptions.
Les plus violentes furent celles de 396, 126, et
122 avant J.-C, puis celles de 1169, 1329, 1537,
et, surtout, celle de 1669, qui chassa de leurs
habitations plus de 27,000 personnes et en fit
périr un grand nombre.
C'est alors que sortirent brusquement de terre
deux hautes montagnes, les monts Rossi.
En 1693, une éruption, accompagnée d'un ter-
rible tremblement de terre, détruisit UO villes
environ et ensevelit sous les décombres près de
100,000 personnes. En 1755, une autre éruption
causa de nouveaux, d'épouvantables ravages.
CeUes de 1792, 1843, 1852, 1865, 487Zi, 1879 et 1882
furent également violentes et meurtrières. Tantôt
les laves s'élancent du grand cratère ; tantôt elles
s'ouvrent des issues de 59 à 60 mètres de large
sur les flancs de la montagne et s'échappent de
ces crevasses en coulant vers la plaine.
Le 26 mai 1879, la lave, sortie d'abord du cra-
tère de 1874, a jailli bientôt d'un nouveau cône
4e 170 mètres de haut, soulevé, sous leur effort,
à une altitude de 2,450 mètres environ. Elle est
•descendue rapidement, traversant la route de
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LA SICILE. 407
Linguaglossa à Rondazzo, et s'est arrêtée près de
la rivière d'Alcantara. La superficie de cette
coulée est de 22,860 hectares, bien que Térup-
tion n'ait pas duré plus de dix jours.
Pendant ce temps, le cratère du sommet lan-
tjait seulement des vapeurs épaisses, du sable et
des cendres.
Grâce à l'excessive complaisance de M. Ragusa,
membre du Club Alpin, et propriétaire du Grand-
Hôtel, nous avons fait, avec une extrême facilité,
l'ascension de ce Tolcan, ascension un pçu fati-
gante, mais nullement périlleuse.
Une voiture nous conduisit d'abord à Nicolosi,
à travers des champs et des jardins pleins d'arbres
poussés dans la lave pulvérisée. De temps en
temps, on traverse d'énormes coulées que coupe
l'entaille de la route, et partout le sol est
hoir.
. Après trois heures de marche et de montée
douce, on arrive au dernier village au pied de
l'Etna, Nicolosi, situé déjà à 700 mètres d'altitude
et à 14 kilomètres de Catane.
Là, on laisse la voiture pour prendre des guides,
des mulets, des couvertures, des bas et des gants
de laine, et on repart.
Il est quatre heures de l'après-midi. L'ardent
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108 LA VIE ERRANTE.
soleil des pays orientaux tombe sur cette terre
étrange, la chauffe et la brûle.
Les bêtes vont lentement, d'un pas aceablé^
dans la poussière qui s'élève autour d'elles comme
un nuage. La dernière, qui porte les paquets et
les provisions, s'arrête à tout instant, semble dé-
solée par la nécessité de refaire, encore une fois,
ce voyage inutile et pénible.
Autour de nous, maintenant, ce sont de&
vignes, des vignes plantées dans la lave, les une&
jeunes, les autres vieilles. Puis voici une lande,
une lande de lave couverte de genêts fleuris, une
lande d'or; puis nous traversons l'énorme coulée
de 1882; et nous demeurons effarés devant ce
fleuve immense, noir et immobile, devant ce
fleuve bouillonnant et pétrifié, venu de là-haut,
du som met qui fume^ si loin, si loin, à 20 kilo-
mètres environ. Il a suivi des vallées, contourné
des pics, traversé des plaines, ce fleuve; et le
voici à présent près de nous, arrêté soudain
dans sa marche quand sa source de feu s'est
tarie.
Nous montons, laissant à gauche les monts
Rossi, et découvrant sans cesse d'autres monts,
innombrables, appelés par les guides les fils de
l'Etna, poussés autour du monstre, qui porte
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LA SICILE. 109
4iinsi un collier de volcans. Ils sont 350 environ,
^es noirs enfants de l'aïeul, et beaucoup d'entre
•eux atteignent la taille du Vésuve.
Maintenant, nous traversons un maigre bois
poussé toujours dans la lave, et soudain le vent
«'élève. C'est d'abord un soufifle brusque et vio-
lent que suit un moment de calme, puis une
rafale furieuse, à peine interrompue, qui soulève
«t emporte un flot épais de poussière.
Nous nous arrêtons derrière une muraille de
lave pour attendre, et nous demeurons là jusqu'à
la nuit. Il faut enfin repartir, bien que la tempête
continue.
Et, peu à peu, le froid nous prend, ce froid
pénétrant des montagnes, qui gèle le sang et
paralyse les membres. Il semble caché, embusqué
dans le vent; il pique les yeux et mord la peau
de sa morsure glacée. Nous allons, enveloppés
dans nos couvertures, tout blancs comme des
Arabes, des gants aux mains, la tète encapu-
chonnée, laissant marcher nos mulets qui se
suivent et trébuchent dans le sentier raboteux
et obscur.
Voici enfin la Casa del Bosco, sorte de hutte
habitée par cinq ou six bûcherons. Le guide
déclare qu'il est impossible d'aller plus loin par
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110 LA VIE ERRANTE.
cet ouragan et nous demandons l'hospitalité pour
la nuit. Les hommes se relèvent, allument du feu
et nous cèdent deux maigres paillasses qui
semblent ne contenir que des puces. Toute la
cabane frissonne et tremble sous les secousses
de la tempête, et l'air passe avec furie par les
tuiles disjointes du toit.
Nous ne .verrons pas le lever du soleil sur le
sommet de la montagne.
Après quelques heures de repos sans sommeil,
nous repartons. Le jour est venu et le vent se"
calme.
Autour de nous, s'étend maintenant un pays
noir et vallonné, montant doucement vers la
région des neiges qui brillent, aveuglantes, au
pied du dernier cône, haut de 300 mètres.
Bien que le soleil s'élève au milieu d'un ciel
tout bleu, le froid, le cruel froid des grands
sommets, nous engourdit les doigts et nous brûle*
la peau. Nos mulets, l'un derrière l'autre, suivent
lentement le sentier tortueux qui contourne
toutes les fantaisies de la lave.
Voici la première plaine de neige. On l'évite-
par un crochet. Mais une autre la suit bientôt,
qu'il faut traverser en ligne droite. Les bêtesl
hésitent, la. tâtent du pied, s'avancent avec pré-
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LA SICILE. . 111
caution. Soudain, j'ai la sensation brusque de
m'engloutir dans le sol. Les deux jambes de
devant de mon mulet, crevant la croûte qui les
porte, ont pénétré jusqu'au poitrail. La bête se
débat, affolée, se relève, enfonce de nouveau des
quatre pieds, se relève encore, pour retomber
toujours.
Les autres en font autant. Nous devons sauter
à terre, les calmer, les aider, les traîner. A tout
instant, elles plongent ainsi jusqu'au ventre dans
cette mousse blanche et froide où nos pieds
aussi pénètrent parfois jusqu'aux genoux. Entre
ces passages de neige qui comble les vallons,
nous retrouvons la lave, de grandes plaines de
lave pareilles à des champs immenses de velours
aoir, brillant sous le soleil avec autant d'éclat
que la neige elle-même. C'est la région déserte,
la région morte, qui semble en deuils toute
blanche et toute noire, aveuglante, horrible et
superbe, inoubliable.
Après quatre heures de marche et d'efforts,
nous atteignons la Casa Inglese, petite maison de
pierre, entourée de glace, presque ensevelie sous
la neige au pied du dernier cône qui se dresse
derrière, énorme et tout droit, couronné de
fumée.
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112 LA VIE ERRANTE.
C'est ici qu'on passe ordinairement la nuit, sur
la paille, pour aller voir se lever le soleil au bord
du cratère. Nous y laissons les mulets et nous
commençons à gravir ce mur effrayant de cendre
^ durcie qui cède sous le pied, où l'on ne peut
s'accrocher, se retenir à rien, où l'on redescend
un pas sur trois. On va soufflant, haletant,
enfonçant dans le sol mou le bâton ferré, s'arrè-
tant à tout moment.
On doit alors piquer entre ses jambes ce bâton
pour ne point glisser et redescendre, caria pente
est si rapide qu'on n'y peut même tenir assis.
Il faut une heure environ pour gravir ces trois
cents mètres. Depuis quelque temps, déjà, des
vapeurs de soufre nous prennent à la gorge. Nous
avons aperçu, tantôt sur la droite, tantôt sur la
gauche, de grands jets de fumée sortant par des
fissures du sol ; nous avons posé nos mains sur de
grosses pierres brûlantes. Enfin nous atteignons
une étroite plate-forme. Devant nous, une nuée
épaisse s'élève lentement, comme un rideau blanc
qui monte, qui sort de terre. Nous avançons
encore quelques pas, le nez et la bouche envelop-
pés, pour n'être point sufloqués par le soufre ;
et soudain, devant nos pieds, s'ouvre un prodi-
gieux, un effroyable abîme qui mesure environ
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LA SICILE. 113
cinq kilomètres de circonférence. On distingue à
peine, à travers les vapeurs suffocantes, l'autre
bord de ce troumonstrueux, large de 1,500 mètres,
et dont la muraille toute droite s'enfonce vers le
mystérieux et terrible pays de feu.
La bête est calme. Elle dort au fond, tout au
fond. Seule la lourde fumée s'échappe de la pro-
digieuse cheminée, haute de 3,312 mètres.
Autour de nous c'est plus étrange encore. Toute
la Sicile est cachée par des brumes qui s'arrêtent
au bord des côtes, voilant seulement la terre, de
sorte que nous sommes en plein ciel, au milieu
des mers, au-dessus des nuages, si haut, si haut,
que la Méditerranée, s'étendant partout à perte
de vue^ a l'air d'être encore du ciel bleu. L'azur
nous enveloppe donc de tous les côtés. Nous
sommes debout sur un mont surprenant, sorti des
nuages et noyé dans le ciel, qui s'étend sur nos
têtes, sous nos pieds, partout.
Mais, peu à peu, les nuées répandues sur l'île
s'élèvent autour de nous, enfermant bientôt l'im-
mense volcan au milieu d'un cercle de nuages,
d'ungouflre de nuages. Nous sommes maintenant,
à notre tour, au fond d'un cratère tout blanc, d'où
l'on n'aperçoit plus que le firmament bleu, là-haut,
en regardant en l'air.
8
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114 LA VIE ERRANTE.
En d'autres jours, le spectacle est tout différent,
dit-on.
On attend le lever du soleil qui apparaît der-
rière les côtes de la Calabre. Elles jettent au loin
leur ombre sur la mer, jusqu'au pied de l'Etna,
dont la silhouette sombre et démesurée couvre
la Sicile entière de son immense triangle, qui s'ef-
face à mesure que l'astre s'élève. On découvre
alors un panorama ayant plus de ÛOO kilomètres
de diamètre, et 1,300 de circonférence, avec
ntalie au nord et les îles Lipari, dont les deux
volcans semblent saluer leur père ; puis, tout au
sud, Malte, à peine visible. Dans les ports de la
Sicile, les navires ont l'air d'insectes sur la mer.
Alexandre Dumas père a fait de ce spectacle une
description très heureuse et très enthousiaste.
Nous redescendons, autant sur le dos que sur
les pieds, le cône rapide du cratère, et nous en-
trons bientôt dans l'épaisse ceinture de nuages
qui enveloppe la cime du mont. Après une heure
de marche à travers les brumes, nous l'avons enfin
franchie et nous découvrons, sous nos pieds, l'île
dentelée et verte, avec ses golfes, ses caps, ses
villes, et la grande mer toute bleue qui l'enferme.
Revenus à Gatane, nous partons le lendemain
pour Syracuse»
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LA SICILE. 415
C'est par cette petite ville singulière et char^
mante qu'il faut terminer une excursion en Sicile.
Elle fut illustre autant que les plus grandes cités;
ses tyrans eurent des règnes célèbres comme celui
de Néron ; elle produit un vin rendu fameux par
les poètes; elle a, sur les bords du golfe qu'elle
domine, un tout petit fleuve, l'Anapo, où pousse
le papyrus, gardien secret de la pensée ; et elle
enferme dans ses murs une des plus belles Vénus
du monde.
I>es gens traversent des continents pour aller
en pèlerinage à quelque statue miraculeuse, -^
moi, j'ai porté mes dévotions à la Vénus de
Syracuse!
Dans l'album <J'un voyageur, j'avais vu la pho-
tographie de cette sublime femelle de marbre; et
je devins amoureux d'elle, comme on est amou-
reux d'une femme. Ce fut elle, peut-être, qui me
décida à faire ce voyage; je parlais d'elle et je
rêvais d'elle à tout instant, avant de l'avoir
vue.
Mais nous arrivions trop tard pour pénétrer
dans le musée confié aux soins du savibUt profes-
seur Francesco Saverîo Cavalari, qui, Kmpédocle
moderne, descendit boire une tasse de café dans
le cratère de l'Etna.
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116 LA VIE ERRANTE.
Il me faut donc parcourir la ville, bâtie sur un
îlot, et séparée de la terre par trois enceintes,
entre lesquelles passent trois bras de mer. Elle est
petite, jolie, assise au bord du golfe, avec des
jardins et des promenades qui descendent jus-
qu'aux flots.
Puis nous allons aux Latomies, immenses
excavations à ciel ouvert, qui furent d'abord des
carrières et devinrent ensuite des prisons où
furent enfermés, pendant huit mois, après la
défaite de Nicias, les Athéniens capturés, tor-
turés par la faim, la soif, l'horrible chaleur de
cette cuve, et la fange grouillante où ils ago-
nisaient.
Dans l'une d'elles, la Latomie du Paradis, on
remarque, au fond d'une grotte, une ouverture
bizarre, appelée oreille de Denys, qui venait
écouter au bord de ce trou, disait-on, les plaintes
de ses victimes. D'autres versions ont cours aussi.
Certains savants ingénieux prétendent que cette
grotte, mise en communication avec le théâtre,
servait de salle souterraine pour les représen-
tations auxquelles elle prêtait l'écho de sa sono-
rité prodigieuse; car les moindres bruits y
prennent une surprenante résonance. .
La plus curieuse des Latomies est assurément
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LA SICILE. 117
celle des Capucins, vaste et profond jardin di-
visé par des voûtes, des arches, des rocs énormes
et enfermé en des falaises blanches.
Un peu plus loin, on visite les catacombes,
dont l'étendue atteindrait 200 hectares, et où
M. Cavalari découvrit un des plus beaux sarco-
phages chrétiens qui soient connus.
- Et puis on rentre dans Thumble hôtel qui
domine la mer et on reste tard à rêver, en re-
gardant rœil rouge et Toeil bleu d'un navire à
l'ancre.
Aussitôt le matin venu, comme notre visite est
annoncée, on nous oiivre les portes du. ravissant
petit palais qui renferme les collections et les
œuvres d'art delà ville.
En pénétrant dans le musée, je l'aperçus au
fond d'une salle, et belle comme je l'avais de-
vinée.
Elle n'a point de tête, un bras lui manque ;
mais jamais la forme humaine ne m'est apparue
plus admirable et plus troublante.
Ce n'est point la femme poétisée, la femme
idéalisée, la femme divine ou majestueuse comme
la Vénus de Milo, c'est la femme telle qu'elle est,
telle qu'on l'aime, telle qu'on la désire, telle
qu'on la veut étreindre.
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118 LA VIE ERRANTE.
Elle est grasse, avec la poitrine forte, la hanche
puissante et la jambe un peu lourde, c'est une
Vénus charnelle, qu'on rêve couchée en la
voyant debout. Son bras tombé cachait ses
seins ; de la main qui lui reste elle soulève une
draperie dont elle couvre, avec un geste ado-
rable, les charmes les plus mystérieux. Tout le
corps est fait, conçu, penché pour ce mouve-
ment, toutes les lignes s'y concentrent, toute la
pensée y va. Ce geste simple et naturel, plein de
pudeur et d'impudicité, qui cache et montre,
voile et révèle, attire et dérobe, semble définir
toute l'attitude de la femme sur la terre.
Et le marbre est vivant. On le voudrait palper,
avec la certitude qu'il cédera sous la main,
comme de la chair.
Les reins, surtout, sont inexprimablement
animés et beaux. Elle se déroule avec tout son
charme, cette ligne onduleuse et grasse des dos
féminins qui va de la nuque aux talons, et qui
montre, dans le contour des épaules, dans la
rondeur décroissante des cuisses et dans la
légère courbe du mollet aminci jusqu'aux che-
villes, toutes les modulations de la grâce hu-
maine.
Une œuvre d'art n'est supérieure que si elle
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LA SICILE. 119
est, en même temps, un symbole et l'expression
exacte d'une réalité.
La Vénus de Syracuse est une femme, et c'est
aussi le symbole de la chair.
Devant la tête de la Joconde, on se sent obsédé
par on ne sait quelle tentation d'amour énervant
et mystique. Il existe aussi des femmes vivantes
dont les yeux nous donnent ce rêve d'irréali-
sable et mystérieuse tendresse. On cherche en
elles autre chose derrière ce qui est, parce
qu'elles paraissent contenir et exprimer un peu
de l'insaisissable idéal. Nous le poursuivons
sans jamais l'atteindre, derrière toutes les sur-
prises de la beauté qui semble contenir de la
pensée, dans l'infini du regard, qui n'est qu'une
nuance de l'iris, dans le charme du sourire venu
d'un pli de la lèvre et d'un éclair d'émail, dans
la grâce du mouvement né du hasard et de l'har-
monie des formes.
Ainsi les poètes, impuissants décrocheurs
d'étoiles, ont toiyours été tourmentés par la
soif de l'amour mystique. L'exaltation naturelle
d'une âme poétique, exaspérée par l'excitation
artistique, pousse ces êtres d'élite à concevoir
une sorte d'amour nuageiix éperdument tendre,
extatique, jamais rassasié, sensuel sans être char-
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120 LA VIE ERRANTE.
nel, tellement délicat qu'un rien le fait s'éva-
nouir, irréalisable et surhumain. Et ces poètes
sont, peut-être, les seuls hommes qui n'aient
jamais aimé une femme, une vraie femme en
chair et en os, avec ses qualités de femme, ses
défauts de femme, son esprit de femme restreint
et charmant, ses nerfs de femme et sa trou-
blante femellerie.
Toute créature devant qui s'exalte leur rêve
est le sj^mbole d'un être mystérieux, mais fée-
rique : l'être qu'ils chantent, ces chanteurs d'il-
lusions. Elle est, cette vivante adorée par eux,
quelque chose comme la statue peinte, image d'un
dieu devant qui s'agenouille le peuple. Où est ce
dieu? Quel est ce dieu? Dans quelle partie du ciel
habite l'inconnue qu'ils ont tous idolâtrée, ces
fous, depuis le premier rêveur jusqu'au dernier ?
Sitôt qu'ils touchent une main qui répond à leur
pression, leur âme s'envole dans l'invisible songe,
loin de la charnelle réalité.
La femme qu'ils étreignent, ils la transforment,
la complètent, la défigurent avec leur art de
poètes. Ce ne sont pas ses lèvres qu'ils baisent,
ce sont les lèvres rêvées. Ce n'est pas au fond de
ses yeux bleus ou noirs que se perd^ainsi leur re-
gard exalté, c'est dans quelque chose d'inconnu et
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LA SICILE. ^21
d'inconnaissable! L'œil de leur maîtresse n'est
que la vitre par laquelle ils cherchent à voir le
paradis de l'amour idéal.
Mais si quelques femmes troublantes peuvent
donner à nos âmes cette rare illusion, d'autres
ne font qu'exciter en nos veines l'amour impé-
tueux d'où sort notre race.
La Vénus de Syracuse est la parfaite expression
de cette beauté puissante, saine et simple. Ce
torse admirable, en marbre deParos, est, dit-on,
la Vénus Callipyge décrite par Athénée et Lam-
pride, et qui fut donnée par Héliogabale aux
Syracusains.
Elle n'a pas de tête ! Qu'importé? Le symbole en
est devenu plus complet. C'est un corps de
femme qui exprime toute la poésie réelle de la
caresse.
Schopenhauer a dit que la nature, voulant per-
pétuer l'espèce, a fait de la reproduction un
piège.
Cette forme de marbre, vue à Syracuse, c'est
bien le piège humain deviné par l'artiste antique,
la femme qui cache et montre l'afiFolant mystère
de la vie.
Est-ce un piège ? Tant pis I Elle appelle la
bouche, elle attire la main, elle offre aux baisers
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122 LA VIE ERRANTE.
la palpable réalité de la chair admirable, de la
chair élastique et blanche, ronde et ferme et dé-
licieuse sous l'étreinte.
Elle est divine, non pas parce qu'elle exprime
une pensée, mais seulement parce qu'elle est
belle.
Et on songe, en l'admirant, au bélier de bronze
de Syracuse, le plus beau morceau du musée de
Palerme, qui, lui aussi, . semble contenir toute
l'animalité du monde. La bête puissante est cou-
chée, le corps sur ses pattes et la tête tournée à
gauche. Et cette tête d'animal semble une tête
, de dieu, de dieu bestial, impur et superbe. Le
front est large et frisé, les yeux écartés, le nez
en bosse, long, fort et ras, d'une prodigieuse ex-
pression brutale. Les cornes, rejetées en arrière,
tombent, s'enroulent et se recourbent, écartant
leurs pointes aiguës sous les oreilles minces qui
ressemblent elles-mêmes à deux cornes. Et le re-
gard de la bête vous pénètre, stupide, inquiétant
et dur. On sent le fauve en approchant de ce
bronze.
Quels sont donc les deux artistes merveilleux
qui ont ainsi formulé, sous deux aspects si diffé-
rents, la simple beauté de la créature?
Voilà les deux seules statues qui m'aient laissé,
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LA SICILE. 123
•comme des êtreé, Tenvie ardente de les revoir.
Au moment de sortir, je donne encore à cette
<5roupe de marbre ce dernier regard de la porte
qu'on jette aux femmes aimées, en les quittant,
^t je monte aussitôt en barque pour aller saluer,
<ievoir d'écrivain, les papyrus de l'Anapo.
On traverse le golfe d'un bord à l'autre et on
aperçoit, sur la rive plate et nue, l'embouchure
d'une très petite rivière, presque un ruisseau,
où le bateau s'engage.
Le courant est fort et dur à remonter. Tantôt
on rame, tantôt on se sert de la gaffe pour glisser
sur l'eau qui court, rapide, entre deux berges
couvertes de fleurs jaunes, petites, éclatantes,
deux berges d'or.
Voici des roseaux que nous froissons en pas-
sant, qui se penchent et se relèvent, puis, le
pied dans l'eau, des iris bleus, d'un bleu violent,
sur qui voltigent d'innombrables libellules aux
ailes de verre, nacrées et frémissantes, grandes
comme des oiseaux-mouches. Maintenant, sur les
deux talus qui nous emprisonnent, poussent des
ohardons géants et des liserons démesurés*, enla-
çant ensemble les plantes de la terre et les ro-
seaux du ruisseau.
. Sous nous, au fond de l'eau, c'est une forêt de
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124 LA VIE ERRANTE.
grandes herbes onduleuses qui remuent, flottent,
semblent nager dans le courant qui les agite.
Puis l'Anapo se sépare de l'antique Cyané, son
tributaire. Nous allons toujours à coups de perche
entre les berges. Le ruisseau serpente avec de
charmants points de vue, des perspectives fleuries
et coquettes. Une île apparaît enfin, pleine d'ar-
bustes étranges. Les tiges frêles et triangulaires,
hautes de neuf à douze pieds, portent à leur
sommet des toufies rondes de fils verts, longs,
minces et souples comme des cheveux. On dirait
des têtes humaines devenues plantes, jetées
dans l'eau sacrée de la source par un des dieux
païens qui vivaient là jadis. C'est le papyrus an-
tique.
Les paysans, d'ailleurs, appellent ce roseau :
parruca.
• En voici d'autres plus loin, un bois entier. Ils
frémissent, murmurent, se penchent, mêlent
leurs fronts poilus, les heurtent, semblent parler
de choses inconnues et lointaines.
N'est-il pas, étrange que l'arbuste vénérable,
qui nous apporta la pensée des morts, qui fut le
gardiendu génie humain, ait, sur son corps infime
d'arbrisseau, une grosse crinière épaisse et flot-
tante, ainsi que celle des poèteg?
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LA SICILE. 125
Nous revenons à Syracuse alors que le soleil
se couche ; et nous regardons, dans la rade, un
paquebot qui vient d'arriver et qui, ce soir même,
nous emportera vers l'Afrique.
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D'ALGER A TUNIS
Sur les quais d'Alger, dans les rues des villages
indigènes, dans les plaines du Tell, sur les mon-
tagnes du Sahel ou dans les sables du Sahara,
tous ces corps drapés comme en des robes de
moines, la tête encapuchonnée sous le turban
flottant par derrière, ces traits sévères, ces re-
gards fixes, ont Pair d'appartenir à des religieux
d'un même ordre austère, répandus sur la moitié
du globe.
Leur démarche même est celle de prêtres;
leurs gestes, ceux d'apôtres prêcheurs; leur
attitude, celle de mystiques pleins de mépris du
monde.
Nous sommes, en effet, chez des hommes où
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128 LA VIE ERRANTE.
ridée religieuse domine tout, efface tout, règle
les actions, étreint les consciences, moule les
cœurs, gouverne la pensée, prime tous les
intérêts, toutes les préoccupations, toutes les
agitations.
La religion est la grande inspiratrice de leurs
actes, de leur âme, de leurs qualités et de leurs
défauts. C'est par elle, pour elle qu'ils sont bons,
braves, attendris, fidèles, car ils semblent n'être
rien par eux-mêmes, n'avoir aucune qualité qui
ne leur soit inspirée ou commandée par leur fol.
Nous ne découvrons guère la nature spontanée
ou primitive de l'Arabe sans qu'elle ait été, pour
ainsi dire, recréée par sa croyance, par le Coran,
par l'enseignement de Mohammed. Jamais aucune
autre religion ne s'est incarnée ainsi en des êtres.
Allons donc les voir prier dans leur mosquée,
dans la mosquée blanche qu'on aperçoit là-bas,
au bout du quai d'Alger.
Dans la première cour, sous une arcade de
colonnettes vertes, bleues et rouges, des hommes,
assis ou accroupis, causent à voix basse, avec la
tranquillité grave des Orientaux. En face de
l'entrée, au fond d'une petite pièce carrée, qui
ressemble à une chapelle, le cadi rend la justice.
Des plaignants attendent sur des bancs; un Arabe
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D'ALGER A TUNIS. 129
agenouillé parle, tandis que le magistrat, enve-
loppé, presque disparu sous tous les plis de ses
vêtements et sous la masse de son lourd turban, ne
montre qu'un peu de visage et regarde le plaideur
d'un œil dur et calme, en l'écoutant. Un mur, où
s'ouvre une fenêtre grillée, sépare cette pièce
de celles où les femmes, créatures moins nobles
que l'homme, et qui ne peuvent se tenir en face
du cadi, attendent leur tour pour exposer leur
plainte par ce guichet de confessionnal.
Le soleil qui tombe en flots de feu sur les murs
de neige de ces petits bâtiments pareils à des
tombeaux de marabouts, et sur la cour, où une
vieille Arabe jette des poissons morts à une
armée de chats tigrés, rejaillit à l'intérieur sur les
burnous, les jambes sèches et brunes, et les
figures impassibles. Plus loin, voici l'école, à
côté de la fontaine où l'eau coule sous un arbre.
Tout est là, dans cette douce et paisible enceinte i
la religion, la justice, l'instruction.
J'entre dans la mosquée après m'être déchaussé,
et je m'avance sur les tapis au milieu des colonnes
claires dont les lignes régulières emplissent ce
temple silencieux, vaste et bas, d'une foule de
larges piliers. Car ils sont très larges, ayant une
face orientée vers la Mecque, afin que chaque
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^30 LA VIE ERRANTE.
Tcroyant puisse, en se plaçant devant, ne rien
voir, n'être distrait par rien, et, tourné vers la
ville sainte, s'absorber dans la prière.
En voici qui se prosternent ; d'autres, debout,
murmurent les formules du Coran dans les
postures prescrites; d'autres, encore, libres de
ces devoirs accomplis, causent assis par terre, le
long des murs, car la mosquée n'est pas seule-
ment un lieu de prière, c'est aussi un lieu de
repos, où l'on séjourne, où l'on vit des jours
entiers*
Tout est simple, tout est nu, tout est blanc,
tout est doux, tout est paisible en ces asiles de
foi, si différents de nos églises décoratives, agi-
tées, quand elles sont pleines, par le bruit des
offices, le mouvement des assistants, la pompe
des cérémonies, les chants sacrés, et, quand elles
sont vides, devenues si tristes, si douloureuses,
qu'elles serrent le cœur, qu'elles ont l'air d'une
chambre de mourant, de la froide chambre de
pierre où le Crucifié agonise encore.
Sans cesse, des Arabes entrent, des humbles,
deè riches, le portefaix du port et l'ancien chef,
le noble sous la blancheur soyeuse de son bur-
nous éclatant. Tous, pieds nus, font les mômes
Restes, l)rient le même Dieu avec la même foi
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D*ALGER A TUNIS. 131
exaltée et simple, sans pose et sans distraction.
Ils se tiennent d'abord debout, la face levée, les
ïnains ouvertes à la hauteur des épaules, dans
Pattitude de la supplication. Puis les brak
tombent le long du corps, la tête s'incline ; ils
sont devant le souverain du monde dans l'attitude
de là résignation. Les mains ensuite s'unissent
sur le ventre, comme si elles étaient liées. Ce
sont des captifs sous la volonté du maître. Enfin
Ils se prosternent plusieurs fois de suite, très
vite» sans aucun bruit. Après s'être assis d'abord
sur leurs talons, les mains ouvertes sur les
cuisses,, ils se penchent en avant jusqu'à toucher
le sol avec le f^ont.
Cette prière, tot^uioursîamême, et qui commence
par la récitation des premiers versets du Coran,
doit être répétée cinq fois par jour par lés
fidèles, qui, avant d'entrer, se sont lavé lespieds,
les mains et la face.
On n'entend, par le temple muet, que le cla-
potement de l'eau coulant dans une autre cour
intérieure, qui donne du jour à la mosquée.
L'ombre du figuier, poussé au-dessus dé la fon-
taine aux ablutions, jette un reflet vert sur les
premières nattes.
Les femmes musulmanes peuvent entrer comme
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132 LA VIE ERRANTE-
les hommes, mais elles ne viennent presque
jamais. Dieu est trop loin, trop haut, trop impo-
sant pour elles. On n'oserait pas lui raconter
tous les soucis, lui confier toutes les peines, lui
demander tous les menus services, les menues
consolations, les menus secours contre la famille,
contre le mari, contre les enfants, dont ont
besoin les cœurs de femme. 11 faut un intermé-
diaire plus humble entre lui si grand et elles si
petites.
Cet intermédiaire, c*est le marabout. Dans la
religion catholique, n'avons-nous pas les saints
et la Vierge Marie, avocats naturels des timides
auprès de Dieu ?
C'est donc au tombeau du saint, dans la petite
chapelle où il est enseveli, que nous trouverons
la femme arabe en prière.
Allons l'y voir.
La zaouia Abd-er-Rahman-el-Tcalbi est la plus
originale et la plus intéressante d'Alger. On
nomme « zaouia » une petite mosquée unie à une
koubba (tombeau d'un marabout)^ et comprenant
aussi parfois une école et un xsours de haut en-
seignement pour les musulmans lettrés.
Pour atteindre la zaouia d'Abd-er-Rahman, il
faut traverser la ville arabe. C'est une montée
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D'ALGER A TUNIS. 133
inimaginable à travers un labyrinthe de ruelles,
emmêlées, tortueuses, entre les murs sans fe-
nêtres des maisons mauresques. Elles se touchent
presque à leur sommet, et le ciel, aperçu entre
les terrasses, semble une arabesque bleue d'une
irrégulière et bizarre fantaisie. Quelquefois, un
long couloir sinueux et voûté, escarpé comme
un sentier de montagne, paraît conduire direc-
tement dans l'azur dont on aperçoit soudain, au
détour d'un mur, au bout des marches, là-haut,
la tache éclatante, pleine de lumière.
Tout le long de ces étroits corridors sont ac^
croupis, au pied des maisons, des Arabes qui
sommeillent en leurs loques; d'autres, entassés
dans les cafés maures, sur des banquettes circu-
laires ou par terre, toujours immobiles, boivent
en de petites tasses de faïence qu'ils tiennent
gravement entre leurs doigts. En ces rues
étroites qu'il faut escalader, le soleil, tombant
par surprises, par filets ou par grandes plaques
à chaque cassure des voies entre-croisées, jette
sur les murs des dessins inattendus, d'une clarté
aveuglante et vernie. On aperçoit, par les portes
entr'ou vertes, les cours intérieures qui souflOient
de l'air frais. C'est toi^jours le même puits carré
qu'enferme une colonnade supportant des gale-
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134 LA VIE ERRANTE.
rie3. Un bruit de musique douce et sauvage
s'échappe parfois de ces demeures, dont on
voit sortir aussi souvent, deux par deux, des
femmes. Elles vous jettent, entre les voiles qui
leur couvrent la face, un regard noir et triste,
un regard de prisonnières, et passent.
Coiffées toutes comme on nous représente la
Vierge Marie, d'une étoffe serrée sur le crâne, le
torse enveloppé du haïk, les jambes cachées
sous l'ample pantalon de toile ou de calicot, qui
vient étreindre la cheville, elles marchent lente-
ment, un peu gauches, hésitantes ; et on cherche
à deviner leur figure sous le voile qui la dessine
un peu en se collant sur les saillies. Les deux arcs
bleuâtres des sourcils, joints par un trait d'an-
timoine, se prolongent, au loin, sur les tempes.
Soudain des voix m'appellent. Je me retourne,
et par une porte ouverte j'aperçois, sur les
murs, de grandes peintures inconvenantes comme
on en retrouve à Pompéi. La liberté des mœurs,
l'épanouissement, en pleine rue, d'une prostitu-
tion innombrable, joyeuse, naïvement hardie,
révèlent tout de suite la différence profonde qui
existe entre la pudeur européenne et l'incon-
science orientale.
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D»ALGER A TUNIS. 135
N'oublions pas qu'on a interdit dans, ces
mêmes rues, depuis peu d'années seulement, les
représentations de Caragousse, sorte de Guignol
obscène et monstrueux, dont les enfants regar-
daient de leurs grands yeux noirs, ignorants et
corrompus, en riant et en applaudissant, les in-
vraisemblables, ignobles et inénarrables ex-
ploits.
Par tout le haut de la ville arabe, entre les
merceries, les épiceries et les fruiteries des in-
corruptibles Mozabites, puritains mahométans
que souille le seul contact des autres hommes,
et qui subiront, en rentrant dans leur patrie,
une longue purification, s'ouvrent tout grands
des débits de chair humaine, où l'on est appelé
dans toutes les langues. Le Mozabite, accroupi
dans sa petite boutique, au milieu de ses mar-
chandises bien rangées autour de lui, semble ne
pas voir, ne pas savoir, ne pas comprendre.
A sa droite, les femmes espagnoles roucoulent
comme des tourterelles ; à sa gauche les femmes
arabes miaulent comme des chattes. Il a l'air, au
milieu d'elles, entre les nudités impudiques
peintes pour achalander les deux bouges, d'un
fakir, vendeur de fruits, hypnotisé dans un
rêve.
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<36 LA VIE ERRANTE.
Je tourne à droite par un tout petit passage
qui semble tomber dans la mer, étalée au loin,
derrière la pointe de Saint-Eugène, et j'aperçois,
au bout de ce tunnel, à quelques mètres sous
moi, un bijou de mosquée, ou plutôt une toute
mignonne zaouia qui s'égrène par petits bâti-
ments et par petits tombeaux carrés, ronds et
pointus, le long d'un escalier allant en zigzags
de terrasse en terrasse.
L'entrée en est masquée par un mur qu'on
dirait bâti en neige argentée, encadré de carre-
lages en faïence verte, et percé d'ouvertures
régulières par où l'on voit la rade d'Alger.
J'entre. Des mendiants, des vieillards, des en-
fants, des femmes, sont accroupis, sur chaque
marche, la main tendue, et demandent l'aumône
en arabe. A droite, dans une petite construction
couronnée aussi de faïences, est une première
sépulture, et l'on aperçoit, par la porte ouverte,
des fidèles, assis devant le tombeau. Plus bas
s'arrondit le dôme éclatant de la koubba du ma-
rabout Abd-er-Rahman, à côté du minaret mince
et carré d'où l'on appelle à la prière.
Voici, tout le long de la descente, d'autres
tombes plus humbles, puis celle du célèbre
Ahmed, bey de Constantine, qui fit dévorer par
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D»ALGER A TUNIS. 137
des chiens le ventre des prisonniers français.
De la dernière terrasse à l'entrée du marabout,
la vue est délicieuse. Notre-Dame d* Afrique, au
loin, domine Saint-Eugène et toute la mer, qui s'en
va jusqu'à l'horizon, où elle se mêle au ciel. Puis,
plus près, à droite, c'est la ville arabe, montant,
de toit en toit, jusqu'à la zaouia et étageant
encore, au-dessus, ses petites maisons de craie.
Autour de moi, des tombes, un cyprès, un figuier,
et des ornements mauresques encadrant et cré-
nelant tous les murs sacrés.
Après m'ètre déchaussé, je pénètre dans la
koubba. D'abord, dans une pièce étroite, un
savant musulman, assis sur ses talons, lit un ma-
nuscrit qu'il tient de ses deux mains, à la hau-
teur des yeux Des livres, des parchemins sont
étalées autour de lui sur les nattes. Il ne tourne
pas la tête.
Plus loin, j'entends un frémissement, un chu-
chotement. A mon approche, toutes les femmes
accroupies autour du tombeau se couvrent la
figure avec vivacité. Elles ont l'air de gros flo-
cons de linge blanc où brillent des yeux. Au
milieu d'elles, dans cette écume de flanelle, de
soie, de laine et de toile, des enfants dorment ou
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138 LA VIE ERRANTE.
s'agitent, vêtus de rouge, de bleu, de vert : c'est
charmant et naïf. Elles sont chez elles, chez leur
saint, dont elles ont paré la demeure, — car Dieu
est trop loin pour leur esprit borné, trop grand
pour leur humilité.
Elles ne se tournent pas vers la Mecque, elles,
mais vers le corps du marabout, et elles se met^
tent sous sa protection directe, qui est encore,
qui est toujours la protection de l'homme. Leurs
yeux de femmes, leurs yeux doux et tristes, sou-
lignés par deux bandeaux blancs, ne savent pas
pas voir l'immatériel, ne connaissent que la créa-
ture. C'est le mâle qui, vivant, les nourrit, les
défend, les soutient; c'est encore le mâle qui
parlera d'elles à Dieu, après sa mort. Elles sont
là tout près de la tombe parée et peinturlurée, un
peu semblable à un lit breton mis en couleur et
couvert d'étoffes, de soieries, de drapeaux, de
cadeaux apportés.
Elles chuchotent, elles causent entre elles, et
racontent au marabout leurs affaires, leurs sou-
cis, leurs disputes, les griefs contre le mari. C'est
une réunion intime et familière de bavardages
autour d'une relique.
Toute la chapelle est pleine de leurs dons
bizarres : de pendules de toutes grandeurs qui
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D*ALGER A TONIS. 139
marchent, battent les secondes et sonnent les
heures, de bannières votives, de lustres de toute,
sorte, en cuivre et en cristal. Ces lustres sont si
nombreux qu'on ne voit plus le plafond. Ils pen-
dent côte à côte, de tailles différentes comme
dans la boutique d'un lampiste. Les murs sont
décorés de faïences élégantes d'un des^ char-
mant, dont les couleurs dominantes sont tou-
jours le vert et le rouge. Le sol est couvert, de
tapis, et le jour tombe de la coupole par des
groupes de trois fenêtres cintrées, dont une
domine les deux autres.
Ce n'est plus la mosquée sévère, nue, où Dieu
est seul ; c'est un boudoir, orné pour la prière
parle goût enfantin de femmes sauvages. Sou-
vent des galants viennent les voir en ce lieu,
leur donner un rendez-vous, leur dire quelques
mots en secret. Des Européens, qui parlent
l'arabe, nouent ici, parfois, des relations avec
ces créatures enveloppées et lentes, dont on ne
voit que le regard.
Lorsque la confrérie masculine du marabout
vient à son tour faire ses dévotions, elle n'a point
pour le saint habitant du lieu les mêmes atten-
tions exclusives. Après avoir témoigné leur res-
pect au sépulcre, les hommes se tournent vers la
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140 LA VIE ERRANTE. j
Mecque et adorent Dieu, — car il n'y a de divi- j
nité que Dieu, — comme ils répètent en toutes
leurs prières.
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II
TUNIS
Le chemin de fer avant d'arriver à Tunis tra-
verse un superbe pays de montagnes boisées.
Après s'être élevé, en dessinant les lacets déme-
surés, jusqu'à une altitude de sept cent quatre-
vingts mètres, d'où on domine un immense et
magnifique paysage, il pénètre dans la Tunisie
par la Kroumirie.
C'est alors une suite de monts et de vallées dé-
sertes, où jadis s'élevaient des villes romaines.
Voici d'abord les restes de Thagaste où naquit
saint Augustin, dont le père était décurion.
Plus loin c'est Thubursicum Numidarum, dont
les ruines couvrent une suite de collines rondes
et verdoyantes. Plus loin encore, c'est Madaure,
où naquit Apulée à la fin du règne de Trajan. On
ne pourrait guère énumérer les cités mortes,
près desquelles on va passer jusqu'à Tunis.
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142 LA VIE ERRANTE.
Tout à coup, après de longues heure»é% route,
on aperçoit dans la plaine basse les hautes archiQ^
d'un aqueduc à moitié détruit, coupé par
places, et qui allait, jadis, d'une montagne à
l'autre. C'est l'aqueduc de Carthage dont parle
Flaubert dans Salammbô» Puis, on côtoie un
beau village, on suit un lac éblouissant, et on
découvre les murs de Tunis.
Nous voici dans la ville.
Pour en bien découvrir l'ensemble, il faut
monter sur une colline voisine. Les Arabes com-
parent Tunis à un burnous étendu ; et . cette
comparaison est juste. La ville s'étale dans la
plaine, soulevée légèrement par les ondulations
de la terre, qui font saillir par places les bords
de cette grande t^che de maisons pâles d'où sur-
gissent les dômes des mosquées et les clochers
des minarets. A peine distingue-t-on, à peine
imagine-t-on que ce sont là des maisons, tant
cette plaque blanche est compacte, continue
et rampante. Autour d'elle, trois lacs qui, sous le
dur soleil d'Orient, brillent comme des plaines
d'acier. Au nord, au loin, la Sebkra-er-Bouan; à
l'ouesti la Sebkra-Seldjoum, aperçue par-dessus
la ville; au sud, le grand lac Bahira ou lac de
Tunis; puis, en remontant vers le nord, la mer,
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TUNIS. i43
le golfe profond, pareil lui-même à un lac dans
son cadre éloigné de montagnes.
Et puis partout autour de cette ville plate, des
marécages fangeux où fermentent des ordures,
une inimaginable ceinture de cloaques en putré-
faction, des champs nus et bas où Ton voit briller,
comme des couleuvres, de minces cours d'eau
tortueux. Ce sont les égouts de Tunis qui s'écou-
lent sous le ciel bleu. Ils vont sans arrêt, empoi-
sonnant Pair, traînant leur flot lent et nauséa-^
bond, à travers des terres imprégnées de
pourritures, vers le lac qu'ils ont fini par emplir,
par combler sur toute son étendue, car la sonde
y descend dans la fange jusqu'à dix-huit mètres
de profondeur : on doit entretenir un chenal à
travers cette boue afin que les petits bateaux y
puissent passer.
Mais, par un jour de plein soleil, la vue de
cette ville couchée entre ces lacs, dans ce grand
pays que ferment au loin des montagnes dont la
plus haute, leZagh'ouan, apparaît presque toujours
coiffée d'une nuée en hiver, est la plus saisissante
et la plus attachante, peut-être, qu'on puisse
trouver sur le bord du continent africain.
Descendons de notre colline et pénétrons dans
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144 LA VIE ERRANTE.
la cité. Elle a trois parties bien distinctes : la
partie française, la partie arabe, . et la partie
juive.
En vérité, Tunis n'est ni une ville française,
ni une ville arabe, c'est une ville juive. C'est un
des rares points du monde où le juif semble cliez
lui comme dans une patrie, où il est le maître
presque ostensiblement, où il montre une assu-
rance tranquille, bien qu'un peu tremblante
encore.
C'est lui surtout qui est intéressant à voir, à
observer dans ce labyrinthe de ruelles étroites
où circule, s'agite, pullule la population la plus
colorée, bigarrée, drapée, pavoisée, miroitante,
soyeuse et décorative, de tout ce rivage oriental.
Où sommes-nous ? sur une terre arabe ou dans
a capitale éblouissante d'Arlequin, d'un Arlequin
très artiste, ami des peintres, coloriste inimita-
ble qui s'est amusé à costumer son peuple avec
une fantaisie étourdissante. U a dû passer par
Londres, par PariSi, par Saint-Pétersbourg, ce
costumier divin qui, revenu plein de dédain des
pays du Nord, bariola ses sujets avec un goût
sans défaillances et une imagination sans limites.
Non seulement il voulut donner à leurs vêtements
des formes gracieuses, originales et gaies, mais
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TUNIS. U5
il employa, pour les nuancer, toutes les teintes
créées, composées, rêvées par les plus délicats
aquarellistes.
Aux juifs seuls il toléra les tons violents, mais
en leur interdisant les rencontres trop brutales
et en réglant l'éclat de leurs costumes avec une
hardiesse prudente. Quant aux Maures, ses préfé-
rés, tranquilles marchands accroupis dans les
souks, jeunes gens alertes ou gros bourgeois
allant à pas lents par les petites rues, il s'amusa
à les vêtir avec une telle variété de coloris, que
rœil, à les voir, se grise comme une grive avec
des raisins. Ohl pour ceux-là, pour ses bons
Orientaux, ses Levantins métis de Turcs et
d'Arabes, il a fait une collection de nuances si
fines, si douces, si calmées, si tendres, si pâlies,
si agonisantes et si harmonieuses, qu'une prome-
nade au milieu d'elles est une longue caresse
pour le regard.
Voici des burnous de cachemire ondoyants
comme des flots de clarté, puis des haillons su-
perbes de misère, à côté des gebbas de soie, lon-
gues tuniques tombant aux genoux, et de tendres
gilets appliqués au corps sous les vestes à petits
boutons égrenés le long des bords.
Et ces gebbas, ces vestes, ces gilets, ceshaïks,
10
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UQ LA VIE ERRANTE.
croisent, mêlent et superposent les plus fines
colorations. Tout cela est rose, azuré, mauve,
vert d'eau, bleu-pervenche, feuille-morte, chair-
de-saumon, orangé, lilas-fané, lie-de-vin, gris-
ardoise.
C'est un défilé de féerie, depuis les teintes les
plus év9,nouies jusqu'aux accents les plus ardents,
ceux-ci noyés dans un tel courant de notes dis-
crètes que rien n'est dur, rien n'est criard, rien
n'est violent le long des rues, ces couloirs de lu-
mière, qui tournent sans fin, serrés entre les
maisons basses, peintes à la chaux.
A tout instant, ces étroits passages sont ob-
strués presque entièrement par des créatures
obèses, dont les flancs et les épaules semblent
toucher les deux murs à chaque balancement de
leur marche. Sur leur tête se dresse une coiffe
pointue, souvent argentée ou dorée, sorte de bon-
net de magicienne d'où tombe par derrière, une
écharpe. Sur leur corps monstrueux, masse de
^air houleuse et ballonnée, flottent des blouses
de couleurs vives. Leurs cuisses informes sont
emprisonnées en des caleçons blancs collés à la
peau. Leurs mollets et leurs chevilles empâtées
par la graisse gonflent des bas, ou bien, quand
ell3s sont en toilette, des espèces de gaines en
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TUNIS. 147
drap d'or et d'argent. Elles vont, à petits pas
pesants, sur des escarpins qui traînent ; car elles
ne sont chaussées qu'à la moitié du pied ; et les
talons frôlent et battent le pavé. Ces créatures
étranges et bouffies, ce sont les juives, les belles
juives I
Dès qu'approche l'âge du mariage, l'âge où les
hommes riches les recherchent, les fillettes d'Israël
rêvent d'engraisser; car plus une femme est
lourde, plus elle fait honneur à un mari et plus
elle a de chances de le choisir à son gré. A quatorze
ans, à quinze ans, elles sont, ces gamines sveltes
et légères, des merveilles de beauté, de finesse et
de grâce.
Leur teint pâle, un peu maladif, d'une déli-
catesse lumineuse, leurs traits fins, ces traits si
doux d'une race ancienne et fatiguée, dont le
sang jamais ne fut rajeuni, leurs yeux sombres
sous les fronts clairs, qu'écrase la masse noire,
épaisse, pesante, des cheveux ébouriffés, et leur
allure souple quand elles courent d'une porte à
l'autre, emplissent le quartier juit de Tunis d'une
longue vision de petites Salomés troublantes.
Puis elles songent à l'époux. Alors commence
l'inconcevable gavage qui fera d'elles des mons-
tres. Immobiles maintenant, après avoir pris
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i;8 LA VIE ERRANTE.
chaque matin la boulette d'herbes apéritives qui
surexcitent l'estomac, elles passent les journées
entières à manger des pâtes épaisses qui les en-
flent incroyablement. Les seins se gonflent, les
ventres ballonnent, les croupes s'arrondissent, les
cuisses s'écartent, séparées par la boufiissure;
les poignets et les chevilles disparaissent sous une
lourde coulée de chair. Et les amateurs accou-
rent, les jugent, les comparent, les admirent
comme dans un concours d'animaux gras. Yoilà
comme elles sont belles, désirables, charmantes,
les énormes filles à marier I
Alors on voit passer ces êtres prodigieux, coiffés
d'un cône aigu nommé koufia, qui laisse pendre
sur le dos le ôecMir, vêtus de la cawt2ra flottante,
en toile simple ou en soie éclatante, culottés de
maillots tantôt blancs, tantôt richement ouvragés,
et chaussés de savates traînantes, dites a saba » ;
êtres inexprimablement surprenants, dont la fi-
gure demeure encore souvent jolie sur ces corps
d'hippopotames.
Dans leurs maisons, facilement ouvertes, on les
trouve, le samedi, jour sacré, jour de visites et
d'apparat, recevant leurs amies dans les chambres
blanches, où elles sont assises, les unes près des
autres, comme des idoles symboliques, couvertes
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TUNIS. 149
de soieries et d'oripeaux luisants, déesses de chair
et de métal, qui ont des guêtres d'or aux jambes
et, sur la tête, une corne d'or!
La fortune de Tunis est dans leurs mains, ou
plutôt dans les mains de leurs époux toujours
souriants, accueillants et prêts à offrir leurs ser-
vices. Dans bien peu d'années, sans doute, de-
venues des dames européennes, elles s'habilleront
à la française et, pour obéira la mode, jeûneront,
afin de maigrir. Ce sera tant mieux pour elles et
tant pis pour nous, les spectateurs.
Dans la ville arabe, la partie la plus intéres-
sante est le quartier des Souks, longues rues
voûtées ou toiturées de planches, à travers les-
quelles le soleil glisse des lames de feu, qui
semblent couper au passage les promeneurs et
les marchands. Ce sont les bazars, galeries tor-
tueuses et entre-croisées où les vendeurs, par
corporations, assis ou accroupis au milieu de
leurs marchandises en de petites boutiques cou-
vertes, appellent avec énergie le client ou de-
meurent immobiles dans ces niches de tapis, d'é-
toffes de toutes couleurs, de cuirs, de brides, de
selles, de harnais brodés d'or, ou dans, les cha-
pelets jaunes et rouges des babouches.
Chaque corporation a sa rue, et l'on voit, tout
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150 LA VIE ERRANTE.
le long de la galerie, séparés par une simple
cloison, tous les ouvriers du même métier tra-
vailler avec les mêmes gestes. L*animation, la
couleur, la gaieté de ces marchés orientaux ne
sont point possibles à décrire, car il faudrait en
exprimer en même temps Téblouissement, le
bruit et le mouvement.
Un de ces souks a un caractère si bizarre, que
le souvenir en reste extravagant et persistant
comme celui d*un songe. C^est le souk des parfums.
En d'étroites cases pareilles, si étroites qu'elles
font penser aux cellules d'une ruche, alignées
d'un bout à l'autre et sur les deux côtés d'une
galerie un peu sombre, des hommes au teint
transparent, presque tous jeunes, couverts de
vêtements clairs, et assis comme des bouddhas,
gardent une rigidité saisissante dans un cadre
de longs cierges suspendus, formant autour de
leur tête et de leurs épaules un dessin mystique
et régulier.
Les cierges d'en haut, plus courts, s'arron-
dissent sur le turban; d'autres, plus longs,
viennent aux épaules ; les grands tombent le long
des bras. Et, cependant, la forme symétrique de
cette étrange décoration varie un peu de boutique
en boutique. Les vendeurs, pâles, sans gestes,
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TUNIS. 151
sans paroles, semblent eux-mêmes des hommes
de cire en une chapelle de cire. Autour de leurs
genoux, de leurs pieds, à la portée des mains si
un acheteur se présente, tous les parfums imagi-
nables sont enfermés en de toutes petites boîtes,
en de toutes petites fioles, en de tous petits sacs.
Une odeur d'encens et d'aromates flotte, un
peu étourdissante, d'un bout à l'autre du souk.
Quelques-uns de ces extraits sont vendus très
cher, par gouttes. Pour les compter, l'homme se
sert d'un petit coton qu'il tire de son oreille et
y replace ensuite.
Quand le soir vient, tout le quartier des souks
est clos par de lourdes portes à l'entrée des ga-
leries, comme une ville précieuse enfermée dans
l'autre.
Lorsqu'on se promène au contraire par les rues
neuves qui vont aboutir, dans le marais, à quelque
courant d'égout, on entend soudain une sorte de
chant bizarre rythmé par des bruits sourds
comme des coups de canon lointains, qui s'in-
terrompent quelques instants pour recommencer
aussitôt. On regarde autour de soi et on découvre,
au ras de terre, une dizaine de tètes de nègres,
enveloppées de foulards, de mouchoirs, de tur-
bans, de loques. Ces têtes chantent un refrain
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152 LA VIE ERRANTE.
arabe, tandis que les mains, armées de dames
pour tasser le sol, tapent en cadence, au fond
d'une tranchée, sur les cailloux et le mortier qui
feront des fondations solides à quelque nouvelle
maison bâtie dans ce sol huileux de fanges.
Sur le bord du trou,, un vieux nègre, chef
d'escouade de ces pileurs de pierres, bat la me-
sure, avec un rire de singe ; et tous les autres
aussi rient en continuant leur bizarre chanson
que scandent des coups énergiques. Ils tapent
avec ardeur et rient avec malice devant les
passants qui s'arrêtent; et les passants aussi
s'égayent, les Arabes parce qu'ils comprennent,
les autres parce que le spectacle est drôle ; mais "
personne assurément ne s'amuse autant que les
nègres, car le vieux crie :
— Allons I frappons !
Et tous reprennent en montrant leurs dents,
et en donnant trois coups de pilon :
— Sur la tête d^ chien de roumi !
Le nègre clame en mimant le geste d'écraser :
— Allons I frappons l
Et tous :
— Sur. la tête du chien de youte I
Et c'est ainsi que s'élève la ville européenne
dans le quartier neuf de Tunis I
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TUNIS. 153
Ce quartier neuf! Quand on songe qu'il est
entièrement construit sur des vases peu à peu
solidifiées, construit sur une matière innomable,
faite de toutes les matières immondes que rejette
une ville, on se demande comment la population
n'est pas décimée par toutes les maladies imagi-
nables, toutes les fièvres, toutes les épidémies.
Et, en regardant le lac, que les mômes écoule-
ments urbains envahissent et comblent peu à
peu, le lac, dépotoir nauséabond, dont les éma-
nations sont telles que, par les nuits chaudes, on
a le cœur soulevé de dégoût, on ne comprend
même pas que la ville ancienne, accroupie près
de ce cloaque, subsiste encore.
On songe aux fiévreux aperçus dans certains
villages de Sicile, de Corse ou d'Italie, à la po-
pulation difforme, monstrueuse, ventrue et
tremblante, empoisonnée par des ruisseaux clairs
et de beaux étangs limpides, et on demeure
convaincu que Tunis doit être un foyer d'infec-
tions pestilentielles.
Eh bien, non! Tunis est une ville saine, très
saine I L'air infect qu'on y respire est vivifiant
et calmant, le plus apaisant, le plus doux aux
nerfs surexcités que j'aie jamais respiré. Après
le département des Landes, le plus sain de France,
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154 LA VIE ERRANTE.
Tunis est l'endroit où sévissent le moins toutes
les maladies ordinaires de nos pays.
Cela paraît invraisemblable, mais cela est.
médecins modernes, oracles grotesques, profes-
seurs d'hygiène, qui envoyez vos malades respirer
l'air pur des sommets ou l'air vivifié par la ver-
dure des grands bois, venez voir ces fumiers qui
baignent Tunis; regardez ensuite cette terre
que pas un arbre n'abrite et ne rafraîchit de
son ombre; demeurez un an dans ce pays, plaine
basse et torride sous le soleil d'été, marécage
immense sous les pluies d'hiver, puis entrez dans
les hôpitaux. II3 sont vides!
Questionnez les statistiques, vous apprendrez
qu'on y meurt de ce qu'on appelle, peut-être à
tort, sa belle mort beaucoup plus souvent que
de vos maladies. Alors vous vous demanderez peut-
être si ce n'est pas la science moderne qui nous
empoisonne avec ses progrès; si les égouts dans
nos caves et les fosses voisinant avec notre vin
et notre eau ne sont pas des distillateurs de mort
à domicile, des foyers et des propagateurs d'épi-
démies plus actifs que les ruisselets d'immondices
qui se promènent en plein soleil autour de Tunis ;
vous reconnaîtrez que l'air pur des montagnes
est moins calmant que le souffle bacillifère des
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TUNIS. 155
fumiers de ville ici et que Thumidité des forêts
est plus redoutable à la santé et plus engen-
dreuse de fièvres que rhumidité des marais pu-
tréfiés à cent lieues du plus petit bois.
£n réalité, la salubrité indiscutable de Tunis
est stupéfiante et ne peut être attribuée qu'à la
pureté parfaite de l'eau qu'on boit dans cette
ville, ce qui donne absolument raison aux théo-
ries les plus modernes sur le mode de propaga-
tion des germes morbides.
L'eau du Zagh'ouàn, en effet, captée sous terre
à quatre-vingts kilomètres environ de Tunis,
parvient dans les maisons, sans avoir eu avec
l'air le moindre contact et sans avoir pu recueil-
lir, par conséquent, aucune graine de contagion.
L'étonnement qu'éveillait en moi l'aflarmation
de cette salubrité me fit chercher les moyens de
visiter un hôpital, et le médecin maure qui
dirige le plus important de Tunis voulut bien me
faire pénétrer dans le sien.
Or, dès que fut ouverte la grande porte don-
nant sur une vaste cour arabe, dominée par une
galerie à colonnes qu'abrite une terrasse, ma
surprise et mon émotion furent tels que je ne
songeai plus guère à ce qui m'avait fait entrer là.
Autour de moi, sur les quatre côtés de la cour,
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156 LA VIE ERRANTS.
d'étroites cellules, grillées comme des cachots,
enfermaient des hommes qui se levèrent en nous
voyant et vinrent coller entre les barreaux de
fer des faces creuses et livides. Puis un d'eux,
passant sa main et l'agitant hors de cette cage,
cria quelque injure. Alors les autres, sautillant
soudain comme les bêtes des ménageries, se
mirent à vociférer, tandis que, sur la galerie du
premier étage, un Arabe à grande barbe, coiffé
d'un épais turban, le cou cerclé de colliers de
cuivre, laissait pendre avec nonchalance sur la
balustrade un bras couvert de bracelets et des
doigts chargés de bagues. Il souriait en écoutant
ce bruit. C'est un fou, libre et tranquille, qui se
croit le roi des rois et qui règne paisiblement sur
les foux furieux enfermés en bas.
Je voulus passer en revue ces déments effrayants
et admirables en leur costume oriental, plus cu-
rieux et moins émouvants peut-être, à force
d'être étranges, que nos pauvres fous d'Eu-
rope.
Dans la cellule du premier, on me permit de
pénétrer. Comme la plupart de ses compagnons,
c'est le haschich ou plutôt le kif qui l'a mis en
cet état. Il est tout jeune, fort pâle, fort maigre,
et me parle en me regardant avec des yeux fixes,
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TUNIS. 157
troubles, énormes. Que dit-il? Il me demande une
pipe pour fumer et me raconte que son père
l'attend.
De temps en temps, il se soulève, laissant voir
sous sa gebba et son burnous des jambes grêles
d'araignée humaine; et le nègre, son gardien, un
géant luisant aux yeux bla*cs, le rejette chaque
fois sur sa natte d'une seule pesée sur l'épaule,
qui semble écraser le faible halluciné.
Son voisin est une sorte de monstre jaune et
grimaçant, un Espagnol de Ribera, accroupi et
cramponné aux barreaux et qui demande aussi
du tabac ou du kif, avec un rire continu qui a
l'air d'une menace.
Ils sont deux dans la case suivante : encore un
fumeur de chanvre, qui nous accueille avec des
gestes frénétiques, grand Arabe aux membres vi-
goureux, tandis que, assis sur ses talons, son voi-
sin, immobile, fixe sur nous des yeux transparents
de chat sauvage. Il est d'une beauté rare cet
homme, dont la barbe noire, courte et frisée,
rend le teint livide et superbe. Le nez est fin, la
figure longue, élégante, d'une distinction parfaite
C'est unMozabite, devenu fou après avoir trouvé
mort son jeune fils, qu'il cherchait depuis deux
jours.
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158 LA VIE ERRANTE.
Puis en voici un vieux qui rit et nous crie, en
dansant comme un ours :
— Fous, fous, nous sommes tous fous, moi,
toi, le médecin, le gardien, le bey, tous, tous
fous!
C'est en arabe qu'il hurle cela ; mais on com-
prend, tant sa mimiqiH est effroyable, tant l'aflar-
mation de son doigt tendu vers nous est irrésis-
tible. Il nous désigne l'un après l'autre, et rit,
car il est sûr que nous sommes fous, lui, ce fou,
et il répète :
— Oui, oui, toi, toi, toi, tu es foui
Et on croit sentir pénétrer en son âme un
souffle de déraison, une émanation contagieuse
et terrifiante de ce dément malfaisant.
Et on s'en va, et on lève les yeux vers le grand
carré bleu du ciel qui plane sur ce trou de dam-
nés. Alors apparaît, souriant toujours, calme et
beau comme un roi mage, le seigneur de tous ces
fous, l'Arabe à longue barbe, penché sur la gale-
rie, et qui laisse briller au soleil les mille objets
de cuivre, de fer et de bronze, clefs, anneaux et
pointes, dont il pare avec orgueil sa royauté ima-
ginaire.
Depuis quinze ans, il est ici, ce sage, errant à
pas lents, d'une allure majestueuse et calme, si
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TUNIS. Iâ9
majestueuse, en effet, qu'on le salue avec respect.
Il répond, d'une voix de souverain, quelques
mots qui signifient : « Soyez les bienvenus; je
suis heureux de vous voir. » Puis il cesse de nous
regarder.
Depuis quinze ans, cet homme ne s'€st point
couché. Il dort assis sur une marche, au milieu
de l'escalier de pierre de l'hôpital. On ne l'a ja-
mais vu s'étendre.
Que m'importent, à présent, les autres malades,
si peu nombreux, d'ailleurs, qu'on les compte
dans les grandes salles blanches, d'où l'on voit par
les fenêtres s'étaler la ville éclatante, sur qui
semblent bouillonner les dômes des koubbas et
des mosquées.
Je m'en vais troublé d'une émotion confuse,
plein de pitié, peut-être d'envie, pour quelques-
uns de ces hallucinés, qui continuent dans cette
prison, ignorée d'eux, le rêve trouvé, un jour,
au fond de la petite pipe bourrée de quelques
feuilles jaunes.
Le soir de ce même jour un fonctionnaire
français, armé d'un pouvoir spécial, m'oflTrit de
me faire pénétrer dans quelques mauvais lieux de
plaisir arabes, ce qui est fort difiScile aux étran-
gers.
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160 LA VIE ERRANTE.
Nous dûmes d'ailleurs être accompagnés par un
agent de la police beylicale, sans quoi aucune
porte, même celle des plus vils bouges indigènes,
ne se serait ouverte devant nous.
La ville arabe d'Alger est pleine d'agitation
nocturne. Dès que le soir vient, Tunis est mort.
Les petites rues étroites, tortueuses, inégales,
semblent des couloirs d'une cité abandonnée,
dont on a oublié d'éteindre le gaz, par places.
Nous voici très loin, dans ce labyrinthe dà
murs blancs; et on nous fit entrer chez des
juives qui dansaient la « danse du ventre n. Cette
danse est laide, disgracieuse, curieuse seulement
pour les amateurs par la maestria de Partiste.
Trois sœurs, trois filles très parées, faisaient leurs
contorsions impures, sous l'œil bienveillant de
leur mère, une énorme petite boule de graisse
vivante coiffée d'un cornet de papier doré et
mendiant pour les frais généraux de la maison,
après chaque crise de trépidation des ventres de
ses enfants. Autour du salon trois portes entre-
bâillées montraient les couches basses de trois
chambres. J'ouvris une quatrième porte et je vis,
dans un lit, une femme couchée qui me parut
belle. On se précipita sur moi, mère, danseuses,
deux domestiques nègres et un homme inaperçu
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TUNIS. 161
qui regardait, derrière un rideau, s'agiter pour
nous le flanc de ses sœurs. J'allais entrer dans la
chambre de sa femme légitime qui était enceinte,
de la belle-fille, de la belle-sœur des drôlesses
qui tentaient, mais en vain, de nous mêler, ne
fût-ce qu'un soir, à la famille. Pour me faire par-
donner cette défense d'entrer, on me montra le
premier enfant de cette dame, une petite fille de
trois ou quatre ans, qui esquissait déjà la « danse
du ventre ».
Je m'en allai fort dégoûté.
Avec des précautions infinies on me fit péné-
trer ensuite dans le logis de grandes courtisanes
arabes. Il fallut veiller au bout des rues, parle-
menter, menacer, car si les indigènes savaient
que le roumi est entré chez elles, elles seraient
abandonnées, honnies, ruinées. Je vis là de
grosses filles brunes, médiocrement belles, en
des taudis pleins d'armoires à glace.
Nous songions à regagner l'hôtel quand l'agent
de police indigène nous proposa de nous conduire
tout simplement dans un bouge, dans un lieu
d'amour dont il ferait ouvrir la porte d'autorité.»
Et nous voici encore le suivant à tâtons dans
des ruelles noires inoubliables, allumant des allu-
mettes pour ne pas tomber, trébuchant tout de
11
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162 LA VIE ERRANTE.
même en des trous, heurtant les maisons de la
main et de l'épaule et entendant parfois des voix,
des bruits de musique, des rumeurs de fête sau-
vage sortir des murs, étouffés, comme lointains,
effrayants d'assourdissement et de mystère. Nous
sommes en plein dans le quartier de la débauche.
Devant une porte on s'arrête ; nous nous dis-
simulons à droite et à gauche tandis que l'agent
frappe à coups de poing en criant une phrase
arabe, un ordre.
Une voix, faible, une voix de vieille répond
derrière la planche ; et nous percevons mainte-
nant des sons d'instruments et des chants criards
de femmes arabes dans les profondeurs de ce
repaire.
On ne veut pas ouvrir. L'agent se fâche, et de
sa gorge sortent des paroles précipitées, rauques
et violentes. A la fin, la porte s'entre-bâille,
l'homme la pousse, entre comme en une ville
conquise, et d'un beau geste vainqueur semble
nous dire : « Suivez-moi. »
Nous le suivons, en descendant trois marches
qui nous mènent en une pièce basse, où dorment,
le long des murs, sur des tapis, quatre enfants
arabes, les petits de la maison. Une vieille, une
de ces vieilles indigènes qui sont des paquets de
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TUNIS. 163
loques jaunes nouées autour de quelque chose
qui remue, et d'où sort une tête invraisemblable
et tatouée de sorcière, essaye encore de nous em-
pêcher d'avancer. Mais la porte est refermée, nous
entrons dans une première salle où quelques
hommes sont debout qui n'ont pu pénétrer dans
la seconde dont ils obstruent l'ouverture en écou-
tant d'un air recueilli l'étrange et aigre musique
qu'on fait là dedans. L'agent pénètre le premier,
fait écarter les habitués et nous atteignons une
chambre étroite, allongée, où des tas d'Arabes
sont accroupis sur des planches, le long des deux
murs blancs, jusqu'au fond.
Là, sur un grand lit français qui tient toute la
largeur de la pièce, une pyramide d'autres Arabes
s'étage, invraisemblablement empilés et mêlés,
un amas de burnous d'où émergent cinq têtes à
turban.
Devant eux, au pied du lit, sur une banquette
nous faisant face, derrière un guéridon d'acajou
chargé de verres, de bouteilles de bière, de tasses
à café et de petites cuillers d'étain, quatre femmes
assises chantent une interminable et traînante
mélodie du Sud, que quelques musiciens juifs
accompagnent sur des instruments.
Elles sont parées comme pour une féerie,
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164 LA VIE ERRANTE.
comme les princesses des Mille et une Nuits, et
une d'elles, âgée de quinze ans environ, est d'une
beauté si surprenante, si parfaite, si rare, qu'elle
illumine ce lieu bizarre, en fait quelque chose
d'imprévu, de symbolique et d'inoubliable.
Les cheveux sont retenus par une écharpe d'or
qui coupe le front d'une tempe à l'autre. Sous
cette barre droite et métallique s'ouvrent deux
yeux énormes, au regard fixe, insensible, introu-
vable, deux yeux longs, noirs, éloignés, que sé-
pare un nez d'idole tombant sur une petite bouche
d'enfant, qui s'ouvre pour chanter et semble seule
vivre en ce visage. C'est une figure sans nuances,
d'une régularité imprévue, primfitive et superbe,
faite de lignes «i simples qu'elles semblent les
formes naturelles et uniques de ce visage hu-
main.
En toute figure rencontrée, on pourrait, semble-
t-il, remplacer un trait, un détail, par quelque
chose pris sur une autre personne. Dans cette
tête de jeune Arabe on ne pourrait rien changer,
tant ce dessin en est typique et parfait. Ce front
uni, ce nez, ces joues d'un modelé imperceptible
qui vient mourir à la fine pointe du menton, en
encadrant, dans un ovale irréprochable de chair
un peu brune> les seuls yeux, le seul nez et la
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TUNIS. 165
seule bouche qui puissent être là, sont l'idéal
d'une conception de beauté absolue dont notre
regard est ravi, mais dont notre rêve seul peut ne
se pas sentir entièrement satisfait. A côté d'elle,
une autre fillette, charmante aussi, point excep-
tionnelle, une de ces faces blanches, douces, dont
la chair a l'air d'une pâte faite avec du lait. En-
cadrant ces deux étoiles, deux autres femmes
sont assises, au type bestial, à la tête courte, aux
pommettes saillantes, deux prostituées nomades,
de ces êtres perdus que les tribus sèment en
route, ramassent et reperdent, puis laissent un
jour à la traîne de quelque troupe de spahis qui
les emmène en ville.
Elles chantent en tapant sur la darbouka avec
leurs mains rougies par le henné, et les musiciens
juifs les accompagnent sur de petites guitares,
des tambourins et des flûtes aiguës.
Tout le monde écoute, sans parler, sans jamais
rire, avec une gravité* auguste.
Où sommes-nous? Dans le temple de quelque
religion barbare, ou dans une maison publique?
Dans une maison publique? Oui, nous sommes
dans une maison publique, et rien au monde ne
m'a donné une sensation plus imprévue, plus
fraîche, plus colorée que l'entrée dans cette
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1C6 LA VIE ERRANTE.
longue pièce basse, où ces filles, parées, dirait-on,
pour un culte sacré, attendent le caprice d'un
de ces hommes graves qui semblent murmurer le
€oran jusqu'au milieu des débauches.
On m'en montre un, assis devant sa minus-
cule tasse de café, les yeux levés, plein de recueil-
lement. C'est lui qui a retenu l'idole ; et presque
tous les autres sont des invités. Il leur offre des
rafraîchissements et de la musique, et la vue de
cette belle fille jusqu'à l'heure où il les priera de
rentrer chacun chez soi. Et ils s'en iront en le
saluant avec des gestes majestueux. Il est beau,
cet homme de goût, jeune, grand, avec une peau
transparente d'Arabe des villes que rend plus
claire la barbe noire, luisante, soyeuse et un
peu rare sur les joues.
La musique cesse, nous applaudissons. On nous
imite. Nous sommes assis sur des escabeaux, au
milieu d'une pile d'hommes. Soudain une longue
main noire me frappe sur l'épaule et une voix,
une de ces voix étranges des indigènes essayant
de parler français, me dit :
— Moi, pas d'ici, Français comme toi.
Je me retourne et je vois un géant en burnous,
un des Arabes les plus hauts, les plus maigres,
les plus osseux que j'aie jamais rencontrés.
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TUNIS. 167
— D'où es-tu donc? lui dis-je stupéfait.
— D'Algérie I
— Ah! je parie que tu es Kabyle?
— Oui, Moussi.
Il riait, enchanté que j'eusse deviné son ori-
gine, et me montrant son camarade :
— Lui aussi.
— Ah! bon.
C'était pendant une sorte d'entr'acte.
Les femmes, à qui personne ne parlait, ne re-
muaient pas plus que des statues, et je me mis
à causer avec mes deux voisins d'Algérie, grâce
au secours de l'agent de police indigène.
J'appris qu'ils étaient bergers, propriétaires aux
environs de Bougie, et qu'ils portaient dans les
replis de leurs burnous des flûtes de leur pays
dont ils jouaient le soir, pour se distraire. Ils
avaient envie sans doute qu'on admirât leur ta-
lent et ils me montrèrent deux minces roseaux
percés de trous, deux vrais roseaux coupés par
eux au bord d'une rivière.
Je priai qu'on les laissât jouer, et tout le monde
aussitôt se tut avec une politesse parfaite.
Ah ! la surprenante et délicieuse sensation qui
se glissa dans mon cœur avec les premières notes
si légères, si bizarres, si inconnues, si imprévues,
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168 LA VIE ERRANTE.
des deux petites voix de ces deux petits tubes
poussés dans Peau. C'était fin, doux, haché, sau-
tillant : des sons qui volaient, qui voletaient l'un
après l'autre sans se rejoindre, sans se trouver,
sans s'unir jamais; un chant qui s'évanouissait
toujours, qui recommençait toujours, qui passait,
qui flottait autour de nous, comme un souffle de
l'âme des feuilles, de l'âme des bois, de l'âme des
ruisseaux, de l'âme du vent, entré avec ces deux
grands bergers des montagnes kabyles dans cette
maison publique d'un faubourg de Tunis.
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VERS RAIROUAN
11 décembre.
Nous quittons Tunis par une belle route qui
longe d'abord un coteau, suit un instant le lac,
puis traverse une pUine. L'horizon large, fermé
par des montagnes aux crêtes vaporeuses, est
nu, tout nu, taché seulement de place en place
par des villages blancs, où l'on aperçoit de loin,
dominant la masse indistincte des maisons, les
minarets pointus et les petits dômes des koubbas.
Sur toute cette terre fanatique, nous les re-
trouvons sans cesse, ces petits dômes éclatants
des koubbas, soit dans les plaines fertiles d'Al-
gérie ou de Tunisie, soit comme un phare sur le
dos arrondi des montagnes, soit au fond des
forêts de cèdres t)u de - pins, soit au bord des
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170 LA VIE ERRANTE.
ravins profonds dans les fourrés de leutisques et
de chênes-liège, soit dans le désert jaune entre
deux dattiers qui se penchent au-dessus, l'un à
droite, l'autre à gauche, et laissent tomber sur
la coupole de lait l'ombre légère et fine de leurs
palmes.
Ils contiennent, comme une semence sacrée,
les os des marabouts qui fécondent le sol illi-
mité de l'Islam, y font germer, de Tanger à
Tombouctou, du Caire à la Mecque, de Tunis à
Constantinople, de Kharthoum à Java, la plus
puissante, la plus mystérieusement dominatrice
des religions qui ait dompté la conscience hu-
maine.
Petits, ronds, isolés, et si blancs qu'ils jettent
une clarté, ils ont bien l'air d'une graine divine
jetée à poignée sur le monde par ce grand semeur
de foi, Mohammed, frère d'Aïssa et de Moïse.
Pendant longtemps, nous allons, au grand trot
des quatre chevaux attelés de front, par des
plaines sans fin, plantées de vignes ou ensemen-
cées de céréales qui commencent à sortir de
terre.
Puis soudain la route, la belle route établie
par les ponts et chaussées depuis le protectorat
français, s'arrête net. Un pont a cédé aux der-
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VERS KAIROUAN. 171
nières pluies, un pont trop petit, qui n'a pu
laisser passer la masse d'eau venue de la mon-
tagne. Nous descendons à grand'peine dans le
ravin, et la voiture, remontée de l'autre côté,
reprend la belle route, une des principales artères
de la Tunisie, comme on dit dans le langage
officiel. Pendant quelques kilomètres, nous pou-
vons trotter encore, jusqu'à ce qu'on rencontre
un autre petit pont qui a cédé également sous
la pression des eaux. Puis, un peu plus loin,
c'est au contraire le pont qui est resté, tout seul,
indestructible, comme un minuscule arc de
triomphe, tandis que la route, emportée des
deux côtés, forme deux abîmes autour de cette
ruine toute neuve.
Vers midi, nous apercevons devant nous une
construction singulière. C'est, au bord de la
route presque disparue déjà, un large pâté d'ha-
bitations soudées ensemble, à peine plus hautes
que la taille d'un homme, abritées sous une suite
continue de voûtes dont les unes, un peu plus
élevées, dominent et donnent à ce singulier vil-
lage l'aspect d'une agglomération de tombeaux.
Là-dessus courent, hérissés, des chiens blancs
qui aboient contre nous.
Ce hameau s'appelle Gorombalia et fut fondé
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172 LA VIE ERRANTE.
par un chef andalou mahométan, Mohammed
Gorombali, chassé d'Espagne par Isabelle la
Catholique.
Nous déjeunons en ce lieu, puis nous repartons.
Partout, au loin, avec la lunette-jumelle, on aper-
çoit des ruines romaines. D'abord Vico Aureliano,
puis Siago, plus important, où restent des con-
structions byzantines et arabes. Mais voilà que
la belle route, la principale artère de la Tunisie,
n'est plus qu'une ornière affreuse. Partout l'eau
des pluies l'a trouée, minée, dévorée. Tantôt les
ponts écroulés ne montrent plus qu'une masse de
pierres dans un ravin, tantôt ils demeurent
intacts, tandis que l'eau, les dédaignant, s'est
frayé ailleurs une voie, ouvrant à travers le
talus des ponts et chaussées des tranchées larges
de 50 mètres.
Pourquoi donc ces dégâts, ces ruines? Un
enfant, du premier coup d'œil, le saurait. Tous
les ponceaux, trop étroits d'ailleurs, sont au-
dessous du niveau des eaux dès qu'arrivent les
pluies. Les uns donc, recouverts par le torrent,
obstrués par les branches qu'il traîne, sont ren-
versés, tandis que le courant capricieux refusant
de se canaliser sous les suivants, qui ne sonc
point sur son cours ordinaire, reprend le che-
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VERS KAÏROUAN. 173
min des autres années, en dépit des ingénieurs.
Cette route de Tunis à Kairouan est stupéfiante
à voir. Loin d'aider au passage des gens et des
voitures, elle le rend impossible, crée des dan-
gers sans nombre. On a détruit le vieux chemin
arabe qui était bon, et on Ta remplacé par une
série de fondrières, d'arches démolies, d'ornières
et de trous. Tout est à refaire avant d'avoir été
fini. On recommence à chaque pluie les travaux,
sans vouloir avouer, sans consentir à comprendre
qu'il faudra toujours recommencer ce chapelet
de ponts croulants. Celui d'Enfidaville a été re-
construit deux fois. Il vient encore d'être em-
porté. Celui d'Oued-el-Hammam est détruit pour
la quatrième fois. Ce sont des ponts nageurs,
des ponts plongeurs, des ponts culbuteurs. Seuls,
les vieux ponts arabes résistent à tout.
On commence par se fâcher, car la voiture
doit descendre en des ravins presque infran-
chissables où dix fois par heure on croit verser,
puis on finit par en rire, comme d'une in-
croyable cocasserie. Pour éviter ces ponts redou-
tables, il faut faire d'immenses détours, aller au
nord, revenir au sud, tourner à l'est, repasser à
Touest. Les pauvres indigènes ont dû, à coups de
pioche, à coups de hache, à coups de serpe, se
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174 LA VIE ERRANTE.
frayer un passage nouveau à travers le maquis de
chênes verts, de thuyas, de lentisques, de
bruyères et de pins d'Alep, l'ancien passage étant
détruit par nous.
Bientôt les arbustes disparaissent, et nous ne
voyons plus qu'une étendue onduleuse, cre-
vassée par les ravines, où, de place en place,
apparaissent, soit les os clairs d'une carcasse
aux côtes soulevées, soit une charogne à moitié
dévorée par les oiseaux de proie et les chiens.
Pendant quinze mois, il n'est point tombé une
goutte d'eau sur cette terre, et la moitié des
bêtes y sont mortes de faim. Leurs cadavres
restent semés partout, empoisonnent le vent, et
donnent à ces plaines l'aspect d'un pays stérile,
rongé par le soleil et ravagé par la peste. Seuls,
les chiens sont gras, nourris de cette viande en
putréfaction. Souvent, on en aperçoit deux ou
trois acharnés sur la même pourriture. Les
pattes raides, ils tirent sur la longue jambe d'un
chameau ou sur la courte patte d'un bourriquet,
ils dépècent le poitrail d'un cheval ou fouillent
le ventre d'une vache. Et on en découvre au
loin qui errent, en quête de charognes, le nez
dans la brise, le poil épais, tendant leur museau
pointu.
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VERS KAIROUAN. 175
Et il est bizarre de songer que ce sol calciné
depuis deux ans par un soleil implacable, noyé
depuis un mois sous des pluies de déluge, sera,
vers mars et avril, une prairie illimitée, avec
des herbes montant aux épaules d'un homme, et
d'innombrables fleurs comme nous n'en voyons
guère en nos jardins. Chaque année, quand il
pleut, la Tunisie entière passe, à quelques mois
de distance, par la plus affreuse aridité et par
la plus fougueuse fécondité. De Sahara sans un
brin d'herbe elle devient tout à coup, presque
en quelques jours, comme par un miracle, une
Normandie follement verte, une Normandie ivre
de chaleur, jetant en ces moissons de telles
poussées de sève qu'elles sortent de terre, gran-
dissent, jaunissent et mûrissent à vue d'œil.
Elle est cultivée, de place en place, d'une façoii
très singulière, par les Arabes.
Ils habitent, soit les villages clairs aperçus au
loin, soit les gourbis, huttes de branchages, soit
les tentes brunes et pointues cachées, comme
d'énormes champignons, derrière des broussailles
sèches ou des bois de cactus. Quand la dernière
moisson a été abondante, ils se décident de bonne
heure à préparer les labours; mais, quand la sé-
cheresse les a presque affamés, ils attendent en
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176 LA VIE ERRANTE.
général les premières pluies pour risquer leurs
derniers grains ou pour emprunter au gouverne-
ment la semence qu'il leur prête assez facilement.
Or, dès que les lourdes ondées d'automne ont
détrempé la contrée, ils vont trouver tantôt le
caïd qui . détient le territoire fertile, tantôt le
nouveau propriétaire européen qui loue souvent
plus cher, mais ne les vole pas, et leur rend dans
leurs contestations une justice plus stricte, qui
n'est point vénale, et ils désignent les terres choi-
sies par eux, en marquent les limites, les pren-
nent à bail pour une seule saison, puis se mettent
à les cultiver.
Alors on voit un étonnant spectacle I Chaque
fois que, quittant les régions pierreuses et arides,
on arrive aux parties fécondes, apparaissent au
loin les invraisemblables silhouettes des chameaux
laboureurs attelés aux charrues. La haute bête
fantastique traîne, de son pas lent, le maigre in-
strument de bois que pousse l'Arabe, vêtu d'une
sorte de chemise. Bientôt ces groupes surpre-
nants se multiplient, car on approche d'un centre
recherché. Ils vont, viennent, se croisent par
toute la plaine, y promenant l'inexprimable profil
de l'animal, de l'instrument et de l'homme, qui
semblent soudés ensemble, ne faire qu'un
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VERS KAIROUAN. 177
seul être apocalyptique et solennellement drôte.
Le chameau est remplacé de temps en temps
par des vaches, par des ânes, quelquefois même
par des fçmmes. J'en ai vu une accouplée avec un
bourriquet et tirant autant que la bête, tandis que
le mari poussait et excitait ce lamentable atte-
lage.
' Le sillon de l'Arabe n'est point ce beau sillon
profond et droit du laboureur européen, mais
une sorte de feston qui se promène capricieuse-
ment à fleur de terre autour des touffes de juju-
biers. Jamais ce nonchalant cultivateur ne s'arrête
ou ne se baisse pour arracher une plante parasite
poussée devant lui. Il l'évite par un détour, la
respecte, l'enferme comme si elle était précieuse,
comme si elle était sacrée, dans les circuits tor-
tueux de son labour. Ses champs sont donc pleins
de touffes d'arbrisseaux, dont quelques-unes si
petites qu'un simple effort de la main les pourrait
extirper. La vue seule de cette culture mixte de
broussailles et de céréales finit par tant énerver
l'œil qu'on a envie de prendre une pioche et de
défricher les terres où circulent, à travers les
jujubiers sauvages, ces triades fantastiques de
chameaux, de charrues et d'Arabes.
On retrouve bien, dans cette indifférence tran-
12
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178 LA VIE ERRANTi:.
quille, dans ce respect pour la plante poussée
sur la terre de Dieu, l'âme fataliste deTOriental.
Si elle a grandi là, cette plante, c'est que le
Maître l'a voulu, sans doute. Pourquoi défaire
son œuvre et la détruire? Ne vaut-il pas mieux
se détourner et l'éviter? Si elle croît jusqu'à cou-
vrir le champ entier, n'y a-t-il point d'autres
terres plus loin? Pourquoi prendre cette peine,
faire un geste, un effort de plus, augmenter d'une
fatigue, si légère soit-elle, la besogne indispen-
sable?
Chez nous, le paysan, rageur, jaloux de la terre
plus que de sa femme, se jetterait, la pioche aux
mains, sur l'ennemi poussé chez lui et, sans repos
jusqu'à ce qu'il l'eût vaincu, il frapperait, avec
de grands gestes de bûcheron, la racine tenace
enfoncée au sol.
Ici, que leur importe? Jamais non plus ils n'en-
lèvent la pierre rencontrée ; ils la contournent
aussi. En une heure, certains champs pourraient
être débarrassés, par un seul homme, des rochers
mobiles qui forcent le soc de charrue à des ondu-
lations sans nombre. Ils ne le seront jamais. La
pierre est là, qu'elle y reste. N'est-ce pas la vo-
lonté de Dieu?
Quand les nomades ont ensemencé le territoire
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VERS KAIROUAN. î79
choisi par eux, ils s'en vont, cherchant ailleurs
des pâturages pour leurs troupeaux et laissant
une seule famille à la garde des récoltes.
Nous sommes à présent dans un immense do-
maine de 140,000 hectares, qu'on nomme TEnfida,
et qui appartient à des Français. L'achat de cette
propriété démesurée, vendue parle général Khei-
red-Din, ex-ministre du bey, a été une des causes
déterminantes de l'influence française en Tunisie.
Les circonstances, qui oiàt accompagné cet'
achat sont amusantes et caractéristiques. Quand
les capitalistes français et le général se furent mis
d'accord sur le prix, on se rendit chez le cadipour
rédiger l'acte; mais la loi tunisienne contient
une disposition spéciale qui permet aux voisins
limitrophes d'une propriété vendue de réclamer
la préférence à prix égal.
Chez nous, par prix égal, on entendrait expri-
mer une somme égale en n'importe quelles espèces
ayant cours ; mais le code oriental, qui laisse
toujours ouverte une porte pour les chicanes,
prétend que le prix sera payé par le voisin ré-
clamant en monnaies identiquement pareilles :
même nombre de titres de même nature, de billets
de banque de même valeur, de pièces d'or, d'ar-
gent ou de cuivre. Enfin, afin de rendre, eh
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180 LA VIE KRRANTE.
certains cas, insoluble cette difficulté, il permet
au cadi d'autoriser le premier acheteur à ajouter
aux sommes stipulées une poignée de menues pié-
cettes indéterminées, par conséquent inconnues,
ce qui met les voisins limitrophes dans Pimpossi-
bilité absolue de fournir une somme strictement
et matériellement semblable.
Devant l'opposition d'un Israélite, M. Lévy,
voisin de l'Enfida, les Français demandèrent au
cadi l'autorisation d'ajouter au prix convenu cette
poignée de menues monnaies. L'autorisation leur
fut refusée.
Mais le code musulman est fécond en moyens,
et un autre se présenta. Ce fut d'acheter cet
énorme bloc déterres de d/tO,000 hectares, moins
un ruban d'un mètre, sur tout le contour. Dès
lors, il n'y avait plus contact avec aucun voisin;
et la société franco-africaine demeura, malgré
tous les efforts de ses ennemis et du ministère
beylical, propriétaire de l'Enfida.
Elle y a fait faire de grands travaux dans toutes
les parties fertiles, a planté des vignes, des arbres,
fondé des villages et divisé les terres par portions
régulières de i^ hectares chacune^ afin que les
Arabes eussent toute facilité pour choisir et in-
diquer leur choix sans erreur possible.
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yERS KAIROUAN. 181
Pendant deux jours, nous allons traverser cette
province tunisienne avant d'en atteindre l'autre
extrémité. Depuis quelque temps, la route, une
simple piste à travers les touffes de jujubiers,
était devenue meilleure, et l'espoir d'arriver
avant la nuit à Bou-Ficha, où nous devions cou-
cher, nous réjouissait, quand nous, aperçûmes
une armée d'ouvriers de toute race occupés à
remplacer ce chemin passable par une voie fran-
çaise; c'est-à-dire par un chapelet de dangers, et
nous devons reprendre le pas. Ils sont surprenants,
ces ouvriers. Le nègre lippu, aux gros yeux blancs,
aux dents éclatantes, pioche à côté de l'Arabe
au fin profil, de l'Espagnol poilu, du Marocain, du
Maure, du Maltais et du terrassier français égaré,
on ne sait comment ni pourquoi, en ce pays; il
y a aussi là des Grecs, des Turcs, tous les types
de Levantins ; et on songe à ce que doit être la
moyenne de morale, de probité et d'aménité
de cette horde.
Vers trois heures, nous atteignons le plus yaste
caravansérail que. j'aie jamais vu. C'est toute
une ville, ou plutôt un village enfermé dans une
seule enceinte, qui contient, l'une après l'autre,
trois cours immenses où sont parqués en de pe-
tites cases les hommes, boulangers, savetiers.
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182 LA VIE ERRANTE.
marchands divers, et, sous des arcades, les bètes.
Quelques cellules propres, avec des lits et des
nattes, sont réservés pour les passants de distinc-
tion.
Sur le mur de la terrasse, deux pigeons blancs
argentés et luisants.nous regardent avec des yeux
rouges qui brillent comme des rubis.
Les chevaux ont bu. Nous repartons.
La route se rapproche un peu de la mer, dont
nous découvrons la traînée bleuâtre à Thorizon.
Au bout d'un cap, une ville apparaît, dont la
ligne, droite, éblouissante sous le soleil couchant,
semble courir sur Peau. C'est Hammamet, qui
se nommait Put-Put sous les Romains. Au loin,
devant nous, dans la plaine, se dresse une ruine
ronde qui, par un effet de mirage, semble gigan-
tesque. C'est encore un tombeau romain, haut
seulement de 10 mètres, qu'on nomme Kars-el-
Menara.
Le soir vient. Sur nos têtes le ciel est resté
bleu, mais devant nous s'étale une nué# violette,
opaque, derrière laquelle le soleil s'enfonce. Au
bas de cette couche de nuages s'allonge sur l'ho-
rizon et sur la mer un mince ruban rose, tout
droit, régulier, et qui devient, de minute en mi-
nute, de plus en plus lumineux à mesure que
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VERS KAIROUAN. 183
descend vers lui l'astre Invisible. De lourds oi-
seaux passent d'un vol lent; ce sont» je crois,
des buses. La sensation du soir est profonde, pé-
nètre Pâme, le cœur, le corps avec une rare
puissance, dans cette lande sauvage qui va ainsi
jusqu'à Kairouan, à deux jours de marche devant
nous. Telle doit être, à l'heure du crépuscule, le
steppe russe. Nous rencontrons trois hommes en
burnous. De loin, je les prends pour des nègres,
tant ils sont noirs et luisants, puis je reconnais le
type arabe. Ce sont des gens du Souf, curieuse
oasis presque enfouie dans les sables entre les
Ghotts et Tougourt. La nuit bientôt s^étend sur
nous. Les chevaux ne vont plus qu'au pas. Mais
soudain surgit dans l'ombre un mur blanc. C'est
l'intendance nord de l'Enfida, le bordj de Bou-
Ficha, sorte de forteresse carrée, défendue par
des murs sans ouvertures et par une porte de fer
contre les surprises des Arabes. On nous attend.
La femme de l'intendant, M"^*Moreau, nous a pré-
paré un fort bon dîner. Nous avons fait 80 kilo-
mètres, malgré les ponts et chaussées.
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t«4 LA VIE ERRANTE.
12 décembre.
Nous partons au point du jour. L'aurore est
rose, d'un rose intense. Comment l'exprimer? Je
dirais saumonée si cette note était plus brillante.
Vraiment nous manquons de mots pour faire pas-
ser devant les yeux toutes les combinaisons des
tons. Notre regard, le regard moderne, sait voir
la gamme infinie des nuances. 11 distingue toutes
les unions de couleurs entre elles, toutes les dé-
gradations qu'elles subissent, toutes leurs modi-
fications sous l'influence des voisinages, de la lu-
mière, des ombres, des heures du jour. Et pour
dire ces milliers de subtiles colorations, nous
avons seulement quelque mots, les mots simples
qu'employaient nos pères afin de raconter les rares
émotions de leurs yeux naïfs.
Regardons les étoflTes nouvelles. Combien de tons
inexprimables entre les tons principaux l Pour les
évoquer, on ne peut se servir que de comparai-
sons qui sont toujours insuffisantes.
Ce que j'ai vu, ce matin-là, en quelques mi-
nutes, je ne saurais, avec des verbes, des noms
et des adjectifs, le faire voir.
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; Google
VERS KAIROUAN. 185
Nous nous approchons encore de la mer, ou
plutôt d'un vaste étang qui s'ouvre sur la mer.
Avec ma lunette-jumelle, j'aperçois, dans l'eau,
des flamants, et je quitte la voiture afin de ramper
vers eux entre les broussailles et de les regarder
de plus près.
J'avance, Je les vois mieux. Les uns nagent,
d'autres sont debout sur leurs longues échasses.
Ce sont des tacl;ies blanches et rouges qui flottent,
ou bien des fleurs énormes poussées sur une
menue tige de pourpre, des fleurs groupées par
centaines, soit sur la berge, soit dans l'eau. On
dirait des plates-bandes de lis carminés, d'où
sortent, comme d'une corolle, des têtes d'oiseau
tachées de sang au bout d'un cou mince et
recourbé.
J'approche encore, et soudain la bande la plus
proche me voit ou me flaire, et fuit. Un seul
s'enlève d'abord, puis tous partent. C'est vrai-
ment l'envolée prodigieuse d'un jardin, dont
toutes les corbeilles l'une après l'autre s'élancent
au ciel; et je suis longtemps, avec ma jumelle,
les nuages roses et blancs qui s'en vont là-bas,
vers la mer, en laissant traîner derrière eux
toutes ces pattes sanglantes, fines comme des
branches coupées.
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186 LA VIE ERRANTE.
Ce grand étang servait autrefois de refuge aux
flottes des habitants d'Aphrodisium, pirates re-
doutables qui s'embusquaient et se réfugiaient là .
On aperçoit au loin les ruines de cette ville, où
Bélisaire fit halte dans sa marche sur Carthage.
On y trouve encore un arc de triomphe, les
restes d'un temple de Vénus et d'une immense
forteresse.
Sur le seul territoire de l'Enfida, on rencontre
ainsi les vestiges de dix-sept cités romaines. Là-
bas, sur le rivage, est Hergla, qui fut l'opulente
Aurea Cœlia d'Antonin, et si, au lieu d'incliner
vers Kairouan, nous continuions en ligne droite»
nous verrions, le soir du troisième jour de
marche, se dresser dans une plaine absolument
inculte l'amphithéâtre de Ed-Djem, aussi grand
que le Colisée de Rome, débris colossal qui pou-
vait contenir 80,000 spectateurs.
Autour de ce géant, qui serait presque intact
si Hamouda, bey de Tunis, ne l'avait fait ouvrir
à coups de canon pour en déloger les Arabes
qui refusaient de payer l'impôt, on a trouvé, de
place en place, quelques traces d'une grande
ville luxueuse, de vastes citernes et un immense
chapiteau corinthien de l'art le plus pur, bloc
unique de marbre blanc.
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VERS KAIBOUAN. 187
Quelle est l'histoire de cette cité, la Tusdrita
de Pline, la Thysdrus de Ptolémée, dont le nom
seul se trouve transcrit une ou deux fois par les
historiens? Que lui manque-t-il pour être célèbre,
puisqu'elle fut si grande, si peuplée et si riche?
Presque rien, un Homère l
Sans lui, qu'eût été Troie? qui connaîtrait
Ithaque?
Dans ce pays, on apprend par ses yeux ce
qu'est l'histoire et surtout ce que fut la Bible.
On comprend que les patriarches et tous les
personnages légendaires, si grands dans les
livres, si imposants dans notre imagination,
furent de pauvres hommes qui erraient à travers
les peuplades primitives, comme errent ces
Arabes graves et simples, pleins encore de l'âme
antique et vêtus du costume antique. Les pa-
triarches ont eu seulement des poètes historiens
pour chanter leur vie.
Une fois au moins par jour, au pied d'un oli-
vier, au coin d'un bois de cactus, on rencontre
la Fuite en Egypte; et on sourit en songeant que
les peintres galants ont fait asseoir la Vierge
Marie sur l'âne qui fut monté sans aucun doute
par Joseph, son époux, tandis qu'elle suivait à pas
pesants, un peu courbée, portant sur son dos.
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188 LA. VIE ERRANTE.
dans un burnous gris de poussière, le petit corps,
rond comme une boule, de Tenfant Jésus.
Celle que nous voyons surtout, à chaque puits,
c'est Rebecca. Elle est habillée d'une robe en
laine bleue, superbement drapée, porte aux che-
villes des anneaux d'argent et, sur la poitrine, un
collier de plaques du même métal, unies par des
chaînettes. Quelquefois, elle se cache la figure à
notre approche; quelquefois aussi, quand elle
est belle, elle nous montre un frais et brun vi-
sage, qui nous regarde avec de grands yeux
noirs. C'est bien la fille de la Bible, celle dont le
cantique a dit : Nigra sum sed formosa, celle
qui, soutenant une outre sur son front par les
chemins pierreux, montrant la chair ferme et
bronzée de ses jambes, marchant d'un pas tran-
quille, en balançant doucement sa taille souple
sur ses hanches, tenta les anges du ciel, comme
elle nous tente encore, nous qui ne sommes
point des anges.
En Algérie et dans le Sahara algérien, toutes les
femmes, celles des villes comme celles des tribus,
sont vêtues de blanc. En Tunisie, au contraire,
celles des cités sont enveloppées de la tête aux
pieds en des voiles de mousseline noire qui en
font d'étranges apparitions dans les rues si claires
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VERS KAIROUAN. 189
des petites villes du sud, et celles des campagnes
sont habillées avec des robes gros bleu d'un gra-
cieux et grand effet, qui leur donne une allure
encore plus biblique.
Nous traversons maintenant une plaine où l'on
voit partout les traces du travail humain, car
nous approchons du centre de PEnfida, baptisé
Enfidaville, après s'être nommé Dar-el-Bey.
Voici là-bas des arbres I Quel étonnement I Ils
sont déjà hauts, bien que plantés seulement
depuis quatre ans, et témoignent de l'étonnante
richesse de cette terre et des résultats que peut
donner une culture raisonnée et sérieuJfe. Puis,
au milieu de ces arbres, apparaissent de grands
bâtiments sur lesquels Hotte le drapeau français.
C'est l'habitation du régisseur général et l'œuf de
la ville future. Un village s'est déjà formé autour
de ces constructions importantes, et un marché
y a lieu tous les lundis, où se font de très grosses
affaires. Les Arabes y viennent en foule de points
très éloignés.
Rien n'est plus intéressant que l'étude de l'or-
ganisation de cet immense domaine où les inté-
rêts des indigènes ont été sauvegardés avec
autant de soin que ceux des Européens. C'est là
un modèle de gouvernement agraire pour ces
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lUO LA VIE ERRANTE.
pays mêlés où des mœurs essentiellement opposées
et diverses appellent des institutions très délica-
tement prévoyantes.
Après avoir déjeuné dans cette capitale de l'En-
fida, nous partons pour visiter un très curieux
village perché sur un roc éloigné d'environ cinq
kilomètres.
D'abord nous traversons des vignes, puis nous
rentrons dans la lande, dans ces longues étendues
de terre jaune, parsemées seulement de- touffes
maigres de jujubiers.
La nappe d'eau souterraine est à deux ou trois
ou cinq mètres sous presque toutes ces plaines,
qui pourraient devenir, avec un peu de travail,
d'immenses champs d'oliviers.
On y voit seulement, de place en place, de
petits bois de cactus grands à peine comme nos
vergers.
Voici l'origine de ces bois :
Il existe en Tunisie un usage fort intéressant
appelé droit de vivi/ication du sol, qui permet à
tout Arabe de s'emparer des terres incultes et de
les féconder si le propriétaire n'est point présent
pour s'y opposer.
Donc l'Arabe, apercevant un champ qui lui
paraît fertile, y plante, soit des oliviers, soit sur-
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VERS KAIROUAN. 191
tout des cactus appelés à tort par lui figuiers de
Barbarie, et, par ce seul fait, s'assure la jouis-
sance de la moitié de chaque récolte jusqu'à ex-
tinction de l'arbre. L'autre moitié appartient au
propriétaire foncier, qui n'a plus dès lors qu'à
surveiller la vente des produits, pour toucher sa
part régulière.
L'Arabe envahisseur doit prendre soin de ce
champ, l'entretenir, le 'défendre contre les vols,
le sauvegarder de tout mal comme s'il lui appar-
tenait en propre, et, chaque année, il met les
fruits aux enchères pour que le partage soit
équitable. Presque toujours, d'ailleurs, il s'en
rend lui-même acquéreur, et paye alors au vrai
propriétaire une sorte de fermage irrégulier et
proportionnel à la valeur de chaque récolte.
Ces bois de cactus ont un aspect fantastique.
Les troncs tordus ressemblent à des corps de dra-
gons, à des membres de monstres aux écailles
soulevées et hérissées de pointes. Quand on en
rencontre un le soir, au clair de lune, on croi-
rait vraiment entrer dans un pays de cauchemars.
Tout le pied du roc escarpé qui porte le village
de Tac-Rouna est couvert douces hautes plantes
diaboliques. On traverse une forêt du Dante. On
croit qu'elles vont remuer, agiter leurs larges
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192 LA VIE ERRANTE.
feuilles rondes, épaisses et couvertes de longues
aiguilles, qu'elles vont vous saisir, vous étreindre,
vous déchirer avec ces redoutables griffes. Je ne
sais rien de plus hallucinant que ce chaos de
pierres énormes et de cactus qui garde le pied de
cette montagne.
Tout à coup, au milieu de ces rochers et de ces
végétaux à Pair féroce, nous découvrons un puits
entouré de femmes, qui viennent chercher de
Peau. Les bijoux d'argent de leurs jambes et de
leurs cous brillent au soleil. En nous apercevant,
elles cachent leurs faces brunes sous un pli de
rétofife bleue qui les drape, et, un bras levé sur
leur front, nous laissent passer en cherchant* à
nous voir.
Le sentier est escarpé, à peine bon pour des
mulets. Les cactus aussi ont grimpé le long du
chemin, dans les roches. Ils semblent nous ac^
compagner, nous entourer, nous enfermer, nous
suivre et nous devancer. Là-haut, tout au som-
met de la montée, apparaît toujours le dôme
éclatant d'une koubba.
Voici le village : un amas de ruines, de murs
croulants, où on ne parvient guère à distinguer
les trous habités de ceux qui ne servent plue.
Les pans de muraille encore debout au nord
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VERS KAIROUAN. 193
et à l'ouest sont tellement minés et menaçants
que nous n'osons pas nous aventurer au milieu :
une secousse les ferait crouler.
La vue de là- haut est magnifique. Au sud, à
l'est, à l'ouest, la plaine infinie que la mer baigne
sur une longue étendue. Au nord, dés montagnes
pelées, rouges, dentelées comme la crête des coqs.
Tout au loin, le Djebel-Zaghouan, qui domine
la contrée entière.
Ce sont les dernières montagnes que nous
apercevrons maintenant jusqu'à Kairouan.
Ce petit village de Tac-Rouna est une espèce
de place forte arabe, tout à fait à l'abri d'un
coup de main. Tac, d'ailleurs, est un diminutif
de Tackesche, qui veut dire forteresse. Une des
principales fonctions des habitants, car on ne
peut, en ce cas, dire « occupations, »> consiste à
garder dans leurs silos les grains que les nomades
leur confient après la moisson.
Nous revenons, le soir, coucher à Enfidaville.
13 décembre.
Nous passons d'abord au milieu des vignes de
la Société franco-africaine, puis nous atteignons
13
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194 LA VIE ERRANTE.
des plaines démesurées où errent, par tout l'ho-
rizon, ces apparitions inoubliables faites d'un '
chameau, d'une charrue et d'un Arabe. Puis le
sol devient aride, et devant nous j'aperçois, avec
la jumelle, un grand désert de pierres énormes,
debout, dans tous les sens, à droite, à gauche, à
perte de vue. En approchant, on reconnaît des
dolmens. C'est là une nécropole de proportions
inimaginables, car elle couvre quarante hectares !
Chaque tombeau est composé de quatre pierres,
plates. Trois debout forment le fond et les deux
côtés, une autre, posée dessus, sert de toit. Pen-
dant longtemps, toutes les fouilles faites par le
régisseur de l'Enfida pour découvrir des caveaux
sous ces monuments mégalithiques sont demeu-
rées inutiles. Il y a dix-huit mois ou deux ans,
M. Hamy, conservateur du musée d'ethnogra-
phie de Paris, après beaucoup de recherches,
parvint à découvrir l'entrée de ces tombes sou-
terraines, cachée avec beaucoup d'adresse sous
un lit de roches épaisses. Il a trouvé dedans
quelques ossements et des vases de terre révélant
des sépultures berbères. D'un autre côté, M.Man-
giavacchi, régisseur de TEnfida, a indiqué, non
loin de là, les traces presque disparues d'une
vaste cité berbère. Quelle pouvait être cette ville
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VERS KAIROUAN. 195
qui a couvert de ses morts une étendue de qua-
rante hectares?
Chez les Orientaux, d'ailleurs, on est frappé
sans cesse par la place abandonnée aux ancêtres
dans ce monde. Les cimetières sont immenses,
innombrables. On en rencontre partout. Les
tombes dans la ville du Caire tiennent plus de
place que les maisons. Chez nous, au contraire,
la terre coûte cher et les disparus ne comptent
plus. On les empile, on les entasse Tun contre
l'autre, l'un sur l'autre, l'un dans l'autre, en un
petit coin, hors la ville, dans la banlieue, entre
quatre murs. Les dalles de marbre et les croix de
bois couvrent des générations enfouies là depuis
des siècles. C'est un fumier de morts à la porte
des villes. On leur donne tout juste le temps de
perdre leur forme dans la terre engraissée déjà
par la pourriture humaine, le temps de mêler
encore leur chair décomposée à cette argile
cadavérique ; puis, comme d'autres arrivent sans
cesse, et qu'on cultive dans les champs voi-
sins des plantes potagères pour les vivants, on
fouille à coups de pioche ce sol mangeur
d'hommes, on en arrache les os rencontrés, têtes
bras, jambes, côtes, de mâles, de femelleç et
d'enfants, oubliés et confondus ensemble; on les
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195 LA VIE ERRANTE.
jette, pêle-mêle, dans une tranchée, et on offre
aux morts récents, aux morts dont on sait encore
le nom, la place volée aux autres que personne
ne connaît plus, que le néant a repris tout en-
tiers; car il faut être économe dans les société^
civilisées.
En sortant de ce cimetière antique et déme-
suré, nous apercevons une maison blanche. C'est
El-Menzel, l'intendance sud de l'Enfida, où finit
notre étape.
Comme nous étions restés longtemps à causer
après dîner, Tidée nous vint de sortir quelques
minutes avant de nous mettre au lit. Un clair de
lune magnifique éclairait le steppe et, glissant
entre les écailles de cactus énormes poussés à
quelques mètres devant nous, leur donnait l'as-
pect surnaturel d'un troupeau de bêtes infer-
nales éclatant tout à coup et jetant en l'air, en
tous sens, les plaques rondes de leurs corps
affreux.
Nous étant arrêtés pour les regarder, un bruit
lointain, continu, puissant, nous frappa. C'étaient
des voix innombrables, aiguës ou graves, de
tous les timbres imaginables, des siiflements,
des cris, des appels, la rumeur inconnue et ter-
rifiante d'une foule affolée, d'une foule innom-
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VERS KAIROUAN. 197
mable, irréelle, qui devait se battre quelque
part, on ne savait où, dans le ciel ou sur la terre.
Tendant Poreille vers tous les points de l'horizon,
nous finîmes par découvrir que cette clameur
venait du sud. Alors quelqu'un s'écria :
— Mais ce sont les oiseaux du lac Triton.
Nous devions, en effet, le lendemain, passer à
côté de ce lac, appelé par les Arabes El-Kelbia
(la chienne), d'une superficie de 10,000 à 13,000
hectares, dont certains géographes modernes
font l'ancienne mer intérieure d'Afrique, qu'on
avait placée jusqu'ici dans les chotts Fedjedj,
R'arsa et Melr'ir.
C'était bien, en effet, le peuple piaillard des
oiseaux d'eau, campé, comme une armée de
tribus diverses, sur les bords du lac, éloigné
cependant de 16 kilomètres, qui faisait dans la
nuit ce grand vacarme confus, car ils sont là des
milliers, de toute race, de toute forme, de
toute plume, depuis le canard au nez plat, jus-
qu'à la cigogne au long bec. Il y a des armées de
flamants et de grues, des flottes de macreuses
et de goélands, des régiments de grèbes, de plu-
viers, de bécassines, de mouettes. Et sous les
doux clairs de lune, toutes ces bêtes, égayées
par la belle nuit, loin de l'homme, qui n'a point
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<98 LA VIE ERRANTE.
«
de demeure près de leur grand royaume liquide,
s'agitent, poussent leurs cris, causent sans doute
en leur langue d'oiseaux, emplissent le ciel lumi-
neux de leurs voix perçantes, auxquelles répon-
dent seulement l'aboiement lointain des chiens
arabes ou le jappement des chacals.
14 décembre.
Après avoir encore traversé quelques plaines
cultivées çà et là par les indigènes, mais demeu-
rées la plupart du temps complètement incultes,
bien que très fertili sables, nous découvrons sur
la gauche la longue nappe d'eau du lac Triton.
On s'en approche peu à peu, et on y croit voir
des îles, de grandes îles nombreuses, tantôt
blanches, tantôt noires. Ce sont des peuplades
d'oiseaux qui nagent, qui flottent, par masses
compactes. Sur les bords, des grues énormes se
promènent deux par deux, trois par trois, sur
leurs hautes pattes. On en aperçoit d'autres dans
la plaine, entre les touffes du maquis que do-
minent leurs tètes inquiètes.
Ce lac, dont la profondeur atteint six ou huit
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VERS KAIROUAN. 199
mètres, a été complètement à sec cet été; après
les quinze mois de sécheresse qu'a subis la Tu-
nisie, ce qui ne s'était pas vu de mémoire
d'homme. Mais, malgré son étendue considérable,
en un seul jour il fut rempli à l'automne, car
c'est en lui que se ramassent toutes les pluies
tombées sur les montagnes du centre. La grande
richesse future de ces campagnes tient à ceci,
qu'au lieu d'être traversées par des rivières sou-
vent vides, mais au cours précis et qui canalisent
l'eau du ciel, comme l'Algérie, elles sont à peine
parcourues par des ravines où le moindre bar-
rage suffit pour arrêter les torrents. Or leur ni-
veau étant partout le même, chaque averse tom-
bée sur les monts lointains se répand sur la plaine
entière, en fait, pendant plusieurs jours ou pen-
dant plusieurs heures, un immense marécage, et
y dépose, à chacune de ces inondations, une
couche nouvelle de limon qui l'engraisse et la
fertilise, comme une Egypte qui n'aurait point
de Nil.
Nous arrivons maintenant en des landes illimi-
mitées, où se répand une lèpre intermittente,
une petite plante grasse vert-de-grisâtre dont les
chameaux sont très friands. Aussi aperçoit-on,
pâturant à perte de vue, d'immenses troupeaux
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200 LA VIE ERRANTE.
de dromadaires. Quand nous passons au milieu
d'eux, ils nous regardent de leurs gros yeux lui-
sants, et on se croirait aux premiers temps du
monde, aux jours où le Créateur hésitant jetait à
poignées sur la terre, comme pour juger la valeur
et l'effet de son œuvre douteuse, les races in-
formes qu'il a depuis peu à peu détruites, tout en
laissant survivre quelques types primitifs sur ce
grand continent négligé, l'Afrique, où il a oublié
dans les sables la girafe, l'autruche et le droma-
daire.
Ah ! la drôle et gentille chose que voici : une
chamelle qui vient de mettre bas, et qui s'en va
vers le campement, suivie de son chamelet que
poussent, avec des branches, deux petits Arabes
dont la figure n'arrive pas au derrière du petit
chameau. Il est grand, lui, déjà, monté sur des
jambes très hautes portant un rien du tout de
corps que terminent un cou d'oiseau et une tête
étonnée dont les yeux regardent depuis un quart
d'heure seulement ces choses nouvelles : le jour,
la lande et la bête qu'il suit. 11 marche très bien
pourtant, sans embarras, sans hésitation, sur ce
terrain inégal, et il commence à flairer la ma-
melle, car la nature ne l'a fait si haut, cet ani-
mal vieux de quelques minutes, que pour lui per-
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VERS KAIROUAN. 201
mettre d'atteindre au ventre escarpé de sa mère.
En voici d'autres âgés de quelques jours,
d'autres encore âgés de quelques mois, puis de
très grands, dont le poil a l'air d'une broussaille,
d'autres tout jaunes, d'autres d'un gris blanc,
d'autres noirâtres. Le paysage devient tellement
étrange que je n'ai jamais rien vu qui lui res-
semble. A droite, à gauche, des lignes de
pierres sortent de terre, rangées comme des
soldats, toutes dans le même ordre, dans le
même sens, penchées vers Kairouan, invisible
encore. On les dirait en marche, par bataillons,
ces pierres dressées l'une derrière l'autre, par
files droites, éloignées de quelques centaines de
pas. Elles couvrent ainsi plusieurs kilomètres.
Entre elles, rien que du sable argileux. Ce soulè-
vement est un des plus curieux du monde. Il a
d'ailleurs sa légende.
Quand Sidi-Okba, avec ses cavaliers, arriva
dans ce désert sinistre où s'étale aujourd'hui ce
qui reste de la ville sainte, il campa dans cette
solitude. Ses compagnons, surpris de le voir s'ar-
rêter dans ce lieu, lui conseillèrent de s'éloigner,
mais il répondit :
— Nous devons rester ici et même y fonder
une ville, car telle est la volonté de Dieu.
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202 LA VIE ERRANTE.
Ils lui objectèrent qu'il n'y avait ni eau pour
boire, ni bois ni pierres pour construire.
Sidi-Okba leur imposa silence par ces mots :
« Dieu y pourvoira. »
Le lendemain, on vint lui annoncer qu'une
levrette avait trouvé de l'eau. On creusa donc à
cet endroit, et on découvrit, à seize mètres sous
le sol, la source qui alimente le grand puits
coiffé d'une coupole où un chameau tourne, tout
le long du jour, la manivelle élévatoire.
Le lendemain encore, des Arabes, envoyés à la
découverte, annoncèrent à Sidi-Okba qu'ils
avaient aperçu des forêts sur les pentes de mon-
tagnes voisines.
Et le jour suivant, enfin, des cavaliers, paitis
le matin, rentrèrent au galop, en criant qu'ils
venaient de rencontrer des pierres, une armée
de pierres en marche, envoyées par Dieu sans
aucun doute.
Kairouan, malgré ce miracle, est construite
presque entièremeùt en briques.
Mais voilà que la plaine est devenue un marais
de boue jaune où les chevaux glissent, tirent
sans avancer, s'épuisent et s'abattent. Us enfoncent
dans cette vase gluante jusqu'aux genoux. Les
roues y entrent jusqu'aux moyeux. Le ciel s'est
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VERS KAIROUAN. 203
couvert, la pluie tombe, une pluie fine qui em-
brume horizon. Tantôt le chemin semble meil-
leur quand on gravit une des sept ondulations
appelées les sept collines de Kairouan, tantôt il
redevient un épouvantable cloaque lorsqu'on
redescend dans Pentre-deux. Soudain la voiture
s'arrête ; une des roues de derrière est enrayée
par le sable.
Il faut mettre pied à terre et se servir de ses
jambes. Nous voici donc sous la pluie, fouettés
par un vent furieux, levant à chaque pas une
énorme botte de glaise qui englue nos chaussures,
appesantit notre marche jusqu'à la rendre exté-
nuante, plongeant parfois en des fondrières de
, boue, essoufflés, maudissant le sud glacial, et
faisant vers la cité sacrée un pèlerinage qui nous
vaudra peut-être quelque indulgence après ce
monde, si, par hasard, le Dieu du Prophète est
le vrai.
On sait que, pour les croyants, sept pèleri-
nages à Kairouan valent un pèlerinage à La
Mecque.
Après un kilomètre ou deux de ce piétinement
épuisant, j'entrevois dans la brume, au loin, de-
vant moi, une tour mince et pointue, à peine
visible, à peine plus teintée que le brouillard, et
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204 LA VIE ERRANTE.
dont le sommet se perd dans la nuée. G^est une
apparition vague et saisissante qui se précise .
peu à peu, prend une forme plus nette et devient
un grand minaret debout dans le ciel sans qu'on
voit rien autre chose, rien autour, rien au-des-
sous : ni la ville, ni les murs, ni les coupoles des
mosquées. La pluie nous fouette la figure, et nous
allons lentement vers ce phare grisâtre dressé
devant nous comme une tour-fantôme qui va
tout à l'heure s'effacer, rentrer dans la nappe de
brume où elle vient de surgir.
Puis, sur la droite, s'estompe un monument
chargé de dômes : c'est la mosquée dite du Bar-
bier, et enfin apparaît la ville, une masse indis-
tincte, indécise, derrière le rideau de pluie; et
le minaret semble moins grand que tout à l'heure,
comme s'il venait de s'enfoncer dans les murs
après s'être élevé jusqu'au firmament pour nous
guider vers la cité.
Oh! la triste cité perdue dans ce désert, en
cette solitude aride et désolée I Par les rues
étroites et tortueuses, les Arabes, à l'abri dans
les échoppes des vendeurs, nous regardent passer;
et, quand nous rencontrons une femme, ce spectre
noir entre ces murs jaunis par l'averse semble
la mort qui se promène.
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VEEiS KAIROUAN. 205
L'hospitalité nous est offerte par le gouverneur
tunisien deKairouan, Si-Mohammed-el-Marabout,
général du bey, très noble et très pieux musul-
man ayant accompli trois fois déjà le pèlerinage
de La Mecque. Il nous conduit, avec une poli-
tesse empressée et grave, vers les chambres
destinées aux étrangers, où nous trouvons de
grands divans et d'admirables couvertures arabes
dans lesquelles on se roule pour dormir. Pour
nous faire honneur, un de ses fils nous apporte,
de ses propres mains, tous les objets dont nous
avons besoin.
Nous dînons, ce soir même, chez le contrô-
leur civil et consul français, où nous trouvons un
accueil charmant et gai, qui nous réchauffe et
nous console de notre triste arrivée.
15 décembre.
Le jour ne paraît pas encore quand un de mes
compagnons me réveille. Nous avons projeté de
prendre un bain maure dès la première heure,
avant de visiter la ville.
On circule déjà par les rues, car les Orientaux
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206 LA VIE ERRANTE.
«e lèvent avant le soleil, et nous apercevons
entre les maisons un beau ciel propre et pâle
plein de promeses de chaleur et de lumière.
On suit des ruelles, encore des ruelles, on
passe le puits où le chameau emprisonné dans la
coupole tourne sans fin pour monter l'eau, et
on pénètre dans une maison sombre, aux murs
épais, où Ton ne voit rien d'abord, et dont
l'atmosphère humide et chaude suffoque un peu
dès l'entrée.
Puis on aperçoit des Arabes qui sommeillent
sur des nattes; et le propriétaire du lieu, après
nous avoir fait dévêtir, nous introduit dans les
étuves, sortes de cachots noirs et voûtés où le
jour naissant tombe du sommet par une vitre
étroite, et dont le sol est couvert d'une eau
gluante dans laquelle on ne peut marcher sans
risquer, à chaque pas, de glisser et de tomber.
Or, après toutes les opérations du massage,
quand nous revenons au grand air, une ivresse
de joie nous étourdit, car le soleil levé illumine
les rues et nous montre, blanche comme toutes
les villes arabes, mais plus sauvage, plus dure-
ment caractérisée, plus marquée de fanatisme,
saisissante de pauvreté visible, de noblesse mi-
sérable et hautaine, Kairouan la sainte.
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VERS KAIROUAN. 207
Les habitants viennent de passer par une hor-
rible disette, et on reconnaît bien partout cet
air de famine qui semble répandu sur les maisons
mêmes. On vend, comme dans les bourgades du
centre africain, toutes sortes d'humbles choses
en des boutiques grandes comme des boîtes, où
les marchands sont accroupis à la turque. Voici
des dattes de Gafsa ou du Souf, agglomérées en
gros paquets de pâte visqueuse, dont le vendeur,
assis sur la même planche, détache des fragments
avec ses doigts. Voici des légumes, des piments,
des pâtes, et, dans les souks, longs bazars tor-
tueux et voûtés, des étoffes, des tapis, de la sel-
lerie ornementée de broderies d'or et d'argent,
et une inimaginable quantité de savetiers qui fa-
briquent des babouches de cuir jaune. Jusqu'à
l'occupation française, les Juifs n'avaient pu s'é-
tablir en cette ville impénétrable. Aujourd'hui
ils y pullulent et la rongent. Ils détiennent déjà
les bijoux des femmes et les titres de propriété
d'une partie des maisons, sur lesquelles ils ont
prêté de l'argent, et dont ils deviennent vite pos-
sesseurs, par suite du système de renouvellement
et de multiplication de la dette qu'ils pratiquent
avec une adresse et une rapacité infatigables.
Nous allons vers la mosquée Djama-Kebir ou
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LA VIE ERRANTE.
de Sldi-Okba, dont le haut minaret domine la
ville et le désert qui l'isole du monde. Elle nous
apparaît soudain, au détour d'une rue. C'est un
immense et pesant bâtiment soutenu par d'é-
normes contreforts, une masse blanche, lourde,
imposante, belle d'une beauté inexplicable et
sauvage. En y pénétrant apparaît d'abord une
cour magnifique enfermée par un double cloître
que supportent deux lignes élégantes de colonnes
romaines et romanes. On se croirait dans l'inté-
rieur d'un beau monastère d'Italie.
La mosquée proprement dite est à droite, pre-
nant jour sur cette cour par dix-sept portes à
double battant, que nous faisons ouvrir toutes
grandes avant d'entrer.
Je ne connais par le monde que trois édifices
religieux qui muaient donné l'émotion inattendue
et foudroyante de ce barbare et surprenant mo-
nument : le Mont-Saint-Michel, Saint-Marc de
Venise, et la chapelle Palatine à Palerme.
Ceux-là sont les œuvres raisonnées, étudiées,
admirables, de grands architectes sûrs de leurs
effets, pieux sans doute, mais artistes avant tout,
qu'inspira l'amour des lignes, des formes et de
la beauté décorative, autant et plus que l'amour
de Dieu. Ici c'est autre chose. Un peuple fana-
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VERS K\IROUAN. 209
tique, errant, à peine capable de construire des
murs, venu sur une terre couverte de ruines
laissées par ses prédécesseurs, y ramassa partout
ce quî ui parut le plus beau, et, à son tour,
avec ces débris de même style et de même ordre,
éleva, mû par une inspiration sublime, une de-
meure à son Dieu, une demeure faite de mor-
ceaux arrachés aux villes croulantes, mais aussi
parfaite et aussi magnifique que les plus pures
conceptions des plus grands tailleurs de pierre.
Devant nous apparaît un temple démesuré, qui
a Pair d'une forêt sacrée, car cent quatre-vingts
colonnes d'onyx, de porphyre et de marbre
supportent les voûtes de dix-sept nefs corres-
pondant aux dix-sept portes.
Le regard s'arrête, se perd dans cet emmè-
lement profond de minces piliers ronds d'une
élégance irréprochable, dont toutes les nuances
se mêlent et s'harmonisent, et dont les chapiteau^
byzantins, de l'école africaine et de l'école orien-
tale, sont d'un travail rare et d'une diversité in-
finie. Quelques-uns m'ont paru d'une beauté parr
faite. Le plus original peut-être représente ua
palmier tordu par le vent.
A mesure que j'avance en cette demeure divine*
toutes les colonnes semblent se déplacer, tourner
14
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210 LA VIE BRRANTE.
autour de moi et former des figures variées d'une
régularité changeante.
Dans nos cathédrales gothiques, le grand effet
est obtenu par la disproportion voulue de Télé-
vation avec la largeur. Ici, au contraire, l'har-
monie unique de ce temple bas vient de la pro-
portion et du nombre de ces fûts légers qui
portent l'édifice, l'emplissent, le peuplent, le font
ce qu'il est, créent sa grâce et sa grandeur. Leur
multitude colorée donne à l'œil l'impression de
l'illimité, tandis que l'étendue peu élevée de l'é-
difice donne à l'âme une sensation de pesanteur.
Cela est vaste comme un monde, et on y est
écrasé sous la puissance d'un Dieu.
Le Dieu qui a inspiré cette œuvre d'art superbe
est bien celui qui dicta le Coran, non point celui
des Évangiles. Sa morale ingénieuse s'étend plus
qu'elle ne s'élève, nous étonne par sa propaga-
tion plus qu'elle ne nous frappe par sa hauteur.
Partout on rencontre de remarquables détails.
La chambre du sultan, qui entrait par une porte
réservée, est faite d'une muraille en bois ou-
vragée comme par des ciseleurs. La chaire aussi,
en panneaux curieusement fouillés, donne un
effet très heureux, et la mihrab qui indique La
Mecque est une admirable niche de marbre
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VERS KAIROUAN. 211
sculpté, peint et doré, d'une décoration et d'un
style exquis.
A côté de cette mihrab, deux colonnes voisines
laissent à peine entre elles la place de glisser un
corps humain. Les Arabes qui peuvent y passer
sont guéris des rhumatismes d'après les uns. D'a-
près les autres, ils obtiendraient certaines faveurs
plus idéales.
En face de la porte centrale de la mosquée, la
neuvième, à droite comme à gauche, se dresse,
de l'autre côté de la cour, le minaret. Il a cent
vingt-neuf marches. Nous les montons.
De là-haut, Kairouan, à nos pieds, semble un
damier de terrasses de plâtre, d'où jaillissent de
tous côtés les grosses coupoles éblouissantes des
mosquées et des koubbas. Tout autour, à perte
de vue, un désert jaune, illimité, tandis que, près
des murs, apparaissent çà et là les plaques vertes
des champs de cactus. Cet horizon est infiniment
vide et triste et plus poignant que le Sahara lui-
même.
Kairouan, paraît-il, était beaucoup plus grande.
On cite encore les noms des quartiers disparus.
Ce sont : Drâa-el-Temmar, colline des mar-
chands de dattes; Drâa-el-Ouiba, colline des
mesureurs de blé; Drâa-el-Kerrouïa, collioe des
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212 LA VIE ERRANTE.
marchands d'épices; Drâa-el-Gatrania, colline des
marchands de goudron ; Derb-es-Mesmar, le
quartier des marchands de clous.
Isolée, hors la ville, distante à peine de 1 kilo-
mètre, la zaouïa, ou plutôt la mosquée de Sidi-
Sahab (le barbier du Prophète), attire de loin le
regard ; nous nous mettons en marche vers elle.
Toute différente de Djama Kebir, dont nous
sortons, celle-ci, nullement imposante, est bien
la plus gracieuse, la plus colorée, la plus coquette
des mosquées, et le plus parfait échantillon de
l'art décoratif arabe que j'aie vu.
On pénètre par un escalier de faïences anti-
ques, d'un style délicieux, dans une petite salle
d'entrée pavée et ornée de la même façon. Une
longue cour la suit, étroite, entourée d'un cloître
aux arcs en fer à cheval retombant sur des
colonnes romaines et donnant, quand on y entre
par un jour éclatant, l'éblouissement du soleil
coulant en nappe dorée sur tous ces murs recou-
verts également de faïences aux tons admirables
■et d'une variété infinie. La grande cour carrée
où l'on arrive ensuite en est aussi entièrement
décorée. La lumière luit, ruisselle, et vernit de
feu cet immense palais d'émail, où s'illuminent
sous le flamboiement du ciel saharien tous les
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VERS KAIROUAN. 213
dessins et toutes les colorations de la céramique
orientale. Au-dessus courent des fantaisies d'ara-
besques inexprimablement délicates. C'est dans
cette cour de féerie que s'ouvre la porte du sanc-
tuaire qui contient le tombeau de Sidi-Sahab,
compagnon et barbier du Prophète, dont il garda
trois poils de barbe sur sa poitrine jusqu'à sa
mort.
Ce sanctuaire, orné de dessins réguliers en
marbre blanc et noir, où s'enroulent des inscrip-
tions, plein de tapis épais et de drapeaux, m'a
paru moins beau et moins imprévu que les deux
cours inoubliables par où l'on y parvient.
En sortant, nous traversons une troisième cour
peuplée de jeunes gens. C'est une sorte de sémi-
naire musulman, une école de fanatiques.
Toutes ces zaouïas dont le sol de l'Islam est
couvert sont pour ainsi dire les œufs des innom-
brables ordres et confréries entre lesquels se
partagent les dévotions particulières des croyants.
Les principales de Kairouan (je ne parle pas
des mosquées qui appartiennent à Dieu 'seul)
sont : zaouïa de Si-Mohammed-Elouani ; zaouïa
de Sidi-Abd-el-Kader-ed-Djilani, le plus grand
saint de l'Islam et le plus vénéré; zaouïa et-Tid-
jani ; zaouïa de Si-Hadid-el-Khrangani ; zaouïa de
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214 LA VIE ERRANTE.
Sidi-Mohammed-ben-Aïssa de Meknès, qui coa-
tient des tambourins, des derboukas, sabres,
pointes de fer et autres instruments indispen-
sables aux cérémonies sauvages des Aïssaoua.
Ces innombrables ordres et confréries de Pis-
lam, qui rappellent par beaucoup de points nos
ordres catholiques, et qui, placés sous l'invoca-
tion d'un marabout vénéré, se rattachent au
Prophète par une chaîne de pieux docteurs que
les Arabes nomment « Selselat », ont pris, depuis
le commencement du siècle surtout, une exten-
sion considérable et sont le plus redoutable
rempart de la religion mahométane contre la
civilisation et la domination européennes.
Sous ce titre : Marabouts et Khouan, M. le com-
mandant Rinn les a énumérés et analysés d'une
façon aussi complète que possible.
Je trouve en ce livre quelques textes des plus
curieux sur les doctrines et pratiques de ces
confédérations.
Chacune d'elles affirme avoir conservé intacte
l'obéissance aux cinq commandements du Pro-
phète eJt tenir de lui la seule voie pour atteindre
l'union avec Dieu, qui est le but de tous les
efforts religieux des musulmans.
Malgré cette prétention à l'orthodoxie absolue
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VERS KAIROUAN. 215
et à la pureté de la doctrine, tous ces ordres et
confréries ont des usages, des enseignements et
des tendances fort divergents.
Les uns forment de puissantes associations
pieuses, dirigées par de savants théologistes de
vie austère, hommes vraiment supérieurs, aussi
instruits théoriquement que redoutables diplo-
mates dans leurs relations avec nous, et qui
gouvernent avec une rare habileté ces écoles de
science sacrée, de morale élevée et de combat
contre TEuropéen. Les autres forment de bizarres
assemblages de fanatiques ou de charlatans, ont
Tair de troupes de bateleurs religieux, tantôt
exaltés, convaincus, tantôt purs saltimbanques
exploitant la bêtise et la foi des hommes.
Comme je l'ai dit, le but unique des efforts de
tout bon musulman est l'union intime avec Dieu.
Divers procédés mj'stiques conduisent à cet état
parfait, et chaque confédération possède sa mé-
thode d'entraînement. En général, cette méthode
mène le simple adepte à un état d'abrutissement
absolu, qui en fait un instrument aveugle et do-
cile aux mains du chef.
Chaque ordre a, à sa tète, un cheik, maître de
l'ordre : « Tu seras entre les mains de ton cheik
comme le cadavre entre les mains du laveur des
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216 Lk VIE ERRANTE.
morts. Obéis-lui en tout ce qu'il a ordonné, car
c'est Dieu même qui commande par sa voix. Lui
désobéir, c'est encourir la colère de Dieu. N'ou-
blie pas que tu es son esclave et que tu ne dois
rien faire sans son ordre.
« Le cheik est l'homme chéri de Dieu ; il est
supérieur à toutes les autres créatures et prend
rang après les prophètes. Ne vois donc que lui,
lui partout. Bannis de ton cœur toute autre pensée
que celle qui aurait Dieu ouïe cheik pour objet. »
Au-dessous de ce personnage sacré sont les
moquaddem, vicaires du cheik, propagateurs de
la doctrine.
Enfin, les simples initiés à l'ordre s'appellent
les khowin, les frères.
Chaque confrérie, pour atteindre l'état d'hallu-
cination où l'homme se confond avec Dieu, a donc
son oraison spéciale, ou plutôt sa gymnastique
d'abrutissement. Cela se nomme le dirkr.
C'est presque toujours une invocation très
courte, ou plutôt l'énoncé d'un mot ou dHine
phrase qui doit être répété un nombre infini
de fois.
Les adeptes prononcent, avec des mouvements
réguliers de la tête et du cou, deux cents, oinq
cents, mille fois de suite, soit le mot Dieu, soit
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VERS KAIROUAN. 217
la formule qui revient en toutes leurs prières :
« Il n'y a de divinité que Dieu, » en y ajoutant
quelques versets dont Tordre est le signe de re-
connaissance de la confrérie.
Le néophyte, au moment de son initiation
s'appelle talamid, puis après l'initiation il devient
mourid, puis faqir, puis soufi, puis salek, puis
med jedoub (le ravi, l'halluciné). C'est à ce mo-
ment que se déclare chez lui l'inspiration ou la
folie, l'esprit se séparant de la matière et obéis-
sant à la poussée d'une sorte d'hystérie mystique.
L'homme, dès lors, n'appartient plus à la vie
physique. La vie spirituelle seule existe pour lui,
et il n'a plus besoin d'observer les pratiques du
culte.
Au-dessus de cet état, il n'y a plus que celui
de louhid, qui est la suprême béatitude, l'identi-
fication avec Dieu.
L'extase aussi a ses degrés, qui sont très
curieusement décrits par Cheik-Snoussi, aflBlié à
l'ordre des Khelouatya, visionnaires -interprètes
des songes. On remarquera les rapprochements
étranges qu'on peut faire entre ces mystiques et
les mystiques chrétiens.
Voici ce qu'écrit Cheik-Snoussi : « ... L'adepte
jouit ensuite de la manifestation d'autres lu-
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218 LA VIE ERRANTE.
mières qui sont pour lui le plus parfait des talis-
mans.
« Le nombre de ces lumières est de soixante-
dix mille; il se subdivise en plusieurs séries, et
compose les sept degrés par lesquels on parvient
à l'état parfait de l'âme. Le premier de ces de-
grés est l'humanité. On y aperçoit dix mille lu-
mières, perceptibles seulement pour ceux qui
peuvent y arriver : leur couleur est terne. Elles
s'entremêlent les unes dans les autres... Pour at-
teindre le second, il faut que le cœur se soit sanc-
tifié. Alors on découvre dix mille autres lumières
inhérentes à ce second degré, qui est celui de
Vextase passionnée; leur couleur est bleu clair...
On arrive au troisième degré, qui est Vextase du
cœur. Là on voit l'enfer et ses attributs, ainsi
que dix mille autres lumières dont la couleur est
aussi rouge que celle produite par une flamme
pure... Ce point est celui qui permet de voir les
génies et tous leurs attributs, car le cœur peut
jouir de sept états spirituels accessibles seu-
lement à certains affiliés.
« S'élevant ensuite à un» autre degré, on voit
dix mille lumières nouvelles, inhérentes à l'état
d'extase de l'âme immatérielle. Ces lumières
sont d'une couleur jaune très accentuée. On y
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VERS KAIROUAN. 219
aperçoit les âmes des prophètes et des saints.
« Le cinquième degré est celui de l'extase
mystérieuse. On y contemple les anges et dix
mille autres lumières d'un blanc éclatant.
« Le sixième est celui de l'extase d'obsession..
On y jouit aussi de dix mille autres lumières dont
la couleur est celle des miroirs limpides. Par-
venu à ce point, on ressent un délicieux ravisse-
ment d'esprit qui a pris le nom à^el-Khadir et qui
est le principe de la vie spirituelle. Alors seule-
ment on voit notre prophète Mohammed.
« Enfin on arrive aux dix mille dernières lu-
mières cachées en atteignant ce septième degré,
qui est la béatitude. Ces lumières sont vertes et
blanches; mais elles subissent des transforma-
tions successives : ainsi elles passent par la cou-
leur des pierres précieuses pour prendre ensuite
une teinte claire, puis enfin acquièrent une autre
teinte qui n'a pas de similitude avec une autre,
qui est sans ressemblance, qui n'existe nulle part,
mais qui est répandue dans tout l'uni vers-
Parvenu à cet état, les attributs de Dieu se dé-
voilent... Il ne semble plus alors qu'on appar-
tienne à ce monde. Les choses terrestres dispa-
raissent pour vous. »
Ne voilà-t-il pas les sept châteaux du ciel de
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220 LA VIE ERRANTE.
sainte Thérèse et les sept couleurs correspondant
aux sept degrés de l'extase? Pour atteindre cet
affolement, voici le procédé spécial employé par
les Khelouatya : .
« On s'assoit les jambes croisées et on répète
pendant un certain temps : « Il n'y a de dieu
qu'Allah, » en portant la bouche alternativement
de dessus l'épaule droite, au-devant du cœur, sous-
le sein gauche. Ensuite on récite l'invocation qui
consiste à articuler les noms de Dieu, qui implique
l'idée de sa grandeur et de sa puissance, en ne
citant que les dix suivants, dans l'ordre où il&
se trouvent placés : Lui, Juste, Vivant, Irrésisti-
ble, Donneur par excellence. Pourvoyeur par ex-
cellence, Celui qui ouvre à la vérité les cœurs
des hommes endurcis. Unique, Éternel, Im-
muable. »
Les adeptes, à la suite de chacune des invoca-
tions, doivent réciter cent fois de suite ou même
plus certaines oraisons.
Ils se forment en cercle pour faire leurs prières
particulières. Celui qui les récite, en disant Luij.
avance la tête au milieu du rond en l'obliquant
à droite, puis il la reporte en arrière, du côté
gauche, vers la partie extérieure. Un seul d'entre
eux commence à dire le mot Lui; après quoi tous-
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VERS KAIROUAN. 221
ies autres en chœu*», en faisant aller la tête à
droite, puis à gauche.
Comparons ces pratiques avec celles des Qua-
drya . « S'étant assis, les jambes croisées, ils tou-
chent l'extrémité du pied droit, puisTartère princi-
pale nommée el-Kias qui contourne les entrailles ;
ils placent la main ouverte, les doigts écartés, sur
le genou, portent la face vers l'épaule droite en
disant ha, puis vers l'épaule gauche en disant hou,
puis la baissent en disant hi, puis recommen-
cent. Il importe, et cela est indispensable, que
celui qui les prononce s'arrête sur le premier de
ces noms aussi longtemps que son haleine le lui
permet ; puis, quand il s'est purifié, il appuie de
la même manière sur le nom de Dieu, tant que
son âme peut être sujette au reproche ; ensuite il
articule le nom hou quand la personne est dis-
posée à l'obéissance ; enfin lorsque l'âme a atteint
le degré de perfection désirable, il peut dire le
dernier nom hù »
Ces prières, qui doivent amener l'anéantisse-
ment de l'individualité de l'homme, absorbé dans
l'essence de Dieu (c'est-à-dire l'état à la suite
duquel on arrive à la contemplation de Dieu en
ses attributs), s'appellent ouerd-debered.
Mais parmi toutes les confréries algériennes,
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222 LA VIB ERRANTE.
c'est assurément celles des Aïssaoua qui attire le
plus violemment la curiosité des étrangers.
On sait les pratiques épouvantables de ces jon-
gleurs hystériques qui, après s'être entraînés à
l'extase en formant une sorte de chaîne magné-
tique et en récitant leurs prières, mangent les
feuilles épineuses des cactus, des clous, du verre
pilé, des scorpions, des serpents. Souvent ces fous
dévorent avec des convulsions afifreusea un mouton
vivant, laine, peau, chair sanglante et ne laissent
à terre que quelques os. Ils s'enfoncent dos pointes
de fer dans les joues ou dans le ventre; et on
trouve après leur mort, quand on fait leur autop-
sie, des objets de toute nature entrés dans les
parois de l'estomac.
Eh bien, on rencontre dans les textes des Aïs-
saoua les plus poétiques prières et les plus poé-
tiques enseignements de toutes les confréries
islamiques.
Je cite d'après M. le commandant Rinn quelques
phrases seulement :
« Le Prophète dit un jour à Abou-Dirr-el-R'ifari :
tt Abou-Dirr, le rire des pauvres est une ado-
ration ; leurs jeux, la proclamation de la louange
de Dieu; leur sommeil, l'aumône. » ,
Le cheik a encore dit :
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VERS KAIROUAN. 223
« Prier et jeûner dans la solitude et n'avoir
aucune compassion dans le cœur, cela s'appelle,
dans la bonne voie, de Thypocrisie.
(c L'amour est le degré le plus complet de la
perfection. Celui qui n'aime pas n'est arrivé
à rien dans la perfection. Il y a quatre sortes
d'amour : l'amour par l'intelligence, l'amour par le
cœur, l'amour par l'âme, l'amour mystérieux... »
Qui donc a jamais défini l'amour d'une manière
plus complète, plus subtile et plus belle?
On pourrait multiplier à l'infini les citations.
Mais, à côté de ces ordres mystiques qui appar-
tiennent aux grands rites orthodoxes musulmans,
existe une secte dissidente, celles des Ibadites ou
ou Beni-Mzab, qui présente des particularités fort
curieuses.
Les Beni-Mzab habitent, au sud de nos posses-
sions algériennes, dans la partie la plus aride du
Sahara, un petit pays, le Mzab, qu'ils ont rendu
fertile par de prodigieux efforts.
On retrouve avec stupéfaction, dans la petite
république de ces puritains de l'Islam, les prin-
cipes gouvernementaux de la commune socialiste,
en même temps que l'organisation de l'Église
presbytérienne en Ecosse. Leur morale est dure,
intolérante, inflexible. Ils ont l'horreur de l'ef-
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224 LA VIE ERRANTE.
fusion du sang et ne Tadmettent que pour la dé-
fense de la foi. La moitié des actes de la vie, le
contact accidentel ou volontaire de la main d'une
femme, d'un objet humide, sale ou défendu, sont
des fautes graves qui réclament des ablutions
particulières et prolongées.
Le célibat, qui pousse à la débauche, la colère,
les chants, la musique, le jeu, la danse, toutes les
formes du luxe, le tabac, le café pris dans un
établissement public, sont des péchés qui peu-
vent faire encourir, si on y persévère, une redou-
table excommunication appelé la tebria.
Contrairement à la doctrine de la plupart des
congréganistes musulmans, qui déclarent les pra-
tiques pieuses, les oraisons et l'exaltation mys-
tique suffisantes pour sauver le fidèle, quels quo
soient.ses actes, les Ibadites n'admettent le salut
éternel de l'homme que par la pureté de sa vie.
Ils poussent à l'excès l'observation des prescrip^
tions du Coran, traitent en hérétiques les derviches
et les fakirs, ne croient pas valable auprès de
Dieu, maître souverainement juste et inflexible,
l'intervention des prophètes ou saints, dont ce--
pendant ils vénèrent la mémoire. Ils nient les in-
spirés et les illuminés, et ne reconnaissent pas
même à l'iman le droit d'amnistier son semblable,
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VERS KAIROUAN. 225
car Dieu seul peut être juge de l'importance des
fautes et de la valeur du repentir.
Les Ibadites sont d'ailleurs des schismatiques,
qui appartiennent au plus ancien des schismes
de rislam, et descendent des assassins d'Ali,
gendre du Prophète.
Mais les ordres qui comptent en Tunisie le plus
d'adhérents semblent être en première ligne, avec •
les Aïssaoua, ceux des Tidjanya et des Qadrya,
ce dernier fondé par Abd-el-Kader-el-Djinani, le
plus saint homme de l'Islam, après Mohammed.
Les zaouïas de ces deux marabouts, que nous
visitons après celle du Barbier, sont loin d'at-
teindre l'élégance et la beauté des deux monu-
ments que nous avons vus d'abord.
16 décembre.
La sortie de Rairouan vers Sousse augmente
encore l'impression de tristesse de la ville
sainte.
Après de longs cimetières, vastes champs de
pierres, voici des collines d'ordures faites des
détritus de la ville, accumulés depuis des siècles ;
15
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226 LA VIE ERRANTE.
puis recommence la plaine marécageuse, où on
marche souvent sur des carapaces de petites tor-
tues, puis toujours la lande où pâturent des cha-
meaux. Derrière nous la ville, les dômes, les
mosquées, les minarets se dressent dans cette
solitude morne, comme un mirage du désert,
puis peu à peu s^éloîgnent et disparaissent.
Après plusieurs heures de marche, la première
halte a lieu près d'une koubba, dans un massif
d'oliviers. Nous sommes à Sidi-L'Hanni, et je n'ai
jamais vu le soleil faire d'une coupole blanche
une plus étonnante merveille de couleur. Est-elle
blanche? —Oui, — blanche à aveugler! etpouN
tant la lumière se décompose si étrangement sur
ce gros œuf, qu'on y distingue une féerie de
nuances mystérieuses, qui semblent évoquées
plutôt qu'apparues, illusoires plus que réelles, et
si fines, si délicates, si noyées dans ce blanc de
neige qu'elles ne s'y montrent pas tout de suite,
mais après l'éblouissement et la surprise du pre-
mier regard. Alors on n'aperçoit plus qu'elles, si
nombreuses, si diverses, si puissantes et presque
invisibles pourtant ! Plus on regarde, plus elles
s'accentuent. Des ondes d'or coulent sur ces con-
tours, secrètement éteintes dans un bain lilas,
léger comme une buée, que traversent par places
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VERS KAIROUAN. 227
des traînées bleuâtres. L'ombre immobile d'une
branche est peut-être grise, peut-être verte, peut-
être jaune? je ne sais pas. Sous l'abri de la cor-
niche, le mur, plus bas, me semble violet : et je
devine que l'air est mauve autour de ce dôme
aveuglant qui me paraît à présent presque rose,
oui, presque rose, quand on le contemple trop,
quand la fatigue de son rayonnement mêle tous
ces tons si fins et si clairs qu'ils affolent les yeux.
Et l'ombre, l'ombre de cette koubba sur ce sol,
de quelle nuance est-elle ? Qui pourra le savoir,
le montrer, le peindre ? Pendant combien d'an-
nées faudra-t-il tremper nos yeux et notre pensée
dans ces colorations insaisissables, si nouvelles
pour nos organes instruits à voir l'atmosphère de
l'Europe, ses effets et ses reflets, avant de com-
prendre celles-ci, de les distinguer et de les ex-
primer jusqu'à donner à ceux qui regarderont les
toiles où elles seront fixées par un pinceau d'ar-
tiste la complète émotion de la vérité?
Nous entrons à présent dans une région moins
nue, où l'olivier pousse. A Moureddin, auprès
d'un puits, une superbe fille rit et montre ses
dents en nous voyant passer, et, un peu plus loin,
nous devançons un élégant bourgeois de Sousse
qui rentre à la ville, monté sur son âne et suivi
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228 LA VIE ERRANTE.
de son nègre qui porte son fusil. Il vient sans
doute de visiter son champ d'oliviers ou sa vigne!
Dans le chemin encaissé entre les arbres, c'est
un tableautin charmant. L'homme est jeune, vêtu
d'une veste verte et d'un gilet rose en partie cachés
sôus un burnous de soie drapant les reins et les
épaules. Assis comme une femme sur son âne qui
trottine, il lui tambourine le flanc de ses deux
jambes moulées sous des bas d'une blancheur
parfjiite, tandis qu'il retient fixés à ses pieds,
on ne sait comment, deux brodequins vernis qui
n'adhèrent point à ses talons.
Et le petit nègre^ habillé tout de rouge, court,
son fusil sur l'épaule, avec une belle souplesse
sauvage, derrière l'âne de son maître.
Voici Sousse.
Mais, je l'ai vue, cette ville! Oui, oui, j'ai eu
cette vision lumineuse autrefois, dans ma toute
jeune vie, au collège, quand j'apprenais les croi-
sades dans V Histoire de France de Burette 0ht
je la connais depuis si longtemps ! Elle est pleine
de Sarrasins, derrière ce long rempart crénelé,
si haut, si mince, avec ses tours de loin en loin,
ses portes rondes, et les hommes à turban qui
rôdent à son pied. Oh! cette muraille, c'est bien
celle dessinée dans le livre à images, si régulière
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VERS KAIRODAN.
et si propre qu'on la dirait en carton découpé.
Que c'est joli, clair et grisant I Rien que pour
voir Sousse, on devrait faire ce long voyage.
Dieu I l'amour de muraille qu'il faut suivre jus-
qu'à la mer, car les voitures ne peuvent entrer
dans les rues étroites et capricieuses de cette cité
des temps passés. Elle va toujours, la muraille,
elle va jusqu'au rivage, pareille et crénelée^
armée de ses tours carrées, puis elle fait une
courbe, suit la rive, tourne encore, remonte et
continue sa ronde^ sans modifier une fois, pen-
dant quelques mètres seulement, son coquet as-
pect de rempart sarrasin. Et sans finir, elle recom-
mence, à la façon d'un chapelet dont chaque
grain est un créneau et chaque dizaine une tou-
relle, enfermant dans son cercle éblouissant,
comme dans une couronne de papier blanc, la
ville serrée dans son étreinte et qui étage ses
maisons de plâtre entre le mur du bas, baigné
dans le flot, et le mur du haut, profilé sur le ciel.
Après avoir parcouru la cité, entremêlement
de ruelles étonnantes, comme il nous reste une
heure de jour, nous allons visiter, à dix minutes
des portes, les fouilles que font les officiers sur
l'emplacement de la nécropole d'Hadrumète. On
y a découvert de vastes caveaux contenant
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2â0 LA VIE ERRANTE.
jusqu'à vingt sépulcres et gardant des traces de
peintures murales. Ces recherches sont dues aux
officiers, qui deviennent, en ces pays, des
archéologues acharnés, et qui rendraient à cette
science de très grands services si Tadministration'
des beaux-arts n'arrêtait leur zèle par des me-
sures vexatoires.
En 1860, on a mis au jour, en cette même
nécropole," une très curieuse mosaïque repré-
sentant le labyrinthe de Crète, avec le minolaure
au centre, et près de l'entrée une barque ame-
nant Thésée^ Ariane et son fil. Le bey voulut
faire apporter à son musée cette pièce remar-
quable, qui fut totalement détruite en route. On
a bien voulu m'en offrir une photographie faite
sur un croquis de M. Larmande, dessinateur des
ponts et chaussées. Il n'en existe que quatre,
exécutées tout récemment. Je ne crois pas
(qu'une d'elles ait encore été reproduite.
Nous revenons à Sousse au soleil couchant,
pour dîner chez le contrôleur civil de France,
un des hommes les mieux renseignés et les plus
intéressants à écouter parler des mœurs et des
coutumes de ce pays.
De son habitation on domine la ville entière,
cette cascade de toits carrés, vernis de chaux,
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VERS KAIROUAN. 231
OÙ courent des chats noirs et où se dresse par-
fois le fantôme d'un être drapé en des étoffes
pâles ou colorées. De place en place, un grand
palmier passe la tête entre les maisons et étale
le bouquet vert de ses branches au-dessus de
leur blancheur unie.
Puis quand la lune se fut levée, cela devint
une écume d'argent roulant à la mer, un rêve
prodigieux de poète réalisé, l'apparition invrai-
semblable d'une cité fantastique d'où montait
une lueur au ciel.
Puis nous avons erré fort longtemps par les
rues. La baie d'un café maure nous tente. Nous
entrons. Il est plein d'hommes assis ou accrou-
pis, soit par terre, soit sur les planches garnies
de nattes, autour d'un conteur arabe. C'est un
vieux, gras, à l'œil malin, qui parle avec une
mimique si drôle qu'elle suffirait à amuser. Il
raconte une farce, l'histoire d'un imposteur qui
voulut se faire passer pour marabout, mais que
l'iman a dévoilé. Ses naïfs auditeurs sont ravis
et suivent le récit avec une attention ardente,
qu'interrompent seuls des éclats de rire. Puis
nous nous remettons à marcher, ne pouvant, par
cette nuit éblouissante, nous décider au som-
meil.
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232 LA VIE ERRANTE.
Et voilà qu'en une rue étroite je m'arrête
devant une belle maison orientale dont la porte
ouverte montre un grand escalier droit, tout dé-
coré de faïences et éclairé, du haut en bas, par
une lumière invisible, une cendre, une poussière
de clarté tombée on ne sait d'où. Sous cette
lueur inexprimable, chaque marche émaillée
attend quelqu'un, peut-être un vieux mulsulman
ventru, mais je crois qu'elle appelle un pied
d'amoureux. Jamais je n'ai mieux deviné, vu,
compris, senti l'attente que devant cette porte
ouverte et cet escalier vide où veille une lampe
inaperçue. Au dehors, sur le mur éclairé par la
lune, est suspendu un de ces grands balcons
fermés qu'ils appellent une barmakli. Deux ou-
vertures sombres au milieu, derrière les riches
ferrures contournées des moucharabis. Est-elle
là dedans qui veille, qui écoute et nous déteste,
la Juliette arabe dont le cœur frémit? Oui, peut-
être? Mais son désir tout sensuel n'est point de
ceux qui, dans nos pays à nous, monteraient aux
étoiles par des nuits pareilles. Sur cette terre
amollissante et tiède, si captivante que la légende
des Lotophages y est née dans l'île de Djerba,
l'air est plus savoureux que partout, le soleil plus
chaud, le jour plus clair, mais le cœur ne sait
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VERS KAIROUAN. 233
pas aimer. Les femmes, belles et ardentes, sont
ignorantes de nos tendresses. Leur âme simple
reste étrangère aux émotions sentimentales, et
leurs baisers, dit-on, n'enfantent point le rêve.
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TABLE
Pages.
I. Lassit&I»k i
II. La NtiT 10
III. La côte italienne 25
La Sicile 53
I. D'Alger a Tonis * 127
II. Tonis 141
Vers Kairodan 169
Paris. — Maison Qnantin, L.-H. May, directeur,
7, rue Saint-Benoit.
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