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Full text of "La Vie et les oeuvres de Jean-Jacques Rousseau"

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University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lavieetlesoeuvre02beau 


LA  VIE  &  LES  ŒUVRES 


JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 


Henri    B BAUDOUIN 


TOME    SECOND 


PARIS 

LAMULLE     &     POISSON,     LIBRAIRES-ÉDITEURS 
Rue    du    Beaune,    14 

189  1 


"UniversT^ 

B'BLIOTHECA 

S'ttaviens'is 


Sis 


CHAPITRE  XVIH 

1762 


Sommaire  :  Le  Contrat  social.  —  t.  FjTagtnents  inédits  à  joindre  au 
Contrat  social. 

il.  Du  contrat,  comme  base  de  l'état  civil.  —  De  l'unanimité  comme 
condition  du  contrat.  —  Le  principe  île  Rousseau  détruit  tout  état  social 
et  tout  gouvernement.  —  De  la  clause  du  contrat  :  aliénation  totale  de 
l'individu.  —  Rousseau  confond  la  libellé  avec  l'égalité.  —  De  la  viola- 
tion du  contrat. 

III.  De  la  volonté  générale  et  de  la  souveraineté  du  peuple.  —  De  la 
volonté  générale  et  de  l'intérêt  général  ou  privé'.  —  Caractères  de  la 
volonté  générale.  —  De  la  loi.  —  Des  assemblées  du  peuple.  —  De  l'es- 
clavage. —  Résultat  du  système  :  le  despotisme.  —  l'assage  de  l'intérêt 
privé  à  l'intérêt  général.  —  Du  législateur. 

IV.  Du  gouvernement  ou  pouvoir  exécutif.  —  Rôle  du  gouverne- 
ment. —  Précautions  à  prendre  contre  le  gouvernement. 

Y.  De  la  religion  civile  de.  Rousseau.  —  Règles,  dogmes  et  pénalités 
de  la  religion  civile.  —  Sur  un  chapitre  additionnel   du  Contrat  social. 

VI.  Résumé  du  système  de  Rousseau.  —  Tempéraments  d'application 
apportés  par  Rousseau.  —  Jugements  sur  le  Contrat  social. 


I 


De  tous  les  ouvrages  de  Rousseau ,  le  Contrat 
social  est  sans  contredit  le  plus  travaillé.  Son  style 
concis,  ses  maximes  presque  lapidaires,  ses  formules 
abstraites,  ses  idées  s'enchainant  suivant  une  lo- 
gique implacable,  à  la  manière  des  théorèmes  de 
géométrie;  tout  cela  suppose  un  travail  constant, 
fécondé  par  de  longues  réflexions. 

On  sait  que  Jean-Jacques  avait  détruit  la  plus 
grande  partie  de  ses  Institutions  politiques,  pour 
n'en  conserver  que  le  Contrat  social.  Les  pages  dé- 


•2 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


traites  ne  Tout  pas  été  pourtant  à  tel  point  qu'on 
n'en  ait  retrouvé  quelques  brouillons  épars,  tantôt 
sur  des  feuilles  volantes  ou  sur  des  cartes  a  jouer, 
tantôt  sur  des  registres,  pêle-mêle  avec  des  recettes 
de  cuisine  et  des  comptes  de  lessive  ;  plusieurs  sont 
écrits  de  la  main  de  Thérèse,  Dieu  sait  avec  quelle 
orthographe.  Le  tout  a  été  récemment  réuni  et  im- 
primé sous  le  nom  de  Fragments  et  Pensées1. 

Ces  Fragments  renferment  peu  de  choses  qu'on 
ne  retrouve  dans  les  autres  ouvrages  de  l'auteur. 
Parle-t-il  du  luxe  ou  des  richesses,  c'est  le  Discours 
sur  les  sciences  ou  le  Discours  sur  l'inégalité  ;  est-il 
question  des  lois  ou  du  gouvernement,  c'est  l'article 
Economie  politique  ou  le  Contrat  social.  Un  seul 
point  est  à  noter  dans  ces  essais,  mais  il  est  impor- 
tant, c'est  le  but  élevé,  «  rendre  les  hommes  meil- 
leurs ou  plus  heureux  »  que  Rousseau  attribue  à 
l'institution  politique2.  Aurait-il  donc  vu  que  les 
vertus  morales  sont  aussi  des  vertus  économiques 
et  politiques  ?  que  le  travail  est  mieux  accepté,  la 
richesse  mieux  répartie,  l'assistance  plus  affectueuse, 
l'envie  moins  aiguë,  si  le  pauvre  et  le  riche,  l'ou- 
vrier et  le  patron  sont  pénétrés  de  leurs  devoirs 
réciproques  ;  que  les  rois  sont  plus  sages,  plus  mé- 
nagers de  l'or  et  du  sang-  du  peuple,  les  sujets  plus 
soumis  aux  lois  et  les  nations  moins  exposées  aux 
révolutions,  si  princes  et  sujets  recherchent  avant 
tout  la  justice  et  le  droit  ;  en  un  mot,  que  l'harmo- 
nie sociale  d'un  pays  quelconque  est  en  raison  di- 
recte  de  sa   moralité?  S'il  vit  ces  choses,  il  les  vit 


1.  SXRKCKEISEN- MOULTOU, 
Œuvres  et  correspondance  iné- 
dites de    J.-J.    Rousseau,    1861. 


Fragments  et  pensées.  —  2.  Frag- 
ments, préface. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  3 

bien  vaguement,  et,  eu  tout  cas,  les  mit  bien  mal 
en  pratique.  Il  faut  néanmoins  lui  savoir  gré  de  ses 
aspirations  morales,  tout  en  ajoutant  qu'elles  étaient 
moins  rares  alors  qu'on  n'avait  pas  encore  fait  de  la 
politique  et  de  l'économie  politique  des  sciences 
indépendantes,  ne  relevant  que  d'elles  seules. 

On  peut  joindre  aux  Fragments  un  discours  en 
forme  de  lettre  sur  les  richesses1,  où  l'on  reconnaît 
les  déclamations,  l'orgueil  jaloux,  les  germes  d'en- 
vie si  communs  dans  les  ouvrages  de  Rousseau. 

Enfin,  en  1884,  la  Bibliothèque  de  Genève  a  fait 
l'acquisition  d'un  manuscrit  important  de  Rousseau, 
ne  comprenant  pas  moins  de  quatre-vingts  pages, 
dont  une  trentaine  absolument  inédites.  Ce  docu- 
ment, très  élaboré,  très  soigné,  parait  absolument 
prêt  pour  l'impression  ;  pourquoi  l'auteur  l'a-t-il 
néanmoins  laissé  de  coté?  On  ne  peut  guère  attri- 
buer cette  détermination  qu'à  une  modification  assez 
grave  dans  le  cours  de  ses  idées.  Il  est  à  remarquer 
en  effet  que,  si  cette  œuvre  peut  servir  parfois  A  élu- 
cider certains  points  du  Contrai  social,  elle  est  au 
moins  aussi  souvent  en  contradiction  avec  lui.  Elle 
a  été  tout  récemment  l'objet  d'une  communication 
fort  intéressante  faite  à  l'Académie  des  sciences  mo- 
rales et  politiques  par  M.  Bertrand,  professeur  de 
philosophie  à  la  Faculté  des  lettres  de  Lyon. 
M.  Bertrand  lui  assigne  la  date  de  1754  et  la  re- 
garde comme  la  souche  primitive  dont  sont  issus  le 
Discours  sur  l'économie  politique  et  le  Contrat  social 2. 

1.  Alfred  de  Bougy,  Frag-  j  tiques  dans  la  séance  du 
ments  inédits,  etc.,  de  J.-J.  |  h  avril  1891  par  M.  Alexis 
Rousseau,  in-18,  1853.  —  2.  Le  |  Bertrand,  professeur  de  phi- 
texte  primitif  du  Contrat  sa-  losophie  à  la  Faculté  des 
cial.  Mémoire  lu  à  l'Académie  I  lettres  de  Lyon, 
des  sciences  morales  et  poli-   j 


4  LA    VIE    Et    LES    OEUVRES 

Venons  maintenant  à  la  partie  des  institutions  po- 
litiques qui  fut  conservée.  On  doit  l'étudier  avec 
d'autant  plus  de  soin  qu'elle  marque  la  pensée  dé- 
finitive de  l'auteur  sur  ce  sujet.  Dans  son  Discours 
sur  les  sciences,  il  a  des  tâtonnements  et  des  hésita- 
tions ;  il  cherche  sa  voie  ;  dans  V Inégalité,  il  dépasse 
le  but;  le  Contrat  social  fixe  son  point  d'arrêt,  celui 
où  il  acquiert  son  équilibre  politique.  Combien  de 
fois  remit-il  son  œuvre  sur  le  métier?  .Nul  ne  sau- 
rait le  dire  ;  mais  il  est  aisé  de  voir  qu'il  dut  le 
faire  à  plusieurs  reprises,  et  les  soins  qu'il  appor- 
tait à  ses  écrits  confirment  ce  sentiment. 

Nous  voudrions  commencer  par  donner  une  ana- 
lyse du  Contrat  social.  Rien  ne  semble  plus  facile 
au  premier  abord  :  le  livre  est  si  bien  ordonné  ;  les 
divisions  en  sont  si  précises,  la  marche  si  régulière! 
Cependant  nous  devons  confesser  qu'un  obstacle 
grave  nous  a  parfois  arrêté  :  il  y  a  plusieurs  points 
du  Contrat  social,  et  non  des  moins  importants, 
qu'il  nous  a  été  impossible  de  comprendre.  Nous 
adresser  aux  commentateurs  eût  été  courir  le  risque 
d'augmenter  encore  notre  embarras ,  tant  les  inter- 
prétations sont  diverses  et  parfois  contradictoires. 
De  sorte  que  ce  livre  si  vanté,  si  souvent  cité,  serait 
en  définitive,  selon  nous,  plus  cité  que  compris.  Et 
comment  l'aurions-nous  compris?  l'auteur  ne  se 
comprenait  pas  lui-même.  «  Ceux  qui  se  vantent 
d'entendre  mon  Contrat  social ,  disait-il  un  jour , 
sont  plus  habiles  que  moi.  C'est  un  livre  à  refaire1.  » 
«  J'avertis  le  lecteur,  dit-il  quelque  part,  que  ce 
chapitre  doit  être  lu  posément,  et  que  je  ne  sais  pas 
Fart  d'être  clair  pour  qui  ne  veut  pas  être  atten- 

1.  DusaULX,  De  mes  rapports  avec  J.-J.   Rousseau. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  5 

tif '.  »  Que  de  fois  il  aurait  pu  répéter  le  même  aver- 
tissement2. 

Mais  s'il  a  quelquefois  été  obscur,  il  ne  Ta  pas 
toujours  été,  tant  s'en  faut.  Essayons  de  donner  une 
idée  de  son  système. 

Rousseau  a  traité  les  questions  les  plus  impor- 
tantes et  les  plus  pratiques  du  droit  politique  :  les 
fondements  sur  lesquels  la  société  est  assise,  l'au- 
torité, la  liberté,  la  loi,  la  religion,  les  droits  et  les 
devoirs  des  peuples  et  des  individus.  Sa  théorie 
peut  être  ramenée  à  trois  chefs  :  J°  du  contrat  con- 
sidéré comme  base  de  la  société  ;  2  de  la  volonté 
générale  et  de  la  souveraineté  ;  3"  du  pouvoir  exé- 
cutif et  du  gouvernement. 


Il 


«   Qu^est-ce    qui  fait   q 
c'est  l'union  de  ses  membres. 


tat   est    un ,    dit-il  ? 
Et  d'où  naît  l'union 


1.  Contrat  social,  1.  III,  cil.  I. — 
2.  M.  Bertrand  (p.  16  et  suiv.) 
voit  dans  le  manuscrit  de 
Genève  la  clé  des  contradic- 
tions et  des  incohérences  du 
Contrai  social.  Le  manuscrit 
était  relativement  modéré, 
clair,  exact;  l'abus  des  abs- 
tractions, Tarnour  du  para- 
doxe, le  désir  d'atteindre  à  la 
rigueur  mathématique,  la 
crainte  de  paraître  ressem- 
bler à  Montesquieu  enga- 
geant l'auteur  dans  des  rema- 
niements déplorables  et  dans 
des    argumentations   pitoya- 


bles, l'auraient  entraîné  «  à 
se  rendre  laborieusement  in- 
intelligible. Au  fond,  dit 
M.  Bertrand,  Rousseau  n'a 
qu'un  tort,  mais  il  est  grave  : 
ses  idées  se  modifient,  et  il 
s'obstine  à  n'en  convenir  ni 
avec  les  autres,  ni  peut-être 
avec  lui-même.  "  Nous  a  vouons 
n'être  pas  convaincu  par  ces 
raisons;  nous  croyons,  au 
contraire,  que  Rousseau  sa- 
vait ce  qu'il  faisait  ;  mais  en 
définitive,  s'il  modifiait  ses 
idées,  nous  ne  voyons  pas 
pourquoi  nous  en  demande- 


LA    VIE    ET    LES    QEUVIIES 


de  ses  membres?  —  De  l'obligation  qui  les  lie.  — 
Mais  quel  est  le  fondement  de  cette  obligation  ? 
—  La>^çj?xiv-e4î4iou_1_JiLJi]ii^__eng,ag'einent  de  ceux 
qui  s'obligent1.  »  Rousseau  en  reste  là.  Ajoutons 
encore  un  mot  :  Qu'est-ce  qui  donne  à  la  conven- 
tion sa  force  obligatoire?  —  T^,  justice,.  Cette  addi- 
tion n'est  pas  superflue  ;  car  si,  quand  il  a  à  se 
justifier,  Rousseau  déclare  qu'il  n'est  pas  permis 
d'enfreindre  les  lois  naturelles  par  le  coutrat  social2, 
rappelons-nous  qu'il  a  donné  ailleurs  la  moralité  et 
la  justice  comme  les  produits  exclusifs  de  rétablis- 
sement des  sociétés3.  Dans  le  Contrat  social  lui- 
même,  il  ne  voit  que  deux  bases  possibles  à  l'ordre 
social,  la  nature  et  la  convention.  «  Cependant, 
dit-il,  ce  droit  ne  vient  pas  de  la  nature  ;  il  est 
donc  fondé  sur  les  conventions  v.  »  «  Les  bonnes 
institutions  sociales,  dit-il  dans  un  autre  ouvrage, 
sont  celles  qui  savent  le  mieux  dénaturer  l'homme  ; 
car  on  ne  peut  être  à  la  fois  homme  et  citoyen".  » 
Et  ailleurs  :  «  Ce  passage  de  l'état  de  nature  à 
l'état  civil  produit  dans  l'homme  un  changement 
très  remarquable,  en  substituant  dans  sa  conduite 
la  justice  à  l'instinct  et  donnant  à  ses  actions  la 
moralité  qui  leur  manquait  auparavant6.  »  La  vraie 
philosophie  avait  toujours  regardé  la  justice  comme 
la  règle  suprême  de  nos  actions  ;  Rousseau  la 
renverse  du  trône  du  haut  duquel  elle  comman- 
dait à  l'humanité.  Ce-n'esi-pltts-ia  justice^ 


rions  l'expression  à  un  pre- 
mier travail,  que  lui-même 
a  voue  à  l'oubli .  plutôt  qu'à 
l'œuvre  capitale  qu'il  a  li- 
vrée au  public  comme  un 
des  principaux  monuments  de 


sa  gloire.  —  1.  Le  tires  de  la 
Montagne,  lettre  VI.  —  2.  M. 
—  3.  Discours  sur  l'Inégalité.  — 
4.  Contrat  social,  1.  1,  ch.  I.  — 
o.  Emile,  1.  I.  —  (5.  Contrat  so- 
cial, 1.  I,  ch.  vin. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  7 

la4ustk.e. 

Le  contrat  ne  saurait  donc  être  la  base  première 
de  l'ordre  social,  puisqu'il  y  en  a,  dans  tons  les 
cas,  une  autre  avant  lui,  la  justice  :  si  le  contrat  est 
injuste,  il  ne  peut  obliger.  Mais  dans  ces  conditions 
mêmes,  et  sous  l'autorité  de  la  justice,  peut-il  seu- 
lement prétendre  à  être  le  fondement  de  l'ordre 
social?  En  fait,  il  est  impossible  de  l'établir.  Si 
Rousseau  avait  pu  citer  un  seul  exemple  à  l'appui 
de  sa  thèse,  il  l'aurait  plus  avancée  en  deux  lignes 
qu'il  ne  l'a  fait  par  ses  longues  considérations.  S'il 
ne  l'a  pas  fait,  il  est  permis  d'en  inférer  qu'il  ne  l'a 
pas  pu.  D'autres,  il  est  vrai,  ont  voulu  le  tenter  à 
sa  place  ;  mais  ils  n'y  sont  parvenus  qu'en  dénatu- 
rant l'idée  du  maître  dans  son  fond  et  dans  ses  condi- 
tions1. Si  loin  qu'on  remonte  dans  la  nuit  des  temps, 
toujours  on  y  voit  les  sociétés  établies  et  en  exercice. 
Les  temps  préhistoriques  eux-mêmes,  si  pauvres  en 
faits,  nous  en  montrent  au  moins  un,  la  réunion 
des  hommes  en  société.  Quant  à  la  naissance  même 
des  sociétés,  nul  ne  peut  se  vanter  d'y  avoir  assisté  ; 
l'histoire  est  muette  à  cet  égard  ;  ce  qui  prouve  que 
la  société  remonte  plus  haut  et  plus  loin  que  l'his- 
toire. Des  sociétés  ont  été  détruites  ;  leurs  débris 
ont  formé  des  sociétés  plus  petites,  ou  ont  été  se 
perdre  dans  des  sociétés  déjà  existantes  ;  mais  on 
ne  parle  pas  de  sociétés  se  créant  de  toutes  pièces 
par  un  acte  libre  de  la  volonté  de  leurs  membres. 
La  légende  ou  l'histoire  citent  à  la  vérité  des  éta- 
blissements de  sociétés  :  Nemrod,  Orphée,  les  cités 

1.  Barni,   Histoire  des  idées    I    siècle,  27e  leçon. 
morales  et  politiques  au  xvili9    ] 


8  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

grecques,  Romulus,  Mahomet;  on  a  voulu  y  joindre 
les  États-Unis  d'Amérique,  la  France  de  89,  la 
Confédération  helvétique.  Ces  exemples  ne  sont  pas 
tous  authentiques,"  et  aucun  n'est  concluant.  Ils  sup- 
posent des  sociétés  déjà  existantes,  la  plupart  se 
personnifient  dans  un  chef,  aucune  ne  renferme  le 
contrat  ;  aucune  surtout  ne  remplit  la  condition 
d'unanimité  que  Rousseau  juge  nécessaire. 

Car    ce    contrat,    dont  on  ne  peut  apporter    un 

I    exemple,  Rousseau   commence  par   y  mettre   cette 

Y  condition  impossible,  l'unanimité. 

Que  dix  ou  vingt  personnes  se  réunissent  en  une 
volonté  commune,  sur  des  intérêts  graves  et  person- 
nels, c'est  déjà  chose  assez  rare.  Mais  qu'une  réunion 
nombreuse,  un  peuple  tout  entier,  quelque  petit 
qu'on  le  suppose,  se  mette  d'accord,  sans  qu'une 
dissidence  se  produise;  il  faudrait,  pour  le  croire, 
n'avoir  aucune  expérience  des  assemblées.  Voyons 
comment  les  choses  se  passent  dans  nos  chambres 
des  députés  et  dans  nos  sénats ,  dans  nos  assem- 
blées électorales  et  dans  nos  clubs.  Où  trouver  un 
candidat  accepté  de  tout  le  monde,  une  loi  qui  réu- 
nisse tous  les  suffrages  ?  Et  ce  qu'on  ne  voit  point 
dans  une  commune  ou  dans  un  canton,  entre 
hommes  soumis  à  la  môme  éducation  et  aux  mêmes 
habitudes,  accoutumés  à  vivre  sous  le  même  régime 
et  sous  les  mêmes  lois,  parvenus  à  un  degré  rela- 
tivement élevé  de  connaissances,  on  voudrait  le  voir 
se  produire  spontanément,  entre  gens  grossiers, 
primitifs,  habitués  à  vivre  sans  règle  et  sans  frein, 
ignorants  des  lois  de  la  moralité  et  de  la  justice, 
appelés,  ou  plutôt  venus  sans  appel  de  qui  que  ce 
soit,  pour  se  prononcer  sur  un  état  dont  ils  ont  à 
peine    ridée,    mais    qui  doit,    en    tout    cas,     boule- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  9 

verser  leurs  habitudes,  gêner  leur  liberté,  contra- 
rier leurs  penchants  !  Le  danger  commun  a  pu  les 
réunir,  dit  Rousseau  ;  mais,  sans  remarquer  ce  que 
ce  moyen  a  de  violent  et,  en  quelque  sorte,  de  forcé, 
n'est- il  pas  à  craindre  que,  le  danger  une  fois 
passé ,  la  division  ne  se  mette  au  sein  de  cette  so- 
ciété d'un  jour?  Car,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  le 
contrat  est  essentiellement  révocable ,  et  rien  ne 
m'oblige  à  vouloir  aujourd'hui  ce  que  je  voulais 
hier  ;  rien  surtout  ne  m'autorise  à  engager  la  vo- 
lonté de  mes  enfants1. 

Rousseau,  dans  ses  Lettres  ae  la  Montagne*,  se 
défend  énergiquement  contre  la  pensée  d'attaquer 
les  gouvernements  ;  mais  n'a-t-il  pas  dit  que  le  con- 
trat est  la  base  unique  et  nécessaire  de  tout  ordre 
social,  «  l'acte  par  lequel  un  peuple  est  un  peuple  ;  » 
que  sans  lui  «  il  n'y  a  ni  bien  public,  ni  corps  po- 
litique 3  ;  »  que  «  tout  homme  étant  né  libre  et 
maître  de  lui-même,  nul  ne  peut,  sous  quelque  pré- 
texte que  ce  puisse  être,  l'assujettir  sans  son  aveu  *;  » 
que  «  la  loi  concernant  la  pluralité  des  suffrages  est 
elle-même  un  établissement  de  convention5?  »  D'un 
autre  côté,  ne  savons-nous  pas  que  ce  contrat  n'a 
jamais  été  constaté,  n'a  jamais  existé  et  n'existera 
jamais;  que  cette  unanimité  est  une  chimère?  Les 
conséquences  maintenant  sont  faciles  à  tirer  :  point 
de  contrat,  donc  point  d'ordre  social,  point  de  corps 
politique,  point  de  lien,  point  de  patrie,  point  de 
lois,  point  de  gouvernement,  point  de  magistrature, 
point,  de  police,  point  d'armée,  point  de  commerce, 
pas   même   de  moralité  ni  de  justice;  rien,  absolu- 

1.  Contrat  social,  1.  1,  ch.  iv.    I   social,  1.  VI, ch.  v.  —  4.7tf.,l.IV, 

—  2.  Lettre  VI.  —  3.  Contrat    \   ch.  n.  —  '.:>■  Id.,  ch.  v. 


#■ 


10  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

ment  rien  que  des  individus  en  droit  de  reprendre, 
si  bon  leur  semble,  leur  indépendance  de  nature  et 
leur  isolement  de  sauvages;  pouvant  se  tuer,  se  vo- 
ler, se  traiter  en  amis  ou  en  ennemis  selon  leur  in- 
térêt du  moment.  Acceptez  l'idée  du  contrat,  et  pas 
un  gouvernement  ne  reste  debout.  ïSon  seulement 
pas  un  ne  peut  établir  son  droit  ;  mais  il  n'en  est 
pas  un  qui  ne  soit  convaincu  d'être  illégitime  et 
sans  droit.  Il  aura  peut-être  la  force;  mais,  comme 
le  dit  très  bien  Rousseau ,  la  force  ne  constitue  pas 
le  droit,  et  n'attend,  pour  être  détruite,  qu'une  force 
égale  et  contraire  '.  «  Le  Genre  humain  avait  perdu 
ses  titres,  a  dit  un  auteur,  Jean-Jacques  les  a  re- 
trouvés 2  ;  r>  tout  au  plus  aurait-il  constaté  qu'ils 
étaient  définitivement  perdus,  et  qu'on  ne  les  re- 
trouvera jamais. 

Heureusement  rien  n'oblige  à  recourir  à  cette  idée 
de  contrat.  Quelle  imprudence  de.  donner  à  la  so- 
ciété un  fondement  si  précaire,  de  la  soumettre  au 
flux  et  au  reflux  continuel  de  l'opinion,  de  la  livrer 
à  la  merci  d'un  vote  !  Rousseaun'admet  même  pas  que 
la  société  vienne  de  la  nature  ;  parole  grave  dans  la 
bouche  de  l'apôtre  de  la  nature  ;  à  moins  qu'elle  ne 
soit  une  nouvelle  épigramme  à  l'adresse  de  la  so- 
ciété. Mais  nous  croyons  plutôt  qu'ici  il  ne  s'enten- 
dait pas  lui-même.  On  doit  remarquer  en  effet,  qu'il 
donne  comme  raisons  déterminantes  du  contrat,  le 
besoin,  l'intérêt :{,  principes  que  l'on  peut  trouver 
mesquins  et  impuissants  à  engendrer  le  droit,  mais 
qui  n'en  sont  pas  moins  naturels.  Du  reste  il  n'est 
pas  besoin  de  fixer  la  date  de  l'établissement  de  la 


1.  Contrat  social,  1.  I,  ch.   ni.    I   du  Contrat  social  — 3.  Contrat 
—  2.  Brizard,  Avertissement   \  social,  1.  I,  ch.  n. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  11 

société  pour  décider  qu'elle  est  naturelle.  Partout 
où  il  y  a  des  hommes,  ils  vivent  en  société,  quelle 
meilleure  preuve  qu'ils  sont  faits  pour  la  société  ; 
que  la  société  est  un  produit  spontané  de  leur  na- 
ture et  l'expression  même  de  leurs  facultés  ? 

Nous  avons  insisté  longuement  sur  ce  mot  de 
contrat  social,  parce  qu'il  est  la  clé  du  système.  «  Si 
on  passe  à  Rousseau  son  titre,  a  dit  un  auteur,  on 
risque  d'être  obligé  de  lui  passer  le  reste1.  »  Nous 
ne  voudrions  lui  passer  ni  son  titre  ni  le  reste. 

Car  si  ridéedecontrat  spcial  est  une  idée  absurde, 
les  termes  n'en  sont  pas  plus  acceptables.  Rousseau 
ne  propose  qu'un  article,  mais  cet  article  unique 
ne  peut  que  l'aire  reculer  tout  ami  de  la  liberté. 
«  Ces  clauses,  dit-il,  se  réduisent  toutes  à  une  seule, 
savoir,  l'aliénation  totale  de  chaque  associé  avec 
tous  ses  droits  à  toute  la  communauté...  Clause  tel- 
lement déterminée  par  la  nature  de  l'acte  que  la 
moindre  modification  le  rendrait  vain  et  de  nul 
effet.  »  Et  voilà  ce  que  Jean-Jacques  appelle  «  une 
forme  d'association  qui  défend  et  protège  de  toute 
la  force  commune  la  personne  et  tous  les  biens  de 
chaque  associé,  et  par  laquelle  chacun  s'unissant  à 
tous  n'obéit  pourtant  qu'à  lui-même  et  reste  aussi 
libre  qu'auparavant 2.  » 

Ainsi,  pour  être  libre,  je   commence  par  aliéner 

totalement  et  sans  réserve  tous   mes   droits  ;   «   car 

/       s'il  m'en  restait  quelqu'un,  je  serais  en  quelque  point 

^"mon  propre  juge...  l'état  de  nature  subsisterait.  »  Il 

est  vrai  que   «   chacun   se   donnant   à    tous,    ne    se 

donne  à  personne  ;  et  comme  il  n'y  a  pas   un  asso- 


1.  Torombert,   Principes  de   I    social,  1.  I,  ch.  VI  et  IX. 
droit    politique.    —   2.    Contrat   \ 


1*2  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

cié  sur  lequel  ou  n'acquière  le  même  droit  qu'où 
lui  cède  sur  soi,  ou  gagne  l'équivalent  de  tout  ce 
qu'on  perd,  et  plus  de  force  pour  conserver  ce  qu'on 
a1.  »  Autrement  dit,  j'aliène  ma  liberté  mais  j'ac- 
quiers un  droit  infiniment  petit  sur  la  liberté  de 
chacun  de  mes  concitoyens,  et  ces  infiniment  petits, 
additionnés  ensemble,  forment  un  total  équivalent 
à  ce  que  j'ai  cédé. 

Rousseau  suppose  ici  bien  gratuitement  que  la 
liberté  est  une  monnaie  courante  et  sans  effierie,  une 
sorte  de  fonds  commun  où  chacun  peut  indifférem- 
ment puiser  sa  part.  Mais  la  liberté  est  au  contraire 
ce  qu'il  y  a  de  plus  personnel  et  de  plus  spécial  à 
^chaque  individu.  Elle  l'est  au  point  de  constituer 
presque  la  personne  humaine.  La  liberté  en  général 
n'existe  pas  :  c'est  la  mienne,  c'est  la  votre,  c'est 
toujours  celle  de  quelqu'un.  Chacun  naturellement 
tient  à  la  sienne  ;  je  tiens  à  la  mienne  comme  vous 
tenez  à  la  vôtre  ;  mais  nous  ne  pouvons  pas  plus  les 
échanger  que  nous  ne  pouvons  échanger  notre  œil 
ou  notre  bras.  Je  puis  attaquer  votre  liberté,  je  puis 
la  détruire  dans  ses  manifestations  extérieures,  je  ne 
puis  me  l'approprier  ;  elle  tient  tellement  à  la  per- 
sonne qu'elle  s'évanouit  plutôt  "que  de  se  laisser 
prendre  par  un  autre.  Comme  Rousseau  le  dit  lui- 
même,  «  le  pouvoir  peut  bien  se  transmettre,  mais 
non  pas  la  volonté2.  »  Prenons,  par  exemple,  la 
liberté  de  la  presse  ;  je  puis  vous  empêcher  d'écrire 
votre  pensée;  mais  si,  à  la  place,  j'écris  soit  la 
mienne,  soit  même  la  vôtre,  ce  n'est  pas  votre 
liberté  que  j'emploie,  pas  plus  que  ce  n'est  votre 
action  que  je  fais.  Que  m'importe  donc  la  liberté  du 

1.  Contrat  social,  1.  I,  cli-  VI  et  l\.  —  2-  W.,  1-  II,  ch.  I. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU .  13 

voisin,  que  Rousseau  met  si  généreusement  à  nia 
disposition?  Est-ce  que  j'en  ai  besoin?  Est-ce 
que  j'en  puis  user?  Qu'il  me  laisse  la  mienne; 
c'est  celle-là  qu'il  me  faut,  et  non  une  autre. 
Ce  «pie  je  vois  do  pins  clair,  c'est  qu'il  m'enlève 
ma  liberté,  sans  rien  me  donner  à  la  place  ;  que, 
pour  me  consoler,  il  enlève  aussi  celle  des  an- 
tres, et  qu'ainsi  il  réunit  tout  le  monde  dans  une 
commune  et  mutuelle  servitude.  Rousseau  en  con- 
vient quand  il  dit  :  «  L'homme  est  né  libre,  et  par- 
tout il  est  dans  les  fers...  qu'est-ce  qui  peut  rendre 
ce  changement  légitime?  Je  crois  pouvoir'  résoudre 
cette  question1.  »  Tel  est  en  effet  l'objet  de  son 
livre.  Cette  entrée  en  matière  est  peu  engageante. 
Il  aurait  mieux  fait  d'indiquer  les  moyens  de  rom- 
pre les  fers  de  l'humanité,  si  tant  est  qu'elle  en  soit 
toute  chargée,  que  de  composer  le  code  de  la  ser- 
vitude. 

L'erreur  de  Rousseau  et  de  ceux  qui  l'ont  suivi, 
c'est  que,  presque  toujours,  ils  ont  confondu  deux 
choses  absolument  différentes,  la  liberté  et  l'égalité. 
Que  Rousseau  ait  été  l'apôtre  de  l'égalité,  de  l'éga- 
lité sociale  comme  de  l'égalité  politique  ,  c'est  un 
point  (nous  ne  disons  pas  c'est  un  mérite)  qu'on  ne 
peut  lui  contester.  Ajoutons  aussi  que  c'est  le  secret 
de  son  succès  auprès  des  masses,  dont  il  nourris- 
sait ainsi  l'envie  et  exaltait  les  passions.  Mais  qu'il 
ait  également  défendu  la  liberté,  il  faudrait  être 
bien  aveugle  pour  le  croire 

Il  est  à  supposer  que  ce  contrat,  si  laborieuse- 
ment préparé,  devra  au  moins  être  bien  solide. 
Hélas  !  rien  de  plus  fragile  au  contraire.    Une   viola  - 

1.  Contrat  social,  1.  I,  eh.  I. 


14 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


tion,  une  seule  violation  du  pacte,  et  chacun  rentre 
dans  ses  premiers  droits  et  reprend  sa  liberté  natu- 
relle1. Or,  on  sait  ce  que  c'est  que  la  liberté  natu- 
relle ;  c'est  la  table  complètement  rase,  c'est  la  sau- 
vagerie, du  moins  d'après  Rousseau  ;  c'est  l'anar- 
chie ;  c'est  l'absence  de  toute  loi,  de  toute  police  et 
de  toute  justice.  Et  que  faut-il  donc  pour  violer  le 
contrat?  Peu  de  chose,  quoique  Rousseau  ne  s'en 
explique  pas  formellement.  Que  le  Prince  n'admi- 
nistre pas  l'Etat  selon  les  lois  ;  que  le  Gouverne- 
ment usurpe  le  pouvoir  souverain  ;  que  les  membres 
du  gouvernement  exercent  séparément  le  pouvoir 
qu'ils  ne  doivent  exercer  qu'en  commun  2  ;  que  le 
peuple  soit  empêché  de  s'assembler3;  qu'il  cesse 
d'avoir  des  assemblées  périodiques4  de  manière  à 
ne  plus  ratifier  les  lois  en  personne  5  ;  qu'un  certain 
nombre  de  citoyens  se  fatiguent  du  contrat  et  se 
mettent  en  tête  de  le  révoquer6,  et  tout  est  à  refaire. 
Si  donc  on  ne  peut  être  certain  que  le  contrat,  qui 
donne  la  vie  à  l'Etat,  ait  jamais  existé,  on  peut  être 
sûr  que  le  coup  qui  lui  donnera  la  mort  lui  sera 
porté  tôt  ou  tard  ;  car,  c'est  Rousseau  qui  le  dit, 
tout  Etat  a  de  la  pente  à  dégénérer  et  est  destiné  à 
périr7.  Cependant  la  société,  déliée  de  toutes  les 
lois  qui  la  rattachent  à  la  famille,  à  la  patrie  ,  n'en 
conservera  pas  moins  les  habitudes  qui  lui  rendent 
ces  choses  nécessaires.  Croit-on  alors  que  le  contrat, 
une  fois  rompu,  sera  facile  à  renouer  ;  que  l'una- 
nimité des  suffrag-es  sera  moins  difficile  à  réunir 
quand  le  nombre  des  contractants  sera  plus   grand, 


1.  Contrat  social,  1.  I,  ch.  vi. 
2.  —ld.,  1.  III,  ch.  x.  —  3.  Id., 
ch.  xii.  —  k.  ld.,   ch.    xni.   — 


o.  ld.,  ch.  xv.  -  G.  Id.,  1.  IV, 
ch.  il.  —  7.  Id.,  1.  III,  ch.  x  et 

XI. 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  15 

leurs  intérêts  plus  compliqués,  leurs  intrigues  plus 
habiles,  leurs  passions  plus  ardentes?  Ainsi  ils  se 
trouveront  placés  dans  une  situation  contradictoire  ; 
sans  société  et  cependant  ayant  besoin  de  la  société, 
soupirant  après  un  état  à  la  fois  nécessaire  et  impos- 
sible. 


III 


«  Si  on  écarte  du  pacte  social  ce  qui  n'est  pas 
de  son  essence,  on  trouvera  qu'il  se  réduit  aux 
termes  suivants  :  chacun  de  nous  met  en  commun 
sa  personne  et  toute  sa  puissance  sous  la  suprême 
direction  de  la  volonté  générale  ;  et  nous  recevons 
encore  chaque  membre  comme  partie  indivisible 
du  tout1.  »  La  volonté  générale  est,  sans  contre- 
dit, le  nœud  et  le  point  saillant  du  système  de  Rous- 
seau. L'opinion  que  la  société  est  fondée  sur  des 
conventions  était  commune  au  xviii0  siècle  ;  le  mot, 
sinon  l'idée  de  volonté  générale,  appartient  plus  spé- 
cialement à  Rousseau.  Il  en  a  déjà  parlé  dans  son 
Discours  sur  l'Economie  politique2 ;  il  y  revient  lon- 
guement dans  le  Contrat  social.  Pas  assez  cependant 
pour  faire  connaître  d'une  façon  précise  sa  pensée. 
Faute  de  mieux,  on  a  imaginé  que  la  volonté  géné- 
rale n'est  autre  chose  que  la  souveraineté  du  peuple. 
Quoique  l'interprétation  soit  douteuse,  on  peut  la 
regarder  comme  approchant  notablement  de  la  vé- 
rité. «  La  souveraineté,  dit  Rousseau,  n'est  que 
l'exercice  de  la  volonté  générale  3.  » 

Dans  le   manuscrit  de  Genève,  il   en  avait  donné 


1.   Contrat  social,  1.  I,  ch.  VI.    j    3.  Contrai  social,  1.  II,  ch.  I. 
—  2.  Voir  ci-dessus,  ch.  xn.—  | 


1()  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

une  autre  définition.  «  C'est,  dit-il,  dans  chaque 
individu,  un  acte  pur  de  l'entendement  qui  rai- 
sonne dans  le  silence  des  passions,  sur  ce  que 
l'homme  peut  exiger  cje  son  semblable,  et  sur  ce 
que  son  semblable  peut  exiger  de  lui  '.  »  Cette 
manière  d'entendre  la  volonté  générale  est  assuré- 
ment fort  belle.  Elle  revient  du  reste  à  la  vieille 
maxime  :  «  Faites  à  autrui  ce  que  vous  voudriez 
raisonnablement  qu'il  fit  pour  vous  ;  ne  lui  faites 
pas  ce  que  vous  ne  voudriez  pas  qu'il  vous  fit.  » 
Ou  plus  simplement:  «Aimez  votre  prochain  comme 
vous-même.  »  Toute  constitution,  toute  législation  a 
le  devoir,  et  sans  doute  aussi  la  prétention  de  s'ins- 
pirer de  cette  règle,  qui  est  la  loi  suprême  de  l'é- 
quité et  de  la  charité  universelle.  Rousseau  ne  s'y 
est  pourtant  pas  arrêté,  puisqu'il  ne  l'a  pas  conser- 
vée dans  son  Contrat  social.  Peut-être  a-t-il  pensé 
(jtie  cette  sorte  d'appel  à  la  conscience  de  chacun 
n'avait  pas  sa  place  dans  un  traité  de  législation  et 
risquerait  trop  de  n'être  pas  entendu.  Les  constitu- 
tions humaines,  tout  extérieures,  imposent  des  pré- 
ceptes et  formulent  des  articles  de  code;  mais  seuls. 
le  philosophe,  et  mieux  encore  Dieu  ou  celui  qui 
parle  au  nom  de  Dieu,  peuvent  s'adresser  à  la  con- 
science. 

D'après  cette  définition,  la  conscience  raisonnable 
et  bien  éclairée  serait  investie  des  droits  et  des  pré- 
rogatives de  la  souveraineté,  non  seulement  dans 
l'individu,  mais  dans  l'Etat.  Mais  où  aller  chercher 
la  conscience  générale,  et  n'arriverait-on  pas  ainsi  à 

1. Manuscrit, p. 6: Behtrand,  semble  qu'à  moitié  conforme 
p.  11.  Voir  aussi  toutefois  la  à  l'explication  que  nous  ve- 
page  07  du  manuscrit,  qui  ne      nons  de  donner. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  17 

avoir  clans  l'Etat  autant  de  souverains  que  d'individus  ? 
Avec  son  esprit  absolu,  il  ne  faut  pas  espérer  de 
moyens  termes  :  qui  dit  souverain,  dit  supérieur  à 
tout,  et  nous  savons  que  chacun  a  remis  son  corps 
et  ses  biens,  et  même  son  âme  entre  les  mains  de 
tous.  Ainsi,  il  ne  reste  plus  de  place  pour  l'individu; 
la  volonté  générale  absorbe  tout;  elle  est  l'arbitre 
suprême  du  droit  et  de  la  puissance,  le  dernier  mot 
de  la  raison  ;  elle  peut  tout  exiger  ;  il  est  interdit  de 
lui  refuser  quoi  que  ce  soit.  Sans  répéter  ce  que 
nous  avons  dit  du  danger  de  fonder  le  droit  sur  un 
fait,  remarquons  l'élément  nouveau  que  Jean-Jacques 
introduit  dans  son  système.  Dans  le  principe,  il  avait 
surtout  été  question  d'utilité  ou  d'intérêt  individuel; 
nul  ne  pouvant  aliéner  sa  liberté  que  pour  son  uti- 
lité1. La  volonté  générale  n'est  plus  l'intérêt;  elle 
n'en  est  pas  davantage  l'expression  nécessaire  :  ma 
volonté  peut  être  l'expression  de  mon  devoir,  aussi 
bien  que  de  mon  intérêt.  Rousseau  voudrait  bien 
rattacher  la  volonté  générale  à  l'intérêt,  même  privé; 
il  nous  dira  que  chacun  se  donnant  tout  entier  à 
tous,  reçoit  l'équivalent  de  ce  qu'il  donne;  qu'il  fait 
donc  un  simple  échange  et  non  une  aliénation;  mais 
à  qui  fera-t-il  croire  qu'en  me  dépouillant  de  ma 
personne  et  de  toute  ma  puissance,  il  me  laissera 
aussi  entier  qu'auparavant?  «  Tous,  dit-il,  veulent 
constamment  le  bonheur  de  chacun,  parce  qu'il  n'y  a 
personne  qui  ne  s'approprie  ce  mot  chacun.-.  »  Voilà 
de  ces  phrases  qu'on  peut  mettre  dans  une  idylle; 
dans  un  livre  savant,  et  surtout  dans  le  domaine 
de  la  vie  réelle,  elles  sont  ridicules.  Que  Jean- 
Jacques  se  rappelle  donc  ce  qu'il  a  dit  jadis,  ce  qu'il 

1.  Contrat  social,  1.  I,  cil.  II.  —  2.  Id.,  1.  II,  ch.  rv. 

TOME   II  2 


18  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

répète  presque  dans  le  Contrat  social,  que  «  mal- 
heureusement l'intérêt  personnel  se  trouve  toujours 
en  raison  inverse  du  devoir1.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  concède  à  la  volonté  générale 
ou  à  la  souveraineté,  ce  qui  est  la  même  chose,  des 
qualités  merveilleuses. 

Elle  est  inaliénable.  Qui  pourrait,  en  effet,  la  re- 
présenter dignement  ?  Toute  volonté  particulière 
n'en  saurait  être  que  l'écho  imparfait  et  souvent  in- 
fidèle. Le  peuple  ne  peut  se  dessaisir.  «  Un  peuple 
qui  promet  simplement  d'obéir  se  dissout  par  cet 
acte;  il  perd  sa  qualité  de  peuple.  A  l'instant  qu'il 
y  a  un  maître,  il  n'y  a  plus  de  souverain,  et  dès  lors 
le  corps  politique  est  détruit2.  » 

Elle  est  indivisible;  car  si  elle  était  seulement  la 
volonté  d'une  partie  du  peuple,  elle  ne  serait  plus 
la  volonté  du  corps  tout  entier;  elle  ne  serait  plus 
qu'une  volonté  particulière3. 

Elle  est  infaillible  et  toujours  droite  ;  car  elle  tend 
toujours  à  l'utilité  publique.  Ici  pourtant,  malgré 
son  assurance,  Jean-Jacques  s'aperçoit  que  le  ter- 
rain est  glissant  et  sent  le  besoin  de  faire  quelques 
distinctions.  «  On  veut  toujours  son  bien,  dit-il, 
mais  on  ne  le  voit  pas  toujours  :  jamais  on  ne  cor- 
rompt le  peuple  ;  mais  souvent  on  le  trompe,  et 
c'est  alors  qu'il  parait  vouloir  ce  qui  est  mal.  Il  y 
a  souvent  bien  de  la  différence  entre  la  volonté  de 
tous  et  la  volonté  générale  :  celle-ci  ne  regarde 
qu'à  l'intérêt  commun,  l'autre  regarde  à  l'intérêt 
privé  et  n'est  qu'une  somme  de  volontés  particu- 
lières. Mais  otez   de   ces  mêmes   volontés  les  plus 


1.  De  l'Économie  politique,  et    I    Contrat   social,   1.    II,  ch.  I.  — 
Contrat  social,  1.  Il,  ch.  i.  —  2.    \   3.  kl.,  1.  II,  ch.  II. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  19 

et  les  moins  qui  s'entfedétruisent,  reste  pour  somme 
des  différences  la  volonté  générale.  Quand  il  se 
fait  des  brigues,  des  associations  particulières  aux 
dépens  de  la  grande....  alors  il  n'y  a  plus  de  vo- 
lonté générale  et  l'avis  qui  l'emporte  n'est  qu'un 
avis  particulier  \  »  Distingue  qui  pourra  la  volonté 
de  tous  de  la  volonté  générale;  supprime  qui 
pourra  les  brigues  et  les  associations  particulières,; 
se  débrouille  qui  pourra  de' cet  enchevêtrement; 
ce  que  nous  voyons  de  plus  clair,  c'est  que  rare- 
ment la  volonté  générale  parviendra  à  se  dégager 
de  ces  causes  d'erreur  et  à  garder  son  caractère 
d'infaillibilité. 

La  volouté  générale  est  absolue;  car,  si  elle  n'é- 
tait pas  absolue,  elle  aurait  quelque  chose  au-dessus 
d'elle,  elle  ne  serait  plus  la  souveraineté.  Elle  ne 
doit,  il  est  vrai,  exiger  de  chacun  que  ce  qui  im- 
porte à  la  communauté;  mais,  comme  elle  est  seule 
juge  de  cette  importance,  elle  n'admet  aucun  re- 
cours particulier.  Qu'on  ne  craigne  pas  qu'elle 
charge  les  sujets  de  chaînes  inutiles  à  la  commu- 
nauté ;  elle  ne  peut  même  pas  le  vouloir,  car  elle  y 
perdrait  quelque  chose  de  sa  rectitude. 

Elle  est  encore  égale  pour  tous.  Il  est  de  son  es- 
sence d'obliger  ou  de  favoriser  également  tous  les 
citoyens;  de  considérer  seulement  le  corps  de  la 
nation,  sans  distinguer  aucun  de  ses  membres.  Le 
jour  où  elle  aurait  pour  objet  un  homme  ou  un  fait 
particulier,  elle  ne  serait  plus  générale.  Est-il  vrai, 
d'un  autre  coté,  que  les  sujets,  en  obéissant  à  la 
volonté  générale,  «  n'obéissent  à  personne,  niais 
seulement  à  leur  propre  volonté?  »  On  nous  permet- 
tra d'en  douter  2. 

1.  Contrat  social,  l.II,ch.  ni.  —  2.  ld.,  ch.  IV. 


20  LA    VIF.    ET    LES    OEUVRES 

La  volonté  générale  est  toute-puissante  ;  car  elle 
a  à  son  service  la  force  de  tous  et  ne  peut  avoir 
contre  elle  que  des  forces  particulières  et  divisées. 
«  Comme  la  nature,  dit  Rousseau,  donne  à  chaque 
homme  un  pouvoir  absolu  sur  tous  ses  membres, 
le  pacte  social  donne  au  corps  politique  un  pou- 
voir absolu  sur  tous  les  siens  '.  »  «  Quiconque  re- 
fusera d'obéir  à  la  volonté  générale  y  sera  contraint 
par  tout  le  corps,  ce  qui  ne  signifie  autre  chose 
sinon  qu'on  le  forcera  d'être  libre  2.  »  C'est  la 
devise  républicaine  :  liberté,  égalité,  fraternité  ou  la 
mort. 

La  volonté  générale,  qui  a  tout  pouvoir  sur  ses 
membres,  n'est  elle-même  soumise  à  aucune  loi 
obligatoire,  pas  même  à  la  loi  du  contrat.  Elle  ne 
peut  être  obligée  envers  ses  membres,  car  elle  ne 
serait  plus  au-dessus  d'eux  ;  elle  ne  peut  être  obligée 
envers  elle-même,  car  on  ne  contracte  pas  avec  soi- 
même.  Inutile  d'ailleurs  de  lui  demander  des  garan- 
ties :  il  est  impossible  que  le  corps  veuille  nuire  à 
ses  membres.  «  Le  souverain,  par  cela  seul  qu'il 
est,  est  toujours  tout  ce  qu'il  doit  être  3.  » 

La  volonté  générale,  comme  toute  volonté,  ne 
peut  rester  renfermée,  en  elle-même  ;  il  faut  qu'elle 
s'exprime  en  acte  ;  cet  acte,  c'est  la  loi.  La  loi  est 
donc  l'expression  de  la  volonté  générale ,  «  le 
registre  de  nos  volontés  »,  et  en  cette  qualité,  elle 
participe  à  tous  les  caractères  de  la  volonté  géné- 
rale :  elle  est  toujours  juste,  toujours  droite,  toujours 
égale  et  s'appliquant  à  tous,  sans  acception  de  per- 
sonnes. Comme  la  volonté  générale,  elle  est  obliga- 
toire   et    toute-puissante  ;    elle     est    inaliénable   et 

1.  Contrat  social,  1.  II.  eh.  iv.  —  2.  Id.,  1.  I,  cil.  vu.  —  3.  Id. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  21 

n'admet  ni  délégation,  ni  représentation.  «  Les  dé- 
putés du  peuple  ne  sont  ni  ne  peuvent  être  ses 
représentants,  ils  ne  sont  que  ses  commissaires  ;  ils 
ne  peuvent  rien  conclure  définitivement.  Toute  loi 
que  le  peuple  en  personne  n'a  point  ratifiée  est 
nulle;  ce  n'est  point  une  loi1.  »  «  Le  souverain, 
n'ayant  d'autre  force  que  la  puissance  législative, 
n'agit  que  par  des  lois,  et  les  lois  n'étant  que  des 
actes  authentiques  de  la  volonté  générale,  le  sou- 
verain ne  saurait  agir  que  quand  le  peuple  est  as- 
semblé. Le  peuple  assemblé,  dira-t-on,  quelle  chi- 
mère !  C'est  une  chimère  aujourd'hui,  mais  ce  n'en 
était  pas  une  il  y  a  deux  mille  ans3.  »  Quoi  qu'il  en 
soit,  Rousseau  nous  donne  comme  une  nécessité 
actuelle  ce  qui  actuellement  est  une  chimère.  Il  pa- 
rait que,  depuis  deux  mille  ans,  il  n'y  a  plus  de 
lois  dans  le  monde. 

Ne  recherchons  pas  si  le  régime  plébiscitaire  est 
toujours  la  fidèle  expression  de  la  volonté  générale  ; 
si  les  réponses  ne  dépendent  pas  de  la  manière  de 
poser  les  questions  ;  s'il  n'y  a  pas  mille  moyens 
d'influer  sur  les  votes  ;  les  précautions  que  Rousseau 
veut  prendre  contre  ces  inconvénients  montrent 
qu'il  en  a  senti  la  gravité.  La  volonté  générale  est 
inaliénable  et  ne  saurait  être  déléguée  ;  voilà  la 
théorie  ;  mais  Rousseau  savait  assez  d'histoire  pour 
ne  pouvoir  ignorer  qu'en  fait,  cette  volonté  si  inalié- 
nable a  presque  toujours  été  aliénée  ;  que  le  pouvoir 
du  peuple  a  presque  toujours  été  le  pouvoir  de 
quelqu'un  ou  de  quelques-uns.  «  La  souveraineté 
du  peuple,  dit  Taine,  interprétée  par  la  foule,  pro- 
duit l'anarchie;   interprétée   par  les   chefs,  le  des- 

1.  Contrat  social,  1.  III,  ch.  xv.  —  2.  Id.,  ch.  XII. 


9-> 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


potisme  parfait.  Anarchie  ou  despotisme,  triste  al- 
ternative, dont,  en  t'ait,  on  ne  voit  guère  que  l'une 
des  faces,  le  despotisme.  Sauf,  peut-être,  aux  jours 
d'insurrection  ou  d'émeute,  le  peuple,  en  effet,  ne 
manque  jamais  d'amis  dévoués,  tout  prêts  à  gou- 
verner en  son  nom,  et,  pour  son  plus  grand  bien, 
à  le  décharger  du  fardeau  du  pouvoir1.  »  C'était 
déjà  la  théorie  romaine  :  les  Césars  •gouvernaient  au 
nom  du  peuple  et  comme  les  délégués  du  peuple. 
Qnod  principi  placuit  legis  habet  vigorem,  m  pote 
populus  ei  et  in  eum  omne  suum  imperium  et  po- 
testatem  conférât 2. 

Cependant,  de  l'aveu  de  Rousseau,  le  pouvoir 
direct  est  impossible  aujourd'hui  ;  cela  suffit  pour 
s fa  ire  justice  de  son  système.  Il  a  constamment  en 
vue  le  régime  politique  des  Anciens  ;  mais  il  n'y  a 
aucune  parité  à  établir  entre  eux  et  les  modernes. 
Les  Anciens  vivaient  sur  la  place  publique  ;  la 
famille  les  occupait  peu  ;  ils  faisaient  à  peine  le 
commerce  et  laissaient  le  travail  aux  esclaves.  Il  est 
vrai  que  la  première  République  française  voulut 
imiter,  au  moins  de  loin,  les  beaux  temps  de  l'anti- 
quité. Les  assemblées  de  toute  sorte  :  assemblées 
primaires  et  secondaires,  assemblées  de  baillages 
et  de  paroisses,  les  élections  perpétuelles  et  pour 
toute  sorte  de  fonctions,  le  service  de  la  garde 
nationale,  y  devinrent,  presque  dès  l'origine,  une 
charge  très  laborieuse.  On  a  calculé  que,  pour  satis- 
faire au  vœu  de  la  loi,  chaque  citoyen,  chaque  élec- 
teur y  devait  donner  aux  affaires  publiques  environ 


I.  TaINE,  L'Ancien  Régime, 
1.  III,  ch.  îv,  sect.  3.  —  2.  Di- 
geste,   lit.    IV,   De    constitulio- 


nibus  principum.  —  Voir  aussi 
manuscrit  de  Genève,  p.  48 
et  oo. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  23 

deux  jours  par  semaine,  un  tiers  de  son  temps1.  Il 
est  heureux  que  tout  le  monde  ne  se  soit  pas  soumis 
à  ces  exigences.  Qui  est-ce  qui  aurait  labouré  la 
terre?  Les  Anciens,  au  moins,  avaient  les  esclaves. 
Mais  pourquoi  les  modernes  n'en  auraient-ils  pas 
aussi?  «  Quoi,  dit  Rousseau,  la  liberté  ne  se  main- 
tient  qu'a  l'appui  de  l.i  servitndp.  ?  Peut-être.  JLes 
deux~excès  se  touchent.  Toutce  qui  n'est  point 
dans  la  nature  a  ses  inconvénients,  et  la  Société  ci- 
vile  plus   que   tout  le   reste.  Il  y  a  telles   positions 

malheureuses.    OÙ  l'on    "p    pp.nt    pnnçprvpi»    en    lihpi'tp 

qu'aux  dépens  de  celle  d'autruL  et  où  le  citoyen  ne 
peut  être  parfaitement  libre,  que  l'esclave  ne  soit 
extrêmement  esclave.f  Pour  vous,  peuples  modernes^ 
vous  n'avez  point  d'esclaves,  mais  vous  l'êtes  ;  vous 
payez  leur  liberté  de  la  vôtre.  Vous  avez  beau. 
vanter  cette  préférence,  j'y  trouve  plus  de  lâcheté 
que  d'humanité  2.  »  Ces  paroles  n'ont  pas  besoin  de 
commentaires.  "Rousseau  ajoute  :  «  Je  n'entends 
point  par  là  qu'il  faille  avoir  des  esclaves.  »  Q 'en- 
tend-il donc? 
T  Continuons  à  exposer  les  caractères  de  la  loi. 
Comme  la  volonté  générale,  elle  est.  sinon  la  source, 
au  moins  l' expression  exacte  du  droit.  Point  de 
droits  hors  de  la  loi  de  l'Etat  ;  point  de  droits  contre 
la  loi  de  l'Etat.  A  ce  propos,  Rousseau  consent  à 
déclarer  ici ,  contrairement  à  ce  qu'il  a  dit  ailleurs, 
que  ce  qui  est  bien  est  tel  par  la  nature  des  choses 
et  indépendamment  des  conventions  sociales  ;  que 
toute  justice  vient  de  Dieu,  et  que  lui  seul  en  est  la 
source.  Il  ajoute,  il  est  vrai,  que  ces  notions  méta- 


1.  Taine,   De   la    Révolution,    I   2.  Contrat  social,  1.  III,  ch.  XV. 
t.   I,  1.  II,  ch.  m,  sect.  4.   —   I 


24 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


physiques  n'ont  rien  à  voir  dans  un  traité  de  poli- 
tique. Donnons-lui  acte  néanmoins  de  ces  bonnes 
paroles  '. 

On  pourrait  ajouter  des  détails  à  ce  code  du  des- 
potisme ;  le  résumé  que  nous  venons  de  faire  est 
suffisant.  Louis  XIV  disant  :  l'Etat  c'est  moi  ;  Napo- 
léon soumettant  les  rois  et  les  peuples  à  son  pou- 
voir personnel  n'élevèrent  jamais  l'absolutisme  à 
une  telle  puissance;  il  n'y  eut  à  en  approcher  que 
la  Convention  et  le  Comité  de  salut  public. 

Il  ne  faut  pas  croire  d'ailleurs  que  Rousseau  ait 
toujours  été  si  opposé  au  despotisme  d'un  homme. 
Il  a  comparé  à  la  quadrature  du  cercle  «  la  forme 
de  gouvernement  qui  met  la  loi  au-dessus  de 
l'homme.  Si  cette  forme  est  trouvable,  ajoute-t-il, 
cherchons-la  et  tâchons  de  l'établir...  Si  malheureu- 
sement cette  forme  n'est  pas  trouvable,  et  j'avoue 
ingénument  que  je  crois  qu'elle  ne  l'est  pas,  mon 
avis  est  qu'il  faut  passer  à  l'autre  extrémité  et 
mettre  tout  d'un  coup  l'homme  autant  au-dessus 
de  la  loi  qu'il  peut  l'être  ;  par  conséquent  établir 
,  le  despotisme  arbitraire,  et  le  plus  arbitraire  qu'il 
est  possible  ;  je  voudrais  que  le  despote  pût  être 
Dieu2.  » 

Rousseau,  et  après  lui  ses  disciples,  répondent  à 
tout  par  les  mots  magiques  de  volonté  g-énérale,  de 
démocratie ,  de  loi  des  majorités  ;  mais  l'individu  a 
bien,  lui  aussi,  ses  droits,  et  la  tyrannie,  pour  être 
la  loi  des  majorités,  n'en  est  pas  moins  la  tyrannie3. 
Point  de  despotisme  pire  que  le  despotisme  démo- 


1.  Contrat  social,  1.  II,  cil.  vi. 
—  2.  Lettre  au  marquis  de  Mi- 
rabeau, 26  juillet    1767.  —  3. 


Voir    Stuart    Mill,    La    Li- 
berté, Cû.  i. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


25 


cratique  '  ;  car  il  est  plus  impersonnel,  plus  irres- 
ponsable, armé  de  moyens  plus  formidables  qu'aucun 
autre.  Du  reste,  que  le  souverain  s'appelle  roi,  em- 
pereur, assemblée  ou  nation,  ne  reconnaissons  à 
personne  un  pouvoir  aussi  exorbitant  sur  les  hommes. 
Dieu  seul  a  ce  pouvoir,  parce  que  seul  il  est  la  jus- 
tice, il  est  le  droit,  il  est  la  sagesse,  il  est  tout  ce 
qu'il  doit  être.  Sa  souveraineté  aussi  est  inaliénable; 
la  transporter  à  l'État,  ce  serait  diviniser  l'Etat. 
Autrefois  on  avait  le  Peuple-Roi;  on  parle  beaucoup 
aujourd'hui  du  Peuple-Souverain;  c'est  le  Peuple- 
Dieu  qu'il  faudrait  appeler  ce  peuple  qui  a  toujours 
raison,  ce  peuple  à  qui  tout  est  permis. 

Cette  doctrine  de  l'absolutisme  de  l'Etat,  qui  ré- 
voltait lorsque  le  prince  pouvait  dire  :  l'Etat  c'est 
moi,  a  dû  au  contraire  flatter  le  peuple,  lorsqu'on  a 
prétendu  faire  de  tous  ses  membres  autant  de  sou- 
verains ;  mais  dans  un  cas,  aussi  bien  que  dans 
l'autre,  elle  aboutit  à  l'asservissement.  Dans  ce 
double  rôle  de  souverain  et  de  sujet  que  Jean- 
Jacques  assigne  à  chaque  citoyen  de  sa  répu- 
blique, on  n'a  pas  réfléchi  que  chacun  est  souverain 
pour  un  infiniment  petit  et  sujet  pour  le  tout  ; 
que  le  millième  ou  le  millionième  de  souverai- 
neté de  chacun  n'est  qu'une  souveraineté  insigni- 
fiante, qui  ne  peut  s'exercer  que  collectivement  ; 
tandis  que  les  entraves  à  la  liberté  sont  des  réalités 
individuelles  que  chacun  ressent  par  toute  sa  per- 
sonne. Le  peuple  qui  exerce  le  pouvoir  n'est  pas 
toujours  le   même    peuple    que    celui    sur    qui    on 


1.  Du  Despotisme  démocra- 
tique, titre  très  caractéristique 
d'un    chapitre    de    la    France 


nouvelle,   par   Prévost-Para- 
dol. 


26  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

l'exerce,  et  le  gouvernement  de  Soi-même,  dont  on 
parle,  n'est  pas  le  gouvernement  de  chacun  par 
lui-même,  mais  de  chacun  par  tous  les  autres1.  Ce 
sophisme,  qu'on  appelle  dans  l'Ecole  le  passage  du 
sens  composé  au  sens  divisé,  ou  réciproquement, 
est  le  raisonnement  de  prédilection  de  Rousseau. 
Cent  fois  il  applique  aux jri^ni]3resce^uLnje--doit 
s'appliquer  qu'au  corps,  ou  au  cor-ps  ce  qui  ne  doit 
s'appliquer  qu'aux  membres.  Joignez-y  ce  qu'on 
pourrait   appeler   le   sophisme   de   la   mutualité,    et 

"vous  aurez  tout  le  Contrat  social.  Vous  entravez 
ma  liberté,  mais  j'entrave  également  la  vôtre  ;  au 
Heu  de  dire   que   nous  sommes  lous  deux  asservis, 

"Rousseau  conclut  au  contraire  qu'il  ^y  a  équivalence, 
et  que    c'est  comme   si  nous   étions   libres  l'un   et 

Tautre. 


Désire-t-on  avoir  un  exemple  de  ce  passage  du 
sens  divisé  au  sens  composé  :  Rousseau_fait  de  l'in- 
térêt privé  et  de  la  liberté  de  l'individu  la  base  de_ 
son  système  :  voilà  le  sens  divisé.  Puysjdjejjioiiv^ 
que  l'intérêt  public  a  remplacé_l'intérèt  privé,  que 
la  volonté  générale  a  remplacéjj,  volonté  de  l'indi- 
_vidu,  que  le  souverain  est  devenu  un  être  collectif: 
voilà  le  sens  composé.  Comment  s'est  faite  la  trans- 
formation ?  Pourquoi  ce  qui  convenait  à  l'individu 
devient-il  applicable  à  la  collection  ?  Pourquoi  ce 
qui  est  devenu  applicable  à  la  collection  cesse-t-il 
de  l'être  à  l'individu  ?  En  attendant  que  Rousseau 
réponde  à  ces  questions,  on  pourrait  lui  demander 
de  ne  pas  refuser  à  l'individu  les  prérogatives  mer- 
veilleuses que  déjà  il  n'a  accordées  au  peuple  que 
par  une   extension  fort  contestable;  si  la  volonté  du 

1.  Stuart  Mill,  La  Liberté,  cil.  i. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  27 

peuple  est  toujours  juste,  toujours  droite,  toujours 
bonne,  toujours  tout  ce  qu'elle  doit  être,  on  ne  voit 
pas,  dans  son  système,  pourquoi  la  volonté  de  cha- 
cun ne  serait  pas  également  juste,  également  droite, 
également  bonne,  également  tout  ce  qu'elle  doit 
être.  La  raison  pour  laquelle  un  peuple  n'est  pas 
lié,  c'est  qu'il  est  la  source  du  droit  et  de  la  jus- 
tice ;  ne  suis-je  pas  au  même  titre,  et  à  un  titre 
plus  élevé,  la  source  du  droit  et  de  la  justice?  Mes 
intérêts  sont  la  racine  primordiale  et  la  base  de 
ceux  du  peuple.  Tout  ce  qu'il  peut,  je  le  puis 
comme  lui,  et  plus  que  lui.  Du  moment  que  la  jus- 
tice n'oblig"e  pas  le  peuple,  elle  n'oblige  pas  davan- 
tage l'individu  ;  car  l'individu  est  lui-même,  par 
nature,  son  maître  absolu  et  ne  dépend  de  per- 
sonne. 

L'idée  de  Ici  appelle  naturellement  celle  de 
législateur.  En  principe,  il  n'y  a  qu'un  législateur, 
le  peuple  ;  mais  ici  encore  prenons  garde  aux  sub- 
tilités. Aucune  loi  ne  peut  exister  que  par  la  vo- 
lonté du  peuple,  c'est  convenu  ;  mais  si  cela  signifie 
qu'il  doit  approuver  et  ratifier  toutes  les  lois,  cela 
ne  veut  pas  dire  qu'il  doive  les  préparer  et  les  pro- 
poser. La  préparation  et  la  proposition  des  lois,  tel 
est  l'office  du  législateur.  Office  merveilleux,  car 
«  celui  qui  ose  entreprendre  d'instituer  un  peuple 
doit  se  sentir  en  état  de  changer,  pour  ainsi  dire, 
la  nature  humaine  ;  de  transformer  chaque  indi- 
vidu;... d'altérer  la  constitution  de  l'homme  pour  la 
renforcer;...  d'ôter  à  l'homme  ses  propres  forces, 
pour  lui  en  donner  qui  lui  sont  étrangères  et  dont 
il  ne  puisse  faire  usage  sans  le  secours  d1  autrui  !.  » 
Changer  la  nature  humaine  ;  altérer  la  constitution 

1.  Contrat  social,  1.  II,  ch.  vil. 


28  LA    VIE    ET    LES  (EU VUES 

de  l'homme  ;  grande  entreprise  en  effet  !  Qui  sera 
capable  de  l'accomplir?  Il  y  faut  «  un  homme  à 
tous  égards  extraordinaire  ;  »  d'autant  plus  extraor- 
dinaire qu'il  doit  réunir  «  deux  choses  qui  sont 
incompatibles  :  une  entreprise  au-dessus  de  la  force 
humaine,  et,  pour  l'exécuter,  une  autorité  qui  n'est 
rien.  » 

«  Autre  difficulté  qui  mérite  attention.  Les  sages 
qui  veulent  parler  au  vulgaire  leur  langage  au  lieu 
du  sien,  n'en  sauraient  être  entendus.  Or,  il  y  a 
mille  sortes  d'idées  qu'il  est  impossible  de  traduire 
dans  la  langue  du  peuple.  Les  vues  trop  générales 
et  les  objets  trop  éloignés  sont  hors  de  sa  portée  : 
chaque  individu  ne  goûtant  d'autre  plan  de  gou- 
vernement que  celui  qui  se  rapporte  à  son  intérêt 
particulier,  aperçoit  difficilement  les  avantages  qu'il 
doit  retirer  des  privations  continuelles  qu'imposent 
de  bonnes  lois...  Voilà  ce  qui  força  de  tout  temps 
les  pères  des  nations  de  recourir  à  l'intervention 
du  ciel  et  d'honorer  les  dieux  de  leur  propre  sa- 
gesse1. »  La  ruse,  le  mensonge,  de  faux  prestiges 
et  de  faux  miracles,  tels  sont  les  moyens  que  Rous- 
seau préconise  pour  emporter  les  suffrages.  Ne  de- 
mandons pas  jusqu'à  quel  point  un  vote  ainsi  ob- 
tenu est  sincère,  éclairé  et  valable. 


IV 


La  nature,  l'organisation  et  le  choix  d'un  gouver- 
nement, telle  est  la  troisième  des  questions  fonda- 
mentales que    Rousseau   avait   à    traiter    dans   son 

1.  Contrat  social,  1.  II,  cil.  VII. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  29 

Contrat  social.  Gardons-nous  de  confondre  la  sou- 
veraineté avec  le  gouvernement  ;  l'une  est  la  puis- 
sance législative  et  appartient  essentiellement  au 
peuple  ;  l'autre  est  la  puissance  executive  et  appar- 
tient à  des  agents  chargés  d'exécuter  la  volonté 
générale.  Qu'ils  s'appellent  magistrats,  princes,  rois 
ou  empereurs,  ils  ne  sont,  dans  tous  les  cas,  que 
de  simples  commis  ou  officiers  du  peuple,  choisis 
par  lui,  et  tous  les  jours  révocables  par  lui.  Ils  ré- 
pondent assez  exactement  à  nos  ministres  actuels  et 
à  l'armée  des  fonctionnaires  placés  sous  leurs 
ordres.  Du  reste,  que  le  gouvernement  soit  démo-  \ 
cratique,  aristocratique  ou  monarchique,  et  chacune 
de  ces  formes  a,  suivant  les  temps  et  les  lieux,  ses 
avantages,  il  n'y  a.  dans  tous  les  cas,  qu'une  cons- 
titution légitime,  c'est  la  constitution  républicaine. 
«  Le  gouvernement  civil,  dit  Voltaire,  résumant 
très  bien  ici,  contre  son  habitude,  la  pensée  de 
Rousseau,  est  la  volonté  de  tous,  exécutée  par  un 
seul  ou  par  plusieurs,  en  vertu  de  lois  que  tous  ont 
portées  '.  » 

On  a  vu  quelle  autorité  Rousseau  confère  au  sou- 
verain ;  il  se  montre  beaucoup  plus  parcimonieux 
pour  le  gouvernement.  Emile  rapporte  de  son 
grand  voyage  d'exploration  à  la  recherche  de  la 
meilleure  des  constitutions  «  l'avantage  d'avoir 
connu  les  gouvernements  par  tous  leurs  vices,  et 
les  peuples  par  toutes  leurs  vertus  2.  »  Un  peuple 
fort  et  un  gouvernement  faible,  tel  parait  être  l'idéal 
de  l'auteur  du  Contrat  social.  Sous  ce  rapport,  il  a 
été  écouté,  nous  le  savons  ;  mais  nous  n'ignorons 
pas   non   plus   combien   peu  les   gouvernements  se 

1.  Voltaire,  Idées  républicaines,  XIII.  —  2.  Emile,  i.  V. 


30  LA.    VIE    ET    LES    OEUVBES 

sont  fait  faute  de  s'approprier  par  tous  les  moyens 
les  pouvoirs  qui  leur  étaient  refusés.  Tout  gouver- 
nement tend  à  empiéter  et  à  se  mettre  à  la  place 
du  souverain  ;  de  là  un  luxe  de  précautions  à 
prendre  contre  lui.  Et  cependant  il  faut  que  chacun 
reste  dans  son  rôle  ;  que  le  souverain  se  borne  à 
faire  des  lois,  que  le  gouvernement  se  contente  de 
gouverner,  que  les  sujets  ne  refusent  jamais  l'obéis- 
sance. Autrement  la  nation  s'expose  à  tomber  dans 
le  despotisme  ou  dans  l'anarchie  et  à  consommer  la 
dissolution  du  corps  social.  Les  considérations  que 
Rousseau  fait  à  ce  sujet  ne  sont  pas  toutes  à  dédai- 
gner, mais  elles  nous  entraîneraient  dans  des  détails 
que  ne  comporte  point  une  simple  histoire. 


Malgré  le  désir  que  nous  avons  de  nous  borner  à 
l'examen  des  principes  généraux,  nous  devons,  à 
cause  de  son  importance,  faire  une  exception  pour 
le  chapitre  de  la  Religion  civile  '.  Ce  chapitre  a  été 
très  discuté  et  très  critiqué.  Rousseau  déclare  qu'il 
ne  faisait  pas  partie  de  son  premier  travail  et  ne  fut 
composé  qu'à  l'époque  de  l'impression  de  son  livre  2. 
On  dirait  qu'il  voulut,  en  le  publiant,  enlever  à  la 
liberté  individuelle  son  dernier  et  suprême  refuge, 
la  conscience.  Il  a  prétendu,  pour  se  justifier,  que 
le  Contrat  social  a  été  calqué  sur  le  gouvernement 
de  Genève  3  ;  il  en  faut  rabattre  de  cette  affirmation. 


1.  Contratsocial,!.  IV,  cli.  VIII.    I    bre   1761.   —    3.    Lettres   de    la 
—  2.   Lettre  à  Bey,   23  décem-  |  Montagne;  lettre  Yl. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


31 


Quoique  Genève  fût  alors  soumise  plus  durement 
qu'aucun  autre  pays  aux  exigences  de  la  religion 
d'Etat,  Rousseau  trouva  moyen  d'enchérir  encore 
sur  ces  rigueurs.  Ainsi  ce  n'est  pas  à  Genève  qu'il 
avait  appris  que  Jésus,  en  établissant  son  empire 
spirituel,  avait  fait  une  œuvre  mauvaise,  car  «  tout 
ce  qui  rompt  l'unité  sociale  ne  vaut  rien  ;  »  ou  bien 
encore  qu'un  peuple  de  vrais  chrétiens  serait  le 
dernier  des  peuples.  Il  s'est  défendu  d'avoir  émis 
de  telles  doctrines,  mais  ses  paroles  n'en  existent 
pas  moins,  et  n'ont  jamais  été  retirées1. 

11  est  du  reste  comme  tous  les  révolutionnaires; 
il  s'annonce  au  nom  de  la  liberté,  pour  aboutir  au 
despotisme.  Ainsi  «  les  sujets,  dit-il,  ne  doivent 
compte  au  souverain  de  leurs  opinions  qu'autant 
que  ces  opinions  importent  à  la  communauté;  » 
voilà  qui  est  bien;  mais  comme,  en  définitive,  c'est 
le  souverain,  c'est-à-dire  l'Etat,  qui  est  juge  de  l'im- 
portance que  ces  opinions  peuvent  avoir  pour  lui, 
autant  valait  dire  tout  de  suite  que  l'État  est  maître 
des  âmes  comme  des  corps.  Cependant  Rousseau 
prend  la  peine  d'indiquer  quelques  règ-les,  qui  pour- 
ront aider  l'Etat  et  les  citoyens  à  suivre  leurs  lignes 
de  conduite.  Il  sera  permis,  par  exemple,  dans  ce 
beau  pays  de  France,  d'insulter  la  religion,  qui  l'a 
fait  ce  qu'il  est  ,  qui  l'a  civilisé ,  que  professent 
presque  tous  ses  citoyens  ;  d'outrager  le  Christ  et  de 
mettre  son  culte  en  compagnie  des  lamas  thibétains 
et  des  Japonais,  au-dessous  des  fétiches  qui.  s'ils 
sont  faux,   sont  au  moins  patriotiques.    On  pourra 


1.  Comparer  le  Contrat  so- 
cial, 1.  IV,  ch.  vin,  avec  les 
Lettres  de  lu  Montagne,  lettre  1. 


—  Voir  sur  le  raèinc  sujet, 
Lettre  de  Rousseau  à  Usleri, 
13  juillet  1763. 


32  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

soutenir  en  morale  les  monstruosités  les  plus  révol- 
tantes, nier  la  famille,  la  propriété,  la  justice,  la 
moralité.  Cependant,  comme  «  il  importe  à  l'Etat 
que  chaque  citoyen  ait  une  religion  qui  lui  fasse 
aimer  ses  devoirs,  il  y  a  une  profession  de  foi  pure- 
ment civile,  dont  il  appartient  au  souverain  de  fixer 
les  articles,  non  pas  précisément  comme  dogmes  de 
religion,  mais  comme  sentiments  de  sociabilité,  sans 
lesquels  il  est  impossible  d'être  bon  citoyen  ni  sujet 
fidèle.  »  La  liberté  de  penser  et  de  dogmatiser  aura 
donc  ses  limites,  qu'il  sera  interdit  de  franchir. 
Qu'elle  atteigne  ce  point  fixé  par  les  bornes  de 
l'utilité  générale  et  aussitôt  l'Etat  survenant  à  son 
tour  fera  entendre  son  —  tu  n'iras  pas  plus  loin.  Il 
formulera,  lui  aussi,  sa  profession  de  foi  et  sa  reli- 
gion; religion  simple,  peu  chargée  de  dogmes,  mais 
nette  et  catégorique.  «  L'existence  de  la  divinité 
puissante,  intelligente,  bienfaisante  et  pourvoyante, 
la  vie  à  venir,  le  bonheur  des  justes,  le  châtiment 
des  méchants,  la  sainteté  du  contrat  social  et  des 
lois  ;  voilà  les  dogmes  positifs.  Quant  aux  dogmes 
négatifs,  je  les  borne,  dit  Rousseau,  à  un  seul,  Tin- 
tolérance.  »  Intolérance  civile  ou  simplement  théo- 
logique, peu  importe,  car  elles  sont  inséparables. 
«  Quiconque  ose  dire  :  Hors  de  l'Église ,  point  de 
salut,  doit  être  chassé  de  l'Etat,  à  moins  que  l'État 
ne  soit  l'Église  et  que  le  prince  ne  soit  le  pontife.  » 
Si  quelqu'un  refuse  de  croire  ces  articles,  l'État 
peut  le  bannir,  «  non  comme  impie  mais  comme 
insociable.  —  Que  si,  après  avoir  reconnu  publique- 
ment ces  mêmes  dogmes,  il  se  conduit  comme  ne 
les  croyant  pas;  qu'il  soit  puni  de  mort;  il  a  com- 
mis le  plus  grand  des  crimes,  il  a  menti  devant 
les  lois.    »   Robespierre    décrétait  aussi    au   milieu 


DE   JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  33 

des  échafauds  l'existence  de  l'Etre  suprême  et  l'im- 
mortalité de  l'âme. 

Rousseau,  toujours  partisan  des  petits  Etats1, 
avait  formé  le  projet  de  leur  enseigner  les  moyens 
de  vivre  et  de  se  conserver  à  côté  des  grands,  en 
formant  des  confédérations.  Le  plan  de  l'ouvrage 
était  déjà  tracé,  les  principales  idées  des  seize  cha- 
pitres qui  devaient  le  composer  étaient  indiquées.  Il 
confia  cette  ébauche  au  comte  d'Entreigues,  en  l'au- 
torisant à  en  faire  tel  usage  qu'il  jugerait  conve- 
nable. 

En  1789,  le  comte  crut  que  le  moment  était  op- 
portun pour  le  publier;  mais  un  ami  l'en  détourna 
énergiquement,  à  cause  du  fâcheux  abus  qu'on  ne 
manquerait  pas  d'en  faire  :  on  mépriserait  ce  qu'il 
renfermait  de  salutaire;  on  prétendrait  appliquer  ce 
qu'il  contenait  de  funeste  ou  de  dangereux;  enfin  il 
détermina  le  comte  à  le  détruire. 

Mais  ce  ne  fut  pas  sans  déchirement.  «  Combien 
je  murmurai  d'abord,  ajoute  d'Entreigues  ;  mais 
que  j'ai  bien  reçu  depuis  le  prix  de  cette  déférence! 
Grand  Dieu!  Que  n'auraient-ils  pas  fait  de  cet  écrit! 
Comme  ils  l'auraient  souillé,  ceux  qui  dédaignant 
d'étudier  les  écrits  de  ce  grand  homme,  ont  déna- 
turé et  avili  ses  principes;  ceux  qui  n'ont  pas  vu 
que  le  Contrat  social,  ouvrage  isolé  et  abstrait, 
n'était  applicable  à  aucun  peuple  de  l'Univers; 
ceux  qui  n'ont  pas  vu  que  ce  même  J.-J.  Rous- 
seau, forcé  d'appliquer  ces  préceptes  à  un  peuple 
existant  en  corps  de  nation  depuis  des  siècles,  pliait 


1.  «  L'État,  avait  déjà  dit 
précédemment  Rousseau,  de- 
vrait se  borner  à  une  seule 


ville  tout  au  plus.  »  Manus- 
crit de  Genève,  p.  59. 


34  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

aussitôt  ses  principes  aux  anciennes  institutions  de 
ce  peuple...  Cet  écrit,  que  la  sagesse  d'autrui  m'a 
préservé  de  publier,  ne  le  sera  jamais.  J'ai  trop  bien 
vu,  et  de  trop  près,  le  danger  qui  en  résulterait 
pour  ma  patrie1.  »  Et  c'est  un  ami  qui  parle  ainsi  I 
Qu'aurait  dit  de  plus   un   ennemi? 


VI 


Les  principes  de  Rousseau  sont  détestables,  on 
voit,  en  analysant  son  système,  que,  des  trois  choses 
qui  sont  l'âme  et  la  vie  des  sociétés  et  des  nations , 
la  justice  ou  le  droit,  comme  principe,  la  liberté  et 
l'autorité,  comme  moyens  essentiels ,  il  n'en  laisse 
pas  subsister  une  seule.  Le  droit,  il  le  supprime  par 
son  contrat;  la  liberté,  il  la  détruit  par  sa  théorie 
de  la  volonté  générale  ;  l'autorité ,  il  l'annule  par 
ses  règles  sur  le  gouvernement.  Il  est  complètement 
hors  nature  et  n'aboutirait  dans  la  pratique  qu'à  un 
tissu  d'impossibilités.  On  sait  ce  que  valent  ces  idées 
d'unanimité,  de  résiliation  perpétuelle  du  pacte  so- 
cial, d'absence  de  représentation  dans  un  grand 
Etat ,  et  même  dans  un  petit.  Si  Rousseau  a  cherché 
parfois  à  sauver  l'absurdité  du  système ,  ce  n'est 
qu'au  prix  de  contradictions. 

Cependant,  il  serait  injuste  de  ne  voir  en  Rous- 
seau que  ses  erreurs  de  principes.  Ce  politicien,  si 
hardi  dans  la  région  des  idées,  devient  presque 
timide,  quand  il  faut  passer  de  la  théorie  à  l'appli- 
cation. «  On  a,  de  tout  temps,  beaucoup   disputé, 


1.  Sur  le  sort  d'un  manuscrit   |   de  60  pages,  1790. 
de  trente-deux  'pages,  etc. ,  in-S    | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


35 


dit-il,  sur  la  meilleure  forme  de  gouvernement, 
sans  considérer  que  chacune  est  la  meilleure  en 
certains  cas,  et  la  pire  en  d'autres1.  »  Et  il  examine 
avec  beaucoup  de  sagacité ,  quoique  avec  une  pointe 
de  subtilité  et  d'esprit  systématique,  les  mérites 
comparés  de  la  démocratie,  de  l'aristocratie  et  de  la 
monarchie.  Malgré  sa  prédilection  pour  la  forme 
républicaine  ,  ou  plutôt  pour  une  aristocratie  élec- 
tive ,  il  reconnaît  que  la  monarchie  est  le  gouverne- 
ment qui  convient  le  mieux  aux  grands  Etats  et  aux 
nations  opulentes.  Il  déclare  que  le  meilleur  gouver- 
nement est  celui  sous  lequel,  toutes  choses  égales 
d'ailleurs,  la  population  s'accroît  davantage2.  On 
dirait  qu'il  redoutait  l'usage  qu'on  pouvait  faire  de 
ses  principes  et  les  révolutions  dont  il  posait  les  pré- 
misses. Il  était  de  mœurs  pacifiques,  et  son  système 
ne  respirait  que  la  guerre  et  le  sang.  Cette  incohé- 
rence entre  les  idées  et  les  sentiments,  entre  les 
excitations  et  les  réserves,  n'avait  pas  d'aboutissant 
pratique.  Ces  forces  contraires,  dont  plusieurs  étaient 
puissantes  et  terribles,  s' entravant,  se  corrigeant, 
s'annulant  réciproquement,  pouvaient-elles  donc 
laisser  la  machine  sociale  au  repos?  Ces  aspirations 
au  progrès  pouvaient-elles  rester  à  l'état  de  simple 
désir?  Non,  car  si  ces  forces  étaient  opposées,  elles 
n'étaient  pas  égales.  Entre  ces  principes  de  feu  et 
ces  réserves  timides,  la  partie  était  trop  inégale.  La 
passion  surtout ,  y  ajoutant  tout  son  poids ,  ne  pou- 


1.  Contrat  social,  1.  III,  ch.  m. 
Il  a  dit  pius  tard  :  «  La  science 
du  gouvernement  n'est  qu'une 
science  de  combinaisons,  d'ap- 
plications et  d'exceptions,  se- 
lon les  temps,  les  lieux,  les 


circonstances.  »  Lettre  au 
M1*  de  Mirabeau,  26  juillet  1767. 
—  Voir  aussi  manuscrit  de 
Genève,  p.  22.  —  2.  Contrat 
social,  1.  III,  ch.  i  à  x. 


36  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

vait  tarder  à  incliner  la  balance  du  côté  des  réformes 
les  plus  radicales.  Allez  donc  conseiller  la  conserva- 
tion, quand  vous  avez  soufflé  la  révolution!  Allez 
dire  à  l'humanité,  allez  dire  au  peuple:  Yoici  tes 
droits,  mais  je  t'engage  à  n'en  pas  user;  voici  ta 
force,  mais  je  te  conseille  de  la  laisser  dormir; 
voici  la  tyrannie  dont  on  te  rend  la  victime,  mais 
tu  feras  bien  de  la  respecter!  Non,  on  ne  lance 
pas  impunément  des  idées  aussi  ardentes  sur  la 
foule ,  et  il  ne  suffit  pas,  pour  éteindre  l'incendie 
qu'on  vient  d'allumer,  d'y  verser  soi-même  quelques 
gouttes  d'eau.  Dans  un  siècle  inflammable  comme 
l'était  celui  de  Rousseau,  ses  théories  devaient 
nécessairement  faire  leur  chemin.  On  ne  pouvait 
sans  doute  songer  à  ce  qu'il  appelle  l'égalité  de 
nature  ;  on  ne  pouvait  supprimer  d'un  trait  de 
plume  la  société  tout  entière;  se  réduire,  ne  fût-ce 
qu'un  joui-,  à  la  condition  de  sauvages,  sauf  à  re- 
demander à  un  accord  chimérique  et  unanime  le 
rétablissement  d'une  société  rudimen taire  ;  on  ne 
pouvait  en  France ,  par  exemple ,  dans  un  Etat  de 
quinze  ou  vingt  millions  d'habitants  adultes,  réunir 
sur  la  place  publique  ces  quinze  ou  vingt  millions 
d'hommes  et  de  femmes ,  pour  voter  les  articles  du 
contrat  social  et  les  lois.  Mais,  ces  impossibilités 
mises  de  côté,  ce  serait  mal  connaître  le  public, 
toujours  amoureux  des  opinions  extrêmes,  que  de 
s'imaginer  qu'il  se  laisserait  arrêter  par  des  correc- 
tifs et  des  réserves  qui  auraient  été  la  négation  du 
principe.  Rousseau  tout  entier,  révolutionnaire  dans 
ses  principes,  conservateur  dans  ses  conseils,  était 
un  Rousseau  contradictoire  et  impossible;  Rousseau 
simplement  révolutionnaire  était  souvent  utopiste 
et  inapplicable,  plus  grand  que  nature,  comme  on 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  37 

aurait  dit  alors.  Il  fallut  donc  l'arranger,  le  réduire 
à  la  taille  humaine:  pour  cela,  on  le  rogna  par  tous 
les  côtés,  par  en  haut  et  par  en  bas,  et  Ton  eut  une 
espèce  de  Rousseau  en  raccourci,  qui,  ainsi  rape- 
tissé, produisit  la  Révolution  et  les  hommes  de  la 
Révolution. 

Le  Contrat  social  tranchait  trop  complètement 
avec  les  idées  reçues  en  politique  pour  ne  pas  exciter 
l'attention.  Il  était  de  ces  livres  auxquels  ne  man- 
quent ni  la  critique,  ni  l'éloge,  ni  même,  comme 
nous  le  verrons  plus  tard,  les  persécutions  et  les 
triomphes.  Dès  le  principe,  les  amis  de  Rousseau 
furent  effrayés  de  ses  hardiesses.  Plusieurs,  surtout 
à  Genève,  s'affligèrent  de  la  manière  dont  il  parlait 
de  la  religion  '.  Roustan  se  décida,  non  sans  hésita- 
tion et  sans  regret,  à  combattre  son  chapitre  de  la 
Religion  civile  \  Jean-Jacques  ne  s'en  formalisa  pas. 
«  Mon  ami,  lui  dit-il,  quand  nous  ne  voyons  pas 
la  vérité  au  même  lieu,  c'est  nous  accorder  que  de 
nous  combattre 3.  »  Et  il  engagea  lui-même  Rey 
à  se  charger  de  l'ouvrage  et  à  le  publier  dans  les 
conditions  les  plus  avantageuses  pour  l'auteur,  qui 
n'était  pas  riche4.  D'autres  personnes  moins  bien- 
veillantes accusèrent  Jean-Jacques  de  plagiat. L'abbé 
de  Laurens  prétendit  qu'il  avait  pris  son  livre  tout 
entier  dans  Ulrici  Huberti,  De  jure  civitaiis.  Don 
Cajot  montra,  non  sans  raison,  qu'il  s'était  large- 
ment iuspiré  de  Locke  "°. 

Son  plus  terrible  adversaire  fut,   comme   d'habi- 


1.  Lettre  de  Moultou  à  Rous- 
seau, 18 juin  1762.  — 2.  Offrande 
aux  autels  et  à  la  patrie.  Bro- 
chure in-8.  —  3.  Année  litté- 
raire, 176S,  t.   V.  —  4.  Lettre  à 


Rey,  26  décembre  1762.  —  o. 
QuÉraRD,  Les  supercheries  lit- 
téraires dévoilées;  article  Rous- 
seau. 


38 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


tude,  Voltaire.  Non  content  de  lui  faire  dans  ses 
lettres  une  guerre  d'épigrammes  l,  Voltaire  le  pre- 
nant publiquement  à  partie  dans  ses  Idées  républi- 
caines, entreprit  de  le  convaincre  d'absurdité  et  de 
le  mettre  en  contradiction  avec  lui-même2. 

Rousseau  eut  toutefois ,  pour  se  consoler,  des  té- 
moignages d'estime  qui  lui  furent  précieux.  Moul- 
tou  fut  ravi  d'admiration3.  «  1  rie  société,  disait 
le  Prince  Henri,  frère  du  Grand  Frédéric,  qui  se 
gouvernerait  suivant  les  principes  de  Rousseau, 
serait  la  plus  douce  et  la  plus  heureuse,  un  vrai 
paradis1.  »  Mmc  de  Créqui,  elle-même,  s'unit  à  ces 
éloges8. 

Enfin,  si  nous  voulons  avoir  l'opinion  d'un  homme 
considérable,  qui,  plus  tard,  devint  le  ministre  de 
Louis  XVI  et  presque  son  ami  particulier,  mais  qui 
ne  fut  jamais  celui  de  Rousseau,  Turgot,  grand 
partisan  du  Contrat  social,  y  admirait  surtout  la 
distinction  établie  entre  le  souverain  et  le  gouver- 
nement, vérité  lumineuse,  disait-il,  qui  fixe  à  jamais 
les  idées  sur  l'inaliénabilité  et  la  souveraineté  du 
peuple  dans  quelque  gouvernement  que  ce  soit.  Du 
reste,  Turgot,  sous  la  réserve  de  certains  paradoxes, 
qu'il  regardait  comme  des  espèces  de  tours  de  force 
et  d'éloquence,  non  exempts  de  charlatanisme,  pen- 
sait que  Rousseau,  loin  de  s'être  trop  écarté  des 
idées  communes,  avait  encore  respecté  trop  de  pré- 
jugés. «  Je  crois,  ajoutait-il,  qu'il  n'a  pas   marché 


1.  Lettres  de  Voltaire  à  Da- 
milamUe,  25  juin,  31  juillet 
1702,  6  janvier  1766,  etc.  —  2. 
Idées  républicaines,  par  un  ci- 
toyen de  Genève.  —  3.  Lettres 
de  Moullou  à  Rousseau,  5,    16, 


18,  19,  22  juin  1762.  —  4.  Lettre 
du  duc  de  Wirtemberg  à  Rous- 
seau, 2  février  1765.  —  5.  Lettre 
de  MmC  de  Créqui  à  Rousseau, 
juin  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  39 

assez  avant  dans  la  route  ;  mais  c'est  en  suivant  sa 
route  que  Ton  arrivera  au  but,  qui  est  de  rappro- 
cher les  hommes  de  l'égalité,  de  la  justice  et  du 
bonheur1.  » 

Mais  ce  ne  sont  là  que  les  petits  côtés  de  la  ques- 
tion. Le  Contrat  social  est  un  acte,  plus  encore 
qu'une  œuvre  de  littérature  ou  de  philosophie.  Son 
importance  est  bien  moins  dans  les  éloges  ou  les 
réfutations  qu'il  suscita  que  dans  les  événements 
dont  il  fut  la  cause  ou  l'occasion.  Aussi  aurons-nous 
souvent,  dans  la  suite  de  cette  histoire,  à  revenir 
sur  cet  ouvrage,  à  propos  du  rôle  politique  de 
Rousseau  pendant  sa  vie,  et  surtout  de  son  influence 
après  sa  mort. 

1.  Lettre  de  Turgot  à  Hume,  i'6  mars  17.37. 


CHAPITRE   XIX 

1762 


Sommaire  :  L'Emile.  —  I.  Les  antécédents  de  X Emile.  —  Rousseau  se 
propose  de  suivre  la  nature.  L'a-t-il  fait?  Variété  des  sujets  traités 
dans  l'Emile.  —  Difficultés  d'une   appréciation  d'ensemble  de  Y  Emile. 

II.  De  l'éducation  du  premier  Tige.  —  De  l'allaitement  maternel.  — 
Des  soins  physiques  à  donner  à  l'enfance.  —  Première  éducation,  com- 
plètement sensitive,  sans  aucun  mélange  de  moralité.  —  Effets  déplo- 
rables de  cette  méthode. 

III.  Nécessité  de  faire  l'éducation  de  toutes  les  facultés.  — Importance 
et  choix  des  influences  extérieures.  —  Rôle  de  la  nécessité.  —  Éduca- 
tion artificielle  et  autoritaire  à  l'excès.  —  Application  à  l'idée  de 
propriété.  —  Pas  de  livres,  pas  d'explications.  —  Comment  Emile 
apprend  à  lire.  —  Ce  qu'on  n'apprend  pas  à  Emile.  —  Rousseau  par- 
tisan déterminé   de  l'ignorance.  —  Il  veut  entraver  même  le  jugement. 

—  Premières  notions  de  dessin,  de  musique  et  de  géométrie. 

IV.  Des  leçons  de  l'utilité.  —  Toujours  des  artifices  et  des  compères. 

—  Pratique  des  premières  relations  sociales.  —  Emile  apprend  un 
métier.  —  Rousseau  ne  met  pas  d'autre,  livre  que  Robinson  entre  les 
mains  d'Emile. 

V.  Le  monde  moral.  —  Les  passions.  • —  Emploi  de  l'amitié,  comme 
dérivatif  du  dérèglement  des  sens.  —  Beaux  préceptes  sur  la  manière 
de  régler  ses  affections.' —  De  l'amour  de  soi.  —  De  la  vertu;  de  la 
conscience  ;  Rousseau  ne  s'élève  pas  au-dessus  du  sensualisme.  —  De 
la  politique.  Union  de  la  morale  et  de  la  politique.  —  Étude  de  l'his- 
toire. —  Manière  de  combattre  l'amour-propre.  —  Préparation  aux  affec- 
tions et  à  la  pratique  du  monde  :  Les  bonnes  œuvres.  —  Étude  pratique 
de  la  rhétorique.  —  Emile  insulté. 

VI.  Des  idées  intellectuelles  et  religieuses.  —  Piousseau  ne  pouvait 
choisir  plus  mal  son  temps  pour  y  initier  Emile.  —  Le  jeune  homme 
élevé  en  dehors  de  toute  église  ou  association  religieuse  en  choisira-t-il 
une  à  dix-huit  ans? 


Les  antécédents  de  Y  Emile  remontent  loin  dans 
la  vie  de  Rousseau.  Notre  auteur  de  grandes  théo- 
ries pédagogiques  a  préludé  à  ses  hautes  fonctions 


LA  VIE  ET  LES  ŒUVRES  DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.     41 

par  celles  de  précepteur  des  fils  de  M.  de  Mably. 
ï)ès  cette  époque,  il  a.  ébauché  des  mémoires  sur 
la  manière  d'élever  les  enfants,  et  il  aurait  sans 
doute  continué,  s'il  n'avait  abandonné  la  partie, 
après  avoir  volé  le  vin  des  maîtres.  Plus  tard,  il  a 
été  le  conseiller  attitré  de  Mme  d'Epinay.  Les  parents, 
disait-il  alors,  ne  sont  pas  faits  pour  élever  les  en- 
fants, ni  les  enfants  pour  être  élevés.  MmG  d'Epinay 
se  révoltait  à  ces  paroles;  dans  la  suite,  sans  doute 
après  avoir  lu  Y  Emile ,  elle  se  rangea  à  cet  avis1. 
Dans  la  Nouvelle  Héloïse,  on  sait  l'importance  qu'il 
donne  à  l'éducation  et  l'honneur  qu'il  entend  faire 
à  Saint-Preux,  en  l'élevant  au  rang1  de  précepteur 
des  enfants  de  Julie. 

Ainsi  cet  homme,  qui  ne  sut  jamais  se  montrer 
le  père  de  ses  propres  enfaats,  se  donna  toute  sa 
vie  comme  l'éducateur  des  enfants  des  autres.  Son 
livre  le  plus  considérable ,  celui  qui  a  été  le  prin- 
cipal titre  de  sa  réputation,  est  un  livre  sur  l'éduca- 
tion. 

Quoique  Y  Emile  ne  soit  pas ,  comme  la  Nouvelle 
Héloïse,  de  nature  à  monter  une  imagination  facile 
à  exalter,  Rousseau  dit  néanmoins  en  avoir  composé 
le  cinquième  livre  dans  une  continuelle  extase2.  Il 
est  certain  au  moins  qu'il  y  apporta  les  plus  grands 
soins.  Les  nombreuses  corrections  du  manuscrit 
montrent  assez  avec  quelle  attention  il  revenait  sur 
sa  pensée  et  sur  son  style,  pour  les  amener  à  la 
perfection  qu'il  était  capable  de  leur  donner  3. 


1.  Lettre  de  A/me  d'Epinay  à 
Diderot,  citée  dans  les  Mé- 
moires de  M""  d'Epinay.  Edition 
Boiteau,  t.  II,  ch.  vu,  note  de 
l'éditeur.  —  2.  Confessions,  1.  X. 


—  3.  V.  Cousin,  Du  Manuscrit 
d'Emile  conservé  à  la  Chambre 
des  Représentants  ;  au  Journal 
des  Savants,  septembre  et  no- 
vembre 18-58. 


42  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Mais ,  nous  dira-t-il  encore,  «  pouvez-vous  croire 
que  Y  Emile  soit  un  vrai  traité  d'éducation?  C'est 
un  ouvrage  assez  philosophique  sur  ce  principe 
avancé  par  l'auteur  dans  d'autres  écrits,  que  l'homme 
est  naturellement  bon.  Pour  accorder  ce  principe 
avec  cette  autre  vérité,  non  moins  certaine,  que 
les  hommes  sont  méchants,  il  fallait,  dans  l'histoire 
du  cœur  humain,  montrer  l'origine  de  tous  les 
vices.  C'est  ce  que  j'ai  fait  dans  ce  livre1.  »  Que 
V Emile  soit  un  traité  d'éducation,  personne  n'en 
doute ,  et  le  titre  seul  :  Emile  ou  de  l'Éducation 
le  dit  assez  ;  mais  de  plus,  il  est  en  effet  un  livre 
à  thèse.  Rousseau,  en  le  composant,  avait  devant 
lui  une  conclusion  à  laquelle ,  bon  gré  mal  gré,  il 
voulait  arriver,  des  idées  préconçues  auxquelles 
il  fallait  plier  les  observations  et  les  faits,  et,  par  là, 
cet  ouvrage  se  rattache  à  son  système  général  et  à 
ses  autres  écrits. 

«  Celui  qui  ose  entreprendre  d'instituer  un  peuple, 
lit-on  dans  le  Contrat  social,  doit  se  sentir  en 
état  de  changer,  pour  ainsi  dire,  la  nature  humaine, 
de  transformer  chaque  individu...  d'altérer  la  cons- 
titution de  l'homme2.  »  Par  une  conséquence  qui 
parait  assez  légitime,  on  doit  croire  que  celui  qui 
ose  entreprendre  d'élever  un  homme  pour  la  so- 
ciété ne  doit  pas  avoir  un  procédé  différent.  Ce- 
pendant, par  une  bizarrerie  qui  ne  doit  étonner  qu'à 
moitié  de  la  part  de  Jean-Jaccfues ,  ce  qui  était  bon 
dans  un  cas  devient  mauvais  dans  l'autre ,  et  le 
même  auteur  qui  fonde  la  société  sur  l'altération  de 
la  nature,  la  respecte  au  contraire  jusqu'au  scrupule, 


1.  Lettre  à  Philibert   Cramer,   ]    social,  1.  II,  cb.  vil. 
13  octobre  1764.  —  2.   Contrat 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  43 

quand  il  s'agit  de  former  l'homme,  élément  néces- 
saire et  unique  de  la  société.  Il  y  aurait  lieu  de 
rechercher  les  motifs  de  cette  différence,  si  vérita- 
blement elle  était  aussi  profonde  qu'elle  en  a  l'air. 
Mais,  comme  on  sait,  l'exécution  chez  Rousseau, 
et  chez  d'autres  aussi,  n'est  pas  toujours  la  réalisa- 
tion du  programme  annoncé.  Il  faut  suivre  de  tout 
point  la  nature  ;  —  les  enfants  ne  sont  pas  faits 
pour  être  élevés  ;  —  le  rôle  du  précepteur  doit  être 
purement  négatif  et  expectant  ;  —  le  grand  art  de  ^ 
l'éducation  est  surtout  l'art  de  ne  rien  faire  ;  —  voilà 
de  ces  phrases  à  eflet,  qui  peuvent  servir  do  fron- 
tispice pour  éblouir  les  curieux;  mais  pénétrez 
clans  le  sanctuaire  et  vous  verrez  que  les  choses  se 
passeront  tout  autrement.  Et  de  fait,  si  l'enfant  ne 
doit  pas  être  élevé,  à  quoi  bon  un  précepteur  et  un 
gros  livre  de  préceptes?  Il  n'y  a  pas  besoin  de 
quatre  volumes  pour  apprendre  à  ne  rien  faire.  Si 
l'on  en  croyait  les  premiers  mots  de  Y  Emile ,  l'en- 
fant devrait  s'élever  tout  seul,  et  le  rôle  du  précep- 
teur ne  serait  guère  que  celui  d'une  sorte  de 
matière  isolante,  destinée  à  prémunir  l'élève  contre 
le  contact  des  autres  hommes  et  les  atteintes  de  la 
société.  Rousseau  commence  par  nous  dire  que  l'é- 
ducation doit  être  le  fruit  des  occasions,  des  néces- 
sités ;  mais  attendez  ;  ces  occasions ,  ce  sera  au 
précepteur  à  les  faire  naître;  ces  nécessités,  il  devra 
s'arranger  de  façon  qu'elles  s'imposent;  de  sorte 
que  cette  éducation,  prétendue  naturelle  et  spon- 
tanée, ne  sera  qu'une  suite  d'artifices  et  de  hasards 
savamment  préparés  ;  ce  précepteur,  qui  ne  devait  \J 
avoir  qu'à  regarder  tranquillement  agir  la  nature , 
sera  sans  cesse  occupé  à  la  diriger  et  à  l'aider, 
sinon  à  la  contrarier.    En   somme ,  Rousseau  s'an- 


xj 


44  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

nonce  d'une  façon  et  agit  d'une  autre.  Sous  ce  rap- 
port, Y  Emile  tient  donc  à  la  fois  du  Discours  sur 
F  Inégalité ,  qui  prétend  donner  tout  à  la  nature ,  et 
du  Contrat  social,  qui  a  pour  but,  au  contraire,  de 
la  remplacer  et  de  l'annuler.  Cela  vient  peut-être 
de  ce  que  Fauteur  se  trouvait  en  face  d'un  double 
problème,  dont  il  regardait  les  deux  termes  comme 
incompatibles  :  former  un  homme  -et  un  citoyen  '  ; 
un  homme  dont  il  prenait  le  type  dans  la  nature  ; 
un  citoyen,  c'est-à-dire  un  être  social,  en  quelque 
sorte  contre  nature,  un  être  qui  est  presque  l'opposé 
de  l'homme.  Cette  double  préoccupation  de  laisser 
l'homme  à  lui-même  et  de  diriger  le  citoyen  se  ma- 
nifeste à  chaque  page  de  Y  Emile  ;  mais,  de  cet  an- 
tagonisme, résulte  un  système  faux  et  bâtard,  qui 
n'est  ni  la  liberté  ni  l'autorité,  mais  une  sorte  d'au- 
torité hypocrite,  qui  n'ose  se  montrer.  On  a  beau- 
coup parlé  en  politique  des  inconvénients  du  pouvoir 
occulte  ;  Y  Emile  est  fondé  d'un  bout  à  l'autre  sur 
le  pouvoir  occulte  du  précepteur.  Ces  considérations 
générales  trouveront  leurs  applications  dans  la  suite 
de  l'ouvrage,  et  les  exemples  ne  manqueront  pas 
pour  les  justifier  et  les  confirmer. 

XJEmile  est  encore  plus  difficile  à  analyser  que 
le  Contrat  social.  On  n'y  rencontre  ni  la  même 
marche  régulière,  ni  la  même  liaison  entre  les  pro- 
positions. Sans  vouloir  dire  qu'il  manque  de  mé- 
thode, la  méthode  en  est  au  moins  différente  et  plus 
cachée.  En  outre,  à  cette  plus  grande  liberté  d'al- 
lures, se  joint  une  plus  grande  variété  de  sujets. 
L'éducation  et  l'instruction  s'occupant  de  tout,  ou  à 


1.  «  Il  faut  opter  entre  faire  I   on  ne  peut  faire  à  la  fois  l'un 
un  homme  et  un  citoyen  ;  car  |    et  Tautre.  »  Emile,  1.  I. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU-  43 

peu  près,  il  n'est,  pour  ainsi  dire,  rien  dont  on  ne 
puisse  parler  à  propos  d'éducation.  Rousseau  use 
largement  de  la  permission.  Il  serait  long  de  citer 
tous  les  sujets  qu'il  se  plaît  à  greffer  sur  le  tronc 
principal,  les  digressions  qui  viennent  interrompre 
ou  confirmer  les  préceptes.  Naturellement,  les  théo- 
ries sur  la  constitution  de  l'homme  et  de  la  société 
y  figurent  avec  honneur  ;  la  philosophie,  la  reli- 
gion, la  morale  y  occupent  aussi  des  places  impor- 
tantes ;  la  politique,  l'économie  politique  ou  domes- 
tique, les  lettres  et  les  sciences,  les  arts  et  les 
métiers  manuels,  l'hygiène  et  la  santé,  l'amour  et 
le  mariage,  la  femme,  ses  qualités,  ses  défauts,  ses 
occupations,  l'agriculture,  le  commerce,  les  finances, 
le  luxe  et  la  toilette,  le  monde,  les  mœurs,  les 
voyages,  les  particularités  même  de  la  vie  de  l'au- 
teur ;  toutes  ces  choses  et  bien  d'autres  encore  y  ont 
leur  place  marquée,  comme  dans  une  sorte  d'ency- 
clopédie. Elles  y  sont  traitées  par  lui,  non  d'une 
façon  complète  et  didactique,  mais  de  manière  à 
faire  connaître  sur  chacune  les  opinions  et  les  idées 
qu'il  regarde  comme  lui  appartenant  plus  spéciale- 
ment. Il  est  évident  qu'il  a  voulu  faire  de  ce  livre 
le  résumé  de  ses  doctrines  ;  il  l'a  travaillé  long- 
temps ;  vingt  fois  il  l'a  abandonné,  et  vingt  fois  un 
goût  déterminé  l'y  a  ramené.  Aussi,  est-ce  celui  qui 
porte  le  plus  l'empreinte  de  son  génie  ',  et  à  ce  titre, 
il  est  particulièrement  précieux  à  consulter. 

Mais  si  YEmile  se  prête  difficilement  à  l'analyse, 
il  se  prête  plus  difficilement  encore  à  un  jugement 
d'ensemble.  Quand  on  considère  le  Discours  sur  F  Iné- 
galité ou  le   Contrat  social,   on   est   en  général  peu 

1.  DlSaULX,  De  mes  rapports  avccJ.-J.  Rousseau. 


46  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

embarrassé,  et  l'on  approuve  ou  l'on  blâme,  selon 
qu'on  est  l'ami  ou  l'ennemi  des  idées  de  la  Révolu- 
tion. En  face  de  Y  Emile,  il  n'en  est  pas  de  même  ; 
il  faudra  faire  distinctions  sur  distinctions  ;  et,  quand 
on  en  aura  fait  beaucoup,  on  se  demandera  encore 
si  on  n'en  a  pas  omis.  Voyez  la  Profession  de  foi  du 
Vicaire  savoyard,  par  exemple ,  que  de  beautés, 
que  de  grandes  vérités  admirablement  dites  dans  la 
première  partie!  que  d'erreurs,  que  de  sophismes 
dangereux  dans  la  seconde  !  Si  encore  le  partage 
était  toujours  aussi  facile  ;  mais  il  arrive  souvent 
que  le  bien  se  mêle  au  mal,  le  vrai  au  faux  dans 
la  même  page  et  jusque  dans  la  même  phrase,  de 
manière  qu'on  ne  sait  comment  les  débrouiller. 

Le  plan  de  Y  Emile  est  simple  et  naturel.  Rous- 
seau y  prend  l'enfant  au  moment  de  sa  naissance  et 
le  conduit  progressivement  jusqu'après  son  mariage. 
Parcourons   avec    lui   cette  longue   et    intéressante 


carrière. 


II 


Dans  le  principe ,  il  avait  eu  l'intention  de  ne 
s'occuper  de  l'enfant  qu'à  partir  de  l'époque  où  il 
quitte  les  mains  de  sa  nourrice.  Piron  l'exhorta  à 
faire  remonter  ses  conseils  jusqu'aux  premiers  ins- 
tants de  la  naissance.  Et  comme  Rousseau  s'excu- 
sait sur  son  incompétence  ;  prenez,  lui  dit  Piron,  le 
Traité  de  V éducation  corporelle  des  enfants  en  bas 
âge,  par  le  médecin  Desessartz.  Vous  y  trouverez 
tout  ce  qui  vous  sera  nécessaire  pour  compléter 
votre  plan1.  On  ne  peut  que  louer  Rousseau  d'avoir 

1.    Préface    de   la    seconde   I  sartz,  1799.  La  première ^édi- 
édition  du  Traité  de  Deses-      tion  est  de  1760. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  47 

suivi  ce  conseil,  de  même  qu'on  doit  également  le 
féliciter  d'avoir  continué  à  prendre  soin  de  son 
élève  plus  [longtemps  qu'on  ne  le  fait  d'habitude. 
L'éducation,  en  effet,  commence  avec  la  vie,  pour 
ne  se  terminer  qu'à  la  mort.  L'homme,  arrivé  à  un 
certain  âge,  cesse  d'avoir  un  précepteur  et  des 
maîtres  ;  mais  il  ne  doit  jamais  cesser  de  travailler 
au  grand  œuvre  de  son  éducation  et  de  son  accrois- 
sement dans  le  bien. 

La  première  partie  du  livre,  plus  ou  moins  puisée 
dans  Desessartz,  doit,  ce  semble,  renfermer  peu  de 
choses  neuves;  mais  outre  que  Rousseau  n'était  pas 
homme  à  copier  servilement  un  auteur,  ou  retrouve 
toujours  chez  lui  quelque  chose  qui  est  bien  à  lui, 
le  charme  de  son  style.  Il  est  à  remarquer  que  c'est 
précisément  à  cette  première  partie  qu'appartient 
le  précepte  qu'on  lui  attribue  comme  une  de  ses 
innovations  les  plus  heureuses,  l'allaitement  maternel. 

L'allaitement  maternel,  bien  que  peu  connu  de  la 
société  mondaine  du  xvinc  siècle,  n'est  pas  une  in- 
vention de  Rousseau.  Sans  remonter  jusqu'à  Plu- 
tarque  et  aux  saints  Pères;  sans  remarquer  que  les 
femmes  du  peuple,  surtout  à  la  campagne,  n'ont 
jamais  cesser  d'allaiter  leurs  enfants ,  l'auteur  de 
l'Emile  avait  sous  les  yeux  deux  autorités  impor- 
tantes, celle  de  Desessartz  et  celle  deTronchin1.  Il 
n'en  eut  pas  moins,  sur  ce  point,  un  mérite  incon- 
testable ;  il  obtint,  ce  qui  est  rare,  qu'on  mit  ses 
préceptes  en  pratique.  Nous  avons  conseillé  tout 
cela,  disait  un  jour  Buffon  à  ce  sujet  ;  mais  Rous- 
seau seul  le  commande  et  se  fait  obéir2. 

1.  Lettre  de  Tronchin  à  1  par  SaYONS,  t.  I,  ch.  III.  — 
Rousseau,  tirée  de  la  Biblio-  |  2.  Note  de  l'éditeur  Petitain, 
thèque    de  Neufchâtel,  citée   I   au  livre  I  de  V  Emile. 


48  LA    VIE    ET    LES    OEEYRES 

A  partir  de  l'Emile,  en  effet,  la  maternité  devient 
à  la  mode.  Toutes  les  mères  veulent  nourrir,  même 
celles  qui  ne  le  peuvent  pas  ou  qui  n'en  veulent  pas 
prendre  les  moyens;  on  en  voit  qui,  pour  accorder 
leurs  plaisirs  avec  leur  devoir,  emmènent  leurs  en- 
fants avec  elles  en  visite,  au  bal  et  jusqu'à  l'Opéra. 
Les  enfants  n'en  étaient  pas  toujours  mieux.  Il  est 
certain  que  la  mère  est,  en  général,  la  meilleure 
nourrice,  mais  cette  règle  a  ses  exceptions.  11  y  a 
des  causes  volontaires  et  des  causes  involontaires 
qui  peuvent  rendre  l'allaitement  maternel  perni- 
cieux à  la  mère  ou  à  l'enfant ,  et  quelquefois  à 
tous  deux.  Ne  parlons  pas  des  causes  involon- 
taires; Rousseau  en  admettait  à  peine,  ce  qui  prouve 
simplement  son  esprit  de  système.  Quant  aux 
autres,  il  n'avait  qu'un  mot  à  en  dire,  il  fallait  les 
supprimer.  Il  a  de  belles  pages  à  ce  sujet.  Car 
il  ne  faut  pas  croire  que  les  mères  qui  mènent  de 
front  les  plaisirs  du  monde  et  les  fonctions  de  la 
maternité,  soient  iidèles  à  ses  conseils.  Loin  de  là, 
il  fait  de  l'allaitement  maternel  un  devoir  sérieux  et 
le  premier  pas  vers  la  régénération  de  l'esprit  de 
famille,  plus  encore  qu'un  moyen  hygiénique,  plus 
même  que  la  satisfaction  d'un  sentiment  naturel. 
«  Que  les  mères,  dit-il,  daignent  nourrir  leurs  en- 
fants, les  mœurs  vont  se  réformer  d'elles-mêmes, 
les  sentiments  de  la  nature  se  réveiller  dans  tous 
les  cœurs;  l'Etat  va  se  repeupler;  ce  premier  point, 
ce  point  seul  va  tout  réunir.  L'attrait  de  la  vie  do- 
mestique est  le  meilleur  contrepoison  des  mauvaises 
mœurs...  Qu'une  fois  les  femmes  redeviennent 
mères,  bientôt  les  hommes  redeviendront  pères  et 
maris  \  » 

1.  Emile,  1.  I. 


DE   JKÀN-JACQUES    R0USSEA1  .  49 

Cette  reconstitution  de  la  famille  par  l'importance 
donnée  à  l'enfant  est,  sans  doute,  le  plus  grand  ser- 
vice que  Rousseau  ait  rendu  à  ses  contemporains.  Il 
y  insiste  en  toute  occasion.  Le  Prince  duc  de  Wur- 
temberg l'ayant  prié  de  le  diriger  dans  l'éducation 
de  son  enfant,  Rousseau  hésite  d'abord  :  «  Vous 
êtes  prince,  lui  écrit-il,  rarement  pourrez-vous  être 
père...  Mm0  la  Duchesse  sera  dans  le  même  cas  à 
peu  près  '.  »  Mais  il  apprend  que  le  Prince  et  sa 
femme  élèvent  eux-mêmes  leur  enfant;  qu'ils  n'ont 
pas  même  de  gouvernante  2.  11  est  vrai  que  la  Prin- 
cesse ne  peut  pas  allaiter3;  mais  qu'importe?  «  Vous 
m'avez  tiré,  Monsieur  le  Duc,  s'écrie  Rousseau, 
d'une  grande  inquiétude,  eu  m'apprenant  la  résolu- 
tion où  vous  êtes  d'élever  vous-même  votre  enfant... 
Si  vous  persévérez,  je  ne  suis  plus  en  peine  du 
succès.  Tout  ira  bien,  par  cela  seul  que  vous  y  veil- 
lerez vous-même  4.  »  Et  à  propos  de  la  duchesse  : 
«  Ce  qui  est  rare,  c'est  une  femme  de  son  rang  qui 
aime  à  remplir  ses  devoirs  de  mère,  et  voilà  ce 
qu'il  faut  admirer  J.  »  Et  à  une  dame  qui  se  plai- 
gnait de  l'ennui,  du  vide  de  l'âme,  de  la  tristesse 
habituelle  qu'elle  éprouvait  au  milieu  du  tourbillon 
du  monde.  «  Comment  s'y  prendre,  nie  direz-vous? 
Que  faire  pour  cultiver  et  développer  le  sens  mo- 
ral? Voilà,  Madame,  à  quoi  j'en  voulais  venir.  Le 
goût  de  la  vertu  ne  se  prend  point  par  des  préceptes  ; 
il  est  l'effet  d'une  vie  simple  et  saine;  on  parvient 
bientôt  à  aimer  ce  qu'on  fait,  quand  on  ne  fait  que 


1.  Lettre  au  prince  de  Wir- 
temberg,  10  novembre  1763.  — 
2.  Lettre  du  prince  de  Wirlem- 
lerg  à  Rousseau,  1U  novembre 


1763.  —  3.  Id.,  4  octobre  1763. 
—  4.  Lettre  au  prince  de  Wir- 
temberg,  15  décembre  1763.  — 
d.  Id.,  21  janvier  1764. 

4 


50  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

ce  qui  est  bien.  Mais,  pour  prendre  cette  habitude, 
qu'on  ne  commence  à  goûter  qu'après  l'avoir  prise, 
il  faut  un  motif.  Je  vous  en  offre  un  que  votre  état 
me  suggère  :  nourrissez  votre  enfant...  Jeune  femme, 
voulez-vous  travailler  à  vous  rendre  heureuse,  com- 
mencez d'abord  par  nourrir  votre  enfant.  Ne 
mettez  pas  votre  fille  dans  un  couvent;  élevez-la 
vous-même  '.  » 

11  était  impossible  de  mieux  dire,  et  ces  paroles 
ont  aujourd'hui,  peut-être  autant  qu'au  xviii0  siècle, 
leur  triste  et  continuelle  application.  L'enfant  ne 
compte  plus  dans  la  famille  :  affaires,  visites,  plai- 
sirs, spectacles,  tout  cela  fait  que  l'enfant  gène  et 
qu'il  faut  s'en  débarrasser.  Est-on,  surtout  à  Paris, 
dans  les  affaires,  dans  le  commerce,  dans  une  con- 
dition médiocre,  on  l'envoie  loin  de  chez  soi,  à  la 
campagne;  est-on  dans  l'opulence,  on  lui  donne  une 
nourrice  ou  une  bonne.  Mais,  pendant  que  le  mé- 
nage s'occupe  de  ses  affaires,  que  Monsieur  est  au 
cercle,  que  Madame  est  en  soirée,  comment  l'enfant 
est-il  soigné  par  sa.  nourrice  ou  par  sa  bonne  ? 
Comment  surtout  est-il  élevé  par  elles?  A  quel  usage 
l'emploient-elles  quelquefois?  Quelle  éducation  lui 
donnent-elles  toujours?  Mais  on  compte  sur  le  collège 
ou  la  pension  pour  réparer  les  vices  d'une  première 
éducation,  sans  songer  qu'on  fait  ainsi  passer  l'en- 
fant, des  mains  mercenaires  d'une  bonne  aux  mains 
mercenaires  d'un  maître  ou  d'une  maîtresse,  et  que 
la  pension  ou  le  collège  ne  font  souvent  que  con- 
sommer le  mal. 

Est-ce  que  nous  aurions  besoin  d'un  nouveau 
Rousseau  pour  travailler  à  la  restauration  de  la  fa- 

1.  Lettre  à  Mm*  B.,  17  janvier  1770. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  51 

mille?  Dieu  nous  en  préserve  !  Ses  leçons  sont  belles 
parfois  ;  mais  sa  bouche  n'est  pas  faite  pour  les 
prononcer.  Sa  conduite  fait  tort  à  ses  paroles.  Lui- 
même  a  prévu  l'objection  et  y  a  répondu  avec  une 
franchise  dont  il  faut  lui  savoir  gré.  «  Mais  moi  qui 
parle  de  famille,  d'enfants...  Madame,  plaignez 
ceux  qu'un  sort  de  fer  prive  d'un  pareil  bonheur; 
plaignez-les,  s'ils  ne  sont  que  malheureux;  plai- 
gnez-les beaucoup  plus,  s'ils  sont  coupables.  Pour 
moi,  jamais  on  ne  me  verra  falsifier  les  saintes 
lois  de  la  nature  et  du  devoir  pour  exténuer  mes 
fautes.  J'aime  mieux  les  expier  que  les  excu- 
ser '.  » 

On  a  reproché  à  Rousseau  (il  est  vrai  que  c'est  un 
médecin)  d'avoir,  sur  l'allaitement  maternel,  donné 
trop  de  place  aux  considérations  morales,  au  pré- 
judice des  moyens  hygiéniques  et  physiques2;  nous 
croyons,  au  contraire,  qu'eu  s'élevant  pour  considé- 
rer la  question  à  une  plus  grande  hauteur,  il  l'a  ob- 
servée de  son  vrai  point  de  vue.  Mais  où  le  médecin 
reprend  ses  avantages,  c'est  à  propos  des  soins  phy- 
siques à  donner  à  l'enfance.  Rousseau,  qui  n'était 
pas  médecin  et  qui  n'avait  jamais  eu  d'enfants  à  soi- 
gner, ne  pouvait,  à  ce  sujet,  que  suivre  ses  auteurs. 
Il  a  dit  d'après  eux,  et  mieux  qu'eux,  si  l'on  veut, 
d'excellentes  choses.  Il  a  bien  mérité  de  l'enfance 
en  s'élevant  contre  l'usage  du  maillot;  ses  prescrip- 
tions contre  une  éducation  molle  et  trop  délicate  et 
en  faveur  des  exercices  du  corps  sont,  en  général, 
et  sauf  des   exagérations   qui    vont  parfois  jusqu'à 


1.  Lettre  à  Mm»  B.,  17  janvier 
1770.  —  2.  Moreau,  de  la 
Sarthe,  Quelques  Réflexions  phi- 


losophiques et  médicales  sur 
l'Emile  ;  décade  philosophique, 
20  prairial  an  VIII. 


">*2  LA    VIF   ET    LES    ŒUVRES 

l'extravagance,  très  propres  à  fortifier  les  tempéra- 
ments; mais  son  inexpérience  ne  pouvait  manquer 
de  se  trahir  à  chaque  pas.  Son  aplomb,  qui  n'est 
que  l'aplomb  de  l'ignorance,  ne  connaît  ni  les  diffi- 
cultés, ni  les  exceptions.  11  ne  veut  qu'un  élève  sain 
et  robuste  :  c'est  facile  à  dire  ;  mais  que  deviendront 
les  autres?  A  l'en  croire,  ils  sont  si  peu  nombreux, 
qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  s'en  inquiéter.  Il  a  d'ailleurs 
une  confiance  absolue  dans  sa  méthode  pour  main- 
tenir la  santé.  Aussi,  quel  suprême  dédain  n'a-t-il 
pas  pour  les  médecins  !  «  Faute  de  savoir  se  guérir, 
que  l'enfant  sache  être  malade..  Cet  art  supplée  à 
l'autre  et  souvent  réussit  beaucoup  mieux  :  c'est 
l'art  de  la  nature1.  »  Du  reste,  aucun  détail  ne  l'ef- 
fraie, et  il  connaît  la  cuisine  et  l'hygiène  aussi  bien 
que  la  morale.  Il  traite  du  choix  d'une  bonne  nour- 
rice, de  l'âge  et  des  qualités  de  son  lait;  il  parle  de 
son  genre  de  nourriture,  qui  doit  être  végétal,  parce 
que,  dit-il,  le  lait  est  une  substance  végétale,  ce  qui 
est  faux,  et  que  le  lait  des  femelles  herbivores  est 
plus  doux  et  plus  salutaire  que  celui  des  carnivores, 
ce  qui  n'est  nullement  vrai  d'une  façon  absolue. 

Puis  vient  l'excellente  pratique  des  bains.  Vous 
pouvez  d'abord  baigner  vos  enfants  dans  l'eau 
tiède,  «  mais  à  mesure  qu'ils  se  renforcent,  diminuer 
par  degrés  la  tiédeur  de  Feau,  jusqu'à  ce  qu'enfin 
vous  les  laviez,  été  et  hiver,  à  l'eau  froide,  et 
même  glacée...  Cet  usage,  une  fois  établi,  ne  doit 
plus  être  interrompu,  et  il  importe  de  le  garder 
toute  sa  vie2.  »  —  «  Yous  désirez,  écrit-il  à  une 
mère,  baigner  votre  enfant  de  très  bonne  heure 
dans  l'eau    froide.    C'est    très   bien    fait.    Madame. 

t.  Emile,  1.  I.  —  2.M. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  53 

Mon  avis  est  que,  pour  ne  rien  risquer,  on  commence 
dès  le  jour  de  sa  naissance1.  » 

Plus  tard  il  parlera  des  vêtements.  Ils  doivent 
être  amples,  commodes,  légers  et  les  mêmes  en 
toute  saison.  Point  de  coiffure.  Habituez  vos  en- 
fants à  passer  brusquement  du  chaud  au  froid,  à 
boire  de  l'eau  fraîche,  à  se  coucher  sur  la  terre  hu- 
mide, même  quand  ils  sont  en  sueur2.  L'instinct  de 
la  nature,  plus  fort  que  l'esprit  de  système,  a  géné- 
ralement garanti  les  parents  contre  ces  conseils  in- 
sensés. Il  y  en  a  cependant  qui  les  ont  suivis  ;  on 
doit  penser  que  les  enfants  ont  été  plus  d'une  fois 
les  victimes  de  leur  imprudence. 

Rousseau  donne  une  importance  très  grande  aux 
soins  physiques,  non  seulement  pour  le  petit  enfant, 
niais  pour  l'enfant  déjà  grand  et  même  pour  le  jeune 
homme.  Il  a  remarqué  que  ce  qui  apparaît  d'abord 
dans  l'homme,  ce  sont  les  sens  ;  il  voit  là  une  indi- 
cation de  la  nature  et  en  conclut  que  pendant  long- 
temps il  n'y  a  à  s'occuper  que  des  sens.  «  Exercez 
son  corps,  dit-il,  ses  organes,  ses  sens,  ses  forces; 
mais  tenez  son  âme  oisive  aussi  longtemps  qu'il  se 
pourra3.  »  Mais  «  exercer  les  sens  n'est  pas  seule- 
ment en  faire  usage  ;  c'est  apprendre  à  bien  juger 
par  eux  ;  c'est  apprendre  pour  ainsi  dire  à  sentir  ; 
car  nous  ne  savons  ni  toucher  ni  voir,  ni  entendre 
que  comme  nous  avons  appris  \  »  De  là  toute  une 
éducation  longuement  expliquée  de  chacun  des  sens 
l'un  après  l'autre5.  Voulez-vous  juger  de  ce  que 
sera  à  douze  ans  l'enfant  élevé  suivant  cette  mé- 
thode   «    mêlez-le   avec  d'autres   et  laissez-le  faire  ; 


1.     Lettre     à     Mme     Roguin ,    l   —  3.  Id.  —  4.  Id,  —  5.  Id. 
31  mars  1764.  —  2.  Emile,  1.  IL    | 


54  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

vous  verrez  bientôt  lequel  est  le  plus  vraiment 
formé  ;  lequel  approche  le  mieux  de  la  perfection  de 
leur  âge.  Parmi  les  enfants  de  la  ville,  nul  n'est 
plus  adroit  que  lui,  mais  il  est  plus  fort  qu'aucun 
autre;  parmi  de  jeunes  paysans,  il  les  égale  en  force 
et  les  passe  en  adresse...  Donnez-lui  l'habit  et  le 
nom  qu'il  vous  plaira;  peu  importe,  il  primera  par- 
tout ;  il  deviendra  partout  le  chef  des  autres  ;  ils 
sentiront  toujours  sa  supériorité  sur  eux  ;  sans  vou- 
loir commander  il  sera  le  maître  ;  sans  croire  obéir, 
ils  obéiront1.  » 

Surtout  n'exigez  de  lui  ni  obéissance  ,  ni  devoir, 
ni  moralité  ;  «  les  mots  obéir  et  commander  sont 
proscrits  de  son  dictionnaire  ;  encore  plus  les  mots 
devoir  et  obligation.  »  De  peur  qu'Emile  n'attache 
d'abord  à  ces  expressions  de  fausses  idées ,  on  a 
mieux  aimé  ne  rien  lui  en  dire.  On  a  fait  en  sorte 
que  «  toutes  ses  pensées  s'arrêtent  aux  sensations; 
que  de  toutes  parts  il  n'aperçoive  autour  de  lui 
que  le  monde  physique2.  »  Ne  lui  demandez  ni 
pourquoi  il  fait  une  chose,  ni  s'il  fait  bien  de  la 
faire  ;  on  n'a  point  raisonné  avec  lui  ;  on  ne  lui  a 
parlé  ni  de  bien  ni  de  mal  ;  «  connaître  le  bien  et  le 
mal,  sentir  la  raison  des  devoirs  de  l'homme,  n'est 
pas  en  effet  l'affaire  d'un  enfant.  »  Ne  cherchez  pas 
non  plus  à  le  tirer  de  son  égoïsme,  à  lui  inspirer 
des  égards  ou  seulement  des  sentiments  de  justice 
envers  ses  parents  ou  ses  camarades.  .Nos  pre- 
miers devoirs  étant  envers  nous-mêmes,  les  senti- 
ments de  l'enfant  se  sont  concentrés  en  lui  seul, 
tous  ses  mouvements  se  sont  rapportés  à  sa  conser- 


1.  Emile,  1.  II.  —  2.  Id. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


55 


vation  et  à  son  bien-être.  La  justice,  celle  du  moins 
dont  on  lui  a  dit  quelques  mots,  n'est  pas  l'expres- 
sion de  ce  qu'il  doit  aux  autres,  mais  de  ce  qui  lui 
est  dû.  On  a  pu  lui  parler  de  ses  droits,  mais  non 
de  ses  devoirs,  pensant  bien  qu'il  entendrait  mieux 
les  premiers  que  les  seconds1.  En  un  mot,  comme 
l'auteur  l'avait  déjà  dit  ailleurs,  «  le  seul  moyen  de 
rendre  les  enfants  dociles  à  la  raison,  n'est  pas  de 
raisonner  avec  eux,  mais  de  les  bien  convaincre  que 
la  raison  est  au-dessus  de  leur  âge  2.  » 

La  première  éducation  doit  donc  être  purement 
négative.  Elle  consiste,  non  pas  à  enseigner  la  vé- 
rité, mais  à  «  garantir  le  cœur  du  vice,  et  l'esprit 
de  l'erreur.  Si  vous  pouviez  ne  rien  faire  et  ne  rien 
laisser  faire  ;  si  vous  pouviez  amener  votre  élève, 
sain  et  robuste,  à  l'âge  de  douze  ans,  sans  qu'il  sût 
distinguer  sa  main  droite  de  sa  main  gauche,  dès 
ses  premières  leçons,  les  yeux  de  son  entendement 
s'ouvriraient  à  la  raison.  Sans  préjugés,  sans  ha- 
bitudes, il  n'aurait  rien  en  lui  qui  pût  contrarier 
l'effet  de  vos  soins.  Bientôt  il  deviendrait  entre  vos 
mains  le  plus  sage  des  hommes,  et  en  commençant 
par  ne  rien  faire,  vous  auriez  fait  un  prodige  d'édu- 
cation3. » 

Ce  système  purement  négatif,  qui  n'est  que 
l'absence  d'éducation,  peut  paraître  singulier  dans 
un   traité  d'éducation  ;    il  faut  convenir  qu'il   était 


v 


1.  Emile,  1.  II.  —  2.  Nouvelle 
Héloise,  1.  V,  lettre  3.  Cette 
lettre,  qui  est  très  longue, 
peut  être  regardée  comme  un 
résumé  anticipé  de  VÉmile. 
Cela  ne  paraîtra  pas  étonnant 
si  l'on  songe  que  les  deux  ou- 


vrages ont  été  composés  si- 
multanément. Ainsi  l'on  peut 
remarquer  que,  dans  la  maison 
de  Wolmar,  «  personne  ne 
commande  ni  n'obéit;  que 
toute  contrainte  est  épargnée 
à  l'enfance.  ».  —  3.  Emile,  1.  II. 


56  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

imposé  à  Rousseau  par  son  principe  fondamental 
de  la  bonté  originelle  de  l'homme.  Mais  aussi  pour- 
quoi s'aviser,  quand  on  a  un  tel  principe ,  de  faire 
un  livre  d'éducation?  Toute  éducation,  en  effet, 
quelle  qu'elle  soit,  est  fondée  sur  cette  idée,  que 
l'enfant  est  un  mélange  de  Lien  et  de  mal  ;  qu'il  a 
les  germes  des  vertus  ;  qu'il  a  également  ceux  des 
vices;  qu'il  est  possible,  par  une  "culture  convena- 
ble, de  développer  les  premiers,  de  combattre  et  de 
corriger  les  autres.  L'enfant  n'a-t-il  rien  que  de 
bon  ;  laissez-le  se  développer  librement,  gardez- 
vous  d'y  toucher  ;  vous  aurez  alors  une  sorte  d'évo- 
lution spontanée,  dont  le  gamin,  poussant  on  ne 
sait  comment  sur  le  pavé  de  Paris  est  le  modèle 
plus  ou  moins  accompli.  L'enfant  n'a-t-il,  au  con- 
traire, rien  que  de  mauvais;  vous  n'avez  également 
qu'à  l'abandonner  à  lui-même  ;  vous  ne  changerez 
point  sa  nature.  Dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  il 
n'y  a  pas  matière  à  éducation. 

En  attendant  toutefois  qu'il  soit  devenu  sage,  s'il 
le  devient  jamais,  que  sera  cet  être  fort,  robuste, 
adroit,  égoïste,  sans  moralité,  sans  souci  du  bien  ni 
du  mal?  Rousseau,  dans  le  portrait  beaucoup  trop 
flatté  qu'il  en  fait,  conviendrait  volontiers  qu'il  sera 
un  franc  polisson  et  un  assez  mauvais  sujet  ;  disons 
plutôt  qu'il  sera  une  bête  féroce,  un  petit  tyran 
dans  sa  famille,  le  fléau  des  sociétés  où  il  se  trou- 
vera. Gardez-vous  de  réunir  ensemble  bien  des  en- 
fants de  cette  espèce  ;  mieux  vaudrait  une  troupe 
de  loups  dévorants.  Mais  heureusement  pour  lui  et 
pour  les  autres,  Emile  est  seul.  Son  isolement  au 
moins  l'empêchera  de  nuire. 

Rousseau  semble  croire  à  la  raison,  aimer  la  jus- 
tice, avoir    confiance    dans    la   moralité.    On  dirait 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  o7 

même  que  c'est  par  suite  d'un  respect  exagéré  pour 
ces  grandes  choses  et  par  crainte  de  les  compro- 
mettre dans  une  intelligence  et  dans  un  cœur 
novices,  qu'il  en  remet  l'enseignement  à  un  temps 
plus  opportun.  Croirait-il  donc  qu'elles  soient  bonnes 
seulement  pour  les  parents  et  que  l'enfant  puisse 
s'en  affranchir  sans  inconvénient?  —  Au  moins,  dit- 
il,  il  sera  sans  vices  et  sans  erreurs.  —  En  est-il 
bien  sur?  Croit-il  que  cet  être,  s'il  a  la  force  du 
lion  ou  du  tigre,  n'en  aura  pas  aussi  les  appétits  ? 
Les  passions  n'ont  pas  besoin,  pour  se  révéler,  qu'on 
leur  apprenne  d'où  elles  viennent  et  comment  elles 
s'appellent.  Rousseau  en  reconnaît  une  chez  son 
élève,  l'amour  exclusif  de  soi  ou  l'égoïsme  ;  soyons 
sûrs  que,  sur  ce  tronc,  il  en  poussera  bien  d'autres, 
et  que  cette  triste  germination  donnera  naissance 
à  bien  des  idées  fausses  et  à  bien  des  actes  dé- 
pravés. Il  craint  de  diriger  la  raison  et  le  cœur,  de 
peur  de  leur  donner  une  mauvaise  direction  ;  il  est 
bien  plus  à  craindre  que,  faute  de  direction,  autre 
que  celle  des  passions,  ces  facultés  ne  s'égarent  et 
ne  se  perdent.  Quant  à  soutenir  que  la  raison  et  la 
moralité  n'existent  pas  avant  douze  ans,  il  faut 
n'avoir  jamais  vu  un  enfant  pour  le  croire.  Consi- 
dérez l'enfant  au  berceau,  et  dites  s'il  n'a  pas  ses 
préférences  et  ses  antipathies,  s'il  n'est  pas  accessible 
à  l'affection  et  à  la  reconnaissance.  Cn  peu  plus  tard, 
observez-le  dans  ses  rapports  de  famille  et  dans  ses 
jeux,  et  dites  s'il  ne  voit  pas  quand  il  fait  bien  et 
quand  il  fait  mal,  s'il  n'est  pas  froissé  par  l'injus- 
tice, et  s'il  ne  se  condamne  pas  lui-même  au  besoin, 
quand  il  s'est  rendu  coupable  d'une  action  qu'il 
regarde  comme  mauvaise  et  injuste.  Rousseau,  d'ail- 
leurs,   le    proclame    au    moins    une    fois,    et    dans 


58  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

YEmile  même.  «  Je  n'oublierai  jamais,  dit-il,  d'avoir 
vu  un  de  ces  incommodes  pleureurs  frappé  par  sa 
nourrice.  Il  se  tut  sur-le-champ  ;  je  le  crus  inti- 
midé ;  je  me  trompais;  le  malheureux  suffoquait 
de  colère  ;  il  avait  perdu  la  respiration  ;  je  le  vis 
devenir  violet.  Un  moment  après  vinrent  les  cris 
aigus  ;  tous  les  signes  du  ressentiment,  de  la  fu- 
reur, du  désespoir  étaient  dans  ses' accents.  Je  crai- 
gnis qu'il  n'expirât  dans  cette  agitation.  Quand 
j'aurais  douté  que  le  sentiment  du  juste  et  de  l'in- 
juste fût  inné  dans  le  cœur  de  l'homme,  cet  exemple 
seul  m'aurait  convaincu1.  »  Oui,  dès  son  pre- 
mier jour,  pour  ainsi  dire,  au  moral  aussi  bien 
qu'au  physique,  l'enfant  est  complet  dans  sa  peti- 
tesse et  dans  sa  faiblesse.  Il  naît  raisonnable,  comme 
il  nait  avec  tous  ses  membres,  et  sa  raison  se  déve- 
loppe comme  ses  membres  grandissent.  Rousseau 
voudrait  que  les  enfants  ne  fissent  rien  de  leur  àme 
jusqu'à  ce  qu'elle  eût  toutes  ses  facultés2.  Précisé- 
ment elle  les  a,  et  il  ne  s'agit  que  de  cultiver  ce  qui 
existe. 

Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  suivre  une  méthode 
pour  les  sens  et  une  autre  pour  la  raison  ;  de  se 
hâter  dans  un  cas,  d'attendre  dans  l'autre.  Rousseau 
n'attend  pas  que  les  sens  aient  acquis  leur  plein 
développement  pour  les  soumettre  à  un  régime 
sévère  et  à  des  exercices  choisis.  «  Les  enfants, 
dit-il,  ont  des  sens,  il  faut  qu'ils  apprennent  à  en 
faire  usage  \  »  De  même,  les  enfants,  qui  ont  une 
intelligence,  de  la  mémoire,  un  cœur,  une  volonté, 
doivent  apprendre  à  en  faire  usage.  Il  est  d'une 
hardiesse   excessive  quand  il  s'agit  des  sens    «    On 

1.  Emile,  1.  I.  -  2.  I<L,  1.  II.  —3.  Id.,  1.  I. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  1)9 

craint  qu'un  enfant  ne  se  noie  en  apprenant  à  na- 
ger; qu'il  se  noie  en  apprenant  ou  pour  n'avoir  p;is 
appris,  ce  sera  toujours  votre  faute1.  »  S'agit-il, 
au  contraire,  de  la  raison  et  de  la  morale,  il  n'ose 
se  mouvoir,  de  peur  de  faire  un  faux  pas  :  par 
crainte  de  l'erreur,  il  préconise  l'ignorance  ;  par 
crainte  du  vice,  il  se  garde  de  la  vertu  ;  par  crainte 
de  la  civilisation,  il  se  défie  de  l'éducation,  ou  plutôt 
il  n'admet  comme  naturelle  qu'une  éducation,  celle 
des  sens  ;  la  moralité  et  la  volonté  ne  sont  sans 
doute  pas  naturelles  à  ses  yeux2, 

Et  il  veut  faire  un  homme  !  Mais  il  ne  fera  qu'un 
animal  !  Quand  il  aura  bien  exercé  les  sens,  leur 
éducation  sera  faite  ;  ils  seront  devenus  puissants  et 
délicats  ;  mais  à  quel  point  en  seront  les  autres 
facultés?  Que  Rousseau  dise,  tant  qu'il  voudra,  que 
sa  méthode  disposera  l'enfant  à  suivre,  quand  le 
temps  en  sera  venu,  les  leçons  de  la  raison;  c'est  là 
le  contraire  de  la  vérité.  Ce  n'est  pas  en  négligeant 
la  raison  qu'on  lui  donnera  de  la  puissance.  On  rap- 
porte que  des  parents  qui  ont  élevé  leurs  fils  d'après 
le  système  de  Rousseau  en  ont  fait  des  idiots  ;  leur 
raison,  faute  de  culture,  est  demeurée  à  l'état  rudi- 
mentaire.  Nous  ne  garantissons  pas  ces  anecdotes  ; 
néanmoins  elles  paraissent  vraisemblables. 

Il  y  aurait  exagération  à  prétendre  qu'il  est  permis 
de  négliger  l'éducation  des  sens  ;  ils  ont  leur  rôle 
important  dans  l'économie  humaine,  et  à  ce  titre  ils 
ont  droit  à  être  soignés  et  cultivés.  Mais  on  peut 
être  sûr  que,  même  sans  aide,  ils  sauront  se  faire 
leur  place  et  la  conserver]  Les  sens  sont  essentielle- 
ment envahissants;  un  des"  objets  de  l'éducation  est 

1.  Emile,  1.  II.  —  2.  Jd. 


60  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

précisément  de  les  contenir  dans  leurs  limites  légi- 
times. Faire  l'éducation  d'un  enfant,  c'est,  au  moins 
en  partie,  le  tirer  de  la  domination  des  sens  ;  c'est 
développer  chez  lui  les  germes  d'intelligence,  de 
raison,  de  conscience,  de  sentiments  affectueux  et 
nobles  que  Dieu  y  a  déposés  le  jour  de  sa  naissance  ; 
c'est,  en  un  mot,  remettre  chaque  chose  à  sa  place. 
On  peut  dire  tout  cela  à  Rousseau,  parce  qu'il  est 
capable  de  le  comprendre,  et  que  lui-même  l'a 
affirmé  plus  d'une  fois. 

Ce  serait  bien  vainement  d'ailleurs  que  le  maître 
prétendrait  soustraire  l'enfant  à  toute  action  exté- 
rieure. Cette  difficulté  ne  pouvait  échapper  à  Rous- 
seau. «  Si  votre  élève  n'apprend  rien  de  vous,  se 
dit-il  à  lui-même,  il  apprendra  des  autres  ;  si  vous 
ne  prévenez  l'erreur  par  la  vérité,  il  apprendra  des 
mensonges.  Les  préjugés  que  vous  craignez  de 
lui  donner,  il  les  recevra  de  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne ;  ils  entreront  par  tous  ses  sens.  »  On  ne 
pouvait  mieux  poser  l'objection.  «  11  me  semble, 
ajoute-t-il,  que  je  pourrais  aisément  répondre  à 
cela;  mais  pourquoi  toujours  des  réponses1?  »  Et 
il  poursuit  tranquillement  sa  route.  Dans  un  autre 
passage  cependant,  il  semble  se  préoccuper  davan- 
tage de  ce  cas  embarrassant.  Il  reconnaît  que  l'en- 
fant ne  peut  vivre  absolument  écarté  de  tous  les 
humains,  comme  dans  le  globe  de  la  lune  ou  dans 
une  île  déserte,  et  il  s'en  désole2.  Regrets  inutiles. 
Il  ferait  mieux  de  s'appliquer  à  choisir  et  à  régler 
ces  influences  extérieures.  Malheureusement,  ces  im- 
pressions, dues  au  hasard,  seront  rarement  salu- 
taires,   et  il   arrivera  que  le   temps  perdu  pour  la 

1.  Emile,  1.  IL—  2.  Id. 


DE;  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  ()  I 

vertu  ne  le  sera  pas  pour  le  vice.  «  Tenez  son  âme 
oisive  »,  c'est  facile  à  dire,  mais  l'âme  n'est  guère 
oisive;  si  elle  ne  fait  pas  le  bien,  elle  fait  le  mal  ; 
et  puis  l'oisiveté  de  l'Ame  serait-elle  autre  chose  que 
l'idiotisme?  Vicieux  ou  idiot,  voilà  ce  que  sera 
l'élève  de  Rousseau. 


III 


Cependant,  pour  remplacer  la  raison  et  la  mora- 
lité, il  faut  quelque  chose.  Jean-Jacques  a  imaginé 
la  nécessité,  pauvre  motif,  s'il  en  fut,  et  bien  peu 
digne  d'un  esprit  élevé  et  libéral.  Il  est  vrai  qu'à 
l'en  croire,  «  la  dépendance  des  choses,  qui  est  de 
la  nature,  ne  nuit  point  à  la  liberté  et  n'engendre 
point  de  vices  ;  tandis  que  la  dépendance  des 
hommes,  qui  est  de  la  société...  est  désordonnée  et 
engendre  tous  les  vices1.  »  Nous  avouons  ne  pas 
comprendre  cette  distinction.  Il  est  parfaitement 
conforme  à  la  nature,  croyons-nous,  d'obéir  à  ses 
parents,  et  nous  ne  voyons  pas  en  quoi  l'enfant  qui 
se  heurte  à  un  obstacle  insurmontable  est  plus  libre 
que  celui  qui  se  soumet  volontairement  et  affectueu- 
sement à  sa  mère.  Mais  ne  parlons  pas  de  soumis- 
sion. «  Ne  lui  commandez  jamais  rien,  dit  Rous- 
seau, quoi  que  ce  soit  au  monde  ;  absolument  rien. 
Ne  lui  laissez  pas  même  imaginer  que  vous  préten- 
diez avoir  quelque  autorité  sur  lui.  Qu'il  sache 
seulement  qu'il  est  faible  et  que  vous  êtes  fort  ;  que 
par  son  état  et  le  votre,  il  est  nécessairement  à 
votrë~ïnerci.  Qu'il  le  sache,  qu'il  l'apprenne,  qu'il 
le  sente  ;  qu'il  sente  de  bonne  heure  sur  sa  tète  al- 

1.  Emile,  1.  II.  —  Nouvelle  Héloïse,  1.  V,  lettre  3. 


0*2  LA    VIE    ET    LES   OEUVRES 

tière  le  dur  joug-  que  la  nature  impose  à  l 'hom. me, 
!<■  pesant  joug  de  In  nécessité,  sons  lequel  il  faut 
que  tout  être  fini  plie  '.  » 

Qu'il  vaudrait  bien  mieux  qu'il  sût  que  vous  êtes 
père  ;  que  Dieu  ou  (pour  parler  le  langage  de 
Rousseau)  la  nature  vous  a  revêtu  d'une  autorité 
respectable,  vous  a  doué  d'une  tendresse  profonde, 
vous  a  donné  la  sagesse,  a  fait  de  vous  sa  provi- 
dence et  son  soutien.  Assurément  les  leçons  de  la 
nécessité  et  de  l'expérience  ont  leur  prix  ;  mais 
elles  ne  manquent  à  personne,  pas  plus  à  l'homme 
fait  qu'à  l'enfant.  Père  sage  et  prudent,  vous  ne 
priverez  point  votre  fils  de  ce  précieux  appoint  ; 
vous  n'entreprendrez  pas  de  lui  frayer  dans  la  vie 
un  chemin  de  roses  et  d'en  enlever  jusqu'aux  plus 
petites  pierres.  Il  est  bon  qu'il  s'aguerrisse  et  ap- 
prenne à  se  tirer  des  épreuves  et  des  difficultés  de 
la  vie.  Mais  vous  ne  lui  refuserez  pas  non  plus  le 
secours  de  votre  direction  prévoyante,  ferme  et  af- 
fectueuse. Qu'il  compte  avec  la  nécessité,  parce  qu'il 
le  faut;  mais  aussi  qu'il  écoute  les  leçons  de  ses 
parents  et  de  ses  maîtres,  parce  que  sa  raison,  son 
cœur  et,  au  besoin,  une  autre  espèce  de  nécessité 
l'y  obligent.  Mais,  nous  dira  Rousseau,  l'enfant  n'a- 
t-il  donc  pas  assez  de  sa  faiblesse,  qui  l'enchaîne  de 
tant  de  manières,  sans  ajouter  à  cet  assujettissement 
celui  de  nos  caprices2?  Eh!  pourquoi  des  caprices? 
L'autorité  s'exerce-t-elle  nécessairement  par  voie  de 
caprices?  Vraiment  Rousseau  se  montre  ici  bien 
compatissant.  Il  ne  l'est  pas  autant  quand  il  soumet 
la  tête  altière  de  l'enfant  au  dur  joug  de  la  nature. 
Si  encore  il  ne  laissait   à  ce  joug  que  ce  qu'il  est 

1.  Emile,  1.  II.  —  2.  Id. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  03 

impossible  de  lui  enlever;  mais  comme  si  ce  n'était 
pas  assez  de  la  nécessité  vraie,  il  y  ajoute  une  né- 
cessité factice.  «  Il  ne  faut  point  se  mêler,  dit-il, 
d'élever  un  enfant,  quand  on  ne  sait  pas  le  conduire 
où  l'on  veut  par  les  seules  lois  du  possible  et  de 
l'impossible.  La  sphère  de  l'un  et  de  l'autre  lui  étant 
également  inconnue,  on  l'étend.  on  la  resserre  au- 
tour de  lui  comme  on  veut.  On  l' enchaîne,  on  le 
pousse,  on  le  retient  avec  le  seul  lien  de  la  nécessité, 
sans  qu'il  en  murmure  '.  » 

Voilà  le  maître,  en  dépit  de  ce  que  Rousseau  en 
a  pu  dire,  rentré  en  possession  de  l'autorité;  seule- 
ment il  y  rentre  par  une  bien  mauvaise  porte.  Qu'il 
prescrive,  qu'il  défende,  il  ne  sera  pas  embarrassé 
pour  se  faire  obéir  ;  il  peut  faire  tout  ce  qu'il  veut 
au  moyen  de  cette  arme  de  la  nécessité,  que  Rous- 
seau met  entre  ses  mains  ;  arme  sûre,  qui  frappe 
sans  qu'on  sache  d'où  part  le  coup  ;  arme  déloyale 
aussi,  qui  abuse  de  la  simplicité  de  l'enfant,  mais 
qui  ne  l'abusera  pas  toujours.  Que  l'enfant  s'aper- 
çoive qu'on  le  trompe,  et  ce  moment  ne  peut  tarder 
à  arriver,  et  tout  est  perdu  sans  retour.  Au  lieu 
d'une  autorité  respectable,  il  ne  verra  plus  devant 
lui  qu'un  vilain  système  de  ruses  et  de  finesses. 
qu'il  méprisera  et  qu'il  mettra  toute  son  application 
à  déjouer.  Rousseau  vante,  et  avec  raison,  les  le- 
çons de  l'exemple  ;  il  en  fait  même  quelque  part  la 
règle  fondamentale  de  l'éducation  -.  Il  ne  voit  donc 
pas  que  le  premier  exemple  qu'il  donne  à  son  élève, 
c'est  l'exemple  du  mensonge. 

En  toute  circonstance,  il  se  montre  l'adversaire 
de   l'autorité.    Cette  haine  de  toute  supériorité,    qui 

1.  Emile,  1.  IL  —  2.  Lettre  à  l'abbé  M.,  2  février  1770. 


61 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


n'est  pas  toujours  franche,  comme  on  vient  de  le 
voir,  est  une  conséquence  de  son  système.  Du  mo- 
ment que  l'homme  est  naturellement  bon  et  que  la 
société  le  déprave,  et  ce  sont  les  premiers  mots  de 
l'Emile  l,  l'individu  sortant  bon  des  mains  de  la  na- 
ture, doit,  autant  que  possible,  rester  isolé,  et  se 
garder  avec  ses  semblables  de  rapports  qui  ne  ser- 
viraient qu'à  le  pervertir.  Il  est  -dur  de  supprimer 
les  rapports  entre  le  père  et  le  fils,  entre  le  maître 
et  l'élève  (il  est  vrai  que  Rousseau  ne  fait  que  les 
déguiser).  Serait-il  même  téméraire  de  supposer 
que,  s'il  a  déchargé  le  père  des  soins  de  l'éducation 
d'Emile,  c'est  pour  sauver  en  partie  l'odieux  d'une 
altération  par  trop  flagrante  des  rapports  les  plus 
naturels?  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  curieux  de  voir 
la  façon  dont  il  pose,  en  face  l'un  de  l'autre,  le 
maître  et  l'élève,  pourvus  l'un  et  l'autre  de  leur  li- 
berté, en  usant  chacun  de  leur  côté,  sans  se  rien 
devoir  ni  se  rien  commander.  Mais  la  partie  n'est 
pas  égale  ;  les  forces  ne  sont  pas  les  mêmes,  et  l'é- 
lève cédera  nécessairement  à  la  force2.  Rousseau 
appelle  cela  l'éducation  et  trouve  que  c'est  le 
triomphe  du  système  ;  nous  croyons,  nous,  que  c'en 
est  la  ruine.  Là  où  il  n'y  a  que  des  forces,  sans  re- 
lations morales  de  devoir  et  d'affection,  il  n'y  aura 
que  chocs  durs  et  violents.  Jean-Jacques  a  prétendu 
travailler  au  bonheur  de  l'enfant,  surtout  à  son 
bonheur  présent,  que,  pour  rien  au  monde,  il  ne 
consentirait  à  sacrifier  aux  chances  d'un  avenir  tou- 
jours incertain  ;  par  le  fait,  il  n'a  travaillé  qu'à  son 
malheur  présent  et  futur. 


1.  «  Tout  est  bien,  sortant, 
des  mains  de  l'auteur  des 
choses,  tout  dégénère  entre  les 


mains  de  l'homme.   »  Emile 
1.  I,  ligne  1».  —  2.  Id.,  1.  II. 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  65 

Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  qu'à  cette 
absence  apparente  de  rapports,  à  cette  indépendance, 
tantôt  prétendue  et  tantôt  réelle,  se  joignent  le 
commerce  le  plus  constant  et  l'assujettissement  le 
plus  absolu.  Il  n'est  pas  trop  pour  l'élève  d'avoir 
un  maître  pour  lui  seul,  sans  cesse  occupé  de  lui, 
ne  pensant  qu'à  lui,  n'agissant  que  pour  lui,  combi- 
nant, nuit  et  jour,  ses  moyens  et  ses  effets,  apostant 
au  besoin  ses  compères,  leur  distribuant  leurs  rôles; 
de  sorte  que  cette  éducation  annoncée  comme  natu- 
relle, négative  et  libérale,  est  en  réalité  très  artifi- 
cielle, très  affirmative  et  très  autoritaire.  «  Conve- 
nons, dit  Julie,  qu'avec  toute  la  peine  que  j'aurais 
pu  prendre,  il  fallait  être  aussi  bien  secondée,  pour 
espérer  de  réussir,  et  que  le  succès  de  mes  soins 
dépendait  d'un  concours  de  circonstances  qui  ne 
s'est  peut-être  jamais  trouvé  qu'ici1.  » 

Comme  exemple  de  cette  méthode  artificielle,  on 
peut  citer  la  manière  dont  Rousseau  enseigne  ce 
que  c'est  que  la  propriété.  L'idée  de  propriété  est, 
d'après  Rousseau,  la  première  qu'il  faut  donner  à 
l'enfant.  Cependant,  suivant  une  méthode  pour  le 
moins  contestable,  il  prend  la  question  par  son  côté 
le  plus  difficile  et  le  plus  obscur  et  commence  par 
remonter  à  l'origine  de  la  propriété.  L'enfant  aime 
les  travaux  champêtres  ;  il  voit  l'œuvre  du  jardi- 
nier ;  il  a  le  désir  de  l'imiter  ;  il  s'empare  d'un  coin 
du  jardin.  Pourquoi  pas?  IN'est-il  pas  vrai  que  «  les 
fruits  sont  à  tous,  et  la  terre  à  personne2.  »  Il  y 
sème  des  fèves  ;  il  les  voit  lever  avec  transport  ;  le 
maître  partage   sa  joie,  travaille  avec  lui  ;  tout  est 


1.    Nouvelle    Héloïse,    1.     V,   ]    ^Inégalité,  2*  partie. 
lettre    3.    —    2.    Discours    sur 


66  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

au  mieux.  Mais  un  jour,  ô  douleur  !  les  fèves  sont 
arrachées,  la  terre  bouleversée.  Qui  lui  a  ainsi  ravi 
son  bien?  C'est  le  jardinier.  Et  pour  comble  d'in- 
fortune, quand  on  va  le  trouver  pour  se  plaindre, 
c'est  ce  dernier  qui  se  plaint  le  plus  haut.  —  Ce 
terrain  est  à  moi,  s'écrie-t-il,  je  l'avais  cultivé  ;  j'y 
avais  semé  des  melons,  et  vous  les  avez  détruits 
pour  mettre  à  la  place  vos  misérables  fèves.  —  De 
là,  avec  le  jardinier,  un  dialogue  conveuu  et  ar- 
rangé à  l'avance,  sur  le  droit  du  premier  occupant 
par  le  travail.  Cette  conversation  n'est  pas  bien 
long-ne  ;  mais  Rousseau  a  soin  de  prévenir  qu'il  n'en 
donne  qu'un  extrait,  et  que  la  notion  qu'il  renferme 
en  deux  pages,  pourra  bien  être,  dans  la  pratique, 
l'affaire  de  deux  années1.  Remarque  peu  encoura- 
geante pour  les  gens  pressés.  Mais  il  ne  faut  pas 
perdre  de  vue  que  «  la  règle  la  plus  grande,  la  plus 
importante  et  la  plus  utile  de  toute  éducation,  ce 
n'est  pas  de  gagner  du  temps,  c'est  d'en  perdre 2.  » 

Avec  la  propriété,  «  nous  voilà,  dit  Jean-Jacques, 
dans  le  monde  moral  ;  voilà  la  porte  ouverte  au 
vice  ;  avec  les  conventions  et  les  devoirs ,  naissent 
la  tromperie  et  le  mensonge3.  »  Toujours,  comme 
on  le  voit,  cette  timidité  inexplicable  chez  un 
homme  aussi  audacieux  d'ailleurs  ;  toujours  ce 
désir  de  fermer  la  porte  à  la  vérité  et  à  la  vertu , 
de  peur  que  l'erreur  et  le  vice  n'entrent  par  la 
même  occasion  ;  toujours  ces  réminiscences  du  Dis- 
cours sur  l'Inégalité,  qui  sont  la  mutilation  de  la  plus 
noble  moitié  de  l'homme.  11  faut  pourtant  se  rési- 
gner à  tenir  compte  du  progrès.  L'enfant  grandit  ; 
il  a  une  idée  ;  mais  une  idée  ne  vient  jamais  seule. 

1.  Emile,  1.  II.  —  2.  Id.  —  3.  Id. 


T»E    JEAN-JACQUES    ROUSSEA1  .  (u 

Que  va-t-on  lui  enseigner,  et  comment  va-t-on  le  lui 

enseigner?  Surtout,  pas  un  seul  livre  ;  pas  de  leçons 
écrites;  ne  faites  rien  apprentb^-par  couir.  L'enfant, 
d'ailleurs,  sait-il  lire?  Dans  tous  les  cas,  on  ne  le 
lui  a  pas  appris.  Pas  de  leçons  verbales  non  plus, 
mais  seulement  celles  des  faits,  de  l'expérience  et 
de  la  nécessité1.  Les  leçons  de  choses,  aujourd'hui  à 
la  mode,  étaient  entendues  d'une  manière  bien  plus 
complète  par  l'auteur  de  Y  Emile  que  par  nos  insti- 
tuteurs communaux,  puisqu'il  n'admet  ni  livres  ni 
explications,  et  se  contente  de  placer  l'enfant  en 
face  de  l'objet  ou  du  l'ait  dont  il  doit  tirer  son  profit. 
Libre  à  Rousseau  de  s'imaginer  qu'il  prépare  ainsi 
des  progrès  rapides  à  son  élève. 

C'est  d'après  cette  méthode  que  l'enfant  appren- 
dra à  lire.  Gardez-vous  de  vous  en  occuper  ;  il  est 
convenu  que  vous  n'avez  rien  à  lui  enseigner,  et 
que  lui-même  ne  doit  savoir  que  ce  qu'il  juge  à 
propos  d'apprendre.  11  s'agit  doue  de  lui  inspirer  le 
désir  de  savoir  lire.  Rien  de  plus  simple  :  mettez 
en  jeu  son  intérêt.  Il  reçoit  des  billets  d'invitation 
pour  un  dîner,  pour  une  promenade,  pour  une  partie 
sur  l'eau  ;  il  faut  que  quelqu'un  les  lui  lise.  Faites 
en  sorte  que  ce  quelqu'un  ne  se  trouve  pas  à  point 
nommé  ou  manque  de  complaisance  ce  jour-là,  et 
voilà  notre  Emile  forcé  de  les  lire  lui-même.  M  y 
sera  pris  dans  le  commencement,  il  manquera  quel- 
ques parties  ;  mais  il  y  aura  bien  du  malheur,  si 
l'envie  de  manger  de  la  crème  ou  d'aller  en  bateau 
ne  le  détermine  pas  promptement  à  apprendre, 
sans  le  secours  de  personne  ou  à  peu  près.  «  Par- 
lerai-je    à    présent    de    l'écriture,    continue    Rous- 

1.  Emile,  1.  II. 


68  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

seau?  Non  :  j'ai  honte  de  m'amuser  à  ces  niaise- 
ries dans  un  traité  d'éducation  '.  »  Né  pourrions- 
nous  pas,  nous  aussi,  avoir  honte  d'insister  sur 
l'inanité  d'une  pareille  méthode?  Que  d'hommes  ont 
un  intérêt  grave  à  savoir  lire  et  écrire,  et  ne  le 
sauront  jamais  faute  de  l'avoir  appris  dans  leur  jeu- 
nesse! Croit-on  que  des  enfants  seront  plus  éner- 
giques, plus  persévérants,  mieux  éclairés  sur  leurs 
intérêts  ? 

Avant  de  savoir  ce  que  nous  apprendrons  à  Emile, 
il  est  pour  le  moins  aussi  important  de  savoir  ce 
que  nous  ne  lui  apprendrons  pas.  Nous  ne  lui  avons 
pas  appris  à  lire  et  à  écrire  :  mais  on  nous  assure 
qu'il  aura  appris  sans  nous.  Il  ne  faut  pas  compter 
qu'il  apprendra  de  même  les  autres  choses,  dont  il 
ne  sentira  pas  autant  le  besoin.  Ainsi  il  n'apprendra 
pas  les  langues  :  nous  ne  les  lui  enseignerons  pas 
davantage  ;  car  on  doit  les  compter,  au  moins  à  cet 
âge,  au  nombre  des  inutilités  de  l'éducation2.  En- 
core moins  lui  ferons-nous  étudier  l'histoire  ;  elle 
n'est  pas  à  sa  portée3.  Du  reste  et  d'une  façon  gé- 
nérale, il  n'y  a  pas  d'étude  qui  convienne  aux  en- 
fants, par  la  raison  qu'ils  ne  peuvent  apprendre  que 
des  mots  :  or,  il  n'y  a  pas  de  science  de  mots. 
L'horreur  de  Jean-Jacques  pour  les  mots  ne  connaît 
point  de  bornes.  C'est  donc,  d'après  lui.  peiné  plus 
que  perdue  d'enseigner  une  langue  à  un  enfant,  s'il 
n'en  pénètre  les  origines,  le  génie,  les  caractères 
distinctifs.  — l'histoire,  s'il  ne  saisit  les  rapports  qui 
lient  entre  eux  les  événements,  leurs  causes  morales 
ou  autres,  leurs  effets.  En  un  mot,  point  d'enseigne- 


1.    Emile,  1.   II  ;  —   Nouvelle   I    1.  II.  —3.  Id. 

Hcloïse,  1.  V, lettre  3.-2.  Emile,   \ 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  69 

ment  élémentaire  ;  point  de  connaissance  des 
langues .  sans  les  principes  généraux  de  la  gram- 
maire et  du  langage  ;  point  d'histoire,  sans  la  philo- 
sophie de  l'histoire  ;  et  ainsi  du  reste. 

«"L'intelligence  humaine  a  ses  bornes,...  il  y  a 
donc  un  choix  dans  les  choses  qu'on  doit  enseigner... 
Des  connaissances  qui  sont  à  notre  portée ,  les  unes 
sont  fausses,  les  autres  sont  inutiles,  les  autres 
servent  à  nourrir  l'orgueil  de  celui  qui  les  a.  Le  pe- 
tit nombre  de  celles  qui  contribuent  réellement  à 
notre  bien-être  est  seul  digne  des  recherches  d'un 
homme  sage,  et  par  conséquent  d'un  enfant  qu'on 
veut  rendre  tel.  Il  ne  s'agit  point  de  savoir  ce  qui 
est,  mais  seulement  ce  qui  est  utile. 

«  De  ce  petit  nombre,  il  faut  ôter  encore  ici  les 
vérités  qui  demandent,  pour  être  comprises,  un  en- 
tendement déjà  tout  formé  ;  celles  qui  supposent  la 
connaissance  des  rapports  de  l'homme,  qu'un  enfant 
ne  peut  acquérir  ;  celles  qui ,  bien  que  vraies  en 
elles-mêmes,  disposent  une  àme  inexpérimentée  à 
penser  faux  sur  d'autres  sujets. 

«  Vous  voilà  réduits  à  un  bien  petit  cercle ,  rela- 
tivement à  l'existence  des  choses  ;  mais  que  ce  cercle 
forme  encore  une  sphère  immense  pour  la  mesure 
de  l'esprit  d'un  enfant!  Ténèbres  de  l'entendement 
humain,  quelle  main  téméraire  osa  soulever  votre 
voile  ?  Que  d'abimes  je  vois  creuser  par  vos  vaines 
sciences  autour  de  ce  jeune  infortuné!  0  toi  qui 
vas  le  conduire  dans  ces  périlleux  sentiers ,  et  tirer 
devant  ses  yeux  le  rideau  sacré  de  la  nature , 
tremble.  Assure-toi  premièrement  de  sa  tête  et  de 
la  tienne.  Crains  qu'elles  ne  tournent  à  l'un  ou  à 
l'autre,  et  peut-être  à  tous  les  deux.  Crains  l'attrait 
spécieux    du    mensonge    et  les   vapeurs    enivrantes 


70  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

de  l'orgueil.  Souviens-toi,  souviens-toi  sans  cesse 
que  l'ignorance  n'a  jamais  fait  de  mal,  que  l'er- 
reur seule  est  funeste ,  et  qu'on  ne  s'égare  point 
parce  qu'on  ne  sait  pas,  mais  parce  qu'on  croit 
savoir  ' .  » 

Ces  paroles  servent  en  quelque  sorte  d'introduc- 
tion aux  études  que  va  faire  Emile.  Et,  comme  con- 
clusion ,  Rousseau ,  après  avoir  parcouru  le  cercle 
scientifique  qu'il  veut  lui  faire  embrasser,  revient 
sur  les  mêmes  idées.  Ce  qu'il  voudrait  par-dessus 
tout,  ce  serait  d'empêcher  Emile  d'user  de  son  ju- 
gement. «  Puisque  toutes  nos  erreurs  nous  viennent 
de  nos  jugements ,  il  est  clair  que ,  si  nous  n'avions 
jamais  besoin  de  juger,  nous  n'aurions  nul  besoin 
d'apprendre  ;  nous  ne  serions  jamais  dans  le  cas  de 
nous  tromper  ;  nous  serions  plus  heureux  de  notre 
ignorance  que  nous  ne  pouvons  l'être  de  notre  sa- 
voir... Il  est  de  la  dernière- évidence  que  les  com- 
pagnies savantes  de  l'Europe  ne  sont  que  des 
écoles  publiques  de  mensonges,  et  très  sûrement, 
il  y  a  plus  d'erreurs  dans  l'Académie  des  sciences 
que  daus  tout  un  peuple  de  Hurons. 

«  Puisque  plus  les  hommes  savent,  plus  ils  se 
trompent,  le  seul  moyen  d'éviter  l'erreur  est 
l'ignorance.  Ne  jugez  point,  vous  ne  vous  abu- 
serez jamais  ;  c'est  la  leçon  de  la  nature,  aussi  bien 
que  de  la  raison...  Que  m'importe?  est  le  mot 
le  plus  familier  à  l'ignorant  et  le  plus  convenable 
au  sage  2.   » 

A  voir  ces  recommandations  et  ces  frayeurs,  on 
pourrait  croire  qu'il  est  question  de  secrets  ter- 
ribles. Tranquillisons-nous;   il  s'agit  simplement  de 

1.  Emile,  1.  III.  -  2.  Id. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


71 


notions  très  élémentaires  en  géométrie,  en  géogra- 
phie, en  physique,  en  histoire  naturelle,  et  de  con- 
naissances plus  complètes  en  technologie ,  toutes 
sciences  de  sensations,  mais  de  sensations  plus  par- 
faites et,  en  quelque  sorte,  plus  savantes  que  celles 
qui  avaient  frappé  Emile  jusqu'alors.  Quant  à  savoir 
d'où  il  vient,  où  il  va,  pourquoi  il  est  dans  le 
inonde  et  ce  qu'il  doit  y  faire,  il  n'a  point  à  s'en 
occuper  ;  il  est  trop  tôt.  Il  est  arrivé  à  douze  ans 
sans  avoir  l'idée  des  relations  sociales,  sans  savoir 
ce  que  c'est  que  conscience  et  devoir.  Cet  état  est 
bon  ;  il  faut  s'appliquer  à  le  prolonger  le  plus  pos- 
sible. 


IV 


Cependant  on  a  laissé  l'enfant  s'essayer,  sans 
maître,  à  barbouiller  des  dessins  d'après  nature,  à 
rendre,  et  même  à  composer  une  musique  très 
simple  ;  on  l'a  excité  à  acquérir  quelques  notions  de 
géométrie,  mais  sans  raisonnement  et  au  moyen  de 
ses  simples  observations  personnelles  \  ;  le  temps  est 
venu  pour  l'élève  d'aller  plus  loin  et  de  se  préparer 
peu  à  peu  à  la  connaissance  des  premières  relations 
sociales.  Les  sens  ont  servi  de  guides  jusque-là,  on 
n'ira  point  en  chercher  d'autres  ;  l'expérience  et  les 
faits  ont  été  les  seuls  maîtres,  ils  continueront  à 
l'être  ;  la  nécessité  a  été  l'unique  loi,  elle  sera  en- 
core la  loi,  mais  elle  ne  sera  plus  l'unique  ;  on  y 
joindra  Y  utilité.  Quelle  utilité?  L'utilité  personnelle, 


1.  Ainsi,  par  une  anomalie 
incroyable,  Rousseau,  qui 
n'admet  pas  le  simple  récit 


des  faits  en  histoire,  recom- 
mande la  géométrie  sans  rai- 
sonnement. 


72  LA    ME    ET    LES    ŒUVRES 

et  même  l'utilité  présente  et  sensible  ;  Emile  n'en 
saurait  concevoir  d'autre.  Et  voilà  un  enfant  qui,  à 
douze  ans,  par  un  progrès  que  Rousseau  ne  peut 
considérer  sans  trembler,  découvre  enfin  ce  que 
c'est  que  son  utilité  personnelle  et  apprend  l'art 
d'être  égoïste.  A  quoi  était-il  donc  réduit  aupara- 
vant, sinon  à  une  sorte  d'instinct  bestial?  Et  à  qua- 
torze ans,  n'aimant  personne,  n'obéissant  à  personne, 
ne  songeant  pas  s'il  a  un  père,  une  mère,  des  ca- 
marades, se  confinant  dans  son  utilité  égoïste,  «  il 
se  considère  sans  égard  aux  autres,  et  trouve  bon 
que  les  autres  ne  pensent  point  à  lui.  11  n'exige 
rien  de  personne  et  ne  croit  rien  devoir  à  per- 
sonne. Il  est  seul  dans  la  société  humaine  ;  il  ne 
compte  que  sur  lui  seul1.  »  Quand  nous  disions 
que  Rousseau  ne  sait  former  qu'un  animal  ou  un 
sauvage  ! 

Cette  notion  de  l'utile  donne  une  grande  prise  de 
plus  pour  gouverner  l'élève.  Cet  instrument  sera 
d'autant  plus  puissant  que,  suivant  un  artifice  fami- 
lier à  Rousseau,  le  maître  mettant  à  profit  l'inexpé- 
rience de  l'enfant  et  sa  propre  expérience,  s'arran- 
gera de  façon  à  disposer  de  l'utile  à  son  gré  2.  A 
quoi  cela  est-il  bon  ?  Voilà  désormais  le  mot  sacré, 
voilà  la  règle  qui  dirigera  dans  le  choix  des 
études. 

Afin  de  rester  iidèle  à  la  loi  qui  prescrit  de  ne 
rien  imposer  à  l'élève,  il  faudra,  la  curiosité  aidant, 
lui  faire  goûter  l'utilité  de  chaque  science  qu'on 
désirera  qu'il  cultive.  S'agit-il  de  la  géométrie,  par 
exemple,  on  fera  en  sorte  qu'il  ait  besoin  de  trouver 
un  carré  égal  à  un  rectangle  donné,  le  jour  où  l'on 

1.  Emile,  liv.  III.  —  2.  ld. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  73 

voudra  lui  faire  chercher  une  moyenne  proportion- 
nelle entre  deux  lignes  '.  Ces  artifices  ne  seront  pas 
toujours  faciles  ;  mais  l'embarras  sera  encore  plus 
grand,  quand  il  sera  question  d'étudier  l'astronomie 
ou  la  géographie,  sans  globes,  sans  cartes,  sans  ins- 
truments; la  géographie  sur  le  terrain;  l'astronomie 
sur  une  montagne,  par  une  belle  nuit  d'été,  ou  au 
moment  du  lever  et  du  coucher  du  soleil.  Ce  sera 
le  cas  de  faire  appel  à  la  curiosité  ;  mais  on 
ne  renoncera  pas  pour  cela  au  motif  de  l'utilité. 
A  quoi  cela  sert-il  de  savoir  s'orienter,  par 
exemple,  demandera  un  jour  Emile  à  son  pré- 
cepteur? et  il  faudra  lui  donner  la  réponse  par 
expérience,  le  seul  moyen  de  démonstration  qui 
soit  à  son  usage.  Le  lendemain,  on  fait  une  pro- 
menade dans  la  forêt  de  Montmorency  ;  on  s'é- 
gare ;  Emile  est  las  ;  il  a  faim ,  il  pleure  ;  comment 
faire?  On  a  sa  montre,  on  se  rend  compte  de 
la  situation  du  soleil  ;  on  sait  que  Montmorency 
est  au  sud  de  la  forêt;  on  s'oriente,  on  se  re- 
trouve ;  on  reconnaît  (rue  l'astronomie  est  bonne  à 
quelque  chose. 

Jean-Jacques  aime  à  multiplier  ces  exemples.  Ainsi 
la  leçon  de  physique  se  prendra  à  la  foire,  avec  le 
concours  d'un  bateleur  complaisant,  qui  donnera 
d'excellents  conseils  à  Emile.  Mais  ces  artifices,  tout 
ingénieux  qu'ils  soient,  ne  nous  séduisent  point.  Ils 
n'abuseront  pas  longtemps  Emile,  et,  d'ailleurs, 
combien  faudrait-il  de  siècles  en  allant  de  ce  train, 
avec  cette  méthode  à  bâtons  rompus  et  cette  condi- 
tion de  se  réduire  à  la  science  attrayante,  pour  faire 
une    éducation   complète?    Rousseau    l'a   peut-être 

1.  Emile,  1.  III. 


74  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

compris;  car  désormais  il  ne  veut  plus  qu'on  perde 
de  temps  et  trouve  au  contraire  qu'on  ne  saurait 
trop  se  hâter1. 

Sans  renier  ce  qu'il  a  dit  ailleurs,  il  veut  bien 
constater  que  la  société  est  nécessaire,  par  cela  seul 
qu'elle  existe.  La  terre  étant  ce  que  les  hommes 
l'ont  faite,  celui  qui  prétendrait  se  regarder  comme 
isolé,  serait  nécessairement  misérable  et  n'aurait  pas 
même  les  moyens  de  vivre.  Pour  initier  Emile  aux 
relations  sociales,  sans  quitter  le  domaine  des  sens, 
on  s'adressera  avec  fruit  aux  arts  mécaniques.  En 
voyant  que  le  maçon  ne  bâtit  pas  pour  lui  seul,  que 
l'habitant  de  la  ville  est  obligé  de  demander  sa 
subsistance  à  l'agriculteur,  Emile  commencera  à 
comprendre  la  dépendance  des  hommes  entre  eux; 
le  commerce  lui  fera  encore  mieux  sentir  les  règles 
et  les  conventions  qui  président  aux  échanges  ;  mais 
il  aura  d'autres  motifs  de  fréquenter  les  ateliers, 
c'est  Futilité  qu'il  en  pourra  retirer.  Il  n'entrera  pas 
dans  la  boutique  d'un  artisan  sans  s'informer  de 
tout,  sans  se  rendre  compte  de  tout,  et  même  sans 
mettre  la  main  à  l'œuvre  ;  et  comme  il  n'y  a  point 
de  meilleur  précepte  que  l'exemple,  le  précepteur 
tiendra  à  se  mettre  au  travail  avec  lui . 

Bien  plus,  Emile  devra  posséder  à  fond  un  métier. 
s'y  rendre  habile,  l'exercer  souvent,  non  pas  en  ama- 
teur, pendant  quelques  heures,  mais  en  ouvrier,  sous 
un  patron  le  payant  à  la  journée.  Cette  idée  que  tout 
homme  doit  apprendre  un  métier  est  une  de  celles 
sur  lesquelles  Rousseau  revient  le  plus  souvent.  Il  y 
consacre  de  longues  pages  ;  il  prouve  sa  thèse  :  il 
répond  aux  objections  2.  S'il  se  bornait  à  préconiser 

1.  Emile,  1.   III.    —   2.    Id.,   I   M™8  Guymet,  17«x>.  etc. 
1.  III,  et  passitu.  —  Lettre  à  | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


75 


le  travail,  on  ne  pourrait  qu'applaudir  à  ses  efforts. 
S'il  se  contentait  de  dire  :  «  Travailler  est  un  de- 
voir indispensable  à  l'homme  social.  Riche  ou 
pauvre ,  puissant  ou  faible ,  tout  citoyen  oisif  est 
un  fripon;  »  on  pourrait  encore,  malgré  leur  du- 
reté, souscrire  à  ces  paroles.  Mais  ce  qu'il  veut,  ce 
n'est  pas  un  travail  quelconque,  c'est  «  un  métier, 
un  art  purement  mécanique.  .  »  Pourquoi  donc 
exige-t-il  qu'on  se  rende  utile  à  la  société  de  telle 
façon  plutôt  que  de  telle  autre?  On  en  peut  indiquer 
plusieurs  motifs.  En  premier  lieu,  ses  idées  égali- 
taires  ont  influé  sur  sa  pensée.  Il  était  content  de 
passer  le  niveau  populaire  sur  la  tète  des  princes  et 
des  marquis  :  l'outil  du  manœuvre  lui  a  paru  propre 
à  remplir  cet  office.  L'importance  qu'il  donnait  aux 
sensations,  aux  exercices  corporels,  à  l'habileté  de  la 
main  ont  contribué  aussi  à  le  déterminer.  Enfin,  il  a 
encore  obéi  à  d'autres  considérations.  Celle  qui  touche 
aux  vicissitudes  de  la  fortune  ressemble  presque  à 
une  prophétie  et  montre  avec  quelle  netteté  on  pré- 
voyait déjà,  non  seulement  la  Révolution,  mais  jus- 
qu'à ses  conséquences  extrêmes  *,  «  Vous  vous  fiez 
à  l'ordre  actuel  de  la  société ,  sans  songer  que 
cet  ordre  est  sujet  à  des  révolutions  inévitables, 
et  qu'il  vous  est  impossible  de  prévoir  ou  de  pré- 
venir celle  qui  peut  regarder  vos  enfants.  Le  grand 
devient  petit,  le  riche  devient  pauvre,  le  monarque 
devient  sujet  ;    les  coups  du    sort   sont-ils    si   rares 


1.  Elle  l'était  du  reste 
par  bien  d'autres  que  par 
Rousseau.  Voir  F.  Rocquain  , 
L'Esprit  révolutionnaire  avant 
la  Révolution.  1  vol.  in-8,  p.  240 
et  suivantes.  Tout  le  monde 


connaît  les  étranges  prédic- 
tions de  Cazotte.  On  peut  ci- 
ter aussi  les  révélations  en- 
core plus  étranges  du  livre 
qui  a  pour  titre  :  Rêve  s'il  en 
fut  jamais,  etc. 


76  LA    ME    ET    LES    ŒUVRES 

que  vous  puissiez  compter  d'en  être  exempt?  Nous 
approchons  de  l'état  de  crise  et  du  siècle  des  ré- 
volutions ;  qui  peut  vous  répondre  de  ce  que  vous 
deviendrez  alors1?  »  Et  comme  conclusion,  Emile 
apprend  l'état  de  menuisier. 

La  faveur  que  Rousseau  accorde  à  la  sensation, 
à  l'exclusion  des  autres  facultés,  l'a  encore  guidé 
dans  le  choix  du  seul  livre  qu'il  consente  à  mettre 
entre  les  mains  d'Emile  :  ce  livre,  c'est  Robinson2. 
Ne  veut-il  pas  en  effet  faire  de  son  Emile  une  sorte 
de  Rohinson.  Et  Robinson,  seul  dans  son  lie,  obligé 
de  se  suffire  à  lui-même,  d'observer,  d'expérimen- 
ter, de  borner  sa  vie  et  sa  science  à  ce  qui  est  utile, 
ayant  à  compter  à  chaque  instant  avec  la  nécessité, 
n'est-il  pas  un  excellent  modèle  à  proposer  à  Emile? 


V 


Emile  arrive  à  quinze  ans;  il  sort  de  l'enfance  au 
temps  prescrit  par  la  nature  ;  mais  ce  moment  de 
crise  exerce  sur  le  reste  de  la  vie  une  longue  in- 
fluence. «  Comme  le  mugissement  de  la  mer  pré- 
cède de  loin  la  tempête,  cette  orageuse  révolution 
s'annonce  par  le  murmure  des  passions  naissantes... 
Ulysse,  ô  sage  Ulysse,  prends  garde  à  toi;  les- 
outres  que  tu  fermais  avec  tant  de  soin  sont  ou- 
vertes ;  les  vents  sont  déjà  déchaînés.  Ne  quitte 
plus  un  moment  le  gouvernail  ou  tout  est  perdu... 
Jusqu'ici  nos  soins  n'ont  été  que  des  jeux  d'en- 
fant ;  ils  ne  prennent  qu'à  présent  une  véritable 
importance 3.    »     Les    passions ,    les     relations     so- 

I.  Emile,  1.  III.  -   2.  Ici.  —  3.  Ici.,  1.  XV. 


DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.  77 

ciales,  Tordre  moral,  les  idées  intellectuelles,  la 
religion,  telles  sont,  en  attendant  le  mariage  et  la 
politique,  les  problèmes  qui  vont  se  presser,  mais 
que,  malgré  ce  qu'en  dit  Rousseau,  Emile  est  bien 
peu  préparé  à  résoudre. 

Rousseau  semble  ici  appliquer  exclusivement  le 
mot  de  passions  à  l'attrait  qui  porte  un  sexe  vers 
l'autre.  Ce  sens  est  trop  restreint.  L'efiervescence 
de  la  jeunesse  est  toujours  précédée  d'autres  pas- 
sions qui  n'ont  pas  d'âge ,  comme  la  colère ,  la  va- 
nité, l'orgueil,  la  jalousie,  ou  même  de  passions 
plus  spéciales  à  l'enfance,  comme  la  paresse  ou  la 
gourmandise.  Jean-Jacques  n'en  parle  pas  ou  en 
parle  à  peine,  sans  doute  parce  qu'elles  n'entraient 
pas  dans  son  plan  ;  elles  l'auraient  fait  sortir  du 
monde  des  sens,  le  seul  qu'il  regardât  comme  ac- 
cessible à  l'enfant,  pour  l'introduire  dans  le  monde 
moral.  Comme  il  n'en  arien  dit  à  Emile,  il  suppose 
peut-être  qu'elles  sont  restées  muettes:  mais  la 
passion,  quelle  qu'elle  soit,  n'attend  la  permission 
de  personne  pour  se  manifester. 

Ces  réserves  faites,  nous  n'en  admirerons  que 
plus  à  notre  aise  les  vues  excellentes  et  élevées  que 
Jean-Jacques  a  répandues  sur  cette  matière.  Il  a 
senti  l'importance  du  problème  qui  se  posait  devant 
lui  et  s'est  appliqué  courageusement  à  le  résoudre. 
Non  content  de  voir,  il  a  cherché  à  prévoir;  il  a 
étudié  la  passion,  telle  qu'il  l'entend,  dans  ses  pre- 
miers symptômes  et  dans  ses  premiers  mouvements. 
Sachant  qu'il  n'est  ni  possible,  ni  conforme  à  la  na- 
ture de  l'empêcher  de  naître,  il  a  voulu  du  moins 
en  retarder  l'éclosiou,  afin  de  lui  préparer  une  nais- 
sance plus  heureuse  \  Cette  pensée  n'est  pas  neuve; 

1.  Emile,  1.  IV. 


78  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

elle  n'en  est  pas  moins  une  des  plus  justes  et.  des 
plus  salutaires  du  livre.  La  méthode  expectante  et 
négative  de  l'auteur  le  servait  bien  d'ailleurs  dans 
cette  circonstance,  et  c'était  le  cas  de  l'employer. 
Tant  qu'une  passion,  quelque  directiou  qu'on  lui 
donne  ,  quelque  tempérament  qu'on  lui  applique  , 
n'a  aucun  moyen  de  s'exercer  légitimement  et  utile- 
ment, il  est  évident  qu'elle  est  prématurée.  Or,  il 
est  à  remarquer  que,  par  une  infirmité  originelle 
de  notre  espèce ,  l'éveil  des  sens  ayant  lieu  bien 
avant  le  temps  où  ils  peuvent  avoir  un  usage  con- 
forme aux  vues  de  la  nature,  il  est  par  conséquent 
à  propos  de  le  retarder  le  plus  possible. 

Nous  ne  savons  si,  comme  l'assure  Rousseau,  les 
instructions  de  la  nature  sont  tardives  et  lentes  ; 
mais  on  peut  affirmer  avec  lui  que  nos  mœurs  cor- 
rompues et  notre  civilisation,  comme  il  dit,  pro- 
duisent à  cet  égard  une  précocité  désastreuse.  Il  a, 
à  ce  sujet,  de  belles  considérations.  Ses  portraits 
du  jeune  homme  adonné  au  libertinage  et  de  celui 
qui  a  été  élevé  dans  la  simplicité  et  l'innocence  mé- 
ritent d'être  conservés.  «  J'ai  toujours  vu,  dit-il, 
que  les  jeunes  gens  corrompus  de  bonne  heure  et 
livrés  aux  femmes  et  à  la  débauche,  étaient  inhu- 
mains et  cruels...  Au  contraire,  un  jeune  homme 
élevé  dans  une  heureuse  simplicité  est  porté  par 
les  premiers  mouvements  de  la  nature  vers  les  pas- 
sions tendres  et  affectueuses...  Oui,  je  le  maintiens, 
et  je  ne  crains  point  d'être  démenti  par  l'expérience, 
un  enfant  qui  n'est  pas  mal  né  et  qui  a  conservé 
jusqu'à  vingt  ans  son  innocence  est,  à  cet  âge,  le 
plus  généreux,  le  meilleur,  le  plus  aimant  et  le 
plus  aimable  des  hommes1.  » 

1.  Emile,  1.  IV. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  79 

Afin  de  maintenir  le  jeune  homme  dans  cette 
simplicité  si  désirable,  Rousseau  a  imaginé  de  tem- 
pérer les  passions  déréglées  par  des  passions  géné- 
reuses et  bien  ordonnées;  car  il  ne  conserve  pas 
toujours  au  mot  de  passion  le  sens  restreint  qu'il 
lui  donne  habituellement.  Le  premier  dérivatif  qu'il 
propose  est  l'amitié.  L'amitié,  dit-il,  se  développe 
avant  l'amour;  le  sage  précepteur  n'a  qu'à  favoriser 
cette  disposition  pour  prolonger  l'innocence  du  jeune 
homme.  Nous  ne  contredirons  point  Rousseau  à  cet 
égard  ;  nous  nous  étonnerons  toutefois  qu'il  ait  mis 
quinze  ou  seize  ans  à  s'apercevoir  que  son  élève  est 
capable  de  sentiments  affectueux.  Du  moment  donc 
que  vous  aurez  gagné  le  cœur  de  votre  élève,  voyez- 
vous,  dit-il,  quel  nouvel  empire  vous  allez  acquérir 
sur  lui? Du  reste,  les  autres  passions  vous  donneront 
également  des  prises  sur  son  cœur.  «  Tant  qu'il 
n'aimait  rien,  il  ne  dépendait  que  de  lui-même  et 
de  ses  besoins  ;  sitôt  qu'il  aime ,  il  dépend  de  ses 
attachements1.  » 

De  l'amitié  à  une  bienveillance  plus  générale,  il 
n'y  a  qu'un  pas.  Dirigez  la  sensibilité  du  jeune 
homme  vers  les  nobles  sentiments;  tournez  son 
caractère  vers  la  bienfaisance,  la  bonté,  l'humanité; 
cela  vaudra  mieux  que  de  le  lancer  dans  les  plaisirs 
du  monde,  dont  il  ne  peut  encore  apprécier  la 
vanité  et  les  dangers.  Choisissez  avec  soin  ses  so- 
ciétés, son  entourage,  ses  occupations,  ses  plaisirs. 
Défiez-vous  des  livres,  des  gouvernantes,  des  la- 
quais. Que  les  spectacles  que  vous  lui  ménagerez 
le  modèrent  et  le  retiennent  plutôt  que  de  l'exciter. 
Mettez  un  frein  à  son  imagination;  appliquez-vous 

1.  Emile,  1.  IV. 


(SO  LA    VIF    ET    LES   OEUVRES 

à  régler  ses  affections  selon  l'ordre  de  la  nature. 
Apprenez-lui  à  «  aimer  tous  les  hommes,  même 
ceux  qui  le  déprisent...  C'est  par  ces  routes,  et 
d'autres  semblables,  bien  contraires  à  celles  qui 
sont  frayées,  qu'il  convient  de  pénétrer  dans  le 
cœur  du  jeune  adolescent,  pour  y  exciter  les  pre- 
miers mouvements  de  la  nature ,  le  développer  et 
l'étendre  sur  ses  semblables.  A  quoi  j'ajoute  qu'il 
importe  de  mêler  à  ces  mouvements  le  moins  d'inté- 
rêt personnel  qu'il  est  possible.  Surtout  point  de 
vanité,  point  d'émulation,  point  de  gloire,  point  de 
ces  sentiments  qui  nous  portent  à  nous  comparer 
aux  autres;  car  ces  comparaisons  ne  se  font  jamais 
sans  quelque  sentiment  de  haine  contre  ceux  qui  nous 
disputent  la  préférence ,  ne  fût-ce  que  dans  notre 
propre  estime  *.  » 

Pourquoi  faut-il  que  nous  interrompions  ces  belles 
réflexions  par  la  note  discordante  de  la  critique? 
Ces  conseils  sont  fort  bons;  le  malheur  est  qu'ils  ne 
s'appuient  sur  rien.  Remarquons  qu'Emile  ne  sait 
pas  encore  ce  que  c'est  qu'une  action  bonne  ou 
mauvaise.  Il  ne  faut  assurément  pas  blâmer  les  pa- 
rents qui  cultivent  chez  leurs  enfants  une  heureuse 
disposition  aux  sentiments  affectueux,  et  encore 
veillent-ils  à  ce  que,  dès  l'origine,  cette  tendance  à 
aimer  soit  éclairée  par  la  loi  du  devoir  et  des  con- 
venances. Ces  sentiments,  ces  idées  se  développent 
avec  l'âge,  et  le  pli  d'une  habitude  saine,  contractée 
avant  l'éveil  des  passions,  se  maintient  pour  ainsi 
dire  naturellement  après.  Mais  un  être  parvenu  à 
l'âge  de  raison ,  un  adolescent  de  quinze  ou  seize 
ans,  va-t-il  se   contenter  de   cette  vague  sentimen- 

1.  Emile,  1.  IV. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  81 

talité?  Ces  impressions,  encore  neuves,  seront-elles 
de  force  à  résister  à  l'effort  de  la  passion?  Le  sen- 
timent est,  de  sa  nature,  variable  et  capricieux;  ne 
le  sera-t-il  pas  doublement  quand  la  passion  lui 
aura  enlevé  sa  loi  et  sa  règle? 

Attendez,  Rousseau  a  aussi  sa  règle  de  généro- 
sité, d'amour  du  prochain,  de  bienfaisance;  cette 
régie,  c'est  l'amour  de  soi.  «  La  source  de  nos 
passions ,  l'origine  et  le  principe  de  toutes  les 
autres,  la  seule  qui  naît  avec  l'homme  et  ne  le 
quitte  jamais  tant  qu'il  vit,  est  l'amour  de  soi  : 
passion  primitive,  innée,  antérieure  à  toute  autre, 
et  dont  toutes  les  autres  ne  sont,  en  un  sens,  que 
des  modifications...  L'amour  de  soi-même  est  tou- 
jours bon,  toujours  conforme  à  l'ordre...  Il  faut 
que  nous  nous  aimions  pour  nous  conserver  ;  il 
faut  que  nous  nous  aimions  plus  que  toute  chose  ; 
et,  par  une  suite  immédiate  du  même  sentiment, 
nous  aimions  ce  qui  nous  conserve...  C'est  la  fai- 
blesse de  l'homme  qui  le  rend  sociable  ;  ce  sont 
nos  misères  communes  qui  portent  nos  cœurs  à 
l'humanité...  Quand  la  force  d'une  âme  expansive 
m'identifie  avec  mon  semblable  et  que  je  me 
sens,  pour  ainsi  dire,  vivre  en  lui,  c'est  pour  ne 
pas  souffrir  que  je  ne  veux  pas  qu'il  souffre;  je 
m'intéresse  à  lui  pour  l'amour  de  moi,  et  la  rai- 
son du  précepte  est  dans  la  nature  elle-même, 
qui  m'inspire  le  désir  de  mon  bien-être,  en  quelque 
lieu  que  je  me  sente  exister.  D'où  je  conclus  qu'il 
n'est  pas  vrai  que  les  préceptes  de  la  loi  natu- 
relle soient  fondés  sur  la  raison  seule  ;  ils  ont 
une  base  plus  solide  et  plus  sûre.  L'amour  des 
hommes,    dérivé    de    l'amour    de   soi,   est  le  prin- 


82  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

cipe  de  la  justice  humaine f.  »  Ces  paroles  mon- 
trent à  nu  le  système  de  Rousseau  ;  système 
égoïste,  qui,  à  moins  d'admettre  l'identité  des  con- 
traires, ne  fera  jamais  de  héros.  Si  je  ne  me 
crois  obligé  à  n'aimer  mon  semblable  et  à  lui 
faire  du  bien  qu'autant  que  cela  m'est  avantageux, 
je  ne  l'aimerai,  je  ne  lui  ferai  du  bien  que  quand 
j'y  verrai  mon  intérêt.  Il  n'y  -a  pas  là  grande 
vertu,  et  cela  restreint  singulièrement  le  champ 
du  sacrifice. 

Pendant  quelque  temps,  le  précepteur  se  borne  à 
cultiver  chez  son  élève  les  sentiments  affectueux,  la 
pitié,  la  bienveillance,  l'humanité,  à  l'état  d'instinct 
inconscient  et  de  simple  émotion  :  mais  ces  mouve- 
ments tendent  naturellement  à  s'élever  et  à  devenir 
des  vertus. 

Nous  entrons  enfin,  dit  Rousseau,  dans  ..Hoj&lrjL. 
moral.  Enfin  !  dirons-nous  à  notre  tour.  Il  en  est 
temps  ;  il  y  a  plus  de  quinze  ans  que  nous  atten- 
dons. Emile  est  prêt  à  entendre  les  premiers  ac- 
cents de  la  conscience,  ils  s'élèvent  du  fond  de  son 
coeur  ;  à  connaître  les  premières  notions  du  bien  et 
du  mal,  elle  naissent  de  ses  sentiments  d'amour  et 
de  haine.  Tel  est  le  point  culminant  de  la  théorie 
de  Rousseau.  Qu'elle  soit  sensualiste,  nous  n'avons 
pas  le  droit  d'en  être  surpris  ;  ne  citions-nous 
pas  il  y  a  un  instant  ces  paroles  :  «  l'amour  des 
hommes,  dérivé  de  l'amour  de  soi,  est  le  principe 
de  la  justice  humaine.  »  Le  sensualisme  n'est-il  pas 
d'ailleurs  l'erreur  du  xvmc  siècle  ?  11  est  vrai  que 
Rousseau  s'est  donné  constamment  comme  supérieur 


1.  Emile,  1.  IV. —Voir  aussi:    I 
élire  à    l'abbé  de   X.,  i   mars   | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  83 

à  son  siècle.  ?\ous  parlions  de  vertus;  mais  il  est  à 
craindre  qu'Emile,  dès  qu'il  aura  été  initié  aux  lois 
de  la  morale,  ne  commence  par  les  violer,  à  l'insti- 
gation de  l'amour-propre  et  de  l'orgueil.  Du  mo- 
ment qu'on  n'est  plus  seul,  il  est  nécessaire  que  cha- 
cun se  fasse  sa  place  ;  celle  qu'on  désirera  sera  toujours 
la  première.  C'est  au  maître  à  combattre  cette  fâ- 
cheuse disposition,  en  montrant  à  son  élève  ce  que 
sont  les  hommes  et  ce  qu'il  doit  attendre  d'eux. 

Ceci  amène  Rousseau  à  la  politique,  qu'il  prend 
ici,  comme  on  voit,  dans  un  sens  très  large,  et  qu'il 
ne  veut  pas  traiter  séparément  de  la  morale  ;  autre- 
ment, dit-il,  on  n'entendrait  jamais  rien  à  aucune 
des  deux1;  parole  parfaitement  juste,  mais  qui  n'est 
guère  à  l'usage  des  politiques  de  profession.  11  n'a- 
vait point  du  reste  à  parler  longuement  de  politique 
dans  Y  Emile  ;  le  Discours  sur  l'Inégalité  et  le  Con- 
trat social  y  avaient  largement  pourvu.  Il  lui  suffi- 
sait, à  son  point  de  vue,  d'affirmer  l'importance 
qu'il  attachait  à  ce  qu'Emile  connût  bien  les  contra- 
dictions sociales  :  d'un  côté,  l'égalité  réelle  et  vou- 
lue par  la  nature  ;  et,  en  face,  l'égalité  mensongère 
et  chimérique  de  l'état  civil,  qui  n'aboutit  qu'au 
privilège,  à  la  violence  et  à  l'iniquité.  Qu'il  sache 
que  l'homme ,  naturellement  bon ,  car  il  le  jugera 
d'après  lui-même,  devient,  aussitôt  qu'il  se  réunit 
avec  d'autres  hommes,  mauvais,  rempli  de  préjugés 
et  de  vices.  Qu'il  en  conclue  que  la  société  le  dé- 
prave et  le  pervertit. 

Ces  connaissances  ne  sont  pas  sans  danger.  Il  est 
à  craindre  qu'en  rendant  Emile  observateur,  on  ne 
le  rende  médisant  et  satirique  ;  qu'en  l'accoutumant 

1.  Emile,  1.  IV. 


84  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

au  spectacle  du  vice ,  on  ne  le  déshabitue  de  la 
pitié;  qu'enfin  la  perversité  générale  lui  serve  moins 
de  leçons  que  d'excuse. 

Cependant  cette  science  de  la  perversité  humaine, 
il  est  nécessaire  qu'il  l'acquière.  L'idéal  serait  «qu'il 
pensât  bien  de  ceux  qui  Aivent  avec  lui,  et  qu'on 
lui  apprit  à  si  bien  connaître  le  monde,  qu'il  pen- 
sât mal  de  tout  ce  qui  s'y  fait..',  qu'il  fût  porté  à 
estimer  chaque  individu,  mais  qu'il  méprisât  la 
multitude.  » 

«  Pour  lever  à  la  fois  ces  deux  obstacles  et  pour 
mettre  le  cœur  humain  à  sa  portée,  sans  risquer 
de  gâter  le  sien,  je  voudrais,  dit  Rousseau,  lui 
montrer  les  hommes  au  loin  ;  les  lui  montrer  dans 
d'autres  temps  ou  dans  d'autres  lieux,  et  de  sorte 
qu'il  put  voir  la  scène ,  sans  jamais  y  pouvoir  agir. 
Voilà  le  moment  de  l'histoire1.  » 

On  doit  bien  penser  qu'Emile  n'apprendra  pas 
l'histoire  en  suivant,  comme  tout  le  inonde,  des  cours 
réguliers.  S'il  lui  faut  des  livres,  il  en  aura  le  moins 
possible;  son  premier  livre  sera,  comme  toujours, 
l'expérience.  Chemin  faisant,  Jean-Jacques  profite 
de  son  traité  pour  donner  ses  idées  sur  l'histoire, 
de  même  qu'il  l'a  fait  sur  d'autres  sujets,  et  qu'il  le 
fera  encore.  Il  regrette,  non  sans  raison,  que  l'his- 
toire ,  ne  racontant  guère  que  les  combats ,  les 
crimes,  les  malheurs  des  nations,  calomnie  le  genre 
humain  ;  mais  lui-même  en  fait-il  donc  d'habitude 
un  portrait  si  flatteur?  Il  se  défie  des  historiens,  de 
leurs  préjugés,  de  leur  partialité,  de  leur  ignorance, 
et  il  en  conclut  que  «  les  pires  historiens  pour  un 
jeune  homme   sont  ceux   qui  jugent.  »  La   conclu- 

1.  Emile,  1.  IV. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  85 

sion  aurait  été  plus  juste  s'il  avait  dit  que  les  meil- 
leurs sont  ceux  qui  jugent  bien,  et  qu'il  faut,  autant 
que  possible,  les  choisir  éclairés  et  impartiaux.  Il 
se  plaint  qu'ils  fassent  connaître  les  actions  plutôt 
que  les  hommes  ;  mais  comment  connaître  les  hom- 
mes, sinon  par  leurs  actions?  Deux  pages  plus  haut, 
il  avait  dit  :  «  Les  faits,  les  faits  !  et  qu'il  juge  lui- 
même  ;  c'est  ainsi  qu'il  apprend  à  connaître  les 
hommes.  »  Reste  à  savoir  si  l'élève  se  donnera  la 
peine  de  juger,  s'il  est  en  état  de  le  faire,  et  si  des 
jugements  sages  ne  lui  en  apprendraient  pas  plus 
long  que  des  réflexions  qu'il  ne  fera  pas.  Rousseau 
a  craint  maintes  fois  de  donner  à  Emile  une  ins- 
truction au-dessus  de  sa  portée  ;  ne  tomberait-il 
point  ici  dans  l'écueil  dont  il  se  gardait  si  soigneu- 
sement? Fidèle  à  son  amour  pour  les  Anciens,  il 
bannit  l'histoire  moderne  ;  il  aime  les  vies  ;  elles 
font  mieux  connaître  l'homme  ;  il  n'admet  pas  la 
philosophie  de  l'histoire  et  parait  la  rechercher 
sans  cesse.  En  somme,  au  lieu  de  connaître  l'his- 
toire par  les  hommes,  il  regarde  comme  plus  sage 
et  plus  prudent  de  connaître  les  hommes  par  l'his- 
toire ;  pensée  juste,  mais  qui  n'a  rien  de  nouveau  '. 
Emilej  esprit  neuf,  cœur  libre  de  préjugés  et  de 
passions,  âme  bienveillante  et  équitable,  est  au  seul 
moment  de  la  vie  où  il  puisse  juger  sainement  et 
impartialement  les  hommes  ;  il  a  au  plus  haut  degré 
le  sens  de  l'histoire.  Il  faut  toutefois  craindre  pour 
lui  l'écueil  de  l'amour-propre.  Toutes  les  fois  qu'il 
se  comparera  aux  autres  hommes,  son  équité  même 
le  forcera  à  se  préférer  à  tous.  «  Je  suis  sage,  se 
dira-t-il,    et   les  hommes    sont  fous.    En   les  plai- 

1.  Emile,  1.  IV. 


86  LA    VIE  ET    LES    OEUVRES 

gnant,  il  les  méprisera.  »  Allez-vous,  pour  le  ra- 
mener, lui  faire  de  beaux  raisonnements  ?  Ce  serait 
bien  peine  perdue.  Faites-lui  faire  des  écoles.  Ex- 
posez-le volontairement  à  tous  les  accidents  qui 
peuvent  lui  prouver  qu'il  n'est  pas  plus  sage  qu'un 
autre  ;  laissez  les  étourdis  l'entraîner  dans  leurs  ex- 
travagances, les  flatteurs  se  moquer  de  lui,  les  filous 
le  dévaliser,  les  grecs  le  plumer  au  jeu.  «  Les  seuls 
pièges  dont  je  le  garantirais  avec  soin,  ajoute 
Rousseau,  seraient  ceux  des  courtisanes.  »  Et  en- 
core, s'il  tient  à  en  essayer,  faut-il  que  le  maître 
l'accompagne  ;  car  il  est  de  règle  que  le  maître , 
après  avoir  dûment  averti  son  élève,  doit  ensuite 
partager  toutes  ses  folies.  «  Je  demanderais  volon- 
tiers, dit  Jean-Jacques,  au  gouverneur  de  certain 
jeune  homme,  combien  de  fois  il  est  entré  dans 
un  mauvais  lieu,  pour  le  service  de  son  élève. 
Combien  de  fois  ?  Je  me  trompe.  Si  la  première 
n'ôte  à  jamais  au  libertin  le  désir  d'y  rentrer  ;  s'il 
n'en  rapporte  le  repentir  et  la  honte  ;  s'il  ne  verse 
dans  votre  sein  des  torrents  de  larmes,  quittez-le 
à  l'instant  ;  il  n'est  qu'un  monstre,  ou  vous  n'êtes 
qu'un  imbécile.  Yous  ne  lui  servirez  jamais  à 
rien1.  »  Nous  aussi,  nous  sommes  persuadés,  mais 
dans  un  autre  sens,  que  le  gouverneur  qui  accom- 
pagne son  élève  dans  un  mauvais  lieu,  ne  fût-ce 
qu'une  seule  fois,  n'est  en  effet  qu'un  imbécile,  et 
qu'il  fera  bien  de  chercher  fortune  ailleurs. 

L'expérience  personnelle  étant  parfois  dangereuse 
ou  impossible,  le  rôle  de  l'histoire  est  de  nous  ins- 
truire par  l'expérience  d'autrui.  La  fable  partage  le 
même  privilège.   Le  jeune   homme  est   arrivé  à  un 

1.  Emile,  1.  IV. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  87 

âge  où  il  en  peut  comprendre  les  leçons  ;  mais  sup- 
primez-en les  morales.  Il  les  tirera  aussi  bien  lui- 
même  et  les  appropriera  mieux  à  sa  situation.  Que 
s'il  n'est  pas  capable  d'entendre  les  fables  sans  l'ex- 
plication, il  ne  les  entendra  pas  même  ainsi. 

Ces  études  préparent  Emile  à  tenir  sa  place  dans 
le  monde,  mais  elles  sont  bien  théoriques  ;  il  est  à 
propos  de  lui  en  donner  aussi  de  plus  pratiques. 
«  Quand  je  vois,  dit  Rousseau,  que  dans  l'âge  de 
la  plus  grande  activité ,  l'on  borne  les  jeunes  gens 
à  des  études  purement  spéculatives,  et  qu'après, 
sans  la  moindre  expérience,  ils  sont  tout  d'un  coup 
jetés  dans  le  inonde  et  dans  les  affaires,  je  trouve 
qu'on  ne  choque  pas  moins  la  raison  que  la  nature, 
et  je  ne  suis  plus  surpris  que  si  peu  de  gens 
sachent  se  conduire1.  »  Paroles  assez  justes,  qui 
signalent  un  abus  très  commun  alors,  et  que  nos 
surnumérariats  et  nos  filières  administratives  ont 
atténué ,  mais  non  détruit.  Mais  qu'a  donc  fait 
Rousseau  jusqu'à  présent  d'Emile,  sinon  un  bon 
menuisier  et  un  être  très  ignorant  d'ailleurs?  Aussi 
confesse-t-il  qu'il  y  a  une  lacune  à  l'éducation  de 
son  élève.  Pour  la  combler,  il  propose  un  moyen 
qu'on  n'attendait  sans  doute  pas  de  sa  part,  les 
bonnes  œuvres.  «  Occupez  votre  élève,  dit-il,  à 
toutes  les  bonnes  actions  qui  sont  à  sa  portée.  Que 
l'intérêt  des  indigents  soit  toujours  le  sien,  qu'il  ne 
les  assiste  pas  seulement  de  sa  bourse,  mais  de 
ses  soins,  qu'il  les  serve,  qu'il  les  protège,  qu'il 
leur  consacre  sa  personne  et  son  temps,  qu'il  se 
fasse  leur  homme  d'affaires  ;  il  ne  remplira  de  sa 
vie  un  si  noble  emploi  2.  » 

1.  Emile,  1.  IV.  —  2.  M. 


88  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Du  moment  qu'Emile  est  entré  en  relations  avec 
les  autres  hommes,  il  lui  faut  se  faire  entendre  d'eux 
et  les  persuader;  voilà  la  vraie  rhétorique.  C'est  en- 
core l'expérience  qui  la  lui  enseignera.  «  Quel  ex- 
travagant projet,  dit  Jean-Jacques,  d'exercer  les 
jeunes  gens  à  parler,  sans  sujet  de  rien  dire... 
Qu'importe  à  un  écolier  de  savoir  comment  s'y  prit 
Annibal  pour  déterminer  ses  soldats  à  passer  les 
Alpes?  Si,  au  lieu  de  ces  magnifiques  harangues, 
vous  lui  disiez  comment  il  doit  s'y  prendre  pour 
porter  son  préfet  à  lui  donner  un  congé,  soyez  sûr 
qu'il  serait  plus  attentif  à  vos  règles1.  »  Cette 
méthode  est  vraie  dans  un  sens  ;  mais  prenez  garde 
d'en  abuser.  Elle  fait  bon  effet  dans  un  livre  ;  elle 
risque  fort  d'égarer  dans  la  pratique.  Dire  ce  qu'on 
a  à  dire  est  fort  bien  ;  encore  est-il  qu'il  y  a  ma- 
nière de  le  dire  ;  que  l'étude,  l'art,  si  l'on  veut, 
est  un  secours  qui  n'est  pas  à  négliger.  Eh!  qui 
donc  est  plus  artiste  que  Rousseau  en  littérature  ? 
Qui  cisela  sa  phrase  avec  plus  de  soin?  Qui,  plus 
que  lui,  s'éleva  au-dessus  de  ce  qu'on  pourrait 
nommer  l'éloquence  utilitaire? 

Emile  est  entré  dans  le  monde  et  s'y  est  distingué 
par  son  esprit  sûr,  ferme,  exempt  de  préjugés,  su- 
périeur à  la  passion.  A  force  d'étendre  son  amour- 
propre  sur  les  autres  hommes,  il  l'a  transformé  en 
vertu  ;  à  force  de  généraliser  son  propre  intérêt,  il 
s'est  pénétré  de  l'intérêt  d'autrui;  ce  qui  signifie 
qu'à  force  d'égoïsme,  il  a  acquis  l'esprit  de  dévoue- 
ment et  de  sacrifice.  Cependant  il  ne  peut  espérer 
que  sa  sagesse  corrigera  la  folie  de  tous  les  hommes. 
Ii  est  doux  et  ennemi  des  querelles  ;  mais  il  ne  peut 

1.  Emile,  1.  IV. 


DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.  89 

répondre  qu'un  brutal,  un  ivrogne  ou  un  brave  co- 
quin ne  lui  donne  pas  un  soufflet  ou  un  démenti. 
Quelle  conduite  tiendra-t-il  alors?  L'hypothèse  est 
délicate;  Jean-Jacques  aurait  d'autant  mieux  fait  de 
la  laisser  de  côté,  qu'elle  arrivait  là  à  titre  de  di- 
gression et  qu'il  était  peu  propre  à  la  résoudre.  Lui- 
même  s'était  fermé  la  solution  mondaine  par  l'élo- 
quente protestation  qu'il  avait  insérée  contre  le  duel 
dans  la  Nouvelle  Héloïse  \  et  la  solution  chrétienne 
n'était  guère  à  sa  portée.  Il  en  a  cherché  une  troi- 
sième ;  il  faut  convenir  que  l'invention  n'est  pas 
heureuse.  «  L'insuffisance  des  lois,  dit-il,  lui  rend 
(à  Emile)  son  indépendance  ;  il  est  alors  seul  ma- 
gistrat, seul  juge  entre  l'offenseur  et  lui  ;  il  est 
seul  interprète  et  ministre  de  la  loi  naturelle  ;  il 
se  doit  justice  et  peut  seul  se  la  rendre.  Je  ne  dis 
pas  qu'il  doive  s'aller  battre  ;  c'est  une  extrava- 
gance ;  je  dis  qu'il  se  doit  justice  et  qu'il  en  est  le 
seul  dispensateur2.  »  Ces  paroles  paraîtront,  sans 
cloute,  obscures  ;  allons  en  chercher  ailleurs  l'expli- 
cation :  «  L'honneur  d'un  homme,  écrit  Rousseau  à 
l'abbé  M.,  ne  peut  avoir  de  vrai  défenseur,  ni  de 
vrai  vengeur  que  lui-même...  Si  donc  un  homme 
indignement,  injustement  flétri  par  un  autre,  va 
le  chercher,  un  pistolet  à  la  main ,  dans  l'amphi- 
théâtre de  l'Opéra,  et  iui  casse  la  tête  devant  tout 
le  monde,  et  puis,  se  laissant  tranquillement  mener 
devant  les  juges,  leur  dit  :  Je  viens  de  faire  un 
acte  de  justice,  que  je  me  devais  et  qui  n'appar- 
tenait qu'à  moi,  faites-moi  pendre  si  vous  l'osez, 
—  il  se  pourra   bien    qu'ils   le   fassent    pendre    en 


1.  Nouvelle  Héloïse,  lre  partie,    |   note, 
lettre  57.  —  2.   Emile,  1.   IY, 


90  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

effet  ;  parce  qu'enfin,  quiconque  a  donné  la  mort  la 
mérite  ;  qu'il  a  dû  même  y  compter  ;  mais  je  ré- 
ponds qu'il  ira  au  supplice  avec  l'estime  de  tout 
homme  équitable,  comme  avec  la  mienne.  Et  si 
cet  exemple  intimide  un  peu  les  tateurs  d'hommes, 
et  fait  marcher  les  gens  d'honneur  qui  ne  fer- 
raillent pas  la  tête  un  peu  plus  haute,  je  dis  que 
la  mort  de  cet  homme  de  courage  ne  sera  pas  inu- 
tile à  la  société2.  »  Il  est  superflu  de  s'attarder  à  la 
réfutation  de  cette  opinion.  Nous  croyons  qu'elle 
présente  peu  de  danger  et  sera  peu  suivie  dans  la 
pratique. 


VI 


La  manière  dont  Rousseau  façonne  son  élève  rap- 
pelle assez  celle  des  fabricants  d'automates  et  de 
poupées  à  ressort,  qui  composent  leurs  personnages 
de  pièces  et  de  morceaux,  ajustant  une  jambe,  puis 
une  autre,  puis  les  bras,  les  mains,  la  tête,  etc.  Il 
ne  manque  plus  guère  à  Emile  qu'une  seule  pièce, 
mais  elle  est  importante  ;  c'est  celle  qui  correspond 
aux  idées  purement  intellectuelles  et  religieuses. 

Comment?  jY avons-nous  pas  parlé  déjà  de  pas- 
sions, de  morale,  de  vertus?  Oui,  mais  de  vertus 
extérieures  et  égoïstes,  d'une  morale  en  l'air,  sans 
Dieu  et  sans  idées.  jNous  avons  parlé  de  passions; 
mais,  chose  incroyable,  Rousseau  commence  par  les 
laisser  croître  et  se  fortifier,  et  c'est  quand  elles  ont 
déjà  produit  des  ravages,  qu'il  songe  à  leur  opposer 
la  digue   de   la  religion,  la   seule  pourtant  que  lui- 

1.  Lettre  à  l'abbé  il/.,  14  mars  1770. 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU. 


9i 


même  regarde  comme  suffisante.  Autant  vaudrait 
attendre,  pour  munir  une  place,  qu'elle  fût  investie 
par  l'ennemi.  «  A  quinze  ans,  Emile  ne  savait  pas 
s'il  avait  une  âme,  et  peut-être  à  dix-huit,  n'est-il 
pas  encore  temps  qu'il  l'apprenne1?  »  Mais  quelle 
était  donc  sa  morale,  quelle  était  sa  vertu,  sinon  la 
morale  et  la  vertu  de  son  âme?  Emile,  nous  l'avons 
vu,  doit  se  rendre  compte  de  tout  ce  qu'il  fait. 
Quelle  raison  de  sa  vertu  ira-t-il  chercher  dans  la 
matière?  (Remarquons  que  Rousseau  n'a  jamais  été 
matérialiste).  Est-ce  dans  son  corps  qu'il  fera  rési- 
der sa  morale  ?  Nous  ne  disons  pas  même  dans  ses 
sens;  car  les  opérations  des  sens  sont  elles-mêmes 
des  opérations  de  l'âme. —  Ne  pense-t-il  point?  Ne 
parle-t-il  point?  Qu'est-ce  (pie  la  pensée?  Qu'est-ce 
que  la  parole,  si  ce  n'est  l'Ame?  On  dirait  que  Jean- 
Jacques  ne  sait  ce  que  c'est  qu'une  idée  intellec- 
tuelle. Emile,  qui  est  adroit,  sait  assurément  qu'en 
frisant  telle  chose,  il  en  résultera  tel  effet;  s'il  se 
rend  compte  de  ce  qu'il  fait,  il  en  voit  la  raison  suf- 
fisante. Mais  la  cause,  la  raison  suffisante,  voilà  des 
idées  intellectuelles.  A  force  de  vouloir  faire  de  l'é- 
ducation expectante  et  négative,  avouons  que  Rous- 
seau ne  sait  plus  ce  qu'il  dit. 

Et  l'idée  de  Dieu,  comment  s'y  prendra-t-il  pour 
empêcher  qu'elle  ne  pénètre  mille  fois  dans  l'esprit 
de  son  élève  ?  Emile  est  observateur  :  n'a-t-il  donc 
jamais  vu  une  église,  un  prêtre,  une  croix,  un  bap- 
tême, un  mariage,  des  obsèques?  Que  Rousseau 
entasse  difficultés   sur  difficultés  ;    qu'il  énumôre  la 


1.  Emile,  1.  IV.  —  C'était 
aussi  l'avis  de  Diderot  :  «  On 
sait  à  quel  âge  un  enfant  doit 
apprendre  à  lire,  à  chanter,  à 
danser,  le  latin,  la  géométrie. 


Ce  n'est  qu'en  matière  de  re- 
ligion qu'où  ne  consulte  point 
sa  portée.  »  Pensées  philosophi- 
ques, XXV. 


92  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

série  des  échelons  qu'il  faut  traverser,  des  obstacles 
qu'il  faut  surmonter  pour  arriver  à  se  former  une 
idée  abstraite:  tout  cet  échafaudage  ne  tient  pas  un 
instant  devant  les  faits.  Est-ce  que  tous  nous  n'a- 
vons point  passé  par  cette  filière,  que  Jean-Jacques 
prétend  si  encombrée  ?  Est-ce  que  nous  n'avons  pas 
pu  constater  par  nous-mêmes  que  rien,  au  contraire, 
n'entre  plus  naturellement  et  plus  facilement  dans 
l'esprit  qu'une  idée  abstraite?  Si  nos  souvenirs  ne 
nous  rappellent  pas  le  moment  où,  pour  la  première 
fois,  elle  a  frappé  notre  intelligence,  ne  serait-ce 
point,  parce  qu'en  effet  elle  remonte  plus  haut  que 
nos  plus  lointains  souvenirs?  Et  le  catéchisme, 
contre  lequel  Rousseau  n'a  pas  assez  d'anathèmes 
—  on  sait  que.  sous  ce  rapport,  il  a  eu  des  succes- 
seurs et  des  émules  —  qui  de  nous  ne  l'a  pas  com- 
pris à  dix  ou  douze  ans,  sinon  aussi  complètement, 
du  moins  aussi  clairement  qu'un  théologien?  Non, 
l'idée  abstraite,  non  surtout,  l'idée  religieuse  n'est 
pas  fermée  à  l'enfance.  Il  semble  plutôt  que,  dans 
ces  intelligences  limpides,  comme  dans  un  pur  cris- 
tal, elle  pénètre  plus  aisément  que  dans  les  âmes 
déjà  usées  et  souillées  par  les  frottements  de  la  vie. 
L'enfant  a-t-il  besoin  pour  cela  de  leçons  en  règle  et 
de  raisonnements  savants?  Pas  le  moins  du  monde  ; 
il  a  bien  plutôt  besoin  des  influences  de  la  famille 
et  d'une  atmosphère  religieuse.  «  La  Religion,  dit 
Guizot,  n'est  pas  une  étude  et  un  exercice  auquel  on 
assigne  son  lieu  et  son  heure;  c'est  une  foi,  une 
loi  qui  doit  se  faire  sentir  constamment  et  partout, 
et  qui  n'exerce  qu'à  ce  prix  sa  salutaire  influence  '.  » 


1.    GUIZOT,    Mémoires    pour   j    t.  III,  ch.  XVI. 
servir  à  l'histoire  de  mon  temps,    j 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  93 

Rousseau  aurait  fait  une  gageure  contre  l'expé- 
rience et  le  sens  commun,  qu'il  n'agirait  pas  autre- 
ment. Quel  est  l'âge  qu'il  choisit  pour  apprendre  à 
son  élève  la  morale  et  la  religion  ?  Mais  c'est  préci- 
sément l'âge  des  doutes  et  des  objections  intéres- 
sées. C'est  l'âge  où  le  jeune  homme,  qu'une  vue 
claire  et  sereine  a  illuminé  jusque-là,  se  sent  moins 
sûr  et  plus  troublé.  Non,  ce  n'est  pas  au  moment 
où  la  pratique  de  la  religion  et  de  la  morale  devient 
plus  difficile  qu'il  faut  en  parler  pour  la  première 
fois  au  jeune  homme.  Rousseau  prétend  fonder  sa 
méthode  sur  l'observation  ;  ce  n'est  pas ,  en  tout 
cas,  sur  l'observation  d'un  autre  Emile  ;  le  sien  est 
le  premier  de  son  espèce;  et  quant  aux  autres,  qu'il 
cite  donc  bien  des  jeunes  gens  élevés  sans  religion, 
et  qui  deviennent  religieux  et  moraux  à  dix-huit 
ans. 

Notre  philosophe  s'indigne  qu'on  élève  un  jeune 
homme  dans  la  religion  de  son  père.  C'est,  en  effet, 
un  très  grand  malheur,  si  cette  religion  est  fausse; 
mais,  dussions-nous  scandaliser  quelques  esprits 
timorés,  nous  osons  dire  que  le  malheur  est  moins 
grand  que  si  on  l'élevait  en  dehors  de  toute  religion. 
Une  religion,  même  fausse,  possède  encore  une  part 
de  vérité  qui  peut  servir  à  la  conduite  de  la  vie  ; 
tandis  que  l'absence  de  la  religion,  c'est  le  néant, 
c'est  la  mort  de  l'âme.  Le  père  qui  dit  à  son  fils  ce 
qu'il  croit  être  la  vérité ,  remplit  un  grand  devoir 
moral;  on  ne  peut  lui  demander  davantage.  Rappe- 
lons-nous que  la  sincérité  est  déjà  la  moitié  de  la 
vérité;  elle  en  est  le  coté  humain,  en  quelque  sorte. 
Prenez  un  père  fermement  convaincu  de  la  vérité 
et  de  l'importance  de  la  religion  qu'il  professe,  et 
dites-lui  de  fermera  son  fils  l'accès  de  ce  qu'il  croit 


94  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

être  la  vérité  nécessaire  !  Mais  sa  parole  éclatera 
malgré  lui  du  fond  de  son  cœur  ;  mais  il  serait  un 
monstre,  s'il  gardait  le  silence.  C'est  pourtant  ce  que 
voudrait  Rousseau.  Sa  crainte  de  l'erreur  lui  fait 
chérir  toutes  les  ignorances.  «  A  quelle  secte, 
dit-il,  agrégerons-nous  l'homme  de  la  nature  ?  La 
réponse  est  fort  simple,  ce  me  semble  ;  nous  ne 
l'agrégerons  ni  à  celle-ci,  ni  à  celle-là;  mais  nous 
le  mettrons  en  état  de  choisir  celle  où  le  meilleur 
usage  de  sa  raison  doit  le  conduire.  »  Et  Rous- 
seau ne  paraît  pas  se  douter  que  lé  jeune  homme, 
qui  ne  comprenait  pas  le  catéchisme  à  douze  ans, 
le  comprendra  moins  encore  à  dix-huit,  pour  toutes 
sortes  de  raisons  intéressées;  que,  mis  en  demeure 
de  choisir  une  religion,  il  n'en  choisira  aucune  et 
restera  libre  penseur  toute  sa  vie.  C'est  peut-être, 
du  reste,  ce  que  voulait  le  maître.  0  Rousseau, 
apôtre  de  l'ignorance,  vous  n'êtes  pas  toujours 
aussi  timide;  mais  votre  circonspection  pourrait  bien 
n'être  ici  que  le  manteau  de  votre  indifférence.  Si 
vous  attachiez  de  l'importance  à  la  religion,  vous 
montreriez  sans  doute  plus  d'empressement.  On 
n'attend  pas,  pour  dire  à  l'enfant  qu'il  est  défendu 
de  voler,  qu'il  ait  approfondi  les  divers  systèmes 
sur  la  propriété  ;  on  n'attend  pas,  pour  lui  dire  qu'il 
doit  obéir  aux  lois  de  son  pays,  qu'il  ait  étudié  les 
constitutions  et  vérifié  l'assiette  et  la  nécessité  des 
impôts;  nos  devoirs  envers  Dieu  seraient-ils  moins 
certains  et  moins  sacrés  que  nos  devoirs  envers  nos 
semblables  ? 

Nous  croyons  qu'au  fond  Rousseau  est  plus  em- 
barrassé qu'il  ne  veut  le  paraître.  Il  n'impose,  il 
n'ose  même  indiquer  aucune  religion  formelle  à  son 
élève,    parce    que    lui-même  n'en   a  aucune.    Avec 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  95 

beaucoup  de  sentiments  vagues  sur  la  religion,  il 
n'a  ni  dogmes  précis,  ni  pratique  arrêtée,  ni  culte 
positif.  Ceci  nous  amène  à  parler  de  la  religion  de 
Rousseau  ;  sujet  très  important,  qui  mérite  bien  un 
chapitre  spécial. 


CHAPITRE  XX 


Sommaire  :  Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard.  —  f.  Importance 
donnée  à  la  religion  par  Rousseau.  —  Variations  religieuses  de  Rous- 
seau. 

II.  Rousseau  prend  pour  guides  la  conscieaee  et  le  sentiment.  —  Des 
développements  de  la  connaissance,  depuis  la  perception  sensible  jusqu'à 
Dieu.  —  Spiritualité  de  l'âme.  —  Liberté.  Existence  du  mal.  —  Justice 
divine.  Vie  future.  —  Morale.  Conscience.  —  Dieu,  principe  de  la  mo- 
rale. —  Pas  de  prière.  —  La  religion  naturelle  est-elle  suffisante? 

III.  Deuxième  partie  de  la  profession  de  foi.  —  Première  objection  : 
la  révélation  est  inutile.  —  Deuxième  objection  :  la  révélation  n'est  fon- 
dée sur  aucune  preuve  certaine.  —  Procédés  d'argumentation  de  Rous- 
seau. —  Indifférence  religieuse  de  Rousseau.  —  Conclusions  contradic- 
toires. —  Parti  que  l'incrédulité  a  tiré  de  la  Profession  de  foi. 


I 


Rousseau  a  consigné  ses  idées  religieuses  un  peu 
partout.  Il  n'a  pas  voulu  seulement  être  un  réfor- 
mateur de  la  société,  il  a  prétendu  refaire  la  reli- 
gion à  sa  façon.  Il  savait  d'ailleurs  la  puissance  so- 
ciale, aussi  bien  que  l'importance  doctrinale  de  la 
religion.  Aussi  n'a-t-il  jamais  été  de  ceux  qui  l'ont 
passée  sous  silence,  et  lui  donne-t-il  dans  tous  ses 
ouvrages  une  grande  et  honorable  place.  Il  a  fait, 
sur  cette  matière,  un  résumé  important  et  raisonné 
de  ses  doctrines,  c'est  la  Profession  de  foi  dit  vicaire 
savoyard. 

On  sait  que  Rousseau  a  mis  cette  œuvre  dans  la 
bouche  d'un  certain  abbé  Gaime,  dont  il  avait  fait 
la  connaissance  à  l'hôpital  des  catéchumènes  à  Tu- 
rin ;  de  là  son  nom  de  Profession  de  foi  da  vicaire 
savoyard. 


LA   VIE  ET  LES  ŒUVRES   1>E  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.    97 

Cet  ouvrage  n'est  qu'un  épisode  du  quatrième 
livre  de  Y  Emile  ;  il  a  néanmoins  suscité  des  cen- 
taines de  volumes  d'apologies  ou  de  critiques,  d'at- 
taques ou  de  défenses,  et  il  en  pourrait  susciter 
bien  d'autres  encore  ;  il  n'embrasse  en  effet  rien 
moins  que  la  religion  toute  entière,  la  religion  na- 
turelle et  la  religion  révélée. 

Afin  qu'on  ne  nous  accuse  pas  de  nous  escrimer 
à  vide,  il  est  bon  d'établir  que  cette  profession  de 
foi  n'est  pas  seulement  celle  du  vicaire,  mais  qu'elle 
est  bien  celle  de  Rousseau  en  personne.  Cela  a  été 
quelque  peu  discuté  dans  le  temps  ;  Jean-Jacques 
lui-même  l'a  contesté  parfois  pour  le  besoin  de  sa 
cause1;  plus  souvent  il  l'a  affirmé.  «  Vous  conce- 
vrez aisément,  écrit-il  à  Moultou,  que  la  Profes- 
sion de  foi  du  vicaire  savoyard  est  la  mienne  2.  » 
Enfin,  ce  qui  est  le  plus  décisif,  il  l'a  constamment 
traitée,  aimée  et  défendue  comme  son  œuvre  la 
plus  chère.  «  Je  la  tiendrai  toujours,  écrit-il  à 
l'archevêque  de  Paris,  comme  l'écrit  le  meilleur  et 
le  plus  utile,  dans  le  siècle  où  je  l'ai  publié  3.  »  Au- 
jourd'hui il  n'y  a  plus  ni  doute  ni  contestation  à  ce 
sujet. 

liousseau  a  répété  maintes  fois  qu'il  n'a  jamais 
changé  sur  la  religion  ;  cela  n'est  pas  tout  à  fait 
exact.  Sans  aller  fouiller  dans  ses  œuvres  de  jeu- 
nesse et  lui  rappeler  la  belle  prière  qu'il  faisait  aux 
Charmettes  ;  sans  opposer  les  unes  aux  autres  ses 
variations  du  même  jour  et  de  la  même  heure,  chez 
Mmo  d'Épinay  ;  sans  parler  de  ses  deux  abjurations. 


1.  Déclaration  de  J.-J.  Rous- 
seau relative  à  M.  le  pasteur 
Vemes  ;  février,  mars  1765. 
Lettre  à  Marcel,  24  juillet  1762. 


—  2.  Lettre  à  Moultou,  23  dé- 
cembre 1761.  —  3.  Lettre  à 
l'archevêque  de  Paris,   1763.  — 


98  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

qu'il  a  expliquées  tant  bien  que  mal  :  on  trouverait, 
aux  diverses  époques  de  sa  vie.  des  différences  qu'il 
est  impossible  d'interpréter  par  un  simple  dévelop- 
pement de  la  même  pensée.  Si  l'on  en  croyait  Dide- 
rot. t<  rien  ne  tient  dans  ses  idées  :  c'est  un  homme 
excessif,  qui  est  ballotté  de  l'athéisme  au  bap- 
tême des  cloches1.  »  Mais  nous  avons  des  autori- 
tés plus  sûres  et  plus  impartiales  que  celles  de 
Diderot.  Il  est  certain,  par  exemple,  qu'après  sa  -t 
seconde  abjuration,  Jean-Jacques  se  montra  un  pro- 
testant autrement  orthodoxe  qu'il  ne  le  fit  plus  ' 
tard.  Dans  ce  temps-là.  les  pasteurs  comptaient  sur 
lui,  pour  les  soutenir  dans  les  conjonctures  délicates: 
ils  désiraient  le  consulter  pour  une  nouvelle  édition 
de  la  Bible  ;  ils  entretenaient  avec  lui  une  corres- 
pondance très  suivie  ;  ils  voulaient  l'opposer  à  l'im- 
pie Voltaire  ;  ils  lui  faisaient  écrire  sa  lettre  sur  la 
Providence2.  Ces  belles  dispositions  n'avaient  pas 
toutefois  des  racines  assez  profondes  pour  le  déter- 
miner à  défendre  ses  amis  de  Genève  contre  ceux 
de  Paris,  contre  Diderot,  contre  Grimm,  contre  la 
société  frivole  et  railleuse  qu'il  rencontrait  chez 
Mmc  d'Epinay.  Plus  tard,  il  écrivit  son  Emile,  sa 
Lettre  à  V archevêque  de  Paris,  ses  Lettres  de  la 
Montagne,  où  se  mêlent  et  s'amalgament  dans  son 
impressionnable  cervelle  toutes  les  influences  que 
nous  venons  d'indiquer.  Celle  de  Diderot  notamment 
est  visible  ;  chemin  faisant,  nous  en  pourrons  si- 
gnaler quelques  traits.  Enfin  il  ne  faut  pas  oublier 
que,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  il  a.  dans 
un  superbe  morceau,  sous  forme  d'allégorie,  réhabi- 

1.  Lettre  de  Diderot  à  Mn-  l'o-   j    ch.  IV.  Gaberel,    Rousseau  et 
tant,  17ô2.  —  2.  Sayous,  t.  I,   |    les  Genevois,  ch.  ni. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


99 


lité  la  révélation  chrétienne,  qu'il  avait  trop  long- 
temps combattue.  Cette  page  mérite  d'être  rappor- 
tée avec  quelque  détail.  In  philosophe  voit  en  rêve 
un  immense  édifice,  soutenu  par  sept  statues  colos- 
sales (les  sept  péchés  capitaux),  hideuses  si  on  les 
regarde  de  face,  mais  très  belles,  si  on  les  voit  d'un 
certain  côté.  Au  milieu  est  une  huitième  statue 
voilée,  à  laquelle  l'édifice  est  consacré.  Des  prêtres 
introduisent  la  foule  des  adorateurs,  mais  en  ayant 
soin  de  ne  laisser  pénétrer  personne  qu'après  lui 
avoir  bandé  les  yeux.  Leur  culte  est  fondé  sur  l'im- 
posture, le  carnage,  la  prostitution.  Cependant  un 
vieillard,  se  donnant  comme  aveugle,  est  dispensé  de 
bandeau.  11  s'élance  sur  l'autel,  arrache  le  voile  de 
la  statue,  en  montre  la  difformité  ;  mais  sur  l'appel 
des  prêtres,  le  peuple,  au  lieu  de  se  montrer  recon- 
naissant, se  précipite  sur  lui  et  le  condamne  à  boire 
l'eau  verte.  Et  le  vieillard  consacre  son  dernier  dis- 
cours à  rendre  hommage  à  cette  statue  qu'il  venait 
de  dévoiler.  Tout  à  coup  une  voix  se  fait  entendre  : 
C'est  ici  le  Fils  de  l'homme  ;  les  cieux  se  taisent 
devant  lui,  terre,  écoute  sa  voix  ;  et  l'on  aperçoit 
sur  l'autel  un  personnage  en  habits  d'artisan,  au 
regard  céleste,  simple  et  sublime.  On  sent  que  le 
langage  de  la  vérité  ne  lui  coûte  rien,  parce  qu'il 
en  possède  la  source  en  lui-même.  —  0  mes  en- 
fants, dit-il,  je  viens  expier  et  guérir  vos  erreurs  ; 
aimez  celui  qui  vous  aime,  et  connaissez  celui  qui 
est;  —  et  il  renverse  sans  effort  la  statue  et  prend 
sa  place  '.  Que  n'avons-nous  de  Rousseau  beaucoup 


1.  Fiction  ou  morceau  allé- 
gorique sur  la  révélation,  pu- 
blié   par    Streckeisen   Moul- 


tou.  Correspondance  et  œuvres, 
etc.,  1861. 


UniversTÎ^ 
BIBUOTHECA 


100  LA    VIE   ET    LES    OEUVRES 

d'oeuvres  semblables  !  Oh  !  alors  nous  n'aurions  qu'à 
répéter  avec  Moultou  :  Oui,  Rousseau  était  un  es- 
prit religieux  '  !  Le  tableau  qu'il  fait  dans  cette 
allégorie  de  la  mission  de  Jésus-Christ,  de  sa  révé- 
lation, de  sa  divinité,  de  ses  bienfaits,  de  sa  mort, 
est  complet,  et  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  c'est  la 
contre-partie  du  vicaire  savoyard.  Plusieurs  y  ont 
vu,  non  sans  de  sérieux  motifs,  une  preuve  de  re- 
tour de  Jean-Jacques  aux  idées  chrétiennes,  dans 
les  dernières  années  de  sa  vie.  Moultou,  qui  avait 
reçu  ce  morceau  en  dépôt,  pense  qu'il  était  destiné 
à  remplacer  la  discussion  sur  les  miracles,  dans  une 
nouvelle  édition  de  l'Emile.  Il  fut  composé  entre 
1770  et  1777  2. 

Ces  réserves  faites  ;  si  on  laisse  de  côté  certains 
détails,  principalement,  comme  deux  exceptions  en 
sens  contraire,  le  Conte  à  i/mc  d'Epinay  et  le  Frag- 
ment sur  la  Révélation ,  il  est  certain  que  Rousseau 
a  parcouru  pendant  presque  toute  sa  vie  un  courant 
religieux  assez  uniforme  ;  qu'on  en  peut  observer  la 
marche  d'une  manière  suivie,  et  en  voir  le  terme 
dans  la  Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard. 


II 


La  Profession  de  foi  est  divisée  en  deux  parties 
très  différentes  ;  nous  nous  proposons  de  les  exa- 
miner successivement. 

1.  Mot  de  Moultou  à  propos  :   ment;    son   livre  ayant  pré- 

de   ce   même   fragment    que  cédé  de  quelques  mois  celui 

nous    venons   d'analyser.   Si  I  de  Slreckeisen-Moultou.  —  2. 

Sayous  est  d'un  avis  contraire  i  Gaberel   croit  que  ce  fut  en 

et  n'y  voit   qu'un   monument  1774,  Rousseau  et  les   Genevois, 

d'orgueil,  c'est  que  sans  doute  en.  ni,  §  8. 

il  le  connaissait  imparfaite-  | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  101 

On  sait  que  Rousseau  avait  rompu  avec  les  philo- 
sophes matérialistes  et  athées.  «  Je  consultai  les 
philosophes,  fait-il  dire  à  son  vicaire,  je  feuilletai 
leurs  livres,  j'examinai  leurs  diverses  opinions  ;  je 
les  trouvai  tous  fiers,  affîrmatifs,  dogmatiques, 
même  dans  leur  scepticisme  prétendu  ;  n'ignorant 
rien ,  ne  prouvant  rien ,  se  moquant  les  uns  des 
autres;  et  ce  point,  commun  à  tous,  me  parut  le 
seul  sur  lequel  ils  ont  tous  raison.  » 

Cependant  Rousseau  voulant,  comme  un  simple 
philosophe,  élever  aussi  son  système,  a  senti  le 
besoin  de  remonter  à  l'origine  de  nos  connaissances 
et  de  chercher  un  principe  sur  lequel  il  put  s'ap- 
puyer. La  pensée  était  bonne  ;  il  n'en  fut  pas  de 
même  de  l'exécution.  La  raison  et  ses  interprètes 
habituels,  les  philosophes,  une  fois  écartés,  il  lui  fal- 
lait prendre  un  autre  guide  ;  il  donne  la  préférence 
à  la  lumière  intérieure,  à  la  conscience.  Il  aurait 
bien  fait  de  dire  ce  qu'il  entend  par  ces  mots.  Ne 
désigneraient-ils  pas  simplement  la  raison,  sous  une 
autre  forme,  on  plutôt,  sous  un  autre  nom;  la  raions 
amoindrie  et  réduite  à  des  élans  vagues  et  prime- 
sautiers  qui  échappent  à  l'analyse  ;  la  raison,  sans  le 
raisonnement  et  sans  la  science  ;  en  d'autres  termes, 
l'inspiration,  le  sentiment,  le  bon  sens  tout  au  plus. 
Pascal  disait  :  Vérité  en  deçà  des  Pyrénées,  erreur 
au  delà  ;  il  faudra  étendre  le  mot  de  Pascal  et  dire  ; 
vérité  pour  telle  personne,  erreur  pour  telle  autre  ; 
vérité  dans  tel  moment,  erreur  dans  tel  autre. 

Comme  conséquence  de  ce  principe,  il  importera 
assez  peu  de  posséder  la  vérité  objective,  pourvu 
qu'on  croie  la  posséder;  en  philosophie,  il  n'y  aura 
plus  de  certitude  ;  en  religion  plus  de  dogmes  ; 
l'évidence   sera  remplacée  par  l'opinion  ,  la  foi  par 


102  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

la  bonne  foi.  Telle  est,  en  effet,  la  pensée  de  Rous- 
seau, et  ainsi,  dès  l'origine,  il  préconise  le  scepti- 
cisme qu'il  vient  de  combattre,  et  renverse  d'une 
main  ce  qu'il  prétendait  élever  de  l'autre.  C'était 
bien  la  peine  de  montrer  l'état  pénible  et  déplo- 
rable d'un  homme  livré  au  doute  sur  la  cause  de 
son  être  et  la  règle  de  ses  devoirs,  pour  aboutir  à 
cette  phrase  :  «  Je  crois  donc  que  le  monde  est  gou- 
verné par  une  volonté  puissante  ;  je  le  vois,  ou 
plutôt  je  le  sens,  et  cela  m'importe  à  savoir.  Mais 
ce  même  monde  est-il  éternel  ou  créé?  Y  a-t-il  un 
principe  unique  des  choses  ?  Y  en  a-t-il  deux  ou 
plusieurs ,  et  quelle  est  leur  nature  ?  Je  n'en  sais 
rien,  et  que  m'importe?  »  Remarquons  que  ces  pa- 
roles se  lisent  dans  la  partie  de  la  Profession  de 
foi  qu'on  pourrait  appeler  affirmative  et  dogma- 
tique, celle  qui  est  admirée  avec  raison  pour  ses 
belles  démonstrations  religieuses.  On  voit  que  les 
meilleures  choses  chez  Rousseau  ont  bien  leurs 
taches. 

La  méthode  suivant  laquelle  il  recherche  la  vérité 
n'a  rien  de  bien  neuf.  On  dirait  qu'il  s'est  inspiré  du 
souvenir  de  Descartes,  avec  cette  différence  qu'au 
lieu  de  partir  de  la  pensée,  Jean-Jacques,  en  homme 
de  son  siècle,  prend  son  point  de  départ  dans  les 
sens.  «  J'existe  et  j'ai  des  sens,  par  lesquels  je  suis 
affecté  ;  voilà  la  première  vérité  qui  me  frappe.  » 
Mes  sensations  ont  une  cause  étrangère,  un  objet 
qui  leur  est  extérieur,  et  je  connais  ainsi,  dès  le 
premier  jour,  l'existence  de  l'univers.  Je  me  sens 
doué  d'une  force  active  ;  non  seulement  je  sens,  mais 
je  compare  et  je  juge.  Mon  jugement  est  tout  autre 
chose  que  ma  sensation  et  est  la  marque  distinctive 
de  mon  intelligence.  Ainsi,  il  est  acquis  que  je  suis 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  103 

un  être  intelligent,  un  être  qui  pense.  Je  sais  aussi 
que  «  la  vérité  est.  dans» les  choses,  et  que  moins  je 
mets  du  mien  dans  les  jugements  que  j'en  porte, 
plus  je  suis  sûr  d'approcher  de  la  vérité  ;  ainsi 
ma  règle  de  me  livrer  au  sentiment  pins  qu'à  la 
raison,  est  confirmée  par  la  raison  même.  »  D'autres 
verraient  là  au  contraire  un  motif  de  se  livrer  à 
la  raison  plus  qu'au  sentiment  ;  mais  Rousseau  a 
des  manières  de  raisonner  qui  n'appartiennent 
qu'à  lui. 

La  matière,  avec  ses  propriétés,  m'amène  aux 
idées  de  repos  et  de  mouvement.  La  matière  est 
inerte,  et  pourtant  elle  est  souvent  en  mouvement  ; 
le  mouvement  lui  vient  donc  de  causes  étrangères. 
Je  sens  que  je  suis  moi-même  une  de  ces  causes  :  je 
veux  mouvoir  mon  bras,  et  je  le  meus.  Comment 
s'exerce  cette  action?  peu  importe;  mais  ce  qui  est 
hors  de  doute,  c'est  que  je  la  sens  en  moi,  que  je  la 
vois  hors  de  moi.  Il  y  a  par  conséquent  deux  sortes 
d'êtres,  les  êtres  matériels,  et  ceux  qui  ne  sont  pas 
matériels.  «  Je  crois  qu'une  volonté  meut  l'univers 
et  anime  la  nature  :  voilà  mon  premier  dogme  ou 
mon  premier  article  de  foi.  » 

Mais  «  si  la  matière  mue  me  montre  une  volonté, 
la  matière  mue  selon  de  certaines  lois  me  montre 
une  intelligence  :  c'est  mon  second  article  de  foi.  » 
Je  vois  qu'il  y  a  une  correspondance  entre  les  êtres  ; 
que  des  moyens  sont  disposés  en  vue  d'une  fin  à 
atteindre.  On  parle  de  hasard  ;  mais  loin  que  tout 
soit  livré  au  hasard  dans  le  monde,  tout,  au  con- 
traire, y  suit  des  lois  fixes  et  harmoniques  ;  tout 
montre  l'action  d'une  volonté  puissante  et  sage. 
«  Cet  être  qui  veut  et  qui  peut  ;  cet  être  actif  par 
lui-même  ;   cet  être  enfin,  quel  qu'il  soit,  qui  meut 


104  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

l'univers  et  ordonne  toutes  choses,  je  l'appelle  Dieu.  » 
Cette  démonstration  de  l'existence  de  Dieu  par 
l'ordre  de  la  nature  était  connue  de  longue  date  : 
cependant  on  doit  savoir  gré  à  Rousseau  d'avoir  osé 
la  rappeler  à  un  siècle  et  à  des  hommes  qui  avaient 
désappris  à  parler  de  Dieu  et  de  l'âme.  Mais  pen- 
dant qu'il  était  en  veine  de  courage,  n'était-on  pas 
en  droit  d'attendre  davantage  de  lui?  Qu'est-ce  donc 
que  ces  preuves  de  l'existence  et  des  attributs  de 
Dieu ,  qui  ne  peuvent  arriver  jusqu'à  son  unité,  ni 
prononcer  qu'il  est  créateur  et  que  le  mondé  n'est 
pas  éternel  ?  Même  dans  les  limites  restreintes  où  il 
s'est  tenu,  donne- t-il  à  sa  démonstration  toute  la 
fermeté  dont  elle  est  susceptible  ?  Hélas  !  il  ne  par- 
vient pas  seulement  à  la  certitude.  Il  croit  en  Dieu; 
c'est  très  bien;  mais  pourquoi  y  croit -il?  Est-ce 
chez  lui  une  certitude  absolue,  qui  répond  à  une 
réalité  objective  et  qui  s'impose  à  toutes  les  intelli- 
gences, ou  simplement  une  Opinion  très  probable, 
qui  tient  à  la  nature  de  son  esprit  et  lui  est  person- 
nelle ?  «  Je  crois,  dit-il  quelque  part  ;  mais  je  ne 
sais  pas  '.  »  Et  dans  une  autre  circonstance  :  «  Mon 
dessein ,  en  vous  disant  ici  mon  opinion  sur  les 
principaux  points  de  votre  lettre  (et  il  ne  s'agis- 
sait de  rien  moins. que  de  l'existence  de  Dieu  et  de 
la  spiritualité  de  l'âme)  est  de  vous  la  dire  avec 
simplicité,  et  sans  chercher  à  vous  la  faire  adopter. 
Ce  serait  contre  mes  principes ,  et  même  contre 
mon  goût...  Si  je  me  suis  trompé,  ce  n'est  pas  ma 
faute  ;  c'est  celle  de  la  nature,  qui  n'a  pas  donné 
à  ma  tête  une  plus  grande  mesure  d'intelligence  et 
de  raison  -.  » 

1.  Lettre  à  M.  X,  7  décem-  |  13  janvier  1769. 
bre  1763.  —   2.  Lettre  à  M.  X.,    | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  105 

Mais  il  tarde  à  Rousseau  d'aborder  des  vérités 
plus  pratiques.  «  Je  pense,  dit-il  dans  la  même 
lettre _,  que  chacun  sera  jugé,  non  sur  ce  qu'il  a 
cru,  mais  sur  ce  qu'il  a  fait1.  »  Maxime  qui, 
comme  beaucoup  d'autres  du  même  auteur,  couvre 
une  vérité  ou  une  erreur,  selon  la  manière  dont  on 
l'entend.  Alors  il  reprend  de  nouveau,  comme  pré- 
paration à  la  morale,  les  questions  qu'il  vient  de 
traiter,  celles  de  l'âme  et  de  Dieu;  mais  il  le  fait, 
avec  une  tout  autre-  puissance.  Il  se  voit  dominant 
les  animaux,  disposant  des  éléments,  connaissant 
les  êtres  et  leurs  rapports,  s'élevant  à  la  contem- 
plation de  la  divinité,  capable  d'aimer  le  bien  et  de 
le  pratiquer;  et  sa  première  pensée  est  une  pensée 
d'adoration  et  de  reconnaissance  envers  ce  Dieu  qui 
l'a  distingué  des  animaux  et  lui  a  assigné  la  pre- 
mière place  parmi  les  êtres  créés. 

L'homme  est  le  roi  de  la  nature.  Quel  roi,  hélas  !  i 
Le  tableau  de  la  nature  ne  m'offrait  qu'harmonie  ,v/ 
dit  Rousseau,  celui  du  genre  humain  ne  m'offre  que 
confusion  et  désordre.  0  Providence,  où  sont  tes 
lois?  Je  vois  le  mal  sur  la  terre.  Mais  ce  chaos  et 
ces  contradictions  apparentes  ne  l'effraient  pas  ;  il 
y  trouve  au  contraire  un  moyen  de  parvenir  à  des 
vérités  qui  ne  l'avaient  pas  frappé  jusque-là.  La 
double  tendance  de  l'homme  qui,  d'un  côté,  l'élève 
à  la  connaissance  des  vérités  éternelles,  à  l'amour 
de  la  justice  et  du  beau  moral  ;  qui,  d'un  autre  côté, 
l'asservit  à  l'empire  des  sens  et  des  passions,  lui  dé- 
montre que  l'homme  n'est  pas  un,  mais  qu'il  est  com- 
posé de  deux  substances,  la  substance  de  son  corps 
et  la  substance  de  son  âme.  De  quelle  perversité  en 

1.  Lettre  à  M.  X.,  13  janvier  1769. 


106  LA    VIE   ET    LES    OEUVRES 

effet,  dit-il  plus  loin,  de  purs  esprits  auraient-ils  été 
capables? 

Cette  seconde  démonstration  du  spiritualisme 
parait  sans  réplique  à  Rousseau.  Cependant ,  tout 
en  rendant  justice  à  ses  bonnes  intentions,  il  faut 
convenir  que  la  preuve  est  faible,  ou  du  moins  mal 
présentée.  Assurément,  il  y  a  une  infinité  d'actes 
chez  l'homme,  qui,  tout  en  étant  très  spirituels,  ne 
s'exercent  qu'à  l'aide  des  sens ,  et  qui  démontrent 
ainsi  sa  double  nature  ;  mais  ces  actes  ne  sont  pas 
nécessairement  l'apanage  de  la  passion.  Le  spec- 
tacle d'une  belle  campagne,  la  vue  d'un  objet  quel- 
conque, l'exercice,  légitime  ou  non,  de  n'importe 
lequel  de  nos  sens  en  dit  tout  autant  à  cet  égard 
que  tous  les  mouvements  de  la  passion  ;  ce  que,  du 
reste,  Rousseau  finit  par  reconnaître.  D'un  autre 
côté,  s'il  y  a  des  passions,  comme  la  gourmandise 
ou  la  luxure,  qui  s'exercent  par  le  moyen  des  sens, 
il  en  est  d'autres,  comme  l'orgueil,  qui  n'ont  pas 
besoin  de  leur  secours.  Ainsi ,  il  y  a  des  sensations 
sans  passion,  et  il  y  a  des  passions  étrangères  à 
toute  sensation.  Il  était  donc  difficile  de  faire  une 
démonstration  plus  complètement  à  côté. 

L'activité  spontanée  et  libre  est  encore  une  preuve 
que  l'âme  n'est  pas  matérielle.  «  L'homme  est  libre 
dans  ses  actions,  et  comme  tel,  animé  d'uue  subs- 
tance immatérielle  :  c'est,  dit  Rousseau,  mon  troi- 
sième article  de  foi.  De  ces  trois  premiers,  vous 
déduirez  aisément  tous  les  autres.  » 

Le  mal  n'est  que  l'abus  de  notre  liberté  ;  gardons- 
nous  de  l'imputer  à  la  Providence.  «  Homme ,  ne 
cherche  plus  l'auteur  du  mal  ;  cet  auteur,  c'est 
toi-même.  Il  n'existe  point  d'autre  mal  que  celui 
que  tu  fais  ou  que  tu  souffres  ;  et  l'un  et  l'autre  te 


DK   JEAN-JACQÛÉS    ROUSSEAU.  107 

vient  de  toi1.  »  Il  s'en  faut  de  peu,  par  moments, 
que  Rousseau  ne  nie  jusqu'à  l'existence  du  mal 
physique.  Et  quant  au  mal  moral,  «  ôtez  nos  funestes 
progrès  ;  ôtez  nos  erreurs  et  nos  vices  ;  ôtez  l'ou- 
vrage de  l'homme  et  tout  est  bien...  Où  tout  est 
bien,  rien  n'est  injuste  ;  la  justice  est  inséparable 
de  la  bonté...  Celui  qui  peut  tout,  ne  peut  vouloir 
que  ce  qui  est  bien.  Donc,  l'être  souverainement 
bon,  parce  qu'il  est  souverainement  puissant,  doit 
être  aussi  souverainement  juste.  Cependant,  à  con- 
sidérer l'état  présent  des  choses,  le  méchant  pros- 
père et  le  juste  est  opprimé...  La  conscience  s'élève 
alors  et  murmure  contre  son  auteur  ;  elle  lui  crie, 
en  gémissant  :  Tu  m'as  trompé!  —  Je  t'ai  trompé, 
téméraire  !  Et  qui  te  l'a  dit  !  Ton  àme  est-elle 
anéantie?  As-tu  cessé  d'exister?  Tu  vas  mourir, 
penses-tu  ;  —  non ,  tu  vas  vivre ,  et  c'est  alors 
que  je  tiendrai  tout  ce  que  je  t'ai  promis.  On  di- 
rait, au  murmure  des  impatients  mortels,  que 
Dieu  leur  doit  la  récompense  avant  le  mérite ,  et 
qu'il  est  obligé  de  payer  leur  vertu  d'avance.  Oh  ! 
soyons  bons  premièrement,  et  puis  nous  serons 
heureux.  N'exigeons  pas  le  prix  avant  la  victoire, 
ni  le  salaire  avant  le  travail...  Si  l'àme  est  imma- 
térielle, elle  peut  survivre  au  corps  ;  et  si  elle  lui 
survit,  la  Providence  est  justifiée.  Quand  je  n'au- 
rais d'autres  preuves  de  l'immatérialité  de  l'àme 
que  le  triomphe  du  méchant  et  l'oppression  du 
juste  en  ce  monde,  cela  seul  m'empêcherait  d'en 
douter.  » 

Ces  choses  ont  été  dites  cent  fois ,  rarement  elles 
l'ont  été  d'une  façon  plus  brillante.  Pourquoi  faut-il 

1.  Lettre  à  AI.  X.,  13  janvier  1769. 


108  LA    VIE   ET    LES   ŒUVRES 

que  Rousseau,  toujours  indécis,  toujours  timide, 
quand  il  est  dans  le  chemin  de  la  vérité,  termine  ce 
beau  passage  par  ces  mots  :  «  Mais  quelle  est  cette 
vie?  et  l'âme  est-elle  immortelle  par  sa  nature?  Je 
l'ignore.  Mon  entendement  borné  ne  connaît  rien 
sans  bornes.  Tout  ce  qu'on  appelle  infini  m'é- 
chappe. »  Il  est  donc  vrai,  Rousseau  n'est  pas  ma- 
térialiste ;  il  déclare  n'avoir  jamais  été  tenté  de  le 
devenir;  mais,  «  sur  un  grand  nombre  de  propo- 
sitions, il  est  d'accord  avec  les  matérialistes1.  » 

«  Les  bons  seront  heureux,  parce  que  leur  auteur, 
l'auteur  de  toute  justice,  les  ayant  faits  sensibles, 
ne  les  a  pas  faits  pour  souffrir,  et  que,  n'ayant 
point  abusé  de  leur  liberté  sur  la  terre,  ils  n'ont 
pas  trompé  leur  destination  par  leur  faute...  Ne  me 
demandez  pas  non  plus  si  les  tourments  des  mé- 
chants seront  éternels,  et  s'il  est  de  la  bonté  de 
l'auteur  de  leur  être  de  les  condamner  à  souffrir 
toujours  ;  je  l'ignore  encore  et  n'ai  point  la  vaine 
curiosité  d'éclairer  des  questions  inutiles.  Que 
m'importe  ce  que  deviendront  les  méchants?  Je 
prends  peu  d'intérêt  à  leur  sort.  Toutefois,  j'ai  peine 
à  croire  qu'ils  soient  condamnés  à  des  tourments 
sans  fin.  Si  la  suprême  justice  se  venge,  elle  se 
venge  dès  cette  vie.  Vous  et  vos  erreurs,  ô  nations, 
êtes  ses  ministres.  »  C'était  se  tirer  bien  légère- 
ment et  bien  fièrement  d'un  pas  difficile.  Questions 
inutiles,  nos  destinées  éternelles!  Question  sans 
importance,  le  sort  des  méchants!  Saint  Paul  se 
demandait  s'il  était  digne  d'amour  ou  de  haine  ; 
mais  Jean-Jacques  Rousseau  est  bien  plus  sûr  de  lui 
que  saint  Paul. 

1.  Lettre  à  Dupeyrou,  8  décembre  1764. 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  100 

Ces  vérités,  toutes  belles  qu'elles  sont,  seraient 
peu  de  chose,  si  elles  n'aboutissaient  à  l'amour  du 
bien  et  à  la  pratique  de  nos  devoirs.  On  doit  penser 
que  Rousseau  a  consacré  à  cette  partie  de  son 
travail  tout  son  talent  et  tous  ses  soins.  Il  ne  croit 
pas  que  la  vérité  métaphysique  soit  à  notre  portée  ; 
mais  il  est  persuadé  que  la  vérité  morale,  la  vérité 
qui  nous  est  utile,  est  bien  plus  près  de  nous  1.  Si 
donc  il  a  fondé  ses  opinions  métaphysiques  sur  la 
conscience,  à  plus  forte  raison  y  fera-t-il  appel  pour 
la  morale.  Il  est  élémentaire,  à  la  vérité,  que  le 
mot  conscience  ne  peut  avoir  la  même  signification 
dans  les  deux  cas  ;  Jean-Jacques  s'en  explique 
à  peine.  Entre  la  raisou  qui  trompe  et  la  passion 
qui  égare,  il  place  donc  la  conscience,  qui  ne  trompe 
jamais,  qui  est  la  voix  de  la  nature  écrite  au  cœur 
de  l'homme  en  caractères  ineffaçables. 

Si  l'on  voulait  rassembler  tout  ce  que  Jean- 
Jacques  a  dit  sur  la  conscience,  on  ferait  un  recueil 
charmant,  sinon  toujours  exact.  «  Conscience  ! 
conscience  !  s'écrie-t-il,  instinct  divin,  immortelle 
et  céleste  voix,  guide  assuré  d'un  être  ignorant  et 
borné,  mais  intelligent  et  libre,  juge  infaillible  du 
bien  et  du  mal,  qui  rends  l'homme  semblable  à 
Dieu  !  C'est  toi  qui  fais  l'excellence  de  sa  nature 
et  la  moralité  de  ses  actions  ;  sans  toi  je  ne  sens 
rien  en  moi  qui  m'élève  au-dessus  des  botes,  que 
le  triste  privilège  de  m'égarer  d'erreurs  en  erreurs, 
à  l'aide  d'un  entendement  sans  règle  et  d'une  rai- 
son sans  principe.   » 

Il  est  difficile  de  faire  sortir  la  vertu  désintéres- 
sée de  l'amour  de  soi;  mais  Rousseau,  sans  renier 
ici  son  principe,  le  laisse  sagement  dans  l'ombre  ou 

1.  Lettre  à  M.  M.,  7  décembre  1763. 


110  LÀ    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

raccommode  pour  le  besoin  de  sa  cause.  Aussi  ses 
conclusions  valent  elles  beaucoup  mieux  que  ses 
prémisses.  Sa  distinction  de  la  passion,  voix  du 
corps,  et  de  la  conscience,  voix  de  l'âme  ;  la  qualité 
d'être  sociable,  qu'il  veut  bien  reconnaître  à  l'homme, 
lui  viennent  en  aide  pour  montrer  la  puissance  de 
notre  faculté  morale.  «  Il  est  donc,  dit-il,  au  fond 
des  âmes,  un  principe  inné  de  justice  et  de  vertu, 
sur  lequel,  malgré  nos  propres  maximes,  nous  ju- 
geons nos  actions  et  celles  d'autrui,  comme  bonnes 
ou  mauvaises,  et  c'est  à  ce  principe  que  je  donne 
le  nom  de  conscience.   » 

Il  faut  voir  comme  Rousseau  fait  bonne  justice 
des  objections  contre  la  conscience.  Il  est  vrai  que, 
tout  en  se  défendant  de  philosopher,  il  ne  fait  pas 
autre  chose;  mais  pourquoi  s'en  plaindrait-on,  s'il 
fait  de  bonne  philosophie? 

N'est-ce  pas  encore  de  la  philosophie,  et  de  la 
meilleure,  que  la  netteté  avec  laquelle  il  place 
Dieu  à  la  base  de  la  morale.  «  Si  la  divinité  n'est 
pas,  dit-il,  il  n'y  a  que  le  méchant  qui  raisonne  ; 
le  bon  n'est  qu'un  insensé.  »  Et  il  développe  le 
bonheur  que  le  juste  éprouve  à  remplir  ses  devoirs, 
sous  les  yeux  de  l'éternelle  justice,  à  se  sentir  son 
ouvrage  et  son  instrument,  à  acquiescer  à  l'ordre 
établi  par  elle,  sûr  de  jouir  un  jour  de  cet  ordre  et 
d'y  trouver  sa  félicité.  «  Mon  fils,  dit-il  encore,  te- 
nez votre  âme  en  état  de  désirer  qu'il  y  ait  un 
Dieu,  et  vous  n'en  douterez  jamais.   » 

Cette  doctrine  du  reste  n'est  pas,  chez  Rousseau, 
l'opinion  d'un  moment;  il  la  professa  toute  sa  vie. 
On  la  rencontre  déjà  dans  sa  Lettre  sur  la  Providence, 
et  Deleyre  lui  en  fait  un  reproche  \  Il  la  reproduit 

1.  Lettre  de  Deleyre  à  Rousseau,  29  octobre  1758. 


DK   JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  111 

dans  les  Pensées,  qui  lui  servirent  sans  doute  pour 
la  composition  de  Y  Emile.  «  Sans  religion,  il  ne 
peut  y  avoir  ni  vraie  probité,  ni  bonheur  solide1.  » 
Il  y  revient  dans  sa  lettre  du  15  janvier  17f>!>. 
«  Arracher  toute  croyance  en  Dieu  du  cœur  de 
l'homme,  c'est  y  détruire  toute  vertu...  Le  moyen, 
Monsieur,  de  résister  à  des  tentations  violentes, 
quand  on  peut  leur  céder  sans  crainte,  en  se  di- 
sant :  A  quoi  bon  résister?  —  Pour  être  vertueux, 
le  philosophe  a  besoin  de  l'être  aux  yeux  des 
hommes:  mais  sous  les  yeux  de  Dieu,  le  juste  est 
bien  fort.  Il  compte  cette  vie,  et  ses  biens,  et  ses 
maux,  et  toute  sa  gloire  pour  si  peu  de  chose!  Il 
aperçoit  tant  au-delà  2.  »  La  foi  persévérante  de 
Rousseau  lui  fait  ici  d'autant  plus  d'honneur,  qu'il 
lui  fallait,  pour  la  garder  intacte,  un  véritable  cou- 
rage :  courage  contre  son  siècle  et  ses  amis,  et.  ce 
qui  est  plus  méritoire,  courage  contre  lui-même; 
contre  ses  principes,  qui  l'inclinaient  visiblement 
vers  la  morale  indépendante  ;  contre  la  pratique  de 
sa  vie.  si  peu  en  harmonie  avec  les  préceptes  aus- 
tères de  la  religion  et  de  la  vertu. 

Il  est  vrai  qu'à  l'en  croire,  aucune  vie  n'aurait 
été  plus  que  la  sienne,  pénétrée  de  la  pensée  et  de 
la  présence  de  Dieu.  «  Je  médite,  dit-il.  sur 
Tordre  de  l'Univers,  non  pour  l'expliquer,  par  de 
vains  systèmes,  mais  pour  l'admirer  sans  cesse, 
pour  adorer  le  sage  auteur  qui  s'y  fait  sentir.  Je 
converse  avec  lui,  je  pénètre  toutes  mes  facultés 
de  sa  divine  essence .  je  m'attendris  à  ses  bien- 
faits, je  le   bénis  de  ses  dons,   mais  je  ne  le  prie 


i.   Pensées   d'un   esprit  droit,   I    15    janvier    1769.  Voir   aussi, 
ch.  ix.   —   2.   Lettre   à   M.    X.,   \    Lettre  à  Moultou,  14  février  1769. 


112  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

pas.  »  Et  Rousseau  prétend  justifier  son  opinion 
par  deux  ou  trois  sophismes  cent  fois  réfutés  : 
l'ordre  établi  par  Dieu  est  l'oeuvre  de  sa  sagesse; 
vouloir  le  lui  faire  changer  serait  substituer  ma  sa- 
gesse à  la  sienne  ;  implorer  son  secours  pour  mieux 
faire  serait  lui  demander  ce  qu'il  m'a  donné;  le 
prier  de  changer  mes  dispositions  serait  lui  deman- 
der ce  qu'il  me  demande  et  vouloir  qu'il  fasse  mon 
œuvre.  Mais  ces  arguments  couvrent  plus  d'orgueil 
que  de  bonnes  raisons  et  sont  un  excellent  moyen 
de  se  dispenser  du  travail  effectif  de  notre  amélio- 
ration morale.  Pour  prouver  que  la  prière  est  irra- 
tionnelle, il  faudrait  prouver  d'abord  que  Dieu  s'est 
lié  les  mains  en  établissant  l'ordre  de  la  nature  et 
ne  peut  pas  y  introduire  les  exceptions  qu'il  lui 
plait  et  que  lui-même  a  prévues;  qu'il  n'a  pas  jugé 
digne  de  sa  sagesse  et  utile  à  notre  progrès  moral 
de  faire  dépendre  son  secours  de  la  demande  que 
nous  lui  en  ferions.  Au  fond,  un  acte  spéculatif  de 
contemplation  ou  d'adoration  coûte  peu,  parce  qu'il 
engage  à  peu  de  chose  ;  mais  on  peut  dire  aussi 
qu'il  profite  en  proportion  de  ce  qu'il  coûte.  Une 
demande  formelle  suppose  de  notre  part  une  sou- 
mission plus  complète,  nous  met  en  communication 
plus  fréquente  et  plus  intime  avec  Dieu  par  le  sen- 
timent naturel  de  notre  intérêt  et  la  pensée  inces- 
sante du  besoin  que  nous  avons  de  lui,  nous  dis- 
pose davantage  à  nous  rendre  dignes  de  ses  dons  ; 
la  simple  demande  que  nous  lui  faisons  de  nous  ai- 
der est  déjà  une  disposition  à  nous  aider  nous- 
mêmes  et  à  correspondre  à  sa  grâce. 

La  première  partie  de  la  Pi*ofession  de  foi  est 
pleine  de  belles  et  grandes  vérités,  exprimées  en 
termes  magnifiques.  Elle  n'est  autre  chose  que  la 


DE   .TEAN-JACQUKS   ROUSSEAU.  I  1  3 

religion  naturelle  ;  c'est  le  plus  bel  éloge  que  nous 
en  puissions  faire  ;  et  si  nous  avons  apporté  des  ré- 
serves à  nos  louanges,  c'est  précisément  parce  que 
nous  avons  signalé  plusieurs  points  où  elle  s'en 
écarte.  Mais  de  ce  que  la  religion  naturelle  est  la  vé- 
rité, s'ensuit-il  qu'elle  soit  toute  la  vérité?  Elle  est 
nécessaire  à  l'homme;  lui  suffit-elle?  Ces  questions 
nous  amènent  à  l'examen  de  la  seconde  partie  de 
la  Profession  de  foi. 


III 


Cette  seconde  partie  esj  destinée  à  traiter  de  la 
Révélation  et  des  Ecritures.  Mais  hélas  !  dit  le  bon 
prêtre,  «  je  ne  vous  avais  rien  dit.  jusqu'ici,  que  je 
ne  crusse  vous  être  utile  et  dont  je  ne  fusse  inti- 
mement persuadé.  L'examen  qui  me  reste  à  faire 
est  bien  différent  ;  je  n'y  vois  qu'embarras,  mys- 
tères, obscurités;  je  n'y  porte  qu'incertitude  et 
défiance.  »  Singulière  entrée  en  matière,  pour  un 
bon  prêtre!  Mais  s'il  ne  croit  pas  à  la  religion  révé- 
lée, comment  en  reste-t-il  le  ministre?  Qu'il  la  quitte 
d'abord,  et  nous  verrons  ensuite  si  nous  devons 
ajouter  foi  à  ses  paroles.  Si  Jean-Jacques  avait  eu 
le  moindre  sentiment  des  convenances,  aurait-il  pris 
pour  interprète  de  la  religion  ce  prêtre,  qu'il  sup- 
pose scandaleux  et  hypocrite  ',  qui  a  commencé  par 
se  débarrasser  du  fardeau  de  la  continence,  qui  du 
reste  trafique  des  choses  de  Dieu ,  remplit  pour  de 
l'argent    des    fonctions    sacrées,    sans   y  joindre    le 


1.  Supposition    toute    gra-   [   l'avons  vu  ci-dessus,  ch.  III. 
tuite  d'ailleurs,  comme  nous   ! 


1  1  4  LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tribut  intérieur  de  sa  pensée  et  de  son  cœur,  qui 
dit  la  messe  sans  foi,  qui  administre  des  sacrements 
qu'il  croit  inutiles  ,  qui  prêche  ,  quoiqu'il  soit  fort 
embarrassé  pour  le  faire;  qui,  en  un  mot,  reste 
prêtre  catholique  sans  croire  au  catholicisme,  et 
champion  de  la  religion  naturelle,  bien  qu'il  en  ob- 
serve assez  mal  les  préceptes? 

Par  un  hasard  singulier,  Rousseau,  qui,  toute  sa 
vie,  a  compris  plus  ou  moins  dans  ses  fonctions 
celle  de  directeur  des  consciences,  a  eu  l'occasion 
de  donner  pratiquement  son  avis  sur  cette  situation 
anormale  d'un  prêtre  hésitant  entre  son  incrédulité 
et  son  état.  On  ne  doit  pas  s'étonner  qu'il  se  soit 
inspiré  alors  des  souvenirs  de  son  livre.  Un  abbé, 
sorte  de  vicaire  savoyard  (espérons  que  l'espèce  en 
est  rare),  lui  a  exposé  ses  doutes  et  ses  scrupules. 
«  Votre  délicatesse  sur  l'état  ecclésiastique,  ré- 
pond Rousseau,  est  sublime  ou  puérile,  selon  le 
degré  de  vertu  que  vous  avez  atteint.  Cette  déli- 
catesse est  sans  doute  un  devoir  pour  quiconque 
remplit  tous  les  autres  ;  et  qui  n'est  ni  faux  ni 
menteur  en  rien  dans  ce  monde,  ne  doit  pas  l'être, 
même  en  cela.  Mais  je  ne  connais  que  Socrate  et 
vous,  à  qui  la  raison  pût  passer  un  tel  scrupule; 
car,  à  nous  autres  hommes  vulgaires,  il  serait  im- 
pertinent et  vain  d'en  oser  avoir  un  pareil.  Il  n'y 
a  pas  un  de  nous  qui  ne  s'écarte  de  la  vérité  cent 
fois  le  jour,  dans  le  commerce  des  hommes,  en 
des  choses  claires,  importantes  et  souvent  préju- 
diciables; et,  dans  un  point  de  pure  spéculation, 
dans  lequel  nul  ne  voit  ce  qui  est  vrai  ou  faux,  et 
qui  n'importe  ni  à  Dieu,  ni  aux  hommes,  nous 
nous  ferions  un  crime  de  condescendre  aux  pré- 
jugés de  nos  frères  et  de   dire  oui,  là  ou  nul  n'est 


DE    JEAN-JACQUES    ROI  SSEAl 


I") 


en  droit  de  dire  non!*.  »  Rousseau  fait  ici  bien 
bon  marché  de  la  sincérité  et  de  la  dignité  morale; 
il  y  tranche  bien  cavalièrement  la  grave  question  de 
la  religion  révélée.  Il  est  vrai  qu'il  Ta  examinée  plus 
longuement  dans  sa  Profession  de  foi.  Revenons 
donc  à  la  Profession  de  foi. 

Avant  de  formuler  ses  objections,  le  bon  vicaire 
déclare  humblement  «  qu'il  n'a  que  des  doutes,... 
qu'il  ignore  s'il  est  dans  l'erreur...  »  Cela  me 
donne  déjà  une  assez  triste  idée  de  son  caractère. 
—  Mais  alors,  pourrait-on  lui  répondre,  au  lieu  de 
me  dire  de  chercher  moi-même,  ce  qui  ne  vous  em- 
pêche pas,  en  attendant,  de  me  donner  vos  instruc- 
tructions,  vous  feriez  bien  mieux  de  chercher  tout 
le  premier  et  de  ne  m'instruire  que  quand  vous  au- 
riez de  bonnes  choses  à  m'apporter.  Enseigner 
quand  on  n'a  rien  à  dire,  à  quoi  bon,  et  que  peut-on 
enseigner  ? 

Les  objections  de  Rousseau,  ou  du  vicaire,  peu- 
vent se  réduire  à  deux  :  1°  la  révélation  est  inutile, 
si  même  elle  n'est  nuisible;  2°  la  révélation  est  dou- 
teuse; elle  n'est  fondée  sur  aucune  preuve  certaine 
et  évidente;  par  suite  elle  ne  saurait  être  obliga- 
toire 2. 

Sur  le  premier  point,  Rousseau,  qui  craignait 
tant  tout  à  l'heure  de  sonder  les  desseins  de  Dieu, 
se  montre  bien  tranchant.  La  révélation  est  inutile  ! 
Qu'en  sait-il?  Et  si  Dieu  la  juge  utile?  —  Je  ne  puis 


1.  Lettre  à  Vabbè  de  X.,  6  jan- 
vier 1764.  —  2.  M'oe  de  Che- 
nonceaux  a  assez  bien  réfuté 
ces  objections,  surtout  la  se- 
conde, dans  une  longue  lettre 
qu'elle  écrivit  à  Rousseau  en 


février  1765.  —  Où  sont  les 
femmes  d'aujourd'hui  qui  se- 
raient capables  de  soutenir 
une  discussion  théologique 
contre   nos   libres-penseurs  ? 


110  LÀ    VIE    ET    LES    OEUVRES 

être  coupable,  dit-il,  en  servant  Dieu  selon  les  lu- 
mières qu'il  donne  à  mon  esprit.  —  Mais  les  vérités 
révélées,  s'il  y  en  a,  ne  sont-elles  pas  aussi  des  lu- 
mières données  à  mon  esprit?  «  Vous  ne  reconnais- 
sez dans  la  révélation,  lui  écrivait  Mme  de  Che- 
nonceaux,  que  les  idées  que  la  raison  et  la  cons- 
cience nous  persuadent  sur  notre  auteur  et  nos 
devoirs  ;  mais  est-ce  qu'une  révélation  n'a  pas 
précisément  pour  but  de  nous  découvrir  des  vé- 
rités que  la  raison  seule  ne  peut  connaître1.  » 
Montrez-moi,  continue  Rousseau,  les  vérités  et  les 
vertus  qu'on  peut  faire  naître  d'un  nouveau  culte. 
—  Mais  lisez  l'Evangile,  dont  vous  êtes  l'admirateur, 
et  dites  s'il  ne  contient  rien  que  votre  esprit  n'ait 
pu  trouver  à  lui  seul  ;  regardez  les  peuples  chré- 
tiens qui  ont  reçu  la  révélation,  et  dites  s'ils  ne  sont 
pas  plus  éclairés  et  plus  moraux  que  les  peuples 
païens  qui  l'ignorent.  —  Les  Persans,  dit-il  encore, 
d'après  Chardin,  ont  un  pont  appelé  Poul-Serrho, 
où  doit  se  l'aire  la  séparation  des  bons  d'avec  les 
méchants.  Quand  quelqu'un  a  souffert  d'une  injure, 
sa  dernière  consolation  est  de  dire  :  Tu  me  le  paie- 
ras au  double  au  dernier  jour;  tu  ne  passeras  pas 
le  Poul-Serrho,  que  tu  ne  m'aies  satisfait.  «  Philo- 
sophe, conclut  Rousseau,  tes  lois  morales  sont  fort 
belles,  mais  montre-m'en  de  grâce  la  sanction. 
Cesse  un  moment  de  battre  la  campagne  et  dis-moi 
nettement  ce  que  tu  mets  à  la  place  du  Poul-Serrho.  » 
Tes  lois  morales  sont  fort  belles,  pourrait-on  dire 
de  même  à  Rousseau;  mais  valent-elles  seulement 
le  Poul-Serrho  des  Persans? 

Mais  les  guerres  de  religion,  mais  les   absurdités 

1.  Lettre  de  février  17Go. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  117 

de  certains  cultes  ne  prouvent-elles  pas  que  les  ré- 
vélations rendent  les  hommes  orgueilleux,  intolé- 
rants, cruels?  —  Peut-être  prouvent-elles  simple- 
ment que  les  révélations  peuvent  avoir  leurs  abus 
et  que  l'orgueil,  l'intolérance,  la  cruauté  sont  le  triste 
apanage  de  L'humanité.  Les  païens  et  les  idolâtres 
de  tous  les  pays  sont-ils  donc  si  humbles  et  si  doux? 
—  Mais,  nous  dira  Rousseau,  eux  aussi  ont  leurs 
révélations,  tandis  que  «  si  l'on  n'eût  écouté  que  ce 
que  Dieu  dit  au  cœur  de  l'homme,  il  n'y  aurait 
jamais  eu  qu'une  religion  sur  la  terre.  »  C'est  peu 
probable,  et  quand  Dieu  aurait  révélé  à  tous  la 
môme  chose,  il  n'est  rien  moins  que  sûr  que  tous 
auraient  entendu  de  même.  Pures  hypothèses  d'ail- 
leurs, qui  n'apprennent  rien  et  ne  sont  bonnes  qu'à 
favoriser  les  habiletés  et  les  sophismes. 

Rousseau  se  préoccupe  peu  du  culte  extérieur. 
Sait-il  si  Dieu  n'y  attache  pas  plus  de  prix?  Il  le 
regarde  comme  pure  affaire  de  police,  sans  songer 
que  cette  question  de  police  peut  devenir,  entre  les 
mains  d'un  gouvernement  habile,  un  moyen  puis- 
sant de  peser  sur  les  consciences  et  de  fonder  la  ty- 
rannie. 

On  en  vient  donc  en  définitive  à  se  demander  si 
Dieu  a  parlé.  Rien  ne  l'empêchait,  évidemment,  de 
se  révéler  aux  hommes.  S'est-il  révélé  à  eux?  Ques- 
tion de  fait,  qui,  comme  toutes  les  questions  défait, 
se  résoud  mieux  par  le  témoignage  ;  mais  que 
Rousseau,  ennemi  du  raisonnement,  préfère  résou- 
dre par  le  raisonnement. 

Ou  toutes  les  religions  sont  bonnes,  ou,  s'il  en 
existe  une  que  Dieu  prescrive,  il  adonné  des  moyens 
certains  de  la  distinguer.  —  Rien  de  mieux;  mais, 
ajoute  Rousseau,  ces  moyens  ne  sauraient  être  l'au- 


118  LA    VIE   ET    LES    ŒUVRES 

torité  des  hommes.  —  Et  pourquoi  non  ?  L'autorité 
des  hommes  peut-elle  produire  la  certitude?  Voilà 
la  question.  Puis-je  savoir  que  Pékin  existe,  quoique 
je  n'y  aie  jamais  été  ;  que  César  a  existé,  quoique  je 
ne  l'aie  jamais  vu?  Pourquoi  ne  saurais-je  pas  de 
même  que  Jésus  a  fondé  une  religion;  qu'il  a  chargé 
ses  apôtres  de  la  prêcher  et  qu'elle  s'est  perpétuée 
d'âge  en  âge  jusqu'à  nos  jours;  que,  pour  prouver 
sa  mission,  il  a  guéri  des  malades,  ressuscité  des 
morts,  donné  l'exemple  de  la  plus  haute  sainteté? 
De  toutes  ces  choses,  Rousseau  en  admet  plusieurs, 
comment  les  sait-il  autrement  que  par  le  témoignage 
des  hommes?  Mais  ce  témoignage,  si  précieux  en 
certains  cas,  s'arrête  net,  aussitôt  qu'il  est  question 
de  miracles  ou  de  choses  surnaturelles.  Pourquoi? 
Rousseau  ne  le  dit  pas,  et,  en  effet,  il  eût  été  em- 
barrassé pour  le  dire. 

Voyons  par  un  exemple,  ses  procédés  d'argumen- 
tation :  «  Dieu  a  parlé  :  voilà  certes  un  grand  mot. 
Et  à    qui  a-t-il   parlé?  —  Il  a  parlé   aux  hommes. 

—  Pourquoi  donc  n'en  ai-je  rien  entendu  ?  —  Il 
a  chargé  d'autres  hommes  de  vous  rendre  sa  pa- 
role. —  J'entends  :  ce  sont  des  hommes  qui  vont 
me  dire  ce  que  Dieu  a  dit.  J'aimerais  mieux  avoir 
entendu  Dieu  lui-même  ;  il  ne  lui  en  aurait  pas 
coûté  davantage,  et  j'aurais  été  à  l'abri  de  la  sé- 
duction. —  Il  vous  en  garantit  en  manifestant 
la    mission    de    ses    envoyés.    —    Comment   cela  ? 

—  Par  des  prodiges.  —  Et  où  sont  ces  pro- 
diges? —  Dans  les  livres.  —  Et  qui  a  fait  ces 
livres?  —  Des  hommes  qui  les  attestent.  —  Quoi  ! 
toujours  des  témoignages  humains  !  Toujours  des 
hommes  qui  me  rapportent  ce  que  d'autres  hom- 
mes ont   rapporté  !    Que  d'hommes   entre    Dieu    et 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU,  119 

moi!  '  »  —  Quelques  mots  répétés  à  propos,  des  équi- 
voques, de  mauvaises  raisons  artistement  groupées  , 
en  faut-il  davantage  à  ce  maître  passé  en  sophisines 
pour  faire  illusion?  Le  reste  est  à  l'avenant.  Si,  malgré 
ce  qu'il  vient  de  dire,  il  consent  à  discuter  les  titres 
des  religions  révélées,  il  ne  veut  les  admettre  qu'à 
des  conditions  irréalisables.  Il  ne  s'agit,  en  effet,  de 
rien  moins  pour  chacun  que  «  de  remonter  au  préa- 
lable dans  les  plus  hautes  antiquités,  pour  exa- 
miner, peser,  confronter  les  prophéties,  les  révéla- 
tions, les  faits,  tous  les  monuments  de  la  foi  pro- 
posés dans  tous  les  pays  du  monde,  pour  en  dis- 
cuter les  temps,  les  lieux,  les  auteurs,  les  occa- 
sions,... il  s'agit  de  distinguer  les  pièces  authen- 
tiques des  pièces  supposées...  de  comparer  les 
objections  aux  réponses,  les  traductions  aux  ori- 
ginaux... de  voir  si  l'on  n'a  rien  supprimé,  rien 
ajouté,  rien  transposé,  changé,  falsifié.  Il  faut  con- 
naître les  lois  des  sorts  et  les  probabilités  éven- 
tuelles, le  génie  des  langues  orientales,  les  sciences 
physiques  et  théologiques,  afin  de  vérifier  si  les 
miracles  prétendus  ne  pourraient  point  être  l'œuvre 
de  la  nature,  ou  même  l'œuvre  du  démon.  Il 
faut  dire  pourquoi  Dieu  choisit,  pour  attester  sa 
parole,  des  moyens  qui  ont  eux-mêmes  si  grand 
besoin  d'attestation.  Il  faut  que  j'aille  en  Europe, 
en  Asie,  en  Palestine,  examiner  tout  par  moi- 
même.  »  Il  faut  que  je  sache  si  le  culte,  la  morale, 
les  maximes  qui  font  l'objet  de  ces  révélations  sont 
dignes  de  Dieu,  de  sa  sagesse,  de  sa  justice,  de  sa 
clémence,  s'ils  sont  en  tout  conformes  à  ma  raison. 


1.  Voir  aussi  les  objections    I  cies.  Pensées  philosophiques,  II. 
de  Diderot  contre   les  mira-   | 


120  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Et  ce  travail,  il  faudra  le  faire,  non  pas  pour  une 
religion,  mais  pour  toutes,  les  unes  après  les  autres. 
Moi  qui  ne  concevrai  jamais  que  l'homme  ait  besoin 
de  livres  pour  connaître  ses  devoirs,  quelle  immense 
lecture  il  me  faudra  faire  !  Quelle  érudition  il  faut 
acquérir  !  Que  de  langues  il  faut  apprendre  !  Que 
de  bibliothèques  il  faut  feuilleter!  «  D'où  il  suit  que 
s'il  n'y  a  qu'une  religion  véritable ,  et  que  tout 
homme  soit  obligé  de  la  suivre,  sous  peine  de  dam- 
nation ,  il  faut  passer  sa  vie  à  les  étudier  toutes, 
à  les  approfondir,  à  les  comparer,  à  parcourir  les 
pays  où  elles  sont  établies.  Nul  n'est  exempt  du 
premier  devoir  de  l'homme  ;  nul  n'a  droit  de  se 
fier  au  jugement  d'autrui.  L'artisan  qui  ne  vit  que 
de  son  travail,  le  laboureur  qui  ne  sait  pas  lire, 
la  jeune  fille  délicate  et  timide,  l'infirme  qui  peut 
à  peine  sortir  de  son  lit,  tous,  sans  exception, 
doivent  étudier,  méditer,  disputer,  voyager,  par- 
courir le  inonde  ;  il  n'y  aura  plus  de  peuple  fixe  et 
stable  ;  la  terre  entière  ne  sera  couverte  que  de 
pèlerins  allant,  à  grands  frais  et  avec  de  longues 
fatigues,  vérifier,  comparer,  examiner  par  eux- 
mêmes  les  cultes  divers  qu'on  y  suit.  Alors,  adieu 
les  métiers,  les  arts,  les  sciences  humaines  et  toutes 
les  occupations  civiles  ;  il  ne  peut  plus  y  avoir 
d'autre  étude  que  celle  de  la  religion.  A  grand'- 
peine ,  celui  qui  aura  joui  de  la  santé  la  plus  ro- 
buste, le  mieux  employé  son  temps,  le  mieux  usé 
de  sa  raison ,  vécu  le  plus  d'années,  saura-t-il  dans 
sa  vieillesse  à  quoi  s'en  tenir,  et  ce  sera  beaucoup 
s'il  apprend  avant  sa  mort  dans  quel  culte  il  aurait 
dû  vivre.  » 

Rousseau  croyait  peut-être  prouver  ainsi,  par  l'ab- 
surde, l'inutilité  de  la  révélation;  il  montrait  simple- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  121 

ment  l'aberration  de  son  esprit  et  l'audace  de  ses 
sophismes.  Ce  n'est  pas  en  se  créant  à  dessein  des 
difficultés  chimériques,  afin  de  se  donner  la  satis- 
faction de  ne  pas  les  résoudre,  qu'on  pourra  con- 
vaincre les  esprits  sensés. 

Nous  aimons  mieux  lui  entendre  dire  que  les  ob- 
jections insolubles  étant  communes  à  tous  les  sys- 
tèmes, les  preuves  directes  dispensent  d»  s'arrêter 
aux  difficultés  '.  Il  est  vrai  qu'il  déclare  en  même 
temps  ne  s'être  prononcé  sur  l'existence  de  Dieu 
qu'après  avoir  examiné  tous  les  systèmes  qu'il  a  pu 
connaître  sur  la  formation  de  l'univers,  méditer  sur 
ceux  qu'il  a  pu  imaginer.  Mais  si  l'on  veut  encore 
une  autre  opinion  de  Jean-Jacques  sur  le  même 
sujet,  on  la  trouvera  dans  la  Profession  de  foi.  L'in- 
térêt de  son  argumentation  le  portant  à  donner 
comme  très  facile  tout  ce  qui  touche  à  la  religion 
naturelle  ;  sans  souci  de  ce  qu'il  a  dit  quelques 
pages  plus  haut  :  «  Nul,  dit-il,  n'est  excusable 
de  ne  pas  lire  dans  le  livre  de  la  nature,  parce 
qu'il  parle  à  tous  les  hommes  une  langue  intel- 
ligible à  tous  les  esprits.  Quand  je  serais  né  dans 
une  île  déserte,  quand  je  n'aurais  jamais  appris  ce 
qui  s'est  fait  anciennement  dans  un  coin  du  inonde, 
si  j'exerce  ma  raison,  si  je  la  cultive,  si  j'use  bien 
des  facultés  immédiates  que  Dieu  me  donne,  j'ap- 
prendrai de  moi-même  à  le  connaître,  à  l'aimer, 
à  aimer  ses  œuvres,  à  vouloir  le  bien  qu'il  veut, 
et  à  remplir  pour  lui  plaire  tous  mes  devoirs  sur 
la  terre.  Qu'est-ce  que  tout  le  savoir  des  hommes 
m'apprendra  de   plus  2  ?  »  A  cela  nous  n'avons   que 


].  Lettre  à  M.  de  .1/.,   Ici  jan-    I    Lettre  à  l'archevêque  de   Paris. 
vier   1769.    —  2.  Voir  aussi   : 


122 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


deux  mots  à  répondre  :  c'est  que  cette  espèce  de 
Robinson  n'en  saura  pas  si  long  ;  c'est  que  le  savoir 
des  hommes,  et  surtout  le  savoir  de  Dieu,  en  peu- 
vent apprendre  encore  davantage. 

Peu  importe  d'ailleurs  que  les  religions  soient 
toutes  bonnes  ou  qu'elles  soient  toutes  mauvaises. 
Les  arguments  de  Rousseau  sont  en  faveur  de  la 
seconde  de  ces  hypothèses,  ses  conclusions  sont 
plutôt  en  faveur  de  la  première.  Aussi,  pour  plus 
de  commodité,  ne  comprend-il  pas  qu'on  suive  un 
autre  culte  que  celui  où  l'on  est  né.  Que  le  bon 
vicaire  reste  catholique,  que  Rousseau,  son  disciple, 
soit  protestant,  et,  dût  la  vérité  en  souffrir,  tout 
sera  pour  le  mieux1.  Mais  il  est  une  troisième  hy- 
pothèse qu'il  faut  rejeter  absolument,  c'est  celle 
d'une  église  prétendant  au  monopole  de  la  vérité. 
Depuis  le  Confrat  social,  la  maxime,  hors  de 
l'Eglise  point  de  salut,  inspire  à  Jean-Jacques  une 
sainte  horreur.  Lui,  l'apôtre  de  la  tolérance,  ne  veut 
être  intolérant  que  pour  les  intolérants.  Le  salut  des 
sauvages  et  des  enfants  sans  baptême  semble  le 
préoccuper  beaucoup  plus  que  le  sien  propre.  \\ 
n'est  pas  de  raison  qu'il  n'apporte  en  leur  faveur, 
pas  de  larmes  qu'il  ne  verse  sur  leur  sort.  C'est  là 
son  grand  argument,  on  pourrait  presque  dire  son 
argument  triomphant,  s'il  n'était  visible  qu'il  déna- 
ture à  dessein  la  question,  pour  se  ménager  un  plus 
facile  triomphe  2. 

Par   un  de    ces   contrastes  qui  plaisaient  à  Rous- 
seau, cette  seconde   partie  de   sa  profession  de  foi 


1.  Comparer  avec  Diderot  : 
Pensées  phil.,  LVI1I.  —  2.  Les 
objections  de  Rousseau  sur  le 
salut  des  sauvages  sont  pres- 


que copiées  d'une  lettre  de 
Diderot  à  Mlle  Volant,  du 
27  septembre  1760. 


DE    JEAN -JACQUES    ROUSSEAU.  123 

contient  le  plus  bel  éloge  qu'il  ait  jamais  fait  de 
l'Évangile  et  de  Jésus-Christ.  Ce  morceau  ayant  été 
cent  fois  cité,  nous  pouvons  nous  dispenser  de  le 
citer  de  nouveau.  «  Oui,  dit-il  en  finissant,  si  la 
vie  et  la  mort  de  Socrate  sont  d'un  sage,  la  vie 
et  la  mort  de  Jésus  sont  d'un  Dieu.  Dirons-nous 
que  l'histoire  de  l'Evangile  est  inventée  à  plaisir? 
Mon  ami,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  invente,  et  les 
faits  de  Socrate,  dont  personne  ne  doute,  sont 
moins  attestés  que  ceux  de  Jésus-Christ...  L'Evan- 
gi!e  a  des  caractères  de  vérité  si  grands,  si  frap- 
pants, si  parfaitement  inimitables,  que  l'inventeur 
en  serait  plus  étonnant  que  le  héros.  »  Voilà 
Rousseau  bien  près  d'être  chrétien  ?  Non.  «  Avec 
tout  cela,  continue-t-il,  ce  même  Evangile  est 
plein  de  choses  incroyables,  de  choses  qui  répu- 
gnent à  la  raison,  et  qu'il  est  impossible  à  tout 
homme  sensé  de  concevoir  ni  d'admettre.  »  Et 
Rousseau  reste  sceptique,  et  il  conserve  dans  son 
esprit  l'amalgame  incohérent  des  opinions  les  plus 
opposées.  Réservant  tous  ses  anathèmes  pour  l'a- 
théisme, qu'il  regarde  comme  plus  pernicieux  que 
le  fanatisme  lui-même,  et  pour  l'indifférence  philo- 
sophique, il  est  prêt  à  regarder  toutes  les  religions 
positives  comme  également  bonnes.  «  Que  d'œuvres 
de  miséricorde,  dit-il,  sont  l'ouvrage  de  l'Evan- 
gile! Que  de  restitutions,  de  réparations  la  con- 
fession n'a-t-elle  pas  fait  faire  chez  les  catholiques! 
Chez  nous,  combien  les  approches  du  temps  de 
la  communion  n'opèrent-elles  point  de  réconcilia- 
tions et  d'aumônes  !  Combien  le  jubilé  des  Hé- 
breux ne  rendait-il  pas  les  usurpateurs  moins 
avides1!  »  Et  il   a,  malgré  cela,  la  conscience  d'a- 

1.  Voir  aussi  Lettre  à  l'abbé  de  X...,  11  novembre  1764. 


124  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

voir  fait,  par  l'ensemble  de  sa  Profession  de  foi, 
une  œuvre  méritoire  et  utile  à  son  siècle.  Tant 
qu'il  reste,  s'écrie-t-il,  quelque  bonne  croyance 
parmi  les  hommes,  il  ne  faut  point  troubler  les 
âmes  paisibles  ni  alarmer  la  foi  des  simples  par 
des  difficultés  qu'ils  ne  peuvent  résoudre  et  qui 
les  inquiètent  sans  les  éclairer  ;  mais  quand  une 
fois  tout  est  ébranlé,  on  doit  conserver  le  tronc  aux 
dépens  des  branches1.  »  Il  eût  été  plus  fier  et  plus 
franc  de  ne  sacrifier  ni  le  tronc,  ni  les  branches. 
Ou  la  révélation  est  vraie,  et  il  faut  la  soutenir  ; 
ou  elle  est  fausse,  et  il  faut  la  combattre.  L'Op- 
portunisme n'est  point  ici  de  saison.  Quel  droit 
avons-nous  donc  sur  la  vérité,  pour  la  mutiler,  sous 
prétexte  de  lui  être  utiles?  Défendons-la  d'abord, 
advienne  que  pourra,  et  soyons  sûrs  qu'elle  saura 
bien  ensuite  retrouver  son  compte. 

Est-ce  à  dire  que  le  chrétien  confonde  le  déisme 
de  Rousseau  avec  l'athéisme  de  certains  philosophes? 
Non,  mais  il  combat  l'un  et  l'autre,  quoique  par  des 
raisons  différentes.  On  ne  confond  pas  non  plus  la 
guerre  avec  la  peste,  ce  qui  n'empêche  pas  de  les 
regarder  comme  deux  fléaux.  Mais  Jean-Jacques,  qui 
faisait  campagne  contre  deux  adversaires  différents, 
la  philosophie  et  ce  qu'il  appelait  le  fanatisme,  s'est 
imaginé  qu'en  se  posant  entre  les  deux,  il  les  vain- 
crait plus  facilement;  il  a  fait  de  la  politique  et 
de  l'habileté  au  lieu  de  faire  de  la  doctrine,  et  il 
s'est  trouvé  engagé  dans  une  foule  de  contradictions 
et  d'inconséquences. 

Elles  sont  si  évidentes  qu'on  se  demande  si  elles 
ont  pu  échapper  à  sa  clairvoyance,  et   s'il  ne  les  a 

1.  Profession  de  foi  et  Lettre  à  J.  Bumand.  28  mars  1763. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  I  '2") 

pas  vues  et  voulues.  Toutefois,  cet  assemblage  de 
pièces  disparates,  qui  jurent  de  se  trouver  réunies, 
ces  affirmations  contraires,  ces  doutes,  ces  audaces, 
ces  hésitations  sont  assez  l'image  de  l'auteur,  de  sa 
tète  mal  équilibrée,  qui  ne  se  plait  qu'au  milieu 
des  paradoxes,  de  son  àme  faible  et  incertaine,  ac- 
cessible à  tous  les  entraînements,  capable  de  toutes 
les  sagesses  et  de  toutes  les  folies,  religieuse,  scep- 
tique, incrédule,  poursuivant  le'  bien  moral,  et  trop 
souvent  ne  sachant  où  le  prendre,  aimant  la  vertu, 
et  n'ayant  pas  le  courage  de  la  pratiquer. 

D'un  autre  côté,  on  ne  peut  nier  que  le  procédé 
de  Rousseau  ne  fût  habile,  pour  attaquer  la  religion. 
Cette  sorte  de  position  d'assembleur  de  nuages  est, 
à  ce  qu'il  paraît,  assez  forte,  car  elle  réussit  presque 
toujours.  Comme  il  le  dit,  il  n'y  a  point  de  vérité 
contre  laquelle  on  ne  puisse  élever  des  objections 
insolubles.  Lui-même  connaissait  bien  ce  moyen, 
pour  l'avoir  expérimenté  de  longue  date.  Ses  deux 
premiers  Discours  n'étaient  guère,  en  effet,  qu'un 
amas  de  difficultés,  et  son  Emile,  avec  son  éduca- 
tion négative,  était  presque  dans  le  même  cas.  C'est 
encore  la  tactique  de  sa  Profession  de  foi.  Laissant 
à  la  religion  la  tache,  toujours  longue,  d'établir  ses 
preuves,  ne  se  donnant  pas  la  peine  de  les  détruire, 
ni  presque  de  les  attaquer  de  front,  il  se  contente 
de  les  entourer  d'un  tissu  d'objections,  de  dérouter 
les  esprits,  d'ébranler  le  Christianisme  par  le  doute, 
au  lieu  de  le  combattre  par  une  affirmation  con- 
traire. Ses  ménagements  même  ont  leur  place  dans 
son  plan  et  servent  à  lui  donner  un  vernis  d'impar- 
tialité,  presque  de  bienveillance.  Objection  n'est 
pas  preuve,  dit-on,  et  il  sert  peu  de  détruire,  si  l'on 
ne  peut   remplacer.    Ceci  n'est  pas  tout  à  fait  exact 


126  LA   VIE   ET    LES    OEUVRES 

dans  cette  circonstance.  Celui  qui  doute  n'a  plus  la 
foi,  et  celui  qui  n'a  pas  la  foi  n'est  pas  chrétien.  On 
ne  peut  donc  pas  dire  que  Rousseau  Hotte  entre  le 
Christianisme  et  l'incrédulité.  Il  n'est  pas  possible 
de  n'avoir  qu'un  pied  dans  l'Eglise  :  l'on  est  dedans 
ou  l'on  est  dehors. 

Quel  qu'ait  été.  au  fond,  le  but  qu'il  se  propo- 
sait, Rousseau,  qui  se  donnait  comme  l'adversaire 
des  philosophes,  et  qui  l'était  à  certains  égards, 
entrait  pleinement  par  son  système  de  doute  reli- 
gieux dans  le  courant  à  la  mode.  Les  incrédules, 
Voltaire  en  tête,  en  critiquèrent  pour  la  forme  la 
première  partie  et  firent  des  réserves  sur  la  se- 
conde ;  mais  le  tout  ensemble  faisait  trop  bien  leur 
affaire  pour  qu'ils  ne  se  montrassent  pas  satisfaits. 
Aujourd'hui,  on  serait  peut-être  plus  difficile.  L'in- 
crédulité, sans  être  plus  profonde,  est  plus  affirma- 
tive, parce  qu'elle  a  une  situation  plus  assurée  et 
peut  plus  hardiment  lever  la  tète.  Mais  alors  la  reli- 
gion avait,  dans  les  mœurs  et  dans  l'Etat,  une  foule 
d'attaches  officielles  et  officieuses,  qui  obligeaient  à 
certains  ménagements.  C'était  le  temps  où  Helvé- 
tius  faisait  amende  honorable  de  son  livre  de  l'Es- 
prit; où  Voltaire  faisait  des  protestations  d'ortho- 
doxie, désavouait  ses  livres  les  uns  après  les  autres, 
et  érigeait  ses  désaveux  à  la  hauteur  d'un  principe. 
«  Il  ne  faut  jamais  rien  donner  sous  son  nom, 
écrivait-il  à  Helvétius,  je  n'ai  pas  même  fait  la 
Pucelle\  »  Sans  s'abaisser  aux  mêmes  procédés, 
Jean-Jacques  servit  puissamment  la  même  cause. 
Sa  religion,  s'il  en  eut  une,  a  eu  peu  de  fidèles.  Des 
pasteurs  genevois,  dit-on,   sans  l'approuver  entière- 

1.  Lettre  de  Voltaire  à  Helvétius,  13  auguste  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  127 

ment,  s'en  firent  les  défenseurs  et  s'en  servirent 
comme  d'un  échelon  pour  ramener  à  la  foi  et  à  la 
cène  un  grand  nombre  d'hommes1.  Cela  leur  fait 
peu  d'honneur.  En  revanche,  Rousseau  a  produit 
beaucoup  de  libres-penseurs  ;  ses  doctrines  ont  fait 
école,  'et  souvent,  dans  la  bouche  de  ses  disciples, 
se  sont  transformées  en  affirmations  antireligieuses 
très  positives. 

1.  Gaberel,  Rousseau  et  les  Genevois,  eh.  m,  4?  8. 


CHAPITRE  \\f 


Sommaire  :  L'Émilf..  —  I.  De  la  religion  considérée  comme  moyen 
d'action  sur  les  passions.  —  Autres  moyens.  —  Emile  apprend  à  con- 
naître le  monde.  —  Études  qui  conviennent  alors;  éloquence,  poésie, 
langues.  —  .Moyens  de  se  former  le  goût. 

II.  Sophie,  ou  de  l'éducation  de  la  femme.  —  Premier  principe  de 
Rousseau  :  la  femme  est  faite  pour  plaire  à  l'homme.  —  Différences 
entre  l'éducation  de  la  jeune  fille  et  celle  du  jeune  homme.  —  Du  respect 
de  l'opinion.  —  Des  plaisirs  du  monde. 

III.  Amours  d'Emile  et  de  Sophie.  —  Épisodes.  —  Voyage  à  la  re- 
cherche de  la  meilleure  des  constitutions.  —  Choix  d'une  profession.  — 
Mariage  d'Emile. 

IV.  Emile  et  Sophie,  ou  les  Solitaires.  —  Appréciation  générale  de 
l'Emile. 


I 


Quoique  la  Profession  de  foi  soit  faite  un  peu  trop 
pour  le  public,  et  pas  assez  pour  Emile,  ou  doit 
penser  que  celui-ci  en  a  profité,  car  Rousseau  sup- 
pose aussitôt,  sans  autre  transition,  que  son  élève 
connaît  au  moins  les  principes  et  les  devoirs  de  la 
loi  naturelle.  C'est  peu  assurément,  mais  un  retour 
sur  le  temps  présent  nous  fait  penser  qu'au  lieu  de 
nous  en  plaindre,  nous  ferions  mieux  de  proposer 
Jean-Jacques  à  nos  hommes  d'Etat,  comme  une  au- 
torité en  faveur  de  la  religion.  Aujourd'hui,  l'on 
refuse  aux  Français,  même  ce  minimum;  on  ne 
permet  pas  de  prononcer  à  l'école  le  nom  de  Dieu, 
de  Dieu  sur  qui  repose  toute  morale,  de  Dieu  grâce 
à  qui  l'on  «  trouve  son  véritable  intérêt  à  faire  le  bien 
loin  des  regards  des  hommes  et  sans  y  être  forcé 
par  les  lois,  et  à  remplir  son  devoir  même  aux  dé- 


LA  VIE  ET  LES  ŒUVRES   DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.    129 

pens  de  sa  vie...  Sortez  de  là,  continue  Rousseau, 
je  ne  vois  plus  qu'injustice,  hypocrisie  et  mensonge 
parmi  les  hommes...  Oui,  je  le  soutiendrai  toute 
ma  vie;  quiconque  a  dit  dans  son  cœur,  il  n'y  a 
point  de  Dieu  et  parle  autrement,  n'est  qu'un  men- 
teur ou  un  insensé1.  » 

Quelles  nouvelles  prises  le  maître  s'est  données 
sur  son  élève  !  S'il  a  beaucoup  tardé  à  les  acquérir, 
au  moins  va-t-il  faire  en  sorte  dé  ne  pas  les  laisser 
échapper.  Et  pourtant,  c'est  le  moment  qu'il  choisit 
pour  le  traiter,  non  plus  en  élève,  mais  en  ami,  pour 
lui  rendre  ses  comptes  et  lui  parler  comme  à  un 
homme. 

«  Quoi,  dirons-nous  avec  Rousseau,  faut-il  ab- 
diquer mon  autorité  lorsqu'elle  m'est  le  plus  né- 
cessaire? Faut-il  abandonner  l'adulte  à  lui-même, 
au  moment  qu'il  sait  le  moins  se  conduire  et  qu'il 
fait  les  plus  grands  écarts?  »  Rassurons-nous;  ce 
n'est  là  qu'une  petite  supercherie,  à  ajouter  à  beau- 
coup d'autres.  Le  maitre  ne  propose  d'abdiquer  ses 
droits  que  pour  mieux  les  assurer.  Il  sait  de  quelles 
nouvelles  chaînes  il  a  entouré  le  cœur  d'Emile.  Jus- 
qu'ici, il  n'avait  rien  obtenu  de  lui  que  par  force  ou 
par  ruse  ;  la  raison ,  l'amitié  ,  la  reconnaissance  vont 
désormais  lui  venir  en  aide;  Emile  refusera  une 
liberté  qui  lui  serait  trop  lourde  à  porter. 

Mais  aussi  ne  vous  montrez  pas  trop  sévère.  Vous 
devez  savoir  que  la  situation  est  délicate,  que  les 
passions  commencent  à  élever  la  voix;  n'allez  pas 
«  heurter  de  front  les  désirs  naissants  du  jeune 
homme,  sottement  traiter  de  crimes  ses  nouveaux 
besoins.  »  D'un   autre   côté,   si   vous  ne   combattez 

1.  Emile,  1.  IV. 

TOME    II  a 


130  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

pas  ses  penchants,  allez-vous  donc  les  favoriser? 
Pas  davantage.  —  Alors  vous  vous  hâterez  dé  le 
marier?  —  Ce  procédé  a  du  bon;  cependant,  ici  en- 
core, il  ne  faut  pas  se  presser. 

La  direction  du  jeune  homme ,  dans  ce  moment 
critique ,  est,  de  l'aveu  de  tous  les  moralistes ,  ex- 
trêmement difficile.  Jean-Jacques  venait  d'affaiblir 
entre  ses  mains  le  frein  le  plus  puissant  et  le  plus 
assuré  contre  les  passions,  le  frein  religieux.  Il 
l'avait,  à  la  vérité,  conservé  en  partie,  en  maintenant 
les  principes  de  religion  naturelle,  et  l'on  voit  par 
moments  qu'il  entend  bien  s'en  servir;  mais  contre 
un  danger  si  pressant,  il  n'est  pas  trop  de  garder 
tous  ses  moyens,  et  dans  toute  leur  énergie.  Sans 
faire  des  considérations  à  ce  sujet,  il  est  d'expé- 
rience que ,  sauf  de  très  rares  exceptions ,  la  loi 
naturelle  ne  suffit  point  à  un  jeune  homme  pour  la 
conservation  de  la  pureté  des  mœurs  ;  que  la  reli- 
gion sincèrement  pratiquée,  la  confession,  la  com- 
munion sont  au  contraire  merveilleusement  efficaces, 
et  seules  efficaces,  pour  atteindre  ce  but.  Convenons 
que  Rousseau,  réduit,  ou  à  peu  près,  aux  ressources 
de  la  sagesse  humaine ,  les  emploie  avec  habileté  ; 
malheureusement,  il  est  rare  que  la  sagesse  hu- 
maine ne  cloche  pas  par  quelque  côté. 

Le  premier  moyen  du  précepteur  est  de  retarder 
le  moment  de  l'éclosion  des  passions.  Nous  n'en 
dirons  pas  de  mal  assurément;  mais  il  n'était  pas 
nécessaire  d'aller  jusque  dans  l'ancienne  France  ou 
chez  les  Romains  du  temps  de  César,  pour  en  trouver 
des  exemples;  tous  les  parents  sages  l'emploient, 
autant  que  cela  leur  est  possible.  Cependant,  puisque 
chaque  enfant  n'a  pas  pour  lui  seul,  comme  Emile, 
un  précepteur,  afin  de   le  tenir  séquestré  de  toute 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  131 

influence  extérieure ,  il  faut  bien  tenir  compte  des 
possibilités  et  des  circonstances. 

Un  second  moyen  proposé  par  Rousseau  consiste 
à  prendre  le  jeune  homme  par  l'amour-propre.  à 
lui  donner  la  liberté  et  à  le  rendre  responsable  de 
ses  actions.  Moyen  dangereux,  s'il  en  fut,  qui  peut 
réussir  quelquefois  avec  des  natures  exceptionnelles, 
mais  auquel  il  ne  faut  pas  se  fier.  Rousseau  lui- 
même  n'y  avait,  à  ce  qu'il  parait,  qu'une  demi- 
confiance,  car  il  compte  que  son  offre  de  liberté 
sera  refusée.  Le  plus  sûr  toutefois  serait  de  ne  rien 
offrir,  de  peur  d'être  pris  au  mot. 

Autre  moyen,  qui  semble  presque  le  contre-pied 
du  premier.  Instruisez  vous-même  le  jeune  homme 
des  dangereux  mystères  des  passions.  S'il  les  ap- 
prend par  d'autres  que  par  vous  ,  il  ne  les  apprendra 
pas  impunément.  Sans  doute.  —  Vous  n'empêcherez 
pas  les  indiscrétions  d'un  camarade,  d'un  domestique. 

—  Ne  vous  en  flattez  pas.  —  Prenez  donc  les  de- 
vants. —  Peut-être.  C'est  une  question  de  prudence, 
que  vous  aurez  à  résoudre  selon  les  circonstances. 

—  Soyez  le  confident  de  votre  élève.  —  Cela  est  en 
effet  très  désirable,  et  nous  ne  le  croyons  pas  impos- 
sible. Faudra-t-il  toutefois  rechercher  ces  confidences 
au  prix  de  sacrifices  incompatibles  avec  les  devoirs 
du  maitre?  «  Comptez,  dit  Rousseau,  que  si  l'enfant 
ne  craint  de  votre  part  ni  sermon  ni  réprimande, 
il  vous  dira  toujours  tout.  »  —  C'est  possible  ;  mais 
à  quoi  lui  aura-t-il  servi  de  le  dire,  s'il  n'a  pas  à 
compter  sur  une  direction?  Soyez  bon ,  soyez  père , 
sachez  tempérer  vos  conseils  et  vos  reproches  par 
les  encouragements  et  l'indulgence  ;  mais  aussi  soyez 
juste;  imposez,  s'il  le  faut,  votre  autorité;  blâmez 
ce  qui  est  blâmable.  —  Choisissez  votre   moment, 


132  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

continue  Fauteur  de  Y  Emile  ;  il  ne  suffit  pas  de  dire 
ce  qu'il  faut:  il  faut  le  dire  à  propos.  Préparez  vos 
batteries.  —  Certainement;  mais  nous  sommes  si 
fatigués  des  artifices  de  cette  éducation  que  nous 
dirions  volontiers  :  préparez-les,  mais  ne  les  pré- 
parez pas  trop.  Nous  ne  parlerons  pas  de  ce  qu'on 
peut  appeler  la  préparation  éloignée  :  régler  les 
lectures  du  jeune  homme,  le  détourner  de  l'oisiveté, 
d'une  vie  molle  et  sédentaire,  du  commerce  des 
femmes  et  des  jeunes  gens,  donner  le  change  à  son 
imagination  en  fatiguant  son  corps,  le  faire  travailler, 
marcher,  chasser,  toutes  choses  excellentes,  mais 
qui  sont  de  la  vieille  méthode.  Arrive  enfin  le  jour 
que  vous  avez  choisi  pour  instruire  votre  élève;  car 
cela  se  fera  en  un  seul  jour,  jour  solennel,  qui  doit 
rester  éternellement  gravé  dans  sa  mémoire,  et  non 
point  par  une  série  de  conversations  intimes  et  fa- 
milières. Ce  sera  avec  un  appareil  imposant ,  en 
présence  de  l'Etre  éternel,  au  milieu  des  bois,  des 
rochers ,  des  montagnes ,  en  face  de  la  nature  en- 
tière, appelée  comme  témoin  de  la  sainteté  de  l'en- 
tretien; ce  sera  avec  les  accents  de  l'enthousiasme, 
avec  l'émotion  du  cœur,  avec  la  flamme  et  l'ardeur  du 
sentiment  que  vous  lui  parlerez.  Quelle  mise  en  scène! 
Quel  comédien  que  ce  Jean-Jacques!  Et  que  lui 
direz-vous?  Ah!  ici  notre  auteur,  malgré  son  audace, 
hésite  et  se  trouble.  Il  a  essayé,  mais  il  a  reconnu 
que  les  fausses  délicatesses  de  la  langue  française 
se  refusent  à  «  la  naïveté  des  premières  instructions 
sur  certains  sujets.  »  Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  doit, 
dans  la  suite  de  son  ouvrage ,  recommander  vivement 
la  pudeur  pour  la  jeune  fille,  on  ne  voit  pas  qu'il  y 
songe  pour  le  jeune  homme;  aussi  n'aura-t-il  plus 
rien  de  caché  pour  lui.  Mais  en  même   temps  qu'il 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  133 

lui  dévoilera  les  mystères  de  l'amour,  de  la  généra- 
tion ,  du  mariage ,  il  lui  montrera  en  traits  de  feu 
les  avantages  de  la  chasteté  et  les  terribles  châti- 
ments de  la  débauche. 

Rousseau  semble  attendre  de  superbes  effets  de 
cette  épreuve.  Il  y  compte  même  pour  recouvrer, 
plus  complète  que  jamais,  l'autorité  dont  il  a  feint 
de  vouloir  se  dessaisir.  En  dehors  de  ce  résultat  in- 
certain, que  le  maître  aurait  mieux  fait  de  ne  pas 
mettre  en  balance,  nous  craignons  que  le  reste  ne 
soit  pour  le  moins  inutile. 

A  ces  moyens,  on  en  peut  joindre  d'autres.  Nous 
avons  déjà  dit  un  mot  de  celui  qui  consiste  à  changer 
le  cours  des  occupations  et  des  désirs.  A  cet  ordre 
d'idées  peuvent  se  rattacher  :  1°  les  études  qu'Emile 
doit  cultiver;  2°  l'art  de  combattre  les  passions  par 
les  passions,  autrement  dit,  de  rendre  Emile  sage 
en  le  rendant  amoureux. 

Rousseau  est  pénétré  des  périls  qu'offre  le  monde  ; 
il  n'est  pas  moins  persuadé  des  dangers  auxquels 
Emile  est  exposé,  rien  que  par  son  âge.  De  ces  deux 
dangers,  réunis  dans  des  conditions  convenables,  il 
entend  faire  la  sauvegarde  de  son  cœur.  Il  n'admet 
pas  qu'on  doive  combattre  la  passion  directement  ; 
ce  serait  aller  contre  la  nature  ;  il  préfère  demander 
à  la  passion  même  le  moyen  de  sauver  son  élève  du 
libertinage,  en  lui  montrant  de  loin  le  mariage 
comme  un  but  à  atteindre.  «  Ton  cœur,  dis-je  au 
jeune  homme,  a  besoin  d'une  compagne  ;  allons 
chercher  celle  qui  te  convient.  Nous  ne  la  trouve- 
rons pas  aisément  peut-être  :  le  vrai  mérite  est 
toujours  rare  ;  mais  ne  nous  pressons  et  ne  nous 
rebutons  point.  Sans  doute  il  en  est  une,  et  nous 
la   trouverons   à  la  fin ,   ou  du  moins   celle  qui   en 


134  LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

approche  le  plus.  Avec  un  projet  si  flatteur  pour 
lui,  je  l'introduis  dans  le  monde.  Qu'ai-je  besoin 
d'en  dire  davantage  ?  Ne  voyez-vous  pas  que  j'ai 
tout  fait  ?  » 

Quelle  séduction  pourra  désormais  effleurer  le 
cœur  d'Emile  ?  Il  sera  défendu  par  sa  chère  Sophie. 
Les  discours  licencieux,  les  conseils  pernicieux  des 
jeunes  gens  ne  feraient  que  l'éloigner  d'elle.  Les 
ag-aceries  des  femmes  le  laisseront  froid  ;  Sophie  est 
si  modeste  !  Comment  aimerait-il  les  manières  des 
coquettes  ?  Sophie  a  tant  de  simplicité  ! 

On  peut  reprocher  à  ces  considérations  de  tenir 
beaucoup  plus  du  roman  que  de  la  réalité.  Ne  les 
méprisons  pas  trop  toutefois.  Espérons  que  Sophie 
sauvera  Emile  de  quelques  écarts;  c'est  déjà  beau- 
Coup  ;  mais  ne  comptons  pas  qu'elle  les  lui  évitera 
tous.  Ainsi  elle  ne  le  garantira  pas,  c'est  Rousseau 
qui  nous  le  dit,  du  plus  redoutable  de  tous,  et  ce 
danger,  c'est  lui-même.  Il  semblerait  que  Jean- 
Jacques  en  vient  à  admettre  que  le  pire  ennemi  du 
jeune  homme,  c'est  son  propre  cœur.  Que  devient 
alors  son  grand  principe  de  la  bonté  originelle  ? 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  craint  par-dessus  tout  pour  son 
élève  les  habitudes  solitaires.  Si,  par  malheur,  celui-ci 
vient  à  s'y  livrer,  il  est  un  homme  perdu  sans  retour, 
et  l'âge  même  ne  le  corrigera  pas.  Rousseau  con- 
naissait en  effet  par  sa  propre  expérience  les  tristes 
effets  de  ce  vice.  Il  n'est  point  de  précautions  qu'il 
n'indique  pour  le  combattre  ;  ou  plutôt  il  n'en  oublie 
qu'une,  et  c'est  la  bonne,  la  religion.  Pour  en  pré- 
server Emile,  accompagnez-le  plutôt,  dit  Rousseau, 
dans  les  mauvais  lieux.  Yoilà  un  moyen  héroïque 
sur  lequel  nous  ne  nous  étendrons  pas  trop.  Il  a  plu 
à  l'auteur  de  Y  Emile  de  n'être  pas  très  explicite  sur 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  135 

ce  point  ;  ne  cherchons  pas  à  l'être  plus  que  lui. 
Malheureusement,  ses  principes  ne  lui  laissaient  que 
l'alternative  entre  des  embarras  inextricables  et  des 
complaisances  inavouables.  D'une  part,  il  exige  non 
seulement  que  le  maître  sache  tout,  ce  qui  est  bien, 
mais  en  outre  qu'il  ne  paraisse  rien  ignorer  ;  qu'il 
ne  ferme  les  yeux  sur  quoi  que  ce  soit.  Joignez  à 
cela  qu'il  l'oblige  à  ne  jamais  commander  ni  dé- 
fendre, et  pourtant  à  ne  jamais  lâcher  son  élève 
d'un  seul  pas,  et  voyez  où  le  malheureux  maître 
pourra  se  trouver  entraîné. 

Emile  a  si  peu  étudié  dans  son  enfance  qu'il  a 
encore  presque  tout  à  apprendre.  A  l'âge  où  il  est 
arrivé,  les  études  qui  lui  conviennent  sont  l'élo- 
quence, la  poésie,  les  langues.  Elles  ne  lui  servent 
pas  seulement  de  dérivatif  contre  les  passions  ;  elles 
ont  encore  l'avantage  de  lui  former  le  goût.  Dans  le 
monde,  Emile  aura  aussi  plus  d'une  occasion  d'ap- 
prendre les  règles  du  goût;  mais  nous  savons  qu'il 
y  sera  conduit  par  une  pensée  autrement  grave,  le 
désir  d'y  chercher  la  compagne  de  sa  vie. 

Comme  application  de  ses  idées  sur  le  goût,  Rous- 
seau réunit  dans  son  imagination  les  conditions 
capables  de  constituer  la  vie  qui  lui  plairait  davan- 
tage, qui  serait  le  plus  de  son  goût.  Ce  tableau,  qui 
est  très  long,  n'est  pas  sans  charmes,  quoiqu'il  ait 
le  défaut  d'être  bien  épicurien  pour  un  livre  d'édu- 
cation. C'est  là  qu'il  est  question  de  la  fameuse 
petite  maison  blanche  avec  des  contrevents  verts. 
Mais  il  se  trouve  à  la  fin  que  cet  assemblage  de 
tous  les  plaisirs  est  à  la  portée  de  beaucoup  de  per- 
sonnes, et  n'est  autre  chose  qu'une  douce  et  aimable 
médiocrité.  «  On  a  du  plaisir  quand  on  en  veut 
avoir.  »  Voilà  une  conclusion  qu'on  n'attendait  pas 


136  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

de  Rousseau  et  une  maxime  qu'il  n'a  guère  mise  en 
pratique. 

II 

Puisque  notre  jeune  gentilhomme,  dit  Locke,  est 
prêt  à  se  marier,  il  est  temps  de  le  laisser  auprès 
de  sa  maîtresse.  Jean-Jacques  n'a.  garde  d'imiter 
Locke,  et  il  fait  bien  '.  Il  va  donc  s'occuper  de  trouver 
une  compagne  à  Emile,  et,  naturellement,  il  la  trou- 
vera la  plus  parfaite  possible.  De  là  de  longues  dis- 
sertations sur  les  qualités  de  la  femme.  Comme  ces 
qualités  s'acquièrent,  au  moins  en  partie,  par  l'édu- 
cation, l'occasion  était  bonne  pour  greffer,  sur  son 
grand  traité  de  l'éducation  du  jeune  homme,  un 
petit  traité  de  l'éducation  de  la  jeune  fille  :  première 
et  longue  digression.  Mais  pour  trouver  cette  perle 
rare  autant  que  précieuse,  il  faut  la  chercher;  nous 
ne  regretterons  pas  les  longs  voyages  que  nous 
aurons  à  faire  pour  obtenir  un  si  beau  résultat  : 
seconde  digression,  les  voyages.  En  voyageant,  on 
apprend  à  connaître  les  peuples  et  leurs  constitu- 
tions ;  on  conviendra  que  cette  connaissance  est  émi- 
nemment utile,  sinon  nécessaire,  pour  se  mettre  en 
état  d'exercer  le  droit  que  possède  chaque  homme 
de  se  choisir  sa  patrie  :  troisième  digression,  les 
constitutions  et  les  gouvernements.  Ces  trois  digres- 
sions, qui  d'ailleurs  en  renferment  d'autres,  ne  com- 
prennent guère  moins  d'un  volume. 

Si  Rousseau  nous  avait  donné  un  bon  traité  de 
l'éducation  de  la  femme,  nous  ne  regretterions  pas 
les  longues  pages  qu'il  y  a  consacrées  ;  malheureu- 

1.  Voir  Emile,  1.  V. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  137 

sèment,  c'est  toujours  Rousseau,  c'est-à-dire,  un  mé- 
lange impossible  de  vrai  et  de  faux,  de  sagesse  et 
de  folie,  de  préceptes  excellents  et  d'utopies. 

Presque  dès  le  début,  il  pose  un  principe  qui  lui 
servira  souvent,  et  sur  lequel  il  y  aurait  beaucoup 
à  dire  :  «  la  femme,  d'après  lui,  est  faite  spéciale- 
ment pour  plaire  à  l'homme.  »  Ces  paroles  au- 
raient pour  conséquence  extrême  de  nous  repor- 
ter aux  mœurs  du  sérail.  Dans' la  société  antique, 
chez  les  peuples  sauvages  ou  barbares,  dans  toutes 
les  civilisations  inférieures  ou  corrompues,  la  femme 
sert  de  jouet  ou  de  bète  de  somme.  Est-ce  là  ce 
que  veut  Rousseau  ?  Il  compte  beaucoup  sur  les 
charmes  de  la  femme  pour  rétablir  en  sa  faveur  l'é- 
galité et  presque  la  suprématie.  Hélas  !  tant  que  la 
femme  ne  sera  que  la  femelle  de  l'homme,  c'est  son 
expression,  elle  court  grand  risque  de  n'être  ni 
libre,  ni  honorée,  ni  digne  de  l'être.  Ce  n'est  pas 
d'aujourd'hui  que  ses  charmes  sont  cultivés  dans 
un  but  qui  n'est  pas  précisément  celui  de  la  morale, 
et  servent  à  tout  autre  chose  qu'à  assurer  les  fins 
de  la  nature.  Ne  faisons  pas  à  Rousseau  l'injure  de 
penser  que  c'est  là  ce  qu'il  veut.  Cependant  il  nous 
faut  constater  que.  même  quand  il  parle  de  la  pu- 
deur, qu'il  regarde,  bien  à  tort,  comme  l'apanage 
exclusif  de  la  femme,  il  se  dégage  de  ses  plus  belles 
pages  comme  une  senteur  d'obscénité.  Il  ne  laisse 
voir,  pour  ainsi  dire,  dans  l'homme  que  l'animal. 
Qu'il  demande  après  cela  une  éducation  sérieuse  ; 
qu'il  soit  parfois  exigeant  sur  le  devoir  ;  son  motif, 
plaire  à  l'homme,  n'en  est  pas  moins  frivole  et  mes- 
quin. La  femme  qui  n'en  aurait  pas  d'autre  ne  res- 
terait pas  longtemps  honnête.  Aussi,  pour  un  ou 
deux   résultats  heureux,  à  combien  de  concessions 


138  LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

mauvaises  ou  dangereuses  l'amène  ce  principe;  car 
c'est  pour  lui  un  principe,  qui  se  continue  par  ses 
conséquences  à  travers  tout  le  traité.  Ce  n'est  pas 
seulement  la  douceur  et  la  politesse  qu'il  prêchera 
aux  jeunes  tilles  et  aux  jeunes  femmes  ;  ce  n'est  pas 
seulement  la  docilité,  c'est,  pour  employer  son  ex- 
pression, l'asservissement,  auquel  il  veut  qu'on  les 
accoutume  ;  il  leur  permettra,  il  leur  recommandera 
même  une  certaine  coquetterie  ;  il  trouvera  bon 
qu'elles  aient  recours  à  la  ruse  ;  il  les  rabaissera  à 
dire,  non  ce  qui  est  bien  et  utile,  mais  seulement  ce 
qui  plaît  ;  à  suivre,  non  pas  la  vraie  religion,  mais 
la  religion  de  leur  mère  ou  de  leur  mari.  Il  ne  peut 
entrer  dans  notre  pensée  de  vanter  la  femme  maus- 
sade et  ennuyeuse  ;  de  mettre  en  opposition  la 
femme  qui  plait  et  celle  qui  fait  son  devoir.  La 
femme  doit  être  à  la  fois  aimable  et  vertueuse, 
charmante  et  sage;  mais  enfin  elle  a  autre  chose 
à  faire  que  d'être  l'ornement  du  foyer  ;  elle  en 
doit  être  aussi  l'honneur,  la  gardienne  et  l'appui  ; 
elle  a  des  devoirs  sérieux,  un  ménage  à  tenir,  des 
enfants  à  élever  ;  quelquefois  aussi,  car  la  vie  n'a 
pas  que  des  jours  heureux,  des  revers  de  fortune 
ou  de  situation  à  conjurer  ou  à  réparer,  des  mal- 
heurs de  famille  et  des  chagrins  à  supporter  ou  à 
consoler.  On  dirait  que  Rousseau  n'a  pas  songé  à 
toutes  ces  choses  ;  elles  n'entraient  sans  doute  pas 
dans  le  plan  de  son  roman. 

Il  expose  avec  plaisir,  et  parfois  il  exagère,  les 
différences  qui  existent  entre  les  deux  sexes,  et  par 
suite  les  différences  des  éducations  à  leur  appliquer. 
Ses  considérations  ont  du  vrai  ;  mais  nos  hommes 
d'Etat,  qui  prétendent  s'inspirer  de  lui,  s'en  éloi- 
gnent grandement  en  beaucoup  de  points.  Qu'aurait- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


139 


il  dit,  grand  Dieu  !  des  lycées  de  filles,  lui  qui  n'en 
voulait  pas  même  pour  les  garçons1  ?  Lui  qui  n'ad- 
met pour  les  filles,  ni  maîtres,  nous  dirions  presque 
ni  maîtresses,  ni  pensions,  ni  études  abstraites,  ni 
sciences  de  raisonnement;  mais  principalement  la 
couture,  la  dentelle,  le  dessin  d'ornement,  le  chant, 
les  arts  d'agrément,  enfin  la  science  pratique  du 
monde  et  des  hommes.  Il  est  vrai  qu'ils  se  rencon- 
treraient ensuite  avec  lui  dans  leur  haine  du  caté- 
chisme et  des  couvents.  ï\on  pas  que  Jean- Jacques 
érige  l'irréligion  ou  l'indifférence  en  système  de 
gouvernement  ;  il  est  au  contraire  l'ennemi  déclaré 
de  la  neutralité.  Il  ne  demande  pas  beaucoup  d'ins- 
truction ni  de  pratiques  religieuses  pour  la  jeune 
fille  ;  mais  le  peu  qu'il  demande ,  il  l'exige  for- 
tement. 

On  doit  bien  penser  que  Rousseau  est  l'ennemi 
des  corsets  ;  on  ne  s'étonnera  pas  qu'il  s'élève 
contre  les  abus  de  la  toilette  ;  mais  ce  qu'on  atten- 
dait moins  de  sa  part,  c'est  le  respect  de  l'opinion 
qu'il  exige  de  la  femme.  Ses  raisons  sont  bonnes,  et 
sans  admettre  la  séparation  radicale  qu'il  établit 
(Rousseau  est  toujours  exclusif)  entre  l'homme,  qui 
ne  doit  avoir  que  du  mépris  pour  l'opinion,  et  la 
femme,  qui  lui  doit  le  plus  grand  respect,  on  ne 
peut  nier  que  la  réputation  de  la  femme  ait  des  dé- 
licatesses qui  demandent  des  ménagements  tout  par- 
ticuliers. 

Les  questions  du  bal,  de  la  danse,  du  théâtre,  ne 
peuvent   guère   se  traiter  en  quelques  lignes.  L'au- 


1.  «  Elles  n'ont  point  de 
collèges.  Quel  malheur  !  Eh  ! 
plût  à  Dieu  qu'il  n'y  en  eût 
point  pour  les   garçons  !    Ils 


seraient  plus  sérieusement  et 
plus  honnêtement  élevés.  » 
Emile,  1.  V. 


140  LA    YIE    ET    LES    ŒUVRES 

teur  de  la  Lettre  sur  les  spectacles  devient  à  cet 
égard  singulièrement  facile,  même  pour  le  théâtre, 
et  tance  vertement  le  christianisme,  qui  a  tout  outré 
et  qui  se  montre  l'ennemi  des  plaisirs  les  plus  inno- 
cents. Mais  la  manière  dont  Rousseau  en  parle,  les 
précautions  et  les  préparations  qu'il  réclame  auto- 
risent à  croire  qu'il  n'est  pas  si  loin  de  partager  sur 
ce  point  l'idée  chrétienne. 

Sophie,  la  femme  destinée  à  Emile,  est  le  fruit 
de  cette  éducation.  11  est  superflu  de  faire  son  por- 
trait :  on  sait  d'avance  qu'elle  doit  avoir  beaucoup 
de  perfections,  avec  quelques  légers  défauts,  quel- 
ques ombres,  placées  à  dessein,  pour  mieux  faire 
ressortir  les  côtés  lumineux.  Rousseau,  par  une 
sorte  de  coquetterie,  a  voulu  joindre  à  ses  qualités 
celle  d'une  grande  simplicité.  Sophie  n'est  point  un 
prodige  ;  elle  est  mieux  que  cela,  elle  est  femme, 
comme  Emile  est  homme  ;  voilà  toute  leur  gloire. 
Le  talent  de  l'auteur  consiste  donc  à  faire  avec  des 
traits  ordinaires,  une  figure  médiocre,  des  qualités 
communes,  de  légers  défauts,  des  vertus  de  tous  les 
jours  et  une  vie  tout  unie  et  en  quelque  sorte  sans 
relief,  un  portrait  charmant  et  unique. 

Rousseau  nous  a  fait  connaître  la  femme  qu'il 
destine  à  Emile ,  mais  Emile  ne  la  connaît  pas  en- 
core. A  quoi  bon?  Emile  croit  qu'il  lui  appartient 
de  choisir,  tandis  que  c'est  le  maitre  qui  choisit  à 
sa  place.  La  nature,  dit  le  précepteur,  lui  a  destiné 
une  épouse.  «  Mon  affaire  est  de  trouver  le  choix 
qu'elle  a  fait.  Mon  affaire,  je  dis  la  mienne  et  non 
celle  du  père  ;  car,  en  me  confiant  son  fds,  il  me 
cède  sa  place  ;  il  substitue  mon  droit  au  sien  ; 
c'est  moi  qui  suis  le  vrai  père  d'Emile  ;  c'est  moi 
qui  l'ai  fait  homme.  J'aurais  refusé  de  l'élever,  si 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  141 

je  n'avais  pas  été  le  maître  de  le  marier  à  son 
choix,  c'est-à-dire  au  mien.  »  Aussi  le  voyage  de 
découvertes  qu'ils  vont  faire  à  la  recherche  de 
Sophie  n'est  qu'un  prétexte.  «  Dès  longtemps  Sophie 
est  trouvée.  Peut-être  Emile  l'a-t-il  déjà  vue  ; 
mais  il  ne  la  reconnaîtra  que  quand  il  en  sera 
temps.  » 

Il  est  assez  douteux  que  tous  ces  arrangements 
soient  bien  le  vœu  de  la  nature:  Rousseau  pourtant 
ne  rêve  que  convenance  naturelle.  Ne  la  sacrifiez 
jamais,  dit-il,  car  «  c'est  elle  qui  décide  du  sort  de 
la  vie ,  et  il  y  a  telle  convenance  de  goûts ,  d'hu- 
meurs, de  sentiments,  de  caractères  qui  devrait 
engager  un  père  sage,  fût- il  prince,  fut-il  mo- 
narque, à  donner  sans  balancer  son  fils  à  la  fille 
avec  laquelle  il  aurait  toutes  ces  convenances,  fût- 
elle  née  dans  une  famille  déshonnète,  fût-elle  la 
fille  du  bourreau.  »  ?Se  nous  effarouchons  pas  de 
ce  préambule  ;  nous  savons  que  Jean-Jacques  aime 
à  débuter  par  le  paradoxe,  pour  aboutir  au  lieu 
commun.  Aussi,  cette  entrée  en  matière  nous  con- 
duira-t-elle ,  à  force  de  correctifs,  à  un  mariage 
parfaitement  assorti,  et  que  bien  des  pères  seraient 
heureux  de  trouver  pour  leur  enfant. 

Emile  a  commencé  par  chercher  Sophie  à  Paris  ; 
on  doit  penser  que  ce  n'est  pas  là  qu'elle  est  ;  mais 
il  importait  qu'il  ne  la  trouvât  pas  trop  vite.  L'élève 
et  le  précepteur  continuent  leur  voyage  d'explora- 
tion, sans  se  presser,  le  bâton  à  la  main,  côtoyant 
les  ruisseaux,  se  reposant  à  l'ombre  des  bois,  re- 
cueillant des  minéraux  et  des  plantes,  s'informant 
des  cultures,  restant  où  il  leur  plaît,  partant  quand 
ils  commencent  à  s'ennuyer. 

Cependant   un  jour,  par  hasard,  ils  perdent  leur 


142  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

chemin,  ils  sont  surpris  par  la  pluie,  ils  finissent 
par  arriver  à  une  maison  de  médiocre  apparence , 
il  est  tard,  ils  demandent  un  asile.  Quelle  maison 
bénie!  Quelle  hospitalité  antique!  Emile  se  croit  au 
temps  d'Homère.  Au  souper  parait  une  charmante 
jeune  fille  ;  chacun  raconte  ses  aventures  ;  les 
parents  ont  eu  des  malheurs;  Sophie,  l'aimable 
Sophie,  est  leur  consolation  et  leur  joie.  Sophie! 
Quel  nom  !  Emile,  qui  n'avait  eu  jusque-là  qu'une 
attention  distraite,  tressaille,  examine,  s'émeut; 
Sophie  n'est  pas  moins  troublée  que  lui.  Elle  parle; 
«  au  premier  son  de  sa  voix,  Emile  est  rendu  ;  c'est 
Sophie  ;  il  n'en  doute  plus.  » 

Les  amours  d'Emile  et  de  Sophie  tiennent  plus 
du  roman  que  du  traité  d'éducation.  C'est  le  roman 
de  la  nature,  dit  Rousseau.  —  Pas  autant  qu'il  se 
l'imagine.  «  Ces  amours,  dit  Saint-Marc  Girardin, 
sont  guindées  comme  des  exemples,  et,  comme 
toutes  les  amours  de  Rousseau,  elles  manquent 
de  pureté  et  de  délicatesse.  Partout  la  prépara- 
tion s'y  fait  sentir  *.  »  Ce  jugement  est  peut-être 
un  peu  sévère.  Au  milieu  de  scènes  apprêtées  ou 
sensuelles,  de  longs  discours,  de  considérations 
inopportunes,  il  y  a  bien  aussi  des  tableaux  gracieux 
et  des  situations  prises  sur  le  vif  de  la  nature.  Dès 
le  soir,  le  précepteur  va  raisonner  Emile,  lui  dire 
d'observer,  d'attendre.  Naturellement,  ses  pédan- 
tesques  leçons,  au  lieu  de  calmer  les  désirs  du  jeune 
homme,  ne  font  que  les  exciter.  C'est  d'ailleurs  ce 
que  voulait  le  maître. 

Cependant  un  premier  obstacle  se  présente.  Emile 
est  riche;  Sophie,    qui  est  pauvre,  soulfre  dans  sa 

1.  Revue  des  Deux  Mondes,  15  juillet  1855. 


DE    JEAJi-JACQUES    ROUSSEAU.  143 

délicatesse  et  sa  fierté  de  la  différence  de  leurs  for- 
tunes ;  mais  ces  sortes  de  difficultés  sont  aisées  à 
aplanir  quand  on  s'aime. 

Un  jour  Emile  se  fait  attendre  ;  on  a  été  au-devant 
de  lui  et  on  ne  Ta  pas  rencontré.  Enfin,  il  arrive  le 
lendemain  matin.  Sophie  se  fâche  et  s'irrite.  Mais 
elle  apprend  que  ce  qui  a  retardé  son  amant,  c'est 
l'exercice  de  la  charité.  Il  a  rencontré  un  blessé,  il 
l'a  relevé,  il  a  été  chercher  nn  chirurgien  à  la  ville. 
Une  réconciliation  faite  dans  de  telles  conditions  ne 
pouvait  que  cimenter  leur  amour. 

Autre  scène,  encore  plus  arrangée. Emile,  ne  pou- 
vant être  constamment  auprès  de  sa  maîtresse,  ne 
se  contente  pas  de  chercher  dans  l'étude  de  l'his- 
toire naturelle  et  de  l'agriculture  des  occupations 
utiles  ;  il  se  met  à  exercer  son  métier  de  menuisier 
et  s'engage  chez  un  patron.  Sophie  vient  le  sur- 
prendre à  l'atelier.  Elle  admire  son  fiancé  qui,  un 
ciseau  d'une  main  et  un  maillet  de  l'autre,  achève 
une  mortaise.  «  Femme,  honore  ton  chef,  s'écrie 
sentencieusement  Rousseau;  c'est  lui  qui  travaille 
pour  toi ,  qui  te  gagne  ton  pain ,  qui  te  nourrit. 
Voilà  l'homme.  »  —  «  Non,  dit  Saint-Marc  Girar- 
din,  voilà  l'acteur.  » 

Mais  nous  ne  sommes  pas  au  bout.  Sophie  elle- 
même  vient  de  déclarer  son  amour  ;  les  deux  jeunes 
gens  aspirent  au  moment  de  s'unir.  C'est  celui  que 
le  précepteur  choisit  pour  les  séparer.  Après  force 
tirades  philosophiques,  qui  seraient  peut-être  fort 
belles,  si  elles  étaient  mieux  à  leur  place,  le  maître 
déclare  donc  à  son  élève  qu'il  lui  reste  encore  beau- 
coup à  apprendre  avant  d'être  en  état  de  se  marier; 
qu'il  lui  faut  quitter  Sophie  pendant  deux  ans,  afin 
de  revenir  plus  digne   d'elle  ;   et  le  pauvre  Emile, 


144  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

qui  voudrait  bieu  résister,  finit  par  se  laisser  faire 
comme  un  enfant. 

Quel  motif  pouvait  avoir  Rousseau  de  couper  ainsi 
son  livre  à  l'endroit  le  plus  intéressant?  En  vérité, 
on  n'en  voit  pas  d'autre  que  le  besoin  de  placer,  dans 
son  encyclopédique  roman ,  un  petit  traité  sur  les 
constitutions. 

Jusqu'ici.  Emile  a  fait  un  voyage  d'exploration  à 
la  recherche  de  celle  qui  devait  être  sa  femme  ; 
maintenant  il  en  va  faire  un  autre  à  la  recherche  de 
la  meilleure  des  constitutions.  Comme  Rousseau  re- 
jetait les  livres,  procédé,  suivant  lui.  faux  et  men- 
songer de  connaître  l'histoire  et  les  mœurs  des 
peuples,  il  ne  leur  restait,  à  son  élève  et  à  lui,  que 
la  ressource  de  s'en  instruire  par  eux-mêmes.  De  là 
les  voyages. 

Sauf  quelques  traits,  nous  ne  trouverons  rien  ici 
que  nous  ne  connaissions  déjà  par  le  Contrat  social. 
Contentons-nous  de  noter  le  soin  avec  lequel  Rous- 
seau prétend  établir  crue  la  patrie  n'a  rien  de  fixé  à 
l'avance,  et  qu'il  apppartient  à  chaque  homme  de 
s'en  donner  une,  après  examen  préalable.  Avait-il 
quelque  arrière-pensée  et  songeait-il  déjà  à  sa 
future  abdication?  C'est  peu  présumable.  On  doit 
plutôt  croire  qu'il  aura  trouvé  après  coup  dans  ses 
ouvrages  des  principes  dont  il  aura  été  heureux  de 
se  prévaloir.  Remarquons,  en  second  lieu,  ses  consi- 
dérations sur  le  choix  d'une  profession  et  les  avan- 
tages.  ou  plutôt  les  inconvénients  de  chacune.  Le 
commerce,  les  charges,  la  finance  nous  mettent  dans 
un  état  précaire  et  dépendant ,  et  nous  forcent  de 
régler  nos  mœurs,  nos  sentiments,  notre  conduite 
sur  l'exemple  et  les  préjugés  d'autrui.  Le  métier 
des  armes  consiste  à  aller  tuer  des  gens  qui  ne  nous 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  141) 

ont  rien  fait,  à  se  ruiner  pour  l'honneur  de  son  état, 
ou  à  s'y  enrichir  par  des  moyens  déshonnôtes.  Que 
fera  donc  Emile?  Rien,  sans  aucun  doute;  et,  en 
effet,  avec  la  manière  dont  il  a  été  élevé,  c'est  peut- 
être  encore  ce  qu'il  a  de  mieux  à  faire.  «  Sophie  et 
mon  champ,  dit-il,  et  je  serai  riche.  »  Reste  à 
savoir  si,  de  cette  façon,  il  aura  accompli  ses  obli- 
gations envers  la  société.  Mais  ce  champ,  d'ailleurs, 
dans  quel  pays  le  choisira-t-il?  Et,  sur  ce  simple 
mot,  voilà  tout  un  système  de  gouvernement  et  un 
résumé  complet  du  Contrat  soc/'///. 

La  conclusion  est,  d'ailleurs,  plus  simple  et  plus 
sage  que  les  termes  qui  l'ont  préparée  ne  l'auraient 
fait  supposer.  Emile  se  résout  à  rester  dans  le  pays 
où  la  Providence  l'a  fait  naître.  Sa  liberté  est  en 
lui-même,  dans  la  modération  des  désirs,  dans  la 
soumission  aux  lois  de  la  nécessité.  N'eût-il  gagné 
à  ses  voyages  que  d'apprendre  à  être  satisfait  du 
lot  que  Dieu  lui  a  assigné,  qu'il  n'aurait  pas  perdu 
son  temps. 

Maintenant,  il  ne  lui  reste  plus  qu'à  venir  goûter, 
auprès  de  Sophie,  le  bonheur  d'une  union  longtemps 
attendue.  Le  précepteur  a  la  bonne  pensée  de  les 
arracher,  le  jour  de  leur  mariage,  à  la  foule  des 
importuns  et  des  indiscrets;  que  n'a-t-il  aussi  la  déli- 
catesse de  leur  épargner  ses  sermons  ?  Si  encore  ils 
n'étaient  qu'ennuyeux  ;  mais  à  quel  titre  vient-il,  au 
mépris  de  la  modestie  d'une  jeune  femme,  se  mettre 
en  tiers  entre  les  deux  époux,  s'interposer  comme 
un  médecin  importun  et  maussade,  se  faire  le  modé- 
rateur et  l'arbitre  de  leurs  droits?  Grand  docteur 
de  la  méthode  négative,  qui  avez  répété  si  souvent 
que  le  précepteur  n'avait  qu'à  s'effacer,  c'était  le 
cas  de  suivre  vos  maximes.   Après  cela,  vous  abdi- 


14fi 


LA    VIF,    FT    LES  OKFVRKS 


quez  votre  autorité  ;  vous  auriez  bien  dû  l'abdiquer 
deux  jours  plus  tôt. 

Il  eu  coûtait  à  Rousseau  d'abandonner  ses  deux 
amants.  Il  a  voulu  les  faire  revivre  dans  un  roman, 
qui,  heureusement,  est  resté  inachevé  \  Si  c'était 
parce  que  Fauteur  a  été  le  premier  à  reconnaître  la 
faiblesse  de  son  œuvre,  cela  témoignerait  au  moins 
de  son  bon  goût.  Loin  de  là,  il  a  voulu  la  conti- 
nuer. «  Je  conserve,  disait-il.  pour  cette  entreprise, 
un  faible  que  je  ne  combats  pas,  parce  que  j'y 
trouverais,  au  contraire,  un  spécifique  utile  pour 
occuper  mes  moments  perdus,  sans  rien  mêler  à 
cette  occupation  qui  me  rappelât  les  souvenirs  de 
mes  malheurs,  ni  de  rien  qui  s'y  rapporte2.  »  Il 
fut  détourné  de  ce  soin  par  d'autres  qui  ne  valaient 
pas  mieux  ;  mais  il  lut  son  ancien  travail  à  un  de 
ses  amis,  Prévost  de  Genève,  et  exposa  en  même 
temps  le  dénouement  qu'il  entendait  lui  donner.  Tout 
cela  ne  vaut  pas  la  peine  que  nous  nous  y  arrêtions. 
Aventures  invraisemblables,  maximes  fausses  et  par- 
fois ridicules,  sentiments  quintessenciés,  passions 
violentes,  mais  non  communicatives  :  il  n'y  a  pas  là 
de  quoi  constituer  un  beau  roman.  Les  éditeurs 
eux-mêmes  ne  publièrent  pas  ce  morceau  sans  une 
sorte  de  répugnance 3.  Si  Rousseau  avait  l'intention 
de  faire  l'histoire  d'une  âme,  pourquoi  y  avoir  en- 
tassé tant  d'événements?  A-t-il  entendu,  au  contraire, 
faire  un  roman  d'aventures,  pourquoi  alors  y  avoir 
mis  tant  de  philosophie  et  de  morale?  Il  n'est  pas 
jusqu'au  style  qui  ne  soit  souvent  d'une  faiblesse  in- 


1.  Emile  et  Sophie,  ou  les  So- 
litaires. —  2.  Lettre  à  Dupey- 
rou,  6  juillet  1708.  —  3.  Voir 


la  Préface  de  l'édition  de  Ge- 
nève, t.  XIV,  ou  t.  IV  d'Emile. 


DE    JEAN-JACQUES    KOISSEAI 


M7 


croyable1.  Mais  le  défaut  capital  est  la  révolution 
impossible  que  l'auteur  a  supposée  clans  la  conduite 
de  ses  deux  héros.  C'était  bien  la  peine  de  faire  une 
Sophie  aussi  accomplie,  de  lui  donner  une  éducation 
aussi  parfaite,  pour  la  dégrader  aux  chutes  les  plus 
déplorables.  Et  Emile  lui-même,  oubliant  ses  devoirs, 
ne  gardant  plus  de  l'ancien  Emile  que  le  nom  et 
quelques  discours!  Quel  aveu  d'impuissance!  Quelle 
critique  du  livre  qu'il  venait  de  faire  sur  l'éducation! 
U'Emilc  passe  généralement  pour  être  le  plus 
beau  titre  de  gloire  de  Rousseau.  Répond-il  à  sa 
réputation?  Est-il  ce  monument  grandiose  et  unique, 
qui  doit  fixer  à  jamais  le  regard  de  la  postérité?  Si 
nous  étions  tentés  d'en  demander  à  Rousseau  son 
avis,  voici  qu'elle  serait  sa  réponse  :  «  Oui,  je  ne 
crains  point  de  le  dire,  s'il  existait  en  Europe  un 
seul  gouvernement  vraiment  éclairé,  un  gouver- 
nement dont  les  vues  fussent  vraiment  utiles  et 
saines,  il  eût  rendu  des  honneurs  publics  à  l'au- 
teur d' Emile  ;  il  lui  eût  élevé  des  statues2.  »  Nous 
avons  étudié  longuement,  trop  longuement  peut- 
être,  l'ouvrage  ;  nous  savons  maintenant  si  l'on  doit 
élever  des  statues  à  l'auteur.  H  est  vrai  que,  si  l'on 
voulait  apprécier  ce  livre  d'après  un  certain  nombre 
de  morceaux  choisis,  on  ne  manquerait  ni  de  belles 
citations,  ni  d'idées  neuves,  ni  de  vues  justes.  Mais 


1.  Par  exemple,  au  moment 
où  Emile  devient  esclave  du 
dey  d'Alger  :  «  Que  m'ôtera  cet 
événement,  dit-il?  Le  pou- 
voir de  faire  une  sottise?  Je 
suis  plus  libre  qu'auparavant. 
—  Emile  esclave!  repreuais- 
je.  —  Eh!  dans  quel  sens? 
Qu'ai-je  perdu  de  ma   liberté 


primitive?  Ne  naquis-je  pas 
esclave  de  la  nécessite?  Quel 
nouveau  joug  peuvent  m'im- 
poser  les  hommes?  —  Le  tra- 
vail?—Ne  travaillais-je  pas, 
quand  j'étais  libre?  -  La 
faim,  eic.  »  —  2.  Lettre  à  l'Ar- 
chevêque de  Paris,  vers  la  fin. 


148  LA    VIF.    F.T    LES    OEUVRES 

si  on  veut  le  juger  par  son  ensemble,  parla  somme 
de  vérités  et  de  bien  qu'il  a  répandus  dans  le 
monde,  par  les  fruits  pratiques  et  utiles  du  système, 
ce  que  nous  en  avons  dit  suffit  à  montrer  qu'on 
peut  le  classer  parmi  les  livres  pernicieux.  Qu'il 
produise  même,  comme  Ta  dit  un  écrivain,  de 
nobles  pensées,  peu  importe,  si  ces  pensées  restent 
sans  influence  sur  les  actions1.  Il  serait  mal  séant 
de  lui  reprocher  ses  pages  justes  et  belles  ;  mais 
comme  résultat  final,  on  pourrait  presque  dire 
qu'elles  ont  servi  surtout  à  faire  passer  les  idées 
fausses. 

Bossuet  a  dit  que  toutes  les  erreurs  sont  des 
vérités  dont  on  abuse  ;  Y  Emile  est  un  tissu  de  vé- 
rités dont  Rousseau  a  abusé.  Il  a  vu  le  mal,  il  a 
voulu  le  corriger,  et  souvent  il  n'a  réussi  qu'à  l'em- 
pirer. L'éducation  était  tombée  dans  l'artificiel  et  le 
convenu  ;  Rousseau,  sous  prétexte  de  la  ramener  à 
la  nature,  n'a  fait  que  multiplier  les  artifices. —  Les 
mères  faisaient  de  leurs  enfants  de  véritables  idoles, 
et  ces  petits  êtres,  volontaires  et  impérieux,  ne  fai- 
saient à  leur  tour  que  fatiguer  leurs  parents  de 
leurs  obsessions  et  de  leurs  exigences  ;  Rousseau  a 
décidé  que  les  enfants  ne  devaient  ni  commander, 
ni  obéir;  qu'ils  ne  devaient  rien  à  personne,  et  que 
personne  ne  leur  devait  rien.  —  On  leur  parlait  de 
morale  et  de  devoir  ;  Rousseau  n'a  parlé  que  de 
nécessité.  —  A  force  de  les  servir,  on  les  rendait 
incapables  d'user  de  leurs  mains;  Rousseau  a  voulu 
les  mettre  en  état  de  se  suffire  à  eux-mêmes  sans 
le  secours  de  personne.  —   On  se  hâtait  ;  Rousseau 


1.  De   BaRante,  De   la  litté-  j    XVIIIe  siècle, 
rature     française     pendant     le 


DE    JEAÏWACQUES    ROUSSEAU.  149 

a  appris  à  perdre  le  temps. —  On  forçait  les  enfants 
à  étudier;  Rousseau  a  prétendu  qu'on  ne  devait 
rien  exiger  d'eux.  —  On  surchargeait  leur  tète 
d'une  foule  de  connaissances  inutiles  ;  il  a  mieux 
aimé  la  laisser  vicie.  —  On  cultivait  leur  raison,  on 
tombait  dans  la  sentimentalité  ;  Rousseau  a  tout  donné 
au  corps  et  aux  sens,  jusqu'à  douze  ou  quinze  ans. 
—  On  leur  parlait  de  religion  dès  l'enfance;  Emile 
ne  savait  pas  encore  à  quinze  ans  s'il  avait  une  âme 
et  s'il  y  a  un  Dieu.  —  On  multipliait  les  livres  ; 
Rousseau  les  a  tous  supprimés. —  On  faisait,  en  un 
mot,  des  enfants  prodiges  ;  il  a  préféré  les  enfants 
grossiers  et  ignorants.  Aux  préjugés  d'opinion,  de 
naissance  et  de  fortune,  il  a  répondu  en  inspirant  à 
son  élève  le  mépris  des  hommes,  de  l'opinion  et  des 
usages,  et  en  faisant  de  lui  un  menuisier, 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  s'opèrent  les  réformes.  On 
pourrait  croire  que,  pour  corriger  un  abus  (et  tout 
n'était  certes  pas  abus  dans  l'ancienne  éducation)  il 
suffit  de  prendre  le  contre-piect  de  ce  qui  existe  ; 
mais  on  ne  réussit  ainsi,  le  plus  souvent,  qu'à  tom- 
ber dans  un  autre  excès  qui  ne  vaut  pas  mieux. 
Avant  Y  Emile,  on  élevait  les  enfants,  plus  ou  moins 
bien  ;  on  faisait  des  livres,  plus  ou  moins  judicieux; 
Y  Emile  a  posé  une  fois  de  plus  cette  question  de 
l'éducation,  toujours  ancienne  et  toujours  nouvelle  ; 
il  est  certain  qu'il  ne  l'a  pas  résolue.  Plût  à  Dieu 
qu'il  n'en  eût  pas  retardé  la  solution. 


CHAPITRE    XXII 

1762-1763 


Sommaire  :  L'Emile  devant  les  tribunaux  "  et  devant  l'opinion.  — 
I.  V Emile  a  été  pour  Rousseau  une  source  de  soucis. —  Part  d'influence 
que  purent  avoir  dans  ces  tracasseries  1°  Choiseul  et  Mme  de  Pompa- 
dour;  2°  les  Jésuites. 

II.  Arrivée  de  Rousseau  en  Suisse.  —  Décret  du  parlement  de  Paris. 
—  Condamnation  de  Y  Emile  par  la  Sorbonne  et  par  le  Pape. —  Mande- 
ment de  l'Archevêque  de  Paris. 

III.  Jugements  des  contemporains  :  Mme  Latour.  —  Mme  de  Créqui. — 
D'Alembert.  —  Malesherbes.  —  Conti. —  Hume.  —  Le  duc  de  Wirtem- 
bert.  —  Grimra.  —  Le  journal  de  Trévoux  et  les  Jésuites.  —  Gerdil.  — 
Le  Franc  de  Pompiguan.  —  Formey. 

IV.  Arrêt  de  condamnation  du  Conseil  de  Gpnève.  —  Lettre  du  colo- 
nel Pictet  en  faveur  de  Rousseau.  —  Causes  de  la  sentence  :  1°  Action 
de  la  France.  —  2°  Voltaire.  —  3°  Attitude  des  pasteurs. 

V.  Condamnation  en  Hollande. —  Condamnation  à  Rerne. —  Rousseau, 
chassé  du  canton  de  Berne,  se  réfugie  à  Motiers-Travers. 


Maintenant  que  nous  connaissons  YÉmile,  il  nous 
sera  plus  facile  de  juger  les  événements  dont  il  fut 
la  cause  ou  l'occasion.  Rousseau  s'est  plaint  toute 
sa  vie  de  la  gloire  et  des  soucis  dont  elle  est  la 
source;  s'il  avait  pénétré  l'avenir,  l'aurait-il  sacri- 
fiée à  sa  tranquillité  ?  Lui-même  aurait  été,  sans 
doute,  bien  embarrassé  pour  répondre;  d'ailleurs  ne 
fallait-il  pas  qu'il  se  plaignît? 

Cependant,  si  jusqu'à  présent  nous  avons  été  peu 
sensibles  à  ses  gémissements,  il  faut  convenir  qu'à 
partir  du  moment  où  parut  YEmile,  ils  sont  ample- 


LA  VIE  ET   LES  ŒUVRES   DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.     151 

ment  justifiés,  et  que  le  livre  qui  a  mis  le  comble  à 
sa  célébrité  est  aussi  celui  qui  a  empoisonné  sa 
vie. 

II  déclare  que  «  dans  l'œuvre  de  ténèbres  dans  les- 
quelles depuis  huit  ans  il  se  trouve  enseveli  (il 
écrivait  ces  paroles  en  1770) ,  que  dans  l'abîme  de 
maux  où  il  est  submergé,  il  sent  les  atteintes  des 
coups,  sans  pouvoir  discerner  la  main  qui  les  di- 
rige, ni  les  moyens  qu'elle  met  en  œuvre1.  »  Plus 
heureux  que  lui,  nous  croyons  pouvoir  saisir  sans 
grande  difficulté  les  fils  de  ce  fameux  complot.  — 
Ou  plutôt  nous  pensons  qu'il  n'y  eut  pas  de  complot 
du  tout;  il  y  eut  seulement,  comme  toujours,  des 
amis  et  des  ennemis,  des  hommes  impartiaux  et  des 
indifférents,  qui  jugèrent  et  se  conduisirent  chacun 
selon  ses  impressions  particulières.  «  Quoi,  dit 
Jean-Jacques,  le  rédacteur  de  la  Paix  perpétuelle 
souffle  la  discorde  !  l'éditeur  du  Vicaire  savoyard 
est  un  impie!  l'auteur  de  la  Nouvelle  Héloïse  est 
un  loup!  celui  de  Y  Emile  est  un  enragé2!  »  Eh! 
sans  doute  ;  en  laissant  de  côté  la  Paix  perpétuelle, 
qui  n'est  pas  en  cause,  et  les  gros  mots,  qui  ne 
prouvent  rien,  la  Profession  de  foi  est  une  attaque 
déclarée  contre  le  Christianisme;  la  Nouvelle  Héloïse 
est  un  roman  fort  peu  moral  ;  X Emile  est  plein  de 
paradoxes  et  de  principes  pernicieux.  Est-il  vrai, 
oui  ou  non,  que,  la  législation  et  les  mœurs  étant  ce 
qu'elles  étaient  alors,  les  livres  de  Rousseau  expli- 
quent la  plupart  des  mesures  dont  ils  ont  été  l'ob- 
jet? Après  l'examen  que  nous  en  avons  fait,  il  serait 
difficile  d'en  douter.  Que  d'autres  œuvres  qui  ne 
valaient    pas    mieux  que  les   siennes,   qui  valaient 

1.  Confessions,  1.  XII,  au  commencement.  —  2.  Id. 


Jo*2  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

moins,  si  l'on  veut,  que  le  livre  de  l'Esprit,  pour 
prendre  le  même  exemple  que  lui,  ait  circulé  libre- 
ment, cela  peut  être  fâcheux  ;  mais  l'impunité  des 
uns  n'empêche  pas  la  condamnation  des  autres  d'être 
légitime;  que  lui-même,  dans  d'autres  ouvrages,  ait 
dit  précédemment  ce  qu'il  n'a  fait  que  répéter  dans 
celui-ci,  l'excuse  serait  légère;  la  justice  administra- 
tive a  toujours  eu  ses  préférences  et  choisi  ses  mo- 
ments: et  s'il  était  vrai  qu'on  a  poursuivi  Rousseau 
parce  qu'il  avait  plus  de  talent  et  devait  avoir  plus 
d'influence  que  d'autres,  il  aurait  mauvaise  grâce  à 
s'en  plaindre  trop  fort;  il  payait  ainsi  la  rançon  de 
sa  gloire. 

Jean-Jacques,  tourmenté  par  la  folie  de  la  persé- 
cution, s'en  prend  principalement  à  Choiseul  ;  mais 
le  puissant  ministre  avait  autre  chose  à  faire  qu'à 
s'acharner  sur  un  malheureux  auteur.  On  ne  cite 
guère  de  Choiseul  à  son  égard  qu'un  mouvement  de 
bienveillance,  ayant  pour  but  de  le  faire  rentrer  dans 
la  diplomatie,  et  Jean- Jacques  fut  sur  le  point  de  se 
laisser  faire.  S'imagine-t-on  qu'une  allusion  sans 
malice,  moins  que  cela,  un  compliment  mal  com- 
pris échappé  par  hasard  à  l'auteur  du  Contrat  so- 
cial1, ait  offusqué  le  ministre  au  point  de  lui  faire 
remuer,  en  quelque  sorte,  ciel  et  terre,  pour  satis- 
faire sa  haine?  —  Mais  Choiseul  était  le  favori  de 
Mmo  de  Pompadour,  et  Jean-Jacques  ne  cachait  pas 
son  antipathie  pour  elle.  —  Aussi  est-il  permis  de 
croire  qu'elle  le  lui  rendait.  On  ne  voit  pas  néan- 
moins qu'elle  ait  jamais  rien  fait  contre  lui.  Croyons- 
le  bien,  ces  personnages  auraient  trouvé   Rousseau 


1.  Contrat  social, LUI,  ch.vi.       seul,  27  mars  17o8. 
—  Lettre  de    Rousseau  à  Choi- 


DE    JEA>-JACQUES    ROUSSEAU.  153 

assez  outrecuidant  de  se  vanter  de  leur  inimitié,  et 
Choiseul  n'aurait  pas  appris  sans  étonnement  que  la 
satisfaction  de  sa  haine  contre  Rousseau  a  été  «  la 
grande  œuvre  de  son  ministère,  celle  qu'il  a  eue 
le  plus  à  cœur,  celle  à  laquelle  il  a  consacré  le 
plus  de  temps  et  de  soins;  »  qu'il  n'a  réuni  la 
Corse  à  la  France  que  pour  le  contrarier  ;  qu'il  l'a 
toujours  eu  en  vue  dans  tous  ses  actes,  bien  plus 
que  le  gouvernement  de  la  France  '.  Cela  ne  veut 
pas  dire  qu'à  l'occasion,  il  n'ait  pas  agi  contre  lui; 
mais  en  tout  il  faut  garder  les  proportions  et  ne  pas 
transformer  en  affaire  d'Etat  la  condamnation  d'un 
auteur. 

Rousseau  a  voulu  retracer  les  infâmes  moyens  in- 
ventés par  Choiseul  pour  assouvir  contre  lui  sa  ven- 
geance, les  trames  qu'il  a  multipliées  pour  le  désho- 
norer et  le  livrer  à  la  haine  publique,  les  nuées 
d'espions  et  d'agents  secrets  qu'il  a  chargés  de  le 
surveiller,  les  faux  amis  dont  il  l'a  entouré  pour  sur- 
prendre ses  pensées,  les  engagements  qu'il  lui  a 
extorqués,  ses  correspondances  qu'il  a  dévoilées,  les 
lettres  et  peut-être  les  livres  qu'il  a  fait  fabriquer 
pour  les  lui  imputer,  les  noirs  forfaits  dont  il  l'a 
chargé,  la  conspiration  du  silence  qu'il  a  savamment 
organisée  autour  de  lui,  tout  ce  mystère  profond  de 
trahison,  de  fourberie,  d'iniquité  dont  il  l'a  enve- 
loppé2 ;  mais  dans  ce  long  réquisitoire,  il  n'articule 
pas  un  seul  fait  précis  et  sérieux.  Il  dit  bien  que 
Y  Emile  fut  l'occasion  du  complot  et  qu'on  en  fit 
l'arme  dont  on  se  servit  contre  lui;  mais,  ajoute-t-il, 
de  toutes  les  menées  qui  suivirent,  pas  une  n'a 
transpiré;  des  innombrables   agents   qu'on  mit  sur 

1.  Lettre  à  Saint-Germain,  26  février  1770.  —  2.  Id. 


154 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


pied,  pas  un  ne  fut  indiscret.  Il  connaît  toutes  ces 
choses,  parce  qu'il  en  subit  les  effets,  mais  il  ne  sait 
rien  que  par  induction.  Il  cite,  à  la  vérité,  Grimm, 
Diderot,  comme  les  premiers  .auteurs  de  la  trame; 
d'Holbach,  Hume,  Mme  de  Boufflers,  Mmt  de  Luxem- 
bourg, comme  y  ayant  donné  la  main;  mais,  quels 
actes  leur  reproche-t-il?  II  articule  bien  quelques 
griefs  contre  les  deux  premiers;  mais  il  ne  dit  rien 
des  autres,  et  serait  sans  doute  bien  embarrassé  pour 
en  dire  quelque  chose.  Il  continue  ainsi  pendant 
vingt  ou  trente  pages,  mais  il  pourrait  parler  long- 
temps sur  ce  ton  avant  de  persuader  personne  et  ne 
réussit  à  montrer  que  les  aberrations  d'un  cerveau 
malade.  La  manie  de  la  persécution  est  un  mal  bien 
connu  des  médecins  aliénistes;  elle  peuple  nos  asiles 
et  n'est  pas  très  rare  dans  le  monde.  Rousseau  eut 
toute  sa  vie  le  germe  de  cette  maladie  ;  elle  a  pro- 
gressé sous  le  coup  des  événements  suscités  par 
Y  Emile,  mais  elle  n'a  acquis  son  plein  développe- 
ment que  quelques  années  plus  tard.  Nous  aurons  à 
revenir  sur  ce  sujet  plus  d'une  fois  l.   » 


1.  Quelques  auteurs  anglais 
et  hollandais  pensent  que  la 
folie  de  Rousseau  fut  plutôt 
Vabsence  de  sens  moral  ou,  plus 
exactement,  Vabsence  de  volonté 
morale.  11  leur  était  facile  d'in- 
voquer, pour  soutenir  cette 
thèse,  la  vie  de  notre  person- 
nage (qu'ils  paraissent  d'ail- 
leurs avoir  connue  assez  im- 
parl'aiteinent).  Assurément 
Rousseau  était  d'une  grande 
faiblesse  de  volonté;  il  était 
faible  surtout  contre  lui-mê- 
me  et   contre    ses    passions. 


Gela  tenait  à  son  caractère,  à 
son  éducation,  à  ses  habitu- 
des, à  ses  systèmes.  Que  sa 
liberté  ait  été  plus  ou  moins 
atteinte  par  ces  diverses  cau- 
ses et  sa  responsabilité  dimi- 
nuée d'autant,  c'est  certain; 
qu'elle  ait  été  complètement 
détruite  et  annulée,  cela  nous 
paraît  insoutenable.  Il  est  as- 
sez de  mode  aujourd'hui  chez 
les  médecins,  les  avocats  et 
quelques  cri  mi  nalistes.de  con- 
fondre le  crime  avec  la  folie 
et  de  faire  de  tous  les  coquins 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


155 


Jean-Jacques  a  parlé  dans  une  autre  occasion  de 
la  France  et  de  Choiseul  ;  mais  alors  il  était  surtout 
mécontent  de  Genève  et  de  la  Suisse.  «  Peuples, 
dit-il,  combien  on  vous  en  fait  accroire,  en  faisant 
si  souvent  intervenir  les  puissances  pour  autoriser 
le  mal  qu'elles  ignorent  et  qu'on  veut  faire  en 
leur  nom.  Lorsque  j'arrivai  dans  ce  pays,  on  eût 
dit  que  tout  le  royaume  de  France  était  à  mes 
trousses  ;  on  brûle  mes  livres'  à  Genève  ;  c'est 
pour  complaire  à  la  France  ;  —  on  m'y  décrète  ; 
la  France  le  veut  ainsi  ;  —  l'on  me  fait  chasser 
du  canton  de  Berne  ;  c'est  la  France  qui  l'a  de- 
mandé ;  —  l'on  me  poursuit  jusque  dans  ces  mon- 
tagnes ;  si  l'on  m'en  eût  pu  chasser,  c'eût  encore 
été  la  France.  Forcé  par  mille  outrages,  j'écris 
une  lettre  apologétique  '  ;  pour  le  coup,  tout  était 
perdu;  j'étais  entouré,  surveillé,  la  France  en- 
voyait des  espions  pour  me  guetter,  des  soldats 
pour  m'enlever,  des  brigands  pour  m'assassiner. 
Il  était  même  imprudent  de  sortir  de   ma  maison, 


autant  de  fous  irresponsables, 
sur  lesquels  la  loi  perd  ses 
droits;  si  Ton  y  joint  encore 
les  gens  faibles,  il  ne  restera 
plus  de  coupables,  mais  seu- 
lement des  égarés,  et  l'hu- 
manité ne  sera  plus  qu'un 
grand  hôpital  de  fous.  Il  est 
certain  que  Rousseau,  qui, 
pendant  toute  sa  vie,  s'est 
principalement  occupé  de  mo- 
rale, savait  parfaitement  faire 
la  distinction  du  bien  et  du 
mal.  On  peut  même  dire  que, 
chez  lui,  le  sens  moral  était 
très  développé,  quoique  par- 
fois, par  sa  faute  ou  par  suite 


de  son  jugement  faux,  il 
fût  plus  ou  moins  dévoyé.  Il 
faut  avouer  malheureusement 
aussi  que,  le  plus  souvent,  sa 
conduite  s'accorda  mal  avec 
ses  principes.  Hien  n'autorise 
toutefois  à  penser  qu'il  fût 
forcé  de  faire  l'acte  qu'il  sa- 
vait être  mauvais.— Voir  dans 
la  revue  hollandaise  :  Psychia- 
trische  bladcn,  etc.,  l'anicle  : 
Psyckyatrische  studie  over  J.  J. 
Rousseau;  opgetrekend  doar 
Dr  N.  B.  Donskersloot  (année 
1883,  p.  105  à  117).  —  1.  La 
Lettre  à  l'archevêque  de   Paris, 


156 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


tant  les  dangers  me  venaient  toujours  de  la  France, 
du  parlement,  du  clergé,  de  la  cour  même.  On 
ne  vit  de  la  vie  un  pauvre  barbouilleur  de  papier 
devenir,  pour  son  malheur,  un  homme  aussi  im- 
portant. Ennuyé  de  tant  de  bêtises,  je  vais  en 
France  ;  je  connaissais  les  Français,  et  j'étais  mal- 
heureux. On  m'accueille,  on  me  caresse,  je  reçois 
mille  honnêtetés,  et  il  ne  tient  qu'à  moi  d'en  rece- 
voir davantage.  Je  retourne  tranquillement  chez 
moi.  L'on  tombe  des  nues  ;  on  n'en  revient  pas  ; 
on  blâme  fortement  mon  étourderie,  mais  on  cesse 
de  me  menacer  de  la  France.  On  a  raison  :  si 
jamais  des  assassins  daignent  terminer  mes  souf- 
frances, ce  n'est  sûrement  pas  de  ce  pays-là  qu'ils 
viendront1.  »  Il  était  impossible  de  se  réfuter  mieux 
soi-même. 

Et  les  jésuites,  autre  fantôme  qui  a  encore  moins 
de  consistance.  Rousseau  ne  dit-il  pas  ailleurs  qu'on 
l'a  poursuivi  parce  qu'il  n'a  pas  voulu  se  faire  jan- 
séniste et  écrire  contre  les  jésuites  2.  Il  est  sûr  que 
les  jésuites  ne  pouvaient  être  favorables  à  X Emile. 
Malgré  les  persécutions  qu'ils  avaient  eux-mêmes  à 
subir,  ils  ont  trouvé  le  temps  de  défendre  le  catho- 
licisme contre  cet  ouvrage 3,  comme  ils  le  défen- 
daient contre  quiconque  osait  l'attaquer  ;  mais  on  ne 
voit  pas  trace  d'une  action  occulte  de  leur  part,  et 
il  n'y  en  eut  pas.  Il  est  pourtant  possible  que  les 
jésuites  aient  été  la  cause  indirecte,  quoique  bien 
innocente,  des  tracasseries  qu'on  suscita  à  Rousseau. 


1.  Lettres  de  la  Montagne, 
lettre  V.  —  2.  Lettre  à  Moultou, 
24  juillet  1762.  —  Bachaumont, 
18  mai  1763.  —  Lettre  à  l'Ar- 
chevêque de  Paris.   —  Nouvelle 


Héloïse,  6*  partie,  lettre  VII. 
—  3.  Journal  de  Trévoux,  juin, 
octobre,  novembre  1762,  jan- 
vier 1763. 


DE   JEAN-JAGGUES   ROUSSEAU. 


1o7 


Le  Parlement  venait  de  les  frapper  et  de  les  expul- 
ser. Cette  mesure,  qui  avait  réjoui  les  incrédules  et 
avait  été  le  triomphe  des  jansénistes,  appelait  un 
correctif.  On  jugea  donc  à  propos,  pour  donner  aux 
catholiques  une  sorte  de  compensation,  de  sévir 
également  contre  quelques  livres  antireligieux. 
Rousseau  fut  choisi  et  paya  pour  lui  et  pour  d'autres. 
Il  est  vrai  que  cette  politique  de  bascule  n'était 
lionne  qu'à  mécontenter  tout  le  monde.  Les  gouver- 
nements devraient  le  savoir,  et  le  savent  sans  doute, 
ce  qui  ne  les  empêche  pas  d'y  avoir  recours  en 
toute  occasion. 


II 


Rousseau  était  arrivé  chez  Roguin  le  1  i  juin  au 
matin.  Provisoirement,  il  crut  plus  snr  de  ne  pas 
dire  où  il  était.  En  effet,  les  bruits  les  plus  contra- 
dictoires circulèrent  à  ce  sujet.  Le  23  juin,  on  igno- 
rait encore  à  Genève  le  lieu  de  sa  retraite,  et  on  ne 
le  sut  à  Paris  que  vers  le  27  '.  Combien  de  temps 
resterait-il  chez  son  ami  ?  Où  fixerait-il  définitive- 
ment son  domicile  ?  Il  ne  voulait  pas  trop  s'en  pré- 
occuper. Il  était  bien  décidé,  dans  tous  les  cas,  à 
ne  pas  «  porter  son  ignominie  à  Cenève,  sa  pa- 
trie 2.  »  Les  événements  qui  suivirent  ne  firent  que 
le  confirmer  dans  cette  résolution.  Le  choix  de  sa 
résidence  était  d'ailleurs  subordonné  à  la  détermi- 
nation de  Thérèse.  Ce  n'est  pas  qu'il  fût  bien  dési- 
reux de  la  faire  venir.  Les   affaires   de   Mme  d'Hou- 


1.  Lettres  de  Moultou  à  Rous- 
seau, 18  et  23  juin  1762.  —  Ba- 
chaumOnt,  20  et  27  juin  1762. 


—  2.  Lettre  à  Moultou,  15  juin 
1762,  et  beaucoup  d'autres 
lettres. 


158 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


detot,  et  d'autres  causes  encore,  qu'il  dévoile  avec 
son  cynisme  ordinaire,  avaient  dû  refroidir  beau- 
coup leur  affection.  Il  n'était  pas  sans  inquiétude  et 
sans  remords  sur  le  parti  qu'il  avait  pris  à  l'égard 
de  ses  enfants  ;  ou  plutôt,  après  ce  qu'il  avait  dit 
dans  YÉmile  sur  les  devoirs  de  la  paternité,  il  pré- 
voyait les  reproches  qu'on  ne  manquerait  pas  de  lui 
faire,  s'il  avait  de  nouveau  recours  au  même  pro- 
cédé ;  car  il  était  toujours  aussi  déterminé  à  ne 
jamais  élever  d'enfants.  Le  plus  sûr,  selon  lui,  était 
alors  de  se  condamner  à  l'abstinence,  sauf  à  recher- 
cher dans  la  solitude  une  honteuse  compensation. 
En  somme,  il  craignait  que,  l'amour  n'existant  plus 
qu'en  souvenir,  Thérèse  ne  se  prît  d'ennui  dans  les 
montagnes  et  ne  fit  valoir  sa  constance  comme  un 
sacrifice.  Aussi,  tout  en  étant  disposé  à  la  recevoir, 
si  tel  était  son  désir,  ne  voulait-il  la  presser  en  au- 
cune façon  '. 

Ses  premiers  jours  en  Suisse  furent  consacrés  à 
sa  correspondance.  Il  lui  fallait  prévenir  ses  amis, 
s'occuper  des  intérêts,  bien  minces,  qu'il  avait  laissés 
en  France,  penser  au  sort  de  Thérèse,  remercier 
son  protecteur,  le  prince  de  Conti,  exhaler  ses 
plaintes  2.  II  devait  aussi  être  curieux  de  connaître 
les  ternies  du  décret  et  le  détail  des  mesures  prises 
contre  lui.  Le  maréchal  de  Luxembourg  ne  tarda 
pas  à  l'en  informer. 

Il  est  inutile  de  citer  tout  au  long  cet  arrêt,  qui 
n'est  que  la  reproduction  plus  ou  moins  modifiée 
d'une  foule  d'autres,   rendus  dans  des  circonstances 


1.  Confessions,  1.  XII. —  Lettres 
à  Mm°  de  Luxembourg  et  à  Thé- 
rèse, 17  juin  1762.  —  2.  Lettres 
ci-dessus,   et   de   plus,  Lettres 


au   maréchal    de    Luxembourg, 

16  juin,  et  au  prince  de  Conti, 

17  juin  1762. 


DE   JEAX-JACQEES    ROUSSEAU.  1  -">9 

analogues.  Le  réquisitoire  rappelle  les  principales 
erreurs  de  X Emile,  surfout  celles  de  la  Profession 
de  foi  :  la  prétention  de  tout  ramener  à  la  religion 
naturelle,  les  attaques  contre  la  révélation,  contre 
la  vraie  religion  et  contre  l'autorité  de  l'Eglise  (grief 
assez  singulier  de  la  part  d'un  parlement  jansé- 
niste), les  propositions  téméraires  sur  l'autorité  civile, 
les  facilités  données  aux  passions,  les  dangers  du 
système  d'éducation  préconisé  par  l'auteur.  Sur  ce 
rapport,  présenté  par  Me  Orner  Joly  de  Fleury,  le 
procureur  général  devenu  célèbre  par  ses  réquisi- 
toires contre  les  auteurs,  la  Cour  ordonna  que  ledit 
livre  serait  «  lacéré  et  brûlé  en  la  cour  du  palais  ;  » 
ce  qui  fut  fait  le  surlendemain  11  juin,  et  l'auteur 
«  pris  et  appréhendé  au  corps,  et  amené  es  prisons 
de  la  Conciergerie  du  palais,  pour  être  ouï  et  in- 
terrogé, etc.  '  » 

On  a  soutenu  que  Y  Emile  ayant  été  imprimé  en 
Hollande,  avec  l'approbation  des  Etats  généraux, 
ne  relevait  pas  des  autorités  françaises  ;  que  le  droit 
du  Parlement  se  bornait  en  conséquence  à  empêcher 
l'introduction  en  France,  et  autorisait  d'autant  moins 
la  prise  de  corps,  que  rien  ne  prouvait  que  cette  in- 
troduction fût  du  fait  de  Rousseau,  plutôt  que  de 
son  imprimeur,  par  exemple.  Mais  quand  le  Parle- 
ment voulait  sévir,  il  n'y  regardait  pas  de  si  près. 
Il  faut  considérer  d'ailleurs  qu'il  ne  pouvait  ignorer 
l'édition  faite  chez  Duchesne,  et  qu'enfin  il  ne  s'a- 
gissait pour  le  moment  que  d'une  confrontation  et 
d'un  interrogatoire.  Rousseau  ne  jugea  pas  à  propos 
de  se  laiser  amener  pour  être  entendu.  Sans  l'en 


1.  Voir  cet  Arrêt  au  t.  I  du  I    Genève, 
supplément    de    l'édition    de  | 


160 


LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


blâmer,  ni  prétendre  que  sa  fuite  équivalait  à  un 
aveu,  on  doit  constater  au  moins  qu'il  ne  fut  con- 
damné qu'après  une  mise  en  demeure,  qui,  pour 
être  violente,  n'en  fut  pas  moins  réelle. 

Il  avait  craint  que  le  Parlement  ne  fit  saisir  ses 
papiers  et  ses  meubles.  L'arrêt  le  disait  en  effet, 
sauf  à  n'en  rien  faire.  Il  n'y  eut  ni  scellés  apposés, 
ni  mobilier  saisi.  Le  maréchal  continua  à  mettre  en 
ordre  les  papiers  et  à  toucher  les  intérêts  d'un  petit 
placement  qu'avait  fait  Rousseau.  Thérèse,  qui 
s'était  décidée  à  aller  rejoindre  son  maître,  vendit 
librement  une  partie  des  effets,  et  mit  le  reste  en 
paquets  pour  l'emporter.  Conti  avait  d'ailleurs  agi 
puissamment,  et,  Rousseau  une  fois  parti,  le  Parle- 
ment n'en  demandait  pas  davantage.  Il  était  à  coup 
sûr  bien  éloigné  de  consentir  à  lever  le  décret , 
ainsi  que  l'espérait  Coindet  '  ;  mais  rien  ne  prouve, 
d'un  autre  côté,  ainsi  que  le  bruit  s'en  répandit  un 
moment,  que  des  tentatives  aient  été  faites  pour  as- 
socier le  Parlement  de  Rouen  à  celui  de  Paris 2.  Le 
plus  probable,  c'était  que  l'affaire  en  resterait  là3. 

Le  décret  du  Parlement,  fondé  en  grande  partie 
sur  des  motifs  religieux,  mettait  en  quelque  sorte 
l'autorité  ecclésiastique  en  demeure  de  se  prononcer. 
Ce  fut  la  Sorbonne  qui  commença  :  par  un  acte  du 
1er  juillet  1762,  elle  censura  cinquante-huit  propo- 
sitions tirées  de  Y  Émit?,  non  comme  les  seules  con- 
damnables, mais  comme  les  plus  coupables.  Cette 
décision  fut  approuvée  par  un  bref  du  Pape  Clé- 
ment XIII.  De  son  côté,  l'archevêque  de  Paris , 
Christophe  deBeaumont,  publia,  le  20  août  1762,  un 


1.  Lettre  de  Moullou  à  Rous- 
seau, 4  août  1762.  —  2.  ld., 
17  juillet  1762.  —  3.  Lettres  du 


maréchal  de  Luxembourg  à 
Rousseau,  23  et  29  juin,  25  juil- 
let ,4  septembre  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  161 

long  mandement,  où  il  censurait  le  livre  et  en  inter- 
disait la  lecture.  Rousseau,  qui  n'avait  eu  que  du 
mépris  pour  la  décision  de  la  Sorbonne,  fut  autre- 
ment affecté  par  celle  de  l'archevêque.  Ne  la  jugeant 
donc  pas,  dit-il,  indigne  d'une  réponse,  il  en  fit  une, 
qui  fut  imprimée  en  Hollande1.  A  propos  de  cette 
réponse,  nous  aurons  à  revenir  sur  le  mandement 
lui-même. 

Pour  en  finir  avec  ces  condamnations,  disons  en- 
core que  l'Assemblée  du  clergé  censura  Y  Emile 
en  1763. 

Mais  en  dehors  de  ces  actes  officiels,  nous  en 
avons  bien  d'autres  à  signaler. 


III 


Il  ne  faut  pas  demander  si  Mm0  Latour  fut  ravie, 
quand  elle  reçut,  de  la  part  de  l'auteur  lui-même, 
les  quatre  bienheureux  volumes.  Elle  ne  regrette 
qu'une  chose,  c'est  que  sa  fille,  qui  a  quinze  ans, 
soit  née  trop  tôt  pour  être  élevée  dans  d'aussi  beaux 
principes  2. 

Mme  de  Créqui  exprime  d'abord  presque  la  même 
idée  :  «  J'ai  pensé  que  vos  quatre  volumes  étaient 
peut-être  propres  à  me  donner  bien  des  regrets... 
Ainsi  je  n'ai  pas  nourri  mon  fils,  et  je  l'ai  em- 
mailloté ;  mais  on  est  esclave  de  l'opinion.  » 
Mmc  de  Créqui  était  d'ailleurs  trop  pieuse  pour  avoir 
l'admiration   aveugle  de  Mmc  Latour,    et  à  mesure 


1.  Lettre  à  Mma   de    Verdelin,  \   l«r  juillet,   2    juillet,    16    sep- 

27  mars  1762.  —  2.   Lettres  de  l    tembre  1762. 

Mm*  Latour  à  Rousseau,  27  mai,  I 

TOME    II  11 


162  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

qu'elle  avance  dans  sa  lecture,  ses  sentiments  se  re- 
froidissent. Ce  n'est  pas  elle  qui  aurait  parlé  à  Jean- 
Jacques  de  l'adoration  que  lui  ont  vouée  les  créa- 
tures privilégiées  qu'il  a  formées  ou  rassurées  —  de 
ses  mœurs  qui  ne  laissent  à  découvert  aucun  côté 
qu'on  puisse  attaquer  avec  avantage,  —  de  sa  raison, 
qui  ne  connaît  ni  faiblesses,  ni  intermittences1. 
«  J'ai  lu,  dit  Mme  de  Créqui,  .votre  roman  sur 
l'éducation.  Je  l'appelle  ainsi,  parce  qu'il  me  pa- 
rait impossible  de  réaliser  votre  méthode  ;  mais 
il  y  a  beaucoup  à  apprendre,  à  méditer  et  à  pro- 
fiter. »  Et  à  propos  du  Vicaire  savoyard  :  «  Je 
vous  avoue  que  le  manuscrit  dont  vous  avez  tiré 
de  pareilles  choses  ne  me  paraît  bon  qu'à  mettre 
les  passions  à  l'aise...  La  source  de  toutes  les 
méprises  de  ce  genre,  c'est  de  sauter  à  pieds 
joints  par-dessus  le  péché  originel,  et  d'avoir  trop 
de  confiance  dans  des  principes  qui  partent  d'une 
nature  corrompue  2.  »  Son  affection  et  son  âge 
permettaient  à  Mme  de  Créqui  de  prêcher  un  peu 
Rousseau;  elle  use  avec  plaisir  de  ce  privilège. 
«  Nous  différons  beaucoup,  lui  écrivait-elle  plus 
tard,  par  nos  vues  et  notre  foi  sur  la  religion; 
mais  j'ose  dire  que,  sur  la  probité,  nous  avons 
beaucoup  de  rapports.  Plût  à  Dieu  que  nous  fus- 
sions aussi  catholiques  tous  deux  que  nous  sommes 
honnêtes  gens  !  Vous  feriez  des  miracles,  et  vous 
feriez  notre  consolation  dans  ces  temps  pervers. 
Oui,  plût  à  Dieu,  encore  une  fois,  que  je  vous 
visse  dire  votre  chapelet,  dussé-je  vous  en  donner 
un   de   diamant.    »    Rousseau  prenait  très  bien  ces 


1.  Mêmes  lettres  de  Mm"  Latoar   |    de   Créqui   à    Rousseau,  2  juin 
à  Rousseau.  — 2.  Lettre  de  Mme        1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  163 

sermons,  à  la  condition  toutefois  de  n'en  tenir  aucun 
compte1. 

A  côté  des  témoignages  de  l'amitié,  il  y  avait  les 
lettres  de  politesse  ou  de  convenance.  Dès  le  15  juin, 
d'Alembert  adressait  à  Rousseau  ses  compliments  et 
ses  condoléances,  et  lui  proposait  ses  services,  pour 
le  cas  où  il  lui  plairait  de  se  retirer  dans  les  Etats 
du  roi  de  Prusse;  soit  auprès  du  souverain;  soit,  si 
la  vie  de  cour  l'effrayait,  dans  le  pays  de  Neuchàtel. 
«  Si  quelque  chose,  dit-il,  peut  adoucir  votre  peine, 
c'est  de  penser  que,  depuis  Socrate  jusqu'à  vous, 
il  y  a  eu  des  cuistres;  que,  tandis  que  les  imbé- 
ciles vous  relèguent  loin  d'eux,  les  gens  de  lettres, 
qui  savent  écrire  et  penser,  vous  placent  à  leur 
tète,  et  que  "vous  trouverez  partout  mille  bouches 
ouvertes  pour  le  dire  et  mille  bras  ouverts  pour 
vous  recevoir  2.  »  D'Alembert  pensait-il  absolu- 
ment tout  ce  qu'il  disait?  11  est  permis  d'en  douter, 
quand  on  compare  sa  lettre  avec  le  Jugement 
qu'il  écrivit  plus  tard.  Alors,  Y  Emile  n'est  plus 
qu'un  «  livre  plein  d'éclairs  et  de  fumée,  de  chaleur 
et  de  détails  puérils,  de  lumière  et  de  contradic- 
tions, de  logique  et  d'écarts;  en  mille  endroits,  l'ou- 
vrage d'un  écrivain  de  premier  ordre,  et  en  quel- 
ques-uns celui  d'un  enfant3.  »  D'Alembert  n'en  laisse 
guère  debout  que  la  Profession  de  foi,  ou ,  plus 
exactement,  la  seconde  partie  de  la  Profession  de 
foi.  La  Profession  de  foi  faisait  en  effet  trop  bien 
l'affaire  des  philosophes  du  jour,  pour  qu'ils  n'y 
missent  pas  leurs  complaisances. 

1.  Autre  lettre  de  Mm°  de  Cri-   I  17(32.  —  3.  D'Alembert,  Juge- 

qui,  6  juin,  et  Pièponse  de  Rous-   !  ment  sur  Emile.  Aux   œuvres 

seau,  14  juillet  1764.  —  2.  Lettre  de  d'Alembert. 
ded'Alemberl  à  Rousseau,  lojuin   | 


KJi 


LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Après  ce  qui  s'était  passé,  Malesherbes  était  dans 
une  situation  délicate  pour  louer  Y  Emile.  Aussi  ses 
félicitations  vinrent  un  peu  tard,  et  après  une  mise 
en  demeure  de  Rousseau.  «  Vos  malheurs,  répon- 
dit Malesherbes,  loin  de  refroidir  mon  estime  et 
mon  amitié,  vous  ont  gagné  bien  des  gens,  même 
de  ceux  qui  se  sont  crus  obligés  de  foudroyer 
contre  vous...  Je  n'ai  pas  toutefois  adopté  tous 
vos  sentiments  sur  des  matières  indifférentes,  et 
à  plus  forte  raison,  sur  les  premiers  principes  cpie 
vous  avez  discutés...  J'ai  blâmé,  ou  plutôt,  j'ai 
gémi  de  votre  imprudence  à  produire  votre  fa- 
çon de  penser  en  tout  genre,  sans  aucun  ménage- 
ment1.  » 

D'autres  félicitations  plus  complètes  arrivèrent  à 
Rousseau  de  divers  côtés.  Conti  était  enthousiasmé2, 
Hume  faisait  adresser  à  l'auteur  l'expression  de  son 
estime  et  de  sa  vénération  3.  L'ouvrage  était  traduit 
et  imprimé  en  Angleterre  par  deux  ou  trois  libraires, 
et,  en  moins  de  deux  mois,  y  arrivait  à  la  seconde 
édition4.  Enfin,  témoignage  plus  flatteur  que  tous 
les  autres ,  le  duc  de  Wirtemberg  «  heureux  d'être 
devenu  père  au  siècle  de  Rousseau,  se  faisait  son 
disciple,  et  plaçait  sous  sa  direction  l'éducation  de 
sa  fille.  »  L'admiration  du  duc  est  bien  parfois  un 
peu  naïve  ;  Jean-Jacques  n'en  prend  pas  moins  fort 
au  sérieux  ses  fonctions  de  directeur,  et,  pour  s'en 
acquitter,    ne  recule  pas,   lui   qui  aimait  si  peu    à 


1.  Lettres  de  Rousseau  à  Males- 
herbes. 26  octobre,  et  de  Males- 
herbes à  Rousseau,  13  novembre 
1762.  —  2.  Lettre  de  Mme  de  Ver- 
ilelin  à  Rousseau,  26  octobre  1762. 
—  3.  Lettres  de  MmQ  de  Doufjlcrs 


à  Rousseau,  24  juin  et  21  juillet 
1762;  avec  une  lettre  de  Hume 
renfermée  dans  cette  dernière. 
—  4.  Lettres  de  Milord  Maréchal 
à  Rousseau,  2  octobre  et  29  no- 
vembre 1762. 


DE    JEAN-JACQUES    RUISSEAU.  165 

écrire,  devant  les  exigences  d'une  longue  correspon- 
dance. Il  est  vrai  qu'on  n'a  pas  tous  les  jours  des 
princes  à  diriger1. 

Si  Y  Emile  fut  discuté,  même  par  les  amis  de 
l'auteur,  ce  fut  bien  autre  chose  dans  le  monde  reli- 
gieux et  littéraire. 

Grimm,  qui  avait  pour  principal  métier  de  criti- 
quer les  nouveaux  ouvrages,  ne  pouvait  manquer 
de  s'exercer  sur  celui-ci.  On  dit  qu'une  critique  bien 
faite  considère  plus  l'ouvrage  que  l'auteur.  Grimm 
fait  tout  le  contraire.  Il  avait  la  bonne  fortune 
d'avoir  été  l'intime  de  Jean-Jacques,  ce  qui  lui  per- 
mettait d'en  dire  beaucoup  de  mal  ;  mais  il  avait 
aussi  le  désavantage  d'être  brouillé  avec  lui,  ce  qui 
donnait  à  ses  paroles  un  accent  de  partialité  et  de 
rancune.  Quoique  ses  lettres  pussent  à  la  rigueur 
passer  pour  des  lettres  particulières,  sa  situation 
l'obligeait  à  certaines  délicatesses  envers  celui  qu'on 
ne  pouvait  manquer  d'appeler  son  adversaire  mal- 
heureux. Mais  ne  parlons  pas  de  la  délicatesse  de 
Grimm.  Donc,  il  commence  par  retracer  la  vie  de 
Rousseau,  sa  vie  publique  et  sa  vie  d'auteur,  don- 
nant à  entendre  qu'il  en  aurait  long  à  raconter  aussi 
sur  sa  vie  privée.  «  Elle  est  écrite,  dit-il,  dans 
la  mémoire  de  deux  ou  trois  de  ses  anciens  amis, 
lesquels  se  sont  respectés  en  ne  l'écrivant  nulle 
part.  »  Après  cette  entrée  en  matière,  il  veut  bien 
examiner  le  livre;  mais  sa  critique  se  ressent  de  ses 
dispositions.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  deuxième  partie 
de  la  Profession  de  foi,  si  conforme  pourtant  à  ses 


1.    Correspondance    de  Rous-    I   bercj,  du  25  septembre  1763  au 
seau    avec   le   duc   de    Wirlem-    |    15  novembre  1765. 


166  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

idées  antireligieuses,  qu'il  n'accompagne  de  restric- 
tions désobligeantes1. 

Une  exécution  aussi  sommaire  demandait  à  être 
complétée  par  un  examen  plus  sérieux  ;  Grimm, 
dans  son  second  article,  se  montre  malveillant  jus- 
qu'à l'injustice.  Il  faut  convenir  cependant  qu'il  ren- 
contre parfois  assez  juste,  et  qu'il  relève  d'une  façon 
assez  heureuse  ce  mélange  de  vérités  et  d'erreurs, 
qui  déroute  l'esprit  sans  le  persuader,  ces  para- 
doxes, ces  contradictions,  ces  bizarreries,  qu'on  ne 
saurait  compter,  tant  le  nombre  en  est  grand2. 

Après  l'ancien  ami,  voyons  ceux  que  Jean-Jacques  a 
appelés  bien  faussement  ses  ennemis.  On  sait  que  les 
Jésuites,  malgré  leur  suppression,  ont  continué, 
pendant  quelque  temps,  à  inspirer  et  même  à  rédiger 
le  Journal  de  Trévoux.  Ils  y  ont  consacré  à  l'examen 
de  YEmile  plusieurs  articles  longs  et  étudiés.  Leur 
compétence  en  matière  d'éducation  leur  donnait  une 
grande  autorité,  et  il  est  sûr  que  leurs  critiques  ont 
autrement  de  portée  que  celles  de  Grimm.  On  ne 
peut  qu'admirer  la  puissance  de  raisonnement,  en 
même  temps  que  la  modération  de  langage,  avec  les- 
quelles ils  réduisent  à  néant  les  erreurs  de  YEmile. 
Afin  sans  doute  de  se  mettre  à  l'abri  de  tout  soupçon 
de  partialité,  ils  citent  d'abord  et  réfutent  ensuite  ; 
procédé  un  peu  didactique ,  mais  qui  a  bien  ses 
avantages3. 

Comme  preuve  de  la  mesure  qu'entendaient  garder 
les  auteurs  du  Journal  de  Trévoux,  on  peut  citer  les 
paroles  par  lesquelles  ils  accueillirent  la  Profession 


1.  Correspondance  littéraire,  |  1er  août  1762.  —  3.  Journal  de 
15  juin  1762.  —  2.  Correspon-  Trévoux,  octobre,  novembre 
dance    littéraire,    15   juillet   et   j    1762,  janvier  1763. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


167 


de  foi  philosophique ,  critique  acerbe  de  Y  Emile,  qui 
était  due  à  Bordes,  encore  un  ancien  ami  de  Rous- 
seau J  :  «  Malgré  l'estime  que  l'auteur  nous  inspire 
et  notre  vénération  pour  la  cause  qu'il  défend, 
nous  ne  pouvons  dissimuler  qu'il  a  quelquefois  outré 
les  reproches,  faute  d'avoir  bien  entendu  M.  Rous- 
seau2. » 

Deux  autres  réfutations  très  importantes  de 
Y  Emile  sont  encore  dues  à  des  plumes  ecclésiasti- 
ques. L'une  est  du  P.  Gerdil,  barnabite,  et  depuis 
cardinal;  l'autre,  de  l'évèque  du  Puy,  Georges  Le 
Franc  de  Pompignan. 

Gerdil  n'étudie  que  le  premier  volume  àe  Y  Emile; 
mais  son  examen  est  si  approfondi  et  si  complet,  on 
y  sent  une  telle  sûreté  de  doctrine  et  une  telle  puis- 
sance de  raison  qu'il  faut  être  bien  prévenu  pour  y 
résister3.  Ce  livre,  «  assez  gentil  pour  un  moine4», 
est,  a-t-on  dit,  l'unique  écrit  publié  contre  lui  que 
Rousseau  ait  jugé  digne  d'être  lu  en  entier.  Il  ajou- 
tait toutefois  que,  malheureusement  l'auteur  ne 
l'avait  pas  compris5. 

Jean-Jacques  a  fait  encore  plus  d'honneur  à  Le 
Franc  de  Pompignan.  «  Le  seul  homme,  écrit-il  à 
Rey,  qui  ait  paru  m'entendre,  est  M.  l'évèque  du 
Puy.  Je  crois  que,  si  vous  vouliez  imprimer,  in-12, 
son  Instruction  pastorale6,  vous  en  auriez  le  débit. 


1.  Profession  de  foi  philoso- 
phique, in-8  de  36  p.  Lyon, 
1763.  —  2.  Journal  de  Trévoux. 
août  1763.  —  3.  Anli-Émile,  ou 
Réflexions  sur  la  théorie  et  la 
pratique  de  L'éducation,  contre 
les  principes  de  M.  Rousseau, 
par  le  P.  G.,  barnabite.  Turin, 
1763.  —  k.  Lettre  de  Rousseau  à 


M.  de  Conzié,  7  décembre  1763. 

—  o.  Eloge  funèbre  du  cardinal 
Gerdil,  par  le  P.  Fontana, 
1802.  —  Vie  du  cardinal  Gerdil, 
par  le  P.  Pianloni,  barnabite. 
Collection  Migne  :  Œuvres 
du  cardinal  Gerdil,  1  vol.  1863. 

—  6.  Instruction  pastorale  de 
Mgr  I'Évêque  du  Pur,  sur  la 


168 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


En  pareil  cas.  en  m'en  donnant  avis,  je  vous  enver- 
rais une  petite  note  pour  y  joindre1.  » 

Pourquoi  cette  bienveillance  inusitée  ?  Peut-être 
n'en  faut-il  pas  attribuer  tout  le  mérite  aux  bonnes 
raisons  de  l'évèque.  Il  est  certain  qu'elles  sont 
excellentes,  que  la  forme  en  est  aussi  parfaite  que 
le  fond,  que  l'équité  et  la  modération  n'en  excluent 
ni  l'énergie,  ni  la  puissance:  cependant  Rousseau 
n'en  était  pas  moins  battu,  et  .souvent  battu  avec 
ses  propres  armes.  —  Oui,  mais  il  était  battu  d'une 
façon  qui  ne  lui  déplaisait  pas  trop.  Dans  cette 
lutte,  où  l'évèque  ne  s'attaquait  pas  à  lui  seul,  mais 
à  tous  les  philosophes,  Jean-Jacques  était  content 
et  fier  de  la  place  qui  lui  était  faite,  surtout  quand 
il  la  comparait  à  celle  qui  était  attribuée  à  Yoltaire. 
Lui.  Jean-Jacques  Rousseau,  était  regardé  comme 
l'adversaire  sérieux,  presque  le  seul  sérieux.  Il  était 
jugé  digne  «  d'une  exception  particulière  parmi 
les  modernes  ennemis  du  Christianisme.  »  On  lui 
savait  gré  d'avoir  rompu  avec  les  philosophes  ;  on 
lui  reconnaissait  plus  de  franchise  qu'à  eux,  et 
même  un  certain  désir  de  sauver  quelque  chose  de 
la  religion  ;  on  voyait  en  lui  «  un  écrivain  supérieur 
à  tous  les  incrédules  de  notre  temps.  »  En  fallait- 
il  davantage  pour  gagner  ses  bonnes  grâces,  et  aussi 
pour  expliquer  la  haine  et  les  sarcasmes  dont  Vol- 
taire poursuivit  toute  sa  vie  celui  qui  avait  osé  lui 
préférer  son  rival. 

Nous  ne  pouvons  songer  à  passer    en   revue  tous 


prétendue  philosophie  des  in- 
crédules modernes.  Le  Puy, 
1763,  in-4°  de  300  p.  —  Lettre 
d'un   jeune  Suisse  à  son   père; 


Bibliothèque  universelle  de 
Genève.  Janvier  1836.  —  1.  Let- 
tre à  Bey,  17  mars  17(34. 


DK    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


169 


les    auteurs    et    tous    les   livres    qui    ont    parlé    de 

Y  Emile.  Un  volume  n'y  suffirait  pas.  Les  systèmes 
d'éducation  étaient  alors  à  la  mode  ;  la  suppression 
des  Jésuites,  qui  faisait  un  si  grand  vide  sous  ce 
rapport,  avait  encore  donné  à  ces  questions  une 
nouvelle  actualité  ;  la  passion  qui  s'attachait  à  tout 
ce  qui  sortait  de  la  plume  de  Rousseau,  ses  con- 
damnations, sa  fuite,  sa  vie  accidentée  et  malheu- 
reuse, tout  se  réunissait  pour  augmenter  l'intérêt  et 
exciter  l'opinion.  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  faire  ici 
une  étude  de  bibliographie.  Nous  laissons  donc  de 
côté  la  foule  des  ouvrages  qui  furent  publiés  à  cette 
occasion ,  pour  nous  en  tenir  à  ceux  qui  peuvent 
servir  à  l'histoire.  Rousseau  lui-même  affectait  de 
ne  s'occuper  jamais  de  ce  qu'on  disait  de  lui ,  soit 
en  bien,  soit  en  mal,  et  de  ne  pas  lire  les  brochures 
qu'on  faisait  sur  son  compte.  Tout  n'était  pourtant 
pas  à  dédaigner  dans  ce  qu'il  put  lire  et  connaître. 
Il  fit  d'ailleurs  à  cette  règle  au  moins  une  exception, 
qu'il  faut  signaler,  en  ce  qui  concerne  Formey. 

Formey  a  publié  trois  ouvrages  à   l'occasion  de 

Y  Emile:  —  Y  Anti-Èmile l ,  dont  Rousseau  s'occupa 
peu,  et  dont  nous  ne  nous  occuperons  pas  davan- 
tage ;  —  Y  Emile  chrétien,  dont  il  fut  au  contraire 
très  affecté  2  ;  —  et  un  troisième  intitulé  :  Profession 
de  foi  du  Vicaire  chrétien  et  Abrégé  du  Contrat  so- 
cial3, qui  tenait  beaucoup  du  second.  Plus  tard  il 
publia  aussi  YEsprit  de  Julie,  ou  Extrait  de  la  Nou- 
velle Héloïse  \  Jean-Jacques,  comme   on    voit,  était 


1.  L' Anti-Emile,  Berlin,  1763, 
in-12.  —  2.  L' Emile  chrétien, 
consacré  à  l'utilité  publique, 
par  Formey.  Amsterdam,  1763, 
4  vol.  in-8.  —  3.  Profession  de 
foi  du  Vicaire  chrétien,    et  Ta- 


bleau abrégé  du  Contrat  social, 
par  Formey.  Berlin,  1761,  in-8. 
—  4.  L'Esprit  de  Julie ,  ou  Ex- 
trait de  la  Nouvelle  Héloïse,  par 
Formey.  Berlin,  1765,  in-8. 


170  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

destiné  à  le  trouver  sans  cesse  sur  son  chemin. 
Formey  ne  détestait  pas  Rousseau ,  mais  il  l'au- 
rait voulu  plus  chrétien.  Ne  pouvant  convertir  l'au- 
teur, il  s'avisa  de  convertir  le  livre  et  en  fit  une 
sorte  d'édition  ad  usum  juventutis.  Ce  procédé  ne 
pouvait  être  du  goût  de  Rousseau.  Il  voulait  bien 
être  blâmé,  attaqué,  critiqué,  mais  non  défiguré, 
estropié  et  mutilé.  Il  s'en  est  plaint  amèrement  dans 
plusieurs  de  ses  lettres  :  «  Savez-vous,  écrit-il  à 
Moultou,  que  l'imbécile  Néaulme  et  l'infatigable 
Formey  travaillent  à  mutiler  mon  Emile ,  auquel 
ils  auront  l'audace  de  laisser  mon  nom,  après 
l'avoir  rendu  aussi  plat  qu'eux  \  »  Rousseau  au- 
rait pu  se  plaindre  au  président  de  l'Académie  de 
Berlin,  dont  Formey  était  membre  ;  Milord  Maré- 
chal l'engagea  plutôt  à  mépriser  cette  misère2.  Dans 
ce  temps ,  où  les  droits  de  la  propriété  littéraire 
étaient  mal  définis,  où  la  contrefaçon  se  faisait  au 
grand  jour,  le  cas  aurait  sans  doute  été  jugé  peu 
grave.  Formey  d'ailleurs  donnait  de  sa  conduite 
une  explication  bien  simple  et  de  tous  points  con- 
forme aux  actes  officiels  d'Amsterdam.  Le  privilège 
accordé  à  Néaulme  pour  la  publication  de  Y  Emile 
ayant  été  révoqué  et  l'ouvrage  condamné  par  les 
Etats  généraux  de  Hollande,  Néaulme  exprima  ses 
regrets  d'avoir  l'ait  l'entreprise,  ainsi  que  son  aver- 
sion pour  les  doctrines  de  l'auteur.  Il  aurait  cepen- 
dant été  condamné  à  une  forte  amende,  s'il  n'avait 
déclaré  que,  pour  réparer  le  mal,  il  avait  confié 
l'ouvrage  à  un  savant  théologien,  M.  Formey,    afin 


I.  Lettre  à  Moultou,  30  jan-  I  1763.  —  2.  Lettre  de  Milord  Ma- 
vier  1763.  Voir  aussi,  Lettres  à  I  réchal  à  Rousseau,  8  janvier 
Rey,  S  janvier  et  1"  octobre   |    1763. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU, 


171 


d'en  donner  une  autre  édition ,  répurgée  de  tout  ce 
qui  pouvait  fournir  matière  à  scandale.  Formey 
signa  cette  nouvelle  édition  et  y  joignit  une  intro- 
duction :  «  Il  résultait  assez  manifestement  de  là, 
ajoute-t-il,  que  je  ne  m'appropriais  point  l'ouvrage 
de  M.  Rousseau,  et  que  je  ne  faisais  que  me  prê- 
ter au  but  salutaire  dans  lequel  on  donnait  cet 
Emile  chrétien.  Je  substituais  à  la  Profession  de 
foi  du  Vicaire  savoyard  un  morceau  où  la  doctrine 
contraire  est  exposée.  Je  mis  des  notes  au  bas  du 
texte,  et  j'eus  soin  de  les  distinguer  de  celles  qui 
appartenaient  à  l'auteur.  Avec  ces  précautions,  je 
crus  être  à  l'abri  de  tout  reproche1.  » 


IV 


Le  décret  du  Parlement  n'était  pas  encore  connu 
de  Rousseau  que  déjà  il  était  envoyé  à  Genève  par 
les  soins  du  représentant  de  la  République  à  Paris. 
Aussitôt  le  Conseil  s'émut,  le  procureur  général 
Tronchin  prépara  à  la  hâte  un  réquisitoire,  le  19  juin 
un  jugement  presque  semblable  à  celui  de  Paris  fut 
rendu,  et  le  même  jour,  la  sentence  fut  lue  à  haute 
voix  sur  les  degrés  de  l'Hôtel  de  Ville.  Puis  le 
bourreau  déchira  lentement  les  pages  du  livre  et  les 
jeta  au  feu.  La  foule  était  considérable,  dit  un  té- 
moin oculaire  ;  mais  «  au  lieu  des  applaudissements 
qui  éclataient  naguère,  lorsqu'on  brûlait  les  sale- 
tés du  Vieux  diable  de  Ferney,  on  voyait  une  rage 


1.  Formey,  Souvenirs  d'un 
citoyen,  t.  II,  cité  aux  Lettres 
inédites   de   J.-J.    Rousseau    à 


Marc-Michel  Rey.  Notes  de 
l'éditeur  J.  Bosscha  aux  lettres 
99  et  103. 


172  IA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

muette,  une  stupéfaction  profonde  sur  le  visage  des 
citoyens,  et  il  était  facile  de  prévoir  à  quel  dé- 
bordement de  haines  politiques  Genève  allait  être 
livrée  '. 

Cette  sentence,  quelque  hâtive  qu'elle  ait  été,  ne 
passa  pas  sans  opposition.  Tant  qu'il  ne  s'était  agi 
que  d'interdictions  de  livres,  on  savait  trop  ce  que 
valaient  ces  défenses  pour  s'en  inquiéter  beaucoup. 
Moultou  lui-même,  si  expansif,  si  facile  à  troubler, 
quand  son  ami  était  en  cause  ;  Moultou,  qui  s'était 
si  fort  ému  à  la  nouvelle  du  décret  de  Paris  2,  ra- 
conte presque  sans  émotion  que  Je  Conseil  a  inter- 
dit le  Contrat  social,  qu'il  fait  examiner  YEmile  et 
a  mis  tous  les  exemplaires  sous  les  scellés.  Dès  ce 
jour-là  cependant  deux  membres  du  Conseil,  Mus- 
sard  et  Jalabert,  avaient  pris  énergiquement  la  dé- 
fense de  Rousseau  3.  Mais  le  19,  comme  le  ton  est 
changé  :  «  Mon  cher  ami,  j'ai  l'âme  navrée...  A 
Genève  !  à  Genève  !  on  a  brûlé  vos  deux  livres  ! 
On  vous  a  décrété  de  prise  de  corps  !  0  Rousseau, 
que  ta  grande  âme  s'indigne  sans  s'abattre...  Je  le 
prévis  hier  et  je  fis  tout  au  monde  pour  éclairer  les 
juges.  Le  parti  était  sans  doute  pris  ;  l'arrêt  a  été 
rendu  ce  matin  4.  » 

Moultou,  qui  n'était  pas  membre  du  Conseil  des 
Vingt-Cinq,  faisait  ce  qu'il  pouvait  ;  mais  il  était 
gêné  dans  ses  moyens.  Au  sein  de  l'assemblée,  Jean- 
Jacques  eut  ses  défenseurs  habituels,  Jalabert  et 
Mussard,  un  ou  deux  autres  encore;  mais  tous,  sauf 
trois  ou  quatre,  furent  d'avis  de  le  décréter.  Us  allaient 


1.  Gaberel,  Voltaire  et  les  I  16  juin  1762.  —  3.  ld.<  16  et 
Genevois,  en.  XII.  —  2.  Lettres  18  juin  1762.  —  4.  Ici.,  19  juin 
de  Moultou   a   Rousseau,  14   et    |    1762. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  173 

plus  loin  que  Tronchin  lui-même,  qui  concluait 
à  brûler  les  livres  sans  s'attaquer  à  l'auteur, 
«  lequel,  disait-il,  n'est  plus  notre  concitoyen,  puis- 
qu'il déclare  lui-même  avoir  abjuré  notre  reli- 
gion1. » 

Rousseau,  en  apprenant  la  sentence,  fut  indigné. 
«  Quoi!  décrété  sans  être  ouï  !  Et  où  est  le  délit  ?  » 
Il  était  résolu,  dit-il,  à  aller  purger  son  décret,... 
mais  plus  tard.  C'était  prudent,  car  il  n'était  pas 
sûr  qu'on  fût  en  état  de  Fentendre.  Mais  ce  qui  pa- 
raîtra plus  étonnant,  c'est  qu'il  blâma  Moultou 
d'avoir  pris  trop  ouvertement  ses  intérêts.  Il  veut 
être  servi  à  sa  mode  2.  «  JNe  chercliez  point  à  parler 
de  moi,  lui  écrit-il  encore  ;  mais,  dans  l'occasion, 
dites  à  nos  magistrats  (pie  je  les  respecterai  tou- 
jours, même  injustes.  Je  sens  dans  mes  malheurs 
que  je  n'ai  point  l'âme  haineuse,  et  c'est  une  con- 
solation pour  moi  de  me  sentir  bon  aussi  dans  l'ad- 
versité3. »  Nous  verrons  s'il  fut  fidèle  jusqu'à  la  fin 
à  ces  beaux  sentiments. 

Il  se  plaint  d'avoir  été  décrété  sans  être  ouï  ; 
mais,  légalement  du  moins,  il  ne  tenait  qu'à  lui 
d'être  entendu.  Il  n'avait  pour  cela  qu'à  aller  pré- 
senter sa  défense  avant  sa  condamnation.  Il  en  fut  à 
Genève  comme  à  Paris,  et  en  outre,  à  Genève 
comme  à  Paris,  lui  et  ses  amis  ne  tardèrent  pas  à 
prétendre  qu'il  avait  été,  non  pas  décrété,  mais  con- 
damné, sans  avoir  été  entendu. 

Parmi  ses  défenseurs,  il  ne  faut  pas  oublier  de  si- 
gnaler le  colonel  Pictet,  membre  du  Conseil  des 
Deux-Cents.  Il  écrivit  une  lettre   si   énergique    que, 


1.  Lettre  de  Moultou  à  Rous-   l    à  Moultou,   22  juin.   1762.  —  3. 
seau,  22  juin  1762.  —  2.  Lettre  \    Id.,  2'»  juin  1702. 


174 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


quoiqu'il  ne  l'eût  pas  signée  et  ne  l'eut  reconnue 
que  comme  lettre  intime,  il  fut  appréhendé  au  corps, 
condamné  à  demander  pardon  à  Dieu  et  à  leurs 
seigneuries,  et  privé  pendant  un  an  de  ses  droits  de 
bourgeoisie.  Le  libraire  Duvillard,  qui  avait  répandu 
la  lettre,  fut  enveloppé  dans  la  même  condamnation 
et  privé  de  ses  droits  pendant  six  mois1. 

Rousseau  se  demandait  comment  on  pourrait 
ériger  le  tribunal  pour  juger  Pictet,  et  voyait  là  pour 
celui-ci  «  l'occasion  de  jouer  un  très  beau  rôle  et 
«  de  donner  à  ses  concitoyens  de  grandes  leçons.  » 
Lui-même  aurait  eu,  par  contre-coup,  sa  part  du 
succès;  mais  l'affaire  ne  parait  pas  avoir  eu  le  re- 
tentissement qu'on  en  espérait2. 

Pictet,  recherchant  dans  sa  lettre  les  causes  de 
la  sentence  du  Conseil,  en  signale  trois  principales: 
l'influence  de  la  France ,  l'action  de  Voltaire ,  le 
désir  des  pasteurs  de  se  laver  du  reproche  de  so- 
cinianisme  que  leur  avait  adressé  autrefois  d'A- 
lembert. 

L'action  de  la  France  est  manifeste.  A  peine 
l'arrêt  du  Parlement  est-il  rendu,  que  de  Sellon,  le 
représentant  de  la  République  à  Paris ,  est  chargé 
d'en  informer  son  gouvernement.  On  sait  l'empres- 
sement que  celui-ci  mit  à  prononcer  la  sentence  ;  il 
n'en  mit  pas  moins  à  l'annoncer  au  Résident  de 
France,  et  dès  le  11  juillet,   de  Sellon  adressait  au 


1 .  Bar  Ni,  Histoire  des  idées  mo- 
rales et  politiques  au  XVIIIe  siè- 
cle, 1847, 20e  leçon.  Gaberel,  — 
Voltaire  et  les  Genevois,  ch.  XII  ; 
Archives  de  Genève;  Registres 
du  Conseil,  année  1762.  —  Des- 

NOIRESTERRES.  t.  VI,  sect.  VII. 


—  Lettre  de  Moultou  à  Rousseau, 
17  juillet  1762.—  Lettre  de  Pictet, 
datée  du  22  juin  1762.  —  2. 
Lettres  à  Mme  de  Luxembourg, 
2i  juillet,  et  à  Marcel,  24  juil- 
let 1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  175 

Conseil  les  félicitations  de  Choiseul'.  Le  patriotisme 
genevoisprotesta  contre  une  déférence  aussi  marquée; 
le  Conseil  aurait  pu  en  effet  y  mettre  plus  de  dignité; 
mais  il  était  si  bien  en  communauté  de  vues  avec  la 
France,  qu'il  se  trouva  naturellement  disposé  à  la 
satisfaire.  «  Quels  cris,  disait  Moultou,  longtemps 
à  l'avance,  quelles  clameurs  vous  allez  exciter  à 
Genève  !  Que  vos  amis  auront  de  peine  à  vous 
défendre!  Comptez  pourtant  sur  leur  zèle;  mais 
réussiront-ils?  Je  ne  le  crois  pas-.  »  Outre  que 
Rousseau,  par  ses  attaques  contre  la  religion,  bat- 
tait en  brèche  le  Protestantisme  de  Genève,  aussi 
bien  que  le  Catholicisme  de  Paris ,  les  deux  gouver- 
nements avaient  le  môme  intérêt  politique  à  frapper 
le  Contrat  social.  «  Votre  ouvrage,  écrivait  Moul- 
tou, doit  effrayer  tous  les  tyrans  nés  et  à  naître; 
il  fait  fermenter  la  liberté  dans  tous  les  cœurs 3.  » 
Yoilà ,  sans  aucun  doute,  le  nœud  de  la  question. 
Ni  à  Genève,  ni  à  Paris,  on  ne  voulait  de  cette  pré- 
tendue liberté  ni  de  cette  fermentation.  Genève 
même  avait  des  motifs  particuliers  d'intervention, 
puisque  le  Contrat  social  était  spécialement  fait  pour 
elle.  Si  d'ailleurs,  on  parut  négliger  un  peu  à  Paris 
ce. dernier  ouvrage,  ce  fut  à  la  condition  de  le  pour- 
suivre jusqu'à  Genève.  On  a  battu  X Emile  sur  le 
dos  du  Contrat  social ,  disaient  les  amis  de  Rous- 
seau 4. 

La  conduite  de  Voltaire  dans  cette  affaire  et  dans 
celles  qui  suivirent  est  assez  complexe  et  assez  dif- 


1.  Desnoiresterres,  t.  VI, 
sect.  vil. —  Gaberel,  Rousseau 
et  les  Genevois,  ch.  Il,  §3.  —  Id., 
Voltaire  et  les  Genevois,  ch.  xn. 
—  2.  Lettre  de  Moultou  à  Rous- 


seau, 3  février  1762. —3.  Id., 
18  juin  1762.  —  4.  Gaberel, 
Rousseau  et  les  Genevois,  ch.  III, 


17G 


LA    YIE    ET    LES    ŒUVRES 


fîcile  à  démêler.  Il  agit,  c'est  évident;  mais  par 
quels  moyens,  sur  quelles  personnes,  dans  quel  but 
précis?  Son  action,  qui  fut  constante,  s'exerça-t-elle 
toujours  dans  un  sens  uniforme?  Voilà  qui  est  moins 
clair. 

La  main  de  Voltaire  se  montra  peu  dans  le  pre- 
mier moment.  Rousseau  affirme1,  Voltaire  niella 
preuve  est  faible,  d'un  côté  comme  de  l'autre.  Si  l'on 
croyait  tous  les  dires  de  Rousseau ,  on  irait  loin. 
Non  content  de  montrer  le  polichinelle  Voltaire  et 
le  compère  Tronchin  mettant  enjeu,  tout  doucement, 
derrière  la  toile,  les  autres  marionnettes  de  Genève 
et  de  Berne3;  non  content  d'affirmer  que  Voltaire 
travaillait  fortement  la  Cour  de  Berlin  et  n'épargnait 
rien  pour  circonvenir  le  Prince  4  ;  n'accusait-il  pas 
aussi  Diderot ,  qui  l'avait  encouragé  à  publier 
Y  Emile,  d'avoir  ensuite  agi  sous  main,  avec  d'Alem- 
bert,  pour  faire  supprimer  l'ouvrage?  Il  en  avait 
des  preuves,  et  il  le  dit  à  Diderot  lui-même;  mais 
où  sont  ces  preuves5?  Pietet  ne  parle  pas  de  l'ac- 
tion directe  de  Voltaire  et  croit  simplement  que  le 
Conseil  a  voulu  lui  faire  la  cour6.  Moultou,  qui 
était  bien  placé  pour  voir,  mais  que  son  affection 
rendait  peut-être  soupçonneux,  croit  aux  menées  et 
aux    «  infâmes   procédés   de   Voltaire   et  de    sa  ca- 


1.  Lettres  de  Rousseau  à  I 
Moultou,  11  juillet;  à  M<ae  de 
Luxembourg,  21  juillet;  à  Mmcde 
Bouf fiers,  h  septembre  ;  à  Mme  de 
Verdelin,k  septembre  1762,  etc. 
—  2.  Lettres  de  Voltaire  à  d'A- 
lembert,  15  septembre  1762;  à 
Tronchm  Caleudrin,  citée  par 
Grimm  au  1er  décembre  1765, 


etc.  — 3.  Lettre  à  M""  de  Luxem- 
bourg, 21  juillet  1762.  —4.  Lettre 
à  M'ue  de  Verdelm,\  septembre 
1762.  —  5.  D'ESCHKRNîf,  De 
Rousseau  et  des  philosophes  du 
XVIIIe  siècle,  ch.  XIX. —  6.  Lettre 
de  Pietet.  —  Desnoiresterres, 
t.  VI,  sect.  vu. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


177 


baie1.  »  Ce  qui  donne  à  supposer  que  Voltaire  agis- 
sait surtout  par  ses  amis.  Si  Ton  en  juge  par  ses 
sentiments  connus ,  par  ses  épigrammes ,  et  surtout 
parce  qu'il  fit  plus  tard,  on  doit  penser  qu'il  ne  resta 
pas  inactif.  Le  repos ,  quand  il  avait  des  adversaires 
à  combattre,  n'entrait  pas  dans  ses  allures.  Dans 
l'armée  philosophique,  dont  il  était  le  général  et  le 
grand  prêtre ,  il  y  avait  un  homme ,  le  premier  de 
tous  et  assurément  le  plus  capable  de  rendre  de 
grands  services 2,  qui  refusait  de  s'enrôler  sous  sa 
bannière  et  de  reconnaître  son  empire.  Voltaire  en 
était  humilié  pour  lui-même  ;  il  en  était  attristé 
pour  sa  cause.  Comme  il  aurait  été  heureux  de  le 
ramener.  «  Oh!  comme  nous  l'aurions  chéri,  ce 
fou,  s'il  n'avait  pas  été  faux  frère,  et  qu'il  a  été 
un  grand  sot  d'injurier  les  seuls  hommes  qui  pou- 
vaient lui  pardonner 3.  »  La  sortie  qu'il  fit.  quand 
il  apprit  la  fuite  de  Rousseau,  est  une  conséquence 
de  ce  double  sentiment.  «  M.  de  Voltaire,  dit  Pou- 
gens,  n'y  tint  plus;  il  se  mit  à  foudre  en  larmes, 
et,  de  ce  ton  de  voix  moitié  solennel,  moitié  sé- 
pulchral  qui  lui  était  propre ,  il  s'écria  à  plusieurs 
reprises  :  qu'il  vienne,  qu'il  vienne!  Je  le  recevrai 
à  bras  ouverts;  il  sera  ici  plus  maître  que  moi; 
je  le  traiterai  comme  mon  propre  fils  4.  »  Wa- 
gnière,  valet  de    chambre  de  Voltaire,  dit,  de  son 


1 .  Lettres  de  Moultou  à  Rous- 
seau, 18  juin,  7  juillet,  10  sep- 
tembre 1762.  —  2.  Lettre  de  Vol- 
taire à  Damilaville,  6  juillet  1764. 
—  3.  Lettre  de  Voltaire  à  Dami- 
laville, 31  juillet  1762.  —  Voir 
aussi  Lettre  à  d'Alembert , 
1er  mai  1763.  —  4.  Ch.  Pou- 
gens.   Lettres  philosophiques  à 


M.  X.  Paris,  1826.  Lettre  13. 
—  Le  prince  de  Ligne  {Lettres 
et  Pensées)  raconte  la  même 
anecdote,  mais  notablement 
arrangée.  —  Grimm  en  fait 
également  mention,  tout  en 
la  rapportant  à  une  autre 
époque  {Corresp.  littér.,  ^'jan- 
vier 1766. 

12 


178  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

côté,  que  son  maitre  écrivit  à  Jean-Jacques,  et  lui 
fit  adresser  jusqu'à  sept  copies  de  sa  lettre,  dans 
diverses  directions ,  à  cause  de  l'incertitude  où  Ton 
était  de  son  présent  asile1.  Mais  Rousseau  ne  pou- 
vait accepter  de  demeurer  chez  le  corrupteur  de  son 
pays  \ 

Cette  tentative  de  réconciliation  ne  fut  pas  la 
seule  de  la  part  de  Voltaire.  On  connaît  celle  qu'il 
fit  en  1755.  A  l'en  croire,  il  en  aurait  fait  une  autre 
en  1759 3.  Voltaire,  qui  aimait  à  protéger,  aurait  été 
particulièrement  fier  de  protéger  Jean-Jacques  ; 
mais  Jean-Jacques,  qui  ne  voulait  point  être  protégé, 
surtout  par  Voltaire,  avait  refusé,  si  tant  est  qu'il 
lui  ait  été  offert  quelque  chose  à  cette  époque  ;  car 
s'il  convint  à  moitié  de  cette  un  offre  certain  jour4,  il 
la  nia  formellement  plus  tard,  ainsi  que  toute  autre 
propositionposterieure.il  n'aurait  pas  dû  nier  pour- 
tant, sauf  à  les  expliquer  à  sa  manière,  les  nou- 
velles ouvertures  que  Voltaire  fit  certainement  à  la 
fin  de  1765  à  Deluc  d'abord,  et  ensuite  à  d'Ivernois, 
en  présence  du  même  Deluc.  Nous  parlerons  de 
celles-ci  en  leur  temps  ;  mais  pour  nous  en  tenir  à 
celles  qui  eurent  lieu  à  l'époque  que  nous  racon- 
tons actuellement,  c'est-à-dire  en  1763,  Voltaire 
aurait  été  jusqu'à  charger  Deluc,  avec  un  de  ses 
amis,  d'offrir  à  Rousseau  un  asile  dans  sa  terre,  dans 
un  lieu  retiré,  où  il  pourrait  vivre  à  son  aise  et 
à  l'abri  de  toute  persécution.  «  Le  fourbe!  dit 
Deluc  ;    dans    ce    temps-là    même ,    il    le    détestait 


1.  Mémoires  sur  Voltaire,  par 
Longchamp  et  Wagnière. 
Paris,  1826.  —  2.  Lettre  de  d'A- 
lembert  à  Voltaire,  25  septem- 
bre  1762.  —   3.    Lettre  de  Vol- 


taire à  Hume,  24  octobre  1766. 
—  4.  Lettre  d'un  jeune  Suisse. 
Bibliothèque  universelle  de  Ge- 
nève, 1836,  t.  I. 


T)K    JEAN-JACQUES    ROUSSEAt  . 


179 


comme  un  déiste,...  et  il  craignait  sa  puissante 
logique.  Nous  fûmes,  mon  ami  et  moi,  dupes  de 
ce  sycophante  ;  mais  Rousseau  ne  le  fut  pas.  Sans 
beaucoup  s'expliquer,  il  me  chargea  de  répondre 
qu'il  avait  besoin  de  retraite,  et  qu'il  ne  pouvait 
espérer  de  l'obtenir  dans  le  voisinage  d'un  homme 
si  célèbre  '.  »  Voltaire  traita  aussi  le  même  sujet 
avec  Moultou,  qui,  peut-être,  n'est  autre  que  l'ami 
dont  parle  Deluc,  et  se  montra  passionné  de  récon- 
ciliation ''.  Moultou  se  demandait  si  Voltaire  était 
sincère;  mais  Jean-Jacques  répondit  sans  hésiter 
qu'il  ne  fallait  pas  s'y  fier,  que  Voltaire  n'était  qu'un 
habile  comédien ,  que  toutefois  il  était  prêt  à  lui 
ouvrir  les  bras  et,  à  défaut  d'estime,  à  lui  offrir  le 
pardon  et  l'oubli3. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  offres  de  Voltaire  ayant  été 
rejetées,  comme  elles  devaient  l'être,  celui-ci  n'eut 
plus  à  donner  à  Rousseau  que  sa  haine,  et  il  ne 
s'en  fit  pas  faute.  Il  savait  que  c'est  à  Paris  que 
.''opinion  va  chercher  ses  mots  d'ordre  ;  il  ne  se 
borna  donc  pas  à  agir  à  Genève;  mais  Paris,  pas 
plus  que  Genève,  ne  lui  apporta  l'unanime  tri- 
but d'hommages  auquel  il  aspirait.  «  Les  amis  de 
Voltaire,  écrivait  à  Rousseau,  de  Paris,  Mme  de 
Verdelin,  sont  ici  indignés  de  la  conduite  qu'il  a 
tenue  avec  vous.  Cet  homme  est  en  vérité  aussi 
fou  que  méchant...  Le  public  vous  juge  tous  deux 
plus  équitablement  que  le  Parlement  votre  Pro- 
fession de  foi.   Je  crois   que  d'Alembert   a  fait  de 


1.  DELUC,  Lettres  sur  l'his- 
toire physique  de  la  terre.  Dis- 
cours préliminaire,  1793.  — 
2.  Lettre  de  Moultou  à  Rousseau, 
19  mars  1763.  —  3.   Lettres  de 


Rousseau  à  Moultou  et  à  Milord 
Maréchal,  21  mars  1763.  Ré- 
ponse de  Moultou,  23  mars 
1763. 


180 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


son  mieux  pour  persuader  au  public  et  à  vos  amis 
qu'il  gémit  de  tout  cet  événement...  Pour  moi, 
je  me  rends  difficilement  à  l'éloquence  de  ces 
messieurs1.  »  Quant  au  simple  vulgaire,  il  riait 
de  ces  misérables  querelles  et  en  faisait  des  cari- 
catures 2. 

Toutes  ces  citations  témoignent  de  la  haine  de 
Voltaire,  et  sous  ce  rapport,  on  est  parfaitement 
fixé.  Mais  autre  chose  est  de  déverser  sa  bile  sur 
quelqu'un,  de  dire  du  mal  de  lui,  même  de  le  ca- 
lomnier, ou  bien  de  porter  contre  lui,  devant  les 
magistrats,  une  accusation  en  règle.  Or,  de  cette 
accusation,  dont  on  a  beaucoup  parlé,  on  ne  trouve 
la  preuve  nulle  part.  Bien  plus,  on  a  au  moins  des 
présomptions  qu'elle  n'a  jamais  existé. 

Aussitôt  après  la  condamnation  de  Y  Emile,  le  li- 
braire Gabriel  Cramer  avait  voulu  répondre  à  la 
fameuse  lettre  de  Pictet  et  avait  montré  sa  réponse 
à  Voltaire.  «  Mon  cher  Gàb,  lui  écrivit  celui-ci, 
c'est  moi  qui  vous  conjure  d'être  sage...  Suppri- 
mez votre  lettre,  je  vous  en  conjure  ;  ce  n'est  pas 
vous  qui  êtes  outragé,  c'est  moi;  c'est  à  moi  à 
répondre3.  »  Et  il  adressa,  en  effet,  ses  protesta- 
tions les  plus  catégoriques  au  Magnifique  Conseil 
et  ses  explications  à  Pictet4.  Cependant,  la  parole 
de  Voltaire  était  si  dépourvue  de  crédit,  et  il  entrait 
tellement  dans  sa  situation  de  manœuvrer  contre 
Jean-Jacques,  qu'il  n'est  pas  étonnant  que  ses  amis 
eux-mêmes  aient  tenu  peu  de  compte  de  ses  affir- 
mations.   «  L'arrêt  du   Sénat  (de    Berne)   n'est  que 


1.  Lettre  de  Mmt  de  Verdelin 
à  Rousseau,  26  septembre  1762. 
—  2.  Bachaumont,  5  octobre 
1762.  —  3.  Lettre  de   Voltaire  à 


Gabriel  Cramer,  1762.  Voir  GAS- 
TON MaUGRaS,  cb.  IX.—  4.  Let- 
tre de  Voltaire  à  Pictet,  1762. 
Voir  Gaston  Maugras,  cb.  ix. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  181 

trop  vrai,  écrit  MUe  de  Bondeli,  et  j'en  suis  double- 
ment affligée;  d'abord  quant  à  Rousseau,  et  encore 
quant  à  ceux  qui  l'ont  provoqué...  Les  premiers 
coups  se  sont  portés  à  Genève,  par  la  cabale  de 
Ferney  ;  cette  cabale  a  influé  jusqu'à  Berne  '.  » 
«  Vous  vous  êtes  fait  ici  des  amis  et  des  ennemis, 
lui  répond  MUc  Curchod;  vous  avez  écrit  tous  les 
détails  de  la  conduite  de  Voltaire  vis-à-vis  de  Rous- 
seau. M.  Moultou  l'a  su  et  l'a  publié  avec  tout  lVm- 
pressement  imaginable2.  » 

Il  est  présumable  que  Moultou  avait  d'autres  ren- 
seignements que  les  bruits  qui  lui  venaient  de 
Kœnitz.  Encore  est-il  qu'il  aurait  bien  fait,  ainsi 
que  M1Ie  de  Bondeli,  d'apporter  quelques  preuves. 
Si  l'on  n'en  donne  aucune,  n'est-on  pas  en  droit  de 
conclure  que  c'est  parce  qu'il  n'y  en  avait  aucune  à 
donner?  Si,  d'ailleurs,  Voltaire  s'était  senti  cou- 
pable, aurait-il  osé,  malgré  son  assurance,  en  ap- 
peler à  Lullin,  conseiller  et  secrétaire  d'Etat  à 
Genève,  c'est-à-dire,  à  l'homme  le  plus  à  même  de 
le  démentir,  s'il  n'avait  pas  dit  la  vérité.  «  Je  dé- 
clare au  Conseil  et  à  tout  Genève,  lui  écrit-il,  que 
s'il  y  a  un  seul  magistrat,  un  seul  homme  dans 
votre  ville,  à  qui  j  aie  parlé  ou  fait  parler  contre  le 
sieur  Rousseau,  avant  ou  après  .sa  sentence,  je 
consens  d'être  aussi  infâme  que  les  secrets  auteurs 
de  cette  calomnie  doivent  l'être3.  »  A  cette  lettre, 
en  quelque  sorte  officielle,  en  était  jointe  une  autre 
plus  intime,  dans  laquelle  Voltaire  priait  Lullin  de 
lire  ses  réclamations  au  Conseil,   et  s'indignait  de 

1.  Lettre  de  Mlle  de  Bondeli  à  j   ch.ix.-~ 2.  Réponse  de  Mlle  Cur- 

Mn>    Curchod    (devenue    plus  chod,  octobre  1763.  —  3.  Lettre 

tard    Mme    Necker),    7   juillet  j   de  Voltaire  à   Lullin,  5  juillet 

1763.  Voir  Gaston  Maugras,  J  1766. 


182  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

la  calomnie  répandue,  disait-il,  contre  lui  par  le 
sieur  Rousseau,  auprès  des  personnes  les  plus  con- 
sidérables du  royaume  '. 

En  résumé,  Voltaire  a  pu  dire  avec  vérité,  il  a 
pu  répéter  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  qu'il  n'avait  pas 
provoqué,  au  moins  par  une  action  directe,  les  con- 
damnations de  Rousseau  ;  qu'il  n'avait  pas  agi  au- 
près des  conseils  pour  le  faire  chasser.  Le  tribunal 
auquel  il  s'est  adressé,  c'est  l'opinion  ;  la  condam- 
nation qu'il  a  voulu  infliger  à  son  adversaire,  c'était 
le  mépris  du  public  et  le  déshonneur.  Sa  plume  se 
retrouve  partout  ;  on  ne  voit  sa  main  nulle  part. 

Si  Pictet  ne  trouva  pas  suffisantes  les  sympathies 
des  pasteurs  en  faveur  de  Rousseau,  il  fut  vraiment 
difficile.  D'autres  au  contraire,  et  nous  sommes  du 
nombre,  peuvent  les  trouver  exagérées.  Il  est  à  re- 
marquer que  les  pasteurs  ne  furent  pas  consultés 
tout  d'abord.  Dans  une  affaire  comme  celle-là,  il  a 
paru  irrégulier  et  inconvenant  qu'on  n'ait  pas  ap- 
pelé la  cause  devant  le  Consistoire.  Mais,  si  la  ques- 
tion tenait  à  la  religion,  elle  tenait  bien  aussi  à  la 
politique  ;  et  d'ailleurs,  dans  une  ville  où  chaque 
bourgeois  était  engagé  par  serment  à  maintenir  et 
à  conserver  la  religion  établie,  le  Conseil  pouvait 
bien  se  trouver #autorisé  à  punir  quiconque  l'atta- 
quait. Pictet  aurait-il  donc  voulu  que  les  ministres 
du  saint  Evangile ,  donnant  d'office  leur  avis , 
eussent  proclamé  Y  Emile  un  bon  livre  et  la  Profes- 
sion de  foi  un  modèle  d'orthodoxie  ?  En  fait,  le  Con- 
seil voulait  un  jugement  sévère,  et  il  n'était  pas  sûr 
des  pasteurs  ;  il  voulait  un  jugement  prompt,  et  les 
pasteurs  auraient  été  obligés  de  citer  Rousseau  en 

1.  Gaston  Maugkas.  ch.  ix. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  183 

consistoire  et  de  l'admonester  à  plusieurs  reprises. 
Aussi  leur  rendit-il  un  véritable  service  en  leur  évi- 
tant Fembarras  de  se  prononcer.  Il  est  vrai  qu'o- 
bligés plus  tard  de  se  déclarer,  ils  approuvèrent  la 
conduite  des  magistrats  ;  mais  autre  chose  est  d'ac- 
cepter le  fait  accompli,  ou  de  prendre  l'initiative. 

On  ne  peut  donner  les  sentiments  de  Moultou 
comme  le  type  de  l'opinion  des  pasteurs  ;  mais  enfin 
lui-même  était  pasteur  et  resta  pendant  long-temps 
encore  en  communion  avec  ses  confrères.  Sa  con- 
duite peut  au  moins  servir  à  montrer  ce  qu'un  mi- 
nistre protestant  pouvait  dire  et  faire  en  faveur  de 
Rousseau.  Tant  que  la  religion  n'est  pas  directe- 
ment en  cause,  sa  louange  ne  connaît  point  de 
bornes.  «  Quelle  force,  quelle  profondeur  dans  le 
Contrat  social  !  Que  vous  êtes  supérieur  à  Mon- 
tesquieu lui-même  !...  Et  Emile...  Ah!  si  tous  les 
hommes  étaient  formés  sur  ce  modèle  !...  Ta  pa- 
trie ne  t'a  point  élevé  de  statues,  mais  chaque  ci- 
toyen t'a  consacré  son  cœur1.  »  Sur  les  questions 
purement  religieuses,  il  est  moins  à  l'aise.  Il  avait 
commencé  par  tout  admirer,  tout,  même  la  Profes- 
sion de  foi.  «  Que  votre  ouvrage  reste  donc  tel  qu'il 
est.  N'y  changez  rien;  n'en  retranchez  rien2.  » 
Plus  tard  toutefois  il  se  ravise  :  «  Je  ne  vous  l'ai 
point  dissimulé,  mon  cher  ami,  ce  que  vous  avez 
dit  sur  la  religion  a  affligé  ceux  mêmes  de  vos  com- 
patriotes qui  vous  aiment  le  plus  ;  parce  qu'ils 
aiment  encore  plus  leur  religion.  Cependant  ils  cher- 
chent à  vous  excuser  et  à  vous  défendre  ;  tandis 
que  les   ennemis    de    la    religion    et    de    la    patrie 


1.  Lettre  de  Moultou  à  Rous-    I  3  février  1762. 
seau,    18  juin   1762.  —  2.  ld„    \ 


184  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

triomphent  de  ce  que  vous  leur  avez  donné  des 
armes  pour  vous  attaquer  '.  »  Ces  derniers  mots 
donnent  à  peu  près  la  note  moyenne  de  l'opinion 
des  pasteurs.  Sans  faire  aussi  bon  marché  des  prin- 
cipes que  leur  confrère,  ils  auraient  voulu  sauver 
Rousseau,  ou  ne  le  condamner  que  pour  la  forme. 
Moultou  leur  rend  le  témoignage  «  qu'en  général  la 
compagnie  des  pasteurs  s'est  fort  bien  conduite2.  » 

A  côté  de  l'opinion  de  Moultou,  on  peut  placer 
celle  d'Ustéri,  professeur  à  Zurich.  Moultou  et  Us- 
téri  se  renvoyaient  mutuellement  les  élans  de  leur 
admiration,  et,  dans  leur  enthousiasme,  en  étaient 
venus  à  se  tutoyer  3. 

Vernet,  qui  avait  pris,  en  quelque  sorte,  la  direc- 
tion de  l'affaire  au  point  de  vue  religieux,  était 
plein  d'estime  pour  Rousseau4.  Quand  il  se  crut 
obligé  de  le  réfuter,  il  ne  le  fit  qu'avec  ménagement, 
et  le  lui  écrivit  à  lui-même.  «  Ma  place  et  la  nature 
de  mes  travaux,  disait-il,  m'ont  imposé  cette  tâche. 
Je  suis  bien  aise  d'apprendre  que  vous  la  verrez 
sans  peine.  Croyez  qu'en  contredisant  l'écrit,  je 
ménagerai  autant  qu'il  est  possible  l'auteur,  et  que 
je  n'aurai  garde  de  le  confondre  avec  le  con- 
tempteur de  toutes  les  religions 5.  »  Jean-Jacques 
aurait  eu  mauvaise  grâce  à  se  plaindre  d'une  réfu- 
tation qui  s'offrait  dans  des  conditions  si  bénignes. 
D'ailleurs,  il  n'était  pas  fâché  d'être  réfuté  par  ses 
amis  6.    Il   écrivit  à   Vernet  pour  le  remercier,  lui 

1.  Lettre  de  Moultou  à  Rous-  I  Moultou  à  Rousseau,  7  juillet 
seau,  18  juin  1762.  Voir  aussi  I  1762.  —  5.  Lettre  de  Jacob  Ver- 
Lettre  du  15  mars  1762.  —2.1d.,  I  net  à  Rousseau,  1762.  Voir  Gâ- 
1er  juillet  1762.  —  3.  Lettre  de  BEB.EL,  Rousseau  et  les  Géne- 
Mn*  Curchod  à  MUe  de  Bondeli,  vois,  ch.  m,  §  5.  —  6.  Lettre 
12  octobre  1762.  Voir  G.  M  au-  !  à  Moultou,  10  août  1762. 
GRAS,  ch.  VIII.  —  4.  Lettre    de  \ 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  185 

demander  des  exemplaires  de  sou  ouvrage  et  l'as- 
surer que  vainement  on  tenterait  de  le  brouiller 
avec  lui l . 

Certaines  gens,  trouvant  sans  doute  que  les  pas- 
teurs n'allaient  pas  assez  vite,  s'avisèrent,  pour  les 
stimuler  et  les  mettre  aux  prises  avec  Rousseau, 
d'insérer  dans  la  Gazette  de  Bruxelles  et  dans  la 
Gazette  d'Utrech  un  petit  article,  où  l'on  prétendait 
qu'ils  approuvaient  Y  Emile.  On  ne  douta  pas  que 
le  coup  ne  vînt  de  Voltaire  et  de  sa  cabale  ;  aussi 
l'on  n'en  fut  pas  dupe 2. 

D'après  Gaberel,  encore  un  membre  du  clergé 
protestant,  très  désireux  d'excuser  Rousseau  et  de 
justifier  ses  confrères,  les  pasteurs,  sans  applaudir 
aux  attaques  de  l'auteur  de  Y  Emile  contre  le  chris- 
tianisme, lui  tinrent  un  large  compte  de  ses  belles 
pages  contre  le  matérialisme  et  en  faveur  de  la  re- 
ligion et  de  la  tolérance.  En  chaire,  ils  réfutèrent 
les  tendances  blâmables  de  Y  Emile  ;  dans  leur  cor- 
respondance, ils  cherchèrent  à  ramener  Fauteur  3. 
A  Genève,  dit  encore  Gaberel  dans  un  autre  opus- 
cule, Rousseau  ranima  le  sentiment  religieux.  Les 
hommes  qui  se  défiaient  des  pasteurs  rafraîchis- 
saient leur  âme  à  la  lecture  de  YÉmile.  Néanmoins 
les  ministres  de  l'Evangile  ne  pouvaient  l'accepter 
tel  quel.  Rousseau  était-il  donc  un  défenseur  de  la 
religion?  Oui,  il  l'était  par  comparaison  ;  mot  assez 
singulier  dans  la  bouche  d'un  membre  du  clergé  ; 
mais   il  paraît  qu'à  Genève,    même  dans  le  clergé, 


1.  Lettres  à  Jacob  Vernct, 
31  août;  à  Moultou,  l,r  sep- 
tembre 1762.  —  2.   Lettres    de 


de  Moultou  à  Rousseau,  1er  sep- 
tembre 1762.  —  3.  Gaberel, 
Rousseau  et  les  Genevois,  ch.  in, 


Jacob  Vernet  à  Rousseau,  1762;    ,    §  5. 


186 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


quiconque  n'était  pas  du  parti  de  Rousseau  était  de 
celui  de  Voltaire  *. 

Nous  parlons  ici,  bien  entendu,  des  premiers 
temps  de  la  condamnation.  Plus  tard,  nous  verrons 
les  ministres  se  détacher  peu  à  peu  de  Rousseau. 
La  faute  n'en  fut  pas  à  eux.  mais  bien  à  lui,  qui  se 
livra  contre  eux  et  contre  la  religion  aux  invectives 
les  plus  insensées  2. 

Dès  cette  époque  néanmoins,  il  y  eut  d'honorables 
exceptions.  Charles  Bonnet,  qui,  pour  n'être  pas  pas- 
teur, n'en  était  pas  moins  religieux,  était  effrayé  des 
doctrines  de  Y  Emile* .  Une  des  meilleurs  réfutations 
de  cet  ouvrage  est,  du  reste,  due  à  un  pasteur  de 
Genève,  ancien  ami  de  Rousseau,  à  Jacob  Vernes  4. 
Les  compliments  y  tiennent  une  large  place,  mais 
ils  ne  nuisent  point  aux  bonnes  raisons. 

Dès  1762 5,  Vernes  avait  écrit  à  Rousseau  une 
lettre  des  plus  touchantes.  Aussi  celui-ci,  qui  comp- 
tait Vernes  parmi  ses  meilleurs  amis,  fut-il  pénible- 
ment affecté,  quand  l'œuvre  de  réfutation  parut.  Outre 
que  la  louange  n'y  était  pas  rehaussée,  comme 
dans  Y  Instruction  de  l'évêque  du  Puy,  par  la  flatteuse 
comparaison  avec  Voltaire;  ce  qui  pouvait  satisfaire 
Jean-Jacques  de  la  part  d'un  évêque  catholique  et 
français,  dut  lui  paraître  bien  insuffisant  de  la  part 
d'un  compatriote  et  d'un  ami.  Et  puis,  chose  plus 
grave,  Vernes  lui  contestait  son  titre  de  chrétien. 
Or,    ce    titre,   Jean-Jacques    avait   les   plus   sérieux 


1.  Gaberel,  Voltaire  et  les 
Genevois,  ch.  xn.  —  2.  Id.  —  3. 
Lettre  de  Ch.  Bonnet  à  Benlink, 
s.  d.  —  4.  Lettres  sur  le  chris- 
tianisme de  M.  J.-J.  Rousseau, 
adressées  à  M.  J.  L.  par  Ja- 


cob Vernes,  pasteur  de  Té- 
glise  de  Géligny.  Amsterdam, 
Neaulme,  1764,  in-12  de  136  p. 
—  5.  Lettre  de  Vernes  à  Rousseau, 
2  juillet  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


187 


motifs  d'y  tenir  et  voulait  faire  croire  qu'il  le  con- 
servait toujours.  A  Genève,  en  effet,  la  profession 
de  la  religion  du  pays  n'était  pas  seulement  une 
question  de  morale  et  de  conscience,  mais  aussi  une 
question  d'avantages  civils  et,  en  quelque  sorte,  de 
nécessité  temporelle.  Contester  à  Rousseau  son  titre 
de  chrétien,  c'était  presque,  de  la  part  d'un  ministre 
protestant  de  Genève,  lui  fermer  les  portes  de  sa 
patrie.  L'oeuvre  de  Vernes,  sous  son  apparente  mo- 
dération, cachait  donc  un  danger  sérieux. 

Tl  est  clair  que  ces  divergences  n'étaient  pas  fa- 
vorables à  la  paix.  On  se  passionnait  pour  ou 
contre;  des  magistrats,  même  de  ceux  qui  avaient 
opiné  avec  la  majorité,  trouvaient  qu'on  avait  été 
rigoureux  et  auraient  désiré  étouffer  l'affaire.  Mais 
les  partisans  de  Rousseau  se  croyaient  en  droit 
d'exiger  une  satisfaction  plus  complète.  L'opinion 
qui,  dans  le  premier  moment,  lui  avait  été  contraire, 
revenait  à  lui,  ne  fût-ce  que  parce  qu'il  était  l'op- 
primé. Une  quinzaine  de  citoyens  allèrent  aux  in- 
formations chez  le  procureur  général  et  le  syndic. 
Ceux-ci  éludèrent  la  question  et  répondirent  que  le 
décret  n'était  pas  sur  la  sentence;  ils  ne  dirent  pas 
qu'il  était  sur  les  registres  du  Conseil  \  La  famille 
de  Rousseau  demanda,  par  requête,  communication 
de  l'arrêt.  Le  Conseil  décida  qu'il  «  n'y  avait  pas 
lieu  d'accorder  aux  suppliants  la  fin  d'icelle  2.  » 
Jean-Jacques  dit  que  cette  requête  fut  faite  à  son 
insu;  il  est  certain,  du  moins,  qu'il  mit  bien  du 
temps  à  3n  remercier  les  auteurs3. 


1.  Lettre  de  Moultou  à  Bous- 
seau,  !•'  juillet  1762.  —  2.  Ex- 
trait des  Registres  du  Conseil, 
2  juillet  1762.  —  3.  Lettres  de 
Rousseau  à  M™»    de  Bouf fiers , 


4  juillet;  à  Moultou,  6  juillet; 
à  Mmt  de  Luxembourg,  21  juil- 
let ;  à  Théodore  Rousseau,  1 1  sep- 
tembre 1762. 


188  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Paris  avait  entraîné  Genève  ;  Paris  et  Genève  en- 
traînèrent à  leur  tour  d'autres  Etats;  de  sorte  que 
le  malheureux  Rousseau  se  trouva,  à  la  fin,  comme 
enveloppé  de  condamnations. 

Dès  le  23  juin,  les  États  généraux  de  Hollande  et 
Westfrise,  sur  la  proposition  de  leur  grand  pension- 
naire P.  Steyn,  déférèrent  YÉmile  aux  magistrats, 
afin  qu'ils  eussent  à  informer  contre  cet  ouvrage  et, 
malgré  le  privilège  accordé,  à  en  suspendre  la  pu- 
blication. Le  livre  fut,  en  conséquence,  soumis  à 
l'examen  des  pasteurs,  et  le  22  juillet,  les  magis- 
trats donnèrent  leur  réponse.  Les  considérants  sont, 
à  peu  de  chose  près,  les  mêmes  que  ceux  du  Parle- 
ment de  Paris  et  du  Petit  Conseil  de  Genève.  Il  est 
à  remarquer  toutefois  qu'ils  laissent  de  côté  tout  ce 
qui  a  rapport  à  l'éducation  et  à  la  politique,  pour 
ne  s'attacher  qu'à  la  Profession  de  foi,  et  que,  pour 
répondre  sans  doute  à  une  objection  qui  commen- 
çait à  se  produire,  ils  ont  soin  d'affirmer  que  cette 
profession  de  foi  est  bien  celle  de  l'auteur.  Enfin, le 
30  juillet,  conformément  aux  conclusions  du  rap- 
port, les  Etats  généraux  prononcèrent  la  révocation 
du  privilège,  la  saisie  des  exemplaires,  la  défense  de 
réimprimer,  vendre,  distribuer  ou  traduire  l'ou- 
vrage, sous  peine  d'une  amende  de  1,000  florins  et 
de  correction  arbitraire,    même  par  prise  de  corps. 

Cette  sentence  qui ,  comme  nous  l'avons  vu,  con- 
trariait Rousseau  dans  ses  projets  d'édition  générale, 
le  mécontenta  profondément  ;  cependant  l'attitude 
de   la   Hollande   ne  pouvait  le  toucher  à   l'égal  de 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  189 

celle  de  Berne.  Dans  un  cas,  il  y  allait  de  son  or- 
gueil, de  sa  considération,  de  sa  fortune  peut-être; 
dans  l'autre,  il  y  allait  en  outre  de  sa  sûreté  per- 
sonnelle. Rousseau,  chassé  de  France,  condamné  à 
Genève,  condamné  en  Hollande,  allait-il  être  forcé 
de  reprendre  encore  une  fois  le  bâton  du  voyageur? 
Et  si  Berne  le  renvoyait  aussi,  quel  pays  lui  reste- 
rait ouvert  après  tant  de  condamnations  ? 

Il  avait  bien  voulu  venir  à  Yverdun  comme  un 
proscrit,  mais  non  comme  un  coupable.  Aussitôt 
arrivé,  il  avait  écrit  au  bailli,  qui  était  en  même 
temps  membre  du  Conseil  souverain  de  la  Répu- 
blique de  Berne,  afin  de  lui  demander,  non  seule- 
ment l'autorisation  de  son  gouvernement,  mais  sa 
protection  et  son  estime  *.  D'un  autre  côté,  la  fer- 
mentation qui  régnait  à  Genève  ne  pouvait  manquer 
de  se  propager  jusqu'à  Berne.  Le  réquisitoire  de 
Tronchin  y  avait  été  imprimé  dans  la  gazette,  et, 
sans  aucun  doute,  les  commentaires  des  amis  de 
Voltaire  en  avaient  souligné  certains  passages2.  Ces 
faits  étaient  de  nature  à  inspirer  des  alarmes  à 
Rousseau.  «  Vos  confrères,  écrivait-il  à  un  membre 
du  Conseil  de  Berne,  sont-ils  décidés  à  me  con- 
damner aussi  sans  m'entendre 3  ?  »  «  On  a  défendu 
vos  livres,  répondait  Moultou,  et  c'est  tout'.  »  Ce 
n'était  pas  tout  pourtant.  «  Le  9  de  ce  mois, 
dit  Rousseau,  M.  le  bailli  d' Yverdun,  homme  d'un 
mérite  rare ,  et  que  j'ai  vu  s'attendrir  sur  mon 
sort  jusqu'aux  larmes,  m'avoua  qu'il  devait  rece- 
voir  le   lendemain    et    me   signifier    le    même   jour 

1.  Lettre  à  Gingens  de  Moiry,  <  letl762.  —  3.  Lettre  à  M.  C,  fin 
bailli  d' Yverdun,  22  juin  1762.  i  de  juin  ou  premiers  jours  de 
—  2.  Lettre  à  Mmc  de  Bouf 'fiers,  '  juillet  1762.  —  4.  Lettre  de  Moul- 
ai juillet,  et  à  Moultou,  6  juil-  |  tou  à  Rousseau,  7  juillet  1762. 


190  LÀ    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

l'ordre  de  sortir  dans  quinze  jours  des  terres  de 
la  République.  Mais  il  est  vrai  que  cet  avis  n'a 
pas  passé  sans  contradiction  ni  sans  murmure,  et 
qu'il  y  a  eu  peu  d'approbations  dans  les  Deux- 
Cents,  et  aucune  dans  le  pays.  Je  partis  le  même 
jour,  et  le  lendemain,  j'arrivai  ici  (à  Motiers-Tra- 
vers)  où,  malgré  l'accueil  qu'on  m'y  fait,  j'aurais 
tort  de  m'y  croire  plus  en  sûreté  qu'ailleurs  \  » 
«  Cet  ordre,  avait-il  dit  précédemment,  a  été  donné 
à  regret,  aux  pressantes  sollicitations  du  Conseil 
de  Genève...  Je  suis  ici  depuis  hier,  et  j'y  prends 
haleine,  en  attendant  qu'il  plaise  à  MM.  de  Voltaire 
et  Tronchin  de  m'y  poursuivre  et  de  m'en  faire 
chasser,  ce  que  je  ne  cloute  pas  qui  m'arrive 
bientôt2.  » 

On  prétendit  en  effet  que  Voltaire  avait  circon- 
venu à  Berne  le  pasteur  Bertrand  et  le  sénateur 
Freudenreich.  Non  content  de  se  justifier  de  cette 
accusation,  dans' la  même  lettre  et  par  les  mêmes 
raisons  que  pour  la  condamnation  de  Genève  3,  Vol- 
taire obtint  de  Freudenreich  une  attestation  établis- 
sant de  la  manière  la  plus  formelle  que,  ni  directe- 
ment, ni  indirectement,  ni  verbalement,  ni  par  écrit, 
il  ne  s'était  occupé  à  Berne  des  affaires  de  Jean- 
Jacques  *.  Moultou  assure  aussi  que  le  Conseil  de 
Genève  (il  ne  parle  pas  des  particuliers)  n'avait  rien 
fait  auprès  de  Messieurs  de  Berne  pour  le  faire 
chasser5.  Mais  que  ce  soit  ou  non  à  l'instigation  du 
Conseil  de  Genève,  un  nouvel  exil  ne  lui  en  était 
pas  moins  imposé. 

1.  Lettre  à  Moultou,  15  juillet  1  p.  181). — 4.  DesnOTResterres, 

1762.  —  2.  ld.,  11  juillet  1762.  t.   VI,  p.   352.  —   o.   Lettre   de 

—  3.  Lettre  de  Voltaire  à  Lullin,  I  Moultou   à    Rousseau,   17  juil- 

5  juillet  1766.  (Voir  ci-dessus,  j  let  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


191 


L'expulsion  du  territoire  de  Berne  ne  prit  pas 
Rousseau  au  dépourvu,  autant  que  l'avait  fait  celle 
de  Paris.  11  s'était,  il  est  vrai,  déjà  attaché  à  Ro- 
guin  et  à  sa  famille.  Il  avait  même  accepté  du 
colonel  son  neveu  un  petit  pavillon.  Il  allait  s'y  em- 
ménager et  avait  écrit  à  Thérèse  de  le  venir 
joindre  ;  il  lui  fallut  procéder  à  un  nouveau  départ. 
Heureusement,  il  n'eut  pas  loin  à  aller.  Mmc  de  Bouf- 
flers,  qui  avait  pris  en  quelque  sorte  la  spécialité 
des  logements  à  lui  offrir,  lui  avait  parlé  précédem- 
ment de  l'Angleterre;  mais  l'Angleterre,  c'était  pour 
lui  presque  le  bout  du  monde  ;  ou  bien  d'un  château 
appartenant  à  une  de  ses  amies,  la  comtesse  de  la 
Mark  ;  mais  où  était  ce  château,  et  lui  faudrait-il 
encore  faire  des  voyages1?  D'un  autre  côté,  Ustéri 
aurait  voulu  l'attirer  à  Zurich,  d'où,  disait-il,  il  ne 
courrait  point  le  risque  d'être  chassé  2.  Cependant, 
le  moment  venu,  il  lui  fut  fait,  tout  auprès  de  lui,  une 
offre  qui  lui  sourit  davantage.  Mmo  Boy  de  la  Tour, 
nièce  de  Roguin,  lui  proposa  une  maison  toute  meu- 
blée, qui  appartenait  à  son  fils,  au  village  de  Mo- 
tiers,  dans  le  val  de  Travers,  comté  de  Neuchâtel. 
Jean-Jacques  n'aurait,  pour  s'y  rendre,  qu'une  mon- 
tagne à  traverser.  Il  accepta.  Là,  au  moins,  dans 
les  Etats  du  roi  de  Prusse,  il  n'aurait  pas  à  craindre 
les  persécutions  religieuses. 


1.  Lettre  de  Mm*  de  Boufflers 
à  Rousseau,  24  juin,  et  Réponse 
de  Rousseau,  4  juillet  1762.  — 
2.  Lettre  de  Moullou  à  Rousseau, 


9  juillet  1762.  —  11  existe  à  la 
Bibliothèque  de  Neuchâtel  plu- 
sieurs lettres  d'Usteri  à  ce 
sujet. 


CHAPITRE   XXIII 

Du  10  Juillet  1762  au  7  Septembre  1765 


Sommaire  :  J.-J.  Rousseau  au  Val  de  Travers.  I.  Lettres  de  Rousseau 
au  roi  de  Prusse  et  à  Milord  Maréchal.  —  Bienveillance  de  Frédéric  II. 
Deux  lettres  de  Rousseau  au  maréchal  de  Luxembourg.  —  Arrivée  de 
Thérèse.  —  Premières  idées  de  départ.  —  Genre  de  vie  de  Rousseau. — 
Il  prend  le  costume  arménien.  —  Son  état  de  santé  à  Motiers.  —  Pro- 
jets de  suicide. 

II.  Amitiés  contractées  par  Rousseau;  Milord  Maréchal.  —  Projet  de 
se  retirer  avec  lui  en  Ecosse.  —  Départ  de  Milord  Maréchal.  —  Témoi- 
gnages d'honneur  et  d'estime  donnés  à  Rousseau  par  les  communes  de 
Motiers  et  de  Couvet.  —  Milord  Maréchal  assure  à  Rousseau  600  livres 
de  rente  viagère.  —  Mme  Boy  de  la  Tour  et  sa  famille.  —  Le  colonel 
de  Pury.  —  Dupeyrou.  —  Laliaud.  —  DTvernois.  —  D'Escherny.  — 
Tentative  de  réconciliation  avec  Diderot.  —  Séguier  de  Saint-Brisson. 
—  Sauttersheim.  —  Visites  nombreuses  que  reçoit  Rousseau.  —  Sa  cor- 
respondance. 

III.  Relations  de  Rousseau  avec  Genève. —  Il  refuse  de  se  prêter  à  au- 
cune soumission.  —  Relations  de  Rousseau  avec  son  pasteur.  —  Rous- 
seau approche  de  la  sainte  table. —  Effets  que  produit  cette  communion 
à  Genève.  —  Appréciations  de  Voltaire  et  de  Mme  de  Boufflers.  —  Pro- 
jets de  défense  de  Rousseau.  —  Brouillerie  avec  Moultou. 

IV.  Lettre  de  Rousseau  à  l'Archevêque  de  Paris.  —  Le  mandement 
et  la  personne  de  Christophe  de  Beaumont.  —  Réponse  de  Rousseau.  — 
Impression  de  la  Lettre.  —  L'introduction  en  est  interdite  à  Paris  et  à 
Genève.  —  Effet  que  produit  la  Lettre  à  Genève.  —  Satisfaction  de 
Voltaire. 

V.  Rousseau  législateur  des  Corses.  —  Ses  relations  avec  Paoli  et 
Buttafuoco.  —  Projet  de  constitution  pour  les  Corses. 

VI.  Pygmalion. —  Soustraction  d'une  partie  des  papiers  et  de  la  COE- 
respondance  de  Rousseau.  —  Rousseau  travaille  à  ses  Confessions.  — 
Autres  travaux.  —  Impression  du  Dictionnaire  de  musique. 

VII.  Éditions  générales  des  œuvres  de  Rousseau.  —  Les  portraits  de 
Rousseau.  —  Projet  d'une  édition  générale,  faite  à  Motiers,  sous  les  yeux 
de  l'auteur.  —  Dupeyrou  se  charge  des  embarras  et  des  frais  de  l'édi- 
tion générale. 

VIII.  Passion  de  Rousseau  pour  la  botanique.  —  Il  apprend  à  faire  des 
lacets.  —  Usage  qu'il  fait  de  ses  lacets. 

IX.  Mort  de  Mme  de  VVarens  et  du  maréchal  de  Luxembourg.  —  Rap- 
ports de  Rousseau  avec  Mme  de  Luxembourg. 

1.  Confessions,  1.  XII. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


193 


Jean-Jacques  Rousseau  habita  le  Val  de  Travers 
pendant  trois  ans  et  deux  mois  :  du  10  juillet  176*2 
au  8  septembre  1765  *. 

Son  premier  soin,  en  arrivant,  fut  de  se  mettre 
en  règle  avec  les  autorités  du  pays. 

Sa  lettre  au  Roi  de  Prusse,  à  défaut  d'autre  mé- 
rite, a  au  moins  celui  de  l'originalité  :  «  Sire,  j'ai 
dit  beaucoup  de  mal  de  vous,  j'en  dirai  peut-être 
encore.  Cependant,  chassé  de  France,  de  Genève, 
du  canton  de  Berne,  je  viens  chercher  un  asile  dans 
vos  Etats.  Ma  faute  est  peut-être  de  n'avoir  pas  com- 
mencé par  là.  Cet  éloge  est  de  ceux  dont  vous  êtes 
digne.  Sire,  je  n'ai  mérité  de  vous  aucune  grâce  et 
je  n'en  demande  pas  ;  mais  j'ai  cru  devoir  déclarer 
à  Votre  Majesté  que  j'étais  en  son  pouvoir,  et  que 
j'y  voulais  être.  Elle  peut  disposer  de  moi  comme 
il  lui  plaira.  » 

La  lettre  qu'il  écrivit  au  gouverneur  du  comté  est 
moins  impertinente  et  plus  naturelle.  On  remarquera 
qu'elle  est  la  première  qu'il  ait  fait  précéder  de  sa 
devise  :   Vitam  impendere  vero  2. 

Le  gouverneur  du  comté  de  Neuchàtel  était  alors 
un  vieil  Ecossais,  qui  avait  abandonné  le  parti  des 
Stuarts  pour  s'attacher  au  Roi  de  Prusse.  Il  s'appe- 
lait lord  Keith,  mais  il  était  plus  connu  sous  le  nom 
de  Milord  Maréchal.  C'était  un  vieillard   serviable. 


1.  J.-J.  Rousseau  au  Val  de 
Travers,  par  M.  Fritz  Ber- 
thoud,  iu-12,  1881.  Ce  volume 
nous  a  été  très  utile  pour  la 
composition  de  ce  chapitre.  Il 
n'est  pas  seulement  précieux 
à  cause  des  détails  inédits 
qu'il  rapporte;  il  Test  encore 


à  cause  des  faits  connus  qu'il 
précise  ou  qu'il  rectifie,  et 
aussi  à  cause  des  lieux  qu'il 
décrit.  On  sent  à  chaque  page 
que  l'auteur  est  du  pays.  — 
2.  Lettres  au  Roi  de  Prusse  et 
à  Milord  Maréchal,  juillet  1762. 


l'ô 


194  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

quoique  un  peu  bourru,  très  original,  passablement 
philosophe,  épicurien,  sceptique,  et  que  les  ques- 
tions religieuses  laissaient  parfaitement  indifférent. 
Rousseau  alla  le  voir  et,  dès  sa  première  visite,  fut 
saisi  de  respect,  d'affection,  presque  de  tendresse, 
de  sorte  qu'à  partir  de  ce  moment,  commença  entre 
eux  une  amitié  qui,  peut-être, ne  se  termina  qu'avec 
la  vie. 

Milord  Maréchal  habitait,  l'été,  le  château  du  Co- 
lombier, qui  n'était  qu'à  C  lieues  de  Motiers.  Il  vint 
voir  Rousseau  à  son  tour  et  resta  deux  jours  chez 
lui.  Bientôt  ils  ne  pouvaient  plus  se  passer  l'un  de 
l'autre.  Rousseau  allait  au  Colombier  au  moins  tous 
les  quinze  jours  passer  vingt-quatre  heures.  Il  va 
jusqu'à  comparer  ces  visites  à  celles  qu'il  faisait  à 
Eau-Bonne;  cependant,  à  aucun  prix,  il  ne  voulut 
consentir  à  rester  chez  Milord  Maréchal.  Il  l'appelait 
son  père;  celui-ci  appelait  Rousseau  son  fils;  et,  en 
effet,  il  semblait  qu'avec  ces  titres,  ils  avaient  pris 
les  sentiments  de  père  et  d'enfant.  Le  tableau  de 
leur  intimité,  que  trace  Rousseau,  pourrait  passer 
pour  un  produit  de  son  imagination,  si  nous  n'avions 
ses  lettres  et  celles  de  Milord  Maréchal.  Elles  mon- 
trent que  son  récit  n'est  que  l'exacte  vérité. 

Milord  Maréchal  obtint  sans  peine  pour  son  pro- 
tégé la  bienveillance  de  Frédéric;  mais  le  roi  y 
voulut  ajouter  des  bienfaits;  c'était  trop  pour  Jean- 
Jacques.  De  l'or?  Il  se  révoltait  à  la  seule  pensée 
d'en  recevoir.  Des  provisions?  quoique  plus  accep- 
tables, elles  furent  également  refusées.  L'offre  de 
lui  faire  bâtir  un  petit  ermitage,  en  un  lieu  choisi 
par  lui,  était  séduisante;  il  répondit  néanmoins  qu'il 
était  touché  des  bontés  du  roi ,  mais  qu'il  lui  serait 
impossible   de  dormir  dans  une   maison   bâtie  pour 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


195 


lui  d'une  main  royale1.  Avant  tout,  il  ne  voulait 
pas  de  chaînes.  Il  avait  été  question  qu'il  s'enga- 
geât à  ne  plus  écrire.  «  Ce  n'est  pas,  j'espère,  di- 
sait-il, une  condition  que  Sa  Majesté  entend  mettre 
à  l'asile  qu'elle  veut  bien  m 'accorder.  Je  me  suis 
promis  et  je  me  promets  de  ne  plus  écrire;  mais, 
encore  une  fois,  je  ne  l'ai  promis  qu'à  moi2.  » 
Ces  rapports  avec  le  Roi  n'avaient  rien  d'intime  ;  ils 
eurent  cependant  pour  effet  de  rendre  Rousseau 
aussi  partisan  de  la  personne  de  Frédéric  qu'il  l'a- 
vait été  peu  jusque-la.  Il  alla  plus  loin;  il  se  pré- 
valut de  ses  relations  avec  lui  au  point  de  lui  don- 
ner des  conseils  et  de. l'engager  à  remettre  au  four- 
reau cette  épée  qu'il  en  avait  tirée  trop  souvent.  On 
doit  bien  penser  qu'il  ne  reçut  pas  de  réponse 3. 

Rousseau,  protégé  par  le  Roi,  soutenu  par  Milord 
Maréchal,  aurait  pu  se  croire  fixé  à  Motiers.  Cette 
résidence  semblait  faite  exprès  pour  lui  :  maison 
grande  et  commode  ;  pays  magnifique  au  milieu  des 
montagnes  de  la  Suisse,  non  loin  de  Genève,  tout 
en  étant  hors  de  l'atteinte  des  malintentionnés  et 
des  ennemis;  existence  tranquille  et  sûre,  sous  la 
protection  d'un  prince  libre-penseur  peu  enclin  à  se 
passionner  pour  des  querelles  religieuses,  avec  l'af- 
fection quasi  paternelle  du  gouverneur,  la  compa- 
gnie de  l'inséparable  Thérèse,  les  visites  pour  le 
moins  assez  fréquentes  des  connaissances  et  des 
amis,  le  voisinage  d'une  population  simple  et  bonne, 


1.  Lettres  de  Milord  Maréchal 
à  Rousseau,  17  août;  de  Rous- 
seau à  Mme  de  Bouf fiers,  7  oc- 
tobre; de  Mm°  de  Bouf  fiers  à 
Rousseau,  22  octobre  1762.  — 
2.    Lettre   à    Milord    Maréchal, 


août,  et  Réponse  à  Rousseau, 
24  août  1762.—  3.  Lettre  au  Roi 
de  Prusse,  30  octobre  1762? 
(Cette  lettre  paraît  devoir  être 
plutôt  de  1763.) 


196  LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

les  causeries  familières,  les  occupations  manuelles 
ou  littéraires,  les  grandes  excursions  et  les  belles 
promenades,  les  sites  grandioses  ou  charmants,  sau- 
vages ou  gracieux,  mais  toujours  pittoresques;  des 
forêts,  des  rochers,  des  grottes,  des  torrents,  des 
cascades.  Que  de  choses  capables  de  satisfaire  un 
amant  de  la  nature!  Malheureusement  Jean-Jacques 
emportait  avec  lui  deux  choses,  dont  il  lui  était  dif- 
ficile de  se  séparer  :.  son  caractère  et  sa  réputation. 
Sa  réputation,  avec  les  discussions  et  les  passions 
qu'elle  avait  soulevées;  sa  réputation,  avec  ses 
livres,  notamment  le  Contrat  social  et  YÉmile;  son 
caractère,  naturellement  susceptible  et  impression- 
nable et,  à  cette  époque,  surexcité  jusqu'à  la  folie 
par  la  contradiction. 

Lui-même  a  donné  une  description  du  pays  et  des 
habitants  de  Motiers-Travers,  de  son  installation  et 
un  peu  de  son  genre  de  vie,  dans  deux  lettres  très 
longues  adressées  au  Maréchal  de  Luxembourg-1. 
Le  pays  ne  lui  était  pas  inconnu,  mais,  à  voir  la 
manière  dont  il  parle  des  Neuchàtelois,  on  ne  se 
douterait  pas  qu'ils  ne  sont  autres  que  ces  fameux 
montagnous,  dont  il  avait  fait  un  si  bel  élog'e  dans 
sa  Lettre  sar  les  spectacles.  C'est  qu'il  a  Fàme 
blessée  et  le  cœur  ulcéré  ;  il  a  des  regrets  et,  comme 
il  le  dit,  la  saison  de  sa  vie  n'est  plus  la  même.  Il 
ne  voit  rien  de  bien  que  le  site,  et  encore  semble- 
t-il  s'excuser  de  trouver  ses  superbes  perspectives 
privées  des  ornements  de  l'art,  plus  belles  que  les 
campagnes  des  environs  de  Paris  ou  le  parc  de  Ver- 
sailles. 

Le  sauvage,  le  républicain  Rousseau  ne  pouvait- 

1.  Lettres  au  Maréchal  de  Luxembourg,  20  et  28  janvier  1763. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  197 

il  donc  plus  se  passer  de  la  société  aristocratique 
des  Luxembourg-  et  des  Conti  ?  Il  se  plaignait  des 
grands  pendant  qu'il  était  auprès  d'eux  ;  alors  il 
faisait  l'ours,  en  prenait  à  son  aise  de  l'étiquette  et 
même  de  la  politesse.  Maintenant  qu'il  est  dans  un 
pays  plus  simple,  il  lui  faut  le  ton  de  Paris,  et  il  se 
plaint  ou  se  moque  de  la  lourdeur  des  Suisses,  du 
peu  de  distinction  de  leurs  femmes  et  des  toilettes 
prétentieuses  de  leurs  filles. 

De  quoi,  du  reste,  ne  se  plaint-il  pas?  Il  ne  fut 
pas  accueilli  avec  plaisir  par  tout  le  monde,  et  les 
pasteurs  commencèrent  par  déférer  son  livre  au 
Conseil  d'Etat.  C'est  Rousseau  qui  le  raconte  ;  seu- 
lement au  lieu  d'ajouter  que  le  Conseil  d'Etat  refusa 
d'accueillir  leur  demande,  il  aime  mieux  conclure 
avec  maussaderie  qu'en  définitive,  il  est  chez  le  Roi 
de  Prusse  et  non  chez  les  Neuchàtelois.  —  «  Ils 
remplirent  leur  Mercure ,  dit-il  encore ,  d'inepties 
et  du  plus  plat  cafardage  '  ;  »  mais  ne  savait-il 
donc  pas  qu'un  des  inconvénients  de  la  célébrité 
-est  de  prêter  le  flanc  à  la  discussion?  —  Il  ajoute 
quelque  part  qu'il  ne  peut  souffrir  les  tièdes  ;  qu'il 
aime  mieux  être  haï  de  mille  à  outrance,  et  aimé  de 
même  d'un  seul-.  Qu'il  compte  donc  les  attentions, 
les  prévenances,  les  amitiés,  les  dévouements  dont 
il  fut  l'objet  à  Motiers  ;  qu'il  compte  le  nombre  de 
ses  partisans,  de  ses  amis,  de  ses  admirateurs,  et 
qu'il  dise  s'il  n'y  avait  pas  là  de  quoi  le  satisfaire. 
Tenait-il  à  la  faveur  populaire  ?  Presque  tout  le 
monde,  pendant  longtemps,  l'aima  et  le  respecta. 
—  Désirait-il  la  bienveillance  officielle  des  fonction- 


1.  Confessions,   1.    XII.    Voir   i    —    2.    Lettre    à    Mmc    Latour, 
aussi  Fritz  Berthoud,  p.  53.    I   2G  septembre  1762. 


198 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


naires?  On  sait  à  quel  point  elle  lui  était  assurée. 
—  Voulait-il  forcer  l'attention  du  public  ?  (et  il  y 
tenait  plus  qu'il  n'en  convient).  Pendant  tout  le 
temps  de  son  séjour  à  Motiers,  les  chemins  furent 
encombrés  des  visiteurs  attirés  par  sa  renommée  ; 
la  poste  fut  surchargée  des  lettres  qui  lui  étaient 
adressées;  sa  maison  ne  désemplissait  pas  et  sa 
correspondance  lui  prenait  le  plus  clair  de  son 
temps.  —  Préférait-il  les  jouissances  plus  délicates 
d'amitiés  choisies  ?  Il  eut  le  bonheur  d'en  acquérir 
là  de  plus  sûres  et  de  plus  dévouées  que  partout 
ailleurs.  Jusque-là,  il  avait  eu  pour  amis  des  hommes 
de  lettres  ou  des  grands  ;  ses  amitiés  de  Motiers 
furent  plus  simples,  plus  franches,  plus  égales.  La 
preuve  qu'elles  lui  convenaient  davantage,  c'est 
qu'elles  résistèrent  mieux,  en  général,  aux  épreuves 
du  temps,  de  l'adversité  et  de  l'absence. 

Dès  avant  de  quitter  le  canton  de  Berne,  il  avait 
mandé  Thérèse;  elle  arriva  le  20  juillet  à  Motiers1. 
L'entrevue  fut  touchante  ;  ils  s'embrassèrent  en 
pleurant  ;  ils  durent  se  promettre  une  affection  inal- 
térable. L'arrivée  de  sa  maîtresse  devait  contribuer 
à  fixer  Jean-Jacques  où  il  était.  Cependant  la  com- 
tesse de  la  Mark  continuait  à  proposer  son  château 
de  Schleyden,  près  d'Aix  la  Chapelle  ;  le  prince  de 
Conti,  le  château  de  Trye,  à  20  lieues  de  Paris  ; 
enfin,  Mmc  de  Boufflers  fit  tant  que,  Milord  Maré- 
chal aidant,  Rousseau  finit  par  donner  un  demi- 
consentement  pour  l'Angleterre,  mais  seulement  à 
partir  du  printemps  suivant  -.  Faut-il  citer  aussi  les 


1.  Lettre  à  Mme  de  Luxem- 
bourg, 21  juillet  1762.  —  2.  Let- 
tres de  Mme  de  Boufflers  à  Rous- 
seau, 24  juin,  21  juillet,  31  juil- 
let, lOseptembre  1762.  Réponses 


de  Rousseau,  4  juillet,  août, 
7  octobre  1762.  Lettres  de  Mi- 
lord Maréchal  à  Rousseau,  2  oc- 
tobre 1762;  de  Hume  à  Rous- 
seau, 2  juillet  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  199 

offres  d'une  certaine  marquise  «  sans  préjugés,  » 
qui  lui  proposa  de  se  retirer  avec  lui  dans  un  coin 
de  la  Suisse  pour  y  vivre  comme  deux  ermites1. 

En  attendant  un  avenir  sur  lequel  il  ne  voulait 
compter  qu'à  moitié,  il  arrangea  son  existence  de 
la  façon  qui  lui  parut  la  plus  avantageuse. 

Un  de  ses  familiers  a  laissé  sur  son  genre  de  vie 
des  détails  intéressants.  Rousseau  aimait  à  bien 
vivre.  De  temps  en  temps  il  invitait  un  ami  à  man- 
ger avec  lui  ;  plus  souvent  des  importuns  venaient, 
sans  façon,  s'installer  à  sa  table.  Quelquefois  aussi, 
il  acceptait  une  invitation  à  diner.  Sa  cuisine  était 
simple,  mais  supérieurement  apprêtée  par  Thérèse; 
c'étaient  d'excellents  légumes,  des  gigots  de  mouton 
exquis,  des  truites  fournies  par  l'Areuse,  des  cailles 
et  des  bécasses  dans  la  saison,  du  vin  du  pays,  mais 
du  meilleur,  du  café,  pas  de  liqueur.  La  conversa- 
tion était  vive  et  animée.  Thérèse  paraissait  de 
temps  en  temps  et  rompait  le  tète-à-tète.  Rousseau 
s'égayait  à  ses  dépens  ;  mais  jamais,  malgré  les 
instances  de  ses  convives,  il  ne  permit  qu'elle  se 
mit  à  table  avec  eux.  Bien  plus,  quand  il  n'avait 
pas  d'étrangers,  il  mangeait  habituellement  seul. 
On  n'était  plus  au  temps  des  petits  goûters  de  la 
rue  Platrière.  «  Quelquefois,  après  diner,  ajoute  cet 
ami,  Jean-Jacques  se  mettait  à  son  épinette,  m'ac- 
compagnait quelques  airs  italiens,  ou  en  chantait 
lui-même.  Quand  c'était  chez  moi,  je  chantais  des 
romances  de  sa  composition  ou  de  la  mienne,  ac- 
compagné de  ma  harpe  ;  car  c'était  à  qui  ferait  la 
meilleure  musique  sur  les  mêmes  paroles.  Le  soir, 


1.   Lettre    de  la    marquise  de   |    tembre  1762. 
Frestoudam  à  Rousseau,  25  sep- 


200 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


dans  l'été,  c'étaient  des  promenades  dans  les  bois 
des  environs.  Dans  les  beaux  clairs  de  lune,  il  se 
plaisait  sur  les  bords  de  l'Areuse  à  chanter  des 
duos.  Nous  avions  toujours  bon  nombre  d'auditeurs, 
surtout  les  jeunes  filles  du  village,  qui  ne  man- 
quaient pas  de  venir  nous  écouter1.  » 

Par  une  fantaisie  inexplicable,  Jean- Jacques  choi- 
sit, pour  en  faire  sa  chambre,  une  pièce  petite,  mal 
située,  en  plein  nord  et  n'ayant  de  vue  que  sur  une 
cour.  C'était  la  seule  qui  ne  donnât  pas  sur  la  mon- 
tagne. Aujourd'hui  elle  est  encore  à  peu  près  dans 
le  même  état.  Il  avait  pratiqué  dans  un  coin,  près 
de  la  fenêtre,  une  sorte  de  réduit,  entre  deux  petites 
bibliothèques,  avec  une  planche  attachée  au  mur, 
en  forme  de  pupitre,  sur  laquelle  il  écrivait  debout. 
Il  recevait  dans  sa  chambre,  mais  ne  permettait  à 
personne  d'entrer  dans  ce  recoin,  de  peur  qu'on  ne 
touchât  à  ses  livres  et  à  ses  papiers.  Sur  le  devant 
de  la  maison,  régnait  une  galerie  ouverte,  où  il  allait 
souvent  lire  et  se  promener.  Il  en  avait  fait  fermer 
les  deux  bouts  avec  des  planches,  dans  lesquelles  il 
avait  fait  percer  de  petits  trous,  afin  de  reconnaître 
les  personnes  qui  venaient  le  voir.  Un  escalier  con- 
duisant de  la  galerie  dans  la  grange,  et  de  là  dans 
la  campagne,  lui  permettait  d'éviter  les  importuns2. 

Dès  son  arrivée,  il  avait  changé  de  costume  et 
pris  l'habit  arménien.  Ses  infirmités,  dit-il,  lui  ren- 
daient ce  vêtement  plus  commode.  On  peut  affirmer 
que  le  désir  de  se  singulariser  n'eut  pas  moins  de  part 


1.  D'ESCHERNY,  De  Rousseau 
et  des  philosophes  du  XVIIIe  siè- 
cle, ch.  il.  Voir  aussi  Anecdotes 
sur   J.-J.    Rousseau,    tirées    du 


voyage  de  William  Coxe  en 
Suisse,  ch.  xlviii.  —  2.  Fritz 
Berthoud;  —William  Coxe. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


201 


à  sa  détermination.  Il  y  songeait  dès  le  temps  qu'il 
habitait  Montmorency.  Peut-être  même  en  avait-il 
trouvé  l'idée  beaucoup  plus  tôt  dans  un  roman  de 
Marivaux,  Les  Effets  surprenants  de  la  sympathie 1. 
Jusque-là  les  événements  l'avaient  empêché  de 
mettre  son  projet  à  exécution  ;  dans  ses  montagnes, 
cela  devenait  facile.  La  Roche,  valet  de  chambre  de 
M.  de  Luxembourg-,  lui  adressa  les  renseignements 
les  plus  détaillés  sur  toutes  les  parties  du  costume  2  ; 
lui-même  surveilla  la  confection  du  vêtement  avec 
le  soin  le  plus  minutieux.  Il  demanda  et  obtint 
l'approbation  du  pasteur  de  Motiers,  de  sorte  qu'il 
ne  parut  plus  désormais,  même  au  temple,  qu'avec 
l'habit  arménien  complet,  veste,  cafetan,  bonnet 
fourré  et  ceinture.  Plusieurs  de  ses  portraits  le 
représentent  dans  cet  accoutrement 3. 

Son  état  de  santé  ne  pouvait  manquer  d'avoir  une 
grande  influence  sur  son  genre  de  vie  et  sur  son 
humeur;  mais  sur  ce  point,  on  est  en  présence  de 
deux  témoignages  bien  différents.  Veut-on  s'en  rap- 
porter à  Rousseau  :  il  ne  se  portera  bien  que  quand 
il  sera  mort  *;  —  si  son  état  devait  durer  plus  long- 
temps, il  se  croirait  déjà  mort5;  —  il  n'attend  pas 
d'autre  changement  à  son  sort  ici-bas  que  son  terme; 
il  ne  lui  reste  plus  qu'à  souffrir  et  à  mourir6  ;  — il 
se  regarde  comme  ne  vivant  déjà  plus  ;  il  est  aussi 
malade  de  l'esprit  que  du  corps  7  ;  —  le  séjour  qu'il 


1.  Voir,  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  du  15  décembre 
1883,  Études  sur  le  XVIIIe  siècle  : 
Marivaux,  par  F.  Brunetière. 
. —  2.  Manuscrit  des  lettres  de  Rous- 
seau à  il/me  de  Luxembourg ,  à 
la  bibliothèque  de  la  Cham- 


bre des  députés.  —  3.  Confes- 
sions, 1.  XII.  —  4.  Lettre  à 
MmC  Latour,  4  janvier  1763.  — 
5.  Id.,  21  août  1763.  —  6.  Lettre 
à  M™  de  Boufflers,  28  décem- 
bre 1763.  —  7.  Lettre  à  M.  A., 
7  avril  1764. 


202 


LA    VIE    ET    LES  ŒUVRES 


habite,  quoique  sain  pour  les  autres,  est  mortel 
pour  lui  '  ;  —  son  état  empire  au  lieu  de  s'adoucir2. 
On  pourrait  faire  vingt  citations  du  même  genre. 
Préfère-t-on  consulter  d'Escherny?  Rousseau  man- 
geait bien,  dormait  bien,  marchait  mieux  que  per- 
sonne, était  gai  et  de  bonne  humeur,  et,  sauf  une 
infirmité  plus  gênante  que  dangereuse ,  se  portait 
parfaitement3.  Lequel  des  deux  faut-il  croire?  Ni 
l'un  ni  l'autre  peut-être.  Il  est  certain  que  si  Rous- 
seau avait  été  aussi  malade  qu'il  le  dit,  il  n'aurait 
jamais  pu  résister  aux  courses  fatigantes  et  aux  tra- 
vaux excessifs  qu'il  a  faits  à  cette  époque.  Ses  maux 
d'ailleurs  ont  si  souvent  l'air  d'un  refrain  destiné  à 
le  délivrer  d'une  personne  ou  d'une  besogne  impor- 
tune, son  séjour  lui  devient  mortel  si  juste  au 
moment  où  il  a  le  désir  de  le  quitter,  qu'on  ne  sau- 
rait faire  grande  attention  à  ses  plaintes.  Souvenons- 
nous  toutefois  qu'il  avait  une  infirmité  qui  ne  laissait 
pas  que  de  le  tourmenter,  et  qu'il  fut  véritablement 
malade  à  diverses  époques.  Il  le  fut  vers  la  fin  de 
J7G2  4  ;  il  le  fut  d'autres  fois  encore.  On  peut  bien  ad- 
mettre, pour  le  moins,  qu'il  n'aurait  pas  tant  gémi, 
s'il  n'avait  quelque  peu  souffert.  Il  souffrait,  sans 
doute,  parce  qu'il  s'imaginait  souffrir;  il  souffrait, 
parce  qu'il  était  doué  d'une  sensibilité  morale  qui 
devait  réagir  sur  sa  constitution  physique;  mais 
cette  sensibilité  n'en  était  pas  moins  un  mal  réel, 
qui  lui  causait  de  véritables  douleurs,  des  douleurs 
qui  l'amenèrent  jusqu'à  la  pensée  du  suicide.  Cette 
résolution  fut  heureusement  passagère ,  et  elle  peut 


1.  Lettres  à  Duchesne,  20  juillet 
1764;  à  MmC  de  Bouffiers,  26  août 
1764  ;  à  Dupeyrou,  23  mai  1765. 
—  2.  Lettre  à  d'Ivcrncis,2'ô  avril 


176o.  —  3.  D'Escherny,  De 
Rousseau,  etc.,  ch.  XI.  —  4. 
Lettre  de  Moultou  à  Bousseau, 
2o  iléceuibre  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


203 


être  regardée  comme  l'effet  d'un  moment  de  déses- 
poir, plutôt  que  comme  une  détermination  arrêtée. 
Rousseau  était,  par  principe  et  par  nature,  opposé 
au  suicide  ;  il  en  caressa  cependant  la  pensée  pen- 
dant au  moins  une  journée,  au  point  d'être  près  de 
l'exécuter.  «  Ma  situation  physique,  écrit-il  à  Duclos, 
a  tellement  empiré  et  s'est  tellement  déterminée, 
que  mes  douleurs  sans  relâche  et  sans  ressource 
me  mettent  absolument  dans  le  cas  de  l'exception 
marquée  par  Milord  Edouard,  en  répondant  à  Saint- 
Preux1  :  Usgue  adeon'e  inori  miserum  est?  »  Une 
seule  chose  semble  le  tourmenter,  le  sort  de  Thé- 
rèse, quand  elle  ne  l'aura  plus.  Il  la  recom- 
mande à  Martinet  et  lui  remet  un  testament  en  sa 
faveur2.  Moultou  lui  répondit  :  «  Soyez  tranquille 
sur  le  comte  de  MUc  Le  Vasseur;  je  sais  tout  ce 
qu'elle  vaut,  et  il  n'est  rien  que  je  ne  fisse  pour  elle. 
Ne  sais-je  pas  combien  elle  vous  est  chère  3.  »  Un 
peu  plus  tard,  Mm0  de  Verdelin  offrit  de  la  prendre 
chez  elle,  comme  son  amie,  et  de  tout  faire  pour 
la  mettre  à  son  aise  '*.  Mais  Jean-Jacques  aurait 
préféré  lui  assurer  une  existence  modeste  à  la  cam- 
pagne. Il  était  précisément  entré  en  relations  avec 
un  prêtre  du  Bugey,  le  curé  d'Ambérieux,  qui  avait 
prêté  son  assistance  à  Thérèse,  un  jour  qu'elle 
avait  été  insultée  par  des  jeunes  gens  dans  une 
voiture  publique.  Il  eut  l'espoir  de  la  caser  de  ce 
côté.  «  Elle  est  bonne  catholique,  écrivit-il,  et  tient 
à  habiter  un  pays  catholique.  Elle  a  des  vertus 
rares,  un  cœur  excellent,  une  honnêteté  de  mœurs, 


1.  Nouvelle  Héloïse,  3e  partie, 
lettre  22.  —  2.  Lettres  à  Duclos, 
à  Martinet  et  à  Moultou,  1er  août 
1763.  —  3.  Lettre  de  Moultou  à 


Rousseau,  août  1763.  —  4.  Lettre 
de  Mme  de  Verdelin  à  Rousseau, 
janvier  1764. 


204 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


une  fidélité  et  un  désintéressement  à  toute  épreuve  ; 
elle  n'est  plus  jeune  et  ne  veut  d'établissement 
d'aucune  espèce1.  »  Le  curé  chercha-t-il  d'autres 
renseignements?  Toujours  est-il  que  la  proposition 
n'eut  pas  de  suite,  et  que  Jean-Jacques  fut  assez 
mécontent  du  curé.  En  toute  occasion,  du  reste, 
Jean-Jacques  aimait  à  vanter  la  religion  et  la  mora- 
lité de  sa  bonne.  A  Montmorency,  elle  faisait  maigre 
en  carême  ;  à  Motiers ,  on  avait  choisi  une  habita- 
tion à  portée  d'un  village  catholique ,  afin  de  lui 
donner  la  facilité  d'y  aller  remplir  ses  devoirs  2. 


II 


Nous  avons  dit  que  Rousseau  eut  à  Motiers  le 
bonheur  de  se  faire  des  amitiés  sûres.  On  doit  placer 
en  tète  Milord  Maréchal. 

Milord  Maréchal  eut  le  mérite  de  prendre  Jean- 
Jacques  tel  qu'il  était,  sans  prétendre  le  changer 
ou  le  corriger.  Passablement  sceptique  et  très  ori- 
ginal lui-même,  il  ne  s'étonnait  point  de  l'origina- 
lité des  autres.  Tenant  assez  peu  aux  formes,  il  était 
disposé  à  en  dispenser  son  ami  ;  à  cause  de  cela 
peut-être ,  celui-ci  s'en  dispensa  moins  avec  lui 
qu'avec  qui  que  ce  fut.  L'âge  de  Milord  Maréchal 
permettait  d'ailleurs  à  Rousseau  de  lui  donner  cer- 
tains témoignages  d'honneur  et  de  respect,  sans 
déroger  à  ses  principes  sur  les  grands  ;  ou  plutôt  il 
n'y  eut  entre  eux  ni  grand  ni  petit  ;  l'amitié  avait 


1 .  Lettre  au  cure  d'Arnbérieux, 
25  août  1763.  —  2.  Lettre  à  Du- 
chesne,  16  janvier  1763  ;  à  Du- 


moulin, même  jour;  à  Butta- 
fuoeo,  2i  mars  1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU, 


205 


effacé  la  différence  des  rangs.  Milord  Maréchal  avait 
pris  pour  règle  de  ne  s'imposer  en  rien  ;  il  y  gagna 
un  pouvoir  de  direction  presque  universel.  Jean- 
Jacques  se  serait  reproché  de  prendre  la  moindre 
détermination,  sans  avoir  consulté  son  protecteur.  Il 
ne  voulut  pas,  il  est  vrai,  aller  s'installer  au  Colom- 
bier ;  mais  il  est  un  autre  projet,  que  les  deux  amis 
appelaient  leur  château  en  Espagne  et  que  Rousseau 
caressa  longtemps,  c'était  de.se  retirer  ensemble  en 
Ecosse,  avec  Hume  en  tiers.  Milord  Maréchal  se 
prêtait  à  cette  idée,  moins  pour  l'agrément  qu'il  en 
espérait  que  pour  faire  plaisir  à  son  ami  Jean- 
Jacques1  ;  mais  celui-ci  était  tout  feu.  «  Milord, 
écrivait-il,  il  n'y  a  pas  de  jour  que  mon  cœur  ne 
s'épanouisse  en  songeant  à  notre  château  en  Es- 
pagne. Ah!  que  ne  peut-il  faire  le  quatrième  avec 
nous,  ce  digne  homme  (le  roi  de  Prusse)  que  le 
Ciel  a  condamné  à  payer  si  cher  la  gloire  et  à  ne 
connaître  jamais  le  bonheur  de  la  vie2.  » 

Milord  Maréchal  ne  tarda  pas  à  quitter  le  gou- 
vernement de  Neuchâtel,  pour  retourner  en  Ecosse. 
Rousseau  crut  que  son  départ  allait  le  laisser  en 
proie  aux  persécutions,  sans  appui,  et,  qui  pis  est, 
sans  amis.  C'était,  disait-il,  la  plus  grande  affliction 
qu'il  eût  éprouvée3;  mais,  comme  à  l'ordinaire,  il 
avait  mis  les  choses  trop  au  pis.  Milord  Maréchal  ne 
l'abandonna  pas,  continua  à  le  servir  et  resta  en 
correspondance  très  suivie  avec  lui.  Il  commença 
par  préparer  l'ermitage  où  il  devait  passer  sa  vie 


1.  Lettre  de  Milord  Maréchal 
à  Mm»  de  Bouf fiers,  22  septem- 
bre 1762.  —  2.  Lettre  à  Milord 
Maréchal,  1er  novembre  1762. 
Voir    aussi,   Lettres   à   Milord 


Maréchal,  26  novembre  1762  et 
21  mars  1763,  et  à  Hume,  19  fé- 
vrier 1763.  —  3.  Lettres  à  M.  de 
Foyer,  22  avril,  et  à  M,ue  de 
Verdclin,  30  avril  1763. 


206 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


avec  Rousseau  et  l'engagea  à  y  venir1.  Celui-ci  tou- 
tefois, malgré  son  désir  d'aller  rejoindre  son  ami, 
hésitait  à  entreprendre  ce  long  voyage.  La  France 
l'attirait  par-dessus  tout.  Mme  de  Yerdelin  l'assurait 
qu'il  serait  bien  accueilli  à  Bordeaux2.  Enfin  Milord 
Maréchal  lui-même  se  dégoûta  de  l'Ecosse  ;  le  climat 
y  était  très  froid  ;  on  y  était  plus  bigot  qu'il  ne  leur 
eût  convenu,  à  Jean-Jacques  et  à  lui;  il  fut  appelé 
à  Postdam,  auprès  de  Frédéric,  et  le  château  en  Es- 
pagne s'écroula3. 

Avant  de  quitter  son  gouvernement  de  Neuchàtel, 
Milord  Maréchal,  afin  de  ne  pas  laisser  Jean-Jacqnes 
au  dépourvu,  lui  avait  envoyé  des  lettres  de  natu- 
r alité,  qui  devaient  le  garantir  contre  toute  crainte 
d'expulsion4.  Quelque  temps  après,  «  Messieurs  de 
Couvet,  »  petite  paroisse  voisine  de  Motiers,  firent 
prier  par  une  députation  l'illustre  réfugié  de  vouloir 
bien  agréer  la  bourgeoisie  de  leur  communauté.  La 
délibération  avait  été  prise  à  l'unanimité  de  cent 
vingt-cinq  votants.  La  bourgeoisie  était  quelque 
chose  de  plus  spécial  que  la  naturalité  et  donnait 
des  droits  plus  étendus5.  A  la  même  époque  la  so- 
ciété de  l'Arquebuse  de  Couvet  l'admettait  au 
nombre  de  ses  membres;  il  était  déjà  de  celle  de 
Motiers.  Il  fut  extrêmement  sensible  à  ces  attentions, 
qui  lui  arrivaient  après  deux  ans  et  demi  de  séjour 
dans  le   pays ,   alors  qu'on  le  connaissait   et  qu'on 


1.  Lettres  de  Milord  Maré- 
chal à  Rousseau,  o  juillet, 
23  août,  29  août  1763.  —  2.  Lettres 
à  Mmc  de  Verdelin,  29  juin  et 
10  septembre:  de  Mm»  de  Verde- 
lin  à  Rousseau,  o  septembre  1763. 
—  3.  Lettres  de  Milord  Maréchal 


à  Rousseau,  14  septembre  1763, 
2  février,  26  mars,  13  avril  1764. 
—  4  .  Confessions,  1.  XII  ;  lettre 
àMoultou,  7  mai  1703.  —  5.  Alf. 
DE  Bougy,  Les  Résidences  de 
J.-J.  Rousseau. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  207 

était  à  même  de  l'apprécier1.  Il  aurait  pu  s'aperce- 
voir que  tout  le  monde  n'était  pas,  comme  il  le  dit, 
acharné  à  le  persécuter. 

Peu  de  temps  après,  il  engagea  ses  amis  à  subs- 
tituer au  titre  de  Monsieur,  qui  lui  déplut  toujours, 
celui  de  Citoyen.  A  Paris,  dit-il,  on  ne  l'appelait 
que  le  citoyen  ;  il  croit  mériter  ce  nom  mieux  que 
jamais;  il  l'a  payé  assez  cher.  Gardons-nous  d'ail- 
leurs de  le  regarder  comme  .une  sorte  d'appellation 
démocratique.  A  Genève  et  dans  la  plus  grande 
partie  de  la  Suisse,  les  droits  de  cité  ou  de  bour- 
geoisie étaient  le  privilège  d'un  petit  nombre  et 
constituaient  une  véritable  aristocratie.  N'était  pas 
citoyen  qui  voulait. 

Les  faveurs  de  Frédéric  et  de  Milord  Maréchal 
pouvaient  être  utiles  à  Rousseau ,  et  le  public  était 
encore  porté  à  les  exagérer.  Ainsi,  après  sa  natura- 
lisation à  Métiers ,  le  bruit  courut  que  Frédéric 
l'avait  nommé  son  résident  auprès  des  Quatre  can- 
tons. Rousseau  regarda  cette  fausse  nouvelle  comme 
une  manœuvre  de  ses  ennemis.  Pourquoi?  Elle  ne 
faisait  que  lui  donner  plus  d'importance  2. 

Nous  avons  dit  qu'il  fut  désolé  du  départ  de  Mi- 
lord Maréchal  et  de  l'écroulement  de  leurs  projets. 
Il  aurait  voulu  au  moins  montrer  à  son  bienfaiteur 
un  souvenir  reconnaissant,  et  en  transmettre  le  té- 
moignage à  la  postérité.  Dans  ce  but,  il  le  supplia 
de  lui  envoyer  quelques  mémoires  qui  lui  permis- 
sent de  composer  une  biographie  du  général  Jacques 


1.  Lettre  à  d'Ivernois,  7  jan- 
vier 1765;  les  Lettres  de  na- 
turalité  sont  du  16  avril  1763; 
celle  de  Communier  de  Couvet 
du  17  janvier  1765.  Elles  sont 


rapportées  in  extenso  par  Fr. 
BERTHOUD.  —  2.  Lettres  de 
Moultou  à  Rousseau,  4  et  10  mai 
1763;  de  Rousseau  à  Moultou, 
7  mai  1763. 


208 


LA.    VIE    ET    LES    OEUVRES 


Keith,  frère  du  maréchal,  mort  au  service  de  Frédé- 
ric le  Grand,  ou  même  d'écrire  une  histoire  com- 
plète de  leur  maison1.  Milord  lui  promit  les  mé- 
moires, n'envoya  rien  et  chercha  à  l'engager  de 
préférence  dans  une  autre  voie  '.  Il  aimait  beaucoup 
Jean-Jacques,  mais  il  le  connaissait  bien  aussi  ;  qui 
sait  s'il  ne  fut  pas  détourné  du  premier  de  leurs 
projets  par  l'humeur  susceptible  et  changeante  de 
son  protégé,  et  du  second,  par  le-  souci  d'avoir  à 
débattre  avec  lui  des  questions  de  personnes  et  de 
famille  ? 

Un  troisième  projet  eut  plus  de  succès.  Rousseau 
s'était  acquis  par  le  produit  de  ses  ouvrages  une 
fortune  modeste,  strictement  suffisante  à  ses  besoins  ; 
mais  il  s'inquiétait  de  l'avenir  de  Thérèse.  Milord 
Maréchal  entra  dans  ses  vues  et  lui  donna  un  mo- 
dèle de  testament  permettant  d'assurer  à  sa  bonne 
sa  petite  fortune;  de  plus,  il  voulut  comprendre 
Thérèse  dans  les  dons  qu'il  entendait  faire  à  son 
ami3.  Il  est  intéressant  de  voir  la  grâce  originale  et 
touchante  avec  laquelle  il  le  conjure  d'accepter  ses 
bienfaits.  «  Mon  bon  et  respectable  ami,  vous  pour- 
riez me  faire  un  grand  plaisir  en  me  permettant 
de  donner,  soit  à  présent  ou  par  testament,  cent 
louis  à  Mllc  Le  Vasseur.  Cela  lui  ferait  une  petite 
rente  viagère  pour  l'aider  à  vivre.  Je  ne  puis  em- 
porter dans  l'autre  monde  mon  argent.  Mes  enfants, 
Emetella,  Ibrahim,  Stephan,  Motcho,  sont  pourvus 


1.  Lettres  à  Milord  Maréchal, 
25  et  31  mars,  21  août  17G4;  de 
Milord  Maréchal  à  Rousseau, 
2  février,  13  avril,  7  juillet  1764. 
—  2.  Lettres  de  Milord  Maréchal 
à  Rousseau,  20  septembre  1 76 'j , 


18  janvier  1765;  de  Rousseau  à 
Milord  Maréchal,  8  décembre 
1734.  —  3.  Lettre  de  Milord  Ma- 
réchal à  Rousseau,  9  décembre 
1762;  12  avril  1763. 


1>E    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  209 

suffisamment.  J'ai  encore  un  fils  chéri,  c'est  mon 
bon  sauvage.  S'il  était  un  peu  traitable,  il  rendrait 
un  grand  service  à  son  ami  et  serviteur1.  »  Les  re- 
fus de  Rousseau  n'étaient  pas  toujours  gracieux  ; 
mais  l'ours  avait  été  si  bien  apprivoisé  par  Milord 
Maréchal  que,  par  extraordinaire,  il  se  montra  par- 
fait dans  cette  circonstance.  «  Loin  de  mettre  de 
l'amour-propre  à  me  refuser  à  vos  dons,  dit-il,  j'en 
mettrais  un  très  noble  à  les  recevoir.  Ainsi  là-dessus 
point  de  dispute...  Mais  j'ai  du  pain  quant  à  pré- 
sent, et  au  moyen  des  arrangements  que  je  médite, 
j'en  aurai  pour  le  reste  de  mes  jours.  Que  me  servi- 
rait le  surplus?  Vous  savez,  Milord,  que  MUc  Le 
Vasseur  a  une  petite  pension  de  mon  libraire,  avec 
laquelle  elle  peut  vivre  quand  elle  ne  m'aura  plus. 
Cependant  j'avoue  que  le  bien  que  vous  voulez  lui 
faire  m'est  plus  précieux  que  s'il  me  regardait  di- 
rectement, et  je  suis  extrêmement  touché  de  ce 
moyen  trouvé  par  votre  cœur  de  contenter  la  bien- 
veillance dont  vous  m'honorez.  Mais  s'il  se  pouvait 
que  vous  lui  assignassiez  plutôt  la  rente  de  la  somme 
que  la  somme  même,  cela  m'éviterait  l'embarras 
de  chercher  à  la  placer,  sorte  d'affaire  où  je  n'en- 
tends rien2.  »  Milord  enchanté  et  reconnaissant  de 
r indulgence  de  Rousseau,  voudrait  faire  davantage. 
«  Si  vous  n'étiez  pas  plus  sauvage  que  les  sauvages 
du  Canada ,  je  n'aurais  qu'à  dire  ,  si  j'avais  tué 
plus  de  gibier  que  mon  ami  :  Tiens,  voilà  du  gi- 
bier ;  il  l'emporterait  ;  mais  Jean-Jacques  le  lais- 
serait8. »    «  Vous  m'appelez  votre  père;  vous   êtes 


1 .  Lettre  de  Milord  Maréchal  à 
Rousseau,  6  mars  1764.  —  2.  Let- 
tre à  Milord  Maréchal,  31  mars 


1764.  —  3.  Lettre  de  Milord 
Maréchal  à  Rousseau,  8  février 
1765. 

14 


210 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


un  homme  vrai  ;  ne  puis-je  exiger  par  l'autorité 
que  ce  titre  me  donne  ,  que  vous  permettiez  que 
je  donne  à  mon  fils  cinquante  livres  sterling  de 
rente  viagère.  Soyez  bon,  indulgent,  généreux, 
rendez  votre  ami  heureux1.  »  Rousseau  ayant  ac- 
cepté :  «  Il  n'y  a  que  vous  peut-être,  lui  écrit  Mi- 
lord  Maréchal,  qui  ayez  le  cœur  assez  bon  et  as- 
sez sensible  pour  comprendre  le  plaisir  que  vous 
m'avez  fait  et  la  peine  dont  vous  m'avez  tiré,  en  vous 
laissant  persuader  d'agréer  mes  offres.  Je  ne  puis 
vous  exprimer  combien  je  suis  sensible  à  ce  pro- 
cédé, ni  combien  je  suis  flatté  de  la  distinction  et 
préférence  que  vous  donnez  à  mon  amitié.  A  cette 
heure  que  vous  êtes  un  bon  enfant,  et  obéissant  à 
votre  père ,  je  veux  vous  consulter  pour  savoir 
comment  régler  nos  affaires.  »  Et  il  lui  explique 
les  mesures  qu'il  veut  prendre  pour  lui  assurer,  de 
la  façon  la  moins  embarrassante,  six  cents  francs  de 
rente  viagère,  dont  quatre  cents  réversibles  sur  la 
tête  de  Mlle  Le  Vasseur.  L'année  suivante,  il  envoya 
à  cet  effet  trois  cents  louis  à  Dupeyrou2. 

Nous  aurons  plus  d'une  fois  occasion  de  retrouver 
le  nom  de  Milord  Maréchal.  En  mille  circonstances, 
ce  véritable  ami  eut  à  mettre  sa  vieille  expérience 
au  service  de  la  tête  folle  de  son  protégé,  à  calmer 
son  humeur  ombrageuse,  à  l'exhorter  à  la  patience 
et  à  la  modération,  à  le  consoler  dans  ses  peines  et 
à  l'encourager  dans  ses  luttes.  On  a  dit  que  Rous- 
seau fut  ingrat  et  finit  par  se  fâcher  avec  lui.  Nous 
aurons  à  examiner  en  son  lieu  cette  accusation.  Qu'il 


1.  Lettre  de  Milord  Maréchal 
à  Rousseau.  22  mai  1765.  —  2. 
Id.,  30  juillet,  26  octobre  1755; 


de  Rousseau  à  Milord  Maréchal, 
20  septembre  1766;  à  Dupeyrou, 
29  mars  1766. 


DE    JEAN-JACQtJES    ROUSSEAU.  211 

suffise,  pour  le  moment,  de  dire  qu'après  un  dis- 
sentiment, dans  une  circonstance  grave,  ils  cessèrent 
de  s'écrire,  sans  pour  cela  cesser  de  s'aimer. 

Mmc  Boy  de  la  Tour,  qui  était  la  nièce  de  Roguin, 
était  chez  son  oncle  quand  Rousseau  y  arriva.  Il 
s'attacha,  par  les  liens  de  la  plus  tendre  amitié,  à 
elle  et  à  sa  fille  ainée.  Quand  il  fut  forcé  de  quitter 
le  territoire  de  Berne,  elle  fut  heureuse  de  lui  offrir 
sa  maison  de  Motiers.  Ne  pouvant  la  lui  faire 
accepter  gratuitement,  elle  n'en  voulut  au  moins 
qu'un  prix  très  modique,  trente  livres  par  an,  et  ne 
négligea  rien  pour  rendre  l'habitation  commode  et 
agréable  à  son  hôte.  Elle-même  vint  présider  aux 
arrangements,  et  elle  en  aurait  été  satisfaite,  si  une 
vilaine  petite  cour,  celle  sur  laquelle  donnait  la 
chambre  de  Rousseau,  n'avait  troublé  sa  joie. 
L'amitié  et  les  dispositions  obligeantes  de  Mmc  Boy 
de  la  Tour  n'en  restèrent  pas  là.  Comme  elle  demeu- 
rait habituellement  à  Lyon,  elle  était  à  portée  de 
faire  beaucoup  de  commissions  pour  son  locataire. 
Elle,  ses  fils  et  ses  filles,  se  mirent  entièrement  à 
son  service.  Les  fournitures  pour  le  costume  d'Ar- 
ménien leur  donnèrent  surtout  beaucoup  d'em- 
barras, depuis  les  fourrures  pour  le  bonnet  jus- 
qu'aux ceintures  roses,  vertes  ou  bleues,  et  aux 
lacets  jaunes  pour  les  bottines. 

Mme  Boy  de  la  Tour,  non  contente  de  donner  à 
Rousseau  son  logement  de  Motiers,  lui  en  prépara 
un  autre  sur  la  montagne,  plus  agréable  pendant 
l'été.  Il  ne  parait  pas  qu'il  l'ait  jamais  habité  '. 

Jean-Jacques,  qui  n'aimait  à  rester  l'obligé  de 
personne,  se  félicite  de  son  coté  d'avoir  rendu   un 

1.  Fritz-Berthoub,  VI. 


212  LA   VIE    ET    LES    ŒUVRES 

service  signalé  à  cette  aimable  famille.  Roguin 
s'était  mis  en  tête  de  faire  contracter  à  MUe  Boy  de 
la  Tour  un  mariage  qui  n'était  ni  dans  les  goûts,  ni 
dans  les  convenances  de  la  jeune  fille.  De  concert 
avec  la  mère,  il  réussit  à  empêcher  cette  union. 
M11"  Boy  de  la  Tour  épousa  un  M.  Delessert.  C'est 
à  elle  qu'il  adressa  plus  tard  ses  huit  lettres  élé- 
mentaires sur  la  botanique. 

Rousseau  s'est  souvent  plaint  de  l'accueil  qu'il 
recevait  ;  il  eût  mieux  fait  de  se  reprocher  l'imper- 
tinence avec  laquelle  il  répondait  aux  avances  qu'on 
lui  faisait.  Le  Colonel  de  Pury,  un  de  ses  voisins  de 
campagne,  homme  de  mérite  et  de  savoir,  caractère 
franc  et  loyal,  lui  écrivit  pour  solliciter  l'honneur 
de  sa  connaissance.  Voici  la  réponse  que  lui  fit 
Rousseau  :  «  Je  crois,  Monsieur,  que  je  serai  fort 
aise  de  vous  connaître  ;  mais  on  me  fait  faire  tant 
de  connaissances  par  force,  que  j'ai  résolu  de  n'en 
plus  faire  aucune  volontairement.  Votre  franchise 
avec  moi  mérite  bien  que  je  vous  la  rende,  et  vous 
consentez  de  si  bonne  grâce  que  je  ne  vous  réponde 
pas,  que  je  ne  puis  trop  tôt  vous  répondre  ;  car  si 
jamais  j'étais  tenté  d'abuser  de  la  liberté,  ce  serait 
bien  moins  de  celle  qu'on  me  laisse  que  de  celle 
qu'on  veut  m'ôter.  Vous  êtes  lieutenant-colonel, 
Monsieur,  j'en  suis  fort  aise  ;  mais  fussiez-vous 
prince,  et  qui  plus  est,  laboureur,  comme  je  n'ai 
qu'un  ton  avec  tout  le  monde,  je  n'en  prendrais  pas 
un  autre  avec  vous.  —  Je  vous  salue,  Monsieur,  de 
tout  mon  cœur.  »  Là-dessus,  Jean-Jacques  reçut  le 
colonel,  alla  le  voir,  trouva  chez  lui  une  société 
aimable,  s'y  plut  et  entretint  avec  lui  une  liaison 
assez  intime  et  une  correspondance  assez  suivie  '■. 

1.  Fritz-Berthoud,  V,  et  Appendice. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  213 

C'est  chez  le  colonel  de  Pury  qu'il  rencontra  Du- 
peyrou1,  un  des  hommes  qui,  avec  Milord  Maréchal 
et  Moultou,  lui  vouèrent  l'amitié  la.  plus  chaude  et 
la  plus  constante. 

Dupeyrou  était  un  riche  Américain,  d'origine  fran- 
çaise, fils  d'un  conseiller  à  la  cour  de  justice  de 
Surinam.  Il  avait  des  connaissances,  du  goût  pour 
les  arts,  et  se  piquait  surtout  d'avoir  cultivé  sa 
raisou.  Son  air  hollandais,  froid  et  philosophe,  son 
humeur  silencieuse,  sa  simplicité,  qui  rappelait 
celle  de  Milord  Maréchal,  inspirèrent  à  Rousseau 
une  certaine  considération  pour  sa  personne.  Il  ne 
s'engagea  pas  ;  mais  il  s'attacha  par  l'estime,  et 
peu  à  peu  cette  estime  amena  l'amitié.  «  J'ouhliai 
totalement  avec  lui,  ajoute-t-il,  l'objection  que 
j'avais  faite  au  baron  d'Holbach,  qu'il  était  trop  riche, 
et  je  crois  que  j'eus  tort.  »  Pourquoi  tort?  Est-ce 
ainsi  qu'il  reconnaît  quinze  années  d'affection  et 
de  dévouement,  sans  compter  l'affection  et  le  dé- 
vouement posthumes,  les  soins  que  Dupeyrou  donna 
à  sa  mémoire,  l'intérêt  qu'il  ne  cessa  de  porter  à  sa 
veuve,  si  tant  est  qu'on  puisse  appeler  Thérèse  la 
veuve  de  Rousseau.  Mais  au  fond,  Jean-Jacques 
vaut  mieux  qu'il  n'en  a  l'air,  et  la  Correspondance 
corrige  ici  les  Co?ifessions.  Plus  de  cent  lettres  des 
deux  amis  ont  été  publiées  ;  d'autres,  encore  iné- 
dites, sont  conservées  à  la  Bibliothèque  de  Neu- 
châtel.  Sauf  quelques  boutades  ;  sauf  aussi  une 
éclipse  passagère  (il  y  a  toujours  des  éclipses  et  des 
boutades  dans  les  amitiés  de  Rousseau),  toutes  res- 
pirent l'intimité  et  l'abandon.  Enfin,  Jean-Jacques  a 


1.  D'escherny    donne    une   I   celle    des    Confessions    préfé- 
autre  version  ;  nous  croyons  |  rable. 


214  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

donné  à  Dupeyrou  la  plus  grande  marque  de  con- 
fiance qu'il  ait  pu  donner  à  un  ami,  en  lui  remet- 
tant le  dépôt  de  ses  œuvres,  de  sa  correspondance 
et  de  ses  papiers1.  Jusqu'à  sa  mort  donc,  et  au-delà 
de  sa  mort,  le  nom  de  Dupeyrou  se  trouvera  mêlé 
à  son  histoire. 

Laliàud  désirait  avoir  dans  sa  bibliothèque  le 
buste  en  marbre  de  Rousseau,  avec  ceux  de  quel- 
ques philosophes  célèbres.  Rousseau  jugea  qu'un 
homme  qui  voulait  avoir  sa  statue  était  digne  de  lui 
et  plein  de  ses  ouvrages.  De  là  des  relations  assez 
suivies,  qui  n'eurent  lieu  d'abord  que  par  lettres. 
Quand  Jean-Jacques  vit  Laliaud,  il  éprouva  une 
grande  déception  :  le  buste  de  marbre  se  trouva 
être  une  mauvaise  esquisse  en  terre  ;  l'homme  baissa 
dans  la  même  proportion,  et  il  ne  resta  plus  qu'un 
personnage  ;  très  zélé  pour  lui  rendre  beaucoup  de 
petits  services,  pour  s'entremêler  beaucoup  dans 
ses  petites  affaires.  »  Mais  ici  encore  la  Corres- 
pondance rectifie  heureusement  les  Confessions.  Que 
Laliaud  n'ait  pas  été  à  la  hauteur  littéraire  de 
Rousseau,  cela  est  assez  évident;  mais  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  ce  dernier  fut,  en  maintes  cir- 
constances, fort  heureux  d'avoir  recours  à  lui  ;  qu'il 
lui  témoigna  beaucoup  d'amitié,  lui  écrivit  souvent, 
et  presque  toujours  pour  le  remercier  d'un  service 
rendu,  en  même  temps  qu'il  lui  en  demandait  un 
nouveau  ;  qu'en  un  mot,  il  prit  l'habitude  de  le 
regarder  comme  une  sorte  d'homme  d'affaires  intel- 
ligent et  gratuit,  dont  il  était  sûr  de  ne  jamais 
lasser  la  bonne  volonté.  Tout  cela  méritait  un  peu 


1.  Lelire  à  Dupeyrou,  12  janvier  1769. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


215 


mieux  qu'une  ou  deux  phrases  mordantes  et  dédai- 
gneuses *. 

Les  mêmes  observatious  s'appliquent  à  d'Ivernois, 
encore  un  malheureux  que  Jean-Jacques  arrange 
de  la  belle  façon  clans  ses  Mémoires.  Ce  d'Ivernois, 
commerçant  à  Genève,  Français  réfugié  et  parent 
du  procureur  général  de  Neuchàtel,  «  passait  à 
Motiers-Travers  deux  fois  l'an,  dit  Rousseau,  tout 
exprès  pour  m'y  venir  voir  ;■  restait  chez  moi  du 
matin  au  soir  plusieurs  jours  de  suite,  se  mettait  de 
mes  promenades,  m'apportait  mille  sortes  de 
petits  cadeaux,  s'insinuait  malgré  moi  dans  ma  con- 
fidence, se  mêlait  de  toutes  mes  affaires,  sans  qu'il 
y  eût  entre  lui  et  moi  aucune  communion  d'idées, 
ni  d'inclinations,  ni  de  sentiments,  ni  de  connais- 
sances... »  et  ainsi  de  suite,  sur  le  même  ton, 
pendant  plus  d'une  page2.  Ouvrez  maintenant  la 
Correspondance ,  et  ce  même  d'Ivernois,  que  Jean- 
Jacques  faisait  tout  pour  rebuter  et  pour  chasser, 
est  un  des  hommes  auxquels  il  écrit  le  plus  souvent, 
le  plus  familièrement,  le  plus  cordialement  ;  il  est 
devenu  son  bon,  son  excellent,  son  tendre  ami  ; 
Jean-Jacques  lui  assigne  des  rendez-vous  de  prome- 
nades, se  réjouit  à  la  pensée  de  le  posséder  chez 
lui,  se  plaint  de  son  silence  ou  s'inquiète  de  sa 
santé,  pour  peu  qu'il  tarde  à  donner  de  ses  nou- 
velles ;  il  restreindra  avec  les  autres  sa  correspon- 
dance, mais  fera  toujours  pour  lui  une  exception  ; 
il  lui  parle  de  ses  affaires,  lui  confie  ses  secrets, 
traite  avec  lui  très  sérieusement  les  questions  les 
plus  graves,  sur  le  gouvernement  et  les  intérêts  de 


1.  Voir  à  la  Correspondance , 
les  Lettres  de  Rousseau  à  La- 
liaud,  du  14   octobre  1764  au 


4  avril  1770. 
1.  XII. 


2.  Confessions, 


216 


LA    VIE    ET    LES   ŒUVRES 


Genève.  Il  n'a  qu'un  seul  reproche  à  lui  faire,  c'est 
qu'il  est  «  un  donneur  insupportable  »,  et  il  ne  lui 
continuera  son  amitié  qu'à  la  condition  qu'il  obtien- 
dra de  lui  «  des  comptes  si  exacts  qu'il  n'y  soit 
pas  même  oublié  le  papier  pour  les  paquets  ou 
la  ficelle  pour  les  emballages1.  » 

D'Escherny  avait  un  peu  connu  Rousseau  à  Paris. 
Il  n'usa  pas  du  procédé  habituel  pour  renouer 
connaissance  avec  lui  :  au  lieu  de  faire  des  avances, 
il  se  fit  désirer.  Ce  moyen  lui  réussit.  Il  était  depuis 
trois  mois  à  peine  dans  le  pays,  que  Thérèse  lui  de- 
mandait pourquoi  il  n'était  pas  encore  venu.  Le  comte 
d'Escherny,  écrivain  de  troisième  ou  quatrième 
ordre,  esprit  sceptique  et  railleur,  entra  plus  avant 
que  personne  dans  la  familiarité  de  Rousseau.  Il  fut 
pour  lui  un  peu  plus  qu'une  simple  connaissance,  un 
peu  moins  qu'un  ami.  Il  n'était  pas  de  jour,  pour  ainsi 
dire,  qu'ils  ne  se  vissent;  mangeant  continuellement 
l'un  chez  l'autre,  faisant  de  la  musique  en  commun, 
entreprenant  de  compagnie  des  excursions  perpé- 
tuelles, quelquefois  très  longues.  D'Escherny  était 
donc  parfaitement  à  même  de  renseigner  la  posté- 
rité sur  le  compte  de  Rousseau.  11  n'y  a  pas  man- 
qué, et,  chose  remarquable,  il  n'a  pas,  comme  tant 
d'autres,  été  ébloui  par  sa  gloire.  A  l'en  croire,  il 
se  permettait  de  le  contredire  et  de  le  railler;  il  a 
continué  de  le  faire  dans  ses  livres2.  Il  est  le  seul, 
peut-être,  qui  l'ait  traité  avec  tant  de  sans-façon  ; 
ne  se  fâchant  jamais  contre  lui,  ne  le  boudant 
jamais,  mais   aussi  ne  prenant  pas  trop  au  sérieux 


1.  Voir  une  quarantaine  de 
Lettres  de  Rousseau  à  d'Iver- 
nois,  du  22  août  1763  au  26  avril 
1768.  —  2.  De   Rousseau  et    des 


philosophes  dit  avili»  siècle,  t.  III 
des  œuvres  de  d'Escherny, 
1811.  —  Éloge  de  Rousseau, 
même  tome. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  217 

ses  excentricités  et  ses  boutades.  Qui  sait,  s'il  ne 
dut  pas  à  cette  manière  de  faire  l'avantage  «  de 
ne  s'être  jamais  brouillé  avec  celui  qui  se  brouillait 
avec  tout  le  monde.  »  Les  façons  cavalières  de 
d'Escherny  ont  dû  naturellement  mettre  en  défiance 
les  admirateurs  quand  même  de  Jean-Jacques.  Sans 
professer  le  même  culte,  il  est  permis  de  partager 
les  mêmes  soupçons.  D'Escherny  aime  trop  l'anec- 
dote, pour  n'être  pas  tenté  d'embellir  celles  qu'il 
raconte  ;  il  est  trop  fier  de  son  amitié  avec  le  grand 
homme  pour  ne  pas  l'exagérer.  En  définitive,  Rous- 
seau dit  à  peine  quelques  mots  de  lui  dans  ses 
Confessions,  et  les  trois  lettres  qu'il  lui  écrivit  ne 
témoignent  pas  d'une  grande  familiarité.  A  en 
juger  même  par  la  première  en  date,  on  serait  porté 
à  croire  que  d'Escherny  n'aurait  pas  été  sans  faire 
des  avances  à  Rousseau,  avances  auxquelles  celui-ci, 
suivant  son  usage,  aurait  été  peu  empressé  de 
répondre.  «  On  dit  votre  commerce  fort  agréable, 
et  moi,  je  suis  un  pauvre  malade  fort  ennuyeux  ; 
ainsi,  pour  l'amour  de  vous,  demeurons  chacun 
comme  nous  sommes1.  »  Il  est  certain  malgré  cela 
qu'ils  se  virent  beaucoup  pendant  plus  d'une  an- 
née ;  que  d'Escherny  est  au  fond  très  partisan  de 
Rousseau 2  ;  qu'aucun  autre  n'a  saisi  comme  lui 
certains  côtés  de  sa  vie  ;  qu'il  parle  de  ce  qu'il  sait. 
A  ces  divers  titres,  ses  récits  sont  précieux  et  rien 
ne  saurait  les  remplacer. 

D'Escherny  travailla,    entre  autres  choses,  à    ré- 
concilier Rousseau  avec    Diderot.  Diderot  avait  fait 


1.  Lettre  à  d'Escherny,  2  fé- 
vrier 1764.  —  2.  Il  va  jusqu'à 
regarder  ses  erreurs   et   ses 


tend  à  notre  faiblesse,  pour 
nous  permettre  de  l'atteindre 
et  de  nous  élever  jusqu'à  lui.» 


fautes  comme  «  l'échelle  qu'il   [   Eloge  de  Rousseau. 


218 


LA    VIE    ET    LES    OEUYRES 


les  premières  avances;  d'Escherny  parla,  écrivit, 
pria,  pressa;  Rousseau  fut  inébranlable.  «  Je  n'en- 
tends pas  bien,  dit-il,  ce  qu'après  sept  ans  de  si- 
lence, M.  Diderot  vient  tout  à  coup  exiger  de  moi. 
Je  ne  lui  demande  rien;  je  n'ai  nul  désaveu  à  faire. 
Je  suis  bien  éloigné  de  lui  vouloir  du  mal;  encore 
plus  de  lui  en  faire  ou  d'en  dire  de  lui.  Je  sais  res- 
pecter jusqu'à  la  fin  les  droits  de  l'amitié,  même 
éteinte,  mais  je  ne  la  rallume  jamais  ;  c'est  ma  plus 
invariable  maxime  '.  »  La  démarche  de  Diderot, 
conclut  d'Escherny,  «  lui  l'ait  honneur  ;  le  refus  de 
Rousseau  n'est  pas  le  plus  beau  trait  de  sa  vie  2.  » 
Mais  Diderot,  à  son  tour,  se  vengea  cruellement. 

Parmi  les  relations  que  Rousseau  entretint  à 
Motiers,  il  faut  encore  citer  Seguier  de  Saint-Brisson, 
jeune  officier,  d'une  famille  très  aristocratique, 
qui,  pour  suivre  les  principes  de  Y  Emile,  avait 
donné  sa  démission  et  apprenait  l'état  de  menui- 
sier. Rousseau,  qui  était  moins  fou  en  pratique 
qu'en  théorie,  le  blâma  vivement  et  lui  écrivit  à  ce 
sujet  la  lettre  la  plus  pressante ,  une  lettre  toute 
paternelle,  lui  représentant  en  termes  touchants  la 
douleur  qu'il  causait  à  sa  mère  et  le  tort  qu'il  se 
faisait  à  lui-même3.  Il  réussit  à  le  faire  revenir  de 
ses  folies,  mais  il  ne  put,  malgré  ses  bons  conseils, 
le  corriger  aussi  bien  de  sa  manie  d'écrire  4.  Rous- 
seau vit  Saint-Brisson  deux  ou  trois  fois  et  fut 
moins  satisfait  de  sa  conversation  qu'il  ne  l'avait  été 
de  ses  lettres.  Enfin,  il  apprit  que  son  trop  fervent 
disciple  n'avait   pas  su  résister  aux   entraînements 


1.  Lettre  à  d'Escherny,  6  avril 
1765.  —  2.  D'Escherny,  De 
Rousseauet  des  philosophe*,  etc., 
ch.  XVIII.  —  3.  Lettre  à  Seguier 


de  Saint-Brisson,  22  juillet  1764. 
—  k.  Lettres  à  Seguier  de  Saint- 
Brisson,  13  novembre  1763  et 
janvier  1765. 


DE    JEAN -JACQUES    ROUSSEAU.  219 

du  monde  et  s'était  lancé  dans  les  salons  de  Paris. 
De  toutes  les  connaissances  que  Rousseau  fit  à 
cette  époque,  il  n'en  cite  qu'une  à  laquelle  il  ait  mis 
un  vér  table  intérêt  de  cœur,  c'est  celle  d'un  jeune 
Hongrois,  qu'on  appelait  le  baron  de  Sauttern,  mais 
dont  le  nom  véritable  était  Sauttersheim.  Ce  jeune 
homme  vint  s'établir  à  Motiers  à  cause  de  lui,  afin 
de  former  sa  jeunesse  à  la  vertu  par  son  commerce. 
Comment  rebuter  d'aussi  bonnes  dispositions  ?  Saut- 
tersheim était  de  belle  tournure,  aimable,  bien 
élevé;  Jean-Jacques  s'enticha  complètement  de  lui, 
le  reçut,  l'emmena  dans  ses  courses,  l'admit  dans 
son  intimité,  lui  donna  toute  sa  confiance;  en  un 
mot,  ils  devinrent  inséparables.  D'Ivernois  assura 
que  c'était  un  espion  envoyé  par  la  France  ;  en  ré- 
ponse à  cette  accusation,  Rousseau  emmena  Saut- 
tersheim à  Pontarlier,  sur  le  territoire  français,  se 
mettant  ainsi  à  sa  merci,  puis  l'embrassant  avec 
effusion  :  «  Sauttern  n'a  pas  besoin,  dit  il,  que  je 
lui  prouve  ma  confiance  ;  mais  le  public  a  besoin 
que  je  lui  prouve  que  je  sais  bien  la  placer1.  » 
Espion  ou  non,  il  est  positif  qu'il  n'était  qu'un  vul- 
gaire chevalier  d'industrie.  On  prit  des  renseigne- 
ments sur  son  compte;  personne  ne  le  connaissait  à 
la  cour  de  Vienne,  où  il  prétendait  connaître  tout  le 
monde2.  Quand  il  eut  assez  de  la  société  de  Rous- 
seau, il  partit  sous  un  prétexte  quelconque,  laissant 
enceinte  la  servante  de  son  auberge,  et  alla  faire 
d'autres  sottises  ailleurs.  Malgré  tout,  Jean-Jacques 
continua  non  seulement  de  l'aimer,  mais  de   l'aider 

1.  Confessions,   1.   XII.  —  2.  I   seau  au   comte   de  Zinmndorf, 

Lettres    de   Milord   Maréchal   à  |    20  octobre  1764  ;  de  Zinzindorf 

Rousseau,    29   avril,    29    mai,  à  Rousseau,   11    et  30  octobre 

Il  juin,  5  juillet  1763  ;  de  Rous-  1764. 


220 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


de  ses  conseils  et  de  sa  bourse1.  Quand  ille  perdit, 
ce  fut  toute  une  oraison  funèbre.  «  Pauvre  garçon  ! 
Pauvre  Sauttersheim  !  il  n'était  point  sorti  de  mon 
cœur,  et  j'y  avais  nourri  le  désir  secret  de  me 
rapprocher  de  lui .  . .  C'était  l'homme  qu'il  me 
fallait  pour  me  fermer  les  yeux...  Le  ciel  l'a 
retiré  du  milieu  des  hommes,  où  il  était  étranger; 
mais  pourquoi  m'y  a-t-il  laissé  2.  » 

A  côté  de  ces  noms,  il  faudrait  citer  une  foule  de 
Genevois,  de  Français,  de  gens  de  tous  les  pays  et 
de  toutes  les  conditions,  que  l'amitié,  l'admiration 
ou  la  simple  curiosité  amenait  à  Motiers.  Mais  un 
entre  tous,  Moultou ,  fut  pleinement  agréable  à 
Rousseau,  et  lui  fit  passer  des  moments  plus  doux 
qu'il  n'espérait  en  avoir  désormais3. 

Dans  les  derniers  temps  de  son  séjour  à  Motiers, 
une  autre  visite  lui  causa  un  certain  bonheur. 
Mmc  de  Verdelin  avait  conçu  le  projet  d'aller  «  l'em- 
brasser et  lui  demander  des  conseils  pour  elle  et 
sa  fille.  »  Elle  serait  si  heureuse  de  pouvoir  lui  être 
utile,  faire  des  démarches  pour  lui,  lui  envoyer  ce 
dont  il  avait  besoin  !  «  Je  voudrais,  ajoute-t-elle, 
que  vous  me  traitassiez  comme  votre  sœur.  Voilà 
comme  je  désire  être  avec  vous.  C'est  ainsi  que 
je  vous  suis  attachée,  en  y  ajoutant  la  confiance 
et  la  vénération  qu'on  a  pour  le  père  le  plus 
chéri  *.  »  Tant  de  témoignages  d'amitié  touchèrent 
Rousseau.  11  alla,  chose    incroyable,   jusqu'à  inter- 


1.  Lettres  à  Sauttersheim, 
20  mai  et  21  juin  1764  ;  à 
Laliaud ,  15  novembre  1766. 
—  2.  Lettre  à  Laliaud ,  19  dé- 
cembre 1768.  —  3.  Fin  de  mai 
1763,  voir  la  Correspondance  de 


Rousseau  et  de  Moultou,  du 
21  mars  au  4  juin  1763.  —  4. 
Lettres  de  Mma  de  Verdelin  à 
Rousseau,  10  mars,  25  avril, 
15  décembre  1763. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


221 


rompre  un  voyage  commencé,  pour  se  ménager  ce 
rendez-vous  tant  désiré1,  qui,  par  une  sorte  de  fata- 
lité, ne  put  avoir  lieu  que  Tannée  suivante.  Vers  la 
fin  d'août  1763,  sans  être  arrêtée  par  la  situation 
irrégulière  du  ménage  de  son  ami,  Mmo  de  Verdelin 
vint  avec  sa  fille  aînée,  lui  faire  une  visite  de  quel- 
ques jours.  Il  était  précisément,  à  ce  moment-là,  en 
butte  à  toute  sorte  de  tracasseries  et  avait  grand 
besoin  de  consolations.  La  présence  de  Mmc  de  Ver- 
delin lui  fit  un  peu  de  bien  2. 

Parmi  les  Genevois  qui  abondaient  à  Motiers,  ci- 
tons Roustan,  Mouchon3,  les  deux  Deluc,  qui  pri- 
rent successivement  Jean-Jacques  pour  leur  garde- 
malade,  Clarapède,  Perdriau,  Marcet4.  Et  parmi  les 
étrangers,  un  M.  de  Feins,  capitaine  de  cavalerie, 
qui  «  s'attacha  à  ses  pas  pendant  deux  jours,  sans 
avoir  quoi  que  ce  fût  à  lui  dire  ;  »  puis  deux  gen- 
tilshommes spirituels  et  aimables,  l'un,  le  comte  de 
la  Tour  du  Pin.  venant  de  Montauban  ;  l'autre, 
M.  Dastieu,  venant  de  Carpentras.  Mais  ils  eurent  le 
tort  de  revenir  plusieurs  fois  —  dans  quel  but?  — 
Et  là-dessus,  la  tête  de  Jean-Jacques  de  travailler  et 
ses  soupçons  daller  leur  train.  —  «  C'étaient  en- 
core ,  dit-il ,  des  officiers  ou  d'autres  gens ,  qui 
n'avaient  aucun  goût  pour  la  littérature,  qui  même, 
pour  la  plupart,  n'avaient  jamais  lu  mes  écrits,  et 
qui  ne  laissaient  pas,  à  ce  qu'ils  disaient,  d'avoir 
fait  trente,  quarante,  soixante,  cent  lieues   pour  me 


1.  Lettres  à  Mmt  de  Verdelin, 
27  mars  1763,  30  juin  et  17  août 
1764.  —  2.  Lettres  de  M"><>  de 
Verdelin  à  Rousseau,  17  no- 
vembre 1764;  18  mars,  Isavril, 
18  juillet,  4  septembre  1765; 


de  Rousseau  à  Mm0  de  Verdelin, 
19  août  1764.  —  3.  Lettre  de 
Moullou  à  Rousseau  ,  25  sep- 
tembre 1762.  —  4.  ld.,  13  oc- 
tobre 1762. 


222  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

venir  voir  et  admirer  l'homme  illustre,  célèbre,  très 
célèbre,  le  grand  homme,  etc.  .  .  C'étaient  des  mi- 
nistres, des  parents,  des  cagots,  des  quidam  de  toute 
espèce,  qui  venaient  de  Genève  et  de  Suisse,  non 
pas  comme  ceux  de  France,  pour  m'admirer  et  me 
persifler,  mais  pour  me  tancer  et  me  catéchiser  *.  » 
On  ne  lui  laissait  pas  un  moment  de  répit;  aussi,  ne 
manque-t-il  pas  une  occasion  de  s'en  plaindre.  Enfin, 
les  choses  en  vinrent  au  point  qu'il  était  parfois  obligé 
de  s'absenter  de  chez  lui  pour  éviter  quelques-unes 
de  ces  bandes  qui  lui  tombaient  sur  les  bras,  non 
plus  par  deux  ou  trois,  mais  par  sept  ou  huit  à  la 
fois  2. 

Si  les  visites  étaient  nombreuses,  les  lettres 
l'étaient  bien  plus  encore.  11  fallait  répondre  à  toutes, 
ou  du  moins  à  beaucoup.  Autrefois,  Rousseau  en 
prenait  à  son  aise  ;  mais  depuis  qu'il  était  devenu 
grand  homme,  il  se  croyait  obligé  par  sa  gloire 
même  à  la  condescendance.  Parmi  ses  nombreuses 
correspondances,  il  y  en  avait  qui  étaient  à  la  fois 
utiles  et  agréables,  celle  qu'il  entretenait  avec 
Moultou,  par  exemple  ;  il  y  en  avait  qui  étaient  né- 
cessitées par  les  embarras  de  tout  genre  que  lui 
avaient  suscités  ses  derniers  ouvrages,  par  la  pré- 
paration d'oeuvres  nouvelles ,  par  la  réimpression  des 
anciennes,  par  ses  relations  et  ses  occupations  exté- 
rieures, et  jamais  il  n'en  eut  autant  qu'à  cette 
époque.  Rousseau  était  sentimental  ;  une  notable 
partie  de  ses  lettres  étaient  toutes  de  sentiment  ; 
celles,  par  exemple,  qu'il  écrivait  à  une  femme  tou- 
jours enthousiaste,  toujours  difficile  à  satisfaire, 
Mmc  Latour.  —  Rousseau  était  prêcheur;  ses  lettres 

1.  Confessions.  1.  XII.  —  2.  Lettre  à  d'Ivernois,  25  août  1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


223 


avaient  souvent  pour  but  de  donner  des  avis  aux 
personnes,  aux  jeunes  gens  surtout,  qui  le  choisis- 
saient pour  leur  directeur  spirituel.  Il  faisait  des 
remontrances  à  un  jeune  libertin,  auteur  de  romans 
obscènes  '  ;  il  prêchait  la  douceur  et  le  pardon  à  un 
père  irrité  contre  son  fils  2  ;  il  donnait  de  sages  con- 
seils à  un  jeune  marié  3  ;  il  exposait  les  devoirs  du 
mariage  à  de  jeunes  époux  4  ;  il  ramenait  aux  occu- 
pations de  son  sexe  une  demoiselle  philosophe  et 
bel  esprit5;  il  adressait  à  une  jeune  femme  de  ses 
amies,  Isabelle  d'Ivernois,  malheureuse  en  ménage, 
des  consolations  et  des  encouragements6;  il  refusait 
de  favoriser  le  mariage  de  M11''  Curchod  (devenue 
depuis  Mmn  Necker)  avec  l'historien  Gibbon  ;  le 
vieux  Gibbon  n'étant  pas  digne  de  MUc  Curchod7. 
Enfin  beaucoup  de  ses  lettres,  connues  ou  incon- 
nues, n'étaient  fondées  que  sur  un  motif  de  politesse 
et  de  convenance,  et  lui  prenaient  un  temps  qu'il 
aurait  préféré  employer  autrement8. 


III 


Rousseau  n'ayant  pas  conservé  avec  Genève  des 
relations  très  fréquentes,  la  correspondance  suivie 
qu'il  y  entretenait  avec  Moultou  ne  lui  en  était  que 


i.  Lettre  à  M.  P.  L.  C...,  dé- 
cenibie  1762.  —  2.  Lellre  à 
M.  X...,  11  septembre  1763.  — 
3.  Lettre  à  Kirchberger,  17  mars 
1763.  —  4.  A  M.  et  M™  X..., 
deux  lettres  du  26  janvier 
1765.  —  5.  Lettre  à  Mli»  D.-M., 
7  mai  et  4  novembre  1764.  — 


6.  Lettre  à  M"">  Guyenet,  1765.— 

7.  Lettre  de  Moultou  à  Rousspau, 
1er  juin, et  Réponse  de  Rousseuu, 
4  juin  176  i.  —  8.  Rousseau 
trace  lui-môme  le  tableau  de 
ses  occupations  dans  une 
lettre  à  M-*  Latour  du  25  dé- 
cembre 1763. 


224 


LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


plus  précieuse.  Par  lui,  il  se  mettait  au  courant  de 
tout  ce  qui  s'y  faisait  ;  il  connaissait  ses  amis  ;  ceux 
qui  étaient  sûrs,  Jalabert,  Pictet,  Deluc,  Roustan  ; 
ceux  qui  étaient  douteux,  Vernet,  Vernes,  Marcet 
lui-même  ;  il  savait  les  agissements  de  ses  ennemis, 
Voltaire  et  Tronchin  en  lète1.  Les  deux  amis  n'é- 
taient pas  toujours  d'accord  dans  leurs  apprécia- 
tions. En  règle  générale,  Jean-Jacques  était  pour  la 
défiance.  Moultou  avait  beau  lui  annoncer  que  l'o- 
pinion lui  devenait  plus  favorable  ;  que  dans  quel- 
ques mois,  il  pourrait  revenir  purger  son  décret  ; 
qu'il  lui  suffirait  pour  cela  de  s'aider  un  peu,  de 
donner  des  explications  ;  Jean-Jacques  se  prêtait  peu 
à  ces  ouvertures.  Des  explications  lui  semblaient 
friser  de  bien  près  des  soumissions.  Tous  ses  cor- 
respondants n'avaient  pas  d'ailleurs  la  discrétion  et 
les  égards  de  Moultou.  Il  faut  voir  l'accueil  qu'il 
fait  à  leurs  propositions.  «  Je  souhaite  de  tout  mon 
cœur,  dit-il,  de  revoir  Genève,  et  je  me  sens  un 
cœur  fait  pour  oublier  leurs  outrages  ;  mais  on  ne 
m'y  verra  sûrement  jamais  en  homme  qui  demande 
grâce  ou  qui  la  reçoit 2.  »  «  En  un  mot,  je  ne  puis  pas 
dire  que  je  suis  fâché  d'avoir  écrit,  puisque,  au  con- 
traire, si  ce  que  j'ai  écrit  et  publié  était  à  écrire 
et  à  publier,  je  l'écrirais  aujourd'hui  et  le  publierais 
demain.  Les  éclaircissements  nécessaires  sont  tous 
dans  mes  écrits  et  dans  ma  conduite  ;  je  n'en  ai 
pas  d'autres  à  donner3.  »  «  Ce  n'est  point  à  l'offensé 
à  demander  pardon  des  outrages  qu'il  a  reçus  ;  je 


1.  Lettres  de  Moultou  à  Rous- 
seau, l"  juillet,  4  et  21  août, 
13  octobre,  9  novembre  1762, 
19   mars    1763,   et   passim.  — 


2.  Lettres  à  Moultou,  25  no- 
vembre 1765  ;  voir  aussi  Lettre 
du  13  novembre  1762.  —  3.  Lettre 
à  Deluc.  26  février  1763. 


DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.  225 

m'en  tiens  là1.  »  La  conclusion  était  que  sans  doute 
il  ne  remettrait  jamais  les  pieds  à  Genève  2. 

Ce  n'est  pas  qu'il  consentit  à  renoncer  à  son  titre 
de  chrétien.  Nous  connaissons  ses  raisons.  «  Là- 
dessus,  écrit-il  à  Mme  de  Boufflors,  nos  lois  sont 
formelles,  et  tout  citoyen  ou  bourgeois  qui  ne  pro- 
fesse pas  la  religion  qu'elles  autorisent,  perd  par 
là  même  son  droit  de  cité 3.  » 

Est-ce  sous  l'empire  de  cette  préoccupation  qu'il 
aurait  résolu  d'étonner  le  monde  par  un  acte  écla- 
tant de  religion  et  qu'il  exprima  le  désir  d'approcher 
de  la  sainte  Cène  ?  Son  action  a  été  très  diverse- 
ment appréciée  :  les  uns  y  ont  vu  une  inspiration 
de  la  foi  et  de  la  piété,  les  autres,  un  trait  d'hypo- 
crisie ;  les  uns  l'ont  regardée  comme  un  coup  de 
maître,  les  autres  comme  une  finesse  qui  n'en  pou- 
vait imposer  à  personne.  On  ne  peut  nier,  en  tout 
cas,  qu'elle  n'ait  eu  en  elle-même,  et  surtout  dans 
ses  conséquences,  une  grande  importance.  Il  écrivit 
à  cette  occasion  à  son  pasteur,  M.  de  Montmollin, 
une  déclaration  de  foi,  de  respect  et  d'attachement 
à  la  religion  réformée,  à  laquelle  il  voulait  être  uni 
jusqu'à  son  dernier  soupir4,  et  Montmollin  l'admit  à 
la  communion  le  dimanche   suivant  «  sans  difficulté 

1.    Lettre   à  Moultou,   17   fé-  I   Mmt   de   Bouf fiers,    30   octobre 

vrier  1763.    Voir  aussi  Lettres  ,   1762.  —  4.  Lettre  de  Iiousseau  à 

de  Marcet   à  Rousseau,  3  août,  Montmollin,    12   août,    d'après 

et  Réponse  de  Rousseau,  20  août  '   l'original,  ou,  d'après    Mont- 

1762;    de    Rousseau    à    Moul-  |   mollin,    24    août    1762.     Voir 

tou,    8     et    21     octobre    1762,  j   Lettre  de  Montmollin  à  Sa7-asin, 

etc.  —  2.  Lettres  diverses,  no-  25  sepieinbre  1762.  Voir  aussi 

tamment    du    23    septembre  I  pour  tout  ce  qui  concerne  la 

1762,  à  Pirtet  ;    du  6  juillet,  i   communion  de  Rousseau,  un 

du  15  novembre,  du  iy  déoem-  autre    ouvrnge    de    Fr.    Ber- 

bre  1762  ;  du  30  janvier   1763,  thoud,    J.-J.    Rousseau    et    le 

à    Moultou.     —    3.     Lettre    à  pasteur  de  Montmollin,  III. 


226  LA    VIE    KT    LES    OEUVRES 

et  même  avec  empressement  ;  sans  qu'il  ait  même 
été  question  d'explication  ni  de  rétractation1.  » 
Était-ce  suffisant?  Montinollin  le  crut.  On  lui  avait 
recommandé  Rousseau  comme  «  une  personne  de 
mérite  et  de  mœurs  ;  »  il  avait  pu  admirer  sa 
douceur,  son  affabilité,  sa  modération,  ses  aumônes; 
il  l'avait  vu  fréquenter  avec  assiduité,  respect  et 
dévotion  les  saintes  assemblées,  au  point  d'être  de- 
venu un  objet  d'édification  pour  tout  le  pays  ;  il 
avait  des  motifs  de  croire  qu'il  avait  renoncé  à 
écrire  ;  il  avait  pu  juger  de  sa  prudence  et  de  sa 
sagesse  en  face  des  questions  indiscrètes  ;  il  en  avait 
obtenu  les  assurances  les  plus  formelles  sur  son 
attachement  à  la  religion  réformée  et  l'expression  la 
plus  nette  de  son  désir  d'approcher  de  la  sainte 
table.  Rousseau  avait  d'ailleurs  fourni  les  explica- 
tions les  plus  favorables  sur  les  équivoques  aux- 
quelles avait  donné  lieu  son  livre.  On  s'était  mépris, 
avait-il  dit,  sur  ses  intentions  ;  il  avait  eu,  en  le 
composant,  un  triple  but  :  combattre  l'Eglise  ro- 
maine et  surtout  son  principe,  hors  de  l'Eglise, 
point  de  salut  ;  s'élever  contre  l'ouvrage  infernal 
De  l'Esprit  et  son  matérialisme  ;  foudroyer  nos  nou- 
veaux philosophes,  qui  sapent  par  les  fondements 
et  la  religion  naturelle  et  la  religion  révélée.  Enfin 
Montmollin  ne  s'était  pas  livré  uniquement  à  son 
propre  jugement,  mais  il  avait  pris  l'avis  de  son 
cousistoire,  sorte  d'assemblée  de  paysans,  fort  peu 
compétente  sans  doute  en  fait  d'orthodoxie  ;  surtout 
il  avait  agi  avec  l'assentiment  de  la  classe  des  pas- 
teurs de  jNeuchàtel  qui,  sans  renoncer  à  poursuivre 


1.    Lettres    à    Jacob     Vernet,    I    à  Mm*  de  Bouf/îers,  30  octobre 
31  août;  àMoultou,  septembre;   1  1762. 


DE    .lEA.V-.lACQl  ES    KOI  SSEAE. 


•>>■ 


Y  Emile,  avait  cependant  incliné  vers  le  parti  de  la 
charité  et  de  la  tolérance1.  Ces  raisons,  quoique 
présentées  avec  beaucoup  d'art,  n'eurent  pourtant 
pas  l'avantage  d'être  unanimement  acceptées. 

Rousseau,  qui  comptait  sans  doute  sur  sa  com- 
munion pour  se  réhabiliter  dans  l'esprit  de  ses  con- 
citoyens, ne  manqua  pas  d'en  informer  ses  amis,  et 
même  un  peu  ses  adversaires2.  Grande  nouvelle  en 
effet,  qui  d'abord  parut  répondre  à  son  attente. 
«  Votre  lettre  à  M.  de  Montmollin,  lui  répondit 
Moultou,  a  ranimé  le  courage  de  vos  amis.  On  en 
a  bien  deux  cents  exemplaires8.  »  Par  malheur  il  n'y 
rut  pas  que  les  amis  à  la  lire.  Vernet  la  lut,  ce  qui 
ne  l'empêcha  pas,  comme  on  sait,  de  publier  sa  ré- 
futation de  Y  Emile  ;  Sarasin  la  lut  aussi  et  prit  en 
main  les  intérêts  de  l'orthodoxie  protestante.  «L'ou- 
vrage, d'après  M.  Rousseau,  porte  avec  soi  tous 
ses  éclaircissements  ;  mais  c'est  précisément,  dit  Sa- 
rasin, parce  que  le  livre  est  assez,  et  trop  clair, 
qu'il  n'est  pas  possible,  ne  fût-ce  qu'à  cause  de  l'é- 
dification publique,  d'en  admettre  l'auteur  à  la 
communion ,  sans  une  rétractation  formelle  des 
principes  d'incrédulité  qu'il  a  mis  au  jour,  et  qui 
sont  connus  de  l'univers  \  »  Voilà  donc,  dès  le 
premier  jour,  deux  courants,  et  entre  les  deux,  le 
pauvre  Montmollin  désorienté,  car  il  aurait  bien 
voulu  satisfaire  tout  le  monde,  et  par  surcroit, 
remplir  ses  devoirs  de  pasteur. 

Chacun,  à  Genève,  s'intéressait  à  cette  affaire  ; 
Rousseau   et  Montmollin  étaient  assaillis  de  visites 


].  Lettre  de  MonimoUin  à  Sa- 
rasin. s.  (i.  —  2.  Lettres  à  Jn- 
cob  Vernet,  31  août,  et  à  Moul- 
tou,   1er    septembre    17J2.    — 


3.  Lettre   de   Mou'tou   à   Bous- 
sruu,    22    septembre    17ô2.    — 

4.  Lettre  de  Sarusin  à  Montmol- 
lin,    14     septembre    1762.    — 


228  LA    VIE   ET    LES    ŒUVRES 

et  de  questions  ;  on  aurait  voulu  exploiter  la  lettre 
de  Montmollin  à  Sarasin  comme  on  avait  fait  de 
celle  de  Rousseau;  il  n'est  pas  d'instances  qu'on 
n'ait  tentées  auprès  du  pasteur,  pour  en  obtenir  la 
publication  ou  au  moins  des  copies.  La  connaissance 
de  cette  lettre,  disait  d'Ivernois,  est  d'une  absolue 
nécessité.  On  n'en  espérait  rien  moins  que  la  revi- 
sion du  procès  de  l'Emile  et  le  retour  de  Rousseau 
dans  sa  patrie  !.  Montmollin,  malgré  son  désir  d'être 
utile  à  son  paroissien,  ne  se  prêta  qu'à  moitié  à  ces 
demandes. 

Ceux  des  partisans  de  Rousseau  qui  l'auraient 
voulu  plus  chrétien  n'étaient  pas,  du  reste,  les  moins 
empressés  à  solliciter  la  publication  de  la  lettre.  Ils 
espéraient,  en  effet,  qu'elle  favoriserait  le  retour 
complet  à  la  religion  de  leur  illustre  compatriote, 
retour  que  hâterait  encore  la  douceur  et  la  tolérance 
du  pasteur2. 

Ainsi  l'on  ne  rêvait  à  rien  moins  qu'à  convertir 
l'auteur  du  Vicaire  savoyard.  Montmollin  s'attacha 
à  cette  ingrate  besogne  avec  un  zèle  qui,  plus  d'une 
fois  sans  doute,  dut  faire  sourire  le  néophyte.  Il 
multiplia  auprès  de  lui  ses  conversations  et  ses 
exhortations  ;  stimulé  par  Sarasin.  il  lui  proposa 
une  formule  de  rétractation,  ou  du  moins,  lui  de- 
manda des  explications  écrites.  Un  moment,  il  s'ima- 
gina être  à  la  veille  de  réussir.  «  Entre  nous,  dit-il, 
je  crois  qu'il  ne  s'écoulera  pas  bien  du  temps  pour 
que  le  public  et  l'Eglise  ne  reçoivent  de  l'édification 
de  la  part  de  M.  Rousseau.   L'ouvrage  est  heureu- 


1.  Lettre  de  d'Ivernois,  23  no-       —  2.  Lettre  de  Roustan  à  Mont- 
verobre    1762,     et     de    Deluc,   '    mollin,  18  octobre  1762. 
22  janvier  1763,  à  Montmollin.    \ 


DE    JEAISWACQUES    ROUSSEAU.  229 

sèment  commencé,  et  je  crois  que  je  l'amènerai  à 
sa  perfection1.  »  Brave  pasteur!  sa  naïveté  aurait 
de  quoi  surprendre,  si  Jean-Jacques  n'avait  lui-même 
travaillé  à  l'entretenir.  Non  content  de  subir  tous  ' 
les  sermons  qui  lui  étaient  infligés,  n'alla-t-il  pas 
jusqu'à  annoter  et  corriger  de  sa  main  une  lettre, 
précisément  la  fameuse  lettre  du  2o  septembre,  dans 
laquelle  Montmollin  exposait  ses  sentiments  reli- 
gieux. Plus  tard,  quand  il  fut  brouillé  avec  Mont- 
mollin,  il  chercha,  il  est  vrai,  à  atténuer  la  valeur 
de  cet  acte,  à  montrer  qu'il  n'était  pas  responsable 
des  idées  qu'on  lui  prêtait2;  mais  ses  annotations 
et  ses  corrections  peuvent-elles  être  autre  chose 
qu'une  approbation,  aussi  bien  de  ce  qu'il  avait 
laissé  que  de  ce  qu'il  avait  écrit  ? 

Une  maladie  qu'il  fit  alors  vint  encore  réchauffer 
le  zèle  du  pasteur3;  mais  les  exhortations  suprêmes 
ne  furent  pas  plus  efficaces  que  les  autres.  Jean- 
Jacques  guérit  et  ne  donna  point  à  l'église  protes- 
tante l'édification  tant  désirée  \ 

La  communion  de  Rousseau  prêtait  au  ridicule 
auprès  des  libres-penseurs;  Voltaire  n'eut  garde  de 
laisser  échapper  une  aussi  bonne  occasion  de  plai- 
santer5. Rousseau  d'ailleurs ,  en  parlant  de  Voltaire, 
montra  que,  lui  aussi,  savait  au  besoin  avoir  de  l'es- 
prit et  manier  agréablement  la  plaisanterie6. 


1.  Lettres  de  MontmoVin  à 
Rouslan,  30  octobre  1762.  — 
2.  Lettre  à  Dup»yrou,S août  1 7R5. 
—  3.  Lettres  de  Rousseau  à  Moul- 
tou,  l'J  décembre;  de  Mnntmni- 
lin    à    Sarnain,    tin    duce  libre 

1702.  —  4.  Leitf'S  de  Surasin  à 
Montmo'Un,  y  février  et  ci  mars 

1703.  —  o.  Lettres  de  Voltaire  à 
Damilaville,  9  et  18  septembre 


1 762,  et  Réponse  de  Damilaville  ; 
—  à  d'Alemhert,  15  septembre, 
et  Réponse  de  d'Alemhert,  le 
23  septembre  1 7»,2.  —  6.  Voir 
par  exemple  la  Coure rsaiiim  dp 

M.   de    VoHaire   ara-    un     i  e    srs 

ouvriers,    dans    une    lettre    à 

A/-e  de  Bouf fiers  du  30  no- 
vembre 1732. 


230 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Mme  de  Boufflers ,  presque  la-  seule  personne  qui 
eût  conservé  avec  Rousseau  une  certaine  liberté  de 
langage,  le  blâma  nettement.  L'autre  s'expliqua, 
donna  des  raisons,  dit  des  choses  dures,  et  chacun, 
comme  il  arrive  d'habitude ,  garda  son  sentiment. 
Mmede  Boufflers  ne  voyait  dans  la  conduite  de  Rous- 
seau qu'une  habileté  qui  n'en  imposerait  à  personne 
et  donnerait  une  nouvelle  prise  à  ses  ennemis; 
Rousseau,  plus  convaincu  ou  plus  adroit,  présenta 
sa  communion  comme  un  acte  de  conscience  et  de 
loyauté,  et  sans  rien  rétracter  de  ses  idées,  se  donna 
comme  un  bon  chrétien  et  un  calviniste  fervent.  11 
avait  l'absolution  de  son  pasteur;  bien  exigeant 
serait  celui  qui  lui  en  demanderait  davantage1. 

On  comptait  sur  la  communion  de  Rousseau  pour 
préparer  son  retour  à  Genève.  Il  est  certain  qu'on 
manœuvra  dans  ce  sens ,  et  peut-être  aurait-on 
réussi,  si  le  principal  intéressé  s'était  prêté  aux  bons 
offices  de  ses  amis.  «  Des  foules  de  Genevois,  dit- 
il  ,  sont  accourus  à  Motiers ,  m'embrassant  avec 
des  larmes  de  joie,  et  appelant  hautement  M.  de 
Montmolliu  leur  bienfaiteur  et  leur  père.  Il  est 
même  sûr  que  cette  affaire  aurait  des  suites,  pour 
peu  que  je  fusse  d'humeur  à  m'y  prêter2.  » 

Deluc,le  plus  ardent  des  amis  de  Rousseau,  avait 
tout  un  plan  à  ce  sujet.  Plus  de  quatre  cents  ci- 
toyens et  bourgeois  s'étant  abstenus  de  voter  aux 
élections  des  magistrats,  «  Je  n'ignore  pas,  écrivit 
Deluc,  que  la  violation  de  nos  lois  à  votre  égard 
en  est  le  principal  motif.  J'ai  vu  MM.  les  syndics, 


1 .  Lettres  de  Mm°  de  Boufflers 
à  Rousseau,  22  octobre,  10  no- 
vembre, 15  décembre  1762;  Ré- 
ponses de  Rousseau ,  30  octobre 


et  26  novembre  1762.  Conf., 
1.  XII.  —  2.  Lettre  à  flf™»  de 
Boufflers,  30  octobre  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSI' AU.  231 

que  j'ai  trouvés  disposés  à  concourir  à  mes  vues, 
pourvu  que  je  leur  remette  les  raisons  de  Mons:eur 
votre  pasteur,  qui  Tout  déterminé  à  vous  admettre 
à  la  sainte  Cène...  Je  leur  remettrai  la  lettre  de 
M.  le  professeur  de  Moutinollin  ,  et  je  ne  doute 
pas  qu'ils  ne  soient  satisfaits...  Si  mon  plan  réus- 
sit, comme  je  l'espère,  vous  viendrez  alors  à 
Genève...  Dès  que  vous  seriez  arrivé,  nous  irions 
ensemble  chez  M.  le  premier  syndic,  auquel  vous 
diriez  ce  que  vous  jugeriez  à  propos.  Vous  com- 
munieriez à  Noël;  huit  jours  après,  vous  donneriez 
votre  suffrage  au  Conseil  général,  pour  l'élection 
de  MM.  les  syndics  ,  sans  aucune  formalité  préli- 
minaire. Par  ce  moyen,  vous  seriez  réhabilité,  et 
vos  envieux  auraient  la  bouche  fermée1.  »  D'autres 
engageaient  Jean-Jacques  à  venir  et  à  se  présenter, 
entouré  de  ses  amis,  dans  la  pensée  que  le  Conseil 
n'oserait  jamais  l'expulser;  ou  bien,  comme  Moul- 
tou  ,  voulaient  qu'il  donnât  des  explications.  On  sait 
la  manière  dont  il  répondait  à  ces  ouvertures.  Le 
pays,  au  fond,  était  très  divisé.  Voltaire  avait  de 
nombreux  partisans,  surtout  dans  l'aristocratie; 
plusieurs  cependant,  même  parmi  les  membres  des 
Conseils,  ne  voyaient  pas  sans  inquiétude  les  con- 
séquences possibles  de  ces  conflits  et  n'auraient  pas 
été  fâchés  de  rouvrir  la  porte  à  leur  illustre  conci- 
toyen. A  une  condition  toutefois,  c'est  qu'il  ferait 
quelque  soumission,  ou  au  moins,  donnerait  des 
explications.  Quel  est  le  tribunal  qui  consent  à  se 
déjuger  sans  nouveaux  motifs?  Quant  au  peuple,  il 
tenait    franchement    pour   Jean-Jacques     Entre   les 


1.  Lettre  de  De  lue  à  Rousseau,    j    Maugras,  ch.  xi. 
23    novembre    1762.    Voir    G. 


232  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

deux,  le  clergé,  qui  était  à  la  fois  peuple  et  aristo- 
cratie ,  qui  avait  une  mission  de  paix ,  aurait  voulu 
la  conciliation.  >Tous  savons  que,  parmi  les  pasteurs, 
il  y  en  avait  que  les  idées  religieuses  de  Rousseau 
n'offusquaient  qu'à  moitié  :  n'étaient-ils  pas  couverts 
par  Montmollin,  le  propre  pasteur  de  Jean-Jacques? 
Du  reste ,  comme  on  n'avait  guère  qu'à  choisir  entre 
l'impiété  de  Rousseau  et  celle  de  Voltaire,  il  ne 
pouvait  y  avoir  d'hésitation.  Voltaire  lui-même,  avec 
sa  légèreté  habituelle,  aurait  assez  facilement  pris 
son  parti  du  retour  de  son  adversaire.  Il  s'y  était 
attendu  dès  le  principe.  «  Jean- Jacques  reviendra, 
avait-il  dit.  Les  syndics  lui  diront  :  Monsieur  Rous- 
seau, vous  avez  mal  fait  d'écrire  ce  que  vous  avez 
écrit;  promettez  de  respecter  à  l'avenir  la  religion 
du  pays.  Jean-Jacques  le  promettra ,  et  peut-être 
il  dira  que  l'imprimeur  a  ajouté  quelques  pages  à 
son  livre1.  »  Mais  précisément  Jean-Jacques  ne  voulait 
entendre  parler  ni  de  rétractation,  ni  de  promesses, 
ni  de  soumission  d'aucune  sorte.  Ses  amis  s'y  étaient 
employés,  mais  en  vain.  Il  en  revenait  toujours  à 
son  refrain  :  «  Depuis  quand  est-ce  à  l'offensé  de 
demander  excuse?  Que  l'on  commence  par  me  faire 
la  satisfaction  qui  m'est  due;  je  tâcherai  d'y  répondre 
convenablement2.  »  On  était  loin  de  s'entendre. 

Cependant  Jean-Jacques  n'avait  pas  attendu  ces 
satisfactions,  qui  ne  devaient  jamais  arriver,  pour 
préparer  sa  défense.  L'idée  lui  en  avait  été  suggérée 
par  Moultou  3.  Il  est  vrai  de  dire  que  d'abord  il  la 
rejeta  vivement  4.  Moultou  s'était  alors  offert  à  faire 


1.  Lettre  de  Moultou  à  Rous-  j  Moultou  à  Rousseau,  22  juin  et 
seau,  7  juillet  1762.  —  2.  Lettre  |  1er  juillet  1762.  —  4.  Lettre  à 
à  M.  X.,   1763.    —  3.  Lettres  de   \   Moultou,  6  juillet  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  233 

lui-même  le  travail,  à  la  condition  que  Rousseau 
lui  donnerait  un  canevas1.  Celui-ci,  que  son  expul- 
sion du  canton  de  Berne  rendait  plus  accommodant, 
accepta  l'offre  de  Moultou,  mais  refusa  de  lui  don- 
ner le  canevas  demandé,  quoique  certainement  la 
lettre  qu'il  écrivit  à  Marcet,  sous  le  couvert  de  Moul- 
tou lui-même,  en  pût  bien  tenir  lieu.  On  la  croirait 
rédigée  par  un  vieux  procureur  chicanier.  Jean- 
Jacques  y  réduit  ses  moyens  de  défense  à  six  chefs  : 
1°  Sa  Profession  de  foi  est-elle  si  évidemment  con- 
traire à  la  religion  établie  à  Genève,  qu'on  ait  pu 
se  dispenser  de  consulter  les  théologiens?  2°  Jean- 
Jacques  Rousseau  est-il  l'auteur  du  livre  qui  porte 
son  nom?  Comment  s'est-on  dispensé  de  le  lui  de- 
mander? 3°  Le  Parlement  de  Paris,  prétendant  que 
le  livre  a  été  imprimé  à  Paris,  a,  par  une  procé- 
dure irrégulière,  décrété  l'auteur  sans  l'entendre; 
le  Conseil  de  Genève  n'a  pas  même  ce  prétexte. 
4°  La  Profession  de  foi  est- elle  l'expression  des  sen- 
timents de  Rousseau  ,  ou  la  citation  d'un  écrit  dont 
il  se  fait  simplement  l'éditeur?  o°  A  l'égard  du  Con- 
trat social ,  si  l'on  admet  avec  l'auteur  qu'une  reli- 
gion est  toujours  nécessaire  à  la  bonne  constitution 
d'un  Etat,  se  trouve-t-on  obligé  d'en  conclure  que 
le  Christianisme  est  cette  religion  indispensable  à 
toute  bonne  législation  civile?  Ne  peut-on  pas  re- 
garder par  exemple  Sparte  et  Athènes  comme  ayant 
été  bien  constituées,  quoiqu'elles  n'aient  pas  cru 
en  Jésus-Christ?  Et  si  l'auteur  s'est  trompé  à  cet 
égard,  a-t-il  commis  un  crime  punissable,  une  hé- 
résie, ou  une  erreur  politique?  6°  Ses  deux  grands 
principes  de  gouvernement  sont  que,  légitimement, 

1.  Lettre  de  Moultou  à  Rousseau,  9  juillet  1762. 


234 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


la  souveraineté  appartient  toujours  au  peuple,  et  en 
second  lieu,  que  le  gouvernement  aristocratique  est 
le  meilleur  de  tous  :  que  peut-on  trouver  à  Genève 
de  blâmable  à  ces  deux  principes  '  ? 

Moultou  se  mit  au  travail  en  tremblant.  Il  savait 
qu'il  n'était  pas  toujours  facile  de  servir  son  ami. 
Rousseau,  tout  en  répétant  qu'il  ne  voulait  rien  dire, 
ne  lui  ménageait  ni  les  avertissements,  ni  les  en- 
couragements. «  Je  ne  veux  point  voir  votre  ouvrage, 
disait- il,  mais  je  dois  vous  avertir  que  si  vous 
l'exécutez  comme  j'imagine,  il  immortalisera  votre 
nom.  Mais  vous  serez  un  homme  perdu2.  »  L'œu- 
vre n'allait  pas  vite.  En  octobre,  elle  était  à  peine 
commencée3;  en  novembre,  il  était  question  de  l'a- 
bandonner4. Cependant,  le  25  novembre,  Moultou 
veut  envoyer  ce  qu'il  a  fait  ;  mais  Jean-Jacques  ne 
veut  rien  voir5.  Enfin,  quand  le  mémoire  fut  fini, 
on  renonça  à  l'imprimer.  D'autres  événements  étaient 
survenus  et  Rousseau  s'était  lui-même  chargé  de  sa 
défense  6. 

Quant  à  Moultou,  ce  qu'il  y  gagna,  ce  fut  de  se 
faire  exclure  de  la  compagnie  des  pasteurs.  Il  est 
vrai  que  lui-même  désirait  la  quitter.  On  aurait 
toléré  son  amitié  pour  Rousseau;  on  ne  supporta 
pas  la  façon  compromettante  et  souvent  peu  ortho- 
doxe   dont   il    la    manifestait 7.    Mais    il    n'eut    pas 


1.  Lettre  à  Marcet,  24  juillet 
1 762.-2.  Lettre  à  Moultou,  1 1  juil- 
let 1 762.  Voir  aussi  les  lettres 
du  lo,  du  24  juillet  et  du 
10  août,  et  celle  de  Moultou  à 
Rousseau  du  21  août  1762.  — 
3.  Lettre  à  Moultou,  8  octobre 
1762.  —  4.  Lettre  de  Moultou  à 
Rousseau,  9  novembre,  et  Ré-. 


ponse,  13  novembre  1762.  — 
5.  Lettre  de  Moultou,  25  novem- 
bre 1762.  —  6.  Lettre  de  Moul- 
tou à  Rousseau,  4  janvier,  et  Ré- 
ponse, 17  janvier  1763.  —  7. 
Lettres  de  Moultou  à  Rousseau, 
16  novembre  1762,13  avril  1763; 
de  Rousseau  à  Moultou,  19  dé- 
cembre 1762,  18  avril  1763. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 


235 


même  la  reconnaissance  de  l'homme  pour  qui  il 
faisait  tant  de  sacrifices,  y  compris  celui  de  son  de- 
voir. Les  deux  amis  furent  plus  d'un  an  sans  s'é- 
crire. Les  motifs  de  cette  interruption  de  correspon- 
dance ne  sont  pas  bien  connus.  On  a  dit  que  Moul- 
tou  s'était  offensé  de  certains  reproches  blessants 
de  Rousseau.  On  peut,  en  tout  cas,  affirmer  sans 
témérité  que  la  faute  n'en  fut  pas  à  Moultou.  Ce  fut 
lui  pourtant  qui  revint  le  premier,  et  au  moment  où 
parurent  les  Lettres  de  la  Montagne,  c'est-à-dire 
dans  une  circonstance  où  son  admiration  dut  être 
tempérée  par  bien  des  réserves,  Moultou  se  livra 
avec  abandon  et  simplicité;  l'autre  se  montra  méti- 
culeux et  déclamateur. 

Ici,  comme,  du  reste,  dans  presque  toutes  ses  ami- 
tiés, Jean-Jacques  n'eut  pas  le  beau  rôle1.  Un  peu 
plus  tard,  il  eut  pourtant  un  bon  mouvement.  «  Je 
sens,  écrivit-il  à  Moultou,  le  prix  de  ce  que  vous 
avez  fait  pendant  que  nous  ne  nous  écrivions  plus. 
Je  me  plaignais  de  vous,  et  vous  vous  occupiez  de 
ma  défense.  On  ne  remercie  pas  de  ces  choses-là, 
on  les  sent;  on  ne  fait  point  d'excuses,  on  se  cor- 
rige 2.  » 


IV 


La  vraie   défense  de  Rousseau  est  dans  sa  Lettre 
à  V Archevêque  de  Paris  3. 

Les   réfutations  de  Y  Emile   pleuv  aient  de   toutes 


1 .  Lettre  de  Moultou  à  Rous- 
seau, 23  novembre  1764,  et  Ré- 
ponse de  Rousseau,  7  janvier 
1765.  —  2.  Lettre  à  Moultou, 
9  mars  176o.—  3.  Jean-Jacques 


Rousseau,  citoyen  de  Genève,  à 
Christophe  de  Beaumont,  arche- 
vêque de  Paris,  daté  du  18  no- 
vembre 1762. 


236  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

parts.  Rousseau  ne  pouvait  ni  ne  voulait  répondre 
à  tout  le  monde;  il  était  bon  néanmoins  qu'il  répon- 
dit à  quelqu'un.  En  homme  qui  n'entend  pas  se  dé- 
rober et  ne  redoute  pas  le  combat,  il  choisit,  parmi 
ses  adversaires,  celui  qu'il  jugea  le  plus  digne  de 
ses  coups,  l'Archevêque  de  Paris.  Il  pouvait,  dit-il 
modestement,  lui  répondre  sans  s'avilir;  c'était  un 
cas  à  peu  près  semblable  à  celui  du  Roi  de  Po- 
logne1. 

Le  Mandement  de  l'Archevêque  de  Paris  n'est  pas 
simplement  une  condamnation  et  un  acte  d'autorité 
épiscopale  ;  il  est  de  plus  un  véritable  traité,  où  l'on 
donne  des  raisons,  où  l'on  discute  des  idées  et  des 
textes.  Il  n'est,  il  est  vrai,  ni  aussi  profond  que  la 
réfutation  de  Gerdil,  ni  aussi  complet  que  celle  de 
l'Evèque  du  Puy;  mais  outre  sa  valeur  intrinsèque, 
qui  est  très  grande  aussi,  il  emprunte  à  la  situation 
et  à  la  personne  de  Christophe  de  Beaumont  une 
importance  dont  il  faut  tenir  un  compte  sérieux. 
Christophe  de  Beaumont  était,  en  effet,  par  ses  qua- 
lités personnelles,  par  sa  modération  et  sa  sagesse, 
par  son  orthodoxie  et  son  savoir,  par  la  sainteté  de 
sa  vie  et  la  pureté  de  ses  mœurs,  éminemment  pro- 
pre à  faire  goûter  sa  doctrine.  Jean-Jacques  lui- 
même  lui  rend  justice  à  cet  égard  et  déclare  qu'il 
l'a  toujours  estimé,  tout  en  plaignant  son  aveugle- 
ment. 

Rousseau  appartenant  au  culte  protestant,  l'Ar- 
chevêque eut  le  bon  goût  de  ne  pas  le  traiter  en 
catholique.  Il  était  facile  d'ailleurs  de  ne  lui  oppo- 
ser que  des  raisons  et  des  textes  également  accep- 
tés par  les  catholiques  et  les  protestants,  et  ses  con- 

1.  Confessions,  1.  XII. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  237 

damnations  à  Genève,  à  Berne,  en  Hollande,  à  Neu- 
chàtel,  montrent  suffisamment  qu'il  s'attaquait  au 
christianisme  tout  entier.  Rousseau  n'en  parait  pas 
moins  fort  surpris  qu'un  évè  jue  catholique  se  per- 
mette de  juger  un  auteur  protestant;  comme  il  l'a- 
vait été  qu'un  parlement  français  jugeât  un  citoyen 
de  Genève.  D'où  il  faut  conclure  apparemment  que 
le  titre  d'étranger  est  un  brevet  universel  d'impu- 
nité. 

En  général,  Rousseau  aime  à  parler  de  lui.  Mis 
directement  en  cause  et  appelé  à  défendre  ses  opi- 
nions et  sa  personne,  il  avait  là  une  bonne  occasion 
de  satisfaire  son  goût.  Il  l'ait  l'histoire  de  sa  vie  ;  il 
se  pose  en  victime  ;  on  a  abusé  contre  lui  de  toutes 
les  règles  de  la  justice;  on  l'a  mal  connu,  mal  jugé, 
on  a  voulu  le  déshonorer;  on  l'a  outragé,  injurié, 
calomnié.  Qu'on  lise  ses  livres,  et  il  sera  justifié.  A 
l'entendre,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  respire  les 
plus  pures  maximes  de  la  vertu  et  de  la  religion.  Il 
est  chrétien  ;  chrétien  de  Jésus-Christ  et  non  des 
prêtres;  chrétien  des  devoirs  et  non  des  dogmes. 

Il  s'élève  avec  indignation  contre  le  reproche  de 
mensonge  et  de  mauvaise  foi  que  l'Archevêque  lui 
a  adressé  à  plusieurs  reprises.  C'est  alors  surtout 
qu'il  devient  éloquent.  Et  à  propos  de  YÉmile  : 
«  Quand  j'aurais  eu  tort  dans  quelques  endroits, 
dit-il;  quand  j'aurais  eu  toujours  tort,  quelle  indul- 
gence ne  méritait  point  un  livre  où  l'on  sent  par- 
tout, même  dans  les  erreurs,  même  dans  le  mal  qui 
peut  y  être,  le  sincère  amour  du  bien  et  le  zèle  de 
la  vérité?...  Eli!  quand  il  n'y  aurait  pas  un  mot  de 
vérité  dans  cet  ouvrage,  on  en  devrait  honorer  et 
chérir  les  rêveries  comme  les  chimères  les  plus 
douces  qui  puissent  flatter  et  nourrir  le  cœur  d'un 


238  LA.    VIE    ET   LES    ŒUVRES 

homme  de  bien.  Oui,  je  ne  crains  point  de  le  dire, 
s'il  existait  en  Europe  un  seul  gouvernement  dont 
les  vues  fussent  vraiment  utiles  et  saines,  il  eût 
rendu  des  honneurs  publics  à  l'auteur  d'Emile  et 
lui  eût  élevé  des  statues  l.  » 

Voltaire  et  autres  jasèrent  beaucoup  de  cette  der- 
nière phrase.  Jean- Jacques  avait  déjà  dit  :  «  Qui- 
conque ne  se  passionne  pas  de  moi  n'est  pas  digne 
de  moi2_,  »  mais  au  moins  ces  mots,  adressés  à  une 
dame  entichée  de  lui,  n'étaient  pas  destinés  au 
public. 

Le  trait  de  la  fin  montre  assez  que  le  commence- 
ment n'est  que  fausse  modestie.  Il  ne  faut  pas 
croire,  en  effet,  que  Rousseau  soit  disposé  à  recon- 
naître des  doctrines  erronées  ou  dangereuses  dans 
son  livre  ;  il  est,  au  contraire,  très  résolu  à  en  sou- 
tenir toutes  les  idées,  et  souvent  à  les  accentuer.  Il 
tiendra  toujours  la  Profession  de  foi,  notamment, 
«  pour  l'écrit  le  meilleur  et  le  plus  utile  dans  le 
siècle  où  il  l'a  publié.  »  «  Je  croirai  vous  avoir  bien 
répondu,  dit-il,  si  je  prouve  que,  partout  où  vous 
m'avez  réfuté,  vous  avez  mal  raisonné,  et  que,  par- 
tout où  vous  m'avez  insulté,  vous  m'avez  calomnié.» 
Son  principe  fondamental  est  que  l'homme  est  natu- 
rellement bon ,  il  n'a  garde  de  l'abandonner  ;  on 
l'accuse  de  nier  le  péché  originel,  il  s'en  fait  gloire; 
on  l'accuse  de  ne  pas  expliquer  la  nature  humaine, 
le  vice,  le  péché,  la  méchanceté  des  hommes 
devenus  grands  et  réunis  en  société;  il  répond  qu'il 
est  le  seul  à  rendre  compte  de  ces  choses  conve- 
nablement. Peu  lui    importent  le  rhéteur  Augustin 

1.  J.-J.  Rousseau  à  Christophe   I    2.  Lettre  à  M">e  Lalour,  26  sep- 
de  Beaumont,   vers  la  lin.    —  |    tembre  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  239 

et  les  théologiens  ;  il  est  d'accord  avec  l'expérience 
et  la  raison,  sinon  avec  l'Ecriture.  Toute  méchan- 
ceté venant,  selon  lui,  du  dehors,  il  suffit  de  fermer 
la  porte  au  vice  pour  l'empêcher  d'entrer  jamais 
dans  le  cœur  de  l'homme.  D'autres  ont,  disent-ils, 
fortifié  le  cœur  contre  les  passions  ;  il  a  fait  mieux, 
il  a  empêché  les  passions  de  naître. 

11  n'est  pas  jusqu'à  ses  doutes,  auxquels  il  ne  tienne 
comme  à  des  dogmes.  En  matière  grave,  quand  on 
doute,  c'est  le  cas  de  s'instruire,  afin  de  parvenir  à 
la  certitude  ;  mais  Rousseau  ne  douterait-il  point 
parce  qu'il  veut  douter?  Ou  plutôt,  ses  objections, 
présentées  sous  forme  de  doutes,  ne  seraient-elles 
pas  des  moyens  de  faire  passer  des  erreurs  très 
positives? 

Et  puis,  il  dit  après  cela  :  je  suis  chrétien  ;  je 
suis  chrétien  protestant  ;  il  a  pour  lui  son  propre 
pasteur,  lequel,  soit  dit  en  passant,  dut  être  assez 
embarrassé  des  éloges  qu'il  reçut  de  Rousseau  en 
cette  circonstance  *.  Mais  ne  peut-on  pas  lui  ré- 
pondre avec  Vernes,  qui  était  protestant  aussi  :  Non, 
vous  n'êtes  pas  chrétien!  Malheureux,  si  vous  étiez 
chrétien,  diriez-vous  du  christianisme  tout  le  mal 
que  vous  en  dites? lui  contesteriez-vous  ses  preuves 
les  plus  évidentes,  les  miracles  et  le  témoignage 
des  hommes?  l'accuseriez-vous  d'être  sans  influence 
sur  la  conduite,  sans  lien  manifeste  avec  le  bonheur 
de  la  société?  diriez-vous  que  la  morale  est  tout,  et 
la  croyance  rien?  parleriez-vous  comme  vous  le 
faites  de  toutes  les  religions  révélées?  affirmeriez- 
vous  que ,  parmi  les  religions  qui  sont  ou  ont  été 
dominantes,  il  n'y  en  a  pas  une  qui  n'ait  fait  à  l'hu- 

1.  Lellre  à  Montmollin,  28  mars  1763. 


240  LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

inanité  des  plaies  cruelles?  remettriez-vous  le  culte 
aux  mains  du  souverain,  et  en  feriez-vous  simplement 
une  affaire  de  police?  voudriez- vous  vous  en  tenir 
à  la  seule  religion  naturelle;  et  encore...?  Vôtre 
religion  universelle,  composée  de  quelques  articles, 
est-ce  là  tout  le  christianisme?  Votre  indifférence 
entre  les  divers  cultes,  est-ce  le  christianisme?  Mais 
non;  l'archevêque  de  Paris  n'est  pas  chrétien,  les 
saints  Pères,  les  théologiens,  les  prêtres,  les  fidèles, 
tous  ceux  qui  ont  étudié,  professé,  prêché  le  chris- 
tianisme ne  sont  pas  chrétiens!  Nul,  sauf  Rousseau, 
n'entend  et  n'a  jamais  entendu  le  vrai  christianisme; 
Rousseau  seul  est  chrétien! 

Il  faut  voir  comme  il  donne  à  l'archevêque  des 
leçons  de  religion  ;  comme  il  prétend  le  convaincre 
d'être  aussi  peu  fidèle  à  l'esprit  du  christianisme 
qu'aux  maximes,  et  surtout  à  la  pratique  de  la  vraie 
religion  de  charité,  dont  lui,  Rousseau,  est  le  doc- 
teur et  l'apôtre. 

Tl  ne  se  contente  pas  en  effet  de  se  défendre,  et 
n'est  pas  embarrassé  de  porter  l'attaque  dans  le 
camp  ennemi.  Mais,  qu'il  attaque  ou  se  défende, 
il  montre  les  qualités  du  polémiste  le  plus  con- 
sommé. On  peut  lui  reprocher,  comme  toujours, 
d'abuser  du  paradoxe  ;  mais  ses  sophismes  sont  pré- 
sentés avec  tant  d'art  qu'il  était  difficile  d'avoir  tort 
avec  des  apparences  plus  complètes  de  sincérité,  et 
même  de  vérité. 

On  a  dit  que  l'archevêque,  en  voyant  la  Lettre, 
fut  attéré  du  coup  qu'il  avait  indiscrètement  pro- 
voqué ;  qu'il  cessa  de  parler  de  Rousseau,  et  que, 
s'il  en  disait  quelques  mots,  c'était  pour  faire  l'éloge 
de  son  caractère  et  de  ses  vertus  '.  Ce  fait,  qui  n'est 

1.  Note  de  l'édition  Poinçot. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  241 

fondé  sur  rien,  est  contredit  par  la  vie  tout  entière 
de  Christophe  de  Beaumont.  L'évêque  qui  ne  cessa 
de  combattre  les  jansénistes,  le  Parlement,  Mmc  de 
Pompadour,  les  incrédules;  qui  ne  recula,  quand  il 
s'agissait  du  devoir  et  de  l'honneur  de  la  religion, 
ni  devant  les  menaces,  ni  devant  les  exils  répétés, 
n'était  pas  l'homme  à  se  laisser  effrayer  par  le  phi- 
losophe de  Genève.  Il  en  avait  vu  bien  d'autres.  Ne 
serait-ce  pas  au  contraire  Rousseau  qui  aurait  été 
effrayé  du  tort  que  pouvait  lui  causer  la  condamna- 
tion d'un  prélat  universellement  respecté,  et  à  qui 
Grimm  lui-même  ne  pouvait  refuser  son  estime1? 
Si  Jean-Jacques  lui  répondit  et  ne  répondit  qu'à 
lui,  c'est  apparemment  qu'il  le  jugea  plus  redou- 
table que  les  autres.  Il  voulut  faire  croire  que 
l'œuvre  signée  par  l'archevèqi*e  n'était  pas  son 
œuvre,  mais  lui  avait  été  soufflée  et  imposée,  c'était, 
il  n'en  faut  pas  douter,  afin  d'en  diminuer  l'effet. 

—  M.  de  Beaumont  est  trop  bon,  dit-il,  pour  avoir 
voulu  m'offenser  ;  mais,  quelque  bon  qu'il  fût,  il  ne 
pouvait  se  dispenser  de  donner  à  son  diocèse  un 
pareil  mandement  après  le  procédé  du  Parlement1. 

—  Qui  ne  sait  au  contraire  que  Christophe  de  Beau- 
mont, loin  de  se  mettre  à  la  remorque  du  Parle- 
ment, résista  toute  sa  vie  à  ses  tendances  jansé- 
nistes? 

Quand  Rousseau  fut  décidé  à  écrire  sa  Lettre ,  il 
oublia  la  fière  déclaration  qu'il  avait  faite  jadis  de 
ne  jamais  se  faire  imprimer  en  Hollande,  et  il 
s'adressa   à  Rey  pour  l'impression.    Ses  premières 


1.  Corresp.  littér.,  1er  sep- 
tembre 1763.  —  2.  Lettre  d'un 
jeune  homme-  à  son  père,  Bibl. 
univers,  de  Genève,  1er  jan- 


vier 1836.  Voir  aussi  :  Chris- 
tophe de  Beaumont,  par  le 
P.  Regnault,  S.  J.,  t.  II,  1882. 


L6 


242  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

ouvertures  datent  du  16  novembre  J762;  il  promet- 
tait que  l'ouvrage  serait  prêt  vers  les  Rois.  Il  ne 
faut  donc  pas  trop  s'attacher  à  la  date  du  12  no- 
vembre 1762  qu'il  lui  donne.  Au  12  novembre,  il  ne 
l'avait  pas  même  fini,  et  il  ne  le  fit  paraître  que 
dans  le  mois  de  mars  suivant.  Comme  toujours,  il 
fit  à  l'imprimeur  force  recommandations,  lui  demanda 
le  plus  grand  secret;  mais,  contrairement  à  son 
habitude,  il  fit  peu  de  corrections  et  de  cartons,  et 
fut  assez  satisfait  de  l'exécution.  Afin  d'escompter, 
en  quelque  sorte,  les  contrefaçons,  que  rien  ne  pou- 
vait empêcher,  il  engagea  Rey  à  s'arranger  avec 
deux  ou  trois  libraires  étrangers,  qui  tireraient  en 
même  temps  que  lui  et  sur  ses  propres  feuilles  ; 
mais  Rey  ne  parait  pas  avoir  goûté  ce  conseil  '. 

La  Lettre  à  Christophe  de  Beaumont  faisait  double 
emploi  avec  le  travail  de  défense  que  préparait 
Moultou.  Cependant,  à  la  fin  de  décembre,  il  était 
encore  question  de  le  faire  imprimer  ;  mais  on  ne 
tarda  pas  à  y  renoncer.  Du  reste,  on  dirait  que 
Rousseau  hésitait  à  faire  paraître  son  propre  livre. 
11  chercha  même  à  en  arrêter  la  publication,  mais  il 
était  trop  tard.  «  Je  trouve,  écrivait-il  à  Rey,  mon 
ouvrage  peu- digne  de  l'impression.  Les  disgrâces 
ont  achevé  de  m'ôter  le  peu  de  génie  qui  me 
restait...  Je  l'ai  fait  trop  à  la  hâte...  Quand  on  parle 
de  soi,  il  n*est  pas  permis  de  s'animer  et  de  s'em- 
porter, comme  quand  on  défend  en  général  la  cause 
des  mœurs  et  de  la  justice  ;  cela  fait  aussi  qu'on  est 
froid  en  voulant  être  modéré...  Comme  l'Arche- 
vêque ne   peut  s'offenser  d'une   défense  aussi  hon- 

1.  Voir  les  Lettres  de  Rousseau  I    du  28  mars  1703. 
à  Rey,  du  16  novembre  1762  et  ! 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  243 

note  et  modérée,  cet  ouvrage  ne  peut  compromettre 
ni  vous  ni  moi1.  »  Rousseau,  bien  entendu,  ne 
croyait  pas  un  mot  de  ce  qu'il  disait  là.  Il  savait, 
mieux  que  personne,  qu'il  n'était  ni  froid  ni  plat,  et 
il  n'était  pas  homme  non  plus  à  se  priver,  sous  pré- 
texte de  modération,  de  n'importe  lequel  de  ses 
moyens.  Comme  l'a  dit  d'Alembert,  aucune  consi- 
dération de  convenance  ou  d'opinion  ne  l'a  jamais 
arrêté  ;  il  s'est  mis  à  son  aise  -avec  le  public  de  tous 
les  rangs  et  de  toutes  les  espèces,  et  cette  liberté 
lui  a  donné  un  prodigieux  avantage2.  L'injure  gros- 
sière n'entrait  pas,  il  est  vrai,  dans  ses  allures; 
mais  grossièreté  n'est  pas  force,  et  sa  polémique, 
pour  être,  en  général,  de  forme  à  peu  près  conve- 
nable, n'en  était  pas  moins  puissante.  Il  se  croit 
modéré!  Qu'aurait-il  donc  fait,  s'il  ne  l'avait  pas 
été?  Le  fait  est  qu'il  n'a  rien  négligé  pour  accabler 
son  adversaire,  ni  les  raisons  bonnes  ou  mauvaises, 
ni  les  raisonnements  captieux,  ni  les  railleries,  ni 
les  personnalités  blessantes.  Tout  le  inonde  ne  le 
jugea  pas  si  modéré.  Si  Mme  de  Yerdelin  et  le  curé  de 
Grosley  approuvèrent  sa  lettre3,  Mme  de  Chenon- 
ceaux  la  trouva  bien  vive  4  ;  Dupeyrou  en  conclut 
que  le  métier  d'auteur  est  incompatible  avec  la 
bonhomie5,  et  Moultou,  malgré  son  admiration,  y 
releva  un  mot  par  trop  blessant6.  Enfin,  le  Gouver- 
nement en  empêcha    rigoureusement  l'introduction 

1.  Lettres  à  Rey,   29  janvier    |    1703.  —  4.  Lettre  de  Mme  de  Che- 
et  5  février  17G3.  Voir  aussi,    !    nonceaux  à  Rousseau,  octobre 


Lettres  à  Moultou,  26  février  ;  à 
M.  X.,  8  mars  ;  à  Mme  Verde- 
Un,  10  avril  1763.  —  2.  D'Alem- 
bert, Jugement  sur  Emile.  — 
3.  Lettres  de  Mm*  Verdelin  à 
liousseaii,  14  mai  et    12  juin 


1703.  —  5.  Lettre  de  Dupeyrou  à 
D'Eschemy,  citée  dans  le  livre 
de  Rousseau  et  les  philosophes , 
ch.  XIX.  —  6.  Lettre  de  Moultou 
à  Rousseau,  30  mars  1763. 


244  LA    VIE    ET    LKS    ŒUVRES 

en  France.  On  prétend  que  l'exemplaire  envoyé  à 
Malesherbes ,  que  celui  même  qui  était  destiné  à 
l'Archevêque  de  Paris  furent  arrêtés  à  la  poste ,  de 
sorte  que.  dans  les  premiers  temps,  l'ouvrage  ne  se 
propagea  qu'en  cachette1.  Genève  se  montra  égale- 
ment sévère  et  se  trouva  par  là  entraînée  à  pros- 
crire aussi  d'autres  livres.  Voltaire  s'en  plaint  amè- 
rement. «  Voilà,  dit-il,  ce  que  nous  a  valu  Jean- 
Jacques  avec  sa  lettre  à  Christophe.  Ce  polisson 
insolent  gâte  le  métier  2.  »  .Moultou  affirme  cepen- 
dant que  le  représentant  de  la  France  ohtint  bien 
qu'on  défendit  d'imprimer  la  lettre,  mais  non  qu'on 
empêchât  de  la  vendre  ;  on  en  vendit  en  effet  cin- 
quante  exemplaires  en  un  jour3.  Genève  n'avait  pas 
d'ailleurs  les  mêmes  motifs  que  Paris  d'agir  à  la 
rigueur,  et  l'on  n'y  voyait  pas  de  mauvais  œil  les 
attaques  adressées  à  un  évêque  catholique.  Moultou 
comptait  sur  cet  ouvrage  pour  montrer  que  son  ami, 
en  détruisant  le  catholicisme,  respectait  les  points 
fondamentaux  du  Christianisme.  11  lui  en  exprima 
sa  satisfaction  et  l'assura  que  ses  partisans  triom- 
phaient ;  ce  qui  prouve  assurément  qu'ils  n'étaient 
pas  difficiles.  Yernet  "lui-même  déclara  que  Rousseau 
était  chrétien,  et  que  c'était  sans  le  vouloir  qu'il 
avait  fourni  des  armes  aux  incrédules4.  «  Venez, 
disait  Moultou,  et  vous  finirez  tout.  »  En  somme,  il 
ne  finit  rien  du  tout;  les  partis  restèrent  divisés, 
et  Jean-Jacques  était    plus    dans  le    vrai  quand  il 


l.Corresp.  litlèr.,\eT  mai  1763. 

—  Bachaumont,   7  mai  1763. 

—  Lettre    de   Rousseau    à   lie  y, 
28  mars   1763.   —  2.  Lettres  de 


à  Mormon  le! ,  19  juin  1763.  — 
3.  Lettre  de  Moultou  à  Rousseau, 
19  mars  1763.  —  4.  Lettres  de 
Moultou  à  Rousseau,  19,  23,  30 


Voltaire  à  d'Argental,  13  juin;    !   mars,  26  avril,  4  mai  1763. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


245 


disait  que  sa  lettre   n'avait  fait  qu'aigrir  les  Gene- 


vois 


Il  y  gagna  presque  pourtant  le  suffrage  de  Voltaire. 
Voltaire  trouvait  bien  son  amour-propre  révoltant, 
son  titre  :  Jean- Jacques  Rousseau,  citoyen  de  Genève, 
à  Christophe  de  Beaumont ,  d'une  indécence  imper- 
tinente ;  en  fait  de  statues ,  il  ne  lui  en  prédisait 
qu'une,  en  place  de  Grève,  avec  un  écriteau  dans 
le  goût  de  INRI  ;  mais  il  voyait  dans  sa  petite  bro- 
chure de  si  bons  traits,  des  pages  si  sublimes  contre 
cette  sainte  religion,  qu'il  déclarait  professer,  tout 
en  la  couvrant  d'opprobre  et  de  ridicule  !  C'est  Dio- 
gène,  disait-il,  mais,  s'exprimant  quelquefois 
comme  Platon2.  Voltaire  ne  regrette  qu'une  chose, 
c'est  qu'il  ne  soit  pas  de  la  secte.  «  Il  faut,  écrit-il 
à  d'Alembert,  que  vous  entriez  in  nostro  digno  cor- 
pore  /et  qu'ensuite  Diderot  entre;  et,  si  Jean-Jacques 
avait  été  sage,  Jean-Jacques  aurait  entré  ou  serait 
entré  ;  mais  c'est  le  plus  grand  petit  fou  qui  soit  au 
monde.  Il  y  a  des  choses  charmantes  dans  sa  Lettre 
à  Christophe*.  » 

La  Lettre  à  Christophe  de  Beaumont  était  destinée 
à  répondre  aux  adversaires  de  France  ;  les  Lettres 
de  la  Montagne  eurent  pour  objectif  ceux  de  Genève. 
Mais  cet  ouvrage  est  tellement  lié  à  une  série  de 
faits  auxquels  nous  consacrerons  le  prochain  cha- 
pitre, qu'il  vaut  mieux  attendre  ce  moment  pour  en 
parler. 


1.  Lettre  à  Moultou ,  16  avril 
1763.  —  2.  Lettres  de  Voltaire  à 
Helvétius ,  mars  et  1er  mai;  à 


d'Argental,  13  et  25  avril  1763. 
—  3.  Lettre  de  Voltaire  à  d'A- 
lembert, 1er  mai  1763. 


246  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


On  lit  dans  le  Contrat  social^  :  «  Il  est  en  Eu- 
rope un  pays  capable  de  législation,  c'est  File  de 
Corse.  La  valeur  et  la  constance  avec  laquelle  ce 
brave  peuple  a  su  recouvrer  et  défendre  sa  liberté 
mériterait  bien  que  quelque  homme  sage  lui  apprit 
à  la  conserver.  J'ai  quelque  pressentiment  qu'un 
jour  cette  petite  île  étonnera  l'Europe.  »  Or,  par 
une  de  ces  chances  heureuses ,  comme  il  ne  s'en 
rencontre  pas  deux  dans  la  vie  d'un  homme ,  il  se 
trouva  que  ce  rêve  de  Rousseau  allait  se  réaliser  ; 
que  cet  homme  sage,  ce  législateur  d'un  peuple  si 
digne  de  la  liberté  ne  serait  autre  que  lui-même. 
Quelle  gloire!  Quelle  belle  occasion  d'appliquer  ses 
théories!  La  Corse,  après  avoir  secoué  le  joug"  des 
Génois,  était  en  quête  d'une  législation,  et  l'on  allait 
le  prier  d'en  être  le  père.  C'était  sans  doute  la 
phrase  du  Contrat  social  qui  lui  attirait  cet  hon- 
neur 2  ;  cependant  on  s'adressa  aussi  à  Mably,  à 
Diderot,  et  même,  a-t-on  dit,  à  Helvétius.  Diderot 
refusa,  parce  qu'il  jugea  que  l'entreprise  était  au- 
dessus  de  ses  forces3;  Mably  fit  un  travail  assez 
misérable,  que  nous  n'avons  pas  à  juger  ici  ;  Rous- 
seau se  mit  à  l'œuvre,  non  sans  trembler,  mais  afin 
de  répondre  au  moins  par  son  zèle  à  un  si  beau 
dessein. 

Il  est  heureux  et  fier  de  la  mission  qui  lui  in- 
combe et  ne  s'en  défend  pas.  «  Sa  seule  idée,  dit-il, 


1.  L.  II,  ch.  X.  —  2.  Lettre  de   I    1764.    —    3.   BaCHAUMONT,    21 
Buttafuoco  à  Rousseau,  31  août   |    novembre  1764. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


247 


m'élève  l'âme  et  me  transporte...  soyez  sûr  de  moi; 
ma  vie  et  mon  cœur  sont  à  vous1. 

La  nouvelle  des  lauriers  qu'il  allait  cueillir  circula 
rapidement.  Un  peuple  à  instituer  est  un  événement 
assez  rare,  assez  extraordinaire,  assez  glorieux 
pour  commander  l'attention.  Le  public  attendait  le 
nouveau  législateur  à  l'œuvre  2.  Les  amis  ne  lui  mé- 
nagèrent pas  les  encouragements.  Lord  Maréchal, 
le  prince  de  Wirtemberg,  le- comte  de  Zinzindorf, 
Deleyre,  Mme  de  Chenonceaux,  Mma  de  Yerdelin  le 
félicitèrent  à  l'envi3. 

Le  personnage  principal  avec  qui  il  entra  en  re- 
lations dans  cette  circonstance  fut  un  capitaine  corse 
au  service  de  la  France ,  nommé  Buttafuoco.  Un 
commerce  de  lettres  suivi  s'établit  entre  eux4. 
Paoli,  le  libérateur  de  la  Corse,  parut  moins  osten- 
siblement daus  l'affaire;  mais,  s'il  n'en  fut  pas  l'ins- 
pirateur, il  s'y  prêta  au  moins  volontiers.  Sa  corres- 
pondance avec  Rousseau  n'a  pas  été  publiée  et  le 
serait  difficilement  sans  doute  ;  car  la  Bibliothèque 
de  Neuchàtel  n'en  parait  pas  posséder  la  moindre 
trace  ;  d'après  Bachaumont,  un  gentilhomme  anglais 
qui  l'avait  vue,  avait  déclaré  qu'elle  faisait  égale- 
ment honneur  à  l'un  et  à  l'autre5.  Dès  sa  première 
réponse,   Jean-Jacques   fait   ses   conditions,    et   l'on 


1.  Lettres  à  Buttafuoco ,  22 
septembre;  au  prince  de  Wir- 
temberg, 15  novembre;  à  Mi- 
lord  Maréchal,  8  décembre  1 764. 
—  2.  Corresp.  littér.,  1er  no- 
vembre 1764.  —  3.  Lettrées  à 
Rousseau  de  Mme  de  Verdelin, 
6  novembre  ;  du  comte  de  Zin- 
zindorf, 20  novembre;  de  Mme 
de  Chenonceaux, novembre;  du 


prince  de  Wirtemberg ,  réponse 
à  la  lettre  de  Rousseau  du  15  no- 
vembre ;  de  Milord  Maréchal, 
24  décembre  1764;  de  M"">  de 
Verdelin,  8  janvier;  de  Deleyre, 
18  février  1765.  —  4.  Corres- 
pondance de  Rousseau  avec  Butta- 
fuoco, du  31  août  1764  au  19  oc- 
tobre 1765.  —  5.  Bachaumont, 
18  avril  1767. 


248  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

doit  reconnaître  que,  sauf  un  point,  qui,  par  malheur, 
est  un  point  fondamental,  il  pose  convenablement 
la  question  et  saisit  bien  la  difficulté.  Ce  qu'il  ne 
voit  pas,  ce  que  presque  personne  de  son  temps  ne 
voyait,  c'est  qu'une  constitution  ne  se  fabrique  pas 
tout  d'une  pièce ,  comme  une  statue  qu'on  coule 
dans  un  moule,  mais  est  le  résultat  des  mœurs,  des 
traditions,  des  coutumes,  de  toute  la  vie  antérieure 
d'un  peuple.  Dans  ce  sens,  il  n'y  a  pas  de  pays 
neuf,  la  Corse,  pas  plus  qu'un  autre.  Il  semble 
même  que  Rousseau  eut  une  idée  vague  de  cette  vé- 
rité. Il  avait,  il  est  vrai,  contribué  plus  que  per- 
sonne à  accréditer  l'erreur  des  constitutions  à 
priori  ;  mais  que  de  fois  chez  lui  la  pratique  corri- 
gea la  théorie  ! 

Il  faut  avoir  une  bien  grande  confiance  dans  ses 
propres  lumières  et  dans  l'excellence  de  ses  sys- 
tèmes, pour  se  mettre  en  tète  de  donner  des  lois  à 
un  peuple  qu'on  n'a  jamais  vu,  et  dont  on  ne  con- 
naît le  sol  et  les  habitants  que  par  des  cartes,  des 
livres  et  quelques  lettres  de  renseignements.  Tel 
était  le  cas  de  Rousseau.  Il  sent  bien  qu'une  visite 
de  six  mois  l'instruirait  mieux  que  cent  volumes; 
mais,  sans  parler  de  sa  paresse  et  des  fatigues  du 
voyage,  il  ne  sent  pas  moins  qu'il  est  un  penseur  et 
non  un  orateur,  un  homme  d'étude  et  non  un  homme 
d'action  ;  qu'il  est  incapable  de  traiter  une  affaire 
ou  de  dire  deux  mots  en  public.  Il  reconnaît  donc 
qu'il  ferait  en  Corse  une  triste  figure,  et  perdrait,  en  se 
montrant,  tout  son  prestige  et  une  grande  partie  de  sa 
valeur1.  Aussi,  quand  les  circonstances  lui  firent  dé- 
sirer plus  tard  d'aller  demander  aux  Corses  un  asile, 

\ .  Confessions,  1.  XII. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  249 

il  entendit  renoncer  par  là  même  à  la  tache  de  faire 
leur  bonheur.  Il  en  apportait  deux  raisons  :  l'une 
bonne,  c'est  qu'il  diffère  trop  de  vues  avec  eux,  et 
l'autre,  qui  n'est  qu'un  prétexte,  mais  qui  du  reste 
n'a  guère  été  suivie  par  ses  disciples,  c'est  que  ce- 
lui qui  habite  un  pays  ne  doit  jamais  se  mêler  «  de 
censurer,  de  critiquer  ou  de  réformer  en  aucune  ma- 
nière son  gouvernement1.   » 

Quand  on  se  pose  en  émule  des  Lycurgue  et  des 
Solon,  on  devrait  demeurer  dans  les  régions  se- 
reines de  la  pensée  ;  mais  il  était  dit  que  le  carac- 
tère personnel  et  soupçonneux  de  Jean-Jacques  ne 
manquerait  pas  une  fois  de  jeter  sa  note  discor- 
dante au  milieu  de  ses  conceptions.  Buttafuoco 
était  officier  au  service  de  la  France  et  faisait  de 
temps  à  autre  des  voyages  à  Versailles  :  premier 
sujet  d'inquiétude.  Buttafuoco  n'était-il  point  l'agent 
de  Choiseul,  chargé  par  lui  de  l'espionner  et  de  le 
compromettre?  D'un  autre  côté,  le  traité  de  la 
France  avec  Gènes  et  l'envoi  dans  l'ile  de  troupes 
françaises  ne  lui  disaient  rien  de  bon.  Buttafuoco 
le  rassurait,  affirmant  que  la  France  n'avait  que  des 
intentions  pacifiques,  et,  tout  au  plus,  proposerait  sa 
médiation.  La  conquête  de  la  Corse,  qui  eut  lieu 
quelques  années  plus  tard,  prouva  néanmoins  que 
Rousseau  n'avait  pas  si  mal  vu.  Enfin,  chose  encore 
plus  grave,  on  fit  courir  le  bruit  que  les  lettres  de 
Paoli  étaient  supposées  et  que  le  faussaire  n'était 
autre  que  Voltaire2.  Rousseau  vit  le  piège,  et  mal- 
gré tout,  ne  put  se  défendre  d'une  sorte  de  crainte 
d'être  mystifié.  Il  jugea,  non  sans  raison  peut-être, 


1.  Lettre    à    Buttafuoco  ,     24    I    d'Alembert   à    Voltaii-e ,  3  jan- 
mars    1765.    —    2.    Lettre    de       vier  1765. 


250 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


que  c'était  Voltaire  lui-même  qui  avait  fait  répandre 
cette  fausse  nouvelle,  afin  de  satisfaire  sa  jalousie. 
Le  tour  était  en  effet  digne  de  lui.  Mais,  que  Vol- 
taire en  ait  été  ou  non  l'auteur,  il  est  certain  qu'il 
s'en  amusa,  qu'il  en  profita,  et  que  son  rival  en  fut 
troublé  dans  son  œuvre.  Ce  n'est  pas  tout  :  un  jour, 
un  certain  chevalier  de  Malte  se  présenta,  de  la 
part  de  Paoli,  chez  Rousseau  ;  mais  celui-ci  ne  con- 
naissait pas  l'écriture  de  Paoli  ;  les  souvenirs  de 
Choiseul  et  de  Voltaire  troublant  son  jugement,  il 
resta  en  défiance  et  ne  dit  presque  rien1.  Et  puis  il 
aurait  voulu  voir  Buttafuoco  et  n'en  pouvait  venir 
à  bout  ;  il  aurait,  par  moments,  voulu  aller  en  Corse 
(le  voulait-il  en  réalité?).  Buttafuoco  l'y  engageait 
et  l'assurait  qu'il  lui  serait  fait  bon  accueil 2  ;  d'autres 
au  contraire,  Dastier  en  tête,  ne  lui  parlaient  que 
des  fatigues  du  voyage,  des  difficultés  de  la  vie,  de 
la  sauvagerie  et  de  la  férocité  des  habitants3.  Entre 
les  deux,  Jean-Jacques  ne  vit  que  le  mauvais  côté 
et  resta.  Il  travailla  cependant  avec  une  certaine  ar- 
deur, mêlée  malheureusement  d'hésitations  et  d'in- 
termittences; il  s'entoura  de  documents  et  de  rensei- 
gnements. A  la  fin,  pour  suppléer  aux  inconvénients 
de  l'absence,  il  envoya  même  aux  informations  un 
jeune  Ecossais  qui  lui  avait  été  recommandé  par 
Milord  Maréchal.  Ce  jeune  homme  passa  cinq  se- 
maines daus  l'ile,  fut  enchanté  de  son  voyage  et,  à 
son  retour,  fit  part  de  ses  observations  et  de  son 
ravissement  à  Rousseau4.  Mais  celui-ci,  dans  l'inter- 


1.  Lettres  à  Mme  de  Yerdelin, 
3  février;  à  Lenieps,  8  février 
et  3  mars  ;  à  d'Ivemois,  22  avril 
1765.  —  2.  Lettre  de  Bullafuoco 


à  Rousseau,  11  avril  1765.  — 
3.  Confessions,  1.  XII  ;  —  Lettre 
à  Dastier,  17  février  1765.  —  4. 
Lettre  à  Rousseau,  4  janvier  1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROL'SSEAU.  251 

valle,  avait  quitté  la  Suisse  ;  il  n'est  pas  même  sûr 
qu'il  ait  reçu  la  lettre.  Son  œuvre,  en  tout  cas,  se 
trouva  définitivement  interrompue  par  son  départ 
précipité.  11  avait  demandé  quatre  ans  pour  la 
terminer  ;  une  année  seulement  était  écoulée,  et  en- 
core elle  avait  été  troublée  par  des  agitations  de 
plus  d'une  sorte.  Son  travail  se  ressent  de  toutes 
ces  entraves  ;  il  n'est  qu'une  ébauche  dans  sa  par- 
tie la  plus  avancée  et  un  simple  recueil  de  notes 
pour  le  reste. 

Il  n'eut  donc,  et  ne  put  avoir  aucun  résultat  pra- 
tique. Les  flatteurs  de  Rousseau  ont  prétendu  qu'il 
était  arrivé  trop  tard  et  lorsque  la  conquête  était 
déjà  faite  :  mais  il  n'arriva  pas  du  tout  ;  car  on  ne 
peut  donner  le  nom  d'Institutions  politiques  aux 
fragments  qu'il  composa  et  qu'il  avait  d'ailleurs 
abandonnés  depuis  des  années,  à  l'époque  de  la 
conquête.  Les  motifs  qui  le  firent  renoncer  à  cette 
entreprise  sont  difficiles  à  saisir  dans  leur  ensemble, 
parce  qu'il  est  toujours  difficile  de  saisir  toute  la 
pensée  d'un  homme.  Ils  paraissent  très  complexes. 
Ceux  qu'il  cite  :  ses  autres  occupations,  ses  soup- 
çons, ses  découragements,  les  difficultés  qu'on  lui 
suscita  et  celles  qu'il  éleva  lui-même  y  ont  été  pour 
leur  part  ;  mais  la  cause  déterminante  fut  son  dé- 
part de  Motiers-Travers. 

Qu'il  cesse  donc  de  s'apitoyer  sur  ce  peuple  infor- 
tuné que,  bien  malgré  lui,  dit-il,  il  entraîna  dans 
sa  ruine  *  ;  qu'il  cesse  de  croire  que  Choiseul,  con- 
naissant bien  la  plaie  la  plus  cruelle  par  laquelle  il 
put  déchirer  son  cœur,  a  fait  la  conquête  de  la 
Corse  uniquement  pour  se  venger  de  lui 2.    Ces  ex- 

1.     Confessions ,    1.    XII.     —   I    vrier  1770. 
2.  Lettre  à  Sai7it-Germain,2Qîé-   j 


252  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

travagances  ne  se  réfutent  pas.  Non,  Rousseau  ne 
fit  ni  bien  ni  mal  aux  Corses.  On  peut  déjà  regarder 
cela  comme  un  demi-succès.  S'il  avait  réussi  à  leur 
faire  adopter  ses  idées,  il  est  à  croire  qu'ils  seraient 
plus  à  plaindre. 

Le  Projet  de  constitution  pour  les  Corses  a  été 
imprimé  pour  la  première  fois  en  1861  \  On  y  re- 
trouve naturellement  beaucoup  des  idées  du  Contrat 
social  :  la  souveraineté  du  peuple  ;  la  préférence 
donnée  à  la  forme  républicaine  ;  le  régime  démocra- 
tique mitigé,  comme  en  Suisse,  par  quelques  insti- 
tutions aristocratiques  ;  la  suppression  des  corps 
privilégiés,  des  charges  héréditaires,  même  des 
charges  à  vie;  enfin,  paradoxe  assez  singulier,  le 
désir  de  former  la  nation  pour  le  gouvernement,  et 
non  le  gouvernement  pour  la  nation.  Mais  on  est 
surtout  étonné  des  doctrines  économiques  qui  y  sont 
professées.  Si  Rousseau  se  sépare  heureusement  de 
la  secte  des  économistes  par  la  préférence  marquée 
qu'il  accorde  partout  aux  hommes  sur  les  produits, 
en  revanche,  il  tombe  à  chaque  pas  dans  le  socia- 
lisme d'Etat.  Il  avait  posé  en  principe  qu'en  fait  de 
gouvernement,  il  en  fallait  le  moins  possible,  et  il 
ne  cesse  d'amoindrir  l'initiative  de  l'individu  au 
profit  du  pouvoir  de  l'État  ;  de  faire  la  guerre  à 
l'individu,  pour  enrichir  le  trésor  de  l'Etat.  «  Loin 
de  vouloir  que  l'Etat  soit  pauvre,  dit-il,  je  voudrais 
au  contraire  qu'il  eût  tout,  et  que  chacun  n'eût  sa 
part  aux  biens  communs  qu'en  proportion  de  ses 
services...  Ma  pensée  n'est  pas  de  détruire  absolu- 
ment la  propriété  particulière,  parce  que  cela  est  im- 


1.  Œuvres  et  correspondance   I    publiées     par     Streckeisen- 
inédites     de     J.-J.     Rousseau,    j    MOULTOU. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  253 

possible  ;  mais  de  la  renfermer  dans  les  plus  étroites 
bornes,  de  lui  donner  une  mesure,  une  règle,  un 
frein  qui  la  contienne,  la  dirige,  qui  la  subjugue  et 
la  tienne  toujours  subordonnée  au  bien  public.  Je 
veux,  en  un  mot,  que  la  propriété  de  l'Etat  soit 
aussi  grande,  aussi  forte,  et  celle  des  citoyens  aussi 
petite,  aussi  faible  qu'il  est  possible.  » 

De  ces  principes  découlent  une  foule  de  consé- 
quences :  faveurs  accordées'  aux  familles  nom- 
breuses ;  —  réglementation  des  mariages  ;  —  répar- 
tition des  habitants  en  trois  classes ,  fondées  sur 
l'âge,  la  propriété  territoriale  et  la  famille  ;  —  en- 
couragements au  travail,  principalement  à  l'agricul- 
ture ;  —  peu  de  commerce,  peu  de  monnaie  ;  — 
mesures  pour  que  tout  le  monde  puisse  vivre  et 
que  personne  ne  s'enrichisse  ;  —  domaine  public 
important;  — ■  impôts  considérables  et  surtout  en 
denrées,  réparties  dans  des  magasins  publics  ;  — 
entraves  à  l'exportation  ;  —  lois  somptuaires  ;  — 
lois  agraires,  pour  limiter  les  acquisitions  nouvelles; 
—  interdiction  des  testaments  ;  —  pouvoir  presque 
discrétionnaire  accordé  au  gouvernement  sur  les 
biens  des  particuliers. 

Pour  comprendre  du  reste  ces  entraves  à  la 
liberté  et  à  l'initiative  individuelles,  on  peut  lire  la 
formule  du  serment  imposé  à  tous  les  citoyens  ;  car 
tous,  en  un  même  jour  et  dans  une  fête  solennelle, 
doivent  «  prêter  serment  sous  le  ciel  et  la  main  sur 
la  Bible  :  »  «  Au  nom  de  Dieu  tout-puissant  et  sur 
les  saints  Evangiles,  par  un  serment  sacré  et  irrévo- 
cable, je  m'unis  de  corps,  de  biens,  de  volonté  et 
de  toute  ma  puissance  à  la  nation  corse,  pour  lui 
appartenir  en  toute  propriété,  moi  et  tout  ce  qui 
dépend  de  moi.  Je  jure  de  vivre  et  de  mourir  pour 


254  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

elle,  d'observer  toutes  ses  lois  et  d'obéir  à  ses  chefs 
et  magistrats  légitimes  en  tout  ce  qui  sera  conforme 
aux  lois.  Ainsi  Dieu  me  soit  en  aide  en  cette  vie  et 
fasse  miséricorde  à  mon  âme.  Vivent  à  jamais  la 
liberté,  la  justice  et  la  République  des  Corses. 
Amen.  » 


VI 


On  ne  connaît  pas  bien  l'époque  à  laquelle  fut 
composé  Pygmalion.  On  croit  que  Rousseau  le  fit 
pendant  son  séjour  à  Motiers.  Il  en  parle  pour  la 
première  fois  peu  de  jours  après  avoir  quitté  cette 
retraite.  Il  était  alors  à  Strasbourg,  et  avait  le  désir 
d'y  faire  jouer  sa  pièce  J. 

Rousseau  y  signale  une  fois  de  plus  son  goût 
pour  les  sentiers  non  battus.  «  On  parle  beaucoup, 
dit  Bachaumont,  de  l'opéra  de  Pygmalion  :  genre 
unique,  un  acte,  une  scène,,  un  acteur,  en  prose, 
sans  musique  vocale...  déclamations  dans  le  goût  des 
drames  anciens,  avec  accompagnement  de  sympho- 
nie2. »  Le  sujet  est  connu:  Pygmalion,  le  statuaire, 
contemple  Galathée,  son  chef-d'œuvre,  et  se  déses- 
père de  ne  pouvoir  lui  donner  la  vie.  Tout  à  coup 
Galathée  s'anime,  dit  quelques  mots  ;  Pygmalion 
est  en  extase  et  le  rideau  tombe.  S'il  fallait  comp- 
ter tous  les  défauts  de  cette  pièce,  on  n'en  finirait 
pas.  D'abord  le  sujet  est  impossible  et  mal  choisi. 
A  notre  époque,  on  peut  faire  sur  un  sujet  mytho- 
logique une  charge,  un  divertissement,  une  pièce 
légère   ou  de  fantaisie  ;  jamais  une  œuvre  sérieuse 


1.  Lettre  à  Dupeyrou ,  17  no-    |    MONT,  7  juillet  1770. 
vembre  1765.  —  2.    Bachau- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  255 

et  pathétique.  Il  faut,  pour  passionner  le  public,  des 
passions  humaines,  qu'il  comprenne  et  qu'il  puisse 
partager.  Tous  les  dieux  de  la  fable  ne  l'attendri- 
raient pas  ;  une  statue  le  laissera  encore  plus  froid. 
Si  encore  la  pièce  était  en  vers  ;  si  les  paroles 
étaient  chantées,  les  vers  et  la  musique,  qui  trans- 
portent l'homme  dans  une  sorte  de  monde  idéal, 
pourraient  faire  passer  bien  des  invraisemblances  ; 
mais  qu'attendre  d'un  monologue  en  prose,  entre- 
mêlé, il  est  vrai,  d'intermèdes  d'une  musique  douce 
et  passionnée?  Heureux  si  la  musique  n'a  pas  pour 
effet  de  faire  ressortir  l'insuffisance  des  paroles.  Du 
reste,  Pygmalion  est  de  ces  œuvres  dont  la  lecture 
n'est  rien,  si  on  ne  les  voit  à  la  scène  ;  l'acteur  et 
le  musicien  y  ont  pour  le  moins  autant  de  part  que 
l'auteur. 

Rousseau  ne  se  sentit  pas  de  force  à  faire  la  mu- 
sique de  sa  propre  pièce.  Il  pouvait  enfler  les 
pipeaux  du  Devin,  mais  il  ne  connaissait  que  Gluck 
qui  fut  en  état  de  faire  la  musique  céleste  d'un 
morceau  tel  que  Pygmalion.  A  défaut  de  Gluck,  un 
négociant  de  Lyon,  nommé  Coignet,  qu'il  connut 
lors  d'un  voyage  qu'il  fit  chez  Mmo  Boy  de  la  Tour, 
se  chargea  du  travail,  sauf  un  andante  de  l'ouver- 
ture et  une  ritournelle,  que  Jean-Jacques  voulut 
faire,  «  afin  qu'il  y  eût  quelque  chose  de  lui.  » 
C'est  ainsi  que  Pygmalion  fut  représenté  à  Lyon  en 
1770,  d'abord  au  théâtre,  et  ensuite  dans  plusieurs 
salons,  et  que  plus  tard  il  fut  annoncé  à  Paris  et  y 
fut  joué  avec  un  grand  succès,  quoique  presque 
malgré  l'auteur.  Celui-ci  ne  voulut  même  pas  de 
ses  droits.  Baudron,  premier  violon  de  la  Comédie 
française,  refit  alors  la  musique  de  cette  pièce,  en 
ayant  soin  de  respecter   les    parties  composées  par 


236 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Rousseau,  et  Berquin  se  permit  de  la  mettre  en 
vers  ;  suivant  d'aussi  près  que  possible  le  texte  ori- 
ginal '. 

Depuis  quelque  temps,  Rousseau  avait  le  projet 
d'écrire  ses  Confessions.  Quand  il  fut  arrivé  à  Mo- 
tiers,  un  de  ses  premiers  soins  fut  de  réunir  à  cet 
effet  et  de  classer  ses  lettres  et  ses  papiers,  afin  de 
pouvoir  reconstituer  l'histoire  de  sa  vie.  Mais  quel 
ne  fut  pas  son  désappointement  de  constater  dans 
sa  correspondance  une  lacune  de  près  de  six  mois, 
d'octobre  1756  à  mars  1737,  et,  dans  ses  manuscrits, 
la  disparition  des  Aventures  de  Milord  Edouard  et 
de  la  Morale  sensitive.  Quel  était  le  but,  quel  était 
l'auteur  de  cette  soustraction?  Car  il  ne  douta  pas 
un  instant  qu'il  n'y  eut  eu  soustraction;  en  outre, 
il  ne  lui  sembla  pas  moins  évident  que  le  vol  avait 
été  commis  à  l'hôtel  du  Luxembourg-.  11  lui  répu- 
gnait de  soupçonner  la  Maréchale,  quoique  la  dis- 
parition des  Aventures  de  Milord  Edouard  parût 
prêter  à  cette  supposition;  mais  quel  intérêt  Mme  de 
Luxembourg  pouvait-elle  prendre  à  la  Morale  sen- 
sitive? Le  pauvre  Jean-Jacques  s'y  perdait.  Cepen- 
dant, comme  il  lui  fallait  un  coupable,  il  jeta,  faute 
de  mieux,  ses  soupçons  sur  d'Alembert.  Il  ignorait 
si  d'Alembert  avait  seulement  vu  ses  papiers  ;  mais 
d'Alembert  allait  quelquefois  à  l'hôtel  de  Luxem- 
bourg ;  il  pouvait  les  avoir  vus,  et,  par  suite,  les 
avoir    volés.    La  preuve    était   faible  ;    mais    Jean- 


1.  Particularités  sur  le  séjour 
de  Rousseau  à  Lyon  en  4770,  par 
Horace  Coignet.  Inséré  au 
Tableau  historique  et  littéraire 
de  Lyon  du  28  décembre  1822; 
—  Bachatjmont,  7  juillet  1770, 


1er  janvier  1771,  28  octobre 
1772,  28,  29,  31  octobre  et  5  no- 
vembre 1775,  22  septembre 
1780;  —  Année  littéraire,  1775, 
t.  III.  —  Correspondance  litté- 
raire, 15  janvier  1775. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  257 

Jacques  savait  se  contenter  d'un  léger  indice  pour 
juger  un  ennemi  '. 

La  disparition  de  ses  lettres  occasionnait  une 
lacune  fâcheuse  dans  son  œuvre;  il  prit  le  parti  d'y 
suppléer  de  son  mieux  au  moyen  de  ses  souvenirs. 
Il  ne  s'était  décidé  qu'avec  peine  à  écrire  ses  mé- 
moires ;  mais  une  fois  sa  résolution  prise,  il  ne  cessa 
plus  de  s'y  attacher.  A  l'en  croire,  il  aurait  beau- 
coup trop  parlé  de  son  projet  ;•  il  aurait  dû  penser, 
en  effet,  qu'il  serait  mal  accueilli  par  bien  des  gens. 
On  n'aime  pas  à  se  voir  déshabiller  en  public,  et  il 
est  peu  de  personnes  qui  aient  à  gagner  à  la  divulga- 
tion de  leurs  faits  et  gestes.  Jean-Jacques  avait  beau 
dire  qu'il  serait  plus  sévère  pour  lui  que  pour  les 
autres;  n'avait-il  pas  dit  aussi  qu'il  ne  pouvait  se 
peindre,  sans  peindre  beaucoup  d'autres  gens2?  Il 
était  bien  décidé  d'ailleurs  à  se  mettre  à  l'aise  avec 
certaines  personnes,  avec  Mm"  d'Epinay,  par  exemple. 
Elle  l'y  avait  autorisé,  disait-il,  par  un  libelle 
effroyable,  pour  lequel  elle  avait  fourni  des  rensei- 
gnements contre  lui 3.  Dès  le  principe,  il  vit  qu'il 
ne  pouvait  faire  paraître  son  livre  de  son  vivant  (ce 
qui  ne  l'empêcha  pas  de  chercher  à  le  vendre  4)  et 
dès  lors  il  arrêta  dans  sa  pensée  le  choix  de  ses 
deux  dépositaires,  Dupeyrou  et  Moultou. 

On  ne  peut  citer,  à  propos  des  travaux  littéraires 
de  Rousseau,  l'idée  qu'il  eut  de  refaire  et  de  rema- 
nier les   Aventures  de  Robinson   Crusoë,   son    livre 


1 .  Confessions,  1.  XII  ;  —  Lettre 
à  M.  L.  D.  M.,  23  novembre  1770. 
—  2.  Lettre  à  Moultou,  30  jan- 
vier 1763.  —  3.  Lettre  à  Duclos, 
13  janvier  1765.  Cette  accusa- 
tion de  Rousseau  est  encore 


une  de  ces  suppositions  sans 
fondement,  qui  n'avaient 
d'existence  que  dans  son  ima- 
gination. —  4.  Lettre  à  Rey, 
18  mars  1765. 

17 


258 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


favori.  Cet  ouvrage  resta,  en  effet,  à  l'état  de  projet 
et  n'eut  pas  de  suite1. 

On  ne  peut  guère  parler  non  plus  d'un  mémoire 
qu'il  aurait  fait,  dit-on,  en  faveur  de  deux  amants, 
que  l'opposition  du  père  de  la  jeune  fille  empêchait 
de  se  marier.  Bachaumont,  le  seul  auteur,  à  notre 
connaissance,  qui  signale  ce  mémoire,  dit  qu'il  ne 
fut  pas  jugé  digne  des  autres  ouvrages  de  Rous- 
seau. Tout  ce  qu'on  sait,  c'est  que  celui-ci  s'est  inté- 
ressé à  ces  deux  amants  ;  que  le  jeune  homme,  un 
officier  nommé  Lebœuf  de  Yaldahon,  ayant  été  cité 
en  justice  par  le  père  comme  séducteur,  Jean- 
Jacques  le  recommanda  vivement  à  Loyseau  de  Mau- 
léon,  un  avocat  de  ses  amis.  Quant  au  mémoire,  il 
ne  fait  partie  d'aucune  édition  de  ses  œuvres  et  on 
peut  le  regarder  comme  apocryphe2. 

On  aurait  bien  voulu  intéresser  Rousseau  en 
faveur  des  Protestants  de  France  ;  mais  lui-même 
avait  si  peu  à  se  louer  des  Protestants  de  Suisse  et 
de  Hollande,  qu'il  accueillit  assez  mal  ces  ouver- 
tures. Cependant,  un  mémoire  important  ayant  été 
fait  sur  les  mariages  dès  Protestants,  il  consentit  à 
en  donner  son  avis,  tout  en  refusant  d'entrer  lui- 
même  dans  la  lice3. 

Rousseau  avait  renoncé,  ou  croyait  avoir  renoncé 
à  la  littérature.  Nous  avons  vu,  et  nous  verrons 
encore  par  la  suite  qu'il  ne  l'avait  abandonnée  qu'à 
moitié.  Cependant  il  fallait  vivre.  Sa  fortune  était 
des  plus  minces  :  trois  cents  livres  de  rente  que  Rey 


1.  Lettre  à  Rey,  17  mars  1764. 

—  2.  Bachaumont,  7  avril 
1763,  22  février  1764,  2  mai  et 
19  décembre  1770, 13  mars  1771. 

—  Lettre  de  Rousseau  à  Loyseau 


de  Mauléon,  s.  d.  —  3.  Lettres 
à  M.  de  Pourtalcs,  23  mai  et 
15  juillet  1764;  à  Foulquier, 
18  octobre  1764;  à  M.  X.,  s.  d. 
(1765). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


259 


faisait  à  Thérèse  ;  six  cents  livres  que  venait  de  lui 
assurer  Milord  Maréchal  ;  plus  le  produit  de  Y  Emile, 
six  mille  livres.  Il  estimait  sa  dépense  annuelle  à 
soixante  louis  ;  il  avait  donc  de  quoi  subvenir  stric- 
tement à  ses  besoins.  S'il  ne  voulait  plus  d'ailleurs 
écrire  de  nouveaux  livres,  rien  ne  l'empêchait  de 
tirer  parti  des  anciens.  Il  songea  à  faire  imprimer 
son  Dictionnaire  de  Musique  ;  bientôt  il  tenta  de 
publier  une  édition  générale  de*  ses  écrits. 

Le  Dictionnaire  de  Musique  n'était  pas  de  nature  à 
faire  naître  des  orages  ;  ajoutons  qu'il  ne  pouvait  sus- 
citer de  jaloux.  C'est  un  livre  médiocre,  et  même, 
comme  la  plupart  des  dictionnaires,  un  livre  banal  ; 
niais  de  plus,  il  est  très  incomplet.  Les  partisans 
de  Rousseau  en  sont  réduits,  pour  le  faire  valoir,  à 
citer  les  articles  qui  ne  traitent  pas  de  la  musique, 
par  exemple,  l'article  génie  K  Lui-même  en  devait 
apercevoir  les  défauts.  «  Il  ne  paraîtra  toujours  que 
trop  tôt2  »,  écrivait-il  à  Coindet.  On  dit  qu'un  jour 
il  l'aurait  lacéré  et  aurait  été  sur  le  point  de  le  jeter 
au  feu3.  Du  moment  qu'il  le  conservait,  il  avait  à  y 
faire  quelques  retouches  ;  il  l'acheva  à  la  hâte  et  le 
vendit  à  Duchesne  moyennant  cent  livres  une  fois 
payées  et  trois  cents  livres  de  rente  viagère 4.  11 
avait  prié  Clairault  de  le  corriger5,  mais  celui-ci 
mourut  avant  d'avoir  rempli  sa  mission.  Il  y  eut 
bien  d'autres  retards.  La  censure  était  sur  ses  gardes 


1.  GaSTEL-Blaze,  Diction- 
naire de  musique  moderne,  Pré- 
face; —  Année  littéraire,  1767, 
t.  VII.  —  2.  Lettre  à  Coindet, 
26  décembre  1767.  —  3.  Gabe- 
rel,  Rousseau  et  les  Genevois, 
ch.  iv.  —  4.  Confessions,  1.  XII; 


—  Lettres  à  Duchesne,  6  février 
1763,  16  et  30  décembre  1764, 
3  mars,  19  mai,  4  novembre 
1765,  14  mars,  8  et  9  septem- 
bre, 25  novembre  1767.  —  5. 
Lettres  à  Clairault,  3  mars  1765; 
à  fley,  3  mars  1766. 


260 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


et  se  montra  très  méticuleuse.  Rousseau,  qui  était 
également  en  défiance,  voulut  arrêter  la  publication 
tant  que  la  censure  n'aurait  pas  procédé  à  un  nouvel 
examen,  «  attendu  que  des  passages  raturés  et  réta- 
blis dans  le  manuscrit  pouvaient  faire  naître  des 
difficultés1.  Enfin  l'ouvrage  parut  dans  les  derniers 
mois  de  1767,  mais  Fauteur  en  fut  peu  satisfait2. 
Rey  ne  tarda  pas  à  en  faire  une  contrefaçon.  Du- 
chesne  aurait  voulu  s'y  opposer,  mais  Rousseau  tint 
à  rester  en  dehors  de  leur  différend3. 


VII 


Rousseau  n'en  était  pas  à  sa  première  idée  d'édi- 
tion générale  ;  mais,  quand  il  voulut  en  venir  à  l'exé- 
cution, il  rencontra  des  difficultés  capables  d'effrayer 
dix  natures  indolentes  comme  la  sienne.  Cependant, 
pensant  qu'il  y  allait  de  son  avenir,  il  y  mit  un  cer- 
tain zèle.  L'édition  que  Rey  avait  faite  en  1762 
n'était  ni  correcte  ni  complète.  Eh  bien,  lui  disait 
Milord  Maréchal,  «  puisque  les  libraires  font  de 
mauvaises  éditions  de  vos  livres,  que  n'en  faites- 
vous  une  bonne  ?  L'affaire  est  sûre 4.  »  Mais  il  s'agis- 
sait bien  de  faire  lui-même  son  édition  !  Quand 
d'autres  en  voulurent  faire  une,  ils  ne  se  donnèrent 
pas  même  la  peine  de  lui  demander,  ou  ne  lui 
demandèrent  que  très  tardivement  son  autorisation. 
«  Il  y  a  longtemps,  écrivait-il  à  Duchesne,  que  j'ai 


1.  Lettre  à  M.  de  Sartines,  9 
septembre  1767.  —  2.  Lettre  de 
Dupeyrou  à  Rey,  28  septembre 
1767.  —  3.  Lettres  à  Rey,  31  dé- 
cembre 1765,  août  1766,  28  sep- 


tembre 1767;  à  Duchesne,  19 
avril  1766.  —  -i.  Lettre  de  Milord 
Maréchal  à  Rousseau,  30  oc- 
tobre 1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


261 


appris  de  divers  endroits  que  vous  aviez  entrepris, 
avec  l'abbé  de  la  Porte,  une  édition  générale  de  mes 
écrits1.  On  ne  m'avait  point  annoncé  l'édition  que 
vous  préparez  comme  un  simple  projet,  mais  comme 
une  entreprise  qui  s'exécutait  au  su  de  tout  le 
monde,  excepté  au  mien2.  »  On  croit  qu'il  va  jeter 
feu  et  flamme  ?  pas  le  moins  du  monde.  Ces  sortes 
d'opérations  étaient  si  ordinaires  qu'on  ne  s'en  éton- 
nait plus.  Après  quelques  reproches  assez  doux,  il 
parait  disposé  à  donner  son  consentement  et  fait 
même  espérer  son  concours.  Bien  plus,  il  va  jusqu'à 
différer  sa  propre  édition,  afin  de  ne  pas  g*èner 
l'autre.  Il  reconnaît  d'ailleurs  que  le  nom  de  l'abbé 
de  la  Porte  est  pour  lui  la  meilleure  garantie  d'une 
exécution  satisfaisante.  En  ce  qui  concerne  le  prix, 
il  ne  demande  rien  ;  il  s'en  rapporte  à  Duchesne  et 
promet  de  lui  confier  l'édition  générale  qu'il  inédite 
de  faire  lui-même,  si,  comme  c'est  probable,  elle 
peut  se  faire  à  Paris.  Pourquoi,  en  effet,  ne  s'y 
ferait-elle  pas?  Duchesne  y  faisait  bien  la  sienne, 
avec  l'assentiment  tacite  du  Gouvernement3.  Du- 
chesne lui  donna  cinquante  louis,  plus  un  cadeau 
pour  Thérèse.  C'était  s'en  tirer  à  bon  compte.  Ce 
fut  même  alors  que  Rousseau,  comme  témoignai:»' 
de  sa  satisfaction,  fit  marché  avec  lui  pour  son  Dic- 
tionnaire de  Musique.  On  ne  pouvait  être  plus 
accommodant.  Trop  accommodant  même  au  gré  de 
Rey,  Celui-ci,  en  effet,  dans  une  note  publique  qu'on 
aurait  pu  croire  concertée  avec  Rousseau,  reven- 
diqua pour  lui-même  le  privilège  d'imprimer  ses 
œuvres,  mais  il  ne  s'attira  qu'une  verte  réprimande  4, 


1.  Lettre  à  Duchesne,  20  jan- 
vier 1763.  —  2.  ld.,  6  février 
1763;  à  Rey,  28  mars  1763.  — 
3.  Lettre  à  Moultou,  30  janvier 


1763.  —  4.  Lettre  à  Rey,  o  fé- 
vrier, et  Note  de  l'édileur  à 
Duchesne,  6  février  1763. 


262 


LÀ    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


et  Rousseau  porta  ses  remerciments,  ses  observations 
et  son  concours  à  l'édition  de  l'abbé  delà  Porte1. 

Cependant,  cette  édition  une  fois  achevée,  il 
revint  à  Rey  et  lui  offrit,  comme  il  l'avait  déjà  fait  à 
Duchesne,la  préférence,  même  avec  quelques  légers 
avantages,  parce  qu'il  était  son  ami.  Il  trouvait 
dix  mille  francs  ;  que  Rey  voie  s'il  veut  les  lui 
donner,  ou  bien,  s'il  le  préfère,  cent  louis  comptant 
et  huit  cents  francs  de  rente  viagère.  Quel  était 
donc  l'imprimeur  qui  pouvait  faire  de  pareilles 
offres?  On  conçoit  qu'il  en  coûtât  à  Rey  de  payer 
dix  mille  francs  ce  que  son  confrère  venait  d'avoir 
pour  douze  cents.  L'édition  faite  par  l'auteur  lui- 
même  aurait  eu  assurément  des  avantages,  mais 
elle  avait  le  grand  inconvénient  de  ne  pas  arriver  la 
première.  Il  y  eut  des  hésitations,  des  lenteurs,  et 
Rey  finit  par  employer  le  procédé  de  Duchesne  et 
faire  pour  rien  ou  presque  pour  rien  une  édition 
qu'il  dirigea  lui-même.  Rousseau  n'était  pas  en 
situation,  et  d'ailleurs,  n'eut  pas  besoin  d'y  apporter 
la  même  surveillance  qu'à  celle  de  l'abbé  de  la 
Porte,  cette  dernière  pouvant,  jusqu'à  un  certain 
point,  servir  de  modèle;  mais  il  ne  la  vit  pas  d'un 
plus  mauvais  œil  que  l'autre  2. 

Ces  deux  éditions,  surtout  la  première,  donnèrent 
lieu  à  quelques  incidents.  Duchesne  fît  graver  deux 
portraits  de  Rousseau,  l'un  en  habit  ordinaire,  l'autre 
en  costume  arménien.  Il  obtint  l'autorisation  de  les 
vendre  à  part,  mais  non  d'en  placer  un  en  tête  des 
œuvres.  Disons  à  cette   occasion  que  Jean-Jacques 


1.  Lettres  à  Duchesne,  du  20jan- 
vier  1763  au  4  décembre  1764; 
à  l'abbé  de  la  Porte,  4  avril  et 


12  décembre  1763.  —  2.  Lettre 
à  Rey,  26  mai  1764. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


263 


était  très  difficile  pour  ses  portraits.  Il  ne  les  offrait 
qu'avec  une  grande  discrétion,  mais  il  mettait  une 
extrême  coquetterie  à  ce  qu'ils  fussent  irréprocha- 
bles. On  ne  saurait  compter  tous  ceux  qui  furent 
faits  de  son  vivant.  Il  donnait  ses  indications,  faisait 
recommencer,  et  rarement  était  satisfait.  Cependant 
il  fut  assez  content,  dans  cette  circonstance,  de  celui 
qui  le  représentait  en  Arménien1.  Mais  il  ne  goûta 
jamais  pleinement  que  celui  de  Latour.  Aussi,  fut-il 
très  sensible  à  l'attention  qu'eut  cet  artiste  de  lui 
faire  hommage  d'un  second  exemplaire,  semblable 
au  premier2. 

Duchesne  aurait  voulu  aussi  insérer  dans  son 
édition  une  partie  de  la  correspondance  de  Rous- 
seau ;  cette  idée  de  livrer  à  la  publicité  des  lettres 
particulières  le  révolta.  «  Si  vous  étiez  capable  de 
cette  extravagance,  lui  écrivit-il,  je  vous  enverrais 
les  comptes  de  ma  blanchisseuse  et  de  mon  bou- 
cher, pour  les  y  mettre  aussi 3.  »  Il  se  montra  plus 
facile  pour  un  choix  de  Maximes,  qu'on  voulut  y 
introduire  également.  Quoiqu'un  auteur  ne  soit  ja- 
mais bien  enchanté  d'un  tel  choix,  quand  il  ne  l'a 
pas  fait  lui-même,  il  reconnut  volontiers  la  bonne 
intention,  et  témoigna  surtout  sa  satisfaction  pour 
l'introduction  dont  on  les  avait  fait  précéder4. 

Ces  publications  pouvaient  servir  la  gloire  de 
Rousseau,  mais  laissaient  sa  bourse  vide.   Sur  ces 


1.  Lettres  à  Duchesne,  21  août, 

15  octobre,  9  décembre  1763; 
à  Rcy,  17  mars,  26  mai  1764  ;  à 
Daniel  Roguin,  mars  1763.  — 
2.  Lettres  à  Lenieps,  14  octobre; 
à  Mm*   Latour,    21   octobre  et 

16  décembre  1764.  —  3.  Lettre 


à  Duchesne,  25  décembre  1763. 
Quelques  années  plus  tard,  il 
fit  la  même  défense  à  Rey, 
lettre  du  11  juin  1768.  —  4. 
Lettre  à  Duchesne,  20  juillet 
1764. 


2G4 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


entrefaites,  se  produisit  une  autre  combinaison  qui 
lui  sourit  beaucoup.  Elle  consistait  à  faire  l'édition 
sous  ses  yeux,  à  Motiers  même.  Une  compagnie 
neuchàteloise  se  constitua  à  cet  effet,  en  grande 
partie  par  les  soins  de  Dupeyrou  ;  une  imprimerie 
devait  être  établie  ;  un  imprimeur  de  Lyon  nommé 
Réguillat  et  un  libraire  nommé  Faucbe  en  reçurent 
la  direction.  Watelet  consentit  à  s'occuper  des  es- 
tampes1. Jean-Jacques  jeta  ses  vues  sur  Deleyre 
pour  lui  faire  une  préface:  Deleyre,  ravi  d'un  tel 
honneur,  n'eut  garde  de  refuser:  cependant,  pour 
un  motif  ou  pour  un  autre,  ce  projet  n'eut  pas  de 
suite  - .  On  comptait  payer  à  l'auteur  une  dizaine  de 
mille  francs,  soit  comptant,  soit  au  moyen  d'une 
rente  viagère.  Wirtembert  n'évaluait  pas  le  produit 
à  moins  de  soixante  mille  francs.  Dupeyrou  s'enga- 
gea à  mener  l'affaire  et  reçut  la  procuration  de 
Rousseau,  de  sorte  que  celui-ci  n'eut  plus  à  s'oc- 
cuper de  rien.  Allez  à  Dupeyrou,  répondait-il  à 
ceux  qui  lui  en  parlaient  3.  Tout  était  à  peu  près 
convenu.  Il  y  aurait  deux  éditions,  l'une  en  cinq 
volumes  in-quarto,  l'autre  en  vingt  volumes  in-octavo. 
Le  Gouvernement  fermerait  les  yeux  et  serait  censé 
tout  ignorer,  de  sorte  qu'il  n'y  aurait  pas  de  cen- 
sure \-  On  devait  commencer  le  travail  vers  la  tin 
de  l'année  :  mais  les  personnes  que  scandalisait 
cette  tolérance  essayèrent  de  faire  entendre  leurs 
plaintes.  La  compagnie  des  pasteurs  elle-même  pria 


1.  Lettre  à  Walelet,  18  no- 
vembre 1764.  —  2.  Lettres  de 
Deleyre  à  Rousseau,  18  février 
et  6  août  1763.  —  3.  Lettres  à 
Dupeyrou,  29  novembre  et  13 
décembre  1764,  24  et  31  jan- 


vier 1765;  à  Rey,  18  mars  1765; 
de  Wirtembert  à  Rousseau,  20 
mars  1765.  —  4.  Lettre  de  Mont- 
mollin  à  Sarasin,  15  janvier 
1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


2o:> 


le  Gouvernement  de  s'opposer  à  l'impression  '.  Ces 
obstacles  du  reste  auraient  dû  être  prévus.  Rous- 
seau en  effet  avait  recommencé  récemment,  par  sa 
publication  des  Lettre*  de  la  Montagne ,  à  soulever 
les  passions  religieuses,  à  irriter  l'opinion,  à  s'atti- 
rer des  condamnations  et  à  tant  faire,  en  un  mot, 
que  le  Conseil  ayant  révoqué  la  permission  tacite 
qu'il  avait  accordée,  les  entrepreneurs  n'osèrent  en- 
gager leurs  fonds  dans  une  affaire  qui  devenait  si 
hasardeuse  2.  «  Le  Roi  ne  se  mêlera  de  rien,  avait 
écrit  Milord  Maréchal  à  Rousseau,  en  lui  annonçant 
comme  imminente  cette  révocation  ;  je  ferai  ce  que 
je  pourrai,  mais  paraissez  le  moins  possible,  afin 
que,  si  le  projet  échoue,  cela  ne  retombe  pas  sur 
vous3.  »  «  Vous  pourriez,  lui  disait-il  encore,  faire 
agir  directement  la  Cour,  par  une  dispense  de  per- 
mission ;  mais  je  crois  que  la  Cour  ne  fera  rien4.  » 
Jean-Jacques,  trop  fier  pour  tenter  de  faire  revenir 
le  Conseil  d'Etat  sur  sa  décision,  ne  manqua  pas 
néanmoins  de  dire  à  Milord  Maréchal  la  satisfac- 
tion qu'il  éprouverait,  s'il  pouvait  continuer  son 
oeuvre.  IL  était  dans  ce  moment-là  en  lutte  ouverte 
avec  les  pasteurs  ;  mais  la  Cour  était  pour  lui. 
Cependant,  malgré  la  réponse  favorak>le  du  Roi,  il 
ne  se  crut  pas  en  situation  de  mener  à  bien  l'entre- 
prise 5. 

Les  ressources  qu'il  espérait  de  ce  côté  allaient 
donc  lui  échapper  ;  mais  il  eut  la  chance  de  trouver 
dans  le  dévouement  du  riche  Dupeyrou  l'équivalent 
de  ce  qu'il  perdait,  avec  les  inquiétudes  en  moins. 


1.  Lettre  de  Montmollin  à  Sa- 
rasin,i6  avril  1765. —  2.  Lettre  de 
Rousseau  à  Rey,  11  janvier  1765. 
—  3.  Lettre  de  Milord  Maréchal 


à  Rousseau,  18  janvier  1765.  — 
4.  ld.,  9  février  1765.  —  5.  Let- 
tre à  Meuron,  13  avril  1765. 


266 


LA.  VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Par  un  traité  en  forme ,  Dupeyrou  voulant  lui  assu- 
rer une  existence  honnête,  prit  à  son  compte  les 
frais  et  les  embarras  de  l'édition  générale  et  resta 
le  dépositaire  des  papiers,  des  Confessions  et  des 
manuscrits  de  son  ami ,  sauf  le  Dictionnaire  de  Mu- 
sique ,  dont  on  ne  pouvait  pas  disposer  sans  le  con- 
sentement de  Duchesne  '  ;  le  tout  à  la  charge  d'en 
user  dans  le  temps  et  de  la  manière  indiqués  par 
l'auteur.  Si  celui-ci  venait  à  mourir,  Dupeyrou  s'en- 
gageait encore  à  avoir  soin  de  Thérèse.  En  un  mot, 
il  se  chargeait  de  tout  et  débarrassait  Jean-Jacques 
des  soins  matériels,  qui  étaient  un  si  grand  ennui 
pour  lui.  Celui-ci  hésita  néanmoins.  «  Il  y  aura  bien 
du  malheur ,  dit-il ,  si  l'intérêt  que  vous  voulez 
prendre  à  moi  et  la  confiance  que  j'ai  en  vous  ne 
nous  amènent  pas  à  quelque  arrangement  qui  con- 
tente votre  cœur,  sans  faire  souffrir  le  mien,  »  mais 
Dupeyrou  et  lui  se  connaissaient  si  peu  !  S'ils  fai- 
saient un  voyage  ensemble,  ils  seraient  plus  sûrs 
l'un  de  l'autre  \  Dans  la  crainte  d'abuser  des  bonnes 
dispositions  de  Dupeyrou,  Jean-Jacques  se  tourna 
de  nouveau  du  côté  de  Rey  et  lui  offrit,  soit  tous 
ses  ouvrages  présents  et  à  venir  pour  mille  francs 
de  rente,  soit  ses  Confessions  pour  six  cents,  tou- 
jours à  la  charge  de  ne  les  publier  qu'après  sa 
mort 3  ;  puis  il  revint  à  la  société  des  négociants  de 
Neuchàtel 4.  Enfin,  tout  le  reste  lui  échappant,  il 
fut  heureux  de  se  reprendre  aux  offres  que  Dupey- 
rou n'avait  jamais  cessé  de  lui  faire  5. 


1.  Lettres  à  Duchesne ,  16  dé- 
cembre 1764;  à  Dupeyrou,  14 
février  1765.  —  2.  Lettres  à 
Dupeyrou,  24  et  31  janvier  1765. 


—  3.  Lettre  à  Rey,  18  mars  1765. 

—  4.  ld.,  17  avril  1765.  — 
5.  Lettre  à  Dupeyrou,  12  jan- 
vier 1769. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


267 


Les  arrangements  qu'il  prit  en  cette  circonstance 
lui  procurèrent  un  grand  soulagement.  Il  y  trouvait 
du  même  coup  des  ressources  pour  sa  vieillesse  et 
des  assurances  pour  l'honneur  de  sa  mémoire.  On 
ne  s'étonne  que  d'une  chose,  c'est  qu'il  ait  tant  ter- 
giversé et  tant  attendu  avant  d'accepter  des  propo- 
sitions si  avantageuses.  De  son  côté,  Dupeyrou  s'ac- 
quitta de  ses  engagements  de  la  façon  la  plus  géné- 
reuse. Tant  que  Rousseau  vécut,  il  fut  pour  lui  un 
vrai  ami,  et  après  que  celui-ci  fut  mort,  il  lui  con- 
tinua encore  son  affection  par  l'intérêt  qu'il  témoi- 
gna à  Thérèse  et  les  soins  qu'il  donna  à  la  publica- 
tion de  ses  ouvrages. 

L'édition  convenue  avec  Dnpeyrou  se  fit  en  Hol- 
lande, chez  Rey,  et  parut  vers  la  fin  de  1769.  Jean- 
Jacques  n'y  voulut  avoir  aucune  part.  Vous  pouvez 
la  dédier  à  qui  bon  vous  semblera,  avait-il  écrit  à 
Rey.  Elle  fut  dédiée  à  Dupeyrou,  mais  celui-ci  au- 
rait préféré  qu'elle  le  fût  à  un  plus  haut  person- 
nage, au  prince  de  Conti,  par  exemple1.  Quand 
Rousseau  reçut  les  volumes,  il  en  fut  médiocrement 
content.  Il  lui  déplut  notamment  d'y  voir  ce  mé- 
moire, dont  il  rougissait,  sur  la  Vertu  la  plus  néces- 
saire aux  héros,  et  encore  avait-on  pris  soin  de  le 
mutiler2.  Il  préférait  pourtant  encore  les  éditions 
de  Rey  aux  autres,  qui  étaient,  disait-il,  infidèles, 
falsifiées  et  faites  avec  les  plus  sinistres  intentions  3. 
Il  est  à  remarquer  que,  peu  d'années  après,  il  en- 
veloppait Rey  dans  la  même  réprobation  que  ses 
confrères  \ 


1.  Lettre  de  Rousseau  à  Rey, 
27  avril  1769.  —  2.  Même  lettre, 
et  aussi,  Lettre  à  Saint-Germain, 
s.  d.  (printemps  de  1770).—  3. 
Lettre  à  Rey,  14  juin  1772.  —  4. 


Déclaration  de  Rousseau,  insé- 
rée dans  la  Gazette  des  Lettres, 
des  Sciences  et  des  Arts,  n°  du 
19   février  1774. 


268 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Il  est  inutile  de  citer  toutes  les  réimpressions 
partielles  qui  se  faisaient  en  même  temps  que  l'édi- 
tion générale  :  celle  du  Devin,  pour  laquelle  Fau- 
teur se  désespérait  de  ne  pouvoir  obtenir  les  cor- 
rections, si  nécessaires  pourtant,  dans  une  œuvre  mu- 
sicale '  ;  les  Lettres  de  la  Montagne ,  qui  s'impri- 
maient à  Lyon  2,  et  d'autres  encore.  L'Emile  en 
était,  rien  qu'à  Pise.  à  sa  cinquième  édition;  celles 
d'Italie  ne  se  comptaient  plus3. 

Il  paraissait  même,  sous  le  nom  de  Rousseau,  des 
écrits  qui  n'étaient  pas  de  lui,  par  exemple,  une 
lettre  intitulée  :  Jean-Jacques  Rousseau,  citoyen  de 
Genève,  à  Jean-François  Montillet ,  archevêque  et 
seigneur  d'Auch,  15  mars  1701.  L'auteur  était  un 
avocat  de  Toulouse,  nommé  Firmin  Lacroix,  qui 
imitait  assez  bien  le  style  du  citoyen  de  Genève. 
Celui-ci  en  publia  un  désaveu  imprimé.  Beaucoup 
de  personnes  y  avaient  été  prises,  Deleyre,  entre 
autres  *. 

Il  parait  qu'on  lui  attribua  aussi  un  livre  ayant 
pour  titre  :  Des  Princes.  Comme  cet  ouvrage  disait 
du  mal  du  gouvernement  de  Berne,  Rousseau  jugea 
qu'il  était  de  son  intérêt  de  le  désavouer5.  Du  reste, 


1.  Leilres  à  Rey,  août  1766, 
13  juin  17o7.  —  2.  Lettre  à  Das- 
tier,  17  février  1705.  — 3.  Lettre 
de  Mme  de  l'erdelin  à  Rousseau, 

5  janvier  1765.  —  4.  Bachau- 
mOnt,  12  mai  et  3  juin  1764. 
—  Lettres  de  Rousseau  à  Rey, 
9  juin,  5  et  10  novembre  1764; 
de  Deleyre  à  Rousseau,  2  juillet, 

6  août  1764;  de  Mm»  de  Crcqui 
à  Rousseau,  6  juin  1764.  —  F.  La. 
croix  avait  publié  précédem- 


ment, à  propos,  de  la  renon- 
ciation de  Rousseau  à  la  bour- 
geoisie, sa  renonciation  à  la 
société,  qui  n'était  qu'une  es- 
pèce de  charge.  —  o.  Lettres  à 
Chaillet,  3  avril  1764;  à  Du- 
chesne,  2  décembre  1764;  au 
P.  de  Felicc,  14  mars  1765;  à 
Dupeyrou,  14  mars  1765;  de  Sa- 
rasm  à  Monlmollin,  22  mai 
1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  2G9 

on  doit  dire  à  sa  louange  qu'il  n'a  jamais  désavoué 
que  ce  dont  il  n'était  pas  l'auteur. 


VIII 


Parmi  les  occupations  de  Rousseau,  il  ne  faut  pas 
oublier  la  botanique.  Toute  sa  vie,  il  goûta  la  pro- 
menade et  les  longues  excursions,  et  sa  santé  avait 
un  tel  besoin  d'exercice  que,  pendant  un  hiver  en- 
tier, il  fut  obligé  de  fendre  du  bois  du  matin  au  soir, 
pour  se  procurer  des  nuits  supportables1. 

Ou  conçoit  que  l'été,  il  lui  était  plus  agréable  et 
non  moins  sain  de  prendre  cet  exercice  au  milieu 
des  superbes  montagnes  de  la  Suisse.  Jusqu'alors, 
il  avait  senti  peu  d'attrait  pour  la  botanique.  Il  l'as- 
sociait, dans  sa  pensée,  aux  fourneaux  de  Mmc  de 
Warens  et  lui  trouvait  comme  un  arrière-goût  de 
pharmacie.  Mais  il  était  observateur;  il  aimait  la 
nature  ;  peut-être  que  son  esprit,  en  vieillissant,  se 
fatiguait  des  longues  méditations  ;  la  riche  flore  des 
Alpes  devait  tenter  sa  curiosité.  «  Je  donnerais  tout 
au  monde  pour  savoir  la  botanique,  écrivait-il  à 
Mmc  de  Boufflers,  après  lui  avoir  l'ait  l'énumération 
de  ses  souffrances  physiques  et  morales;  c'est  la  vé- 
ritable occupation  d'un  corps  ambulant  et  d'un  esprit 
paresseux.  Je  ne  répondrais  pas  que  je  n'eusse  la  folie 
d'essayer  de  l'apprendre,  si  je  savais  par  où  com- 
mencer 2.  »  Il  fut  donc  heureux  de  trouver,  dans  le 
docteur  dTvernois,  un  professeur  bienveillant,  qui 
se  chargea    de   lui  donner  les   premières  connais- 

1.  Lettres  à  M11'  Bondeli,  2S  ]  1764.  —  2.  Lettres  à  il/™e  de 
janvier;  à  Duchesne,  26  février   |  Boufflers,  6  août  1764. 


270 


LA    VIE    ET    LES   ŒUVRES 


sances  de  la  science  des  fleurs,  en  herborisant  avec 
lui1.  Par  surcroit,  il  vit  là  un  moyen  d'adoucir  la 
rage  de  ses  ennemis.  «  On  ne  fera  jamais  passer 
pour  un  conspirateur,  écrivait-il  à  Malesherbes,  un 
homme  qui  ne  fait  que  de  la  botanique.  Avec  un 
Linnœus  dans  la  poche  et  du  foin  dans  la  tête,  j'es- 
père qu'on  ne  me  pendra  pas  2.  Bientôt  la  bota- 
nique devint  pour  lui  une  passion,  et  elle  resta  jus- 
qu'à son  dernier  jour  l'occupation  à  laquelle  il  con- 
sacra le  plus  de  temps.  On  s'étonne  que,  lui  qui 
n'était  pas  riche  et  avait  un  si  profond  dédain  pour 
les  livres,  ait  acheté  tant  d'ouvrages  savants,  consi- 
dérables et  coûteux  sur  cette  science3.  Bien  plus, 
quoiqu'il  eût  renoncé,  disait-il,  à  écrire,  il  reprit  la 
plume  pour  écrire  sur  la  botanique.  Ce  n'est  pas 
qu'il  ait  jamais  été  un  naturaliste  bien  distingué. 
«  La  botanique,  dit-il,  telle  que  je  l'ai  toujours  con- 
sidérée, et  telle  qu'elle  commençait  à  devenir  une 
passion  pour  moi,  était  précisément  une  étude  oi- 
seuse, propre  à  remplir  tout  le  vide  de  mes  loisirs, 
sans  y  laisser  place  au  délire  de  l'imagination  ou  à 
l'ennui  d'un  désœuvrement  total.  Errer  nonchalam- 
ment dans  les  bois  et  dans  la  campagne  ;  prendre 
machinalement  çà  et  là  tantôt  une  fleur,  tantôt  un 
rameau;  brouter  mon  foin  presque  au  hasard;  ob- 
server mille  et  mille  fois  les  mêmes  choses ,  et  tou- 
jours avec  le  même  intérêt,  parce  que  je  les  ou- 
bliais toujours,  était  de  quoi  passer  l'éternité,  sans 
pouvoir  m'ennuyer  un  moment  \  Jean-Jacques  a 
donc  bien  plus  herborisé  en  amateur  qu'en   savant. 


1.  Confessions,  1.  XII.  —  Rê- 
veries, 5e  et  7e  promenades.  — 
2.  Lettre  à  Malesherbes,  11  no- 
vembre   17G4.    —    3.    Lettre   à 


Rey,  28  septembre  1767,  et 
autres  lettres.  —  4.  Confes- 
sions, 1.  XII. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


271 


Sans  renoncer  à  jeter  à  l'occasion  un  coup  d'œil 
sur  ses  travaux,  on  peut  dire  que  le  côté  intéressant 
de  sa  botanique  n'est  pas  dans  ses  livres,  mais  dans, 
ses  herborisations  1 .  Il  n'a  commencé  à  étudier  les 
principes  que  pendant  l'hiver  de  1764  à  1765,  et  dès 
le  printemps  suivant,  il  ne  songe  plus  qu'à  l'achat 
des  instruments  nécessaires,  microscope,  pince, 
ciseaux  2  ;  il  ne  rêve  qu'excursions  ;  il  entreprend  de 
communiquer  sa  passion  à  Dupeyrou3  ;  il  abandonne 
ses  autres  distractions,  l'optique,  les  enluminures, 
pour  se  livrer  exclusivement  à  sa  science  favorite. 
«  Je  raffole  de  botanique,  dit-il;  cela  ne  fait 
qu'empirer  tous  les  jours  ;  je  n'ai  plus  que  du  foin 
dans  la  tête;  je  vais  devenir  plante  un  de  ces  ma- 
tins et  je  prends  déjà  racine  à  Motiers,  en  dépit  de 
l'archiprètre  qui  continue  d'ameuter  la  canaille 
pour  me  chasser  \  » 

Outre  ses  promenades  quotidiennes  autour  de 
Motiers ,  il  en  faisait  de  temps  en  temps  de  beau- 
coup plus  longues,  qui  duraient  une  ou  deux  se- 
maines. D'Escherny,  qui  l'accompag-nait  le  plus 
souvent,  en  a  retracé  le  souvenir.  La  relation  qu'il 
en  donne  est  d'autant  plus  utile  à  connaître  qu'elle 
nous  offre  un  Rousseau  tout  nouveau,  absolument 
différent  de  celui  que  nous  connaissons,  un  Rous- 
seau g-ai,  presque  folâtré,  aimable,  simple,  sans 
façon.  Là,  au  milieu  de  sa  chère  nature,  entouré  de 
quelques  amis,  éloigné  du  reste  des  hommes,  il 
oubliait  et  ses  ennemis,  et  ses  soupçons,  et  ses  cha- 
grins, et  l'univers  tout  entier  ;    il  ne  posait  plus,  il 


1.  Lettres  à  D.,  7  février;  à 
Dupeyrou.  11,  16  et  29  juin 
1765.  —  2.  Lettres  à  d'Ivernois, 
7   et   17    janvier;   à   Coindet, 


27  avril  1765.  —  3.  Lettre  à 
Dupeyrou,  29  avril  1765.  — 
4.  Lettres  à  d'Ivernois,  20  juillet 
et  1er  août  1765. 


272  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

vivait  pour  lui-même.  En  admettant  que  d'Escherny 
ait  un  peu  forcé  la  note  joyeuse,  son  récit  servirait 
à  corriger  celui  de  Rousseau  lui-même,  qui  ne  con- 
naissait que  la  note  triste  et  morose. 

Tn  jour  ils  partirent  pour  le  Chasseron.  Il  y  avait 
o  lieues,  à  toujours  monter.  Jean-Jacques,  avec 
d'Escherny  arrivent  les  premiers,  et,  pour  narguer 
leurs  compagnons,  se  mettent  à  sauter  et  à  gam- 
bader. Dupeyrou  surtout  était  excédé.  «  Et  c'est 
dans  ce  temps-là  même,  ajoute  d'Escherny,  que 
Rousseau  entretenait  l'Europe  de  ses  souffrances  et 
de  ses  infirmités.  Je  ne  l'ai  jamais  vu  incommodé  ; 
il  jouissait  de  la  meilleure  santé;  il  cheminait,  gam- 
badait, comme  on  vient  de  le  voir,  et  mangeait  de 
fort  bon  appétit...  »  Le  lendemain  matin  (après  une 
nuit  passée  sur  du  foin,  dans  un  chalet),  comme  on 
demandait  suivant  l'usage  :  «  avez-vous  bien  dormi? 
—  Pour  moi,  dit  Rousseau,  je  ne  dors  jamais.  — 
Le  colonel  de  Pury  l'arrête,  et  d'un  ton  leste  et 
militaire  :  Par  Dieu.  M.  Rousseau,  vous  m'étonnez  ! 
Je  vous  ai  entendu  ronfler  toute  la  nuit  ;  c'est  moi 
qui  n'ai  pas  fermé  l'œil.  »  Après  déjeuner  on  cause, 
on  herborise.  La  conversation  de  Rousseau  s'élevait 
parfois  à  de  grandes  hauteurs.  Tantôt  il  parlait  sur 
la  vanité  de  la  gloire  ;  une  autre  fois,  ayant  été 
témoin  d'un  orage  au-dessous  d'eux,  «  Rousseau, 
dit  d'Escherny,  était  en  extase.  Je  ne  l'ai  jamais 
entendu  parler  avec  autant  de  véhémence.  R  nous, 
parlait  alors  comme  il  écrit  ;  mais  il  y  entrait  je  ne 
sais  quoi  de  solennel  et  de  pathétique.  Le  spectacle 
l'inspirait  ;  tout  ce  qu'il  nous  dit  aurait  fait  la  ma- 
tière de  la  plus  touchante  homélie.  » 

L'excursion  du  Rrot  montre  peut-être  encore  mieux 
le  côté  familier   du    caractère  de   Rousseau.   jN'ou- 


DE    JEAX-JACQUES    ROUSSEAU.  273 

blions  pas  que  cette  promenade  eut  lieu  dans  un  des 
moments  les  plus  pénibles  et  les  plus  tourmentés 
de  sa  vie,  au  mois  de  juillet  1765  ;  mais  rien  ne 
l'arrêtait,  quand  il  s'agissait  d'aller  herboriser  dans 
la  montagne.  On  jouit  de  ses  dîners  de  deux  heures, 
après  une  journée  fatigante,  de  sa  gaité,  de  ses 
rires,  de  ses  plaisanteries  ;  on  goûte  avec  lui  la 
lecture  des  petits  romans  sans  prétention,  ou  encore 
ses  jeux  d'enfant,  le  jeu  de  l'oie,  par  exemple, 
auxquels  il  prenait  un  véritable  plaisir  ;  et  alors  on 
comprend  mieux  l'impartialité  et  la  bienveillance 
avec  lesquelles  il  parlait  des  auteurs  vivants,  même 
de  Diderot,  même  de  Voltaire  ;  on  s'intéresse  à  la 
préparation  de  ses  plantes1.  Du  reste,  quand  lui- 
même  parle  de  ses  excursions,  son  ton  prend  en 
général  plus  de  sérénité  2.  La  nature  avait  le  don 
de  lui  faire  oublier  les  hommes.  Que  n'a-t-il  fait  de 
la  botanique  toute  sa  vie  ! 

Enfin,  comme  supplément  à  toutes  ces  occupa- 
tions, il  se  mit  à  faire  des  lacets.  Ou  plutôt  c'est 
par  là  qu'il  commença  ;  car  la  botanique  et  le  reste 
ne  tardèrent  pas  à  se  substituer  aux  lacets.  On  se 
représente  difficilement  l'auteur  de  Y  Emile  installé 
à  sa  porte  avec  son  métier,  l'emportant  dans  ses 
visites,  ou  se  réunissant  avec  ses  voisines,  pour 
causer  tout  en  travaillant.  Les  femmes  de  Métiers 
étaient  bavardes  et  médisantes  ;  les  filles  aimaient 
à  attirer  les  jeunes  gens  ;  il  en  trouva  pourtant  qui 
étaient  aimables  et  spirituelles  et  fit  des  connais- 
sances qui  durèrent  ;    entre   autres  une  jeune    fille, 


1.  D'ESCHERNY,  De  Rousseau, 
etc.,  ch.  ri  à  xxiii.  —  2.  Lellre 
de  Rousseau  à  Dunnjrou,  10  sep- 


tembre 1769  ;  —  Rêveries,  5e  et 
7e  promenades. 

18 


274 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


nommée  Isabelle  tTIvernois,  dont  le  père  était  pro- 
cureur g-énéral  de  Neufchàtel.  Elle  l'appelait  son 
papa  ;  il  l'appelait  sa  fille  ;  elle  le  prit  pour  con- 
seiller et  pour  directeur.  Il  correspondit  long-temps 
avec  elle  et  se  persuada  qu'il  lui  avait  été  fort 
utile. 

11  ne  parait  pas  qu'il  fit  commerce  de  ses  lacets, 
mais  il  les  employait  à  faire  des  présents  à  ses 
jeunes  amies  lorsqu'elles  se  mariaient,  à  condition 
qu'elles  nourriraient  leurs  enfants.  Cela  donne  à 
supposer  que  son  métier  de  fabricant  de  lacets  était 
plutôt  une  attitude  qu'une  occupation  véritable. 
Des  dames,  même  de  ses  plus  intimes,  Mme  Latour, 
par  exemple  ' ,  lui  demandèrent  de  ses  lacets  ;  mais 
elles  ne  remplissaient  pas  la  condition  indispen- 
sable ;  elles  essuyèrent  un  refus.  À  plus  forte  rai- 
son, refusa-t-il  d'en  donner  à  Moultou2.  Naturelle- 
ment, il  accompagnait  ses  envois  d'une  lettre  de 
félicitations  et  de  conseils3.    . 


IX 


Pendant  que  Rousseau  était  à  Motiers,  il  éprouva 
plusieurs  pertes  qui  lui  furent  sensibles. 

D'abord  celle  de  Mme  de  Warens.  Elle  mourut  au 
mois  d'août  1762,    «  accablée  de  maladies,  de  mi- 


1.  Lettre  à  Mme  Latour,  27  jan- 
vier 1763.  —  2.  Lettre  de  Moul- 
tou à  Rousseau,  2o  septembre 
1762.  —  3.  Lettres  de  Rousseau 
à  iWlle  dUvernois,  s.  d.  (fin  de 
1762),  en  lui  envoyant  le  pre- 
mier lacet  de  sa  façon  (celte 


demoiselle  d'Ivernois  était 
probablement  la  sœur  aînée 
d'Isabelle)  ;  à  iWlle  Lsabelle  d'I- 
vernois (et  non  M1U  Galley), 
14  mai  1764,  en  lui  envoyant 
un  lacet.  "Voir  F.  Berthoud, 
ch.  x  et  appendice. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


275 


sères,  abandonnée  des  injustes  humains '.  »  Jean- 
Jacques  avait  cessé  presque  toute  relation  avec  elle. 
Il  parut  néanmoins  vivement  frappé  par  sa  mort. 
A  l'entendre,  c'était  la  meilleure  des  femmes  et  des 
mères  ;  la  perte  qu'il  fait  est  irréparable  ;  mais  elle 
quitte  cette  vallée  de  larmes,  pour  passer  dans  le 
séjour  des  bons,  auprès  des  Fénelon ,  des  Bernex, 
des  Catinat,  et  préparer  à  son  élève  la  place  qu'il 
espère  un  jour  occuper  près  d'elle  2.  Qu'un  mot  de 
repentir,  qu'un  sentiment  de  remords  eussent  bien 
mieux  valu  que  ces  compliments  inutiles! 

La  mort  enleva  encore  une  autre  personne  pour 
laquelle  Rousseau  éprouvait  un  sincère  attache- 
ment, le  maréchal  de  Luxembourg-.  Il  l'avait  tou- 
jours aimé  et  le  regretta  vivement.  Il  lui  avait 
laissé,  lors  de  son  départ  précipité  de  Montmorency, 
son  testament  et  une  reconnaissance  d'une  somme 
de  l,57o  francs;  il  ne  rentra  en  possession  de  ces 
deux  pièces  qu'après  la  mort  du  maréchal 3.  Il  sut 
que  ce  dernier  s'était  toujours  intéressé  à  lui;  que 
jusqu'à  la  fin,  il  avait  parlé  de  lui  avec  une  grande 
sensibilité  4  ;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  dire  que, 
sous  l'influence  de  sa  femme,  il  l'avait  un  peu  dé- 
laissé depuis  ses  malheurs.  Dans  la  lettre  de  condo- 
léances qu'il  écrivit  à  la  maréchale,  il  ne  sut  pas 
s'abstenir  de  g-lisser  un  reproche.  «  A  votre  exemple, 
dit-il,  il  m'avait  oublié  5.  »  Mmc  de  Luxembourg- 
n'eut  pas  de  peine  à  se  justifier  ;  mais  comment  sa- 


1 .  Lettre  de  Conz-ié  à  Rousseau, 
4  octobre  1762.  —  2.  Confes- 
sions, 1.  XII.  —  3.  Lettres  de  La 
Roche,  vaiet  de  chambre  du 
maréchal  de   Luxembourg,  à 


Rousseau,   11    et  22  juin   17(34. 

—  4.  Lettre  de  Mn">  de  Chcnon- 
ceaux  à  Rousseau,  juillet  1764. 

—  5.  Lettre  à   Mme    de   Luxem- 
bourg, 5  juin  1764. 


276 


LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


tisfaire  les  exigences  de  Jean-Jacques1?  Quoi  qu'il 
en  soit,  à  partir  du  jour  où  le  maréchal  ne  fut  plus 
là,  les  rapports  ne  tardèrent  pas  à  devenir  plus 
rares  et  plus  froids.  Mais  à  qui  la  faute  ?  Au  fond, 
Jean-Jacques  n'a  jamais  beaucoup  aimé  Mmc  de 
Luxembourg-  ;  il  la  craignait,  et  la  crainte  détruisait 
en  lui  l'affection.  Il  n'aurait  pas  eu  à  s'étonner  que 
Mmo  de  Luxembourg  eût  répondu  à  ses  sentiments 
par  des  sentiments  semblables  ;  loin  de  là,  elle  ne 
cessa  de  s'intéresser  vivement  à  lui,  au  point  de  re- 
cevoir d'assez  mauvaise  grâce  les  essais  de  justifica- 
tion de  Voltaire,  dans  les  démêlés  qu'il  eut  avec 
lui2.  «  Je  ne  puis  souffrir,  écrivait  en  1760  la  du- 
chesse de  Choiseul  à  Mme  du  Deffand,  que  Mm0  la 
maréchale  de  Luxembourg  se  tourmente  à  se  rendre 
malade,  des  malheurs  qu'attirent  à  Rousseau  ses 
folies  fastueuses,  quand  il  est  bien  sûr  qu'il  ne  sa- 
crifierait pas  pour  elle  un  grain  de  son  insolent  or- 
gueil 3.  »  A  cette  époque,  Jean- Jacques  s'informait 
encore  de  la  maréchale  avec  un  certain  intérêt A  ; 
mais  bientôt,  dans  sa  correspondance  et  dans  ses 
Confessions,  il  ne  sut  répondre  à  son  affection  que 
par  les  accusations  les  plus  injustes5.  Comme  nous 
l'avons  déjà  dit,  on  a  beau  chercher  dans  la  con- 
duite et  dans  les  procédés  de  l'un  et  de  l'autre,  on 
ne  voit  rien  qui  justifie  Rousseau,  et  l'on  voit  au 
contraire  beaucoup  de  choses  qui  tendent  à  justi- 
fier Mmc  de   Luxembourg.    Pourquoi,  sans  motif  et 


1.  Lettre  de  Mm°  de  Luxem- 
bourg à  Rousseau,  10  juin;  de 
Rousseau  à  MmB  de  Luxembourg, 
17  juin  1764.  —  2.  Lettre  de  M""> 
du  Deffand  à  Voltaire,  17  juin 
176').  —  3.  Lettre  de  la  duchesse 


de  Choiseul  à  Mm°  du  Deffand, 
17  juillet  1766.  —  4.  Lettres  à 
Guy,  19  avril,  2  août  1766  et 
février  1767.  —  o.  Confessions, 
1.  XII  ;  —  Lettre  à  Saint-Ger- 
main, 26  février  1770. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  277 

contre   tout  motif,    la  taxer  de  fausseté   et  d'hypo- 
crisie. 

Mais  il  avait  été  maladroit  avec  elle  et  il  s'ima- 
gina qu'elle  devait  lui  en  savoir  mauvais  gré  ;  il 
avait  eu  avec  elle  quelques  froids  passagers  et  il  en 
fit  des  querelles  sérieuses;  en  un  mot,  il  avait  eu 
tous  les  torts  et  il  en  conclut  qu'elle  devait  les  lui 
faire  sentir  par  sa  haine.  De  sorte  qu'il  se  fit  une 
arme  de  ses  propres  fautes  et  -de  ses  injures  pour 
attaquer  les  autres.  Habitué  à  être  gâté  par  les 
grandes  dames,  il  est  comme  les  enfants  gaies,  qui 
deviennent  d'autant  plus  exigeants  qu'on  leur  cède 
davantage.  «  Cependant,  ajoute-t-il,  je  ne  puis  la 
croire  essentiellement  méchante,  ni  perdre  le  sou- 
venir des  jours  heureux  que  j'ai  passés  près  d'elle  et 
de  M.  de  Luxembourg.  De  tous  mes  ennemis,  elle 
est  la  seule  que  je  croie  capable  de  revenir,  mais 
non  pas  de  mon  vivant.  Je  désire  ardemment  qu'elle 
me  survive,  sûr  d'être  regretté,  peut-être  pleuré 
d'elle  après  ma  mort  '.  »  Et  voilà  tout  ce  que  peuvent 
lui  inspirer  de  mieux  des  années  de  bienfaits  et 
d'affection  ! 


1.    Confessions,    1.    XII;    —    !    vrier  1770. 
Lptlre    à   Saint-Germain,  26  fé- 


CHAPITRE  XXIV 

De  juin  1762  au  7  septembre  1765. 


Sommaire  :  Affaires  de  Genève.  —  I.  Rousseau  renonce  solennelle- 
ment à  ses  droits  de  bourgeoisie.  —  Représentations  adressées  au  Con- 
seil par  les  bourgeois  de  Genève.  —  Rousseau  cherche  à  calmer  les  es- 
prits. —  Lettres  de  la  Campagne. 

II.  Lettres  de  la  Montagne.  —  La  question  des  miracles.  —  Le  droit 
de  représentation  et  le  droit  négatif.  —  Impression  des  Lettres  de  la 
Montagne.  —  Leur  introduction  clandestine  en  France.  —  Les  Lettres 
brûlées  à  Paris  et  à  La  Haye  et  interdites  à  Berne.  —  Attitude  de  Ge- 
nève :  le  Conseil,  les  amis  de  Rousseau,  les  ministres.  —  Lettre  de 
Mably.  —  Guerre  de  brochures.  —  Rousseau  prêche  la  modération.  — 
Les  Lettres  brûlées  à  Genève  ;  nouvelles  représentations. 

III.  Le  Sentiment  des  Citoyens.  —  Polémique  de  Rousseau  avec 
Vernes  à  ce  sujet.  —  Attitude  de  Voltaire. 

IV.  Rôle  considérable  de  Voltaire  dans  les  affaires  de  Genève.  —  Vol- 
taire veut  se  réconcilier  avec  Rousseau.  —  Rousseau  engage  ses  amis  à 
profiter  des  bonnes  dispositions  de  Voltaire.  —  La  médiation.  —  Les 
Natifs.  —  Projets  d'accommodement.  —  Blocus  de  la  ville  par  les  puis- 
sances médiatrices.  —  Rousseau  envoie  des  conseils  et  des  secours.  — 
Ses  efforts  en  faveur  de  la  pacification.  —  Pacification.  —  Nouveaux 
conseils  de  Rousseau.  —  Le  peuple  s'associe  à  sa  joie.  —  Le  Docteur 
Pansophe.  —  La  Guerre  de  Genève. 

V.  Affaires  de  Motiers.  —  Situation  de  Rousseau  vis-à-vis  de  Mont- 
mollin,  son  pasteur.  —  Que  devait  attendre  Rousseau  1°  de  Frédéric;  — 
'2°  du  Conseil  d'État:  —  3°  des  Pasteurs.  —  La  classe  des  Pasteurs  dé- 
nonce au  Conseil  d'Etat  les  Lettres  de  la  Montagne.  —  Rousseau  pro- 
met de  ne  plus  écrire  sur  la  Religion.  —  Montmollin  cherche  en  vain  à 
se  prévaloir  des  droits  de  son  église.  —  Rousseau  refuse  de  se  présenter 
au  Consistoire.  —  Le  Conseil  d'État  exempte  Rousseau  de  la  juridiction 
du  Consistoire.  —  Triomphe  de  Rousseau.  —  Il  s'engage  à  ne  plus 
écrire.  —  Publications  en  sa  faveur.  —  Les  Lettres  de  Dupeyrou.  — 
Nouvelles  excitations  de  Montmollin.  —  La  Vision  de  Pierre  de  la 
Montagne.  —  Lapidation  de  Rousseau.  —  Son  départ  de  Motiers- 
Travers.  —  Enquête  du  châtelain.  —  Nouveaux  désordres.  —  Méconten- 
tement du  Roi  contre  les  Pasteurs. 

VI.  Projets  de  départ  de  Rousseau.  —  La  communauté  de  Couvet  lui 
offre  un  asile.  —  Dernière  lettre  de  Dupeyrou.  —  Embarras  de  Mont- 
mollin. —  L'issue  de  ces  démêlés  ne  satisfit  personne.  —  Nouveau  res- 
crit  du  Roi  de  Prusse. 


LA  VIE  ET  LES  ŒUVRES   DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.    279 


I 


De  toutes  les  condamnations  et  de  toutes  les  dis- 
grâces qu'attirèrent  à  Rousseau  ses  derniers  écrits , 
aucune  ne  le  blessa  aussi  cruellement  dans  ses 
affections  et  dans  son  amour-propre  que  celles  qui 
partaient  de  Genève.  Etre  condamné  par  sa  patrie, 
être  chassé  ou  forcé  de  s'exiler  de  sa  patrie,  était  à 
ses  yeux  un  malheur  sans  égal.  Il  en  gémissait  pour 
lui  ;  il  n'en  gémissait  guère  moins  pour  son  injuste 
et  ingrate  patrie.  Car  il  était  persuadé  qu'il  avait 
rendu  à  Genève  les  plus  grands  services.  Ne  venait- 
il  pas  de  faire  encore  pour  elle  son  Contrat  social? 
Ne  la  rendait-il  pas  participante  de  sa  gloire?  Le 
Contrat  social  était,  à  la  vérité,  un  bienfait  dont  elle 
se  serait  bien  passée  ;  mais  précisément,  Rousseau 
ne  lui  pardonnait  point  le  peu  de  cas  qu'elle  en  fai- 
sait. Il  reprochait  au  Conseil  ses  arrêts,  à  ses  enne- 
mis leurs  intrigues,  à  ses  amis  même  leur  indiffé- 
rence et  leur  mollesse.  D'après  la  Constitution  de 
Genève,  tout  citoyen  qui  croyait  la  loi  violée  ou 
qui  improuvait  la  conduite  des  magistrats  avait  le 
droit  de  faire  des  représentations  au  Conseil.  Au 
lieu  des  lettres  banales  qu'on  lui  écrivait,  au  lieu 
des  témoignages  de  condoléance ,  sans  aboutissant 
possible,  qu'on  lui  donnait,  pourquoi  avait-on  reculé 
devant  ce  moyen  légal  et  pratique?  Aussi  Jean- 
Jacques  se  détachait  chaque  jour  davantage  de 
Genève.  «  Renoncerez-vous  à  une  patrie  indigne  de 
vous,  »  lui  écrivait  Moultou,  aussitôt  après  l'arrêt 
du  Conseil1.  Il  est  vrai  que  par  ces  mots,  Moultou 
entendait  plutôt  un  exil  volontaire  qu'une  renoncia- 

1.  Lettre  de  Moultou  à  Rousseau,  22  juin  1762. 


280 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


tion  en  règle  ;  et  à  cet  égard,  Rousseau  n'avait  pas 
tardé  à  déclarer  que  jamais  il  ne  remettrait .  les 
pieds  à  Genève.  Il  eu  avait  assurément  le  droit  ; 
mais  s'il  crut  punir  ainsi  les  Genevois,  il  dut  bien- 
tôt s'apercevoir  qu'il  ne  punissait  que  lui  et  ses 
amis.  Refuser  d'habiter  un  pays  où  il  se  trouvait 
mal  et  dont  il  avait  à  se  plaindre,  c'était  d'ailleurs 
un  procédé  trop  simple,  trop  à  la  portée  de  tout  le 
monde  pour  lui  convenir.  II  lui  fallait  poser  en  per- 
sécuté et  en  grand  homme.  En  vain  Moultou  com- 
battit son  projet  d'abdication  solennelle1;  Jean- 
Jacques  y  tenait  et  il  finit  par  l'accomplir.  En  vain 
reçut-il  de  Milord  Maréchal  des  conseils  de  modé- 
ration 2.  «  J'ai  pris  le  parti ,  écrivait-il ,  dès  le 
10  août  1762,  de  renoncer  à  ma  patrie,  et  même 
d'y  renoncer  publiquement  ;  mais  comme  je  ne  con- 
sulte en  ceci  que  ma  convenance  et  mon  honneur, 
sans  que  la  passion  s'en  mêle,  j'attendrai,  sans  me 
presser,  l'occasion  favorable,  et  jusque-là  je  les 
laisserai  triompher  en  paix3.  »  Il  attendit  en  eflet 
près  d'une  année.  Enfin,  le  moment  venu,  voici  la 
lettre  qu'il  écrivit  au  premier  syndic  de  la  république 
de  Genève  : 


Motiers-Travers,  le  12  mai  1763. 


Monsieur, 


«  Revenu  du  long  étonnement  où  m'a  jeté,  de  la  part  du 
Magnifique  Conseil,  le  procédé  que  j'en  devais  le  moins 
attendre,  je  prends  enfin  le  parti  que  l'honneur  et  la  rai- 
son me  prescrivent,  quelque  cher  qu'il  en  coûte  à  mon  cœur. 


1.  Lettres  de  Moultou  à  Rous- 
seau, 19  février,  19  mars,  20 
avril  1763.  —  2.  Lettres  de  Mi- 
lord Maréchal  à  Rousseau,  22  et 


24  février  1763.  —  3.  Lettres  à 
Marcel,  10  août  et  20  août 
1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  281 

Je  vous  déclare  donc,  Monsieur,  et  je  vous  prie  de  dé- 
clarer au  Magnifique  Conseil,  que  j'abdique  à  perpétuité 
mon  droit  de  bourgeoisie  et  de  cité  dans  la  ville  et  répu- 
blique de  Genève,  etc.  » 


Le  Conseil  fit  inscrire  sur  ses  registres  une  simple 
mention  de  cette  lettre,  et  ne  parait  pas  s'en  être 
occupé  autrement  *. 

Cette  déclaration,  si  peu  importante  en  apparence, 
d'un  citoyen  d'une  petite  république  qui  prend  le 
parti  de  la  quitter,  fut  cependant  le  point  de  départ 
d'événements  assez  graves.  Cinq  ou  six  ans  après, 
les  troubles  qu'elle  occasionna  étaient  à  peine  ap.it- 
sés. 

Au  premier  moment,  l'acte  de  Rousseau  fut  géné- 
ralement blâmé.  Il  le  fut  naturellement  par  ses 
ennemis,  et,  cbose  plus  grave,  ils  en  triomphèrent 
et  s'en  réjouirent",  il  le  fut  par  ses  amis,  qui,  par 
une  raison  contraire,  s'en  affligèrent3.  Moultou,  qui 
avait  essayé  de  l'empêcher  tant  qu'il  n'avait  été 
qu'en  projet,  l'approuva  aussitôt  qu'il  fut  accompli \ 
D'autres  ne  furent  pas  d'aussi  bonne  composition. 
Chappuis  notamment  écrivit  à  Jean-Jacques  une 
lettre  d'observations  et  de  reproches.  Jean-Jacques 
se  justifia,  exposa  ses  raisons  ;  mais  eut  le  tort  sur- 
tout de  les  propager  dans  tout  Genève,  au  moyen 
de  copies  de  sa  lettre.  Elle  n'était  bonne  en  effet 
qu'à  exciter  les   esprits   et  peut-être  à  soulever  des 

1.  Registres  du  Conseil  d'État,    I   —  3.  Lettre  de  Moultou  à  Rous- 


16  mai  1763.  —  2.  Rousseau, 
dit  Voltaire,  se  croit  Charles- 
Quint  abdiquant  l'Empire. 
Lettre  à    Verne  s ,  24   mai  1763. 


seau.  7  juin  1763.  —  4.  Lettres 
de  Moultou  à  Rousseau,  19  fé- 
vrier, 19  mars,  20  avril;  et  en 
sens   contraire,  17  mai  1763. 


282 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


troubles  '.  Chappuis  allait  jusqu'à  dénier  à  Rous- 
seau le  droit  de  renoncer  à  son  titre.  On  pourrait 
incarcérer,  disait-il,  un  citoyen  qui  ferait  une  pa- 
reille demande2.  C'est  possible,  mais  celui  qui  la 
fait  a  la  précaution  de  se  mettre  à  l'abri  d'une  ar- 
restation. Il  est  plus  probable,  d'ailleurs,  qu'aujour- 
d'hui, on  se  contenterait  de  lui  rire  au  nez.  Le  cas 
de  Rousseau  est  si  exceptionnel  que  les  législations 
ne  prennent  pas  la  peine  de  le  prévoir.  Que  Jean- 
Jacques  ait  été  moralement  répréhensible,  cela  est 
assez  évident;  mais  on  serait  tenté  de  dire  que,  dans 
cette  circonstance,  il  fit  bien  plus  qu'une  faute,  il 
fît  une  sottise. 

Et  cependant  il  arrive  quelquefois  que  rien  ne 
réussit  mieux  qu'une  sottise.  L'abdication  de  Rous- 
seau mit  la  bourgeoisie  en  émoi  ;  on  voulait  à  tout 
prix  retenir  le  grand  homme;  des  citoyens,  des 
artisans,  des  dames  même  lui  écrivirent  pour  le 
presser  de  revenir  sur  sa  détermination3.  On  parla 
de  représentations  \  enfin  on  s'obstina  à  lui  donner 
autant  et  plus  qu'il  n'avait  jamais  demandé. 

Le  18  juin  1763,  eurent  lieu  les  premières  repré- 
sentations. Quarante  bourgeois,  ayant  Deluc  à  leur 
tète,  allèrent  demander  au  Petit  Conseil  que  le  ju- 
gement contre  Rousseau  fût  rapporté  :  «  déclarant 
qu'aux  termes  des  édits  concernant  les  sentences 
contre  les   livres  dangereux,  le  sieur  Rousseau   de- 


1.  Lettres  de  Moullou  à  Bous- 
seau,  2o  et  29  juin  ;  de  Rousseau 
à  Moultou,  7  juillet  1763.  —  2. 
Lettres  de  Rousseau  à  Chap- 
puis, 12  et  24  niai  17G3;  à  Théo- 
dore Rousseau,  5  juin  1763;  à 
Duclos,   30  juillet    1763.   —    3. 


Voir  la  Correspondance ,  pu- 
bliée par  Streokeisen-Moul- 
TOU,  et  Gaberel,  Rousseau  et 
les  Genevois.  —  h.  Lettre  de 
Moultou  à  Rousseau,  7  juin 
1763. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  283 

vait  être  appelé,  supporté  sans  diffame  ni  scandale, 
admonesté  plusieurs  fois,  et  qu'il  ne  pouvait  être 
jugé  qu'en  cas  d'opiniâtreté  obstinée...  Que  le  Con- 
trat social  était  un  traité  de  droit  naturel  semblable 
à  ceux  qui  se  vendent  dans  la  ville.  »  Ils  deman- 
daient aussi  que  les  tribunaux  fussent  présidés  par 
les  syndics;  qu'aucun  citoyen  ne  pût  être  empri- 
sonné avant  d'avoir  été  interrogé  par  un  magistrat, 
et  enfin  que  le  Conseil  général  fût  juge  des  points 
contestés.  Le  Conseil  répondit,  en  ce  qui  concer- 
nait Rousseau,  que  les  édits  s'appliquaient  aux  pa- 
roles contre  l'Etat  ou  la  religion ,  mais  non  aux 
écrits,  lesquels  n'ont  pas  besoin  d'explication,  et  que 
du  reste,  il  avait  le  droit  de  répondre  négativement 
aux  représentations,  sans  en  appeler  au  Conseil  gé- 
néral. Ces  refus  ne  firent  qu'irriter  les  esprits. 
Bientôt  une  seconde,  puis  une  troisième  représen- 
tation furent  faites  '  par  un  nombre  toujours  crois- 
sant de  citoyens.  Neuf  fois  en  trois  ans,  dit  Gaberel, 
on  réclama  de  la  même  façon  le  retrait  de  la  con- 
damnation de  Rousseau,  et  neuf  fois  la  réponse  fut 
négative.  La  bourgeoisie  fut  divisée  en  deux  par- 
tis :  d'un  côté  ceux  qui  faisaient  des  représentations, 
le  parti  des  représentants,  au  nombre  d'environ  six 
cents;  de  l'autre  côté,  les  partisans  du  Conseil  et  de 
ses  réponses  négatives,  les  négatifs,  au  nombre  de 
quatre  cents.  Au-dessous,  le  peuple  des  natifs  qui 
ne  votait  pas,  mais  qui  avait  son  opinion,  était  en 
général  favorable  à  Rousseau,  et  aurait,  en  cas  de 
troubles,  lourdement  pesé  sur  les  événements2. 
Rousseau  devait  être  satisfait  sans  doute  des  té- 


1.  Le  8  et  le  20  août    1763.    I   Genevois,  ch.  xn. 
-  2.   Gaberel,  Voltaire  et  les 


281 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


moignages  de  sympathie  qu'on  lui  donnait?  Il  fau- 
drait peu  le  connaître  pour  se  l'imaginer.  On  l'avait, 
dit-il.  abandonné,  on  s'était  tu  quand  il  fallait  par- 
ler; maintenant  qu'on  parlait,  on  ferait  mieux  de  se 
taire.  Il  avouait  toutefois  que  les  premières  repré- 
sentations lui  avaient  été  honorables,  en  montrant 
que  la  procédure  faite  contre  lui  était  contraire  aux 
lois  et  improuvée  par  la  plus  saine  partie  de  l'Etat. 
Mais  tout  acte  subséquent  ne  serait' propre,  disait-il, 
qu'à  détruire  le  bon  effet  du  premier  et  à  faire 
croire  qu'on  accordait  à  la  vengeance  ce  qu'on  n'a- 
vait donné  qu'au  maintien  de  la  loi1.  «  Mieux  valait 
que  ces  démarches  fussent  faites  plus  tôt  ou  pas  du 
tout,  car  leur  peu  de  succès  compromettra  les  droits 
de  la  bourgeoisie  ou  le  repos  de  l'Etat2.  »  Ces  mots 
résument  sa  pensée  de  plusieurs  années. 

Celui  qui  aurait  pénétré  dans  le  cœur  de  Jean- 
Jacques  y  aurait  découvert  sans  doute  plus  de  joie 
qu'il  n'en  laissait  voir.  Son  revirement,  tout  surpre- 
nant qu'il  paraisse,  n'est  cependant  pas  feint  et 
s'explique  assez  facilement.  Dès  le  premier  jour,  en 
effet,  on  avait  pu  prévoir  où  tendaient  ces  repré- 
sentations si  désirées.  Ce  qu'on  apercevait  au  bout, 
c'étaient  de  longs  troubles,  des  révolutions  violentes 
et  profondes,  des  guerres  civiles,  et  qui  sait?  avec 
la  France  si  voisine  et  si  intéressée  dans  la  ques- 
tion, peut-être  l'asservissement  et  la  mort  de  Ge- 
nève comme  Etat  indépendant. 

Moultou  ne  cacha  pas  ses  craintes  à  son  ami,  et 
l'on  doit  dire  qu'il  n'eut  pas  de  peine  à  les  lui  faire 


1.  Lettres  à  Moultou,  à  Deluc 
et  à  Gauffecourt,  en  date  du 
7    juillet;    à  F.    H.    Rousseau, 


juillet;  à  Duclos,  30  juillet 
1763.  —  2.  Lettre  à  Deluc  père, 
22  août  1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  285 

partager.  Jean-Jacques,  témoin  d'une  émeute  dans 
son  enfance,  avait  juré  de  ne  tremper  jamais  dans 
aucune  dissension  civile  ;  il  est  certain  qu'à  ne  con- 
sidérer que  ses  actions  matérielles  et  immédiates,  il 
fut  toujours  fidèle  à  son  serment.  Il  était  du  nombre 
de  ces  révolutionnaires  doux,  qui  ne  voudraient  pas 
tuer  une  mouche,  mais  dont  les  théories  ne  sont 
propres  qu'à  bouleverser  les  Ehits  et  à  armer  les  ci- 
toyens les  uns  contre  les  autres*.  Il  ouvrait  tout  bon- 
nement la  porte  aux  révolutions,  sauf  à  être  désolé 
qu'il  prit  fantaisie  aux  révolutions  de  passer  par 
cette  porte.  La  race  de  ces  prodiges  d'inconsé- 
quence, qui  se  prennent  de  peur  pour  l'œuvre  qu'ils 
ont  préparée,  n'est  pas  morte  avec  Rousseau,  mais 
il  faut  convenir  qu'elle  n'a  jamais  eu  un  représen- 
tant plus  complet.  Non  seulement  il  se  tint  en 
dehors  des  représentations  :  mais,  la  première  une 
fois  faite,  il  tâcha  d'empêcher  les  autres  ;  non  seu- 
lement il  ne  fit  rien  pour  attiser  les  troubles,  mais, 
en  maintes  circonstances  (pas  toujours  malheureu- 
sement) il  s'employa  à  les  apaiser. 

Les  preuves  de  cette  action  modératrice  de  Rous- 
seau sont  nombreuses.  «  Notre  patrie  s'est  honorée, 
lui  avait  écrit  Moultou,  en  prenant  votre  défense  ; 
honorez-vous  en  lui  rendant  la  paix1.  »  Cela  lui  de- 
venait difficile  ;  il  s'y  employa  pourtant  de  son  mieux. 
Il  écrivit  à  ses  amis  pour  les  calmer.  Pour  couper 
court  à  toutes  les  tentatives  qu'on  pourrait  faire  en 
vue  de  le  ramener,  il  affirma  par  serment  sa  ferme 
résolution  de  ne  jamais  remettre  les  pieds  dans  Ge- 
nève 2  ;  bientôt  il  déclara,  et  il  répétait  à  l'occasion, 


1.  Lettre  de  Moullou  à  Rous-   I    à  Deluc,  7  juillet  1763. 
seau,  29  juin   1733.  —  2.  Lettre 


286 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


qu'il  ne  voulait  plus  se  mêler  de  rien  l.  Que  le 
calme  tendit  à  renaître,  ou  que  les  Genevois  fussent 
en  train  d'entasser  folies  sur  folies,  il  laissait  tout 
passer2. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  néanmoins  que  ces  divi- 
sions fussent  bien  terribles  ;  elles  étaient,  au  fond, 
plus  bruyantes  que  meurtrières.  On  intriguait,  on 
se  disputait,  mais  on  avait  soin  de  laisser  les  armes 
dans  le  fourreau.  Un  moment  vint  où  Ton  se  fît  sur- 
tout la  guerre  à  coups  de  brochures.  Parmi  plu- 
sieurs autres  tombées  dans  l'oubli,  on  remarqua  les 
Lettres  de  la  Campagne,  que  le  nom  de  leur  auteur, 
le  procureur  général  Tronchin,  l'art  consommé  avec 
lequel  elles  étaient  composées,  leur  modération  de 
forme  et  leur  puissance  de  raison  recommandaient 
également  à  l'attention  3.  Les  représentants  es- 
sayèrent d'y  répondre  k ,  mais  leur  réponse  fut  bien 
insuffisante.  «  Tous  alors,  dit  Jean-Jacques,  jetèrent 
les  yeux  sur  moi,  comme  sur  le  seul  qui  pût  entrer 
en  lice  contre  un  tel  adversaire  avec  l'espoir  de  le 
terrasser.  J'avoue  que  je  pensai  de  même,  et  poussé 
par  mes  anciens  concitoyens,  qui  me  faisaient  un 
devoir  de  les  aider  de  ma  plume  dans  un  embarras 
dont  j'avais  été  l'occasion,  j'entrepris  la  réfutation 
des  Lettres  écrites  de  la  Campagne,  et  j'en  parodiai 
le  titre  par  celui  de  Lettres  écrites  de  la  Montagne, 
que  je  mis  aux  miennes  5.  » 

Rousseau,  pour  donner  tout  ce  dont  il  était 
capable,  avait  besoin  d'être  excité.  Il  aimait,  tout  en 


1.  Lettre  d'Ivernois,  22  août 
1763-6  juillet  1764.  —  2.  Lettres 
de  Moultou  à  Rousseau,  13  juillet 
et  octobre  1763  ;  de  Rousseau  à 
Pictct,  l<r  mars  1764.  —  3.  Let- 
tres   écrites    de    la    Campag7ie, 


1763,  in-8  et  in-12.  —  4.  Ré- 
ponse aux  lettres  écrites  de  la 
Campagne ,    par    d'Ivernois  , 

1764,  in-8.  —  5.  Confessions, 
1.  XII. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  287 

parlant  de  lui,  à  élever  et  à  généraliser  les  ques- 
tions. Avec  son  incomparable  talent  de  polémiste,  il 
était  donc  dans  les  meilleures  conditions  pour  pro- 
duire un  chef-d'œuvre. 

Tronchin,  qui  était  l'âme  du  Petit  Conseil,  avait 
vraisemblablement  dicté  les  réponses  qui  avaient 
été  faites  aux  représentants  ;  son  livre  n'en  est  que 
le  développement.  Parmi  beaucoup  de  points  trop 
spéciaux  à  la  constitution  de  Genève  pour  qu'il  soit 
utile  de  s'y  arrêter,  il  remarque  que  Rousseau  lui- 
même,  par  une  délicatesse  patriotique  qui  l'hono- 
rait, avait  rendu  le  retrait  de  sa  condamnation  sans 
objet,  en  déclarant  son  abdication  irrévocable.  — 
Mais  la  flétrissure  ?  Il  n'y  en  a  point,  répond  Tron- 
chin. Rousseau  a  été  décrété  comme  l'auteur  pré- 
sumé de  deux  ouvrages  jugés  mauvais.  Cette  mesure, 
dans  la  pensée  du  Conseil,  n'est  qu'un  appointement 
provisoire,  une  mise  en  accusation,  nullement  une 
condamnation.  Qu'au  point  de  vue  philosophique,  il 
soit  permis  ou  non,  de  tout  dire  en  religion,  le 
Conseil  n'a  pas  à  s'en  occuper,  mais  simplement  à 
appliquer  la  loi.  Or,  elle  est  formelle.  Le  premier 
article  du  serment  des  bourgeois  «  les  oblige  à 
vivre  selon  la  réformation  du  saint  Evangile  ;  le 
premier  devoir  des  Syndics  et  du  Conseil  est  de 
maintenir  la  pure  religion.  »  C'est  bien  à  eux  d'ail- 
leurs qu'il  appartient  d'appliquer  cette  loi,  car 
«  tout  ce  qui  est  du  ressort  de  l'autorité,  en  matière 
de  religion,  est  du  ressort  du  gouvernement.  C'est 
le  principe  des  Protestants,  et  c'est  singulièrement 
le  principe  de  notre  Constitution,  qui,  dans  le  cas 
de  dispute,  attribue  aux  Conseils  le  droit  de  décider 
sur  le  dogme1.  » 

1.  Lettres  delà  Campagne,  lettre  I. 


288  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Mais,  en  cas  de  doute,  disent  les  représentants, 
le  Petit  Conseil  est  tenu  de  porter  la  question 
devant  le  Conseil  général.  Oui,  mais  qui  sera  juge 
du  doute?  Si  ce  sont  les  représentants,  ne  voit-on 
pas  qu'il  s'en  trouvera  toujours  quelques-uns  qui 
douteront  ;  que  ce  droit  donné  à  quelques  citoyens 
de  mettre  chaque  jour  en  question  la  Constitution  et 
les  lois  est  exorbitant,  et  qu'il  y  a  encore  moins 
d'inconvénient  à  laisser  le  Petit  Conseil  juge  des 
cas  où  il  faut  avoir  recours  au  Conseil  général  ?  Quoi 
qu'il  en  soit,  tant  qu'une  loi  n'aura  pas  déterminé 
quel  doit  être  le  nombre  des  réclamants,  le  Petit 
Conseil  restera  en  possession  de  son  droit  négatif1. 


Il 


Tronchin  avait  écrit  une  petite  brochure,  Rous- 
seau mit  un  an  à  préparer  sa  réponse  et  répliqua 
par  un  livre.  jNous  avons  vu  qu'il  avait  prévu  l'effet 
des  représentations  ;  qu'il  les  avait  blâmées,  tout  en 
ajoutant  qu'il  voulait  se  retirer  de  la  lutte  et  dé- 
cliner toute  responsabilité  ;  ses  Lettres  de  la  Mon- 
tagne étaient  un  éclatant  démenti  à  cette  pacifique 
déclaration.  De  la  manière  dont  elles  étaient  faites, 
elles  ne  pouvaient  en  effet  manquer  de  peser  d'un 
énorme  poids  sur  la  suite  des  événements.  Ce  n'est 
pas  en  racontant,  et  dans  quel  style  !  toute  l'histoire 
de  ses  condamnations,  les  injustices  dont  il  avait  été 
l'objet,  les  outrages  qu'on  lui  avait  fait  subir;  ce 
n'est  pas  en  défendant,  avec  la  passion  qu'on  lui 
connaît,  les  droits  de  la  bourgeoisie  ;  ce  n'est  pas  en 

1.  Lettres  de  la  Campagne,  lettre  III. 


DE    JEANWACQUES    ROUSSEAU.  289 

écrasant  ses  adversaires  sous  les  coups  d'une  polé- 
mique implacable,  qu'il  pouvait  se  flatter  d'apaiser 
les  esprits.  Qu'il  ait  précédemment  abandonné  la 
lice,  c'est  possible  ;  mais  il  y  rentrait  ce  jour-là, 
non  en  simple  combattant,  mais  comme  le  chef  d'un 
des  partis.  Il  avait  deux  objets  en  vue  :  d'abord  lui- 
même,  et  en  second  lieu  ses  amis  les  Représentants; 
or,  dans  l'un  comme  dans  l'autre  cas,  il  se  montrait 
également  ardent  et  agressif. 

Lui  reproche-t-on  ses  erreurs?  —  Quel  livre, 
dit-il,  n'en  renferme  pas,  et  qui  les  lui  signalera? 
Il  n'est  pas  infaillible  ;  —  ses  juges  ne  le  sont  pas 
davantage.  Qu'on  laisse  donc  le  public  arbitre  de 
ces  questions  '.  Mais  si  l'on  tient  à  toute  force  à  les 
trancher,  qu'on  charge  un  tribunal  ecclésiastique,  le 
Consistoire,  de  décider  sur  les  dogmes  et  la  reli- 
gion 2.  Lui  reproche-t-on  d'être  infidèle  à  ses  ser- 
ments de  bourgeois?  —  Qu'on  dissèque  sa  vie, 
qu'on  dise  s'il  est  un  homme  à  pratiques  et  à  ma- 
chinations3. Veut-on  entrer  dans  le  détail  de  ses 
idées?  —  Ses  livres  sont  là.  Qu'on  le  juge  sur  ce 
qu'il  a  dit  et  non  sur  ce  qu'on  prétend  qu'il  a  voulu 
dire.  «  Lisez  et  jugez  :  Malheur  à  vous  si,  durant 
cette  lecture,  votre  cœur  ne  bénit  pas  cent  fois 
l'homme  vertueux  et  ferme  qui  ose  instruire  ainsi 
les  humains!  Eh!  comment  me  résoudrais-je  à  jus- 
tifier cet  ouvrage,  moi  qui  crois  effacer  par  lui  les 
fautes  de  ma  vie  entière  ;  moi  qui  mets  les  maux 
qu'il  m'attire  en  compensation  de  ceux  que  j'ai 
faits  ;  moi  qui,  plein  de  confiance,  espère  un  jour 
dire  au  Juge  suprême  :  Daigne  juger  dans  ta  clé- 
mence un  homme   faible   :   J'ai  fait  le  mal   sur  la 

1.  Lellre  I.  —    2!  Lettres  IV  et  V.   —  3.  Lettre  IV. 

TOME  II  19 


290  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

terre,  mais  j'ai  publié  cet  écrit1.  »  Il  a  proposé  des 
doutes  :  «  Et  pourquoi  non,  je  vous  prie?  Où  est  le 
crime  à  un  protestant  de  proposer  ses  doutes  sur  ce 
qu'il  trouve  douteux,  et  ses  objections  sur  ce  qu'il 
en  trouve  susceptible?  Si  ce  qui  vous  parait  clair 
me  parait  obscur  ;  si  ce  que  vous  jugez  démontré  ne 
me  semble  pas  l'être,  de  quel  droit  prétendez-vous 
soumettre  ma  raison  à  la  vôtre  et  me  donner  votre 
autorité  pour  loi,  comme  si  vous  prétendiez  à  l'in- 
faillibilité du  Pape?  N'est-il  pas  plaisant  qu'il  faille 
raisonner  en  catholique  pour  m'accuser  d'attaquer  les 
Protestants  ?  »  Ses  objections  et  ses  doutes  ne  sont 
donc  nullement  opposés  à  la  Réforme,  et  il  défie 
qu'on  lui  montre  qu'ils  portent  sur  des  points  fon- 
damentaux, si  tant  est  que  ses  adversaires  sachent 
en  quoi  consistent  les  points  fondamentaux. 

Les  ministres  auraient  dû  le  bénir,  car  il  a  tra- 
vaillé pour  eux.  Mais  eux,  si  sévères  pour  ses  doc- 
trines, qu'ils  disent  donc  les  leurs  !  On  ne  sait,  ils 
ne  savent  eux-mêmes  ce  qu'ils  croient,  et  l'on  a  vu 
leur  embarras,  lors  de  l'article  de  d'Alembert.  «  On 
leur  demande  si  Jésus-Christ  est  Dieu  ;  ils  n'osent 
répondre  ;  on  leur  demande  quels  mystères  ils 
admettent  ;  ils  n'osent  répondre.  Sur  quoi  donc 
répondront-ils  2  ?  » 

Quant  aux  principes  de  la  religion  qui  touchent  à 
la  morale,  il  a  été  à  cet  égard  affirmatif  et  précis. 
Sou  but  a  été  de  dégager  la  religion  des  supersti- 
tions et  des  subtilités  qui  l'encombrent  inutilement, 
de  la  ramener  à  ses  points  essentiels,  et  ensuite 
d'obliger  tous  les  citoyens  à  s'y  soumettre.  «  Sup- 
posons  un  moment  la  profession  de  foi  du  vicaire 

1 .  Lettre  1.  —  2.  Lettre  II. 


DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.  291 

adoptée  en  un  coin  du  monde  chrétien,  et  voyons  ce 
qu'il  en  résulterait  en  bien  et  en  mal.  Ce  ne  sera  ni 
l'attaquer,  ni  le  défendre,  ce  sera  le  juger  par  ses 
effets.  Je  vois  d'abord  les  choses  les  plus  nouvelles, 
sans  aucune  apparence  de  nouveauté  ;  nul  change- 
ment dans  le  culte  et  de  grands  changements  dans 
les  cœurs  ;  des  conversions  sans  éclat,  de  la  foi  sans 
dispute,  du  zèle  sans  fanatisme,  de  la  raison  sans 
impiété,  peu  de  dogmes  et  beaucoup  de  vertus,  la 
tolérance  du  philosophe  et  la  charité  du  chrétien.  » 

Il  est  facile  de  faire  un  tableau  que  l'expérience 
n'est  point  encore  venue  démentir.  Nous  avons 
montré  précédemment  combien  la  religion  civile  de 
Rousseau  est  fausse  et  pleine  de  dangers.  Elle  a  été 
heureusement  peu  expérimentée  en  grand  ;  mais  il 
n'est  pas  besoin  d'être  bien  fort  en  histoire  pour 
savoir  que  les  peuples  ou  les  individus  qui  s'en  sont 
inspirés  n'en  ont  pas  été,  tant  s'en  faut,  plus  reli- 
gieux et  plus  moraux  ;  qu'ils  ont  fait  à  la  vérité  bon 
marché  du  culte,  mais  n'en  ont  pas  travaillé  davan- 
tage à  changer  leurs  cœurs  ;  qu'on  ne  peut  citer  ni 
leurs  conversions,  ni  leur  foi,  ni  leur  zèle,  ni  leur 
piété,  avec  ou  sans  éclat,  avec  ou  sans  fanatisme  ; 
que,  pour  avoir  eu  peu  de  dogmes,  ils  n'ont  pas  eu 
davantage  de  vertus  ;  que  leur  tolérance  n'a  été  que 
l'indifférence  ;  que  leur  charité,  quand  par  hasard 
ils  en  ont  eu,  n'a  eu  aucun  motif  chrétien  et  surna- 
turel. 

Une  des  erreurs  les  plus  reprochées  à  Rousseau 
et  à  sa  Profession  de  foi  était  sa  doctrine  sur  les 
miracles  ;  dans  les  Lettres  de  la  Montagne,  il  reprend 
cette  question  et  lui  donne  un  grand  développe- 
ment. Ses  raisons,  suivant  sa  méthode  ordinaire,  se 
réduisent  à  des  objections  et  à  des  doutes.  Il  ne  nie 


292  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

pas  les  miracles  ;  il  en  doute.  Il  convient  que  Dieu 
peut,  s'il  le  veut,  faire  des  miracles.  (On  n'en  était 
pas  encore  à  cette  époque  à  nier  la  possibilité  du 
miracle.)  «  Cette  question,  dit-il,  serait  impie,  si 
elle  n'était  absurde.  Ce  serait  faire  trop  d'honneur 
à  celui  qui  la  résoudrait  négativement  que  de  le 
punir;  il  suffirait  de  l'enfermer.  »  Mais  Dieu  a-t-il 
voulu  faire  des  miracles?  et  s'il  l'a  voulu,  comment 
sera-t-il  possible  de  le  savoir?  Connaît-on  suffisam- 
ment les  forces  de  la  nature,  les  lois  de  la  phy- 
sique, les  prestiges  de  la  magie,  pour  décider  si  un 
fait  est  surnaturel  ou  simplement  ordinaire  ?  A  quoi 
bon  d'ailleurs  se  préoccuper  tant  du  miracle.  Jésus- 
Christ,  si  on  en  croit  Jean-Jacques,  s'en  préoccupait 
fort  peu  ;  la  Réforme  s'est  bien  établie  sans  mira- 
cles ;  et  si  le  Christianisme  l'invoque  comme  une  de 
ses  preuves,  n'en  a-t-il  point  d'autres?  Peu  importe 
qu'il  y  en  ait  une  de  plus  ou  de  moins. 

Ces  objections,  qui  jetaient  le  discrédit  sur  une 
des  grandes  preuves,  et  la  plus  populaire,  de  la  reli- 
gion révélée,  ne  pouvaient  laisser  froids  les  chré- 
tiens. Qu'ils  s'appellassent  Catholiques  ou  Protes- 
tants, ils  étaient  également  frappés  dans  la  base  de 
leurs  croyances.  Cependant,  afin  de  se  mettre  plus 
à  l'aise,  Jean- Jacques  affecte  de  ne  proposer  ses 
difficultés  qu'aux  Protestants,  avouant  que  les 
Catholiques  avaient  dans  leur  religion  de  quoi  les 
réfuter  victorieusement.  Les  Protestants,  bien  en- 
tendu, ne  reconnurent  pas  leur  impuissance  à  ré- 
pondre ;  mais  les  Catholiques  eux-mêmes,  persuadés 
que  les  arguments  de  Rousseau  n'étaient  pas  sans 
les  toucher  aussi,  montrèrent  qu'ils  n'étaient  pas 
dupes  de  ses  finesses.  Quelques  pages  plus  haut,  il 
avait  dit  que,  dans  d'autres  circonstances,  il  n'avait 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  293 

combattu  que  les  Catholiques  et  avait  fait  l'affaire 
des  Réformés.  S'il  crut  diviser  ainsi  ses  adversaires 
pour  mieux  les  réduire,  il  ne  tarda  pas  à  s'aperce- 
voir qu'il  n'avait  réussi  qu'à  les  indisposer  tous  et 
à  s'attirer  les  représailles  de  tous1. 

Rousseau,  dans  ses  Lettres,  n'avait  pas  seulement 
à  défendre  ses  idées  religieuses  ;  car,  par  un  mal- 
heur qu'il  ne  savait  comment  expliquer,  la  politique 
ne  lui  avait  pas  mieux  réussi  que  la  religion.  A 
l'entendre,  en  effet,  loin  de  vouloir  détruire  le  gou- 
vernement de  son  pays,  il  avait  indiqué  les  moyens 
de  le  conserver.  Or,  le  gouvernement  qu'il  avait 
proposé  comme  modèle  était  le  seul  qui  le  proscri- 
vit. Son  Contrat  social,  toléré  en  France  et  en  Hol- 
lande, n'était  interdit  qu'à  Genève;  de  sorte  qu'on  le 
punissait  pour  avoir  bien  mérité  de  son  pays  2. 

Restaient  les  questions  constitutionnelles  des  droits 
respectifs  de  la  bourgeoisie  et  des  Conseils.  Ces 
sortes  de  sujets,  qui  prêtent  à  l'éloquence  et  peu- 
vent beaucoup  gagner,  suivant  la  façon  dont  ils 
sont  présentés,  convenaient  particulièrement  à  Jean- 
Jacques.  Il  lui  était  facile  de  montrer  les  abus  du 
droit  négatif,  qui,  en  effet,  en  avait  eu  souvent;  il 
lui  suffisait  de  passer  sous  silence  les  abus  du  droit 
de  la  bourgeoisie.  Le  tableau  des  empiétements  du 
Petit  Conseil  n'était  qu'un  jeu  pour  une  plume  aussi 
exercée  aux  joutes  oratoires.  Il  est  certain  que  la 
Constitution  de  Genève  était,  au  fond,  très  aristo- 
cratique. Cependant  on  y  pouvait  signaler  aussi  des 
éléments  démocratiques  nombreux  et  importants. 
C'étaient  ces  éléments  que  le  Petit  Conseil,  par  une 
action  lente   et  continue,  avait   travaillé   de   longue 

1.  Lettre  II,  à  la  fin,  et  Lettre  III  toute  entière.  —2.  Lettre  VI. 


294 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


date  à  absorber  et  à  faire  disparaître.  Le  Petit  Con- 
seil avait  en  main  le  gouvernement ,  l'administra- 
tion et  la  justice;  la  souveraineté  du  peuple,  si 
chère  à  Rousseau,  avait  chaque  jour  moins  d'occa- 
sions et  de  facilités  pour  s'exercer,  en  face  de  ce 
pouvoir  qui  faisait  peser  son  omnipotence  sur  les 
âmes  aussi  bien  que  sur  les  corps.  Qu'on  enlève  en- 
core à  la  bourgeoisie  le  droit  de  faire  des  représen- 
tations ou  qu'on  l'annule  par  le  droit  contraire  du  Pe- 
tit Conseil,  et  il  ne  lui  restera  plus  rien.  En  droit 
donc  et  d'après  sa  constitution,  le  peuple  genevois 
était,  d'après  Rousseau,  le  plus  libre  de  tous  les 
peuples  ;  en  fait,  grâce  aux  usurpations  du  Petit 
Conseil,  il  vivait  sous  le  plus  dur  esclavage.  L'Etat 
était  dissous  ;  il  n'y  avait  plus  d'Etat  '. 

Cette  sorte  d'antinomie  inextricable  avait  besoin 
d'être  modifiée  ;  Jean-Jacques  n'était  pas  seul  à  le 
demander.  Le  meilleur  moyen  de  permettre  à  ces 
deux  droits  de  s'exercer  était  de  les  limiter  l'un  par 
l'autre  ;  de  laisser  au  Petit  Conseil  son  droit  néga- 
tif, mais  seulement  jusqu'à  un  certain  point  ;  de 
laisser  à  la  représentation  une  efficacité  nécessaire, 
mais  seulement  dans  certains  cas,  ou  quand  elle  au- 
rait réuni  un  chiffre  donné  d'adhérents  \  Tronchin 
lui-même  avait  ouvert  la  porte  à  cette  solution 
quand  il  avait  dit  :  «  Combien  faudra-t-il  de  dou- 
teurs  ?  Cinquante,  cent,  deux  cents,  quatre  cents. 
Qu'on  fasse  donc  une  loi 3.  » 

Rousseau,  pour  l'impression  de   ses  lettres,  s'a- 


1 .  Lettres  V.  VII,  VIII  et  IX. 
—  2.  Diderot,  Œuvr.  édit.  As- 
sezat,  t.  IV,  p.  70;  —  Corres- 
pondance littéraire,  1er  janvier 


1764;  —  Lettres  de  Voltaire  à 
d'Argental,  27  et  28  novembre 
1763,  12  février  1766.  —  3.  Let- 
tres de  la  Campagne,  lettre  III. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


295 


dressa  d'abord  à  Avignon,  par  l'intermédiaire  de 
Dastier;  mais  aucun  libraire  n'ayant  voulu  s'en  char- 
ger, il  revint  à  Rey,  sur  qui  il  pouvait  compter  plus 
que  sur  tout  autre.  Il  lui  vendit  son  ouvrage  treize 
cents  livres.  On  connaît  ses  exigences  ordinaires  de 
discrétion,  de  célérité  et  de  correction  matérielle  ; 
on  sait  aussi  ses  anxiétés  continuelles  sur  le-  résul- 
tat1. Cependant,  par  un  excès  de  confiance  qui  ne 
lui  était  guère  habituel,  il  s'était  figuré  que  le  livre 
entrerait  librement  en  France  et  aurait  au  moins 
une  permission  tacite.  Il  pensait  peut-être  qu'il  lui 
suffisait  d'avoir  dit  beaucoup  de  mal  du  protestan- 
tisme et  de  ses  ministres  pour  se  faire  bien  voir  des 
catholiques  ;  mais  est-ce  sérieusement  qu'il  préten- 
dait «  n'avoir  pas  dit  un  seul  mot  contre  les  catho- 
liques2? »  Les  refus  qu'il  avait  éprouvés  à  Avignon 
ne  lui  avaient-ils  donc  pas  tenu  lieu  d'avertisse- 
ment? Il  lui  fallut  bien  pourtant  à  la  fin  se  rendre  à 
l'évidence.  Les  dispositions  peu  bienveillantes  de 
M.  de  Sartine  engagèrent  Rey  à  traiter  directement 
avec  Duchesne,  afin  de  s'éviter  en  partie  les  embar- 
ras de  l'introduction  en  France.  Elle  ne  s'effectua 
pas  toutefois  sans  difficulté.  Pour  plus  de  sûreté, 
Rey  s'avisa  de  faire  son  envoi  principal  par  mer. 
La  cargaison  alla  par  Dunkerque  et  Rouen,  en  pas- 
sant par  l'Angleterre.  Jean-Jacques  crut  à  un  nau- 
frage 3.  On  peut  juger  de  ses  transes  pendant  ce 
temps-là.  De  son  côté,  Duchesne,  pour  faire  entrer 
les  exemplaires  en  fraude  à  Paris,  usait  de  toute 
sorte  de  moyens,  jusqu'à  en  charger  les  carrosses 


1.  Lettres  à  Rey  du  7  juin  au 
31  décembre  1764.  —  2.  Lettres 
à  Rey,  21  août  et  17  sep- 
tembre 1764;  à  Duchesne,  4  no- 


vembre 1764.  —  3.  Lettres  à 
Coindet,  30  décembre  1764;  à 
Duchesne,  16  et  24  décembre 
17(34. 


296 


LA    V1K    Kl    LES    OEUVRES 


des  seigneurs  de  la  Cour.  Enfin,  le  2o  janvier  1765, 
il  écrivit  à  Rey  que  tout  était  arrivé  à  bon  port  '. 
En  Suisse,  Rey  n'avait  pas  évité  l'ennui  d'une  con- 
trefaçon à  V verdun2. 

L'ouvrage,  interdit  en  France3,  se  répandit  clan- 
destinement ;  mais  il  ne  s'en  répandit  que  mieux. 
Détail  assez  piquant  :  il  fut  brûlé  à  Paris  en  même 
temps  que  le  Dictionnaire  philosophique  de  Voltaire4. 
La  Haye  avait  donné  l'exemple.  Un  arrêt  de  la  cour, 
en  date  du  21  janvier,  y  avait  condamné  le  livre  à 
être  lacéré  et  brûlé  sur  l'échafaud  par  la  main  du 
bourreau  comme  scandaleux,  blasphématoire,  re- 
nouvelant les  erreurs  de  XÉmile,  etc.  On  laissa  Rey 
à  peu  près  tranquille.  On  avait  au  préalable  saisi 
les  exemplaires  chez  lui;  on  en  avait  trouvé  dix5. 
Berne  interdit  également  les  Lettres  de  la  manière 
la  plus  sévère 6.  Rousseau  raille  agréablement  ces  me- 
sures de  rigueur  et  ces  auto-da-fé.  «  Que  j'apprenne 
à  ma  bonne  amie  mes  bonnes. nouvelles.  Le  22  jan- 
vier, on  a  brûlé  mon  livre  à  La  Haye  ;  on  doit  au- 
jourd'hui le  brûler  à  Genève;  on  le  brûlera,  j'espère, 
encore  ailleurs.  Voilà,  par  le  froid  qu'il  fait,  des  gens 
bien  brûlants.  Que  de  feux  de  joie  brillent  en  mon 
honneur  dans  l'Europe!  Qu'ont  donc  fait  mes  autres 
écrits,  pour  n'être  pas  aussi  brûlés?  et  que  n'en  ai-je 
à  faire  brûler  encore  !  Mais  j'ai  fini  pour  ma  vie  ;  il 
faut  savoir  mettre  des  bornes  à  son  orgueil7.  » 


1.  Note  de  l'éditeur  à  la 
Lettre  de  Rousseau  à  Rey,  du 
31  décembre  1764.—  2.  Lettre  de 
Rousseau  à  Rey,  31  décembre 
1764.  —  3.  Lettres  de  Rousseau  à 
Malesherbes, ii  novembre  1764  ; 
à  Duclos,  2  décembre  1764;  à 
jV/m.  de  Verdelin,  25  novembre 
1764.  —  4.  Arrêt  du  19  mars 


1765,  cité  aux  Œuvres  de  J.- 
J.  Rousseau  ,  édit  Poinçot , 
t.  XIV.  —  5.  Note  de  l'éditeur 
à  la  Lettre  de  Rousseau  à  Rey 
du  16  février  1765.  —  6.  Lettre 
de  Rousseau  à  Rey,  28  janvier 
1765.  —  7.  Lettre  à  Mm»  Guyenet, 
née  Isabelle  d'Ivemois,  6  février 
1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  297 

Ce  qui  devait,  plus  que  tout  le  reste,  intéresser 
Rousseau,  c'était  l'attitude  de  Genève.  Lui,  qui  au- 
trefois ne  permettait  point  de  passer  en  fraude  trois 
exemplaires  de  Y  Emile,  se  montra  alors  moins  scru- 
puleux, et  en  fit  expédier  cinq  cents  des  Lettres  de 
la  Montagne  sous  le  nom  de  Draperies  ordinaires  ' . 
La  précaution  était  bonne,  car  les  magistrats,  à  coup 
sûr,  auraient  empêché  l'introduction  s'ils  l'avaient  pu. 
Le  Conseil  fut  transporté  de  fureur,  et  il  devait 
l'être  ;  il  ne  pouvait,  en  effet,  recevoir  de  plus  rudes 
coups.  Il  déclara  d'abord  que  les  Lettres  ne  méri- 
taient pas  d'être  brûlées;  ce  qui  ne  l'empêcha  pas 
de  les  brûler  plus  tard.  Du  reste,  si  elles  eurent 
leurs  défenseurs,  l'effet  général  fut  loin  d'être  favo- 
rable à  Rousseau.  Ses  partisans  habituels  l'abandon- 
nèrent ou  n'osèrent  le  soutenir.  «  J'ai  lu  deux  fois 
vos  Lettres  de  la  Montagne,  lui  écrivait  un  de  ses 
amis;  mon  cœur  en  a  frémi,  ma  santé  en  a  été  al- 
térée2. »  0  prodige!  Mmo  Latour  elle-même  n'est 
pas  satisfaite.  Aussi,  faut-il  voir  comme  Jean-Jacques 
la  remet  à  sa  place3.  On  doit  bien  penser  que  leur 
bouderie  ne  dura  pas  et  que  Rousseau  fut  forcé  à 
la  fin  de  céder  aux  excuses,  aux  supplications  et  aux 
larmes  de  son  amie  \  Enfin  Moultou ,  malgré  son 
dévouement  qu'on  pourrait  appeler  de  fraîche  date, 
car  ce  fut  alors  qu'il  reprit  sa  correspondance  in- 
terrompue, se  montra  hésitant  et  embarrassé,  et  se 


1.  Lettre  à  Rey,  8  octobre  1764. 
—  2.  Lettre  de  Philibert  Cramer 
à  Rousseau,  citée  par  Gabe- 
rel,  Rousseau  et  les  Genevois, 
chap.  il,  §  5.  —  3.  Lettre  de 
M'ne  Latour  à  Rousseau,  21  fé- 
vrier, et  Réponse  de  Rousseau, 


10  mars  1765.  —  h.  Lettres  de 
Mm"  Latour  à  Rousseau,  19  mars, 
22  avril,  18  mai,  3  juillet  ;  de 
Mme  Prieur,  amie  de  Mm>  Latour, 
6  août  1765;  Réponse  de  Rous- 
seau, 1 1  août  1765. 


298  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

trouva  tiraillé  entre  le  désir  et,  pour  ainsi  dire,  la 
nécessité  de  l'admiration  et  son  amour  pour  la  pa- 
trie. «  Vos  Lettres  de  la  Montagne ,  écrivait-il  à 
Rousseau,  sont  les  gémissements  d'un  héros...  Mais 
quel  sera  parmi  nous  l'effet  de  votre  livre?  Dieu  seul 
sait  si  vous  l'effacerez  un  jour  avec  vos  larmes,  ou 
si  votre  patrie  vous  devra  des  autels1.  »  Rousseau 
avait  parlé  avec  faveur  de  la  médiation  des  puis- 
sances, et  avait  même  compté  dessus,  pour  se  faire 
bien  voir  de  la  France2.  Moultou  apprécie  la  mé- 
diation à  un  tout  autre  point  de  vue  :  «  Des  Fran- 
çais, des  Bernois,  avec  leurs  principes,  sont  toujours 
à  craindre,  et  les  ennemis  de  la  bourgeoisie  ont  des 
amis  très  puissants  parmi  eux.  »  Malgré  ces  ré- 
serves, s'il  avait  su  que  son  ami  travaillât  contre  les 
miracles,  il  lui  aurait  fourni  des  textes.  Quoique 
Moultou  ne  fît  plus  partie  à  cette  époque  de  la 
compagnie  des  pasteurs,  un  tel  élan  de  cœur  est 
assez  singulier  de  la  part  d'un  ministre  du  Saint 
Evangile3. 

Du  reste,  le  secours  de  Moultou  était  bien  inutile 
dans  l'affaire  et  n'aurait  été  qu'un  scandale  de  plus. 
Jamais  la  Réforme  et  ses  ministres  n'avaient  été 
plus  maltraités  par  un  coreligionnaire.  Rousseau  les 
montre  depuis  l'origine,  et  sans  excepter  Calvin, 
leur  père  à  tous,  comme  des  inquisiteurs  sévères, 
devenant  bientôt  de  persécutés  persécuteurs  ;  — 
voulant  malgré  leur  principe  du  libre  examen,  tout 
décider,  tout  régler,  prononcer  sur  tout,  chacun 
proposant   modestement   son    sentiment   pour  l'im- 


1.  Lettre  de  Moultou  à  Rous-  l  3-  Lettre  de  Moultou  à  Rousseau, 
seau,  23  novembre  1764.  —  '  31  janvier  et  16  février  1765. 
2.  Lettre  à  Rey,  27  août  1764.  — 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  299 

poser  à  tous  les  autres;  —   suivant  leurs  passions 
plus  que  leurs  principes  ;  —  hérétiques  jusque  dans 
leur  dure  orthodoxie  ;  —  méconnaissant  et  n'aimant 
plus  leur  religion; — avec  leur  ton  risiblement  arro- 
gant, avec  leur  rage  de  chicane  et  d'intolérance,  ne 
sachant  plus  ni  ce  qu'ils  croient,  ni  ce  qu'ils  veulent, 
ni  ce   qu'ils   disent.     Puis    «   quand  ils  auront  bien 
discuté,  bien  chamaillé,  bien  ergoté,  bien  prononcé; 
tout  au  fort   de   leur   petit  triomphe,   le  clergé   ro- 
main, qui  maintenant  rit  et  les  laisse  faire,  viendra 
les  chasser,   armés   d'arguments  ad  hominem   sans 
réplique,  et  les   battant  de  leurs  propres  armes,  il 
leur  dira  :  Cela  va  bien  ;    mais  à  présent,  ôtez-vous 
de  là,  méchants  intrus;  vous  n'avez  travaillé  que  pour 
nous.    »    Et  un    peu   plus    loin  (nous  ne  citons  que 
quelques  lignes  ;   mais  le  passage  mériterait  d'être 
lu  tout  entier)  :  «  Quand  les  premiers  réformateurs 
commencèrent  à   se  faire  entendre,  l'Eglise  univer- 
selle était  en  paix  ;   tous  les  sentiments  étaient  una- 
nimes ;  il  n'y  avait  pas  un  dogme  essentiel  débattu 
parmi  les  chrétiens.  Dans  cet  état  tranquille,  tout  à 
coup  deux   ou  trois   hommes    élèvent  leur   voix   et 
crient  dans  toute  l'Europe  :  Chrétiens,  prenez  garde 
à   vous  ;   on  vous  trompe,   on  vous  égare,    on  vous 
mène  dans  le  chemin  de  l'Enfer  ;  le  Pape  est  l'ante- 
christ,   le   suppôt  de   Satan  ;    son  Eglise  est  l'école 
du  mensonge.   Vous  êtes   perdus    si  vous   ne   nous 
écoutez...   Il  n'était  pas  naturel  que  les  catholiques 
convinssent  de  l'évidence  de  cette  nouvelle  doctrine, 
et  c'est  aussi  ce  que  la  plupart  d'entre  eux  se  gar- 
dèrent bien  de   faire.    Or,   on   voit   que   la  dispute 
étant  réduite   à   ce    point  ne    pouvait  plus  finir   et 
que   chacun  devait  se    donner   gain  de   cause  ;    les 
protestants  soutenant   toujours  que   leurs  interpré- 


300 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


tations  et  leurs  preuves  étaient  si  claires  qu'il  fallait 
être  de  mauvaise  foi  pour  s'y  refuser;  et  les  catho- 
liques, de  leur  côté,  trouvant  que  les  petits  argu- 
ments de  quelques  particuliers,  qui  même  n'étaient 
pas  sans  réplique,  ne  devaient  pas  l'emporter  sur 
l'autorité  de  toute  l'Eglise,  qui,  de  tout  temps,  avait 
autrement  décidé  qu'eux  les  points  débattus1.  » 

On  avait  autrefois  accusé  le  Conseil  d'avoir  agi 
sans  l'avis  du  Consistoire,  et  dans  la  circonstance 
actuelle,  celui-ci,  malgré  le  désir  des  magistrats, 
avait  d'abord  évité  de  dénoncer  officiellement  les 
Lettres'1.  Après  de  telles  paroles,  il  devenait  évi- 
demment impossible  aux  pasteurs  de  garder  la  même 
attitude  de  neutralité  presque  bienveillante.  Rous- 
seau avait  fini  par  lasser  leur  affection.  Attaqués 
dans  leur  caractère  et  dans  leur  foi,  il  déclarèrent 
que  le  Magnifique  Conseil  n'avait  donné  aucune 
atteinte  à  leurs  droits ,  et  que  leur  silence  devait 
être  regardé  comme  une  preuve  non  équivoque  de 
leur  approbation  3.  11  y  en  eut  qui  adressèrent  indi- 
viduellement leurs  doléances  à  Rousseau4. 

Citons  encore  dans  le  même  sens,  quoique  ne 
venant  pas  de  Genève,  le  dur  jugement  adressé  par 
Mably  à  Mm0  Saladin  :  «  Voilà  toutes  mes  idées 
bouleversées  sur  le  compte  de  Rousseau.  Je  le 
croyais  honnête  homme.  Je  croyais  que  sa  morale 
était  sérieuse  ;  qu'elle  était  dans  son  cœur  et  non  au 
bout  de  sa  plume.  Il  me  faut  prendre  malgré  moi 
une  autre  façon  de  penser,  et  j'en  suis  affligé... 
Mais  cet  homme  finit  par  être  une  espèce  de  con- 


1.  Lettre  IL  —  2.  Lettre  de 
Moultou  à  Rousseau,  30  janvier 
1765.  —  3.Sayous,  t.  I,  en.  vin  ; 


extrait  du  Recueil' Cramer.  — 
h.  Gaberel,  Rousseau  et  les 
Genevois,  ch.  III,  §  7. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


301 


juré.  Est-ce  Érostrate  qui  veut  brûler  le  temple 
d'Ephèse?  Est-ce  un  Gracchus?  etc1.  » 

On  fit  circuler  cette  lettre  à  Genève.  Jean-Jacques 
déclara  qu'il  aimait  trop  Mably  pour  croire  qu'il  en 
fût  l'auteur  et  prit  le  parti  de  le  lui  demander  à 
lui-même2.  «  Il  est  très  vrai,  lui  répondit  Mably, 
qu'une  personne  de  mes  amies,  m'ayant  parlé  des 
troubles  que  votre  dernier  ouvrage  causait  dans 
Genève,  je  lui  ai  fait  la  réponse  dont  on  vous  a 
envoyé  l'extrait...  J'en  voudrais  corriger  quelques 
expressions.  Je  vous  ai  plaint  comme  Socrate,  mais 
Socrate,  pour  se  venger  de  ses  juges,  ne  tenta  pas 
d'exciter  une  sédition  à  Athènes3...  » 

On  dirait  que  Rousseau  comprit  ces  avertisse- 
ments. Ce  n'était  pas  la  première  fois  d'ailleurs, 
qu'après  avoir  fait  un  coup  d'éclat,  il  se  retirait 
suus  sa  tente  ;  il  se  mit  donc  à  prêcher,  quoique  un 
peu  tard,  la  modération  à  ses  amis.  Sagesse  et  fer- 
meté, telle  était  sa  devise4.  Mais,  plusieurs,  plus 
touchés  par  ses  exemples  que  par  ses  paroles,  n'en 
continuèrent  pas  moins  leurs  agissements.  Les  bro- 
chures recommencèrent  à  paraître.  ïronchin  répli- 
qua avec  sa  modération  ordinaire  aux  Lettres  de  lu 
Montagne*.  On  lui  répondit;  des  réponses  furent 
faites   à  ces   réponses6.  Parmi  ces  brochures,  il  en 


1.  Lettre  de  Mably  à  Mme  Sa- 
ladin,  11  janvier  1765.  —  2. 
Lettres  à  Mme  de  Chenonceaux 
et  à  l'abbé  de  Mably,  6  fé- 
vrier ;  à  Moultou,  7  février 
1765.  —  3.  Réponse  de  Mably  à 
Rousseau,  11  février  1765.  Les 
Confessions  renferment,  au  su- 
jet de  la  Lettre  de  Mably  quel- 
ques erreurs.   —  4.    Lettres  à 


d'Ivemois,  7  et  17  janvier,  22 
février,  22  avril;  à  ChappuU, 
2  février;  à  Lenieps,  8  février; 
à  Deluc,  25  janvier,  24  février; 
à  Moultou,  18  février  1765.  —  5. 
Lettres  populaires,  1765.  —  6. 
Réponse  aux  lettres  populaires , 
1765.  —  Remarques  d'un  mi- 
nistre de  l'Évangile  sur  la  IIIe 
lettre    de    la    Montagne,    1765. 


302 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


est  une,  Le  Sentiment  des  citoyens,  qui  eut  une  im- 
portance réelle. 

Le  gouvernement,  à  la  fin,  devenait  difficile.  Le 
Conseil,  nommé  à  une  très  faible  majorité,  et  jaloux 
de  ne  garder  le  pouvoir  que  dans  des  conditions  de 
dignité  et  de  sécurité  satisfaisantes,  prit  le  meilleur 
moyen  pour  se  l'assurer,  il  offrit  d'abdiquer  et  fit 
une  sorte  d'appel  au  peuple.  «  Nous  nous  faisons 
un  plaisir,  répondirent  les  citoyens ,  de  déclarer 
publiquement  que  nous  honorons  le  Magnifique 
Conseil  ;  chacun  de  ses  membres  est  digne  de  notre 
estime  et  de  notre  confiance.  Toujours  assurés  de 
ces  sentiments,  nous  supplions  Messieurs  de  vouloir 
bien  revenir  en  arrière  au  sujet  du  sieur  Rousseau, 
des  tribunaux  sans  syndics,  et  des  emprisonne- 
ments préventifs  '.  »  Le  parti  des  Représentants  se 
montrait  modéré  mais  il  ne  cédait  pas.  Genève  put, 
jusqu'à  un  certain  point,  être  fière  de  ces  citoyens; 
jamais  mouvements  populaires  ne  s'étaient  passés 
avec  autant  de  tranquillité  ferme  et  polie.  Il  est 
vrai  qu'à  Genève,  le  peuple  n'était  qu'une  petite 
partie  choisie  de  la  population. 

Le  Conseil,  enhardi  peut-être  par  ce  demi-succès, 
crut  qu'il  pouvait  user  de  rigueur  ;  les  Lettres  furent 
alors  brûlées  ;  mais  cet  acte  ne  fit  que  réveiller 
l'ardeur  des  partisans  de  Rousseau.  Des  représen- 
tations   plus    nombreuses   que  jamais    se   renouve- 


—  Lettres  de  la  Plaine,  par 
l'abbé  SlGONNE,  1765.  —  Consi- 
dérations sur  les  miracles,  par 
Glarapède,  1765.  —  Examen  de 
ce  qui  concerne  le  Christianisme, 
sa  ré  formation  êvangélique ,  et 
les  ministres  de  Genève  dans  les 


deux  premières  lettres  de  Jean- 
Jacques  Rousseau,  par  Vernes, 
1765.  —  Sentiment  des  citoyens, 
1764.  —  Sentiment  des  juriscon- 
sultes, 1765.  —  1.  Gaberel, 
Rousseau  et  les  Genevois,  ch.  n, 
§3- 


DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.  303 

lèreot  aussitôt.  «  Vous  avez  eu,  écrit  Moultou,  la 
couronne  des  martyrs.  Onze  cents  citoyens  l'ont 
posée  jeudi  sur  votre  tète.  Qu'ils  brûlent  à  présent; 
c'est  trop  tard.  »  Et  les  Représentants  auraient  sans 
doute  poussé  plus  loin  leurs  protestations,  si,  con- 
trairement aux  idées  de  Rousseau,  ils  n'avaient 
craint  par-dessus  tout  un  appel  aux  Puissances.  «  Je 
n'ai  jamais  eu  tant  de  terreur,  continue  Moultou  , 
les  rues  étaient  pleines  de  citoyens  consternés  et 
semblaient  désertes  par  leur  silence.  Tout  le  monde 
voyait  le  danger  et  personne  ne  savait  comment  on 

pourrait  l'écarter Il  n'y  a  pas  dans  nos  annales 

une  journée  aussi  mémorable  que  celle  de  jeudi. 
C'est  un  chef-d'œuvre  de  politique  et  une  chose 
sublime.  Que  votre  nom  va  grand  à  la  postérité1.  » 


III 


Nous  venons  de  parler  du  Sentiment  des  citoyens. 
Cette  brochure  parut  quelque  temps  après  les  Lettres 
de  la  Montagne.  Elle  était ,  comme  la  plupart  des 
autres,  sans  nom  d'auteur.  Jean-Jacques  n'hésita 
pas  à  l'attribuer  à  Jacob  Vernes,  membre  influent 
du  Consistoire  et  autrefois  son  ami  \  Elle  était  en 
réalité  de  Voltaire  ;  mais  on  fut  longtemps  sans  le 
savoir.  C'était  un  infâme  libelle ,  plus  riche  d'in- 
jures que  de  raisons,  attaquant  la  vie  privée  de 
Rousseau  presque  autant  que  ses  ouvrages  et  sa  vie 
publique.  Comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  l'outrager, 
on  y  dénonçait  l'auteur  de  Y  Emile  à  la  rigueur  des 


\.  Lettre  de  Moultou  à  Rous-    I    Lettre  à  Rey,  31  décembre  1764. 
seau,    13    février    1765.    —    2.    | 


304  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

lois  :  «  Il  faut  lui  apprendre,  disait-on  en  finissant, 
que.  si  on  châtie  légèrement  un  romancier  impie, 
on  punit  capitale  ment  un  vil  séditieux.  »  Rien  de 
plus  singulier,  étant  donné  le  nom  de  l'auteur,  que 
l'intérêt  qu'on  y  portait  à  l'orthodoxie  protestante, 
les  termes  touchants  dans  lesquels  on  y  parlait  des 
pasteurs,  la  sainte  horreur  avec  laquelle  on  repous- 
sait les  blasphèmes  et  les  impiétés  de  Y  Emile, 
l'hypocrisie  avec  laquelle  on  racontait  la  vie  de 
débauche  de  Jean-Jacques,  sa  conduite  avec  la  mal- 
heureuse qu'il  avait  entraînée  dans  ses  désordres , 
le  sort  qu'il  avait  fait  à  ses  enfants.  Cet  écrit,  qui 
excita  partout  l'indignation,  obtint  pourtant  un  cer- 
tain crédit  auprès  des  femmes  de  Motiers,  à  cause 
du  mal  qu'on  y  disait  de  Thérèse  '.  Il  parait  qu'à 
Motiers  personne  ne  s'était  douté  jusqu'alors  de 
la  nature  des  rapports  qui  existaient  entre  Jean- 
Jacques  et  sa  servante.  Montmollin  lui-même,  le 
pasteur  du  village,  aurait-il  dit  :  Ses  mœurs  sont 
sans  reproche,  s'il  as^ait  connu  la  vérité? D'après  un 
auteur2,  on  aurait,  en  arrivant;  fait  toute  une  histoire 
pour  sauver  les  apparences.  Dans  ce  pays  simple  et 
religieux,  qui  tenait  encore  à  la  régularité  des 
mœurs,  les  indiscrétions  du  libelle  étaient  capables 
de  perdre  le  malheureux  Jean-Jacques.  Les  détails 
intimes  dans  lesquels  on  entrait  lui  persuadèrent, 
sans  autre  preuve,  que  Mm(>  d'Epinay  en  avait  fourni 
les  matériaux,  et  il  résolut  dès  lors  de  s'en  venger3. 
D'un  autre  côté,  il  y  crut  reconnaître  le  style  de 
Ternes,  que  l'auteur  inconnu  avait  en  effet  assez 
bien  imité  ;  rien  après  cela  ne  put  l'arracher  à  son 


1.   Lettre  à  Dupeyrou,  14  fé-    I    ch.  XIII,  p.  310.  —  3.    Lettre  à 
vrier  1765.  —  2.  G.  Maugras,    \  Duclos,  M  janvier  1765. 


/ 

DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  305 

erreur.  Les  représentants  brûlèrent  le  libelle  ;  le 
Conseil,  afin  de  montrer  sa  répulsion  pour  de  sem- 
blables procédés  de  polémique, ajourna  toute  mesure 
de  rigueur  contre  les  Lettres  de  la  Montagne.  Vernes, 
mis  en  demeure  de  s'expliquer,  se  défendit  avec 
l'indignation  de  l'homme  injustement  accusé.  Jean- 
Jacques,  incapable  d'admettre  qu'il  se  fût  trompé, 
mais  forcé  à  la  fin  de  garder  pour  lui  ses  soupçons, 
ne  rougit  pas  d'en  perpétuer  le  souvenir  dans  un 
écrit  posthume  qui  témoigne  plus  de  son  esprit  in- 
ventif et  subtil  que  de  son  honnêteté  et  de  son  ju- 
gement1. Peut-être  pourrait-on  trouver  le  secret  de 
l'animosité  de  Rousseau  dans  les  ouvrages  de  polé- 
mique honnête  et  raisonnée  que  Vernes  avait  pu- 
bliés contre  lui,  et  qui  lui  avaient  valu  les  félicita- 
tions du  Conseil  2. 

Quelques  années  après,  on  voulut  ménager  une 
entrevue  entre  les  deux  adversaires.  Jean-Jacques 
s'y  refusa  :  «  Qu'il  prouve,  dit-il,  et  je  suis  à  ses 
pieds.  »  Comme  si  c'eût  été  à  Vernes  qu'incombait 
l'obligation  de  prouver  3. 

Que  faisait  Voltaire  pendant  que  s'échangeaient 
entre  Vernes  et  Rousseau  la  plus  pénible  corres- 
pondance ?  Voltaire  laissait  bravement  accuser  un 
innocent  d'un  acte  dont  il  était  seul  coupable  ;  Vol- 
taire riait  de  bon  cœur  avec  sa  coterie  «  des  effets 
de  cette  pomme  de  discorde  entre  un  déiste  et  un 
croyant  '*.  »   Dire  du  mal  de  Jean- Jacques,  lui  faire 


1.  Déclaration  de  J.-J.  Rous- 
seau relative  à  M.  le  pasteur 
Vernes.  Aux  Œuvres.  Voir  en 
outre,  Lettres  de  Rousseau  à  Du* 
chesnc,  6  et  20  janvier,  3  et 
5  février  ;  à  Lenieps,  3  février 


1765.  —  2.  Registre  des  déli* 
bcrations  du  Conseil  d'Etat  de 
Genève,  2  août  1763.  —  3.  Lettre 
à  d'ivernois,  20  juillet  1763.  — 
4.  DeluG,  Lettres  sur  l'histoire 
physique  du  globe,  p.  CXII. 

20 


306 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


faire  une  sottise  en  l'engageant  sur  une  fausse  piste, 
laisser  peser  l'odieux  de  l'affaire  sur  un  ministre  de 
la  religion,  que  de  bonheurs  d'un  coup!  «  Je  croyais 
vous  avoir  mandé,  écrit-il  à  Damilaville,  que  la  pe- 
tite brochure  est  d'un  nommé  Vernes  ou  Vernet. 
On  dit  que  ce  n'est  qu'une  feuille  oubliée  presque 
en  naissant.  Ce  ministre  Vernes  a  écrit  une  autre 
brochure  contre  Jean -Jacques,  oubliée  tout  de 
même.  Je  n'ai  vu  ni  l'un  ni  l'autre  écrit,  Dieu 
merci ' .   » 

Le  motif  qui  avait  poussé  Voltaire  à  écrire  le  li- 
belle n'était  pas  bien  difficile  à  saisir.  Outre  sa 
haine  habituelle,  il  avait  alors  une  vengeance  ac- 
tuelle à  satisfaire.  Jean-Jacques  ne  s'était-il  pas 
avisé,  dans  ses  Lettres  de  la  Montagne,  d'attribuer 
publiquement  à  Voltaire  le  Sermon  des  Cinquante^l 
Ne  l'exposait-il  pas  ainsi  à  la  rigueur  des  lois? 
«  Est-il  possible,  Madame,  écrit  Voltaire  à  Mm0  de 
Luxembourg,  qu'un  homme. qui  se  vante  de  votre 
protection  joue  ainsi  le  rôle  de  délateur  et  de  ca- 
lomniateur? Il  n'est  pas  d'excuse  sans  doute  pour 
une  action  si  coupable  et  si  lâche3.  »  Inutile  d'a- 
jouter que  Voltaire  était  bien  l'auteur  du  Ser?no)i 
des  Cinquante  ;  tout  le  monde  le  savait,  le  gouver- 
nement seul  avait  l'air  de  l'ignorer.  Mais  Voltaire 
n'était-il  pas  le  plus  effronté  de  ces  hommes  qui 
«  sont  dans  l'usage  d'avouer  leurs  livres  pour  s'en 
faire  honneur,  et  de  les  renier  pour  se  mettre  à 
couvert,    »   de   sorte  que   «    le   même  homme  sera 


1.  Lettre  de  Voltaire  à  Dami- 
laville, 15  janvier  1765.  Voir 
aussi  sa  lettre  à  Moullou,  7  avril 
1765.  —  2.  Lettre  V.  —  3.  Let- 
tres de  Voltaire  à  Mme  de  Luxem- 


bourg, 9  janvier  1765  ;  à  Dami- 
laville, 12  janvier  1765.  Voir 
aussi  Lettre  à  d'Alembert,  9  jan- 
vier, et  à  d'Argental,  10  jan- 
vier 1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


307 


Fauteur  ou  ne  le  sera  pas  devant  le  même  homme, 
selon  qu'ils,  seront  à  l'audience  ou  dans  un  sou- 
per1. »  Et  Voltaire,  par  un  prodige  d'impudence, 
n'accuse-t-il  pas  Rousseau  d'avoir,  au  moment 
même  où  il  le  dénonçait,  fait  imprimer  le  Sermon 
des  Cinquante  par  Rey,  son  libraire  d'Amsterdam2? 

Si  Voltaire  était  en  partie  couvert  par  ses  men- 
songes, il  ne  l'était  pas  moins  par  une  sorte  de 
connivence  des  magistrats.  Cette  différence  de  trai- 
tement entre  lui  et  Rousseau  ne  laissait  pas  parfois 
que  de  mettre  le  Conseil  dans  l'embarras  ;  le  vrai 
motif,  qui  était  la  crainte  de  la  France,  étant  diffi- 
cile à  avouer. 

Voltaire  était  en  veine  de  calomnier.  Rousseau, 
afin  de  montrer  les  égards  qui  sont  dus  à  un  auteur 
incriminé,  avait  dit  dans  ses  Lettres  de  ta  Montagne 
qu'ayant  commencé  une  réfutation  du  livre  de  l'Es- 
prit d'Helvétius,  il  avait  jeté  ses  feuilles  au  feu  à 
l'instant  même  où  il  avait  appris  qu'Helvétius  était 
poursuivi.  Si,  plus  tard,  il  dit  son  sentiment  sur  le 
même  sujet,  ce  fut  sans  nommer  le  livre  ni  l'au- 
teur3. Et  Montmollin.  le  pasteur  de  Motiers,  expli- 
quant peut-être  ces  dernières  paroles,  déclara  que 
Rousseau  lui  avait  affirmé  avoir  eu  en  partie  pour 
but  dans  son  Emile  «  de  s'élever,  non  directement, 
mais  assez  clairement,  contre  l'ouvrage  infernal  de 
l'Esprit  *.  » 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  à  Voltaire  pour  dres- 
ser toute  une  accusation  :  «  Il  vient  d'être  avéré, 
dit-il,    que,   pour  être   admis  à  la  communion  des 


1.  Lettres  de  la  Montagne, 
lettre  V.  —  2.  Lettre  de  Vol- 
taire à  Damilaville,  31  décem- 
bre 1 76 'j .  —  3.  Lettre  he,  note. 


—  4.  Réfutation  du  libelle  (de 
Dupeyrou)  en  faveur  de  Rous- 
seau. Lettre  de  MontmoVin, 
13  juin  1765. 


308 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


fidèles  dans  le  village  où  il  aboie,  il  a  promis  par 
un  écrit  signé  de  sa  main  qu'il  écrirait  contre  le  li- 
belle abominable  d'Helvétius.  Son  curé,  avec  lequel 
il  s'est  brouillé,  comme  avec  le  reste  du  monde,  a 
été  obligé  de  faire  imprimer  cette  belle  promesse1.  » 
Et  ce  qui  le  rend  encore  plus  coupable,  ajoute  Vol- 
taire, c'est  qu'il  avait  reçu  dans  le  temps  quelques 
louis  d'Helvétius2.  A  une  affirmation  si  précise, 
Rousseau  ne  put  qu'opposer  un  démenti.  Il  n'avait 
rien  promis,  rien  signé  ;  on  faisait  dire  à  Montmollin 
plus  qu'il  n'avait  dit  ;  enfin  on  sait  qu'il  n'était  pas 
facile  de  lui  faire  accepter  des  louis  3. 

Cependant  Jean- Jacques,  en  disant  qu'il  avait 
brûlé  ses  feuilles,  ne  disait  pas  toute  la  vérité.  Il 
avait  en  réalité  gardé  l'exemplaire  du  livre  d'Hel- 
vétius, avec  ses  notes  de  réfutation  aux  marges.  Il 
l'avait  même  vendu,  avec  d'autres  livres,  à  Dutens, 
mais  en  lui  recommandant  de  n'en  rien  publier.  Ces 
notes  furent  communiquées  à  Helvétius,  qui  se  pro- 
posait d'y  répondre,  quand  il  fut  frappé  par  la 
mort4. 

Ce  n'est  pas  sur  des  notes  sans  liaison,  souvent 
sur  de  simples  boutades,  qu'il  est  possible  d'asseoir 
un  jugement  définitif,  principalement  quand  il  s'agit 


1.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Ar- 
gental,  h  septembre  1765.  Voir 
aussi  Lettre  à  Damilaville , 
10  auguste  1765.  —  2.  Lettres 
de  Voltaire  à  d'Alembert,  28  au- 
guste, 18  septembre,  16  octo- 
bre 1765  ;  à  M.  de  Pèzai,  22  dé- 
cembre 1766;  de  d'Alembert  à 
Voltaire,    7    octobre    1765.    — 

3.  Lettre  de  Rousseau  à  M.   de 
Chauvel,    5    janvier    1767.    — 

4.  Lettres  de  Rousseau  à  Daven- 


port,  février  1767,  et  à  Dutens, 
16  février,  2  et  26  mars  1767.  — 
Lettres  d'Helvétius  à  Dutens , 
22  septembre  et  26  novembre 
1771.  —  Lettres  de  Dutens  au  li- 
braire R.  (de  Bures,  1779.  — 
Notes  en  réfutation  de  l'ou- 
vrage d'Helvétius,  intitulé  de 
l'Esprit.  Aux  Œuvres  de  J.-J. 
Rousseau,  édition  de  Genève, 
1782,  supplément,  t.  III. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


309 


d'un  auteur  qui,  comme  Rousseau,  vaut  surtout  par 
la  forme.  Tout  ce  qu'on  peut  faire,  c'est  de  lui  tenir 
compte  de  l'intention  et  de  constater  son  opposition 
au  matérialisme.  Diderot  a  repris  cette  réfutation 
de  Rousseau  et  a  écrit  sur  ses  notes  de  nouvelles 
notes.  C'était  donner  au  livre  d'Helvétius  une  bien 
grande  importance  *. 

Vers  le  même  temps,  Voltaire  allait  fouiller  jus- 
que dans  un  lointain  passé  pour  accuser  son  rival, 
prétendant  qu'à  Venise  il  avait  été,  non  le  secré- 
taire, mais  le  valet  du  comte  de  Montaigu,  et  s'était 
fait  chasser  à  coups  de  bâton.  Nous  avons  raconté 
plus  haut  cet  épisode 2. 


IV 


Tandis  que  Rousseau  se  retirait  des  affaires  de 
Genève,  Voltaire  s'y  engageait  au  point  d'en  devenir, 
sinon  le  personnage  le  plus  important,  au  moins 
un  des  plus  remuants  et  des  plus  en  vue.  N'appar- 
tenant à  aucun  des  deux  partis,  il  se  croyait  en  si- 
tuation de  jouer  le  rôle  de  conciliateur,  et  ne  dou- 
tait pas  que  son  nom,  ses  relations,  son  activité  et 
son  adresse  ne  lui  rendissent  cette  tâche  facile.  Son 
système,  du  reste,  est  aussi  simple  que  modeste,  et 
quoique  ses  préférences  le  portent  du  côté  de  la 
bourgeoisie  3,  il  se  garde  bien  de  dicter  à  personne 


1.  Œuvres  de  Diderot,  édit. 
Assezat,  t.  I.  —  2.  Ch.  vin. 
—  3.  Lettres  de  Voltaire  à  Da- 
milaville,  16  octobre  ;  à  d'Ar- 
gental,  13  novembre  1765.  Il 
serait  trop   long  de  citer  la 


correspondance  de  Voltaire 
sur  les  affaires  de  Genève. 
De  1765  à  1768  il  n'y  a  pas  de 
sujet  sur  lequel  il  revienne 
aussi  souvent  dans  toutes  ses 
lettres. 


310 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


son  devoir  et  se  borne  à  mettre  en  présence  les  ad- 
versaires, espérant  qu'ils  ne  se  verront  pas  long- 
temps sans  s'entendre.  Son  amour  pour  la  paix  ne 
lui  fait  pas  oublier  toutefois  son  ressentiment  contre 
Jean-Jacques.  En  toute  occasion,  il  veut  s'appliquer 
à  prendre  le  contrepied  de  Jean-Jacques,  à  se  mon- 
trer, comme  il  le  dit  quelque  part  «  un  petit  anti- 
Jean-Jacques '.  »  «  Mon  devoir  et  mon  goût,  écrit-il, 
sont  de  jouer  un  rôle  directement  contraire  à  celui 
de  Jean-Jacques  :  Jean-Jacques  voudrait  tout  brouil- 
ler, et  moi,  comme  bon  voisin,  je  voudrais,  s'il 
était  possible,  tout  concilier2.  » 

Mais  il  eut  beau  offrir  ses  services  à  tout  le  monde, 
même  à  ceux  qui  ne  voulaient  pas  les  accepter, 
donner  des  dîners,  faire  trinquer  les  citoyens  avec 
les  magistrats,  proposer  des  plans  de  pacification, 
«  jeter  de  l'eau  sur  les  charbons  de  Jean-Jacques  » 
et  se  rendre  le  témoignage  que,  si  tout  s'est  passé, 
se  passe  et  se  passera  avec  la  plus  grande  tranquil- 
lité, il  n'a  pas  peu  contribué  à  la  bienséance  que 
les  citoyens  ont  gardée  dans  toutes  leurs  démar- 
ches, personne,  autre  que  lui  seul,  ne  crut  à  ces 
hauts  faits. 

L'ardeur  de  conciliation  et  de  réconciliation  de 
Voltaire  s'étendit  jusqu'à  Jean-Jacques  lui-même.  Il 
parla  d'un  rapprochement  à  d'Ivernois,  qui  en  ren- 
dit compte  à  Rousseau.  «  Il  paraît,  écrivait  d'Iver- 
nois, avoir  pris  cœur  à  nos  droits.  Nous  sommes 
certains  qu'il  écrit  en  notre  faveur  et  que,  loin  de 
nous  faire  du  mal,  il  ne  nous  fait  que  du  bien...  Il 
m'a  fait  demander  deux  fois,  mais  je  ne  veux  point 


1.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Ai*- 
gental,  14  décembre  1765.  — 
2.    Lettres  de   Voltaire  au  mar- 


quis de  Florian,  1er  novembre 
1765  ;  à  d'Argental,  17  janvier 
1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  311 

y  aller  :  je  préfère  rester  chez  moi.  Il  a  témoigné  à 
plusieurs  reprises  grande  envie  de  se  réconcilier 
avec  vous1.  »  Voici  la  réponse  de  Rousseau  :  «  Je 
reçois,  mon  bon  ami,  votre  lettre  du  23.  Je  suis  très 
fâché  que  vous  n'ayez  pas  été  voir  M.  de  Voltaire. 
Avez-vous  pu  penser  que  cette  démarche  me  ferait 
de  la  peine?  Que  vous  connaissez  mal  mon  cœur! 
Eh  !  plût  à  Dieu  qu'une  heureuse  réconciliation  entre 
vous,  opérée  par  les  soins  de  cet  homme  illustre, 
me  faisant  oublier  tous  ses  torts,  me  livrât  sans 
mélange  à  mon  admiration  pour  lui  !  Dans  les  temps 
où  il  m'a  le  plus  cruellement  traité,  j'ai  toujours  eu 
beaucoup  moins  d'aversion  pour  lui  que  d'amour 
pour  mon  pays.  Quel  que  soit  l'homme  qui  vous 
rendra  la  paix  et  la  liberté,  il  me  sera  toujours  cher 
et  respectable.  Si  c'est  Voltaire,  il  pourra,  du  reste, 
me  faire  tout  le  mal  qu'il  voudra  :  mes  vœux  cons- 
tants, jusqu'à  mon  dernier  soupir,  seront  pour  son 
bonheur  et  pour  sa  gloire2.  » 

Nous  citons  cette  lettre  comme  un  des  monu- 
ments les  plus  honorables  de  la  vie  de  Rousseau. 
Elle  montre  que  son  amour  pour  son  pays  était  sin- 
cère, que  son  désir  de  réparer  le  mal  des  Lettres, 
de  la  Montagne  était  véritable.  Il  dut  assurément 
lui  en  coûter  d'engager  ses  amis  à  se  jeter  dans 
les  bras  d'un  homme  qu'il  avait  tant  de  motifs  de 
détester.  Il  fit  là  un  acte  de  vertu  dont  on  doit  le 
louer  sans  réserve. 

Quand  d'Ivernois  rapporta  la  lettre  de  Rousseau 
à  Voltaire,  celui-ci  en  parut  fort  impressionné.  «  Il 
faut,  dit-il,  faire  revenir  ici  M.  Rousseau.  Faites-lui 

1.  Lettre  de  d'Ivernois  à  Rous-    I   2.    Lettre  à    dUvernois,  30  dé- 
seau, 23  décembre  1763.  —  Des-      cembre  1765. 

NOIRESTERRES,     t.     VII,     I.    —     | 


312  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

savoir  qu'il  court  quelques  chiffons  de  papier  où  il 
est  question  de  lui.  S'ils  lui  tombent  sous  la  main, 
qu'il  n'y  fasse  pas  attention  ;  ils  étaient  écrits  avant 
que  je  connusse  ses  sentiments.  »  Et  là-dessus,  s'en- 
gagea entre  d'Ivernois  et  Voltaire,  en  présence  de 
Deluc,  une  discussion  en  règle,  où  chacun  prit  à 
tâche  de  détruire  les  raisons  de  son  adversaire  et 
de  faire  valoir  les  siennes  propres.  «  Le  Vicaire 
savoyard,  dit  Voltaire,  m'a  toujours  paru  un  excel- 
lent ouvrage,  et  susceptible  du  sens  le  plus  favo- 
rable. J'ai  condamné  hautement,  je  condamne  et 
je  condamnerai  toujours  ceux  qui  ont  cru  flétrir  cet 
ouvrage  en  le  faisant  brûler.  Il  n'y  a  qu'un  scélérat 
qui  puisse  dire  que  j'ai  eu  la  moindre  part  à  la 
condamnation  de  M.  Rousseau.  J'aimerais  autant 
qu'on  dit  que  j'ai  fait  rouer  Calas  que  de  dire  que 
j'ai  persécuté  un  homme  de  lettres...  Il  est  faux  et 
calomnieux  que  j'aie  jamais  écrit  à  Paris  ni  ailleurs 
contre  M.  Rousseau  ;  il  est  également  faux  que  je 
me  sois  entretenu  de  lui  avec  M.  Bertrand  de 
Berne...  Je  ne  me  suis  vengé  qu'en  plaisantant. 
M.  Marc  Chapuis  est  témoin  que  j'ai  offert  une  mai- 
son à  M.  Rousseau  ;  écrivez-lui,  Monsieur,  que  je  la 
lui  offre  toujours,  et  que,  s'il  veut,  je  me  fais  fort 
auprès  des  médiateurs  de  le  faire  rentrer  dans  tous 
ses  droits,  à  Genève.  J'offre  de  vous  donner  cette 
déclaration  signée  de  ma  main,  que  vous  pourrez 
rendre  publique,  si  vous  le  trouvez  à  propos.  »  Ce 
fut,  en  effet,  dans  cette  circonstance  qu'il  écrivit  à 
Lullin  la  lettre  dont  nous  avons  parlé  ci-dessus  '. 

D'Ivernois,  sans  être  entièrement  persuadé,  jugea 
qu'on  pouvait,  en  tout  cas,  profiter  des  bonnes  dis- 

1.  La  Lettre  à  Lullin  est  du  30  janvier  1766- 


DE    JEàN-JACQDES    ROUSSEAU.  313 

positions  de  Voltaire.  «  Si,  par  son  moyen,  écrit-il, 
nous  pouvions  vous  faire  rentrer  clans  vos  droits  de 
citoyen,  quand  même  vous  ne  seriez  pas  dans  l'in- 
tention d'en  venir  jouir,  vous  comprenez  qu'on 
aurait  beau  jeu  pour  instruire  l'Europe  de  l'injus- 
tice du  Gouvernement  envers  vous1.  »  Mais  les 
sacrifices  que  Rousseau  faisait  au  bien  de  son  pays 
ne  pouvaient  aller  jusqu'à  lui  faire  oublier  le  soin 
de  sa  propre  dignité  :  «  Vous  n'avez  pas  dû  penser, 
répondit-il,  que  je  voulusse  être  redevable  à  M.  de 
Voltaire  de  mon  rétablissement.  Qu'il  vous  serve 
utilement  et  qu'il  continue  au  surplus  ses  plaisan- 
teries sur  mon  compte  ;  elles  ne  me  feront  pas  plus 
de  chagrin  que  de  mal.  J'aurais  pu  m'honorer  de 
son  amitié,  s'il  en  eût  été  capable  ;  je  n'aurais  ja- 
mais voulu  de  sa  protection.  Jugez  si  j'en  veux 
après  tout  ce  qui  s'est  passé.  11  a  tous  les  torts;  il 
faut  qu'il  fasse  toutes  les  avances,  et  voilà  ce  qu'il 
ne  fera  jamais.  Il  veut  pardonner  et  protéger-.  Nous 
sommes  loin  de  compte2. 

Pour  être  complètement  édifié  sur  le  compte  de 
Voltaire,  il  est  nécessaire  de  voir  comment  il  trai- 
tait le  pauvre  Jean-Jacques,  au  moment  même  où  il 
lui  faisait  ses  propositions  de  réconciliation  et  d'ami- 
tié. La  première  lettre  de  d'Ivernois  est  du  23  dé- 
cembre 1765;  la  seconde  réponse  de  Rousseau  est 
du  23  février  1766,  pendant  cet  intervalle  de  deux 
mois,  on  chercherait  en  vain  un  mot  aimable  ou 
seulement  poli  à  l'adresse  de  Rousseau;  en  revan- 
che, on  y  rencontrerait  à  diverses  reprises  ceux  de 


1 .  Lettre  de  d'Ivernois  à  Bous- 
seau,  1«  février  1766,  citée  par 
Desnoiresterres,  t.  VII,  i.  — 


2.  Réponse  de  Rousseau  à  â?J- 
vemois,  23  février  1766.  Voir 
Desnoiresterres,  t.  Vil,  i. 


314  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

polisson,  de  grand  fou,  de  malhonnête  homme  et 
autres  semblables.  «  Jean-Jacques  n'est  bon  qu'à 
être  oublié  ;  il  sera  comme  Ramponneau,  qui  a  eu 
un  moment  de  vogue  à  la  Courtille  ;  à  cela  près 
que  Ramponneau  a  eu  cent  fois  moins  de  vanité  et 
d'orgueil  que  le  petit  polisson  de  Genève  '.  Ce 
monstre  de  vanité  et  de  contradiction,  d'orgueil  et 
de  bassesse,  Jean-Jacques  Rousseau,  ne  réussira 
certainement  pas  à  mettre  le  trouble  dans  la  four- 
milière de  Genève,  comme  il  l'avait  projeté.  Je  ne 
sais  si  on  Ta  chassé  de  Paris,  comme  le  bruit  en 
court  ici,  et  s'il  s'en  est  allé  à  quatre  pattes,  ou 
avec  sa  robe  d'Arménien  2.  Rousseau  est  un  grand 
fou  et  un  bien  méchant  fou,  d'avoir  voulu  faire 
accroire  que  j'avais  assez  de  crédit  pour  le  persé- 
cuter, et  que  j'avais  abusé  de  ce  prétendu  crédit.  Il 
s'est  imaginé  que  je  voulais  lui  faire  du  mal  parce 
qu'il  avait  voulu  m'en  faire,  et  peut-être  parce  qu'il 
lui  était  revenu  que  je  trouvais  son  Héloïse  pitoyable, 
son  Contrat  social  très  insocial,  et  que  je  n'estimais 
que  son  Vicaire  savoyard  dans  son  Emile...  Parlez, 
je  vous  prie,  de  cette  extravagance  à  Tronchin  ,  il 
vous  mettra  au  fait  ;  il  vous  fera  voir  que  Rousseau 
est  non  seulement  le  plus  orgueilleux  de  tous  les 
écrivains  médiocres  ;  mais  qu'il  est  aussi  le  plus 
malhonnête  homme  s. 

Il  serait  difficile  d'accorder,  dans  cette  circons- 
tance, la  conduite  de  Voltaire  avec  ses  paroles,  si 
l'on  ne  se  rappelait  que  ses  motifs  étaient  loin  d'être 
désintéressés.    S'il  voulait  une  réconciliation,    c'est 


1.  Lettre  de  Voltaire  à  Dami-       3.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Argen- 
laville,  28    décembre  176o.  —   '    tal,  24  janvier  1766. 
2.    Jd.,    13   janvier    1766.    — 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


315 


uniquement  parce  qu'il  en  avait  besoin.  Voyant  le 
tort  que  ses  démêlés  avec  Jean-Jacques  lui  faisaient 
auprès  de  la  bourgeoisie  dans  le  rôle  de  concilia- 
teur qu'il  tenait  à  jouer,  il  sacrifiait  simplement, 
quoique  bien  à  regret,  sa  haine  à  son  amour-propre  ; 
ou  plutôt,  autant  que  possible,  il  ne  les  sacrifiait  ni 
l'un  ni  l'autre.  Son  intérêt  était  la  mesure  et  la  ga- 
rantie de  sa  sincérité  relative. 

11  s'était  flatté  de  rendre,  par  ses  bons  offices,  la 
médiation  des  puissances  inutiles.  Quand  elle  fut 
décidée,  il  songea  à  s'assurer,  au  moins  du  côté  de 
la  France,  un  médiateur  à  son  goût.  Il  pensa  un 
moment  à  Hénin,  qui  avait  l'avantage  d'être  tout 
prêt  rendu  et  d'avoir  commencé  à  s'occuper  de  l'af- 
faire1. Mais  pourquoi  pas  d'Argental  ?  Et  aussitôt  il 
écrivit  lettres  sur  lettres  à  ses  anges  pour  les  dé- 
terminer, mais  ils  ne  se  soucièrent  pas  de  venir 
dans  cette  galère2.  Beauteville,  ambassadeur  en 
Suisse  et  connaissant  déjà  le  tripot  de  Genève,  fut 
choisi.  Il  fit  des  avances  à  Voltaire  ;  il  en  fit  à  tout 
le  monde,  et  débuta  de  la  manière  la  plus  heureuse; 
mais  il  ne  tarda  pas  à  se  lasser  de  ces  petites  que- 
relles et  de  l'entêtement  avec  lequel  on  les  soute- 
nait, montra  une  grande  partialité  en  faveur  de  l'a- 
ristocratie, et  devint  aussi  hautain  et  aussi  dur  qu'il 
avait  été  d'abord  doux  et  affable.  Bientôt  on  ne  le 
désigna  plus  que  sous  le  nom  de  Brouilleville 3. 

Rousseau,  qui  avait  toujours  bien  auguré  de  la 
médiation  4,  lui  écrivit,  non   afin    de  rien  demander 


1.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Ar- 
gental, 21  décembre  1765.  — 
2.  Lettres  de  Voltaire  à  d'Argen- 
tal, 3,  11,  13,  15,  17,  20,  24,  27 
janvier  1766.  —  3.  Id.,  27  jan- 


vier    1766.    —     Desnoires  - 

TERRES,  t.  VII,  I.  —  SlMOND, 
Voyage  en  Suisse,  t.  II,  p.  390. 
—  4.  Lettre  de  Rousseau  à  d'Iver- 
nois,  20  décembre  1765. 


316  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

pour  lui-même,  car  il  savait  endurer  des  torts  qui 
ne  seraient  jamais  réparés,  mais  pour  lui  recom- 
mander ses  amis  les  bourgeois  et  la  cause  qu'ils  sou- 
tenaient. Beauté  ville  lui  fit  une  réponse  sévère.  Il 
admirait  ses  talents  et  son  génie;  mais,  ajouta-t-il, 
«  plût  à  Dieu  que  vous  ne  les  eussiez  employés  que 
pour  le  bien  de  votre  patrie.  Vous  l'aimez,  sans 
doute,  et  c'est  à  force  de  l'aimer  que  vous  avez  con- 
tribué à  son  malheur1.  »  Ces  déconvenues  ne  pou- 
vaient que  confirmer  Rousseau  dans  sa  résolution  de 
ne  plus  s'occuper  de  rien2. 

Quant  à  Voltaire,  rien  ne  l'arrêtait.  Il  voulait, 
quelques  mois  auparavant,  que  la  paix  de  Genève 
se  fit,  comme  celle  de  Westphalie,  aux  dépens  de 
l'Eglise  3  ;  actuellement  il  cherche  à  faire  les  affaires 
de  la  France,  et  surtout  les  siennes,  aux  dépens  de 
Genève.  Il  porte  jusqu'à  Choiseul  ses  idées  sur  la 
médiation.  «  Jean-Jacques  seul,  dit-il,  a  troublé  la 
paix  de  Genève  et  la  mienne.:.  Je  ne  veux  me  mê- 
ler de  rien,  mais  mes  petites  terres  étant  enclavées 
en  partie  dans  leur  petit  territoire,  j'ai  plus  d'inté- 
rêt que  personne  à  voir  la  fourmilière  tranquille  et 
heureuse.  Je  suis  sûr  qu'elle  ne  le  sera  jamais  que 
quand  vous  daignerez  être  son  protecteur  principal, 
et  qu'elle  recevra  des  lois  de  votre  médiation  per- 
manente. » 

«  Ah!  si  j'osais  vous  supplier  d'engager  M.  de 
Beauteville  à  demeurer,  en  vertu  de  la  garantie,  le 
maître  de  juger  toutes  les  contestations  qui  s'élève- 
ront toujours  à  Genève  !  Vous  seriez  en  droit  d'en- 
voyer un  jour,  à  l'amiable,  une  bonne  garnison,  pour 


1.  SAYOUS,  t.    I,   ch.   VIII.  —    I    1766.  —  3.  Lettre  de   Voltaire  à 
2.  Lettre  à  d'Ivemois ,  31   ruai    |   d'Argental,  11  janvier  1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


317 


maintenir  la  paix,  et  de  faire  de  Genève,  à  l'a- 
miable, une  bonne  place  d'armes,  quand  vous  aurez 
la  guerre  en  Italie.  Genève  dépendrait  de  vous,  à 
l'amiable,  mais...1.  Quant  à  ce  droit  négatif,  qui 
est  assez  obscur,  je  pense  toujours  qu'il  faut  que  ce 
droit  appartienne  à  M.  le  duc  de  Praslin,  qui,  par 
là,  deviendra  le  protecteur  et  le  véritable  maître  de 
Genève  2.  » 

Un  nouvel  élément  était  alors  venu  s'introduire 
en  tiers  dans  les  partis.  Les  natifs,  c'est-à-dire  la 
foule  des  hommes  qui  n'avaient  pas  de  droits  poli- 
tiques, avaient  jugé  le  moment  opportun  pour  amé- 
liorer leur  situation.  Ils  s'étaient  adressés  à  Vol- 
taire, qui  ne  demanda  pas  mieux  que  de  les  con- 
seiller, et,  au  besoin,  de  réparer  leurs  maladresses. 
Ils  pouvaient,  en  s'alliant  résolument  aux  représen- 
tants ou  aux  négatifs,  se  faire  payer  chèrement  le 
prix  de  leurs  concours.  «  Faites-vous,  leur  disait 
Voltaire,  les  amis  des  brochets  ou  des  vautours.  » 
Faute  de  prendre  ce  moyen,  ils  devinrent  la  proie 
des  uns  et  des  autres.  L'aristocratie  les  combattit 
comme  révolutionnaires;  la  bourgeoisie  les  méprisa; 
les  puissances  dédaignèrent  de  les  protéger  ;  leur 
état  ne  fit  qu'empirer3.  Voltaire,  d'ailleurs,  n'avait 
pas  tardé  à  les  abandonner.  «  J'ai  déclaré  au  Con- 
seil, bourgeois  et  natifs,  écrit-il,  que,  n'étant  point 
marguillier  de  leur  paroisse,  il  ne  me  convenait 
point  de  me  mêler  de  leurs  affaires,  et  que  j'avais 
assez  des  miennes  4.  » 


1.  Lettre  de  Voltaire  à  Choi- 
seul,  s.  d.  —  2.  Lettre  de  Voltaire 
à  d'Argental,  2  mars  1766.  Voir 
aussi  autres  Lettres,  12  février, 
5  avril,  12  mai  1766.  —  3.  Vol- 
taire et    les  Natifs  de   Genève, 


par  Joël  Cherbuliez;  Bi- 
bliothèque univers,  de  Genève, 
t.  XXIII,  août  1753.  —  4.  Let- 
tre de  Voltaire  à  d'Argental, 
12  mai  1766. 


318 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Cette  bonne  résolution  n'alla  pas  toutefois  jusqu'à 
l'empêcher  de  solliciter  des  plénipotentiaires  cette 
déclaration,  dont  il  triomphait  si  bruyamment,  que 
Jean-Jacques,  Rousseau  était  un  calomniateur  *.  Ce- 
pendant, à  partir  de  ce  moment,  son  nom  parait 
beaucoup  moins  souvent.  Il  est  vrai  que  la  manière 
dont  tournaient  les  affaires  était  peu  propre  à  en- 
courager quiconque  n'était  pas  forcé  de  s'en  mêler. 
Beauteville  et  les  médiateurs  proposèrent  enfin  leur 
projet  d'accommodement2.  Mais  il  leur  inspirait  à 
eux-mêmes  si  peu  de  confiance,  qu'ils  commencèrent 
par  faire  bloquer  la  ville  ;  ce  qui  n'empêcha  pas  le 
Conseil  général  de  rejeter  tout  accommodement.  S'ils 
avaient  espéré  soumettre  les  habitants  par  la  fa- 
mine, ils  s'étaient  complètement  trompés.  Personne 
ne  voulut  céder.  On  se  secourut  mutuellement  du 
mieux  qu'on  put,  les  plus  riches  donnant  aux  plus 
pauvres.  Le  roi  de  Sardaigue  fit  passer  des  vivres 
et  demanda  à  l'Angleterre  d'intercéder  auprès  du 
gouvernement  français.  Necker,  Tronchin  (le  méde- 
cin), les  pasteurs,  unirent  leurs  efforts  3.  Rousseau, 
sortant  pour  un  moment  de  son  silence,  ne  se  con- 
tenta pas  d'exprimer  son  indignation  contre  les  ma- 
gistrats, et  d'envoyer  aux  bourgeois  le  tribut  de  son 
admiration  4  ;  il  voulut  encore  leur  adresser,  avec 
ses  conseils,  un  secours  de  350  francs,  somme 
énorme  pour  lui5.  Pendant  ce  temps-là,  Voltaire  se 


1.  Lettres  de  Voltaire  à  d'A- 
lembert,  30  juillet  1766;  à 
Damilaville,  30  juillet  el  11  au- 
guste 1766.  —  2.  Lettre  de 
Voltaire  à  Damilaville,  i"  dé- 
cembre 1766.  —  3.  Lettre  du 
médecin  Tronchin  à  Piclet,  da- 


tée de  Versailles,  8  février 
1767.  —  Bachaumont,  16  mars 
17G7.  —  4.  Lettre  à  d'Ivo-nois, 
31  janvier  1767.  —  5.  Lettre  à 
Dutens,  5  février  1767.  Le  reçu 
de  cette  somme,  en  anglais, 
est   daté  du  9  février.  Voir 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


319 


plaignait  en  raillant  de  n'avoir  pas  de  quoi  manger 
et  de  quoi  boire,  «  et  tout  cela  parce  que  Jean-Jacques 
Rousseau  a  échauffé  quelques  tètes  d'horlogers  et 
de  marchands  de  drap1.  »  Ou  bien  encore  il  par- 
lait d'un  projet  de  sédition  formé  par  Jean-Jacques, 
et  trouvé  dans  les  papiers  de  Lenieps  2.  Lenieps  ve- 
nait, en  effet,  d'être  mis  à  la  Bastille,  mais  il  ne 
suit  pas  de  là  que  Rousseau  fût  un  conspirateur. 
Rousseau,  au  contraire,  avait  toute  sa  vie  déclaré 
«  qu'il  ne  voudrait  pour  rien  au  monde  avoir 
trempé  dans  la  conspiration  la  plus  légitime,  parce 
qu'enfin  ces  sortes  d'entreprises  ne  peuvent  s'exé- 
cuter sans  troubles,  sans  désordres,  sans  violences, 
quelquefois  sans  effusion  de  sang  ;  et  qu'à  son  avis, 
le  sang  d'un  seul  homme  est  d'un  plus  grand  prix 
que  la  liberté  de  tout  le  genre  humain  3.  Loin  de 
conspirer,  Rousseau  ne  cherchait  qu'à  pacifier. 
Quand  il  fut  question  d'un  accord,  comme  il  saisit 
cette  idée  !  «  Je  voudrais,  dit-il,  tant  ma  passion 
de  vous  voir  pacifiés  est  vive,  donner  la  moitié  de 
mon  sang  pour  apprendre  que  cet  accord  a  reçu  sa 
sanction.  Peut-être  ne  serait-il  pas  à  désirer  que  j'en 
fusse  l'arbitre;  je  craindrais  que  l'amour  de  la  paix 
ne  fût  plus  fort  dans  mon  cœur  que  celui  de  la  li- 
berté. Mes  bons  amis,  sentez-vous  bien  quelle  gloire 
ce  serait  pour  vous,  de  part  et  d'autre,  que  ce  saint 
et  sincère  accord  fût  votre  ouvrage,  sans  aucun 
concours  étranger  4. 


Gaberel,  Rousseau  et  les  Ge- 
nevois, cil.  II-VI.  —  Lettre  à 
d'Ivernois,  7  février  1767.  —  1. 
Lettre  de  Voltaire  au  comte  de 
la  Touraille,  19  janvier  1767. 
Voir  aussi  Lettres  au  Maréchal 


duc  de  Richelieu,  9  janvier  1767. 
—  2.  Lettre  de  Voltaire  à  Dami- 
laville,  a  décembre  1766.  —  3. 
Lettre  à  Mme  X,  21  septembre 
1766.  —  4.  Lettre  à  d'Ivernois, 
6  avril  1767. 


320  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

L'affaire  traîna  encore  toute  une  année.  L'excès 
des  malheurs  finit  cependant  par  amener  des  projets 
d'accord.  «  Les  perruques  de  Genève,  dit  Voltaire, 
proposent  actuellement  des  accommodements  aux 
tignasses.  Ce  n'était  pas  la  peine  d'appeler,  à  si 
grands  frais,  trois  puissances  médiatrices,  pour  ne 
rien  faire  de  ce  qu'elles  ont  ordonné.  M.  le  duc  de 
Choiseul  doit  être  las  de  voir  des  gens  qui  demandent 
à  Hercule  sa  massue  pour  tuer  des  mouches  \  «Rous- 
seau se  monta  sur  un  ton  autrement  tragique  et 
fit  sérieusement  une  proposition  qui  ne  pouvait  guère 
venir  que  de  lui:  «  Oui,  Messieurs,  il  vous  reste, 
dans  le  cas  que  je  suppose ,  un  dernier  parti  à 
prendre,  et  c'est,  j'ose  le  dire,  le  seul  qui  soit 
digne  de  vous.  C'est,  au  lieu  de  souiller  vos  mains 
dans  le  sang  de  vos  compatriotes,  de  leur  aban- 
donner ces  murs  qui  devaient  être  l'asile  de  la 
liberté ,  et  qui  vont  n'être  plus  qu'un  repaire  de 
tyrans;  c'est  d'en  sortir  tous.,  tous  ensemble,  en 
plein  jour,  vos  femmes  et  vos  enfants  au  milieu  de 
vous,  et  puisqu'il  faut  porter  des  fers,  d'aller  porter 
du  moins  ceux  de  quelque  grand  prince ,  et  non  pas 
l'insupportable  et  odieux  joug  de  vos  égaux2.  » 

Cette  idée  est  folle ,  extravagante ,  impossible  ; 
mais  elle  valait  bien,  dans  un  sens,  les  froides  rail- 
leries de  Voltaire.  Les  bourgeois  ne  partirent  point; 
ils  firent  mieux,  ils  s'arrangèrent  avec  leurs  adver- 
saires. Ils  envoyèrent  le  projet  d'accommodement  à 
Rousseau,  qui  leur  donna  une  longue,  trop  longue 
consultation  ;  mais  il  aimait  à  discourir  sur  les  théories 
politiques3.    Sa  lettre  ne   changea  rien  aux  résolu- 

1.  Lettre  de    Voltaire  à  Cha-  I  d'Ivernois,  29  janvier    1768.  — 

banon,    11   janvier  1768.   Voir  |  3.  Lettre  à  d'Ivernois,  9  février 

aussiLettre  au  duc  de  Richelieu,  1768. 

22  janvier  1768.  —  2.  Lettre  à  j 


DE    JEAN-JACQl'KS    ROUSSEAU.  321 

tions.  Ne  pouvant  espérer  de  faire  adopter  un  règle- 
ment définitif  à  son  goût,  il  entreprit  de  persuader 
au  Conseil  d'en  faire  un  qui  fût  seulement  provi- 
soire. S'il  ne  fut  pas  mieux  écouté  sur  ce  point  que 
sur  les  autres,  il  eut  au  moins  la  satisfaction  d'être 
témoin  de  la  paix  ,  objet  de  ses  constants  désirs. 
Elle  fut  signée  le  11  mars  1768.  «  Le  malheur  que 
j'ai  eu,  disait-il,  d'être  impliqué  dans  le  commen- 
cement de  ces  troubles  m'a  fait  un  devoir  dont  je 
ne  me  suis  jamais  départi ,  de  n'être  ni  la  cause,  ni 
le  prétexte  de  leur  continuation...  ajoutant  même 
que  s'il  ne  tenait  qu'à  une  démarche  aussi  respec- 
tueuse qu'il  soit  possible,  pour  apaiser  l'animosité 
du  Conseil,  j'étais  prêt  à  la  faire  hautement  et  de 
tout  mon  cœur.  Pourvu  que  vous  ayez  la  paix,  rien 
ne  me  coûtera1.»  En  somme  donc  on  peut  souscrire  à 
la  conclusion  d'un  auteur  d'ordinaire  trop  favorable 
à  Rousseau,  qu'il  sut  réparer  noblement  le  mal  qu'il 
avait  fait  à  sa  patrie  2  ;  sous  cette  réserve  toutefois 
que  les  principes  de  ses  ouvrages  n'étaient  pas  dé- 
savoués,  et  que,  l'eussent-ils  été,  rien  ne  pouvait 
les  arrêter  dans  leur  marche  et  les  empêcher  de 
produire  leurs  effets. 

Jean-Jacques,  tout  à  la  joie  de  la  pacification  ,  ne 
manqua  pas  de  célébrer  les  vertus,  la  sagesse,  le 
courage  de  ses  bons  amis  les  bourgeois;  mais  il  ne 
négligea  pas  de  leur  continuer  ses  conseils.  Bien 
plus,  le  sentiment  de  sa  satisfaction  l'entraîna,  pour 
la  première  fois,  à  répondre  à  des  avances  qu'il 
s'était  toujours  refusé  d'accueillir,  touchant  l'annu- 
lation du  décret  porté  contre  lui.  «  Tout  ce  que  je 


1.  Lettre  à  Moultou ,    7   mars   1    et  les  Genevois,   ch.    ir,  §  o.  — 
1768.  —  2.  Gaberel,    Rousseau   | 

TOME    II  21 


322 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


puis  vous  dire  à  ce  sujet,  écrit-il,  est  que,  si  cela  ar- 
rivait, ce  qu'assurément  je  n'espère  pas,  le  Conseil 
serait  content  de  mes  sentiments  et  de  ma  conduite, 
et  il  connaîtrait  bientôt  quel  immortel  honneur  il 
s'est  fait.  Mais  je  vous  avoue  aussi  que  ce  rétablis- 
sement ne  saurait  me  flatter  s'il  ne  vient  d'eux- 
mêmes,  et  jamais,  de  mon  consentement,  il  ne  sera 
sollicité  l.  » 

Cet  appel  demeura  sans  écho  ;  mais  tandis  que 
l'aristocratie  continuait  à  tenir  rigueur  à  Jean- 
Jacques,  le  peuple,  qui  l'aimait  et  qui  lui  savait  gré 
de  ce  qu'il  avait  fait  pour  la  paix,  lui  témoignait 
sa  reconnaissance  de  la  façon  la  plus  expressive. 
On  rapporte  que,  pendant  des  journées  entières,  la 
foule  se  pressa  pour  boire  à  sa  santé  dans  la  tasse 
d'argent  qui  lui  avait  longtemps  servi,  et  qu'il  avait 
donnée  à  sa  vieille  nourrice  Jacqueline 2. 

On  aurait  pu  croire  les  troubles  à  jamais  finis. 
En  1770,  il  y  eut  cependant  un  retour  sanglant.  Les 
natifs,  Choiseul,  Voltaire  remplirent  alors  les  prin- 
cipaux rôles.  Rousseau  y  étant  resté  étranger,  nous 
n'avons  pas  à  nous  en  occuper 3. 

Pour  terminer  ce  que  nous  avons  à  dire  des  af- 
faires de  Genève ,  il  nous  reste  à  parler  de  deux 
épisodes,  dans  lesquels  notre  personnage  fut  au  con- 
traire particulièrement  intéressé. 

Le  premier  est  relatif  à  une  brochure  qui  parut 
sous  le  nom  de  Voltaire,  et  qui  pouvait  en  effet 
passer  pour  être  de  lui ,  tant  elle  était  spirituelle  et 
méchante.    Elle  était  en  réalité  de  Bordes,  et  avait 


1.  Lettre  à  d'Ivernois,  24  mars 
1768.  —  2.  Gaberel,  Rousseau 

et   les   Genevois,   ch.   Il,  §  5.  — 
Desnoiresterres,  t.   VII.   — 


3.  Voir  Desnoiresterres  , 
t.  VII,  et  Gaberel,  Rousseau 
et  les  Genevois,  ch.  Il,  §  5. — 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


323 


pour  titre  :  Lettre  de  M.  de  Voltaire  au  docteur 
J.-J.  Pcntso/jhe1.  L'auteur  y  persiflait  agréablement 
Jean-Jacques  sur  ses  innombrables  contradictions, 
sur  ses  systèmes  sociaux  et  religieux,  sur  ses  livres 
pleins  de  fiel,  de  sopliismes  et  d'erreurs,  sur  son 
orgueil,  sur  ses  mensonges,  sur  ses  fausses  vertus, 
sur  ses  ridicules  de  toute  espèce.  Rousseau  y  fut 
pris2.  Beaucoup  d'autres  le  furent  comme  lui;  mais 
il  jouait  vraiment  de  malheur  avec  ses  appréciations. 
Naguère,  il  s'était  entêté  à  reprocher  à  Vernes  le 
Sentiment  des  citoyens,  qui  était  de  Voltaire,  et 
voilà  que  maintenant  il  voulait  attribuer  à  Voltaire 
la  brochure  de  Bordes.  Cette  fois  au  moins,  il  eut 
le  bon  esprit  de  ne  pas  soutenir  son  opinion  et  de 
dédaigner  cette  attaque. 

Il  couvrit  d'un  égal  mépris  et  d'un  silence  encore 
plus  complet  (car  on  ne  peut  supposer  qu'il  en  ait 
ignoré  l'existence)  un  autre  libelle  qui  eut  un  cer- 
tain retentissement ,  la  Guerre  civile  de  Genève 3. 
Celui-là  était  bien  de  Voltaire.  Voltaire  ne  prit  pas 
même  la  peine  de  le  désavouer;  mais  il  n'y  re- 
cueillit ni  gloire,  ni  profit  d'aucune  sorte,  et  ne 
réussit  à  faire  de  tort  qu'à  lui-même.  Il  parait  que 
le  deuxième  chant,  car  c'était  un  poème,  circula  à 
Paris  et  à  Genève,  par  suite  d'une  indiscrétion  de 
la  Harpe ,  et  que  Voltaire  renvoya  même  celui-ci  de 
chez  lui,  pour  lui  marquer  son  mécontentement4. 
La   Harpe  aurait  alors  bien   changé  d'avis   avec  le 


1.  Cette  lettre  est  aux  Œuvres 
de  J.-J.  Rousseau,  édition  de 
Genève,  t.  IV  du  Supplément. 
— 2.  Lettres  à  Dupeyrou,  10 niai; 
à  d'Ivernois,  30  août  1766.  — 
3.    La   Guerre   civile  de   Genève 


Ou  les  amours  de  Robert-Covelle. 
Poème héroïqueavec  des  notes 
instructives.  Londres,  1768, 
in-8.— k.  Bachaumont,  1  "avril 

1768. 


324  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

temps.  «Je  ne  dirai  qu'un  mot,  écrit-il,  de  la  Guerre 
de  Genève ,  qui  n'est  qu'une  des  taches  de  sa  vieil- 
lesse; misérable  production  aussi  mal  conçue  que 
mal  écrite,  et  où  son  talent  poétique  parut  même 
l'abandonner.  Ce  déchaînement  atroce  contre  Rous- 
seau remplit  la  moitié  de  l'ouvrage,  et  pour  cette 
fois,  il  n'y  a  pas  même  d'esprit:  la  fureur  a  tout 
ôté  au  lyrique,  jusqu'au  sens  commun1.  »  On  ne 
manquerait  pas  d'autres  appréciations  pour  le  moins 
aussi  dures  sur  ce  poème  immonde.  Ce  fut  un  con- 
cert de  réprobation  universelle,  au  point  que  les 
amis  de  Voltaire  ne  voulaient  pas  laisser  prendre  de 
copies  des  cinquième  ef'sixième  chants,  par  égard 
pour  l'auteur2. 


Les  affaires  de  Genève  nous  ont  obligé  d'antici- 
per de  plusieurs  années  sur  les  autres  événements 
de  la  vie  de  Rousseau.  Pendant  ce  temps-là,  il  a 
changé  de  demeure;  il  a  quitté  la  Suisse;  il  s'est 
établi  en  Angleterre,  puis  en  France.  Nous  allons 
reprendre  le  fil  de  l'histoire  au  point  où  nous  en 
sommes  restés. 

Nous  avons  laissé  Rousseau  se  louant  d'autant 
plus  de  la  tolérance  de  son  pasteur  qu'elle  tranchait 
davantage  sur  la  conduite  de  ceux  de  Genève  ;  re- 
cueillant auprès  de  lui  mille  satisfactions  pour  sa 
piété,  en  recueillant,  n'en  doutons  pas,  davantage 
encore  pour  son  amour-propre.  Même  après  ses  in- 
succès, Montmollin  avait  continué  à    être   enchanté 


1.  La  Harpe,  Lycée,  3e  par-  I    2.  BaChaumont,  2  mai  1768. 
tie,  liv.   I,   eh.  n,  sect.   I.  —    | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


323 


de  son  paroissien.  «  Il  est  certain,  écrit-il  à  un  ami, 
que  je  suis  lié  d'amitié  avec  M.  Rousseau,  que  je 
l'aime  et  que  je  l'estime.  Il  a  le  cœur  droit,  l'esprit 
lumineux,  ses  mœurs  sont  sans  reproche,  et  il  vit 
d'une  manière  très  édifiante,  faisant  profession  de 
notre  sainte  religion  d'une  manière  exacte  et  exem- 
plaire, s'acquittant  scrupuleusement  de  toutes  les 
parties  du  culte.  Sa  confession  de  foi  qu'il  m'a  re- 
mise et  qu'il  m'a  expliquée  m'a  satisfait.  » 

Enfin,  sauf  l'Emile,  il  n'est  pas  jusqu'à  ses  livres 
que  Montmollin  n'admire  presque  sans  réserve1. 
Aussi  les  rapports  restèrent-ils  excellents  pendant 
plus  de  deux  ans  2.  Les  Lettres  de  la  Montagne  elles- 
mêmes,  si  propres  à  troubler  l'harmonie,  passèrent 
d'abord  presque  inaperçues.  Rousseau,  qui  en  pré- 
voyait peut-être  les  effets,  avait  voulu  prendre  les 
devants  et  en  avait  envoyé  un  exemplaire  à  son 
pasteur.  «  La  querelle,  lui  disait-il,  est  toute  per- 
sonnelle entre  les  ministres  de  Genève  et  moi,  ou 
si  j'y  fais  entrer  la  religion  protestante  pour  quel- 
que chose,  c'est  comme  son  défenseur  contre  ceux 
qui  veulent  la  renverser3.  » 

Nous  ne  connaissons  pas  la  réponse  de  Montmol- 
lin,  mais  nous  savons  que,  pendant  plusieurs  mois, 
il  se  contenta  de  parler  en  particulier  à  Rousseau 
et  de  gémir  en  secret  de  cette  nouvelle  attaque 
contre  la  religion  et  ses  ministres.  Sa  situation  était 
délicate.  Son  affection  pour  Jean- Jacques  et  la  pro- 
tection marquée  dont  il  le  voyait  entouré  par  le 
Roi  et  Milord    Maréchal   le  gênaient  évidemment4. 


1.  Lettre  de  Montmollin  à  Le 
Maigret,  à  Rouen,  30  décem- 
bre 1762.  —  2.  Voir  quelques 
Lettres  et  billets  de  Rousseau  à 
Montmollin  de  1763  à  1765.  Fritz- 


Berthoud,  II.  —  3.  Lettre  à 
Montmollin,  23  décembre  1764. 
—  4.  Lettre  de  Montmollin  à 
Sarasin,  15  janvier  176o. 


326  LA    VIE    ET    LES    OEl  VRES 

Il  est  difficile  de  savoir  ce  qu'il  aurait  fait  s'il  n'a- 
vait été  stimulé  par  la  parole  ferme  de  Sarasin1; 
mais  s'il  eut  de  la  peine  à  se  déterminer,  il  faut 
convenir  qu'une  fois  en  mouvement ,  il  y  mit  de 
l'activité  et  de  l'ardeur.  En  somme  il  arriva  que  les 
Lettres  de  la  Montagne ,  qui  donnaient  à  Genève 
tant  d'embarras  à  leur  auteur,  lui  en  donnèrent  da- 
vantage encore  à  Motiers,  et,  en  .fin  de  compte,  le 
forcèrent  à  un  nouveau  départ.  Rousseau,  dans  ses 
confessions  et  dans  sa  correspondance;  Dupeyrou, 
dans  trois  lettres  spéciales,  ont  raconté  longuement 
ces  luttes.  De  son  côté,  Montmollin  a  publié  une 
brochure  d'explications  et  a  conservé  de  nom- 
breuses lettres,  qui  ont  été  récemment  publiées  ;  nous 
avons  donc,  dans  ce  procès,  la  bonne  fortune  d'en- 
tendre les  deux  parties 2. 

Rousseau  avait,  dans  cette  circonstance,  affaire  à 
trois  pouvoirs  différents  ;  1°  le  roi  de  Prusse  ;  2°  le 
Conseil  d'Etat  de  Neuchâtel  ;  3°  la  classe  des  pas- 
teurs. Montmollin  et  le  consistoire  de  Motiers. 

«  Le  Roi  de  Prusse  vous  met  en  état  de  tout  oser,  » 
avait  dit  Moultou3.  D'Alembert,  qui  connaissait  bien 


1.  Lettre  de  Sarasin   à  Mont-  |  sième  lettre  relative  à  M.  J.-J. 

mollin ,    4    janvier  1765.   —  2.  Rousseau,    servant    de    post- 

Fritz  Berthoud.  J.-J.  Rous-  I  scriptum  à  celle  du  31  août, 

seau   et    le   pasteur    de   Mont-  j  signée     Dupeyrou ,    16     sep- 

mollin ,  in-12,  1884.   —   Lettre  ■  ternbre  1765.  (Ces  pièces  sont 


de  M.  X...  (Dupeyrou),  14  avril 
1765.  —  Réfutation  du  libelle  pré- 
cèdent, par  M.  le  pasteur  de 
Montmollin  (10  lettres,  du  10 
juin  au  1er  juillet  1765).  —  Se- 
conde lettre  relative  à  M.  J.-J. 
Rousseau,  adressée  à  inilord 
comte  de  Weinys  et  signée  Du- 
peyrou, 31   août  1765.  —  Troi- 


aux  Œuvres  de  J.-J.  Rous- 
seau, édit.  de  Genève,  t.  III 
du  supplément.)  —  Lettre  de 
Rousseau  à  Dupeyrou,  8  avril 
1765.  (Cette  lettre  était  desti- 
née à  l'impression.)  —  3.  Let- 
tre de  Moultou  à  Rousseau, 
16  novembre  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  327 

Frédéric,  n'était  pas  de  cet  avis  :  «  On  dit,  écri- 
vait-il à  Voltaire ,  que  Rousseau  est  dans  les  Etats 
du  Roi  de  Prusse,  près  deNeucbàtel,  je  ne  voudrais 
pas  répondre  qu'il  y  restât;  car  le  Roi  de  Prusse, 
tout  roi  de  Prusse  qu'il  est,  n'est  pas  le  maître  à 
NeuchAtel  comme  à  Berlin,  et  les  vénérables  pas- 
teurs de  ce  pays-là  n'entendent  pas  raillerie  sur 
l'affaire  de  la  religion  ' .  »  Trois  ans  après,  l'événe- 
ment donnait  raison  à  d'Alembert.  En  effet ,  quand 
les  esprits  s'échauffèrent,  Milord  Maréchal  lui-même 
n'eut  qu'un  conseil  à  donner  à  son  ami,  celui  de  fuir, 
sans  compter  sur  la  protection  du  Roi  et  de  la  cour2. 
Il  est  vrai  que,  contrairement  à  l'usage,  la  cour  lui 
donna  beaucoup  plus  qu'elle  n'avait  promis. 

Rousseau,  devenu  tout  à  coup  autoritaire  pour 
le  besoin  de  sa  cause,  n'aurait  pas  été  fâché  défaire 
de  ses  petites  difficultés  une  affaire  d'Etat.  «  Il  est 
certain,  répondit-il  au  prince  de  Wirtemberg,  qui 
lui  avait  proposé  l'appui  du  prince  Henri  de  Prusse 
auprès  de  son  frère,  que  l'autorité  du  Roi  est  com- 
promise, et  que,  s'il  me  soutient  et  qu'on  s'obstine, 
elle  peut  l'être  davantage  encore  ;  mais ,  si  le  Roi 
veut  se  prévaloir  de  la  circonstance  pour  rétablir  la 
subordination  et  soutenir  son  protégé,  je  vous  ré- 
ponds que  son  protégé  tiendrait  une  contenance  qui 
ne  ferait  point  déshonneur  à  sa  protection3.  » 

Le  Conseil  d'Etat  dépendait  du  Gouvernement  et 
aurait  dû  suivre  sa  direction;  mais  ce  pouvoir  local, 
qui  visait  à  l'indépendance  et  qui  était  en  délica- 
tesse avec  Milord  Maréchal,  ne  pouvait  être  regardé 

1.  Lettre  de  d'Alembert  à  Vol-  |  Lettres  du  prince  de  Wirtemberg 
taire,  31  juillet  1762.  —  2.  Let-  à  Rousseau,  9,  13  et  20  mars 
très  de  Milord  Maréchal  à  Bous-       1765.  Lettre  de  Rousseau  au  prince 

seau,  8-9-10  février   1765.  —3.  |    de  Wirtemberq,  11  mars  1765. 


3*28  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

comme  bien  sur.  Par  suite  de  l'éternelle  lutte  de 
l'État  contre  l'Eglise,  il  était  assez  disposé  à  donner 
des  leçons  aux  pasteurs,  tout  en  ayant  à  les  ménager 
et  à  tenir  compte  de  l'opinion.  Jean-Jacques,  d'ail- 
leurs ,  comptait  dans  son  sein  de  chauds  partisans. 
Ces  raisons  opposées  lui  inspiraient  un  mélange 
d'espérance  et  de  crainte  '.  En  fait,  le  Conseil  d'Etat 
lui  fut  constamment  dévoué. 

La  cause  étant  surtout  religieuse,  c'est  avec  le 
pouvoir  ecclésiastique  qu'était  proprement  engagée 
la  lutte.  Cependant,  même  en  ce  qui  concerne  ce 
pouvoir,  il  y  a  des  distinctions  à  faire.  On  peut  ad- 
mettre que  Montmollin  et  la  classe  des  pasteurs 
furent  unis  et  suivirent  constamment  la  même  voie, 
quoiqu'il  ne  soit  pas  aussi  sûr  qu'ils  l'aient  toujours 
parcourue  du  même  pas  ;  mais  il  y  avait  à  Motiers 
même  une  autre  institution,  le  Consistoire,  sans 
lequel  le  pasteur  ne  pouvait  rien  ou  presque  rien. 
Or  Montmollin  était  loin  de-  tenir  son  Consistoire 
dans  sa  main,  et  il  y  rencontra  effectivement  bien 
des  résistances. 

Comment  donc,  avec  deux  pouvoirs  qui  lui  étaient 
favorables,  et  un  troisième  qui  était  divisé,  Rous- 
seau se  laissa-t-il  chasser?  On  doit  penser,  ou  que 
ses  torts  étaient  bien  grands,  ou  qu'il  fut  bien  ma- 
ladroit, ou  qu'il  avait  d'autres  motifs  de  partir. 
Nous  verrons  si  en  effet  ces  causes  ne  contribuèrent 
pas  toutes  trois  à  son  départ. 

Le  signal  de  l'attaque  ne  vint  pas  officiellement 
de  Montmollin,  mais  de  la  classe  des  pasteurs,  sié- 
geant à  Neuchâtel. 

Les    pasteurs    ne   voyaient  pas    sans    inquiétude 

1 .  Lettre  à  Lenicps, 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


329 


l'édition  générale  des  œuvres  de  Rousseau  qui  se 
préparait  à  Motiers.  Il  y  avait  là,  suivant  eux,  un 
scandale  et  un  danger  pour  la  foi  ;  ils  en  conférèrent 
entre  eux  ;  ils  en  parlèrent  autour  d'eux.  Montmollin 
convient  de  leur  opposition  et  s'honore  d'y  avoir 
participé  '.  Jean-Jacques  s'apercevait  qu'on  travail- 
lait l'opinion  2  ;  Milord  Maréchal  s'en  inquiétait  avec 
lui3.  Vers  la  fin  de  février,  la  Classe  pria  le  Gou- 
vernement de  révoquer  le  consentement  qu'il  avait 
accordé  pour  l'impression.  Elle  dénonça  en  même 
temps  les  Lettres  de  la  Montagne  et  en  obtint 
la  prohibition,  à  condition  toutefois  de  ne  pro- 
noncer contre  elles  aucune  flétrissure  publique,  et 
de  laisser  l'auteur  jouir  paisiblement,  et  sans  l'in- 
quiéter en  rien,  de  la  protection  des  lois  dans  l'asile 
qu'il  s'était  choisi4.  Enfin,  la  Compagnie  des  pas- 
teurs décida,  comme  si  ce  n'était  pas  chose  connue, 
qu'on  examinerait  de  plus  près  le  christianisme  de 
M.  Rousseau,  mais  dans  une  autre  assemblée,  qui  fut 
fixée  au  13  mars.  En  attendant,  Montmollin  était 
chargé  de  conférer  avec  lui.  Mais  Rousseau  était  sur 
ses  gardes.  «  Je  suis  persuadé,  écrit-il  à  Dupeyrou, 
que  vos  ministres  s'imaginent  que  je  vais  rester  sur 
la  défensive  et  faire  le  pénitent  et  le  suppliant.  Le 
Conseil  de  Genève  le  croyait  aussi  ;  je  me  charge 
de  les  désabuser  de  même  ;  d'abattre  si  bien  leur 
morgue,  de  les  avilir  à  tel  point  qu'ils  ne  puissent 
jamais  plus  ameuter  les  peuples...  Si  je  les  touche, 
comptez  qu'ils  sont  morts  s.  »    Ce  beau  feu  du  pre- 


1.  Lettre  de  Montmollin  à  Sa- 
rasin ,  15  janvier  1765.  —  2. 
Lettre  à  Mmc  Latour,  10  février; 
à  Milord  Maréchal,  11  février; 
à  Dattier,  14  février  1765.  — 
3.  Lettres  de  Milord  Maréchal  à 


Rousseau,  8  et  10  février  1765. 
—  4.  Hescrit  du  Roi  en  date  du 
30  mars  1765.  Fritz-Ber- 
THOUD,  VII,  II.  — 5.  Lettre  à  Du- 
peyrou, 7  mars  1765. 


330 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


mier  moment  ne  tarda  pas  toutefois  à  s'éteindre. 
Une  semaine  était  à  peine  écoulée  que  Jean-Jacques 
écrivait  au  même  Dupeyrou  :  «  Le  désir  de  me  ven- 
ger de  votre  prètraille  était  né  dans  le  premier 
mouvement;  c'était  un  effet  de  la  colère...  Nous 
sommes  du  même  avis ,  et  je  ne  leur  ferai  certai- 
nement pas  l'honneur  d'une  réponse1.  »  Dans  l'inter- 
valle. Montmollin  s'était  présenté  chez  Rousseau, 
lui  avait  parlé  en  citoyen,  en  chrétien,  en  ami,  lui 
avait  annoncé  l'excommunication  comme  imminente, 
lui  avait  fait  part  des  moyens  qu'il  avait  imaginés 
pour  éviter  le  scandale,  par  exemple,  qu'il  voulût 
bien  se  priver  de  la  communion.  Il  ne  put,  il  est 
vrai,  lui  faire  agréer  ces  expédients  ;  cependant  il 
fit  tant  qu'il  finit  par  obtenir  de  lui  une  promesse 
formelle  de  ne  plus  écrire  sur  la  Religion2.  Deux 
jours  après,  Rousseau  envoya  l'engagement  promis. 
Il  était  ainsi  conçu  : 

((  Par  déférence  pour  M.  le  professeur  de  Mont- 
mollin,  mon  pasteur,  et  par  respect  pour  la  Véné- 
rable Classe,  j'offre,  si  on  l'agrée,  de  m'engager  par 
un  écrit  signé  de  ma  main  à  ne  jamais  publier 
aucun  nouvel  ouvrage  sur  aucune  matière  de  reli- 
gion ;  même  de  n'en  jamais  traiter  incidemment 
dans  aucun  nouvel  ouvrage  que  je  pourrais  publier 
sur  tout  autre  sujet  ;  et  de  plus  je  continuerai  à 
témoigner  par  mes  sentiments  et  par  ma  conduite 
tout  le  prix  que  je  mets  à  être  uni  à  l'Eglise. 

«  Je  prie  M.  le  Professeur  de  communiquer  cette 
déclaration  à  la  Vénérable  Classe. 

«  Fait  à  Motiers  le  10  mars  1765.  » 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  14  mars 
1765. —  2.  Lettres  de  Monlmollin 
à  Rousseau,  lettre  IV  ;  —  Lettre 


de  Rousseau  à  Meuron,  9  mars 
1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


331 


Cette  pièce  prêtait  à  la  discussion.  Montmollin  la 
communiqua  à  ses  confrères  ;  ils  la  jugèrent  insuffi- 
sante et  enjoignirent  au  pasteur  de  Motiers  de  faire 
paraître  Rousseau  en  Consistoire,  pour  lui  «  adresser 
les  admonitions  convenables  et  lui  faire  entendre 
qu'elle  ne  pouvait  le  reconnaître  digne  de  la  com- 
munion des  fidèles  tant  qu'il  ne  manifesterait  pas  à 
tous  égards  les  sentiments  d'un  vrai  chrétien,  en 
affirmant  sa  foi  en  Jésus-Christ  et  en  abjurant  ses 
erreurs  contre  la  révélation  *.  » 

Cette  sentence  d'excommunication,  car,  quoi  qu'en 
ait  dit  Montmollin,  c'était  l' excommunication,  fut 
fortement  attaquée  par  Rousseau  comme  tardive  et 
comme  abusive.  On  s'avisait  bien  tard  de  découvrir 
des  erreurs  dans  ses  livres,  et  l'on  était  mal  venu, 
après  avoir  laissé  passer  l'Emile,  après  avoir  ap- 
prouvé presque  publiquement  la  Lettre  à  l'Arche- 
vêque de  Paris,  de  s'élever  contre  les  Lettres  de  la 
Montagne.  Que  contenaient  donc  ces  Lettres  qui  ne 
fût  déjà  dans  ses  autres  ouvrages  ?  Il  est  vrai  qu'on 
retrouva  dans  les  registres  du  Conseil  d'Etat  des 
remontrances  adressées  dès  1762  au  sujet  de 
V Emile  ;  mais  ces  remontrances  étaient  en  effet  si 
bien  enfouies  dans  les  registres,  que  presque  per- 
sonne jusque-là  ne  s'était  douté  de  leur  existence. 
Montmollin  surtout,  tolérant  autrefois  jusqu'à  faire 
communier  Rousseau  presque  sans  explications, 
devait  avoir  quelque  peine  à  concilier  ses  facilités  de 
la  veille  avec  ses  rigueurs  du  lendemain  2.  Derrière 
ces   discussions,  d'ailleurs,  ne  pouvait    manquer   de 


1.  Montmollin,  Lettre  V.  — 
Séance  du  Consistoire  du 
13  mars.  (F.  Berthoud,  II).  — 
2.   Montmollin.  Lettre  III;  — 


Dupeyrou,  Lettre  II  ;  —  Lettre 
de  Rousseau  à  Dupeyrou, 
8  août  1765. 


332  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

se  manifester  une  question  plus  générale,  dont  le 
cas  de  Rousseau  n'était  que  l'application  particu- 
lière. Quels  étaient,  en  matière  de  foi  et  de  mœurs, 
les  droits  de  l'Eglise  vis-à-vis  des  particuliers  ou  du 
gouvernement?  On  fait  grand  bruit,  dit  Montmollin, 
des  constitutions  et  des  droits  de  l'Etat  ;  mais  n'y 
a-t-il  point  aussi  les  constitutions  ecclésiastiques? 
Le  clergé  n'a-t-il  point  des  droits  à  exercer  ?  Il  a 
certainement  inspection  sur  la  foi  et  sur  les  mœurs, 
quand  il  en  résulte  du  scandale.  Si  le  clergé  est 
obligé  à  se  taire  toujours  ;  s'il  ne  peut,  quoi  qu'il 
arrive,  interdire  la  communion  à  qui  que  ce  soit,  à 
quoi  bon  des  pasteurs,  un  consistoire,  un  culte1? 

On  pourrait  regarder  ces  déclarations  comme  un 
minimum;  du  côté  de  Rousseau,  on  les  trouva  néan- 
moins inadmissibles.  Que  prétend  le  clergé  en  par- 
lant de  ses  droits  ?  mais  il  n'en  a  aucun.  «  Aucune 
constitution  ne  donne  au  clergé  inspection  sur  la  foi 
des  fidèles.  Le  Gouvernement  seul  a  le  droit  d'éta- 
blir ces  constitutions,  de  les  augmenter,  diminuer 
selon  le  besoin,  ainsi  que  s'exprime  l'arrêt  du 
15  juillet  1553  2.  »  On  est  stupéfait  de  l'audace  de 
ces  affirmations;  mais  on  l'est  davantage  encore  de 
la  timidité  avec  laquelle  Montmollin  les  accueille, 
se  contentant  de  les  atténuer  et  de  les  éluder  de  son 
mieux.  Du  reste,  si  Dupeyrou  procède  ici  avec  la 
brutalité  du  viveur  incrédule,  Jean-Jacques,  plus 
maître  de  sa  plume,  ne  soutient  pas  une  autre  doc- 
trine ;  il  la  soutient  seulement  avec  plus  d'habileté. 
Dans  la  pratique,  depuis  le  premier  jour  jusqu'au 
dernier,  de  part  et  d'autre  on  manœuvra  en  consé- 


1.  Montmollin,  Lettres  IV  et  !   et  Remarques  à  la   suite  de 
VIL  —  2.  Dupeyrol",  Lettre  II,   \   cette  lettre. 


I)E    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


333 


quence  :  l'un  cherchant  à  grand'peine  à  garder  si 
peu  que  ce  fût  des  droits  de  l'Eglise,  l'autre,  fier  de 
la  protection  du  prince  et  s'appuyant,  en  matière 
religieuse,  sur  la  seule  autorité  séculière. 

Dès  le  10  mars,  une  lettre  sévère  de  Milord  Maré- 
chal entendait  dicter  à  chacun  sa  ligne  de  conduite. 
Le  Roi,  y  disait-on,  trouve  très  mauvais  qu'on 
s'acharne  sur  un  homme  qu'il  protège ,  et  il  fera 
éprouver  les  effets  de  son  ressentiment  à  ceux  qui 
continueraient  à  persécuter  M.  Rousseau1.  La  Vé- 
nérable Classe  avait  donc  montré  un  certain  cou- 
rage en  prononçant  sa  sentence  et  en  chargeant 
Montmollin  de  la  mettre  à  exécution  2.  Mais  comme 
si  cet  acte  avait  épuisé  son  énergie,  elle  laissa  au 
pasteur  de  Motiers  le  soin  de  poursuivre  sa  voie,  en 
l'accompagnant  sans  cloute  de  ses  vœux  ;  mais,  si 
l'on  en  croit  Dupeyrou,  en  refusant  de  s'associer  à 
ses  moyens.  Montmollin  a  prétendu,  au  contraire, 
avec  plus  de  vraisemblance,  qu'il  ne  fît  que  suivre 
les  instructions  de  la  Classe  et  resta  constamment  en 
communion  avec  elle.  On  ne  peut  guère  admettre,  en 
effet,  que  le  concours  de  la  Classe  ait  été  purement 
platonique.  Son  appui  avait,  d'ailleurs,  bien  des 
avantages  pour  Montmollin  :  il  lui  donnait  une 
direction,  il  lui  traçait  son  devoir,  il  soutenait  son 
zèle,  il  soulageait  sa  responsabilité  ;  de  toute  façon, 
il  rendait  sa  tâche  plus  facile. 

Il  était  enjoint  à  Montmollin  de  citer  Rousseau  de- 
vant le  Consistoire3.  Celui-ci  promit  de  s'y  rendre; 


1.  Lettre  de  Milord  Maréchal 
au  Conseil  d'État.  —  Vuir  Lettre 
I  de  Dupeyrou  et  Lettre  de  Rous- 
seau à  Mme  de  Ver  de  lin,  24  inars 
1765.  —2.  Voir  séance  du  Con- 


sistoire du  13  mars.  —  3.  Voir 
le  texte  de  la  Citation  pour  le 
29  mars  1765  à  11  heures  du 
matin.  Fr.  Berthoud,  VII. 


334  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

mais,  le  jour  venu,  il  écrivit  qu'il  ne  paraîtrait  pas. 
Ah  !  s'il  avait  eu  «  sa  plume  dans  sa  bouche  »  !  Par 
malheur  il  ne  savait  pas  dire  deux  mots  en  public 
et  un  rien  l'intimidait.  Il  avait  pris  d'abord  le  parti 
d'apprendre  un  discours  par  cœur;  la  veille  il  le 
savait  sur  le  bout  du  doigt  ;  le  jour  venu  il  n'en  sa- 
vait plus  un  mot;  c'est  alors  qu'il  dut  improviser 
une  lettre  d'excuses  et  d'explications  '. 

Montmollin,  dans  son  consistoire,  entouré  de  son 
diacre  et  de  ses  six  paysans,  espérait  bien  être  le 
maître.  L'assemblée  étant  incomplète,  il  profita  de 
l'occasion  pour  y  introduire  deux  hommes  à  lui  ; 
précaution  qui  n'était  pas  inutile,  car,  contre  toute 
attente,  les  quatre  autres  anciens  (c'est  ainsi  qu'on 
appelait  les  membres  du  Consistoire)  refusèrent 
d'acquiescer  aux  mesures  proposées  par  leur  pas- 
teur ;  de  sorte  que,  pour  avoir  la  majorité,  il  fut 
obligé  de  faire  voter  son  diacre  et  d'user  de  sa  voix 
prépondérante  de  président.  Le  procédé  fut  vive- 
ment attaqué  ;  mais  si  Montmollin  manqua  parfois 
de  dignité  et  eut  recours  à  quelques  intrigues, 
Rousseau  n'était  pas  en  situation  de  lui  en  faire 
de  grands  reproches,  en  présence  du  zèle  (c'est  lui- 
même  qui  le  dit)  apporté  par  l'officier  du  prince  et 
le  colonel  de  Pury  pour  maintenir  les  quatre  mem- 
bres opposants  dans  leur  devoir  2. 

Ces  derniers  adressèrent  au  Conseil  d'Etat  une 
protestation  qui,  quoique  évidemment  soufflée,  fut 
exploitée  comme  une  victoire  par  Rousseau.  Le 
Conseil,  d'ailleurs,  non  content  de  leur  donner  rai- 


1.  Lettre  de  Rousseau  au  Con- 
sistoire de  Motiers,  29  mars 
4765.  —  2.  Confessions,  1.  XII. 
—  Lettre  du  colonel  de  Pury  à 


Rousseau,  s.  d.  (Printemps  de 
1765.)  Fritz  Berthoud,  Ap- 
pendice. 


BE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


335 


son,  exempta  Rousseau  de  la  juridiction  du  Consis- 
toire, et  interdit  à  cette  assemblée  «  toute  opération 
jusqu'à  ordre  définitif  ». 

(/est  alors  que  Jean-Jacques  put  véritablement 
chanter  victoire  et  remercier  ses  protecteurs  et  ses 
amis,  le  Roi,  Milord  Maréchal,  Meuron,  Chaillet, 
Pury2.  Car  on  doit  penser  que  ce  beau  résultat  n'a- 
vait pas  été  obtenu  sans  peine .  Rousseau  se  plaint 
des  intrigues  de  Montmollin  ;  Montmollin  se  plaint 
de  celles  de  Rousseau  ;  il  est  certain  que  de  part  et 
d'autre  on  s'était  donné  beaucoup  de  mouvement. 

Mais  maintenant  que  Jean-Jacques  est  en  sûreté, 
pourquoi,  lui  dit-on,  songerait-il  encore  à  quitter  le 
pays?  Qu'il  aille  plutôt  à  Couvet,  auprès  d'un  vrai 
pasteur,  point  théologien,  avec  un  Consistoire  qui  le 
respecte,  et  au  milieu  d'un  peuple  qui  lui  tend  les 
bras3.  Qu'avec  cela  il  renonce  à  écrire,  et  tout  le 
monde  sera  content.  Il  hésita  pourtant  d'abord  à 
prendre  vis-à-vis  des  tiers  un  engagement  qu'il 
avait  pris  depuis  longtemps  avec  lui-même,  mais 
dont  il  craignait  qu'on  n'abusât  contre  lui.  Cependant 
vaincu  par  les  marques  de  bienveillance  dont  il  ve- 
nait d'être  l'objet,  il  sentit  que  la  protection  du  Roi 
et  les  bontés  de  Milord  Maréchal  lui  imposaient  de 
nouveaux  devoirs,  et  il  fît  la  promesse  tant  désirée. 
Le  Conseil  d'État  lui  exprima  la  satisfaction  que 
lui  causait  sa  lettre  et  la  fit  porter  sur  ses  registres  \ 


1 .  Séances  du  Conseil  d'État, 
1»,  2  et  15  avril  176o.— 2.  Rous- 
seau venait  de  faire  nommer 
ce  dernier  membre  du  Con- 
seil. Lettres  à  Meuron,  3  avril  ; 
à  Chaillet,  3  avril;  à  Milord 
Maréchal,  6  avril  :  à  d'Ivernois, 


8  avril  1765.  —  3.  Lettres  à 
Rousseau  :  de  Chaillet,  2  avril  ; 
du  colonel  de  Pury,  3  avril 
1765.  —  \.  Lettres  de  Rousseau 
à  Chaillet,  3  avril  ;  à  Meuron, 
6  avril.  Réponse  de  Meuron  à 
Rousseau,  8  avril  1765. 


336  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Quant  à  l'idée  de  rester  dans  le  pays  et  d'aller  à 
Couvet,  Rousseau  n'en  voulut  pas  entendre  parler1. 

C'est  en  ce  moment  que  parut  la  première  lettre 
de  Dupeyrou  (les  autres  ne  furent  publiées  que  plus 
tard).  Si  Jean-Jacques  n'en  fut  pas  l'auteur,  comme 
il  est  facile  de  s'en  apercevoir  au  style,  il  en  fut  au 
moins  l'inspirateur  ;  il  les  corrigea  en  plus  d'un  en- 
droit et  s'intéressa  beaucoup  à  l'impression  2.  Ses 
amis  songeaient,  de  leur  côté,  à  insérer  des  articles 
dans  les  journaux 3.  Montmollin,  mis  personnelle- 
ment en  cause,  publiait  sa  brochure''  ;  Rousseau  lui- 
même  ne  tardait  pas  à  répondre  5,  quoi  qu'il  ait  dit 
une  semaine  auparavant  qu'il  ne  répondrait  pas  ;  de 
sorte  qu'en  attendant  cet  heureux  oubli  après  lequel 
il  soupirait,  il  faisait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  occu- 
per le  monde  de  sa  personne.  Il  ne  faut  pas  trop 
lui  en  vouloir  ;  le  soin  de  sa  défense  le  pressait.  Car, 
malgré  ses  succès,  il  n'était  pas  sans  craintes..  Le 
Roi  et  Milord  Maréchal  lui  donnaient  bien  la  sûreté 
matérielle  ;  mais  ils  ne  pouvaient  le  garantir  contre 
le  voisinage  de  Genève  et  les  tracasseries  des  mi- 
nistres. 

Montmollin  en  effet  n'abandonna  pas  la  partie. 
Cet  homme  avait  vraiment  la  vocation  de  la  situa- 
tion pénible  qu'on  lui  faisait  ;  toujours  cédant,  ou 
ayant  l'air  de  céder,  toujours  pliant,  et  se  relevant 
sans  cesse.  Il  ne  pouvait  plus  assembler  son  Con- 
sistoire, mais  la  chaire  lui    restait.   Il  profita  de  ce 


1.  Lettres  à  Milord  Maréchal,    I    Lettre    du    colonel  de    Pury    à 
6     avril     17(35;     à     Dupey>ou,    i    Rousseau,   3  avril  1765  (Fritz- 


mème  jour.  —  2.  Lettres  à  Du- 
peyrou, 2,  15,  22  avril,  25  mai; 
à  Duchesne,  11  août;  à  Guy, 
libraire,    23    août    1765.   —  3. 


Berthogd).  —  4.  Lettre  de 
Rousseau  à  d'Ivernois,  1er  août 
1765.  —  5.    Lettre   à  Dupeyrou, 

S  août  1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  337 

moyen;  en  abtisa-t-il ,  comme  on  l'a  prétendu? 
C'est  peu  probable,  et  si  l'on  refuse  de  s'en  rappor- 
ter à  son  affirmation,  on  doit  penser  au  moins  que 
la  protection  dont  le  Roi  et  Milord  Maréchal  entou- 
raient Rousseau  était  bien  suffisante  pour  maintenir 
le  ministre  dans  la  modération.  Il  prêcha  sur  les 
sept  péchés  capitaux;  bien  plus,  il  prêcha  sur  les 
miracles.  C'était  son  droit;  c'était  môme  son  devoir, 
s'il  le  faisait  en  termes  convenables.  Il  parla  à  ses 
paroissiens  en  particulier.  Il  parait  même  qu'il  leur 
aurait  parlé  bien  vivement  et  n'aurait  pas  craint 
d'exciter  les  passions  et  d'ameuter  la  canaille1.  On 
peut  être  certain  que  cette  même  canaille  serait  de- 
venue un  modèle  d'honnêteté,  si  elle  avait  pris  le 
parti  contraire.  Par  le  fait  donc  de  Montmollin,  ou 
par  zèle  de  la  religion,  il  se  trouva  que  le  peuple 
était  très  monté.  Il  n'en  pouvait  être  autrement. 
Cette  guerre  entre  les  autorités  civiles  et  l'autorité 
religieuse,  ces  brochures,  ces  prédications,  une  ex- 
communication, étaient  des  événements  comme  on 
n'en  voyait  guère  dans  le  Val  de  Travers.  Ces  ru- 
meurs se  répandaient  jusqu'à  Neuchâtel;  seulement 
on  y  était  moins  unanime  et  «  tous  les  honnêtes 
g'ens,  dit  Rousseau,  y  prenaient  les  ministres  en 
exécration2.  »  Pour  nous  en  tenir  à  Motiers,  on  y 
proférait  des  discours  insultants  contre  Jean-Jacques 
et  les  quatre  anciens  qui  avaient  pris  sa  défense. 
«  Mon  habit  d'Arménien,  dit-il,  servait  de  rensei- 
gnement à  la  populace  ;  j'en  sentais  cruellement 
l'inconvénient  ;  mais  le   quitter  dans  cette  circons- 


1.  IIe  lettre  de  Dupeyroa.  — 
Lettres  de  Rousseau  à  Du)>e<jrou, 
29  avril  ;  à  l'anckoucke,  26  mai 


1765.   —   2.    Lettre  à  d'Ivernois, 
8  avril  17ij:j. 


22 


338  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tance  me  semblait  une  lâcheté.  Je  ne  pus  m'y  ré- 
soudre, et  je  me  promenais  tranquillement  dans  le 
pays  avec  mon  caffetan  et  mon  bonnet  fourré,  en- 
touré des  huées  de  la  canaille  et  quelquefois  de  ses 
cailloux.  » 

Mais  il  n'y  eut  pas  que  la  populace  et  la  canaille 
à  s'élever  contre  lui.  Il  eut  le  chagrin  de  compter 
des  adversaires  dans  les  familles  les  plus  impor- 
tantes et  les  plus  honorables  dii  pays,  et  jusque 
dans  cette  famille  Boy  de  la  Tour  et  d'Ivernois, 
avec  laquelle  il  était  si  lié.  Un  certain  Pierre  Boy, 
entre  autres,  se  comporta  si  brutalement  que,  «  pour 
ne  pas  me  mettre  en  colère,  dit  Rousseau,  je  me 
permis  de  le  plaisanter,  et  je  fis,  dans  le  goût  du 
Petit  Prophète,  une  petite  brochure  de  quelques 
pages,  intitulée  :  La  Vision  de  Pierre  de  la  Mon- 
tagne dit  le  Voyant,  dans  laquelle  je  trouvai  le 
moyen  de  tirer  assez  plaisamment  sur  les  miracles, 
qui  faisaient  alors  le  grand  prétexte  de  ma  persécu- 
tion. Dupeyrou  fit  imprimer  à  Genève  ce  chiffon, 
qui  n'eut  dans  le  pays  qu'un  succès  médiocre  ;  les 
Neuchâtelois,  avec  tout  leur  esprit,  ne  sentant  guère 
le  sel  attique  ni  la  plaisanterie,  sitôt  qu'elle  est  un 
peu  fine1.  »  Les  Aeuchàtelois  n'avaient  peut-être  pas 
tout  à  fait  tort.  Les  allusions  piquantes  et  les  plai- 
santeries n'étaient  pas  dans  Je  genre  de  Rousseau. 
Non  seulement  sa  Vision  ne  donne  pas  la  mesure 
de  son  talent  ;  mais  il  y  reste  même  au-dessous  du 
Petit  Prophète. 

Mme  de  Yerdelin ,  qui  vint  avec  sa  fille,  pour  voir 
Jean-Jacques,  précisément  à  ce  moment,  fut  témoin 
des    agressions    dont    il    fut  l'objet.    «    Cependant, 

1.  Confessions,  1.  XII;  —  Lettre  à  d'Ivernois,  10  septembre  1765- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  339 

ajoute-t-il,  elle  ne  parut  faire  aucune  attention  à 
rien  de  ce  qui  m'arrivait  ;  ne  me  parla  ni  de  Mont- 
mollin,  ni  de  personne,  et  répondit  peu  de  chose  à 
ce  que  je  lui  en  dis  quelquefois1.  »  Aurait-elle  vu 
par  hasard  avec  d'autres  yeux  que  son  ami? 

Quant  au  Gouvernement,  il  prit  en  main  les  inté- 
rêts de  son  protégé.  Mais  peut-être  ne  fit-il  que 
réaliser  cette  prédiction  de  Milord  Maréchal  :  <>  Si 
la  Cour  prenait  hautement  votre  parti,  on  crierait 
au  privilège  et  vos  amis  se  détacheraient  de  vous2.  » 
Le  Conseil  d'Etat  menaça  Montuiollin.  lequel  pro- 
mit de  se  contenir  et  n'en  fît  rien  ;  il  annonça  qu'il 
rechercherait  et  punirait  sévèrement  quiconque,  de 
fait  ou  de  paroles,  attaquerait  M.  Rousseau;  il 
approuva  la  réimpression  des  Lettres,  de  la  Mon- 
tagne. Ce  dernier  point  qui  fut  signifié  à  la  Classe, 
mettait  les  ministres  directement  en  cause.  La  plu- 
part furent  d'avis  de  laisser  tomber  l'affaire.  Mont- 
mollin ayant  été  d'une  opinion  contraire,  la  Classe 
s'en  rapporta  à  sa  prudence,  sous  la  réserve  expresse 
qu'elle  ne  serait  compromise  en  rien.  Le  pasteur 
chercha,  en  effet,  à  remettre  la  question  sur  le  tapis 
dans  son  Consistoire;  mais  il  ne  fut  pas  suivi3. 

.Nous  arrivons  au  moment  critique,  on  pourrait 
dire,  si  l'imagination  de  Jean-Jacques  ne  l'a  point 
abusé,  au  moment  tragique.  La  fermentation  allait 
augmentant  de  jour  en  jour;  Rousseau,  hué,  insulté, 
pouvait  craindre  d'être  attaqué  jusque  chez  lui.  A 
partir  du  1er  septembre,  chaque  nuit,  en  effet,  il 
entendait  les  pierres  qui  étaient  lancées   contre   ses 


1.  Confessions,  1.  XII.  —  [  3.  IIe  Lettre  de  Dupeijrou;  — 
2.  Lettre  de  Milord  Maréchal  à  Lettre  de  Rousseau  à  Dupeyrou, 
Rousseau,   10   février    1765.  —   |   S  août  1765. 


340  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

fenêtres.  Enfin,  la  nuit  du  G  au  7  septembre,  la  cbose 
devint  tout  à  fait  grave.  Laissons  Rousseau  la  racon- 
ter lui-même  : 

«  A  minuit,  j'entendis   un    grand   bruit    dans   la 
galerie    qui    régnait    sur  le  derrière  de  la  maison. 
Une  grêle  de  cailloux,  lancés  contre  la  fenêtre  et  la 
porte  qui  donnaient  sur  la  galerie,  y  tombèrent  avec 
tant  de  fracas  que  mon  chien,  qui  couchait  dans  la 
galerie    et   qui  avait   commencé  par  aboyer,  se  tut 
de  frayeur  et   se   sauva   dans   un   coin,   rongeant  et 
grattant  le  plancher  pour  tâcher  de  fuir.  Je  me  lève 
au  bruit  ;  j'allais  sortir  de  ma  chambre  pour  passer 
dans  la  cuisine,  quand  un  caillou,  lancé  d'une  main 
vigoureuse,  traversa  la  cuisine,  après  avoir  cassé  la 
fenêtre,     vint   ouvrir   la    porte   de  ma    chambre    et 
tomber   au  pied   de  mon   lit;     de   sorte   que,   si  je 
m'étais  pressé  d'une  seconde,  j'avais  le  caillou  dans 
l'estomac.  Je  jugeai  que  le  bruit  avait  été  fait  pour 
m'attirer,  et  le  caillou  lancé  pour  m'accueillir  à  ma 
sortie.  Je  saute  dans  la  cuisine.   Je   trouve  Thérèse 
qui  s'était  aussi  levée  et  qui,  toute  tremblante,  accou- 
rait à  moi.  Nous  nous  rangeons  contre  un  mur,  hors  de 
la  direction  de  la  fenêtre,    pour  éviter  l'atteinte  des 
pierres  et  délibérer  sur  ce  que  nous  avions  à  faire; 
car  sortir  pour   appeler  du    secours  était  le  moyen 
de  nous  faire  assommer.   Heureusement  la   servante 
d'un  vieux    bonhomme    qui   logeait    au-dessous    de 
moi  se  leva  au  bruit  et  courut  appeler   M.  le  Châ- 
telain ',   dont  nous  étions  porte  à  porte.  Il  saute  de 
son  lit,  prend  sa  robe  de  chambre  à  la  hâte  et  vient 
à  l'instant  avec   la  garde,  qui,    à  cause  de  la  foire, 
faisait  la  ronde   cette   nuit-là,  et    se   trouva  tout  à 

1.  C'était  l'officier  principal  du  district. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


341 


portée.  Le  Châtelain  vit  le  dégât  avec  un  tel  effroi 
qu'il  en  pâlit,  et,  à  la  vue  des  cailloux  dont  la  ga- 
lerie était  pleine,  il  s'écria  :  Mon  Dieu!  c'est  une 
carrière  !...  Le  lendemain,  le  colonel  de  Pury,  le 
procureur  général  Meuron,  le  châtelain  Martinet,  le 
receveur  Guyenet,  le  trésorier  d'Ivernois  et  son  père, 
en  un  mot,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  gens  distingués 
dans  le  pays,  vinrent  me  voir  et  réunirent  leurs  sol- 
licitations pour  m' engager  à  céder  à  l'orage  et  à 
sortir,  au  moins  pour  un  temps,  d'une  paroisse  où 
je  ne  pouvais  plus  vivre  en  sûreté  et  avec  honneur. 
Je  m'aperçus  même  que  le  Châtelain,  effrayé  des 
fureurs  de  ce  peuple  forcené  et  craignant  qu'elles  ne 
s'étendissent  jusqu'à  lui,  aurait  été  bien  aise  de 
m'en  voir  partir  au  plus  vite ,  pour  n'avoir  plus 
l'embarras  de  m'y  protéger,  et  pouvoir  le  quitter 
lui-même,  comme  il  fit  après  mon  départ.  Je  cédai 
donc,  et  même  avec  peu  de  peine  ;  car  le  spectacle 
de  la  haine  du  peuple  me  causait  un  déchirement 
de  cœur  cpie  je  ne  pouvais  plus  supporter1.  » 

Voulons-nous  avoir  la  contrepartie  de  ce  récit 
dramatique?  écoutons  d'Escherny;  il  habitait  Mo- 
tiers  ;  il  est  resté,  jusqu'à  un  certain  point,  l'ami  et 
l'admiration  de  Rousseau  ;  il  est  donc ,  lui  aussi ,  en 
situation  de  nous  renseigner.  Après  avoir  remarqué 
que  Jean-Jacques  voulait  depuis  quelque  temps  déjà 
quitter  le  Val  de  Travers;  qu'outre  son  besoin  con- 
tinuel de  changement ,  il  a?vait  pour  l'y  engager  les 
sollicitations  de  Thérèse  et  les  plaintes  auxquelles 
elle  donnait  lieu  par  ses  intempérances  de  langage2, 


1.  Confessions,  1.  XII.  Voir 
aussi  :  IIIe  Lettre  de  Dupeyrou, 
et  Lettres  de  Rousseau  à  Du- 
chesne,  7  septembre:  à  Rey,  12 
septembre;  à  d'Ivernois,  10  sep- 


tembre :  à  Lenieps,  7  septembre 
176o.  —  2.  D'Escherny,  [Je 
Rousscauel  des  Philosophes, etc., 
cb.  vi. 


342 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


il  ajoute  :  «  Il  s'agissait  défaire  du  départ  de  Rous- 
seau un  événement,  de  lui  donner  l'apparence  d'une 
fuite  pour  se  soustraire  à  la  persécution ,  fuite  qui 
pût  devenir  célèbre ,  faire  époque ,  et  à  laquelle  on 
pût  donner  un  nom,  comme  par  exemple  :  Fuite  du 
Philosophe ,  de  Motiers-Travers  à  l'île  de  Saint- 
Pierre;  ce  qui  rappellerait  celle  du  Prophète,  de  la 
Mecque  à  Médine.  Comment  s'y  prendre?  Attendrons- 
nous  du  hasard  l'événement,  ou*  l'obligerons-nous 
d'arriver?  Dans  l'un  ou  l'autre  cas,  cet  événement 
s'est  réduit  à  une  vitre  cassée  pendant  la  nuit.  Le 
jour  suivant,  on  sonne  le  tocsin  :  on  a  voulu  assas- 
siner Jean-Jacques,  le  lapider;  la  chambre  où  il 
couche  était  remplie  de  pierres;  c'est  le  ministre 
fanatique  du  village  qui  avait  ameuté  ses  parois- 
siens ;  le  Philosophe ,  par  grand  bonheur,  est  par- 
venu à  s'échapper.  C'est  ainsi  qu'un  petit  trou  fait 
à  un  carreau  de  vitre  par  une  pierre  lancée  avec 
dessein  ou  sans  dessein,  est  aussitôt  convertie  en 
une  véritable  lapidation  '.  »  De  son  côté,  Servan  dé- 
clare qu'un  homme  digne  de  foi  qui  avait  fait  visite 
à  Rousseau  le  lendemain  de  sa  lapidation  lui  a  af- 
firmé que,  parmi  les  pierres  qu'il  a  vues  éparses  sur  le 
plancher,  plusieurs  étaient  plus  grosses  que  les  trous, 
ce  qui  prouve  qu'elles  n'avaient  pas  été  jetées  par 
la  fenêtre  2.  Sarasin  avait  déjà  précédemment  fait 
une  déclaration  analogue3.  Qui  avait  apporté  ces 
pierres?  Thérèse  sans  doute.  «Ah!  disait  à  Gaberel, 
en  18i0,  une  vieille  femme ,  Madelon  Messner,  qui 
avait   joué ,   étant  enfant,   un   rôle   actif  dans  cette 


1.  D'Escherny,  De  Rousseau 
et  des  Philosophes ,  ch.  xxiv.  — 
2.  Réflexions  sur  les  Conf.  de 
/,-./.    Rousseau,    par  Servan, 


procureur  général  au  Parle- 
ment de  Grenoble.  17S2.  — 
3.  Lettre  de  Sai-asin  à  Montmol- 
lin,  12  février  1766. 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  343 

farce,  nous  étions  de  vilains  polissons  dans  le  vil- 
lage, pour  tourmenter  ainsi  ce  bon  M.  Rousseau. 
On  le  disait  un  peu  timbré.  Il  se  croyait  toujours 
poursuivi  par  ses  ennemis,  et  pour  lui  faire  peur, 
les  filles  et  les  garçons  se  cachaient  derrière  les 
sapins  et  lui  criaient:  Prenez  garde,  M.  Rousseau, 
demain  ils  viendront  vous  prendre.  Et  c'était  d'au- 
tant plus  mal  à  nous  que  ce  bon  M.  Rousseau  se 
dépouillait  de  tout  pour  les  pauvres.  Il  partageait 
son  diner  avec  les  plus  misérables ,  et  bien  souvent, 
ayant  faim  à  la  maison ,  c'est  lui  qui  nous  a  nourris. 
Quant  à  l'affaire  des  pierres,  c'est  Thérèse  qui  nous 
les  a  fait  porter  sur  la  galerie  dans  nos  tabliers; 
c'est  nous  qui  en  avons  jeté  deux  ou  trois  petites 
contre  les  vitres  ;  et  nous  avons  bien  ri  quand  nous 
avons  vu  le  lendemain  M.  le  Châtelain  qui  mesurait 
les  gros  cailloux  posés  dans  la  galerie,  croyant  qu'ils 
avaient  brisé  les  fenêtres  ;  comme  si  des  pierres 
grosses  comme  le  poing  pouvaient  passer  par  des 
trous  de  noix.  Et  puis,  M.  Rousseau  avait  l'air  si 
épouvanté  qu'on  étouffait  de  rire...  Mais  quand  il 
est  parti  quelques  jours  après  et  que  nous  n'avons 
plus  rien  reçu  à  manger,  on  en  a  eu  pour  longtemps 
à  se  repentir  de  nos  sottises  l.  » 

Il  ne  faut  pas  oublier  de  signaler  aussi  le  désaveu 
des  violences  exercées  contre  Rousseau,  que  pu- 
blièrent les  ministres ,  avec  l'apologie  de  leur  con- 
duite ,  indignement  défigurée  dans  les  lettres  de 
Dupeyrou  2. 

Tout  cela  n'empêcha  pas  qu'on  ne  fit  graver  dans  le 
temps  une   estampe  représentant   Montmollin ,  à  la 

1.  Gaberel,  Rousseau   et  les    |    1766.  —  Bachaumont,  26  mars 
Genevois,  ch.  I,  §  8.  —  2.  Jour-        1766. 
nul  Encyclopédique,   lo  février    I 


344  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tète  d'une  troupe  de  forcenés,  hommes,  femmes r 
enfants,  poursuivant  Rousseau  à  coups  de  pierres1. 

Nous  ne  parlons  pas  ici  des  témoignages  de 
Grimm2,  de  William  Goxe3,  d'Alfred  de  Bougy •*, 
qui  ne  sont  que  des  autorités  de  seconde  main. 

Enfin,  Voltaire,  comme  on  doit  s'y  attendre,  vou- 
lut aussi  dire  son  mot  de  l'affaire .  Il  le  fit  dans  ses 
Lettres  sur  les  Miracles ,  où  il  raconte  à  sa  manière 
les  événements  de  Moti  ers-Travers-,  depuis  la  com- 
munion de  Jean- Jacques,  jusqu'à  sa  lapidation 
inclusivement.  Il  y  persiffle  plus  ou  moins  agréable- 
ment les  miracles,  les  ministres  de  Genève,  les 
ministres  de  Neuchâtel,  Montmollin,  Rousseau. 
Elles  ne  pouvaient  rien  apprendre  à  personne,  et 
elles  durent  déplaire  à  tout  le  monde  3. 

On  voit  qu'il  est  nécessaire  d'en  rabattre  beau- 
coup du  récit  dramatique  de  Jean-Jacques.  Qu'il  y 
ait  eu  tapage  nocturne  de  quelques  ivrognes  un  jour 
de  foire,  coup  monté  par  de  mauvais  plaisants, 
espièglerie  d'enfants,  supercherie  de  Thérèse,  ou 
môme  léger  mouvement  populaire,  il  est  certain 
que  personne  ne  songea  à  assassiner  Rousseau,  ni 
à  lui  faire  un  mal  sérieux.  Les  visites  de  ses  amis , 
la  délibération  de  la  communauté  de  Motiers ,  expri- 
mant le  regret  des  insultes  dont  il  a  été  l'objet0, 
l'enquête  et  le  rapport    du  Châtelain  prouvent  bien 

1.     SERVAN,    loc.    cit.    —    2.    '    l&letlre  quatorzième  à  M.  Covelle, 


Cnrresp.  littcr.,  1*'  octobre  et 
lo  novembre  1765.  —  3.  Anec- 
dotes sur  J.~J.  Rousseau  tirées 
des  voyages  de  William  Coxe  en 
Suisse.  —  h.  Les  Résidences  de 
J.-J.  Rousseau,  par  Alfred  DE 
BOUGY.  — li.  Voltaire,  Lettres 
sur    les   Miracles,  notamment 


citoyen  de  Genève,  par  M.  Bau- 
dinet.  citoyen  de  Neuchâtel]  et 
la  lettre  quinzième  de  AI.  de 
Montmollin,  prêtre,  à  M.  Nie- 
dham,  prêtre,  2i  décembre  i765. 
—  6.  Rapportée  dans  Fritz 
Berthoud. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  315 

qu'il  y  eut  quelque  chose  ,  mais  ne  donnent  pas  la 
note  exacte  de  l'importance  des  faits.  On  dirait  que 
ces  actes  furent  ordonnés  un  peu  pour  complaire  à 
Rousseau,  qui  tenait  absolument  à  être  ou  à  paraître 

persécuté,  beaucoup  surtout  pour  se  débarrasser 
d'un  hôte  qui  devenait  fort  gênant.  On  peut  re- 
marquer qu'ils  ont,  en  effet,  beaucoup  plus  d'ap- 
parence que  de  réalité;  que  la  délibération  delà 
communauté  de  Motiers  lui  fut  presque  arrachée 
parle  Châtelain;  que  l'enquête ,  assez  anodine  d'ail- 
leurs, fut  menée  mollement  et  ensuite  abandonnée 
sur  l'ordre  du  Conseil  d'Etat  ;  qu'elle  ne  fit  con- 
naître aucun  coupable;  qu'en  un  mot,  elle  n'aboutit 
à  rien,  probablement  parce  qu'on  ne  voulait  pas 
qu'elle  aboutît 1. 

Le  dimanche  7  septembre,  Rousseau  étant  déjà 
parti  et  Thérèse  restant  seule  à  la  maison,  eurent 
lieu  de  nouveaux  désordres,  qui  peuvent,  semble- 
t-il,  donner  le  véritable  caractère  de  la  manifesta- 
tion. Une  figure  grotesque  fut  trouvée  hissée  sur  la 
fontaine,  en  face  de  la  Halle.  Ce  personnage  avait 
dans  sa  gibecière  une  pièce  de  vers  ridicules  : 

POLICHINEL 

Me  voici  trouvant  tout  réjouis 

En  voyant  Mostieî  délivré  de  l'impie 

Qui  s'est  évadé,  sa  servante  encore  ici,  etc. 

Et  là-dessus,  le  Châtelain  de  mander  les  gouver- 
neurs de  la  communauté,  de  les  sommer  de  pour- 
voir à  la  sûreté  du  village,  de  les  rendre  personnel- 

1.  Cette  enquête  en  date  du   I  rapportée    dans    Fritz    Ber- 
12  octobre  1763  est  également   |  thoud,  Appendice. 


34G 


LA.    VIE    ET    LES   OEUVRKS 


lement  responsables  de  tout  ce  qui  pourrait  arriver, 
de  les  obliger  à  placer  une  garde  à  la  maison  de 
Rousseau.  Les  gouverneurs  ne  mirent  pas  beaucoup 
de  bonne  volonté  à  obéir  à  ces  sommations.  Faut-il 
s'en  étonner?  Leur  garde  n'empêcha  pas  les  huées 
et  les  criailleries  de  continuer  le  lendemain  '. 

Enfin  le  Roi  de  Prusse  en  personne  ne  dédaigna 
pas  de  jouer  son  rôle  dans  cette  comédie.  Il  enjoi- 
gnit de  prendre  les  mesures  les  plus  efficaces  et  les 
plus  rigoureuses  pour  assurer  la  sécurité  de  son 
protégé  contre  les  fureurs  intolérantes  de  ses  aveu- 
gles persécuteurs 2.  Quand  cet  acte  de  haute  protec- 
tion arriva,  Rousseau  était  parti  depuis  près  d'un 
mois.  Son  départ,  du  reste,  était  désiré  par  tout  le 
monde,  y  compris  lui-même;  mais  alors  y  avait-il 
besoin  de  faire  tant  de  bruit  pour  enfoncer  une  porte 
ouverte  ? 


VI 


Jean-Jacques  était  à  peine  installé  à  Motiers  qu'il 
songeait  déjà  à  le  quitter.  Sans  parler  des  offres  de 
Mme  de  fioufllers,  on  connaît  son  projet  de  retraite 
en  Ecosse  avec  Milord  Maréchal  et  Hume.  Forcé 
d'abandonner  cette  idée,  le  démon  du  changement 
le  reprend  incontinent.  En  1763 ,  il  est  déterminé  à 
quitter  le  pays,  si  sa  santé  le  lui  permet3.  En  1764, 
c'est  sa  santé,  au  contraire,  qui  l'oblige  à  partir  4. 
Dès  cette  époque,  il  cherchait,  en  compagnie  de 
d'Eschernv,  un  logement  dans  les  environs  5,  et,  n'en 


1.  Enquête  du  Châlelain.  — 
2.  Rescrit  du  Roi  de  Prusse  en 
date  du  28  septembre  1765,  en 
réponse  au  Rapport  du  Conseil 
d'État.  —  3.  Lettre  à  Mm»  de  la 


Tour,  17  juin  1763.  --  4.  Lettres 
à  Duchesne, 20  juillet;  à  Mm<>  de 
Roufflcrs,  26  août  1764.  —  5- 
D'ESCHERNV,  De  Rousseau  et 
des  Philosophes,  etc.,  cil.  v. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


347 


trouvant  pas,  il  se  plaignait  d'être  obligé  de  passer 
chez  lui  son  hiver1.  Il  partageait  alors  son  temps 
entre  sa  maison  de  Motiers  et  celle  de  Dupeyrou,  à 
Neuchâtel2.  Puis  les  démêlés  avec  Montmollin  ve- 
nant s'ajouter  aux  difficultés  de  Genève,  ce  n'est 
plus  seulement  Motiers  qui  lui  déplaît,  mais  tout  le 
pays.  Il  est  trop  près  de  Genève,  tel  est  le  mot  qui 
revient  à  chaque  instant  dans  ses  lettres.  Il  met  ses 
amis  en  campagne  pour  lui  trouver  un  asile.  Il  songe 
à  se  retirer  chez  Rey3.  Milord  Maréchal  use  de  ses 
nombreuses  relations,  se  renseigne ,  lève  les  obs- 
tacles, met  en  avant  dix  localités  différentes  :  c'est 
l'Angleterre  ou  l'Ecosse,  c'est  l'Italie,  Venise,  la 
Savoie,  c'est  la  Silésie,  c'est  Postdam,  auprès  de  lui- 
même  et  de  Frédéric,  c'est  Jersey,  c'est  Zurich;  et, 
en  attendant  un  établissement  définitif,  pourquoi  pas 
le  château  du  Colombier,  ou  Couvet,  ou  Cressier,  la 
superbe  maison  de  campagne  de  Dupeyrou,  ou  l'île 
Saint-Pierre  dans  le  lac  de  Bienne,  etc  ^N'oublions 
pas  une  lettre  très  instante  de  Klupffel,  l'ancien 
patron  de  Grimm ,  et  une  de  la  duchesse  de  Saxe- 
Gotha,  le  pressant  l'une  et  l'autre  de  passer  par 
Gotha   et  même   de   s'y  arrêter  le   plus   longtemps 


1.  Lettres  à  d'Ivernois,  15  sep- 
tembre; à  Lenieps,  14  octobre 
1764.— 2.D'Escherny,  De  Rous- 
seau, etc.,  ch.  VI.  —  3.  Lettres  à 
Milord  Maréchal,  26  janvier; 
à  Dupeyrou,  31  janvier;  à 
Mme  de  Verdelin,3îèvviev  ;  à  Das- 
tier,  17  février  ;  au  prince  de  Wir- 
temberg,  11  mars  ;,à  Rey,  18  mars 
et  27  avril.;  à d'Eschemy,  l"juin 
1765.— 4.  Lettres  de  Milord  Ma- 
réchal à  Rousseau,  8  et  10  février, 


27 mars,  M,  12,  20,  27  avril,  30 
avril  (contenant  une  Lettre  de 
la  duchesse  de  Saxe-Gotha  du  29 
avril);  11  et  22  mai,  22  juin,  10 
juillet,  7  et  20  septembre  1765. 
Lettre  de  Klup/f'el  à  Rousseau 
(citée  dans  Melchior  Grimm, 
par  M.  Scherer).  Réponses  de 
Rousseau  à  Klupffel,  mai;  à  la 
duchesse  de  Saxe-Gotha,  8  juin 
1765. 


348  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

possible.  Le  prince  de  Wirtemberg  cherche  à 
Vienne,  mais  sans  grand  succès  et  recommande  de 
préférence  Zurich1.  Mmo  de  Yerdelin  n'est  pas  en 
situation  d'agir  aussi  puisamment  que  Milord  Maré- 
chal, mais  elle  n'y  met  pas  moins  de  zèle.  Rous- 
seau lui  avait  écrit  une  lettre  désespérée.  C'est 
encore  sur  la  France  qu'il  comptait  le  plus,  u  Je 
n'ai  trouvé,  dit-il,  que  des  amis  dans  votre  clergé; 
dans  le  nôtre,  je  n'ai  trouvé  que  des  furies;  les 
inquisiteurs  de  Goa  sont  des  agneaux  auprès  d'eux. 
Ah!  Madame,  si  on  voulait  me  laisser  mourir  en 
pays  catholique!  Eh!  s'il  faut  aller  en  Angle- 
terre, ne  pourrai-je  du  moins  obtenir  un  passage 
par  la  France?  Qu'on  me  laisse  au  moins  finir  mes 
jours  dans  quelque  coin  de  la  Franche-Comté; 
qu'on  m'enferme;  qu'on  fasse  de  moi  tout  ce  qu'on 
voudra  ;  je  consens  à  tout.  Voyez,  chère  amie,  par- 
lez, tentez  s'il  reste  par  hasard  quelque  humanité 
dans  quelque  cœur  d'homme  2...  »  Mais,  lui  répond 
Mme  de  Verdelin,  rien  ne  vous  empêche  de  venir  en 
Franche-Comté  ou  en  Bourgogne,  vous  consoler  des 
tracasseries  de  vos  ministres.  Le  Gouvernement  vous 
souffrira  partout.  On  pourrait  aussi  songer  à  Avi- 
gnon. Cependant  elle  aimerait  encore  mieux  voir 
son  ami  en  Angleterre.  Elle  était  en  relations  avec 
Hume  et  "Walpole,  qui  lui  seraient  du  plus  grand 
secours.  Tel  était  aussi  l'avis  de  Milord  Maréchal. 
Bientôt  elle  obtint  de  Choiseul  un  passe-port  pour 
l'Angleterre,  avec  sauf-conduit  pour  la  France  ;  elle 
découvrit   de  hautes  protections  à  son  ami  :  le  duc 


1.  Lettres  du  prince  de  Wir-  l  de  Rousseau  à  Mm'  de  Verdelin, 
temberg  à  Rousseau,  2G  mars,  I  3  mars.  Voir  aussi  Lettre  du 
U  avril,  8  juin  1765.  —  2.  Lettre   |   21  mars  1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


349 


de  Maurepas ,  le  duc  de  Nivernois,  le  duc  d'Àu- 
mont;  elle  lui  fit  accepter  cent  piste-les  pour  subve- 
nir aux  frais  du  voyage;  elle  s'offrit  à  recevoir  Thé- 
rèse et  à  lui  trouver  un  établissement  '. 

Il  est  singulier  que  Jean-Jacques,  décidé  à  quit- 
ter Motiers,  remuant  ciel  et  terre  pour  se  procurer 
une  habitation,  en  trouvant  vingt  au  choix,  ait  at- 
tendu pour  effectuer  son  départ,  à  être,  pour  ainsi 
dire,  chassé  par  la  force;  mais  il  avait  déjà  agi 
ainsi  avec  Mmc  d'Epinay  :  il  ne  savait  pas  partir. 
L'Angleterre  avec  Hume  lui  aurait  procuré  la  moitié 
(la  petite  moitié,  il  est  vrai)  de  son  château  en  Es- 
pagne; mais,  en  Angleterre,  la  vie  était  chère,  le 
froid  rigoureux,  et  il  ne  savait  pas  la  langue.  L'I- 
talie avec  son  beau  climat,  Venise  surtout,  lui  au- 
rait souri  davantage.  Il  avait  eu  tant  à  se  plaindre 
des  ministres  protestants  qu'il  déclarait,  quoique 
protestant,  qu'un  pays  catholique  seul  pouvait  lui 
convenir.  Pas  Veiyse  toutefois,  dont  il  redoutait  l'in- 
tolérance ;  à  moins  encore  que  le  Roi  de  Prusse  ne 
consentit  à  lui  donner  là  quelque  commission  sans 
appointements  et  sans  fonctions,  qui  lui  garantit  sa 
sûreté  sans  gêner  sa  liberté  2.  Berlin  avait  l'immense 
avantage  de  le  rapprocher  de  Milord  Maréchal3.  La 
Hollande,  auprès  de  Rey,  lui  donnait  presque  une 
famille'1.  La.  Corse  lui  plaisait  pour  ses  mœurs b. 
Bienne  avait  des  inconvénients  6.  L'ile  Saint-Pierre, 


1.  Lettres  de  M'<ie  de  Verdelin 
à  Rousseau,  13  et  31  mars  et 
k  juillet  1765.  Réponse  de  Rous- 
seau, 7  avril  1765.  —  Confessions, 
1.  XII.  —  -1.  Lettres  à  Milord 
Maréchal,  26  janvier,  11  février; 
à  Dupeijrou,  7  mars;  à  Moultou, 


15  août  1765. —  3.  Lettre  à  Klupf- 
fel,  mai  1765.—  i.  Lettre  à  Rey, 
18  octubrj  1765.  —  5.  Lettres  à 
Buttafuoco,  2i  mars  et  26  moi 
176 '■'<.  —  Confessions,  liv.  XII.  — 
6.  Lettre  à  Vaulravers,\ei  mars 
1765. 


3o0  LA    YIE    ET    LES    ŒUVRES 

où  il  avait  fait  récemment  une  excursion  botanique 
délicieuse,  en  préparant  ses  Confessions,  avait  le  .mal- 
heur d'être  en  Suisse  et  même  sur  le  territoire  de 
Berne  '.  Dans  certains  moments,  Neuchâtel  lui  au- 
rait suffi,  ou  bien  il  était  disposé  à  tout  accepter, 
même  Cressier2;  dans  d'autres,  quand  ses  affaires 
allaient  mieux,  ou  qu'il  était  dans  ses  accès  de  cou- 
rage, il  voulait  prendre  son  temps,  partir  quand 
même,  mais  partir  à  son  heure  3.'  En  définitive,  au 
dernier  moment,  il  lui  fallut  presque  laisser  au  ha- 
sard le  soin  de  décider  à  sa  place. 

La  communauté  de  Couvet,  au  premier  bruit  du 
danger  qu'il  avait  couru,  lui  envoya  trois  de  ses  offi- 
ciers pour  lui  offrir  un  logement  tout  meublé,  l'assu- 
rant qu'elle  saurait  bien  le  défendre  contre  qui- 
conque attenterait  à  sa  sûreté  ;  mais  si  Motiers  était 
trop  près  de  Genève,  à  plus  forte  raison,  Couvet 
était  trop  près  de  Motiers.  Dans  ces  circonstances, 
obligé  de  partir  au  plus  vite,  ses^  projets  de  départ 
pour  de  lointains  pays  se  réduisirent  à  un  assez 
court  trajet,  et  il  se  rendit  simplement  à  l'ile  Saint- 
Pierre,  laissant  Thérèse  exposée  aux  insultes,  jus- 
qu'à ce  qu'il  ait  pu  l'appeler  près  de  lui  \ 

On  devait  supposer  qu'après  le  départ  de  Rous- 
seau, les  querelles  allaient  cesser,  faute  de  cause  et 
d'aliment  ;  mais  les  têtes  étaient  échauffées  et  per- 
sonne  n'était  disposé  à  désarmer.   Les  vaincus   ou 

1.  Lettres  à  Dupei/rou,  4  et  I  de  Verdelin,  30  mars;  à  Milord 
20  juillet;  à  d'Ivernois,  20  juil-  Maréchal,  G  avril, à Panckoucke, 
let  1705.  —  2.  Lettres  à  Du- 
peyrou, 14  février,  2,  23  et 
25  mai;  à  d'Ivernois,  8  avril, 
29  juin;  au  colonel  de  Pury, 
10  juin  1765.  — 3.  Lettres  à  Du- 
peyrou, 7  mars  et  2  mai;  à  M"* 


26  mai  1763.  —  k.  IIIe  Lettre  de 
Dupeyrou  ;  —  Réponse  de  Rous- 
seau à  MM.  de  la  Communauté 
de  Couvet,  15  septembre  1765, 
rapportée  par  A.  de  Bougy. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


351 


les  victimes  du  moment,  Rousseau  et  ses  partisans, 
n'étaient  d'ailleurs  rien  moins  qu'abattus.  S'ils 
avaient  contre  eux  l'opinion,  et  encore  elle  n'était 
pas  unanime,  n'avaient-ils  pas  pour  eux  le  Conseil 
d'Etat  et  le  Roi  lui-même?  Dupeyrou,  qui  jusque-là 
avait  gardé  l'anonyme,  se  nomma  et  annonça  de 
nouvelles  lettres  pour  faire  suite  à  celles  de  Goa. 
Montmollin  n'était  donc  pas  quitte  de  ses  épreuves. 
Lui  faudrait-il  recommencer  la  lutte  ?  «  A  cette 
nouvelle,  dit  Fritz  Berthoud,  les  parents  et  les  amis 
prirent  peur  ;  ils  tinrent  conseil  ;  il  fut  même  ques- 
tion d'une  réunion  plénière  de  la  famille.  L'agitation 
fut  grande.  Les  uns  voulaient  s'entendre  avec  Du- 
peyrou, afin  d'arrêter  et  de  clore  le  débat  ;  les 
autres,  les  femmes  surtout,  s'indignaient  à  l'idée 
d'un  accommodement1.  »  Le  pauvre  pasteur  était 
fort  embarrassé.  Faute  de  pouvoir  satisfaire  tout  le 
monde,  il  semble  que,  dans  cette  affaire,  il  se  laissa 
en  grande  partie  diriger  par  sa  femme  ;  comme  dans 
celle  de  la  communion  de  Jean-Jacques,  il  s'était 
laissé  guider  par  Sarasin.  Dans  l'un  et  l'autre  cas, 
il  eut  au  moins  le  mérite  de  bien  choisir  ses  con- 
seillers. Son  beau-frère  lui  ayant  envoyé  un  projet 
d'arrangement  approuvé  par  Dupeyrou,  il  y  ré- 
pondit, sous  l'inspiration  de  sa  femme,  par  un  autre 
qui  en  était  presque  la  contrepartie.  Il  alla  à  Neu- 
chàtel  ;  sa  femme,  qui  craignait  sa  faiblesse,  lui 
écrivit  aussitôt  par  deux  fois  pour  soutenir  son 
énergie  2.  Il  revint  ;  de  nouvelles  tentatives  d'arran- 
gement lui  arrivèrent  ;  c'est  encore  d'après  l'avis  de 


1.  Fritz  Berthoud,  Jean- 
Jacques  Rousseau  et  le -pasteur 
de  Montmollin,  VII.  —  2.  Lettres 
de    Mme    de    Montmollin   à   son 


mari,  30  septembre  et  l8r  oc- 
tobre 1765.  Fritz  Berthoud, 
VII. 


332 


LA    VIE    ET    LES    ŒlYRES 


sa  femme  qu'il  refusa  de  céder.  «  Comme  je  n'ai  dit 
que  la  vérité,  écrit-il,  ce  que  je  suis  prêt  à  soutenir 
au  péril  de  ma  vie,  le  désaveu  que  M.  Dupeyrou 
exige  de  moi,  si  je  le  faisais,  perdrait  mon  honneur, 
ma  famille,  mon  ministère  et  mon  âme1.  » 

Le  résultat  final  de  ces  hésitations  fut  que  la  bro- 
chure de  Dupeyrou  parut 2  ;  il  est  certain  qu'elle  fit 
moins  de  tort  à  Montmollin  que  ne  lui  en  aurait  fait 
un  honteux  désaveu.  Sans  tarder,  Mmc  de  Mont- 
mollin  songea  à  demander  au  Conseil  d'Etat  la  pros- 
cription et  la  flétrissure  de  Y  infâme  brochure,  à 
mettre  en  avant  la  Classe  elle-même,  intéressée  à 
défendre  un  de  ses  membres,  qui  s'était  compromis 
pour  elle  3.  On  prétendit  que  le  Conseil  d'Etat  avait 
montré  de  bonnes  dispositions  ■  ;  il  ne  parait  pas 
néanmoins  qu'il  ait  rien  fait  pour  Montmollin.  En 
revanche,  les  communautés  de  Motiers  et  de  Bove- 
resse 5  et  la  Classe  des  Pasteurs 6  rendirent  hom- 
mage à  sa  conduite,  à  son  caractère  et  à  ses  vertus. 
Enfin,  Montmollin  envoya  au  Roi  une  apologie  de  sa 
conduite7.  Il  est  probable  qu'il  n'obtint  pas  de 
réponse  ;  mais,  s'il  en  eut  une,  elle  dut  être  dans  le 
genre  de  celle  qui  fut  faite  à  la  Classe  des  Pasteurs. 
La  Classe  s'était  permis,  en  effet,  d'adresser  au  Roi 
une  supplique,  afin  d'être  remise  en  possession  de 
son  autorité  en  matière  de  foi.  mise  à  néant  par  les 
arrêts   du  Conseil    d'État.    «    Sa   majesté,    fut-il  ré- 


1.  Lettre  de  Montmollin  à  son 
frère,  30  octobre  17(35.  Fritz 
Berthoud.  —  2.  Vers  le  s  oc- 
tobre. —  3.  Lettre  de  Mme  de 
Montmollin  à  son  mari,  14  oc- 
tobre 1763.  Fritz  Berthoud, 
VII.  —  4.  Lettre  de  Manon  de 
Wattel  à   Mma   de   Montmollin, 


13  octobre  1765.  Fritz  Ber- 
thoud, VII.  —  5.  Déclaration 
en  date  du  21  octobre  1765. 
Fuitz  Berthoud.  VII.  —6.  Jd. 
du  5  novembre  1765.  Fritz 
Berthoud,  VII.  —  '.Supplique 
au  Roi,  12  décembre  1765. 
Fritz  Berthoud,  VII. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  333 

pondu,  bien  loin  d'acquiescer  à  la  très  humble 
demande  de  ladite  Compagnie  à  ce  sujet,  ne  peut 
s'empêcher  de  lui  témoigner  d'être  très  mal  satis- 
faite des  procédés  turbulents  et  tendant  à  sédition 
que  lesdits  pasteurs  avaient  tenus  relativement  au 
sieur  Rousseau,  que  Sa  Majesté  daignait  honorer  de 
sa  protection1.  » 

Cette  affaire  de  Motiers,  grossie  par  l'imagination 
de  Rousseau,  était  enfin  terminée  ;  mais  personne 
n'avait  lieu  d'être  satisfait  de  l'issue  :  Jean-Jacques 
se  trouvait  chassé  une  fois  de  plus  ;  le  Conseil  d'Etat 
s'était  compromis  sans  parvenir  à  le  sauver  ;  Mont- 
mollin  et  les  ministres  étaient  positivement  battus  ; 
le  Châtelain,  peu  rassuré  sur  les  dispositions  de  ses 
administrés,  avait  jugé  prudent  de  se  retirer  à 
Couvet  ;  le  Roi  était  mécontent  du  peu  de  cas  qu'on 
avait  fait  de  ses  ordres.  Les  esprits,  d'ailleurs,  ne 
reprirent  pas  de  sitôt  leur  assiette.  Si  on  en  croit 
un  auteur  qui  habite  non  loin  de  Motiers,  «  aujour- 
d'hui encore,  après  un  siècle  passé,  il  ne  serait  pas 
difficile  de  trouver  au  bon  pays  de  Neuchâtel,  sans 
beaucoup  chercher,  des  gens  disposés  à  reprendre 
le  débat  et  à  repartir  en  guerre  pour  ou  contre  le 
philosophe  2. 


1.  Rcscril  de  Frédéric,  roi  de    ]  2.  Fritz  BerthOud,  VII. 
Prusse,  du  26  février  1766.  —   | 


23 


CHAPITRE   XXV 

Du  7  Septembre  au  2  Novembre  1765. 


Sommaire  :  Le  séjour  de  Rousseau  à  l'île  Saint-Pierre  ;  récit  tiré  des 
Rêveries.  —  Rousseau,  forcé  de  partir,  se  rend  à  Bienne.  —  11  quitte 
définitivement  la  Suisse. 


L'ile  Saint-Pierre  étant  sur  le  territoire  de  Berne, 
Rousseau  eut  soin,  avant  de  s'y  rendre,  de  prendre 
les  sûretés  nécessaires  contre  toute  éventualité 
d'expulsion.  Un  M.  Studler,  son  ancien  voisin,  et 
le  colonel  Chaillet  se  chargèrent  de  sonder  le  ter- 
rain. Il  reçut  d'eux  l'assurance  que  les  Bernois, 
sans  vouloir  reconnaître  ouvertement  leur  injustice 
passée,  chercheraient  au  moins  à  la  lui  faire  oublier 
par  une  hospitalité  cordiale1. 

La  lapidation  avait  eu  lieu  dans  la  nuit  du  G  au 
7  septembre;  dès  le  7,  dans  la  journée,  Jean-Jacques 
quittait  Motiers.  Il  se  retira  d'abord  à  Neuchàfel, 
chez  Dupeyrou  ;  mais  quelques  jours  étaient  à  peine 
écoulés  qu'il  était  à  son  île.  Le  15  septembre  il  y 
parait  tout  à  fait  installé  2. 

Son  histoire,  pendant  le  temps  qu'il  y  passa,  peut 
se  résumer  en  un  mot  :  il  y  fut  heureux.  Nous 
avons  si  rarement  entendu  Jean-Jacques  parler  de 
son  bonheur,  qu'il  faut  s'empresser  d'en  saisir  l'oc- 
casion. Malheureusement  ce  bonheur  fut  de   courte 


1 .  Confessions,  1.  XII  —  Lettre  à   1    à  d'Ivernois,  lo  septembre  1765. 
Rey,  1 S  octobre  1765.  —  2.  Lettre  | 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  355 

durée.  Il  l'a  décrit  dans  deux  de  ses  ouvrages,  les 
Confessions  et  les  Rêveries  d'an  promeneur  solitaire 
(cinquième  promenade).  Nous  nous  garderons  bien 
de  recommencer  son  travail.  A  quoi  bon  essayer  de 
faire  moins  bien  ce  qui  est  déjà  très  bien  fait? 

Nous  allons  donc  simplement  copier  ici  la  plus 
grande  partie  de  la  cinquième  promenade,  en  nous 
bornant  à  l'expliquer  et  à  la  compléter  au  moyen 
de  quelques  notes.  Le  lecteur  gagnera  à  cette 
longue  citation  le  plaisir  de  jouir  du  style  et  de  la 
manière  de  Rousseau  dans  un  morceau  suivi,  d'un 
charme  parfait,  d'une  grande  fraîcheur,  et  déplus, 
ce  qui  n'est  pas  à  dédaigner,  complètement  exempt 
des  dangereuses  théories  de  l'auteur  sur  la  philoso- 
phie et  la  religion. 

Laissons  parler  Rousseau  : 

De  toutes  les  habitations  où  j'ai  demeuré  (et  j'en  ai  eu 
de  charmantes)  aucune  ne  m'a  rendu  si  véritablement 
heureux  et  ne  m'a  laissé  de  si  tendres  regrets  que  l'Ile  de 
Saint-Pierre  au  milieu  du  lac  de  Bienne.  Cette  petite  île, 
qu'on  appelle  à  Neuchâtel  File  de  la  Motte,  est  bien  peu 
connue,  même  en  Suisse.  Aucun  voyageur,  que  je  sache, 
n'en  fait  mention.  Cependant  elle  est  très  agréable  et  sin- 
gulièrement située  pour  le  bonbeur  d'un  homme  qui 
aime  à  se  circonscrire  ;  car,  quoique  je  sois  peut-être  le 
seul  au  monde  à  qui  sa  destinée  en  a. fait  une  loi,  je  ne 
puis  croire  être  le  seul  qui  ait  un  goût  si  naturel,  quoique 
je  ne  l'aie  trouvé  jusqu'ici  chez  nul  autre. 

Les  rives  du  lac  de  Bienne  sont  plus  sauvages  et  plus 
romantiques  que  celles  du  lac  de  Genève,  parce  que  les 
rocbers  et  les  bois  y  bordent  l'eau  de  plus  près  ;  mais  elles 
ne  sont  pas  moins  riantes.  S'il  y  a  moins  de  cultures  de 
cbamps  et  de  vignes,  moins  de  villes  et  de  maisons,  il  y  a 
aussi  plus  de  verdure  naturelle,  plus  de  prairies,  d'asiles 
ombragés  de  bocages,  des  contrastes  plus  fréquents  et  des 
accidents  plus  rapprochés.  Comme  il  n'y  a  pas  sur  ces 


356 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


heureux  bords  de  grandes  routes  commodes  pour  les  voi- 
tures, le  pays  est  peu  fréquenté  par  les  voyageurs  ;  mais 
il  est  intéressant  pour  des  contemplatifs  solitaires  qui 
aiment  à  s'enivrer  à  loisir  des  charmes  de  la  nature  et  à 
se  recueillir  clans  un  silence  que  ne  trouble  aucun  autre 
bruit  que  le  cri  des  aigles,  le  ramage  entrecoupé  de  quel- 
ques oiseaux  et  le  roulement  des  torrents  qui  tombent 
des  montagnes.  Ce  beau  bassin,  d'une  l'orme  presque 
ronde,  enferme  dans  son  milieu  deux  petites  îles,  Tune 
habitée  et  cultivée,  d'environ  une  demi-lieue  détour; 
l'autre,  plus  petite,  déserte  et  en  friche,  et  qui  sera  détruite 
à  la  fin  par  les  transports  de  la  terre  qu'on  en  ôte  sans 
cesse  pour  réparer  les  dégâts  que  les  vagues  et  les  orages 
font  à  la  grande.  C'est  ainsi  que  la  substance  du  faible  est 
toujours  employée  au  profit  du  puissant. 

Il  n'y  a  dans  l'île  qu'une  seule  maison,  mais  grande, 
agréable  et  commode,  qui  appartient  à  l'hôpital  de  Berne, 
ainsi  que  l'île,  et  où  loge  un  receveur  avec  sa  famille  et 
ses  domestiques.  Il  y  entretient  une  nombreuse  basse- 
cour,  une  volière  et  des  réservoirs  pour  le  poisson.  L'île, 
dans  sa  petitesse,  est  tellement  variée  dans  ses  terrains  et 
ses  aspects,  qu'elle  offre  toute  sorte  de  sites  et  souffre  toute 
sorte  de  cultures.  On  y  trouve  des  champs,  des  vignes, 
des  bois,  des  vergers,  de  gras  pâturages  ombragés 
de  bocages  et  bordés  d'arbrisseaux  de  toute  espèce,  dont  le 
bord  des  eaux  entretient  la  fraîcheur.  Une  haute  terrasse, 
plantée  de  deux  rangs  d'arbres,  borde  l'île  dans  sa  lon- 
gueur, et  dans  le  milieu  de  cette  terrasse,  on  a  bâti  un  joli 
salon,  où  les  habitants  des  rives  voisines  se  rassemblent 
et  viennent  danser  les  dimanches  durant  les  vendanges. 

C'est  dans  celte  île  que  je  me  réfugiai  après  la  lapida- 
tion de  Motiers1.  J'en  trouvai  le  séjour  si  charmant,  j'y 
menai  une  vie  si  convenable  à  mon  humeur,  que,  résolu 


1.  Ii  habitait  chez  le  rece- 
veur à  qui  il  payait  2  livres 
sterling  par  mois  pour  sa  pen- 
sion, plus,  pour  la  receveuse, 
une  étrenne  annuelle  qu'il 
n'eut  pas  occasion  de   payer 


(William  Coxe,  Anecdotes,  etc.  ; 
—  Lettre  à  Dupeyrou,  15  octobre 
1765).  —  Alf.  de  Bougy,  Les  ré- 
sidences de  J.-J.  Rousseau,  a 
donné  une  description  détail- 
lée de  son  habitation. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


3o7 


d'y  finir  mes  jours,  je  n'avais  d'autre  inquiétude,  sinon 
qu'on  ne  me  laissât  pas  exécuter  ce  projet,  qui  ne  s'accor- 
dait pas  avec  celui  de  m'entrainer  en  Angleterre,  dont 
j'avais  senti  déjà  les  premiers  effets. 

Dans  les  pressentiments  qui  m'inquiétaient,  j'aurais 
voulu  qu'on  m'eût  fait  de  cet  asile  une  prison  perpétuelle, 
qu'on  m'y  eût  confiné  pour  toute  ma  vie,  et  qu'en  m'ôtant 
toute  puissance  et  tout  espoir  d'en  sortir,  on  m'eût  interdit 
toute  espèce  de  communication  avec  la  terre  ferme,  de 
sorte  qu'ignorant  tout  ce  qui  se  faisait  dans  le  monde,  j'en 
eusse  oublié  l'existence,  et  qu'on  y  eût  oublié  la  mienne 
aussi. 

On  ne  m'a  laissé  passer  guère  que  deux  mois  dans  cette 
île  *  ;  mais  j'y  aurais  passé  deux  ans,  deux  siècles  et  toute 
l'éternité,  sans  m'y  ennuyer  un  moment,  quoique  je  n'y 
eusse,  avec  ma  compagne,  d'autre  société  que  celle  du 
receveur,  de  sa  femme  et  de  ses  domestiques,  qui  tous 
étaient  à  la  vérité  de  très  bonnes  gens  ;  mais  c'était  préci- 
sément ce  qu'il  me  fallait2.  Je  compte  ces  deux  mois  pour 
le  temps  le  plus  heureux  de  ma  vie,  et  tellement  heureux 
qu'il  m'eût  suffi  durant  toute  mon  existence,  sans  laisser 
naître  un  seul  instant  dans  mon  âme  le  désir  d'un  autre 
état. 

Quel  était  donc  ce  bonheur,  et  en  quoi  consistait  sa 
jouissance?  Je  le  donnerais  à  deviner  à  tous  les  hommes 
de  ce  siècle,  sur  la  description  de  la  vie  que  je  menais.  Le 
précieux  farniente  fut  la  première  et  la  principale  de  ces 
jouissances  que  je  voulus  savourer  dans  toute  sa  douceur, 
et  tout  ce  que  je  fis  durant  mon  séjour  ne  fut  en  effet  que 
l'occupation  délicieuse  et  nécessaire  d'un  homme  qui  s'est 
dévoué  à  l'oisiveté. 

L'espoir  qu'on  ne  demandait  pas  mieux  que  de  me  lais- 
ser dans  ce  séjour  isolé  où  je  m'étais  enlacé  de  moi-même, 


1.  Rousseau  fait  ici  une  er- 
reur, il  y  passa  à  peine  six  se- 
maines, depuis  le  11  ou  ^sep- 
tembre jusqu'au  24  octobre. 
—  2.  «  lie  agréable,  dit-il  en- 
core ;  on  n'y  trouve  ni  gens 
d'église,  ni  brigands  ameutés 


par  eux  »  [Lettre  à  Guy,  1er  oc- 
tobre 1765).  Il  ne  parle  pas  ici 
des  nombreuses  visites  qu'il 
y  reçut  ;  il  s'en  plaint  ailleurs 
(Lettre  à  Dupeyrou ,  29  sep- 
tembre 1765.) 


358 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


dont  il  m'était  impossible  de  sortir  sans  assistance  et  sans 
être  bien  aperçu,  et  où  je  ne  pouvais  avoir  ni  communi- 
cation, ni  correspondance  que  par  le  concours  des  gens 
qui  m'entouraient;  cet  espoir,  dis-je,  me  donnait  celui  d'y 
iinir  mes  jours  plus  tranquillement  que  je  ne  les  avais 
passés;  et  l'idée  que  j'aurais  le  temps  de  m'y  arranger 
tout  à  loisir  fit  que  je  'commençai  par  n'y  faire  aucun  ar- 
rangement. Transporté  là  brusquement,  seul  et  nu,  j'y  fis 
venir  successivement  ma  gouvernante  *,  mes  livres  et  mon 
petit  équipage,  dont  j'eus  le  plaisir -de  ne  rien  déballer, 
laissant  mes  caisses  et  mes  malles  comme  elles  étaient  ar- 
rivées, et  vivant  dans  l'habitation  où  je  comptais  achever 
mes  jours  comme  dans  une  auberge  dont  j'aurais  dû  par- 
tir le  lendemain. 

Toutes  choses,  telles  qu'elles  étaient,  allaient  si  bien  que 
vouloir  les  mieux  ranger  était  y  gâter  quelque  chose.  Un 
de  mes  plus  grands  délices  était  surtout  de  laisser  toujours 
mes  livres  bien  encaissés,  et  de  n'avoir  point  d'écritoire. 
Quand  de  malheureuses  lettres  me  forçaient  de  prendre  la 
plunie  pour  y  répondre,  j'empruntais  en  murmurant 
l'écritoire  du  receveur  et  je  me  hâtais  de  la  rendre  dans  la 
vaine  espérance  de  n'avoir  plus  besoin  de  la  remprunter 2. 
Au  lieu  de  ces  tristes  paperasses  et  de  toute  cette  bouqui- 
neriez'emplissais  ma  chambre  de  fleurs  et  de  foin;  car 
j'étais  dans  ma  première  ferveur  de  botanique,  pour  la- 
quelle le  docteur  dTvernois  m'avait  iuspiré  un  goût  qui 
devint  bientôt  passion.  Ne  voulant  plus  d'oeuvre  de  travail, 
il  m'en  fallait  une  d'amusement,  qui  me  plût  et  qui  ne  me 
donnât  de  peine  que  celle  qu'aime  à  prendre  un  pares- 
seux. J'entrepris  de  faire  la  Flora  Petrinsularis  et  de  décrire 
toutes  les  fleurs  de  File,  sans  en  omettre  une  seule,  avec 
un  délail  suffisant  pour  m'occuper  le  reste  de  mes  jours. 


1.  Il  avait  attendu  pour  la 
demandera  se  regarder  comme 
assuré  de  rester.  Elle  arriva 
vers  le  1er  octobre  (Lettres  à 
Mme  de  VerdeUn,  1"  octobre; 
à  Dupeyrou ,  18  et  29  sep- 
tembre 176o).  —  2.  Rousseau 
restreignit    en    effet    autant 


qu'il  le  put  sa  correspondance 
pendant  son  séj  our  à  l'île  Saint- 
Pierre  et  se  montra  même  fort 
peu  empressé  de  recevoir  les 
lettres  qui  lui  étaient  adres- 
sées {Lettre  à  Dupeyrou ,  15 
septembre  176o). 


DE    JEAN -JACQUES    ROUSSEAU. 


339 


On  dit  qu'un  Allemand  a  fait  un  livre  sur  un  zeste  de  citron; 
j'en  aurais  fait  un  sur  chaque  grarnen  des  prés,  sur  chaque 
mousse  des  bois,  sur  chaque  lichen  qui  tapisse  les  rochers; 
enfin,  je  ne  voulais  pas  laisser  un  poil  d'herbe,  pas  un 
atome  végétal  qui  ne  fût  amplement  décrit.  En  conséquence 
de  ce  beau  projet,  tous  les  matins,  après  le  déjeuner,  que 
nous  faisions  tous  ensemble,  j'allais,  une  loupe  à  la  main 
et  mon  Systema  nalurce  sous  le  bras,  visiter  un  canton  de 
File,  que  j'avais  pour  cet  effet  divisée  en  petits  carrés, 
clans  l'intention  de  les  parcourir  les  uns  après  les  autres 
en  chaque  saison  L  Rien  n'est  plus  singulier  que  les  ra- 
vissements, les  extases  que  j'éprouvais  à  chaque  observa- 
tion que  je  faisais  sur  la  structure  et  l'organisation  végé- 
tale, et  sur  le  jeu  des  parties  sexuelles  dans  la  fructifica- 
tion, dont  le  système  était  alors  tout  à  fait  nouveau  pour 
moi.  La  distinction  des  caractères  génériques,  dont  je 
n'avais  pas  alors  la  moindre  idée,  m'enchantait,  en  les  vé- 
rifiant sur  les  espèces  communes,  en  attendant  qu'il  s'en 
offrît  à  moi  de  plus  rares.  La  fourchure  des  deux  longues 
étamines  de  la  brunelle,  le  ressort  de  celles  de  l'ortie  et  de 
la  pariétaire,  l'explosion  du  fruit  de  la  balsamine  et  de  la 
capsule  du  bouis,  mille  petits  jeux  de  la  fructification, 
que  j'observais  pour  la  première  fois,  me  comblaient  de 
joie  et  j'allais  demandant  si  l'on  avait  vu  les  cornes  de  la 
brunelle  comme  La  Fontaine  demandait  si  l'on  avait  lu 
Habacuc  2.  Au  bout'  de  deux  ou  trois  heures,  je  m'en  reve- 
nais, chargé  d'une  ample  moisson,  provision  d'amusement 
pour  l'après-dtné  au  logis,  en  cas  de  pluie.  J'employais  le 
reste  de  la  matinée  à  aller  avec  le  receveur,  sa  femme  et 
Thérèse,  visiter  leurs  ouvriers  et   leurs  récoltes,  mettant 


1.  Malheur  alors  au  visiteur 
importun.  Rousseau  reconnaît 
le  pas  d'un  étranger,  il  retire 
doucement  la  clé  de  sa 
chambre;  à  travers  un  trou 
formé  par  un  nœud  de  bois  en- 
levé, il  épie  le  moment  du  dé- 
part, soulève  alors  une  trappe 
qui  est  encore  près  du  poêle  et 
se  laisse  glisser  sur  le  poêle  de 


la  chambre  inférieure.  Là,  il 
attend  pour  partir  que  Thé- 
rèse vienne  l'avertir  que 
tout  danger  de  compagnie  a 
disparu  (Albert  Metzger, 
J.-J.  Rousseau  à  Vile  Saint- 
Pierre.  Brochure  in-8,  Lyon, 
1877).  —  2.  C'est  Baruch  que 
Rousseau  veut  dire. 


360  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

le  plus  souvent  la  main  à  l'œuvre  avec  eux;  et  souvent 
des  Bernois,  qui  me  venaient  voir,  m'ont  trouvé  juché  sur 
de  grands  arbres  muni  d'un  sac  que  je  remplissais  de 
fruits  et  que  je  dévalais  ensuite  avec  une  corde.*L'exercice 
que  j'avais  fait  dans  la  matinée  et  la  bonne  humeur  qui  en 
est  inséparable  me  rendaient  le  repas  du  dîné  très  agréable  ; 
mais  quand  il  se  prolongeait  trop  et  que  le  beau  temps 
m'invitait,  je  ne  pouvais  si  longtemps  attendre,  et  pendant 
qu'on  était  encore  à  table,  je  m'esquivais  et  j'allais  me  je- 
ter seul  dans  un  bateau  que  je  conduisais  au  milieu  du 
lac  quand  l'eau  était  calme  ;  et  là,  m'étendant  tout  de  mon 
long  dans  le  bateau,  les  yeux  tournés  vers  le  ciel,  je  me 
laissais  aller  et  dériver  lentement  au  gré  de  l'eau,  quelque- 
fois pendant  plusieurs  heures,  plongé  dans  mille  rêveries 
confuses,  mais  délicieuses,  et  qui,  sans  avoir  aucun  objet- 
bien  déterminé  ni  constant,  ne  laissaient  pas  d'être,  à  mon 
gré,  cent  fois  préférables  à  tout  ce  que  j'avais  trouvé  de 
plus  doux  dans  ce  qu'on  appelle  les  plaisirs  de  la  vie. 
Souvent,  averti  par  le  baisser  du  soleil  de  l'heure  de  la  re- 
traite, je  me  trouvais  si  loin  de  l'île  que  j'étais  forcé  de 
travailler  de  toute  ma  force  pour  arriver  avant  la  nuit 
close;  d'autres  fois,  au  lieu  de  m'écarter  en  pleine  eau,  je 
me  plaisais  à  côtoyer  les  verdoyantes  côtes  de  l'île,  dont 
les  limpides  eaux  et  les  ombrages  frais  m'ont  souvent  en- 
gagé à  m'y  baigner.  Mais  une  de  mes  navigations  les  plus 
fréquentes  était  d'aller  de  la  grande  à  la  petite  île,  d'y  dé- 
barquer et  d'y  passer  l'après-dîné,  tantôt  à  des  prome- 
nades très  circonscrites,  au  milieu  des  marceaux,  des 
bourdaines,  des  persicaires,  des  arbrisseaux  de  toute  es- 
pèce, et  tantôt  m'établissant  au  sommet  d'un  tertre  sa- 
blonneux, couvert  de  gazon,  de  serpolet,  de  fleurs,  même 
d'esparcette  et  de  trèfles,  qu'on  y  avait  vraisemblablement 
semés  autrefois,  et  très  propre  à  loger  des  lapins,  qui 
peuvent  là  multiplier  en  paix,  sans  rien  craindre  et  sans 
nuire  à  rien.  Je  donnai  cette  idée  au  receveur,  qui  fit  venir 
de  Neuchâtel  des  lapins  mâles  et  femelles,  et  nous  al- 
lâmes, en  grande  pompe,  sa  femme,  une  de  ses  sœurs, 
Thérèse  et  moi,  les  établir  dans  la  petite  île,  où  ils  com- 
mençaient à  peupler  avant  mon  départ,  et  où  ils  auront 
prospéré  sans  doute,  s'ils  ont  pu  soutenir  les  rigueurs  des 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  361 

hivers.  La  fondation  de  cette  petite  colonie  fut  une  fête. 
Le  pilote  des  Argonautes  n'était  pas  plus  fier  que  moi, 
menant  en  triomphe  la  compagnie  et  les  lapins  de  la 
grand  île  à  la  petite,  et  je  notais  avec  orgueil  que  la  rece- 
veuse qui  redoutait  l'eau  à  l'excès  et  s'y  trouvait  toujours 
mal,  s'embarqua  sous  ma  conduite  avec  confiance  et  ne 
montra  nulle  peur  pendant  la  traversée. 

Quand  le  lac  agité  ne  me  permettait  pas  la  navigation, 
je  passais  mon  après-midi  à  parcourir  l'île  en  herborisant 
à  droite  et  à  gauche;  ni'asseyant  tantôt  dans  les  réduits 
les  plus  riants  et  les  plus  solitaires,  pour  y  rêver  à  mon 
aise,  tantôt  sur  les  terrasses  et  les  tertres,  pour  y  parcou- 
rir des  yeux  le  superbe  et  ravissant  coup  d'oeil  du  lac  et 
de  ses  rivages,  couronnés  d'un  côté  par  des  montagnes 
prochaines,  et  de  l'autre  élargis  en  riches  et  fertiles 
plaines,  clans  lesquelles  la  vue  s'étendait  jusqu'aux  mon- 
tagnes bleuâtres,  plus  éloignées,  qui  la  bornaient. 

Quand  le  soir  approchait,  je  descendais  des  cimes  de 
l'île,  et  j'allais  volontiers  m'asseoir  au  bord  du  lac,  sur  la 
grève,  dans  quelque  asile  caché.  Là,  le  bruit  des  vagues 
et  l'agitation  de  l'eau  fixant  mes  sens  et  chassant  de  mon 
âme  toute  autre  agitation,  la  plongeaient  dans  une  rêverie 
délicieuse,  où  la  nuit  me  surprenait  souvent,  sans  que  je 
m'en  fusse  aperçu.  Le  flux  et  le  reflux  de  cette  eau,  son 
bruit  continu,  mais  renflé  par  intervalle,  frappant  sans 
relâche  mon  oreille  et  mes  yeux,  suppléaient  aux  mouve- 
ments internes  que  la  rêverie  éteignait  en  moi,  et  suffi- 
saient pour  me  faire  sentir  mon  existence,  sans  prendre 
la  peine  de  penser.  De  temps  à  autre  naissait  quelque 
faible  et  courte  réflexion  sur  l'instabilité  des  choses  de  ce 
monde,  dont  la  surface  des  eaux  m'offrait  l'image  ;  mais 
bientôt  ces  impressions  légères  s'effaçaient  dans  l'unifor- 
mité du  mouvement  continu  qui  me  berçait,  et  qui,  sans 
aucun  concours  actif  de  mon  âme,  ne  laissait  pas  de  m'at- 
tacher,  au  point  qu'appelé  par  l'heure  et  par  le  signal 
convenu,  je  ne  pouvais  m'arracher  de  là  sans  effort. 

Après  le  souper,  quand  la  soirée  était  belle,  nous  allions 
encore  tous  ensemble  faire  quelque  tour  de  promenade 
sur  la  terrasse,  pour  y  respirer  l'air  et  la  fraîcheur.  On  se 
reposait  dans  le  pavillon,  on  riait,  on  causait,  on  chan- 


362 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


tait  quelque  vieille  chanson  qui  valait  bien  le  tortillage 
moderne,  et  enfin  l'on  s'en  allait  coucher,  content  de  sa 
journée,  et  n'en  désirant  qu'une  semblable  pour  le  lende- 
main. 

Telle  est,  laissant  à  part  les  visites  imprévues  et  impor- 
tunes, la  manière  dont  j'ai  passé  mon  temps  dans  cetle 
île,  durant  le  séjour  que  j'y  ai  fait.  Qu'on  me  dise  à  pré- 
sent ce  qu'il  y  là  d'assez  attrayant  pour  exciter  dans  mon 
cœur  des  regrets  si  vifs,  si  tendres  et  si  durables  qu'au 
bout  de  quinze  ans,  il  m'est  impossible  de  songer  à  cette 
habitation  chérie  sans  m'y  sentira  chaque  fois  transporter 
encore  par  les  élans  du  désir. 

Suivent  des  considérations  sur  les  conditions  du 
bonheur  tel  que  le  comprenait  Rousseau,  et  sur  la 
manière  dont  ces  conditions  étaient  remplies  dans 
le  cours  de  son  existence  à  File  Saint-Pierre. 

Si  cette  vie  heureuse  avait  duré,  il  est  probable 
qu'elle  aurait  changé  d'aspect  aux  yeux  de  Jean- 
Jacques;  mais  on  ne  lui  laissa  pas  le  temps  de  s'en 
ennuyer.  Tout  à  coup  le  gouvernement  de  Berne 
lui  enjoignit  de  partir.  Pourquoi  ?  On  n'en  connaît 
pas  la  raison.  Dans  d'autres  circonstances,  il  s'était 
attiré  des  rigueurs  par  sa  faute  ;  cette  fois,  il  ne 
parait  pas  avoir  donné  même  un  prétexte  à  la  sévé- 
rité des  autorités  cantonnâtes .  Du  moment  qu'on 
lavait  tacitement  accueilli,  n'était-on  pas  engagé  à 
le  laisser,  tant  qu'il  ne  ferait  rien  pour  se  faire 
chasser? 

Cet  ordre  de  départ  lui  fut  des  plus  sensibles  et 
le  mit  dans  un  grand  embarras.  Il  gémit,  il  se  plai- 
gnit1; bien  plus,  lui  qui  aimait  si  peu  à  demander, 
il  supplia  qu'on   lui   accordât  au  moins  un  sursis  2. 


1.  Lettres  à  Rey,  18  octobre 
17G3;  à  M"">  de  Verdelin,  même 
jour.  —  2.  Lettre  à  M.  de  Graf- 


fenried,  bailli  de  Nidau,  17  oc- 
tobre 1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  363 

Le  bailli  de  Nid'au,  qui  lui  avait  transmis  l'ordre 
du  Sénat,  n'avait  pas  laissé  que  de  lui  en  témoigner 
ses  regrets  ;  Jean-Jacques  chercha  à  l'intéresser  à 
son  sort,  et,  désespérant  d'obtenir  davantage,  lui  fit 
la  demande  la  plus  singulière,  celle  d'une  prison 
perpétuelle.  «  Dans  cette  extrémité  (où  je  me  trouve), 
dit-il,  je  ne  vois  pour  moi  (pi' une  seule  ressource, 
et,  quelque  effrayante  qu'elle  paraisse,  je  la  pren- 
drais, non  seulement  sans  répugnance,  mais  avec 
empressement,  si  Leurs  Excellences  veulent  bien  y 
consentir  ;  c'est  qu'il  leur  plaise  que  je  passe  en 
prison  le  reste  de  mes  jours,  dans  quelqu'un  de 
leurs  châteaux,  ou  tel  autre  lieu  de  leurs  états  qu'il 
leur  semblera  bon  de  choisir.  J'y  vivrai  à  mes 
dépens,  et  je  donnerai  sûreté  de  n'être  jamais  à 
leur  charge.  Je  me  soumets  à  n'avoir  ni  papier,  ni 
plumes,  ni  aucune  communication  au  dehors,  si  ce 
n'est  pour  l'absolue  nécessité,  et  par  le  canal  de 
ceux  qui  seront  chargés  de  moi.  Seulement,  qu'on 
me  laisse,  avec  l'usage  de  quelques  livres,  la  liberté 
de  me  promener  quelquefois  dans  un  jardin,  et  je 
suis  content  '.  » 

Il  est  inutile  de  dire  qu'on  ne  lui  accorda  point 
l'objet  de  sa  demande  ;  mais  on  a  lieu  de  s'étonner 
qu'on  ne  lui  ait  pas  laissé  plus  de  temps  pour  faire 
ses  préparatifs.  «  Je  puis  quitter  samedi  prochain 
l'ile  de  Saint-Pierre,  écrivait-il  deux  jours  après2,  et 
je  me  conformerai  en  cela  à  l'ordre  de  Leurs  Excel- 
lences ;  mais,  vu  l'étendue  de  leurs  états  et  ma 
triste  situation,  il  m'est  absolument  impossible  de 
sortir  le  même  jour  de  l'enceinte  de  leur  territoire. 


1.  Lettre  au   bailli  de  Nidau,    I    dès  le  jeudi  24. 
20  octobre*  1765.  —  2.  Il  partit    | 


364  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

J'obéirai  en  tout  ce  qui  me  sera  possible  ;  si  Leurs 
Excellences  me  veulent  punir  de  ne  l'avoir  pas  fait, 
elles  peuvent  disposer  à  leur  gré  de  ma  personne  et 
de  ma  vie  ;  j'ai  appris  à  m'attendre  à  tout  de  la 
part  des  hommes  ;  ils  ne  prendront  pas  mon  âme 
au  dépourvu1.  » 

Personne,  bien  entendu,  n'en  voulait  à  sa  vie; 
mais  on  le  chassait  bien  inopinément  et  bien  dure- 
ment, et  c'était  déjà  trop.  Beaucoup  de  gens  étaient 
indignés  ;  non  seulement  le  receveur,  qui  avait  inté- 
rêt à  garder  son  hôte  :  mais  le  bailli  lui-même, 
marquèrent  assez  par  leurs  attentions  et  leurs  pré- 
venances qu'ils  ne  partageaient  pas  les  passions  de 
leurs  supérieurs. 

Le  départ  fut  douloureux.  La  veille  au  soir,  Jean- 
Jacques  alla  dire  en  pleurant  un  dernier  adieu  aux 
lieux  qu'il  avait  le  plus  aimés.  Ses  hôtes  l'atten- 
daient dans  un  triste  silence;  après  un  souper  qui, 
bien  que  court,  fut  interrompu  plus  d'une  fois  par 
des  larmes,  le  malheureux  se  leva  de  table  et  se 
mit  à  chanter  d'une  voix  attendrie  des  couplets 
qu'il  venait  sans  doute  de  composer  pour  la  circons- 
tance, et  qu'on  a  cherché  à  reconstituer  par  le  sou- 
venir. Le  lendemain,  de  grand  matin,  tous  les  gens 
de  la  maison  et  quelques  amis  l'accompagnèrent 
jusqu'au  bateau  qui  devait  le  conduire  à  Gleresse  ; 
plusieurs  même  allèrent  avec  lui  jusqu'à  Bienne. 
Chemin  faisant,  il  prit  en  pleurant  la  petite  fille  du 
batelier  sur  ses  genoux,  lui  disant  que  Dieu  écoute 
la  prière  des  enfants  et  qu'il  lui  demandait  de  prier 
pour  lui.  A  midi,  il  arrivait  à  Bienne2. 


1.  Lettre  au  bailli  de   Nidau,    I   BOUGY,  Les  Résidences  de  J.-J. 
22  octobre  1765.  —  2.  Alf.  de       Rousseau. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  365 

Bienne  était  une  petite  ville  libre,  enclavée  dans 
le  territoire  de  Berne.  Bousseau  ne  l'avait  pas  choi- 
sie au  hasard.  Un  jeune  homme,  nommé  Wildre- 
met,  d'une  des  premières  familles  de  la  ville,  était 
venu  le  trouver,  et  l'avait  fortement  engagé  à  se 
retirer  chez  eux,  l'assurant  que  tous  se  feraient 
gloire  de  lui  faire  oublier  les  persécutions  qu'il  avait 
souffertes.  Il  s'était  fait  appuyer  de  plusieurs  habi- 
tants de  Bienne,  de  Berne,  et. aussi  du  secrétaire 
d'ambassade  de  France,  nommé  Barthès.  Cette  der- 
nière recommandation  mit  Bousseau  en  défiance  et 
faillit  tout  perdre.  Que  venait  faire  Barthès  en  cette 
affaire,  et  pourquoi  la  France,  c'est-à-dire  Choiseul, 
c'est-à-dire  le  plus  mortel  de  ses  ennemis  et  Tins- 
pirateur  de  toutes  les  persécutions  dont  il  était  l'ob- 
jet, se  môlait-il  de  lui  rendre  service? 

Malgré  cela,  Bousseau  qui,  comme  il  aimait  à  le 
répéter,  ne  sut  jamais  résister  aux  caresses,  se 
laissa  émouvoir  par  les  instances  qui  lui  furent 
faites.  Wildremet  s'empressa  de  le  pourvoir  d'un  lo- 
gement, vilaine  petite  chambre,  au  troisième  étage, 
sur  une  cour  puante,  et  lui  donna  pour  hôte  un  in- 
dividu fripon,  débauché,  et  en  fort  mauvais  prédica- 
ment  dans  le  quartier.  A  partir  de  ce  moment,  plus 
de  Wildremet,  plus  de  Barthès.  Dans  les  rues,  rien 
d'honnête  pour  le  malheureux  Jean- Jacques  de  la 
part  des  habitants,  rien  d'obligeant  clans  leurs  re- 
gards. Dès  le  lendemain,  il  apprit,  vit  et  sentit  qu'il 
y  avait  dans  la  ville  une  fermentation  terrible  contre 
lui.  On  l'avertit  obligeamment  qu'on  allait  lui  signi- 
fier sûrement  de  partir.  Tel  est  le  tableau  de  la  si- 
tuation  d'après  les   Confessions*;    mais   celui  de  la 

1.  Confessions,  1.  XII,  vers  la  fin. 


366 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


correspondance  en  diffère  sensiblement.  On  y  voit 
que,  pendant  trois  ou  quatre  jours,  Rousseau,  fut 
enchanté  de  l'accueil  qu'il  reçut  ;  que  venu  à  Bienne 
avec  l'intention  de  ne  faire  qu'y  passer,  il  résolut, 
pour  céder  aux  caresses  et  aux  sollicitations  des  Bien- 
nois,  d'y  rester  tout  l'hiver,  de  faire  venir  Thérèse , 
ses  livres,  ses  effets1.  Puis  tout  changea  du  jour  au 
lendemain.  «  On  m'a  trompé,  mon  cher  hôte,  écrit- 
il  à  Dupeyrou ,  je  pars  demain  avant  qu'on  me 
chasse  ;  donnez-moi  de  vos  nouvelles  à  Bàle  ;  je 
vous  recommande  ma  pauvre  gouvernante2.  Que 
s'était-il  donc  passé  dans  l'intervalle  du  27  au 
28  octobre?  Rien  sans  doute.  Peut-être  que  quelque 
fait  insignifiant,  grossi  par  l'imagination  de  Rous- 
seau, lui  avait  tourné  la  tête.  Il  fallait  si  peu  de 
chose  pour  exciter  ses  défiances3. 

Pendant  son  séjour  à  Bienne,  le  bailli  de  Nidau  lui 
avait  fait  une  visite  fort  aimable  et  lui  avait  donné  un 
passeport.  Le  30,  Rousseau  était  à  Bàle.  Après  avoir 
hésité  s'il  dirigerait  ses  pas  vers  l'Angleterre  ou 
vers  la  Hollande4,  il  s'était  décidé  à  aller  à  Berlin, 
où  l'appelait  Milord  Maréchal 5  ;  mais  à  Bàle  il  chan- 
gea encore  une  fois  de  résolution.  Se  jugeant  inca- 
pable, à  cause  de  la  saison,  de  soutenir  les  fatigues 
d'un  voyage  à  Berlin ,  il  se  rendit  simplement  à 
Strasbourg,  espérant  y  pouvoir  délibérer  à  son 
aise  6.  Là  du  moins,  chez  les  Français,  il  comptait 
qu'on  serait  un  peu  plus    généreux,    et  que,   dût-on 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  27  oc- 
tobre 1765.  —  2.  Id.,  28  octo- 
bre 1765.  —  3.  Lettre  à  M,ae  de 
Verdelin,  3  novembre  1765.  — 
4.  Lettres  écrites  par  Rousseau 
au  moment  de  son  expulsion  de 


Vile.  A  Dupeyrou,  17  octobre, 
à  Rcy,  18  octobre,  àMma  de  Ver- 
delin, 18  octobre  1765.  —  5. 
Confessions,  XII.  —  6.  Lettre  à 
Dupeyrou,  datée  de  Bâle  30  oc- 
tobre 1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


367 


le  chasser  encore,  on  s'y  prendrait  moins  brutale- 
ment que  chez  les  Bernois1.  C'est  ainsi  que  Rous- 
seau quitta,  pour  ne  plus  la  revoir,  la  Suisse,  sa 
patrie,  réputée  pour  son  hospitalité,  mais  à  laquelle 
il  ne  put  donner  que  les  noms  de  terre  homicide  et 
de  pays  d  iniquité 2 . 


1.  Lettre  à  de  Luz-c ,  datée  de 
Strasbourg,  4  novembre  1765. 
11  arriva  à  Strasbourg  le  2  no- 


vembre.—  2.  Confessions,\.Xll, 
vers  la  un. 


CHAPITRE  XXYI 

Du  2  novembre  1765  au  4  janvier  1766. 


Sommaire  :  I.  Rousseau  à  Strasbourg.  —  Bon  accueil  qu'il  y  reçoit. 

—  Ses  préoccupations  d'avenir.  —  Il  se  décide  à  aller  en  Angleterre.  — 
II.  Rousseau  à  Paris.  —Tolérance  du  Parlement.  —  Rousseau  va  s'ins- 
taller au  Temple,    chez   le   prince  de  Conti.   —  Honneurs  qu'il  y  reçoit. 

—  Motifs  qui  hâtèrent  son  départ. 


I 


Rousseau  n'était  pas  sans  inquiétude  en  mettant 
le  pied  sur  le  sol  de  la  France,  où  pouvait  l'attendre 
une  prise  de  corps,  dont  le  décret  ne  fut  jamais  ré- 
voqué ;  mais  il  fallait  bien  qu'il  allât  quelque  part. 
11  dut  toutefois  se  rassurer  en  présence  de  l'accueil 
qui  lui  fut  fait.  «  Je  ne  reçois  ici,  écrivait-il  huit 
jours  après  son  arrivée,  que  des  marques  de  bien- 
veillance, et  tout  ce  qui  commande  dans  la  ville  et 
la  province  parait  s'accorder  à  me  favoriser.  Sur  ce 
que  m'a  dit  M.  le  Maréchal1,  que  je  vis  hier,  je  dois 
me  regarder  comme  aussi  en  sûreté  à  Strasbourg- 
qu'à  Berlin2.  »  «  Selon  toute  apparence,  je  passe- 
rai l'hiver  ici.  On  ne  peut  rien  ajouter  aux  marques 
de  bienveillance,  d'estime  et  même  de  respect  qu'on 
m'y  donne,  depuis  M.  le  Maréchal  et  les  chefs  du 
pays,   jusqu'aux  derniers  du  peuple.    Ce   qui   vous 


1.  Le  maréchal  de  Contades  j   bourg.  —  2.  Lettrée)  Dupeyrou, 
qui    commandait     à    Stras-  |   10  novembre  1765. 


LA   VIE  ET   LES  ŒUVRES  DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.    369 

surprendra  est  que  les  gens  d'église  semblent  vou- 
loir renchérir  sur  les  autres.  Ils  ont  l'air  de  me  dire 
dans  leurs  manières  :  Distinguez-nous  de  vos  mi- 
nistres ;  vous  voyez  que  nous  ne  pensons  pas  comme 
eux  '.  » 

Il  est  bon  de  remarquer  que  c'est  sous  l'autorité 
de  l'homme  d'État  qu'il  regarde  comme  son  plus 
mortel  ennemi  que  Jean-Jacques  se  trouve  le  plus 
rassuré.  Il  ne  parait  plus  croire  dans  ce  moment-là 
que  tout  le  monde  complote  contre  lui  ;  cette  pleine 
satisfaction  dura  d'ailleurs  tout  le  temps  qu'il  fut  à 
Strasbourg.  Sa  confiance  fut  telle  qu'il  n'attacha 
qu'une  médiocre  importance  au  passeport  que  ses 
amis  cherchaient  à  lui  procurer2. 

Le  genre  de  vie  qu'on  lui  fit  mener  à  Strasbourg 
tranchait  complètement  avec  celui  qu'il  avait  adopté 
depuis  quelques  années.  On  le  combla  de  fêtes  et 
de  dîners,  on  l'accabla  de  visites,  on  lui  donna 
une  place  marquée  au  théâtre,  on  y  chanta  ses 
morceaux,  on  y  joua  ses  pièces.  Enfin,  l'enthou- 
siasme était  tel  que  le  journal  était  rempli  chaque 
jour  du  récit  de  tous  ses  faits  et  gestes,  des  lieux 
où  il  avait  été,  des  conversations  qu'il  avait  tenues, 
des  bons  mots  qu'il  avait  prononcés.  Le  bruit  cou- 
rut même  que  des  personnes  en  place  avaient  de- 
mandé au  ministre  si  on  pouvait  garder  le  fugitif. 
A  en  croire  Diderot,  cette  permission  aurait  été 
refusée,  et  le  Dauphin  mourant  aurait  blâmé  cette 
sévérité  comme  excessive3. 

Jean-Jacques,    malgré    sa    simplicité,    était    loin 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  17  no- 
vembre 1765.  —  2.  Lettre  à 
Dupeyrou,  25  novembre  1765. 


—  3.  Lettre  de  Diderot  à  Mlle  Vo- 
lant, 20  décembre  1765. 


24 


LA   VIE   ET    LES    OEUVRES 

d'être  indiffèrent  aux  distinctions  :  cependant  cette 
mise  eu  scèi  -  lieu  de  le  contrarier.  Il 

ne  tarda  pas       s  -    er  d'un  genre  d'existence  en 

inplet  désaccord  ses  habitudes,  et  sa  santé 

Tob.  -  modérer  ses  amis  de   fraîche  date  et  à 

«   redeveuir  ours  par  ssàl 

Cette  vie  agitée,  plutôt  qu'occupée,  avait  l'avan- 
lîs  ire  de  ses  idées  noires.  Jeau-Jacques 
avait  laissé  Thérèse  à  Saiut-Pierre  ;  c'était  un  em- 
barras de  moins;  mais  il  loi  fall  -  ,  air: 
:ieore  peut-e  s  -  I  s  -use.  s'il  n'avait 
coudre  à  ceux  qui  y  sou^eaieut  pour 
lui.  Il  loi  suffisait  pour  le  moment  de  faire  venir 
t  ses  herbiers,  et  pour  le  reste,  de  prier 
Dupeyrou  de  nu  l'ordre  dans  ses  papiers,  le 
chargeant  de  tout  lire,  de  tout  feuilleter  sans  scru- 
pule, et  ensuite  de  tout  classer  par  paquets  et  par 
nui:  s  e  sorte  qu'il  put  lui  demander  plus  tard 
ce  dont  il  aurait  bes 

**   a        lis  -    oeupaient    beaucoup    de    lui. 

Yerdei  -  t  mis  tête  de  l'entrainer 
bon  gré  malgré  en  Àuglete:  LTest  à  peine  si  elle 
avait  approuvé  sou  séjour  à  Saint-Pierre  :  elle  l'au- 
rait bien  mieux  aimé  en  Angleterre,  où  Hume  lui 
proposait  une  petite  habitation,  dans  une  situation 
charmante,  au  milieu  de  la  forêt  de  Richemont, 
dans  le  voisinage  du  vertueux  Walpole  \  Elle  ht. 
pour  le  décider,  succéder  les  projets  aux  projets  : 
elle  lui  vanta  de  nouveau  Hume  et  l'Angleterre  ;  elle 
rabaissa  Berlin;  elle  lui  offrit  1,200  francs  pour 
l'aider  à  faire  .  -        elle  le  pressa  de  quitter 


I.  lettre  à  Dwpe-yrtm*  17  no-  |   ): 

V,     —    .    -  fa   S  lOoctc'. 


DE   JEAN-J  \i  IQ1  l  s    mu  SSEAU. 


371 


Strasbourg;  elle  se  remua  pour  lui  obtenir  un  pas- 
seport.  Cette  affaire  du  passeport  ne  lui  pas  aussi 
facile  qu'on  l'aurait  pu  croire,  ei  il  fallut,  pour  La  ré- 
soudre, aller  jusqu'au  Roi.  Hume  joignit  ses  ins- 
tallées à  celles  de  M""  de  Verdelin,  se  mit  <'n  quête 
d'habitations,  écrivit  à  Jean-Jacques,  offrit  d'aller  le 
chercher  à  Strasbourg  et  de  l'accompagner  jusqu'en 
Angleterre1.  M"'"  «le  Boufflers  se  montra  également 
pressante.  Enfin,  Mi  lord  Maréchal,  dont  on  atten- 
dait impatiemmenl  la  réponse,  fut  du   même  avis8. 

Autrefois  Jean  Jacques  se  serait  révolté  eonlre  cet 
acharnement  à  disposer  de  lui  cl  à  lui  rendre  ser- 
vice; mais  outre  qu'il  était  accablé  par  le  malheur, 
J\l""'  de  Verdelin  avait  Gni  par  amollir  celle  nature 
rebelle.  (Cependant  il  ne  se  laissa  pas  persuader  du 
premier  coup.  Son  désir  était  bien  d'aller  en  Angle- 
terre, niais  après  avoir  été,  «s'il  le  pouvait,  voir  Mi- 
lord Maréchal  en  Prusse  \ 

Gomme  préparation  toutefois  à  un  aussi  long 
voyage,  ne  fallait-il  pas,  pour  commencer,  qu'il  se 
résignât  ;\  passer  l'hiver  à  Strasbourg,  afin  de  se 
remettre?  Outre  les  offres  de  M""'  de  Verdelin,  il  en 
avait  bien  d'autres  encore.  M"'"  d'Houdetot  et  Saint- 
Lambert  lui  proposaient  an  asile  en  Normandie  ou 
eu  Lorraine*;  d'autres  lui  avaient  parlé  du  château 
de  Horbourg,  près  de  Colmar8.  Amsterdam  était 
toujours  à   sa   disposition;    Rey  envoya    même  son 


1.  Lettres  de  MmC!  de  Verdelin 
à  Rousseau,  4,  '.),  21,  28  no- 
vembre 1765  ;  de  Rousseau  à 
M'"«  de  I  erdi  lin,  i  '>  novembre 
1765.  —  2.  Lettre  de  Rousseau  à 
Hume,  'i  décembre  1765.  —  'ô. 


Lettre  de  Dupeyrou  à  M de 

Verdelin,  Kl  novembre  1765.  — 
4.  Lettre  de  A/""'  de  Verdelin 
à  Rousseau,  28  novembre  1765. 
—  5.  Archives  littéraires  de  l'/'.'u- 
rope,  t.    XIV,  avril  1807. 


372 


LA    VIE    ET    LES   ŒUVRES 


commis  pour  le  chercher1;  mais  ces  propositions 
comptent  peu  ;  il  ne  fut  sérieusement  question  que 
de  l'Angleterre  et  de  Berlin.  Enfin,  après  bien  des 
hésitations,  il  se  décida  pour  l'Angleterre  2.  Et  alors 
Mme  de  Verdelin  de  se  remettre  en  campagne  pour 
lui  adoucir  les  fatigues  ou  les  difficultés  de  la  route. 
Jean-Jacques  désirait  voyager  à  petites  journées, 
dans  un  carrosse  ;  il  fallait  pour  cela  une  permis- 
sion. Mmc  de  Verdelin  l'obtiendra.  Où  logera-t-il? 
Chez  elle?  Elle  en  serait  bien  heureuse;  mais  le 
prince  de  Conti  le  réclame  dans  son  hôtel  du 
Temple3.  Quant  à  Rousseau,  il  avait  résolu  de  des- 
cendre simplement  chez  la  veuve  Duchesne,  afin 
d'être  plus  à  portée  de  corriger  son  Dictionnaire  de 
Musique1*.  Enfin,  tout  étant  prêt,  il  partit  le  9,  dans 
un  carrosse  qu'il  trouva  à  emprunter,  et  arriva  à 
Paris  le  16  décembre. 


II 


Sa  situation  à  Paris  était  assez  délicate.  Le  Parle- 
ment ne  demandait  pas  mieux  que  de  fermer  les 
yeux  sur  sa  présence  ;  mais  encore  était-il  à  propos 
que  lui-même  y  mit,  de  son  côté,  un  peu  de  bonne 
volonté.  Par  mesure  de  prudence,  au  bout  de  quatre 
jours,  Conti  lui  donna  un  appartement  dans  son 
hôtel  de  Saint-Simon,    au   Temple5.   L'enceinte  du 


1.  Lettres  à  Rey,  25  novembre 
et  11  décembre;  à  de  Luze,  27 
novembre  1765.  —  2.  Lettre  à 
de  Luze.  27  novembre  1765.  — 
3.  Lettres  de  Rousseau  à  Mma  de 
Verdc'in,  3  décembre   1765;  â 


Guy,  4  décembre  1765  ;  de 
Mm°  de  Verdelin  à  Rousseau, 
3  décembre  1765.  —  4.  Lettre 
à  d'ivernois,  2  décembre  1765. 
—  5.  Lettres  à  d'ivernois,  18  et 
20  décembre  1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


373 


Temple,  qui  avait  le  droit  d'asile  contre  les  lettres 
de  cachet,  ne  l'avait  pas  contre  les  arrêts  du  Parle- 
ment ;  mais  on  pouvait  être  assuré  que  le  Parlement 
n'irait  pas  chercher  Jean-Jacques  chez  le  prince  de 
Conti.  Gerusez  croit  que,  pour  ne  pas  se  dévoiler, 
Rousseau  dut  sacrifier  son  costume  arménien1. 
Grimm  affirme,  au  contraire,  que  son  affectation  à 
se  promener  tous  les  jours  avec  ce  costume,  au  jardin 
du  Luxembourg  ou  sur  le  boulevard,  aurait  choqué 
le  ministre  et  déterminé  la  police  à  lui  enjoindre  de 
hâter  son  départ2.  La  vérité  est  entre  les  deux.  Il 
ne  sacrifia  point  son  costume  ;  mais  il  résolut,  sans 
pourtant  se  cacher,  de  garder  le  plus  parfait 
incognito,  de  ne  voir  personne,  de  sortir  le  moins 
possible,  et  de  ne  pas  promener  son  bonnet  dans  les 
ruesz,  précaution  que  Mmc  de  Verdelin  lui  avait 
d'ailleurs  recommandée  dès  avant  son  arrivée  *.  Il 
est  vrai  qu'il  reçut  beaucoup  de  visites  ;  mais  la 
police  avait  d'autant  moins  sujet  de  lui  en  faire  un 
reproche,  qu'il  était  le  premier  à  s'en  plaindre  et  à 
désirer  de  n'être  plus  sur  ce  qu'il  appelait  un 
théâtre  public.  «  J'ai  du  monde  de  tous  les  états, 
écrit-il,  depuis  l'instant  où  je  me  lève  jusqu'à  celui 
où  je  me  couche,  et  je  suis  forcé  de  m'habiller  en 
public.  Je  n'ai  jamais  tant  souffert5.  Hume  parle 
également  de  cet  enthousiasme  de  la  nation,  princi- 
palement des   grandes  dames,  pour  Rousseau,  en- 


1.  Article  de  la  Biogra- 
phie universelle  de  Michaud. 
—  2.  Correspondance  littéraire, 
1er  janvier  1766.  —  'S.  Lettres  à 
de  Luze,  16  décembre;  à  Du- 
peyrou,  17  décembre;  «  d'Iver- 
nois,  18  décembre  1765.  —  Ba- 


chaumont,  18  décembre  1765. 

—  4.  Lettre  de  Mme  de  Verdelin  a 
Rousseau,   18   novembre  1765. 

—  5.  Lettres  à  Dupeyrou,  24  dé- 
cembre ;  à  de  Luze,  26  décem- 
bre 1765. 


374 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


thousiasme  qui  s'étendait  même  à  sa  gouvernante, 
même  à  son  chien,  enthousiasme  dont  lui,  Hume, 
prenait  largement  sa  part,  et  auquel  Rousseau,  tout 
le  premier,  se  croyait  tous  les  droits.  «  Je  suis 
assuré,  dit  Hume,  qu'à  de  certains  moments,  il  croit 
qu'il  a  des  communications  immédiates  avec  la  divi- 
nité... Je  trouve  qu'en  beaucoup  de  points  il  res- 
semble à  Socrate  ;  mais  le  philosophe  de  Genève 
me  parait  seulement  avoir  plus  de  génie  que  le  phi- 
losophe d'Athènes1. 

Quant  aux  visites  qu'il  aurait  faites ,  on  n'en 
connaît  bien  qu'une,  à  Mmc  de  Verdelin2.  Il  n'alla 
pas  chez  sa  tendre  et  exigeante  amie,  Mme  Latour  de 
Franqueville,  et  bien  qu'il  ne  l'eût  jamais  vue,  il  ne 
la  reçut  qu'une  seule  fois  pendant  son  séjour  à 
Paris  3.  Il  ne  vit  pas  même  Mmc  de  Créqui  *.  Il  n'est 
donc  pas  étonnant  qu'il  n'ait  pas  vu  Diderot.  «  Je 
ne  m'attends  pas  à  sa  visite,  écrit  Diderot  ;  mais  je 
ne  vous  cèlerai  pas  qu'elle  me  ferait  grand  plaisir. 
Je  serais  bien  aise  de  voir  comment  il  justifierait  sa 
conduite  à  mon  égard5.  » 

Pendant  son  séjour  à  l'hôtel  Saint-Simon,  Jean- 
Jacques  fut,  de  la  part  du  prince  de  Conti,  l'objet 
des  attentions  les  plus  délicates.  «  Ses  bontés 
même,  écrit-il,  auraient  pu  passer  pour  railleuses, 
si  j'eusse  été  moins  à  plaindre,  ou  que  le  prince  eût 


1.  Lettre  de  Hume  à  Blair, 
18  décembre  1765.  V.  G.  Mau- 
GRA.S,  ch.  xix.  —  2.  Lettres  à 
Mm'  de  Verdelin,  17  et  18  oc- 
tobre 1765.  M,ne  de  Verdelin 
perdit  son  père  le  22  dé- 
cembre ;  c'est  sans  doute  ce 
qui  l'empêcha  d'aller  elle- 
même   voir  Rousseau.    Lettre 


de  Rousseau  à  de  Luze.  22  dé- 
cembre 1765.  —  3.  Lettres  de 
Rousseau  à  Mme  Latour,  24  dé- 
cembre 1765  et  2  janvier  1766. 
—  4.  Lettre  de  Rousseau  à  M""  de 
Créqui,  15  janvier  1766.  — 
5.  Lettre  de  Diderot  à  Mn»  Vo- 
lant,   20     décembre     1765.   — 


DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.  375 

été  moins  généreux.  Toutes  les  attentions  étaient 
pour  moi;  M.  Hume  était  oublié,  en  quelque  sorte, 
ou  invité  à  y  concourir.  »  Mais  aussi ,  Jean-Jacques 
eut  la  joie  (il  le  dit  du  moins)  de  voir  l'augmenta- 
tion de  popularité  que  la  bonne  œuvre  du  prince  lui 
rapporta  dans  tout  Paris  '.  Réflexion  commode  pour 
se  dispenser  de  la  reconnaissance. 

Conti,  désireux  de  rendre  à  son  hôte  des  services 
pins  effectifs  que  de  simples  marques  d'honneur, 
voulut  le  retenir  en  France  et  offrit  de  l'établir  dans 
un  de  ses  châteaux,  à  douze  lieues  de  Paris.  Il  y 
mit  toutefois  une  condition  que  Rousseau  ne  put  se 
résoudre  à  accepter.  Cette  condition,  que  celui-ci  ne 
précise  pas  autrement,  était  sans  cloute  de  se 
séparer  de  Thérèse.  Loin  de  là,  il  choisit  précisé- 
ment ce  moment  pour  lui  faire  dire  de  venir,  soit 
immédiatement,  soit  seulement  au  printemps,  s'il  ne 
pouvait  l'emmener  avec  lui2.  Car  il  était  résolu  à 
partir  le  plus  tôt  possible.  Son  passeport  était 
valable  pour  trois  mois  ;  il  avait  d'abord  songé  à  en 
rester  au  moins  deux  à  Paris  ;  mais  la  vie  d'agita- 
tion et  de  représentation  qu'on  lui  faisait  subir  le 
fatiguait,  et  il  lui  tardait  d'occuper  une  demeure 
plus  fixe3.  D'un  autre  côté,  Choiseul,  qui  ne  voyait 
pas  sans  un  certain  mécontentement  toutes  les  ma- 
nifestations et  l'apparat  dont  on  entourait  Rousseau, 
fit  en  sorte  de  hâter  son  départ.  Il  était  inutile  et 
plus  qu'inutile  crue  cet  ordre  ou  ce  désir  lui  fût 
signifié,  puisque  lui-même  était  dans  la  même  inten- 
tion ;  Choiseul  aima  mieux  le  traiter  en  enfant  et  en 
malade,  et  se  contenta  d'en  parler  à  Hume4.  Il  est 

1.  Lettre  à  Malesherbes,  10  mai  i  à  de  Luze ,  26  décembre  1765. 
1766.  —  2.  Lettre  à  Dupeyrou,  |  —  4.  Lettre  de  Hume  à  Mmt  de 
24  décembre  1765.  —  3.  Lettre  j   Bouf 'fiers,  2  février  1767. 


376  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

même  probable  que  Jean-Jacques  n'en  sut  jamais 
rien,  car  il  n'aurait  pas  manqué  d'ajouter  ce  méfait 
aux  nombreux  griefs  qu'il  avait  contre  le  ministre. 
Au  moment  d'aller  dans  un  pays  où  il  ne  con- 
naissait pour  ainsi  dire  personne  et  dont  il  ne  savait 
même  pas  la  langue,  Rousseau  avait  particulière- 
ment besoin  de  se  ménager  des  occupations.  Il  en 
prévoyait  de  deux  sortes  :  la  botanique  d'abord, 
que  rien  au  monde  ne  lui  ferait  sacrifier;  et  ensuite 
ses  Confessions,  dont  il  entendait  se  faire  un  moyen 
de  justification  devant  la  postérité.  En  conséquence, 
il  pria  Dupeyrou  de  lui  envoyer  ses  herbiers  et  ses 
livres  de  botanique,  plus  toutes  ses  lettres,  mé- 
moires et  brouillons  compris  entre  les  années  1758 
et  1762.  Quant  à  ses  autres  livres,  il  y  tenait  peu 
et  aurait  même  consenti  à  les  vendre1. 

Pendant  qu'il  était  à  Paris,  il  demanda,  sur  le 
conseil  du  prince  de  Conti,  quelques  sûretés  à 
Dupeyrou,  relativement  à  leurs  arrangements.  On 
sait,  en  effet,  qu'il  lui  avait  cédé  tous  ses  ouvrages, 
moyennant  une  rente  viagère.  De  plus,  il  avait 
laissé  en  dépôt  chez  Dupeyrou  les  trois  cents  gui- 
nées  de  Milord  Maréchal.  Il  prévint  aussi  son  ami 
qu'une  souscription  allait  s'ouvrir  en  Angleterre 
pour  l'impression  de  ses  ouvrages  et  l'engagea  à  en 
tirer  parti.  Quoique  cette  opération  ne  dût  rap- 
porter aucun  profit  à  Rousseau,  il  en  fut  assurément 
flatté,  et  elle  contribua  à  lui  faire  goûter  l'Angle- 
terre. S'il  n'y  avait  eu  que  lui  seul,  ses  préparatifs 
auraient  été  vite  faits  ;  il  n'avait  pour  ainsi  dire  que 
sa  personne  à  transporter  ;  mais  il  devait  avoir 
deux  compagnons,    Hume,   comme   on   sait,    et  de 

1.  Lettre  à  Dupeyrou,  1er  janvier  1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  377 

Luze  qui,  ayant  affaire  à  Londres,  avait  arrangé  son 
voyage  de  manière  à  accompagner  son  ami.  Ils  se 
firent,  du  reste,  peu  attendre,  et  le  4  janvier  1766, 
tous  trois  quittèrent  Paris  et  se  dirigèrent  vers 
l'Angleterre. 

Peu  de  jours  avant  leur  départ,  on  avait  répandu 
dans  Paris  une  lettre  de  Walpole  qui  émut  beau- 
coup Jean-Jacques.  Comme  celui-ci  ne  la  connut 
pas  alors,  et  qu'elle  n'acquit  que  plus  tard  une 
certaine  importance,  nous  ne  la  signalons  ici  que 
pour  mémoire. 


CHAPITRE  XXVII 

Du  4  janvier  1766  au  22  mai  1767. 


Sommaire  :  Rousseau  en  Angleterre.  —  ]."  Arrivée  à  Londres.  — 
Recherche  d'un  logement.  —  Arrivée  de  Thérèse.  —  Départ  pour 
Wootton.  —  Accueil  que  Rousseau  reçoit  en  Angleterre.  —  Installation 
de  Rousseau  à  Wootton.  —  Lettre  apocryphe  du  Roi  de  Prusse. 

II.  Tendre  affection  entre  Hume  et  Rousseau.  —  Premières  difficultés. 

—  Revirement  subit.  —  Réclamation  de  Rousseau  contre  la  lettre  du  Roi 
de  Prusse.  —  Griefs  de  Rousseau  contre  Hume.  —  Rupture  de  Hume  et 
de  Rousseau.  —  Indiscrétions  des  deux  côtés.  —  Des  amis  communs 
cherchent  vainement  à  s'interposer.  —  Exposé  succinct  de  Hume.  — 
Traduction  de  l'Exposé  succinct  par  d'Alembert  et  Suard.  —  Nom- 
breuses brochures.  —  Refroidissement  d'amitié  entre  Milord  Maréchal 
et  Rousseau.  —  Pension  du  Roi  d'Angleterre;  Rousseau  néglige  d'en 
réclamer  le  paiement. 

III.  Genre  de  vie  de  Rousseau  à  Wootton.  —  La  botanique.  —  La 
duchesse  de  Portland.  —  Les   Confessions.   —  Défiances  de  Rousseau. 

—  Départ  de  Rousseau.  —  Sa  lettre  à  Davenport.  —  Ses  extravagances 
à  Douvres  et  sa  folie. 


Rousseau  arriva  à  Londres  le  13  janvier  1766. 
Sans  trop  écouter  ceux  qui  lui  cherchaient  un  loge- 
ment, il  aurait  voulu  courir  tout  de  suite  à  la  cam- 
pagne, s'enfermer  dans  quelque  retraite  solitaire, 
«  se  faire  oublier  des  hommes  et  finir  ses  jours  en 
paix.  »  Hume,  qui  craignait  pour  lui  la  solitude  et 
n'était  pas  fâché  de  le  produire  dans  le  monde, 
combattait  cette  pensée  et  prétendait  qu'il  ne  pou- 
vait s'éloigner,  tant  qu'il  ne  saurait  pas  l'anglais. 
C'était  renvoyer  son  départ  aux  calendes  ;  car  il 
avait  beau  se  consumer  en  efforts,  il  ne  pouvait  rien 


LA  VIE  ET  LES  OEUVRES  DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.     379 

apprendre  de  cette  langue.  Son  amour  pour  la 
retraite  n'alla  pourtant  pas  jusqu'à  lui  faire  accepter 
les  habitations  qui  lui  furent  offertes  à  la  campagne. 
Hume,  trompé  sans  doute  par  les  prétentions  de 
Jean-Jacques  à  la  simplicité,  avait  chargé  un  de  ses 
amis,  Jean  Stewart,  de  chercher  un  fermier  hon- 
nête et  discret  qui,  moyennant  50  ou  60  livres  ster- 
ling, se  chargeât  de  le  loger  et  de  le  nourrir,  lui  et 
sa  gouvernante  :  on  ne  lui  aurait  fait  payer  que 
20  ou  25  livres,  et  Hume  aurait  tenu  compte  très 
secrètement  du  surplus.  Il  emmena  son  ami  visiter 
ce  logement  ;  mais  celui-ci  le  trouva  insuffisant  et 
inhabitable.  D'autres  projets  ne  le  séduisirent  pas 
davantage.  Cependant  il  avait  accepté  la  proposition 
d'un  propriétaire  aisé  qui  lui  avait  offert  de  le  rece- 
voir chez  lui;  mais  avec  une  condition  qui  fut  jugée 
inadmissible,  celle  de  faire  manger  Thérèse  à  la 
même  table  que  lui  et  son  hôte.  Bientôt  il  se  rejeta 
sur  le  pays  de  Galles,  où  les  habitants,  bons  et  hos- 
pitaliers «  ne  savaient  pas  un  mot  d'anglais.  »  Son 
départ  était  d'ailleurs  subordonné  à  l'arrivée  de 
Thérèse.  Celle-ci  était  encore  à  Paris  et  logeait  chez 
Mme  de  Luxembourg.  Le  temps  qu'elle  devait  em- 
ployer à  venir  fut  mis  à  profit  par  Hume  pour  pro- 
poser à  son  ami  des  habitations  moins  isolées  et 
moins  éloignées  delà  capitale.  Hume  en  était  encore 
à  s'imaginer  qu'il  pourrait  jouer  vis-à-vis  de  Rous- 
seau le  rôle  de  protecteur  et  de  mentor  ;  et  Jean- 
Jacques  ,  tout  ému  du  zèle  de  son  patron  ,  trouvait 
bon  de  se  laisser  protéger1.  Il  fut  surtout  beaucoup 


1 .  Lettres  de  Rousseau  à  Mme  de 
Bouf fiers,  18  janvier;  à  Mm*  de 
Verdelin,  22  janvier,  5  février 
1766;  de  Hume  à  Mm"  de  Bouf- 


flers,  19  janvier  1766  ;  —  Exposé 
succinct  de  la  contestation  qui 
s'est  élevée  entre  M.  Hume  et 
M.  Rousseau,  1766. 


380 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


question  de  l'île  de  Wight ,  plus  gaie ,  plus  acces- 
sible, d'un  climat  plus  favorable  que  le  pays  de  Galles  ; 
mais,  malgré  tout  ce  qu'on  put  lui  dire,  notre  Ge- 
nevois opta  pour  le  pays  que  les  Anglais  ont  appelé 
la  Petite  Suisse  :  en  définitive,  il  se  logeait  pour 
lui  et  non  pour  ses  amis1.  En  attendant  qu'il  pût  y 
aller,  comme  il  lui  tardait  de  quitter  la  ville,  il  se 
retira  à  Chiswick,  petit  village  situé  à  6  milles  de 
Londres,  sur  le  bord  de  la  Tamise2. 

Il  y  était  depuis  une  quinzaine  de  jours,  quand 
arriva  Thérèse.  Pendant  le  temps  qu'il  y  resta,  un 
grand  nombre  de  personnes  lui  proposèrent  de  nou- 
velles résidences.  Il  reçut  des  offres  de  la  part  de 
Milord  Maréchal ,  pour  les  environs  de  Plimouth3. 
Il  en  eut  pour  le  comté  de  Surrey4;  il  en  eut  pour 
toutes  les  provinces  d'Angleterre5.  Hume  lui  offrit 
d'acheter,  pour  l'y  établir,  une  maison  de  campa- 
gne, comté  de  Sussex,  dont  il  avait  paru  fort  épris6. 
D'un  autre  côté,  le  comte  Orloff  l'engagea  à  venir 
habiter  une  de  ses  terres,  en  Russie7.  Enfin  Jean- 
Jacques  partit  de  Chiswick  le  19  mars,  pour  aller, 
non  dans  le  pays  de  Galles,  comme  il  l'avait  résolu, 
mais  dans  un  château  nommé  Wootton,  situé  à  cin- 
quante lieues  de  Londres,  dans  le  comté  de  Derby. 
Le  propriétaire,  Davenport,  était  des  amis  de  Hume  ; 
il  habitait  rarement  son  château  et  le  mit  gracieu- 
sement à  la  disposition  de   Rousseau.   Celui-ci  tou- 


1.  Lettre  de  Rousseau  à  Mme  de 
Bouf fiers,  6  février  1766.  —  2. 
Lettre  à  d'Ivernois,  29  janvier 
1766.  —  3.  Lettre  de  Milord  Ma- 
réchal à  Rousseau,  26  février 
1766.  —  4.  Lettre  de  Rousseau  à 
Dupeyrou,  16  mars  1766.  —  5. 
Lettre  à  Hume,  10  juillet  1766. 


—  6.  Hume,  Exposé  succinct.  — 
7.  Lettre  de  Rousseau  au  comte 
Orloff,  23  février  1766.  Bachau- 
rnont  cite  cette  lettre,  mais 
avec  une  erreur  de  date  de 
plus  d'une  année  (12  juil- 
let 1767). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


381 


tefois  ne  consentit  pas  à  être  logé  gratuitement,  et 
voulut  payer  à  Davenport  trente  guinées  par  an1.  Il 
fit  observer,  d'ailleurs,  que  si  l'habitation  ne  lui  con- 
venait pas,  il  aurait  de  nouveau  recours  aux  bons 
offices  de  Hume  et  à  ceux  de  son  nouvel  hôte  pour 
en  trouver  une  autre.  «  Si  Wootton  vous  déplaît,  lui 
écrivait  Hume,  M.  Davenport  vous  propose  une  pe- 
tite ferme,  près  de  son  autre  propriété  de  Cheshire. 
Si  cela  ne  vous  convient  pas  encore,  il  prêtera  tout 
son  concours  à  vous  établir  selon  votre  gré,  en 
quelque  autre  lieu,  et  il  dit  qu'il  ne  vous  perdra  ja- 
mais de  vue,  jusqu'à  ce  qu'il  vous  voie  satisfait  et  à 
l'aise.  Voilà  de  même  le  grand  objet  de  mon  ambi- 
tion2. » 

Avant  d'aller  s'enfermer  dans  sa  solitude  sauvage 
et  éloignée  de  toute  communication,  Jean-Jacques 
prit  la  sage  précaution  de  se  munir  d'argent.  Il  de- 
manda à  Dupeyrou  de  lui  envoyer  30  guinées  et 
il  chargea  d'Ivernois  de  placer  en  rente  viagère, 
sur  sa  tète  et  sur  celle  de  Thérèse,  3,400  francs,  dont 
3,000  étaient  à  lui  et  400  à  Thérèse.  Cet  argent 
était  alors  en  dépôt  chez  Mme  Boy  de  la  Tour3. 

Pendant  les  deux  mois  que  Rousseau  avait  passés 
à  Londres  ou  aux  environs  de  Londres,  il  avait  été 
à  même  d'apprécier  l'hospitalité  anglaise.  Il  l'avait 
d'abord  trouvée  fort  à  son  gré.  Il  est  à  croire  que 
la  curiosité  avait  eu  pour  le  moins  autant  de  part  à 
l'accueil  qui  lui  avait  été  fait  que  l'intérêt  pour   ses 


1.  Tel  est  du  moins  le  chiffre 
indiqué  par  Hume  {Lettre  de 
Hume  à  X...,  2  mai  1706).  Rous- 
seau s'est  récrié  contre  cette 
évaluation.  Il  a  voulu  dire 
sans   doute   qu'il  payait  da- 


vantage {Lettre  de  Rousseau 
à  Dupeyrou,  19  juillet  1766).  — 
2.  Lettres  de  Hume  à  Rousseau, 
mars  et  22  avril  1766.  —  o. 
Lettres  à  d'Ivernois,  22  février; 
et  à  Dupeyrou,  14   mars  1766. 


382 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


malheurs  ou  l'admiration  pour  ses  écrits.  D'ailleurs, 
sous  le  patronage  de  Hume,  il  ne  pouvait  manquer 
d'être  bien  vu  partout.  Il  avait  été  invité  à  dîner 
dans  les  maisons  les  plus  aristocratiques  et  jusque 
chez  des  ministres,  et  Thérèse  y  avait  été  invitée  avec 
lui1.  Il  avait  reçu  des  visites,  au  point  d'en  être 
accablé  et  n'en  avait  rendu  aucune  ;  le  clergé  angli- 
can le  regardait  comme  un  confesseur  de  la  foi  et 
le  Prince  héréditaire,  beau-frère  du  Roi,  était  venu 
en  personne  le  voir 2. 

Cet  accueil  fut-il  dans  la  réalité  aussi  brillant  qu'il 
le  dit?  Si  on  s'en  rapportait  à  certaines  nouvelles 
venues  alors  d'Angleterre  en  France,  ou  à  ce  que 
lui-même  disait,  un  mois  plus  tard,  il  aurait  man- 
qué précisément  de  faire  sensation,  et  ne  se  serait 
pas  résigné  sans  peine  à  demeurer  presque  inaperçu 
au  milieu  de  ce  peuple  anglais  qui  ne  l'avait  jamais 
vu  et  à  être  parfois  quelque  peu  malmené  par  les 
journaux  ;  enfin  son  dépit  n'aurait  pas  été  étranger 
à  son  brusque  départ  de  Londres  et  aux  méconten- 
tements qui  suivirent3.  Il  avait  beau  dire  qu'il  ne 
demandait  que  la  solitude  et  l'oubli  des  hommes,  il 
était,  à  cause  de  son  passé,  pris  dans  une  sorte  d'en- 
grenage de  publicité,  dont  il  ne  pouvait  ni  ne  vou- 
lait se  déprendre.  Non  seulement  il  s'intéressait  à 
l'impression  et  à  la  traduction  des  lettres  de  Dupey- 
rou  sur  les  événements  de  Motiers  ;  mais,  pour  obéir, 


1.  Lettre  de  Hume  à  Rous- 
seau, mars  176(5,  pour  lui  trans- 
mettre l'invitation  de  lady 
Ailesbury  et  du  général  Gon- 
way,  ministre  secrétaire  d'É- 
tat. —  2.  Lettres  à  Dupeyrou, 
27  janvier    et   14   mars  1766. 


—  3.  Lettre  de  Walpole  au  Ré- 
vérend William  Cole,  28  fé- 
vrier 1766.  —  Année  littéraire 
4166,    t.    IL    —    BaCHAUMONT, 

8  juillet  1766,  et  addition  aux 
mémoires,  3  juillet    1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


383 


disait-il,  aux  conseils  de  Hume,  il  en  demandait  un 
complément  comprenant  son  séjour  à  File  Saint- 
Pierre,  à  Bienne,  en  France  et  en  Angleterre.  Puis 
il  se  reprenait  d'amour  pour  la  paix  et  rouvrait  sa 
lettre  pour  dire  à  Dupeyrou  de  ne  rien  faire  de  nou- 
veau '.  Enfin  il  attendait  avec  un  grand  empresse- 
ment les  lettres  et  les  papiers  qui  devaient  le  mettre 
à  même  de  travailler  à  ses  mémoires2.  Il  ne  pou- 
vait manquer  d'en  éprouver  le.  besoin  dans  cette 
retraite  de  Wootton,  si  éloignée  des  villes  et  pres- 
que de  tout  voisinage,  une  vraie  solitude  cette  fois, 
où  pendant  les  dix  mois  que  devait  durer  l'absence 
de  Davenport,  il  allait  être  réduit  à  n'avoir  pour 
toute  société  que  la  compagnie  de  Thérèse.  Son  lo- 
gement du  reste  était  agréable,  situé  au-dessus  de 
celui  du  propriétaire  et  distribué  de  même,  avec 
une  belle  vue  sur  une  magnifique  pelouse,  et  au 
delà,  sur  un  paysage  accidenté  qui  offrait  des  pro- 
menades charmantes.  Ce  dernier  point  était  très 
important,  car  on  sait  que  Rousseau  vivait  beau- 
coup au  dehors.  Son  genre  de  vie  était  confortable, 
suivant  la  mode  anglaise.  Sauf  l'ennui  donc,  il  était 
à  croire  qu'il  serait  bien  ;  mais  il  était  ou  plutôt  il 
se  croyait  inaccessible  à  l'ennui3. 

Il  était  à  peine  rendu  en  Angleterre,  quand  il  sut 
par  Hume  que,  dès  avant  son  départ,  il  courait  à 
Paris  une  prétendue  lettre  du  Roi  de  Prusse  à  son 
adresse,  qui  lui  parut  être  une  mystification.  Il  la 
jugea,  mais  sans  l'avoir  vue,  de  fabrication   gene- 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  27  jan- 
vier 1766.  —  2.  Lettres  à  Dupey- 
rou, lo  février,  2, 14  et  29  mars 
1766;  à  Becket  et  Jlondt,  li- 
braires à  Londres,  9  avril  1766. — 


3.  Lettre  à  Mme  de  Luze,  10  mai 
1766.  —  Les  Résidences  de  J.-J. 
Rousseau ,  par  Alf.  de  Bougy, 
Wootton. 


384  LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

voise,  et  n'apprit  pas  sans  étonnement  qu'on  l'attri- 
buait à  Walpole  \  Il  n'y  attacha,  du  reste,  pour  le 
moment,  qu'une  médiocre  importance,  ne  prévoyant 
pas  qu'elle  deviendrait  pour  lui  le  point  de  départ 
de  graves  difficultés. 

Voici  cette  lettre  :  «  Vous  avez  renoncé  à  Genève, 
votre  patrie  ;  vous  vous  êtes  fait  chasser  delà  Suisse, 
pays  tant  vanté  dans  vos  écrits;  la  France  vous  a 
décrété;  venez  donc  chez  moi.  J'admire  vos  talents, 
je  m'amuse  de  vos  rêveries  qui,  soit  dit  en  passant, 
vous  occupent  trop  longtemps.  Vous  avez  fait  assez 
parler  de  vous  par  vos  singularités,  peu  convenables 
à  un  véritable  grand  homme.  Démontrez  à  vos  en- 
nemis que  vous  pouvez  avoir  quelquefois  le  sens 
commun  ;  cela  les  fâchera,  sans  vous  faire  tort.  Mes 
Etats  vous  offrent  une  retraite  paisible  ;  je  vous  veux 
du  bien  et  je  vous  en  ferai,  si  vous  le  trouvez  bon. 
Mais  si  vous  vous  obstinez  à  rejeter  mes  secours, 
attendez-vous  que  je  ne  le  dirai  à  personne.  Si  vous 
persistez  toujours  à  vous  creuser  l'esprit  pour  trou- 
ver de  nouveaux  malheurs,  choisissez-les  tels  que 
vous  voudrez;  je  suis  roi;  je  puis  vous  en  procurer 
au  gré  de  vos  souhaits,  et,  ce  qui  sûrement  ne  vous 
arrivera  pas  avec  vos  ennemis,  je  cesserai  de  vous 
persécuter,  quand  vous  cesserez  de  mettre  votre 
gloire  à  l'être. 

Signé  :  Frédéric.   » 

II 

Quand  Jean-Jacques  se  rendit  à  Wootton,  l'affec- 
tion la  plus   entière  paraissait  régner  entre   lui  et 

1,  Lettres  à  Mme  de  Bouf fiers,  I  de  Mm>  du  Deffand  à  Voltaire, 
18  janvier;  à  Dupeyrou,  27  jan-  I  28  décembre  1765.  —  Bachau- 
vier,  15  février,  14  mars  1766;   |  mont,  28  décembre  1765. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  385 

Hume.  «  Vous  voyez  déjà,  mon  cher  patron,  par  la 
date  de  ma  lettre,  lui  écrivait-il,  que  je  suis  arrivé 
dans  le  lieu  de  ma  destination;  mais  vous  ne  pou- 
vez voir  tous  les  charmes  que  j'y  trouve;  il  faudrait 
connaître  le  lieu  et  lire  dans  mon  cœur.  Seul,  j'au- 
rais pu  trouver  de  l'hospitalité  peut-être,  mais  je  ne 
l'aurais  jamais  aussi  bien  goûtée  qu'en  la  tenant  de 
votre  amitié.  Conservez-la  moi  toujours,  mon  cher 
patron.  Aimez-moi  pour  moi,  qui  vous  dois  tant; 
pour  vous-même  ;  aimez-moi  pour  tout  le  bien  que 
vous  m'avez  fait1.  » 

Hume,  de  son  côté,  quoique  moins  expansif,  n'est 
peut-être  pas  moins  précis.  «  Vous  m'avez  demandé 
mon  opinion,  écrit-il  à  une  dame  de  ses  amies,  qui 
désirait  savoir  ce  qu'il  pensait  de  Rousseau;  après 
l'avoir  examiné  sous  tous  les  points  de  vue,  je  suis 
maintenant  en  état  de  le  juger.  Je  vous  déclare  que 
je  ne  connus  jamais  un  homme  plus  aimable  et  plus 
vertueux.  Il  est  doux,  modeste,  aimant,  désintéressé, 
doué  d'une  sensibilité  exquise.  En  lui  cherchant  des 
défauts,  je  n'en  trouve  d'autres  qu'une  extrême  im- 
patience, de  la  susceptibilité  et  une  disposition  à 
nourrir  contre  ses  meilleurs  amis  d'injustes  soup- 
çons. Je  n'en  ai  vu  aucun  exemple;  mais  ses  que- 
relles avec  d'anciens  amis  me  le  font  présumer. 
Quant  à  moi,  je  passerais  ma  vie  dans  sa  société 
sans  qu'il  s'élevât  un  nuage  entre  nous.  Il  a  dans 
ses  manières  une  simplicité  remarquable  ;  c'est  un 
véritable  enfant  dans  le  commerce  ordinaire.  Cette 
qualité,  jointe  à  sa  grande  sensibilité,  fait  que  ceux 
qui  vivent  avec  lui  peuvent  le  gouverner  facilement. 


1.  Lettre  à  Hume,  22  mars  1760.    I    1766. 
Voir  aussi  Lettre  à  Bey,3  mars    | 

TOME  II  25 


388 


LA.    VIE    ET    LES    OEUVRES 


lettre,  c'était  surtout  le  Roi  de  Prusse.  On  ne  voit 
pas  qu'il  en  ait  pris  le  moindre  souci.  Rousseau  au- 
rait dû,  à  son  exemple,  la  dédaigner  comme  une 
plaisanterie.  Loin  de  là,  il  en  fit  une  affaire  d'Etat, 
et  ses  amis  ont  reproché  à  Hume,  comme  une  infa- 
mie, d'y  avoir  eu  quelque  part. 

Il  n'est  pas  inutile  de  savoir  comment  fut  com- 
posée cette  lettre.  Walpole,  qui  avait  d'autant  plus 
de  mépris  pour  les  philosophes  qu'il  avait  souvent 
occasion  de  les  voir  dans  les  salons  de  Paris,  avait 
une  antipathie  spéciale  pour  Rousseau.  «  Un  jour, 
dit-il,  que  je  me  trouvais  chez  Mme  Geoffrin.  je  m'é- 
tais pris  à  plaisanter  sur  l'affectation  et  les  contra- 
dictions de  Rousseau,  et  j'avais  dit  quelque  chose 
qui  avait  amusé  la  compagnie.  En  rentrant  chez 
moi,  j'en  fis  une  lettre  et  je  la  montrai  le  lendemain 
à  Helvétius  et  au  duc  de  Nivernois.  Ils  s'en  diver- 
tirent de  si  bon  cœur  qu'après  avoir  relevé  quel- 
ques fautes  de  langage  qui  ne  pouvaient  manquer 
de  s'y  trouver,  ils  m'encouragèrent  à  la  laisser  voir. 
Vous  savez  que  je  suis  fort  disposé  à  me  moquer 
des  charlatans  politiques  et  littéraires ,  quelque  ta- 
lent qu'ils  puissent  avoir,  et  j'y  consentis.  On  s'en 
est  arraché  des  copies  et  me  voilà  à  la  mode1.  » 
Hume,  qui  était  l'ami  de  Walpole,  eut  connaissance 
de  la  lettre  et  même  y  dut  mettre  la  main.  «.  La 
seule  plaisanterie,  dit-il,  que  je  me  sois  permise  re- 
lativement à  la  lettre  du  Roi  de  Prusse,  a  été  faite 
par  moi  à  la  table  de  lord  Osorys.  »  On  a  supposé, 
d'après  la  faute  de  français   qui  se  trouve  à  la  fin, 


1.  Lettres  d'Horace  Walpole  à 
ses  amis  pendant  ses  voyages  en 
France.  Traduction  et  intro- 
duction  du  comte  de  Bâil- 


lon, 1872.  Lettre  du  12  janvier 
1766,  'à  l'honorable  H.  S.  Con- 
way,  les  mots  en  italique 
sont  en  français. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


889 


que  la  dernière  phrase  devait  être  de  Hume,  la 
preuve  est  sans  doute  un  peu  faible'. 

Tout  le  monde  sut  bientôt  que  Walpole  était  l'au- 
teur de  la  lettre.  Il  n'en  faisait  d'ailleurs  aucun 
mystère,  et  il  en  revendiqua  plus  tard  publiquement 
la  paternité.  Mais  Rousseau  y  voulut  reconnaître 
le  style  de  d'Alembert  et  n'hésita  pas  à  la  lui  attri- 
buer. D'Alembert  protesta.  Rousseau  n'en  garda 
pas  moins  son  opinion,  et  jugea  qu'il  fallait  que 
Walpole  fût  bien  lâche  pour  consentir  à  lui  servir 
de  prête-nom  2. 

Il  faut,  pour  connaître  les  griefs  de  Rousseau 
contre  Hume,  retourner  en  arrière  et  reprendre  dès 
l'origine  l'histoire  de  leurs  rapports.  Beaucoup  de 
faits  qui,  apparemment,  lui  avaient  échappé,  ou  qu'il 
n'avait  pas  jugés  dignes  de  son  attention,  puisqu'ils 
ne  l'avaient  pas  empêché  d'avoir  pour  Hume  l'amitié 
la  plus  tendre  et  la  reconnaissance  la  plus  entière, 
lui  revinrent  à  la  mémoire  plus  ou  moins  exactement, 
et,  sous  le  verre  grossissant  de  son  imagination,  ne 
tardèrent  pas  à  prendre  les  proportions  les  plus 
exorbitantes.  Après  avoir  médité  pendant  plusieurs 
jours  encore  sur  ces  souvenirs,  il  en  vint  à  les  écha- 
fauder  de  manière  à  en  faire  tout  un  système  de 
noirceurs,  de  trahisons  et  d'infamies.  Peut-être  lui 
en  coûtait-il  de  rompre  avec  celui  que ,  la  veille 
encore,  il  ne  suffisait  pas  à  louer  selon  les  désirs  de 
son  cœur;  peut-être  désespérait-il  de  persuader  les 


1.  Voir  II.  Morin,  ch.  v,  et 
Œuvra  de  J.-J.  Rousseau,  édi- 
tion Musset-Palhay,  t.  XVI.— 
2.  Lettres  de  Rousseau  à  Dupey- 
rou,  10  mars  ;  à  Malesherbes, 
même  date  ;  à  Mme  de  Verdelin, 


25  mai  ;  à  Hume,  10  juillet  1706. 
—  Déclaration  de  d'Alembert 
aux  éditeurs  de  V  «  Exposé  suc- 
cinct,» de  Hume,  août  1766.  — 
Lettre  de  d'Alembert  à  Voltaire, 
11  août  1700,  etc. 


390  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

amis  dévoués  qui  l'avaient  confié  à  Hume,  comme 
au  patron  le  plus  sûr  et  le  plus  fidèle.  Enfin  il  éclata 
et  il  écrivit  presque  en  même  temps  et  presque 
dans  les  mêmes  termes  à  Mmo  de  Boufflers,  à 
Mmo  de  Verdelin  et  à  Milord  Maréchal.  On  cherchait, 
disait-il,  à  le  déshonorer,  et  on  y  réussissait  avec 
un  succès  étonnant;  on  jetait  le  ridicule  sur  lui  et 
sur  Thérèse  ;  les  services  que  l'on  continuait  à  lui 
rendre  n'étaient  point  accompagnés  de  cet  air  d'hon- 
nêteté et  d'estime  qui  en  font  le  charme  ;  les  papiers 
publics,  qui  naguère  ne  parlaient  de  lui  qu'avec 
estime,  n'en  parlaient  plus  qu'avec  mépris.  Où 
avait-il  vu  tout  cela?  Où  avait-il  vu  surtout  que 
Hume  y  fût  pour  quelque  chose.  Il  est  vrai  que  les 
journaux  n'avaient  pas  toujours  pour  lui  les  égards 
qu'il  aurait  voulu.  Ainsi  Fréron  rapporte,  d'après 
les  feuilles  anglaises,  trois  petites  pièces  pleines 
d'esprit,  mais  aussi  de  malice,  qui  furent  faites  contre 
Rousseau  :  dans  l'une,  on  le  raille  agréablement 
de  son  impatience  à  souffrir  la  moindre  plaisanterie. 
«  Ami  Jean-Jacques,  lui  dit  la  seconde,  ne  t'effa- 
rouche point  d'une  bagatelle.  Tu  es  ici  dans  un  pays 
de  liberté;  la  liberté  a  ses  inconvénients.  Avoue  que 
ce  qui  te  fâche  le  plus  dans  cette  lettre  supposée, 
c'est  que  ton  caractère  y  est  trop  bien  marqué.  » 
La  troisième  pièce,  qu'à  tort  ou  à  raison,  on  a  attri- 
buée à  Bordes,  le  comparait  à  un  charlatan  qui  veut 
qu'on  s'occupe  de  lui  et  de  ses  pilules.  Tout  cela 
n'est  pas  bien  méchant1.  Mais  Jean-Jacques  cite 
d'autres  faits;  la  lettre  du  Roi  de  Prusse  était  la  plus 


1. 1°  Lettre  d'un  Anglais  à  J.-J .  !  ancien  manuscrit  grec.  Insérés 
Rousseau.  —  2°  Lettre  d'un  Qua-  dans  V Année  littéraire  de  1766, 
ker  à  J.-J .  —  3°  Fragment  d'un   \    t.  Il  (février). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  391 

grave.  Puis  vinrent  les  retards  apportés  à  l'impres- 
sion des  lettres  de  Dupeyrou.  En  bonne  justice  il 
aurait  dû  attribuer  ces  retards  aux  libraires  ;  il  aima 
bien  mieux,  à  tout  hasard,  en  rendre  Hume  respon- 
sable. Il  n'oublie  pas  les  racontars  des  journaux  : 
qu'il  est  fils  d'un  musicien  ;  que  Hume  a  été  son 
protecteur  en  France  et  lui  a  obtenu  un  passeport; 
et  puis  il  a  appris  que  Hume  connaissait  le  fils  de 
ïronchin  et  avait  logé  dans  la  même  maison  que  lui; 
enfin  il  se  rappelle  une  histoire  ridicule  qui  se  serait 
passée  la  nuit  même  qui  suivit  son  départ  de  Paris. 
A  Roye,  Hume  étant  couché  dans  la  même  chambre 
que  Rousseau  et  que  de  Luze,  se  serait  écrié  à 
pleine  voix  et  avec  un  ton  effrayant  et  sinistre  :  Je 
tiens  Jean-Jacques  Rousseau.  Jean-Jacques  ne  put 
interpréter  alors  ces  mots  que  favorablement.  Nous 
croyons  qu'au  lieu  de  les  interpréter,  le  plus  simple 
est  de  les  nier.  Si  Hume  avait  rêvé,  il  aurait  sans 
doute  rêvé  en  anglais  ;  n'est-ce  pas  plutôt  Jean- 
Jacques  qui  avait  rêvé...  ou  menti?  Autre  fait  :  Un 
soir,  Rousseau  venait  d'écrire;  Hume,  parait-il,  aurait 
bien  voulu  voir  sa  lettre  ;  n'ayant  pu  y  parvenir,  il 
proposa  son  cachet  pour  la  fermer  et  sortit  en  même 
temps  que  le  domestique  qui  la  portait.  Donc  Hume 
a  dû  confisquer  ou  décacheter  la  lettre.  Dans  une 
autre  circonstance  encore,  Hume  regardait  Rousseau 
et  Thérèse  avec  des  yeux  effrayants.  Rousseau  se 
trouble,  tombe  dans  une  horrible  émotion  et  finit 
par  se  précipiter  tout  en  larmes  dans  les  bras  de 
son  patron  en  s'écriant  :  «  Non,  David  Hume  n'est 
pas  un  traître;  cela  n'est  pas  possible!  et  s'il  n'était 
pas  le  meilleur  des  hommes,  il  faudrait  qu'il  en 
fût  le  plus  noir.  »  Et  Rousseau  ne  s'aperçoit  pas  que 
Hume   dut  le  prendre   pour  un  fou  ;    et  il  s'étonne 


392 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


qu'au  lieu  de  se  fâcher  ou  de  s'attendrir,  il  ait  ré- 
pondu tranquillement  à  ses  transports  par  quelques 
froides  caresses,  en  lui  frappant  de  petits  coups  sur 
le  dos  et  en  lui  disant  :  Mon  cher  Monsieur?  Quoi 
donc  mon  cher  Monsieur  '  ?  Faut-il  ajouter  à  ces 
griefs  des  divergences  d'idées  et  de  principes  entre 
Rousseau,  religieux  et  spiritualiste,  et  Hume,  scep- 
tique et  impie  !  On  l'a  dit,  mais  après  coup,  et  les 
deux  intéressés  n'en  ont  rien  laissé  soupçonner2. 
Voilà  les  frivoles  motifs  qui  ont  déterminé  la  rup- 
ture entre  Rousseau  et  Hume.  Il  est  ennuyeux,  d'a- 
voir à  répéter  de  semblables  niaiseries  dans  une 
histoire  qui  se  donne  comme  sérieuse  ;  mais  il  faut 
savoir  que  ces  niaiseries  composent  tout  le  fond 
d'un  grave  démêlé  entre  deux  hommes  célèbres,  et 
eurent  dans  les  salons  et  le  monde  des  lettres  un 
tel  retentissement  qu'  «  une  déclaration  de  guerre 
entre  deux  grandes  puissances  n'aurait  pas  fait  plus 
de  bruit3.  » 

Les  correspondants  de  Rousseau  durent  être  bien 
embarrassés  pour  lui  répondre.  Ils  ne  pouvaient 
être  dupes  de  ses  hallucinations;  mais  ils  l'aimaient 
et  ils  étaient  habitués  à  priser  ses  talents  et  à  mé- 
nager ses  susceptibilités.  Ils  ne  pouvaient  ni  parler 
comme  lui,  de  peur  de  l'entretenir  dans  ses  idées, 
ni  le  contrarier,  de  peur  de  le  rendre  tout  à  fait  fou. 
11  ne  leur  restait  qu'à  l'endormir  par  de  belles 
phrases  et  des  potions  calmantes  ,  et  c'est  ce  qu'ils 
ne  manquèrent  pas  de  faire.    Milord  Maréchal,  qui 


1.  Lettres  à  M'ne  de  Bouf fiers, 

9  avril  :    à   F.    H.     Bousseau, 

10  avril  ;  à  lord  A".,  19  avril  ; 
à  M.  X.,  avril  ;  à  Malesherbes, 
40  mai  P66.  —  2.  Yillemain, 


Cours  de  littérature,  XVIII"  siè- 
cle,  28e  leçon.  —  3.  Grimm, 
Correspondance  littéraire,  la  oc- 
tobre 1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  393 

connaissait  Hume  depuis  longtemps,  avait  plus  d'au- 
torité que  tout  autre  pour  parler  de  lui.  Il  expliqua 
certains  faits,  en  atténua  d'autres,  insista  sur  les 
malentendus  et  plaida  en  faveur  des  intentions  \ 
Mme  de  Verdelin  venait  précisément  de  voir  une 
lettre  où  Hume,  faisant  le  plus  bel  éloge  de  Rous- 
seau, disait  de  lui  :  «  C'est  un  homme  selon  mon 
cœur.  »  Mm0  de  Verdelin  ne  peut  donc  regarder  les 
appréciations  de  Rousseau  que  comme  des  soupçons, 
auxquels  peut-être  Thérèse  n'est  pas  étrangère.  «Et 
si  Hume  n'est  pas  coupable,  dit-elle,  quel  coup  af- 
freux pour  lui;  j'oserais  dire  pour  vous,  qui  avez  le 
cœur  si  bon,  si  juste!...  et  puis  quel  effet  dans  le 
monde  pour  tous  les  deux.  Je  vous  assure  que  mon 
sang-  se  glace  de  toutes  ces  pensées2.  » 

Rousseau  va-t-il  au  moins  se  déclarer  sûr  de  ce 
qu'il  avance?  Pas  le  moins  du  monde.  «  Telle  est, 
dit-il,  la  déplorable  situation  de  mon  âme,  que, 
sans  être  absolument  convaincu,  je  suis  tous  les 
jours  plus  persuadé.  Mais  tôt  ou  tard,  le  temps  dé- 
couvrira la  vérité.  Avec  quelles  larmes  de  joie  je 
confesserai  alors  mon  erreur  et  mon  indignité  !  Mais 
non;  chaque  jour,  des  indices  nouveaux  achèvent 
de  m'accabler,  et  jusqu'à  ma  dernière  heure,  mon 
cœur  sera  déchiré  de  cette  persuasion  funeste  que 
le  meilleur  des  hommes  s'est  pour  moi  seul  trans- 
formé dans  le  plus  noir3.  » 

Pendant  ce  temps-là,  Hume,  ne  se  doutant  de 
rien,  se  croyait  au  mieux  avec  Jean-Jacques,  lui  écri- 
vait sur  le  ton  de  l'amitié  et  s'occupait  de  ses   in- 


1.  Lettre  de  Milord  Maréchal  i  Rousseau,  27  avril  1766.  — 
à  Rousseau,  26  avril  1766.  —  3.  Lettre  à  Mm0  de  Verdelin, 
2.  Lettre   de  Mma   de  Verdelin  à   !    25  mai  1766. 


392 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


qu'au  lieu  de  se  fâcher  ou  de  s'attendrir,  il  ait  ré- 
pondu tranquillement  à  ses  transports  par  quelques 
froides  caresses,  en  lui  frappant  de  petits  coups  sur 
le  dos  et  en  lui  disant  :  Mon  cher  Monsieur?  Quoi 
donc  mon  cher  Monsieur i  ?  Faut-il  ajouter  à  ces 
griefs  des  divergences  d'idées  et  de  principes  entre 
Rousseau,  religieux  et  spiritualiste,  et  Hume,  scep- 
tique et  impie  !  On  l'a  dit,  mais  après  coup,  et  les 
deux  intéressés  n'en  ont  rien  laissé  soupçonner2. 
Voilà  les  frivoles  motifs  qui  ont  déterminé  la  rup- 
ture entre  Rousseau  et  Hume.  Il  est  ennuyeux,  d'a- 
voir à  répéter  de  semblables  niaiseries  dans  une 
histoire  qui  se  donne  comme  sérieuse  ;  mais  il  faut 
savoir  que  ces  niaiseries  composent  tout  le  fond 
d'un  grave  démêlé  entre  deux  hommes  célèbres,  et 
eurent  dans  les  salons  et  le  monde  des  lettres  un 
tel  retentissement  qu'  «  une  déclaration  de  guerre 
entre  deux  grandes  puissances  n'aurait  pas  fait  plus 
de  bruit3.  » 

Les  correspondants  de  Rousseau  durent  être  bien 
embarrassés  pour  lui  répondre.  Ils  ne  pouvaient 
être  dupes  de  ses  hallucinations;  mais  ils  l'aimaient 
et  ils  étaient  habitués  à  priser  ses  talents  et  à  mé- 
nager ses  susceptibilités.  Ils  ne  pouvaient  ni  parler 
comme  lui,  de  peur  de  l'entretenir  dans  ses  idées, 
ni  le  contrarier,  de  peur  de  le  rendre  tout  à  fait  fou. 
11  ne  leur  restait  qu'à  l'endormir  par  de  belles 
phrases  et  des  potions  calmantes  ,  et  c'est  ce  qu'ils 
ne  manquèrent  pas  de  faire.    Milord  Maréchal,  qui 


1.  Lettres  à  Mme  de  Boufflers, 

9  avril  :    à    F.    H.     Rousseau, 

10  avril  ;  à  lord  X.,  19  avril  ; 
à  M.  X.,  avril  ;  à  Malesherbes, 
10  mai  1766.  —'2.  Villemain, 


Cours  de  littérature,  xvill"  siè- 
cle, 28e  leçon.  —  3.  Grimm, 
Correspondance  littéraire,  lo  oc- 
tobre 1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  393 

connaissait  Hume  depuis  longtemps,  avait  plus  d'au- 
torité que  tout  autre  pour  parler  de  lui.  Il  expliqua 
certains  faits,  en  atténua  d'autres,  insista  sur  les 
malentendus  et  plaida  en  faveur  des  intentions  '. 
Mm0  de  Verdelin  venait  précisément  de  voir  une 
lettre  où  Hume,  faisant  le  plus  bel  éloge  de  Rous- 
seau, disait  de  lui  :  «  C'est  un  homme  selon  mon 
cœur.  »  Mmc  de  Verdelin  ne  peut  donc  regarder  les 
appréciations  de  Rousseau  que  comme  des  soupçons, 
auxquels  peut-être  Thérèse  n'est  pas  étrangère.  «Et 
si  Hume  n'est  pas  coupable,  dit-elle,  quel  coup  af- 
freux pour  lui;  j'oserais  dire  pour  vous,  qui  avez  le 
cœur  si  bon,  si  juste!...  et  puis  quel  effet  dans  le 
monde  pour  tous  les  deux.  Je  vous  assure  que  mon 
sang  se  glace  de  toutes  ces  pensées 2.  » 

Rousseau  va-t-il  au  moins  se  déclarer  sûr  de  ce 
qu'il  avance?  Pas  le  moins  du  monde.  «  Telle  est, 
dit-il,  la  déplorable  situation  de  mon  Ame,  que, 
sans  être  absolument  convaincu,  je  suis  tous  les 
jours  plus  persuadé.  Mais  tôt  ou  tard,  le  temps  dé- 
couvrira la  vérité.  Avec  quelles  larmes  de  joie  je 
confesserai  alors  mon  erreur  et  mon  indignité  !  Mais 
non;  chaque  jour,  des  indices  nouveaux  achèvent 
de  m'accabler,  et  jusqu'à  ma  dernière  heure,  mon 
cœur  sera  déchiré  de  cette  persuasion  funeste  que 
le  meilleur  des  hommes  s'est  pour  moi  seul  trans- 
formé dans  le  plus  noir  3.  » 

Pendant  ce  temps-là,  Hume,  ne  se  doutant  de 
rien,  se  croyait  au  mieux  avec  Jean-Jacques,  lui  écri- 
vait sur  le  ton  de  l'amitié  et  s'occupait  de  ses   in- 


1.  Lettre  de  Milord  Maréchal  i  Rousseau,  27  avril  1766.  — 
à  Rousseau,  26  avril  1766.  —  3.  Lettre  à  Mma  de  Verdelin, 
2.  Lettre  de  MmC   de  Verdelin  à  !    25  mai  1766. 


394 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


térêts,  de  manière  à  mériter  toute  sa  reconnaissance. 
Il  est  vrai  que  celui-ci ,  aimant  mieux  passer  pour 
un  ingrat  que  pour  un  fourbe,  était  bien  résolu  à 
ne  lui  pas  répondre  un  mot  de  sa  vie  '.  Hume  le 
croyait  heureux,  autant  du  moins  que  le  comportait 
son  caractère  singulier  et  une  solitude  qui  pourrait 
bien  finir  par  lui  devenir  insupportable;  il  vantait 
encore ,  quoique  un  peu  moins  que  par  le  passé,  son 
bon  naturel  et  ses  vertus  2.  Aussi  dut-il  être  un 
jour  fort  étonné  à  la  lecture  d'une  lettre  dans  la- 
quelle Rousseau  lui  déclarait  qu'il  ne  voulait  plus 
avoir  avec  lui  aucun  commerce,  ni  même  participer 
à  une  affaire  avantageuse  pour  lui,  mais  dont  il 
serait  le  médiateur  3. 

On  ne  connaîtrait  pas  toute  l'inconvenance  de  la 
lettre  de  Rousseau,  si  on  ne  savait  qu'elle  avait  pour 
objet  de  répondre  à  de  nouveaux  services  de  la  part 
de  Hume.  Quoiqu'il  ne  fût  pas  sans  ressources,  il 
aimait  à  se  donner  comme  pauvre,  non  afin  de  se 
faire  offrir  des  cadeaux,  mais  par  le  motif  qui  l'en- 
gageait à  se  plaindre  de  sa  santé,  pour  se  rendre 
intéressant.  Hume  y  fut  pris.  Dès  avant  d'arriver 
en  Angleterre,  il  lui  avait  proposé  ses  bons  offices 
pour  lui  faire  obtenir  une  pension  du  Roi.  Jean- 
Jacques  subordonna  son  acceptation  à  l'avis  de 
Milord  Maréchal  ;  mais  après  l'avoir  reçu 4 ,  il 
ne  s'en  décida  pas  plus  vite.  «  Je  compte  lui 
mander,  écrivait  Hume  à  Mmc  de  Boufflers,  qu'il 
ne  peut  plus  hésiter  sans  s'exposer  aux  justes  re- 
proches du  Roi,  de  lord  Conway  (ministre  secrétaire 


1.  Lettre  à  Mme  de  Verdelin, 
25  mai  1766.  —  2.  Lettre  de 
Hume    à    A".,    10    mai   1766.  — 


3.  Lettre  à  Hume,  23  juin  1766. 
—  h.  Lettre  de  Milord  Maré- 
chal à  Rousseau,  mars  1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


395 


d'État),  de  lord  Maréchal  et  de  moi'.  Il  ne  savait 
pas  que  Rousseau  refusait  bien  moins  la  pension 
que  la  main  par  où  elle  devait  passer2.  » 

Cependant  si  les  humeurs  sombres  et  les  singu- 
larités de  Rousseau  avaient  laissé  Hume  assez  froid, 
il  finit  par  se  sentir  piqué  de  n'avoir  reçu  pour  prix 
de  son  amitié,  de  son  dévouement  et  de  ses  services, 
qu'une  lettre  d'injures.  Il  somma  son  irrascible  ami 
de  s'expliquer.  Un  infâme  calomniateur  l'a-t-il  noirci 
auprès  de  lui?  Qu'il  le  nomme;  des  reproches  vagues 
et  généraux  ne  disent  rien  ;  qu'il  prouve  ses  plaintes 
et  ses  griefs3. 

Rousseau  mit  trois  semaines  à  répondre.  Ce  n'était 
pas  trop,  si  l'on  considère  la  longueur  et  les  détails 
de  sa  lettre.  C'était  un  acte  d'accusation  en  forme, 
dressé  avec  un  art  infini.  Rien  n'était  oublié;  il  n'y 
avait  pas  de  fait  si  minutieux,  et,  quand  les  faits 
venaient  à  manquer,  pas  de  circonstance  si  insigni- 
fiante qui  n'y  eût  sa  place  marquée.  Airs,  tons,  ma- 
nières, sous-entendus  s'y  trouvaient  alors  arrangés 
de  façon  à  tenir  lieu  de  faits  et  de  preuves.  La  plu- 
part des  événements  que  cette  lettre  rapporte,  petits 
et  grands,  sont  déjà  connus.  On  y  voit  la  prétendue 
jalousie  de  Hume  contre  les  prévenances  du  prince 
de  Conti  qui  n'étaient  pas  à  son  adresse,  le  fameux 
rêve  de  Roye,les  efforts  de  Hume  pour  déshonorer 
et  perdre  son  ami  de  réputation ,  même  auprès  de 
Davenport,  les  changements  subits  opérés  à  son  en- 
droit dans  l'opinion  des  Anglais ,  les  invectives 
et  les  fausses  nouvelles   des   feuilles  publiques,  les 


] .  Lettres  de  Hume  à  Rousseau, 
3  mai;  à  Mme  de  Bouffters, 
16  mai  1766.  —  2.  Lettre  de  Hume 
à  Rousseau,  19juin  1766;  dans 


VExposé  succinct  de  Hume.  — 
3.  Lettre  de  Hume  à  Rousseau, 
26  juin  1766. 


396  LA   YIE    ET    LES    ŒUVRES 

soins  hypocrites  et  les  mépris  réels  de  tous  les 
amis  de  Hume,  ses  flagorneries  et  ses  ridicules  flat- 
teries, ses  curiosités  indiscrètes,  ses  espionnages, 
ses  regards  effrayants  et  la  scène  de  baisers  et  de 
larmes  qui  s'ensuivit ,  les  lettres  interceptées  ou 
violées,  l'amitié  de  Tronchin  soigneusement  entre- 
tenue, enfin  les  retards  apportés  à  l'impression  des 
lettres  de  Dupeyrou.  Chemin  faisant,  Rousseau, 
tout  en  paraissant  exalter  les  services  de  Hume,  ne 
manquait  pas  d'insinuer  qu'au  fond  il  n'avait  pas 
besoin  de  lui.  On  pense  bien  que,  dans  ce  long 
factum,  la  lettre  du  Roi  de  Prusse  devait  tenir  une 
large  place.  Il  convenait  à  son  plan  qu'elle  fût  de 
d' Alembert  ;  donc  elle  était  de  d'Alembert ,  ami  de 
Hume,  et  Walpole,  autre  ami  de  Hume,  n'était 
qu'un  prète-nom,  et  Hume  se  faisait  en  Angleterre 
l'agent  du  complot  dont  le  foyer  était  à  Paris ,  et 
Hume,  pour  exécuter  ce  complot,  ne  ménageait  ni 
les  trahisons  ni  les  infamies. 

Par  une  fâcheuse  coïncidence,  au  même  moment, 
Jean-Jacques  apprenait  que  Voltaire  l'accusait 
d'avoir  été  valet  de  Montaigu  ;  Hume  et  Voltaire 
avaient  assurément  dû  se  concerter.  Puis  la  lettre 
au  docteur  Pansophe  paraissait  et  était  traduite  en 
anglais  ;  il  n'était  pas  douteux  que  le  cher  patron 
ne  fût  un  des  fauteurs  de  cette  publication.  Enfin, 
deux  autres  écrits  satiriques  étaient  imprimés  dans 
les  feuilles  anglaises  et  rapportaient  des  faits  connus 
de  Hume  seul.  On  sut  depuis  que  ces  libelles 
avaient  pour  auteur  un  Suisse  établi  en  Angleterre, 
nommé  Deyverdun1.  Hume  déclara  qu'il  en  ignorait 
jusqu'à  l'existence  ;   il  n'en  fut  pas  moins   certain, 

1.  Lettre   de  Hume  à  Mme  de  Bouf fiers,  2  décembre  1766. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  397 

aux  yeux  de  Rousseau,  que  c'était  lui  qui,  pour  le 
moins,  les  avait  inspirés  '. 

Il  n'était  pas  jusqu'à  la  patience  de  Hume  que 
son  adversaire  ne  tournât  contre  lui.  Jean-Jacques 
lui  avait  écrit,  le  22  mars,  une  lettre  pleine  de  cor- 
dialité et  d'affection  ;  Hume  aurait  dû  y  lire  entre 
les  lignes  les  soupçons  de  son  ami,  et  se  justifier  de 
reproches  qui  ne  lui  étaient  pas  faits.  Rousseau 
avait  affecté  en  maintes  circonstances  de  lui  faire 
impolitesses  sur  impolitesses,  de  traiter  en  dehors 
de  lui  des  affaires  qu'il  avait  entamées  et  qu'il 
devait  poursuivre  ;  c'est  ce  qu'il  appelait  premier 
soufflet  sur  la  joue  de  mon  patron ,  deuxième  souf- 
flet, troisième  soufflet  sur  la  joue  de  mon  patron; 
et  il  continue  à  s'occuper  de  moi.  Que  ne  se  fàche- 
t-il  donc  !  s'il  reste  froid ,  c'est  qu'il  a  intérêt  à  ne 
pas  se  démasquer.  On  a  dit  :  Tu  te  fâches,  donc  tu 
as  tort  ;  Jean-Jacques  disait  au  contraire  :  Tu  ne  te 
fâches  pas,  donc  tu  as  tort.  Hume  aurait  pu  ré- 
pondre :  Contre  tout  autre  que  vous,  mon  cher,  je  me 
serais  peut-être  fâché  ;  mais  j'ai  eu  pitié  de  vous,  de 
votre  pauvre  tète  si  peu  solide,  de  votre  caractère  si 
singulier,  de  votre  nature  si  impressionnable.  Et  si 
cette  réponse  était  difficile  à  faire  à  Jean-Jacques 
personnellement,  iF  pouvait  la  faire  à  leurs  amis 
communs _,  et  ensuite  s'en  tenir  là,  ce  qui  assuré- 
ment aurait  mieux  valu  que  l'éclat  qui  fut  donné  à 
la  querelle. 

Pour  en  finir  avec  cette  interminable  lettre ,  il 
reste  à  parler  de  deux  faits  qui  s'y  rattachent.  Le 
premier  est  moins  important  ;  il  est  relatif  au  por- 
trait de  Rousseau  que  fît  le  peintre  Ramsay,  pour 

1.  Lettre  à  X.,  janvier  1767. 


398 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


l'offrir  à  Hume.  Rousseau  crut  que  c'était  une  galan- 
terie de  son  patron  et  en  fut  d'abord  très  flatté. 
«  Le  peintre  a  si  bien  réussi ,  dit-il ,  qu'on  croit 
qu'il  sera  gravé1.  »  Plus  tard,  il  attribua  ce  projet 
à  une  fantaisie  qui  sentait  l'ostentation  et  prétendit 
que  cela  lui  avait  déplu  2.  Plus  tard  encore,  le  por- 
trait lui-même  devint  une  infamie  ;  il  manquait  de 
ressemblance  et  le  représentait  sous  les  traits  d'un 
cyclope  affreux3.  Tel  était  le  travail  de  ses  idées, 
qu'il  changeait  le  beau  en  laid  :  chez  lui  tout  était 
affaire  de  disposition  et  d'humeur. 

L'autre  fait  est  relatif  à  la  pension  du  Roi  d'An- 
gleterre. «  L'affaire  de  la  pension,  dit  Jean-Jacques, 
n'était  pas  terminée  ;  il  ne  fut  pas  difficile  à  M.  Hume 
d'obtenir  de  l'humanité  du  ministre  et  de  la  géné- 
rosité du  prince  qu'elle  le  fût  ;  il  fut  chargé  de  me 
le  marquer,  il  le  fit  \  Ce  moment  fut,  je  l'avoue,  un 
des  plus  critiques  de  ma  vie.  Combien  il  m'en 
coûta  pour  faire  mon  devoir!  Mes  engagements 
précédents,  l'obligation  de  correspondre  avec  res- 
pect aux  bontés  du  Roi,  l'honneur  d'être  l'objet  de 
ses  attentions,  de  celles  de  son  ministre,  le  désir  de 
marquer  combien  j'y  étais  sensible,  même  l'avan- 
tage d'être  un  peu  plus  au  large  en  approchant  de 
la  vieillesse,  accablé  d'ennuis  et  de  maux,  enfin 
l'embarras  de  trouver  une  excuse  honnête  pour 
éluder  un  bienfait  déjà  presque  accepté,  tout  me 
rendait  difficile  et  cruelle  la  nécessité  d'y  renoncer  ; 
car  il  le  fallait  absolument,  ou  me  rendre  le  plus  vil 


1.  Lettre  de  Hume  à  Rousseau, 
mars  1766.  —  On  lit  aussi  son 
portrait  en  relief,  il  en  envoya 
un  exemplaire  à  Dupeyrou. 
Lettre    à    Dupeyrou,    29    mars 


1766.  —  2.  Lettre  à  Hume,  10  juil- 
let 1766.  —  3.  Rousseau,  juge  de 
Jean-Jacques,  2e  dialogue.  — 
4.  Dans  une  lettre  du  8  mai 
1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


399 


de  tous  les   hommes,   en  devenant  volontairement 
l'obligé  de  celui  dont  j'étais  trahi. 

Je  fis  mon  devoir,  non  sans  peine;  j'écrivis  direc- 
tement au  général  Conway,  et,  avec  autant  de 
respect  et  d'honnêteté  qu'il  me  fut  possible,  sans 
refus  absolu,  je  me  défendis  pour  le  moment  d'ac- 
cepter1. M.  Hume  avait  été  le  négociateur  de  l'af- 
faire, le  seul  même  qui  en  eût  parlé  ;  non  seulement 
je  ne  lui  répondis  point,  mais  je  ne  dis  pas  un  mot 
de  lui  dans  ma  lettre.  Troisième  soufflet  sur  la  joue 
de  mon  patron,  et,  pour  celui-là,  s'il  ne  le  sent  pas, 
c'est  assurément  sa  faute.  Il  n'en  sent  rien2.  »  Nous 
aurons  à  revenir  sur  cette  affaire  de  la  pension. 

Rousseau  terminait  sa  longue  lettre  par  une  pé- 
roraison qu'on  pourrait  regarder  comme  un  modèle 
d'éloquence,  si  la  première  condition  de  l'éloquence 
n'était  pas  de  proportionner  son  style  à  son  sujet  :  «  Si 
vous  êtes  innocent,  dit-il,  daignez  vous  justifier; 
si  vous  ne  l'êtes  pas,  adieu  pour  jamais.  »  Malgré 
cette  mise  en  demeure,  Hume  se  contenta,  pour  le 
moment,  de  rectifier  le  récit  de  Rousseau  sur  un 
seul  point,  la  scène  des  baisers  et  des  larmes,  qui 
aurait  eu  lieu,  selon  lui,  non  pas  à  Calais,  mais  à 
Londres  3.  Cela  est  au  fond  assez  peu  important ,  et 
si  Hume  n'avait  pas  autre  chose  à  dire,  il  aurait 
mieux  fait  de  se  taire  tout  à  fait. 

Mais  il    ne   fut  pas    aussi   réservé    avec    tout    le 


1.  Voir  la  Lettre  au  général 
Conivay ,  ministre  secrétaire 
d'État,  12  mai  1766.  Conway 
était  parent  d'Horace  Walpole. 
—  2.  Lettre  à  Hume ,  10  juillet 
1766.  Voir  aussi  la  Lettre  de 
Hume   à  Rousseau,  du  12  mai 


1766.  Hume  ne  comprend  rien 
au  refus  de  Rousseau  et  con- 
tinue à  se  montrer  plein  d'af- 
fection et  de  bienveillance 
pour  lui.  —  3.  Lettre  de  Hume 
à  Rousseau,  22  juillet  1766. 


400 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


monde.  Il  entretint  de  l'affaire  ses  amis  de  Paris, 
entre  autres  d'Holbach  et  d'Alembert.  Une  de  ses 
lettres  à  d'Holbach,  car  il  était  en  correspondance 
suivie  avec  lui',  commençait,  dit-on,  par  ces  mots  : 
Mon  cher  baron ,  Rousseau  est  un  scélérat.  Elle 
fut  lue  à  un  souper  chez  Nècker,  et  fut  toute  la 
soirée  le  sujet  de  la  conversation1.  Hume  écrivit 
aussi  à  Mme  de  Boufflers ,  lui  envoya  la  lettre  de 
Rousseau  et  la  pria  de  s'entendre,  avec  le  prince  de 
Conti,  Mme  de  Luxembourg-,  et  Mmc  de  Barbantane. 
Il  se  proposait  d'écrire  à  Milord  Maréchal  ;  il  avait 
déjà  parlé  à  Davenport,  à  lord  Hereford  et  au 
général  Conway.  Ces  deux  derniers,  a-t-il  dit,  lui 
conseillaient  de  publier  les  détails  de  la  querelle.  Il 
hésitait  cependant.  D'un  côté,  il  lui  en  coûtait 
de  ruiner  ce  malheureux  ;  mais,  d'un  autre  côté,  il 
savait  que  Rousseau  composait  ses  mémoires,  où  il 
ne  manquerait  pas  de  le  déshonorer  2. 

Gardez-vous  bien,  lui  répond  Mmo  de  Boufflers,  de 
rien  publier;  faites  en  sorte,  à  tout  prix,  d'éviter  le 
scandale  ;  c'est  déjà  trop  que  vous  ayez  pris  tant 
d'amis  pour  coniidents  ,  les  d'Holbach  :  qui  sait  ? 
peut-être  Voltaire  lui-même.  Pourquoi  demanderiez- 
vous  des  renseignements  à  Paris?  Voudriez-vous 
donc  être  son  délateur,  après  avoir  été  son  protec- 
teur? «  Pourquoi  vous  dérober  la  plus  noble  ven- 
geance qu'on  puisse  prendre  d'un  ennemi,  d'un  in- 


1.  Essais  de  mémoires  sur 
M.  Suard  (par  Mrae  Slard  .  — 
BaCHauMO.xt, 8  juillet  1766.  — 
Lettres  de  MmB  du  Dcffand  à  la 
duchesse  de  Choiseul ,  13  et 
22  juillet  1766;  de  d'Alembert 
à  Voltaire,  29  août  1766.  — 
2.  Un  mois  après  il  déclarait 


en  avoir  reçu  un  énorme  vo- 
lume. Par  quelle  indiscrétion 
les  connut-il?  car  Rousseau 
les  tenait  soigneusement  ca- 
chés; Lettres  de  Hume  à  Mme  de 
Boufflers,  15  juillet  et  12  août 
1766, 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  401 

grat  ou  plutôt  d'un  malheureux,  que  les  passions  et 
son  humeur  atrabilaire  égarent,  celle  de  l'accabler 
de  votre  supériorité,  de  l'éblouir  par  l'éclat  de  cette 
vertu  même  qu'il  veut  méconnaître1?  » 

Mm  de  Boufflers,  confidente  des  deux  parties, 
avait  fort  à  faire  pour  les  gagner  à  la  modération. 
Après  avoir  prêché  Hume,  elle  s'adresse  à  Rousseau  : 
«  M.  Hume  m'a  envoyé  la  lettre  outrageante  que 
vous  lui  avez  écrite.  Je  n'en  vis  jamais  de  sem- 
blable. Tous  vos  amis  sont  dans  la  consternation  et 
réduits  au  silence...  Ajoutez-vous  foi  si  facilement 
aux  trahisons?  Votre  esprit,  par  ses  lumières  ;  votre 
cœur,  par  sa  droiture,  ne  devraient-ils  pas  vous  ga- 
rantir contre  ces  odieux  soupçons  ?  M.  Hume  un 
traître,  un  lâche!  Grand  Dieu!  quelle  apparence? 
Quels  motifs2?  » 

Cette  lettre  ne  pouvait  être  du  goût  de  Rousseau; 
il  y  répondit  sur  un  ton  de  mauvaise  humeur  assez 
marqué  et  interrompit  ensuite  sa  correspondance 
avec  Mme  de  Boufflers  pendant  dix-huit  mois 3. 
Mme  de  Boufflers  ne  fut  pas  seule  à  s'interposer  entre 
les  deux  adversaires.  Mmc  de  Verdelin  s'attacha 
aussi  à  cette  ingrate  besogne  \  Rousseau  reçut  assez 
bien  ses  avis,  sans  toutefois  en  tenir  compte.  Milord 
Maréchal  se  refusa,  comme  les  autres,  à  croire  à  la 
culpabilité  de  Hume.  Il  ne  voit  dans  ces  démêlés 
que  des  malentendus;  il  voudrait  que  chacun  gardât 
le  silence.  Il  n'y  fallait  pas  compter5. 


1.  Lettre  de  Mm»  de  Boufflers 
à    Hume,    22    juillet  1766.    — 

2.  Lettre  de  Mme  de  Boufflers  à 
Bousseau,    27  juillet    1766.    — 

3.  Béponse    de    Bousseau,    30 
août  1766.— 4.  Lettres  de  MmB  de 


Verdelin  à  Bousseau ,  mai  à 
juillet  1766.  —  o.  Lettres  de 
Milord  Maréchal  à  Bousseau, 
3  juillet,  26  août,  7  septembre 
et  fin  septembre  1766. 

26 


402  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Le  mal  de  ces  sortes  de  correspondances  est 
qu'elles  ne  restent  point  confinées  entre  les  intéres- 
sés ;  elles  s'étendent,  se  propagent  et  souvent 
s'impriment;  l'amour-propre  s'en  mêle;  devant  le 
public,  on  rougirait  de  reculer  et  de  se  dédire,  et  la 
porte  se  ferme  à  tout  accommodement.  C'est  ce  qui 
arriva  dans  cette  circonstance.  On  a  accusé  Hume 
d'avoir  divulgué  la  querelle  ;  mais  Jean-Jacques  ne 
fut  pas  beaucoup  plus  discret;  car  il  écrivit  ses 
soupçons  et  ses  plaintes,  à  une  époque  même  où 
Hume  ne  se  doutait  pas  encore  qu'il  l'eût  pour  ad- 
versaire. Ses  lettres,  qu'on  avait  pour  mission  de  se 
passer,  au  moins  entre  amis,  n'étaient  pas,  dit-on, 
destinées  à  être  imprimées.  Il  y  en  eut  pourtant  qui 
le  furent,  notamment  celle  du  2  août,  adressée  à 
Guy.  Jean-Jacques  y  rapportait  les  injures  que 
Hume  disait  sur  son  compte  ;  il  le  défiait  de  mettre 
à  exécution  la  menace  qu'il  avait  faite  de  publier  les 
pièces  du  procès,  déclarant  que  son  silence  serait 
sa  condamnation1.  Il  ne  savait  pas  que  l'œuvre  était 
déjà  commencée  ;  que  Hume,  si  patient  jusque-là, 
allait  s'y  montrer  sans  ménagement  et   sans  pitié2. 

Le  travail  de  Hume,  qui  a  pour  titre  :  Exposé 
succinct  de  la  contestation  qui  s'est  élevée  entre 
M.  Biune  et  M.  Rousseau,  fut  d'abord  publié  en  an- 
glais par  son  auteur,  mais  presque  en  même  temps, 
il  en  paraissait  une  traduction  française.  L'édition 
française  est  précédée  d'un  Avertissement  des  édi- 
teurs, tout  à  la  louange  de  Hume.  Plusieurs  per- 
sonnes, même  de  ses  amis,  Mme  de  Luxembourg, 
Mm    du  Deffand,  lui  firent  la  malice  de  le   lui  attri- 


1.   Lettre   à    Roustan ,  7   sep-    I   Hume   à   Mme    de    Boufflers,  12 
tembre    1766.   —    2.    Lettre   de    |   août  1766. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAI 


403 


buer1.  On  y  dit  qu'il  ne  publie  l'Exposé  que  pour 
répondre  au  défi  de  Rousseau  et  céder  au  désir  de 
ses  amis.  Il  parait  qu'il  se  serait  déterminé  sur  l'avis 
d'une  sorte  de  Conseil  tenu  chez  MIIe  de  Lespinasse, 
et  où  se  trouvaient,  avec  M!lc  de  Lespinasse,  d'Alem- 
bert,  Turgot,  Sauriu,  Marmontel,  Duclos  et  l'abbé 
Morellet.  Tous  furent  d'avis  qu'une  réponse  était 
devenue  nécessaire  2.  Mais,  s'il  eut  pour  lui  quelques 
conseillers  complaisants,  on  en  citerait  bien  davan- 
tage qui  l'engagèrent  à  se  taire.  Le  Roi  et  la  Reine 
d'Angleterre  lui  donnèrent  eux-mêmes  cet  avis3. 
«  Tout  le  monde,  lui  écrivait  Adam  Smith,  vous 
conseille  de  ne  rien  publier4.  »  Presque  tout  le 
monde,  en  effet,  même  ses  amis,  même  les  ennemis 
de  Rousseau,  même  Grimm,  même  Voltaire,  le  blâ- 
mèrent d'avoir  fait  tant  de  bruit  d'une  affaire  qui  en 
valait  si  peu  la  peine5.  «  Pour  moi,  écrivait  un  jour 
Jean-Jacques,  je  n'ai  rien  à  dire  de  M.  Hume,  sinon 
que  je  le  trouve  bien  insultant  pour  un  bon  homme 
et  bien  bruyant  pour  un  philosophe 6.  »  Rousseau 
qui  était  en  cause  ne  pouvait  passer  pour  impartial  ; 
il  se  trouva  pourtant  que  son  jugement  fut  ratifié 
par  l'opinion  générale. 


1.  Lettre  de  Mme  du  Deffand 
à  Walpole,  s.  <l.  —  2.  Hume's 
life  and  correspondence.  Voir 
Maugras,  ch.  xxi,  p.  513.  Ce- 
pendant nous  savons  qu'un 
des  assistants  au  moins,  Tur- 
got,  ne  se  rallia  à  cette  opi- 
nion qu'à  moitié ,  et  pour 
ainsi  dire  malgré  lui.  (Lettres 
de  Turgot  à  Hume).  Quant  à 
Malesherbes,  qui  aimait  beau- 
coup, non  seulement  les  ou- 
vrages de  Rousseau ,  mais 
l'homme    lui-même,    inutile 


de  dire  qu'il  était  d'un  avis 
absolument  contraire,  (Lettre 
de  Turgot  à  Hume,  23  juillet 
1766).  —  3.  Lettre  de  Hume  à 
Mmo  de  Barbantane,  s.  d.  — 
4.  Hume's  life  and  correspon- 
dence. —  5.  Grimm,  Corresp. 
lia.,  15  octobre  1766;  —  Ba- 
chaumont,  23  octobre  1766;  — 
Lettre  de  Voltaire  à  Damilaville, 
15  octobre  1766.  —  6.  Lettre  à 
Laliaud,  15  novembre  1766  ;  à 
X.,  2  janvier  1767. 


404  LA    VIE    FT    LES    ŒUVRES 

A  en  juger  par  le  titre  d'Exposé  succinct,  que 
Hume  avait  donné  à  son  travail,  on  avait  lieu  de 
croire  qu'il  voulait  remplir  l'office  de  simple  rap- 
porteur. Il  est  vrai  qu'il  donnait  les  principales 
pièces  du  procès  ;  mais  les  commentaires  et  les  ex- 
plications dont  il  les  accompagnait,  démontraient 
assez  la  passion  qui  l'animait.  Les  faits  qu'il  citait, 
depuis  l'origine  de  ses  rapports  avec  Rousseau  jus- 
qu'à sa  rupture,  nous  sont  connus  pour  la  plupart. 
Il  en  est  cependant  dans  le  nombre  qu'il  est  diffi- 
cile d'admettre.  Ainsi  Hume  rapporte  qu'afin  de 
procurer  des  secours  à  Rousseau,  il  aurait,  de  con- 
cert avec  quelques-uns  de  ses  amis,  résolu  de  lui 
faire  payer  un  prix  exagéré  pour  son  Dictionnaire 
de  Musique,  sauf  à  désintéresser  sous  main  le  li- 
braire. La  mort  de  Clairaut  aurait  seule  fait  échouer 
le  projet.  Il  n'y  a  qu'un  malheur  à  cela,  c'est  que 
Hume  lui-même  dit  que  ses  rapports  avec  Rousseau 
furent  complètement  interrompus  depuis  la  fin  de 
1762  jusqu'au  milieu  de  1763  ;  or  la  mort  de  Clai- 
raut et  le  marché  avec  Duchesne  eurent  lieu  au 
commencement  de  1765 ,  c'est-à-dire  précisément 
pendant  cette  interruption.  Ainsi  encore,  il  prétend, 
et  il  a  répété  dans  d'autres  circonstances,  qu'il  ne 
fut  pour  rien  dans  la  lettre  de  Walpole,  qu'il  ne  la 
connut  même  pas  tant  qu'il  fut  à  Paris.  S'il  espérait 
le  faire  croire,  il  fallait  qu'il  comptât  bien  sur  la 
discrétion  de  Mme  de  Barbantane,  à  qui  il  avait  écrit 
tout  le  contraire.  Enfin,  même  ce  défi  de  Rousseau, 
cette  lettre  à  Guy,  dont  Hume  veut  s'autoriser,  n'ar- 
riva qu'après  coup,  et  alors  qu'il  était  décidé.  La 
lettre  à  Guy  est  du  2  août  ;  or,  dès  le  14  juillet, 
Voltaire  connaissait  le  projet  de  Hume  ;  et  le  23, 
ce  dernier  était  informé  par  une  lettre  de  Turgot  de 


DE   JEAN -JACQUES    ROUSSEAU. 


405 


ce  qui  s'était  passé  chez  M110  de  l'Espinasse.  Il  esta 
noter  d'ailleurs  que  Turgot  engagea  constamment 
Hume  à  la  modération  et  le  blâma,  même  après 
la  publication  de  Y  Exposé  sucei?ict,  de  ne  s'être  pas 
strictement  borné  à  l'impression  des  lettres  échan- 
gées de  part  et  d'autre  1. 

h' Exposé  se  termine  par  une  déclaration  que  d'A- 
lembert  adresse  aux  éditeurs,  dans  le  but  d'établir 
qu'il  n'avait  eu  aucune  part  à  la  lettre  de  Walpole. 
Ce  point  lui  tenait  à  cœur.  Lui,  si  calme  jusque-là 
dans  ses  rapports  avec  Rousseau,  avait  été  furieux 
des  injustes  soupçons  dont  il  était  l'objet  2.  Sa  pro- 
testation était,  en  quelque  sorte,  une  lettre  qu'il  s'a- 
dressait à  lui-même  ;  car  c'est  lui  qui  était,  avec 
Suard,  le  traducteur  de  l'œuvre  de  Hume.  Il  se 
garda  bien  d'en  convenir.  A  quoi  sert  donc  la  phi- 
losophie, si  elle  n'apprend  pas  à  se  montrer  un  peu 
franc,  et  à  combattre  à  visage  découvert?  On  connut 
cette  petite  rouerie  par  la  lettre  que  Hume  écrivit  à 
Suard,  pour  les  remercier  l'un  et  l'autre  de  leur 
concours  et  des  adoucissements  qu'ils  avaient  ap- 
portés à  quelques-unes  de  ses  expressions ,  qui 
étaient  trop  dures  3. 

Hume  s'imaginait  que  son  adversaire  répondrait 
et  se  proposait  bien,  pour  sa  part,  d'en  rester  là4. 
Cela  lui  fut  d'autant  plus  facile  que  Rousseau,  selon 
sa  coutume,  dédaigna  de  continuer  la  lutte.  Mais 
d'autres  la  reprirent  pour  leur  compte,  et  il  parut  à 


1.  Lettres  de  Voltaire  à  Darai- 
laville,  14  juillet  1766;  de  d'A- 
lembert  à  Voltaire,  16  juillet 
1766;  de  Turgot  à  Hume,  23  juil- 
let 1766  et  25  mars  1767.  —  2. 
Lettres   de  d'Alembert  à    Hume, 


14  août;  à  Voltaire,  11  août 
1766.  —  3.  Lettre  de  Hume  à 
Suard,  19  septembre  1766.  — 
4.  M.,  19  novembre,  et  à  M™e 
de  Boufflers,  2  décembre  1766. 


406 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


ce  sujet  un  assez  grand  nombre  de  brochures  pres- 
que toutes  d'une  extrême  médiocrité  '.  Rousseau  fut 
sensible  au  zèle  de  quelques-uns  de  ses  défenseurs; 
mais  bientôt  lui-même  arrêta  leur  ardeur.  «  Je  dé- 
sire sincèrement,  dit-il,  qu'on  laisse  hurler  tout  leur 
saoul  ce  troupeau  de  loups  enragés,  sans  leur  ré- 
pondre. Tout  cela  ne  fait  qu'entretenir  les  souvenirs 
du  public,  et  mon  repos  dépend  désormais  d'être 
entièrement  oublié  2.    » 

Parmi  les  publications  qui  furent  faites  en  sa  fa- 
veur, la  plus  connue  est  due  à  la  plume  de  Mme  La- 
tour*.  En  la  lisant,  dit  Jean-Jacques,  le  cœur  m'a 
battu,  et  j'ai  reconnu  ma  chère  Marianne4. 


1.  Justification  de  J.-J.  Rous- 
seau dans  la  contestation  qui  lui 
est  survenue  avec  M.  Hume.  — 
Observations  sur  J'Expose  suc- 
cinct.—  Plaidoyer  pour  et  contre 
J.-J.  Rousseau  et  le  D'  Hume- 
Ré  flexions  posthumes  sur  le 
grand  procès  de  Jean-Jacques 
avec  David. —  Le  rapporteur  de 
bonne  foi. —  Sentiment  d'un  An- 
glais impartial  sur  la  querelle  de 
MM.  Hume  et  Rousseau,  etc., etc. 
—  2.  Lettre  à  Dutens,  5  février 
1767.  —  3.  Précis  pour  M.Rous- 
seau, en  réponse  à  J'Expose  suc- 
cinct de  M.  Hume,  suivi  d'une 
lettre  de  Mme  X  à  l'auteur  de  la 
«  Justification  ».  Il  est  à  remar- 
quer que  Mme  du  Deffand  vou- 
lut appeler  les  rigueurs  de 
ChoiseuletdeSartine  sur  cette 
lettre,  qui  ne  faisait,  tout  au 
plus,  que  rendre  à  Walpole 
mépris  pour  mépris.  N'y  pou- 
vant réussir,  elle  demanda 
qu'au  moins  on  réprimât  l'in- 
solence de  Freron,  qui  avait 


pris  fait  et  cause  contre  Wal- 
pole. Mais,  lui  répondit  Choi- 
seul,  il  n'y  a  aucun  reproche 
à  faire  à  Fréron,  c'est  le  cen- 
seur qui  a  tort.  Cependant  ils 
seront  corrigés  l'un  et  l'autre. 
Il  est  vrai  que  Walpole,  qui 
se  sentait  parfaitement  de 
force  à  se  défendre,  se  serait 
bien  passé  de  cette  interven- 
tion de  la  police.  —  Lettres  de 
Mme  du  Deffand  à  la  duchesse 
de  Choiseul,  28  décembre  1766, 
et  Réponse  de  la  duchesse  de 
Choiseul,  même  jour;  de  Mmt 
du  Deffand  au  duc  de  Choiscid, 
29  décembre  1766,  et  Réponse 
de  la  duchesse  de  Choiseul;  de 
Mme  du  Deffand  à  la  duchesse 
de  Choiseul,  31  décembre  1766, 
et  Réponse  le  même  jour;  du 
duc  de  Choiseul  à  Mmc  du  Def- 
fand, 5  janvier  1767.  —  Fré- 
ron, Année  littéraire,  1767,  t.  I. 
—  4.  Lettre  à  Mm*  Lalour,  7  fé- 
vrier 1767.  Voir  aussi  Lettre  de 
Rousseau  à  Guy,  même  jour  : 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


407 


Voltaire,  qui  ne  laissait  jamais  échapper  une  oc- 
casion de  donner  son  coup  de  pied  à  Jean-Jacques,  ne 
manqua  pas  d'écrire  à  Hume.  Sa  lettre  n'est  que  le 
récit  de  ses  propres  différends1.  Elle  ne  tarda  pas  à 
être  imprimée,  avec  des  notes  plus  odieuses  que  la 
lettre  elle-même,  et  signées  X2.  Les  notes  étaient-elles 
de  Voltaire  lui-même,  ou  de  son  ami  et  souvent 
prête-nom  Ximenès,  «  chargé  par  lui  du  département 
des  vilenies3?  »  Voltaire  ayant  demandé  alors  au  Roi 
de  Prusse  ce  qu'il  pensait  des  folies  de  Rousseau.  «  Je 
pense,  lui  répondit  Frédéric,  ...qu'il  faut  respecter 
les  infortunés  ;  il  n'y  a  que  les  âmes  perverses  qui 
les  accablent4.  » 

Il  est  intéressant  de  connaître  l'appréciation  que 
portait  en  ce  moment  sur  Voltaire  et  Rousseau  un 
homme  qui  avait  été  l'ami  de  l'un  et  de  l'autre  : 
«  La  manifestation  de  la  folie  et  de  la  méchanceté 
de  Rousseau,  écrivait  le  médecin  Tronchin,  ne  peut 
que  nous  être  utile.  Le  mépris  de  sa  personne  re- 
jaillira sur  ses  principes,  et  nombre  de  ses  dévots 
s'en  détacheront.  Sa  charlatanerie  de  vertu  en  avait 
séduit  un  grand  nombre.  Le  masque  est  tombé, 
l'homme  reste,  le  héros  est  évanoui.  L'autre  méchant 
fou  (Voltaire),  son  antagoniste,  perd  aussi  beaucoup 
de  ses  amis  5.  » 


«  Je  vous  charge,  M.  Guy,  ou 
plutôt  je  vous  permets,  en  lui 
remettant  cette  lettre,  de  vous 
mettre,  en  mon  nom,  à  genoux 
devant  elle  et  de  lui  baiser  la 
main  droite,  cette  charmnnte 
main,  plus  auguste  que  celles 
des  impératrices  et  des  reines, 
qui  sait  défendre  et  honorer 
si  pleinement  et  si  noblement 
l'innocence  avilie.  »  — 1.  Lettre 
de  Voltaire  à  Hume,  24  octobre 


17136.  —  2.  Notes  sur  la  Lettre 
de  M.  de  Voltaire  à  M.  Hume. 
Voir  aussi  Lettres  de  Voltaire  à 
Lacombe,  imprimeur,  17  no- 
vembre et  29  décembre  176i'>. 
—  3.  GRIMM,  Correspondance  lit- 
téraire, 15  janvier  1767.  —  k. 
Lettre  de  Frédéric  à  Voltaire, 
1766. —  5.  Lettre  inédite  de  Tron- 
chin, 21  août  1766,  citée  par 
G.  Maugras,  ch.   xxi,  p.  528. 


408  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Dans  la  querelle  entre  Rousseau  et  Hume,  les 
deux  adversaires,  comme  il  arrive  d'habitude  dans 
ces  sortes  d'affaires,  n'avaient  gagné  ni  l'un  ni  l'au- 
tre. On  dirait  que  tous  deux  le  sentirent,  quoique 
un  peu  tard.  Hume,  dans  ses  Mémoires,  n'a  pas 
même  prononcé  le  nom  de  Rousseau,  et  Rousseau 
convint,  dans  la  suite,  qu'il  s'était  trop  laissé  em- 
porter à  son  humeur1. 

Quelques  personnes  les  mirent  dos  à  dos  :  «  A 
la  place  de  Hume,  écrivait  à  Jean-Jacques  le  marquis 
de  Mirabeau,  j'aurais  dit  :  Mon  ami,  vous  êtes  un 
fou,  et  moi  un  sot;  vous,  d'avoir  cru  me  faire  entre- 
prendre, à  mon  âge,  un  petit  cours  de  sensibilité 
délicate,  abondante  en  explications,  en  injures,  en 
excuses  ;  et  moi.  d'avoir  cru  pouvoir  manier  un  fer 
dérougi,  sans  prendre  des  pincettes,  et  obliger  un 
homme  d'autant  plus  pointilleux  sur  les  obligations, 
que  son  àme  est  au-dessus  des  bienfaits2.  »  Mais 
tout  le  monde  ne  fut  pas  aussi  indulgent.  La  répu- 
tation de  Hume  ne  fut  pas  notablement  atteinte,  et, 
pour  s'être  mis  une  fois  en  colère  dans  sa  vie,  il 
n'en  resta  pas  moins  le  bonhomme  un  peu  froid, 
un  peu  lourd,  mais  aimable  et  facile  que  l'on  con- 
naissait. Il  n'en  fut  pas  tout  à  fait  de  même  de  Rous- 
seau, et  Ion  jugea  que,  pour  s'être  fâché  avec  un 
si  brave  homme,  il  fallait  qu'il  fût  d'un  bien  mau- 
vais caractère,  ou  qu'il  fût  devenu  tout  à  fait  fou. 

Et,  en  effet,  sa  susceptibilité  tournait  parfois  en 
véritable  folie.  On  ne  se  figure  pas  les  précautions 
que  devaient  prendre  ses  amis,  quand  ils  avaient  à 
lui  faire  entendre  quelque   vérité.    Un  jour  Dupey- 


1.    Bernardin    de    Saint-   I   —2.  Lettre  du  marquis  de  Mira- 
PlERRE,  Préambule  de  l'Arcadie.    [   beau  à  Rousseau,  27octO'brel"66. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


409 


rou,  l'homme  sur  qui  il  comptait  le  plus  après  Milord 
Maréchal,  eut  le  malheur  de  n'être  pas  de  son  avis 
et  de  l'engager,  dans  son  intérêt,  à  un  éclaircisse- 
ment de  date.  «  Le  soin,  répliqua  Jean-Jacques, 
que  vous  prenez  de  me  ramasser  les  jugements  du 
public  sur  mon  compte,  m'apprend  assez  quels  sont 
les  vôtres,  et  je  crois  que,  si  vous  exigez  que  je  me 
justifie,  c'est  surtout  auprès  de  vous,  »  et  le  mal- 
heureux se  voit  déshonoré,  flétri  devant  la  postérité; 
il  balbutie,  il  ne  sait  pour  ainsi  dire  ce  qu'il  dit  ; 
le  tout  parce  qu'on  lui  a  laissé  voir  que  sa  mémoire 
l'a  mal  servi  sur  un  fait  insignifiant  l. 

Voltaire  répétait  sans  cesse  qu'il  était  fou,  physi- 
quement fou,  et  que  les  Anglais  auraient  dû  lui 
donner  une  place  à  Bedlam  2.  Sauf  la  brutalité  de 
la  forme,  c'était  plus  ou  moins  l'avis  d'un  grand 
nombre  de  personnes;  et,  chose  fâcheuse,  ces  bruits 
parvenaient  jusqu'à  lui.  «  Depuis  qu'il  est  établi  que 
je  suis  fou,  écrivait-il  à  Coindet,  il  est  tout  simple 
que  mes  malheurs  soient  des  visions  3. 

Mais  que  lui  importaient  ces  jugements,  en  com- 
paraison d'un  malheur  qui  lui  fut  plus  sensible  que 
tout  le  reste,  le  refroidissement  de  son  amitié  avec 
Milord  Maréchal?  Que  d'autres  amis,  Mmc  de  Bouf- 
flers,  le  prince  de  Conti,  même  Mme  de  Verdelin 
aient  donné  raison  à  Hume  4  ;  tant  qu'il  avait  pour 
lui  Milord  Maréchal,   il   parvenait  à  se  consoler  du 


1.    Lettres  à  Dupeyrou,  4  oc- 
tobre et  15  décembre  1766.  — 

2.  Lettres  diverses,  à  Damila- 
viJle,    à    d'Alembert,    etc.     — 

3.  Lettre  à  Coindet,  5  juillet 
1767.  —  4.  Et  encore  il  serait 
plus  exact  de  dire  qu'ils  don- 
naient tort  à  tous  les  deux  : 


que  si  personne  ne  croyait 
Hume  coupable  [Lettre de Mm*  de 
Verdelin  à  Rousseau,  9  octobre 
1766),  presque  tous  le  trou- 
vaient peu  généreux  et  plai- 
gnaient Jean-Jacques  autant 
qu'ils  le  blâmaient. 


410 


LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


reste.  L'abandon  de  cet  excellent  ami  était,  au  con- 
traire, une  épreuve  dont  il  n'avait  pas  l'idée.  Mais 
Milord  Maréchal  avait  les  embarras  en  horreur  et 
tenait  surtout  à  son  repos.  Il  avait  rêvé  de  faire  le 
bonheur  de  son  ami  Jean-Jacques,  en  le  confiant  à 
son  autre  ami  Hume;  il  voyait  qu'il  s'était  trompé; 
que  ses  conseils  de  sagesse  avaient  été  mal  suivis  ; 
qu'avec  une  tète  comme  celle  de  Jean-Jacques,  il 
n'aurait  jamais  fini  de  l'apaiser  ni  de  le  guérir  de 
ses  folies.  Il  avait  voulu,  pour  y  réussir  mieux, 
s'entendre  avec  Dupeyrou  ;  il  n'y  avait  gagné  que 
d'aigrir  le  malheureux  Rousseau.  «  Je  suis  vieux, 
infirme,  lui  écrivit-il  alors  ;  j'ai  peu  de  mémoire  ;  je 
ne  sais  plus  ce  que  j'ai  écrit  à  Dupeyrou  ;  mais  je 
sais  que  je  désirais  vous  servir,  en  assoupissant  une 
querelle,  sur  des  soupçons  qui  me  paraissaient  mal 
fondés,  et  non  vous  ôter  un  ami.  Peut-être  ai-je 
fait  quelques  sottises.  Pour  les  éviter  à  l'avenir,  ne 
trouvez  pas  mauvais  que  j'abrège  la  correspon- 
dance, comme  j'ai  fait  déjà  avec  tout  le  monde, 
même  avec  mes  plus  proches  parents  et  amis,  pour 
finir  mes  jours  dans  la  tranquillité.  Bonsoir.  Je  dis 
abréger;  car  je  désirerai  toujours  avoir  de  temps 
en  temps  des  nouvelles  de  votre  santé,  et  qu'elle 
soit  bonne  '.  » 

A  partir  de  ce  jour,  en  effet,  nous  n'avons  plus 
qu'une  seule  lettre  de  Milord  Maréchal  à  Rousseau. 
Celui-ci  fit  les  plus  grands  efforts  pour  le  faire 
revenir  sur  sa  détermination  ;  lui,  si  fier  d'habitude, 
ne  recula  ni  devant  les  larmes,  ni  devant  les  sup- 
plications :  tout  fut  inutile2. 


1.  Lettre  de  Milord  Maréchal 
à  Rousseau,  12  novembre  1766. 
—  2.  Lettres  à  Milord  Maréchal, 
Il   décembre   1766,    19   mars 


1767;  de  Milord  Maréchal  à  Du- 
peyrou, s.  d.;  autre  du  28  no- 
vembre 1766. 


DE    JEAN -JACQUES    ROUSSEAU. 


411 


Cependant,  il  est  évident  qu'il  y  eut  entre  eux 
cessation  de  rapports,  plutôt  que  brouillerie  et  ces- 
sation d'amitié.  Même  après  que  Milord  Maréchal 
eut  cessé  d'écrire  à  Rousseau,  celui-ci  eut  recours  à 
l'entremise  d'une  amie  commune,  la  duchesse  de 
Portland,  pour  s'informer  de  la  santé  de  son  pro- 
tecteur, pour  lui  faire  passer  quelques  lettres  et 
pour  tâcher  de  l'intéresser  en  sa  faveur1.  Malgré 
tout  cela,  quand  Milord  Maréchal  vint  à  mourir, 
d'Alembert,  qui  écrivit  son  éloge,  trouva  moyen  d'y 
représenter  Rousseau  comme  un  ingrat,  qui,  loin  de 
payer  en  amitié  les  bienfaits  de  Milord  Maréchal, 
n'y  avait  répondu  que  par  des  procédés  indignes2. 
Cette  accusation  a  été  vivement  relevée  par  Mmo  La- 
tour3.  Les  preuves  de  la  tendre  affection  que  Rous- 
seau garda  jusqu'à  la  fin  pour  Milord  Maréchal  se 
voient  dans  les  efforts  qu'il  fit  pour  continuer  leurs 
rapports  et  dans  la  manière  dont  il  parle  de  lui  en 
toutes  circonstances,  notamment  dans  ses  Confes- 
sions. On  peut  invoquer,  en  preuve  de  l'amitié  que 
Milord  Maréchal  conserva  pour  Rousseau,  les  der- 
nières lettres  qu'il  lui  écrivit,  ainsi  qu'à  Dupeyrou, 
l'intérêt  qu'il  continua  à  lui  témoigner  et  l'attention 
qu'il  eut  de  lui  laisser  par  testament  la  montre  qu'il 
portait  habituellement. 

La  querelle  avec  Hume  une  fois  terminée,  lais- 
sait derrière  elle  une  difficulté,  la  liquidation  de  la 
pension  que  le  Roi  d'Angleterre  devait  faire  à  Rous- 


1.  Lettres  à  la  duchesse  de 
Portland,  29  avril  et  12  sep- 
tembre 1767,4  janvier  et  2  juil- 
let 1768.  —  2.  Éloge  de  Milord 
Maréchal ,  par  d'Alembert  , 
1778.  —  3.  Lettres  d'une  ano- 
nyme    (Mm°     Latour)     à    un 


anonyme,  ou  Procès  de  l'esprit 
et  du  cœur  de  M.  d'Alembert, 
20  mars  Î779  ;  —  Lettre  à  M.  d'A- 
lembert; —  Réponse  anonyme  à 
l'auteur  anonyme ,  etc.  Voir 
aussi  Lettres  de  d'Alembert  au 
Mercure  de  1778  et  1779. 


412 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


seau.  Celui-ci  l'avait-il  acceptée  ou  refusée?  Les 
uns  disaient  oui,  les  autres  disaient  non,  et  en  effet 
sa  lettre  au  général  Conway  était  si  peu  claire  qu'il 
était  permis  d'hésiter  sur  la  manière  d'en  interpréter 
les  termes.  Les  amis  de  Rousseau  l'avaient  engagé 
à  accepter  ;  lui-même  désirait  le  faire  ;  mais  il  ne 
voulait  rien  tenir  de  Hume1.  Il  ne  s'agissait  pas  de 
savoir  si  cette  pension  lui  était  honorable,  mais  si 
elle  l'était  assez  pour  qu'il  dût  l'accepter  à  tout 
prix,  même  à  celui  du  déshonneur2.  «  Bien  loin, 
écrivait-il  à  Davenport,  qu'il  puisse  jamais  m'être 
entré  dans  l'esprit  d'être  assez  vain,  assez  sot,  assez 
mal  appris  pour  refuser  les  grâces  du  Roi,  je  les 
ai  toujours  regardées  et  les  regarderai  toujours 
comme  le  plus  grand  honneur  qui  me  puisse  arri- 
ver. Mais,  Monsieur,  quand  le  Roi  d'Angleterre  et 
tous  les  souverains  de  l'Univers  mettraient  à  mes 
pieds  tous  leurs  trésors  et  toutes  les  couronnes  par 
les  mains  de  David  Hume  ou  de  quelque  autre 
homme  de  son  espèce,  s'il  en  existe,  je  les  rejette- 
rais toujours  avec  autant  d'indignation  que,  dans 
tout  autre  cas,  je  les  recevrais  avec  respect  et  recon- 
naissance3.  » 

Rousseau  ne  pouvait  dire  plus  clairement  que  la 
pension  lui  ferait  plaisir.  Mais  la  Cour  et  les  minis- 
tres, qui  l'avaient  accordée  à  la  sollicitation  de 
Hume,  continueraient-ils  à  l'accorder  à  son  ennemi? 
Faut-il  admettre,  avec  Mm0  du  Deffand,  que  Jean- 
Jacques  écrivit  lui-même  au  ministre4?  Il  est  plus 
probable   que   Davenport    se    contenta    d'agir    sous 


1.  Lettres  à  Milovd  Maréchal, 
9  août  ;  à  d'Ivemois,  30  août  ; 
à  Dupeyrou,  16  août  et  4  oc- 
tobre 1766.  —  2.  Lettre  à  Mme  de 


Verdelin,  août  1766.  —  3.  Lettre 
à  Davenport,  février  1767.  — 
4.  Lettre  de  Mm*  du  Deffand  à 
Watpole,  7  avril  1767. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  413 

main.  Quoi  qu'il  en  soit,  ici  comme  dans  bien 
d'autres  cas,  Jean-Jacques  fut  traité  en  enfant  gâté. 
On  demanda  à  Hume  son  assentiment  ;  il  était  bon 
homme  au  fond  et  ne  le  fit  point  attendre  ;  et  un 
beau  jour,  Jean-Jacques  reçut  la  nouvelle  que  le  Roi 
lui  avait  accordé  une  pension  de  cent  livres  ster- 
ling-... sans  que  personne  l'eût  sollicitée  pour  lui1. 
Il  n'avait  jamais  compté  sur  cette  faveur,  qui 
devait  lui  donner  une  aisance  qu'il  n'avait  pas 
connue  jusque-là  et  faisait,  d'un  seul  coup,  plus  que 
doubler  son  revenu2.  Il  n'en  éprouva  pas  cependant 
un  plein  contentement.  «  Si  vous  saviez,  écrivait-il 
à  Dupeyrou,  comment,  par  qui  et  pourquoi  cette 
pension  m'est  venue,  vous  m'en  féliciteriez  moins8.» 
C'est  à  peine,  du  reste,  s'il  espérait  en  être  payé. 
«  Je  n'ai  point  ouï  parler  du  général  Conway,  écri- 
vait-il à  Coiudet;  mais  soyez  persuadé  qu'il  sait  où 
je  suis.  (Il  avait  alors  quitté  l'Angleterre).  Voilà  une 
pension  qui  circule  terriblement  dans  le  monde 
avant  d'arriver  à  moi  \  »  Même  après  avoir  été 
payé,  on  dirait  qu'il  doute  encore.  «  M.  Rougemont, 
écrit-il,  m'apprend  qu'il  a  déjà  reçu  pour  moi  deux 
quartiers  de  la  pension  dont  il  a  plu  au  Roi  d'An- 
gleterre de  me  gratifier;  je  vous  avoue,  Madame, 
que  j'ai  toujours  regardé  cette  pension  comme  un 
service  qu'on  voulait  me  montrer  seulement  de 
loin...  Puisqu'elle  vient  toutefois  m'y  chercher, 
contre  toute  attente  de  ma  part,  je  suis  déterminé  à 
recevoir  ce  bienfait  d'une  façon  convenable,  d'en 
jouir  en  paix,  si  je  puis,  avec  reconnaissance,  et  de 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  22  mars 
1767.  —  2.  Lettre  de  remercie- 
ment  de    Rousseau  au   général 


seau  à  Dupeyrou,  16  août  1766. 
—  3.  Lettre  à  Dupeyrou,  4  avril 
1767.    —    4.    Lettre    à    Coindet, 


Conway,  26  mars  1767  ;  de  Rous-       5  juillet  1767 


414 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


ne  plus  penser  de  mes  jours  à  ce  qui  l'a  précédée1.  » 
Il  est  douteux  qu'il  ait  rien  reçu  depuis  cette 
époque.  Il  laissait  s'amasser  les  arrérages,  et  l'Etat 
n'a  pas  coutume  de  courir  après  ses  pensionnaires. 
«  Je  crois,  pour  de  bonnes  raisons,  écrivait-il  à 
d'Yvernois,  devoir  renoncer  à  la  pension  du  Roi 
d'Angleterre2.  »  «  Sans  y  avoir  renoncé  formelle- 
ment, disait-il  un  peu  plus  tard,  je  me  suis  mis  dans 
le  cas  de  ne  pouvoir  demander  ni  désirer  même 
honnêtement  qu'elle  me  soit  continuée3.  »  Le  colonel 
Roguin  ayant  manifesté  le  désir  de  s'occuper  de 
cette  affaire,  Rousseau  lui  déclara  que  «  s'il  faisait 
là-dessus  la  moindre  démarche,  il  pouvait  être  sûr 
d'être  désavoué,  comme  le  sera  toujours,  dit-il,  qui- 
conque voudra  se  mêler  d'une  affaire  sur  laquelle 
j'ai  depuis  longtemps  pris  mon  parti4.  Enfin,  Coran- 
cez,  son  ami,  crut  bien  faire  de  réclamer,  toucha 
6,336  francs,  et  pour  ménager  la  susceptibilité  de 
Rousseau,  obtint  de  donner  quittance  à  la  place  du 
titulaire.  Mais  l'embarras  était  de  lui  faire  accepter 
la  somme  :  «  Qui  vous  a  chargé  de  cette  commis- 
sion? s'écrie  Jean-Jacques  ;  je  suis  majeur  et  je  puis 
gouverner  moi-même  mes  affaires.  Je  ne  sais  par 
quelle  fatalité  les  étrangers  veulent  faire  mieux  que 
moi?...  Si  je  ne  touche  plus  la  pension,  c'est  que  je 
le  veux  ainsi...  je  suis  libre.  »  Et  Corancez  fut 
obligé  de  renvoyer  la  lettre  de  change  3. 


1.  Lettre  à  Mma  de  Verdelin, 
Trye,  17  décembre  1767;  voir 
aussi  Lettre  de  Dupeyrou  à  Rey, 
28  septembre  1767.  —  2.  Lettre  du 
26  avril  1168.  —  3.  Lettre  à  La- 
liaud,  5  octobre  1768.—  4.  Lettre 


à  Dulens,  8  novembre  1770.  — 
5.  De  Jean-Jacques  Rousseau 
par  Corance:,  au  Journal  de 
Paris,  n°s  251  à  261  ;  an  VI 
(17981. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  415 


III 


Tout  en  soutenant  ses  luttes  avec  Hume,  Rous- 
seau arrangeait  sa  vie  à  Wootton.  La  botanique 
conserva  dans  ses  occupations  la  place  d'honneur. 
Qu'elle  soit  ou  non  «  une  passion  d'enfant...,  un 
radotage  inutile  et  vain  »  ;  toujours  est-il  qu'elle 
était  devenue  pour  lui  un  besoin  et  jetait  de  l'agré- 
ment dans  ses  promenades  solitaires1. 

L'Angleterre  était  pourtant  loin  de  lui  offrir  les 
mêmes  ressources  d'herborisation  que  la  Suisse  ; 
mais  en  joignant  la  recherche  des  mousses  à  celle 
des  plantes  phanérogames,  il  avait  bien  de  quoi  em- 
ployer son  temps  de  manière  à  éviter  l'ennui.  11  ne 
désespérait  pas  d'ailleurs  de  retourner  un  jour  en 
Suisse,  d'habiter  chez  Dupeyrou,  d'herboriser  avec 
lui,  de  préparer  le  dictionnaire  de  botanique  qu'il  avait 
projeté  de  faire  de  compte  à  demi  avec  lui.  L'amitié 
était  sans  doute  le  premier  attrait  de  ce  château  en 
Espagne,  mais  la  botanique  en  était  bien  aussi  un 
autre2.  En  fait  d'études,  Jean-Jacques  ne  voulait 
plus  se  livrer  qu'à  une  seule,  la  botanique;  en  fait 
de  livres,  il  n'en  voulait  lire  que  d'une  espèce,  des 
livres  de  botanique.  Il  avait  écrit  à  Dupeyrou  de  ne 
lui  envoyer  que  ceux-là,  avec  ses  herbiers3.  Par 
malheur,  toute  sa  bibliothèque  et  ses  estampes  lui 
étaient  déjà  expédiées.  Si  encore  il  n'avait  eu  que 
l'ennui  de  les  recevoir  et  de  les  caser  ;  mais,  pour 
comble  de  désagrément,  on  exigea  quinze  louis  de 
port,  quinze  louis  de  frais  de  douane,  et  il  ne  trouva 

1.  Lettres  à  Milord  Maréchal,  I  1707.  —  2.  Lettre  à  Dupeyrou, 
20  juillet  1706;  à  X,  2  janvier  |   31  ruai  1760.  —  3.  Id. 


416 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


pas  ses  estampes  à  la  place  qu'elles  auraient  dû 
occuper.  Il  les  crut  perdues,  jeta  des  cris  perçants, 
mit  Davenport  en  campagne  pour  réclamer,  et 
retrouva  le  tout  dans  une  autre  caisse1.  Déjà  pré- 
cédemment, il  s'était  plaint  qu'on  eût  tout  bouleversé 
dans  un  autre  ballot.  C'est  à  cette  occasion  qu'il 
demanda  les  livres  de  dévotion  de  Thérèse,  qu'elle 
avait  oubliés  à  Paris2.  Thérèse  liseuse  et  dévote! 
double  phénomène ,  qu'il  est  bon  de  noter  en 
passant. 

Rousseau  était  peu  recevable  à  gémir  des  mauvais 
traitements  qu'on  lui  infligeait,  alors  qu'on  ne  cher- 
chait qu'à  lui  faire  une  situation  privilégiée.  Les  em- 
ployés de  la  douane  étaient  bien  obligés  d'exiger 
les  droits  réglementaires  ;  mais  le  Roi  prit  en  consi- 
dération ses  réclamations  et  lui  fit  rembourser  ce 
qu'il  avait  payé 3. 

Toujours  par  suite  de  sa  nouvelle  passion,  Rous- 
seau mit  en  vente  ses  livres  et  ses  estampes,  afin 
d'en  employer  le  prix  à  augmenter  sa  bibliothèque 
botanique.  En  fait  d'estampes,  il  ne  garda  que  le 
portrait  du  Roi  d'Angleterre.  Malgré  ses  goûts  d'in- 
dépendance, il  était  moins  que  personne  en  état  de 
se  passer  des  services  d'autrui  ;  il  fut  heureux,  dans 
la  circonstance,  d'user  des  bons  offices  de  Daven- 
port, du  comte  de  Harcourt  et  de  Dutens.  Il  aurait 
pu  spéculer  sur  son  nom  pour  grossir  la  somme  que 
devait  lui  rapporter  la  vente  de  ses  livres  ;  mais  un 
tel  procédé  lui  répugnait,  et  il  se  prononça  nette- 
ment   contre    toute    espèce    de  faveur.  Dutens   lui 


1.  Lettres  à  Davenport,  11  sep- 
tembre 1766  et  février  1767.  — 
2.  Lettre  à  Coindet,  19  avril  1766, 


—  3.  Lettre  au  duc  de  Graffton, 
7  février  1767. 


DE    JEAN-.1ACQUES    ROUSSEAU.  417 

ayant  proposé  de  sa  bibliothèque  dix  livres  sterling 
de  rente  viagère,  il  trouva  cette  somme  trop  forte, 
mais  l'accepta  néanmoins.  Le  comte  de  Harcourt 
s'occupa  spécialement  des  estampes1. 

Jean-Jacques  aimait  à  herboriser  seul  ;  cependant 
un  compagnon,  et  surtout  une  compagne  d'études 
et  de  promenades  ne  pouvait  que  lui  procurer  un 
agrément  de  plus.  Ici  encore  il  fut  servi  à  souhait, 
et  trouva  dans  la  duchesse  de  Portland  plus  sans 
doute  qu'il  n'aurait  osé  espérer.  Il  n'est  pas 
donné  à  tout  le  monde  d'avoir  pour  élève  une  du- 
chesse ;  mais  il  était  dit  que,  toute  sa  vie,  il  serait 
courtisé  par  les  grandes  dames.  C'est  à  Milord  Ma- 
réchal qu'il  fut  redevable  de  cette  amitié,  la  seule 
peut-être  qui  ne  fut  ternie  par  aucun  nuage.  Cela 
peut  venir  de  ce  qu'elle  était  fondée  sur  l'utilité 
plutôt  que  sur  l'intimité,  et  aussi  de  ce  que  Rous- 
seau y  garda  les  formes  de  respect  dont  on  ne  doit 
point  s'écarter  avec  une  femme.  Il  sentait  que  les 
familiarités,  les  boutades,  les  humeurs  qu'il  se  per- 
mettait si  aisément  avec  les  dames  de  France,  ne 
seraient  plus  de  mise  avec  l'aristocratie  anglaise.  La 
duchesse  de  Portland  était  fille  du  duc  de  Devon- 
shire  ;  elle  était  jeune,  agréable,  nouvellement  ma- 
riée, connaissait  parfaitement  le  pays,  et  avait,  dès 
avant  d'entrer  en  relations  avec  Rousseau,  le  goût 
de  la  botanique.  Elle  se  fit  son  guide  à  travers  les 
rochers  et  les  délicieux  vallons  du  voisinage2.  Elle 
lui  donna  de  bons  ouvrages  ;  il  y  répondit  par  quel- 


1.  Lettres  au  comte  de  Har- 
court, 24  décembre  1766,  14  fé- 
vrier, 5  mars,  2  avril,  11  avril 
1767,  6,  7  et  13  janvier  1768;  à 
Davenport,  février  1767  ;  à  Du- 


tens,  16  février,  2  et  26  mars, 
16  octobre  1767.  —  2.  Alfred 
de  BOUGY,  Les  Résidences  de 
J.-J.  Rousseau,  Wootton. 

27 


418 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


ques  dons  de  plantes  suisses.  Ils  s'envoyaient  mu- 
tuellement des  fleurs  à  déterminer,  sans  qu'il  soit 
facile  de  décider  quel  était  le  plus  savant,  pour  ne 
pas  dire  le  plus  ignorant  des  deux.  Lorsque,  comme 
Rousseau,  on  hésite  dans  une  détermination  entre 
une  liliacée  et  une  violette,  on  ne  peut  prétendre  au 
titre  de  savant.  Une  correspondance  assez  suivie 
s'établit  entre  la  duchesse  et  Rousseau,  et  se  con- 
tinua longtemps  après  que  ce  dernier  eut  quitté 
l'Angleterre.  Cet  échange  de  lettres  roule  unique- 
ment sur  la  botanique,  avec  quelques  mots  de  temps 
à  autre  sur  Milord  Maréchal.  On  doit  les  citera  titre 
de  curiosité,  mais  la  science  n'a  rien  à  y  voir1. 
Rousseau  se  livra  à  Wootton  à  une  autre  occupa- 
tion, dont  il  parle  moins  que  de  botanique,  mais 
qui  intéresse  davantage  le  public  ;  il  s'agit  de  ses 
Confessions.  Nous  savons,  que  depuis  deux  ou 
trois  ans,  il  en  nourrissait  le  projet,  et  il  est  pos- 
sible qu'il  eût  déjà  commencé  à  l'exécuter.  Au  mois 
d'août  1766,  Hume  en  avait  vu  un  énorme  cahier, 
et  avait  été  à  l'avance,  ainsi  que  bien  d'autres, 
effrayé  de  penser  que  tout  cela  serait  publié.  On  con- 
naissait assez  Rousseau  pour  savoir  qu'il  ne  mé- 
nageait personne  devant  le  public,  on  craignait 
ses  mensonges  et  ses  calomnies  ;  dans  le  secret 
de  la  conscience ,  on  ne  craignait  peut-être  pas 
moins  ses  excès  de  sincérité.  Il  voulait  tout  dire 
sur  son  propre  compte,  le  bien,  le  mal,  tout  enfin*  ; 
mais  pouvait-on  compter  qu'il  serait  plus  discret 
sur  le  compte  des  autres  3?  Il  est  vrai  que,   loin  de 


1.  Seize  lettres  de  Rousseau  à 
la  duchesse  de  Portland,  du 
3  septembre  1766  au  11  juillet 
1776.  —  2.  Lettre  à  Milord  Ma- 


réchal, 20  juillet  1766.  —  3. 
Lettre  à  Mme  de  Verdelin,  25  mai 
1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  419 

vouloir  publier  ses  mémoires  de  son  vivant,  il  ne 
désirait  même  pas  que  ses  autres  écrits  fussent  im- 
primés actuellement.  Il  n'avait  qu'un  désir,  et  il  y 
revient  souvent,  celui  de  se  faire  oublier  \  Mais  ne 
savait-on  pas  qu'on  ne  perdrait  rien  pour  attendre  ? 
Et  d'ailleurs,  jusque-là  ne  devait-on  pas  redouter  les 
indiscrétions  et  cette  demi-publicité,  pire  en  un  sens 
que  la  publicité  complète,  parce  qu'elle  met  obs- 
tacle à  la  défense?  Quoi  qu'il  en. soit,  le  travail  allait 
vite  ;  les  jours  de  pluie,  et  ils  .étaient  nombreux  à 
Wootton  ;  l'hiver,  et  il  y  était  long,  étaient  consacrés 
à  cet  ouvrage  a.  Au  mois  de  juin,  Jean-Jacques  fai- 
sait espérer  à  Dupeyrou  de  lui  en  remettre  une 
partie  à  l'automne,  s'il  avait  le  plaisir  de  le  rece- 
voir chez  lui 3  ;  au  mois  d'avril  suivant,  les  six  pre- 
miers livres  étaient  terminés. 

Dupeyrou  ne  vint  pas,  et  le  pauvre  Jean-Jacques, 
de  plus  en  plus  soupçonneux,  semblable  à  l'avare 
qui  ne  peut  se  résoudre  à  quitter  son  trésor,  n'osait 
seulement  aller  à  Londres,  où  il  avait  affaire.  «.  Ce 
voyage,  dit-il,  est  très  hasardeux,  à  cause  du  dépôt 
(il  s'agit  des  Co?ifessions)  qui  est  ici  dans  mes  mains, 
qui  vous  appartient,  et  dont  l'ardent  désir  de  vous 
le  faire  passer  en  sécurité  fait  tout  le  tourment  de 
ma  vie.  Le  désir  de  s'emparer  de  ce  dépôt  à  ma 
mort,  et  peut-être  de  mon  vivant,  est  une  des  prin- 
cipales raisons  pourquoi  je  suis  si  soigneusement 
surveillé.  Or,  tant  que  je  suis  ici,  il  est  en  sûreté 
dans  ma  chambre:  je  suis  presque  assuré  qu'il  lui 
arrivera    malheur    en    route,    sitôt  que  j'en    serai 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  31  mai 
1766.  —  2.  Hume,  Exposé  suc- 
cinct. —  Lettre  de  Rousseau  à  Mi- 


lord  Maréchal,  20  juillet  1766. 
—  3.  Lettre  à  Dupeyrou,  21  juin 
1766. 


420 


LA    VIE    ET    LES   ŒUVRES 


éloigné.  Si  je  ne  suis  secouru  ,  je  n'ai  qu'un  parti 
à  prendre,  et  je  le  prendrai  quand  je  me  sentirai 
pressé,  soit  par  la  mort,  soit  par  le  danger,  c'est 
de  brûler  le  tout,  plutôt  que  de  le  laisser  tomber 
entre  les  mains  de  mes  ennemis1.  » 

Hélas!  ses  défiances  se  renouvelaient  à  chaque 
instant  et  à  propos  de  tout.  Il  ne  parlait  que  de 
violations  de  lettres,  de  trahisons  de  la  poste,  de 
pièges  et  de  filets  tendus  tout  autour  de  lui.  Et  pour 
les  éviter,  il  n'y  avait  pas  de  petits  moyens  ni  de 
petites  finesses  qu'il  n'inventât  :  fausses  adresses , 
examen  minutieux  des  cachets,  chiffres  de  corres- 
pondance ;  il  aurait  été  dépositaire  des  secrets  de 
l'Etat,  qu'il  n'aurait  pas  pris  plus  de  précautions2. 

Bien  peu  de  personnes  purent  échapper  à  ses 
soupçons.  Pour  ne  pas  s'exposer  à  ces  trahisons 
qu'il  voyait  partout ,  plus  encore  que  pour  ménager 
son  temps,  il  avait  beaucoup  restreint  sa  corres- 
pondance, et  il  en  était  venu  à  ignorer  ce  qu'était 
devenu  Moultou3.  Il  n'est  pas  jusqu'à  Dupeyrou,  le 
seul  avec  qui  il  eût  continué  des  relations  fréquentes, 
qui  n'ait  éprouvé  un  moment  les  eiïets  de  sa  mau- 
vaise humeur.  Il  est  juste  d'ajouter  néanmoins  qu'il 
ne  tarda  pas  à  se  réconcilier  avec  lui4. 

Il  ne  pouvait  cependant  vivre  absolument  seul.  Il 
rencontradans  l'aristocratie  de  son  voisinage  quelques 
amitiés,  qui,  sans  être  bien  intimes,  lui  procurèrent 
d'utiles   distractions.  Nous   avons   parlé   de  Daven- 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  4  avril 
1767.  —  2.  Lettres  à  Davenporf, 
31  mars  1766;  à  Malesherbes, 
10  mai  1766;  à  A/""2  de  Verdelin, 
25  mai  1766;  à  Dupeyrou,  30  mai 
1766,o  janvier,  2  et4avril  1767; 


à  Guy,  2  août  1766;  à  Rey,  août 
1766;  à  d'Ivernois,  7  février  1767. 
—  3.  Lettre  à  Dupeyrou,  31  mai 
1766.  —  4.  Lettres  à  Dupeyrou, 
4,  15  octobre  et  15  novembre 
1766;  8  janvier  1767. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  421 

port,  de  la  duchesse  de  Portland,  il  faut  y  joindre 
M.  Granville,  le  comte  de  Harcourt  et  quelques 
autres.  Granville  lui  envoyait  souvent  des  provisions. 
On  sait  les  anciennes  susceptibilités  de  Rousseau  à 
ce  sujet:  «  Jadis,  dit-il,  j'aimais  avec  passion  la 
liberté ,  l'égalité ,  et,  voulant  vivre  exempt  des  obli- 
gations dont  je  ne  pouvais  m'acquitter  en  pareille 
monnaie,  je  me  refusais  aux  cadeaux,  même  de 
mes  amis,  ce  qui  m'a  souvent  attiré  bien  des  que- 
relles.  Maintenant,  j'ai  changé    de  goût,    et    c'est 

moins  la  liberté  que  la  paix   que  j'aime Vous 

voyez,  Monsieur,  d'après  cela,  combien  vous  avez 
beau  jeu  avec  moi  dans  les  cadeaux  continuels  qu'il 
vous  plaît  de  me  faire  ;  mais  il  faut  tout  vous  dire  : 
sans  les  refuser,  je  ne  serai  pas  plus  reconnaissant 
que  si  vous  ne  m'en  faisiez  aucun  l.  » 

C'est  aussi  de  cette  époque  que  date  la  connais- 
sance qu'il  fit  du  marquis  de  Mirabeau.  Selon  l'usage, 
le  marquis  fit  les  premières  avances,  et,  comme  entrée 
en  matière ,  lui  offrit  une  retraite  dans  son  château. 
L'autre  refusa,  mais  parut  très  flatté  des  relations 
que  lui  offrait  l'Ami  des  hommes. 

Enfin,  quoique  Rousseau  écrivit  peu  à  ses  amis 
de  France  et  de  Suisse  ,  il  leur  conservait  une  place 
dans  son  souvenir,  et  même  ne  négligeait  pas  de 
les  prêcher  à  l'occasion  :  tantôt  donnant  à  Dupeyrou, 
comme  remède  contre  la  goutte ,  des  conseils  de  so- 
briété et  de  continence2;  tantôt  engageant  Mme  de 
Verdelin  à  contracter  un  second  mariage3;  tantôt 
adressant  à  une  actrice  des  leçons  de  moralité  et  de 
conduite 4. 


1.  Lettre  à  M.    Granville,  fé- 
vrier   1767.  —  2.  Lettre    à  Du- 


à  Mm'  de  Verdelin,  août  1766.  — 
4.  Lettre  à  M"«  Théodore,  de  l'A- 


peyrou,  19  juillet  1766. — 3.  Lettre   \   cadémie  royale  de  musique,  g.d, 


422  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

C'est  ainsi  qu'il  passait  sa  vie  à  Wootton,  vie  mo- 
notone, mais  dont  il  se  contenta,  faute  de  mieux, 
jusqu'au  moment  où  l'ennui  et  l'amour  du  change- 
ment la  lui  rendirent  intolérable.  Le  ciel  sombre  de 
l'Angleterre ,  le  caractère  froid  des  Anglais  étaient 
antipathiques  à  sa  nature  ;  on  peut  joindre  à  ces  mo- 
tifs la  difficulté  des  rapports  avec  des  gens  dont  il  igno- 
rait la  langue,  Il  regrettait  de  n'être  pas  resté  à  de- 
meurer chez  Dupeyrou.  11  répétait,  il  est  vrai,  et  sans 
doute  il  voulait  se  persuader,  que  le  pays  et  les  ha- 
bitants étaient  à  son  gré  ;  qu'il  n'avait  qu'à  se  louer 
de  la  retraite  qu'il  s'était  choisie  ;  mais  il  est  facile  de 
voir  que  la  raison,  bien  plus  que  le  sentiment,  lui 
dictait  ces  paroles.  Or,  avec  lui,  la  raison  ne  tardait 
guère  à  avoir  tort1.  Thérèse  s'ennuyait,  d'ailleurs,  de 
ne  pouvoir  caqueter  à  son  aise,  et  l'on  sait  que 
Thérèse  en  venait  toujours  à  ses  fins.  On  a  été  jus- 
qu'à la  soupçonner  d'avoir  rompu  les  cachets  des 
lettres  adressées  à  son  maître,  afin  d'exalter  sa  tète 
déjà  trop  montée.  Au  fond,  on  n'en  sait  rien,  mais 
elle  en  était  bien  capable.  Les  amis  de  Rousseau 
sont  unanimes  à  dire  qu'il  n'était  pas  de  ruses  aux- 
quelles cette  fille  sans  délicatesse  n'eût  recours  pour 
les  éloigner,  afin  de  satisfaire  sa  jalousie  et  d'as- 
surer sa  domination.  Que  ne  dut-elle  pas  faire  dans 
cette  circonstance,  où  elle  avait  tant  de  motifs 
de  désirer  de  partir  !  Cependant  il  fallait  un  pré- 
texte ;  les  attentions  mêmes  et  les  cadeaux  de  Da- 
venport  le  fournirent,  et  Rousseau  déclara  qu'il  ne 
pouvait  lui  être  ainsi  à  charge.  Il  demanda  des  ex- 
plications ;    Davenport    évita    de    répondre  ;    il    se 


1.  Lettres    à    Malesherbes ,  10   I    21   juin;   à   Milord  Maréchal, 
mai;    à    Dupeyrou,    31     mai,   |    20  juillet  1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  423 

plaignit  des  domestiques  (on  peut  voir  encore  ici  la 
main  de  Thérèse)  ;  il  n'eut  pas  plus  de  satisfaction 
de  ce  côté.  Il  lui  plut  de  prendre  le  silence  de  son 
hôte  pour  une  invitation  à  partir,  et  il  forma  le 
projet  d'aller  s'établir  à  Londres1.  Bientôt  Londres 
ne  lui  parut  plus  un  éloignement  suffisant.  On  sait 
comme,  chez  lui,  les  idées  faisaient  vite  leur  chemin  ; 
l'hospitalité  de  Davenport,  hier  encore  trop  atten- 
tive et  trop  généreuse,  changea  subitement  de  carac- 
tère à  ses  yeux.  Il  pouvait  partir  ;  mais  un  simple 
départ,  ordinaire  et  poli,  n'aurait  pas  donné  satis- 
faction à  son  désir  d'étaler  ses  défiances  et  ses  grands 
sentiments.  Il  n'avait  jamais  eu  qu'à  se  louer  de 
Davenport  ;  pour  le  remercier  de  sa  noble  hospita- 
lité,  voici  l'impertinente  et  inexplicable  lettre  qu'il 
lui  écrivit  :  «  Un  maitre  de  maison,  Monsieur,  est 
obligé  de  savoir  ce  qui  se  passe  dans  la  sienne, 
surtout  à  l'égard  des  étrangers  qu'il  y  reçoit.  Si 
vous  ignorez  ce  qui  se  passe  dans  la  vôtre  depuis 
Noël,  vous  avez  tort  ;  si  vous  le  savez,  et  que  vous 
le  souffriez,  vous  avez  plus  grand  tort  ;  mais  le  tort 
le  moins  excusable  est  d'avoir  oublié  votre  promesse 
et  d'être  allé  tranquillement  vous  établir  à  Davenport, 
sans  vous  embarrasser  si  l'homme  qui  vous  attendait 
ici  sur  votre  parole  y  était  à  l'aise  ou  non.  En  voilà 
plus  qu'il  ne  faut  pour  me  faire  prendre  mon  parti. 
Demain,  Monsieur,  je  quitte  votre  maison.  J'y  laisse 
mon  petit  équipage  et  celui  de  M110  Le  Vasseur,  et 
j'y  laisse  le  produit  de  mes  estampes  et  livres  pour 
sûreté  des  frais  faits  pour  ma  dépense  depuis  Noël... 
Adieu,  Monsieur,  je  regretterai  souvent  la  demeure 

1.  Lettres  à  X.,  2  janvier  1767;   I   mars  1767  ;  à  Mirabeau,  8  avril 
à  Davenport,  22  décembre  1766      1767. 
et  2  février  1767  ;  à  Dutens,  26  I 


424 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


que  je  quitte  ;  mais  je  regretterai  beaucoup  davan- 
tage d'avoir  eu  un  hôte  si  aimable  et  de  n'en. avoir 
pu  faire  mon  ami  *.  » 

Le  lendemain  il  partit  pour  Londres,  avec  inten- 
tion d'y  prendre  la  route  de  Douvres  et  d'essayer 
de  s'embarquer  pour  la  France  ;  mais  il  ne  savait 
pour  ainsi  dire  plus  ce  qu'il  faisait.  Au  lieu  d'aller 
à  Douvres,  il  prenait  une  direction  toute  diffé- 
rente et  se  rendait  à  Spadling",  à  200  milles  de 
Douvres.  Là,  n'osant  sortir  de  chez  lui,  dans  la 
crainte  de  ses  ennemis,  il  écrivait  au  chancelier  une 
lettre  pleine  d'extravagances,  et  une  autre  à  Daven- 
port,  pleine  de  repentir,  pour  lui  demander  de 
retourner  chez  lui2.  Deux  ou  trois  jours  après,  il 
était  à  Douvres,  et  écrivait  au  général  Conway  une 
lettre  analogue  à  celle  qu'il  avait  adressée  au  chan- 
celier. Il  se  croyait  diffamé,  l'objet  de  la  risée  et  de 
l'exécration  publiques,  la  victime  des  complots  les 
plus  sinistres  ;  il  était  persuadé  qu'on  voulait  le  re- 
tenir captif  en  Angleterre,  afin  de  l'empêcher 
d'aller  publier  au  dehors  les  outrages  qu'il  avait 
reçus  dans  File.  Il  suppliait  Conway  de  le  laisser 
aller,  et,  pour  le  toucher  et  le  convaincre,  il  n'était 
pas  de  promesses  qu'il  ne  lui  fit.  Puisqu'on  craignait 
ses  mémoires,  il  s'engageait  par  les  serments  les 
plus  solennels,  non  seulement  à  renoncer  pour  tou- 
jours au  projet  de  les  publier  ou  de  les  écrire,  mais 
à  ne  laisser  échapper  de  vive  voix  pas  un  mot  de 
plaintes,  à  ne  parler  de  Hume  qu'avec  honneur.  Si, 


1.  Lettre  à  Davcnport,  30  avril 
1767.  —  2.  Lettre  de  Hume,  citée 
par  G.  H.  Morin,  ch.  v,  p.  256. 
—  On  n'a  pas  la  lettre  de  Rous- 
seau   à    Davenport,    tuais    on 


peut  affirmer  qu'il  eut  un  mo- 
ment le  désir  de  retourner  à 
Wootton.  —  Voir  la  lettre  de 
Rousseau  à  Granville,  i"  août 
1767. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


425 


malgré  lui,  il  transpirait  quelque  bruit  de  ses  mal- 
heurs, il  s'obligeait  à  tout  rejeter  sur  son  humeur 
aigrie  et  portée  à  la  défiance.  Enfin,  comme  sûreté 
de  ces  engagements,  il  offrait  de  remettre  à  Conway 
tous  ses  papiers  sans  exception1. 

On  ne  lui  en  demandait  pas  tant ,  et  personne  ne 
songeait  à  le  retenir  de  force.  Cependant,  comme  il 
se  croyait  poursuivi  et  recherché  par  Choiseul,  il 
se  hâta  de  brûler  une  nouvelle  édition  de  Y  Emile, 
qu'il  regretta  beaucoup  plus  tard.  Il  en  aurait  sans 
doute  fait  tout  autant  des  Confessions,  s'il  n'avait  eu 
précédemment  l'occasion  de  les  envoyer  à  Dnpeyrou. 
Il  était  parti  avec  Thérèse,  sans  argent,  sans  ba- 
gages ;  en  route ,  il  avait  payé  avec  des  morceaux 
de  couverts  d'argent.  Arrivé  à  Douvres,  les  vents 
étant  contraires,  le  mauvais  temps  devint  à  ses 
yeux  un  nouveau  complot.  Quoiqu'il  ne  sût  pas  l'an- 
glais, il  monta  sur  une  élévation  et  se  mit  à  haran- 
guer la  foule  en  français.  C'était,  dit-il,  un  accès 
de  folie,  qui  alla  jusqu'à  lui  faire  soupçonner  sa 
femme 2 . 

Ces  extravagances  peuvent  assurément  servir  au 
point  de  vue  moral  à  excuser  Rousseau  de  bien  des 
sottises 3  ;  mais  ne  doivent-elles  pas  aussi  restreindre 
la  confiance  que  trop  souvent  on  accorde  à  son  ju- 
gement? Il  ne  faut  pas  en  effet  regarder  ces  actes 
comme  des  traits  isolés  et  sans  liaison  avec  le  reste 
de  sa  vie,  mais  plutôt  comme  l'exagération  d'un 
état  qui   lui  était  habituel   depuis   des   années.    Ce 


1.  Lettre  au  général  Conway, 
ruai  1767.  —  2.  CORancez,  De 
J.-J.  Rousseau,  etc.  —  3.  Da- 
venport  en  jugea  sans  doute 


ainsi,  car  ils  restèrent  en  cor- 
respondance suivie  (Lettre  de 
Rousseau  à  Mme  de  Verdelin,  22 
juillet  1767). 


426    LA  VIE  ET   LES  OEUVRES   DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU. 

n'est  pas  seulement  Voltaire  qui  le  dit  ;  ce  sont  les 
faits  qui  le  démontrent  ;  ce  sont  les  amis  qui  en 
conviennent  :  il  était  fou,  positivement  fou;  mais, 
n'est-ce  pas  l'être  un  peu  soi-même  que  de  choisir 
un  pareil  guide? 


CHAPITRE   XXVIII 

Du  22  mai  1767  au  14  août  1768. 


Sommaire  :  I.  Le  marquis  de  Mirabeau  offre  à  Rousseau  une  re- 
traite. —  Passage  de  Rousseau  à  Amiens.  —  Rousseau  à  Fleury,  chez  le 
marquis  de  Mirabeau. 

II.  Installation  de  Rousseau  à  Trye.  —  Luttes  et  difficultés  domes- 
tiques. —  Efforts  de  Conti  pour  le  retenir.  —  Coindet.  —  Visite  de 
Dupeyrou.  —  Défiances  de  Rousseau  contre  ses  amis.  —  Il  ne  veut  plus 
s'occuper  que  de  botanique.  —  Ses  plaintes  et  ses  projets  de  départ.  — 
Son  départ  de  Trye. 

III.  Rousseau  passe  par  Lyon.  —  Excursion  à  la  Grande-Chartreuse. 
—  Arrivée  de  Rousseau  à  Grenoble.  —  Accueil  enthousiaste  qu'il  y 
reçoit.  —  Ses  relations  avec  Bovier.  —  Recherches  d'une  retraite.  — 
Visite  de  Rousseau  aux  autorités  de  Grenoble.  —  Susceptibilités  et 
départ  de  Rousseau.  —  Lettre  désespérée  qu'il  écrit  à  Thérèse. 


I 


Rousseau  quittait  l'Angleterre  pour  fuir  la  persé- 
cution de  Choiseul,  qui,  disait-il,  l'avait  poursuivi 
jusque-là,  et  il  lui  tardait  d'arriver  en  France, 
c'est-à-dire  dans  les  bras  de  Choiseul.  Explique  qui 
pourra  ces  contradictions;  mais  le  logicien  à  ou- 
trance, si  habile  à  bâtir  un  système  de  gouverne- 
ment ou  d'éducation  sur  deux  ou  trois  hypothèses, 
ou  à  élever,  sur  une  pointe  d'aiguille,  tout  un  écha- 
faudage de  complots,  ne  se  piquait  pas  de  logique 
dans  la  conduite  de  la  vie.  Pourvu  qu'il  vit  devant 
lui  son  bien  réel  ou  de  fantaisie;  car  pour  lui  c'était 
tout  un1,  peu  lui  importait  le  reste. 

1.  Lettre  à  Mirabeau,  9  mai  1767. 


428 


LA   VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Cependant,  après  de  longs  jours  d'attente  à  Dou- 
vres, la  mer,  devenue  plus  favorable,  lui  permit  de 
partir  pour  Calais.  Il  y  arriva  le  22  mai,  ne  sachant 
encore  ce  qu'il  deviendrait,  ni  où  il  irait  fixer  sa 
demeure.  Dès  le  temps  qu'il  était  à  Wootton,  Mira- 
beau lui  avait  fait  les  propositions  les  plus  avanta- 
geuses, lui  donnant  le  choix  entre  ses  nombreux 
châteaux  de  la  Provence,  de  l'Angoumois,  du  Poi- 
tou, du  Limousin ,  des  environs  de  Paris  \  Quand 
Mirabeau  apprit  son  départ  d'Angleterre,  il  s'em- 
pressa de  lui  renouveler  ses  offres  ;  mais  Jean- 
Jacques  hésitait;  il  sentait  toujours,  lui  pesant  sur 
les  épaules,  le  décret  de  prise  de  corps.  La  France 
n'était  pas  pour  lui  un  pays  sûr.  Il  n'y  pouvait 
rester  qu'en  gardant  un  incognito  qui  répugnait  à 
ses  principes.  Il  tenait,  d'ailleurs,  à  être  chez  lui, 
en  payant.  Des  officieux  lui  avaient,  à  la  vérité, 
cherché  de  hautes  protections,  qui  lui  permissent  de 
se  fixer  en  France.  Hume  lui-même  avait  eu  la 
générosité  d'écrire  à  Turgot,  pour  le  recommander 
à  l'indulgence  du  gouvernement  français,  et  Turgot 
avait  promis  de  s'associer  à  cette  bonne  action2. 
Mmc  du  Deffand  fut  aussi  priée  par  Walpole  d'en 
écrire  à  Mme  de  Choiseul.  «  Mais,  répondit  la  du- 
chesse, que  puis-je  pour  Rousseau?  Des  secours 
d'argent  ?  ou  ma  protection  pour  les  petites  mai- 
sons?... Le  protéger  dans  sa  gloire  m'aurait  paru 
un  acte  de  vanité  ;  le  protéger  dans  sa  folie  serait 
un  acte  de  folie 3.  »  Il  est  évident  que  Jean-Jacques 
dut  rester  en  dehors  de  ces  tentatives. 


1 .  Lettre  de  Mirabeau  à  Rous- 
seau, 27  octobre  1766.  —  2. 
Lettre  de  Turgot  à  Hume,  1er 
juin  1767;  Hume' s  life  and  Cor- 
respondance.   Voir   Maugras  , 


ch.  XXII.  —  3.  Lettres  de  Mm»  du 
Deffand  à  Mme  de  Choiseul,  23 
mai,  18  juin  1767;  de  la  du- 
chesse de  Choiseul  à  Mme  du  Def- 
fand, 12  et  14  juin  1767. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


429 


Son  projet  était  d'aller  à  Bruxelles,  ou  à  Venise, 
mais  à  petites  journées,  en  s'arrêtant  à  Amiens,  puis 
à  Paris. 

Le  23  mai,  en  efiet,  il  partit  pour  Amiens1.  L'ac- 
cueil qu'il  y  reçut  dut  le  consoler  de  la  froideur 
des  Anglais,  mais  n'annonçait  guère  un  homme  qui 
veut  échapper  par  la  fuite  et  l'obscurité  aux  persé- 
cutions du  premier  ministre  du  royaume.  On  alla 
jusqu'à  proposer  de  lui  rendre  les  honneurs  publics 
et  de  lui  offrir  les  vins  de  la  ville.  On  pensa  toute- 
fois qu'une  telle  manifestation  s'accorderait  par  trop 
mal  avec  l'incognito  qu'il  était  sensé  garder  et  l'on 
se  contenta  de  le  fêter  à  huis  clos  2.  Il  vit  là  Gres- 
set.  On  dit  qu'il  furent  très  contents  l'un  de  l'autre  : 
«  Vous  faites  si  bien  parler  les  perroquets,  lui  dit 
Jean-Jacques,  qu'il  n'est  pas  étonnant  que  vous 
sachiez  apprivoiser  les  ours3.  » 
.  Cependant  le  prince  de  Conti  qui  se  trouvait,  en 
quelque  sorte,  chargé  de  garantir  la  sécurité  de 
Rousseau  en  France,  jugea  que  son  protégé  en  pre- 
nait par  trop  à  son  aise  de  son  incognito  :  «  Votre 
imprudence,  lui  écrivit-il,  renverse  tous  mes  pro- 
jets... Vous  êtes  en  grand  danger...  Le  premier 
procureur  du  Roi  qui  vous  dénoncera  forcera  le  Par- 
lement à  vous  faire  arrêter,  même  malgré  lui,  et 
alors  les  suites  seraient  inévitables  et  funestes... 
Sortez  secrètement  *et  de  nuit  d'Amiens;  allez,  en 
changeant  de  nom,  dans  un  asile  momentané,  que 
vos  amis  vous  ont  ménagé  hors  du  ressort  du  Par- 
lement   de   Paris...    On  avisera  ensuite   à  ce  qu'on 


1 .  Lettres  de  Rousseau  à  Mira- 
beau, 22  mai  1767;  à  Dupeyrou, 
même  date.  —  2.  Bachau- 
MONT,  11  juin  1767.  —  3.  Œuvres 


de  Gresset.  Édit.  Renouard. 
Notice  biographique  de  l'édi- 
teur. 


430 


LA.    VIE    ET    LES    OEUVRES 


fera1.  »  Jean-Jacques  avait  compté  attendre  des 
renseignements  de  Mirabeau  à  Amiens  pour  ses 
projets  ultérieurs  ;  mais  il  fut  ainsi  forcé  de  partir 
prématurément,  à  cause  de  l'empressement  même 
qu'on  mit  à  le  fêter2.  Il  prit  néanmoins  le  temps  de 
prévenir  Mirabeau,  dont  il  avait  d'ailleurs  accepté 
les  offres,  du  moins  à  titre  provisoire.  Celui-ci  l'en- 
voya chercher  à  Saint-Denis  et  le  fit  conduire  à  son 
château  de  Fleury  près  Meudon.  Jean-Jacques  y 
resta  du  5  au  18  juin  ;  mais  à  Fleury  comme  à 
Amiens,  il  commit  des  imprudences.  «  On  vous  a  déjà 
vu  dans  le  parc  de  Meudon,  lui  écrivit  de  nouveau 
Conti,  votre  situation  est  fort  critique...  Jusqu'à  ce 
que  j'aie  pu  m'assurer  de  ce  qui  sera  possible  pour 
votre  tranquillité,  tenez-vous  bien  caché...  Mon  objet 
est  de  vous  procurer,  en  France,  un  asile  tranquille 
et  sûr  :  sinon  d'assurer  votre  sortie,  si  elle  est  né- 
cessaire3. Conti  poussa  la  prudence  jusqu'à  empê- 
cher Mme  de  Luxembourg  d'aller  voir  et  embrasser 
son  ami,  comme  elle  en  avait  le  désir4. 

Mirabeau,  lui,  était  bien  plus  optimiste,  et  répon- 
dait sans  hésiter  de  la  sûreté  de  son  hôte  (toujours 
cependant  sous  la  condition  du  secret) 5.  Il  lui  pro- 
posait de  le  garder  ;  mais  Jean-Jacques,  malgré  son 
désir  de  profiter  de  la  noble  hospitalité  qui  lui  était 
offerte,  n'avait  pas  cru  pouvoir  accepter 6.  Ils  se  quit- 
tèrent, au  bout  d'une  quinzaine  de  jours,  dans  les 
meilleurs  termes,  quoiqu'on  puisse  affirmer  sans 
témérité  que  l'amitié  aurait  duré  bien  moins  encore 


1 .  Lettre  du  prince  de  Conti  à 
Rousseau,  fin  mai  1767.  — 
2.  Lettre  à  Dupeyrou, 5  juin  1767. 
—  3.  Lettre  du  prince  de  Conti  à 
Rousseau,  juin  1767.  —  4.  Lettre 


de  Mme  de  Luxembourg  à  Rous- 
seau, juin  1767.  —  o.  Lettre  de 
Mirabeau  à  Rousseau,  10  juin 
1767.  —  6.  Lettre  à  Mirabeau, 
9  juin  1767. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  431 

de  ce  côté  qu'avec  Hume,  et  n'aurait  pas  résisté  au 
sans-gène  et  à  la  grosse  franchise  de  Y  Ami  des 
hommes.  Il  est  vrai  que  Mirabeau  avait  le  grand 
mérite  d'être  peu  exigeant,  de  laisser  une  grande 
liberté  à  ses  anus,  et  surtout  de  n'être  nullement 
susceptible.  «  Je  suis  tel  un  jour  que  l'autre,  écri- 
vait-il... je  vous  défie  après  cela  de  me  blesser1.  » 
Mais  Hume  ne  passait-il  pas  pour  avoir  les  mêmes 
qualités  ?  On  peut  même  s'étonner  que  Jean-Jacques 
ait  si  bien  pris  jusque-là  «  les  griffonnages  dégin- 
gandés comme  pantin  »  que  depuis  plus  de  six  mois 
lui  jetait  à  la  tète  son  original  correspondant  :  con- 
seils, vérités  ad  hominem,  considérations  de  toute 
sorte,  et  jusqu'à  des  éloges  qui  ressemblaient  fort  à 
des  critiques.  «  Je  ne  connais  pas,  lui  écrivait  Mira- 
beau, de  morale  qui  pénètre  plus  que  la  vôtre,  elle 
s'élance  à  coups  de  foudre  ;  elle  marche  avec  l'assu- 
rance de  la  vérité  ;  car  vous  êtes  toujours  vrai,  selon 
votre  conscience  momentanée...  Mais,  Dieu  merci,  j'ai 
eu  d'autres  maîtres...  J'ai  des  amis,  direz-vous,  je  le 
crois...  mais,  ou  je  me  trompe  fort,  ou  vous  n'en 
n'avez  aucun  dont  vous  ayez  toujours  été  absolu- 
ment content,  pas  plus  que  de  vous-même  2.  »  «  Vous 
n'avez  d'ennemis  qu'en  vous...  le  Parlement?  non; 
le  ministre?  non;  les  théologiens?  non;  on  trouve 
tout  simple  qu'un  protestant  n'aille  pas  à  la  messe. 
Les  vrais  dévots  sentent  que  vous  fûtes  le  plus 
rude  fléau  de  leurs  persécuteurs,  et,  à  dire  vrai,  je 
pense  que  ce  serait  parmi  ces  derniers  que  vous 
trouveriez  vos  véritables  ennemis  :  vous  êtes  infirme, 
nous  tous  aussi  ;  abandonné,  ce  n'est  pas  poli  à  me 


1.  Lettre  de  Mirabeau  à  Rous-    I   de  Mirabeau  à  Rousseau,  27  oc- 
seau,  8  juillet  1767.  —  2.  Lettre    \   tobre  1766. 


432 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


dire;  persécuté,  vous  le  fûtes,  mais  aujourd'hui 
vous  n'êtes  rien  de  tout  cela.  Vous  êtes  tout  excès  et 
tout  feu...  Mais  il  ne  faut  pas  vous  prendre  au  mot 
vous-même,  car  vous  seriez  votre  propre  dupe  '. 

A  en  juger  par  une  réponse  de  Rousseau,  il  paraît 
que  Mirabeau  l'aurait  engagé  à  reprendre  la  plume. 
Il  refusa  catégoriquement  et  affirma  que  rien  au 
monde  ne  le  ferait  changer  sur  ce  point 2.  Mais  ne 
combattait-il  point  ici  contre  des  moulins  à  vent? 
Mirabeau  déclare  en  effet,  de  son  côté,  qu'il  a  donné 
à  son  ami  un  conseil  tout  contraire  :  «  Griffonnez 
donc,  lui  écrit-il,  si  cela  peut  vous  plaire...  je  vous 
avais  prié  de  ne  point  écrire,  je  vous  le  répète,  cela 
vous  tourmente  et  vous  fatigue  3.  » 

Ce  qui  est  plus  certain,  c'est  que  Mirabeau  voulut 
engager  Rousseau  dans  ses  théories  économiques. 
Il  lui  remit,  en  le  quittant,  son  dernier  livre,  La 
Philosophie  rurale,  et  lui  fit  promettre  de  le  lire. 
Rousseau  essaya,  mais  n'en  put  venir  à  bout*. 
Bientôt  Mirabeau  lui  envoya  un  second  ouvrage. 
Rousseau  fut  plus  à  l'aise  pour  ce  dernier,  qui  n'avait 
pas  Mirabeau  pour  auteur.  11  combattit  notamment 
le  Despotisme  légal  avec  une  grande  puissance.  On 
retrouve  là  tout  l'ancien  Rousseau  du  Contrat  social  : 
«  Aimez-moi  toujours,  dit-il,  mais  ne  m'envoyez 
plus  de  livres  ;  n'exigez  plus  que  j'en  lise  ;  ne  tentez 
même  pas  de  m'éclairer  si  je  m'égare  :  il  n'est  plus 
temps 5.  »  Mais  Mirabeau  était  lancé  ;  il  lui  répliqua 


1 .  Lettre  de  Mirabeau  à  Rous- 
seau, 20  février  1767.  Voir  aussi 
Lettres  du  3  février  et  du 
16  mars  1768.  —  2.  Lettre  à  Mi- 
rabeau, 9  juin  1767.  —  3.  Lettre 
de  Mirabeau  à  Rousseau,  10  juin 
1767.  Il  doit  y  avoir  là,  pour 


le  moins,  une  erreur  de  date. 
—  4.  Lettres  de  Mirabeau  à  Rous- 
seau, 18  juin,  et  de  Rousseau  à 
Mirabeau,  24  juin  1767.  —  5. 
Lettre  à  Mirabeau,  26  juillet 
1767. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  433 

par  une  longue  discussion  sur  le  produit  net,  la 
propriété,  la  production,  la  consommation,  et  lui 
envoya  d'un  coup  six  volumes  sur  l'économie  poli- 
tique. Il  perdait  bien  sa  peine.  «  Est-il  possible, 
s'écriait-il  un  jour,  après  avoir  assisté  à  la  repré- 
sentation du  Devin,  que  je  prenne  tant  de  plaisir  à 
entendre  ce  chien  d'homme,  et  qu'il  n'en  prenne 
aucun  à  entendre  mon  ramage,  à  moi1?  »  C'est 
même  en  vain  qu'il  lui  demanda  la  permission  de 
publier  leurs  deux  lettres 2.  «  Là  là,  ne  grognez  point, 
Révérend  Père  Nabuchodonosor,  lui  dit-il  alors, 
vous  ne  serez  point  imprimé  malgré  vous...,  mais 
trouveriez-vous  mauvais  qu'on  imprimât  au  moins  la 
mienne3?  «  Il  fallut  consentir,  mais  il  fut  convenu,  et 
encore  après  de  nouvelles  instances,  qu'on  pren- 
drait toutes  les  précautions  pour  empêcher  que 
Rousseau  ne  fût  connu  ;  décidément,  il  tenait  tout 
de  bon  à  se  faire  oublier 4.  Cependant  il  ne  résista 
pas  aussi  bien  à  une  autre  tentation,  à  laquelle  le 
soumit  Mirabeau,  celle  de  faire  un  opéra  ;  idée 
bizarre,  qui  n'eut  pas  de  suite  et  qui  n'en  pouvait 
pas  avoir.  «  Oh  !  que  vous  seriez  aimable,  répon- 
dait Rousseau,  et  que  j'aimerais  mieux  vous  voir 
chanter  à  l'Opéra  que  crier  dans  le  désert.  Votre 
proposition  m'a  tout  l'air  de  n'être  qu'une  vaine 
amorce,  pour  voir  si  le  vieux  fou  mordrait  encore  à 
l'hameçon.  »  Cette  proposition  n'était-elle  pas,  en 
effet,  un  hameçon,  pour  attirer  de  nouveau  Jean- 
Jacques  à  Fleury5  ? 


1 .  Lettre  de  Mirabeau  à  Rous- 
seau, novembre  1767.  —  2.  Id., 
6  août  1767,  et  Réponse  de  Rous- 
seau, 12  août.  —  3.  Lettre  de 
Mirabeau  à  Rousseau,  14  août 


1767.  —  4.  Lettres  de  Mirabeau  à 
Rousseau,  9  décembre  ;  de  Rous- 
seau à  Mirabeau,  12  et  20  dé- 
cembre 1767.  —  5.  Lettres  de  Mi- 
rabeau à  Rousseau,20  décembre 

28 


434 


LÀ    VIE    ET    LES    OEUVRES 


On  pourrait  penser  que  Jean-Jacques,  en  quittant 
Mirabeau ,  se  rendit  à  Venise,  dont  il  avait  été 
beaucoup  question,  ou  à  Bruxelles,  à  laquelle  on 
avait  un  peu  songé  ;  mais  rarement  il  suivait  la  voie 
qu'il  s'était  tracée  à  l'avance.  Il  avait  prié  Dupeyrou 
de  venir  le  voir  et  espérait  aller  au-devant  de  lui 
jusqu'à  Dijon  ;  ce  qui  prouve  que,  pour  un  persécuté, 
obligé  de  se  cacher,  il  se  préoccupait  fort  peu  de 
ses  persécuteurs  '.  Sur  ces  entrefaites,  le  prince  de 
Conti  lui  réitéra  l'offre  qu'il  lui  avait  déjà  faite  de 
son  château  de  Trye,  près  Gisors  ;  mais  il  exigeait 
qu'il  changeât  de  nom  et  qu'il  s'engageât  à  rester 
tranquille  et  ignoré.  A  ces  conditions,  il  ne  serait 
inquiété  ni  par  le  ministre,  ni  par  le  Parlement; 
et  si,  par  hasard,  il  était  dénoncé,  car  Trye  était 
dans  le  ressort  du  Parlement  de  Paris,  Conti  se- 
rait prévenu  ;  Rousseau  aurait  le  temps  de  passer 
dans  le  ressort  du  Parlement  de  Rouen,  qui  n'était 
qu'à  une  lieue,  et  là  on  aviserait  pour  la  suite2.  Il 
fut  un  temps  où  la  fierté  de  Rousseau  se  serait 
révoltée  contre  ces  conditions  et  cette  tolérance  ; 
mais  il  était  dans  l'embarras  ;  la  France  avait  pour 
lui  des  attraits  que  ne  possédait  nul  autre  pays  ;  il 
acccepta  et  partit  aussitôt. 


II 


Il  espérait  couler  à   Trye  des  jours  tranquilles  3  ; 
mais   il  n'était    pas    arrivé    depuis  huit  jours,    que 


1767,  20  janvier  et  3  février 
1768;  de  Rousseau  à  Mirabeau, 
13  et  28  janvier  1768.  —  1.  Lettre 
à  Dupeyrou,  10  juin  1767.  —  2. 


Lettre  du  prince  de  Conti  à  Rous- 
seau, juin  1767.  —  3.  Lettre  à 
Dupeyrou,  21  juin  1767. 


DE   JEAN -JACQUES    ROUSSEAU.  435 

déjà  s'annonçaient  les  premiers  embarras  de  sa  si- 
tuation1. Il  est  très  possible,  du  reste,  que  les  domes- 
tiques, habitués  à  vivre  en  maîtres  dans  le  château, 
n'aient  pas  vu  arriver  sans  déplaisir  un  homme  qui, 
sans  être  le  maître,  en  aurait  tous  les  inconvénients; 
qui  les  surveillerait,  qui  les  occuperait,  à  qui  ils  de- 
vraient obéir.  Couti  avait  bien  déclaré  qu'il  mettait 
Rousseau  à  sa  place  et  lui  donnait  tout  pouvoir 2  ; 
mais  que  de  moyens  n'avaient  pas  ses  gens  pour 
faire  sentir  qu'ils  n'acceptaient  pas  cette  substitu- 
tion, et  qu'un  individu  pauvre,  simple,  obligé  de  se 
déguiser  sous  un  faux  nom ,  mangeant  avec  sa  do- 
mestique et  se  laissant  gouverner  par  elle,  ne  rem- 
placerait jamais  à  leurs  yeux  un  prince  de  la  maison 
de  Bourbon.  On  connaît  d'ailleurs  assez  Thérèse 
pour  savoir  qu'elle  n'était  pas  d'un  caractère  à  faci- 
liter l'entente  et  l'harmonie.  Il  est  vrai  qu'au  bout 
d'un  mois,  ce  nom  de  Renou,  que  portait  le  nouvel 
arrivant,  n'était  plus  qu'un  secret  de  comédie 3; 
mais  que  faisait  à  ce  peuple  sauvage  le  nom  et  la 
célébrité  de  Rousseau  ? 

Jean-Jacques  a  passé  à  Trye  juste  une  année, 
du  19  juin  1767  au  12  ou  15  juin  1768;  sa  vie  s'y 
est  consumée  presque  toute  entière  en  plaintes,  en 
récriminations,  en  petites  difficultés  de  pot-au-feu. 
Il  est  évident  que  nous  ne  pouvons  accorder  à  ces 
misères  l'importance  qu'il  leur  donnait.  C'estàCoin- 
det  qu'il  s'en  est  ouvert  principalement.  On  avait 
jugé  qu'il  lui  faudrait,  comme  à  un  enfant,  quelqu'un 
pour  l'installer  et  faire  ses  affaires  ;  Coindet,  son 
ami,  officieux,  serviable,  aimant  assez  à  faire  l'im- 


1.  Lettres  à  Coindet,  27  juin   I   Moultou,  S  novembre  1763.  —  3. 
et  o  juillet  1767.  —  2.   Lettre  à    \   Lettre  à  Coindet,  29  juillet  1767. 


436  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

portant,  avait  été  chargé  de  cette  mission.  Mais 
Jean-Jacques  a  raconté  ses  peines  à  bien  d'autres  : 
à  Dupeyrou ,  à  Mmo  de  Verdelin ,  a  Mirabeau  ,  à 
d'Ivernois,  etc. 

D'abord  il  est  déterminé  à  tenir  tête  à  l'orage.  Il 
est  là  par  la  volonté  du  prince  ;  il  ne  s'en  laissera 
pas  déloger  par  de  simples  domestiques1.  Mais  sa 
volonté  ne  tarda  pas  à  faiblir  :  «  J'ai  écrit  à  Son  Al- 
tesse, disait-il  à  Coindet  quinze  jours  plus  tard,  et 
l'ai  priée  de  me  permettre  de  disposer  de  moi.  Je 
ne  l'ai  fait  qu'après  la  conviction  parfaite  qu'il  est 
impossible,  malgré  ses  bontés  et  sa  puissance,  que 
je  vive  jamais  ni  heureusement,  ni  paisiblement,  ni 
librement,  ni  avec  honneur2.  »  Il  était  mécontent  de 
tout  le  monde,  et  n'avait  plus  confiance  qu'en  Mmo  de 
Verdelin.  Il  espérait  que,  par  ses  soins  et  par  le 
crédit  du  prince  de  Conti ,  elle  lui  obtiendrait  les 
moyens  de  se  préparer  une  vie  moins  malheureuse, 
soit  dans  quelque  coin  de  la  France,  si  on  lui  per- 
mettait d'y  rester,  soit  hors  de  France,  s'il  en  dési- 
rait partir. 

Rousseau,  pensant  qu'il  aurait  de  la  peine  à  per- 
suader Conti,  avait  cherché  à  intéresser  à  son  sort 
Mmc  de  Luxembourg,  à  qui  il  n'écrivait  plus  depuis 
longtemps 3  ;  mais  il  aurait  fallu  être  aussi  peu  sensé 
que  lui  pour  prendre  au  sérieux  ses  ridicules  inquié- 
tudes. On  essaya  de  le  calmer,  cela  ne  fit  que  le 
confirmer  dans  ses  résolutions.  «  Je  me  regarde,  di- 
sait-il, comme  un  homme  perdu,  du  moment  que  je 
mettrai  les  pieds  hors  de  ce  château  ;  tout  ce  que 
je  puis  répondre  à  cela,    c'est  qu'il  est  impossible 


1.  Lettre  ù  Coindet,  29  juillet    I   3.  Lettre  à  Mme  de  Luxembourg, 
1767.  —  2.  /d.,  13  août  1767.  —    \   16  août  1767. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


437 


que  j'y  reste,  je  puis  tout  supporter  hors  l'opprobre. 
Je  vous  attends,  disait-il  encore  à  Coindet,  mais  pas 
le  soir,  car  il  y  a  une  bande  de  voleurs  cachés  dans 
les  bois,  qui  tuent  tout  le  monde1.  » 

A  force  d'adresse  on  réussit  cependant  à  le  faire 
patienter  pendant  près  de  dix  mois.  L'important 
était  de  gagner  l'hiver  ;  car,  après  cela,  sa  crainte 
d'entreprendre  un  déménagement  dans  la  saison 
froide  le  retiendrait  pendant  longtemps.  Conti,  qui, 
bien  entendu,  ne  manquait  pas  de  ramener  à  leur 
juste  valeur  les  récits  de  Jean-Jacques ,  essayait 
avec  une  inépuisable  patience  de  le  calmer  et  de 
lui  montrer  l'inanité  de  ses  soupçons  et  de  ses  lubies. 
Il  offrait  de  réprimander,  de  punir,  ou  même  de 
chasser  quiconque  lui  aurait  donné  des  sujets  de 
plainte  ;  il  le  suppliait  surtout  d'avoir  confiance  en 
lui,  de  ne  rien  faire  sans  le  prévenir,  de  ne  pas 
commettre  d'imprudences,  l'assurant  que  de  son  côté 
il  ne  gênerait  en  rien  sa  liberté  ,  soit  pour  rester  à 
Trye,  soit  pour  en  partir,  et  qu'il  était  disposé  à  fa- 
voriser tous  ses  projets,  même  ceux  qu'il  n'approu- 
verait pas.  Il  lui  promettait  d'ailleurs  d'aller  le  voir 
et  de  tout  arranger 2.  Rousseau  se  crut  obligé  de  l'at- 
tendre. Enfin,  il  reçut  la  visite  du  prince  dans  les 
premiers  jours  d'octobre.  «  Il  a  été  très  bon,  dit-il; 
son  voyage  a  fait  de  l'effet  dans  le  pays,  aucun 
dans  la  maison.  La  racine  du  mal  n'est  pas  coupée3.  » 

Mais  quelque  déterminé  qu'il  fût  à  partir,  un  autre 
obstacle,  qui  aurait  aussi  bien  pu  être  un  secours  et 


1.  Lettres  à  Coindet,  13  et  25 
août  1 707.  —  2.  Lettres  du  prince 
de  Conti  à  Rousseau,  juillet, 
août,  19  et  28  septembre  1767. 


—  3.  Lettres  de  Rousseau  à  Coin- 
det, 9  octobre  1767:  à  Dupey- 
rou,  même  jour. 


438  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

une  consolation,  s'il  avait  su  en  user,  l'arrêta  d'une 
façon  absolue,  Dapeyrou  vint  lui  faire  une  visite  et 
fut  retenu  chez  lui  par  la  goutte  pendant  près  de 
deux  mois.  Le  dévouement  n'était  pas  la  qualité  do- 
minante de  Jean-Jacques.  Malgré  son  amitié  pour 
Dupeyrou,  amitié  qui  même  paraissait  devenir  plus 
tendre,  à  mesure  que  sa  tète  s'affaiblissait,  il  se 
plaignit  amèrement  des  soins  qu'il  fut  forcé  de  don- 
ner à  son  malade.  Ils  avaient  "cependant  ce  côté 
avantageux  qu'ils  auraient  dû  faire  diversion  au 
triste  état  de  son  âme.  Mais  hélas!  quand,  dans  les 
premiers  jours  de  janvier  1768,  Dupeyrou  put  enfin 
quitter  Rousseau,  il  eut  la  douleur  de  le  laisser  dans 
une  des  crises  les  plus  violentes  que  ce  malheureux 
eût  jamais  éprouvées  ;  hors  d'état  de  juger  et  de 
distinguer  entre  amis  et  ennemis,  ou  plutôt  envelop- 
pant dans  les  mêmes  défiances  le  genre  humain  tout 
entier  ;  non  seulement  les  gens  du  château,  mais 
tous  les  habitants  du  pays,  sans  exception;  non  seu- 
lement ceux  qu'il  regardait  comme  ses  ennemis, 
mais  ceux  qu'il  avait  toujours  cru  ses  amis,  Mm0  de 
Verdelin,  Coindet,  Dupeyrou,  lui-même  *.  Ce  dernier 
s'était  effrayé,  à  ce  qu'il  parait,  sur  l'issue  de  sa 
maladie,  avait  fait  son  testament,  et  avait  eu  le  mal- 
heur, dans  le  délire,  de  prononcer  des  paroles  inco- 
hérentes. De  là,  sans  plus  ample  informé,  Jean- 
Jacques  de  s'imaginer  que  Dupeyrou  le  soupçonne 
d'avoir  voulu  l'empoisonner.  Bientôt  les  indices  s'ac- 
cumulent dans  sa  pauvre  tète  ;  le  moindre  fait,  l'air, 
les  paroles,  le  silence  de  Dupeyrou,  l'attitude  de  son 
domestique,  deviennent  à  ses  yeux  autant  de  preuves 
manifestes.   Il   se  désespère,  il   voudrait   expirer  à 

1.  Lettre  à  Coindet,  18  mars  1768. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


439 


l'instant,  il  se  jette  sur  le  lit  du  malade,  il  l'inonde 
de  ses  larmes  en  protestant  de  son  innocence  et  en 
le  conjurant  de  s'expliquer.  L'autre,  qui  ne  com- 
prend rien  à  ces  extravagances,  fait  des  réponses 
obscures  ou  évasives  et  supplie  qu'on  le  laisse  tran- 
quille :  nouvelles  preuves  qui  ne  font  que  confirmer 
Jean-Jacques  dans  son  opinion.  Le  prince  de  Conti 
dut  être  assez  surpris  quand  il  reçut  en  une  longue 
épltre  le  récit  détaillé  de  ce  mémorable  événe- 
ment *. 

«  Il  n'est  pas  clair,  écrivait  Jean-Jacques  à  Du- 
peyrou,  quelque  temps  après,  lequel  des  deux  a  le 
plus  besoin  de  traitement  de  la  tète  ou  du  corps2.  » 
Le  pauvre  homme  s'imaginait  qu'il  pouvait  y  avoir 
doute  sur  ce  point.  Dans  son  désespoir,  il  renonça 
à  la  pension  du  Roi  d'Angleterre  et  voulut  résilier 
ses  arrangements  pécuniaires  avec  Dupeyrou.  Ce 
dernier,  plus  sage  que  lui,  éleva  des  difficultés  et 
voulut  lui  faire  du  bien  malgré  lui3,  mais  Rousseau 
ne  l'entendait  pas  ainsi  et  il  mit  une  sorte  de  va- 
nité à  rester  pauvre  *. 

Ces  inquiétudes,  ce  découragement,  ces  petites 
luttes  de  Jean-Jacques  contre  toutes  les  personnes 
qui  l'entouraient,  el  aussi  contre  lui-même,  car  il 
s'apercevait  parfois  de  son  état  et  n'était  pas  tou- 
jours sûr  de  son  caractère  et  de  son  cerveau5, 
étaient  peu  favorables  à  un  travail  suivi.  Jusqu'à 
cette  époque,  ses  folles  idées  n'avaient  point  entamé 
son  talent;  ainsi,  dernièrement  encore,  au  milieu  de 


1.  Lettre  au  prince  de  Conti, 
19  novembre  1767.  —  Sayous, 
Le  XVII h  siècle  à  l'étranger, 
t.  I,  ch.  XI.  —  2.  Lettre  à  Du- 
peyrou, 29  avril  1768.—  3.  Ici., 


21  mars,  29  avril,  10  juin  1768. 
—  4.  Lettre  de  Rousseau  à  d'I- 
vemois,  26  avril  1768. — o.  Lettres 
à  Coindet,  21  septembre  1767; 
à  d'Ivernois,  28  mars  1768. 


440 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


ses  difficultés  avec  Hume,  il  avait  trouvé  moyen 
d'écrire  près  de  la  moitié  de  ses  Confessions.  Le 
temps  qu'il  passa  à  Trye  fut,  au  contraire,  pour 
ainsi  dire,  stérile.  Le  Dictionnaire  de  Musique  pa- 
rut, mais  il  était  fait  auparavant,  et  même,  par  une 
sorte  de  paresse  d'esprit,  à  laquelle  peut-être  les 
événements  ne  furent  pas  étrangers,  Rousseau  né- 
gligea d'y  apporter  les  perfectionnements  qu'il  avait 
projetés  '. 

On  ne  peut  compter  comme  un  travail  sérieux  les 
deux  ou  trois  lettres  qu'il  écrivit  sur  les  affaires  de 
Genève.  Il  ne  lui  resta  d'ardeur  que  pour  la  bota- 
nique. Quand  il  reçut,  bien  tardivement,  son  bagage 
d'Angleterre,  il  n'attacha  d'importance  qu'à  un  seul 
objet,  à  son  herbier2;  quand  il  se  croyait  en  état 
de  faire  quelques  dépenses,  c'était  invariablement 
pour  acheter  des  livres  de  botanique3.  Mais  hélas! 
on  ne  le  laissait  même  pas  herboriser  ;  du  moins 
c'est  lui  qui  le  dit.  On  barricadait  toutes  les  issues 
pour  l'empêcher  de  sortir;  on  ameutait  contre  lui  la 
populace  \  Enfin,  un  domestique  étant  venu  à  mou- 
rir, ne  s'imagina-t-il  pas  qu'on  le  soupçonnait  de 
l'avoir  empoisonné,  et  il  fallut,  pour  le  satisfaire, 
que  Conti  permît  de  faire  l'autopsie5. 

Au  milieu  de  ses  embarras  et  de  ses  tristesses,  il 
devient  expensif;  il  a  besoin  d'affection,  et  il  se  dé- 
sespère de  n'en  rencontrer  nulle  part;  il  veut  et  ne 
veut  pas  ;  il  se  défie  de  tout  le  monde  et  il  rede- 
mande l'amitié  de  Mmo  de  Boufflers,  à  qui  il  n'a  pas 


1 .  Préface  du  Dictionnaire  de 
Musique.  —  2.  Lettre  à  Coindet, 
24  septembre  1767.  —  3.  Lettres 
à  Rey,  28  septembre  1767;  à  Du- 


peyrou,  17  octobre  1767.  —  4. 
Lettre  à  Dupeyrou,  3  mars  1768. 
—  5.  Lettre  du  prince  de  Conti  à 
Rousseau,  8  avril  1768. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  441 

écrit  depuis  dix-huit  mois  l  ;  peut-être,  si  sa  fierté 
ne  s'y  opposait,  réclamerait-il  aussi  celle  de  Moul- 
tou2.  Le  croirait-on,  il  songe  un  moment  à  retour- 
ner en  Angleterre ,  auprès  de  ce  même  Davenport 
qu'il  avait  quitté  d'une  façon  si  impertinente.  Il  n'en 
convient  pas  toutefois  expressément  et  se  borne  à 
parler  de  «  lettres  très  honnêtes  et  très  empressées 
que  lui  avait  écrites  M.  Davenport  pour  le  rappeler 
chez  lui  3.  » 

Il  est  certain  qu'il  cherchait  de  divers  côtés  un 
nouvel  asile.  Conti  lui  reprocha  d'avoir  fait  des  dé- 
marches à  son  insu  et  se  mit  lui-même  en  quête4. 
Ses  propositions,  toutefois,  n'ayant  pas  été  du  goût 
de  Rousseau,  il  s'excusa,  en  mit  d'autres  en  avant, 
et  alla  en  personne  s'entendre  avec  lui.  Conti  crai- 
gnait par-dessus  tout  «  qu'il  ne  fît  la  fausse  et  ex- 
travagante démarche  de  venir  ostensiblement  af- 
fronter les  lois  et  se  livrer  à  leur  sévérité.  »  On 
convint,  à  la  vérité,  qu'il  viendrait  à  Paris,  mais 
dans  l'hôtel  du  Temple,  où  il  serait  en  sûreté.  On  y 
fit  les  préparatifs  de  son  installation;  La  Roche, 
l'ancien  domestique  du  Maréchal  de  Luxembourg, 
resté  l'ami  de  Rousseau,  partit  pour  l'aller  cher- 
cher5. 

Il  était  trop  tard;  celui-ci  venait  lui-même  de 
quitter  Trye.  Cette  situation  que,  par  un  effet  de  son 
incurie  habituelle,  il  supportait  depuis  une  année, 
il  ne   sut  pas   la  prolonger  quelques  jours  de  plus 


1.  Lettres  à  Mme  de  Boufflers, 
25  février  et  24  mars  1768;  de 
,1/me  de  Boufflers  à  Rousseau, 
5  mars  1768.  —  2.  Lettre  à  Moul- 
tou,  7  mars  1768.  —3.  Lettres  de 


vierl768;  de  Rousseau  à  Mira- 
beau, 28  janvier  1768.  —  k.  Let- 
tre du  prince  de  Conti  à  Rous- 
seau, 3  février  1768. —  5.  Lettres 
du  prince  de  Conti  à  Rousseau, 


d'Alembert  à    Voltaire,  18  jan-    ,    mai,  juin  1768 


442  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

et,  suivant  son  habitude  aussi,  il  la  dénoua  subite- 
ment, par  une  sorte  de  coup  de  tète.  La  lettre  qu'il 
écrivit  à  cette  occasion  au  prince  de  Conti  fut  plus 
polie,  mais  non  plus  sage  que  celle  que,  dans  une 
circonstance  analogue,  il  avait  écrite,  un  an  aupa- 
ravant, à  Davenport  :  «  Monseigneur,  ceux  qui  com- 
posent votre  maison  (je  n'en  excepte  personne)  sont 
peu  faits  pour  me  connaître.  Soit  qu'ils  me  pren- 
nent pour  un  espion,  soit  qu'ils  nie  croient  honnête 
homme,  tous  doivent  également  y  craindre  mes  re- 
gards. Aussi,  Monseigneur,  ils  n'ont  rien  épargné, 
et  ils  n'épargneront  rien,  chacun  par  les  manœuvres 
qui  leur  conviennent,  pour  me  rendre  haïssable  et 
méprisable  à  tous  les  yeux,  et  pour  me  forcer  de 
sortir  enfin  de  votre  château.  Monseigneur,  en  cela 
je  dois  et  je  veux  leur  complaire,  etc1.    » 


III 


Quand  il  eut  écrit  cette  lettre  ,  dont  il  fut  sans 
doute  très  satisfait,  et  qui  n'était  d'ailleurs  que 
l'écho  de  ses  plaintes  quotidiennes,  Rousseau  prit  la 
route  de  Lyon;  il  y  arriva  le  18  juin.  Le  motif 
principal  qui  lui  faisait  choisir  le  pays  de  Lyon  fut 
encore  sa  passion  pour  la  botanique  et  l'espoir  de 
pouvoir  faire  d'agréables  herborisations.  On  ne  voit 
pas  qu'en  partant,  il  ait  songé  à  emporter  autre  chose 
que  son  herbier  et  quelques  livres  sur  sa  science  de 
prédilection  ;  une  fois  arrivé  au  but  de  son  voyage, 
il  ne  sait  pas,  d'ailleurs,  parler  d'un  autre  sujet2. 


1.  Lettres  au  prince  de  Conti,    I   1768.   —   2.   Lettre  à  Dupeyrou, 
juin  1768;  à  Dupeyrou,  20  juin   |  20  juin  1768. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


443 


Lyon  avait  encore  pour  lui  un  attrait  d'un  tout 
autre  genre,  c'était  le  plaisir  de  revoir  la  famille 
Boy  de  la  Tour,  qui  lui  avait  toujours  témoigné 
tant  d'affection  et  de  dévouement.  Cependant  Jean- 
Jacques  ne  prononce  le  nom  de  sa  bonne  amie  que 
pour  se  réjouir  d'avoir  trouvé  l'aristoloche  dans  sa 
vigne1.  Il  était  descendu  rue  Syrène;  mais  il  est 
probable  qu'il  fut  plus  souvent  à  la  charmante  cam- 
pagne de  Mmc  Boy  de  la  Tour.  Qn  y  conserve  encore 
son  souvenir  et  l'on  y  montre  les  lieux  qu'il  affec- 
tionnait de  préférence. 

Dès  le  7  juillet,  il  quittait  Lyon  pour  aller,  en 
compagnie  de  quelques  botanistes  qu'il  avait  re- 
crutés, faire  une  excursion  à  la  Grande-Chartreuse. 
De  là  il  se  rendit  à  Grenoble,  où  il  resta  environ  un 


mois. 


Il  espérait  trouver  dans  ce  pays  un  asile  à  son 
goût.  La  flore  de  Grenoble,  une  plus  riches  de 
France,  devait  le  tenter,  et,  pour  commencer,  la 
Grande-Chartreuse  aurait  eu ,  si  le  temps  n'avait 
pas  été  contraire,  de  quoi  satisfaire  à  la  fois  le  bota- 
niste et  l'amant  de  la  nature.  Jean-Jacques  y  passa 
à  peine  vingt-quatre  heures  et  arriva  à  Grenoble  le 
11  juillet,  à  pied  et  par  des  chemins  détestables.  Il 
y  venait  avec  l'appui  du  prince  de  Conti,  qui  l'avait 
recommandé  à  toutes  les  puissances  du  Dauphiné2. 

D'un  autre  côté,  La  Tourette,  un  de  ses  amis,  qui 
l'avait  accompagné  à  la  Chartreuse,  l'avait  adressé 
à  un  fabricant  de  gants  nommé  Bovier,  vieillard 
septuagénaire,  qui  lui-même  le  confia  à  son  fils  Gas- 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  20  juin 
1768.  —  2.  Servan,  avocat  gé- 
néral au  Parlement  de   Gre- 


noble,  Réflexions  sur   les  Con- 
fessions de  J.-J.  Rousseau. 


Ui 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


pard.  Gaspard  Bovier  aurait  bien  voulu  retenir 
Rousseau  chez  lui;  mais  celui-ci,  malgré  l'attrait  de 
trois  jeunes  et  aimables  femmes,  Mmo  Bovier  et  ses 
deux  sœurs,  qu'il  trouva  en  arrivant  à  la  maison, 
déclara  que,  pour  fuir  le  contact  du  monde,  il  irait 
plutôt  brouter  l'herbe  des  champs.  On  lui  trouva  à 
grand' peine  un  indigne  logement,  rue  des  Vieux- 
Jésuites  (aujourd'hui  rue  Jean-Jacques-Rousseau), 
dans  la  maison  qui  porte  le  n°  1,'chez  un  fondeur, 
nommé  Vachard.  «  Ce  chenil,  dit  Bovier ,  placé  au 
premier  étage,  fort  petit,  fort  laid,  était  composé 
d'une  espèce  d'antichambre  délabrée,  propre  seu- 
lement à  servir  de  bûcher,  et  d'une  chambre  longue, 
mais  étroite,  obscure  et  mal  odorante1.  »  Ne  pouvant 
donner  à  son  hôte  un  meilleur  asile,  Gaspard 
Bovier  prit  au  moins  à  cœur  de  lui  tenir  lieu  de 
chevalier  servant  et  de  l'accompagner  dans  toutes 
ses  promenades.  Cette  fonction ,  qu'il  regardait 
comme  un  plaisir  et  un  honneur  insigne,  n'était 
pourtant  pas  sans  épines,  car,  s'il  était  littérateur, 
et  grand  admirateur  du  philosophe  de  Genève,  il 
était  timide,  embarrassé,  et  il  le  craignait  pour  le 
moins  autant  qu'il  l'admirait. 

Les  premiers  jours  se  passèrent  très  bien.  Les 
recommandations  et  la  réputation  qui  avait  précédé 
Rousseau,  car  tout  le  monde  connaissait  son  nom 
véritable,    lui    obtinrent    un    accueil    enthousiaste. 


1.  Gaspard  Bovier,  Journal 
du  séjour  de  J.-J.  Rousseau  à 
Grenoble  sous  le  nom  de  Renou 
(93  pages  petit  in-4  et  7  feuilles 
sans  pagination.  Bibl.  nation. 
Mss.  fond,  franc,  n°  5282.  Le 
témoignage   de   Bovier   n'est 


pas  celui  d'un  ami,  tant  s'en 
faut  ;  nous  le  croyons  néan- 
moins sincère,  sinon  impar- 
tial, et  il  a  au  moins  l'avan- 
tage de  rapporter  les  événe- 
ments d'une  façon  complète. 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  445 

Deux  jours  après  son  arrivée,  comme  il  se  prome- 
nait dans  la  vallée  du  Grésivaudan,  sur  la  route  de 
la  Chartreuse,  les  habitants  de  Grenoble  se  préci- 
pitant sur  ses  pas  pendant  plus  d'une  demi-lieue, 
lui  témoignèrent  en  foule  leur  admiration.  Le  len- 
demain, sur  le  chemin  d'Eybens,  autre  ovation,  plus 
éclatante  encore.  De  toutes  parts,  aussi  loin  que  la 
vue  peut  s'étendre,  il  n'aperçoit  que  voitures,  gens 
à  cheval  ou  piétons  ;  le  Parlement,  le  barreau,  les 
officiers,  la  bourgeoisie,  le  peuple  se  pressent  pour 
lui  faire  cortège  ;  il  n'avance  qu'avec  peine  au  mi- 
lieu de  cette  foule,  et  savoure  lentement  ce  parfum 
de  popularité.  Et  le  soir,  à  minuit,  il  est  réveillé 
par  un  bruit  de  voix  et  d'instruments  ;  c'est  le 
Devin  du  village  qu'on  exécute  sous  sa  fenêtre.  Il  se 
lève,  veut  remercier;  mais  un  immense  applaudisse- 
ment retentit  et  se  prolonge  avec  une  telle  intensité, 
qu'on  aurait  pu  croire  que  toute  la  ville  battait  des 
mains. 

Autre  scène,  d'un  autre  genre  :  le  lendemain  de 
son  arrivée,  Jean-Jacques  alla  voir  Bovier.  En  ar- 
rivant, il  trouve  Mme  Bovier  occupée  à  baigner  son 
enfant;  il  apprend  que  c'est  la  mère  qui  l'allaite, 
devient  gracieux,  veut  assister  au  bain,  va  lui- 
même  chercher  un  seau  d'eau  à  la  cuisine,  arrose 
l'enfant,  le  fait  rire  et  prolonge  sa  visite  pendant 
deux  heures. 

Mais  il  n'était  pas  aussi  aimable  tous  les  jours. 
Lui  faisait-on  fête,  c'est  qu'on  voulait  l'exploiter  et 
qu'on  prétendait  le  traiter  en  animal  curieux.  Pa- 
raissait-on respecter  Y  incognito  qu'il  demandait,  il  ne 
pardonnait  pas  une  telle  indifférence.  La  famille 
Bovier  avait  grand  désir  de  l'avoir  à  dîner;  il  promit 
de  venir  la  surprendre  quelque  jour,  arriva  à  l'heure 


446  LA    VIE   ET   LES   ŒUVRES 

du  repas;    puis,    dans  la  crainte   qu'il  n'y  eût  un 
couvert  de  plus  ou  un  plat  ajouté  à  son  intention, 
il  s'échappa  sans  qu'on  pût  le  retenir.  De  toutes  les 
personnes  qui   recherchaient   sa   société,  il  n'ouvrit 
sa  porte  qu'à  Servan.  Il  accablait  surtout  Bovier  de 
ses  sarcasmes  et  du  poids  de  sa  supériorité.  Bovier 
était  complaisant  et  serviable,  mais  il  l'était  parfois 
plus  qu'il  n'aurait  fallu  ,   et  Jean-Jacques   se  serait 
passé  volontiers  de  son  inséparable  société.  De  plus, 
Bovier  ne  savait  pas  un    mot  de  botanique;    Rous- 
seau ne  parlait  pas  d'autre  chose.  Le  pauvre  homme 
appelait  Servan  à  son  secours  pour  l'aider  à  soutenir 
une   conversation    trop  difficile    pour    lui;  mais  cet 
utile  auxiliaire  ne  le   sauvait  pas  toujours   des  re- 
buffades de  son  fantasque  et  irascible  compagnon.  Si 
encore  Jean-Jacques  s'en  était  tenu  aux  rebuffades; 
mais  non  content  de  le  tourner  en  ridicule ,  il  l'ac- 
cusa agréablement  d'un  crime  parfaitement   carac- 
térisé,   ou   d'une   stupidité   incroyable.    «  Un  jour, 
dit-il,  nous  nous  promenions  le  long- de  l'Isère,  dans 
un  lieu  tout  plein  de  saules  épineux  ';  je  vis  sur  ces 
arbrisseaux  des  fruits  mûrs  ;  j'eus  la  curiosité  d'en 
goûter,   et    leur    trouvant    une    petite   acidité    très 
agréable,  je  me  mis  à  en   manger,   pour   me    ra- 
fraîchir.  Le  sieur  Bovier  se  tenait  à  côté  de  moi, 
sans  m'imiter  et  sans  rien  dire.  Un  de  ses  amis  sur- 
vint, qui,  me  voyant  picoter  ces  graines ,    me  dit: 
Eh!  Monsieur,  que  faites-vous?  ignorez-vous  que  ce 
fruit  empoisonne?  Ce  fruit  empoisonne!  m'écriai-je 
tout   surpris.   —  Sans  doute,  reprit-il,    et   tout    le 
monde  sait  si  bien  cela ,  que  personne  dans  le  pays 
ne  s'aviserait  d'en  goûter.  Je  regardai   le  sieur  Bo- 
vier, et  je  lui  dis:   Pourquoi  donc  ne  m'avertissiez- 

1.  Il  le  uomrue  plus  loin  Hippophae. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 


447 


vous  pas?  — Ah!  Monsieur,  me  répondit-il  d'un  ton 
respectueux,  je  n'osais  pas  prendre  cette  liberté.  Je 
me  mis  à  rire  de  cette  humilité  dauphinoise,  en  dis- 
continuant néanmoins  ma  petite  collation Cette 

aventure  me  parut  si  plaisante  que  je  ne  me  la 
rappelle  jamais  sans  rire  de  la  singulière  discrétion 
de  Monsieur  l'avocat  Bovier1.  » 

Quand,  vingt  ans  après,  Bovier  lut  cette  page  des 
Rêveries,  il  ne  put  retenir  un  cri  de  surprise  et  de 
douleur  et  voulut  raconter  aussi  la  même  scène  Et 
d'abord  il  la  place  sur  la  rive  droite  du  Drac,  ce 
qui  paraît  plus  vraisemblable,  l'hippophae  y  crois- 
sant en  abondance  ,  tandis  qu'on  en  rencontre  à  peine 
quelques  pieds  au  bord  de  l'Isère  ;  mais  surtout  il 
s'élève  contre  le  rôle  coupable  et  ridicule  que  lui 
prête  Rousseau.  Il  se  borna,  dit-il,  à  lui  demander 
s'il  connaissait  les  vertus  du  fruit  qu'il  mangeait, 
et  sur  sa  réponse  affirmative,  il  ne  jugea  pas  qu'il 
appartint  à  un  profane  comme  lui  d'en  remontrer  à 
un  botaniste.  Nous  pourrions  même  ajouter  que 
probablement  Rousseau  ne  mangea  point  de  baies 
dhippophae,  mais  plutôt  de  celles  de  l'épine  vinette. 
Les  deux  plantes  en  effet  se  trouvent  mêlées  sur  les 
bords  du  Drac;  mais  tandis  que  les  fruits  de  la  se- 
conde ont  un  goût  acide  qui  ne  déplait  pas,  ceux 
de  la  première  n'ont  qu'une  saveur  fade  et  désa- 
gréable. Quand  on  donne  dans  l'anecdote,  il  faudrait 
au  moins  garder  la  vraisemblance.  L'aventure  est 
de  médiocre  importance  ;  elle  a  néanmoins  donné 
lieu  à  plusieurs  discussions  et  réfutations.  11  est 
inutile  d'y  insister  davantage2. 


1.  Rêveries  d'un  -promeneur 
solitaire,  7*  promenade.  —  2. 
Voir    Ducoin,    dont  la    bro- 


chure est  faite  en  partie  sur 
le  manuscrit  de  Bovier;  — 
Servan,  Réflexions  sur  les  Con- 


448  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Quiconque  voulait  jouir  des  rares  amabilités  du 
grand  homme  n'avait  pas  d'autre  moyen  que  de 
l'accompagner  dans  ses  excursions.  Les  dames  elles- 
mêmes  y  avaient  volontiers  recours.  Un  jour,  après 
une  course  fatigante,  on  arrive  à  la  Bastille,  trempé 
de  sueur,  exténué  de  fatigue  ;  on  dîne  dans  un  ca- 
baret rustique;  Rousseau,  coiffé  d'un  bonnet  de 
coton ,  fait  par  ses  saillies  le  charme  de  la  société , 
et  le  soir  on  organise  une  représentation  du  Devin; 
Bovier  joue  le  rôle  de  Colin ,  une  de  ses  belles- 
sœurs  celui  de  Colette,  tandis  que  Jean-Jacques, 
toujours  coiffé  de  son  bonnet  de  coton,  chante  avec 
une  expression  parfaite  celui  du  Devin,  souffle  l'un, 
souffle  l'autre,  corrige  les  fautes  de  musique,  et 
laisse  tout  le  monde  enchanté  de  son  esprit  et  de  sa 
bonne  humeur. 

Cependant,  tout  en  cherchant  des  plantes,  il  ne 
négligeait  pas  tout  à  fait  de  s'enquérir  d'une  retraite. 
On  lui  en  offrit  plusieurs,  mais  aucune  ne  lui  con- 
venait. Une  surtout  qu'on  lui  proposa  à  Mens,  pays 
en  grande  partie  protestant ,  ne  fit  qu'exciter  sa 
fureur.  Rien  que  l'idée  de  retrouver  des  ministres 
de  sa  religion  le  mettait  hors  de  lui.  Il  ne  pouvait, 
du  reste,  tarder  de  voir  à  Grenoble,  comme  il 
avait  vu  ailleurs,  des  ennemis  et  des  persécuteurs. 
Aussi ,  malgré  le  bon  accueil  qu'il  y  reçut,  a-t-il 
parlé  peu  favorablement  de  la  ville  et  des  habitants. 

Le  temps  se  passait  et  il  ne  paraissait  pas  songer 
aux  protecteurs  que  lui  avait  ménagés  le  prince  de 
Conti.  En  revanche,  il  avait  fait  la  connaissance  de 
Liottard,  simple  jardinier,  mais  bon  botaniste.  Liot- 


fessions  ;  —  FOGHIER,  Séjour  de    I   —  MORIN,  Essai  sur  la  vie  et  le 
J.-J.  Rousseau  à  Bourgoin,\86Q.    \   caractère  de  Rousseau,  ch.  VI. 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  449 

tard  est  sans  doute  le  seul  habitant  de  Grenoble 
avec  lequel  il  soit  resté  en  correspondance.  Bovier 
lui  rappela  pourtant,  à  la  fin,  qu'il  devait  au  moins 
une  visite  aux  autorités  de  la  province.  Rousseau 
alla  donc,  non  sans  peine,  chez  le  commandant 
militaire  et  chez  l'intendant.  Il  fit  encore  plus  de 
difficultés  pour  se  présenter  chez  le  président  du 
Parlement,  M.  de  Bérulle.  Il  le  savait,  en  effet, 
ennemi  des  novateurs  et  des  philosophes. 

Il  fut  pourtant  bien  reçu.  Dé  Bérulle  le  combla 
de  politesses  et  d'offres  de  services  :  «  Ce  n'est  pas, 
ajouta-t-il,  que  je  connaisse  vos  ouvrages,  je  n'en 
ai  jamais  lu  aucun.  »  A  ces  mots,  Jean-Jacques 
rougit,  pâlit,  gagne  la  porte  et  court  retenir  une 
place  dans  le  prochain  carrosse  de  Lyon.  La  veille, 
avait  eu  lieu  une  soutenance  de  thèse,  où  les  philo- 
sophes avaient  été  très  maltraités.  Bovier  crut 
découvrir  là  le  motif  de  ce  départ  précipité,  et  s'em- 
ploya si  bien  qu'il  fit  supprimer  la  thèse,  chasser 
le  cuistre  mal  élevé  qui  avait  osé  s'attaquer  à 
l'homme  illustre  que  Grenoble  s'honorait  de  possé- 
der, et  détermina  le  Parlement  à  prendre  Rousseau 
sous  sa  protection.  Mais  l'affront  dont  celui-ci  avait 
à  se  plaindre,  était,  dit-il,  d'une  tout  autre  nature, 
et  tel  que  l'honneur  lui  défendait  d'habiter  Gre- 
noble plus  longtemps  ;  et  il  fut  si  pressé  de  partir 
qu'il  oublia  une  partie  de  ses  etfets. 

Cependant,  il  tenait  à  rendre  à  la  famille  Bovier 
ses  dîners.  Il  les  invita  à  la  Bastille.  Je  ne  pourrai 
pas,  ajouta-t-il,  être  du  repas,  car  je  pars  demain  ; 
mais  je  serai  avec  vous  en  esprit,  ce  qui  est  à  peu 
près  la  même  chose.  Et  sur  le  refus  de  Bovier  ;  le 
diner  est  commandé,  dit-il,  il  sera  porté  demain  à 
la  Bastille.  J'ai  payé  le  traiteur;    si   vous  ne  vous 

TOME    II  29 


450 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


rendez  pas  à  mon  invitation,   ce  ne  sera  pas  de  ma 
faute1. 

En  somme ,    il  fut  en   proie    à   ses  idées    noires 
presque   tout   le  temps    qu'il  passa  à  Grenoble.  Le 
temps  de  son  séjour  y  fut  pourtant  interrompu  par 
une  diversion   qui,   dans   toute  autre  circonstance, 
aurait  dû  être  pour  lui  un  grand  soulagement.  A 
maintes  reprises,  son  ancien  voisin  des  Charmettes, 
de   Conzié,   lui  avait  offert,   de   la  manière  la  plus 
pressante  et  la   plus  gracieuse,   une  retraite,  soit  à 
Chambéry,    soit  à  sa  maison  de  campagne  d'Aren- 
thon2.   La  proximité   de    Chambéry  et  de  Grenoble 
engagea  Jean-Jacques  à  répondre  à  ces  avances,  ne 
fût-ce  que  par  une  courte  visite.  Son  premier  objet 
dans  ce  petit  voyage  était  d'aller  dans  ce  cimetière 
de  Lemenc,   où,   depuis   six   ans,    reposait  Mme  de 
Warens,    «    pleurer   sur  le  malheur  qu'il   avait  eu 
de  lui  survivre.  »  Il  ne  manqua  pas  de  parler  lon- 
guement et  intimement  de  cette  tendre  mère   avec 
le  vieil  ami  qui  l'avait  connue  et  aimée  jusqu'à  son 
dernier  jour  ;   il  put  parcourir  avec  lui  les  lieux  où 
il  avait  passé   sa  jeunesse,    et  revivre,  en  quelque 
sorte,  les   années  qu'il   avait  vécues  alors.   Lui  qui 
avait  la  prétention  de   faire  avant  tout  l'histoire  de 
son  âme,    avait  dans  ce  voyage,    si  favorable  à  la 
poésie  des  souvenirs,  une   belle  occasion  de  donner 
carrière  à  ses  beaux  sentiments.    Il  n'en  a  rien  fait 


.1.  FOCHIER,  Séjour  de  J.-J. 
Rousseauà  Bourgoin. —  2.  Lettres 
de  Conzié  à  Rousseau,  6  sep- 
tembre, 4  octobre,  31  décem- 
bre 1762,  14  mars  1764,  29  mai, 
13  août  1765;  au  duc  de  Wir- 
temberg,  15  mars  1765;  de  Rous- 


seau au  duc  de  Wirtemberg, 
11  mars  1763;  à  Gauffecourt, 
7  juillet  1763;  à  Moullou, 
1er  août  1763;  à  Conzié,  7  dé- 
cembre 1763  ;  —  Mugnier, 
cb.  xii. 


DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.  451 

cependant.  C'est  qu'il  était  parti  frappé  de  la  pensée 
qu'on  le  persécutait  et  qu'il  allait  au-devant  de  la 
mort.  «  Depuis  mon  départ  de  Trye,  écrit-il  à 
Thérèse  *,  j'ai  des  preuves  de  jour  en  jour  plus 
certaines  que  l'œil  vigilant  de  la  malveillance  ne  me 
quitte  pas  d'un  pas  et  m'attend  principalement  à  la 
frontière....  Si  vous  ne  recevez  pas  dans  huit  jours 
de  mes  nouvelles,  n'en  attendez  plus  et  disposez  de 
vous  à  l'aide  des  protections  en  qui  vous  savez  que 
j'ai  toute  confiance,  et  qui  ne  vous  abandonneront 
pas  2.  '» 

Conzié,  lui-même,  si  bon,  si  indulgent;  Conzié 
qui  ne  lui  avait  jamais  donné  que  des  témoignages 
d'affection;  qui,  en  toute  circonstance,  s'était  montré 
l'ami  de  sa  personne,  l'admirateur  de  son  talent  et 
de  ses  œuvres;  Conzié  lui  parut  totalement  trans- 
formé, et,  naturellement,  il  attribua  à  Choiseul  ce 
changement  supposé3. 


1.  On  ne  voit  pas,  en  effet,  i  2.  Lettre  à  Thérèse  Le  Vasseur, 
que  Thérèse  ait  accompagné  2o  juillet  1768.  —  3.  Conf'es- 
Jean-Jacques  à   Greuoble.  —  I   sions,  1.  V,  en  note. 


CHAPITRE  XXIX 

Du  14  août  1768  à  la  fin  de  mai  1770. 


Sommaire  :  I.  Rousseau  s'arrête  à  Bourgoin.  —  Le  mariage  uV  J.-J. 
Rousseau.  —  Mésintelligences  de  ménage.  Rousseau  est  prêt  de  rompre 
avec  Thérèse.  —  Affaire  Théveuin.  —  Projets  de  départ. 

II.  Rousseau  va  s'établir  à  Monquin. —  Amitié  avec  Saint-Germain. — 
Passion  croissante  de  Rousseau  pour  la  botanique.  —  Départ  de  Rous- 
seau ;  sa  lettre  à  M.  de  Césarges.  —  Rousseau  passe  par  Lyon. 


1 


En  quittant  Grenoble,  Rousseau  avait  écrit  à  Ser- 
van  une  lettre  désespérée.  N'attendant  plus  ni 
équité,  ni  commisération  de  personne,  il  voyait  le 
moment  où  il  n'aurait  plus  qu'à  aller  mendier  son 
pain,  jusqu'à  ce  que  la  mort  vînt  le  délivrer  de  ses 
maux  :  il  allait  renoncer  à  tout,  même  à  la  bota- 
nique1. Il  partit,  en  effet,  non  pas  en  mendiant, 
mais  sans  trop  savoir  où  il  s'arrêterait.  Il  n'eut  pas 
du  reste  à  aller  bien  loin.  Il  connaissait  indirecte- 
ment, sur  la  route  de  Lyon,  le  maire  de  Bourgoin, 
Donin  de  Rosière  de  Champagneux  ;  il  le  vit  en  pas- 
sant. Le  lendemain,  qui  était  le  15  août,  après  la 
procession  du  vœu  de  Louis  XIII,  les  officiers  mu- 
nicipaux avaient  un  repas  de  corps  ;  ils  l'y  invi- 
tèrent, lui  firent  fête  ;  lui-même  répondit  à  leur  po- 
litesse par  son  amabilité  ;   Champagneux  profita  de 

1.  Lettre  à  Servan,  11  août  1768. 


LA  VIE  ET  LES  ŒUVRES  DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.     453 

ses  bonnes  dispositions  pour  le  retenir,  ce  qui  ne 
fut  pas  difficile  :  autant  valait  habiter  là  qu'ailleurs. 
C'est  ainsi  que  le  hasard  le  détermina  en  un  jour, 
tandis  que  des  offres  réitérées  pendant  un  mois  n'a- 
vaient pu  fixer  ses  irrésolutions1. 

Une  de  ses  premières  pensées,  quand  il  se  crut 
une  demeure  un  peu  stable,  fut  d'appeler  Thérèse 
auprès  de  lui.  Il  parait  que  l'entrevue  fut  touchante. 
Leur  union  n'avait  pas  été  sans. nuages  ;  Rousseau 
résolut  pourtant,  quoique  un  peu  tard,  de  lui  don- 
ner un  nouveau  caractère  de  perpétuité.  Un  jour 
donc,  jour  mémorable,  c'était  le  29  août  1768,  il 
invita  à  dîner,  à  son  auberge  de  la  Fontaine  d'or, 
Champagneux  et  un  de  ses  cousins,  officier  d'artil- 
lerie, en  les  priant  d'arriver  une  heure  d'avance.  Il 
était,  ainsi  que  Thérèse,  plus  paré  qu'à  l'ordinaire. 
Mais  laissons  la  parole  à  Champagneux  :  «  Il  nous 
conduisit  dans  une  chambre  reculée,  et  là,  Rous- 
seau nous  pria  d'être  témoins  de  l'acte  le  plus  im- 
portant de  sa  vie.  Prenant  ensuite  la  main  de 
Mlle  Renou,  il  parla  de  l'amitié  qui  les  unissait  en- 
semble depuis  vint-cinq  ans,  et  de  la  résolution  où 
il  était  de  rendre  ces  liens  indissolubles  par  le 
nœud  conjugal. 

«  Il  demanda  ensuite  à  MUo  Renou  si  elle  parta- 
geait ces  sentiments,  et,  sur  un  oui  prononcé  avec 
le  transport  de  la  tendresse,  Rousseau  tenant  tou- 
jours la  main  de  Mlle  Renou  dans  la  sienne,  pro- 
nonça un  discours,  où  il  fit  un  tableau  touchant  des 
devoirs  du  mariage,  s'arrêta   sur  quelques   circons- 


1.  L.  Fochier,  Séjour  de  J.-J.   i   tie  sur  les  Mémoires  manus- 
Rousseau  à  Bourgom,  1860,  in-8.    I    crits  de  Champagneux. 
Brochure  faite  en  grande  par-   [ 


454  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tances  de  sa  vie.  et  mit  un  intérêt  si  ravissant  à 
tout  ce  qu'il  disait,  que  M110  Renou,  mon  cousin  et 
moi  versions  des  torrents  de  larmes,  commandées 
par  mille  sentiments  divers,  où  sa  chaude  éloquence 
nous  entraînait  ;  puis,  s'élevant  jusqu'au  ciel,  il  prit 
un  langage  si  sublime  qu'il  nous  fut  impossible  de 
le  suivre.  S  apercevant  ensuite  de  la  hauteur  où  il 
s'était  élevé,  il  descendit  peu  à  peu  sur  la  terre, 
nous  prit  à  témoins  des  serments  qu'il  faisait  d'être 
l'époux  de  MUe  Renou,  en  nous  priant  de  ne  jamais 
les  oublier.  Il  reçut  ceux  de  sa  maîtresse  ;  ils  se 
serrèrent  mutuellement  dans  leurs  bras  ;  un  silence 
profond  succéda  à  cette  scène  attendrissante,  et 
j'avoue  que  jamais  de  ma  vie  mon  âme  n'a  été  aussi 
vivement  et  aussi  délicieusement  émue  que  par  le 
discours  de  Rousseau. 

«  ]\ous  passâmes  de  cette  cérémonie  au  banquet  de 
noce.  Pas  un  nuage  ne  couvrit  le  front  de  l'époux  ; 
il  fut  gai  tout  le  temps  du  repas ,  chanta  au  dessert 
deux  couplets  qu'il  avait  composés  pour  son  mariage, 
résolut,  dès  ce  moment,  de  se  fixer  à  Bourgoin  pour 
le  reste  de  ses  jours,  et  nous  dit  plus  d'une  fois 
que  nous  étions  pour  quelque  chose  dans  le  parti 
qu'il  prenait  '.  » 

Telle  est  la  cérémonie  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler le  Mariage  de  Jean-Jacques.  On  y  voit  de  la 
mise  en  scène,  des  phrases,  de  l'éloquence,  si  l'on 
veut  ;  mais  de  mariage ,  de  lien  religieux  ou  seule- 
ment légal,  il  n'y  en  pas  l'ombre.  On  a  prétendu 
qu'en  sa  qualité  de  protestant,  Rousseau  ne  pouvait 
pas  faire  davantage.  Il  est  vrai  que,  depuis  la  révo- 


1.  Fochier,  Sé/oi«r  de  J.-J.  R.,    !  philos,  et  litt.,  t.  III,  p.  166. 
etc.    —    D'Escherny,   Œuvres 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  455 

cation  de  l'Edit  de  Nantes,  les  mariages  des  Protes- 
tants étaient  entravés  ;  Louis  XVI  ne  devait  pas 
tarder  à  réformer  cet  abus  ;  mais  Rousseau  n'avait-il 
pas  longtemps  habité  la  Suisse?  Qui  l'avait  empêché 
de  s'y  marier?  Dans  ce  moment  même  en  était-il  si 
loin  ?  qui  l'empêchait  de  s'y  rendre?  Et  sans  quitter 
la  France,  les  mariages  secrets  étaient-ils  si  rares, 
et  n'étaient-ils  pas  largement  tolérés?  La  vérité  est 
qu'il  ne  voulait  pas  plus  de  pasteur  que  de  curé 
pour  présider  à  son  union.  Il  s'en  était  autrefois 
nettement  expliqué  au  Contrat -social,  où  il  prétend 
qu'un  clergé  qui  serait  l'arbitre  des  mariages  de- 
viendrait par  là  même  maître  des  familles  et  de  la 
société,  et  ne  tarderait  pas  à  être  pour  l'Etat  un 
danger  permanent1.  On  sait  d'ailleurs  que,  toute  sa 
vie.  il  s'est  déclaré  l'ennemi  d'un  engagement  irré- 
vocable ;  qu'à  ses  yeux,  la  famille  elle-même  n'a 
rien  de  perpétuel  ;  que  les  enfants  ne  sont  liés 
aux  parents  que  pendant  le  temps  qu'ils  ont  besoin 
d'eux  pour  se  conserver.  C'est  donc  à  peine  si  l'on 
peut  regarder  Rousseau  comme  l'inventeur  du  ma- 
riage civil,  après  qu'il  eut,  pendant  vingt-cinq  ans, 
pratiqué  l'union  libre.  Et,  pour  que  rien  ne  lui 
manquât  à  cet  égard,...  que  le  véritable  mariage, 
un  an  était  à  peine  écoulé,  qu'il  faillit  demander  au 
divorce  la  fin  d'une  situation  devenue  trop  dificile  2. 
Rousseau  a  donné  lui-même  les  motifs  de  son 
mariage  :  il  sont  résumés  dans  ces  mots  adressés  à 
Moultou  :  «  Vous  savez  sûrement  que  ma  gouver- 
nante, et  mon  amie,  et  ma  soeur  et  mon  tout  est 
enfin  devenue  ma  femme.  Puisqu'elle  a  voulu  suivre 


1.  Contrat  social,  1.  IV,  ch.  vin.   |    12  août  1769. 
—  2.  Voir   sa   lettre  à    Thérèse,   \ 


456  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

mon  sort  et  partager  toutes  les  misères  de  ma  vie, 
j'ai  dû  faire  au  moins  que  ce  fût  avec  honneur. 
Vingt-cinq  ans  d'union  des  cœurs  ont  produit  enfin 
celle  des  personnes.  L'estime  et  la  confiance  ont 
formé  ce  lien;  s'il  s'en  formait  plus  souvent  sous  les 
mêmes  auspices,  il  y  eu  aurait  moins  de  malheu- 
reux1. » 

Les  lettres  à  Laliaud,  à  Dupeyrou  et  à  Rey  ne 
sont  que  la  répétition  ou  le  développement  de  ces 
pensées2.  Vingt-cinq  ans  de  vie  sans  honneur! 
Rousseau  n'en  était  pas  encore  convenu.  Reste  à 
savoir  si  la  ridicule  cérémonie  du  29  août  donna  à 
son  union  l'honneur  qui  lui  avait  manqué  jusque-là. 
Vingt-cinq  ans  de  noviciat  avant  le  mariage,  on 
conviendra  aussi  que  c'est  long.  Il  n'en  fallut  pas 
tant  pour  voir  s'évanouir  les  belles  qualités  qui 
avaient  valu  à  Thérèse  sa  récompense  :  le  dévoue- 
ment, les  soins,  un  attachement  à  l'épreuve  de 
l'adversité,  un  caractère  sûr,  une  affection  cons- 
tante 3. 

Franchissons  maintenant  une  année  ;  quelle  diffé- 
rence !  «  Depuis  vingt-six  ans,  ma  chère  amie,  que 
notre  amitié  dure,  je  n'ai  cherché  mon  bonheur  que 
dans  le  vôtre,  et  vous  avez  vu,  par  ce  que  j'ai  fait  en 
dernier  lieu,  sans  m'y  être  engagé  jamais,  que 
votre  honneur  et  votre  bonheur  ne  m'étaient  pas 
moins  chers  l'un  que  l'autre.  Je  m'aperçois  avec 
douleur  que  le  succès  ne  répond  pas  à  mes  soins. 
Ma  chère  amie ,  non  seulement  vous  avez  cessé  de 
vous  plaire  avec  moi,  mais  il  faut  que  vous  preniez 


1.  Lettre  à  Moultou  10  octobre 
1768.  —  2.  Lettres  à  Laliaud,  31 
août  1768  ;  à  Dupeyrou,  26  sep- 
tembre 1768  ;  à  Rey,  31  janvier 


1769.  —  3.  Lettres  de  Rousseau, 
notamment  celle  adressée  à 
Rey,  31  janvier  1769. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  457 

beaucoup  sur  vous  pour  y  rester  quelques  moments 
par  complaisance.  Vous  êtes  à  votre  aise  avec  tout 
le  monde ,  hors  avec  moi  ;  tous  ceux  qui  vous  en- 
tourent sont  dans  vos  secrets,  excepté  moi,  et  votre 
seul  véritable  ami  est  le  seul  exclu  de  vos  confi- 
dences... Cependant,  quelque  passion  que  j'aie  de 
vous  voir  heureuse,  à  quelque  prix  que  ce  soit,  je 
n'aurais  jamais  songé  à  m'éloigner  de  vous  pour 
cela ,  si  vous  n'eussiez  été  la  première  à  m'en  faire 
la  proposition.  Je  sais  bien  qu'il  ne  faut  pas  donner 
trop  de  poids  à  ce  qui  se  dit  dans  la  chaleur 
d'une  querelle,  mais  vous  êtes  revenue  trop  souvent 
sur  cette  idée  pour  qu'elle  n'ait  pas  fait  sur  vous 
quelque  impression.  Je  te  conjure  donc,  ma  chère 
femme,  de  bien  rentrer  en  toi-même,  de  bien  sonder 
ton  cœur,  et  de  bien  examiner  s'il  ne  serait  pas 
mieux  pour  l'un  et  pour  l'autre  que  tu  suivisses  ton 
projet  de  te  mettre  en  pension  dans  une  commu- 
nauté, pour  t'épargner  les  désagréments  de  mon 
humeur  et  à  moi  ceux  de  ta  froideur1.  »  Il  n'y  eut 
pourtant  pas  de  séparation.  Thérèse,  qui  avait 
intérêt  à  rester,  s'arrangea  de  façon  à  ne  pas  pousser 
les  choses  à  l'extrême,  et.  s'il  fut  de  nouveau  ques- 
tion de  ces  querelles  de  ménage,  le  public  du  moins 
n'en  a  pas  été  informé. 

Pendant  que  Jean-Jacques  était  en  train  de  pro- 
céder à  son  mariage ,  une  autre  affaire ,  qui  pour 
tout  autre  n'aurait  été  qu'une  misère,  lui  causa  une 
foule  de  soucis  et  d'embarras.  Un  garçon  corroyeur 
de  Grenoble,  nommé  Thévenin,  prétendit  lui  avoir 
prêté,  dix  ans  auparavant,  la  somme  de  9  francs, 
et,  pour  comble  de  malheur,  s'avisa  de  les  réclamer 

1.   Lettre    à  Mmt  Rousseau,  12  août  1769. 


458  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

par  l'entremise  de  Bovier.  Il  ne  pouvait  choisir  un 
plus  mauvais  commissionnaire.  Bovier  avait  été.  sur 
le  point  de  payer  sans  rien  dire  ;  puis  il  s'était 
décidé  à  en  écrire  à  Jean-Jacques,  comme  d'un 
fait  très  simple  et  sans  importance  ;  mais  celui-ci 
ne  l'entendait  pas  ainsi.  Non  content  de  mander  à 
Bovier  qu'il  ne  reconnaissait  pas  cette  dette1,  il 
pressa  le  comte  de  Tonnerre,  gouverneur  de  la  pro- 
vince, de  faire  comparaître  et  d'interroger  Thévenin2. 
Il  était  bien  résolu  à  ne  pas  remettre  le  pied  dans  une 
ville  où  l'on  fabriquait  contre  lui  de  pareilles  his- 
toires, mais  il  avait  encore  plus  à  cœur  d'approfon- 
dir cette  grave  affaire.  Il  demanda  une  confrontation 
avec  son  prétendu  créancier.  Le  comte  de  Tonnerre 
lui  assigna  un  jour  et  ne  s'y  trouva  pas.  Rousseau 
avait  emmené  avec  lui  Champagneux  ;  il  en  fut 
réduit  à  voir  Thévenin  chez  Bovier.  Les  explications 
furent  longues  et  orageuses,  à  en  juger  par  le 
compte  rendu  qu'il  adressa  au  comte  de  Tonnerre. 
Quoi  qu'il  en  soit,  deux  choses  paraissent  établies: 
la  première ,  que  Rousseau  ne  devait  rien ,  et  la 
seconde,  que  Bovier  était  parfaitement  innocent,  et 
avait  tout  au  plus  ajouté  là  une  maladresse  à  plu- 
sieurs autres.  Dès  les  premiers  mots  d'explication, 
ce  dernier  s'était  empressé  d'avouer  qu'il  avait  bien 
pu  se  tromper;  mais  Jean-Jacques  n'était  pas  en 
humeur  d'accepter  des  excuses. 

Il  jugea  pourtant  à  propos  d'envoyer  un  cadeau 
à  Mmp  Bovier  ;  il  le  lui  devait  bien ,  ainsi  que  ses 
remerciements,  pour  tout  le  mal  qu'il  avait  donné 
à  son  mari.  Peut-être,  néanmoins,  eùt-il  mieux  fait 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  9  sep-    I   comte  de  Tonnerre,  23-26  août  et 
ternbre   1768.  —   2.    Lettres  au   |  l8r  septembre  1768. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  459 

de  s'en  dispenser,  tant  ses  lettres,  aussi  bien  celles 
qui  suivirent  son  premier  départ  que  celles  qu'il 
écrivit  après  son  second  voyage,  sentent  le  persi- 
flage. Bovier  en  fut  froissé  et  attristé,  et  renvoya  le 
cadeau.  Quatre  lignes  cordiales  et  franches  lui  au- 
raient fait  plus  de  plaisir  ;  mais  c'était  demander  à 
Rousseau  plus  qu'il  ne  voulait  donner1. 

Quant  à  Thévenin,  était-il  de  bonne  foi?  Les  uns 
disent  oui,  les  autres  disent  non,  et  cela  au  fond 
importe  assez  peu.  Quoi  qu'il  en  soit,  Rousseau  se 
donna  bien  du  mouvement  pour  obtenir  des  éclair- 
cissements. Pendant  des  mois,  il  ne  rêva,  il  ne  parla, 
pour  ainsi  dire,  pas  d'autre  chose,  et  au  bout  de 
deux  ans  il  y  pensait  encore2. 

Il  disait  quelquefois  que  l'affaire  Thévenin  lui 
ferait  quitter  le  pays;  il  chercha  en  effet  à  se  pour- 
voir ailleurs  ;  mais  ses  hésitations  perpétuelles  le 
sauvèrent  d'un  nouveau  déplacement.  Si  la  lon- 
gueur du  voyage  ne  l'avait  effrayé,  il  aurait  pensé  à 
l'Amérique  ;  sa  passion  pour  la  botanique  lui  sug- 
géra toutefois  un  autre  projet  plus  modeste,  celui 
d'aller  finir  sa  vie  dans  une  ile  de  l'Archipel,  dans 
celle  de  Chypre  ou  dans  tout  autre  coin  de  la  Grèce, 
n'importe  lequel,  pourvu  qu'il  y  trouvât  un  beau 
climat,  fertile  en  végétaux.  Comme  il  voulait  s'y 
rendre  utile  au  progrès  de  la  science,    en   se  consa- 


,1.  FOCHIER,  Séjour  de  J.-J.    |    1768;  à  Dupeyrou,  9  et  26  sep- 


Rousseau,  etc.  —  DUCOIN,  Parti- 
cularités, —  Servan,  Réflexions 
sur  les  Confessions.  —  2.  Voir 
sur  cette  affaire  les  Lettres  de 
Rousseau  au  comte  de  Tonnerre, 
23  et  26  août,  l«r,  6, 13,  18,  20 
septembre,  9  et  16  novembre 


tembre,  2  et  30  octobre,  21  no- 
vembre 1768;  à  Laliaud,  21  sep- 
tembre, 5  et  23  octobre,  7  no- 
vembre 1768  ;  à  M.  L.  D.  M., 
23  novembre  1770; — Le  journal 
de  Bovier  ;  —  FOCHIER,  —  Du- 
coin,  —  Servan,  etc. 


460  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

crant  tout  entier  à  la  botanique  locale ,  il  espérait 
obtenir  à  ce  titre  la  protection  de  quelque  gouver- 
nement, de  la  cour  d'Angleterre,  par  exemple,  et 
comptait  à  cet  égard  sur  les  conseils  et  l'appui  de 
Mme  de  Luxembourg1. 

La  voie  étant  ouverte,  les  projets  vont  se  succé- 
der ;  c'est  à  qui  proposera  le  sien.  L'Archipel  n'ayant 
pas  eu,  on  ne  sait  pourquoi,  l'assentiment  des  amis 
de  Jean-Jacques,  on  parla  des  Cévennes.  Lui-même 
y  avait  songé  en  quittant  Trye  ;  Conti  s'y  était  op- 
posé ;  cette  fois  que  Conti  y  revenait,  ce  fut  au  tour 
de  Jean-Jacques  de  ne  plus  vouloir2.  Il  reçut  aussi 
des  ouvertures  pour  une  habitation  dans  les  Dom- 
bes  3.  Le  croirait-on?  après  une  délibération  faite 
avec  tout  le  poids,  tout  le  sang-froid,  toute  la  ré- 
flexion dont  il  était  capable,  il  accepta  les  offres  de 
Davenport  et  résolut  de  retourner  à  Wootton.  Il 
écrivit  à  ce  sujet  à  l'ambassadeur  d'Angleterre,  et 
obtint  un  passeport  du  duc  de  Choiseul.  Il  était  bien 
déterminé  à  en  profiter,  soit  pour  aller  en  Angle- 
terre, soit  pour  aller  à  Minorque,  dont  le  climat  lui 
aurait  mieux  convenu,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de 
prendre,  à  quelques  jours  de  là,  une  détermination 
contraire,  et  de  décider  que  rien  ne  lui  ferait  quit- 
ter la  France.  Walpole  était  secrétaire  de  l'ambas- 
sade d'Angleterre;  en  fallait-il  davantage  pour  le 
faire  changer  d'avis?  Moultou,  d'ailleurs,  lui  avait 
fait,  dans  l'intervalle,  une  proposition  plus  sédui- 
sante que  toutes  les  autres,  celle  de  se  retirer  au 
château  de  Lavagnac,  près  de  Montpellier.  Quand 
Jean-Jacques  apprit  toutefois  que  deux  de  ses  enne- 


1.  Lettre  à  La lliaud,  o  octobre   I    —   3.    ld.,    18    février  1769. 
1768.  —  2.  M,  23  octobre  1768.   I 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU. 


461 


mis  étaient  mêlés  clans  l'affaire,  il  se  détermina  bien 
à  contre-cœur  à  y  renoncer  *. 

Comme  conclusion,  il  n'alla  ni  à  Lavagnac,  ni 
ailleurs,  mais  il  se  dégoûta  de  Bourgoin.  L'eau  ma- 
récageuse et  l'air  de  ce  lieu  lui  occasionnèrent  une 
sorte  d'enflure  qui  l'inquiéta  vivement.  Il  parait 
s'être  décidé  assez  promptement  à  partir  et  ne  recula 
pas  devant  un  déménagement  d'hiver.  Il  est  vrai 
qu'il  y  allait  de  sa  santé  et  que  le  déplacement  était 
court.  Monquin,  la  nouvelle  habitation  qui  lui  fut 
offerte,  n'était  qu'à  une  ou  deux  lieues  de  Bourgoin, 
mais  à  mi-cote  et  dans  une  situation  bien  plus 
agréable  et  bien  plus  saine. 


II 


La  vie  de  Jean-Jacques  à  Monquin  ne  fut  que  la 
continuation  de  celle  qu'il  avait  menée  à  Bourgoin  : 
il  y  entretint  les  mêmes  relations;  il  y  fut  égale- 
ment accablé  de  visites;  il  s'y  livra  avec  la  même 
passion  à  son  goût  pour  la  botanique. 

Parmi  les  amitiés  qu'il  contracta  à  cette  époque, 
on  doit  citer  en  première  ligne  celle  d'un  vieil  offi- 
cier nommé  Saint-Germain.  M.  de  Saint-Germain 
avait  été  du  petit  nombre  de  ceux  qui  n'avaient  fait 
aucune  avance  à  Rousseau  ;  ce  fut  peut-être  un 
motif  pour  celui-ci  d'aller  de  son  côté,  et  de  cher- 
cher à  faire  de  lui  son  confident.  Ils  n'avaient  pas 
les  mêmes  principes,  et  gardèrent  chacun  les  leurs  ; 


1.  Lettres  à  Moullou,  10  oc- 
tobre, 5  et  21  novembre,  ^dé- 
cembre 1768;  à  Lalliaud,  2,  7, 


28  novembre,  7 et  19  décembre 
1768. 


462 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


ils  n'en  devinrent  pas  moins  très  bons  amis.  La  ré- 
ponse de  Saint-Germain  à  la  première  lettre,  de 
Rousseau  est  caractéristique  et  d'une  franchise  toute 
militaire  :  «  Si  vous  avez,  Monsieur,  à  me  confier 
des  choses  qui  ne  s'accordent  pas  avec  la  religion 
que  je  professe,  je  ne  puis  y  prendre  aucune  part; 
si  elle  n'est  point  compromise,  elle  me  prescrit  de 
vous  être  agréable  et  utile,  autant  qu'il  est  en  mon 
pouvoir.  Vous  faut-il,  pour  ce  que  vous  avez  à  me 
confier,  un  homme  ami  de  la  vérité  et  qui  n'ait 
d'autre  crainte  que  de  faire  le  mal?  En  ce  cas,  vous 
pouvez  disposer  de  moi  *.  »  Jean-Jacques  usa  lar- 
gement en  effet  de  la  permission.  Huit  jours  après, 
il  alla  voir  Saint-Germain,  lui  raconta  sa  vie  et  ses 
malheurs,  trouva  en  lui  un  cœur  compatissant  et 
ferme,  et,  ce  qui  est  plus  merveilleux,  ne  s'offensa 
pas  de  ses  avis  et  de  ses  remontrances.  «  Il  n'y  a, 
lui  dit-il  en  se  jetant  à  son  cou,  que  des  militaires 
qui  parlent  avec  cette  franchise.  »  Puisqu'elle  ne 
vous  offense  pas,  lui  répliqua  Saint-Germain,  je  vous 
ferai  observer  que,  plein  d'amour-propre,  vous  êtes 
puni  par  où  vous  avez  péché.  Vous  croyiez  avoir 
tellement  étonné  les  humains  qu'ils  allaient  vous 
élever  des  autels  ;  vous  deviez  assez  les  connaître 
pour  savoir  que  ce  qu'ils  approuvent  aujourd'hui, 
ils  le  blAment  demain.  Si,  dans  vos  ouvrages,  vous 
aviez  eu  d'autres  vues,  vous  jouiriez  d'une  consola- 
tion qui  vous  manquera  et  que  vous  n'aurez  jamais  2. 


1.  Réponse  de  Saint-Germain 
à  la  lettre  de  Rousseau,  du  9  no- 
vembre 1768.  —  2.  Lettre  de 
Rousseau  à  Saint-Germain,  16 
novembre  1768.  —  Dusaulx, 
De    mes    rapports     avec    J.-J. 


Rousseau,  2e  Entretien.  —  Fo- 
CHIER,  Séjour,  etc.  —  Peti- 
tain,  Appendice  aux  Confes- 
sions et  Notes  à  propos  de  la 
lettre  de  Rousseau  à  Saint-Ger- 
main du  9  novembre  4168. 


T)E   JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  163 

Jean-Jacques  n'était  point  accoutumé  à  ce  langage. 
Il  n'avait  pu  savoir  jusque-là  ce  que  c'était  qu'un 
ami  chrétien,  et  il  se  trouva  que  le  premier  qu'il 
rencontra  unissait  aux  lumières  de  la  foi  la  sagesse 
d'un  jugement  solide,  la  loyauté  d'un  soldat  et  la 
pitié  compatissante  d'un  cœur  sensible.  Ces  qualités 
avaient  de  quoi  séduire  une  âme  généreuse;  au 
point  où  en  était  Jean-Jacques,  on  doit  lui  savoir 
gré  de  ne  pas  s'èU'e  cabré  contre  les  dures  vérités 
qui  lui  étaient  adressées. 

A  en  juger  par   la    correspondance   qui   s'établit 
entre  eux,  on  ne  peut  douter  que,  dans  les  épan- 
chements  de  la  conversation,  Jean-Jacques  n'ait  fait 
à  Saint-Germain  bien  des  confidences.  Mais  des  se- 
crets jetés  dans  le  sein  d'un   ami  ne  pouvaient  lui 
suffire,  il  voulut  encore  faire  de  lui  le  dépositaire 
de  ses  appels  à  la  postérité  et  de  ses  moyens  de  ré- 
habilitation future.  La  lettre  qu'il  lui  écrivit  dans  ce 
but,  et  que  Dusaulx  a  appelée   son  testament  mys- 
tique, est  extrêmement  longue.  Elle  contient  presque 
l'histoire  de  sa  vie,  et  surtout  le   récit  détaillé   des 
persécutions   dont    il   se   croyait    l'objet ,    avec    les 
noms   de   ses   prétendus  persécuteurs   :    le  duc   de 
Choiseul,  Diderot,  Grimm,  Mmc  de  Boufflers,  Mme  de 
Luxembourg,    D'Alembert,    Hume,    etc.   Nous    lui 
avons  fait  de  fréquents  emprunts,  et  nous  ne  la  rap- 
pelons  ici   que   comme   un   témoignage  de    la  con- 
fiance  que   Jean-Jacques   avait  mise   en    Saint-Ger- 
main.   Elle   montre   bien   d'ailleurs   que,  si    celui-ci 
gagna  le  cœur  de  Rousseau,  il  lui  fut  impossible  de 
l'amener  à  des   idées  plus   sages.    On   ne  raisonne 
pas  avec  la  folie. 

Rousseau ,    dans    sa    lettre ,   avait   parlé    de   son 
manque   de   ressources;    ce    fut  une   occasion  pour 


4G4  LA    VIE  ET    LES    OEUVRES 

Saint-Germain  de  lui  faire  des  offres  d'argent  ; 
mais  autant  Rousseau  aimait  à  faire  étalage  de  sa 
pauvreté,  autant  il  était  réservé  pour  accepter  des 
bienfaits.  Non  seulement  il  refusa;  mais,  plus  d'une 
fois,  il  chargea  son  ami,  qu'il  savait  aussi  charitable 
que  pieux,  d'être  l'intermédiaire  des  aumônes  qu'il 
trouvait  moyen  de  prélever  sur  ses  modestes  reve- 
nus. Du  reste,  sa  charité  était  proverbiale  et  ne  se 
bornait  pas  à  quelques  pièces  de  monnaie  jetées 
avec  dédain  pour  se  débarrasser  de  sollicitations 
importunes.  Saint-Germain  en  cite  des  traits  à 
Bourgoin  et  à  Monquin  ,  comme  d'autres  en  ont  ci- 
tés pour  Montmorency ,  Motiers-Travers  ou  autres 
lieux. 

La  vie  de  Rousseau  à  Monquin  est  aussi  pauvre 
en  événements  qu'en  travaux  intellectuels.  Son  amour 
de  la  singularité  lui  fit  adopter  une  manière  parti- 
culière de  dater  ses  lettres,  en  intercalant,  entre  les 
chiffres  de  l'année,  ceux  du  jour  et  du  mois.  Ainsi 
sa  lettre  à  Saint-Germain,  du  26  février  1770,  était 
ainsi  datée  :  A  Monquin,  17  f  70.  Souvent  il  écri- 
vait en  tête  le  quatrain  suivant  : 


Pauvres  aveugles  que  nous  sommes! 
Ciel  démasque  les  imposteurs, 
Et  force  leurs  barbares  cœurs 
A  s'ouvrir  aux  regards  des  hommes. 


De  temps  en  temps,  à  ces  mauvais  vers,  il  subs- 
tituait la  devise  :  Post  tenebras  lux.  Ces  petites  bi- 
zarreries n'avaient  pas  d'autres  conséquences  que 
de  dénoter  l'état  de  son  âme.  Lui-même  en  sentit 
sans  doute  le  ridicule,  car  il  y  renonça  l'année  sui- 
vante. 


OF.    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  465 

Sa  lettre  à  Saint-Germain  montre  assez  que,  si  sa 
raison  l'avait  abandonné  ,  il  n'avait  pas  oublié  l'art 
d'écrire;  mais  on  dirait  qu'il  ne  se  souciait  plus 
d'en  user.  Sa  paresse  d'esprit,  son  découragement, 
la  résolution  qu'il  avait  prise  de  se  faire  oublier  pa- 
ralysaient son  talent.  Lui  rappelait-on  ses  mémoires, 
il  déclarait  n'en  plus  vouloir  entendre  parler1.  Ce 
n'est  pas  que  le  public  ne  le  préoccupât,  et  que  lui- 
même  ne  se  crut  l'objet  de  l'attention  universelle2; 
mais  il  lui  semblait  qu'on  ne  pouvait  songer  à  lui 
que  pour  le  perdre.  Nous  avons  vu  ailleurs  le  mé- 
contentement que  lui  causa  l'impression  de  son  mé- 
moire sur  La  vertu  la  plus  nécessaire  aux  héros 3. 
Dans  une  autre  circonstance  il  se  plaignit  amère- 
ment que  Rey  eût  publié  ses  anciennes  lettres  à 
M.  de  Tressan ,  à  propos  de  ses  affaires  avec  Palis- 
sot4.  Sa  correspondance  se  ressent  de  ces  disposi- 
tions. Parmi  ses  lettres,  les  seules  qui  traitent  d'ob- 
jets vraiment  sérieux,  sont  celle  qu'il  écrivit  à 
M.  X...  sur  l'existence  de  Dieus  et  celles  à  l'abbé  M... 
sur  l'éducation  6.  La  plupart  des  autres  ne  roulent 
guère  que  sur  la  botanique.  Une  partie  de  sa  cor- 
respondance avec  la  duchesse  de  Portland  date  de 
cette  époque.  La  rencontre  d'une  plante  intéressante, 
une  excursion,  voilà  les  événements  de  sa  vie.  Il  fit 
en  nombreuse  compagnie  une  herborisation  au  mont 
Pilât7,  qui  dura  toute  une  semaine.  Il  s'en  promet- 

1.  Lettre  à  Rey,  27  avril  1769.  |  1768.  —  3.  Lettres  à  Rey,  31  jan- 
—  2.  Voir  la  page  écrite  sur  j  vier  1769;  à  Lahaud,  13  jan- 
une  porte  à  Bourgoin,  intitu-  vier,  4  février  1769.  —  4.  Lettre 
lée  :  Sentiment  du  public  sur  à  Moultou,  28  mars  1770.  —  5. 
mon  compte  dans  les  divers 
états  qui  le  composent;  Voir 
aussi,  Lettre  de  Rousseau  à  une 
dame  de   Lyon ,   3   septembre 


Le  15  janvier  1769.  —  6.  2  fé- 
vrier, 28  février,  3  et  14  mars 
1770.  —  7.  Au  mois  d'août  1769. 


3H 


466  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tait  beaucoup  de  satisfaction,  et  il  advint  qu'il  n'en 
eut  aucune.  Par  moments  il  se  croyait  forcé  par  ses 
persécuteurs  (on  ne  voit  pas  bien  pourquoi)  à  re- 
noncer à  cette  science  de  la  botanique  qui  lui  était 
si  chère.  Alors  il  voulait  vendre  ses  livres,  se  dé- 
faire de  son  herbier,  mais  la  nature  ne  tardait  pas 
à  reprendre  le  dessus. 

Ses  défiances  ne  connaissaient  pas  de  bornes.  Il 
suffisait ,  par  exemple  ,  d'un  vers-  égaré  sans  inten- 
tion malveillante  et  sans  application  raisonnable  à 
Rousseau,  dans  une  tragédie  du  poète  De  Belloy, 
pour  lui  faire  croire  qu'elle  avait  été  composée  tout 
exprès  contre  lui.  Il  est  vrai  qu'il  revint  sur  son 
appréciation;  mais  quelle  lettre  de  plaintes,  quels 
récits  impossibles  de  persécutions  occasionna  cette 
rétractation  \ 

Sa  demeure  de  Monquin  n'avait  pas  tardé  d'ail- 
leurs à  lui  déplaire  ou  à  l'inquiéter  :  son  honneur 
ne  lui  permettait  plus,  disait-il,  de  l'habiter.  Le 
prince  de  Conti  le  rassurait  de  son  mieux,  cherchait 
à  apaiser  ses  soupçons  contre  Mme  de  Luxembourg-, 
élevait  des  objections  et  des  difficultés  contre  ses 
projets  de  départ2;  mais  c'était  bien  peine  perdue. 
Rousseau  continuant  à  insister3,  Conti  consentit  à  la 
fin  à  le  recevoir,  non  à  Paris,  mais  à  Pougues,  près 
Nevers.  En  attendant,  il  lui  déclarait  qu'il  ne  pou- 
vait songer,  comme  il  en  avait  le  désir,  à  se  choisir 
un  asile  par  tout  le  royaume,  et  à  en  changer  à  son 
gré;  que  Lyon  était  impossible,  comme  étant  dans 
le  ressort  du  parlement  de  Paris  ;   qu'un  passeport 


1.  Lettre  à  De  Belloy,  19  fé-  i  3.  Lettre  au  prince  de  Conti, 
vrier  1770.  —  2.  Lettre  de  Conti  31  mai  1769  et  autre  sans 
à    Rousseau,    5    avril   1769.    —       date. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


467 


à  l'étranger  serait  plus  facile  à  obtenir  ;  mais  que 
rien  ne  le  pressait  de  partir,  les  complots  n'existant 
que  dans  son  imagination  '.  L'entrevue  eut  lieu  au 
mois  de  juillet2;  mais  Gonti  ne  réussit  pas  mieux 
par  ses  paroles  que  par  ses  lettres,  et  finit  même, 
quoique  à  contre-cœur,  par  se  prêter  aux  désirs  du 
malheureux. 

Malgré  son  impatience,  Rousseau  resta  encore 
huit  mois,  non  sans  gémir  sur  les  complots  qui  l'en- 
veloppaient et  sur  les  nécessités  qui  l'enchaînaient 
à  Monquin3.  Il  songea  un  moment  à  aller  en  Savoie, 
mais  il  ne  tarda  pas  à  revenir  à  l'idée  de  rester  en 
France4.  Dupeyrou  lui  proposa  de  se  retirer  chez 
lui  ;  son  offre  était  d'autant  plus  méritoire  qu'il 
venait  de  se  marier  et  n'avait  nul  besoin  de  la 
société  de  Jean-Jacques.  Celui-ci  aurait  bien  fait 
d'accepter  ;  mais  il  se  défiait  toujours  de  ses  amis 
et,  non  sans  raison  peut-être,  craignait  de  trop  se 
rapprocher  d'eux3. 

Enfin,  l'honneur,  le  devoir,  (grands  mots  qui  cou- 
vraient simplement  le  désir  de  changement  et  la 
volonté  de  Thérèse),  faisant  entendre  leur  voix,  il 
écrivit  à  son  hôte,  M.  de  Cesarges,  une  lettre  ridi- 
cule et  impertinente  ;  c'était  sa  manière  de  dire 
adieu  aux  personnes  qui  avaient  bien  voulu  le  rece- 
voir6. 

Une  fois  de  plus,  il  allait  partir  par  un  coup  de 


i.  Lettre  du  prince  de  Conti    j    1770;  à  Laliaud,  4  avril  1770. — 


à  Rousseau,  16  juin  1769,  et 
une  autre  sans  date,  même 
époque.  —  2.  Lettre  de  Rous- 
seau à  Dupeyrou,  21  juillet  1769. 
—  3.  Lettres  à  Dupeyrou,  23  fé- 
vrier 1770:   à  Mme  B.,  16  mars 


4.  Lettre  à  Moullou,  28  mars  et 
6  avril  1770.  —  5.  Lettre  à  Du- 
peyrou, 7  janvier  1770.  —  6. 
Lettre  à  M.  de  Cesarges,  fin 
d'avril  1770. 


468 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


tète  ;  mais  il  est  permis  de  se  demander  si  ces 
coups  de  tête  étaient  bien  réels,  ou  s'ils  n'étaient 
pas  un  moyen  calculé  pour  trancher  les  questions 
qu'il  se  croyait  impuissant  à  dénouer  d'une  façon 
régulière.  Ainsi,  dans  la  circonstance  présente,  il 
voulait  quitter  Monquin  ;  il  avait  le  désir  d'aller  à 
Paris  ;  mais  Conti  s'y  opposait  ;  mais  Saint-Germain 
lui  faisait  les  objections  les  plus  sensées  '  ;  mais,  en 
un  mot,  il  n'en  serait  jamais  venu  à  bout,  s'il  n'avait 
pas  pris  le  parti  de  brusquer  la  situation. 

Pourquoi  maintenant  ce  désir  de  retourner  à 
Paris?  C'est  le  cas  de  poser  un  autre  point  d'inter- 
rogation :  si,  malgré  son  pouvoir,  le  prince  de  Conti 
ne  se  croyait  pas  en  état  de  défendre  son  protégé  à 
Paris  contre  les  poursuites  du  Parlement  ;  si  Saint- 
Germain,  son  meilleur  ami,  le  dissuadait  d'aller 
chercher  là  une  foule  d'ennuis  et  de  luttes,  dont  il 
ne  sortirait  que  fortement  meurtri  ;  lui-même 
n'avait-il  pas  exprimé  cent  fois  son  horreur  pour 
Paris?  Paris  n'était-il  pas,  dans  sa  pensée,  le  quar- 
tier général  de  ses  ennemis,  le  siège  du  Parlement 
et  du  Gouvernement,  la  patrie  des  gens  de  lettres, 
le  pays  des  mauvaises  mœurs  et  des  conventions 
mondaines,  le  lieu  où  il  lui  serait  le  plus  difficile  de 
satisfaire  son  goût  pour  la  campagne  et  sa  passion 
pour  la  botanique  ?  Jean-Jacques  pensa  à  tout  cela 
vraisemblablement;  mais,  suivant  son  usage,  sa  fan- 
taisie lui  tint  lieu  de  loi  et  de  raison.  Il  a  prétendu 
(pie  l'exiguïté  de  ses  ressources  l'obligeait  de  cher- 
cher dans  son  ancien  métier  de  copiste  de  musique 
un    supplément    nécessaire.     Mais    ses     ressources 


1.  Réponse  de  Saint-Germain 
à  la  lettre  de  Rousseau  du  20  fé- 
vrier 1770.  —  Appendice  aux 


Confessions,  édition  Petitain. 
—  DUSAULX  :  De  mes  rapports 
avec  J.-J.  Rousseau. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  469 

n'avaient  pas  diminué,  et  il  ne  s'était  jamais  trouvé 
dans  l'embarras.  On  a  pensé  avec  plus  de  vraisem- 
blance que  son  obscurité  lui  pesait  ;  qu'il  se  trouvait 
repris  d'un  certain  désir  de  renommée  ;  qu'il  lui  en 
coûtait,  maintenant  que  ses  Confessions  étaient  ter- 
minées, de  les  garder  pour  lui  seul.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  se  rendit  à  Paris,  et,  comme  s'il  eût  affiché 
la  volonté  formelle  de  se  jouer  des  recommanda- 
tions de  Conti,  il  s'arrêta  près  d'un  mois  à  Lyon. 
Rien  ne  prouve  que  Conti  se  soit  formalisé  de  ce 
manque  d'égards  ;  il  est  probable  même  que  sa 
protection  suivit  Jean-Jacques  à  Paris,  mais  discrè- 
tement et  pour  ainsi  dire  en  secret.  On  ne  peut,  en 
effet,  s'empêcher  de  remarquer  qu'à  partir  de  cette 
époque,  et  même  un  peu  auparavant,  on  ne  trouve 
plus  aucune  trace  de  correspondance  entre  eux. 

Après  sa  lettre  à  M.  de  Césarges,  Rousseau 
n'avait  plus  qu'à  partir.  Il  resta  pourtant  encore  en- 
viron un  mois  ;  il  avait  parfois  de  singulières  fiertés. 
Il  prépara,  sans  se  hâter,  son  départ1  et  prit,  à  la 
fin  de  mai,  la  route  de  Lyon. 

Nous  n'avons  aucun  détail  sur  le  séjour  qu'il  y 
fit.  Nous  savons  seulement  que  Dupeyrou  vint  l'y 
voir.  Depuis  quelque  temps,  les  rapports  entre  eux 
étaient  un  peu  tendus,  et  leur  correspondance  était 
en  grande  partie  consacrée  aux  reproches  ou  aux 
explications  aigres-douces.  Peut-être  Dupeyrou 
pensa-t-il  qu'une  visite  ferait  plus  que  toutes  les 
lettres.  Il  est  à  croire  qu'il  n'en  fut  rien,  car  Rous- 
seau n'écrivit  plus  ensuite  que  deux  fois  à  son  ami, 
et  sa  dernière  lettre  est  pour  le  moins  aussi  aigre 
que  les  précédentes2.  Pendant  qu'il  était  à  Lyon,  il 

1.    Lettre    à    Saint-Germain,   \    13   novembre   1770,  23  février 
s.  d.  —  2.  Lettres  à  Dupeyrou,    |    1771. 


470    LA   VIE  ET   LES  OEUVRES  DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU. 

faillit  avoir  une  aventure  analogue  à  celle  qu'il  avait 
eue  avec  Thévenin.  Un  individu  de  Monquin  s'avisa 
de  lui  envoyer  par  la  poste  une  note  de  fournitures 
qu'il  aurait  négligé  de  payer  avant  son  départ.  «  Ce 
Monsieur  Rousseau  était  si  bon,  si  généreux,  dit  la 
femme,  que  j'ai  cru  qu'il  enverrait,  sans  examen  et 
sans  rien  approfondir,  le  montant  de  notre  mé- 
moire. »  Saint-Germain  tira  Jean-Jacques  de  ce 
petit  embarras  *. 


1.  Lettre  à  Saint-Germain,  3 
juin,  et  Réponse  de  Saint-Ger- 
main,   6  juin   1770.    —    Voir 


MuSSET-Pathay  :  Histoire  de 
J.-J.  Rousseau,  2e  période,  t.  I, 
p.  174. 


CHAPITRE  XXX 

Du  mois  de  juin  1770  au  20  mai  1778. 


Sommaire  :  Rousseau  a  Paris.  —  I.  La  statue  de  Voltaire.  —  Bustes 
de  Rousseau. 

II.  Installation  de  Rousseau  à  Paris.  —  Changement  dans  ses  habi- 
tudes. —  Sa  fortune.  —  Ses  travaux  de  musique.  — Il  reçoit  deux  mille 
écus  de  l'Opéra.  Ouvrages  de  Rousseau  sur  la  botanique.  —  Relations 
mondaines  de  Rousseau.  —  Sa  rupture  avec  Mme  Latour.  —  Mmo  de 
Genlis.  —  Dusaulx.  —  Rulhières.  —  Rernardin  de  Saint-Pierre.  — 
Corancez. 

III.  Lectures  des  Confessions.  —  Publication  des  Confessions.  — 
Examen  et  critique  des  Confessions.  —  Coup  d'œil  général  sur  la  vie 
de  Rousseau.  —  Jugement  de  Ginguené  sur  les  Confessions  et  réponse 
de  La  Harpe.  —  Jugements  de  Servan  et  de  Sainte-Beuve. 

IV.  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Pologne. 

V.  Les  Dialogues.  —  Pensées  moroses  et  hallucinations  de  Rousseau. 
—  Jugements  de  Rousseau  sur  lui-même.  —  Moyens  pris  par  Rousseau 
pour  assurer  la  conservation  et  la  publication  des  Dialogws. 

VI.  Les  Rêveries.  —  Rousseau  renversé  et  blessé  par  un  chien. 

VII.  Rousseau  songe  à  quitter  Paris  et  à  se  retirer  dans  un  hôpital. — 
Offres  d'asile.  —  Départ  de  Rousseau  pour  Ermenonville. 


I 


En  ce  moment,  un  petit  événement  assez  ridicule 
agitait  le  monde  des  lettres  :  il  était  question  d'élever 
une  statue  à  Voltaire,  de  son  vivant.  Ce  trait  de 
vanité  mesquine  de  la  part  de  Voltaire,  de  basse 
flatterie  de  la  part  de  ses  admirateurs,  pouvait  exciter 
la  jalousie  de  Jean-Jacques;  il  fit  mieux,  il  se  con- 
tenta d'en  sourire.  Lui  aussi  avait  été  à  même  d'a- 
voir au  moins  sa  médaille;  mais  loin  d'y  pousser, 
comme  on  insinuait  que   Voltaire  le  faisait  pour  sa 


472  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

propre  statue,  il  avait  refusé  de  se  prêter  à  l'hon- 
neur que  prétendaient  lui  faire  ses  amis1.  Il  est  vrai 
que  lui-même  avait  eu  la  faiblesse  de  réclamer 
fièrement,  comme  un  droit,  des  statues  pour  l'auteur 
à' Emile;  mais  cet  appel,  qu'il  savait  bien  devoir 
rester  sans  écho ,  ne  s'adressait  qu'à  la  postérité.  Vol- 
taire s'était  beaucoup  moqué  de  lui  à  cette  occasion  ; 
Rousseau  n'avait-il  pas  actuellement  au  moins  les 
mêmes  droits  de  se  moquer  de  Voltaire? 

Il  était  convenu  que  la  statue  serait  élevée  par 
souscription.  Les  contributions  étaient  fixées  à  deux 
louis  et  réservées  exclusivement  aux  hommes  de 
lettres.  Voltaire  ne  s'attendait  pas  que  Jean-Jacques 
viendrait  mêler  son  nom  à  ceux  de  ses  nombreux 
admirateurs.  «  J'apprends,  écrivit  Rousseau  en  en- 
voyant ses  deux  louis,  qu'on  a  formé  le  projet  d'é- 
lever une  statue  à  M.  de  Voltaire,  et  qu'on  permet 
à  tous  ceux  qui  sont  connus  par  quelque  ouvrage 
imprimé  de  concourir  à  cette  entreprise.  J'ai  payé 
assez  cher  le  droit  d'être  admis  à  cet  honneur  pour 
oser  y  prétendre,  et  je  vous  supplie  de  vouloir  bien 
interposer  vos  bons  offices  pour  me  faire  inscrire  au 
nombre  des  souscrivants2.  » 

Ce  don,  comme  Rousseau  en  convient,  «  était 
moins  une  générosité  qu'une  vengeance  ;  mais  une 
vengeance  à  la  Jean-Jacques,  que  Voltaire  ne  lui  ren- 
drait pas3.  »  Il  pouvait  en  effet  être  désagréable  à 
ce  dernier  de  se  trouver  l'obligé  de  Jean-Jacques; 
cependant ,  s'il  n'avait  pas  été  aveuglé  par  la  pas- 
sion, il  aurait  pris  son  parti  de  cet  hommage,  qu'il 
ne    pouvait    décemment    décliner.   D'Alembert,  qui 


1.  Lettre  à  Rey,  11  juin   1769,    I   2  juin  1770.  —  3.  Rousseau  juge 
-  2.  Lettre  à  la  Tourelte.  Lyon,   J   de  Je  an- Jacques,    3«  Dialogue. 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  473 

était  chargé  de  recueillir  les  fonds,  ne  douta  pas 
qu'on  ne  dût  l'accepter  et  écrivit  à  la  Tourette  une 
lettre  de  remerciements1.  Mais  Voltaire  ne  l'enten- 
dait pas  ainsi,  et  on  eut  toutes  les  peines  du  monde 
à  l'empêcher  de  faire  rendre  à  Rousseau  sa  mise  , 
comme  si  c'eût  été  lui  que  ce  soin  regardait.  «  J'ai 
peur,  dit-il  d'abord ,  que  les  gens  de  lettres  de  Paris 
ne  veuillent  point  admettre  d'étranger;  ceci  est  une 
galanterie  toute  française2.  »  Ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  de  solliciter  la  souscription  du  roi  de  Prusse. 
«  Je  ne  puis  voir,  disait-il  encore,  cet  homme  sur 
la  liste,  à  côté  de  vous  et  de  M.  le  duc  de  Choiseul 3.  » 
Rousseau  ne  daigna  pas  seulement  répondre,  et  put 
triompher  à  son  aise  des  sottises  et  des  insolences 
gratuites  de  Voltaire. 

Les  répugnances  de  Rousseau  ne  le  sauvèrent  pas 
toutefois  des  honneurs  ou  des  ennuis  de  la  gravure. 
C'est  le  sort  de  tous  les  hommes  célèbres  de  servir 
de  modèles  aux  artistes.  «  Puisque  vous  voulez  me 
faire  graver  malgré  mon  goût,  écrivait-il  à  Rey, 
mieux  vaut  m'avoir  ressemblant  que  défiguré.  Je 
préfère  M.  de  la  Tour,  comme  incapable  de  se  prêter 
aux  manœuvres  qui  ont  guidé  le  pinceau  de  Ramsay 
et  les  crayons  de  Liotard  4.  »  Peu  de  temps  après, 
la  spéculation  s'en  mêlant,  on  vendait  deux  ,  six  et 
huit  louis  son  buste  en  biscuit,  en  albâtre  ou  en 
ivoire,  ainsi  que  ceux  de  Voltaire,  de  Montesquieu 
et  de  d'Alembert5. 


1.  Lettre  de  la  Tourette  à  Vol- 
taire, 26  juin  1770.  —  2.  Lettre 
à  la  Tourette,  23  juin  1770.  — 
3.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Alem- 
bert, 16  juillet  1770.  Voir  aussi 
ses  Lettres  à  d'Alembert,  30  juin,  |  1771. 
et  à  Grimm,  10  juillet;  de  d'A- 


lembert à  Voltaire,  2,  7  et  25  juil- 
let  1770.  — DESNOIRESTERRES, 

t.  VII,  chap.  m.  —  4.  26  juillet 
et  9  septembre  1770.  —  5. 
Grimm,  Corresp.  littér.,  15  mars 


474  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


n 


Rousseau  était  arrivé  à  Paris  dans  les  derniers 
jours  de  juin  1770.  En  passant  par  Dijon,  il  s'était 
arrêté  pour  aller  jusqu'à  Montbard,  faire  visite  à 
Buffon.  Ces  deux  amis  de  la  nature  s'estimaient 
l'un  l'autre,  sans  s'être  jamais  vus  ;  ils  durent  être 
heureux  de  se  trouver  réunis. 

Rousseau  n'avait  pas  de  logement  à  Paris  et  n'é- 
tait pas  homme  à  se  presser  pour  en  chercher  un  ; 
il  n'avait  pas  non  plus  de  mobilier.  Il  n'aurait  pas 
manqué  d'amis  pour  le  recevoir,  au  moins  à  titre 
provisoire  ;  il  préféra  prendre  un  logement  garni 
très  mesquin,  presque  misérable,  mais  qu'il  jugea 
en  rapport  avec  l'état  de  sa  fortune.  Ce  parti  sau- 
vegardait mieux  sa  liberté  et  avait  l'avantage  de  ne 
pas  engager  l'avenir  :  «  Vous  me  demandez,  écri- 
vait-il à  Rey,  si  je  me  fixerai  à  Paris  ;  je  vous  ré- 
ponds que  je  ne  sais  jamais  aujourd'hui  ce  que  je 
ferai  demain1.  »  «  Me  voici  à  Paris  depuis  trois  se- 
maines, écrivait-il  à  Saint-Germain;  j'y  ai  repris 
mon  ancienne  habitation  ;  j'y  revois  mes  anciennes 
connaissances  ;  j'y  suis  mon  ancienne  manière  de 
vivre  ;  j'y  exerce  mon  ancien  métier  de  copiste  ;  et, 
jusqu'à  présent,  je  m'y  retrouve  à  peu  près  dans  la 
même  situation  où  j'étais  avant  de  partir.  Si  on  m'y 
laisse  tranquille,  j'y  resterai  ;  si  l'on  m'y  tracasse, 
je  l'endurerai 2.  » 

Dusaulx,  un  de  ses  amis,  aurait  bien  voulu  le 
tirer  de  son  taudis  ;   Jean-Jacques  l'autorisa  à  lui 

1.  26juillet  1770.  —  2.  14août  1770. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


475 


chercher  une  autre  habitation,  qu'il  s'empressa  de 
refuser  quand  elle  fut  trouvée1.  «  Si  vous  veniez 
loger  près  de  moi?  lui  dit  un  autre  jour  Dusaulx. 
—  J'y  songeais,  répondit  Rousseau,  et  qu'avant 
deux  heures  je  sache  à  quoi  m'en  tenir.  »  L'affaire 
s'arrange,  on  découvre  un  bel  appartement  donnant 
sur  le  jardin  des  Tuileries.  Mais  pendant  que  Du- 
saulx était  sorti,  Jean-Jacques  arrêtait  «  un  réduit  à 
sa  mesure  et  qui,  dit-il,  sera  fort  commode  en  y 
mettant  des  planches2  ».  Il  parait  qu'il  avait  été 
séduit  par  le  bon  sens  et  les  manières  de  la  pro- 
priétaire, une  certaine  Mmc  Venant,  épicière,  retirée 
du  commerce  ;  il  ne  voulait  surtout  avoir  à  personne 
l'obligation  de  son  logement. 

Cet  appartement,  où  il  resta  tout  le  temps  qu'il 
passa  à  Paris,  c'est-à-dire  pendant  près  de  huit  ans, 
était  situé  rue  Plàtrière,  au  quatrième  étage.  Il  se 
composait  de  deux  pièces  ;  la  première,  très  petite 
et  un  peu  obscure,  servait  de  cuisine  en  été  et  de 
décharge  en  hiver;  des  ustensiles  de  cuisine  en 
faisaient  le  principal  ornement;  l'autre,  éclairée 
par  deux  fenêtres  donnant  sur  la  rue  Plàtrière,  ser- 
vait de  salon  de  réception,  de  chambre  à  coucher, 
et  même,  la  moitié  de  l'année,  de  cuisine.  C'est  là 
que  Jean-Jacques,  vêtu  d'une  robe  de  chambre 
d'indienne  bleue,  la  tête  couverte  d'un  bonnet  de 
coton,  se  tenait  habituellement,  copiant  de  la  mu- 
sique, écrivant,  jouant  de  l'épinette,  souvent  aussi 
veillant  aux  soins  du  ménage  et  écumant  le  pot. 
Deux  petits  lits  garnis  de  cotonnade  bleue  à 
flammes ,    l'épinette ,   une    commode ,    une    armoire 


1.  Lettre  de  Rousseau,  à  Du- 
saulx, 7  novembre  1770.  — 
2.  Dusaulx,  De  mes  rapports 


avec  J.-J.   Rousseau  et  de  notre 
correspondance. 


476 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


renfermant  des  livres,  des  papiers,  des  cahiers  de 
musique,  une  table,  quelques  chaises,  composaient 
tout  le  mobilier.  Aux  murs,  couverts  d'une  tenture 
blanche  et  bleue,  étaient  suspendus  des  portraits  de 
Rousseau  lui-même  dans  des  médaillons,  quelques 
cadres  et  gravures,  entre  autres  un  plan  de  la  forêt 
et  du  parc  de  Montmorency  et  un  portrait  du  Roi 
d'Angleterre  ;  un  serin  chantait  dans  une  cage ,  des 
pots  de  fleurs  garnissaient  les  fenêtres.  En  somme, 
dit  Bernardin  de  Saint-Pierre,  «  il  y  avait  dans  l'en- 
semble de  son  petit  ménage  un  air  de  propreté,  de 
paix  et  de  simplicité  qui  faisaient  plaisir1.  »  Mais 
n'en  déplaise  à  notre  auteur,  tout  cela  nous  semble 
bien  prosaïque.  Qu'on  y  joigne  Thérèse,  occupée  à 
un  travail  de  couture  et  jetant  sa  note  saugrenue 
dans  la  conversation,  et  l'on  aura  un  tableau  de  la 
vulgarité  la  plus  complète. 

Que  Jean-Jacques  ait  consulté  avant  tout  dans 
son  choix  la  médiocrité  de  sa  fortune,  c'était  preuve 
de  sagesse  ;  mais  on  s'explique  plus  difficilement 
qu'il  ait  été  se  caser  au  centre  de  Paris,  au  qua- 
trième étage,  dans  un  quartier  tumultueux.  Rien, 
absolument  rien,  que  peut-être  la  proximité  du  bou- 
levard et,  comme  il  le  dit,  le  grand  et  bon  air  2,  ne 
lui  recommandait  cette  situation.  La  simplicité  n'ex- 
clut pas  une  certaine  élégance  ;  comment  se  fait-il 
que  ces  tentures  bigarrées  de  bleu  et  de  blanc,  ce 
mobilier  sans  caractère,  n'aient  pas  choqué  son 
goût?  Déjà  à  Motiers,  il  avait  dédaigné  les  belles 
perspectives  de  la  montagne,  pour  s'enfermer  dans 


1.  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  ,  Jugement  sur  J.-J. 
Rousseau.  —  D'Eymar,  Mes  vi- 
sites à  J.-J.  Rousseau,  t.  II.  Des 


Œuvres  inédites  de  J.-J.  Rous- 
seau, publiées  par  Musset- 
PATHAY.  —  2.  Lettre  à  Dupey- 
rou,  2  juillet  1771. 


DE    JEAX-JACQUES    ROUSSKAU.  4i/ 

une  chambre  n'ayant  d'autre  vue  qu'une  vilaine 
cour.  Etait-ce  indifférence,  résignation,  ou  simple- 
ment défaut  de  goût?  Ce  poète  de  la  nature,  cet  ar- 
tiste inimitable  sur  le  papier,  n'aurait-il  donc  pas 
su  goûter  pour  son  propre  compte  les  jouissances 
de  la  nature  et  de  l'art? 

A  l'époque  de  la  Révolution,  on  a  donné  à  la  rue 
Plâtrière  le  nom  de  Jean-Jacques  Rousseau.  La  mai- 
son autrefois  habitée  par  lui  est  à  l'angle  de  cette 
rue  et  de  la  rue  Coquillère,  à  la  place  occupée  ac- 
tuellement par  le  café  qui  porte  également  son 
nom. 

De  l'habitation  de  Rousseau,  passons  à  sa  per- 
sonne. Bernardin  de  Saint-Pierre  nous  a  aussi  con- 
servé son  portrait,  tel  du  moins  que  l'affection  le 
peignait  à  ses  yeux.  Quoique  Rousseau  ne  fût  pas 
encore  un  vieillard  (il  avait  cinquante-huit  ans),  son 
caractère  et  sa  santé  n'avaient  pas  laissé  que  de 
faire  maigrir  son  corps  et  d'altérer  ses  traits  ;  mais 
ce  qui  en  lui  ne  vieillissait  pas,  c'était  son  regard, 
c'était  l'expression  du  visage.  «  Ses  yeux,  dit  un 
autre  auteur1,  étaient  comme  deux  astres,  son  génie 
rayonnait  dans  ses  regards  et  m'électrisait.  »  Du 
reste,  sauf  une  épaule  qui  paraissait  un  peu  plus 
élevée  que  l'autre,  soit  à  cause  de  l'attitude  qu'il 
prenait  en  travaillant,  soit  par  un  effet  de  l'âge,  toute 
sa  personne  était  bien  proportionnée  ;  teint  brun, 
avec  quelques  couleurs  aux  pommettes,  bouche 
belle,  nez  très  bien  fait,  front  rond  et  élevé  2. 

Rousseau,  en  arrivant  en  France,  ne  pouvait 
ignorer  qu'il  y  revenait  à  titre  de  simple  tolérance, 


1.  Le  prince   de   Ligne.   —  |   Pierre,  loc.  cit. 
Bernardin     de     Saint- 


478  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

qu'une  imprudence  pouvait  lui  susciter  des  embar- 
ras, «  qu'il  suffisait    d'une  mauvaise   tête  parmi  les 
conseillers  des  enquêtes  et  requêtes  pour  le  dénon- 
cer   et    obliger    le   procureur  général  à    sévir    et  à 
l'éloigner  pour  le  moins.  »   Nous  ne  parlons  pas  de 
son    ennemi   supposé,   le  duc  de  Choiseul,  il  est  à 
croire  qu'il  l'avait  alors  oublié.  Quoi  qu'il  en  soit,  il 
lui   fallut    modifier   ses  habitudes   et  son  genre  de 
vie.  Son  costume  arménien  attirant  trop  l'attention, 
il  le  remplaça  par  un  autre  moins  compromettant  : 
perruque  ronde    à    trois  rangs   de  boucles,   habit- 
veste  et  culotte  de  drap  gris,   longue    canne  à   la 
main.  On  a  dit  d'un  côté  qu'il  était  obligé  de  vivre 
plus  retiré,  et,  d'un  autre  côté  que  la  foule  s'assem- 
blait sur  la  place   du   Palais-Royal  pour  le  voir  et 
lui  faire  des   ovations    quand  il  allait  au  café  de  la 
Régence.  Le  fait  est  que,    pourvu  qu'il   eût  le  soin 
de  ne  pas  trop  se  singulariser,  et  surtout  de  ne  rien 
imprimer,    on  était  résolu    à  passer  très  facilement 
sur  le  reste.    La    tolérance    alla  jusqu'à  le    laisser 
porter  publiquement  son  nom.  Il  avait  jugé  à  propos 
de    reprendre    son    ancien    métier    de    copiste   de 
musique.  Il  aurait  pu  s'en  dispenser;  sa  fortune,  en 
effet,  quoique   modeste,   n'avait  point  diminué1,  et 
ses  dépenses  à  Paris  étaient  restées  fort  restreintes  ; 
mais  il  s'était  persuadé  que  son  métier  lui  devenait 
nécessaire  pour  vivre.  Il  avait  besoin,  disait-il,  d'en 


1.  Il  la  fixe  à  1,100  livres; 
mais  il  n'y  comprend  pas  les 
300  livres  de  rentes  que  Rey 
faisait  à  Thérèse  (Second  Dia- 
logue et  Lettre  à  M.  de  Sartine 
du  15  janvier  1772).  Elle  se 
trouva     augmentée    peu    de 


temps  après  de  340  livres  par 
an,  par  le  placement  d'une 
somme  de  2,0U0  ecus  qu'il  reçut 
de  l'Opéra.  (Voir  à  l'édition 
des  Confessions  de  1790,  le  Dis- 
cours préliminaire  de  DUPEY- 
ROU.) 


DE    JEAN-JAf.Ol'ES    ROUSSEAU 


479 


retirer  1,500  francs  par  an.  Il  se  faisait  payer  cher 
(10  sous  de  la  page);  mais  ses  copies,  soignées  jus- 
qu'à la  minutie,  ornées  de  vignettes  et  de  fleurons 
«  semblaient  être  moins  l'ouvrage  de  la  plume  que 
du  burin1.  »  Si  cependant,  au  lieu  de  s'en  rap- 
porter aux  auteurs,  on  préfère  écouter  Jean-Jacques 
lui-même,  il  nous  apprendra  que,  n'ayant  l'esprit  à 
rien,  il  ne  l'avait  pas  non  plus  à  son  travail  ;  qu'il 
faisait  beaucoup  de  fautes  et  les  corrigeait  ensuite 
en  grattant  le  papier  jusqu'à  le  percer,  et  qu'alors 
il  y  collait  tout  simplement  des  pièces2.  Mais  ici 
Rousseau  se  calomnie.  La  Bibliothèque  nationale 
possède  un  gros  recueil  autographe  de  morceaux 
de  musique,  copiés  par  lui  pour  diverses  personnes, 
entre  autres  pour  la  comtesse  d'Egmont.  Ces  pages 
sont  très  soignées,  et  presque  sans  ratures  ni  grat- 
tages. Il  est  vrai  qu'un  manuscrit  du  Devin,  con- 
servé à  la  Bibliothèque  de  la  Chambre  des  députés, 
est  fait  avec  moins  de  soin  et  a  notamment  plusieurs 
pièces  recollées,  mais  les  uns  étaient  pour  les  pra- 
tiques, l'autre  n'était  que  pour  l'auteur  seul. 

Rousseau  nous  apprendra  encore  que,  dans  un 
espace  de  six  ans,  il  copia  plus  de  six  mille  pages 
de  musique  pour  le  public.  Et  pourtant,  là  ne  se 
borna  pas  son  travail.  Il  mit  en  musique  plus  de 
cent  romances  ou  morceaux  détachés,  dont  il  priait 
ses  amis  de  composer  les  paroles.  Corancez,  qui 
n'était  pas  poète,  dut,  bon  gré  mal  gré,  s'exécuter 
comme  les  autres  et  composer  les  paroles  d'un 
opéra  dont  Jean-Jacques  faisait  à  mesure  la  musique. 


1.  Bachaumont,  1er  juillet 
1770;  —  Correspondance  litté- 
raire, 15  juillet  1770;  —  d'Ey- 


mar,   etc.  —  2.   J.-J.    Rous- 
seau, Second  Dialogue. 


480  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Au  lieu  de  l'envoyer  au  théâtre,  celui-ci  s'était  mis 
en  tête  qu'il  le  ferait  jouer  par  des  amateurs,  et 
lui-même  devait  chanter  sa  partie.  Heureusement 
on  n'alla  pas  beaucoup  au-delà  du  premier  acte.  Il 
s'avisa  aussi  de  composer  une  seconde  musique 
pour  le  Devin;  mais  la  première  resta  toujours  la 
bonne  et  la  plus  populaire  \  En  somme ,  ses  tra- 
vaux de  musique  à  cette  époque,  tant  en  composi- 
tion qu'en  copie,  forment  un  total  de  plus  de  huit 
mille  pages2.  Cette  occupation,  d'ailleurs,  ne  pou- 
vait que  lui  être  salutaire,  en  le  détournant  de  ses 
idées  noires,  et  avait  bien  ses  charmes.  Il  disait 
quelquefois  qu'en  copiant  de  bonne  musique,  il  jouis- 
sait d'un  excellent  concert3. 

Après  son  travail  et  son  repas  du  milieu  du  jour, 
il  faisait  habituellement  une  longue  promenade  aux 
Champs-Elysées  et  passait,  comme  nous  venons  de 
le  dire,  par  le  café  de  la  Régence.  Il  trouvait  là  à 
faire  sa.  partie  d'échecs,  ainsi  qu'à  un  autre  café  qui 
porte  aujourd'hui  son  nom  et  qui  était  situé  dans  la 
maison  même  qu'il  habitait.  Enfin,  il  fréquenta 
pendant  quelque  temps  un  troisième  café,  rue  de  la 
Verrerie,  appartenant  à  la  sœur  de  sa  propriétaire. 
Elle  n'y  faisait  pas  ses  affaires,  la  présence  de 
Rousseau  le  releva.  Cependant  il  l'abandonna  bien- 
tôt, parce  que  des  jeunes  gens  y  vinrent  lui  réciter 
dérisoirement  des  passages  de  YÊmile'1. 


1.  En  1779,  la  nouvelle  mu- 
sique   de    Devin,    ayant    été 


raire,  avril  1779.)  —  2.   Second 
Dialogue,    et     Corancez,    De 


chantée    au    théâtre,    fut   sif-       J.-J.  Rousseau.  —  3.  Lettres  du 


liée  sans  respect  pour  la  mé- 
moire de  Rousseau,  qui  était 
mort  depuis  moins  d'un  an. 
(GRIMM,    Correspondance    litté- 


professeur  Prévost  de  Genève 
sur  J.-J.  Rousseau.  —  4.  MUS- 
Sbt-Pathay,  Histoire  de  J.-J. 
Rousseau,  3e  période. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  481 

Jean-Jacques  avait  toujours  aimé  le  théâtre  ; 
Paris  eut  au  moins  l'avantage  de  lui  procurer  le 
moyen  de  satisfaire  son  goût.  Les  Comédiens  ita- 
liens lui  offrirent  ses  entrées  libres,  ainsi  qu'à  sa 
femme  ;  on  prétendit  qu'il  avait  accepté ,  et  l'on  en 
conclut  qu'il  allait  travailler  pour  la  scène  et  même 
qu'il  faisait  un  opéra  l.  Il  appréciait  par-dessus  tout 
la  musique  de  Gluck  et  continua  d'assister  à  son 
opéra  d' Orphée2,  même  après  qu'il  eut  cessé  de 
fréquenter  les  spectacles.  Il  dut  à  l'entremise  de  ce 
musicien,  qui  était  en  même  temps  son  ami,  un 
avantage  assez  précieux  :  l'administration  de  l'Opéra 
lui  rendit  enfin  justice  et  lui  versa  2,000  écus3.  Un 
jour  qu'il  était  à  une  représentation  à'Iphigénie 
avec  Bernardin  de  Saint-Pierre,  la  foule  l'incommo- 
dait. Bernardin  de  Saint-Pierre  le  nomma  tout  bas, 
en  recommandant  la  discrétion,  et  aussitôt  tout  le 
monde  le  considéra  en  silence  et  s'écarta  respec- 
tueusement, de  peur  de  le  gêner  *.  Ces  faveurs  de 
l'opinion  lui  étaient  agréables.  Un  temps  vint  cepen- 
dant où  l'on  cessa  de 's'occuper  de  lui  et  où  il  put 
circuler  inaperçu  ;  il  fut  sensible  à  cet  oubli  du 
public.  Mais  si  l'on  avait  continué  à  le  regarder, 
n'aurait-il  pas  crié  au  complot  ? 

La  botanique  était,  avec  la  musique,  sa  grande 
occupation.  Il  ne  les  cultiva  pas  toujours  toutes  deux 
également,  tantôt  consacrant  plus  de  temps  à  l'une, 
tantôt  donnant  à  l'autre  la  préférence.  Peu  de  temps 


1.  Bach  aumont,  23  avril  1770  ; 
—  Lettres  de  Rousseau  à  Rey, 
9  septembre  1770;  à  M'ae  B., 
7  juillet  1770.  —  2.  Journal  de 
Paris,  18  août  1788.  —  3.  Ba- 
CHaumont,  24  avril    1774;   — 


Discours  préliminaire  de  Du- 
peyrou,  en  tète  de  son  édition 
des  Confessions  en  1790.  —  4. 
Bernardin  de  Saint-Pierre, 
Essai  sur  J.-J.  Rousseau. 


31 


482 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


après  son  arrivée  à  Paris,  il  avait  vendu  ses  livres 
et  ses  herbiers  à  Dupeyrou  ;  mais  celui-ci ,  toujours 
attentif  à  traiter  son  ami  en  enfant  gâté,  avait  tenu 
à  lui  en  laisser  la  libre  disposition  pendant  toute  sa 
vie.  Il  parait  que  plus  tard,  il  les  vendit  d'une 
façon  plus  sérieuse  et  s'en  dessaisit  réellement1. 
Bientôt  toutefois,  sa  passion  reprenant  le  dessus,  il 
projetait  de  refaire  un  herbier  plus  beau,  plus 
complet  que  le  premier,  et  sur  la  fin  de  sa  vie,  il 
revint  «  au  foin  pour  toute  nourriture,  à  la  botanique 
pour  toute  occupation  ». 

Eu  cela  comme  en  toutes  choses,  Rousseau  avait 
d'ailleurs  sa  manière  à  lui.  Ce  qu'il  cherchait,  c'é- 
tait moins  la  science  que  la  contemplation  de  la  na- 
ture et  l'observation  des  merveilles  de  l'organisation 
végétale;  moins  le  travail  et  l'étude  que  la  satisfac- 
tion d'un  g-oùt  innocent,  qui  avait  l'avantage  de  le 
séparer  des  hommes  et  de  l'éloigner  de  ses  persécu- 
teurs. Aussi  s'attachait-il  bien  plus  à  faire  de  jolis 
herbiers  qu'à  classer  et  caractériser  les  genres  et 
les  espèces.  Son  esprit,  ami  de  l'ordre,  se  plaisait 
dans  ces  soins  minutieux.  Rien  n'égalait  la  patience 
qu'il  mettait  à  dessécher  et  à  aplanir  les  rameaux, 
à  étendre  les  feuilles,  à  conserver  aux  fleurs  leurs 
couleurs,  à  coller  les  plantes  sur  des  feuilles  de  pa- 
pier qu'il  encadrait  de  beaux  filets  rouges.  Ses  col- 
lections, ainsi  préparées,  étaient  comme  des  recueils 
de  miniatures;  son  moussier,  de  format  in-12,  était 
un  petit  chef-d'œuvre  d'élégance  2. 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  13  no- 
vembre 1770.  —  2.  Second  Dia- 
logue. —  Rêveries,  7e  prome- 
nade. —  Lettres  du  prof.  Pré- 
vost. —  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  Essai  sur  J.-J.  Rous- 


seau. —  Lettres  de  Rousseau  à 
Rey,  23  novembre  1769,30  août 
1771.  —  L'herbier  de  Rousseau 
est  actuellement  déposé  au 
Musée  botanique  de  Berlin. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  483 

Jean-Jacques  allait  souvent  herboriser  dans  la 
campagne  (à  la  fin  il  y  alla  matin  et  soir).  Plus 
dune  fois,  il  prit  part  aux  excursions  dirigées  par 
les  deux  Jussieu,  l'oncle  et  le  neveu;  mais  il  ne  pa- 
rait pas  enchanté  de  ces  promenades,  qu'il  trouvait 
trop  tumultueuses11.  Souvent  aussi  il  se  contentait 
d'étudier  les  plantes  au  Jardin  du  Roi  2  ;  ou  même, 
ce  qui  valait  encore  moins,  de  faire  de  la  science 
de  cabinet.  La  plupart  de  ses  lettres  sur  la  bota- 
nique sont  datées  de  Paris.  On  prétendit  aussi  qu'il 
faisait  un  Dictionnaire  de  Botanique  ;  il  s'en  défen- 
dit comme  d'un  faux  bruit 3.  La  suite  montra  que 
cette  nouvelle  n'était  pas  sans  fondement. 

Il  ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre  ce  que  Rousseau 
dit  de  son  ignorance  en  botanique.  Il  ne  le  pensait 
pas  lui-même  et  n'aurait  pas  tant  écrit  sur  cette 
science,  s'il  s'en  était  cru  aussi  incapable.  Sans  être 
un  savant,  il  avait  fini  par  acquérir  des  connais- 
sances d'amateur  assez  complètes  ;  il  aimait  à  se 
rendre  compte,  à  observer,  et,  sans  vouloir  faire 
progresser  la  science,  était  au  courant  de  ce  que 
les  autres  avaient  découvert.  Il  porta  aussi  de  ce 
côté  son  esprit  novateur  et  inventif,  et  chercha  une 
écriture  abrégée  pour  la  botanique  4. 

Voici  la  liste  de  ses  travaux  sur  cette  science.  Ils 
n'ont  été  publiés  qu'après  sa  mort  : 

1°  Quinze  Lettres  à  Mm0  la  duchesse  de  Portland, 
1766-1776; 

2°  Une  Lettre  à  Liotard,  le  neveu,  jardinier  à  Gre- 
noble, 7  novembre  1768;    ' 


1.  Lettre  à  Malesherbes,  Mil.  I  H  septembre  1770.  —  3.  Lettre 
—  2.  Bachaumont,  26  juillet  à  Rey,  9  septembre  1770.  — 
1770.  —  Lettre  à  Saint-Germain,    \    k.  Lettres  du  prof.  Prévost. 


484  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

3°  Une   Lettre  au   botaniste  Gouan,  26  décembre 
1769  *; 

4°  Neuf  Lettres  à  M.  de  la  Tourette,  1769-1773; 

5°  Trois  Lettres  à  M.  de  Malesherbes,  la  première 
en  1762,  les  deux  autres  en  1771  ; 

6°  Huit  Lettres  à  Mme  Delessert,  1771-1773  ; 

7°  Une  Lettre  à  ïabbé  de  Pratnont,lS  avril  1778; 

8°  Enfin  des  Fragments  pour  un  Dictionnaire  des 
termes  d'usage  en  botanique2. 

On  peut  y  joindre  une  Lettre  à  Linné ,  21  sep- 
tembre 1771. 

La  plupart  de  ces  lettres  sont  de  simples  cause- 
ries avec  des  amis.  On  y  voit  qu'à  plusieurs  reprises, 
il  a  voulu  abandonner  la  botanique,  mais  qu'il  y  est 
toujours  revenu,  et  a  même  cherché  à  en  tirer  parti 
en  faisant  de  petits  herbiers  pour  les  amateurs3.  Il 
ne  parait  pas  qu'il  en  ait  vendu  beaucoup,  et  ceux 
qu'il  a  faits,  ou  auxquels  il  a  contribué  pour  M.  de 
Malesherbes,  pour  Mme  dePortland,  pour  Mme  Deles- 
sert, ne  lui  furent  sans  doute  pas  payés,  du  moins 
directement. 

Les  lettres  de  Rousseau  à  Mme  Delessert  sont  ses 
meilleures  et  forment  le  commencement  d'un  cours 
suivi  et  méthodique.  Mme  Delessert  était  la  fille  de 
Mmo  Boy  de  la  Tour.  On  sait  que  Jean-Jacques 
tenait  en  grande  intimité  toute  cette  famille.  Happe- 
lait  Mme  Boy  de  la  Tour ,  ma  tante ,  et  Mme  Deles- 
sert, ma  cousine.  Cette  dernière  servait  quelquefois 
d'intermédiaire  auprès   de   la  tante  Gonceru ,  à  qui 

1.  Publiée  par  A.  Grasset,  i   réunies    ensemble    dans   les 


dans  sa  brochure  :  Jean-Jac- 
ques Rousseau  à  Montpellier, 
1854.  —  2.  Ces  diverses  pro- 
ductions sont  ordinairement 


œuvres  de  Rousseau.  —  3. 
Lettres  à  Malesherbes,  1771  et 
11  novembre  1771. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  485 

Jean-Jacques  continuait  à  payer  une  rente  de 
100  francs1.  Mme  Deiessert  avait  elle-même  une  fille, 
à  qui  elle  désira  donner  quelques  connaissances  en 
botanique.  Jean-Jacques  se  chargea  de  ce  soin  et 
adressa  à  son  amie  huit  lettres  très  élémentaires, 
comme  il  convient  à  une  enfant,  mais  claires,  pré- 
cises, pleines  de  charme  et  quelquefois  de  poésie. 
On  les  compléta  plus  tard  ;  on  y  ajouta  des  dessins 
pour  l'intelligence  du  texte  ;  c'était  peut-être  leur 
donner  une  importance  qu'elles  ne  comportaient  pas. 

Le  plus  faible  des  travaux  botaniques  de  Rous- 
seau est  son  Dictionnaire  ou,  pour  parler  plus  exac- 
tement, les  Fragments  de  son  Dictionnaire,  œuvre 
toute  de  définitions,  qui  n'a  même  pas  pour  se 
relever,  et  ne  pouvait  guère  avoir  le  charme  du 
style.  S'il  était  plus  complet  on  pourrait  dire  que 
c'est  un  assez  bon  cahier  d'élève.  Il  serait  toutefois 
injuste  de  le  juger  à  la  rigueur.  Il  n'est  pas  prouvé 
en  efïet  que  Rousseau  le  destinât  à  la  publicité,  et, 
dans  tous  les  cas,  il  ne  pouvait  songer  à  le  faire 
imprimer  dans  l'état  où  il  l'a  laissé.  "Le  Dictionnaire 
a  également  été  complété  et  décoré  du  titre  de 
Botanique  de  J.-J.  Rousseau,  il  ne  méritait  assuré- 
ment pas  cet  honneur. 

Smith  a  donné  à  une  jolie  plante  d'Amérique , 
voisine  des  convolvulacées,  le  nom  de  Rousseau  : 
Roussoea  simple x. 

Parmi  les  autres  occupations  de  Rousseau,  il  ne 
faut  pas  manquer  de  compter  les  visites  à  faire  et  à 
recevoir,  les  diners  dont  il  lui  fallait  prendre  sa 
part,  les  nouvelles  relations  d'amitié  qu'il  lui    plut 


1.  Lettre  à  Mme    Deiessert,   s.    j   trospective  de  485i. 
d.  Publiée  dans   la  Revue  ré- 


486 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


de  contracter.  Il  ne  garda  guère  de  ses  anciennes 
intimités  que  M.  de  Saint-Germain.  Il  resta  aussi 
en  relations  avec  Rey,  lui  exprima  le  regret  de  ne 
l'avoir  pas  vu  à  Paris,  lui  adressa  des  conseils  sur 
l'éducation  de  sa  filleule,  des  recommandations  et 
des  reproches  sur  la  manière  dont  il  éditait  ses 
œuvres  et  dont  il  gravait  la  musique  du  Devin.  Les 
300  francs  de  rente  que  Rey  payait  à  Thérèse 
n'étaient  sans  doute  pas  étrangers  à  la  continuation 
de  ces  rapports  \  Sauf  ces  deux  exceptions,  Jean- 
Jaeques  oublia  ses  anciens  amis,  Dupeyrou,  Mme  de 
Verdelin,  qui  pourtant,  en  1771 ,  lui  écrivit  encore 
une  lettre  bien  affectueuse2.  En  revanche,  il  fit  de 
nouvelles  connaissances.  On  était  étonné  de  voir 
comme  il  s'était  humanisé  du  jour  au  lendemain. 
«  Quelques  gens,  sans  doute  ses  ennemis,  dit  Ba- 
chaumont.  prétendent  qu'il  a  extrêmement  baissé  ; 
ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  est  beaucoup  plus 
liant.  Il  a  dépouillé  sa  morgue  cynique,  se  prête  à 
la  société,  va  manger  fréquemment  en  ville,  en 
s'écriant  que  les  dîners  le  tueront3.  »  «  Il  va  beau- 
coup dans  le  monde,  dit  Grimm,  et  a  déposé  sa  peau 
d'ours  avec  son  habit  d'Arménien  \  »  Son  métier 
de  copiste  de  musique  le  mettait  naturellement  en 
rapport  avec  des  personnes  de  toute  sorte.  Bien  des 
gens  désireux  de  le  voir  trouvèrent  là  un  prétexte 
pour  s'introduire  chez  lui  et  satisfaire  leur  curiosité. 
Parfois  il  s'en  apercevait  et  se  prêtait  à  une  super- 
cherie qui,  en  définitive,  tournait  à  son  profit5.  D'au- 


1.  Lettres  de  Rousseau  à  Rey, 
24  mars,  9  juillet,  \h  octobre 
1771,  14  juin  1772,  11  octobre 
1773,  etc.  —  2.  24  août  1771.— 3. 
BaChaumontt,22  juillet  1770;  — 


Lettre  de  Rousseau  à  la  Tourette, 
1er  juillet  1770.  —  4.  Corresp. 
littèr.,  lojuillet  1770.  — o.  D'Er- 
mar  ,  Mes  visites  à  J.-J.  Rous- 
seau. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


487 


très  fois,  il  éconduisait  brutalement  les  visiteurs  im- 
portuns et  se  renfermait  strictement  dans  les  termes 
de  sa  profession. 

Au  bout  d'un  ou  deux  ans,  il  s'ennuya  de  ce  mou- 
vement mondain,  cessa  de  faire  des  visites  et  pré- 
tendit reprendre  son  existence  solitaire.  Bien  plus, 
il  laissa  pour  ainsi  dire  toute  correspondance.  Il  est 
à  remarquer  en  efîet  qu'à  partir  de  1772,  il  existe 
fort  peu  de  lettres  de  lui.  Sans  doute'  la  crainte  de 
se  trouver  en  rapport  avec  les  agents  de  la  conspi- 
ration qui  le  poursuivait,  contribua  à  cette  résolu- 
tion1. Cependant,  s'il  lui  plut  d'interrompre  des 
relations  qui  le  gênaient,  il  n'en  faudrait  pas  con- 
clure qu'il  ait  mené  une  vie  bien  solitaire.  Il  eut 
toujours,  au  contraire,  un  petit  nombre  d'amis  très 
assidus  auprès  de  sa  personne  2.  Mais  en  dehors  de 
ce  petit  cercle  restreint,  il  devint  très  difficile  de 
pénétrer  jusqu'à  lui.  On  raconte  à  ce  sujet  une 
anecdote  assez  piquante.  Un  jour,  un  de  ses  amis 
intimes,  Corancez,  n'osant  lui  présenter  une  jeune 
Anglaise  de  sa  connaissance,  ne  trouva  rien  de 
mieux  que  de  la  faire  passer  pour  la  bonne  de  ses 
enfants.  Thérèse,  d'ailleurs,  que  Jean-Jacques  appe- 
lait son  Cerbère,  avait  toujours  eu  la  manie  de  l'oc- 
cuper à  elle  seule  et  veillait  à  écarter  de  lui  ceux 
qui  étaient  simplement  des  amis,  pour  ne  laisser 
pénétrer  que  les  gens  qui  pouvaient  être  un  profit 
pour  le  ménage. 

La  critique,  toujours  en  éveil,  avait  raillé  la  mi- 
santhropie de  Jean- Jacques  ;  quand  il  voulut  chan- 


i.  Lettre  à  M»'  X.,  14  août 
1772.  —  2.  3e  Dialogue.  —  Lettres 
de  Rousseau  à   Saint-Germain, 


7  janvier  1772  ;  à  Milord  Har- 
court,  16  juin  1772;  à  Rey , 
15  septembre  1773. 


488 


LA    VIE    KT    LES    OEUVRES 


ger  de  manière  d'être,  on  railla  son  changement. 
On  jasa  sur  la  jolie  mercière,  sa  propriétaire,  qui, 
n'en  déplaise  à  sa  gouvernante ,  lui  tenait  lieu  de 
tout1;  mais  il  ne  faut  voir  là  qu'une  simple  plai- 
santerie ;  on  parla  de  ses  soupers  chez  Sophie  Ar- 
nould,  avec  l'élite  des  petits  maîtres  et  des  talons 
rouges  2.  Quoique,  d'après  Mm0  de  Genlis,  Rousseau* 
allât  rarement  souper  en  ville,  il  fit  en  effet  plus 
d'une  fois  exception  en  faveur  de  .la  célèbre  actrice. 
On  aurait  pu  se  moquer  encore  de  sa  simplicité  et 
de  sa  familiarité  avec  une  autre  actrice  qui  habitait 
la  même  maison  que  lui.  Il  parait  qu'en  passant 
devant  sa  porte,  il  aimait  à  s'attarder  pour  rire  et 
bavarder  avec  elle,  et  aussi  pour  lui  donner  des 
conseils.  La  jeune  fille,  qui  ne  le  connaissait  pas  et 
ne  le  connut  peut-être  jamais,  le  traitait  très  cava- 
lièrement. Un  jour  elle  lui  sauta  sur  les  genoux  et 
lui  mit  du  rouge  malgré  lui  ;  et  Jean-Jacques  de  se 
sauver  en  riant  comme  un  fou  s. 

On  peut,  à  ces  relations  qui  n'avaient  rien  de 
bien  intime,  en  joindre  plusieurs  autres  :  quelques 
personnes  sur  lesquelles  Jean-Jacques  exerçait  son 
talent  de  moraliste  ;  un  jeune  homme  qu'il  détour- 
nait du  suicide  u  ;  un  autre  à  qui  il  donnait  des  con- 
seils b  ;  une  dame  à  qui  il  traçait  des  règles  pour 
l'éducation  de  son  fils6;  et  parmi  ceux  qui  venaient 
chez  lui,  un  Gascon  nommé  Audrioud,  qui,  d'après 
d'Eymar,  était  dans  sa  maison  sur  un  pied  de  grande 
familiarité  et  ne  se  gênait  nullement  pour  le  contre- 


1 .  Lettre  de  l'abbé  Galiani  à 
Baynal,  30  octobre  1770.  —  2. 
GRIMM,  Corr.  litt.,  15  juillet 
1770.  —  3.  GrÉtry,  Essai  sur 
la  musique,  t.  II,   p.    205.  —  4. 


Lettre  à  un  jeune  homme, 
24  novembre  1771.  —  5.  Lettre 
au  comte  de  Saint- Aldegonde, 
13  février  1774.  —  6.  Lettre  à 
M&e  de  7\,  6  avril  1771. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  489 

dire  sur  les  questions  de  musique  ;  des  jeunes 
gens,  des  femmes,  des  personnages  de  toute  sorte. 
Un  des  principaux  fut  le  prince  de  Ligne,  qui  a 
laissé  un  récit  des  deux  visites  qu'il  lui  fît,  et  qui 
lui  proposa  même  assez  maladroitement  une  re- 
traite *. 

Citons  encore,  quoique  cette  connaissance  n'ait  eu 
lieu  que  plus  tard,  un  jeune  homme  nommé  Desjo- 
bert.  Ce  jeune  homme  était  sur  le  point  de  se 
marier.  «  Comment,  lui  dit  un  jour  sa  fiancée, 
peut-on  être  homme,  avoir  vingt-cinq  ans,  et  ne  pas 
connaître  Rousseau?  »  Il  court  donc  rue  Plàtrière  ; 
un  vasistas  s'ouvre,  une  figure  désagréable  parait. 
—  M.  Rousseau  ?  —  Il  n'y  est  pas  ;  —  et  le  vasistas 
de  se  refermer.  Mais  Rousseau  copie  de  la  musique  ; 
Desjobert  lui  en  porte  ;  on  la  prend. —  Vous  repas- 
serez dans  huit  jours,  lui  dit-on,  et  ainsi  pendant  des 
semaines  et  des  mois.  Enfin,  un  jour  :  —  Attendez, 
M.  Rousseau  désire  vous  parler.  —  Un  accident,  lui 
dit  Rousseau,  est  arrivé  à  votre  musique  ;  un  chat 
a  renversé  dessus  l'écritoire.  Je  ne  manque  jamais 
à  ma  parole,  et  je  vous  demande  quelques  jours 
pour  refaire  la  copie.  —  La  conversation  s'engage. 
Desjobert  se  destinait  aux  forêts.  —  Alors,  vous 
savez  la  botanique  ?  —  Certainement.  —  Eh  bien, 
nous  pourrons  herboriser  ensemble.  Et  la  liaison 
s'établit  au  point  que  Jean-Jacques,  en  quittant 
Paris,  chargea  son  jeune  ami  de  vendre  ses  livres. 
Mais  Desjobert  ayant  trouvé  plus  simple  de  les  sup- 
poser vendus  et  de  remettre  une  somme  ronde  à 
Rousseau,  celui-ci  se  méfia,  découvrit  la  supercherie 


1.    Prince    de   Ligne,    Mes 
Conversations   avec  J.-J.  Rous- 


490 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


et  cessa  toute  relation  avec  celui  qui  l'avait  trompé  '. 

Pourquoi  faut-il  qu'à  ces  noms  ignorés  ou  insi- 
gnifiants, à  ces  relations  d'un  jour,  nous  puissions  à 
peine  joindre  Mme  Latour  de  Franqueville?  Certes, 
si  quelqu'un  devait  espérer  d'entrer  dans  l'amitié 
du  grand  homme,  c'était  bien  l'admiratrice  pas- 
sionnée, la  femme  dévouée  qui,  en  toute  circons- 
tance, l'avait  défendu  contre  tous  ses  adversaires  , 
que  Rousseau  lui-même,  malgré  son  caractère  om- 
brageux, avait  honorée  de  son  affection  et  de  sa 
reconnaissance  ;  celle  dont,  pas  un  seul  jour,  l'amitié 
ne  lui  avait  fait  défaut;  celle  qu'on  a  pu,  par- 
dessus toutes  les  autres,  appeler  la  dévote  de  Jean- 
Jacques.  La  malheureuse  femme  dut  être  tristement 
froissée  par  l'accueil  que  lui  fit  l'homme  à  qui  elle 
avait  voué  son  culte  :  «  Mes  sentiments  pour  vous, 
lui  écrivait-elle  peu  de  temps  après  son  retour, 
tiennent  de  l'amour  que  les  dévots  portent  à  Dieu... 
Je  voudrais  que  tous  les  cœurs  se  réunissent  au 
mien  pour  vous  rendre  un  hommage  moins  dispro- 
portionné à  votre  mérite  2. 

Quand  Jean-Jacques  fut  à  Paris,  il  parut  complè- 
tement oublier  son  amie.  «  Quoi,  lui  écrivit-elle  à  la 
fin,  vous  êtes  à  Paris  depuis  plus  d'un  mois,  logé 
presque  à  ma  porte,  sans  avoir  rien   fait  pour  que 

je  vous  voie Votre   indifférence   m'humilie  et 

me  remplit  d'amertume  3.  —  Si  je  ne  vais  pas  vous 
voir,  lui  écrivait-elle  un  mois  après,  c'est  de  crainte 


1.  Sainte-Beuve,  Causeries 
du  Lundi.  Corr.  de  Voltaire  et 
Œuvres  et  Corr.  inéd.  de  J.-J. 
Rousseau,  2e  article  22  juillet 
1861.  Sainte-Beuve  tenait  cette 
anecdote  de  son  ami   G.  Du- 


veyrier,qui  lui-même  la  tenait 
de  son  père.  —  2.  9  juillet 
1769;  25  mars  1770.  —  3.  Lettre 
de  M,nC  Latour  à  Rousseau, 
2  août  1770. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


491 


d'être  importune  ;  mais  dites  un  mot  et  je  suis  chez 
vous.  Tout  cela  est  inexplicable.  Depuis  le  4  juillet 
1769,  malgré  sept  lettres  de  moi,  je  n'ai  pas  un  mot; 
mais  l'épreuve  ne  dût-elle  jamais  finir,  elle  ne 
triomphera  point  de  la  constance  de  mon  attache- 
ment pour  vous  \  »  «  Je  n'accepte  point,  lui  répon- 
dit enfin  Rousseau,  l'honneur  que  vous  voulez  me 
faire.  Je  ne  suis  pas  logé  de  manière  à  recevoir  des 
visites  de  dames,  et  les  vôtres  ne  pourraient  man- 
quer d'être  aussi  gênantes  pour  ma  femme  et  pour 
moi  qu'ennuyeuses  pour  vous2.  »  Cependant  une 
telle  indifférence  ne  rebute  point  Mme  Latour,  et  elle 
s'avise  à  la  fin  d'une  idée  qui  arrachera  bien  quel- 
ques paroles  à  son  ami  :  c'est  le  projet  de  publier 
leur  correspondance3.  Rousseau  se  garda  bien  d'y 
donner  son- assentiment;  mais,  chose  plus  grave,  il 
assaisonna  son  refus  de  procédés  particulièrement 
blessants.  Enfin  il  voulut  rompre,  simplement  parce 
que  le  commerce  de  Mme  Latour  lui  était  devenu 
onéreux  et  que  son  amitié  avait  cessé  de  lui  conve- 
nir4. Mme  Latour  aurait  mieux  fait  de  ne  pas  s'a- 
baisser à  une  justification  trop  facile;  mais,  comme 
elle  l'avait  dit,  rien  ne  devait  triompher  de  son  at- 
tachement. Elle  écrivit  donc  à  Jean-Jacques  une 
dernière  lettre  (chacune  devait  toujours  être  la  der- 
nière), où  elle  lui  parlait  d'un  petit  ouvrage  qu'elle 
avait  composé  pour  sa  défense.  Pour  le  coup,  Jean- 
Jacques  parut  presque  touché,  mais  non  jusqu'à  re- 
venir sur  sa  détermination.  Ainsi  Mmc  Latour  ayant 
eu  à  lui    demander  les  noms   de  Mm0  Rousseau.  — 


1.  Lettre  de  Mm*  Latour  à 
Rousseau,  2  septembre  1770.  — 
2.  Lettre  à  Mm*  Latour,  4  sep- 
tembre 1770.    —  3.    Lettres   de 


Mme  Latour  à  Rousseau,  8  sep- 
tembre 1770  et  14  avril  1771. 
—  4.  Lettre  à  Mme  Latour, 
14  avril  1771. 


492 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


«  Thérèse  Le  Vasseur,  »  répondit-il,  pas  un  mot  de 
plus.  C'était  de  l'impertinence1. 

Que  fait  alors  Mme  Latour?  Ne  pouvant  plus 
écrire,  elle  va  sans  se  nommer  chez  son  ami,  sous 
prétexte  de  lui  donner  de  la  musique  à  copier.  Ils 
ne  s'étaient  jamais  vus  qu'une  fois.  Ne  la  reconnut- 
il  point  ou  feignit-il  de  ne  pas  la  reconnaître  ?  Tou- 
jours est-il  qu'il  la  remit  à  trois  mois,  pour  lui  rendre 
quatre  pages  de  musique,  et  quand  elle  se  fut  nom- 
mée, il  ne  daigna  pas  rapprocher  le  terme.  Elle 
cherche  de  nouveau  à  l'émouvoir;  elle  réclame  une 
entrevue,  elle  intéresse  Thérèse  à  sa  demande  ;  tout 
est  inutile,  et  les  trois  mois  bientôt  révolus,  le  len- 
demain d'une  troisième  entrevue,  il  lui  envoie  sa 
partition  avec  son  ultimatum.  Il  n'accepte  pas  les 
services  qu'elle  se  propose  de  lui  rendre,  et  qu'elle 
voulut  en  effet  lui  rendre  malgré  lui,  et  il  entend 
cesser  leurs  relations  2. 

Elle  écrivit  pourtant  encore  trois  lettres  à  Rous- 
seau3, mais  elle  n'obtint  pas  de  réponse.  Tant  de 
persévérance  méritait  assurément  mieux.  Dans  cette 
lutte  entre  la  fidélité  et  l'attachement  d'une  part,  la 
froideur  et  l'injustice  d'autre  part,  le  dernier  mot 
resta  à  la  fidélité.  Mme  Latour  demeura  profondément 
attachée  à  Rousseau,  même  après  qu'il  lui  fut  inter- 
dit de  le  lui  dire;  et,  quand  il  fut  mort,  elle  lui 
continua  encore  le  tribut  de  son  dévouement  et  ne 


1.  Lettres  de  Mma  Latour  à 
Rousseau,  26avrill771  ;  de  Rous- 
seau à  Mm'  Latour,  7  juillet;  de 
Mme  Latour,  8  juillet  1771,  avec 
Réponse  de  Rousseau,  le  même 
jour.  Il  s'agit  ici  de  la  Lettre  à 
l'auteur  de  la  justification  de 
J.-J.  Rousseau  dans  sa  conduite 


avec  M.  Hume.  Cette  lettre  n'a 
paru  qu'en  1781.  — 2.  Lettres  de 
Mme  Latour  à  Rousseau,  7  avril 
1772  ;  de  Rousseau  àMmt  Latour, 
et  de  Mme  Latour  à  Rousseau, 
24  juin  1772.  —  3.  Mars  1775, 
18  juin  et  15  novembre  1776. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


493 


cessa  point  de  prendre  sa  défense  contre  quiconque 
se  permettait  de  l'attaquer  \  Elle  mourut  dans  la 
misère  à  l'hôpital  de  Saint-Mandé,  en  1789. 

Qu'on  n'attribue  pas  cette  conduite  de  Rousseau 
à  la  sauvagerie.  Il  était  à  Paris,  parce  qu'il  entrait 
dans  ses  vues  de  voir  le  monde,  et  il  y  vit,  en  effet, 
beaucoup  de  monde,  même  des  dames 2.  Il  voyait 
Mmc  de  Chenonceaux  et  allait  dîner  chez  elle  3.  Il 
écrivait  sur  un  tout  autre  ton  à  Mmc  de  Créqui,  quoi- 
qu'il eût  bien  aussi  quelques  boutades  à  se  repro- 
cher à  son  égard  4.  Même  quand  il  s'excusait  ou  re- 
fusait, il  savait  le  faire  poliment  5.  Surtout  il  ne  fit 
pas  le  sauvage  avec  Mmc  de  Genlis.  Elle  prétend 
que,  pendant  cinq  mois,  il  alla  diner  chez  elle  presque 
tous  les  jours.  Elle  raconte  plusieurs  anecdotes  sur 
son  compte  et  parle  de  lui  et  de  ses  qualités  en  fort 
bons  termes.  Leur  intimité  pourtant  ne  dura  pas  et 
finit  comme  elle  avait  commencé,  sans  motif  ou  à 
peu  près  6. 


1.  Voici  la  liste  des  princi- 
pales publications  de  Mme  La- 
tour  en  faveur  de  Rousseau  : 
Lettre  de  Mmcde  Saint-G.à  Fré- 
ron,  du  14  janvier  1779. —  Let- 
tre à  Fréron,  par  Mme  D.  L.  M. 

—  Lettre  d'un  Anonyme  à  un 
Anonyme,  ou  Procès  de  l'esprit 
et  du  cœur  de  M.  d'Alembert, 
20  niai  1779.—  Lettre  à  M.  d'A- 
lembert, 25  septembre  1779.  — 

—  Réponse  anonyme  à  l'auteur 
anonyme  (d'Alembert).  —  Er- 
rata de  l'essai  sur  la  musique 
ancienne  et  moderne,  ou  Lettre 
à  l'auteur  de  cet  Essai  (de  la. 
Borde),  par  Mme  X.,  20  août 
1780.  —  Mon  Dernier  Mot,  ou 
Réponse  à  ha  lettre  que  M.  de  la 
B.  (de  la  Borde)  a  adressée  à 


l'abbé  Rousier.  —  Ces  divers 
opuscules,  avec  la  Lettre  sur  la 
querelle  avec  Hume,  ont  été  réu- 
nies sous  le  titre  général  de  la 
Vertu  vengée  par  l'amitié,  1  vol. 
in-8,  1781,  et  tome  XXX  des 
Œuvres  de  J.-J.  Rousseau.  Édi- 
tion de  Genève,  1782.—  2.  Let- 
tres de  Rousseau  à  Mme  de  B., 
7  et  13  juillet  1770.  —  3.  Lettre 
de  Rousseau  à  Dusaulx,  9  no- 
vembre 1770.—  4.  Trois  Lettres 
à  Mme  de  Créqui.  Les  deux  pre- 
mières de  septembre  ou  oc- 
tobre 1770,  la  troisième  de 
1771.  —  5.  Lettre  à  Mme  de  Mes- 
mes,  29  juillet  1772.— 6.  Mmc  de 
Genlis,  Souvenirs  de  Félicie  et 
Mémoires. 


494  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Parmi  les  amis  que  Rousseau  se  fit  pendant  qu'il 
était  à  Paris,  il  en  est  plusieurs  qui  méritent  une 
mention  spéciale.  Citons  Dusaulx,  Rulhière,  Bernar- 
din de  Saint-Pierre,  Corancez. 

Les  rapports  avec  Dusaulx  ne  durèrent  pas  plus 
de  six  ou  sept  mois  et  ne  purent  résister  aux  sus- 
ceptibilités ombrageuses  de  Jean-Jacques;  mais, 
pendant  ce  temps-là,  ils  se  virent  et  se  parlèrent 
beaucoup,  et  avec  beaucoup  de  confiance.  Le  témoi- 
gnage de  Dusaulx  est  précieux,  au  moins  en  ce  qui 
concerne  les  relations  personnelles,  les  seules  dont 
il  doive  être  question  ici1.  On  a  accusé  Dusaulx  de 
malveillance;  peut-être  fut-il  simplement  équitable; 
mais  certaines  gens  ne  comprennent  que  le  respect 
aveugle,  quand  il  s'agit  de  Jean-Jacques.  Dusaulx 
avait  un  grand  désir  de  faire  la  connaissance  de 
Rousseau.  11  espéra  qu'une  lettre  de  Duclos  lui  en 
faciliterait  les  moyens;  mais  une  première  entrevue 
lui  laissa  peu  d'espoir  d'en  obtenir  une  seconde. 
Quel  ne  fut  pas  son  étonnement  quand,  deux  mois 
après,  le  grand  homme  vint  de  lui-même  se  jeter 
dans  ses  bras.  «  En  peu  de  jours,  dit  Dusaulx,  nous 
eûmes  l'air  et  le  ton  de  vieux  amis.  »  Rousseau  le 
chargea  de  l'assister  dans  la  longue  et  ennuyeuse 
besogne  de  la  réception  de  ses  visites.  Femmes  de 
la  cour,  jolis  messieurs  saupoudrés  d'ambre  se  pres- 
saient dans  sa  chambre  ;  mais  Dusaulx  s'acquitta 
trop  bien  de  ses  fonctions ,  et  Jean-Jacques  craignit 
qu'un  excès  d'amabilité  ne  le  livrât  en  proie  à  un 
flot  continu  des  visiteurs. 

Si   l'on  en    croit  Dusaulx,   Rousseau   aurait   fait 


1.  DUSAULX,  De  mes  rapports   \    correspondance.  1  vol. in-8. 1797. 
avec  J.-J.  Rousseau  et  de  notre 


F>E   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  495 

trêve  en  sa  faveur,  pendant  quelque  temps,  à  ses 
soupçons;  et  pourtant  Dieu  sait  jusqu'à  quel  degré 
d'extravagance  il  les  portait.  Le  jour  que  Louis  XV 
mourut,  un  de  ses  amis  le  trouva  abîmé  de  douleur. 
«  11  y  avait  en  France,  dit-il,  deux  hommes  également 
détestés,  moi  et  le  Roi,  il  n'en  reste  plus  qu'un,  et 
vous  sentez,  mon  ami,  que  je  vais  hériter  de  la 
haine  qu'on  portait  à  ce  prince  '.  »  Et  à  propos  de 
l'occupation  de  la  Corse  :  «  Vous  ne  savez  donc  pas  : 
c'est  un  tour  que  m'a  joué  Choiseul.  Ce  suppôt  du 
despotisme  a  voulu  me  ravir  la  gloire  du  code  que 
j'avais  rédigé  pour  ces  insulaires.  » 

Mais  il  avait  bien  aussi  ses  bons  moments,  pleins 
de  douceur  et  de  mélancolie  ;  il  se  livrait  alors  tout 
entier  ;  du  moins  Dusaulx  le  crut  quelque  temps  ; 
il  goûtait  les  charmes  de  la  nature  ;  il  jouissait  de 
devoir  son  existence  à  son  travail  de  copiste  ;  il  se 
rappelait  avec  délices  les  enivrements  de  la  compo- 
sition de  son  Héloïse. 

La  lecture  solennelle  qu'il  fit  alors  de  ses  Confes- 
sions fut  tout  un  événement.  Nous  y  reviendrons 
plus  tard. 

Comme  traits  de  mœurs  et  de  caractère,  il  faut 
citer  deux  soupers  :  l'un,  chez  Rousseau;  l'autre, 
chez  Dusaulx. 

Souper  chez  Jean-Jacques  :  quel  bonheur  pour 
Dusaulx,  et  comme  il  avait  accepté  avec  trans- 
port !  Rousseau  lui  avait  demandé  une  bouteille 
de  vin  d'Espagne  ;  l'autre  en  envoya  douze  ;  grosse 
maladresse,  qui  faillit  amener  une  brouillerie.  A 
son  arrivée,  Dusaulx  trouva  Jean-Jacques  occupé  à 
tourner  la  broche,  pour  faire  cuire  un  perdreau  ;  il 

1.  Corancez  raconte  le  même  trait. 


i96  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

se  mit  à  la  tourner  après  lui.  Le  dîner  fut  simple, 
mais  délicat,  et  surtout  d'une  singulière  propreté. 
On  fit  honneur  au  vin  d'Espagne.  Rousseau  versait 
souvent  à  son  convive  et  se  tenait  lui-même  sur  la 
réserve.  Ne  voulait-il  point  ainsi  lui  délier  la  langue, 
l'observer  et  le  mettre  à  la  question  ? 

Au  dîner  de  Dusaulx  la  société  était  plus  nom- 
breuse. A  quelques  nuages  près,  s'écrie  Dusaulx, 
mon  Dieu,  qu'il  fut  aimable  ce  jour-là,  et  comme  il 
se  connaissait  peu,  quand  il  prétendait  que  la  nature 
lui  avait  refusé  le  don  de  la  parole  !  Tantôt  enjoué, 
tantôt  sublime,  il  débordait  comme  un  torrent  im- 
pétueux. Avant  le  dîner,  il  avait  raconté  d'une  façon 
charmante  quelques  anecdotes  tirées  des  Confes- 
sioîis.  A  la  vue  de  ses  livres,  il  s'émut;  mais  il  en 
parla  avec  une  liberté  d'esprit  incroyable,  et  la  con- 
versation ayant  été  amenée  sur  les  auteurs  vivants, 
il  les  caractérisa,  même  Voltaire,  avec  une  impar- 
tialité et  une  justice  qui  montraient  combien  il  était 
supérieur  à  la  jalousie. 

La  veille,  Dusaulx  l'avait  conduit  chez  Piron. 
Piron  était  malin  et  n'avait  pas  toujours  ménagé 
Jean-Jacques  ;  mais  il  fut  pris  d'un  tel  enthousiasme 
en  le  voyant,  il  lui  fit  tant  d'amitiés,  qu'un  aussi 
bon  accueil  pouvait  passer  pour  une  amende  hono- 
rable. Cependant  Rousseau  resta  gêné  avec  Piron  ; 
les  saillies,  l'esprit  mordant  et  caustique  de  celui-ci, 
lui  en  imposaient  ;  peut-être  aussi  avait-il  ses  an- 
ciennes épigrammes  sur  le  cœur. 

Dusaulx  raconte  longuement,  trop  longuement, 
l'histoire  de  sa  rupture,  comme  s'il  s'agissait  d'un 
événement  important.  Au  fond,  la  chose  fut  bien 
simple,  Jean-Jacques  fut  pris  de  ses  défiances  ;  une 
correspondance  pénible  fut  échangée  et  ne  fit  quai- 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  497 

grir  son  esprit  ;  une  rupture  était  inévitable,  et,  en 
effet,  après  quelques  essais  de  réconciliation,  tentés 
par  Dusaulx,  elle  ne  tarda  pas  à  se  produire. 

Malgré  des  dispositions  qui  n'étaient  rien  moins 
que  favorables,  Jean-Jacques  avait,  en  quelque  sorte, 
obligé  Dusaulx  à  travailler  à  la  continuation  de 
YEmile  (il  avait  déjà  fait  ou  fit  plus  tard  la  même 
proposition  à  plusieurs,  entre  autres  à  Bernardin  de 
Saint-Pierre)  ;  mais  si,  en  toute  occurrence,  il  est 
difficile  de  travailler  à  l'œuvre  d'autrui,  s'il  était 
particulièrement  téméraire  à  un  Dusaulx  de  coudre 
sa  prose  aux  superbes  morceaux  de  Jean-Jacques, 
il  devenait  bien  impossible  alors  de  le  satisfaire. 
Bien  plus,  Dusaulx  se  permit  de  lui  donner  des 
conseils  contre  la  lecture  et  la  publication  des  Con- 
fessions. C'en  était  plus  qu'il  ne  fallait  pour  les 
brouiller  à  jamais. 

Rulhières  était  le  voisin  et  l'ami  de  Dusaulx  ;  nous 
ne  connaissons  que  par  ce  dernier  ses  relations  avec 
Rousseau.  Il  fut  pour  lui  une  connaissance  agréable 
plutôt  qu'un  ami,  et,  par  un  privilège  inouï,  il  le 
connut  pendant  vingt  ans,  sans  se  fâcher  sérieuse- 
ment avec  lui  ;  ce  qui  vient  peut-être  de  ce  que 
Rousseau  ne  le  prenait  pas  lui-même  fort  au  sérieux. 
Il  fut  ainsi  redevable  de  son  crédit  à  son  esprit 
léger  et  à  son  caractère  facile.  Quand  Rousseau  était 
de  mauvaise  humeur,  Rulhières  le  faisait  rire  ; 
quand  il  boudait,  ou  grondait,  ou  tombait  dans  ses 
défiances,  l'autre  se  tirait  d'affaire  par  une  plaisan- 
terie. Cependant  Rulhières  ayant  fait  une  comédie 
intitulée  :  Le  Méfiant,  où  l'on  pouvait  sans  grands 
frais  d'imagination  reconnaître  Rousseau,  ils  ces- 
sèrent de  se  voir. 

Bernardin    de    Saint-Pierre   connut  Rousseau    en 

TOME   II  32 


498  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

1771.  Avec  un  caractère  plus  égal  et  plus  facile  que 
Rousseau,  avec  des  idées  moins  fausses,  Bernardin 
de  Saint-Pierre  se  fit  néanmoins  son  disciple  en  lit- 
térature et  presque  en  morale  ;  aussi  ne  parle-t-il 
de  lui  qu'avec  une  affection  respectueuse,  comme 
d'un  maître  dont  on  aime  à  étudier  les  leçons  et  à 
imiter  les  exemples. 

Dès  le  premier  jour,  ils  faillirent  se  brouiller,  à 
l'occasion  d'un  cadeau  de  café1.  Ce  nuage  fut  tou- 
tefois bientôt  dissipé  ;  et,  comme  ils  se  convenaient 
par  beaucoup  de  côtés,  il  est  à  croire  qu'ils  se 
seraient  liés  intimement,  si  la  jalousie  de  Thérèse 
n'était  venue  se  mettre  à  la  traverse. 

Parmi  ses  souvenirs,  Bernardin  de  Saint-Pierre 
choisit  de  préférence  les  traits  qui  répondaient  le 
mieux  à  sa  propre  nature  et  faisaient  le  plus  d'hon- 
neur à  son  héros  :  ses  vertus,  ses  qualités  morales, 
sa  sensibilité,  son  amour  de  la  nature,  en  un  mot 
ce  qu'on  pourrait  appeler  le  côté  sentimental  de  sa 
personne  2. 

«  Ce  que  j'ai  trouvé  de  plus  admirable  dans  son 
caractère,  dit-il,  c'est  que  jamais  je  ne  l'entendis 
médire  des  hommes  dont  il  avait  le  plus  à  se 
plaindre.  »  —  «  Si  on  lui  racontait  quelque  trait  de 
sensibilité,  il  pleurait.  La  bonté  du  cœur  lui  parais- 
sait supérieure  à  tout  et  était  le  trait  dominant  de 
son  caractère.  Son  cœur,  que  rien  n'avait  pu  dé- 
praver, opposait  sa  douceur,  à  tout  le  fiel  de  nos 
sociétés.  Gai,  confiant,  ouvert,  dès  qu'il  pouvait  se 
livrer  à  son  caractère  naturel  ;    était-il  sombre,    il 


1.  Lettre  de  Rousseau  à  Ber-  I  Saint-Pierre,  Essai  sur  J.-J. 
nardin  de  Saint-Pierre,  3  août  l  Rousseau;  Études  de  la  nature  ; 
1771.   —    2.     Bernardin    de    I  L'Arcadie,  etc. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


499 


est,  disais-je,  dans  son  caractère  social,  ramenons-le 
à  la  nature.  » 

«  Toutes  les  facultés  de  son  esprit,  ses  mœurs, 
ses  ouvrages  portaient  l'empreinte  de  son  caractère. 
Dans  l'intimité,  surtout  s'il  était  question  du  bon- 
heur des  hommes,  son  âme  prenait  l'essor,  ses  sen- 
timents devenaient  touchants,  ses  idées  profondes, 
ses  images  sublimes,  et  ses  discours  aussi  véhéments 
que  ses  écrits.  »  «  Sa  probité  était  bien  supérieure  à 
son  génie.  On  pouvait  tout  lui  confier,  sans  craindre 
ni  sa  malignité,  ni  son  infidélité.   » 

Rappelons  aussi  la  promenade  que  Bernardin  de 
Saint-Pierre  fit  avec  Jean-Jacques  au  Mont-Yalérien, 
l'hospitalité  qu'ils  reçurent  dans  un  ermitage,  leur 
émotion  en  voyant  la  vie  du  cloître  et  en  entendant 
réciter  à  la  chapelle  les  litanies  de  la  Providence. 
«  Ah  !  s'écria  Rousseau  en  partant,  qu'on  est  heu- 
reux de  croire  !  » 

Que  ces  tableaux  soient  flattés,  cela  est  assez  évi- 
dent ;  ils  montrent  au  moins  l'ascendant  que  Rous- 
seau exerçait  autour  de  lui.  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  ne  va-t-il  pas  jusqu'à  dire  que  Rousseau 
s'estimait  peu  lui-même,  supportait  la  contradiction 
et  reconnaissait  ses  erreurs  !  Partout  la  pensée  de  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre  se  porte  sur  la  note  tendre  et 
mélancolique  ;  partout  aussi  l'on  y  découvre  un  désir 
constant  d'excuser  au  moins  ce  qu'il  ne  peut  justifier. 

Corancez  a  écrit  l'histoire  de  ses  relations  avec 
Rousseau  dans  le  but  de  corriger  et  de  combattre 
Dusaulx.il  n'a  guère  fait  en  réalité  que  le  répéter  et 
le  compléter1. 


1.  De  J.-J.  Rousseau,  articles 
parus  au  Journal  de  Paris  du 
16  au  21  prairial  an  VI.  Coran- 
cez avait  déjà  fait  précédem- 


ment une  réponse  à  un  article 
de  la  Harpe  sur  Rousseau  ; 
Journal  de  Paris,  30  octobre 
1778. 


500  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Lui  aussi  eut  l'honneur  d'être  admis  à  la  table  du 
grand  homme  et  faillit  se  brouiller  avec  lui  plus 
d'une  fois  ;  lui  aussi  eut  à  essuyer  ses  moments  de 
mauvaise  humeur.  Il  est  vrai  qu'ils  n'ont  pas  tou- 
jours vu  leur  ami  du  même  œil  ;  mais  les  nuances 
qui,  il  y  a  cent  ans,  pouvaient  offusquer  les  fana- 
tiques de  Jean-Jacques ,  se  sont  bien  fondues  et 
effacées  aux  yeux  de  la  postérité.  Le  témoignage  de 
Corancez  est,  en  tout  cas ,  un  des  plus  recomman- 
dables,  pour  ne  pas  dire  le  plus  recommandable  ; 
d'abord  parce  qu'ayant  connu  Rousseau  pendant  les 
douze  dernières  années  de  sa  vie,  il  en  peut  parler 
plus  sciemment  et  plus  complètement  que  n'importe 
qui  ;  ensuite  parce  qu'à  part  les  illusions  de  son  af- 
fection, il  parait  plein  de  bonne  foi  et  n'a  pas  pour 
le  troubler,  comme  Dusaulx,  les  prétentions  litté- 
raires ou  les  susceptibilités  personnelles. 

Corancez  s'est  surtout  attaché  à  reproduire  la 
physionomie  de  Rousseau,  son  caractère,  ses  habi- 
tudes, sa  vie  de  tous  les  jours.  Il  s'étend  volontiers 
sur  les  inégalités  de  son  humeur,  qu'il  attribue  à 
une  sorte  de  maladie  mentale  et  ne  craint  pas 
même  de  prononcer  le  mot  de  folie  :  «  Il  m'a  réa- 
lisé dit-il,  l'existence  possible  de  Don  Quichotte.  » 
Et  penser  que  c'est  un  ami  qui  parle  ainsi  !  «  Quand 
il  était  lui,  dit-il  encore,  il  était  d'une  simplicité 
rare,  qui  tenait  de  l'enfance.  Il  en  avait  l'ingénuité, 
la  gaité,  la  bonté  et  surtout  la  timidité.  Lorsqu'il 
était  en  proie  à  une  certaine  qualité  d'humeurs  qui 
circulaient  avec  son  sang,  il  était  alors  si  différent  de 
lui-même  qu'il  inspirait,  non  pas  de  la  colère,  non 
pas  de  la  haine,  mais  de  la  pitié.  Je  le  voyais  sou- 
vent, dit-il  encore,  dans  un  état  de  convulsion  ren- 
dant son  visage  presque  méconnaissable,  et  surtout 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU. 


501 


l'expression  de  sa  figure  réellement  effrayante.  Dans 
cet  état,  ses  regards  semblaient  embrasser  la  totalité 
de  l'espace,  et  ses  yeux  paraissaient  voir  tout  à  la 
fois,  mais  dans  le  fait,  ils  ne  voyaient  rien.  11  se  re- 
tournait sur  sa  chaise  et  passait  le  bras  par-dessus 
le  dossier.  Ce  bras  ainsi  suspendu  avait  un  mouve- 
ment accéléré  comme  celui  du  balancier  d'une  pen- 
dule ;  et  je  fis  cette  remarque  plus  de  quatre  ans 
avant  sa  mort,  de  façon  que  j'ai  pu  tout  le  temps 
l'observer.  Quand  je  lui  voyais  prendre  cette  pos- 
ture à  mon  arrivée,  j'avais  le  cœur  ulcéré  et  je 
m'attendais  aux  propos  les  plus  extravagants.  Ja- 
mais je  n'ai  été  trompé  dans  mon  attente...  »  C'est, 
d'après  Corancez,  pour  n'avoir  pas  vu  son  état  que 
tant  de  gens  sont  restés  brouillés  avec  lui.  Mais 
est-ce  qu'il  les  laissait  libres?  Quand  il  cessa,  par 
exemple,  de  recevoir  Gluck,  sous  prétexte  que 
Gluck,  Italien,  avait  abandonné  sa  langue  pour  le 
français,  uniquement  dans  le  but  de  lui  donner  un 
démenti,  à  lui  Rousseau,  qui  avait  dit  qu'il  était  im- 
possible de  faire  de  bonne  musique  sur  des  paroles 
françaises,  Gluck  en  pleura  de  dépit,  mais  ne  pou- 
vait songer  à  voir  Rousseau  malgré  lui1.  Les  fan- 
tômes qui  peuplaient  son  malheureux  cerveau  défi- 
guraient tout  à  ses  yeux.  Le  Devin  du  Village  ayant 
été  remis  à  la  scène  après  une  longue  interruption, 
fut  vivement  applaudi  ;  Jean-Jacques  en  rougit  de 
colère.  Maintenant,  dit-il,  que  mes  ennemis  pré- 
tendent que  j'ai  volé  la  musique  du  Devin,  ils  ne  le 
louent  que  pour  grossir  d'autant  plus   le  vol.   La 


\.  Il  est  vrai  qu'un  autre  au- 
teur prétend  que  dans  son 
admiration  pour  Gluck,  il  au- 
rait  désavoué  publiquement 


la  condamnation  qu'il  avait 
portée  contre  la  langue  fran- 
çaise. Journal  de  Paris,  18  août 
1*788. 


302 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


même  chose  à  peu  près  lui  serait  arrivée  un  peu 
plus  tard  à  propos  de  Pygmalion,  qui  fut  également 
applaudi  (30  octobre  1775),  mais  dont  la  mise  en 
scène  n'aurait  eu  lieu,  si  on  l'en  croyait,  que  malgré 
lui  et  pour  exciter  du  scandale  à  ses  dépens1.  Co- 
rancez  ne  dit  pas  (peut-être  n'en  savait-il  rien)  que 
Jean-Jacques  alla  jusqu'à  se  plaindre  au  chef  de  la 
police  des  complots  dont,  peu  de  temps  auparavant, 
il  regardait  le  chef  du  gouvernement  comme  le  pre- 
mier auteur;  le  tout  à  propos  de  quelques  difficultés 
avec  le  libraire  Guy  2. 

La  surexcitation  qu'il  avait  éprouvée  pendant  dix  ans 
de  fièvre  continue,  alors  qu'il  était  dans  le  feu  de  la 
composition,  n'était  sans  doute  pas  étrang-ère  à  son 
état.  C'est  peut-être  ce  qui  explique  l'amertume  avec 
laquelle  il  pensait  à  ses  ouvrages.  Il  en  était  venu  au 
point  de  ne  plus  lire  du  tout,  et  en  avait  pris,  en 
quelque  sorte,  l'engagement  envers  lui-même.  Aussi 
il  faut  voir  comme  il  refusa  de  travailler  à  une  En- 
cyclopédie que  Rey  se  proposait  de  publier3. 

Un  point  qu'on  peut  considérer  comme  acquis, 
car  tous  ceux  qui  ont  fréquenté  Rousseau  se  réu- 
nissent pour  le  répéter,  c'est  sa  bienveillance. 
«  Pendant  douze  ans,  dit  Corancez,  je  ne  lui  ai  en- 
tendu dire  de  mal  de  qui  que  ce  soit.  Souvent  il 
classait  certaines  personnes  parmi  ses  ennemis,  mais 
sans  explications,  imputations  ou  injures.  Mais  il  ne 
fallait  pas  le  contredire.   Quand  il  jugeait  le  mérite 


1.  Rêveries,  3e  dialogue.  Le 
témoignage  de  Larive,  qui 
jouait  le  rôle  de  Pygmalion, 
établit,  au  contraire,  que 
Rousseau  donna,  son  consen- 
tement de  bonne  grâce.  {Lettre 


de  Larive  à  Petitain.  Appen- 
dice aux  Confessions,  dans  l'é- 
dition Petitain.  —  2.  Lettre  à 
M.  de  Sartine,  15  janvier  1772. 
—  3.  Lettre  à  Rey,  y  juillet 
1771. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  503 

de  ces  mêmes  hommes,  il  était  juste,  et  il  prenait  à 
l'occasion  leur  parti  avec  chaleur.  »  Corancez  en  fit 
lui-même  l'épreuve  à  propos  de  Diderot.  Un  autre 
jour,  le  lendemain  du  couronnement  de  Voltaire  au 
théâtre  français,  quelqu'un  s'étant  mis  à  plaisanter  : 
«  Comment,  dit  Rousseau,  on  se  permet  de  hlâmer 
les  honneurs  rendus  à  Voltaire,  dans  le  temple  dont 
il  est  le  dieu,  et  par  les  prêtres  qui  depuis  cin- 
quante ans  y  vivent  de  ses  chefs-d'œuvre.  Qui  vou- 
lez-vous donc  qui  y  soit  couronné  ?  »  Voltaire  agis- 
sait hien  différemment  à  l'égard  de  son  rival1. 

Nous  venons  de  dire,  d'après  les  amis  de  Rous- 
seau et  d'après  lui-même,  que,  non  content  d'avoir 
renoncé  à  écrire,  il  ne  voulait  plus  même  lire,  il  se 
trouva  pourtant  que  pendant  les  huit  années  qu'il 
passa  à  Paris,  il  composa  plusieurs  ouvrages  d'une 
étendue  assez  considérable.  Mais  avant  d'en  venir  à 
ces  derniers,  il  est  bon  de  parler  d'un  autre  beau- 
coup plus  important,  et  qui  était  déjà  prêt  à  son 
arrivée,  de  ses  Confessions. 


III 


On  a  dit  qu'il  était  venu  à  Paris  tout  exprès  pour 
y  faire  connaître  ses  Confessions.  Cela  résulte  assez 
bien  de  l'ensemble  des  faits  et  de  sa  correspon- 
dance, et  l'on  ne  voit  pas  d'ailleurs  pourquoi  il  y 
serait  venu,  si  ce  n'était  pas  dans  ce  but.  C'était, 
dans  sa  pensée,  l'unique  moyen  de  déconcerter  la 
grande  conspiration  dirigée  contre  lui  ;  aussi  tarda- 
t-il  peu  à  y  avoir  recours.  Dusaulx,  un  de  ses  amis 

1.  Lettre   de   Voltaire  à  d'A-   I   aussi   une  autre   lettre  du  16 
lembert,  4  auguste  1770.  Voir  J  juin  1773. 


504 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


de  la  première  heure,  a  conservé  le  récit  d'une  de 
ces  lectures.  L'attente  seule  avait  déjà  à  l'avance 
ému  les  esprits.  La  curiosité  et  la  malignité  devaient 
trouver  là  à  se  satisfaire  ;  surtout  bien  des  gens  se 
demandaient  avec  effroi  s'ils  ne  seraient  pas  cités 
dans  l'ouvrage  et  comment  ils  y  seraient  traités. 

Jean-Jacques  avait  voulu  limiter  à  huit  le  nombre 
des  assistants,  et  par  une  bizarrerie  singulière,  il 
avait  écarté  ses  amis,  pour  n'admettre  que  des  per- 
sonnes qu'il  connaissait  à  peine.  Au  jour  fixé  donc, 
à  six  heures  du  matin,  tous  les  élus  se  trouvèrent 
au  rendez-vous,  chez  M.  de  Pezay,  l'un  d'eux; 
Rousseau  y  était  arrivé  le  premier.  11  commença 
par  prononcer  un  petit  discours  écrit  d'avance,  une 
sorte  d'exorde  pour  se  concilier  la  faveur  :  «  Il 
m'importe,  dit-il,  que  tous  les  détails  de  ma  vie 
soient  connus  de  quiconque  aime  la  justice  et  la 
vérité,  et  qui  soit  assez  jeune  pour  pouvoir  me  sur- 
vivre. Après  de  longues  incertitudes,  je  me  déter- 
mine à  verser  le  secret  de  mon  cœur  dans  le  nombre 
petit,  mais  choisi,  d'hommes  de  bien  qui  m'é- 
coutent...  Malheureusement,  avec  mes  Confessions, 
je  suis  forcé  de  faire  celles  d'autrui,  sans  quoi  on 
n'entendrait  pas  les  miennes.  Cet  inconvénient  m'a- 
vait fait  prendre  des  mesures  pour  que  mes  mé- 
moires ne  fussent  vus  que  longtemps  après  ma 
mort  et  après  celle  des  gens  qui  peuvent  y  prendre 
intérêt.  Mes  malheurs  ont  rendu  ces  mesures  insuf- 
fisantes, et  il  ne  reste  d'autres  moyens  pour  conser- 
ver mon  dépôt  que  de  le  placer  dans  des  cœurs  ver- 
tueux et  honnêtes  qui  en  conservent  le  souvenir1.  » 


1.  Discours  prononcé  par 
Rousseau  avant  la  lecture  de 
ses  Confessions,  Sl'RELiKEltjEN- 


MoULTOU,  Œuvres  et  Corres- 
pondances inédites  deJ.-J.  Rous- 
seau. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  505 

Il  prit  ensuite  son  manuscrit.  «  Cette  séance ,  dit 
Dusaulx ,  la  plus  longue  peut-être  qu'offrent  les 
fastes  littéraires  de  tous  les  temps,  dura  dix-sept 
heures,  et  ne  fut  interrompue  que  par  deux  repas 
fort  courts.  Pendant  cette  lecture,  la  voix  de  Rous- 
seau ne  faiblit  pas  un  seul  instant.  C'est  que  son 
plus  grand  intérêt,  celui  de  sa  gloire,  ou  plutôt  de 
sa  manie,  l'animait  et  renouvelait  ses  forces. 

«  Quant  il  en  fut  à  l'article  du  sacrifice  répété  à 
chaque  couche  de  ses  cinq  enfants,  le  pas  était  dif- 
ficile à  franchir;  il  s'arrête,  nous  regarde  d'un  œil 
interrogateur,  tout  le  monde  baissa  les  yeux.  — 
N'avez-vous  rien  à  m'objecter?  —  On  ne  lui  répon- 
dit que  par  un  morne  silence.  Mais  ce  moment  d'in- 
certitude l'avait  ému  et  il  y  revint  avant  le  diner. 
Il  parle  et  nos  fronts  s'éclaircissent,  nous  regret- 
tons presque  de  l'avoir  affligé.  —  Quelques-uns  lui 
prennent  les  mains,  les  baisent,  le  consolent;  il 
pleure,  nous  pleurons  tous1.  » 

Cette  séance  fut  suivie  de  deux  autres  non  moins 
solennelles.  A  l'une  d'elles  assista  une  personne 
d'une  beauté  accomplie,  Mmc  d'Egmont.  Rousseau 
avait  déjà  eu  occasion  de  la  voir  ailleurs  ;  on  a  pré- 
tendu, mais  sans  fondement,  qu'il  en  aurait  été 
amoureux2.  «  Elle  fut  la  seule,  dit-il,  qui  me  parut 
émue.  Elle  tressaillit  visiblement,  mais  elle  se  re- 
mit bien  vite  et  garda  le  silence,  ainsi  que  la  com- 
pagnie. Tel  fut  le  fruit  que  je  tirai  de  cette  lecture 
et  de  ma  déclaration3.  » 

Jean-Jacques  s'était  bien  gardé  de  recommander  le 
secret.  Chacun  fit  son  extrait.  Dorât  mit  le  sien  dans 


1.  Dusaulx,   p.  63  à  65.   —   I   t.  I",  p.  320.  —3.  Confessions, 
2.  Mélanges,  par  Mm»  Necker,  |  1.  XII,  à  la  fin. 


506  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

un  journal  ;  Dusaulx  en  fit  un  dont  Rousseau  parut  tou- 
ché. Mais,  dit  celui-ci,  je  n'ai  mis  aucune  date  et 
vous  n'en  manquez  pas  une.  C'est-à-dire  que  vous 
me  savez  par  cœur1. 

Quoique  Malesherbes  n'eût  point  été  admis  à  la 
lecture  des  Confessions,  il  ne  tarda  pas  à  les  con- 
naître par  le  bruit  public  et  pria  Dusaulx  d'engager 
son  ami  à  supprimer  quelques  anecdotes,  capables 
de  déshonorer  des  familles  entières.  «  Ce  qui  est 
écrit  est  écrit,  répliqua  Rousseau;  je  ne  supprime- 
rai rien.  Qu'on  se  rassure  néanmoins  ;  mes  Confes- 
sions ne  paraîtront  qu'après  ma  mort ,  et  même 
après  celle  du  dernier  de  ceux  que  j'y  ai  mention- 
nés ;  mais  elles  paraîtront  un  jour;  ce  mot  est  irrévo- 
cable2. »  Admirable  discrétion  vraiment,  et  moyen 
ingénieux  de  se  mettre  en  règle  avec  sa  conscience  ! 
11  est  bien  temps  de  vanter  son  silence  futur,  après 
avoir  divulgué  son  secret  aux  quatre  vents  du  ciel  ! 

Parmi  les  personnes  les  plus  maltraitées,  il  y  en 
avait  qui  étaient  mortes,  Mme  de  Warens,  par 
exemple  ;  mais  Mm0  d'Epinay,  mais  Grimm,  Diderot, 
Mme  de  Luxembourg,  mais  tant  d'autres  ne  l'étaient 
pas.  Quelques-uns  crurent,  non  sans  raison  peut- 
être,  que  le  mieux  encore  était  de  dédaigner  ces  at- 
taques et  de  ne  pas  trop  paraître  les  ressentir. 
Mme  de  Luxembourg  fut  de  ce  nombre.  Grimm, 
froid  et  maître  de  lui,  considérait  depuis  longtemps 
Jean-Jacques  comme  son  ennemi  ;  il  affecta  de  ne 
rien  changer  à  ses  allures. 

Diderot,  toujours  extrême,  n'était  pas  capable 
d'un  tel  calme.  On  dirait  d'ailleurs  que,  depuis  des 
années,  il  prenait  ses  précautions.  «  Il  me    connaît, 

1.  Dusaulx,  p.  67.  —  2.  Id.,  p.  68. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  507 

écrivait-il  en  1768;  il  sait  que,  quelque  chose  qu'il 
intente,  qu'il  dise,  qu'il  fasse,  je  ne  donnerai  jamais 
au  public  le  spectacle  de  deux  amis  qui  se  déchirent. 
En  un  mot,  plus  lâche  encore  que  cruel,  il  sait  que 
je  garderai  le  silence.  Je  l'ai  gardé1.  »  Cependant 
quand  Diderot  connut,  comme  tout  le  monde,  les  lec- 
tures des  Confessions,  il  est  peu  admissible,  quoique 
nous  n'ayons  aucune  preuve  directe  à  en  donner, 
qu'il  ait  concentré  son  indignation  dans  son  cœur. 
En  tout  cas,  il  ne  resta  pas  toujours  fidèle  à  sa  ré- 
solution du  silence  ;  la  mort  de  Rousseau  ne  calma 
même  pas  sa  colère.  En  1779,  la  cendre  de  son  an- 
cien ami  étant  à  peine  refroidie,  il  lança  contre  lui, 
dans  un  ouvrage  qui  ne  s'y  prêtait  nullement,  une 
tirade  très  dure  ;  et  trois  ans  après,  à  l'apparition 
des  six  premiers  livres  des  Confessions,  sa  fureur  ne 
connaissant  plus  de  bornes,  la  tirade  devint  un 
pamphlet  de  vingt  pages  et  une  accusation  d'une 
violence  inouïe 2. 

Mmc  d'Epinay  aurait  voulu  concilier  les  restes 
d'une  ancienne  affection  avec  le  soin  de  son  hon- 
neur. Elle  résolut  néanmoins  d'arrêter  ces  lectures, 
où  elle  était  si  audacieusement  outragée,  et  s'adressa 
à  cet  effet  au  lieutenant  de  la  police.  Il  faut  conve- 
nir qu'elle  s'y  prenait  bien  tard,  car  le  mal  était 
fait  ou  à  peu  près,  et  qu'elle  n'avait  guère  à  re- 
cueillir de  sa  démarche  que  l'odieux  d'une  dénon- 
ciation3. 

1.  Lettre  de  Diderot  à  Falcon-   '   pinay.   Appendice  de  la   An, 
net,  6  septembre  1768.  —  2.  Es-   j   par     Grimm.    La     lettre    de 


sai  sur  la  vie  de  Claude  et  de 
Néron,  l"  édition  1779;  2e  édi- 
tion, sous  le  titre  :  Essai  sur 
les  règnes  de  Claude  et  de  Néron, 
1782.  —  3.  Mémoires  de  Mm»  d'É- 


Mme  d'Epinay,  datée  simple- 
ment du  vendredi  10,  doit 
être  par  conséquent  du  10 
août  1770  ou  du  10  mai  1771. 


508  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Rousseau  en  effet  cessa  ses  lectures,  et  l'on  n'a  pas 
de  connaissance  qu'il  ait  communiqué  depuis  lors 
son  manuscrit  à  d'autres  personnes  qu'au  prince 
royal  de  Suède,  à  la  prière  de  Rulhières.  Il  paraît 
cependant  qu'il  le  lut  aussi  à  Mme  de  Créqui;  nous 
ne  savons  à  quelle  époque.  Deux  ans  avant  sa  mort, 
il  rompit  brusquement  avec  elle,  sous  un  prétexte 
futile,  une  vieille  amitié  de  trente  ans.  Mmc  de  Cré- 
qui attribua  cette  rupture  à  la  honte  qu'il  éprouva 
de  n'avoir  pas  produit  sur  elle  par  sa  lecture  l'im- 
pression qu'il  attendait1. 

Si  Jean-Jacques  avait  véritablement  le  désir  que 
ses  Confessions  ne  fussent  publiées  que  longtemps 
après  sa  mort,  ses  intentions  furent  bien  mal  rem- 
plies. Dès  1781,  il  parut  à  Genève  une  édition  fur- 
tive  de  la  première  partie,  c'est-à-dire  des  six  pre- 
miers livres2.  Dupeyrou  et  Moultou,  les  dépositaires 
des  papiers  de  Rousseau,  jugèrent  que  la  meilleure 
manière  d'en  rectifier  les  erreurs  et  les  fautes  était 
d'en  faire  une  plus  exacte  et  plus  fidèle.  Rien  ne  les 
obligeant  à  faire  connaître  le  reste,  ils  convinrent 
de  ne  pas  le  livrer  à  l'impression;  mais  Moultou 
étant  venu  à  mourir ,  le  fils ,  sans  tenir  compte  des 
engagements  pris  par  son  père,  publia  en  1788  les 
six  derniers  livres.  Dupeyrou  se  plaignit,  protesta 
et  finit  par  faire  aussi  sa  publication  de  son  côté3. 
On  sait  que  cette  seconde  partie  elle-même  ne  va 
pas  au-delà  de  l'année  1765.  Rousseau  avait  projeté 
d'écrire  une  troisième  partie;  il  ne  donna  pas  suite 
à  ce  projet. 


1.  Lettre  de  Mme  de  Créqui  à 
Servan,  7  août  1783.  —  2.  Ba- 
chaumont,   10   mai   1782;    — 


fessions.  —  3.  GRIMM,  Corr.  \itt.f 
novembre  1789;  —  Musset- 
Pathay,  Hist.  de  J.-J .  Rousseau, 


G.  ESTIENNB,  Essai  sur  les  Con-       t.  I",  p.  459. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  509 

Depuis  ces  premières  éditions,  il  en  a  paru  beau- 
coup d'autres,  soit  en  volumes  séparés,  soit  comme 
partie  intégrante  des  œuvres  de  l'auteur.  Les  Confes- 
sions sont  en  effet,  sinon  son  meilleur  ouvrage,  au 
moins  celui  qui  était  le  plus  capable  d'exciter  la  cu- 
riosité. Beaucoup  de  noms  propres  y  sont  cités  tout 
au  long;  et  quant  à  ceux  qui  n'y  sont  qu'indiqués, 
on  ne  se  fit  pas  faute  de  suppléer  au  silence  de 
l'auteur  en  colportant,  en  publiant  même  des  sortes 
de  clés  plus  ou  moins  sûres,  mais  qui  n'étaient  pas 
seulement  d'accord  entre  elles. 

Les  jugements  qu'on  porta  sur  les  Confessions 
furent  naturellement  très  divers.  On  pourrait  croire 
que  le  succès  avait  été  escompté  à  l'avance,  et  que 
les  lectures  de  1770  auraient  dû  faire  tort  au  livre  ; 
mais  en  1781,  Jean-Jacques  venait  de  mourir,  ou 
plutôt  il  était  encore  vivant  par  son  nom  et  par  ses 
œuvres  ;  les  événements  qu'il  racontait  avaient 
encore  tout  le  piquant  de  l'actualité;  chacun  y  re- 
connaissait son  voisin;  plusieurs,  hélas!  pouvaient 
s'y  reconnaître  eux-mêmes.  On  doit  avouer  cepen- 
dant que  le  succès,  qui  fut  immense,  fut  surtout  un 
succès  de  scandale. 

En  1789,  il  ne  fut  pas  beaucoup  moindre,  mais 
pour  d'autres  motifs.  On  avait  autre  chose  à  faire 
alors  que  de  s'occuper  de  littérature  ;  mais  Rousseau 
régnait  déjà  par  ses  idées,  en  attendant  que  la  Ré- 
volution l'adoptât,  en  quelque  sorte,  pour  son  patron 
officiel,  et  tout  ce  qui  venait  de  lui  ne  pouvait 
manquer  d'exciter  l'enthousiasme. 

Nous  ne  savons  ce  que  Mme  de  Boufflers  avait 
pensé  des  lectures  des  Confessions,  mais  la  publica- 
tion la  rendit  furieuse.  «  Je  charge,  quoique  avec 
répugnance,  écrit-elle  à   Gustave    III,    le   baron  de 


510 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Lederhielm  de  vous  porter  un  livre  qui  vient  de 
paraître.  Ce  sont  les  infâmes  mémoires  de  Rous- 
seau, intitulés  Confessions.  Il  me  paraît  que  ce  peut 
être  celles  d'un  valet  de  basse-cour  et  même  au- 
dessous  de  cet  état  :  maussade  en  tout  point,  luna- 
tique et  vicieux  de  la  manière  la  plus  dégoûtante. 
Je  ne  reviens  pas  du  culte  que  je  lui  ai  rendu  (car 
c'en  était  un).  Je  ne  me  consolerai  pas  qu'il  en  ait 
coûté  la  vie  à  l'illustre  David  Hume  qui,  pour  me 
complaire,  se  chargea  de  conduire  en  Angleterre 
cet  animal  immonde  '.  »  Bien  d'autres  pensèrent  et 
parlèrent  comme  Mme  de  Boufflers  2. 

Les  Confessions  de  Rousseau  nous  sont  déjà  con- 
nues par  les  nombreux  extraits  que  nous  en  avons 
donnés.  Pour  tout  historien  de  Rousseau,  ce  livre 
est  en  effet  le  premier  à  consulter.  Mais  son  impor- 
tance fait  précisément  une  loi  de  l'examiner  avec 
soin.  Il  n'a  pas  seulement  d'ailleurs  une  valeur  his- 
torique de  premier  ordre  ;  il  a  aussi  une  importance 
morale  et  littéraire  qu'il  n'est  pas  permis  de  né- 
gliger. 

Rousseau  n'est  pas  le  premier  qui  ait  entrepris 
d'écrire  ses  Confessions.  Autrefois,  David  a  confessé 
son  péché.  Dans  des  temps  moins  anciens,  saint 
Augustin  n'a  pas  craint,  dans  un  livre  mémorable, 
de  proclamer  publiquement  les  fautes  de  sa  vie.  Il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  Rousseau  a  pu  dire  en 
toute  vérité  qu'il  «  formait  une  entreprise  qui  n'eut 
jamais  d'exemple  »  ;  seulement  il  n'a  pas  lieu  de 
s'en  vanter.  David  et  saint  Augustin  ont  obéi  à   un 


1.  Lettre  de  Mm»  de  Boufflers 
à  Gustave  III,  roi  de  Suède, 
publiée  par  Geoffroy  :    Gus- 


tave III  et  la  Cour  de  France, 
2  vol.  in-12,  1867.  —  2.  Ba- 
chaumont,  S  novembre  1770. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


511 


sentiment  de  repentir  et  de  pénitence  ;  le  but  de 
Rousseau  est  tout  autre  et  tout  personnel  ;  c'est  un 
appel  à  la  postérité  contre  ses  ennemis  ;  c'est  un 
but  de  justification  et  d'orgueil.  11  l'a  déclaré  cent 
fois  dans  ses  conversations  et  dans  sa  correspon- 
dance ;  il  l'a  répété  au  moment  de  ses  lectures  ;  il 
l'a  surtout  exposé  en  détail  dans  une  introduction, 
longtemps  inédite,  qu'il  avait  préparée  d'abord  pour 
être  mise  en  tète  de  son  livre  et  qui  a  été  remplacée 
par  le  préambule  beaucoup  plus  court  qui  fut  pu- 
blié1; en  face  des  complots  dont  il  se  croit  entouré, 
il  a  une  réponse  toute  prête  et  victorieuse,  ce  sont 
ses  Confessions.  Il  ne  craint  pas  de  porter  à  tous 
ses  semblables  ce  défi  de  l'orgueil.  Qu'un  seul  ose 
dire  au  souverain  Juge  :  Je  fus  meilleur  que  cet 
homme-là. 

Cependant,  dans  le  langage  ordinaire,  on  ne  se 
confesse  pas  pour  se  faire  valoir.  Qui  dit  confession 
dit  accusation,  et  non  pas  justification.  Son  livre  est 
donc,  si  l'on  veut,  un  plaidoyer,  des  mémoires,  une 
vie  de  l'auteur  écrite  par  lui-même  ;  il  n'est  pas  un 
livre  de  Confessions.  Mais  peu  importe  le  titre  ; 
l'essentiel  serait  que  l'ouvrage  fût  bon. 

Ne  parlons  que  pour  mémoire  des  motifs  secon- 
daires :  des  prétentions  littéraires,  du  désir  de  faire 
parler  de  soi,  peut-être  aussi  de  la  secrète  déman- 
geaison de  dire  du  mal  du  prochain.  Jean-Jacques 
a  voulu,  dit-il,  montrer  à  ses  semblables  «  un 
homme  dans  toute  la  vérité  de  la  nature,  »  et  c'est 
lui-même  qu'il  a  choisi   pour  cette  démonstration  ; 


1.  Cette  introduction  a  été 
publiée  pour  la  première  fois 
dans  la  Revue  suisse  d'octobre 


1850  et  reproduite  dans  le 
journal  V Économiste,  des  19  et 
20  juin  1851. 


512  LA.    VIE    ET    LES    OEUVRES 

mais  n'excède-t-il  point  quand  il  ajoute  :  «  Je  ne 
suis  fait  comme  aucun  de  ceux  que  j'ai  vus  ;  j'ose 
croire  n'être  fait  comme  aucun  de  ceux  qui  exis- 
tent ?  »  On  demandait  un  jour,  dit-on,  à  Massillon, 
où  il  avait  été  puiser  une  connaissance  si  précise 
de  vices  qu'il  pratiquait  si  peu  ;  dans  mon  cœur, 
répondit-il.  Le  meilleur  moyen,  en  effet,  de  connaître 
les  hommes  est  encore  de  se  connaître  soi-même. 
Jean-Jacques,  en  se  donnant  comme  un  être  abso- 
lument à  part,  semble  sacrifier  l'effet  moral  qu'il 
pouvait  attendre  de  son  œuvre  ;  il  se  condamne  à 
n'écrire  qu'une  histoire  étrangère,  alors  qu'il  pou- 
vait écrire  une  histoire  intime.  Rassurons-nous  tou- 
tefois ;  ici  encore  il  a  menti,  et  on  peut  le  dire,  heu- 
reusement menti  à  son  programme.  Quelles  fines  et 
profondes  analyses  du  cœur  humain  on  rencontre 
dans  certaines  pages  de  ses  Confessions,  et  comme, 
en  s'étudiant  lui-même,  il  a  bien  retracé  les  pas- 
sions des  autres!  Ce  n'est  qu'en  observant  autour  de 
lui,  mais  surtout  en  se  repliant  sur  lui-même,  qu'il 
a  pu  découvrir  ainsi  et  dévoiler  les  ressorts  cachés 
qui  agitent  toute  conscience  humaine.  W  faut  se 
garder  cependant  de  trop  généraliser  cette  obser- 
vation. Rousseau  est  un  analyste  sagace  et  profond, 
mais  il  ne  l'est  pas  toujours  ;  mais  surtout  il  ne 
l'est  jamais  complètement.  11  lui  manque  pour  cela 
des  qualités  morales  qu'il  ne  possédait  nullement. 
Non  pas  qu'il  soit  dénué  de  sens  moral;  loin  de  là, 
mais  chez  lui,  le  sens  moral  est  dévoyé.  Rousseau,  par 
système,  n'a  jamais  voulu  pratiquer  que  la  morale 
du  sentiment,  morale  intermittente  et  variable,  mo- 
rale sans  règle  fixe,  dépendant  de  la  disposition  de 
chacun,  et  que,  par  suite,  chacun  sera  toujours  porté  à 
tailler  à  sa  mesure  et  à  façonner  à  sa  guise.  Aussi, 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  513 

est-il  plus  apte  à  démêler  les  motifs  de  l'action  qu'à 
en  saisir  la  valeur  et  la  portée  morale.  De  là  ses 
sévérités  excessives  et  ses  relâchements  incroyables  ; 
de  là,  par  exemple,  ses  repentirs  cuisants  à  propos 
du  crime  irrémissible  du  vol  d'un  ruban  et  ses  excuses, 
presque  sa  justification,  de  l'envoi  de  ses  cinq  enfants 
à  l'hôpital. 

Rousseau  n'a  jamais  su  mesurer  la  gravité  des 
divers  devoirs  ;  heureux  quand  il  n'appelait  pas 
bien  ce  qui  est  mal  et  réciproquement.  Au  fond  il 
ne  se  rend  pas  compte  exactement  de  ce  que  sont 
le  bien  et  le  mal.  Il  n'a  jamais  été  matérialiste,  il 
n'a  jamais  nié  formellement  la  liberté  et  la  respon- 
sabilité humaine  ;  mais  ne  les  a-t-il  point  amoin- 
dries ,  presque  supprimées  par  l'effet  de  son  sys- 
tème philosophique?  Voyez  toutes  ses  actions  les 
unes  après  les  autres  ;  il  ne  les  trouve  pas  toutes 
belles,  tant  s'en  faut;  se  juge-t-il  pour  cela  cou- 
pable? Il  est  permis  d'en  douter.  Toujours,  ou 
presque  toujours,  il  a  été  entraîné  par  un  mouve- 
ment qui  ne  venait  pas  de  lui  ;  il  a  été  la  victime 
des  fautes  des  autres,  surtout  des  désordres  et  des 
erreurs  d'une  société  corrompue.  Quant  à  lui,  il  a 
suivi  sa  nature.  Or,  dans  son  système,  suivre  sa 
nature  est  toute  la  morale.  C'est  pourquoi,  en 
général  et  sauf  exception,  il  raconte,  il  ne  s'accuse 
pas  ;  il  dit  les  mauvaises  et  honteuses  actions  qu'il 
a  commises,  il  ne  s'en  repent  pas,  car  il  ne  s'en 
reconnaît  pas  coupable.  Placé  dans  des  circons- 
tances identiques,  il  agirait  encore  de  même  ;  il  ne 
paraît  pas  sensible  au  remords. 

Les  Confessions  sont,  dans  ce  sens,  un  livre  abso- 
lument immoral ,  qui  n'est  bon  qu'à  pervertir  les 
idées   et   à  fausser  les    consciences,    en  présentant 

TOME   II  33 


514  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

sous  un  jour  trompeur  et  paradoxal  les  saintes  lois 
du  devoir.  Toute  sa  vie,  Rousseau  a  cultivé  avec 
succès  le  sophisme  ;  il  est  surtout  dangereux  de 
l'appliquer  aux  questions  vitales  de  la  morale  et  de 
la  vertu. 

Les  Confessions  sont  encore  immorales  par  les 
obscénités  qu'elles  renferment.  Quand  Rousseau  fit 
ses  premières  lectures,  il  sentit  lui-même  le  besoin 
de  s'en  excuser  :  «  Je  prie,  dit-il,  les  dames  qui  ont 
la  bonté  de  m'écouter  de  vouloir  bien  songer  qu'on 
ne  peut  se  charger  des  fonctions  de  confesseur  sans 
s'exposer  aux  inconvénients  qui  en  sont  inséparables, 
et  que,  dans  cet  austère  et  sublime  emploi,  c'est  au 
cœur  à  purifier  les  oreilles1.  » 

Mais  l'excuse  est  mauvaise  pour  deux  raisons  : 
d'abord  parce  que  ces  obscénités  ne  sont  souvent 
que  des  hors-d' oeuvre,  sans  lien  avec  la  vie  de 
Rousseau  ;  au  point  que  ses  premiers  éditeurs ,  par 
pudeur  pour  leur  héros,  ont  pu  en  supprimer  plu- 
sieurs, sans  même  que  personne  s'en  aperçût.  En 
second  lieu,  ces  dames,  pas  plus  que  les  innom- 
brables lecteurs  des  Confessions ,  ne  sont  pas  en 
réalité  les  confesseurs  de  Rousseau.  Il  n'a  jamais 
attendu  d'eux  ni  les  avis,  ni  la  direction,  ni  la  sen- 
tence qu'on  demande  à  un  confesseur.  Si  donc  il  lui 
a  plu  d'écrire  un  livre  pour  le  public,  il  était  tenu, 
naturellement,  à  n'y  mettre  que  les  choses  que  le 
public  pouvait  sans  danger  lire  et  entendre. 

Il  y  a  encore  un  genre  de  moralité  qu'on  est  en 
droit  d'exiger  d'un  faiseur  de  Confessions,  c'est  la 
vérité.  On  l'a  dit,  la  vérité  est  la  morale  de  l'his- 


1.    Discours   prononcé    par  I   lectures  de  ses  Confessions. 
Rousseau  avant  les  premières  | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  515 

toire.  Rousseau  se  vante  d'être  absolument  et  com- 
plètement vrai  dans  ses  paroles  :  «  Que  la  trompette 
du  jugement  dernier,  dit-il,  sonne  quand  elle  vou- 
dra ;  je  viendrai,  ce  livre  à  la  main,  me  présenter 
devant  le  Souverain  Juge...  Je  me  suis  montré  tel 
que  je  fus,  méprisable  et  vil,  quand  je  l'ai  été  ;  géné- 
reux, sublime,  quand  je  l'ai  été  ;  j'ai  dévoilé  mon 
intérieur  tel  que  tu  Tas  vu  toi-même,  Etre  Éternel.  » 
A-t-il  été  fidèle  à  ce  programme  ?  Oui  et  non. 
Comme  physionomie  générale,  il  est  sûr  que  jamais 
portrait  ne  fut  mieux  réussi  que  le  sien.  On  sait  que, 
dans  tous  ses  livres,  il  a  quelque  chose  de  très  per- 
sonnel, de  sorte  que,  dans  tous,  on  peut  dire  qu'il  se 
peint,  et  c'est  déjà  un  grand  mérite  d'être  ainsi  tou- 
jours reconnaissable  dans  des  œuvres  si  diffé- 
rentes ;  mais  dans  celui-ci,  il  fait  plus  que  de  se 
peindre,  il  se  livre  tout  entier  et  tout  vivant,  ses 
qualités,  ses  défauts,  son  caractère,  sa  nature,  tout 
lui  en  un  mot.  Du  reste,  il  ne  se  ménage  en  aucune 
façon  et  n'est  arrêté  ni  par  la  honte  des  aveux,  ni 
par  le  cynisme  des  expressions.  Il  dévoile  ses 
sottises ,  ses  maladresses ,  ses  bassesses  avec  la 
même  aisance  que  ses  vices  et  ses  défauts. 

Il  lui  est  bien  permis,  après  s'être  montré  si 
sévère,  de  se  présenter  par  son  beau  côté  et  dédire 
de  lui-même  tout  le  bien  qu'il  en  pense  ;  et  il  est 
certain  qu'il  en  pense  beaucoup.  Chose  remarquable, 
il  est  assez  rare,  quoique  non  sans  exemple,  qu'on 
l'ait  pris  en  flagrant  délit  de  mensonge.  Même  quand 
il  altère  les  faits,  on  peut  le  plus  souvent  en  attri- 
buer la  cause  à  des  erreurs  de  son  imagination  ou 
de  sa  mémoire,  et  jusque  dans  l'absence  de  la 
vérité,  lui  tenir  compte  de  sa  sincérité.  Que  peut- 
on  lui  demander  de  plus?  îNous  l'avons  dit,  la  vérité 


516  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

morale,  une  juste  appréciation  des  responsabilités, 
un  aveu  humble  et  repentant.  Et  puis  il  y  a  bien  des 
manières  d'altérer,  sciemment  ou  non,  la  vérité,  sans 
dénaturer  trop  évidemment  les  faits  matériels.  On 
peut  les  grouper,  les  présenter  par  tel  ou  tel  côté, 
on  peut  les  expliquer.  Considérons,  par  exemple,  le 
temps  que  Jean-Jacques  passa  chez  Mm0  d'Epinay  : 
nous  avons  de  cette  époque  deux  récits ,  le  sien  et 
celui  de  Mmc  d'Epinay.  On  peut,  à  la  rigueur,  les 
regarder  l'un  et  l'autre  comme  sincères ,  et  ils  ne 
difïèrent  pas  bien  sensiblement  par  les  faits.  Quelle 
différence  pourtant  entre  les  deux  !  A  en  croire 
Rousseau,  ses  Confessions  sont  la  simplicité  même  ; 
mais  il  était  bien  trop  artiste  pour  n'y  pas  mettre 
beaucoup  d'art.  Ne  fût-ce  qu'au  point  de  vue  de  la 
forme,  il  avait  trop  le  goût  de  la  belle  littérature 
pour  tout  dire  sans  exception  et  sans  choix ,  et 
laisser  ensuite  au  lecteur  le  soin  «  d'assembler  les 
éléments  et  de  déterminer  l'être  qu'ils  composent.  » 
Nous  lui  reprocherions  presque  de  s'être  montré 
trop  littérateur  ;  d'avoir  trop  cherché  à  frapper 
l'imagination  et  à  intéresser  le  public  ;  d'avoir  trop 
fait  le  roman  et  pas  assez  l'histoire  de  sa  vie.  Cela 
tenait  en  partie  à  sa  nature,  qui  était  toute  d'ima- 
gination et  de  sentiment.  Chez  lui,  le  rêve  prenait 
toutes  les  apparences  de  la  réalité,  au  point  qu'il  a 
pu  dire  que  les  vraies  réalités  de  sa  vie  étaient  ses 
rêves.  Voudrait-on  qu'avec  de  semblables  disposi- 
tions, il  s'en  tint  prosaïquement  aux  réalités  tan- 
gibles ?  Mais  ce  serait  vouloir  le  forcer  à  être  autre 
qu'il  n'était,  et  à  écrire  autrement  qu'il  ne  voyait 
et  ne  sentait.  Dans  ce  qu'il  dit,  par  exemple,  des 
fameux  complots  dont,  pendant  quinze  ans,  il  s'est 
cru  victime,  les  faits  sur  lesquels    il  s'appuie  peu- 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  517 

vent  être  réels  ;  en  faut-il  conclure  que  les  complots 
le  fussent  également? 

Mais  ne  convient-il  pas  qu'il  a  lui-même  suppléé 
aux  lacunes  de  ses  souvenirs  par  les  détails  de  son 
imagination  ;  qu'il  a  embelli  les  moments  heureux 
de  sa  vie  des  ornements  que  de  tendres  regrets 
venaient  lui  fournir;  qu'il  a  quelquefois  dissimulé, 
plus  souvent  exagéré  le  côté  difforme  de  ses  actions  \ 
Mensonges  indifférents  ou  peu  importants,  si  l'on 
veut,  du  moins  au  jugement  de  l'auteur,  mais  tout 
le  monde  n'est  pas  obligé  déjuger  comme  lui. 

Le  but  que  Rousseau  se  proposait,  en  écrivant  ses 
Confessions,  étant  avant  tout  un  but  de  justification 
et  de  réhabilitation,  il  importe  de  savoir  comment  il 
a  réalisé  sa  pensée,  et  jusqu'à  quel  point  le  succès 
devait  répondre  à  son  attente. 

Quand  nous  avons  entrepris  d'écrire  cette  histoire, 
le  premier  document  que  nous  avons  dû  consulter 
a  été  les  Confessions  ;  puis  nous  avons  lu  les  autres 
ouvrages  de  Rousseau ,  sa  correspondance  surtout, 
et  enfin  les  livres  qui  parlent  de  lui,  les  uns  com- 
posés par  ses  amis ,  d'autres  par  ses  ennemis  ; 
mais,  de  tous  ces  livres,  celui  qui,  sans  contredit, 
nous  a  donné  la  plus  mauvaise  opinion  de  notre 
personnage,  a  été  précisément  celui  qu'il  avait  com- 
posé tout  exprès  pour  en  donner  une  bonne.  11  ne 
pouvait  supporter  le  mal  que  ses  ennemis  disaient  de 
lui,  mais  nul  n'en  a  dit  plus  que  lui-même.  Suppo- 
sons les  Confessions  non  écrites,  que  de  vilaines 
choses  resteraient  ignorées  !  Que  d'autres  peu  hono- 
rables ne  pourraient  pas  être  prouvées  !  Comme  les 
partisans  de   Rousseau   auraient  beau  jeu  pour  le 

1.  Rêveries,  4°  Promenade. 


518  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

défendre  et  pour  interpréter  ses  paroles  et  ses 
actions  !  Mais  en  présence  d'aveux  formels,  d'inten- 
tions dévoilées,  on  est  bien  obligé  de  passer  con- 
damnation. 

A-t-on  seulement  la  ressource  de  lui  tenir  compte 
de  ses  aveux?  Non.  On  est  indulgent  pour  la  con- 
fession repentante,  mais  non  pour  la  confession 
orgueilleuse.  Celui  qui  dit  :  Personne  n'est  meilleur 
que  moi,  et  qui  consacre  deux  ou  trois  volumes  à 
prouver  le  contraire,  confond  l'esprit  par  son  au- 
dace, mais  n'appelle  point  la  sympathie. Nul  homme 
n'est  meilleur  que  lui  !  Mais  s'il  veut  passer  pour 
bon,  qu'il  se  taise  au  moins,  et  n'étale  pas  cynique- 
ment, comme  il  l'a  fait,  ses  turpitudes .  Il  a  traversé 
bien  des  états,  en  est-il  un  seul  où  il  ait  montré  les 
qualités,  nous  ne  dirons  pas  du  héros,  mais  de 
l'honnête  homme?  Enfant,  il  passe  son  temps  à  lire 
des  livres  obscènes  et  se  livre  à  des  polissonneries 
avec  une  petite  fille  de  son  âge.  Un  peu  plus  tard, 
il  s'échappe  de  la  maison  où  son  père  l'a  placé. 
Est-ce  qu'on  manque  d'enfants  qui  valent  mieux  que 
lui?  —  Il  change  de  religion  sans  être  convaincu, 
sauf  à  en  changer  plus  tard  sans  motifs  plus  élevés. 
L'homme  qui  traite  sérieusement  sa  foi  et  sa  reli- 
gion n'est-il  pas  plus  honnête  que  lui?  —  Domes- 
tique ou  précepteur,  il  vole  ses  maîtres  et  s'amou- 
rache des  jeunes  filles  qu'il  a  pour  mission  d'ensei- 
gner. Il  y  a,  Dieu  merci,  des  domestiques  et  des 
précepteurs  probes  et  honnêtes  ;  ceux-là  valent 
mieux  que  Rousseau.  —  Il  se  livre  avec  sa  bienfai- 
trice, Mme  de  Warens,  avec  celle  qu'il  appelait 
maman,  à  de  honteuses  amours.  Voilà,  parait-il,  les 
années  heureuses  de  sa  vie.  Disons  qu'elles  en  sont 
les  plus  infâmes.  —  Pendant  ce  temps-là,  il  fait  un 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  519 

voyage  et  oublie  Mme  de  Warens  dans  les  bras  de 
Mme  de  Larnage.  —  Il  a  des  habitudes  honteuses  qu'il 
garde  toute  sa  vie.  —  A  Venise,  il  est  très  fier  de 
sa  vertu  ;  Zulietta  et  une  autre  paduona  ne  laissent 
pas  que  de  jeter  un  peu  d'ombre  sur  le  tableau.  —  Il 
rencontre  par  hasard  une  fille  de  bas  étage,  qu'il  ne 
peut,  en  quelque  sorte,  ni  ne  veut  épouser;  il 
espère  goûter  avec  elle  les  joies  de  la  famille,  sans 
en  prendre  les  charges  ;  il  a  dû  s'apercevoir,  quoique 
un  peu  tard,  qu'il  n'a  fait  que  se  condamner  à  une 
vie  sans  dignité  ;  il  n'en  continue  pas  moins  pen- 
dant plus  de  trente  années,  par  habitude  et  par 
faiblesse,  cette  union  commencée  par  désœuvrement 
et  par  passion  ;  mais  elle  a  pesé  sur  son  existence 
toute  entière  comme  un  malheur  et  un  remords. 
C'est  à  elle  qu'il  attribue  le  grand  crime  de  sa  vie, 
l'envoi  de  ses  cinq  enfants  à  l'hôpital.  Il  faut  con- 
venir que  la  foule  des  pères  et  des  mères  de  famille 
qui  gardent  l'honneur  du  mariage  et  en  remplissent 
les  devoirs,  qui  aiment  leurs  enfants,  les  élèvent, 
travaillent  et  se  dévouent  pour  eux,  valent  infini- 
ment mieux  que  Rousseau. 

Il  devient  auteur  et  entreprend  de  mettre  sa  vie 
d'accord  avec  ses  principes  ;  c'est  ce  qu'il  appelle 
sa  réforme  ;  mais  son  âge  mûr  ressemble  à  sa  jeu- 
nesse. Ses  habitudes  infâmes  restent  les  mêmes, 
ses  relations  avec  Thérèse  restent  les  mêmes  ;  il 
continue  à  envoyer  ses  enfants  à  l'hôpital  ;  seule- 
ment ses  exigences  et  sa  susceptibilité  augmentent, 
son  caractère  devient  plus  détestable,  son  orgueil 
ne  connaît  plus  de  bornes. 

Chez  MmP  d'Epinay,  il  mène  la  vie  de  tout  le 
monde  ;  on  ne  peut  pas  dire  que  c'est  une  vie  édi- 
fiante. Mais,  ce  que  tout  le  monde  ne  faisait  pas,  il 


520  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

est  maussade  et  désagréable  avec  sa  bienfaitrice, 
hargneux  avec  ses  amis  ;  il  se  prend  d'un  amour 
furieux,  insensé  pour  Mmc  d'Houdelot,  et  cherche  à 
voler  à  son  ami  sa  maîtresse  ;  il  agit  de  telle  façon 
qu'il  se  brouille  avec  chacun  et  se  fait  chasser  de 
la  maison  hospitalière  qui  l'a  reçu. 

Ses  ruptures  sont  légendaires.  Jamais  homme 
n'eut  tant  d'amis  et  n'en  changea  si  souvent.  Il  en 
rejette  la  faute  sur  ses  amis;  il  ferait  mieux  de  l'at- 
tribuer à  son  mauvais  caractère  ;  on  y  voit  au  moins 
la  preuve  qu'il  ne  tenait  guère  à  eux. 

Ne  pouvant  vivre  avec  ses  égaux,  il  se  fait  ac- 
cueillir chez  les  grands,  et,  pour  les  payer  de  leur 
hospitalité,  il  dit  du  mal  d'eux,  surtout  de  Mmc  de 
Luxembourg;  il  se  croit  persécuté,  tandis  que  c'est 
lui  qui  se  rend  insupportable  à  tout  le  inonde. 

Obligé  de  fuir,  à  cause  de  ses  théories  antireli- 
gieuses et  révolutionnaires,  il  commence  par  faire 
le  dévot,  mais  ne  tarde  pas  à  se  brouiller  avec  son 
pasteur  et  à  se  faire  chasser  de  Suisse,  comme  il 
s'est  fait  chasser  de  France. 

Sa  patrie  se  livre  à  cause  de  lui  à  des  divisions 
intestines.  On  doit  reconnaître  qu'en  général  il 
n'excita  pas  les  esprits  ;  en  tout  cas,  il  ne  fit  pas  ce 
qu'il  aurait  dû  faire  pour  les  apaiser.  Ses  Lettres  de 
la  Montagne,  par  exemple,  n'étaient  bonnes  qu'à 
armer  ses  concitoyens  les  uns  contre  les  autres. 

Il  va  chercher  le  calme  en  Angleterre  et  n'y  trouve 
que  de  nouvelles  tempêtes.  Sa  querelle  avec  Hume 
lui  fit  d'autant  plus  de  tort  que  Hume  n'eut  jamais 
de  difficultés  qu'avec  lui. 

A  Trye,  il  passe  son  temps  à  se  disputer  avec  les 
domestiques.  A  Grenoble,  des  susceptibilités  ridi- 
cules hâtent  son  départ.  A  Bourgoin  et  à  Monquin, 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  521 

l'amitié  de  M.  de  Saint-Germain  ne  peut  fixer  son 
humeur.  A  Paris,  où  nous  le  voyons  actuellement, 
nous  ne  découvrons  rien  qui  motive  plus  qu'ail- 
leurs son  incroyable  défi  :  Nul  n'est  meilleur  que 
moi. 

Et  tous  ces  faits,  qui  n'ont  rien  d'héroïque,  com- 
ment les  connaissons-nous?  Par  les  Confessions. 

Enfin,  comme  partie  intégrante  de  la  vie  de 
Rousseau,  il  faut  citer  ses  ouvrages,  qui  en  forment 
en  effet  la  partie  la  plus  durable.  Et  d'abord  ce 
livre  même  des  Confessions,  qui  n'est,  en  quelque 
sorte,  que  la  prolongation  dans  la  postérité  de  la  vie 
de  l'auteur.  Dans  ce  sens,  le  livre  des  Coiifessions 
est  lui-même  une  action,  et  s'il  propose  à  l'imitation 
une  vie  mauvaise,  il  est  une  mauvaise  action.  Et 
tout  livre  est  de  même,  quoique  à  un  moindre  degré, 
une  action ,  une  œuvre  de  l'auteur.  C'est  pourquoi , 
nous  citerons  sans  hésiter  parmi  les  mauvaises,  et 
les  plus  mauvaises  actions  de  Rousseau  :  sa  Nouvelle 
Héloïse ,  qui  n'est  qu'une  suite  de  tableaux  enflam- 
més, bons  à  incendier  les  jeunes  cœurs  ;  son  Dis- 
cours  sur  l'Inégalité  et  son  Contrat  social,  qui  sont 
le  meilleur  code  de  la  Révolution  ;  son  Emile,  que 
peu  de  parents  heureusement  ont  suivi  pour  l'édu- 
cation de  leurs  enfants  ;  et  dans  Y  Emile,  la  Profes- 
sion de  foi  du  Vicaire  savoyard,  qui  vise  à  la  des- 
truction de  toute  religion  révélée  ;  et  enfin  ses 
Co?ifessio?is,  où  l'on  trouve  de  tout,  de  la  sincérité 
et  beaucoup  de  sophismes,  des  théories  immorales 
et  du  rigorisme,  des  obscénités  et  des  impiétés  ;  la 
diffamation  à  chaque  page  :  diffamation  de  Jean- 
Jacques  contre  lui-même,  ce  qui  est  à  peine  permis, 
et  diffamation  contre  les  autres,  ce  qui  l'est  encore 
moins  ;  diffamation  contre   ses   ennemis,    et  davan- 


522  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tage  encore  peut-être  contre  ses  amis  ;  diffamation 
contre  sa  première  bienfaitrice ,  Mm0  de  Warens , 
qu'il  traîne  dans  la  boue;  contre  Mme  d'Epinay,  qui 
lui  a  donné  mille  témoignages  de  dévouement  ; 
contre  Mmc  de  Luxembourg,  qui  chercha  en  toute 
occasion  à  lui  rendre  service  ;  contre  presque  tous 
ceux  qui  furent  ses  amis.  Il  ne  pouvait  pas  se  con- 
fesser, dit-il,  sans  confesser  aussi  les  autres;  mais 
si  sa  vie  et  sa  réputation  étaient  à' lui,  la  vie  privée 
des  autres,  l'intérieur  des  maisons  où  il  avait  été 
accueilli  comme  hôte  et  comme  ami  ne  lui  apparte- 
naient pas. 

Toutefois  si  Rousseau  eut  des  défauts,  il  eut  bien 
aussi  ses  qualités  dont  on  doit  lui  tenir  compte.  Sa 
sincérité  à  dévoiler  ses  fautes  lui  donnait  assuré- 
ment le  droit  de  s'étendre  avec  la  même  franchise, 
et  même  avec  un  peu  plus  de  complaisance,  sur  ses 
qualités. 

Il  fut  bienveillant;  il  ne  pouvait  en  quelque  sorte, 
voir  souffrir  autour  de  lui.  Avec  des  ressources  mé- 
diocres, il  trouvait  moyen  de  donner  assez  large- 
ment aux  pauvres. 

Il  fut  étranger  à  la  haine,  même  à  l'égard  de 
ceux  qu'il  croyait  ses  ennemis.  Il  ne  leur  pardonnait 
pas,  si  l'on  veut,  mais  il  dédaignait  leurs  injures  et 
ne  leur  souhaitait  pas  de  mal. 

Il  fut  désintéressé  et  pratiqua  toute  sa  vie  le 
mépris  des  richesses.  Il  eut  plus  d'une  fois  occa- 
sion de  s'enrichir  et  n'en  voulut  pas  profiter.  Il  est 
singulier  de  parler  de  la  dignité  de  Rousseau  ;  il 
est  vrai  cependant  que,  dans  les  questions  d'intérêt, 
il  se  montra  toujours  probe  et  digne.  Sans  doute, 
il  eut  l'ostentation  de  la  simplicité  ;  mais  ce  genre 
d'ostentation  eut  au  moins  l'avantage  de  l'aider  à 
garder  la  probité. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  523 

Malgré  sa  devise  :  Vitam  impendere  vero ,  nous 
croyons  qu'il  passa  sa  vie  à  dire  le  contraire  de  la 
vérité.  Nous  ne  sommes  pas  éloigné  cependant  de 
penser  qu'il  eut  souvent  un  certain  genre  de  sincé- 
rité ;  il  fut  un  sophiste,  il  ne  fut  pas  précisément  un 
menteur.  Que  de  fois  il  eut,  pour  l'excuser,  la  bonne 
foi  et  la  folie. 

Il  se  piquait  d'une  fidélité  scrupuleuse  à  sa  parole 
et  à  ses  promesses,  et  poussait  cette  qualité  jusqu'à 
l'excès.  Voici  une  anecdote  qu'on  cite  à  ce  sujet  '. 
Il  n'avait  pas  vu  depuis  plusieurs  jours  le  comte  Du- 
prat,  un  de  ses  meilleurs  amis.  Il  apprend  que  le 
comte  est  malade,  mais  il  s'est  promis  de  ne  faire 
aucune  visite  ;  rien  au  monde  ne  le  ferait  manquer 
à  sa  résolution.  Cependant,  un  jour  qu'il  passe 
devant  sa  porte,  il  n'y  tient  plus,  il  se  précipite 
dans  sa  chambre,  le  serre  dans  ses  bras.  De  sorte 
que,  dans  ce  combat  entre  son  cœur  et  ses  prin- 
cipes, la  victoire  resta  à  son  bon  cœur.  Ses  amis 
lui  font  beaucoup  d'honneur  de  ce  trait  et  le  met- 
traient volontiers  dans  la  morale  en  action  :  conve- 
nons qu'il  faut  qu'une  vie  soit  bien  dénuée  d'actes 
de  vertu  pour  qu'on  sente  le  besoin  de  rapporter 
celui-là,  et  que  Jean-Jacques  Rousseau  aurait  mieux 
fait  de  mettre  ses  principes  à  visiter  ses  amis  quand 
ils  étaient  malades ,  qu'à  se  renfermer  dans  cette 
sotte  supériorité  qui  reçoit  toutes  les  avances  et 
n'en  veut  faire  à  personne. 

Enfin ,  Rousseau  eut  des  idées  généreuses  et  des 
aspirations  constantes  vers  la  vertu.  Des  aspirations 
à  la  vertu?  Mais  qui  donc  n'en  a  pas?  Le  cœur  hu- 
main est  un  composé  de  tous  les  contraires  ;  il  n'y 

1.  Recueil  des  romances  deJ.-J.  Rousseau,  éditées  par  Lakanal. 


524  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

a  ni  une  vertu  ni  un  vice  dont  il  ne  contienne  le 
germe.  Nous  ne  reprocherons  donc  pas  à  Rousseau 
ses  passions  et  ses  penchants  mauvais  ;  tout  le 
monde  en  a  ;  mais  nous  lui  reprocherons  de  s'y  être 
laissé  aller.  De  même,  on  nous  permettra  de  ne 
pas  priser  trop  haut  ses  aspirations,  ni  même  ses 
qualités  naturelles  ;  les  qualités  ne  sont  pas  des 
vertus.  Ce  qu'il  faut  considérer  avant  tout,  ce  sont 
les  efforts  énergiques  et  constants  pour  refouler  les 
aspirations  mauvaises  et  assurer  le  triomphe  des 
bonnes. 

Ne  cherchons  même  pas  à  établir  une  sorte  de 
balauce  entre  les  qualités  et  les  défauts,  entre  le 
bien  et  le  mal.  Rousseau  n'aurait  assurément  rien 
à  gagner  à  cette  épreuve  ;  mais ,  fùt-elle  en  sa 
faveur,  qu'elle  ne  ferait  pas  encore  de  lui  l'homme 
excellent  qu'il  prétend  être.  L'homme  bon  est  celui 
qui  accomplit  strictement  son  devoir,  et  il  en  coûte 
quelquefois  pour  l'acomplir  ;  c'est  le  mari  fidèle,  le 
père  attentif,  l'ami  sûr,  le  magistrat  intègre. 
L'homme  excellent  est  celui  qui  pousse  l'accomplis- 
sement de  son  devoir  jusqu'à  l'héroïsme  ;  c'est  le 
soldat  qui  donne  sa  vie  pour  sa  patrie,  c'est  le  mé- 
decin qui  affronte  les  épidémies,  le  martyr  qui 
meurt  pour  sa  foi.  C'est  aussi  celui  qui,  sans  né- 
gliger le  devoir,  va  au-delà  du  devoir  ;  c'est  saint 
Vincent  de  Paul  se  chargeant  des  fers  d'un  galé- 
rien ;  c'est  le  missionnaire,  qui  va,  au  péril  de  sa 
vie,  porter  la  bonne  nouvelle,  la  civilisation  et  le 
salut  aux  nations  les  plus  déshéritées  ;  c'est  la  sœur 
de  charité,  qui  enferme  sa  jeunesse  dans  un  hôpital, 
pour  le  soulagement  des  pauvres  et  des  petits. 

Dans  quelle  catégorie  rangerons-nous  Rousseau? 
lui  qui,  sous  prétexte  d'une  fausse  indépendance,  a 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  525 

toujours  fui  le  devoir;  qui  a-,  dans  sou  mariage  et 
dans  sa  conduite  à  l'égard  de  ses  enfants,  fui  les 
devoirs  de  la  famille;  qui  a,  dans  son  abdication 
du  titre  de  citoyen ,  fui  les  devoirs  du  patriotisme  ; 
qui  a  même,  d'une  certaine  façon,  par  ses  excen- 
tricités et  ses  théories  sociales,  fui  les  devoirs  en- 
vers la  société  et  l'humanité.  Aussi,  en  fait  de 
vertu,  ne  lui  en  demandez  que  tout  juste  ce  qui  lui 
convenait  et  lui  plaisait.  Ne  lui  demandez  pas,  par 
exemple,  de  pousser  la  bienveillance  jusqu'au  dé- 
vouement, la  charité  jusqu'au  sacrifice.  Il  voulait 
bien  penser  aux  autres,  mais  avant  tout  il  pensait  à 
lui-même  et  tenait  à  ne  pas  se  gêner. 

Trois  causes  ont  paralysé  la  vertu  de  Rousseau  : 
le  naturalisme,  Fégoïsme  et  la  faiblesse. 

Des  qualités,  quelque  bonnes  qu'elles  soient,  qui 
ne  seraient  que  l'effet  d'un  heureux  caractère  et  de 
dispositions  naturelles,  témoigneraient  de  peu  de 
vertu  et  de  mérite.  La  vertu  sans  l'effort  n'est  plus 
la  vertu.  Rousseau  n'eut  pas  toutes  les  qualités,  tant 
s'en  faut  ;  mais  celles  qu'il  eut,  il  se  vantait  de  les 
devoir  uniquement  à  sa  nature.  Il  n'admet  pas 
l'effort  ;  il  ne  comprend  pas  la  victoire  sur  soi-même  ; 
ce  qui  signifie,  selon  nous,  qu'il  ne  comprend  ni 
n'admet  la  vertu1.  Nous  voulons  croire  que,  plus 
d'une  fois,  pour  paraître  rester  fidèle  à  son  sys- 
tème, il  s'est  calomnié  lui-même;  qu'il  s'est  élevé 
au-dessus  de  ses  inclinations  et  de  ses  passions  ;  mais 
ces  actes,  heureusement  illogiques,  ne  peuvent  être 
que  l'exception. 

L'égoïsme  n'est  qu'une  variété  du  naturalisme. 
Quand,  par  système,  on  ne  suit  que  son  inclination, 

1.  Voir  ci-après,  à  l'examen  des  Dialogues  et  des  Rêveries. 


526  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

on  est  vite  porté  à  tout  rapporter  à  soi.  L'orgueil 
de  Rousseau  a  élevé  cette  disposition  à  une  puis- 
sance prodigieuse.  ISe  se  gênant  pour  personne, 
trouvant  tout  naturel  que  les  autres  se  gênent  pour 
lui,  on  peut  prendre  ses  actions  les  unes  après  les 
autres  ;  toutes ,  sans  exception ,  sont  marquées  au 
coin  de  l'égoïsme.  Il  ne  se  donne  pas  même  la  peine 
de  s'en  cacher.  On  le  voit  dans  ses  conversations, 
dans  ses  lettres ,  dans  ses  Confessions,  et  mieux 
encore  dans  les  faits  ;  en  tout  et  partout,  il  se  fait 
le  centre  autour  duquel  le  reste  doit  converger,  le 
personnage  en  présence  duquel  les  autres  comptent 
à  peine  et  sont,  pour  ainsi  dire,  absorbés. 

Rousseau  fut  faible  toute  sa  vie  ;  non  seulement 
faible  contre  lui-même  et  ses  passions  ;  mais  il  fut 
dénué  de  toute  énergie  morale,  de  ce  nerf  de  l'âme 
sans  lequel  il  est  impossible  de  s'élever.  Sa  faiblesse, 
jointe  à  la  douceur  de  ses  mœurs,  put  le  préserver 
des  grands  excès  ;  il  est  plus  certain  qu'elle  arrêta 
son  essor,  le  rendit  le  jouet  des  événements  et  lui 
inspira  bien  des  sottises.  C'est  le  caractère  qui  fait 
l'homme.  Vir  esto  :  Soyez  homme,  ayez  du  carac- 
tère. Rousseau  manqua  de  caractère  ;  il  ne  fut  pas 
même  un  homme.  Toute  vie  d'homme  exige, 
pour  être,  non  pas  parfaite,  mais  simplement  régu- 
lière, un  certain  équilibre  entre  les  facultés.  Rous- 
seau manquait  complètement  de  cet  équilibre,  et 
notamment  il  avait  l'âme  infiniment  au-dessous  du 
génie.  Il  est  triste  de  voir  un  personnage  de  sa  va- 
leur à  la  merci  d'une  Thérèse  Le  Vasseur,  pillé 
par  la  famille  de  cette  fille,  et  osant  à  peine  s'en 
plaindre,  traîné  par  elle  de  pays  en  pays  et  en 
changeant  dix  fois  au  gré  de  son  humeur.  Et  dans 
ses  difficultés  à  l'occasion  de  son  Emile,  et  dans  ses 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  527 

rapports   avec   sa    patrie,   que    de    défaillances    de 
toute   sorte  !   Et  les  complots  dont  il  se  croyait  en- 
touré,   n'avaient-ils    pas    pour  première    cause    la 
faiblesse  de  son  caractère?  Rousseau  n'avait  d'énergie 
que  la  plume   à   la  main;  en  face  des  événements, 
il  était  entièrement  désarmé.  Ce  contraste  entre  ses 
écrits   et   sa   conduite   est  flagrant.    On  dirait  qu'il 
s'en  apercevait  et  qu'il   s'en  affligeait.  Mais  sa  fai- 
blesse ne  fut  pas  seulement  une  des  causes  princi- 
pales de  son  malheur;  elle  le  fut  aussi  de  ses  fautes. 
On  a  dit  que  Rousseau  réunissait  en  lui  la  sensi- 
bilité d'une  femme,   l'imagination  d'un  oriental,  la 
sensualité  d'un  enfant,  l'impétuosité  d'un  sauvage, 
l'amour-propre  d'un  artiste,  la  vigueur  d'un  athlète 
et  la  faiblesse  d'un  amoureux  ;  qu'en  lui  la  souplesse 
du  tacticien   et  la  ténacité    du  dialecticien    se  joi- 
gnaient à  la  fierté  du  plébéien  de  génie  et  à  la  sa- 
gacité du  psychologue;    qu'enfin   la  passion  géné- 
reuse du  bien  moral  agitait  et  enflammait  tout  cela 
(Henri-Frédéric  Amiel).  A  cette   caractéristique  un 
peu   longue,  M.  F.  Brunetière  en  voudrait   substi- 
tuer une  autre  qui  la  complète  et  la  résume.  D'a- 
près lui,  Rousseau  fut  un  lyrique  :  il  le  fut  par  le 
rythme  et  le  mouvement  de  son  style  ;  il  le  fut  sur- 
tout par  l'exaltation  du  sentiment  personnel  et  l'é- 
mancipation absolue  du  moi  qui  distingue  ses  écrits. 
Tandis  que  les  grands  écrivains  du  xvne  siècle,  re- 
gardant   le   moi  comme    haïssable,    auraient    rougi 
d'étaler  leurs  passions  dans  leurs  œuvres  et  d'appe- 
ler   sur  leur  personne  l'attention  qu'ils  ne  deman- 
daient que  pour  leurs  idées,  Rousseau,  non  seule- 
ment dans  ses  Confessions ,  mais  dans  presque  tous 
ses  livres,  n'écrit,  pour  ainsi  dire,  que  pour  se  ra- 
conter lui-même  ;  de  même  que,  dans  toute  sa  vie, 


:ï28 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


il  ne  pense  et  n'agit  que  pour  tout  rapporter  à  lui 
seul.  Il  est  ainsi  le  père  incontesté  du  Romantisme 
et  de  presque  toute  la  littérature  moderne,  l'ancêtre 
des  Goëte,  des  Henri  Heine,  des  Byron,  des  Schiller, 
des  Lamartine,  des  Hugo,  des  Michelet  \ 

Bien  plus,  cette  même  exaltation  du  moi  qui  a 
été  le  principe  du  talent  de  Rousseau ,  a  été  éga- 
lement la  cause  de  sa  maladie  et  de  sa  folie.  Rous- 
seau n'est  pas  le  premier  qui  soit  devenu  fou  par 
orgueil,  c'est-à-dire  par  une  sorte  de  paroxysme  du 
moi2.  En  admettant  que  l'auteur  donne  au  mot 
lyrisme  un  sens  plus  étendu  qu'on  ne  le  fait  d'ha- 
bitude, il  n'en  reste  pas  moins  que  l'orgueil, 
l'égoïsme,  le  moi  en  un  mot,  sous  une  forme  ou 
sous  une  autre,  est  la  caractéristique  simple  et  com- 
plète de  Rousseau  tout  entier,  de  son  talent,  comme 
de  son  caractère  et  de  sa  folie,  et,  dans  ce  sens, 
nous  croyons  que  la  pensée  de  M.  Brunetière  est 
parfaitement  juste. 

En  somme ,  les  Confessions  sont  la  vilaine  histoire 
d'un  vilain  personnage.  Assez  véridiques  au  fond, 
leur  lecture  ne  peut  faire  que  du  tort  à  l'auteur  et 
laisser  une  dangereuse  impression  au  lecteur.  Elles 
sont  intéressantes,  c'est  vrai;  elles  sont  écrites  dans 
un  style  inimitable  ;  mais  l'intérêt  et  le  style  ne 
sont  pas  tout.  Et  ce  sensualisme  effronté  et  perpé- 
tuel, cet  oubli  de  la  pudeur,  ces  tableaux  sédui- 
sants du  vice,  ces  enchaînements  de  circonstances 
qui  mènent  fatalement  à  la  violation  du  devoir,  ces 
peintures  passionnées  d'une   vie  de  désordre,  cette 


1.  Le  Mouvement  littéraire  au 
XIX»  siècle,  par  F.  Brunetière. 
Revue  des  Deux  Mondes,  15 
octobre  1889.  —  2.  Article  du 


même  auteur  sur  la  maladie 
et  la  folie  de  Rousseau.  Re- 
vue des  Deux  Mondes,  1er  fé- 
vrier 1890. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  529 

suprématie  accordée  au  bonheur,  ou  plutôt  au  plaisir, 
sur  le  devoir;  et  d'un  autre  côté,  ces  idées  fausses, 
ces  situations  impossibles,  ces  erreurs  de  conduite 
présentées  comme  des  vertus,  cette  vie  décousue, 
déclassée ,  sans  règle ,  sans  frein ,  présentée  comme 
un  modèle,  tout  cela  constitue  un  danger  évident 
et  perpétuel. 

Il  était  dans  la  destinée  des  livres  de  Rousseau 
de  susciter  des  controverses;  celui-ci  n'y  faillit  pas 
plus  que  les  autres.  Parmi  ses  prùneurs  à  outrance 
se  distingua  Ginguené1.  À  l'en  croire,  Rousseau 
devait  faire  ses  Confessions ,  et  il  les  a  faites  pré- 
cisément clans  les  termes  et  dans  les  conditions  où 
il  devait  les  faire.  Le  mal  qu'il  dit  de  Mmo  de  Wa- 
rens,  de  Mmc  d'Epinay  et  de  tant  d'autres,  l'intérêt 
de  son  honneur,  d'une  légitime  défense,  et  même 
d'une  légitime  vengeance  l'autorisaient  à  le  dire.  Si 
sa  vie  ne  peut  pas  être  partout  proposée  en  exemple, 
la  manière  dont  il  se  jug'e,  se  condamne  et  se  relève 
fait  néanmoins  de  son  livre  un  modèle.  La  lecture 
en  est  saine,  salutaire,  fortifiante ,  et  l'on  ne  saurait 
trop  s'en  pénétrer  pour  apprendre  à  bien  vivre. 

Il  fallait  qu'on  fût  bien  engoué  de  Rousseau  pour 
que  de  tels  jugements  pussent  se  faire  accepter  par 
l'opinion.  Ils  ne  passèrent  pourtant  pas  sans  quelques 
protestations.  La  réponse  était  facile;  La  Harpe, 
entre  autres,  se  chargea  de  la  faire2.  La  Harpe,  qui 
avait  été  l'ami,  presque  le  disciple  de  Voltaire, 
goûtait  peu  le  talent  de  Rousseau.  Il  reconnaît  ce- 


1.  Lettres  sur  les  Confessions 
de  J.  J.  Rousseau  par  GiN- 
guené,  1791  (adressées  à  une 
dame,  Mmo  de  la  Tour).  —  2. 
Examen  de  l'ouvrage   de   Gin- 


guené intitulé  :  «  Lettres  sur 
les  Confessions  de  Jean-Jacques 
Rousseau  »  par  La.  Harpe; 
cinq  articles  insérés  au  Mer- 
cure, 4e   trimestre  1792. 

3i 


530 


LA   VIE   ET   LES   ŒUVRES 


pendant  le  mérite  littéraire  des  Confessions  ;  mais, 
comme  il  le  dit,  de  prétendre  justifier  l'homme, 
Gingriené  n'y  réussira  pas  plus  que  Rousseau  lui- 
même.  La  Harpe  s'attache  surtout  à  montrer  le  mi- 
sérable rôle  de  Rousseau  vis-à-vis  de  tous  ceux  avec 
qui  il  fut  en  rapports  ou  qu'il  regarda  comme  ses 
ennemis1  :  Choiseul,  d'Alembert,  Hume,  Diderot, 
et  jusqu'à  un  certain  point  Voltaire,  quoique  Vol- 
taire ait  eu  aussi  sa  large  part,  de  torts.  Ses  en- 
nemis, dit-il ,  étaient  en  Suisse  et  non  pas  en  France; 
ou  plutôt  son  principal  ennemi  et  le  premier  auteur 
de  ses  malheurs  était  lui-même. 

Servan  n'avait  pas  attendu  la  publication  de  la 
fin  des  Confessioiis  pour  protester  contre  l'abus  des 
personnalités  qu'on  rencontrait  à  chaque  page  de  la 
partie  qui  en  avait  paru,  ainsi  que  des  Promenades 
et  des  Extraits  de  la  Correspondance  .  «  Ces  écrits, 
dit-il,  auraient  dû  être  supprimés.  Ils  nuisent  aux 
personnes  qu'ils  censurent,  et  peut-être  même  à 
celles  qu'ils  louent,  à  celles  qu'ils  font  deviner,  à 
celles  qu'ils  menacent...  Rousseau  se  plaint  beau- 
coup des  autres;  mais  en  somme  il  a  été  un  des 
auteurs  les  plus  accusateurs  et  le  moins  accusés.  » 
On  ne  l'a  bien  sérieusement  accusé  que  sur  deux 
points:  ses  enfants  et  ses  bienfaiteurs.  Ses  enfants  — 
il  suffit  de  le  lire.  —  Ses  amis  et  ses  patrons.  — 
Presque  toujours  il  commence  par  l'encensoir  et  finit 
par  le  soufflet2. 


1.  CERUTTI,  Journal  de  Paris, 
janvier  1790,  a  cherché  à  ven- 
ger d'Holbach  des  accusations 
portées  contre  lui  par  Rous- 
seau. —  2.  Réflexions  sur  les 
Confessions  de  J.-J.  Rousseau, 


par  Servan,  insérées  dans  le 
Journal  encyclopédique  de  1783. 
Voir  aussi  Gh.  Estienne,  Essai 
sur  les  Confessions.  1  vol.  in-8, 
1856. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  531 

Il    est    possible    qu'on   juge   mieux    à   distance  : 
écoutons    Sainte-Beuve;    il  a    surtout   examiné   les 
Confessions  au  point  de   vue   du  style.    C'en  est  le 
côté  le  moins  important  et  le  plus  facile  à  justifier; 
mais  à  propos  du  style,  il  jette  bien  aussi  un  coup 
d'oeil  sur  le  reste.  Il  ne  ménage  pas  à  Rousseau  les 
louanges.   Il  reconnaît  en  lui  l'écrivain   qui    a  fait 
faire    à  la  langue    du  xvmc  siècle  les  plus  grands 
progrès.  Jean-Jacques,  dit-il,  est  l'écrivain  du  sen- 
timent et  de   la  vie  domestique,   l'inventeur  de   la 
rêverie,  le  peintre  de  la  nature  ;  mais  il  a  aussi  ses 
défauts,  et,  chose  remarquable,  ses  défauts  de  style 
tiennent  pour   la  plupart  aux   défauts   de  l'homme. 
Son  style,  comme  sa  vie,  a  contracté  quelque  chose 
des  vices  de  sa  première  éducation  et  des  mauvaises 
compagnies  qu'il  a  hantées  d'abord.  «  Il  ne  semble 
pas  se  douter  qu'il  existe  certaines  choses  qu'il  n'est 
pas  permis  d'exprimer,   qu'il  est   certaines   expres- 
sions ignobles  ,  dégoûtantes ,  cyniques  dont  l'honnête 
homme  se  passe  et  qu'il  ignore.  Rousseau  quelque 
temps  a  été  laquais  ;   on    s'en  aperçoit  à  plus  d'un 
endroit  de  son  style.    Il  ne  hait  ni  le    mot   ni  la 

chose1 » 

On  a  beaucoup  lu  les  Confessions  ;  on  aurait  mieux 
fait  de  les  lire  moins  ;  on  a  tenté  de  les  excuser  par- 
fois, rarement  de  les  justifier,  et  elles  sont  en  effet 
injustifiables.  Rousseau  a  dit  de  son  roman  de  pré- 
dilection, la  Nouvelle  Héloïse  :  «  Toute  fille  qui  en 
osera  lire  une  seule  page  est  une  fdle  perdue;  »  il 
aurait  pu  le  dire  à  plus  juste  titre  encore  du  roman 
de  sa  vie. 


1.  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  III,  1«50. 


532  LA   VIE   ET    LES   OEUVRES 


IV 


Le  xviii0  siècle  a  inauguré  l'ère  des  Constitutions 
écrites.  Rousseau  avait  déjà  fait,  ainsi  que  Mably, 
un  projet  pour  les  Corses;  il  se  trouva  appelé,  et 
de  nouveau  encore  avec  Mably,  à  en  faire  un  autre 
pour  les  Polonais.  On  dirait  qu'ils  étaient  reconnus 
comme  les  deux  grands  fabricants  de  Constitutions. 
Nous  n'avons  pas  à  juger  le  travail  de  Mably. 
Il  était  le  mieux  étudié  des  deux,  puisque  l'auteur 
avait  été  passer  une  année  en  Pologne  ;  il  n'en  était 
pas  beaucoup  meilleur  pour  cela.  Jean-Jacques 
n'eut  pas  la  même  ressource  et  travailla  simplement 
sur  des  notes  et  mémoires  que  lui  remit  un  noble 
Polonais,  le  comte  de  Wielhorski;  mais  avec  l'ha- 
bitude qu'il  avait  de  voir  tout  en  lui-même  et  à  la 
couleur  de  son  imagination  ,  on  peut  douter  qu'un 
voyage  en  Pologne  lui  eût  beaucoup  servi. 

Sans  prétendre  que  les  Considérations  sur  le 
Gouvernement  de  Pologne  soient  la  contre-partie  du 
Discours  sur  l'Inégalité  et  du  Contrat  social ,  il  est 
certain  qu'elles  en  diffèrent  profondément.  Cela 
tient  sans  doute  à  la  différence  des  points  de  vue. 
Pourquoi  ne  pas  admettre  aussi  que  les  idées  de 
l'auteur  avaient  reçu  de  l'expérience  et  du  temps 
d'heureuses  modifications  ? 

Rousseau  eut  peu  de  mérite  à  montrer  les  défauts  de 
la  vieille  constitution  polonaise.  Ces  défauts  étaient 
évidents;  tout  le  monde  les  apercevait  ;  mais  on  doit 
lui  savoir  gré  de  la  réserve  et  de  la  prudence  dont 
il  fit  preuve  à  propos  d'institutions  aussi  imparfaites. 
«  Je  ne  dis  pas,  écrit-il  au  chapitre  Ier,  qu'il  faille 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  533 

laisser  les  choses  dans  l'état  où  elles  sont  ;  mais  je 
dis  qu'il  n'y  faut  toucher  qu'avec  une  circonspec- 
tion extrême.  »  «  N'ébranlez  jamais  brusquement 
la  machine,  dit-il  ailleurs1.  »  Il  pousse  si  loin  cet 
esprit,  qu'on  peut  appeler  l'esprit  conservateur, 
qu'il  n'admet  même  pas  qu'on  procède  brusquement 
aux  changements  les  plus  désirables.  «  Affranchir 
les  peuples  de  la  Pologne,  dit-il,  est  une  grande  et 
belle  opération,  mais  hardie,  périlleuse,  et  qu'il  ne 
faut  pas  tenter  inconsidérément.  Parmi  les  précau- 
tions à  prendre,  il  en  est  une  indispensable  et  qui 
demande  du  temps  ;  c'est,  avant  toute  chose ,  de 
rendre  dignes  de  la  liberté  et  capables  de  la  supporter 
les  serfs  qu'on  veut  affranchir2.  »  «  Rien  de  plus  dé- 
licat que  l'opération  dont  il  s'agit;  car  enfin,  bien 
que  chacun  sente  quel  grand  mal  c'est  pour  la  Ré- 
publique que  la  nation  soit,  en  quelque  sorte,  ren- 
fermée dans  l'ordre  équestre,  et  que  tout  le  reste, 
paysans  et  bourgeois,  soit  nul,  tant  dans  le  gouver- 
nement que  dans  la  législation,  telle  est  l'antique 
constitution.  »  L'ouvrage  renferme  de  bonnes  choses 
sur  cette  noblesse  et  cette  bourgeoisie  alors  fermées, 
et  que  l'auteur  aurait  voulu  rendre  accessibles  et 
ouvertes  3.  Mais  il  devait  arriver  qu'on  n'écouterait 
pas  ses  bons  conseils  et  qu'on  ne  tiendrait  compte 
que  des  mauvais.  «  Les  troupes  réglées,  dit-il, 
perte  et  dépopulation  de  l'Europe,  ne  sont  bonnes 
qu'à  deux  fins  :  ou  pour  attaquer  et  conquérir  les 
voisins,  ou  pour  enchaîner  et  asservir  les  citoyens... 
Tout  citoyen  doit  être  soldat  par  devoir,  nul  ne  doit 
l'être    par   métier...    Une   seule    chose    suffit    pour 

1.  Ch.  xv.    Conclusion.  —  2.    |   Jugement. sur  la  Polijsijnodie,de 


Jd.,   ch.   vi.   —  3.  Voir  aussi 
dans  le  même  ordre  d'idées  : 


l'abbé  de  Saint-Pierre. 


534  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

rendre  un  pays  impossible  à  subjuguer,  l'amour  de 
la  Patrie  et  de  la  liberté,  animé  par  les  vertus  qui 
en  sont  inséparables1.  »  La  suite  a  montré  ce  qu'on 
devait  penser  de  ces  déclamations  ;  mais  il  a  fallu 
les  dures  leçons  de  nos  dernières  défaites  pour  en 
faire  justice. 

Il  serait  long  de  rappeler  tous  les  plans  de  Rous- 
seau. Il  semble  avoir  obéi  à  deux  idées  fondamen- 
tales :  d'abord  l'imitation  des  anciens,  et  en  second 
lieu  le  désir  de  stimuler  l'amour  de  la  patrie  et  de 
faire  une  constitution  vraiment  nationale.  Rousseau 
a  toute  sa  vie  été  entiché  de  Sparte  et  de  Rome.  Il 
les  prend  ici  sans  cesse  pour  modèles.  Sparte  agis- 
sait ainsi  ;  Rome  se  conduisait  de  telle  façon  ;  ces 
seuls  mots  le  dispensent  de  toute  autre  raison. 
Aussi  voudrait-il  que  sa  Constitution  fût,  en  quelque 
sorte,  la  résultante  de  l'esprit  supérieur  des  Spar- 
tiates et  des  Romains  et  de  l'esprit  national  des 
Polonais;  car  il  faut  lui  rendre  cette  justice  qu'il  ne 
néglige  pas  non  plus  l'esprit  national.  L'esprit  na- 
tional est  excellent  ;  il  est  bon  de  mettre  sous  les 
yeux  l'image  de  la  Patrie  ;  encore  est-il  que,  jusque 
dans  les  meilleures  choses,  il  faut  se  garder  de 
l'exagération.  On  ne  saurait  trop  aimer  sa  patrie  ; 
mais  ce  serait  mal  la  servir  que  de  passer  sa  vie  à 
lui  déclarer  son  amour.  On  n'est  pas  seulement 
citoyen,  on  est  aussi  membre  d'une  famille  ;  on  est 
artisan,  commerçant,  industriel.  On  dirait  que  Jean- 
Jacques,  non  seulement  n'a  songé  qu'à  former  des 
citoyens,  ce  qui  est  en  effet  le  but  principal  d'une 
constitution  politique,  mais  qu'il  ne  laisse  de  place 


1.  Considérations,  etc.  ch.  xn.   1  partie,  lettre  14e,  note. 
Cf.    avec   Nouvelle  Héloïse,   2e    | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  535 

dans  la  vie  pour  rien  autre  chose  que  pour  les 
fonctions  de  citoyen.  Ici,  il  avait  l'exemple  des 
anciens,  qui,  comme  il  le  dit  ailleurs,  n'étaient  par 
métier  ni  soldats,  ni  juges,  ni  prêtres,  mais  étaient 
tout  par  devoir1.  Justement  la  Pologne,  avec  ses 
serfs  et  son  ordre  équestre  privilégié  ,  se  trouvait 
dans  une  situation  analogue.  Mais,  sans  faire  le 
procès  de  la  cité  antique,  il  ne  faut  pas  oublier  une 
différence  essentielle,  c'est  que,  dans  le  plan  de 
Rousseau ,  le  servage  était  destiné  à  disparaître , 
pour  faire  place  à  un  état  plus  normal.  Du  reste, 
l'auteur  des  Discours  sur  les  Sciences  et  sur  l'Iné- 
galité restait  simplement  fidèle  aux  idées  de  sa  vie 
entière,  quand  il  prétendait  reléguer  au  nombre 
des  institutions  malfaisantes  une  foule  de  choses 
qu'on  décore  du  nom  de  prospérité  nationale  :  les 
lettres,  les  arts,  le  commerce,  l'industrie,  les  troupes 
réglées,  les  places  fortes,  les  académies,  les  bons 
systèmes  de  finances,  en  un  mot  tout  ce  qui  fomente 
le  luxe  matériel  et  le  luxe  de  l'esprit.  Ne  va-t-il  pas 
jusqu'à  proposer  aux  Polonais  de  sacrifier  une  partie 
de  leur  territoire  et  de  resserrer  leurs  limites.  Car, 
dit-il,  tous  les  grands  peuples  gémissent  dans 
l'anarchie  et  l'oppression  ;  il  n'y  a  que  les  petits 
Etats  qui  prospèrent,  par  cela  seul  qu'ils  sont  petits. 
Mais  il  se  console  en  pensant  que  les  Russes,  leurs 
voisins,  pourront  bien  leur  rendre  le  service  d'une 
bonne  amputation,  ce  qui  en  effet  ne  tarda  pas  à 
arriver2. 

L'ouvrage  de  Rousseau,  fait  à  la  prière  d'un  séna- 
teur sans  mandat,  n'avait  aucun  moyen  de  s'imposer. 
Susceptible  tout  au  plus  d'agir    à    la    longue    sur 

1.  Gh.  xi.  —2.  Gh.  x. 


536  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

l'opinion,  il  restait  sans  influence  sur  la  marche 
immédiate  des  événements.  Ses  conseils  et  ses  plans 
auraient-ils  sauvé  les  Polonais  ?  Il  est  au  moins 
permis  d'en  douter  ;  mais  les  puissances  voisines  ne 
leur  laissèrent  pas  le  temps  d'en  essayer,  quand 
même  ils  l'auraient  voulu.  Le  livre  de  Rousseau 
date  du  printemps  de  1772  ;  le  o  août  de  la  même 
année,  avait  lieu  le  premier  partage  de  la  Pologne. 


Dans  un  livre  comme  les  Considérations  sur  le 
gouvernement  de  Pologne,  Rousseau  pouvait,  au 
milieu  de  beaucoup  d'idées  fausses,  garder  la  luci- 
dité et  la  sérénité  de  son  esprit.  Il  n'en  était  plus 
ainsi  quand  il  parlait  de  lui-même.  Alors  sa  tète  se 
troublait,  sa  raison  l'abandonnait,  il  était  en  proie 
à  une  hallucination  véritable  ;  il  n'y  a  qu'une  chose 
qui  ne  l'abandonnait  jamais,  c'était  son  style.  Il 
n'est  pas,  du  reste,  le  premier  fou  qui,  en  dehors  de 
l'objet  précis  de  sa  folie,  ait  conservé  toute  sa  force 
de  tête  et  de  raisonnement.  Ces  réflexions  s'appli- 
quent aux  deux  derniers  ouvrages  de  Rousseau,  les 
Dialogues  et  les  Rêveries. 

Les  Dialogues  surtout  sont  éminemment  propres 
à  faire  connaître  le  caractère  de  Rousseau,  tel  qu'il 
était  devenu  sous  l'influence  de  ses  tristes  préven- 
tions. «  On  ne  peut  douter,  dit  Grimm,  qu'en  écri- 
vant ceci ,  Rousseau  ne  fût  parfaitement  fou  ;  et  il 
ne  parait  pas  moins  certain  qu'il  n'y  a  que  Rous- 
seau dans  le  monde  qui  ait  pu  l'écrire1.   » 

1.  Corr.  lill.,  juillet  1780. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  537 

Les  Dialogues,  dont  le  titre  exact  est  :  Rousseau 
juge  de  Jean-Jacques,  sont  une  sorte  de  complément 
des  Confessions.  Ils  ont  la  prétention  d'être  une 
justification  de  l'auteur  ;  mais  une  justification  de 
crimes  imaginaires.  Jean-Jacques  pose  en  principe 
que  le  monde  entier  est  ligué  contre  lui,  et  il  s'in- 
génie à  en  découvrir  les  prétextes,  afin  de  les 
détruire.  Il  fait,  dit-il,  la  part  la  plus  belle  à  ses 
ennemis  et  cherche  avec  une  entière  bonne  foi  tout 
ce  qu'ils  auraient  pu  inventer  contre  lui.  «  Car, 
pour  ne  pas  combattre  une  chimère,  il  fallait  bien 
supposer  des  raisons  au  parti  approuvé  et  suivi  par 
tout  le  monde  '.  »  Mais  qu'est-ce  donc  que  de  sup- 
poser des  raisons,  sinon  s'en  prendre  à  des  chi- 
mères? Dans  cet  examen  si  approfondi,  Jean-Jac- 
ques n'oublie  qu'une  chose,  c'est  de  s'assurer  qu'il 
a  des  ennemis.  Son  système,  qui  semble  parfai- 
tement lié,  est  tout  hypothétique  ;  c'est  un  édifice 
en  l'air  auquel  on  ne  voit  pas  de  base.  Peu  de  faits, 
mais  beaucoup  d'idées  moroses,  de  considérations 
générales,  de  suppositions  ridicules,  tel  en  est  le 
résumé.  Rousseau  regrette  d'avoir  écrit  un  livre  si 
long.  Que  n'en  supprimait-il  les  longueurs  et  les 
répétions  ;  il  l'aurait  ainsi  réduit  facilement  de 
moitié.  Les  Confessions  ont,  sous  ce  rapport,  un 
bien  autre  intérêt. 

11  parait  que  Jean- Jacques  tenait  beaucoup  à  sa 
réputation  de  musicien,  car  il  revient  à  dix  reprises 
sur  son  Devin  et  ses  autres  œuvres  musicales.  Mais 
qui  donc  lui  en  contestait  la  paternité  à  l'époque 
où  il  écrivit  ses  Dialogues  ?  Pas  plus  du  reste  qu'on 
ne  lui  contestait  celle  de   la  Nouvelle  Héloïse  et   de 

1.  Dialogues.  Introduction. 


538  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tous  ses  livres  ;  pas  plus  qu'on  ne  lui  attribuait 
méchamment  d'autres  ouvrages  qu'il  n'avait,  pas 
faits  ;  pas  plus  qu'on  ne  lui  supposait  une  fortune 
qu'il  ne  possédait  pas,  des  intentions  perverses  qu'il 
n'avait  pas  ;  pas  plus  qu'on  ne  songeait  à  lui  ravir 
«  l'honneur,  la  justice,  la  vérité,  la  société,  l'atta- 
chement, l'estime,  »  ou  qu'on  ne  prenait  à  tâche  de 
lui  ôter  ses  amis,  de  le  livrer  à  l'opprobre,  de  l'a- 
buser, de  le  tromper  par  les  dehors  les  plus  hypo- 
crites. Il  dit  qu'il  fait  la  part  belle  à  ses  ennemis; 
il  serait  plus  exact  de  dire  qu'il  porte  contre  eux 
les  accusations  les  plus  graves  :  le  mensonge,  la 
fourberie,  les  trahisons,  la  cruauté,  l'injustice1. 

La  partie  la  plus  curieuse  du  livre  est  celle  où 
l'auteur  se  juge  lui-même  2.  «  Au  physique  Jean- 
Jacques,  dit-il,  n'est  assurément  pas  un  bel  homme; 
il  est  petit  et  il  s'apetisse  encore  en  baissant  la  tête. 
Il  a  la  vue  courte,  de  petits  yeux  enfoncés,  des 
dents  horribles ,  ses  traits  altérés  par  l'âge  n'ont 
rien  de  fort  régulier.  »  On  voit  qu'il  ne  se  flatte  pas 
dans  le  portrait  qu'il  fait  de  sa  personne.  Il  n'en 
est  pas  moins  furieux  contre  tous  ses  peintres,  sur- 
tout contre  Ramsay,  qui  l'ont  défiguré  à  plaisir, 
pour  faire  de  lui  un  objet  d'horreur  au  genre  hu- 
main. Au  moral,  «  c'est  un  homme  sans  malice 
plutôt  que  bon  ;  une  âme  saine,  mais  faible,  qui  adore 
la  vertu  sans  la  pratiquer  ;  qui  aime  ardemment  le 
bien  et  qui  n'en  fait  guère...  Doux  et  compatissant 
jusqu'à  la  faiblesse,  facile  à  prendre  et  à  subjuguer 
par  les  caresses,  mais  préférant  son  repos  à  tout... 
Egalement  étranger  à  l'orgueil,  à  la  vanité  et  à  la 
modestie  ;  content  de  sentir  ce  qu'il  est,  et   n'ayant 

1.  7,r  Dialogue.  —  2.  //•  Dialogue. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  539 

jamais  songé  à  se  mesurer  avec  un  autre...  Violent 
dans  ses  premiers  moments.  Passant  sa  vie  à  faire 
de  grandes  et  courtes  fautes,  et  à  les  expier  par  de 
vifs  et  longs  repentirs.  Sans  prudence,  sans  présence 
d'esprit  ;  d'une  balourdise  incroyable,  disant  égale- 
ment ce  qui  lui  sert  et  ce  qui  lui  nuit,  sans  même 
en  sentir  la  différence...  En  un  mot,  dérivant  plus 
que  qui  que  ce  soit  de  son  seul  tempérament,  et 
demeuré,  malgré  l'adversité,  les  hommes  et  les  ans, 
tel  que  l'a  fait  la  nature...  Parlant  peu  et  parlant 
mal;  ayant  rarement  de  l'esprit;  plus  rarement 
encore  en  ayant  à  propos...  Tout  ce  qui  n'affecte 
pas  sa  sensibilité,  tout  ce  qui  n'est  que  de  pure 
curiosité  est  pour  lui  dépourvu  d'existence  et  ne  se 
fixe  pas  dans  sa  mémoire...  Quant  à  la  sensibilité 
morale,  jamais  homme  n'en  fut  autant  subjugué.  Le 
besoin  d'attacher  son  cœur,  satisfait  avec  plus  d'em- 
pressement que  de  choix,  a  causé  tous  les  malheurs 
de  sa  vie...  Les  déceptions  ne  l'ont  pourtant  pas 
rendu  misanthrope.  Jamais  sentiment  de  haine  ou 
de  jalousie  contre  aucun  homme  ne  prit  racine  au 
fond  de  son  cœur;  jamais  on  ne  l'ouït  déprécier  ou 
rabaisser  les  hommes  célèbres  pour  nuire  à  leur 
réputation.  » 

«  Voulez-vous  donc  connaître  à  fond  ses  mœurs 
et  sa  conduite  :  étudiez  bien  ses  inclinations  et  ses 
goûts.  Cette  connaissance  vous  donnera  l'autre  par- 
faitement ;  car  jamais  homme  ne  se  conduisit  moins 
sur  des  principes  et  des  règles,  et  ne  suivit  plus 
aveuglément  ses  penchants.  Prudence,  raison,  pré- 
caution, prévoyance  ;  tout  cela  ne  sont  pour  lui  que 
des  mots  sans  effet.  Quand  il  est  tenté,  il  succombe; 
quand  il  ne  l'est  pas,  il  reste  dans  sa  langueur. 
Par  là,  vous  voyez  que    sa  conduite   doit  être  iné- 


540  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

gale  et  sautillante...  Enfin,  jamais  il  n'exista  d'être 
plus  sensible  à  l'émotion  et  moins  formé  pour 
l'action.  » 

«  Jean-Jacques  ne  sera  pas  vertueux.  Comment, 
subjugué  par  ses  penchants,  pourrait-il  l'être  ? 
n'ayant  toujours  pour  guide  que  son  propre  cœur, 
jamais  son  devoir  ni  sa  raison.  Comment  la  vertu, 
qui  n'est  que  travail  et  combat,  régnerait-elle  au 
sein  de  la  mollesse  et  des  doux  loisirs.  Il  sera  bon 
parce  que  la  nature  l'aura  fait  tel  ;  il  fera  du  bien, 
parce  qu'il  lui  sera  doux  d'en  faire.  Mais  s'il  s'agis- 
sait de  combattre  ses  plus  chers  désirs  et  de  déchi- 
rer son  cœur  pour  remplir  son  devoir,  le  ferait-il 
aussi?  C'est  douteux.  La  loi  de  la  nature,  sa  voix 
du  moins  ne  s'étend  pas  jusque-là.  Il  en  faut  une 
autre  alors  qui  commande,  et  que  la  nature  se 
taise.   » 

Pour  compléter  le  portrait  qu'il  fait  de  lui-même, 
on  pourrait  y  ajouter  quelques  traits  d'un  morceau 
destiné  peut-être  à  faire  partie  des  Dialogues. 
«  J'étais  fait  pour  être  le  meilleur  ami  qui  fût  jamais  ; 
mais  celui  qui  devait  me  répondre  est  encore  à 
venir...  Pour  de  l'argent  et  des  services,  ils  sont 
toujours  prêts  ;  j'ai  beau  refuser  ou  mal  recevoir, 
ils  ne  se  rebutent  point  et  m'importunent  sans  cesse 
de  sollicitations  qui  me  sont  insupportables.  Je  suis 
accablé  de  choses  dont  je  ne  me  soucie  pas  ;  les 
seules  qu'ils  me  refusent  sont  les  seules  qui  me 
seraient  douces;  un  sentiment  doux,  un  tendre 
épanchement  est  encore  à  venir  de  leur  part,  et  l'on 
dirait  qu'ils  prodiguent  leur  fortune  et  leur  temps 
pour  épargner  leurs  cœurs...  De  quelque  prix  que 
soit  un  présent ,  et  quoi  qu'il  coûte  à  celui  qui 
l'offre,  comme  il  me  coûte  encore  plus  à  recevoir, 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


541 


c'est  celui  dont  il  vient  qui  m'est  redevable.  C'est 
à  lui  de  n'être  pas  un  ingrat1.  » 

Sans  vouloir  souscrire  à  tous  les  traits  de  ces 
tableaux,  il  est  certain  que  nous  n'aurions  pas  été 
partout  aussi  sévère  que  Rousseau  l'est  contre  lui- 
même.  Mais  il  est  bien  certain  aussi  qu'il  n'aurait 
pas  souffert  patiemment  que  tout  autre  eût  dit  de 
lui  la  centième  partie  de  ce  qu'il  en  disait  lui- 
même. 

S'il  semble  d'ailleurs  faire  bon  marché  de  sa 
personne,  il  compte  sur  ses  livres  pour  le  réhabi- 
liter auprès  de  tout  homme  ami  de  la  justice  et  de 
l'honnêteté2.  Cependant  il  reconnaît  que,  d'un  autre 
côté,  ils  contiennent  aussi  le  secret  de  toutes  les 
haines  qui  se  sont  amassées  contre  lui.  Il  a  dit  la 
vérité  à  tous  ;  aussi  s'est-il  aliéné  tout  le  monde. 
Mais  comme,  dans  ses  livres,  on  découvre  bien, 
dit-il,  l'homme  sous  l'écrit;  comme  on  y  voit  la 
grandeur  et  la  vérité  de  ses  principes,  l'honnêteté 
de  ses  mœurs,  la  bonté  de  son  cœur!...  A  qui- 
conque douterait  de  ses  mœurs  et  de  sa  conduite, 
ses  livres  sont  là  pour  répondre;  qu'on  les  lise,  et 
surtout  qu'on  les  compare  avec  les  critiques  qui  lui 
ont  été  adressées,  avec  les  trames  qui  ont  été  our- 
dies contre  lui!  Mais  arrêtons-nous  :  quand  il  est  à 
l'article  des  complots  il  n'a  plus  sa  raison. 

Il  fallait  que  tout  fût  singulier  dans  ce  livre  des 
Dialogues,  fruit  de  quatre  années  d'un  douloureux 
travail.  Jean-Jacques  a  fait  lui-même  l'histoire  des 
moyens  qu'il  tenta  pour  en  assurer  la  publication 3. 


1.  Mon  portrait.  Morceaux 
tirés  des  f ,  agments  épars  dans 
la  bibliothèque  deNeufchâtel. 
Publié     par      Streickeisen- 


MOULTOU,  Œuvres  et  Correspon- 
dance inédites  de  J.-J.  Rous- 
seau. —  2.  ///c  Dialogue.  —  3. 
Histoire  du  précédent  écrit. 


542  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

A  l'en  croire,  cela  n'était  pas  chose  facile.  Entouré 
d'ennemis  comme  il  l'était,  «  frappé  de  l'insigne 
duplicité  de  Duclos,  qu'il  avait  estimé  au  point  de 
lui  confier  ses  Confessions,  et  qui,  du  plus  sacré 
dépôt  de  l'amitié,  n'avait  fait  qu'un  instrument 
d'imposture  et  de  trahison;  »  n'ayant  plus  personne 
sur  qui  il  pût  compter,  il  résolut  de  se  confier  uni- 
quement à  la  Providence.  Il  imagina  à  cet  effet  de 
faire  une  copie  de  son  ouvrage  et  d'aller  la  déposer 
sur  le  grand  autel  de  l'église  Notre-Dame,  espérant 
que  le  bruit  de  cette  action  empêcherait  la  suppres- 
sion du  manuscrit,  et  peut-être  le  ferait  arriver 
jusque  sous  les  yeux  du  Roi.  Il  mit  sur  le  paquet  la 
suscription  suivante  : 

«  Dépôt  remis  à  la  Providence. 
«  Protecteur  des  opprimés,  Dieu  de  justice  et  de 
vérité,  reçois  ce  dépôt,  que  remet  sur  ton  autel  et 
confie  à  ta  Providence  un  étranger  infortuné,  seul, 
sans  appui,  sans  défenseur  sur  la  terre,  outragé, 
moqué,  diffamé,  trahi  de  toute  une  génération, 
chargé,  depuis  quinze  ans,  à  l'envi,  de  traitements 
pires  que  la  mort  et  d'indignités  inouïes  jusqu'ici 
parmi  les  humains,  sans  avoir  pu  jamais  en  ap- 
prendre au  moins  la  cause.  Toute  explication  m'est 
refusée,  toute  communication  m'est  ôtée  ;  je  n'at- 
tends plus  des  hommes,  aigris  par  leur  propre  in- 
justice ,  qu'affronts  ,  mensonges  ,  trahisons.  Provi- 
dence éternelle ,  mon  seul  espoir  est  en  toi  ;  daigne 
prendre  mon  dépôt  sous  ta  garde  et  le  faire  tomber 
en  des  mains  jeunes  et  fidèles,  qui  le  transmettent 
exempt  de  fraudes  à  une  meilleure  génération.  » 

Au  verso  était  écrit  un  appel  désespéré  à  qui- 
conque deviendrait  l'arbitre  de  l'ouvrage.  Puis,  le 
samedi  24  février  1776,  sur  les  deux  heures,  il  se 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU. 


543 


rendit  à  Notre-Dame.  Mais,  par  suite  d'une  erreur 
ou  de  toute  autre  cause,  il  trouva  les  grilles  fer- 
mées. Alors  il  est  saisi  de  vertige,  comme  un 
homme  qui  tombe  en  apoplexie  ;  tout  son  être  est 
bouleversé  ;  il  ne  sait  plus  où  il  est  et  croit  voir  le 
ciel  même  concourir  à  l'iniquité  des  hommes.  «  Je 
sortis,  dit-il,  rapidement  de  l'église,  résolu  de  n'y 
rentrer  de  mes  jours,  et  me  livrant  à  toute  mon 
agitation,  je  courus  tout  le  reste  du  jour,  errant  de 
toutes  parts,  sans  savoir  ni  où  j'étais  ni  où  j'allais, 
jusqu'à  ce  que,  n'en  pouvant  plus,  la  lassitude  et  la 
nuit  me  forcèrent  de  rentrer  chez  moi,  rendu  de  fa- 
tigue, presque  hébété  de  douleur.  » 

Cependant,  la  réflexion  lui  donnant  une  vue  plus 
nette  des  choses,  il  voulut  espérer  qu'il  existait  en- 
core au  moins  '  un  honnête  homme  dans  le  inonde 
et  porta  son  manuscrit  à  Condillac;  mais  il  fut  peu 
satisfait  de  l'accueil  qui  lui  fut  fait  et  eut  le  pres- 
sentiment d'une  nouvelle  déception.  Il  se  trompait 
cependant  ;  Condillac  se  montra  fidèle  dépositaire. 
Il  légua  le  manuscrit  à  l'abbé  de  Reyrac,  lequel  le 
rendit,  avant  de  mourir,  à  la  famille  de  Condillac. 
On  se  proposait  de  le  publier,  en  1801  ;  mais  une 
autre  personne  avait  pris  les  devants1.  Rousseau, 
en  effet,  avait  eu  l'occasion  de  voir  aussi  un  jeune 
Anglais ,  nommé  Brooke  Boothby,  qu'il  avait  eu 
pour  voisin  à  Wootton.  Cette  rencontre  lui  parut  un 
bienfait  de  la  Providence.  Il  avait  recopié  une 
partie   du  livre;   il  la  remit  à   son  jeune  ami,  lui 


1.  Bachaumont,  27  novem- 
bre 1770  (addition)  ;  10  janvier 
1783.  —  GrïMM,  Corr.  litt.,  juil- 
let 1783.  —  La  Clef  du  Cabinet 
des  Souverains,  27  fructidor  an 


VIII,  article  de  A.  Barbier. 
Ce  manuscrit  de  Rousseau  est 
actuellement  à  la  bibliothèque 
de  la   Chambre  des  députés. 


544 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


promettant  le  reste  pour  l'année  suivante.  Brooke 
Boothby  fit  paraître  à  Londres,  en  1780,  le  premier 
dialogue,  le  seul  dont  il  eût  reçut  le  dépôt1. 

Toutefois,  n'espérant  encore  rien  de  ce  côté,  Rous- 
seau s'était  avisé  d'un  autre  procédé  ;  ce  fut  d'écrire 
une  espèce  de  billet  circulaire  adressé  à  la  Nation 
française,  d'en  faire  plusieurs  copies  et  de  les  dis- 
tribuer, sur  les  promenades  et  dans  les  rues,  aux  in- 
connus dont  la  physionomie  lui  plaisait  davantage. 
La  suscription  était  :  «  A  tout  Français  aimant  en- 
core la  justice  et  la  vérité.  »  Mais,  ajoute-t-il,  tous 
refusèrent  son  billet,  comme  ne  s'adressant  pas  à 
eux.  Il  eut  beau  en  bourrer  ses  lettres ,  en  remettre 
à  ses  rares  visiteurs,  il  ne  trouva  le  placement  que 
d'un  petit  nombre  2.  Il  s'en  tint  à  la  fin  à  la  résolu- 
tion de  lire  simplement  son  écrit,  quand  il  en  trou- 
verait l'occasion,  comme  il  avait  fait  pour  les  Con- 
fessions. Tant  de  précautions  étaient,  pour  le  moins, 
superflues.  Les  Dialogues  ne  pouvaient,  comme  les 
Co?if'essions,  susciter  la  haine  et  la  crainte  ;  ils  n'ex- 
citèrent que  la  pitié. 

On  peut  rapprocher  des  efforts  que  fit  Rousseau 
pour  assurer  la  publicité  de  ses  Dialogues,  les  pré- 
cautions qu'il  avait  prises  peu  de  temps  auparavant 
pour  mettre  le  public  en  garde  contre  les  éditions 
fautives  de  ses  écrits.  Autrefois  il  avait  confiance  en 
Rey;  mais  Rey  s'étant,  lui  aussi,  rendu  coupable 
des  mêmes  altérations,  suppressions,  falsifications 
que   ses  confrères,  il  ne  resta  plus   à  Jean-Jacques 


1.  Bachaumoxt,  9  et  12  sep- 
tembre 1780.  —  2.  Ce  billet  est 
ordinairement  placé  à  la  suite 
des  Confcssio7\s;  il  serait  mieux 
à    la    suite    des  Dialogues.  — 


Voir  deux  lettres  de  Rousseau 
à  Mm>  la  C»8«  de  Saint-XX,  la 
première  sans  date,  la  deuxiè- 
me du  23  mai  1776. 


DE    JEAIS-JACQUES    ROUSSEAU.  545 

d'autre  ressource  que  de  protester  contre  toutes  les 
éditions  passées,  présentes  et  futures,  sauf  la  pre- 
mière qui  avait  été  faite  sons  ses  yeux;  de  les  désa- 
vouer, comme  n'étant  pas  son  œuvre,  et  de  répandre 
des  copies  de  sa  protestation,  dans  l'espoir  que,  sur 
le  nombre  des  personnes  auxquelles  il  l'aurait 
remise,  il  se  trouverait  au  moins  une  àme  honnête 
et  généreuse,  non  vendue  à  l'iniquité,  pour  la  sauver 
de  l'oubli  et  la  faire  passer  à  la  postérité  *. 


VI 


Les  Rêveries  sont  le  dernier  ouvrage  de  Rousseau2. 
Elles  sont  divisées  en  dix  promenades  ;  la  dixième 
est  inachevée  ;  elle  a  été  interrompue  par  la  mort 
de  l'auteur. 

Parmi  les  innovations  heureuses  que  la  littérature 
doit  à  Rousseau,  Saint-Beuve  compte  avec  raison  la 
rêverie  3.  Rousseau  fut  pour  ainsi  dire  l'inventeur  de 
ce  genre,  et,  du  premier  coup,  il  le  porta  à  un  haut 
degré  de  perfection.  Nous  avons  cité  ailleurs  la  cin- 
quième promenade,  consacrée  à  la  description  de 
l'Ile  Saint-Pierre,  comme  un  bijou  de  grâce  et  un 
modèle  achevé  de  littérature  descriptive  4.  Malheu- 
reusement, toutes  ne  valent  pas  celle-là,  et  l'on  y 
rencontre  trop  souvent  des  traces  de  l'esprit  ma- 
lade   et  chagrin  du   malheureux   Jean-Jacques.    Le 


1.  Déclaration  de  J.-J.  Rous- 
seau, relative  à  diverses  réim- 
pressions de  ses  ouvrages,  en 
date  du  23  janvier  1774.  —  2. 
Les  Rêveries  d'un  promeneur  so- 
litaire.   Aux   œuvres  de  J.-J. 


Rousseau  ;  plus  un  fragment 
inédit  publié  en  1853  par  A.  de 
Bougv.  —  3.  Sainte-Beuve, 
Les  Lundis,  1850;  Les  Confes- 
sions de  J.-J.  Rousseau.  —  4. 
Voir  le  ch.  xxv. 

35 


546  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

retour  sur  lui-même  ne  lui  valait  rien,  et  il  y  reve- 
nait sans  cesse.  Cependant  la  plaie  paraît  un  peu 
moins  saignante  ici  que  dans  les  Dialogues.  Aurait- 
il  donc,  dans  ses  derniers  jours,  recouvré  un  peu, 
bien  peu,  de  paix  et  de  calme?  Se  serait-il  approché 
de  cet  état  d'indifférence  et  de  mort  à  toutes  choses 
auquel  il  aspirait  et  qu'il  dit  avoir  atteint  '  ? 

Les  Rêveries  sont  encore  une  sorte  d'addition  aux 
Confessions ,  et  une  addition  presque  sans  faits. 
L'auteur  veut  étudier  l'état  de  son  âme,  dans  la  si- 
tuation unique  que  lui  ont  faite  ses  ennemis.  On  ai- 
merait à  voir  ses  méditations  appuyées  sur  un  plus 
grand  nombre  de  réalités  visibles  et  palpables.  Il  a 
bien  eu  le  projet  d'écrire  la  suite  de  ses  Confes- 
sions ;  mais  à  quoi  bon?  N'est-il  pas  mort  au 
monde,  et  ne  veut-il  pas  lui  rester  à  jamais  indiffé- 
rent? Faut-il  relever  de  nouveau  la  persistance  avec 
laquelle  il  insiste  sur  sa  conduite  toute  de  sensation 
actuelle  et  d'impulsion  naturelle,  sans  que  le  devoir 
et  la  vertu  y  aient  aucune  part?  «  C'est  mon  naturel 
ardent  qui  m'agite,  dit-il;  c'est  mon  naturel  indo- 
lent qui  m'apaise.  Je  cède  à  toutes  les  impulsions 
présentes  ;  tout  choc  me  donne  un  mouvement  vif 
et  court  ;  sitôt  qu'il  n'y  a  plus  de  choc,  le  mouve- 
ment cesse  ;  rien  de  communiqué  ne  peut  se  pro- 
longer en  moi2. 

Autre  pensée  qui  revient  plusieurs  fois  sous  sa 
plume.  11  n'a  point  fait  de  bonnes  actions  ;  cela  lui 
eût  été  doux  ;  mais  on  lui  a  rendu  le  bien  impos- 
sible par  les  persécutions  qu'on  lui  a  fait  subir. 
C'est  un   défaut   commun    de   rejeter   sur   autrui  la 


1.   Rêveries,  passini ;  et  no-   i   2.  Rêveries.  9e  Promenade, 
ta  m  ment    8e    Promenade.    — 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  547 

responsabilité  de  ses  fautes  ;  niais  qui  a  empêché 
Rousseau  de  bien  faire,  sinon  lui-même,  ses  pas- 
sions, ses  faux  systèmes,  sa  paresse,  sa  faiblesse 
surtout?  Il  fut  toujours  si  jaloux  de  sa  liberté  et  de 
son  indépendance  ;  n'aurait-il  donc  sacrilié  que  sa 
liberté  de  faire  le  bien?  Cela  prouverait  qu'il  n'y 
tenait  pas  beaucoup. 

Jean-Jacques  revient  de  temps  à  autre  sur  son 
passé  ;  il  cite  deux  ou  trois  traits  dont  il  n'avait 
rien  dit  dans  les  Confessions  ;  il  parle  de  ses  jeunes 
années,  de  ses  relations  avec  les  philosophes,  de  sa 
réforme,  de  ses  ouvrages,  de  ses  enfants,  de  l'af- 
faire Bovier  ;  nous  avons  parlé  nous-mème  de 
toutes  ces  choses  en  leur  temps.  Mais  il  en  est  une 
qui  nous  a  serré  le  cœur;  c'est  sa  dernière  pensée: 
«  Aujourd'hui,  jour  de  Pâques  fleuries,  dit-il,  il  y  a 
précisément  cinquante  ans  de  ma  première  con- 
naissance avec  Mmo  de  Warens  (c'était  par  consé- 
quent le  12  avril  1778,  moins  de  trois  mois  avant 
sa  mort).  Il  n'y  a  pas  de  temps  ou  je  ne  me  rap- 
pelle avec  joie  et  attendrissement  cet  unique  et 
court  temps  de  ma  vie,  ou  je  fus  moi  pleinement, 
sans  mélange  et  sans  obstacle,  et  où  je  puis  vérita- 
blement dire  avoir  vécu1.  »  Ainsi,  jusqu'au  bord  de 
la  tombe,  il  garde,  au  moins  comme  un  souvenir 
précieux,  les  souillures  de  sa  jeunesse.  Il  a  beau- 
coup parlé  de  morale  ;  voilà  sa  morale,  alors  même 
que  les  glaces  de  l'âme  ont  dû  calmer  ses  sens. 

Parmi  les  faits  récents  que  Jean-Jacques  cite 
dans  ses  Rêveries,  il  y  en  a  fort  peu  qui  méritent 
d'être  rapportés.  Que  nous  importe  qu'il  ait  donné 
des  oublies   à  une  pension  de  petites  filles,  ou  fait 

1.  /0e  Promenade. 


548  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

la  conversation  avec  des  invalides?  Le  seul  événe- 
ment intéressant  qu'il  raconte  a  trait  à  un  accident 
qui  lui  arriva  le  jeudi  24  octobre  1776  \  Il  revenait 
d'une  excursion  botanique  du  côté  de  Charonne, 
rêvant  à  sa  vie  innocente  et  à  ses  infortunes,  quand, 
à  la  descente  de  Ménilmontant,  il  fut  renversé  par  le 
chien  du  comte  de  Saint-Fargeau.  Sa  chute  fut  d'une 
violence  extrême.  Etourdi  du  coup,  il  resta  long- 
temps sans  connaissance  et  eut  -beaucoup  de  peine 
à  se  reconnaître.  Cependant  il  s'en  retourna  assez 
légèrement  chez  lui,  tout  en  crachant  beaucoup  de 
sang.  Il  passa  la  nuit  sans  connaître  encore  ni 
sentir  son  mal;  mais  le  lendemain,  voici  ce  qu'il 
trouva  :  il  avait  la  lèvre  supérieure  fendue  jusqu'au 
nez,  quatre  dents  enfoncées  à  la  mâchoire  supé- 
rieure, le  visage  enflé  et  meurtri,  le  pouce  droit 
foulé,  le  pouce  gauche  blessé  grièvement,  le  bras 
gauche  foulé,  le  genou  gauche  enflé  et  contusionné, 
et,  avec  tout  ce  fracas,  rien  de  brisé,  pas  même  une 
dent.  Nous  respectons  le  récit  de  Rousseau  ;  celui 
de  Griinm  est  un  peu  différent  et  beaucoup  moins 
dramatique2.  Le  lendemain,  Corancez  trouva  à  son 
ami  beaucoup  de  lièvre.  Le  pauvre  Jean-Jacques 
avait  le  visage  tout  enflé  et  couvert  de  petites 
bandes  de  papier,  qu'il  avait  fait  coller  sur  ses 
blessures.  Il  n'y  avait  pas  moyen  de  prêter  au  chien 
des  vues  malfaisantes  et  des  projets  médités  ;  aussi, 
était-il  le  premier  à  l'excuser,  ce  qu'il  n'aurait  sans 
doute  pas  fait  pour  un  homme.  Jamais  il  n'avait  eu 
plus  de  raison  pour  s'affliger.  «  Cependant,  dit  Co- 
rancez, le  cours  de  la  conversation  nous  amena  tous 
deux  à  des  propos  si  gais,  que  le  malheureux,  dont 

1.  2e  Promenade.   —  2.    Corresp.  litt.,  novembre  1776. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  549 

le  rire  rouvrait  toutes  les  plaies,  me  demanda  grâce 
avec  des  instances  réitérées1.  » 


Vil 


Les  années  se  succédaient  ;  il  y  avait  sept  ans 
que  Rousseau  était  à  Paris  ;  jamais  il  n'était  resté 
si  longtemps  dans  le  même  lieu.  A.  la  fin,  cepen- 
dant, son  humeur  vagabonde  le  reprit.  Il  était  de- 
venu plus  souffrant;  il  travaillait  mpins  ;  par  suite, 
il  s'ennuyait  et  ses  ressources  diminuaient  ;  bientôt 
il  songea  à  aller  s'établir  ailleurs.  Le  motif  ou  le 
prétexte  fut,  comme  toujours,  sa  santé  ;  il  y  joignit 
la  santé  de  Thérèse.  L'un  et  l'autre  devenaient 
vieux;  il  n'était  pas  étonnant  qu'ils  subissent  les 
effets  de  l'âge.  Jean-Jacques,  naturellement,  n'eut 
rien  de  plus  pressé  que  de  pousser  les  choses  au 
pis  :  sa  femme  malade,  lui-même  empêché  de  la 
soigner  par  ses  infirmités,  la  solitude,  l'abandon, 
tous  les  maux  à  la  fois.  Il  avait  voulu  prendre  une 
servante;  l'essai  n'avait  pas  réussi.  Pourquoi?  Ils 
étaient  donc  bien  exigeants.  Comme  conclusion,  il 
demandait  qu'on  voulût  bien,  moyennant  l'abandon 
de  tout  ce  qu'ils  possédaient,  les  recueillir  «  en 
clôture  formelle  ou  en  apparente  liberté,  dans  un 
hôpital  ou  dans  un  désert  ;  avec  des  gens  doux  ou 
durs,  faux  ou  francs  (si  de  ceux-ci  il  en  est  encore). 
Je  consens  à  tout,  dit-il,  pourvu  qu'on  rende  à  ma 
femme  les  soins  que  son  état  exige ,  et  qu'on  me 
donne  le  couvert,  le  vêtement  le  plus  simple  et  la 
nourriture  la  plus  sobre  jusqu'à  latin  de  mes  jours, 

1.  CORANCEZ,  De  J.-J.  Rousseau,  etc. 


550 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


sans  que  je   ne  sois  plus  obligé   de   m'occuper  de 
rien'.  » 

La  faveur  qu'il  sollicitait  ne  lui  fut  pas  accordée, 
mais  il  ne  tarda  pas  à  trouver  beaucoup  mieux.  Au 
fond,  ce  qu'il  désirait,  c'était  la  campagne.  Quand 
on  le  sut,  ses  amis,  et  même  des  étrangers  s'em- 
pressèrent à  l'envi  pour  le  satisfaire.  Il  aurait  dû 
s'apercevoir  à  la  fin  que  le  inonde  n'était  pas  si 
acharné  à  sa  perte.  Dès  1776,  le  comte  d'O,  qui  ne 
le  connaissait  nullement,  lui  avait  offert  un  asile2. 
Nous  ne  citons  cette  proposition  que  pour  mémoire  ; 
mais  on  lui  en  Fit  d'autres,  en  1777.  Un  jeune  che- 
valier de  Malte,  nommé  Flaman ville,  mit  à  sa  dis- 
position un  vieux  château  au  bord  de  la  mer,  en 
Picardie  ou  en  Normandie3.  Le  commandeur  de 
Ménon  lui  offrit  une  habitation  à  Lyon.  Son  vieil 
ami,  le  comte  Duprat,  lui  proposa,  nous  ne  savons 
où,  une  retraite  qui  n'avait  d'autre  inconvénient  que 
d'être  lointaine.  Rousseau  l'accepta  avec  reconnais- 
sance, consentit  à  changer  de  nom,  et  même  à  aller 
à  la  messe,  à  la  condition  toutefois  de  ne  pas  se 
faire  passer  pour  catholique.  Cependant  la  lon- 
gueur du  voyage,  qui  d'abord  lui  avait  fait  différer 
le  départ,  l'engagea  à  y  renoncer  à  la  fin.  Il  n'avait 
au  monde  que  deux  pensées,  sa  femme  et  son  her- 
bier ;  il  ne  voulut  pas  exposer  Thérèse  à  des  fa-, 
tigues  qui  pouvaient  être  au-dessus  de  ses  forces  4. 


1.  Mémoire  remis  par  Rous- 
seau à  diverses  personnes,  au 
mois  de  février  1777,  et  trouvé 
dans  les  papiers  du  comte  Du- 
prat. —  2.  Lettre,  de  Rousseau 
au  comte  d'O,  1776.  Nous  ac- 
ceptons la  date  de  1776,  indi- 
quée par  Musset-Pathay.  Est- 
elle certaine,  et  ne  serait-il 


pas  mieux,  en  la  reculant 
d'une  année,  de  rattacher  les 
propositions  du  comte  d'O  aux 
autres  offres  qui  furent  faites 
à  Rousseau  un  peu  plus  tard? 
—  3.  GOrancez,  DeJ.-J.  Rous- 
seau. —  k.  Lettre  de  Rousseau  au 
comte  Duprat,  s.  d. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  551 

Sur  ces  entrefaites  (railleurs,  Corancez  avait  mis 
en  avant  un  autre  projet.  Il  s'agissait  d'un  petit  lo- 
gement à  Sceaux,  à  la  porte  de  Paris.  Rousseau 
commença  par  se  faire  prier,  puis  finit  par  accepter 
cette  proposition,  comme  il  venait  d'en  accepter  une 
autre.  Corancez  donc  comptait  sur  lui  et  fit  ses  ar- 
rangements en  conséquence;  mais,  quand  il  revint 
pour  le  voir,  il  le  trouva  parti.  Thérèse,  qui  était 
encore  là,  dit  qu'il  était  simplement  sorti;  mais 
Corancez  ne  tarda  pas  à  savoir  qu'un  nouvel  ami, 
le  marquis  de  Girardin ,  accompagné  du  médecin 
Le  Bègue  de  Presle,  était  venu  le  trouver,  lui  avait 
fait  ses  offres,  l'avait  promptement  décidé  et  presque 
aussi  promptement  emmené1. 

1    Corancez,  De  J.-J.  fious-   !  jours  deJ.-J.  Rousseau  (25  août 
seau.  —Le  Bègue  de  Presle,    I   1776). 
Relation  ou  Notice  des  derniers    , 


CHAPITRE   XXXI 

Du  20  mai  au  2  juillet  1778. 


Sommaire  :  I.  Installation  de  Rousseau  à  Ermenonville.  —  Mort  de 
Voltaire.  —  Occupations  de  Rousseau  :  la  botanique,  —  la  musique,  — 
la  promenade.  —  Visite  de  Moultou  :  Rousseau  lui  remet  ses  Confes- 
sions et  d'autres  manuscrits. 

11.  Mort  de  Rousseau.  —  Récit  de  Le  Bègue  de  Presle.  —  Récit  de 
Thérèse.  —  Bruits  de  suicide.  —  Preuves  établissant  la  mort  natu- 
relle. 


I 


Rousseau  arriva  à  Ermenonville  le  20  mai  1778. 
Il  n'avait  dû  venir  d'abord  que  pour  quelques  jours, 
afin  de  juger  si  l'installation  lui  conviendrait.  Com- 
ment ne  lui  aurait-elle  pas  plu  ?  C'était  le  change- 
ment, c'était  la  campagne.  Dès  avant  le  départ,  son 
impatience  presse  ses  hôtes;  il  voudrait  que  tout  fût 
prêt  en  un  jour.  Pendant  la  route,  il  se  livre  à  la 
joie  la  plus  vive  ;  à  la  vue  de  la  forêt  qui  précède 
le  château,  il  n'est  plus  possible  de  le  retenir  en 
voiture  :  «  Non,  dit-il,  il  y  a  si  longtemps  que  je 
n'ai  pu  voir  un  arbre  qui  ne  fût  couvert  de  fumée 
et  de  poussière  ;  ceux-ci  sont  si  frais  !  »  En  arrivant, 
il  se  jette  dans  les  bras  de  Girardin.  «  Il  y  a  si 
longtemps,  s'écrie-t-il,  que  mon  cœur  me  faisait 
désirer  de  venir  ici;  et  mes  yeux  me  font  désirer 
actuellement  d'y  rester  toute  ma  vie.  Vous  voyez 
mes  larmes;  ce  sont  les  seules  de  joie  que  j'aie  ver- 
sées depuis  bien  longtemps,  et  je  sens  qu'elles  me 
rappellent  à  la  vie.  » 


LA.  VIE  ET   LES  ŒUVRES   DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.    553 

Le  domaine  d'Ermenonville,  situé  à  10  lieues  de 
Paris,  non  loin  de  Senlis,  était  d'une  grande  beauté. 
On  prétend  que  Girardin  avait  fait  pour  l'embellir 
3  millions  de  dépenses.  Il  était  surtout  renommé 
pour  ses  jardins.  Girardin  sentait  toutefois  que  ce 
n'était  pas  par  ces  magnificences  qu'il  séduirait 
Rousseau,  et  il  avait  rêvé  de  lui  arranger  un  petit 
logement  à  son  goût  :  maison  simple  et  commode, 
couverte  en  chaume,  rappelant  par  sa  disposition 
l'Elysée  de  Clarens  ;  mais  rien  n'était  prêt.  Il  ins- 
talla son  hôte,  en  attendant,  dans  un  pavillon  séparé 
du  château  par  des  arbres.  Ce  provisoire  lui-même 
parut  charmant  à  Jean-Jacques.  Il  écrivit  à  Thérèse 
de  venir  le  rejoindre  au  plus  tôt.  Elle  eut  vite  fait 
de  vendre  leur  chétif  mobilier  ;  sauf  l'herbier,  il  y 
avait  peu  de  choses  à  emporter  ;  dès  le  mardi  sui- 
vant, elle  était  dans  les  bras  de  son  mari. 

On  a  révoqué  en  doute  la  satisfaction  de  Rousseau, 
et  l'on  a  été  jusqu'à  qualifier  son  départ  d'évasion. 
La  police,  émue  du  scandale  des  Confessions,  lui 
aurait  conseillé  de  quitter  Paris,  s'il  voulait  se  sous- 
traire aux  recherches  '.  Mais  la  police  s'occupait 
fort  peu  de  lui,  et  les  Confessions  ne  causaient  aucun 
scandale.  Il  ne  parait  pas,  en  effet,  que  depuis  ses 
lectures  de  1771,  il  les  ait  communiquées  à  per- 
sonne, sauf  peut-être  à  quelques  amis  intimes  et 
discrets,  Mmo  de  Créqui,  par  exemple.  Ce  qu'on 
avait  imprimé  à  l'étranger,  sous  le  titre  de  Confes- 
sions de  Je  an- Jacques  Rousseau,  n'était  qu'un  recueil 
de  lettres  publiées   contre   son  gré 2.    Il  est  certain 

1.    Bachaumont,   22    et   26   .   2.  Le  Bègue  de  Presle,  Rela- 


juin  1778;  —  Grimm,  Correspon- 
dance littéraire,  9  mars  1779. — 


Lion,  etc. 


554 


LA.    VIE    ET   LES    ŒUVRES 


qu'il  partit  librement  et  sans  autres  motifs  que  son 
goût  pour  le  changement,  son  amour  pour  la  cam- 
pagne, sa  passion  pour  la  botanique,  enfin  son  désir 
de  se  ménager  pour  sa  vieillesse,  alors  qu'il  lui  en 
coûtait  de  travailler  pour  vivre,  une  existence  con- 
fortable, auprès  d'une  famille  riche  qui  ne  le  lais- 
serait manquer  de  rien. 

Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  se  soit  trouvé  parfaite- 
ment heureux.  Le  bonheur  n'était  pas  compatible 
avec  son  caractère,  et  les  premiers  moments  d'exal- 
tation passés,  il  dut  retomber  dans  cette  humeur 
morose  qui  faisait  son  malheur  et  le  désespoir  des 
personnes  qui  l'entouraient.  Girardin  ne  parle  que 
de  son  contentement;  mais  Girardin,  qui  assurément 
avait  le  plus  grand  désir  de  le  rendre  heureux  et 
un  intérêt  évident  à  faire  croire  qu'il  l'était  en 
effet,  put  bien  prendre  ses  désirs  pour  des  réalités1. 
Gorancez,  au  contraire,  piqué  de  n'avoir  pas  été 
préféré  à  Girardin,  ne  peut  s'empêcher  de  prétendre 
que  Rousseau  se  trouva  malheureux  à  Ermenonville  ; 
il  ne  songe  pas  qu'il  l'aurait  été  aussi  partout 
ailleurs.  A  l'en  croire,  Flamanville  ayant  été  le  voir, 
revint  navré  de  son  état  et  chargé  de  lui  trouver 
une  place  à  l'hôpital2.  D'Escherny  partage  l'opinion 
de  Gorancez;  mais  son  récit  est  bien  vague3  et  four- 
mille d'erreurs.  Enfin  Thérèse  elle-même  a  déclaré 
que  son  mari,  repris  au  bout  de  peu  de  temps  de  ses 
anciennes  craintes,  aurait  insisté  pour  revenir  à 
Paris  et    qu'elle   n'aurait  cédé  qu'aux  instances  de 


1.  Lettre  du  marquis  de  Gi- 
rardin à  Rey,  8  août  1778;  — 
Relation  de  Le  BÈGUE.  —  2. 
CORANCEZ,  De  J.-J.  Rousseau. 
—   3.    D'ESCHERNY,    De    J.-J. 


Rousseau  et  des  philosophes  du 
xvme  siècle,  ch.  xxiv.  Voir 
aussi  QUESNÉ ,  Particularités 
médites  sur  J.-J.  Rousseau. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


555 


Girardin.  qui  l'aurait  priée  plusieurs  fois  à  genoux 
de  rester1.  Mais  Thérèse  était  mal  avec  Girardin,  et 
ses  paroles  ne  sont  pas  toujours  véridiques.  En 
somme,  nous  n'avons  sur  ce  point  que  des  témoi- 
gnages intéressés  ou  peu  concluants,  qu'il  est  facile 
d'ailleurs  d'accorder  en  considérant  que  Rousseau 
dut  avoir  ses  alternatives  de  joie  et  de  tristesse. 

Au  moment  où  Rousseau  se  disposait  à  quitter 
Paris,  Voltaire  y  était  accueilli  et  fêté  comme  un 
demi-Dieu,  mais  ne  tardait  pas  à  y  mourir,  ac- 
cablé, en  quelque  sorte,  sous  le  poids  de  ses  triom- 
phes. On  a  dit  que  Jean-Jacques  avait  hâté  son 
départ  pour  n'être  pas  témoin  des  honneurs  rendus 
à  son  rival  ;  cela  n'entrait  guère  dans  son  caractère. 
Quelque  temps  à  l'avance,  il  avait  fait  sur  lui  le 
quatrain  suivant,  qui  aurait  pu  lui  servir  d'épi- 
taphe  : 

Plus  bel  esprit  que  grand  génie, 

Sans  loi,  sans  mœurs  et  sans  vertu, 

Il  est  mort  comme  il  a  vécu, 

Couvert  de  gloire  et  d'infamie2. 

Il  parait  que  la  mort  de  Voltaire  l'affecta  vive- 
ment. «  Je  sens,  dit-il,  que  mon  existence  était  atta- 
chée à  la  sienne.  Il  est  mort,  je  ne  tarderai  pas  à  le 
suivre  3.   » 

Rousseau  était  venu  à  Ermenonville  pour  se 
livrer  à  la  botanique  :  il  n'y  fit,  en  effet,  guère  autre 
chose.  Dès  le  matin,  il  partait  pour  herboriser, 
revenait  déjeuner,  et  souvent  repartait  jusqu'au  soir. 
Il  enseignait  la  botanique  à  un  des  fils  de  Girardin, 


1.  Lettre  de  Thérèse  à  Coran- 
cez,  27  prairial  an  VI.  —  2. 
GRIMM,     Correspondance    litté- 


raire, juin  1778.  —  3.  Lettre  de 
Stanislas  de  Girardin  à  Musset- 
Pathay,  8  juin  1824. 


556  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

âgé  de  dix  ans  ;  il  l'emmenait  quelquefois  avec  lui 
et  l'appelait  son  petit  gouverneur.  Il  avait  entrepris 
de  recueillir  toute  la  flore  du  pays. 

Le  soir,  il  dinait  souvent  au  château.  On  allait 
ensuite  à  la  promenade  en  famille.  Le  plus  souvent 
on  se  rendait  au  verger  où  l'on  disposait  sa  chau- 
mière. 

Jean-Jacques  se  livrait  alors  avec  ivresse  à  sa 
passion  pour  la  nature  et  se  laissait  aller  aux  joies 
les  plus  enfantines.  Tantôt  il  attirait  avec  du  pain 
les  oiseaux  et  les  poissons  ;  d'autres  fois  on  prenait 
le  bateau,  et  son  ardeur  à  ramer  lui  avait  fait 
donner  le  nom  d'amiral  d'eau  douce.  Souvent  aussi 
on  faisait  de  la  musique.  Un  soir,  à  10  heures, 
Girardin  imagina  de  lui  faire  donner  par  des  musi- 
ciens venus  de  Paris  un  concert  dans  une  île  située 
au  milieu  du  parc  et  qu'on  appelait  l'ile  des  Peu- 
pliers. Il  parait  que  Rouseau  fut  tellement  ému  de 
cette  attention  qu'il  s'écria  :  «  Ah!  M.  de  Girardin, 
quand  je  mourrai,  je  désire  que  cette  place  recueille 
mes  cendres.  »  Huit  jours  après,  son  vœu  était 
rempli  ' . 

On  prétend  que  les  vieillards  et  les  mourants  se 
complaisent  dans  les  projets.  Jean-Jacques  en  fai- 
sait beaucoup  pour  l'hiver  suivant  :  c'était  son  her- 
bier à  arranger;  c'étaient  les  cryptogames,  mousses 
et  champignons  à  étudier  ;  c'était  son  opéra  de 
Daphnis  et  Chloé,  c'était  la  suite  d'Emile  à  terminer. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  la  bienfaisance  de 
Rousseau  ;  nous  pouvons  la  mentionner  encore.  Non 
seulement  il  était  généreux  de  sa  bourse,  mais  il 
l'était  de  sa  personne,  ne  ménageant  ni  les  leçons  à 

1.  QUESNÉ  ,  Particularités,  etc. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


557 


l'enfance,  ni  les  conseils  aux  mères  (on  ne  nous  dit 
pas  quelle  était  la  nature  de  ces  leçons  et  de  ces 
conseils),  portant  des  secours  aux  malades,  sollici- 
tant des  remises  de  peines  des  justices  seigneuriales, 
s'occupant,  de  concert  avec  Mm0  de  Girardin,  des 
moyens  de  soulager  l'infortune1. 

Cette  vie  douce,  paisible,  en  dehors  du  monde, 
lui  plaisait  ;  la  monotonie  en  fut  cependant  rompue 
un  jour  d'une  façon  bien  agréable  :  il  reçut  la  visite 
de  Moultou.  Rousseau  était  depuis  longtemps  en 
froid  avec  Moultou  ;  il  y  avait  huit  ans  qu'il  ne  lui 
avait  écrit  ;  il  désirait  cependant  le  voir,  et  quand 
cet  ami  des  vieux  temps  put  réaliser  son  voyage, 
toutes  les  préventions  furent  promptement  dissipées. 
Il  donna  alors  à  Moultou  la  plus  grande  marque  de 
confiance  et  lui  remit  tous  ses  papiers  et  ses  manus- 
crits. Cependant,  comme  il  avait  deux  copies  des 
Co)ifessions,  il  en  garda  une  pour  lui  ;  il  recom- 
manda à  son  ami  en  lui  donnant  l'autre,  de  ne  les 
publier  qu'au  xix°  siècle  et  après  la  mort  des  per- 
sonnes qui  y  étaient  nommées  ;  il  lui  laissait  néan- 
moins l'autorisation  d'avancer  cette  époque ,  si 
quelque  circonstance  imprévue  l'exigeait  2.  La 
veille   il   avait  eu   des  vertiges  qui  lui  avaient  fait 


1.  Voir  pour  tous  ces  dé- 
tails :  Relation  de  Le  BÈGUE  DE 
Preple  ;  —  Lettre  de  Stanislas 
de  Girardin  à  Musset-Pathay  ;  — 
Lettre  du  marquis  de  Girardin 
à  Sophie,  comtesse  de  X.,  en 
juillet  1778.  —  2.  Œuvres  et 
Correspondance  inédites  de  J.-J. 
Rousseau,  publiées  par  Strec- 
keisen-Moui.tou.  Introduc- 
tion. Cette  dernière  phrase 
du    petit-ûls   de    Moultou    a 


bien  l'air  d'être  placée  là  tout 
exprès  pour  servir  d'excuse  à 
la  publication  anticipée  des 
Confessions.  Girardin  au  con- 
traire {Lettre  à  Rey),  d'accord 
en  cela  avec  la  volonté  autre- 
fois exprimée  par  Rousseau, 
dit  que,  dans  aucun  cas,  on  ne 
pourrait  devancer  l'époque  fi- 
xée et  traite  d'infamie  la  vo- 
lonté de  le  faire. 


558  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

craindre]pour  ses  jours,  circonstance  qui  augmenta 
encore  la  solennité  de  la  remise  et  l'émotion  qui 
l'accompagna  de  paît  et  d'autre. 


Il 


Ces  accidents  étaient-ils  le  symptôme  avant-cou- 
reur d'une  mort  prochaine  ?  En  tout  cas,  ils  n'empê- 
chaient pas  Jean-Jacques  de  se  livrer  à  ses  occupa- 
tions ordinaires.  Le  2  juillet,  il  partit  encore  dès 
5  heures  du  matin,  suivant  son  habitude,  mais  il 
fut  plusieurs  fois  obligé  de  s'asseoir.  Il  rentra  à 
7  heures  pour  déjeuner,  prit  une  tasse  de  café 
au  lait,  et  à  8  heures,  se  trouva  sérieusement 
malade.  Le  médecin,  Le  Bègue  de  Presle,  à  donné 
la  relation  détaillée  de  ses  derniers  moments  ;  il  dit 
tenir  ses  renseignements  de  Thérèse.  Son  récit, 
beaucoup  trop  dramatique,  est  visiblement  arrangé. 
Thérèse,  vingt  ans  après  l'événement,  en  a  fait  un 
autre,  sensiblement  différent  et  beaucoup  plus 
simple.  Commençons  par  reproduire,  en  l'abrégeant, 
celui  de  Le  Bègue. 

Thérèse  entendant  son  mari  se  plaindre,  le  trouva 
assis,  le  visage  défait,  le  coude  appuyé  sur  une 
commode.  «  Je  sens,  dit-il,  une  grande  anxiété  et  des 
douleurs  de  coliques.  »  Mmu  de  Girardin  prévenue 
aussitôt,  accourut  sous  un  prétexte  de  musique. 
«  Madame,  dit-il  tranquillement,  vous  ne  venez  pas 
pour  la  musique  ;  je  suis  très  sensible  à  vos  bontés, 
mais  je  me  trouve  incommodé  et  je  vous  supplie  de 
m'accorder  la  grâce  de  rester  seul  avec  ma  femme, 
à  qui  j'ai  beaucoup  de  choses  à  dire.  »  11  fit  alors 
fermer  la  porte  à  clef,  fit  asseoir  Thérèse  à  côté  de 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  559 

lui,  lui  demanda  ses  mains  pour  se  réchauffer,  se 
plaignit  de  ses  douleurs  croissantes,  mais  n'accepta 
pas  de  remèdes.  Puis,  faisant  ouvrir  les  fenêtres  pour 
avoir  le  bonheur  de  voir  encore  une  fois  la  verdure  : 
«  Comme  elle  est  belle,  dit-il,  que  ce  jour  est  pur  et 
serein  !  0  que  la  nature  est  grande  !  Mais  mon  bon  ami, 
dit  Mme  Rousseau  en  pleurant ,  pourquoi  dites-vous 
tout  cela?  Ma  chère  femme,  répondit-il  tranquille- 
ment, j'avais  toujours  demandé  à  Dieu  de  me  faire 
mourir  avant  vous  ;  mes  voeux  vont  être  exaucés. 
Voyez  le  soleil,  dont  il  semble  que  l'aspect  riant 
m'appelle  ;  voyez  vous-même  cette  lumière  immense. 
Voilà  Dieu  !  Oui,  Dieu  lui-même  qui  m'ouvre  son 
sein  et  qui  m'invite  enfin  à  aller  goûter  cette  joie 
éternelle  et  inaltérable  que  j'avais  tant  désirée.  Ma 
chère  femme  ne  pleurez  pas;  vous  avez  toujours 
souhaité  de  me  voir  heureux  et  je  vais  l'être.  Ne 
me  quittez  pas  un  seul  instant  ;  je  veux  que  seule 
vous  restiez  avec  moi,  et  que  seule  vous  me  fermiez 
les  yeux.  »  Et  comme  elle  voulait  le  calmer  :  «  Je 
sens,  dit-il,  dans  ma  poitrine,  des  épingles  aiguës 
qui  me  causent  des  douleurs  très  vives.  Ah  !  ma 
femme,  dit-il  encore,  qu'il  est  heureux  de  mourir, 
quand  on  n'a  rien  à  se  reprocher  !  Etre  éternel , 
l'àme  que  je  vais  te  rendre  est  aussi  pure  en  ce 
moment  qu'elle  l'était  quand  elle  sortit  de  ton  sein  ; 
fais-la  jouir  de  toute  ta  félicité.  »  Il  remercie  alors 
M.  et  Mmc  de  Girardin  de  leurs  bontés,  recommande 
de  faire  ouvrir  son  corps  et  de  faire  dresser  procès- 
verbal,  demande  qu'on  l'enterre  dans  le  jardin, 
mais  n'a  pas  de  choix  pour  la  place,  dit  qu'il  va 
accepter  des  remèdes  pour  faire  plaisir  à  sa  femme  ; 
puis  tout  à  coup  :  «  Ah  !  je  sens  dans  ma  tète  un 
coup  affreux...  Des    tenailles   qui    me    déchirent... 


560 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Être  des  Etres,  Dieu  !  (il  demeura  longtemps  les 
yeux  fixés  vers  le  ciel),  ma  chère  femme,  embras- 
sons-nous ;  aidez-moi  à  marcher  ;  menez-moi  vers 
mon  lit.  Elle  l'y  traîna  ;  il  y  resta  quelques  instants 
en  silence  ;  puis  il  voulut  descendre.  Sa  femme  l'ai- 
dait ;  il  tomba  au  milieu  de  la  chambre,  l' entraî- 
nant avec  lui.  Elle  veut  le  relever  ;  elle  le  trouve 
sans  parole  et  sans  mouvement  ;  elle  jette  des  cris  ; 
on  accourt  ;  on  enfonce  la  porte  ;  on  relève  M.  Rous- 
seau; sa  femme  lui  prend  la  main;  il  la  lui  serre, 
exhale  un  soupir  et  meurt.  Il  était  11  heures  du 
matin1.  » 

Le  second  récit,  celui  de  Thérèse,  contredit  en 
plusieurs  points  celui  qu'on  vient  de  lire.  Ainsi 
Rousseau  serait  mort  le  3  juillet  et  non  le  2  ;  il  ne 
serait  pas  sorti  le  matin,  parce  qu'il  devait  aller 
donner  à  M110  de  Girardin  une  leçon  de  musique.  Sa 
femme,  aidée  de  la  servante,  lui  aurait  apprêté  ses 
objets  de  toilette  ;  il  aurait  refusé  de  déjeuner.  Il 
avait  dîné  la  veille  au  château  ;  on  attribua  son 
indisposition  à  une  digestion  difficile.  Thérèse,  étant 
descendue ,  l'entendit  pousser  des  cris  plaintifs ,  et 
en  effet,  elle  le  trouva  couché  sur  le  carreau.  Elle 
voulut  appeler  au  secours,  il  n'y  consentit  pas,  fit 
fermer  la  porte,  ouvrir  les  fenêtres,  prit  de  l'eau 
des  Carmes  et  un  lavement.  «  Au  moment,  continue 
Thérèse,  où  je  le  croyais  bien  soulagé,  il  tomba  le 
visage  contre  terre  avec  une  telle  force  qu'il  me 
renversa  ;  je  me  relevai,  je  jetai  des  cris  perçants  ; 
la  porte  était  fermée;  M.  de  Girardin,  qui  avait  une 


1 .  Lettre  de  Le  Bègue  de  Presle, 
insérée  à  la  Corr.  litt.  de  Grimm, 
juillet  1778.   Voir   aussi  Lettre 


conforme  de  Girardin  à  Hey.  — 
Relation  de  Le  BÈGUE  de 
Presle. 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  561 

double  clé  de  notre  appartement,  entra,  et  non 
Mrae  de  Girardin.  J'étais  couverte  du  sang"  qui  cou- 
lait du  front  de  mon  mari  ;  il  est  mort  en  me  tenant 
les  mains  serrées  dans  les  siennes ,  sans  prononcer 
une  seule  parole1.  » 

Laissant  de  côté  les  différences  de  détail,  qui  sont 
assez  peu  importantes,  il  y  en  a  une  beaucoup  plus 
grave  :  c'est  que,  d'après  Thérèse .  unique  témoin 
de  l'événement,  Rousseau  serait  mort  sans  prononcer 
une  seule  parole.  Il  faudrait  ainsi  faire  le  sacrifice 
des  belles  phrases  et  des  invocations  sentimentales 
de  ses  derniers  moments.  Eh  bien,  franchement, 
nous  ne  les  regretterions  pas.  Ce  calme,  cette  paix, 
ce  témoignage  d'une  conscience  sans  tache  nous  pa- 
raissent effrayants  dans  la  bouche  d'un  homme 
comme  Rousseau.  Le  juste  lui-même  est  souvent 
pris  d'effroi  au  moment  du  terrible  passage.  N'y 
a-t-il  donc  qu'un  Rousseau  qui  n'ait  rien,  absolu- 
ment rien  à  se  reprocher  ;  qui  ne  craigne  pas  de 
réclamer  comme  un  droit  la  possession  de  Dieu  et 
de  l'éternelle  félicité  ?  Il  est  vrai  qu'il  avait  dit  à 
peu  près  la  môme  chose  dans  ses  Confessions  ;  mais 
les  deux  situations  sont  très  différentes  :  on  ne  pose 
pas  d'habitude  en  face  de  la  mort,  surtout  quand 
on  n'a  pas  d'autre  témoin  que  Thérèse  Le  Vasseur. 
Aussi,  quand  même  il  n'y  aurait  pas  dans  le  récit 
de  Le  Bègue  toute  une  mise  en  scène,  des  déclama- 
tions peu  naturelles,  des  phrases  qui  sonnent  faux, 
qui  ne  sont  guère  admissibles  chez  un  homme 
frappé   d'apoplexie,    et  que,    les    eùt-il    prononcées, 


1.  Lettre  de  Thérèse  à  Coran- 
cez,  27  praîrial  an  VI.  D'après 
Corancez  les  premières  décla- 


rations de  Thérèse  ne  concor- 
daient pas  absolument  avec 
sa  lettre. 

30 


562  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Thérèse  n'aurait  pu  ni  comprendre  ni  rapporter, 
nous  préférerions  encore  la  version  qu'elle  donna 
plus  tard,  comme  plus  honorable  pour  la  mémoire 
de  Rousseau.  Comment  se  fait-il  d'ailleurs  que  Le 
Bègue  lui-même,  dans  la  Relation  qu'il  publia  un 
mois  après  sa  lettre,  déclare  qu'il  ne  répétera  pas 
«  les  propos  faux  ou  inexacts  qu'on  attribue  à  Rous- 
seau. Mmc  Rousseau,  dit-il,  qui  était  seule  avec  lui, 
était  trop  émue  pour  les  retenir,  en  admettant  qu'il 
ait  pu  les  prononcer.  Je  me  suis  assuré  par  mes  in- 
formations qu'il  n'a  montré  ni  ostentation  ni  fai- 
blesse, mais  affection  pour  sa  femme,  confiance  en 
Girardin,  espérance  en  la  miséricorde  de  Dieu1.  » 

Enfin  il  existe  une  troisième  ou  quatrième  ver- 
sion qui,  sans  s'arrêter  aux  détails,  n'est  intéres- 
sante que  par  sa  conclusion  :  Rousseau  aurait  lui- 
même  terminé  sa  vie  par  un  suicide.  Nous  dirions 
bien  :  l'accusation  est  grave,  si  elle  venait  d'un  en- 
nemi ;  mais  elle  n'est  pas  donnée  comme  une  accu- 
sation et  a  pour  auteurs  les  meilleurs  amis  de  Rous- 
seau, Gorancez,  Mmc  de  Staël,  et  après  eux  Musset- 
Pathay.  L'un,  Corancez,  dit  qu'il  s'est  tiré  un  coup 
de  pistolet;  une  autre,  Mmc  de  Staël,  qu'il  s'est 
empoisonné,  et  Musset-Pathay,  sans  doute  pour  les 
mettre  d'accord,  déclare  qu'il  a  commencé  par 
prendre  du  poison,  et  que,  la  mort  tardant  à  venir, 
il  a  dû  avoir  recours  au  pistolet 2. 

1  Relation,  Le  Bègue,  25  août   ;    Vassy  à  Mm*   de  Staël,  et  Ré- 


1778.  —  2.  Gorancez,  De  J.-J. 
Rousseau;  —  Mme  de  Staël, 
Lettres  sur  le  caractère  et  les  ou- 
vrages de  J.-J.  Rousseau,  1789,  et 
Réponse  à  ces  lettres  par  Champ- 
Cenetz.    —   Lettre    de  Mn'°   de 


ponse  de  Mm»  de  Staël  où  elle  re- 
connaît son  erreur.  —  Musset- 
Pathay,  Histoire  de  J.-J.  Rous- 
seau.—  Lettre  de  Stanislas  de  Gi- 
rardin à  Mussel-Palhay,  et  Ré- 
ponse  de  Musset-Pathay,    1824. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  563 

Faut-il  qu'une  fois  de  plus  les  indifférents  aient  à 
défendre  Rousseau  contre  les  imputations  de  ses 
partisans  ?  Écoutons  d'abord  leurs  allégations. 

Aussitôt  que  Corancez  fut  instruit  de  la  mort  de 
son  ami,  il  accourut  en  hâte  ;  mais,  chemin  faisant, 
en  passant  par  Louvres,  village  éloigné  de  quatre 
lieues  d'Ermenonville,  il  fut  frappé  par  un  propos 
du  maître  de  poste  :  «  Qui  eût  cru,  disait  cet 
homme,  que  M.  Rousseau  se  fût  ainsi  détruit  lui- 
même  ?  »  Il  est  vrai  que  Girardin,  choqué  de  ce 
bruit,  le  combattit  de  toute  sa  force  ;  l'impression 
était  faite,  elle  resta  ineffaçable,  et  Corancez  n'eut 
d'autre  souci  que  d'en  recueillir  les  preuves.  Rous- 
seau s'était  fait  en  tombant  une  blessure  au  front  ; 
cette  blessure  devint  un  trou  profond  produit  par  la 
balle  d'un  pistolet.  On  rapporta  qu'il  avait  préparé 
et  infusé  lui-même  des  plantes  dans  son  café  ;  ces 
plantes,  en  supposant  que  le  fait  fût  certain,  ne  pou- 
vaient être  que  du  poison  ;  les  coliques  qui  sui- 
virent, les  portes  fermées,  le  refus  de  recevoir 
Mme  de  Girardin,  pour  ne  pas  la  rendre  témoin  de 
la  catastrophe  finale,  le  démontraient  largement.  Il 
se  déplaisait  à  Ermenonville,  il  avait  le  désir  d'en 
partir,  mais  ne  s'en  sentait  ni  l'énergie  ni  les 
moyens  :  nouvelles  preuves  qu'il  ne  fallait  pas  né- 
gliger. 

On  en  trouva  d'autres  depuis  :  des  conversations 
plus  ou  moins  authentiques,  un  petit  nombre  de 
lettres,  contredites  d'ailleurs  par  d'autres  plus  nom- 
breuses, les  habitudes  d'ivrognerie  et  l'infidélité  de 
Thérèse ,  les  souffrances  morales ,  la  perspective 
d'une  vieillesse  triste  et  abandonnée;  tout  cela  pa- 
rut plus  que  suffisant  pour  fonder  une  opinion  ar- 
rêtée. 


564 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


Et  nous  ne  parlons  ici  que  des  amis  ;  il  est  juste 
d'ajouter  que  les  ennemis  n'en  ont  pas  dit  beau- 
coup plus.  «  Bien  des  personnes,  dit  Fréron.  inté- 
ressées à  le  décrier  auraient  été  charmées  qu'il  se 
fût  donné  la  mort  de  ses  propres  mains  ;  mais  il  n'a 
pas  cru  devoir  procurer  cette  joie  à  ses  ennemis. 
Ce  qui  cause  leur  acharnement,  c'est  la  juste  crainte 
de  se  voir  démasquées  dans  les  mémoires  qu'il  laisse 
sur  sa  vie1.  »  Si  l'origine  des  bruits  de  suicide  n'est 
pas  là.  on  y  peut  voir  au  moins  le  secret  de  la  com- 
plaisance avec  laquelle  ils  ont  été  accueillis,  no- 
tamment par  Grimm,  et  de  la  persévérance  avec 
laquelle  ils  ont  été  propagés 2.  Bachaumont,  par 
exemple,  qui  est  d'abord  assez  peu  affirmatif,  ne  le 
devient  un  peu  plus  que  progressivement3. 

Un  bruit  qui  se  répand  tient  souvent  à  peu  de 
chose.  Voilà  un  homme  très  excentrique,  très  mo- 
rose, qui  meurt  subitement  ;  un  individu  quelconque 
s'écrie  :  il  doit  s'être  donné  la  mort  ;  et  le  public 
de  répéter  aussitôt  :  il  s'est  donné  la  mort.  L'ex- 
traordinaire séduit  la  foule  ;  de  preuves,  elle  n'en 
demande  guère  et,  au  besoin,  on  en  peut  toujours 
trouver  pour  satisfaire  les  gens  qui  sont  plus  diffi- 
ciles. Cependant  Girardin  prit,  sans  tarder,  des  me- 
sures pour  détruire  les  raisons  sur  lesquelles  on 
fondait  le  prétendu  suicide  de  Jean-Jacques.  Ses 
lettres  à  Sophie  et  à  Bey,  la  Relation  de  Le  Bègue 
de  Presle,  et  plus  tard  les  lettres  de  Mmc  de  Vassy 
née  de  Girardin  à  Mme  de  Staël,  de  Thérèse  à 
Corancez.  de  Stanislas  de  Girardin  à  Musset-Pathav 


1.  FRÉRON,  Année  littéraire, 
1778,  t.  V.  —  2.  Grimm,  Çorr. 
KM.,  juillet  1778.  —  3.  Bachau- 


mont, !3.7, 21  juillet,  17  août 
1778  et  9  mars  1779. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


565 


ont  été  écrites  dans  ce  but1.  On  y  a  vu  des  motifs 
intéressés  et  un  parti-pris  ;  en  tout  cas,  on  n'a  rien 
trouvé  de  sérieux  à  leur  opposer.  Personne  n'a  en- 
tendu le  coup  de  pistolet  ;  personne  n'a  vu  d'armes 
entre  les  mains  de  Rousseau  ;  Corancez  n'a  pas 
même  voulu  voir  son  corps,  pour  y  constater  cette 
blessure  qu'il  prétend  si  profonde.  Il  craignait 
alors  de  paraître  révoquer  en  doute  la  parole  de 
Girardin  ;  il  a  préféré  le  taxer,  plus  tard  de  men- 
songe. Mais  sur  ce  point,  la  réponse  anticipée  de 
Girardin  est  toute  prête. 

Il  ne  craignit  pas,  en  effet,  de  faire  mouler  la 
tête  par  le  sculpteur  Houdon  ;  d'où  l'on  peut  con- 
clure que  le  crâne  n'était  pas  fracassé,  comme  il 
arrive  d'ordinaire  en  cas  de  coup  à  bout  portant, 
que  les  traits  n'étaient  pas  altérés,  comme  après  un 
empoisonnement.  Corancez  dit  tenir  de  Houdon  que 
le  trou  était  si  profond  qu'il  avait  été  embarrassé 
pour  en  remplir  le  vide  ;  mais  cette  affirmation  est 
contredite  par  Houdon,  qui  nie  formellement  avoir 
tenu  ou  pu  tenir  ce  propos 2,  et  par  l'inspection 
même  du  moule.  Morin,  qui  était  médecin,  en  a 
observé  l'original.  Il  a  constaté  deux  blessures  au 
front,  présentant  l'une  et  l'autre  l'aspect  d'une  forte 
contusion  avec  déchirure  de  la  peau ,  et  laissant 
apercevoir  çà  et  là  le  crâne  dénudé,  mais  intact. 
Rien  n'indique  qu'il  y  ait  eu  un  remplissage  à  faire 3. 


1.  Voir  ces  lettres  et  ces 
documents.  —  2.  Lettre  de 
Houdon  à  Pelitain,  8  mars 
1819.  —  3.  G.  H.  Morin,  Essai 
sur  la  vie  et  le  caractère  de  J.-J. 
Rousseau.  On  peut  voir  la  re- 
production du  moule  de  Hou- 
don à  la  Bibliothèque  natio- 


nale, cabinet  des  estampes, 
portefeuille  des  portraits  de 
Rousseau,  cotéD.  C  166.  L'ori- 
ginal lui-même  appartient  à 
M.  Benjamin  Raspail.  (John 
Grand-Carteret  ;  note  à  Tar- 
ticle  du  Dr  Roussel). 


566 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Enfin ,  Girardin  a  eu  recours  à  une  troisième 
preuve,  qu'on  peut  appeler  péremptoire ,  c'était 
l'autopsie  et  la  constatation  légale  du  genre  de  mort. 
Cinq  médecins  procédèrent  à  l'opération.  Ils  ne 
trouvèrent  rien  qui  pût  faire  supposer  une  mort 
violente.  L'ouverture  de  la  tête  et  l'examen  des 
parties  renfermées  dans  le  crâne  leur  montrèrent 
une  quantité  considérable  (évaluée  à  huit  onces)  de 
sérosité  épanchée  entre  la  substance  du  cerveau  et 
les  membranes  qui  la  recouvrent.  Ils  virent  dans  ce 
fait  la  cause  de  la  mort,  et  l'attribuèrent  dès  lors  à 
une  apoplexie  séreuse.  Du  reste ,  toutes  les  autres 
parties  du  corps  étaient  saines,  sauf  une  légère  cica- 
trice au  front.  Deux  petites  hernies  inguinales,  sans 
étranglement  ni  inflammation ,  ne  pouvaient  consti- 
tuer un  danger;  l'estomac  ne  contenait  que  le  café 
au  lait  absorbé  le  matin.  Ils  remarquèrent  aussi  que 
la  maladie  constitutionnelle  dont  Rousseau  s'était 
plaint  toute  sa  vie  ne  présentait  aucune  trace,  ni 
intérieure  ni  extérieure1. 

Les  autres  preuves  ne  peuvent  venir  que  comme 
appoint,  et  pour  fortifier  une  opinion  directement 
établie  d'ailleurs.  Rousseau  se  déplaisait-il  à  Erme- 
nonville? Peut-être;  surtout  par  moments. — Thérèse 
s'adonnait-elle  à  l'ivrognerie?  Nous  l'ignorons,  mais 
elle  en  était  bien  capable.  —  Etait-elle  une  épouse 
infidèle?  Sa  conduite  ultérieure  peut  rendre  cette 
supposition  vraisemblable ,  quoiqu'il  ne  suive  pas  de 
là  que  son  mari  en  fût  instruit.  Mais  de   ce  qu'un 


1.  Procès- verbal  des  chirur- 
giens (en  date  du  3  juillet  1778, 
lendemain  du  décès)  légalisé 
par  le  lieutenant  du  baillage 
et  vicomte  d'Ermenonville.  — 


Acte  de  décès  de  J.-J.  Rous- 
seau et  permis  d'inhumer. 
Ces  dernières  pièces,  aux  Ar- 
chives nationales,  Section  ju- 
diciaire, n°  15286. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


567 


homme  est  ennuyé  et  morose;  de  ce  qu'il  a  une 
femme  livrée  à  l'ivrognerie  et  au  libertinage,  il  n'y 
a  pas  lieu  de  conclure  d'une  façon  absolue  qu'il  va 
se  donner  la  mort. 

Mais  ses  lettres?  Il  est  vrai  qu'à  deux  jours  diffé- 
rents, il  en  a  écrit  jusqu'à  cinq,  où  il  annonce  son 
intention  d'attenter  à  sa  vie  l.  Il  se  croyait  dans  le 
cas  de  l'exception  qu'il  avait  posée  lui-même  2.  «  Je 
pars,  disait-il,  pour  la  patrie  des  âmes  justes.  » 
Près  de  quinze  ans  après,  il  n'était  pas  encore  parti, 
et  dans  l'intervalle  il  avait  toujours  réprouvé  le 
suicide.  Que  Grimm  parle  d'accès  de  mélancolie, 
malheureusement  trop  certains,  et  d'intentions  de 
suicide  ,  qui  ne  le  sont  nullement3;  que  Mme  de  Staël 
s'autorise  d'une  lettre  inconnue  que  lui  aurait  montrée 
Coindet,  et  du  témoignage  de  Moultou,  qui,  d'après 
son  petit-fils,  aurait  dit  précisément  le  contraire  des 
paroles  qu'on  lui  avait  prêtées  ;  qu'elle  cite  une  ou 
deux  phrases  que  Rousseau  a  dû  prononcer  le  matin 
de  sa  mort4;  à  des  conversations  douteuses,  à  des 
lettres  qu'on  ne  produit  pas ,  à  des  allégations  que 
Mm0  de  Staël  a  été  la  première  à  désavouer5,  on 
peut  opposer,  outre  les  déclarations  formelles  de 
toutes  les  personnes    qui    ont  constaté    l'événement 


1.  Lettres  à  Moultou  et  à 
Roustan,  23  décembre  1761. 
Nous  avons  déjà  dit  que  ces 
deux  lettres  n'ont  pas  été  en- 
voyées à  leur  adresse.  Antres 
Lettres  à  Duclos,  à  Martinet  et 
à  Moultou,  1er  août  1763.  —  2. 
Des  douleurs  physiques  into- 
lérables et  sans  remède,  qui 
altèrent  les  facultés  au  point 
de  n'avoir  plus  l'usage  de  la 
volonté  ni  de  la  raison.  Nou- 


velle Hèloïse,  3e  partie;  Lettre 
22,  de  Milord  Edouard  à  Saint- 
Preux.  —  3.  Corr.  litt.,  juillet 
1778.— 4.  Mme  de  Staël,  Lettres 
sur  le  caractère  deJ.-J.  Rousseau 
et  Lîéponse  de  Champcenetz.  — 
Streckeisen-MoultOU,  Œuv. 
et  Corr.  deJ.-J.  Rousseau,  Intro- 
duction. —  5.  Lettre  de  Mmt  de 
Vassy  à  Mme  de  Staël  et  Ré- 
ponse de  M™'  de  Staël,  1789.  — 


568 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


par  elles-mêmes,  les  opinions  certaines  de  Rousseau, 
ses  lettres  authentiques,  celles  qu'il  écrivit  à  un 
jeune  homme  pour  le  détourner  du  suicide  1 ,  celle 
surtout  qu'il  adressa  à  Thérèse  le  12  août  1769. 
«  Vous  connaissez  trop  mes  sentiments,  écrivait-il, 
pour  craindre  qu'à  quelque  degré  que  mes  malheurs 
puissent  aller,  je  sois  homme  à  disposer  jamais  de 
ma  vie,  avant  le  temps  que  la  nature  ou  les  hommes 
auront  marqué  2. 

Quand  Musset-Pathay  eut  fait  paraître  son  Histoire 
de  J.-J.  Rousseau,  dans  laquelle  il  prétendit  mettre 
en  pleine  lumière  le  suicide  de  son  héros  ,  son  œuvre 
suscita  une  énergique  protestation  de  la  part  de 
Stanislas  de  Girardin,  membre  de  la  Chambre  des 
députés  et  fils  du  marquis  René  de  Girardin.  La 
lettre  de  Stanislas  de  Girardin,  venue  quarante-six 
ans  après  la  mort  de  Jean-Jacques,  se  bornant 
toutefois  à  faire  valoir  les  preuves  déjà  connues, 
sans  en  apporter  de  nouvelles ,  nous  l'aurions  simple- 
ment mentionnée  pour  mémoire,  si  Musset-Pathay, 
par  la  faiblesse  et  l'inanité  de  sa  réponse,  ne  s'était 
chargé,  à  sa  manière,  quoique  bien  malgré  lui,  de 
donner  du  poids  à  l'opinion  qu'il  combattait 3.  Ainsi, 
ne  lui  parlez  pas  du  témoignage  unanime  de  tous 
ceux  qui  ont  constaté  l'événement  par  eux-mêmes  ; 
ce  sont  toutes  personnes  intéressées  à  tromper.  11 
aime  bien  mieux  s'en  rapporter  à  celles  qui  n'ont 
rien  vu,  qui  n'ont  rien  connu  que  par  ouï-dire,  à  Co- 


l.24novenibre1770.— 2.  Lettre 
à  Th.  Le  Vasseur,  12  août  1769. 
—  3.  Lettre  à  M.  Musset-Pathay, 
etc.,  in-8°,  1824,  par  Stanislas 
de  Girardin  ;  —  Réponse  à  la 
lettre  de  M.  Stanistas  de  Girar- 


din, etc.,  par  Musset-Pathay, 
in-8°,  1824.  Voir  aussi  l'article 
de  Quesné,  inséré  au  Mois- 
sonneur du  12  juillet  1824,  en 
réponse  à  V Histoire  de  Musset- 
Pathay. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  569 

rancez,  à  Mmc  de  Staël,  même  au  maître  de  poste  de 
Louvres.  —  Ne  lui  citez  pas  les  procès-verbaux  des 
médecins  et  des  magistrats.  Que  de  procès-verbaux 
qui  ne  sont  dus  qu'à  la  complaisance  ou  à  l'igno- 
rance !  —  Ne  lui  opposez  pas  les  contradictions  de 
Corancez  et  de  Mme  de  Staël.  Ils  ne  se  contredisent 
pas;  ils  diffèrent  simplement  et  n'en  méritent  que 
plus  de  confiance.  L'un  parle  de  pistolet;  l'autre 
de  poison  :  pourquoi ,  si  la  dose  de  poison  était  in- 
suffisante, Jean-Jacques  n'aurait-il  pas  eu  recours 
au  pistolet?  —  Mais  on  n'a  trouvé  aucune  trace  de 
poison  dans  l'estomac  :  cela  prouve  que  le  poison 
était  peu  violent;  on  n'a  pas  entendu  le  coup  de 
pistolet  :  c'est  faute  d'attention ,  ou  parce  que  per- 
sonne ne  passait  par  là  dans  le  moment.  C'est  donc 
bien  en  vain  que  Girardin  s'était  flatté  £e  faire 
changer  Musset-Pathay.  Musset-Pathay,  pas  plus 
que  Corancez,  ne  consentit  à  reconnaître  son  erreur. 
Seule,  Mme  de  Staël  eut  assez  de  largeur  d'esprit 
pour  avouer  qu'elle  s'était  trompée. 

La  discussion  paraissait  épuisée.  Cependant  la 
médecine,  la  médecine  aliéniste  principalement, 
voulut  dire  aussi  son  mot  dans  la  question.  Il  ne 
semble  pas  toutefois  qu'elle  y  apportât  un  contin- 
gent de  lumières  bien  considérable,  car  les  méde- 
cins ne  se  sont  guère  moins  divisés  que  le  commun 
des  simples  historiens,  ou  même  n'ont  pas  craint  de 
conclure  à  Fencontre  des  données  de  la  science. 

Nous  connaissons  l'opinion  de  Morin.  Mercier, 
dans  une  brochure  qui  parait  fort  savante,  se  vanta 
d'expliquer,  par  la  maladie  de  Rousseau,  son  carac- 
tère, ses  habitudes,  et  presque  sa  vie  toute  entière. 
Cependant,  après  avoir  déclaré  que  cette  maladie  le 
disposait  incontestablement  au  suicide,  il  n'en  fut 


570 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


pas  moins  forcé  cle  s'incliner  devant  les  faits  et,  de 
même  que  Morin,  il  se  prononça  en  faveur  de  la 
mort  naturelle  '. 

Enfin,  il  arriva  un  moment  où  l'Académie  de  mé- 
decine elle-même  et  les  revues  spéciales  retentirent 
de  ces  débats. 

Dubois  d'Amiens  s'engagea  le  premier  dans  cette 
voie.  Son  mémoire,  lu  par  Bouchardat  à  l'Académie 
de  médecine,  conclut  hardiment  au  suicide.  Rousseau 
avait  le  cerveau  dérangé;  il  était  hypocondriaque, 
malade,  en  proie  au  délire  de  la  persécution;  tout, 
dans  son  état,  favorise  l'hypothèse  du  suicide.  Il  est 
un  point  notamment  qui  est  capital  :  il  a  renvoyé 
Mmc  de  Girardîn.  «  Tout  le  suicide  est  là,  s'écrie 
Dubois.  Qu'on  me  cite,  à  moi,  médecin,  un  malade 
qui  ne  demande  pas  de  secours,  qui  ne  veuille 
aucun  témoin 2  !  » 

Mais,  lui  répondent,  chacun  de  leur  côté,  les  doc- 
teurs Chéreau  et  Delasiauve,  cette  méthode  est  bien 
dangereuse.  Un  individu  est  fou,  donc  il  s'est  donné 
la  mort  ;  qui  ne  voit  le  vice  d'un  tel  raisonnement  ? 
D'une  façon  générale,  on  a  beaucoup  abusé  de  la 
folie  pour  expliquer  les  crimes  et  les  actions  des 
hommes.  Dans  le  cas  particulier  de  Rousseau,  elle 
fournit  à  peine  une  considération  dont  il  y  ait  à  tenir 
quelque  compte. 

Que  le  rapport  ne  soit  pas  très  scientifique,  per- 
sonne ne  le  nie  ;  il  est,  en  tous  cas,  ce  qu'étaient  la 
plupart  des  rapports  de  l'époque.  Qu'on  le  remarque 
d'ailleurs  ;  s'il  y   avait  eu   un  trou  de  balle,  ce  ne 


1.  Docteur  Mercier,  Expli- 
cation de  la  maladie  de  Rous- 
seau, etc.,  in-8°,  1859.—  2.  Bul- 


letin de  l'Académie  impériale  de 
médecine  (mai  1866).  Article  de 
Dubois  d'Amiens. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


571 


serait  plus  une  simple  faute  d'ignorance  "qu'il  fau- 
drait reprocher  aux  six  ou  sept  médecins  et  magis- 
trats qui  ont  figuré  dans  cet  acte,  mais  une  véri- 
table complicité.  En  définitive,  conclut  Delasiauve, 
si  peut-être  la  mort  naturelle  n'est  pas  absolument 
prouvée,  il  est  certain  que  le  suicide  manque  tota- 
lement de  preuves1. 

On  n'en  finirait  pas,  si  l'on  voulait  citer  toutes  les 
autorités.  Dernièrement  encore,  un  médecin  alle- 
mand a  voulu  soumettre  la  question  à  un  nouvel 
examen.  Il  attribue  la  mort  de  Rousseau  à  une  para- 
lysie du  cœur.  C'est  une  opinion  qui,  à  notre 
connaissance,  ne  s'était  pas  encore  produite2.  En 
tout  cas,  on  trouverait  aujourd'hui  fort  peu  d'au- 
teurs ayant  étudié  la  question,  qui,  d'une  façon  ou 
d'une  autre,  ne  se  prononcent  pour  la  mort  natu- 
relle. 

Nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  certains  amis 
de  Jean-Jacques  mettaient  une  véritable  complai- 
sance et  une  sorte  de  passion  à  raconter  et  à  dé- 
montrer son  prétendu  suicide.  Pourquoi  tant  d'achar- 
nement? Dans  l'absence  de  preuves  de  part  et 
d'autre,  les  présomptions  seraient  déjà  en  faveur  de 
la  mort  naturelle,  précisément  parce  qu'elle  est  natu- 
relle ;  elles  seraient  encore  de  droit,  parce  que  le 
suicide  étant  toujours,  quoi  qu'on  dise,  un  acte  infa- 
mant, il  n'est  permis   de  l'imputer  sans  preuves  à 


1.  Union  médicale,  5  juillet 
1866;  Article  de  Achille  Ché- 
reau  et  brochure  in-8°.  (A  con- 
sulter, à  cause  des  nombreuses 
autorités  citées.)  —  Journal  de 
médecine  mentale,  1866;  article 
de  Delasiauve.  —  Voir  aussi 


Barni,  Histoire  des  idées  morales 
et  politiques  au  XVIIIe  siècle, 
1867.  —  2.  P.  J.  MÔBIUS,  J.-J. 
Rousseau's  krankheitgeschichte 
(Histoire  de  la  maladie  de  J.-J. 
Rousseau.)  Leipzig,  Vogel,  1889- 


572    LA  VIE  ET  LES  ŒUVRES  DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU. 

personne.  Mais  il  se  trouve  qu'ici,  c'est  la  mort 
naturelle  qui  est  prouvée,  tandis  que  le  suicide  n'est 
fondé  que  sur  des  doutes,  sur  des  suppositions,  sur 
des  bruits  sans  consistance,  sur  des  témoignages 
apocryphes  ou  sans  valeur. 


CHAPITRE  XXXII 


Sommaire  :  I.  Appels  persistants  de  Rousseau  à  la  postérité.  —  Ob- 
sèques de  Rousseau  à  Ermenonville. —  Pèlerinages  au  tombeau  de  Rous- 
seau. —  Thérèse  Le  Vasseur  après  la  mort  de  Rousseau. 

II.  Influence  de  Rousseau  immédiatement  après  sa  mort.  —  Son  in- 
fluence en  général  pendant  la  Révolution  française. —  Jusqu'à  quel  point 
est-il  responsable  de  la  Révolution. 

III.  Honneurs  rendus  à  Rousseau  par  la  Révolution.  —  Fête  à  Mont- 
morency en  l'honneur  de  Rousseau. —  Fête  à  Genève.  —  Translation  des 
restes  de  Rousseau  au  Panthéon.  —  Fête  à  Lyon. 

IV.  Déplacements  divers  des  restes  de  Rousseau.  —  Son  corps  est-il 
encore  au  Panthéon? —  Influence  de  Rousseau  depuis  la  Révolution. 


[ 


Non  o)miis  moriar.  Il  n'est  personne  à  qui  l'on 
puisse  appliquer  mieux  qu'à  Rousseau  cette  parole 
du  poète  :  Toute  sa  vie,  il  a  travaillé  et  posé  pour 
la  postérité.  Mécontent  et  dégoûté  de  ses  contem- 
porains, persécuté,  outragé,  méprisé  (du  moins  il 
se  l'imaginait)  par  la  génération  présente,  il  avait 
reporté  tout  son  espoir  vers  celle  qui  devait  suivre  : 
ses  Confessions,  ses  Dialogues,  ses  Rêveries,  beau- 
coup de  ses  lettres ,  ne  sont  que  des  appels  persis- 
tants à  la  postérité.  Aujourd'hui,  semblait-il  dire, 
l'injustice,  l'outrage,  le  mépris  ;  demain  la  réhabili- 
tation et  la  justice. 

Le  2  juillet  1778,  la  postérité  a  commencé  pour 
lui,  et  elle  a,  en  partie  au  moins,  réalisé  ses  espé- 
rances. Ce  n'est  pas  qu'elle  ait  offert  avec  le  passé 
toute  l'opposition  qu'il  rêvait.  Pendant  sa  vie,  il 
avait  eu,  quoi  qu'il  en  dise,  ses  triomphes  aussi  bien 


574  LA    VIE    ET    LES  OEUVRES 

que  ses  déboires,  des  admirateurs  autant  et  plus 
que  de  détracteurs;  après  sa  mort,  il  coutinua  à 
être  discuté,  au  moins  il  ne  fut  pas  oublié.  Son  in- 
fluence se  perpétua  par  ses  livres  ;  il  fut  loué  plus 
peut-être  qu'il  ne  l'avait  jamais  été;  il  fut  parfois 
combattu  et  réfuté  ;  sa  mémoire,  devenue  plus  cé- 
lèbre, reçut  la  consécration  du  temps;  il  y  eut  l'é- 
cole de  Rousseau,  et  aujourd'hui,  après  cent  ans 
passés,  le  silence  n'est  pas  encore  fait  sur  sa 
tombe. 

Un  des  premiers  soins  du  marquis  de  Girardin 
fut  de  lui  préparer  une  sépulture  convenable.  Il  y 
avait,  dans  la  partie  la  plus  pittoresque  du  parc,  un 
petit  lac  environné  de  coteaux  et  de  bois,  et  au  mi- 
lieu du  lac,  une  île  de  50  pieds  sur  35,  plantée 
de  peupliers,  qui  renfermait  déjà  depuis  longtemps 
un  petit  monument  élevé  à  la  mémoire  de  Julie  '  ; 
c'est  dans  ce  lieu  mélancolique  et  enchanteur, 
choisi  un  jour  par  Rousseau  lui-même,  qu'on  ré- 
solut de  déposer  son  corps.  Girardin  le  fit  em- 
baumer et  le  renferma  dans  un  cercueil  en  bois  de 
chêne  revêtu  de  plomb  à  l'intérieur.  Il  fît  mettre 
dessus  des  médailles  rappelant  le  nom,  l'âge,  la 
date  de  la  mort  du  défunt  ;  puis,  le  samedi  4  juillet, 
à  11  heures  du  soir,  accompagné  du  médecin  Le 
Bègue,  de  Corancez,  de  Romilly,  beau-père  de  Co- 
rancez,  du  procureur  fiscal  Bimont,  entouré  d'une 
foule  sympathique  et  émue  qui  s'étendait  jusque  sur 
les  coteaux  voisins,  il  le  fit  descendre  dans  la  tombe 
qui  lui  avait  été  préparée.  Peu  de  temps  après,  s'é- 
levait dessus  un  mausolée  d'une  belle  simplicité,  re- 
vêtu  d'inscriptions  et  orné  de  bas-reliefs 2.   Désor- 

1 .    (jRimm  i     Correspondance    I    très  du  marquis  de   Girardin  à 
littéraire,  juillet  1778.—  2.  Let-    \   Sophie,    comtesse  de  X,  juillet 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


575 


mais  Tile  des  Peupliers  allait  s'appeler  l'Elysée  et 
devenir  un  lieu  de  pèlerinage  fréquenté  par  les  cu- 
rieux et  les  dévots  de  Rousseau. 

Le  concierge  et  les  gens  du  pays  auraient  pu  pro- 
fiter de  cette  affluence  pour  se  faire  une  source  de 
revenus;  mais  ils  aimaient  mieux,  dit-on,  garder  les 
objets  ayant  appartenu  au  grand  homme  que  de 
s'en  dessaisir  à  prix  d'argent.  On  cite  des  personnes 
qui  auraient  en  vain  offert  cent  louis  d'une  paire  de 
sabots  ou  d'une  touffe  de  cheveux,  et  l'on  rapporte 
que  Fabre  d'Eglantine,  ayant  emporté  un  sabot,  fut 
poursuivi  pendant  plusieurs  lieues  par  le  proprié- 
taire et  forcé  de  restituer  son  larcin  r.  Beaucoup  de 
visiteurs  gravaient  sur  la  pierre  leurs  noms  ou  des 
sentences  tirées  de  la  Nouvelle  Héloïse  ou  de  Y  Emile. 
Par  malheur,  il  n'y  eut  pas  seulement  des  dévots. 
Plusieurs  ne  craignirent  pas  de  souiller  le  monu- 
ment, de  gratter  les'anciennes  inscriptions  et  de  les 
remplacer  par  des  épigrammes  ou  des  injures  ;  de 
sorte  que  Girardin  se  vit  forcé  de  ne  permettre  l'en- 
trée qu'à  des  personnes  connues.  Parmi  ces  pèlerins 
d'un  nouveau  genre,  il  faut  citer  la  reine  Marie- 
Antoinette,  accompagnée  de  toute  la  cour  ;  Louis  XVI 
seul  refusa  de  s'approcher  2. 


1778  ;  du  marquis  de  Girardin 
à  Rey,  8  août  1778.  —  Lettre 
de  Le  Bègue  de  Preste,  juillet 
1778.  —  Journal  de  Paris,  6  juil- 
let 1778.  —  Procès-verbal  de  l'in- 
humation de  J.-J.  Rousseau, 
placé  à  la  suite  de  la  Lettre  de 
Stanislas  de  Girardin  à  Musset- 
Pathay,  en  date  du  8  juin 
1824.  Brochure  in-8,  1824.  — 
1.  QuesnÉ,  Particularités  iné- 
dites, etc.  —  Moniteur  du  Quin- 
tidi ,   15    fructidor    an  VI.   — 


2.  GRIMM ,  Correspondance  lit- 
téraire, juin  1780.  On  dit  que 
Bonaparte ,  premier  consul , 
passant  par  Ermenonville,  re- 
fusa aussi  de  visiter  la  maison 
qu'avait  habitée  Rousseau. 
Conduisez-y,  dit-il,  mon  frère 
Louis;  c'est  un  philosophe, 
c'est  un  niais.  —  Barni,  His- 
toire des  idées  morales  et  poli- 
tiques au  xvni8  siècle.  21e  le- 
çon. 


57G 


LA    VIE  ET    LES    ŒUVRES 


Plusieurs,  les  plus  fervents  sans  doute,  ont  publié 
leurs  impressions,  en  prose  ou  en  vers1.  Un  de  ces 
opuscules,  daté  du  20  vendémiaire  an  III,  nous  ap- 
prend que  le  tombeau  ne  contenait  que  cette  simple 
épitaphe  :  Hic  jacent  ossa  J,-J.  Rousseau;  et,  gra- 
vés en  relief  «  les  attributs  de  la  vertu  et  du 
génie,  la  pique,  le  bonnet  symbole  de  la  liberté,  et 
ces  groupes  d'heureux  enfants  qui,  libres  des  liens 
qui  enchaînaient  leurs  bras,  semblent  annoncer  un 
nouvel  àg"e  d'or2.  »  Ce  bas  relief  doit  occuper  encore 
aujourd'hui  la  même  place.  Celui  dont  parle 
M.  John  Grand-Carteret,  et  qui  porte  la  signature 
de  Le  Sueur,  1782,  ne  paraît  pas,  en  effet,  en  dif- 
férer sensiblement 3.  Il  rappelle  pourtant  assez  im- 
parfaitement la  description  que  d'Escherny  donne 
de  ce  qui  existait  en  1790  :  bas  reliefs  aussi  bien 
choisis  que  bien  exécutés,  se  rapportant  aux  vertus, 
aux  talents,  à  l'éloquence  de  l'illustre  philosophe  et 
aux  services  qu'il  a  rendus  tant  aux  hommes  qu'à 
leurs  enfants  4. 

Avant  de  quitter  Ermenonville,  il  est  à  propos  de 
dire  un  mot  de  celle  qui,  pendant  plus  de  trente 
ans,  avait  été  la  compagne  de  Rousseau.  Sans  lui 
léguer  une  fortune,  il  ne  la  laissait  pas  au  dé- 
pourvu. Maintes  fois  il  avait  recommandé  à  ses  amis 
cette  pauvre  fille,  qu'il  croyait  si  dévouée.  Dans 
une  lettre  importante,  qu'on  pourrait  presque  appe- 


1.  Voyage  de  feu  M.  Le 
Tourneur  à  Ermenonville.  Aux 
Œuvres  de  J.-J.  Rousseau.  Édit. 
Poinçot  (1788).  Tome  I.  —  2. 
Décade  philosophique,  20  ven- 
démiaire an  III.  Relation  sui- 
vie d'une  pièce  de  vers   par 


Joseph  Michaud.  —  3.  John 
Grand-Carteret,  J.-J.  Rous- 
seau jugé  par  tes  Français  d'au- 
jourd'hui, p.  310.  —  4.  D'ES- 
CHERNY, De  J.-J.  Rousseau  et 
des  philosophes  du  XVIIIe  siècle, 
ch.  xxv. 


LE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  577 

1er  son  testament,  il  lui  avait  adjoint  sa  filleule. 
«  Quant  à  ce  qui  est  entre  vos  mains,  écrivait-il  à 
Dupeyrou,  je  vous  laisse  absolument  le  maitre  d'en 
disposer  après  moi  de  la  manière  qui  vous  paraîtra 
la  plus  favorable  aux  intérêts  de  ma  veuve,  à  ceux 
de  ma  filleule  et  à  l'honneur  de  ma  mémoire  *.  » 
Dupeyrou  avait  naturellement  conclu  de  ces  paroles 
qu'il  aurait  à  répartir  le  produit  des  œuvres  de  son 
ami  entre  sa  veuve  et  sa  filleule;  mais  Girardin, qui 
avait  pris  l'affaire  en  main,  lui  annonça  faussement 
que  cette  dernière  était  morte.  Qui  l'avait  induit  en 
erreur?  Thérèse,  sans  doute,  Thérèse  qui,  dès  le 
premier  moment,  avait  agi  sur  le  marquis  de  Gi- 
rardin et  lui  avait  exagéré  sa  misère.  La  chose  s'é- 
claircit  néanmoins;  nous  ignorons  si  la  fille  de  Rey 
eut  sa  part,  mais  nous  savons  au  moins  que  Thé- 
rèse eut  largement  la  sienne2. 

Girardin  n'avait  trouvé,  à  la  mort  de  Rousseau, 
que  fort  peu  de  manuscrits,  mais  il  s'occupait  d'en 
réunir  d'autres  qui  étaient  épars  de  divers  côtés. 
Il  ne  mentionne  même  pas  les  Co?ifessio?is,  qui  pour- 
tant devaient  difficilement  échappera  ses  recherches. 
La  veuve  les  aurait-elle  aussi  confisquées?  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  fut  convenu  entre  lui  et  les  deux  dé- 
positaires principaux,  Dupeyrou  et  Moultou,  qu'on 
ferait  une  nouvelle  édition  des  Œuvres  de  Rousseau, 
au  profit  des  ayants  droit.  Dupeyrou  affirme  que,  de 
ce  chef,  Thérèse  toucha  24,000  livres ,  et  Streckei- 
sen-Moultou  que ,  quoique  l'édition  ait  coûté  fort 
cher,  son  grand-père  et  les  héritiers  de  son  grand- 


1.  Lettre  à  Dupeyrou,  12  jan- 
vier 1769.  —  2.  Lettres  du  mar- 
quis de  Girardin  à  Rey,  8  août 
1778;  de  Dupeyrou  à  Rey,  14  no- 


vembre, 7  décembre  1778  et  1G 
janvier  1779.  Ces  dernières 
sont  insérées  dans  le  Recueil 
Rosscha,  conclusion. 

37 


578  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

père  n'en  payèrent  pas  moins  à  cette  fille  jusqu'à 
sa  mort  leur  part  de  pension1. 

Elle-même  avait  personnellement  ouvert  une 
souscription  pour  publier  les  œuvres  musicales  de 
son  mari,  auxquelles  il  avait  donné  pour  titre  :  Les 
Consolatiojis  des  misères  de  ma  vie'2. 

Girardin  garda  Thérèse  pendant  un  an  environ  et 
l'installa  dans  le  chalet  rustique  qu'on  avait  préparé 
pour  Rousseau;  mais  il  fut,  dit-on;  obligé  de  la  chas- 
ser3. Elle  se  réfugia  non  loin  de  là,  au  Plessis-Bel- 
leville. 

Fut-elle  renvoyée  à  cause  de  sa  conduite  ou  de 
son  caractère?  L'un  et  l'autre  est  possible.  Si  l'on 
en  croyait  certaines  rumeurs,  son  libertinage  aurait 
daté  de  loin  ;  elle  aurait  eu  des  motifs  secrets  de 
rester  dans  le  pays,  et  sa  désolation  de  parade  au- 
rait eu  pour  but  de  couvrir  des  amours  surannées 
et  de  bas  étage.  Cependant  Stanislas  de  Girardin 
déclare  qu'elle  ne  connut  le  palefrenier  John  que 
plusieurs  mois,  Mmc  de  Vassy  dit  même,  une  année 
après  la  mort  de  son  mari,  et  les  curés  d'Ermenon- 
ville et  du  Plessis  lui  donnèrent  des  certificats  favo- 
rables 4.  Ces  sortes  de  choses  sont  ordinairement 
d'une  constatation  difficile.  Tout  ce  qu'on  peut  affir- 
mer,  et  encore   ce    point  n'est-il  pas  parfaitement 

1.  Streckeisex-Moultou,  1  de  Staël;  de  Stanislas  de  Girar- 
Œuvres  et  corresp.  deJ.-J.  Rous-    j    din  à  Musset-Pathay.  —  Certift- 


seau.  Introduction.  —  2.  Lettres 
de  Thérèse  à  Panckoucke  et  à 
Fréron,  25  novembre  1778  et 
18  février  1779.  Année  littéraire 
de  1779,  t.  II.  —  3.  Le  Moisson- 
neur, t.  I,  p.  21 ,  article  de 
QUKSNÉ.  —  4.  Lettres  de  Mma 
de  Vassy,  née  de  Girardin,  à  Mme 


cats  des  deux  curés  en  date  du 
16  juin  1789  et  du  31  octobre 
1790.  Insérés  au  Recueil  des 
pièces  relatives  à  la  motion  faite 
à  l'Assemblée  nationale  au  sujet 
de  J.-J.  Rousseau  et  de  sa  veuve. 
Imprimerie  nationale,  1791. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


579 


éclairé,  c'est  qu'elle  s'amouracha  d'un  certain  Ir- 
landais, palefrenier  du  marquis  de  Girardin,  nommé 
John.  Nous  ne  savons  si  elle  l'épousa-,  mais  il  est 
plus  probable  que,  pour  garder  le  titre  de  veuve 
Rousseau,  qu'elle  n'aurait  pas,  dit  Barrère,  échangé 
contre  une  couronne,  et  surtout  les  profits  attachés 
à  ce  titre,  elle  préféra  vivre  librement  avec  lui, 
mangeant  tout  l'argent  qu'elle  pouvait  tirer  de  ses 
bienfaiteurs  et  se  réduisant  en  .fin  de  compte  à  la 
misère.  Le  maire  du  Plessis  a  donné  des  détails  sur 
ce  faux  ménage1. 

Bachaumont  toutefois  ne  parle  pas  de  John,  mais 
de  Nicolas  Montretout,  avec  qui  il  la  marie  en  1779  , 
et  Grimm ,  un  an  plus  tard,  ne  donne  encore  son 
mariage  que  comme  simplement  prochain2. 

Les  écarts  de  mœurs  de  Thérèse  Le  Vasseur 
n'empêchèrent  pas  Mirabeau  de  lui  écrire  une  belle 
lettre,  bien  respectueuse3,  et  l'Assemblée  nationale 
de  lui  voter  une  rente  de  douze  cents  francs,  plus 
tard  portée  à  quinze  cents4. 

Morin  a  vu  dans  ces  témoignages  d'estime5  et  dans 
les  divergences  sur  les  faits  que  nous  signalions 
tout  à  l'heure  un  moyen  de  laver  Thérèse  des  re- 
proches qui  lui  sont  faits6;  mais  il  est  bien  possible 


1 .  Articlede  Quesné,  au  Mois- 
sonneur. —  2.  Bachaumont,  27 
novembre  et  17  décembre  177y. 

—  3.  Corr.  lia.,  octobre  1780. 

—  4.  Lettre  de  Mirabeau  à  Mm» 
veuve  Rousseau,  12  niai  1790.  — 
o.  Séances  du  21  décembre 
1790  et  du  22  fructidor  an  il.  — 
Lettre  de  remerciements  de  Thé- 
rèse à  l'Assemblée  nationale, 
3  janvier  1791  ;  {au  Recueil  des 


pièces,  etc.)  Voir  aussi,  Protes- 
tation d'un  député  royaliste,  an- 
cien ami  de  Rousseau,  contre  le 
décret;  {Ami  du  roi,  31  janvier 
1791.)  D'après  ce  député  Thé- 
rèse ne  se  faisait  pas  alors 
moins  de  2.6301ivres  de  revenu. 
—  G.  G.  Morin,  Essai  sur  la  vie 
et  le  caractère  de  J.-J.  Rousseau, 
ch.  VIII.  —  GiNGUENÉ,  Lettres 
sur  les  Confessions,  p.  137. 


580  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

que  Mirabeau  et  l'Assemblée  nationale  se  soient  peu 
renseignés.  Thérèse  signait  veuve  de  J.-J.  Rousseau, 
ce  qui  était  à  peu  près  vrai;  on  honorait  la  mémoire 
de  Rousseau  dans  sa  veuve  ou  dans  celle  qui  se 
donnait  comme  telle,  c'est  là  tout  ce  qu'on  voulait. 
Le  dernier  acte  que  nous  connaissions  de  Thérèse 
est  un  acte  d'ingratitude.  Elle  s'est  jetée,  dit-elle, 
dans  les  bras  du  marquis  de  Girardin  ;  elle  lui  a 
remis  tout  l'argent  comptant  qui  était  dans  la  mai- 
son ;  elle  l'a  laissé  s'emparer  des  manuscrits,  de 
l'herbier,  de  la  musique  ;  elle  a  accepté  en  paye- 
ment une  rente  viagère  qui  lui  a  été  remboursée  en 
assignats  ;  presque  octogénaire  elle  n'a  plus  pourvivre 
qu'une  rente  viagère  sur  des  particuliers  de  Genève, 
qui  est  dificilement payée,  et  les  quinze  cents  francs, 
accordés  par  la  Nation,  qui  ne  le  sont  pas  non  plus 
bien  exactement1.  Mais  ces  accusations  sont  contre- 
dites par  tous  les  historiens,  aussi  bien  que  par  le 
bon  sens.  Comment  admettre  que  le  marquis  de  Gi- 
rardin, riche  et  bien  disposé  comme  il  l'était,  n'ait 
pas  même  payé  à  Thérèse  ce  qu'il  lui  devait?  Elle 
mourut  au  Plessis-Belleville,  le  12  juillet  1801.  Elle 
avait  près  de  quatre-vingts  ans. 


II 


Pendant  les  dix  ou  douze  années  qui  suivirent  sa 
mort,  Rousseau  eut  le  sort  des  grands  écrivains 
qui  ont  remué  beaucoup  d'idées ,  qui  ont  fait  école 
et  ont  le  privilège  de  passionner  l'opinion.  La  pu- 

\.  Lettre  de  Thérèse  à  Corancez,  27  prairial  an  VI. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  581 

blication  des  six  premiers  livres  des  Confessions 
produisit  une  surexcitation  momentanée  ;  les  écrits 
pour  ou  contre  se  multiplièrent.  Nous  ne  mention- 
nons toutefois  ce  mouvement  que  pour  mémoire, 
afin  d'insister  sur  une  autre  glorification  encore 
plus  générale  et  plus  puissante,  et,  dans  tous  les  cas, 
d'un  caractère  plus  officiel. 

Arrive  la  période  révolutionnaire  :  Alors  Rousseau 
triomphe  ;  du  fond  de  sa  tombe,  il  inspire  les  réso- 
lutions et  dirige  les  événements  ;  il  est  le  véritable 
souverain  de  l'époque.  Mais  évidemment  les  Fran- 
çais ne  se  trouvèrent  pas,  sans  préparation,  devenus, 
du  jour  au  lendemain,  les  disciples  de  Rousseau. 
S'ils  le  furent  en  1789,  ils  devaient  l'être  la  veille; 
s'ils  firent  1789  et  ensuite  1793,  ils  y  étaient  pré- 
parés par  quelque  chose  d'antérieur  et  ne  firent 
que  traduire  dans  les  événements  ce  qu'ils  avaient 
dans  les  idées.  On  peut  voir  dans  les  faits  de  la 
Révolution  que  Rousseau  en  fut  le  grand  inspira- 
teur ;  il  n'est  pas  difficile  d'en  conclure  qu'il  en  fut 
à  l'avance  l'initiateur  et  le  préparateur.  «  Jean- 
Jacques  Rousseau,  dit  un  écrivain  très  favorable  à 
la  Révolution,  mourut  en  1778,  onze  ans  avant  l'ou- 
verture des  Etats  généraux.  Il  n'y  avait  pas,  au 
côté  gauche  de  la  Constituante,  un  homme  qui  ne 
fût,  à  vrai  dire,  son  disciple,  et  jamais  philosophie 
n'obtint  une  exécution  si  complète  de  ses  maximes. 
Cette  influence  a  été  généralement  salutaire.  Otez 
Jean-Jacques  Rousseau  du  xviii0  siècle  ;  n'y  laissez 
que  Montesquieu  et  Voltaire  ;  vous  ne  pourrez  plus 
expliquer  l'insurrection  des  esprits,  leur  ardeur  à 
conquérir  la  liberté,  leur  enthousiasme,  leur  foi,  les 
caractères,  les  vertus,  les  puissances,  les  grandeurs 
de  notre  Révolution,   Condorcet,    Mme   Roland  et  la 


582 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Gironde,  la  tribune  de  la  Convention l.  »  Ces  pa- 
roles seraient  confirmées  au  besoin  par  cent  autres 
citations,  prises  dans  n'importe  quel  parti.  C'est  un 
fait  peut-être  unique  dans  l'histoire  qu'une  révolu- 
tion longue,  difficile  et  d'une  influence  décisive  sur 
les  destinées  d'un  grand  peuple,  entreprise  et  accom- 
plie au  nom  et  sous  l'inspiration  d'un  homme  mort 
depuis  dix  ou  quinze  ans.  Il  est  bon  de  montrer 
par  des  exemples  que  tel  fut  en  réalité  l'un  des 
caractères  de  la  Révolution  française. 

Dès  le  principe,  les  mandats  donnés  par  les  élec- 
teurs à  leurs  représentants  aux  Etats  généraux 
manifestent  l'influence  de  Jean-Jacques  Rousseau. 
Les  Cahiers  du  Tiers  Etat  étaient,  en  effet,  pénétrés 
de  ses  idées  ;  ceux  même  de  la  Noblessse  et  du 
Clergé  n'étaient  pas  sans  en  porter  la  marque. 
Quant  aux  discours  prononcés  dans  les  assemblées, 
depuis  la  Constituante  jusqu'au  Directoire,  leur 
enseignement  sur  ce  point  est  absolument  décisif. 
Qu'on  les  prenne  tous,  les  uns  après  les  autres,  à 
quelque  nuance  d'ailleurs  qu'appartienne  l'orateur, 
pourvu  que  ce  ne  soit  pas  à  la  droite  de  la  Consti- 
tuante, et  l'on  en  trouvera  à  peine  quelques-uns 
qui  ne  se  prévalent  de  l'autorité  de  Rousseau2.  On 
ne  lui  reproche  qu'une  seule  chose,  c'est  «  dans  ce 
temple,  le  plus  superbe  de  l'architecture  sociale... 
d'avoir  oublié  l'insurrection,  le  premier,  le  plus 
beau  et  le  plus  incontestable  droit  des  peuples  ou- 


1.  J.-J.  Rousseau,  par  Ler- 
minier.  Article  de  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  15  novem  bre  1831 . 
—  2.  On  peut  consulter  à  ce 
sujet  :  MERCIER,  De  J.-J.  Rous- 


seau considéré  comme  l'un  des 
auteurs  de  la  Révolution,  2  vol. 
in-8, 1791  ;  —  La  Harpe,  Lycée. 
Articles  sur  Rousseau,  sur 
Montesquieu,  sur  la  philoso- 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


583 


tragés1 .  »  «  On  a  dit  :  Montesquieu  c'est  la  Consti- 
tuante, Rousseau  c'est  la  Convention;  ce  partage 
est  injuste.  Sauf  quelques  discours  de  Mounier  et  de 
Mirabeau,  le  Contrai  social  a  inspiré  toute  la  Cons- 
tituante, témoin  le  serment  du  Jeu  de  Paume,  la 
nuit  du  4  août,  la  déclaration  des  droits,  et  ces 
choses  sont  contraires  aux  idées  de  Montesquieu  2.  ». 
«  La  meilleure  Constitution  qui  existe,  disait-on  dès 
1791,  est  la  française,  parce  qu'on  y  a  mieux  étudié 
qu'ailleurs  les  principes  du  Contrat  social5.  » 

Qu'il  s'agisse  de  grandes  ou  de  petites  questions, 
de  constitutions  ou  de  lois,  de  droit  international 
ou  de  droit  privé,  de  l'intérêt  général  ou  de  l'uti- 
lité des  particuliers,  du  clergé  ou  des  émigrés,  de 
religion,  de  justice,  d'enseignement,  de  subsis- 
tances, de  guerre,  de  finances,  Rousseau  suffit  à 
tout,  remplit  tout  de  l'autorité  de  son  nom  ;  chacun 
sait  que,  s'il  peut  persuader  qu'il  est  de  l'avis  de 
Rousseau,  sa  cause  est  gagnée  auprès  de  la  majorité. 
Que  de  fois,  tant  son  autorité  est  grande,  ses  idées 
ont  été  revendiquées  par  les  partis  contraires,  au 
bénéfice  des  opinions  les  plus  opposées. 


phie  au  xvme  siècle,  etc.;  — 
NlSABD,  Histoire  de  la  littéra- 
ture française,  t.  IV.  Article 
Rousseau;  —  Paul  Janet,  His- 
toire de  la  philosophie  morale 
et  politique,  t.  II  ;  —  Barni.  His- 
toire  des  idées  morales  et  po- 
litiques au  xvme  siècle,  t.  II.  Le- 
çons 27  à  31  ;  —  Léon  Gautier, 
Vingt  nouveaux  portraits;  — 
Taine,  Les  Origines  de  la  France 
contemporaine,  et  une  foule 
d'autres  ouvrages.  Un  seul 
partisan  des  idées  nouvelles, 


l'Oratorien  Daunou ,  osa,  à 
notre  connaissance,  n'être  pas 
en  tout  de  l'avis  de  Pvousseau, 
et  encore,  avec  quelle  reli- 
gieuse timidité  il  se  permet 
de  signaler  les  taches  de  ce 
nouveau  soleil  :  De  la  religion 
publique  ou  Réflexions  sur  un 
chapitre  du  Contrat  social,  par 
M.  Daunou,  de  l'Oratoire; 
Esprit  des  Journaux,  12  avril 
1790.  —  1.  Mercier,  sect.  2.  — 

2.  Paul  Janet,  t.  II,  p.  505.— 

3.  Mercier,  sect.  11. 


584  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Aussi,  une  grande  partie  de  ce  que,  dans  un  certain 
langage,  on  appelle  les  conquêtes  de  la  Révolution, 
est-elle  l'application  plus  ou  moins  fidèle  de  ses 
théories.  Sauf  le  régime  représentatif,  auquel, 
comme  on  sait,  Rousseau  était  opposé,  il  n'y  a  rien 
en  quelque  sorte  qui  ne  soit  son  œuvre.  Tout  le 
monde  est  d'accord  pour  lui  attribuer  l'introduction 
dans  la  pratique  des  gouvernements  modernes  du 
grand  principe  de  la  souveraineté  du  peuple.  On  lui 
fait  également  honneur  des  idées  d'égalité  civile  et 
politique  et  de  liberté  individuelle  ;  on  y  peut 
joindre  la  toute-puissance  de  la  loi,  l'absorption  de 
l'individu  par  l'Etat,  l'écrasement  des  minorités ,  le 
fanatisme  patriotique,  qui  a  joué  un  si  grand  rôle 
dans  les  événements  de  cette  époque,  l'affaiblissement 
des  idées  de  propriété,  l'ingérence  du  pouvoir  civil 
dans  le  domaine  des  consciences.  La  confiscation 
des  biens  de  l'Eglise  et  des  émigrés  n'est  que  l'ap- 
plication des  principes  de  Rousseau  sur  la  propriété  ; 
la  constitution  civile  du  clergé ,  l'abolition  des 
vœux,  comme  contraires  à  la  nature  et  favorisant  le 
fanatisme,  la  suppression  de  ce  qui  restait  encore 
des  corporations,  comme  portant  atteinte  à  l'unité 
nationale,  sont  la  mise  en  pratique  de  son  chapitre 
sur  la  Religion  civile.  La  reconnaissance  par  Robes- 
pierre de  l'existence  de  l'Etre  suprême  et  de  l'im- 
mortalité de  l'âme  a  la  même  origine.  Et  le  peuple 
assemblé  en  permanence,  et  les  élections  perpé- 
tuelles, et  les  levées  en  masse,  et  l'éducation  pro- 
fessionnelle et  nationale,  et  le  culte  de  la  Raison, 
et  les  fêtes  républicaines  de  la  Jeunesse ,  de  la 
Vieillesse,  des  Epoux,  de  l'Agriculture,  et  le  boule- 
versement des  usages,  des  costumes,  du  langage, 
des  manières,    des   sentiments,   des   choses  et  des 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


585 


noms,  est-il  un  fait  ou  une  institution  où  l'on 
ne  retrouve  en  quelque  sorte  la  signature  de  Rous- 
seau? 

De  la  grande  tribune  nationale  et  des  actes  offi- 
ciels des  gouvernements,  voulons-nous  descendre  à 
des  tribunes  moins  élevées  ou  aux  événements  de 
la  rue,  aux  Jacobins,  aux  Clubs,  aux  réunions  pu- 
bliques, aux  articles  de  journaux,  aux  livres,  aux 
pamphlets,  aux  brochures,  aux  hommes  et  aux 
femmes  de  la  Révolution,  nous  n'y  retrouvons  pas 
moins  le  nom  de  Rousseau;  il  est  cité  partout,  il 
remplit  tout  de  sa  personne.  Parmi  ses  disciples, 
Mme  Rolland  est  une  des  plus  brillantes,  Robespierre 
se  donne  comme  le  plus  fidèle.  Il  avait  toujours  le 
Contrat  social  sur  sa  table,  comme  une  sorte  d'évan- 
gile. Il  écrivit,  dit-on,  son  rapport  sur  l'immortalité 
de  l'âme  sous  les  ombrages  de  Montmorency  et,  en 
apôtre  fidèle  de  la  tolérance  selon  Rousseau,  il 
envoya  à  l'échafaud  quiconque  osait  le  contredire. 
Charlotte  Corday  elle-même  s'était  nourrie  des  ou- 
vrages de  Rousseau,  et  Marat,  «  Marat  au  cœur 
sensible  »,  comme  on  l'a  appelé  quelque  part1,  fai- 
sait des  lectures  publiques  du  Contrat  social. 

La  Révolution  a  la  prétention  d'imiter  Rousseau 
jusque  dans  son  style.  Il  est  vrai  que,  le  plus  sou- 
vent, elle  n'en  fait  que  la  caricature.  Elle  a  ses 
tirades  sentimentales  qui  se  promènent  dans  le  sang; 
elle  a  sans  cesse  à  la  bouche  le  bonheur  de  l'huma- 
nité ;  mais  ses  utopies  humanitaires  ne  se  réalisent 
qu'à  force  d'amputations. 


1.  Lettre  adressée  au  député 
girondin  Ducos  par  sa  femme. 
Voir  WALLON,  Histoire  du  tri- 


bunal   révolutionnaire,      t.    I, 
ch.  xi. 


586  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Enfin,  les  communistes  eux-mêmes  doivent  recon- 
naître la  paternité  de  Jean-Jacques.  Ils  ont  sa  doc- 
trine sur  la  propriété.  Il  est  à  remarquer  que 
Babeuf,  dans  son  procès,  étayait  son  système  par 
de  nombreuses  citations  de  Mably,  de  Diderot  et  de 
Rousseau  '.  Il  est  vrai  que  le  communisme  relève 
plutôt  du  Discours  sur  l'Inégalité  que  du  Contrat 
social;  que  le  premier  est  le  code  de  la  révolution 
sociale ,  comme  l'autre  est  celui  'de  la  révolution 
politique  ;  mais ,  d'une  façon  comme  d'une  autre , 
c'est  toujours  Rousseau. 

Quelques  personnes  cependant  ont  nié  que  Jean- 
Jacques  Rousseau  fût  un  véritable  précurseur  de  la 
révolution,  sous  prétexte  que,  s'il  eût  vécu,  il  en 
eût  répudié  les  violences.  Que  ce  soit  pour  lui  en 
faire  un  mérite  ou  un  reproche ,  peu  importe. 
Ainsi,  peu  de  temps  avant  que  parût  le  livre  : 
J.-J.  Rousseau  considéré  comme  un  des  auteurs  de 
la  révolution  française  2,  il  en  avait  paru  un  autre  : 
/.-/.  Rousseau  aristocrate 3.  Autrefois  on  avait  fait 
aussi  un  Rousseau  chrétien.  Tous  ces  ouvrages 
peuvent  être  vrais  ;  mais  ils  ont  l'inconvénient  de  ne 
rien  prouver.  Jamais  écrivain  ne  prêta  plus  que 
Jean-Jacques  à  des  jugements  divers,  selon  le 
choix  qu'on  faisait  dans  ses  œuvres,  par  la  raison 
que  jamais  aucun,  avec  une  direction  générale 
unique,  ne  fit  plus  d'échappées  contradictoires  à 
droite  et  à  gauche. 

Il  est  juste  cependant  de  faire  une  distinction 
très  importante  à  ce  sujet.  On  peut,  dans  la  révo- 
lution,  considérer  trois  choses  :   les  principes,  les 


1.   Moniteur,  9  mai  1797.  —    I   1791.  —  3.  Par  Gh.  F.  Le  Nor- 
2.  Par  Mercier,  2  vol.  in-8,   |  mand,  in-8  de  109  p.,  1790. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  587 

moyens  et  le  but.  Sur  les  principes,  contrat  social, 
souveraineté  du  peuple,  omnipotence  de  la  loi,  etc., 
il  ne  peut  y  avoir  l'ombre  d'un  doute  :  oui,  Rous- 
seau fut  un  révolutionnaire,  et  non  pas  un  révolu- 
tionnaire vulgaire,  mais  un  chef  écouté  et  obéi,  un 
maître  puissant,  un  initiateur,  un  législateur.  Sur 
le  but,  on  peut  voir  par  l'énumération  de  ce  qu'on 
a  appelé  les  conquêtes  de  la  révolution,  combien 
il  y  en  a  dont  Rousseau  peut  réclamer  la  paternité. 
11  est  sûr  d'ailleurs  qu'on  ne  se  serait  pas  tant  pré- 
valu de  ses  idées,  si  on  ne  les  avait  pas  partagées. 
«  Les  maximes  de  Rousseau,  dit  encore  Mercier, 
ont  formé  la  plupart  de  nos  lois ,  et  nos  représen- 
tants ont  eu  tout  à  la  fois  la  modestie  et  la  loyauté 
d'avouer  que  le  Contrat  social  fut,  entre  leurs 
mains,  le  levier  avec  lequel  ils  ont  soulevé  et  enfin 
renversé  ce  colosse  énorme  du  despotisme  qui,  de- 
puis tant  de  siècles,  foulait  si  cruellement  la  na- 
tion '.  » 

Quant  aux  moyens,  on  doit  reconnaître  que 
Rousseau  fut  constamment  l'ennemi  de  la  violence 
et  des  excès  matériels.  C'était  chez  lui  affaire  de 
tempérament.  Non  seulement  la  violence  lui  faisait 
horreur,  mais  un  acte  simplement  énergique  effrayait 
sa  paresse.  Jean-Jacques,  avec  une  intelligence 
d'élite,  était  au  fond  un  pauvre  caractère.  Nous 
avons  au  moins  ici  le  bon  côté  de  sa  mollesse.  Heu- 
reux si  ses  disciples,  les  Barrère,  les  Robespierre, 
les  Lebon  et  tant  d'autres  avaient,  comme  lui, 
manqué  de  caractère.  Sous  ce  rapport  donc,  ses 
disciples  l'ont  fort  mal  suivi.  En  face  du  Comité  de 
Salut  public  et  de  la  Terreur,  il  eût,  s'il  avait  vécu, 

1.  Mercier,  sect.  xi. 


588  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

renié  ses  fils,  et  eût  protesté  contre  l'usage  ou 
l'abus  qu'on  faisait  de  son  nom  et  de  ses  idées, 
comme  il  désavoua  du  reste  ses  partisans  dans  les 
affaires  de  Genève,  après  les  avoir  poussés.  Qui 
nous  dit  que  ses  fougueux  disciples  ne  lui  auraient 
pas  alors  appris  à  ses  dépens  qu'on  ne  lâche  pas 
impunément  la  bête  révolutionnaire  ?  On  a  mis  en 
problème  la  question  de  savoir  s'il  était  possible 
d'obtenir  sans  violence  les  fruits  de  la  révolution. 
Il  est  sûr  que  Rousseau  eût  répudié  ces  fruits,  s'ils 
n'avaient  pu  être  obtenus  qu'à  ce  prix.  Pour  lui 
faire  donc  sa  part  équitable  de  responsabilité  dans 
les  événements  de  la  révolution ,  il  faut  dire  qu'il 
est  directement  responsable  des  principes  et  des 
résultats,  mais  qu'il  ne  l'est  qu'indirectement  des 
excès  et  des  violences.  Il  n'était  pas  fait  pour  la 
lutte,  du  moins  pour  la  lutte  dans  la  rue  ou  sur  les 
champs  de  bataille.  Il  lui  manquait  pour  cela  les 
deux  qualités  premières,  le  courage  et  la  discipline, 
Représentez-vous  donc  Jean-Jacques",  le  sabre  à  la 
main,  payant  de  sa  personne  dans  une  insurrection 
populaire!  Aussi  a-t-il  toujours  détesté  le  métier  de 
soldat.  Il  ne  savait  ni  commander  ni  obéir  ;  il 
n'était  fort  que  la  plume  à  la  main.  C'est  pour  cela 
que,  par  orgueil,  au  moins  autant  que  par  goût,  il 
a  toujours  recherché  la  solitude. 


III 


Nous  venons  de  voir  ce  que  Rousseau  a  fait  pour 
la  Révolution  ;  voyons  maintenant  ce  que  la  Révo- 
lution a  fait  pour  Rousseau. 

Il  y  a  peu  de  chose  à  dire   de  Y  Eloge  de  J.-J. 


DE    JEAN-JACQl'ES    ROUSSEAU. 


589 


Rousseau,  mis  au  concours  par  l'Académie  française 
en  1790.  Il  fut  présenté  beaucoup  de  mémoires,  en 
général  fort  médiocres;  plusieurs  ont  été  publiés 
par  les  auteurs  ;  aucun  ne  fut  couronné.  D'Escherny 
avait  doublé  le  prix,  qui  était  primitivement  de  six 
cents  francs,  et  avait  concouru  lui-môme,  mais  il  ne 
fut  pas  plus  heureux  que  les  autres  '.  Citons  aussi 
une  pièce  de  théâtre  de  Bouilly  :  J.-J.  Rousseau  à 
ses  derniers  moments,  qui  fut  très  goûtée  dans  le 
temps  2. 

Pendant  que  les  littérateurs  faisaient  l'éloge  de 
Rousseau,  que  les  poètes  le  chantaient,  que  les  au- 
teurs dramatiques  le  plaçaient  sur  le  théâtre,  les 
sculpteurs  gravaient  son  image  sur  les  pierres  de  la 
Bastille3.  La  mode  n'était  pas  encore  venue  de  pro- 
diguer les  statues  ;  mais  évidemment  Jean-Jacques 
était  un  des  premiers  qui  eût  des  titres  à  une  ex- 
ception. Deux  simples  particuliers  de  Lusignan 
prirent  l'initiative  d'une  souscription  à  un  écu.  Un 
des  souscripteurs  promit,  pour  le  socle,  les  plus 
fortes  pierres  de  la  Bastille  ;  d'autres  firent  des 
vers  4. 

Le  10  juillet,  le  buste  de  Rousseau  ayant  été  porté 
en  triomphe  autour  des  ruines  de  la  Bastille  et  dans 
les  districts  de  Paris5,  le  lendemain,  l'Assemblée  na- 


1.  D'Esgherny,  De  Rousseau 
e!  des  philosophes  du  XVIIIe  siè- 
cle, cil.  XXVI,  et  Éloge  de  Rous- 
seau. —  Baruel-BeauVERT,  Vie 
de  J.-J.  Rousseau,  préface.  — 
2.  1791,  in-8.  Voir  le  Moniteur 
du  G  janvier  1791.  —  3.  Moni- 
teur du  7  octobre  1791.  Voir 
dans  Quérard,  La  France  lit- 
téraire,   la    liste    des    Eloges, 


pièces  de  vers,  drames,  comé- 
dies, composés  à  cette  époque 
sur   Jean-Jacques  Rousseau. 

—  4.  Prud'homme,  Révolutions 
de  Paris.  Lettre  du  20  janvier 
1790.  —  Ern.  Hamel,  La  Statue 
de  J.-J.   Rousseau,  1808,  in-12. 

—  5.  John  Grand-Carteret, 
p.  520. 


590 


LA    VIE   ET    LES    ŒUVRES 


tionale  vota  unanimement  la  statue1.  Cependant, 
huit  mois  plus  tard,  rien  n'était  encore  fait.  Dans 
l'intervalle,  Voltaire  et  Mirabeau  avaient  été  trans- 
portés au  Panthéon,  et  le  portrait  en  relief  de  Rous- 
seau y  avait  figuré  avec  honneur.  On  ne  pouvait 
faire  moins  pour  lui  que  pour  les  autres.  Deux  dé- 
puta tions,  l'une  de  citoyens  et  de  gens  de  lettres  de 
Paris,  l'autre  d'habitants  de  Montmorency,  vinrent 
donc  le  27  août  à  la  barre,  réclamer  l'exécution  de 
la  statue  et  la  translation  au  Panthéon  du  premier 
fondateur  de  la  Constitution  française.  Ces  demandes, 
on  le  pense  bien,  furent  accueillies  avec  transport2. 
On  s'arrangea  même  de  façon  à  ne  pas  paraître 
rendre  tardivement  à  Jean-Jacques  Rousseau  des 
honneurs  qu'on  avait  déjà  rendus  à  d'autres,  mais  à 
rétablir  en  sa  faveur  une  priorité  qui  lui  appartenait 
éminemment.  Une  seule  difficulté  pouvait  arrêter, 
l'opposition  de  Girardin  ;  mais  Girardin  ne  tien- 
drait-il pas  à  honneur  de  sacrifier  ses  préférences 
aux  désirs  de  l'Assemblée?  Et  d'ailleurs,  disaient 
quelques-uns,  les  restes  de  Rousseau  sont  la  pro- 
priété de  la  nation,  et  non  celle  de  Girardin3. 


1.  Moniteur  du  11  juillet  1790. 
Voir  aussi  Recueil  des  pièces 
relatives  à  la  motion,  etc.  — 
Projet  de  discours  et  de  motions  (le 
d'Eymar,  29  novembre  1790.— 
Discours  et  motions  deBARRÈRE, 
d'Evmar,  etc.,  21  décembre 
1790.  La  Révolution,  a  dit 
M.  Auguste  Gastellant,  u'a  dé- 
crété qu'une  statue,  une  seule, 
celle  de  Jean-Jacques  Rous- 
seau. (Discours  du  centenaire 
de  1789.)  —  2.  Il  fui  question 
d'un  concours  ;  Houdon  refusa 


de  concourir.  Réflexions  sur  les 
concours  en  général,  et  sur  celui 
de  la  statue  de  J.-J.  Rousseau 
en  particulier,  par  HOUDON, 
sculpteur  du  Roi,  in-8de!3p. 
Cependant  Houdon  avait  fait 
précédemment  un  buste  de 
Rousseau,  qui  dut  même  être 
placé  dans  la  salle  des  séan- 
ces. (Décret  de  l'Assemblée 
nationale  en  date  du  27  juin 
1790.)  —  3.  Séance  des  26  et 
27  août  1791.  (Au  Moniteur  du 
30.) 


LE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


591 


Celui-ci  refusa  cependant.  Il  réussit  même  à  faire 
agréer  ses  raisons  par  l'Assemblée,  mais  non  par  le 
club  des  Jacobins  i.  Or,  comme  dans  ce  beau  temps 
de  délations  et  de  suspicions,  il  était  dangereux  de 
déplaire  au  club  des  Jacobins,  Girardin  jugea  pru- 
dent de  se  soumettre.  11  avait  pour  lui,  il  est  vrai, 
des  autorités  considérables,  Fauteur  des  révolutions 
de  Paris2  et,  comme  il  dit,  notre  digne  et  malheu- 
reux ami  Marat.  Cependant,  ajoute-t-il,  il  est  le 
premier  à  désirer  que  ce  dépôt  sacré  repose  désor- 
mais sous  la  sauvegarde  générale  et  les  auspices  de 
tout  le  peuple  français.  11  demande  seulement,  pour 
se  conformer  aux  dernières  volontés  de  Jean-Jacques, 
qu'il  soit  transféré  dans  les  Champs-Elysées,  dans 
une  lie  de  la  Seine  plantée  de  peupliers,  et  que, 
pour  prix  du  sacrifice  que  le  sentiment  de  l'amitié 
fait  volontiers  à  celui  de  la  patrie,  son  disciple  et 
vieil  ami  soit  relevé  de  la  tache  originelle  par  un 
baptême  républicain,  sous  le  nom  d'Emile,  et  auto- 
risé à  ne  plus  être  désormais  mentionné  que  sous  ce 
nom  dans  les  actes  et  registres  publics3. 

Malgré  tout,  l'exécution  de  la  statue  continuait  à  su- 
bir des  retards.  On  avait  beau  les  dénoncer  à  la  tri- 
bune, en  rendre  responsables  «  un  roi  fourbe  » 
(Louis  XMj  et  «  un  ministre  hypocrite  »  (Rollandj, 
tout  était  inutile.  Il  arriva  même  un  jour  que  le  buste 
de  Rousseau  ayant  été  mis  en  parallèle  avec  celui  de 


1.  Prud'homme,  Révolutions 
de  Paris,  numéros  du  27  août 
au  3  septembre  et  du  3  au 
10  septembre  1791.  —  Lettre  de 
Girardm  lue  à  l'Assemblée  le 
dimanche  4  septembre  1791 .  — 
Moniteur  du  22  septembre  1791. 
—  2.  Voir  les  numéros  ci-des- 


sus. —  3.  Lettre  de  René  Girar- 
din à  ta  Société  des  Jacobins. 
Quartidi,  2°  décade  de  bru- 
maire an  II.  Au  Moniteur  du 
3  du  2e  mois  de  Tan  II  de  la 
République  (24  octobre  1793). 
Girardin  était  membre  du 
club  des  Jacobins. 


592 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Marat,  ce  dernier  obtint  la  préférence  '.  En  atten- 
dant, les  législateurs  faisaient  placer  dans  la  salle 
des  séances  les  bustes  de  Rousseau  et  de  Mirabeau, 
sculptés  en  relief  sur  des  pierres  de  la  Bastille  2  ; 
ou  bien  ils  s'amusaient  à  recevoir  des  hommages 
de  statuettes,  de  portraits,  de  nouvelles  éditions  des 
œuvres  du  grand  citoyen.  Ils  étaient  surtout  heureux 
quand  on  leur  apportait  ses  manuscrits  et  ordon- 
naient des  recherches  pour  s'en  procurer  le  plus 
possible  3. 

Girardin,  toujours  empressé  de  plaire  au  gouver- 
nement nouveau ,  n'avait  pas  manqué  de  se  dessai- 
sir en  sa  faveur  de  tous  les  manuscrits  qu'il  possédait. 
Il  espérait  que  Dupeyrou  ferait  également  hommage 
des  siens  à  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris.  Mais 
Dupeyrou,  qui  était  de  Neuchàtel,  préféra  les  don- 
ner à  la  bibliothèque  de  sa  ville  \  Ils  y  sont  encore 
actuellement.  Thérèse,  de  son  côté,  déposa  solen- 
nellement sur  le  bureau  de  la  Chambre  le  manuscrit 
des  Confessions.  Elle  était  rentrée  en  possession  de 
ce  trésor  à  la  mort  de  Girardin,  à  qui,  dit-elle,  elle 
l'avait  remis   d'abord.   Elle  ne  voulut  pas,  évidem- 


1.  Moniteur,  octidi,  2e  décade 
de  brumaire  au  II.  —  2.  Moni- 
teur des  7  et  8  octobre  1791.— 
3.  Moniteur  du  15  avril  1791  ; 
dépôt  de  Tédition  Poineot,  — 
1 7  fructidor  an  11  ;  manuscrit  de 
la  Nouvelle  Héloïse  ;  —  24  ven- 
démiaire an  III  ;  demande  de 
manuscrits  à  un  éditeur  ha- 
bitant Neufchâtel;  —  brumaire 
an  II.  Dépôts  divers;  —  2  ni- 
vôse an  IV;  gravure  ;  —  16  et  18 
pluviôse,  9  thermidor  an  IV  ; 
édition  Didot,  etc.  Un  peu 
plus  tard,  eu  1797,  un  libraire 


crut  honorer  à  la  fois  les 
noms  de  Rousseau  et  de  Bo- 
naparte, en  dédiant  au  citoyen 
général  en  chef  de  l'invincible 
armée  d'Italie  une  nouvelle 
édition  du  Contrat  social  de 
l'immortel  Rousseau.  (Voir 
Quérard,  article  Rousseau.) 
—  4.  Note  sur  les  manuscrits 
de  J.-J.  Rousseau  remis  au  Co- 
mité d'instruction  publique  par 
le  citoyen  René  Girardin  père, 
s.  d.  Bibliothèque  de  la  Cham- 
bre des  députés. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  593 

ment,  négliger  nn  aussi  bon  moyen  de  se  ménager 
les  faveurs  de  la  Convention.  Le  paquet  ne  devait 
être  ouvert  qu'en  1801  ;  mais  au  moyen  de  quelques 
distinctions  plus  ou  moins  subtiles,  on  ne  fut  pas 
embarrassé  de  l'ouvrir  sur-le-champ.  Du  reste,  les 
Confessions  étant  déjà  publiées,  le  manuscrit  per- 
dait beaucoup  de  son  prix  *. 

La  petite  ville  de  Montmorency  ne  craignit  pas  de 
prendre  l'avance  sur  la  capitale,  et  de  faire  ce  que 
Paris  lui-même  tardait  à  exécuter.  La  maison  que 
Jean-Jacques  avait  habitée  à  Montmorency  était 
occupée  par  un  de  ses  admirateurs,  nommé  Chérin. 
Grâce  aux  soins  de  celui-ci,  et  sous  sa  direction,  un 
monument  rustique  fut  élevé  au  citoyen  de  Genève, 
dans  un  vieux  bois  de  châtaigniers,  au  milieu 
duquel  il  venait  autrefois  se  jeter  dans  les  bras  de 
la  nature. 

La  fête  d'inauguration  eut  lieu  le  25  septembre 
1791.  La  garde  nationale,  le  maire,  la  municipalité, 
des  députations  des  électeurs  de  1789,  de  la  Société 
fraternelle,  de  la  Société  d'Histoire  naturelle,  de  la 
Société  des  Amis  de  la  Constitution  formaient  le 
cortège.  Des  hommes  portaient  une  grosse  pierre 
extraite  des  cachots  de  la  Bastille  et  ayant  en  creux 
le  portrait  du  dieu  de  la  fête  ;  le  buste  était  soutenu 
par  des  mères  de  famille  entourées  d'enfants  ;  des 
jeunes  filles  en  robes  blanches,  avec  ceintures  trico- 
lores, marchaient  au  son  d'une  musique  guerrière. 
Parmi  les  assistants,  on  remarquait  un  parent  de 
Rousseau,  des  membres  de  l'Assemblée  nationale, 
des  poètes,  Fabre  d'Eglantine,  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  Ducis,  le  naturaliste  Bosc. 

1.  Moniteur  du  8  vendémiaire  an  III. 

TOME  II  3a 


594 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Le  buste  est  déposé  à  sa  place  ;  chacun  le  cou- 
ronne de  fleurs;  des  discours  sont  prononcée;  le 
soir,  seize  cents  lampions  (encore  dus  après  cin- 
quante-deux ans,  dit  Quesné)  éclairent  les  bosquets; 
les  danses  se  prolongent  jusqu'au  jour  ;  l'enthou- 
siasme est  général  ;  enfin  l'empressement  à  l'inau- 
guration de  la.  Sainte  hnage  contraste  heureusement, 
suivant  certaines  gens,  avec  l'isolement  où  on  laisse 
Louis  XVI  et  Marie-Antoinette  dans  leurs  Tuileries. 
Peu  d'années  après,  le  monument  disparut  et  les 
pierres  furent  dispersées  l. 

Genève  tint  aussi  à  honorer  la  mémoire  de  son 
grand  citoyen.  On  lui  éleva  une  colonne  de  qua- 
rante pieds  de  haut,  surmontée  de  son  buste.  La 
cérémonie  d'inauguration  fut  ce  que  sont  toutes  ces 
fêtes  :  musique,  comités  populaires,  officiers  muni- 
cipaux et  représentants  de  la  nation,  chœurs  de 
jeunes  garçons  et  de  jeunes  filles  portant  la  statue 
de  la  liberté,  groupe  de  mères  de  famille,  à  la  tète 
desquelles  était  la  sœur  de  lait  de  Rousseau,  fleurs 
et  couronnes,  chants  et  discours,  repas  patriotique 
et  danses. 

La  fête,  commencée  en  1793,  le  jour  anniversaire 
de  la  naissance  de  Rousseau,  se  continua  à  pareille 
époque,  pendant  cinq  années.  En  1798,  Genève 
étant  occupée  par  la  France,  le  corps  administratif 
déclara  que  «  la  patrie  genevoise  ayant  cessé 
d'exister,  il  est  hors  de  propos  de  célébrer  la  fête 
de  notre  grand  patriote  2.  » 


1.  Prud'homme,  Les  Révolu- 
tions de  Paris,  24  septembre  au 
l<"OCtobre  1791  ;  —  Quesné,  Par- 
ticularités, etc.  —  2.  Gabebel, 
J.-J.  Rousseau  et  les  Genevois,  ch. 


vi,  §  1  ;  —  Moîiiteur  du  11  juil- 
let 1793.  —  Extrait  des  registres 
de  l'Assemblée  nationale  de  Ge- 
nève; cité  au  Moniteur  fran- 
çais du  7  janvier  1794. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


595 


Mais  la  grande  cérémonie  de  l'apothéose  était 
destinée  à  effacer  toutes  les  autres.  Plusieurs  fois, 
comme  on  le  sait,  elle  avait  été  demandée.  Thérèse 
elle-même,  accompagnée  d'une  députation  de  la 
Société  républicaine  de  Franciade  (Saint-Denis) 
avait  apporté  ses  réclamations1.  Le  Comité  d'ins- 
truction publique  fut  chargé  d'étudier  la  question2. 
Lakanal,  dans  un  long  rapport,  établit  les  titres  de 
Rousseau  à  des  honneurs  exceptionnels ,  régla  la 
composition  et  l'ordre  du  cortège  et  donna  tout  le 
programme  de  la  fête.  Elle  fut  fixée  au  20  vendé- 
miaire an  III.  Il  avait  d'abord  été  question  du  cin- 
quième jour  complémentaire  ;  mais  l'apothéose  de 
Marat  devant  avoir  lieu  ce  jour-là,  pour  la  seconde 
fois,  Rousseau  se  trouva  en  compétition  avec  Marat, 
et  pour  la   seconde   fois,   Marat    lui    fut  préféré3. 

Cependant,  par  une  sorte  de  compensation,  la 
fête  de  Rousseau  fut  autrement  solennelle  et  bril- 
lante que  celle  du  féroce  révolutionnaire  \  Les 
Genevois  avaient  obtenu  d'y  être  largement  repré- 
sentés5, et  le  club  des  Jacobins  avait  décidé  de  s'y 
transporter  en  masse  6. 

Le  18  vendémiaire,  dès  4  heures  du  matin, 
le  corps  de  J.-J.  Rousseau,  pieusement  déposé 
sur  un  char  décoré  avec  richesse  par  les  soins  de 
l'écuyer  Franconi,  partait  d'Ermenonville  et  prenait 
lentement  le  chemin  de  Paris.  Tout  le  long  du  par- 


1.  Moniteur  du  27  germinal 
an  II.  —  2.  Moniteur  du  18  fruc- 
tidor an  II.  —  3.  Après  Je  9 
thermidor,  Rousseau  prit  sa 
revanche,  et  ses  bustes  furent 
plus  d'une  fois  appelés  à  rem- 
placer ceux  de  Marat.  (John 


Grand-Carteret,  p.  520.)  — 

4.  Séance  du  26  fructidor 
an  II,  (au  Moniteur  du  29.)  — 

5.  Séance  du  23  floréal  an  II, 
(au  Moniteur  du  24.)— 6.  Séance 
du  19  vendémiaire  an  III. 


596  LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

cours,  des  musiciens  montés  sur  un  autre  char  fai- 
saient entendre  des  airs  funèbres.  Il  avait  été  décidé 
qu'on  irait  par  Emile  (c'était  le  nouveau  nom 
de  Montmorency)  ;  on  y  arriva  tard  et  l'on  y  passa 
la  nuit.  Cependant,  sur  l'observation  faite  à  Gin- 
guené,  un  des  membres  délégués  par  la  Convention, 
que  ce  char  couvert  de  dorures  jurait  avec  la  sim- 
plicité de  Jean-Jacques,  on  se  mit  en  devoir,  avec 
des  peupliers,  des  gazons,  des  pervenches,  de  dis- 
poser les  choses  d'une  façon  plus  conforme  à  ses 
goûts. 

Le  19,  départ  de  Montmorency,  avec  accompa- 
gnement de  gardes  nationales,  de  jeunes  filles 
jetant  des  fleurs  ;  passage  par  Franciade,  arrivée  à 
Paris.  Réception,  à  l'entrée  du  jardin  des  Tuileries, 
par  une  députation  de  la  Convention  ;  foule,  nom- 
breux cortège,  musique,  coups  de  canon,  discours, 
dépôt  du  corps  sous  un  petit  temple  élevé  au  milieu 
d'un  grand  bassin  entouré  de  saules  pleureurs,  afin 
de  rappeler  l'Ile  des  Peupliers.  Thérèse  avait  sa 
place  marquée  au  cortège  ;  elle  jugea  à  propos  de 
se  dispenser  d'y  venir;  en  passant  par  Saint-Denis, 
on  la  remarqua  avec  indignation  à  la  fenêtre  d'un 
cabaret,  avec  son  amant. 

C'était  le  20  que  devait  avoir  lieu  le  déploiement 
de  toute  la  pompe  républicaine.  La  gendarmerie  à 
cheval,  les  tambours,  plusieurs  musiques,  les  élèves 
du  Champ  de  Mars,  à  pied  et  à  cheval,  figuraient 
sur  divers  points  du  cortège  ;  des  groupes  de  musi- 
ciens, de  botanistes,  d'artistes,  d'artisans,  d'agricul- 
teurs, chacun  avec  leurs  trophées  et  leurs  inscrip- 
tions, rappelaient  les  titres  de  Rousseau  à  la  recon- 
naissance de  la  postérité  ;  les  sections  de  Paris  por- 
taient les   tables  des   droits    de  l'homme  ;   sur    un 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  597 

char,  des  mères  de  familles,  vêtues  à  l'antique,  avec 
leurs  enfants  autour  d'elles  ou  sur  leurs  genoux, 
glorifiaient  l'auteur  de  Y  Emile  ;  une  Renommée  en 
bronze  couronnait  les  œuvres  du  philosophe;  les 
orphelins  des  défenseurs  de  la  patrie  entouraient 
les  drapeaux  de  la  France,  de  Genève  et  de  l'Amé- 
rique ;  il  y  avait  jusqu'au  char  des  enfants  aveu- 
gles ;  les  habitants  de  Genève,  de  Saint-Denis,  de 
Grosley,  de  Montmorency,  figuraient  avec  leurs  ban- 
nières aux  places  qui  leur  avaient  été  assignées  ;  les 
citoyens  d'Ermenonville  avaient  l'honneur  d'en- 
tourer le  sarcophage.  La  Convention  nationale, 
séparée  du  peuple  par  un  simple  ruban  tricolore,  et 
précédée  du  phare  des  législateurs,  le  Contrat  social, 
marchait  en  avant  du  char  qui  portait  la  statue  de 
Rousseau  couronnée  par  la  Liberté.  Sur  le  pié- 
destal de  la  statue  étaient  inscrits  ces  mots  :  Vitam 
impendere  vero  ;  et  au  dessous  :  Au  nom  du  peuple 
français,  la  Convention  nationale  à  J.-J.  Rousseau, 
an  III  de  la  République  '.  Enfin,  pour  que  rien  ne 
manquât  à  la  fête,  le  Président  de  la  Convention 
avait  pu  l'inaugurer  en  annonçant  au  peuple 
assemblé  les  nouvelles  victoires  que  les  soldats  de  la 
Liberté  venaient  de  remporter  sur  le  despotisme. 

Au  Panthéon,  en  face  du  sarcophage,  triompha- 
lement élevé  sur  une  estrade,  le  président  retraça 
les  vertus  de  J.-J.  Rousseau  et  les  travaux  sublimes 
qui  lui  assuraient  l'immortalité;  il  jeta  ensuite  des 
fleurs  sur  sa  tombe  au  nom  delà  Nation;  puis, pen- 
dant que  les  groupes  défilaient,  la  musique  fit  en- 
tendre ses  plus  beaux  morceaux  :  les  airs  composés 


1.     Nous    citons     le     pro-  |  cette    statue    n'a   jamais  été 
jrarnine;  mais  il  paraît  que   |  exécutée. 


598  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

par  Rousseau  avant  tout,  et  aussi  un  hymne  de 
Joseph  Chénier1,  qui  fut  chanté  alternativement,  par 
les  vieillards  et  les  mères,  les  représentants  du 
peuple,  les  enfants  et  les  jeunes  filles,  les  Genevois, 
le  peuple.  Après  une  journée  si  bien  remplie,  la 
foule  trouva  encore  le  temps  d'aller  aux  représenta- 
tions théâtrales 2. 

Rousseau  fut  placé  tout  à  côté  de  Voltaire.  Comme 
deux  frères  ennemis,  ils  étaient  inséparables  jusque 
dans  la  mort.  En  effet,  à  partir  de  ce  moment,  leurs 
restes  eurent  constamment  un  sort  commun. 

Gaberel,  qui  ne  manque  jamais  une  occasion  de 
faire  valoir  ses  compatriotes ,  remarque  que  les  Ge- 
nevois, qui  formaient  à  Paris  le  club  de  la  Mon- 
tagne, voulant  consacrer  ce  jour  dédié  à  Rousseau 
par  un  acte  qui  pût  honorer  sa  mémoire,  fondèrent 
une  Société  de  bienfaisance  en  faveur  des  Genevois 
malades.  Voilà  la  seule  note  sérieuse  au  milieu  de 
ce  concert  de  folies.  Il  ajoute  :  «  Pas  un  mot  de  po- 
litique n'est  prononcé.  »  C'est  difficile  à  croire  3. 

Cinq  jours  après  la  grande  apothéose  de  Paris,  on 
célébrait  à  Lyon  une  fête  analogue. Elle  fut  d'autant 
plus  goûtée  qu'on  la  fit  coïncider  avec  la  promulga- 
tion du  décret  supprimant  le  nom  révolutionnaire 
de  Commune  affranchie  et  rendant  à  la  ville  son 
ancien  nom  de  Lyon  \ 

1.  Trois   mois    auparavant  !  des  portraits  de  Rousseau,  à 


son  frère  avait  été  décapité 
par  la  politique  du  Contrat  so- 
cial.—  2.  Moniteur  du  29  fruc- 
tidor, et  2*  saiis-culotide  an  IL 
—  Décade  philosophique  du 
20  vendémiaire  an  III.  Hymne 
de  Chénier.  —  Quesné,  Par- 
ticularités, etc.  Le  portefeuille 


la  Bibliothèque  nationale,  re- 
produit au  numéro  71  l'apo- 
théose et  la  translation  au 
Panthéon.  —  3.  Rousseau  et  les 
Genevois,  ch.  VI,  §  1.  —  4.  Let- 
tre des  députés  Charlier  et  Po- 
cholle  à  la  Convention  :  (Moni- 
teur du  l»r  brumaire  an  III.) 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  599 

IV 

Après  avoir  déposé  au  Panthéon  les  restes  de 
Rousseau,  il  ne  faudrait  pas  croire  qu'on  les  y  ait 
laissés  dormir  en  paix. 

Cet  édifice  ayant  été  restitué  au  culte  e'n  1821  ', 
un  premier  déplacement  dut  avoir  lieu.  Si  l'on  s'en 
rapportait  au  Dictionnaire  de  Feller  et  à  la  Biogra- 
phie Michaud  2,  les  restes  de  .Rousseau  et  de  Vol- 
taire auraient  alors  été  transportés  au  Père  Lachaise. 
Mais  les  registres  du  Père  Lachaise  sont  muets  à 
cet  égard,  tandis  qu'une  pièce  officielle  établit  que 
les  sarcophages  et  les  cercueils  furent  descendus 
dans  les  caveaux  du  monument3.  Un  doute  cepen- 
dant demeurait  dans  certains  esprits.  Stanislas  de 
Girardin,  alors  député,  demanda  au  ministre  où 
étaient  les  ossements  de  Rousseau,  et  exprima  le 
désir  de  les  replacer  à  Ermenonville,  plutôt  que  de  les 
laisser  dans  un  cimetière  vulgaire,  au  Père  Lachaise. 

«  Ils  sont  encore  au  Panthéon,  dans  les  caveaux,  » 
répondit  le  ministre  Corbière  \ 

En  1830,  nouveau  changement  :  le  Panthéon  fut 
rendu  à  sa  destination  profane  ;  Voltaire  et  Rousseau 
reprirent  leur  place  primitive3. 

—  Lettre    de  Pocholle  au  bota-       çaise,  1836.  —  3.    Proc'es-verbal 
nisle  Teypyer,  pour  organiser  le      du  déplacement  eu   date   du 


groupe  des  botanistes  ;  (Revue 
rétrospective,  2e  série,  t.  1,  1835, 
p.  159.)  —  1.  Il  avait  dû  l'être, 
dès  1806;  mais  le  décret  n'a- 
vait pas  été  exécuté.—  2.  Dic- 
tionnaire de  Feller,  8e  édit., 
1832.  — Abrégé  chronologique  de 
l'Histoire  de  France,  par  le 
P*  Hénaut,  continuée  par  Mi- 
chaud,  de  l'Académie    fran- 


29  décembre  1821  ;  inséré  dans 
l'Intermédiaire  des  cliercheurs  et 
curieux,  numéro  du  1er  avril 
1864.—  4.  Séance  de  la  Cham- 
bre des  députés  du  25  mars 
1822.  —  5.  Procès-verbal  du  re- 
placement, 4  septembre  1830 
(même  numéro  de  Ylntermé- 
diaire.) 


600  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Enfin,  en  1852,  le  Panthéon  redevint  l'église 
Sainte-Geneviève  ;  Voltaire  et  Rousseau  durent  re- 
prendre le  chemin  des  caveaux. 

Voilà  ce  que  dit  l'histoire  officielle  ;  mais,  si  Ton 
en  croit  certaines  rumeurs,  tous  ces  prétendus  dé- 
placements n'auraient  rien  de  réel.  Il  parait  qu'il  y 
en  aurait  eu  un  autre,  qu'on  aurait  tenu  secret  et 
qui  serait  le  seul  véritable.  En  1814,  dit-on,  lors  de 
la  rentrée  des  Bourbons,  quelques  royalistes  ar- 
dents, indignés  de  voir  dans  un  temple  consacré  à 
Dieu  les  restes  des  deux  apôtres  de  l'impiété,  au- 
raient résolu  de  les  faire  disparaître.  Une  nuit  donc, 
avec  ou  sans  l'autorisation  du  Gouvernement,  mais 
au  moins  avec  sa  tolérance  tacite,  ils  auraient  ou- 
vert les  cercueils,  auraient  mis  les  ossements  dans 
un  sac  et  les  auraient  jetés  dans  une  fosse  profonde, 
du  côté  de  la  barrière  de  la  Gare,  vis-à-vis  de 
Bercy. 

Cependant  le  secret  n'aurait  pas  été  si  bien  gardé 
qu'il  n'en  ait  transpiré  quelque  chose.  Il  y  avait  un 
moyen  bien  simple  de  voir  ce  qui  en  était  ;  il  suffi- 
sait d'ouvrir  les  cercueils;  mais,  dans  la  crainte 
sans  doute  d'exciter  autour  de  cette  question  plus 
de  bruit  qu'elle  ne  mérite,  les  gouvernements  s'y 
sont  toujours  refusés.  Les  procès-verbaux  témoignent 
à  la  vérité,  que  les  cercueils  sont  bien  ceux  de  Vol- 
taire et  de  Rousseau  et  qu'on  en  a  vérifié  le  bon 
état,  mais  sans  les  ouvrir.  Vers  1864  seulement,  dit 
le  Figaro,  ils  auraient  été  ouverts  et  on  les  aurait 
trouvés  vides  ;  mais  aucun  procès-verbal  ne  constata 
l'opération  et  le  public  n'en  connut  pas  le  résultat. 
Aujourd'hui  encore,  les  gardiens  déclarent  que  les 
corps  des  deux  philosophes  sont  renfermés  dans 
leurs  sarcophages;  et  si  l'on  se  permet   d'élever  un 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  601 

doute,  ils  répondent  sans  hésiter  que  les  bruits 
d'enlèvement  ont  été  inventés  par  les  ennemis  de  la 
Restauration.  Au  fond,  personne  n'est  ou  ne  veut 
paraître  renseigné.  Un  vieil  employé,  très  au  cou- 
rant des  affaires  de  la  Préfecture  de  police,  à  qui 
nous  avons  demandé  des  renseignements,  a  répondu 
comme  les  autres,  qu'il  ne  savait  rien.  Peut-être  ne 
voulait-il  pas  parler.  Dans  l'état  actuel  de  la  ques- 
tion, il  serait  téméraire  d'affirmer  positivement  que 
les  tombeaux  sont  vides,  mais  c'est  au  moins  l'opi- 
nion de  beaucoup  la  plus  probable  '. 

Présentement  les  sarcophages  occupent  au  Pan- 
théon deux  chapelles  souterraines,  en  face  l'une  de 
l'autre.  Ils  n'ont  rien  de  monumental,  ni  d'artis- 
tique et  leur  forme  est  des  plus  vulgaires.  Au  milieu 
de  la  caisse  de  celui  de  Rousseau  est  une  porte  en- 
tr'ouverte  et,  par  l'ouverture,  une  main  tenant  un 
flambeau,  symbole,  disent  les  guides,  de  la  lumière 
que  ce  philosophe  répandit  par  ses  écrits.  A  côté 
du  sarcophage  de  Voltaire  est  sa  statue  sculptée  par 
Houdon.  Il  n'y  en  a  pas  près  de  celui  de  Rousseau. 
On  pourrait  même  presque  dire  qu'il  a  été  jusqu'à 
ces  derniers  temps  sans  en  avoir  à  Paris.  Le  gou- 
vernement français  a  pourtant  voulu  à  plusieurs  re- 

1.  Voir  sur  ce  débat  :  Inter-  française  au  XVIIIe  siècle,  tome 
rnédiaire  des  chercheurs  et  cu- 
rieux,  année  1864,  numéros  des 
15  janvier,  15  février,  15  mars, 
1er  avril,  1er  mai,  1er  juin, 
15  juin,  15  août.  —  Correspon- 
dance littéraire,  25  février  1762, 
25  janvier  et  25  juillet  1864.  — 
Figaro  du  28  février  1864.—  La 
Nation,  du  28  février  et  du 
10  mars  1864.  —  Desnoires- 
terres  ,  Voltaire  et  la  Société 


VIII,  p-  518  et  suivantes.  — 
M.  Jules  Steeg,  député  de  la 
Gironde  et  président  du  Co- 
mité du  Monument,  donne 
comme  constant  l'enlèvement 
du  corps  de  Rousseau,  en 
1814.  Le  cercueil  aurait-ii  donc 
été  ouvert  exprès  pour  lui? 
(Discours de  M.  J.  Stceg,  lors  de 
l'inauguration  du  3  février 
1889. 


602 


LÀ    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


prises  lui  en  élever  une.  En  l'an  IV,  un  concours 
fut  ouvert,  mais  on  n'en  vint  pas  jusqu'à  l'exécution. 
Il  est  vrai  que  Rousseau  a  figuré  dans  la  foule  des 
statues  qui  décorent  le  Jardin  des  Tuileries  ;  mais  il 
n'y  resta  pas  longtemps  et  disparut  en  1797.  Enfin, 
en  l'an  VIII,  le  Directoire  lui  vota  un  monument 
avec  statue.  Le  groupe,  composé  de  cinq  figures, 
fut  d'abord  placé  aux  Tuileries,  puis  dans  le  jardin 
du  Luxembourg;  il  a  eu  le  même  sort  que  les  au- 
tres, et  nous  ne  savons  ce  qu'il  est  devenu1. 

A  mesure  que  la  Révolution  avance  et  que  le 
temps  passe,  Rousseau  perd  graduellement  de  son 
influence.  Que  les  alliés  aient  respecté  en  1815  le 
village  d'Ermenonville  et  celui  de  Montmorency; 
cet  acte  de  générosité  a  montré  la  diffusion  de  la 
littérature  française  ;  mais  il  est  difficile  d'admettre 
que  les  alliés  fussent  des  disciples  bien  fervents  de 
Rousseau  2  ;  que  Genève  lui  ait  élevé  dans  la  petite 
île  des  Barques,  au  bout  du  lac,  une  belle  statue, 
œuvre  de  Pradier;  Genève,  sa  ville  natale,  était 
dans  son  rôle 3  ;  que  l'Académie  mette  son  éloge  au 
concours;  c'est  un  hommage  rendu  à  l'écrivain  au 
moins  autant  qu'au  penseur,  et  qui  est  partagé  par 
bien  d'autres  4. 

Le  centenaire  aurait  pu  réchauffer  le  zèle  des 
purs  disciples.  A  Paris,  il  a  passé  presque  inaperçu 
et   s'est    à  peu  près  borné  à  quelques  discours  et 


1.  John  Grand-Carteret, 
p.  519  et  520.  —  Moniteur  du 
28  nivôse  au  VII.  —  Détails  et 
modèle  du  projet,  (Journal  de 
Paris, -\9  prairial  an  VIII.)  — 
2.  GABEREL,  Rousseau  et  les 
Genevois,  ch.  vi,  §2;  —  Journal 
du  Commerce,  8  février  1819.  — 


3.  L'inauguration  eut  lieu  le 
24  février  1835,  et  la  fête  a 
continué  à  se  célébrer  chaque 
année.  Quesné,  Particularités, 
et  Gaberel,  ch.  6,  §2.-4.  Con- 
cours de  1868,  voir  le  rapport 
fait  par  Villemain. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


603 


poésies  lus  dans  un  cirque'.  Il  ne  saurait  être  com- 
paré à  celui  de  Voltaire.  A  Genève  même,  il  n'a  eu 
qu'un  retentissement  restreint,  et  s'est  surtout  mani- 
festé par  un  certain  nombre  de  brochures  de  cir- 
constance 2. 

Depuis  quelques  années  pourtant,  un  retour  très 
prononcé  ramène  la  République  française  vers  un 
des  hommes  qui  ont  le  plus  fait  pour  les  idées  qu'elle 
représente.  Le  Conseil  municipal  de  Paris  a  pris, 
naturellement,  la  tète  du  mouvement  et  s'est  oc- 
cupé ,  à  maintes  reprises ,  d'élever  une  statue  à 
Rousseau.  Cependant,  la  première  proposition,  pré- 
sentée en  1881,  n'ayant  pas  abouti,  de  nouvelles 
demandes  ont  été  faites;  des  comités,  officiels  et 
non  officiels,  se  sont  constitués;  des  concours  ont 
été  ouverts;  une  loi  même,  tombée  depuis  dans 
l'oubli,  croyons-nous,  a  été  votée,  dans  les  derniers 
jours  de  1881,  par  la  Chambre  des  députés. 

Le  centenaire  de  la  Révolution  offrait  une  occa- 
sion favorable  pour  mettre  les  projets  à  exécution. 
Une  statue,  œuvre  du  sculpteur  PaulBerthet,  a  été 
élevée  sur  la  place  du  Panthéon3,  et,  le  3  février 
1889,  a  eu  lieu  la  cérémonie  d'inauguration. 

Cette  fête,  qui  rappelle,  sans  l'égaler,  celle  de 
Vendémiaire  an  III,  est  principalement  remarquable 
par  le  nombre  et  le  ton  des  discours  qui  l'ont  presque 
remplie.  Sauf  un  seul,  celui  de  M.  J.  Simon,  tous 
s'appliquant  à  célébrer,  moins  le  littérateur  que  le 
révolutionnaire,  ont  manifesté  le  caractère  évident 
de  la  séance ,    qui  était  la  Révolution  se  glorifiant 


1.  Voir  les  journaux  du 
temps.  —  2.  Eug.  Ritter, 
Nouvelles  recherches  sur  les  Con- 
fessions. —  3.  Ne  pas  s'en  rap- 


porter aux  dates  inscrites  sur 
le  socle  ;  on  n'y  compte  pas 
moins  de  deux  grosses  er- 
reurs. 


604  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

elle-même  dans  la  personne  d'un  de  ses  plus  fa- 
meux précurseurs1. 

Gardons-nous,  d'ailleurs,  de  rabaisser  outre  me- 
sure l'influence  du  citoyen  de  Genève.  Dès  le  temps 
delà  Restauration,  alors  que  triomphait  le  Voltairia- 
nisme,  il  y  avait  déjà  moins  de  purs  disciples  de 
Rousseau;  mais  Voltaire  et  Rousseau  restaient  sans 
contredit  les  auteurs  le  plus  lus  en  France  et  par 
suite  dans  le  monde  entier.  On  en  peut  donner  pour 
preuve  les  nombreuses  éditions  de  leurs  œuvres  da- 
tant de  cette  époque.  Il  est  vrai  que  ce  travail  de 
diffusion  n'était  pas  poussé  uniquement  en  vue  des 
auteurs  eux-mêmes,  mais  qu'on  avait  fait  de  leurs 
personnes  la  grande  arme,  et  comme  le  symbole  de 
l'opposition  libérale  et  de  l'impiété.  C'est  autour  de 
leurs  noms  que  portait  le  fort  de  la  lutte.  Mais  ces 
combats  eurent  nécessairement  pour  effet  de  servir 
à  la  diffusion  de  leurs  idées,  et,  en  les  faisant  con- 
naître, de  les  faire  aimer  par  les  uns,  détester  par 
les  autres. 

Aujourd'hui,  Rousseau  n'est  plus,  comme  il  a  été 
pendant  quelques  années ,  un  oracle  dont  on  révère 
toutes  les  paroles,  un  fétiche  devant  qui  Ton  se 
prosterne  ;  mais  si  l'on  ne  jure  plus  par  son  autorité, 
on  continue  à  l'honorer  comme  un  des  pères  de  la 
société  moderne,  et  trop  souvent,  on  adopte,  après 
examen  et  en  les  modifiant  plus  ou  moins,  ses  utopies 
et  ses  erreurs. 

On  continue  surtout  à  le  lire.  A  Paris,  les  quais, 

1.  Voir,  pour   ce  qui  con-  I  nières,  Errueuonville,  LePres- 
cernela  statue  récemmentéri-  I  sis-Belleville,    Montmorency, 
gée  à  Rousseau,  et  aussi  quel-  i  le  livre  de  M.  John  Grand- 
ques   autres  monuments  ou  Carteret,  p.  521  et  suiv. 
fêtes   plus   modestes   à    As-  I 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  605 

les  boulevards,  le  quartier  des  écoles  sont  encom- 
brés de  ses  ouvrages.  Il  y  en  a  pour  toutes  les  con- 
ditions et  pour  toutes  les  bourses,  depuis  le  livre  de 
luxe  ou  l'édition  compacte,  jusqu'au  petit  volume  à 
vingt-cinq  centimes.  En  1837,  la  bibliographie  de 
Rousseau,  dans  la  France  littéraire,  comprenait 
plus  de  quatre  cents  numéros.  Il  n'y  a  pour  ainsi  dire 
pas  un  événement  dans  sa  vie,  si  petit  qu'il  soit, 
qui  n'ait  donné  lieu  à  quelque  monographie.  Depuis 
1837,  ce  mouvement  ne  s'est  pas  arrêté.  Or,  il  est 
évident  qu'un  auteur  qu'on  lit  tant,  et  dont  on  s'oc- 
cupe tant,  garde  une  influence  très  réelle. 

Pour  connaître  la  nature  de  cette  influence,  il 
pourrait  suffire  de  parcourir  ces  volumes,  où  l'im- 
moralité le  dispute  à  l'erreur,  où  le  sophisme  s'étale 
dans  tout  son  lustre,  où  la  religion,  la  société,  les 
gouvernements,  la  pudeur,  la  moralité,  le  devoir,  la 
vertu  sont  outragés  à  chaque  page. «Est-il  possible 
de  garder  un  jugement  sain  au  milieu  de  ces  para- 
doxes, une  âme  honnête  au  milieu  de  ces  turpitudes, 
une  religion  sincère  au  milieu  de  ces  impiétés,  un 
amour  éclairé  de  l'humanité  et  de  la  patrie  au  milieu 
de  ces  théories  révolutionnaires?  Préfère- t-on  la 
preuve  inverse  et  veut-on  juger  l'arbre  par  ses 
fruits  ;  qu'on  voie  les  choses  et  les  hommes  produits 
par  ces  doctrines.  Quels  sont  les  gens  qui  aiment 
Rousseau,  qui  le  prônent,  qui  s'autorisent  de  ses 
systèmes,  qui  voudraient  les  appliquer?  Il  est  arrivé, 
en  effet,  ce  qui  devait  arriver  :  des  théories  impies 
ont  produit  l'impiété,  des  systèmes  révolutionnaires 
ont  enfanté  la  révolution. 

En  politique,  nous  ne  sommes  plus,  si  l'on  veut, 
les  disciples  immédiats  et  aveugles  du  citoyen  de 
Genève  ;  mais  nous  sommes  issus  des  systèmes  qu'il 


606  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

a  inventés,  et  nous  nous  ressentons  de  notre  origine. 
Si  donc  nous  ne  goûtons  plus  les  fruits  de  l'arbre 
planté  par  Rousseau,  cet  arbre  a  produit  des  reje- 
tons, qui  se  sont  mêlés  avec  d'autres  plantes,  et 
c'est  là  que  nous  allons  chercher  notre  nourriture. 
C'est  ainsi  que  chaque  siècle ,  tout  en  étant  lui- 
même,  est  aussi  en  partie  le  produit  du  siècle  qui 
l'a  précédé.  George  Sand  salue  quelque  part  Rous- 
seau du  titre  d'homme  de  l'avenir1.  Il  faut  bien 
reconnaître,  hélas!  que  ce  mot,  si  l'on  en  réduit 
l'application  au  Contrat  social,  est  rigoureusement 
vrai.  Pourquoi  le  voltairianisme  est-il  aujourd'hui  à 
peu  près  oublié ,  tandis  que  Rousseau ,  l'utopiste 
Rousseau,  vit  toujours  dans  les  idées  et  dans  les 
institutions?  C'est  que  Voltaire  n'a  fait  que  démolir, 
que  Voltaire  n'est  qu'une  négation  et  qu'on  ne  vit 
pas  de  négations  ;  que  Rousseau,  au  contraire,  a  été, 
dans  un  sens,  un  homme  de  doctrine,  un  homme 
d'affirmation  et  de  logique  ;  qu'il  a  en  outre  été  un 
homme  d'éloquence  et  de  passion.  Or,  il  n'est  pas  de 
doctrine,  si  fausse  qu'elle  soit,  qui  ne  puisse,  dans 
ces  conditions,  faire  son  chemin  et  développer  ses 
conséquences.  «  Le  parti  républicain,  dit  Littré ,  à 
travers  les  révolutions  de  1830  et  de  1848,  provient 
de  la  grande  commotion  qui  éclata  à  la  fin  du 
xvine  siècle.  Alors,  ce  qui  prévalait  surtout,  c'étaient 
des  idées  métaphysiques  sur  l'état  social,  c'étaient 
des  inspirations  anarchiques  de  J.-J.  Rousseau  et 
des  souvenirs  gréco-romains.  \\  s'en  forma  un  ensei- 
gnement fort  hétérogène,  discordant  en  lui-même, 
et  incapable  de  donner  des  bases  solides  au  nouvel 
édifice,  qui  dura  peu2. 

1.    Revue  des   Deux   Mondes,    I    De  l'Etablissement  delà  troisième 
1er  avril  1841.   —  2.   Littré,   |  république,  p.  384. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  607 

Telle  est  en  effet  notre  histoire  depuis  un  siècle. 
L'édifice,  à  la  vérité,  dura  peu;  mais  il  se  renou- 
velle sans  cesse.  Un  orateur  '  n'a-t-il  pas  dit  que  la 
république  est  le  provisoire  perpétuel? 

En  attendant,  les  ruines  qui  embarrassent  le  sol, 
aussi  bien  que  les  fausses  maximes  qui  encombrent 
l'opinion,  empêchent  de  rien  construire  de  solide  et 
de  durable.  Nous  en  sommes  toujours  plus  ou  moins 
aux  idées  de  Rousseau.  «  Les  pouvoirs  publics,  di- 
sait, il  n'y  a  pas  bien  longtemps,  Gambetta,  aux  ap- 
plaudissements de  la  Chambre,  ne  sont  pas  des  pou- 
voirs, ce  sont  simplement  des  organes  du  suffrage 
universel2.  »  Ces  paroles  sont  le  résumé  du  Contrat 
social.  Et,  de  fait,  du  moment  qu'on  ne  place  pas  la 
loi  de  l'ordre  social  dans  l'autorité  divine,  il  faut 
bien  la  regarder  comme  le  résultat  des  volontés  hu- 
maines. Au  fond,  droits  de  l'homme  ou  droit  de 
Dieu,  révolution  ou  christianisme;  il  n'y  a  pas  de 
milieu. 

En  religion,  la  Profession  de  foi  du  Vicaire  sa- 
voyard, toujours  répudiée  par  les  hommes  religieux, 
est  dépassée  par  beaucoup  de  ceux  qui  ne  le  sont 
pas;  mais,  si  elle  est  dédaignée  par  les  académies 
et  les  savants,  et  encore  pas  toujours3,  elle  court 
les  rues  et  les  conversations  ;  elle  fait  le  fond  de  la 
religion  de  l'honnête  homme,  qui,  trop  souvent,  est 
la  religion  de   l'homme  qui  n'est  pas  honnête.   Et 


t.  M.  Naquet.  —  2.  Discours  ne  trouva  rien  de  mieux  que 
de  Gambetta,  en  réponse  au  de  proposer  au  peuple  la pre- 
duc  de  Broglie,  15  novembre      mière  partie  de  la  Profession 


1877.  —  3.  Eu  1848,  V.  Cousin, 
ramené  à  des  sentiments  plus 
religieux,  et  devenu  partisan 
de  l'action  sociale  de  l'Église, 


de  foi  du  Vicaire  savoyard  ; 
voir  le  volume  de  Cousin, 
Fragments  et  Souvenirs,  p.  185. 


608  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

puis,  même  dans  les  académies,  n'a-t-elle  pas  con- 
tribué à  déposer  ce  germe  du  doute  qui  a  été  dé- 
veloppé et  mûri  par  le  positivisme,  si  éloigné  d'ail- 
leurs de  Rousseau. 

En  littérature,  notre  siècle  positif  a  délaissé  la 
phrase  sentimentale,  romantique,  un  peu  préten- 
tieuse de  Rousseau  ;  nous  avons  maintenant  le  style 
des  affaires  et  du  journal;  le  style  de  Rousseau 
valait  mieux.  Il  y  a  peu  d'années  encore,  notre  plus 
illustre  romancier,  George  Sand,  s'honorait  d'être 
disciple  de  Jean-Jacques. 

Le  grand  effort  de  Rousseau  s'est  porté  du  côté 
de  l'éducation,  et  c'est  en  éducation  que  sa  trace  est 
restée  la  moins  profonde.  Il  est  assez  de  mode  dans 
le  monde  actuel,  officiel  ou  officieux,  de  l'instruc- 
tion publique,  de  citer  avec  honneur  le  nom  de 
Rousseau  ;  mais,  malgré  ces  phrases,  qu'on  se  garde 
bien  de  préciser  ;  qui  songe  aujourd'hui  à  Y  Emile? 
Au  milieu  des  lois,  des  décrets,  des  règlements, 
des  essais  de  toute  sorte  sur  l'éducation,  qui  se  mul- 
tiplient depuis  quelques  années,  qui  pense  à  s'ins- 
pirer sérieusement  de  Rousseau? 

Rousseau  a  toujours  répudié  le  jugement  de  ses 
contemporains  et  cherché  son  refuge  dans  la  posté- 
rité. S'il  avait  pu  l'apercevoir  dans  l'avenir,  en 
aurait-il  été  satisfait?  C'est  peu  probable.  Il  y  aurait 
sans  doute  vu  encore  des  complots  et  un  parti-pris 
de  persécution.  L'accord  n'existe  certes  pas  sur  son 
compte  ;  il  n'y  existera  sans  doute  jamais  ;  mais  il 
n'y  a  plus  que  bien  peu  de  documents  inédits  à  dé- 
couvrir ;  la  discussion  a  été  assez  longue  pour 
paraître  épuisée  ;  la  lumière  est  faite  autant  qu'elle 
peut  l'être.  Les  jugements  restent  néanmoins  assez 
divers  et  assez   mêlés   comme   tous   les  jugements 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  609 

fondés  sur  l'opinion.  Au  fond,  ils  ont  été  rarement 
injustes,  quelquefois  sévères,  le  plus  souvent  indul- 
gents avec  excès.  Aujourd'hui,  on  est  en  droit  de  les 
regarder  comme  définitifs  ;  le  temps  en  pourra  mo- 
difier quelques  traits,  mais  la  substance  n'en  sera 
pas  changée. 


39 


BIBLIOGRAPHIE 


Liste  des  Auteurs  cités  dans  le  présent  ouvrage. 


ALEMBERT  (D1).  Encyclopédie, 
t.  I"r,  Introduction 
(1751). 

—  Encyclopédie,      t.    VII, 

article  Genève  (1758). 

—  Justification  de  l'article 

Genève  de  l'Encyclo- 
pédie. 

—  Jugement    sur    la  nou- 

velle Héloïse. 

—  Jugement  sur  Emile. 

—  Discussion  relative  à 

J.-J.  Rousseau,  au 
sujet  de  la  Comédie 
des  Philosophes. 

—  Éloge  de  Milord  Maré- 

chal. 

—  Correspondance  ;     sur- 

tout la  correspon- 
dance avec  Voltaire. 

Arrêt  de  la  Cour  du  Parlement 
qui  condamne  un  écrit  ayant 
pour  titre  Emile,  etc.  (1762); 
et  Œuvres  de  Rousseau,  éd.  de 
Genève,  t.  I  du  Supplément. 

Artiste  (Journal  l'),  t.  V  (1840); 
63  lettres  inéd.  de  Rousseau 
à  Miuo  de  Verdelin. 

Bachaumont.  Mémoires  se- 
crets pour  servir  à  l'histoire 
de  la  République  des  lettres 
(1762-1787),  36  vol.  in-12. 

Basante  (de).  De  la  littérature 
française  pendant  le  XVIIIe  siè- 
cle. 

Barbier.  Notice  des  principaux 
écrits  relatifs  à  J.-J.  Rousseau 
(1820),  in-8°. 

Barre he.  Eloge  de  J.-J.  Rous- 
seau, présenté  aux  Jeux  flo- 
raux (1787),  in-8°. 


Barruel-Beauvert.    Vie    de 
Jean-Jacques  Rousseau  (1789), 
in-8°. 
BÀrni  (Jules).  Histoire  des  idées 
morales  et  politiques  en  France 
au  XVIIIe  siècle  (1867),  2  vol. 
in- 12. 
Beaumont  (Christophe  de),  ar- 
chevêque de   Paris.  Mande- 
ment    condamnant     VÉmile 
(20  août  1762),  in-4°. 
BÉranger.  J.-J.  Rousseau  jus- 
tifié envers  sa  patrie.  (Œuvres 
de  J.-J.  Rousseau,  édit.  Poin- 
çot,  t.  XXVIII.) 
BERGIER.  Le  Déisme  réfuté  par 
lui-même  (1765),  2  vol.  in-12. 
Berquix.  Pygmalion,  scène  ly- 
rique de  J.-J.  Rousseau  mise 
eu  vers  (1775),  in-8°. 
BerthOUD  (Fritz).   J.-J.  Rous- 
seau au  Val  deTr avers 
(1881),  in-12. 
—      J.-J.  Rousseau  et  le  pas- 
teur    de    MonlmoUin 
(188'.),  in-12. 
Bertrand  (Alexis),  professeur 
de  philosophie  à  la  Faculté 
des  lettres  de  Lyon.  Le  texte 
primitif  du  Contrat  social.  Mé- 
moire  lu   à  l'Académie  des 
Sciences    morales    et    poli- 
tiques,  dans   la    séance  du 
4  avril  1891.  (1891).  in-8'. 
Ribliothcque    universelle   de   Ge- 
nève. Deux  lettres  d'un 
jeune    homme    à    son 
père,  datées  de  1764 
(janvier  1835). 
• —       Voltaire  et  les  Natifs  de 
Genève,      par      Joël 


612 


BIBLIOGRAPHIE. 


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1853). 

Bibliothèque  universelle  de  Ge- 
nève. Le  Théâtre  et  la 
Poésie  à  Genève  au 
xviii"  siècle  (mars 
1873. 

Bonnet  (Charles).  Lettre  de 
Philopolis  (Mercure  d'octobre 
1735. 

BORDES.  Profession  de  foi  philo- 
sophique (1763),in-12. 
—  Lettre  de  M.  de  Voltaire 
au  Docteur  Pansophe 
(1766',  in- 12. 

Botanique  de  J.-J.  Rousseau. 
65  planches  coloriées,  d'après 
les  peintures  de  Redouté 
(1822),  in-4». 

Bougeault  (Alfred).  Etude  sur 
Vèlat  mental  de  J.-J.  Rousseau 
et  sa  mort  à  Ermenonville 
(1883),  in-12. 

BOUGY  (Alfred  de).  Les  Rési- 
dences de  J.-J.  Rousseau.  — 
Fragments  inédits  de  J.-J. Rous- 
seau (1853).  in-12. 

Boutet  (Religieux  Antonin). 
Vie  de  Mgr  de  Bernex,  évoque 
d'Annecy  (1750).  in-12. 

BROUGHAM  (Lord).  Voltaire  et 
Rousseau  (18'io),  in-8°. 

GarO.  La  fin  du  xvin»  siècle.— 
Études  et  portraits  (1880), 
in-8°. 

Castel  (le  Père),  jésuite. 
L'homme  moral  opposé  à 
l'homme  physique  de  Rousseau, 
in-12. 

Censure  de  la  faculté  de  théo- 
logie contre  PÉmile  (1762). 

Cerutti.  Lettres  sur  quelques 
passages  des  Confessions. 
{Jùurn.  de  Paris,  2  décembre 
1789). 

Champcenetz.  Réponse  aux 
Lettres  sur  le  caractère  et  les 
ouvrages  de  J.-J.  Rousseau 
(par  Mrae  de  Staël)  (1789), 
in-8°. 


Chas  t'Fr.).  J.-J.  Rousseau  jus- 
tifié ,  ou  Réponse  à 
M.  de  Servan  (1784), 
in-12. 

—  Éloge  de  J.-J.  Rousseau, 

qui    a    remporté    le 
prix    à    l'Académie 
des     Jeux     floraux 
(1787),  in-8°. 
Chereau  (Dr  A.).   Article   sur 
le  genre  de  mort  de  Rous- 
seau.   (Union    médicale,  5-17 
juillet  1866.) 
CLARAPÈDE.   Considérations  sur 
les  miracles  de  l'Évangile,  etc. 
(1785),  in-8°. 
COIGNET    (Horace).    Particula- 
rités sur  le  séjour  de  Rousseau 
à  Lyon.  (Tablettes  hist.   et 
litt.  Lyon,  28  décembre  1822). 
Collé  (Journal  de).  (T.  II;  sur 
la  comédie  des  Philosophes, 
par  Palissot)  (1807). 
CONZIÉ  (de).  Notice  sur  Mm*  de 
Warens  et  J.-J.  Rousseau  (1856) 
in-8°. 
CORancez.   De   J.-J.    Rousseau. 
(Journ.  de  Paris,  nu- 
méros 251-261,  an  VI). 

—  Article    en   réponse   à 

La  Harpe.  (Journ.  de 
Pam, 30  octobre  1778.) 

Correspondance  littéraire,  par 
Grimm,  Diderot,  etc.,  édi- 
tion Tourneux  (1832-82), 
16  vol.  in-8°. 

Correspondance  littéraire.  (Re- 
vue mensuelle).  Articles  du 
25  février  1862,  des  25  jan- 
vier et  25  juillet  186'j,  in-4°. 

COUSIN  (Victor).  Du  manuscrit 
d'Emile,  etc.  (Journ.  des 
Savants,  septembre  et  no- 
vembre 18^8). 

Coxe  (William).  Anecdotes  sur 
J.-J.  Rousseau,  etc.  (1790), 
3  vol.  in-8°. 

DaunOU.  De  la  religion  pu- 
blique, etc.  (Esprit  des  jour- 
naux, 12  avril  1790,  in-12.) 


BIBLIOGRAPHIE. 


613 


Décade  philosophique.  (h\  vol. 
in-8°).  Articles  du  20  vendé- 
miaire au  III,  du  20  prairial 
an  VII,  divers  articles  de 
•18*2  et  1803. 

Deffand  iMme  DU).  Correspon- 
dance complète  de  Mma  du  Def- 
fand avec  la  duchesse  de  Choi- 
seul,  l'abbé  Barthélémy,  etc. 
Publiée  par  le  marquis  de 
Saint-Aulaire  (1877),  in -8». 

Dblasiauve.  Article  au  Journ. 
de  médecine  mentale  (180J), 
iu-8°. 

DeluG.  Lettres  sur  l'hist.  phy- 
sique de  la  terre.  Disc.prélim. 
(1798),  in-8°. 

DESESSARTZ.  Traité  de  l'éduca- 
tion corporelle  des  enfants  en 
bas  âge.  (lre  édit.  in-12, 1760; 
2»  édit.  in-8°,  1799.) 

DESN'OIRESTEKRES.  Voltaire  el 
la  Société  française  au  XVIIIe 
siècle  (1867-73),  8  vol.  in-8°. 

Diderot.  Œuvres,  édit.  Asse- 
zat  (1876),  20  vol.  in-8°.  No- 
tamment Essai  sur  les  règnes 
de  Claude  el  de  Néron. 

DOppet.  Mémoires  apocryphes) 
de  Mm"  de  Warens, 
etc.,  publiés  par 
C  D.  M.  P.  (1786), 
in-8°. 
—  Vintsenried,  ou  les  Mé- 
moires (apocryphes) 
du  Chevalier  de  Cour- 
tilles  (1789),  in-12. 

Dubois  d'Amiens.  Article  sur 
le  genre  de  mort  de  Rous- 
seau. (Bull,  de  l'Acad.  imp.  de 
médecine  du  17  mai  1866). 

DUCOIN  (Auguste).  Particula- 
rités inconnues,  etc.  Trois  mois 
de  la  vie  de  J.-J.  Rousseau. 
(Juillet  à  septembre  1768) 
(1852),  in-8». 

Ducros.  professeur  à  la  Fa- 
culté des  lettres  de  Poi- 
tiers. J.-J.  Rousseau  (1888), 
in-8°. 


DULAURE.  Nouvelle  description 
des  environs  de  Pa  ris  (1786-87), 
2  vol.  in-12. 

Dlpeyrou.  Lettre  de  M.  X.,  re- 
lative à  J.-J.  Rousseau,  suivie 
de  deux  autres  lettres  (1763), 
in-8°. 

DUSSAULX.  De  mes  rapports 
avec  J.-J.  Rousseau  et  de  notre 
correspondance  (1799;,  in-8°. 

Dutens.  Lettre  à  M.  de  B.  (de 
Bure)  sur  la  ;  cfulation  du 
livre  de  l'Esprit  d'IJelvétius, 
par  J.-J.  Rousseau  (1779), 
in-12. 
'  Encyclopédie,  etc.  (1751-72), 
30  vol.  in-fol.  (Voir  d'Alem- 
bert  et  Rousseau.) 
!  Entreigues  (Comte  d1).  Quelle 
est  la  situation  de  l'Assemblée 
nationale.  (1790),  in-8°. 

Épinay  (Comtesse  d').  Mémoires. 
Édit.  Boiteau  (1«6;;),  2  vol. 
in-8*. 

Escherny  (Comte  d').  Mélanges 
de  littérature,  de  morale  et 
de  philosophie  (1811),  3  vol. 
in-12. 

ESTIBNNB  (Charles).  Essai  sur 
les  Coufessiuns  de 
J.-J.  Rousseau  (1856), 
in-12. 
—  Essai  sur  les  œuvres  de 
J.-J.  Rousseau  (1858), 
in-12. 

Eymar  (D').  Mes  visites  à  J.-J. 
Rousseau,  et  autres  articles 
de  défense  et  de  critique, 
formant  le  t.  II  des  Œuvres 
inédites  et  supplément  à  la  vie 
de  J.-J.  Rousseau,  publiés 
par  Musset-Pathay  (4826), 
2  vol.  in-8°. 

FauGÈRE.  J.-J.  Rousseau  à  Ve- 
nise (Correspondant,  10  et 
25  juin  1888). 

FavaRT  (Mioe).  Les  Amours  de 
Bastien  el  de  Bastienne  (paro- 
die du  Devin  du  village)  (1753), 
in-8°. 


614 


RIHLIOGRAPHIE. 


FÉTIS.     Biographie    universelle 
des    musiciens,    1864    (article 
Rousseau,  t.  VII). 
FOGHIER   (L.).   Séjour  de  J.-J. 
Rousseau  à  Bourgoin   (1860), 
in-8°. 
Fontaine  (le  P.),  barnabile. 
Éloge    funèbre    du     cardinal 
Gerdil,   en    1802  {Œuvres   du 
cardinal    Gerdil,     collection 
Migne,  1863). 
FORMEY.  Examen  philosophique 
de    la     liaison    réelle 
qu'il    y    a    entre     les 
sciences  et  les  mœurs 
(1755),,  in-12. 

—  L'Anti-Émile     (1762), 

in-12. 

—  L'Emile  chrétien  (1764), 

2  vol.  in-8". 

—  L'Esprit     de    Julie,    ou 

extrait  de  la  Nouvelle 
Hêloïse  (1763),  in-12. 

—  Profession  de  foi  du  vi- 

caire chrétien ,  etc. 
(1764),  in-8°. 

—  Souvenirs  d'un   citoyen 

(1789),  2  vol.  in-8\ 
FrÉRON.    Lettres    sur    quelques 
écrits  du  temps  (1749- 
54),  13  vol.  in-12. 

—  Année  littéraire  (8  vol. 

in-12   par  an,   1754- 
90),  292  vol.  in-12. 
Gaberel.    Voltaire  et  les  Gene- 
vois (1856),  in-18. 
Rousseau  et  les  Genevois 
(1838),  in-18. 
Geffroy.     Gustave    III    et    la 
Cour  de  France  (1867),  2  vol. 
in-12. 
Genlis   (Mme  de).  Alphonsine, 
préface  (1806),  2  vol. 
in-8°. 

—  Souvenirs  de  Félicie  L. 

(1807),  2  voi.  in-12. 

—  Mémoires  inédits  sur  le 

XVIIIe  siècle  et  la 
Révolution  française 
(1825),   10  vol.  in-8". 


Gerdil  (Cardinal).  Réflexions 
sur  la  théorie  et  la 
pratique  de  l'éduca- 
tion, contre  les  prin- 
cipes de  M.  Rousseau 
(1763),  in-8». 

—  Discours    philosophique 

sur  l'homme  considéré 
à  l'état  de  nature  et  à 
l'état  de  société  (1769), 
in-8°. 
Gerusez.  Article  J.-J.  Rous- 
seau dans'  la  Biographie  uni- 
verselle de  Michaud. 
GlNGUENÉ.  Lettres  sur  les  Con- 
fessions    de    J.-J.    Rousseau 
(1791),  in-8». 
GiRARDiN  (René  de).   Lettre  à 
Reg  (8  août  1778),  suivie  des 
Lettres  du  Mis  de  Girardin  à 
Sophie,  comtesse  de  X.  (juillet 
1 778),  et  de  Mme  de  Vassy,  née  de 
Girardin,  à  Mme  de  Staël  (aux 
Œuvres  inédites  de  J.-J.  Rous- 
seau,  éditées    par    Musset- 
Pathay). 
Girardin  (Stanislas  de).  Dis- 
cours prononcé  à  la 
Chambre  des  dépu- 
tés, à  la  séance  du 
25  mars  1822. 

—  Lettre  à  Musset-Pathay 

(1824),  in-8°. 

GODEFROI.  Histoire  de  la  litté- 
rature au  xvili»  siècle  (1875), 
in-8°. 

Grand-Carteret  (John).  J.-J. 
Rousseau  jugé  par  les  Fran- 
çais d'aujourd'hui.  (Recueil 
d'études,  d'articles  et  de  no- 
tices, dus  à  la  plume  d'un 
grand  nombre  d'auteurs 
contemporains.)  (1890),  in-12. 

Grasset  (J.-A..).  J.-J.  Rousseau 
à  Montpellier  (1854),  in-8°. 

GrÉtry.  Mémoires,  ou  essai  sur 
la  musique  (1789),  in-8°. 

GRIMM.  Le  Petit  Prophète  de 
Boehmischbroda(n33), 
in-8°  et  in-12. 


BIBLIOGRAPHIE. 


615 


Grimm.  Voir  Correspondance  lit- 
téraire. 

Hamel  (Ernest).  La  Statue  de 
J.-J.  Rousseau  (1867)  in-12. 

HouDON.  Réflexions  sur  Us 
concours  en  général  et  sur  ce- 
lui de  J.-J.  Rousseau  en  par- 
ticulier (1791),  in-8°. 

Houssaye  (Arsène).  Les  Char- 
meltes ,  J.-J.  Rousseau  et 
M1-»  de  Warens  (1863),  in-8°. 

Hume  (David).  Exposé  succinct 
de  la  contestation  qui  s'est 
élevée  entre  M.  Hume  et 
M.  Rousseau  (1766),  in-12  (se 
trouve  aussi,  ainsi  que  plu- 
sieurs lettres  et  opuscules 
sur  le  même  sujet,  aux 
Œuvres  de  J.-J.  Rousseau, 
édit.  Poinçot  ou  edit.  de 
Genève). 

Iconographie  de  J.-J.  Rousseau. 
Bibliothèque  nationale,  dé- 
partement des  estampes, 
1  vol.  in-folio,  coté  D.  C.  106. 

Intermédiaire  des  chercheurs  et 
curieux  (année  1864).  Sur  le 
sort  des  restes  de  Rousseau. 

IvernOIS  (d1).  Réponse  aux  let- 
tres écrites  de  la  campagne 
(1764),  in-8°. 

Janet  (l'aul).  Histoire  de  la 
philosophie  morale  et 
politique  (1858),  2  vol. 
in-8°. 
—  Les  Origines  du  socia- 
lisme contemporain 
(Revue  des  Deux  Mon- 
des, 1"  août  1880). 

Journal  de  Paris,  in-8°.  Nos  du 
6  juillet  et  du  30  octobre 
1778,  Sur  la  mort  de  Rousseau. 
De  l'an  VI,  articles  de  Co- 
rancez.  Du  19  prairial  an 
VIII,  Sur  le  monument  de 
Rousseau. 

Journal  encyclopédique  (1756- 
73),  288  volumes  in-12.  Ar- 
ticle du  15  février  1766.  Dé- 
saveu des  pasteurs  suisses  con- 


cernant  les  violences  exercées 

contre  Rousseau. 
LAGRETELLE.  Histoire  de  France 

pendant  le  XVIIIe siècle,  t-XXII. 
La  Harpe.  Lycée. 

—  Examen  de  l'ouvrage  de 

Giugwné  sur  les  Con- 
fessions de  J.-J.  Rous- 
seau (Mercure  ae  1792, 
4e  trimestre). 
Lamartine.  J.-J.  Rousseau, 
son  faux  Contrat  so- 
cial et  le  vrai  Contrat 
social  (1866),  in-12. 

—  Le    Manuscrit    de    ma 

mère  (1876),  in-12. 

Lanjuinais.  (Voir  Torom- 
bert). 

Latour  de  Franqueville 
(Mm0).  La  Vertu  ven- 
gée par  l'amitié,  réu- 
nion de  plusieurs 
écrits  en  faveur  de 
Rousseau,  in-8,  et 
Œuvres  de  J.-J.  Rous- 
seau,  édit.  de  Genève, 
VIe  vol.  du  Supplé- 
ment. 

—  Correspondance     origi~ 

nale  et  inédite  de  «/.- 
J.  Rousseau  avec  Mma 
Latour  de  Franqueville 
et  M.  Dupeyrou  (édi- 
tée   par   Dupeyrou) 
(1803),  2  vol.  in-8». 
Le  Bègue  de  Presle.  Relation 
des    derniers   jours    de   J.-J. 
Rousseau  (1778),  in-8°. 
Le     Franc    de    Pompignan. 
Instruction  pastorale  de  Vèvê- 
que  du  Puy  sur  la  prétendue 
philosophie  des  incrédules  mo- 
dernes (1763),  in-4°. 
Lenormand  (Fr.).  J.-J.   Rous- 
seau aristocrate  (1790),  in-8°. 
LÉON  X.  Encyclique  du  29  juin 

1881. 
Lerminier.  J.-J.  Rousseau  (Re- 
vue   des    Deux    Mondes     du 
15  novembre  1831). 


616 


BIBLIOGRAPHIE. 


Letourneur.  Voyage  à  Erme- 
nonville (Œuvres  de  J.-J.  Rous- 
seau, edit.  Poinçot). 

Lettres  populaires,  où  l'on  exa- 
mine la  Réponse  aux  let- 
tres de  la  campagne  (1765), 
in-80. 

Ligne  (Prince  de).  Lettres  et 
Pensées  (1809),  in-8*. 

—  Œuvres    du    prince    de 

Ligne,  etc.  (1795-1811), 

voir  le  t.  X. 
Littré.  De  l'établissement  de  la 
troisième     république     (1880), 
in-8°. 

LONGCHAMP      et       WAGNIÈRE. 

Mémoires  sur   Voltaire  (1826), 

in-8°. 

Marmontel.  Répo7ise  de  M.  Mar- 

monlel     à      la     lettre 

adressée  par  M.  J.-J. 

Rousseau  à  M.    d'A- 

lembert,    etc.     (1759), 

in-S\ 

—  Mémoires   (1805),   in-8° 

et  in-I2. 
Martin  du  Theil.  J.-J.  Rous- 
seau, apologiste  de  la  religion 
chrétienne  (1841),  iu-8J,  (et  au 
t.  IX  des  Démonstrations 
évangéliques    de    l'abbé    Mi- 

GNE). 

Martin  (Henri).  Histoire  de 
France,  t.  XVI. 

Maugras  (Gaston).  Voltaire  et 
J.-J.  Rousseau  (1886),  in-8°. 

Mémoires  de  la  Société  d'histoire 
de  Genève,  t.  XIX,  XX,  XXII. 

Mercier.  De  J.-J.  Rousseau 
considéré  comme  un  des  au- 
teurs de  la  Révolution  fran- 
çaise (1791),  2  vol.  in-8°. 

Mercier  (Dr).  Explication  de 
la  maladie  de  Rousseau  (1859), 
in-S°. 

Mercure  de  France  (1672-1820), 
in-12.  Divers  articles. 

MetzGER.  /.-/.  Rousseau  à 
Vile  Saint  -  Pierre 
(1875),  in-8». 


MetzGER.  Une  poignée  de  docu- 
ments inédits  concer- 
nant Mm>  de  Warens. 

Mill  (Stuart).  La  Liberté  (trad. 
Dupont-White),  in-12. 

Moniteur.  Époque  de  la  Révo- 
lulion. 

Montet  (de).  La  Jeunesse  de 
Mm°  de  Warens. 

Montet  (de)  et  Ritter.  Ma- 
dame de  Warens  et  son  mari 
(Revue  suisse,  N°  de  mai 
1884). 

MONTMOLLIN  (de).  Réfutation 
du  libelle  (de  Dupeyrou)  en 
faveur  de  M.  Rousseau,  dix 
lettres,  1765.  (Voir  Œuvres 
de  J.-J.  Rousseau,  édit.  de 
Genève,  Supplément,  t.  111.) 

Moreau  (de  la  Sarthe).  Quel- 
ques réflexions  philosophiques 
et  médicales  sur  l'Emile.  (Dé- 
cade philosophique,  20  prai- 
rial an  VII.) 

Moreau  (Louis).  J.-J.  Rous- 
seau et  le  siècle  philosophique 
(1870),  in-8». 

MORIN  (G.  H.).  Essai  sur  la  vie 
et  le  caractère  de  J.-J.  Rousseau 
(1851),  in-8». 

Mugnier(  François),  conseiller 
à  la  Cour  d'appel  {le  Charn- 
béry.  Madame  de  Warens  et 
J.-J.  Roitsseau  (1891),  in-8°. 
(Nombreux  documents  et 
renseignements,  extraitsdes 
Archives  du  Sénat  de  Savoie, 
de  celles  du  département  de 
la  Haute-Savoie,  de  la  ville 
d'Annecy,  de  la  ville  de 
Turin,  de  la  Société  flori- 
montante  d'Annecy,  des  Re- 
gistres des  paroisses,  etc.) 

MuSSET-Pathay.  Le  disciple  de 
J.-J.  Rousseau.  (Décade 
philos.  1802.) 
—  Anecdotes  inédites  pour 
faire  suite  aux  mémoires 
de  MmedŒpinay{l$\S), 
in-8°. 


BIBLIOGRAPHIE. 


617 


MUSSET-PatHaY.  Histoire  de  la 
vie  et  des  ouvrages  de 
J.-J.  Rousseau  (1821), 
2  vol.  in-8». 

—  Réponse   à    la    lettre    de 

Stanislas  Girardin  sur 
la  mort  de  Rousseau 
(1824),  in-8°. 

—  Morceaux    d'histoire  et 

de  critique  insérés  à 
l'édition  des  Œuvres 
deJ.-J.  Rousseau  faite 
par  Musset  -Palhay, 
notamment  aux  t. 
XIV,  XVI  et   XVIII. 

NlSARD.  Hist.  de  la  liltér .  fran- 
çaise (1874),  t.  IV. 

Noël  (Eugène).  Voltaire  et 
Rousseau  (1863),  in-12. 

Nourrisson.  Le  XVlll*  siècle 
et  la  Révolution  fran- 
çaise (1862),  in-12. 

—  La    Politique    de    Rous- 

seau. (Correspondant, 
25  août    et   10   sep- 
tembre 1883.) 
PALISSOT.  Œuvres. 
Perey  (Lucien)  et    Maugras 
(Gaston).  La  jeunesse  de 
M™»    d'Êpinay    (1882), 
in-8°. 

—  Les   dernières  années  de 

Mm»  d'Èpinay  (lb83), 
in-8°. 

Petitain.  Petitain  a  publié 
en  1819  une  édition  en  vingt- 
deux  volumes  in-S°  des 
œuvres  de  Rousseau.  Il  y  a 
iuséré,  principalement  aux 
tomesXXI  etXXII,un  grand 
nombre  de  morceaux  de  di- 
vers auteurs  sur  J.-J.  Rous- 
seau, plus  un  appendice  aux 
Confessions  composé  par  lui- 
même. 

POUGENS  (Gh.).  Lettres  philoso- 
phiques à  Af°>»  X.,  etc.  (1826), 
in-12. 

Poulet-Malassis.  Querelle  des 
Rouffons  (1875),  in-8°. 


Prévost  (de  Genève).   Lettres 
sur  J.-J.  Rousseau.  (Archives 
littéraires  de  l'Europe,  année 
1804,  t.  II),  in-8». 
Prud'homme.  Les  révolutions  de 
Paris,   in-8°.    (Articles    des 
20  janvier  1790;  27  août  au 
3  septembre;   3  au  10  sep- 
tembre,  24   septembre    au 
1er  octobre  1791.) 
Quérard.  La  France  littéraire 
(1837-42),  10  vol.  in-8". 
Supplément    (  1852-62) , 
2  vol. in-8°.  Article  Rous- 
seau. 

—  Les  supercheries  littéraires 

dévoilées  (1839),   3    vol. 
gr.  in-8°. 
QuesnÉ.    Article   au  Moisson- 
neur du  12  juillet  1824. 

—  Supplément     indispensable 

aux  Œuvres  de  Rousseau, 
etc.  (1844),  in-8°. 

RAMEAU.  Erreurs  sur  lamusique 
pratique  dans  l'Encyclopédie 
1755-56),  in-8°. 

Recueil  des  pièces  relatives  à  la 
motion  faite  à  l'Assemblée  na- 
tionole  au  sujet  de  J.-J  Rous- 
seau et  de  sa  veuve  (1791),  Imp. 
nat. 

REGNAULï  (R.  P.).  Christophe 
de  Beaumont,  archevêque  de 
Paris  (1882),  2  vol.  in-8°. 

Représentations  des  citoyens  et 
bourgeois  de  Genève  au  pre- 
mier syndic,  avec  les  i-éponses 
du  Conseil  (1765),  in-8°. 

Revue  des  Deux  Mondes,  15  no- 
vembre 1831,  article  de 
Lerminier. 

—  1er  juin  1841,  article  de 

George  Sand. 

—  1  "janvier  1852  au  15  sep- 

tembre 1856.  J.-J.  Rous- 
seau, sa  vieet  ses  œuvres, 
par  Saint -Marc -Gi- 
rardin. 

—  15  nov.  1863,  autre  ar- 

ticle de  George  Sand. 


618 


BIBLIOGRAPHIE. 


Revue  des  Deux  Mondes,  15  jan- 
vier 1880.  L'Éducation 
en  France  depuis  le 
xvie  siècle,  par  L.  Car- 
rait. 

—  1er  juin  1880.  L'Apôtre  de 

la    destruction    univer- 
selle,  par  Ein.  de  La- 

VELEYE. 

—  lerauût  1860.  Les  Origines 

du    socialisme    contem- 
pomm, par  Paul  Janet. 

—  1er   avril   1881.     Psycho- 

logie  du   Jacobin,    par 
Taine. 

—  15  décembre  1883.  Études 

sur  le  xviii9  siècle,  par 
F.  Brunetièkes. 

—  1er  février  1890.  La   ma- 

ladie et  la  folie  de  Rous- 
seau ,    par    F.  Brune- 

TIÈRES. 
RlTTER  (E.).  Nouvelles  recher- 
ches sur  les  Confessions 
et  la  correspondance  de 
J.-J.  Rousseau  (1880), 
in-8°. 

—  Le    Conseil  de   Genève  ju- 
.     géant  les  œuvres  de  Rous- 
seau.     Genève,    1883, 
in-8°. 

—  La   famille   de  Jean-Jac- 

ques. 

—  Jean- Jacques   et    le  pays 

Romand. 

—  Une  aventure  de  la  jeunesse 

de  Suzanne  Bernard. 

—  Les    idées    religieuses    de 

Mmc  de   Warens  (Revue 
internationale,  mai   et 
juin  1889). 
ROCQUAIN  (Félix).  L'esprit  ré- 
volutionnaire avant  la  Révo- 
lution (1875),  in- 12. 
Rousseau  (Jean-Jacques).  Di- 
verses éditions  de  ses 
œuvres,  notamment  : 
L'édition  La  Porte  (1764), 
10  vol.  in-8°  (chez  Du- 
chesne)  ; 


Rousseau  (Jean-Jacques).  L'é- 
dition d'Amsterdam 
(1769),  11  vol.  in-8°  et 
6  vol.  de  supplément 
(chez  Rey); 

L'édition  de  Genève  (pu- 
bliée par  Dupeyrou) 
(1782-90),  35  vol.  in-8», 
dont  12  de  supplé- 
ment; 

L'édition  Brizard  (1788- 
93),  .38  vol.  in-8°  (chez 
Poinçot); 

L'édition  Villenave  et 
Depping  (1817),  8  vol. 
in-8°  (chez  Belin); 

Les  deux  éditions  Mus- 
set-Pathay,  surtout  la 
seconde  (1823-26),23  vol. 
in-8°,  plus  2  volumes 
d'oeuvres  inédites  et 
supplément  à  la  vie  de 
J.-J.  Rousseau  (chez 
Dupont); 

L'édition  Petitain  (1819- 
20),  22  vol.  in-8°  (chez 
Crapelet    et  Lefèvre). 

A  ces  diverses  éditions, 
et  à  plusieurs  autres, 
sont  joints  des  pièces, 
documents,  écrits  de 
polémique,  de  critique 
ou  d'histoire  de  divers 
auteurs. 

Écrits  de  J.-J.  Rousseau 
qui  ne  sont  pas  dans 
les  collections  de  ses 
œuvres. 

—  Parabole  sur  la  Religion 

(Mein.de  Mme  d'Épinay, 
t.  I«). 

—  Pensées  d'un  esprit   droit 

et  sentiments  d'un  cœur 
vertueux,  suivi  de 
Mœurs  et  caractère,  pu- 
blié par  Villenave 
(1826),  in-12. 

—  Deux  Lettres   à  Mme  De- 

lessert  (Revue  rétros- 
pective de  1834). 


BIBLIOGRAPHIE. 


619 


Rousseau  (Jean-Jacques).  Let- 
tre au  comte  de  Saint- 
Aldegonde,  du  13  fé- 
vrier 1774. 

—  Soixante- trois     lettres     à 

Mme  de  Verdelin  (Ar- 
tiste 1840). 

—  Lettre   à  Mm*    d'Houdetot 

(Bibliog.  univ.,  1er  jan- 
vier 1848). 

—  Préambide  des  Confessions 

(Revue  suisse,  octobre 
1850,  reproduit  par 
l'Evénement,  19et20  juin 
1851). 

—  Fragments  inédits, publiés 

par  F.  Bovet  et  Alfred 
de  Bougy  (1853),  in-18. 

—  Lettres  à  Marc-Michel  Bey , 

publiées  par  Bosscha 
(1858),  in-8°. 

—  Œuvres  et  correspondance 

inédites,  publiées   par 
Streckeisen  -  Moullou 
(1861),  2  vol.  in-8°. 
ROUSTAN.  Offrande  aux  autels 
et  à  la  patrie...  réfu- 
tation du  Contrat  so- 
cial (1764),  in  8°. 

—  Examen  critique   de  la 

deuxième     partie    de 
la    Profession  de  foi 
du    Vicaire  savoyard 
(1776),  iu-S°. 
Sabatier    (de    Castres).    Les 
trois  siècles   de    la    littérature 
française  (1772),  3  vol.  in-8°. 
Sainte-Beuve.    Causeries    du 
lundi,  4  novembre  1850,  sur 
les  Confessions,  —  22  juillet 
1861,  sur  la  Correspondance  de 
Voltaire,    les    Œuvres    et   la 
Correspondance  inédites  de  J.- 
J.  Rousseau. 
Saint-Marc   Girardin   (Voir 
Revue  des  deux  Mon- 
des). 

—  Article  au  Journal  des 

Débals   du    22    jan- 
vier 1862. 


Saint-Pierre  (Bernardin  de). 
L'Arcudie ,  préam- 
bule. 

—  Essai  sur    J.-.I.    Rous- 

seau. 

—  Éludes  de  la  nature. 

—  Correspondance. 
Sand  (George).  (Voir  Revue  des 

deux  Mondes.) 

—  Histoire  de  ma  vie  (1856), 

in-18. 
SavOUS.    Le  xvill»  siècle  à   l'é- 
tranger (1861),  2  vol.  in-8°. 
SCHERER.       Melchior      Grimm 

(1886),  in-8°. 
Senebier.  Histoire  littéraire  de 

Genève  (1876),  in-8°. 
Servan.  Ré  flexions  sur  les  Con- 
fessions de  J.-J.  Rous- 
seaa,  etc.  (1783),in-12. 

—  Jugement    sur    les    ou- 

vrages de  J.-J.  Rous- 
seau(Gazelte  de  France 
du  8  mai  1812). 
Staël  (Mme  de).  Lettre  sur  les 
ouvrages  et  le  carac- 
tère de  J.-J.  Rousseau 
(1788),  in-8°. 

—  Courte  réplique  à  l'au- 

teur d'une  longue  ré- 
ponse (1789),  in-8°. 

—  Réponse  à  Mme  de  Vassy, 

sur  le  genre  de  mort 

de     Rousseau    (1789), 

in-8". 
Stanislas  (roi  de  Pologne). 
Réponse  au  discours  de  J '.- 
J.  Rousseau  sur  les  sciences 
et  les  arts  (Mercure  de 
1751). 
Streckeisen-Moultou.   (Voir 

Rousseau.) 

—  J.-J.  Rousseau,  ses  amis 

et  ses  ennemis.  Cor- 
respondances ,  pu- 
bliées par  Streckei- 
sen-Moultou (1865), 
2  vol.  in-8°. 
SUARD(Mme).  Essai  de  mémoires 
sur  M.  Suard  (1820),  in-12. 


620 


BIBLIOGRAPHIE. 


Taine.  L'Ancien  régime  (1875), 
in-8°. 

—  La  Révolution  (1878-83), 

3  vol.  in-8°. 

—  Psychologie  du  Jacobin 

(Voir  Revue  des  Deux 
Mondes). 
TOROMBERT.  Principes  de  droit 
politique,  etc.,  suivi   d'une 
Réfutation  du   chapitre   de  la 
Religion  civile  (du  Contrat  so- 
cial) par  Lanjuinais  (1825), 
in-8°. 
Trévoux  (Journal  de).  Articles 
sur    la    Nouvelle  Héloïse    et 
YÊmile  (mai  1762  et  janvier 
1763). 
Tronchin  (J.-R.).  Lettres  écrites 
de  la  campagne  (1763), 
in-8°. 

—  Réponse  aux  Lettres  po- 

pulaires (1765),  in-8°. 

—  Suite  des  réponses  aux 

Lettres         populaires 
(1766),  in-8°. 
Vallier  (G.).  Un  billet  inédit  de 

J.-J.  Rousseau. 
Vandeul   (Mm8   de).  Mémoires 

sur  Diderot  (1830),  in-8°. 
Vassy  (Mme  de).  (Voir  René  de 

Girardin.) 
VERNES  (Jacob).  Dialogues  sur 
le     Christianisme    de 
M.    Rousseau    (1763), 
in-8°. 

—  Lettres  sur  le  Christia- 

nisme de  M.  Rousseau 
(1764),  in-12. 


Vernes  (Jacob).  Examen  de  ce 
qui  concerne  le  Chris- 
tianisme, etc.  dans  les 
deux  premières  lettres 
de  M.  Rousseau  (1765), 
in-8°. 
VlLLEMAlN.  Tableau  de  la  litté- 
rature   française     au     XVIIIe 
siècle  (1829-38),  5  vol.  in-8°. 
VlRiDlT.    Documents    recueillis 
par  Marc  Viridit  (1850) ,  Ge- 
nève, in-8°. 
Voltaire.  Œuvres  ;  principa- 
lement le  Poème  sur  le  dé- 
sastre de  Lisbonne  ;   le  Poème 
sur  la  religion  naturelle  ;  Can- 
dide ou  de    Poptimisrne  ;    les 
Idées  républicaines  ;  le  Senti- 
timent  des  citoyens;  le  sermon 
des     cinquante:     le    Diction- 
naire portatif  de  philosophie  ; 
les  Lettres  sur  les  miracles  ;  la 
Guerre    civile   de    Genève,    la 
Correspondance ,  etc. 
Wallon.  Histoire  du  Tribunal 
révolutionnaire  (1881-82),6vol. 
in-8». 
"Waleole  (Horace).   Lettres  de 
Horace    Walpole   à  ses  amis, 
etc.   Traduction    du  comte 
de  Bâillon  (1872),  in-12. 
Ximenès  (Marquis  de).  Lettre 
à    M.    Rousseau  sur 
l'effet  moral  des  théâ- 
tres (1758),  in-8°. 
—       Lettres  sur   la  Nouvelle 
Héloïse  (1761),  in-8°. 


-9-^^-«- 


TABLE  DES  MATIERES 


Chapitre  XVIII.  —  1762. 

Sommaire  :  Le  Contrat  social.  —  I.  Fragments  inédits  à  joindre  au 
Contrat  social 1 

II.  Du  contrat,  comme  base  de  l'état  civil.  —  De  l'unanimité  comme 
condition  du  contrat.  —  Le  principe  de  Rousseau  détruit  tout  état  social 
et  tout  gouvernement.  —  De  In  danse  du  contrat  :  aliénation  totale  de 
l'individu.  —  Rousseau  confond  la  liberté  avec  l'égalité.  —  De  la  viola- 
tion du  contrat 5 

III.  De  la  volonté  générale  et  de  la  souveraineté  du  peuple.  —  De  la  \ 
volonté  générale  et  de  l'intérêt  général  ou  privé.  —  Caractères  de  la  , 
volonté  générale.  —  De  la  loi.  —  Des  assemblées  du  peuple.  —  De  l'es-  I 
clavage.  —  Résultat  du  système  :  le  despotisme.  —  Passage  de  l'intérêt  ' 
privé  à  l'intérêt  général.  —  Du  législateur 15 

IV.  Du  gouvernement  ou  pouvoir  exécutif.  —  Rôle  du  gouverne- 
ment. —  Précautions  à  prendre  contre  le  gouvernement 28 

V.  De  la  religion  civile  de  Rousseau.  —  Règles,  dogmes  et  pénalités 
de  la  religion  civile.  —  Sur  un  chapitre  additionnel  du  Contrat  so- 
cial        30 

VI.  Résumé  du  système,  de  Rousseau.  —  Tempéraments  d'application 
apportés  par  Rousseau.  —  Jugements  sur  le  Contrat  social  ...       34 


Chapitre  XIX.  —  1762. 

Sommaire  :  L'Emile.  —  I.  Les  antécédents  de  V Emile.  —  Rousseau  se 
propose  de  suivre  la  nature.  L'a-t-il  fait?  Variété  des  sujets  traités  dans 
VÉmile.  —  Difficultés  d'une  appréciation  d'ensemble  de  ÏÉ?nile.       40 

IL  De  l'éducation  du  premier  âge.  —  De  l'allaitement  maternel.  — 
Des  soins  physiques  à  donner  à  l'enfance.  —  Première  éducation,  com- 
plètement sensitive  ,  sans  aucun  mélange  de  moralité.  —  Effets  déplo- 
rables de  cette  méthode 46 

III.  Nécessité  de  faire  l'éducation  de  toutes  les  facultés.  —  Importance 
et  choix  des  influences  extérieures.  —  Rôle  de  la  nécessité.  —  Éduca- 
tion artificielle  et  autoritaire  à  l'excès.  —  Application  à  l'idée  de 
propriété.  —  Pas  de  livres,  pas  d'explications.  —  Comment  Emile 
apprend  à  lire.  —  Ce  qu'on  n'apprend  pas  à  Emile.  —  Rousseau  par- 
tisan déterminé  de  l'ignorance.  —  Il  veut  entraver  même  le  jugement. 
—  Premières  notions  de  dessin,  de  musique  et  de  géométrie.    .   .       61 


622  TABLE    DES    MATIÈRES. 

IV.  Des  leçons  de  l'utilité.  —  Toujours  des  artifices  et  des  compères. 
—  Pratique  des  premières  relations  sociales.  —  Emile  apprend  un 
métier.  —  Rousseau  ne  met  pas  d'autre  livre  que  Robinson  entre  les 
mains  d'Emile 71 

V.  Le  monde  moral.  —  Les  passions.  —  Emploi  de  l'amitié,  comme 
dérivatif  du  dérèglement  des  sens.  —  Beaux  préceptes  sur  la  manière 
de  régler  ses  affections.  —  De  l'amour  de  soi.  —  De  la  vertu  ;  de  la 
conscience;  Rousseau  ne  s'élève  pas  au-dessus  du  sensualisme.  —  De 
la  politique.  Union  de  la  morale  et  de  la  politique.  —  Étude  de  l'his- 
toire. —  Manière  de  combattre  l'amour-propre.  —  Préparation  aux  affec- 
tions et  à  la  pratique  du  monde  :  Les  bonnes  œuvres.  —  Étude  pratique 
de  la  rhétorique.  —  Emile  insulté 70 

VI.  Des  idées  intellectuelles  et  religieuses.  —  Rousseau  ne  pouvait 
choisir  plus  mal  son  temps  pour  y  initier  Emile.  —  Le  jeune  homme 
élevé  en  dehors  de  toute  église  ou  association  religieuse  en  choisira-t-il 
une  à  dix-huit  ans 90 


Chapitre  XX 

Sommaire  :  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard.  —  I.  Importance 
donnée  à  la  religion  par  Rousseau.  —  Variations  religieuses  de  Rous- 
seau          90 

II.  Rousseau  prend  pour  guides  la  conscience  et  le  sentiment.  —  Des 
développements  de  la  connaissance,  depuis  la  perception  sensible  jusqu'à 
Dieu.  —  Spiritualité  de  l'âme.  —  Liberté.  Existence  du  mal.  —  Justice 
divine.  Vie  future.  —  Morale.  Conscience.  —  Dieu ,  principe  de  la  mo- 
rale. —  Pas  de  prière.  —  La  religion  naturelle  est-elle  suffisante?      100 

III.  Deuxième  partie  de  la  profession  de  foi.  —  Première  objection  : 
la  révélation  est  inutile.  —  Deuxième  objection  :  la  révélation  n'est  fon- 
dée sur  aucune  preuve  certaine.  —  Procédés  d'argumentation  de  Rous- 
seau. —  Indifférence  religieuse  de  Rousseau.  —  Conclusions  contradic- 
toires. —  Parti  que  l'incrédulité  a  tiré  de  la  Profession  de  foi.   .       113 


Chapitre  XXI 

Sommaire  :  L'Emile.  —  I.  De  la  religion  considérée  comme  moyen 
d'action  sur  les  passions.  —  Autres  moyens.  —  Emile  apprend  à  con- 
naître le  monde.  —  Études  qui  conviennent  alors;  éloquence,  poésie, 
langues.  —  Moyens  de  se  former  le  goût 128 

II.  Sophie,  ou  de  l'éducation  de  la  femme.  —  Premier  principe  de 
Rousseau  :  la  femme  est  faite  pour  plaire  à  l'homme.  —  Différences 
entre  l'éducation  de  la  jeune  fille  et  celle  du  jeune  homme.  —  Du  res- 
pect de  l'opinion.  —  Des  plaisirs  du  monde 130 

III.  Amours  d'Emile  et  de  Sophie.  —  Épisodes.  —  Voyage  à  la  re- 
cherche de  la  meilleure  des  constitutions.  —  Choix  d'une  profession.  — 
Mariage  d'Emile 140 

IV.  Emile  et  Sop/iie ,  ou  les  Solitaires.  —  Appréciation  générale  de 
Y  Emile 146 


TABLE    DES   MATIÈRES.  623 


Chapitre  XXII.  —   17  62- 17  60. 

Sommaire  :  L'Emile  devant  les  tribunaux  et  devant  l'opinion.  — 
I.  L'Emile  a  été  pour  Rousseau  une  source  de  soucis.  —  Part  d'in- 
fluence que  purent  avoir  dans  ces  tracasseries  1°  Choiseul  et  Mmo  de 
Pompadour;  2°  les  Jésuites 150 

II.  Arrivée  de  Rousseau  en  Suisse.  —  Décret  du  parlement  de  Paris. 

—  Condamnation  de  YÊmile  par  la  Sorbonne  et  par  le  Pape.  —  Mande- 
ment de  l'archevêque  de  Paris 157 

III.  Jugements  des  contemporains  :  Mme  Latour.  —  Mme  de  Créqui.  — 
D'Alembert.  —  Malesherbes.  —  Conti.  —  Hume.  —  Le  duc  de  Wirtem- 
bert.  —  Griram.  —  Le  journal  de  Trévoux  et  les  Jésuites.  —  Gerdil.  — 
Le  Franc  de  Pompignan.  —  Formey 161 

IV.  Arrêt  de  condamnation  du  Conseil  de  Genève.  —  Lettre  du  colo- 
nel Pictet  en  faveur  de  Rousseau.  —  Causes  de  la  sentence  :  1°  Action 
de  la  France.  —  2°  Voltaire.  —  3°  Attitude  des  pasteurs  ....       171 

V.  Condamnation  en  Hollande.  —  Condamnation  à  Berne.  —  Rousseau, 
chassé  du  canton  de  Berne,  se  réfugie  à  Motiers-Travers.    .    .    .       188 

Chapitre  XXIII.  —  Du  40  Juillet  4762  au  7  Septembre  1765 

Sommaire  :  J.-J.  Rousseau  au  Val  de  Travers.  I.  Lettres  de  Rousseau 
au  roi  de  Prusse  et  à  Milord  .Maréchal.  —  Bienveillance  de  Frédéric  II. — 
Deux  lettres  de  Rousseau  au  maréchal  de  Luxembourg.  —  Arrivée  de 
Thérèse.  —  Premières  idées  de  départ.  —  Genre  de  vie  de  Rousseau. 

—  Il  prend  le  costume  arménien.  —  Son  état  de  santé  à  Moliers.  — 
Projets  de  suicide 192 

II.  Amitiés  contractées  par  Rousseau;  Milord  Maréchal.  —  Projet  de 
se  retirer  avec  lui  en  Ecosse.  —  Départ  de  Milord  Maréchal.  —  Témoi- 
gnages d'honneur  et  d'estime  donnés  à  Rousseau  par  les  communes  de 
Motiers  et  de  Couvet.  —  Milord  Maréchal  assure  à  Rousseau  600  livres 
de  rente  viagère.  —  Mme  Roy  de  la  Tour  et  sa  famille.  —  Le  colonel 
de  Pury.  —  Dupeyrou.  —  Laliaud.  —  D'Ivernois.  —  D'Escherny.  — 
Tentative  de  réconciliation  avec  Diderot.  —   Séguier  de  Saint-Brisson. 

—  Sauttersheim.  —  Visites  nombreuses  que  reçoit  Rousseau.  —  Sa  cor- 
respondance           204 

III.  Relations  de  Rousseau  avec  Genève. —  Il  refuse  de  se  prêter  à  au- 
cune soumission.  —  Relations  de  Rousseau  avec  son  pasteur.  —  Rous- 
seau approche  de  la  sainte  table.  —  Effet  que  produit  celte  communion 
à  Genève.  —  Appréciations  de  Voltaire  et  de  Mme  de  Boufllers.  —  Pro- 
jets de  défense  de  Rousseau.  —  Brouillerie  avec  Moultou  ....       223 

IV.  Lettre  de  Rousseau  à  l'Archevêque  de  Paris.  —  Le  mandement 
et  la  personne  de  Christophe  de  Beaumont.  —  Réponse  de  Rousseau.  — 
Impression  de  la  Lettre.  —  L'introduction  en  est  interdite  à  Paris  et  à 
Genève.  —  Effet  que  produit  la  Lettre  à  Genève.  —  Satisfaction  de 
Voltaire 235 

V.  Rousseau  législateur  des  Corses.  —  Ses  relations  avec  Paoli  et 
Buttafuoco.  —  Projet  de  constitution  pour  les  Corses 246 

VI.  Pygmalion.  —  Soustraction  d'une  partie  des  papiers  et  de  la  cor- 


624  TABLE    DES    MATIÈRES. 

respondance  de  Rousseau.  —  Rousseau  travaille  à  ses  Confessions.  — 
Autres  travaux.  —  Impression  du  Dictionnaire  de  musique.   .    .       2Ô4 

VII.  Éditions  générales  des  œuvres  de  Rousseau.  —  Les  portraits  de 
Rousseau.  —  Projet  d'une  édition  générale,  faite  à  Motiers,  sous  les  yeux 
de  l'auteur.  —  Dupeyrou  se  charge  des  embarras  et  des  frais  de  l'édi- 
tion générale 260 

VIII.  Passion  de  Rousseau  pour  la  botanique.  —  Il  apprend  à  faire 
des  lacets.  —  Usage  qu'il  fait  de  ses  lacets 269 

IX.  Mort  de  Mme  de  Warens  et  du  maréchal  de  Luxembourg.  —  Rap- 
ports de  Rousseau  avec  Mme  de  Luxembourg 274 


Chapitre  XXIV.  —  De  juin  1762  au  7  septembre  1765. 

Sommaire  :  Affaires  de  Genève.  —  I.  Rousseau  renonce  solennelle- 
ment à  ses  droits  de  bourgeoisie.  —  Représentations  adressées  au  Con- 
seil par  les  bourgeois  de  Genève.  —  Rousseau  cherche  à  calmer  les  es- 
prits. —  Lettres  de  la  Campagne 279 

II.  Lettres  de  la  Montagne.  —  La  question  des  miracles. —  Le  droit 
de  représentation  et  le  droit  négatif.  —  Impression  des  Lettres  de  la 
Montagne.  —  Leur  introduction  clandestine  en  France.  —  Les  Lettres 
brûlées  à  Paris  et  à  La  Haye  et  interdites  à  Renie.  —  Attitude  de  Ge- 
nève :  le  Conseil,  les  amis  de  Rousseau,  les  ministres.  —  Lettre  de 
Mably.  —  Guerre  de  brochures.  —  Rousseau  prêche  la  modération.  — 
Les  Lettres  brûlées  à  Genève;  nouvelles  représentations   ....       288 

III.  Le  Sentiment  des  Citoyens.  —  Polémique  de  Rousseau  avec 
Verues  à  ce  sujet.  —  Attitude  de  Voltaire 303 

IV.  Rôle  considérable  de  Voltaire  dans  les. affaires  de  Genève.  —  Vol- 
taire veut  se  réconcilier  avec  Rousseau.  —  Rousseau  engage  ses  amis  à 
proliter  des  bonnes  dispositions  de  Voltaire.  —  La  médiation.  —  Les 
Natifs.  —  Projets  d'accommodement.  —  Blocus  de  la  ville  par  les  puis- 
sances médiatrices.  —  Rousseau  envoie  des  conseils  et  des  secours.  — 
Ses  efforts  en  faveur  de  la  pacification.  —  Pacification.  —  Nouveaux 
conseils  de  Rousseau.  —  Le  peuple  s'associe  à  sa  joie.  —  Le  Docteur 
Pansophe.  —  La  Guerre  de  Genève 309 

V.  Affaires  le  Motiers.  —  Situation  de  Rousseau  vis-à-vis  de  Mont- 
mollio,  son  pasteur.  —  Que  devait  attendre  Rousseau  1°  de  Frédéric;  — 
2°  du  Conseil  d'État;  —  3°  des  pasteurs.  —  La  classe  des  Pasteurs  dé- 
nonce au  Conseil  d'État  les  Lettres  de  la  Montagne.  —  Rousseau  pro- 
met de  ne  plus  écrire  sur  la  Religion/  —  Montmollin  cherche  en  vain  à 
se  prévaloir  des  droits  de  son  église.  —  Rousseau  refuse  de  se  présenter 
au  Consistoire.  —  Le  Conseil  d'État  exempte  Rousseau  de  la  juridiction 
du  Consistoire.  —  Triomphe  de  Rousseau.  —  Il  s'engage  à  ne  plus 
écrire.  —  Publications  en  sa  faveur.  —  Les  Lettres  de  Dupeyrou.  — 
Nouvelles  excitations  de  Montmollin.  —  La  Vision  de  Pierre  de  la 
Montagne.  —  Lapidation  de  Rousseau.  —  Son  départ  de  Motiers- 
Travers.  —  Enquête  du  châtelain.  —  Nouveaux  désordres.  —  Méconten- 
tement du  Roi  contre  les  Pasteurs 324 

VI.  Projets  de  départ  de  Rousseau.  —  La  communauté  de  Couvet  lui 
offre  un  asile.  —  Dernière  lettre  de  Dupeyrou.  —  Embarras  de  Mont- 


TABLE    IIKS   MATIÈRES.  625 

mollin.  —  L'issue  de  ces  démêlés  ne  satislit  personne.  —  .Nouveau  res- 
erit  du  Roi  de  Prusse 346 

Chapitre  XXV.  —  Du  7  Septembre  au  2  Novembre  1765. 

Sommaire:  Le  séjour  de  Rousseau  à  l'Ile  Saint-Pierre;  récit  tiré  des 
Rêveries.  —  Rousseau,  forcé  de  parîir,  se  rend  à  Bienne.  —  Il  quitte 
définitivement  la  Suisse 354 

CHAPITRE  XXVI.  —  Du  2  novembre  1765  au  i  janvier  1766. 

Somma  ire  :  I.  Rousseau  à  Strasbourg.  —  Bod  accueil  qu'il  y  reçoit. 

—  Ses  préoccupations  d'avenir.  —  Il  se 'décide  à  aller  en  Angle- 
terre        368 

II.  Rousseau  à  Paris.  —  Tolérance  du  Parlement.  —  Rousseau  va  s'ins- 
taller au  Temple,  chez  le  prince  de  Conti.  —  Honneurs  qu'il  y  reçoit. 

—  Motifs  qui  hâtèrent  son  départ :!72 

Chapitre  XXVII.  —  Du  i  janvier  1766  au  22  mai  1767. 

Sommaire  :  Rousseau  en  Angleterre.  —  I.  Arrivée  à  Londres.  — 
Recherche  d'un  logement.  —  Arrivée  de  Thérèse.  —  Départ  p.our 
Wootton.  —  Accueil  que  Rousseau  reçoit  en  Angleterre.  —  Installation 
de  Rousseau  à  Wootton.  —  Lettre  apocryphe  du  Roi  de  Prusse.       378 

IL  Tendre  affection  entre  Hume  et  Rousseau.  — Premières  difficultés. 

—  Revirement  subit.—  Réclamation  de  Rousseau  contre  laleltre  du  Roi 
de  Prusse.  —  Griefs  de  Rousseau  contre  Hume.  —  Rupture  de  Hume  et 
de  Rousseau.  —  Indiscrétions  des  deux  côtés.  —  Des  amis  communs 
cherchent  vainement  à  s'interposer.  —  Expo.se  succinct  de  Hume.  — 
Traduction  de  {'Exposé  succinct  par  d'Alembert  et  Suant.  —  Nom- 
breuses brochures.  —  Refroidissement  d'amitié  entre  Milord  Maréchal 
et  Rousseau.  —  Pension  du  Roi  d'Angleterre;  Rousseau  néglige  d'en 
réclamer  le  paiement 384 

III.  Genre  de  vie  de  Rousseau  à  Wootton.  —  La  botanique.  —  La 
duchesse  de  PorUand.  —  Les   Confessions.   —  Défiances  de  Rousseau. 

—  Départ  de  Rousseau.  —  Sa  lettre  à  Davenport.  —  Ses  extravagances 
à  Douvres  et  sa  folie ." il5 

Chapitre  XXVIII.  —  Du  22  mai  1767  au  H  août  1768. 

Sommaire  :  I.  Le  marquis  de  Mirabeau  offre  à  Rousseau  une  re- 
traite. —  Passage  de  Rousseau  à  Amiens.  —  Rousseau  à  Fleury,  chez  !e 
marquis  de  Mirabeau 427 

IL  Installation  de  Rousseau  à  Trye.  —  Luttes  et  difficultés  domes- 
tiques. —  Efforts  de  Conti  pour  le  retenir.  —  Coindel.  —  Visite  de 
Dupeyrou.  —  Déftences  de  Rousseau  contre  ses  amis.  —  Il  ne  veut  plus 
s'occuper  que  de  botanique.  —  Ses  plaintes  et  ses  projets  de  départ.  — 
Son  départ  de  Trye 434 

TOME   II  40 


626  TABLE    DES    MATIÈRES. 

III.  Rousseau  passe  par  Lyon.  —  Excursion  à  la  Grande-Chartreuse. 
—  Arrivée  de  Rousseau  à  Grenoble.  —  Accueil  enthousiaste  qu'il  y 
reçoit.  —  Ses  relations  avec  Bovier.  —  Recherches  d'une  retraite.  — 
Visite  de  Rousseau  aux  autorités  de  Grenoble.  —  Susceptibilités  et 
départ  de  Rousseau.  —  Lettre  désespérée  qu'il  écrit  à  Thérèse.   .       442 


Chapitre  XXIX.  —  Du  14  août  1768  à  la  fin  de 
mai  1770. 

Sommaire  :  I.  Rousseau  s'arrête  à  Bourgoin.  —  Le  mariage  de  J.-J. 
Rousseau.  —  Mésintelligences  de  ménage.  Rousseau  est  prêt  de  rompre 
avec  Thérèse.  —  Affaire  Thévenin.  —  Projets  de  départ 452 

II.  Rousseau  va  s'établir  à  Monquin.  —  Amitié  avec  Saint-Germain. — 
Passion  croissante  de  Rousseau  pour  la  botanique.  —  Départ  de  Rous- 
seau ;  sa  lettre  à  M.  de  Césarges.  —  Rousseau  passe  par  Lyon.   .       461 


Chapitre  XXX.  —  Du  mois  de  juin  4770  au 
20  mai  1778. 

Sommaire  :  Rousseau  a  Paris.  I.  La  statue  de  Voltaire.  —  Bustes 
de  Rousseau 471 

II.  Installation  de  Rousseau  à  Paris.  —  Changement  dans  ses  habi- 
tudes. —  Sa  fortune.  —  Ses  travaux  de  musique.  — Il  reçoit  deux  mille 
écus  de  l'Opéra.  —  Ouvrages  de  Rousseau  sur  la  botanique.  —  Relations 
mondaines  de  Rousseau.  —  Sa  rupture  avec  Mme  Latour.  —  Mmc  île 
Genlis.  —  Dusaulx.  —  Rulliières.  —  Bernardin  de  Saint-Pierre.  — 
Corancez 47  i 

III.  Lectures  des  Confessions.  —  Publication  des  Confessions.  — 
Examen  et  critique  des  Confessions.  —  Coup  d'œil  général  sur  la  vie 
de  Rousseau.  —  Jugement  de  Ginguené  sur  les  Confessions  et  réponse 
de  La  Harpe.  —  Jugements  de  Servan  et  de  Sainte-Beuve  ....       503 

IV.  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Pologne 532 

V.  Les  Dialogue*.  —  Pensées  moroses  et  hallucinations  de  Rousseau. 
—  Jugemeuts  de  Rousseau  sur  lui-même.  —  Moyens  pris  par  Rousseau 
pour  assurer  la  conservation  et  la  publication  des  Dialogues  .    .       536 

VI.  Les  Rêveries.  —  Rousseau  renversé  et  blessé  par  un  chien.       515 

VII.  Rousseau  songe  à  quitter  Paris  et  à  se  retirer  dans  un  hôpital. — 
Offres  d'asile.  —  Départ  de  Rousseau  pour  Ermenonville   ....       5 49 

Chapitre  XXXI.  —  Du  20  mai  au  2  juillet  1778. 

Sommaire  :  I.  Installation  de  Rousseau  à  Ermenonville.  —  Mort  de 
Voltaire.  —  Occupations  de  Rousseau  :  la  botanique,  —  la  musique,  — 
la  promenade.  —  Visite  de  Moullou  :  Rousseau  lui  remet  ses  Confes- 
sions et  d'autres  manuscrits 552 

II.  Mort  de  Rousseau.  —  Récit  de  Le  Bègue  de  Presle.  —  Récit  de 
Thérèse.  —  Bruits  de  suicide.  —  Preuves  établissant  la  mort  natu- 
relle        558 


TABLE    DES    MATIÈRES.  C27 


Chapitre  XXXII 

Sommaire  :  I.  Appels  persistants  de  Rousseau  à  la  postérité.  —  Ob- 
sèques de  Rousseau  à  Ermenonville. —  Pèlerinages  au  tombeau  de  Rous- 
seau. —  Thérèse  Le  Vasseur  après  la  mort  de  Rousseau 573 

II.  Influence  de  Rousseau  immédiatement  après  sa  mort.  —  Son  in- 
fluence en  général  pendant  la  Révolution  française. —  Jusqu'à  quel  point 
est-il   responsable   de  la  Révolution? 580 

III.  Honneurs  rendus  à  Rousseau  par  la  Révolution.  —  Fête  à  Mont- 
morency en  l'honneur  de  Rousseau. —  Fête  à  Genève.  —  Translation  des 
restes  de  Rousseau  au  Panthéon.  —  Fête  à  Lyon 588 

IV.  Déplacements  divers  des  restes  de  Rousseau.  —  Son  corps  est-il 
encore  au  Panthéon?  —  Influence  de  Rousseau  depuis  la  Révolu- 
tion   ' 599 

Bibliographie 011 


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RENNES,    ALPH.    LE    ROY,    IMPRIMEUR    BREVETE, 


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NOV  2  5  1996 


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