Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
University of Toronto
http://www.archive.org/details/lavieetlesoeuvre02beau
LA VIE & LES ŒUVRES
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Henri B BAUDOUIN
TOME SECOND
PARIS
LAMULLE & POISSON, LIBRAIRES-ÉDITEURS
Rue du Beaune, 14
189 1
"UniversT^
B'BLIOTHECA
S'ttaviens'is
Sis
CHAPITRE XVIH
1762
Sommaire : Le Contrat social. — t. FjTagtnents inédits à joindre au
Contrat social.
il. Du contrat, comme base de l'état civil. — De l'unanimité comme
condition du contrat. — Le principe île Rousseau détruit tout état social
et tout gouvernement. — De la clause du contrat : aliénation totale de
l'individu. — Rousseau confond la libellé avec l'égalité. — De la viola-
tion du contrat.
III. De la volonté générale et de la souveraineté du peuple. — De la
volonté générale et de l'intérêt général ou privé'. — Caractères de la
volonté générale. — De la loi. — Des assemblées du peuple. — De l'es-
clavage. — Résultat du système : le despotisme. — l'assage de l'intérêt
privé à l'intérêt général. — Du législateur.
IV. Du gouvernement ou pouvoir exécutif. — Rôle du gouverne-
ment. — Précautions à prendre contre le gouvernement.
Y. De la religion civile de. Rousseau. — Règles, dogmes et pénalités
de la religion civile. — Sur un chapitre additionnel du Contrat social.
VI. Résumé du système de Rousseau. — Tempéraments d'application
apportés par Rousseau. — Jugements sur le Contrat social.
I
De tous les ouvrages de Rousseau , le Contrat
social est sans contredit le plus travaillé. Son style
concis, ses maximes presque lapidaires, ses formules
abstraites, ses idées s'enchainant suivant une lo-
gique implacable, à la manière des théorèmes de
géométrie; tout cela suppose un travail constant,
fécondé par de longues réflexions.
On sait que Jean-Jacques avait détruit la plus
grande partie de ses Institutions politiques, pour
n'en conserver que le Contrat social. Les pages dé-
•2
LA VIE ET LES OEUVRES
traites ne Tout pas été pourtant à tel point qu'on
n'en ait retrouvé quelques brouillons épars, tantôt
sur des feuilles volantes ou sur des cartes a jouer,
tantôt sur des registres, pêle-mêle avec des recettes
de cuisine et des comptes de lessive ; plusieurs sont
écrits de la main de Thérèse, Dieu sait avec quelle
orthographe. Le tout a été récemment réuni et im-
primé sous le nom de Fragments et Pensées1.
Ces Fragments renferment peu de choses qu'on
ne retrouve dans les autres ouvrages de l'auteur.
Parle-t-il du luxe ou des richesses, c'est le Discours
sur les sciences ou le Discours sur l'inégalité ; est-il
question des lois ou du gouvernement, c'est l'article
Economie politique ou le Contrat social. Un seul
point est à noter dans ces essais, mais il est impor-
tant, c'est le but élevé, « rendre les hommes meil-
leurs ou plus heureux » que Rousseau attribue à
l'institution politique2. Aurait-il donc vu que les
vertus morales sont aussi des vertus économiques
et politiques ? que le travail est mieux accepté, la
richesse mieux répartie, l'assistance plus affectueuse,
l'envie moins aiguë, si le pauvre et le riche, l'ou-
vrier et le patron sont pénétrés de leurs devoirs
réciproques ; que les rois sont plus sages, plus mé-
nagers de l'or et du sang- du peuple, les sujets plus
soumis aux lois et les nations moins exposées aux
révolutions, si princes et sujets recherchent avant
tout la justice et le droit ; en un mot, que l'harmo-
nie sociale d'un pays quelconque est en raison di-
recte de sa moralité? S'il vit ces choses, il les vit
1. SXRKCKEISEN- MOULTOU,
Œuvres et correspondance iné-
dites de J.-J. Rousseau, 1861.
Fragments et pensées. — 2. Frag-
ments, préface.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 3
bien vaguement, et, eu tout cas, les mit bien mal
en pratique. Il faut néanmoins lui savoir gré de ses
aspirations morales, tout en ajoutant qu'elles étaient
moins rares alors qu'on n'avait pas encore fait de la
politique et de l'économie politique des sciences
indépendantes, ne relevant que d'elles seules.
On peut joindre aux Fragments un discours en
forme de lettre sur les richesses1, où l'on reconnaît
les déclamations, l'orgueil jaloux, les germes d'en-
vie si communs dans les ouvrages de Rousseau.
Enfin, en 1884, la Bibliothèque de Genève a fait
l'acquisition d'un manuscrit important de Rousseau,
ne comprenant pas moins de quatre-vingts pages,
dont une trentaine absolument inédites. Ce docu-
ment, très élaboré, très soigné, parait absolument
prêt pour l'impression ; pourquoi l'auteur l'a-t-il
néanmoins laissé de coté? On ne peut guère attri-
buer cette détermination qu'à une modification assez
grave dans le cours de ses idées. Il est à remarquer
en effet que, si cette œuvre peut servir parfois A élu-
cider certains points du Contrai social, elle est au
moins aussi souvent en contradiction avec lui. Elle
a été tout récemment l'objet d'une communication
fort intéressante faite à l'Académie des sciences mo-
rales et politiques par M. Bertrand, professeur de
philosophie à la Faculté des lettres de Lyon.
M. Bertrand lui assigne la date de 1754 et la re-
garde comme la souche primitive dont sont issus le
Discours sur l'économie politique et le Contrat social 2.
1. Alfred de Bougy, Frag- j tiques dans la séance du
ments inédits, etc., de J.-J. | h avril 1891 par M. Alexis
Rousseau, in-18, 1853. — 2. Le | Bertrand, professeur de phi-
texte primitif du Contrat sa- losophie à la Faculté des
cial. Mémoire lu à l'Académie I lettres de Lyon,
des sciences morales et poli- j
4 LA VIE Et LES OEUVRES
Venons maintenant à la partie des institutions po-
litiques qui fut conservée. On doit l'étudier avec
d'autant plus de soin qu'elle marque la pensée dé-
finitive de l'auteur sur ce sujet. Dans son Discours
sur les sciences, il a des tâtonnements et des hésita-
tions ; il cherche sa voie ; dans V Inégalité, il dépasse
le but; le Contrat social fixe son point d'arrêt, celui
où il acquiert son équilibre politique. Combien de
fois remit-il son œuvre sur le métier? .Nul ne sau-
rait le dire ; mais il est aisé de voir qu'il dut le
faire à plusieurs reprises, et les soins qu'il appor-
tait à ses écrits confirment ce sentiment.
Nous voudrions commencer par donner une ana-
lyse du Contrat social. Rien ne semble plus facile
au premier abord : le livre est si bien ordonné ; les
divisions en sont si précises, la marche si régulière!
Cependant nous devons confesser qu'un obstacle
grave nous a parfois arrêté : il y a plusieurs points
du Contrat social, et non des moins importants,
qu'il nous a été impossible de comprendre. Nous
adresser aux commentateurs eût été courir le risque
d'augmenter encore notre embarras , tant les inter-
prétations sont diverses et parfois contradictoires.
De sorte que ce livre si vanté, si souvent cité, serait
en définitive, selon nous, plus cité que compris. Et
comment l'aurions-nous compris? l'auteur ne se
comprenait pas lui-même. « Ceux qui se vantent
d'entendre mon Contrat social , disait-il un jour ,
sont plus habiles que moi. C'est un livre à refaire1. »
« J'avertis le lecteur, dit-il quelque part, que ce
chapitre doit être lu posément, et que je ne sais pas
Fart d'être clair pour qui ne veut pas être atten-
1. DusaULX, De mes rapports avec J.-J. Rousseau.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 5
tif '. » Que de fois il aurait pu répéter le même aver-
tissement2.
Mais s'il a quelquefois été obscur, il ne Ta pas
toujours été, tant s'en faut. Essayons de donner une
idée de son système.
Rousseau a traité les questions les plus impor-
tantes et les plus pratiques du droit politique : les
fondements sur lesquels la société est assise, l'au-
torité, la liberté, la loi, la religion, les droits et les
devoirs des peuples et des individus. Sa théorie
peut être ramenée à trois chefs : J° du contrat con-
sidéré comme base de la société ; 2 de la volonté
générale et de la souveraineté ; 3" du pouvoir exé-
cutif et du gouvernement.
Il
« Qu^est-ce qui fait q
c'est l'union de ses membres.
tat est un , dit-il ?
Et d'où naît l'union
1. Contrat social, 1. III, cil. I. —
2. M. Bertrand (p. 16 et suiv.)
voit dans le manuscrit de
Genève la clé des contradic-
tions et des incohérences du
Contrai social. Le manuscrit
était relativement modéré,
clair, exact; l'abus des abs-
tractions, Tarnour du para-
doxe, le désir d'atteindre à la
rigueur mathématique, la
crainte de paraître ressem-
bler à Montesquieu enga-
geant l'auteur dans des rema-
niements déplorables et dans
des argumentations pitoya-
bles, l'auraient entraîné « à
se rendre laborieusement in-
intelligible. Au fond, dit
M. Bertrand, Rousseau n'a
qu'un tort, mais il est grave :
ses idées se modifient, et il
s'obstine à n'en convenir ni
avec les autres, ni peut-être
avec lui-même. " Nous a vouons
n'être pas convaincu par ces
raisons; nous croyons, au
contraire, que Rousseau sa-
vait ce qu'il faisait ; mais en
définitive, s'il modifiait ses
idées, nous ne voyons pas
pourquoi nous en demande-
LA VIE ET LES QEUVIIES
de ses membres? — De l'obligation qui les lie. —
Mais quel est le fondement de cette obligation ?
— La>^çj?xiv-e4î4iou_1_JiLJi]ii^__eng,ag'einent de ceux
qui s'obligent1. » Rousseau en reste là. Ajoutons
encore un mot : Qu'est-ce qui donne à la conven-
tion sa force obligatoire? — T^, justice,. Cette addi-
tion n'est pas superflue ; car si, quand il a à se
justifier, Rousseau déclare qu'il n'est pas permis
d'enfreindre les lois naturelles par le coutrat social2,
rappelons-nous qu'il a donné ailleurs la moralité et
la justice comme les produits exclusifs de rétablis-
sement des sociétés3. Dans le Contrat social lui-
même, il ne voit que deux bases possibles à l'ordre
social, la nature et la convention. « Cependant,
dit-il, ce droit ne vient pas de la nature ; il est
donc fondé sur les conventions v. » « Les bonnes
institutions sociales, dit-il dans un autre ouvrage,
sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme ;
car on ne peut être à la fois homme et citoyen". »
Et ailleurs : « Ce passage de l'état de nature à
l'état civil produit dans l'homme un changement
très remarquable, en substituant dans sa conduite
la justice à l'instinct et donnant à ses actions la
moralité qui leur manquait auparavant6. » La vraie
philosophie avait toujours regardé la justice comme
la règle suprême de nos actions ; Rousseau la
renverse du trône du haut duquel elle comman-
dait à l'humanité. Ce-n'esi-pltts-ia justice^
rions l'expression à un pre-
mier travail, que lui-même
a voue à l'oubli . plutôt qu'à
l'œuvre capitale qu'il a li-
vrée au public comme un
des principaux monuments de
sa gloire. — 1. Le tires de la
Montagne, lettre VI. — 2. M.
— 3. Discours sur l'Inégalité. —
4. Contrat social, 1. 1, ch. I. —
o. Emile, 1. I. — (5. Contrat so-
cial, 1. I, ch. vin.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 7
la4ustk.e.
Le contrat ne saurait donc être la base première
de l'ordre social, puisqu'il y en a, dans tons les
cas, une autre avant lui, la justice : si le contrat est
injuste, il ne peut obliger. Mais dans ces conditions
mêmes, et sous l'autorité de la justice, peut-il seu-
lement prétendre à être le fondement de l'ordre
social? En fait, il est impossible de l'établir. Si
Rousseau avait pu citer un seul exemple à l'appui
de sa thèse, il l'aurait plus avancée en deux lignes
qu'il ne l'a fait par ses longues considérations. S'il
ne l'a pas fait, il est permis d'en inférer qu'il ne l'a
pas pu. D'autres, il est vrai, ont voulu le tenter à
sa place ; mais ils n'y sont parvenus qu'en dénatu-
rant l'idée du maître dans son fond et dans ses condi-
tions1. Si loin qu'on remonte dans la nuit des temps,
toujours on y voit les sociétés établies et en exercice.
Les temps préhistoriques eux-mêmes, si pauvres en
faits, nous en montrent au moins un, la réunion
des hommes en société. Quant à la naissance même
des sociétés, nul ne peut se vanter d'y avoir assisté ;
l'histoire est muette à cet égard ; ce qui prouve que
la société remonte plus haut et plus loin que l'his-
toire. Des sociétés ont été détruites ; leurs débris
ont formé des sociétés plus petites, ou ont été se
perdre dans des sociétés déjà existantes ; mais on
ne parle pas de sociétés se créant de toutes pièces
par un acte libre de la volonté de leurs membres.
La légende ou l'histoire citent à la vérité des éta-
blissements de sociétés : Nemrod, Orphée, les cités
1. Barni, Histoire des idées I siècle, 27e leçon.
morales et politiques au xvili9 ]
8 LA VIE ET LES ŒUVRES
grecques, Romulus, Mahomet; on a voulu y joindre
les États-Unis d'Amérique, la France de 89, la
Confédération helvétique. Ces exemples ne sont pas
tous authentiques," et aucun n'est concluant. Ils sup-
posent des sociétés déjà existantes, la plupart se
personnifient dans un chef, aucune ne renferme le
contrat ; aucune surtout ne remplit la condition
d'unanimité que Rousseau juge nécessaire.
Car ce contrat, dont on ne peut apporter un
I exemple, Rousseau commence par y mettre cette
Y condition impossible, l'unanimité.
Que dix ou vingt personnes se réunissent en une
volonté commune, sur des intérêts graves et person-
nels, c'est déjà chose assez rare. Mais qu'une réunion
nombreuse, un peuple tout entier, quelque petit
qu'on le suppose, se mette d'accord, sans qu'une
dissidence se produise; il faudrait, pour le croire,
n'avoir aucune expérience des assemblées. Voyons
comment les choses se passent dans nos chambres
des députés et dans nos sénats , dans nos assem-
blées électorales et dans nos clubs. Où trouver un
candidat accepté de tout le monde, une loi qui réu-
nisse tous les suffrages ? Et ce qu'on ne voit point
dans une commune ou dans un canton, entre
hommes soumis à la môme éducation et aux mêmes
habitudes, accoutumés à vivre sous le même régime
et sous les mêmes lois, parvenus à un degré rela-
tivement élevé de connaissances, on voudrait le voir
se produire spontanément, entre gens grossiers,
primitifs, habitués à vivre sans règle et sans frein,
ignorants des lois de la moralité et de la justice,
appelés, ou plutôt venus sans appel de qui que ce
soit, pour se prononcer sur un état dont ils ont à
peine ridée, mais qui doit, en tout cas, boule-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 9
verser leurs habitudes, gêner leur liberté, contra-
rier leurs penchants ! Le danger commun a pu les
réunir, dit Rousseau ; mais, sans remarquer ce que
ce moyen a de violent et, en quelque sorte, de forcé,
n'est- il pas à craindre que, le danger une fois
passé , la division ne se mette au sein de cette so-
ciété d'un jour? Car, il ne faut pas l'oublier, le
contrat est essentiellement révocable , et rien ne
m'oblige à vouloir aujourd'hui ce que je voulais
hier ; rien surtout ne m'autorise à engager la vo-
lonté de mes enfants1.
Rousseau, dans ses Lettres ae la Montagne*, se
défend énergiquement contre la pensée d'attaquer
les gouvernements ; mais n'a-t-il pas dit que le con-
trat est la base unique et nécessaire de tout ordre
social, « l'acte par lequel un peuple est un peuple ; »
que sans lui « il n'y a ni bien public, ni corps po-
litique 3 ; » que « tout homme étant né libre et
maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque pré-
texte que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu *; »
que « la loi concernant la pluralité des suffrages est
elle-même un établissement de convention5? » D'un
autre côté, ne savons-nous pas que ce contrat n'a
jamais été constaté, n'a jamais existé et n'existera
jamais; que cette unanimité est une chimère? Les
conséquences maintenant sont faciles à tirer : point
de contrat, donc point d'ordre social, point de corps
politique, point de lien, point de patrie, point de
lois, point de gouvernement, point de magistrature,
point, de police, point d'armée, point de commerce,
pas même de moralité ni de justice; rien, absolu-
1. Contrat social, 1. 1, ch. iv. I social, 1. VI, ch. v. — 4.7tf.,l.IV,
— 2. Lettre VI. — 3. Contrat \ ch. n. — '.:>■ Id., ch. v.
#■
10 LA VIE ET LES ŒUVRES
ment rien que des individus en droit de reprendre,
si bon leur semble, leur indépendance de nature et
leur isolement de sauvages; pouvant se tuer, se vo-
ler, se traiter en amis ou en ennemis selon leur in-
térêt du moment. Acceptez l'idée du contrat, et pas
un gouvernement ne reste debout. ïSon seulement
pas un ne peut établir son droit ; mais il n'en est
pas un qui ne soit convaincu d'être illégitime et
sans droit. Il aura peut-être la force; mais, comme
le dit très bien Rousseau , la force ne constitue pas
le droit, et n'attend, pour être détruite, qu'une force
égale et contraire '. « Le Genre humain avait perdu
ses titres, a dit un auteur, Jean-Jacques les a re-
trouvés 2 ; r> tout au plus aurait-il constaté qu'ils
étaient définitivement perdus, et qu'on ne les re-
trouvera jamais.
Heureusement rien n'oblige à recourir à cette idée
de contrat. Quelle imprudence de. donner à la so-
ciété un fondement si précaire, de la soumettre au
flux et au reflux continuel de l'opinion, de la livrer
à la merci d'un vote ! Rousseaun'admet même pas que
la société vienne de la nature ; parole grave dans la
bouche de l'apôtre de la nature ; à moins qu'elle ne
soit une nouvelle épigramme à l'adresse de la so-
ciété. Mais nous croyons plutôt qu'ici il ne s'enten-
dait pas lui-même. On doit remarquer en effet, qu'il
donne comme raisons déterminantes du contrat, le
besoin, l'intérêt :{, principes que l'on peut trouver
mesquins et impuissants à engendrer le droit, mais
qui n'en sont pas moins naturels. Du reste il n'est
pas besoin de fixer la date de l'établissement de la
1. Contrat social, 1. I, ch. ni. I du Contrat social — 3. Contrat
— 2. Brizard, Avertissement \ social, 1. I, ch. n.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 11
société pour décider qu'elle est naturelle. Partout
où il y a des hommes, ils vivent en société, quelle
meilleure preuve qu'ils sont faits pour la société ;
que la société est un produit spontané de leur na-
ture et l'expression même de leurs facultés ?
Nous avons insisté longuement sur ce mot de
contrat social, parce qu'il est la clé du système. « Si
on passe à Rousseau son titre, a dit un auteur, on
risque d'être obligé de lui passer le reste1. » Nous
ne voudrions lui passer ni son titre ni le reste.
Car si ridéedecontrat spcial est une idée absurde,
les termes n'en sont pas plus acceptables. Rousseau
ne propose qu'un article, mais cet article unique
ne peut que l'aire reculer tout ami de la liberté.
« Ces clauses, dit-il, se réduisent toutes à une seule,
savoir, l'aliénation totale de chaque associé avec
tous ses droits à toute la communauté... Clause tel-
lement déterminée par la nature de l'acte que la
moindre modification le rendrait vain et de nul
effet. » Et voilà ce que Jean-Jacques appelle « une
forme d'association qui défend et protège de toute
la force commune la personne et tous les biens de
chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à
tous n'obéit pourtant qu'à lui-même et reste aussi
libre qu'auparavant 2. »
Ainsi, pour être libre, je commence par aliéner
totalement et sans réserve tous mes droits ; « car
/ s'il m'en restait quelqu'un, je serais en quelque point
^"mon propre juge... l'état de nature subsisterait. » Il
est vrai que « chacun se donnant à tous, ne se
donne à personne ; et comme il n'y a pas un asso-
1. Torombert, Principes de I social, 1. I, ch. VI et IX.
droit politique. — 2. Contrat \
1*2 LA VIE ET LES OEUVRES
cié sur lequel ou n'acquière le même droit qu'où
lui cède sur soi, ou gagne l'équivalent de tout ce
qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on
a1. » Autrement dit, j'aliène ma liberté mais j'ac-
quiers un droit infiniment petit sur la liberté de
chacun de mes concitoyens, et ces infiniment petits,
additionnés ensemble, forment un total équivalent
à ce que j'ai cédé.
Rousseau suppose ici bien gratuitement que la
liberté est une monnaie courante et sans effierie, une
sorte de fonds commun où chacun peut indifférem-
ment puiser sa part. Mais la liberté est au contraire
ce qu'il y a de plus personnel et de plus spécial à
^chaque individu. Elle l'est au point de constituer
presque la personne humaine. La liberté en général
n'existe pas : c'est la mienne, c'est la votre, c'est
toujours celle de quelqu'un. Chacun naturellement
tient à la sienne ; je tiens à la mienne comme vous
tenez à la vôtre ; mais nous ne pouvons pas plus les
échanger que nous ne pouvons échanger notre œil
ou notre bras. Je puis attaquer votre liberté, je puis
la détruire dans ses manifestations extérieures, je ne
puis me l'approprier ; elle tient tellement à la per-
sonne qu'elle s'évanouit plutôt "que de se laisser
prendre par un autre. Comme Rousseau le dit lui-
même, « le pouvoir peut bien se transmettre, mais
non pas la volonté2. » Prenons, par exemple, la
liberté de la presse ; je puis vous empêcher d'écrire
votre pensée; mais si, à la place, j'écris soit la
mienne, soit même la vôtre, ce n'est pas votre
liberté que j'emploie, pas plus que ce n'est votre
action que je fais. Que m'importe donc la liberté du
1. Contrat social, 1. I, cli- VI et l\. — 2- W., 1- II, ch. I.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU . 13
voisin, que Rousseau met si généreusement à nia
disposition? Est-ce que j'en ai besoin? Est-ce
que j'en puis user? Qu'il me laisse la mienne;
c'est celle-là qu'il me faut, et non une autre.
Ce «pie je vois do pins clair, c'est qu'il m'enlève
ma liberté, sans rien me donner à la place ; que,
pour me consoler, il enlève aussi celle des an-
tres, et qu'ainsi il réunit tout le monde dans une
commune et mutuelle servitude. Rousseau en con-
vient quand il dit : « L'homme est né libre, et par-
tout il est dans les fers... qu'est-ce qui peut rendre
ce changement légitime? Je crois pouvoir' résoudre
cette question1. » Tel est en effet l'objet de son
livre. Cette entrée en matière est peu engageante.
Il aurait mieux fait d'indiquer les moyens de rom-
pre les fers de l'humanité, si tant est qu'elle en soit
toute chargée, que de composer le code de la ser-
vitude.
L'erreur de Rousseau et de ceux qui l'ont suivi,
c'est que, presque toujours, ils ont confondu deux
choses absolument différentes, la liberté et l'égalité.
Que Rousseau ait été l'apôtre de l'égalité, de l'éga-
lité sociale comme de l'égalité politique , c'est un
point (nous ne disons pas c'est un mérite) qu'on ne
peut lui contester. Ajoutons aussi que c'est le secret
de son succès auprès des masses, dont il nourris-
sait ainsi l'envie et exaltait les passions. Mais qu'il
ait également défendu la liberté, il faudrait être
bien aveugle pour le croire
Il est à supposer que ce contrat, si laborieuse-
ment préparé, devra au moins être bien solide.
Hélas ! rien de plus fragile au contraire. Une viola -
1. Contrat social, 1. I, eh. I.
14
LA VIE ET LES OEUVRES
tion, une seule violation du pacte, et chacun rentre
dans ses premiers droits et reprend sa liberté natu-
relle1. Or, on sait ce que c'est que la liberté natu-
relle ; c'est la table complètement rase, c'est la sau-
vagerie, du moins d'après Rousseau ; c'est l'anar-
chie ; c'est l'absence de toute loi, de toute police et
de toute justice. Et que faut-il donc pour violer le
contrat? Peu de chose, quoique Rousseau ne s'en
explique pas formellement. Que le Prince n'admi-
nistre pas l'Etat selon les lois ; que le Gouverne-
ment usurpe le pouvoir souverain ; que les membres
du gouvernement exercent séparément le pouvoir
qu'ils ne doivent exercer qu'en commun 2 ; que le
peuple soit empêché de s'assembler3; qu'il cesse
d'avoir des assemblées périodiques4 de manière à
ne plus ratifier les lois en personne 5 ; qu'un certain
nombre de citoyens se fatiguent du contrat et se
mettent en tête de le révoquer6, et tout est à refaire.
Si donc on ne peut être certain que le contrat, qui
donne la vie à l'Etat, ait jamais existé, on peut être
sûr que le coup qui lui donnera la mort lui sera
porté tôt ou tard ; car, c'est Rousseau qui le dit,
tout Etat a de la pente à dégénérer et est destiné à
périr7. Cependant la société, déliée de toutes les
lois qui la rattachent à la famille, à la patrie , n'en
conservera pas moins les habitudes qui lui rendent
ces choses nécessaires. Croit-on alors que le contrat,
une fois rompu, sera facile à renouer ; que l'una-
nimité des suffrag-es sera moins difficile à réunir
quand le nombre des contractants sera plus grand,
1. Contrat social, 1. I, ch. vi.
2. —ld., 1. III, ch. x. — 3. Id.,
ch. xii. — k. ld., ch. xni. —
o. ld., ch. xv. - G. Id., 1. IV,
ch. il. — 7. Id., 1. III, ch. x et
XI.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 15
leurs intérêts plus compliqués, leurs intrigues plus
habiles, leurs passions plus ardentes? Ainsi ils se
trouveront placés dans une situation contradictoire ;
sans société et cependant ayant besoin de la société,
soupirant après un état à la fois nécessaire et impos-
sible.
III
« Si on écarte du pacte social ce qui n'est pas
de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux
termes suivants : chacun de nous met en commun
sa personne et toute sa puissance sous la suprême
direction de la volonté générale ; et nous recevons
encore chaque membre comme partie indivisible
du tout1. » La volonté générale est, sans contre-
dit, le nœud et le point saillant du système de Rous-
seau. L'opinion que la société est fondée sur des
conventions était commune au xviii0 siècle ; le mot,
sinon l'idée de volonté générale, appartient plus spé-
cialement à Rousseau. Il en a déjà parlé dans son
Discours sur l'Economie politique2 ; il y revient lon-
guement dans le Contrat social. Pas assez cependant
pour faire connaître d'une façon précise sa pensée.
Faute de mieux, on a imaginé que la volonté géné-
rale n'est autre chose que la souveraineté du peuple.
Quoique l'interprétation soit douteuse, on peut la
regarder comme approchant notablement de la vé-
rité. « La souveraineté, dit Rousseau, n'est que
l'exercice de la volonté générale 3. »
Dans le manuscrit de Genève, il en avait donné
1. Contrat social, 1. I, ch. VI. j 3. Contrai social, 1. II, ch. I.
— 2. Voir ci-dessus, ch. xn.— |
1() LA VIE ET LES OEUVRES
une autre définition. « C'est, dit-il, dans chaque
individu, un acte pur de l'entendement qui rai-
sonne dans le silence des passions, sur ce que
l'homme peut exiger cje son semblable, et sur ce
que son semblable peut exiger de lui '. » Cette
manière d'entendre la volonté générale est assuré-
ment fort belle. Elle revient du reste à la vieille
maxime : « Faites à autrui ce que vous voudriez
raisonnablement qu'il fit pour vous ; ne lui faites
pas ce que vous ne voudriez pas qu'il vous fit. »
Ou plus simplement: «Aimez votre prochain comme
vous-même. » Toute constitution, toute législation a
le devoir, et sans doute aussi la prétention de s'ins-
pirer de cette règle, qui est la loi suprême de l'é-
quité et de la charité universelle. Rousseau ne s'y
est pourtant pas arrêté, puisqu'il ne l'a pas conser-
vée dans son Contrat social. Peut-être a-t-il pensé
(jtie cette sorte d'appel à la conscience de chacun
n'avait pas sa place dans un traité de législation et
risquerait trop de n'être pas entendu. Les constitu-
tions humaines, tout extérieures, imposent des pré-
ceptes et formulent des articles de code; mais seuls.
le philosophe, et mieux encore Dieu ou celui qui
parle au nom de Dieu, peuvent s'adresser à la con-
science.
D'après cette définition, la conscience raisonnable
et bien éclairée serait investie des droits et des pré-
rogatives de la souveraineté, non seulement dans
l'individu, mais dans l'Etat. Mais où aller chercher
la conscience générale, et n'arriverait-on pas ainsi à
1. Manuscrit, p. 6: Behtrand, semble qu'à moitié conforme
p. 11. Voir aussi toutefois la à l'explication que nous ve-
page 07 du manuscrit, qui ne nons de donner.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 17
avoir clans l'Etat autant de souverains que d'individus ?
Avec son esprit absolu, il ne faut pas espérer de
moyens termes : qui dit souverain, dit supérieur à
tout, et nous savons que chacun a remis son corps
et ses biens, et même son âme entre les mains de
tous. Ainsi, il ne reste plus de place pour l'individu;
la volonté générale absorbe tout; elle est l'arbitre
suprême du droit et de la puissance, le dernier mot
de la raison ; elle peut tout exiger ; il est interdit de
lui refuser quoi que ce soit. Sans répéter ce que
nous avons dit du danger de fonder le droit sur un
fait, remarquons l'élément nouveau que Jean-Jacques
introduit dans son système. Dans le principe, il avait
surtout été question d'utilité ou d'intérêt individuel;
nul ne pouvant aliéner sa liberté que pour son uti-
lité1. La volonté générale n'est plus l'intérêt; elle
n'en est pas davantage l'expression nécessaire : ma
volonté peut être l'expression de mon devoir, aussi
bien que de mon intérêt. Rousseau voudrait bien
rattacher la volonté générale à l'intérêt, même privé;
il nous dira que chacun se donnant tout entier à
tous, reçoit l'équivalent de ce qu'il donne; qu'il fait
donc un simple échange et non une aliénation; mais
à qui fera-t-il croire qu'en me dépouillant de ma
personne et de toute ma puissance, il me laissera
aussi entier qu'auparavant? « Tous, dit-il, veulent
constamment le bonheur de chacun, parce qu'il n'y a
personne qui ne s'approprie ce mot chacun.-. » Voilà
de ces phrases qu'on peut mettre dans une idylle;
dans un livre savant, et surtout dans le domaine
de la vie réelle, elles sont ridicules. Que Jean-
Jacques se rappelle donc ce qu'il a dit jadis, ce qu'il
1. Contrat social, 1. I, cil. II. — 2. Id., 1. II, ch. rv.
TOME II 2
18 LA VIE ET LES ŒUVRES
répète presque dans le Contrat social, que « mal-
heureusement l'intérêt personnel se trouve toujours
en raison inverse du devoir1. »
Quoi qu'il en soit, il concède à la volonté générale
ou à la souveraineté, ce qui est la même chose, des
qualités merveilleuses.
Elle est inaliénable. Qui pourrait, en effet, la re-
présenter dignement ? Toute volonté particulière
n'en saurait être que l'écho imparfait et souvent in-
fidèle. Le peuple ne peut se dessaisir. « Un peuple
qui promet simplement d'obéir se dissout par cet
acte; il perd sa qualité de peuple. A l'instant qu'il
y a un maître, il n'y a plus de souverain, et dès lors
le corps politique est détruit2. »
Elle est indivisible; car si elle était seulement la
volonté d'une partie du peuple, elle ne serait plus
la volonté du corps tout entier; elle ne serait plus
qu'une volonté particulière3.
Elle est infaillible et toujours droite ; car elle tend
toujours à l'utilité publique. Ici pourtant, malgré
son assurance, Jean-Jacques s'aperçoit que le ter-
rain est glissant et sent le besoin de faire quelques
distinctions. « On veut toujours son bien, dit-il,
mais on ne le voit pas toujours : jamais on ne cor-
rompt le peuple ; mais souvent on le trompe, et
c'est alors qu'il parait vouloir ce qui est mal. Il y
a souvent bien de la différence entre la volonté de
tous et la volonté générale : celle-ci ne regarde
qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt
privé et n'est qu'une somme de volontés particu-
lières. Mais otez de ces mêmes volontés les plus
1. De l'Économie politique, et I Contrat social, 1. II, ch. I. —
Contrat social, 1. Il, ch. i. — 2. \ 3. kl., 1. II, ch. II.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 19
et les moins qui s'entfedétruisent, reste pour somme
des différences la volonté générale. Quand il se
fait des brigues, des associations particulières aux
dépens de la grande.... alors il n'y a plus de vo-
lonté générale et l'avis qui l'emporte n'est qu'un
avis particulier \ » Distingue qui pourra la volonté
de tous de la volonté générale; supprime qui
pourra les brigues et les associations particulières,;
se débrouille qui pourra de' cet enchevêtrement;
ce que nous voyons de plus clair, c'est que rare-
ment la volonté générale parviendra à se dégager
de ces causes d'erreur et à garder son caractère
d'infaillibilité.
La volouté générale est absolue; car, si elle n'é-
tait pas absolue, elle aurait quelque chose au-dessus
d'elle, elle ne serait plus la souveraineté. Elle ne
doit, il est vrai, exiger de chacun que ce qui im-
porte à la communauté; mais, comme elle est seule
juge de cette importance, elle n'admet aucun re-
cours particulier. Qu'on ne craigne pas qu'elle
charge les sujets de chaînes inutiles à la commu-
nauté ; elle ne peut même pas le vouloir, car elle y
perdrait quelque chose de sa rectitude.
Elle est encore égale pour tous. Il est de son es-
sence d'obliger ou de favoriser également tous les
citoyens; de considérer seulement le corps de la
nation, sans distinguer aucun de ses membres. Le
jour où elle aurait pour objet un homme ou un fait
particulier, elle ne serait plus générale. Est-il vrai,
d'un autre coté, que les sujets, en obéissant à la
volonté générale, « n'obéissent à personne, niais
seulement à leur propre volonté? » On nous permet-
tra d'en douter 2.
1. Contrat social, l.II,ch. ni. — 2. ld., ch. IV.
20 LA VIF. ET LES OEUVRES
La volonté générale est toute-puissante ; car elle
a à son service la force de tous et ne peut avoir
contre elle que des forces particulières et divisées.
« Comme la nature, dit Rousseau, donne à chaque
homme un pouvoir absolu sur tous ses membres,
le pacte social donne au corps politique un pou-
voir absolu sur tous les siens '. » « Quiconque re-
fusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint
par tout le corps, ce qui ne signifie autre chose
sinon qu'on le forcera d'être libre 2. » C'est la
devise républicaine : liberté, égalité, fraternité ou la
mort.
La volonté générale, qui a tout pouvoir sur ses
membres, n'est elle-même soumise à aucune loi
obligatoire, pas même à la loi du contrat. Elle ne
peut être obligée envers ses membres, car elle ne
serait plus au-dessus d'eux ; elle ne peut être obligée
envers elle-même, car on ne contracte pas avec soi-
même. Inutile d'ailleurs de lui demander des garan-
ties : il est impossible que le corps veuille nuire à
ses membres. « Le souverain, par cela seul qu'il
est, est toujours tout ce qu'il doit être 3. »
La volonté générale, comme toute volonté, ne
peut rester renfermée, en elle-même ; il faut qu'elle
s'exprime en acte ; cet acte, c'est la loi. La loi est
donc l'expression de la volonté générale , « le
registre de nos volontés », et en cette qualité, elle
participe à tous les caractères de la volonté géné-
rale : elle est toujours juste, toujours droite, toujours
égale et s'appliquant à tous, sans acception de per-
sonnes. Comme la volonté générale, elle est obliga-
toire et toute-puissante ; elle est inaliénable et
1. Contrat social, 1. II. eh. iv. — 2. Id., 1. I, cil. vu. — 3. Id.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 21
n'admet ni délégation, ni représentation. « Les dé-
putés du peuple ne sont ni ne peuvent être ses
représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils
ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi
que le peuple en personne n'a point ratifiée est
nulle; ce n'est point une loi1. » « Le souverain,
n'ayant d'autre force que la puissance législative,
n'agit que par des lois, et les lois n'étant que des
actes authentiques de la volonté générale, le sou-
verain ne saurait agir que quand le peuple est as-
semblé. Le peuple assemblé, dira-t-on, quelle chi-
mère ! C'est une chimère aujourd'hui, mais ce n'en
était pas une il y a deux mille ans3. » Quoi qu'il en
soit, Rousseau nous donne comme une nécessité
actuelle ce qui actuellement est une chimère. Il pa-
rait que, depuis deux mille ans, il n'y a plus de
lois dans le monde.
Ne recherchons pas si le régime plébiscitaire est
toujours la fidèle expression de la volonté générale ;
si les réponses ne dépendent pas de la manière de
poser les questions ; s'il n'y a pas mille moyens
d'influer sur les votes ; les précautions que Rousseau
veut prendre contre ces inconvénients montrent
qu'il en a senti la gravité. La volonté générale est
inaliénable et ne saurait être déléguée ; voilà la
théorie ; mais Rousseau savait assez d'histoire pour
ne pouvoir ignorer qu'en fait, cette volonté si inalié-
nable a presque toujours été aliénée ; que le pouvoir
du peuple a presque toujours été le pouvoir de
quelqu'un ou de quelques-uns. « La souveraineté
du peuple, dit Taine, interprétée par la foule, pro-
duit l'anarchie; interprétée par les chefs, le des-
1. Contrat social, 1. III, ch. xv. — 2. Id., ch. XII.
9->
LA VIE ET LES ŒUVRES
potisme parfait. Anarchie ou despotisme, triste al-
ternative, dont, en t'ait, on ne voit guère que l'une
des faces, le despotisme. Sauf, peut-être, aux jours
d'insurrection ou d'émeute, le peuple, en effet, ne
manque jamais d'amis dévoués, tout prêts à gou-
verner en son nom, et, pour son plus grand bien,
à le décharger du fardeau du pouvoir1. » C'était
déjà la théorie romaine : les Césars •gouvernaient au
nom du peuple et comme les délégués du peuple.
Qnod principi placuit legis habet vigorem, m pote
populus ei et in eum omne suum imperium et po-
testatem conférât 2.
Cependant, de l'aveu de Rousseau, le pouvoir
direct est impossible aujourd'hui ; cela suffit pour
s fa ire justice de son système. Il a constamment en
vue le régime politique des Anciens ; mais il n'y a
aucune parité à établir entre eux et les modernes.
Les Anciens vivaient sur la place publique ; la
famille les occupait peu ; ils faisaient à peine le
commerce et laissaient le travail aux esclaves. Il est
vrai que la première République française voulut
imiter, au moins de loin, les beaux temps de l'anti-
quité. Les assemblées de toute sorte : assemblées
primaires et secondaires, assemblées de baillages
et de paroisses, les élections perpétuelles et pour
toute sorte de fonctions, le service de la garde
nationale, y devinrent, presque dès l'origine, une
charge très laborieuse. On a calculé que, pour satis-
faire au vœu de la loi, chaque citoyen, chaque élec-
teur y devait donner aux affaires publiques environ
I. TaINE, L'Ancien Régime,
1. III, ch. îv, sect. 3. — 2. Di-
geste, lit. IV, De constitulio-
nibus principum. — Voir aussi
manuscrit de Genève, p. 48
et oo.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 23
deux jours par semaine, un tiers de son temps1. Il
est heureux que tout le monde ne se soit pas soumis
à ces exigences. Qui est-ce qui aurait labouré la
terre? Les Anciens, au moins, avaient les esclaves.
Mais pourquoi les modernes n'en auraient-ils pas
aussi? « Quoi, dit Rousseau, la liberté ne se main-
tient qu'a l'appui de l.i servitndp. ? Peut-être. JLes
deux~excès se touchent. Toutce qui n'est point
dans la nature a ses inconvénients, et la Société ci-
vile plus que tout le reste. Il y a telles positions
malheureuses. OÙ l'on "p pp.nt pnnçprvpi» en lihpi'tp
qu'aux dépens de celle d'autruL et où le citoyen ne
peut être parfaitement libre, que l'esclave ne soit
extrêmement esclave.f Pour vous, peuples modernes^
vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes ; vous
payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau.
vanter cette préférence, j'y trouve plus de lâcheté
que d'humanité 2. » Ces paroles n'ont pas besoin de
commentaires. "Rousseau ajoute : « Je n'entends
point par là qu'il faille avoir des esclaves. » Q 'en-
tend-il donc?
T Continuons à exposer les caractères de la loi.
Comme la volonté générale, elle est. sinon la source,
au moins l' expression exacte du droit. Point de
droits hors de la loi de l'Etat ; point de droits contre
la loi de l'Etat. A ce propos, Rousseau consent à
déclarer ici , contrairement à ce qu'il a dit ailleurs,
que ce qui est bien est tel par la nature des choses
et indépendamment des conventions sociales ; que
toute justice vient de Dieu, et que lui seul en est la
source. Il ajoute, il est vrai, que ces notions méta-
1. Taine, De la Révolution, I 2. Contrat social, 1. III, ch. XV.
t. I, 1. II, ch. m, sect. 4. — I
24
LA VIE ET LES OEUVRES
physiques n'ont rien à voir dans un traité de poli-
tique. Donnons-lui acte néanmoins de ces bonnes
paroles '.
On pourrait ajouter des détails à ce code du des-
potisme ; le résumé que nous venons de faire est
suffisant. Louis XIV disant : l'Etat c'est moi ; Napo-
léon soumettant les rois et les peuples à son pou-
voir personnel n'élevèrent jamais l'absolutisme à
une telle puissance; il n'y eut à en approcher que
la Convention et le Comité de salut public.
Il ne faut pas croire d'ailleurs que Rousseau ait
toujours été si opposé au despotisme d'un homme.
Il a comparé à la quadrature du cercle « la forme
de gouvernement qui met la loi au-dessus de
l'homme. Si cette forme est trouvable, ajoute-t-il,
cherchons-la et tâchons de l'établir... Si malheureu-
sement cette forme n'est pas trouvable, et j'avoue
ingénument que je crois qu'elle ne l'est pas, mon
avis est qu'il faut passer à l'autre extrémité et
mettre tout d'un coup l'homme autant au-dessus
de la loi qu'il peut l'être ; par conséquent établir
, le despotisme arbitraire, et le plus arbitraire qu'il
est possible ; je voudrais que le despote pût être
Dieu2. »
Rousseau, et après lui ses disciples, répondent à
tout par les mots magiques de volonté g-énérale, de
démocratie , de loi des majorités ; mais l'individu a
bien, lui aussi, ses droits, et la tyrannie, pour être
la loi des majorités, n'en est pas moins la tyrannie3.
Point de despotisme pire que le despotisme démo-
1. Contrat social, 1. II, cil. vi.
— 2. Lettre au marquis de Mi-
rabeau, 26 juillet 1767. — 3.
Voir Stuart Mill, La Li-
berté, Cû. i.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
25
cratique ' ; car il est plus impersonnel, plus irres-
ponsable, armé de moyens plus formidables qu'aucun
autre. Du reste, que le souverain s'appelle roi, em-
pereur, assemblée ou nation, ne reconnaissons à
personne un pouvoir aussi exorbitant sur les hommes.
Dieu seul a ce pouvoir, parce que seul il est la jus-
tice, il est le droit, il est la sagesse, il est tout ce
qu'il doit être. Sa souveraineté aussi est inaliénable;
la transporter à l'État, ce serait diviniser l'Etat.
Autrefois on avait le Peuple-Roi; on parle beaucoup
aujourd'hui du Peuple-Souverain; c'est le Peuple-
Dieu qu'il faudrait appeler ce peuple qui a toujours
raison, ce peuple à qui tout est permis.
Cette doctrine de l'absolutisme de l'Etat, qui ré-
voltait lorsque le prince pouvait dire : l'Etat c'est
moi, a dû au contraire flatter le peuple, lorsqu'on a
prétendu faire de tous ses membres autant de sou-
verains ; mais dans un cas, aussi bien que dans
l'autre, elle aboutit à l'asservissement. Dans ce
double rôle de souverain et de sujet que Jean-
Jacques assigne à chaque citoyen de sa répu-
blique, on n'a pas réfléchi que chacun est souverain
pour un infiniment petit et sujet pour le tout ;
que le millième ou le millionième de souverai-
neté de chacun n'est qu'une souveraineté insigni-
fiante, qui ne peut s'exercer que collectivement ;
tandis que les entraves à la liberté sont des réalités
individuelles que chacun ressent par toute sa per-
sonne. Le peuple qui exerce le pouvoir n'est pas
toujours le même peuple que celui sur qui on
1. Du Despotisme démocra-
tique, titre très caractéristique
d'un chapitre de la France
nouvelle, par Prévost-Para-
dol.
26 LA VIE ET LES ŒUVRES
l'exerce, et le gouvernement de Soi-même, dont on
parle, n'est pas le gouvernement de chacun par
lui-même, mais de chacun par tous les autres1. Ce
sophisme, qu'on appelle dans l'Ecole le passage du
sens composé au sens divisé, ou réciproquement,
est le raisonnement de prédilection de Rousseau.
Cent fois il applique aux jri^ni]3resce^uLnje--doit
s'appliquer qu'au corps, ou au cor-ps ce qui ne doit
s'appliquer qu'aux membres. Joignez-y ce qu'on
pourrait appeler le sophisme de la mutualité, et
"vous aurez tout le Contrat social. Vous entravez
ma liberté, mais j'entrave également la vôtre ; au
Heu de dire que nous sommes lous deux asservis,
"Rousseau conclut au contraire qu'il ^y a équivalence,
et que c'est comme si nous étions libres l'un et
Tautre.
Désire-t-on avoir un exemple de ce passage du
sens divisé au sens composé : Rousseau_fait de l'in-
térêt privé et de la liberté de l'individu la base de_
son système : voilà le sens divisé. Puysjdjejjioiiv^
que l'intérêt public a remplacé_l'intérèt privé, que
la volonté générale a remplacéjj, volonté de l'indi-
_vidu, que le souverain est devenu un être collectif:
voilà le sens composé. Comment s'est faite la trans-
formation ? Pourquoi ce qui convenait à l'individu
devient-il applicable à la collection ? Pourquoi ce
qui est devenu applicable à la collection cesse-t-il
de l'être à l'individu ? En attendant que Rousseau
réponde à ces questions, on pourrait lui demander
de ne pas refuser à l'individu les prérogatives mer-
veilleuses que déjà il n'a accordées au peuple que
par une extension fort contestable; si la volonté du
1. Stuart Mill, La Liberté, cil. i.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 27
peuple est toujours juste, toujours droite, toujours
bonne, toujours tout ce qu'elle doit être, on ne voit
pas, dans son système, pourquoi la volonté de cha-
cun ne serait pas également juste, également droite,
également bonne, également tout ce qu'elle doit
être. La raison pour laquelle un peuple n'est pas
lié, c'est qu'il est la source du droit et de la jus-
tice ; ne suis-je pas au même titre, et à un titre
plus élevé, la source du droit et de la justice? Mes
intérêts sont la racine primordiale et la base de
ceux du peuple. Tout ce qu'il peut, je le puis
comme lui, et plus que lui. Du moment que la jus-
tice n'oblig"e pas le peuple, elle n'oblige pas davan-
tage l'individu ; car l'individu est lui-même, par
nature, son maître absolu et ne dépend de per-
sonne.
L'idée de Ici appelle naturellement celle de
législateur. En principe, il n'y a qu'un législateur,
le peuple ; mais ici encore prenons garde aux sub-
tilités. Aucune loi ne peut exister que par la vo-
lonté du peuple, c'est convenu ; mais si cela signifie
qu'il doit approuver et ratifier toutes les lois, cela
ne veut pas dire qu'il doive les préparer et les pro-
poser. La préparation et la proposition des lois, tel
est l'office du législateur. Office merveilleux, car
« celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple
doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire,
la nature humaine ; de transformer chaque indi-
vidu;... d'altérer la constitution de l'homme pour la
renforcer;... d'ôter à l'homme ses propres forces,
pour lui en donner qui lui sont étrangères et dont
il ne puisse faire usage sans le secours d1 autrui !. »
Changer la nature humaine ; altérer la constitution
1. Contrat social, 1. II, ch. vil.
28 LA VIE ET LES (EU VUES
de l'homme ; grande entreprise en effet ! Qui sera
capable de l'accomplir? Il y faut « un homme à
tous égards extraordinaire ; » d'autant plus extraor-
dinaire qu'il doit réunir « deux choses qui sont
incompatibles : une entreprise au-dessus de la force
humaine, et, pour l'exécuter, une autorité qui n'est
rien. »
« Autre difficulté qui mérite attention. Les sages
qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu
du sien, n'en sauraient être entendus. Or, il y a
mille sortes d'idées qu'il est impossible de traduire
dans la langue du peuple. Les vues trop générales
et les objets trop éloignés sont hors de sa portée :
chaque individu ne goûtant d'autre plan de gou-
vernement que celui qui se rapporte à son intérêt
particulier, aperçoit difficilement les avantages qu'il
doit retirer des privations continuelles qu'imposent
de bonnes lois... Voilà ce qui força de tout temps
les pères des nations de recourir à l'intervention
du ciel et d'honorer les dieux de leur propre sa-
gesse1. » La ruse, le mensonge, de faux prestiges
et de faux miracles, tels sont les moyens que Rous-
seau préconise pour emporter les suffrages. Ne de-
mandons pas jusqu'à quel point un vote ainsi ob-
tenu est sincère, éclairé et valable.
IV
La nature, l'organisation et le choix d'un gouver-
nement, telle est la troisième des questions fonda-
mentales que Rousseau avait à traiter dans son
1. Contrat social, 1. II, cil. VII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 29
Contrat social. Gardons-nous de confondre la sou-
veraineté avec le gouvernement ; l'une est la puis-
sance législative et appartient essentiellement au
peuple ; l'autre est la puissance executive et appar-
tient à des agents chargés d'exécuter la volonté
générale. Qu'ils s'appellent magistrats, princes, rois
ou empereurs, ils ne sont, dans tous les cas, que
de simples commis ou officiers du peuple, choisis
par lui, et tous les jours révocables par lui. Ils ré-
pondent assez exactement à nos ministres actuels et
à l'armée des fonctionnaires placés sous leurs
ordres. Du reste, que le gouvernement soit démo- \
cratique, aristocratique ou monarchique, et chacune
de ces formes a, suivant les temps et les lieux, ses
avantages, il n'y a. dans tous les cas, qu'une cons-
titution légitime, c'est la constitution républicaine.
« Le gouvernement civil, dit Voltaire, résumant
très bien ici, contre son habitude, la pensée de
Rousseau, est la volonté de tous, exécutée par un
seul ou par plusieurs, en vertu de lois que tous ont
portées '. »
On a vu quelle autorité Rousseau confère au sou-
verain ; il se montre beaucoup plus parcimonieux
pour le gouvernement. Emile rapporte de son
grand voyage d'exploration à la recherche de la
meilleure des constitutions « l'avantage d'avoir
connu les gouvernements par tous leurs vices, et
les peuples par toutes leurs vertus 2. » Un peuple
fort et un gouvernement faible, tel parait être l'idéal
de l'auteur du Contrat social. Sous ce rapport, il a
été écouté, nous le savons ; mais nous n'ignorons
pas non plus combien peu les gouvernements se
1. Voltaire, Idées républicaines, XIII. — 2. Emile, i. V.
30 LA. VIE ET LES OEUVBES
sont fait faute de s'approprier par tous les moyens
les pouvoirs qui leur étaient refusés. Tout gouver-
nement tend à empiéter et à se mettre à la place
du souverain ; de là un luxe de précautions à
prendre contre lui. Et cependant il faut que chacun
reste dans son rôle ; que le souverain se borne à
faire des lois, que le gouvernement se contente de
gouverner, que les sujets ne refusent jamais l'obéis-
sance. Autrement la nation s'expose à tomber dans
le despotisme ou dans l'anarchie et à consommer la
dissolution du corps social. Les considérations que
Rousseau fait à ce sujet ne sont pas toutes à dédai-
gner, mais elles nous entraîneraient dans des détails
que ne comporte point une simple histoire.
Malgré le désir que nous avons de nous borner à
l'examen des principes généraux, nous devons, à
cause de son importance, faire une exception pour
le chapitre de la Religion civile '. Ce chapitre a été
très discuté et très critiqué. Rousseau déclare qu'il
ne faisait pas partie de son premier travail et ne fut
composé qu'à l'époque de l'impression de son livre 2.
On dirait qu'il voulut, en le publiant, enlever à la
liberté individuelle son dernier et suprême refuge,
la conscience. Il a prétendu, pour se justifier, que
le Contrat social a été calqué sur le gouvernement
de Genève 3 ; il en faut rabattre de cette affirmation.
1. Contratsocial,!. IV, cli. VIII. I bre 1761. — 3. Lettres de la
— 2. Lettre à Bey, 23 décem- | Montagne; lettre Yl.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
31
Quoique Genève fût alors soumise plus durement
qu'aucun autre pays aux exigences de la religion
d'Etat, Rousseau trouva moyen d'enchérir encore
sur ces rigueurs. Ainsi ce n'est pas à Genève qu'il
avait appris que Jésus, en établissant son empire
spirituel, avait fait une œuvre mauvaise, car « tout
ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien ; » ou bien
encore qu'un peuple de vrais chrétiens serait le
dernier des peuples. Il s'est défendu d'avoir émis
de telles doctrines, mais ses paroles n'en existent
pas moins, et n'ont jamais été retirées1.
11 est du reste comme tous les révolutionnaires;
il s'annonce au nom de la liberté, pour aboutir au
despotisme. Ainsi « les sujets, dit-il, ne doivent
compte au souverain de leurs opinions qu'autant
que ces opinions importent à la communauté; »
voilà qui est bien; mais comme, en définitive, c'est
le souverain, c'est-à-dire l'Etat, qui est juge de l'im-
portance que ces opinions peuvent avoir pour lui,
autant valait dire tout de suite que l'État est maître
des âmes comme des corps. Cependant Rousseau
prend la peine d'indiquer quelques règ-les, qui pour-
ront aider l'Etat et les citoyens à suivre leurs lignes
de conduite. Il sera permis, par exemple, dans ce
beau pays de France, d'insulter la religion, qui l'a
fait ce qu'il est , qui l'a civilisé , que professent
presque tous ses citoyens ; d'outrager le Christ et de
mettre son culte en compagnie des lamas thibétains
et des Japonais, au-dessous des fétiches qui. s'ils
sont faux, sont au moins patriotiques. On pourra
1. Comparer le Contrat so-
cial, 1. IV, ch. vin, avec les
Lettres de lu Montagne, lettre 1.
— Voir sur le raèinc sujet,
Lettre de Rousseau à Usleri,
13 juillet 1763.
32 LA VIE ET LES OEUVRES
soutenir en morale les monstruosités les plus révol-
tantes, nier la famille, la propriété, la justice, la
moralité. Cependant, comme « il importe à l'Etat
que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse
aimer ses devoirs, il y a une profession de foi pure-
ment civile, dont il appartient au souverain de fixer
les articles, non pas précisément comme dogmes de
religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans
lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet
fidèle. » La liberté de penser et de dogmatiser aura
donc ses limites, qu'il sera interdit de franchir.
Qu'elle atteigne ce point fixé par les bornes de
l'utilité générale et aussitôt l'Etat survenant à son
tour fera entendre son — tu n'iras pas plus loin. Il
formulera, lui aussi, sa profession de foi et sa reli-
gion; religion simple, peu chargée de dogmes, mais
nette et catégorique. « L'existence de la divinité
puissante, intelligente, bienfaisante et pourvoyante,
la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment
des méchants, la sainteté du contrat social et des
lois ; voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes
négatifs, je les borne, dit Rousseau, à un seul, Tin-
tolérance. » Intolérance civile ou simplement théo-
logique, peu importe, car elles sont inséparables.
« Quiconque ose dire : Hors de l'Église , point de
salut, doit être chassé de l'Etat, à moins que l'État
ne soit l'Église et que le prince ne soit le pontife. »
Si quelqu'un refuse de croire ces articles, l'État
peut le bannir, « non comme impie mais comme
insociable. — Que si, après avoir reconnu publique-
ment ces mêmes dogmes, il se conduit comme ne
les croyant pas; qu'il soit puni de mort; il a com-
mis le plus grand des crimes, il a menti devant
les lois. » Robespierre décrétait aussi au milieu
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 33
des échafauds l'existence de l'Etre suprême et l'im-
mortalité de l'âme.
Rousseau, toujours partisan des petits Etats1,
avait formé le projet de leur enseigner les moyens
de vivre et de se conserver à côté des grands, en
formant des confédérations. Le plan de l'ouvrage
était déjà tracé, les principales idées des seize cha-
pitres qui devaient le composer étaient indiquées. Il
confia cette ébauche au comte d'Entreigues, en l'au-
torisant à en faire tel usage qu'il jugerait conve-
nable.
En 1789, le comte crut que le moment était op-
portun pour le publier; mais un ami l'en détourna
énergiquement, à cause du fâcheux abus qu'on ne
manquerait pas d'en faire : on mépriserait ce qu'il
renfermait de salutaire; on prétendrait appliquer ce
qu'il contenait de funeste ou de dangereux; enfin il
détermina le comte à le détruire.
Mais ce ne fut pas sans déchirement. « Combien
je murmurai d'abord, ajoute d'Entreigues ; mais
que j'ai bien reçu depuis le prix de cette déférence!
Grand Dieu! Que n'auraient-ils pas fait de cet écrit!
Comme ils l'auraient souillé, ceux qui dédaignant
d'étudier les écrits de ce grand homme, ont déna-
turé et avili ses principes; ceux qui n'ont pas vu
que le Contrat social, ouvrage isolé et abstrait,
n'était applicable à aucun peuple de l'Univers;
ceux qui n'ont pas vu que ce même J.-J. Rous-
seau, forcé d'appliquer ces préceptes à un peuple
existant en corps de nation depuis des siècles, pliait
1. « L'État, avait déjà dit
précédemment Rousseau, de-
vrait se borner à une seule
ville tout au plus. » Manus-
crit de Genève, p. 59.
34 LA VIE ET LES ŒUVRES
aussitôt ses principes aux anciennes institutions de
ce peuple... Cet écrit, que la sagesse d'autrui m'a
préservé de publier, ne le sera jamais. J'ai trop bien
vu, et de trop près, le danger qui en résulterait
pour ma patrie1. » Et c'est un ami qui parle ainsi I
Qu'aurait dit de plus un ennemi?
VI
Les principes de Rousseau sont détestables, on
voit, en analysant son système, que, des trois choses
qui sont l'âme et la vie des sociétés et des nations ,
la justice ou le droit, comme principe, la liberté et
l'autorité, comme moyens essentiels , il n'en laisse
pas subsister une seule. Le droit, il le supprime par
son contrat; la liberté, il la détruit par sa théorie
de la volonté générale ; l'autorité , il l'annule par
ses règles sur le gouvernement. Il est complètement
hors nature et n'aboutirait dans la pratique qu'à un
tissu d'impossibilités. On sait ce que valent ces idées
d'unanimité, de résiliation perpétuelle du pacte so-
cial, d'absence de représentation dans un grand
Etat , et même dans un petit. Si Rousseau a cherché
parfois à sauver l'absurdité du système , ce n'est
qu'au prix de contradictions.
Cependant, il serait injuste de ne voir en Rous-
seau que ses erreurs de principes. Ce politicien, si
hardi dans la région des idées, devient presque
timide, quand il faut passer de la théorie à l'appli-
cation. « On a, de tout temps, beaucoup disputé,
1. Sur le sort d'un manuscrit | de 60 pages, 1790.
de trente-deux 'pages, etc. , in-S |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
35
dit-il, sur la meilleure forme de gouvernement,
sans considérer que chacune est la meilleure en
certains cas, et la pire en d'autres1. » Et il examine
avec beaucoup de sagacité , quoique avec une pointe
de subtilité et d'esprit systématique, les mérites
comparés de la démocratie, de l'aristocratie et de la
monarchie. Malgré sa prédilection pour la forme
républicaine , ou plutôt pour une aristocratie élec-
tive , il reconnaît que la monarchie est le gouverne-
ment qui convient le mieux aux grands Etats et aux
nations opulentes. Il déclare que le meilleur gouver-
nement est celui sous lequel, toutes choses égales
d'ailleurs, la population s'accroît davantage2. On
dirait qu'il redoutait l'usage qu'on pouvait faire de
ses principes et les révolutions dont il posait les pré-
misses. Il était de mœurs pacifiques, et son système
ne respirait que la guerre et le sang. Cette incohé-
rence entre les idées et les sentiments, entre les
excitations et les réserves, n'avait pas d'aboutissant
pratique. Ces forces contraires, dont plusieurs étaient
puissantes et terribles, s' entravant, se corrigeant,
s'annulant réciproquement, pouvaient-elles donc
laisser la machine sociale au repos? Ces aspirations
au progrès pouvaient-elles rester à l'état de simple
désir? Non, car si ces forces étaient opposées, elles
n'étaient pas égales. Entre ces principes de feu et
ces réserves timides, la partie était trop inégale. La
passion surtout , y ajoutant tout son poids , ne pou-
1. Contrat social, 1. III, ch. m.
Il a dit pius tard : « La science
du gouvernement n'est qu'une
science de combinaisons, d'ap-
plications et d'exceptions, se-
lon les temps, les lieux, les
circonstances. » Lettre au
M1* de Mirabeau, 26 juillet 1767.
— Voir aussi manuscrit de
Genève, p. 22. — 2. Contrat
social, 1. III, ch. i à x.
36 LA VIE ET LES ŒUVRES
vait tarder à incliner la balance du côté des réformes
les plus radicales. Allez donc conseiller la conserva-
tion, quand vous avez soufflé la révolution! Allez
dire à l'humanité, allez dire au peuple: Yoici tes
droits, mais je t'engage à n'en pas user; voici ta
force, mais je te conseille de la laisser dormir;
voici la tyrannie dont on te rend la victime, mais
tu feras bien de la respecter! Non, on ne lance
pas impunément des idées aussi ardentes sur la
foule , et il ne suffit pas, pour éteindre l'incendie
qu'on vient d'allumer, d'y verser soi-même quelques
gouttes d'eau. Dans un siècle inflammable comme
l'était celui de Rousseau, ses théories devaient
nécessairement faire leur chemin. On ne pouvait
sans doute songer à ce qu'il appelle l'égalité de
nature ; on ne pouvait supprimer d'un trait de
plume la société tout entière; se réduire, ne fût-ce
qu'un joui-, à la condition de sauvages, sauf à re-
demander à un accord chimérique et unanime le
rétablissement d'une société rudimen taire ; on ne
pouvait en France , par exemple , dans un Etat de
quinze ou vingt millions d'habitants adultes, réunir
sur la place publique ces quinze ou vingt millions
d'hommes et de femmes , pour voter les articles du
contrat social et les lois. Mais, ces impossibilités
mises de côté, ce serait mal connaître le public,
toujours amoureux des opinions extrêmes, que de
s'imaginer qu'il se laisserait arrêter par des correc-
tifs et des réserves qui auraient été la négation du
principe. Rousseau tout entier, révolutionnaire dans
ses principes, conservateur dans ses conseils, était
un Rousseau contradictoire et impossible; Rousseau
simplement révolutionnaire était souvent utopiste
et inapplicable, plus grand que nature, comme on
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 37
aurait dit alors. Il fallut donc l'arranger, le réduire
à la taille humaine: pour cela, on le rogna par tous
les côtés, par en haut et par en bas, et Ton eut une
espèce de Rousseau en raccourci, qui, ainsi rape-
tissé, produisit la Révolution et les hommes de la
Révolution.
Le Contrat social tranchait trop complètement
avec les idées reçues en politique pour ne pas exciter
l'attention. Il était de ces livres auxquels ne man-
quent ni la critique, ni l'éloge, ni même, comme
nous le verrons plus tard, les persécutions et les
triomphes. Dès le principe, les amis de Rousseau
furent effrayés de ses hardiesses. Plusieurs, surtout
à Genève, s'affligèrent de la manière dont il parlait
de la religion '. Roustan se décida, non sans hésita-
tion et sans regret, à combattre son chapitre de la
Religion civile \ Jean-Jacques ne s'en formalisa pas.
« Mon ami, lui dit-il, quand nous ne voyons pas
la vérité au même lieu, c'est nous accorder que de
nous combattre 3. » Et il engagea lui-même Rey
à se charger de l'ouvrage et à le publier dans les
conditions les plus avantageuses pour l'auteur, qui
n'était pas riche4. D'autres personnes moins bien-
veillantes accusèrent Jean-Jacques de plagiat. L'abbé
de Laurens prétendit qu'il avait pris son livre tout
entier dans Ulrici Huberti, De jure civitaiis. Don
Cajot montra, non sans raison, qu'il s'était large-
ment iuspiré de Locke "°.
Son plus terrible adversaire fut, comme d'habi-
1. Lettre de Moultou à Rous-
seau, 18 juin 1762. — 2. Offrande
aux autels et à la patrie. Bro-
chure in-8. — 3. Année litté-
raire, 176S, t. V. — 4. Lettre à
Rey, 26 décembre 1762. — o.
QuÉraRD, Les supercheries lit-
téraires dévoilées; article Rous-
seau.
38
LA VIE ET LES OEUVRES
tude, Voltaire. Non content de lui faire dans ses
lettres une guerre d'épigrammes l, Voltaire le pre-
nant publiquement à partie dans ses Idées républi-
caines, entreprit de le convaincre d'absurdité et de
le mettre en contradiction avec lui-même2.
Rousseau eut toutefois , pour se consoler, des té-
moignages d'estime qui lui furent précieux. Moul-
tou fut ravi d'admiration3. « 1 rie société, disait
le Prince Henri, frère du Grand Frédéric, qui se
gouvernerait suivant les principes de Rousseau,
serait la plus douce et la plus heureuse, un vrai
paradis1. » Mmc de Créqui, elle-même, s'unit à ces
éloges8.
Enfin, si nous voulons avoir l'opinion d'un homme
considérable, qui, plus tard, devint le ministre de
Louis XVI et presque son ami particulier, mais qui
ne fut jamais celui de Rousseau, Turgot, grand
partisan du Contrat social, y admirait surtout la
distinction établie entre le souverain et le gouver-
nement, vérité lumineuse, disait-il, qui fixe à jamais
les idées sur l'inaliénabilité et la souveraineté du
peuple dans quelque gouvernement que ce soit. Du
reste, Turgot, sous la réserve de certains paradoxes,
qu'il regardait comme des espèces de tours de force
et d'éloquence, non exempts de charlatanisme, pen-
sait que Rousseau, loin de s'être trop écarté des
idées communes, avait encore respecté trop de pré-
jugés. « Je crois, ajoutait-il, qu'il n'a pas marché
1. Lettres de Voltaire à Da-
milamUe, 25 juin, 31 juillet
1702, 6 janvier 1766, etc. — 2.
Idées républicaines, par un ci-
toyen de Genève. — 3. Lettres
de Moullou à Rousseau, 5, 16,
18, 19, 22 juin 1762. — 4. Lettre
du duc de Wirtemberg à Rous-
seau, 2 février 1765. — 5. Lettre
de MmC de Créqui à Rousseau,
juin 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 39
assez avant dans la route ; mais c'est en suivant sa
route que Ton arrivera au but, qui est de rappro-
cher les hommes de l'égalité, de la justice et du
bonheur1. »
Mais ce ne sont là que les petits côtés de la ques-
tion. Le Contrat social est un acte, plus encore
qu'une œuvre de littérature ou de philosophie. Son
importance est bien moins dans les éloges ou les
réfutations qu'il suscita que dans les événements
dont il fut la cause ou l'occasion. Aussi aurons-nous
souvent, dans la suite de cette histoire, à revenir
sur cet ouvrage, à propos du rôle politique de
Rousseau pendant sa vie, et surtout de son influence
après sa mort.
1. Lettre de Turgot à Hume, i'6 mars 17.37.
CHAPITRE XIX
1762
Sommaire : L'Emile. — I. Les antécédents de X Emile. — Rousseau se
propose de suivre la nature. L'a-t-il fait? Variété des sujets traités
dans l'Emile. — Difficultés d'une appréciation d'ensemble de Y Emile.
II. De l'éducation du premier Tige. — De l'allaitement maternel. —
Des soins physiques à donner à l'enfance. — Première éducation, com-
plètement sensitive, sans aucun mélange de moralité. — Effets déplo-
rables de cette méthode.
III. Nécessité de faire l'éducation de toutes les facultés. — Importance
et choix des influences extérieures. — Rôle de la nécessité. — Éduca-
tion artificielle et autoritaire à l'excès. — Application à l'idée de
propriété. — Pas de livres, pas d'explications. — Comment Emile
apprend à lire. — Ce qu'on n'apprend pas à Emile. — Rousseau par-
tisan déterminé de l'ignorance. — Il veut entraver même le jugement.
— Premières notions de dessin, de musique et de géométrie.
IV. Des leçons de l'utilité. — Toujours des artifices et des compères.
— Pratique des premières relations sociales. — Emile apprend un
métier. — Rousseau ne met pas d'autre, livre que Robinson entre les
mains d'Emile.
V. Le monde moral. — Les passions. • — Emploi de l'amitié, comme
dérivatif du dérèglement des sens. — Beaux préceptes sur la manière
de régler ses affections.' — De l'amour de soi. — De la vertu; de la
conscience ; Rousseau ne s'élève pas au-dessus du sensualisme. — De
la politique. Union de la morale et de la politique. — Étude de l'his-
toire. — Manière de combattre l'amour-propre. — Préparation aux affec-
tions et à la pratique du monde : Les bonnes œuvres. — Étude pratique
de la rhétorique. — Emile insulté.
VI. Des idées intellectuelles et religieuses. — Piousseau ne pouvait
choisir plus mal son temps pour y initier Emile. — Le jeune homme
élevé en dehors de toute église ou association religieuse en choisira-t-il
une à dix-huit ans?
Les antécédents de Y Emile remontent loin dans
la vie de Rousseau. Notre auteur de grandes théo-
ries pédagogiques a préludé à ses hautes fonctions
LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 41
par celles de précepteur des fils de M. de Mably.
ï)ès cette époque, il a. ébauché des mémoires sur
la manière d'élever les enfants, et il aurait sans
doute continué, s'il n'avait abandonné la partie,
après avoir volé le vin des maîtres. Plus tard, il a
été le conseiller attitré de Mme d'Epinay. Les parents,
disait-il alors, ne sont pas faits pour élever les en-
fants, ni les enfants pour être élevés. MmG d'Epinay
se révoltait à ces paroles; dans la suite, sans doute
après avoir lu Y Emile , elle se rangea à cet avis1.
Dans la Nouvelle Héloïse, on sait l'importance qu'il
donne à l'éducation et l'honneur qu'il entend faire
à Saint-Preux, en l'élevant au rang1 de précepteur
des enfants de Julie.
Ainsi cet homme, qui ne sut jamais se montrer
le père de ses propres enfaats, se donna toute sa
vie comme l'éducateur des enfants des autres. Son
livre le plus considérable , celui qui a été le prin-
cipal titre de sa réputation, est un livre sur l'éduca-
tion.
Quoique Y Emile ne soit pas , comme la Nouvelle
Héloïse, de nature à monter une imagination facile
à exalter, Rousseau dit néanmoins en avoir composé
le cinquième livre dans une continuelle extase2. Il
est certain au moins qu'il y apporta les plus grands
soins. Les nombreuses corrections du manuscrit
montrent assez avec quelle attention il revenait sur
sa pensée et sur son style, pour les amener à la
perfection qu'il était capable de leur donner 3.
1. Lettre de A/me d'Epinay à
Diderot, citée dans les Mé-
moires de M"" d'Epinay. Edition
Boiteau, t. II, ch. vu, note de
l'éditeur. — 2. Confessions, 1. X.
— 3. V. Cousin, Du Manuscrit
d'Emile conservé à la Chambre
des Représentants ; au Journal
des Savants, septembre et no-
vembre 18-58.
42 LA VIE ET LES ŒUVRES
Mais , nous dira-t-il encore, « pouvez-vous croire
que Y Emile soit un vrai traité d'éducation? C'est
un ouvrage assez philosophique sur ce principe
avancé par l'auteur dans d'autres écrits, que l'homme
est naturellement bon. Pour accorder ce principe
avec cette autre vérité, non moins certaine, que
les hommes sont méchants, il fallait, dans l'histoire
du cœur humain, montrer l'origine de tous les
vices. C'est ce que j'ai fait dans ce livre1. » Que
V Emile soit un traité d'éducation, personne n'en
doute , et le titre seul : Emile ou de l'Éducation
le dit assez ; mais de plus, il est en effet un livre
à thèse. Rousseau, en le composant, avait devant
lui une conclusion à laquelle , bon gré mal gré, il
voulait arriver, des idées préconçues auxquelles
il fallait plier les observations et les faits, et, par là,
cet ouvrage se rattache à son système général et à
ses autres écrits.
« Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple,
lit-on dans le Contrat social, doit se sentir en
état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine,
de transformer chaque individu... d'altérer la cons-
titution de l'homme2. » Par une conséquence qui
parait assez légitime, on doit croire que celui qui
ose entreprendre d'élever un homme pour la so-
ciété ne doit pas avoir un procédé différent. Ce-
pendant, par une bizarrerie qui ne doit étonner qu'à
moitié de la part de Jean-Jaccfues , ce qui était bon
dans un cas devient mauvais dans l'autre , et le
même auteur qui fonde la société sur l'altération de
la nature, la respecte au contraire jusqu'au scrupule,
1. Lettre à Philibert Cramer, ] social, 1. II, cb. vil.
13 octobre 1764. — 2. Contrat
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 43
quand il s'agit de former l'homme, élément néces-
saire et unique de la société. Il y aurait lieu de
rechercher les motifs de cette différence, si vérita-
blement elle était aussi profonde qu'elle en a l'air.
Mais, comme on sait, l'exécution chez Rousseau,
et chez d'autres aussi, n'est pas toujours la réalisa-
tion du programme annoncé. Il faut suivre de tout
point la nature ; — les enfants ne sont pas faits
pour être élevés ; — le rôle du précepteur doit être
purement négatif et expectant ; — le grand art de ^
l'éducation est surtout l'art de ne rien faire ; — voilà
de ces phrases à eflet, qui peuvent servir do fron-
tispice pour éblouir les curieux; mais pénétrez
clans le sanctuaire et vous verrez que les choses se
passeront tout autrement. Et de fait, si l'enfant ne
doit pas être élevé, à quoi bon un précepteur et un
gros livre de préceptes? Il n'y a pas besoin de
quatre volumes pour apprendre à ne rien faire. Si
l'on en croyait les premiers mots de Y Emile , l'en-
fant devrait s'élever tout seul, et le rôle du précep-
teur ne serait guère que celui d'une sorte de
matière isolante, destinée à prémunir l'élève contre
le contact des autres hommes et les atteintes de la
société. Rousseau commence par nous dire que l'é-
ducation doit être le fruit des occasions, des néces-
sités ; mais attendez ; ces occasions , ce sera au
précepteur à les faire naître; ces nécessités, il devra
s'arranger de façon qu'elles s'imposent; de sorte
que cette éducation, prétendue naturelle et spon-
tanée, ne sera qu'une suite d'artifices et de hasards
savamment préparés ; ce précepteur, qui ne devait \J
avoir qu'à regarder tranquillement agir la nature ,
sera sans cesse occupé à la diriger et à l'aider,
sinon à la contrarier. En somme , Rousseau s'an-
xj
44 LA VIE ET LES ŒUVRES
nonce d'une façon et agit d'une autre. Sous ce rap-
port, Y Emile tient donc à la fois du Discours sur
F Inégalité , qui prétend donner tout à la nature , et
du Contrat social, qui a pour but, au contraire, de
la remplacer et de l'annuler. Cela vient peut-être
de ce que Fauteur se trouvait en face d'un double
problème, dont il regardait les deux termes comme
incompatibles : former un homme -et un citoyen ' ;
un homme dont il prenait le type dans la nature ;
un citoyen, c'est-à-dire un être social, en quelque
sorte contre nature, un être qui est presque l'opposé
de l'homme. Cette double préoccupation de laisser
l'homme à lui-même et de diriger le citoyen se ma-
nifeste à chaque page de Y Emile ; mais, de cet an-
tagonisme, résulte un système faux et bâtard, qui
n'est ni la liberté ni l'autorité, mais une sorte d'au-
torité hypocrite, qui n'ose se montrer. On a beau-
coup parlé en politique des inconvénients du pouvoir
occulte ; Y Emile est fondé d'un bout à l'autre sur
le pouvoir occulte du précepteur. Ces considérations
générales trouveront leurs applications dans la suite
de l'ouvrage, et les exemples ne manqueront pas
pour les justifier et les confirmer.
XJEmile est encore plus difficile à analyser que
le Contrat social. On n'y rencontre ni la même
marche régulière, ni la même liaison entre les pro-
positions. Sans vouloir dire qu'il manque de mé-
thode, la méthode en est au moins différente et plus
cachée. En outre, à cette plus grande liberté d'al-
lures, se joint une plus grande variété de sujets.
L'éducation et l'instruction s'occupant de tout, ou à
1. « Il faut opter entre faire I on ne peut faire à la fois l'un
un homme et un citoyen ; car | et Tautre. » Emile, 1. I.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU- 43
peu près, il n'est, pour ainsi dire, rien dont on ne
puisse parler à propos d'éducation. Rousseau use
largement de la permission. Il serait long de citer
tous les sujets qu'il se plaît à greffer sur le tronc
principal, les digressions qui viennent interrompre
ou confirmer les préceptes. Naturellement, les théo-
ries sur la constitution de l'homme et de la société
y figurent avec honneur ; la philosophie, la reli-
gion, la morale y occupent aussi des places impor-
tantes ; la politique, l'économie politique ou domes-
tique, les lettres et les sciences, les arts et les
métiers manuels, l'hygiène et la santé, l'amour et
le mariage, la femme, ses qualités, ses défauts, ses
occupations, l'agriculture, le commerce, les finances,
le luxe et la toilette, le monde, les mœurs, les
voyages, les particularités même de la vie de l'au-
teur ; toutes ces choses et bien d'autres encore y ont
leur place marquée, comme dans une sorte d'ency-
clopédie. Elles y sont traitées par lui, non d'une
façon complète et didactique, mais de manière à
faire connaître sur chacune les opinions et les idées
qu'il regarde comme lui appartenant plus spéciale-
ment. Il est évident qu'il a voulu faire de ce livre
le résumé de ses doctrines ; il l'a travaillé long-
temps ; vingt fois il l'a abandonné, et vingt fois un
goût déterminé l'y a ramené. Aussi, est-ce celui qui
porte le plus l'empreinte de son génie ', et à ce titre,
il est particulièrement précieux à consulter.
Mais si YEmile se prête difficilement à l'analyse,
il se prête plus difficilement encore à un jugement
d'ensemble. Quand on considère le Discours sur F Iné-
galité ou le Contrat social, on est en général peu
1. DlSaULX, De mes rapports avccJ.-J. Rousseau.
46 LA VIE ET LES ŒUVRES
embarrassé, et l'on approuve ou l'on blâme, selon
qu'on est l'ami ou l'ennemi des idées de la Révolu-
tion. En face de Y Emile, il n'en est pas de même ;
il faudra faire distinctions sur distinctions ; et, quand
on en aura fait beaucoup, on se demandera encore
si on n'en a pas omis. Voyez la Profession de foi du
Vicaire savoyard, par exemple , que de beautés,
que de grandes vérités admirablement dites dans la
première partie! que d'erreurs, que de sophismes
dangereux dans la seconde ! Si encore le partage
était toujours aussi facile ; mais il arrive souvent
que le bien se mêle au mal, le vrai au faux dans
la même page et jusque dans la même phrase, de
manière qu'on ne sait comment les débrouiller.
Le plan de Y Emile est simple et naturel. Rous-
seau y prend l'enfant au moment de sa naissance et
le conduit progressivement jusqu'après son mariage.
Parcourons avec lui cette longue et intéressante
carrière.
II
Dans le principe , il avait eu l'intention de ne
s'occuper de l'enfant qu'à partir de l'époque où il
quitte les mains de sa nourrice. Piron l'exhorta à
faire remonter ses conseils jusqu'aux premiers ins-
tants de la naissance. Et comme Rousseau s'excu-
sait sur son incompétence ; prenez, lui dit Piron, le
Traité de V éducation corporelle des enfants en bas
âge, par le médecin Desessartz. Vous y trouverez
tout ce qui vous sera nécessaire pour compléter
votre plan1. On ne peut que louer Rousseau d'avoir
1. Préface de la seconde I sartz, 1799. La première ^édi-
édition du Traité de Deses- tion est de 1760.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 47
suivi ce conseil, de même qu'on doit également le
féliciter d'avoir continué à prendre soin de son
élève plus [longtemps qu'on ne le fait d'habitude.
L'éducation, en effet, commence avec la vie, pour
ne se terminer qu'à la mort. L'homme, arrivé à un
certain âge, cesse d'avoir un précepteur et des
maîtres ; mais il ne doit jamais cesser de travailler
au grand œuvre de son éducation et de son accrois-
sement dans le bien.
La première partie du livre, plus ou moins puisée
dans Desessartz, doit, ce semble, renfermer peu de
choses neuves; mais outre que Rousseau n'était pas
homme à copier servilement un auteur, ou retrouve
toujours chez lui quelque chose qui est bien à lui,
le charme de son style. Il est à remarquer que c'est
précisément à cette première partie qu'appartient
le précepte qu'on lui attribue comme une de ses
innovations les plus heureuses, l'allaitement maternel.
L'allaitement maternel, bien que peu connu de la
société mondaine du xvinc siècle, n'est pas une in-
vention de Rousseau. Sans remonter jusqu'à Plu-
tarque et aux saints Pères; sans remarquer que les
femmes du peuple, surtout à la campagne, n'ont
jamais cesser d'allaiter leurs enfants , l'auteur de
l'Emile avait sous les yeux deux autorités impor-
tantes, celle de Desessartz et celle deTronchin1. Il
n'en eut pas moins, sur ce point, un mérite incon-
testable ; il obtint, ce qui est rare, qu'on mit ses
préceptes en pratique. Nous avons conseillé tout
cela, disait un jour Buffon à ce sujet ; mais Rous-
seau seul le commande et se fait obéir2.
1. Lettre de Tronchin à 1 par SaYONS, t. I, ch. III. —
Rousseau, tirée de la Biblio- | 2. Note de l'éditeur Petitain,
thèque de Neufchâtel, citée I au livre I de V Emile.
48 LA VIE ET LES OEEYRES
A partir de l'Emile, en effet, la maternité devient
à la mode. Toutes les mères veulent nourrir, même
celles qui ne le peuvent pas ou qui n'en veulent pas
prendre les moyens; on en voit qui, pour accorder
leurs plaisirs avec leur devoir, emmènent leurs en-
fants avec elles en visite, au bal et jusqu'à l'Opéra.
Les enfants n'en étaient pas toujours mieux. Il est
certain que la mère est, en général, la meilleure
nourrice, mais cette règle a ses exceptions. 11 y a
des causes volontaires et des causes involontaires
qui peuvent rendre l'allaitement maternel perni-
cieux à la mère ou à l'enfant , et quelquefois à
tous deux. Ne parlons pas des causes involon-
taires; Rousseau en admettait à peine, ce qui prouve
simplement son esprit de système. Quant aux
autres, il n'avait qu'un mot à en dire, il fallait les
supprimer. Il a de belles pages à ce sujet. Car
il ne faut pas croire que les mères qui mènent de
front les plaisirs du monde et les fonctions de la
maternité, soient iidèles à ses conseils. Loin de là,
il fait de l'allaitement maternel un devoir sérieux et
le premier pas vers la régénération de l'esprit de
famille, plus encore qu'un moyen hygiénique, plus
même que la satisfaction d'un sentiment naturel.
« Que les mères, dit-il, daignent nourrir leurs en-
fants, les mœurs vont se réformer d'elles-mêmes,
les sentiments de la nature se réveiller dans tous
les cœurs; l'Etat va se repeupler; ce premier point,
ce point seul va tout réunir. L'attrait de la vie do-
mestique est le meilleur contrepoison des mauvaises
mœurs... Qu'une fois les femmes redeviennent
mères, bientôt les hommes redeviendront pères et
maris \ »
1. Emile, 1. I.
DE JKÀN-JACQUES R0USSEA1 . 49
Cette reconstitution de la famille par l'importance
donnée à l'enfant est, sans doute, le plus grand ser-
vice que Rousseau ait rendu à ses contemporains. Il
y insiste en toute occasion. Le Prince duc de Wur-
temberg l'ayant prié de le diriger dans l'éducation
de son enfant, Rousseau hésite d'abord : « Vous
êtes prince, lui écrit-il, rarement pourrez-vous être
père... Mm0 la Duchesse sera dans le même cas à
peu près '. » Mais il apprend que le Prince et sa
femme élèvent eux-mêmes leur enfant; qu'ils n'ont
pas même de gouvernante 2. 11 est vrai que la Prin-
cesse ne peut pas allaiter3; mais qu'importe? « Vous
m'avez tiré, Monsieur le Duc, s'écrie Rousseau,
d'une grande inquiétude, eu m'apprenant la résolu-
tion où vous êtes d'élever vous-même votre enfant...
Si vous persévérez, je ne suis plus en peine du
succès. Tout ira bien, par cela seul que vous y veil-
lerez vous-même 4. » Et à propos de la duchesse :
« Ce qui est rare, c'est une femme de son rang qui
aime à remplir ses devoirs de mère, et voilà ce
qu'il faut admirer J. » Et à une dame qui se plai-
gnait de l'ennui, du vide de l'âme, de la tristesse
habituelle qu'elle éprouvait au milieu du tourbillon
du monde. « Comment s'y prendre, nie direz-vous?
Que faire pour cultiver et développer le sens mo-
ral? Voilà, Madame, à quoi j'en voulais venir. Le
goût de la vertu ne se prend point par des préceptes ;
il est l'effet d'une vie simple et saine; on parvient
bientôt à aimer ce qu'on fait, quand on ne fait que
1. Lettre au prince de Wir-
temberg, 10 novembre 1763. —
2. Lettre du prince de Wirlem-
lerg à Rousseau, 1U novembre
1763. — 3. Id., 4 octobre 1763.
— 4. Lettre au prince de Wir-
temberg, 15 décembre 1763. —
d. Id., 21 janvier 1764.
4
50 LA VIE ET LES ŒUVRES
ce qui est bien. Mais, pour prendre cette habitude,
qu'on ne commence à goûter qu'après l'avoir prise,
il faut un motif. Je vous en offre un que votre état
me suggère : nourrissez votre enfant... Jeune femme,
voulez-vous travailler à vous rendre heureuse, com-
mencez d'abord par nourrir votre enfant. Ne
mettez pas votre fille dans un couvent; élevez-la
vous-même '. »
11 était impossible de mieux dire, et ces paroles
ont aujourd'hui, peut-être autant qu'au xviii0 siècle,
leur triste et continuelle application. L'enfant ne
compte plus dans la famille : affaires, visites, plai-
sirs, spectacles, tout cela fait que l'enfant gène et
qu'il faut s'en débarrasser. Est-on, surtout à Paris,
dans les affaires, dans le commerce, dans une con-
dition médiocre, on l'envoie loin de chez soi, à la
campagne; est-on dans l'opulence, on lui donne une
nourrice ou une bonne. Mais, pendant que le mé-
nage s'occupe de ses affaires, que Monsieur est au
cercle, que Madame est en soirée, comment l'enfant
est-il soigné par sa. nourrice ou par sa bonne ?
Comment surtout est-il élevé par elles? A quel usage
l'emploient-elles quelquefois? Quelle éducation lui
donnent-elles toujours? Mais on compte sur le collège
ou la pension pour réparer les vices d'une première
éducation, sans songer qu'on fait ainsi passer l'en-
fant, des mains mercenaires d'une bonne aux mains
mercenaires d'un maître ou d'une maîtresse, et que
la pension ou le collège ne font souvent que con-
sommer le mal.
Est-ce que nous aurions besoin d'un nouveau
Rousseau pour travailler à la restauration de la fa-
1. Lettre à Mm* B., 17 janvier 1770.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 51
mille? Dieu nous en préserve ! Ses leçons sont belles
parfois ; mais sa bouche n'est pas faite pour les
prononcer. Sa conduite fait tort à ses paroles. Lui-
même a prévu l'objection et y a répondu avec une
franchise dont il faut lui savoir gré. « Mais moi qui
parle de famille, d'enfants... Madame, plaignez
ceux qu'un sort de fer prive d'un pareil bonheur;
plaignez-les, s'ils ne sont que malheureux; plai-
gnez-les beaucoup plus, s'ils sont coupables. Pour
moi, jamais on ne me verra falsifier les saintes
lois de la nature et du devoir pour exténuer mes
fautes. J'aime mieux les expier que les excu-
ser '. »
On a reproché à Rousseau (il est vrai que c'est un
médecin) d'avoir, sur l'allaitement maternel, donné
trop de place aux considérations morales, au pré-
judice des moyens hygiéniques et physiques2; nous
croyons, au contraire, qu'eu s'élevant pour considé-
rer la question à une plus grande hauteur, il l'a ob-
servée de son vrai point de vue. Mais où le médecin
reprend ses avantages, c'est à propos des soins phy-
siques à donner à l'enfance. Rousseau, qui n'était
pas médecin et qui n'avait jamais eu d'enfants à soi-
gner, ne pouvait, à ce sujet, que suivre ses auteurs.
Il a dit d'après eux, et mieux qu'eux, si l'on veut,
d'excellentes choses. Il a bien mérité de l'enfance
en s'élevant contre l'usage du maillot; ses prescrip-
tions contre une éducation molle et trop délicate et
en faveur des exercices du corps sont, en général,
et sauf des exagérations qui vont parfois jusqu'à
1. Lettre à Mm» B., 17 janvier
1770. — 2. Moreau, de la
Sarthe, Quelques Réflexions phi-
losophiques et médicales sur
l'Emile ; décade philosophique,
20 prairial an VIII.
">*2 LA VIF ET LES ŒUVRES
l'extravagance, très propres à fortifier les tempéra-
ments; mais son inexpérience ne pouvait manquer
de se trahir à chaque pas. Son aplomb, qui n'est
que l'aplomb de l'ignorance, ne connaît ni les diffi-
cultés, ni les exceptions. 11 ne veut qu'un élève sain
et robuste : c'est facile à dire ; mais que deviendront
les autres? A l'en croire, ils sont si peu nombreux,
qu'il n'y a pas lieu de s'en inquiéter. Il a d'ailleurs
une confiance absolue dans sa méthode pour main-
tenir la santé. Aussi, quel suprême dédain n'a-t-il
pas pour les médecins ! « Faute de savoir se guérir,
que l'enfant sache être malade.. Cet art supplée à
l'autre et souvent réussit beaucoup mieux : c'est
l'art de la nature1. » Du reste, aucun détail ne l'ef-
fraie, et il connaît la cuisine et l'hygiène aussi bien
que la morale. Il traite du choix d'une bonne nour-
rice, de l'âge et des qualités de son lait; il parle de
son genre de nourriture, qui doit être végétal, parce
que, dit-il, le lait est une substance végétale, ce qui
est faux, et que le lait des femelles herbivores est
plus doux et plus salutaire que celui des carnivores,
ce qui n'est nullement vrai d'une façon absolue.
Puis vient l'excellente pratique des bains. Vous
pouvez d'abord baigner vos enfants dans l'eau
tiède, « mais à mesure qu'ils se renforcent, diminuer
par degrés la tiédeur de Feau, jusqu'à ce qu'enfin
vous les laviez, été et hiver, à l'eau froide, et
même glacée... Cet usage, une fois établi, ne doit
plus être interrompu, et il importe de le garder
toute sa vie2. » — « Yous désirez, écrit-il à une
mère, baigner votre enfant de très bonne heure
dans l'eau froide. C'est très bien fait. Madame.
t. Emile, 1. I. — 2.M.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 53
Mon avis est que, pour ne rien risquer, on commence
dès le jour de sa naissance1. »
Plus tard il parlera des vêtements. Ils doivent
être amples, commodes, légers et les mêmes en
toute saison. Point de coiffure. Habituez vos en-
fants à passer brusquement du chaud au froid, à
boire de l'eau fraîche, à se coucher sur la terre hu-
mide, même quand ils sont en sueur2. L'instinct de
la nature, plus fort que l'esprit de système, a géné-
ralement garanti les parents contre ces conseils in-
sensés. Il y en a cependant qui les ont suivis ; on
doit penser que les enfants ont été plus d'une fois
les victimes de leur imprudence.
Rousseau donne une importance très grande aux
soins physiques, non seulement pour le petit enfant,
niais pour l'enfant déjà grand et même pour le jeune
homme. Il a remarqué que ce qui apparaît d'abord
dans l'homme, ce sont les sens ; il voit là une indi-
cation de la nature et en conclut que pendant long-
temps il n'y a à s'occuper que des sens. « Exercez
son corps, dit-il, ses organes, ses sens, ses forces;
mais tenez son âme oisive aussi longtemps qu'il se
pourra3. » Mais « exercer les sens n'est pas seule-
ment en faire usage ; c'est apprendre à bien juger
par eux ; c'est apprendre pour ainsi dire à sentir ;
car nous ne savons ni toucher ni voir, ni entendre
que comme nous avons appris \ » De là toute une
éducation longuement expliquée de chacun des sens
l'un après l'autre5. Voulez-vous juger de ce que
sera à douze ans l'enfant élevé suivant cette mé-
thode « mêlez-le avec d'autres et laissez-le faire ;
1. Lettre à Mme Roguin , l — 3. Id. — 4. Id, — 5. Id.
31 mars 1764. — 2. Emile, 1. IL |
54 LA VIE ET LES ŒUVRES
vous verrez bientôt lequel est le plus vraiment
formé ; lequel approche le mieux de la perfection de
leur âge. Parmi les enfants de la ville, nul n'est
plus adroit que lui, mais il est plus fort qu'aucun
autre; parmi de jeunes paysans, il les égale en force
et les passe en adresse... Donnez-lui l'habit et le
nom qu'il vous plaira; peu importe, il primera par-
tout ; il deviendra partout le chef des autres ; ils
sentiront toujours sa supériorité sur eux ; sans vou-
loir commander il sera le maître ; sans croire obéir,
ils obéiront1. »
Surtout n'exigez de lui ni obéissance , ni devoir,
ni moralité ; « les mots obéir et commander sont
proscrits de son dictionnaire ; encore plus les mots
devoir et obligation. » De peur qu'Emile n'attache
d'abord à ces expressions de fausses idées , on a
mieux aimé ne rien lui en dire. On a fait en sorte
que « toutes ses pensées s'arrêtent aux sensations;
que de toutes parts il n'aperçoive autour de lui
que le monde physique2. » Ne lui demandez ni
pourquoi il fait une chose, ni s'il fait bien de la
faire ; on n'a point raisonné avec lui ; on ne lui a
parlé ni de bien ni de mal ; « connaître le bien et le
mal, sentir la raison des devoirs de l'homme, n'est
pas en effet l'affaire d'un enfant. » Ne cherchez pas
non plus à le tirer de son égoïsme, à lui inspirer
des égards ou seulement des sentiments de justice
envers ses parents ou ses camarades. .Nos pre-
miers devoirs étant envers nous-mêmes, les senti-
ments de l'enfant se sont concentrés en lui seul,
tous ses mouvements se sont rapportés à sa conser-
1. Emile, 1. II. — 2. Id.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
55
vation et à son bien-être. La justice, celle du moins
dont on lui a dit quelques mots, n'est pas l'expres-
sion de ce qu'il doit aux autres, mais de ce qui lui
est dû. On a pu lui parler de ses droits, mais non
de ses devoirs, pensant bien qu'il entendrait mieux
les premiers que les seconds1. En un mot, comme
l'auteur l'avait déjà dit ailleurs, « le seul moyen de
rendre les enfants dociles à la raison, n'est pas de
raisonner avec eux, mais de les bien convaincre que
la raison est au-dessus de leur âge 2. »
La première éducation doit donc être purement
négative. Elle consiste, non pas à enseigner la vé-
rité, mais à « garantir le cœur du vice, et l'esprit
de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien
laisser faire ; si vous pouviez amener votre élève,
sain et robuste, à l'âge de douze ans, sans qu'il sût
distinguer sa main droite de sa main gauche, dès
ses premières leçons, les yeux de son entendement
s'ouvriraient à la raison. Sans préjugés, sans ha-
bitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier
l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos
mains le plus sage des hommes, et en commençant
par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'édu-
cation3. »
Ce système purement négatif, qui n'est que
l'absence d'éducation, peut paraître singulier dans
un traité d'éducation ; il faut convenir qu'il était
v
1. Emile, 1. II. — 2. Nouvelle
Héloise, 1. V, lettre 3. Cette
lettre, qui est très longue,
peut être regardée comme un
résumé anticipé de VÉmile.
Cela ne paraîtra pas étonnant
si l'on songe que les deux ou-
vrages ont été composés si-
multanément. Ainsi l'on peut
remarquer que, dans la maison
de Wolmar, « personne ne
commande ni n'obéit; que
toute contrainte est épargnée
à l'enfance. ». — 3. Emile, 1. II.
56 LA VIE ET LES ŒUVRES
imposé à Rousseau par son principe fondamental
de la bonté originelle de l'homme. Mais aussi pour-
quoi s'aviser, quand on a un tel principe , de faire
un livre d'éducation? Toute éducation, en effet,
quelle qu'elle soit, est fondée sur cette idée, que
l'enfant est un mélange de Lien et de mal ; qu'il a
les germes des vertus ; qu'il a également ceux des
vices; qu'il est possible, par une "culture convena-
ble, de développer les premiers, de combattre et de
corriger les autres. L'enfant n'a-t-il rien que de
bon ; laissez-le se développer librement, gardez-
vous d'y toucher ; vous aurez alors une sorte d'évo-
lution spontanée, dont le gamin, poussant on ne
sait comment sur le pavé de Paris est le modèle
plus ou moins accompli. L'enfant n'a-t-il, au con-
traire, rien que de mauvais; vous n'avez également
qu'à l'abandonner à lui-même ; vous ne changerez
point sa nature. Dans un cas comme dans l'autre, il
n'y a pas matière à éducation.
En attendant toutefois qu'il soit devenu sage, s'il
le devient jamais, que sera cet être fort, robuste,
adroit, égoïste, sans moralité, sans souci du bien ni
du mal? Rousseau, dans le portrait beaucoup trop
flatté qu'il en fait, conviendrait volontiers qu'il sera
un franc polisson et un assez mauvais sujet ; disons
plutôt qu'il sera une bête féroce, un petit tyran
dans sa famille, le fléau des sociétés où il se trou-
vera. Gardez-vous de réunir ensemble bien des en-
fants de cette espèce ; mieux vaudrait une troupe
de loups dévorants. Mais heureusement pour lui et
pour les autres, Emile est seul. Son isolement au
moins l'empêchera de nuire.
Rousseau semble croire à la raison, aimer la jus-
tice, avoir confiance dans la moralité. On dirait
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. o7
même que c'est par suite d'un respect exagéré pour
ces grandes choses et par crainte de les compro-
mettre dans une intelligence et dans un cœur
novices, qu'il en remet l'enseignement à un temps
plus opportun. Croirait-il donc qu'elles soient bonnes
seulement pour les parents et que l'enfant puisse
s'en affranchir sans inconvénient? — Au moins, dit-
il, il sera sans vices et sans erreurs. — En est-il
bien sur? Croit-il que cet être, s'il a la force du
lion ou du tigre, n'en aura pas aussi les appétits ?
Les passions n'ont pas besoin, pour se révéler, qu'on
leur apprenne d'où elles viennent et comment elles
s'appellent. Rousseau en reconnaît une chez son
élève, l'amour exclusif de soi ou l'égoïsme ; soyons
sûrs que, sur ce tronc, il en poussera bien d'autres,
et que cette triste germination donnera naissance
à bien des idées fausses et à bien des actes dé-
pravés. Il craint de diriger la raison et le cœur, de
peur de leur donner une mauvaise direction ; il est
bien plus à craindre que, faute de direction, autre
que celle des passions, ces facultés ne s'égarent et
ne se perdent. Quant à soutenir que la raison et la
moralité n'existent pas avant douze ans, il faut
n'avoir jamais vu un enfant pour le croire. Consi-
dérez l'enfant au berceau, et dites s'il n'a pas ses
préférences et ses antipathies, s'il n'est pas accessible
à l'affection et à la reconnaissance. Cn peu plus tard,
observez-le dans ses rapports de famille et dans ses
jeux, et dites s'il ne voit pas quand il fait bien et
quand il fait mal, s'il n'est pas froissé par l'injus-
tice, et s'il ne se condamne pas lui-même au besoin,
quand il s'est rendu coupable d'une action qu'il
regarde comme mauvaise et injuste. Rousseau, d'ail-
leurs, le proclame au moins une fois, et dans
58 LA VIE ET LES ŒUVRES
YEmile même. « Je n'oublierai jamais, dit-il, d'avoir
vu un de ces incommodes pleureurs frappé par sa
nourrice. Il se tut sur-le-champ ; je le crus inti-
midé ; je me trompais; le malheureux suffoquait
de colère ; il avait perdu la respiration ; je le vis
devenir violet. Un moment après vinrent les cris
aigus ; tous les signes du ressentiment, de la fu-
reur, du désespoir étaient dans ses' accents. Je crai-
gnis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand
j'aurais douté que le sentiment du juste et de l'in-
juste fût inné dans le cœur de l'homme, cet exemple
seul m'aurait convaincu1. » Oui, dès son pre-
mier jour, pour ainsi dire, au moral aussi bien
qu'au physique, l'enfant est complet dans sa peti-
tesse et dans sa faiblesse. Il naît raisonnable, comme
il nait avec tous ses membres, et sa raison se déve-
loppe comme ses membres grandissent. Rousseau
voudrait que les enfants ne fissent rien de leur àme
jusqu'à ce qu'elle eût toutes ses facultés2. Précisé-
ment elle les a, et il ne s'agit que de cultiver ce qui
existe.
Il n'y a donc pas lieu de suivre une méthode
pour les sens et une autre pour la raison ; de se
hâter dans un cas, d'attendre dans l'autre. Rousseau
n'attend pas que les sens aient acquis leur plein
développement pour les soumettre à un régime
sévère et à des exercices choisis. « Les enfants,
dit-il, ont des sens, il faut qu'ils apprennent à en
faire usage \ » De même, les enfants, qui ont une
intelligence, de la mémoire, un cœur, une volonté,
doivent apprendre à en faire usage. Il est d'une
hardiesse excessive quand il s'agit des sens « On
1. Emile, 1. I. - 2. I<L, 1. II. —3. Id., 1. I.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 1)9
craint qu'un enfant ne se noie en apprenant à na-
ger; qu'il se noie en apprenant ou pour n'avoir p;is
appris, ce sera toujours votre faute1. » S'agit-il,
au contraire, de la raison et de la morale, il n'ose
se mouvoir, de peur de faire un faux pas : par
crainte de l'erreur, il préconise l'ignorance ; par
crainte du vice, il se garde de la vertu ; par crainte
de la civilisation, il se défie de l'éducation, ou plutôt
il n'admet comme naturelle qu'une éducation, celle
des sens ; la moralité et la volonté ne sont sans
doute pas naturelles à ses yeux2,
Et il veut faire un homme ! Mais il ne fera qu'un
animal ! Quand il aura bien exercé les sens, leur
éducation sera faite ; ils seront devenus puissants et
délicats ; mais à quel point en seront les autres
facultés? Que Rousseau dise, tant qu'il voudra, que
sa méthode disposera l'enfant à suivre, quand le
temps en sera venu, les leçons de la raison; c'est là
le contraire de la vérité. Ce n'est pas en négligeant
la raison qu'on lui donnera de la puissance. On rap-
porte que des parents qui ont élevé leurs fils d'après
le système de Rousseau en ont fait des idiots ; leur
raison, faute de culture, est demeurée à l'état rudi-
mentaire. Nous ne garantissons pas ces anecdotes ;
néanmoins elles paraissent vraisemblables.
Il y aurait exagération à prétendre qu'il est permis
de négliger l'éducation des sens ; ils ont leur rôle
important dans l'économie humaine, et à ce titre ils
ont droit à être soignés et cultivés. Mais on peut
être sûr que, même sans aide, ils sauront se faire
leur place et la conserver] Les sens sont essentielle-
ment envahissants; un des" objets de l'éducation est
1. Emile, 1. II. — 2. Jd.
60 LA VIE ET LES ŒUVRES
précisément de les contenir dans leurs limites légi-
times. Faire l'éducation d'un enfant, c'est, au moins
en partie, le tirer de la domination des sens ; c'est
développer chez lui les germes d'intelligence, de
raison, de conscience, de sentiments affectueux et
nobles que Dieu y a déposés le jour de sa naissance ;
c'est, en un mot, remettre chaque chose à sa place.
On peut dire tout cela à Rousseau, parce qu'il est
capable de le comprendre, et que lui-même l'a
affirmé plus d'une fois.
Ce serait bien vainement d'ailleurs que le maître
prétendrait soustraire l'enfant à toute action exté-
rieure. Cette difficulté ne pouvait échapper à Rous-
seau. « Si votre élève n'apprend rien de vous, se
dit-il à lui-même, il apprendra des autres ; si vous
ne prévenez l'erreur par la vérité, il apprendra des
mensonges. Les préjugés que vous craignez de
lui donner, il les recevra de tout ce qui l'envi-
ronne ; ils entreront par tous ses sens. » On ne
pouvait mieux poser l'objection. « 11 me semble,
ajoute-t-il, que je pourrais aisément répondre à
cela; mais pourquoi toujours des réponses1? » Et
il poursuit tranquillement sa route. Dans un autre
passage cependant, il semble se préoccuper davan-
tage de ce cas embarrassant. Il reconnaît que l'en-
fant ne peut vivre absolument écarté de tous les
humains, comme dans le globe de la lune ou dans
une île déserte, et il s'en désole2. Regrets inutiles.
Il ferait mieux de s'appliquer à choisir et à régler
ces influences extérieures. Malheureusement, ces im-
pressions, dues au hasard, seront rarement salu-
taires, et il arrivera que le temps perdu pour la
1. Emile, 1. IL— 2. Id.
DE; JEAN-JACQUES ROUSSEAU. () I
vertu ne le sera pas pour le vice. « Tenez son âme
oisive », c'est facile à dire, mais l'âme n'est guère
oisive; si elle ne fait pas le bien, elle fait le mal ;
et puis l'oisiveté de l'Ame serait-elle autre chose que
l'idiotisme? Vicieux ou idiot, voilà ce que sera
l'élève de Rousseau.
III
Cependant, pour remplacer la raison et la mora-
lité, il faut quelque chose. Jean-Jacques a imaginé
la nécessité, pauvre motif, s'il en fut, et bien peu
digne d'un esprit élevé et libéral. Il est vrai qu'à
l'en croire, « la dépendance des choses, qui est de
la nature, ne nuit point à la liberté et n'engendre
point de vices ; tandis que la dépendance des
hommes, qui est de la société... est désordonnée et
engendre tous les vices1. » Nous avouons ne pas
comprendre cette distinction. Il est parfaitement
conforme à la nature, croyons-nous, d'obéir à ses
parents, et nous ne voyons pas en quoi l'enfant qui
se heurte à un obstacle insurmontable est plus libre
que celui qui se soumet volontairement et affectueu-
sement à sa mère. Mais ne parlons pas de soumis-
sion. « Ne lui commandez jamais rien, dit Rous-
seau, quoi que ce soit au monde ; absolument rien.
Ne lui laissez pas même imaginer que vous préten-
diez avoir quelque autorité sur lui. Qu'il sache
seulement qu'il est faible et que vous êtes fort ; que
par son état et le votre, il est nécessairement à
votrë~ïnerci. Qu'il le sache, qu'il l'apprenne, qu'il
le sente ; qu'il sente de bonne heure sur sa tète al-
1. Emile, 1. II. — Nouvelle Héloïse, 1. V, lettre 3.
0*2 LA VIE ET LES OEUVRES
tière le dur joug- que la nature impose à l 'hom. me,
!<■ pesant joug de In nécessité, sons lequel il faut
que tout être fini plie '. »
Qu'il vaudrait bien mieux qu'il sût que vous êtes
père ; que Dieu ou (pour parler le langage de
Rousseau) la nature vous a revêtu d'une autorité
respectable, vous a doué d'une tendresse profonde,
vous a donné la sagesse, a fait de vous sa provi-
dence et son soutien. Assurément les leçons de la
nécessité et de l'expérience ont leur prix ; mais
elles ne manquent à personne, pas plus à l'homme
fait qu'à l'enfant. Père sage et prudent, vous ne
priverez point votre fils de ce précieux appoint ;
vous n'entreprendrez pas de lui frayer dans la vie
un chemin de roses et d'en enlever jusqu'aux plus
petites pierres. Il est bon qu'il s'aguerrisse et ap-
prenne à se tirer des épreuves et des difficultés de
la vie. Mais vous ne lui refuserez pas non plus le
secours de votre direction prévoyante, ferme et af-
fectueuse. Qu'il compte avec la nécessité, parce qu'il
le faut; mais aussi qu'il écoute les leçons de ses
parents et de ses maîtres, parce que sa raison, son
cœur et, au besoin, une autre espèce de nécessité
l'y obligent. Mais, nous dira Rousseau, l'enfant n'a-
t-il donc pas assez de sa faiblesse, qui l'enchaîne de
tant de manières, sans ajouter à cet assujettissement
celui de nos caprices2? Eh! pourquoi des caprices?
L'autorité s'exerce-t-elle nécessairement par voie de
caprices? Vraiment Rousseau se montre ici bien
compatissant. Il ne l'est pas autant quand il soumet
la tête altière de l'enfant au dur joug de la nature.
Si encore il ne laissait à ce joug que ce qu'il est
1. Emile, 1. II. — 2. Id.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 03
impossible de lui enlever; mais comme si ce n'était
pas assez de la nécessité vraie, il y ajoute une né-
cessité factice. « Il ne faut point se mêler, dit-il,
d'élever un enfant, quand on ne sait pas le conduire
où l'on veut par les seules lois du possible et de
l'impossible. La sphère de l'un et de l'autre lui étant
également inconnue, on l'étend. on la resserre au-
tour de lui comme on veut. On l' enchaîne, on le
pousse, on le retient avec le seul lien de la nécessité,
sans qu'il en murmure '. »
Voilà le maître, en dépit de ce que Rousseau en
a pu dire, rentré en possession de l'autorité; seule-
ment il y rentre par une bien mauvaise porte. Qu'il
prescrive, qu'il défende, il ne sera pas embarrassé
pour se faire obéir ; il peut faire tout ce qu'il veut
au moyen de cette arme de la nécessité, que Rous-
seau met entre ses mains ; arme sûre, qui frappe
sans qu'on sache d'où part le coup ; arme déloyale
aussi, qui abuse de la simplicité de l'enfant, mais
qui ne l'abusera pas toujours. Que l'enfant s'aper-
çoive qu'on le trompe, et ce moment ne peut tarder
à arriver, et tout est perdu sans retour. Au lieu
d'une autorité respectable, il ne verra plus devant
lui qu'un vilain système de ruses et de finesses.
qu'il méprisera et qu'il mettra toute son application
à déjouer. Rousseau vante, et avec raison, les le-
çons de l'exemple ; il en fait même quelque part la
règle fondamentale de l'éducation -. Il ne voit donc
pas que le premier exemple qu'il donne à son élève,
c'est l'exemple du mensonge.
En toute circonstance, il se montre l'adversaire
de l'autorité. Cette haine de toute supériorité, qui
1. Emile, 1. IL — 2. Lettre à l'abbé M., 2 février 1770.
61
LA VIE ET LES ŒUVRES
n'est pas toujours franche, comme on vient de le
voir, est une conséquence de son système. Du mo-
ment que l'homme est naturellement bon et que la
société le déprave, et ce sont les premiers mots de
l'Emile l, l'individu sortant bon des mains de la na-
ture, doit, autant que possible, rester isolé, et se
garder avec ses semblables de rapports qui ne ser-
viraient qu'à le pervertir. Il est -dur de supprimer
les rapports entre le père et le fils, entre le maître
et l'élève (il est vrai que Rousseau ne fait que les
déguiser). Serait-il même téméraire de supposer
que, s'il a déchargé le père des soins de l'éducation
d'Emile, c'est pour sauver en partie l'odieux d'une
altération par trop flagrante des rapports les plus
naturels? Quoi qu'il en soit, il est curieux de voir
la façon dont il pose, en face l'un de l'autre, le
maître et l'élève, pourvus l'un et l'autre de leur li-
berté, en usant chacun de leur côté, sans se rien
devoir ni se rien commander. Mais la partie n'est
pas égale ; les forces ne sont pas les mêmes, et l'é-
lève cédera nécessairement à la force2. Rousseau
appelle cela l'éducation et trouve que c'est le
triomphe du système ; nous croyons, nous, que c'en
est la ruine. Là où il n'y a que des forces, sans re-
lations morales de devoir et d'affection, il n'y aura
que chocs durs et violents. Jean-Jacques a prétendu
travailler au bonheur de l'enfant, surtout à son
bonheur présent, que, pour rien au monde, il ne
consentirait à sacrifier aux chances d'un avenir tou-
jours incertain ; par le fait, il n'a travaillé qu'à son
malheur présent et futur.
1. « Tout est bien, sortant,
des mains de l'auteur des
choses, tout dégénère entre les
mains de l'homme. » Emile
1. I, ligne 1». — 2. Id., 1. II.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 65
Et ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'à cette
absence apparente de rapports, à cette indépendance,
tantôt prétendue et tantôt réelle, se joignent le
commerce le plus constant et l'assujettissement le
plus absolu. Il n'est pas trop pour l'élève d'avoir
un maître pour lui seul, sans cesse occupé de lui,
ne pensant qu'à lui, n'agissant que pour lui, combi-
nant, nuit et jour, ses moyens et ses effets, apostant
au besoin ses compères, leur distribuant leurs rôles;
de sorte que cette éducation annoncée comme natu-
relle, négative et libérale, est en réalité très artifi-
cielle, très affirmative et très autoritaire. « Conve-
nons, dit Julie, qu'avec toute la peine que j'aurais
pu prendre, il fallait être aussi bien secondée, pour
espérer de réussir, et que le succès de mes soins
dépendait d'un concours de circonstances qui ne
s'est peut-être jamais trouvé qu'ici1. »
Comme exemple de cette méthode artificielle, on
peut citer la manière dont Rousseau enseigne ce
que c'est que la propriété. L'idée de propriété est,
d'après Rousseau, la première qu'il faut donner à
l'enfant. Cependant, suivant une méthode pour le
moins contestable, il prend la question par son côté
le plus difficile et le plus obscur et commence par
remonter à l'origine de la propriété. L'enfant aime
les travaux champêtres ; il voit l'œuvre du jardi-
nier ; il a le désir de l'imiter ; il s'empare d'un coin
du jardin. Pourquoi pas? IN'est-il pas vrai que « les
fruits sont à tous, et la terre à personne2. » Il y
sème des fèves ; il les voit lever avec transport ; le
maître partage sa joie, travaille avec lui ; tout est
1. Nouvelle Héloïse, 1. V, ] ^Inégalité, 2* partie.
lettre 3. — 2. Discours sur
66 LA VIE ET LES OEUVRES
au mieux. Mais un jour, ô douleur ! les fèves sont
arrachées, la terre bouleversée. Qui lui a ainsi ravi
son bien? C'est le jardinier. Et pour comble d'in-
fortune, quand on va le trouver pour se plaindre,
c'est ce dernier qui se plaint le plus haut. — Ce
terrain est à moi, s'écrie-t-il, je l'avais cultivé ; j'y
avais semé des melons, et vous les avez détruits
pour mettre à la place vos misérables fèves. — De
là, avec le jardinier, un dialogue conveuu et ar-
rangé à l'avance, sur le droit du premier occupant
par le travail. Cette conversation n'est pas bien
long-ne ; mais Rousseau a soin de prévenir qu'il n'en
donne qu'un extrait, et que la notion qu'il renferme
en deux pages, pourra bien être, dans la pratique,
l'affaire de deux années1. Remarque peu encoura-
geante pour les gens pressés. Mais il ne faut pas
perdre de vue que « la règle la plus grande, la plus
importante et la plus utile de toute éducation, ce
n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre 2. »
Avec la propriété, « nous voilà, dit Jean-Jacques,
dans le monde moral ; voilà la porte ouverte au
vice ; avec les conventions et les devoirs , naissent
la tromperie et le mensonge3. » Toujours, comme
on le voit, cette timidité inexplicable chez un
homme aussi audacieux d'ailleurs ; toujours ce
désir de fermer la porte à la vérité et à la vertu ,
de peur que l'erreur et le vice n'entrent par la
même occasion ; toujours ces réminiscences du Dis-
cours sur l'Inégalité, qui sont la mutilation de la plus
noble moitié de l'homme. 11 faut pourtant se rési-
gner à tenir compte du progrès. L'enfant grandit ;
il a une idée ; mais une idée ne vient jamais seule.
1. Emile, 1. II. — 2. Id. — 3. Id.
T»E JEAN-JACQUES ROUSSEA1 . (u
Que va-t-on lui enseigner, et comment va-t-on le lui
enseigner? Surtout, pas un seul livre ; pas de leçons
écrites; ne faites rien apprentb^-par couir. L'enfant,
d'ailleurs, sait-il lire? Dans tous les cas, on ne le
lui a pas appris. Pas de leçons verbales non plus,
mais seulement celles des faits, de l'expérience et
de la nécessité1. Les leçons de choses, aujourd'hui à
la mode, étaient entendues d'une manière bien plus
complète par l'auteur de Y Emile que par nos insti-
tuteurs communaux, puisqu'il n'admet ni livres ni
explications, et se contente de placer l'enfant en
face de l'objet ou du l'ait dont il doit tirer son profit.
Libre à Rousseau de s'imaginer qu'il prépare ainsi
des progrès rapides à son élève.
C'est d'après cette méthode que l'enfant appren-
dra à lire. Gardez-vous de vous en occuper ; il est
convenu que vous n'avez rien à lui enseigner, et
que lui-même ne doit savoir que ce qu'il juge à
propos d'apprendre. 11 s'agit doue de lui inspirer le
désir de savoir lire. Rien de plus simple : mettez
en jeu son intérêt. Il reçoit des billets d'invitation
pour un dîner, pour une promenade, pour une partie
sur l'eau ; il faut que quelqu'un les lui lise. Faites
en sorte que ce quelqu'un ne se trouve pas à point
nommé ou manque de complaisance ce jour-là, et
voilà notre Emile forcé de les lire lui-même. M y
sera pris dans le commencement, il manquera quel-
ques parties ; mais il y aura bien du malheur, si
l'envie de manger de la crème ou d'aller en bateau
ne le détermine pas promptement à apprendre,
sans le secours de personne ou à peu près. « Par-
lerai-je à présent de l'écriture, continue Rous-
1. Emile, 1. II.
68 LA VIE ET LES OEUVRES
seau? Non : j'ai honte de m'amuser à ces niaise-
ries dans un traité d'éducation '. » Né pourrions-
nous pas, nous aussi, avoir honte d'insister sur
l'inanité d'une pareille méthode? Que d'hommes ont
un intérêt grave à savoir lire et écrire, et ne le
sauront jamais faute de l'avoir appris dans leur jeu-
nesse! Croit-on que des enfants seront plus éner-
giques, plus persévérants, mieux éclairés sur leurs
intérêts ?
Avant de savoir ce que nous apprendrons à Emile,
il est pour le moins aussi important de savoir ce
que nous ne lui apprendrons pas. Nous ne lui avons
pas appris à lire et à écrire : mais on nous assure
qu'il aura appris sans nous. Il ne faut pas compter
qu'il apprendra de même les autres choses, dont il
ne sentira pas autant le besoin. Ainsi il n'apprendra
pas les langues : nous ne les lui enseignerons pas
davantage ; car on doit les compter, au moins à cet
âge, au nombre des inutilités de l'éducation2. En-
core moins lui ferons-nous étudier l'histoire ; elle
n'est pas à sa portée3. Du reste et d'une façon gé-
nérale, il n'y a pas d'étude qui convienne aux en-
fants, par la raison qu'ils ne peuvent apprendre que
des mots : or, il n'y a pas de science de mots.
L'horreur de Jean-Jacques pour les mots ne connaît
point de bornes. C'est donc, d'après lui. peiné plus
que perdue d'enseigner une langue à un enfant, s'il
n'en pénètre les origines, le génie, les caractères
distinctifs. — l'histoire, s'il ne saisit les rapports qui
lient entre eux les événements, leurs causes morales
ou autres, leurs effets. En un mot, point d'enseigne-
1. Emile, 1. II ; — Nouvelle I 1. II. —3. Id.
Hcloïse, 1. V, lettre 3.-2. Emile, \
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 69
ment élémentaire ; point de connaissance des
langues . sans les principes généraux de la gram-
maire et du langage ; point d'histoire, sans la philo-
sophie de l'histoire ; et ainsi du reste.
«"L'intelligence humaine a ses bornes,... il y a
donc un choix dans les choses qu'on doit enseigner...
Des connaissances qui sont à notre portée , les unes
sont fausses, les autres sont inutiles, les autres
servent à nourrir l'orgueil de celui qui les a. Le pe-
tit nombre de celles qui contribuent réellement à
notre bien-être est seul digne des recherches d'un
homme sage, et par conséquent d'un enfant qu'on
veut rendre tel. Il ne s'agit point de savoir ce qui
est, mais seulement ce qui est utile.
« De ce petit nombre, il faut ôter encore ici les
vérités qui demandent, pour être comprises, un en-
tendement déjà tout formé ; celles qui supposent la
connaissance des rapports de l'homme, qu'un enfant
ne peut acquérir ; celles qui , bien que vraies en
elles-mêmes, disposent une àme inexpérimentée à
penser faux sur d'autres sujets.
« Vous voilà réduits à un bien petit cercle , rela-
tivement à l'existence des choses ; mais que ce cercle
forme encore une sphère immense pour la mesure
de l'esprit d'un enfant! Ténèbres de l'entendement
humain, quelle main téméraire osa soulever votre
voile ? Que d'abimes je vois creuser par vos vaines
sciences autour de ce jeune infortuné! 0 toi qui
vas le conduire dans ces périlleux sentiers , et tirer
devant ses yeux le rideau sacré de la nature ,
tremble. Assure-toi premièrement de sa tête et de
la tienne. Crains qu'elles ne tournent à l'un ou à
l'autre, et peut-être à tous les deux. Crains l'attrait
spécieux du mensonge et les vapeurs enivrantes
70 LA VIE ET LES OEUVRES
de l'orgueil. Souviens-toi, souviens-toi sans cesse
que l'ignorance n'a jamais fait de mal, que l'er-
reur seule est funeste , et qu'on ne s'égare point
parce qu'on ne sait pas, mais parce qu'on croit
savoir ' . »
Ces paroles servent en quelque sorte d'introduc-
tion aux études que va faire Emile. Et, comme con-
clusion , Rousseau , après avoir parcouru le cercle
scientifique qu'il veut lui faire embrasser, revient
sur les mêmes idées. Ce qu'il voudrait par-dessus
tout, ce serait d'empêcher Emile d'user de son ju-
gement. « Puisque toutes nos erreurs nous viennent
de nos jugements , il est clair que , si nous n'avions
jamais besoin de juger, nous n'aurions nul besoin
d'apprendre ; nous ne serions jamais dans le cas de
nous tromper ; nous serions plus heureux de notre
ignorance que nous ne pouvons l'être de notre sa-
voir... Il est de la dernière- évidence que les com-
pagnies savantes de l'Europe ne sont que des
écoles publiques de mensonges, et très sûrement,
il y a plus d'erreurs dans l'Académie des sciences
que daus tout un peuple de Hurons.
« Puisque plus les hommes savent, plus ils se
trompent, le seul moyen d'éviter l'erreur est
l'ignorance. Ne jugez point, vous ne vous abu-
serez jamais ; c'est la leçon de la nature, aussi bien
que de la raison... Que m'importe? est le mot
le plus familier à l'ignorant et le plus convenable
au sage 2. »
A voir ces recommandations et ces frayeurs, on
pourrait croire qu'il est question de secrets ter-
ribles. Tranquillisons-nous; il s'agit simplement de
1. Emile, 1. III. - 2. Id.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
71
notions très élémentaires en géométrie, en géogra-
phie, en physique, en histoire naturelle, et de con-
naissances plus complètes en technologie , toutes
sciences de sensations, mais de sensations plus par-
faites et, en quelque sorte, plus savantes que celles
qui avaient frappé Emile jusqu'alors. Quant à savoir
d'où il vient, où il va, pourquoi il est dans le
inonde et ce qu'il doit y faire, il n'a point à s'en
occuper ; il est trop tôt. Il est arrivé à douze ans
sans avoir l'idée des relations sociales, sans savoir
ce que c'est que conscience et devoir. Cet état est
bon ; il faut s'appliquer à le prolonger le plus pos-
sible.
IV
Cependant on a laissé l'enfant s'essayer, sans
maître, à barbouiller des dessins d'après nature, à
rendre, et même à composer une musique très
simple ; on l'a excité à acquérir quelques notions de
géométrie, mais sans raisonnement et au moyen de
ses simples observations personnelles \ ; le temps est
venu pour l'élève d'aller plus loin et de se préparer
peu à peu à la connaissance des premières relations
sociales. Les sens ont servi de guides jusque-là, on
n'ira point en chercher d'autres ; l'expérience et les
faits ont été les seuls maîtres, ils continueront à
l'être ; la nécessité a été l'unique loi, elle sera en-
core la loi, mais elle ne sera plus l'unique ; on y
joindra Y utilité. Quelle utilité? L'utilité personnelle,
1. Ainsi, par une anomalie
incroyable, Rousseau, qui
n'admet pas le simple récit
des faits en histoire, recom-
mande la géométrie sans rai-
sonnement.
72 LA ME ET LES ŒUVRES
et même l'utilité présente et sensible ; Emile n'en
saurait concevoir d'autre. Et voilà un enfant qui, à
douze ans, par un progrès que Rousseau ne peut
considérer sans trembler, découvre enfin ce que
c'est que son utilité personnelle et apprend l'art
d'être égoïste. A quoi était-il donc réduit aupara-
vant, sinon à une sorte d'instinct bestial? Et à qua-
torze ans, n'aimant personne, n'obéissant à personne,
ne songeant pas s'il a un père, une mère, des ca-
marades, se confinant dans son utilité égoïste, « il
se considère sans égard aux autres, et trouve bon
que les autres ne pensent point à lui. 11 n'exige
rien de personne et ne croit rien devoir à per-
sonne. Il est seul dans la société humaine ; il ne
compte que sur lui seul1. » Quand nous disions
que Rousseau ne sait former qu'un animal ou un
sauvage !
Cette notion de l'utile donne une grande prise de
plus pour gouverner l'élève. Cet instrument sera
d'autant plus puissant que, suivant un artifice fami-
lier à Rousseau, le maître mettant à profit l'inexpé-
rience de l'enfant et sa propre expérience, s'arran-
gera de façon à disposer de l'utile à son gré 2. A
quoi cela est-il bon ? Voilà désormais le mot sacré,
voilà la règle qui dirigera dans le choix des
études.
Afin de rester iidèle à la loi qui prescrit de ne
rien imposer à l'élève, il faudra, la curiosité aidant,
lui faire goûter l'utilité de chaque science qu'on
désirera qu'il cultive. S'agit-il de la géométrie, par
exemple, on fera en sorte qu'il ait besoin de trouver
un carré égal à un rectangle donné, le jour où l'on
1. Emile, liv. III. — 2. ld.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 73
voudra lui faire chercher une moyenne proportion-
nelle entre deux lignes '. Ces artifices ne seront pas
toujours faciles ; mais l'embarras sera encore plus
grand, quand il sera question d'étudier l'astronomie
ou la géographie, sans globes, sans cartes, sans ins-
truments; la géographie sur le terrain; l'astronomie
sur une montagne, par une belle nuit d'été, ou au
moment du lever et du coucher du soleil. Ce sera
le cas de faire appel à la curiosité ; mais on
ne renoncera pas pour cela au motif de l'utilité.
A quoi cela sert-il de savoir s'orienter, par
exemple, demandera un jour Emile à son pré-
cepteur? et il faudra lui donner la réponse par
expérience, le seul moyen de démonstration qui
soit à son usage. Le lendemain, on fait une pro-
menade dans la forêt de Montmorency ; on s'é-
gare ; Emile est las ; il a faim , il pleure ; comment
faire? On a sa montre, on se rend compte de
la situation du soleil ; on sait que Montmorency
est au sud de la forêt; on s'oriente, on se re-
trouve ; on reconnaît (rue l'astronomie est bonne à
quelque chose.
Jean-Jacques aime à multiplier ces exemples. Ainsi
la leçon de physique se prendra à la foire, avec le
concours d'un bateleur complaisant, qui donnera
d'excellents conseils à Emile. Mais ces artifices, tout
ingénieux qu'ils soient, ne nous séduisent point. Ils
n'abuseront pas longtemps Emile, et, d'ailleurs,
combien faudrait-il de siècles en allant de ce train,
avec cette méthode à bâtons rompus et cette condi-
tion de se réduire à la science attrayante, pour faire
une éducation complète? Rousseau l'a peut-être
1. Emile, 1. III.
74 LA VIE ET LES OEUVRES
compris; car désormais il ne veut plus qu'on perde
de temps et trouve au contraire qu'on ne saurait
trop se hâter1.
Sans renier ce qu'il a dit ailleurs, il veut bien
constater que la société est nécessaire, par cela seul
qu'elle existe. La terre étant ce que les hommes
l'ont faite, celui qui prétendrait se regarder comme
isolé, serait nécessairement misérable et n'aurait pas
même les moyens de vivre. Pour initier Emile aux
relations sociales, sans quitter le domaine des sens,
on s'adressera avec fruit aux arts mécaniques. En
voyant que le maçon ne bâtit pas pour lui seul, que
l'habitant de la ville est obligé de demander sa
subsistance à l'agriculteur, Emile commencera à
comprendre la dépendance des hommes entre eux;
le commerce lui fera encore mieux sentir les règles
et les conventions qui président aux échanges ; mais
il aura d'autres motifs de fréquenter les ateliers,
c'est Futilité qu'il en pourra retirer. Il n'entrera pas
dans la boutique d'un artisan sans s'informer de
tout, sans se rendre compte de tout, et même sans
mettre la main à l'œuvre ; et comme il n'y a point
de meilleur précepte que l'exemple, le précepteur
tiendra à se mettre au travail avec lui .
Bien plus, Emile devra posséder à fond un métier.
s'y rendre habile, l'exercer souvent, non pas en ama-
teur, pendant quelques heures, mais en ouvrier, sous
un patron le payant à la journée. Cette idée que tout
homme doit apprendre un métier est une de celles
sur lesquelles Rousseau revient le plus souvent. Il y
consacre de longues pages ; il prouve sa thèse : il
répond aux objections 2. S'il se bornait à préconiser
1. Emile, 1. III. — 2. Id., I M™8 Guymet, 17«x>. etc.
1. III, et passitu. — Lettre à |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
75
le travail, on ne pourrait qu'applaudir à ses efforts.
S'il se contentait de dire : « Travailler est un de-
voir indispensable à l'homme social. Riche ou
pauvre , puissant ou faible , tout citoyen oisif est
un fripon; » on pourrait encore, malgré leur du-
reté, souscrire à ces paroles. Mais ce qu'il veut, ce
n'est pas un travail quelconque, c'est « un métier,
un art purement mécanique. . » Pourquoi donc
exige-t-il qu'on se rende utile à la société de telle
façon plutôt que de telle autre? On en peut indiquer
plusieurs motifs. En premier lieu, ses idées égali-
taires ont influé sur sa pensée. Il était content de
passer le niveau populaire sur la tète des princes et
des marquis : l'outil du manœuvre lui a paru propre
à remplir cet office. L'importance qu'il donnait aux
sensations, aux exercices corporels, à l'habileté de la
main ont contribué aussi à le déterminer. Enfin, il a
encore obéi à d'autres considérations. Celle qui touche
aux vicissitudes de la fortune ressemble presque à
une prophétie et montre avec quelle netteté on pré-
voyait déjà, non seulement la Révolution, mais jus-
qu'à ses conséquences extrêmes *, « Vous vous fiez
à l'ordre actuel de la société , sans songer que
cet ordre est sujet à des révolutions inévitables,
et qu'il vous est impossible de prévoir ou de pré-
venir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand
devient petit, le riche devient pauvre, le monarque
devient sujet ; les coups du sort sont-ils si rares
1. Elle l'était du reste
par bien d'autres que par
Rousseau. Voir F. Rocquain ,
L'Esprit révolutionnaire avant
la Révolution. 1 vol. in-8, p. 240
et suivantes. Tout le monde
connaît les étranges prédic-
tions de Cazotte. On peut ci-
ter aussi les révélations en-
core plus étranges du livre
qui a pour titre : Rêve s'il en
fut jamais, etc.
76 LA ME ET LES ŒUVRES
que vous puissiez compter d'en être exempt? Nous
approchons de l'état de crise et du siècle des ré-
volutions ; qui peut vous répondre de ce que vous
deviendrez alors1? » Et comme conclusion, Emile
apprend l'état de menuisier.
La faveur que Rousseau accorde à la sensation,
à l'exclusion des autres facultés, l'a encore guidé
dans le choix du seul livre qu'il consente à mettre
entre les mains d'Emile : ce livre, c'est Robinson2.
Ne veut-il pas en effet faire de son Emile une sorte
de Rohinson. Et Robinson, seul dans son lie, obligé
de se suffire à lui-même, d'observer, d'expérimen-
ter, de borner sa vie et sa science à ce qui est utile,
ayant à compter à chaque instant avec la nécessité,
n'est-il pas un excellent modèle à proposer à Emile?
V
Emile arrive à quinze ans; il sort de l'enfance au
temps prescrit par la nature ; mais ce moment de
crise exerce sur le reste de la vie une longue in-
fluence. « Comme le mugissement de la mer pré-
cède de loin la tempête, cette orageuse révolution
s'annonce par le murmure des passions naissantes...
Ulysse, ô sage Ulysse, prends garde à toi; les-
outres que tu fermais avec tant de soin sont ou-
vertes ; les vents sont déjà déchaînés. Ne quitte
plus un moment le gouvernail ou tout est perdu...
Jusqu'ici nos soins n'ont été que des jeux d'en-
fant ; ils ne prennent qu'à présent une véritable
importance 3. » Les passions , les relations so-
I. Emile, 1. III. - 2. Ici. — 3. Ici., 1. XV.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 77
ciales, Tordre moral, les idées intellectuelles, la
religion, telles sont, en attendant le mariage et la
politique, les problèmes qui vont se presser, mais
que, malgré ce qu'en dit Rousseau, Emile est bien
peu préparé à résoudre.
Rousseau semble ici appliquer exclusivement le
mot de passions à l'attrait qui porte un sexe vers
l'autre. Ce sens est trop restreint. L'efiervescence
de la jeunesse est toujours précédée d'autres pas-
sions qui n'ont pas d'âge , comme la colère , la va-
nité, l'orgueil, la jalousie, ou même de passions
plus spéciales à l'enfance, comme la paresse ou la
gourmandise. Jean-Jacques n'en parle pas ou en
parle à peine, sans doute parce qu'elles n'entraient
pas dans son plan ; elles l'auraient fait sortir du
monde des sens, le seul qu'il regardât comme ac-
cessible à l'enfant, pour l'introduire dans le monde
moral. Comme il n'en arien dit à Emile, il suppose
peut-être qu'elles sont restées muettes: mais la
passion, quelle qu'elle soit, n'attend la permission
de personne pour se manifester.
Ces réserves faites, nous n'en admirerons que
plus à notre aise les vues excellentes et élevées que
Jean-Jacques a répandues sur cette matière. Il a
senti l'importance du problème qui se posait devant
lui et s'est appliqué courageusement à le résoudre.
Non content de voir, il a cherché à prévoir; il a
étudié la passion, telle qu'il l'entend, dans ses pre-
miers symptômes et dans ses premiers mouvements.
Sachant qu'il n'est ni possible, ni conforme à la na-
ture de l'empêcher de naître, il a voulu du moins
en retarder l'éclosiou, afin de lui préparer une nais-
sance plus heureuse \ Cette pensée n'est pas neuve;
1. Emile, 1. IV.
78 LA VIE ET LES ŒUVRES
elle n'en est pas moins une des plus justes et. des
plus salutaires du livre. La méthode expectante et
négative de l'auteur le servait bien d'ailleurs dans
cette circonstance, et c'était le cas de l'employer.
Tant qu'une passion, quelque directiou qu'on lui
donne , quelque tempérament qu'on lui applique ,
n'a aucun moyen de s'exercer légitimement et utile-
ment, il est évident qu'elle est prématurée. Or, il
est à remarquer que, par une infirmité originelle
de notre espèce , l'éveil des sens ayant lieu bien
avant le temps où ils peuvent avoir un usage con-
forme aux vues de la nature, il est par conséquent
à propos de le retarder le plus possible.
Nous ne savons si, comme l'assure Rousseau, les
instructions de la nature sont tardives et lentes ;
mais on peut affirmer avec lui que nos mœurs cor-
rompues et notre civilisation, comme il dit, pro-
duisent à cet égard une précocité désastreuse. Il a,
à ce sujet, de belles considérations. Ses portraits
du jeune homme adonné au libertinage et de celui
qui a été élevé dans la simplicité et l'innocence mé-
ritent d'être conservés. « J'ai toujours vu, dit-il,
que les jeunes gens corrompus de bonne heure et
livrés aux femmes et à la débauche, étaient inhu-
mains et cruels... Au contraire, un jeune homme
élevé dans une heureuse simplicité est porté par
les premiers mouvements de la nature vers les pas-
sions tendres et affectueuses... Oui, je le maintiens,
et je ne crains point d'être démenti par l'expérience,
un enfant qui n'est pas mal né et qui a conservé
jusqu'à vingt ans son innocence est, à cet âge, le
plus généreux, le meilleur, le plus aimant et le
plus aimable des hommes1. »
1. Emile, 1. IV.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 79
Afin de maintenir le jeune homme dans cette
simplicité si désirable, Rousseau a imaginé de tem-
pérer les passions déréglées par des passions géné-
reuses et bien ordonnées; car il ne conserve pas
toujours au mot de passion le sens restreint qu'il
lui donne habituellement. Le premier dérivatif qu'il
propose est l'amitié. L'amitié, dit-il, se développe
avant l'amour; le sage précepteur n'a qu'à favoriser
cette disposition pour prolonger l'innocence du jeune
homme. Nous ne contredirons point Rousseau à cet
égard ; nous nous étonnerons toutefois qu'il ait mis
quinze ou seize ans à s'apercevoir que son élève est
capable de sentiments affectueux. Du moment donc
que vous aurez gagné le cœur de votre élève, voyez-
vous, dit-il, quel nouvel empire vous allez acquérir
sur lui? Du reste, les autres passions vous donneront
également des prises sur son cœur. « Tant qu'il
n'aimait rien, il ne dépendait que de lui-même et
de ses besoins ; sitôt qu'il aime , il dépend de ses
attachements1. »
De l'amitié à une bienveillance plus générale, il
n'y a qu'un pas. Dirigez la sensibilité du jeune
homme vers les nobles sentiments; tournez son
caractère vers la bienfaisance, la bonté, l'humanité;
cela vaudra mieux que de le lancer dans les plaisirs
du monde, dont il ne peut encore apprécier la
vanité et les dangers. Choisissez avec soin ses so-
ciétés, son entourage, ses occupations, ses plaisirs.
Défiez-vous des livres, des gouvernantes, des la-
quais. Que les spectacles que vous lui ménagerez
le modèrent et le retiennent plutôt que de l'exciter.
Mettez un frein à son imagination; appliquez-vous
1. Emile, 1. IV.
(SO LA VIF ET LES OEUVRES
à régler ses affections selon l'ordre de la nature.
Apprenez-lui à « aimer tous les hommes, même
ceux qui le déprisent... C'est par ces routes, et
d'autres semblables, bien contraires à celles qui
sont frayées, qu'il convient de pénétrer dans le
cœur du jeune adolescent, pour y exciter les pre-
miers mouvements de la nature , le développer et
l'étendre sur ses semblables. A quoi j'ajoute qu'il
importe de mêler à ces mouvements le moins d'inté-
rêt personnel qu'il est possible. Surtout point de
vanité, point d'émulation, point de gloire, point de
ces sentiments qui nous portent à nous comparer
aux autres; car ces comparaisons ne se font jamais
sans quelque sentiment de haine contre ceux qui nous
disputent la préférence , ne fût-ce que dans notre
propre estime *. »
Pourquoi faut-il que nous interrompions ces belles
réflexions par la note discordante de la critique?
Ces conseils sont fort bons; le malheur est qu'ils ne
s'appuient sur rien. Remarquons qu'Emile ne sait
pas encore ce que c'est qu'une action bonne ou
mauvaise. Il ne faut assurément pas blâmer les pa-
rents qui cultivent chez leurs enfants une heureuse
disposition aux sentiments affectueux, et encore
veillent-ils à ce que, dès l'origine, cette tendance à
aimer soit éclairée par la loi du devoir et des con-
venances. Ces sentiments, ces idées se développent
avec l'âge, et le pli d'une habitude saine, contractée
avant l'éveil des passions, se maintient pour ainsi
dire naturellement après. Mais un être parvenu à
l'âge de raison , un adolescent de quinze ou seize
ans, va-t-il se contenter de cette vague sentimen-
1. Emile, 1. IV.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 81
talité? Ces impressions, encore neuves, seront-elles
de force à résister à l'effort de la passion? Le sen-
timent est, de sa nature, variable et capricieux; ne
le sera-t-il pas doublement quand la passion lui
aura enlevé sa loi et sa règle?
Attendez, Rousseau a aussi sa règle de généro-
sité, d'amour du prochain, de bienfaisance; cette
régie, c'est l'amour de soi. « La source de nos
passions , l'origine et le principe de toutes les
autres, la seule qui naît avec l'homme et ne le
quitte jamais tant qu'il vit, est l'amour de soi :
passion primitive, innée, antérieure à toute autre,
et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que
des modifications... L'amour de soi-même est tou-
jours bon, toujours conforme à l'ordre... Il faut
que nous nous aimions pour nous conserver ; il
faut que nous nous aimions plus que toute chose ;
et, par une suite immédiate du même sentiment,
nous aimions ce qui nous conserve... C'est la fai-
blesse de l'homme qui le rend sociable ; ce sont
nos misères communes qui portent nos cœurs à
l'humanité... Quand la force d'une âme expansive
m'identifie avec mon semblable et que je me
sens, pour ainsi dire, vivre en lui, c'est pour ne
pas souffrir que je ne veux pas qu'il souffre; je
m'intéresse à lui pour l'amour de moi, et la rai-
son du précepte est dans la nature elle-même,
qui m'inspire le désir de mon bien-être, en quelque
lieu que je me sente exister. D'où je conclus qu'il
n'est pas vrai que les préceptes de la loi natu-
relle soient fondés sur la raison seule ; ils ont
une base plus solide et plus sûre. L'amour des
hommes, dérivé de l'amour de soi, est le prin-
82 LA VIE ET LES ŒUVRES
cipe de la justice humaine f. » Ces paroles mon-
trent à nu le système de Rousseau ; système
égoïste, qui, à moins d'admettre l'identité des con-
traires, ne fera jamais de héros. Si je ne me
crois obligé à n'aimer mon semblable et à lui
faire du bien qu'autant que cela m'est avantageux,
je ne l'aimerai, je ne lui ferai du bien que quand
j'y verrai mon intérêt. Il n'y -a pas là grande
vertu, et cela restreint singulièrement le champ
du sacrifice.
Pendant quelque temps, le précepteur se borne à
cultiver chez son élève les sentiments affectueux, la
pitié, la bienveillance, l'humanité, à l'état d'instinct
inconscient et de simple émotion : mais ces mouve-
ments tendent naturellement à s'élever et à devenir
des vertus.
Nous entrons enfin, dit Rousseau, dans ..Hoj&lrjL.
moral. Enfin ! dirons-nous à notre tour. Il en est
temps ; il y a plus de quinze ans que nous atten-
dons. Emile est prêt à entendre les premiers ac-
cents de la conscience, ils s'élèvent du fond de son
coeur ; à connaître les premières notions du bien et
du mal, elle naissent de ses sentiments d'amour et
de haine. Tel est le point culminant de la théorie
de Rousseau. Qu'elle soit sensualiste, nous n'avons
pas le droit d'en être surpris ; ne citions-nous
pas il y a un instant ces paroles : « l'amour des
hommes, dérivé de l'amour de soi, est le principe
de la justice humaine. » Le sensualisme n'est-il pas
d'ailleurs l'erreur du xvmc siècle ? 11 est vrai que
Rousseau s'est donné constamment comme supérieur
1. Emile, 1. IV. —Voir aussi: I
élire à l'abbé de X., i mars |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 83
à son siècle. ?\ous parlions de vertus; mais il est à
craindre qu'Emile, dès qu'il aura été initié aux lois
de la morale, ne commence par les violer, à l'insti-
gation de l'amour-propre et de l'orgueil. Du mo-
ment qu'on n'est plus seul, il est nécessaire que cha-
cun se fasse sa place ; celle qu'on désirera sera toujours
la première. C'est au maître à combattre cette fâ-
cheuse disposition, en montrant à son élève ce que
sont les hommes et ce qu'il doit attendre d'eux.
Ceci amène Rousseau à la politique, qu'il prend
ici, comme on voit, dans un sens très large, et qu'il
ne veut pas traiter séparément de la morale ; autre-
ment, dit-il, on n'entendrait jamais rien à aucune
des deux1; parole parfaitement juste, mais qui n'est
guère à l'usage des politiques de profession. 11 n'a-
vait point du reste à parler longuement de politique
dans Y Emile ; le Discours sur l'Inégalité et le Con-
trat social y avaient largement pourvu. Il lui suffi-
sait, à son point de vue, d'affirmer l'importance
qu'il attachait à ce qu'Emile connût bien les contra-
dictions sociales : d'un côté, l'égalité réelle et vou-
lue par la nature ; et, en face, l'égalité mensongère
et chimérique de l'état civil, qui n'aboutit qu'au
privilège, à la violence et à l'iniquité. Qu'il sache
que l'homme , naturellement bon , car il le jugera
d'après lui-même, devient, aussitôt qu'il se réunit
avec d'autres hommes, mauvais, rempli de préjugés
et de vices. Qu'il en conclue que la société le dé-
prave et le pervertit.
Ces connaissances ne sont pas sans danger. Il est
à craindre qu'en rendant Emile observateur, on ne
le rende médisant et satirique ; qu'en l'accoutumant
1. Emile, 1. IV.
84 LA VIE ET LES ŒUVRES
au spectacle du vice , on ne le déshabitue de la
pitié; qu'enfin la perversité générale lui serve moins
de leçons que d'excuse.
Cependant cette science de la perversité humaine,
il est nécessaire qu'il l'acquière. L'idéal serait «qu'il
pensât bien de ceux qui Aivent avec lui, et qu'on
lui apprit à si bien connaître le monde, qu'il pen-
sât mal de tout ce qui s'y fait..', qu'il fût porté à
estimer chaque individu, mais qu'il méprisât la
multitude. »
« Pour lever à la fois ces deux obstacles et pour
mettre le cœur humain à sa portée, sans risquer
de gâter le sien, je voudrais, dit Rousseau, lui
montrer les hommes au loin ; les lui montrer dans
d'autres temps ou dans d'autres lieux, et de sorte
qu'il put voir la scène , sans jamais y pouvoir agir.
Voilà le moment de l'histoire1. »
On doit bien penser qu'Emile n'apprendra pas
l'histoire en suivant, comme tout le inonde, des cours
réguliers. S'il lui faut des livres, il en aura le moins
possible; son premier livre sera, comme toujours,
l'expérience. Chemin faisant, Jean-Jacques profite
de son traité pour donner ses idées sur l'histoire,
de même qu'il l'a fait sur d'autres sujets, et qu'il le
fera encore. Il regrette, non sans raison, que l'his-
toire , ne racontant guère que les combats , les
crimes, les malheurs des nations, calomnie le genre
humain ; mais lui-même en fait-il donc d'habitude
un portrait si flatteur? Il se défie des historiens, de
leurs préjugés, de leur partialité, de leur ignorance,
et il en conclut que « les pires historiens pour un
jeune homme sont ceux qui jugent. » La conclu-
1. Emile, 1. IV.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 85
sion aurait été plus juste s'il avait dit que les meil-
leurs sont ceux qui jugent bien, et qu'il faut, autant
que possible, les choisir éclairés et impartiaux. Il
se plaint qu'ils fassent connaître les actions plutôt
que les hommes ; mais comment connaître les hom-
mes, sinon par leurs actions? Deux pages plus haut,
il avait dit : « Les faits, les faits ! et qu'il juge lui-
même ; c'est ainsi qu'il apprend à connaître les
hommes. » Reste à savoir si l'élève se donnera la
peine de juger, s'il est en état de le faire, et si des
jugements sages ne lui en apprendraient pas plus
long que des réflexions qu'il ne fera pas. Rousseau
a craint maintes fois de donner à Emile une ins-
truction au-dessus de sa portée ; ne tomberait-il
point ici dans l'écueil dont il se gardait si soigneu-
sement? Fidèle à son amour pour les Anciens, il
bannit l'histoire moderne ; il aime les vies ; elles
font mieux connaître l'homme ; il n'admet pas la
philosophie de l'histoire et parait la rechercher
sans cesse. En somme, au lieu de connaître l'his-
toire par les hommes, il regarde comme plus sage
et plus prudent de connaître les hommes par l'his-
toire ; pensée juste, mais qui n'a rien de nouveau '.
Emilej esprit neuf, cœur libre de préjugés et de
passions, âme bienveillante et équitable, est au seul
moment de la vie où il puisse juger sainement et
impartialement les hommes ; il a au plus haut degré
le sens de l'histoire. Il faut toutefois craindre pour
lui l'écueil de l'amour-propre. Toutes les fois qu'il
se comparera aux autres hommes, son équité même
le forcera à se préférer à tous. « Je suis sage, se
dira-t-il, et les hommes sont fous. En les plai-
1. Emile, 1. IV.
86 LA VIE ET LES OEUVRES
gnant, il les méprisera. » Allez-vous, pour le ra-
mener, lui faire de beaux raisonnements ? Ce serait
bien peine perdue. Faites-lui faire des écoles. Ex-
posez-le volontairement à tous les accidents qui
peuvent lui prouver qu'il n'est pas plus sage qu'un
autre ; laissez les étourdis l'entraîner dans leurs ex-
travagances, les flatteurs se moquer de lui, les filous
le dévaliser, les grecs le plumer au jeu. « Les seuls
pièges dont je le garantirais avec soin, ajoute
Rousseau, seraient ceux des courtisanes. » Et en-
core, s'il tient à en essayer, faut-il que le maître
l'accompagne ; car il est de règle que le maître ,
après avoir dûment averti son élève, doit ensuite
partager toutes ses folies. « Je demanderais volon-
tiers, dit Jean-Jacques, au gouverneur de certain
jeune homme, combien de fois il est entré dans
un mauvais lieu, pour le service de son élève.
Combien de fois ? Je me trompe. Si la première
n'ôte à jamais au libertin le désir d'y rentrer ; s'il
n'en rapporte le repentir et la honte ; s'il ne verse
dans votre sein des torrents de larmes, quittez-le
à l'instant ; il n'est qu'un monstre, ou vous n'êtes
qu'un imbécile. Yous ne lui servirez jamais à
rien1. » Nous aussi, nous sommes persuadés, mais
dans un autre sens, que le gouverneur qui accom-
pagne son élève dans un mauvais lieu, ne fût-ce
qu'une seule fois, n'est en effet qu'un imbécile, et
qu'il fera bien de chercher fortune ailleurs.
L'expérience personnelle étant parfois dangereuse
ou impossible, le rôle de l'histoire est de nous ins-
truire par l'expérience d'autrui. La fable partage le
même privilège. Le jeune homme est arrivé à un
1. Emile, 1. IV.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 87
âge où il en peut comprendre les leçons ; mais sup-
primez-en les morales. Il les tirera aussi bien lui-
même et les appropriera mieux à sa situation. Que
s'il n'est pas capable d'entendre les fables sans l'ex-
plication, il ne les entendra pas même ainsi.
Ces études préparent Emile à tenir sa place dans
le monde, mais elles sont bien théoriques ; il est à
propos de lui en donner aussi de plus pratiques.
« Quand je vois, dit Rousseau, que dans l'âge de
la plus grande activité , l'on borne les jeunes gens
à des études purement spéculatives, et qu'après,
sans la moindre expérience, ils sont tout d'un coup
jetés dans le inonde et dans les affaires, je trouve
qu'on ne choque pas moins la raison que la nature,
et je ne suis plus surpris que si peu de gens
sachent se conduire1. » Paroles assez justes, qui
signalent un abus très commun alors, et que nos
surnumérariats et nos filières administratives ont
atténué , mais non détruit. Mais qu'a donc fait
Rousseau jusqu'à présent d'Emile, sinon un bon
menuisier et un être très ignorant d'ailleurs? Aussi
confesse-t-il qu'il y a une lacune à l'éducation de
son élève. Pour la combler, il propose un moyen
qu'on n'attendait sans doute pas de sa part, les
bonnes œuvres. « Occupez votre élève, dit-il, à
toutes les bonnes actions qui sont à sa portée. Que
l'intérêt des indigents soit toujours le sien, qu'il ne
les assiste pas seulement de sa bourse, mais de
ses soins, qu'il les serve, qu'il les protège, qu'il
leur consacre sa personne et son temps, qu'il se
fasse leur homme d'affaires ; il ne remplira de sa
vie un si noble emploi 2. »
1. Emile, 1. IV. — 2. M.
88 LA VIE ET LES ŒUVRES
Du moment qu'Emile est entré en relations avec
les autres hommes, il lui faut se faire entendre d'eux
et les persuader; voilà la vraie rhétorique. C'est en-
core l'expérience qui la lui enseignera. « Quel ex-
travagant projet, dit Jean-Jacques, d'exercer les
jeunes gens à parler, sans sujet de rien dire...
Qu'importe à un écolier de savoir comment s'y prit
Annibal pour déterminer ses soldats à passer les
Alpes? Si, au lieu de ces magnifiques harangues,
vous lui disiez comment il doit s'y prendre pour
porter son préfet à lui donner un congé, soyez sûr
qu'il serait plus attentif à vos règles1. » Cette
méthode est vraie dans un sens ; mais prenez garde
d'en abuser. Elle fait bon effet dans un livre ; elle
risque fort d'égarer dans la pratique. Dire ce qu'on
a à dire est fort bien ; encore est-il qu'il y a ma-
nière de le dire ; que l'étude, l'art, si l'on veut,
est un secours qui n'est pas à négliger. Eh! qui
donc est plus artiste que Rousseau en littérature ?
Qui cisela sa phrase avec plus de soin? Qui, plus
que lui, s'éleva au-dessus de ce qu'on pourrait
nommer l'éloquence utilitaire?
Emile est entré dans le monde et s'y est distingué
par son esprit sûr, ferme, exempt de préjugés, su-
périeur à la passion. A force d'étendre son amour-
propre sur les autres hommes, il l'a transformé en
vertu ; à force de généraliser son propre intérêt, il
s'est pénétré de l'intérêt d'autrui; ce qui signifie
qu'à force d'égoïsme, il a acquis l'esprit de dévoue-
ment et de sacrifice. Cependant il ne peut espérer
que sa sagesse corrigera la folie de tous les hommes.
Ii est doux et ennemi des querelles ; mais il ne peut
1. Emile, 1. IV.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 89
répondre qu'un brutal, un ivrogne ou un brave co-
quin ne lui donne pas un soufflet ou un démenti.
Quelle conduite tiendra-t-il alors? L'hypothèse est
délicate; Jean-Jacques aurait d'autant mieux fait de
la laisser de côté, qu'elle arrivait là à titre de di-
gression et qu'il était peu propre à la résoudre. Lui-
même s'était fermé la solution mondaine par l'élo-
quente protestation qu'il avait insérée contre le duel
dans la Nouvelle Héloïse \ et la solution chrétienne
n'était guère à sa portée. Il en a cherché une troi-
sième ; il faut convenir que l'invention n'est pas
heureuse. « L'insuffisance des lois, dit-il, lui rend
(à Emile) son indépendance ; il est alors seul ma-
gistrat, seul juge entre l'offenseur et lui ; il est
seul interprète et ministre de la loi naturelle ; il
se doit justice et peut seul se la rendre. Je ne dis
pas qu'il doive s'aller battre ; c'est une extrava-
gance ; je dis qu'il se doit justice et qu'il en est le
seul dispensateur2. » Ces paroles paraîtront, sans
cloute, obscures ; allons en chercher ailleurs l'expli-
cation : « L'honneur d'un homme, écrit Rousseau à
l'abbé M., ne peut avoir de vrai défenseur, ni de
vrai vengeur que lui-même... Si donc un homme
indignement, injustement flétri par un autre, va
le chercher, un pistolet à la main , dans l'amphi-
théâtre de l'Opéra, et iui casse la tête devant tout
le monde, et puis, se laissant tranquillement mener
devant les juges, leur dit : Je viens de faire un
acte de justice, que je me devais et qui n'appar-
tenait qu'à moi, faites-moi pendre si vous l'osez,
— il se pourra bien qu'ils le fassent pendre en
1. Nouvelle Héloïse, lre partie, | note,
lettre 57. — 2. Emile, 1. IY,
90 LA VIE ET LES OEUVRES
effet ; parce qu'enfin, quiconque a donné la mort la
mérite ; qu'il a dû même y compter ; mais je ré-
ponds qu'il ira au supplice avec l'estime de tout
homme équitable, comme avec la mienne. Et si
cet exemple intimide un peu les tateurs d'hommes,
et fait marcher les gens d'honneur qui ne fer-
raillent pas la tête un peu plus haute, je dis que
la mort de cet homme de courage ne sera pas inu-
tile à la société2. » Il est superflu de s'attarder à la
réfutation de cette opinion. Nous croyons qu'elle
présente peu de danger et sera peu suivie dans la
pratique.
VI
La manière dont Rousseau façonne son élève rap-
pelle assez celle des fabricants d'automates et de
poupées à ressort, qui composent leurs personnages
de pièces et de morceaux, ajustant une jambe, puis
une autre, puis les bras, les mains, la tête, etc. Il
ne manque plus guère à Emile qu'une seule pièce,
mais elle est importante ; c'est celle qui correspond
aux idées purement intellectuelles et religieuses.
Comment? jY avons-nous pas parlé déjà de pas-
sions, de morale, de vertus? Oui, mais de vertus
extérieures et égoïstes, d'une morale en l'air, sans
Dieu et sans idées. jNous avons parlé de passions;
mais, chose incroyable, Rousseau commence par les
laisser croître et se fortifier, et c'est quand elles ont
déjà produit des ravages, qu'il songe à leur opposer
la digue de la religion, la seule pourtant que lui-
1. Lettre à l'abbé il/., 14 mars 1770.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU.
9i
même regarde comme suffisante. Autant vaudrait
attendre, pour munir une place, qu'elle fût investie
par l'ennemi. « A quinze ans, Emile ne savait pas
s'il avait une âme, et peut-être à dix-huit, n'est-il
pas encore temps qu'il l'apprenne1? » Mais quelle
était donc sa morale, quelle était sa vertu, sinon la
morale et la vertu de son âme? Emile, nous l'avons
vu, doit se rendre compte de tout ce qu'il fait.
Quelle raison de sa vertu ira-t-il chercher dans la
matière? (Remarquons que Rousseau n'a jamais été
matérialiste). Est-ce dans son corps qu'il fera rési-
der sa morale ? Nous ne disons pas même dans ses
sens; car les opérations des sens sont elles-mêmes
des opérations de l'âme. — Ne pense-t-il point? Ne
parle-t-il point? Qu'est-ce (pie la pensée? Qu'est-ce
que la parole, si ce n'est l'Ame? On dirait que Jean-
Jacques ne sait ce que c'est qu'une idée intellec-
tuelle. Emile, qui est adroit, sait assurément qu'en
frisant telle chose, il en résultera tel effet; s'il se
rend compte de ce qu'il fait, il en voit la raison suf-
fisante. Mais la cause, la raison suffisante, voilà des
idées intellectuelles. A force de vouloir faire de l'é-
ducation expectante et négative, avouons que Rous-
seau ne sait plus ce qu'il dit.
Et l'idée de Dieu, comment s'y prendra-t-il pour
empêcher qu'elle ne pénètre mille fois dans l'esprit
de son élève ? Emile est observateur : n'a-t-il donc
jamais vu une église, un prêtre, une croix, un bap-
tême, un mariage, des obsèques? Que Rousseau
entasse difficultés sur difficultés ; qu'il énumôre la
1. Emile, 1. IV. — C'était
aussi l'avis de Diderot : « On
sait à quel âge un enfant doit
apprendre à lire, à chanter, à
danser, le latin, la géométrie.
Ce n'est qu'en matière de re-
ligion qu'où ne consulte point
sa portée. » Pensées philosophi-
ques, XXV.
92 LA VIE ET LES ŒUVRES
série des échelons qu'il faut traverser, des obstacles
qu'il faut surmonter pour arriver à se former une
idée abstraite: tout cet échafaudage ne tient pas un
instant devant les faits. Est-ce que tous nous n'a-
vons point passé par cette filière, que Jean-Jacques
prétend si encombrée ? Est-ce que nous n'avons pas
pu constater par nous-mêmes que rien, au contraire,
n'entre plus naturellement et plus facilement dans
l'esprit qu'une idée abstraite? Si nos souvenirs ne
nous rappellent pas le moment où, pour la première
fois, elle a frappé notre intelligence, ne serait-ce
point, parce qu'en effet elle remonte plus haut que
nos plus lointains souvenirs? Et le catéchisme,
contre lequel Rousseau n'a pas assez d'anathèmes
— on sait que. sous ce rapport, il a eu des succes-
seurs et des émules — qui de nous ne l'a pas com-
pris à dix ou douze ans, sinon aussi complètement,
du moins aussi clairement qu'un théologien? Non,
l'idée abstraite, non surtout, l'idée religieuse n'est
pas fermée à l'enfance. Il semble plutôt que, dans
ces intelligences limpides, comme dans un pur cris-
tal, elle pénètre plus aisément que dans les âmes
déjà usées et souillées par les frottements de la vie.
L'enfant a-t-il besoin pour cela de leçons en règle et
de raisonnements savants? Pas le moins du monde ;
il a bien plutôt besoin des influences de la famille
et d'une atmosphère religieuse. « La Religion, dit
Guizot, n'est pas une étude et un exercice auquel on
assigne son lieu et son heure; c'est une foi, une
loi qui doit se faire sentir constamment et partout,
et qui n'exerce qu'à ce prix sa salutaire influence '. »
1. GUIZOT, Mémoires pour j t. III, ch. XVI.
servir à l'histoire de mon temps, j
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 93
Rousseau aurait fait une gageure contre l'expé-
rience et le sens commun, qu'il n'agirait pas autre-
ment. Quel est l'âge qu'il choisit pour apprendre à
son élève la morale et la religion ? Mais c'est préci-
sément l'âge des doutes et des objections intéres-
sées. C'est l'âge où le jeune homme, qu'une vue
claire et sereine a illuminé jusque-là, se sent moins
sûr et plus troublé. Non, ce n'est pas au moment
où la pratique de la religion et de la morale devient
plus difficile qu'il faut en parler pour la première
fois au jeune homme. Rousseau prétend fonder sa
méthode sur l'observation ; ce n'est pas , en tout
cas, sur l'observation d'un autre Emile ; le sien est
le premier de son espèce; et quant aux autres, qu'il
cite donc bien des jeunes gens élevés sans religion,
et qui deviennent religieux et moraux à dix-huit
ans.
Notre philosophe s'indigne qu'on élève un jeune
homme dans la religion de son père. C'est, en effet,
un très grand malheur, si cette religion est fausse;
mais, dussions-nous scandaliser quelques esprits
timorés, nous osons dire que le malheur est moins
grand que si on l'élevait en dehors de toute religion.
Une religion, même fausse, possède encore une part
de vérité qui peut servir à la conduite de la vie ;
tandis que l'absence de la religion, c'est le néant,
c'est la mort de l'âme. Le père qui dit à son fils ce
qu'il croit être la vérité , remplit un grand devoir
moral; on ne peut lui demander davantage. Rappe-
lons-nous que la sincérité est déjà la moitié de la
vérité; elle en est le coté humain, en quelque sorte.
Prenez un père fermement convaincu de la vérité
et de l'importance de la religion qu'il professe, et
dites-lui de fermera son fils l'accès de ce qu'il croit
94 LA VIE ET LES ŒUVRES
être la vérité nécessaire ! Mais sa parole éclatera
malgré lui du fond de son cœur ; mais il serait un
monstre, s'il gardait le silence. C'est pourtant ce que
voudrait Rousseau. Sa crainte de l'erreur lui fait
chérir toutes les ignorances. « A quelle secte,
dit-il, agrégerons-nous l'homme de la nature ? La
réponse est fort simple, ce me semble ; nous ne
l'agrégerons ni à celle-ci, ni à celle-là; mais nous
le mettrons en état de choisir celle où le meilleur
usage de sa raison doit le conduire. » Et Rous-
seau ne paraît pas se douter que lé jeune homme,
qui ne comprenait pas le catéchisme à douze ans,
le comprendra moins encore à dix-huit, pour toutes
sortes de raisons intéressées; que, mis en demeure
de choisir une religion, il n'en choisira aucune et
restera libre penseur toute sa vie. C'est peut-être,
du reste, ce que voulait le maître. 0 Rousseau,
apôtre de l'ignorance, vous n'êtes pas toujours
aussi timide; mais votre circonspection pourrait bien
n'être ici que le manteau de votre indifférence. Si
vous attachiez de l'importance à la religion, vous
montreriez sans doute plus d'empressement. On
n'attend pas, pour dire à l'enfant qu'il est défendu
de voler, qu'il ait approfondi les divers systèmes
sur la propriété ; on n'attend pas, pour lui dire qu'il
doit obéir aux lois de son pays, qu'il ait étudié les
constitutions et vérifié l'assiette et la nécessité des
impôts; nos devoirs envers Dieu seraient-ils moins
certains et moins sacrés que nos devoirs envers nos
semblables ?
Nous croyons qu'au fond Rousseau est plus em-
barrassé qu'il ne veut le paraître. Il n'impose, il
n'ose même indiquer aucune religion formelle à son
élève, parce que lui-même n'en a aucune. Avec
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 95
beaucoup de sentiments vagues sur la religion, il
n'a ni dogmes précis, ni pratique arrêtée, ni culte
positif. Ceci nous amène à parler de la religion de
Rousseau ; sujet très important, qui mérite bien un
chapitre spécial.
CHAPITRE XX
Sommaire : Profession de foi du vicaire savoyard. — f. Importance
donnée à la religion par Rousseau. — Variations religieuses de Rous-
seau.
II. Rousseau prend pour guides la conscieaee et le sentiment. — Des
développements de la connaissance, depuis la perception sensible jusqu'à
Dieu. — Spiritualité de l'âme. — Liberté. Existence du mal. — Justice
divine. Vie future. — Morale. Conscience. — Dieu, principe de la mo-
rale. — Pas de prière. — La religion naturelle est-elle suffisante?
III. Deuxième partie de la profession de foi. — Première objection :
la révélation est inutile. — Deuxième objection : la révélation n'est fon-
dée sur aucune preuve certaine. — Procédés d'argumentation de Rous-
seau. — Indifférence religieuse de Rousseau. — Conclusions contradic-
toires. — Parti que l'incrédulité a tiré de la Profession de foi.
I
Rousseau a consigné ses idées religieuses un peu
partout. Il n'a pas voulu seulement être un réfor-
mateur de la société, il a prétendu refaire la reli-
gion à sa façon. Il savait d'ailleurs la puissance so-
ciale, aussi bien que l'importance doctrinale de la
religion. Aussi n'a-t-il jamais été de ceux qui l'ont
passée sous silence, et lui donne-t-il dans tous ses
ouvrages une grande et honorable place. Il a fait,
sur cette matière, un résumé important et raisonné
de ses doctrines, c'est la Profession de foi dit vicaire
savoyard.
On sait que Rousseau a mis cette œuvre dans la
bouche d'un certain abbé Gaime, dont il avait fait
la connaissance à l'hôpital des catéchumènes à Tu-
rin ; de là son nom de Profession de foi da vicaire
savoyard.
LA VIE ET LES ŒUVRES 1>E JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 97
Cet ouvrage n'est qu'un épisode du quatrième
livre de Y Emile ; il a néanmoins suscité des cen-
taines de volumes d'apologies ou de critiques, d'at-
taques ou de défenses, et il en pourrait susciter
bien d'autres encore ; il n'embrasse en effet rien
moins que la religion toute entière, la religion na-
turelle et la religion révélée.
Afin qu'on ne nous accuse pas de nous escrimer
à vide, il est bon d'établir que cette profession de
foi n'est pas seulement celle du vicaire, mais qu'elle
est bien celle de Rousseau en personne. Cela a été
quelque peu discuté dans le temps ; Jean-Jacques
lui-même l'a contesté parfois pour le besoin de sa
cause1; plus souvent il l'a affirmé. « Vous conce-
vrez aisément, écrit-il à Moultou, que la Profes-
sion de foi du vicaire savoyard est la mienne 2. »
Enfin, ce qui est le plus décisif, il l'a constamment
traitée, aimée et défendue comme son œuvre la
plus chère. « Je la tiendrai toujours, écrit-il à
l'archevêque de Paris, comme l'écrit le meilleur et
le plus utile, dans le siècle où je l'ai publié 3. » Au-
jourd'hui il n'y a plus ni doute ni contestation à ce
sujet.
liousseau a répété maintes fois qu'il n'a jamais
changé sur la religion ; cela n'est pas tout à fait
exact. Sans aller fouiller dans ses œuvres de jeu-
nesse et lui rappeler la belle prière qu'il faisait aux
Charmettes ; sans opposer les unes aux autres ses
variations du même jour et de la même heure, chez
Mmo d'Épinay ; sans parler de ses deux abjurations.
1. Déclaration de J.-J. Rous-
seau relative à M. le pasteur
Vemes ; février, mars 1765.
Lettre à Marcel, 24 juillet 1762.
— 2. Lettre à Moultou, 23 dé-
cembre 1761. — 3. Lettre à
l'archevêque de Paris, 1763. —
98 LA VIE ET LES OEUVRES
qu'il a expliquées tant bien que mal : on trouverait,
aux diverses époques de sa vie. des différences qu'il
est impossible d'interpréter par un simple dévelop-
pement de la même pensée. Si l'on en croyait Dide-
rot. t< rien ne tient dans ses idées : c'est un homme
excessif, qui est ballotté de l'athéisme au bap-
tême des cloches1. » Mais nous avons des autori-
tés plus sûres et plus impartiales que celles de
Diderot. Il est certain, par exemple, qu'après sa -t
seconde abjuration, Jean-Jacques se montra un pro-
testant autrement orthodoxe qu'il ne le fit plus '
tard. Dans ce temps-là. les pasteurs comptaient sur
lui, pour les soutenir dans les conjonctures délicates:
ils désiraient le consulter pour une nouvelle édition
de la Bible ; ils entretenaient avec lui une corres-
pondance très suivie ; ils voulaient l'opposer à l'im-
pie Voltaire ; ils lui faisaient écrire sa lettre sur la
Providence2. Ces belles dispositions n'avaient pas
toutefois des racines assez profondes pour le déter-
miner à défendre ses amis de Genève contre ceux
de Paris, contre Diderot, contre Grimm, contre la
société frivole et railleuse qu'il rencontrait chez
Mmc d'Epinay. Plus tard, il écrivit son Emile, sa
Lettre à V archevêque de Paris, ses Lettres de la
Montagne, où se mêlent et s'amalgament dans son
impressionnable cervelle toutes les influences que
nous venons d'indiquer. Celle de Diderot notamment
est visible ; chemin faisant, nous en pourrons si-
gnaler quelques traits. Enfin il ne faut pas oublier
que, dans les dernières années de sa vie, il a. dans
un superbe morceau, sous forme d'allégorie, réhabi-
1. Lettre de Diderot à Mn- l'o- j ch. IV. Gaberel, Rousseau et
tant, 17ô2. — 2. Sayous, t. I, | les Genevois, ch. ni.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
99
lité la révélation chrétienne, qu'il avait trop long-
temps combattue. Cette page mérite d'être rappor-
tée avec quelque détail. In philosophe voit en rêve
un immense édifice, soutenu par sept statues colos-
sales (les sept péchés capitaux), hideuses si on les
regarde de face, mais très belles, si on les voit d'un
certain côté. Au milieu est une huitième statue
voilée, à laquelle l'édifice est consacré. Des prêtres
introduisent la foule des adorateurs, mais en ayant
soin de ne laisser pénétrer personne qu'après lui
avoir bandé les yeux. Leur culte est fondé sur l'im-
posture, le carnage, la prostitution. Cependant un
vieillard, se donnant comme aveugle, est dispensé de
bandeau. 11 s'élance sur l'autel, arrache le voile de
la statue, en montre la difformité ; mais sur l'appel
des prêtres, le peuple, au lieu de se montrer recon-
naissant, se précipite sur lui et le condamne à boire
l'eau verte. Et le vieillard consacre son dernier dis-
cours à rendre hommage à cette statue qu'il venait
de dévoiler. Tout à coup une voix se fait entendre :
C'est ici le Fils de l'homme ; les cieux se taisent
devant lui, terre, écoute sa voix ; et l'on aperçoit
sur l'autel un personnage en habits d'artisan, au
regard céleste, simple et sublime. On sent que le
langage de la vérité ne lui coûte rien, parce qu'il
en possède la source en lui-même. — 0 mes en-
fants, dit-il, je viens expier et guérir vos erreurs ;
aimez celui qui vous aime, et connaissez celui qui
est; — et il renverse sans effort la statue et prend
sa place '. Que n'avons-nous de Rousseau beaucoup
1. Fiction ou morceau allé-
gorique sur la révélation, pu-
blié par Streckeisen Moul-
tou. Correspondance et œuvres,
etc., 1861.
UniversTÎ^
BIBUOTHECA
100 LA VIE ET LES OEUVRES
d'oeuvres semblables ! Oh ! alors nous n'aurions qu'à
répéter avec Moultou : Oui, Rousseau était un es-
prit religieux ' ! Le tableau qu'il fait dans cette
allégorie de la mission de Jésus-Christ, de sa révé-
lation, de sa divinité, de ses bienfaits, de sa mort,
est complet, et quoi qu'on en puisse dire, c'est la
contre-partie du vicaire savoyard. Plusieurs y ont
vu, non sans de sérieux motifs, une preuve de re-
tour de Jean-Jacques aux idées chrétiennes, dans
les dernières années de sa vie. Moultou, qui avait
reçu ce morceau en dépôt, pense qu'il était destiné
à remplacer la discussion sur les miracles, dans une
nouvelle édition de l'Emile. Il fut composé entre
1770 et 1777 2.
Ces réserves faites ; si on laisse de côté certains
détails, principalement, comme deux exceptions en
sens contraire, le Conte à i/mc d'Epinay et le Frag-
ment sur la Révélation , il est certain que Rousseau
a parcouru pendant presque toute sa vie un courant
religieux assez uniforme ; qu'on en peut observer la
marche d'une manière suivie, et en voir le terme
dans la Profession de foi du vicaire savoyard.
II
La Profession de foi est divisée en deux parties
très différentes ; nous nous proposons de les exa-
miner successivement.
1. Mot de Moultou à propos : ment; son livre ayant pré-
de ce même fragment que cédé de quelques mois celui
nous venons d'analyser. Si I de Slreckeisen-Moultou. — 2.
Sayous est d'un avis contraire i Gaberel croit que ce fut en
et n'y voit qu'un monument 1774, Rousseau et les Genevois,
d'orgueil, c'est que sans doute en. ni, § 8.
il le connaissait imparfaite- |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 101
On sait que Rousseau avait rompu avec les philo-
sophes matérialistes et athées. « Je consultai les
philosophes, fait-il dire à son vicaire, je feuilletai
leurs livres, j'examinai leurs diverses opinions ; je
les trouvai tous fiers, affîrmatifs, dogmatiques,
même dans leur scepticisme prétendu ; n'ignorant
rien , ne prouvant rien , se moquant les uns des
autres; et ce point, commun à tous, me parut le
seul sur lequel ils ont tous raison. »
Cependant Rousseau voulant, comme un simple
philosophe, élever aussi son système, a senti le
besoin de remonter à l'origine de nos connaissances
et de chercher un principe sur lequel il put s'ap-
puyer. La pensée était bonne ; il n'en fut pas de
même de l'exécution. La raison et ses interprètes
habituels, les philosophes, une fois écartés, il lui fal-
lait prendre un autre guide ; il donne la préférence
à la lumière intérieure, à la conscience. Il aurait
bien fait de dire ce qu'il entend par ces mots. Ne
désigneraient-ils pas simplement la raison, sous une
autre forme, on plutôt, sous un autre nom; la raions
amoindrie et réduite à des élans vagues et prime-
sautiers qui échappent à l'analyse ; la raison, sans le
raisonnement et sans la science ; en d'autres termes,
l'inspiration, le sentiment, le bon sens tout au plus.
Pascal disait : Vérité en deçà des Pyrénées, erreur
au delà ; il faudra étendre le mot de Pascal et dire ;
vérité pour telle personne, erreur pour telle autre ;
vérité dans tel moment, erreur dans tel autre.
Comme conséquence de ce principe, il importera
assez peu de posséder la vérité objective, pourvu
qu'on croie la posséder; en philosophie, il n'y aura
plus de certitude ; en religion plus de dogmes ;
l'évidence sera remplacée par l'opinion , la foi par
102 LA VIE ET LES ŒUVRES
la bonne foi. Telle est, en effet, la pensée de Rous-
seau, et ainsi, dès l'origine, il préconise le scepti-
cisme qu'il vient de combattre, et renverse d'une
main ce qu'il prétendait élever de l'autre. C'était
bien la peine de montrer l'état pénible et déplo-
rable d'un homme livré au doute sur la cause de
son être et la règle de ses devoirs, pour aboutir à
cette phrase : « Je crois donc que le monde est gou-
verné par une volonté puissante ; je le vois, ou
plutôt je le sens, et cela m'importe à savoir. Mais
ce même monde est-il éternel ou créé? Y a-t-il un
principe unique des choses ? Y en a-t-il deux ou
plusieurs , et quelle est leur nature ? Je n'en sais
rien, et que m'importe? » Remarquons que ces pa-
roles se lisent dans la partie de la Profession de
foi qu'on pourrait appeler affirmative et dogma-
tique, celle qui est admirée avec raison pour ses
belles démonstrations religieuses. On voit que les
meilleures choses chez Rousseau ont bien leurs
taches.
La méthode suivant laquelle il recherche la vérité
n'a rien de bien neuf. On dirait qu'il s'est inspiré du
souvenir de Descartes, avec cette différence qu'au
lieu de partir de la pensée, Jean-Jacques, en homme
de son siècle, prend son point de départ dans les
sens. « J'existe et j'ai des sens, par lesquels je suis
affecté ; voilà la première vérité qui me frappe. »
Mes sensations ont une cause étrangère, un objet
qui leur est extérieur, et je connais ainsi, dès le
premier jour, l'existence de l'univers. Je me sens
doué d'une force active ; non seulement je sens, mais
je compare et je juge. Mon jugement est tout autre
chose que ma sensation et est la marque distinctive
de mon intelligence. Ainsi, il est acquis que je suis
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 103
un être intelligent, un être qui pense. Je sais aussi
que « la vérité est. dans» les choses, et que moins je
mets du mien dans les jugements que j'en porte,
plus je suis sûr d'approcher de la vérité ; ainsi
ma règle de me livrer au sentiment pins qu'à la
raison, est confirmée par la raison même. » D'autres
verraient là au contraire un motif de se livrer à
la raison plus qu'au sentiment ; mais Rousseau a
des manières de raisonner qui n'appartiennent
qu'à lui.
La matière, avec ses propriétés, m'amène aux
idées de repos et de mouvement. La matière est
inerte, et pourtant elle est souvent en mouvement ;
le mouvement lui vient donc de causes étrangères.
Je sens que je suis moi-même une de ces causes : je
veux mouvoir mon bras, et je le meus. Comment
s'exerce cette action? peu importe; mais ce qui est
hors de doute, c'est que je la sens en moi, que je la
vois hors de moi. Il y a par conséquent deux sortes
d'êtres, les êtres matériels, et ceux qui ne sont pas
matériels. « Je crois qu'une volonté meut l'univers
et anime la nature : voilà mon premier dogme ou
mon premier article de foi. »
Mais « si la matière mue me montre une volonté,
la matière mue selon de certaines lois me montre
une intelligence : c'est mon second article de foi. »
Je vois qu'il y a une correspondance entre les êtres ;
que des moyens sont disposés en vue d'une fin à
atteindre. On parle de hasard ; mais loin que tout
soit livré au hasard dans le monde, tout, au con-
traire, y suit des lois fixes et harmoniques ; tout
montre l'action d'une volonté puissante et sage.
« Cet être qui veut et qui peut ; cet être actif par
lui-même ; cet être enfin, quel qu'il soit, qui meut
104 LA VIE ET LES ŒUVRES
l'univers et ordonne toutes choses, je l'appelle Dieu. »
Cette démonstration de l'existence de Dieu par
l'ordre de la nature était connue de longue date :
cependant on doit savoir gré à Rousseau d'avoir osé
la rappeler à un siècle et à des hommes qui avaient
désappris à parler de Dieu et de l'âme. Mais pen-
dant qu'il était en veine de courage, n'était-on pas
en droit d'attendre davantage de lui? Qu'est-ce donc
que ces preuves de l'existence et des attributs de
Dieu , qui ne peuvent arriver jusqu'à son unité, ni
prononcer qu'il est créateur et que le mondé n'est
pas éternel ? Même dans les limites restreintes où il
s'est tenu, donne- t-il à sa démonstration toute la
fermeté dont elle est susceptible ? Hélas ! il ne par-
vient pas seulement à la certitude. Il croit en Dieu;
c'est très bien; mais pourquoi y croit -il? Est-ce
chez lui une certitude absolue, qui répond à une
réalité objective et qui s'impose à toutes les intelli-
gences, ou simplement une Opinion très probable,
qui tient à la nature de son esprit et lui est person-
nelle ? « Je crois, dit-il quelque part ; mais je ne
sais pas '. » Et dans une autre circonstance : « Mon
dessein , en vous disant ici mon opinion sur les
principaux points de votre lettre (et il ne s'agis-
sait de rien moins. que de l'existence de Dieu et de
la spiritualité de l'âme) est de vous la dire avec
simplicité, et sans chercher à vous la faire adopter.
Ce serait contre mes principes , et même contre
mon goût... Si je me suis trompé, ce n'est pas ma
faute ; c'est celle de la nature, qui n'a pas donné
à ma tête une plus grande mesure d'intelligence et
de raison -. »
1. Lettre à M. X, 7 décem- | 13 janvier 1769.
bre 1763. — 2. Lettre à M. X., |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 105
Mais il tarde à Rousseau d'aborder des vérités
plus pratiques. « Je pense, dit-il dans la même
lettre _, que chacun sera jugé, non sur ce qu'il a
cru, mais sur ce qu'il a fait1. » Maxime qui,
comme beaucoup d'autres du même auteur, couvre
une vérité ou une erreur, selon la manière dont on
l'entend. Alors il reprend de nouveau, comme pré-
paration à la morale, les questions qu'il vient de
traiter, celles de l'âme et de Dieu; mais il le fait,
avec une tout autre- puissance. Il se voit dominant
les animaux, disposant des éléments, connaissant
les êtres et leurs rapports, s'élevant à la contem-
plation de la divinité, capable d'aimer le bien et de
le pratiquer; et sa première pensée est une pensée
d'adoration et de reconnaissance envers ce Dieu qui
l'a distingué des animaux et lui a assigné la pre-
mière place parmi les êtres créés.
L'homme est le roi de la nature. Quel roi, hélas ! i
Le tableau de la nature ne m'offrait qu'harmonie ,v/
dit Rousseau, celui du genre humain ne m'offre que
confusion et désordre. 0 Providence, où sont tes
lois? Je vois le mal sur la terre. Mais ce chaos et
ces contradictions apparentes ne l'effraient pas ; il
y trouve au contraire un moyen de parvenir à des
vérités qui ne l'avaient pas frappé jusque-là. La
double tendance de l'homme qui, d'un côté, l'élève
à la connaissance des vérités éternelles, à l'amour
de la justice et du beau moral ; qui, d'un autre côté,
l'asservit à l'empire des sens et des passions, lui dé-
montre que l'homme n'est pas un, mais qu'il est com-
posé de deux substances, la substance de son corps
et la substance de son âme. De quelle perversité en
1. Lettre à M. X., 13 janvier 1769.
106 LA VIE ET LES OEUVRES
effet, dit-il plus loin, de purs esprits auraient-ils été
capables?
Cette seconde démonstration du spiritualisme
parait sans réplique à Rousseau. Cependant , tout
en rendant justice à ses bonnes intentions, il faut
convenir que la preuve est faible, ou du moins mal
présentée. Assurément, il y a une infinité d'actes
chez l'homme, qui, tout en étant très spirituels, ne
s'exercent qu'à l'aide des sens , et qui démontrent
ainsi sa double nature ; mais ces actes ne sont pas
nécessairement l'apanage de la passion. Le spec-
tacle d'une belle campagne, la vue d'un objet quel-
conque, l'exercice, légitime ou non, de n'importe
lequel de nos sens en dit tout autant à cet égard
que tous les mouvements de la passion ; ce que, du
reste, Rousseau finit par reconnaître. D'un autre
côté, s'il y a des passions, comme la gourmandise
ou la luxure, qui s'exercent par le moyen des sens,
il en est d'autres, comme l'orgueil, qui n'ont pas
besoin de leur secours. Ainsi , il y a des sensations
sans passion, et il y a des passions étrangères à
toute sensation. Il était donc difficile de faire une
démonstration plus complètement à côté.
L'activité spontanée et libre est encore une preuve
que l'âme n'est pas matérielle. « L'homme est libre
dans ses actions, et comme tel, animé d'uue subs-
tance immatérielle : c'est, dit Rousseau, mon troi-
sième article de foi. De ces trois premiers, vous
déduirez aisément tous les autres. »
Le mal n'est que l'abus de notre liberté ; gardons-
nous de l'imputer à la Providence. « Homme , ne
cherche plus l'auteur du mal ; cet auteur, c'est
toi-même. Il n'existe point d'autre mal que celui
que tu fais ou que tu souffres ; et l'un et l'autre te
DK JEAN-JACQÛÉS ROUSSEAU. 107
vient de toi1. » Il s'en faut de peu, par moments,
que Rousseau ne nie jusqu'à l'existence du mal
physique. Et quant au mal moral, « ôtez nos funestes
progrès ; ôtez nos erreurs et nos vices ; ôtez l'ou-
vrage de l'homme et tout est bien... Où tout est
bien, rien n'est injuste ; la justice est inséparable
de la bonté... Celui qui peut tout, ne peut vouloir
que ce qui est bien. Donc, l'être souverainement
bon, parce qu'il est souverainement puissant, doit
être aussi souverainement juste. Cependant, à con-
sidérer l'état présent des choses, le méchant pros-
père et le juste est opprimé... La conscience s'élève
alors et murmure contre son auteur ; elle lui crie,
en gémissant : Tu m'as trompé! — Je t'ai trompé,
téméraire ! Et qui te l'a dit ! Ton àme est-elle
anéantie? As-tu cessé d'exister? Tu vas mourir,
penses-tu ; — non , tu vas vivre , et c'est alors
que je tiendrai tout ce que je t'ai promis. On di-
rait, au murmure des impatients mortels, que
Dieu leur doit la récompense avant le mérite , et
qu'il est obligé de payer leur vertu d'avance. Oh !
soyons bons premièrement, et puis nous serons
heureux. N'exigeons pas le prix avant la victoire,
ni le salaire avant le travail... Si l'àme est imma-
térielle, elle peut survivre au corps ; et si elle lui
survit, la Providence est justifiée. Quand je n'au-
rais d'autres preuves de l'immatérialité de l'àme
que le triomphe du méchant et l'oppression du
juste en ce monde, cela seul m'empêcherait d'en
douter. »
Ces choses ont été dites cent fois , rarement elles
l'ont été d'une façon plus brillante. Pourquoi faut-il
1. Lettre à AI. X., 13 janvier 1769.
108 LA VIE ET LES ŒUVRES
que Rousseau, toujours indécis, toujours timide,
quand il est dans le chemin de la vérité, termine ce
beau passage par ces mots : « Mais quelle est cette
vie? et l'âme est-elle immortelle par sa nature? Je
l'ignore. Mon entendement borné ne connaît rien
sans bornes. Tout ce qu'on appelle infini m'é-
chappe. » Il est donc vrai, Rousseau n'est pas ma-
térialiste ; il déclare n'avoir jamais été tenté de le
devenir; mais, « sur un grand nombre de propo-
sitions, il est d'accord avec les matérialistes1. »
« Les bons seront heureux, parce que leur auteur,
l'auteur de toute justice, les ayant faits sensibles,
ne les a pas faits pour souffrir, et que, n'ayant
point abusé de leur liberté sur la terre, ils n'ont
pas trompé leur destination par leur faute... Ne me
demandez pas non plus si les tourments des mé-
chants seront éternels, et s'il est de la bonté de
l'auteur de leur être de les condamner à souffrir
toujours ; je l'ignore encore et n'ai point la vaine
curiosité d'éclairer des questions inutiles. Que
m'importe ce que deviendront les méchants? Je
prends peu d'intérêt à leur sort. Toutefois, j'ai peine
à croire qu'ils soient condamnés à des tourments
sans fin. Si la suprême justice se venge, elle se
venge dès cette vie. Vous et vos erreurs, ô nations,
êtes ses ministres. » C'était se tirer bien légère-
ment et bien fièrement d'un pas difficile. Questions
inutiles, nos destinées éternelles! Question sans
importance, le sort des méchants! Saint Paul se
demandait s'il était digne d'amour ou de haine ;
mais Jean-Jacques Rousseau est bien plus sûr de lui
que saint Paul.
1. Lettre à Dupeyrou, 8 décembre 1764.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 100
Ces vérités, toutes belles qu'elles sont, seraient
peu de chose, si elles n'aboutissaient à l'amour du
bien et à la pratique de nos devoirs. On doit penser
que Rousseau a consacré à cette partie de son
travail tout son talent et tous ses soins. Il ne croit
pas que la vérité métaphysique soit à notre portée ;
mais il est persuadé que la vérité morale, la vérité
qui nous est utile, est bien plus près de nous 1. Si
donc il a fondé ses opinions métaphysiques sur la
conscience, à plus forte raison y fera-t-il appel pour
la morale. Il est élémentaire, à la vérité, que le
mot conscience ne peut avoir la même signification
dans les deux cas ; Jean-Jacques s'en explique
à peine. Entre la raisou qui trompe et la passion
qui égare, il place donc la conscience, qui ne trompe
jamais, qui est la voix de la nature écrite au cœur
de l'homme en caractères ineffaçables.
Si l'on voulait rassembler tout ce que Jean-
Jacques a dit sur la conscience, on ferait un recueil
charmant, sinon toujours exact. « Conscience !
conscience ! s'écrie-t-il, instinct divin, immortelle
et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et
borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du
bien et du mal, qui rends l'homme semblable à
Dieu ! C'est toi qui fais l'excellence de sa nature
et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens
rien en moi qui m'élève au-dessus des botes, que
le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs,
à l'aide d'un entendement sans règle et d'une rai-
son sans principe. »
Il est difficile de faire sortir la vertu désintéres-
sée de l'amour de soi; mais Rousseau, sans renier
ici son principe, le laisse sagement dans l'ombre ou
1. Lettre à M. M., 7 décembre 1763.
110 LÀ VIE ET LES ŒUVRES
raccommode pour le besoin de sa cause. Aussi ses
conclusions valent elles beaucoup mieux que ses
prémisses. Sa distinction de la passion, voix du
corps, et de la conscience, voix de l'âme ; la qualité
d'être sociable, qu'il veut bien reconnaître à l'homme,
lui viennent en aide pour montrer la puissance de
notre faculté morale. « Il est donc, dit-il, au fond
des âmes, un principe inné de justice et de vertu,
sur lequel, malgré nos propres maximes, nous ju-
geons nos actions et celles d'autrui, comme bonnes
ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne
le nom de conscience. »
Il faut voir comme Rousseau fait bonne justice
des objections contre la conscience. Il est vrai que,
tout en se défendant de philosopher, il ne fait pas
autre chose; mais pourquoi s'en plaindrait-on, s'il
fait de bonne philosophie?
N'est-ce pas encore de la philosophie, et de la
meilleure, que la netteté avec laquelle il place
Dieu à la base de la morale. « Si la divinité n'est
pas, dit-il, il n'y a que le méchant qui raisonne ;
le bon n'est qu'un insensé. » Et il développe le
bonheur que le juste éprouve à remplir ses devoirs,
sous les yeux de l'éternelle justice, à se sentir son
ouvrage et son instrument, à acquiescer à l'ordre
établi par elle, sûr de jouir un jour de cet ordre et
d'y trouver sa félicité. « Mon fils, dit-il encore, te-
nez votre âme en état de désirer qu'il y ait un
Dieu, et vous n'en douterez jamais. »
Cette doctrine du reste n'est pas, chez Rousseau,
l'opinion d'un moment; il la professa toute sa vie.
On la rencontre déjà dans sa Lettre sur la Providence,
et Deleyre lui en fait un reproche \ Il la reproduit
1. Lettre de Deleyre à Rousseau, 29 octobre 1758.
DK JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 111
dans les Pensées, qui lui servirent sans doute pour
la composition de Y Emile. « Sans religion, il ne
peut y avoir ni vraie probité, ni bonheur solide1. »
Il y revient dans sa lettre du 15 janvier 17f>!>.
« Arracher toute croyance en Dieu du cœur de
l'homme, c'est y détruire toute vertu... Le moyen,
Monsieur, de résister à des tentations violentes,
quand on peut leur céder sans crainte, en se di-
sant : A quoi bon résister? — Pour être vertueux,
le philosophe a besoin de l'être aux yeux des
hommes: mais sous les yeux de Dieu, le juste est
bien fort. Il compte cette vie, et ses biens, et ses
maux, et toute sa gloire pour si peu de chose! Il
aperçoit tant au-delà 2. » La foi persévérante de
Rousseau lui fait ici d'autant plus d'honneur, qu'il
lui fallait, pour la garder intacte, un véritable cou-
rage : courage contre son siècle et ses amis, et. ce
qui est plus méritoire, courage contre lui-même;
contre ses principes, qui l'inclinaient visiblement
vers la morale indépendante ; contre la pratique de
sa vie. si peu en harmonie avec les préceptes aus-
tères de la religion et de la vertu.
Il est vrai qu'à l'en croire, aucune vie n'aurait
été plus que la sienne, pénétrée de la pensée et de
la présence de Dieu. « Je médite, dit-il. sur
Tordre de l'Univers, non pour l'expliquer, par de
vains systèmes, mais pour l'admirer sans cesse,
pour adorer le sage auteur qui s'y fait sentir. Je
converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés
de sa divine essence . je m'attendris à ses bien-
faits, je le bénis de ses dons, mais je ne le prie
i. Pensées d'un esprit droit, I 15 janvier 1769. Voir aussi,
ch. ix. — 2. Lettre à M. X., \ Lettre à Moultou, 14 février 1769.
112 LA VIE ET LES OEUVRES
pas. » Et Rousseau prétend justifier son opinion
par deux ou trois sophismes cent fois réfutés :
l'ordre établi par Dieu est l'oeuvre de sa sagesse;
vouloir le lui faire changer serait substituer ma sa-
gesse à la sienne ; implorer son secours pour mieux
faire serait lui demander ce qu'il m'a donné; le
prier de changer mes dispositions serait lui deman-
der ce qu'il me demande et vouloir qu'il fasse mon
œuvre. Mais ces arguments couvrent plus d'orgueil
que de bonnes raisons et sont un excellent moyen
de se dispenser du travail effectif de notre amélio-
ration morale. Pour prouver que la prière est irra-
tionnelle, il faudrait prouver d'abord que Dieu s'est
lié les mains en établissant l'ordre de la nature et
ne peut pas y introduire les exceptions qu'il lui
plait et que lui-même a prévues; qu'il n'a pas jugé
digne de sa sagesse et utile à notre progrès moral
de faire dépendre son secours de la demande que
nous lui en ferions. Au fond, un acte spéculatif de
contemplation ou d'adoration coûte peu, parce qu'il
engage à peu de chose ; mais on peut dire aussi
qu'il profite en proportion de ce qu'il coûte. Une
demande formelle suppose de notre part une sou-
mission plus complète, nous met en communication
plus fréquente et plus intime avec Dieu par le sen-
timent naturel de notre intérêt et la pensée inces-
sante du besoin que nous avons de lui, nous dis-
pose davantage à nous rendre dignes de ses dons ;
la simple demande que nous lui faisons de nous ai-
der est déjà une disposition à nous aider nous-
mêmes et à correspondre à sa grâce.
La première partie de la Pi*ofession de foi est
pleine de belles et grandes vérités, exprimées en
termes magnifiques. Elle n'est autre chose que la
DE .TEAN-JACQUKS ROUSSEAU. I 1 3
religion naturelle ; c'est le plus bel éloge que nous
en puissions faire ; et si nous avons apporté des ré-
serves à nos louanges, c'est précisément parce que
nous avons signalé plusieurs points où elle s'en
écarte. Mais de ce que la religion naturelle est la vé-
rité, s'ensuit-il qu'elle soit toute la vérité? Elle est
nécessaire à l'homme; lui suffit-elle? Ces questions
nous amènent à l'examen de la seconde partie de
la Profession de foi.
III
Cette seconde partie esj destinée à traiter de la
Révélation et des Ecritures. Mais hélas ! dit le bon
prêtre, « je ne vous avais rien dit. jusqu'ici, que je
ne crusse vous être utile et dont je ne fusse inti-
mement persuadé. L'examen qui me reste à faire
est bien différent ; je n'y vois qu'embarras, mys-
tères, obscurités; je n'y porte qu'incertitude et
défiance. » Singulière entrée en matière, pour un
bon prêtre! Mais s'il ne croit pas à la religion révé-
lée, comment en reste-t-il le ministre? Qu'il la quitte
d'abord, et nous verrons ensuite si nous devons
ajouter foi à ses paroles. Si Jean-Jacques avait eu
le moindre sentiment des convenances, aurait-il pris
pour interprète de la religion ce prêtre, qu'il sup-
pose scandaleux et hypocrite ', qui a commencé par
se débarrasser du fardeau de la continence, qui du
reste trafique des choses de Dieu , remplit pour de
l'argent des fonctions sacrées, sans y joindre le
1. Supposition toute gra- [ l'avons vu ci-dessus, ch. III.
tuite d'ailleurs, comme nous !
1 1 4 LA. VIE ET LES ŒUVRES
tribut intérieur de sa pensée et de son cœur, qui
dit la messe sans foi, qui administre des sacrements
qu'il croit inutiles , qui prêche , quoiqu'il soit fort
embarrassé pour le faire; qui, en un mot, reste
prêtre catholique sans croire au catholicisme, et
champion de la religion naturelle, bien qu'il en ob-
serve assez mal les préceptes?
Par un hasard singulier, Rousseau, qui, toute sa
vie, a compris plus ou moins dans ses fonctions
celle de directeur des consciences, a eu l'occasion
de donner pratiquement son avis sur cette situation
anormale d'un prêtre hésitant entre son incrédulité
et son état. On ne doit pas s'étonner qu'il se soit
inspiré alors des souvenirs de son livre. Un abbé,
sorte de vicaire savoyard (espérons que l'espèce en
est rare), lui a exposé ses doutes et ses scrupules.
« Votre délicatesse sur l'état ecclésiastique, ré-
pond Rousseau, est sublime ou puérile, selon le
degré de vertu que vous avez atteint. Cette déli-
catesse est sans doute un devoir pour quiconque
remplit tous les autres ; et qui n'est ni faux ni
menteur en rien dans ce monde, ne doit pas l'être,
même en cela. Mais je ne connais que Socrate et
vous, à qui la raison pût passer un tel scrupule;
car, à nous autres hommes vulgaires, il serait im-
pertinent et vain d'en oser avoir un pareil. Il n'y
a pas un de nous qui ne s'écarte de la vérité cent
fois le jour, dans le commerce des hommes, en
des choses claires, importantes et souvent préju-
diciables; et, dans un point de pure spéculation,
dans lequel nul ne voit ce qui est vrai ou faux, et
qui n'importe ni à Dieu, ni aux hommes, nous
nous ferions un crime de condescendre aux pré-
jugés de nos frères et de dire oui, là ou nul n'est
DE JEAN-JACQUES ROI SSEAl
I")
en droit de dire non!*. » Rousseau fait ici bien
bon marché de la sincérité et de la dignité morale;
il y tranche bien cavalièrement la grave question de
la religion révélée. Il est vrai qu'il Ta examinée plus
longuement dans sa Profession de foi. Revenons
donc à la Profession de foi.
Avant de formuler ses objections, le bon vicaire
déclare humblement « qu'il n'a que des doutes,...
qu'il ignore s'il est dans l'erreur... » Cela me
donne déjà une assez triste idée de son caractère.
— Mais alors, pourrait-on lui répondre, au lieu de
me dire de chercher moi-même, ce qui ne vous em-
pêche pas, en attendant, de me donner vos instruc-
tructions, vous feriez bien mieux de chercher tout
le premier et de ne m'instruire que quand vous au-
riez de bonnes choses à m'apporter. Enseigner
quand on n'a rien à dire, à quoi bon, et que peut-on
enseigner ?
Les objections de Rousseau, ou du vicaire, peu-
vent se réduire à deux : 1° la révélation est inutile,
si même elle n'est nuisible; 2° la révélation est dou-
teuse; elle n'est fondée sur aucune preuve certaine
et évidente; par suite elle ne saurait être obliga-
toire 2.
Sur le premier point, Rousseau, qui craignait
tant tout à l'heure de sonder les desseins de Dieu,
se montre bien tranchant. La révélation est inutile !
Qu'en sait-il? Et si Dieu la juge utile? — Je ne puis
1. Lettre à Vabbè de X., 6 jan-
vier 1764. — 2. M'oe de Che-
nonceaux a assez bien réfuté
ces objections, surtout la se-
conde, dans une longue lettre
qu'elle écrivit à Rousseau en
février 1765. — Où sont les
femmes d'aujourd'hui qui se-
raient capables de soutenir
une discussion théologique
contre nos libres-penseurs ?
110 LÀ VIE ET LES OEUVRES
être coupable, dit-il, en servant Dieu selon les lu-
mières qu'il donne à mon esprit. — Mais les vérités
révélées, s'il y en a, ne sont-elles pas aussi des lu-
mières données à mon esprit? « Vous ne reconnais-
sez dans la révélation, lui écrivait Mme de Che-
nonceaux, que les idées que la raison et la cons-
cience nous persuadent sur notre auteur et nos
devoirs ; mais est-ce qu'une révélation n'a pas
précisément pour but de nous découvrir des vé-
rités que la raison seule ne peut connaître1. »
Montrez-moi, continue Rousseau, les vérités et les
vertus qu'on peut faire naître d'un nouveau culte.
— Mais lisez l'Evangile, dont vous êtes l'admirateur,
et dites s'il ne contient rien que votre esprit n'ait
pu trouver à lui seul ; regardez les peuples chré-
tiens qui ont reçu la révélation, et dites s'ils ne sont
pas plus éclairés et plus moraux que les peuples
païens qui l'ignorent. — Les Persans, dit-il encore,
d'après Chardin, ont un pont appelé Poul-Serrho,
où doit se l'aire la séparation des bons d'avec les
méchants. Quand quelqu'un a souffert d'une injure,
sa dernière consolation est de dire : Tu me le paie-
ras au double au dernier jour; tu ne passeras pas
le Poul-Serrho, que tu ne m'aies satisfait. « Philo-
sophe, conclut Rousseau, tes lois morales sont fort
belles, mais montre-m'en de grâce la sanction.
Cesse un moment de battre la campagne et dis-moi
nettement ce que tu mets à la place du Poul-Serrho. »
Tes lois morales sont fort belles, pourrait-on dire
de même à Rousseau; mais valent-elles seulement
le Poul-Serrho des Persans?
Mais les guerres de religion, mais les absurdités
1. Lettre de février 17Go.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 117
de certains cultes ne prouvent-elles pas que les ré-
vélations rendent les hommes orgueilleux, intolé-
rants, cruels? — Peut-être prouvent-elles simple-
ment que les révélations peuvent avoir leurs abus
et que l'orgueil, l'intolérance, la cruauté sont le triste
apanage de L'humanité. Les païens et les idolâtres
de tous les pays sont-ils donc si humbles et si doux?
— Mais, nous dira Rousseau, eux aussi ont leurs
révélations, tandis que « si l'on n'eût écouté que ce
que Dieu dit au cœur de l'homme, il n'y aurait
jamais eu qu'une religion sur la terre. » C'est peu
probable, et quand Dieu aurait révélé à tous la
môme chose, il n'est rien moins que sûr que tous
auraient entendu de même. Pures hypothèses d'ail-
leurs, qui n'apprennent rien et ne sont bonnes qu'à
favoriser les habiletés et les sophismes.
Rousseau se préoccupe peu du culte extérieur.
Sait-il si Dieu n'y attache pas plus de prix? Il le
regarde comme pure affaire de police, sans songer
que cette question de police peut devenir, entre les
mains d'un gouvernement habile, un moyen puis-
sant de peser sur les consciences et de fonder la ty-
rannie.
On en vient donc en définitive à se demander si
Dieu a parlé. Rien ne l'empêchait, évidemment, de
se révéler aux hommes. S'est-il révélé à eux? Ques-
tion de fait, qui, comme toutes les questions défait,
se résoud mieux par le témoignage ; mais que
Rousseau, ennemi du raisonnement, préfère résou-
dre par le raisonnement.
Ou toutes les religions sont bonnes, ou, s'il en
existe une que Dieu prescrive, il adonné des moyens
certains de la distinguer. — Rien de mieux; mais,
ajoute Rousseau, ces moyens ne sauraient être l'au-
118 LA VIE ET LES ŒUVRES
torité des hommes. — Et pourquoi non ? L'autorité
des hommes peut-elle produire la certitude? Voilà
la question. Puis-je savoir que Pékin existe, quoique
je n'y aie jamais été ; que César a existé, quoique je
ne l'aie jamais vu? Pourquoi ne saurais-je pas de
même que Jésus a fondé une religion; qu'il a chargé
ses apôtres de la prêcher et qu'elle s'est perpétuée
d'âge en âge jusqu'à nos jours; que, pour prouver
sa mission, il a guéri des malades, ressuscité des
morts, donné l'exemple de la plus haute sainteté?
De toutes ces choses, Rousseau en admet plusieurs,
comment les sait-il autrement que par le témoignage
des hommes? Mais ce témoignage, si précieux en
certains cas, s'arrête net, aussitôt qu'il est question
de miracles ou de choses surnaturelles. Pourquoi?
Rousseau ne le dit pas, et, en effet, il eût été em-
barrassé pour le dire.
Voyons par un exemple, ses procédés d'argumen-
tation : « Dieu a parlé : voilà certes un grand mot.
Et à qui a-t-il parlé? — Il a parlé aux hommes.
— Pourquoi donc n'en ai-je rien entendu ? — Il
a chargé d'autres hommes de vous rendre sa pa-
role. — J'entends : ce sont des hommes qui vont
me dire ce que Dieu a dit. J'aimerais mieux avoir
entendu Dieu lui-même ; il ne lui en aurait pas
coûté davantage, et j'aurais été à l'abri de la sé-
duction. — Il vous en garantit en manifestant
la mission de ses envoyés. — Comment cela ?
— Par des prodiges. — Et où sont ces pro-
diges? — Dans les livres. — Et qui a fait ces
livres? — Des hommes qui les attestent. — Quoi !
toujours des témoignages humains ! Toujours des
hommes qui me rapportent ce que d'autres hom-
mes ont rapporté ! Que d'hommes entre Dieu et
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU, 119
moi! ' » — Quelques mots répétés à propos, des équi-
voques, de mauvaises raisons artistement groupées ,
en faut-il davantage à ce maître passé en sophisines
pour faire illusion? Le reste est à l'avenant. Si, malgré
ce qu'il vient de dire, il consent à discuter les titres
des religions révélées, il ne veut les admettre qu'à
des conditions irréalisables. Il ne s'agit, en effet, de
rien moins pour chacun que « de remonter au préa-
lable dans les plus hautes antiquités, pour exa-
miner, peser, confronter les prophéties, les révéla-
tions, les faits, tous les monuments de la foi pro-
posés dans tous les pays du monde, pour en dis-
cuter les temps, les lieux, les auteurs, les occa-
sions,... il s'agit de distinguer les pièces authen-
tiques des pièces supposées... de comparer les
objections aux réponses, les traductions aux ori-
ginaux... de voir si l'on n'a rien supprimé, rien
ajouté, rien transposé, changé, falsifié. Il faut con-
naître les lois des sorts et les probabilités éven-
tuelles, le génie des langues orientales, les sciences
physiques et théologiques, afin de vérifier si les
miracles prétendus ne pourraient point être l'œuvre
de la nature, ou même l'œuvre du démon. Il
faut dire pourquoi Dieu choisit, pour attester sa
parole, des moyens qui ont eux-mêmes si grand
besoin d'attestation. Il faut que j'aille en Europe,
en Asie, en Palestine, examiner tout par moi-
même. » Il faut que je sache si le culte, la morale,
les maximes qui font l'objet de ces révélations sont
dignes de Dieu, de sa sagesse, de sa justice, de sa
clémence, s'ils sont en tout conformes à ma raison.
1. Voir aussi les objections I cies. Pensées philosophiques, II.
de Diderot contre les mira- |
120 LA VIE ET LES ŒUVRES
Et ce travail, il faudra le faire, non pas pour une
religion, mais pour toutes, les unes après les autres.
Moi qui ne concevrai jamais que l'homme ait besoin
de livres pour connaître ses devoirs, quelle immense
lecture il me faudra faire ! Quelle érudition il faut
acquérir ! Que de langues il faut apprendre ! Que
de bibliothèques il faut feuilleter! « D'où il suit que
s'il n'y a qu'une religion véritable , et que tout
homme soit obligé de la suivre, sous peine de dam-
nation , il faut passer sa vie à les étudier toutes,
à les approfondir, à les comparer, à parcourir les
pays où elles sont établies. Nul n'est exempt du
premier devoir de l'homme ; nul n'a droit de se
fier au jugement d'autrui. L'artisan qui ne vit que
de son travail, le laboureur qui ne sait pas lire,
la jeune fille délicate et timide, l'infirme qui peut
à peine sortir de son lit, tous, sans exception,
doivent étudier, méditer, disputer, voyager, par-
courir le inonde ; il n'y aura plus de peuple fixe et
stable ; la terre entière ne sera couverte que de
pèlerins allant, à grands frais et avec de longues
fatigues, vérifier, comparer, examiner par eux-
mêmes les cultes divers qu'on y suit. Alors, adieu
les métiers, les arts, les sciences humaines et toutes
les occupations civiles ; il ne peut plus y avoir
d'autre étude que celle de la religion. A grand'-
peine , celui qui aura joui de la santé la plus ro-
buste, le mieux employé son temps, le mieux usé
de sa raison , vécu le plus d'années, saura-t-il dans
sa vieillesse à quoi s'en tenir, et ce sera beaucoup
s'il apprend avant sa mort dans quel culte il aurait
dû vivre. »
Rousseau croyait peut-être prouver ainsi, par l'ab-
surde, l'inutilité de la révélation; il montrait simple-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 121
ment l'aberration de son esprit et l'audace de ses
sophismes. Ce n'est pas en se créant à dessein des
difficultés chimériques, afin de se donner la satis-
faction de ne pas les résoudre, qu'on pourra con-
vaincre les esprits sensés.
Nous aimons mieux lui entendre dire que les ob-
jections insolubles étant communes à tous les sys-
tèmes, les preuves directes dispensent d» s'arrêter
aux difficultés '. Il est vrai qu'il déclare en même
temps ne s'être prononcé sur l'existence de Dieu
qu'après avoir examiné tous les systèmes qu'il a pu
connaître sur la formation de l'univers, méditer sur
ceux qu'il a pu imaginer. Mais si l'on veut encore
une autre opinion de Jean-Jacques sur le même
sujet, on la trouvera dans la Profession de foi. L'in-
térêt de son argumentation le portant à donner
comme très facile tout ce qui touche à la religion
naturelle ; sans souci de ce qu'il a dit quelques
pages plus haut : « Nul, dit-il, n'est excusable
de ne pas lire dans le livre de la nature, parce
qu'il parle à tous les hommes une langue intel-
ligible à tous les esprits. Quand je serais né dans
une île déserte, quand je n'aurais jamais appris ce
qui s'est fait anciennement dans un coin du inonde,
si j'exerce ma raison, si je la cultive, si j'use bien
des facultés immédiates que Dieu me donne, j'ap-
prendrai de moi-même à le connaître, à l'aimer,
à aimer ses œuvres, à vouloir le bien qu'il veut,
et à remplir pour lui plaire tous mes devoirs sur
la terre. Qu'est-ce que tout le savoir des hommes
m'apprendra de plus 2 ? » A cela nous n'avons que
]. Lettre à M. de .1/., Ici jan- I Lettre à l'archevêque de Paris.
vier 1769. — 2. Voir aussi :
122
LA VIE ET LES ŒUVRES
deux mots à répondre : c'est que cette espèce de
Robinson n'en saura pas si long ; c'est que le savoir
des hommes, et surtout le savoir de Dieu, en peu-
vent apprendre encore davantage.
Peu importe d'ailleurs que les religions soient
toutes bonnes ou qu'elles soient toutes mauvaises.
Les arguments de Rousseau sont en faveur de la
seconde de ces hypothèses, ses conclusions sont
plutôt en faveur de la première. Aussi, pour plus
de commodité, ne comprend-il pas qu'on suive un
autre culte que celui où l'on est né. Que le bon
vicaire reste catholique, que Rousseau, son disciple,
soit protestant, et, dût la vérité en souffrir, tout
sera pour le mieux1. Mais il est une troisième hy-
pothèse qu'il faut rejeter absolument, c'est celle
d'une église prétendant au monopole de la vérité.
Depuis le Confrat social, la maxime, hors de
l'Eglise point de salut, inspire à Jean-Jacques une
sainte horreur. Lui, l'apôtre de la tolérance, ne veut
être intolérant que pour les intolérants. Le salut des
sauvages et des enfants sans baptême semble le
préoccuper beaucoup plus que le sien propre. \\
n'est pas de raison qu'il n'apporte en leur faveur,
pas de larmes qu'il ne verse sur leur sort. C'est là
son grand argument, on pourrait presque dire son
argument triomphant, s'il n'était visible qu'il déna-
ture à dessein la question, pour se ménager un plus
facile triomphe 2.
Par un de ces contrastes qui plaisaient à Rous-
seau, cette seconde partie de sa profession de foi
1. Comparer avec Diderot :
Pensées phil., LVI1I. — 2. Les
objections de Rousseau sur le
salut des sauvages sont pres-
que copiées d'une lettre de
Diderot à Mlle Volant, du
27 septembre 1760.
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU. 123
contient le plus bel éloge qu'il ait jamais fait de
l'Évangile et de Jésus-Christ. Ce morceau ayant été
cent fois cité, nous pouvons nous dispenser de le
citer de nouveau. « Oui, dit-il en finissant, si la
vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie
et la mort de Jésus sont d'un Dieu. Dirons-nous
que l'histoire de l'Evangile est inventée à plaisir?
Mon ami, ce n'est pas ainsi qu'on invente, et les
faits de Socrate, dont personne ne doute, sont
moins attestés que ceux de Jésus-Christ... L'Evan-
gi!e a des caractères de vérité si grands, si frap-
pants, si parfaitement inimitables, que l'inventeur
en serait plus étonnant que le héros. » Voilà
Rousseau bien près d'être chrétien ? Non. « Avec
tout cela, continue-t-il, ce même Evangile est
plein de choses incroyables, de choses qui répu-
gnent à la raison, et qu'il est impossible à tout
homme sensé de concevoir ni d'admettre. » Et
Rousseau reste sceptique, et il conserve dans son
esprit l'amalgame incohérent des opinions les plus
opposées. Réservant tous ses anathèmes pour l'a-
théisme, qu'il regarde comme plus pernicieux que
le fanatisme lui-même, et pour l'indifférence philo-
sophique, il est prêt à regarder toutes les religions
positives comme également bonnes. « Que d'œuvres
de miséricorde, dit-il, sont l'ouvrage de l'Evan-
gile! Que de restitutions, de réparations la con-
fession n'a-t-elle pas fait faire chez les catholiques!
Chez nous, combien les approches du temps de
la communion n'opèrent-elles point de réconcilia-
tions et d'aumônes ! Combien le jubilé des Hé-
breux ne rendait-il pas les usurpateurs moins
avides1! » Et il a, malgré cela, la conscience d'a-
1. Voir aussi Lettre à l'abbé de X..., 11 novembre 1764.
124 LA VIE ET LES ŒUVRES
voir fait, par l'ensemble de sa Profession de foi,
une œuvre méritoire et utile à son siècle. Tant
qu'il reste, s'écrie-t-il, quelque bonne croyance
parmi les hommes, il ne faut point troubler les
âmes paisibles ni alarmer la foi des simples par
des difficultés qu'ils ne peuvent résoudre et qui
les inquiètent sans les éclairer ; mais quand une
fois tout est ébranlé, on doit conserver le tronc aux
dépens des branches1. » Il eût été plus fier et plus
franc de ne sacrifier ni le tronc, ni les branches.
Ou la révélation est vraie, et il faut la soutenir ;
ou elle est fausse, et il faut la combattre. L'Op-
portunisme n'est point ici de saison. Quel droit
avons-nous donc sur la vérité, pour la mutiler, sous
prétexte de lui être utiles? Défendons-la d'abord,
advienne que pourra, et soyons sûrs qu'elle saura
bien ensuite retrouver son compte.
Est-ce à dire que le chrétien confonde le déisme
de Rousseau avec l'athéisme de certains philosophes?
Non, mais il combat l'un et l'autre, quoique par des
raisons différentes. On ne confond pas non plus la
guerre avec la peste, ce qui n'empêche pas de les
regarder comme deux fléaux. Mais Jean-Jacques, qui
faisait campagne contre deux adversaires différents,
la philosophie et ce qu'il appelait le fanatisme, s'est
imaginé qu'en se posant entre les deux, il les vain-
crait plus facilement; il a fait de la politique et
de l'habileté au lieu de faire de la doctrine, et il
s'est trouvé engagé dans une foule de contradictions
et d'inconséquences.
Elles sont si évidentes qu'on se demande si elles
ont pu échapper à sa clairvoyance, et s'il ne les a
1. Profession de foi et Lettre à J. Bumand. 28 mars 1763.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. I '2")
pas vues et voulues. Toutefois, cet assemblage de
pièces disparates, qui jurent de se trouver réunies,
ces affirmations contraires, ces doutes, ces audaces,
ces hésitations sont assez l'image de l'auteur, de sa
tète mal équilibrée, qui ne se plait qu'au milieu
des paradoxes, de son àme faible et incertaine, ac-
cessible à tous les entraînements, capable de toutes
les sagesses et de toutes les folies, religieuse, scep-
tique, incrédule, poursuivant le' bien moral, et trop
souvent ne sachant où le prendre, aimant la vertu,
et n'ayant pas le courage de la pratiquer.
D'un autre côté, on ne peut nier que le procédé
de Rousseau ne fût habile, pour attaquer la religion.
Cette sorte de position d'assembleur de nuages est,
à ce qu'il paraît, assez forte, car elle réussit presque
toujours. Comme il le dit, il n'y a point de vérité
contre laquelle on ne puisse élever des objections
insolubles. Lui-même connaissait bien ce moyen,
pour l'avoir expérimenté de longue date. Ses deux
premiers Discours n'étaient guère, en effet, qu'un
amas de difficultés, et son Emile, avec son éduca-
tion négative, était presque dans le même cas. C'est
encore la tactique de sa Profession de foi. Laissant
à la religion la tache, toujours longue, d'établir ses
preuves, ne se donnant pas la peine de les détruire,
ni presque de les attaquer de front, il se contente
de les entourer d'un tissu d'objections, de dérouter
les esprits, d'ébranler le Christianisme par le doute,
au lieu de le combattre par une affirmation con-
traire. Ses ménagements même ont leur place dans
son plan et servent à lui donner un vernis d'impar-
tialité, presque de bienveillance. Objection n'est
pas preuve, dit-on, et il sert peu de détruire, si l'on
ne peut remplacer. Ceci n'est pas tout à fait exact
126 LA VIE ET LES OEUVRES
dans cette circonstance. Celui qui doute n'a plus la
foi, et celui qui n'a pas la foi n'est pas chrétien. On
ne peut donc pas dire que Rousseau Hotte entre le
Christianisme et l'incrédulité. Il n'est pas possible
de n'avoir qu'un pied dans l'Eglise : l'on est dedans
ou l'on est dehors.
Quel qu'ait été. au fond, le but qu'il se propo-
sait, Rousseau, qui se donnait comme l'adversaire
des philosophes, et qui l'était à certains égards,
entrait pleinement par son système de doute reli-
gieux dans le courant à la mode. Les incrédules,
Voltaire en tête, en critiquèrent pour la forme la
première partie et firent des réserves sur la se-
conde ; mais le tout ensemble faisait trop bien leur
affaire pour qu'ils ne se montrassent pas satisfaits.
Aujourd'hui, on serait peut-être plus difficile. L'in-
crédulité, sans être plus profonde, est plus affirma-
tive, parce qu'elle a une situation plus assurée et
peut plus hardiment lever la tète. Mais alors la reli-
gion avait, dans les mœurs et dans l'Etat, une foule
d'attaches officielles et officieuses, qui obligeaient à
certains ménagements. C'était le temps où Helvé-
tius faisait amende honorable de son livre de l'Es-
prit; où Voltaire faisait des protestations d'ortho-
doxie, désavouait ses livres les uns après les autres,
et érigeait ses désaveux à la hauteur d'un principe.
« Il ne faut jamais rien donner sous son nom,
écrivait-il à Helvétius, je n'ai pas même fait la
Pucelle\ » Sans s'abaisser aux mêmes procédés,
Jean-Jacques servit puissamment la même cause.
Sa religion, s'il en eut une, a eu peu de fidèles. Des
pasteurs genevois, dit-on, sans l'approuver entière-
1. Lettre de Voltaire à Helvétius, 13 auguste 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 127
ment, s'en firent les défenseurs et s'en servirent
comme d'un échelon pour ramener à la foi et à la
cène un grand nombre d'hommes1. Cela leur fait
peu d'honneur. En revanche, Rousseau a produit
beaucoup de libres-penseurs ; ses doctrines ont fait
école, 'et souvent, dans la bouche de ses disciples,
se sont transformées en affirmations antireligieuses
très positives.
1. Gaberel, Rousseau et les Genevois, eh. m, 4? 8.
CHAPITRE \\f
Sommaire : L'Émilf.. — I. De la religion considérée comme moyen
d'action sur les passions. — Autres moyens. — Emile apprend à con-
naître le monde. — Études qui conviennent alors; éloquence, poésie,
langues. — .Moyens de se former le goût.
II. Sophie, ou de l'éducation de la femme. — Premier principe de
Rousseau : la femme est faite pour plaire à l'homme. — Différences
entre l'éducation de la jeune fille et celle du jeune homme. — Du respect
de l'opinion. — Des plaisirs du monde.
III. Amours d'Emile et de Sophie. — Épisodes. — Voyage à la re-
cherche de la meilleure des constitutions. — Choix d'une profession. —
Mariage d'Emile.
IV. Emile et Sophie, ou les Solitaires. — Appréciation générale de
l'Emile.
I
Quoique la Profession de foi soit faite un peu trop
pour le public, et pas assez pour Emile, ou doit
penser que celui-ci en a profité, car Rousseau sup-
pose aussitôt, sans autre transition, que son élève
connaît au moins les principes et les devoirs de la
loi naturelle. C'est peu assurément, mais un retour
sur le temps présent nous fait penser qu'au lieu de
nous en plaindre, nous ferions mieux de proposer
Jean-Jacques à nos hommes d'Etat, comme une au-
torité en faveur de la religion. Aujourd'hui, l'on
refuse aux Français, même ce minimum; on ne
permet pas de prononcer à l'école le nom de Dieu,
de Dieu sur qui repose toute morale, de Dieu grâce
à qui l'on « trouve son véritable intérêt à faire le bien
loin des regards des hommes et sans y être forcé
par les lois, et à remplir son devoir même aux dé-
LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 129
pens de sa vie... Sortez de là, continue Rousseau,
je ne vois plus qu'injustice, hypocrisie et mensonge
parmi les hommes... Oui, je le soutiendrai toute
ma vie; quiconque a dit dans son cœur, il n'y a
point de Dieu et parle autrement, n'est qu'un men-
teur ou un insensé1. »
Quelles nouvelles prises le maître s'est données
sur son élève ! S'il a beaucoup tardé à les acquérir,
au moins va-t-il faire en sorte dé ne pas les laisser
échapper. Et pourtant, c'est le moment qu'il choisit
pour le traiter, non plus en élève, mais en ami, pour
lui rendre ses comptes et lui parler comme à un
homme.
« Quoi, dirons-nous avec Rousseau, faut-il ab-
diquer mon autorité lorsqu'elle m'est le plus né-
cessaire? Faut-il abandonner l'adulte à lui-même,
au moment qu'il sait le moins se conduire et qu'il
fait les plus grands écarts? » Rassurons-nous; ce
n'est là qu'une petite supercherie, à ajouter à beau-
coup d'autres. Le maitre ne propose d'abdiquer ses
droits que pour mieux les assurer. Il sait de quelles
nouvelles chaînes il a entouré le cœur d'Emile. Jus-
qu'ici, il n'avait rien obtenu de lui que par force ou
par ruse ; la raison , l'amitié , la reconnaissance vont
désormais lui venir en aide; Emile refusera une
liberté qui lui serait trop lourde à porter.
Mais aussi ne vous montrez pas trop sévère. Vous
devez savoir que la situation est délicate, que les
passions commencent à élever la voix; n'allez pas
« heurter de front les désirs naissants du jeune
homme, sottement traiter de crimes ses nouveaux
besoins. » D'un autre côté, si vous ne combattez
1. Emile, 1. IV.
TOME II a
130 LA VIE ET LES ŒUVRES
pas ses penchants, allez-vous donc les favoriser?
Pas davantage. — Alors vous vous hâterez dé le
marier? — Ce procédé a du bon; cependant, ici en-
core, il ne faut pas se presser.
La direction du jeune homme , dans ce moment
critique , est, de l'aveu de tous les moralistes , ex-
trêmement difficile. Jean-Jacques venait d'affaiblir
entre ses mains le frein le plus puissant et le plus
assuré contre les passions, le frein religieux. Il
l'avait, à la vérité, conservé en partie, en maintenant
les principes de religion naturelle, et l'on voit par
moments qu'il entend bien s'en servir; mais contre
un danger si pressant, il n'est pas trop de garder
tous ses moyens, et dans toute leur énergie. Sans
faire des considérations à ce sujet, il est d'expé-
rience que , sauf de très rares exceptions , la loi
naturelle ne suffit point à un jeune homme pour la
conservation de la pureté des mœurs ; que la reli-
gion sincèrement pratiquée, la confession, la com-
munion sont au contraire merveilleusement efficaces,
et seules efficaces, pour atteindre ce but. Convenons
que Rousseau, réduit, ou à peu près, aux ressources
de la sagesse humaine , les emploie avec habileté ;
malheureusement, il est rare que la sagesse hu-
maine ne cloche pas par quelque côté.
Le premier moyen du précepteur est de retarder
le moment de l'éclosion des passions. Nous n'en
dirons pas de mal assurément; mais il n'était pas
nécessaire d'aller jusque dans l'ancienne France ou
chez les Romains du temps de César, pour en trouver
des exemples; tous les parents sages l'emploient,
autant que cela leur est possible. Cependant, puisque
chaque enfant n'a pas pour lui seul, comme Emile,
un précepteur, afin de le tenir séquestré de toute
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 131
influence extérieure , il faut bien tenir compte des
possibilités et des circonstances.
Un second moyen proposé par Rousseau consiste
à prendre le jeune homme par l'amour-propre. à
lui donner la liberté et à le rendre responsable de
ses actions. Moyen dangereux, s'il en fut, qui peut
réussir quelquefois avec des natures exceptionnelles,
mais auquel il ne faut pas se fier. Rousseau lui-
même n'y avait, à ce qu'il parait, qu'une demi-
confiance, car il compte que son offre de liberté
sera refusée. Le plus sûr toutefois serait de ne rien
offrir, de peur d'être pris au mot.
Autre moyen, qui semble presque le contre-pied
du premier. Instruisez vous-même le jeune homme
des dangereux mystères des passions. S'il les ap-
prend par d'autres que par vous , il ne les apprendra
pas impunément. Sans doute. — Vous n'empêcherez
pas les indiscrétions d'un camarade, d'un domestique.
— Ne vous en flattez pas. — Prenez donc les de-
vants. — Peut-être. C'est une question de prudence,
que vous aurez à résoudre selon les circonstances.
— Soyez le confident de votre élève. — Cela est en
effet très désirable, et nous ne le croyons pas impos-
sible. Faudra-t-il toutefois rechercher ces confidences
au prix de sacrifices incompatibles avec les devoirs
du maitre? « Comptez, dit Rousseau, que si l'enfant
ne craint de votre part ni sermon ni réprimande,
il vous dira toujours tout. » — C'est possible ; mais
à quoi lui aura-t-il servi de le dire, s'il n'a pas à
compter sur une direction? Soyez bon , soyez père ,
sachez tempérer vos conseils et vos reproches par
les encouragements et l'indulgence ; mais aussi soyez
juste; imposez, s'il le faut, votre autorité; blâmez
ce qui est blâmable. — Choisissez votre moment,
132 LA VIE ET LES ŒUVRES
continue Fauteur de Y Emile ; il ne suffit pas de dire
ce qu'il faut: il faut le dire à propos. Préparez vos
batteries. — Certainement; mais nous sommes si
fatigués des artifices de cette éducation que nous
dirions volontiers : préparez-les, mais ne les pré-
parez pas trop. Nous ne parlerons pas de ce qu'on
peut appeler la préparation éloignée : régler les
lectures du jeune homme, le détourner de l'oisiveté,
d'une vie molle et sédentaire, du commerce des
femmes et des jeunes gens, donner le change à son
imagination en fatiguant son corps, le faire travailler,
marcher, chasser, toutes choses excellentes, mais
qui sont de la vieille méthode. Arrive enfin le jour
que vous avez choisi pour instruire votre élève; car
cela se fera en un seul jour, jour solennel, qui doit
rester éternellement gravé dans sa mémoire, et non
point par une série de conversations intimes et fa-
milières. Ce sera avec un appareil imposant , en
présence de l'Etre éternel, au milieu des bois, des
rochers , des montagnes , en face de la nature en-
tière, appelée comme témoin de la sainteté de l'en-
tretien; ce sera avec les accents de l'enthousiasme,
avec l'émotion du cœur, avec la flamme et l'ardeur du
sentiment que vous lui parlerez. Quelle mise en scène!
Quel comédien que ce Jean-Jacques! Et que lui
direz-vous? Ah! ici notre auteur, malgré son audace,
hésite et se trouble. Il a essayé, mais il a reconnu
que les fausses délicatesses de la langue française
se refusent à « la naïveté des premières instructions
sur certains sujets. » Quoi qu'il en soit, s'il doit,
dans la suite de son ouvrage , recommander vivement
la pudeur pour la jeune fille, on ne voit pas qu'il y
songe pour le jeune homme; aussi n'aura-t-il plus
rien de caché pour lui. Mais en même temps qu'il
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 133
lui dévoilera les mystères de l'amour, de la généra-
tion , du mariage , il lui montrera en traits de feu
les avantages de la chasteté et les terribles châti-
ments de la débauche.
Rousseau semble attendre de superbes effets de
cette épreuve. Il y compte même pour recouvrer,
plus complète que jamais, l'autorité dont il a feint
de vouloir se dessaisir. En dehors de ce résultat in-
certain, que le maître aurait mieux fait de ne pas
mettre en balance, nous craignons que le reste ne
soit pour le moins inutile.
A ces moyens, on en peut joindre d'autres. Nous
avons déjà dit un mot de celui qui consiste à changer
le cours des occupations et des désirs. A cet ordre
d'idées peuvent se rattacher : 1° les études qu'Emile
doit cultiver; 2° l'art de combattre les passions par
les passions, autrement dit, de rendre Emile sage
en le rendant amoureux.
Rousseau est pénétré des périls qu'offre le monde ;
il n'est pas moins persuadé des dangers auxquels
Emile est exposé, rien que par son âge. De ces deux
dangers, réunis dans des conditions convenables, il
entend faire la sauvegarde de son cœur. Il n'admet
pas qu'on doive combattre la passion directement ;
ce serait aller contre la nature ; il préfère demander
à la passion même le moyen de sauver son élève du
libertinage, en lui montrant de loin le mariage
comme un but à atteindre. « Ton cœur, dis-je au
jeune homme, a besoin d'une compagne ; allons
chercher celle qui te convient. Nous ne la trouve-
rons pas aisément peut-être : le vrai mérite est
toujours rare ; mais ne nous pressons et ne nous
rebutons point. Sans doute il en est une, et nous
la trouverons à la fin , ou du moins celle qui en
134 LA. VIE ET LES ŒUVRES
approche le plus. Avec un projet si flatteur pour
lui, je l'introduis dans le monde. Qu'ai-je besoin
d'en dire davantage ? Ne voyez-vous pas que j'ai
tout fait ? »
Quelle séduction pourra désormais effleurer le
cœur d'Emile ? Il sera défendu par sa chère Sophie.
Les discours licencieux, les conseils pernicieux des
jeunes gens ne feraient que l'éloigner d'elle. Les
ag-aceries des femmes le laisseront froid ; Sophie est
si modeste ! Comment aimerait-il les manières des
coquettes ? Sophie a tant de simplicité !
On peut reprocher à ces considérations de tenir
beaucoup plus du roman que de la réalité. Ne les
méprisons pas trop toutefois. Espérons que Sophie
sauvera Emile de quelques écarts; c'est déjà beau-
Coup ; mais ne comptons pas qu'elle les lui évitera
tous. Ainsi elle ne le garantira pas, c'est Rousseau
qui nous le dit, du plus redoutable de tous, et ce
danger, c'est lui-même. Il semblerait que Jean-
Jacques en vient à admettre que le pire ennemi du
jeune homme, c'est son propre cœur. Que devient
alors son grand principe de la bonté originelle ?
Quoi qu'il en soit, il craint par-dessus tout pour son
élève les habitudes solitaires. Si, par malheur, celui-ci
vient à s'y livrer, il est un homme perdu sans retour,
et l'âge même ne le corrigera pas. Rousseau con-
naissait en effet par sa propre expérience les tristes
effets de ce vice. Il n'est point de précautions qu'il
n'indique pour le combattre ; ou plutôt il n'en oublie
qu'une, et c'est la bonne, la religion. Pour en pré-
server Emile, accompagnez-le plutôt, dit Rousseau,
dans les mauvais lieux. Yoilà un moyen héroïque
sur lequel nous ne nous étendrons pas trop. Il a plu
à l'auteur de Y Emile de n'être pas très explicite sur
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 135
ce point ; ne cherchons pas à l'être plus que lui.
Malheureusement, ses principes ne lui laissaient que
l'alternative entre des embarras inextricables et des
complaisances inavouables. D'une part, il exige non
seulement que le maître sache tout, ce qui est bien,
mais en outre qu'il ne paraisse rien ignorer ; qu'il
ne ferme les yeux sur quoi que ce soit. Joignez à
cela qu'il l'oblige à ne jamais commander ni dé-
fendre, et pourtant à ne jamais lâcher son élève
d'un seul pas, et voyez où le malheureux maître
pourra se trouver entraîné.
Emile a si peu étudié dans son enfance qu'il a
encore presque tout à apprendre. A l'âge où il est
arrivé, les études qui lui conviennent sont l'élo-
quence, la poésie, les langues. Elles ne lui servent
pas seulement de dérivatif contre les passions ; elles
ont encore l'avantage de lui former le goût. Dans le
monde, Emile aura aussi plus d'une occasion d'ap-
prendre les règles du goût; mais nous savons qu'il
y sera conduit par une pensée autrement grave, le
désir d'y chercher la compagne de sa vie.
Comme application de ses idées sur le goût, Rous-
seau réunit dans son imagination les conditions
capables de constituer la vie qui lui plairait davan-
tage, qui serait le plus de son goût. Ce tableau, qui
est très long, n'est pas sans charmes, quoiqu'il ait
le défaut d'être bien épicurien pour un livre d'édu-
cation. C'est là qu'il est question de la fameuse
petite maison blanche avec des contrevents verts.
Mais il se trouve à la fin que cet assemblage de
tous les plaisirs est à la portée de beaucoup de per-
sonnes, et n'est autre chose qu'une douce et aimable
médiocrité. « On a du plaisir quand on en veut
avoir. » Voilà une conclusion qu'on n'attendait pas
136 LA VIE ET LES ŒUVRES
de Rousseau et une maxime qu'il n'a guère mise en
pratique.
II
Puisque notre jeune gentilhomme, dit Locke, est
prêt à se marier, il est temps de le laisser auprès
de sa maîtresse. Jean-Jacques n'a. garde d'imiter
Locke, et il fait bien '. Il va donc s'occuper de trouver
une compagne à Emile, et, naturellement, il la trou-
vera la plus parfaite possible. De là de longues dis-
sertations sur les qualités de la femme. Comme ces
qualités s'acquièrent, au moins en partie, par l'édu-
cation, l'occasion était bonne pour greffer, sur son
grand traité de l'éducation du jeune homme, un
petit traité de l'éducation de la jeune fille : première
et longue digression. Mais pour trouver cette perle
rare autant que précieuse, il faut la chercher; nous
ne regretterons pas les longs voyages que nous
aurons à faire pour obtenir un si beau résultat :
seconde digression, les voyages. En voyageant, on
apprend à connaître les peuples et leurs constitu-
tions ; on conviendra que cette connaissance est émi-
nemment utile, sinon nécessaire, pour se mettre en
état d'exercer le droit que possède chaque homme
de se choisir sa patrie : troisième digression, les
constitutions et les gouvernements. Ces trois digres-
sions, qui d'ailleurs en renferment d'autres, ne com-
prennent guère moins d'un volume.
Si Rousseau nous avait donné un bon traité de
l'éducation de la femme, nous ne regretterions pas
les longues pages qu'il y a consacrées ; malheureu-
1. Voir Emile, 1. V.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 137
sèment, c'est toujours Rousseau, c'est-à-dire, un mé-
lange impossible de vrai et de faux, de sagesse et
de folie, de préceptes excellents et d'utopies.
Presque dès le début, il pose un principe qui lui
servira souvent, et sur lequel il y aurait beaucoup
à dire : « la femme, d'après lui, est faite spéciale-
ment pour plaire à l'homme. » Ces paroles au-
raient pour conséquence extrême de nous repor-
ter aux mœurs du sérail. Dans' la société antique,
chez les peuples sauvages ou barbares, dans toutes
les civilisations inférieures ou corrompues, la femme
sert de jouet ou de bète de somme. Est-ce là ce
que veut Rousseau ? Il compte beaucoup sur les
charmes de la femme pour rétablir en sa faveur l'é-
galité et presque la suprématie. Hélas ! tant que la
femme ne sera que la femelle de l'homme, c'est son
expression, elle court grand risque de n'être ni
libre, ni honorée, ni digne de l'être. Ce n'est pas
d'aujourd'hui que ses charmes sont cultivés dans
un but qui n'est pas précisément celui de la morale,
et servent à tout autre chose qu'à assurer les fins
de la nature. Ne faisons pas à Rousseau l'injure de
penser que c'est là ce qu'il veut. Cependant il nous
faut constater que. même quand il parle de la pu-
deur, qu'il regarde, bien à tort, comme l'apanage
exclusif de la femme, il se dégage de ses plus belles
pages comme une senteur d'obscénité. Il ne laisse
voir, pour ainsi dire, dans l'homme que l'animal.
Qu'il demande après cela une éducation sérieuse ;
qu'il soit parfois exigeant sur le devoir ; son motif,
plaire à l'homme, n'en est pas moins frivole et mes-
quin. La femme qui n'en aurait pas d'autre ne res-
terait pas longtemps honnête. Aussi, pour un ou
deux résultats heureux, à combien de concessions
138 LA. VIE ET LES ŒUVRES
mauvaises ou dangereuses l'amène ce principe; car
c'est pour lui un principe, qui se continue par ses
conséquences à travers tout le traité. Ce n'est pas
seulement la douceur et la politesse qu'il prêchera
aux jeunes tilles et aux jeunes femmes ; ce n'est pas
seulement la docilité, c'est, pour employer son ex-
pression, l'asservissement, auquel il veut qu'on les
accoutume ; il leur permettra, il leur recommandera
même une certaine coquetterie ; il trouvera bon
qu'elles aient recours à la ruse ; il les rabaissera à
dire, non ce qui est bien et utile, mais seulement ce
qui plaît ; à suivre, non pas la vraie religion, mais
la religion de leur mère ou de leur mari. Il ne peut
entrer dans notre pensée de vanter la femme maus-
sade et ennuyeuse ; de mettre en opposition la
femme qui plait et celle qui fait son devoir. La
femme doit être à la fois aimable et vertueuse,
charmante et sage; mais enfin elle a autre chose
à faire que d'être l'ornement du foyer ; elle en
doit être aussi l'honneur, la gardienne et l'appui ;
elle a des devoirs sérieux, un ménage à tenir, des
enfants à élever ; quelquefois aussi, car la vie n'a
pas que des jours heureux, des revers de fortune
ou de situation à conjurer ou à réparer, des mal-
heurs de famille et des chagrins à supporter ou à
consoler. On dirait que Rousseau n'a pas songé à
toutes ces choses ; elles n'entraient sans doute pas
dans le plan de son roman.
Il expose avec plaisir, et parfois il exagère, les
différences qui existent entre les deux sexes, et par
suite les différences des éducations à leur appliquer.
Ses considérations ont du vrai ; mais nos hommes
d'Etat, qui prétendent s'inspirer de lui, s'en éloi-
gnent grandement en beaucoup de points. Qu'aurait-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
139
il dit, grand Dieu ! des lycées de filles, lui qui n'en
voulait pas même pour les garçons1 ? Lui qui n'ad-
met pour les filles, ni maîtres, nous dirions presque
ni maîtresses, ni pensions, ni études abstraites, ni
sciences de raisonnement; mais principalement la
couture, la dentelle, le dessin d'ornement, le chant,
les arts d'agrément, enfin la science pratique du
monde et des hommes. Il est vrai qu'ils se rencon-
treraient ensuite avec lui dans leur haine du caté-
chisme et des couvents. ï\on pas que Jean- Jacques
érige l'irréligion ou l'indifférence en système de
gouvernement ; il est au contraire l'ennemi déclaré
de la neutralité. Il ne demande pas beaucoup d'ins-
truction ni de pratiques religieuses pour la jeune
fille ; mais le peu qu'il demande , il l'exige for-
tement.
On doit bien penser que Rousseau est l'ennemi
des corsets ; on ne s'étonnera pas qu'il s'élève
contre les abus de la toilette ; mais ce qu'on atten-
dait moins de sa part, c'est le respect de l'opinion
qu'il exige de la femme. Ses raisons sont bonnes, et
sans admettre la séparation radicale qu'il établit
(Rousseau est toujours exclusif) entre l'homme, qui
ne doit avoir que du mépris pour l'opinion, et la
femme, qui lui doit le plus grand respect, on ne
peut nier que la réputation de la femme ait des dé-
licatesses qui demandent des ménagements tout par-
ticuliers.
Les questions du bal, de la danse, du théâtre, ne
peuvent guère se traiter en quelques lignes. L'au-
1. « Elles n'ont point de
collèges. Quel malheur ! Eh !
plût à Dieu qu'il n'y en eût
point pour les garçons ! Ils
seraient plus sérieusement et
plus honnêtement élevés. »
Emile, 1. V.
140 LA YIE ET LES ŒUVRES
teur de la Lettre sur les spectacles devient à cet
égard singulièrement facile, même pour le théâtre,
et tance vertement le christianisme, qui a tout outré
et qui se montre l'ennemi des plaisirs les plus inno-
cents. Mais la manière dont Rousseau en parle, les
précautions et les préparations qu'il réclame auto-
risent à croire qu'il n'est pas si loin de partager sur
ce point l'idée chrétienne.
Sophie, la femme destinée à Emile, est le fruit
de cette éducation. 11 est superflu de faire son por-
trait : on sait d'avance qu'elle doit avoir beaucoup
de perfections, avec quelques légers défauts, quel-
ques ombres, placées à dessein, pour mieux faire
ressortir les côtés lumineux. Rousseau, par une
sorte de coquetterie, a voulu joindre à ses qualités
celle d'une grande simplicité. Sophie n'est point un
prodige ; elle est mieux que cela, elle est femme,
comme Emile est homme ; voilà toute leur gloire.
Le talent de l'auteur consiste donc à faire avec des
traits ordinaires, une figure médiocre, des qualités
communes, de légers défauts, des vertus de tous les
jours et une vie tout unie et en quelque sorte sans
relief, un portrait charmant et unique.
Rousseau nous a fait connaître la femme qu'il
destine à Emile , mais Emile ne la connaît pas en-
core. A quoi bon? Emile croit qu'il lui appartient
de choisir, tandis que c'est le maitre qui choisit à
sa place. La nature, dit le précepteur, lui a destiné
une épouse. « Mon affaire est de trouver le choix
qu'elle a fait. Mon affaire, je dis la mienne et non
celle du père ; car, en me confiant son fds, il me
cède sa place ; il substitue mon droit au sien ;
c'est moi qui suis le vrai père d'Emile ; c'est moi
qui l'ai fait homme. J'aurais refusé de l'élever, si
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 141
je n'avais pas été le maître de le marier à son
choix, c'est-à-dire au mien. » Aussi le voyage de
découvertes qu'ils vont faire à la recherche de
Sophie n'est qu'un prétexte. « Dès longtemps Sophie
est trouvée. Peut-être Emile l'a-t-il déjà vue ;
mais il ne la reconnaîtra que quand il en sera
temps. »
Il est assez douteux que tous ces arrangements
soient bien le vœu de la nature: Rousseau pourtant
ne rêve que convenance naturelle. Ne la sacrifiez
jamais, dit-il, car « c'est elle qui décide du sort de
la vie , et il y a telle convenance de goûts , d'hu-
meurs, de sentiments, de caractères qui devrait
engager un père sage, fût- il prince, fut-il mo-
narque, à donner sans balancer son fils à la fille
avec laquelle il aurait toutes ces convenances, fût-
elle née dans une famille déshonnète, fût-elle la
fille du bourreau. » ?Se nous effarouchons pas de
ce préambule ; nous savons que Jean-Jacques aime
à débuter par le paradoxe, pour aboutir au lieu
commun. Aussi, cette entrée en matière nous con-
duira-t-elle , à force de correctifs, à un mariage
parfaitement assorti, et que bien des pères seraient
heureux de trouver pour leur enfant.
Emile a commencé par chercher Sophie à Paris ;
on doit penser que ce n'est pas là qu'elle est ; mais
il importait qu'il ne la trouvât pas trop vite. L'élève
et le précepteur continuent leur voyage d'explora-
tion, sans se presser, le bâton à la main, côtoyant
les ruisseaux, se reposant à l'ombre des bois, re-
cueillant des minéraux et des plantes, s'informant
des cultures, restant où il leur plaît, partant quand
ils commencent à s'ennuyer.
Cependant un jour, par hasard, ils perdent leur
142 LA VIE ET LES ŒUVRES
chemin, ils sont surpris par la pluie, ils finissent
par arriver à une maison de médiocre apparence ,
il est tard, ils demandent un asile. Quelle maison
bénie! Quelle hospitalité antique! Emile se croit au
temps d'Homère. Au souper parait une charmante
jeune fille ; chacun raconte ses aventures ; les
parents ont eu des malheurs; Sophie, l'aimable
Sophie, est leur consolation et leur joie. Sophie!
Quel nom ! Emile, qui n'avait eu jusque-là qu'une
attention distraite, tressaille, examine, s'émeut;
Sophie n'est pas moins troublée que lui. Elle parle;
« au premier son de sa voix, Emile est rendu ; c'est
Sophie ; il n'en doute plus. »
Les amours d'Emile et de Sophie tiennent plus
du roman que du traité d'éducation. C'est le roman
de la nature, dit Rousseau. — Pas autant qu'il se
l'imagine. « Ces amours, dit Saint-Marc Girardin,
sont guindées comme des exemples, et, comme
toutes les amours de Rousseau, elles manquent
de pureté et de délicatesse. Partout la prépara-
tion s'y fait sentir *. » Ce jugement est peut-être
un peu sévère. Au milieu de scènes apprêtées ou
sensuelles, de longs discours, de considérations
inopportunes, il y a bien aussi des tableaux gracieux
et des situations prises sur le vif de la nature. Dès
le soir, le précepteur va raisonner Emile, lui dire
d'observer, d'attendre. Naturellement, ses pédan-
tesques leçons, au lieu de calmer les désirs du jeune
homme, ne font que les exciter. C'est d'ailleurs ce
que voulait le maître.
Cependant un premier obstacle se présente. Emile
est riche; Sophie, qui est pauvre, soulfre dans sa
1. Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1855.
DE JEAJi-JACQUES ROUSSEAU. 143
délicatesse et sa fierté de la différence de leurs for-
tunes ; mais ces sortes de difficultés sont aisées à
aplanir quand on s'aime.
Un jour Emile se fait attendre ; on a été au-devant
de lui et on ne Ta pas rencontré. Enfin, il arrive le
lendemain matin. Sophie se fâche et s'irrite. Mais
elle apprend que ce qui a retardé son amant, c'est
l'exercice de la charité. Il a rencontré un blessé, il
l'a relevé, il a été chercher nn chirurgien à la ville.
Une réconciliation faite dans de telles conditions ne
pouvait que cimenter leur amour.
Autre scène, encore plus arrangée. Emile, ne pou-
vant être constamment auprès de sa maîtresse, ne
se contente pas de chercher dans l'étude de l'his-
toire naturelle et de l'agriculture des occupations
utiles ; il se met à exercer son métier de menuisier
et s'engage chez un patron. Sophie vient le sur-
prendre à l'atelier. Elle admire son fiancé qui, un
ciseau d'une main et un maillet de l'autre, achève
une mortaise. « Femme, honore ton chef, s'écrie
sentencieusement Rousseau; c'est lui qui travaille
pour toi , qui te gagne ton pain , qui te nourrit.
Voilà l'homme. » — « Non, dit Saint-Marc Girar-
din, voilà l'acteur. »
Mais nous ne sommes pas au bout. Sophie elle-
même vient de déclarer son amour ; les deux jeunes
gens aspirent au moment de s'unir. C'est celui que
le précepteur choisit pour les séparer. Après force
tirades philosophiques, qui seraient peut-être fort
belles, si elles étaient mieux à leur place, le maître
déclare donc à son élève qu'il lui reste encore beau-
coup à apprendre avant d'être en état de se marier;
qu'il lui faut quitter Sophie pendant deux ans, afin
de revenir plus digne d'elle ; et le pauvre Emile,
144 LA VIE ET LES ŒUVRES
qui voudrait bieu résister, finit par se laisser faire
comme un enfant.
Quel motif pouvait avoir Rousseau de couper ainsi
son livre à l'endroit le plus intéressant? En vérité,
on n'en voit pas d'autre que le besoin de placer, dans
son encyclopédique roman , un petit traité sur les
constitutions.
Jusqu'ici. Emile a fait un voyage d'exploration à
la recherche de celle qui devait être sa femme ;
maintenant il en va faire un autre à la recherche de
la meilleure des constitutions. Comme Rousseau re-
jetait les livres, procédé, suivant lui. faux et men-
songer de connaître l'histoire et les mœurs des
peuples, il ne leur restait, à son élève et à lui, que
la ressource de s'en instruire par eux-mêmes. De là
les voyages.
Sauf quelques traits, nous ne trouverons rien ici
que nous ne connaissions déjà par le Contrat social.
Contentons-nous de noter le soin avec lequel Rous-
seau prétend établir crue la patrie n'a rien de fixé à
l'avance, et qu'il apppartient à chaque homme de
s'en donner une, après examen préalable. Avait-il
quelque arrière-pensée et songeait-il déjà à sa
future abdication? C'est peu présumable. On doit
plutôt croire qu'il aura trouvé après coup dans ses
ouvrages des principes dont il aura été heureux de
se prévaloir. Remarquons, en second lieu, ses consi-
dérations sur le choix d'une profession et les avan-
tages. ou plutôt les inconvénients de chacune. Le
commerce, les charges, la finance nous mettent dans
un état précaire et dépendant , et nous forcent de
régler nos mœurs, nos sentiments, notre conduite
sur l'exemple et les préjugés d'autrui. Le métier
des armes consiste à aller tuer des gens qui ne nous
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 141)
ont rien fait, à se ruiner pour l'honneur de son état,
ou à s'y enrichir par des moyens déshonnôtes. Que
fera donc Emile? Rien, sans aucun doute; et, en
effet, avec la manière dont il a été élevé, c'est peut-
être encore ce qu'il a de mieux à faire. « Sophie et
mon champ, dit-il, et je serai riche. » Reste à
savoir si, de cette façon, il aura accompli ses obli-
gations envers la société. Mais ce champ, d'ailleurs,
dans quel pays le choisira-t-il? Et, sur ce simple
mot, voilà tout un système de gouvernement et un
résumé complet du Contrat soc/'///.
La conclusion est, d'ailleurs, plus simple et plus
sage que les termes qui l'ont préparée ne l'auraient
fait supposer. Emile se résout à rester dans le pays
où la Providence l'a fait naître. Sa liberté est en
lui-même, dans la modération des désirs, dans la
soumission aux lois de la nécessité. N'eût-il gagné
à ses voyages que d'apprendre à être satisfait du
lot que Dieu lui a assigné, qu'il n'aurait pas perdu
son temps.
Maintenant, il ne lui reste plus qu'à venir goûter,
auprès de Sophie, le bonheur d'une union longtemps
attendue. Le précepteur a la bonne pensée de les
arracher, le jour de leur mariage, à la foule des
importuns et des indiscrets; que n'a-t-il aussi la déli-
catesse de leur épargner ses sermons ? Si encore ils
n'étaient qu'ennuyeux ; mais à quel titre vient-il, au
mépris de la modestie d'une jeune femme, se mettre
en tiers entre les deux époux, s'interposer comme
un médecin importun et maussade, se faire le modé-
rateur et l'arbitre de leurs droits? Grand docteur
de la méthode négative, qui avez répété si souvent
que le précepteur n'avait qu'à s'effacer, c'était le
cas de suivre vos maximes. Après cela, vous abdi-
14fi
LA VIF, FT LES OKFVRKS
quez votre autorité ; vous auriez bien dû l'abdiquer
deux jours plus tôt.
Il eu coûtait à Rousseau d'abandonner ses deux
amants. Il a voulu les faire revivre dans un roman,
qui, heureusement, est resté inachevé \ Si c'était
parce que Fauteur a été le premier à reconnaître la
faiblesse de son œuvre, cela témoignerait au moins
de son bon goût. Loin de là, il a voulu la conti-
nuer. « Je conserve, disait-il. pour cette entreprise,
un faible que je ne combats pas, parce que j'y
trouverais, au contraire, un spécifique utile pour
occuper mes moments perdus, sans rien mêler à
cette occupation qui me rappelât les souvenirs de
mes malheurs, ni de rien qui s'y rapporte2. » Il
fut détourné de ce soin par d'autres qui ne valaient
pas mieux ; mais il lut son ancien travail à un de
ses amis, Prévost de Genève, et exposa en même
temps le dénouement qu'il entendait lui donner. Tout
cela ne vaut pas la peine que nous nous y arrêtions.
Aventures invraisemblables, maximes fausses et par-
fois ridicules, sentiments quintessenciés, passions
violentes, mais non communicatives : il n'y a pas là
de quoi constituer un beau roman. Les éditeurs
eux-mêmes ne publièrent pas ce morceau sans une
sorte de répugnance 3. Si Rousseau avait l'intention
de faire l'histoire d'une âme, pourquoi y avoir en-
tassé tant d'événements? A-t-il entendu, au contraire,
faire un roman d'aventures, pourquoi alors y avoir
mis tant de philosophie et de morale? Il n'est pas
jusqu'au style qui ne soit souvent d'une faiblesse in-
1. Emile et Sophie, ou les So-
litaires. — 2. Lettre à Dupey-
rou, 6 juillet 1708. — 3. Voir
la Préface de l'édition de Ge-
nève, t. XIV, ou t. IV d'Emile.
DE JEAN-JACQUES KOISSEAI
M7
croyable1. Mais le défaut capital est la révolution
impossible que l'auteur a supposée clans la conduite
de ses deux héros. C'était bien la peine de faire une
Sophie aussi accomplie, de lui donner une éducation
aussi parfaite, pour la dégrader aux chutes les plus
déplorables. Et Emile lui-même, oubliant ses devoirs,
ne gardant plus de l'ancien Emile que le nom et
quelques discours! Quel aveu d'impuissance! Quelle
critique du livre qu'il venait de faire sur l'éducation!
U'Emilc passe généralement pour être le plus
beau titre de gloire de Rousseau. Répond-il à sa
réputation? Est-il ce monument grandiose et unique,
qui doit fixer à jamais le regard de la postérité? Si
nous étions tentés d'en demander à Rousseau son
avis, voici qu'elle serait sa réponse : « Oui, je ne
crains point de le dire, s'il existait en Europe un
seul gouvernement vraiment éclairé, un gouver-
nement dont les vues fussent vraiment utiles et
saines, il eût rendu des honneurs publics à l'au-
teur d' Emile ; il lui eût élevé des statues2. » Nous
avons étudié longuement, trop longuement peut-
être, l'ouvrage ; nous savons maintenant si l'on doit
élever des statues à l'auteur. H est vrai que, si l'on
voulait apprécier ce livre d'après un certain nombre
de morceaux choisis, on ne manquerait ni de belles
citations, ni d'idées neuves, ni de vues justes. Mais
1. Par exemple, au moment
où Emile devient esclave du
dey d'Alger : « Que m'ôtera cet
événement, dit-il? Le pou-
voir de faire une sottise? Je
suis plus libre qu'auparavant.
— Emile esclave! repreuais-
je. — Eh! dans quel sens?
Qu'ai-je perdu de ma liberté
primitive? Ne naquis-je pas
esclave de la nécessite? Quel
nouveau joug peuvent m'im-
poser les hommes? — Le tra-
vail?—Ne travaillais-je pas,
quand j'étais libre? - La
faim, eic. » — 2. Lettre à l'Ar-
chevêque de Paris, vers la fin.
148 LA VIF. F.T LES OEUVRES
si on veut le juger par son ensemble, parla somme
de vérités et de bien qu'il a répandus dans le
monde, par les fruits pratiques et utiles du système,
ce que nous en avons dit suffit à montrer qu'on
peut le classer parmi les livres pernicieux. Qu'il
produise même, comme Ta dit un écrivain, de
nobles pensées, peu importe, si ces pensées restent
sans influence sur les actions1. Il serait mal séant
de lui reprocher ses pages justes et belles ; mais
comme résultat final, on pourrait presque dire
qu'elles ont servi surtout à faire passer les idées
fausses.
Bossuet a dit que toutes les erreurs sont des
vérités dont on abuse ; Y Emile est un tissu de vé-
rités dont Rousseau a abusé. Il a vu le mal, il a
voulu le corriger, et souvent il n'a réussi qu'à l'em-
pirer. L'éducation était tombée dans l'artificiel et le
convenu ; Rousseau, sous prétexte de la ramener à
la nature, n'a fait que multiplier les artifices. — Les
mères faisaient de leurs enfants de véritables idoles,
et ces petits êtres, volontaires et impérieux, ne fai-
saient à leur tour que fatiguer leurs parents de
leurs obsessions et de leurs exigences ; Rousseau a
décidé que les enfants ne devaient ni commander,
ni obéir; qu'ils ne devaient rien à personne, et que
personne ne leur devait rien. — On leur parlait de
morale et de devoir ; Rousseau n'a parlé que de
nécessité. — A force de les servir, on les rendait
incapables d'user de leurs mains; Rousseau a voulu
les mettre en état de se suffire à eux-mêmes sans
le secours de personne. — On se hâtait ; Rousseau
1. De BaRante, De la litté- j XVIIIe siècle,
rature française pendant le
DE JEAÏWACQUES ROUSSEAU. 149
a appris à perdre le temps. — On forçait les enfants
à étudier; Rousseau a prétendu qu'on ne devait
rien exiger d'eux. — On surchargeait leur tète
d'une foule de connaissances inutiles ; il a mieux
aimé la laisser vicie. — On cultivait leur raison, on
tombait dans la sentimentalité ; Rousseau a tout donné
au corps et aux sens, jusqu'à douze ou quinze ans.
— On leur parlait de religion dès l'enfance; Emile
ne savait pas encore à quinze ans s'il avait une âme
et s'il y a un Dieu. — On multipliait les livres ;
Rousseau les a tous supprimés. — On faisait, en un
mot, des enfants prodiges ; il a préféré les enfants
grossiers et ignorants. Aux préjugés d'opinion, de
naissance et de fortune, il a répondu en inspirant à
son élève le mépris des hommes, de l'opinion et des
usages, et en faisant de lui un menuisier,
Ce n'est pas ainsi que s'opèrent les réformes. On
pourrait croire que, pour corriger un abus (et tout
n'était certes pas abus dans l'ancienne éducation) il
suffit de prendre le contre-piect de ce qui existe ;
mais on ne réussit ainsi, le plus souvent, qu'à tom-
ber dans un autre excès qui ne vaut pas mieux.
Avant Y Emile, on élevait les enfants, plus ou moins
bien ; on faisait des livres, plus ou moins judicieux;
Y Emile a posé une fois de plus cette question de
l'éducation, toujours ancienne et toujours nouvelle ;
il est certain qu'il ne l'a pas résolue. Plût à Dieu
qu'il n'en eût pas retardé la solution.
CHAPITRE XXII
1762-1763
Sommaire : L'Emile devant les tribunaux " et devant l'opinion. —
I. V Emile a été pour Rousseau une source de soucis. — Part d'influence
que purent avoir dans ces tracasseries 1° Choiseul et Mme de Pompa-
dour; 2° les Jésuites.
II. Arrivée de Rousseau en Suisse. — Décret du parlement de Paris.
— Condamnation de Y Emile par la Sorbonne et par le Pape. — Mande-
ment de l'Archevêque de Paris.
III. Jugements des contemporains : Mme Latour. — Mme de Créqui. —
D'Alembert. — Malesherbes. — Conti. — Hume. — Le duc de Wirtem-
bert. — Grimra. — Le journal de Trévoux et les Jésuites. — Gerdil. —
Le Franc de Pompiguan. — Formey.
IV. Arrêt de condamnation du Conseil de Gpnève. — Lettre du colo-
nel Pictet en faveur de Rousseau. — Causes de la sentence : 1° Action
de la France. — 2° Voltaire. — 3° Attitude des pasteurs.
V. Condamnation en Hollande. — Condamnation à Rerne. — Rousseau,
chassé du canton de Berne, se réfugie à Motiers-Travers.
Maintenant que nous connaissons YÉmile, il nous
sera plus facile de juger les événements dont il fut
la cause ou l'occasion. Rousseau s'est plaint toute
sa vie de la gloire et des soucis dont elle est la
source; s'il avait pénétré l'avenir, l'aurait-il sacri-
fiée à sa tranquillité ? Lui-même aurait été, sans
doute, bien embarrassé pour répondre; d'ailleurs ne
fallait-il pas qu'il se plaignît?
Cependant, si jusqu'à présent nous avons été peu
sensibles à ses gémissements, il faut convenir qu'à
partir du moment où parut YEmile, ils sont ample-
LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 151
ment justifiés, et que le livre qui a mis le comble à
sa célébrité est aussi celui qui a empoisonné sa
vie.
II déclare que « dans l'œuvre de ténèbres dans les-
quelles depuis huit ans il se trouve enseveli (il
écrivait ces paroles en 1770) , que dans l'abîme de
maux où il est submergé, il sent les atteintes des
coups, sans pouvoir discerner la main qui les di-
rige, ni les moyens qu'elle met en œuvre1. » Plus
heureux que lui, nous croyons pouvoir saisir sans
grande difficulté les fils de ce fameux complot. —
Ou plutôt nous pensons qu'il n'y eut pas de complot
du tout; il y eut seulement, comme toujours, des
amis et des ennemis, des hommes impartiaux et des
indifférents, qui jugèrent et se conduisirent chacun
selon ses impressions particulières. « Quoi, dit
Jean-Jacques, le rédacteur de la Paix perpétuelle
souffle la discorde ! l'éditeur du Vicaire savoyard
est un impie! l'auteur de la Nouvelle Héloïse est
un loup! celui de Y Emile est un enragé2! » Eh!
sans doute ; en laissant de côté la Paix perpétuelle,
qui n'est pas en cause, et les gros mots, qui ne
prouvent rien, la Profession de foi est une attaque
déclarée contre le Christianisme; la Nouvelle Héloïse
est un roman fort peu moral ; X Emile est plein de
paradoxes et de principes pernicieux. Est-il vrai,
oui ou non, que, la législation et les mœurs étant ce
qu'elles étaient alors, les livres de Rousseau expli-
quent la plupart des mesures dont ils ont été l'ob-
jet? Après l'examen que nous en avons fait, il serait
difficile d'en douter. Que d'autres œuvres qui ne
valaient pas mieux que les siennes, qui valaient
1. Confessions, 1. XII, au commencement. — 2. Id.
Jo*2 LA VIE ET LES ŒUVRES
moins, si l'on veut, que le livre de l'Esprit, pour
prendre le même exemple que lui, ait circulé libre-
ment, cela peut être fâcheux ; mais l'impunité des
uns n'empêche pas la condamnation des autres d'être
légitime; que lui-même, dans d'autres ouvrages, ait
dit précédemment ce qu'il n'a fait que répéter dans
celui-ci, l'excuse serait légère; la justice administra-
tive a toujours eu ses préférences et choisi ses mo-
ments: et s'il était vrai qu'on a poursuivi Rousseau
parce qu'il avait plus de talent et devait avoir plus
d'influence que d'autres, il aurait mauvaise grâce à
s'en plaindre trop fort; il payait ainsi la rançon de
sa gloire.
Jean-Jacques, tourmenté par la folie de la persé-
cution, s'en prend principalement à Choiseul ; mais
le puissant ministre avait autre chose à faire qu'à
s'acharner sur un malheureux auteur. On ne cite
guère de Choiseul à son égard qu'un mouvement de
bienveillance, ayant pour but de le faire rentrer dans
la diplomatie, et Jean- Jacques fut sur le point de se
laisser faire. S'imagine-t-on qu'une allusion sans
malice, moins que cela, un compliment mal com-
pris échappé par hasard à l'auteur du Contrat so-
cial1, ait offusqué le ministre au point de lui faire
remuer, en quelque sorte, ciel et terre, pour satis-
faire sa haine? — Mais Choiseul était le favori de
Mmo de Pompadour, et Jean-Jacques ne cachait pas
son antipathie pour elle. — Aussi est-il permis de
croire qu'elle le lui rendait. On ne voit pas néan-
moins qu'elle ait jamais rien fait contre lui. Croyons-
le bien, ces personnages auraient trouvé Rousseau
1. Contrat social, LUI, ch.vi. seul, 27 mars 17o8.
— Lettre de Rousseau à Choi-
DE JEA>-JACQUES ROUSSEAU. 153
assez outrecuidant de se vanter de leur inimitié, et
Choiseul n'aurait pas appris sans étonnement que la
satisfaction de sa haine contre Rousseau a été « la
grande œuvre de son ministère, celle qu'il a eue
le plus à cœur, celle à laquelle il a consacré le
plus de temps et de soins; » qu'il n'a réuni la
Corse à la France que pour le contrarier ; qu'il l'a
toujours eu en vue dans tous ses actes, bien plus
que le gouvernement de la France '. Cela ne veut
pas dire qu'à l'occasion, il n'ait pas agi contre lui;
mais en tout il faut garder les proportions et ne pas
transformer en affaire d'Etat la condamnation d'un
auteur.
Rousseau a voulu retracer les infâmes moyens in-
ventés par Choiseul pour assouvir contre lui sa ven-
geance, les trames qu'il a multipliées pour le désho-
norer et le livrer à la haine publique, les nuées
d'espions et d'agents secrets qu'il a chargés de le
surveiller, les faux amis dont il l'a entouré pour sur-
prendre ses pensées, les engagements qu'il lui a
extorqués, ses correspondances qu'il a dévoilées, les
lettres et peut-être les livres qu'il a fait fabriquer
pour les lui imputer, les noirs forfaits dont il l'a
chargé, la conspiration du silence qu'il a savamment
organisée autour de lui, tout ce mystère profond de
trahison, de fourberie, d'iniquité dont il l'a enve-
loppé2 ; mais dans ce long réquisitoire, il n'articule
pas un seul fait précis et sérieux. Il dit bien que
Y Emile fut l'occasion du complot et qu'on en fit
l'arme dont on se servit contre lui; mais, ajoute-t-il,
de toutes les menées qui suivirent, pas une n'a
transpiré; des innombrables agents qu'on mit sur
1. Lettre à Saint-Germain, 26 février 1770. — 2. Id.
154
LA VIE ET LES ŒUVRES
pied, pas un ne fut indiscret. Il connaît toutes ces
choses, parce qu'il en subit les effets, mais il ne sait
rien que par induction. Il cite, à la vérité, Grimm,
Diderot, comme les premiers .auteurs de la trame;
d'Holbach, Hume, Mme de Boufflers, Mmt de Luxem-
bourg, comme y ayant donné la main; mais, quels
actes leur reproche-t-il? II articule bien quelques
griefs contre les deux premiers; mais il ne dit rien
des autres, et serait sans doute bien embarrassé pour
en dire quelque chose. Il continue ainsi pendant
vingt ou trente pages, mais il pourrait parler long-
temps sur ce ton avant de persuader personne et ne
réussit à montrer que les aberrations d'un cerveau
malade. La manie de la persécution est un mal bien
connu des médecins aliénistes; elle peuple nos asiles
et n'est pas très rare dans le monde. Rousseau eut
toute sa vie le germe de cette maladie ; elle a pro-
gressé sous le coup des événements suscités par
Y Emile, mais elle n'a acquis son plein développe-
ment que quelques années plus tard. Nous aurons à
revenir sur ce sujet plus d'une fois l. »
1. Quelques auteurs anglais
et hollandais pensent que la
folie de Rousseau fut plutôt
Vabsence de sens moral ou, plus
exactement, Vabsence de volonté
morale. 11 leur était facile d'in-
voquer, pour soutenir cette
thèse, la vie de notre person-
nage (qu'ils paraissent d'ail-
leurs avoir connue assez im-
parl'aiteinent). Assurément
Rousseau était d'une grande
faiblesse de volonté; il était
faible surtout contre lui-mê-
me et contre ses passions.
Gela tenait à son caractère, à
son éducation, à ses habitu-
des, à ses systèmes. Que sa
liberté ait été plus ou moins
atteinte par ces diverses cau-
ses et sa responsabilité dimi-
nuée d'autant, c'est certain;
qu'elle ait été complètement
détruite et annulée, cela nous
paraît insoutenable. Il est as-
sez de mode aujourd'hui chez
les médecins, les avocats et
quelques cri mi nalistes.de con-
fondre le crime avec la folie
et de faire de tous les coquins
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
155
Jean-Jacques a parlé dans une autre occasion de
la France et de Choiseul ; mais alors il était surtout
mécontent de Genève et de la Suisse. « Peuples,
dit-il, combien on vous en fait accroire, en faisant
si souvent intervenir les puissances pour autoriser
le mal qu'elles ignorent et qu'on veut faire en
leur nom. Lorsque j'arrivai dans ce pays, on eût
dit que tout le royaume de France était à mes
trousses ; on brûle mes livres' à Genève ; c'est
pour complaire à la France ; — on m'y décrète ;
la France le veut ainsi ; — l'on me fait chasser
du canton de Berne ; c'est la France qui l'a de-
mandé ; — l'on me poursuit jusque dans ces mon-
tagnes ; si l'on m'en eût pu chasser, c'eût encore
été la France. Forcé par mille outrages, j'écris
une lettre apologétique ' ; pour le coup, tout était
perdu; j'étais entouré, surveillé, la France en-
voyait des espions pour me guetter, des soldats
pour m'enlever, des brigands pour m'assassiner.
Il était même imprudent de sortir de ma maison,
autant de fous irresponsables,
sur lesquels la loi perd ses
droits; si Ton y joint encore
les gens faibles, il ne restera
plus de coupables, mais seu-
lement des égarés, et l'hu-
manité ne sera plus qu'un
grand hôpital de fous. Il est
certain que Rousseau, qui,
pendant toute sa vie, s'est
principalement occupé de mo-
rale, savait parfaitement faire
la distinction du bien et du
mal. On peut même dire que,
chez lui, le sens moral était
très développé, quoique par-
fois, par sa faute ou par suite
de son jugement faux, il
fût plus ou moins dévoyé. Il
faut avouer malheureusement
aussi que, le plus souvent, sa
conduite s'accorda mal avec
ses principes. Hien n'autorise
toutefois à penser qu'il fût
forcé de faire l'acte qu'il sa-
vait être mauvais.— Voir dans
la revue hollandaise : Psychia-
trische bladcn, etc., l'anicle :
Psyckyatrische studie over J. J.
Rousseau; opgetrekend doar
Dr N. B. Donskersloot (année
1883, p. 105 à 117). — 1. La
Lettre à l'archevêque de Paris,
156
LA VIE ET LES OEUVRES
tant les dangers me venaient toujours de la France,
du parlement, du clergé, de la cour même. On
ne vit de la vie un pauvre barbouilleur de papier
devenir, pour son malheur, un homme aussi im-
portant. Ennuyé de tant de bêtises, je vais en
France ; je connaissais les Français, et j'étais mal-
heureux. On m'accueille, on me caresse, je reçois
mille honnêtetés, et il ne tient qu'à moi d'en rece-
voir davantage. Je retourne tranquillement chez
moi. L'on tombe des nues ; on n'en revient pas ;
on blâme fortement mon étourderie, mais on cesse
de me menacer de la France. On a raison : si
jamais des assassins daignent terminer mes souf-
frances, ce n'est sûrement pas de ce pays-là qu'ils
viendront1. » Il était impossible de se réfuter mieux
soi-même.
Et les jésuites, autre fantôme qui a encore moins
de consistance. Rousseau ne dit-il pas ailleurs qu'on
l'a poursuivi parce qu'il n'a pas voulu se faire jan-
séniste et écrire contre les jésuites 2. Il est sûr que
les jésuites ne pouvaient être favorables à X Emile.
Malgré les persécutions qu'ils avaient eux-mêmes à
subir, ils ont trouvé le temps de défendre le catho-
licisme contre cet ouvrage 3, comme ils le défen-
daient contre quiconque osait l'attaquer ; mais on ne
voit pas trace d'une action occulte de leur part, et
il n'y en eut pas. Il est pourtant possible que les
jésuites aient été la cause indirecte, quoique bien
innocente, des tracasseries qu'on suscita à Rousseau.
1. Lettres de la Montagne,
lettre V. — 2. Lettre à Moultou,
24 juillet 1762. — Bachaumont,
18 mai 1763. — Lettre à l'Ar-
chevêque de Paris. — Nouvelle
Héloïse, 6* partie, lettre VII.
— 3. Journal de Trévoux, juin,
octobre, novembre 1762, jan-
vier 1763.
DE JEAN-JAGGUES ROUSSEAU.
1o7
Le Parlement venait de les frapper et de les expul-
ser. Cette mesure, qui avait réjoui les incrédules et
avait été le triomphe des jansénistes, appelait un
correctif. On jugea donc à propos, pour donner aux
catholiques une sorte de compensation, de sévir
également contre quelques livres antireligieux.
Rousseau fut choisi et paya pour lui et pour d'autres.
Il est vrai que cette politique de bascule n'était
lionne qu'à mécontenter tout le monde. Les gouver-
nements devraient le savoir, et le savent sans doute,
ce qui ne les empêche pas d'y avoir recours en
toute occasion.
II
Rousseau était arrivé chez Roguin le 1 i juin au
matin. Provisoirement, il crut plus snr de ne pas
dire où il était. En effet, les bruits les plus contra-
dictoires circulèrent à ce sujet. Le 23 juin, on igno-
rait encore à Genève le lieu de sa retraite, et on ne
le sut à Paris que vers le 27 '. Combien de temps
resterait-il chez son ami ? Où fixerait-il définitive-
ment son domicile ? Il ne voulait pas trop s'en pré-
occuper. Il était bien décidé, dans tous les cas, à
ne pas « porter son ignominie à Cenève, sa pa-
trie 2. » Les événements qui suivirent ne firent que
le confirmer dans cette résolution. Le choix de sa
résidence était d'ailleurs subordonné à la détermi-
nation de Thérèse. Ce n'est pas qu'il fût bien dési-
reux de la faire venir. Les affaires de Mme d'Hou-
1. Lettres de Moultou à Rous-
seau, 18 et 23 juin 1762. — Ba-
chaumOnt, 20 et 27 juin 1762.
— 2. Lettre à Moultou, 15 juin
1762, et beaucoup d'autres
lettres.
158
LA VIE ET LES OEUVRES
detot, et d'autres causes encore, qu'il dévoile avec
son cynisme ordinaire, avaient dû refroidir beau-
coup leur affection. Il n'était pas sans inquiétude et
sans remords sur le parti qu'il avait pris à l'égard
de ses enfants ; ou plutôt, après ce qu'il avait dit
dans YÉmile sur les devoirs de la paternité, il pré-
voyait les reproches qu'on ne manquerait pas de lui
faire, s'il avait de nouveau recours au même pro-
cédé ; car il était toujours aussi déterminé à ne
jamais élever d'enfants. Le plus sûr, selon lui, était
alors de se condamner à l'abstinence, sauf à recher-
cher dans la solitude une honteuse compensation.
En somme, il craignait que, l'amour n'existant plus
qu'en souvenir, Thérèse ne se prît d'ennui dans les
montagnes et ne fit valoir sa constance comme un
sacrifice. Aussi, tout en étant disposé à la recevoir,
si tel était son désir, ne voulait-il la presser en au-
cune façon '.
Ses premiers jours en Suisse furent consacrés à
sa correspondance. Il lui fallait prévenir ses amis,
s'occuper des intérêts, bien minces, qu'il avait laissés
en France, penser au sort de Thérèse, remercier
son protecteur, le prince de Conti, exhaler ses
plaintes 2. II devait aussi être curieux de connaître
les ternies du décret et le détail des mesures prises
contre lui. Le maréchal de Luxembourg ne tarda
pas à l'en informer.
Il est inutile de citer tout au long cet arrêt, qui
n'est que la reproduction plus ou moins modifiée
d'une foule d'autres, rendus dans des circonstances
1. Confessions, 1. XII. — Lettres
à Mm° de Luxembourg et à Thé-
rèse, 17 juin 1762. — 2. Lettres
ci-dessus, et de plus, Lettres
au maréchal de Luxembourg,
16 juin, et au prince de Conti,
17 juin 1762.
DE JEAX-JACQEES ROUSSEAU. 1 -">9
analogues. Le réquisitoire rappelle les principales
erreurs de X Emile, surfout celles de la Profession
de foi : la prétention de tout ramener à la religion
naturelle, les attaques contre la révélation, contre
la vraie religion et contre l'autorité de l'Eglise (grief
assez singulier de la part d'un parlement jansé-
niste), les propositions téméraires sur l'autorité civile,
les facilités données aux passions, les dangers du
système d'éducation préconisé par l'auteur. Sur ce
rapport, présenté par Me Orner Joly de Fleury, le
procureur général devenu célèbre par ses réquisi-
toires contre les auteurs, la Cour ordonna que ledit
livre serait « lacéré et brûlé en la cour du palais ; »
ce qui fut fait le surlendemain 11 juin, et l'auteur
« pris et appréhendé au corps, et amené es prisons
de la Conciergerie du palais, pour être ouï et in-
terrogé, etc. ' »
On a soutenu que Y Emile ayant été imprimé en
Hollande, avec l'approbation des Etats généraux,
ne relevait pas des autorités françaises ; que le droit
du Parlement se bornait en conséquence à empêcher
l'introduction en France, et autorisait d'autant moins
la prise de corps, que rien ne prouvait que cette in-
troduction fût du fait de Rousseau, plutôt que de
son imprimeur, par exemple. Mais quand le Parle-
ment voulait sévir, il n'y regardait pas de si près.
Il faut considérer d'ailleurs qu'il ne pouvait ignorer
l'édition faite chez Duchesne, et qu'enfin il ne s'a-
gissait pour le moment que d'une confrontation et
d'un interrogatoire. Rousseau ne jugea pas à propos
de se laiser amener pour être entendu. Sans l'en
1. Voir cet Arrêt au t. I du I Genève,
supplément de l'édition de |
160
LA. VIE ET LES ŒUVRES
blâmer, ni prétendre que sa fuite équivalait à un
aveu, on doit constater au moins qu'il ne fut con-
damné qu'après une mise en demeure, qui, pour
être violente, n'en fut pas moins réelle.
Il avait craint que le Parlement ne fit saisir ses
papiers et ses meubles. L'arrêt le disait en effet,
sauf à n'en rien faire. Il n'y eut ni scellés apposés,
ni mobilier saisi. Le maréchal continua à mettre en
ordre les papiers et à toucher les intérêts d'un petit
placement qu'avait fait Rousseau. Thérèse, qui
s'était décidée à aller rejoindre son maître, vendit
librement une partie des effets, et mit le reste en
paquets pour l'emporter. Conti avait d'ailleurs agi
puissamment, et, Rousseau une fois parti, le Parle-
ment n'en demandait pas davantage. Il était à coup
sûr bien éloigné de consentir à lever le décret ,
ainsi que l'espérait Coindet ' ; mais rien ne prouve,
d'un autre côté, ainsi que le bruit s'en répandit un
moment, que des tentatives aient été faites pour as-
socier le Parlement de Rouen à celui de Paris 2. Le
plus probable, c'était que l'affaire en resterait là3.
Le décret du Parlement, fondé en grande partie
sur des motifs religieux, mettait en quelque sorte
l'autorité ecclésiastique en demeure de se prononcer.
Ce fut la Sorbonne qui commença : par un acte du
1er juillet 1762, elle censura cinquante-huit propo-
sitions tirées de Y Émit?, non comme les seules con-
damnables, mais comme les plus coupables. Cette
décision fut approuvée par un bref du Pape Clé-
ment XIII. De son côté, l'archevêque de Paris ,
Christophe deBeaumont, publia, le 20 août 1762, un
1. Lettre de Moullou à Rous-
seau, 4 août 1762. — 2. ld.,
17 juillet 1762. — 3. Lettres du
maréchal de Luxembourg à
Rousseau, 23 et 29 juin, 25 juil-
let ,4 septembre 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 161
long mandement, où il censurait le livre et en inter-
disait la lecture. Rousseau, qui n'avait eu que du
mépris pour la décision de la Sorbonne, fut autre-
ment affecté par celle de l'archevêque. Ne la jugeant
donc pas, dit-il, indigne d'une réponse, il en fit une,
qui fut imprimée en Hollande1. A propos de cette
réponse, nous aurons à revenir sur le mandement
lui-même.
Pour en finir avec ces condamnations, disons en-
core que l'Assemblée du clergé censura Y Emile
en 1763.
Mais en dehors de ces actes officiels, nous en
avons bien d'autres à signaler.
III
Il ne faut pas demander si Mm0 Latour fut ravie,
quand elle reçut, de la part de l'auteur lui-même,
les quatre bienheureux volumes. Elle ne regrette
qu'une chose, c'est que sa fille, qui a quinze ans,
soit née trop tôt pour être élevée dans d'aussi beaux
principes 2.
Mme de Créqui exprime d'abord presque la même
idée : « J'ai pensé que vos quatre volumes étaient
peut-être propres à me donner bien des regrets...
Ainsi je n'ai pas nourri mon fils, et je l'ai em-
mailloté ; mais on est esclave de l'opinion. »
Mmc de Créqui était d'ailleurs trop pieuse pour avoir
l'admiration aveugle de Mmc Latour, et à mesure
1. Lettre à Mma de Verdelin, \ l«r juillet, 2 juillet, 16 sep-
27 mars 1762. — 2. Lettres de l tembre 1762.
Mm* Latour à Rousseau, 27 mai, I
TOME II 11
162 LA VIE ET LES ŒUVRES
qu'elle avance dans sa lecture, ses sentiments se re-
froidissent. Ce n'est pas elle qui aurait parlé à Jean-
Jacques de l'adoration que lui ont vouée les créa-
tures privilégiées qu'il a formées ou rassurées — de
ses mœurs qui ne laissent à découvert aucun côté
qu'on puisse attaquer avec avantage, — de sa raison,
qui ne connaît ni faiblesses, ni intermittences1.
« J'ai lu, dit Mme de Créqui, .votre roman sur
l'éducation. Je l'appelle ainsi, parce qu'il me pa-
rait impossible de réaliser votre méthode ; mais
il y a beaucoup à apprendre, à méditer et à pro-
fiter. » Et à propos du Vicaire savoyard : « Je
vous avoue que le manuscrit dont vous avez tiré
de pareilles choses ne me paraît bon qu'à mettre
les passions à l'aise... La source de toutes les
méprises de ce genre, c'est de sauter à pieds
joints par-dessus le péché originel, et d'avoir trop
de confiance dans des principes qui partent d'une
nature corrompue 2. » Son affection et son âge
permettaient à Mme de Créqui de prêcher un peu
Rousseau; elle use avec plaisir de ce privilège.
« Nous différons beaucoup, lui écrivait-elle plus
tard, par nos vues et notre foi sur la religion;
mais j'ose dire que, sur la probité, nous avons
beaucoup de rapports. Plût à Dieu que nous fus-
sions aussi catholiques tous deux que nous sommes
honnêtes gens ! Vous feriez des miracles, et vous
feriez notre consolation dans ces temps pervers.
Oui, plût à Dieu, encore une fois, que je vous
visse dire votre chapelet, dussé-je vous en donner
un de diamant. » Rousseau prenait très bien ces
1. Mêmes lettres de Mm" Latoar | de Créqui à Rousseau, 2 juin
à Rousseau. — 2. Lettre de Mme 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 163
sermons, à la condition toutefois de n'en tenir aucun
compte1.
A côté des témoignages de l'amitié, il y avait les
lettres de politesse ou de convenance. Dès le 15 juin,
d'Alembert adressait à Rousseau ses compliments et
ses condoléances, et lui proposait ses services, pour
le cas où il lui plairait de se retirer dans les Etats
du roi de Prusse; soit auprès du souverain; soit, si
la vie de cour l'effrayait, dans le pays de Neuchàtel.
« Si quelque chose, dit-il, peut adoucir votre peine,
c'est de penser que, depuis Socrate jusqu'à vous,
il y a eu des cuistres; que, tandis que les imbé-
ciles vous relèguent loin d'eux, les gens de lettres,
qui savent écrire et penser, vous placent à leur
tète, et que "vous trouverez partout mille bouches
ouvertes pour le dire et mille bras ouverts pour
vous recevoir 2. » D'Alembert pensait-il absolu-
ment tout ce qu'il disait? 11 est permis d'en douter,
quand on compare sa lettre avec le Jugement
qu'il écrivit plus tard. Alors, Y Emile n'est plus
qu'un « livre plein d'éclairs et de fumée, de chaleur
et de détails puérils, de lumière et de contradic-
tions, de logique et d'écarts; en mille endroits, l'ou-
vrage d'un écrivain de premier ordre, et en quel-
ques-uns celui d'un enfant3. » D'Alembert n'en laisse
guère debout que la Profession de foi, ou , plus
exactement, la seconde partie de la Profession de
foi. La Profession de foi faisait en effet trop bien
l'affaire des philosophes du jour, pour qu'ils n'y
missent pas leurs complaisances.
1. Autre lettre de Mm° de Cri- I 17(32. — 3. D'Alembert, Juge-
qui, 6 juin, et Pièponse de Rous- ! ment sur Emile. Aux œuvres
seau, 14 juillet 1764. — 2. Lettre de d'Alembert.
ded'Alemberl à Rousseau, lojuin |
KJi
LA. VIE ET LES ŒUVRES
Après ce qui s'était passé, Malesherbes était dans
une situation délicate pour louer Y Emile. Aussi ses
félicitations vinrent un peu tard, et après une mise
en demeure de Rousseau. « Vos malheurs, répon-
dit Malesherbes, loin de refroidir mon estime et
mon amitié, vous ont gagné bien des gens, même
de ceux qui se sont crus obligés de foudroyer
contre vous... Je n'ai pas toutefois adopté tous
vos sentiments sur des matières indifférentes, et
à plus forte raison, sur les premiers principes cpie
vous avez discutés... J'ai blâmé, ou plutôt, j'ai
gémi de votre imprudence à produire votre fa-
çon de penser en tout genre, sans aucun ménage-
ment1. »
D'autres félicitations plus complètes arrivèrent à
Rousseau de divers côtés. Conti était enthousiasmé2,
Hume faisait adresser à l'auteur l'expression de son
estime et de sa vénération 3. L'ouvrage était traduit
et imprimé en Angleterre par deux ou trois libraires,
et, en moins de deux mois, y arrivait à la seconde
édition4. Enfin, témoignage plus flatteur que tous
les autres , le duc de Wirtemberg « heureux d'être
devenu père au siècle de Rousseau, se faisait son
disciple, et plaçait sous sa direction l'éducation de
sa fille. » L'admiration du duc est bien parfois un
peu naïve ; Jean-Jacques n'en prend pas moins fort
au sérieux ses fonctions de directeur, et, pour s'en
acquitter, ne recule pas, lui qui aimait si peu à
1. Lettres de Rousseau à Males-
herbes. 26 octobre, et de Males-
herbes à Rousseau, 13 novembre
1762. — 2. Lettre de Mme de Ver-
ilelin à Rousseau, 26 octobre 1762.
— 3. Lettres de MmQ de Doufjlcrs
à Rousseau, 24 juin et 21 juillet
1762; avec une lettre de Hume
renfermée dans cette dernière.
— 4. Lettres de Milord Maréchal
à Rousseau, 2 octobre et 29 no-
vembre 1762.
DE JEAN-JACQUES RUISSEAU. 165
écrire, devant les exigences d'une longue correspon-
dance. Il est vrai qu'on n'a pas tous les jours des
princes à diriger1.
Si Y Emile fut discuté, même par les amis de
l'auteur, ce fut bien autre chose dans le monde reli-
gieux et littéraire.
Grimm, qui avait pour principal métier de criti-
quer les nouveaux ouvrages, ne pouvait manquer
de s'exercer sur celui-ci. On dit qu'une critique bien
faite considère plus l'ouvrage que l'auteur. Grimm
fait tout le contraire. Il avait la bonne fortune
d'avoir été l'intime de Jean-Jacques, ce qui lui per-
mettait d'en dire beaucoup de mal ; mais il avait
aussi le désavantage d'être brouillé avec lui, ce qui
donnait à ses paroles un accent de partialité et de
rancune. Quoique ses lettres pussent à la rigueur
passer pour des lettres particulières, sa situation
l'obligeait à certaines délicatesses envers celui qu'on
ne pouvait manquer d'appeler son adversaire mal-
heureux. Mais ne parlons pas de la délicatesse de
Grimm. Donc, il commence par retracer la vie de
Rousseau, sa vie publique et sa vie d'auteur, don-
nant à entendre qu'il en aurait long à raconter aussi
sur sa vie privée. « Elle est écrite, dit-il, dans
la mémoire de deux ou trois de ses anciens amis,
lesquels se sont respectés en ne l'écrivant nulle
part. » Après cette entrée en matière, il veut bien
examiner le livre; mais sa critique se ressent de ses
dispositions. Il n'est pas jusqu'à la deuxième partie
de la Profession de foi, si conforme pourtant à ses
1. Correspondance de Rous- I bercj, du 25 septembre 1763 au
seau avec le duc de Wirlem- | 15 novembre 1765.
166 LA VIE ET LES ŒUVRES
idées antireligieuses, qu'il n'accompagne de restric-
tions désobligeantes1.
Une exécution aussi sommaire demandait à être
complétée par un examen plus sérieux ; Grimm,
dans son second article, se montre malveillant jus-
qu'à l'injustice. Il faut convenir cependant qu'il ren-
contre parfois assez juste, et qu'il relève d'une façon
assez heureuse ce mélange de vérités et d'erreurs,
qui déroute l'esprit sans le persuader, ces para-
doxes, ces contradictions, ces bizarreries, qu'on ne
saurait compter, tant le nombre en est grand2.
Après l'ancien ami, voyons ceux que Jean-Jacques a
appelés bien faussement ses ennemis. On sait que les
Jésuites, malgré leur suppression, ont continué,
pendant quelque temps, à inspirer et même à rédiger
le Journal de Trévoux. Ils y ont consacré à l'examen
de YEmile plusieurs articles longs et étudiés. Leur
compétence en matière d'éducation leur donnait une
grande autorité, et il est sûr que leurs critiques ont
autrement de portée que celles de Grimm. On ne
peut qu'admirer la puissance de raisonnement, en
même temps que la modération de langage, avec les-
quelles ils réduisent à néant les erreurs de YEmile.
Afin sans doute de se mettre à l'abri de tout soupçon
de partialité, ils citent d'abord et réfutent ensuite ;
procédé un peu didactique , mais qui a bien ses
avantages3.
Comme preuve de la mesure qu'entendaient garder
les auteurs du Journal de Trévoux, on peut citer les
paroles par lesquelles ils accueillirent la Profession
1. Correspondance littéraire, | 1er août 1762. — 3. Journal de
15 juin 1762. — 2. Correspon- Trévoux, octobre, novembre
dance littéraire, 15 juillet et j 1762, janvier 1763.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
167
de foi philosophique , critique acerbe de Y Emile, qui
était due à Bordes, encore un ancien ami de Rous-
seau J : « Malgré l'estime que l'auteur nous inspire
et notre vénération pour la cause qu'il défend,
nous ne pouvons dissimuler qu'il a quelquefois outré
les reproches, faute d'avoir bien entendu M. Rous-
seau2. »
Deux autres réfutations très importantes de
Y Emile sont encore dues à des plumes ecclésiasti-
ques. L'une est du P. Gerdil, barnabite, et depuis
cardinal; l'autre, de l'évèque du Puy, Georges Le
Franc de Pompignan.
Gerdil n'étudie que le premier volume àe Y Emile;
mais son examen est si approfondi et si complet, on
y sent une telle sûreté de doctrine et une telle puis-
sance de raison qu'il faut être bien prévenu pour y
résister3. Ce livre, « assez gentil pour un moine4»,
est, a-t-on dit, l'unique écrit publié contre lui que
Rousseau ait jugé digne d'être lu en entier. Il ajou-
tait toutefois que, malheureusement l'auteur ne
l'avait pas compris5.
Jean-Jacques a fait encore plus d'honneur à Le
Franc de Pompignan. « Le seul homme, écrit-il à
Rey, qui ait paru m'entendre, est M. l'évèque du
Puy. Je crois que, si vous vouliez imprimer, in-12,
son Instruction pastorale6, vous en auriez le débit.
1. Profession de foi philoso-
phique, in-8 de 36 p. Lyon,
1763. — 2. Journal de Trévoux.
août 1763. — 3. Anli-Émile, ou
Réflexions sur la théorie et la
pratique de L'éducation, contre
les principes de M. Rousseau,
par le P. G., barnabite. Turin,
1763. — k. Lettre de Rousseau à
M. de Conzié, 7 décembre 1763.
— o. Eloge funèbre du cardinal
Gerdil, par le P. Fontana,
1802. — Vie du cardinal Gerdil,
par le P. Pianloni, barnabite.
Collection Migne : Œuvres
du cardinal Gerdil, 1 vol. 1863.
— 6. Instruction pastorale de
Mgr I'Évêque du Pur, sur la
168
LA VIE ET LES ŒUVRES
En pareil cas. en m'en donnant avis, je vous enver-
rais une petite note pour y joindre1. »
Pourquoi cette bienveillance inusitée ? Peut-être
n'en faut-il pas attribuer tout le mérite aux bonnes
raisons de l'évèque. Il est certain qu'elles sont
excellentes, que la forme en est aussi parfaite que
le fond, que l'équité et la modération n'en excluent
ni l'énergie, ni la puissance: cependant Rousseau
n'en était pas moins battu, et .souvent battu avec
ses propres armes. — Oui, mais il était battu d'une
façon qui ne lui déplaisait pas trop. Dans cette
lutte, où l'évèque ne s'attaquait pas à lui seul, mais
à tous les philosophes, Jean-Jacques était content
et fier de la place qui lui était faite, surtout quand
il la comparait à celle qui était attribuée à Yoltaire.
Lui. Jean-Jacques Rousseau, était regardé comme
l'adversaire sérieux, presque le seul sérieux. Il était
jugé digne « d'une exception particulière parmi
les modernes ennemis du Christianisme. » On lui
savait gré d'avoir rompu avec les philosophes ; on
lui reconnaissait plus de franchise qu'à eux, et
même un certain désir de sauver quelque chose de
la religion ; on voyait en lui « un écrivain supérieur
à tous les incrédules de notre temps. » En fallait-
il davantage pour gagner ses bonnes grâces, et aussi
pour expliquer la haine et les sarcasmes dont Vol-
taire poursuivit toute sa vie celui qui avait osé lui
préférer son rival.
Nous ne pouvons songer à passer en revue tous
prétendue philosophie des in-
crédules modernes. Le Puy,
1763, in-4° de 300 p. — Lettre
d'un jeune Suisse à son père;
Bibliothèque universelle de
Genève. Janvier 1836. — 1. Let-
tre à Bey, 17 mars 17(34.
DK JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
169
les auteurs et tous les livres qui ont parlé de
Y Emile. Un volume n'y suffirait pas. Les systèmes
d'éducation étaient alors à la mode ; la suppression
des Jésuites, qui faisait un si grand vide sous ce
rapport, avait encore donné à ces questions une
nouvelle actualité ; la passion qui s'attachait à tout
ce qui sortait de la plume de Rousseau, ses con-
damnations, sa fuite, sa vie accidentée et malheu-
reuse, tout se réunissait pour augmenter l'intérêt et
exciter l'opinion. Mais il ne s'agit pas de faire ici
une étude de bibliographie. Nous laissons donc de
côté la foule des ouvrages qui furent publiés à cette
occasion , pour nous en tenir à ceux qui peuvent
servir à l'histoire. Rousseau lui-même affectait de
ne s'occuper jamais de ce qu'on disait de lui , soit
en bien, soit en mal, et de ne pas lire les brochures
qu'on faisait sur son compte. Tout n'était pourtant
pas à dédaigner dans ce qu'il put lire et connaître.
Il fit d'ailleurs à cette règle au moins une exception,
qu'il faut signaler, en ce qui concerne Formey.
Formey a publié trois ouvrages à l'occasion de
Y Emile: — Y Anti-Èmile l , dont Rousseau s'occupa
peu, et dont nous ne nous occuperons pas davan-
tage ; — Y Emile chrétien, dont il fut au contraire
très affecté 2 ; — et un troisième intitulé : Profession
de foi du Vicaire chrétien et Abrégé du Contrat so-
cial3, qui tenait beaucoup du second. Plus tard il
publia aussi YEsprit de Julie, ou Extrait de la Nou-
velle Héloïse \ Jean-Jacques, comme on voit, était
1. L' Anti-Emile, Berlin, 1763,
in-12. — 2. L' Emile chrétien,
consacré à l'utilité publique,
par Formey. Amsterdam, 1763,
4 vol. in-8. — 3. Profession de
foi du Vicaire chrétien, et Ta-
bleau abrégé du Contrat social,
par Formey. Berlin, 1761, in-8.
— 4. L'Esprit de Julie , ou Ex-
trait de la Nouvelle Héloïse, par
Formey. Berlin, 1765, in-8.
170 LA VIE ET LES ŒUVRES
destiné à le trouver sans cesse sur son chemin.
Formey ne détestait pas Rousseau , mais il l'au-
rait voulu plus chrétien. Ne pouvant convertir l'au-
teur, il s'avisa de convertir le livre et en fit une
sorte d'édition ad usum juventutis. Ce procédé ne
pouvait être du goût de Rousseau. Il voulait bien
être blâmé, attaqué, critiqué, mais non défiguré,
estropié et mutilé. Il s'en est plaint amèrement dans
plusieurs de ses lettres : « Savez-vous, écrit-il à
Moultou, que l'imbécile Néaulme et l'infatigable
Formey travaillent à mutiler mon Emile , auquel
ils auront l'audace de laisser mon nom, après
l'avoir rendu aussi plat qu'eux \ » Rousseau au-
rait pu se plaindre au président de l'Académie de
Berlin, dont Formey était membre ; Milord Maré-
chal l'engagea plutôt à mépriser cette misère2. Dans
ce temps , où les droits de la propriété littéraire
étaient mal définis, où la contrefaçon se faisait au
grand jour, le cas aurait sans doute été jugé peu
grave. Formey d'ailleurs donnait de sa conduite
une explication bien simple et de tous points con-
forme aux actes officiels d'Amsterdam. Le privilège
accordé à Néaulme pour la publication de Y Emile
ayant été révoqué et l'ouvrage condamné par les
Etats généraux de Hollande, Néaulme exprima ses
regrets d'avoir l'ait l'entreprise, ainsi que son aver-
sion pour les doctrines de l'auteur. Il aurait cepen-
dant été condamné à une forte amende, s'il n'avait
déclaré que, pour réparer le mal, il avait confié
l'ouvrage à un savant théologien, M. Formey, afin
I. Lettre à Moultou, 30 jan- I 1763. — 2. Lettre de Milord Ma-
vier 1763. Voir aussi, Lettres à I réchal à Rousseau, 8 janvier
Rey, S janvier et 1" octobre | 1763.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,
171
d'en donner une autre édition , répurgée de tout ce
qui pouvait fournir matière à scandale. Formey
signa cette nouvelle édition et y joignit une intro-
duction : « Il résultait assez manifestement de là,
ajoute-t-il, que je ne m'appropriais point l'ouvrage
de M. Rousseau, et que je ne faisais que me prê-
ter au but salutaire dans lequel on donnait cet
Emile chrétien. Je substituais à la Profession de
foi du Vicaire savoyard un morceau où la doctrine
contraire est exposée. Je mis des notes au bas du
texte, et j'eus soin de les distinguer de celles qui
appartenaient à l'auteur. Avec ces précautions, je
crus être à l'abri de tout reproche1. »
IV
Le décret du Parlement n'était pas encore connu
de Rousseau que déjà il était envoyé à Genève par
les soins du représentant de la République à Paris.
Aussitôt le Conseil s'émut, le procureur général
Tronchin prépara à la hâte un réquisitoire, le 19 juin
un jugement presque semblable à celui de Paris fut
rendu, et le même jour, la sentence fut lue à haute
voix sur les degrés de l'Hôtel de Ville. Puis le
bourreau déchira lentement les pages du livre et les
jeta au feu. La foule était considérable, dit un té-
moin oculaire ; mais « au lieu des applaudissements
qui éclataient naguère, lorsqu'on brûlait les sale-
tés du Vieux diable de Ferney, on voyait une rage
1. Formey, Souvenirs d'un
citoyen, t. II, cité aux Lettres
inédites de J.-J. Rousseau à
Marc-Michel Rey. Notes de
l'éditeur J. Bosscha aux lettres
99 et 103.
172 IA VIE ET LES ŒUVRES
muette, une stupéfaction profonde sur le visage des
citoyens, et il était facile de prévoir à quel dé-
bordement de haines politiques Genève allait être
livrée '.
Cette sentence, quelque hâtive qu'elle ait été, ne
passa pas sans opposition. Tant qu'il ne s'était agi
que d'interdictions de livres, on savait trop ce que
valaient ces défenses pour s'en inquiéter beaucoup.
Moultou lui-même, si expansif, si facile à troubler,
quand son ami était en cause ; Moultou, qui s'était
si fort ému à la nouvelle du décret de Paris 2, ra-
conte presque sans émotion que Je Conseil a inter-
dit le Contrat social, qu'il fait examiner YEmile et
a mis tous les exemplaires sous les scellés. Dès ce
jour-là cependant deux membres du Conseil, Mus-
sard et Jalabert, avaient pris énergiquement la dé-
fense de Rousseau 3. Mais le 19, comme le ton est
changé : « Mon cher ami, j'ai l'âme navrée... A
Genève ! à Genève ! on a brûlé vos deux livres !
On vous a décrété de prise de corps ! 0 Rousseau,
que ta grande âme s'indigne sans s'abattre... Je le
prévis hier et je fis tout au monde pour éclairer les
juges. Le parti était sans doute pris ; l'arrêt a été
rendu ce matin 4. »
Moultou, qui n'était pas membre du Conseil des
Vingt-Cinq, faisait ce qu'il pouvait ; mais il était
gêné dans ses moyens. Au sein de l'assemblée, Jean-
Jacques eut ses défenseurs habituels, Jalabert et
Mussard, un ou deux autres encore; mais tous, sauf
trois ou quatre, furent d'avis de le décréter. Us allaient
1. Gaberel, Voltaire et les I 16 juin 1762. — 3. ld.< 16 et
Genevois, en. XII. — 2. Lettres 18 juin 1762. — 4. Ici., 19 juin
de Moultou a Rousseau, 14 et | 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 173
plus loin que Tronchin lui-même, qui concluait
à brûler les livres sans s'attaquer à l'auteur,
« lequel, disait-il, n'est plus notre concitoyen, puis-
qu'il déclare lui-même avoir abjuré notre reli-
gion1. »
Rousseau, en apprenant la sentence, fut indigné.
« Quoi! décrété sans être ouï ! Et où est le délit ? »
Il était résolu, dit-il, à aller purger son décret,...
mais plus tard. C'était prudent, car il n'était pas
sûr qu'on fût en état de Fentendre. Mais ce qui pa-
raîtra plus étonnant, c'est qu'il blâma Moultou
d'avoir pris trop ouvertement ses intérêts. Il veut
être servi à sa mode 2. « JNe chercliez point à parler
de moi, lui écrit-il encore ; mais, dans l'occasion,
dites à nos magistrats (pie je les respecterai tou-
jours, même injustes. Je sens dans mes malheurs
que je n'ai point l'âme haineuse, et c'est une con-
solation pour moi de me sentir bon aussi dans l'ad-
versité3. » Nous verrons s'il fut fidèle jusqu'à la fin
à ces beaux sentiments.
Il se plaint d'avoir été décrété sans être ouï ;
mais, légalement du moins, il ne tenait qu'à lui
d'être entendu. Il n'avait pour cela qu'à aller pré-
senter sa défense avant sa condamnation. Il en fut à
Genève comme à Paris, et en outre, à Genève
comme à Paris, lui et ses amis ne tardèrent pas à
prétendre qu'il avait été, non pas décrété, mais con-
damné, sans avoir été entendu.
Parmi ses défenseurs, il ne faut pas oublier de si-
gnaler le colonel Pictet, membre du Conseil des
Deux-Cents. Il écrivit une lettre si énergique que,
1. Lettre de Moultou à Rous- l à Moultou, 22 juin. 1762. — 3.
seau, 22 juin 1762. — 2. Lettre \ Id., 2'» juin 1702.
174
LA VIE ET LES ŒUVRES
quoiqu'il ne l'eût pas signée et ne l'eut reconnue
que comme lettre intime, il fut appréhendé au corps,
condamné à demander pardon à Dieu et à leurs
seigneuries, et privé pendant un an de ses droits de
bourgeoisie. Le libraire Duvillard, qui avait répandu
la lettre, fut enveloppé dans la même condamnation
et privé de ses droits pendant six mois1.
Rousseau se demandait comment on pourrait
ériger le tribunal pour juger Pictet, et voyait là pour
celui-ci « l'occasion de jouer un très beau rôle et
« de donner à ses concitoyens de grandes leçons. »
Lui-même aurait eu, par contre-coup, sa part du
succès; mais l'affaire ne parait pas avoir eu le re-
tentissement qu'on en espérait2.
Pictet, recherchant dans sa lettre les causes de
la sentence du Conseil, en signale trois principales:
l'influence de la France , l'action de Voltaire , le
désir des pasteurs de se laver du reproche de so-
cinianisme que leur avait adressé autrefois d'A-
lembert.
L'action de la France est manifeste. A peine
l'arrêt du Parlement est-il rendu, que de Sellon, le
représentant de la République à Paris , est chargé
d'en informer son gouvernement. On sait l'empres-
sement que celui-ci mit à prononcer la sentence ; il
n'en mit pas moins à l'annoncer au Résident de
France, et dès le 11 juillet, de Sellon adressait au
1 . Bar Ni, Histoire des idées mo-
rales et politiques au XVIIIe siè-
cle, 1847, 20e leçon. Gaberel, —
Voltaire et les Genevois, ch. XII ;
Archives de Genève; Registres
du Conseil, année 1762. — Des-
NOIRESTERRES. t. VI, sect. VII.
— Lettre de Moultou à Rousseau,
17 juillet 1762.— Lettre de Pictet,
datée du 22 juin 1762. — 2.
Lettres à Mme de Luxembourg,
2i juillet, et à Marcel, 24 juil-
let 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 175
Conseil les félicitations de Choiseul'. Le patriotisme
genevoisprotesta contre une déférence aussi marquée;
le Conseil aurait pu en effet y mettre plus de dignité;
mais il était si bien en communauté de vues avec la
France, qu'il se trouva naturellement disposé à la
satisfaire. « Quels cris, disait Moultou, longtemps
à l'avance, quelles clameurs vous allez exciter à
Genève ! Que vos amis auront de peine à vous
défendre! Comptez pourtant sur leur zèle; mais
réussiront-ils? Je ne le crois pas-. » Outre que
Rousseau, par ses attaques contre la religion, bat-
tait en brèche le Protestantisme de Genève, aussi
bien que le Catholicisme de Paris , les deux gouver-
nements avaient le môme intérêt politique à frapper
le Contrat social. « Votre ouvrage, écrivait Moul-
tou, doit effrayer tous les tyrans nés et à naître;
il fait fermenter la liberté dans tous les cœurs 3. »
Yoilà , sans aucun doute, le nœud de la question.
Ni à Genève, ni à Paris, on ne voulait de cette pré-
tendue liberté ni de cette fermentation. Genève
même avait des motifs particuliers d'intervention,
puisque le Contrat social était spécialement fait pour
elle. Si d'ailleurs, on parut négliger un peu à Paris
ce. dernier ouvrage, ce fut à la condition de le pour-
suivre jusqu'à Genève. On a battu X Emile sur le
dos du Contrat social , disaient les amis de Rous-
seau 4.
La conduite de Voltaire dans cette affaire et dans
celles qui suivirent est assez complexe et assez dif-
1. Desnoiresterres, t. VI,
sect. vil. — Gaberel, Rousseau
et les Genevois, ch. Il, §3. — Id.,
Voltaire et les Genevois, ch. xn.
— 2. Lettre de Moultou à Rous-
seau, 3 février 1762. —3. Id.,
18 juin 1762. — 4. Gaberel,
Rousseau et les Genevois, ch. III,
17G
LA YIE ET LES ŒUVRES
fîcile à démêler. Il agit, c'est évident; mais par
quels moyens, sur quelles personnes, dans quel but
précis? Son action, qui fut constante, s'exerça-t-elle
toujours dans un sens uniforme? Voilà qui est moins
clair.
La main de Voltaire se montra peu dans le pre-
mier moment. Rousseau affirme1, Voltaire niella
preuve est faible, d'un côté comme de l'autre. Si l'on
croyait tous les dires de Rousseau , on irait loin.
Non content de montrer le polichinelle Voltaire et
le compère Tronchin mettant enjeu, tout doucement,
derrière la toile, les autres marionnettes de Genève
et de Berne3; non content d'affirmer que Voltaire
travaillait fortement la Cour de Berlin et n'épargnait
rien pour circonvenir le Prince 4 ; n'accusait-il pas
aussi Diderot , qui l'avait encouragé à publier
Y Emile, d'avoir ensuite agi sous main, avec d'Alem-
bert, pour faire supprimer l'ouvrage? Il en avait
des preuves, et il le dit à Diderot lui-même; mais
où sont ces preuves5? Pietet ne parle pas de l'ac-
tion directe de Voltaire et croit simplement que le
Conseil a voulu lui faire la cour6. Moultou, qui
était bien placé pour voir, mais que son affection
rendait peut-être soupçonneux, croit aux menées et
aux « infâmes procédés de Voltaire et de sa ca-
1. Lettres de Rousseau à I
Moultou, 11 juillet; à M<ae de
Luxembourg, 21 juillet; à Mmcde
Bouf fiers, h septembre ; à Mme de
Verdelin,k septembre 1762, etc.
— 2. Lettres de Voltaire à d'A-
lembert, 15 septembre 1762; à
Tronchm Caleudrin, citée par
Grimm au 1er décembre 1765,
etc. — 3. Lettre à M"" de Luxem-
bourg, 21 juillet 1762. —4. Lettre
à M'ue de Verdelm,\ septembre
1762. — 5. D'ESCHKRNîf, De
Rousseau et des philosophes du
XVIIIe siècle, ch. XIX. — 6. Lettre
de Pietet. — Desnoiresterres,
t. VI, sect. vu.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
177
baie1. » Ce qui donne à supposer que Voltaire agis-
sait surtout par ses amis. Si Ton en juge par ses
sentiments connus , par ses épigrammes , et surtout
parce qu'il fit plus tard, on doit penser qu'il ne resta
pas inactif. Le repos , quand il avait des adversaires
à combattre, n'entrait pas dans ses allures. Dans
l'armée philosophique, dont il était le général et le
grand prêtre , il y avait un homme , le premier de
tous et assurément le plus capable de rendre de
grands services 2, qui refusait de s'enrôler sous sa
bannière et de reconnaître son empire. Voltaire en
était humilié pour lui-même ; il en était attristé
pour sa cause. Comme il aurait été heureux de le
ramener. « Oh! comme nous l'aurions chéri, ce
fou, s'il n'avait pas été faux frère, et qu'il a été
un grand sot d'injurier les seuls hommes qui pou-
vaient lui pardonner 3. » La sortie qu'il fit. quand
il apprit la fuite de Rousseau, est une conséquence
de ce double sentiment. « M. de Voltaire, dit Pou-
gens, n'y tint plus; il se mit à foudre en larmes,
et, de ce ton de voix moitié solennel, moitié sé-
pulchral qui lui était propre , il s'écria à plusieurs
reprises : qu'il vienne, qu'il vienne! Je le recevrai
à bras ouverts; il sera ici plus maître que moi;
je le traiterai comme mon propre fils 4. » Wa-
gnière, valet de chambre de Voltaire, dit, de son
1 . Lettres de Moultou à Rous-
seau, 18 juin, 7 juillet, 10 sep-
tembre 1762. — 2. Lettre de Vol-
taire à Damilaville, 6 juillet 1764.
— 3. Lettre de Voltaire à Dami-
laville, 31 juillet 1762. — Voir
aussi Lettre à d'Alembert ,
1er mai 1763. — 4. Ch. Pou-
gens. Lettres philosophiques à
M. X. Paris, 1826. Lettre 13.
— Le prince de Ligne {Lettres
et Pensées) raconte la même
anecdote, mais notablement
arrangée. — Grimm en fait
également mention, tout en
la rapportant à une autre
époque {Corresp. littér., ^'jan-
vier 1766.
12
178 LA VIE ET LES OEUVRES
côté, que son maitre écrivit à Jean-Jacques, et lui
fit adresser jusqu'à sept copies de sa lettre, dans
diverses directions , à cause de l'incertitude où Ton
était de son présent asile1. Mais Rousseau ne pou-
vait accepter de demeurer chez le corrupteur de son
pays \
Cette tentative de réconciliation ne fut pas la
seule de la part de Voltaire. On connaît celle qu'il
fit en 1755. A l'en croire, il en aurait fait une autre
en 1759 3. Voltaire, qui aimait à protéger, aurait été
particulièrement fier de protéger Jean-Jacques ;
mais Jean-Jacques, qui ne voulait point être protégé,
surtout par Voltaire, avait refusé, si tant est qu'il
lui ait été offert quelque chose à cette époque ; car
s'il convint à moitié de cette un offre certain jour4, il
la nia formellement plus tard, ainsi que toute autre
propositionposterieure.il n'aurait pas dû nier pour-
tant, sauf à les expliquer à sa manière, les nou-
velles ouvertures que Voltaire fit certainement à la
fin de 1765 à Deluc d'abord, et ensuite à d'Ivernois,
en présence du même Deluc. Nous parlerons de
celles-ci en leur temps ; mais pour nous en tenir à
celles qui eurent lieu à l'époque que nous racon-
tons actuellement, c'est-à-dire en 1763, Voltaire
aurait été jusqu'à charger Deluc, avec un de ses
amis, d'offrir à Rousseau un asile dans sa terre, dans
un lieu retiré, où il pourrait vivre à son aise et
à l'abri de toute persécution. « Le fourbe! dit
Deluc ; dans ce temps-là même , il le détestait
1. Mémoires sur Voltaire, par
Longchamp et Wagnière.
Paris, 1826. — 2. Lettre de d'A-
lembert à Voltaire, 25 septem-
bre 1762. — 3. Lettre de Vol-
taire à Hume, 24 octobre 1766.
— 4. Lettre d'un jeune Suisse.
Bibliothèque universelle de Ge-
nève, 1836, t. I.
T)K JEAN-JACQUES ROUSSEAt .
179
comme un déiste,... et il craignait sa puissante
logique. Nous fûmes, mon ami et moi, dupes de
ce sycophante ; mais Rousseau ne le fut pas. Sans
beaucoup s'expliquer, il me chargea de répondre
qu'il avait besoin de retraite, et qu'il ne pouvait
espérer de l'obtenir dans le voisinage d'un homme
si célèbre '. » Voltaire traita aussi le même sujet
avec Moultou, qui, peut-être, n'est autre que l'ami
dont parle Deluc, et se montra passionné de récon-
ciliation ''. Moultou se demandait si Voltaire était
sincère; mais Jean-Jacques répondit sans hésiter
qu'il ne fallait pas s'y fier, que Voltaire n'était qu'un
habile comédien , que toutefois il était prêt à lui
ouvrir les bras et, à défaut d'estime, à lui offrir le
pardon et l'oubli3.
Quoi qu'il en soit, les offres de Voltaire ayant été
rejetées, comme elles devaient l'être, celui-ci n'eut
plus à donner à Rousseau que sa haine, et il ne
s'en fit pas faute. Il savait que c'est à Paris que
.''opinion va chercher ses mots d'ordre ; il ne se
borna donc pas à agir à Genève; mais Paris, pas
plus que Genève, ne lui apporta l'unanime tri-
but d'hommages auquel il aspirait. « Les amis de
Voltaire, écrivait à Rousseau, de Paris, Mme de
Verdelin, sont ici indignés de la conduite qu'il a
tenue avec vous. Cet homme est en vérité aussi
fou que méchant... Le public vous juge tous deux
plus équitablement que le Parlement votre Pro-
fession de foi. Je crois que d'Alembert a fait de
1. DELUC, Lettres sur l'his-
toire physique de la terre. Dis-
cours préliminaire, 1793. —
2. Lettre de Moultou à Rousseau,
19 mars 1763. — 3. Lettres de
Rousseau à Moultou et à Milord
Maréchal, 21 mars 1763. Ré-
ponse de Moultou, 23 mars
1763.
180
LA VIE ET LES ŒUVRES
son mieux pour persuader au public et à vos amis
qu'il gémit de tout cet événement... Pour moi,
je me rends difficilement à l'éloquence de ces
messieurs1. » Quant au simple vulgaire, il riait
de ces misérables querelles et en faisait des cari-
catures 2.
Toutes ces citations témoignent de la haine de
Voltaire, et sous ce rapport, on est parfaitement
fixé. Mais autre chose est de déverser sa bile sur
quelqu'un, de dire du mal de lui, même de le ca-
lomnier, ou bien de porter contre lui, devant les
magistrats, une accusation en règle. Or, de cette
accusation, dont on a beaucoup parlé, on ne trouve
la preuve nulle part. Bien plus, on a au moins des
présomptions qu'elle n'a jamais existé.
Aussitôt après la condamnation de Y Emile, le li-
braire Gabriel Cramer avait voulu répondre à la
fameuse lettre de Pictet et avait montré sa réponse
à Voltaire. « Mon cher Gàb, lui écrivit celui-ci,
c'est moi qui vous conjure d'être sage... Suppri-
mez votre lettre, je vous en conjure ; ce n'est pas
vous qui êtes outragé, c'est moi; c'est à moi à
répondre3. » Et il adressa, en effet, ses protesta-
tions les plus catégoriques au Magnifique Conseil
et ses explications à Pictet4. Cependant, la parole
de Voltaire était si dépourvue de crédit, et il entrait
tellement dans sa situation de manœuvrer contre
Jean-Jacques, qu'il n'est pas étonnant que ses amis
eux-mêmes aient tenu peu de compte de ses affir-
mations. « L'arrêt du Sénat (de Berne) n'est que
1. Lettre de Mmt de Verdelin
à Rousseau, 26 septembre 1762.
— 2. Bachaumont, 5 octobre
1762. — 3. Lettre de Voltaire à
Gabriel Cramer, 1762. Voir GAS-
TON MaUGRaS, cb. IX.— 4. Let-
tre de Voltaire à Pictet, 1762.
Voir Gaston Maugras, cb. ix.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 181
trop vrai, écrit MUe de Bondeli, et j'en suis double-
ment affligée; d'abord quant à Rousseau, et encore
quant à ceux qui l'ont provoqué... Les premiers
coups se sont portés à Genève, par la cabale de
Ferney ; cette cabale a influé jusqu'à Berne '. »
« Vous vous êtes fait ici des amis et des ennemis,
lui répond MUc Curchod; vous avez écrit tous les
détails de la conduite de Voltaire vis-à-vis de Rous-
seau. M. Moultou l'a su et l'a publié avec tout lVm-
pressement imaginable2. »
Il est présumable que Moultou avait d'autres ren-
seignements que les bruits qui lui venaient de
Kœnitz. Encore est-il qu'il aurait bien fait, ainsi
que M1Ie de Bondeli, d'apporter quelques preuves.
Si l'on n'en donne aucune, n'est-on pas en droit de
conclure que c'est parce qu'il n'y en avait aucune à
donner? Si, d'ailleurs, Voltaire s'était senti cou-
pable, aurait-il osé, malgré son assurance, en ap-
peler à Lullin, conseiller et secrétaire d'Etat à
Genève, c'est-à-dire, à l'homme le plus à même de
le démentir, s'il n'avait pas dit la vérité. « Je dé-
clare au Conseil et à tout Genève, lui écrit-il, que
s'il y a un seul magistrat, un seul homme dans
votre ville, à qui j aie parlé ou fait parler contre le
sieur Rousseau, avant ou après .sa sentence, je
consens d'être aussi infâme que les secrets auteurs
de cette calomnie doivent l'être3. » A cette lettre,
en quelque sorte officielle, en était jointe une autre
plus intime, dans laquelle Voltaire priait Lullin de
lire ses réclamations au Conseil, et s'indignait de
1. Lettre de Mlle de Bondeli à j ch.ix.-~ 2. Réponse de Mlle Cur-
Mn> Curchod (devenue plus chod, octobre 1763. — 3. Lettre
tard Mme Necker), 7 juillet j de Voltaire à Lullin, 5 juillet
1763. Voir Gaston Maugras, J 1766.
182 LA VIE ET LES ŒUVRES
la calomnie répandue, disait-il, contre lui par le
sieur Rousseau, auprès des personnes les plus con-
sidérables du royaume '.
En résumé, Voltaire a pu dire avec vérité, il a
pu répéter jusqu'à la fin de sa vie, qu'il n'avait pas
provoqué, au moins par une action directe, les con-
damnations de Rousseau ; qu'il n'avait pas agi au-
près des conseils pour le faire chasser. Le tribunal
auquel il s'est adressé, c'est l'opinion ; la condam-
nation qu'il a voulu infliger à son adversaire, c'était
le mépris du public et le déshonneur. Sa plume se
retrouve partout ; on ne voit sa main nulle part.
Si Pictet ne trouva pas suffisantes les sympathies
des pasteurs en faveur de Rousseau, il fut vraiment
difficile. D'autres au contraire, et nous sommes du
nombre, peuvent les trouver exagérées. Il est à re-
marquer que les pasteurs ne furent pas consultés
tout d'abord. Dans une affaire comme celle-là, il a
paru irrégulier et inconvenant qu'on n'ait pas ap-
pelé la cause devant le Consistoire. Mais, si la ques-
tion tenait à la religion, elle tenait bien aussi à la
politique ; et d'ailleurs, dans une ville où chaque
bourgeois était engagé par serment à maintenir et
à conserver la religion établie, le Conseil pouvait
bien se trouver #autorisé à punir quiconque l'atta-
quait. Pictet aurait-il donc voulu que les ministres
du saint Evangile , donnant d'office leur avis ,
eussent proclamé Y Emile un bon livre et la Profes-
sion de foi un modèle d'orthodoxie ? En fait, le Con-
seil voulait un jugement sévère, et il n'était pas sûr
des pasteurs ; il voulait un jugement prompt, et les
pasteurs auraient été obligés de citer Rousseau en
1. Gaston Maugkas. ch. ix.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 183
consistoire et de l'admonester à plusieurs reprises.
Aussi leur rendit-il un véritable service en leur évi-
tant Fembarras de se prononcer. Il est vrai qu'o-
bligés plus tard de se déclarer, ils approuvèrent la
conduite des magistrats ; mais autre chose est d'ac-
cepter le fait accompli, ou de prendre l'initiative.
On ne peut donner les sentiments de Moultou
comme le type de l'opinion des pasteurs ; mais enfin
lui-même était pasteur et resta pendant long-temps
encore en communion avec ses confrères. Sa con-
duite peut au moins servir à montrer ce qu'un mi-
nistre protestant pouvait dire et faire en faveur de
Rousseau. Tant que la religion n'est pas directe-
ment en cause, sa louange ne connaît point de
bornes. « Quelle force, quelle profondeur dans le
Contrat social ! Que vous êtes supérieur à Mon-
tesquieu lui-même !... Et Emile... Ah! si tous les
hommes étaient formés sur ce modèle !... Ta pa-
trie ne t'a point élevé de statues, mais chaque ci-
toyen t'a consacré son cœur1. » Sur les questions
purement religieuses, il est moins à l'aise. Il avait
commencé par tout admirer, tout, même la Profes-
sion de foi. « Que votre ouvrage reste donc tel qu'il
est. N'y changez rien; n'en retranchez rien2. »
Plus tard toutefois il se ravise : « Je ne vous l'ai
point dissimulé, mon cher ami, ce que vous avez
dit sur la religion a affligé ceux mêmes de vos com-
patriotes qui vous aiment le plus ; parce qu'ils
aiment encore plus leur religion. Cependant ils cher-
chent à vous excuser et à vous défendre ; tandis
que les ennemis de la religion et de la patrie
1. Lettre de Moultou à Rous- I 3 février 1762.
seau, 18 juin 1762. — 2. ld„ \
184 LA VIE ET LES ŒUVRES
triomphent de ce que vous leur avez donné des
armes pour vous attaquer '. » Ces derniers mots
donnent à peu près la note moyenne de l'opinion
des pasteurs. Sans faire aussi bon marché des prin-
cipes que leur confrère, ils auraient voulu sauver
Rousseau, ou ne le condamner que pour la forme.
Moultou leur rend le témoignage « qu'en général la
compagnie des pasteurs s'est fort bien conduite2. »
A côté de l'opinion de Moultou, on peut placer
celle d'Ustéri, professeur à Zurich. Moultou et Us-
téri se renvoyaient mutuellement les élans de leur
admiration, et, dans leur enthousiasme, en étaient
venus à se tutoyer 3.
Vernet, qui avait pris, en quelque sorte, la direc-
tion de l'affaire au point de vue religieux, était
plein d'estime pour Rousseau4. Quand il se crut
obligé de le réfuter, il ne le fit qu'avec ménagement,
et le lui écrivit à lui-même. « Ma place et la nature
de mes travaux, disait-il, m'ont imposé cette tâche.
Je suis bien aise d'apprendre que vous la verrez
sans peine. Croyez qu'en contredisant l'écrit, je
ménagerai autant qu'il est possible l'auteur, et que
je n'aurai garde de le confondre avec le con-
tempteur de toutes les religions 5. » Jean-Jacques
aurait eu mauvaise grâce à se plaindre d'une réfu-
tation qui s'offrait dans des conditions si bénignes.
D'ailleurs, il n'était pas fâché d'être réfuté par ses
amis 6. Il écrivit à Vernet pour le remercier, lui
1. Lettre de Moultou à Rous- I Moultou à Rousseau, 7 juillet
seau, 18 juin 1762. Voir aussi I 1762. — 5. Lettre de Jacob Ver-
Lettre du 15 mars 1762. —2.1d., I net à Rousseau, 1762. Voir Gâ-
1er juillet 1762. — 3. Lettre de BEB.EL, Rousseau et les Géne-
Mn* Curchod à MUe de Bondeli, vois, ch. m, § 5. — 6. Lettre
12 octobre 1762. Voir G. M au- ! à Moultou, 10 août 1762.
GRAS, ch. VIII. — 4. Lettre de \
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 185
demander des exemplaires de sou ouvrage et l'as-
surer que vainement on tenterait de le brouiller
avec lui l .
Certaines gens, trouvant sans doute que les pas-
teurs n'allaient pas assez vite, s'avisèrent, pour les
stimuler et les mettre aux prises avec Rousseau,
d'insérer dans la Gazette de Bruxelles et dans la
Gazette d'Utrech un petit article, où l'on prétendait
qu'ils approuvaient Y Emile. On ne douta pas que
le coup ne vînt de Voltaire et de sa cabale ; aussi
l'on n'en fut pas dupe 2.
D'après Gaberel, encore un membre du clergé
protestant, très désireux d'excuser Rousseau et de
justifier ses confrères, les pasteurs, sans applaudir
aux attaques de l'auteur de Y Emile contre le chris-
tianisme, lui tinrent un large compte de ses belles
pages contre le matérialisme et en faveur de la re-
ligion et de la tolérance. En chaire, ils réfutèrent
les tendances blâmables de Y Emile ; dans leur cor-
respondance, ils cherchèrent à ramener Fauteur 3.
A Genève, dit encore Gaberel dans un autre opus-
cule, Rousseau ranima le sentiment religieux. Les
hommes qui se défiaient des pasteurs rafraîchis-
saient leur âme à la lecture de YÉmile. Néanmoins
les ministres de l'Evangile ne pouvaient l'accepter
tel quel. Rousseau était-il donc un défenseur de la
religion? Oui, il l'était par comparaison ; mot assez
singulier dans la bouche d'un membre du clergé ;
mais il paraît qu'à Genève, même dans le clergé,
1. Lettres à Jacob Vernct,
31 août; à Moultou, l,r sep-
tembre 1762. — 2. Lettres de
de Moultou à Rousseau, 1er sep-
tembre 1762. — 3. Gaberel,
Rousseau et les Genevois, ch. in,
Jacob Vernet à Rousseau, 1762; , § 5.
186
LA VIE ET LES ŒUVRES
quiconque n'était pas du parti de Rousseau était de
celui de Voltaire *.
Nous parlons ici, bien entendu, des premiers
temps de la condamnation. Plus tard, nous verrons
les ministres se détacher peu à peu de Rousseau.
La faute n'en fut pas à eux. mais bien à lui, qui se
livra contre eux et contre la religion aux invectives
les plus insensées 2.
Dès cette époque néanmoins, il y eut d'honorables
exceptions. Charles Bonnet, qui, pour n'être pas pas-
teur, n'en était pas moins religieux, était effrayé des
doctrines de Y Emile* . Une des meilleurs réfutations
de cet ouvrage est, du reste, due à un pasteur de
Genève, ancien ami de Rousseau, à Jacob Vernes 4.
Les compliments y tiennent une large place, mais
ils ne nuisent point aux bonnes raisons.
Dès 1762 5, Vernes avait écrit à Rousseau une
lettre des plus touchantes. Aussi celui-ci, qui comp-
tait Vernes parmi ses meilleurs amis, fut-il pénible-
ment affecté, quand l'œuvre de réfutation parut. Outre
que la louange n'y était pas rehaussée, comme
dans Y Instruction de l'évêque du Puy, par la flatteuse
comparaison avec Voltaire; ce qui pouvait satisfaire
Jean-Jacques de la part d'un évêque catholique et
français, dut lui paraître bien insuffisant de la part
d'un compatriote et d'un ami. Et puis, chose plus
grave, Vernes lui contestait son titre de chrétien.
Or, ce titre, Jean-Jacques avait les plus sérieux
1. Gaberel, Voltaire et les
Genevois, ch. xn. — 2. Id. — 3.
Lettre de Ch. Bonnet à Benlink,
s. d. — 4. Lettres sur le chris-
tianisme de M. J.-J. Rousseau,
adressées à M. J. L. par Ja-
cob Vernes, pasteur de Té-
glise de Géligny. Amsterdam,
Neaulme, 1764, in-12 de 136 p.
— 5. Lettre de Vernes à Rousseau,
2 juillet 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
187
motifs d'y tenir et voulait faire croire qu'il le con-
servait toujours. A Genève, en effet, la profession
de la religion du pays n'était pas seulement une
question de morale et de conscience, mais aussi une
question d'avantages civils et, en quelque sorte, de
nécessité temporelle. Contester à Rousseau son titre
de chrétien, c'était presque, de la part d'un ministre
protestant de Genève, lui fermer les portes de sa
patrie. L'oeuvre de Vernes, sous son apparente mo-
dération, cachait donc un danger sérieux.
Tl est clair que ces divergences n'étaient pas fa-
vorables à la paix. On se passionnait pour ou
contre; des magistrats, même de ceux qui avaient
opiné avec la majorité, trouvaient qu'on avait été
rigoureux et auraient désiré étouffer l'affaire. Mais
les partisans de Rousseau se croyaient en droit
d'exiger une satisfaction plus complète. L'opinion
qui, dans le premier moment, lui avait été contraire,
revenait à lui, ne fût-ce que parce qu'il était l'op-
primé. Une quinzaine de citoyens allèrent aux in-
formations chez le procureur général et le syndic.
Ceux-ci éludèrent la question et répondirent que le
décret n'était pas sur la sentence; ils ne dirent pas
qu'il était sur les registres du Conseil \ La famille
de Rousseau demanda, par requête, communication
de l'arrêt. Le Conseil décida qu'il « n'y avait pas
lieu d'accorder aux suppliants la fin d'icelle 2. »
Jean-Jacques dit que cette requête fut faite à son
insu; il est certain, du moins, qu'il mit bien du
temps à 3n remercier les auteurs3.
1. Lettre de Moultou à Bous-
seau, !•' juillet 1762. — 2. Ex-
trait des Registres du Conseil,
2 juillet 1762. — 3. Lettres de
Rousseau à M™» de Bouf fiers ,
4 juillet; à Moultou, 6 juillet;
à Mmt de Luxembourg, 21 juil-
let ; à Théodore Rousseau, 1 1 sep-
tembre 1762.
188 LA VIE ET LES ŒUVRES
Paris avait entraîné Genève ; Paris et Genève en-
traînèrent à leur tour d'autres Etats; de sorte que
le malheureux Rousseau se trouva, à la fin, comme
enveloppé de condamnations.
Dès le 23 juin, les États généraux de Hollande et
Westfrise, sur la proposition de leur grand pension-
naire P. Steyn, déférèrent YÉmile aux magistrats,
afin qu'ils eussent à informer contre cet ouvrage et,
malgré le privilège accordé, à en suspendre la pu-
blication. Le livre fut, en conséquence, soumis à
l'examen des pasteurs, et le 22 juillet, les magis-
trats donnèrent leur réponse. Les considérants sont,
à peu de chose près, les mêmes que ceux du Parle-
ment de Paris et du Petit Conseil de Genève. Il est
à remarquer toutefois qu'ils laissent de côté tout ce
qui a rapport à l'éducation et à la politique, pour
ne s'attacher qu'à la Profession de foi, et que, pour
répondre sans doute à une objection qui commen-
çait à se produire, ils ont soin d'affirmer que cette
profession de foi est bien celle de l'auteur. Enfin, le
30 juillet, conformément aux conclusions du rap-
port, les Etats généraux prononcèrent la révocation
du privilège, la saisie des exemplaires, la défense de
réimprimer, vendre, distribuer ou traduire l'ou-
vrage, sous peine d'une amende de 1,000 florins et
de correction arbitraire, même par prise de corps.
Cette sentence qui , comme nous l'avons vu, con-
trariait Rousseau dans ses projets d'édition générale,
le mécontenta profondément ; cependant l'attitude
de la Hollande ne pouvait le toucher à l'égal de
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 189
celle de Berne. Dans un cas, il y allait de son or-
gueil, de sa considération, de sa fortune peut-être;
dans l'autre, il y allait en outre de sa sûreté per-
sonnelle. Rousseau, chassé de France, condamné à
Genève, condamné en Hollande, allait-il être forcé
de reprendre encore une fois le bâton du voyageur?
Et si Berne le renvoyait aussi, quel pays lui reste-
rait ouvert après tant de condamnations ?
Il avait bien voulu venir à Yverdun comme un
proscrit, mais non comme un coupable. Aussitôt
arrivé, il avait écrit au bailli, qui était en même
temps membre du Conseil souverain de la Répu-
blique de Berne, afin de lui demander, non seule-
ment l'autorisation de son gouvernement, mais sa
protection et son estime *. D'un autre côté, la fer-
mentation qui régnait à Genève ne pouvait manquer
de se propager jusqu'à Berne. Le réquisitoire de
Tronchin y avait été imprimé dans la gazette, et,
sans aucun doute, les commentaires des amis de
Voltaire en avaient souligné certains passages2. Ces
faits étaient de nature à inspirer des alarmes à
Rousseau. « Vos confrères, écrivait-il à un membre
du Conseil de Berne, sont-ils décidés à me con-
damner aussi sans m'entendre 3 ? » « On a défendu
vos livres, répondait Moultou, et c'est tout'. » Ce
n'était pas tout pourtant. « Le 9 de ce mois,
dit Rousseau, M. le bailli d' Yverdun, homme d'un
mérite rare , et que j'ai vu s'attendrir sur mon
sort jusqu'aux larmes, m'avoua qu'il devait rece-
voir le lendemain et me signifier le même jour
1. Lettre à Gingens de Moiry, < letl762. — 3. Lettre à M. C, fin
bailli d' Yverdun, 22 juin 1762. i de juin ou premiers jours de
— 2. Lettre à Mmc de Bouf 'fiers, ' juillet 1762. — 4. Lettre de Moul-
ai juillet, et à Moultou, 6 juil- | tou à Rousseau, 7 juillet 1762.
190 LÀ VIE ET LES ŒUVRES
l'ordre de sortir dans quinze jours des terres de
la République. Mais il est vrai que cet avis n'a
pas passé sans contradiction ni sans murmure, et
qu'il y a eu peu d'approbations dans les Deux-
Cents, et aucune dans le pays. Je partis le même
jour, et le lendemain, j'arrivai ici (à Motiers-Tra-
vers) où, malgré l'accueil qu'on m'y fait, j'aurais
tort de m'y croire plus en sûreté qu'ailleurs \ »
« Cet ordre, avait-il dit précédemment, a été donné
à regret, aux pressantes sollicitations du Conseil
de Genève... Je suis ici depuis hier, et j'y prends
haleine, en attendant qu'il plaise à MM. de Voltaire
et Tronchin de m'y poursuivre et de m'en faire
chasser, ce que je ne cloute pas qui m'arrive
bientôt2. »
On prétendit en effet que Voltaire avait circon-
venu à Berne le pasteur Bertrand et le sénateur
Freudenreich. Non content de se justifier de cette
accusation, dans' la même lettre et par les mêmes
raisons que pour la condamnation de Genève 3, Vol-
taire obtint de Freudenreich une attestation établis-
sant de la manière la plus formelle que, ni directe-
ment, ni indirectement, ni verbalement, ni par écrit,
il ne s'était occupé à Berne des affaires de Jean-
Jacques *. Moultou assure aussi que le Conseil de
Genève (il ne parle pas des particuliers) n'avait rien
fait auprès de Messieurs de Berne pour le faire
chasser5. Mais que ce soit ou non à l'instigation du
Conseil de Genève, un nouvel exil ne lui en était
pas moins imposé.
1. Lettre à Moultou, 15 juillet 1 p. 181). — 4. DesnOTResterres,
1762. — 2. ld., 11 juillet 1762. t. VI, p. 352. — o. Lettre de
— 3. Lettre de Voltaire à Lullin, I Moultou à Rousseau, 17 juil-
5 juillet 1766. (Voir ci-dessus, j let 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
191
L'expulsion du territoire de Berne ne prit pas
Rousseau au dépourvu, autant que l'avait fait celle
de Paris. 11 s'était, il est vrai, déjà attaché à Ro-
guin et à sa famille. Il avait même accepté du
colonel son neveu un petit pavillon. Il allait s'y em-
ménager et avait écrit à Thérèse de le venir
joindre ; il lui fallut procéder à un nouveau départ.
Heureusement, il n'eut pas loin à aller. Mmc de Bouf-
flers, qui avait pris en quelque sorte la spécialité
des logements à lui offrir, lui avait parlé précédem-
ment de l'Angleterre; mais l'Angleterre, c'était pour
lui presque le bout du monde ; ou bien d'un château
appartenant à une de ses amies, la comtesse de la
Mark ; mais où était ce château, et lui faudrait-il
encore faire des voyages1? D'un autre côté, Ustéri
aurait voulu l'attirer à Zurich, d'où, disait-il, il ne
courrait point le risque d'être chassé 2. Cependant,
le moment venu, il lui fut fait, tout auprès de lui, une
offre qui lui sourit davantage. Mmo Boy de la Tour,
nièce de Roguin, lui proposa une maison toute meu-
blée, qui appartenait à son fils, au village de Mo-
tiers, dans le val de Travers, comté de Neuchâtel.
Jean-Jacques n'aurait, pour s'y rendre, qu'une mon-
tagne à traverser. Il accepta. Là, au moins, dans
les Etats du roi de Prusse, il n'aurait pas à craindre
les persécutions religieuses.
1. Lettre de Mm* de Boufflers
à Rousseau, 24 juin, et Réponse
de Rousseau, 4 juillet 1762. —
2. Lettre de Moullou à Rousseau,
9 juillet 1762. — 11 existe à la
Bibliothèque de Neuchâtel plu-
sieurs lettres d'Usteri à ce
sujet.
CHAPITRE XXIII
Du 10 Juillet 1762 au 7 Septembre 1765
Sommaire : J.-J. Rousseau au Val de Travers. I. Lettres de Rousseau
au roi de Prusse et à Milord Maréchal. — Bienveillance de Frédéric II.
Deux lettres de Rousseau au maréchal de Luxembourg. — Arrivée de
Thérèse. — Premières idées de départ. — Genre de vie de Rousseau. —
Il prend le costume arménien. — Son état de santé à Motiers. — Pro-
jets de suicide.
II. Amitiés contractées par Rousseau; Milord Maréchal. — Projet de
se retirer avec lui en Ecosse. — Départ de Milord Maréchal. — Témoi-
gnages d'honneur et d'estime donnés à Rousseau par les communes de
Motiers et de Couvet. — Milord Maréchal assure à Rousseau 600 livres
de rente viagère. — Mme Boy de la Tour et sa famille. — Le colonel
de Pury. — Dupeyrou. — Laliaud. — DTvernois. — D'Escherny. —
Tentative de réconciliation avec Diderot. — Séguier de Saint-Brisson.
— Sauttersheim. — Visites nombreuses que reçoit Rousseau. — Sa cor-
respondance.
III. Relations de Rousseau avec Genève. — Il refuse de se prêter à au-
cune soumission. — Relations de Rousseau avec son pasteur. — Rous-
seau approche de la sainte table. — Effets que produit cette communion
à Genève. — Appréciations de Voltaire et de Mme de Boufflers. — Pro-
jets de défense de Rousseau. — Brouillerie avec Moultou.
IV. Lettre de Rousseau à l'Archevêque de Paris. — Le mandement
et la personne de Christophe de Beaumont. — Réponse de Rousseau. —
Impression de la Lettre. — L'introduction en est interdite à Paris et à
Genève. — Effet que produit la Lettre à Genève. — Satisfaction de
Voltaire.
V. Rousseau législateur des Corses. — Ses relations avec Paoli et
Buttafuoco. — Projet de constitution pour les Corses.
VI. Pygmalion. — Soustraction d'une partie des papiers et de la COE-
respondance de Rousseau. — Rousseau travaille à ses Confessions. —
Autres travaux. — Impression du Dictionnaire de musique.
VII. Éditions générales des œuvres de Rousseau. — Les portraits de
Rousseau. — Projet d'une édition générale, faite à Motiers, sous les yeux
de l'auteur. — Dupeyrou se charge des embarras et des frais de l'édi-
tion générale.
VIII. Passion de Rousseau pour la botanique. — Il apprend à faire des
lacets. — Usage qu'il fait de ses lacets.
IX. Mort de Mme de VVarens et du maréchal de Luxembourg. — Rap-
ports de Rousseau avec Mme de Luxembourg.
1. Confessions, 1. XII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
193
Jean-Jacques Rousseau habita le Val de Travers
pendant trois ans et deux mois : du 10 juillet 176*2
au 8 septembre 1765 *.
Son premier soin, en arrivant, fut de se mettre
en règle avec les autorités du pays.
Sa lettre au Roi de Prusse, à défaut d'autre mé-
rite, a au moins celui de l'originalité : « Sire, j'ai
dit beaucoup de mal de vous, j'en dirai peut-être
encore. Cependant, chassé de France, de Genève,
du canton de Berne, je viens chercher un asile dans
vos Etats. Ma faute est peut-être de n'avoir pas com-
mencé par là. Cet éloge est de ceux dont vous êtes
digne. Sire, je n'ai mérité de vous aucune grâce et
je n'en demande pas ; mais j'ai cru devoir déclarer
à Votre Majesté que j'étais en son pouvoir, et que
j'y voulais être. Elle peut disposer de moi comme
il lui plaira. »
La lettre qu'il écrivit au gouverneur du comté est
moins impertinente et plus naturelle. On remarquera
qu'elle est la première qu'il ait fait précéder de sa
devise : Vitam impendere vero 2.
Le gouverneur du comté de Neuchàtel était alors
un vieil Ecossais, qui avait abandonné le parti des
Stuarts pour s'attacher au Roi de Prusse. Il s'appe-
lait lord Keith, mais il était plus connu sous le nom
de Milord Maréchal. C'était un vieillard serviable.
1. J.-J. Rousseau au Val de
Travers, par M. Fritz Ber-
thoud, iu-12, 1881. Ce volume
nous a été très utile pour la
composition de ce chapitre. Il
n'est pas seulement précieux
à cause des détails inédits
qu'il rapporte; il Test encore
à cause des faits connus qu'il
précise ou qu'il rectifie, et
aussi à cause des lieux qu'il
décrit. On sent à chaque page
que l'auteur est du pays. —
2. Lettres au Roi de Prusse et
à Milord Maréchal, juillet 1762.
l'ô
194 LA VIE ET LES ŒUVRES
quoique un peu bourru, très original, passablement
philosophe, épicurien, sceptique, et que les ques-
tions religieuses laissaient parfaitement indifférent.
Rousseau alla le voir et, dès sa première visite, fut
saisi de respect, d'affection, presque de tendresse,
de sorte qu'à partir de ce moment, commença entre
eux une amitié qui, peut-être, ne se termina qu'avec
la vie.
Milord Maréchal habitait, l'été, le château du Co-
lombier, qui n'était qu'à C lieues de Motiers. Il vint
voir Rousseau à son tour et resta deux jours chez
lui. Bientôt ils ne pouvaient plus se passer l'un de
l'autre. Rousseau allait au Colombier au moins tous
les quinze jours passer vingt-quatre heures. Il va
jusqu'à comparer ces visites à celles qu'il faisait à
Eau-Bonne; cependant, à aucun prix, il ne voulut
consentir à rester chez Milord Maréchal. Il l'appelait
son père; celui-ci appelait Rousseau son fils; et, en
effet, il semblait qu'avec ces titres, ils avaient pris
les sentiments de père et d'enfant. Le tableau de
leur intimité, que trace Rousseau, pourrait passer
pour un produit de son imagination, si nous n'avions
ses lettres et celles de Milord Maréchal. Elles mon-
trent que son récit n'est que l'exacte vérité.
Milord Maréchal obtint sans peine pour son pro-
tégé la bienveillance de Frédéric; mais le roi y
voulut ajouter des bienfaits; c'était trop pour Jean-
Jacques. De l'or? Il se révoltait à la seule pensée
d'en recevoir. Des provisions? quoique plus accep-
tables, elles furent également refusées. L'offre de
lui faire bâtir un petit ermitage, en un lieu choisi
par lui, était séduisante; il répondit néanmoins qu'il
était touché des bontés du roi , mais qu'il lui serait
impossible de dormir dans une maison bâtie pour
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
195
lui d'une main royale1. Avant tout, il ne voulait
pas de chaînes. Il avait été question qu'il s'enga-
geât à ne plus écrire. « Ce n'est pas, j'espère, di-
sait-il, une condition que Sa Majesté entend mettre
à l'asile qu'elle veut bien m 'accorder. Je me suis
promis et je me promets de ne plus écrire; mais,
encore une fois, je ne l'ai promis qu'à moi2. »
Ces rapports avec le Roi n'avaient rien d'intime ; ils
eurent cependant pour effet de rendre Rousseau
aussi partisan de la personne de Frédéric qu'il l'a-
vait été peu jusque-la. Il alla plus loin; il se pré-
valut de ses relations avec lui au point de lui don-
ner des conseils et de. l'engager à remettre au four-
reau cette épée qu'il en avait tirée trop souvent. On
doit bien penser qu'il ne reçut pas de réponse 3.
Rousseau, protégé par le Roi, soutenu par Milord
Maréchal, aurait pu se croire fixé à Motiers. Cette
résidence semblait faite exprès pour lui : maison
grande et commode ; pays magnifique au milieu des
montagnes de la Suisse, non loin de Genève, tout
en étant hors de l'atteinte des malintentionnés et
des ennemis; existence tranquille et sûre, sous la
protection d'un prince libre-penseur peu enclin à se
passionner pour des querelles religieuses, avec l'af-
fection quasi paternelle du gouverneur, la compa-
gnie de l'inséparable Thérèse, les visites pour le
moins assez fréquentes des connaissances et des
amis, le voisinage d'une population simple et bonne,
1. Lettres de Milord Maréchal
à Rousseau, 17 août; de Rous-
seau à Mme de Bouf fiers, 7 oc-
tobre; de Mm° de Bouf fiers à
Rousseau, 22 octobre 1762. —
2. Lettre à Milord Maréchal,
août, et Réponse à Rousseau,
24 août 1762.— 3. Lettre au Roi
de Prusse, 30 octobre 1762?
(Cette lettre paraît devoir être
plutôt de 1763.)
196 LA. VIE ET LES ŒUVRES
les causeries familières, les occupations manuelles
ou littéraires, les grandes excursions et les belles
promenades, les sites grandioses ou charmants, sau-
vages ou gracieux, mais toujours pittoresques; des
forêts, des rochers, des grottes, des torrents, des
cascades. Que de choses capables de satisfaire un
amant de la nature! Malheureusement Jean-Jacques
emportait avec lui deux choses, dont il lui était dif-
ficile de se séparer :. son caractère et sa réputation.
Sa réputation, avec les discussions et les passions
qu'elle avait soulevées; sa réputation, avec ses
livres, notamment le Contrat social et YÉmile; son
caractère, naturellement susceptible et impression-
nable et, à cette époque, surexcité jusqu'à la folie
par la contradiction.
Lui-même a donné une description du pays et des
habitants de Motiers-Travers, de son installation et
un peu de son genre de vie, dans deux lettres très
longues adressées au Maréchal de Luxembourg-1.
Le pays ne lui était pas inconnu, mais, à voir la
manière dont il parle des Neuchàtelois, on ne se
douterait pas qu'ils ne sont autres que ces fameux
montagnous, dont il avait fait un si bel élog'e dans
sa Lettre sar les spectacles. C'est qu'il a Fàme
blessée et le cœur ulcéré ; il a des regrets et, comme
il le dit, la saison de sa vie n'est plus la même. Il
ne voit rien de bien que le site, et encore semble-
t-il s'excuser de trouver ses superbes perspectives
privées des ornements de l'art, plus belles que les
campagnes des environs de Paris ou le parc de Ver-
sailles.
Le sauvage, le républicain Rousseau ne pouvait-
1. Lettres au Maréchal de Luxembourg, 20 et 28 janvier 1763.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 197
il donc plus se passer de la société aristocratique
des Luxembourg- et des Conti ? Il se plaignait des
grands pendant qu'il était auprès d'eux ; alors il
faisait l'ours, en prenait à son aise de l'étiquette et
même de la politesse. Maintenant qu'il est dans un
pays plus simple, il lui faut le ton de Paris, et il se
plaint ou se moque de la lourdeur des Suisses, du
peu de distinction de leurs femmes et des toilettes
prétentieuses de leurs filles.
De quoi, du reste, ne se plaint-il pas? Il ne fut
pas accueilli avec plaisir par tout le monde, et les
pasteurs commencèrent par déférer son livre au
Conseil d'Etat. C'est Rousseau qui le raconte ; seu-
lement au lieu d'ajouter que le Conseil d'Etat refusa
d'accueillir leur demande, il aime mieux conclure
avec maussaderie qu'en définitive, il est chez le Roi
de Prusse et non chez les Neuchàtelois. — « Ils
remplirent leur Mercure , dit-il encore , d'inepties
et du plus plat cafardage ' ; » mais ne savait-il
donc pas qu'un des inconvénients de la célébrité
-est de prêter le flanc à la discussion? — Il ajoute
quelque part qu'il ne peut souffrir les tièdes ; qu'il
aime mieux être haï de mille à outrance, et aimé de
même d'un seul-. Qu'il compte donc les attentions,
les prévenances, les amitiés, les dévouements dont
il fut l'objet à Motiers ; qu'il compte le nombre de
ses partisans, de ses amis, de ses admirateurs, et
qu'il dise s'il n'y avait pas là de quoi le satisfaire.
Tenait-il à la faveur populaire ? Presque tout le
monde, pendant longtemps, l'aima et le respecta.
— Désirait-il la bienveillance officielle des fonction-
1. Confessions, 1. XII. Voir i — 2. Lettre à Mmc Latour,
aussi Fritz Berthoud, p. 53. I 2G septembre 1762.
198
LA VIE ET LES ŒUVRES
naires? On sait à quel point elle lui était assurée.
— Voulait-il forcer l'attention du public ? (et il y
tenait plus qu'il n'en convient). Pendant tout le
temps de son séjour à Motiers, les chemins furent
encombrés des visiteurs attirés par sa renommée ;
la poste fut surchargée des lettres qui lui étaient
adressées; sa maison ne désemplissait pas et sa
correspondance lui prenait le plus clair de son
temps. — Préférait-il les jouissances plus délicates
d'amitiés choisies ? Il eut le bonheur d'en acquérir
là de plus sûres et de plus dévouées que partout
ailleurs. Jusque-là, il avait eu pour amis des hommes
de lettres ou des grands ; ses amitiés de Motiers
furent plus simples, plus franches, plus égales. La
preuve qu'elles lui convenaient davantage, c'est
qu'elles résistèrent mieux, en général, aux épreuves
du temps, de l'adversité et de l'absence.
Dès avant de quitter le canton de Berne, il avait
mandé Thérèse; elle arriva le 20 juillet à Motiers1.
L'entrevue fut touchante ; ils s'embrassèrent en
pleurant ; ils durent se promettre une affection inal-
térable. L'arrivée de sa maîtresse devait contribuer
à fixer Jean-Jacques où il était. Cependant la com-
tesse de la Mark continuait à proposer son château
de Schleyden, près d'Aix la Chapelle ; le prince de
Conti, le château de Trye, à 20 lieues de Paris ;
enfin, Mmc de Boufflers fit tant que, Milord Maré-
chal aidant, Rousseau finit par donner un demi-
consentement pour l'Angleterre, mais seulement à
partir du printemps suivant -. Faut-il citer aussi les
1. Lettre à Mme de Luxem-
bourg, 21 juillet 1762. — 2. Let-
tres de Mme de Boufflers à Rous-
seau, 24 juin, 21 juillet, 31 juil-
let, lOseptembre 1762. Réponses
de Rousseau, 4 juillet, août,
7 octobre 1762. Lettres de Mi-
lord Maréchal à Rousseau, 2 oc-
tobre 1762; de Hume à Rous-
seau, 2 juillet 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 199
offres d'une certaine marquise « sans préjugés, »
qui lui proposa de se retirer avec lui dans un coin
de la Suisse pour y vivre comme deux ermites1.
En attendant un avenir sur lequel il ne voulait
compter qu'à moitié, il arrangea son existence de
la façon qui lui parut la plus avantageuse.
Un de ses familiers a laissé sur son genre de vie
des détails intéressants. Rousseau aimait à bien
vivre. De temps en temps il invitait un ami à man-
ger avec lui ; plus souvent des importuns venaient,
sans façon, s'installer à sa table. Quelquefois aussi,
il acceptait une invitation à diner. Sa cuisine était
simple, mais supérieurement apprêtée par Thérèse;
c'étaient d'excellents légumes, des gigots de mouton
exquis, des truites fournies par l'Areuse, des cailles
et des bécasses dans la saison, du vin du pays, mais
du meilleur, du café, pas de liqueur. La conversa-
tion était vive et animée. Thérèse paraissait de
temps en temps et rompait le tète-à-tète. Rousseau
s'égayait à ses dépens ; mais jamais, malgré les
instances de ses convives, il ne permit qu'elle se
mit à table avec eux. Bien plus, quand il n'avait
pas d'étrangers, il mangeait habituellement seul.
On n'était plus au temps des petits goûters de la
rue Platrière. « Quelquefois, après diner, ajoute cet
ami, Jean-Jacques se mettait à son épinette, m'ac-
compagnait quelques airs italiens, ou en chantait
lui-même. Quand c'était chez moi, je chantais des
romances de sa composition ou de la mienne, ac-
compagné de ma harpe ; car c'était à qui ferait la
meilleure musique sur les mêmes paroles. Le soir,
1. Lettre de la marquise de | tembre 1762.
Frestoudam à Rousseau, 25 sep-
200
LA VIE ET LES ŒUVRES
dans l'été, c'étaient des promenades dans les bois
des environs. Dans les beaux clairs de lune, il se
plaisait sur les bords de l'Areuse à chanter des
duos. Nous avions toujours bon nombre d'auditeurs,
surtout les jeunes filles du village, qui ne man-
quaient pas de venir nous écouter1. »
Par une fantaisie inexplicable, Jean- Jacques choi-
sit, pour en faire sa chambre, une pièce petite, mal
située, en plein nord et n'ayant de vue que sur une
cour. C'était la seule qui ne donnât pas sur la mon-
tagne. Aujourd'hui elle est encore à peu près dans
le même état. Il avait pratiqué dans un coin, près
de la fenêtre, une sorte de réduit, entre deux petites
bibliothèques, avec une planche attachée au mur,
en forme de pupitre, sur laquelle il écrivait debout.
Il recevait dans sa chambre, mais ne permettait à
personne d'entrer dans ce recoin, de peur qu'on ne
touchât à ses livres et à ses papiers. Sur le devant
de la maison, régnait une galerie ouverte, où il allait
souvent lire et se promener. Il en avait fait fermer
les deux bouts avec des planches, dans lesquelles il
avait fait percer de petits trous, afin de reconnaître
les personnes qui venaient le voir. Un escalier con-
duisant de la galerie dans la grange, et de là dans
la campagne, lui permettait d'éviter les importuns2.
Dès son arrivée, il avait changé de costume et
pris l'habit arménien. Ses infirmités, dit-il, lui ren-
daient ce vêtement plus commode. On peut affirmer
que le désir de se singulariser n'eut pas moins de part
1. D'ESCHERNY, De Rousseau
et des philosophes du XVIIIe siè-
cle, ch. il. Voir aussi Anecdotes
sur J.-J. Rousseau, tirées du
voyage de William Coxe en
Suisse, ch. xlviii. — 2. Fritz
Berthoud; —William Coxe.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
201
à sa détermination. Il y songeait dès le temps qu'il
habitait Montmorency. Peut-être même en avait-il
trouvé l'idée beaucoup plus tôt dans un roman de
Marivaux, Les Effets surprenants de la sympathie 1.
Jusque-là les événements l'avaient empêché de
mettre son projet à exécution ; dans ses montagnes,
cela devenait facile. La Roche, valet de chambre de
M. de Luxembourg-, lui adressa les renseignements
les plus détaillés sur toutes les parties du costume 2 ;
lui-même surveilla la confection du vêtement avec
le soin le plus minutieux. Il demanda et obtint
l'approbation du pasteur de Motiers, de sorte qu'il
ne parut plus désormais, même au temple, qu'avec
l'habit arménien complet, veste, cafetan, bonnet
fourré et ceinture. Plusieurs de ses portraits le
représentent dans cet accoutrement 3.
Son état de santé ne pouvait manquer d'avoir une
grande influence sur son genre de vie et sur son
humeur; mais sur ce point, on est en présence de
deux témoignages bien différents. Veut-on s'en rap-
porter à Rousseau : il ne se portera bien que quand
il sera mort *; — si son état devait durer plus long-
temps, il se croirait déjà mort5; — il n'attend pas
d'autre changement à son sort ici-bas que son terme;
il ne lui reste plus qu'à souffrir et à mourir6 ; — il
se regarde comme ne vivant déjà plus ; il est aussi
malade de l'esprit que du corps 7 ; — le séjour qu'il
1. Voir, dans la Revue des
Deux Mondes, du 15 décembre
1883, Études sur le XVIIIe siècle :
Marivaux, par F. Brunetière.
. — 2. Manuscrit des lettres de Rous-
seau à il/me de Luxembourg , à
la bibliothèque de la Cham-
bre des députés. — 3. Confes-
sions, 1. XII. — 4. Lettre à
MmC Latour, 4 janvier 1763. —
5. Id., 21 août 1763. — 6. Lettre
à M™ de Boufflers, 28 décem-
bre 1763. — 7. Lettre à M. A.,
7 avril 1764.
202
LA VIE ET LES ŒUVRES
habite, quoique sain pour les autres, est mortel
pour lui ' ; — son état empire au lieu de s'adoucir2.
On pourrait faire vingt citations du même genre.
Préfère-t-on consulter d'Escherny? Rousseau man-
geait bien, dormait bien, marchait mieux que per-
sonne, était gai et de bonne humeur, et, sauf une
infirmité plus gênante que dangereuse , se portait
parfaitement3. Lequel des deux faut-il croire? Ni
l'un ni l'autre peut-être. Il est certain que si Rous-
seau avait été aussi malade qu'il le dit, il n'aurait
jamais pu résister aux courses fatigantes et aux tra-
vaux excessifs qu'il a faits à cette époque. Ses maux
d'ailleurs ont si souvent l'air d'un refrain destiné à
le délivrer d'une personne ou d'une besogne impor-
tune, son séjour lui devient mortel si juste au
moment où il a le désir de le quitter, qu'on ne sau-
rait faire grande attention à ses plaintes. Souvenons-
nous toutefois qu'il avait une infirmité qui ne laissait
pas que de le tourmenter, et qu'il fut véritablement
malade à diverses époques. Il le fut vers la fin de
J7G2 4 ; il le fut d'autres fois encore. On peut bien ad-
mettre, pour le moins, qu'il n'aurait pas tant gémi,
s'il n'avait quelque peu souffert. Il souffrait, sans
doute, parce qu'il s'imaginait souffrir; il souffrait,
parce qu'il était doué d'une sensibilité morale qui
devait réagir sur sa constitution physique; mais
cette sensibilité n'en était pas moins un mal réel,
qui lui causait de véritables douleurs, des douleurs
qui l'amenèrent jusqu'à la pensée du suicide. Cette
résolution fut heureusement passagère , et elle peut
1. Lettres à Duchesne, 20 juillet
1764; à MmC de Bouffiers, 26 août
1764 ; à Dupeyrou, 23 mai 1765.
— 2. Lettre à d'Ivcrncis,2'ô avril
176o. — 3. D'Escherny, De
Rousseau, etc., ch. XI. — 4.
Lettre de Moultou à Bousseau,
2o iléceuibre 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
203
être regardée comme l'effet d'un moment de déses-
poir, plutôt que comme une détermination arrêtée.
Rousseau était, par principe et par nature, opposé
au suicide ; il en caressa cependant la pensée pen-
dant au moins une journée, au point d'être près de
l'exécuter. « Ma situation physique, écrit-il à Duclos,
a tellement empiré et s'est tellement déterminée,
que mes douleurs sans relâche et sans ressource
me mettent absolument dans le cas de l'exception
marquée par Milord Edouard, en répondant à Saint-
Preux1 : Usgue adeon'e inori miserum est? » Une
seule chose semble le tourmenter, le sort de Thé-
rèse, quand elle ne l'aura plus. Il la recom-
mande à Martinet et lui remet un testament en sa
faveur2. Moultou lui répondit : « Soyez tranquille
sur le comte de MUc Le Vasseur; je sais tout ce
qu'elle vaut, et il n'est rien que je ne fisse pour elle.
Ne sais-je pas combien elle vous est chère 3. » Un
peu plus tard, Mm0 de Verdelin offrit de la prendre
chez elle, comme son amie, et de tout faire pour
la mettre à son aise '*. Mais Jean-Jacques aurait
préféré lui assurer une existence modeste à la cam-
pagne. Il était précisément entré en relations avec
un prêtre du Bugey, le curé d'Ambérieux, qui avait
prêté son assistance à Thérèse, un jour qu'elle
avait été insultée par des jeunes gens dans une
voiture publique. Il eut l'espoir de la caser de ce
côté. « Elle est bonne catholique, écrivit-il, et tient
à habiter un pays catholique. Elle a des vertus
rares, un cœur excellent, une honnêteté de mœurs,
1. Nouvelle Héloïse, 3e partie,
lettre 22. — 2. Lettres à Duclos,
à Martinet et à Moultou, 1er août
1763. — 3. Lettre de Moultou à
Rousseau, août 1763. — 4. Lettre
de Mme de Verdelin à Rousseau,
janvier 1764.
204
LA VIE ET LES ŒUVRES
une fidélité et un désintéressement à toute épreuve ;
elle n'est plus jeune et ne veut d'établissement
d'aucune espèce1. » Le curé chercha-t-il d'autres
renseignements? Toujours est-il que la proposition
n'eut pas de suite, et que Jean-Jacques fut assez
mécontent du curé. En toute occasion, du reste,
Jean-Jacques aimait à vanter la religion et la mora-
lité de sa bonne. A Montmorency, elle faisait maigre
en carême ; à Motiers , on avait choisi une habita-
tion à portée d'un village catholique , afin de lui
donner la facilité d'y aller remplir ses devoirs 2.
II
Nous avons dit que Rousseau eut à Motiers le
bonheur de se faire des amitiés sûres. On doit placer
en tète Milord Maréchal.
Milord Maréchal eut le mérite de prendre Jean-
Jacques tel qu'il était, sans prétendre le changer
ou le corriger. Passablement sceptique et très ori-
ginal lui-même, il ne s'étonnait point de l'origina-
lité des autres. Tenant assez peu aux formes, il était
disposé à en dispenser son ami ; à cause de cela
peut-être , celui-ci s'en dispensa moins avec lui
qu'avec qui que ce fut. L'âge de Milord Maréchal
permettait d'ailleurs à Rousseau de lui donner cer-
tains témoignages d'honneur et de respect, sans
déroger à ses principes sur les grands ; ou plutôt il
n'y eut entre eux ni grand ni petit ; l'amitié avait
1 . Lettre au cure d'Arnbérieux,
25 août 1763. — 2. Lettre à Du-
chesne, 16 janvier 1763 ; à Du-
moulin, même jour; à Butta-
fuoeo, 2i mars 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,
205
effacé la différence des rangs. Milord Maréchal avait
pris pour règle de ne s'imposer en rien ; il y gagna
un pouvoir de direction presque universel. Jean-
Jacques se serait reproché de prendre la moindre
détermination, sans avoir consulté son protecteur. Il
ne voulut pas, il est vrai, aller s'installer au Colom-
bier ; mais il est un autre projet, que les deux amis
appelaient leur château en Espagne et que Rousseau
caressa longtemps, c'était de.se retirer ensemble en
Ecosse, avec Hume en tiers. Milord Maréchal se
prêtait à cette idée, moins pour l'agrément qu'il en
espérait que pour faire plaisir à son ami Jean-
Jacques1 ; mais celui-ci était tout feu. « Milord,
écrivait-il, il n'y a pas de jour que mon cœur ne
s'épanouisse en songeant à notre château en Es-
pagne. Ah! que ne peut-il faire le quatrième avec
nous, ce digne homme (le roi de Prusse) que le
Ciel a condamné à payer si cher la gloire et à ne
connaître jamais le bonheur de la vie2. »
Milord Maréchal ne tarda pas à quitter le gou-
vernement de Neuchâtel, pour retourner en Ecosse.
Rousseau crut que son départ allait le laisser en
proie aux persécutions, sans appui, et, qui pis est,
sans amis. C'était, disait-il, la plus grande affliction
qu'il eût éprouvée3; mais, comme à l'ordinaire, il
avait mis les choses trop au pis. Milord Maréchal ne
l'abandonna pas, continua à le servir et resta en
correspondance très suivie avec lui. Il commença
par préparer l'ermitage où il devait passer sa vie
1. Lettre de Milord Maréchal
à Mm» de Bouf fiers, 22 septem-
bre 1762. — 2. Lettre à Milord
Maréchal, 1er novembre 1762.
Voir aussi, Lettres à Milord
Maréchal, 26 novembre 1762 et
21 mars 1763, et à Hume, 19 fé-
vrier 1763. — 3. Lettres à M. de
Foyer, 22 avril, et à M,ue de
Verdclin, 30 avril 1763.
206
LA VIE ET LES ŒUVRES
avec Rousseau et l'engagea à y venir1. Celui-ci tou-
tefois, malgré son désir d'aller rejoindre son ami,
hésitait à entreprendre ce long voyage. La France
l'attirait par-dessus tout. Mme de Yerdelin l'assurait
qu'il serait bien accueilli à Bordeaux2. Enfin Milord
Maréchal lui-même se dégoûta de l'Ecosse ; le climat
y était très froid ; on y était plus bigot qu'il ne leur
eût convenu, à Jean-Jacques et à lui; il fut appelé
à Postdam, auprès de Frédéric, et le château en Es-
pagne s'écroula3.
Avant de quitter son gouvernement de Neuchàtel,
Milord Maréchal, afin de ne pas laisser Jean-Jacqnes
au dépourvu, lui avait envoyé des lettres de natu-
r alité, qui devaient le garantir contre toute crainte
d'expulsion4. Quelque temps après, « Messieurs de
Couvet, » petite paroisse voisine de Motiers, firent
prier par une députation l'illustre réfugié de vouloir
bien agréer la bourgeoisie de leur communauté. La
délibération avait été prise à l'unanimité de cent
vingt-cinq votants. La bourgeoisie était quelque
chose de plus spécial que la naturalité et donnait
des droits plus étendus5. A la même époque la so-
ciété de l'Arquebuse de Couvet l'admettait au
nombre de ses membres; il était déjà de celle de
Motiers. Il fut extrêmement sensible à ces attentions,
qui lui arrivaient après deux ans et demi de séjour
dans le pays , alors qu'on le connaissait et qu'on
1. Lettres de Milord Maré-
chal à Rousseau, o juillet,
23 août, 29 août 1763. — 2. Lettres
à Mmc de Verdelin, 29 juin et
10 septembre: de Mm» de Verde-
lin à Rousseau, o septembre 1763.
— 3. Lettres de Milord Maréchal
à Rousseau, 14 septembre 1763,
2 février, 26 mars, 13 avril 1764.
— 4 . Confessions, 1. XII ; lettre
àMoultou, 7 mai 1703. — 5. Alf.
DE Bougy, Les Résidences de
J.-J. Rousseau.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 207
était à même de l'apprécier1. Il aurait pu s'aperce-
voir que tout le monde n'était pas, comme il le dit,
acharné à le persécuter.
Peu de temps après, il engagea ses amis à subs-
tituer au titre de Monsieur, qui lui déplut toujours,
celui de Citoyen. A Paris, dit-il, on ne l'appelait
que le citoyen ; il croit mériter ce nom mieux que
jamais; il l'a payé assez cher. Gardons-nous d'ail-
leurs de le regarder comme .une sorte d'appellation
démocratique. A Genève et dans la plus grande
partie de la Suisse, les droits de cité ou de bour-
geoisie étaient le privilège d'un petit nombre et
constituaient une véritable aristocratie. N'était pas
citoyen qui voulait.
Les faveurs de Frédéric et de Milord Maréchal
pouvaient être utiles à Rousseau , et le public était
encore porté à les exagérer. Ainsi, après sa natura-
lisation à Métiers , le bruit courut que Frédéric
l'avait nommé son résident auprès des Quatre can-
tons. Rousseau regarda cette fausse nouvelle comme
une manœuvre de ses ennemis. Pourquoi? Elle ne
faisait que lui donner plus d'importance 2.
Nous avons dit qu'il fut désolé du départ de Mi-
lord Maréchal et de l'écroulement de leurs projets.
Il aurait voulu au moins montrer à son bienfaiteur
un souvenir reconnaissant, et en transmettre le té-
moignage à la postérité. Dans ce but, il le supplia
de lui envoyer quelques mémoires qui lui permis-
sent de composer une biographie du général Jacques
1. Lettre à d'Ivernois, 7 jan-
vier 1765; les Lettres de na-
turalité sont du 16 avril 1763;
celle de Communier de Couvet
du 17 janvier 1765. Elles sont
rapportées in extenso par Fr.
BERTHOUD. — 2. Lettres de
Moultou à Rousseau, 4 et 10 mai
1763; de Rousseau à Moultou,
7 mai 1763.
208
LA. VIE ET LES OEUVRES
Keith, frère du maréchal, mort au service de Frédé-
ric le Grand, ou même d'écrire une histoire com-
plète de leur maison1. Milord lui promit les mé-
moires, n'envoya rien et chercha à l'engager de
préférence dans une autre voie '. Il aimait beaucoup
Jean-Jacques, mais il le connaissait bien aussi ; qui
sait s'il ne fut pas détourné du premier de leurs
projets par l'humeur susceptible et changeante de
son protégé, et du second, par le- souci d'avoir à
débattre avec lui des questions de personnes et de
famille ?
Un troisième projet eut plus de succès. Rousseau
s'était acquis par le produit de ses ouvrages une
fortune modeste, strictement suffisante à ses besoins ;
mais il s'inquiétait de l'avenir de Thérèse. Milord
Maréchal entra dans ses vues et lui donna un mo-
dèle de testament permettant d'assurer à sa bonne
sa petite fortune; de plus, il voulut comprendre
Thérèse dans les dons qu'il entendait faire à son
ami3. Il est intéressant de voir la grâce originale et
touchante avec laquelle il le conjure d'accepter ses
bienfaits. « Mon bon et respectable ami, vous pour-
riez me faire un grand plaisir en me permettant
de donner, soit à présent ou par testament, cent
louis à Mllc Le Vasseur. Cela lui ferait une petite
rente viagère pour l'aider à vivre. Je ne puis em-
porter dans l'autre monde mon argent. Mes enfants,
Emetella, Ibrahim, Stephan, Motcho, sont pourvus
1. Lettres à Milord Maréchal,
25 et 31 mars, 21 août 17G4; de
Milord Maréchal à Rousseau,
2 février, 13 avril, 7 juillet 1764.
— 2. Lettres de Milord Maréchal
à Rousseau, 20 septembre 1 76 'j ,
18 janvier 1765; de Rousseau à
Milord Maréchal, 8 décembre
1734. — 3. Lettre de Milord Ma-
réchal à Rousseau, 9 décembre
1762; 12 avril 1763.
1>E JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 209
suffisamment. J'ai encore un fils chéri, c'est mon
bon sauvage. S'il était un peu traitable, il rendrait
un grand service à son ami et serviteur1. » Les re-
fus de Rousseau n'étaient pas toujours gracieux ;
mais l'ours avait été si bien apprivoisé par Milord
Maréchal que, par extraordinaire, il se montra par-
fait dans cette circonstance. « Loin de mettre de
l'amour-propre à me refuser à vos dons, dit-il, j'en
mettrais un très noble à les recevoir. Ainsi là-dessus
point de dispute... Mais j'ai du pain quant à pré-
sent, et au moyen des arrangements que je médite,
j'en aurai pour le reste de mes jours. Que me servi-
rait le surplus? Vous savez, Milord, que MUc Le
Vasseur a une petite pension de mon libraire, avec
laquelle elle peut vivre quand elle ne m'aura plus.
Cependant j'avoue que le bien que vous voulez lui
faire m'est plus précieux que s'il me regardait di-
rectement, et je suis extrêmement touché de ce
moyen trouvé par votre cœur de contenter la bien-
veillance dont vous m'honorez. Mais s'il se pouvait
que vous lui assignassiez plutôt la rente de la somme
que la somme même, cela m'éviterait l'embarras
de chercher à la placer, sorte d'affaire où je n'en-
tends rien2. » Milord enchanté et reconnaissant de
r indulgence de Rousseau, voudrait faire davantage.
« Si vous n'étiez pas plus sauvage que les sauvages
du Canada , je n'aurais qu'à dire , si j'avais tué
plus de gibier que mon ami : Tiens, voilà du gi-
bier ; il l'emporterait ; mais Jean-Jacques le lais-
serait8. » « Vous m'appelez votre père; vous êtes
1 . Lettre de Milord Maréchal à
Rousseau, 6 mars 1764. — 2. Let-
tre à Milord Maréchal, 31 mars
1764. — 3. Lettre de Milord
Maréchal à Rousseau, 8 février
1765.
14
210
LA VIE ET LES ŒUVRES
un homme vrai ; ne puis-je exiger par l'autorité
que ce titre me donne , que vous permettiez que
je donne à mon fils cinquante livres sterling de
rente viagère. Soyez bon, indulgent, généreux,
rendez votre ami heureux1. » Rousseau ayant ac-
cepté : « Il n'y a que vous peut-être, lui écrit Mi-
lord Maréchal, qui ayez le cœur assez bon et as-
sez sensible pour comprendre le plaisir que vous
m'avez fait et la peine dont vous m'avez tiré, en vous
laissant persuader d'agréer mes offres. Je ne puis
vous exprimer combien je suis sensible à ce pro-
cédé, ni combien je suis flatté de la distinction et
préférence que vous donnez à mon amitié. A cette
heure que vous êtes un bon enfant, et obéissant à
votre père , je veux vous consulter pour savoir
comment régler nos affaires. » Et il lui explique
les mesures qu'il veut prendre pour lui assurer, de
la façon la moins embarrassante, six cents francs de
rente viagère, dont quatre cents réversibles sur la
tête de Mlle Le Vasseur. L'année suivante, il envoya
à cet effet trois cents louis à Dupeyrou2.
Nous aurons plus d'une fois occasion de retrouver
le nom de Milord Maréchal. En mille circonstances,
ce véritable ami eut à mettre sa vieille expérience
au service de la tête folle de son protégé, à calmer
son humeur ombrageuse, à l'exhorter à la patience
et à la modération, à le consoler dans ses peines et
à l'encourager dans ses luttes. On a dit que Rous-
seau fut ingrat et finit par se fâcher avec lui. Nous
aurons à examiner en son lieu cette accusation. Qu'il
1. Lettre de Milord Maréchal
à Rousseau. 22 mai 1765. — 2.
Id., 30 juillet, 26 octobre 1755;
de Rousseau à Milord Maréchal,
20 septembre 1766; à Dupeyrou,
29 mars 1766.
DE JEAN-JACQtJES ROUSSEAU. 211
suffise, pour le moment, de dire qu'après un dis-
sentiment, dans une circonstance grave, ils cessèrent
de s'écrire, sans pour cela cesser de s'aimer.
Mmc Boy de la Tour, qui était la nièce de Roguin,
était chez son oncle quand Rousseau y arriva. Il
s'attacha, par les liens de la plus tendre amitié, à
elle et à sa fille ainée. Quand il fut forcé de quitter
le territoire de Berne, elle fut heureuse de lui offrir
sa maison de Motiers. Ne pouvant la lui faire
accepter gratuitement, elle n'en voulut au moins
qu'un prix très modique, trente livres par an, et ne
négligea rien pour rendre l'habitation commode et
agréable à son hôte. Elle-même vint présider aux
arrangements, et elle en aurait été satisfaite, si une
vilaine petite cour, celle sur laquelle donnait la
chambre de Rousseau, n'avait troublé sa joie.
L'amitié et les dispositions obligeantes de Mmc Boy
de la Tour n'en restèrent pas là. Comme elle demeu-
rait habituellement à Lyon, elle était à portée de
faire beaucoup de commissions pour son locataire.
Elle, ses fils et ses filles, se mirent entièrement à
son service. Les fournitures pour le costume d'Ar-
ménien leur donnèrent surtout beaucoup d'em-
barras, depuis les fourrures pour le bonnet jus-
qu'aux ceintures roses, vertes ou bleues, et aux
lacets jaunes pour les bottines.
Mme Boy de la Tour, non contente de donner à
Rousseau son logement de Motiers, lui en prépara
un autre sur la montagne, plus agréable pendant
l'été. Il ne parait pas qu'il l'ait jamais habité '.
Jean-Jacques, qui n'aimait à rester l'obligé de
personne, se félicite de son coté d'avoir rendu un
1. Fritz-Berthoub, VI.
212 LA VIE ET LES ŒUVRES
service signalé à cette aimable famille. Roguin
s'était mis en tête de faire contracter à MUe Boy de
la Tour un mariage qui n'était ni dans les goûts, ni
dans les convenances de la jeune fille. De concert
avec la mère, il réussit à empêcher cette union.
M11" Boy de la Tour épousa un M. Delessert. C'est
à elle qu'il adressa plus tard ses huit lettres élé-
mentaires sur la botanique.
Rousseau s'est souvent plaint de l'accueil qu'il
recevait ; il eût mieux fait de se reprocher l'imper-
tinence avec laquelle il répondait aux avances qu'on
lui faisait. Le Colonel de Pury, un de ses voisins de
campagne, homme de mérite et de savoir, caractère
franc et loyal, lui écrivit pour solliciter l'honneur
de sa connaissance. Voici la réponse que lui fit
Rousseau : « Je crois, Monsieur, que je serai fort
aise de vous connaître ; mais on me fait faire tant
de connaissances par force, que j'ai résolu de n'en
plus faire aucune volontairement. Votre franchise
avec moi mérite bien que je vous la rende, et vous
consentez de si bonne grâce que je ne vous réponde
pas, que je ne puis trop tôt vous répondre ; car si
jamais j'étais tenté d'abuser de la liberté, ce serait
bien moins de celle qu'on me laisse que de celle
qu'on veut m'ôter. Vous êtes lieutenant-colonel,
Monsieur, j'en suis fort aise ; mais fussiez-vous
prince, et qui plus est, laboureur, comme je n'ai
qu'un ton avec tout le monde, je n'en prendrais pas
un autre avec vous. — Je vous salue, Monsieur, de
tout mon cœur. » Là-dessus, Jean-Jacques reçut le
colonel, alla le voir, trouva chez lui une société
aimable, s'y plut et entretint avec lui une liaison
assez intime et une correspondance assez suivie '■.
1. Fritz-Berthoud, V, et Appendice.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 213
C'est chez le colonel de Pury qu'il rencontra Du-
peyrou1, un des hommes qui, avec Milord Maréchal
et Moultou, lui vouèrent l'amitié la. plus chaude et
la plus constante.
Dupeyrou était un riche Américain, d'origine fran-
çaise, fils d'un conseiller à la cour de justice de
Surinam. Il avait des connaissances, du goût pour
les arts, et se piquait surtout d'avoir cultivé sa
raisou. Son air hollandais, froid et philosophe, son
humeur silencieuse, sa simplicité, qui rappelait
celle de Milord Maréchal, inspirèrent à Rousseau
une certaine considération pour sa personne. Il ne
s'engagea pas ; mais il s'attacha par l'estime, et
peu à peu cette estime amena l'amitié. « J'ouhliai
totalement avec lui, ajoute-t-il, l'objection que
j'avais faite au baron d'Holbach, qu'il était trop riche,
et je crois que j'eus tort. » Pourquoi tort? Est-ce
ainsi qu'il reconnaît quinze années d'affection et
de dévouement, sans compter l'affection et le dé-
vouement posthumes, les soins que Dupeyrou donna
à sa mémoire, l'intérêt qu'il ne cessa de porter à sa
veuve, si tant est qu'on puisse appeler Thérèse la
veuve de Rousseau. Mais au fond, Jean-Jacques
vaut mieux qu'il n'en a l'air, et la Correspondance
corrige ici les Co?ifessions. Plus de cent lettres des
deux amis ont été publiées ; d'autres, encore iné-
dites, sont conservées à la Bibliothèque de Neu-
châtel. Sauf quelques boutades ; sauf aussi une
éclipse passagère (il y a toujours des éclipses et des
boutades dans les amitiés de Rousseau), toutes res-
pirent l'intimité et l'abandon. Enfin, Jean-Jacques a
1. D'escherny donne une I celle des Confessions préfé-
autre version ; nous croyons | rable.
214 LA VIE ET LES ŒUVRES
donné à Dupeyrou la plus grande marque de con-
fiance qu'il ait pu donner à un ami, en lui remet-
tant le dépôt de ses œuvres, de sa correspondance
et de ses papiers1. Jusqu'à sa mort donc, et au-delà
de sa mort, le nom de Dupeyrou se trouvera mêlé
à son histoire.
Laliàud désirait avoir dans sa bibliothèque le
buste en marbre de Rousseau, avec ceux de quel-
ques philosophes célèbres. Rousseau jugea qu'un
homme qui voulait avoir sa statue était digne de lui
et plein de ses ouvrages. De là des relations assez
suivies, qui n'eurent lieu d'abord que par lettres.
Quand Jean-Jacques vit Laliaud, il éprouva une
grande déception : le buste de marbre se trouva
être une mauvaise esquisse en terre ; l'homme baissa
dans la même proportion, et il ne resta plus qu'un
personnage ; très zélé pour lui rendre beaucoup de
petits services, pour s'entremêler beaucoup dans
ses petites affaires. » Mais ici encore la Corres-
pondance rectifie heureusement les Confessions. Que
Laliaud n'ait pas été à la hauteur littéraire de
Rousseau, cela est assez évident; mais il n'en est
pas moins vrai que ce dernier fut, en maintes cir-
constances, fort heureux d'avoir recours à lui ; qu'il
lui témoigna beaucoup d'amitié, lui écrivit souvent,
et presque toujours pour le remercier d'un service
rendu, en même temps qu'il lui en demandait un
nouveau ; qu'en un mot, il prit l'habitude de le
regarder comme une sorte d'homme d'affaires intel-
ligent et gratuit, dont il était sûr de ne jamais
lasser la bonne volonté. Tout cela méritait un peu
1. Lelire à Dupeyrou, 12 janvier 1769.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
215
mieux qu'une ou deux phrases mordantes et dédai-
gneuses *.
Les mêmes observatious s'appliquent à d'Ivernois,
encore un malheureux que Jean-Jacques arrange
de la belle façon clans ses Mémoires. Ce d'Ivernois,
commerçant à Genève, Français réfugié et parent
du procureur général de Neuchàtel, « passait à
Motiers-Travers deux fois l'an, dit Rousseau, tout
exprès pour m'y venir voir ;■ restait chez moi du
matin au soir plusieurs jours de suite, se mettait de
mes promenades, m'apportait mille sortes de
petits cadeaux, s'insinuait malgré moi dans ma con-
fidence, se mêlait de toutes mes affaires, sans qu'il
y eût entre lui et moi aucune communion d'idées,
ni d'inclinations, ni de sentiments, ni de connais-
sances... » et ainsi de suite, sur le même ton,
pendant plus d'une page2. Ouvrez maintenant la
Correspondance , et ce même d'Ivernois, que Jean-
Jacques faisait tout pour rebuter et pour chasser,
est un des hommes auxquels il écrit le plus souvent,
le plus familièrement, le plus cordialement ; il est
devenu son bon, son excellent, son tendre ami ;
Jean-Jacques lui assigne des rendez-vous de prome-
nades, se réjouit à la pensée de le posséder chez
lui, se plaint de son silence ou s'inquiète de sa
santé, pour peu qu'il tarde à donner de ses nou-
velles ; il restreindra avec les autres sa correspon-
dance, mais fera toujours pour lui une exception ;
il lui parle de ses affaires, lui confie ses secrets,
traite avec lui très sérieusement les questions les
plus graves, sur le gouvernement et les intérêts de
1. Voir à la Correspondance ,
les Lettres de Rousseau à La-
liaud, du 14 octobre 1764 au
4 avril 1770.
1. XII.
2. Confessions,
216
LA VIE ET LES ŒUVRES
Genève. Il n'a qu'un seul reproche à lui faire, c'est
qu'il est « un donneur insupportable », et il ne lui
continuera son amitié qu'à la condition qu'il obtien-
dra de lui « des comptes si exacts qu'il n'y soit
pas même oublié le papier pour les paquets ou
la ficelle pour les emballages1. »
D'Escherny avait un peu connu Rousseau à Paris.
Il n'usa pas du procédé habituel pour renouer
connaissance avec lui : au lieu de faire des avances,
il se fit désirer. Ce moyen lui réussit. Il était depuis
trois mois à peine dans le pays, que Thérèse lui de-
mandait pourquoi il n'était pas encore venu. Le comte
d'Escherny, écrivain de troisième ou quatrième
ordre, esprit sceptique et railleur, entra plus avant
que personne dans la familiarité de Rousseau. Il fut
pour lui un peu plus qu'une simple connaissance, un
peu moins qu'un ami. Il n'était pas de jour, pour ainsi
dire, qu'ils ne se vissent; mangeant continuellement
l'un chez l'autre, faisant de la musique en commun,
entreprenant de compagnie des excursions perpé-
tuelles, quelquefois très longues. D'Escherny était
donc parfaitement à même de renseigner la posté-
rité sur le compte de Rousseau. 11 n'y a pas man-
qué, et, chose remarquable, il n'a pas, comme tant
d'autres, été ébloui par sa gloire. A l'en croire, il
se permettait de le contredire et de le railler; il a
continué de le faire dans ses livres2. Il est le seul,
peut-être, qui l'ait traité avec tant de sans-façon ;
ne se fâchant jamais contre lui, ne le boudant
jamais, mais aussi ne prenant pas trop au sérieux
1. Voir une quarantaine de
Lettres de Rousseau à d'Iver-
nois, du 22 août 1763 au 26 avril
1768. — 2. De Rousseau et des
philosophes dit avili» siècle, t. III
des œuvres de d'Escherny,
1811. — Éloge de Rousseau,
même tome.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 217
ses excentricités et ses boutades. Qui sait, s'il ne
dut pas à cette manière de faire l'avantage « de
ne s'être jamais brouillé avec celui qui se brouillait
avec tout le monde. » Les façons cavalières de
d'Escherny ont dû naturellement mettre en défiance
les admirateurs quand même de Jean-Jacques. Sans
professer le même culte, il est permis de partager
les mêmes soupçons. D'Escherny aime trop l'anec-
dote, pour n'être pas tenté d'embellir celles qu'il
raconte ; il est trop fier de son amitié avec le grand
homme pour ne pas l'exagérer. En définitive, Rous-
seau dit à peine quelques mots de lui dans ses
Confessions, et les trois lettres qu'il lui écrivit ne
témoignent pas d'une grande familiarité. A en
juger même par la première en date, on serait porté
à croire que d'Escherny n'aurait pas été sans faire
des avances à Rousseau, avances auxquelles celui-ci,
suivant son usage, aurait été peu empressé de
répondre. « On dit votre commerce fort agréable,
et moi, je suis un pauvre malade fort ennuyeux ;
ainsi, pour l'amour de vous, demeurons chacun
comme nous sommes1. » Il est certain malgré cela
qu'ils se virent beaucoup pendant plus d'une an-
née ; que d'Escherny est au fond très partisan de
Rousseau 2 ; qu'aucun autre n'a saisi comme lui
certains côtés de sa vie ; qu'il parle de ce qu'il sait.
A ces divers titres, ses récits sont précieux et rien
ne saurait les remplacer.
D'Escherny travailla, entre autres choses, à ré-
concilier Rousseau avec Diderot. Diderot avait fait
1. Lettre à d'Escherny, 2 fé-
vrier 1764. — 2. Il va jusqu'à
regarder ses erreurs et ses
tend à notre faiblesse, pour
nous permettre de l'atteindre
et de nous élever jusqu'à lui.»
fautes comme « l'échelle qu'il [ Eloge de Rousseau.
218
LA VIE ET LES OEUYRES
les premières avances; d'Escherny parla, écrivit,
pria, pressa; Rousseau fut inébranlable. « Je n'en-
tends pas bien, dit-il, ce qu'après sept ans de si-
lence, M. Diderot vient tout à coup exiger de moi.
Je ne lui demande rien; je n'ai nul désaveu à faire.
Je suis bien éloigné de lui vouloir du mal; encore
plus de lui en faire ou d'en dire de lui. Je sais res-
pecter jusqu'à la fin les droits de l'amitié, même
éteinte, mais je ne la rallume jamais ; c'est ma plus
invariable maxime '. » La démarche de Diderot,
conclut d'Escherny, « lui l'ait honneur ; le refus de
Rousseau n'est pas le plus beau trait de sa vie 2. »
Mais Diderot, à son tour, se vengea cruellement.
Parmi les relations que Rousseau entretint à
Motiers, il faut encore citer Seguier de Saint-Brisson,
jeune officier, d'une famille très aristocratique,
qui, pour suivre les principes de Y Emile, avait
donné sa démission et apprenait l'état de menui-
sier. Rousseau, qui était moins fou en pratique
qu'en théorie, le blâma vivement et lui écrivit à ce
sujet la lettre la plus pressante , une lettre toute
paternelle, lui représentant en termes touchants la
douleur qu'il causait à sa mère et le tort qu'il se
faisait à lui-même3. Il réussit à le faire revenir de
ses folies, mais il ne put, malgré ses bons conseils,
le corriger aussi bien de sa manie d'écrire 4. Rous-
seau vit Saint-Brisson deux ou trois fois et fut
moins satisfait de sa conversation qu'il ne l'avait été
de ses lettres. Enfin, il apprit que son trop fervent
disciple n'avait pas su résister aux entraînements
1. Lettre à d'Escherny, 6 avril
1765. — 2. D'Escherny, De
Rousseauet des philosophe*, etc.,
ch. XVIII. — 3. Lettre à Seguier
de Saint-Brisson, 22 juillet 1764.
— k. Lettres à Seguier de Saint-
Brisson, 13 novembre 1763 et
janvier 1765.
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU. 219
du monde et s'était lancé dans les salons de Paris.
De toutes les connaissances que Rousseau fit à
cette époque, il n'en cite qu'une à laquelle il ait mis
un vér table intérêt de cœur, c'est celle d'un jeune
Hongrois, qu'on appelait le baron de Sauttern, mais
dont le nom véritable était Sauttersheim. Ce jeune
homme vint s'établir à Motiers à cause de lui, afin
de former sa jeunesse à la vertu par son commerce.
Comment rebuter d'aussi bonnes dispositions ? Saut-
tersheim était de belle tournure, aimable, bien
élevé; Jean-Jacques s'enticha complètement de lui,
le reçut, l'emmena dans ses courses, l'admit dans
son intimité, lui donna toute sa confiance; en un
mot, ils devinrent inséparables. D'Ivernois assura
que c'était un espion envoyé par la France ; en ré-
ponse à cette accusation, Rousseau emmena Saut-
tersheim à Pontarlier, sur le territoire français, se
mettant ainsi à sa merci, puis l'embrassant avec
effusion : « Sauttern n'a pas besoin, dit il, que je
lui prouve ma confiance ; mais le public a besoin
que je lui prouve que je sais bien la placer1. »
Espion ou non, il est positif qu'il n'était qu'un vul-
gaire chevalier d'industrie. On prit des renseigne-
ments sur son compte; personne ne le connaissait à
la cour de Vienne, où il prétendait connaître tout le
monde2. Quand il eut assez de la société de Rous-
seau, il partit sous un prétexte quelconque, laissant
enceinte la servante de son auberge, et alla faire
d'autres sottises ailleurs. Malgré tout, Jean-Jacques
continua non seulement de l'aimer, mais de l'aider
1. Confessions, 1. XII. — 2. I seau au comte de Zinmndorf,
Lettres de Milord Maréchal à | 20 octobre 1764 ; de Zinzindorf
Rousseau, 29 avril, 29 mai, à Rousseau, 11 et 30 octobre
Il juin, 5 juillet 1763 ; de Rous- 1764.
220
LA VIE ET LES ŒUVRES
de ses conseils et de sa bourse1. Quand ille perdit,
ce fut toute une oraison funèbre. « Pauvre garçon !
Pauvre Sauttersheim ! il n'était point sorti de mon
cœur, et j'y avais nourri le désir secret de me
rapprocher de lui . . . C'était l'homme qu'il me
fallait pour me fermer les yeux... Le ciel l'a
retiré du milieu des hommes, où il était étranger;
mais pourquoi m'y a-t-il laissé 2. »
A côté de ces noms, il faudrait citer une foule de
Genevois, de Français, de gens de tous les pays et
de toutes les conditions, que l'amitié, l'admiration
ou la simple curiosité amenait à Motiers. Mais un
entre tous, Moultou , fut pleinement agréable à
Rousseau, et lui fit passer des moments plus doux
qu'il n'espérait en avoir désormais3.
Dans les derniers temps de son séjour à Motiers,
une autre visite lui causa un certain bonheur.
Mmc de Verdelin avait conçu le projet d'aller « l'em-
brasser et lui demander des conseils pour elle et
sa fille. » Elle serait si heureuse de pouvoir lui être
utile, faire des démarches pour lui, lui envoyer ce
dont il avait besoin ! « Je voudrais, ajoute-t-elle,
que vous me traitassiez comme votre sœur. Voilà
comme je désire être avec vous. C'est ainsi que
je vous suis attachée, en y ajoutant la confiance
et la vénération qu'on a pour le père le plus
chéri *. » Tant de témoignages d'amitié touchèrent
Rousseau. 11 alla, chose incroyable, jusqu'à inter-
1. Lettres à Sauttersheim,
20 mai et 21 juin 1764 ; à
Laliaud , 15 novembre 1766.
— 2. Lettre à Laliaud , 19 dé-
cembre 1768. — 3. Fin de mai
1763, voir la Correspondance de
Rousseau et de Moultou, du
21 mars au 4 juin 1763. — 4.
Lettres de Mma de Verdelin à
Rousseau, 10 mars, 25 avril,
15 décembre 1763.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
221
rompre un voyage commencé, pour se ménager ce
rendez-vous tant désiré1, qui, par une sorte de fata-
lité, ne put avoir lieu que Tannée suivante. Vers la
fin d'août 1763, sans être arrêtée par la situation
irrégulière du ménage de son ami, Mmo de Verdelin
vint avec sa fille aînée, lui faire une visite de quel-
ques jours. Il était précisément, à ce moment-là, en
butte à toute sorte de tracasseries et avait grand
besoin de consolations. La présence de Mmc de Ver-
delin lui fit un peu de bien 2.
Parmi les Genevois qui abondaient à Motiers, ci-
tons Roustan, Mouchon3, les deux Deluc, qui pri-
rent successivement Jean-Jacques pour leur garde-
malade, Clarapède, Perdriau, Marcet4. Et parmi les
étrangers, un M. de Feins, capitaine de cavalerie,
qui « s'attacha à ses pas pendant deux jours, sans
avoir quoi que ce fût à lui dire ; » puis deux gen-
tilshommes spirituels et aimables, l'un, le comte de
la Tour du Pin. venant de Montauban ; l'autre,
M. Dastieu, venant de Carpentras. Mais ils eurent le
tort de revenir plusieurs fois — dans quel but? —
Et là-dessus, la tête de Jean-Jacques de travailler et
ses soupçons daller leur train. — « C'étaient en-
core , dit-il , des officiers ou d'autres gens , qui
n'avaient aucun goût pour la littérature, qui même,
pour la plupart, n'avaient jamais lu mes écrits, et
qui ne laissaient pas, à ce qu'ils disaient, d'avoir
fait trente, quarante, soixante, cent lieues pour me
1. Lettres à Mmt de Verdelin,
27 mars 1763, 30 juin et 17 août
1764. — 2. Lettres de M"><> de
Verdelin à Rousseau, 17 no-
vembre 1764; 18 mars, Isavril,
18 juillet, 4 septembre 1765;
de Rousseau à Mm0 de Verdelin,
19 août 1764. — 3. Lettre de
Moullou à Rousseau , 25 sep-
tembre 1762. — 4. ld., 13 oc-
tobre 1762.
222 LA VIE ET LES ŒUVRES
venir voir et admirer l'homme illustre, célèbre, très
célèbre, le grand homme, etc. . . C'étaient des mi-
nistres, des parents, des cagots, des quidam de toute
espèce, qui venaient de Genève et de Suisse, non
pas comme ceux de France, pour m'admirer et me
persifler, mais pour me tancer et me catéchiser *. »
On ne lui laissait pas un moment de répit; aussi, ne
manque-t-il pas une occasion de s'en plaindre. Enfin,
les choses en vinrent au point qu'il était parfois obligé
de s'absenter de chez lui pour éviter quelques-unes
de ces bandes qui lui tombaient sur les bras, non
plus par deux ou trois, mais par sept ou huit à la
fois 2.
Si les visites étaient nombreuses, les lettres
l'étaient bien plus encore. 11 fallait répondre à toutes,
ou du moins à beaucoup. Autrefois, Rousseau en
prenait à son aise ; mais depuis qu'il était devenu
grand homme, il se croyait obligé par sa gloire
même à la condescendance. Parmi ses nombreuses
correspondances, il y en avait qui étaient à la fois
utiles et agréables, celle qu'il entretenait avec
Moultou, par exemple ; il y en avait qui étaient né-
cessitées par les embarras de tout genre que lui
avaient suscités ses derniers ouvrages, par la pré-
paration d'oeuvres nouvelles , par la réimpression des
anciennes, par ses relations et ses occupations exté-
rieures, et jamais il n'en eut autant qu'à cette
époque. Rousseau était sentimental ; une notable
partie de ses lettres étaient toutes de sentiment ;
celles, par exemple, qu'il écrivait à une femme tou-
jours enthousiaste, toujours difficile à satisfaire,
Mmc Latour. — Rousseau était prêcheur; ses lettres
1. Confessions. 1. XII. — 2. Lettre à d'Ivernois, 25 août 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
223
avaient souvent pour but de donner des avis aux
personnes, aux jeunes gens surtout, qui le choisis-
saient pour leur directeur spirituel. Il faisait des
remontrances à un jeune libertin, auteur de romans
obscènes ' ; il prêchait la douceur et le pardon à un
père irrité contre son fils 2 ; il donnait de sages con-
seils à un jeune marié 3 ; il exposait les devoirs du
mariage à de jeunes époux 4 ; il ramenait aux occu-
pations de son sexe une demoiselle philosophe et
bel esprit5; il adressait à une jeune femme de ses
amies, Isabelle d'Ivernois, malheureuse en ménage,
des consolations et des encouragements6; il refusait
de favoriser le mariage de M11'' Curchod (devenue
depuis Mmn Necker) avec l'historien Gibbon ; le
vieux Gibbon n'étant pas digne de MUc Curchod7.
Enfin beaucoup de ses lettres, connues ou incon-
nues, n'étaient fondées que sur un motif de politesse
et de convenance, et lui prenaient un temps qu'il
aurait préféré employer autrement8.
III
Rousseau n'ayant pas conservé avec Genève des
relations très fréquentes, la correspondance suivie
qu'il y entretenait avec Moultou ne lui en était que
i. Lettre à M. P. L. C..., dé-
cenibie 1762. — 2. Lellre à
M. X..., 11 septembre 1763. —
3. Lettre à Kirchberger, 17 mars
1763. — 4. A M. et M™ X...,
deux lettres du 26 janvier
1765. — 5. Lettre à Mli» D.-M.,
7 mai et 4 novembre 1764. —
6. Lettre à M""> Guyenet, 1765.—
7. Lettre de Moultou à Rousspau,
1er juin, et Réponse de Rousseuu,
4 juin 176 i. — 8. Rousseau
trace lui-môme le tableau de
ses occupations dans une
lettre à M-* Latour du 25 dé-
cembre 1763.
224
LA. VIE ET LES ŒUVRES
plus précieuse. Par lui, il se mettait au courant de
tout ce qui s'y faisait ; il connaissait ses amis ; ceux
qui étaient sûrs, Jalabert, Pictet, Deluc, Roustan ;
ceux qui étaient douteux, Vernet, Vernes, Marcet
lui-même ; il savait les agissements de ses ennemis,
Voltaire et Tronchin en lète1. Les deux amis n'é-
taient pas toujours d'accord dans leurs apprécia-
tions. En règle générale, Jean-Jacques était pour la
défiance. Moultou avait beau lui annoncer que l'o-
pinion lui devenait plus favorable ; que dans quel-
ques mois, il pourrait revenir purger son décret ;
qu'il lui suffirait pour cela de s'aider un peu, de
donner des explications ; Jean-Jacques se prêtait peu
à ces ouvertures. Des explications lui semblaient
friser de bien près des soumissions. Tous ses cor-
respondants n'avaient pas d'ailleurs la discrétion et
les égards de Moultou. Il faut voir l'accueil qu'il
fait à leurs propositions. « Je souhaite de tout mon
cœur, dit-il, de revoir Genève, et je me sens un
cœur fait pour oublier leurs outrages ; mais on ne
m'y verra sûrement jamais en homme qui demande
grâce ou qui la reçoit 2. » « En un mot, je ne puis pas
dire que je suis fâché d'avoir écrit, puisque, au con-
traire, si ce que j'ai écrit et publié était à écrire
et à publier, je l'écrirais aujourd'hui et le publierais
demain. Les éclaircissements nécessaires sont tous
dans mes écrits et dans ma conduite ; je n'en ai
pas d'autres à donner3. » « Ce n'est point à l'offensé
à demander pardon des outrages qu'il a reçus ; je
1. Lettres de Moultou à Rous-
seau, l" juillet, 4 et 21 août,
13 octobre, 9 novembre 1762,
19 mars 1763, et passim. —
2. Lettres à Moultou, 25 no-
vembre 1765 ; voir aussi Lettre
du 13 novembre 1762. — 3. Lettre
à Deluc. 26 février 1763.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 225
m'en tiens là1. » La conclusion était que sans doute
il ne remettrait jamais les pieds à Genève 2.
Ce n'est pas qu'il consentit à renoncer à son titre
de chrétien. Nous connaissons ses raisons. « Là-
dessus, écrit-il à Mme de Boufflors, nos lois sont
formelles, et tout citoyen ou bourgeois qui ne pro-
fesse pas la religion qu'elles autorisent, perd par
là même son droit de cité 3. »
Est-ce sous l'empire de cette préoccupation qu'il
aurait résolu d'étonner le monde par un acte écla-
tant de religion et qu'il exprima le désir d'approcher
de la sainte Cène ? Son action a été très diverse-
ment appréciée : les uns y ont vu une inspiration
de la foi et de la piété, les autres, un trait d'hypo-
crisie ; les uns l'ont regardée comme un coup de
maître, les autres comme une finesse qui n'en pou-
vait imposer à personne. On ne peut nier, en tout
cas, qu'elle n'ait eu en elle-même, et surtout dans
ses conséquences, une grande importance. Il écrivit
à cette occasion à son pasteur, M. de Montmollin,
une déclaration de foi, de respect et d'attachement
à la religion réformée, à laquelle il voulait être uni
jusqu'à son dernier soupir4, et Montmollin l'admit à
la communion le dimanche suivant « sans difficulté
1. Lettre à Moultou, 17 fé- I Mmt de Bouf fiers, 30 octobre
vrier 1763. Voir aussi Lettres , 1762. — 4. Lettre de Iiousseau à
de Marcet à Rousseau, 3 août, Montmollin, 12 août, d'après
et Réponse de Rousseau, 20 août ' l'original, ou, d'après Mont-
1762; de Rousseau à Moul- | mollin, 24 août 1762. Voir
tou, 8 et 21 octobre 1762, j Lettre de Montmollin à Sa7-asin,
etc. — 2. Lettres diverses, no- 25 sepieinbre 1762. Voir aussi
tamment du 23 septembre I pour tout ce qui concerne la
1762, à Pirtet ; du 6 juillet, i communion de Rousseau, un
du 15 novembre, du iy déoem- autre ouvrnge de Fr. Ber-
bre 1762 ; du 30 janvier 1763, thoud, J.-J. Rousseau et le
à Moultou. — 3. Lettre à pasteur de Montmollin, III.
226 LA VIE KT LES OEUVRES
et même avec empressement ; sans qu'il ait même
été question d'explication ni de rétractation1. »
Était-ce suffisant? Montinollin le crut. On lui avait
recommandé Rousseau comme « une personne de
mérite et de mœurs ; » il avait pu admirer sa
douceur, son affabilité, sa modération, ses aumônes;
il l'avait vu fréquenter avec assiduité, respect et
dévotion les saintes assemblées, au point d'être de-
venu un objet d'édification pour tout le pays ; il
avait des motifs de croire qu'il avait renoncé à
écrire ; il avait pu juger de sa prudence et de sa
sagesse en face des questions indiscrètes ; il en avait
obtenu les assurances les plus formelles sur son
attachement à la religion réformée et l'expression la
plus nette de son désir d'approcher de la sainte
table. Rousseau avait d'ailleurs fourni les explica-
tions les plus favorables sur les équivoques aux-
quelles avait donné lieu son livre. On s'était mépris,
avait-il dit, sur ses intentions ; il avait eu, en le
composant, un triple but : combattre l'Eglise ro-
maine et surtout son principe, hors de l'Eglise,
point de salut ; s'élever contre l'ouvrage infernal
De l'Esprit et son matérialisme ; foudroyer nos nou-
veaux philosophes, qui sapent par les fondements
et la religion naturelle et la religion révélée. Enfin
Montmollin ne s'était pas livré uniquement à son
propre jugement, mais il avait pris l'avis de son
cousistoire, sorte d'assemblée de paysans, fort peu
compétente sans doute en fait d'orthodoxie ; surtout
il avait agi avec l'assentiment de la classe des pas-
teurs de jNeuchàtel qui, sans renoncer à poursuivre
1. Lettres à Jacob Vernet, I à Mm* de Bouf/îers, 30 octobre
31 août; àMoultou, septembre; 1 1762.
DE .lEA.V-.lACQl ES KOI SSEAE.
•>>■
Y Emile, avait cependant incliné vers le parti de la
charité et de la tolérance1. Ces raisons, quoique
présentées avec beaucoup d'art, n'eurent pourtant
pas l'avantage d'être unanimement acceptées.
Rousseau, qui comptait sans doute sur sa com-
munion pour se réhabiliter dans l'esprit de ses con-
citoyens, ne manqua pas d'en informer ses amis, et
même un peu ses adversaires2. Grande nouvelle en
effet, qui d'abord parut répondre à son attente.
« Votre lettre à M. de Montmollin, lui répondit
Moultou, a ranimé le courage de vos amis. On en
a bien deux cents exemplaires8. » Par malheur il n'y
rut pas que les amis à la lire. Vernet la lut, ce qui
ne l'empêcha pas, comme on sait, de publier sa ré-
futation de Y Emile ; Sarasin la lut aussi et prit en
main les intérêts de l'orthodoxie protestante. «L'ou-
vrage, d'après M. Rousseau, porte avec soi tous
ses éclaircissements ; mais c'est précisément, dit Sa-
rasin, parce que le livre est assez, et trop clair,
qu'il n'est pas possible, ne fût-ce qu'à cause de l'é-
dification publique, d'en admettre l'auteur à la
communion , sans une rétractation formelle des
principes d'incrédulité qu'il a mis au jour, et qui
sont connus de l'univers \ » Voilà donc, dès le
premier jour, deux courants, et entre les deux, le
pauvre Montmollin désorienté, car il aurait bien
voulu satisfaire tout le monde, et par surcroit,
remplir ses devoirs de pasteur.
Chacun, à Genève, s'intéressait à cette affaire ;
Rousseau et Montmollin étaient assaillis de visites
]. Lettre de MonimoUin à Sa-
rasin. s. (i. — 2. Lettres à Jn-
cob Vernet, 31 août, et à Moul-
tou, 1er septembre 17J2. —
3. Lettre de Mou'tou à Bous-
sruu, 22 septembre 17ô2. —
4. Lettre de Sarusin à Montmol-
lin, 14 septembre 1762. —
228 LA VIE ET LES ŒUVRES
et de questions ; on aurait voulu exploiter la lettre
de Montmollin à Sarasin comme on avait fait de
celle de Rousseau; il n'est pas d'instances qu'on
n'ait tentées auprès du pasteur, pour en obtenir la
publication ou au moins des copies. La connaissance
de cette lettre, disait d'Ivernois, est d'une absolue
nécessité. On n'en espérait rien moins que la revi-
sion du procès de l'Emile et le retour de Rousseau
dans sa patrie !. Montmollin, malgré son désir d'être
utile à son paroissien, ne se prêta qu'à moitié à ces
demandes.
Ceux des partisans de Rousseau qui l'auraient
voulu plus chrétien n'étaient pas, du reste, les moins
empressés à solliciter la publication de la lettre. Ils
espéraient, en effet, qu'elle favoriserait le retour
complet à la religion de leur illustre compatriote,
retour que hâterait encore la douceur et la tolérance
du pasteur2.
Ainsi l'on ne rêvait à rien moins qu'à convertir
l'auteur du Vicaire savoyard. Montmollin s'attacha
à cette ingrate besogne avec un zèle qui, plus d'une
fois sans doute, dut faire sourire le néophyte. Il
multiplia auprès de lui ses conversations et ses
exhortations ; stimulé par Sarasin. il lui proposa
une formule de rétractation, ou du moins, lui de-
manda des explications écrites. Un moment, il s'ima-
gina être à la veille de réussir. « Entre nous, dit-il,
je crois qu'il ne s'écoulera pas bien du temps pour
que le public et l'Eglise ne reçoivent de l'édification
de la part de M. Rousseau. L'ouvrage est heureu-
1. Lettre de d'Ivernois, 23 no- — 2. Lettre de Roustan à Mont-
verobre 1762, et de Deluc, ' mollin, 18 octobre 1762.
22 janvier 1763, à Montmollin. \
DE JEAISWACQUES ROUSSEAU. 229
sèment commencé, et je crois que je l'amènerai à
sa perfection1. » Brave pasteur! sa naïveté aurait
de quoi surprendre, si Jean-Jacques n'avait lui-même
travaillé à l'entretenir. Non content de subir tous '
les sermons qui lui étaient infligés, n'alla-t-il pas
jusqu'à annoter et corriger de sa main une lettre,
précisément la fameuse lettre du 2o septembre, dans
laquelle Montmollin exposait ses sentiments reli-
gieux. Plus tard, quand il fut brouillé avec Mont-
mollin, il chercha, il est vrai, à atténuer la valeur
de cet acte, à montrer qu'il n'était pas responsable
des idées qu'on lui prêtait2; mais ses annotations
et ses corrections peuvent-elles être autre chose
qu'une approbation, aussi bien de ce qu'il avait
laissé que de ce qu'il avait écrit ?
Une maladie qu'il fit alors vint encore réchauffer
le zèle du pasteur3; mais les exhortations suprêmes
ne furent pas plus efficaces que les autres. Jean-
Jacques guérit et ne donna point à l'église protes-
tante l'édification tant désirée \
La communion de Rousseau prêtait au ridicule
auprès des libres-penseurs; Voltaire n'eut garde de
laisser échapper une aussi bonne occasion de plai-
santer5. Rousseau d'ailleurs , en parlant de Voltaire,
montra que, lui aussi, savait au besoin avoir de l'es-
prit et manier agréablement la plaisanterie6.
1. Lettres de MontmoVin à
Rouslan, 30 octobre 1762. —
2. Lettre à Dup»yrou,S août 1 7R5.
— 3. Lettres de Rousseau à Moul-
tou, l'J décembre; de Mnntmni-
lin à Sarnain, tin duce libre
1702. — 4. Leitf'S de Surasin à
Montmo'Un, y février et ci mars
1703. — o. Lettres de Voltaire à
Damilaville, 9 et 18 septembre
1 762, et Réponse de Damilaville ;
— à d'Alemhert, 15 septembre,
et Réponse de d'Alemhert, le
23 septembre 1 7»,2. — 6. Voir
par exemple la Coure rsaiiim dp
M. de VoHaire ara- un i e srs
ouvriers, dans une lettre à
A/-e de Bouf fiers du 30 no-
vembre 1732.
230
LA VIE ET LES ŒUVRES
Mme de Boufflers , presque la- seule personne qui
eût conservé avec Rousseau une certaine liberté de
langage, le blâma nettement. L'autre s'expliqua,
donna des raisons, dit des choses dures, et chacun,
comme il arrive d'habitude , garda son sentiment.
Mmede Boufflers ne voyait dans la conduite de Rous-
seau qu'une habileté qui n'en imposerait à personne
et donnerait une nouvelle prise à ses ennemis;
Rousseau, plus convaincu ou plus adroit, présenta
sa communion comme un acte de conscience et de
loyauté, et sans rien rétracter de ses idées, se donna
comme un bon chrétien et un calviniste fervent. 11
avait l'absolution de son pasteur; bien exigeant
serait celui qui lui en demanderait davantage1.
On comptait sur la communion de Rousseau pour
préparer son retour à Genève. Il est certain qu'on
manœuvra dans ce sens , et peut-être aurait-on
réussi, si le principal intéressé s'était prêté aux bons
offices de ses amis. « Des foules de Genevois, dit-
il , sont accourus à Motiers , m'embrassant avec
des larmes de joie, et appelant hautement M. de
Montmolliu leur bienfaiteur et leur père. Il est
même sûr que cette affaire aurait des suites, pour
peu que je fusse d'humeur à m'y prêter2. »
Deluc,le plus ardent des amis de Rousseau, avait
tout un plan à ce sujet. Plus de quatre cents ci-
toyens et bourgeois s'étant abstenus de voter aux
élections des magistrats, « Je n'ignore pas, écrivit
Deluc, que la violation de nos lois à votre égard
en est le principal motif. J'ai vu MM. les syndics,
1 . Lettres de Mm° de Boufflers
à Rousseau, 22 octobre, 10 no-
vembre, 15 décembre 1762; Ré-
ponses de Rousseau , 30 octobre
et 26 novembre 1762. Conf.,
1. XII. — 2. Lettre à flf™» de
Boufflers, 30 octobre 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSI' AU. 231
que j'ai trouvés disposés à concourir à mes vues,
pourvu que je leur remette les raisons de Mons:eur
votre pasteur, qui Tout déterminé à vous admettre
à la sainte Cène... Je leur remettrai la lettre de
M. le professeur de Moutinollin , et je ne doute
pas qu'ils ne soient satisfaits... Si mon plan réus-
sit, comme je l'espère, vous viendrez alors à
Genève... Dès que vous seriez arrivé, nous irions
ensemble chez M. le premier syndic, auquel vous
diriez ce que vous jugeriez à propos. Vous com-
munieriez à Noël; huit jours après, vous donneriez
votre suffrage au Conseil général, pour l'élection
de MM. les syndics , sans aucune formalité préli-
minaire. Par ce moyen, vous seriez réhabilité, et
vos envieux auraient la bouche fermée1. » D'autres
engageaient Jean-Jacques à venir et à se présenter,
entouré de ses amis, dans la pensée que le Conseil
n'oserait jamais l'expulser; ou bien, comme Moul-
tou , voulaient qu'il donnât des explications. On sait
la manière dont il répondait à ces ouvertures. Le
pays, au fond, était très divisé. Voltaire avait de
nombreux partisans, surtout dans l'aristocratie;
plusieurs cependant, même parmi les membres des
Conseils, ne voyaient pas sans inquiétude les con-
séquences possibles de ces conflits et n'auraient pas
été fâchés de rouvrir la porte à leur illustre conci-
toyen. A une condition toutefois, c'est qu'il ferait
quelque soumission, ou au moins, donnerait des
explications. Quel est le tribunal qui consent à se
déjuger sans nouveaux motifs? Quant au peuple, il
tenait franchement pour Jean-Jacques Entre les
1. Lettre de De lue à Rousseau, j Maugras, ch. xi.
23 novembre 1762. Voir G.
232 LA VIE ET LES ŒUVRES
deux, le clergé, qui était à la fois peuple et aristo-
cratie , qui avait une mission de paix , aurait voulu
la conciliation. >Tous savons que, parmi les pasteurs,
il y en avait que les idées religieuses de Rousseau
n'offusquaient qu'à moitié : n'étaient-ils pas couverts
par Montmollin, le propre pasteur de Jean-Jacques?
Du reste , comme on n'avait guère qu'à choisir entre
l'impiété de Rousseau et celle de Voltaire, il ne
pouvait y avoir d'hésitation. Voltaire lui-même, avec
sa légèreté habituelle, aurait assez facilement pris
son parti du retour de son adversaire. Il s'y était
attendu dès le principe. « Jean- Jacques reviendra,
avait-il dit. Les syndics lui diront : Monsieur Rous-
seau, vous avez mal fait d'écrire ce que vous avez
écrit; promettez de respecter à l'avenir la religion
du pays. Jean-Jacques le promettra , et peut-être
il dira que l'imprimeur a ajouté quelques pages à
son livre1. » Mais précisément Jean-Jacques ne voulait
entendre parler ni de rétractation, ni de promesses,
ni de soumission d'aucune sorte. Ses amis s'y étaient
employés, mais en vain. Il en revenait toujours à
son refrain : « Depuis quand est-ce à l'offensé de
demander excuse? Que l'on commence par me faire
la satisfaction qui m'est due; je tâcherai d'y répondre
convenablement2. » On était loin de s'entendre.
Cependant Jean-Jacques n'avait pas attendu ces
satisfactions, qui ne devaient jamais arriver, pour
préparer sa défense. L'idée lui en avait été suggérée
par Moultou 3. Il est vrai de dire que d'abord il la
rejeta vivement 4. Moultou s'était alors offert à faire
1. Lettre de Moultou à Rous- j Moultou à Rousseau, 22 juin et
seau, 7 juillet 1762. — 2. Lettre | 1er juillet 1762. — 4. Lettre à
à M. X., 1763. — 3. Lettres de \ Moultou, 6 juillet 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 233
lui-même le travail, à la condition que Rousseau
lui donnerait un canevas1. Celui-ci, que son expul-
sion du canton de Berne rendait plus accommodant,
accepta l'offre de Moultou, mais refusa de lui don-
ner le canevas demandé, quoique certainement la
lettre qu'il écrivit à Marcet, sous le couvert de Moul-
tou lui-même, en pût bien tenir lieu. On la croirait
rédigée par un vieux procureur chicanier. Jean-
Jacques y réduit ses moyens de défense à six chefs :
1° Sa Profession de foi est-elle si évidemment con-
traire à la religion établie à Genève, qu'on ait pu
se dispenser de consulter les théologiens? 2° Jean-
Jacques Rousseau est-il l'auteur du livre qui porte
son nom? Comment s'est-on dispensé de le lui de-
mander? 3° Le Parlement de Paris, prétendant que
le livre a été imprimé à Paris, a, par une procé-
dure irrégulière, décrété l'auteur sans l'entendre;
le Conseil de Genève n'a pas même ce prétexte.
4° La Profession de foi est- elle l'expression des sen-
timents de Rousseau , ou la citation d'un écrit dont
il se fait simplement l'éditeur? o° A l'égard du Con-
trat social , si l'on admet avec l'auteur qu'une reli-
gion est toujours nécessaire à la bonne constitution
d'un Etat, se trouve-t-on obligé d'en conclure que
le Christianisme est cette religion indispensable à
toute bonne législation civile? Ne peut-on pas re-
garder par exemple Sparte et Athènes comme ayant
été bien constituées, quoiqu'elles n'aient pas cru
en Jésus-Christ? Et si l'auteur s'est trompé à cet
égard, a-t-il commis un crime punissable, une hé-
résie, ou une erreur politique? 6° Ses deux grands
principes de gouvernement sont que, légitimement,
1. Lettre de Moultou à Rousseau, 9 juillet 1762.
234
LA VIE ET LES ŒUVRES
la souveraineté appartient toujours au peuple, et en
second lieu, que le gouvernement aristocratique est
le meilleur de tous : que peut-on trouver à Genève
de blâmable à ces deux principes ' ?
Moultou se mit au travail en tremblant. Il savait
qu'il n'était pas toujours facile de servir son ami.
Rousseau, tout en répétant qu'il ne voulait rien dire,
ne lui ménageait ni les avertissements, ni les en-
couragements. « Je ne veux point voir votre ouvrage,
disait- il, mais je dois vous avertir que si vous
l'exécutez comme j'imagine, il immortalisera votre
nom. Mais vous serez un homme perdu2. » L'œu-
vre n'allait pas vite. En octobre, elle était à peine
commencée3; en novembre, il était question de l'a-
bandonner4. Cependant, le 25 novembre, Moultou
veut envoyer ce qu'il a fait ; mais Jean-Jacques ne
veut rien voir5. Enfin, quand le mémoire fut fini,
on renonça à l'imprimer. D'autres événements étaient
survenus et Rousseau s'était lui-même chargé de sa
défense 6.
Quant à Moultou, ce qu'il y gagna, ce fut de se
faire exclure de la compagnie des pasteurs. Il est
vrai que lui-même désirait la quitter. On aurait
toléré son amitié pour Rousseau; on ne supporta
pas la façon compromettante et souvent peu ortho-
doxe dont il la manifestait 7. Mais il n'eut pas
1. Lettre à Marcet, 24 juillet
1 762.-2. Lettre à Moultou, 1 1 juil-
let 1 762. Voir aussi les lettres
du lo, du 24 juillet et du
10 août, et celle de Moultou à
Rousseau du 21 août 1762. —
3. Lettre à Moultou, 8 octobre
1762. — 4. Lettre de Moultou à
Rousseau, 9 novembre, et Ré-.
ponse, 13 novembre 1762. —
5. Lettre de Moultou, 25 novem-
bre 1762. — 6. Lettre de Moul-
tou à Rousseau, 4 janvier, et Ré-
ponse, 17 janvier 1763. — 7.
Lettres de Moultou à Rousseau,
16 novembre 1762,13 avril 1763;
de Rousseau à Moultou, 19 dé-
cembre 1762, 18 avril 1763.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
235
même la reconnaissance de l'homme pour qui il
faisait tant de sacrifices, y compris celui de son de-
voir. Les deux amis furent plus d'un an sans s'é-
crire. Les motifs de cette interruption de correspon-
dance ne sont pas bien connus. On a dit que Moul-
tou s'était offensé de certains reproches blessants
de Rousseau. On peut, en tout cas, affirmer sans
témérité que la faute n'en fut pas à Moultou. Ce fut
lui pourtant qui revint le premier, et au moment où
parurent les Lettres de la Montagne, c'est-à-dire
dans une circonstance où son admiration dut être
tempérée par bien des réserves, Moultou se livra
avec abandon et simplicité; l'autre se montra méti-
culeux et déclamateur.
Ici, comme, du reste, dans presque toutes ses ami-
tiés, Jean-Jacques n'eut pas le beau rôle1. Un peu
plus tard, il eut pourtant un bon mouvement. « Je
sens, écrivit-il à Moultou, le prix de ce que vous
avez fait pendant que nous ne nous écrivions plus.
Je me plaignais de vous, et vous vous occupiez de
ma défense. On ne remercie pas de ces choses-là,
on les sent; on ne fait point d'excuses, on se cor-
rige 2. »
IV
La vraie défense de Rousseau est dans sa Lettre
à V Archevêque de Paris 3.
Les réfutations de Y Emile pleuv aient de toutes
1 . Lettre de Moultou à Rous-
seau, 23 novembre 1764, et Ré-
ponse de Rousseau, 7 janvier
1765. — 2. Lettre à Moultou,
9 mars 176o.— 3. Jean-Jacques
Rousseau, citoyen de Genève, à
Christophe de Beaumont, arche-
vêque de Paris, daté du 18 no-
vembre 1762.
236 LA VIE ET LES ŒUVRES
parts. Rousseau ne pouvait ni ne voulait répondre
à tout le monde; il était bon néanmoins qu'il répon-
dit à quelqu'un. En homme qui n'entend pas se dé-
rober et ne redoute pas le combat, il choisit, parmi
ses adversaires, celui qu'il jugea le plus digne de
ses coups, l'Archevêque de Paris. Il pouvait, dit-il
modestement, lui répondre sans s'avilir; c'était un
cas à peu près semblable à celui du Roi de Po-
logne1.
Le Mandement de l'Archevêque de Paris n'est pas
simplement une condamnation et un acte d'autorité
épiscopale ; il est de plus un véritable traité, où l'on
donne des raisons, où l'on discute des idées et des
textes. Il n'est, il est vrai, ni aussi profond que la
réfutation de Gerdil, ni aussi complet que celle de
l'Evèque du Puy; mais outre sa valeur intrinsèque,
qui est très grande aussi, il emprunte à la situation
et à la personne de Christophe de Beaumont une
importance dont il faut tenir un compte sérieux.
Christophe de Beaumont était, en effet, par ses qua-
lités personnelles, par sa modération et sa sagesse,
par son orthodoxie et son savoir, par la sainteté de
sa vie et la pureté de ses mœurs, éminemment pro-
pre à faire goûter sa doctrine. Jean-Jacques lui-
même lui rend justice à cet égard et déclare qu'il
l'a toujours estimé, tout en plaignant son aveugle-
ment.
Rousseau appartenant au culte protestant, l'Ar-
chevêque eut le bon goût de ne pas le traiter en
catholique. Il était facile d'ailleurs de ne lui oppo-
ser que des raisons et des textes également accep-
tés par les catholiques et les protestants, et ses con-
1. Confessions, 1. XII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 237
damnations à Genève, à Berne, en Hollande, à Neu-
chàtel, montrent suffisamment qu'il s'attaquait au
christianisme tout entier. Rousseau n'en parait pas
moins fort surpris qu'un évè jue catholique se per-
mette de juger un auteur protestant; comme il l'a-
vait été qu'un parlement français jugeât un citoyen
de Genève. D'où il faut conclure apparemment que
le titre d'étranger est un brevet universel d'impu-
nité.
En général, Rousseau aime à parler de lui. Mis
directement en cause et appelé à défendre ses opi-
nions et sa personne, il avait là une bonne occasion
de satisfaire son goût. Il l'ait l'histoire de sa vie ; il
se pose en victime ; on a abusé contre lui de toutes
les règles de la justice; on l'a mal connu, mal jugé,
on a voulu le déshonorer; on l'a outragé, injurié,
calomnié. Qu'on lise ses livres, et il sera justifié. A
l'entendre, il n'y en a pas un qui ne respire les
plus pures maximes de la vertu et de la religion. Il
est chrétien ; chrétien de Jésus-Christ et non des
prêtres; chrétien des devoirs et non des dogmes.
Il s'élève avec indignation contre le reproche de
mensonge et de mauvaise foi que l'Archevêque lui
a adressé à plusieurs reprises. C'est alors surtout
qu'il devient éloquent. Et à propos de YÉmile :
« Quand j'aurais eu tort dans quelques endroits,
dit-il; quand j'aurais eu toujours tort, quelle indul-
gence ne méritait point un livre où l'on sent par-
tout, même dans les erreurs, même dans le mal qui
peut y être, le sincère amour du bien et le zèle de
la vérité?... Eli! quand il n'y aurait pas un mot de
vérité dans cet ouvrage, on en devrait honorer et
chérir les rêveries comme les chimères les plus
douces qui puissent flatter et nourrir le cœur d'un
238 LA. VIE ET LES ŒUVRES
homme de bien. Oui, je ne crains point de le dire,
s'il existait en Europe un seul gouvernement dont
les vues fussent vraiment utiles et saines, il eût
rendu des honneurs publics à l'auteur d'Emile et
lui eût élevé des statues l. »
Voltaire et autres jasèrent beaucoup de cette der-
nière phrase. Jean- Jacques avait déjà dit : « Qui-
conque ne se passionne pas de moi n'est pas digne
de moi2_, » mais au moins ces mots, adressés à une
dame entichée de lui, n'étaient pas destinés au
public.
Le trait de la fin montre assez que le commence-
ment n'est que fausse modestie. Il ne faut pas
croire, en effet, que Rousseau soit disposé à recon-
naître des doctrines erronées ou dangereuses dans
son livre ; il est, au contraire, très résolu à en sou-
tenir toutes les idées, et souvent à les accentuer. Il
tiendra toujours la Profession de foi, notamment,
« pour l'écrit le meilleur et le plus utile dans le
siècle où il l'a publié. » « Je croirai vous avoir bien
répondu, dit-il, si je prouve que, partout où vous
m'avez réfuté, vous avez mal raisonné, et que, par-
tout où vous m'avez insulté, vous m'avez calomnié.»
Son principe fondamental est que l'homme est natu-
rellement bon , il n'a garde de l'abandonner ; on
l'accuse de nier le péché originel, il s'en fait gloire;
on l'accuse de ne pas expliquer la nature humaine,
le vice, le péché, la méchanceté des hommes
devenus grands et réunis en société; il répond qu'il
est le seul à rendre compte de ces choses conve-
nablement. Peu lui importent le rhéteur Augustin
1. J.-J. Rousseau à Christophe I 2. Lettre à M">e Lalour, 26 sep-
de Beaumont, vers la lin. — | tembre 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 239
et les théologiens ; il est d'accord avec l'expérience
et la raison, sinon avec l'Ecriture. Toute méchan-
ceté venant, selon lui, du dehors, il suffit de fermer
la porte au vice pour l'empêcher d'entrer jamais
dans le cœur de l'homme. D'autres ont, disent-ils,
fortifié le cœur contre les passions ; il a fait mieux,
il a empêché les passions de naître.
11 n'est pas jusqu'à ses doutes, auxquels il ne tienne
comme à des dogmes. En matière grave, quand on
doute, c'est le cas de s'instruire, afin de parvenir à
la certitude ; mais Rousseau ne douterait-il point
parce qu'il veut douter? Ou plutôt, ses objections,
présentées sous forme de doutes, ne seraient-elles
pas des moyens de faire passer des erreurs très
positives?
Et puis, il dit après cela : je suis chrétien ; je
suis chrétien protestant ; il a pour lui son propre
pasteur, lequel, soit dit en passant, dut être assez
embarrassé des éloges qu'il reçut de Rousseau en
cette circonstance *. Mais ne peut-on pas lui ré-
pondre avec Vernes, qui était protestant aussi : Non,
vous n'êtes pas chrétien! Malheureux, si vous étiez
chrétien, diriez-vous du christianisme tout le mal
que vous en dites? lui contesteriez-vous ses preuves
les plus évidentes, les miracles et le témoignage
des hommes? l'accuseriez-vous d'être sans influence
sur la conduite, sans lien manifeste avec le bonheur
de la société? diriez-vous que la morale est tout, et
la croyance rien? parleriez-vous comme vous le
faites de toutes les religions révélées? affirmeriez-
vous que , parmi les religions qui sont ou ont été
dominantes, il n'y en a pas une qui n'ait fait à l'hu-
1. Lellre à Montmollin, 28 mars 1763.
240 LA. VIE ET LES ŒUVRES
inanité des plaies cruelles? remettriez-vous le culte
aux mains du souverain, et en feriez-vous simplement
une affaire de police? voudriez- vous vous en tenir
à la seule religion naturelle; et encore...? Vôtre
religion universelle, composée de quelques articles,
est-ce là tout le christianisme? Votre indifférence
entre les divers cultes, est-ce le christianisme? Mais
non; l'archevêque de Paris n'est pas chrétien, les
saints Pères, les théologiens, les prêtres, les fidèles,
tous ceux qui ont étudié, professé, prêché le chris-
tianisme ne sont pas chrétiens! Nul, sauf Rousseau,
n'entend et n'a jamais entendu le vrai christianisme;
Rousseau seul est chrétien!
Il faut voir comme il donne à l'archevêque des
leçons de religion ; comme il prétend le convaincre
d'être aussi peu fidèle à l'esprit du christianisme
qu'aux maximes, et surtout à la pratique de la vraie
religion de charité, dont lui, Rousseau, est le doc-
teur et l'apôtre.
Tl ne se contente pas en effet de se défendre, et
n'est pas embarrassé de porter l'attaque dans le
camp ennemi. Mais, qu'il attaque ou se défende,
il montre les qualités du polémiste le plus con-
sommé. On peut lui reprocher, comme toujours,
d'abuser du paradoxe ; mais ses sophismes sont pré-
sentés avec tant d'art qu'il était difficile d'avoir tort
avec des apparences plus complètes de sincérité, et
même de vérité.
On a dit que l'archevêque, en voyant la Lettre,
fut attéré du coup qu'il avait indiscrètement pro-
voqué ; qu'il cessa de parler de Rousseau, et que,
s'il en disait quelques mots, c'était pour faire l'éloge
de son caractère et de ses vertus '. Ce fait, qui n'est
1. Note de l'édition Poinçot.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 241
fondé sur rien, est contredit par la vie tout entière
de Christophe de Beaumont. L'évêque qui ne cessa
de combattre les jansénistes, le Parlement, Mmc de
Pompadour, les incrédules; qui ne recula, quand il
s'agissait du devoir et de l'honneur de la religion,
ni devant les menaces, ni devant les exils répétés,
n'était pas l'homme à se laisser effrayer par le phi-
losophe de Genève. Il en avait vu bien d'autres. Ne
serait-ce pas au contraire Rousseau qui aurait été
effrayé du tort que pouvait lui causer la condamna-
tion d'un prélat universellement respecté, et à qui
Grimm lui-même ne pouvait refuser son estime1?
Si Jean-Jacques lui répondit et ne répondit qu'à
lui, c'est apparemment qu'il le jugea plus redou-
table que les autres. Il voulut faire croire que
l'œuvre signée par l'archevèqi*e n'était pas son
œuvre, mais lui avait été soufflée et imposée, c'était,
il n'en faut pas douter, afin d'en diminuer l'effet.
— M. de Beaumont est trop bon, dit-il, pour avoir
voulu m'offenser ; mais, quelque bon qu'il fût, il ne
pouvait se dispenser de donner à son diocèse un
pareil mandement après le procédé du Parlement1.
— Qui ne sait au contraire que Christophe de Beau-
mont, loin de se mettre à la remorque du Parle-
ment, résista toute sa vie à ses tendances jansé-
nistes?
Quand Rousseau fut décidé à écrire sa Lettre , il
oublia la fière déclaration qu'il avait faite jadis de
ne jamais se faire imprimer en Hollande, et il
s'adressa à Rey pour l'impression. Ses premières
1. Corresp. littér., 1er sep-
tembre 1763. — 2. Lettre d'un
jeune homme- à son père, Bibl.
univers, de Genève, 1er jan-
vier 1836. Voir aussi : Chris-
tophe de Beaumont, par le
P. Regnault, S. J., t. II, 1882.
L6
242 LA VIE ET LES ŒUVRES
ouvertures datent du 16 novembre J762; il promet-
tait que l'ouvrage serait prêt vers les Rois. Il ne
faut donc pas trop s'attacher à la date du 12 no-
vembre 1762 qu'il lui donne. Au 12 novembre, il ne
l'avait pas même fini, et il ne le fit paraître que
dans le mois de mars suivant. Comme toujours, il
fit à l'imprimeur force recommandations, lui demanda
le plus grand secret; mais, contrairement à son
habitude, il fit peu de corrections et de cartons, et
fut assez satisfait de l'exécution. Afin d'escompter,
en quelque sorte, les contrefaçons, que rien ne pou-
vait empêcher, il engagea Rey à s'arranger avec
deux ou trois libraires étrangers, qui tireraient en
même temps que lui et sur ses propres feuilles ;
mais Rey ne parait pas avoir goûté ce conseil '.
La Lettre à Christophe de Beaumont faisait double
emploi avec le travail de défense que préparait
Moultou. Cependant, à la fin de décembre, il était
encore question de le faire imprimer ; mais on ne
tarda pas à y renoncer. Du reste, on dirait que
Rousseau hésitait à faire paraître son propre livre.
11 chercha même à en arrêter la publication, mais il
était trop tard. « Je trouve, écrivait-il à Rey, mon
ouvrage peu- digne de l'impression. Les disgrâces
ont achevé de m'ôter le peu de génie qui me
restait... Je l'ai fait trop à la hâte... Quand on parle
de soi, il n*est pas permis de s'animer et de s'em-
porter, comme quand on défend en général la cause
des mœurs et de la justice ; cela fait aussi qu'on est
froid en voulant être modéré... Comme l'Arche-
vêque ne peut s'offenser d'une défense aussi hon-
1. Voir les Lettres de Rousseau I du 28 mars 1703.
à Rey, du 16 novembre 1762 et !
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 243
note et modérée, cet ouvrage ne peut compromettre
ni vous ni moi1. » Rousseau, bien entendu, ne
croyait pas un mot de ce qu'il disait là. Il savait,
mieux que personne, qu'il n'était ni froid ni plat, et
il n'était pas homme non plus à se priver, sous pré-
texte de modération, de n'importe lequel de ses
moyens. Comme l'a dit d'Alembert, aucune consi-
dération de convenance ou d'opinion ne l'a jamais
arrêté ; il s'est mis à son aise -avec le public de tous
les rangs et de toutes les espèces, et cette liberté
lui a donné un prodigieux avantage2. L'injure gros-
sière n'entrait pas, il est vrai, dans ses allures;
mais grossièreté n'est pas force, et sa polémique,
pour être, en général, de forme à peu près conve-
nable, n'en était pas moins puissante. Il se croit
modéré! Qu'aurait-il donc fait, s'il ne l'avait pas
été? Le fait est qu'il n'a rien négligé pour accabler
son adversaire, ni les raisons bonnes ou mauvaises,
ni les raisonnements captieux, ni les railleries, ni
les personnalités blessantes. Tout le inonde ne le
jugea pas si modéré. Si Mme de Yerdelin et le curé de
Grosley approuvèrent sa lettre3, Mme de Chenon-
ceaux la trouva bien vive 4 ; Dupeyrou en conclut
que le métier d'auteur est incompatible avec la
bonhomie5, et Moultou, malgré son admiration, y
releva un mot par trop blessant6. Enfin, le Gouver-
nement en empêcha rigoureusement l'introduction
1. Lettres à Rey, 29 janvier | 1703. — 4. Lettre de Mme de Che-
et 5 février 17G3. Voir aussi, ! nonceaux à Rousseau, octobre
Lettres à Moultou, 26 février ; à
M. X., 8 mars ; à Mme Verde-
Un, 10 avril 1763. — 2. D'Alem-
bert, Jugement sur Emile. —
3. Lettres de Mm* Verdelin à
liousseaii, 14 mai et 12 juin
1703. — 5. Lettre de Dupeyrou à
D'Eschemy, citée dans le livre
de Rousseau et les philosophes ,
ch. XIX. — 6. Lettre de Moultou
à Rousseau, 30 mars 1763.
244 LA VIE ET LKS ŒUVRES
en France. On prétend que l'exemplaire envoyé à
Malesherbes , que celui même qui était destiné à
l'Archevêque de Paris furent arrêtés à la poste , de
sorte que. dans les premiers temps, l'ouvrage ne se
propagea qu'en cachette1. Genève se montra égale-
ment sévère et se trouva par là entraînée à pros-
crire aussi d'autres livres. Voltaire s'en plaint amè-
rement. « Voilà, dit-il, ce que nous a valu Jean-
Jacques avec sa lettre à Christophe. Ce polisson
insolent gâte le métier 2. » .Moultou affirme cepen-
dant que le représentant de la France ohtint bien
qu'on défendit d'imprimer la lettre, mais non qu'on
empêchât de la vendre ; on en vendit en effet cin-
quante exemplaires en un jour3. Genève n'avait pas
d'ailleurs les mêmes motifs que Paris d'agir à la
rigueur, et l'on n'y voyait pas de mauvais œil les
attaques adressées à un évêque catholique. Moultou
comptait sur cet ouvrage pour montrer que son ami,
en détruisant le catholicisme, respectait les points
fondamentaux du Christianisme. 11 lui en exprima
sa satisfaction et l'assura que ses partisans triom-
phaient ; ce qui prouve assurément qu'ils n'étaient
pas difficiles. Yernet "lui-même déclara que Rousseau
était chrétien, et que c'était sans le vouloir qu'il
avait fourni des armes aux incrédules4. « Venez,
disait Moultou, et vous finirez tout. » En somme, il
ne finit rien du tout; les partis restèrent divisés,
et Jean-Jacques était plus dans le vrai quand il
l.Corresp. litlèr.,\eT mai 1763.
— Bachaumont, 7 mai 1763.
— Lettre de Rousseau à lie y,
28 mars 1763. — 2. Lettres de
à Mormon le! , 19 juin 1763. —
3. Lettre de Moultou à Rousseau,
19 mars 1763. — 4. Lettres de
Moultou à Rousseau, 19, 23, 30
Voltaire à d'Argental, 13 juin; ! mars, 26 avril, 4 mai 1763.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
245
disait que sa lettre n'avait fait qu'aigrir les Gene-
vois
Il y gagna presque pourtant le suffrage de Voltaire.
Voltaire trouvait bien son amour-propre révoltant,
son titre : Jean- Jacques Rousseau, citoyen de Genève,
à Christophe de Beaumont , d'une indécence imper-
tinente ; en fait de statues , il ne lui en prédisait
qu'une, en place de Grève, avec un écriteau dans
le goût de INRI ; mais il voyait dans sa petite bro-
chure de si bons traits, des pages si sublimes contre
cette sainte religion, qu'il déclarait professer, tout
en la couvrant d'opprobre et de ridicule ! C'est Dio-
gène, disait-il, mais, s'exprimant quelquefois
comme Platon2. Voltaire ne regrette qu'une chose,
c'est qu'il ne soit pas de la secte. « Il faut, écrit-il
à d'Alembert, que vous entriez in nostro digno cor-
pore /et qu'ensuite Diderot entre; et, si Jean-Jacques
avait été sage, Jean-Jacques aurait entré ou serait
entré ; mais c'est le plus grand petit fou qui soit au
monde. Il y a des choses charmantes dans sa Lettre
à Christophe*. »
La Lettre à Christophe de Beaumont était destinée
à répondre aux adversaires de France ; les Lettres
de la Montagne eurent pour objectif ceux de Genève.
Mais cet ouvrage est tellement lié à une série de
faits auxquels nous consacrerons le prochain cha-
pitre, qu'il vaut mieux attendre ce moment pour en
parler.
1. Lettre à Moultou , 16 avril
1763. — 2. Lettres de Voltaire à
Helvétius , mars et 1er mai; à
d'Argental, 13 et 25 avril 1763.
— 3. Lettre de Voltaire à d'A-
lembert, 1er mai 1763.
246 LA VIE ET LES ŒUVRES
On lit dans le Contrat social^ : « Il est en Eu-
rope un pays capable de législation, c'est File de
Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce
brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté
mériterait bien que quelque homme sage lui apprit
à la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un
jour cette petite île étonnera l'Europe. » Or, par
une de ces chances heureuses , comme il ne s'en
rencontre pas deux dans la vie d'un homme , il se
trouva que ce rêve de Rousseau allait se réaliser ;
que cet homme sage, ce législateur d'un peuple si
digne de la liberté ne serait autre que lui-même.
Quelle gloire! Quelle belle occasion d'appliquer ses
théories! La Corse, après avoir secoué le joug" des
Génois, était en quête d'une législation, et l'on allait
le prier d'en être le père. C'était sans doute la
phrase du Contrat social qui lui attirait cet hon-
neur 2 ; cependant on s'adressa aussi à Mably, à
Diderot, et même, a-t-on dit, à Helvétius. Diderot
refusa, parce qu'il jugea que l'entreprise était au-
dessus de ses forces3; Mably fit un travail assez
misérable, que nous n'avons pas à juger ici ; Rous-
seau se mit à l'œuvre, non sans trembler, mais afin
de répondre au moins par son zèle à un si beau
dessein.
Il est heureux et fier de la mission qui lui in-
combe et ne s'en défend pas. « Sa seule idée, dit-il,
1. L. II, ch. X. — 2. Lettre de I 1764. — 3. BaCHAUMONT, 21
Buttafuoco à Rousseau, 31 août | novembre 1764.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
247
m'élève l'âme et me transporte... soyez sûr de moi;
ma vie et mon cœur sont à vous1.
La nouvelle des lauriers qu'il allait cueillir circula
rapidement. Un peuple à instituer est un événement
assez rare, assez extraordinaire, assez glorieux
pour commander l'attention. Le public attendait le
nouveau législateur à l'œuvre 2. Les amis ne lui mé-
nagèrent pas les encouragements. Lord Maréchal,
le prince de Wirtemberg, le- comte de Zinzindorf,
Deleyre, Mme de Chenonceaux, Mma de Yerdelin le
félicitèrent à l'envi3.
Le personnage principal avec qui il entra en re-
lations dans cette circonstance fut un capitaine corse
au service de la France , nommé Buttafuoco. Un
commerce de lettres suivi s'établit entre eux4.
Paoli, le libérateur de la Corse, parut moins osten-
siblement daus l'affaire; mais, s'il n'en fut pas l'ins-
pirateur, il s'y prêta au moins volontiers. Sa corres-
pondance avec Rousseau n'a pas été publiée et le
serait difficilement sans doute ; car la Bibliothèque
de Neuchàtel n'en parait pas posséder la moindre
trace ; d'après Bachaumont, un gentilhomme anglais
qui l'avait vue, avait déclaré qu'elle faisait égale-
ment honneur à l'un et à l'autre5. Dès sa première
réponse, Jean-Jacques fait ses conditions, et l'on
1. Lettres à Buttafuoco , 22
septembre; au prince de Wir-
temberg, 15 novembre; à Mi-
lord Maréchal, 8 décembre 1 764.
— 2. Corresp. littér., 1er no-
vembre 1764. — 3. Lettrées à
Rousseau de Mme de Verdelin,
6 novembre ; du comte de Zin-
zindorf, 20 novembre; de Mme
de Chenonceaux, novembre; du
prince de Wirtemberg , réponse
à la lettre de Rousseau du 15 no-
vembre ; de Milord Maréchal,
24 décembre 1764; de M""> de
Verdelin, 8 janvier; de Deleyre,
18 février 1765. — 4. Corres-
pondance de Rousseau avec Butta-
fuoco, du 31 août 1764 au 19 oc-
tobre 1765. — 5. Bachaumont,
18 avril 1767.
248 LA VIE ET LES ŒUVRES
doit reconnaître que, sauf un point, qui, par malheur,
est un point fondamental, il pose convenablement
la question et saisit bien la difficulté. Ce qu'il ne
voit pas, ce que presque personne de son temps ne
voyait, c'est qu'une constitution ne se fabrique pas
tout d'une pièce , comme une statue qu'on coule
dans un moule, mais est le résultat des mœurs, des
traditions, des coutumes, de toute la vie antérieure
d'un peuple. Dans ce sens, il n'y a pas de pays
neuf, la Corse, pas plus qu'un autre. Il semble
même que Rousseau eut une idée vague de cette vé-
rité. Il avait, il est vrai, contribué plus que per-
sonne à accréditer l'erreur des constitutions à
priori ; mais que de fois chez lui la pratique corri-
gea la théorie !
Il faut avoir une bien grande confiance dans ses
propres lumières et dans l'excellence de ses sys-
tèmes, pour se mettre en tète de donner des lois à
un peuple qu'on n'a jamais vu, et dont on ne con-
naît le sol et les habitants que par des cartes, des
livres et quelques lettres de renseignements. Tel
était le cas de Rousseau. Il sent bien qu'une visite
de six mois l'instruirait mieux que cent volumes;
mais, sans parler de sa paresse et des fatigues du
voyage, il ne sent pas moins qu'il est un penseur et
non un orateur, un homme d'étude et non un homme
d'action ; qu'il est incapable de traiter une affaire
ou de dire deux mots en public. Il reconnaît donc
qu'il ferait en Corse une triste figure, et perdrait, en se
montrant, tout son prestige et une grande partie de sa
valeur1. Aussi, quand les circonstances lui firent dé-
sirer plus tard d'aller demander aux Corses un asile,
\ . Confessions, 1. XII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 249
il entendit renoncer par là même à la tache de faire
leur bonheur. Il en apportait deux raisons : l'une
bonne, c'est qu'il diffère trop de vues avec eux, et
l'autre, qui n'est qu'un prétexte, mais qui du reste
n'a guère été suivie par ses disciples, c'est que ce-
lui qui habite un pays ne doit jamais se mêler « de
censurer, de critiquer ou de réformer en aucune ma-
nière son gouvernement1. »
Quand on se pose en émule des Lycurgue et des
Solon, on devrait demeurer dans les régions se-
reines de la pensée ; mais il était dit que le carac-
tère personnel et soupçonneux de Jean-Jacques ne
manquerait pas une fois de jeter sa note discor-
dante au milieu de ses conceptions. Buttafuoco
était officier au service de la France et faisait de
temps à autre des voyages à Versailles : premier
sujet d'inquiétude. Buttafuoco n'était-il point l'agent
de Choiseul, chargé par lui de l'espionner et de le
compromettre? D'un autre côté, le traité de la
France avec Gènes et l'envoi dans l'ile de troupes
françaises ne lui disaient rien de bon. Buttafuoco
le rassurait, affirmant que la France n'avait que des
intentions pacifiques, et, tout au plus, proposerait sa
médiation. La conquête de la Corse, qui eut lieu
quelques années plus tard, prouva néanmoins que
Rousseau n'avait pas si mal vu. Enfin, chose encore
plus grave, on fit courir le bruit que les lettres de
Paoli étaient supposées et que le faussaire n'était
autre que Voltaire2. Rousseau vit le piège, et mal-
gré tout, ne put se défendre d'une sorte de crainte
d'être mystifié. Il jugea, non sans raison peut-être,
1. Lettre à Buttafuoco , 24 I d'Alembert à Voltaii-e , 3 jan-
mars 1765. — 2. Lettre de vier 1765.
250
LA VIE ET LES ŒUVRES
que c'était Voltaire lui-même qui avait fait répandre
cette fausse nouvelle, afin de satisfaire sa jalousie.
Le tour était en effet digne de lui. Mais, que Vol-
taire en ait été ou non l'auteur, il est certain qu'il
s'en amusa, qu'il en profita, et que son rival en fut
troublé dans son œuvre. Ce n'est pas tout : un jour,
un certain chevalier de Malte se présenta, de la
part de Paoli, chez Rousseau ; mais celui-ci ne con-
naissait pas l'écriture de Paoli ; les souvenirs de
Choiseul et de Voltaire troublant son jugement, il
resta en défiance et ne dit presque rien1. Et puis il
aurait voulu voir Buttafuoco et n'en pouvait venir
à bout ; il aurait, par moments, voulu aller en Corse
(le voulait-il en réalité?). Buttafuoco l'y engageait
et l'assurait qu'il lui serait fait bon accueil 2 ; d'autres
au contraire, Dastier en tête, ne lui parlaient que
des fatigues du voyage, des difficultés de la vie, de
la sauvagerie et de la férocité des habitants3. Entre
les deux, Jean-Jacques ne vit que le mauvais côté
et resta. Il travailla cependant avec une certaine ar-
deur, mêlée malheureusement d'hésitations et d'in-
termittences; il s'entoura de documents et de rensei-
gnements. A la fin, pour suppléer aux inconvénients
de l'absence, il envoya même aux informations un
jeune Ecossais qui lui avait été recommandé par
Milord Maréchal. Ce jeune homme passa cinq se-
maines daus l'ile, fut enchanté de son voyage et, à
son retour, fit part de ses observations et de son
ravissement à Rousseau4. Mais celui-ci, dans l'inter-
1. Lettres à Mme de Yerdelin,
3 février; à Lenieps, 8 février
et 3 mars ; à d'Ivemois, 22 avril
1765. — 2. Lettre de Bullafuoco
à Rousseau, 11 avril 1765. —
3. Confessions, 1. XII ; — Lettre
à Dastier, 17 février 1765. — 4.
Lettre à Rousseau, 4 janvier 1766.
DE JEAN-JACQUES ROL'SSEAU. 251
valle, avait quitté la Suisse ; il n'est pas même sûr
qu'il ait reçu la lettre. Son œuvre, en tout cas, se
trouva définitivement interrompue par son départ
précipité. 11 avait demandé quatre ans pour la
terminer ; une année seulement était écoulée, et en-
core elle avait été troublée par des agitations de
plus d'une sorte. Son travail se ressent de toutes
ces entraves ; il n'est qu'une ébauche dans sa par-
tie la plus avancée et un simple recueil de notes
pour le reste.
Il n'eut donc, et ne put avoir aucun résultat pra-
tique. Les flatteurs de Rousseau ont prétendu qu'il
était arrivé trop tard et lorsque la conquête était
déjà faite : mais il n'arriva pas du tout ; car on ne
peut donner le nom d'Institutions politiques aux
fragments qu'il composa et qu'il avait d'ailleurs
abandonnés depuis des années, à l'époque de la
conquête. Les motifs qui le firent renoncer à cette
entreprise sont difficiles à saisir dans leur ensemble,
parce qu'il est toujours difficile de saisir toute la
pensée d'un homme. Ils paraissent très complexes.
Ceux qu'il cite : ses autres occupations, ses soup-
çons, ses découragements, les difficultés qu'on lui
suscita et celles qu'il éleva lui-même y ont été pour
leur part ; mais la cause déterminante fut son dé-
part de Motiers-Travers.
Qu'il cesse donc de s'apitoyer sur ce peuple infor-
tuné que, bien malgré lui, dit-il, il entraîna dans
sa ruine * ; qu'il cesse de croire que Choiseul, con-
naissant bien la plaie la plus cruelle par laquelle il
put déchirer son cœur, a fait la conquête de la
Corse uniquement pour se venger de lui 2. Ces ex-
1. Confessions , 1. XII. — I vrier 1770.
2. Lettre à Sai7it-Germain,2Qîé- j
252 LA VIE ET LES ŒUVRES
travagances ne se réfutent pas. Non, Rousseau ne
fit ni bien ni mal aux Corses. On peut déjà regarder
cela comme un demi-succès. S'il avait réussi à leur
faire adopter ses idées, il est à croire qu'ils seraient
plus à plaindre.
Le Projet de constitution pour les Corses a été
imprimé pour la première fois en 1861 \ On y re-
trouve naturellement beaucoup des idées du Contrat
social : la souveraineté du peuple ; la préférence
donnée à la forme républicaine ; le régime démocra-
tique mitigé, comme en Suisse, par quelques insti-
tutions aristocratiques ; la suppression des corps
privilégiés, des charges héréditaires, même des
charges à vie; enfin, paradoxe assez singulier, le
désir de former la nation pour le gouvernement, et
non le gouvernement pour la nation. Mais on est
surtout étonné des doctrines économiques qui y sont
professées. Si Rousseau se sépare heureusement de
la secte des économistes par la préférence marquée
qu'il accorde partout aux hommes sur les produits,
en revanche, il tombe à chaque pas dans le socia-
lisme d'Etat. Il avait posé en principe qu'en fait de
gouvernement, il en fallait le moins possible, et il
ne cesse d'amoindrir l'initiative de l'individu au
profit du pouvoir de l'État ; de faire la guerre à
l'individu, pour enrichir le trésor de l'Etat. « Loin
de vouloir que l'Etat soit pauvre, dit-il, je voudrais
au contraire qu'il eût tout, et que chacun n'eût sa
part aux biens communs qu'en proportion de ses
services... Ma pensée n'est pas de détruire absolu-
ment la propriété particulière, parce que cela est im-
1. Œuvres et correspondance I publiées par Streckeisen-
inédites de J.-J. Rousseau, j MOULTOU.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 253
possible ; mais de la renfermer dans les plus étroites
bornes, de lui donner une mesure, une règle, un
frein qui la contienne, la dirige, qui la subjugue et
la tienne toujours subordonnée au bien public. Je
veux, en un mot, que la propriété de l'Etat soit
aussi grande, aussi forte, et celle des citoyens aussi
petite, aussi faible qu'il est possible. »
De ces principes découlent une foule de consé-
quences : faveurs accordées' aux familles nom-
breuses ; — réglementation des mariages ; — répar-
tition des habitants en trois classes , fondées sur
l'âge, la propriété territoriale et la famille ; — en-
couragements au travail, principalement à l'agricul-
ture ; — peu de commerce, peu de monnaie ; —
mesures pour que tout le monde puisse vivre et
que personne ne s'enrichisse ; — domaine public
important; — ■ impôts considérables et surtout en
denrées, réparties dans des magasins publics ; —
entraves à l'exportation ; — lois somptuaires ; —
lois agraires, pour limiter les acquisitions nouvelles;
— interdiction des testaments ; — pouvoir presque
discrétionnaire accordé au gouvernement sur les
biens des particuliers.
Pour comprendre du reste ces entraves à la
liberté et à l'initiative individuelles, on peut lire la
formule du serment imposé à tous les citoyens ; car
tous, en un même jour et dans une fête solennelle,
doivent « prêter serment sous le ciel et la main sur
la Bible : » « Au nom de Dieu tout-puissant et sur
les saints Evangiles, par un serment sacré et irrévo-
cable, je m'unis de corps, de biens, de volonté et
de toute ma puissance à la nation corse, pour lui
appartenir en toute propriété, moi et tout ce qui
dépend de moi. Je jure de vivre et de mourir pour
254 LA VIE ET LES ŒUVRES
elle, d'observer toutes ses lois et d'obéir à ses chefs
et magistrats légitimes en tout ce qui sera conforme
aux lois. Ainsi Dieu me soit en aide en cette vie et
fasse miséricorde à mon âme. Vivent à jamais la
liberté, la justice et la République des Corses.
Amen. »
VI
On ne connaît pas bien l'époque à laquelle fut
composé Pygmalion. On croit que Rousseau le fit
pendant son séjour à Motiers. Il en parle pour la
première fois peu de jours après avoir quitté cette
retraite. Il était alors à Strasbourg, et avait le désir
d'y faire jouer sa pièce J.
Rousseau y signale une fois de plus son goût
pour les sentiers non battus. « On parle beaucoup,
dit Bachaumont, de l'opéra de Pygmalion : genre
unique, un acte, une scène,, un acteur, en prose,
sans musique vocale... déclamations dans le goût des
drames anciens, avec accompagnement de sympho-
nie2. » Le sujet est connu: Pygmalion, le statuaire,
contemple Galathée, son chef-d'œuvre, et se déses-
père de ne pouvoir lui donner la vie. Tout à coup
Galathée s'anime, dit quelques mots ; Pygmalion
est en extase et le rideau tombe. S'il fallait comp-
ter tous les défauts de cette pièce, on n'en finirait
pas. D'abord le sujet est impossible et mal choisi.
A notre époque, on peut faire sur un sujet mytho-
logique une charge, un divertissement, une pièce
légère ou de fantaisie ; jamais une œuvre sérieuse
1. Lettre à Dupeyrou , 17 no- | MONT, 7 juillet 1770.
vembre 1765. — 2. Bachau-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 255
et pathétique. Il faut, pour passionner le public, des
passions humaines, qu'il comprenne et qu'il puisse
partager. Tous les dieux de la fable ne l'attendri-
raient pas ; une statue le laissera encore plus froid.
Si encore la pièce était en vers ; si les paroles
étaient chantées, les vers et la musique, qui trans-
portent l'homme dans une sorte de monde idéal,
pourraient faire passer bien des invraisemblances ;
mais qu'attendre d'un monologue en prose, entre-
mêlé, il est vrai, d'intermèdes d'une musique douce
et passionnée? Heureux si la musique n'a pas pour
effet de faire ressortir l'insuffisance des paroles. Du
reste, Pygmalion est de ces œuvres dont la lecture
n'est rien, si on ne les voit à la scène ; l'acteur et
le musicien y ont pour le moins autant de part que
l'auteur.
Rousseau ne se sentit pas de force à faire la mu-
sique de sa propre pièce. Il pouvait enfler les
pipeaux du Devin, mais il ne connaissait que Gluck
qui fut en état de faire la musique céleste d'un
morceau tel que Pygmalion. A défaut de Gluck, un
négociant de Lyon, nommé Coignet, qu'il connut
lors d'un voyage qu'il fit chez Mmo Boy de la Tour,
se chargea du travail, sauf un andante de l'ouver-
ture et une ritournelle, que Jean-Jacques voulut
faire, « afin qu'il y eût quelque chose de lui. »
C'est ainsi que Pygmalion fut représenté à Lyon en
1770, d'abord au théâtre, et ensuite dans plusieurs
salons, et que plus tard il fut annoncé à Paris et y
fut joué avec un grand succès, quoique presque
malgré l'auteur. Celui-ci ne voulut même pas de
ses droits. Baudron, premier violon de la Comédie
française, refit alors la musique de cette pièce, en
ayant soin de respecter les parties composées par
236
LA VIE ET LES ŒUVRES
Rousseau, et Berquin se permit de la mettre en
vers ; suivant d'aussi près que possible le texte ori-
ginal '.
Depuis quelque temps, Rousseau avait le projet
d'écrire ses Confessions. Quand il fut arrivé à Mo-
tiers, un de ses premiers soins fut de réunir à cet
effet et de classer ses lettres et ses papiers, afin de
pouvoir reconstituer l'histoire de sa vie. Mais quel
ne fut pas son désappointement de constater dans
sa correspondance une lacune de près de six mois,
d'octobre 1756 à mars 1737, et, dans ses manuscrits,
la disparition des Aventures de Milord Edouard et
de la Morale sensitive. Quel était le but, quel était
l'auteur de cette soustraction? Car il ne douta pas
un instant qu'il n'y eut eu soustraction; en outre,
il ne lui sembla pas moins évident que le vol avait
été commis à l'hôtel du Luxembourg-. 11 lui répu-
gnait de soupçonner la Maréchale, quoique la dis-
parition des Aventures de Milord Edouard parût
prêter à cette supposition; mais quel intérêt Mme de
Luxembourg pouvait-elle prendre à la Morale sen-
sitive? Le pauvre Jean-Jacques s'y perdait. Cepen-
dant, comme il lui fallait un coupable, il jeta, faute
de mieux, ses soupçons sur d'Alembert. Il ignorait
si d'Alembert avait seulement vu ses papiers ; mais
d'Alembert allait quelquefois à l'hôtel de Luxem-
bourg ; il pouvait les avoir vus, et, par suite, les
avoir volés. La preuve était faible ; mais Jean-
1. Particularités sur le séjour
de Rousseau à Lyon en 4770, par
Horace Coignet. Inséré au
Tableau historique et littéraire
de Lyon du 28 décembre 1822;
— Bachatjmont, 7 juillet 1770,
1er janvier 1771, 28 octobre
1772, 28, 29, 31 octobre et 5 no-
vembre 1775, 22 septembre
1780; — Année littéraire, 1775,
t. III. — Correspondance litté-
raire, 15 janvier 1775.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 257
Jacques savait se contenter d'un léger indice pour
juger un ennemi '.
La disparition de ses lettres occasionnait une
lacune fâcheuse dans son œuvre; il prit le parti d'y
suppléer de son mieux au moyen de ses souvenirs.
Il ne s'était décidé qu'avec peine à écrire ses mé-
moires ; mais une fois sa résolution prise, il ne cessa
plus de s'y attacher. A l'en croire, il aurait beau-
coup trop parlé de son projet ;• il aurait dû penser,
en effet, qu'il serait mal accueilli par bien des gens.
On n'aime pas à se voir déshabiller en public, et il
est peu de personnes qui aient à gagner à la divulga-
tion de leurs faits et gestes. Jean-Jacques avait beau
dire qu'il serait plus sévère pour lui que pour les
autres; n'avait-il pas dit aussi qu'il ne pouvait se
peindre, sans peindre beaucoup d'autres gens2? Il
était bien décidé d'ailleurs à se mettre à l'aise avec
certaines personnes, avec Mm" d'Epinay, par exemple.
Elle l'y avait autorisé, disait-il, par un libelle
effroyable, pour lequel elle avait fourni des rensei-
gnements contre lui 3. Dès le principe, il vit qu'il
ne pouvait faire paraître son livre de son vivant (ce
qui ne l'empêcha pas de chercher à le vendre 4) et
dès lors il arrêta dans sa pensée le choix de ses
deux dépositaires, Dupeyrou et Moultou.
On ne peut citer, à propos des travaux littéraires
de Rousseau, l'idée qu'il eut de refaire et de rema-
nier les Aventures de Robinson Crusoë, son livre
1 . Confessions, 1. XII ; — Lettre
à M. L. D. M., 23 novembre 1770.
— 2. Lettre à Moultou, 30 jan-
vier 1763. — 3. Lettre à Duclos,
13 janvier 1765. Cette accusa-
tion de Rousseau est encore
une de ces suppositions sans
fondement, qui n'avaient
d'existence que dans son ima-
gination. — 4. Lettre à Rey,
18 mars 1765.
17
258
LA VIE ET LES ŒUVRES
favori. Cet ouvrage resta, en effet, à l'état de projet
et n'eut pas de suite1.
On ne peut guère parler non plus d'un mémoire
qu'il aurait fait, dit-on, en faveur de deux amants,
que l'opposition du père de la jeune fille empêchait
de se marier. Bachaumont, le seul auteur, à notre
connaissance, qui signale ce mémoire, dit qu'il ne
fut pas jugé digne des autres ouvrages de Rous-
seau. Tout ce qu'on sait, c'est que celui-ci s'est inté-
ressé à ces deux amants ; que le jeune homme, un
officier nommé Lebœuf de Yaldahon, ayant été cité
en justice par le père comme séducteur, Jean-
Jacques le recommanda vivement à Loyseau de Mau-
léon, un avocat de ses amis. Quant au mémoire, il
ne fait partie d'aucune édition de ses œuvres et on
peut le regarder comme apocryphe2.
On aurait bien voulu intéresser Rousseau en
faveur des Protestants de France ; mais lui-même
avait si peu à se louer des Protestants de Suisse et
de Hollande, qu'il accueillit assez mal ces ouver-
tures. Cependant, un mémoire important ayant été
fait sur les mariages dès Protestants, il consentit à
en donner son avis, tout en refusant d'entrer lui-
même dans la lice3.
Rousseau avait renoncé, ou croyait avoir renoncé
à la littérature. Nous avons vu, et nous verrons
encore par la suite qu'il ne l'avait abandonnée qu'à
moitié. Cependant il fallait vivre. Sa fortune était
des plus minces : trois cents livres de rente que Rey
1. Lettre à Rey, 17 mars 1764.
— 2. Bachaumont, 7 avril
1763, 22 février 1764, 2 mai et
19 décembre 1770, 13 mars 1771.
— Lettre de Rousseau à Loyseau
de Mauléon, s. d. — 3. Lettres
à M. de Pourtalcs, 23 mai et
15 juillet 1764; à Foulquier,
18 octobre 1764; à M. X., s. d.
(1765).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
259
faisait à Thérèse ; six cents livres que venait de lui
assurer Milord Maréchal ; plus le produit de Y Emile,
six mille livres. Il estimait sa dépense annuelle à
soixante louis ; il avait donc de quoi subvenir stric-
tement à ses besoins. S'il ne voulait plus d'ailleurs
écrire de nouveaux livres, rien ne l'empêchait de
tirer parti des anciens. Il songea à faire imprimer
son Dictionnaire de Musique ; bientôt il tenta de
publier une édition générale de* ses écrits.
Le Dictionnaire de Musique n'était pas de nature à
faire naître des orages ; ajoutons qu'il ne pouvait sus-
citer de jaloux. C'est un livre médiocre, et même,
comme la plupart des dictionnaires, un livre banal ;
niais de plus, il est très incomplet. Les partisans
de Rousseau en sont réduits, pour le faire valoir, à
citer les articles qui ne traitent pas de la musique,
par exemple, l'article génie K Lui-même en devait
apercevoir les défauts. « Il ne paraîtra toujours que
trop tôt2 », écrivait-il à Coindet. On dit qu'un jour
il l'aurait lacéré et aurait été sur le point de le jeter
au feu3. Du moment qu'il le conservait, il avait à y
faire quelques retouches ; il l'acheva à la hâte et le
vendit à Duchesne moyennant cent livres une fois
payées et trois cents livres de rente viagère 4. 11
avait prié Clairault de le corriger5, mais celui-ci
mourut avant d'avoir rempli sa mission. Il y eut
bien d'autres retards. La censure était sur ses gardes
1. GaSTEL-Blaze, Diction-
naire de musique moderne, Pré-
face; — Année littéraire, 1767,
t. VII. — 2. Lettre à Coindet,
26 décembre 1767. — 3. Gabe-
rel, Rousseau et les Genevois,
ch. iv. — 4. Confessions, 1. XII;
— Lettres à Duchesne, 6 février
1763, 16 et 30 décembre 1764,
3 mars, 19 mai, 4 novembre
1765, 14 mars, 8 et 9 septem-
bre, 25 novembre 1767. — 5.
Lettres à Clairault, 3 mars 1765;
à fley, 3 mars 1766.
260
LA VIE ET LES ŒUVRES
et se montra très méticuleuse. Rousseau, qui était
également en défiance, voulut arrêter la publication
tant que la censure n'aurait pas procédé à un nouvel
examen, « attendu que des passages raturés et réta-
blis dans le manuscrit pouvaient faire naître des
difficultés1. Enfin l'ouvrage parut dans les derniers
mois de 1767, mais Fauteur en fut peu satisfait2.
Rey ne tarda pas à en faire une contrefaçon. Du-
chesne aurait voulu s'y opposer, mais Rousseau tint
à rester en dehors de leur différend3.
VII
Rousseau n'en était pas à sa première idée d'édi-
tion générale ; mais, quand il voulut en venir à l'exé-
cution, il rencontra des difficultés capables d'effrayer
dix natures indolentes comme la sienne. Cependant,
pensant qu'il y allait de son avenir, il y mit un cer-
tain zèle. L'édition que Rey avait faite en 1762
n'était ni correcte ni complète. Eh bien, lui disait
Milord Maréchal, « puisque les libraires font de
mauvaises éditions de vos livres, que n'en faites-
vous une bonne ? L'affaire est sûre 4. » Mais il s'agis-
sait bien de faire lui-même son édition ! Quand
d'autres en voulurent faire une, ils ne se donnèrent
pas même la peine de lui demander, ou ne lui
demandèrent que très tardivement son autorisation.
« Il y a longtemps, écrivait-il à Duchesne, que j'ai
1. Lettre à M. de Sartines, 9
septembre 1767. — 2. Lettre de
Dupeyrou à Rey, 28 septembre
1767. — 3. Lettres à Rey, 31 dé-
cembre 1765, août 1766, 28 sep-
tembre 1767; à Duchesne, 19
avril 1766. — -i. Lettre de Milord
Maréchal à Rousseau, 30 oc-
tobre 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
261
appris de divers endroits que vous aviez entrepris,
avec l'abbé de la Porte, une édition générale de mes
écrits1. On ne m'avait point annoncé l'édition que
vous préparez comme un simple projet, mais comme
une entreprise qui s'exécutait au su de tout le
monde, excepté au mien2. » On croit qu'il va jeter
feu et flamme ? pas le moins du monde. Ces sortes
d'opérations étaient si ordinaires qu'on ne s'en éton-
nait plus. Après quelques reproches assez doux, il
parait disposé à donner son consentement et fait
même espérer son concours. Bien plus, il va jusqu'à
différer sa propre édition, afin de ne pas g*èner
l'autre. Il reconnaît d'ailleurs que le nom de l'abbé
de la Porte est pour lui la meilleure garantie d'une
exécution satisfaisante. En ce qui concerne le prix,
il ne demande rien ; il s'en rapporte à Duchesne et
promet de lui confier l'édition générale qu'il inédite
de faire lui-même, si, comme c'est probable, elle
peut se faire à Paris. Pourquoi, en effet, ne s'y
ferait-elle pas? Duchesne y faisait bien la sienne,
avec l'assentiment tacite du Gouvernement3. Du-
chesne lui donna cinquante louis, plus un cadeau
pour Thérèse. C'était s'en tirer à bon compte. Ce
fut même alors que Rousseau, comme témoignai:»'
de sa satisfaction, fit marché avec lui pour son Dic-
tionnaire de Musique. On ne pouvait être plus
accommodant. Trop accommodant même au gré de
Rey, Celui-ci, en effet, dans une note publique qu'on
aurait pu croire concertée avec Rousseau, reven-
diqua pour lui-même le privilège d'imprimer ses
œuvres, mais il ne s'attira qu'une verte réprimande 4,
1. Lettre à Duchesne, 20 jan-
vier 1763. — 2. ld., 6 février
1763; à Rey, 28 mars 1763. —
3. Lettre à Moultou, 30 janvier
1763. — 4. Lettre à Rey, o fé-
vrier, et Note de l'édileur à
Duchesne, 6 février 1763.
262
LÀ VIE ET LES ŒUVRES
et Rousseau porta ses remerciments, ses observations
et son concours à l'édition de l'abbé delà Porte1.
Cependant, cette édition une fois achevée, il
revint à Rey et lui offrit, comme il l'avait déjà fait à
Duchesne,la préférence, même avec quelques légers
avantages, parce qu'il était son ami. Il trouvait
dix mille francs ; que Rey voie s'il veut les lui
donner, ou bien, s'il le préfère, cent louis comptant
et huit cents francs de rente viagère. Quel était
donc l'imprimeur qui pouvait faire de pareilles
offres? On conçoit qu'il en coûtât à Rey de payer
dix mille francs ce que son confrère venait d'avoir
pour douze cents. L'édition faite par l'auteur lui-
même aurait eu assurément des avantages, mais
elle avait le grand inconvénient de ne pas arriver la
première. Il y eut des hésitations, des lenteurs, et
Rey finit par employer le procédé de Duchesne et
faire pour rien ou presque pour rien une édition
qu'il dirigea lui-même. Rousseau n'était pas en
situation, et d'ailleurs, n'eut pas besoin d'y apporter
la même surveillance qu'à celle de l'abbé de la
Porte, cette dernière pouvant, jusqu'à un certain
point, servir de modèle; mais il ne la vit pas d'un
plus mauvais œil que l'autre 2.
Ces deux éditions, surtout la première, donnèrent
lieu à quelques incidents. Duchesne fît graver deux
portraits de Rousseau, l'un en habit ordinaire, l'autre
en costume arménien. Il obtint l'autorisation de les
vendre à part, mais non d'en placer un en tête des
œuvres. Disons à cette occasion que Jean-Jacques
1. Lettres à Duchesne, du 20jan-
vier 1763 au 4 décembre 1764;
à l'abbé de la Porte, 4 avril et
12 décembre 1763. — 2. Lettre
à Rey, 26 mai 1764.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
263
était très difficile pour ses portraits. Il ne les offrait
qu'avec une grande discrétion, mais il mettait une
extrême coquetterie à ce qu'ils fussent irréprocha-
bles. On ne saurait compter tous ceux qui furent
faits de son vivant. Il donnait ses indications, faisait
recommencer, et rarement était satisfait. Cependant
il fut assez content, dans cette circonstance, de celui
qui le représentait en Arménien1. Mais il ne goûta
jamais pleinement que celui de Latour. Aussi, fut-il
très sensible à l'attention qu'eut cet artiste de lui
faire hommage d'un second exemplaire, semblable
au premier2.
Duchesne aurait voulu aussi insérer dans son
édition une partie de la correspondance de Rous-
seau ; cette idée de livrer à la publicité des lettres
particulières le révolta. « Si vous étiez capable de
cette extravagance, lui écrivit-il, je vous enverrais
les comptes de ma blanchisseuse et de mon bou-
cher, pour les y mettre aussi 3. » Il se montra plus
facile pour un choix de Maximes, qu'on voulut y
introduire également. Quoiqu'un auteur ne soit ja-
mais bien enchanté d'un tel choix, quand il ne l'a
pas fait lui-même, il reconnut volontiers la bonne
intention, et témoigna surtout sa satisfaction pour
l'introduction dont on les avait fait précéder4.
Ces publications pouvaient servir la gloire de
Rousseau, mais laissaient sa bourse vide. Sur ces
1. Lettres à Duchesne, 21 août,
15 octobre, 9 décembre 1763;
à Rcy, 17 mars, 26 mai 1764 ; à
Daniel Roguin, mars 1763. —
2. Lettres à Lenieps, 14 octobre;
à Mm* Latour, 21 octobre et
16 décembre 1764. — 3. Lettre
à Duchesne, 25 décembre 1763.
Quelques années plus tard, il
fit la même défense à Rey,
lettre du 11 juin 1768. — 4.
Lettre à Duchesne, 20 juillet
1764.
2G4
LA VIE ET LES ŒUVRES
entrefaites, se produisit une autre combinaison qui
lui sourit beaucoup. Elle consistait à faire l'édition
sous ses yeux, à Motiers même. Une compagnie
neuchàteloise se constitua à cet effet, en grande
partie par les soins de Dupeyrou ; une imprimerie
devait être établie ; un imprimeur de Lyon nommé
Réguillat et un libraire nommé Faucbe en reçurent
la direction. Watelet consentit à s'occuper des es-
tampes1. Jean-Jacques jeta ses vues sur Deleyre
pour lui faire une préface: Deleyre, ravi d'un tel
honneur, n'eut garde de refuser: cependant, pour
un motif ou pour un autre, ce projet n'eut pas de
suite - . On comptait payer à l'auteur une dizaine de
mille francs, soit comptant, soit au moyen d'une
rente viagère. Wirtembert n'évaluait pas le produit
à moins de soixante mille francs. Dupeyrou s'enga-
gea à mener l'affaire et reçut la procuration de
Rousseau, de sorte que celui-ci n'eut plus à s'oc-
cuper de rien. Allez à Dupeyrou, répondait-il à
ceux qui lui en parlaient 3. Tout était à peu près
convenu. Il y aurait deux éditions, l'une en cinq
volumes in-quarto, l'autre en vingt volumes in-octavo.
Le Gouvernement fermerait les yeux et serait censé
tout ignorer, de sorte qu'il n'y aurait pas de cen-
sure \- On devait commencer le travail vers la tin
de l'année : mais les personnes que scandalisait
cette tolérance essayèrent de faire entendre leurs
plaintes. La compagnie des pasteurs elle-même pria
1. Lettre à Walelet, 18 no-
vembre 1764. — 2. Lettres de
Deleyre à Rousseau, 18 février
et 6 août 1763. — 3. Lettres à
Dupeyrou, 29 novembre et 13
décembre 1764, 24 et 31 jan-
vier 1765; à Rey, 18 mars 1765;
de Wirtembert à Rousseau, 20
mars 1765. — 4. Lettre de Mont-
mollin à Sarasin, 15 janvier
1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
2o:>
le Gouvernement de s'opposer à l'impression '. Ces
obstacles du reste auraient dû être prévus. Rous-
seau en effet avait recommencé récemment, par sa
publication des Lettre* de la Montagne , à soulever
les passions religieuses, à irriter l'opinion, à s'atti-
rer des condamnations et à tant faire, en un mot,
que le Conseil ayant révoqué la permission tacite
qu'il avait accordée, les entrepreneurs n'osèrent en-
gager leurs fonds dans une affaire qui devenait si
hasardeuse 2. « Le Roi ne se mêlera de rien, avait
écrit Milord Maréchal à Rousseau, en lui annonçant
comme imminente cette révocation ; je ferai ce que
je pourrai, mais paraissez le moins possible, afin
que, si le projet échoue, cela ne retombe pas sur
vous3. » « Vous pourriez, lui disait-il encore, faire
agir directement la Cour, par une dispense de per-
mission ; mais je crois que la Cour ne fera rien4. »
Jean-Jacques, trop fier pour tenter de faire revenir
le Conseil d'Etat sur sa décision, ne manqua pas
néanmoins de dire à Milord Maréchal la satisfac-
tion qu'il éprouverait, s'il pouvait continuer son
oeuvre. IL était dans ce moment-là en lutte ouverte
avec les pasteurs ; mais la Cour était pour lui.
Cependant, malgré la réponse favorak>le du Roi, il
ne se crut pas en situation de mener à bien l'entre-
prise 5.
Les ressources qu'il espérait de ce côté allaient
donc lui échapper ; mais il eut la chance de trouver
dans le dévouement du riche Dupeyrou l'équivalent
de ce qu'il perdait, avec les inquiétudes en moins.
1. Lettre de Montmollin à Sa-
rasin,i6 avril 1765. — 2. Lettre de
Rousseau à Rey, 11 janvier 1765.
— 3. Lettre de Milord Maréchal
à Rousseau, 18 janvier 1765. —
4. ld., 9 février 1765. — 5. Let-
tre à Meuron, 13 avril 1765.
266
LA. VIE ET LES ŒUVRES
Par un traité en forme , Dupeyrou voulant lui assu-
rer une existence honnête, prit à son compte les
frais et les embarras de l'édition générale et resta
le dépositaire des papiers, des Confessions et des
manuscrits de son ami , sauf le Dictionnaire de Mu-
sique , dont on ne pouvait pas disposer sans le con-
sentement de Duchesne ' ; le tout à la charge d'en
user dans le temps et de la manière indiqués par
l'auteur. Si celui-ci venait à mourir, Dupeyrou s'en-
gageait encore à avoir soin de Thérèse. En un mot,
il se chargeait de tout et débarrassait Jean-Jacques
des soins matériels, qui étaient un si grand ennui
pour lui. Celui-ci hésita néanmoins. « Il y aura bien
du malheur , dit-il , si l'intérêt que vous voulez
prendre à moi et la confiance que j'ai en vous ne
nous amènent pas à quelque arrangement qui con-
tente votre cœur, sans faire souffrir le mien, » mais
Dupeyrou et lui se connaissaient si peu ! S'ils fai-
saient un voyage ensemble, ils seraient plus sûrs
l'un de l'autre \ Dans la crainte d'abuser des bonnes
dispositions de Dupeyrou, Jean-Jacques se tourna
de nouveau du côté de Rey et lui offrit, soit tous
ses ouvrages présents et à venir pour mille francs
de rente, soit ses Confessions pour six cents, tou-
jours à la charge de ne les publier qu'après sa
mort 3 ; puis il revint à la société des négociants de
Neuchàtel 4. Enfin, tout le reste lui échappant, il
fut heureux de se reprendre aux offres que Dupey-
rou n'avait jamais cessé de lui faire 5.
1. Lettres à Duchesne , 16 dé-
cembre 1764; à Dupeyrou, 14
février 1765. — 2. Lettres à
Dupeyrou, 24 et 31 janvier 1765.
— 3. Lettre à Rey, 18 mars 1765.
— 4. ld., 17 avril 1765. —
5. Lettre à Dupeyrou, 12 jan-
vier 1769.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
267
Les arrangements qu'il prit en cette circonstance
lui procurèrent un grand soulagement. Il y trouvait
du même coup des ressources pour sa vieillesse et
des assurances pour l'honneur de sa mémoire. On
ne s'étonne que d'une chose, c'est qu'il ait tant ter-
giversé et tant attendu avant d'accepter des propo-
sitions si avantageuses. De son côté, Dupeyrou s'ac-
quitta de ses engagements de la façon la plus géné-
reuse. Tant que Rousseau vécut, il fut pour lui un
vrai ami, et après que celui-ci fut mort, il lui con-
tinua encore son affection par l'intérêt qu'il témoi-
gna à Thérèse et les soins qu'il donna à la publica-
tion de ses ouvrages.
L'édition convenue avec Dnpeyrou se fit en Hol-
lande, chez Rey, et parut vers la fin de 1769. Jean-
Jacques n'y voulut avoir aucune part. Vous pouvez
la dédier à qui bon vous semblera, avait-il écrit à
Rey. Elle fut dédiée à Dupeyrou, mais celui-ci au-
rait préféré qu'elle le fût à un plus haut person-
nage, au prince de Conti, par exemple1. Quand
Rousseau reçut les volumes, il en fut médiocrement
content. Il lui déplut notamment d'y voir ce mé-
moire, dont il rougissait, sur la Vertu la plus néces-
saire aux héros, et encore avait-on pris soin de le
mutiler2. Il préférait pourtant encore les éditions
de Rey aux autres, qui étaient, disait-il, infidèles,
falsifiées et faites avec les plus sinistres intentions 3.
Il est à remarquer que, peu d'années après, il en-
veloppait Rey dans la même réprobation que ses
confrères \
1. Lettre de Rousseau à Rey,
27 avril 1769. — 2. Même lettre,
et aussi, Lettre à Saint-Germain,
s. d. (printemps de 1770).— 3.
Lettre à Rey, 14 juin 1772. — 4.
Déclaration de Rousseau, insé-
rée dans la Gazette des Lettres,
des Sciences et des Arts, n° du
19 février 1774.
268
LA VIE ET LES ŒUVRES
Il est inutile de citer toutes les réimpressions
partielles qui se faisaient en même temps que l'édi-
tion générale : celle du Devin, pour laquelle Fau-
teur se désespérait de ne pouvoir obtenir les cor-
rections, si nécessaires pourtant, dans une œuvre mu-
sicale ' ; les Lettres de la Montagne , qui s'impri-
maient à Lyon 2, et d'autres encore. L'Emile en
était, rien qu'à Pise. à sa cinquième édition; celles
d'Italie ne se comptaient plus3.
Il paraissait même, sous le nom de Rousseau, des
écrits qui n'étaient pas de lui, par exemple, une
lettre intitulée : Jean-Jacques Rousseau, citoyen de
Genève, à Jean-François Montillet , archevêque et
seigneur d'Auch, 15 mars 1701. L'auteur était un
avocat de Toulouse, nommé Firmin Lacroix, qui
imitait assez bien le style du citoyen de Genève.
Celui-ci en publia un désaveu imprimé. Beaucoup
de personnes y avaient été prises, Deleyre, entre
autres *.
Il parait qu'on lui attribua aussi un livre ayant
pour titre : Des Princes. Comme cet ouvrage disait
du mal du gouvernement de Berne, Rousseau jugea
qu'il était de son intérêt de le désavouer5. Du reste,
1. Leilres à Rey, août 1766,
13 juin 17o7. — 2. Lettre à Das-
tier, 17 février 1705. — 3. Lettre
de Mme de l'erdelin à Rousseau,
5 janvier 1765. — 4. Bachau-
mOnt, 12 mai et 3 juin 1764.
— Lettres de Rousseau à Rey,
9 juin, 5 et 10 novembre 1764;
de Deleyre à Rousseau, 2 juillet,
6 août 1764; de Mm» de Crcqui
à Rousseau, 6 juin 1764. — F. La.
croix avait publié précédem-
ment, à propos, de la renon-
ciation de Rousseau à la bour-
geoisie, sa renonciation à la
société, qui n'était qu'une es-
pèce de charge. — o. Lettres à
Chaillet, 3 avril 1764; à Du-
chesne, 2 décembre 1764; au
P. de Felicc, 14 mars 1765; à
Dupeyrou, 14 mars 1765; de Sa-
rasm à Monlmollin, 22 mai
1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 2G9
on doit dire à sa louange qu'il n'a jamais désavoué
que ce dont il n'était pas l'auteur.
VIII
Parmi les occupations de Rousseau, il ne faut pas
oublier la botanique. Toute sa vie, il goûta la pro-
menade et les longues excursions, et sa santé avait
un tel besoin d'exercice que, pendant un hiver en-
tier, il fut obligé de fendre du bois du matin au soir,
pour se procurer des nuits supportables1.
Ou conçoit que l'été, il lui était plus agréable et
non moins sain de prendre cet exercice au milieu
des superbes montagnes de la Suisse. Jusqu'alors,
il avait senti peu d'attrait pour la botanique. Il l'as-
sociait, dans sa pensée, aux fourneaux de Mmc de
Warens et lui trouvait comme un arrière-goût de
pharmacie. Mais il était observateur; il aimait la
nature ; peut-être que son esprit, en vieillissant, se
fatiguait des longues méditations ; la riche flore des
Alpes devait tenter sa curiosité. « Je donnerais tout
au monde pour savoir la botanique, écrivait-il à
Mmc de Boufflers, après lui avoir l'ait l'énumération
de ses souffrances physiques et morales; c'est la vé-
ritable occupation d'un corps ambulant et d'un esprit
paresseux. Je ne répondrais pas que je n'eusse la folie
d'essayer de l'apprendre, si je savais par où com-
mencer 2. » Il fut donc heureux de trouver, dans le
docteur dTvernois, un professeur bienveillant, qui
se chargea de lui donner les premières connais-
1. Lettres à M11' Bondeli, 2S ] 1764. — 2. Lettres à il/™e de
janvier; à Duchesne, 26 février | Boufflers, 6 août 1764.
270
LA VIE ET LES ŒUVRES
sances de la science des fleurs, en herborisant avec
lui1. Par surcroit, il vit là un moyen d'adoucir la
rage de ses ennemis. « On ne fera jamais passer
pour un conspirateur, écrivait-il à Malesherbes, un
homme qui ne fait que de la botanique. Avec un
Linnœus dans la poche et du foin dans la tête, j'es-
père qu'on ne me pendra pas 2. Bientôt la bota-
nique devint pour lui une passion, et elle resta jus-
qu'à son dernier jour l'occupation à laquelle il con-
sacra le plus de temps. On s'étonne que, lui qui
n'était pas riche et avait un si profond dédain pour
les livres, ait acheté tant d'ouvrages savants, consi-
dérables et coûteux sur cette science3. Bien plus,
quoiqu'il eût renoncé, disait-il, à écrire, il reprit la
plume pour écrire sur la botanique. Ce n'est pas
qu'il ait jamais été un naturaliste bien distingué.
« La botanique, dit-il, telle que je l'ai toujours con-
sidérée, et telle qu'elle commençait à devenir une
passion pour moi, était précisément une étude oi-
seuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs,
sans y laisser place au délire de l'imagination ou à
l'ennui d'un désœuvrement total. Errer nonchalam-
ment dans les bois et dans la campagne ; prendre
machinalement çà et là tantôt une fleur, tantôt un
rameau; brouter mon foin presque au hasard; ob-
server mille et mille fois les mêmes choses , et tou-
jours avec le même intérêt, parce que je les ou-
bliais toujours, était de quoi passer l'éternité, sans
pouvoir m'ennuyer un moment \ Jean-Jacques a
donc bien plus herborisé en amateur qu'en savant.
1. Confessions, 1. XII. — Rê-
veries, 5e et 7e promenades. —
2. Lettre à Malesherbes, 11 no-
vembre 17G4. — 3. Lettre à
Rey, 28 septembre 1767, et
autres lettres. — 4. Confes-
sions, 1. XII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
271
Sans renoncer à jeter à l'occasion un coup d'œil
sur ses travaux, on peut dire que le côté intéressant
de sa botanique n'est pas dans ses livres, mais dans,
ses herborisations 1 . Il n'a commencé à étudier les
principes que pendant l'hiver de 1764 à 1765, et dès
le printemps suivant, il ne songe plus qu'à l'achat
des instruments nécessaires, microscope, pince,
ciseaux 2 ; il ne rêve qu'excursions ; il entreprend de
communiquer sa passion à Dupeyrou3 ; il abandonne
ses autres distractions, l'optique, les enluminures,
pour se livrer exclusivement à sa science favorite.
« Je raffole de botanique, dit-il; cela ne fait
qu'empirer tous les jours ; je n'ai plus que du foin
dans la tête; je vais devenir plante un de ces ma-
tins et je prends déjà racine à Motiers, en dépit de
l'archiprètre qui continue d'ameuter la canaille
pour me chasser \ »
Outre ses promenades quotidiennes autour de
Motiers , il en faisait de temps en temps de beau-
coup plus longues, qui duraient une ou deux se-
maines. D'Escherny, qui l'accompag-nait le plus
souvent, en a retracé le souvenir. La relation qu'il
en donne est d'autant plus utile à connaître qu'elle
nous offre un Rousseau tout nouveau, absolument
différent de celui que nous connaissons, un Rous-
seau g-ai, presque folâtré, aimable, simple, sans
façon. Là, au milieu de sa chère nature, entouré de
quelques amis, éloigné du reste des hommes, il
oubliait et ses ennemis, et ses soupçons, et ses cha-
grins, et l'univers tout entier ; il ne posait plus, il
1. Lettres à D., 7 février; à
Dupeyrou. 11, 16 et 29 juin
1765. — 2. Lettres à d'Ivernois,
7 et 17 janvier; à Coindet,
27 avril 1765. — 3. Lettre à
Dupeyrou, 29 avril 1765. —
4. Lettres à d'Ivernois, 20 juillet
et 1er août 1765.
272 LA VIE ET LES ŒUVRES
vivait pour lui-même. En admettant que d'Escherny
ait un peu forcé la note joyeuse, son récit servirait
à corriger celui de Rousseau lui-même, qui ne con-
naissait que la note triste et morose.
Tn jour ils partirent pour le Chasseron. Il y avait
o lieues, à toujours monter. Jean-Jacques, avec
d'Escherny arrivent les premiers, et, pour narguer
leurs compagnons, se mettent à sauter et à gam-
bader. Dupeyrou surtout était excédé. « Et c'est
dans ce temps-là même, ajoute d'Escherny, que
Rousseau entretenait l'Europe de ses souffrances et
de ses infirmités. Je ne l'ai jamais vu incommodé ;
il jouissait de la meilleure santé; il cheminait, gam-
badait, comme on vient de le voir, et mangeait de
fort bon appétit... » Le lendemain matin (après une
nuit passée sur du foin, dans un chalet), comme on
demandait suivant l'usage : « avez-vous bien dormi?
— Pour moi, dit Rousseau, je ne dors jamais. —
Le colonel de Pury l'arrête, et d'un ton leste et
militaire : Par Dieu. M. Rousseau, vous m'étonnez !
Je vous ai entendu ronfler toute la nuit ; c'est moi
qui n'ai pas fermé l'œil. » Après déjeuner on cause,
on herborise. La conversation de Rousseau s'élevait
parfois à de grandes hauteurs. Tantôt il parlait sur
la vanité de la gloire ; une autre fois, ayant été
témoin d'un orage au-dessous d'eux, « Rousseau,
dit d'Escherny, était en extase. Je ne l'ai jamais
entendu parler avec autant de véhémence. R nous,
parlait alors comme il écrit ; mais il y entrait je ne
sais quoi de solennel et de pathétique. Le spectacle
l'inspirait ; tout ce qu'il nous dit aurait fait la ma-
tière de la plus touchante homélie. »
L'excursion du Rrot montre peut-être encore mieux
le côté familier du caractère de Rousseau. jN'ou-
DE JEAX-JACQUES ROUSSEAU. 273
blions pas que cette promenade eut lieu dans un des
moments les plus pénibles et les plus tourmentés
de sa vie, au mois de juillet 1765 ; mais rien ne
l'arrêtait, quand il s'agissait d'aller herboriser dans
la montagne. On jouit de ses dîners de deux heures,
après une journée fatigante, de sa gaité, de ses
rires, de ses plaisanteries ; on goûte avec lui la
lecture des petits romans sans prétention, ou encore
ses jeux d'enfant, le jeu de l'oie, par exemple,
auxquels il prenait un véritable plaisir ; et alors on
comprend mieux l'impartialité et la bienveillance
avec lesquelles il parlait des auteurs vivants, même
de Diderot, même de Voltaire ; on s'intéresse à la
préparation de ses plantes1. Du reste, quand lui-
même parle de ses excursions, son ton prend en
général plus de sérénité 2. La nature avait le don
de lui faire oublier les hommes. Que n'a-t-il fait de
la botanique toute sa vie !
Enfin, comme supplément à toutes ces occupa-
tions, il se mit à faire des lacets. Ou plutôt c'est
par là qu'il commença ; car la botanique et le reste
ne tardèrent pas à se substituer aux lacets. On se
représente difficilement l'auteur de Y Emile installé
à sa porte avec son métier, l'emportant dans ses
visites, ou se réunissant avec ses voisines, pour
causer tout en travaillant. Les femmes de Métiers
étaient bavardes et médisantes ; les filles aimaient
à attirer les jeunes gens ; il en trouva pourtant qui
étaient aimables et spirituelles et fit des connais-
sances qui durèrent ; entre autres une jeune fille,
1. D'ESCHERNY, De Rousseau,
etc., ch. ri à xxiii. — 2. Lellre
de Rousseau à Dunnjrou, 10 sep-
tembre 1769 ; — Rêveries, 5e et
7e promenades.
18
274
LA VIE ET LES ŒUVRES
nommée Isabelle tTIvernois, dont le père était pro-
cureur g-énéral de Neufchàtel. Elle l'appelait son
papa ; il l'appelait sa fille ; elle le prit pour con-
seiller et pour directeur. Il correspondit long-temps
avec elle et se persuada qu'il lui avait été fort
utile.
11 ne parait pas qu'il fit commerce de ses lacets,
mais il les employait à faire des présents à ses
jeunes amies lorsqu'elles se mariaient, à condition
qu'elles nourriraient leurs enfants. Cela donne à
supposer que son métier de fabricant de lacets était
plutôt une attitude qu'une occupation véritable.
Des dames, même de ses plus intimes, Mme Latour,
par exemple ' , lui demandèrent de ses lacets ; mais
elles ne remplissaient pas la condition indispen-
sable ; elles essuyèrent un refus. À plus forte rai-
son, refusa-t-il d'en donner à Moultou2. Naturelle-
ment, il accompagnait ses envois d'une lettre de
félicitations et de conseils3. .
IX
Pendant que Rousseau était à Motiers, il éprouva
plusieurs pertes qui lui furent sensibles.
D'abord celle de Mme de Warens. Elle mourut au
mois d'août 1762, « accablée de maladies, de mi-
1. Lettre à Mme Latour, 27 jan-
vier 1763. — 2. Lettre de Moul-
tou à Rousseau, 2o septembre
1762. — 3. Lettres de Rousseau
à iWlle dUvernois, s. d. (fin de
1762), en lui envoyant le pre-
mier lacet de sa façon (celte
demoiselle d'Ivernois était
probablement la sœur aînée
d'Isabelle) ; à iWlle Lsabelle d'I-
vernois (et non M1U Galley),
14 mai 1764, en lui envoyant
un lacet. "Voir F. Berthoud,
ch. x et appendice.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
275
sères, abandonnée des injustes humains '. » Jean-
Jacques avait cessé presque toute relation avec elle.
Il parut néanmoins vivement frappé par sa mort.
A l'entendre, c'était la meilleure des femmes et des
mères ; la perte qu'il fait est irréparable ; mais elle
quitte cette vallée de larmes, pour passer dans le
séjour des bons, auprès des Fénelon , des Bernex,
des Catinat, et préparer à son élève la place qu'il
espère un jour occuper près d'elle 2. Qu'un mot de
repentir, qu'un sentiment de remords eussent bien
mieux valu que ces compliments inutiles!
La mort enleva encore une autre personne pour
laquelle Rousseau éprouvait un sincère attache-
ment, le maréchal de Luxembourg-. Il l'avait tou-
jours aimé et le regretta vivement. Il lui avait
laissé, lors de son départ précipité de Montmorency,
son testament et une reconnaissance d'une somme
de l,57o francs; il ne rentra en possession de ces
deux pièces qu'après la mort du maréchal 3. Il sut
que ce dernier s'était toujours intéressé à lui; que
jusqu'à la fin, il avait parlé de lui avec une grande
sensibilité 4 ; ce qui ne l'empêche pas de dire que,
sous l'influence de sa femme, il l'avait un peu dé-
laissé depuis ses malheurs. Dans la lettre de condo-
léances qu'il écrivit à la maréchale, il ne sut pas
s'abstenir de g-lisser un reproche. « A votre exemple,
dit-il, il m'avait oublié 5. » Mmc de Luxembourg-
n'eut pas de peine à se justifier ; mais comment sa-
1 . Lettre de Conz-ié à Rousseau,
4 octobre 1762. — 2. Confes-
sions, 1. XII. — 3. Lettres de La
Roche, vaiet de chambre du
maréchal de Luxembourg, à
Rousseau, 11 et 22 juin 17(34.
— 4. Lettre de Mn"> de Chcnon-
ceaux à Rousseau, juillet 1764.
— 5. Lettre à Mme de Luxem-
bourg, 5 juin 1764.
276
LA. VIE ET LES ŒUVRES
tisfaire les exigences de Jean-Jacques1? Quoi qu'il
en soit, à partir du jour où le maréchal ne fut plus
là, les rapports ne tardèrent pas à devenir plus
rares et plus froids. Mais à qui la faute ? Au fond,
Jean-Jacques n'a jamais beaucoup aimé Mmc de
Luxembourg- ; il la craignait, et la crainte détruisait
en lui l'affection. Il n'aurait pas eu à s'étonner que
Mmo de Luxembourg eût répondu à ses sentiments
par des sentiments semblables ; loin de là, elle ne
cessa de s'intéresser vivement à lui, au point de re-
cevoir d'assez mauvaise grâce les essais de justifica-
tion de Voltaire, dans les démêlés qu'il eut avec
lui2. « Je ne puis souffrir, écrivait en 1760 la du-
chesse de Choiseul à Mme du Deffand, que Mm0 la
maréchale de Luxembourg se tourmente à se rendre
malade, des malheurs qu'attirent à Rousseau ses
folies fastueuses, quand il est bien sûr qu'il ne sa-
crifierait pas pour elle un grain de son insolent or-
gueil 3. » A cette époque, Jean- Jacques s'informait
encore de la maréchale avec un certain intérêt A ;
mais bientôt, dans sa correspondance et dans ses
Confessions, il ne sut répondre à son affection que
par les accusations les plus injustes5. Comme nous
l'avons déjà dit, on a beau chercher dans la con-
duite et dans les procédés de l'un et de l'autre, on
ne voit rien qui justifie Rousseau, et l'on voit au
contraire beaucoup de choses qui tendent à justi-
fier Mmc de Luxembourg. Pourquoi, sans motif et
1. Lettre de Mm° de Luxem-
bourg à Rousseau, 10 juin; de
Rousseau à MmB de Luxembourg,
17 juin 1764. — 2. Lettre de M"">
du Deffand à Voltaire, 17 juin
176'). — 3. Lettre de la duchesse
de Choiseul à Mm° du Deffand,
17 juillet 1766. — 4. Lettres à
Guy, 19 avril, 2 août 1766 et
février 1767. — o. Confessions,
1. XII ; — Lettre à Saint-Ger-
main, 26 février 1770.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 277
contre tout motif, la taxer de fausseté et d'hypo-
crisie.
Mais il avait été maladroit avec elle et il s'ima-
gina qu'elle devait lui en savoir mauvais gré ; il
avait eu avec elle quelques froids passagers et il en
fit des querelles sérieuses; en un mot, il avait eu
tous les torts et il en conclut qu'elle devait les lui
faire sentir par sa haine. De sorte qu'il se fit une
arme de ses propres fautes et -de ses injures pour
attaquer les autres. Habitué à être gâté par les
grandes dames, il est comme les enfants gaies, qui
deviennent d'autant plus exigeants qu'on leur cède
davantage. « Cependant, ajoute-t-il, je ne puis la
croire essentiellement méchante, ni perdre le sou-
venir des jours heureux que j'ai passés près d'elle et
de M. de Luxembourg. De tous mes ennemis, elle
est la seule que je croie capable de revenir, mais
non pas de mon vivant. Je désire ardemment qu'elle
me survive, sûr d'être regretté, peut-être pleuré
d'elle après ma mort '. » Et voilà tout ce que peuvent
lui inspirer de mieux des années de bienfaits et
d'affection !
1. Confessions, 1. XII; — ! vrier 1770.
Lptlre à Saint-Germain, 26 fé-
CHAPITRE XXIV
De juin 1762 au 7 septembre 1765.
Sommaire : Affaires de Genève. — I. Rousseau renonce solennelle-
ment à ses droits de bourgeoisie. — Représentations adressées au Con-
seil par les bourgeois de Genève. — Rousseau cherche à calmer les es-
prits. — Lettres de la Campagne.
II. Lettres de la Montagne. — La question des miracles. — Le droit
de représentation et le droit négatif. — Impression des Lettres de la
Montagne. — Leur introduction clandestine en France. — Les Lettres
brûlées à Paris et à La Haye et interdites à Berne. — Attitude de Ge-
nève : le Conseil, les amis de Rousseau, les ministres. — Lettre de
Mably. — Guerre de brochures. — Rousseau prêche la modération. —
Les Lettres brûlées à Genève ; nouvelles représentations.
III. Le Sentiment des Citoyens. — Polémique de Rousseau avec
Vernes à ce sujet. — Attitude de Voltaire.
IV. Rôle considérable de Voltaire dans les affaires de Genève. — Vol-
taire veut se réconcilier avec Rousseau. — Rousseau engage ses amis à
profiter des bonnes dispositions de Voltaire. — La médiation. — Les
Natifs. — Projets d'accommodement. — Blocus de la ville par les puis-
sances médiatrices. — Rousseau envoie des conseils et des secours. —
Ses efforts en faveur de la pacification. — Pacification. — Nouveaux
conseils de Rousseau. — Le peuple s'associe à sa joie. — Le Docteur
Pansophe. — La Guerre de Genève.
V. Affaires de Motiers. — Situation de Rousseau vis-à-vis de Mont-
mollin, son pasteur. — Que devait attendre Rousseau 1° de Frédéric; —
'2° du Conseil d'État: — 3° des Pasteurs. — La classe des Pasteurs dé-
nonce au Conseil d'Etat les Lettres de la Montagne. — Rousseau pro-
met de ne plus écrire sur la Religion. — Montmollin cherche en vain à
se prévaloir des droits de son église. — Rousseau refuse de se présenter
au Consistoire. — Le Conseil d'État exempte Rousseau de la juridiction
du Consistoire. — Triomphe de Rousseau. — Il s'engage à ne plus
écrire. — Publications en sa faveur. — Les Lettres de Dupeyrou. —
Nouvelles excitations de Montmollin. — La Vision de Pierre de la
Montagne. — Lapidation de Rousseau. — Son départ de Motiers-
Travers. — Enquête du châtelain. — Nouveaux désordres. — Méconten-
tement du Roi contre les Pasteurs.
VI. Projets de départ de Rousseau. — La communauté de Couvet lui
offre un asile. — Dernière lettre de Dupeyrou. — Embarras de Mont-
mollin. — L'issue de ces démêlés ne satisfit personne. — Nouveau res-
crit du Roi de Prusse.
LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 279
I
De toutes les condamnations et de toutes les dis-
grâces qu'attirèrent à Rousseau ses derniers écrits ,
aucune ne le blessa aussi cruellement dans ses
affections et dans son amour-propre que celles qui
partaient de Genève. Etre condamné par sa patrie,
être chassé ou forcé de s'exiler de sa patrie, était à
ses yeux un malheur sans égal. Il en gémissait pour
lui ; il n'en gémissait guère moins pour son injuste
et ingrate patrie. Car il était persuadé qu'il avait
rendu à Genève les plus grands services. Ne venait-
il pas de faire encore pour elle son Contrat social?
Ne la rendait-il pas participante de sa gloire? Le
Contrat social était, à la vérité, un bienfait dont elle
se serait bien passée ; mais précisément, Rousseau
ne lui pardonnait point le peu de cas qu'elle en fai-
sait. Il reprochait au Conseil ses arrêts, à ses enne-
mis leurs intrigues, à ses amis même leur indiffé-
rence et leur mollesse. D'après la Constitution de
Genève, tout citoyen qui croyait la loi violée ou
qui improuvait la conduite des magistrats avait le
droit de faire des représentations au Conseil. Au
lieu des lettres banales qu'on lui écrivait, au lieu
des témoignages de condoléance , sans aboutissant
possible, qu'on lui donnait, pourquoi avait-on reculé
devant ce moyen légal et pratique? Aussi Jean-
Jacques se détachait chaque jour davantage de
Genève. « Renoncerez-vous à une patrie indigne de
vous, » lui écrivait Moultou, aussitôt après l'arrêt
du Conseil1. Il est vrai que par ces mots, Moultou
entendait plutôt un exil volontaire qu'une renoncia-
1. Lettre de Moultou à Rousseau, 22 juin 1762.
280
LA VIE ET LES ŒUVRES
tion en règle ; et à cet égard, Rousseau n'avait pas
tardé à déclarer que jamais il ne remettrait . les
pieds à Genève. Il eu avait assurément le droit ;
mais s'il crut punir ainsi les Genevois, il dut bien-
tôt s'apercevoir qu'il ne punissait que lui et ses
amis. Refuser d'habiter un pays où il se trouvait
mal et dont il avait à se plaindre, c'était d'ailleurs
un procédé trop simple, trop à la portée de tout le
monde pour lui convenir. II lui fallait poser en per-
sécuté et en grand homme. En vain Moultou com-
battit son projet d'abdication solennelle1; Jean-
Jacques y tenait et il finit par l'accomplir. En vain
reçut-il de Milord Maréchal des conseils de modé-
ration 2. « J'ai pris le parti , écrivait-il , dès le
10 août 1762, de renoncer à ma patrie, et même
d'y renoncer publiquement ; mais comme je ne con-
sulte en ceci que ma convenance et mon honneur,
sans que la passion s'en mêle, j'attendrai, sans me
presser, l'occasion favorable, et jusque-là je les
laisserai triompher en paix3. » Il attendit en eflet
près d'une année. Enfin, le moment venu, voici la
lettre qu'il écrivit au premier syndic de la république
de Genève :
Motiers-Travers, le 12 mai 1763.
Monsieur,
« Revenu du long étonnement où m'a jeté, de la part du
Magnifique Conseil, le procédé que j'en devais le moins
attendre, je prends enfin le parti que l'honneur et la rai-
son me prescrivent, quelque cher qu'il en coûte à mon cœur.
1. Lettres de Moultou à Rous-
seau, 19 février, 19 mars, 20
avril 1763. — 2. Lettres de Mi-
lord Maréchal à Rousseau, 22 et
24 février 1763. — 3. Lettres à
Marcel, 10 août et 20 août
1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 281
Je vous déclare donc, Monsieur, et je vous prie de dé-
clarer au Magnifique Conseil, que j'abdique à perpétuité
mon droit de bourgeoisie et de cité dans la ville et répu-
blique de Genève, etc. »
Le Conseil fit inscrire sur ses registres une simple
mention de cette lettre, et ne parait pas s'en être
occupé autrement *.
Cette déclaration, si peu importante en apparence,
d'un citoyen d'une petite république qui prend le
parti de la quitter, fut cependant le point de départ
d'événements assez graves. Cinq ou six ans après,
les troubles qu'elle occasionna étaient à peine ap.it-
sés.
Au premier moment, l'acte de Rousseau fut géné-
ralement blâmé. Il le fut naturellement par ses
ennemis, et, cbose plus grave, ils en triomphèrent
et s'en réjouirent", il le fut par ses amis, qui, par
une raison contraire, s'en affligèrent3. Moultou, qui
avait essayé de l'empêcher tant qu'il n'avait été
qu'en projet, l'approuva aussitôt qu'il fut accompli \
D'autres ne furent pas d'aussi bonne composition.
Chappuis notamment écrivit à Jean-Jacques une
lettre d'observations et de reproches. Jean-Jacques
se justifia, exposa ses raisons ; mais eut le tort sur-
tout de les propager dans tout Genève, au moyen
de copies de sa lettre. Elle n'était bonne en effet
qu'à exciter les esprits et peut-être à soulever des
1. Registres du Conseil d'État, I — 3. Lettre de Moultou à Rous-
16 mai 1763. — 2. Rousseau,
dit Voltaire, se croit Charles-
Quint abdiquant l'Empire.
Lettre à Verne s , 24 mai 1763.
seau. 7 juin 1763. — 4. Lettres
de Moultou à Rousseau, 19 fé-
vrier, 19 mars, 20 avril; et en
sens contraire, 17 mai 1763.
282
LA VIE ET LES ŒUVRES
troubles '. Chappuis allait jusqu'à dénier à Rous-
seau le droit de renoncer à son titre. On pourrait
incarcérer, disait-il, un citoyen qui ferait une pa-
reille demande2. C'est possible, mais celui qui la
fait a la précaution de se mettre à l'abri d'une ar-
restation. Il est plus probable, d'ailleurs, qu'aujour-
d'hui, on se contenterait de lui rire au nez. Le cas
de Rousseau est si exceptionnel que les législations
ne prennent pas la peine de le prévoir. Que Jean-
Jacques ait été moralement répréhensible, cela est
assez évident; mais on serait tenté de dire que, dans
cette circonstance, il fit bien plus qu'une faute, il
fît une sottise.
Et cependant il arrive quelquefois que rien ne
réussit mieux qu'une sottise. L'abdication de Rous-
seau mit la bourgeoisie en émoi ; on voulait à tout
prix retenir le grand homme; des citoyens, des
artisans, des dames même lui écrivirent pour le
presser de revenir sur sa détermination3. On parla
de représentations \ enfin on s'obstina à lui donner
autant et plus qu'il n'avait jamais demandé.
Le 18 juin 1763, eurent lieu les premières repré-
sentations. Quarante bourgeois, ayant Deluc à leur
tète, allèrent demander au Petit Conseil que le ju-
gement contre Rousseau fût rapporté : « déclarant
qu'aux termes des édits concernant les sentences
contre les livres dangereux, le sieur Rousseau de-
1. Lettres de Moullou à Bous-
seau, 2o et 29 juin ; de Rousseau
à Moultou, 7 juillet 1763. — 2.
Lettres de Rousseau à Chap-
puis, 12 et 24 niai 17G3; à Théo-
dore Rousseau, 5 juin 1763; à
Duclos, 30 juillet 1763. — 3.
Voir la Correspondance , pu-
bliée par Streokeisen-Moul-
TOU, et Gaberel, Rousseau et
les Genevois. — h. Lettre de
Moultou à Rousseau, 7 juin
1763.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 283
vait être appelé, supporté sans diffame ni scandale,
admonesté plusieurs fois, et qu'il ne pouvait être
jugé qu'en cas d'opiniâtreté obstinée... Que le Con-
trat social était un traité de droit naturel semblable
à ceux qui se vendent dans la ville. » Ils deman-
daient aussi que les tribunaux fussent présidés par
les syndics; qu'aucun citoyen ne pût être empri-
sonné avant d'avoir été interrogé par un magistrat,
et enfin que le Conseil général fût juge des points
contestés. Le Conseil répondit, en ce qui concer-
nait Rousseau, que les édits s'appliquaient aux pa-
roles contre l'Etat ou la religion , mais non aux
écrits, lesquels n'ont pas besoin d'explication, et que
du reste, il avait le droit de répondre négativement
aux représentations, sans en appeler au Conseil gé-
néral. Ces refus ne firent qu'irriter les esprits.
Bientôt une seconde, puis une troisième représen-
tation furent faites ' par un nombre toujours crois-
sant de citoyens. Neuf fois en trois ans, dit Gaberel,
on réclama de la même façon le retrait de la con-
damnation de Rousseau, et neuf fois la réponse fut
négative. La bourgeoisie fut divisée en deux par-
tis : d'un côté ceux qui faisaient des représentations,
le parti des représentants, au nombre d'environ six
cents; de l'autre côté, les partisans du Conseil et de
ses réponses négatives, les négatifs, au nombre de
quatre cents. Au-dessous, le peuple des natifs qui
ne votait pas, mais qui avait son opinion, était en
général favorable à Rousseau, et aurait, en cas de
troubles, lourdement pesé sur les événements2.
Rousseau devait être satisfait sans doute des té-
1. Le 8 et le 20 août 1763. I Genevois, ch. xn.
- 2. Gaberel, Voltaire et les
281
LA VIE ET LES OEUVRES
moignages de sympathie qu'on lui donnait? Il fau-
drait peu le connaître pour se l'imaginer. On l'avait,
dit-il. abandonné, on s'était tu quand il fallait par-
ler; maintenant qu'on parlait, on ferait mieux de se
taire. Il avouait toutefois que les premières repré-
sentations lui avaient été honorables, en montrant
que la procédure faite contre lui était contraire aux
lois et improuvée par la plus saine partie de l'Etat.
Mais tout acte subséquent ne serait' propre, disait-il,
qu'à détruire le bon effet du premier et à faire
croire qu'on accordait à la vengeance ce qu'on n'a-
vait donné qu'au maintien de la loi1. « Mieux valait
que ces démarches fussent faites plus tôt ou pas du
tout, car leur peu de succès compromettra les droits
de la bourgeoisie ou le repos de l'Etat2. » Ces mots
résument sa pensée de plusieurs années.
Celui qui aurait pénétré dans le cœur de Jean-
Jacques y aurait découvert sans doute plus de joie
qu'il n'en laissait voir. Son revirement, tout surpre-
nant qu'il paraisse, n'est cependant pas feint et
s'explique assez facilement. Dès le premier jour, en
effet, on avait pu prévoir où tendaient ces repré-
sentations si désirées. Ce qu'on apercevait au bout,
c'étaient de longs troubles, des révolutions violentes
et profondes, des guerres civiles, et qui sait? avec
la France si voisine et si intéressée dans la ques-
tion, peut-être l'asservissement et la mort de Ge-
nève comme Etat indépendant.
Moultou ne cacha pas ses craintes à son ami, et
l'on doit dire qu'il n'eut pas de peine à les lui faire
1. Lettres à Moultou, à Deluc
et à Gauffecourt, en date du
7 juillet; à F. H. Rousseau,
juillet; à Duclos, 30 juillet
1763. — 2. Lettre à Deluc père,
22 août 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 285
partager. Jean-Jacques, témoin d'une émeute dans
son enfance, avait juré de ne tremper jamais dans
aucune dissension civile ; il est certain qu'à ne con-
sidérer que ses actions matérielles et immédiates, il
fut toujours fidèle à son serment. Il était du nombre
de ces révolutionnaires doux, qui ne voudraient pas
tuer une mouche, mais dont les théories ne sont
propres qu'à bouleverser les Ehits et à armer les ci-
toyens les uns contre les autres*. Il ouvrait tout bon-
nement la porte aux révolutions, sauf à être désolé
qu'il prit fantaisie aux révolutions de passer par
cette porte. La race de ces prodiges d'inconsé-
quence, qui se prennent de peur pour l'œuvre qu'ils
ont préparée, n'est pas morte avec Rousseau, mais
il faut convenir qu'elle n'a jamais eu un représen-
tant plus complet. Non seulement il se tint en
dehors des représentations : mais, la première une
fois faite, il tâcha d'empêcher les autres ; non seu-
lement il ne fit rien pour attiser les troubles, mais,
en maintes circonstances (pas toujours malheureu-
sement) il s'employa à les apaiser.
Les preuves de cette action modératrice de Rous-
seau sont nombreuses. « Notre patrie s'est honorée,
lui avait écrit Moultou, en prenant votre défense ;
honorez-vous en lui rendant la paix1. » Cela lui de-
venait difficile ; il s'y employa pourtant de son mieux.
Il écrivit à ses amis pour les calmer. Pour couper
court à toutes les tentatives qu'on pourrait faire en
vue de le ramener, il affirma par serment sa ferme
résolution de ne jamais remettre les pieds dans Ge-
nève 2 ; bientôt il déclara, et il répétait à l'occasion,
1. Lettre de Moullou à Rous- I à Deluc, 7 juillet 1763.
seau, 29 juin 1733. — 2. Lettre
286
LA VIE ET LES ŒUVRES
qu'il ne voulait plus se mêler de rien l. Que le
calme tendit à renaître, ou que les Genevois fussent
en train d'entasser folies sur folies, il laissait tout
passer2.
Il ne faudrait pas croire néanmoins que ces divi-
sions fussent bien terribles ; elles étaient, au fond,
plus bruyantes que meurtrières. On intriguait, on
se disputait, mais on avait soin de laisser les armes
dans le fourreau. Un moment vint où Ton se fît sur-
tout la guerre à coups de brochures. Parmi plu-
sieurs autres tombées dans l'oubli, on remarqua les
Lettres de la Campagne, que le nom de leur auteur,
le procureur général Tronchin, l'art consommé avec
lequel elles étaient composées, leur modération de
forme et leur puissance de raison recommandaient
également à l'attention 3. Les représentants es-
sayèrent d'y répondre k , mais leur réponse fut bien
insuffisante. « Tous alors, dit Jean-Jacques, jetèrent
les yeux sur moi, comme sur le seul qui pût entrer
en lice contre un tel adversaire avec l'espoir de le
terrasser. J'avoue que je pensai de même, et poussé
par mes anciens concitoyens, qui me faisaient un
devoir de les aider de ma plume dans un embarras
dont j'avais été l'occasion, j'entrepris la réfutation
des Lettres écrites de la Campagne, et j'en parodiai
le titre par celui de Lettres écrites de la Montagne,
que je mis aux miennes 5. »
Rousseau, pour donner tout ce dont il était
capable, avait besoin d'être excité. Il aimait, tout en
1. Lettre d'Ivernois, 22 août
1763-6 juillet 1764. — 2. Lettres
de Moultou à Rousseau, 13 juillet
et octobre 1763 ; de Rousseau à
Pictct, l<r mars 1764. — 3. Let-
tres écrites de la Campag7ie,
1763, in-8 et in-12. — 4. Ré-
ponse aux lettres écrites de la
Campagne , par d'Ivernois ,
1764, in-8. — 5. Confessions,
1. XII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 287
parlant de lui, à élever et à généraliser les ques-
tions. Avec son incomparable talent de polémiste, il
était donc dans les meilleures conditions pour pro-
duire un chef-d'œuvre.
Tronchin, qui était l'âme du Petit Conseil, avait
vraisemblablement dicté les réponses qui avaient
été faites aux représentants ; son livre n'en est que
le développement. Parmi beaucoup de points trop
spéciaux à la constitution de Genève pour qu'il soit
utile de s'y arrêter, il remarque que Rousseau lui-
même, par une délicatesse patriotique qui l'hono-
rait, avait rendu le retrait de sa condamnation sans
objet, en déclarant son abdication irrévocable. —
Mais la flétrissure ? Il n'y en a point, répond Tron-
chin. Rousseau a été décrété comme l'auteur pré-
sumé de deux ouvrages jugés mauvais. Cette mesure,
dans la pensée du Conseil, n'est qu'un appointement
provisoire, une mise en accusation, nullement une
condamnation. Qu'au point de vue philosophique, il
soit permis ou non, de tout dire en religion, le
Conseil n'a pas à s'en occuper, mais simplement à
appliquer la loi. Or, elle est formelle. Le premier
article du serment des bourgeois « les oblige à
vivre selon la réformation du saint Evangile ; le
premier devoir des Syndics et du Conseil est de
maintenir la pure religion. » C'est bien à eux d'ail-
leurs qu'il appartient d'appliquer cette loi, car
« tout ce qui est du ressort de l'autorité, en matière
de religion, est du ressort du gouvernement. C'est
le principe des Protestants, et c'est singulièrement
le principe de notre Constitution, qui, dans le cas
de dispute, attribue aux Conseils le droit de décider
sur le dogme1. »
1. Lettres delà Campagne, lettre I.
288 LA VIE ET LES ŒUVRES
Mais, en cas de doute, disent les représentants,
le Petit Conseil est tenu de porter la question
devant le Conseil général. Oui, mais qui sera juge
du doute? Si ce sont les représentants, ne voit-on
pas qu'il s'en trouvera toujours quelques-uns qui
douteront ; que ce droit donné à quelques citoyens
de mettre chaque jour en question la Constitution et
les lois est exorbitant, et qu'il y a encore moins
d'inconvénient à laisser le Petit Conseil juge des
cas où il faut avoir recours au Conseil général ? Quoi
qu'il en soit, tant qu'une loi n'aura pas déterminé
quel doit être le nombre des réclamants, le Petit
Conseil restera en possession de son droit négatif1.
Il
Tronchin avait écrit une petite brochure, Rous-
seau mit un an à préparer sa réponse et répliqua
par un livre. jNous avons vu qu'il avait prévu l'effet
des représentations ; qu'il les avait blâmées, tout en
ajoutant qu'il voulait se retirer de la lutte et dé-
cliner toute responsabilité ; ses Lettres de la Mon-
tagne étaient un éclatant démenti à cette pacifique
déclaration. De la manière dont elles étaient faites,
elles ne pouvaient en effet manquer de peser d'un
énorme poids sur la suite des événements. Ce n'est
pas en racontant, et dans quel style ! toute l'histoire
de ses condamnations, les injustices dont il avait été
l'objet, les outrages qu'on lui avait fait subir; ce
n'est pas en défendant, avec la passion qu'on lui
connaît, les droits de la bourgeoisie ; ce n'est pas en
1. Lettres de la Campagne, lettre III.
DE JEANWACQUES ROUSSEAU. 289
écrasant ses adversaires sous les coups d'une polé-
mique implacable, qu'il pouvait se flatter d'apaiser
les esprits. Qu'il ait précédemment abandonné la
lice, c'est possible ; mais il y rentrait ce jour-là,
non en simple combattant, mais comme le chef d'un
des partis. Il avait deux objets en vue : d'abord lui-
même, et en second lieu ses amis les Représentants;
or, dans l'un comme dans l'autre cas, il se montrait
également ardent et agressif.
Lui reproche-t-on ses erreurs? — Quel livre,
dit-il, n'en renferme pas, et qui les lui signalera?
Il n'est pas infaillible ; — ses juges ne le sont pas
davantage. Qu'on laisse donc le public arbitre de
ces questions '. Mais si l'on tient à toute force à les
trancher, qu'on charge un tribunal ecclésiastique, le
Consistoire, de décider sur les dogmes et la reli-
gion 2. Lui reproche-t-on d'être infidèle à ses ser-
ments de bourgeois? — Qu'on dissèque sa vie,
qu'on dise s'il est un homme à pratiques et à ma-
chinations3. Veut-on entrer dans le détail de ses
idées? — Ses livres sont là. Qu'on le juge sur ce
qu'il a dit et non sur ce qu'on prétend qu'il a voulu
dire. « Lisez et jugez : Malheur à vous si, durant
cette lecture, votre cœur ne bénit pas cent fois
l'homme vertueux et ferme qui ose instruire ainsi
les humains! Eh! comment me résoudrais-je à jus-
tifier cet ouvrage, moi qui crois effacer par lui les
fautes de ma vie entière ; moi qui mets les maux
qu'il m'attire en compensation de ceux que j'ai
faits ; moi qui, plein de confiance, espère un jour
dire au Juge suprême : Daigne juger dans ta clé-
mence un homme faible : J'ai fait le mal sur la
1. Lellre I. — 2! Lettres IV et V. — 3. Lettre IV.
TOME II 19
290 LA VIE ET LES OEUVRES
terre, mais j'ai publié cet écrit1. » Il a proposé des
doutes : « Et pourquoi non, je vous prie? Où est le
crime à un protestant de proposer ses doutes sur ce
qu'il trouve douteux, et ses objections sur ce qu'il
en trouve susceptible? Si ce qui vous parait clair
me parait obscur ; si ce que vous jugez démontré ne
me semble pas l'être, de quel droit prétendez-vous
soumettre ma raison à la vôtre et me donner votre
autorité pour loi, comme si vous prétendiez à l'in-
faillibilité du Pape? N'est-il pas plaisant qu'il faille
raisonner en catholique pour m'accuser d'attaquer les
Protestants ? » Ses objections et ses doutes ne sont
donc nullement opposés à la Réforme, et il défie
qu'on lui montre qu'ils portent sur des points fon-
damentaux, si tant est que ses adversaires sachent
en quoi consistent les points fondamentaux.
Les ministres auraient dû le bénir, car il a tra-
vaillé pour eux. Mais eux, si sévères pour ses doc-
trines, qu'ils disent donc les leurs ! On ne sait, ils
ne savent eux-mêmes ce qu'ils croient, et l'on a vu
leur embarras, lors de l'article de d'Alembert. « On
leur demande si Jésus-Christ est Dieu ; ils n'osent
répondre ; on leur demande quels mystères ils
admettent ; ils n'osent répondre. Sur quoi donc
répondront-ils 2 ? »
Quant aux principes de la religion qui touchent à
la morale, il a été à cet égard affirmatif et précis.
Sou but a été de dégager la religion des supersti-
tions et des subtilités qui l'encombrent inutilement,
de la ramener à ses points essentiels, et ensuite
d'obliger tous les citoyens à s'y soumettre. « Sup-
posons un moment la profession de foi du vicaire
1 . Lettre 1. — 2. Lettre II.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 291
adoptée en un coin du monde chrétien, et voyons ce
qu'il en résulterait en bien et en mal. Ce ne sera ni
l'attaquer, ni le défendre, ce sera le juger par ses
effets. Je vois d'abord les choses les plus nouvelles,
sans aucune apparence de nouveauté ; nul change-
ment dans le culte et de grands changements dans
les cœurs ; des conversions sans éclat, de la foi sans
dispute, du zèle sans fanatisme, de la raison sans
impiété, peu de dogmes et beaucoup de vertus, la
tolérance du philosophe et la charité du chrétien. »
Il est facile de faire un tableau que l'expérience
n'est point encore venue démentir. Nous avons
montré précédemment combien la religion civile de
Rousseau est fausse et pleine de dangers. Elle a été
heureusement peu expérimentée en grand ; mais il
n'est pas besoin d'être bien fort en histoire pour
savoir que les peuples ou les individus qui s'en sont
inspirés n'en ont pas été, tant s'en faut, plus reli-
gieux et plus moraux ; qu'ils ont fait à la vérité bon
marché du culte, mais n'en ont pas travaillé davan-
tage à changer leurs cœurs ; qu'on ne peut citer ni
leurs conversions, ni leur foi, ni leur zèle, ni leur
piété, avec ou sans éclat, avec ou sans fanatisme ;
que, pour avoir eu peu de dogmes, ils n'ont pas eu
davantage de vertus ; que leur tolérance n'a été que
l'indifférence ; que leur charité, quand par hasard
ils en ont eu, n'a eu aucun motif chrétien et surna-
turel.
Une des erreurs les plus reprochées à Rousseau
et à sa Profession de foi était sa doctrine sur les
miracles ; dans les Lettres de la Montagne, il reprend
cette question et lui donne un grand développe-
ment. Ses raisons, suivant sa méthode ordinaire, se
réduisent à des objections et à des doutes. Il ne nie
292 LA VIE ET LES OEUVRES
pas les miracles ; il en doute. Il convient que Dieu
peut, s'il le veut, faire des miracles. (On n'en était
pas encore à cette époque à nier la possibilité du
miracle.) « Cette question, dit-il, serait impie, si
elle n'était absurde. Ce serait faire trop d'honneur
à celui qui la résoudrait négativement que de le
punir; il suffirait de l'enfermer. » Mais Dieu a-t-il
voulu faire des miracles? et s'il l'a voulu, comment
sera-t-il possible de le savoir? Connaît-on suffisam-
ment les forces de la nature, les lois de la phy-
sique, les prestiges de la magie, pour décider si un
fait est surnaturel ou simplement ordinaire ? A quoi
bon d'ailleurs se préoccuper tant du miracle. Jésus-
Christ, si on en croit Jean-Jacques, s'en préoccupait
fort peu ; la Réforme s'est bien établie sans mira-
cles ; et si le Christianisme l'invoque comme une de
ses preuves, n'en a-t-il point d'autres? Peu importe
qu'il y en ait une de plus ou de moins.
Ces objections, qui jetaient le discrédit sur une
des grandes preuves, et la plus populaire, de la reli-
gion révélée, ne pouvaient laisser froids les chré-
tiens. Qu'ils s'appellassent Catholiques ou Protes-
tants, ils étaient également frappés dans la base de
leurs croyances. Cependant, afin de se mettre plus
à l'aise, Jean- Jacques affecte de ne proposer ses
difficultés qu'aux Protestants, avouant que les
Catholiques avaient dans leur religion de quoi les
réfuter victorieusement. Les Protestants, bien en-
tendu, ne reconnurent pas leur impuissance à ré-
pondre ; mais les Catholiques eux-mêmes, persuadés
que les arguments de Rousseau n'étaient pas sans
les toucher aussi, montrèrent qu'ils n'étaient pas
dupes de ses finesses. Quelques pages plus haut, il
avait dit que, dans d'autres circonstances, il n'avait
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 293
combattu que les Catholiques et avait fait l'affaire
des Réformés. S'il crut diviser ainsi ses adversaires
pour mieux les réduire, il ne tarda pas à s'aperce-
voir qu'il n'avait réussi qu'à les indisposer tous et
à s'attirer les représailles de tous1.
Rousseau, dans ses Lettres, n'avait pas seulement
à défendre ses idées religieuses ; car, par un mal-
heur qu'il ne savait comment expliquer, la politique
ne lui avait pas mieux réussi que la religion. A
l'entendre, en effet, loin de vouloir détruire le gou-
vernement de son pays, il avait indiqué les moyens
de le conserver. Or, le gouvernement qu'il avait
proposé comme modèle était le seul qui le proscri-
vit. Son Contrat social, toléré en France et en Hol-
lande, n'était interdit qu'à Genève; de sorte qu'on le
punissait pour avoir bien mérité de son pays 2.
Restaient les questions constitutionnelles des droits
respectifs de la bourgeoisie et des Conseils. Ces
sortes de sujets, qui prêtent à l'éloquence et peu-
vent beaucoup gagner, suivant la façon dont ils
sont présentés, convenaient particulièrement à Jean-
Jacques. Il lui était facile de montrer les abus du
droit négatif, qui, en effet, en avait eu souvent; il
lui suffisait de passer sous silence les abus du droit
de la bourgeoisie. Le tableau des empiétements du
Petit Conseil n'était qu'un jeu pour une plume aussi
exercée aux joutes oratoires. Il est certain que la
Constitution de Genève était, au fond, très aristo-
cratique. Cependant on y pouvait signaler aussi des
éléments démocratiques nombreux et importants.
C'étaient ces éléments que le Petit Conseil, par une
action lente et continue, avait travaillé de longue
1. Lettre II, à la fin, et Lettre III toute entière. —2. Lettre VI.
294
LA VIE ET LES ŒUVRES
date à absorber et à faire disparaître. Le Petit Con-
seil avait en main le gouvernement , l'administra-
tion et la justice; la souveraineté du peuple, si
chère à Rousseau, avait chaque jour moins d'occa-
sions et de facilités pour s'exercer, en face de ce
pouvoir qui faisait peser son omnipotence sur les
âmes aussi bien que sur les corps. Qu'on enlève en-
core à la bourgeoisie le droit de faire des représen-
tations ou qu'on l'annule par le droit contraire du Pe-
tit Conseil, et il ne lui restera plus rien. En droit
donc et d'après sa constitution, le peuple genevois
était, d'après Rousseau, le plus libre de tous les
peuples ; en fait, grâce aux usurpations du Petit
Conseil, il vivait sous le plus dur esclavage. L'Etat
était dissous ; il n'y avait plus d'Etat '.
Cette sorte d'antinomie inextricable avait besoin
d'être modifiée ; Jean-Jacques n'était pas seul à le
demander. Le meilleur moyen de permettre à ces
deux droits de s'exercer était de les limiter l'un par
l'autre ; de laisser au Petit Conseil son droit néga-
tif, mais seulement jusqu'à un certain point ; de
laisser à la représentation une efficacité nécessaire,
mais seulement dans certains cas, ou quand elle au-
rait réuni un chiffre donné d'adhérents \ Tronchin
lui-même avait ouvert la porte à cette solution
quand il avait dit : « Combien faudra-t-il de dou-
teurs ? Cinquante, cent, deux cents, quatre cents.
Qu'on fasse donc une loi 3. »
Rousseau, pour l'impression de ses lettres, s'a-
1 . Lettres V. VII, VIII et IX.
— 2. Diderot, Œuvr. édit. As-
sezat, t. IV, p. 70; — Corres-
pondance littéraire, 1er janvier
1764; — Lettres de Voltaire à
d'Argental, 27 et 28 novembre
1763, 12 février 1766. — 3. Let-
tres de la Campagne, lettre III.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
295
dressa d'abord à Avignon, par l'intermédiaire de
Dastier; mais aucun libraire n'ayant voulu s'en char-
ger, il revint à Rey, sur qui il pouvait compter plus
que sur tout autre. Il lui vendit son ouvrage treize
cents livres. On connaît ses exigences ordinaires de
discrétion, de célérité et de correction matérielle ;
on sait aussi ses anxiétés continuelles sur le- résul-
tat1. Cependant, par un excès de confiance qui ne
lui était guère habituel, il s'était figuré que le livre
entrerait librement en France et aurait au moins
une permission tacite. Il pensait peut-être qu'il lui
suffisait d'avoir dit beaucoup de mal du protestan-
tisme et de ses ministres pour se faire bien voir des
catholiques ; mais est-ce sérieusement qu'il préten-
dait « n'avoir pas dit un seul mot contre les catho-
liques2? » Les refus qu'il avait éprouvés à Avignon
ne lui avaient-ils donc pas tenu lieu d'avertisse-
ment? Il lui fallut bien pourtant à la fin se rendre à
l'évidence. Les dispositions peu bienveillantes de
M. de Sartine engagèrent Rey à traiter directement
avec Duchesne, afin de s'éviter en partie les embar-
ras de l'introduction en France. Elle ne s'effectua
pas toutefois sans difficulté. Pour plus de sûreté,
Rey s'avisa de faire son envoi principal par mer.
La cargaison alla par Dunkerque et Rouen, en pas-
sant par l'Angleterre. Jean-Jacques crut à un nau-
frage 3. On peut juger de ses transes pendant ce
temps-là. De son côté, Duchesne, pour faire entrer
les exemplaires en fraude à Paris, usait de toute
sorte de moyens, jusqu'à en charger les carrosses
1. Lettres à Rey du 7 juin au
31 décembre 1764. — 2. Lettres
à Rey, 21 août et 17 sep-
tembre 1764; à Duchesne, 4 no-
vembre 1764. — 3. Lettres à
Coindet, 30 décembre 1764; à
Duchesne, 16 et 24 décembre
17(34.
296
LA V1K Kl LES OEUVRES
des seigneurs de la Cour. Enfin, le 2o janvier 1765,
il écrivit à Rey que tout était arrivé à bon port '.
En Suisse, Rey n'avait pas évité l'ennui d'une con-
trefaçon à V verdun2.
L'ouvrage, interdit en France3, se répandit clan-
destinement ; mais il ne s'en répandit que mieux.
Détail assez piquant : il fut brûlé à Paris en même
temps que le Dictionnaire philosophique de Voltaire4.
La Haye avait donné l'exemple. Un arrêt de la cour,
en date du 21 janvier, y avait condamné le livre à
être lacéré et brûlé sur l'échafaud par la main du
bourreau comme scandaleux, blasphématoire, re-
nouvelant les erreurs de XÉmile, etc. On laissa Rey
à peu près tranquille. On avait au préalable saisi
les exemplaires chez lui; on en avait trouvé dix5.
Berne interdit également les Lettres de la manière
la plus sévère 6. Rousseau raille agréablement ces me-
sures de rigueur et ces auto-da-fé. « Que j'apprenne
à ma bonne amie mes bonnes. nouvelles. Le 22 jan-
vier, on a brûlé mon livre à La Haye ; on doit au-
jourd'hui le brûler à Genève; on le brûlera, j'espère,
encore ailleurs. Voilà, par le froid qu'il fait, des gens
bien brûlants. Que de feux de joie brillent en mon
honneur dans l'Europe! Qu'ont donc fait mes autres
écrits, pour n'être pas aussi brûlés? et que n'en ai-je
à faire brûler encore ! Mais j'ai fini pour ma vie ; il
faut savoir mettre des bornes à son orgueil7. »
1. Note de l'éditeur à la
Lettre de Rousseau à Rey, du
31 décembre 1764.— 2. Lettre de
Rousseau à Rey, 31 décembre
1764. — 3. Lettres de Rousseau à
Malesherbes, ii novembre 1764 ;
à Duclos, 2 décembre 1764; à
jV/m. de Verdelin, 25 novembre
1764. — 4. Arrêt du 19 mars
1765, cité aux Œuvres de J.-
J. Rousseau , édit Poinçot ,
t. XIV. — 5. Note de l'éditeur
à la Lettre de Rousseau à Rey
du 16 février 1765. — 6. Lettre
de Rousseau à Rey, 28 janvier
1765. — 7. Lettre à Mm» Guyenet,
née Isabelle d'Ivemois, 6 février
1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 297
Ce qui devait, plus que tout le reste, intéresser
Rousseau, c'était l'attitude de Genève. Lui, qui au-
trefois ne permettait point de passer en fraude trois
exemplaires de Y Emile, se montra alors moins scru-
puleux, et en fit expédier cinq cents des Lettres de
la Montagne sous le nom de Draperies ordinaires ' .
La précaution était bonne, car les magistrats, à coup
sûr, auraient empêché l'introduction s'ils l'avaient pu.
Le Conseil fut transporté de fureur, et il devait
l'être ; il ne pouvait, en effet, recevoir de plus rudes
coups. Il déclara d'abord que les Lettres ne méri-
taient pas d'être brûlées; ce qui ne l'empêcha pas
de les brûler plus tard. Du reste, si elles eurent
leurs défenseurs, l'effet général fut loin d'être favo-
rable à Rousseau. Ses partisans habituels l'abandon-
nèrent ou n'osèrent le soutenir. « J'ai lu deux fois
vos Lettres de la Montagne, lui écrivait un de ses
amis; mon cœur en a frémi, ma santé en a été al-
térée2. » 0 prodige! Mmo Latour elle-même n'est
pas satisfaite. Aussi, faut-il voir comme Jean-Jacques
la remet à sa place3. On doit bien penser que leur
bouderie ne dura pas et que Rousseau fut forcé à
la fin de céder aux excuses, aux supplications et aux
larmes de son amie \ Enfin Moultou , malgré son
dévouement qu'on pourrait appeler de fraîche date,
car ce fut alors qu'il reprit sa correspondance in-
terrompue, se montra hésitant et embarrassé, et se
1. Lettre à Rey, 8 octobre 1764.
— 2. Lettre de Philibert Cramer
à Rousseau, citée par Gabe-
rel, Rousseau et les Genevois,
chap. il, § 5. — 3. Lettre de
M'ne Latour à Rousseau, 21 fé-
vrier, et Réponse de Rousseau,
10 mars 1765. — h. Lettres de
Mm" Latour à Rousseau, 19 mars,
22 avril, 18 mai, 3 juillet ; de
Mme Prieur, amie de Mm> Latour,
6 août 1765; Réponse de Rous-
seau, 1 1 août 1765.
298 LA VIE ET LES ŒUVRES
trouva tiraillé entre le désir et, pour ainsi dire, la
nécessité de l'admiration et son amour pour la pa-
trie. « Vos Lettres de la Montagne , écrivait-il à
Rousseau, sont les gémissements d'un héros... Mais
quel sera parmi nous l'effet de votre livre? Dieu seul
sait si vous l'effacerez un jour avec vos larmes, ou
si votre patrie vous devra des autels1. » Rousseau
avait parlé avec faveur de la médiation des puis-
sances, et avait même compté dessus, pour se faire
bien voir de la France2. Moultou apprécie la mé-
diation à un tout autre point de vue : « Des Fran-
çais, des Bernois, avec leurs principes, sont toujours
à craindre, et les ennemis de la bourgeoisie ont des
amis très puissants parmi eux. » Malgré ces ré-
serves, s'il avait su que son ami travaillât contre les
miracles, il lui aurait fourni des textes. Quoique
Moultou ne fît plus partie à cette époque de la
compagnie des pasteurs, un tel élan de cœur est
assez singulier de la part d'un ministre du Saint
Evangile3.
Du reste, le secours de Moultou était bien inutile
dans l'affaire et n'aurait été qu'un scandale de plus.
Jamais la Réforme et ses ministres n'avaient été
plus maltraités par un coreligionnaire. Rousseau les
montre depuis l'origine, et sans excepter Calvin,
leur père à tous, comme des inquisiteurs sévères,
devenant bientôt de persécutés persécuteurs ; —
voulant malgré leur principe du libre examen, tout
décider, tout régler, prononcer sur tout, chacun
proposant modestement son sentiment pour l'im-
1. Lettre de Moultou à Rous- l 3- Lettre de Moultou à Rousseau,
seau, 23 novembre 1764. — ' 31 janvier et 16 février 1765.
2. Lettre à Rey, 27 août 1764. —
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 299
poser à tous les autres; — suivant leurs passions
plus que leurs principes ; — hérétiques jusque dans
leur dure orthodoxie ; — méconnaissant et n'aimant
plus leur religion; — avec leur ton risiblement arro-
gant, avec leur rage de chicane et d'intolérance, ne
sachant plus ni ce qu'ils croient, ni ce qu'ils veulent,
ni ce qu'ils disent. Puis « quand ils auront bien
discuté, bien chamaillé, bien ergoté, bien prononcé;
tout au fort de leur petit triomphe, le clergé ro-
main, qui maintenant rit et les laisse faire, viendra
les chasser, armés d'arguments ad hominem sans
réplique, et les battant de leurs propres armes, il
leur dira : Cela va bien ; mais à présent, ôtez-vous
de là, méchants intrus; vous n'avez travaillé que pour
nous. » Et un peu plus loin (nous ne citons que
quelques lignes ; mais le passage mériterait d'être
lu tout entier) : « Quand les premiers réformateurs
commencèrent à se faire entendre, l'Eglise univer-
selle était en paix ; tous les sentiments étaient una-
nimes ; il n'y avait pas un dogme essentiel débattu
parmi les chrétiens. Dans cet état tranquille, tout à
coup deux ou trois hommes élèvent leur voix et
crient dans toute l'Europe : Chrétiens, prenez garde
à vous ; on vous trompe, on vous égare, on vous
mène dans le chemin de l'Enfer ; le Pape est l'ante-
christ, le suppôt de Satan ; son Eglise est l'école
du mensonge. Vous êtes perdus si vous ne nous
écoutez... Il n'était pas naturel que les catholiques
convinssent de l'évidence de cette nouvelle doctrine,
et c'est aussi ce que la plupart d'entre eux se gar-
dèrent bien de faire. Or, on voit que la dispute
étant réduite à ce point ne pouvait plus finir et
que chacun devait se donner gain de cause ; les
protestants soutenant toujours que leurs interpré-
300
LA VIE ET LES OEUVRES
tations et leurs preuves étaient si claires qu'il fallait
être de mauvaise foi pour s'y refuser; et les catho-
liques, de leur côté, trouvant que les petits argu-
ments de quelques particuliers, qui même n'étaient
pas sans réplique, ne devaient pas l'emporter sur
l'autorité de toute l'Eglise, qui, de tout temps, avait
autrement décidé qu'eux les points débattus1. »
On avait autrefois accusé le Conseil d'avoir agi
sans l'avis du Consistoire, et dans la circonstance
actuelle, celui-ci, malgré le désir des magistrats,
avait d'abord évité de dénoncer officiellement les
Lettres'1. Après de telles paroles, il devenait évi-
demment impossible aux pasteurs de garder la même
attitude de neutralité presque bienveillante. Rous-
seau avait fini par lasser leur affection. Attaqués
dans leur caractère et dans leur foi, il déclarèrent
que le Magnifique Conseil n'avait donné aucune
atteinte à leurs droits , et que leur silence devait
être regardé comme une preuve non équivoque de
leur approbation 3. 11 y en eut qui adressèrent indi-
viduellement leurs doléances à Rousseau4.
Citons encore dans le même sens, quoique ne
venant pas de Genève, le dur jugement adressé par
Mably à Mm0 Saladin : « Voilà toutes mes idées
bouleversées sur le compte de Rousseau. Je le
croyais honnête homme. Je croyais que sa morale
était sérieuse ; qu'elle était dans son cœur et non au
bout de sa plume. Il me faut prendre malgré moi
une autre façon de penser, et j'en suis affligé...
Mais cet homme finit par être une espèce de con-
1. Lettre IL — 2. Lettre de
Moultou à Rousseau, 30 janvier
1765. — 3.Sayous, t. I, en. vin ;
extrait du Recueil' Cramer. —
h. Gaberel, Rousseau et les
Genevois, ch. III, § 7.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
301
juré. Est-ce Érostrate qui veut brûler le temple
d'Ephèse? Est-ce un Gracchus? etc1. »
On fit circuler cette lettre à Genève. Jean-Jacques
déclara qu'il aimait trop Mably pour croire qu'il en
fût l'auteur et prit le parti de le lui demander à
lui-même2. « Il est très vrai, lui répondit Mably,
qu'une personne de mes amies, m'ayant parlé des
troubles que votre dernier ouvrage causait dans
Genève, je lui ai fait la réponse dont on vous a
envoyé l'extrait... J'en voudrais corriger quelques
expressions. Je vous ai plaint comme Socrate, mais
Socrate, pour se venger de ses juges, ne tenta pas
d'exciter une sédition à Athènes3... »
On dirait que Rousseau comprit ces avertisse-
ments. Ce n'était pas la première fois d'ailleurs,
qu'après avoir fait un coup d'éclat, il se retirait
suus sa tente ; il se mit donc à prêcher, quoique un
peu tard, la modération à ses amis. Sagesse et fer-
meté, telle était sa devise4. Mais, plusieurs, plus
touchés par ses exemples que par ses paroles, n'en
continuèrent pas moins leurs agissements. Les bro-
chures recommencèrent à paraître. ïronchin répli-
qua avec sa modération ordinaire aux Lettres de lu
Montagne*. On lui répondit; des réponses furent
faites à ces réponses6. Parmi ces brochures, il en
1. Lettre de Mably à Mme Sa-
ladin, 11 janvier 1765. — 2.
Lettres à Mme de Chenonceaux
et à l'abbé de Mably, 6 fé-
vrier ; à Moultou, 7 février
1765. — 3. Réponse de Mably à
Rousseau, 11 février 1765. Les
Confessions renferment, au su-
jet de la Lettre de Mably quel-
ques erreurs. — 4. Lettres à
d'Ivemois, 7 et 17 janvier, 22
février, 22 avril; à ChappuU,
2 février; à Lenieps, 8 février;
à Deluc, 25 janvier, 24 février;
à Moultou, 18 février 1765. — 5.
Lettres populaires, 1765. — 6.
Réponse aux lettres populaires ,
1765. — Remarques d'un mi-
nistre de l'Évangile sur la IIIe
lettre de la Montagne, 1765.
302
LA VIE ET LES ŒUVRES
est une, Le Sentiment des citoyens, qui eut une im-
portance réelle.
Le gouvernement, à la fin, devenait difficile. Le
Conseil, nommé à une très faible majorité, et jaloux
de ne garder le pouvoir que dans des conditions de
dignité et de sécurité satisfaisantes, prit le meilleur
moyen pour se l'assurer, il offrit d'abdiquer et fit
une sorte d'appel au peuple. « Nous nous faisons
un plaisir, répondirent les citoyens , de déclarer
publiquement que nous honorons le Magnifique
Conseil ; chacun de ses membres est digne de notre
estime et de notre confiance. Toujours assurés de
ces sentiments, nous supplions Messieurs de vouloir
bien revenir en arrière au sujet du sieur Rousseau,
des tribunaux sans syndics, et des emprisonne-
ments préventifs '. » Le parti des Représentants se
montrait modéré mais il ne cédait pas. Genève put,
jusqu'à un certain point, être fière de ces citoyens;
jamais mouvements populaires ne s'étaient passés
avec autant de tranquillité ferme et polie. Il est
vrai qu'à Genève, le peuple n'était qu'une petite
partie choisie de la population.
Le Conseil, enhardi peut-être par ce demi-succès,
crut qu'il pouvait user de rigueur ; les Lettres furent
alors brûlées ; mais cet acte ne fit que réveiller
l'ardeur des partisans de Rousseau. Des représen-
tations plus nombreuses que jamais se renouve-
— Lettres de la Plaine, par
l'abbé SlGONNE, 1765. — Consi-
dérations sur les miracles, par
Glarapède, 1765. — Examen de
ce qui concerne le Christianisme,
sa ré formation êvangélique , et
les ministres de Genève dans les
deux premières lettres de Jean-
Jacques Rousseau, par Vernes,
1765. — Sentiment des citoyens,
1764. — Sentiment des juriscon-
sultes, 1765. — 1. Gaberel,
Rousseau et les Genevois, ch. n,
§3-
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 303
lèreot aussitôt. « Vous avez eu, écrit Moultou, la
couronne des martyrs. Onze cents citoyens l'ont
posée jeudi sur votre tète. Qu'ils brûlent à présent;
c'est trop tard. » Et les Représentants auraient sans
doute poussé plus loin leurs protestations, si, con-
trairement aux idées de Rousseau, ils n'avaient
craint par-dessus tout un appel aux Puissances. « Je
n'ai jamais eu tant de terreur, continue Moultou ,
les rues étaient pleines de citoyens consternés et
semblaient désertes par leur silence. Tout le monde
voyait le danger et personne ne savait comment on
pourrait l'écarter Il n'y a pas dans nos annales
une journée aussi mémorable que celle de jeudi.
C'est un chef-d'œuvre de politique et une chose
sublime. Que votre nom va grand à la postérité1. »
III
Nous venons de parler du Sentiment des citoyens.
Cette brochure parut quelque temps après les Lettres
de la Montagne. Elle était , comme la plupart des
autres, sans nom d'auteur. Jean-Jacques n'hésita
pas à l'attribuer à Jacob Vernes, membre influent
du Consistoire et autrefois son ami \ Elle était en
réalité de Voltaire ; mais on fut longtemps sans le
savoir. C'était un infâme libelle , plus riche d'in-
jures que de raisons, attaquant la vie privée de
Rousseau presque autant que ses ouvrages et sa vie
publique. Comme si ce n'était pas assez de l'outrager,
on y dénonçait l'auteur de Y Emile à la rigueur des
\. Lettre de Moultou à Rous- I Lettre à Rey, 31 décembre 1764.
seau, 13 février 1765. — 2. |
304 LA VIE ET LES ŒUVRES
lois : « Il faut lui apprendre, disait-on en finissant,
que. si on châtie légèrement un romancier impie,
on punit capitale ment un vil séditieux. » Rien de
plus singulier, étant donné le nom de l'auteur, que
l'intérêt qu'on y portait à l'orthodoxie protestante,
les termes touchants dans lesquels on y parlait des
pasteurs, la sainte horreur avec laquelle on repous-
sait les blasphèmes et les impiétés de Y Emile,
l'hypocrisie avec laquelle on racontait la vie de
débauche de Jean-Jacques, sa conduite avec la mal-
heureuse qu'il avait entraînée dans ses désordres ,
le sort qu'il avait fait à ses enfants. Cet écrit, qui
excita partout l'indignation, obtint pourtant un cer-
tain crédit auprès des femmes de Motiers, à cause
du mal qu'on y disait de Thérèse '. Il parait qu'à
Motiers personne ne s'était douté jusqu'alors de
la nature des rapports qui existaient entre Jean-
Jacques et sa servante. Montmollin lui-même, le
pasteur du village, aurait-il dit : Ses mœurs sont
sans reproche, s'il as^ait connu la vérité? D'après un
auteur2, on aurait, en arrivant; fait toute une histoire
pour sauver les apparences. Dans ce pays simple et
religieux, qui tenait encore à la régularité des
mœurs, les indiscrétions du libelle étaient capables
de perdre le malheureux Jean-Jacques. Les détails
intimes dans lesquels on entrait lui persuadèrent,
sans autre preuve, que Mm(> d'Epinay en avait fourni
les matériaux, et il résolut dès lors de s'en venger3.
D'un autre côté, il y crut reconnaître le style de
Ternes, que l'auteur inconnu avait en effet assez
bien imité ; rien après cela ne put l'arracher à son
1. Lettre à Dupeyrou, 14 fé- I ch. XIII, p. 310. — 3. Lettre à
vrier 1765. — 2. G. Maugras, \ Duclos, M janvier 1765.
/
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 305
erreur. Les représentants brûlèrent le libelle ; le
Conseil, afin de montrer sa répulsion pour de sem-
blables procédés de polémique, ajourna toute mesure
de rigueur contre les Lettres de la Montagne. Vernes,
mis en demeure de s'expliquer, se défendit avec
l'indignation de l'homme injustement accusé. Jean-
Jacques, incapable d'admettre qu'il se fût trompé,
mais forcé à la fin de garder pour lui ses soupçons,
ne rougit pas d'en perpétuer le souvenir dans un
écrit posthume qui témoigne plus de son esprit in-
ventif et subtil que de son honnêteté et de son ju-
gement1. Peut-être pourrait-on trouver le secret de
l'animosité de Rousseau dans les ouvrages de polé-
mique honnête et raisonnée que Vernes avait pu-
bliés contre lui, et qui lui avaient valu les félicita-
tions du Conseil 2.
Quelques années après, on voulut ménager une
entrevue entre les deux adversaires. Jean-Jacques
s'y refusa : « Qu'il prouve, dit-il, et je suis à ses
pieds. » Comme si c'eût été à Vernes qu'incombait
l'obligation de prouver 3.
Que faisait Voltaire pendant que s'échangeaient
entre Vernes et Rousseau la plus pénible corres-
pondance ? Voltaire laissait bravement accuser un
innocent d'un acte dont il était seul coupable ; Vol-
taire riait de bon cœur avec sa coterie « des effets
de cette pomme de discorde entre un déiste et un
croyant '*. » Dire du mal de Jean- Jacques, lui faire
1. Déclaration de J.-J. Rous-
seau relative à M. le pasteur
Vernes. Aux Œuvres. Voir en
outre, Lettres de Rousseau à Du*
chesnc, 6 et 20 janvier, 3 et
5 février ; à Lenieps, 3 février
1765. — 2. Registre des déli*
bcrations du Conseil d'Etat de
Genève, 2 août 1763. — 3. Lettre
à d'ivernois, 20 juillet 1763. —
4. DeluG, Lettres sur l'histoire
physique du globe, p. CXII.
20
306
LA VIE ET LES ŒUVRES
faire une sottise en l'engageant sur une fausse piste,
laisser peser l'odieux de l'affaire sur un ministre de
la religion, que de bonheurs d'un coup! « Je croyais
vous avoir mandé, écrit-il à Damilaville, que la pe-
tite brochure est d'un nommé Vernes ou Vernet.
On dit que ce n'est qu'une feuille oubliée presque
en naissant. Ce ministre Vernes a écrit une autre
brochure contre Jean -Jacques, oubliée tout de
même. Je n'ai vu ni l'un ni l'autre écrit, Dieu
merci ' . »
Le motif qui avait poussé Voltaire à écrire le li-
belle n'était pas bien difficile à saisir. Outre sa
haine habituelle, il avait alors une vengeance ac-
tuelle à satisfaire. Jean-Jacques ne s'était-il pas
avisé, dans ses Lettres de la Montagne, d'attribuer
publiquement à Voltaire le Sermon des Cinquante^l
Ne l'exposait-il pas ainsi à la rigueur des lois?
« Est-il possible, Madame, écrit Voltaire à Mm0 de
Luxembourg, qu'un homme. qui se vante de votre
protection joue ainsi le rôle de délateur et de ca-
lomniateur? Il n'est pas d'excuse sans doute pour
une action si coupable et si lâche3. » Inutile d'a-
jouter que Voltaire était bien l'auteur du Ser?no)i
des Cinquante ; tout le monde le savait, le gouver-
nement seul avait l'air de l'ignorer. Mais Voltaire
n'était-il pas le plus effronté de ces hommes qui
« sont dans l'usage d'avouer leurs livres pour s'en
faire honneur, et de les renier pour se mettre à
couvert, » de sorte que « le même homme sera
1. Lettre de Voltaire à Dami-
laville, 15 janvier 1765. Voir
aussi sa lettre à Moullou, 7 avril
1765. — 2. Lettre V. — 3. Let-
tres de Voltaire à Mme de Luxem-
bourg, 9 janvier 1765 ; à Dami-
laville, 12 janvier 1765. Voir
aussi Lettre à d'Alembert, 9 jan-
vier, et à d'Argental, 10 jan-
vier 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
307
Fauteur ou ne le sera pas devant le même homme,
selon qu'ils, seront à l'audience ou dans un sou-
per1. » Et Voltaire, par un prodige d'impudence,
n'accuse-t-il pas Rousseau d'avoir, au moment
même où il le dénonçait, fait imprimer le Sermon
des Cinquante par Rey, son libraire d'Amsterdam2?
Si Voltaire était en partie couvert par ses men-
songes, il ne l'était pas moins par une sorte de
connivence des magistrats. Cette différence de trai-
tement entre lui et Rousseau ne laissait pas parfois
que de mettre le Conseil dans l'embarras ; le vrai
motif, qui était la crainte de la France, étant diffi-
cile à avouer.
Voltaire était en veine de calomnier. Rousseau,
afin de montrer les égards qui sont dus à un auteur
incriminé, avait dit dans ses Lettres de ta Montagne
qu'ayant commencé une réfutation du livre de l'Es-
prit d'Helvétius, il avait jeté ses feuilles au feu à
l'instant même où il avait appris qu'Helvétius était
poursuivi. Si, plus tard, il dit son sentiment sur le
même sujet, ce fut sans nommer le livre ni l'au-
teur3. Et Montmollin. le pasteur de Motiers, expli-
quant peut-être ces dernières paroles, déclara que
Rousseau lui avait affirmé avoir eu en partie pour
but dans son Emile « de s'élever, non directement,
mais assez clairement, contre l'ouvrage infernal de
l'Esprit *. »
Il n'en fallut pas davantage à Voltaire pour dres-
ser toute une accusation : « Il vient d'être avéré,
dit-il, que, pour être admis à la communion des
1. Lettres de la Montagne,
lettre V. — 2. Lettre de Vol-
taire à Damilaville, 31 décem-
bre 1 76 'j . — 3. Lettre he, note.
— 4. Réfutation du libelle (de
Dupeyrou) en faveur de Rous-
seau. Lettre de MontmoVin,
13 juin 1765.
308
LA VIE ET LES ŒUVRES
fidèles dans le village où il aboie, il a promis par
un écrit signé de sa main qu'il écrirait contre le li-
belle abominable d'Helvétius. Son curé, avec lequel
il s'est brouillé, comme avec le reste du monde, a
été obligé de faire imprimer cette belle promesse1. »
Et ce qui le rend encore plus coupable, ajoute Vol-
taire, c'est qu'il avait reçu dans le temps quelques
louis d'Helvétius2. A une affirmation si précise,
Rousseau ne put qu'opposer un démenti. Il n'avait
rien promis, rien signé ; on faisait dire à Montmollin
plus qu'il n'avait dit ; enfin on sait qu'il n'était pas
facile de lui faire accepter des louis 3.
Cependant Jean- Jacques, en disant qu'il avait
brûlé ses feuilles, ne disait pas toute la vérité. Il
avait en réalité gardé l'exemplaire du livre d'Hel-
vétius, avec ses notes de réfutation aux marges. Il
l'avait même vendu, avec d'autres livres, à Dutens,
mais en lui recommandant de n'en rien publier. Ces
notes furent communiquées à Helvétius, qui se pro-
posait d'y répondre, quand il fut frappé par la
mort4.
Ce n'est pas sur des notes sans liaison, souvent
sur de simples boutades, qu'il est possible d'asseoir
un jugement définitif, principalement quand il s'agit
1. Lettre de Voltaire à d'Ar-
gental, h septembre 1765. Voir
aussi Lettre à Damilaville ,
10 auguste 1765. — 2. Lettres
de Voltaire à d'Alembert, 28 au-
guste, 18 septembre, 16 octo-
bre 1765 ; à M. de Pèzai, 22 dé-
cembre 1766; de d'Alembert à
Voltaire, 7 octobre 1765. —
3. Lettre de Rousseau à M. de
Chauvel, 5 janvier 1767. —
4. Lettres de Rousseau à Daven-
port, février 1767, et à Dutens,
16 février, 2 et 26 mars 1767. —
Lettres d'Helvétius à Dutens ,
22 septembre et 26 novembre
1771. — Lettres de Dutens au li-
braire R. (de Bures, 1779. —
Notes en réfutation de l'ou-
vrage d'Helvétius, intitulé de
l'Esprit. Aux Œuvres de J.-J.
Rousseau, édition de Genève,
1782, supplément, t. III.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
309
d'un auteur qui, comme Rousseau, vaut surtout par
la forme. Tout ce qu'on peut faire, c'est de lui tenir
compte de l'intention et de constater son opposition
au matérialisme. Diderot a repris cette réfutation
de Rousseau et a écrit sur ses notes de nouvelles
notes. C'était donner au livre d'Helvétius une bien
grande importance *.
Vers le même temps, Voltaire allait fouiller jus-
que dans un lointain passé pour accuser son rival,
prétendant qu'à Venise il avait été, non le secré-
taire, mais le valet du comte de Montaigu, et s'était
fait chasser à coups de bâton. Nous avons raconté
plus haut cet épisode 2.
IV
Tandis que Rousseau se retirait des affaires de
Genève, Voltaire s'y engageait au point d'en devenir,
sinon le personnage le plus important, au moins
un des plus remuants et des plus en vue. N'appar-
tenant à aucun des deux partis, il se croyait en si-
tuation de jouer le rôle de conciliateur, et ne dou-
tait pas que son nom, ses relations, son activité et
son adresse ne lui rendissent cette tâche facile. Son
système, du reste, est aussi simple que modeste, et
quoique ses préférences le portent du côté de la
bourgeoisie 3, il se garde bien de dicter à personne
1. Œuvres de Diderot, édit.
Assezat, t. I. — 2. Ch. vin.
— 3. Lettres de Voltaire à Da-
milaville, 16 octobre ; à d'Ar-
gental, 13 novembre 1765. Il
serait trop long de citer la
correspondance de Voltaire
sur les affaires de Genève.
De 1765 à 1768 il n'y a pas de
sujet sur lequel il revienne
aussi souvent dans toutes ses
lettres.
310
LA VIE ET LES ŒUVRES
son devoir et se borne à mettre en présence les ad-
versaires, espérant qu'ils ne se verront pas long-
temps sans s'entendre. Son amour pour la paix ne
lui fait pas oublier toutefois son ressentiment contre
Jean-Jacques. En toute occasion, il veut s'appliquer
à prendre le contrepied de Jean-Jacques, à se mon-
trer, comme il le dit quelque part « un petit anti-
Jean-Jacques '. » « Mon devoir et mon goût, écrit-il,
sont de jouer un rôle directement contraire à celui
de Jean-Jacques : Jean-Jacques voudrait tout brouil-
ler, et moi, comme bon voisin, je voudrais, s'il
était possible, tout concilier2. »
Mais il eut beau offrir ses services à tout le monde,
même à ceux qui ne voulaient pas les accepter,
donner des dîners, faire trinquer les citoyens avec
les magistrats, proposer des plans de pacification,
« jeter de l'eau sur les charbons de Jean-Jacques »
et se rendre le témoignage que, si tout s'est passé,
se passe et se passera avec la plus grande tranquil-
lité, il n'a pas peu contribué à la bienséance que
les citoyens ont gardée dans toutes leurs démar-
ches, personne, autre que lui seul, ne crut à ces
hauts faits.
L'ardeur de conciliation et de réconciliation de
Voltaire s'étendit jusqu'à Jean-Jacques lui-même. Il
parla d'un rapprochement à d'Ivernois, qui en ren-
dit compte à Rousseau. « Il paraît, écrivait d'Iver-
nois, avoir pris cœur à nos droits. Nous sommes
certains qu'il écrit en notre faveur et que, loin de
nous faire du mal, il ne nous fait que du bien... Il
m'a fait demander deux fois, mais je ne veux point
1. Lettre de Voltaire à d'Ai*-
gental, 14 décembre 1765. —
2. Lettres de Voltaire au mar-
quis de Florian, 1er novembre
1765 ; à d'Argental, 17 janvier
1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 311
y aller : je préfère rester chez moi. Il a témoigné à
plusieurs reprises grande envie de se réconcilier
avec vous1. » Voici la réponse de Rousseau : « Je
reçois, mon bon ami, votre lettre du 23. Je suis très
fâché que vous n'ayez pas été voir M. de Voltaire.
Avez-vous pu penser que cette démarche me ferait
de la peine? Que vous connaissez mal mon cœur!
Eh ! plût à Dieu qu'une heureuse réconciliation entre
vous, opérée par les soins de cet homme illustre,
me faisant oublier tous ses torts, me livrât sans
mélange à mon admiration pour lui ! Dans les temps
où il m'a le plus cruellement traité, j'ai toujours eu
beaucoup moins d'aversion pour lui que d'amour
pour mon pays. Quel que soit l'homme qui vous
rendra la paix et la liberté, il me sera toujours cher
et respectable. Si c'est Voltaire, il pourra, du reste,
me faire tout le mal qu'il voudra : mes vœux cons-
tants, jusqu'à mon dernier soupir, seront pour son
bonheur et pour sa gloire2. »
Nous citons cette lettre comme un des monu-
ments les plus honorables de la vie de Rousseau.
Elle montre que son amour pour son pays était sin-
cère, que son désir de réparer le mal des Lettres,
de la Montagne était véritable. Il dut assurément
lui en coûter d'engager ses amis à se jeter dans
les bras d'un homme qu'il avait tant de motifs de
détester. Il fit là un acte de vertu dont on doit le
louer sans réserve.
Quand d'Ivernois rapporta la lettre de Rousseau
à Voltaire, celui-ci en parut fort impressionné. « Il
faut, dit-il, faire revenir ici M. Rousseau. Faites-lui
1. Lettre de d'Ivernois à Rous- I 2. Lettre à dUvernois, 30 dé-
seau, 23 décembre 1763. — Des- cembre 1765.
NOIRESTERRES, t. VII, I. — |
312 LA VIE ET LES ŒUVRES
savoir qu'il court quelques chiffons de papier où il
est question de lui. S'ils lui tombent sous la main,
qu'il n'y fasse pas attention ; ils étaient écrits avant
que je connusse ses sentiments. » Et là-dessus, s'en-
gagea entre d'Ivernois et Voltaire, en présence de
Deluc, une discussion en règle, où chacun prit à
tâche de détruire les raisons de son adversaire et
de faire valoir les siennes propres. « Le Vicaire
savoyard, dit Voltaire, m'a toujours paru un excel-
lent ouvrage, et susceptible du sens le plus favo-
rable. J'ai condamné hautement, je condamne et
je condamnerai toujours ceux qui ont cru flétrir cet
ouvrage en le faisant brûler. Il n'y a qu'un scélérat
qui puisse dire que j'ai eu la moindre part à la
condamnation de M. Rousseau. J'aimerais autant
qu'on dit que j'ai fait rouer Calas que de dire que
j'ai persécuté un homme de lettres... Il est faux et
calomnieux que j'aie jamais écrit à Paris ni ailleurs
contre M. Rousseau ; il est également faux que je
me sois entretenu de lui avec M. Bertrand de
Berne... Je ne me suis vengé qu'en plaisantant.
M. Marc Chapuis est témoin que j'ai offert une mai-
son à M. Rousseau ; écrivez-lui, Monsieur, que je la
lui offre toujours, et que, s'il veut, je me fais fort
auprès des médiateurs de le faire rentrer dans tous
ses droits, à Genève. J'offre de vous donner cette
déclaration signée de ma main, que vous pourrez
rendre publique, si vous le trouvez à propos. » Ce
fut, en effet, dans cette circonstance qu'il écrivit à
Lullin la lettre dont nous avons parlé ci-dessus '.
D'Ivernois, sans être entièrement persuadé, jugea
qu'on pouvait, en tout cas, profiter des bonnes dis-
1. La Lettre à Lullin est du 30 janvier 1766-
DE JEàN-JACQDES ROUSSEAU. 313
positions de Voltaire. « Si, par son moyen, écrit-il,
nous pouvions vous faire rentrer clans vos droits de
citoyen, quand même vous ne seriez pas dans l'in-
tention d'en venir jouir, vous comprenez qu'on
aurait beau jeu pour instruire l'Europe de l'injus-
tice du Gouvernement envers vous1. » Mais les
sacrifices que Rousseau faisait au bien de son pays
ne pouvaient aller jusqu'à lui faire oublier le soin
de sa propre dignité : « Vous n'avez pas dû penser,
répondit-il, que je voulusse être redevable à M. de
Voltaire de mon rétablissement. Qu'il vous serve
utilement et qu'il continue au surplus ses plaisan-
teries sur mon compte ; elles ne me feront pas plus
de chagrin que de mal. J'aurais pu m'honorer de
son amitié, s'il en eût été capable ; je n'aurais ja-
mais voulu de sa protection. Jugez si j'en veux
après tout ce qui s'est passé. 11 a tous les torts; il
faut qu'il fasse toutes les avances, et voilà ce qu'il
ne fera jamais. Il veut pardonner et protéger-. Nous
sommes loin de compte2.
Pour être complètement édifié sur le compte de
Voltaire, il est nécessaire de voir comment il trai-
tait le pauvre Jean-Jacques, au moment même où il
lui faisait ses propositions de réconciliation et d'ami-
tié. La première lettre de d'Ivernois est du 23 dé-
cembre 1765; la seconde réponse de Rousseau est
du 23 février 1766, pendant cet intervalle de deux
mois, on chercherait en vain un mot aimable ou
seulement poli à l'adresse de Rousseau; en revan-
che, on y rencontrerait à diverses reprises ceux de
1 . Lettre de d'Ivernois à Bous-
seau, 1« février 1766, citée par
Desnoiresterres, t. VII, i. —
2. Réponse de Rousseau à â?J-
vemois, 23 février 1766. Voir
Desnoiresterres, t. Vil, i.
314 LA VIE ET LES ŒUVRES
polisson, de grand fou, de malhonnête homme et
autres semblables. « Jean-Jacques n'est bon qu'à
être oublié ; il sera comme Ramponneau, qui a eu
un moment de vogue à la Courtille ; à cela près
que Ramponneau a eu cent fois moins de vanité et
d'orgueil que le petit polisson de Genève '. Ce
monstre de vanité et de contradiction, d'orgueil et
de bassesse, Jean-Jacques Rousseau, ne réussira
certainement pas à mettre le trouble dans la four-
milière de Genève, comme il l'avait projeté. Je ne
sais si on Ta chassé de Paris, comme le bruit en
court ici, et s'il s'en est allé à quatre pattes, ou
avec sa robe d'Arménien 2. Rousseau est un grand
fou et un bien méchant fou, d'avoir voulu faire
accroire que j'avais assez de crédit pour le persé-
cuter, et que j'avais abusé de ce prétendu crédit. Il
s'est imaginé que je voulais lui faire du mal parce
qu'il avait voulu m'en faire, et peut-être parce qu'il
lui était revenu que je trouvais son Héloïse pitoyable,
son Contrat social très insocial, et que je n'estimais
que son Vicaire savoyard dans son Emile... Parlez,
je vous prie, de cette extravagance à Tronchin , il
vous mettra au fait ; il vous fera voir que Rousseau
est non seulement le plus orgueilleux de tous les
écrivains médiocres ; mais qu'il est aussi le plus
malhonnête homme s.
Il serait difficile d'accorder, dans cette circons-
tance, la conduite de Voltaire avec ses paroles, si
l'on ne se rappelait que ses motifs étaient loin d'être
désintéressés. S'il voulait une réconciliation, c'est
1. Lettre de Voltaire à Dami- 3. Lettre de Voltaire à d'Argen-
laville, 28 décembre 176o. — ' tal, 24 janvier 1766.
2. Jd., 13 janvier 1766. —
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
315
uniquement parce qu'il en avait besoin. Voyant le
tort que ses démêlés avec Jean-Jacques lui faisaient
auprès de la bourgeoisie dans le rôle de concilia-
teur qu'il tenait à jouer, il sacrifiait simplement,
quoique bien à regret, sa haine à son amour-propre ;
ou plutôt, autant que possible, il ne les sacrifiait ni
l'un ni l'autre. Son intérêt était la mesure et la ga-
rantie de sa sincérité relative.
11 s'était flatté de rendre, par ses bons offices, la
médiation des puissances inutiles. Quand elle fut
décidée, il songea à s'assurer, au moins du côté de
la France, un médiateur à son goût. Il pensa un
moment à Hénin, qui avait l'avantage d'être tout
prêt rendu et d'avoir commencé à s'occuper de l'af-
faire1. Mais pourquoi pas d'Argental ? Et aussitôt il
écrivit lettres sur lettres à ses anges pour les dé-
terminer, mais ils ne se soucièrent pas de venir
dans cette galère2. Beauteville, ambassadeur en
Suisse et connaissant déjà le tripot de Genève, fut
choisi. Il fit des avances à Voltaire ; il en fit à tout
le monde, et débuta de la manière la plus heureuse;
mais il ne tarda pas à se lasser de ces petites que-
relles et de l'entêtement avec lequel on les soute-
nait, montra une grande partialité en faveur de l'a-
ristocratie, et devint aussi hautain et aussi dur qu'il
avait été d'abord doux et affable. Bientôt on ne le
désigna plus que sous le nom de Brouilleville 3.
Rousseau, qui avait toujours bien auguré de la
médiation 4, lui écrivit, non afin de rien demander
1. Lettre de Voltaire à d'Ar-
gental, 21 décembre 1765. —
2. Lettres de Voltaire à d'Argen-
tal, 3, 11, 13, 15, 17, 20, 24, 27
janvier 1766. — 3. Id., 27 jan-
vier 1766. — Desnoires -
TERRES, t. VII, I. — SlMOND,
Voyage en Suisse, t. II, p. 390.
— 4. Lettre de Rousseau à d'Iver-
nois, 20 décembre 1765.
316 LA VIE ET LES ŒUVRES
pour lui-même, car il savait endurer des torts qui
ne seraient jamais réparés, mais pour lui recom-
mander ses amis les bourgeois et la cause qu'ils sou-
tenaient. Beauté ville lui fit une réponse sévère. Il
admirait ses talents et son génie; mais, ajouta-t-il,
« plût à Dieu que vous ne les eussiez employés que
pour le bien de votre patrie. Vous l'aimez, sans
doute, et c'est à force de l'aimer que vous avez con-
tribué à son malheur1. » Ces déconvenues ne pou-
vaient que confirmer Rousseau dans sa résolution de
ne plus s'occuper de rien2.
Quant à Voltaire, rien ne l'arrêtait. Il voulait,
quelques mois auparavant, que la paix de Genève
se fit, comme celle de Westphalie, aux dépens de
l'Eglise 3 ; actuellement il cherche à faire les affaires
de la France, et surtout les siennes, aux dépens de
Genève. Il porte jusqu'à Choiseul ses idées sur la
médiation. « Jean-Jacques seul, dit-il, a troublé la
paix de Genève et la mienne.:. Je ne veux me mê-
ler de rien, mais mes petites terres étant enclavées
en partie dans leur petit territoire, j'ai plus d'inté-
rêt que personne à voir la fourmilière tranquille et
heureuse. Je suis sûr qu'elle ne le sera jamais que
quand vous daignerez être son protecteur principal,
et qu'elle recevra des lois de votre médiation per-
manente. »
« Ah! si j'osais vous supplier d'engager M. de
Beauteville à demeurer, en vertu de la garantie, le
maître de juger toutes les contestations qui s'élève-
ront toujours à Genève ! Vous seriez en droit d'en-
voyer un jour, à l'amiable, une bonne garnison, pour
1. SAYOUS, t. I, ch. VIII. — I 1766. — 3. Lettre de Voltaire à
2. Lettre à d'Ivemois , 31 ruai | d'Argental, 11 janvier 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
317
maintenir la paix, et de faire de Genève, à l'a-
miable, une bonne place d'armes, quand vous aurez
la guerre en Italie. Genève dépendrait de vous, à
l'amiable, mais...1. Quant à ce droit négatif, qui
est assez obscur, je pense toujours qu'il faut que ce
droit appartienne à M. le duc de Praslin, qui, par
là, deviendra le protecteur et le véritable maître de
Genève 2. »
Un nouvel élément était alors venu s'introduire
en tiers dans les partis. Les natifs, c'est-à-dire la
foule des hommes qui n'avaient pas de droits poli-
tiques, avaient jugé le moment opportun pour amé-
liorer leur situation. Ils s'étaient adressés à Vol-
taire, qui ne demanda pas mieux que de les con-
seiller, et, au besoin, de réparer leurs maladresses.
Ils pouvaient, en s'alliant résolument aux représen-
tants ou aux négatifs, se faire payer chèrement le
prix de leurs concours. « Faites-vous, leur disait
Voltaire, les amis des brochets ou des vautours. »
Faute de prendre ce moyen, ils devinrent la proie
des uns et des autres. L'aristocratie les combattit
comme révolutionnaires; la bourgeoisie les méprisa;
les puissances dédaignèrent de les protéger ; leur
état ne fit qu'empirer3. Voltaire, d'ailleurs, n'avait
pas tardé à les abandonner. « J'ai déclaré au Con-
seil, bourgeois et natifs, écrit-il, que, n'étant point
marguillier de leur paroisse, il ne me convenait
point de me mêler de leurs affaires, et que j'avais
assez des miennes 4. »
1. Lettre de Voltaire à Choi-
seul, s. d. — 2. Lettre de Voltaire
à d'Argental, 2 mars 1766. Voir
aussi autres Lettres, 12 février,
5 avril, 12 mai 1766. — 3. Vol-
taire et les Natifs de Genève,
par Joël Cherbuliez; Bi-
bliothèque univers, de Genève,
t. XXIII, août 1753. — 4. Let-
tre de Voltaire à d'Argental,
12 mai 1766.
318
LA VIE ET LES ŒUVRES
Cette bonne résolution n'alla pas toutefois jusqu'à
l'empêcher de solliciter des plénipotentiaires cette
déclaration, dont il triomphait si bruyamment, que
Jean-Jacques, Rousseau était un calomniateur *. Ce-
pendant, à partir de ce moment, son nom parait
beaucoup moins souvent. Il est vrai que la manière
dont tournaient les affaires était peu propre à en-
courager quiconque n'était pas forcé de s'en mêler.
Beauteville et les médiateurs proposèrent enfin leur
projet d'accommodement2. Mais il leur inspirait à
eux-mêmes si peu de confiance, qu'ils commencèrent
par faire bloquer la ville ; ce qui n'empêcha pas le
Conseil général de rejeter tout accommodement. S'ils
avaient espéré soumettre les habitants par la fa-
mine, ils s'étaient complètement trompés. Personne
ne voulut céder. On se secourut mutuellement du
mieux qu'on put, les plus riches donnant aux plus
pauvres. Le roi de Sardaigue fit passer des vivres
et demanda à l'Angleterre d'intercéder auprès du
gouvernement français. Necker, Tronchin (le méde-
cin), les pasteurs, unirent leurs efforts 3. Rousseau,
sortant pour un moment de son silence, ne se con-
tenta pas d'exprimer son indignation contre les ma-
gistrats, et d'envoyer aux bourgeois le tribut de son
admiration 4 ; il voulut encore leur adresser, avec
ses conseils, un secours de 350 francs, somme
énorme pour lui5. Pendant ce temps-là, Voltaire se
1. Lettres de Voltaire à d'A-
lembert, 30 juillet 1766; à
Damilaville, 30 juillet el 11 au-
guste 1766. — 2. Lettre de
Voltaire à Damilaville, i" dé-
cembre 1766. — 3. Lettre du
médecin Tronchin à Piclet, da-
tée de Versailles, 8 février
1767. — Bachaumont, 16 mars
17G7. — 4. Lettre à d'Ivo-nois,
31 janvier 1767. — 5. Lettre à
Dutens, 5 février 1767. Le reçu
de cette somme, en anglais,
est daté du 9 février. Voir
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
319
plaignait en raillant de n'avoir pas de quoi manger
et de quoi boire, « et tout cela parce que Jean-Jacques
Rousseau a échauffé quelques tètes d'horlogers et
de marchands de drap1. » Ou bien encore il par-
lait d'un projet de sédition formé par Jean-Jacques,
et trouvé dans les papiers de Lenieps 2. Lenieps ve-
nait, en effet, d'être mis à la Bastille, mais il ne
suit pas de là que Rousseau fût un conspirateur.
Rousseau, au contraire, avait toute sa vie déclaré
« qu'il ne voudrait pour rien au monde avoir
trempé dans la conspiration la plus légitime, parce
qu'enfin ces sortes d'entreprises ne peuvent s'exé-
cuter sans troubles, sans désordres, sans violences,
quelquefois sans effusion de sang ; et qu'à son avis,
le sang d'un seul homme est d'un plus grand prix
que la liberté de tout le genre humain 3. Loin de
conspirer, Rousseau ne cherchait qu'à pacifier.
Quand il fut question d'un accord, comme il saisit
cette idée ! « Je voudrais, dit-il, tant ma passion
de vous voir pacifiés est vive, donner la moitié de
mon sang pour apprendre que cet accord a reçu sa
sanction. Peut-être ne serait-il pas à désirer que j'en
fusse l'arbitre; je craindrais que l'amour de la paix
ne fût plus fort dans mon cœur que celui de la li-
berté. Mes bons amis, sentez-vous bien quelle gloire
ce serait pour vous, de part et d'autre, que ce saint
et sincère accord fût votre ouvrage, sans aucun
concours étranger 4.
Gaberel, Rousseau et les Ge-
nevois, cil. II-VI. — Lettre à
d'Ivernois, 7 février 1767. — 1.
Lettre de Voltaire au comte de
la Touraille, 19 janvier 1767.
Voir aussi Lettres au Maréchal
duc de Richelieu, 9 janvier 1767.
— 2. Lettre de Voltaire à Dami-
laville, a décembre 1766. — 3.
Lettre à Mme X, 21 septembre
1766. — 4. Lettre à d'Ivernois,
6 avril 1767.
320 LA VIE ET LES ŒUVRES
L'affaire traîna encore toute une année. L'excès
des malheurs finit cependant par amener des projets
d'accord. « Les perruques de Genève, dit Voltaire,
proposent actuellement des accommodements aux
tignasses. Ce n'était pas la peine d'appeler, à si
grands frais, trois puissances médiatrices, pour ne
rien faire de ce qu'elles ont ordonné. M. le duc de
Choiseul doit être las de voir des gens qui demandent
à Hercule sa massue pour tuer des mouches \ «Rous-
seau se monta sur un ton autrement tragique et
fit sérieusement une proposition qui ne pouvait guère
venir que de lui: « Oui, Messieurs, il vous reste,
dans le cas que je suppose , un dernier parti à
prendre, et c'est, j'ose le dire, le seul qui soit
digne de vous. C'est, au lieu de souiller vos mains
dans le sang de vos compatriotes, de leur aban-
donner ces murs qui devaient être l'asile de la
liberté , et qui vont n'être plus qu'un repaire de
tyrans; c'est d'en sortir tous., tous ensemble, en
plein jour, vos femmes et vos enfants au milieu de
vous, et puisqu'il faut porter des fers, d'aller porter
du moins ceux de quelque grand prince , et non pas
l'insupportable et odieux joug de vos égaux2. »
Cette idée est folle , extravagante , impossible ;
mais elle valait bien, dans un sens, les froides rail-
leries de Voltaire. Les bourgeois ne partirent point;
ils firent mieux, ils s'arrangèrent avec leurs adver-
saires. Ils envoyèrent le projet d'accommodement à
Rousseau, qui leur donna une longue, trop longue
consultation ; mais il aimait à discourir sur les théories
politiques3. Sa lettre ne changea rien aux résolu-
1. Lettre de Voltaire à Cha- I d'Ivernois, 29 janvier 1768. —
banon, 11 janvier 1768. Voir | 3. Lettre à d'Ivernois, 9 février
aussiLettre au duc de Richelieu, 1768.
22 janvier 1768. — 2. Lettre à j
DE JEAN-JACQl'KS ROUSSEAU. 321
tions. Ne pouvant espérer de faire adopter un règle-
ment définitif à son goût, il entreprit de persuader
au Conseil d'en faire un qui fût seulement provi-
soire. S'il ne fut pas mieux écouté sur ce point que
sur les autres, il eut au moins la satisfaction d'être
témoin de la paix , objet de ses constants désirs.
Elle fut signée le 11 mars 1768. « Le malheur que
j'ai eu, disait-il, d'être impliqué dans le commen-
cement de ces troubles m'a fait un devoir dont je
ne me suis jamais départi , de n'être ni la cause, ni
le prétexte de leur continuation... ajoutant même
que s'il ne tenait qu'à une démarche aussi respec-
tueuse qu'il soit possible, pour apaiser l'animosité
du Conseil, j'étais prêt à la faire hautement et de
tout mon cœur. Pourvu que vous ayez la paix, rien
ne me coûtera1.» En somme donc on peut souscrire à
la conclusion d'un auteur d'ordinaire trop favorable
à Rousseau, qu'il sut réparer noblement le mal qu'il
avait fait à sa patrie 2 ; sous cette réserve toutefois
que les principes de ses ouvrages n'étaient pas dé-
savoués, et que, l'eussent-ils été, rien ne pouvait
les arrêter dans leur marche et les empêcher de
produire leurs effets.
Jean-Jacques, tout à la joie de la pacification , ne
manqua pas de célébrer les vertus, la sagesse, le
courage de ses bons amis les bourgeois; mais il ne
négligea pas de leur continuer ses conseils. Bien
plus, le sentiment de sa satisfaction l'entraîna, pour
la première fois, à répondre à des avances qu'il
s'était toujours refusé d'accueillir, touchant l'annu-
lation du décret porté contre lui. « Tout ce que je
1. Lettre à Moultou , 7 mars 1 et les Genevois, ch. ir, § o. —
1768. — 2. Gaberel, Rousseau |
TOME II 21
322
LA VIE ET LES ŒUVRES
puis vous dire à ce sujet, écrit-il, est que, si cela ar-
rivait, ce qu'assurément je n'espère pas, le Conseil
serait content de mes sentiments et de ma conduite,
et il connaîtrait bientôt quel immortel honneur il
s'est fait. Mais je vous avoue aussi que ce rétablis-
sement ne saurait me flatter s'il ne vient d'eux-
mêmes, et jamais, de mon consentement, il ne sera
sollicité l. »
Cet appel demeura sans écho ; mais tandis que
l'aristocratie continuait à tenir rigueur à Jean-
Jacques, le peuple, qui l'aimait et qui lui savait gré
de ce qu'il avait fait pour la paix, lui témoignait
sa reconnaissance de la façon la plus expressive.
On rapporte que, pendant des journées entières, la
foule se pressa pour boire à sa santé dans la tasse
d'argent qui lui avait longtemps servi, et qu'il avait
donnée à sa vieille nourrice Jacqueline 2.
On aurait pu croire les troubles à jamais finis.
En 1770, il y eut cependant un retour sanglant. Les
natifs, Choiseul, Voltaire remplirent alors les prin-
cipaux rôles. Rousseau y étant resté étranger, nous
n'avons pas à nous en occuper 3.
Pour terminer ce que nous avons à dire des af-
faires de Genève , il nous reste à parler de deux
épisodes, dans lesquels notre personnage fut au con-
traire particulièrement intéressé.
Le premier est relatif à une brochure qui parut
sous le nom de Voltaire, et qui pouvait en effet
passer pour être de lui , tant elle était spirituelle et
méchante. Elle était en réalité de Bordes, et avait
1. Lettre à d'Ivernois, 24 mars
1768. — 2. Gaberel, Rousseau
et les Genevois, ch. Il, § 5. —
Desnoiresterres, t. VII. —
3. Voir Desnoiresterres ,
t. VII, et Gaberel, Rousseau
et les Genevois, ch. Il, § 5. —
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
323
pour titre : Lettre de M. de Voltaire au docteur
J.-J. Pcntso/jhe1. L'auteur y persiflait agréablement
Jean-Jacques sur ses innombrables contradictions,
sur ses systèmes sociaux et religieux, sur ses livres
pleins de fiel, de sopliismes et d'erreurs, sur son
orgueil, sur ses mensonges, sur ses fausses vertus,
sur ses ridicules de toute espèce. Rousseau y fut
pris2. Beaucoup d'autres le furent comme lui; mais
il jouait vraiment de malheur avec ses appréciations.
Naguère, il s'était entêté à reprocher à Vernes le
Sentiment des citoyens, qui était de Voltaire, et
voilà que maintenant il voulait attribuer à Voltaire
la brochure de Bordes. Cette fois au moins, il eut
le bon esprit de ne pas soutenir son opinion et de
dédaigner cette attaque.
Il couvrit d'un égal mépris et d'un silence encore
plus complet (car on ne peut supposer qu'il en ait
ignoré l'existence) un autre libelle qui eut un cer-
tain retentissement , la Guerre civile de Genève 3.
Celui-là était bien de Voltaire. Voltaire ne prit pas
même la peine de le désavouer; mais il n'y re-
cueillit ni gloire, ni profit d'aucune sorte, et ne
réussit à faire de tort qu'à lui-même. Il parait que
le deuxième chant, car c'était un poème, circula à
Paris et à Genève, par suite d'une indiscrétion de
la Harpe , et que Voltaire renvoya même celui-ci de
chez lui, pour lui marquer son mécontentement4.
La Harpe aurait alors bien changé d'avis avec le
1. Cette lettre est aux Œuvres
de J.-J. Rousseau, édition de
Genève, t. IV du Supplément.
— 2. Lettres à Dupeyrou, 10 niai;
à d'Ivernois, 30 août 1766. —
3. La Guerre civile de Genève
Ou les amours de Robert-Covelle.
Poème héroïqueavec des notes
instructives. Londres, 1768,
in-8.— k. Bachaumont, 1 "avril
1768.
324 LA VIE ET LES ŒUVRES
temps. «Je ne dirai qu'un mot, écrit-il, de la Guerre
de Genève , qui n'est qu'une des taches de sa vieil-
lesse; misérable production aussi mal conçue que
mal écrite, et où son talent poétique parut même
l'abandonner. Ce déchaînement atroce contre Rous-
seau remplit la moitié de l'ouvrage, et pour cette
fois, il n'y a pas même d'esprit: la fureur a tout
ôté au lyrique, jusqu'au sens commun1. » On ne
manquerait pas d'autres appréciations pour le moins
aussi dures sur ce poème immonde. Ce fut un con-
cert de réprobation universelle, au point que les
amis de Voltaire ne voulaient pas laisser prendre de
copies des cinquième ef'sixième chants, par égard
pour l'auteur2.
Les affaires de Genève nous ont obligé d'antici-
per de plusieurs années sur les autres événements
de la vie de Rousseau. Pendant ce temps-là, il a
changé de demeure; il a quitté la Suisse; il s'est
établi en Angleterre, puis en France. Nous allons
reprendre le fil de l'histoire au point où nous en
sommes restés.
Nous avons laissé Rousseau se louant d'autant
plus de la tolérance de son pasteur qu'elle tranchait
davantage sur la conduite de ceux de Genève ; re-
cueillant auprès de lui mille satisfactions pour sa
piété, en recueillant, n'en doutons pas, davantage
encore pour son amour-propre. Même après ses in-
succès, Montmollin avait continué à être enchanté
1. La Harpe, Lycée, 3e par- I 2. BaChaumont, 2 mai 1768.
tie, liv. I, eh. n, sect. I. — |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
323
de son paroissien. « Il est certain, écrit-il à un ami,
que je suis lié d'amitié avec M. Rousseau, que je
l'aime et que je l'estime. Il a le cœur droit, l'esprit
lumineux, ses mœurs sont sans reproche, et il vit
d'une manière très édifiante, faisant profession de
notre sainte religion d'une manière exacte et exem-
plaire, s'acquittant scrupuleusement de toutes les
parties du culte. Sa confession de foi qu'il m'a re-
mise et qu'il m'a expliquée m'a satisfait. »
Enfin, sauf l'Emile, il n'est pas jusqu'à ses livres
que Montmollin n'admire presque sans réserve1.
Aussi les rapports restèrent-ils excellents pendant
plus de deux ans 2. Les Lettres de la Montagne elles-
mêmes, si propres à troubler l'harmonie, passèrent
d'abord presque inaperçues. Rousseau, qui en pré-
voyait peut-être les effets, avait voulu prendre les
devants et en avait envoyé un exemplaire à son
pasteur. « La querelle, lui disait-il, est toute per-
sonnelle entre les ministres de Genève et moi, ou
si j'y fais entrer la religion protestante pour quel-
que chose, c'est comme son défenseur contre ceux
qui veulent la renverser3. »
Nous ne connaissons pas la réponse de Montmol-
lin, mais nous savons que, pendant plusieurs mois,
il se contenta de parler en particulier à Rousseau
et de gémir en secret de cette nouvelle attaque
contre la religion et ses ministres. Sa situation était
délicate. Son affection pour Jean- Jacques et la pro-
tection marquée dont il le voyait entouré par le
Roi et Milord Maréchal le gênaient évidemment4.
1. Lettre de Montmollin à Le
Maigret, à Rouen, 30 décem-
bre 1762. — 2. Voir quelques
Lettres et billets de Rousseau à
Montmollin de 1763 à 1765. Fritz-
Berthoud, II. — 3. Lettre à
Montmollin, 23 décembre 1764.
— 4. Lettre de Montmollin à
Sarasin, 15 janvier 176o.
326 LA VIE ET LES OEl VRES
Il est difficile de savoir ce qu'il aurait fait s'il n'a-
vait été stimulé par la parole ferme de Sarasin1;
mais s'il eut de la peine à se déterminer, il faut
convenir qu'une fois en mouvement , il y mit de
l'activité et de l'ardeur. En somme il arriva que les
Lettres de la Montagne , qui donnaient à Genève
tant d'embarras à leur auteur, lui en donnèrent da-
vantage encore à Motiers, et, en .fin de compte, le
forcèrent à un nouveau départ. Rousseau, dans ses
confessions et dans sa correspondance; Dupeyrou,
dans trois lettres spéciales, ont raconté longuement
ces luttes. De son côté, Montmollin a publié une
brochure d'explications et a conservé de nom-
breuses lettres, qui ont été récemment publiées ; nous
avons donc, dans ce procès, la bonne fortune d'en-
tendre les deux parties 2.
Rousseau avait, dans cette circonstance, affaire à
trois pouvoirs différents ; 1° le roi de Prusse ; 2° le
Conseil d'Etat de Neuchâtel ; 3° la classe des pas-
teurs. Montmollin et le consistoire de Motiers.
« Le Roi de Prusse vous met en état de tout oser, »
avait dit Moultou3. D'Alembert, qui connaissait bien
1. Lettre de Sarasin à Mont- | sième lettre relative à M. J.-J.
mollin , 4 janvier 1765. — 2. Rousseau, servant de post-
Fritz Berthoud. J.-J. Rous- I scriptum à celle du 31 août,
seau et le pasteur de Mont- j signée Dupeyrou , 16 sep-
mollin , in-12, 1884. — Lettre ■ ternbre 1765. (Ces pièces sont
de M. X... (Dupeyrou), 14 avril
1765. — Réfutation du libelle pré-
cèdent, par M. le pasteur de
Montmollin (10 lettres, du 10
juin au 1er juillet 1765). — Se-
conde lettre relative à M. J.-J.
Rousseau, adressée à inilord
comte de Weinys et signée Du-
peyrou, 31 août 1765. — Troi-
aux Œuvres de J.-J. Rous-
seau, édit. de Genève, t. III
du supplément.) — Lettre de
Rousseau à Dupeyrou, 8 avril
1765. (Cette lettre était desti-
née à l'impression.) — 3. Let-
tre de Moultou à Rousseau,
16 novembre 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 327
Frédéric, n'était pas de cet avis : « On dit, écri-
vait-il à Voltaire , que Rousseau est dans les Etats
du Roi de Prusse, près deNeucbàtel, je ne voudrais
pas répondre qu'il y restât; car le Roi de Prusse,
tout roi de Prusse qu'il est, n'est pas le maître à
NeuchAtel comme à Berlin, et les vénérables pas-
teurs de ce pays-là n'entendent pas raillerie sur
l'affaire de la religion ' . » Trois ans après, l'événe-
ment donnait raison à d'Alembert. En effet , quand
les esprits s'échauffèrent, Milord Maréchal lui-même
n'eut qu'un conseil à donner à son ami, celui de fuir,
sans compter sur la protection du Roi et de la cour2.
Il est vrai que, contrairement à l'usage, la cour lui
donna beaucoup plus qu'elle n'avait promis.
Rousseau, devenu tout à coup autoritaire pour
le besoin de sa cause, n'aurait pas été fâché défaire
de ses petites difficultés une affaire d'Etat. « Il est
certain, répondit-il au prince de Wirtemberg, qui
lui avait proposé l'appui du prince Henri de Prusse
auprès de son frère, que l'autorité du Roi est com-
promise, et que, s'il me soutient et qu'on s'obstine,
elle peut l'être davantage encore ; mais , si le Roi
veut se prévaloir de la circonstance pour rétablir la
subordination et soutenir son protégé, je vous ré-
ponds que son protégé tiendrait une contenance qui
ne ferait point déshonneur à sa protection3. »
Le Conseil d'Etat dépendait du Gouvernement et
aurait dû suivre sa direction; mais ce pouvoir local,
qui visait à l'indépendance et qui était en délica-
tesse avec Milord Maréchal, ne pouvait être regardé
1. Lettre de d'Alembert à Vol- | Lettres du prince de Wirtemberg
taire, 31 juillet 1762. — 2. Let- à Rousseau, 9, 13 et 20 mars
très de Milord Maréchal à Bous- 1765. Lettre de Rousseau au prince
seau, 8-9-10 février 1765. —3. | de Wirtemberq, 11 mars 1765.
3*28 LA VIE ET LES ŒUVRES
comme bien sur. Par suite de l'éternelle lutte de
l'État contre l'Eglise, il était assez disposé à donner
des leçons aux pasteurs, tout en ayant à les ménager
et à tenir compte de l'opinion. Jean-Jacques, d'ail-
leurs , comptait dans son sein de chauds partisans.
Ces raisons opposées lui inspiraient un mélange
d'espérance et de crainte '. En fait, le Conseil d'Etat
lui fut constamment dévoué.
La cause étant surtout religieuse, c'est avec le
pouvoir ecclésiastique qu'était proprement engagée
la lutte. Cependant, même en ce qui concerne ce
pouvoir, il y a des distinctions à faire. On peut ad-
mettre que Montmollin et la classe des pasteurs
furent unis et suivirent constamment la même voie,
quoiqu'il ne soit pas aussi sûr qu'ils l'aient toujours
parcourue du même pas ; mais il y avait à Motiers
même une autre institution, le Consistoire, sans
lequel le pasteur ne pouvait rien ou presque rien.
Or Montmollin était loin de- tenir son Consistoire
dans sa main, et il y rencontra effectivement bien
des résistances.
Comment donc, avec deux pouvoirs qui lui étaient
favorables, et un troisième qui était divisé, Rous-
seau se laissa-t-il chasser? On doit penser, ou que
ses torts étaient bien grands, ou qu'il fut bien ma-
ladroit, ou qu'il avait d'autres motifs de partir.
Nous verrons si en effet ces causes ne contribuèrent
pas toutes trois à son départ.
Le signal de l'attaque ne vint pas officiellement
de Montmollin, mais de la classe des pasteurs, sié-
geant à Neuchâtel.
Les pasteurs ne voyaient pas sans inquiétude
1 . Lettre à Lenicps,
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
329
l'édition générale des œuvres de Rousseau qui se
préparait à Motiers. Il y avait là, suivant eux, un
scandale et un danger pour la foi ; ils en conférèrent
entre eux ; ils en parlèrent autour d'eux. Montmollin
convient de leur opposition et s'honore d'y avoir
participé '. Jean-Jacques s'apercevait qu'on travail-
lait l'opinion 2 ; Milord Maréchal s'en inquiétait avec
lui3. Vers la fin de février, la Classe pria le Gou-
vernement de révoquer le consentement qu'il avait
accordé pour l'impression. Elle dénonça en même
temps les Lettres de la Montagne et en obtint
la prohibition, à condition toutefois de ne pro-
noncer contre elles aucune flétrissure publique, et
de laisser l'auteur jouir paisiblement, et sans l'in-
quiéter en rien, de la protection des lois dans l'asile
qu'il s'était choisi4. Enfin, la Compagnie des pas-
teurs décida, comme si ce n'était pas chose connue,
qu'on examinerait de plus près le christianisme de
M. Rousseau, mais dans une autre assemblée, qui fut
fixée au 13 mars. En attendant, Montmollin était
chargé de conférer avec lui. Mais Rousseau était sur
ses gardes. « Je suis persuadé, écrit-il à Dupeyrou,
que vos ministres s'imaginent que je vais rester sur
la défensive et faire le pénitent et le suppliant. Le
Conseil de Genève le croyait aussi ; je me charge
de les désabuser de même ; d'abattre si bien leur
morgue, de les avilir à tel point qu'ils ne puissent
jamais plus ameuter les peuples... Si je les touche,
comptez qu'ils sont morts s. » Ce beau feu du pre-
1. Lettre de Montmollin à Sa-
rasin , 15 janvier 1765. — 2.
Lettre à Mmc Latour, 10 février;
à Milord Maréchal, 11 février;
à Dattier, 14 février 1765. —
3. Lettres de Milord Maréchal à
Rousseau, 8 et 10 février 1765.
— 4. Hescrit du Roi en date du
30 mars 1765. Fritz-Ber-
THOUD, VII, II. — 5. Lettre à Du-
peyrou, 7 mars 1765.
330
LA VIE ET LES ŒUVRES
mier moment ne tarda pas toutefois à s'éteindre.
Une semaine était à peine écoulée que Jean-Jacques
écrivait au même Dupeyrou : « Le désir de me ven-
ger de votre prètraille était né dans le premier
mouvement; c'était un effet de la colère... Nous
sommes du même avis , et je ne leur ferai certai-
nement pas l'honneur d'une réponse1. » Dans l'inter-
valle. Montmollin s'était présenté chez Rousseau,
lui avait parlé en citoyen, en chrétien, en ami, lui
avait annoncé l'excommunication comme imminente,
lui avait fait part des moyens qu'il avait imaginés
pour éviter le scandale, par exemple, qu'il voulût
bien se priver de la communion. Il ne put, il est
vrai, lui faire agréer ces expédients ; cependant il
fit tant qu'il finit par obtenir de lui une promesse
formelle de ne plus écrire sur la Religion2. Deux
jours après, Rousseau envoya l'engagement promis.
Il était ainsi conçu :
(( Par déférence pour M. le professeur de Mont-
mollin, mon pasteur, et par respect pour la Véné-
rable Classe, j'offre, si on l'agrée, de m'engager par
un écrit signé de ma main à ne jamais publier
aucun nouvel ouvrage sur aucune matière de reli-
gion ; même de n'en jamais traiter incidemment
dans aucun nouvel ouvrage que je pourrais publier
sur tout autre sujet ; et de plus je continuerai à
témoigner par mes sentiments et par ma conduite
tout le prix que je mets à être uni à l'Eglise.
« Je prie M. le Professeur de communiquer cette
déclaration à la Vénérable Classe.
« Fait à Motiers le 10 mars 1765. »
1. Lettre à Dupeyrou, 14 mars
1765. — 2. Lettres de Monlmollin
à Rousseau, lettre IV ; — Lettre
de Rousseau à Meuron, 9 mars
1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
331
Cette pièce prêtait à la discussion. Montmollin la
communiqua à ses confrères ; ils la jugèrent insuffi-
sante et enjoignirent au pasteur de Motiers de faire
paraître Rousseau en Consistoire, pour lui « adresser
les admonitions convenables et lui faire entendre
qu'elle ne pouvait le reconnaître digne de la com-
munion des fidèles tant qu'il ne manifesterait pas à
tous égards les sentiments d'un vrai chrétien, en
affirmant sa foi en Jésus-Christ et en abjurant ses
erreurs contre la révélation *. »
Cette sentence d'excommunication, car, quoi qu'en
ait dit Montmollin, c'était l' excommunication, fut
fortement attaquée par Rousseau comme tardive et
comme abusive. On s'avisait bien tard de découvrir
des erreurs dans ses livres, et l'on était mal venu,
après avoir laissé passer l'Emile, après avoir ap-
prouvé presque publiquement la Lettre à l'Arche-
vêque de Paris, de s'élever contre les Lettres de la
Montagne. Que contenaient donc ces Lettres qui ne
fût déjà dans ses autres ouvrages ? Il est vrai qu'on
retrouva dans les registres du Conseil d'Etat des
remontrances adressées dès 1762 au sujet de
V Emile ; mais ces remontrances étaient en effet si
bien enfouies dans les registres, que presque per-
sonne jusque-là ne s'était douté de leur existence.
Montmollin surtout, tolérant autrefois jusqu'à faire
communier Rousseau presque sans explications,
devait avoir quelque peine à concilier ses facilités de
la veille avec ses rigueurs du lendemain 2. Derrière
ces discussions, d'ailleurs, ne pouvait manquer de
1. Montmollin, Lettre V. —
Séance du Consistoire du
13 mars. (F. Berthoud, II). —
2. Montmollin. Lettre III; —
Dupeyrou, Lettre II ; — Lettre
de Rousseau à Dupeyrou,
8 août 1765.
332 LA VIE ET LES OEUVRES
se manifester une question plus générale, dont le
cas de Rousseau n'était que l'application particu-
lière. Quels étaient, en matière de foi et de mœurs,
les droits de l'Eglise vis-à-vis des particuliers ou du
gouvernement? On fait grand bruit, dit Montmollin,
des constitutions et des droits de l'Etat ; mais n'y
a-t-il point aussi les constitutions ecclésiastiques?
Le clergé n'a-t-il point des droits à exercer ? Il a
certainement inspection sur la foi et sur les mœurs,
quand il en résulte du scandale. Si le clergé est
obligé à se taire toujours ; s'il ne peut, quoi qu'il
arrive, interdire la communion à qui que ce soit, à
quoi bon des pasteurs, un consistoire, un culte1?
On pourrait regarder ces déclarations comme un
minimum; du côté de Rousseau, on les trouva néan-
moins inadmissibles. Que prétend le clergé en par-
lant de ses droits ? mais il n'en a aucun. « Aucune
constitution ne donne au clergé inspection sur la foi
des fidèles. Le Gouvernement seul a le droit d'éta-
blir ces constitutions, de les augmenter, diminuer
selon le besoin, ainsi que s'exprime l'arrêt du
15 juillet 1553 2. » On est stupéfait de l'audace de
ces affirmations; mais on l'est davantage encore de
la timidité avec laquelle Montmollin les accueille,
se contentant de les atténuer et de les éluder de son
mieux. Du reste, si Dupeyrou procède ici avec la
brutalité du viveur incrédule, Jean-Jacques, plus
maître de sa plume, ne soutient pas une autre doc-
trine ; il la soutient seulement avec plus d'habileté.
Dans la pratique, depuis le premier jour jusqu'au
dernier, de part et d'autre on manœuvra en consé-
1. Montmollin, Lettres IV et ! et Remarques à la suite de
VIL — 2. Dupeyrol", Lettre II, \ cette lettre.
I)E JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
333
quence : l'un cherchant à grand'peine à garder si
peu que ce fût des droits de l'Eglise, l'autre, fier de
la protection du prince et s'appuyant, en matière
religieuse, sur la seule autorité séculière.
Dès le 10 mars, une lettre sévère de Milord Maré-
chal entendait dicter à chacun sa ligne de conduite.
Le Roi, y disait-on, trouve très mauvais qu'on
s'acharne sur un homme qu'il protège , et il fera
éprouver les effets de son ressentiment à ceux qui
continueraient à persécuter M. Rousseau1. La Vé-
nérable Classe avait donc montré un certain cou-
rage en prononçant sa sentence et en chargeant
Montmollin de la mettre à exécution 2. Mais comme
si cet acte avait épuisé son énergie, elle laissa au
pasteur de Motiers le soin de poursuivre sa voie, en
l'accompagnant sans cloute de ses vœux ; mais, si
l'on en croit Dupeyrou, en refusant de s'associer à
ses moyens. Montmollin a prétendu, au contraire,
avec plus de vraisemblance, qu'il ne fît que suivre
les instructions de la Classe et resta constamment en
communion avec elle. On ne peut guère admettre, en
effet, que le concours de la Classe ait été purement
platonique. Son appui avait, d'ailleurs, bien des
avantages pour Montmollin : il lui donnait une
direction, il lui traçait son devoir, il soutenait son
zèle, il soulageait sa responsabilité ; de toute façon,
il rendait sa tâche plus facile.
Il était enjoint à Montmollin de citer Rousseau de-
vant le Consistoire3. Celui-ci promit de s'y rendre;
1. Lettre de Milord Maréchal
au Conseil d'État. — Vuir Lettre
I de Dupeyrou et Lettre de Rous-
seau à Mme de Ver de lin, 24 inars
1765. —2. Voir séance du Con-
sistoire du 13 mars. — 3. Voir
le texte de la Citation pour le
29 mars 1765 à 11 heures du
matin. Fr. Berthoud, VII.
334 LA VIE ET LES ŒUVRES
mais, le jour venu, il écrivit qu'il ne paraîtrait pas.
Ah ! s'il avait eu « sa plume dans sa bouche » ! Par
malheur il ne savait pas dire deux mots en public
et un rien l'intimidait. Il avait pris d'abord le parti
d'apprendre un discours par cœur; la veille il le
savait sur le bout du doigt ; le jour venu il n'en sa-
vait plus un mot; c'est alors qu'il dut improviser
une lettre d'excuses et d'explications '.
Montmollin, dans son consistoire, entouré de son
diacre et de ses six paysans, espérait bien être le
maître. L'assemblée étant incomplète, il profita de
l'occasion pour y introduire deux hommes à lui ;
précaution qui n'était pas inutile, car, contre toute
attente, les quatre autres anciens (c'est ainsi qu'on
appelait les membres du Consistoire) refusèrent
d'acquiescer aux mesures proposées par leur pas-
teur ; de sorte que, pour avoir la majorité, il fut
obligé de faire voter son diacre et d'user de sa voix
prépondérante de président. Le procédé fut vive-
ment attaqué ; mais si Montmollin manqua parfois
de dignité et eut recours à quelques intrigues,
Rousseau n'était pas en situation de lui en faire
de grands reproches, en présence du zèle (c'est lui-
même qui le dit) apporté par l'officier du prince et
le colonel de Pury pour maintenir les quatre mem-
bres opposants dans leur devoir 2.
Ces derniers adressèrent au Conseil d'Etat une
protestation qui, quoique évidemment soufflée, fut
exploitée comme une victoire par Rousseau. Le
Conseil, d'ailleurs, non content de leur donner rai-
1. Lettre de Rousseau au Con-
sistoire de Motiers, 29 mars
4765. — 2. Confessions, 1. XII.
— Lettre du colonel de Pury à
Rousseau, s. d. (Printemps de
1765.) Fritz Berthoud, Ap-
pendice.
BE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
335
son, exempta Rousseau de la juridiction du Consis-
toire, et interdit à cette assemblée « toute opération
jusqu'à ordre définitif ».
(/est alors que Jean-Jacques put véritablement
chanter victoire et remercier ses protecteurs et ses
amis, le Roi, Milord Maréchal, Meuron, Chaillet,
Pury2. Car on doit penser que ce beau résultat n'a-
vait pas été obtenu sans peine . Rousseau se plaint
des intrigues de Montmollin ; Montmollin se plaint
de celles de Rousseau ; il est certain que de part et
d'autre on s'était donné beaucoup de mouvement.
Mais maintenant que Jean-Jacques est en sûreté,
pourquoi, lui dit-on, songerait-il encore à quitter le
pays? Qu'il aille plutôt à Couvet, auprès d'un vrai
pasteur, point théologien, avec un Consistoire qui le
respecte, et au milieu d'un peuple qui lui tend les
bras3. Qu'avec cela il renonce à écrire, et tout le
monde sera content. Il hésita pourtant d'abord à
prendre vis-à-vis des tiers un engagement qu'il
avait pris depuis longtemps avec lui-même, mais
dont il craignait qu'on n'abusât contre lui. Cependant
vaincu par les marques de bienveillance dont il ve-
nait d'être l'objet, il sentit que la protection du Roi
et les bontés de Milord Maréchal lui imposaient de
nouveaux devoirs, et il fît la promesse tant désirée.
Le Conseil d'État lui exprima la satisfaction que
lui causait sa lettre et la fit porter sur ses registres \
1 . Séances du Conseil d'État,
1», 2 et 15 avril 176o.— 2. Rous-
seau venait de faire nommer
ce dernier membre du Con-
seil. Lettres à Meuron, 3 avril ;
à Chaillet, 3 avril; à Milord
Maréchal, 6 avril : à d'Ivernois,
8 avril 1765. — 3. Lettres à
Rousseau : de Chaillet, 2 avril ;
du colonel de Pury, 3 avril
1765. — \. Lettres de Rousseau
à Chaillet, 3 avril ; à Meuron,
6 avril. Réponse de Meuron à
Rousseau, 8 avril 1765.
336 LA VIE ET LES OEUVRES
Quant à l'idée de rester dans le pays et d'aller à
Couvet, Rousseau n'en voulut pas entendre parler1.
C'est en ce moment que parut la première lettre
de Dupeyrou (les autres ne furent publiées que plus
tard). Si Jean-Jacques n'en fut pas l'auteur, comme
il est facile de s'en apercevoir au style, il en fut au
moins l'inspirateur ; il les corrigea en plus d'un en-
droit et s'intéressa beaucoup à l'impression 2. Ses
amis songeaient, de leur côté, à insérer des articles
dans les journaux 3. Montmollin, mis personnelle-
ment en cause, publiait sa brochure'' ; Rousseau lui-
même ne tardait pas à répondre 5, quoi qu'il ait dit
une semaine auparavant qu'il ne répondrait pas ; de
sorte qu'en attendant cet heureux oubli après lequel
il soupirait, il faisait tout ce qu'il fallait pour occu-
per le monde de sa personne. Il ne faut pas trop
lui en vouloir ; le soin de sa défense le pressait. Car,
malgré ses succès, il n'était pas sans craintes.. Le
Roi et Milord Maréchal lui donnaient bien la sûreté
matérielle ; mais ils ne pouvaient le garantir contre
le voisinage de Genève et les tracasseries des mi-
nistres.
Montmollin en effet n'abandonna pas la partie.
Cet homme avait vraiment la vocation de la situa-
tion pénible qu'on lui faisait ; toujours cédant, ou
ayant l'air de céder, toujours pliant, et se relevant
sans cesse. Il ne pouvait plus assembler son Con-
sistoire, mais la chaire lui restait. Il profita de ce
1. Lettres à Milord Maréchal, I Lettre du colonel de Pury à
6 avril 17(35; à Dupey>ou, i Rousseau, 3 avril 1765 (Fritz-
mème jour. — 2. Lettres à Du-
peyrou, 2, 15, 22 avril, 25 mai;
à Duchesne, 11 août; à Guy,
libraire, 23 août 1765. — 3.
Berthogd). — 4. Lettre de
Rousseau à d'Ivernois, 1er août
1765. — 5. Lettre à Dupeyrou,
S août 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 337
moyen; en abtisa-t-il , comme on l'a prétendu?
C'est peu probable, et si l'on refuse de s'en rappor-
ter à son affirmation, on doit penser au moins que
la protection dont le Roi et Milord Maréchal entou-
raient Rousseau était bien suffisante pour maintenir
le ministre dans la modération. Il prêcha sur les
sept péchés capitaux; bien plus, il prêcha sur les
miracles. C'était son droit; c'était môme son devoir,
s'il le faisait en termes convenables. Il parla à ses
paroissiens en particulier. Il parait même qu'il leur
aurait parlé bien vivement et n'aurait pas craint
d'exciter les passions et d'ameuter la canaille1. On
peut être certain que cette même canaille serait de-
venue un modèle d'honnêteté, si elle avait pris le
parti contraire. Par le fait donc de Montmollin, ou
par zèle de la religion, il se trouva que le peuple
était très monté. Il n'en pouvait être autrement.
Cette guerre entre les autorités civiles et l'autorité
religieuse, ces brochures, ces prédications, une ex-
communication, étaient des événements comme on
n'en voyait guère dans le Val de Travers. Ces ru-
meurs se répandaient jusqu'à Neuchâtel; seulement
on y était moins unanime et « tous les honnêtes
g'ens, dit Rousseau, y prenaient les ministres en
exécration2. » Pour nous en tenir à Motiers, on y
proférait des discours insultants contre Jean-Jacques
et les quatre anciens qui avaient pris sa défense.
« Mon habit d'Arménien, dit-il, servait de rensei-
gnement à la populace ; j'en sentais cruellement
l'inconvénient ; mais le quitter dans cette circons-
1. IIe lettre de Dupeyroa. —
Lettres de Rousseau à Du)>e<jrou,
29 avril ; à l'anckoucke, 26 mai
1765. — 2. Lettre à d'Ivernois,
8 avril 17ij:j.
22
338 LA VIE ET LES ŒUVRES
tance me semblait une lâcheté. Je ne pus m'y ré-
soudre, et je me promenais tranquillement dans le
pays avec mon caffetan et mon bonnet fourré, en-
touré des huées de la canaille et quelquefois de ses
cailloux. »
Mais il n'y eut pas que la populace et la canaille
à s'élever contre lui. Il eut le chagrin de compter
des adversaires dans les familles les plus impor-
tantes et les plus honorables dii pays, et jusque
dans cette famille Boy de la Tour et d'Ivernois,
avec laquelle il était si lié. Un certain Pierre Boy,
entre autres, se comporta si brutalement que, « pour
ne pas me mettre en colère, dit Rousseau, je me
permis de le plaisanter, et je fis, dans le goût du
Petit Prophète, une petite brochure de quelques
pages, intitulée : La Vision de Pierre de la Mon-
tagne dit le Voyant, dans laquelle je trouvai le
moyen de tirer assez plaisamment sur les miracles,
qui faisaient alors le grand prétexte de ma persécu-
tion. Dupeyrou fit imprimer à Genève ce chiffon,
qui n'eut dans le pays qu'un succès médiocre ; les
Neuchâtelois, avec tout leur esprit, ne sentant guère
le sel attique ni la plaisanterie, sitôt qu'elle est un
peu fine1. » Les Aeuchàtelois n'avaient peut-être pas
tout à fait tort. Les allusions piquantes et les plai-
santeries n'étaient pas dans Je genre de Rousseau.
Non seulement sa Vision ne donne pas la mesure
de son talent ; mais il y reste même au-dessous du
Petit Prophète.
Mme de Yerdelin , qui vint avec sa fille, pour voir
Jean-Jacques, précisément à ce moment, fut témoin
des agressions dont il fut l'objet. « Cependant,
1. Confessions, 1. XII; — Lettre à d'Ivernois, 10 septembre 1765-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 339
ajoute-t-il, elle ne parut faire aucune attention à
rien de ce qui m'arrivait ; ne me parla ni de Mont-
mollin, ni de personne, et répondit peu de chose à
ce que je lui en dis quelquefois1. » Aurait-elle vu
par hasard avec d'autres yeux que son ami?
Quant au Gouvernement, il prit en main les inté-
rêts de son protégé. Mais peut-être ne fit-il que
réaliser cette prédiction de Milord Maréchal : <> Si
la Cour prenait hautement votre parti, on crierait
au privilège et vos amis se détacheraient de vous2. »
Le Conseil d'Etat menaça Montuiollin. lequel pro-
mit de se contenir et n'en fît rien ; il annonça qu'il
rechercherait et punirait sévèrement quiconque, de
fait ou de paroles, attaquerait M. Rousseau; il
approuva la réimpression des Lettres, de la Mon-
tagne. Ce dernier point qui fut signifié à la Classe,
mettait les ministres directement en cause. La plu-
part furent d'avis de laisser tomber l'affaire. Mont-
mollin ayant été d'une opinion contraire, la Classe
s'en rapporta à sa prudence, sous la réserve expresse
qu'elle ne serait compromise en rien. Le pasteur
chercha, en effet, à remettre la question sur le tapis
dans son Consistoire; mais il ne fut pas suivi3.
.Nous arrivons au moment critique, on pourrait
dire, si l'imagination de Jean-Jacques ne l'a point
abusé, au moment tragique. La fermentation allait
augmentant de jour en jour; Rousseau, hué, insulté,
pouvait craindre d'être attaqué jusque chez lui. A
partir du 1er septembre, chaque nuit, en effet, il
entendait les pierres qui étaient lancées contre ses
1. Confessions, 1. XII. — [ 3. IIe Lettre de Dupeijrou; —
2. Lettre de Milord Maréchal à Lettre de Rousseau à Dupeyrou,
Rousseau, 10 février 1765. — | S août 1765.
340 LA VIE ET LES ŒUVRES
fenêtres. Enfin, la nuit du G au 7 septembre, la cbose
devint tout à fait grave. Laissons Rousseau la racon-
ter lui-même :
« A minuit, j'entendis un grand bruit dans la
galerie qui régnait sur le derrière de la maison.
Une grêle de cailloux, lancés contre la fenêtre et la
porte qui donnaient sur la galerie, y tombèrent avec
tant de fracas que mon chien, qui couchait dans la
galerie et qui avait commencé par aboyer, se tut
de frayeur et se sauva dans un coin, rongeant et
grattant le plancher pour tâcher de fuir. Je me lève
au bruit ; j'allais sortir de ma chambre pour passer
dans la cuisine, quand un caillou, lancé d'une main
vigoureuse, traversa la cuisine, après avoir cassé la
fenêtre, vint ouvrir la porte de ma chambre et
tomber au pied de mon lit; de sorte que, si je
m'étais pressé d'une seconde, j'avais le caillou dans
l'estomac. Je jugeai que le bruit avait été fait pour
m'attirer, et le caillou lancé pour m'accueillir à ma
sortie. Je saute dans la cuisine. Je trouve Thérèse
qui s'était aussi levée et qui, toute tremblante, accou-
rait à moi. Nous nous rangeons contre un mur, hors de
la direction de la fenêtre, pour éviter l'atteinte des
pierres et délibérer sur ce que nous avions à faire;
car sortir pour appeler du secours était le moyen
de nous faire assommer. Heureusement la servante
d'un vieux bonhomme qui logeait au-dessous de
moi se leva au bruit et courut appeler M. le Châ-
telain ', dont nous étions porte à porte. Il saute de
son lit, prend sa robe de chambre à la hâte et vient
à l'instant avec la garde, qui, à cause de la foire,
faisait la ronde cette nuit-là, et se trouva tout à
1. C'était l'officier principal du district.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
341
portée. Le Châtelain vit le dégât avec un tel effroi
qu'il en pâlit, et, à la vue des cailloux dont la ga-
lerie était pleine, il s'écria : Mon Dieu! c'est une
carrière !... Le lendemain, le colonel de Pury, le
procureur général Meuron, le châtelain Martinet, le
receveur Guyenet, le trésorier d'Ivernois et son père,
en un mot, tout ce qu'il y avait de gens distingués
dans le pays, vinrent me voir et réunirent leurs sol-
licitations pour m' engager à céder à l'orage et à
sortir, au moins pour un temps, d'une paroisse où
je ne pouvais plus vivre en sûreté et avec honneur.
Je m'aperçus même que le Châtelain, effrayé des
fureurs de ce peuple forcené et craignant qu'elles ne
s'étendissent jusqu'à lui, aurait été bien aise de
m'en voir partir au plus vite , pour n'avoir plus
l'embarras de m'y protéger, et pouvoir le quitter
lui-même, comme il fit après mon départ. Je cédai
donc, et même avec peu de peine ; car le spectacle
de la haine du peuple me causait un déchirement
de cœur cpie je ne pouvais plus supporter1. »
Voulons-nous avoir la contrepartie de ce récit
dramatique? écoutons d'Escherny; il habitait Mo-
tiers ; il est resté, jusqu'à un certain point, l'ami et
l'admiration de Rousseau ; il est donc , lui aussi , en
situation de nous renseigner. Après avoir remarqué
que Jean-Jacques voulait depuis quelque temps déjà
quitter le Val de Travers; qu'outre son besoin con-
tinuel de changement , il a?vait pour l'y engager les
sollicitations de Thérèse et les plaintes auxquelles
elle donnait lieu par ses intempérances de langage2,
1. Confessions, 1. XII. Voir
aussi : IIIe Lettre de Dupeyrou,
et Lettres de Rousseau à Du-
chesne, 7 septembre: à Rey, 12
septembre; à d'Ivernois, 10 sep-
tembre : à Lenieps, 7 septembre
176o. — 2. D'Escherny, [Je
Rousscauel des Philosophes, etc.,
cb. vi.
342
LA VIE ET LES ŒUVRES
il ajoute : « Il s'agissait défaire du départ de Rous-
seau un événement, de lui donner l'apparence d'une
fuite pour se soustraire à la persécution , fuite qui
pût devenir célèbre , faire époque , et à laquelle on
pût donner un nom, comme par exemple : Fuite du
Philosophe , de Motiers-Travers à l'île de Saint-
Pierre; ce qui rappellerait celle du Prophète, de la
Mecque à Médine. Comment s'y prendre? Attendrons-
nous du hasard l'événement, ou* l'obligerons-nous
d'arriver? Dans l'un ou l'autre cas, cet événement
s'est réduit à une vitre cassée pendant la nuit. Le
jour suivant, on sonne le tocsin : on a voulu assas-
siner Jean-Jacques, le lapider; la chambre où il
couche était remplie de pierres; c'est le ministre
fanatique du village qui avait ameuté ses parois-
siens ; le Philosophe , par grand bonheur, est par-
venu à s'échapper. C'est ainsi qu'un petit trou fait
à un carreau de vitre par une pierre lancée avec
dessein ou sans dessein, est aussitôt convertie en
une véritable lapidation '. » De son côté, Servan dé-
clare qu'un homme digne de foi qui avait fait visite
à Rousseau le lendemain de sa lapidation lui a af-
firmé que, parmi les pierres qu'il a vues éparses sur le
plancher, plusieurs étaient plus grosses que les trous,
ce qui prouve qu'elles n'avaient pas été jetées par
la fenêtre 2. Sarasin avait déjà précédemment fait
une déclaration analogue3. Qui avait apporté ces
pierres? Thérèse sans doute. «Ah! disait à Gaberel,
en 18i0, une vieille femme , Madelon Messner, qui
avait joué , étant enfant, un rôle actif dans cette
1. D'Escherny, De Rousseau
et des Philosophes , ch. xxiv. —
2. Réflexions sur les Conf. de
/,-./. Rousseau, par Servan,
procureur général au Parle-
ment de Grenoble. 17S2. —
3. Lettre de Sai-asin à Montmol-
lin, 12 février 1766.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 343
farce, nous étions de vilains polissons dans le vil-
lage, pour tourmenter ainsi ce bon M. Rousseau.
On le disait un peu timbré. Il se croyait toujours
poursuivi par ses ennemis, et pour lui faire peur,
les filles et les garçons se cachaient derrière les
sapins et lui criaient: Prenez garde, M. Rousseau,
demain ils viendront vous prendre. Et c'était d'au-
tant plus mal à nous que ce bon M. Rousseau se
dépouillait de tout pour les pauvres. Il partageait
son diner avec les plus misérables , et bien souvent,
ayant faim à la maison , c'est lui qui nous a nourris.
Quant à l'affaire des pierres, c'est Thérèse qui nous
les a fait porter sur la galerie dans nos tabliers;
c'est nous qui en avons jeté deux ou trois petites
contre les vitres ; et nous avons bien ri quand nous
avons vu le lendemain M. le Châtelain qui mesurait
les gros cailloux posés dans la galerie, croyant qu'ils
avaient brisé les fenêtres ; comme si des pierres
grosses comme le poing pouvaient passer par des
trous de noix. Et puis, M. Rousseau avait l'air si
épouvanté qu'on étouffait de rire... Mais quand il
est parti quelques jours après et que nous n'avons
plus rien reçu à manger, on en a eu pour longtemps
à se repentir de nos sottises l. »
Il ne faut pas oublier de signaler aussi le désaveu
des violences exercées contre Rousseau, que pu-
blièrent les ministres , avec l'apologie de leur con-
duite , indignement défigurée dans les lettres de
Dupeyrou 2.
Tout cela n'empêcha pas qu'on ne fit graver dans le
temps une estampe représentant Montmollin , à la
1. Gaberel, Rousseau et les | 1766. — Bachaumont, 26 mars
Genevois, ch. I, § 8. — 2. Jour- 1766.
nul Encyclopédique, lo février I
344 LA VIE ET LES ŒUVRES
tète d'une troupe de forcenés, hommes, femmes r
enfants, poursuivant Rousseau à coups de pierres1.
Nous ne parlons pas ici des témoignages de
Grimm2, de William Goxe3, d'Alfred de Bougy •*,
qui ne sont que des autorités de seconde main.
Enfin, Voltaire, comme on doit s'y attendre, vou-
lut aussi dire son mot de l'affaire . Il le fit dans ses
Lettres sur les Miracles , où il raconte à sa manière
les événements de Moti ers-Travers-, depuis la com-
munion de Jean- Jacques, jusqu'à sa lapidation
inclusivement. Il y persiffle plus ou moins agréable-
ment les miracles, les ministres de Genève, les
ministres de Neuchâtel, Montmollin, Rousseau.
Elles ne pouvaient rien apprendre à personne, et
elles durent déplaire à tout le monde 3.
On voit qu'il est nécessaire d'en rabattre beau-
coup du récit dramatique de Jean-Jacques. Qu'il y
ait eu tapage nocturne de quelques ivrognes un jour
de foire, coup monté par de mauvais plaisants,
espièglerie d'enfants, supercherie de Thérèse, ou
môme léger mouvement populaire, il est certain
que personne ne songea à assassiner Rousseau, ni
à lui faire un mal sérieux. Les visites de ses amis ,
la délibération de la communauté de Motiers , expri-
mant le regret des insultes dont il a été l'objet0,
l'enquête et le rapport du Châtelain prouvent bien
1. SERVAN, loc. cit. — 2. ' l&letlre quatorzième à M. Covelle,
Cnrresp. littcr., 1*' octobre et
lo novembre 1765. — 3. Anec-
dotes sur J.~J. Rousseau tirées
des voyages de William Coxe en
Suisse. — h. Les Résidences de
J.-J. Rousseau, par Alfred DE
BOUGY. — li. Voltaire, Lettres
sur les Miracles, notamment
citoyen de Genève, par M. Bau-
dinet. citoyen de Neuchâtel] et
la lettre quinzième de AI. de
Montmollin, prêtre, à M. Nie-
dham, prêtre, 2i décembre i765.
— 6. Rapportée dans Fritz
Berthoud.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 315
qu'il y eut quelque chose , mais ne donnent pas la
note exacte de l'importance des faits. On dirait que
ces actes furent ordonnés un peu pour complaire à
Rousseau, qui tenait absolument à être ou à paraître
persécuté, beaucoup surtout pour se débarrasser
d'un hôte qui devenait fort gênant. On peut re-
marquer qu'ils ont, en effet, beaucoup plus d'ap-
parence que de réalité; que la délibération delà
communauté de Motiers lui fut presque arrachée
parle Châtelain; que l'enquête , assez anodine d'ail-
leurs, fut menée mollement et ensuite abandonnée
sur l'ordre du Conseil d'Etat ; qu'elle ne fit con-
naître aucun coupable; qu'en un mot, elle n'aboutit
à rien, probablement parce qu'on ne voulait pas
qu'elle aboutît 1.
Le dimanche 7 septembre, Rousseau étant déjà
parti et Thérèse restant seule à la maison, eurent
lieu de nouveaux désordres, qui peuvent, semble-
t-il, donner le véritable caractère de la manifesta-
tion. Une figure grotesque fut trouvée hissée sur la
fontaine, en face de la Halle. Ce personnage avait
dans sa gibecière une pièce de vers ridicules :
POLICHINEL
Me voici trouvant tout réjouis
En voyant Mostieî délivré de l'impie
Qui s'est évadé, sa servante encore ici, etc.
Et là-dessus, le Châtelain de mander les gouver-
neurs de la communauté, de les sommer de pour-
voir à la sûreté du village, de les rendre personnel-
1. Cette enquête en date du I rapportée dans Fritz Ber-
12 octobre 1763 est également | thoud, Appendice.
34G
LA. VIE ET LES OEUVRKS
lement responsables de tout ce qui pourrait arriver,
de les obliger à placer une garde à la maison de
Rousseau. Les gouverneurs ne mirent pas beaucoup
de bonne volonté à obéir à ces sommations. Faut-il
s'en étonner? Leur garde n'empêcha pas les huées
et les criailleries de continuer le lendemain '.
Enfin le Roi de Prusse en personne ne dédaigna
pas de jouer son rôle dans cette comédie. Il enjoi-
gnit de prendre les mesures les plus efficaces et les
plus rigoureuses pour assurer la sécurité de son
protégé contre les fureurs intolérantes de ses aveu-
gles persécuteurs 2. Quand cet acte de haute protec-
tion arriva, Rousseau était parti depuis près d'un
mois. Son départ, du reste, était désiré par tout le
monde, y compris lui-même; mais alors y avait-il
besoin de faire tant de bruit pour enfoncer une porte
ouverte ?
VI
Jean-Jacques était à peine installé à Motiers qu'il
songeait déjà à le quitter. Sans parler des offres de
Mme de fioufllers, on connaît son projet de retraite
en Ecosse avec Milord Maréchal et Hume. Forcé
d'abandonner cette idée, le démon du changement
le reprend incontinent. En 1763 , il est déterminé à
quitter le pays, si sa santé le lui permet3. En 1764,
c'est sa santé, au contraire, qui l'oblige à partir 4.
Dès cette époque, il cherchait, en compagnie de
d'Eschernv, un logement dans les environs 5, et, n'en
1. Enquête du Châlelain. —
2. Rescrit du Roi de Prusse en
date du 28 septembre 1765, en
réponse au Rapport du Conseil
d'État. — 3. Lettre à Mm» de la
Tour, 17 juin 1763. -- 4. Lettres
à Duchesne, 20 juillet; à Mm<> de
Roufflcrs, 26 août 1764. — 5-
D'ESCHERNV, De Rousseau et
des Philosophes, etc., cil. v.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
347
trouvant pas, il se plaignait d'être obligé de passer
chez lui son hiver1. Il partageait alors son temps
entre sa maison de Motiers et celle de Dupeyrou, à
Neuchâtel2. Puis les démêlés avec Montmollin ve-
nant s'ajouter aux difficultés de Genève, ce n'est
plus seulement Motiers qui lui déplaît, mais tout le
pays. Il est trop près de Genève, tel est le mot qui
revient à chaque instant dans ses lettres. Il met ses
amis en campagne pour lui trouver un asile. Il songe
à se retirer chez Rey3. Milord Maréchal use de ses
nombreuses relations, se renseigne , lève les obs-
tacles, met en avant dix localités différentes : c'est
l'Angleterre ou l'Ecosse, c'est l'Italie, Venise, la
Savoie, c'est la Silésie, c'est Postdam, auprès de lui-
même et de Frédéric, c'est Jersey, c'est Zurich; et,
en attendant un établissement définitif, pourquoi pas
le château du Colombier, ou Couvet, ou Cressier, la
superbe maison de campagne de Dupeyrou, ou l'île
Saint-Pierre dans le lac de Bienne, etc ^N'oublions
pas une lettre très instante de Klupffel, l'ancien
patron de Grimm , et une de la duchesse de Saxe-
Gotha, le pressant l'une et l'autre de passer par
Gotha et même de s'y arrêter le plus longtemps
1. Lettres à d'Ivernois, 15 sep-
tembre; à Lenieps, 14 octobre
1764.— 2.D'Escherny, De Rous-
seau, etc., ch. VI. — 3. Lettres à
Milord Maréchal, 26 janvier;
à Dupeyrou, 31 janvier; à
Mme de Verdelin,3îèvviev ; à Das-
tier, 17 février ; au prince de Wir-
temberg, 11 mars ;,à Rey, 18 mars
et 27 avril.; à d'Eschemy, l"juin
1765.— 4. Lettres de Milord Ma-
réchal à Rousseau, 8 et 10 février,
27 mars, M, 12, 20, 27 avril, 30
avril (contenant une Lettre de
la duchesse de Saxe-Gotha du 29
avril); 11 et 22 mai, 22 juin, 10
juillet, 7 et 20 septembre 1765.
Lettre de Klup/f'el à Rousseau
(citée dans Melchior Grimm,
par M. Scherer). Réponses de
Rousseau à Klupffel, mai; à la
duchesse de Saxe-Gotha, 8 juin
1765.
348 LA VIE ET LES ŒUVRES
possible. Le prince de Wirtemberg cherche à
Vienne, mais sans grand succès et recommande de
préférence Zurich1. Mmo de Yerdelin n'est pas en
situation d'agir aussi puisamment que Milord Maré-
chal, mais elle n'y met pas moins de zèle. Rous-
seau lui avait écrit une lettre désespérée. C'est
encore sur la France qu'il comptait le plus, u Je
n'ai trouvé, dit-il, que des amis dans votre clergé;
dans le nôtre, je n'ai trouvé que des furies; les
inquisiteurs de Goa sont des agneaux auprès d'eux.
Ah! Madame, si on voulait me laisser mourir en
pays catholique! Eh! s'il faut aller en Angle-
terre, ne pourrai-je du moins obtenir un passage
par la France? Qu'on me laisse au moins finir mes
jours dans quelque coin de la Franche-Comté;
qu'on m'enferme; qu'on fasse de moi tout ce qu'on
voudra ; je consens à tout. Voyez, chère amie, par-
lez, tentez s'il reste par hasard quelque humanité
dans quelque cœur d'homme 2... » Mais, lui répond
Mme de Verdelin, rien ne vous empêche de venir en
Franche-Comté ou en Bourgogne, vous consoler des
tracasseries de vos ministres. Le Gouvernement vous
souffrira partout. On pourrait aussi songer à Avi-
gnon. Cependant elle aimerait encore mieux voir
son ami en Angleterre. Elle était en relations avec
Hume et "Walpole, qui lui seraient du plus grand
secours. Tel était aussi l'avis de Milord Maréchal.
Bientôt elle obtint de Choiseul un passe-port pour
l'Angleterre, avec sauf-conduit pour la France ; elle
découvrit de hautes protections à son ami : le duc
1. Lettres du prince de Wir- l de Rousseau à Mm' de Verdelin,
temberg à Rousseau, 2G mars, I 3 mars. Voir aussi Lettre du
U avril, 8 juin 1765. — 2. Lettre | 21 mars 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
349
de Maurepas , le duc de Nivernois, le duc d'Àu-
mont; elle lui fit accepter cent piste-les pour subve-
nir aux frais du voyage; elle s'offrit à recevoir Thé-
rèse et à lui trouver un établissement '.
Il est singulier que Jean-Jacques, décidé à quit-
ter Motiers, remuant ciel et terre pour se procurer
une habitation, en trouvant vingt au choix, ait at-
tendu pour effectuer son départ, à être, pour ainsi
dire, chassé par la force; mais il avait déjà agi
ainsi avec Mmc d'Epinay : il ne savait pas partir.
L'Angleterre avec Hume lui aurait procuré la moitié
(la petite moitié, il est vrai) de son château en Es-
pagne; mais, en Angleterre, la vie était chère, le
froid rigoureux, et il ne savait pas la langue. L'I-
talie avec son beau climat, Venise surtout, lui au-
rait souri davantage. Il avait eu tant à se plaindre
des ministres protestants qu'il déclarait, quoique
protestant, qu'un pays catholique seul pouvait lui
convenir. Pas Veiyse toutefois, dont il redoutait l'in-
tolérance ; à moins encore que le Roi de Prusse ne
consentit à lui donner là quelque commission sans
appointements et sans fonctions, qui lui garantit sa
sûreté sans gêner sa liberté 2. Berlin avait l'immense
avantage de le rapprocher de Milord Maréchal3. La
Hollande, auprès de Rey, lui donnait presque une
famille'1. La. Corse lui plaisait pour ses mœurs b.
Bienne avait des inconvénients 6. L'ile Saint-Pierre,
1. Lettres de M'<ie de Verdelin
à Rousseau, 13 et 31 mars et
k juillet 1765. Réponse de Rous-
seau, 7 avril 1765. — Confessions,
1. XII. — -1. Lettres à Milord
Maréchal, 26 janvier, 11 février;
à Dupeijrou, 7 mars; à Moultou,
15 août 1765. — 3. Lettre à Klupf-
fel, mai 1765.— i. Lettre à Rey,
18 octubrj 1765. — 5. Lettres à
Buttafuoco, 2i mars et 26 moi
176 '■'<. — Confessions, liv. XII. —
6. Lettre à Vaulravers,\ei mars
1765.
3o0 LA YIE ET LES ŒUVRES
où il avait fait récemment une excursion botanique
délicieuse, en préparant ses Confessions, avait le .mal-
heur d'être en Suisse et même sur le territoire de
Berne '. Dans certains moments, Neuchâtel lui au-
rait suffi, ou bien il était disposé à tout accepter,
même Cressier2; dans d'autres, quand ses affaires
allaient mieux, ou qu'il était dans ses accès de cou-
rage, il voulait prendre son temps, partir quand
même, mais partir à son heure 3.' En définitive, au
dernier moment, il lui fallut presque laisser au ha-
sard le soin de décider à sa place.
La communauté de Couvet, au premier bruit du
danger qu'il avait couru, lui envoya trois de ses offi-
ciers pour lui offrir un logement tout meublé, l'assu-
rant qu'elle saurait bien le défendre contre qui-
conque attenterait à sa sûreté ; mais si Motiers était
trop près de Genève, à plus forte raison, Couvet
était trop près de Motiers. Dans ces circonstances,
obligé de partir au plus vite, ses^ projets de départ
pour de lointains pays se réduisirent à un assez
court trajet, et il se rendit simplement à l'ile Saint-
Pierre, laissant Thérèse exposée aux insultes, jus-
qu'à ce qu'il ait pu l'appeler près de lui \
On devait supposer qu'après le départ de Rous-
seau, les querelles allaient cesser, faute de cause et
d'aliment ; mais les têtes étaient échauffées et per-
sonne n'était disposé à désarmer. Les vaincus ou
1. Lettres à Dupei/rou, 4 et I de Verdelin, 30 mars; à Milord
20 juillet; à d'Ivernois, 20 juil- Maréchal, G avril, à Panckoucke,
let 1705. — 2. Lettres à Du-
peyrou, 14 février, 2, 23 et
25 mai; à d'Ivernois, 8 avril,
29 juin; au colonel de Pury,
10 juin 1765. — 3. Lettres à Du-
peyrou, 7 mars et 2 mai; à M"*
26 mai 1763. — k. IIIe Lettre de
Dupeyrou ; — Réponse de Rous-
seau à MM. de la Communauté
de Couvet, 15 septembre 1765,
rapportée par A. de Bougy.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
351
les victimes du moment, Rousseau et ses partisans,
n'étaient d'ailleurs rien moins qu'abattus. S'ils
avaient contre eux l'opinion, et encore elle n'était
pas unanime, n'avaient-ils pas pour eux le Conseil
d'Etat et le Roi lui-même? Dupeyrou, qui jusque-là
avait gardé l'anonyme, se nomma et annonça de
nouvelles lettres pour faire suite à celles de Goa.
Montmollin n'était donc pas quitte de ses épreuves.
Lui faudrait-il recommencer la lutte ? « A cette
nouvelle, dit Fritz Berthoud, les parents et les amis
prirent peur ; ils tinrent conseil ; il fut même ques-
tion d'une réunion plénière de la famille. L'agitation
fut grande. Les uns voulaient s'entendre avec Du-
peyrou, afin d'arrêter et de clore le débat ; les
autres, les femmes surtout, s'indignaient à l'idée
d'un accommodement1. » Le pauvre pasteur était
fort embarrassé. Faute de pouvoir satisfaire tout le
monde, il semble que, dans cette affaire, il se laissa
en grande partie diriger par sa femme ; comme dans
celle de la communion de Jean-Jacques, il s'était
laissé guider par Sarasin. Dans l'un et l'autre cas,
il eut au moins le mérite de bien choisir ses con-
seillers. Son beau-frère lui ayant envoyé un projet
d'arrangement approuvé par Dupeyrou, il y ré-
pondit, sous l'inspiration de sa femme, par un autre
qui en était presque la contrepartie. Il alla à Neu-
chàtel ; sa femme, qui craignait sa faiblesse, lui
écrivit aussitôt par deux fois pour soutenir son
énergie 2. Il revint ; de nouvelles tentatives d'arran-
gement lui arrivèrent ; c'est encore d'après l'avis de
1. Fritz Berthoud, Jean-
Jacques Rousseau et le -pasteur
de Montmollin, VII. — 2. Lettres
de Mme de Montmollin à son
mari, 30 septembre et l8r oc-
tobre 1765. Fritz Berthoud,
VII.
332
LA VIE ET LES ŒlYRES
sa femme qu'il refusa de céder. « Comme je n'ai dit
que la vérité, écrit-il, ce que je suis prêt à soutenir
au péril de ma vie, le désaveu que M. Dupeyrou
exige de moi, si je le faisais, perdrait mon honneur,
ma famille, mon ministère et mon âme1. »
Le résultat final de ces hésitations fut que la bro-
chure de Dupeyrou parut 2 ; il est certain qu'elle fit
moins de tort à Montmollin que ne lui en aurait fait
un honteux désaveu. Sans tarder, Mmc de Mont-
mollin songea à demander au Conseil d'Etat la pros-
cription et la flétrissure de Y infâme brochure, à
mettre en avant la Classe elle-même, intéressée à
défendre un de ses membres, qui s'était compromis
pour elle 3. On prétendit que le Conseil d'Etat avait
montré de bonnes dispositions ■ ; il ne parait pas
néanmoins qu'il ait rien fait pour Montmollin. En
revanche, les communautés de Motiers et de Bove-
resse 5 et la Classe des Pasteurs 6 rendirent hom-
mage à sa conduite, à son caractère et à ses vertus.
Enfin, Montmollin envoya au Roi une apologie de sa
conduite7. Il est probable qu'il n'obtint pas de
réponse ; mais, s'il en eut une, elle dut être dans le
genre de celle qui fut faite à la Classe des Pasteurs.
La Classe s'était permis, en effet, d'adresser au Roi
une supplique, afin d'être remise en possession de
son autorité en matière de foi. mise à néant par les
arrêts du Conseil d'État. « Sa majesté, fut-il ré-
1. Lettre de Montmollin à son
frère, 30 octobre 17(35. Fritz
Berthoud. — 2. Vers le s oc-
tobre. — 3. Lettre de Mme de
Montmollin à son mari, 14 oc-
tobre 1763. Fritz Berthoud,
VII. — 4. Lettre de Manon de
Wattel à Mma de Montmollin,
13 octobre 1765. Fritz Ber-
thoud, VII. — 5. Déclaration
en date du 21 octobre 1765.
Fuitz Berthoud. VII. —6. Jd.
du 5 novembre 1765. Fritz
Berthoud, VII. — '.Supplique
au Roi, 12 décembre 1765.
Fritz Berthoud, VII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 333
pondu, bien loin d'acquiescer à la très humble
demande de ladite Compagnie à ce sujet, ne peut
s'empêcher de lui témoigner d'être très mal satis-
faite des procédés turbulents et tendant à sédition
que lesdits pasteurs avaient tenus relativement au
sieur Rousseau, que Sa Majesté daignait honorer de
sa protection1. »
Cette affaire de Motiers, grossie par l'imagination
de Rousseau, était enfin terminée ; mais personne
n'avait lieu d'être satisfait de l'issue : Jean-Jacques
se trouvait chassé une fois de plus ; le Conseil d'Etat
s'était compromis sans parvenir à le sauver ; Mont-
mollin et les ministres étaient positivement battus ;
le Châtelain, peu rassuré sur les dispositions de ses
administrés, avait jugé prudent de se retirer à
Couvet ; le Roi était mécontent du peu de cas qu'on
avait fait de ses ordres. Les esprits, d'ailleurs, ne
reprirent pas de sitôt leur assiette. Si on en croit
un auteur qui habite non loin de Motiers, « aujour-
d'hui encore, après un siècle passé, il ne serait pas
difficile de trouver au bon pays de Neuchâtel, sans
beaucoup chercher, des gens disposés à reprendre
le débat et à repartir en guerre pour ou contre le
philosophe 2.
1. Rcscril de Frédéric, roi de ] 2. Fritz BerthOud, VII.
Prusse, du 26 février 1766. — |
23
CHAPITRE XXV
Du 7 Septembre au 2 Novembre 1765.
Sommaire : Le séjour de Rousseau à l'île Saint-Pierre ; récit tiré des
Rêveries. — Rousseau, forcé de partir, se rend à Bienne. — 11 quitte
définitivement la Suisse.
L'ile Saint-Pierre étant sur le territoire de Berne,
Rousseau eut soin, avant de s'y rendre, de prendre
les sûretés nécessaires contre toute éventualité
d'expulsion. Un M. Studler, son ancien voisin, et
le colonel Chaillet se chargèrent de sonder le ter-
rain. Il reçut d'eux l'assurance que les Bernois,
sans vouloir reconnaître ouvertement leur injustice
passée, chercheraient au moins à la lui faire oublier
par une hospitalité cordiale1.
La lapidation avait eu lieu dans la nuit du G au
7 septembre; dès le 7, dans la journée, Jean-Jacques
quittait Motiers. Il se retira d'abord à Neuchàfel,
chez Dupeyrou ; mais quelques jours étaient à peine
écoulés qu'il était à son île. Le 15 septembre il y
parait tout à fait installé 2.
Son histoire, pendant le temps qu'il y passa, peut
se résumer en un mot : il y fut heureux. Nous
avons si rarement entendu Jean-Jacques parler de
son bonheur, qu'il faut s'empresser d'en saisir l'oc-
casion. Malheureusement ce bonheur fut de courte
1 . Confessions, 1. XII — Lettre à 1 à d'Ivernois, lo septembre 1765.
Rey, 1 S octobre 1765. — 2. Lettre |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 355
durée. Il l'a décrit dans deux de ses ouvrages, les
Confessions et les Rêveries d'an promeneur solitaire
(cinquième promenade). Nous nous garderons bien
de recommencer son travail. A quoi bon essayer de
faire moins bien ce qui est déjà très bien fait?
Nous allons donc simplement copier ici la plus
grande partie de la cinquième promenade, en nous
bornant à l'expliquer et à la compléter au moyen
de quelques notes. Le lecteur gagnera à cette
longue citation le plaisir de jouir du style et de la
manière de Rousseau dans un morceau suivi, d'un
charme parfait, d'une grande fraîcheur, et déplus,
ce qui n'est pas à dédaigner, complètement exempt
des dangereuses théories de l'auteur sur la philoso-
phie et la religion.
Laissons parler Rousseau :
De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai eu
de charmantes) aucune ne m'a rendu si véritablement
heureux et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'Ile de
Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île,
qu'on appelle à Neuchâtel File de la Motte, est bien peu
connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache,
n'en fait mention. Cependant elle est très agréable et sin-
gulièrement située pour le bonbeur d'un homme qui
aime à se circonscrire ; car, quoique je sois peut-être le
seul au monde à qui sa destinée en a. fait une loi, je ne
puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique
je ne l'aie trouvé jusqu'ici chez nul autre.
Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et plus
romantiques que celles du lac de Genève, parce que les
rocbers et les bois y bordent l'eau de plus près ; mais elles
ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de cultures de
cbamps et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a
aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles
ombragés de bocages, des contrastes plus fréquents et des
accidents plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces
356
LA VIE ET LES ŒUVRES
heureux bords de grandes routes commodes pour les voi-
tures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs ; mais
il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui
aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature et à
se recueillir clans un silence que ne trouble aucun autre
bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quel-
ques oiseaux et le roulement des torrents qui tombent
des montagnes. Ce beau bassin, d'une l'orme presque
ronde, enferme dans son milieu deux petites îles, Tune
habitée et cultivée, d'environ une demi-lieue détour;
l'autre, plus petite, déserte et en friche, et qui sera détruite
à la fin par les transports de la terre qu'on en ôte sans
cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages
font à la grande. C'est ainsi que la substance du faible est
toujours employée au profit du puissant.
Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande,
agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne,
ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa famille et
ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-
cour, une volière et des réservoirs pour le poisson. L'île,
dans sa petitesse, est tellement variée dans ses terrains et
ses aspects, qu'elle offre toute sorte de sites et souffre toute
sorte de cultures. On y trouve des champs, des vignes,
des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés
de bocages et bordés d'arbrisseaux de toute espèce, dont le
bord des eaux entretient la fraîcheur. Une haute terrasse,
plantée de deux rangs d'arbres, borde l'île dans sa lon-
gueur, et dans le milieu de cette terrasse, on a bâti un joli
salon, où les habitants des rives voisines se rassemblent
et viennent danser les dimanches durant les vendanges.
C'est dans celte île que je me réfugiai après la lapida-
tion de Motiers1. J'en trouvai le séjour si charmant, j'y
menai une vie si convenable à mon humeur, que, résolu
1. Ii habitait chez le rece-
veur à qui il payait 2 livres
sterling par mois pour sa pen-
sion, plus, pour la receveuse,
une étrenne annuelle qu'il
n'eut pas occasion de payer
(William Coxe, Anecdotes, etc. ;
— Lettre à Dupeyrou, 15 octobre
1765). — Alf. de Bougy, Les ré-
sidences de J.-J. Rousseau, a
donné une description détail-
lée de son habitation.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
3o7
d'y finir mes jours, je n'avais d'autre inquiétude, sinon
qu'on ne me laissât pas exécuter ce projet, qui ne s'accor-
dait pas avec celui de m'entrainer en Angleterre, dont
j'avais senti déjà les premiers effets.
Dans les pressentiments qui m'inquiétaient, j'aurais
voulu qu'on m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle,
qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie, et qu'en m'ôtant
toute puissance et tout espoir d'en sortir, on m'eût interdit
toute espèce de communication avec la terre ferme, de
sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le monde, j'en
eusse oublié l'existence, et qu'on y eût oublié la mienne
aussi.
On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette
île * ; mais j'y aurais passé deux ans, deux siècles et toute
l'éternité, sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y
eusse, avec ma compagne, d'autre société que celle du
receveur, de sa femme et de ses domestiques, qui tous
étaient à la vérité de très bonnes gens ; mais c'était préci-
sément ce qu'il me fallait2. Je compte ces deux mois pour
le temps le plus heureux de ma vie, et tellement heureux
qu'il m'eût suffi durant toute mon existence, sans laisser
naître un seul instant dans mon âme le désir d'un autre
état.
Quel était donc ce bonheur, et en quoi consistait sa
jouissance? Je le donnerais à deviner à tous les hommes
de ce siècle, sur la description de la vie que je menais. Le
précieux farniente fut la première et la principale de ces
jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur,
et tout ce que je fis durant mon séjour ne fut en effet que
l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est
dévoué à l'oisiveté.
L'espoir qu'on ne demandait pas mieux que de me lais-
ser dans ce séjour isolé où je m'étais enlacé de moi-même,
1. Rousseau fait ici une er-
reur, il y passa à peine six se-
maines, depuis le 11 ou ^sep-
tembre jusqu'au 24 octobre.
— 2. « lie agréable, dit-il en-
core ; on n'y trouve ni gens
d'église, ni brigands ameutés
par eux » [Lettre à Guy, 1er oc-
tobre 1765). Il ne parle pas ici
des nombreuses visites qu'il
y reçut ; il s'en plaint ailleurs
(Lettre à Dupeyrou , 29 sep-
tembre 1765.)
358
LA VIE ET LES ŒUVRES
dont il m'était impossible de sortir sans assistance et sans
être bien aperçu, et où je ne pouvais avoir ni communi-
cation, ni correspondance que par le concours des gens
qui m'entouraient; cet espoir, dis-je, me donnait celui d'y
iinir mes jours plus tranquillement que je ne les avais
passés; et l'idée que j'aurais le temps de m'y arranger
tout à loisir fit que je 'commençai par n'y faire aucun ar-
rangement. Transporté là brusquement, seul et nu, j'y fis
venir successivement ma gouvernante *, mes livres et mon
petit équipage, dont j'eus le plaisir -de ne rien déballer,
laissant mes caisses et mes malles comme elles étaient ar-
rivées, et vivant dans l'habitation où je comptais achever
mes jours comme dans une auberge dont j'aurais dû par-
tir le lendemain.
Toutes choses, telles qu'elles étaient, allaient si bien que
vouloir les mieux ranger était y gâter quelque chose. Un
de mes plus grands délices était surtout de laisser toujours
mes livres bien encaissés, et de n'avoir point d'écritoire.
Quand de malheureuses lettres me forçaient de prendre la
plunie pour y répondre, j'empruntais en murmurant
l'écritoire du receveur et je me hâtais de la rendre dans la
vaine espérance de n'avoir plus besoin de la remprunter 2.
Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouqui-
neriez'emplissais ma chambre de fleurs et de foin; car
j'étais dans ma première ferveur de botanique, pour la-
quelle le docteur dTvernois m'avait iuspiré un goût qui
devint bientôt passion. Ne voulant plus d'oeuvre de travail,
il m'en fallait une d'amusement, qui me plût et qui ne me
donnât de peine que celle qu'aime à prendre un pares-
seux. J'entrepris de faire la Flora Petrinsularis et de décrire
toutes les fleurs de File, sans en omettre une seule, avec
un délail suffisant pour m'occuper le reste de mes jours.
1. Il avait attendu pour la
demandera se regarder comme
assuré de rester. Elle arriva
vers le 1er octobre (Lettres à
Mme de VerdeUn, 1" octobre;
à Dupeyrou , 18 et 29 sep-
tembre 176o). — 2. Rousseau
restreignit en effet autant
qu'il le put sa correspondance
pendant son séj our à l'île Saint-
Pierre et se montra même fort
peu empressé de recevoir les
lettres qui lui étaient adres-
sées {Lettre à Dupeyrou , 15
septembre 176o).
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU.
339
On dit qu'un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron;
j'en aurais fait un sur chaque grarnen des prés, sur chaque
mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers;
enfin, je ne voulais pas laisser un poil d'herbe, pas un
atome végétal qui ne fût amplement décrit. En conséquence
de ce beau projet, tous les matins, après le déjeuner, que
nous faisions tous ensemble, j'allais, une loupe à la main
et mon Systema nalurce sous le bras, visiter un canton de
File, que j'avais pour cet effet divisée en petits carrés,
clans l'intention de les parcourir les uns après les autres
en chaque saison L Rien n'est plus singulier que les ra-
vissements, les extases que j'éprouvais à chaque observa-
tion que je faisais sur la structure et l'organisation végé-
tale, et sur le jeu des parties sexuelles dans la fructifica-
tion, dont le système était alors tout à fait nouveau pour
moi. La distinction des caractères génériques, dont je
n'avais pas alors la moindre idée, m'enchantait, en les vé-
rifiant sur les espèces communes, en attendant qu'il s'en
offrît à moi de plus rares. La fourchure des deux longues
étamines de la brunelle, le ressort de celles de l'ortie et de
la pariétaire, l'explosion du fruit de la balsamine et de la
capsule du bouis, mille petits jeux de la fructification,
que j'observais pour la première fois, me comblaient de
joie et j'allais demandant si l'on avait vu les cornes de la
brunelle comme La Fontaine demandait si l'on avait lu
Habacuc 2. Au bout' de deux ou trois heures, je m'en reve-
nais, chargé d'une ample moisson, provision d'amusement
pour l'après-dtné au logis, en cas de pluie. J'employais le
reste de la matinée à aller avec le receveur, sa femme et
Thérèse, visiter leurs ouvriers et leurs récoltes, mettant
1. Malheur alors au visiteur
importun. Rousseau reconnaît
le pas d'un étranger, il retire
doucement la clé de sa
chambre; à travers un trou
formé par un nœud de bois en-
levé, il épie le moment du dé-
part, soulève alors une trappe
qui est encore près du poêle et
se laisse glisser sur le poêle de
la chambre inférieure. Là, il
attend pour partir que Thé-
rèse vienne l'avertir que
tout danger de compagnie a
disparu (Albert Metzger,
J.-J. Rousseau à Vile Saint-
Pierre. Brochure in-8, Lyon,
1877). — 2. C'est Baruch que
Rousseau veut dire.
360 LA VIE ET LES ŒUVRES
le plus souvent la main à l'œuvre avec eux; et souvent
des Bernois, qui me venaient voir, m'ont trouvé juché sur
de grands arbres muni d'un sac que je remplissais de
fruits et que je dévalais ensuite avec une corde.*L'exercice
que j'avais fait dans la matinée et la bonne humeur qui en
est inséparable me rendaient le repas du dîné très agréable ;
mais quand il se prolongeait trop et que le beau temps
m'invitait, je ne pouvais si longtemps attendre, et pendant
qu'on était encore à table, je m'esquivais et j'allais me je-
ter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du
lac quand l'eau était calme ; et là, m'étendant tout de mon
long dans le bateau, les yeux tournés vers le ciel, je me
laissais aller et dériver lentement au gré de l'eau, quelque-
fois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries
confuses, mais délicieuses, et qui, sans avoir aucun objet-
bien déterminé ni constant, ne laissaient pas d'être, à mon
gré, cent fois préférables à tout ce que j'avais trouvé de
plus doux dans ce qu'on appelle les plaisirs de la vie.
Souvent, averti par le baisser du soleil de l'heure de la re-
traite, je me trouvais si loin de l'île que j'étais forcé de
travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit
close; d'autres fois, au lieu de m'écarter en pleine eau, je
me plaisais à côtoyer les verdoyantes côtes de l'île, dont
les limpides eaux et les ombrages frais m'ont souvent en-
gagé à m'y baigner. Mais une de mes navigations les plus
fréquentes était d'aller de la grande à la petite île, d'y dé-
barquer et d'y passer l'après-dîné, tantôt à des prome-
nades très circonscrites, au milieu des marceaux, des
bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de toute es-
pèce, et tantôt m'établissant au sommet d'un tertre sa-
blonneux, couvert de gazon, de serpolet, de fleurs, même
d'esparcette et de trèfles, qu'on y avait vraisemblablement
semés autrefois, et très propre à loger des lapins, qui
peuvent là multiplier en paix, sans rien craindre et sans
nuire à rien. Je donnai cette idée au receveur, qui fit venir
de Neuchâtel des lapins mâles et femelles, et nous al-
lâmes, en grande pompe, sa femme, une de ses sœurs,
Thérèse et moi, les établir dans la petite île, où ils com-
mençaient à peupler avant mon départ, et où ils auront
prospéré sans doute, s'ils ont pu soutenir les rigueurs des
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 361
hivers. La fondation de cette petite colonie fut une fête.
Le pilote des Argonautes n'était pas plus fier que moi,
menant en triomphe la compagnie et les lapins de la
grand île à la petite, et je notais avec orgueil que la rece-
veuse qui redoutait l'eau à l'excès et s'y trouvait toujours
mal, s'embarqua sous ma conduite avec confiance et ne
montra nulle peur pendant la traversée.
Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation,
je passais mon après-midi à parcourir l'île en herborisant
à droite et à gauche; ni'asseyant tantôt dans les réduits
les plus riants et les plus solitaires, pour y rêver à mon
aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour y parcou-
rir des yeux le superbe et ravissant coup d'oeil du lac et
de ses rivages, couronnés d'un côté par des montagnes
prochaines, et de l'autre élargis en riches et fertiles
plaines, clans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux mon-
tagnes bleuâtres, plus éloignées, qui la bornaient.
Quand le soir approchait, je descendais des cimes de
l'île, et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la
grève, dans quelque asile caché. Là, le bruit des vagues
et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon
âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie
délicieuse, où la nuit me surprenait souvent, sans que je
m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son
bruit continu, mais renflé par intervalle, frappant sans
relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouve-
ments internes que la rêverie éteignait en moi, et suffi-
saient pour me faire sentir mon existence, sans prendre
la peine de penser. De temps à autre naissait quelque
faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce
monde, dont la surface des eaux m'offrait l'image ; mais
bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'unifor-
mité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans
aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m'at-
tacher, au point qu'appelé par l'heure et par le signal
convenu, je ne pouvais m'arracher de là sans effort.
Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions
encore tous ensemble faire quelque tour de promenade
sur la terrasse, pour y respirer l'air et la fraîcheur. On se
reposait dans le pavillon, on riait, on causait, on chan-
362
LA VIE ET LES ŒUVRES
tait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage
moderne, et enfin l'on s'en allait coucher, content de sa
journée, et n'en désirant qu'une semblable pour le lende-
main.
Telle est, laissant à part les visites imprévues et impor-
tunes, la manière dont j'ai passé mon temps dans cetle
île, durant le séjour que j'y ai fait. Qu'on me dise à pré-
sent ce qu'il y là d'assez attrayant pour exciter dans mon
cœur des regrets si vifs, si tendres et si durables qu'au
bout de quinze ans, il m'est impossible de songer à cette
habitation chérie sans m'y sentira chaque fois transporter
encore par les élans du désir.
Suivent des considérations sur les conditions du
bonheur tel que le comprenait Rousseau, et sur la
manière dont ces conditions étaient remplies dans
le cours de son existence à File Saint-Pierre.
Si cette vie heureuse avait duré, il est probable
qu'elle aurait changé d'aspect aux yeux de Jean-
Jacques; mais on ne lui laissa pas le temps de s'en
ennuyer. Tout à coup le gouvernement de Berne
lui enjoignit de partir. Pourquoi ? On n'en connaît
pas la raison. Dans d'autres circonstances, il s'était
attiré des rigueurs par sa faute ; cette fois, il ne
parait pas avoir donné même un prétexte à la sévé-
rité des autorités cantonnâtes . Du moment qu'on
lavait tacitement accueilli, n'était-on pas engagé à
le laisser, tant qu'il ne ferait rien pour se faire
chasser?
Cet ordre de départ lui fut des plus sensibles et
le mit dans un grand embarras. Il gémit, il se plai-
gnit1; bien plus, lui qui aimait si peu à demander,
il supplia qu'on lui accordât au moins un sursis 2.
1. Lettres à Rey, 18 octobre
17G3; à M""> de Verdelin, même
jour. — 2. Lettre à M. de Graf-
fenried, bailli de Nidau, 17 oc-
tobre 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 363
Le bailli de Nid'au, qui lui avait transmis l'ordre
du Sénat, n'avait pas laissé que de lui en témoigner
ses regrets ; Jean-Jacques chercha à l'intéresser à
son sort, et, désespérant d'obtenir davantage, lui fit
la demande la plus singulière, celle d'une prison
perpétuelle. « Dans cette extrémité (où je me trouve),
dit-il, je ne vois pour moi (pi' une seule ressource,
et, quelque effrayante qu'elle paraisse, je la pren-
drais, non seulement sans répugnance, mais avec
empressement, si Leurs Excellences veulent bien y
consentir ; c'est qu'il leur plaise que je passe en
prison le reste de mes jours, dans quelqu'un de
leurs châteaux, ou tel autre lieu de leurs états qu'il
leur semblera bon de choisir. J'y vivrai à mes
dépens, et je donnerai sûreté de n'être jamais à
leur charge. Je me soumets à n'avoir ni papier, ni
plumes, ni aucune communication au dehors, si ce
n'est pour l'absolue nécessité, et par le canal de
ceux qui seront chargés de moi. Seulement, qu'on
me laisse, avec l'usage de quelques livres, la liberté
de me promener quelquefois dans un jardin, et je
suis content '. »
Il est inutile de dire qu'on ne lui accorda point
l'objet de sa demande ; mais on a lieu de s'étonner
qu'on ne lui ait pas laissé plus de temps pour faire
ses préparatifs. « Je puis quitter samedi prochain
l'ile de Saint-Pierre, écrivait-il deux jours après2, et
je me conformerai en cela à l'ordre de Leurs Excel-
lences ; mais, vu l'étendue de leurs états et ma
triste situation, il m'est absolument impossible de
sortir le même jour de l'enceinte de leur territoire.
1. Lettre au bailli de Nidau, I dès le jeudi 24.
20 octobre* 1765. — 2. Il partit |
364 LA VIE ET LES ŒUVRES
J'obéirai en tout ce qui me sera possible ; si Leurs
Excellences me veulent punir de ne l'avoir pas fait,
elles peuvent disposer à leur gré de ma personne et
de ma vie ; j'ai appris à m'attendre à tout de la
part des hommes ; ils ne prendront pas mon âme
au dépourvu1. »
Personne, bien entendu, n'en voulait à sa vie;
mais on le chassait bien inopinément et bien dure-
ment, et c'était déjà trop. Beaucoup de gens étaient
indignés ; non seulement le receveur, qui avait inté-
rêt à garder son hôte : mais le bailli lui-même,
marquèrent assez par leurs attentions et leurs pré-
venances qu'ils ne partageaient pas les passions de
leurs supérieurs.
Le départ fut douloureux. La veille au soir, Jean-
Jacques alla dire en pleurant un dernier adieu aux
lieux qu'il avait le plus aimés. Ses hôtes l'atten-
daient dans un triste silence; après un souper qui,
bien que court, fut interrompu plus d'une fois par
des larmes, le malheureux se leva de table et se
mit à chanter d'une voix attendrie des couplets
qu'il venait sans doute de composer pour la circons-
tance, et qu'on a cherché à reconstituer par le sou-
venir. Le lendemain, de grand matin, tous les gens
de la maison et quelques amis l'accompagnèrent
jusqu'au bateau qui devait le conduire à Gleresse ;
plusieurs même allèrent avec lui jusqu'à Bienne.
Chemin faisant, il prit en pleurant la petite fille du
batelier sur ses genoux, lui disant que Dieu écoute
la prière des enfants et qu'il lui demandait de prier
pour lui. A midi, il arrivait à Bienne2.
1. Lettre au bailli de Nidau, I BOUGY, Les Résidences de J.-J.
22 octobre 1765. — 2. Alf. de Rousseau.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 365
Bienne était une petite ville libre, enclavée dans
le territoire de Berne. Bousseau ne l'avait pas choi-
sie au hasard. Un jeune homme, nommé Wildre-
met, d'une des premières familles de la ville, était
venu le trouver, et l'avait fortement engagé à se
retirer chez eux, l'assurant que tous se feraient
gloire de lui faire oublier les persécutions qu'il avait
souffertes. Il s'était fait appuyer de plusieurs habi-
tants de Bienne, de Berne, et. aussi du secrétaire
d'ambassade de France, nommé Barthès. Cette der-
nière recommandation mit Bousseau en défiance et
faillit tout perdre. Que venait faire Barthès en cette
affaire, et pourquoi la France, c'est-à-dire Choiseul,
c'est-à-dire le plus mortel de ses ennemis et Tins-
pirateur de toutes les persécutions dont il était l'ob-
jet, se môlait-il de lui rendre service?
Malgré cela, Bousseau qui, comme il aimait à le
répéter, ne sut jamais résister aux caresses, se
laissa émouvoir par les instances qui lui furent
faites. Wildremet s'empressa de le pourvoir d'un lo-
gement, vilaine petite chambre, au troisième étage,
sur une cour puante, et lui donna pour hôte un in-
dividu fripon, débauché, et en fort mauvais prédica-
ment dans le quartier. A partir de ce moment, plus
de Wildremet, plus de Barthès. Dans les rues, rien
d'honnête pour le malheureux Jean- Jacques de la
part des habitants, rien d'obligeant clans leurs re-
gards. Dès le lendemain, il apprit, vit et sentit qu'il
y avait dans la ville une fermentation terrible contre
lui. On l'avertit obligeamment qu'on allait lui signi-
fier sûrement de partir. Tel est le tableau de la si-
tuation d'après les Confessions*; mais celui de la
1. Confessions, 1. XII, vers la fin.
366
LA VIE ET LES ŒUVRES
correspondance en diffère sensiblement. On y voit
que, pendant trois ou quatre jours, Rousseau, fut
enchanté de l'accueil qu'il reçut ; que venu à Bienne
avec l'intention de ne faire qu'y passer, il résolut,
pour céder aux caresses et aux sollicitations des Bien-
nois, d'y rester tout l'hiver, de faire venir Thérèse ,
ses livres, ses effets1. Puis tout changea du jour au
lendemain. « On m'a trompé, mon cher hôte, écrit-
il à Dupeyrou , je pars demain avant qu'on me
chasse ; donnez-moi de vos nouvelles à Bàle ; je
vous recommande ma pauvre gouvernante2. Que
s'était-il donc passé dans l'intervalle du 27 au
28 octobre? Rien sans doute. Peut-être que quelque
fait insignifiant, grossi par l'imagination de Rous-
seau, lui avait tourné la tête. Il fallait si peu de
chose pour exciter ses défiances3.
Pendant son séjour à Bienne, le bailli de Nidau lui
avait fait une visite fort aimable et lui avait donné un
passeport. Le 30, Rousseau était à Bàle. Après avoir
hésité s'il dirigerait ses pas vers l'Angleterre ou
vers la Hollande4, il s'était décidé à aller à Berlin,
où l'appelait Milord Maréchal 5 ; mais à Bàle il chan-
gea encore une fois de résolution. Se jugeant inca-
pable, à cause de la saison, de soutenir les fatigues
d'un voyage à Berlin , il se rendit simplement à
Strasbourg, espérant y pouvoir délibérer à son
aise 6. Là du moins, chez les Français, il comptait
qu'on serait un peu plus généreux, et que, dût-on
1. Lettre à Dupeyrou, 27 oc-
tobre 1765. — 2. Id., 28 octo-
bre 1765. — 3. Lettre à M,ae de
Verdelin, 3 novembre 1765. —
4. Lettres écrites par Rousseau
au moment de son expulsion de
Vile. A Dupeyrou, 17 octobre,
à Rcy, 18 octobre, àMma de Ver-
delin, 18 octobre 1765. — 5.
Confessions, XII. — 6. Lettre à
Dupeyrou, datée de Bâle 30 oc-
tobre 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
367
le chasser encore, on s'y prendrait moins brutale-
ment que chez les Bernois1. C'est ainsi que Rous-
seau quitta, pour ne plus la revoir, la Suisse, sa
patrie, réputée pour son hospitalité, mais à laquelle
il ne put donner que les noms de terre homicide et
de pays d iniquité 2 .
1. Lettre à de Luz-c , datée de
Strasbourg, 4 novembre 1765.
11 arriva à Strasbourg le 2 no-
vembre.— 2. Confessions,\.Xll,
vers la un.
CHAPITRE XXYI
Du 2 novembre 1765 au 4 janvier 1766.
Sommaire : I. Rousseau à Strasbourg. — Bon accueil qu'il y reçoit.
— Ses préoccupations d'avenir. — Il se décide à aller en Angleterre. —
II. Rousseau à Paris. —Tolérance du Parlement. — Rousseau va s'ins-
taller au Temple, chez le prince de Conti. — Honneurs qu'il y reçoit.
— Motifs qui hâtèrent son départ.
I
Rousseau n'était pas sans inquiétude en mettant
le pied sur le sol de la France, où pouvait l'attendre
une prise de corps, dont le décret ne fut jamais ré-
voqué ; mais il fallait bien qu'il allât quelque part.
11 dut toutefois se rassurer en présence de l'accueil
qui lui fut fait. « Je ne reçois ici, écrivait-il huit
jours après son arrivée, que des marques de bien-
veillance, et tout ce qui commande dans la ville et
la province parait s'accorder à me favoriser. Sur ce
que m'a dit M. le Maréchal1, que je vis hier, je dois
me regarder comme aussi en sûreté à Strasbourg-
qu'à Berlin2. » « Selon toute apparence, je passe-
rai l'hiver ici. On ne peut rien ajouter aux marques
de bienveillance, d'estime et même de respect qu'on
m'y donne, depuis M. le Maréchal et les chefs du
pays, jusqu'aux derniers du peuple. Ce qui vous
1. Le maréchal de Contades j bourg. — 2. Lettrée) Dupeyrou,
qui commandait à Stras- | 10 novembre 1765.
LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 369
surprendra est que les gens d'église semblent vou-
loir renchérir sur les autres. Ils ont l'air de me dire
dans leurs manières : Distinguez-nous de vos mi-
nistres ; vous voyez que nous ne pensons pas comme
eux '. »
Il est bon de remarquer que c'est sous l'autorité
de l'homme d'État qu'il regarde comme son plus
mortel ennemi que Jean-Jacques se trouve le plus
rassuré. Il ne parait plus croire dans ce moment-là
que tout le monde complote contre lui ; cette pleine
satisfaction dura d'ailleurs tout le temps qu'il fut à
Strasbourg. Sa confiance fut telle qu'il n'attacha
qu'une médiocre importance au passeport que ses
amis cherchaient à lui procurer2.
Le genre de vie qu'on lui fit mener à Strasbourg
tranchait complètement avec celui qu'il avait adopté
depuis quelques années. On le combla de fêtes et
de dîners, on l'accabla de visites, on lui donna
une place marquée au théâtre, on y chanta ses
morceaux, on y joua ses pièces. Enfin, l'enthou-
siasme était tel que le journal était rempli chaque
jour du récit de tous ses faits et gestes, des lieux
où il avait été, des conversations qu'il avait tenues,
des bons mots qu'il avait prononcés. Le bruit cou-
rut même que des personnes en place avaient de-
mandé au ministre si on pouvait garder le fugitif.
A en croire Diderot, cette permission aurait été
refusée, et le Dauphin mourant aurait blâmé cette
sévérité comme excessive3.
Jean-Jacques, malgré sa simplicité, était loin
1. Lettre à Dupeyrou, 17 no-
vembre 1765. — 2. Lettre à
Dupeyrou, 25 novembre 1765.
— 3. Lettre de Diderot à Mlle Vo-
lant, 20 décembre 1765.
24
LA VIE ET LES OEUVRES
d'être indiffèrent aux distinctions : cependant cette
mise eu scèi - lieu de le contrarier. Il
ne tarda pas s - er d'un genre d'existence en
inplet désaccord ses habitudes, et sa santé
Tob. - modérer ses amis de fraîche date et à
« redeveuir ours par ssàl
Cette vie agitée, plutôt qu'occupée, avait l'avan-
lîs ire de ses idées noires. Jeau-Jacques
avait laissé Thérèse à Saiut-Pierre ; c'était un em-
barras de moins; mais il loi fall - , air:
:ieore peut-e s - I s -use. s'il n'avait
coudre à ceux qui y sou^eaieut pour
lui. Il loi suffisait pour le moment de faire venir
t ses herbiers, et pour le reste, de prier
Dupeyrou de nu l'ordre dans ses papiers, le
chargeant de tout lire, de tout feuilleter sans scru-
pule, et ensuite de tout classer par paquets et par
nui: s e sorte qu'il put lui demander plus tard
ce dont il aurait bes
** a lis - oeupaient beaucoup de lui.
Yerdei - t mis tête de l'entrainer
bon gré malgré en Àuglete: LTest à peine si elle
avait approuvé sou séjour à Saint-Pierre : elle l'au-
rait bien mieux aimé en Angleterre, où Hume lui
proposait une petite habitation, dans une situation
charmante, au milieu de la forêt de Richemont,
dans le voisinage du vertueux Walpole \ Elle ht.
pour le décider, succéder les projets aux projets :
elle lui vanta de nouveau Hume et l'Angleterre ; elle
rabaissa Berlin; elle lui offrit 1,200 francs pour
l'aider à faire . - elle le pressa de quitter
I. lettre à Dwpe-yrtm* 17 no- | ):
V, — . - fa S lOoctc'.
DE JEAN-J \i IQ1 l s mu SSEAU.
371
Strasbourg; elle se remua pour lui obtenir un pas-
seport. Cette affaire du passeport ne lui pas aussi
facile qu'on l'aurait pu croire, ei il fallut, pour La ré-
soudre, aller jusqu'au Roi. Hume joignit ses ins-
tallées à celles de M"" de Verdelin, se mit <'n quête
d'habitations, écrivit à Jean-Jacques, offrit d'aller le
chercher à Strasbourg et de l'accompagner jusqu'en
Angleterre1. M"'" «le Boufflers se montra également
pressante. Enfin, Mi lord Maréchal, dont on atten-
dait impatiemmenl la réponse, fut du même avis8.
Autrefois Jean Jacques se serait révolté eonlre cet
acharnement à disposer de lui cl à lui rendre ser-
vice; mais outre qu'il était accablé par le malheur,
J\l""' de Verdelin avait Gni par amollir celle nature
rebelle. (Cependant il ne se laissa pas persuader du
premier coup. Son désir était bien d'aller en Angle-
terre, niais après avoir été, «s'il le pouvait, voir Mi-
lord Maréchal en Prusse \
Gomme préparation toutefois à un aussi long
voyage, ne fallait-il pas, pour commencer, qu'il se
résignât ;\ passer l'hiver à Strasbourg, afin de se
remettre? Outre les offres de M""' de Verdelin, il en
avait bien d'autres encore. M"'" d'Houdetot et Saint-
Lambert lui proposaient an asile en Normandie ou
eu Lorraine*; d'autres lui avaient parlé du château
de Horbourg, près de Colmar8. Amsterdam était
toujours à sa disposition; Rey envoya même son
1. Lettres de MmC! de Verdelin
à Rousseau, 4, '.), 21, 28 no-
vembre 1765 ; de Rousseau à
M'"« de I erdi lin, i '> novembre
1765. — 2. Lettre de Rousseau à
Hume, 'i décembre 1765. — 'ô.
Lettre de Dupeyrou à M de
Verdelin, Kl novembre 1765. —
4. Lettre de A/""' de Verdelin
à Rousseau, 28 novembre 1765.
— 5. Archives littéraires de l'/'.'u-
rope, t. XIV, avril 1807.
372
LA VIE ET LES ŒUVRES
commis pour le chercher1; mais ces propositions
comptent peu ; il ne fut sérieusement question que
de l'Angleterre et de Berlin. Enfin, après bien des
hésitations, il se décida pour l'Angleterre 2. Et alors
Mme de Verdelin de se remettre en campagne pour
lui adoucir les fatigues ou les difficultés de la route.
Jean-Jacques désirait voyager à petites journées,
dans un carrosse ; il fallait pour cela une permis-
sion. Mmc de Verdelin l'obtiendra. Où logera-t-il?
Chez elle? Elle en serait bien heureuse; mais le
prince de Conti le réclame dans son hôtel du
Temple3. Quant à Rousseau, il avait résolu de des-
cendre simplement chez la veuve Duchesne, afin
d'être plus à portée de corriger son Dictionnaire de
Musique1*. Enfin, tout étant prêt, il partit le 9, dans
un carrosse qu'il trouva à emprunter, et arriva à
Paris le 16 décembre.
II
Sa situation à Paris était assez délicate. Le Parle-
ment ne demandait pas mieux que de fermer les
yeux sur sa présence ; mais encore était-il à propos
que lui-même y mit, de son côté, un peu de bonne
volonté. Par mesure de prudence, au bout de quatre
jours, Conti lui donna un appartement dans son
hôtel de Saint-Simon, au Temple5. L'enceinte du
1. Lettres à Rey, 25 novembre
et 11 décembre; à de Luze, 27
novembre 1765. — 2. Lettre à
de Luze. 27 novembre 1765. —
3. Lettres de Rousseau à Mma de
Verdc'in, 3 décembre 1765; â
Guy, 4 décembre 1765 ; de
Mm° de Verdelin à Rousseau,
3 décembre 1765. — 4. Lettre
à d'ivernois, 2 décembre 1765.
— 5. Lettres à d'ivernois, 18 et
20 décembre 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
373
Temple, qui avait le droit d'asile contre les lettres
de cachet, ne l'avait pas contre les arrêts du Parle-
ment ; mais on pouvait être assuré que le Parlement
n'irait pas chercher Jean-Jacques chez le prince de
Conti. Gerusez croit que, pour ne pas se dévoiler,
Rousseau dut sacrifier son costume arménien1.
Grimm affirme, au contraire, que son affectation à
se promener tous les jours avec ce costume, au jardin
du Luxembourg ou sur le boulevard, aurait choqué
le ministre et déterminé la police à lui enjoindre de
hâter son départ2. La vérité est entre les deux. Il
ne sacrifia point son costume ; mais il résolut, sans
pourtant se cacher, de garder le plus parfait
incognito, de ne voir personne, de sortir le moins
possible, et de ne pas promener son bonnet dans les
ruesz, précaution que Mmc de Verdelin lui avait
d'ailleurs recommandée dès avant son arrivée *. Il
est vrai qu'il reçut beaucoup de visites ; mais la
police avait d'autant moins sujet de lui en faire un
reproche, qu'il était le premier à s'en plaindre et à
désirer de n'être plus sur ce qu'il appelait un
théâtre public. « J'ai du monde de tous les états,
écrit-il, depuis l'instant où je me lève jusqu'à celui
où je me couche, et je suis forcé de m'habiller en
public. Je n'ai jamais tant souffert5. Hume parle
également de cet enthousiasme de la nation, princi-
palement des grandes dames, pour Rousseau, en-
1. Article de la Biogra-
phie universelle de Michaud.
— 2. Correspondance littéraire,
1er janvier 1766. — 'S. Lettres à
de Luze, 16 décembre; à Du-
peyrou, 17 décembre; « d'Iver-
nois, 18 décembre 1765. — Ba-
chaumont, 18 décembre 1765.
— 4. Lettre de Mme de Verdelin a
Rousseau, 18 novembre 1765.
— 5. Lettres à Dupeyrou, 24 dé-
cembre ; à de Luze, 26 décem-
bre 1765.
374
LA VIE ET LES ŒUVRES
thousiasme qui s'étendait même à sa gouvernante,
même à son chien, enthousiasme dont lui, Hume,
prenait largement sa part, et auquel Rousseau, tout
le premier, se croyait tous les droits. « Je suis
assuré, dit Hume, qu'à de certains moments, il croit
qu'il a des communications immédiates avec la divi-
nité... Je trouve qu'en beaucoup de points il res-
semble à Socrate ; mais le philosophe de Genève
me parait seulement avoir plus de génie que le phi-
losophe d'Athènes1.
Quant aux visites qu'il aurait faites , on n'en
connaît bien qu'une, à Mmc de Verdelin2. Il n'alla
pas chez sa tendre et exigeante amie, Mme Latour de
Franqueville, et bien qu'il ne l'eût jamais vue, il ne
la reçut qu'une seule fois pendant son séjour à
Paris 3. Il ne vit pas même Mmc de Créqui *. Il n'est
donc pas étonnant qu'il n'ait pas vu Diderot. « Je
ne m'attends pas à sa visite, écrit Diderot ; mais je
ne vous cèlerai pas qu'elle me ferait grand plaisir.
Je serais bien aise de voir comment il justifierait sa
conduite à mon égard5. »
Pendant son séjour à l'hôtel Saint-Simon, Jean-
Jacques fut, de la part du prince de Conti, l'objet
des attentions les plus délicates. « Ses bontés
même, écrit-il, auraient pu passer pour railleuses,
si j'eusse été moins à plaindre, ou que le prince eût
1. Lettre de Hume à Blair,
18 décembre 1765. V. G. Mau-
GRA.S, ch. xix. — 2. Lettres à
Mm' de Verdelin, 17 et 18 oc-
tobre 1765. M,ne de Verdelin
perdit son père le 22 dé-
cembre ; c'est sans doute ce
qui l'empêcha d'aller elle-
même voir Rousseau. Lettre
de Rousseau à de Luze. 22 dé-
cembre 1765. — 3. Lettres de
Rousseau à Mme Latour, 24 dé-
cembre 1765 et 2 janvier 1766.
— 4. Lettre de Rousseau à M"" de
Créqui, 15 janvier 1766. —
5. Lettre de Diderot à Mn» Vo-
lant, 20 décembre 1765. —
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 375
été moins généreux. Toutes les attentions étaient
pour moi; M. Hume était oublié, en quelque sorte,
ou invité à y concourir. » Mais aussi , Jean-Jacques
eut la joie (il le dit du moins) de voir l'augmenta-
tion de popularité que la bonne œuvre du prince lui
rapporta dans tout Paris '. Réflexion commode pour
se dispenser de la reconnaissance.
Conti, désireux de rendre à son hôte des services
pins effectifs que de simples marques d'honneur,
voulut le retenir en France et offrit de l'établir dans
un de ses châteaux, à douze lieues de Paris. Il y
mit toutefois une condition que Rousseau ne put se
résoudre à accepter. Cette condition, que celui-ci ne
précise pas autrement, était sans cloute de se
séparer de Thérèse. Loin de là, il choisit précisé-
ment ce moment pour lui faire dire de venir, soit
immédiatement, soit seulement au printemps, s'il ne
pouvait l'emmener avec lui2. Car il était résolu à
partir le plus tôt possible. Son passeport était
valable pour trois mois ; il avait d'abord songé à en
rester au moins deux à Paris ; mais la vie d'agita-
tion et de représentation qu'on lui faisait subir le
fatiguait, et il lui tardait d'occuper une demeure
plus fixe3. D'un autre côté, Choiseul, qui ne voyait
pas sans un certain mécontentement toutes les ma-
nifestations et l'apparat dont on entourait Rousseau,
fit en sorte de hâter son départ. Il était inutile et
plus qu'inutile crue cet ordre ou ce désir lui fût
signifié, puisque lui-même était dans la même inten-
tion ; Choiseul aima mieux le traiter en enfant et en
malade, et se contenta d'en parler à Hume4. Il est
1. Lettre à Malesherbes, 10 mai i à de Luze , 26 décembre 1765.
1766. — 2. Lettre à Dupeyrou, | — 4. Lettre de Hume à Mmt de
24 décembre 1765. — 3. Lettre j Bouf 'fiers, 2 février 1767.
376 LA VIE ET LES ŒUVRES
même probable que Jean-Jacques n'en sut jamais
rien, car il n'aurait pas manqué d'ajouter ce méfait
aux nombreux griefs qu'il avait contre le ministre.
Au moment d'aller dans un pays où il ne con-
naissait pour ainsi dire personne et dont il ne savait
même pas la langue, Rousseau avait particulière-
ment besoin de se ménager des occupations. Il en
prévoyait de deux sortes : la botanique d'abord,
que rien au monde ne lui ferait sacrifier; et ensuite
ses Confessions, dont il entendait se faire un moyen
de justification devant la postérité. En conséquence,
il pria Dupeyrou de lui envoyer ses herbiers et ses
livres de botanique, plus toutes ses lettres, mé-
moires et brouillons compris entre les années 1758
et 1762. Quant à ses autres livres, il y tenait peu
et aurait même consenti à les vendre1.
Pendant qu'il était à Paris, il demanda, sur le
conseil du prince de Conti, quelques sûretés à
Dupeyrou, relativement à leurs arrangements. On
sait, en effet, qu'il lui avait cédé tous ses ouvrages,
moyennant une rente viagère. De plus, il avait
laissé en dépôt chez Dupeyrou les trois cents gui-
nées de Milord Maréchal. Il prévint aussi son ami
qu'une souscription allait s'ouvrir en Angleterre
pour l'impression de ses ouvrages et l'engagea à en
tirer parti. Quoique cette opération ne dût rap-
porter aucun profit à Rousseau, il en fut assurément
flatté, et elle contribua à lui faire goûter l'Angle-
terre. S'il n'y avait eu que lui seul, ses préparatifs
auraient été vite faits ; il n'avait pour ainsi dire que
sa personne à transporter ; mais il devait avoir
deux compagnons, Hume, comme on sait, et de
1. Lettre à Dupeyrou, 1er janvier 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 377
Luze qui, ayant affaire à Londres, avait arrangé son
voyage de manière à accompagner son ami. Ils se
firent, du reste, peu attendre, et le 4 janvier 1766,
tous trois quittèrent Paris et se dirigèrent vers
l'Angleterre.
Peu de jours avant leur départ, on avait répandu
dans Paris une lettre de Walpole qui émut beau-
coup Jean-Jacques. Comme celui-ci ne la connut
pas alors, et qu'elle n'acquit que plus tard une
certaine importance, nous ne la signalons ici que
pour mémoire.
CHAPITRE XXVII
Du 4 janvier 1766 au 22 mai 1767.
Sommaire : Rousseau en Angleterre. — ]." Arrivée à Londres. —
Recherche d'un logement. — Arrivée de Thérèse. — Départ pour
Wootton. — Accueil que Rousseau reçoit en Angleterre. — Installation
de Rousseau à Wootton. — Lettre apocryphe du Roi de Prusse.
II. Tendre affection entre Hume et Rousseau. — Premières difficultés.
— Revirement subit. — Réclamation de Rousseau contre la lettre du Roi
de Prusse. — Griefs de Rousseau contre Hume. — Rupture de Hume et
de Rousseau. — Indiscrétions des deux côtés. — Des amis communs
cherchent vainement à s'interposer. — Exposé succinct de Hume. —
Traduction de l'Exposé succinct par d'Alembert et Suard. — Nom-
breuses brochures. — Refroidissement d'amitié entre Milord Maréchal
et Rousseau. — Pension du Roi d'Angleterre; Rousseau néglige d'en
réclamer le paiement.
III. Genre de vie de Rousseau à Wootton. — La botanique. — La
duchesse de Portland. — Les Confessions. — Défiances de Rousseau.
— Départ de Rousseau. — Sa lettre à Davenport. — Ses extravagances
à Douvres et sa folie.
Rousseau arriva à Londres le 13 janvier 1766.
Sans trop écouter ceux qui lui cherchaient un loge-
ment, il aurait voulu courir tout de suite à la cam-
pagne, s'enfermer dans quelque retraite solitaire,
« se faire oublier des hommes et finir ses jours en
paix. » Hume, qui craignait pour lui la solitude et
n'était pas fâché de le produire dans le monde,
combattait cette pensée et prétendait qu'il ne pou-
vait s'éloigner, tant qu'il ne saurait pas l'anglais.
C'était renvoyer son départ aux calendes ; car il
avait beau se consumer en efforts, il ne pouvait rien
LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 379
apprendre de cette langue. Son amour pour la
retraite n'alla pourtant pas jusqu'à lui faire accepter
les habitations qui lui furent offertes à la campagne.
Hume, trompé sans doute par les prétentions de
Jean-Jacques à la simplicité, avait chargé un de ses
amis, Jean Stewart, de chercher un fermier hon-
nête et discret qui, moyennant 50 ou 60 livres ster-
ling, se chargeât de le loger et de le nourrir, lui et
sa gouvernante : on ne lui aurait fait payer que
20 ou 25 livres, et Hume aurait tenu compte très
secrètement du surplus. Il emmena son ami visiter
ce logement ; mais celui-ci le trouva insuffisant et
inhabitable. D'autres projets ne le séduisirent pas
davantage. Cependant il avait accepté la proposition
d'un propriétaire aisé qui lui avait offert de le rece-
voir chez lui; mais avec une condition qui fut jugée
inadmissible, celle de faire manger Thérèse à la
même table que lui et son hôte. Bientôt il se rejeta
sur le pays de Galles, où les habitants, bons et hos-
pitaliers « ne savaient pas un mot d'anglais. » Son
départ était d'ailleurs subordonné à l'arrivée de
Thérèse. Celle-ci était encore à Paris et logeait chez
Mme de Luxembourg. Le temps qu'elle devait em-
ployer à venir fut mis à profit par Hume pour pro-
poser à son ami des habitations moins isolées et
moins éloignées delà capitale. Hume en était encore
à s'imaginer qu'il pourrait jouer vis-à-vis de Rous-
seau le rôle de protecteur et de mentor ; et Jean-
Jacques , tout ému du zèle de son patron , trouvait
bon de se laisser protéger1. Il fut surtout beaucoup
1 . Lettres de Rousseau à Mme de
Bouf fiers, 18 janvier; à Mm* de
Verdelin, 22 janvier, 5 février
1766; de Hume à Mm" de Bouf-
flers, 19 janvier 1766 ; — Exposé
succinct de la contestation qui
s'est élevée entre M. Hume et
M. Rousseau, 1766.
380
LA VIE ET LES ŒUVRES
question de l'île de Wight , plus gaie , plus acces-
sible, d'un climat plus favorable que le pays de Galles ;
mais, malgré tout ce qu'on put lui dire, notre Ge-
nevois opta pour le pays que les Anglais ont appelé
la Petite Suisse : en définitive, il se logeait pour
lui et non pour ses amis1. En attendant qu'il pût y
aller, comme il lui tardait de quitter la ville, il se
retira à Chiswick, petit village situé à 6 milles de
Londres, sur le bord de la Tamise2.
Il y était depuis une quinzaine de jours, quand
arriva Thérèse. Pendant le temps qu'il y resta, un
grand nombre de personnes lui proposèrent de nou-
velles résidences. Il reçut des offres de la part de
Milord Maréchal , pour les environs de Plimouth3.
Il en eut pour le comté de Surrey4; il en eut pour
toutes les provinces d'Angleterre5. Hume lui offrit
d'acheter, pour l'y établir, une maison de campa-
gne, comté de Sussex, dont il avait paru fort épris6.
D'un autre côté, le comte Orloff l'engagea à venir
habiter une de ses terres, en Russie7. Enfin Jean-
Jacques partit de Chiswick le 19 mars, pour aller,
non dans le pays de Galles, comme il l'avait résolu,
mais dans un château nommé Wootton, situé à cin-
quante lieues de Londres, dans le comté de Derby.
Le propriétaire, Davenport, était des amis de Hume ;
il habitait rarement son château et le mit gracieu-
sement à la disposition de Rousseau. Celui-ci tou-
1. Lettre de Rousseau à Mme de
Bouf fiers, 6 février 1766. — 2.
Lettre à d'Ivernois, 29 janvier
1766. — 3. Lettre de Milord Ma-
réchal à Rousseau, 26 février
1766. — 4. Lettre de Rousseau à
Dupeyrou, 16 mars 1766. — 5.
Lettre à Hume, 10 juillet 1766.
— 6. Hume, Exposé succinct. —
7. Lettre de Rousseau au comte
Orloff, 23 février 1766. Bachau-
rnont cite cette lettre, mais
avec une erreur de date de
plus d'une année (12 juil-
let 1767).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
381
tefois ne consentit pas à être logé gratuitement, et
voulut payer à Davenport trente guinées par an1. Il
fit observer, d'ailleurs, que si l'habitation ne lui con-
venait pas, il aurait de nouveau recours aux bons
offices de Hume et à ceux de son nouvel hôte pour
en trouver une autre. « Si Wootton vous déplaît, lui
écrivait Hume, M. Davenport vous propose une pe-
tite ferme, près de son autre propriété de Cheshire.
Si cela ne vous convient pas encore, il prêtera tout
son concours à vous établir selon votre gré, en
quelque autre lieu, et il dit qu'il ne vous perdra ja-
mais de vue, jusqu'à ce qu'il vous voie satisfait et à
l'aise. Voilà de même le grand objet de mon ambi-
tion2. »
Avant d'aller s'enfermer dans sa solitude sauvage
et éloignée de toute communication, Jean-Jacques
prit la sage précaution de se munir d'argent. Il de-
manda à Dupeyrou de lui envoyer 30 guinées et
il chargea d'Ivernois de placer en rente viagère,
sur sa tète et sur celle de Thérèse, 3,400 francs, dont
3,000 étaient à lui et 400 à Thérèse. Cet argent
était alors en dépôt chez Mme Boy de la Tour3.
Pendant les deux mois que Rousseau avait passés
à Londres ou aux environs de Londres, il avait été
à même d'apprécier l'hospitalité anglaise. Il l'avait
d'abord trouvée fort à son gré. Il est à croire que
la curiosité avait eu pour le moins autant de part à
l'accueil qui lui avait été fait que l'intérêt pour ses
1. Tel est du moins le chiffre
indiqué par Hume {Lettre de
Hume à X..., 2 mai 1706). Rous-
seau s'est récrié contre cette
évaluation. Il a voulu dire
sans doute qu'il payait da-
vantage {Lettre de Rousseau
à Dupeyrou, 19 juillet 1766). —
2. Lettres de Hume à Rousseau,
mars et 22 avril 1766. — o.
Lettres à d'Ivernois, 22 février;
et à Dupeyrou, 14 mars 1766.
382
LA VIE ET LES ŒUVRES
malheurs ou l'admiration pour ses écrits. D'ailleurs,
sous le patronage de Hume, il ne pouvait manquer
d'être bien vu partout. Il avait été invité à dîner
dans les maisons les plus aristocratiques et jusque
chez des ministres, et Thérèse y avait été invitée avec
lui1. Il avait reçu des visites, au point d'en être
accablé et n'en avait rendu aucune ; le clergé angli-
can le regardait comme un confesseur de la foi et
le Prince héréditaire, beau-frère du Roi, était venu
en personne le voir 2.
Cet accueil fut-il dans la réalité aussi brillant qu'il
le dit? Si on s'en rapportait à certaines nouvelles
venues alors d'Angleterre en France, ou à ce que
lui-même disait, un mois plus tard, il aurait man-
qué précisément de faire sensation, et ne se serait
pas résigné sans peine à demeurer presque inaperçu
au milieu de ce peuple anglais qui ne l'avait jamais
vu et à être parfois quelque peu malmené par les
journaux ; enfin son dépit n'aurait pas été étranger
à son brusque départ de Londres et aux méconten-
tements qui suivirent3. Il avait beau dire qu'il ne
demandait que la solitude et l'oubli des hommes, il
était, à cause de son passé, pris dans une sorte d'en-
grenage de publicité, dont il ne pouvait ni ne vou-
lait se déprendre. Non seulement il s'intéressait à
l'impression et à la traduction des lettres de Dupey-
rou sur les événements de Motiers ; mais, pour obéir,
1. Lettre de Hume à Rous-
seau, mars 176(5, pour lui trans-
mettre l'invitation de lady
Ailesbury et du général Gon-
way, ministre secrétaire d'É-
tat. — 2. Lettres à Dupeyrou,
27 janvier et 14 mars 1766.
— 3. Lettre de Walpole au Ré-
vérend William Cole, 28 fé-
vrier 1766. — Année littéraire
4166, t. IL — BaCHAUMONT,
8 juillet 1766, et addition aux
mémoires, 3 juillet 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
383
disait-il, aux conseils de Hume, il en demandait un
complément comprenant son séjour à File Saint-
Pierre, à Bienne, en France et en Angleterre. Puis
il se reprenait d'amour pour la paix et rouvrait sa
lettre pour dire à Dupeyrou de ne rien faire de nou-
veau '. Enfin il attendait avec un grand empresse-
ment les lettres et les papiers qui devaient le mettre
à même de travailler à ses mémoires2. Il ne pou-
vait manquer d'en éprouver le. besoin dans cette
retraite de Wootton, si éloignée des villes et pres-
que de tout voisinage, une vraie solitude cette fois,
où pendant les dix mois que devait durer l'absence
de Davenport, il allait être réduit à n'avoir pour
toute société que la compagnie de Thérèse. Son lo-
gement du reste était agréable, situé au-dessus de
celui du propriétaire et distribué de même, avec
une belle vue sur une magnifique pelouse, et au
delà, sur un paysage accidenté qui offrait des pro-
menades charmantes. Ce dernier point était très
important, car on sait que Rousseau vivait beau-
coup au dehors. Son genre de vie était confortable,
suivant la mode anglaise. Sauf l'ennui donc, il était
à croire qu'il serait bien ; mais il était ou plutôt il
se croyait inaccessible à l'ennui3.
Il était à peine rendu en Angleterre, quand il sut
par Hume que, dès avant son départ, il courait à
Paris une prétendue lettre du Roi de Prusse à son
adresse, qui lui parut être une mystification. Il la
jugea, mais sans l'avoir vue, de fabrication gene-
1. Lettre à Dupeyrou, 27 jan-
vier 1766. — 2. Lettres à Dupey-
rou, lo février, 2, 14 et 29 mars
1766; à Becket et Jlondt, li-
braires à Londres, 9 avril 1766. —
3. Lettre à Mme de Luze, 10 mai
1766. — Les Résidences de J.-J.
Rousseau , par Alf. de Bougy,
Wootton.
384 LA. VIE ET LES ŒUVRES
voise, et n'apprit pas sans étonnement qu'on l'attri-
buait à Walpole \ Il n'y attacha, du reste, pour le
moment, qu'une médiocre importance, ne prévoyant
pas qu'elle deviendrait pour lui le point de départ
de graves difficultés.
Voici cette lettre : « Vous avez renoncé à Genève,
votre patrie ; vous vous êtes fait chasser delà Suisse,
pays tant vanté dans vos écrits; la France vous a
décrété; venez donc chez moi. J'admire vos talents,
je m'amuse de vos rêveries qui, soit dit en passant,
vous occupent trop longtemps. Vous avez fait assez
parler de vous par vos singularités, peu convenables
à un véritable grand homme. Démontrez à vos en-
nemis que vous pouvez avoir quelquefois le sens
commun ; cela les fâchera, sans vous faire tort. Mes
Etats vous offrent une retraite paisible ; je vous veux
du bien et je vous en ferai, si vous le trouvez bon.
Mais si vous vous obstinez à rejeter mes secours,
attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous
persistez toujours à vous creuser l'esprit pour trou-
ver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que
vous voudrez; je suis roi; je puis vous en procurer
au gré de vos souhaits, et, ce qui sûrement ne vous
arrivera pas avec vos ennemis, je cesserai de vous
persécuter, quand vous cesserez de mettre votre
gloire à l'être.
Signé : Frédéric. »
II
Quand Jean-Jacques se rendit à Wootton, l'affec-
tion la plus entière paraissait régner entre lui et
1, Lettres à Mme de Bouf fiers, I de Mm> du Deffand à Voltaire,
18 janvier; à Dupeyrou, 27 jan- I 28 décembre 1765. — Bachau-
vier, 15 février, 14 mars 1766; | mont, 28 décembre 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 385
Hume. « Vous voyez déjà, mon cher patron, par la
date de ma lettre, lui écrivait-il, que je suis arrivé
dans le lieu de ma destination; mais vous ne pou-
vez voir tous les charmes que j'y trouve; il faudrait
connaître le lieu et lire dans mon cœur. Seul, j'au-
rais pu trouver de l'hospitalité peut-être, mais je ne
l'aurais jamais aussi bien goûtée qu'en la tenant de
votre amitié. Conservez-la moi toujours, mon cher
patron. Aimez-moi pour moi, qui vous dois tant;
pour vous-même ; aimez-moi pour tout le bien que
vous m'avez fait1. »
Hume, de son côté, quoique moins expansif, n'est
peut-être pas moins précis. « Vous m'avez demandé
mon opinion, écrit-il à une dame de ses amies, qui
désirait savoir ce qu'il pensait de Rousseau; après
l'avoir examiné sous tous les points de vue, je suis
maintenant en état de le juger. Je vous déclare que
je ne connus jamais un homme plus aimable et plus
vertueux. Il est doux, modeste, aimant, désintéressé,
doué d'une sensibilité exquise. En lui cherchant des
défauts, je n'en trouve d'autres qu'une extrême im-
patience, de la susceptibilité et une disposition à
nourrir contre ses meilleurs amis d'injustes soup-
çons. Je n'en ai vu aucun exemple; mais ses que-
relles avec d'anciens amis me le font présumer.
Quant à moi, je passerais ma vie dans sa société
sans qu'il s'élevât un nuage entre nous. Il a dans
ses manières une simplicité remarquable ; c'est un
véritable enfant dans le commerce ordinaire. Cette
qualité, jointe à sa grande sensibilité, fait que ceux
qui vivent avec lui peuvent le gouverner facilement.
1. Lettre à Hume, 22 mars 1760. I 1766.
Voir aussi Lettre à Bey,3 mars |
TOME II 25
388
LA. VIE ET LES OEUVRES
lettre, c'était surtout le Roi de Prusse. On ne voit
pas qu'il en ait pris le moindre souci. Rousseau au-
rait dû, à son exemple, la dédaigner comme une
plaisanterie. Loin de là, il en fit une affaire d'Etat,
et ses amis ont reproché à Hume, comme une infa-
mie, d'y avoir eu quelque part.
Il n'est pas inutile de savoir comment fut com-
posée cette lettre. Walpole, qui avait d'autant plus
de mépris pour les philosophes qu'il avait souvent
occasion de les voir dans les salons de Paris, avait
une antipathie spéciale pour Rousseau. « Un jour,
dit-il, que je me trouvais chez Mme Geoffrin. je m'é-
tais pris à plaisanter sur l'affectation et les contra-
dictions de Rousseau, et j'avais dit quelque chose
qui avait amusé la compagnie. En rentrant chez
moi, j'en fis une lettre et je la montrai le lendemain
à Helvétius et au duc de Nivernois. Ils s'en diver-
tirent de si bon cœur qu'après avoir relevé quel-
ques fautes de langage qui ne pouvaient manquer
de s'y trouver, ils m'encouragèrent à la laisser voir.
Vous savez que je suis fort disposé à me moquer
des charlatans politiques et littéraires , quelque ta-
lent qu'ils puissent avoir, et j'y consentis. On s'en
est arraché des copies et me voilà à la mode1. »
Hume, qui était l'ami de Walpole, eut connaissance
de la lettre et même y dut mettre la main. «. La
seule plaisanterie, dit-il, que je me sois permise re-
lativement à la lettre du Roi de Prusse, a été faite
par moi à la table de lord Osorys. » On a supposé,
d'après la faute de français qui se trouve à la fin,
1. Lettres d'Horace Walpole à
ses amis pendant ses voyages en
France. Traduction et intro-
duction du comte de Bâil-
lon, 1872. Lettre du 12 janvier
1766, 'à l'honorable H. S. Con-
way, les mots en italique
sont en français.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
889
que la dernière phrase devait être de Hume, la
preuve est sans doute un peu faible'.
Tout le monde sut bientôt que Walpole était l'au-
teur de la lettre. Il n'en faisait d'ailleurs aucun
mystère, et il en revendiqua plus tard publiquement
la paternité. Mais Rousseau y voulut reconnaître
le style de d'Alembert et n'hésita pas à la lui attri-
buer. D'Alembert protesta. Rousseau n'en garda
pas moins son opinion, et jugea qu'il fallait que
Walpole fût bien lâche pour consentir à lui servir
de prête-nom 2.
Il faut, pour connaître les griefs de Rousseau
contre Hume, retourner en arrière et reprendre dès
l'origine l'histoire de leurs rapports. Beaucoup de
faits qui, apparemment, lui avaient échappé, ou qu'il
n'avait pas jugés dignes de son attention, puisqu'ils
ne l'avaient pas empêché d'avoir pour Hume l'amitié
la plus tendre et la reconnaissance la plus entière,
lui revinrent à la mémoire plus ou moins exactement,
et, sous le verre grossissant de son imagination, ne
tardèrent pas à prendre les proportions les plus
exorbitantes. Après avoir médité pendant plusieurs
jours encore sur ces souvenirs, il en vint à les écha-
fauder de manière à en faire tout un système de
noirceurs, de trahisons et d'infamies. Peut-être lui
en coûtait-il de rompre avec celui que , la veille
encore, il ne suffisait pas à louer selon les désirs de
son cœur; peut-être désespérait-il de persuader les
1. Voir II. Morin, ch. v, et
Œuvra de J.-J. Rousseau, édi-
tion Musset-Palhay, t. XVI.—
2. Lettres de Rousseau à Dupey-
rou, 10 mars ; à Malesherbes,
même date ; à Mme de Verdelin,
25 mai ; à Hume, 10 juillet 1706.
— Déclaration de d'Alembert
aux éditeurs de V « Exposé suc-
cinct,» de Hume, août 1766. —
Lettre de d'Alembert à Voltaire,
11 août 1700, etc.
390 LA VIE ET LES ŒUVRES
amis dévoués qui l'avaient confié à Hume, comme
au patron le plus sûr et le plus fidèle. Enfin il éclata
et il écrivit presque en même temps et presque
dans les mêmes termes à Mmo de Boufflers, à
Mmo de Verdelin et à Milord Maréchal. On cherchait,
disait-il, à le déshonorer, et on y réussissait avec
un succès étonnant; on jetait le ridicule sur lui et
sur Thérèse ; les services que l'on continuait à lui
rendre n'étaient point accompagnés de cet air d'hon-
nêteté et d'estime qui en font le charme ; les papiers
publics, qui naguère ne parlaient de lui qu'avec
estime, n'en parlaient plus qu'avec mépris. Où
avait-il vu tout cela? Où avait-il vu surtout que
Hume y fût pour quelque chose. Il est vrai que les
journaux n'avaient pas toujours pour lui les égards
qu'il aurait voulu. Ainsi Fréron rapporte, d'après
les feuilles anglaises, trois petites pièces pleines
d'esprit, mais aussi de malice, qui furent faites contre
Rousseau : dans l'une, on le raille agréablement
de son impatience à souffrir la moindre plaisanterie.
« Ami Jean-Jacques, lui dit la seconde, ne t'effa-
rouche point d'une bagatelle. Tu es ici dans un pays
de liberté; la liberté a ses inconvénients. Avoue que
ce qui te fâche le plus dans cette lettre supposée,
c'est que ton caractère y est trop bien marqué. »
La troisième pièce, qu'à tort ou à raison, on a attri-
buée à Bordes, le comparait à un charlatan qui veut
qu'on s'occupe de lui et de ses pilules. Tout cela
n'est pas bien méchant1. Mais Jean-Jacques cite
d'autres faits; la lettre du Roi de Prusse était la plus
1. 1° Lettre d'un Anglais à J.-J . ! ancien manuscrit grec. Insérés
Rousseau. — 2° Lettre d'un Qua- dans V Année littéraire de 1766,
ker à J.-J . — 3° Fragment d'un \ t. Il (février).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 391
grave. Puis vinrent les retards apportés à l'impres-
sion des lettres de Dupeyrou. En bonne justice il
aurait dû attribuer ces retards aux libraires ; il aima
bien mieux, à tout hasard, en rendre Hume respon-
sable. Il n'oublie pas les racontars des journaux :
qu'il est fils d'un musicien ; que Hume a été son
protecteur en France et lui a obtenu un passeport;
et puis il a appris que Hume connaissait le fils de
ïronchin et avait logé dans la même maison que lui;
enfin il se rappelle une histoire ridicule qui se serait
passée la nuit même qui suivit son départ de Paris.
A Roye, Hume étant couché dans la même chambre
que Rousseau et que de Luze, se serait écrié à
pleine voix et avec un ton effrayant et sinistre : Je
tiens Jean-Jacques Rousseau. Jean-Jacques ne put
interpréter alors ces mots que favorablement. Nous
croyons qu'au lieu de les interpréter, le plus simple
est de les nier. Si Hume avait rêvé, il aurait sans
doute rêvé en anglais ; n'est-ce pas plutôt Jean-
Jacques qui avait rêvé... ou menti? Autre fait : Un
soir, Rousseau venait d'écrire; Hume, parait-il, aurait
bien voulu voir sa lettre ; n'ayant pu y parvenir, il
proposa son cachet pour la fermer et sortit en même
temps que le domestique qui la portait. Donc Hume
a dû confisquer ou décacheter la lettre. Dans une
autre circonstance encore, Hume regardait Rousseau
et Thérèse avec des yeux effrayants. Rousseau se
trouble, tombe dans une horrible émotion et finit
par se précipiter tout en larmes dans les bras de
son patron en s'écriant : « Non, David Hume n'est
pas un traître; cela n'est pas possible! et s'il n'était
pas le meilleur des hommes, il faudrait qu'il en
fût le plus noir. » Et Rousseau ne s'aperçoit pas que
Hume dut le prendre pour un fou ; et il s'étonne
392
LA VIE ET LES ŒUVRES
qu'au lieu de se fâcher ou de s'attendrir, il ait ré-
pondu tranquillement à ses transports par quelques
froides caresses, en lui frappant de petits coups sur
le dos et en lui disant : Mon cher Monsieur? Quoi
donc mon cher Monsieur ' ? Faut-il ajouter à ces
griefs des divergences d'idées et de principes entre
Rousseau, religieux et spiritualiste, et Hume, scep-
tique et impie ! On l'a dit, mais après coup, et les
deux intéressés n'en ont rien laissé soupçonner2.
Voilà les frivoles motifs qui ont déterminé la rup-
ture entre Rousseau et Hume. Il est ennuyeux, d'a-
voir à répéter de semblables niaiseries dans une
histoire qui se donne comme sérieuse ; mais il faut
savoir que ces niaiseries composent tout le fond
d'un grave démêlé entre deux hommes célèbres, et
eurent dans les salons et le monde des lettres un
tel retentissement qu' « une déclaration de guerre
entre deux grandes puissances n'aurait pas fait plus
de bruit3. »
Les correspondants de Rousseau durent être bien
embarrassés pour lui répondre. Ils ne pouvaient
être dupes de ses hallucinations; mais ils l'aimaient
et ils étaient habitués à priser ses talents et à mé-
nager ses susceptibilités. Ils ne pouvaient ni parler
comme lui, de peur de l'entretenir dans ses idées,
ni le contrarier, de peur de le rendre tout à fait fou.
11 ne leur restait qu'à l'endormir par de belles
phrases et des potions calmantes , et c'est ce qu'ils
ne manquèrent pas de faire. Milord Maréchal, qui
1. Lettres à M'ne de Bouf fiers,
9 avril : à F. H. Bousseau,
10 avril ; à lord A"., 19 avril ;
à M. X., avril ; à Malesherbes,
40 mai P66. — 2. Yillemain,
Cours de littérature, XVIII" siè-
cle, 28e leçon. — 3. Grimm,
Correspondance littéraire, la oc-
tobre 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 393
connaissait Hume depuis longtemps, avait plus d'au-
torité que tout autre pour parler de lui. Il expliqua
certains faits, en atténua d'autres, insista sur les
malentendus et plaida en faveur des intentions \
Mme de Verdelin venait précisément de voir une
lettre où Hume, faisant le plus bel éloge de Rous-
seau, disait de lui : « C'est un homme selon mon
cœur. » Mm0 de Verdelin ne peut donc regarder les
appréciations de Rousseau que comme des soupçons,
auxquels peut-être Thérèse n'est pas étrangère. «Et
si Hume n'est pas coupable, dit-elle, quel coup af-
freux pour lui; j'oserais dire pour vous, qui avez le
cœur si bon, si juste!... et puis quel effet dans le
monde pour tous les deux. Je vous assure que mon
sang- se glace de toutes ces pensées2. »
Rousseau va-t-il au moins se déclarer sûr de ce
qu'il avance? Pas le moins du monde. « Telle est,
dit-il, la déplorable situation de mon âme, que,
sans être absolument convaincu, je suis tous les
jours plus persuadé. Mais tôt ou tard, le temps dé-
couvrira la vérité. Avec quelles larmes de joie je
confesserai alors mon erreur et mon indignité ! Mais
non; chaque jour, des indices nouveaux achèvent
de m'accabler, et jusqu'à ma dernière heure, mon
cœur sera déchiré de cette persuasion funeste que
le meilleur des hommes s'est pour moi seul trans-
formé dans le plus noir3. »
Pendant ce temps-là, Hume, ne se doutant de
rien, se croyait au mieux avec Jean-Jacques, lui écri-
vait sur le ton de l'amitié et s'occupait de ses in-
1. Lettre de Milord Maréchal i Rousseau, 27 avril 1766. —
à Rousseau, 26 avril 1766. — 3. Lettre à Mm0 de Verdelin,
2. Lettre de Mma de Verdelin à ! 25 mai 1766.
392
LA VIE ET LES ŒUVRES
qu'au lieu de se fâcher ou de s'attendrir, il ait ré-
pondu tranquillement à ses transports par quelques
froides caresses, en lui frappant de petits coups sur
le dos et en lui disant : Mon cher Monsieur? Quoi
donc mon cher Monsieur i ? Faut-il ajouter à ces
griefs des divergences d'idées et de principes entre
Rousseau, religieux et spiritualiste, et Hume, scep-
tique et impie ! On l'a dit, mais après coup, et les
deux intéressés n'en ont rien laissé soupçonner2.
Voilà les frivoles motifs qui ont déterminé la rup-
ture entre Rousseau et Hume. Il est ennuyeux, d'a-
voir à répéter de semblables niaiseries dans une
histoire qui se donne comme sérieuse ; mais il faut
savoir que ces niaiseries composent tout le fond
d'un grave démêlé entre deux hommes célèbres, et
eurent dans les salons et le monde des lettres un
tel retentissement qu' « une déclaration de guerre
entre deux grandes puissances n'aurait pas fait plus
de bruit3. »
Les correspondants de Rousseau durent être bien
embarrassés pour lui répondre. Ils ne pouvaient
être dupes de ses hallucinations; mais ils l'aimaient
et ils étaient habitués à priser ses talents et à mé-
nager ses susceptibilités. Ils ne pouvaient ni parler
comme lui, de peur de l'entretenir dans ses idées,
ni le contrarier, de peur de le rendre tout à fait fou.
11 ne leur restait qu'à l'endormir par de belles
phrases et des potions calmantes , et c'est ce qu'ils
ne manquèrent pas de faire. Milord Maréchal, qui
1. Lettres à Mme de Boufflers,
9 avril : à F. H. Rousseau,
10 avril ; à lord X., 19 avril ;
à M. X., avril ; à Malesherbes,
10 mai 1766. —'2. Villemain,
Cours de littérature, xvill" siè-
cle, 28e leçon. — 3. Grimm,
Correspondance littéraire, lo oc-
tobre 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 393
connaissait Hume depuis longtemps, avait plus d'au-
torité que tout autre pour parler de lui. Il expliqua
certains faits, en atténua d'autres, insista sur les
malentendus et plaida en faveur des intentions '.
Mm0 de Verdelin venait précisément de voir une
lettre où Hume, faisant le plus bel éloge de Rous-
seau, disait de lui : « C'est un homme selon mon
cœur. » Mmc de Verdelin ne peut donc regarder les
appréciations de Rousseau que comme des soupçons,
auxquels peut-être Thérèse n'est pas étrangère. «Et
si Hume n'est pas coupable, dit-elle, quel coup af-
freux pour lui; j'oserais dire pour vous, qui avez le
cœur si bon, si juste!... et puis quel effet dans le
monde pour tous les deux. Je vous assure que mon
sang se glace de toutes ces pensées 2. »
Rousseau va-t-il au moins se déclarer sûr de ce
qu'il avance? Pas le moins du monde. « Telle est,
dit-il, la déplorable situation de mon Ame, que,
sans être absolument convaincu, je suis tous les
jours plus persuadé. Mais tôt ou tard, le temps dé-
couvrira la vérité. Avec quelles larmes de joie je
confesserai alors mon erreur et mon indignité ! Mais
non; chaque jour, des indices nouveaux achèvent
de m'accabler, et jusqu'à ma dernière heure, mon
cœur sera déchiré de cette persuasion funeste que
le meilleur des hommes s'est pour moi seul trans-
formé dans le plus noir 3. »
Pendant ce temps-là, Hume, ne se doutant de
rien, se croyait au mieux avec Jean-Jacques, lui écri-
vait sur le ton de l'amitié et s'occupait de ses in-
1. Lettre de Milord Maréchal i Rousseau, 27 avril 1766. —
à Rousseau, 26 avril 1766. — 3. Lettre à Mma de Verdelin,
2. Lettre de MmC de Verdelin à ! 25 mai 1766.
394
LA VIE ET LES ŒUVRES
térêts, de manière à mériter toute sa reconnaissance.
Il est vrai que celui-ci , aimant mieux passer pour
un ingrat que pour un fourbe, était bien résolu à
ne lui pas répondre un mot de sa vie '. Hume le
croyait heureux, autant du moins que le comportait
son caractère singulier et une solitude qui pourrait
bien finir par lui devenir insupportable; il vantait
encore , quoique un peu moins que par le passé, son
bon naturel et ses vertus 2. Aussi dut-il être un
jour fort étonné à la lecture d'une lettre dans la-
quelle Rousseau lui déclarait qu'il ne voulait plus
avoir avec lui aucun commerce, ni même participer
à une affaire avantageuse pour lui, mais dont il
serait le médiateur 3.
On ne connaîtrait pas toute l'inconvenance de la
lettre de Rousseau, si on ne savait qu'elle avait pour
objet de répondre à de nouveaux services de la part
de Hume. Quoiqu'il ne fût pas sans ressources, il
aimait à se donner comme pauvre, non afin de se
faire offrir des cadeaux, mais par le motif qui l'en-
gageait à se plaindre de sa santé, pour se rendre
intéressant. Hume y fut pris. Dès avant d'arriver
en Angleterre, il lui avait proposé ses bons offices
pour lui faire obtenir une pension du Roi. Jean-
Jacques subordonna son acceptation à l'avis de
Milord Maréchal ; mais après l'avoir reçu 4 , il
ne s'en décida pas plus vite. « Je compte lui
mander, écrivait Hume à Mmc de Boufflers, qu'il
ne peut plus hésiter sans s'exposer aux justes re-
proches du Roi, de lord Conway (ministre secrétaire
1. Lettre à Mme de Verdelin,
25 mai 1766. — 2. Lettre de
Hume à A"., 10 mai 1766. —
3. Lettre à Hume, 23 juin 1766.
— h. Lettre de Milord Maré-
chal à Rousseau, mars 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
395
d'État), de lord Maréchal et de moi'. Il ne savait
pas que Rousseau refusait bien moins la pension
que la main par où elle devait passer2. »
Cependant si les humeurs sombres et les singu-
larités de Rousseau avaient laissé Hume assez froid,
il finit par se sentir piqué de n'avoir reçu pour prix
de son amitié, de son dévouement et de ses services,
qu'une lettre d'injures. Il somma son irrascible ami
de s'expliquer. Un infâme calomniateur l'a-t-il noirci
auprès de lui? Qu'il le nomme; des reproches vagues
et généraux ne disent rien ; qu'il prouve ses plaintes
et ses griefs3.
Rousseau mit trois semaines à répondre. Ce n'était
pas trop, si l'on considère la longueur et les détails
de sa lettre. C'était un acte d'accusation en forme,
dressé avec un art infini. Rien n'était oublié; il n'y
avait pas de fait si minutieux, et, quand les faits
venaient à manquer, pas de circonstance si insigni-
fiante qui n'y eût sa place marquée. Airs, tons, ma-
nières, sous-entendus s'y trouvaient alors arrangés
de façon à tenir lieu de faits et de preuves. La plu-
part des événements que cette lettre rapporte, petits
et grands, sont déjà connus. On y voit la prétendue
jalousie de Hume contre les prévenances du prince
de Conti qui n'étaient pas à son adresse, le fameux
rêve de Roye,les efforts de Hume pour déshonorer
et perdre son ami de réputation , même auprès de
Davenport, les changements subits opérés à son en-
droit dans l'opinion des Anglais , les invectives
et les fausses nouvelles des feuilles publiques, les
] . Lettres de Hume à Rousseau,
3 mai; à Mme de Bouffters,
16 mai 1766. — 2. Lettre de Hume
à Rousseau, 19juin 1766; dans
VExposé succinct de Hume. —
3. Lettre de Hume à Rousseau,
26 juin 1766.
396 LA YIE ET LES ŒUVRES
soins hypocrites et les mépris réels de tous les
amis de Hume, ses flagorneries et ses ridicules flat-
teries, ses curiosités indiscrètes, ses espionnages,
ses regards effrayants et la scène de baisers et de
larmes qui s'ensuivit , les lettres interceptées ou
violées, l'amitié de Tronchin soigneusement entre-
tenue, enfin les retards apportés à l'impression des
lettres de Dupeyrou. Chemin faisant, Rousseau,
tout en paraissant exalter les services de Hume, ne
manquait pas d'insinuer qu'au fond il n'avait pas
besoin de lui. On pense bien que, dans ce long
factum, la lettre du Roi de Prusse devait tenir une
large place. Il convenait à son plan qu'elle fût de
d' Alembert ; donc elle était de d'Alembert , ami de
Hume, et Walpole, autre ami de Hume, n'était
qu'un prète-nom, et Hume se faisait en Angleterre
l'agent du complot dont le foyer était à Paris , et
Hume, pour exécuter ce complot, ne ménageait ni
les trahisons ni les infamies.
Par une fâcheuse coïncidence, au même moment,
Jean-Jacques apprenait que Voltaire l'accusait
d'avoir été valet de Montaigu ; Hume et Voltaire
avaient assurément dû se concerter. Puis la lettre
au docteur Pansophe paraissait et était traduite en
anglais ; il n'était pas douteux que le cher patron
ne fût un des fauteurs de cette publication. Enfin,
deux autres écrits satiriques étaient imprimés dans
les feuilles anglaises et rapportaient des faits connus
de Hume seul. On sut depuis que ces libelles
avaient pour auteur un Suisse établi en Angleterre,
nommé Deyverdun1. Hume déclara qu'il en ignorait
jusqu'à l'existence ; il n'en fut pas moins certain,
1. Lettre de Hume à Mme de Bouf fiers, 2 décembre 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 397
aux yeux de Rousseau, que c'était lui qui, pour le
moins, les avait inspirés '.
Il n'était pas jusqu'à la patience de Hume que
son adversaire ne tournât contre lui. Jean-Jacques
lui avait écrit, le 22 mars, une lettre pleine de cor-
dialité et d'affection ; Hume aurait dû y lire entre
les lignes les soupçons de son ami, et se justifier de
reproches qui ne lui étaient pas faits. Rousseau
avait affecté en maintes circonstances de lui faire
impolitesses sur impolitesses, de traiter en dehors
de lui des affaires qu'il avait entamées et qu'il
devait poursuivre ; c'est ce qu'il appelait premier
soufflet sur la joue de mon patron , deuxième souf-
flet, troisième soufflet sur la joue de mon patron;
et il continue à s'occuper de moi. Que ne se fàche-
t-il donc ! s'il reste froid , c'est qu'il a intérêt à ne
pas se démasquer. On a dit : Tu te fâches, donc tu
as tort ; Jean-Jacques disait au contraire : Tu ne te
fâches pas, donc tu as tort. Hume aurait pu ré-
pondre : Contre tout autre que vous, mon cher, je me
serais peut-être fâché ; mais j'ai eu pitié de vous, de
votre pauvre tète si peu solide, de votre caractère si
singulier, de votre nature si impressionnable. Et si
cette réponse était difficile à faire à Jean-Jacques
personnellement, iF pouvait la faire à leurs amis
communs _, et ensuite s'en tenir là, ce qui assuré-
ment aurait mieux valu que l'éclat qui fut donné à
la querelle.
Pour en finir avec cette interminable lettre , il
reste à parler de deux faits qui s'y rattachent. Le
premier est moins important ; il est relatif au por-
trait de Rousseau que fît le peintre Ramsay, pour
1. Lettre à X., janvier 1767.
398
LA VIE ET LES ŒUVRES
l'offrir à Hume. Rousseau crut que c'était une galan-
terie de son patron et en fut d'abord très flatté.
« Le peintre a si bien réussi , dit-il , qu'on croit
qu'il sera gravé1. » Plus tard, il attribua ce projet
à une fantaisie qui sentait l'ostentation et prétendit
que cela lui avait déplu 2. Plus tard encore, le por-
trait lui-même devint une infamie ; il manquait de
ressemblance et le représentait sous les traits d'un
cyclope affreux3. Tel était le travail de ses idées,
qu'il changeait le beau en laid : chez lui tout était
affaire de disposition et d'humeur.
L'autre fait est relatif à la pension du Roi d'An-
gleterre. « L'affaire de la pension, dit Jean-Jacques,
n'était pas terminée ; il ne fut pas difficile à M. Hume
d'obtenir de l'humanité du ministre et de la géné-
rosité du prince qu'elle le fût ; il fut chargé de me
le marquer, il le fit \ Ce moment fut, je l'avoue, un
des plus critiques de ma vie. Combien il m'en
coûta pour faire mon devoir! Mes engagements
précédents, l'obligation de correspondre avec res-
pect aux bontés du Roi, l'honneur d'être l'objet de
ses attentions, de celles de son ministre, le désir de
marquer combien j'y étais sensible, même l'avan-
tage d'être un peu plus au large en approchant de
la vieillesse, accablé d'ennuis et de maux, enfin
l'embarras de trouver une excuse honnête pour
éluder un bienfait déjà presque accepté, tout me
rendait difficile et cruelle la nécessité d'y renoncer ;
car il le fallait absolument, ou me rendre le plus vil
1. Lettre de Hume à Rousseau,
mars 1766. — On lit aussi son
portrait en relief, il en envoya
un exemplaire à Dupeyrou.
Lettre à Dupeyrou, 29 mars
1766. — 2. Lettre à Hume, 10 juil-
let 1766. — 3. Rousseau, juge de
Jean-Jacques, 2e dialogue. —
4. Dans une lettre du 8 mai
1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
399
de tous les hommes, en devenant volontairement
l'obligé de celui dont j'étais trahi.
Je fis mon devoir, non sans peine; j'écrivis direc-
tement au général Conway, et, avec autant de
respect et d'honnêteté qu'il me fut possible, sans
refus absolu, je me défendis pour le moment d'ac-
cepter1. M. Hume avait été le négociateur de l'af-
faire, le seul même qui en eût parlé ; non seulement
je ne lui répondis point, mais je ne dis pas un mot
de lui dans ma lettre. Troisième soufflet sur la joue
de mon patron, et, pour celui-là, s'il ne le sent pas,
c'est assurément sa faute. Il n'en sent rien2. » Nous
aurons à revenir sur cette affaire de la pension.
Rousseau terminait sa longue lettre par une pé-
roraison qu'on pourrait regarder comme un modèle
d'éloquence, si la première condition de l'éloquence
n'était pas de proportionner son style à son sujet : « Si
vous êtes innocent, dit-il, daignez vous justifier;
si vous ne l'êtes pas, adieu pour jamais. » Malgré
cette mise en demeure, Hume se contenta, pour le
moment, de rectifier le récit de Rousseau sur un
seul point, la scène des baisers et des larmes, qui
aurait eu lieu, selon lui, non pas à Calais, mais à
Londres 3. Cela est au fond assez peu important , et
si Hume n'avait pas autre chose à dire, il aurait
mieux fait de se taire tout à fait.
Mais il ne fut pas aussi réservé avec tout le
1. Voir la Lettre au général
Conivay , ministre secrétaire
d'État, 12 mai 1766. Conway
était parent d'Horace Walpole.
— 2. Lettre à Hume , 10 juillet
1766. Voir aussi la Lettre de
Hume à Rousseau, du 12 mai
1766. Hume ne comprend rien
au refus de Rousseau et con-
tinue à se montrer plein d'af-
fection et de bienveillance
pour lui. — 3. Lettre de Hume
à Rousseau, 22 juillet 1766.
400
LA VIE ET LES ŒUVRES
monde. Il entretint de l'affaire ses amis de Paris,
entre autres d'Holbach et d'Alembert. Une de ses
lettres à d'Holbach, car il était en correspondance
suivie avec lui', commençait, dit-on, par ces mots :
Mon cher baron , Rousseau est un scélérat. Elle
fut lue à un souper chez Nècker, et fut toute la
soirée le sujet de la conversation1. Hume écrivit
aussi à Mme de Boufflers , lui envoya la lettre de
Rousseau et la pria de s'entendre, avec le prince de
Conti, Mme de Luxembourg-, et Mmc de Barbantane.
Il se proposait d'écrire à Milord Maréchal ; il avait
déjà parlé à Davenport, à lord Hereford et au
général Conway. Ces deux derniers, a-t-il dit, lui
conseillaient de publier les détails de la querelle. Il
hésitait cependant. D'un côté, il lui en coûtait
de ruiner ce malheureux ; mais, d'un autre côté, il
savait que Rousseau composait ses mémoires, où il
ne manquerait pas de le déshonorer 2.
Gardez-vous bien, lui répond Mmo de Boufflers, de
rien publier; faites en sorte, à tout prix, d'éviter le
scandale ; c'est déjà trop que vous ayez pris tant
d'amis pour coniidents , les d'Holbach : qui sait ?
peut-être Voltaire lui-même. Pourquoi demanderiez-
vous des renseignements à Paris? Voudriez-vous
donc être son délateur, après avoir été son protec-
teur? « Pourquoi vous dérober la plus noble ven-
geance qu'on puisse prendre d'un ennemi, d'un in-
1. Essais de mémoires sur
M. Suard (par Mrae Slard . —
BaCHauMO.xt, 8 juillet 1766. —
Lettres de MmB du Dcffand à la
duchesse de Choiseul , 13 et
22 juillet 1766; de d'Alembert
à Voltaire, 29 août 1766. —
2. Un mois après il déclarait
en avoir reçu un énorme vo-
lume. Par quelle indiscrétion
les connut-il? car Rousseau
les tenait soigneusement ca-
chés; Lettres de Hume à Mme de
Boufflers, 15 juillet et 12 août
1766,
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 401
grat ou plutôt d'un malheureux, que les passions et
son humeur atrabilaire égarent, celle de l'accabler
de votre supériorité, de l'éblouir par l'éclat de cette
vertu même qu'il veut méconnaître1? »
Mm de Boufflers, confidente des deux parties,
avait fort à faire pour les gagner à la modération.
Après avoir prêché Hume, elle s'adresse à Rousseau :
« M. Hume m'a envoyé la lettre outrageante que
vous lui avez écrite. Je n'en vis jamais de sem-
blable. Tous vos amis sont dans la consternation et
réduits au silence... Ajoutez-vous foi si facilement
aux trahisons? Votre esprit, par ses lumières ; votre
cœur, par sa droiture, ne devraient-ils pas vous ga-
rantir contre ces odieux soupçons ? M. Hume un
traître, un lâche! Grand Dieu! quelle apparence?
Quels motifs2? »
Cette lettre ne pouvait être du goût de Rousseau;
il y répondit sur un ton de mauvaise humeur assez
marqué et interrompit ensuite sa correspondance
avec Mme de Boufflers pendant dix-huit mois 3.
Mme de Boufflers ne fut pas seule à s'interposer entre
les deux adversaires. Mmc de Verdelin s'attacha
aussi à cette ingrate besogne \ Rousseau reçut assez
bien ses avis, sans toutefois en tenir compte. Milord
Maréchal se refusa, comme les autres, à croire à la
culpabilité de Hume. Il ne voit dans ces démêlés
que des malentendus; il voudrait que chacun gardât
le silence. Il n'y fallait pas compter5.
1. Lettre de Mm» de Boufflers
à Hume, 22 juillet 1766. —
2. Lettre de Mme de Boufflers à
Bousseau, 27 juillet 1766. —
3. Béponse de Bousseau, 30
août 1766.— 4. Lettres de MmB de
Verdelin à Bousseau , mai à
juillet 1766. — o. Lettres de
Milord Maréchal à Bousseau,
3 juillet, 26 août, 7 septembre
et fin septembre 1766.
26
402 LA VIE ET LES ŒUVRES
Le mal de ces sortes de correspondances est
qu'elles ne restent point confinées entre les intéres-
sés ; elles s'étendent, se propagent et souvent
s'impriment; l'amour-propre s'en mêle; devant le
public, on rougirait de reculer et de se dédire, et la
porte se ferme à tout accommodement. C'est ce qui
arriva dans cette circonstance. On a accusé Hume
d'avoir divulgué la querelle ; mais Jean-Jacques ne
fut pas beaucoup plus discret; car il écrivit ses
soupçons et ses plaintes, à une époque même où
Hume ne se doutait pas encore qu'il l'eût pour ad-
versaire. Ses lettres, qu'on avait pour mission de se
passer, au moins entre amis, n'étaient pas, dit-on,
destinées à être imprimées. Il y en eut pourtant qui
le furent, notamment celle du 2 août, adressée à
Guy. Jean-Jacques y rapportait les injures que
Hume disait sur son compte ; il le défiait de mettre
à exécution la menace qu'il avait faite de publier les
pièces du procès, déclarant que son silence serait
sa condamnation1. Il ne savait pas que l'œuvre était
déjà commencée ; que Hume, si patient jusque-là,
allait s'y montrer sans ménagement et sans pitié2.
Le travail de Hume, qui a pour titre : Exposé
succinct de la contestation qui s'est élevée entre
M. Biune et M. Rousseau, fut d'abord publié en an-
glais par son auteur, mais presque en même temps,
il en paraissait une traduction française. L'édition
française est précédée d'un Avertissement des édi-
teurs, tout à la louange de Hume. Plusieurs per-
sonnes, même de ses amis, Mme de Luxembourg,
Mm du Deffand, lui firent la malice de le lui attri-
1. Lettre à Roustan , 7 sep- I Hume à Mme de Boufflers, 12
tembre 1766. — 2. Lettre de | août 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAI
403
buer1. On y dit qu'il ne publie l'Exposé que pour
répondre au défi de Rousseau et céder au désir de
ses amis. Il parait qu'il se serait déterminé sur l'avis
d'une sorte de Conseil tenu chez MIIe de Lespinasse,
et où se trouvaient, avec M!lc de Lespinasse, d'Alem-
bert, Turgot, Sauriu, Marmontel, Duclos et l'abbé
Morellet. Tous furent d'avis qu'une réponse était
devenue nécessaire 2. Mais, s'il eut pour lui quelques
conseillers complaisants, on en citerait bien davan-
tage qui l'engagèrent à se taire. Le Roi et la Reine
d'Angleterre lui donnèrent eux-mêmes cet avis3.
« Tout le monde, lui écrivait Adam Smith, vous
conseille de ne rien publier4. » Presque tout le
monde, en effet, même ses amis, même les ennemis
de Rousseau, même Grimm, même Voltaire, le blâ-
mèrent d'avoir fait tant de bruit d'une affaire qui en
valait si peu la peine5. « Pour moi, écrivait un jour
Jean-Jacques, je n'ai rien à dire de M. Hume, sinon
que je le trouve bien insultant pour un bon homme
et bien bruyant pour un philosophe 6. » Rousseau
qui était en cause ne pouvait passer pour impartial ;
il se trouva pourtant que son jugement fut ratifié
par l'opinion générale.
1. Lettre de Mme du Deffand
à Walpole, s. <l. — 2. Hume's
life and correspondence. Voir
Maugras, ch. xxi, p. 513. Ce-
pendant nous savons qu'un
des assistants au moins, Tur-
got, ne se rallia à cette opi-
nion qu'à moitié , et pour
ainsi dire malgré lui. (Lettres
de Turgot à Hume). Quant à
Malesherbes, qui aimait beau-
coup, non seulement les ou-
vrages de Rousseau , mais
l'homme lui-même, inutile
de dire qu'il était d'un avis
absolument contraire, (Lettre
de Turgot à Hume, 23 juillet
1766). — 3. Lettre de Hume à
Mmo de Barbantane, s. d. —
4. Hume's life and correspon-
dence. — 5. Grimm, Corresp.
lia., 15 octobre 1766; — Ba-
chaumont, 23 octobre 1766; —
Lettre de Voltaire à Damilaville,
15 octobre 1766. — 6. Lettre à
Laliaud, 15 novembre 1766 ; à
X., 2 janvier 1767.
404 LA VIE FT LES ŒUVRES
A en juger par le titre d'Exposé succinct, que
Hume avait donné à son travail, on avait lieu de
croire qu'il voulait remplir l'office de simple rap-
porteur. Il est vrai qu'il donnait les principales
pièces du procès ; mais les commentaires et les ex-
plications dont il les accompagnait, démontraient
assez la passion qui l'animait. Les faits qu'il citait,
depuis l'origine de ses rapports avec Rousseau jus-
qu'à sa rupture, nous sont connus pour la plupart.
Il en est cependant dans le nombre qu'il est diffi-
cile d'admettre. Ainsi Hume rapporte qu'afin de
procurer des secours à Rousseau, il aurait, de con-
cert avec quelques-uns de ses amis, résolu de lui
faire payer un prix exagéré pour son Dictionnaire
de Musique, sauf à désintéresser sous main le li-
braire. La mort de Clairaut aurait seule fait échouer
le projet. Il n'y a qu'un malheur à cela, c'est que
Hume lui-même dit que ses rapports avec Rousseau
furent complètement interrompus depuis la fin de
1762 jusqu'au milieu de 1763 ; or la mort de Clai-
raut et le marché avec Duchesne eurent lieu au
commencement de 1765 , c'est-à-dire précisément
pendant cette interruption. Ainsi encore, il prétend,
et il a répété dans d'autres circonstances, qu'il ne
fut pour rien dans la lettre de Walpole, qu'il ne la
connut même pas tant qu'il fut à Paris. S'il espérait
le faire croire, il fallait qu'il comptât bien sur la
discrétion de Mme de Barbantane, à qui il avait écrit
tout le contraire. Enfin, même ce défi de Rousseau,
cette lettre à Guy, dont Hume veut s'autoriser, n'ar-
riva qu'après coup, et alors qu'il était décidé. La
lettre à Guy est du 2 août ; or, dès le 14 juillet,
Voltaire connaissait le projet de Hume ; et le 23,
ce dernier était informé par une lettre de Turgot de
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU.
405
ce qui s'était passé chez M110 de l'Espinasse. Il esta
noter d'ailleurs que Turgot engagea constamment
Hume à la modération et le blâma, même après
la publication de Y Exposé sucei?ict, de ne s'être pas
strictement borné à l'impression des lettres échan-
gées de part et d'autre 1.
h' Exposé se termine par une déclaration que d'A-
lembert adresse aux éditeurs, dans le but d'établir
qu'il n'avait eu aucune part à la lettre de Walpole.
Ce point lui tenait à cœur. Lui, si calme jusque-là
dans ses rapports avec Rousseau, avait été furieux
des injustes soupçons dont il était l'objet 2. Sa pro-
testation était, en quelque sorte, une lettre qu'il s'a-
dressait à lui-même ; car c'est lui qui était, avec
Suard, le traducteur de l'œuvre de Hume. Il se
garda bien d'en convenir. A quoi sert donc la phi-
losophie, si elle n'apprend pas à se montrer un peu
franc, et à combattre à visage découvert? On connut
cette petite rouerie par la lettre que Hume écrivit à
Suard, pour les remercier l'un et l'autre de leur
concours et des adoucissements qu'ils avaient ap-
portés à quelques-unes de ses expressions , qui
étaient trop dures 3.
Hume s'imaginait que son adversaire répondrait
et se proposait bien, pour sa part, d'en rester là4.
Cela lui fut d'autant plus facile que Rousseau, selon
sa coutume, dédaigna de continuer la lutte. Mais
d'autres la reprirent pour leur compte, et il parut à
1. Lettres de Voltaire à Darai-
laville, 14 juillet 1766; de d'A-
lembert à Voltaire, 16 juillet
1766; de Turgot à Hume, 23 juil-
let 1766 et 25 mars 1767. — 2.
Lettres de d'Alembert à Hume,
14 août; à Voltaire, 11 août
1766. — 3. Lettre de Hume à
Suard, 19 septembre 1766. —
4. M., 19 novembre, et à M™e
de Boufflers, 2 décembre 1766.
406
LA VIE ET LES ŒUVRES
ce sujet un assez grand nombre de brochures pres-
que toutes d'une extrême médiocrité '. Rousseau fut
sensible au zèle de quelques-uns de ses défenseurs;
mais bientôt lui-même arrêta leur ardeur. « Je dé-
sire sincèrement, dit-il, qu'on laisse hurler tout leur
saoul ce troupeau de loups enragés, sans leur ré-
pondre. Tout cela ne fait qu'entretenir les souvenirs
du public, et mon repos dépend désormais d'être
entièrement oublié 2. »
Parmi les publications qui furent faites en sa fa-
veur, la plus connue est due à la plume de Mme La-
tour*. En la lisant, dit Jean-Jacques, le cœur m'a
battu, et j'ai reconnu ma chère Marianne4.
1. Justification de J.-J. Rous-
seau dans la contestation qui lui
est survenue avec M. Hume. —
Observations sur J'Expose suc-
cinct.— Plaidoyer pour et contre
J.-J. Rousseau et le D' Hume-
Ré flexions posthumes sur le
grand procès de Jean-Jacques
avec David. — Le rapporteur de
bonne foi. — Sentiment d'un An-
glais impartial sur la querelle de
MM. Hume et Rousseau, etc., etc.
— 2. Lettre à Dutens, 5 février
1767. — 3. Précis pour M.Rous-
seau, en réponse à J'Expose suc-
cinct de M. Hume, suivi d'une
lettre de Mme X à l'auteur de la
« Justification ». Il est à remar-
quer que Mme du Deffand vou-
lut appeler les rigueurs de
ChoiseuletdeSartine sur cette
lettre, qui ne faisait, tout au
plus, que rendre à Walpole
mépris pour mépris. N'y pou-
vant réussir, elle demanda
qu'au moins on réprimât l'in-
solence de Freron, qui avait
pris fait et cause contre Wal-
pole. Mais, lui répondit Choi-
seul, il n'y a aucun reproche
à faire à Fréron, c'est le cen-
seur qui a tort. Cependant ils
seront corrigés l'un et l'autre.
Il est vrai que Walpole, qui
se sentait parfaitement de
force à se défendre, se serait
bien passé de cette interven-
tion de la police. — Lettres de
Mme du Deffand à la duchesse
de Choiseul, 28 décembre 1766,
et Réponse de la duchesse de
Choiseul, même jour; de Mmt
du Deffand au duc de Choiscid,
29 décembre 1766, et Réponse
de la duchesse de Choiseul; de
Mme du Deffand à la duchesse
de Choiseul, 31 décembre 1766,
et Réponse le même jour; du
duc de Choiseul à Mmc du Def-
fand, 5 janvier 1767. — Fré-
ron, Année littéraire, 1767, t. I.
— 4. Lettre à Mm* Lalour, 7 fé-
vrier 1767. Voir aussi Lettre de
Rousseau à Guy, même jour :
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
407
Voltaire, qui ne laissait jamais échapper une oc-
casion de donner son coup de pied à Jean-Jacques, ne
manqua pas d'écrire à Hume. Sa lettre n'est que le
récit de ses propres différends1. Elle ne tarda pas à
être imprimée, avec des notes plus odieuses que la
lettre elle-même, et signées X2. Les notes étaient-elles
de Voltaire lui-même, ou de son ami et souvent
prête-nom Ximenès, « chargé par lui du département
des vilenies3? » Voltaire ayant demandé alors au Roi
de Prusse ce qu'il pensait des folies de Rousseau. « Je
pense, lui répondit Frédéric, ...qu'il faut respecter
les infortunés ; il n'y a que les âmes perverses qui
les accablent4. »
Il est intéressant de connaître l'appréciation que
portait en ce moment sur Voltaire et Rousseau un
homme qui avait été l'ami de l'un et de l'autre :
« La manifestation de la folie et de la méchanceté
de Rousseau, écrivait le médecin Tronchin, ne peut
que nous être utile. Le mépris de sa personne re-
jaillira sur ses principes, et nombre de ses dévots
s'en détacheront. Sa charlatanerie de vertu en avait
séduit un grand nombre. Le masque est tombé,
l'homme reste, le héros est évanoui. L'autre méchant
fou (Voltaire), son antagoniste, perd aussi beaucoup
de ses amis 5. »
« Je vous charge, M. Guy, ou
plutôt je vous permets, en lui
remettant cette lettre, de vous
mettre, en mon nom, à genoux
devant elle et de lui baiser la
main droite, cette charmnnte
main, plus auguste que celles
des impératrices et des reines,
qui sait défendre et honorer
si pleinement et si noblement
l'innocence avilie. » — 1. Lettre
de Voltaire à Hume, 24 octobre
17136. — 2. Notes sur la Lettre
de M. de Voltaire à M. Hume.
Voir aussi Lettres de Voltaire à
Lacombe, imprimeur, 17 no-
vembre et 29 décembre 176i'>.
— 3. GRIMM, Correspondance lit-
téraire, 15 janvier 1767. — k.
Lettre de Frédéric à Voltaire,
1766. — 5. Lettre inédite de Tron-
chin, 21 août 1766, citée par
G. Maugras, ch. xxi, p. 528.
408 LA VIE ET LES OEUVRES
Dans la querelle entre Rousseau et Hume, les
deux adversaires, comme il arrive d'habitude dans
ces sortes d'affaires, n'avaient gagné ni l'un ni l'au-
tre. On dirait que tous deux le sentirent, quoique
un peu tard. Hume, dans ses Mémoires, n'a pas
même prononcé le nom de Rousseau, et Rousseau
convint, dans la suite, qu'il s'était trop laissé em-
porter à son humeur1.
Quelques personnes les mirent dos à dos : « A
la place de Hume, écrivait à Jean-Jacques le marquis
de Mirabeau, j'aurais dit : Mon ami, vous êtes un
fou, et moi un sot; vous, d'avoir cru me faire entre-
prendre, à mon âge, un petit cours de sensibilité
délicate, abondante en explications, en injures, en
excuses ; et moi. d'avoir cru pouvoir manier un fer
dérougi, sans prendre des pincettes, et obliger un
homme d'autant plus pointilleux sur les obligations,
que son àme est au-dessus des bienfaits2. » Mais
tout le monde ne fut pas aussi indulgent. La répu-
tation de Hume ne fut pas notablement atteinte, et,
pour s'être mis une fois en colère dans sa vie, il
n'en resta pas moins le bonhomme un peu froid,
un peu lourd, mais aimable et facile que l'on con-
naissait. Il n'en fut pas tout à fait de même de Rous-
seau, et Ion jugea que, pour s'être fâché avec un
si brave homme, il fallait qu'il fût d'un bien mau-
vais caractère, ou qu'il fût devenu tout à fait fou.
Et, en effet, sa susceptibilité tournait parfois en
véritable folie. On ne se figure pas les précautions
que devaient prendre ses amis, quand ils avaient à
lui faire entendre quelque vérité. Un jour Dupey-
1. Bernardin de Saint- I —2. Lettre du marquis de Mira-
PlERRE, Préambule de l'Arcadie. [ beau à Rousseau, 27octO'brel"66.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
409
rou, l'homme sur qui il comptait le plus après Milord
Maréchal, eut le malheur de n'être pas de son avis
et de l'engager, dans son intérêt, à un éclaircisse-
ment de date. « Le soin, répliqua Jean-Jacques,
que vous prenez de me ramasser les jugements du
public sur mon compte, m'apprend assez quels sont
les vôtres, et je crois que, si vous exigez que je me
justifie, c'est surtout auprès de vous, » et le mal-
heureux se voit déshonoré, flétri devant la postérité;
il balbutie, il ne sait pour ainsi dire ce qu'il dit ;
le tout parce qu'on lui a laissé voir que sa mémoire
l'a mal servi sur un fait insignifiant l.
Voltaire répétait sans cesse qu'il était fou, physi-
quement fou, et que les Anglais auraient dû lui
donner une place à Bedlam 2. Sauf la brutalité de
la forme, c'était plus ou moins l'avis d'un grand
nombre de personnes; et, chose fâcheuse, ces bruits
parvenaient jusqu'à lui. « Depuis qu'il est établi que
je suis fou, écrivait-il à Coindet, il est tout simple
que mes malheurs soient des visions 3.
Mais que lui importaient ces jugements, en com-
paraison d'un malheur qui lui fut plus sensible que
tout le reste, le refroidissement de son amitié avec
Milord Maréchal? Que d'autres amis, Mmc de Bouf-
flers, le prince de Conti, même Mme de Verdelin
aient donné raison à Hume 4 ; tant qu'il avait pour
lui Milord Maréchal, il parvenait à se consoler du
1. Lettres à Dupeyrou, 4 oc-
tobre et 15 décembre 1766. —
2. Lettres diverses, à Damila-
viJle, à d'Alembert, etc. —
3. Lettre à Coindet, 5 juillet
1767. — 4. Et encore il serait
plus exact de dire qu'ils don-
naient tort à tous les deux :
que si personne ne croyait
Hume coupable [Lettre de Mm* de
Verdelin à Rousseau, 9 octobre
1766), presque tous le trou-
vaient peu généreux et plai-
gnaient Jean-Jacques autant
qu'ils le blâmaient.
410
LA. VIE ET LES ŒUVRES
reste. L'abandon de cet excellent ami était, au con-
traire, une épreuve dont il n'avait pas l'idée. Mais
Milord Maréchal avait les embarras en horreur et
tenait surtout à son repos. Il avait rêvé de faire le
bonheur de son ami Jean-Jacques, en le confiant à
son autre ami Hume; il voyait qu'il s'était trompé;
que ses conseils de sagesse avaient été mal suivis ;
qu'avec une tète comme celle de Jean-Jacques, il
n'aurait jamais fini de l'apaiser ni de le guérir de
ses folies. Il avait voulu, pour y réussir mieux,
s'entendre avec Dupeyrou ; il n'y avait gagné que
d'aigrir le malheureux Rousseau. « Je suis vieux,
infirme, lui écrivit-il alors ; j'ai peu de mémoire ; je
ne sais plus ce que j'ai écrit à Dupeyrou ; mais je
sais que je désirais vous servir, en assoupissant une
querelle, sur des soupçons qui me paraissaient mal
fondés, et non vous ôter un ami. Peut-être ai-je
fait quelques sottises. Pour les éviter à l'avenir, ne
trouvez pas mauvais que j'abrège la correspon-
dance, comme j'ai fait déjà avec tout le monde,
même avec mes plus proches parents et amis, pour
finir mes jours dans la tranquillité. Bonsoir. Je dis
abréger; car je désirerai toujours avoir de temps
en temps des nouvelles de votre santé, et qu'elle
soit bonne '. »
A partir de ce jour, en effet, nous n'avons plus
qu'une seule lettre de Milord Maréchal à Rousseau.
Celui-ci fit les plus grands efforts pour le faire
revenir sur sa détermination ; lui, si fier d'habitude,
ne recula ni devant les larmes, ni devant les sup-
plications : tout fut inutile2.
1. Lettre de Milord Maréchal
à Rousseau, 12 novembre 1766.
— 2. Lettres à Milord Maréchal,
Il décembre 1766, 19 mars
1767; de Milord Maréchal à Du-
peyrou, s. d.; autre du 28 no-
vembre 1766.
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU.
411
Cependant, il est évident qu'il y eut entre eux
cessation de rapports, plutôt que brouillerie et ces-
sation d'amitié. Même après que Milord Maréchal
eut cessé d'écrire à Rousseau, celui-ci eut recours à
l'entremise d'une amie commune, la duchesse de
Portland, pour s'informer de la santé de son pro-
tecteur, pour lui faire passer quelques lettres et
pour tâcher de l'intéresser en sa faveur1. Malgré
tout cela, quand Milord Maréchal vint à mourir,
d'Alembert, qui écrivit son éloge, trouva moyen d'y
représenter Rousseau comme un ingrat, qui, loin de
payer en amitié les bienfaits de Milord Maréchal,
n'y avait répondu que par des procédés indignes2.
Cette accusation a été vivement relevée par Mmo La-
tour3. Les preuves de la tendre affection que Rous-
seau garda jusqu'à la fin pour Milord Maréchal se
voient dans les efforts qu'il fit pour continuer leurs
rapports et dans la manière dont il parle de lui en
toutes circonstances, notamment dans ses Confes-
sions. On peut invoquer, en preuve de l'amitié que
Milord Maréchal conserva pour Rousseau, les der-
nières lettres qu'il lui écrivit, ainsi qu'à Dupeyrou,
l'intérêt qu'il continua à lui témoigner et l'attention
qu'il eut de lui laisser par testament la montre qu'il
portait habituellement.
La querelle avec Hume une fois terminée, lais-
sait derrière elle une difficulté, la liquidation de la
pension que le Roi d'Angleterre devait faire à Rous-
1. Lettres à la duchesse de
Portland, 29 avril et 12 sep-
tembre 1767,4 janvier et 2 juil-
let 1768. — 2. Éloge de Milord
Maréchal , par d'Alembert ,
1778. — 3. Lettres d'une ano-
nyme (Mm° Latour) à un
anonyme, ou Procès de l'esprit
et du cœur de M. d'Alembert,
20 mars Î779 ; — Lettre à M. d'A-
lembert; — Réponse anonyme à
l'auteur anonyme , etc. Voir
aussi Lettres de d'Alembert au
Mercure de 1778 et 1779.
412
LA VIE ET LES ŒUVRES
seau. Celui-ci l'avait-il acceptée ou refusée? Les
uns disaient oui, les autres disaient non, et en effet
sa lettre au général Conway était si peu claire qu'il
était permis d'hésiter sur la manière d'en interpréter
les termes. Les amis de Rousseau l'avaient engagé
à accepter ; lui-même désirait le faire ; mais il ne
voulait rien tenir de Hume1. Il ne s'agissait pas de
savoir si cette pension lui était honorable, mais si
elle l'était assez pour qu'il dût l'accepter à tout
prix, même à celui du déshonneur2. « Bien loin,
écrivait-il à Davenport, qu'il puisse jamais m'être
entré dans l'esprit d'être assez vain, assez sot, assez
mal appris pour refuser les grâces du Roi, je les
ai toujours regardées et les regarderai toujours
comme le plus grand honneur qui me puisse arri-
ver. Mais, Monsieur, quand le Roi d'Angleterre et
tous les souverains de l'Univers mettraient à mes
pieds tous leurs trésors et toutes les couronnes par
les mains de David Hume ou de quelque autre
homme de son espèce, s'il en existe, je les rejette-
rais toujours avec autant d'indignation que, dans
tout autre cas, je les recevrais avec respect et recon-
naissance3. »
Rousseau ne pouvait dire plus clairement que la
pension lui ferait plaisir. Mais la Cour et les minis-
tres, qui l'avaient accordée à la sollicitation de
Hume, continueraient-ils à l'accorder à son ennemi?
Faut-il admettre, avec Mm0 du Deffand, que Jean-
Jacques écrivit lui-même au ministre4? Il est plus
probable que Davenport se contenta d'agir sous
1. Lettres à Milovd Maréchal,
9 août ; à d'Ivemois, 30 août ;
à Dupeyrou, 16 août et 4 oc-
tobre 1766. — 2. Lettre à Mme de
Verdelin, août 1766. — 3. Lettre
à Davenport, février 1767. —
4. Lettre de Mm* du Deffand à
Watpole, 7 avril 1767.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 413
main. Quoi qu'il en soit, ici comme dans bien
d'autres cas, Jean-Jacques fut traité en enfant gâté.
On demanda à Hume son assentiment ; il était bon
homme au fond et ne le fit point attendre ; et un
beau jour, Jean-Jacques reçut la nouvelle que le Roi
lui avait accordé une pension de cent livres ster-
ling-... sans que personne l'eût sollicitée pour lui1.
Il n'avait jamais compté sur cette faveur, qui
devait lui donner une aisance qu'il n'avait pas
connue jusque-là et faisait, d'un seul coup, plus que
doubler son revenu2. Il n'en éprouva pas cependant
un plein contentement. « Si vous saviez, écrivait-il
à Dupeyrou, comment, par qui et pourquoi cette
pension m'est venue, vous m'en féliciteriez moins8.»
C'est à peine, du reste, s'il espérait en être payé.
« Je n'ai point ouï parler du général Conway, écri-
vait-il à Coiudet; mais soyez persuadé qu'il sait où
je suis. (Il avait alors quitté l'Angleterre). Voilà une
pension qui circule terriblement dans le monde
avant d'arriver à moi \ » Même après avoir été
payé, on dirait qu'il doute encore. « M. Rougemont,
écrit-il, m'apprend qu'il a déjà reçu pour moi deux
quartiers de la pension dont il a plu au Roi d'An-
gleterre de me gratifier; je vous avoue, Madame,
que j'ai toujours regardé cette pension comme un
service qu'on voulait me montrer seulement de
loin... Puisqu'elle vient toutefois m'y chercher,
contre toute attente de ma part, je suis déterminé à
recevoir ce bienfait d'une façon convenable, d'en
jouir en paix, si je puis, avec reconnaissance, et de
1. Lettre à Dupeyrou, 22 mars
1767. — 2. Lettre de remercie-
ment de Rousseau au général
seau à Dupeyrou, 16 août 1766.
— 3. Lettre à Dupeyrou, 4 avril
1767. — 4. Lettre à Coindet,
Conway, 26 mars 1767 ; de Rous- 5 juillet 1767
414
LA VIE ET LES ŒUVRES
ne plus penser de mes jours à ce qui l'a précédée1. »
Il est douteux qu'il ait rien reçu depuis cette
époque. Il laissait s'amasser les arrérages, et l'Etat
n'a pas coutume de courir après ses pensionnaires.
« Je crois, pour de bonnes raisons, écrivait-il à
d'Yvernois, devoir renoncer à la pension du Roi
d'Angleterre2. » « Sans y avoir renoncé formelle-
ment, disait-il un peu plus tard, je me suis mis dans
le cas de ne pouvoir demander ni désirer même
honnêtement qu'elle me soit continuée3. » Le colonel
Roguin ayant manifesté le désir de s'occuper de
cette affaire, Rousseau lui déclara que « s'il faisait
là-dessus la moindre démarche, il pouvait être sûr
d'être désavoué, comme le sera toujours, dit-il, qui-
conque voudra se mêler d'une affaire sur laquelle
j'ai depuis longtemps pris mon parti4. Enfin, Coran-
cez, son ami, crut bien faire de réclamer, toucha
6,336 francs, et pour ménager la susceptibilité de
Rousseau, obtint de donner quittance à la place du
titulaire. Mais l'embarras était de lui faire accepter
la somme : « Qui vous a chargé de cette commis-
sion? s'écrie Jean-Jacques ; je suis majeur et je puis
gouverner moi-même mes affaires. Je ne sais par
quelle fatalité les étrangers veulent faire mieux que
moi?... Si je ne touche plus la pension, c'est que je
le veux ainsi... je suis libre. » Et Corancez fut
obligé de renvoyer la lettre de change 3.
1. Lettre à Mma de Verdelin,
Trye, 17 décembre 1767; voir
aussi Lettre de Dupeyrou à Rey,
28 septembre 1767. — 2. Lettre du
26 avril 1168. — 3. Lettre à La-
liaud, 5 octobre 1768.— 4. Lettre
à Dulens, 8 novembre 1770. —
5. De Jean-Jacques Rousseau
par Corance:, au Journal de
Paris, n°s 251 à 261 ; an VI
(17981.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 415
III
Tout en soutenant ses luttes avec Hume, Rous-
seau arrangeait sa vie à Wootton. La botanique
conserva dans ses occupations la place d'honneur.
Qu'elle soit ou non « une passion d'enfant..., un
radotage inutile et vain » ; toujours est-il qu'elle
était devenue pour lui un besoin et jetait de l'agré-
ment dans ses promenades solitaires1.
L'Angleterre était pourtant loin de lui offrir les
mêmes ressources d'herborisation que la Suisse ;
mais en joignant la recherche des mousses à celle
des plantes phanérogames, il avait bien de quoi em-
ployer son temps de manière à éviter l'ennui. 11 ne
désespérait pas d'ailleurs de retourner un jour en
Suisse, d'habiter chez Dupeyrou, d'herboriser avec
lui, de préparer le dictionnaire de botanique qu'il avait
projeté de faire de compte à demi avec lui. L'amitié
était sans doute le premier attrait de ce château en
Espagne, mais la botanique en était bien aussi un
autre2. En fait d'études, Jean-Jacques ne voulait
plus se livrer qu'à une seule, la botanique; en fait
de livres, il n'en voulait lire que d'une espèce, des
livres de botanique. Il avait écrit à Dupeyrou de ne
lui envoyer que ceux-là, avec ses herbiers3. Par
malheur, toute sa bibliothèque et ses estampes lui
étaient déjà expédiées. Si encore il n'avait eu que
l'ennui de les recevoir et de les caser ; mais, pour
comble de désagrément, on exigea quinze louis de
port, quinze louis de frais de douane, et il ne trouva
1. Lettres à Milord Maréchal, I 1707. — 2. Lettre à Dupeyrou,
20 juillet 1706; à X, 2 janvier | 31 ruai 1760. — 3. Id.
416
LA VIE ET LES ŒUVRES
pas ses estampes à la place qu'elles auraient dû
occuper. Il les crut perdues, jeta des cris perçants,
mit Davenport en campagne pour réclamer, et
retrouva le tout dans une autre caisse1. Déjà pré-
cédemment, il s'était plaint qu'on eût tout bouleversé
dans un autre ballot. C'est à cette occasion qu'il
demanda les livres de dévotion de Thérèse, qu'elle
avait oubliés à Paris2. Thérèse liseuse et dévote!
double phénomène , qu'il est bon de noter en
passant.
Rousseau était peu recevable à gémir des mauvais
traitements qu'on lui infligeait, alors qu'on ne cher-
chait qu'à lui faire une situation privilégiée. Les em-
ployés de la douane étaient bien obligés d'exiger
les droits réglementaires ; mais le Roi prit en consi-
dération ses réclamations et lui fit rembourser ce
qu'il avait payé 3.
Toujours par suite de sa nouvelle passion, Rous-
seau mit en vente ses livres et ses estampes, afin
d'en employer le prix à augmenter sa bibliothèque
botanique. En fait d'estampes, il ne garda que le
portrait du Roi d'Angleterre. Malgré ses goûts d'in-
dépendance, il était moins que personne en état de
se passer des services d'autrui ; il fut heureux, dans
la circonstance, d'user des bons offices de Daven-
port, du comte de Harcourt et de Dutens. Il aurait
pu spéculer sur son nom pour grossir la somme que
devait lui rapporter la vente de ses livres ; mais un
tel procédé lui répugnait, et il se prononça nette-
ment contre toute espèce de faveur. Dutens lui
1. Lettres à Davenport, 11 sep-
tembre 1766 et février 1767. —
2. Lettre à Coindet, 19 avril 1766,
— 3. Lettre au duc de Graffton,
7 février 1767.
DE JEAN-.1ACQUES ROUSSEAU. 417
ayant proposé de sa bibliothèque dix livres sterling
de rente viagère, il trouva cette somme trop forte,
mais l'accepta néanmoins. Le comte de Harcourt
s'occupa spécialement des estampes1.
Jean-Jacques aimait à herboriser seul ; cependant
un compagnon, et surtout une compagne d'études
et de promenades ne pouvait que lui procurer un
agrément de plus. Ici encore il fut servi à souhait,
et trouva dans la duchesse de Portland plus sans
doute qu'il n'aurait osé espérer. Il n'est pas
donné à tout le monde d'avoir pour élève une du-
chesse ; mais il était dit que, toute sa vie, il serait
courtisé par les grandes dames. C'est à Milord Ma-
réchal qu'il fut redevable de cette amitié, la seule
peut-être qui ne fut ternie par aucun nuage. Cela
peut venir de ce qu'elle était fondée sur l'utilité
plutôt que sur l'intimité, et aussi de ce que Rous-
seau y garda les formes de respect dont on ne doit
point s'écarter avec une femme. Il sentait que les
familiarités, les boutades, les humeurs qu'il se per-
mettait si aisément avec les dames de France, ne
seraient plus de mise avec l'aristocratie anglaise. La
duchesse de Portland était fille du duc de Devon-
shire ; elle était jeune, agréable, nouvellement ma-
riée, connaissait parfaitement le pays, et avait, dès
avant d'entrer en relations avec Rousseau, le goût
de la botanique. Elle se fit son guide à travers les
rochers et les délicieux vallons du voisinage2. Elle
lui donna de bons ouvrages ; il y répondit par quel-
1. Lettres au comte de Har-
court, 24 décembre 1766, 14 fé-
vrier, 5 mars, 2 avril, 11 avril
1767, 6, 7 et 13 janvier 1768; à
Davenport, février 1767 ; à Du-
tens, 16 février, 2 et 26 mars,
16 octobre 1767. — 2. Alfred
de BOUGY, Les Résidences de
J.-J. Rousseau, Wootton.
27
418
LA VIE ET LES ŒUVRES
ques dons de plantes suisses. Ils s'envoyaient mu-
tuellement des fleurs à déterminer, sans qu'il soit
facile de décider quel était le plus savant, pour ne
pas dire le plus ignorant des deux. Lorsque, comme
Rousseau, on hésite dans une détermination entre
une liliacée et une violette, on ne peut prétendre au
titre de savant. Une correspondance assez suivie
s'établit entre la duchesse et Rousseau, et se con-
tinua longtemps après que ce dernier eut quitté
l'Angleterre. Cet échange de lettres roule unique-
ment sur la botanique, avec quelques mots de temps
à autre sur Milord Maréchal. On doit les citera titre
de curiosité, mais la science n'a rien à y voir1.
Rousseau se livra à Wootton à une autre occupa-
tion, dont il parle moins que de botanique, mais
qui intéresse davantage le public ; il s'agit de ses
Confessions. Nous savons, que depuis deux ou
trois ans, il en nourrissait le projet, et il est pos-
sible qu'il eût déjà commencé à l'exécuter. Au mois
d'août 1766, Hume en avait vu un énorme cahier,
et avait été à l'avance, ainsi que bien d'autres,
effrayé de penser que tout cela serait publié. On con-
naissait assez Rousseau pour savoir qu'il ne mé-
nageait personne devant le public, on craignait
ses mensonges et ses calomnies ; dans le secret
de la conscience , on ne craignait peut-être pas
moins ses excès de sincérité. Il voulait tout dire
sur son propre compte, le bien, le mal, tout enfin* ;
mais pouvait-on compter qu'il serait plus discret
sur le compte des autres 3? Il est vrai que, loin de
1. Seize lettres de Rousseau à
la duchesse de Portland, du
3 septembre 1766 au 11 juillet
1776. — 2. Lettre à Milord Ma-
réchal, 20 juillet 1766. — 3.
Lettre à Mme de Verdelin, 25 mai
1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 419
vouloir publier ses mémoires de son vivant, il ne
désirait même pas que ses autres écrits fussent im-
primés actuellement. Il n'avait qu'un désir, et il y
revient souvent, celui de se faire oublier \ Mais ne
savait-on pas qu'on ne perdrait rien pour attendre ?
Et d'ailleurs, jusque-là ne devait-on pas redouter les
indiscrétions et cette demi-publicité, pire en un sens
que la publicité complète, parce qu'elle met obs-
tacle à la défense? Quoi qu'il en. soit, le travail allait
vite ; les jours de pluie, et ils .étaient nombreux à
Wootton ; l'hiver, et il y était long, étaient consacrés
à cet ouvrage a. Au mois de juin, Jean-Jacques fai-
sait espérer à Dupeyrou de lui en remettre une
partie à l'automne, s'il avait le plaisir de le rece-
voir chez lui 3 ; au mois d'avril suivant, les six pre-
miers livres étaient terminés.
Dupeyrou ne vint pas, et le pauvre Jean-Jacques,
de plus en plus soupçonneux, semblable à l'avare
qui ne peut se résoudre à quitter son trésor, n'osait
seulement aller à Londres, où il avait affaire. «. Ce
voyage, dit-il, est très hasardeux, à cause du dépôt
(il s'agit des Co?ifessions) qui est ici dans mes mains,
qui vous appartient, et dont l'ardent désir de vous
le faire passer en sécurité fait tout le tourment de
ma vie. Le désir de s'emparer de ce dépôt à ma
mort, et peut-être de mon vivant, est une des prin-
cipales raisons pourquoi je suis si soigneusement
surveillé. Or, tant que je suis ici, il est en sûreté
dans ma chambre: je suis presque assuré qu'il lui
arrivera malheur en route, sitôt que j'en serai
1. Lettre à Dupeyrou, 31 mai
1766. — 2. Hume, Exposé suc-
cinct. — Lettre de Rousseau à Mi-
lord Maréchal, 20 juillet 1766.
— 3. Lettre à Dupeyrou, 21 juin
1766.
420
LA VIE ET LES ŒUVRES
éloigné. Si je ne suis secouru , je n'ai qu'un parti
à prendre, et je le prendrai quand je me sentirai
pressé, soit par la mort, soit par le danger, c'est
de brûler le tout, plutôt que de le laisser tomber
entre les mains de mes ennemis1. »
Hélas! ses défiances se renouvelaient à chaque
instant et à propos de tout. Il ne parlait que de
violations de lettres, de trahisons de la poste, de
pièges et de filets tendus tout autour de lui. Et pour
les éviter, il n'y avait pas de petits moyens ni de
petites finesses qu'il n'inventât : fausses adresses ,
examen minutieux des cachets, chiffres de corres-
pondance ; il aurait été dépositaire des secrets de
l'Etat, qu'il n'aurait pas pris plus de précautions2.
Bien peu de personnes purent échapper à ses
soupçons. Pour ne pas s'exposer à ces trahisons
qu'il voyait partout , plus encore que pour ménager
son temps, il avait beaucoup restreint sa corres-
pondance, et il en était venu à ignorer ce qu'était
devenu Moultou3. Il n'est pas jusqu'à Dupeyrou, le
seul avec qui il eût continué des relations fréquentes,
qui n'ait éprouvé un moment les eiïets de sa mau-
vaise humeur. Il est juste d'ajouter néanmoins qu'il
ne tarda pas à se réconcilier avec lui4.
Il ne pouvait cependant vivre absolument seul. Il
rencontradans l'aristocratie de son voisinage quelques
amitiés, qui, sans être bien intimes, lui procurèrent
d'utiles distractions. Nous avons parlé de Daven-
1. Lettre à Dupeyrou, 4 avril
1767. — 2. Lettres à Davenporf,
31 mars 1766; à Malesherbes,
10 mai 1766; à A/""2 de Verdelin,
25 mai 1766; à Dupeyrou, 30 mai
1766,o janvier, 2 et4avril 1767;
à Guy, 2 août 1766; à Rey, août
1766; à d'Ivernois, 7 février 1767.
— 3. Lettre à Dupeyrou, 31 mai
1766. — 4. Lettres à Dupeyrou,
4, 15 octobre et 15 novembre
1766; 8 janvier 1767.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 421
port, de la duchesse de Portland, il faut y joindre
M. Granville, le comte de Harcourt et quelques
autres. Granville lui envoyait souvent des provisions.
On sait les anciennes susceptibilités de Rousseau à
ce sujet: « Jadis, dit-il, j'aimais avec passion la
liberté , l'égalité , et, voulant vivre exempt des obli-
gations dont je ne pouvais m'acquitter en pareille
monnaie, je me refusais aux cadeaux, même de
mes amis, ce qui m'a souvent attiré bien des que-
relles. Maintenant, j'ai changé de goût, et c'est
moins la liberté que la paix que j'aime Vous
voyez, Monsieur, d'après cela, combien vous avez
beau jeu avec moi dans les cadeaux continuels qu'il
vous plaît de me faire ; mais il faut tout vous dire :
sans les refuser, je ne serai pas plus reconnaissant
que si vous ne m'en faisiez aucun l. »
C'est aussi de cette époque que date la connais-
sance qu'il fit du marquis de Mirabeau. Selon l'usage,
le marquis fit les premières avances, et, comme entrée
en matière , lui offrit une retraite dans son château.
L'autre refusa, mais parut très flatté des relations
que lui offrait l'Ami des hommes.
Enfin, quoique Rousseau écrivit peu à ses amis
de France et de Suisse , il leur conservait une place
dans son souvenir, et même ne négligeait pas de
les prêcher à l'occasion : tantôt donnant à Dupeyrou,
comme remède contre la goutte , des conseils de so-
briété et de continence2; tantôt engageant Mme de
Verdelin à contracter un second mariage3; tantôt
adressant à une actrice des leçons de moralité et de
conduite 4.
1. Lettre à M. Granville, fé-
vrier 1767. — 2. Lettre à Du-
à Mm' de Verdelin, août 1766. —
4. Lettre à M"« Théodore, de l'A-
peyrou, 19 juillet 1766. — 3. Lettre \ cadémie royale de musique, g.d,
422 LA VIE ET LES OEUVRES
C'est ainsi qu'il passait sa vie à Wootton, vie mo-
notone, mais dont il se contenta, faute de mieux,
jusqu'au moment où l'ennui et l'amour du change-
ment la lui rendirent intolérable. Le ciel sombre de
l'Angleterre , le caractère froid des Anglais étaient
antipathiques à sa nature ; on peut joindre à ces mo-
tifs la difficulté des rapports avec des gens dont il igno-
rait la langue, Il regrettait de n'être pas resté à de-
meurer chez Dupeyrou. 11 répétait, il est vrai, et sans
doute il voulait se persuader, que le pays et les ha-
bitants étaient à son gré ; qu'il n'avait qu'à se louer
de la retraite qu'il s'était choisie ; mais il est facile de
voir que la raison, bien plus que le sentiment, lui
dictait ces paroles. Or, avec lui, la raison ne tardait
guère à avoir tort1. Thérèse s'ennuyait, d'ailleurs, de
ne pouvoir caqueter à son aise, et l'on sait que
Thérèse en venait toujours à ses fins. On a été jus-
qu'à la soupçonner d'avoir rompu les cachets des
lettres adressées à son maître, afin d'exalter sa tète
déjà trop montée. Au fond, on n'en sait rien, mais
elle en était bien capable. Les amis de Rousseau
sont unanimes à dire qu'il n'était pas de ruses aux-
quelles cette fille sans délicatesse n'eût recours pour
les éloigner, afin de satisfaire sa jalousie et d'as-
surer sa domination. Que ne dut-elle pas faire dans
cette circonstance, où elle avait tant de motifs
de désirer de partir ! Cependant il fallait un pré-
texte ; les attentions mêmes et les cadeaux de Da-
venport le fournirent, et Rousseau déclara qu'il ne
pouvait lui être ainsi à charge. Il demanda des ex-
plications ; Davenport évita de répondre ; il se
1. Lettres à Malesherbes , 10 I 21 juin; à Milord Maréchal,
mai; à Dupeyrou, 31 mai, | 20 juillet 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 423
plaignit des domestiques (on peut voir encore ici la
main de Thérèse) ; il n'eut pas plus de satisfaction
de ce côté. Il lui plut de prendre le silence de son
hôte pour une invitation à partir, et il forma le
projet d'aller s'établir à Londres1. Bientôt Londres
ne lui parut plus un éloignement suffisant. On sait
comme, chez lui, les idées faisaient vite leur chemin ;
l'hospitalité de Davenport, hier encore trop atten-
tive et trop généreuse, changea subitement de carac-
tère à ses yeux. Il pouvait partir ; mais un simple
départ, ordinaire et poli, n'aurait pas donné satis-
faction à son désir d'étaler ses défiances et ses grands
sentiments. Il n'avait jamais eu qu'à se louer de
Davenport ; pour le remercier de sa noble hospita-
lité, voici l'impertinente et inexplicable lettre qu'il
lui écrivit : « Un maitre de maison, Monsieur, est
obligé de savoir ce qui se passe dans la sienne,
surtout à l'égard des étrangers qu'il y reçoit. Si
vous ignorez ce qui se passe dans la vôtre depuis
Noël, vous avez tort ; si vous le savez, et que vous
le souffriez, vous avez plus grand tort ; mais le tort
le moins excusable est d'avoir oublié votre promesse
et d'être allé tranquillement vous établir à Davenport,
sans vous embarrasser si l'homme qui vous attendait
ici sur votre parole y était à l'aise ou non. En voilà
plus qu'il ne faut pour me faire prendre mon parti.
Demain, Monsieur, je quitte votre maison. J'y laisse
mon petit équipage et celui de M110 Le Vasseur, et
j'y laisse le produit de mes estampes et livres pour
sûreté des frais faits pour ma dépense depuis Noël...
Adieu, Monsieur, je regretterai souvent la demeure
1. Lettres à X., 2 janvier 1767; I mars 1767 ; à Mirabeau, 8 avril
à Davenport, 22 décembre 1766 1767.
et 2 février 1767 ; à Dutens, 26 I
424
LA VIE ET LES ŒUVRES
que je quitte ; mais je regretterai beaucoup davan-
tage d'avoir eu un hôte si aimable et de n'en. avoir
pu faire mon ami *. »
Le lendemain il partit pour Londres, avec inten-
tion d'y prendre la route de Douvres et d'essayer
de s'embarquer pour la France ; mais il ne savait
pour ainsi dire plus ce qu'il faisait. Au lieu d'aller
à Douvres, il prenait une direction toute diffé-
rente et se rendait à Spadling", à 200 milles de
Douvres. Là, n'osant sortir de chez lui, dans la
crainte de ses ennemis, il écrivait au chancelier une
lettre pleine d'extravagances, et une autre à Daven-
port, pleine de repentir, pour lui demander de
retourner chez lui2. Deux ou trois jours après, il
était à Douvres, et écrivait au général Conway une
lettre analogue à celle qu'il avait adressée au chan-
celier. Il se croyait diffamé, l'objet de la risée et de
l'exécration publiques, la victime des complots les
plus sinistres ; il était persuadé qu'on voulait le re-
tenir captif en Angleterre, afin de l'empêcher
d'aller publier au dehors les outrages qu'il avait
reçus dans File. Il suppliait Conway de le laisser
aller, et, pour le toucher et le convaincre, il n'était
pas de promesses qu'il ne lui fit. Puisqu'on craignait
ses mémoires, il s'engageait par les serments les
plus solennels, non seulement à renoncer pour tou-
jours au projet de les publier ou de les écrire, mais
à ne laisser échapper de vive voix pas un mot de
plaintes, à ne parler de Hume qu'avec honneur. Si,
1. Lettre à Davcnport, 30 avril
1767. — 2. Lettre de Hume, citée
par G. H. Morin, ch. v, p. 256.
— On n'a pas la lettre de Rous-
seau à Davenport, tuais on
peut affirmer qu'il eut un mo-
ment le désir de retourner à
Wootton. — Voir la lettre de
Rousseau à Granville, i" août
1767.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
425
malgré lui, il transpirait quelque bruit de ses mal-
heurs, il s'obligeait à tout rejeter sur son humeur
aigrie et portée à la défiance. Enfin, comme sûreté
de ces engagements, il offrait de remettre à Conway
tous ses papiers sans exception1.
On ne lui en demandait pas tant , et personne ne
songeait à le retenir de force. Cependant, comme il
se croyait poursuivi et recherché par Choiseul, il
se hâta de brûler une nouvelle édition de Y Emile,
qu'il regretta beaucoup plus tard. Il en aurait sans
doute fait tout autant des Confessions, s'il n'avait eu
précédemment l'occasion de les envoyer à Dnpeyrou.
Il était parti avec Thérèse, sans argent, sans ba-
gages ; en route , il avait payé avec des morceaux
de couverts d'argent. Arrivé à Douvres, les vents
étant contraires, le mauvais temps devint à ses
yeux un nouveau complot. Quoiqu'il ne sût pas l'an-
glais, il monta sur une élévation et se mit à haran-
guer la foule en français. C'était, dit-il, un accès
de folie, qui alla jusqu'à lui faire soupçonner sa
femme 2 .
Ces extravagances peuvent assurément servir au
point de vue moral à excuser Rousseau de bien des
sottises 3 ; mais ne doivent-elles pas aussi restreindre
la confiance que trop souvent on accorde à son ju-
gement? Il ne faut pas en effet regarder ces actes
comme des traits isolés et sans liaison avec le reste
de sa vie, mais plutôt comme l'exagération d'un
état qui lui était habituel depuis des années. Ce
1. Lettre au général Conway,
ruai 1767. — 2. CORancez, De
J.-J. Rousseau, etc. — 3. Da-
venport en jugea sans doute
ainsi, car ils restèrent en cor-
respondance suivie (Lettre de
Rousseau à Mme de Verdelin, 22
juillet 1767).
426 LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
n'est pas seulement Voltaire qui le dit ; ce sont les
faits qui le démontrent ; ce sont les amis qui en
conviennent : il était fou, positivement fou; mais,
n'est-ce pas l'être un peu soi-même que de choisir
un pareil guide?
CHAPITRE XXVIII
Du 22 mai 1767 au 14 août 1768.
Sommaire : I. Le marquis de Mirabeau offre à Rousseau une re-
traite. — Passage de Rousseau à Amiens. — Rousseau à Fleury, chez le
marquis de Mirabeau.
II. Installation de Rousseau à Trye. — Luttes et difficultés domes-
tiques. — Efforts de Conti pour le retenir. — Coindet. — Visite de
Dupeyrou. — Défiances de Rousseau contre ses amis. — Il ne veut plus
s'occuper que de botanique. — Ses plaintes et ses projets de départ. —
Son départ de Trye.
III. Rousseau passe par Lyon. — Excursion à la Grande-Chartreuse.
— Arrivée de Rousseau à Grenoble. — Accueil enthousiaste qu'il y
reçoit. — Ses relations avec Bovier. — Recherches d'une retraite. —
Visite de Rousseau aux autorités de Grenoble. — Susceptibilités et
départ de Rousseau. — Lettre désespérée qu'il écrit à Thérèse.
I
Rousseau quittait l'Angleterre pour fuir la persé-
cution de Choiseul, qui, disait-il, l'avait poursuivi
jusque-là, et il lui tardait d'arriver en France,
c'est-à-dire dans les bras de Choiseul. Explique qui
pourra ces contradictions; mais le logicien à ou-
trance, si habile à bâtir un système de gouverne-
ment ou d'éducation sur deux ou trois hypothèses,
ou à élever, sur une pointe d'aiguille, tout un écha-
faudage de complots, ne se piquait pas de logique
dans la conduite de la vie. Pourvu qu'il vit devant
lui son bien réel ou de fantaisie; car pour lui c'était
tout un1, peu lui importait le reste.
1. Lettre à Mirabeau, 9 mai 1767.
428
LA VIE ET LES ŒUVRES
Cependant, après de longs jours d'attente à Dou-
vres, la mer, devenue plus favorable, lui permit de
partir pour Calais. Il y arriva le 22 mai, ne sachant
encore ce qu'il deviendrait, ni où il irait fixer sa
demeure. Dès le temps qu'il était à Wootton, Mira-
beau lui avait fait les propositions les plus avanta-
geuses, lui donnant le choix entre ses nombreux
châteaux de la Provence, de l'Angoumois, du Poi-
tou, du Limousin , des environs de Paris \ Quand
Mirabeau apprit son départ d'Angleterre, il s'em-
pressa de lui renouveler ses offres ; mais Jean-
Jacques hésitait; il sentait toujours, lui pesant sur
les épaules, le décret de prise de corps. La France
n'était pas pour lui un pays sûr. Il n'y pouvait
rester qu'en gardant un incognito qui répugnait à
ses principes. Il tenait, d'ailleurs, à être chez lui,
en payant. Des officieux lui avaient, à la vérité,
cherché de hautes protections, qui lui permissent de
se fixer en France. Hume lui-même avait eu la
générosité d'écrire à Turgot, pour le recommander
à l'indulgence du gouvernement français, et Turgot
avait promis de s'associer à cette bonne action2.
Mmc du Deffand fut aussi priée par Walpole d'en
écrire à Mme de Choiseul. « Mais, répondit la du-
chesse, que puis-je pour Rousseau? Des secours
d'argent ? ou ma protection pour les petites mai-
sons?... Le protéger dans sa gloire m'aurait paru
un acte de vanité ; le protéger dans sa folie serait
un acte de folie 3. » Il est évident que Jean-Jacques
dut rester en dehors de ces tentatives.
1 . Lettre de Mirabeau à Rous-
seau, 27 octobre 1766. — 2.
Lettre de Turgot à Hume, 1er
juin 1767; Hume' s life and Cor-
respondance. Voir Maugras ,
ch. XXII. — 3. Lettres de Mm» du
Deffand à Mme de Choiseul, 23
mai, 18 juin 1767; de la du-
chesse de Choiseul à Mme du Def-
fand, 12 et 14 juin 1767.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
429
Son projet était d'aller à Bruxelles, ou à Venise,
mais à petites journées, en s'arrêtant à Amiens, puis
à Paris.
Le 23 mai, en efiet, il partit pour Amiens1. L'ac-
cueil qu'il y reçut dut le consoler de la froideur
des Anglais, mais n'annonçait guère un homme qui
veut échapper par la fuite et l'obscurité aux persé-
cutions du premier ministre du royaume. On alla
jusqu'à proposer de lui rendre les honneurs publics
et de lui offrir les vins de la ville. On pensa toute-
fois qu'une telle manifestation s'accorderait par trop
mal avec l'incognito qu'il était sensé garder et l'on
se contenta de le fêter à huis clos 2. Il vit là Gres-
set. On dit qu'il furent très contents l'un de l'autre :
« Vous faites si bien parler les perroquets, lui dit
Jean-Jacques, qu'il n'est pas étonnant que vous
sachiez apprivoiser les ours3. »
. Cependant le prince de Conti qui se trouvait, en
quelque sorte, chargé de garantir la sécurité de
Rousseau en France, jugea que son protégé en pre-
nait par trop à son aise de son incognito : « Votre
imprudence, lui écrivit-il, renverse tous mes pro-
jets... Vous êtes en grand danger... Le premier
procureur du Roi qui vous dénoncera forcera le Par-
lement à vous faire arrêter, même malgré lui, et
alors les suites seraient inévitables et funestes...
Sortez secrètement *et de nuit d'Amiens; allez, en
changeant de nom, dans un asile momentané, que
vos amis vous ont ménagé hors du ressort du Par-
lement de Paris... On avisera ensuite à ce qu'on
1 . Lettres de Rousseau à Mira-
beau, 22 mai 1767; à Dupeyrou,
même date. — 2. Bachau-
MONT, 11 juin 1767. — 3. Œuvres
de Gresset. Édit. Renouard.
Notice biographique de l'édi-
teur.
430
LA. VIE ET LES OEUVRES
fera1. » Jean-Jacques avait compté attendre des
renseignements de Mirabeau à Amiens pour ses
projets ultérieurs ; mais il fut ainsi forcé de partir
prématurément, à cause de l'empressement même
qu'on mit à le fêter2. Il prit néanmoins le temps de
prévenir Mirabeau, dont il avait d'ailleurs accepté
les offres, du moins à titre provisoire. Celui-ci l'en-
voya chercher à Saint-Denis et le fit conduire à son
château de Fleury près Meudon. Jean-Jacques y
resta du 5 au 18 juin ; mais à Fleury comme à
Amiens, il commit des imprudences. « On vous a déjà
vu dans le parc de Meudon, lui écrivit de nouveau
Conti, votre situation est fort critique... Jusqu'à ce
que j'aie pu m'assurer de ce qui sera possible pour
votre tranquillité, tenez-vous bien caché... Mon objet
est de vous procurer, en France, un asile tranquille
et sûr : sinon d'assurer votre sortie, si elle est né-
cessaire3. Conti poussa la prudence jusqu'à empê-
cher Mme de Luxembourg d'aller voir et embrasser
son ami, comme elle en avait le désir4.
Mirabeau, lui, était bien plus optimiste, et répon-
dait sans hésiter de la sûreté de son hôte (toujours
cependant sous la condition du secret) 5. Il lui pro-
posait de le garder ; mais Jean-Jacques, malgré son
désir de profiter de la noble hospitalité qui lui était
offerte, n'avait pas cru pouvoir accepter 6. Ils se quit-
tèrent, au bout d'une quinzaine de jours, dans les
meilleurs termes, quoiqu'on puisse affirmer sans
témérité que l'amitié aurait duré bien moins encore
1 . Lettre du prince de Conti à
Rousseau, fin mai 1767. —
2. Lettre à Dupeyrou, 5 juin 1767.
— 3. Lettre du prince de Conti à
Rousseau, juin 1767. — 4. Lettre
de Mme de Luxembourg à Rous-
seau, juin 1767. — o. Lettre de
Mirabeau à Rousseau, 10 juin
1767. — 6. Lettre à Mirabeau,
9 juin 1767.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 431
de ce côté qu'avec Hume, et n'aurait pas résisté au
sans-gène et à la grosse franchise de Y Ami des
hommes. Il est vrai que Mirabeau avait le grand
mérite d'être peu exigeant, de laisser une grande
liberté à ses anus, et surtout de n'être nullement
susceptible. « Je suis tel un jour que l'autre, écri-
vait-il... je vous défie après cela de me blesser1. »
Mais Hume ne passait-il pas pour avoir les mêmes
qualités ? On peut même s'étonner que Jean-Jacques
ait si bien pris jusque-là « les griffonnages dégin-
gandés comme pantin » que depuis plus de six mois
lui jetait à la tète son original correspondant : con-
seils, vérités ad hominem, considérations de toute
sorte, et jusqu'à des éloges qui ressemblaient fort à
des critiques. « Je ne connais pas, lui écrivait Mira-
beau, de morale qui pénètre plus que la vôtre, elle
s'élance à coups de foudre ; elle marche avec l'assu-
rance de la vérité ; car vous êtes toujours vrai, selon
votre conscience momentanée... Mais, Dieu merci, j'ai
eu d'autres maîtres... J'ai des amis, direz-vous, je le
crois... mais, ou je me trompe fort, ou vous n'en
n'avez aucun dont vous ayez toujours été absolu-
ment content, pas plus que de vous-même 2. » « Vous
n'avez d'ennemis qu'en vous... le Parlement? non;
le ministre? non; les théologiens? non; on trouve
tout simple qu'un protestant n'aille pas à la messe.
Les vrais dévots sentent que vous fûtes le plus
rude fléau de leurs persécuteurs, et, à dire vrai, je
pense que ce serait parmi ces derniers que vous
trouveriez vos véritables ennemis : vous êtes infirme,
nous tous aussi ; abandonné, ce n'est pas poli à me
1. Lettre de Mirabeau à Rous- I de Mirabeau à Rousseau, 27 oc-
seau, 8 juillet 1767. — 2. Lettre \ tobre 1766.
432
LA VIE ET LES OEUVRES
dire; persécuté, vous le fûtes, mais aujourd'hui
vous n'êtes rien de tout cela. Vous êtes tout excès et
tout feu... Mais il ne faut pas vous prendre au mot
vous-même, car vous seriez votre propre dupe '.
A en juger par une réponse de Rousseau, il paraît
que Mirabeau l'aurait engagé à reprendre la plume.
Il refusa catégoriquement et affirma que rien au
monde ne le ferait changer sur ce point 2. Mais ne
combattait-il point ici contre des moulins à vent?
Mirabeau déclare en effet, de son côté, qu'il a donné
à son ami un conseil tout contraire : « Griffonnez
donc, lui écrit-il, si cela peut vous plaire... je vous
avais prié de ne point écrire, je vous le répète, cela
vous tourmente et vous fatigue 3. »
Ce qui est plus certain, c'est que Mirabeau voulut
engager Rousseau dans ses théories économiques.
Il lui remit, en le quittant, son dernier livre, La
Philosophie rurale, et lui fit promettre de le lire.
Rousseau essaya, mais n'en put venir à bout*.
Bientôt Mirabeau lui envoya un second ouvrage.
Rousseau fut plus à l'aise pour ce dernier, qui n'avait
pas Mirabeau pour auteur. 11 combattit notamment
le Despotisme légal avec une grande puissance. On
retrouve là tout l'ancien Rousseau du Contrat social :
« Aimez-moi toujours, dit-il, mais ne m'envoyez
plus de livres ; n'exigez plus que j'en lise ; ne tentez
même pas de m'éclairer si je m'égare : il n'est plus
temps 5. » Mais Mirabeau était lancé ; il lui répliqua
1 . Lettre de Mirabeau à Rous-
seau, 20 février 1767. Voir aussi
Lettres du 3 février et du
16 mars 1768. — 2. Lettre à Mi-
rabeau, 9 juin 1767. — 3. Lettre
de Mirabeau à Rousseau, 10 juin
1767. Il doit y avoir là, pour
le moins, une erreur de date.
— 4. Lettres de Mirabeau à Rous-
seau, 18 juin, et de Rousseau à
Mirabeau, 24 juin 1767. — 5.
Lettre à Mirabeau, 26 juillet
1767.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 433
par une longue discussion sur le produit net, la
propriété, la production, la consommation, et lui
envoya d'un coup six volumes sur l'économie poli-
tique. Il perdait bien sa peine. « Est-il possible,
s'écriait-il un jour, après avoir assisté à la repré-
sentation du Devin, que je prenne tant de plaisir à
entendre ce chien d'homme, et qu'il n'en prenne
aucun à entendre mon ramage, à moi1? » C'est
même en vain qu'il lui demanda la permission de
publier leurs deux lettres 2. « Là là, ne grognez point,
Révérend Père Nabuchodonosor, lui dit-il alors,
vous ne serez point imprimé malgré vous..., mais
trouveriez-vous mauvais qu'on imprimât au moins la
mienne3? « Il fallut consentir, mais il fut convenu, et
encore après de nouvelles instances, qu'on pren-
drait toutes les précautions pour empêcher que
Rousseau ne fût connu ; décidément, il tenait tout
de bon à se faire oublier 4. Cependant il ne résista
pas aussi bien à une autre tentation, à laquelle le
soumit Mirabeau, celle de faire un opéra ; idée
bizarre, qui n'eut pas de suite et qui n'en pouvait
pas avoir. « Oh ! que vous seriez aimable, répon-
dait Rousseau, et que j'aimerais mieux vous voir
chanter à l'Opéra que crier dans le désert. Votre
proposition m'a tout l'air de n'être qu'une vaine
amorce, pour voir si le vieux fou mordrait encore à
l'hameçon. » Cette proposition n'était-elle pas, en
effet, un hameçon, pour attirer de nouveau Jean-
Jacques à Fleury5 ?
1 . Lettre de Mirabeau à Rous-
seau, novembre 1767. — 2. Id.,
6 août 1767, et Réponse de Rous-
seau, 12 août. — 3. Lettre de
Mirabeau à Rousseau, 14 août
1767. — 4. Lettres de Mirabeau à
Rousseau, 9 décembre ; de Rous-
seau à Mirabeau, 12 et 20 dé-
cembre 1767. — 5. Lettres de Mi-
rabeau à Rousseau,20 décembre
28
434
LÀ VIE ET LES OEUVRES
On pourrait penser que Jean-Jacques, en quittant
Mirabeau , se rendit à Venise, dont il avait été
beaucoup question, ou à Bruxelles, à laquelle on
avait un peu songé ; mais rarement il suivait la voie
qu'il s'était tracée à l'avance. Il avait prié Dupeyrou
de venir le voir et espérait aller au-devant de lui
jusqu'à Dijon ; ce qui prouve que, pour un persécuté,
obligé de se cacher, il se préoccupait fort peu de
ses persécuteurs '. Sur ces entrefaites, le prince de
Conti lui réitéra l'offre qu'il lui avait déjà faite de
son château de Trye, près Gisors ; mais il exigeait
qu'il changeât de nom et qu'il s'engageât à rester
tranquille et ignoré. A ces conditions, il ne serait
inquiété ni par le ministre, ni par le Parlement;
et si, par hasard, il était dénoncé, car Trye était
dans le ressort du Parlement de Paris, Conti se-
rait prévenu ; Rousseau aurait le temps de passer
dans le ressort du Parlement de Rouen, qui n'était
qu'à une lieue, et là on aviserait pour la suite2. Il
fut un temps où la fierté de Rousseau se serait
révoltée contre ces conditions et cette tolérance ;
mais il était dans l'embarras ; la France avait pour
lui des attraits que ne possédait nul autre pays ; il
acccepta et partit aussitôt.
II
Il espérait couler à Trye des jours tranquilles 3 ;
mais il n'était pas arrivé depuis huit jours, que
1767, 20 janvier et 3 février
1768; de Rousseau à Mirabeau,
13 et 28 janvier 1768. — 1. Lettre
à Dupeyrou, 10 juin 1767. — 2.
Lettre du prince de Conti à Rous-
seau, juin 1767. — 3. Lettre à
Dupeyrou, 21 juin 1767.
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU. 435
déjà s'annonçaient les premiers embarras de sa si-
tuation1. Il est très possible, du reste, que les domes-
tiques, habitués à vivre en maîtres dans le château,
n'aient pas vu arriver sans déplaisir un homme qui,
sans être le maître, en aurait tous les inconvénients;
qui les surveillerait, qui les occuperait, à qui ils de-
vraient obéir. Couti avait bien déclaré qu'il mettait
Rousseau à sa place et lui donnait tout pouvoir 2 ;
mais que de moyens n'avaient pas ses gens pour
faire sentir qu'ils n'acceptaient pas cette substitu-
tion, et qu'un individu pauvre, simple, obligé de se
déguiser sous un faux nom , mangeant avec sa do-
mestique et se laissant gouverner par elle, ne rem-
placerait jamais à leurs yeux un prince de la maison
de Bourbon. On connaît d'ailleurs assez Thérèse
pour savoir qu'elle n'était pas d'un caractère à faci-
liter l'entente et l'harmonie. Il est vrai qu'au bout
d'un mois, ce nom de Renou, que portait le nouvel
arrivant, n'était plus qu'un secret de comédie 3;
mais que faisait à ce peuple sauvage le nom et la
célébrité de Rousseau ?
Jean-Jacques a passé à Trye juste une année,
du 19 juin 1767 au 12 ou 15 juin 1768; sa vie s'y
est consumée presque toute entière en plaintes, en
récriminations, en petites difficultés de pot-au-feu.
Il est évident que nous ne pouvons accorder à ces
misères l'importance qu'il leur donnait. C'estàCoin-
det qu'il s'en est ouvert principalement. On avait
jugé qu'il lui faudrait, comme à un enfant, quelqu'un
pour l'installer et faire ses affaires ; Coindet, son
ami, officieux, serviable, aimant assez à faire l'im-
1. Lettres à Coindet, 27 juin I Moultou, S novembre 1763. — 3.
et o juillet 1767. — 2. Lettre à \ Lettre à Coindet, 29 juillet 1767.
436 LA VIE ET LES OEUVRES
portant, avait été chargé de cette mission. Mais
Jean-Jacques a raconté ses peines à bien d'autres :
à Dupeyrou , à Mmo de Verdelin , a Mirabeau , à
d'Ivernois, etc.
D'abord il est déterminé à tenir tête à l'orage. Il
est là par la volonté du prince ; il ne s'en laissera
pas déloger par de simples domestiques1. Mais sa
volonté ne tarda pas à faiblir : « J'ai écrit à Son Al-
tesse, disait-il à Coindet quinze jours plus tard, et
l'ai priée de me permettre de disposer de moi. Je
ne l'ai fait qu'après la conviction parfaite qu'il est
impossible, malgré ses bontés et sa puissance, que
je vive jamais ni heureusement, ni paisiblement, ni
librement, ni avec honneur2. » Il était mécontent de
tout le monde, et n'avait plus confiance qu'en Mmo de
Verdelin. Il espérait que, par ses soins et par le
crédit du prince de Conti , elle lui obtiendrait les
moyens de se préparer une vie moins malheureuse,
soit dans quelque coin de la France, si on lui per-
mettait d'y rester, soit hors de France, s'il en dési-
rait partir.
Rousseau, pensant qu'il aurait de la peine à per-
suader Conti, avait cherché à intéresser à son sort
Mmc de Luxembourg, à qui il n'écrivait plus depuis
longtemps 3 ; mais il aurait fallu être aussi peu sensé
que lui pour prendre au sérieux ses ridicules inquié-
tudes. On essaya de le calmer, cela ne fit que le
confirmer dans ses résolutions. « Je me regarde, di-
sait-il, comme un homme perdu, du moment que je
mettrai les pieds hors de ce château ; tout ce que
je puis répondre à cela, c'est qu'il est impossible
1. Lettre ù Coindet, 29 juillet I 3. Lettre à Mme de Luxembourg,
1767. — 2. /d., 13 août 1767. — \ 16 août 1767.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
437
que j'y reste, je puis tout supporter hors l'opprobre.
Je vous attends, disait-il encore à Coindet, mais pas
le soir, car il y a une bande de voleurs cachés dans
les bois, qui tuent tout le monde1. »
A force d'adresse on réussit cependant à le faire
patienter pendant près de dix mois. L'important
était de gagner l'hiver ; car, après cela, sa crainte
d'entreprendre un déménagement dans la saison
froide le retiendrait pendant longtemps. Conti, qui,
bien entendu, ne manquait pas de ramener à leur
juste valeur les récits de Jean-Jacques , essayait
avec une inépuisable patience de le calmer et de
lui montrer l'inanité de ses soupçons et de ses lubies.
Il offrait de réprimander, de punir, ou même de
chasser quiconque lui aurait donné des sujets de
plainte ; il le suppliait surtout d'avoir confiance en
lui, de ne rien faire sans le prévenir, de ne pas
commettre d'imprudences, l'assurant que de son côté
il ne gênerait en rien sa liberté , soit pour rester à
Trye, soit pour en partir, et qu'il était disposé à fa-
voriser tous ses projets, même ceux qu'il n'approu-
verait pas. Il lui promettait d'ailleurs d'aller le voir
et de tout arranger 2. Rousseau se crut obligé de l'at-
tendre. Enfin, il reçut la visite du prince dans les
premiers jours d'octobre. « Il a été très bon, dit-il;
son voyage a fait de l'effet dans le pays, aucun
dans la maison. La racine du mal n'est pas coupée3. »
Mais quelque déterminé qu'il fût à partir, un autre
obstacle, qui aurait aussi bien pu être un secours et
1. Lettres à Coindet, 13 et 25
août 1 707. — 2. Lettres du prince
de Conti à Rousseau, juillet,
août, 19 et 28 septembre 1767.
— 3. Lettres de Rousseau à Coin-
det, 9 octobre 1767: à Dupey-
rou, même jour.
438 LA VIE ET LES ŒUVRES
une consolation, s'il avait su en user, l'arrêta d'une
façon absolue, Dapeyrou vint lui faire une visite et
fut retenu chez lui par la goutte pendant près de
deux mois. Le dévouement n'était pas la qualité do-
minante de Jean-Jacques. Malgré son amitié pour
Dupeyrou, amitié qui même paraissait devenir plus
tendre, à mesure que sa tète s'affaiblissait, il se
plaignit amèrement des soins qu'il fut forcé de don-
ner à son malade. Ils avaient "cependant ce côté
avantageux qu'ils auraient dû faire diversion au
triste état de son âme. Mais hélas! quand, dans les
premiers jours de janvier 1768, Dupeyrou put enfin
quitter Rousseau, il eut la douleur de le laisser dans
une des crises les plus violentes que ce malheureux
eût jamais éprouvées ; hors d'état de juger et de
distinguer entre amis et ennemis, ou plutôt envelop-
pant dans les mêmes défiances le genre humain tout
entier ; non seulement les gens du château, mais
tous les habitants du pays, sans exception; non seu-
lement ceux qu'il regardait comme ses ennemis,
mais ceux qu'il avait toujours cru ses amis, Mm0 de
Verdelin, Coindet, Dupeyrou, lui-même *. Ce dernier
s'était effrayé, à ce qu'il parait, sur l'issue de sa
maladie, avait fait son testament, et avait eu le mal-
heur, dans le délire, de prononcer des paroles inco-
hérentes. De là, sans plus ample informé, Jean-
Jacques de s'imaginer que Dupeyrou le soupçonne
d'avoir voulu l'empoisonner. Bientôt les indices s'ac-
cumulent dans sa pauvre tète ; le moindre fait, l'air,
les paroles, le silence de Dupeyrou, l'attitude de son
domestique, deviennent à ses yeux autant de preuves
manifestes. Il se désespère, il voudrait expirer à
1. Lettre à Coindet, 18 mars 1768.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
439
l'instant, il se jette sur le lit du malade, il l'inonde
de ses larmes en protestant de son innocence et en
le conjurant de s'expliquer. L'autre, qui ne com-
prend rien à ces extravagances, fait des réponses
obscures ou évasives et supplie qu'on le laisse tran-
quille : nouvelles preuves qui ne font que confirmer
Jean-Jacques dans son opinion. Le prince de Conti
dut être assez surpris quand il reçut en une longue
épltre le récit détaillé de ce mémorable événe-
ment *.
« Il n'est pas clair, écrivait Jean-Jacques à Du-
peyrou, quelque temps après, lequel des deux a le
plus besoin de traitement de la tète ou du corps2. »
Le pauvre homme s'imaginait qu'il pouvait y avoir
doute sur ce point. Dans son désespoir, il renonça
à la pension du Roi d'Angleterre et voulut résilier
ses arrangements pécuniaires avec Dupeyrou. Ce
dernier, plus sage que lui, éleva des difficultés et
voulut lui faire du bien malgré lui3, mais Rousseau
ne l'entendait pas ainsi et il mit une sorte de va-
nité à rester pauvre *.
Ces inquiétudes, ce découragement, ces petites
luttes de Jean-Jacques contre toutes les personnes
qui l'entouraient, el aussi contre lui-même, car il
s'apercevait parfois de son état et n'était pas tou-
jours sûr de son caractère et de son cerveau5,
étaient peu favorables à un travail suivi. Jusqu'à
cette époque, ses folles idées n'avaient point entamé
son talent; ainsi, dernièrement encore, au milieu de
1. Lettre au prince de Conti,
19 novembre 1767. — Sayous,
Le XVII h siècle à l'étranger,
t. I, ch. XI. — 2. Lettre à Du-
peyrou, 29 avril 1768.— 3. Ici.,
21 mars, 29 avril, 10 juin 1768.
— 4. Lettre de Rousseau à d'I-
vemois, 26 avril 1768. — o. Lettres
à Coindet, 21 septembre 1767;
à d'Ivernois, 28 mars 1768.
440
LA VIE ET LES ŒUVRES
ses difficultés avec Hume, il avait trouvé moyen
d'écrire près de la moitié de ses Confessions. Le
temps qu'il passa à Trye fut, au contraire, pour
ainsi dire, stérile. Le Dictionnaire de Musique pa-
rut, mais il était fait auparavant, et même, par une
sorte de paresse d'esprit, à laquelle peut-être les
événements ne furent pas étrangers, Rousseau né-
gligea d'y apporter les perfectionnements qu'il avait
projetés '.
On ne peut compter comme un travail sérieux les
deux ou trois lettres qu'il écrivit sur les affaires de
Genève. Il ne lui resta d'ardeur que pour la bota-
nique. Quand il reçut, bien tardivement, son bagage
d'Angleterre, il n'attacha d'importance qu'à un seul
objet, à son herbier2; quand il se croyait en état
de faire quelques dépenses, c'était invariablement
pour acheter des livres de botanique3. Mais hélas!
on ne le laissait même pas herboriser ; du moins
c'est lui qui le dit. On barricadait toutes les issues
pour l'empêcher de sortir; on ameutait contre lui la
populace \ Enfin, un domestique étant venu à mou-
rir, ne s'imagina-t-il pas qu'on le soupçonnait de
l'avoir empoisonné, et il fallut, pour le satisfaire,
que Conti permît de faire l'autopsie5.
Au milieu de ses embarras et de ses tristesses, il
devient expensif; il a besoin d'affection, et il se dé-
sespère de n'en rencontrer nulle part; il veut et ne
veut pas ; il se défie de tout le monde et il rede-
mande l'amitié de Mmo de Boufflers, à qui il n'a pas
1 . Préface du Dictionnaire de
Musique. — 2. Lettre à Coindet,
24 septembre 1767. — 3. Lettres
à Rey, 28 septembre 1767; à Du-
peyrou, 17 octobre 1767. — 4.
Lettre à Dupeyrou, 3 mars 1768.
— 5. Lettre du prince de Conti à
Rousseau, 8 avril 1768.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 441
écrit depuis dix-huit mois l ; peut-être, si sa fierté
ne s'y opposait, réclamerait-il aussi celle de Moul-
tou2. Le croirait-on, il songe un moment à retour-
ner en Angleterre , auprès de ce même Davenport
qu'il avait quitté d'une façon si impertinente. Il n'en
convient pas toutefois expressément et se borne à
parler de « lettres très honnêtes et très empressées
que lui avait écrites M. Davenport pour le rappeler
chez lui 3. »
Il est certain qu'il cherchait de divers côtés un
nouvel asile. Conti lui reprocha d'avoir fait des dé-
marches à son insu et se mit lui-même en quête4.
Ses propositions, toutefois, n'ayant pas été du goût
de Rousseau, il s'excusa, en mit d'autres en avant,
et alla en personne s'entendre avec lui. Conti crai-
gnait par-dessus tout « qu'il ne fît la fausse et ex-
travagante démarche de venir ostensiblement af-
fronter les lois et se livrer à leur sévérité. » On
convint, à la vérité, qu'il viendrait à Paris, mais
dans l'hôtel du Temple, où il serait en sûreté. On y
fit les préparatifs de son installation; La Roche,
l'ancien domestique du Maréchal de Luxembourg,
resté l'ami de Rousseau, partit pour l'aller cher-
cher5.
Il était trop tard; celui-ci venait lui-même de
quitter Trye. Cette situation que, par un effet de son
incurie habituelle, il supportait depuis une année,
il ne sut pas la prolonger quelques jours de plus
1. Lettres à Mme de Boufflers,
25 février et 24 mars 1768; de
,1/me de Boufflers à Rousseau,
5 mars 1768. — 2. Lettre à Moul-
tou, 7 mars 1768. —3. Lettres de
vierl768; de Rousseau à Mira-
beau, 28 janvier 1768. — k. Let-
tre du prince de Conti à Rous-
seau, 3 février 1768. — 5. Lettres
du prince de Conti à Rousseau,
d'Alembert à Voltaire, 18 jan- , mai, juin 1768
442 LA VIE ET LES ŒUVRES
et, suivant son habitude aussi, il la dénoua subite-
ment, par une sorte de coup de tète. La lettre qu'il
écrivit à cette occasion au prince de Conti fut plus
polie, mais non plus sage que celle que, dans une
circonstance analogue, il avait écrite, un an aupa-
ravant, à Davenport : « Monseigneur, ceux qui com-
posent votre maison (je n'en excepte personne) sont
peu faits pour me connaître. Soit qu'ils me pren-
nent pour un espion, soit qu'ils nie croient honnête
homme, tous doivent également y craindre mes re-
gards. Aussi, Monseigneur, ils n'ont rien épargné,
et ils n'épargneront rien, chacun par les manœuvres
qui leur conviennent, pour me rendre haïssable et
méprisable à tous les yeux, et pour me forcer de
sortir enfin de votre château. Monseigneur, en cela
je dois et je veux leur complaire, etc1. »
III
Quand il eut écrit cette lettre , dont il fut sans
doute très satisfait, et qui n'était d'ailleurs que
l'écho de ses plaintes quotidiennes, Rousseau prit la
route de Lyon; il y arriva le 18 juin. Le motif
principal qui lui faisait choisir le pays de Lyon fut
encore sa passion pour la botanique et l'espoir de
pouvoir faire d'agréables herborisations. On ne voit
pas qu'en partant, il ait songé à emporter autre chose
que son herbier et quelques livres sur sa science de
prédilection ; une fois arrivé au but de son voyage,
il ne sait pas, d'ailleurs, parler d'un autre sujet2.
1. Lettres au prince de Conti, I 1768. — 2. Lettre à Dupeyrou,
juin 1768; à Dupeyrou, 20 juin | 20 juin 1768.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
443
Lyon avait encore pour lui un attrait d'un tout
autre genre, c'était le plaisir de revoir la famille
Boy de la Tour, qui lui avait toujours témoigné
tant d'affection et de dévouement. Cependant Jean-
Jacques ne prononce le nom de sa bonne amie que
pour se réjouir d'avoir trouvé l'aristoloche dans sa
vigne1. Il était descendu rue Syrène; mais il est
probable qu'il fut plus souvent à la charmante cam-
pagne de Mmc Boy de la Tour. Qn y conserve encore
son souvenir et l'on y montre les lieux qu'il affec-
tionnait de préférence.
Dès le 7 juillet, il quittait Lyon pour aller, en
compagnie de quelques botanistes qu'il avait re-
crutés, faire une excursion à la Grande-Chartreuse.
De là il se rendit à Grenoble, où il resta environ un
mois.
Il espérait trouver dans ce pays un asile à son
goût. La flore de Grenoble, une plus riches de
France, devait le tenter, et, pour commencer, la
Grande-Chartreuse aurait eu , si le temps n'avait
pas été contraire, de quoi satisfaire à la fois le bota-
niste et l'amant de la nature. Jean-Jacques y passa
à peine vingt-quatre heures et arriva à Grenoble le
11 juillet, à pied et par des chemins détestables. Il
y venait avec l'appui du prince de Conti, qui l'avait
recommandé à toutes les puissances du Dauphiné2.
D'un autre côté, La Tourette, un de ses amis, qui
l'avait accompagné à la Chartreuse, l'avait adressé
à un fabricant de gants nommé Bovier, vieillard
septuagénaire, qui lui-même le confia à son fils Gas-
1. Lettre à Dupeyrou, 20 juin
1768. — 2. Servan, avocat gé-
néral au Parlement de Gre-
noble, Réflexions sur les Con-
fessions de J.-J. Rousseau.
Ui
LA VIE ET LES ŒUVRES
pard. Gaspard Bovier aurait bien voulu retenir
Rousseau chez lui; mais celui-ci, malgré l'attrait de
trois jeunes et aimables femmes, Mmo Bovier et ses
deux sœurs, qu'il trouva en arrivant à la maison,
déclara que, pour fuir le contact du monde, il irait
plutôt brouter l'herbe des champs. On lui trouva à
grand' peine un indigne logement, rue des Vieux-
Jésuites (aujourd'hui rue Jean-Jacques-Rousseau),
dans la maison qui porte le n° 1,'chez un fondeur,
nommé Vachard. « Ce chenil, dit Bovier , placé au
premier étage, fort petit, fort laid, était composé
d'une espèce d'antichambre délabrée, propre seu-
lement à servir de bûcher, et d'une chambre longue,
mais étroite, obscure et mal odorante1. » Ne pouvant
donner à son hôte un meilleur asile, Gaspard
Bovier prit au moins à cœur de lui tenir lieu de
chevalier servant et de l'accompagner dans toutes
ses promenades. Cette fonction , qu'il regardait
comme un plaisir et un honneur insigne, n'était
pourtant pas sans épines, car, s'il était littérateur,
et grand admirateur du philosophe de Genève, il
était timide, embarrassé, et il le craignait pour le
moins autant qu'il l'admirait.
Les premiers jours se passèrent très bien. Les
recommandations et la réputation qui avait précédé
Rousseau, car tout le monde connaissait son nom
véritable, lui obtinrent un accueil enthousiaste.
1. Gaspard Bovier, Journal
du séjour de J.-J. Rousseau à
Grenoble sous le nom de Renou
(93 pages petit in-4 et 7 feuilles
sans pagination. Bibl. nation.
Mss. fond, franc, n° 5282. Le
témoignage de Bovier n'est
pas celui d'un ami, tant s'en
faut ; nous le croyons néan-
moins sincère, sinon impar-
tial, et il a au moins l'avan-
tage de rapporter les événe-
ments d'une façon complète.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 445
Deux jours après son arrivée, comme il se prome-
nait dans la vallée du Grésivaudan, sur la route de
la Chartreuse, les habitants de Grenoble se préci-
pitant sur ses pas pendant plus d'une demi-lieue,
lui témoignèrent en foule leur admiration. Le len-
demain, sur le chemin d'Eybens, autre ovation, plus
éclatante encore. De toutes parts, aussi loin que la
vue peut s'étendre, il n'aperçoit que voitures, gens
à cheval ou piétons ; le Parlement, le barreau, les
officiers, la bourgeoisie, le peuple se pressent pour
lui faire cortège ; il n'avance qu'avec peine au mi-
lieu de cette foule, et savoure lentement ce parfum
de popularité. Et le soir, à minuit, il est réveillé
par un bruit de voix et d'instruments ; c'est le
Devin du village qu'on exécute sous sa fenêtre. Il se
lève, veut remercier; mais un immense applaudisse-
ment retentit et se prolonge avec une telle intensité,
qu'on aurait pu croire que toute la ville battait des
mains.
Autre scène, d'un autre genre : le lendemain de
son arrivée, Jean-Jacques alla voir Bovier. En ar-
rivant, il trouve Mme Bovier occupée à baigner son
enfant; il apprend que c'est la mère qui l'allaite,
devient gracieux, veut assister au bain, va lui-
même chercher un seau d'eau à la cuisine, arrose
l'enfant, le fait rire et prolonge sa visite pendant
deux heures.
Mais il n'était pas aussi aimable tous les jours.
Lui faisait-on fête, c'est qu'on voulait l'exploiter et
qu'on prétendait le traiter en animal curieux. Pa-
raissait-on respecter Y incognito qu'il demandait, il ne
pardonnait pas une telle indifférence. La famille
Bovier avait grand désir de l'avoir à dîner; il promit
de venir la surprendre quelque jour, arriva à l'heure
446 LA VIE ET LES ŒUVRES
du repas; puis, dans la crainte qu'il n'y eût un
couvert de plus ou un plat ajouté à son intention,
il s'échappa sans qu'on pût le retenir. De toutes les
personnes qui recherchaient sa société, il n'ouvrit
sa porte qu'à Servan. Il accablait surtout Bovier de
ses sarcasmes et du poids de sa supériorité. Bovier
était complaisant et serviable, mais il l'était parfois
plus qu'il n'aurait fallu , et Jean-Jacques se serait
passé volontiers de son inséparable société. De plus,
Bovier ne savait pas un mot de botanique; Rous-
seau ne parlait pas d'autre chose. Le pauvre homme
appelait Servan à son secours pour l'aider à soutenir
une conversation trop difficile pour lui; mais cet
utile auxiliaire ne le sauvait pas toujours des re-
buffades de son fantasque et irascible compagnon. Si
encore Jean-Jacques s'en était tenu aux rebuffades;
mais non content de le tourner en ridicule , il l'ac-
cusa agréablement d'un crime parfaitement carac-
térisé, ou d'une stupidité incroyable. « Un jour,
dit-il, nous nous promenions le long- de l'Isère, dans
un lieu tout plein de saules épineux '; je vis sur ces
arbrisseaux des fruits mûrs ; j'eus la curiosité d'en
goûter, et leur trouvant une petite acidité très
agréable, je me mis à en manger, pour me ra-
fraîchir. Le sieur Bovier se tenait à côté de moi,
sans m'imiter et sans rien dire. Un de ses amis sur-
vint, qui, me voyant picoter ces graines , me dit:
Eh! Monsieur, que faites-vous? ignorez-vous que ce
fruit empoisonne? Ce fruit empoisonne! m'écriai-je
tout surpris. — Sans doute, reprit-il, et tout le
monde sait si bien cela , que personne dans le pays
ne s'aviserait d'en goûter. Je regardai le sieur Bo-
vier, et je lui dis: Pourquoi donc ne m'avertissiez-
1. Il le uomrue plus loin Hippophae.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
447
vous pas? — Ah! Monsieur, me répondit-il d'un ton
respectueux, je n'osais pas prendre cette liberté. Je
me mis à rire de cette humilité dauphinoise, en dis-
continuant néanmoins ma petite collation Cette
aventure me parut si plaisante que je ne me la
rappelle jamais sans rire de la singulière discrétion
de Monsieur l'avocat Bovier1. »
Quand, vingt ans après, Bovier lut cette page des
Rêveries, il ne put retenir un cri de surprise et de
douleur et voulut raconter aussi la même scène Et
d'abord il la place sur la rive droite du Drac, ce
qui paraît plus vraisemblable, l'hippophae y crois-
sant en abondance , tandis qu'on en rencontre à peine
quelques pieds au bord de l'Isère ; mais surtout il
s'élève contre le rôle coupable et ridicule que lui
prête Rousseau. Il se borna, dit-il, à lui demander
s'il connaissait les vertus du fruit qu'il mangeait,
et sur sa réponse affirmative, il ne jugea pas qu'il
appartint à un profane comme lui d'en remontrer à
un botaniste. Nous pourrions même ajouter que
probablement Rousseau ne mangea point de baies
dhippophae, mais plutôt de celles de l'épine vinette.
Les deux plantes en effet se trouvent mêlées sur les
bords du Drac; mais tandis que les fruits de la se-
conde ont un goût acide qui ne déplait pas, ceux
de la première n'ont qu'une saveur fade et désa-
gréable. Quand on donne dans l'anecdote, il faudrait
au moins garder la vraisemblance. L'aventure est
de médiocre importance ; elle a néanmoins donné
lieu à plusieurs discussions et réfutations. 11 est
inutile d'y insister davantage2.
1. Rêveries d'un -promeneur
solitaire, 7* promenade. — 2.
Voir Ducoin, dont la bro-
chure est faite en partie sur
le manuscrit de Bovier; —
Servan, Réflexions sur les Con-
448 LA VIE ET LES OEUVRES
Quiconque voulait jouir des rares amabilités du
grand homme n'avait pas d'autre moyen que de
l'accompagner dans ses excursions. Les dames elles-
mêmes y avaient volontiers recours. Un jour, après
une course fatigante, on arrive à la Bastille, trempé
de sueur, exténué de fatigue ; on dîne dans un ca-
baret rustique; Rousseau, coiffé d'un bonnet de
coton , fait par ses saillies le charme de la société ,
et le soir on organise une représentation du Devin;
Bovier joue le rôle de Colin , une de ses belles-
sœurs celui de Colette, tandis que Jean-Jacques,
toujours coiffé de son bonnet de coton, chante avec
une expression parfaite celui du Devin, souffle l'un,
souffle l'autre, corrige les fautes de musique, et
laisse tout le monde enchanté de son esprit et de sa
bonne humeur.
Cependant, tout en cherchant des plantes, il ne
négligeait pas tout à fait de s'enquérir d'une retraite.
On lui en offrit plusieurs, mais aucune ne lui con-
venait. Une surtout qu'on lui proposa à Mens, pays
en grande partie protestant , ne fit qu'exciter sa
fureur. Rien que l'idée de retrouver des ministres
de sa religion le mettait hors de lui. Il ne pouvait,
du reste, tarder de voir à Grenoble, comme il
avait vu ailleurs, des ennemis et des persécuteurs.
Aussi , malgré le bon accueil qu'il y reçut, a-t-il
parlé peu favorablement de la ville et des habitants.
Le temps se passait et il ne paraissait pas songer
aux protecteurs que lui avait ménagés le prince de
Conti. En revanche, il avait fait la connaissance de
Liottard, simple jardinier, mais bon botaniste. Liot-
fessions ; — FOGHIER, Séjour de I — MORIN, Essai sur la vie et le
J.-J. Rousseau à Bourgoin,\86Q. \ caractère de Rousseau, ch. VI.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 449
tard est sans doute le seul habitant de Grenoble
avec lequel il soit resté en correspondance. Bovier
lui rappela pourtant, à la fin, qu'il devait au moins
une visite aux autorités de la province. Rousseau
alla donc, non sans peine, chez le commandant
militaire et chez l'intendant. Il fit encore plus de
difficultés pour se présenter chez le président du
Parlement, M. de Bérulle. Il le savait, en effet,
ennemi des novateurs et des philosophes.
Il fut pourtant bien reçu. Dé Bérulle le combla
de politesses et d'offres de services : « Ce n'est pas,
ajouta-t-il, que je connaisse vos ouvrages, je n'en
ai jamais lu aucun. » A ces mots, Jean-Jacques
rougit, pâlit, gagne la porte et court retenir une
place dans le prochain carrosse de Lyon. La veille,
avait eu lieu une soutenance de thèse, où les philo-
sophes avaient été très maltraités. Bovier crut
découvrir là le motif de ce départ précipité, et s'em-
ploya si bien qu'il fit supprimer la thèse, chasser
le cuistre mal élevé qui avait osé s'attaquer à
l'homme illustre que Grenoble s'honorait de possé-
der, et détermina le Parlement à prendre Rousseau
sous sa protection. Mais l'affront dont celui-ci avait
à se plaindre, était, dit-il, d'une tout autre nature,
et tel que l'honneur lui défendait d'habiter Gre-
noble plus longtemps ; et il fut si pressé de partir
qu'il oublia une partie de ses etfets.
Cependant, il tenait à rendre à la famille Bovier
ses dîners. Il les invita à la Bastille. Je ne pourrai
pas, ajouta-t-il, être du repas, car je pars demain ;
mais je serai avec vous en esprit, ce qui est à peu
près la même chose. Et sur le refus de Bovier ; le
diner est commandé, dit-il, il sera porté demain à
la Bastille. J'ai payé le traiteur; si vous ne vous
TOME II 29
450
LA VIE ET LES ŒUVRES
rendez pas à mon invitation, ce ne sera pas de ma
faute1.
En somme , il fut en proie à ses idées noires
presque tout le temps qu'il passa à Grenoble. Le
temps de son séjour y fut pourtant interrompu par
une diversion qui, dans toute autre circonstance,
aurait dû être pour lui un grand soulagement. A
maintes reprises, son ancien voisin des Charmettes,
de Conzié, lui avait offert, de la manière la plus
pressante et la plus gracieuse, une retraite, soit à
Chambéry, soit à sa maison de campagne d'Aren-
thon2. La proximité de Chambéry et de Grenoble
engagea Jean-Jacques à répondre à ces avances, ne
fût-ce que par une courte visite. Son premier objet
dans ce petit voyage était d'aller dans ce cimetière
de Lemenc, où, depuis six ans, reposait Mme de
Warens, « pleurer sur le malheur qu'il avait eu
de lui survivre. » Il ne manqua pas de parler lon-
guement et intimement de cette tendre mère avec
le vieil ami qui l'avait connue et aimée jusqu'à son
dernier jour ; il put parcourir avec lui les lieux où
il avait passé sa jeunesse, et revivre, en quelque
sorte, les années qu'il avait vécues alors. Lui qui
avait la prétention de faire avant tout l'histoire de
son âme, avait dans ce voyage, si favorable à la
poésie des souvenirs, une belle occasion de donner
carrière à ses beaux sentiments. Il n'en a rien fait
.1. FOCHIER, Séjour de J.-J.
Rousseauà Bourgoin. — 2. Lettres
de Conzié à Rousseau, 6 sep-
tembre, 4 octobre, 31 décem-
bre 1762, 14 mars 1764, 29 mai,
13 août 1765; au duc de Wir-
temberg, 15 mars 1765; de Rous-
seau au duc de Wirtemberg,
11 mars 1763; à Gauffecourt,
7 juillet 1763; à Moullou,
1er août 1763; à Conzié, 7 dé-
cembre 1763 ; — Mugnier,
cb. xii.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 451
cependant. C'est qu'il était parti frappé de la pensée
qu'on le persécutait et qu'il allait au-devant de la
mort. « Depuis mon départ de Trye, écrit-il à
Thérèse *, j'ai des preuves de jour en jour plus
certaines que l'œil vigilant de la malveillance ne me
quitte pas d'un pas et m'attend principalement à la
frontière.... Si vous ne recevez pas dans huit jours
de mes nouvelles, n'en attendez plus et disposez de
vous à l'aide des protections en qui vous savez que
j'ai toute confiance, et qui ne vous abandonneront
pas 2. '»
Conzié, lui-même, si bon, si indulgent; Conzié
qui ne lui avait jamais donné que des témoignages
d'affection; qui, en toute circonstance, s'était montré
l'ami de sa personne, l'admirateur de son talent et
de ses œuvres; Conzié lui parut totalement trans-
formé, et, naturellement, il attribua à Choiseul ce
changement supposé3.
1. On ne voit pas, en effet, i 2. Lettre à Thérèse Le Vasseur,
que Thérèse ait accompagné 2o juillet 1768. — 3. Conf'es-
Jean-Jacques à Greuoble. — I sions, 1. V, en note.
CHAPITRE XXIX
Du 14 août 1768 à la fin de mai 1770.
Sommaire : I. Rousseau s'arrête à Bourgoin. — Le mariage uV J.-J.
Rousseau. — Mésintelligences de ménage. Rousseau est prêt de rompre
avec Thérèse. — Affaire Théveuin. — Projets de départ.
II. Rousseau va s'établir à Monquin. — Amitié avec Saint-Germain. —
Passion croissante de Rousseau pour la botanique. — Départ de Rous-
seau ; sa lettre à M. de Césarges. — Rousseau passe par Lyon.
1
En quittant Grenoble, Rousseau avait écrit à Ser-
van une lettre désespérée. N'attendant plus ni
équité, ni commisération de personne, il voyait le
moment où il n'aurait plus qu'à aller mendier son
pain, jusqu'à ce que la mort vînt le délivrer de ses
maux : il allait renoncer à tout, même à la bota-
nique1. Il partit, en effet, non pas en mendiant,
mais sans trop savoir où il s'arrêterait. Il n'eut pas
du reste à aller bien loin. Il connaissait indirecte-
ment, sur la route de Lyon, le maire de Bourgoin,
Donin de Rosière de Champagneux ; il le vit en pas-
sant. Le lendemain, qui était le 15 août, après la
procession du vœu de Louis XIII, les officiers mu-
nicipaux avaient un repas de corps ; ils l'y invi-
tèrent, lui firent fête ; lui-même répondit à leur po-
litesse par son amabilité ; Champagneux profita de
1. Lettre à Servan, 11 août 1768.
LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 453
ses bonnes dispositions pour le retenir, ce qui ne
fut pas difficile : autant valait habiter là qu'ailleurs.
C'est ainsi que le hasard le détermina en un jour,
tandis que des offres réitérées pendant un mois n'a-
vaient pu fixer ses irrésolutions1.
Une de ses premières pensées, quand il se crut
une demeure un peu stable, fut d'appeler Thérèse
auprès de lui. Il parait que l'entrevue fut touchante.
Leur union n'avait pas été sans. nuages ; Rousseau
résolut pourtant, quoique un peu tard, de lui don-
ner un nouveau caractère de perpétuité. Un jour
donc, jour mémorable, c'était le 29 août 1768, il
invita à dîner, à son auberge de la Fontaine d'or,
Champagneux et un de ses cousins, officier d'artil-
lerie, en les priant d'arriver une heure d'avance. Il
était, ainsi que Thérèse, plus paré qu'à l'ordinaire.
Mais laissons la parole à Champagneux : « Il nous
conduisit dans une chambre reculée, et là, Rous-
seau nous pria d'être témoins de l'acte le plus im-
portant de sa vie. Prenant ensuite la main de
Mlle Renou, il parla de l'amitié qui les unissait en-
semble depuis vint-cinq ans, et de la résolution où
il était de rendre ces liens indissolubles par le
nœud conjugal.
« Il demanda ensuite à MUo Renou si elle parta-
geait ces sentiments, et, sur un oui prononcé avec
le transport de la tendresse, Rousseau tenant tou-
jours la main de Mlle Renou dans la sienne, pro-
nonça un discours, où il fit un tableau touchant des
devoirs du mariage, s'arrêta sur quelques circons-
1. L. Fochier, Séjour de J.-J. i tie sur les Mémoires manus-
Rousseau à Bourgom, 1860, in-8. I crits de Champagneux.
Brochure faite en grande par- [
454 LA VIE ET LES ŒUVRES
tances de sa vie. et mit un intérêt si ravissant à
tout ce qu'il disait, que M110 Renou, mon cousin et
moi versions des torrents de larmes, commandées
par mille sentiments divers, où sa chaude éloquence
nous entraînait ; puis, s'élevant jusqu'au ciel, il prit
un langage si sublime qu'il nous fut impossible de
le suivre. S apercevant ensuite de la hauteur où il
s'était élevé, il descendit peu à peu sur la terre,
nous prit à témoins des serments qu'il faisait d'être
l'époux de MUe Renou, en nous priant de ne jamais
les oublier. Il reçut ceux de sa maîtresse ; ils se
serrèrent mutuellement dans leurs bras ; un silence
profond succéda à cette scène attendrissante, et
j'avoue que jamais de ma vie mon âme n'a été aussi
vivement et aussi délicieusement émue que par le
discours de Rousseau.
« ]\ous passâmes de cette cérémonie au banquet de
noce. Pas un nuage ne couvrit le front de l'époux ;
il fut gai tout le temps du repas , chanta au dessert
deux couplets qu'il avait composés pour son mariage,
résolut, dès ce moment, de se fixer à Bourgoin pour
le reste de ses jours, et nous dit plus d'une fois
que nous étions pour quelque chose dans le parti
qu'il prenait '. »
Telle est la cérémonie qu'on est convenu d'ap-
peler le Mariage de Jean-Jacques. On y voit de la
mise en scène, des phrases, de l'éloquence, si l'on
veut ; mais de mariage , de lien religieux ou seule-
ment légal, il n'y en pas l'ombre. On a prétendu
qu'en sa qualité de protestant, Rousseau ne pouvait
pas faire davantage. Il est vrai que, depuis la révo-
1. Fochier, Sé/oi«r de J.-J. R., ! philos, et litt., t. III, p. 166.
etc. — D'Escherny, Œuvres
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 455
cation de l'Edit de Nantes, les mariages des Protes-
tants étaient entravés ; Louis XVI ne devait pas
tarder à réformer cet abus ; mais Rousseau n'avait-il
pas longtemps habité la Suisse? Qui l'avait empêché
de s'y marier? Dans ce moment même en était-il si
loin ? qui l'empêchait de s'y rendre? Et sans quitter
la France, les mariages secrets étaient-ils si rares,
et n'étaient-ils pas largement tolérés? La vérité est
qu'il ne voulait pas plus de pasteur que de curé
pour présider à son union. Il s'en était autrefois
nettement expliqué au Contrat -social, où il prétend
qu'un clergé qui serait l'arbitre des mariages de-
viendrait par là même maître des familles et de la
société, et ne tarderait pas à être pour l'Etat un
danger permanent1. On sait d'ailleurs que, toute sa
vie. il s'est déclaré l'ennemi d'un engagement irré-
vocable ; qu'à ses yeux, la famille elle-même n'a
rien de perpétuel ; que les enfants ne sont liés
aux parents que pendant le temps qu'ils ont besoin
d'eux pour se conserver. C'est donc à peine si l'on
peut regarder Rousseau comme l'inventeur du ma-
riage civil, après qu'il eut, pendant vingt-cinq ans,
pratiqué l'union libre. Et, pour que rien ne lui
manquât à cet égard,... que le véritable mariage,
un an était à peine écoulé, qu'il faillit demander au
divorce la fin d'une situation devenue trop dificile 2.
Rousseau a donné lui-même les motifs de son
mariage : il sont résumés dans ces mots adressés à
Moultou : « Vous savez sûrement que ma gouver-
nante, et mon amie, et ma soeur et mon tout est
enfin devenue ma femme. Puisqu'elle a voulu suivre
1. Contrat social, 1. IV, ch. vin. | 12 août 1769.
— 2. Voir sa lettre à Thérèse, \
456 LA VIE ET LES ŒUVRES
mon sort et partager toutes les misères de ma vie,
j'ai dû faire au moins que ce fût avec honneur.
Vingt-cinq ans d'union des cœurs ont produit enfin
celle des personnes. L'estime et la confiance ont
formé ce lien; s'il s'en formait plus souvent sous les
mêmes auspices, il y eu aurait moins de malheu-
reux1. »
Les lettres à Laliaud, à Dupeyrou et à Rey ne
sont que la répétition ou le développement de ces
pensées2. Vingt-cinq ans de vie sans honneur!
Rousseau n'en était pas encore convenu. Reste à
savoir si la ridicule cérémonie du 29 août donna à
son union l'honneur qui lui avait manqué jusque-là.
Vingt-cinq ans de noviciat avant le mariage, on
conviendra aussi que c'est long. Il n'en fallut pas
tant pour voir s'évanouir les belles qualités qui
avaient valu à Thérèse sa récompense : le dévoue-
ment, les soins, un attachement à l'épreuve de
l'adversité, un caractère sûr, une affection cons-
tante 3.
Franchissons maintenant une année ; quelle diffé-
rence ! « Depuis vingt-six ans, ma chère amie, que
notre amitié dure, je n'ai cherché mon bonheur que
dans le vôtre, et vous avez vu, par ce que j'ai fait en
dernier lieu, sans m'y être engagé jamais, que
votre honneur et votre bonheur ne m'étaient pas
moins chers l'un que l'autre. Je m'aperçois avec
douleur que le succès ne répond pas à mes soins.
Ma chère amie , non seulement vous avez cessé de
vous plaire avec moi, mais il faut que vous preniez
1. Lettre à Moultou 10 octobre
1768. — 2. Lettres à Laliaud, 31
août 1768 ; à Dupeyrou, 26 sep-
tembre 1768 ; à Rey, 31 janvier
1769. — 3. Lettres de Rousseau,
notamment celle adressée à
Rey, 31 janvier 1769.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 457
beaucoup sur vous pour y rester quelques moments
par complaisance. Vous êtes à votre aise avec tout
le monde , hors avec moi ; tous ceux qui vous en-
tourent sont dans vos secrets, excepté moi, et votre
seul véritable ami est le seul exclu de vos confi-
dences... Cependant, quelque passion que j'aie de
vous voir heureuse, à quelque prix que ce soit, je
n'aurais jamais songé à m'éloigner de vous pour
cela , si vous n'eussiez été la première à m'en faire
la proposition. Je sais bien qu'il ne faut pas donner
trop de poids à ce qui se dit dans la chaleur
d'une querelle, mais vous êtes revenue trop souvent
sur cette idée pour qu'elle n'ait pas fait sur vous
quelque impression. Je te conjure donc, ma chère
femme, de bien rentrer en toi-même, de bien sonder
ton cœur, et de bien examiner s'il ne serait pas
mieux pour l'un et pour l'autre que tu suivisses ton
projet de te mettre en pension dans une commu-
nauté, pour t'épargner les désagréments de mon
humeur et à moi ceux de ta froideur1. » Il n'y eut
pourtant pas de séparation. Thérèse, qui avait
intérêt à rester, s'arrangea de façon à ne pas pousser
les choses à l'extrême, et. s'il fut de nouveau ques-
tion de ces querelles de ménage, le public du moins
n'en a pas été informé.
Pendant que Jean-Jacques était en train de pro-
céder à son mariage , une autre affaire , qui pour
tout autre n'aurait été qu'une misère, lui causa une
foule de soucis et d'embarras. Un garçon corroyeur
de Grenoble, nommé Thévenin, prétendit lui avoir
prêté, dix ans auparavant, la somme de 9 francs,
et, pour comble de malheur, s'avisa de les réclamer
1. Lettre à Mmt Rousseau, 12 août 1769.
458 LA VIE ET LES ŒUVRES
par l'entremise de Bovier. Il ne pouvait choisir un
plus mauvais commissionnaire. Bovier avait été. sur
le point de payer sans rien dire ; puis il s'était
décidé à en écrire à Jean-Jacques, comme d'un
fait très simple et sans importance ; mais celui-ci
ne l'entendait pas ainsi. Non content de mander à
Bovier qu'il ne reconnaissait pas cette dette1, il
pressa le comte de Tonnerre, gouverneur de la pro-
vince, de faire comparaître et d'interroger Thévenin2.
Il était bien résolu à ne pas remettre le pied dans une
ville où l'on fabriquait contre lui de pareilles his-
toires, mais il avait encore plus à cœur d'approfon-
dir cette grave affaire. Il demanda une confrontation
avec son prétendu créancier. Le comte de Tonnerre
lui assigna un jour et ne s'y trouva pas. Rousseau
avait emmené avec lui Champagneux ; il en fut
réduit à voir Thévenin chez Bovier. Les explications
furent longues et orageuses, à en juger par le
compte rendu qu'il adressa au comte de Tonnerre.
Quoi qu'il en soit, deux choses paraissent établies:
la première , que Rousseau ne devait rien , et la
seconde, que Bovier était parfaitement innocent, et
avait tout au plus ajouté là une maladresse à plu-
sieurs autres. Dès les premiers mots d'explication,
ce dernier s'était empressé d'avouer qu'il avait bien
pu se tromper; mais Jean-Jacques n'était pas en
humeur d'accepter des excuses.
Il jugea pourtant à propos d'envoyer un cadeau
à Mmp Bovier ; il le lui devait bien , ainsi que ses
remerciements, pour tout le mal qu'il avait donné
à son mari. Peut-être, néanmoins, eùt-il mieux fait
1. Lettre à Dupeyrou, 9 sep- I comte de Tonnerre, 23-26 août et
ternbre 1768. — 2. Lettres au | l8r septembre 1768.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 459
de s'en dispenser, tant ses lettres, aussi bien celles
qui suivirent son premier départ que celles qu'il
écrivit après son second voyage, sentent le persi-
flage. Bovier en fut froissé et attristé, et renvoya le
cadeau. Quatre lignes cordiales et franches lui au-
raient fait plus de plaisir ; mais c'était demander à
Rousseau plus qu'il ne voulait donner1.
Quant à Thévenin, était-il de bonne foi? Les uns
disent oui, les autres disent non, et cela au fond
importe assez peu. Quoi qu'il en soit, Rousseau se
donna bien du mouvement pour obtenir des éclair-
cissements. Pendant des mois, il ne rêva, il ne parla,
pour ainsi dire, pas d'autre chose, et au bout de
deux ans il y pensait encore2.
Il disait quelquefois que l'affaire Thévenin lui
ferait quitter le pays; il chercha en effet à se pour-
voir ailleurs ; mais ses hésitations perpétuelles le
sauvèrent d'un nouveau déplacement. Si la lon-
gueur du voyage ne l'avait effrayé, il aurait pensé à
l'Amérique ; sa passion pour la botanique lui sug-
géra toutefois un autre projet plus modeste, celui
d'aller finir sa vie dans une ile de l'Archipel, dans
celle de Chypre ou dans tout autre coin de la Grèce,
n'importe lequel, pourvu qu'il y trouvât un beau
climat, fertile en végétaux. Comme il voulait s'y
rendre utile au progrès de la science, en se consa-
,1. FOCHIER, Séjour de J.-J. | 1768; à Dupeyrou, 9 et 26 sep-
Rousseau, etc. — DUCOIN, Parti-
cularités, — Servan, Réflexions
sur les Confessions. — 2. Voir
sur cette affaire les Lettres de
Rousseau au comte de Tonnerre,
23 et 26 août, l«r, 6, 13, 18, 20
septembre, 9 et 16 novembre
tembre, 2 et 30 octobre, 21 no-
vembre 1768; à Laliaud, 21 sep-
tembre, 5 et 23 octobre, 7 no-
vembre 1768 ; à M. L. D. M.,
23 novembre 1770; — Le journal
de Bovier ; — FOCHIER, — Du-
coin, — Servan, etc.
460 LA VIE ET LES ŒUVRES
crant tout entier à la botanique locale , il espérait
obtenir à ce titre la protection de quelque gouver-
nement, de la cour d'Angleterre, par exemple, et
comptait à cet égard sur les conseils et l'appui de
Mme de Luxembourg1.
La voie étant ouverte, les projets vont se succé-
der ; c'est à qui proposera le sien. L'Archipel n'ayant
pas eu, on ne sait pourquoi, l'assentiment des amis
de Jean-Jacques, on parla des Cévennes. Lui-même
y avait songé en quittant Trye ; Conti s'y était op-
posé ; cette fois que Conti y revenait, ce fut au tour
de Jean-Jacques de ne plus vouloir2. Il reçut aussi
des ouvertures pour une habitation dans les Dom-
bes 3. Le croirait-on? après une délibération faite
avec tout le poids, tout le sang-froid, toute la ré-
flexion dont il était capable, il accepta les offres de
Davenport et résolut de retourner à Wootton. Il
écrivit à ce sujet à l'ambassadeur d'Angleterre, et
obtint un passeport du duc de Choiseul. Il était bien
déterminé à en profiter, soit pour aller en Angle-
terre, soit pour aller à Minorque, dont le climat lui
aurait mieux convenu, ce qui ne l'empêchait pas de
prendre, à quelques jours de là, une détermination
contraire, et de décider que rien ne lui ferait quit-
ter la France. Walpole était secrétaire de l'ambas-
sade d'Angleterre; en fallait-il davantage pour le
faire changer d'avis? Moultou, d'ailleurs, lui avait
fait, dans l'intervalle, une proposition plus sédui-
sante que toutes les autres, celle de se retirer au
château de Lavagnac, près de Montpellier. Quand
Jean-Jacques apprit toutefois que deux de ses enne-
1. Lettre à La lliaud, o octobre I — 3. ld., 18 février 1769.
1768. — 2. M, 23 octobre 1768. I
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU.
461
mis étaient mêlés clans l'affaire, il se détermina bien
à contre-cœur à y renoncer *.
Comme conclusion, il n'alla ni à Lavagnac, ni
ailleurs, mais il se dégoûta de Bourgoin. L'eau ma-
récageuse et l'air de ce lieu lui occasionnèrent une
sorte d'enflure qui l'inquiéta vivement. Il parait
s'être décidé assez promptement à partir et ne recula
pas devant un déménagement d'hiver. Il est vrai
qu'il y allait de sa santé et que le déplacement était
court. Monquin, la nouvelle habitation qui lui fut
offerte, n'était qu'à une ou deux lieues de Bourgoin,
mais à mi-cote et dans une situation bien plus
agréable et bien plus saine.
II
La vie de Jean-Jacques à Monquin ne fut que la
continuation de celle qu'il avait menée à Bourgoin :
il y entretint les mêmes relations; il y fut égale-
ment accablé de visites; il s'y livra avec la même
passion à son goût pour la botanique.
Parmi les amitiés qu'il contracta à cette époque,
on doit citer en première ligne celle d'un vieil offi-
cier nommé Saint-Germain. M. de Saint-Germain
avait été du petit nombre de ceux qui n'avaient fait
aucune avance à Rousseau ; ce fut peut-être un
motif pour celui-ci d'aller de son côté, et de cher-
cher à faire de lui son confident. Ils n'avaient pas
les mêmes principes, et gardèrent chacun les leurs ;
1. Lettres à Moullou, 10 oc-
tobre, 5 et 21 novembre, ^dé-
cembre 1768; à Lalliaud, 2, 7,
28 novembre, 7 et 19 décembre
1768.
462
LA VIE ET LES OEUVRES
ils n'en devinrent pas moins très bons amis. La ré-
ponse de Saint-Germain à la première lettre, de
Rousseau est caractéristique et d'une franchise toute
militaire : « Si vous avez, Monsieur, à me confier
des choses qui ne s'accordent pas avec la religion
que je professe, je ne puis y prendre aucune part;
si elle n'est point compromise, elle me prescrit de
vous être agréable et utile, autant qu'il est en mon
pouvoir. Vous faut-il, pour ce que vous avez à me
confier, un homme ami de la vérité et qui n'ait
d'autre crainte que de faire le mal? En ce cas, vous
pouvez disposer de moi *. » Jean-Jacques usa lar-
gement en effet de la permission. Huit jours après,
il alla voir Saint-Germain, lui raconta sa vie et ses
malheurs, trouva en lui un cœur compatissant et
ferme, et, ce qui est plus merveilleux, ne s'offensa
pas de ses avis et de ses remontrances. « Il n'y a,
lui dit-il en se jetant à son cou, que des militaires
qui parlent avec cette franchise. » Puisqu'elle ne
vous offense pas, lui répliqua Saint-Germain, je vous
ferai observer que, plein d'amour-propre, vous êtes
puni par où vous avez péché. Vous croyiez avoir
tellement étonné les humains qu'ils allaient vous
élever des autels ; vous deviez assez les connaître
pour savoir que ce qu'ils approuvent aujourd'hui,
ils le blAment demain. Si, dans vos ouvrages, vous
aviez eu d'autres vues, vous jouiriez d'une consola-
tion qui vous manquera et que vous n'aurez jamais 2.
1. Réponse de Saint-Germain
à la lettre de Rousseau, du 9 no-
vembre 1768. — 2. Lettre de
Rousseau à Saint-Germain, 16
novembre 1768. — Dusaulx,
De mes rapports avec J.-J.
Rousseau, 2e Entretien. — Fo-
CHIER, Séjour, etc. — Peti-
tain, Appendice aux Confes-
sions et Notes à propos de la
lettre de Rousseau à Saint-Ger-
main du 9 novembre 4168.
T)E JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 163
Jean-Jacques n'était point accoutumé à ce langage.
Il n'avait pu savoir jusque-là ce que c'était qu'un
ami chrétien, et il se trouva que le premier qu'il
rencontra unissait aux lumières de la foi la sagesse
d'un jugement solide, la loyauté d'un soldat et la
pitié compatissante d'un cœur sensible. Ces qualités
avaient de quoi séduire une âme généreuse; au
point où en était Jean-Jacques, on doit lui savoir
gré de ne pas s'èU'e cabré contre les dures vérités
qui lui étaient adressées.
A en juger par la correspondance qui s'établit
entre eux, on ne peut douter que, dans les épan-
chements de la conversation, Jean-Jacques n'ait fait
à Saint-Germain bien des confidences. Mais des se-
crets jetés dans le sein d'un ami ne pouvaient lui
suffire, il voulut encore faire de lui le dépositaire
de ses appels à la postérité et de ses moyens de ré-
habilitation future. La lettre qu'il lui écrivit dans ce
but, et que Dusaulx a appelée son testament mys-
tique, est extrêmement longue. Elle contient presque
l'histoire de sa vie, et surtout le récit détaillé des
persécutions dont il se croyait l'objet , avec les
noms de ses prétendus persécuteurs : le duc de
Choiseul, Diderot, Grimm, Mmc de Boufflers, Mme de
Luxembourg, D'Alembert, Hume, etc. Nous lui
avons fait de fréquents emprunts, et nous ne la rap-
pelons ici que comme un témoignage de la con-
fiance que Jean-Jacques avait mise en Saint-Ger-
main. Elle montre bien d'ailleurs que, si celui-ci
gagna le cœur de Rousseau, il lui fut impossible de
l'amener à des idées plus sages. On ne raisonne
pas avec la folie.
Rousseau , dans sa lettre , avait parlé de son
manque de ressources; ce fut une occasion pour
4G4 LA VIE ET LES OEUVRES
Saint-Germain de lui faire des offres d'argent ;
mais autant Rousseau aimait à faire étalage de sa
pauvreté, autant il était réservé pour accepter des
bienfaits. Non seulement il refusa; mais, plus d'une
fois, il chargea son ami, qu'il savait aussi charitable
que pieux, d'être l'intermédiaire des aumônes qu'il
trouvait moyen de prélever sur ses modestes reve-
nus. Du reste, sa charité était proverbiale et ne se
bornait pas à quelques pièces de monnaie jetées
avec dédain pour se débarrasser de sollicitations
importunes. Saint-Germain en cite des traits à
Bourgoin et à Monquin , comme d'autres en ont ci-
tés pour Montmorency , Motiers-Travers ou autres
lieux.
La vie de Rousseau à Monquin est aussi pauvre
en événements qu'en travaux intellectuels. Son amour
de la singularité lui fit adopter une manière parti-
culière de dater ses lettres, en intercalant, entre les
chiffres de l'année, ceux du jour et du mois. Ainsi
sa lettre à Saint-Germain, du 26 février 1770, était
ainsi datée : A Monquin, 17 f 70. Souvent il écri-
vait en tête le quatrain suivant :
Pauvres aveugles que nous sommes!
Ciel démasque les imposteurs,
Et force leurs barbares cœurs
A s'ouvrir aux regards des hommes.
De temps en temps, à ces mauvais vers, il subs-
tituait la devise : Post tenebras lux. Ces petites bi-
zarreries n'avaient pas d'autres conséquences que
de dénoter l'état de son âme. Lui-même en sentit
sans doute le ridicule, car il y renonça l'année sui-
vante.
OF. JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 465
Sa lettre à Saint-Germain montre assez que, si sa
raison l'avait abandonné , il n'avait pas oublié l'art
d'écrire; mais on dirait qu'il ne se souciait plus
d'en user. Sa paresse d'esprit, son découragement,
la résolution qu'il avait prise de se faire oublier pa-
ralysaient son talent. Lui rappelait-on ses mémoires,
il déclarait n'en plus vouloir entendre parler1. Ce
n'est pas que le public ne le préoccupât, et que lui-
même ne se crut l'objet de l'attention universelle2;
mais il lui semblait qu'on ne pouvait songer à lui
que pour le perdre. Nous avons vu ailleurs le mé-
contentement que lui causa l'impression de son mé-
moire sur La vertu la plus nécessaire aux héros 3.
Dans une autre circonstance il se plaignit amère-
ment que Rey eût publié ses anciennes lettres à
M. de Tressan , à propos de ses affaires avec Palis-
sot4. Sa correspondance se ressent de ces disposi-
tions. Parmi ses lettres, les seules qui traitent d'ob-
jets vraiment sérieux, sont celle qu'il écrivit à
M. X... sur l'existence de Dieus et celles à l'abbé M...
sur l'éducation 6. La plupart des autres ne roulent
guère que sur la botanique. Une partie de sa cor-
respondance avec la duchesse de Portland date de
cette époque. La rencontre d'une plante intéressante,
une excursion, voilà les événements de sa vie. Il fit
en nombreuse compagnie une herborisation au mont
Pilât7, qui dura toute une semaine. Il s'en promet-
1. Lettre à Rey, 27 avril 1769. | 1768. — 3. Lettres à Rey, 31 jan-
— 2. Voir la page écrite sur j vier 1769; à Lahaud, 13 jan-
une porte à Bourgoin, intitu- vier, 4 février 1769. — 4. Lettre
lée : Sentiment du public sur à Moultou, 28 mars 1770. — 5.
mon compte dans les divers
états qui le composent; Voir
aussi, Lettre de Rousseau à une
dame de Lyon , 3 septembre
Le 15 janvier 1769. — 6. 2 fé-
vrier, 28 février, 3 et 14 mars
1770. — 7. Au mois d'août 1769.
3H
466 LA VIE ET LES ŒUVRES
tait beaucoup de satisfaction, et il advint qu'il n'en
eut aucune. Par moments il se croyait forcé par ses
persécuteurs (on ne voit pas bien pourquoi) à re-
noncer à cette science de la botanique qui lui était
si chère. Alors il voulait vendre ses livres, se dé-
faire de son herbier, mais la nature ne tardait pas
à reprendre le dessus.
Ses défiances ne connaissaient pas de bornes. Il
suffisait , par exemple , d'un vers- égaré sans inten-
tion malveillante et sans application raisonnable à
Rousseau, dans une tragédie du poète De Belloy,
pour lui faire croire qu'elle avait été composée tout
exprès contre lui. Il est vrai qu'il revint sur son
appréciation; mais quelle lettre de plaintes, quels
récits impossibles de persécutions occasionna cette
rétractation \
Sa demeure de Monquin n'avait pas tardé d'ail-
leurs à lui déplaire ou à l'inquiéter : son honneur
ne lui permettait plus, disait-il, de l'habiter. Le
prince de Conti le rassurait de son mieux, cherchait
à apaiser ses soupçons contre Mme de Luxembourg-,
élevait des objections et des difficultés contre ses
projets de départ2; mais c'était bien peine perdue.
Rousseau continuant à insister3, Conti consentit à la
fin à le recevoir, non à Paris, mais à Pougues, près
Nevers. En attendant, il lui déclarait qu'il ne pou-
vait songer, comme il en avait le désir, à se choisir
un asile par tout le royaume, et à en changer à son
gré; que Lyon était impossible, comme étant dans
le ressort du parlement de Paris ; qu'un passeport
1. Lettre à De Belloy, 19 fé- i 3. Lettre au prince de Conti,
vrier 1770. — 2. Lettre de Conti 31 mai 1769 et autre sans
à Rousseau, 5 avril 1769. — date.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
467
à l'étranger serait plus facile à obtenir ; mais que
rien ne le pressait de partir, les complots n'existant
que dans son imagination '. L'entrevue eut lieu au
mois de juillet2; mais Gonti ne réussit pas mieux
par ses paroles que par ses lettres, et finit même,
quoique à contre-cœur, par se prêter aux désirs du
malheureux.
Malgré son impatience, Rousseau resta encore
huit mois, non sans gémir sur les complots qui l'en-
veloppaient et sur les nécessités qui l'enchaînaient
à Monquin3. Il songea un moment à aller en Savoie,
mais il ne tarda pas à revenir à l'idée de rester en
France4. Dupeyrou lui proposa de se retirer chez
lui ; son offre était d'autant plus méritoire qu'il
venait de se marier et n'avait nul besoin de la
société de Jean-Jacques. Celui-ci aurait bien fait
d'accepter ; mais il se défiait toujours de ses amis
et, non sans raison peut-être, craignait de trop se
rapprocher d'eux3.
Enfin, l'honneur, le devoir, (grands mots qui cou-
vraient simplement le désir de changement et la
volonté de Thérèse), faisant entendre leur voix, il
écrivit à son hôte, M. de Cesarges, une lettre ridi-
cule et impertinente ; c'était sa manière de dire
adieu aux personnes qui avaient bien voulu le rece-
voir6.
Une fois de plus, il allait partir par un coup de
i. Lettre du prince de Conti j 1770; à Laliaud, 4 avril 1770. —
à Rousseau, 16 juin 1769, et
une autre sans date, même
époque. — 2. Lettre de Rous-
seau à Dupeyrou, 21 juillet 1769.
— 3. Lettres à Dupeyrou, 23 fé-
vrier 1770: à Mme B., 16 mars
4. Lettre à Moullou, 28 mars et
6 avril 1770. — 5. Lettre à Du-
peyrou, 7 janvier 1770. — 6.
Lettre à M. de Cesarges, fin
d'avril 1770.
468
LA VIE ET LES OEUVRES
tète ; mais il est permis de se demander si ces
coups de tête étaient bien réels, ou s'ils n'étaient
pas un moyen calculé pour trancher les questions
qu'il se croyait impuissant à dénouer d'une façon
régulière. Ainsi, dans la circonstance présente, il
voulait quitter Monquin ; il avait le désir d'aller à
Paris ; mais Conti s'y opposait ; mais Saint-Germain
lui faisait les objections les plus sensées ' ; mais, en
un mot, il n'en serait jamais venu à bout, s'il n'avait
pas pris le parti de brusquer la situation.
Pourquoi maintenant ce désir de retourner à
Paris? C'est le cas de poser un autre point d'inter-
rogation : si, malgré son pouvoir, le prince de Conti
ne se croyait pas en état de défendre son protégé à
Paris contre les poursuites du Parlement ; si Saint-
Germain, son meilleur ami, le dissuadait d'aller
chercher là une foule d'ennuis et de luttes, dont il
ne sortirait que fortement meurtri ; lui-même
n'avait-il pas exprimé cent fois son horreur pour
Paris? Paris n'était-il pas, dans sa pensée, le quar-
tier général de ses ennemis, le siège du Parlement
et du Gouvernement, la patrie des gens de lettres,
le pays des mauvaises mœurs et des conventions
mondaines, le lieu où il lui serait le plus difficile de
satisfaire son goût pour la campagne et sa passion
pour la botanique ? Jean-Jacques pensa à tout cela
vraisemblablement; mais, suivant son usage, sa fan-
taisie lui tint lieu de loi et de raison. Il a prétendu
(pie l'exiguïté de ses ressources l'obligeait de cher-
cher dans son ancien métier de copiste de musique
un supplément nécessaire. Mais ses ressources
1. Réponse de Saint-Germain
à la lettre de Rousseau du 20 fé-
vrier 1770. — Appendice aux
Confessions, édition Petitain.
— DUSAULX : De mes rapports
avec J.-J. Rousseau.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 469
n'avaient pas diminué, et il ne s'était jamais trouvé
dans l'embarras. On a pensé avec plus de vraisem-
blance que son obscurité lui pesait ; qu'il se trouvait
repris d'un certain désir de renommée ; qu'il lui en
coûtait, maintenant que ses Confessions étaient ter-
minées, de les garder pour lui seul. Quoi qu'il en
soit, il se rendit à Paris, et, comme s'il eût affiché
la volonté formelle de se jouer des recommanda-
tions de Conti, il s'arrêta près d'un mois à Lyon.
Rien ne prouve que Conti se soit formalisé de ce
manque d'égards ; il est probable même que sa
protection suivit Jean-Jacques à Paris, mais discrè-
tement et pour ainsi dire en secret. On ne peut, en
effet, s'empêcher de remarquer qu'à partir de cette
époque, et même un peu auparavant, on ne trouve
plus aucune trace de correspondance entre eux.
Après sa lettre à M. de Césarges, Rousseau
n'avait plus qu'à partir. Il resta pourtant encore en-
viron un mois ; il avait parfois de singulières fiertés.
Il prépara, sans se hâter, son départ1 et prit, à la
fin de mai, la route de Lyon.
Nous n'avons aucun détail sur le séjour qu'il y
fit. Nous savons seulement que Dupeyrou vint l'y
voir. Depuis quelque temps, les rapports entre eux
étaient un peu tendus, et leur correspondance était
en grande partie consacrée aux reproches ou aux
explications aigres-douces. Peut-être Dupeyrou
pensa-t-il qu'une visite ferait plus que toutes les
lettres. Il est à croire qu'il n'en fut rien, car Rous-
seau n'écrivit plus ensuite que deux fois à son ami,
et sa dernière lettre est pour le moins aussi aigre
que les précédentes2. Pendant qu'il était à Lyon, il
1. Lettre à Saint-Germain, \ 13 novembre 1770, 23 février
s. d. — 2. Lettres à Dupeyrou, | 1771.
470 LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
faillit avoir une aventure analogue à celle qu'il avait
eue avec Thévenin. Un individu de Monquin s'avisa
de lui envoyer par la poste une note de fournitures
qu'il aurait négligé de payer avant son départ. « Ce
Monsieur Rousseau était si bon, si généreux, dit la
femme, que j'ai cru qu'il enverrait, sans examen et
sans rien approfondir, le montant de notre mé-
moire. » Saint-Germain tira Jean-Jacques de ce
petit embarras *.
1. Lettre à Saint-Germain, 3
juin, et Réponse de Saint-Ger-
main, 6 juin 1770. — Voir
MuSSET-Pathay : Histoire de
J.-J. Rousseau, 2e période, t. I,
p. 174.
CHAPITRE XXX
Du mois de juin 1770 au 20 mai 1778.
Sommaire : Rousseau a Paris. — I. La statue de Voltaire. — Bustes
de Rousseau.
II. Installation de Rousseau à Paris. — Changement dans ses habi-
tudes. — Sa fortune. — Ses travaux de musique. — Il reçoit deux mille
écus de l'Opéra. Ouvrages de Rousseau sur la botanique. — Relations
mondaines de Rousseau. — Sa rupture avec Mme Latour. — Mmo de
Genlis. — Dusaulx. — Rulhières. — Rernardin de Saint-Pierre. —
Corancez.
III. Lectures des Confessions. — Publication des Confessions. —
Examen et critique des Confessions. — Coup d'œil général sur la vie
de Rousseau. — Jugement de Ginguené sur les Confessions et réponse
de La Harpe. — Jugements de Servan et de Sainte-Beuve.
IV. Considérations sur le gouvernement de Pologne.
V. Les Dialogues. — Pensées moroses et hallucinations de Rousseau.
— Jugements de Rousseau sur lui-même. — Moyens pris par Rousseau
pour assurer la conservation et la publication des Dialogws.
VI. Les Rêveries. — Rousseau renversé et blessé par un chien.
VII. Rousseau songe à quitter Paris et à se retirer dans un hôpital. —
Offres d'asile. — Départ de Rousseau pour Ermenonville.
I
En ce moment, un petit événement assez ridicule
agitait le monde des lettres : il était question d'élever
une statue à Voltaire, de son vivant. Ce trait de
vanité mesquine de la part de Voltaire, de basse
flatterie de la part de ses admirateurs, pouvait exciter
la jalousie de Jean-Jacques; il fit mieux, il se con-
tenta d'en sourire. Lui aussi avait été à même d'a-
voir au moins sa médaille; mais loin d'y pousser,
comme on insinuait que Voltaire le faisait pour sa
472 LA VIE ET LES OEUVRES
propre statue, il avait refusé de se prêter à l'hon-
neur que prétendaient lui faire ses amis1. Il est vrai
que lui-même avait eu la faiblesse de réclamer
fièrement, comme un droit, des statues pour l'auteur
à' Emile; mais cet appel, qu'il savait bien devoir
rester sans écho , ne s'adressait qu'à la postérité. Vol-
taire s'était beaucoup moqué de lui à cette occasion ;
Rousseau n'avait-il pas actuellement au moins les
mêmes droits de se moquer de Voltaire?
Il était convenu que la statue serait élevée par
souscription. Les contributions étaient fixées à deux
louis et réservées exclusivement aux hommes de
lettres. Voltaire ne s'attendait pas que Jean-Jacques
viendrait mêler son nom à ceux de ses nombreux
admirateurs. « J'apprends, écrivit Rousseau en en-
voyant ses deux louis, qu'on a formé le projet d'é-
lever une statue à M. de Voltaire, et qu'on permet
à tous ceux qui sont connus par quelque ouvrage
imprimé de concourir à cette entreprise. J'ai payé
assez cher le droit d'être admis à cet honneur pour
oser y prétendre, et je vous supplie de vouloir bien
interposer vos bons offices pour me faire inscrire au
nombre des souscrivants2. »
Ce don, comme Rousseau en convient, « était
moins une générosité qu'une vengeance ; mais une
vengeance à la Jean-Jacques, que Voltaire ne lui ren-
drait pas3. » Il pouvait en effet être désagréable à
ce dernier de se trouver l'obligé de Jean-Jacques;
cependant , s'il n'avait pas été aveuglé par la pas-
sion, il aurait pris son parti de cet hommage, qu'il
ne pouvait décemment décliner. D'Alembert, qui
1. Lettre à Rey, 11 juin 1769, I 2 juin 1770. — 3. Rousseau juge
- 2. Lettre à la Tourelte. Lyon, J de Je an- Jacques, 3« Dialogue.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 473
était chargé de recueillir les fonds, ne douta pas
qu'on ne dût l'accepter et écrivit à la Tourette une
lettre de remerciements1. Mais Voltaire ne l'enten-
dait pas ainsi, et on eut toutes les peines du monde
à l'empêcher de faire rendre à Rousseau sa mise ,
comme si c'eût été lui que ce soin regardait. « J'ai
peur, dit-il d'abord , que les gens de lettres de Paris
ne veuillent point admettre d'étranger; ceci est une
galanterie toute française2. » Ce qui ne l'empêchait
pas de solliciter la souscription du roi de Prusse.
« Je ne puis voir, disait-il encore, cet homme sur
la liste, à côté de vous et de M. le duc de Choiseul 3. »
Rousseau ne daigna pas seulement répondre, et put
triompher à son aise des sottises et des insolences
gratuites de Voltaire.
Les répugnances de Rousseau ne le sauvèrent pas
toutefois des honneurs ou des ennuis de la gravure.
C'est le sort de tous les hommes célèbres de servir
de modèles aux artistes. « Puisque vous voulez me
faire graver malgré mon goût, écrivait-il à Rey,
mieux vaut m'avoir ressemblant que défiguré. Je
préfère M. de la Tour, comme incapable de se prêter
aux manœuvres qui ont guidé le pinceau de Ramsay
et les crayons de Liotard 4. » Peu de temps après,
la spéculation s'en mêlant, on vendait deux , six et
huit louis son buste en biscuit, en albâtre ou en
ivoire, ainsi que ceux de Voltaire, de Montesquieu
et de d'Alembert5.
1. Lettre de la Tourette à Vol-
taire, 26 juin 1770. — 2. Lettre
à la Tourette, 23 juin 1770. —
3. Lettre de Voltaire à d'Alem-
bert, 16 juillet 1770. Voir aussi
ses Lettres à d'Alembert, 30 juin, | 1771.
et à Grimm, 10 juillet; de d'A-
lembert à Voltaire, 2, 7 et 25 juil-
let 1770. — DESNOIRESTERRES,
t. VII, chap. m. — 4. 26 juillet
et 9 septembre 1770. — 5.
Grimm, Corresp. littér., 15 mars
474 LA VIE ET LES ŒUVRES
n
Rousseau était arrivé à Paris dans les derniers
jours de juin 1770. En passant par Dijon, il s'était
arrêté pour aller jusqu'à Montbard, faire visite à
Buffon. Ces deux amis de la nature s'estimaient
l'un l'autre, sans s'être jamais vus ; ils durent être
heureux de se trouver réunis.
Rousseau n'avait pas de logement à Paris et n'é-
tait pas homme à se presser pour en chercher un ;
il n'avait pas non plus de mobilier. Il n'aurait pas
manqué d'amis pour le recevoir, au moins à titre
provisoire ; il préféra prendre un logement garni
très mesquin, presque misérable, mais qu'il jugea
en rapport avec l'état de sa fortune. Ce parti sau-
vegardait mieux sa liberté et avait l'avantage de ne
pas engager l'avenir : « Vous me demandez, écri-
vait-il à Rey, si je me fixerai à Paris ; je vous ré-
ponds que je ne sais jamais aujourd'hui ce que je
ferai demain1. » « Me voici à Paris depuis trois se-
maines, écrivait-il à Saint-Germain; j'y ai repris
mon ancienne habitation ; j'y revois mes anciennes
connaissances ; j'y suis mon ancienne manière de
vivre ; j'y exerce mon ancien métier de copiste ; et,
jusqu'à présent, je m'y retrouve à peu près dans la
même situation où j'étais avant de partir. Si on m'y
laisse tranquille, j'y resterai ; si l'on m'y tracasse,
je l'endurerai 2. »
Dusaulx, un de ses amis, aurait bien voulu le
tirer de son taudis ; Jean-Jacques l'autorisa à lui
1. 26juillet 1770. — 2. 14août 1770.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
475
chercher une autre habitation, qu'il s'empressa de
refuser quand elle fut trouvée1. « Si vous veniez
loger près de moi? lui dit un autre jour Dusaulx.
— J'y songeais, répondit Rousseau, et qu'avant
deux heures je sache à quoi m'en tenir. » L'affaire
s'arrange, on découvre un bel appartement donnant
sur le jardin des Tuileries. Mais pendant que Du-
saulx était sorti, Jean-Jacques arrêtait « un réduit à
sa mesure et qui, dit-il, sera fort commode en y
mettant des planches2 ». Il parait qu'il avait été
séduit par le bon sens et les manières de la pro-
priétaire, une certaine Mmc Venant, épicière, retirée
du commerce ; il ne voulait surtout avoir à personne
l'obligation de son logement.
Cet appartement, où il resta tout le temps qu'il
passa à Paris, c'est-à-dire pendant près de huit ans,
était situé rue Plàtrière, au quatrième étage. Il se
composait de deux pièces ; la première, très petite
et un peu obscure, servait de cuisine en été et de
décharge en hiver; des ustensiles de cuisine en
faisaient le principal ornement; l'autre, éclairée
par deux fenêtres donnant sur la rue Plàtrière, ser-
vait de salon de réception, de chambre à coucher,
et même, la moitié de l'année, de cuisine. C'est là
que Jean-Jacques, vêtu d'une robe de chambre
d'indienne bleue, la tête couverte d'un bonnet de
coton, se tenait habituellement, copiant de la mu-
sique, écrivant, jouant de l'épinette, souvent aussi
veillant aux soins du ménage et écumant le pot.
Deux petits lits garnis de cotonnade bleue à
flammes , l'épinette , une commode , une armoire
1. Lettre de Rousseau, à Du-
saulx, 7 novembre 1770. —
2. Dusaulx, De mes rapports
avec J.-J. Rousseau et de notre
correspondance.
476
LA VIE ET LES OEUVRES
renfermant des livres, des papiers, des cahiers de
musique, une table, quelques chaises, composaient
tout le mobilier. Aux murs, couverts d'une tenture
blanche et bleue, étaient suspendus des portraits de
Rousseau lui-même dans des médaillons, quelques
cadres et gravures, entre autres un plan de la forêt
et du parc de Montmorency et un portrait du Roi
d'Angleterre ; un serin chantait dans une cage , des
pots de fleurs garnissaient les fenêtres. En somme,
dit Bernardin de Saint-Pierre, « il y avait dans l'en-
semble de son petit ménage un air de propreté, de
paix et de simplicité qui faisaient plaisir1. » Mais
n'en déplaise à notre auteur, tout cela nous semble
bien prosaïque. Qu'on y joigne Thérèse, occupée à
un travail de couture et jetant sa note saugrenue
dans la conversation, et l'on aura un tableau de la
vulgarité la plus complète.
Que Jean-Jacques ait consulté avant tout dans
son choix la médiocrité de sa fortune, c'était preuve
de sagesse ; mais on s'explique plus difficilement
qu'il ait été se caser au centre de Paris, au qua-
trième étage, dans un quartier tumultueux. Rien,
absolument rien, que peut-être la proximité du bou-
levard et, comme il le dit, le grand et bon air 2, ne
lui recommandait cette situation. La simplicité n'ex-
clut pas une certaine élégance ; comment se fait-il
que ces tentures bigarrées de bleu et de blanc, ce
mobilier sans caractère, n'aient pas choqué son
goût? Déjà à Motiers, il avait dédaigné les belles
perspectives de la montagne, pour s'enfermer dans
1. Bernardin de Saint-
Pierre , Jugement sur J.-J.
Rousseau. — D'Eymar, Mes vi-
sites à J.-J. Rousseau, t. II. Des
Œuvres inédites de J.-J. Rous-
seau, publiées par Musset-
PATHAY. — 2. Lettre à Dupey-
rou, 2 juillet 1771.
DE JEAX-JACQUES ROUSSKAU. 4i/
une chambre n'ayant d'autre vue qu'une vilaine
cour. Etait-ce indifférence, résignation, ou simple-
ment défaut de goût? Ce poète de la nature, cet ar-
tiste inimitable sur le papier, n'aurait-il donc pas
su goûter pour son propre compte les jouissances
de la nature et de l'art?
A l'époque de la Révolution, on a donné à la rue
Plâtrière le nom de Jean-Jacques Rousseau. La mai-
son autrefois habitée par lui est à l'angle de cette
rue et de la rue Coquillère, à la place occupée ac-
tuellement par le café qui porte également son
nom.
De l'habitation de Rousseau, passons à sa per-
sonne. Bernardin de Saint-Pierre nous a aussi con-
servé son portrait, tel du moins que l'affection le
peignait à ses yeux. Quoique Rousseau ne fût pas
encore un vieillard (il avait cinquante-huit ans), son
caractère et sa santé n'avaient pas laissé que de
faire maigrir son corps et d'altérer ses traits ; mais
ce qui en lui ne vieillissait pas, c'était son regard,
c'était l'expression du visage. « Ses yeux, dit un
autre auteur1, étaient comme deux astres, son génie
rayonnait dans ses regards et m'électrisait. » Du
reste, sauf une épaule qui paraissait un peu plus
élevée que l'autre, soit à cause de l'attitude qu'il
prenait en travaillant, soit par un effet de l'âge, toute
sa personne était bien proportionnée ; teint brun,
avec quelques couleurs aux pommettes, bouche
belle, nez très bien fait, front rond et élevé 2.
Rousseau, en arrivant en France, ne pouvait
ignorer qu'il y revenait à titre de simple tolérance,
1. Le prince de Ligne. — | Pierre, loc. cit.
Bernardin de Saint-
478 LA VIE ET LES OEUVRES
qu'une imprudence pouvait lui susciter des embar-
ras, « qu'il suffisait d'une mauvaise tête parmi les
conseillers des enquêtes et requêtes pour le dénon-
cer et obliger le procureur général à sévir et à
l'éloigner pour le moins. » Nous ne parlons pas de
son ennemi supposé, le duc de Choiseul, il est à
croire qu'il l'avait alors oublié. Quoi qu'il en soit, il
lui fallut modifier ses habitudes et son genre de
vie. Son costume arménien attirant trop l'attention,
il le remplaça par un autre moins compromettant :
perruque ronde à trois rangs de boucles, habit-
veste et culotte de drap gris, longue canne à la
main. On a dit d'un côté qu'il était obligé de vivre
plus retiré, et, d'un autre côté que la foule s'assem-
blait sur la place du Palais-Royal pour le voir et
lui faire des ovations quand il allait au café de la
Régence. Le fait est que, pourvu qu'il eût le soin
de ne pas trop se singulariser, et surtout de ne rien
imprimer, on était résolu à passer très facilement
sur le reste. La tolérance alla jusqu'à le laisser
porter publiquement son nom. Il avait jugé à propos
de reprendre son ancien métier de copiste de
musique. Il aurait pu s'en dispenser; sa fortune, en
effet, quoique modeste, n'avait point diminué1, et
ses dépenses à Paris étaient restées fort restreintes ;
mais il s'était persuadé que son métier lui devenait
nécessaire pour vivre. Il avait besoin, disait-il, d'en
1. Il la fixe à 1,100 livres;
mais il n'y comprend pas les
300 livres de rentes que Rey
faisait à Thérèse (Second Dia-
logue et Lettre à M. de Sartine
du 15 janvier 1772). Elle se
trouva augmentée peu de
temps après de 340 livres par
an, par le placement d'une
somme de 2,0U0 ecus qu'il reçut
de l'Opéra. (Voir à l'édition
des Confessions de 1790, le Dis-
cours préliminaire de DUPEY-
ROU.)
DE JEAN-JAf.Ol'ES ROUSSEAU
479
retirer 1,500 francs par an. Il se faisait payer cher
(10 sous de la page); mais ses copies, soignées jus-
qu'à la minutie, ornées de vignettes et de fleurons
« semblaient être moins l'ouvrage de la plume que
du burin1. » Si cependant, au lieu de s'en rap-
porter aux auteurs, on préfère écouter Jean-Jacques
lui-même, il nous apprendra que, n'ayant l'esprit à
rien, il ne l'avait pas non plus à son travail ; qu'il
faisait beaucoup de fautes et les corrigeait ensuite
en grattant le papier jusqu'à le percer, et qu'alors
il y collait tout simplement des pièces2. Mais ici
Rousseau se calomnie. La Bibliothèque nationale
possède un gros recueil autographe de morceaux
de musique, copiés par lui pour diverses personnes,
entre autres pour la comtesse d'Egmont. Ces pages
sont très soignées, et presque sans ratures ni grat-
tages. Il est vrai qu'un manuscrit du Devin, con-
servé à la Bibliothèque de la Chambre des députés,
est fait avec moins de soin et a notamment plusieurs
pièces recollées, mais les uns étaient pour les pra-
tiques, l'autre n'était que pour l'auteur seul.
Rousseau nous apprendra encore que, dans un
espace de six ans, il copia plus de six mille pages
de musique pour le public. Et pourtant, là ne se
borna pas son travail. Il mit en musique plus de
cent romances ou morceaux détachés, dont il priait
ses amis de composer les paroles. Corancez, qui
n'était pas poète, dut, bon gré mal gré, s'exécuter
comme les autres et composer les paroles d'un
opéra dont Jean-Jacques faisait à mesure la musique.
1. Bachaumont, 1er juillet
1770; — Correspondance litté-
raire, 15 juillet 1770; — d'Ey-
mar, etc. — 2. J.-J. Rous-
seau, Second Dialogue.
480 LA VIE ET LES ŒUVRES
Au lieu de l'envoyer au théâtre, celui-ci s'était mis
en tête qu'il le ferait jouer par des amateurs, et
lui-même devait chanter sa partie. Heureusement
on n'alla pas beaucoup au-delà du premier acte. Il
s'avisa aussi de composer une seconde musique
pour le Devin; mais la première resta toujours la
bonne et la plus populaire \ En somme , ses tra-
vaux de musique à cette époque, tant en composi-
tion qu'en copie, forment un total de plus de huit
mille pages2. Cette occupation, d'ailleurs, ne pou-
vait que lui être salutaire, en le détournant de ses
idées noires, et avait bien ses charmes. Il disait
quelquefois qu'en copiant de bonne musique, il jouis-
sait d'un excellent concert3.
Après son travail et son repas du milieu du jour,
il faisait habituellement une longue promenade aux
Champs-Elysées et passait, comme nous venons de
le dire, par le café de la Régence. Il trouvait là à
faire sa. partie d'échecs, ainsi qu'à un autre café qui
porte aujourd'hui son nom et qui était situé dans la
maison même qu'il habitait. Enfin, il fréquenta
pendant quelque temps un troisième café, rue de la
Verrerie, appartenant à la sœur de sa propriétaire.
Elle n'y faisait pas ses affaires, la présence de
Rousseau le releva. Cependant il l'abandonna bien-
tôt, parce que des jeunes gens y vinrent lui réciter
dérisoirement des passages de YÊmile'1.
1. En 1779, la nouvelle mu-
sique de Devin, ayant été
raire, avril 1779.) — 2. Second
Dialogue, et Corancez, De
chantée au théâtre, fut sif- J.-J. Rousseau. — 3. Lettres du
liée sans respect pour la mé-
moire de Rousseau, qui était
mort depuis moins d'un an.
(GRIMM, Correspondance litté-
professeur Prévost de Genève
sur J.-J. Rousseau. — 4. MUS-
Sbt-Pathay, Histoire de J.-J.
Rousseau, 3e période.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 481
Jean-Jacques avait toujours aimé le théâtre ;
Paris eut au moins l'avantage de lui procurer le
moyen de satisfaire son goût. Les Comédiens ita-
liens lui offrirent ses entrées libres, ainsi qu'à sa
femme ; on prétendit qu'il avait accepté , et l'on en
conclut qu'il allait travailler pour la scène et même
qu'il faisait un opéra l. Il appréciait par-dessus tout
la musique de Gluck et continua d'assister à son
opéra d' Orphée2, même après qu'il eut cessé de
fréquenter les spectacles. Il dut à l'entremise de ce
musicien, qui était en même temps son ami, un
avantage assez précieux : l'administration de l'Opéra
lui rendit enfin justice et lui versa 2,000 écus3. Un
jour qu'il était à une représentation à'Iphigénie
avec Bernardin de Saint-Pierre, la foule l'incommo-
dait. Bernardin de Saint-Pierre le nomma tout bas,
en recommandant la discrétion, et aussitôt tout le
monde le considéra en silence et s'écarta respec-
tueusement, de peur de le gêner *. Ces faveurs de
l'opinion lui étaient agréables. Un temps vint cepen-
dant où l'on cessa de 's'occuper de lui et où il put
circuler inaperçu ; il fut sensible à cet oubli du
public. Mais si l'on avait continué à le regarder,
n'aurait-il pas crié au complot ?
La botanique était, avec la musique, sa grande
occupation. Il ne les cultiva pas toujours toutes deux
également, tantôt consacrant plus de temps à l'une,
tantôt donnant à l'autre la préférence. Peu de temps
1. Bach aumont, 23 avril 1770 ;
— Lettres de Rousseau à Rey,
9 septembre 1770; à M'ae B.,
7 juillet 1770. — 2. Journal de
Paris, 18 août 1788. — 3. Ba-
CHaumont, 24 avril 1774; —
Discours préliminaire de Du-
peyrou, en tète de son édition
des Confessions en 1790. — 4.
Bernardin de Saint-Pierre,
Essai sur J.-J. Rousseau.
31
482
LA VIE ET LES OEUVRES
après son arrivée à Paris, il avait vendu ses livres
et ses herbiers à Dupeyrou ; mais celui-ci , toujours
attentif à traiter son ami en enfant gâté, avait tenu
à lui en laisser la libre disposition pendant toute sa
vie. Il parait que plus tard, il les vendit d'une
façon plus sérieuse et s'en dessaisit réellement1.
Bientôt toutefois, sa passion reprenant le dessus, il
projetait de refaire un herbier plus beau, plus
complet que le premier, et sur la fin de sa vie, il
revint « au foin pour toute nourriture, à la botanique
pour toute occupation ».
Eu cela comme en toutes choses, Rousseau avait
d'ailleurs sa manière à lui. Ce qu'il cherchait, c'é-
tait moins la science que la contemplation de la na-
ture et l'observation des merveilles de l'organisation
végétale; moins le travail et l'étude que la satisfac-
tion d'un g-oùt innocent, qui avait l'avantage de le
séparer des hommes et de l'éloigner de ses persécu-
teurs. Aussi s'attachait-il bien plus à faire de jolis
herbiers qu'à classer et caractériser les genres et
les espèces. Son esprit, ami de l'ordre, se plaisait
dans ces soins minutieux. Rien n'égalait la patience
qu'il mettait à dessécher et à aplanir les rameaux,
à étendre les feuilles, à conserver aux fleurs leurs
couleurs, à coller les plantes sur des feuilles de pa-
pier qu'il encadrait de beaux filets rouges. Ses col-
lections, ainsi préparées, étaient comme des recueils
de miniatures; son moussier, de format in-12, était
un petit chef-d'œuvre d'élégance 2.
1. Lettre à Dupeyrou, 13 no-
vembre 1770. — 2. Second Dia-
logue. — Rêveries, 7e prome-
nade. — Lettres du prof. Pré-
vost. — Bernardin de Saint-
Pierre, Essai sur J.-J. Rous-
seau. — Lettres de Rousseau à
Rey, 23 novembre 1769,30 août
1771. — L'herbier de Rousseau
est actuellement déposé au
Musée botanique de Berlin.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 483
Jean-Jacques allait souvent herboriser dans la
campagne (à la fin il y alla matin et soir). Plus
dune fois, il prit part aux excursions dirigées par
les deux Jussieu, l'oncle et le neveu; mais il ne pa-
rait pas enchanté de ces promenades, qu'il trouvait
trop tumultueuses11. Souvent aussi il se contentait
d'étudier les plantes au Jardin du Roi 2 ; ou même,
ce qui valait encore moins, de faire de la science
de cabinet. La plupart de ses lettres sur la bota-
nique sont datées de Paris. On prétendit aussi qu'il
faisait un Dictionnaire de Botanique ; il s'en défen-
dit comme d'un faux bruit 3. La suite montra que
cette nouvelle n'était pas sans fondement.
Il ne faut pas prendre à la lettre ce que Rousseau
dit de son ignorance en botanique. Il ne le pensait
pas lui-même et n'aurait pas tant écrit sur cette
science, s'il s'en était cru aussi incapable. Sans être
un savant, il avait fini par acquérir des connais-
sances d'amateur assez complètes ; il aimait à se
rendre compte, à observer, et, sans vouloir faire
progresser la science, était au courant de ce que
les autres avaient découvert. Il porta aussi de ce
côté son esprit novateur et inventif, et chercha une
écriture abrégée pour la botanique 4.
Voici la liste de ses travaux sur cette science. Ils
n'ont été publiés qu'après sa mort :
1° Quinze Lettres à Mm0 la duchesse de Portland,
1766-1776;
2° Une Lettre à Liotard, le neveu, jardinier à Gre-
noble, 7 novembre 1768; '
1. Lettre à Malesherbes, Mil. I H septembre 1770. — 3. Lettre
— 2. Bachaumont, 26 juillet à Rey, 9 septembre 1770. —
1770. — Lettre à Saint-Germain, \ k. Lettres du prof. Prévost.
484 LA VIE ET LES OEUVRES
3° Une Lettre au botaniste Gouan, 26 décembre
1769 *;
4° Neuf Lettres à M. de la Tourette, 1769-1773;
5° Trois Lettres à M. de Malesherbes, la première
en 1762, les deux autres en 1771 ;
6° Huit Lettres à Mme Delessert, 1771-1773 ;
7° Une Lettre à ïabbé de Pratnont,lS avril 1778;
8° Enfin des Fragments pour un Dictionnaire des
termes d'usage en botanique2.
On peut y joindre une Lettre à Linné , 21 sep-
tembre 1771.
La plupart de ces lettres sont de simples cause-
ries avec des amis. On y voit qu'à plusieurs reprises,
il a voulu abandonner la botanique, mais qu'il y est
toujours revenu, et a même cherché à en tirer parti
en faisant de petits herbiers pour les amateurs3. Il
ne parait pas qu'il en ait vendu beaucoup, et ceux
qu'il a faits, ou auxquels il a contribué pour M. de
Malesherbes, pour Mme dePortland, pour Mme Deles-
sert, ne lui furent sans doute pas payés, du moins
directement.
Les lettres de Rousseau à Mme Delessert sont ses
meilleures et forment le commencement d'un cours
suivi et méthodique. Mme Delessert était la fille de
Mmo Boy de la Tour. On sait que Jean-Jacques
tenait en grande intimité toute cette famille. Happe-
lait Mme Boy de la Tour , ma tante , et Mme Deles-
sert, ma cousine. Cette dernière servait quelquefois
d'intermédiaire auprès de la tante Gonceru , à qui
1. Publiée par A. Grasset, i réunies ensemble dans les
dans sa brochure : Jean-Jac-
ques Rousseau à Montpellier,
1854. — 2. Ces diverses pro-
ductions sont ordinairement
œuvres de Rousseau. — 3.
Lettres à Malesherbes, 1771 et
11 novembre 1771.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 485
Jean-Jacques continuait à payer une rente de
100 francs1. Mme Deiessert avait elle-même une fille,
à qui elle désira donner quelques connaissances en
botanique. Jean-Jacques se chargea de ce soin et
adressa à son amie huit lettres très élémentaires,
comme il convient à une enfant, mais claires, pré-
cises, pleines de charme et quelquefois de poésie.
On les compléta plus tard ; on y ajouta des dessins
pour l'intelligence du texte ; c'était peut-être leur
donner une importance qu'elles ne comportaient pas.
Le plus faible des travaux botaniques de Rous-
seau est son Dictionnaire ou, pour parler plus exac-
tement, les Fragments de son Dictionnaire, œuvre
toute de définitions, qui n'a même pas pour se
relever, et ne pouvait guère avoir le charme du
style. S'il était plus complet on pourrait dire que
c'est un assez bon cahier d'élève. Il serait toutefois
injuste de le juger à la rigueur. Il n'est pas prouvé
en efïet que Rousseau le destinât à la publicité, et,
dans tous les cas, il ne pouvait songer à le faire
imprimer dans l'état où il l'a laissé. "Le Dictionnaire
a également été complété et décoré du titre de
Botanique de J.-J. Rousseau, il ne méritait assuré-
ment pas cet honneur.
Smith a donné à une jolie plante d'Amérique ,
voisine des convolvulacées, le nom de Rousseau :
Roussoea simple x.
Parmi les autres occupations de Rousseau, il ne
faut pas manquer de compter les visites à faire et à
recevoir, les diners dont il lui fallait prendre sa
part, les nouvelles relations d'amitié qu'il lui plut
1. Lettre à Mme Deiessert, s. j trospective de 485i.
d. Publiée dans la Revue ré-
486
LA VIE ET LES OEUVRES
de contracter. Il ne garda guère de ses anciennes
intimités que M. de Saint-Germain. Il resta aussi
en relations avec Rey, lui exprima le regret de ne
l'avoir pas vu à Paris, lui adressa des conseils sur
l'éducation de sa filleule, des recommandations et
des reproches sur la manière dont il éditait ses
œuvres et dont il gravait la musique du Devin. Les
300 francs de rente que Rey payait à Thérèse
n'étaient sans doute pas étrangers à la continuation
de ces rapports \ Sauf ces deux exceptions, Jean-
Jaeques oublia ses anciens amis, Dupeyrou, Mme de
Verdelin, qui pourtant, en 1771 , lui écrivit encore
une lettre bien affectueuse2. En revanche, il fit de
nouvelles connaissances. On était étonné de voir
comme il s'était humanisé du jour au lendemain.
« Quelques gens, sans doute ses ennemis, dit Ba-
chaumont. prétendent qu'il a extrêmement baissé ;
ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il est beaucoup plus
liant. Il a dépouillé sa morgue cynique, se prête à
la société, va manger fréquemment en ville, en
s'écriant que les dîners le tueront3. » « Il va beau-
coup dans le monde, dit Grimm, et a déposé sa peau
d'ours avec son habit d'Arménien \ » Son métier
de copiste de musique le mettait naturellement en
rapport avec des personnes de toute sorte. Bien des
gens désireux de le voir trouvèrent là un prétexte
pour s'introduire chez lui et satisfaire leur curiosité.
Parfois il s'en apercevait et se prêtait à une super-
cherie qui, en définitive, tournait à son profit5. D'au-
1. Lettres de Rousseau à Rey,
24 mars, 9 juillet, \h octobre
1771, 14 juin 1772, 11 octobre
1773, etc. — 2. 24 août 1771.— 3.
BaChaumontt,22 juillet 1770; —
Lettre de Rousseau à la Tourette,
1er juillet 1770. — 4. Corresp.
littèr., lojuillet 1770. — o. D'Er-
mar , Mes visites à J.-J. Rous-
seau.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
487
très fois, il éconduisait brutalement les visiteurs im-
portuns et se renfermait strictement dans les termes
de sa profession.
Au bout d'un ou deux ans, il s'ennuya de ce mou-
vement mondain, cessa de faire des visites et pré-
tendit reprendre son existence solitaire. Bien plus,
il laissa pour ainsi dire toute correspondance. Il est
à remarquer en efîet qu'à partir de 1772, il existe
fort peu de lettres de lui. Sans doute' la crainte de
se trouver en rapport avec les agents de la conspi-
ration qui le poursuivait, contribua à cette résolu-
tion1. Cependant, s'il lui plut d'interrompre des
relations qui le gênaient, il n'en faudrait pas con-
clure qu'il ait mené une vie bien solitaire. Il eut
toujours, au contraire, un petit nombre d'amis très
assidus auprès de sa personne 2. Mais en dehors de
ce petit cercle restreint, il devint très difficile de
pénétrer jusqu'à lui. On raconte à ce sujet une
anecdote assez piquante. Un jour, un de ses amis
intimes, Corancez, n'osant lui présenter une jeune
Anglaise de sa connaissance, ne trouva rien de
mieux que de la faire passer pour la bonne de ses
enfants. Thérèse, d'ailleurs, que Jean-Jacques appe-
lait son Cerbère, avait toujours eu la manie de l'oc-
cuper à elle seule et veillait à écarter de lui ceux
qui étaient simplement des amis, pour ne laisser
pénétrer que les gens qui pouvaient être un profit
pour le ménage.
La critique, toujours en éveil, avait raillé la mi-
santhropie de Jean- Jacques ; quand il voulut chan-
i. Lettre à M»' X., 14 août
1772. — 2. 3e Dialogue. — Lettres
de Rousseau à Saint-Germain,
7 janvier 1772 ; à Milord Har-
court, 16 juin 1772; à Rey ,
15 septembre 1773.
488
LA VIE KT LES OEUVRES
ger de manière d'être, on railla son changement.
On jasa sur la jolie mercière, sa propriétaire, qui,
n'en déplaise à sa gouvernante , lui tenait lieu de
tout1; mais il ne faut voir là qu'une simple plai-
santerie ; on parla de ses soupers chez Sophie Ar-
nould, avec l'élite des petits maîtres et des talons
rouges 2. Quoique, d'après Mm0 de Genlis, Rousseau*
allât rarement souper en ville, il fit en effet plus
d'une fois exception en faveur de .la célèbre actrice.
On aurait pu se moquer encore de sa simplicité et
de sa familiarité avec une autre actrice qui habitait
la même maison que lui. Il parait qu'en passant
devant sa porte, il aimait à s'attarder pour rire et
bavarder avec elle, et aussi pour lui donner des
conseils. La jeune fille, qui ne le connaissait pas et
ne le connut peut-être jamais, le traitait très cava-
lièrement. Un jour elle lui sauta sur les genoux et
lui mit du rouge malgré lui ; et Jean-Jacques de se
sauver en riant comme un fou s.
On peut, à ces relations qui n'avaient rien de
bien intime, en joindre plusieurs autres : quelques
personnes sur lesquelles Jean-Jacques exerçait son
talent de moraliste ; un jeune homme qu'il détour-
nait du suicide u ; un autre à qui il donnait des con-
seils b ; une dame à qui il traçait des règles pour
l'éducation de son fils6; et parmi ceux qui venaient
chez lui, un Gascon nommé Audrioud, qui, d'après
d'Eymar, était dans sa maison sur un pied de grande
familiarité et ne se gênait nullement pour le contre-
1 . Lettre de l'abbé Galiani à
Baynal, 30 octobre 1770. — 2.
GRIMM, Corr. litt., 15 juillet
1770. — 3. GrÉtry, Essai sur
la musique, t. II, p. 205. — 4.
Lettre à un jeune homme,
24 novembre 1771. — 5. Lettre
au comte de Saint- Aldegonde,
13 février 1774. — 6. Lettre à
M&e de 7\, 6 avril 1771.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 489
dire sur les questions de musique ; des jeunes
gens, des femmes, des personnages de toute sorte.
Un des principaux fut le prince de Ligne, qui a
laissé un récit des deux visites qu'il lui fît, et qui
lui proposa même assez maladroitement une re-
traite *.
Citons encore, quoique cette connaissance n'ait eu
lieu que plus tard, un jeune homme nommé Desjo-
bert. Ce jeune homme était sur le point de se
marier. « Comment, lui dit un jour sa fiancée,
peut-on être homme, avoir vingt-cinq ans, et ne pas
connaître Rousseau? » Il court donc rue Plàtrière ;
un vasistas s'ouvre, une figure désagréable parait.
— M. Rousseau ? — Il n'y est pas ; — et le vasistas
de se refermer. Mais Rousseau copie de la musique ;
Desjobert lui en porte ; on la prend. — Vous repas-
serez dans huit jours, lui dit-on, et ainsi pendant des
semaines et des mois. Enfin, un jour : — Attendez,
M. Rousseau désire vous parler. — Un accident, lui
dit Rousseau, est arrivé à votre musique ; un chat
a renversé dessus l'écritoire. Je ne manque jamais
à ma parole, et je vous demande quelques jours
pour refaire la copie. — La conversation s'engage.
Desjobert se destinait aux forêts. — Alors, vous
savez la botanique ? — Certainement. — Eh bien,
nous pourrons herboriser ensemble. Et la liaison
s'établit au point que Jean-Jacques, en quittant
Paris, chargea son jeune ami de vendre ses livres.
Mais Desjobert ayant trouvé plus simple de les sup-
poser vendus et de remettre une somme ronde à
Rousseau, celui-ci se méfia, découvrit la supercherie
1. Prince de Ligne, Mes
Conversations avec J.-J. Rous-
490
LA VIE ET LES ŒUVRES
et cessa toute relation avec celui qui l'avait trompé '.
Pourquoi faut-il qu'à ces noms ignorés ou insi-
gnifiants, à ces relations d'un jour, nous puissions à
peine joindre Mme Latour de Franqueville? Certes,
si quelqu'un devait espérer d'entrer dans l'amitié
du grand homme, c'était bien l'admiratrice pas-
sionnée, la femme dévouée qui, en toute circons-
tance, l'avait défendu contre tous ses adversaires ,
que Rousseau lui-même, malgré son caractère om-
brageux, avait honorée de son affection et de sa
reconnaissance ; celle dont, pas un seul jour, l'amitié
ne lui avait fait défaut; celle qu'on a pu, par-
dessus toutes les autres, appeler la dévote de Jean-
Jacques. La malheureuse femme dut être tristement
froissée par l'accueil que lui fit l'homme à qui elle
avait voué son culte : « Mes sentiments pour vous,
lui écrivait-elle peu de temps après son retour,
tiennent de l'amour que les dévots portent à Dieu...
Je voudrais que tous les cœurs se réunissent au
mien pour vous rendre un hommage moins dispro-
portionné à votre mérite 2.
Quand Jean-Jacques fut à Paris, il parut complè-
tement oublier son amie. « Quoi, lui écrivit-elle à la
fin, vous êtes à Paris depuis plus d'un mois, logé
presque à ma porte, sans avoir rien fait pour que
je vous voie Votre indifférence m'humilie et
me remplit d'amertume 3. — Si je ne vais pas vous
voir, lui écrivait-elle un mois après, c'est de crainte
1. Sainte-Beuve, Causeries
du Lundi. Corr. de Voltaire et
Œuvres et Corr. inéd. de J.-J.
Rousseau, 2e article 22 juillet
1861. Sainte-Beuve tenait cette
anecdote de son ami G. Du-
veyrier,qui lui-même la tenait
de son père. — 2. 9 juillet
1769; 25 mars 1770. — 3. Lettre
de M,nC Latour à Rousseau,
2 août 1770.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
491
d'être importune ; mais dites un mot et je suis chez
vous. Tout cela est inexplicable. Depuis le 4 juillet
1769, malgré sept lettres de moi, je n'ai pas un mot;
mais l'épreuve ne dût-elle jamais finir, elle ne
triomphera point de la constance de mon attache-
ment pour vous \ » « Je n'accepte point, lui répon-
dit enfin Rousseau, l'honneur que vous voulez me
faire. Je ne suis pas logé de manière à recevoir des
visites de dames, et les vôtres ne pourraient man-
quer d'être aussi gênantes pour ma femme et pour
moi qu'ennuyeuses pour vous2. » Cependant une
telle indifférence ne rebute point Mme Latour, et elle
s'avise à la fin d'une idée qui arrachera bien quel-
ques paroles à son ami : c'est le projet de publier
leur correspondance3. Rousseau se garda bien d'y
donner son- assentiment; mais, chose plus grave, il
assaisonna son refus de procédés particulièrement
blessants. Enfin il voulut rompre, simplement parce
que le commerce de Mme Latour lui était devenu
onéreux et que son amitié avait cessé de lui conve-
nir4. Mme Latour aurait mieux fait de ne pas s'a-
baisser à une justification trop facile; mais, comme
elle l'avait dit, rien ne devait triompher de son at-
tachement. Elle écrivit donc à Jean-Jacques une
dernière lettre (chacune devait toujours être la der-
nière), où elle lui parlait d'un petit ouvrage qu'elle
avait composé pour sa défense. Pour le coup, Jean-
Jacques parut presque touché, mais non jusqu'à re-
venir sur sa détermination. Ainsi Mmc Latour ayant
eu à lui demander les noms de Mm0 Rousseau. —
1. Lettre de Mm* Latour à
Rousseau, 2 septembre 1770. —
2. Lettre à Mm* Latour, 4 sep-
tembre 1770. — 3. Lettres de
Mme Latour à Rousseau, 8 sep-
tembre 1770 et 14 avril 1771.
— 4. Lettre à Mme Latour,
14 avril 1771.
492
LA VIE ET LES ŒUVRES
« Thérèse Le Vasseur, » répondit-il, pas un mot de
plus. C'était de l'impertinence1.
Que fait alors Mme Latour? Ne pouvant plus
écrire, elle va sans se nommer chez son ami, sous
prétexte de lui donner de la musique à copier. Ils
ne s'étaient jamais vus qu'une fois. Ne la reconnut-
il point ou feignit-il de ne pas la reconnaître ? Tou-
jours est-il qu'il la remit à trois mois, pour lui rendre
quatre pages de musique, et quand elle se fut nom-
mée, il ne daigna pas rapprocher le terme. Elle
cherche de nouveau à l'émouvoir; elle réclame une
entrevue, elle intéresse Thérèse à sa demande ; tout
est inutile, et les trois mois bientôt révolus, le len-
demain d'une troisième entrevue, il lui envoie sa
partition avec son ultimatum. Il n'accepte pas les
services qu'elle se propose de lui rendre, et qu'elle
voulut en effet lui rendre malgré lui, et il entend
cesser leurs relations 2.
Elle écrivit pourtant encore trois lettres à Rous-
seau3, mais elle n'obtint pas de réponse. Tant de
persévérance méritait assurément mieux. Dans cette
lutte entre la fidélité et l'attachement d'une part, la
froideur et l'injustice d'autre part, le dernier mot
resta à la fidélité. Mme Latour demeura profondément
attachée à Rousseau, même après qu'il lui fut inter-
dit de le lui dire; et, quand il fut mort, elle lui
continua encore le tribut de son dévouement et ne
1. Lettres de Mma Latour à
Rousseau, 26avrill771 ; de Rous-
seau à Mm' Latour, 7 juillet; de
Mme Latour, 8 juillet 1771, avec
Réponse de Rousseau, le même
jour. Il s'agit ici de la Lettre à
l'auteur de la justification de
J.-J. Rousseau dans sa conduite
avec M. Hume. Cette lettre n'a
paru qu'en 1781. — 2. Lettres de
Mme Latour à Rousseau, 7 avril
1772 ; de Rousseau àMmt Latour,
et de Mme Latour à Rousseau,
24 juin 1772. — 3. Mars 1775,
18 juin et 15 novembre 1776.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
493
cessa point de prendre sa défense contre quiconque
se permettait de l'attaquer \ Elle mourut dans la
misère à l'hôpital de Saint-Mandé, en 1789.
Qu'on n'attribue pas cette conduite de Rousseau
à la sauvagerie. Il était à Paris, parce qu'il entrait
dans ses vues de voir le monde, et il y vit, en effet,
beaucoup de monde, même des dames 2. Il voyait
Mmc de Chenonceaux et allait dîner chez elle 3. Il
écrivait sur un tout autre ton à Mmc de Créqui, quoi-
qu'il eût bien aussi quelques boutades à se repro-
cher à son égard 4. Même quand il s'excusait ou re-
fusait, il savait le faire poliment 5. Surtout il ne fit
pas le sauvage avec Mmc de Genlis. Elle prétend
que, pendant cinq mois, il alla diner chez elle presque
tous les jours. Elle raconte plusieurs anecdotes sur
son compte et parle de lui et de ses qualités en fort
bons termes. Leur intimité pourtant ne dura pas et
finit comme elle avait commencé, sans motif ou à
peu près 6.
1. Voici la liste des princi-
pales publications de Mme La-
tour en faveur de Rousseau :
Lettre de Mmcde Saint-G.à Fré-
ron, du 14 janvier 1779. — Let-
tre à Fréron, par Mme D. L. M.
— Lettre d'un Anonyme à un
Anonyme, ou Procès de l'esprit
et du cœur de M. d'Alembert,
20 niai 1779.— Lettre à M. d'A-
lembert, 25 septembre 1779. —
— Réponse anonyme à l'auteur
anonyme (d'Alembert). — Er-
rata de l'essai sur la musique
ancienne et moderne, ou Lettre
à l'auteur de cet Essai (de la.
Borde), par Mme X., 20 août
1780. — Mon Dernier Mot, ou
Réponse à ha lettre que M. de la
B. (de la Borde) a adressée à
l'abbé Rousier. — Ces divers
opuscules, avec la Lettre sur la
querelle avec Hume, ont été réu-
nies sous le titre général de la
Vertu vengée par l'amitié, 1 vol.
in-8, 1781, et tome XXX des
Œuvres de J.-J. Rousseau. Édi-
tion de Genève, 1782.— 2. Let-
tres de Rousseau à Mme de B.,
7 et 13 juillet 1770. — 3. Lettre
de Rousseau à Dusaulx, 9 no-
vembre 1770.— 4. Trois Lettres
à Mme de Créqui. Les deux pre-
mières de septembre ou oc-
tobre 1770, la troisième de
1771. — 5. Lettre à Mme de Mes-
mes, 29 juillet 1772.— 6. Mmc de
Genlis, Souvenirs de Félicie et
Mémoires.
494 LA VIE ET LES ŒUVRES
Parmi les amis que Rousseau se fit pendant qu'il
était à Paris, il en est plusieurs qui méritent une
mention spéciale. Citons Dusaulx, Rulhière, Bernar-
din de Saint-Pierre, Corancez.
Les rapports avec Dusaulx ne durèrent pas plus
de six ou sept mois et ne purent résister aux sus-
ceptibilités ombrageuses de Jean-Jacques; mais,
pendant ce temps-là, ils se virent et se parlèrent
beaucoup, et avec beaucoup de confiance. Le témoi-
gnage de Dusaulx est précieux, au moins en ce qui
concerne les relations personnelles, les seules dont
il doive être question ici1. On a accusé Dusaulx de
malveillance; peut-être fut-il simplement équitable;
mais certaines gens ne comprennent que le respect
aveugle, quand il s'agit de Jean-Jacques. Dusaulx
avait un grand désir de faire la connaissance de
Rousseau. 11 espéra qu'une lettre de Duclos lui en
faciliterait les moyens; mais une première entrevue
lui laissa peu d'espoir d'en obtenir une seconde.
Quel ne fut pas son étonnement quand, deux mois
après, le grand homme vint de lui-même se jeter
dans ses bras. « En peu de jours, dit Dusaulx, nous
eûmes l'air et le ton de vieux amis. » Rousseau le
chargea de l'assister dans la longue et ennuyeuse
besogne de la réception de ses visites. Femmes de
la cour, jolis messieurs saupoudrés d'ambre se pres-
saient dans sa chambre ; mais Dusaulx s'acquitta
trop bien de ses fonctions , et Jean-Jacques craignit
qu'un excès d'amabilité ne le livrât en proie à un
flot continu des visiteurs.
Si l'on en croit Dusaulx, Rousseau aurait fait
1. DUSAULX, De mes rapports \ correspondance. 1 vol. in-8. 1797.
avec J.-J. Rousseau et de notre
F>E JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 495
trêve en sa faveur, pendant quelque temps, à ses
soupçons; et pourtant Dieu sait jusqu'à quel degré
d'extravagance il les portait. Le jour que Louis XV
mourut, un de ses amis le trouva abîmé de douleur.
« 11 y avait en France, dit-il, deux hommes également
détestés, moi et le Roi, il n'en reste plus qu'un, et
vous sentez, mon ami, que je vais hériter de la
haine qu'on portait à ce prince '. » Et à propos de
l'occupation de la Corse : « Vous ne savez donc pas :
c'est un tour que m'a joué Choiseul. Ce suppôt du
despotisme a voulu me ravir la gloire du code que
j'avais rédigé pour ces insulaires. »
Mais il avait bien aussi ses bons moments, pleins
de douceur et de mélancolie ; il se livrait alors tout
entier ; du moins Dusaulx le crut quelque temps ;
il goûtait les charmes de la nature ; il jouissait de
devoir son existence à son travail de copiste ; il se
rappelait avec délices les enivrements de la compo-
sition de son Héloïse.
La lecture solennelle qu'il fit alors de ses Confes-
sions fut tout un événement. Nous y reviendrons
plus tard.
Comme traits de mœurs et de caractère, il faut
citer deux soupers : l'un, chez Rousseau; l'autre,
chez Dusaulx.
Souper chez Jean-Jacques : quel bonheur pour
Dusaulx, et comme il avait accepté avec trans-
port ! Rousseau lui avait demandé une bouteille
de vin d'Espagne ; l'autre en envoya douze ; grosse
maladresse, qui faillit amener une brouillerie. A
son arrivée, Dusaulx trouva Jean-Jacques occupé à
tourner la broche, pour faire cuire un perdreau ; il
1. Corancez raconte le même trait.
i96 LA VIE ET LES ŒUVRES
se mit à la tourner après lui. Le dîner fut simple,
mais délicat, et surtout d'une singulière propreté.
On fit honneur au vin d'Espagne. Rousseau versait
souvent à son convive et se tenait lui-même sur la
réserve. Ne voulait-il point ainsi lui délier la langue,
l'observer et le mettre à la question ?
Au dîner de Dusaulx la société était plus nom-
breuse. A quelques nuages près, s'écrie Dusaulx,
mon Dieu, qu'il fut aimable ce jour-là, et comme il
se connaissait peu, quand il prétendait que la nature
lui avait refusé le don de la parole ! Tantôt enjoué,
tantôt sublime, il débordait comme un torrent im-
pétueux. Avant le dîner, il avait raconté d'une façon
charmante quelques anecdotes tirées des Confes-
sioîis. A la vue de ses livres, il s'émut; mais il en
parla avec une liberté d'esprit incroyable, et la con-
versation ayant été amenée sur les auteurs vivants,
il les caractérisa, même Voltaire, avec une impar-
tialité et une justice qui montraient combien il était
supérieur à la jalousie.
La veille, Dusaulx l'avait conduit chez Piron.
Piron était malin et n'avait pas toujours ménagé
Jean-Jacques ; mais il fut pris d'un tel enthousiasme
en le voyant, il lui fit tant d'amitiés, qu'un aussi
bon accueil pouvait passer pour une amende hono-
rable. Cependant Rousseau resta gêné avec Piron ;
les saillies, l'esprit mordant et caustique de celui-ci,
lui en imposaient ; peut-être aussi avait-il ses an-
ciennes épigrammes sur le cœur.
Dusaulx raconte longuement, trop longuement,
l'histoire de sa rupture, comme s'il s'agissait d'un
événement important. Au fond, la chose fut bien
simple, Jean-Jacques fut pris de ses défiances ; une
correspondance pénible fut échangée et ne fit quai-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 497
grir son esprit ; une rupture était inévitable, et, en
effet, après quelques essais de réconciliation, tentés
par Dusaulx, elle ne tarda pas à se produire.
Malgré des dispositions qui n'étaient rien moins
que favorables, Jean-Jacques avait, en quelque sorte,
obligé Dusaulx à travailler à la continuation de
YEmile (il avait déjà fait ou fit plus tard la même
proposition à plusieurs, entre autres à Bernardin de
Saint-Pierre) ; mais si, en toute occurrence, il est
difficile de travailler à l'œuvre d'autrui, s'il était
particulièrement téméraire à un Dusaulx de coudre
sa prose aux superbes morceaux de Jean-Jacques,
il devenait bien impossible alors de le satisfaire.
Bien plus, Dusaulx se permit de lui donner des
conseils contre la lecture et la publication des Con-
fessions. C'en était plus qu'il ne fallait pour les
brouiller à jamais.
Rulhières était le voisin et l'ami de Dusaulx ; nous
ne connaissons que par ce dernier ses relations avec
Rousseau. Il fut pour lui une connaissance agréable
plutôt qu'un ami, et, par un privilège inouï, il le
connut pendant vingt ans, sans se fâcher sérieuse-
ment avec lui ; ce qui vient peut-être de ce que
Rousseau ne le prenait pas lui-même fort au sérieux.
Il fut ainsi redevable de son crédit à son esprit
léger et à son caractère facile. Quand Rousseau était
de mauvaise humeur, Rulhières le faisait rire ;
quand il boudait, ou grondait, ou tombait dans ses
défiances, l'autre se tirait d'affaire par une plaisan-
terie. Cependant Rulhières ayant fait une comédie
intitulée : Le Méfiant, où l'on pouvait sans grands
frais d'imagination reconnaître Rousseau, ils ces-
sèrent de se voir.
Bernardin de Saint-Pierre connut Rousseau en
TOME II 32
498 LA VIE ET LES ŒUVRES
1771. Avec un caractère plus égal et plus facile que
Rousseau, avec des idées moins fausses, Bernardin
de Saint-Pierre se fit néanmoins son disciple en lit-
térature et presque en morale ; aussi ne parle-t-il
de lui qu'avec une affection respectueuse, comme
d'un maître dont on aime à étudier les leçons et à
imiter les exemples.
Dès le premier jour, ils faillirent se brouiller, à
l'occasion d'un cadeau de café1. Ce nuage fut tou-
tefois bientôt dissipé ; et, comme ils se convenaient
par beaucoup de côtés, il est à croire qu'ils se
seraient liés intimement, si la jalousie de Thérèse
n'était venue se mettre à la traverse.
Parmi ses souvenirs, Bernardin de Saint-Pierre
choisit de préférence les traits qui répondaient le
mieux à sa propre nature et faisaient le plus d'hon-
neur à son héros : ses vertus, ses qualités morales,
sa sensibilité, son amour de la nature, en un mot
ce qu'on pourrait appeler le côté sentimental de sa
personne 2.
« Ce que j'ai trouvé de plus admirable dans son
caractère, dit-il, c'est que jamais je ne l'entendis
médire des hommes dont il avait le plus à se
plaindre. » — « Si on lui racontait quelque trait de
sensibilité, il pleurait. La bonté du cœur lui parais-
sait supérieure à tout et était le trait dominant de
son caractère. Son cœur, que rien n'avait pu dé-
praver, opposait sa douceur, à tout le fiel de nos
sociétés. Gai, confiant, ouvert, dès qu'il pouvait se
livrer à son caractère naturel ; était-il sombre, il
1. Lettre de Rousseau à Ber- I Saint-Pierre, Essai sur J.-J.
nardin de Saint-Pierre, 3 août l Rousseau; Études de la nature ;
1771. — 2. Bernardin de I L'Arcadie, etc.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
499
est, disais-je, dans son caractère social, ramenons-le
à la nature. »
« Toutes les facultés de son esprit, ses mœurs,
ses ouvrages portaient l'empreinte de son caractère.
Dans l'intimité, surtout s'il était question du bon-
heur des hommes, son âme prenait l'essor, ses sen-
timents devenaient touchants, ses idées profondes,
ses images sublimes, et ses discours aussi véhéments
que ses écrits. » « Sa probité était bien supérieure à
son génie. On pouvait tout lui confier, sans craindre
ni sa malignité, ni son infidélité. »
Rappelons aussi la promenade que Bernardin de
Saint-Pierre fit avec Jean-Jacques au Mont-Yalérien,
l'hospitalité qu'ils reçurent dans un ermitage, leur
émotion en voyant la vie du cloître et en entendant
réciter à la chapelle les litanies de la Providence.
« Ah ! s'écria Rousseau en partant, qu'on est heu-
reux de croire ! »
Que ces tableaux soient flattés, cela est assez évi-
dent ; ils montrent au moins l'ascendant que Rous-
seau exerçait autour de lui. Bernardin de Saint-
Pierre ne va-t-il pas jusqu'à dire que Rousseau
s'estimait peu lui-même, supportait la contradiction
et reconnaissait ses erreurs ! Partout la pensée de Ber-
nardin de Saint-Pierre se porte sur la note tendre et
mélancolique ; partout aussi l'on y découvre un désir
constant d'excuser au moins ce qu'il ne peut justifier.
Corancez a écrit l'histoire de ses relations avec
Rousseau dans le but de corriger et de combattre
Dusaulx.il n'a guère fait en réalité que le répéter et
le compléter1.
1. De J.-J. Rousseau, articles
parus au Journal de Paris du
16 au 21 prairial an VI. Coran-
cez avait déjà fait précédem-
ment une réponse à un article
de la Harpe sur Rousseau ;
Journal de Paris, 30 octobre
1778.
500 LA VIE ET LES OEUVRES
Lui aussi eut l'honneur d'être admis à la table du
grand homme et faillit se brouiller avec lui plus
d'une fois ; lui aussi eut à essuyer ses moments de
mauvaise humeur. Il est vrai qu'ils n'ont pas tou-
jours vu leur ami du même œil ; mais les nuances
qui, il y a cent ans, pouvaient offusquer les fana-
tiques de Jean-Jacques , se sont bien fondues et
effacées aux yeux de la postérité. Le témoignage de
Corancez est, en tout cas , un des plus recomman-
dables, pour ne pas dire le plus recommandable ;
d'abord parce qu'ayant connu Rousseau pendant les
douze dernières années de sa vie, il en peut parler
plus sciemment et plus complètement que n'importe
qui ; ensuite parce qu'à part les illusions de son af-
fection, il parait plein de bonne foi et n'a pas pour
le troubler, comme Dusaulx, les prétentions litté-
raires ou les susceptibilités personnelles.
Corancez s'est surtout attaché à reproduire la
physionomie de Rousseau, son caractère, ses habi-
tudes, sa vie de tous les jours. Il s'étend volontiers
sur les inégalités de son humeur, qu'il attribue à
une sorte de maladie mentale et ne craint pas
même de prononcer le mot de folie : « Il m'a réa-
lisé dit-il, l'existence possible de Don Quichotte. »
Et penser que c'est un ami qui parle ainsi ! « Quand
il était lui, dit-il encore, il était d'une simplicité
rare, qui tenait de l'enfance. Il en avait l'ingénuité,
la gaité, la bonté et surtout la timidité. Lorsqu'il
était en proie à une certaine qualité d'humeurs qui
circulaient avec son sang, il était alors si différent de
lui-même qu'il inspirait, non pas de la colère, non
pas de la haine, mais de la pitié. Je le voyais sou-
vent, dit-il encore, dans un état de convulsion ren-
dant son visage presque méconnaissable, et surtout
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU.
501
l'expression de sa figure réellement effrayante. Dans
cet état, ses regards semblaient embrasser la totalité
de l'espace, et ses yeux paraissaient voir tout à la
fois, mais dans le fait, ils ne voyaient rien. 11 se re-
tournait sur sa chaise et passait le bras par-dessus
le dossier. Ce bras ainsi suspendu avait un mouve-
ment accéléré comme celui du balancier d'une pen-
dule ; et je fis cette remarque plus de quatre ans
avant sa mort, de façon que j'ai pu tout le temps
l'observer. Quand je lui voyais prendre cette pos-
ture à mon arrivée, j'avais le cœur ulcéré et je
m'attendais aux propos les plus extravagants. Ja-
mais je n'ai été trompé dans mon attente... » C'est,
d'après Corancez, pour n'avoir pas vu son état que
tant de gens sont restés brouillés avec lui. Mais
est-ce qu'il les laissait libres? Quand il cessa, par
exemple, de recevoir Gluck, sous prétexte que
Gluck, Italien, avait abandonné sa langue pour le
français, uniquement dans le but de lui donner un
démenti, à lui Rousseau, qui avait dit qu'il était im-
possible de faire de bonne musique sur des paroles
françaises, Gluck en pleura de dépit, mais ne pou-
vait songer à voir Rousseau malgré lui1. Les fan-
tômes qui peuplaient son malheureux cerveau défi-
guraient tout à ses yeux. Le Devin du Village ayant
été remis à la scène après une longue interruption,
fut vivement applaudi ; Jean-Jacques en rougit de
colère. Maintenant, dit-il, que mes ennemis pré-
tendent que j'ai volé la musique du Devin, ils ne le
louent que pour grossir d'autant plus le vol. La
\. Il est vrai qu'un autre au-
teur prétend que dans son
admiration pour Gluck, il au-
rait désavoué publiquement
la condamnation qu'il avait
portée contre la langue fran-
çaise. Journal de Paris, 18 août
1*788.
302
LA VIE ET LES OEUVRES
même chose à peu près lui serait arrivée un peu
plus tard à propos de Pygmalion, qui fut également
applaudi (30 octobre 1775), mais dont la mise en
scène n'aurait eu lieu, si on l'en croyait, que malgré
lui et pour exciter du scandale à ses dépens1. Co-
rancez ne dit pas (peut-être n'en savait-il rien) que
Jean-Jacques alla jusqu'à se plaindre au chef de la
police des complots dont, peu de temps auparavant,
il regardait le chef du gouvernement comme le pre-
mier auteur; le tout à propos de quelques difficultés
avec le libraire Guy 2.
La surexcitation qu'il avait éprouvée pendant dix ans
de fièvre continue, alors qu'il était dans le feu de la
composition, n'était sans doute pas étrang-ère à son
état. C'est peut-être ce qui explique l'amertume avec
laquelle il pensait à ses ouvrages. Il en était venu au
point de ne plus lire du tout, et en avait pris, en
quelque sorte, l'engagement envers lui-même. Aussi
il faut voir comme il refusa de travailler à une En-
cyclopédie que Rey se proposait de publier3.
Un point qu'on peut considérer comme acquis,
car tous ceux qui ont fréquenté Rousseau se réu-
nissent pour le répéter, c'est sa bienveillance.
« Pendant douze ans, dit Corancez, je ne lui ai en-
tendu dire de mal de qui que ce soit. Souvent il
classait certaines personnes parmi ses ennemis, mais
sans explications, imputations ou injures. Mais il ne
fallait pas le contredire. Quand il jugeait le mérite
1. Rêveries, 3e dialogue. Le
témoignage de Larive, qui
jouait le rôle de Pygmalion,
établit, au contraire, que
Rousseau donna, son consen-
tement de bonne grâce. {Lettre
de Larive à Petitain. Appen-
dice aux Confessions, dans l'é-
dition Petitain. — 2. Lettre à
M. de Sartine, 15 janvier 1772.
— 3. Lettre à Rey, y juillet
1771.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 503
de ces mêmes hommes, il était juste, et il prenait à
l'occasion leur parti avec chaleur. » Corancez en fit
lui-même l'épreuve à propos de Diderot. Un autre
jour, le lendemain du couronnement de Voltaire au
théâtre français, quelqu'un s'étant mis à plaisanter :
« Comment, dit Rousseau, on se permet de hlâmer
les honneurs rendus à Voltaire, dans le temple dont
il est le dieu, et par les prêtres qui depuis cin-
quante ans y vivent de ses chefs-d'œuvre. Qui vou-
lez-vous donc qui y soit couronné ? » Voltaire agis-
sait hien différemment à l'égard de son rival1.
Nous venons de dire, d'après les amis de Rous-
seau et d'après lui-même, que, non content d'avoir
renoncé à écrire, il ne voulait plus même lire, il se
trouva pourtant que pendant les huit années qu'il
passa à Paris, il composa plusieurs ouvrages d'une
étendue assez considérable. Mais avant d'en venir à
ces derniers, il est bon de parler d'un autre beau-
coup plus important, et qui était déjà prêt à son
arrivée, de ses Confessions.
III
On a dit qu'il était venu à Paris tout exprès pour
y faire connaître ses Confessions. Cela résulte assez
bien de l'ensemble des faits et de sa correspon-
dance, et l'on ne voit pas d'ailleurs pourquoi il y
serait venu, si ce n'était pas dans ce but. C'était,
dans sa pensée, l'unique moyen de déconcerter la
grande conspiration dirigée contre lui ; aussi tarda-
t-il peu à y avoir recours. Dusaulx, un de ses amis
1. Lettre de Voltaire à d'A- I aussi une autre lettre du 16
lembert, 4 auguste 1770. Voir J juin 1773.
504
LA VIE ET LES ŒUVRES
de la première heure, a conservé le récit d'une de
ces lectures. L'attente seule avait déjà à l'avance
ému les esprits. La curiosité et la malignité devaient
trouver là à se satisfaire ; surtout bien des gens se
demandaient avec effroi s'ils ne seraient pas cités
dans l'ouvrage et comment ils y seraient traités.
Jean-Jacques avait voulu limiter à huit le nombre
des assistants, et par une bizarrerie singulière, il
avait écarté ses amis, pour n'admettre que des per-
sonnes qu'il connaissait à peine. Au jour fixé donc,
à six heures du matin, tous les élus se trouvèrent
au rendez-vous, chez M. de Pezay, l'un d'eux;
Rousseau y était arrivé le premier. 11 commença
par prononcer un petit discours écrit d'avance, une
sorte d'exorde pour se concilier la faveur : « Il
m'importe, dit-il, que tous les détails de ma vie
soient connus de quiconque aime la justice et la
vérité, et qui soit assez jeune pour pouvoir me sur-
vivre. Après de longues incertitudes, je me déter-
mine à verser le secret de mon cœur dans le nombre
petit, mais choisi, d'hommes de bien qui m'é-
coutent... Malheureusement, avec mes Confessions,
je suis forcé de faire celles d'autrui, sans quoi on
n'entendrait pas les miennes. Cet inconvénient m'a-
vait fait prendre des mesures pour que mes mé-
moires ne fussent vus que longtemps après ma
mort et après celle des gens qui peuvent y prendre
intérêt. Mes malheurs ont rendu ces mesures insuf-
fisantes, et il ne reste d'autres moyens pour conser-
ver mon dépôt que de le placer dans des cœurs ver-
tueux et honnêtes qui en conservent le souvenir1. »
1. Discours prononcé par
Rousseau avant la lecture de
ses Confessions, Sl'RELiKEltjEN-
MoULTOU, Œuvres et Corres-
pondances inédites deJ.-J. Rous-
seau.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 505
Il prit ensuite son manuscrit. « Cette séance , dit
Dusaulx , la plus longue peut-être qu'offrent les
fastes littéraires de tous les temps, dura dix-sept
heures, et ne fut interrompue que par deux repas
fort courts. Pendant cette lecture, la voix de Rous-
seau ne faiblit pas un seul instant. C'est que son
plus grand intérêt, celui de sa gloire, ou plutôt de
sa manie, l'animait et renouvelait ses forces.
« Quant il en fut à l'article du sacrifice répété à
chaque couche de ses cinq enfants, le pas était dif-
ficile à franchir; il s'arrête, nous regarde d'un œil
interrogateur, tout le monde baissa les yeux. —
N'avez-vous rien à m'objecter? — On ne lui répon-
dit que par un morne silence. Mais ce moment d'in-
certitude l'avait ému et il y revint avant le diner.
Il parle et nos fronts s'éclaircissent, nous regret-
tons presque de l'avoir affligé. — Quelques-uns lui
prennent les mains, les baisent, le consolent; il
pleure, nous pleurons tous1. »
Cette séance fut suivie de deux autres non moins
solennelles. A l'une d'elles assista une personne
d'une beauté accomplie, Mmc d'Egmont. Rousseau
avait déjà eu occasion de la voir ailleurs ; on a pré-
tendu, mais sans fondement, qu'il en aurait été
amoureux2. « Elle fut la seule, dit-il, qui me parut
émue. Elle tressaillit visiblement, mais elle se re-
mit bien vite et garda le silence, ainsi que la com-
pagnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture
et de ma déclaration3. »
Jean-Jacques s'était bien gardé de recommander le
secret. Chacun fit son extrait. Dorât mit le sien dans
1. Dusaulx, p. 63 à 65. — I t. I", p. 320. —3. Confessions,
2. Mélanges, par Mm» Necker, | 1. XII, à la fin.
506 LA VIE ET LES ŒUVRES
un journal ; Dusaulx en fit un dont Rousseau parut tou-
ché. Mais, dit celui-ci, je n'ai mis aucune date et
vous n'en manquez pas une. C'est-à-dire que vous
me savez par cœur1.
Quoique Malesherbes n'eût point été admis à la
lecture des Confessions, il ne tarda pas à les con-
naître par le bruit public et pria Dusaulx d'engager
son ami à supprimer quelques anecdotes, capables
de déshonorer des familles entières. « Ce qui est
écrit est écrit, répliqua Rousseau; je ne supprime-
rai rien. Qu'on se rassure néanmoins ; mes Confes-
sions ne paraîtront qu'après ma mort , et même
après celle du dernier de ceux que j'y ai mention-
nés ; mais elles paraîtront un jour; ce mot est irrévo-
cable2. » Admirable discrétion vraiment, et moyen
ingénieux de se mettre en règle avec sa conscience !
11 est bien temps de vanter son silence futur, après
avoir divulgué son secret aux quatre vents du ciel !
Parmi les personnes les plus maltraitées, il y en
avait qui étaient mortes, Mme de Warens, par
exemple ; mais Mm0 d'Epinay, mais Grimm, Diderot,
Mme de Luxembourg, mais tant d'autres ne l'étaient
pas. Quelques-uns crurent, non sans raison peut-
être, que le mieux encore était de dédaigner ces at-
taques et de ne pas trop paraître les ressentir.
Mme de Luxembourg fut de ce nombre. Grimm,
froid et maître de lui, considérait depuis longtemps
Jean-Jacques comme son ennemi ; il affecta de ne
rien changer à ses allures.
Diderot, toujours extrême, n'était pas capable
d'un tel calme. On dirait d'ailleurs que, depuis des
années, il prenait ses précautions. « Il me connaît,
1. Dusaulx, p. 67. — 2. Id., p. 68.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 507
écrivait-il en 1768; il sait que, quelque chose qu'il
intente, qu'il dise, qu'il fasse, je ne donnerai jamais
au public le spectacle de deux amis qui se déchirent.
En un mot, plus lâche encore que cruel, il sait que
je garderai le silence. Je l'ai gardé1. » Cependant
quand Diderot connut, comme tout le monde, les lec-
tures des Confessions, il est peu admissible, quoique
nous n'ayons aucune preuve directe à en donner,
qu'il ait concentré son indignation dans son cœur.
En tout cas, il ne resta pas toujours fidèle à sa ré-
solution du silence ; la mort de Rousseau ne calma
même pas sa colère. En 1779, la cendre de son an-
cien ami étant à peine refroidie, il lança contre lui,
dans un ouvrage qui ne s'y prêtait nullement, une
tirade très dure ; et trois ans après, à l'apparition
des six premiers livres des Confessions, sa fureur ne
connaissant plus de bornes, la tirade devint un
pamphlet de vingt pages et une accusation d'une
violence inouïe 2.
Mmc d'Epinay aurait voulu concilier les restes
d'une ancienne affection avec le soin de son hon-
neur. Elle résolut néanmoins d'arrêter ces lectures,
où elle était si audacieusement outragée, et s'adressa
à cet effet au lieutenant de la police. Il faut conve-
nir qu'elle s'y prenait bien tard, car le mal était
fait ou à peu près, et qu'elle n'avait guère à re-
cueillir de sa démarche que l'odieux d'une dénon-
ciation3.
1. Lettre de Diderot à Falcon- ' pinay. Appendice de la An,
net, 6 septembre 1768. — 2. Es- j par Grimm. La lettre de
sai sur la vie de Claude et de
Néron, l" édition 1779; 2e édi-
tion, sous le titre : Essai sur
les règnes de Claude et de Néron,
1782. — 3. Mémoires de Mm» d'É-
Mme d'Epinay, datée simple-
ment du vendredi 10, doit
être par conséquent du 10
août 1770 ou du 10 mai 1771.
508 LA VIE ET LES OEUVRES
Rousseau en effet cessa ses lectures, et l'on n'a pas
de connaissance qu'il ait communiqué depuis lors
son manuscrit à d'autres personnes qu'au prince
royal de Suède, à la prière de Rulhières. Il paraît
cependant qu'il le lut aussi à Mme de Créqui; nous
ne savons à quelle époque. Deux ans avant sa mort,
il rompit brusquement avec elle, sous un prétexte
futile, une vieille amitié de trente ans. Mmc de Cré-
qui attribua cette rupture à la honte qu'il éprouva
de n'avoir pas produit sur elle par sa lecture l'im-
pression qu'il attendait1.
Si Jean-Jacques avait véritablement le désir que
ses Confessions ne fussent publiées que longtemps
après sa mort, ses intentions furent bien mal rem-
plies. Dès 1781, il parut à Genève une édition fur-
tive de la première partie, c'est-à-dire des six pre-
miers livres2. Dupeyrou et Moultou, les dépositaires
des papiers de Rousseau, jugèrent que la meilleure
manière d'en rectifier les erreurs et les fautes était
d'en faire une plus exacte et plus fidèle. Rien ne les
obligeant à faire connaître le reste, ils convinrent
de ne pas le livrer à l'impression; mais Moultou
étant venu à mourir , le fils , sans tenir compte des
engagements pris par son père, publia en 1788 les
six derniers livres. Dupeyrou se plaignit, protesta
et finit par faire aussi sa publication de son côté3.
On sait que cette seconde partie elle-même ne va
pas au-delà de l'année 1765. Rousseau avait projeté
d'écrire une troisième partie; il ne donna pas suite
à ce projet.
1. Lettre de Mme de Créqui à
Servan, 7 août 1783. — 2. Ba-
chaumont, 10 mai 1782; —
fessions. — 3. GRIMM, Corr. \itt.f
novembre 1789; — Musset-
Pathay, Hist. de J.-J . Rousseau,
G. ESTIENNB, Essai sur les Con- t. I", p. 459.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 509
Depuis ces premières éditions, il en a paru beau-
coup d'autres, soit en volumes séparés, soit comme
partie intégrante des œuvres de l'auteur. Les Confes-
sions sont en effet, sinon son meilleur ouvrage, au
moins celui qui était le plus capable d'exciter la cu-
riosité. Beaucoup de noms propres y sont cités tout
au long; et quant à ceux qui n'y sont qu'indiqués,
on ne se fit pas faute de suppléer au silence de
l'auteur en colportant, en publiant même des sortes
de clés plus ou moins sûres, mais qui n'étaient pas
seulement d'accord entre elles.
Les jugements qu'on porta sur les Confessions
furent naturellement très divers. On pourrait croire
que le succès avait été escompté à l'avance, et que
les lectures de 1770 auraient dû faire tort au livre ;
mais en 1781, Jean-Jacques venait de mourir, ou
plutôt il était encore vivant par son nom et par ses
œuvres ; les événements qu'il racontait avaient
encore tout le piquant de l'actualité; chacun y re-
connaissait son voisin; plusieurs, hélas! pouvaient
s'y reconnaître eux-mêmes. On doit avouer cepen-
dant que le succès, qui fut immense, fut surtout un
succès de scandale.
En 1789, il ne fut pas beaucoup moindre, mais
pour d'autres motifs. On avait autre chose à faire
alors que de s'occuper de littérature ; mais Rousseau
régnait déjà par ses idées, en attendant que la Ré-
volution l'adoptât, en quelque sorte, pour son patron
officiel, et tout ce qui venait de lui ne pouvait
manquer d'exciter l'enthousiasme.
Nous ne savons ce que Mme de Boufflers avait
pensé des lectures des Confessions, mais la publica-
tion la rendit furieuse. « Je charge, quoique avec
répugnance, écrit-elle à Gustave III, le baron de
510
LA VIE ET LES ŒUVRES
Lederhielm de vous porter un livre qui vient de
paraître. Ce sont les infâmes mémoires de Rous-
seau, intitulés Confessions. Il me paraît que ce peut
être celles d'un valet de basse-cour et même au-
dessous de cet état : maussade en tout point, luna-
tique et vicieux de la manière la plus dégoûtante.
Je ne reviens pas du culte que je lui ai rendu (car
c'en était un). Je ne me consolerai pas qu'il en ait
coûté la vie à l'illustre David Hume qui, pour me
complaire, se chargea de conduire en Angleterre
cet animal immonde '. » Bien d'autres pensèrent et
parlèrent comme Mme de Boufflers 2.
Les Confessions de Rousseau nous sont déjà con-
nues par les nombreux extraits que nous en avons
donnés. Pour tout historien de Rousseau, ce livre
est en effet le premier à consulter. Mais son impor-
tance fait précisément une loi de l'examiner avec
soin. Il n'a pas seulement d'ailleurs une valeur his-
torique de premier ordre ; il a aussi une importance
morale et littéraire qu'il n'est pas permis de né-
gliger.
Rousseau n'est pas le premier qui ait entrepris
d'écrire ses Confessions. Autrefois, David a confessé
son péché. Dans des temps moins anciens, saint
Augustin n'a pas craint, dans un livre mémorable,
de proclamer publiquement les fautes de sa vie. Il
n'en est pas moins vrai que Rousseau a pu dire en
toute vérité qu'il « formait une entreprise qui n'eut
jamais d'exemple » ; seulement il n'a pas lieu de
s'en vanter. David et saint Augustin ont obéi à un
1. Lettre de Mm» de Boufflers
à Gustave III, roi de Suède,
publiée par Geoffroy : Gus-
tave III et la Cour de France,
2 vol. in-12, 1867. — 2. Ba-
chaumont, S novembre 1770.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
511
sentiment de repentir et de pénitence ; le but de
Rousseau est tout autre et tout personnel ; c'est un
appel à la postérité contre ses ennemis ; c'est un
but de justification et d'orgueil. 11 l'a déclaré cent
fois dans ses conversations et dans sa correspon-
dance ; il l'a répété au moment de ses lectures ; il
l'a surtout exposé en détail dans une introduction,
longtemps inédite, qu'il avait préparée d'abord pour
être mise en tète de son livre et qui a été remplacée
par le préambule beaucoup plus court qui fut pu-
blié1; en face des complots dont il se croit entouré,
il a une réponse toute prête et victorieuse, ce sont
ses Confessions. Il ne craint pas de porter à tous
ses semblables ce défi de l'orgueil. Qu'un seul ose
dire au souverain Juge : Je fus meilleur que cet
homme-là.
Cependant, dans le langage ordinaire, on ne se
confesse pas pour se faire valoir. Qui dit confession
dit accusation, et non pas justification. Son livre est
donc, si l'on veut, un plaidoyer, des mémoires, une
vie de l'auteur écrite par lui-même ; il n'est pas un
livre de Confessions. Mais peu importe le titre ;
l'essentiel serait que l'ouvrage fût bon.
Ne parlons que pour mémoire des motifs secon-
daires : des prétentions littéraires, du désir de faire
parler de soi, peut-être aussi de la secrète déman-
geaison de dire du mal du prochain. Jean-Jacques
a voulu, dit-il, montrer à ses semblables « un
homme dans toute la vérité de la nature, » et c'est
lui-même qu'il a choisi pour cette démonstration ;
1. Cette introduction a été
publiée pour la première fois
dans la Revue suisse d'octobre
1850 et reproduite dans le
journal V Économiste, des 19 et
20 juin 1851.
512 LA. VIE ET LES OEUVRES
mais n'excède-t-il point quand il ajoute : « Je ne
suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose
croire n'être fait comme aucun de ceux qui exis-
tent ? » On demandait un jour, dit-on, à Massillon,
où il avait été puiser une connaissance si précise
de vices qu'il pratiquait si peu ; dans mon cœur,
répondit-il. Le meilleur moyen, en effet, de connaître
les hommes est encore de se connaître soi-même.
Jean-Jacques, en se donnant comme un être abso-
lument à part, semble sacrifier l'effet moral qu'il
pouvait attendre de son œuvre ; il se condamne à
n'écrire qu'une histoire étrangère, alors qu'il pou-
vait écrire une histoire intime. Rassurons-nous tou-
tefois ; ici encore il a menti, et on peut le dire, heu-
reusement menti à son programme. Quelles fines et
profondes analyses du cœur humain on rencontre
dans certaines pages de ses Confessions, et comme,
en s'étudiant lui-même, il a bien retracé les pas-
sions des autres! Ce n'est qu'en observant autour de
lui, mais surtout en se repliant sur lui-même, qu'il
a pu découvrir ainsi et dévoiler les ressorts cachés
qui agitent toute conscience humaine. W faut se
garder cependant de trop généraliser cette obser-
vation. Rousseau est un analyste sagace et profond,
mais il ne l'est pas toujours ; mais surtout il ne
l'est jamais complètement. 11 lui manque pour cela
des qualités morales qu'il ne possédait nullement.
Non pas qu'il soit dénué de sens moral; loin de là,
mais chez lui, le sens moral est dévoyé. Rousseau, par
système, n'a jamais voulu pratiquer que la morale
du sentiment, morale intermittente et variable, mo-
rale sans règle fixe, dépendant de la disposition de
chacun, et que, par suite, chacun sera toujours porté à
tailler à sa mesure et à façonner à sa guise. Aussi,
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 513
est-il plus apte à démêler les motifs de l'action qu'à
en saisir la valeur et la portée morale. De là ses
sévérités excessives et ses relâchements incroyables ;
de là, par exemple, ses repentirs cuisants à propos
du crime irrémissible du vol d'un ruban et ses excuses,
presque sa justification, de l'envoi de ses cinq enfants
à l'hôpital.
Rousseau n'a jamais su mesurer la gravité des
divers devoirs ; heureux quand il n'appelait pas
bien ce qui est mal et réciproquement. Au fond il
ne se rend pas compte exactement de ce que sont
le bien et le mal. Il n'a jamais été matérialiste, il
n'a jamais nié formellement la liberté et la respon-
sabilité humaine ; mais ne les a-t-il point amoin-
dries , presque supprimées par l'effet de son sys-
tème philosophique? Voyez toutes ses actions les
unes après les autres ; il ne les trouve pas toutes
belles, tant s'en faut; se juge-t-il pour cela cou-
pable? Il est permis d'en douter. Toujours, ou
presque toujours, il a été entraîné par un mouve-
ment qui ne venait pas de lui ; il a été la victime
des fautes des autres, surtout des désordres et des
erreurs d'une société corrompue. Quant à lui, il a
suivi sa nature. Or, dans son système, suivre sa
nature est toute la morale. C'est pourquoi, en
général et sauf exception, il raconte, il ne s'accuse
pas ; il dit les mauvaises et honteuses actions qu'il
a commises, il ne s'en repent pas, car il ne s'en
reconnaît pas coupable. Placé dans des circons-
tances identiques, il agirait encore de même ; il ne
paraît pas sensible au remords.
Les Confessions sont, dans ce sens, un livre abso-
lument immoral , qui n'est bon qu'à pervertir les
idées et à fausser les consciences, en présentant
TOME II 33
514 LA VIE ET LES OEUVRES
sous un jour trompeur et paradoxal les saintes lois
du devoir. Toute sa vie, Rousseau a cultivé avec
succès le sophisme ; il est surtout dangereux de
l'appliquer aux questions vitales de la morale et de
la vertu.
Les Confessions sont encore immorales par les
obscénités qu'elles renferment. Quand Rousseau fit
ses premières lectures, il sentit lui-même le besoin
de s'en excuser : « Je prie, dit-il, les dames qui ont
la bonté de m'écouter de vouloir bien songer qu'on
ne peut se charger des fonctions de confesseur sans
s'exposer aux inconvénients qui en sont inséparables,
et que, dans cet austère et sublime emploi, c'est au
cœur à purifier les oreilles1. »
Mais l'excuse est mauvaise pour deux raisons :
d'abord parce que ces obscénités ne sont souvent
que des hors-d' oeuvre, sans lien avec la vie de
Rousseau ; au point que ses premiers éditeurs , par
pudeur pour leur héros, ont pu en supprimer plu-
sieurs, sans même que personne s'en aperçût. En
second lieu, ces dames, pas plus que les innom-
brables lecteurs des Confessions , ne sont pas en
réalité les confesseurs de Rousseau. Il n'a jamais
attendu d'eux ni les avis, ni la direction, ni la sen-
tence qu'on demande à un confesseur. Si donc il lui
a plu d'écrire un livre pour le public, il était tenu,
naturellement, à n'y mettre que les choses que le
public pouvait sans danger lire et entendre.
Il y a encore un genre de moralité qu'on est en
droit d'exiger d'un faiseur de Confessions, c'est la
vérité. On l'a dit, la vérité est la morale de l'his-
1. Discours prononcé par I lectures de ses Confessions.
Rousseau avant les premières |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 515
toire. Rousseau se vante d'être absolument et com-
plètement vrai dans ses paroles : « Que la trompette
du jugement dernier, dit-il, sonne quand elle vou-
dra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter
devant le Souverain Juge... Je me suis montré tel
que je fus, méprisable et vil, quand je l'ai été ; géné-
reux, sublime, quand je l'ai été ; j'ai dévoilé mon
intérieur tel que tu Tas vu toi-même, Etre Éternel. »
A-t-il été fidèle à ce programme ? Oui et non.
Comme physionomie générale, il est sûr que jamais
portrait ne fut mieux réussi que le sien. On sait que,
dans tous ses livres, il a quelque chose de très per-
sonnel, de sorte que, dans tous, on peut dire qu'il se
peint, et c'est déjà un grand mérite d'être ainsi tou-
jours reconnaissable dans des œuvres si diffé-
rentes ; mais dans celui-ci, il fait plus que de se
peindre, il se livre tout entier et tout vivant, ses
qualités, ses défauts, son caractère, sa nature, tout
lui en un mot. Du reste, il ne se ménage en aucune
façon et n'est arrêté ni par la honte des aveux, ni
par le cynisme des expressions. Il dévoile ses
sottises , ses maladresses , ses bassesses avec la
même aisance que ses vices et ses défauts.
Il lui est bien permis, après s'être montré si
sévère, de se présenter par son beau côté et dédire
de lui-même tout le bien qu'il en pense ; et il est
certain qu'il en pense beaucoup. Chose remarquable,
il est assez rare, quoique non sans exemple, qu'on
l'ait pris en flagrant délit de mensonge. Même quand
il altère les faits, on peut le plus souvent en attri-
buer la cause à des erreurs de son imagination ou
de sa mémoire, et jusque dans l'absence de la
vérité, lui tenir compte de sa sincérité. Que peut-
on lui demander de plus? îNous l'avons dit, la vérité
516 LA VIE ET LES OEUVRES
morale, une juste appréciation des responsabilités,
un aveu humble et repentant. Et puis il y a bien des
manières d'altérer, sciemment ou non, la vérité, sans
dénaturer trop évidemment les faits matériels. On
peut les grouper, les présenter par tel ou tel côté,
on peut les expliquer. Considérons, par exemple, le
temps que Jean-Jacques passa chez Mm0 d'Epinay :
nous avons de cette époque deux récits , le sien et
celui de Mmc d'Epinay. On peut, à la rigueur, les
regarder l'un et l'autre comme sincères , et ils ne
difïèrent pas bien sensiblement par les faits. Quelle
différence pourtant entre les deux ! A en croire
Rousseau, ses Confessions sont la simplicité même ;
mais il était bien trop artiste pour n'y pas mettre
beaucoup d'art. Ne fût-ce qu'au point de vue de la
forme, il avait trop le goût de la belle littérature
pour tout dire sans exception et sans choix , et
laisser ensuite au lecteur le soin « d'assembler les
éléments et de déterminer l'être qu'ils composent. »
Nous lui reprocherions presque de s'être montré
trop littérateur ; d'avoir trop cherché à frapper
l'imagination et à intéresser le public ; d'avoir trop
fait le roman et pas assez l'histoire de sa vie. Cela
tenait en partie à sa nature, qui était toute d'ima-
gination et de sentiment. Chez lui, le rêve prenait
toutes les apparences de la réalité, au point qu'il a
pu dire que les vraies réalités de sa vie étaient ses
rêves. Voudrait-on qu'avec de semblables disposi-
tions, il s'en tint prosaïquement aux réalités tan-
gibles ? Mais ce serait vouloir le forcer à être autre
qu'il n'était, et à écrire autrement qu'il ne voyait
et ne sentait. Dans ce qu'il dit, par exemple, des
fameux complots dont, pendant quinze ans, il s'est
cru victime, les faits sur lesquels il s'appuie peu-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 517
vent être réels ; en faut-il conclure que les complots
le fussent également?
Mais ne convient-il pas qu'il a lui-même suppléé
aux lacunes de ses souvenirs par les détails de son
imagination ; qu'il a embelli les moments heureux
de sa vie des ornements que de tendres regrets
venaient lui fournir; qu'il a quelquefois dissimulé,
plus souvent exagéré le côté difforme de ses actions \
Mensonges indifférents ou peu importants, si l'on
veut, du moins au jugement de l'auteur, mais tout
le monde n'est pas obligé déjuger comme lui.
Le but que Rousseau se proposait, en écrivant ses
Confessions, étant avant tout un but de justification
et de réhabilitation, il importe de savoir comment il
a réalisé sa pensée, et jusqu'à quel point le succès
devait répondre à son attente.
Quand nous avons entrepris d'écrire cette histoire,
le premier document que nous avons dû consulter
a été les Confessions ; puis nous avons lu les autres
ouvrages de Rousseau , sa correspondance surtout,
et enfin les livres qui parlent de lui, les uns com-
posés par ses amis , d'autres par ses ennemis ;
mais, de tous ces livres, celui qui, sans contredit,
nous a donné la plus mauvaise opinion de notre
personnage, a été précisément celui qu'il avait com-
posé tout exprès pour en donner une bonne. 11 ne
pouvait supporter le mal que ses ennemis disaient de
lui, mais nul n'en a dit plus que lui-même. Suppo-
sons les Confessions non écrites, que de vilaines
choses resteraient ignorées ! Que d'autres peu hono-
rables ne pourraient pas être prouvées ! Comme les
partisans de Rousseau auraient beau jeu pour le
1. Rêveries, 4° Promenade.
518 LA VIE ET LES ŒUVRES
défendre et pour interpréter ses paroles et ses
actions ! Mais en présence d'aveux formels, d'inten-
tions dévoilées, on est bien obligé de passer con-
damnation.
A-t-on seulement la ressource de lui tenir compte
de ses aveux? Non. On est indulgent pour la con-
fession repentante, mais non pour la confession
orgueilleuse. Celui qui dit : Personne n'est meilleur
que moi, et qui consacre deux ou trois volumes à
prouver le contraire, confond l'esprit par son au-
dace, mais n'appelle point la sympathie. Nul homme
n'est meilleur que lui ! Mais s'il veut passer pour
bon, qu'il se taise au moins, et n'étale pas cynique-
ment, comme il l'a fait, ses turpitudes . Il a traversé
bien des états, en est-il un seul où il ait montré les
qualités, nous ne dirons pas du héros, mais de
l'honnête homme? Enfant, il passe son temps à lire
des livres obscènes et se livre à des polissonneries
avec une petite fille de son âge. Un peu plus tard,
il s'échappe de la maison où son père l'a placé.
Est-ce qu'on manque d'enfants qui valent mieux que
lui? — Il change de religion sans être convaincu,
sauf à en changer plus tard sans motifs plus élevés.
L'homme qui traite sérieusement sa foi et sa reli-
gion n'est-il pas plus honnête que lui? — Domes-
tique ou précepteur, il vole ses maîtres et s'amou-
rache des jeunes filles qu'il a pour mission d'ensei-
gner. Il y a, Dieu merci, des domestiques et des
précepteurs probes et honnêtes ; ceux-là valent
mieux que Rousseau. — Il se livre avec sa bienfai-
trice, Mme de Warens, avec celle qu'il appelait
maman, à de honteuses amours. Voilà, parait-il, les
années heureuses de sa vie. Disons qu'elles en sont
les plus infâmes. — Pendant ce temps-là, il fait un
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 519
voyage et oublie Mme de Warens dans les bras de
Mme de Larnage. — Il a des habitudes honteuses qu'il
garde toute sa vie. — A Venise, il est très fier de
sa vertu ; Zulietta et une autre paduona ne laissent
pas que de jeter un peu d'ombre sur le tableau. — Il
rencontre par hasard une fille de bas étage, qu'il ne
peut, en quelque sorte, ni ne veut épouser; il
espère goûter avec elle les joies de la famille, sans
en prendre les charges ; il a dû s'apercevoir, quoique
un peu tard, qu'il n'a fait que se condamner à une
vie sans dignité ; il n'en continue pas moins pen-
dant plus de trente années, par habitude et par
faiblesse, cette union commencée par désœuvrement
et par passion ; mais elle a pesé sur son existence
toute entière comme un malheur et un remords.
C'est à elle qu'il attribue le grand crime de sa vie,
l'envoi de ses cinq enfants à l'hôpital. Il faut con-
venir que la foule des pères et des mères de famille
qui gardent l'honneur du mariage et en remplissent
les devoirs, qui aiment leurs enfants, les élèvent,
travaillent et se dévouent pour eux, valent infini-
ment mieux que Rousseau.
Il devient auteur et entreprend de mettre sa vie
d'accord avec ses principes ; c'est ce qu'il appelle
sa réforme ; mais son âge mûr ressemble à sa jeu-
nesse. Ses habitudes infâmes restent les mêmes,
ses relations avec Thérèse restent les mêmes ; il
continue à envoyer ses enfants à l'hôpital ; seule-
ment ses exigences et sa susceptibilité augmentent,
son caractère devient plus détestable, son orgueil
ne connaît plus de bornes.
Chez MmP d'Epinay, il mène la vie de tout le
monde ; on ne peut pas dire que c'est une vie édi-
fiante. Mais, ce que tout le monde ne faisait pas, il
520 LA VIE ET LES ŒUVRES
est maussade et désagréable avec sa bienfaitrice,
hargneux avec ses amis ; il se prend d'un amour
furieux, insensé pour Mmc d'Houdelot, et cherche à
voler à son ami sa maîtresse ; il agit de telle façon
qu'il se brouille avec chacun et se fait chasser de
la maison hospitalière qui l'a reçu.
Ses ruptures sont légendaires. Jamais homme
n'eut tant d'amis et n'en changea si souvent. Il en
rejette la faute sur ses amis; il ferait mieux de l'at-
tribuer à son mauvais caractère ; on y voit au moins
la preuve qu'il ne tenait guère à eux.
Ne pouvant vivre avec ses égaux, il se fait ac-
cueillir chez les grands, et, pour les payer de leur
hospitalité, il dit du mal d'eux, surtout de Mmc de
Luxembourg; il se croit persécuté, tandis que c'est
lui qui se rend insupportable à tout le inonde.
Obligé de fuir, à cause de ses théories antireli-
gieuses et révolutionnaires, il commence par faire
le dévot, mais ne tarde pas à se brouiller avec son
pasteur et à se faire chasser de Suisse, comme il
s'est fait chasser de France.
Sa patrie se livre à cause de lui à des divisions
intestines. On doit reconnaître qu'en général il
n'excita pas les esprits ; en tout cas, il ne fit pas ce
qu'il aurait dû faire pour les apaiser. Ses Lettres de
la Montagne, par exemple, n'étaient bonnes qu'à
armer ses concitoyens les uns contre les autres.
Il va chercher le calme en Angleterre et n'y trouve
que de nouvelles tempêtes. Sa querelle avec Hume
lui fit d'autant plus de tort que Hume n'eut jamais
de difficultés qu'avec lui.
A Trye, il passe son temps à se disputer avec les
domestiques. A Grenoble, des susceptibilités ridi-
cules hâtent son départ. A Bourgoin et à Monquin,
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 521
l'amitié de M. de Saint-Germain ne peut fixer son
humeur. A Paris, où nous le voyons actuellement,
nous ne découvrons rien qui motive plus qu'ail-
leurs son incroyable défi : Nul n'est meilleur que
moi.
Et tous ces faits, qui n'ont rien d'héroïque, com-
ment les connaissons-nous? Par les Confessions.
Enfin, comme partie intégrante de la vie de
Rousseau, il faut citer ses ouvrages, qui en forment
en effet la partie la plus durable. Et d'abord ce
livre même des Confessions, qui n'est, en quelque
sorte, que la prolongation dans la postérité de la vie
de l'auteur. Dans ce sens, le livre des Coiifessions
est lui-même une action, et s'il propose à l'imitation
une vie mauvaise, il est une mauvaise action. Et
tout livre est de même, quoique à un moindre degré,
une action , une œuvre de l'auteur. C'est pourquoi ,
nous citerons sans hésiter parmi les mauvaises, et
les plus mauvaises actions de Rousseau : sa Nouvelle
Héloïse , qui n'est qu'une suite de tableaux enflam-
més, bons à incendier les jeunes cœurs ; son Dis-
cours sur l'Inégalité et son Contrat social, qui sont
le meilleur code de la Révolution ; son Emile, que
peu de parents heureusement ont suivi pour l'édu-
cation de leurs enfants ; et dans Y Emile, la Profes-
sion de foi du Vicaire savoyard, qui vise à la des-
truction de toute religion révélée ; et enfin ses
Co?ifessio?is, où l'on trouve de tout, de la sincérité
et beaucoup de sophismes, des théories immorales
et du rigorisme, des obscénités et des impiétés ; la
diffamation à chaque page : diffamation de Jean-
Jacques contre lui-même, ce qui est à peine permis,
et diffamation contre les autres, ce qui l'est encore
moins ; diffamation contre ses ennemis, et davan-
522 LA VIE ET LES ŒUVRES
tage encore peut-être contre ses amis ; diffamation
contre sa première bienfaitrice , Mm0 de Warens ,
qu'il traîne dans la boue; contre Mme d'Epinay, qui
lui a donné mille témoignages de dévouement ;
contre Mmc de Luxembourg, qui chercha en toute
occasion à lui rendre service ; contre presque tous
ceux qui furent ses amis. Il ne pouvait pas se con-
fesser, dit-il, sans confesser aussi les autres; mais
si sa vie et sa réputation étaient à' lui, la vie privée
des autres, l'intérieur des maisons où il avait été
accueilli comme hôte et comme ami ne lui apparte-
naient pas.
Toutefois si Rousseau eut des défauts, il eut bien
aussi ses qualités dont on doit lui tenir compte. Sa
sincérité à dévoiler ses fautes lui donnait assuré-
ment le droit de s'étendre avec la même franchise,
et même avec un peu plus de complaisance, sur ses
qualités.
Il fut bienveillant; il ne pouvait en quelque sorte,
voir souffrir autour de lui. Avec des ressources mé-
diocres, il trouvait moyen de donner assez large-
ment aux pauvres.
Il fut étranger à la haine, même à l'égard de
ceux qu'il croyait ses ennemis. Il ne leur pardonnait
pas, si l'on veut, mais il dédaignait leurs injures et
ne leur souhaitait pas de mal.
Il fut désintéressé et pratiqua toute sa vie le
mépris des richesses. Il eut plus d'une fois occa-
sion de s'enrichir et n'en voulut pas profiter. Il est
singulier de parler de la dignité de Rousseau ; il
est vrai cependant que, dans les questions d'intérêt,
il se montra toujours probe et digne. Sans doute,
il eut l'ostentation de la simplicité ; mais ce genre
d'ostentation eut au moins l'avantage de l'aider à
garder la probité.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 523
Malgré sa devise : Vitam impendere vero , nous
croyons qu'il passa sa vie à dire le contraire de la
vérité. Nous ne sommes pas éloigné cependant de
penser qu'il eut souvent un certain genre de sincé-
rité ; il fut un sophiste, il ne fut pas précisément un
menteur. Que de fois il eut, pour l'excuser, la bonne
foi et la folie.
Il se piquait d'une fidélité scrupuleuse à sa parole
et à ses promesses, et poussait cette qualité jusqu'à
l'excès. Voici une anecdote qu'on cite à ce sujet '.
Il n'avait pas vu depuis plusieurs jours le comte Du-
prat, un de ses meilleurs amis. Il apprend que le
comte est malade, mais il s'est promis de ne faire
aucune visite ; rien au monde ne le ferait manquer
à sa résolution. Cependant, un jour qu'il passe
devant sa porte, il n'y tient plus, il se précipite
dans sa chambre, le serre dans ses bras. De sorte
que, dans ce combat entre son cœur et ses prin-
cipes, la victoire resta à son bon cœur. Ses amis
lui font beaucoup d'honneur de ce trait et le met-
traient volontiers dans la morale en action : conve-
nons qu'il faut qu'une vie soit bien dénuée d'actes
de vertu pour qu'on sente le besoin de rapporter
celui-là, et que Jean-Jacques Rousseau aurait mieux
fait de mettre ses principes à visiter ses amis quand
ils étaient malades , qu'à se renfermer dans cette
sotte supériorité qui reçoit toutes les avances et
n'en veut faire à personne.
Enfin , Rousseau eut des idées généreuses et des
aspirations constantes vers la vertu. Des aspirations
à la vertu? Mais qui donc n'en a pas? Le cœur hu-
main est un composé de tous les contraires ; il n'y
1. Recueil des romances deJ.-J. Rousseau, éditées par Lakanal.
524 LA VIE ET LES ŒUVRES
a ni une vertu ni un vice dont il ne contienne le
germe. Nous ne reprocherons donc pas à Rousseau
ses passions et ses penchants mauvais ; tout le
monde en a ; mais nous lui reprocherons de s'y être
laissé aller. De même, on nous permettra de ne
pas priser trop haut ses aspirations, ni même ses
qualités naturelles ; les qualités ne sont pas des
vertus. Ce qu'il faut considérer avant tout, ce sont
les efforts énergiques et constants pour refouler les
aspirations mauvaises et assurer le triomphe des
bonnes.
Ne cherchons même pas à établir une sorte de
balauce entre les qualités et les défauts, entre le
bien et le mal. Rousseau n'aurait assurément rien
à gagner à cette épreuve ; mais , fùt-elle en sa
faveur, qu'elle ne ferait pas encore de lui l'homme
excellent qu'il prétend être. L'homme bon est celui
qui accomplit strictement son devoir, et il en coûte
quelquefois pour l'acomplir ; c'est le mari fidèle, le
père attentif, l'ami sûr, le magistrat intègre.
L'homme excellent est celui qui pousse l'accomplis-
sement de son devoir jusqu'à l'héroïsme ; c'est le
soldat qui donne sa vie pour sa patrie, c'est le mé-
decin qui affronte les épidémies, le martyr qui
meurt pour sa foi. C'est aussi celui qui, sans né-
gliger le devoir, va au-delà du devoir ; c'est saint
Vincent de Paul se chargeant des fers d'un galé-
rien ; c'est le missionnaire, qui va, au péril de sa
vie, porter la bonne nouvelle, la civilisation et le
salut aux nations les plus déshéritées ; c'est la sœur
de charité, qui enferme sa jeunesse dans un hôpital,
pour le soulagement des pauvres et des petits.
Dans quelle catégorie rangerons-nous Rousseau?
lui qui, sous prétexte d'une fausse indépendance, a
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 525
toujours fui le devoir; qui a-, dans sou mariage et
dans sa conduite à l'égard de ses enfants, fui les
devoirs de la famille; qui a, dans son abdication
du titre de citoyen , fui les devoirs du patriotisme ;
qui a même, d'une certaine façon, par ses excen-
tricités et ses théories sociales, fui les devoirs en-
vers la société et l'humanité. Aussi, en fait de
vertu, ne lui en demandez que tout juste ce qui lui
convenait et lui plaisait. Ne lui demandez pas, par
exemple, de pousser la bienveillance jusqu'au dé-
vouement, la charité jusqu'au sacrifice. Il voulait
bien penser aux autres, mais avant tout il pensait à
lui-même et tenait à ne pas se gêner.
Trois causes ont paralysé la vertu de Rousseau :
le naturalisme, Fégoïsme et la faiblesse.
Des qualités, quelque bonnes qu'elles soient, qui
ne seraient que l'effet d'un heureux caractère et de
dispositions naturelles, témoigneraient de peu de
vertu et de mérite. La vertu sans l'effort n'est plus
la vertu. Rousseau n'eut pas toutes les qualités, tant
s'en faut ; mais celles qu'il eut, il se vantait de les
devoir uniquement à sa nature. Il n'admet pas
l'effort ; il ne comprend pas la victoire sur soi-même ;
ce qui signifie, selon nous, qu'il ne comprend ni
n'admet la vertu1. Nous voulons croire que, plus
d'une fois, pour paraître rester fidèle à son sys-
tème, il s'est calomnié lui-même; qu'il s'est élevé
au-dessus de ses inclinations et de ses passions ; mais
ces actes, heureusement illogiques, ne peuvent être
que l'exception.
L'égoïsme n'est qu'une variété du naturalisme.
Quand, par système, on ne suit que son inclination,
1. Voir ci-après, à l'examen des Dialogues et des Rêveries.
526 LA VIE ET LES ŒUVRES
on est vite porté à tout rapporter à soi. L'orgueil
de Rousseau a élevé cette disposition à une puis-
sance prodigieuse. ISe se gênant pour personne,
trouvant tout naturel que les autres se gênent pour
lui, on peut prendre ses actions les unes après les
autres ; toutes , sans exception , sont marquées au
coin de l'égoïsme. Il ne se donne pas même la peine
de s'en cacher. On le voit dans ses conversations,
dans ses lettres , dans ses Confessions, et mieux
encore dans les faits ; en tout et partout, il se fait
le centre autour duquel le reste doit converger, le
personnage en présence duquel les autres comptent
à peine et sont, pour ainsi dire, absorbés.
Rousseau fut faible toute sa vie ; non seulement
faible contre lui-même et ses passions ; mais il fut
dénué de toute énergie morale, de ce nerf de l'âme
sans lequel il est impossible de s'élever. Sa faiblesse,
jointe à la douceur de ses mœurs, put le préserver
des grands excès ; il est plus certain qu'elle arrêta
son essor, le rendit le jouet des événements et lui
inspira bien des sottises. C'est le caractère qui fait
l'homme. Vir esto : Soyez homme, ayez du carac-
tère. Rousseau manqua de caractère ; il ne fut pas
même un homme. Toute vie d'homme exige,
pour être, non pas parfaite, mais simplement régu-
lière, un certain équilibre entre les facultés. Rous-
seau manquait complètement de cet équilibre, et
notamment il avait l'âme infiniment au-dessous du
génie. Il est triste de voir un personnage de sa va-
leur à la merci d'une Thérèse Le Vasseur, pillé
par la famille de cette fille, et osant à peine s'en
plaindre, traîné par elle de pays en pays et en
changeant dix fois au gré de son humeur. Et dans
ses difficultés à l'occasion de son Emile, et dans ses
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 527
rapports avec sa patrie, que de défaillances de
toute sorte ! Et les complots dont il se croyait en-
touré, n'avaient-ils pas pour première cause la
faiblesse de son caractère? Rousseau n'avait d'énergie
que la plume à la main; en face des événements,
il était entièrement désarmé. Ce contraste entre ses
écrits et sa conduite est flagrant. On dirait qu'il
s'en apercevait et qu'il s'en affligeait. Mais sa fai-
blesse ne fut pas seulement une des causes princi-
pales de son malheur; elle le fut aussi de ses fautes.
On a dit que Rousseau réunissait en lui la sensi-
bilité d'une femme, l'imagination d'un oriental, la
sensualité d'un enfant, l'impétuosité d'un sauvage,
l'amour-propre d'un artiste, la vigueur d'un athlète
et la faiblesse d'un amoureux ; qu'en lui la souplesse
du tacticien et la ténacité du dialecticien se joi-
gnaient à la fierté du plébéien de génie et à la sa-
gacité du psychologue; qu'enfin la passion géné-
reuse du bien moral agitait et enflammait tout cela
(Henri-Frédéric Amiel). A cette caractéristique un
peu longue, M. F. Brunetière en voudrait substi-
tuer une autre qui la complète et la résume. D'a-
près lui, Rousseau fut un lyrique : il le fut par le
rythme et le mouvement de son style ; il le fut sur-
tout par l'exaltation du sentiment personnel et l'é-
mancipation absolue du moi qui distingue ses écrits.
Tandis que les grands écrivains du xvne siècle, re-
gardant le moi comme haïssable, auraient rougi
d'étaler leurs passions dans leurs œuvres et d'appe-
ler sur leur personne l'attention qu'ils ne deman-
daient que pour leurs idées, Rousseau, non seule-
ment dans ses Confessions , mais dans presque tous
ses livres, n'écrit, pour ainsi dire, que pour se ra-
conter lui-même ; de même que, dans toute sa vie,
:ï28
LA VIE ET LES ŒUVRES
il ne pense et n'agit que pour tout rapporter à lui
seul. Il est ainsi le père incontesté du Romantisme
et de presque toute la littérature moderne, l'ancêtre
des Goëte, des Henri Heine, des Byron, des Schiller,
des Lamartine, des Hugo, des Michelet \
Bien plus, cette même exaltation du moi qui a
été le principe du talent de Rousseau , a été éga-
lement la cause de sa maladie et de sa folie. Rous-
seau n'est pas le premier qui soit devenu fou par
orgueil, c'est-à-dire par une sorte de paroxysme du
moi2. En admettant que l'auteur donne au mot
lyrisme un sens plus étendu qu'on ne le fait d'ha-
bitude, il n'en reste pas moins que l'orgueil,
l'égoïsme, le moi en un mot, sous une forme ou
sous une autre, est la caractéristique simple et com-
plète de Rousseau tout entier, de son talent, comme
de son caractère et de sa folie, et, dans ce sens,
nous croyons que la pensée de M. Brunetière est
parfaitement juste.
En somme , les Confessions sont la vilaine histoire
d'un vilain personnage. Assez véridiques au fond,
leur lecture ne peut faire que du tort à l'auteur et
laisser une dangereuse impression au lecteur. Elles
sont intéressantes, c'est vrai; elles sont écrites dans
un style inimitable ; mais l'intérêt et le style ne
sont pas tout. Et ce sensualisme effronté et perpé-
tuel, cet oubli de la pudeur, ces tableaux sédui-
sants du vice, ces enchaînements de circonstances
qui mènent fatalement à la violation du devoir, ces
peintures passionnées d'une vie de désordre, cette
1. Le Mouvement littéraire au
XIX» siècle, par F. Brunetière.
Revue des Deux Mondes, 15
octobre 1889. — 2. Article du
même auteur sur la maladie
et la folie de Rousseau. Re-
vue des Deux Mondes, 1er fé-
vrier 1890.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 529
suprématie accordée au bonheur, ou plutôt au plaisir,
sur le devoir; et d'un autre côté, ces idées fausses,
ces situations impossibles, ces erreurs de conduite
présentées comme des vertus, cette vie décousue,
déclassée , sans règle , sans frein , présentée comme
un modèle, tout cela constitue un danger évident
et perpétuel.
Il était dans la destinée des livres de Rousseau
de susciter des controverses; celui-ci n'y faillit pas
plus que les autres. Parmi ses prùneurs à outrance
se distingua Ginguené1. À l'en croire, Rousseau
devait faire ses Confessions , et il les a faites pré-
cisément clans les termes et dans les conditions où
il devait les faire. Le mal qu'il dit de Mmo de Wa-
rens, de Mmc d'Epinay et de tant d'autres, l'intérêt
de son honneur, d'une légitime défense, et même
d'une légitime vengeance l'autorisaient à le dire. Si
sa vie ne peut pas être partout proposée en exemple,
la manière dont il se jug'e, se condamne et se relève
fait néanmoins de son livre un modèle. La lecture
en est saine, salutaire, fortifiante , et l'on ne saurait
trop s'en pénétrer pour apprendre à bien vivre.
Il fallait qu'on fût bien engoué de Rousseau pour
que de tels jugements pussent se faire accepter par
l'opinion. Ils ne passèrent pourtant pas sans quelques
protestations. La réponse était facile; La Harpe,
entre autres, se chargea de la faire2. La Harpe, qui
avait été l'ami, presque le disciple de Voltaire,
goûtait peu le talent de Rousseau. Il reconnaît ce-
1. Lettres sur les Confessions
de J. J. Rousseau par GiN-
guené, 1791 (adressées à une
dame, Mmo de la Tour). — 2.
Examen de l'ouvrage de Gin-
guené intitulé : « Lettres sur
les Confessions de Jean-Jacques
Rousseau » par La. Harpe;
cinq articles insérés au Mer-
cure, 4e trimestre 1792.
3i
530
LA VIE ET LES ŒUVRES
pendant le mérite littéraire des Confessions ; mais,
comme il le dit, de prétendre justifier l'homme,
Gingriené n'y réussira pas plus que Rousseau lui-
même. La Harpe s'attache surtout à montrer le mi-
sérable rôle de Rousseau vis-à-vis de tous ceux avec
qui il fut en rapports ou qu'il regarda comme ses
ennemis1 : Choiseul, d'Alembert, Hume, Diderot,
et jusqu'à un certain point Voltaire, quoique Vol-
taire ait eu aussi sa large part, de torts. Ses en-
nemis, dit-il , étaient en Suisse et non pas en France;
ou plutôt son principal ennemi et le premier auteur
de ses malheurs était lui-même.
Servan n'avait pas attendu la publication de la
fin des Confessioiis pour protester contre l'abus des
personnalités qu'on rencontrait à chaque page de la
partie qui en avait paru, ainsi que des Promenades
et des Extraits de la Correspondance . « Ces écrits,
dit-il, auraient dû être supprimés. Ils nuisent aux
personnes qu'ils censurent, et peut-être même à
celles qu'ils louent, à celles qu'ils font deviner, à
celles qu'ils menacent... Rousseau se plaint beau-
coup des autres; mais en somme il a été un des
auteurs les plus accusateurs et le moins accusés. »
On ne l'a bien sérieusement accusé que sur deux
points: ses enfants et ses bienfaiteurs. Ses enfants —
il suffit de le lire. — Ses amis et ses patrons. —
Presque toujours il commence par l'encensoir et finit
par le soufflet2.
1. CERUTTI, Journal de Paris,
janvier 1790, a cherché à ven-
ger d'Holbach des accusations
portées contre lui par Rous-
seau. — 2. Réflexions sur les
Confessions de J.-J. Rousseau,
par Servan, insérées dans le
Journal encyclopédique de 1783.
Voir aussi Gh. Estienne, Essai
sur les Confessions. 1 vol. in-8,
1856.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 531
Il est possible qu'on juge mieux à distance :
écoutons Sainte-Beuve; il a surtout examiné les
Confessions au point de vue du style. C'en est le
côté le moins important et le plus facile à justifier;
mais à propos du style, il jette bien aussi un coup
d'oeil sur le reste. Il ne ménage pas à Rousseau les
louanges. Il reconnaît en lui l'écrivain qui a fait
faire à la langue du xvmc siècle les plus grands
progrès. Jean-Jacques, dit-il, est l'écrivain du sen-
timent et de la vie domestique, l'inventeur de la
rêverie, le peintre de la nature ; mais il a aussi ses
défauts, et, chose remarquable, ses défauts de style
tiennent pour la plupart aux défauts de l'homme.
Son style, comme sa vie, a contracté quelque chose
des vices de sa première éducation et des mauvaises
compagnies qu'il a hantées d'abord. « Il ne semble
pas se douter qu'il existe certaines choses qu'il n'est
pas permis d'exprimer, qu'il est certaines expres-
sions ignobles , dégoûtantes , cyniques dont l'honnête
homme se passe et qu'il ignore. Rousseau quelque
temps a été laquais ; on s'en aperçoit à plus d'un
endroit de son style. Il ne hait ni le mot ni la
chose1 »
On a beaucoup lu les Confessions ; on aurait mieux
fait de les lire moins ; on a tenté de les excuser par-
fois, rarement de les justifier, et elles sont en effet
injustifiables. Rousseau a dit de son roman de pré-
dilection, la Nouvelle Héloïse : « Toute fille qui en
osera lire une seule page est une fdle perdue; » il
aurait pu le dire à plus juste titre encore du roman
de sa vie.
1. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. III, 1«50.
532 LA VIE ET LES OEUVRES
IV
Le xviii0 siècle a inauguré l'ère des Constitutions
écrites. Rousseau avait déjà fait, ainsi que Mably,
un projet pour les Corses; il se trouva appelé, et
de nouveau encore avec Mably, à en faire un autre
pour les Polonais. On dirait qu'ils étaient reconnus
comme les deux grands fabricants de Constitutions.
Nous n'avons pas à juger le travail de Mably.
Il était le mieux étudié des deux, puisque l'auteur
avait été passer une année en Pologne ; il n'en était
pas beaucoup meilleur pour cela. Jean-Jacques
n'eut pas la même ressource et travailla simplement
sur des notes et mémoires que lui remit un noble
Polonais, le comte de Wielhorski; mais avec l'ha-
bitude qu'il avait de voir tout en lui-même et à la
couleur de son imagination , on peut douter qu'un
voyage en Pologne lui eût beaucoup servi.
Sans prétendre que les Considérations sur le
Gouvernement de Pologne soient la contre-partie du
Discours sur l'Inégalité et du Contrat social , il est
certain qu'elles en diffèrent profondément. Cela
tient sans doute à la différence des points de vue.
Pourquoi ne pas admettre aussi que les idées de
l'auteur avaient reçu de l'expérience et du temps
d'heureuses modifications ?
Rousseau eut peu de mérite à montrer les défauts de
la vieille constitution polonaise. Ces défauts étaient
évidents; tout le monde les apercevait ; mais on doit
lui savoir gré de la réserve et de la prudence dont
il fit preuve à propos d'institutions aussi imparfaites.
« Je ne dis pas, écrit-il au chapitre Ier, qu'il faille
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 533
laisser les choses dans l'état où elles sont ; mais je
dis qu'il n'y faut toucher qu'avec une circonspec-
tion extrême. » « N'ébranlez jamais brusquement
la machine, dit-il ailleurs1. » Il pousse si loin cet
esprit, qu'on peut appeler l'esprit conservateur,
qu'il n'admet même pas qu'on procède brusquement
aux changements les plus désirables. « Affranchir
les peuples de la Pologne, dit-il, est une grande et
belle opération, mais hardie, périlleuse, et qu'il ne
faut pas tenter inconsidérément. Parmi les précau-
tions à prendre, il en est une indispensable et qui
demande du temps ; c'est, avant toute chose , de
rendre dignes de la liberté et capables de la supporter
les serfs qu'on veut affranchir2. » « Rien de plus dé-
licat que l'opération dont il s'agit; car enfin, bien
que chacun sente quel grand mal c'est pour la Ré-
publique que la nation soit, en quelque sorte, ren-
fermée dans l'ordre équestre, et que tout le reste,
paysans et bourgeois, soit nul, tant dans le gouver-
nement que dans la législation, telle est l'antique
constitution. » L'ouvrage renferme de bonnes choses
sur cette noblesse et cette bourgeoisie alors fermées,
et que l'auteur aurait voulu rendre accessibles et
ouvertes 3. Mais il devait arriver qu'on n'écouterait
pas ses bons conseils et qu'on ne tiendrait compte
que des mauvais. « Les troupes réglées, dit-il,
perte et dépopulation de l'Europe, ne sont bonnes
qu'à deux fins : ou pour attaquer et conquérir les
voisins, ou pour enchaîner et asservir les citoyens...
Tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne doit
l'être par métier... Une seule chose suffit pour
1. Ch. xv. Conclusion. — 2. | Jugement. sur la Polijsijnodie,de
Jd., ch. vi. — 3. Voir aussi
dans le même ordre d'idées :
l'abbé de Saint-Pierre.
534 LA VIE ET LES ŒUVRES
rendre un pays impossible à subjuguer, l'amour de
la Patrie et de la liberté, animé par les vertus qui
en sont inséparables1. » La suite a montré ce qu'on
devait penser de ces déclamations ; mais il a fallu
les dures leçons de nos dernières défaites pour en
faire justice.
Il serait long de rappeler tous les plans de Rous-
seau. Il semble avoir obéi à deux idées fondamen-
tales : d'abord l'imitation des anciens, et en second
lieu le désir de stimuler l'amour de la patrie et de
faire une constitution vraiment nationale. Rousseau
a toute sa vie été entiché de Sparte et de Rome. Il
les prend ici sans cesse pour modèles. Sparte agis-
sait ainsi ; Rome se conduisait de telle façon ; ces
seuls mots le dispensent de toute autre raison.
Aussi voudrait-il que sa Constitution fût, en quelque
sorte, la résultante de l'esprit supérieur des Spar-
tiates et des Romains et de l'esprit national des
Polonais; car il faut lui rendre cette justice qu'il ne
néglige pas non plus l'esprit national. L'esprit na-
tional est excellent ; il est bon de mettre sous les
yeux l'image de la Patrie ; encore est-il que, jusque
dans les meilleures choses, il faut se garder de
l'exagération. On ne saurait trop aimer sa patrie ;
mais ce serait mal la servir que de passer sa vie à
lui déclarer son amour. On n'est pas seulement
citoyen, on est aussi membre d'une famille ; on est
artisan, commerçant, industriel. On dirait que Jean-
Jacques, non seulement n'a songé qu'à former des
citoyens, ce qui est en effet le but principal d'une
constitution politique, mais qu'il ne laisse de place
1. Considérations, etc. ch. xn. 1 partie, lettre 14e, note.
Cf. avec Nouvelle Héloïse, 2e |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 535
dans la vie pour rien autre chose que pour les
fonctions de citoyen. Ici, il avait l'exemple des
anciens, qui, comme il le dit ailleurs, n'étaient par
métier ni soldats, ni juges, ni prêtres, mais étaient
tout par devoir1. Justement la Pologne, avec ses
serfs et son ordre équestre privilégié , se trouvait
dans une situation analogue. Mais, sans faire le
procès de la cité antique, il ne faut pas oublier une
différence essentielle, c'est que, dans le plan de
Rousseau , le servage était destiné à disparaître ,
pour faire place à un état plus normal. Du reste,
l'auteur des Discours sur les Sciences et sur l'Iné-
galité restait simplement fidèle aux idées de sa vie
entière, quand il prétendait reléguer au nombre
des institutions malfaisantes une foule de choses
qu'on décore du nom de prospérité nationale : les
lettres, les arts, le commerce, l'industrie, les troupes
réglées, les places fortes, les académies, les bons
systèmes de finances, en un mot tout ce qui fomente
le luxe matériel et le luxe de l'esprit. Ne va-t-il pas
jusqu'à proposer aux Polonais de sacrifier une partie
de leur territoire et de resserrer leurs limites. Car,
dit-il, tous les grands peuples gémissent dans
l'anarchie et l'oppression ; il n'y a que les petits
Etats qui prospèrent, par cela seul qu'ils sont petits.
Mais il se console en pensant que les Russes, leurs
voisins, pourront bien leur rendre le service d'une
bonne amputation, ce qui en effet ne tarda pas à
arriver2.
L'ouvrage de Rousseau, fait à la prière d'un séna-
teur sans mandat, n'avait aucun moyen de s'imposer.
Susceptible tout au plus d'agir à la longue sur
1. Gh. xi. —2. Gh. x.
536 LA VIE ET LES ŒUVRES
l'opinion, il restait sans influence sur la marche
immédiate des événements. Ses conseils et ses plans
auraient-ils sauvé les Polonais ? Il est au moins
permis d'en douter ; mais les puissances voisines ne
leur laissèrent pas le temps d'en essayer, quand
même ils l'auraient voulu. Le livre de Rousseau
date du printemps de 1772 ; le o août de la même
année, avait lieu le premier partage de la Pologne.
Dans un livre comme les Considérations sur le
gouvernement de Pologne, Rousseau pouvait, au
milieu de beaucoup d'idées fausses, garder la luci-
dité et la sérénité de son esprit. Il n'en était plus
ainsi quand il parlait de lui-même. Alors sa tète se
troublait, sa raison l'abandonnait, il était en proie
à une hallucination véritable ; il n'y a qu'une chose
qui ne l'abandonnait jamais, c'était son style. Il
n'est pas, du reste, le premier fou qui, en dehors de
l'objet précis de sa folie, ait conservé toute sa force
de tête et de raisonnement. Ces réflexions s'appli-
quent aux deux derniers ouvrages de Rousseau, les
Dialogues et les Rêveries.
Les Dialogues surtout sont éminemment propres
à faire connaître le caractère de Rousseau, tel qu'il
était devenu sous l'influence de ses tristes préven-
tions. « On ne peut douter, dit Grimm, qu'en écri-
vant ceci , Rousseau ne fût parfaitement fou ; et il
ne parait pas moins certain qu'il n'y a que Rous-
seau dans le monde qui ait pu l'écrire1. »
1. Corr. lill., juillet 1780.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 537
Les Dialogues, dont le titre exact est : Rousseau
juge de Jean-Jacques, sont une sorte de complément
des Confessions. Ils ont la prétention d'être une
justification de l'auteur ; mais une justification de
crimes imaginaires. Jean-Jacques pose en principe
que le monde entier est ligué contre lui, et il s'in-
génie à en découvrir les prétextes, afin de les
détruire. Il fait, dit-il, la part la plus belle à ses
ennemis et cherche avec une entière bonne foi tout
ce qu'ils auraient pu inventer contre lui. « Car,
pour ne pas combattre une chimère, il fallait bien
supposer des raisons au parti approuvé et suivi par
tout le monde '. » Mais qu'est-ce donc que de sup-
poser des raisons, sinon s'en prendre à des chi-
mères? Dans cet examen si approfondi, Jean-Jac-
ques n'oublie qu'une chose, c'est de s'assurer qu'il
a des ennemis. Son système, qui semble parfai-
tement lié, est tout hypothétique ; c'est un édifice
en l'air auquel on ne voit pas de base. Peu de faits,
mais beaucoup d'idées moroses, de considérations
générales, de suppositions ridicules, tel en est le
résumé. Rousseau regrette d'avoir écrit un livre si
long. Que n'en supprimait-il les longueurs et les
répétions ; il l'aurait ainsi réduit facilement de
moitié. Les Confessions ont, sous ce rapport, un
bien autre intérêt.
11 parait que Jean- Jacques tenait beaucoup à sa
réputation de musicien, car il revient à dix reprises
sur son Devin et ses autres œuvres musicales. Mais
qui donc lui en contestait la paternité à l'époque
où il écrivit ses Dialogues ? Pas plus du reste qu'on
ne lui contestait celle de la Nouvelle Héloïse et de
1. Dialogues. Introduction.
538 LA VIE ET LES ŒUVRES
tous ses livres ; pas plus qu'on ne lui attribuait
méchamment d'autres ouvrages qu'il n'avait, pas
faits ; pas plus qu'on ne lui supposait une fortune
qu'il ne possédait pas, des intentions perverses qu'il
n'avait pas ; pas plus qu'on ne songeait à lui ravir
« l'honneur, la justice, la vérité, la société, l'atta-
chement, l'estime, » ou qu'on ne prenait à tâche de
lui ôter ses amis, de le livrer à l'opprobre, de l'a-
buser, de le tromper par les dehors les plus hypo-
crites. Il dit qu'il fait la part belle à ses ennemis;
il serait plus exact de dire qu'il porte contre eux
les accusations les plus graves : le mensonge, la
fourberie, les trahisons, la cruauté, l'injustice1.
La partie la plus curieuse du livre est celle où
l'auteur se juge lui-même 2. « Au physique Jean-
Jacques, dit-il, n'est assurément pas un bel homme;
il est petit et il s'apetisse encore en baissant la tête.
Il a la vue courte, de petits yeux enfoncés, des
dents horribles , ses traits altérés par l'âge n'ont
rien de fort régulier. » On voit qu'il ne se flatte pas
dans le portrait qu'il fait de sa personne. Il n'en
est pas moins furieux contre tous ses peintres, sur-
tout contre Ramsay, qui l'ont défiguré à plaisir,
pour faire de lui un objet d'horreur au genre hu-
main. Au moral, « c'est un homme sans malice
plutôt que bon ; une âme saine, mais faible, qui adore
la vertu sans la pratiquer ; qui aime ardemment le
bien et qui n'en fait guère... Doux et compatissant
jusqu'à la faiblesse, facile à prendre et à subjuguer
par les caresses, mais préférant son repos à tout...
Egalement étranger à l'orgueil, à la vanité et à la
modestie ; content de sentir ce qu'il est, et n'ayant
1. 7,r Dialogue. — 2. //• Dialogue.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 539
jamais songé à se mesurer avec un autre... Violent
dans ses premiers moments. Passant sa vie à faire
de grandes et courtes fautes, et à les expier par de
vifs et longs repentirs. Sans prudence, sans présence
d'esprit ; d'une balourdise incroyable, disant égale-
ment ce qui lui sert et ce qui lui nuit, sans même
en sentir la différence... En un mot, dérivant plus
que qui que ce soit de son seul tempérament, et
demeuré, malgré l'adversité, les hommes et les ans,
tel que l'a fait la nature... Parlant peu et parlant
mal; ayant rarement de l'esprit; plus rarement
encore en ayant à propos... Tout ce qui n'affecte
pas sa sensibilité, tout ce qui n'est que de pure
curiosité est pour lui dépourvu d'existence et ne se
fixe pas dans sa mémoire... Quant à la sensibilité
morale, jamais homme n'en fut autant subjugué. Le
besoin d'attacher son cœur, satisfait avec plus d'em-
pressement que de choix, a causé tous les malheurs
de sa vie... Les déceptions ne l'ont pourtant pas
rendu misanthrope. Jamais sentiment de haine ou
de jalousie contre aucun homme ne prit racine au
fond de son cœur; jamais on ne l'ouït déprécier ou
rabaisser les hommes célèbres pour nuire à leur
réputation. »
« Voulez-vous donc connaître à fond ses mœurs
et sa conduite : étudiez bien ses inclinations et ses
goûts. Cette connaissance vous donnera l'autre par-
faitement ; car jamais homme ne se conduisit moins
sur des principes et des règles, et ne suivit plus
aveuglément ses penchants. Prudence, raison, pré-
caution, prévoyance ; tout cela ne sont pour lui que
des mots sans effet. Quand il est tenté, il succombe;
quand il ne l'est pas, il reste dans sa langueur.
Par là, vous voyez que sa conduite doit être iné-
540 LA VIE ET LES ŒUVRES
gale et sautillante... Enfin, jamais il n'exista d'être
plus sensible à l'émotion et moins formé pour
l'action. »
« Jean-Jacques ne sera pas vertueux. Comment,
subjugué par ses penchants, pourrait-il l'être ?
n'ayant toujours pour guide que son propre cœur,
jamais son devoir ni sa raison. Comment la vertu,
qui n'est que travail et combat, régnerait-elle au
sein de la mollesse et des doux loisirs. Il sera bon
parce que la nature l'aura fait tel ; il fera du bien,
parce qu'il lui sera doux d'en faire. Mais s'il s'agis-
sait de combattre ses plus chers désirs et de déchi-
rer son cœur pour remplir son devoir, le ferait-il
aussi? C'est douteux. La loi de la nature, sa voix
du moins ne s'étend pas jusque-là. Il en faut une
autre alors qui commande, et que la nature se
taise. »
Pour compléter le portrait qu'il fait de lui-même,
on pourrait y ajouter quelques traits d'un morceau
destiné peut-être à faire partie des Dialogues.
« J'étais fait pour être le meilleur ami qui fût jamais ;
mais celui qui devait me répondre est encore à
venir... Pour de l'argent et des services, ils sont
toujours prêts ; j'ai beau refuser ou mal recevoir,
ils ne se rebutent point et m'importunent sans cesse
de sollicitations qui me sont insupportables. Je suis
accablé de choses dont je ne me soucie pas ; les
seules qu'ils me refusent sont les seules qui me
seraient douces; un sentiment doux, un tendre
épanchement est encore à venir de leur part, et l'on
dirait qu'ils prodiguent leur fortune et leur temps
pour épargner leurs cœurs... De quelque prix que
soit un présent , et quoi qu'il coûte à celui qui
l'offre, comme il me coûte encore plus à recevoir,
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
541
c'est celui dont il vient qui m'est redevable. C'est
à lui de n'être pas un ingrat1. »
Sans vouloir souscrire à tous les traits de ces
tableaux, il est certain que nous n'aurions pas été
partout aussi sévère que Rousseau l'est contre lui-
même. Mais il est bien certain aussi qu'il n'aurait
pas souffert patiemment que tout autre eût dit de
lui la centième partie de ce qu'il en disait lui-
même.
S'il semble d'ailleurs faire bon marché de sa
personne, il compte sur ses livres pour le réhabi-
liter auprès de tout homme ami de la justice et de
l'honnêteté2. Cependant il reconnaît que, d'un autre
côté, ils contiennent aussi le secret de toutes les
haines qui se sont amassées contre lui. Il a dit la
vérité à tous ; aussi s'est-il aliéné tout le monde.
Mais comme, dans ses livres, on découvre bien,
dit-il, l'homme sous l'écrit; comme on y voit la
grandeur et la vérité de ses principes, l'honnêteté
de ses mœurs, la bonté de son cœur!... A qui-
conque douterait de ses mœurs et de sa conduite,
ses livres sont là pour répondre; qu'on les lise, et
surtout qu'on les compare avec les critiques qui lui
ont été adressées, avec les trames qui ont été our-
dies contre lui! Mais arrêtons-nous : quand il est à
l'article des complots il n'a plus sa raison.
Il fallait que tout fût singulier dans ce livre des
Dialogues, fruit de quatre années d'un douloureux
travail. Jean-Jacques a fait lui-même l'histoire des
moyens qu'il tenta pour en assurer la publication 3.
1. Mon portrait. Morceaux
tirés des f , agments épars dans
la bibliothèque deNeufchâtel.
Publié par Streickeisen-
MOULTOU, Œuvres et Correspon-
dance inédites de J.-J. Rous-
seau. — 2. ///c Dialogue. — 3.
Histoire du précédent écrit.
542 LA VIE ET LES OEUVRES
A l'en croire, cela n'était pas chose facile. Entouré
d'ennemis comme il l'était, « frappé de l'insigne
duplicité de Duclos, qu'il avait estimé au point de
lui confier ses Confessions, et qui, du plus sacré
dépôt de l'amitié, n'avait fait qu'un instrument
d'imposture et de trahison; » n'ayant plus personne
sur qui il pût compter, il résolut de se confier uni-
quement à la Providence. Il imagina à cet effet de
faire une copie de son ouvrage et d'aller la déposer
sur le grand autel de l'église Notre-Dame, espérant
que le bruit de cette action empêcherait la suppres-
sion du manuscrit, et peut-être le ferait arriver
jusque sous les yeux du Roi. Il mit sur le paquet la
suscription suivante :
« Dépôt remis à la Providence.
« Protecteur des opprimés, Dieu de justice et de
vérité, reçois ce dépôt, que remet sur ton autel et
confie à ta Providence un étranger infortuné, seul,
sans appui, sans défenseur sur la terre, outragé,
moqué, diffamé, trahi de toute une génération,
chargé, depuis quinze ans, à l'envi, de traitements
pires que la mort et d'indignités inouïes jusqu'ici
parmi les humains, sans avoir pu jamais en ap-
prendre au moins la cause. Toute explication m'est
refusée, toute communication m'est ôtée ; je n'at-
tends plus des hommes, aigris par leur propre in-
justice , qu'affronts , mensonges , trahisons. Provi-
dence éternelle , mon seul espoir est en toi ; daigne
prendre mon dépôt sous ta garde et le faire tomber
en des mains jeunes et fidèles, qui le transmettent
exempt de fraudes à une meilleure génération. »
Au verso était écrit un appel désespéré à qui-
conque deviendrait l'arbitre de l'ouvrage. Puis, le
samedi 24 février 1776, sur les deux heures, il se
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
543
rendit à Notre-Dame. Mais, par suite d'une erreur
ou de toute autre cause, il trouva les grilles fer-
mées. Alors il est saisi de vertige, comme un
homme qui tombe en apoplexie ; tout son être est
bouleversé ; il ne sait plus où il est et croit voir le
ciel même concourir à l'iniquité des hommes. « Je
sortis, dit-il, rapidement de l'église, résolu de n'y
rentrer de mes jours, et me livrant à toute mon
agitation, je courus tout le reste du jour, errant de
toutes parts, sans savoir ni où j'étais ni où j'allais,
jusqu'à ce que, n'en pouvant plus, la lassitude et la
nuit me forcèrent de rentrer chez moi, rendu de fa-
tigue, presque hébété de douleur. »
Cependant, la réflexion lui donnant une vue plus
nette des choses, il voulut espérer qu'il existait en-
core au moins ' un honnête homme dans le inonde
et porta son manuscrit à Condillac; mais il fut peu
satisfait de l'accueil qui lui fut fait et eut le pres-
sentiment d'une nouvelle déception. Il se trompait
cependant ; Condillac se montra fidèle dépositaire.
Il légua le manuscrit à l'abbé de Reyrac, lequel le
rendit, avant de mourir, à la famille de Condillac.
On se proposait de le publier, en 1801 ; mais une
autre personne avait pris les devants1. Rousseau,
en effet, avait eu l'occasion de voir aussi un jeune
Anglais , nommé Brooke Boothby, qu'il avait eu
pour voisin à Wootton. Cette rencontre lui parut un
bienfait de la Providence. Il avait recopié une
partie du livre; il la remit à son jeune ami, lui
1. Bachaumont, 27 novem-
bre 1770 (addition) ; 10 janvier
1783. — GrïMM, Corr. litt., juil-
let 1783. — La Clef du Cabinet
des Souverains, 27 fructidor an
VIII, article de A. Barbier.
Ce manuscrit de Rousseau est
actuellement à la bibliothèque
de la Chambre des députés.
544
LA VIE ET LES ŒUVRES
promettant le reste pour l'année suivante. Brooke
Boothby fit paraître à Londres, en 1780, le premier
dialogue, le seul dont il eût reçut le dépôt1.
Toutefois, n'espérant encore rien de ce côté, Rous-
seau s'était avisé d'un autre procédé ; ce fut d'écrire
une espèce de billet circulaire adressé à la Nation
française, d'en faire plusieurs copies et de les dis-
tribuer, sur les promenades et dans les rues, aux in-
connus dont la physionomie lui plaisait davantage.
La suscription était : « A tout Français aimant en-
core la justice et la vérité. » Mais, ajoute-t-il, tous
refusèrent son billet, comme ne s'adressant pas à
eux. Il eut beau en bourrer ses lettres , en remettre
à ses rares visiteurs, il ne trouva le placement que
d'un petit nombre 2. Il s'en tint à la fin à la résolu-
tion de lire simplement son écrit, quand il en trou-
verait l'occasion, comme il avait fait pour les Con-
fessions. Tant de précautions étaient, pour le moins,
superflues. Les Dialogues ne pouvaient, comme les
Co?if'essions, susciter la haine et la crainte ; ils n'ex-
citèrent que la pitié.
On peut rapprocher des efforts que fit Rousseau
pour assurer la publicité de ses Dialogues, les pré-
cautions qu'il avait prises peu de temps auparavant
pour mettre le public en garde contre les éditions
fautives de ses écrits. Autrefois il avait confiance en
Rey; mais Rey s'étant, lui aussi, rendu coupable
des mêmes altérations, suppressions, falsifications
que ses confrères, il ne resta plus à Jean-Jacques
1. Bachaumoxt, 9 et 12 sep-
tembre 1780. — 2. Ce billet est
ordinairement placé à la suite
des Confcssio7\s; il serait mieux
à la suite des Dialogues. —
Voir deux lettres de Rousseau
à Mm> la C»8« de Saint-XX, la
première sans date, la deuxiè-
me du 23 mai 1776.
DE JEAIS-JACQUES ROUSSEAU. 545
d'autre ressource que de protester contre toutes les
éditions passées, présentes et futures, sauf la pre-
mière qui avait été faite sons ses yeux; de les désa-
vouer, comme n'étant pas son œuvre, et de répandre
des copies de sa protestation, dans l'espoir que, sur
le nombre des personnes auxquelles il l'aurait
remise, il se trouverait au moins une àme honnête
et généreuse, non vendue à l'iniquité, pour la sauver
de l'oubli et la faire passer à la postérité *.
VI
Les Rêveries sont le dernier ouvrage de Rousseau2.
Elles sont divisées en dix promenades ; la dixième
est inachevée ; elle a été interrompue par la mort
de l'auteur.
Parmi les innovations heureuses que la littérature
doit à Rousseau, Saint-Beuve compte avec raison la
rêverie 3. Rousseau fut pour ainsi dire l'inventeur de
ce genre, et, du premier coup, il le porta à un haut
degré de perfection. Nous avons cité ailleurs la cin-
quième promenade, consacrée à la description de
l'Ile Saint-Pierre, comme un bijou de grâce et un
modèle achevé de littérature descriptive 4. Malheu-
reusement, toutes ne valent pas celle-là, et l'on y
rencontre trop souvent des traces de l'esprit ma-
lade et chagrin du malheureux Jean-Jacques. Le
1. Déclaration de J.-J. Rous-
seau, relative à diverses réim-
pressions de ses ouvrages, en
date du 23 janvier 1774. — 2.
Les Rêveries d'un promeneur so-
litaire. Aux œuvres de J.-J.
Rousseau ; plus un fragment
inédit publié en 1853 par A. de
Bougv. — 3. Sainte-Beuve,
Les Lundis, 1850; Les Confes-
sions de J.-J. Rousseau. — 4.
Voir le ch. xxv.
35
546 LA VIE ET LES OEUVRES
retour sur lui-même ne lui valait rien, et il y reve-
nait sans cesse. Cependant la plaie paraît un peu
moins saignante ici que dans les Dialogues. Aurait-
il donc, dans ses derniers jours, recouvré un peu,
bien peu, de paix et de calme? Se serait-il approché
de cet état d'indifférence et de mort à toutes choses
auquel il aspirait et qu'il dit avoir atteint ' ?
Les Rêveries sont encore une sorte d'addition aux
Confessions , et une addition presque sans faits.
L'auteur veut étudier l'état de son âme, dans la si-
tuation unique que lui ont faite ses ennemis. On ai-
merait à voir ses méditations appuyées sur un plus
grand nombre de réalités visibles et palpables. Il a
bien eu le projet d'écrire la suite de ses Confes-
sions ; mais à quoi bon? N'est-il pas mort au
monde, et ne veut-il pas lui rester à jamais indiffé-
rent? Faut-il relever de nouveau la persistance avec
laquelle il insiste sur sa conduite toute de sensation
actuelle et d'impulsion naturelle, sans que le devoir
et la vertu y aient aucune part? « C'est mon naturel
ardent qui m'agite, dit-il; c'est mon naturel indo-
lent qui m'apaise. Je cède à toutes les impulsions
présentes ; tout choc me donne un mouvement vif
et court ; sitôt qu'il n'y a plus de choc, le mouve-
ment cesse ; rien de communiqué ne peut se pro-
longer en moi2.
Autre pensée qui revient plusieurs fois sous sa
plume. 11 n'a point fait de bonnes actions ; cela lui
eût été doux ; mais on lui a rendu le bien impos-
sible par les persécutions qu'on lui a fait subir.
C'est un défaut commun de rejeter sur autrui la
1. Rêveries, passini ; et no- i 2. Rêveries. 9e Promenade,
ta m ment 8e Promenade. —
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 547
responsabilité de ses fautes ; niais qui a empêché
Rousseau de bien faire, sinon lui-même, ses pas-
sions, ses faux systèmes, sa paresse, sa faiblesse
surtout? Il fut toujours si jaloux de sa liberté et de
son indépendance ; n'aurait-il donc sacrilié que sa
liberté de faire le bien? Cela prouverait qu'il n'y
tenait pas beaucoup.
Jean-Jacques revient de temps à autre sur son
passé ; il cite deux ou trois traits dont il n'avait
rien dit dans les Confessions ; il parle de ses jeunes
années, de ses relations avec les philosophes, de sa
réforme, de ses ouvrages, de ses enfants, de l'af-
faire Bovier ; nous avons parlé nous-mème de
toutes ces choses en leur temps. Mais il en est une
qui nous a serré le cœur; c'est sa dernière pensée:
« Aujourd'hui, jour de Pâques fleuries, dit-il, il y a
précisément cinquante ans de ma première con-
naissance avec Mmo de Warens (c'était par consé-
quent le 12 avril 1778, moins de trois mois avant
sa mort). Il n'y a pas de temps ou je ne me rap-
pelle avec joie et attendrissement cet unique et
court temps de ma vie, ou je fus moi pleinement,
sans mélange et sans obstacle, et où je puis vérita-
blement dire avoir vécu1. » Ainsi, jusqu'au bord de
la tombe, il garde, au moins comme un souvenir
précieux, les souillures de sa jeunesse. Il a beau-
coup parlé de morale ; voilà sa morale, alors même
que les glaces de l'âme ont dû calmer ses sens.
Parmi les faits récents que Jean-Jacques cite
dans ses Rêveries, il y en a fort peu qui méritent
d'être rapportés. Que nous importe qu'il ait donné
des oublies à une pension de petites filles, ou fait
1. /0e Promenade.
548 LA VIE ET LES OEUVRES
la conversation avec des invalides? Le seul événe-
ment intéressant qu'il raconte a trait à un accident
qui lui arriva le jeudi 24 octobre 1776 \ Il revenait
d'une excursion botanique du côté de Charonne,
rêvant à sa vie innocente et à ses infortunes, quand,
à la descente de Ménilmontant, il fut renversé par le
chien du comte de Saint-Fargeau. Sa chute fut d'une
violence extrême. Etourdi du coup, il resta long-
temps sans connaissance et eut -beaucoup de peine
à se reconnaître. Cependant il s'en retourna assez
légèrement chez lui, tout en crachant beaucoup de
sang. Il passa la nuit sans connaître encore ni
sentir son mal; mais le lendemain, voici ce qu'il
trouva : il avait la lèvre supérieure fendue jusqu'au
nez, quatre dents enfoncées à la mâchoire supé-
rieure, le visage enflé et meurtri, le pouce droit
foulé, le pouce gauche blessé grièvement, le bras
gauche foulé, le genou gauche enflé et contusionné,
et, avec tout ce fracas, rien de brisé, pas même une
dent. Nous respectons le récit de Rousseau ; celui
de Griinm est un peu différent et beaucoup moins
dramatique2. Le lendemain, Corancez trouva à son
ami beaucoup de lièvre. Le pauvre Jean-Jacques
avait le visage tout enflé et couvert de petites
bandes de papier, qu'il avait fait coller sur ses
blessures. Il n'y avait pas moyen de prêter au chien
des vues malfaisantes et des projets médités ; aussi,
était-il le premier à l'excuser, ce qu'il n'aurait sans
doute pas fait pour un homme. Jamais il n'avait eu
plus de raison pour s'affliger. « Cependant, dit Co-
rancez, le cours de la conversation nous amena tous
deux à des propos si gais, que le malheureux, dont
1. 2e Promenade. — 2. Corresp. litt., novembre 1776.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 549
le rire rouvrait toutes les plaies, me demanda grâce
avec des instances réitérées1. »
Vil
Les années se succédaient ; il y avait sept ans
que Rousseau était à Paris ; jamais il n'était resté
si longtemps dans le même lieu. A. la fin, cepen-
dant, son humeur vagabonde le reprit. Il était de-
venu plus souffrant; il travaillait mpins ; par suite,
il s'ennuyait et ses ressources diminuaient ; bientôt
il songea à aller s'établir ailleurs. Le motif ou le
prétexte fut, comme toujours, sa santé ; il y joignit
la santé de Thérèse. L'un et l'autre devenaient
vieux; il n'était pas étonnant qu'ils subissent les
effets de l'âge. Jean-Jacques, naturellement, n'eut
rien de plus pressé que de pousser les choses au
pis : sa femme malade, lui-même empêché de la
soigner par ses infirmités, la solitude, l'abandon,
tous les maux à la fois. Il avait voulu prendre une
servante; l'essai n'avait pas réussi. Pourquoi? Ils
étaient donc bien exigeants. Comme conclusion, il
demandait qu'on voulût bien, moyennant l'abandon
de tout ce qu'ils possédaient, les recueillir « en
clôture formelle ou en apparente liberté, dans un
hôpital ou dans un désert ; avec des gens doux ou
durs, faux ou francs (si de ceux-ci il en est encore).
Je consens à tout, dit-il, pourvu qu'on rende à ma
femme les soins que son état exige , et qu'on me
donne le couvert, le vêtement le plus simple et la
nourriture la plus sobre jusqu'à latin de mes jours,
1. CORANCEZ, De J.-J. Rousseau, etc.
550
LA VIE ET LES ŒUVRES
sans que je ne sois plus obligé de m'occuper de
rien'. »
La faveur qu'il sollicitait ne lui fut pas accordée,
mais il ne tarda pas à trouver beaucoup mieux. Au
fond, ce qu'il désirait, c'était la campagne. Quand
on le sut, ses amis, et même des étrangers s'em-
pressèrent à l'envi pour le satisfaire. Il aurait dû
s'apercevoir à la fin que le inonde n'était pas si
acharné à sa perte. Dès 1776, le comte d'O, qui ne
le connaissait nullement, lui avait offert un asile2.
Nous ne citons cette proposition que pour mémoire ;
mais on lui en Fit d'autres, en 1777. Un jeune che-
valier de Malte, nommé Flaman ville, mit à sa dis-
position un vieux château au bord de la mer, en
Picardie ou en Normandie3. Le commandeur de
Ménon lui offrit une habitation à Lyon. Son vieil
ami, le comte Duprat, lui proposa, nous ne savons
où, une retraite qui n'avait d'autre inconvénient que
d'être lointaine. Rousseau l'accepta avec reconnais-
sance, consentit à changer de nom, et même à aller
à la messe, à la condition toutefois de ne pas se
faire passer pour catholique. Cependant la lon-
gueur du voyage, qui d'abord lui avait fait différer
le départ, l'engagea à y renoncer à la fin. Il n'avait
au monde que deux pensées, sa femme et son her-
bier ; il ne voulut pas exposer Thérèse à des fa-,
tigues qui pouvaient être au-dessus de ses forces 4.
1. Mémoire remis par Rous-
seau à diverses personnes, au
mois de février 1777, et trouvé
dans les papiers du comte Du-
prat. — 2. Lettre, de Rousseau
au comte d'O, 1776. Nous ac-
ceptons la date de 1776, indi-
quée par Musset-Pathay. Est-
elle certaine, et ne serait-il
pas mieux, en la reculant
d'une année, de rattacher les
propositions du comte d'O aux
autres offres qui furent faites
à Rousseau un peu plus tard?
— 3. GOrancez, DeJ.-J. Rous-
seau. — k. Lettre de Rousseau au
comte Duprat, s. d.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 551
Sur ces entrefaites (railleurs, Corancez avait mis
en avant un autre projet. Il s'agissait d'un petit lo-
gement à Sceaux, à la porte de Paris. Rousseau
commença par se faire prier, puis finit par accepter
cette proposition, comme il venait d'en accepter une
autre. Corancez donc comptait sur lui et fit ses ar-
rangements en conséquence; mais, quand il revint
pour le voir, il le trouva parti. Thérèse, qui était
encore là, dit qu'il était simplement sorti; mais
Corancez ne tarda pas à savoir qu'un nouvel ami,
le marquis de Girardin , accompagné du médecin
Le Bègue de Presle, était venu le trouver, lui avait
fait ses offres, l'avait promptement décidé et presque
aussi promptement emmené1.
1 Corancez, De J.-J. fious- ! jours deJ.-J. Rousseau (25 août
seau. —Le Bègue de Presle, I 1776).
Relation ou Notice des derniers ,
CHAPITRE XXXI
Du 20 mai au 2 juillet 1778.
Sommaire : I. Installation de Rousseau à Ermenonville. — Mort de
Voltaire. — Occupations de Rousseau : la botanique, — la musique, —
la promenade. — Visite de Moultou : Rousseau lui remet ses Confes-
sions et d'autres manuscrits.
11. Mort de Rousseau. — Récit de Le Bègue de Presle. — Récit de
Thérèse. — Bruits de suicide. — Preuves établissant la mort natu-
relle.
I
Rousseau arriva à Ermenonville le 20 mai 1778.
Il n'avait dû venir d'abord que pour quelques jours,
afin de juger si l'installation lui conviendrait. Com-
ment ne lui aurait-elle pas plu ? C'était le change-
ment, c'était la campagne. Dès avant le départ, son
impatience presse ses hôtes; il voudrait que tout fût
prêt en un jour. Pendant la route, il se livre à la
joie la plus vive ; à la vue de la forêt qui précède
le château, il n'est plus possible de le retenir en
voiture : « Non, dit-il, il y a si longtemps que je
n'ai pu voir un arbre qui ne fût couvert de fumée
et de poussière ; ceux-ci sont si frais ! » En arrivant,
il se jette dans les bras de Girardin. « Il y a si
longtemps, s'écrie-t-il, que mon cœur me faisait
désirer de venir ici; et mes yeux me font désirer
actuellement d'y rester toute ma vie. Vous voyez
mes larmes; ce sont les seules de joie que j'aie ver-
sées depuis bien longtemps, et je sens qu'elles me
rappellent à la vie. »
LA. VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 553
Le domaine d'Ermenonville, situé à 10 lieues de
Paris, non loin de Senlis, était d'une grande beauté.
On prétend que Girardin avait fait pour l'embellir
3 millions de dépenses. Il était surtout renommé
pour ses jardins. Girardin sentait toutefois que ce
n'était pas par ces magnificences qu'il séduirait
Rousseau, et il avait rêvé de lui arranger un petit
logement à son goût : maison simple et commode,
couverte en chaume, rappelant par sa disposition
l'Elysée de Clarens ; mais rien n'était prêt. Il ins-
talla son hôte, en attendant, dans un pavillon séparé
du château par des arbres. Ce provisoire lui-même
parut charmant à Jean-Jacques. Il écrivit à Thérèse
de venir le rejoindre au plus tôt. Elle eut vite fait
de vendre leur chétif mobilier ; sauf l'herbier, il y
avait peu de choses à emporter ; dès le mardi sui-
vant, elle était dans les bras de son mari.
On a révoqué en doute la satisfaction de Rousseau,
et l'on a été jusqu'à qualifier son départ d'évasion.
La police, émue du scandale des Confessions, lui
aurait conseillé de quitter Paris, s'il voulait se sous-
traire aux recherches '. Mais la police s'occupait
fort peu de lui, et les Confessions ne causaient aucun
scandale. Il ne parait pas, en effet, que depuis ses
lectures de 1771, il les ait communiquées à per-
sonne, sauf peut-être à quelques amis intimes et
discrets, Mmo de Créqui, par exemple. Ce qu'on
avait imprimé à l'étranger, sous le titre de Confes-
sions de Je an- Jacques Rousseau, n'était qu'un recueil
de lettres publiées contre son gré 2. Il est certain
1. Bachaumont, 22 et 26 . 2. Le Bègue de Presle, Rela-
juin 1778; — Grimm, Correspon-
dance littéraire, 9 mars 1779. —
Lion, etc.
554
LA. VIE ET LES ŒUVRES
qu'il partit librement et sans autres motifs que son
goût pour le changement, son amour pour la cam-
pagne, sa passion pour la botanique, enfin son désir
de se ménager pour sa vieillesse, alors qu'il lui en
coûtait de travailler pour vivre, une existence con-
fortable, auprès d'une famille riche qui ne le lais-
serait manquer de rien.
Cela ne veut pas dire qu'il se soit trouvé parfaite-
ment heureux. Le bonheur n'était pas compatible
avec son caractère, et les premiers moments d'exal-
tation passés, il dut retomber dans cette humeur
morose qui faisait son malheur et le désespoir des
personnes qui l'entouraient. Girardin ne parle que
de son contentement; mais Girardin, qui assurément
avait le plus grand désir de le rendre heureux et
un intérêt évident à faire croire qu'il l'était en
effet, put bien prendre ses désirs pour des réalités1.
Gorancez, au contraire, piqué de n'avoir pas été
préféré à Girardin, ne peut s'empêcher de prétendre
que Rousseau se trouva malheureux à Ermenonville ;
il ne songe pas qu'il l'aurait été aussi partout
ailleurs. A l'en croire, Flamanville ayant été le voir,
revint navré de son état et chargé de lui trouver
une place à l'hôpital2. D'Escherny partage l'opinion
de Gorancez; mais son récit est bien vague3 et four-
mille d'erreurs. Enfin Thérèse elle-même a déclaré
que son mari, repris au bout de peu de temps de ses
anciennes craintes, aurait insisté pour revenir à
Paris et qu'elle n'aurait cédé qu'aux instances de
1. Lettre du marquis de Gi-
rardin à Rey, 8 août 1778; —
Relation de Le BÈGUE. — 2.
CORANCEZ, De J.-J. Rousseau.
— 3. D'ESCHERNY, De J.-J.
Rousseau et des philosophes du
xvme siècle, ch. xxiv. Voir
aussi QUESNÉ , Particularités
médites sur J.-J. Rousseau.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
555
Girardin. qui l'aurait priée plusieurs fois à genoux
de rester1. Mais Thérèse était mal avec Girardin, et
ses paroles ne sont pas toujours véridiques. En
somme, nous n'avons sur ce point que des témoi-
gnages intéressés ou peu concluants, qu'il est facile
d'ailleurs d'accorder en considérant que Rousseau
dut avoir ses alternatives de joie et de tristesse.
Au moment où Rousseau se disposait à quitter
Paris, Voltaire y était accueilli et fêté comme un
demi-Dieu, mais ne tardait pas à y mourir, ac-
cablé, en quelque sorte, sous le poids de ses triom-
phes. On a dit que Jean-Jacques avait hâté son
départ pour n'être pas témoin des honneurs rendus
à son rival ; cela n'entrait guère dans son caractère.
Quelque temps à l'avance, il avait fait sur lui le
quatrain suivant, qui aurait pu lui servir d'épi-
taphe :
Plus bel esprit que grand génie,
Sans loi, sans mœurs et sans vertu,
Il est mort comme il a vécu,
Couvert de gloire et d'infamie2.
Il parait que la mort de Voltaire l'affecta vive-
ment. « Je sens, dit-il, que mon existence était atta-
chée à la sienne. Il est mort, je ne tarderai pas à le
suivre 3. »
Rousseau était venu à Ermenonville pour se
livrer à la botanique : il n'y fit, en effet, guère autre
chose. Dès le matin, il partait pour herboriser,
revenait déjeuner, et souvent repartait jusqu'au soir.
Il enseignait la botanique à un des fils de Girardin,
1. Lettre de Thérèse à Coran-
cez, 27 prairial an VI. — 2.
GRIMM, Correspondance litté-
raire, juin 1778. — 3. Lettre de
Stanislas de Girardin à Musset-
Pathay, 8 juin 1824.
556 LA VIE ET LES ŒUVRES
âgé de dix ans ; il l'emmenait quelquefois avec lui
et l'appelait son petit gouverneur. Il avait entrepris
de recueillir toute la flore du pays.
Le soir, il dinait souvent au château. On allait
ensuite à la promenade en famille. Le plus souvent
on se rendait au verger où l'on disposait sa chau-
mière.
Jean-Jacques se livrait alors avec ivresse à sa
passion pour la nature et se laissait aller aux joies
les plus enfantines. Tantôt il attirait avec du pain
les oiseaux et les poissons ; d'autres fois on prenait
le bateau, et son ardeur à ramer lui avait fait
donner le nom d'amiral d'eau douce. Souvent aussi
on faisait de la musique. Un soir, à 10 heures,
Girardin imagina de lui faire donner par des musi-
ciens venus de Paris un concert dans une île située
au milieu du parc et qu'on appelait l'ile des Peu-
pliers. Il parait que Rouseau fut tellement ému de
cette attention qu'il s'écria : « Ah! M. de Girardin,
quand je mourrai, je désire que cette place recueille
mes cendres. » Huit jours après, son vœu était
rempli ' .
On prétend que les vieillards et les mourants se
complaisent dans les projets. Jean-Jacques en fai-
sait beaucoup pour l'hiver suivant : c'était son her-
bier à arranger; c'étaient les cryptogames, mousses
et champignons à étudier ; c'était son opéra de
Daphnis et Chloé, c'était la suite d'Emile à terminer.
Nous avons déjà parlé de la bienfaisance de
Rousseau ; nous pouvons la mentionner encore. Non
seulement il était généreux de sa bourse, mais il
l'était de sa personne, ne ménageant ni les leçons à
1. QUESNÉ , Particularités, etc.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
557
l'enfance, ni les conseils aux mères (on ne nous dit
pas quelle était la nature de ces leçons et de ces
conseils), portant des secours aux malades, sollici-
tant des remises de peines des justices seigneuriales,
s'occupant, de concert avec Mm0 de Girardin, des
moyens de soulager l'infortune1.
Cette vie douce, paisible, en dehors du monde,
lui plaisait ; la monotonie en fut cependant rompue
un jour d'une façon bien agréable : il reçut la visite
de Moultou. Rousseau était depuis longtemps en
froid avec Moultou ; il y avait huit ans qu'il ne lui
avait écrit ; il désirait cependant le voir, et quand
cet ami des vieux temps put réaliser son voyage,
toutes les préventions furent promptement dissipées.
Il donna alors à Moultou la plus grande marque de
confiance et lui remit tous ses papiers et ses manus-
crits. Cependant, comme il avait deux copies des
Co)ifessions, il en garda une pour lui ; il recom-
manda à son ami en lui donnant l'autre, de ne les
publier qu'au xix° siècle et après la mort des per-
sonnes qui y étaient nommées ; il lui laissait néan-
moins l'autorisation d'avancer cette époque , si
quelque circonstance imprévue l'exigeait 2. La
veille il avait eu des vertiges qui lui avaient fait
1. Voir pour tous ces dé-
tails : Relation de Le BÈGUE DE
Preple ; — Lettre de Stanislas
de Girardin à Musset-Pathay ; —
Lettre du marquis de Girardin
à Sophie, comtesse de X., en
juillet 1778. — 2. Œuvres et
Correspondance inédites de J.-J.
Rousseau, publiées par Strec-
keisen-Moui.tou. Introduc-
tion. Cette dernière phrase
du petit-ûls de Moultou a
bien l'air d'être placée là tout
exprès pour servir d'excuse à
la publication anticipée des
Confessions. Girardin au con-
traire {Lettre à Rey), d'accord
en cela avec la volonté autre-
fois exprimée par Rousseau,
dit que, dans aucun cas, on ne
pourrait devancer l'époque fi-
xée et traite d'infamie la vo-
lonté de le faire.
558 LA VIE ET LES ŒUVRES
craindre]pour ses jours, circonstance qui augmenta
encore la solennité de la remise et l'émotion qui
l'accompagna de paît et d'autre.
Il
Ces accidents étaient-ils le symptôme avant-cou-
reur d'une mort prochaine ? En tout cas, ils n'empê-
chaient pas Jean-Jacques de se livrer à ses occupa-
tions ordinaires. Le 2 juillet, il partit encore dès
5 heures du matin, suivant son habitude, mais il
fut plusieurs fois obligé de s'asseoir. Il rentra à
7 heures pour déjeuner, prit une tasse de café
au lait, et à 8 heures, se trouva sérieusement
malade. Le médecin, Le Bègue de Presle, à donné
la relation détaillée de ses derniers moments ; il dit
tenir ses renseignements de Thérèse. Son récit,
beaucoup trop dramatique, est visiblement arrangé.
Thérèse, vingt ans après l'événement, en a fait un
autre, sensiblement différent et beaucoup plus
simple. Commençons par reproduire, en l'abrégeant,
celui de Le Bègue.
Thérèse entendant son mari se plaindre, le trouva
assis, le visage défait, le coude appuyé sur une
commode. « Je sens, dit-il, une grande anxiété et des
douleurs de coliques. » Mmu de Girardin prévenue
aussitôt, accourut sous un prétexte de musique.
« Madame, dit-il tranquillement, vous ne venez pas
pour la musique ; je suis très sensible à vos bontés,
mais je me trouve incommodé et je vous supplie de
m'accorder la grâce de rester seul avec ma femme,
à qui j'ai beaucoup de choses à dire. » 11 fit alors
fermer la porte à clef, fit asseoir Thérèse à côté de
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 559
lui, lui demanda ses mains pour se réchauffer, se
plaignit de ses douleurs croissantes, mais n'accepta
pas de remèdes. Puis, faisant ouvrir les fenêtres pour
avoir le bonheur de voir encore une fois la verdure :
« Comme elle est belle, dit-il, que ce jour est pur et
serein ! 0 que la nature est grande ! Mais mon bon ami,
dit Mme Rousseau en pleurant , pourquoi dites-vous
tout cela? Ma chère femme, répondit-il tranquille-
ment, j'avais toujours demandé à Dieu de me faire
mourir avant vous ; mes voeux vont être exaucés.
Voyez le soleil, dont il semble que l'aspect riant
m'appelle ; voyez vous-même cette lumière immense.
Voilà Dieu ! Oui, Dieu lui-même qui m'ouvre son
sein et qui m'invite enfin à aller goûter cette joie
éternelle et inaltérable que j'avais tant désirée. Ma
chère femme ne pleurez pas; vous avez toujours
souhaité de me voir heureux et je vais l'être. Ne
me quittez pas un seul instant ; je veux que seule
vous restiez avec moi, et que seule vous me fermiez
les yeux. » Et comme elle voulait le calmer : « Je
sens, dit-il, dans ma poitrine, des épingles aiguës
qui me causent des douleurs très vives. Ah ! ma
femme, dit-il encore, qu'il est heureux de mourir,
quand on n'a rien à se reprocher ! Etre éternel ,
l'àme que je vais te rendre est aussi pure en ce
moment qu'elle l'était quand elle sortit de ton sein ;
fais-la jouir de toute ta félicité. » Il remercie alors
M. et Mmc de Girardin de leurs bontés, recommande
de faire ouvrir son corps et de faire dresser procès-
verbal, demande qu'on l'enterre dans le jardin,
mais n'a pas de choix pour la place, dit qu'il va
accepter des remèdes pour faire plaisir à sa femme ;
puis tout à coup : « Ah ! je sens dans ma tète un
coup affreux... Des tenailles qui me déchirent...
560
LA VIE ET LES ŒUVRES
Être des Etres, Dieu ! (il demeura longtemps les
yeux fixés vers le ciel), ma chère femme, embras-
sons-nous ; aidez-moi à marcher ; menez-moi vers
mon lit. Elle l'y traîna ; il y resta quelques instants
en silence ; puis il voulut descendre. Sa femme l'ai-
dait ; il tomba au milieu de la chambre, l' entraî-
nant avec lui. Elle veut le relever ; elle le trouve
sans parole et sans mouvement ; elle jette des cris ;
on accourt ; on enfonce la porte ; on relève M. Rous-
seau; sa femme lui prend la main; il la lui serre,
exhale un soupir et meurt. Il était 11 heures du
matin1. »
Le second récit, celui de Thérèse, contredit en
plusieurs points celui qu'on vient de lire. Ainsi
Rousseau serait mort le 3 juillet et non le 2 ; il ne
serait pas sorti le matin, parce qu'il devait aller
donner à M110 de Girardin une leçon de musique. Sa
femme, aidée de la servante, lui aurait apprêté ses
objets de toilette ; il aurait refusé de déjeuner. Il
avait dîné la veille au château ; on attribua son
indisposition à une digestion difficile. Thérèse, étant
descendue , l'entendit pousser des cris plaintifs , et
en effet, elle le trouva couché sur le carreau. Elle
voulut appeler au secours, il n'y consentit pas, fit
fermer la porte, ouvrir les fenêtres, prit de l'eau
des Carmes et un lavement. « Au moment, continue
Thérèse, où je le croyais bien soulagé, il tomba le
visage contre terre avec une telle force qu'il me
renversa ; je me relevai, je jetai des cris perçants ;
la porte était fermée; M. de Girardin, qui avait une
1 . Lettre de Le Bègue de Presle,
insérée à la Corr. litt. de Grimm,
juillet 1778. Voir aussi Lettre
conforme de Girardin à Hey. —
Relation de Le BÈGUE de
Presle.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 561
double clé de notre appartement, entra, et non
Mrae de Girardin. J'étais couverte du sang" qui cou-
lait du front de mon mari ; il est mort en me tenant
les mains serrées dans les siennes , sans prononcer
une seule parole1. »
Laissant de côté les différences de détail, qui sont
assez peu importantes, il y en a une beaucoup plus
grave : c'est que, d'après Thérèse . unique témoin
de l'événement, Rousseau serait mort sans prononcer
une seule parole. Il faudrait ainsi faire le sacrifice
des belles phrases et des invocations sentimentales
de ses derniers moments. Eh bien, franchement,
nous ne les regretterions pas. Ce calme, cette paix,
ce témoignage d'une conscience sans tache nous pa-
raissent effrayants dans la bouche d'un homme
comme Rousseau. Le juste lui-même est souvent
pris d'effroi au moment du terrible passage. N'y
a-t-il donc qu'un Rousseau qui n'ait rien, absolu-
ment rien à se reprocher ; qui ne craigne pas de
réclamer comme un droit la possession de Dieu et
de l'éternelle félicité ? Il est vrai qu'il avait dit à
peu près la môme chose dans ses Confessions ; mais
les deux situations sont très différentes : on ne pose
pas d'habitude en face de la mort, surtout quand
on n'a pas d'autre témoin que Thérèse Le Vasseur.
Aussi, quand même il n'y aurait pas dans le récit
de Le Bègue toute une mise en scène, des déclama-
tions peu naturelles, des phrases qui sonnent faux,
qui ne sont guère admissibles chez un homme
frappé d'apoplexie, et que, les eùt-il prononcées,
1. Lettre de Thérèse à Coran-
cez, 27 praîrial an VI. D'après
Corancez les premières décla-
rations de Thérèse ne concor-
daient pas absolument avec
sa lettre.
30
562 LA VIE ET LES ŒUVRES
Thérèse n'aurait pu ni comprendre ni rapporter,
nous préférerions encore la version qu'elle donna
plus tard, comme plus honorable pour la mémoire
de Rousseau. Comment se fait-il d'ailleurs que Le
Bègue lui-même, dans la Relation qu'il publia un
mois après sa lettre, déclare qu'il ne répétera pas
« les propos faux ou inexacts qu'on attribue à Rous-
seau. Mmc Rousseau, dit-il, qui était seule avec lui,
était trop émue pour les retenir, en admettant qu'il
ait pu les prononcer. Je me suis assuré par mes in-
formations qu'il n'a montré ni ostentation ni fai-
blesse, mais affection pour sa femme, confiance en
Girardin, espérance en la miséricorde de Dieu1. »
Enfin il existe une troisième ou quatrième ver-
sion qui, sans s'arrêter aux détails, n'est intéres-
sante que par sa conclusion : Rousseau aurait lui-
même terminé sa vie par un suicide. Nous dirions
bien : l'accusation est grave, si elle venait d'un en-
nemi ; mais elle n'est pas donnée comme une accu-
sation et a pour auteurs les meilleurs amis de Rous-
seau, Gorancez, Mmc de Staël, et après eux Musset-
Pathay. L'un, Corancez, dit qu'il s'est tiré un coup
de pistolet; une autre, Mmc de Staël, qu'il s'est
empoisonné, et Musset-Pathay, sans doute pour les
mettre d'accord, déclare qu'il a commencé par
prendre du poison, et que, la mort tardant à venir,
il a dû avoir recours au pistolet 2.
1 Relation, Le Bègue, 25 août ; Vassy à Mm* de Staël, et Ré-
1778. — 2. Gorancez, De J.-J.
Rousseau; — Mme de Staël,
Lettres sur le caractère et les ou-
vrages de J.-J. Rousseau, 1789, et
Réponse à ces lettres par Champ-
Cenetz. — Lettre de Mn'° de
ponse de Mm» de Staël où elle re-
connaît son erreur. — Musset-
Pathay, Histoire de J.-J. Rous-
seau.— Lettre de Stanislas de Gi-
rardin à Mussel-Palhay, et Ré-
ponse de Musset-Pathay, 1824.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 563
Faut-il qu'une fois de plus les indifférents aient à
défendre Rousseau contre les imputations de ses
partisans ? Écoutons d'abord leurs allégations.
Aussitôt que Corancez fut instruit de la mort de
son ami, il accourut en hâte ; mais, chemin faisant,
en passant par Louvres, village éloigné de quatre
lieues d'Ermenonville, il fut frappé par un propos
du maître de poste : « Qui eût cru, disait cet
homme, que M. Rousseau se fût ainsi détruit lui-
même ? » Il est vrai que Girardin, choqué de ce
bruit, le combattit de toute sa force ; l'impression
était faite, elle resta ineffaçable, et Corancez n'eut
d'autre souci que d'en recueillir les preuves. Rous-
seau s'était fait en tombant une blessure au front ;
cette blessure devint un trou profond produit par la
balle d'un pistolet. On rapporta qu'il avait préparé
et infusé lui-même des plantes dans son café ; ces
plantes, en supposant que le fait fût certain, ne pou-
vaient être que du poison ; les coliques qui sui-
virent, les portes fermées, le refus de recevoir
Mme de Girardin, pour ne pas la rendre témoin de
la catastrophe finale, le démontraient largement. Il
se déplaisait à Ermenonville, il avait le désir d'en
partir, mais ne s'en sentait ni l'énergie ni les
moyens : nouvelles preuves qu'il ne fallait pas né-
gliger.
On en trouva d'autres depuis : des conversations
plus ou moins authentiques, un petit nombre de
lettres, contredites d'ailleurs par d'autres plus nom-
breuses, les habitudes d'ivrognerie et l'infidélité de
Thérèse , les souffrances morales , la perspective
d'une vieillesse triste et abandonnée; tout cela pa-
rut plus que suffisant pour fonder une opinion ar-
rêtée.
564
LA VIE ET LES OEUVRES
Et nous ne parlons ici que des amis ; il est juste
d'ajouter que les ennemis n'en ont pas dit beau-
coup plus. « Bien des personnes, dit Fréron. inté-
ressées à le décrier auraient été charmées qu'il se
fût donné la mort de ses propres mains ; mais il n'a
pas cru devoir procurer cette joie à ses ennemis.
Ce qui cause leur acharnement, c'est la juste crainte
de se voir démasquées dans les mémoires qu'il laisse
sur sa vie1. » Si l'origine des bruits de suicide n'est
pas là. on y peut voir au moins le secret de la com-
plaisance avec laquelle ils ont été accueillis, no-
tamment par Grimm, et de la persévérance avec
laquelle ils ont été propagés 2. Bachaumont, par
exemple, qui est d'abord assez peu affirmatif, ne le
devient un peu plus que progressivement3.
Un bruit qui se répand tient souvent à peu de
chose. Voilà un homme très excentrique, très mo-
rose, qui meurt subitement ; un individu quelconque
s'écrie : il doit s'être donné la mort ; et le public
de répéter aussitôt : il s'est donné la mort. L'ex-
traordinaire séduit la foule ; de preuves, elle n'en
demande guère et, au besoin, on en peut toujours
trouver pour satisfaire les gens qui sont plus diffi-
ciles. Cependant Girardin prit, sans tarder, des me-
sures pour détruire les raisons sur lesquelles on
fondait le prétendu suicide de Jean-Jacques. Ses
lettres à Sophie et à Bey, la Relation de Le Bègue
de Presle, et plus tard les lettres de Mmc de Vassy
née de Girardin à Mme de Staël, de Thérèse à
Corancez. de Stanislas de Girardin à Musset-Pathav
1. FRÉRON, Année littéraire,
1778, t. V. — 2. Grimm, Çorr.
KM., juillet 1778. — 3. Bachau-
mont, !3.7, 21 juillet, 17 août
1778 et 9 mars 1779.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
565
ont été écrites dans ce but1. On y a vu des motifs
intéressés et un parti-pris ; en tout cas, on n'a rien
trouvé de sérieux à leur opposer. Personne n'a en-
tendu le coup de pistolet ; personne n'a vu d'armes
entre les mains de Rousseau ; Corancez n'a pas
même voulu voir son corps, pour y constater cette
blessure qu'il prétend si profonde. Il craignait
alors de paraître révoquer en doute la parole de
Girardin ; il a préféré le taxer, plus tard de men-
songe. Mais sur ce point, la réponse anticipée de
Girardin est toute prête.
Il ne craignit pas, en effet, de faire mouler la
tête par le sculpteur Houdon ; d'où l'on peut con-
clure que le crâne n'était pas fracassé, comme il
arrive d'ordinaire en cas de coup à bout portant,
que les traits n'étaient pas altérés, comme après un
empoisonnement. Corancez dit tenir de Houdon que
le trou était si profond qu'il avait été embarrassé
pour en remplir le vide ; mais cette affirmation est
contredite par Houdon, qui nie formellement avoir
tenu ou pu tenir ce propos 2, et par l'inspection
même du moule. Morin, qui était médecin, en a
observé l'original. Il a constaté deux blessures au
front, présentant l'une et l'autre l'aspect d'une forte
contusion avec déchirure de la peau , et laissant
apercevoir çà et là le crâne dénudé, mais intact.
Rien n'indique qu'il y ait eu un remplissage à faire 3.
1. Voir ces lettres et ces
documents. — 2. Lettre de
Houdon à Pelitain, 8 mars
1819. — 3. G. H. Morin, Essai
sur la vie et le caractère de J.-J.
Rousseau. On peut voir la re-
production du moule de Hou-
don à la Bibliothèque natio-
nale, cabinet des estampes,
portefeuille des portraits de
Rousseau, cotéD. C 166. L'ori-
ginal lui-même appartient à
M. Benjamin Raspail. (John
Grand-Carteret ; note à Tar-
ticle du Dr Roussel).
566
LA VIE ET LES ŒUVRES
Enfin , Girardin a eu recours à une troisième
preuve, qu'on peut appeler péremptoire , c'était
l'autopsie et la constatation légale du genre de mort.
Cinq médecins procédèrent à l'opération. Ils ne
trouvèrent rien qui pût faire supposer une mort
violente. L'ouverture de la tête et l'examen des
parties renfermées dans le crâne leur montrèrent
une quantité considérable (évaluée à huit onces) de
sérosité épanchée entre la substance du cerveau et
les membranes qui la recouvrent. Ils virent dans ce
fait la cause de la mort, et l'attribuèrent dès lors à
une apoplexie séreuse. Du reste , toutes les autres
parties du corps étaient saines, sauf une légère cica-
trice au front. Deux petites hernies inguinales, sans
étranglement ni inflammation , ne pouvaient consti-
tuer un danger; l'estomac ne contenait que le café
au lait absorbé le matin. Ils remarquèrent aussi que
la maladie constitutionnelle dont Rousseau s'était
plaint toute sa vie ne présentait aucune trace, ni
intérieure ni extérieure1.
Les autres preuves ne peuvent venir que comme
appoint, et pour fortifier une opinion directement
établie d'ailleurs. Rousseau se déplaisait-il à Erme-
nonville? Peut-être; surtout par moments. — Thérèse
s'adonnait-elle à l'ivrognerie? Nous l'ignorons, mais
elle en était bien capable. — Etait-elle une épouse
infidèle? Sa conduite ultérieure peut rendre cette
supposition vraisemblable , quoiqu'il ne suive pas de
là que son mari en fût instruit. Mais de ce qu'un
1. Procès- verbal des chirur-
giens (en date du 3 juillet 1778,
lendemain du décès) légalisé
par le lieutenant du baillage
et vicomte d'Ermenonville. —
Acte de décès de J.-J. Rous-
seau et permis d'inhumer.
Ces dernières pièces, aux Ar-
chives nationales, Section ju-
diciaire, n° 15286.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
567
homme est ennuyé et morose; de ce qu'il a une
femme livrée à l'ivrognerie et au libertinage, il n'y
a pas lieu de conclure d'une façon absolue qu'il va
se donner la mort.
Mais ses lettres? Il est vrai qu'à deux jours diffé-
rents, il en a écrit jusqu'à cinq, où il annonce son
intention d'attenter à sa vie l. Il se croyait dans le
cas de l'exception qu'il avait posée lui-même 2. « Je
pars, disait-il, pour la patrie des âmes justes. »
Près de quinze ans après, il n'était pas encore parti,
et dans l'intervalle il avait toujours réprouvé le
suicide. Que Grimm parle d'accès de mélancolie,
malheureusement trop certains, et d'intentions de
suicide , qui ne le sont nullement3; que Mme de Staël
s'autorise d'une lettre inconnue que lui aurait montrée
Coindet, et du témoignage de Moultou, qui, d'après
son petit-fils, aurait dit précisément le contraire des
paroles qu'on lui avait prêtées ; qu'elle cite une ou
deux phrases que Rousseau a dû prononcer le matin
de sa mort4; à des conversations douteuses, à des
lettres qu'on ne produit pas , à des allégations que
Mm0 de Staël a été la première à désavouer5, on
peut opposer, outre les déclarations formelles de
toutes les personnes qui ont constaté l'événement
1. Lettres à Moultou et à
Roustan, 23 décembre 1761.
Nous avons déjà dit que ces
deux lettres n'ont pas été en-
voyées à leur adresse. Antres
Lettres à Duclos, à Martinet et
à Moultou, 1er août 1763. — 2.
Des douleurs physiques into-
lérables et sans remède, qui
altèrent les facultés au point
de n'avoir plus l'usage de la
volonté ni de la raison. Nou-
velle Hèloïse, 3e partie; Lettre
22, de Milord Edouard à Saint-
Preux. — 3. Corr. litt., juillet
1778.— 4. Mme de Staël, Lettres
sur le caractère deJ.-J. Rousseau
et Lîéponse de Champcenetz. —
Streckeisen-MoultOU, Œuv.
et Corr. deJ.-J. Rousseau, Intro-
duction. — 5. Lettre de Mmt de
Vassy à Mme de Staël et Ré-
ponse de M™' de Staël, 1789. —
568
LA VIE ET LES ŒUVRES
par elles-mêmes, les opinions certaines de Rousseau,
ses lettres authentiques, celles qu'il écrivit à un
jeune homme pour le détourner du suicide 1 , celle
surtout qu'il adressa à Thérèse le 12 août 1769.
« Vous connaissez trop mes sentiments, écrivait-il,
pour craindre qu'à quelque degré que mes malheurs
puissent aller, je sois homme à disposer jamais de
ma vie, avant le temps que la nature ou les hommes
auront marqué 2.
Quand Musset-Pathay eut fait paraître son Histoire
de J.-J. Rousseau, dans laquelle il prétendit mettre
en pleine lumière le suicide de son héros , son œuvre
suscita une énergique protestation de la part de
Stanislas de Girardin, membre de la Chambre des
députés et fils du marquis René de Girardin. La
lettre de Stanislas de Girardin, venue quarante-six
ans après la mort de Jean-Jacques, se bornant
toutefois à faire valoir les preuves déjà connues,
sans en apporter de nouvelles , nous l'aurions simple-
ment mentionnée pour mémoire, si Musset-Pathay,
par la faiblesse et l'inanité de sa réponse, ne s'était
chargé, à sa manière, quoique bien malgré lui, de
donner du poids à l'opinion qu'il combattait 3. Ainsi,
ne lui parlez pas du témoignage unanime de tous
ceux qui ont constaté l'événement par eux-mêmes ;
ce sont toutes personnes intéressées à tromper. 11
aime bien mieux s'en rapporter à celles qui n'ont
rien vu, qui n'ont rien connu que par ouï-dire, à Co-
l.24novenibre1770.— 2. Lettre
à Th. Le Vasseur, 12 août 1769.
— 3. Lettre à M. Musset-Pathay,
etc., in-8°, 1824, par Stanislas
de Girardin ; — Réponse à la
lettre de M. Stanistas de Girar-
din, etc., par Musset-Pathay,
in-8°, 1824. Voir aussi l'article
de Quesné, inséré au Mois-
sonneur du 12 juillet 1824, en
réponse à V Histoire de Musset-
Pathay.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 569
rancez, à Mmc de Staël, même au maître de poste de
Louvres. — Ne lui citez pas les procès-verbaux des
médecins et des magistrats. Que de procès-verbaux
qui ne sont dus qu'à la complaisance ou à l'igno-
rance ! — Ne lui opposez pas les contradictions de
Corancez et de Mme de Staël. Ils ne se contredisent
pas; ils diffèrent simplement et n'en méritent que
plus de confiance. L'un parle de pistolet; l'autre
de poison : pourquoi , si la dose de poison était in-
suffisante, Jean-Jacques n'aurait-il pas eu recours
au pistolet? — Mais on n'a trouvé aucune trace de
poison dans l'estomac : cela prouve que le poison
était peu violent; on n'a pas entendu le coup de
pistolet : c'est faute d'attention , ou parce que per-
sonne ne passait par là dans le moment. C'est donc
bien en vain que Girardin s'était flatté £e faire
changer Musset-Pathay. Musset-Pathay, pas plus
que Corancez, ne consentit à reconnaître son erreur.
Seule, Mme de Staël eut assez de largeur d'esprit
pour avouer qu'elle s'était trompée.
La discussion paraissait épuisée. Cependant la
médecine, la médecine aliéniste principalement,
voulut dire aussi son mot dans la question. Il ne
semble pas toutefois qu'elle y apportât un contin-
gent de lumières bien considérable, car les méde-
cins ne se sont guère moins divisés que le commun
des simples historiens, ou même n'ont pas craint de
conclure à Fencontre des données de la science.
Nous connaissons l'opinion de Morin. Mercier,
dans une brochure qui parait fort savante, se vanta
d'expliquer, par la maladie de Rousseau, son carac-
tère, ses habitudes, et presque sa vie toute entière.
Cependant, après avoir déclaré que cette maladie le
disposait incontestablement au suicide, il n'en fut
570
LA VIE ET LES ŒUVRES
pas moins forcé cle s'incliner devant les faits et, de
même que Morin, il se prononça en faveur de la
mort naturelle '.
Enfin, il arriva un moment où l'Académie de mé-
decine elle-même et les revues spéciales retentirent
de ces débats.
Dubois d'Amiens s'engagea le premier dans cette
voie. Son mémoire, lu par Bouchardat à l'Académie
de médecine, conclut hardiment au suicide. Rousseau
avait le cerveau dérangé; il était hypocondriaque,
malade, en proie au délire de la persécution; tout,
dans son état, favorise l'hypothèse du suicide. Il est
un point notamment qui est capital : il a renvoyé
Mmc de Girardîn. « Tout le suicide est là, s'écrie
Dubois. Qu'on me cite, à moi, médecin, un malade
qui ne demande pas de secours, qui ne veuille
aucun témoin 2 ! »
Mais, lui répondent, chacun de leur côté, les doc-
teurs Chéreau et Delasiauve, cette méthode est bien
dangereuse. Un individu est fou, donc il s'est donné
la mort ; qui ne voit le vice d'un tel raisonnement ?
D'une façon générale, on a beaucoup abusé de la
folie pour expliquer les crimes et les actions des
hommes. Dans le cas particulier de Rousseau, elle
fournit à peine une considération dont il y ait à tenir
quelque compte.
Que le rapport ne soit pas très scientifique, per-
sonne ne le nie ; il est, en tous cas, ce qu'étaient la
plupart des rapports de l'époque. Qu'on le remarque
d'ailleurs ; s'il y avait eu un trou de balle, ce ne
1. Docteur Mercier, Expli-
cation de la maladie de Rous-
seau, etc., in-8°, 1859.— 2. Bul-
letin de l'Académie impériale de
médecine (mai 1866). Article de
Dubois d'Amiens.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
571
serait plus une simple faute d'ignorance "qu'il fau-
drait reprocher aux six ou sept médecins et magis-
trats qui ont figuré dans cet acte, mais une véri-
table complicité. En définitive, conclut Delasiauve,
si peut-être la mort naturelle n'est pas absolument
prouvée, il est certain que le suicide manque tota-
lement de preuves1.
On n'en finirait pas, si l'on voulait citer toutes les
autorités. Dernièrement encore, un médecin alle-
mand a voulu soumettre la question à un nouvel
examen. Il attribue la mort de Rousseau à une para-
lysie du cœur. C'est une opinion qui, à notre
connaissance, ne s'était pas encore produite2. En
tout cas, on trouverait aujourd'hui fort peu d'au-
teurs ayant étudié la question, qui, d'une façon ou
d'une autre, ne se prononcent pour la mort natu-
relle.
Nous ne sommes plus au temps où certains amis
de Jean-Jacques mettaient une véritable complai-
sance et une sorte de passion à raconter et à dé-
montrer son prétendu suicide. Pourquoi tant d'achar-
nement? Dans l'absence de preuves de part et
d'autre, les présomptions seraient déjà en faveur de
la mort naturelle, précisément parce qu'elle est natu-
relle ; elles seraient encore de droit, parce que le
suicide étant toujours, quoi qu'on dise, un acte infa-
mant, il n'est permis de l'imputer sans preuves à
1. Union médicale, 5 juillet
1866; Article de Achille Ché-
reau et brochure in-8°. (A con-
sulter, à cause des nombreuses
autorités citées.) — Journal de
médecine mentale, 1866; article
de Delasiauve. — Voir aussi
Barni, Histoire des idées morales
et politiques au XVIIIe siècle,
1867. — 2. P. J. MÔBIUS, J.-J.
Rousseau's krankheitgeschichte
(Histoire de la maladie de J.-J.
Rousseau.) Leipzig, Vogel, 1889-
572 LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
personne. Mais il se trouve qu'ici, c'est la mort
naturelle qui est prouvée, tandis que le suicide n'est
fondé que sur des doutes, sur des suppositions, sur
des bruits sans consistance, sur des témoignages
apocryphes ou sans valeur.
CHAPITRE XXXII
Sommaire : I. Appels persistants de Rousseau à la postérité. — Ob-
sèques de Rousseau à Ermenonville. — Pèlerinages au tombeau de Rous-
seau. — Thérèse Le Vasseur après la mort de Rousseau.
II. Influence de Rousseau immédiatement après sa mort. — Son in-
fluence en général pendant la Révolution française. — Jusqu'à quel point
est-il responsable de la Révolution.
III. Honneurs rendus à Rousseau par la Révolution. — Fête à Mont-
morency en l'honneur de Rousseau. — Fête à Genève. — Translation des
restes de Rousseau au Panthéon. — Fête à Lyon.
IV. Déplacements divers des restes de Rousseau. — Son corps est-il
encore au Panthéon? — Influence de Rousseau depuis la Révolution.
[
Non o)miis moriar. Il n'est personne à qui l'on
puisse appliquer mieux qu'à Rousseau cette parole
du poète : Toute sa vie, il a travaillé et posé pour
la postérité. Mécontent et dégoûté de ses contem-
porains, persécuté, outragé, méprisé (du moins il
se l'imaginait) par la génération présente, il avait
reporté tout son espoir vers celle qui devait suivre :
ses Confessions, ses Dialogues, ses Rêveries, beau-
coup de ses lettres , ne sont que des appels persis-
tants à la postérité. Aujourd'hui, semblait-il dire,
l'injustice, l'outrage, le mépris ; demain la réhabili-
tation et la justice.
Le 2 juillet 1778, la postérité a commencé pour
lui, et elle a, en partie au moins, réalisé ses espé-
rances. Ce n'est pas qu'elle ait offert avec le passé
toute l'opposition qu'il rêvait. Pendant sa vie, il
avait eu, quoi qu'il en dise, ses triomphes aussi bien
574 LA VIE ET LES OEUVRES
que ses déboires, des admirateurs autant et plus
que de détracteurs; après sa mort, il coutinua à
être discuté, au moins il ne fut pas oublié. Son in-
fluence se perpétua par ses livres ; il fut loué plus
peut-être qu'il ne l'avait jamais été; il fut parfois
combattu et réfuté ; sa mémoire, devenue plus cé-
lèbre, reçut la consécration du temps; il y eut l'é-
cole de Rousseau, et aujourd'hui, après cent ans
passés, le silence n'est pas encore fait sur sa
tombe.
Un des premiers soins du marquis de Girardin
fut de lui préparer une sépulture convenable. Il y
avait, dans la partie la plus pittoresque du parc, un
petit lac environné de coteaux et de bois, et au mi-
lieu du lac, une île de 50 pieds sur 35, plantée
de peupliers, qui renfermait déjà depuis longtemps
un petit monument élevé à la mémoire de Julie ' ;
c'est dans ce lieu mélancolique et enchanteur,
choisi un jour par Rousseau lui-même, qu'on ré-
solut de déposer son corps. Girardin le fit em-
baumer et le renferma dans un cercueil en bois de
chêne revêtu de plomb à l'intérieur. Il fît mettre
dessus des médailles rappelant le nom, l'âge, la
date de la mort du défunt ; puis, le samedi 4 juillet,
à 11 heures du soir, accompagné du médecin Le
Bègue, de Corancez, de Romilly, beau-père de Co-
rancez, du procureur fiscal Bimont, entouré d'une
foule sympathique et émue qui s'étendait jusque sur
les coteaux voisins, il le fit descendre dans la tombe
qui lui avait été préparée. Peu de temps après, s'é-
levait dessus un mausolée d'une belle simplicité, re-
vêtu d'inscriptions et orné de bas-reliefs 2. Désor-
1 . (jRimm i Correspondance I très du marquis de Girardin à
littéraire, juillet 1778.— 2. Let- \ Sophie, comtesse de X, juillet
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
575
mais Tile des Peupliers allait s'appeler l'Elysée et
devenir un lieu de pèlerinage fréquenté par les cu-
rieux et les dévots de Rousseau.
Le concierge et les gens du pays auraient pu pro-
fiter de cette affluence pour se faire une source de
revenus; mais ils aimaient mieux, dit-on, garder les
objets ayant appartenu au grand homme que de
s'en dessaisir à prix d'argent. On cite des personnes
qui auraient en vain offert cent louis d'une paire de
sabots ou d'une touffe de cheveux, et l'on rapporte
que Fabre d'Eglantine, ayant emporté un sabot, fut
poursuivi pendant plusieurs lieues par le proprié-
taire et forcé de restituer son larcin r. Beaucoup de
visiteurs gravaient sur la pierre leurs noms ou des
sentences tirées de la Nouvelle Héloïse ou de Y Emile.
Par malheur, il n'y eut pas seulement des dévots.
Plusieurs ne craignirent pas de souiller le monu-
ment, de gratter les'anciennes inscriptions et de les
remplacer par des épigrammes ou des injures ; de
sorte que Girardin se vit forcé de ne permettre l'en-
trée qu'à des personnes connues. Parmi ces pèlerins
d'un nouveau genre, il faut citer la reine Marie-
Antoinette, accompagnée de toute la cour ; Louis XVI
seul refusa de s'approcher 2.
1778 ; du marquis de Girardin
à Rey, 8 août 1778. — Lettre
de Le Bègue de Preste, juillet
1778. — Journal de Paris, 6 juil-
let 1778. — Procès-verbal de l'in-
humation de J.-J. Rousseau,
placé à la suite de la Lettre de
Stanislas de Girardin à Musset-
Pathay, en date du 8 juin
1824. Brochure in-8, 1824. —
1. QuesnÉ, Particularités iné-
dites, etc. — Moniteur du Quin-
tidi , 15 fructidor an VI. —
2. GRIMM , Correspondance lit-
téraire, juin 1780. On dit que
Bonaparte , premier consul ,
passant par Ermenonville, re-
fusa aussi de visiter la maison
qu'avait habitée Rousseau.
Conduisez-y, dit-il, mon frère
Louis; c'est un philosophe,
c'est un niais. — Barni, His-
toire des idées morales et poli-
tiques au xvni8 siècle. 21e le-
çon.
57G
LA VIE ET LES ŒUVRES
Plusieurs, les plus fervents sans doute, ont publié
leurs impressions, en prose ou en vers1. Un de ces
opuscules, daté du 20 vendémiaire an III, nous ap-
prend que le tombeau ne contenait que cette simple
épitaphe : Hic jacent ossa J,-J. Rousseau; et, gra-
vés en relief « les attributs de la vertu et du
génie, la pique, le bonnet symbole de la liberté, et
ces groupes d'heureux enfants qui, libres des liens
qui enchaînaient leurs bras, semblent annoncer un
nouvel àg"e d'or2. » Ce bas relief doit occuper encore
aujourd'hui la même place. Celui dont parle
M. John Grand-Carteret, et qui porte la signature
de Le Sueur, 1782, ne paraît pas, en effet, en dif-
férer sensiblement 3. Il rappelle pourtant assez im-
parfaitement la description que d'Escherny donne
de ce qui existait en 1790 : bas reliefs aussi bien
choisis que bien exécutés, se rapportant aux vertus,
aux talents, à l'éloquence de l'illustre philosophe et
aux services qu'il a rendus tant aux hommes qu'à
leurs enfants 4.
Avant de quitter Ermenonville, il est à propos de
dire un mot de celle qui, pendant plus de trente
ans, avait été la compagne de Rousseau. Sans lui
léguer une fortune, il ne la laissait pas au dé-
pourvu. Maintes fois il avait recommandé à ses amis
cette pauvre fille, qu'il croyait si dévouée. Dans
une lettre importante, qu'on pourrait presque appe-
1. Voyage de feu M. Le
Tourneur à Ermenonville. Aux
Œuvres de J.-J. Rousseau. Édit.
Poinçot (1788). Tome I. — 2.
Décade philosophique, 20 ven-
démiaire an III. Relation sui-
vie d'une pièce de vers par
Joseph Michaud. — 3. John
Grand-Carteret, J.-J. Rous-
seau jugé par tes Français d'au-
jourd'hui, p. 310. — 4. D'ES-
CHERNY, De J.-J. Rousseau et
des philosophes du XVIIIe siècle,
ch. xxv.
LE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 577
1er son testament, il lui avait adjoint sa filleule.
« Quant à ce qui est entre vos mains, écrivait-il à
Dupeyrou, je vous laisse absolument le maitre d'en
disposer après moi de la manière qui vous paraîtra
la plus favorable aux intérêts de ma veuve, à ceux
de ma filleule et à l'honneur de ma mémoire *. »
Dupeyrou avait naturellement conclu de ces paroles
qu'il aurait à répartir le produit des œuvres de son
ami entre sa veuve et sa filleule; mais Girardin, qui
avait pris l'affaire en main, lui annonça faussement
que cette dernière était morte. Qui l'avait induit en
erreur? Thérèse, sans doute, Thérèse qui, dès le
premier moment, avait agi sur le marquis de Gi-
rardin et lui avait exagéré sa misère. La chose s'é-
claircit néanmoins; nous ignorons si la fille de Rey
eut sa part, mais nous savons au moins que Thé-
rèse eut largement la sienne2.
Girardin n'avait trouvé, à la mort de Rousseau,
que fort peu de manuscrits, mais il s'occupait d'en
réunir d'autres qui étaient épars de divers côtés.
Il ne mentionne même pas les Co?ifessio?is, qui pour-
tant devaient difficilement échappera ses recherches.
La veuve les aurait-elle aussi confisquées? Quoi
qu'il en soit, il fut convenu entre lui et les deux dé-
positaires principaux, Dupeyrou et Moultou, qu'on
ferait une nouvelle édition des Œuvres de Rousseau,
au profit des ayants droit. Dupeyrou affirme que, de
ce chef, Thérèse toucha 24,000 livres , et Streckei-
sen-Moultou que , quoique l'édition ait coûté fort
cher, son grand-père et les héritiers de son grand-
1. Lettre à Dupeyrou, 12 jan-
vier 1769. — 2. Lettres du mar-
quis de Girardin à Rey, 8 août
1778; de Dupeyrou à Rey, 14 no-
vembre, 7 décembre 1778 et 1G
janvier 1779. Ces dernières
sont insérées dans le Recueil
Rosscha, conclusion.
37
578 LA VIE ET LES ŒUVRES
père n'en payèrent pas moins à cette fille jusqu'à
sa mort leur part de pension1.
Elle-même avait personnellement ouvert une
souscription pour publier les œuvres musicales de
son mari, auxquelles il avait donné pour titre : Les
Consolatiojis des misères de ma vie'2.
Girardin garda Thérèse pendant un an environ et
l'installa dans le chalet rustique qu'on avait préparé
pour Rousseau; mais il fut, dit-on; obligé de la chas-
ser3. Elle se réfugia non loin de là, au Plessis-Bel-
leville.
Fut-elle renvoyée à cause de sa conduite ou de
son caractère? L'un et l'autre est possible. Si l'on
en croyait certaines rumeurs, son libertinage aurait
daté de loin ; elle aurait eu des motifs secrets de
rester dans le pays, et sa désolation de parade au-
rait eu pour but de couvrir des amours surannées
et de bas étage. Cependant Stanislas de Girardin
déclare qu'elle ne connut le palefrenier John que
plusieurs mois, Mmc de Vassy dit même, une année
après la mort de son mari, et les curés d'Ermenon-
ville et du Plessis lui donnèrent des certificats favo-
rables 4. Ces sortes de choses sont ordinairement
d'une constatation difficile. Tout ce qu'on peut affir-
mer, et encore ce point n'est-il pas parfaitement
1. Streckeisex-Moultou, 1 de Staël; de Stanislas de Girar-
Œuvres et corresp. deJ.-J. Rous- j din à Musset-Pathay. — Certift-
seau. Introduction. — 2. Lettres
de Thérèse à Panckoucke et à
Fréron, 25 novembre 1778 et
18 février 1779. Année littéraire
de 1779, t. II. — 3. Le Moisson-
neur, t. I, p. 21 , article de
QUKSNÉ. — 4. Lettres de Mma
de Vassy, née de Girardin, à Mme
cats des deux curés en date du
16 juin 1789 et du 31 octobre
1790. Insérés au Recueil des
pièces relatives à la motion faite
à l'Assemblée nationale au sujet
de J.-J. Rousseau et de sa veuve.
Imprimerie nationale, 1791.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
579
éclairé, c'est qu'elle s'amouracha d'un certain Ir-
landais, palefrenier du marquis de Girardin, nommé
John. Nous ne savons si elle l'épousa-, mais il est
plus probable que, pour garder le titre de veuve
Rousseau, qu'elle n'aurait pas, dit Barrère, échangé
contre une couronne, et surtout les profits attachés
à ce titre, elle préféra vivre librement avec lui,
mangeant tout l'argent qu'elle pouvait tirer de ses
bienfaiteurs et se réduisant en .fin de compte à la
misère. Le maire du Plessis a donné des détails sur
ce faux ménage1.
Bachaumont toutefois ne parle pas de John, mais
de Nicolas Montretout, avec qui il la marie en 1779 ,
et Grimm , un an plus tard, ne donne encore son
mariage que comme simplement prochain2.
Les écarts de mœurs de Thérèse Le Vasseur
n'empêchèrent pas Mirabeau de lui écrire une belle
lettre, bien respectueuse3, et l'Assemblée nationale
de lui voter une rente de douze cents francs, plus
tard portée à quinze cents4.
Morin a vu dans ces témoignages d'estime5 et dans
les divergences sur les faits que nous signalions
tout à l'heure un moyen de laver Thérèse des re-
proches qui lui sont faits6; mais il est bien possible
1 . Articlede Quesné, au Mois-
sonneur. — 2. Bachaumont, 27
novembre et 17 décembre 177y.
— 3. Corr. lia., octobre 1780.
— 4. Lettre de Mirabeau à Mm»
veuve Rousseau, 12 niai 1790. —
o. Séances du 21 décembre
1790 et du 22 fructidor an il. —
Lettre de remerciements de Thé-
rèse à l'Assemblée nationale,
3 janvier 1791 ; {au Recueil des
pièces, etc.) Voir aussi, Protes-
tation d'un député royaliste, an-
cien ami de Rousseau, contre le
décret; {Ami du roi, 31 janvier
1791.) D'après ce député Thé-
rèse ne se faisait pas alors
moins de 2.6301ivres de revenu.
— G. G. Morin, Essai sur la vie
et le caractère de J.-J. Rousseau,
ch. VIII. — GiNGUENÉ, Lettres
sur les Confessions, p. 137.
580 LA VIE ET LES ŒUVRES
que Mirabeau et l'Assemblée nationale se soient peu
renseignés. Thérèse signait veuve de J.-J. Rousseau,
ce qui était à peu près vrai; on honorait la mémoire
de Rousseau dans sa veuve ou dans celle qui se
donnait comme telle, c'est là tout ce qu'on voulait.
Le dernier acte que nous connaissions de Thérèse
est un acte d'ingratitude. Elle s'est jetée, dit-elle,
dans les bras du marquis de Girardin ; elle lui a
remis tout l'argent comptant qui était dans la mai-
son ; elle l'a laissé s'emparer des manuscrits, de
l'herbier, de la musique ; elle a accepté en paye-
ment une rente viagère qui lui a été remboursée en
assignats ; presque octogénaire elle n'a plus pourvivre
qu'une rente viagère sur des particuliers de Genève,
qui est dificilement payée, et les quinze cents francs,
accordés par la Nation, qui ne le sont pas non plus
bien exactement1. Mais ces accusations sont contre-
dites par tous les historiens, aussi bien que par le
bon sens. Comment admettre que le marquis de Gi-
rardin, riche et bien disposé comme il l'était, n'ait
pas même payé à Thérèse ce qu'il lui devait? Elle
mourut au Plessis-Belleville, le 12 juillet 1801. Elle
avait près de quatre-vingts ans.
II
Pendant les dix ou douze années qui suivirent sa
mort, Rousseau eut le sort des grands écrivains
qui ont remué beaucoup d'idées , qui ont fait école
et ont le privilège de passionner l'opinion. La pu-
\. Lettre de Thérèse à Corancez, 27 prairial an VI.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 581
blication des six premiers livres des Confessions
produisit une surexcitation momentanée ; les écrits
pour ou contre se multiplièrent. Nous ne mention-
nons toutefois ce mouvement que pour mémoire,
afin d'insister sur une autre glorification encore
plus générale et plus puissante, et, dans tous les cas,
d'un caractère plus officiel.
Arrive la période révolutionnaire : Alors Rousseau
triomphe ; du fond de sa tombe, il inspire les réso-
lutions et dirige les événements ; il est le véritable
souverain de l'époque. Mais évidemment les Fran-
çais ne se trouvèrent pas, sans préparation, devenus,
du jour au lendemain, les disciples de Rousseau.
S'ils le furent en 1789, ils devaient l'être la veille;
s'ils firent 1789 et ensuite 1793, ils y étaient pré-
parés par quelque chose d'antérieur et ne firent
que traduire dans les événements ce qu'ils avaient
dans les idées. On peut voir dans les faits de la
Révolution que Rousseau en fut le grand inspira-
teur ; il n'est pas difficile d'en conclure qu'il en fut
à l'avance l'initiateur et le préparateur. « Jean-
Jacques Rousseau, dit un écrivain très favorable à
la Révolution, mourut en 1778, onze ans avant l'ou-
verture des Etats généraux. Il n'y avait pas, au
côté gauche de la Constituante, un homme qui ne
fût, à vrai dire, son disciple, et jamais philosophie
n'obtint une exécution si complète de ses maximes.
Cette influence a été généralement salutaire. Otez
Jean-Jacques Rousseau du xviii0 siècle ; n'y laissez
que Montesquieu et Voltaire ; vous ne pourrez plus
expliquer l'insurrection des esprits, leur ardeur à
conquérir la liberté, leur enthousiasme, leur foi, les
caractères, les vertus, les puissances, les grandeurs
de notre Révolution, Condorcet, Mme Roland et la
582
LA VIE ET LES ŒUVRES
Gironde, la tribune de la Convention l. » Ces pa-
roles seraient confirmées au besoin par cent autres
citations, prises dans n'importe quel parti. C'est un
fait peut-être unique dans l'histoire qu'une révolu-
tion longue, difficile et d'une influence décisive sur
les destinées d'un grand peuple, entreprise et accom-
plie au nom et sous l'inspiration d'un homme mort
depuis dix ou quinze ans. Il est bon de montrer
par des exemples que tel fut en réalité l'un des
caractères de la Révolution française.
Dès le principe, les mandats donnés par les élec-
teurs à leurs représentants aux Etats généraux
manifestent l'influence de Jean-Jacques Rousseau.
Les Cahiers du Tiers Etat étaient, en effet, pénétrés
de ses idées ; ceux même de la Noblessse et du
Clergé n'étaient pas sans en porter la marque.
Quant aux discours prononcés dans les assemblées,
depuis la Constituante jusqu'au Directoire, leur
enseignement sur ce point est absolument décisif.
Qu'on les prenne tous, les uns après les autres, à
quelque nuance d'ailleurs qu'appartienne l'orateur,
pourvu que ce ne soit pas à la droite de la Consti-
tuante, et l'on en trouvera à peine quelques-uns
qui ne se prévalent de l'autorité de Rousseau2. On
ne lui reproche qu'une seule chose, c'est « dans ce
temple, le plus superbe de l'architecture sociale...
d'avoir oublié l'insurrection, le premier, le plus
beau et le plus incontestable droit des peuples ou-
1. J.-J. Rousseau, par Ler-
minier. Article de la Revue des
Deux Mondes, 15 novem bre 1831 .
— 2. On peut consulter à ce
sujet : MERCIER, De J.-J. Rous-
seau considéré comme l'un des
auteurs de la Révolution, 2 vol.
in-8, 1791 ; — La Harpe, Lycée.
Articles sur Rousseau, sur
Montesquieu, sur la philoso-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
583
tragés1 . » « On a dit : Montesquieu c'est la Consti-
tuante, Rousseau c'est la Convention; ce partage
est injuste. Sauf quelques discours de Mounier et de
Mirabeau, le Contrai social a inspiré toute la Cons-
tituante, témoin le serment du Jeu de Paume, la
nuit du 4 août, la déclaration des droits, et ces
choses sont contraires aux idées de Montesquieu 2. ».
« La meilleure Constitution qui existe, disait-on dès
1791, est la française, parce qu'on y a mieux étudié
qu'ailleurs les principes du Contrat social5. »
Qu'il s'agisse de grandes ou de petites questions,
de constitutions ou de lois, de droit international
ou de droit privé, de l'intérêt général ou de l'uti-
lité des particuliers, du clergé ou des émigrés, de
religion, de justice, d'enseignement, de subsis-
tances, de guerre, de finances, Rousseau suffit à
tout, remplit tout de l'autorité de son nom ; chacun
sait que, s'il peut persuader qu'il est de l'avis de
Rousseau, sa cause est gagnée auprès de la majorité.
Que de fois, tant son autorité est grande, ses idées
ont été revendiquées par les partis contraires, au
bénéfice des opinions les plus opposées.
phie au xvme siècle, etc.; —
NlSABD, Histoire de la littéra-
ture française, t. IV. Article
Rousseau; — Paul Janet, His-
toire de la philosophie morale
et politique, t. II ; — Barni. His-
toire des idées morales et po-
litiques au xvme siècle, t. II. Le-
çons 27 à 31 ; — Léon Gautier,
Vingt nouveaux portraits; —
Taine, Les Origines de la France
contemporaine, et une foule
d'autres ouvrages. Un seul
partisan des idées nouvelles,
l'Oratorien Daunou , osa, à
notre connaissance, n'être pas
en tout de l'avis de Pvousseau,
et encore, avec quelle reli-
gieuse timidité il se permet
de signaler les taches de ce
nouveau soleil : De la religion
publique ou Réflexions sur un
chapitre du Contrat social, par
M. Daunou, de l'Oratoire;
Esprit des Journaux, 12 avril
1790. — 1. Mercier, sect. 2. —
2. Paul Janet, t. II, p. 505.—
3. Mercier, sect. 11.
584 LA VIE ET LES ŒUVRES
Aussi, une grande partie de ce que, dans un certain
langage, on appelle les conquêtes de la Révolution,
est-elle l'application plus ou moins fidèle de ses
théories. Sauf le régime représentatif, auquel,
comme on sait, Rousseau était opposé, il n'y a rien
en quelque sorte qui ne soit son œuvre. Tout le
monde est d'accord pour lui attribuer l'introduction
dans la pratique des gouvernements modernes du
grand principe de la souveraineté du peuple. On lui
fait également honneur des idées d'égalité civile et
politique et de liberté individuelle ; on y peut
joindre la toute-puissance de la loi, l'absorption de
l'individu par l'Etat, l'écrasement des minorités , le
fanatisme patriotique, qui a joué un si grand rôle
dans les événements de cette époque, l'affaiblissement
des idées de propriété, l'ingérence du pouvoir civil
dans le domaine des consciences. La confiscation
des biens de l'Eglise et des émigrés n'est que l'ap-
plication des principes de Rousseau sur la propriété ;
la constitution civile du clergé , l'abolition des
vœux, comme contraires à la nature et favorisant le
fanatisme, la suppression de ce qui restait encore
des corporations, comme portant atteinte à l'unité
nationale, sont la mise en pratique de son chapitre
sur la Religion civile. La reconnaissance par Robes-
pierre de l'existence de l'Etre suprême et de l'im-
mortalité de l'âme a la même origine. Et le peuple
assemblé en permanence, et les élections perpé-
tuelles, et les levées en masse, et l'éducation pro-
fessionnelle et nationale, et le culte de la Raison,
et les fêtes républicaines de la Jeunesse , de la
Vieillesse, des Epoux, de l'Agriculture, et le boule-
versement des usages, des costumes, du langage,
des manières, des sentiments, des choses et des
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
585
noms, est-il un fait ou une institution où l'on
ne retrouve en quelque sorte la signature de Rous-
seau?
De la grande tribune nationale et des actes offi-
ciels des gouvernements, voulons-nous descendre à
des tribunes moins élevées ou aux événements de
la rue, aux Jacobins, aux Clubs, aux réunions pu-
bliques, aux articles de journaux, aux livres, aux
pamphlets, aux brochures, aux hommes et aux
femmes de la Révolution, nous n'y retrouvons pas
moins le nom de Rousseau; il est cité partout, il
remplit tout de sa personne. Parmi ses disciples,
Mme Rolland est une des plus brillantes, Robespierre
se donne comme le plus fidèle. Il avait toujours le
Contrat social sur sa table, comme une sorte d'évan-
gile. Il écrivit, dit-on, son rapport sur l'immortalité
de l'âme sous les ombrages de Montmorency et, en
apôtre fidèle de la tolérance selon Rousseau, il
envoya à l'échafaud quiconque osait le contredire.
Charlotte Corday elle-même s'était nourrie des ou-
vrages de Rousseau, et Marat, « Marat au cœur
sensible », comme on l'a appelé quelque part1, fai-
sait des lectures publiques du Contrat social.
La Révolution a la prétention d'imiter Rousseau
jusque dans son style. Il est vrai que, le plus sou-
vent, elle n'en fait que la caricature. Elle a ses
tirades sentimentales qui se promènent dans le sang;
elle a sans cesse à la bouche le bonheur de l'huma-
nité ; mais ses utopies humanitaires ne se réalisent
qu'à force d'amputations.
1. Lettre adressée au député
girondin Ducos par sa femme.
Voir WALLON, Histoire du tri-
bunal révolutionnaire, t. I,
ch. xi.
586 LA VIE ET LES ŒUVRES
Enfin, les communistes eux-mêmes doivent recon-
naître la paternité de Jean-Jacques. Ils ont sa doc-
trine sur la propriété. Il est à remarquer que
Babeuf, dans son procès, étayait son système par
de nombreuses citations de Mably, de Diderot et de
Rousseau '. Il est vrai que le communisme relève
plutôt du Discours sur l'Inégalité que du Contrat
social; que le premier est le code de la révolution
sociale , comme l'autre est celui 'de la révolution
politique ; mais , d'une façon comme d'une autre ,
c'est toujours Rousseau.
Quelques personnes cependant ont nié que Jean-
Jacques Rousseau fût un véritable précurseur de la
révolution, sous prétexte que, s'il eût vécu, il en
eût répudié les violences. Que ce soit pour lui en
faire un mérite ou un reproche , peu importe.
Ainsi, peu de temps avant que parût le livre :
J.-J. Rousseau considéré comme un des auteurs de
la révolution française 2, il en avait paru un autre :
/.-/. Rousseau aristocrate 3. Autrefois on avait fait
aussi un Rousseau chrétien. Tous ces ouvrages
peuvent être vrais ; mais ils ont l'inconvénient de ne
rien prouver. Jamais écrivain ne prêta plus que
Jean-Jacques à des jugements divers, selon le
choix qu'on faisait dans ses œuvres, par la raison
que jamais aucun, avec une direction générale
unique, ne fit plus d'échappées contradictoires à
droite et à gauche.
Il est juste cependant de faire une distinction
très importante à ce sujet. On peut, dans la révo-
lution, considérer trois choses : les principes, les
1. Moniteur, 9 mai 1797. — I 1791. — 3. Par Gh. F. Le Nor-
2. Par Mercier, 2 vol. in-8, | mand, in-8 de 109 p., 1790.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 587
moyens et le but. Sur les principes, contrat social,
souveraineté du peuple, omnipotence de la loi, etc.,
il ne peut y avoir l'ombre d'un doute : oui, Rous-
seau fut un révolutionnaire, et non pas un révolu-
tionnaire vulgaire, mais un chef écouté et obéi, un
maître puissant, un initiateur, un législateur. Sur
le but, on peut voir par l'énumération de ce qu'on
a appelé les conquêtes de la révolution, combien
il y en a dont Rousseau peut réclamer la paternité.
11 est sûr d'ailleurs qu'on ne se serait pas tant pré-
valu de ses idées, si on ne les avait pas partagées.
« Les maximes de Rousseau, dit encore Mercier,
ont formé la plupart de nos lois , et nos représen-
tants ont eu tout à la fois la modestie et la loyauté
d'avouer que le Contrat social fut, entre leurs
mains, le levier avec lequel ils ont soulevé et enfin
renversé ce colosse énorme du despotisme qui, de-
puis tant de siècles, foulait si cruellement la na-
tion '. »
Quant aux moyens, on doit reconnaître que
Rousseau fut constamment l'ennemi de la violence
et des excès matériels. C'était chez lui affaire de
tempérament. Non seulement la violence lui faisait
horreur, mais un acte simplement énergique effrayait
sa paresse. Jean-Jacques, avec une intelligence
d'élite, était au fond un pauvre caractère. Nous
avons au moins ici le bon côté de sa mollesse. Heu-
reux si ses disciples, les Barrère, les Robespierre,
les Lebon et tant d'autres avaient, comme lui,
manqué de caractère. Sous ce rapport donc, ses
disciples l'ont fort mal suivi. En face du Comité de
Salut public et de la Terreur, il eût, s'il avait vécu,
1. Mercier, sect. xi.
588 LA VIE ET LES ŒUVRES
renié ses fils, et eût protesté contre l'usage ou
l'abus qu'on faisait de son nom et de ses idées,
comme il désavoua du reste ses partisans dans les
affaires de Genève, après les avoir poussés. Qui
nous dit que ses fougueux disciples ne lui auraient
pas alors appris à ses dépens qu'on ne lâche pas
impunément la bête révolutionnaire ? On a mis en
problème la question de savoir s'il était possible
d'obtenir sans violence les fruits de la révolution.
Il est sûr que Rousseau eût répudié ces fruits, s'ils
n'avaient pu être obtenus qu'à ce prix. Pour lui
faire donc sa part équitable de responsabilité dans
les événements de la révolution , il faut dire qu'il
est directement responsable des principes et des
résultats, mais qu'il ne l'est qu'indirectement des
excès et des violences. Il n'était pas fait pour la
lutte, du moins pour la lutte dans la rue ou sur les
champs de bataille. Il lui manquait pour cela les
deux qualités premières, le courage et la discipline,
Représentez-vous donc Jean-Jacques", le sabre à la
main, payant de sa personne dans une insurrection
populaire! Aussi a-t-il toujours détesté le métier de
soldat. Il ne savait ni commander ni obéir ; il
n'était fort que la plume à la main. C'est pour cela
que, par orgueil, au moins autant que par goût, il
a toujours recherché la solitude.
III
Nous venons de voir ce que Rousseau a fait pour
la Révolution ; voyons maintenant ce que la Révo-
lution a fait pour Rousseau.
Il y a peu de chose à dire de Y Eloge de J.-J.
DE JEAN-JACQl'ES ROUSSEAU.
589
Rousseau, mis au concours par l'Académie française
en 1790. Il fut présenté beaucoup de mémoires, en
général fort médiocres; plusieurs ont été publiés
par les auteurs ; aucun ne fut couronné. D'Escherny
avait doublé le prix, qui était primitivement de six
cents francs, et avait concouru lui-môme, mais il ne
fut pas plus heureux que les autres '. Citons aussi
une pièce de théâtre de Bouilly : J.-J. Rousseau à
ses derniers moments, qui fut très goûtée dans le
temps 2.
Pendant que les littérateurs faisaient l'éloge de
Rousseau, que les poètes le chantaient, que les au-
teurs dramatiques le plaçaient sur le théâtre, les
sculpteurs gravaient son image sur les pierres de la
Bastille3. La mode n'était pas encore venue de pro-
diguer les statues ; mais évidemment Jean-Jacques
était un des premiers qui eût des titres à une ex-
ception. Deux simples particuliers de Lusignan
prirent l'initiative d'une souscription à un écu. Un
des souscripteurs promit, pour le socle, les plus
fortes pierres de la Bastille ; d'autres firent des
vers 4.
Le 10 juillet, le buste de Rousseau ayant été porté
en triomphe autour des ruines de la Bastille et dans
les districts de Paris5, le lendemain, l'Assemblée na-
1. D'Esgherny, De Rousseau
e! des philosophes du XVIIIe siè-
cle, cil. XXVI, et Éloge de Rous-
seau. — Baruel-BeauVERT, Vie
de J.-J. Rousseau, préface. —
2. 1791, in-8. Voir le Moniteur
du G janvier 1791. — 3. Moni-
teur du 7 octobre 1791. Voir
dans Quérard, La France lit-
téraire, la liste des Eloges,
pièces de vers, drames, comé-
dies, composés à cette époque
sur Jean-Jacques Rousseau.
— 4. Prud'homme, Révolutions
de Paris. Lettre du 20 janvier
1790. — Ern. Hamel, La Statue
de J.-J. Rousseau, 1808, in-12.
— 5. John Grand-Carteret,
p. 520.
590
LA VIE ET LES ŒUVRES
tionale vota unanimement la statue1. Cependant,
huit mois plus tard, rien n'était encore fait. Dans
l'intervalle, Voltaire et Mirabeau avaient été trans-
portés au Panthéon, et le portrait en relief de Rous-
seau y avait figuré avec honneur. On ne pouvait
faire moins pour lui que pour les autres. Deux dé-
puta tions, l'une de citoyens et de gens de lettres de
Paris, l'autre d'habitants de Montmorency, vinrent
donc le 27 août à la barre, réclamer l'exécution de
la statue et la translation au Panthéon du premier
fondateur de la Constitution française. Ces demandes,
on le pense bien, furent accueillies avec transport2.
On s'arrangea même de façon à ne pas paraître
rendre tardivement à Jean-Jacques Rousseau des
honneurs qu'on avait déjà rendus à d'autres, mais à
rétablir en sa faveur une priorité qui lui appartenait
éminemment. Une seule difficulté pouvait arrêter,
l'opposition de Girardin ; mais Girardin ne tien-
drait-il pas à honneur de sacrifier ses préférences
aux désirs de l'Assemblée? Et d'ailleurs, disaient
quelques-uns, les restes de Rousseau sont la pro-
priété de la nation, et non celle de Girardin3.
1. Moniteur du 11 juillet 1790.
Voir aussi Recueil des pièces
relatives à la motion, etc. —
Projet de discours et de motions (le
d'Eymar, 29 novembre 1790.—
Discours et motions deBARRÈRE,
d'Evmar, etc., 21 décembre
1790. La Révolution, a dit
M. Auguste Gastellant, u'a dé-
crété qu'une statue, une seule,
celle de Jean-Jacques Rous-
seau. (Discours du centenaire
de 1789.) — 2. Il fui question
d'un concours ; Houdon refusa
de concourir. Réflexions sur les
concours en général, et sur celui
de la statue de J.-J. Rousseau
en particulier, par HOUDON,
sculpteur du Roi, in-8de!3p.
Cependant Houdon avait fait
précédemment un buste de
Rousseau, qui dut même être
placé dans la salle des séan-
ces. (Décret de l'Assemblée
nationale en date du 27 juin
1790.) — 3. Séance des 26 et
27 août 1791. (Au Moniteur du
30.)
LE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
591
Celui-ci refusa cependant. Il réussit même à faire
agréer ses raisons par l'Assemblée, mais non par le
club des Jacobins i. Or, comme dans ce beau temps
de délations et de suspicions, il était dangereux de
déplaire au club des Jacobins, Girardin jugea pru-
dent de se soumettre. 11 avait pour lui, il est vrai,
des autorités considérables, Fauteur des révolutions
de Paris2 et, comme il dit, notre digne et malheu-
reux ami Marat. Cependant, ajoute-t-il, il est le
premier à désirer que ce dépôt sacré repose désor-
mais sous la sauvegarde générale et les auspices de
tout le peuple français. 11 demande seulement, pour
se conformer aux dernières volontés de Jean-Jacques,
qu'il soit transféré dans les Champs-Elysées, dans
une lie de la Seine plantée de peupliers, et que,
pour prix du sacrifice que le sentiment de l'amitié
fait volontiers à celui de la patrie, son disciple et
vieil ami soit relevé de la tache originelle par un
baptême républicain, sous le nom d'Emile, et auto-
risé à ne plus être désormais mentionné que sous ce
nom dans les actes et registres publics3.
Malgré tout, l'exécution de la statue continuait à su-
bir des retards. On avait beau les dénoncer à la tri-
bune, en rendre responsables « un roi fourbe »
(Louis XMj et « un ministre hypocrite » (Rollandj,
tout était inutile. Il arriva même un jour que le buste
de Rousseau ayant été mis en parallèle avec celui de
1. Prud'homme, Révolutions
de Paris, numéros du 27 août
au 3 septembre et du 3 au
10 septembre 1791. — Lettre de
Girardm lue à l'Assemblée le
dimanche 4 septembre 1791 . —
Moniteur du 22 septembre 1791.
— 2. Voir les numéros ci-des-
sus. — 3. Lettre de René Girar-
din à ta Société des Jacobins.
Quartidi, 2° décade de bru-
maire an II. Au Moniteur du
3 du 2e mois de Tan II de la
République (24 octobre 1793).
Girardin était membre du
club des Jacobins.
592
LA VIE ET LES ŒUVRES
Marat, ce dernier obtint la préférence '. En atten-
dant, les législateurs faisaient placer dans la salle
des séances les bustes de Rousseau et de Mirabeau,
sculptés en relief sur des pierres de la Bastille 2 ;
ou bien ils s'amusaient à recevoir des hommages
de statuettes, de portraits, de nouvelles éditions des
œuvres du grand citoyen. Ils étaient surtout heureux
quand on leur apportait ses manuscrits et ordon-
naient des recherches pour s'en procurer le plus
possible 3.
Girardin, toujours empressé de plaire au gouver-
nement nouveau , n'avait pas manqué de se dessai-
sir en sa faveur de tous les manuscrits qu'il possédait.
Il espérait que Dupeyrou ferait également hommage
des siens à la Bibliothèque nationale de Paris. Mais
Dupeyrou, qui était de Neuchàtel, préféra les don-
ner à la bibliothèque de sa ville \ Ils y sont encore
actuellement. Thérèse, de son côté, déposa solen-
nellement sur le bureau de la Chambre le manuscrit
des Confessions. Elle était rentrée en possession de
ce trésor à la mort de Girardin, à qui, dit-elle, elle
l'avait remis d'abord. Elle ne voulut pas, évidem-
1. Moniteur, octidi, 2e décade
de brumaire au II. — 2. Moni-
teur des 7 et 8 octobre 1791.—
3. Moniteur du 15 avril 1791 ;
dépôt de Tédition Poineot, —
1 7 fructidor an 11 ; manuscrit de
la Nouvelle Héloïse ; — 24 ven-
démiaire an III ; demande de
manuscrits à un éditeur ha-
bitant Neufchâtel; — brumaire
an II. Dépôts divers; — 2 ni-
vôse an IV; gravure ; — 16 et 18
pluviôse, 9 thermidor an IV ;
édition Didot, etc. Un peu
plus tard, eu 1797, un libraire
crut honorer à la fois les
noms de Rousseau et de Bo-
naparte, en dédiant au citoyen
général en chef de l'invincible
armée d'Italie une nouvelle
édition du Contrat social de
l'immortel Rousseau. (Voir
Quérard, article Rousseau.)
— 4. Note sur les manuscrits
de J.-J. Rousseau remis au Co-
mité d'instruction publique par
le citoyen René Girardin père,
s. d. Bibliothèque de la Cham-
bre des députés.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 593
ment, négliger nn aussi bon moyen de se ménager
les faveurs de la Convention. Le paquet ne devait
être ouvert qu'en 1801 ; mais au moyen de quelques
distinctions plus ou moins subtiles, on ne fut pas
embarrassé de l'ouvrir sur-le-champ. Du reste, les
Confessions étant déjà publiées, le manuscrit per-
dait beaucoup de son prix *.
La petite ville de Montmorency ne craignit pas de
prendre l'avance sur la capitale, et de faire ce que
Paris lui-même tardait à exécuter. La maison que
Jean-Jacques avait habitée à Montmorency était
occupée par un de ses admirateurs, nommé Chérin.
Grâce aux soins de celui-ci, et sous sa direction, un
monument rustique fut élevé au citoyen de Genève,
dans un vieux bois de châtaigniers, au milieu
duquel il venait autrefois se jeter dans les bras de
la nature.
La fête d'inauguration eut lieu le 25 septembre
1791. La garde nationale, le maire, la municipalité,
des députations des électeurs de 1789, de la Société
fraternelle, de la Société d'Histoire naturelle, de la
Société des Amis de la Constitution formaient le
cortège. Des hommes portaient une grosse pierre
extraite des cachots de la Bastille et ayant en creux
le portrait du dieu de la fête ; le buste était soutenu
par des mères de famille entourées d'enfants ; des
jeunes filles en robes blanches, avec ceintures trico-
lores, marchaient au son d'une musique guerrière.
Parmi les assistants, on remarquait un parent de
Rousseau, des membres de l'Assemblée nationale,
des poètes, Fabre d'Eglantine, Bernardin de Saint-
Pierre, Ducis, le naturaliste Bosc.
1. Moniteur du 8 vendémiaire an III.
TOME II 3a
594
LA VIE ET LES ŒUVRES
Le buste est déposé à sa place ; chacun le cou-
ronne de fleurs; des discours sont prononcée; le
soir, seize cents lampions (encore dus après cin-
quante-deux ans, dit Quesné) éclairent les bosquets;
les danses se prolongent jusqu'au jour ; l'enthou-
siasme est général ; enfin l'empressement à l'inau-
guration de la. Sainte hnage contraste heureusement,
suivant certaines gens, avec l'isolement où on laisse
Louis XVI et Marie-Antoinette dans leurs Tuileries.
Peu d'années après, le monument disparut et les
pierres furent dispersées l.
Genève tint aussi à honorer la mémoire de son
grand citoyen. On lui éleva une colonne de qua-
rante pieds de haut, surmontée de son buste. La
cérémonie d'inauguration fut ce que sont toutes ces
fêtes : musique, comités populaires, officiers muni-
cipaux et représentants de la nation, chœurs de
jeunes garçons et de jeunes filles portant la statue
de la liberté, groupe de mères de famille, à la tète
desquelles était la sœur de lait de Rousseau, fleurs
et couronnes, chants et discours, repas patriotique
et danses.
La fête, commencée en 1793, le jour anniversaire
de la naissance de Rousseau, se continua à pareille
époque, pendant cinq années. En 1798, Genève
étant occupée par la France, le corps administratif
déclara que « la patrie genevoise ayant cessé
d'exister, il est hors de propos de célébrer la fête
de notre grand patriote 2. »
1. Prud'homme, Les Révolu-
tions de Paris, 24 septembre au
l<"OCtobre 1791 ; — Quesné, Par-
ticularités, etc. — 2. Gabebel,
J.-J. Rousseau et les Genevois, ch.
vi, § 1 ; — Moîiiteur du 11 juil-
let 1793. — Extrait des registres
de l'Assemblée nationale de Ge-
nève; cité au Moniteur fran-
çais du 7 janvier 1794.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
595
Mais la grande cérémonie de l'apothéose était
destinée à effacer toutes les autres. Plusieurs fois,
comme on le sait, elle avait été demandée. Thérèse
elle-même, accompagnée d'une députation de la
Société républicaine de Franciade (Saint-Denis)
avait apporté ses réclamations1. Le Comité d'ins-
truction publique fut chargé d'étudier la question2.
Lakanal, dans un long rapport, établit les titres de
Rousseau à des honneurs exceptionnels , régla la
composition et l'ordre du cortège et donna tout le
programme de la fête. Elle fut fixée au 20 vendé-
miaire an III. Il avait d'abord été question du cin-
quième jour complémentaire ; mais l'apothéose de
Marat devant avoir lieu ce jour-là, pour la seconde
fois, Rousseau se trouva en compétition avec Marat,
et pour la seconde fois, Marat lui fut préféré3.
Cependant, par une sorte de compensation, la
fête de Rousseau fut autrement solennelle et bril-
lante que celle du féroce révolutionnaire \ Les
Genevois avaient obtenu d'y être largement repré-
sentés5, et le club des Jacobins avait décidé de s'y
transporter en masse 6.
Le 18 vendémiaire, dès 4 heures du matin,
le corps de J.-J. Rousseau, pieusement déposé
sur un char décoré avec richesse par les soins de
l'écuyer Franconi, partait d'Ermenonville et prenait
lentement le chemin de Paris. Tout le long du par-
1. Moniteur du 27 germinal
an II. — 2. Moniteur du 18 fruc-
tidor an II. — 3. Après Je 9
thermidor, Rousseau prit sa
revanche, et ses bustes furent
plus d'une fois appelés à rem-
placer ceux de Marat. (John
Grand-Carteret, p. 520.) —
4. Séance du 26 fructidor
an II, (au Moniteur du 29.) —
5. Séance du 23 floréal an II,
(au Moniteur du 24.)— 6. Séance
du 19 vendémiaire an III.
596 LA. VIE ET LES ŒUVRES
cours, des musiciens montés sur un autre char fai-
saient entendre des airs funèbres. Il avait été décidé
qu'on irait par Emile (c'était le nouveau nom
de Montmorency) ; on y arriva tard et l'on y passa
la nuit. Cependant, sur l'observation faite à Gin-
guené, un des membres délégués par la Convention,
que ce char couvert de dorures jurait avec la sim-
plicité de Jean-Jacques, on se mit en devoir, avec
des peupliers, des gazons, des pervenches, de dis-
poser les choses d'une façon plus conforme à ses
goûts.
Le 19, départ de Montmorency, avec accompa-
gnement de gardes nationales, de jeunes filles
jetant des fleurs ; passage par Franciade, arrivée à
Paris. Réception, à l'entrée du jardin des Tuileries,
par une députation de la Convention ; foule, nom-
breux cortège, musique, coups de canon, discours,
dépôt du corps sous un petit temple élevé au milieu
d'un grand bassin entouré de saules pleureurs, afin
de rappeler l'Ile des Peupliers. Thérèse avait sa
place marquée au cortège ; elle jugea à propos de
se dispenser d'y venir; en passant par Saint-Denis,
on la remarqua avec indignation à la fenêtre d'un
cabaret, avec son amant.
C'était le 20 que devait avoir lieu le déploiement
de toute la pompe républicaine. La gendarmerie à
cheval, les tambours, plusieurs musiques, les élèves
du Champ de Mars, à pied et à cheval, figuraient
sur divers points du cortège ; des groupes de musi-
ciens, de botanistes, d'artistes, d'artisans, d'agricul-
teurs, chacun avec leurs trophées et leurs inscrip-
tions, rappelaient les titres de Rousseau à la recon-
naissance de la postérité ; les sections de Paris por-
taient les tables des droits de l'homme ; sur un
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 597
char, des mères de familles, vêtues à l'antique, avec
leurs enfants autour d'elles ou sur leurs genoux,
glorifiaient l'auteur de Y Emile ; une Renommée en
bronze couronnait les œuvres du philosophe; les
orphelins des défenseurs de la patrie entouraient
les drapeaux de la France, de Genève et de l'Amé-
rique ; il y avait jusqu'au char des enfants aveu-
gles ; les habitants de Genève, de Saint-Denis, de
Grosley, de Montmorency, figuraient avec leurs ban-
nières aux places qui leur avaient été assignées ; les
citoyens d'Ermenonville avaient l'honneur d'en-
tourer le sarcophage. La Convention nationale,
séparée du peuple par un simple ruban tricolore, et
précédée du phare des législateurs, le Contrat social,
marchait en avant du char qui portait la statue de
Rousseau couronnée par la Liberté. Sur le pié-
destal de la statue étaient inscrits ces mots : Vitam
impendere vero ; et au dessous : Au nom du peuple
français, la Convention nationale à J.-J. Rousseau,
an III de la République '. Enfin, pour que rien ne
manquât à la fête, le Président de la Convention
avait pu l'inaugurer en annonçant au peuple
assemblé les nouvelles victoires que les soldats de la
Liberté venaient de remporter sur le despotisme.
Au Panthéon, en face du sarcophage, triompha-
lement élevé sur une estrade, le président retraça
les vertus de J.-J. Rousseau et les travaux sublimes
qui lui assuraient l'immortalité; il jeta ensuite des
fleurs sur sa tombe au nom delà Nation; puis, pen-
dant que les groupes défilaient, la musique fit en-
tendre ses plus beaux morceaux : les airs composés
1. Nous citons le pro- | cette statue n'a jamais été
jrarnine; mais il paraît que | exécutée.
598 LA VIE ET LES ŒUVRES
par Rousseau avant tout, et aussi un hymne de
Joseph Chénier1, qui fut chanté alternativement, par
les vieillards et les mères, les représentants du
peuple, les enfants et les jeunes filles, les Genevois,
le peuple. Après une journée si bien remplie, la
foule trouva encore le temps d'aller aux représenta-
tions théâtrales 2.
Rousseau fut placé tout à côté de Voltaire. Comme
deux frères ennemis, ils étaient inséparables jusque
dans la mort. En effet, à partir de ce moment, leurs
restes eurent constamment un sort commun.
Gaberel, qui ne manque jamais une occasion de
faire valoir ses compatriotes , remarque que les Ge-
nevois, qui formaient à Paris le club de la Mon-
tagne, voulant consacrer ce jour dédié à Rousseau
par un acte qui pût honorer sa mémoire, fondèrent
une Société de bienfaisance en faveur des Genevois
malades. Voilà la seule note sérieuse au milieu de
ce concert de folies. Il ajoute : « Pas un mot de po-
litique n'est prononcé. » C'est difficile à croire 3.
Cinq jours après la grande apothéose de Paris, on
célébrait à Lyon une fête analogue. Elle fut d'autant
plus goûtée qu'on la fit coïncider avec la promulga-
tion du décret supprimant le nom révolutionnaire
de Commune affranchie et rendant à la ville son
ancien nom de Lyon \
1. Trois mois auparavant ! des portraits de Rousseau, à
son frère avait été décapité
par la politique du Contrat so-
cial.— 2. Moniteur du 29 fruc-
tidor, et 2* saiis-culotide an IL
— Décade philosophique du
20 vendémiaire an III. Hymne
de Chénier. — Quesné, Par-
ticularités, etc. Le portefeuille
la Bibliothèque nationale, re-
produit au numéro 71 l'apo-
théose et la translation au
Panthéon. — 3. Rousseau et les
Genevois, ch. VI, § 1. — 4. Let-
tre des députés Charlier et Po-
cholle à la Convention : (Moni-
teur du l»r brumaire an III.)
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 599
IV
Après avoir déposé au Panthéon les restes de
Rousseau, il ne faudrait pas croire qu'on les y ait
laissés dormir en paix.
Cet édifice ayant été restitué au culte e'n 1821 ',
un premier déplacement dut avoir lieu. Si l'on s'en
rapportait au Dictionnaire de Feller et à la Biogra-
phie Michaud 2, les restes de .Rousseau et de Vol-
taire auraient alors été transportés au Père Lachaise.
Mais les registres du Père Lachaise sont muets à
cet égard, tandis qu'une pièce officielle établit que
les sarcophages et les cercueils furent descendus
dans les caveaux du monument3. Un doute cepen-
dant demeurait dans certains esprits. Stanislas de
Girardin, alors député, demanda au ministre où
étaient les ossements de Rousseau, et exprima le
désir de les replacer à Ermenonville, plutôt que de les
laisser dans un cimetière vulgaire, au Père Lachaise.
« Ils sont encore au Panthéon, dans les caveaux, »
répondit le ministre Corbière \
En 1830, nouveau changement : le Panthéon fut
rendu à sa destination profane ; Voltaire et Rousseau
reprirent leur place primitive3.
— Lettre de Pocholle au bota- çaise, 1836. — 3. Proc'es-verbal
nisle Teypyer, pour organiser le du déplacement eu date du
groupe des botanistes ; (Revue
rétrospective, 2e série, t. 1, 1835,
p. 159.) — 1. Il avait dû l'être,
dès 1806; mais le décret n'a-
vait pas été exécuté.— 2. Dic-
tionnaire de Feller, 8e édit.,
1832. — Abrégé chronologique de
l'Histoire de France, par le
P* Hénaut, continuée par Mi-
chaud, de l'Académie fran-
29 décembre 1821 ; inséré dans
l'Intermédiaire des cliercheurs et
curieux, numéro du 1er avril
1864.— 4. Séance de la Cham-
bre des députés du 25 mars
1822. — 5. Procès-verbal du re-
placement, 4 septembre 1830
(même numéro de Ylntermé-
diaire.)
600 LA VIE ET LES ŒUVRES
Enfin, en 1852, le Panthéon redevint l'église
Sainte-Geneviève ; Voltaire et Rousseau durent re-
prendre le chemin des caveaux.
Voilà ce que dit l'histoire officielle ; mais, si Ton
en croit certaines rumeurs, tous ces prétendus dé-
placements n'auraient rien de réel. Il parait qu'il y
en aurait eu un autre, qu'on aurait tenu secret et
qui serait le seul véritable. En 1814, dit-on, lors de
la rentrée des Bourbons, quelques royalistes ar-
dents, indignés de voir dans un temple consacré à
Dieu les restes des deux apôtres de l'impiété, au-
raient résolu de les faire disparaître. Une nuit donc,
avec ou sans l'autorisation du Gouvernement, mais
au moins avec sa tolérance tacite, ils auraient ou-
vert les cercueils, auraient mis les ossements dans
un sac et les auraient jetés dans une fosse profonde,
du côté de la barrière de la Gare, vis-à-vis de
Bercy.
Cependant le secret n'aurait pas été si bien gardé
qu'il n'en ait transpiré quelque chose. Il y avait un
moyen bien simple de voir ce qui en était ; il suffi-
sait d'ouvrir les cercueils; mais, dans la crainte
sans doute d'exciter autour de cette question plus
de bruit qu'elle ne mérite, les gouvernements s'y
sont toujours refusés. Les procès-verbaux témoignent
à la vérité, que les cercueils sont bien ceux de Vol-
taire et de Rousseau et qu'on en a vérifié le bon
état, mais sans les ouvrir. Vers 1864 seulement, dit
le Figaro, ils auraient été ouverts et on les aurait
trouvés vides ; mais aucun procès-verbal ne constata
l'opération et le public n'en connut pas le résultat.
Aujourd'hui encore, les gardiens déclarent que les
corps des deux philosophes sont renfermés dans
leurs sarcophages; et si l'on se permet d'élever un
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 601
doute, ils répondent sans hésiter que les bruits
d'enlèvement ont été inventés par les ennemis de la
Restauration. Au fond, personne n'est ou ne veut
paraître renseigné. Un vieil employé, très au cou-
rant des affaires de la Préfecture de police, à qui
nous avons demandé des renseignements, a répondu
comme les autres, qu'il ne savait rien. Peut-être ne
voulait-il pas parler. Dans l'état actuel de la ques-
tion, il serait téméraire d'affirmer positivement que
les tombeaux sont vides, mais c'est au moins l'opi-
nion de beaucoup la plus probable '.
Présentement les sarcophages occupent au Pan-
théon deux chapelles souterraines, en face l'une de
l'autre. Ils n'ont rien de monumental, ni d'artis-
tique et leur forme est des plus vulgaires. Au milieu
de la caisse de celui de Rousseau est une porte en-
tr'ouverte et, par l'ouverture, une main tenant un
flambeau, symbole, disent les guides, de la lumière
que ce philosophe répandit par ses écrits. A côté
du sarcophage de Voltaire est sa statue sculptée par
Houdon. Il n'y en a pas près de celui de Rousseau.
On pourrait même presque dire qu'il a été jusqu'à
ces derniers temps sans en avoir à Paris. Le gou-
vernement français a pourtant voulu à plusieurs re-
1. Voir sur ce débat : Inter- française au XVIIIe siècle, tome
rnédiaire des chercheurs et cu-
rieux, année 1864, numéros des
15 janvier, 15 février, 15 mars,
1er avril, 1er mai, 1er juin,
15 juin, 15 août. — Correspon-
dance littéraire, 25 février 1762,
25 janvier et 25 juillet 1864. —
Figaro du 28 février 1864.— La
Nation, du 28 février et du
10 mars 1864. — Desnoires-
terres , Voltaire et la Société
VIII, p- 518 et suivantes. —
M. Jules Steeg, député de la
Gironde et président du Co-
mité du Monument, donne
comme constant l'enlèvement
du corps de Rousseau, en
1814. Le cercueil aurait-ii donc
été ouvert exprès pour lui?
(Discours de M. J. Stceg, lors de
l'inauguration du 3 février
1889.
602
LÀ VIE ET LES ŒUVRES
prises lui en élever une. En l'an IV, un concours
fut ouvert, mais on n'en vint pas jusqu'à l'exécution.
Il est vrai que Rousseau a figuré dans la foule des
statues qui décorent le Jardin des Tuileries ; mais il
n'y resta pas longtemps et disparut en 1797. Enfin,
en l'an VIII, le Directoire lui vota un monument
avec statue. Le groupe, composé de cinq figures,
fut d'abord placé aux Tuileries, puis dans le jardin
du Luxembourg; il a eu le même sort que les au-
tres, et nous ne savons ce qu'il est devenu1.
A mesure que la Révolution avance et que le
temps passe, Rousseau perd graduellement de son
influence. Que les alliés aient respecté en 1815 le
village d'Ermenonville et celui de Montmorency;
cet acte de générosité a montré la diffusion de la
littérature française ; mais il est difficile d'admettre
que les alliés fussent des disciples bien fervents de
Rousseau 2 ; que Genève lui ait élevé dans la petite
île des Barques, au bout du lac, une belle statue,
œuvre de Pradier; Genève, sa ville natale, était
dans son rôle 3 ; que l'Académie mette son éloge au
concours; c'est un hommage rendu à l'écrivain au
moins autant qu'au penseur, et qui est partagé par
bien d'autres 4.
Le centenaire aurait pu réchauffer le zèle des
purs disciples. A Paris, il a passé presque inaperçu
et s'est à peu près borné à quelques discours et
1. John Grand-Carteret,
p. 519 et 520. — Moniteur du
28 nivôse au VII. — Détails et
modèle du projet, (Journal de
Paris, -\9 prairial an VIII.) —
2. GABEREL, Rousseau et les
Genevois, ch. vi, §2; — Journal
du Commerce, 8 février 1819. —
3. L'inauguration eut lieu le
24 février 1835, et la fête a
continué à se célébrer chaque
année. Quesné, Particularités,
et Gaberel, ch. 6, §2.-4. Con-
cours de 1868, voir le rapport
fait par Villemain.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
603
poésies lus dans un cirque'. Il ne saurait être com-
paré à celui de Voltaire. A Genève même, il n'a eu
qu'un retentissement restreint, et s'est surtout mani-
festé par un certain nombre de brochures de cir-
constance 2.
Depuis quelques années pourtant, un retour très
prononcé ramène la République française vers un
des hommes qui ont le plus fait pour les idées qu'elle
représente. Le Conseil municipal de Paris a pris,
naturellement, la tète du mouvement et s'est oc-
cupé , à maintes reprises , d'élever une statue à
Rousseau. Cependant, la première proposition, pré-
sentée en 1881, n'ayant pas abouti, de nouvelles
demandes ont été faites; des comités, officiels et
non officiels, se sont constitués; des concours ont
été ouverts; une loi même, tombée depuis dans
l'oubli, croyons-nous, a été votée, dans les derniers
jours de 1881, par la Chambre des députés.
Le centenaire de la Révolution offrait une occa-
sion favorable pour mettre les projets à exécution.
Une statue, œuvre du sculpteur PaulBerthet, a été
élevée sur la place du Panthéon3, et, le 3 février
1889, a eu lieu la cérémonie d'inauguration.
Cette fête, qui rappelle, sans l'égaler, celle de
Vendémiaire an III, est principalement remarquable
par le nombre et le ton des discours qui l'ont presque
remplie. Sauf un seul, celui de M. J. Simon, tous
s'appliquant à célébrer, moins le littérateur que le
révolutionnaire, ont manifesté le caractère évident
de la séance , qui était la Révolution se glorifiant
1. Voir les journaux du
temps. — 2. Eug. Ritter,
Nouvelles recherches sur les Con-
fessions. — 3. Ne pas s'en rap-
porter aux dates inscrites sur
le socle ; on n'y compte pas
moins de deux grosses er-
reurs.
604 LA VIE ET LES ŒUVRES
elle-même dans la personne d'un de ses plus fa-
meux précurseurs1.
Gardons-nous, d'ailleurs, de rabaisser outre me-
sure l'influence du citoyen de Genève. Dès le temps
delà Restauration, alors que triomphait le Voltairia-
nisme, il y avait déjà moins de purs disciples de
Rousseau; mais Voltaire et Rousseau restaient sans
contredit les auteurs le plus lus en France et par
suite dans le monde entier. On en peut donner pour
preuve les nombreuses éditions de leurs œuvres da-
tant de cette époque. Il est vrai que ce travail de
diffusion n'était pas poussé uniquement en vue des
auteurs eux-mêmes, mais qu'on avait fait de leurs
personnes la grande arme, et comme le symbole de
l'opposition libérale et de l'impiété. C'est autour de
leurs noms que portait le fort de la lutte. Mais ces
combats eurent nécessairement pour effet de servir
à la diffusion de leurs idées, et, en les faisant con-
naître, de les faire aimer par les uns, détester par
les autres.
Aujourd'hui, Rousseau n'est plus, comme il a été
pendant quelques années , un oracle dont on révère
toutes les paroles, un fétiche devant qui Ton se
prosterne ; mais si l'on ne jure plus par son autorité,
on continue à l'honorer comme un des pères de la
société moderne, et trop souvent, on adopte, après
examen et en les modifiant plus ou moins, ses utopies
et ses erreurs.
On continue surtout à le lire. A Paris, les quais,
1. Voir, pour ce qui con- I nières, Errueuonville, LePres-
cernela statue récemmentéri- I sis-Belleville, Montmorency,
gée à Rousseau, et aussi quel- i le livre de M. John Grand-
ques autres monuments ou Carteret, p. 521 et suiv.
fêtes plus modestes à As- I
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 605
les boulevards, le quartier des écoles sont encom-
brés de ses ouvrages. Il y en a pour toutes les con-
ditions et pour toutes les bourses, depuis le livre de
luxe ou l'édition compacte, jusqu'au petit volume à
vingt-cinq centimes. En 1837, la bibliographie de
Rousseau, dans la France littéraire, comprenait
plus de quatre cents numéros. Il n'y a pour ainsi dire
pas un événement dans sa vie, si petit qu'il soit,
qui n'ait donné lieu à quelque monographie. Depuis
1837, ce mouvement ne s'est pas arrêté. Or, il est
évident qu'un auteur qu'on lit tant, et dont on s'oc-
cupe tant, garde une influence très réelle.
Pour connaître la nature de cette influence, il
pourrait suffire de parcourir ces volumes, où l'im-
moralité le dispute à l'erreur, où le sophisme s'étale
dans tout son lustre, où la religion, la société, les
gouvernements, la pudeur, la moralité, le devoir, la
vertu sont outragés à chaque page. «Est-il possible
de garder un jugement sain au milieu de ces para-
doxes, une âme honnête au milieu de ces turpitudes,
une religion sincère au milieu de ces impiétés, un
amour éclairé de l'humanité et de la patrie au milieu
de ces théories révolutionnaires? Préfère- t-on la
preuve inverse et veut-on juger l'arbre par ses
fruits ; qu'on voie les choses et les hommes produits
par ces doctrines. Quels sont les gens qui aiment
Rousseau, qui le prônent, qui s'autorisent de ses
systèmes, qui voudraient les appliquer? Il est arrivé,
en effet, ce qui devait arriver : des théories impies
ont produit l'impiété, des systèmes révolutionnaires
ont enfanté la révolution.
En politique, nous ne sommes plus, si l'on veut,
les disciples immédiats et aveugles du citoyen de
Genève ; mais nous sommes issus des systèmes qu'il
606 LA VIE ET LES ŒUVRES
a inventés, et nous nous ressentons de notre origine.
Si donc nous ne goûtons plus les fruits de l'arbre
planté par Rousseau, cet arbre a produit des reje-
tons, qui se sont mêlés avec d'autres plantes, et
c'est là que nous allons chercher notre nourriture.
C'est ainsi que chaque siècle , tout en étant lui-
même, est aussi en partie le produit du siècle qui
l'a précédé. George Sand salue quelque part Rous-
seau du titre d'homme de l'avenir1. Il faut bien
reconnaître, hélas! que ce mot, si l'on en réduit
l'application au Contrat social, est rigoureusement
vrai. Pourquoi le voltairianisme est-il aujourd'hui à
peu près oublié , tandis que Rousseau , l'utopiste
Rousseau, vit toujours dans les idées et dans les
institutions? C'est que Voltaire n'a fait que démolir,
que Voltaire n'est qu'une négation et qu'on ne vit
pas de négations ; que Rousseau, au contraire, a été,
dans un sens, un homme de doctrine, un homme
d'affirmation et de logique ; qu'il a en outre été un
homme d'éloquence et de passion. Or, il n'est pas de
doctrine, si fausse qu'elle soit, qui ne puisse, dans
ces conditions, faire son chemin et développer ses
conséquences. « Le parti républicain, dit Littré , à
travers les révolutions de 1830 et de 1848, provient
de la grande commotion qui éclata à la fin du
xvine siècle. Alors, ce qui prévalait surtout, c'étaient
des idées métaphysiques sur l'état social, c'étaient
des inspirations anarchiques de J.-J. Rousseau et
des souvenirs gréco-romains. \\ s'en forma un ensei-
gnement fort hétérogène, discordant en lui-même,
et incapable de donner des bases solides au nouvel
édifice, qui dura peu2.
1. Revue des Deux Mondes, I De l'Etablissement delà troisième
1er avril 1841. — 2. Littré, | république, p. 384.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 607
Telle est en effet notre histoire depuis un siècle.
L'édifice, à la vérité, dura peu; mais il se renou-
velle sans cesse. Un orateur ' n'a-t-il pas dit que la
république est le provisoire perpétuel?
En attendant, les ruines qui embarrassent le sol,
aussi bien que les fausses maximes qui encombrent
l'opinion, empêchent de rien construire de solide et
de durable. Nous en sommes toujours plus ou moins
aux idées de Rousseau. « Les pouvoirs publics, di-
sait, il n'y a pas bien longtemps, Gambetta, aux ap-
plaudissements de la Chambre, ne sont pas des pou-
voirs, ce sont simplement des organes du suffrage
universel2. » Ces paroles sont le résumé du Contrat
social. Et, de fait, du moment qu'on ne place pas la
loi de l'ordre social dans l'autorité divine, il faut
bien la regarder comme le résultat des volontés hu-
maines. Au fond, droits de l'homme ou droit de
Dieu, révolution ou christianisme; il n'y a pas de
milieu.
En religion, la Profession de foi du Vicaire sa-
voyard, toujours répudiée par les hommes religieux,
est dépassée par beaucoup de ceux qui ne le sont
pas; mais, si elle est dédaignée par les académies
et les savants, et encore pas toujours3, elle court
les rues et les conversations ; elle fait le fond de la
religion de l'honnête homme, qui, trop souvent, est
la religion de l'homme qui n'est pas honnête. Et
t. M. Naquet. — 2. Discours ne trouva rien de mieux que
de Gambetta, en réponse au de proposer au peuple la pre-
duc de Broglie, 15 novembre mière partie de la Profession
1877. — 3. Eu 1848, V. Cousin,
ramené à des sentiments plus
religieux, et devenu partisan
de l'action sociale de l'Église,
de foi du Vicaire savoyard ;
voir le volume de Cousin,
Fragments et Souvenirs, p. 185.
608 LA VIE ET LES OEUVRES
puis, même dans les académies, n'a-t-elle pas con-
tribué à déposer ce germe du doute qui a été dé-
veloppé et mûri par le positivisme, si éloigné d'ail-
leurs de Rousseau.
En littérature, notre siècle positif a délaissé la
phrase sentimentale, romantique, un peu préten-
tieuse de Rousseau ; nous avons maintenant le style
des affaires et du journal; le style de Rousseau
valait mieux. Il y a peu d'années encore, notre plus
illustre romancier, George Sand, s'honorait d'être
disciple de Jean-Jacques.
Le grand effort de Rousseau s'est porté du côté
de l'éducation, et c'est en éducation que sa trace est
restée la moins profonde. Il est assez de mode dans
le monde actuel, officiel ou officieux, de l'instruc-
tion publique, de citer avec honneur le nom de
Rousseau ; mais, malgré ces phrases, qu'on se garde
bien de préciser ; qui songe aujourd'hui à Y Emile?
Au milieu des lois, des décrets, des règlements,
des essais de toute sorte sur l'éducation, qui se mul-
tiplient depuis quelques années, qui pense à s'ins-
pirer sérieusement de Rousseau?
Rousseau a toujours répudié le jugement de ses
contemporains et cherché son refuge dans la posté-
rité. S'il avait pu l'apercevoir dans l'avenir, en
aurait-il été satisfait? C'est peu probable. Il y aurait
sans doute vu encore des complots et un parti-pris
de persécution. L'accord n'existe certes pas sur son
compte ; il n'y existera sans doute jamais ; mais il
n'y a plus que bien peu de documents inédits à dé-
couvrir ; la discussion a été assez longue pour
paraître épuisée ; la lumière est faite autant qu'elle
peut l'être. Les jugements restent néanmoins assez
divers et assez mêlés comme tous les jugements
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 609
fondés sur l'opinion. Au fond, ils ont été rarement
injustes, quelquefois sévères, le plus souvent indul-
gents avec excès. Aujourd'hui, on est en droit de les
regarder comme définitifs ; le temps en pourra mo-
difier quelques traits, mais la substance n'en sera
pas changée.
39
BIBLIOGRAPHIE
Liste des Auteurs cités dans le présent ouvrage.
ALEMBERT (D1). Encyclopédie,
t. I"r, Introduction
(1751).
— Encyclopédie, t. VII,
article Genève (1758).
— Justification de l'article
Genève de l'Encyclo-
pédie.
— Jugement sur la nou-
velle Héloïse.
— Jugement sur Emile.
— Discussion relative à
J.-J. Rousseau, au
sujet de la Comédie
des Philosophes.
— Éloge de Milord Maré-
chal.
— Correspondance ; sur-
tout la correspon-
dance avec Voltaire.
Arrêt de la Cour du Parlement
qui condamne un écrit ayant
pour titre Emile, etc. (1762);
et Œuvres de Rousseau, éd. de
Genève, t. I du Supplément.
Artiste (Journal l'), t. V (1840);
63 lettres inéd. de Rousseau
à Miuo de Verdelin.
Bachaumont. Mémoires se-
crets pour servir à l'histoire
de la République des lettres
(1762-1787), 36 vol. in-12.
Basante (de). De la littérature
française pendant le XVIIIe siè-
cle.
Barbier. Notice des principaux
écrits relatifs à J.-J. Rousseau
(1820), in-8°.
Barre he. Eloge de J.-J. Rous-
seau, présenté aux Jeux flo-
raux (1787), in-8°.
Barruel-Beauvert. Vie de
Jean-Jacques Rousseau (1789),
in-8°.
BÀrni (Jules). Histoire des idées
morales et politiques en France
au XVIIIe siècle (1867), 2 vol.
in- 12.
Beaumont (Christophe de), ar-
chevêque de Paris. Mande-
ment condamnant VÉmile
(20 août 1762), in-4°.
BÉranger. J.-J. Rousseau jus-
tifié envers sa patrie. (Œuvres
de J.-J. Rousseau, édit. Poin-
çot, t. XXVIII.)
BERGIER. Le Déisme réfuté par
lui-même (1765), 2 vol. in-12.
Berquix. Pygmalion, scène ly-
rique de J.-J. Rousseau mise
eu vers (1775), in-8°.
BerthOUD (Fritz). J.-J. Rous-
seau au Val deTr avers
(1881), in-12.
— J.-J. Rousseau et le pas-
teur de MonlmoUin
(188'.), in-12.
Bertrand (Alexis), professeur
de philosophie à la Faculté
des lettres de Lyon. Le texte
primitif du Contrat social. Mé-
moire lu à l'Académie des
Sciences morales et poli-
tiques, dans la séance du
4 avril 1891. (1891). in-8'.
Ribliothcque universelle de Ge-
nève. Deux lettres d'un
jeune homme à son
père, datées de 1764
(janvier 1835).
• — Voltaire et les Natifs de
Genève, par Joël
612
BIBLIOGRAPHIE.
Cherbuliez (août
1853).
Bibliothèque universelle de Ge-
nève. Le Théâtre et la
Poésie à Genève au
xviii" siècle (mars
1873.
Bonnet (Charles). Lettre de
Philopolis (Mercure d'octobre
1735.
BORDES. Profession de foi philo-
sophique (1763),in-12.
— Lettre de M. de Voltaire
au Docteur Pansophe
(1766', in- 12.
Botanique de J.-J. Rousseau.
65 planches coloriées, d'après
les peintures de Redouté
(1822), in-4».
Bougeault (Alfred). Etude sur
Vèlat mental de J.-J. Rousseau
et sa mort à Ermenonville
(1883), in-12.
BOUGY (Alfred de). Les Rési-
dences de J.-J. Rousseau. —
Fragments inédits de J.-J. Rous-
seau (1853). in-12.
Boutet (Religieux Antonin).
Vie de Mgr de Bernex, évoque
d'Annecy (1750). in-12.
BROUGHAM (Lord). Voltaire et
Rousseau (18'io), in-8°.
GarO. La fin du xvin» siècle.—
Études et portraits (1880),
in-8°.
Castel (le Père), jésuite.
L'homme moral opposé à
l'homme physique de Rousseau,
in-12.
Censure de la faculté de théo-
logie contre PÉmile (1762).
Cerutti. Lettres sur quelques
passages des Confessions.
{Jùurn. de Paris, 2 décembre
1789).
Champcenetz. Réponse aux
Lettres sur le caractère et les
ouvrages de J.-J. Rousseau
(par Mrae de Staël) (1789),
in-8°.
Chas t'Fr.). J.-J. Rousseau jus-
tifié , ou Réponse à
M. de Servan (1784),
in-12.
— Éloge de J.-J. Rousseau,
qui a remporté le
prix à l'Académie
des Jeux floraux
(1787), in-8°.
Chereau (Dr A.). Article sur
le genre de mort de Rous-
seau. (Union médicale, 5-17
juillet 1866.)
CLARAPÈDE. Considérations sur
les miracles de l'Évangile, etc.
(1785), in-8°.
COIGNET (Horace). Particula-
rités sur le séjour de Rousseau
à Lyon. (Tablettes hist. et
litt. Lyon, 28 décembre 1822).
Collé (Journal de). (T. II; sur
la comédie des Philosophes,
par Palissot) (1807).
CONZIÉ (de). Notice sur Mm* de
Warens et J.-J. Rousseau (1856)
in-8°.
CORancez. De J.-J. Rousseau.
(Journ. de Paris, nu-
méros 251-261, an VI).
— Article en réponse à
La Harpe. (Journ. de
Pam, 30 octobre 1778.)
Correspondance littéraire, par
Grimm, Diderot, etc., édi-
tion Tourneux (1832-82),
16 vol. in-8°.
Correspondance littéraire. (Re-
vue mensuelle). Articles du
25 février 1862, des 25 jan-
vier et 25 juillet 186'j, in-4°.
COUSIN (Victor). Du manuscrit
d'Emile, etc. (Journ. des
Savants, septembre et no-
vembre 18^8).
Coxe (William). Anecdotes sur
J.-J. Rousseau, etc. (1790),
3 vol. in-8°.
DaunOU. De la religion pu-
blique, etc. (Esprit des jour-
naux, 12 avril 1790, in-12.)
BIBLIOGRAPHIE.
613
Décade philosophique. (h\ vol.
in-8°). Articles du 20 vendé-
miaire au III, du 20 prairial
an VII, divers articles de
•18*2 et 1803.
Deffand iMme DU). Correspon-
dance complète de Mma du Def-
fand avec la duchesse de Choi-
seul, l'abbé Barthélémy, etc.
Publiée par le marquis de
Saint-Aulaire (1877), in -8».
Dblasiauve. Article au Journ.
de médecine mentale (180J),
iu-8°.
DeluG. Lettres sur l'hist. phy-
sique de la terre. Disc.prélim.
(1798), in-8°.
DESESSARTZ. Traité de l'éduca-
tion corporelle des enfants en
bas âge. (lre édit. in-12, 1760;
2» édit. in-8°, 1799.)
DESN'OIRESTEKRES. Voltaire el
la Société française au XVIIIe
siècle (1867-73), 8 vol. in-8°.
Diderot. Œuvres, édit. Asse-
zat (1876), 20 vol. in-8°. No-
tamment Essai sur les règnes
de Claude el de Néron.
DOppet. Mémoires apocryphes)
de Mm" de Warens,
etc., publiés par
C D. M. P. (1786),
in-8°.
— Vintsenried, ou les Mé-
moires (apocryphes)
du Chevalier de Cour-
tilles (1789), in-12.
Dubois d'Amiens. Article sur
le genre de mort de Rous-
seau. (Bull, de l'Acad. imp. de
médecine du 17 mai 1866).
DUCOIN (Auguste). Particula-
rités inconnues, etc. Trois mois
de la vie de J.-J. Rousseau.
(Juillet à septembre 1768)
(1852), in-8».
Ducros. professeur à la Fa-
culté des lettres de Poi-
tiers. J.-J. Rousseau (1888),
in-8°.
DULAURE. Nouvelle description
des environs de Pa ris (1786-87),
2 vol. in-12.
Dlpeyrou. Lettre de M. X., re-
lative à J.-J. Rousseau, suivie
de deux autres lettres (1763),
in-8°.
DUSSAULX. De mes rapports
avec J.-J. Rousseau et de notre
correspondance (1799;, in-8°.
Dutens. Lettre à M. de B. (de
Bure) sur la ; cfulation du
livre de l'Esprit d'IJelvétius,
par J.-J. Rousseau (1779),
in-12.
' Encyclopédie, etc. (1751-72),
30 vol. in-fol. (Voir d'Alem-
bert et Rousseau.)
! Entreigues (Comte d1). Quelle
est la situation de l'Assemblée
nationale. (1790), in-8°.
Épinay (Comtesse d'). Mémoires.
Édit. Boiteau (1«6;;), 2 vol.
in-8*.
Escherny (Comte d'). Mélanges
de littérature, de morale et
de philosophie (1811), 3 vol.
in-12.
ESTIBNNB (Charles). Essai sur
les Coufessiuns de
J.-J. Rousseau (1856),
in-12.
— Essai sur les œuvres de
J.-J. Rousseau (1858),
in-12.
Eymar (D'). Mes visites à J.-J.
Rousseau, et autres articles
de défense et de critique,
formant le t. II des Œuvres
inédites et supplément à la vie
de J.-J. Rousseau, publiés
par Musset-Pathay (4826),
2 vol. in-8°.
FauGÈRE. J.-J. Rousseau à Ve-
nise (Correspondant, 10 et
25 juin 1888).
FavaRT (Mioe). Les Amours de
Bastien el de Bastienne (paro-
die du Devin du village) (1753),
in-8°.
614
RIHLIOGRAPHIE.
FÉTIS. Biographie universelle
des musiciens, 1864 (article
Rousseau, t. VII).
FOGHIER (L.). Séjour de J.-J.
Rousseau à Bourgoin (1860),
in-8°.
Fontaine (le P.), barnabile.
Éloge funèbre du cardinal
Gerdil, en 1802 {Œuvres du
cardinal Gerdil, collection
Migne, 1863).
FORMEY. Examen philosophique
de la liaison réelle
qu'il y a entre les
sciences et les mœurs
(1755),, in-12.
— L'Anti-Émile (1762),
in-12.
— L'Emile chrétien (1764),
2 vol. in-8".
— L'Esprit de Julie, ou
extrait de la Nouvelle
Hêloïse (1763), in-12.
— Profession de foi du vi-
caire chrétien , etc.
(1764), in-8°.
— Souvenirs d'un citoyen
(1789), 2 vol. in-8\
FrÉRON. Lettres sur quelques
écrits du temps (1749-
54), 13 vol. in-12.
— Année littéraire (8 vol.
in-12 par an, 1754-
90), 292 vol. in-12.
Gaberel. Voltaire et les Gene-
vois (1856), in-18.
Rousseau et les Genevois
(1838), in-18.
Geffroy. Gustave III et la
Cour de France (1867), 2 vol.
in-12.
Genlis (Mme de). Alphonsine,
préface (1806), 2 vol.
in-8°.
— Souvenirs de Félicie L.
(1807), 2 voi. in-12.
— Mémoires inédits sur le
XVIIIe siècle et la
Révolution française
(1825), 10 vol. in-8".
Gerdil (Cardinal). Réflexions
sur la théorie et la
pratique de l'éduca-
tion, contre les prin-
cipes de M. Rousseau
(1763), in-8».
— Discours philosophique
sur l'homme considéré
à l'état de nature et à
l'état de société (1769),
in-8°.
Gerusez. Article J.-J. Rous-
seau dans' la Biographie uni-
verselle de Michaud.
GlNGUENÉ. Lettres sur les Con-
fessions de J.-J. Rousseau
(1791), in-8».
GiRARDiN (René de). Lettre à
Reg (8 août 1778), suivie des
Lettres du Mis de Girardin à
Sophie, comtesse de X. (juillet
1 778), et de Mme de Vassy, née de
Girardin, à Mme de Staël (aux
Œuvres inédites de J.-J. Rous-
seau, éditées par Musset-
Pathay).
Girardin (Stanislas de). Dis-
cours prononcé à la
Chambre des dépu-
tés, à la séance du
25 mars 1822.
— Lettre à Musset-Pathay
(1824), in-8°.
GODEFROI. Histoire de la litté-
rature au xvili» siècle (1875),
in-8°.
Grand-Carteret (John). J.-J.
Rousseau jugé par les Fran-
çais d'aujourd'hui. (Recueil
d'études, d'articles et de no-
tices, dus à la plume d'un
grand nombre d'auteurs
contemporains.) (1890), in-12.
Grasset (J.-A..). J.-J. Rousseau
à Montpellier (1854), in-8°.
GrÉtry. Mémoires, ou essai sur
la musique (1789), in-8°.
GRIMM. Le Petit Prophète de
Boehmischbroda(n33),
in-8° et in-12.
BIBLIOGRAPHIE.
615
Grimm. Voir Correspondance lit-
téraire.
Hamel (Ernest). La Statue de
J.-J. Rousseau (1867) in-12.
HouDON. Réflexions sur Us
concours en général et sur ce-
lui de J.-J. Rousseau en par-
ticulier (1791), in-8°.
Houssaye (Arsène). Les Char-
meltes , J.-J. Rousseau et
M1-» de Warens (1863), in-8°.
Hume (David). Exposé succinct
de la contestation qui s'est
élevée entre M. Hume et
M. Rousseau (1766), in-12 (se
trouve aussi, ainsi que plu-
sieurs lettres et opuscules
sur le même sujet, aux
Œuvres de J.-J. Rousseau,
édit. Poinçot ou edit. de
Genève).
Iconographie de J.-J. Rousseau.
Bibliothèque nationale, dé-
partement des estampes,
1 vol. in-folio, coté D. C. 106.
Intermédiaire des chercheurs et
curieux (année 1864). Sur le
sort des restes de Rousseau.
IvernOIS (d1). Réponse aux let-
tres écrites de la campagne
(1764), in-8°.
Janet (l'aul). Histoire de la
philosophie morale et
politique (1858), 2 vol.
in-8°.
— Les Origines du socia-
lisme contemporain
(Revue des Deux Mon-
des, 1" août 1880).
Journal de Paris, in-8°. Nos du
6 juillet et du 30 octobre
1778, Sur la mort de Rousseau.
De l'an VI, articles de Co-
rancez. Du 19 prairial an
VIII, Sur le monument de
Rousseau.
Journal encyclopédique (1756-
73), 288 volumes in-12. Ar-
ticle du 15 février 1766. Dé-
saveu des pasteurs suisses con-
cernant les violences exercées
contre Rousseau.
LAGRETELLE. Histoire de France
pendant le XVIIIe siècle, t-XXII.
La Harpe. Lycée.
— Examen de l'ouvrage de
Giugwné sur les Con-
fessions de J.-J. Rous-
seau (Mercure ae 1792,
4e trimestre).
Lamartine. J.-J. Rousseau,
son faux Contrat so-
cial et le vrai Contrat
social (1866), in-12.
— Le Manuscrit de ma
mère (1876), in-12.
Lanjuinais. (Voir Torom-
bert).
Latour de Franqueville
(Mm0). La Vertu ven-
gée par l'amitié, réu-
nion de plusieurs
écrits en faveur de
Rousseau, in-8, et
Œuvres de J.-J. Rous-
seau, édit. de Genève,
VIe vol. du Supplé-
ment.
— Correspondance origi~
nale et inédite de «/.-
J. Rousseau avec Mma
Latour de Franqueville
et M. Dupeyrou (édi-
tée par Dupeyrou)
(1803), 2 vol. in-8».
Le Bègue de Presle. Relation
des derniers jours de J.-J.
Rousseau (1778), in-8°.
Le Franc de Pompignan.
Instruction pastorale de Vèvê-
que du Puy sur la prétendue
philosophie des incrédules mo-
dernes (1763), in-4°.
Lenormand (Fr.). J.-J. Rous-
seau aristocrate (1790), in-8°.
LÉON X. Encyclique du 29 juin
1881.
Lerminier. J.-J. Rousseau (Re-
vue des Deux Mondes du
15 novembre 1831).
616
BIBLIOGRAPHIE.
Letourneur. Voyage à Erme-
nonville (Œuvres de J.-J. Rous-
seau, edit. Poinçot).
Lettres populaires, où l'on exa-
mine la Réponse aux let-
tres de la campagne (1765),
in-80.
Ligne (Prince de). Lettres et
Pensées (1809), in-8*.
— Œuvres du prince de
Ligne, etc. (1795-1811),
voir le t. X.
Littré. De l'établissement de la
troisième république (1880),
in-8°.
LONGCHAMP et WAGNIÈRE.
Mémoires sur Voltaire (1826),
in-8°.
Marmontel. Répo7ise de M. Mar-
monlel à la lettre
adressée par M. J.-J.
Rousseau à M. d'A-
lembert, etc. (1759),
in-S\
— Mémoires (1805), in-8°
et in-I2.
Martin du Theil. J.-J. Rous-
seau, apologiste de la religion
chrétienne (1841), iu-8J, (et au
t. IX des Démonstrations
évangéliques de l'abbé Mi-
GNE).
Martin (Henri). Histoire de
France, t. XVI.
Maugras (Gaston). Voltaire et
J.-J. Rousseau (1886), in-8°.
Mémoires de la Société d'histoire
de Genève, t. XIX, XX, XXII.
Mercier. De J.-J. Rousseau
considéré comme un des au-
teurs de la Révolution fran-
çaise (1791), 2 vol. in-8°.
Mercier (Dr). Explication de
la maladie de Rousseau (1859),
in-S°.
Mercure de France (1672-1820),
in-12. Divers articles.
MetzGER. /.-/. Rousseau à
Vile Saint - Pierre
(1875), in-8».
MetzGER. Une poignée de docu-
ments inédits concer-
nant Mm> de Warens.
Mill (Stuart). La Liberté (trad.
Dupont-White), in-12.
Moniteur. Époque de la Révo-
lulion.
Montet (de). La Jeunesse de
Mm° de Warens.
Montet (de) et Ritter. Ma-
dame de Warens et son mari
(Revue suisse, N° de mai
1884).
MONTMOLLIN (de). Réfutation
du libelle (de Dupeyrou) en
faveur de M. Rousseau, dix
lettres, 1765. (Voir Œuvres
de J.-J. Rousseau, édit. de
Genève, Supplément, t. 111.)
Moreau (de la Sarthe). Quel-
ques réflexions philosophiques
et médicales sur l'Emile. (Dé-
cade philosophique, 20 prai-
rial an VII.)
Moreau (Louis). J.-J. Rous-
seau et le siècle philosophique
(1870), in-8».
MORIN (G. H.). Essai sur la vie
et le caractère de J.-J. Rousseau
(1851), in-8».
Mugnier( François), conseiller
à la Cour d'appel {le Charn-
béry. Madame de Warens et
J.-J. Roitsseau (1891), in-8°.
(Nombreux documents et
renseignements, extraitsdes
Archives du Sénat de Savoie,
de celles du département de
la Haute-Savoie, de la ville
d'Annecy, de la ville de
Turin, de la Société flori-
montante d'Annecy, des Re-
gistres des paroisses, etc.)
MuSSET-Pathay. Le disciple de
J.-J. Rousseau. (Décade
philos. 1802.)
— Anecdotes inédites pour
faire suite aux mémoires
de MmedŒpinay{l$\S),
in-8°.
BIBLIOGRAPHIE.
617
MUSSET-PatHaY. Histoire de la
vie et des ouvrages de
J.-J. Rousseau (1821),
2 vol. in-8».
— Réponse à la lettre de
Stanislas Girardin sur
la mort de Rousseau
(1824), in-8°.
— Morceaux d'histoire et
de critique insérés à
l'édition des Œuvres
deJ.-J. Rousseau faite
par Musset -Palhay,
notamment aux t.
XIV, XVI et XVIII.
NlSARD. Hist. de la liltér . fran-
çaise (1874), t. IV.
Noël (Eugène). Voltaire et
Rousseau (1863), in-12.
Nourrisson. Le XVlll* siècle
et la Révolution fran-
çaise (1862), in-12.
— La Politique de Rous-
seau. (Correspondant,
25 août et 10 sep-
tembre 1883.)
PALISSOT. Œuvres.
Perey (Lucien) et Maugras
(Gaston). La jeunesse de
M™» d'Êpinay (1882),
in-8°.
— Les dernières années de
Mm» d'Èpinay (lb83),
in-8°.
Petitain. Petitain a publié
en 1819 une édition en vingt-
deux volumes in-S° des
œuvres de Rousseau. Il y a
iuséré, principalement aux
tomesXXI etXXII,un grand
nombre de morceaux de di-
vers auteurs sur J.-J. Rous-
seau, plus un appendice aux
Confessions composé par lui-
même.
POUGENS (Gh.). Lettres philoso-
phiques à Af°>» X., etc. (1826),
in-12.
Poulet-Malassis. Querelle des
Rouffons (1875), in-8°.
Prévost (de Genève). Lettres
sur J.-J. Rousseau. (Archives
littéraires de l'Europe, année
1804, t. II), in-8».
Prud'homme. Les révolutions de
Paris, in-8°. (Articles des
20 janvier 1790; 27 août au
3 septembre; 3 au 10 sep-
tembre, 24 septembre au
1er octobre 1791.)
Quérard. La France littéraire
(1837-42), 10 vol. in-8".
Supplément ( 1852-62) ,
2 vol. in-8°. Article Rous-
seau.
— Les supercheries littéraires
dévoilées (1839), 3 vol.
gr. in-8°.
QuesnÉ. Article au Moisson-
neur du 12 juillet 1824.
— Supplément indispensable
aux Œuvres de Rousseau,
etc. (1844), in-8°.
RAMEAU. Erreurs sur lamusique
pratique dans l'Encyclopédie
1755-56), in-8°.
Recueil des pièces relatives à la
motion faite à l'Assemblée na-
tionole au sujet de J.-J Rous-
seau et de sa veuve (1791), Imp.
nat.
REGNAULï (R. P.). Christophe
de Beaumont, archevêque de
Paris (1882), 2 vol. in-8°.
Représentations des citoyens et
bourgeois de Genève au pre-
mier syndic, avec les i-éponses
du Conseil (1765), in-8°.
Revue des Deux Mondes, 15 no-
vembre 1831, article de
Lerminier.
— 1er juin 1841, article de
George Sand.
— 1 "janvier 1852 au 15 sep-
tembre 1856. J.-J. Rous-
seau, sa vieet ses œuvres,
par Saint -Marc -Gi-
rardin.
— 15 nov. 1863, autre ar-
ticle de George Sand.
618
BIBLIOGRAPHIE.
Revue des Deux Mondes, 15 jan-
vier 1880. L'Éducation
en France depuis le
xvie siècle, par L. Car-
rait.
— 1er juin 1880. L'Apôtre de
la destruction univer-
selle, par Ein. de La-
VELEYE.
— lerauût 1860. Les Origines
du socialisme contem-
pomm, par Paul Janet.
— 1er avril 1881. Psycho-
logie du Jacobin, par
Taine.
— 15 décembre 1883. Études
sur le xviii9 siècle, par
F. Brunetièkes.
— 1er février 1890. La ma-
ladie et la folie de Rous-
seau , par F. Brune-
TIÈRES.
RlTTER (E.). Nouvelles recher-
ches sur les Confessions
et la correspondance de
J.-J. Rousseau (1880),
in-8°.
— Le Conseil de Genève ju-
. géant les œuvres de Rous-
seau. Genève, 1883,
in-8°.
— La famille de Jean-Jac-
ques.
— Jean- Jacques et le pays
Romand.
— Une aventure de la jeunesse
de Suzanne Bernard.
— Les idées religieuses de
Mmc de Warens (Revue
internationale, mai et
juin 1889).
ROCQUAIN (Félix). L'esprit ré-
volutionnaire avant la Révo-
lution (1875), in- 12.
Rousseau (Jean-Jacques). Di-
verses éditions de ses
œuvres, notamment :
L'édition La Porte (1764),
10 vol. in-8° (chez Du-
chesne) ;
Rousseau (Jean-Jacques). L'é-
dition d'Amsterdam
(1769), 11 vol. in-8° et
6 vol. de supplément
(chez Rey);
L'édition de Genève (pu-
bliée par Dupeyrou)
(1782-90), 35 vol. in-8»,
dont 12 de supplé-
ment;
L'édition Brizard (1788-
93), .38 vol. in-8° (chez
Poinçot);
L'édition Villenave et
Depping (1817), 8 vol.
in-8° (chez Belin);
Les deux éditions Mus-
set-Pathay, surtout la
seconde (1823-26),23 vol.
in-8°, plus 2 volumes
d'oeuvres inédites et
supplément à la vie de
J.-J. Rousseau (chez
Dupont);
L'édition Petitain (1819-
20), 22 vol. in-8° (chez
Crapelet et Lefèvre).
A ces diverses éditions,
et à plusieurs autres,
sont joints des pièces,
documents, écrits de
polémique, de critique
ou d'histoire de divers
auteurs.
Écrits de J.-J. Rousseau
qui ne sont pas dans
les collections de ses
œuvres.
— Parabole sur la Religion
(Mein.de Mme d'Épinay,
t. I«).
— Pensées d'un esprit droit
et sentiments d'un cœur
vertueux, suivi de
Mœurs et caractère, pu-
blié par Villenave
(1826), in-12.
— Deux Lettres à Mme De-
lessert (Revue rétros-
pective de 1834).
BIBLIOGRAPHIE.
619
Rousseau (Jean-Jacques). Let-
tre au comte de Saint-
Aldegonde, du 13 fé-
vrier 1774.
— Soixante- trois lettres à
Mme de Verdelin (Ar-
tiste 1840).
— Lettre à Mm* d'Houdetot
(Bibliog. univ., 1er jan-
vier 1848).
— Préambide des Confessions
(Revue suisse, octobre
1850, reproduit par
l'Evénement, 19et20 juin
1851).
— Fragments inédits, publiés
par F. Bovet et Alfred
de Bougy (1853), in-18.
— Lettres à Marc-Michel Bey ,
publiées par Bosscha
(1858), in-8°.
— Œuvres et correspondance
inédites, publiées par
Streckeisen - Moullou
(1861), 2 vol. in-8°.
ROUSTAN. Offrande aux autels
et à la patrie... réfu-
tation du Contrat so-
cial (1764), in 8°.
— Examen critique de la
deuxième partie de
la Profession de foi
du Vicaire savoyard
(1776), iu-S°.
Sabatier (de Castres). Les
trois siècles de la littérature
française (1772), 3 vol. in-8°.
Sainte-Beuve. Causeries du
lundi, 4 novembre 1850, sur
les Confessions, — 22 juillet
1861, sur la Correspondance de
Voltaire, les Œuvres et la
Correspondance inédites de J.-
J. Rousseau.
Saint-Marc Girardin (Voir
Revue des deux Mon-
des).
— Article au Journal des
Débals du 22 jan-
vier 1862.
Saint-Pierre (Bernardin de).
L'Arcudie , préam-
bule.
— Essai sur J.-.I. Rous-
seau.
— Éludes de la nature.
— Correspondance.
Sand (George). (Voir Revue des
deux Mondes.)
— Histoire de ma vie (1856),
in-18.
SavOUS. Le xvill» siècle à l'é-
tranger (1861), 2 vol. in-8°.
SCHERER. Melchior Grimm
(1886), in-8°.
Senebier. Histoire littéraire de
Genève (1876), in-8°.
Servan. Ré flexions sur les Con-
fessions de J.-J. Rous-
seaa, etc. (1783),in-12.
— Jugement sur les ou-
vrages de J.-J. Rous-
seau(Gazelte de France
du 8 mai 1812).
Staël (Mme de). Lettre sur les
ouvrages et le carac-
tère de J.-J. Rousseau
(1788), in-8°.
— Courte réplique à l'au-
teur d'une longue ré-
ponse (1789), in-8°.
— Réponse à Mme de Vassy,
sur le genre de mort
de Rousseau (1789),
in-8".
Stanislas (roi de Pologne).
Réponse au discours de J '.-
J. Rousseau sur les sciences
et les arts (Mercure de
1751).
Streckeisen-Moultou. (Voir
Rousseau.)
— J.-J. Rousseau, ses amis
et ses ennemis. Cor-
respondances , pu-
bliées par Streckei-
sen-Moultou (1865),
2 vol. in-8°.
SUARD(Mme). Essai de mémoires
sur M. Suard (1820), in-12.
620
BIBLIOGRAPHIE.
Taine. L'Ancien régime (1875),
in-8°.
— La Révolution (1878-83),
3 vol. in-8°.
— Psychologie du Jacobin
(Voir Revue des Deux
Mondes).
TOROMBERT. Principes de droit
politique, etc., suivi d'une
Réfutation du chapitre de la
Religion civile (du Contrat so-
cial) par Lanjuinais (1825),
in-8°.
Trévoux (Journal de). Articles
sur la Nouvelle Héloïse et
YÊmile (mai 1762 et janvier
1763).
Tronchin (J.-R.). Lettres écrites
de la campagne (1763),
in-8°.
— Réponse aux Lettres po-
pulaires (1765), in-8°.
— Suite des réponses aux
Lettres populaires
(1766), in-8°.
Vallier (G.). Un billet inédit de
J.-J. Rousseau.
Vandeul (Mm8 de). Mémoires
sur Diderot (1830), in-8°.
Vassy (Mme de). (Voir René de
Girardin.)
VERNES (Jacob). Dialogues sur
le Christianisme de
M. Rousseau (1763),
in-8°.
— Lettres sur le Christia-
nisme de M. Rousseau
(1764), in-12.
Vernes (Jacob). Examen de ce
qui concerne le Chris-
tianisme, etc. dans les
deux premières lettres
de M. Rousseau (1765),
in-8°.
VlLLEMAlN. Tableau de la litté-
rature française au XVIIIe
siècle (1829-38), 5 vol. in-8°.
VlRiDlT. Documents recueillis
par Marc Viridit (1850) , Ge-
nève, in-8°.
Voltaire. Œuvres ; principa-
lement le Poème sur le dé-
sastre de Lisbonne ; le Poème
sur la religion naturelle ; Can-
dide ou de Poptimisrne ; les
Idées républicaines ; le Senti-
timent des citoyens; le sermon
des cinquante: le Diction-
naire portatif de philosophie ;
les Lettres sur les miracles ; la
Guerre civile de Genève, la
Correspondance , etc.
Wallon. Histoire du Tribunal
révolutionnaire (1881-82),6vol.
in-8».
"Waleole (Horace). Lettres de
Horace Walpole à ses amis,
etc. Traduction du comte
de Bâillon (1872), in-12.
Ximenès (Marquis de). Lettre
à M. Rousseau sur
l'effet moral des théâ-
tres (1758), in-8°.
— Lettres sur la Nouvelle
Héloïse (1761), in-8°.
-9-^^-«-
TABLE DES MATIERES
Chapitre XVIII. — 1762.
Sommaire : Le Contrat social. — I. Fragments inédits à joindre au
Contrat social 1
II. Du contrat, comme base de l'état civil. — De l'unanimité comme
condition du contrat. — Le principe de Rousseau détruit tout état social
et tout gouvernement. — De In danse du contrat : aliénation totale de
l'individu. — Rousseau confond la liberté avec l'égalité. — De la viola-
tion du contrat 5
III. De la volonté générale et de la souveraineté du peuple. — De la \
volonté générale et de l'intérêt général ou privé. — Caractères de la ,
volonté générale. — De la loi. — Des assemblées du peuple. — De l'es- I
clavage. — Résultat du système : le despotisme. — Passage de l'intérêt '
privé à l'intérêt général. — Du législateur 15
IV. Du gouvernement ou pouvoir exécutif. — Rôle du gouverne-
ment. — Précautions à prendre contre le gouvernement 28
V. De la religion civile de Rousseau. — Règles, dogmes et pénalités
de la religion civile. — Sur un chapitre additionnel du Contrat so-
cial 30
VI. Résumé du système, de Rousseau. — Tempéraments d'application
apportés par Rousseau. — Jugements sur le Contrat social ... 34
Chapitre XIX. — 1762.
Sommaire : L'Emile. — I. Les antécédents de V Emile. — Rousseau se
propose de suivre la nature. L'a-t-il fait? Variété des sujets traités dans
VÉmile. — Difficultés d'une appréciation d'ensemble de ÏÉ?nile. 40
IL De l'éducation du premier âge. — De l'allaitement maternel. —
Des soins physiques à donner à l'enfance. — Première éducation, com-
plètement sensitive , sans aucun mélange de moralité. — Effets déplo-
rables de cette méthode 46
III. Nécessité de faire l'éducation de toutes les facultés. — Importance
et choix des influences extérieures. — Rôle de la nécessité. — Éduca-
tion artificielle et autoritaire à l'excès. — Application à l'idée de
propriété. — Pas de livres, pas d'explications. — Comment Emile
apprend à lire. — Ce qu'on n'apprend pas à Emile. — Rousseau par-
tisan déterminé de l'ignorance. — Il veut entraver même le jugement.
— Premières notions de dessin, de musique et de géométrie. . . 61
622 TABLE DES MATIÈRES.
IV. Des leçons de l'utilité. — Toujours des artifices et des compères.
— Pratique des premières relations sociales. — Emile apprend un
métier. — Rousseau ne met pas d'autre livre que Robinson entre les
mains d'Emile 71
V. Le monde moral. — Les passions. — Emploi de l'amitié, comme
dérivatif du dérèglement des sens. — Beaux préceptes sur la manière
de régler ses affections. — De l'amour de soi. — De la vertu ; de la
conscience; Rousseau ne s'élève pas au-dessus du sensualisme. — De
la politique. Union de la morale et de la politique. — Étude de l'his-
toire. — Manière de combattre l'amour-propre. — Préparation aux affec-
tions et à la pratique du monde : Les bonnes œuvres. — Étude pratique
de la rhétorique. — Emile insulté 70
VI. Des idées intellectuelles et religieuses. — Rousseau ne pouvait
choisir plus mal son temps pour y initier Emile. — Le jeune homme
élevé en dehors de toute église ou association religieuse en choisira-t-il
une à dix-huit ans 90
Chapitre XX
Sommaire : Profession de foi du Vicaire savoyard. — I. Importance
donnée à la religion par Rousseau. — Variations religieuses de Rous-
seau 90
II. Rousseau prend pour guides la conscience et le sentiment. — Des
développements de la connaissance, depuis la perception sensible jusqu'à
Dieu. — Spiritualité de l'âme. — Liberté. Existence du mal. — Justice
divine. Vie future. — Morale. Conscience. — Dieu , principe de la mo-
rale. — Pas de prière. — La religion naturelle est-elle suffisante? 100
III. Deuxième partie de la profession de foi. — Première objection :
la révélation est inutile. — Deuxième objection : la révélation n'est fon-
dée sur aucune preuve certaine. — Procédés d'argumentation de Rous-
seau. — Indifférence religieuse de Rousseau. — Conclusions contradic-
toires. — Parti que l'incrédulité a tiré de la Profession de foi. . 113
Chapitre XXI
Sommaire : L'Emile. — I. De la religion considérée comme moyen
d'action sur les passions. — Autres moyens. — Emile apprend à con-
naître le monde. — Études qui conviennent alors; éloquence, poésie,
langues. — Moyens de se former le goût 128
II. Sophie, ou de l'éducation de la femme. — Premier principe de
Rousseau : la femme est faite pour plaire à l'homme. — Différences
entre l'éducation de la jeune fille et celle du jeune homme. — Du res-
pect de l'opinion. — Des plaisirs du monde 130
III. Amours d'Emile et de Sophie. — Épisodes. — Voyage à la re-
cherche de la meilleure des constitutions. — Choix d'une profession. —
Mariage d'Emile 140
IV. Emile et Sop/iie , ou les Solitaires. — Appréciation générale de
Y Emile 146
TABLE DES MATIÈRES. 623
Chapitre XXII. — 17 62- 17 60.
Sommaire : L'Emile devant les tribunaux et devant l'opinion. —
I. L'Emile a été pour Rousseau une source de soucis. — Part d'in-
fluence que purent avoir dans ces tracasseries 1° Choiseul et Mmo de
Pompadour; 2° les Jésuites 150
II. Arrivée de Rousseau en Suisse. — Décret du parlement de Paris.
— Condamnation de YÊmile par la Sorbonne et par le Pape. — Mande-
ment de l'archevêque de Paris 157
III. Jugements des contemporains : Mme Latour. — Mme de Créqui. —
D'Alembert. — Malesherbes. — Conti. — Hume. — Le duc de Wirtem-
bert. — Griram. — Le journal de Trévoux et les Jésuites. — Gerdil. —
Le Franc de Pompignan. — Formey 161
IV. Arrêt de condamnation du Conseil de Genève. — Lettre du colo-
nel Pictet en faveur de Rousseau. — Causes de la sentence : 1° Action
de la France. — 2° Voltaire. — 3° Attitude des pasteurs .... 171
V. Condamnation en Hollande. — Condamnation à Berne. — Rousseau,
chassé du canton de Berne, se réfugie à Motiers-Travers. . . . 188
Chapitre XXIII. — Du 40 Juillet 4762 au 7 Septembre 1765
Sommaire : J.-J. Rousseau au Val de Travers. I. Lettres de Rousseau
au roi de Prusse et à Milord .Maréchal. — Bienveillance de Frédéric II. —
Deux lettres de Rousseau au maréchal de Luxembourg. — Arrivée de
Thérèse. — Premières idées de départ. — Genre de vie de Rousseau.
— Il prend le costume arménien. — Son état de santé à Moliers. —
Projets de suicide 192
II. Amitiés contractées par Rousseau; Milord Maréchal. — Projet de
se retirer avec lui en Ecosse. — Départ de Milord Maréchal. — Témoi-
gnages d'honneur et d'estime donnés à Rousseau par les communes de
Motiers et de Couvet. — Milord Maréchal assure à Rousseau 600 livres
de rente viagère. — Mme Roy de la Tour et sa famille. — Le colonel
de Pury. — Dupeyrou. — Laliaud. — D'Ivernois. — D'Escherny. —
Tentative de réconciliation avec Diderot. — Séguier de Saint-Brisson.
— Sauttersheim. — Visites nombreuses que reçoit Rousseau. — Sa cor-
respondance 204
III. Relations de Rousseau avec Genève. — Il refuse de se prêter à au-
cune soumission. — Relations de Rousseau avec son pasteur. — Rous-
seau approche de la sainte table. — Effet que produit celte communion
à Genève. — Appréciations de Voltaire et de Mme de Boufllers. — Pro-
jets de défense de Rousseau. — Brouillerie avec Moultou .... 223
IV. Lettre de Rousseau à l'Archevêque de Paris. — Le mandement
et la personne de Christophe de Beaumont. — Réponse de Rousseau. —
Impression de la Lettre. — L'introduction en est interdite à Paris et à
Genève. — Effet que produit la Lettre à Genève. — Satisfaction de
Voltaire 235
V. Rousseau législateur des Corses. — Ses relations avec Paoli et
Buttafuoco. — Projet de constitution pour les Corses 246
VI. Pygmalion. — Soustraction d'une partie des papiers et de la cor-
624 TABLE DES MATIÈRES.
respondance de Rousseau. — Rousseau travaille à ses Confessions. —
Autres travaux. — Impression du Dictionnaire de musique. . . 2Ô4
VII. Éditions générales des œuvres de Rousseau. — Les portraits de
Rousseau. — Projet d'une édition générale, faite à Motiers, sous les yeux
de l'auteur. — Dupeyrou se charge des embarras et des frais de l'édi-
tion générale 260
VIII. Passion de Rousseau pour la botanique. — Il apprend à faire
des lacets. — Usage qu'il fait de ses lacets 269
IX. Mort de Mme de Warens et du maréchal de Luxembourg. — Rap-
ports de Rousseau avec Mme de Luxembourg 274
Chapitre XXIV. — De juin 1762 au 7 septembre 1765.
Sommaire : Affaires de Genève. — I. Rousseau renonce solennelle-
ment à ses droits de bourgeoisie. — Représentations adressées au Con-
seil par les bourgeois de Genève. — Rousseau cherche à calmer les es-
prits. — Lettres de la Campagne 279
II. Lettres de la Montagne. — La question des miracles. — Le droit
de représentation et le droit négatif. — Impression des Lettres de la
Montagne. — Leur introduction clandestine en France. — Les Lettres
brûlées à Paris et à La Haye et interdites à Renie. — Attitude de Ge-
nève : le Conseil, les amis de Rousseau, les ministres. — Lettre de
Mably. — Guerre de brochures. — Rousseau prêche la modération. —
Les Lettres brûlées à Genève; nouvelles représentations .... 288
III. Le Sentiment des Citoyens. — Polémique de Rousseau avec
Verues à ce sujet. — Attitude de Voltaire 303
IV. Rôle considérable de Voltaire dans les. affaires de Genève. — Vol-
taire veut se réconcilier avec Rousseau. — Rousseau engage ses amis à
proliter des bonnes dispositions de Voltaire. — La médiation. — Les
Natifs. — Projets d'accommodement. — Blocus de la ville par les puis-
sances médiatrices. — Rousseau envoie des conseils et des secours. —
Ses efforts en faveur de la pacification. — Pacification. — Nouveaux
conseils de Rousseau. — Le peuple s'associe à sa joie. — Le Docteur
Pansophe. — La Guerre de Genève 309
V. Affaires le Motiers. — Situation de Rousseau vis-à-vis de Mont-
mollio, son pasteur. — Que devait attendre Rousseau 1° de Frédéric; —
2° du Conseil d'État; — 3° des pasteurs. — La classe des Pasteurs dé-
nonce au Conseil d'État les Lettres de la Montagne. — Rousseau pro-
met de ne plus écrire sur la Religion/ — Montmollin cherche en vain à
se prévaloir des droits de son église. — Rousseau refuse de se présenter
au Consistoire. — Le Conseil d'État exempte Rousseau de la juridiction
du Consistoire. — Triomphe de Rousseau. — Il s'engage à ne plus
écrire. — Publications en sa faveur. — Les Lettres de Dupeyrou. —
Nouvelles excitations de Montmollin. — La Vision de Pierre de la
Montagne. — Lapidation de Rousseau. — Son départ de Motiers-
Travers. — Enquête du châtelain. — Nouveaux désordres. — Méconten-
tement du Roi contre les Pasteurs 324
VI. Projets de départ de Rousseau. — La communauté de Couvet lui
offre un asile. — Dernière lettre de Dupeyrou. — Embarras de Mont-
TABLE IIKS MATIÈRES. 625
mollin. — L'issue de ces démêlés ne satislit personne. — .Nouveau res-
erit du Roi de Prusse 346
Chapitre XXV. — Du 7 Septembre au 2 Novembre 1765.
Sommaire: Le séjour de Rousseau à l'Ile Saint-Pierre; récit tiré des
Rêveries. — Rousseau, forcé de parîir, se rend à Bienne. — Il quitte
définitivement la Suisse 354
CHAPITRE XXVI. — Du 2 novembre 1765 au i janvier 1766.
Somma ire : I. Rousseau à Strasbourg. — Bod accueil qu'il y reçoit.
— Ses préoccupations d'avenir. — Il se 'décide à aller en Angle-
terre 368
II. Rousseau à Paris. — Tolérance du Parlement. — Rousseau va s'ins-
taller au Temple, chez le prince de Conti. — Honneurs qu'il y reçoit.
— Motifs qui hâtèrent son départ :!72
Chapitre XXVII. — Du i janvier 1766 au 22 mai 1767.
Sommaire : Rousseau en Angleterre. — I. Arrivée à Londres. —
Recherche d'un logement. — Arrivée de Thérèse. — Départ p.our
Wootton. — Accueil que Rousseau reçoit en Angleterre. — Installation
de Rousseau à Wootton. — Lettre apocryphe du Roi de Prusse. 378
IL Tendre affection entre Hume et Rousseau. — Premières difficultés.
— Revirement subit.— Réclamation de Rousseau contre laleltre du Roi
de Prusse. — Griefs de Rousseau contre Hume. — Rupture de Hume et
de Rousseau. — Indiscrétions des deux côtés. — Des amis communs
cherchent vainement à s'interposer. — Expo.se succinct de Hume. —
Traduction de {'Exposé succinct par d'Alembert et Suant. — Nom-
breuses brochures. — Refroidissement d'amitié entre Milord Maréchal
et Rousseau. — Pension du Roi d'Angleterre; Rousseau néglige d'en
réclamer le paiement 384
III. Genre de vie de Rousseau à Wootton. — La botanique. — La
duchesse de PorUand. — Les Confessions. — Défiances de Rousseau.
— Départ de Rousseau. — Sa lettre à Davenport. — Ses extravagances
à Douvres et sa folie ." il5
Chapitre XXVIII. — Du 22 mai 1767 au H août 1768.
Sommaire : I. Le marquis de Mirabeau offre à Rousseau une re-
traite. — Passage de Rousseau à Amiens. — Rousseau à Fleury, chez !e
marquis de Mirabeau 427
IL Installation de Rousseau à Trye. — Luttes et difficultés domes-
tiques. — Efforts de Conti pour le retenir. — Coindel. — Visite de
Dupeyrou. — Déftences de Rousseau contre ses amis. — Il ne veut plus
s'occuper que de botanique. — Ses plaintes et ses projets de départ. —
Son départ de Trye 434
TOME II 40
626 TABLE DES MATIÈRES.
III. Rousseau passe par Lyon. — Excursion à la Grande-Chartreuse.
— Arrivée de Rousseau à Grenoble. — Accueil enthousiaste qu'il y
reçoit. — Ses relations avec Bovier. — Recherches d'une retraite. —
Visite de Rousseau aux autorités de Grenoble. — Susceptibilités et
départ de Rousseau. — Lettre désespérée qu'il écrit à Thérèse. . 442
Chapitre XXIX. — Du 14 août 1768 à la fin de
mai 1770.
Sommaire : I. Rousseau s'arrête à Bourgoin. — Le mariage de J.-J.
Rousseau. — Mésintelligences de ménage. Rousseau est prêt de rompre
avec Thérèse. — Affaire Thévenin. — Projets de départ 452
II. Rousseau va s'établir à Monquin. — Amitié avec Saint-Germain. —
Passion croissante de Rousseau pour la botanique. — Départ de Rous-
seau ; sa lettre à M. de Césarges. — Rousseau passe par Lyon. . 461
Chapitre XXX. — Du mois de juin 4770 au
20 mai 1778.
Sommaire : Rousseau a Paris. I. La statue de Voltaire. — Bustes
de Rousseau 471
II. Installation de Rousseau à Paris. — Changement dans ses habi-
tudes. — Sa fortune. — Ses travaux de musique. — Il reçoit deux mille
écus de l'Opéra. — Ouvrages de Rousseau sur la botanique. — Relations
mondaines de Rousseau. — Sa rupture avec Mme Latour. — Mmc île
Genlis. — Dusaulx. — Rulliières. — Bernardin de Saint-Pierre. —
Corancez 47 i
III. Lectures des Confessions. — Publication des Confessions. —
Examen et critique des Confessions. — Coup d'œil général sur la vie
de Rousseau. — Jugement de Ginguené sur les Confessions et réponse
de La Harpe. — Jugements de Servan et de Sainte-Beuve .... 503
IV. Considérations sur le gouvernement de Pologne 532
V. Les Dialogue*. — Pensées moroses et hallucinations de Rousseau.
— Jugemeuts de Rousseau sur lui-même. — Moyens pris par Rousseau
pour assurer la conservation et la publication des Dialogues . . 536
VI. Les Rêveries. — Rousseau renversé et blessé par un chien. 515
VII. Rousseau songe à quitter Paris et à se retirer dans un hôpital. —
Offres d'asile. — Départ de Rousseau pour Ermenonville .... 5 49
Chapitre XXXI. — Du 20 mai au 2 juillet 1778.
Sommaire : I. Installation de Rousseau à Ermenonville. — Mort de
Voltaire. — Occupations de Rousseau : la botanique, — la musique, —
la promenade. — Visite de Moullou : Rousseau lui remet ses Confes-
sions et d'autres manuscrits 552
II. Mort de Rousseau. — Récit de Le Bègue de Presle. — Récit de
Thérèse. — Bruits de suicide. — Preuves établissant la mort natu-
relle 558
TABLE DES MATIÈRES. C27
Chapitre XXXII
Sommaire : I. Appels persistants de Rousseau à la postérité. — Ob-
sèques de Rousseau à Ermenonville. — Pèlerinages au tombeau de Rous-
seau. — Thérèse Le Vasseur après la mort de Rousseau 573
II. Influence de Rousseau immédiatement après sa mort. — Son in-
fluence en général pendant la Révolution française. — Jusqu'à quel point
est-il responsable de la Révolution? 580
III. Honneurs rendus à Rousseau par la Révolution. — Fête à Mont-
morency en l'honneur de Rousseau. — Fête à Genève. — Translation des
restes de Rousseau au Panthéon. — Fête à Lyon 588
IV. Déplacements divers des restes de Rousseau. — Son corps est-il
encore au Panthéon? — Influence de Rousseau depuis la Révolu-
tion ' 599
Bibliographie 011
— >s»»ïoocrcs=<-
RENNES, ALPH. LE ROY, IMPRIMEUR BREVETE,
Bl?LIOTK£CÂ
. .le Librory
umversity of Otfm
La Bibliothèque
The Library
Bibliothèques
Université d'Ottawa
Echéance
MA
13JAN.199Q
06JAN.1990
.
J» NGV. 19!
NOV 2 5 1996
7
:
Libraries
University of Ottawa
Date Due
»
«39003 002 1 1571™
V'^hl H UA VIE ET U