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University of Ottawa
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HENRY BATAILLE
LA
YIERGE FOLLE
PIÈGE EN QUATKE ACTES
PARIS
LiBRAiniE GHAUPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, HUE DE GRENELLE, Il
19i0
Tous ciroils réservés.
LA
VIERGE FOLLE
OUVRAGES DE ÏIENRY BATAILLE
POÉSIES
La Chambre blanche [Epuiaé).
Le Beau Voyage. 1 vol. in-18 de la Bibliothèque-Charpentier
(EuG. Fasquelle, éditeur).
THÉÂTRE
La Lépreuse, tragédie légendaire en 3 actes ; — Ton Sang,
tragédie contemporaine en 4 actes. 1 vol. (Éditions du Mercure
de France).
L'Enchantement, comédie en i actes ; — Maman Colibri,
comédie en i actes. 1 vol. in-18 (Eue. Fasquelle, éditeur).
Résurrection, drame en 5 actes. 1 vol. in-18 (Eug. Fasquelle,
éditeur).
Le Masque, comédie en 3 actes ; — La Marche nuptiale,
comédie dramatique en 4 actes. 1 vol. in-18 (Eug. Fasqtelle,
éditeur).
ALBUM
Têtes et Pensées. 22 lithographies originales de H. Bataille,
avec texte. — Portraits de C. Mendès, M. Donnay, 0. Mirbeau,
G. Bodenbach, J. Lorrain, H. de Bégnier, etc. (Ollendorff,
éditeur).
A PABAITBE
La Femme nue, pièce en i actes ; — Poliche, comédie en
4 actes. 1 vol. in-18.
Le Scandale, comédie en 4 actes. 1 vol. in-18.
La Quadrature de l'Amour {Essai).
Il a été tiré du présent ouvrage :
5 exemplaires numérotés sur papier du Japon:
30 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.
"^-^^ HENRY BATAILLE
LA
VIERGE FOLLE
PIÈCE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois, sur le théàlre du Gymnase,
le 95 février 1910.
PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11 | | I J>^ A
1910 ^ 1 '
Droits lie reprodiiotion, de traduction et de représentation réservés pour tous payai
Copyriglil by Henry Bataille, 1910.
•i
26û6
A FERNAND AOZIÈRE
Œdipus es, non Davus. Je vous offre donc l'œuvre et
cette énigme liminaire :
Ariel est dans Caliban.
H. B.
PERSONNAGES
FANNY ARMÂURY M""- Berthe Bady.
DIANE DK CHARANCE MONNA Delza.
DUCHESSE DE CHARANCE . . J. Darcourt.
LCCY Copernic.
KETTY Valois.
MARCEL ARMAURY MM. Dumény.
DUC A. DE CHARANCE A. Calmettes.
ABBÉ ROUX A. Bol'r.
GASTON DE CHARANCE Monteaux.
SECRÉTAIRE D'ARMAURY E. Boucher.
UN PORTIER H. Dieudonné.
GARÇON D'HOTEL H. Legrand.
FABIEN Berthault.
SECRÉTAIRE DE CHARANCE Labrousse.
GARÇON D'HOTEL Barklett.
UN VALET Lafeurière.
MAITRE D'HOTEL J. Teb.
UN GARÇON GUESDON.
UN CHASSEUR Desfossés.
LA VIERGE FOLLE
ACTE PREMIER
La scène représente un des salons de l'hôtel du duc de
Charance. Meubles Louis XIV. Au fond, porte massive don-
nant sur la galerie. A droite, la cheminée et les sièges.
A gauche, porte sur les appartements. Au lever du rideau,
le secrétaire du duc est occupé à ranger, à classer un
courrier sur la table, à découper des pages. Entre un valet
de chambre.
SCENE PREMIERE
LE SECRÉTAIRE, puis L'ABBÉ ROUX
LE SECRÉTAIRE, au valet qui lui présente la carte
et qui lui demande s'il faut recevoir.
Faites entrer... (Quelques secondes. Labbé Roux est
introduit.) Bonjour, monsieur l'abbé, vous ne me
remettez pas? Je suis le secrétaire de M. de
Charance.
l'abbé
Ah! très bien... en effet.
I
2 LA VIERGE FOLLE
LE SECRÉTAIRE
Vous désirez parler à M. le duc? (Au domestique.)
Voulez-A'ous prévenir que M. l'abbé Roux est là.
l'abbé
J'arrive à l'improviste, très inquiet. J'ai reçu
tout à l'heure un télégramme de M. de Gharance
me disant de passer immédiatement chez lui; une
pareille célérité n'est pas dans ses habitudes... Je
redoute quelque malheur,
LE SECRÉTAIRE
Mais nullement, monsieur l'abbé. Je ne crois pas
qu'il y ait la moindre anicroche; j'ai vu tout à
l'heure M. le duo, il m'a donné mon travail habituel
et je vais lui remettre le courrier de l'après-midi.
l'abbé
La santé de Mme la duchesse ?
LE SECRÉTAIRE
Elle est, je crois, excellente, comme toujours.
l'abbé
Me voilà à moitié rassuré. Vous savez peut-être
quelle part je prends à tout ce qui arrive dans cette
famille?
LE SECRÉTAIRE
Je sais du moins, monsieur l'abbé, que vous avez
été le précepteur de M. Gaston.
ACTE PRE3IIER
L .\EBE
Autrefois. Maintenant, mes qualités de camérier
de Sa Sainteté et d'aumônier m'ont écarté de
mon ancienne existence ; je prêche justement en
ce moment une retraite en l'église de Reuilly...
j'ai tout quitté au reçu de ce télégramme.
LE SECRÉTAIRE
Voici monsieur le duc. Je vous laisse.
Le duc de Charance entre.
LE DUC
"Oui, laissez-nous. D'ailleurs vous êtes libre, Gué-
rard... A demain deux heures. (Montrant la table.)
Je regarderai tout ça. Dites que personne n'entre
dans la galerie.
Le secrétaire s'en va.
SCÈNE II
L'ABBÉ ROUX, LE DUC DE CHARANCE
,'abbé
Je viens d'être rassuré par votre secrétaire. Je
ne savais que penser au reçu de ce télégramme, je
me demandais s'il ne s'agissait pas d'un accident,
si on ne me réclamait pas pour une circonstance
fâcheuse...
4 LA VIERGE FOLLE
LE DUC
Vous ne vous trompiez pas beaucoup, monsieur
Tabbé. Il s'agit d'une mort, d'une mort morale,
peut-être aussi terrible qu'une mort physique...
des deux même. C'est un véritable deuil qui s'abat
sur ma maison et je ne m'en remettrai sans doute
jamais.
'abbé
Que se passe-t-il? mon Dieu... vous m'effrayez.
LE DUC
Une question : n'aviez-vous rien remarqué, dans
vos rapports avec ma fille?... rien d'anormal?
l'.\bbé
Absolument rien : je vous avouerai, oh! sans au-
cun reproche, que je ne vois plus que de loin en
loin Mlle Diane. Je ne me permettrai pas d'incriminer
la direction de Mme la duchesse; je sais bien qu'une
jeune fille mondaine de nos jours, hum! hum!...
J'ai beaucoup dirigé cette enfant jusqu'à sa pre-
mière communion, mais, après, on s'est fort relâ-
ché du côté religieux. Elle venait remplir ses de-
voirs à Reuilly et, certainement, à Pâques, je l'ai
confessée comme à l'ordinaire.
le duc
Rassurez-vous, je ne vous demanderai pas de
ACTE PREMIER 5
trahir le secret du confessionnal alors même qu'il
s'agit d'une enfant comme ma fille.
l'abbé
Vous me le demanderiez que je n'y consentirais
pas, mais vous trouveriez dans mes déclarations
je ne sais quelle réserve, tandis que je ne vois
aucun inconvénient à dire que Mlle Diane ne m'a
jamais apporté au confessionnal que ces petites
peccadilles ordinaires des enfants.
LE DUC
Tant pis, cela prouve qu'elle n'a pas de religion;
ce n'en est que plus terrible!... C'est un grand
malheur qui me frappe.
l'abbé
Je n'ose plus me livrer à des suppositions...
LE DUC
Monsieur l'abbé, ma fille, ma petite Diane a été
souillée, irrémédiablement souillée.
l'abbé
Oh! que me dites-vous là!... Est-ce croyable,
monsieur le duc?
LE DUC
Souillée par un misérable que je ne vous nom-
merai pas.... à quoi bon? Quelqu'un de nos rela-
6 LA VIERGE FOLLE
tions. un homme sérieux, tout ce qu'il y a de plus
sérieux, et même, c'est bien là le pire... marié, en-
tendez-vous? marié!
l'abbé
Oh! Oh!
LE DUC
Un homme de quarante ans a osé cela ! En voilà
un qui n'en a pas fini avec moi! Si je le tenais par
le menton... là... au bout du bras...
l'abbé
Contenez-vous, monsieur le duc. Du calme! Il
importe que vous restiez maître de vous... pas
d'éclat surtout, pas d'éclat!... Qu'arriverait-il?
Songez!... Êtes-vous même certain que vous ne
vous livrez pas à des suppositions exagérées?
LE DUC
Pas de doute, allez! pas le plus petit espoir à
garder!... Si vous connaissiez les papiers infâmes,
les révélations sordides... Oh! quelle horreur que
cette correspondance!... la faute complaisante de
mon enfant, son consentement satisfait! Mais elle
n'est pas coupable, après tout... Séduire une enfant
de dix-huit ans! Comme c'est difficile de l'amener
au vice! Est-il possible qu'un homme de quarante
ACTE PREMIER 7
ans puisse oser une pareille lâcheté! Ah! c'est vrai,
il n'a pas d'enfant, celui-là...
l'abbé
Se doute-t-il que vous êtes au courant de sa
conduite?
LE DUC
Non, pas encore, pas encore. C'est hier soir que
nous avons tout appris, en trouvant dans la poche
du manteau tailleur de ma fille, — leur boite à
lettres! — un mot de rendez-vous qu'il y avait
glissé, car il est venu hier ici nous rendre visite,
comme d'habitude. C'était un intime.
l'abbé
Mais, monsieur le duc, êtes-vous absolument cer-
tain que la faute de votre fille soit complète...
Peut-être vous indignez-vous comme pour un
crime consommé, alors que...
LE DUC
Le cynisme de ce que nous avons lu, tous les pa-
piers cachés dans la chambre de ma fille suffiraient
à eux seuls à nous éclairer; mais Diane, malgré le
silence où elle se confine, n'essaye même pas de
nier... Monsieur l'abbé, sa mère a reçu son aveu.
8 LA VIERGE FOLLE î
5
l'abbé
"i
Alors cette pauvre Mme de Charance connaît i
toute la situation? Vous n'avez rien pu lui cacher? '
LE DUC ;
Mon fils Gaston ignore seul la faute de sa sœur. :
l'abbé i
M. Gaston est actuellement à Paris?
LE DUC ;
Oui, ce sont les vacances de Saint-Cyr; mais il ]
ne faut à aucun prix qu'il soupçonne la vérité : î
tel que je le connais, de quoi ne serait-il pas ca- I
pable? i
l'abbé '
Vous avez mille fois raison, il convient que '
M. Gaston ne sache rien. Ne verrai-je pas Mme de \
Charance? >
LE DUC
Si, si, ma femme arrive. Vous allez la voir. Je ;
l'ai devancée seulement de quelques minutes pour ,>
lui éviter ces explications atroces... Nous avons be- *
soin de votre secours, monsieur l'abbé, et c'est
pourquoi je vous ai fait venir. D'abord, vous êtes )
le premier à qui nous devions crier notre chagrin, i
ACTE PREMIER 9
l'.ajbbé
Votre femme doit être bien accablée!...
LE DUC
Oui, naturellement, naturellement... elle se la-
mente, maintenant; elle eût mieux fait de prévoir
et de surveiller sa fille. Tenez, même dans sa dou-
leur, il y a quelque chose d'inconscient... Vous
la connaissez, une femme charmante, esprit droit...
mais cervelle d'oiseau.
l'abbé
Je connais Mme la duchesse, je la connais, mon-
sieur le duc. C'est une femme remarquable, un peu...
non point... évaporée, mais un peu enfantine... et si
prise par ses devoirs mondains !
LE DUC
La voici très triste, effondrée autant que moi, la
pauvre Gabrielle ! Mais, je la souhaiterais plus éner-
gique et surtout, monsieur l'abbé... je suis heureux
même de vous entretenir seul à ce sujet... je vou-
drais que, vis-à-vis de Diane, elle se montrât d'une
sévérité indispensable... d'une fermeté en rapport
avec la faute. Oh! certes, elle en a bien l'intention,
mais un mot de sa fille peut la bouleverser, une
futilité peut démentir les plus solides résolutions.
lu LA VIERGE FOLLE
l'abbé
Je comprends, je comprends. J'aurai la main.
LE DUC
Enfin, je compte sur vous dans la circonstance,
n'est-ce pas? Il faut sauver cette enfant à tout prix,
s'il en est temps, hélas!... Certainement, ma femme
est aussi atteinte que moi, mais, comment dire?...
la portée morale de ce qui nous arrive ne l'atteint
pas de la même façon, comprenez-vous? Elle est
aussi affligée, elle est moins indignée. Les femmes,
malgré tout, ne sont jamais tout à fait indignées
par l'amour. Et puis, c'est étrange, la pureté de
leur fille, — est-ce parce qu'elles sont femmes?...
n'a souvent pas, à leurs yeux, la même valeur re-
présentative... tandis que pour moi, moi le père...
c'est un effondrement infini!... Oh! je ne parle plus
même de l'avenir perdu de la malheureuse... car,
socialement, elle est perdue... je pleure aussi égoïs-
tement; je fais allusion à la joie charmante qu'il y
a à caresser le visage pur de sa fille, à presser, le
soir, le corps intact de son enfant... C'est une pré-
sence dans la maison, sur toute la vie, si délicate,
si joyeuse!... Ah! on a raison d'attacher à la virgi-
nité cette superstition de bonheur!... Et mainte-
nant, mon enfant flétrie,... abominablement viciée...
devenue vilainement femme!... Tenez, je me sens
ACTE PREMIER H
devenir fou de rage, je ne sais pas ce que je me déci-
derais à faire... Oh! vengeance, vengeance du plus
laid des crimes !
l'abbé
Non, vous ne vous porterez à aucune extrémité !...
Je vous en conjure... Vous le devez pour l'avenix de
Mlle Diane... Le silence!... le silence surtout!
LE DUC
Parbleu! Je le sais bien, nous sommes jugulés...
Il n'y a rien à faire contre ce cochon-là!... Il est
bien tranquille ! Il peut aller porter ses jolies mœurs
dans d'autres familles, il n'aura pas tous les jours
une proie de race dans le genre de celle-ci!... Et
comme c'est bien d'un roturier, d'ailleurs, d'avoir
osé flétrir cette jeune fille du monde sans souci de
l'effroyable avenir dont il la gratifiait!... Estimons-
nous encore heureux si ce monsieur ne nous laisse
pas un bâtard sur les bras!
l'abbé
Monsieur le duc !
le duc
Évidemment... Qu'en savons-nous? Dans son
monde à lui, cela ne tire pas à conséquence... une
jeune fille avec tare est probablement d'un négoce
facile... je ne sais pas, moi! Tandis que, chez nous,
à une époque où justement nous autres aristocrates
li LA VIERGE FOLLE
n'avons plus que le savoir-vivre àopposer ausavoir-
faire, le mal n'est pas le même!... Chez nous, la
jeune fille qui tombe, comment la relever dans cet
ordre de choses où la faute lui est comptée si du-
rement et où la perte de sa vertu atteint jusqu'à
sa famille! Qu'est-ce qu'elle va devenir, mainte-
nant? Comment la marier?... Ça va être du joli!
Une future catin!
l'abbé
Que non! il ne faut pas s'exagérer les consé-
quences.
LE DUC
Ou alors à quel célibat orgueilleux, à quel sale
marchandage est-elle destinée... ma Dianette! Ah!
l'avais-je assez prédit à ma femme!... Voilà bien
la punition de frayer avec n'importe qui... Lui, il
s'en moque, parbleu!... Un détournement de mi-
neure, il connaît ça! C'est son affaire; il en a plaidé
plusieurs fois et probablement avec succès,... il re-
querrait son propre acquittement et il l'obtien-
drait!... Avec applaudissements encore!
l'abbé
Comment plaidé? Faut-il entendre par là...
le duc
J'en ai trop dit! Tant pis! A vous seul, monsieur
l'abbé, je ne cacherai pas son nom.
ACTE PREMIER 13
l'abbé
Je me considère lié autant que je le serais par le
secret de la confession.
LE DUC
Oh! il ne s'agit pas d'un lascar quelconque, à la
responsabilité plus ou moins atténuée par l'alcool,
la noce... non, non, ma fille a l'honneur d'avoir été
la maîtresse d'un homme éminent, admirablement
conscient de ses actes, dévoué aux causes de la jus-
tice, défenseur attitré de l'honneur, un homme de
grand talent, l'éloquence du barreau, comme vous
celle de la chaire... quarante ans. officiel, ex-bâ-
tonnier,' conseil de l'Ordre... Admirable, vous
dis-je!... le gredin!.,. Armaury.
l'abbé
Comment, Armaury. l'avocat?
LE DUC
Oui, oui, d'assises... le saint François d'Assise,
comme on l'appelle spirituellement au palais.
C'était mon avocat! Vous. voyez que j'ai eu la main
heureuse! Je lui confiai, il y a quelques années, un
procès embrouillé d'héritage,... vous savez, mes
biens d'Évêquemont?... A la suite de quoi, rela-
tions suivies. .. Sa femme est agréable [ lui, passepour
un beau parleur, séduisant, il faisait bien à table
U LA VIERGE FOLLE
ou au fumoir... les avocats et les chirurgiens de
nos jours sont l'étincellement des dîners. C'est
bien un signe de l'époque, d'ailleurs : les deux
bistouris, celui du flanc et celui du cœur... Ma
femme s'en est toquée, les a invités dans notre châ-
teau; puis, l'été dernier à Dinard, on a loué les
propriétés voisines ; auto, tennis, yacht, vous voyez
ça d'ici; la coqueluche de ces dames... Voilà le ré-
sultat! Et l'on croyait qu'il flirtait avec Mme de
Bellines; il se créait des alibis!... Il s'est rapproché
de ma fille en connaisseur, sournoisement, il a
mûri le fruit, il l'a ébranché petit à petit...
l'abbé, rinterrompant.
Monsieur le duc, mais c'est affreux tout ce que
vous me dites là! Comme je vous plains! (il iwe vers
lui son visage navré.) Une question, jevousprie: s'agit-il
d'une liaison suivie ou avez -vous affaire à un
de ces malheureux vicieux... (il cherche mentalement
dans son vocabulaire.) un de ces amateurs de fruit vert
comme il y en a tant, qui ne savent pas, dit-on,
résister à leur impulsion...
LE DUC
Non, monsieur l'abbé... ça, c'est pour les jour-
naux... non! pas le maniaque vieillissant, pas la
recrue de police correctionnelle; nous sommes
mieux servis!... Nous avons affaire à un de oes em-
ACTE PREMIER 15
poisonneurs raffinés de notre temps, qui veulent ac-
caparer aussi le cerveau de leur victime et ne sont
satisfaits que lorsqu'ils ont détraqué l'être entier ! Les
braillards de la barre, vous savez, cela s'accom-
pagne de littérature; savourez-moi cet échantillon
de prose, de celle du moins qui est lisible... car le
reste... (il lit:) « A l'homme, il faut une idole. Je
n'ai pas de religion, de fanatisme; les hommes de
ma génération ne croient plus à la politique et les
patries ne sont plus en danger; il m'a manqué un
maître, vois-tu, Dianette... Nous sommes des indi-
vidualités sans guide... J'ai, je crois, une énergie in-
domptable, je n'ai plié devant rien, mais je n'ai rien
adoré non plus, et à l'homme il faut une idole.
Dianette, ce sera toi. .»Toi! Oh! ce tutoiement à ma
fille m'insupporte!
l'abbé
Ne lisez plus, monsieur le duc.
LE DUC
Belles phrases, hein? Il se dépeint! Il se connaît.
l'abbé
Oui, comme vous le disiez : l'homme moderne,
l'homme de ce temps-ci. Il a du talent, d'ailleurs...
A ces signes, je reconnais l'adversaire. M* Armaury
a justement plaidé contre les congrégations au mo-
16 LA VIERGE FOLLE
ment de la séparation; ce n'est pas la première fois
que je le trouve sur mon chemin! Mais qui m'eût
dit qu'ici il saperait plus que àes croyances!...
LE DUC
Ils n'ont pas d'excuses, ces gens-là, ces cyniques
qui ne connaissent seulement que la bête et qui
s'étalent dans leurs paroles et leurs écrits comme
sur leur fumier! mille fois pires quand ils ont du
talent comme celui-là et que l'enchantement se
mêle au dégoût ! Il lui faut une idole à ce monsieur...
vraiment!... Malheureux qui ne sait pas qu'avec
un peu de raison on anéantit tous les fanatismesl...
Ah! Dianette!... Moi qui ne pensais qu'à l'avenir
splendide auquel elle était destinée... Une fille qui
avait été demandée en mariage par les plus beaux
noms de France! Nous ne trouvions rien d'assez
beau pour elle!
La porte des appartements s'ouvre.
SCENE III
Les Mêmes," LA DUCHESSE
LA DUCHESSE, entrant, au comble du chagrin
bien que délicieusement habillée.
Monsieur l'abbé!... Ah! mon Dieu, croyez-vous?
Elle va de suite à l'abbé, elTondrée, rapidement en
larmes.
ACTE PREMIER 17
l'abbé, lui serrant les mains.
Je suis confondu, navré, madame!... Monsieur le
duc vient de me mettre au courant de l'épreuve
qui vous frappe... Je n'en reviens pas. C'est épou-
vantable! Une enfant qui avait fait une si bonne
première communion!...
LA DUCHESSE
Et nous, pouvions-nous supposer une chose aussi
affreuse? Dites, monsieur l'abbé, vous n'aviez au-
cun soupçon, n'est-ce pas, de la conduite de Dia-
nette, vous, pas plus qu'un autre?
l'abbé
Permettez-moi, madame, de vous faire remar-
quer que, si j'ai conservé sur son frère un certain
ascendant, vous ne m'avez pas amené Mlle Diane
avec une régularité bien grande; 39 la voyais pour
ses Pâques, à Noël, mais, enfin, je puis dire qu'elle
ne me paraissait pas particulièrement visitée par
les espérances religieuses.
LA DUCHESSE
Oui, je le sais bien, c'est de ma faute. Je l'ai dit
à Amédée. Oh! je le reconnais, je l'ai laissée trop
libre, je l'ai menée trop jeune dans le monde. Je
suis une grande coupable.
2.
18 LA VIERGE FOLLE
l'abbé
Vous êtes une grande mondaine ; ce n'est pas tout
à fait la même chose, madame la duchesse.
LE DUC
Tu n'étais pas à la hauteur d'une éducation sui-
vie, voilà tout.
LA DUCHESSE
Ah! vous n'avez tort ni l'un ni l'autre. J'ai moi-
même trop négligé mes devoirs religieux. J'aurais
dû prêcher d'exemple... mais, que voulez-vous,
c'est si compliqué la vie... les visites, les réceptions,
les soirées, les théâtres... On nous fêtait beaucoup,
elle et moi, nous étions très demandées, elle joue
délicieusement la comédie, elle est de nature très
gaie... (Avec un soupir profond et naturel.) et c'eSt si
agréable d'être gai!
l'abbé, regardant le duc.
Évidemment, ce doit être quelque chose comme
ça!...
LA DUCHESSE
On croit toujours que sa fille vous ressemble, et,
je vous prie de croire que,, de mon temps, les jeunes
filles...
LE DUC
Tu as parfaitement élevé ton fils; une fille, c'était
ACTE PREMIER 09
plus difficile, plus périlleux. Ah! monsieur l'abbé,
le cri du paysan : « Je n'ai pas d'enfant, je n'ai que
des filles! »
l'abbé
Évidemment... Et puis, on dit toujours : il n'y a
plus d'enfants, mais des parents y en a-t-il encore
beaucoup?... Ne prenez surtout pas pour vous,
madame la duchesse...
LA DUCHESSE
Vous ne m'en direz jamais assez. Je me rends
compte que j'aurais dû être plus sévère. Mais je
vous jure que l'on n'aurait pu rien soupçonner :
c'a été mené en sourdine, d'une façon extraordi-
naire! Elle était très libre, je ne dis pas, elle flir-
tait, c'est vrai, mais pas plus que toutes les jeunes
filles... Songez! Lui, un homme marié... elle, une
enfant, une véritable enfant! Je n'aurai jamais cru
cela possible.
ABBÉ
Hum! hum! J'ai l'habitude des enfants!... Leur
esprit expérimental est terrible, madame la du-
chesse. Puis, malgré tout, vous auriez dû réfléchir
qu'elle avait tout de même ses dix-huit ans.
LA DUCHESSE
Dix-huit ans! On ne s'en aperçoit que lorsqu'elles
en ont vingt! C'est noua, les mères, qui leur com-
20 LA VIERGE FOLLE :
mandons leur première jupe longue chez nos cou- i
turiers, et nous sommes les seules qui ne nous en :
apercevions pas. -s
LE DUC, agacé. i
Cependant, sapristi, tu aurais bien dû t'aperce- ;
voir des assiduités d'Armaury, à Dinard, ici, par-
tout... il était collé à vos jupes... avec ou sans sa
femme... (Levant les bras.) car celle-là... qu'est-ce que !
c'est encore que celle-là!...
LA DUCHESSE l
Mon ami, vous n'avez pas idée de l'habileté que ;
sait déployer tout homme qui veut séduire une \
jeune fille; c'est prodigieux. D'abord, il ne fait la
cour qu'à la mère et ne dit que des choses dés- '
agréables à la fille. Je vous jure que je ne pouvais ;
m'apercevoir de rien de positif. ',
LE DUC '
De positif est joli! '.
LA DUCHESSE ^
I
Je remarquais bien quelque mauvaise humeur :
entre eux, de petites privautés... Oh! une ou deux '
fois un soupçon m'a bien passé par l'esprit à cause ;
d'une raquette agitée avec trop de fureur... en pro- .*
menade aussi, peut-être, une manière d'être trop 1
près l'un de l'autre... leurs bjcyclettes qui se cher- '-
ACTE PREMIER 21
chaient sur la route... Mais on ne pense à tout cela
qu'après!... Que voulez-vous que je vous dise, je
suis désemparée, je suis désemparée!
Elle incline vers le sol une figure désolée sur laquelle
tremble, par secousses, l'or trop vif de la chevelure.
LE DUC, résolument.
Enfin, une solution s'impose. Nous vous avons
fait appeler pour que vous nous donniez votre avis;
il faut sauver mon enfant de l'emprise de cet
homme, la sauver à tout prix! Il est indispensable
de l'éloigner d'ici au plus vite, qu'elle ne puisse le
revoir : c'est le seul remède que nous ayons actuel-
lement à notre disposition. Ni réparation, ni châti-
ment; il ri'y en a pas! Sur un homme de cet âge et
marié, on ne peut exercer que des représailles. Et
quel châtiment souhaiter quand il n'y a pas de
pénalité? La séduction masculine est impunie! Mon-
sieur l'abbé, puis-je envoyer ma fille à l'étranger,
la confier à une autorité? Peut-on lui trouver une
surveillante intelligente? J'ai une confiance aveugle
dans vos conseils.
L ABBÉ, sur un ton sincère, mais un tantsoil peu ironique.
Pardon... me le demandez-vous sérieusement?
LE DUC
Par exemple!... Qu'entendez-vous par là?
22 LA VIERGE FOLLE
l'abbé
Oui, êtes-YOus de ces gens qui commencent par
crier leur chagrin, puis après prennent leur 'parti
des événements et les laissent aller? Dans ce cas,
je A'ous donnerai un bon conseil, un peu vague, qui
sentira l'eau bénite. Ou. voulez-vous à cette pauvre
enfant, maintenant dévoyée et déflorée, refaire au
moins une âme? Oh! c'est une refonte complète qui
est nécessaire, je vous en avertis!... Bref, récla-
mez-vous de moi une consolation banale, ou vous
adressez-vous au prêtre que j'ai la prétention
d'être, qui croit à la nécessité du devoir moral, à
la beauté intérieure... et qui n'y va pas par quatre
chemins pour dire aux gens ce qu'il pense?
LE DUC
Nous savons que vous avez l'habitude un peu
rude de la vérité ; nous ne la redoutons pas, n'est-ce
pas, Gabrielle?
LA DUCHESSE
Mais oui, monsieur l'abbé, nous connaissons
votre manière?
l'abbé
Vous avez manqué incontestablement de clair-
voyance, madame la duchesse. Remplacez votre
influence trop débonnaire par une influence déci-
ACTE PREMIER 23
sive... Le mal est grave. Vous aimez mademoiselle
votre fille passionnément, n'est-ce pas? Eh bien,
je le crois, ce qui s'impose, c'est une réforme totale;
il faut l'amener à une rectitude qu'elle ne soup-
çonne même pas... afin qu'elle ne glisse pas à
l'abîme. Ce n'est pas vous, avec votre train d'exis-
tence, qui parviendrez à rééduquer une enfant fan-
tasque et gangrenée.
LE DUC
Alors que voulez-vous que nous fassions?
l'abbé
La mettre dans un couvent pendant deux ans,
jusqu'à sa majorité, à peu près. Oh! mais je ne veux
pas parler d'un couvent mondain comme était à
Paris l'Assomption, le Sacré-Cœur, comme ces
drames de la rue de Lubeck où vous l'aviez mise
quelques mois; ce qu'il faut, c'est une maison de
retraite où elle sera censée finir son éducation à
l'étranger, pour apprendre l'anglais par exemple,
et où noa seulement elle sera très surveillée, mais
où encore l'influence d'une femme supérieure saura
lui montrer, par une discipline de l'esprit, le droit
chemin, et peu à peu, obtenir le plus salutaire dé-
veloppement des forces qui sont encore en elle,
j'en suis sûr..,, j'en répondrais...
24 LA VIERGE FOLLE
LA DUCHESSE
Mon Dieu, monsieur Tabbé, vous ne voulez pas
parler d'une sorte de maison de correction!
l'abbé, souriant.
Vous n'y pensez pas!... Non. non! quelle plaisan-
terie! Je vous parle d'un de ces couvents comme le
couvent de Picpus; mais celui-là, malheureuse-
ment, ne reçoit plus de jeunes filles, il n'est pas au-
torisé. Et d'ailleurs il n'était pas assez éloigné de
chez vous... Je crois que ce qui conviendrait à
merveille, c'est un couvent en Belgique, à Lodelin-
sart; je connais très bien la supérieure, une per-
sonne de grand mérite. Ce sont des personnes qui
ont l'habitude... des sortes d'épouilleuses d'âmes.
Pris à l'improviste, je ne puis vous dire au juste
s'il y a mieux, mais je vais consulter l'autorité épis-
copale. Si vous le voulez, je puis y aller de ce pas,
et dans deux heures je vous rapporterai une ré-
ponse, car le temps presse. Je crois qu'il ne faut
pas laisser cette chère enfant escompter votre fai-
blesse. Il faut tout de suite frapper son. esprit et la
mettre en présence d'une résolution qui l'éclairé
sur la gravité de sa faute. Et vous, madame la du-
chesse, dans vos rapports avec elle, je ne réclame
pas l'attitude du châtiment, mais l'expression
même de votre indignation douloureuse. Compre-
ACTE PREMIER 25
nez-vous? Frappez cette imagination égarée, par un
acte important, décisif, et surtout austère... sinon
elle est peut-être perdue.
LA DUCHESSE
Qu'en pensez-vous, mon ami?
LE DUC, qui a donné à plusieurs reprises des signes
d'assentiment et ponctué de « bien » les paroles de l'abbé.
Moi!... Parbleu, c'est la sagesse même! La confi-
ner dans une solitude où elle puisse revenir de son
égarement, et où mourra jusqu'au souvenir de cet
homme!... Je redoute tout... M. l'abbé a parfaite-
ment raison, nous ne pouvons pas trouver un meil-
leur guide ni un meilleur conseil.
l'abbé
Vous ne pouvez pas en trouver un de plus dé-
voué, en tout cas, monsieur le duc. Si vous me con-
fiez la garde morale de la chère petite, je crois que
vous pouvez tenir pour assuré que nous vous la ren-
drons avec un état mental extrêmement modifié et
qu'elle saura désormais au moins se rendre digne
de son nom, de ses parents, avant qu'on lui trouve
un mari digne d'elle-même.
LE DUC
Oh! cela!...'^n'en'parlons même plus, hélas!
3
26 LA VIEP.GE FOLLE
L ABBE
D'ailleurs, de loin comme de près, vous aurez sur
elle toute l'action désirable, vous ne la perdrez pas
de vue; vous pourrez même la faire voyager utile-
ment de temps en temps avec un chaperon...
Voyons, parons au plus pressé! Je vais courir aux
renseignements! J'ai interrompu un exercice à
Reuilly, en ce moment il est nécessaire que j'y re-
tourne quelques instants, mais je serai de retour
bientôt après être passé à l'évêché... Je ne veux voir
Mlle Diane à aucun prix en ce moment ; il faut que
la décision, si vous la prenez, pour qu'elle ait de
l'effet, émane de votre autorité personnelle... Puis
aussi je vais télégraphier à la supérieure du couvent
de Lodelinsart... oh! à mots couverts... à mots cou-
verts, rassurez-vous !
LE DUC
Allez, monsieur l'abbé, je vous y autorise; ne
prononcez pas notre nom, à l'heure actuelle. Voilà
tout.
T.' ABBÉ
C'est entendu. Allons, madame la duchesse, main-
tenant, du courage dans l'épreuve.
LA DUCHESSE
Vous ne pouvez pas savoir quelle brisure est la
mienne.
ACTE PREMIER 27
l'abbé
Comment voulez-vous que je ne le devine pas?
Je prends ma part de tout ce qui arrive dans votre
famille, ma part de bonheur et ma part de chagrin.
(Le duc fait un signe d'intelligence à l'abbé qui comprend et
reprend sa voix énergique.) Et surtout qu'elle ne VOUS
sente pas faiblir!
LE DUC
C'est cela surtout.
LA DUCHESSE
Je ne demande pas mieux... mais qu'appelez-vous
ne pas faiblir?
L ABBÉ
Atteignez-la de suite dans toutes ses petites ma-
nies, atteignez-la principalement dans sa coquet-
terie... et dans cet amour d'elle-même qui a été
sa caractéristique et qui est peut-être la cause de
tout. Faites comme je l'ai vu faire au couvent ; il
n'y a pas de punition plus efficace... Certes, elle
sera humiliée, agacée de se voir ravalée au rang de
petite fille insubordonnée, mais ce n'en sera que
mieux.
LA DUCHESSE
Quoi?
28 LA VIERGE FOLLE
L ABBE
Eh bien, supprimez l'arsenal de sa coquetterie,
tout ee qui a été sa perdition, tout ce luxe dispro-
portionné de femme. Plus de belles robes, plus de
parures, plus de ces colifichets, de bijoux! Tout cela,
confisqué! Que la manucure soit remplacée par
une petite prière du matin... et surtout, tenez, un
moyen, qui va a'ous coûter, mais qui est d'abord
un beau geste symbolique. Ce sera pour elle un pe-
tit deuil, une humiliation significative... J'ai vu
employer cette pénitence avec efficacité... Coupez-
lui les cheveux à ras d'épaule.
LA DUCHESSE, se levant en sursaut.
Quoi?., monsieur l'abbé... y pensez-vous? Ses
beaux cheveux dont elle est si fière!... Mais,
d'abord. J'aurais peur de la défigurer... Le coiffeur
qui venait les soigner tous les deux j ours ! . . .
LE DUC, haussant les épaules.
Tenez! Voilà ma femme! Quand je vousle disais,
monsieur l'abbé! Dès le premier essai de répres-
sion!... C'est lamentable... quelle puérilité!
l'abbé
Allez, allez, madame, ce n'est pas encore le cou-
teau d'Abraham! Et il n'y aura pas besoin d'un
ange pour retenir votre bras... Ce léger crime ne
ACTE PREMIER 29
VOUS sera pas compté dans le ciel!... Puis, ce que
j'en dis!... Croyez bien que detellespénitencesn'ont
qu'une importance bien secondaire dans l'occasion...
(Il lui reprend les mains.) Atout à l'heure. Je pars navré,
et je ne puis, sur le seuil, m'empêcher de me rap-
peler la parole de l'Évangile : « Ne scandalisez pas
les enfants ». Je ne sais pas de crime plus mépri-
sable!... Ah! la pauvre petite!...
LA DUCHESSE
A ce soir, monsieur l'abbé. Nous ne comptons
désormais que sur vous.
SCÈNE IV
LE DUC, LA DUCHESSE, puis RETTY
LE DUC
Il a raison. Il ne me paraît pas qu'il y ait de meil-
leure mesure que celle de ce couvent et de cette
retraite jusqu'à amendement complet. La chose est
encore possible... s'ils n'ont pas eu de confident.
On pourra en effet, alors, prétexter son éducation...
Sonnez trois coups. Sonnez votre femme de cham-
bre.
LA DUCHESSE
Pourquoi?
3.
30 LA VIERGE F0LLE
LE DUC
Faites, je vous prie. Elle est toujours enfermée
dans sa chambre?
LA DUCHESSE
Toujours; on lui a monté son déjeuner tout à
i'heure, comme on lui avait monté hier son dîner.
Je ne suis entrée dans sa chambre que cinq minutes.
LE DUC
Toujours le même genre, le même mutisme?
LA DUCHESSE
Toujours les mêmes bouts de phrases évasifs,
des « oui, maman «, des « nom,, maman ».
LE DUC
Je me charge de lui desserrer les dents. (Entre Keuy.)
Ketty, faites descendre Mlle Diane.
LA DUCHESSE
Dites-lui que son père l'attend en bas... qu'elle
descende comme elle est. (Ketty sort.) Vous allez
lui annoncer son éloignement projeté?
LE DUC
Non, pas encore. Nous avons avant à régler
quelques points d'histoire.
ACTE PREMIER ^1
LA DUCHESSE
Oh! VOUS n'en obtiendrez pas plus que moi,
Amédée. Sans que nous nous en doutions, notre
fille avait une nature effroyablement dissimulée.
LE DUC
J'aurai peut-être plus d'empire. Vous parait-
elle se rebeller?
LA DUCHESSE
Non, je ne le suppose pas.
LE DUC
Mais enfm, avez-vous observé chez elle une
notion de repentir ? Se rend-elle un compte exact
de sa faute ?
LA DUCHESSE
Oh! je crois, je crois... je l'espère... Peut-être
est-ce la peuc qui la fait se taire, la honte surtout...
Peut-être redoute-t-elle votre châtiment envers
Armaury.
LE DUC
En tous les cas cette situation est intolérable.
Ce silence inadmissible aggrave singulièrement sa
faute ànx)syeux. Oh! je n'augure plus rien de bon
d'elle! Je vous le dis, c'est une enfant perdue. Il
faut en prendre notre parti, Gabrielle... Mais il est
temps néanmoins de rassembler nos forces et nos
32 LA VIERGE FOLLE
]
résolutions. Tout cela va se précipiter... A quelle \
heure, déjà, avez-vous convoqué Mme Armaury? i
LA DUCHESSE \
A quatre heures précises. \
LE DUC '
Il en est trois. C'est plus de temps qu'il ne m'en '
faut. 1
Diane entre.
SCENE V
LE DUC, LA DUCHESSE, DIANE
LE DUC j
Avance... Je t'avertis que je ne supporterai pas ;
une minute de plus ton attitude... J'exige certains i
renseignements que ton silence obstiné s'est re- '
fusé à avouer. Tu vas me les donner immédiate- *
ment... Sois tranquille, nous ne perdrons plus de ]
temps à te reprocher quoi que ce soit... Je n'ai dé- '
sormais qu'à te poser deux ou trois questions pour ;
m'éclairer sur la situation, et tu vas y répondre...
J'ai absolument besoin de savoir si quelqu'un est 1
au courant de votre intrigue. Si vous avez pris un ■
confident quelconque... fût-ce un domestique... j'ai '
besoin de le connaître. ]
ACTE PREMIER 33
DIANE
Non, personne.
LE DUC
Pas même Mme de Bellines?
DIANE
Non. Ni Mme de Bellines, ni une autre.
LE DUC
Tu le jures? Personne ne vous a surpris, soup-
çonnés?
DIANE
Non.
LE DUC
Il est une date aussi que tu dois avoir présente à
l'esprit, celle de ta faute. Réponds enfin!... Où et
quand a-t-elle eu lieu?
DIANE
A Dinard.
LE DUC
A Dinard! A quel moment? A notre arrivée?
DIANE, après une hésitation.
Qu'est-ce que ça fait?
LE DUC
Je te prie de ne pas me manquer de respect. Où
34 LA VIERGE FOLLE
VOUS êtes-vous rencontrés cette fois-là? Chez lui, i
chez nous... chez lui?
DIA^"E ;
Oui, chez lui. ^
LE DUC
Quand? le jour, la nuit? ■
DIANE ;
Une nuit. \
LE DUC j
C'est du propre!... Quana cela se passait-il? A •
notre arrivée à Dinard? i
DIANE
Non, vers le 2 ou 3 septembre; vous deviez partir ,
k cinq heures du matin avec Gaston et les invités, ;
pour la chasse... :
LE DUC 'i
Alors, tu as osé découcher ce soir-là? <
\
DIANE
Je ne parlerai pas! Qu'on me laisse, qu'on me i
laisse ! j
Maintenant, assise, elle s'accoude à la table, et appuie |
la tôle, nerveusement, à l'écharpe que froissent ses i
mains. I
ACTE PREMIER 35
LE DUC
Une nuit... tu viens de spécifier ce chiffre...
Veux-tu prétendre, par là, ne plus avoir renouvelé
cette honte
DIANE
Oui, c'est ça.
LE DUC
Tu mens! tu mens! Ces papiers portent des
dates... Regarde, regarde bien ça... si tu oses jeter
les yeux, devant nous, sur ces témoignages cy-
niques... Pas de doute possible. Cette lettre date de
deux mois... à Paris... Hein! Es-tu convaincue de
ton mensonge? Et ça? lis... c'est le bouquet!...
tiens... ces mots infâmes... Ah! tu les gardais, ces
précieuses lettres, tu avais trop peur de t'en sépa-
rer... n'est-ce pas? Et, d'après ses lettres, on juge
des tiennes! Il y en a des extraits d'ailleurs...
Une où tu lui demandais des détails amoureux!...
Tu n'es qu'une ordure, une fille !... et tune seras plus
jamais que ça, une fille!... Quelle saleté, ces souve-
nirs étalés, ces rappels de votre manège... jusqu'aux
descriptions complaisantes de ton corps! Tiens!
(Il lui met une leUre sous les yeux.) ceci, cette phrase :
« J'ai toujours dans l'oreille^ sut la bouche^ tes petits
soupirs d'oiseau. » Quel écœurement! Lire cela de sa
fille!... Et ceci?... je n'ai pas compris... A quelle
malpropreté cela doit-il encore faire allusion?
36 LA VIERGE FOLLE
DIA>'E, repoussant la lettre.
Je ne me rappelle plus.
LE DUC
Tu ne te rappelles plus, tu ne te rappelles plus?
Il lève la main sur elle.
LA DUCHESSE, se précipitant.
Amédée! Je vous en prie!
LE DUC
Tu ne A'as pas avoir l'aplomb de me dire que
vous ne vous êtes pas retrouvés la nuit, ici ou ail-
leurs, car, que voudrait dire cette phrase: « Je te re-
gardais danser ce soir chez Mme de Bellines; ta robe
te pressait délicieusement la gorge et ton cher petit
corps tiède semblait gainé dans le bas comme celui
d'une sirène... Et il me semblait que j'allais crier
dans un orgueil triomphal à tous ces gens : — Ce
corps que tous envient du même regard^ il est à moi
seul. J'en suis le maître., et demain /e...» (il s'interrompt,
maîtrise son émotion et sa colère un| instant, et, la voix brève:)
Il y a '( demain ». Tu ne nieras donc pas... Allons...
où vous rencontriez-vous ? Ici, peut-être... Pour-
quoi pas? Peut-être as-tu eu le front de le faire
venir ici lanuit et de descendre entr'ouvrir la porte
de riiôtel. Ce voyou-là en était bien capable!
Réponds! Laisse encore tes ongles tranquilles, je
ACTE PREMIER 37
te prie, aie une attitude convenable devant ton
père... ou prends garde!
LA DUCHESSE, intervenant doucement.
Dianette, je t'en supplie, sors die ce silence; nous
avons le cœur brisé par toi. Tu ne comprends donc
pas que c'est très mal, ce silence que tu ajoutes à ta
dégradation, et que cela ne peut pas durer...
Diane, à bout de lutte, fait un geste de résignation
DIANE
Eh bien, si on veut que je raconte, ça m'est égal
après tout!... Qu'est-ce que vous voulez savoir?...
Allez... je donnerai tous les détails... questionnez-
moi.
LA DUCHESSE, cherchant à l'aider
Oui, ma fille, réponds... A-t-il abusé de toi et de
ta naïveté? T'a-t-il fatiguée de ses assiduités?... et
à force, peut-être...
DIANE
C'est à Dinard qu'il m'a parlé. Il m'a dit qu'il
m'aimait depuis plus d'un an et qu'il ne pouvait
plus vivre sans moi...
LE DUC
Et à cela tu as sans doute répondu de suite...
que...?
4
38 LA VIERGE FOLLE \
DIA^-E '■
Rien.
LE DUC i
j
Pour cette fois-là... Pour les autres?
DIANE j
Rien non plus. ,
LE DUC '
Rien toujours... Soit. Admettons ! Mais enfin, à la !
deuxième ou à la vingtième fois, comme tu vou-
dras, alors... qu'as-tu fait?j j
DIANE :
J'ai pleuré. i
LE DUC :
Vraiment! C'est beaucoup d'innocence! Si tu j
en étais restée aux larmes!... Et que signifie alors |
cette histoire de bain à laquelle il est fait allusion ]
deux ou trois fois? j
DIANE
Oh! c'est peu de chose... Ça ne signifie rien d'im- j
portant. t
LE DUC '
C'est-à-dire?.. Veuille préciser, pendant que nous *
y sommes! '
DIANE
C'est parce qu'un jour, nous revenions de la pa-o-
ACTE PREMIER 39
menade à cheval par les falaises, à midi, lui et moi,
nous avons arrêté les chevaux sur la plage pour re-
garder la mer... alors, il m'a dit. : << Vous ne vous
baignerez pas aujourd'hui ? Vous laissez passer la
marée? » Alors, j'ai piqué vers ma cabine... Il n'y
avait personne à cette heure-là sur la plage. Quand
je suis sortie de la cabine, il a attaché les chevaux,
puis il m'a dit : « Étendez-vous sur le sable, au so-
leil, pour que la mer vienne vous prendre petit à
petit. » Alors, je l'ai fait; je me suis étendue, et lui,
il est resté loin, sans rien dire, à regarder venir la
mer sur moi... Ce n'est que lorsque les vagues ont
commencé à m'emporter, je voulais me relever, il
a dit ; « Non! laissez-la vous prendre. » Je l'ai fait...
les vagues sont venues... je suis partie avec...
Voilà... c'est tout...
Silence.
LE DUC
Et relativement à cette nuit de septembre, où tu
es allée, prétends-tu, dans sa villa? Came parait
bien invraisemblable, cette histoire-là! Comment
aurais-tu choisi justement un jour où nous nous
levions à cinq heures du matin, ta chambre don-
nant sur celle de ton frère?
DIANE
C'est pourtant comme ça... Il y avait trois se-
maines à peu près qu'il me suppliait de venir, et
40 LA VIERGE FOLLE
moi je ne voulais pas, je remettais toujours. Alors,
il s'est mis à bouder, il m'a dit qu'il était très mal-
heureux... J'ai cru qu'il allait partir... j'ai accepté...
et exprès ce jour-là, parce que je pensais que juste-
ment je reviendrais après... (Elle baisse machinalement
la voix.) cinq heures du matin, et que vous seriez
partis ainsi que le garde.
LE DUC
Et tu as osé, tu as osé te lever, descendre nuitam-
ment, t'en aller?
DIA^■E
Il m'attendait au fond du jardin; c'était conve-
nu... il pleuvait à torrents; je suis descendue sans
souliers, j'ai traversé tout le jardin à travers les
flaques...
Elle s'arrête, la voix torturée.
LE DUC, impérieux.
Continue, continue...
DIA>E, après une longue respiration.
Au bout du jardin, il m'a prise, il m'a envelop-
pée dans un grand manteau, il m'a portée... Nous
avons traversé ainsi tout le village... Les chiens ré-
veillés criaient à chaque maison... (Silence. Les yeux
baissés, elle reprend.) A cinq heures du matin, je suis
revenue toute seule. J'ai entendu au loin vos pre-
ACTE PREMIER 41
miers coups de fusil, je suis montée; maman dor-
mait, je me suis recouchée... j'ai dormi...
LE DUG
Et cette équipée, prétends-tu, ne s'est pas re-
nom vêlé e?
DIA>-E
Non
LE DUC
Là-bas, mais à Paris? Achève...
DIANE, après une hésitation.
Oui. (Le duc a un mouvement d'impatience, et tend le bras
Ters sa fille. Elle se lève, apeurée.) Vous m'avez demandé
de parler, je parle !
LA DUCHESSE, bas, à son mari.
Amédée, je vous en supplie, nous savons main-
tenant tout ce que nous devions savoir.
LE DUC
Oui! J'ai des choses d'une autre nature à lui dire,
maintenant. Mais auparavant, pour clore le cha-
pitre des souvenirs, veux-tu me faire le plaisir d'al-
ler chercher dans ta chambre cette aquarelle qu'il
a faite de toi, et qui orne encore ta cheminée ! Nous
allons détruire avec joie ce petit souvenir-là. Tu
en as d'autres qui te suffisent.
4.
42 LA VÏER0E FOLLE
Bien. J'y vais...
LE DUC, la retenant
Rien ne presse d'ailleurs... Une seconde encore...
Je dois te faire part de la décision que ta mère et
moi...
La porte s'ouvre. Gaston de Charance entre.
SCÈNE VI
Les Mêmes, GASTON DE CHARANCE
GASTON
Bonjour, philippine... (On ne répond pas.) Eh bien,
quoi?... vous avez l'air ahuris comme si j'annonçais
quelque chose d'extraordinaire, (il s'avance vers Diane
en riant.) J'ai gagné ma philippine... tu ne te rap-
pelles donc pas... hier au déjeuner? Reviens à toi,
Dianette, et paye.
11 lui tend la joue.
DIANE
Ah! oui... Je n'y pensais plus...
GASTON
Je serais bien monté ce matin dans ta chambre,
te taire la blague, mais on m'a dit que tu étais
ACTE PREMIER 43
malade. Qu'est-ce qu'elle a eu, notre gosse natio-
nale? Ce n'est pas sérieux,
LA DUCHESSE
Non, non, des maux de tête, une migraine.
GASTON
Pauv' tit bichon! Je te trouve mauvaise mine
d'ailleurs... (il contemple leur gêne.) Dites donc, ce n'est
pas une farce?... C'est que vous avez tous les trois
un air de circonstance, si j'ose m'exprimer ainsi!...
Un beau parti?
LE^DUC
Tu divagues! Nous sommes simplement en-
nuyés de la santé de ta sœur.
GASTON
C'est votre faute aussi!... Quand on voit, à trois
heures de l'après-midi, une jeune fille flanquée de
ses parents... et les yeux rouges encore, A'oyons, ce
sont les suppositions les plus élémentaires? (Riant
avec tact.) Du reste, ça ne me regarde pas; mettez
que je n'ai rien dit. Au fait, papa, vous savez que
je préside, demain soir, le dîner de la jeunesse roya-
liste. Je suis chargé de vous inviter : du moins, si
vous voulez leur faire l'honneur de venir fumer un
cigare après dîner, ils vous en auront une reconnais-
sance sans borne.
44 LA VIERGE FOLLE
LE DUC
Je verrai.
GASTON
Le dîner a sa raison d'être : il s'agit d'une fusion
en l'A. G. R. et la S.
LE DUC, interrompant.
Attendez... Est-ce qu'on n'a pas sonné?
Il va à la porte du fond et Tenlr'ouvre pendant que les
autres parlent.
GASTON
Alors, tu souffres sérieusement?
DIA>'E
Un peu, en tout cas.
GASTON
Tâche d'être remise avant dimanche, car tu sais
que tu as l'honneur de conduire le mail jusqu'à
Chantilly. D'Artigny, le jeune d'Aplincourt... tes
deux prétendants... en bavent d'avance... Ne leur
fais pas cette désillusion. Pas de surmenage!...
Dites-moi, maman, est-ce qu'elle a la semaine très
chargée? Tu dînes chez les d'Écleville, demain,
n'est-ce pas?
DIANE
Je ne sais pas si nous irons.
ACTE PKEMlEll ib
GASTON
En tout cas, après demain, il y a la matinée des
Bellines. Et, le soir, lui permettrez-vous de venir
aux Français, maman; je crois que c'est un peu
risqué pour elle... Je ne vous conseille guère de l'y
mener...
LA DUCHESSE
Je ne pense pas qu'elle soit d'ailleurs remise d'ici
là.
LE DUC, parlant au domestique.
Qui est-ce? (Le domestique explique à voix basse.) Faites
entrer dans le petit salon. (U descend en hâte.) Laissez-
nous, votre mère et moi, s'il vous plaît... une visite
à recevoir. (A Diane.) Toi, monte dans ta chambre...
(Se reprenant.) enfin... comme tu es souffrante, je
veux dire, monte te reposer, (il prend à part la
duchesse.) C'est elle.
LA DUCHESSE
Déjà?... (Haut.) Allez, mes enfants. Gaston, laisse
ta sœur se reposer là-haut.
GASTON
Mais je n'ai aucune intention de l'embêter. Je
dois moi-même ressortir dans quelques instants.
iO LA YIERGE FOLLE
LE DUC, bas à Diane.
Va, nous reprendrons cette conversation tout à
l'heure.
DIA>E
Bien, papa.
Elle sort.
GASTON, sur le seuil.
Sérieusement, vous n'êtes pas inquiets? Elle
n'est pas malade? Il n'y a rien enfin?
LE DUC
Rien du tout, je t'affirme... nous n'avons pas la
moindre inquiétude à son égard... deux cachets
d'antipyrine et il n'y paraîtra plus.
GASTON
N'oublie pas de me donner une rép use pour le
diner.
LE DUC
Ce soir... ce soir... (Gaston sort. Le duc et la duchesse
seuls. Mouvement de la duchesse.) Je VOUS en prie^ je sais
ce que j'ai à faire...
LA DUCHESSE
Mais si, par hasard, elle ne se doute de rien, ne
soyez pas trop brutal !
ACTE PREMIEF 47
LE DUC.
Allons donc, ma chère, ces gens-là ont depuis
longtemps approfondi leur propre moralité! Et si
cette femme ne connaît pas la faute entière de son
mari, du moins elle n'ignore pas qu'il en était ca-
pable. Ne soyons pas plus longtemps des imbéciles !
Nous avons été cambriolés purement et simplement
par des gens douteux avec lesquels nous n'aurions
jamais dû nous commettre. En les exécutant, d'ail-
leurs, je ne me livrerai à aucun écart. N'ayons
qu'un but désormais : sauver Dianette. Il faut que
j'agisse en chirurgien. Restez ou ne restez pas,
comme vous le voudrez, mais ne vous interposez
pas.
LA DUCHESSE
Je ne ferai que vous assister.
Le duc sonne.
LE DUC, serrant les dents.
Ce n'est pas lui, mais c'est déjà un peu comme si
c'était lui!... Ça fait du bien! (il ouvre vigoureusement la
porte du petit salon.) Entrez, madame.
Entre Mme Armaury : elle s'avance, souriante, la main
tendue, et va directement à la duchesse.
48 LA VIERGE FOLLE
SCÈNE VII
LE DUC, LA DUCHESSE, MADAME ARMAURY
MADAME ARMAURY
Bonjour, chère amie. Je vous demande pardon
de devancer un peu notre rendez-vous. Je suis très
en avance, n'est-ce pas? mais je dois être juste-
ment à quatre heures et demie chez Mme Mallet
pour la répétition du concerto... vous savez?
LA DUCHESSE
En effet!
MAD.\3IE ARMAURY
Et, d'ailleurs, j'ai, de sa part, beaucoup de re-
proches à vous faire ; elle m'a chargée de vous dire
qu'on ne vous voyait plus, qu'elle s'ennuyait de
vous...
LA DUCHESSE
Très bien...
MADAME ARMAURY
Mais tout cela est secondaire. Vous m'avez fait
venir, c'est que vous avez quelque chose à me dire
ACTE PREMIER 49
ou à me faire faire... Vous permettez?... les vio-
lettes de la rentrée.
Elle tend à Mme de Charance le bouquet.
LA DUCHESSE, gênée,gauche.
Merci.
M A DAME A RM A U RY
Qu'est-ce qu'il y a? Vous savez que je suis tou-
jours à votre entière disposition et que... (Elle les
regarde.) Oh! mais, ce doit être sérieux, vous avez
l'air tristes, ennuyés : que se passe-t-il?
LE DUC
Vous ne vous en doutez pas?
MADAME ARMAURY
Du tout, par exemple !... Pas plus que mon mari...
je pense... car il vous a vu 1'...
LE DUC, lui coupant la parole.
Votre mari, madame, est le dernier des misé-
rables !
MADAME ARMAURY
Plaît-il?
LE DUC
Un être abject... un bandit!
50 LA VIERGE FOLLE
MADA.ME ARMAURY
Je ne saurais tolérer, monsieur, ces paroles...
Elle se lève, toute blême, sans comprendre.
LE DUC
Et si je ne lui casse pas la figure, c'est bien parce
que je ne le peux pas..
MADAME ARMAURY
Vous êtes fou !
LE DUC
...parce qu'il nous a mis dans une situation où la
vengeance n'est même pas permise.
MADAME ARMAURY, suppliant la duchesse du regard.
Mais c'est épouvantable!...
LE DUC
Et si vous êtes ici, madame, c'est justement
parce que je ne suis pas certain de résister au plaisir
de lui casser la figure la première fois qu'il se trou-
vera devant moi...
MADAME ARMAURY, qui retrouve assez d'énergie
pour se redresser.
Monsieur, je crois au contraire que, devant de
pareilles paroles, un tel accès de démence... je n'ai
qu'à me retirer... Mon mari est là pour vous ré-
pondre.
ACTE PREMIER bl
LE DUC
Non, madame!... Et je ne peux pas lui demander
raison!... C'est bien ce qu'il y a de pire!... Mais j'ai
des volontés à dicter. Nous aurons la main, vous
et moi, madame, à ce qu'elles soient tenues, j'en
réponds! Allons donc, ne faites pas tellement
l'étonnée! Votre responsabilité envers nous est
aussi engagée, car vous étiez nos amis intimes,
vous connaissiez la valeur et la moralité de votre
mari...
MADAME ARMAURY, rejetant son manchon sur la table.
Monsieur, je vous somme de vous expliquer!...
Vous prononcez les paroles les plus abominables...
et devant sa femme... je ne sais comment vous
osez...
LE DUC
Votre mari a déshonoré ma fille, entendez-vous!
MADAME ARMAURY, dans un cri terrible d'indignation.
Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai!.,, vous men-
tez! C'est effroyable de me dire des choses pa-
reilles!... Une preuve!... une preuve?
LE DUC
J'en ai mille. Allons, ne tergiversons plus, lisez
cela, vous serez fixée...
Il lui tend une lettre. Elle la lit. Ses mains s'agitent. Un
grand temps. Elle ne dit plus rien. Et puis, elle parle,
à mots vagues... sans voix... dans une sorte d'hébétude.
52 LA VIERGE FOLLE
MADAME ARMAURY
Quelle horreur!... Jamais je n'aurais cru une pa-
reille chose de lui... Oh! le misérable!... Oh! comme
je vous demande pardon! Vous qui aviez été si
bons, si amis pour nous!... Quelle horrible chose,
mon Dieu!
LE DUC
Faites de cet homme ce que vous voudrez, mais
qu'il disparaisse de notre vie, entendez-vous, à tout
jamais... que jamais il ne cherche à revoir ma fille,
même un jour, que pas une fois je ne le retrouve
sur mon chemin... veillez-y, madame, veillez-y, si
vous tenez encore, si peu que ce soit, à la peau de
ce misérable individu, et si vous surmontez le dé-
goût qu'il nous inspire à tous.
MAD.VME ARMAURY
Oh! cela, je m'y engage de tout mon pouvoir. Je
vous certifie, quoi qu'il advienne maintenant de
mon existence personnelle, que jamais votre fille
ou vous-même ne vous trouverez en présence de
M. Armaury. J'en fais mon afTaire. Il ne manquerait
plus que cela!... Malheureusement, pour le mal ac-
compli, il n'y a pas de réparation possible... (Ses yeux
ont l'air de fouiller désespérément tout un passé.) Comment
a-t-il osé une pareille chose?
ACTE PREMIER 53
LE DUC
Vous dites juste, madame : de réparation, il n y
en a pas.
LA DUCHESSE
Non... Notre chère petite Dianette! Si vous sa-
viez, si vous connaissiez les détails! C'est un crève-
cœur qui s'étendra sur toute notre vie.
MADAME ARMAURY
Oli! comme je vous plains! Je ne puis vous cer-
tifier qu'une chose, madame, c'est que vous n'en-
tendrez plus jamais parler de nous, ni de lui, ni de-
moi.
Elle dit cela d'une voix polie, presque humble.
LE DUC, vivement.
Je désire même que nous prenions des disposi-
tions à ce sujet.
MADA.ME ARMAURY, l'arrêtant du geste.
Une seconde, je vous en prie, une seconde...
vous venez de m'envoyer le coup à bout portant,
j'ai du plomb dans la tête... mais ça va passer... le
temps de me remettre...
LE DUC
C'est tout notre bonheur qui s'écroule...
54 LA VIERGE FOLLE
MADAME ABMAURY
Oh! je vous comprends. Mais c'est aussi le mien
qui s'en va... Je vous demande pardon de le pleurer.
Elle va en chancelant à un fauteuil et met la tête dans sa
raain. •
LE DUC, la regardant pleurer.
Bien que j'en aie douté, je l'avoue, bien que
j'aie cru un instant que vous plastronniez pour cou-
vrir la faute de votre mari, je vois maintenant que
vous n'avez pas plus que nous soupçonné l'ignoble
vérité. Pardon, si la colère m'a emporté, pat-don
de ma brutalité, madam.e, mais nous avons tous
été ses dupes, par trop naïves. Cet homme avait
tout un passé et toute une réputation qui le garan-
tissaient si bien! Je m'excuse de ne pouvoir, à
votre douleur, apporter plus de ménagement, mais
il nous a distribué à chacun im lot de souffrances
que nous ne pouvons départager. Prenons-en cha-
cun notre charge; ce n'est pas vous qui porterez la
plus lourde!... Vous en aurez une en tout cas répa-
ratrice dans une certaine mesure, celle de faire
comprendre à votre mari qu'il doit disparaître
de notre vie, et...
A ce moment la porte s'ouvre.
DIANE, s arrêtant net sur le pas de la porte.
Pardon !
ACTE PREMIER 55
LE DUC, furieux et courant à elle.
Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est?.:.
DIA>E
Rien. Je venais apporter ce que vous m'avez de-
mandé.
LE DUC
Sors!
Elle s'approche et glisse sur la table, en la dissimulant
et en la retournant, l'aquarelle cartonnée. 11 y a un
silence tragique. Mme Armaury et Diane se sont regar-
dées, et puis, sans rien dire toujours, Diane, baissant les
yeux, ressort, masquée par son père anxieux.
MADAME ARMAURY, qui sest levée et s'est appuyée
à la cheminée.
Ah! quel regard nous venons d'échanger, cette
enfant et moi!... La voilà donc, celle qui m'a pris
mon bonheur!...
LE DUC
Non. madame, celle-là, c'est la victime. Il l'a
flétrie !
M AD, AME ARMAURY
Il l'a aimée!...
LE DUC
Je ne pense pas que cela soit une excuse !
MADAME ARMAURY
Non, ça, c'est ma douleur à moi, c'est mon lot,
56 LA VIERGE FOLLE
comme vous dites!,., car. enfin... je me permets
d'observer qu'il ne s'agit pas tout de même d'un
viol; d'après ce que j'ai lu à l'instant, il me semble
bien que votre fille était plus que consentante...
Elle l'aimait!... Ils s'aimaient.
LE DUC
Eh bien?... Après?
LA DUCHESSE
Se faire aimer d'une jeune fille, lui tendre le
piège de l'amour pour la faire trébucher, comme
c'est difficile. Nous autres, femmes, nous savons
comme il est aisé de troubler n'importe quelle en-
fant de seize ans!...
MADAME ARMAURY
Puis- je vous demander de jeter les yeux sur une
de ces lettres?...
LE DUC
Au choix, tenez...
Elle lit, mais ses yeux se brouillent sans doute, car elle
ne peut continuer.
MADAME ARMAURY
Non, non... reprenez ces choses, c'est trop af-
freux... ça fait trop de mal... J'en sais plus qu'il ne
faut... (Elle répète toujours machinalement.) Ah ! je n'aurais
jamais cru cela de lui!...
ACTE PREMIER 57
LE DUC, résolu.
Vous allez le revoir, madame. C'est à vous qu'in-
combe la mission de lui apprendre que tout est dé-
couvert. Dites-lui qu'il a la vie sauve, mais qu'il
n'ait pas le malheur de chercher une seule fois, une
seule fois, entendez-vous, à revoir ma fille, ou à
correspondre avec elle!..,
MADAME ARMAURY
Je l'ai promis, soyez sans crainte.
LE DUC
Ce n'est pas tout. Que jamais un mot, un sous-
entendu ne lui échappent... pas une parole qui
puisse compromettre sa victime.
MADAME ARMAURY
De ce côté aussi, je pense que vous n'avez rien
à craindre.
LE DUC
Sait-on jamais?... Il ne lui reste qu'à ajouter la
vantardise à l'infamie... Une Charance, c'est flat-
teur!
MADAME ARMAURY
J'obtiendrai tout cela, c'est peu. Mais, à votre
tour, je vous en supplie, monsieur, promettez-moi
le silence. Que rien ne puisse atteindre notre hono-
58 LA YIERGE FOLLE
rabilité, notre situation. Je n'ai pas d'enfants, mais
j'ai des parents.
LE DUC
Nous devons tirer, madame, les uns et les autres,
les mêmes avantages du silence, si nous l'observons
rigoureusement.
MADAME ARMAURY
C'est ça... c'est ça... Je vais rentrer. Oh! je ne
sais vraiment plus où j'en suis!... Ce que la Aie
nous réserve tout à coup! (A Mme de Charance.) Je
ne peux pas vous dire, madame, combien j'ai honte
pour mon mari, combien je suis navrée de vous avoir
amené cet homme, car, enfin, je suis responsable,
nos relations, à toutes deux, ont précédé les siennes.
LA DUCHESSE
Ne vous excusez pas, vous avez péché, comme
nous, par inadvertance... pas plus que nous!
MADAME ARMAURY, se levant.
J'ai les jambes peu solides.
LA DUCHESSE
Je compatis profondément, chère madame.
MADAME ARMAURY
Bah! moi, ce n'est pas la même chose que vous!
ACTE PREMIER 59
Il y a deux catastrophes... la mienne est moins
grave... Oh!... d'ailleurs, je ne suis pas embarras-
sée de ma personne... je ne suis pas une pleurarde,
moi.. Seulement, tout de même, on a beau être
solide...
LA DUCHESSE
Voulez-vous que je vous fasse chercher une voi-
ture?
MADAME ARMAURY
C'est inutile... J'ai la mienne en bas...
LE DUC, comme s'il craignait d'avoir oublié l'essentiel.
Et surtout, qu'il n'aille pas se mettre en tête
qu'il me doit une réparation... ni même une expli-
cation. Sa disparition et son silence ne seront pas
une dernière lâcheté. Si je vous dis cela, c'est qu'on
ne sait pas où va se nicher l'amour-propre de cer-
tains hommes! En ce qui concerne la rupture de
nos relations, si l'on s'en inquiète, nous trouverons
des motifs d'offense plausibles... et, quant à mon
fils, Gaston, comme je le connais, et qu'il serait
capable celui-là d'aller lui cracher au visage, nous
ne lui dévoilerons rien, (il s'arrête.) Allez, madame.
Soyez sûre que nous vous plaignons de vivre à
coté... (Les mots de haine jaillissent comme malgré lui. de sa
bouche.) d'un pareil forban, de ce gibier de correc-
tionnelle !
60 LA VIERGE FOLLE
MAD-\3IE ARMAURY, avec un haut-le-corps instinctif.
Laissez-moi me retirer, monsieur. Quelle que soit
sa faute, quoi qu'il ait fait, je ne puis oublier que
c'est mon mari, et que je porte son nom... Permet-
tez-moi de m'en aller... (Elle salue avec dignité. La du-
chesse l'accompagne à la porte.) Oh ! madame, pour la
dernière fois que je franchis votre salon, je vous
en prie, ne m'accompagnez pas. Le geste serait
de trop
LA DUCHESSE
Mais si, comme d'habitude... C'est au moins né-
cessaire pour nos gens... pour la domesticité...
M A DAME ARM A U R Y
Dans ce cas!... (Elle se retourne.) Adieu, monsieur.
Aussitôt qu'elles sont sorties, le duc se précipite à la ]
porte de gauche par où est sortie Diane.
\
LE DUC, dans le couloir, appelant -j
d'une voix courroucée. I
4
Diane! Diane!... Où es-tu? Arrive ici, arrive! Ah! [
tu étais là!... Tu n'étais pas dans ta chambre... tu
écoutais aux portes, n'est-ce pas? Je t'y prends!... j
(Il pousse violemment Diane devant lui.) Comment t'es-tu ;
permis d'entrer ici, tout à l'heure, quand je t'avais j
donné l'ordre de monter là-haut? ]
ACTE PREMIER 61
DIANE
Mais, papa, c'était pour l'aquarelle.
LE DUC
Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai!... Tu venais
épier ce qui se passait, tu avais peur... car ce n'était
pas cette femme que tu comptais trouver ici,
mais lui...
La duchesse rentre.
SCÈNE VIII
LE DUC, DIANE, LA DUCHESSE
LA DUCHESSE, inquiète des éclats de voix.
Qu'est-ce qu'il y a?
LE DUC
Je lui demande compte de sa petite intrusion
de tout à l'heure.
LA DUCHESSE, s'approchant vivement de lui, bas.
Je vous en prie, laissez-moi seule avec elle.
LE DUC, également bas.
Il faut lui annoncer de suite, de suite, que nous
allons la mettre au couvent.
6
6*2 LA VIERGE FOLLE
LA DUCHESSE
Laissez-moi cette tâche...
LE DUC
Et rappelez-vous les paroles de l'abbé Roux :
« De la fermeté, des actes! »... Mettez-les en ^ngiieiLr
de suite... (Haut, à Diane.) Ta mère désire te parler.
Il sort.
SCENE IX
LA DUCHESSE, DIANE
LA DUCHESSE
Diane, nous avons résolu, ton père et moi, de
te mettre au couvent.
DIANE
Au couvent?... Mais je n'y ai jamais été... Je
n'ai été que quelques mois rue de Lubeck.
LA DUCHESSE
Justement. Devant la gravité des circonstances,
et de ta faute, il n'y a pas à hésiter. Le moment de
la réflexion est venu pour toi. Nous te mettror.s
sous une direction qui modifiera ton état d'esprit,
ACTE PREMIER 63
qui te ramènera, je l'espère, dans le droit chemin,
et à la religion... Nous te mettons au couvent
moins pour te punir que pour te sauver.
DIA>"E
Et pour combien de temps?
LA DUCHESSE
Nous verrons. En principe, jusqu'à ta majorité.
DIA>'E
Jusqu'à ma majorité?
LA DUCHESSE
Mais, d'ici là, si tu te modifies, si tu t'éclaires, si
tu commences à reconnaître la déchéance où tu
es tombée,..
DIANE, avec une volubilité inquiète.
Oui, enfin, ça fait un an ou deux ans au mini-
mum, n'est-ce pas? Et à quel couvent? Où ça?
LA DUCHESSE
En Belgique ou en Angleterre.
DIANE
A l'étranger? Et quand est-ce que j'irai au
couvent ?
Ses narines frémissent, ses mains s'agitent.
64 LA VIERGE FOLLE
LA DUCHESSE
Tout de suite. Tu partiras dans vingt-quatre
heures. Tu as besoin de ce recueillement et de cet
éloignement de la vie passée qui t'a perdue.
DIÂ>E
Dans vingt-quatre heures! Mais, voyons, ma-
man, c'est impossible! D'abord, nous avons pro-
mis de dîner chez les de Bellines, dimanche pro-
chain... on donne ce diner pour nous... Et puis, il y
a la soirée des Dupuy; nous ne pouvons pas ne pas
Y aller!
LA DUCHESSE, Stupéfaite.
Ah çà!... mais, tu es inconsciente ou folle, Dia-
nette! Tu ne te rends pas compte!... Tu en es en-
core là! Ah! bien! si c'est là ton état d'esprit, par
exemple! Non! non! plus de dîners, plus de monde!...
Tu partiras dans vingt-quatre heures.
DIANE
On ne va pas m'enterrer deux ou trois ans, dans
un couvent ! Je n'ai plus l'âge!
LA DUCHESSE
Oui, inutile de nous rappeler que tu n'es plus,
hélas! une enfant; mais tu as encore l'âge où l'on
doit l'obéissance, et nous te le montrerons.
ACTE PREMIER 65
DIANE, au comble de l'émoi et ne refrénant plus
une rage épeurée.
Non! faites de moi ce que vous voudrez... je
promets tout ce qu'on voudra, mais ne me mettez
pas au couvent ! Je ne veux pas aller au couvent !
LA DUCHESSE
Ah! c'est ainsi?,.. Ton père avait bien deviné
ta résistance! Non, Diane, plus de monde, plus de
flirt, plus de toilette, plus rien de tout ce qui a été
ta perte. (Elle a ralr de se rappeler les objurgations et les
conseils de l'abbé.) D'abord, donne-moi tes bijoux... tu
ne devrais plus les porter... je te confisque les
bagues..
DIANE, haussant l'épaule.
Oh! cela, tant que vous voudrez!... C'est ça qui
m'est égal!... Tiens, voilà toutes mes bagues...
tiens, prends mon sautoir aussi... mon collier.
Elle les enlève et les jette sur la table.
LA DUCHESSE
Et ne compte pas avoir au couvent d'autre trous-
seau que le trousseau des pensionnaires.
Étonnée de cette menace inopinée, Diane regarde sa mère
fixement.
DIANE
Pourquoi me dis-tu ça? Et en quoi veux-tu que
cela me gêne?
6.
66 LA VIERGE FOLLE
LA DUCHESSE
Ça se gâte, Dianette, ça se gâte !
DIAKE, entre les dents.
Ce n'est pas ce qui me privera, allez !
LA DUCHESSE
En effet, ce n'est pas cela qui te privera... Je le
redoute, en effet, mais ce sera pour toi une forme
de discipline, et c'est la discipline qui t'amènera
peut-être un jour au repentir et aux idées reli-
gieuses qui t'ont quittée, hélas ! lEUe rassemble ses efforts,
subitement.) Et je vais, tout à l'heure, te couper les
cheveux.
DIANE, qui se retourne, comme si elle ne comprenait pas.
Tu vas me couper les cheveux?
LA DUCHESSE
Parfaitement, courts... jusqu'à la nuque!...
Elle fait le geste.
DIAjN'E, en souriant.
Voyons, maman, tu plaisantes!... (Puis sa figure se
crispe.) Ah! je comprends, c'est pour me défigurer!
Allons donc, je te connais, jamais tu n'oseras!...
ACTE PRE51IER CT?
D'abord, on t'a souMé cette idée-là. Elle ne vient
pas de toi... (Elle dévisage sa mère en haussant les épaules.)
Du reste, je ne reconnais plus ton langage... tu parles
autrement... tu te forces... je le vois bien... tu te
forces...
LA DUCHESSE, énergique, sans sourciller.
Mais, moi aussi, je me modifierai, en effet. Et tu
vas le voir.
DIANE, presque souriante, dans un geste de défl.
Eh bien, tiens... essaye donc. Il y a des ciseaux
sur la table. Pourquoi attendre?... Va, va...
Elle tend les ciseaux à sa mère qui, acculée, s'en empare.
LA DUCHESSE
Mais parfaitement, je le ferai.
DIAN^E
Va ! (D'un mouvement net, elle défait ses cheveux qui s'écrou-
lent sur les épaules. Elle s'assied sur une chaise. La duchesse
manie avec quelque timidité les ciseaux, elle fait un eSjprt consi-
dérable sur elle-même, qui n'est pas exempt de maladresse; puis
elle s'avance, prend les cheveux de Dianette. Elle y met gauche-
ment les ciseaux. Dianette, alors, se lève avec un petit cri sauvage
et naïf d'épouvante. Rassemblant tous ses cheveux dans sa main : )
Mais, je ne veux pas, mais c'est absurde! Non,
non, je ne veux j)as qu'on me coupe les cheveux,
68 LA VIERGE FOLLE
non, je n'irai pas au couvent, je n'irai pas au
couvent !
LA DUCHESSE
Nous verrons.
DIANE
Qu'on fasse de moi tout ce qu'on voudra, mais
je veux rester à Paris... je veux res...
Elle a les yeux pétillants de rage et des larmes s'écrasent
dans sa voix aiguë. La porte s'ouvre. Le duc se préci-
pite.
SCENE X
Les Mêmes, LE DUC
LE DUC
Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que j'entends? Tu
te révoltes! Ah! tu n'iras pas au couvent... Ah! tu
te rebelles contre nous... Te voilà dans toute ta
franchise et dans toute ta beauté... Eh bien, moi,
je te jure que tu iras, entends-tu? Et je te jure que
tu vas nous demander pardon... Je sais qui tu vou-
lais revoir, hein? Tu n'es qu'une fille perdue, tu
seras la honte de notre nom... tu n'es plus qu'une
petite saleté!... A genoux!.., à genoux!
Il la saisit brutalement et la jette à terre.
ACTE PREMIER 69
LA DUCHESSE, épouvantée, suppliante.
Amédée! Je vous en prie! Je vous en supplie!...
Le duc se ressaisit, comme effrayé de son acte. Il se
maîtrise. Ses jambes raidies de sportsman se détendent.
Il retrouve son élégante dignité, le geste se fait paternel.
Il parle maintenant d'une voix douce et chagrinée.
LE DUC
Oui, VOUS avez raison... du calme... Je n'aurai pas
besoin d'employer la force, elle retrouvera d'elle-
même le respect qu'elle nous doit. (Diane se relève.)
Diane, mon enfant, ma chère enfant, je fais appel,
non pas à ta soumission, mais à ta raison et à ton
devoir, je n'ai pas besoin de faire valoir des droits
paternels dont je suis décidé à user jusqu'au bout,
c'est de toi-même, de ton propre mouvement que
tu vas revenir sur ce premier cri de révolte que je
n'attendais pas de toi dans des circonstances aussi
lamentables et aussi graves. Et c'est maintenant,
et pas plus tard, que tu vas prendre la décision
que nous attendons de toi... En tout cas, dis-nous
d'une façon catégorique ce que tu décides de ton
propre mouvement. Si tu ne veux pas aller au cou-
vent, c'est bien... nous déciderons ce que nous
aurons à faire dans ce cas; si tu acceptes, c'est,
pour nous, la porte ouverte à l'espoir. Oh! ne te
presse pas... tu as le temps... réfléchis quelques
70 LA VIERGE FOLLE
minutes... Réfléchis, nous attendons, ta mère et
moi, ta réponse avec confiance !
Diane garde le silence, puis elle va devant la glace, relève
ses cheveux, se recoiffe lentement du geste habituel et
féminin, en tenant entre ses lèvres ses épingles d'écaillé
et en nouant doucement le chignon et les tresses; cela
fait, elle arrange de la main son corsage déplacé. Elle
ramasse une écharpe d'intérieur qui avait glissé à terre,
daus le mouvement de tombée de tout à l'heure. Elle
met l'écharpe sur son bras, puis elle se dirige vers la
porte. Elle s'arrête, se retourne vers ses parents.
DIANE
J'irai !
Elle sûrt.
RIDEAU
ACTE DEUXIÈME
Cabinet de travail tout en boiseries anciennes. A droite,
la porte du petit salon d'attente pour les visiteurs et les
clients de .M. Armaury. A gauche, petite porte donnant sur
un couloir. Au fond, deux grandes fenêtres ovales donnant
sur une cour qui n'est séparée du quai d'Orsay que par
une porte cochère ancienne et les logements du concierge.
De biais, à droite et au fond, une porte qui donne sur le
vestibule d'entrée. .\u lever du rideau, Dianette est calée
dans l'encoignure d'un meuble. Marcel Armaury la presse
et lui parle à mi-voix. Une femme de chambre en chapeau
et d'aspect très jeune, discrètement dans le fond, à genoux,
arrange des valises et un sac de vovage.
SCÈNE PREMIÈRE
MARCEL ARMAURY, DIANE, KETTY
Long silence. Puis peu à peu, graduellement, la voix
de Marcel s'élève.
AR3IAURY
Ma chérie, ma chérie, petit amour, ma retrouvée,
tu ne peux savoir après les angoisses de ces jours-ci
après cette sensation affreuse de t' avoir perdue pour
72 LA VIERGE FOLLE
toujours, ce que c'est que de retoucher ta robe...
tes gants, les rubans de tes souliers, d'avoir la cer-
titude que tu es là. J'avais perdu tout espoir, je ne
comptais plus que sur le miracle. J'étais si certain
de ne plus revoir ta figure et j'escomptais déjà des
années d'obscurité; tu étais déjà pour moi comme
une chose morte. Je classais déjà, imagine-toi, mes
souvenirs... tes photographies, dans la prévision ter-
rible de ne plus me rappeler un jour ta figure...
Enfin, c'était affreux!... Quelle douleur! Ouf! Je
ne voudrais plus repasser par là! Tu ne peux pas
soupçonner les sept diables de jours que je viens
d'endurer.
DIANE
Et moi, Marcel, et moi! Quand je te dirai ma se-
maine...
ARxMAURY
Oh! donne-moi le coin frais de ta bouche, le petit
coin où l'air passe.
DIANE
Attends... auparavant!...
Elle défait son gant, retrousse un peu la manche et lui
donne le poignet à embrasser.
ARMAURY
Oui... tu as raison... bonjour à tes mains... Je
les oubliais, les pauvres chéries !
Ketty, dans le fond, range une valise
ACTE DEUXIÈME 73
KETTY
Mademoiselle, nous avons laissé le corsage de
dentelle que mademoiselle m'avait dit de prendre
et puis le petit manteau de voyage
DIANE
Ça ne fait rien, nous nous en passerons.
ARMAURY
Nous devons faire rougir cette malheureuse
Ketty.!. Mais, tant pis, maintenant ! (il va à elle.)
Gomment avez-vous eu le temps, la présence d'es-
prit même, de descendre une valise?
DIANE
Tu sais que Ketty est comme une petite souris
dans les couloirs... Elle a escamoté ça...
ARMAURY
C'était risqué... Si on avait vu la valise, comment
t'en serais-tu tirée?... (A Ketty.) Et, d'abord, êtes-
vous certaine de n'avoir pas commis d'imprudence?
KETTY
Oh! certaine, monsieur
ARMAURY, revenant à Diane.
Voyons, maintenant que je suis sûr que tu es là,
car ça me paraît à peu près sûr cette fois, mettons
7
74 LK VIERGE FOLLE
de l'ordre dans toutes ces idées un peu chavirées...
Exactement, où es-tu en ce moment? où?
DIA>E
Comme nous en étions convenu dans nos deux
dernières lettres, exactement comme je te l'ai dit
dans la dernière que Ketty t'a apportée. Je suis ar-
rivée à réaliser tout notre petit plan. Avec maman,
tu sais, c'est toujours facile!
AKMAURY
Bref!...
DIANE
Bref, je suis en ce moment à Reuilly, parce que,
à la veille de partir pour le couvent de Lodelinsart,
ayant été touchée par un repentir auquel tout le
monde croit à la maison, j'ai témoigné du désir
d'aUer dire adieu à l'abbé Roux. Maman doit venir
me reprendre à cinq heures à l'église; mais, comme
c'était -préparé entre nous, Ketty s'est amenée, il
y a une demi-heure chez l'abbé, soi-disant parce
qu'on me demandait subitement à la maison...
Nous avons descendu comme des folles les esca-
liers... Quant à maman, lorsqu'elle arrivera chez
l'abbé, nous serons loin... donc rien à craindre... Tu
peux t'en rapporter à moi... On est persuadé de
mon repentir; j'ai tout accepté depuis huit jours,
ACTE DEUXIÈME 75
mon départ pour le couvent était minutieusement
organisé, trousseau, malle, etc.. Il n'y a rien à re-
douter...
AILMAURY
Ketty, avancez un peu ici... Ketty, vous êtes un
ange anglican... Mais, pouvez-vous me jurer que
vous n'avez mis personne au courant de nos pro-
jets?
KETTY
Personne, monsieur.
ARMAURY
On peut être absolument sûr de vous?
KETTY
Oui, monsieur. J'aime tant mademoiselle et j'ai
confiance en monsieur... Je suivrais mademoiselle
au bout du monde...
ARMAURY
On ne vous en demande pas tant... Mais le petit
jeune homme blond qui, à Dinard, vous suivait sur
la plage...
DIANE
Oui, Ketty, votre flirt, vous le quittez de gaieté
de cœur?...
76 ;la vierge folle
KETTY
Oh! le chauffeur du marquis de Riom?... Que
mademoiselle ne s'en occupe pas. (Un temps.) Elle
peut avoir confiance en moi...
ARMAURY
Mais vous n'avez commis aucune... indiscré-
tion? Le chauffeur blond ne sait pas où nous allons?
KETTY
Mais je ne le sais pas moi-même, monsieur.
ARMAURY
C'est juste. Vous allez le savoir dans quelques
instants... Ici, rien à redouter non plus. Je suis
seul dans mon cabinet de travail. J'ai renvoyé
naturellement mon secrétaire et mon garçon de
bureau... personne ne peut monter... L'auto est
commandée à quatre heures précises, et le chauffeur
ne sait pas du tout, bien entendu, s'il s'agit seule-
ment de dépasser Pontoise... Regarde, j'ai acheté
comme un collégien, avenue de l'Opéra, cette valise
qui n'est guère plus grande que la tienne, mais qui
sera bien suffisante pour atteindre où nous allons.
Maintenant, dernières instructions ; Ketty, tenez,
prenez les deux valises, voulez-vous? et mettez-les
tout de suite dans le corridor, là... (ii ouvre la porte de
gauche.) Quand je vous le dirai, vous les descendrez
ACTE DEUXIÈME 77
par l'escalier de service qui se trouve au fond... Vous
voyez la porte, là-bas... Vous les descendrez par
cet escalier et vous les mettrez sur l'auto ; vous direz
au chauffeur, de ma part, d'avancer de quelques
mètres sur le quai et je vous rejoindrai là...
DIANE
Pourquoi cette précaution?
ARMAURY
Pour le concierge, afin qu'il ne puisse pas fournir
de renseignements quand on viendra ensuite l'in-
terroger; allez, Ketty, demeurez quelques minutes
dans la petite pièce à droite, là, par le corridor.
(Il la conduit à la porte de la pièce désignée dans le couloir.)
Je vous appellerai... Tenez...
Ketty prend le sac, les couvertures.
DIANE
C'est grand, ton appartement?
ARMAURY
Tu vois, cette pièce à droite... A côté, une cui-
sine, près de l'escalier de service... et puis une autre
pièce ici, qui me servait de salon d'attente.
Il ouvre à gauche la porte du salon.
DIANE
Ta garçonnière, en somme... c'est ici que tu re-
cevais tes bonnes fortunes.
7.
78 LA VIERGE FOLLE
ARilAURY, pressé que Ketty ait flni son transport.
Ohl non, mon chéri, non... Il était absolument
nécessaire, pour mon métier d'avocat, que j'eusse
un grand cabinet installé d'une façon centrale; la
santé de ma femme, à la suite d'une fausse couche,
avait nécessité que nous achetions un petit hôtel
à Neuilly; nous avons continué à respecter cet
état de choses. J'ai toujours trouvé bon, d'ailleurs,
que ma vie privée et ma vie d'affaires fussent tout
à fait séparées. Ce qui peut te donner l'apparence
d'une garçonnière, c'est cette cour discrète de vieil
hôtel qui me sépare du quai... C'est là, dans ce ca-
binet, au milieu de tous les livres choisis pour le
recueillement, pour l'étude et la rêvasserie, que j'ai
passé quelques années d'un bonheur triste. (Ketty a
enûn disparu et a refermé discrètement la porte. Il étreint Diane.)
Ma femme! Je suis si profondément ému!... Et toi,
ton calme m'épouvante... Tu es là, aussi douce, aussi
souriante que s'il s'agissait d'une partie de plaisir,
d'une de nos anciennes promenades...
DIANE
Qu'est-ce qu'il y a d'effrayant? Je suis heu-
reuse...
Elle lui prend la main et l'applique a son cœur pour lai
en montrer les battements mesurés.
ARMAURY
Oui. Il bat comme à quinze ans. Maintenant, as-
ACTE DEUXIEME 79
sieds-toi. Il faut que je te parle. L'auto ne viendra
pas avant quelques minutes... assieds-toi... Il est
encore temps de réfléchir. Dianette, dans une
heure, il sera trop tard. Tu peux encore ren-
trer chez toi... il est temps... oui, oui, ne pro-
teste pas... Laisse-moi te demander de réfléchir,
toi qui viens si ingénument me faire le don entier
de ta vie, avec cette formidable inconscience de la
jeunesse.
DIANE
Aurais-tu peur? Me refuses-tu?
ARMAURY
Ne dis pas de folies! C'est pour toi que je frémis,
c'est la responsabilité que je prends envers l'être
que j'aime le plus au monde... As-tu bien pesé,
dans le silence, la conséquence de ta résolution,
mon enfant ?
DIANE
Oui, Marcel.
AKMAURY
Peut-être pas, Dianette, peut-être pas autant
que tu le crois!... Ce que tu vas rayer d'un coup,
c'est des années d'une vie qui aurait peut-être été
heureuse, banalement, jd'une existence honorée.
Te satisferas-tu d'être ma maîtresse, de vivre à
Tétranger, où nous serons confinés jusqu'à ta majo-
80 LA VIERGE FOLLE
rite; et, ta majorité venue, quand l'irréparable sera
accompli, ne jetteras-tu pas un regard de regret dé-
solé sur tout ce que tu auras quitté? Mon enfant,
mon enfant, comprends-moi... Ce n'est pas de toi
que j'ai peur, ce n'est pas de toi que je me défie,
c'est de moi.
DIANE
Comment, de toi?
ARMAURY
La vie que je t'apporterai en échange pourra-
t-elle toujours te satisfaire? Nous serons pendant
longtemps un couple qui ne vivra que de lui-même;
par conséquent c'est dire que tu ne vivras que de
moi. Quelle responsabilité effarante, ma grande
petite fille adorée!... Je t'assure, au lieu de ce
voyage de Tantale, j'ai bien envie, quand l'auto
va ronfler à la porte, de te remettre doucement
ton petit manteau de sleeping sur les épaules, de
te réépingler ton chapeau sur la tête, de t'embras-
ser bien gentiment, bien longuement, sur le front,
et puis, après une tape sur la joue, de dire :
a Adieu, Dianette... Faut rentrer chez toi. »
DIANE
C'est fini?
ARMAURY
Oui et non.
ACTE DEUXIEME 81
DIANE
Marcel chéri, j'ai réfléchi à tout... et à bien
d'autres choses. Ça ne se voit donc pas dans mes
yeux, ça ne se voit donc pas dans la façon dont je
te prends la main?... Je viens à toi, comrne tu dis,
et je te donne ma vie entière... Fais-en ce que tu
voudras... Tu parles, je crois bien, d'un sacrifice
de ma part!... Je ne t'en fais aucun... Du moins,
c'est si peu de chose, en comparaison de ce que tu
sacrifies, toi... et, de ça, tu n'en parles même pas...
La vie qui m'attendait m'assomme à l'avance, et
il n'y a pas de bonheur comparable à celui de vivre
à tes côtés, avec toi, toujours... Le reste m'est tel-
lement égal, va!... Nous pourrions vivre des années
en wagon, ou fixés dans des endroits les plus ba-
roques, tout m'est indifférent, si je suis « madame
toi ». Je n'ai aucun mérite, c'est par égoïsme. Et
puis, tu ne vas pas me forcer à te faire des déclara-
tions d'amour sur une malle!... plutôt entre deux
valises, car en fait de malles!... (Elle lève un index grave
sur le visage de Marcel.) Pauvre petit Marcel!... Tu n'as
pas besoin de me faire ces yeux ronds... En fait
de sacrifices, il n'y a que les tiens... ils sont grands...
C'est toi qui fais le mauvais marché...
ARMAURY, lui mettant la main devant la bouche.
Chut! Dianette!... Tu sais ce que je t'ai dit à
82 LA VIERGE FOLLE
ce sujet : c'est une muraille pour toi... Il ne faut
pas regarder par-dessus... Défense d'en parler, de
m'interroger... Je désire même que tu prononces
le moins possible le nom de mafemme... Comprends-
moi, approuve-moi de temps en temps d'un regard,
d'un sourire, quand tu verras que j'ai de la peine...
c'est tout ce que je te demande... Je sais ce que je
fais... Je sais jusqu'où je peux aller... Dans ces huit
jours, ma femme et moi nous aurons échangé tou-
tes les paroles, et Dieu sait s'il y en a! Je pars; c'est
que je sais qu'elle est capable de recevoir le coup...
en tout cas, tout cela, c'est le... reste... et le reste,
-c'est le silence... Je te le dis encore une fois, mon
enfant adorée, je n'éprouverais aucune blessure
d'amour-propre, je te l'affirme, si tu me disais
maintenant le contraire de ce que tu m'as écrit hier
encore, dans tout ton désespoir... si tu me disais...
« Je crois, Marcel, que je ne pourrai supporter ces
deux ou trois ans de couvent... » (Mouvemeat de Diane.)
C'est que, vois-tu, ma chérie, je t'aime tant!... Je
n'ai pas de plus grande ambition que ton bonheur...
il serait horrible, maintenant, de gâcher définiti-
vement l'avenir auquel une merveille comme toi
peut encore prétendre.
DIANE, avec véhémence, se jetant dans ses bras.
Vivre deux ans, peut-être trois, sans toi, sépa-
rée de toi, dans un couvent... non, ça, jamais!... Je
ACTE DEUXIEME 83
ne m'en sentirais pas la force... Je préférerais me
tuer...
ARMAURY
Ne dis donc pas de folies !
DIANE
Mais tu n'imagines pas ce qu'elles seraient ces
années-là!... Songe donc que je suis (Elle baisse la voix.)
une femme! une femme!... et que c'est toi qui m'as
rendue femme. Puis, séparés pendant trois ans en
tout cas et de toutes façons, qu'est-ce que tu de-
viendrais, toi? car, enfin, il n'y a pas que moi... tu
m'oublierais... tu me tromperais... mais si... si... tu
m'oublierais, et me vois-tu revenant après mes vingt
et un ans... je ne pourrais plus jeter mes bras à ton
cou... tu serais peut-être avec une autre femme.
ARMAURY, riant.
Ma pauvre chérie, si c'est ça qui te préoccupe
et te fait peur!
DIANE
Il n'y a pas que ça, mais c'est une de mes préoc-
cupations, bien sûr. (Elle lui applique' la main sur la bouche
à son tour.) Tu radotes... il faut en prendre ton
parti... nous allons être ensemble pour la vie!
ARMAURY, se dégageant.
Pour la vie!... Mais, mon petit, évalues-tu ce
84 LA VIERGE FOLLE
chiffre-là?... Tu as dix-huit ans... dix-huit ans...
c'est effrayant!... Certes, je ne suis pas un homme
vieux, mais je suis sur le second penchant... je
vais descendre la côte. Un jour viendra où je te
ferai signe d'en bas et tu seras encore dans ton
éclat... Alors, si tu ne me regardes pas avec mé-
pris, peut-être me regarderas-tu avec un immense
regret. C'est vertigineux d'envisager comme nous
le faisons en cette minute toute notre vie, d'un
coup d'œil!... Que sera-t-elle? Et tu es là, à m'ap-
porter ce miracle avec tes deux petites mains of-
fertes et ton sourire tranquille... Dianette, j'ai
bien des remords, mais j'ai celui d'avoir quarante
ans passés. N'as-tu pas peur?
Elle lui prend la tête et l'appuie doucement contre sa
joue.
DIANE
Enfant!
ARMAURY, radieux.
Ah! pour un mot comme celui-là quelle folie ne
ferait-on pas! Il n'y a que toi, Dianette! Alors, pa-
roles vaines?... c'est décidé?... Rien à faire? lâchez
tout... on part?
DIANE
On part.
ARMAURY
Dans ce cas, Ketty est bien gentille, mais nous
ACTE DEUXIÈME 85
n allons pas nous priver de la joie de notre premier
voyage en auto. Je vais lui faire prendre le train et
nous la rejoindrons à une station avant l'arrivée
à Dieppe. Ça va-t-il?
DIANE
C'est mon avis.
ARMAURY
Je ne l'expédie pas à Dieppe directement, car il
est absolument inutile qu'elle sache que nous pre-
nons le bateau pour Southampton, et que c'est à
Londres que nous allons élire domicile
DIANE
Elle doit en avoir vaguement l'idée. Je l'appelle.
RMAURY
Tu l'appelles !
Elle va à la porte.
DIANE
Ketty, venez.
• Entre Ketty.
ARMAURY
C'est changé. Voici, vous allez partir seule, vous
allez prendre une voiture sur le quai Voltaire, vous
vous ferez conduire à la gare Saint-Lazare et vous
prendrez l'express de quatre heures pour Neuf-
châtel-en-Bray. C'est compris?
8
«6 LA VIERGE FOLLE
KETTY
Oui, monsieur... Neufchâtel-en-Bray.
AR5IAURY
Voici pour le voyage.
Il prend de l'argent et le lui donne.
DIANE
Vous attendrez à la gare que vous indique mon-
sieur. Nous passerons vous prendre en auto. Voilà,
Ketty... Laissez les valises, nous les chargerons
nous-mêmes. Adieu, Ketty... Dépêchez-vous, vous
n'avez que le temps.
KETTY
Allons, au revoir, mademoiselle. Mademoiselle
n'a plus rien à me dire
DIANE
Plus rien.
KETTY
J'attendrai jusqu'à n'importe quelle heure?
DIANE
Jusqu'à n'importe quelle heure. Nous n'avons
plus à craindre qu'une panne. Alors, au revoir,
ma petite Ketty.
ACTE DEUXIÈME 87
KETTY
Que mademoiselle fasse un bon voyage !
Elle sort. Ils s'étreignent comme des enfants délivrés de
tout remords.
ARMAURY
Dianette, Dianette!... Elle a raison, c'est notre
voyage de noces !
DIANE
Libres! nous allons être] libres! notre premier
voyage !
ARMAURY
Oui, libres! te garder toute la journée... les bras
autour de ton cou pour te caresser les frisettes.
Ah! la bonne fm de journée que nous allons avoir...
Nous filerons sur les routes à cent à l'heure!...
DIANE
Et notre nuit à l'hôtel Savoy, demain! On va
au Savoy? Marcel, Marcel, que je suis contente, que
je suis heureuse!... Oh! comme l'auto est longue à
venir! Je voudrais être partie!... Mais, Marcel, il
faut que je te pose encore une petite question,
moi... Ta situation à Paris, ta carrière, ton avenir?
ARMAURY
Pauvre petit bichon, ne t'occupe pas de cela non
plus. D'abord, ma carrière de grand avocat... avec
88 LA VIERGE FOLLE
quatre /-, ne sera pas brisée pour si peu. Ce n'est
pas pour deux ans et quelques mois de nourrice
passés à Londres qu'on m'aura oublié au Palais
et dans les affaires. Je sais bien que le Conseil de
l'ordre se réunira... mais j'en faisais partie; alors!...
Puis les avocats à Londres me recevront très bien,
ma réputation me créera, là-bas, si je veux, une si-
tuation d'affaires très convenable. Tout de même
il faut bien avouer que, dès après-demain, dans
Paris, ah! ça va être, comme on dit dans tous les
styles, ça va être « un rude pétard ». Quand on va
apprendre ma fuite avec une petite fille du monde,
de dix-huit ans !
DIANE
On le tiendra peut-être caché?
ARMAURY
Les fuites de Varennes ne sont jamais cachées.
Nous allons laisser quelque sillage de bruit der-
rière nous.
DIANE
Bah! ce n'en est que plus amusant.
ARMAURY
Tu es féroce de gaieté ! Mais, il n'y a pas à s'il-
lusionner : je suis sous le coup d'un référé.
ACTE DEUXIEME 89
DIANE
A l'étranger, ça existe encore, les référés?
.UIMAURY
Certes; mais, comme c'est beaucoup plus compli-
qué, c'est beaucoup plus simple!... Nous vivrons
tranquilles et merveilleusement à Londres ou ail-
leurs.
DIA^'E
On voyagera, dis? Beaucoup?
ARMAURYj souriant.
Oui, la nature, c'est vrai, tu as encore ça à dé-
couvrir, toi!
DIANE
Et toi donc!
AR^HAURY
Moi, j'en reviens... La nature, c'est toi, petite. Tu
vaux mieux que tous les plus beaux paysages du
monde... Autrefois, j'aimais les voyages, la nature,
les plaines, les bois... A ton âge, on en est fou... En-
suite, je me suis donné aux idées, aux grandes idées,
pour lesquelles on vit et on meurt... Maintenant
que j'ai passé cette réalité, les plaines, les bois
et toutes les routes humaines, j'atteins l'âge où la
réalité commence à se déplacer... A quarante ans
90 LA VIERGE FOLLE
mais oui... je commence à regarder, le soir, les
étoiles avec inquiétude, (il contemple cette enfant, presque
à genoux devant lui, et son œil est chargé d'une grande angoisse
amoureuse.) J'ai mis dans ma Avalise un livre pour
le voyage, (il sourit.) pour lire le soir quand tu dor-
miras, si je t'en laisse le temps... et où tout cela est
très bien dit. (il lui a pris autoritairement le meuton et il la
regarde.)
La terre est le tapis de tes beaux pieds d^ enfant.
Éça, f aimerai tout dans les choses créées.
Je les contemplerai dans ton regard réoeur...
DIANE, enfantinement extasiée.
C'est joli, ça... m'amour.
ARMAURY, fronçant le sourcil.
M'amour?... qu'est-ce que c'est que ce mot-là?
Je ne te l'ai jamais dit. Qui te l'a enseigné?
DIANE
Personne. II me vient tout seul à la bouche. Les
mots d'amour... ça doit venir sans s'apprendre...
Oh! puis, ce n'est encore rien. Je t'en servirai bien
d'autres dans l'auto!...
Mi-confuse, mi-riante, elle s'écrase contre sa poitrine.
ARMAURY
Folle, cynique! Crois-tu qu'il soit possible de
s'aimer plus que nous nous aimons? Est-ce que
ACTE DEUXIEME 91
nous n'avons pas tout l'amour du monde dans le
cœur?
DIANE
Je ne sais pas comment sont les amours des
autres; mais tu peux être sûr qu'il ne doit pas y
avoir quarante-six Marcel comme toi à tout bout
de champ !
ARMAURY
Et des quarante-six Dianette?
DIANE
Crois-tu qu'on a failli l'abîmer, ta Dianette? On
voulait lui couper les cheveux... oui, pour m' en-
laidir.
ARMAURY
Par exemple !
DIANE
Parfaitement... En voilà bien une idée de cou-
vent, pas?... Ah! quand j'ai senti les ciseaux qui
se mettaient dedans... j'aurais fait sauter la mai-
son! Crois-tu, si tu m'avais revue avec les cheveux
ras!
ARMAURY
Bah! tu aurais toujours été aussi pai^fâite... Des
statues divines comme toi ne peuvent jamais être
mutilées... Regarde la Vénus de Milo, il lui manque
92 LA VIERGE FOLLE
bien plus que des cheveux... Et encore toute statue
est d'un travail si enfantin, à côté de toi! Je me
demande comment il peut y avoir des choses aussi
parfaites, aussi subtiles que le dessin de tes ongles,
aussi attendrissantes que les ailes de ton petit nez
palpitant, que la courbe de tes jambes qui ont
l'air de se caresser toutes les deux sous la robe... et
quand tu dors, le mouvement de ta gorge, posée sur
ton sommeil !... (Diane, assise, le torse droit, écoute ces pa-
roles avec un léger mouvement oppressé de la gorge. Lui, la
voii rauque, basse, lui parle en lui tenant les poignets.)
Dianette, je suis fou de toi, Dianette ! Oh ! je
ne suis pas un voluptueux, ne le crois pas... Le.
fait d'avoir osé te prendre toute est, aux yeux
des autres, une infamie ; aux tiens, c'est la preuve
même de la franchise et de l'honnêteté de mon
désir... de ma passion totale... Car tu es ma rai-
son d'être... Ma raison d'être? Tu ne connais pas
ça, toi?... tu n'en as pas besoin encore, tandis
que moi, sous ces apparences de parfait mondain,
d'avocat parisien... ah! si tu savais quel homme
je suis... quel homme j'étais... plein d'amertume et
de déceptions. Et tu es venue... tu es venue avec
ton soleil, avec ta voix d'enfant, et tu m'as ap-
porté la vérité, la vie. Petite, tu ne sauras jamais
ce que tu représentes pour moi. Mais, sois assurée
d'une chose, c'est que je vais tâcher de te conserver
avec une passion effrayante, effrayante... de te
ACTE DEUXIÈME 93
mériter... Je vais tâcher de te servir de marchepied.
J'aurai vite fait d'écarter tout danger devant toi...
Tu ne sentiras pas, ma chère petite femme-enfant,
tout ce qui se tramera de mauvais autour de nous...
Je serai toujours là, devant toi et, tandis que ces
gens vont crier : « La malheureuse! » je veux que
tu me donnes, dans un baiser, le démenti définitif...
Tu verras, tu verras!... Écoute... l'auto!... l'auto
qui doit nous prendre !
Enfin !
Ils se lèvent d'un bond.
ARMAURY, allant à la fenêtre.
Voilà, elle s'arrête devant la porte... l'auto de la
liberté! Viens voir... la porte cochère s'ouvre...
Tiens, non, pas encore... c'est un taxi... (il pousse un
cri d'angoisse.) Ah! Dianette, regarde. ..non, ne regarde
pas... éloigne-toi...
DIANE
Qu'est-ce qu'il y a! (Elle s'est approchée cependant der-
rière le rideau.) Pourquoi vient-elle?
AKMAURY
Je n'en sais rien, ne t'effraye pas.
DIANE
Est-ce qu'elle vient quelquefois dans la journée?...
94 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY
Oui, quelquefois, mais elle n'avait aucune raison
particulière de venir aujourd'hui.
DIANE
Marcel, Marcel, que se passe-t-il?
ARMAURY
Mais, rien, ma chérie. Gomment veux-tu qu'elle
soupçonne ce rendez-vous invraisemblable?... Non,
non, il n'y a là qu'un contre-temps, mon enfant...
Ne fais pas ces yeux d'angoisse!... Rien à craindre.
DIANE
Mais tu ne vas pas lui ouvrir!...
ARMAURY
Si, je vais lui ouvrir. Il est fort probable qu'elle
m'a aperçu à la fenêtre, elle demanderait la clef au
concierge... elle monterait... Non, non, c'est impos-
sible... Je vais la renvoyer après t' avoir mise dans
la pièce du fond, là, dans le corridor...
DIANE
Marcel, il ne faut pas qu'elle nous retarde! Mar-
cel, renvoie-la tout de suite... écoute... j'en ai des
sueurs froides.
ACTE DEUXIEME 95
aRMAURY, essayant de sourire pour la rassurer.
Mais s'il y avait le moindre danger, je te le dirais ;
je t'en conjure, ma chérie, va très tranquillement
m'attendi
DIANE, qui s'accroclie à sa manclie.
Marcel, et si elle te reprenait, si elle te repre-
nait?..
ARMAURY
Quelle folie î
DIANE
Si elle t'empêchait de partir?... Jure-moi, jure-
moi, Marcel, quoi qu'il arrive, quoi qu'elle fasse,
que nous allons fuir tout à l'heure ensemble... Je
ne veux pas rentrer à la maison, je veux partir
avec toi pour la vie et, si nous ne partons pas à
cette minute même, nous ne le pourrons plus!
Coup de sonnette.
ARMAURY
Calme-toi, calme-toi ! On sonne à la porte.
DIANE
Jure-le-moi ! J'en mourrais... Tu passeras sur
tous les obstacles?
ARMAURY
Mais il n'y en aura pas, petite Dianette...
Il l'entraîne vers le corridor, leurs voix se mêlent.
96 LA VIERGE FOLLE
DIANE
Jure-moi que rien ne t'empêchera de m'empor-
ter.
On sonne à nouveau.
AmiAURY
Je te le jure, sur notre amour... sur ma vie!...
Il l'a presque traînée dans le couloir ; la scène reste vide
quelques instants. On entend qu'il la met en ûreté dans
la pièce où Ketty, tout à l'heure, s'est retirée. Puis il
revient presque en courant et va au vestibule d'entrée-
On entend des voix.
VOIX DE FANNY
Tiens! c'est toi-même qui viens ouvrir!... Tu
n'as donc pas ton garçon de bureau?
VOIX d'armaury
Non, je l'ai envoyé en course.
Ils entrent.
SCÈNE II
ARMAURY, FANNY
FANNY, cherchant dans son porte-monnaie.
Veux-tu descendre payer mon taxi ?~ Je n'aipas
assez de monnaie.
ACTE DEUXIEME 97
ARMAURY
Bon! Je vais sonner le concierge.
Il va à la sonnerie du bureau.
FANNY, s'interposant.
Tu es fou ! Pour six marches à descendre tu ne vas
pas déranger le concierge... C'est cent sous qu'il y a
à donner... Et puis, je veux que tu prennes dans la
voiture un gant gris que j'ai laissé tomber... Je ne
vais pas te déranger longtemps, d'ailleurs... Je
vais au Bon Marché. (Elle ouvre la fenêtre et parle dans
la cour.) Chauffeur, on descend vous régler. (Se retour-
nant vers Marcel qui hésite à descendre.) Va donc! Je vais
expliquer au chaufïeur pendant ce temps... pour
le gant. (Elle parle à la fenêtre.) Voulez-vous chercher
dans la voiture, un gant gr...
Marcel s'est décidé à sortir précipitamment. Elle se re-
tourne dès qu'il est sorti, quitte la fenêtre, va à la porte
de droite, l'ouvre comme si elle cherchait quelqu'un, puis
la referme, ne voyant personne. Elle court ensuite au
corridor et s'y engouffre. Par la porte demeurée ouverte
on entend un bruit confus de porte refermée, une vague
exclamation, un bruit de serrure. Fanny rentre en scène
juste au moment oii son mari arrive.
ARMAURY, soupçonneux.
Où allais-tu, par là?
FAHNY
Nulle part... Je n'ai pasbougé, chéri.. .Pourquoi?...
98 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY
Rien... Tu viens me voir spécialement?
FANNY
Oui. Je viens te voir...
ARMAURY
Qu'est-ce que tu as à me dire?...
FANNY
Marcel, tu as vu aujourd'hui la petite de Gha-
rance.
ARMAURY
I
Ce n'est pas vrai.
FANNY
Pourquoi mens-tu? Je sais que tu l'as vue.
Silence.
ARMAURY
Eh bien, admettons. Il se peut qu'avant de par-
tir au couvent cette enfant ait éprouvé le besoin de
me dire un adieu définitif. Suppose qu'elle soit ve-
nue avec une femme de chambre...
FANN
Il y a longtemps qu'elle est repartie?
ARMAURY
Quelques instants.
ACTE DEUXIEME 9i)
FANNY, montrant la porte.
Tu mens. Elle est là.
ARMAURY
Jamais de la vie.
FAN>Y
Marcel, elle est là.
ARMAURY
Si tu épies... tu dois être aussi bien renseignée
que moi.
FA^'NY
Je n'ai pas à épier. Tu vas comprendre pourquoi
je suis ici. Tu m'avais juré que tout était fini, que
tu ne la reverrais plus. Je te croyais. Ce matin, j'ai
reçu une lettre anonyme... Vous devez être vendus,
vous devez être trahis, sans doute... Une écriture
de domestique. (Elle tire la lettre de sa poche.) ((.Madame^
Si cous voulez voir partir votre mari pour l'étranger
avec une demoiselle^ trouvez-vous aujourd'hui^ sur
les quatre heures, à son bureau ».
ARMAURY, éclatant de rire.
C'est idiot.
FANNY
Marcel, tu allais partir.
100 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY, haussant les épaules.
Je ne répondrai même pas. Nous sommes dans
l'absurde.
Elle va à la porte du couloir, l'ouvre, et désigne du doigt.
FA>"ISY
Alors, qu'est-ce que ces deux valises dans le cou-
loir? Je ne les reconnais pas.
ARMAURY
Il n'y a aucune raison pour que tu les connaisses.
Ce sont des valises qui lui appartiennent. Elle va
les reprendre... si tu me laisses deux minutes pour
que je la fasse sortir d'ici, sans esclandre, sans même
qu'elle soupçonne ta présence. Je crois que c'est ce
qu'il y a de mieux, de plus correct.
Il se prépare à ouvrir la porte du couloir.
FAN>Y
Pas si bête, mon petit! (il se retourne.) Je l'ai en-"
fermée. Voici la clef.
Elle montre la clef qu'elle dissimulait dans une main.
ARMAURY
Tu l'as enfermée?
FA>'NY
Oui. Nous nous sommes vues. Je viens d'entr'ou-
ACTE DEUXIÈME 101
vrir la porte. Ça m'a suffi. Elle était là, droite, der-
rière un rideau. J'ai donné les deux tours de clef...
ARJVIAURY
Rends-la-moi...
FANNY
Allons donc ! Tu n'y penses pas. Je te la rendrai
quand je voudrai, comme je voudrai. Comment!
j'aurais l'occasion de parler pour la première fois
à cette petite et je la laisserais passer! N'y compte
pas! Il ne te reste plus que deux moyens... ou m' ar-
racher de force cette clef, ou faire sauter la serrure.
Si tu veux avoir recours à ces moyens... (Elle a reculé
jusqu'à la table de travail. Elle attend, craintive. Leurs yeux se
fixent avec une expression mauvaise. Il hausse brusquement les
épaules et se met à arpenter la pièce.) Marcel, tu allais
partir avec elle! La lettre disait vrai.
ARMAURY
Ce n'est pas exact le moins du monde.
FANNY
Il ne faut pas que tu partes!... Il ne faut pas que
tu partes... Ce serait une chose trop épouvantable.
Ah! mon Dieu... moi qui croyais avoir passé par la
plus affreuse révélation, tu m'en réservais une plus
effroyable encore. L'idée ne m'était même pas venue
que ce fût possible et, sans cette lettre, je serais
9
102 LA VIERGE FOLLE
encore chez moi à me torturer du passé, tandis que
toi tu serais M-bas... dans un train... avec elle...
parti!...
AIOIAURY
Mais non, encore une fois, ta déduction est
fausse... Tu te fies à une lettre de domestique... car
elle sent l'office à plein nez, cette lettre-là.
FANNY
Marcel, il n'est pas croyable que tu aies mis de
Tordre dans ton cerveau... Tu agis dans un coup
de folie... un coup de folie, comme les hommes en
éprouvent... Tu n'as pas pensé au résultat, à tout
ce que Paris va dire demain, à tout ce qui te
menace... C'est l'effondrement pur et simple de ta
situation, de ton honorabilité... Tu n'as plus de
parents, c'est entendu, mais, moi, j'ai les miens.
Tu es responsable vis-à-vis d'eux... tu n'as pas le
droit de me faire cela... Ah! si la vie nous avait
donné des enfants, tu ne partirais pas... Je suis
seule, tu fais bon marché de moi... Oh! mais, crois-
le bien, je ne m'avoue pas vaincue tout de même...
non, non, non, Marcel, tu ne partiras pas... Et
c'est moi qui t'en empêcherai!...
ARMAURY
As-tu terminé?,.. Je laisse passer ce flux de pa-
ACTE DEUXIEME 103
rôles sans essayer de me défendre... Encore une
fois, je t'affirme que tu te trompes... tu fais fausse
route.
Non, je ne me trompe pas. On peut se tromper
sur des témoignages tels qu'une lettre anonyme...
un bagage dans un couloir... la présence même de
cette fille dans ton chez toi, tout cela n'est que de
l'évidence! Mais ce qui ne trompe pas, c'est ta
gêne, ta honte, ta façon de ne pas me regarder, ton
envie d'être loin, ta rage d'être bêtement pincé...
(La Yoii s'étrangle.) Je t'en supplie, je t'en supplie, ne
pars pas... On te pousse, on t'égare. Sois égoïste...
Accroche-toi à la pensée de ton seul intérêt...
AIUVIAURY
Laisse donc mon intérêt de côté, je t'en prie!...
Depuis cinq minutes bientôt, tu ne parles que d'in-
térêt et complètement hors de propos... Est-ce
une scène de ménage que tu me fais?... Tu serais en
droit de me la faire, et pourtant voilà que je n'en-
tends que des mots d'intérêt!... Enfin, est-ce ta
raison ou ton amour qui parle?
FANNY
Ah! ne pose pas une question pareille... ne pose
pas une question pareille!... L'être bouleversé qui
104 LA VIERGE FOLLE
te crie : x Reste! » ne peut pas savoir lui-même où il
prend ce cri, si c'est dans sa raison ou dans son
amour brisé... Il n'y en a qu'un qui ne de%Tait
pas s'y tromper : c'est celui qui l'entend, et si tu
ne le sais pas, malheureux, comment veux-tu que
je le sache moi-même!... Mais ce que je sais bien,
par exemple, c'est que j'ai assez de courage pour
pouvoir, même dans un pareil moment, m'élever
au-dessus de mon propre désastre et ne penser
qu'au tien... Ne pars pas, Marcel.. Ne vois là ni une
prière ni une menace... (Changement brusque d'idée.)
D'ailleurs, il va suffire que je lui parle, à cette pe-
tite, et elle comprendra très bien d'elle-même... Je
suis sûre qu'on ne lui a jamais parlé sensément...
Tu vas voir...
ARMAURY, épouvanté.
Fanny, je t'en supplie... Réglons ces questions à
nous deux.
Elle se dirige vers la porte, Armaury marche à reculons,
comme pour lui barrer le passage.
FA>'>Y
Laisse-moi faire... tu verras... On se fait des
mondes des choses les plus simples... il suffit que...
(En se dirigeant vers la porte, elle passe près de la fenêtre dans
l'angle de laquelle Marcel la maintient presque. Elle a une excla-
mation soudaine.) Marcel, Marcel, vous êtes dénoncés
de toutes parts!... Quelqu'un vous a trahis!...
ACTE DEUXIÈME 105
Vite, regarde qui vient là... regarde qui traverse
la cour... Le frère!
ARMAURY, après avoir jeté un coup d'œil derrière les "rideaux.
Pour l'amour de Dieu, donne-moi vite cette clef,
que je la délivre, que je la fasse partir par l'escalier
de service.
FANNY
Jamais de la vie!
ARMAURY
Tu refuses?... Ne serait-ce pas toi, Fanny, qui
viens d'avertir les parents, de sa présence ici, car
enfin il n'y a pas de pareilles coïncidences dans la
vie... Fanny, réponds-moi.
FANNY, avec un liaut-Ie-corps et une expression
de mépris douloureux.
Faut-il que tu m'aies peu aimée pour m' accuser
d'une pareille délation ' Va, je ne suis pas de celles
qui trahissent!...
ARMAURY
Eh hÏQii, montre-le... Montre-toi plus généreuse
encore.. Vite.. Tu ne vois donc pas qu'il va se pas-
ser quelque chose d'effroyable ici... une chose sans
nom... (Coup de timbre à la porte.) Entends-tu, Fanny?
Entends-tu?
Elle est acculée au mur. les mains derrière le dos.
106 LA VIERGE FOLLE
FANNY, changeant de ton, très maîtresse d'elle-même,
prenant une résolution.
Pourquoi avoir peur? Quoi de plus simple que
ce qui va se passer? Je vais aller ouvrir moi-même...
après avoir enlevé mon chapeau... (Elle l'enlève.)
J'aurai l'air d'être installée le plus naturellement
ici... Ma présence, c'est ta sauvegarde... Je le reçois
quelques secondes et je le congédie... Je ne t'appel-
lerai que si ta présence est nécessaire... Allons, entre
là, dans ton salon d'attente... dépêche-toi donc!...
Je sais bien ce que je fais!
AK&IAURY, tentant une dernière fois de la fléchir.
Ouvrons au moins la porte auparavant, qu'elle
descende... ou qu'elle s'enfuie...
Jamais de la vie... Après... pas avant!
ARMAURY
Mais si tu restes seule avec de Charance... tu ne
seras pas de force... tu vas te trahir...
FANNY, avec hauteur.
Allons donc!
Autre coup de timbre.
ARMAURY
Deux coups déjà... Fanny, notre hésitation est
imprudente.
ACTE DEUXIEME 107
FANNY
Elle est folle, tu veux dire... Entre, entre donc...
C'est tout naturel... Je dirai que tu es avec quel-
qu'un... Vite...
Armaury se décide ; mais, du seuil, il se retourne et re-
garde sa femme, d'un regard intense et flse.
ARMAURY
Fanny, nous sommes à ta merci! Que vas-tu
faire?... Tu peux me perdre!
FANNY
Et je te sauve! (Restée seule, elle se compose vivement
une attitude, prend un block-notes, met un crayon entre ses
dents, et va dans l'antichambre pour ouvrir elle-même la porte.)
Tiens, monsieur de Charance! Bonjour, cher ami,
comment allez-vous? Entrez donc, je vous prie.
Elle le fait entrer.
SCENE m
FANNY, GASTON
FANNY
Vous permettez, je suis à vous dans une seconde,
je voudrais achever de transcrire un petit bout de
phrase... Nous ne vous attendions pas.
108 LA VIERGE FOLLE
GASTON
En effet... D'ailleurs, moi non plus, chère ma-
dame... Je ne m'attendais pas à vous trouver ici.
FANNY, tout en faisant fonctionner la machine à écrire,
comme si elle achevait un travail.
Mais cela m' arrive souvent d'aider mon mari...
Je m'occupe beaucoup de ses travaux. Débarrassez-
vous donc, je vous en prie... Nous avons envoyé
le garçon de bureau en courses.
GASTON, froidement.
Je ne fais qu'entrer et sortir, je vous remercie...
FANNY
Vous aviez pris rendez-vous avec mon mari?
GASTON
Pas le moins du monde. (Un temps.) M. Armaury
est là?
FANNY
Il est là, oui, à côté... en train de terminer une
affaire avec un avoué. Mais il sera à vous dans
quelques instants, si vous le désirez... D'ailleurs...
(Elle cesse son tapolage, va à la porte de droite et l'entr'ouvre.)
Tu es encore occupé avec M. Rivet, mon ami?...
Non, non, rien... Tout à l'heure... Une visite...
Elle referme la porte.
ACTE DEUXIEiME 109
GASTON
Je ne veux pas le déranger.
FANNY, classant les papiers sur la table.
Comment va Mme de Charance? Et votre père?
GASTON
Très bien, je vous remercie.
FANNY
Je suis horriblement en retard avec eux. Nous
avons été si occupés, ces temps-ci...
GASTON
Je ne savais pas que vous aidiez votre mari dans
ses affaires?
FANNY
Oh! c'est-à-dire... figurez-vous... je me suis amu-
sée jadis à apprendre la sténographie et, quelque-
fois, je prends des bribes de plaidoiries. Nous clas-
sons tout cela ensemble. (Un silence.) Votre sœur
va bien?
GASTON
Merci... Mais je sens que je vous importune...
FANNY
Pas le moins du monde, je vous assure... Je vous
le dirais très franchement... Et puis, voilà... j'ai
10
110 LA VIERGE FOLLE
fini. (Elle quitte la table et s'approche.) Il va bientôt falloir,
du reste, que nous nous en allions tous... Nous
avons organisé un thé... au Ritz...Il est indispensable
que nous y soyons à cinq heures... Ah ! et puis, nous
serons encore obligés de dîner en toute hâte, ce qui
est insupportable... j'ai horreur de ça... parce que
nous allons à la répétition générale de l'Opéra...
GASTON
Ah! tiens, je ne me rappelais plus... c'est ce soir...
J'ai, moi-même, un vague strapontin,
FANIsY
Eh bien, nous nous retrouverons tout à l'heure
encore.
GASTON
Vraiment, vous allez au Ritz?
FANNY
Pourquoi? Il ne faudrait pas? C'est mal?...
GASTON
Vous avez passé la journée avec M. Armaury?
FANNY
Pourquoi tout cet étonnement? Puisque je vous
le dis!
ACTE DEUXIÈME IH
GASTON, après une dernière hésitation, prenant
brusquement son parti.
Écoutez, c'est stupide... c'est idiot, mais avec
vous, je puis user de franchise... Je suis la victime
d'une plaisanterie de la dernière catégorie. Je
n'éprouve aucune gêne à vous mettre au courant
et vous en rirez comme il faut en rire.
FANNY
Qu'est-ce que c'est?
GASTON
Jurez-moi, par exemple, que vous ne le direz pas
à M. Armaury, tellement nous pataugeons dans le
grotesque! Il pourrait, malgré notre camaraderie,
m'en vouloir de vous avoir mise au courant.
FANTs'Y
Je vous écoute.
GASTON
Tout à l'heure, après déjeuner, nous étions
seuls, le secrétaire et moi. Avec les plus grands
ménagements, il m'a remis une lettre, trouvée
dans le courrier qu'il dépouille toujours, une lettre
d'un ordre tel qu'il n'osait pas la communiquer à
mon père... Il flairait bien, lui aussi, la mystifica-
tion, mais il s'est cru obligé de m' avertir, et avant
tout autre, dl tire une lettre de sa poche et la tend à Mme Ar-
maury.) Je m'empresse de vous dire que je n'ai pas
112 lA VIERGE FOLLE
coupé une seconde dans cette fumisterie d'un
goût... (Il la surveille.) n'est-ce pas?
Elle parcourt, puis se met à rire.
FANNY
Eh bien, c'est gai pour votre sœur!... Voilà qui
est charmant, en effet... un rien, mais délicat.
(Elle s'interrompt, puis avec froideur.) Dites-moi, l'offense
n'est pas seulement dans les termes que contient
cette lettre, mais elle parait aussi dans votre
présence ici même, et...
GASTON, vivement.
Pas le moins du monde... Je vous prie bien de
croire que je n'ai pas pris au sérieux cette ordure...
M. Armaury enlevant ma sœur!... j'avoue que je ne
vois pas bien ça...
FANNY, l'invitant à parler plus bas, montrant du doigt
la porte du salon d'attente.
Chut!...
GASTON
La meilleure preuve du peu de créance que j'ai
ajouté à la missive n'est-elle pas dans la simplicité
avec laquelle je vous mets au courant?
FANNY
Je ne vous en remercie même pas.
ACTE DEUXIÈME 1*3
GASTON
Est-ce un reproche? Voyons, qu'eussiez-vous fait
à ma place?
FANNY ■
Mais je crois, je suis sûre que je ne serais même
pas venue...
GASTON
C'est ce que je comptais faire... n'était qu'il y a
toujours dans la vie des coïncidences bébêtes ..
ce qui explique d'ailleurs largement les erreurs judi-
ciaires ! Oui, figurez-vous que ma petite sœur est
allée faire ses adieux aujourd'hui même aux
environs de Paris, à l'abbé Roux... vous savez,
notre ancien précepteur?
FANNY
Oui, oui... Je suis au courant...
GASTON
Vous savez alors que Dianette est soufîrante
depuis plusieurs jours, et que mes parents, sur le
conseil des médecins, ont eu l'idée de l'envoyer faire
unecured'air de quelques semaines... Eh bien, met-
tez-vous à ma place... ce départ précipité, cette ab-
sence réelle de ma sœur juste aujourd'hui... Bref,
on en arrive, de fil en aiguille, non pas à se deman-
der si les aberrations les plus extravagantes sont
10.
m LA VIERGE FOLLE
possibles, mais à ne pas se reconnaître au moins le
droit de rester inactif; et l'on s'en vient constater,
de visu, qu'on a été un simple imbécile, ce que je
fais, d'ailleurs, sans la moindre difficulté !
Elle semble réfléchir, puis lui remet la lettre.*
FANNY, d'un ton plus courtois.
Maintenant, seulement, je vous excuse.
GASTON, qui, encouragé, se débonde.
C'est la force, d'ailleurs, de ces lettres ano-
nymes, et les gens qui les écrivent savent bien ce
qu'ils font. Celle-ci, d'ailleurs, dépasse l'invrai-
semblance...
FANNY
Elle émane sans doute d'un, domestique ren-
voyé. L'écriture en est d'une vulgarité...
GASTON
Il est certain que parmi nos relations,, personne
ne pourrait jaser sur les rapports de M. Armaury
avec ma sœur. On est trop sûr de sa parfaite correc-
tion. Tout indique d'ailleurs quelqu'un du dehors,
quelqu'un qui ignore les habitudes de la maison et
qui ignore même que le courrier est dépouillé
par un secrétaire. La lettre a été jetée quelques
heures seulement avant le rendez-vous indiqué,
comme si elle avait été écrite subitement, sous le
-ACTE DEUXIÈME 115
coup d'une nouvelle apprise à la dernière minute.
C'est assez malin ! (Fanny approuve, et regarde encore vague-
ment, complaisamment, le petit bleu.) Enfin, n'importe
déchirons cette ordure.
FANNY
Volontiers! A condition toutefois que vous en
mettiez les morceaux dans votre poche, car je ne
sais pas si mon mari serait autrement satisfait de
connaître la raison de votre visite. Il le prendrait
moins gaiement que moi.
Elle rit.
GASTON
Vous pensez hien que ni M. Armaury, ni mon
père, ni qui que ce soit autre que vous, n'en aura
connu l'existence.
Il déchire la lettre et la met en morceaux dans la poche
de son pardessus.
FANNY
Comment allez-vous expliquer votre visite à
mon mari, si vous le voyez?
GASTON, très haut.
Elle n'avait d'autre but que de l'inviter à aller
chasser chez les de Ligne, à Rambouillet, dimanche
prochain. L'invitation est faite, je me sauve.
Elle va le laisser partir, puis se ravise.
il6 LA VIERGE FOLLE
FANNY
Mais non, mais non... Je désire que vous serriez
la main à Marcel. Il en sera enchanté... (Elle va à la
porte de droite et l'entr'ouvre à nouveau.) Marcel, as-tu fini?
M. de Charance est là... Charance!... (ESie se retourne
en souriant vers Gaston.) Le voici ?
ARMAURY, entrant et simulant le plus vif étonnement.
Tiens?... bonjour, Gaston. Je croyais que c'était
votre père.
GASTON
Pardon de vous déranger, mon cher. Je passais
sur le quai Malaquais, et j'ai pensé à vous trans-
mettre une invitation des de Ligne pour dimanche,
à Rambouillet. Voulez-vous venir tirer quelques
faisans?
ARMAURY, tendant des cigarettes à Gaston.
Mais certainement, avec plaisir, si je suis libre.
FANNY, exprès.
Débarrassez-vous donc de votre chapeau, mon-
sieur Gaston... (Elle prend le haut de forme.) VouS avez
bien quelques minutes...
ARMAURY, bas à sa femme, pendant ce temps.
Pourquoi le fais- tu rester... donne-moi cette clef.
ACTE DEUXIÈME 117
FANNY, bas.
Non... (Haut.) Vous aimez beaucoup la chasse?
GASTON
La chasse... oui... ce qui me dégoûte, c'est le tir
aux pigeons... Vous comprenez, il y a une nuance
dans la sauvagerie.
FANNY
Dans la vie, tout est affaire de nuances.
GASTON
J'ignorais complètement que Mme Armaury
vous aidât quelquefois dans vos travaux.
FANNY
Du feu? Là.
Elle désigne l'allumeur électrique et Gaston y va.
GASTON, qui, en passant, désigne la table de travail.
Alors, c'est là, sur ce bureau, que tant de belles
éloquences improvisées...
ARMAURY, bas, à sa femme.
Donne-moi cette clef! Donne-moi cette clef! Je
t'en supplie... C'est le moment de la faire partir.
FANNY
Non.
U8 LA VIERGE FOLLE
ARMAUR
Cesse ce jeu effroyable.
Fanny joue depuis quelque instants avec la clef et la fait
tourner autour de son doigt.
FANNY, le regardant, avec une ironie crispée.
Tu souffres, hein ? {Haut, aimable à Gaston.) Que f aisiez-
vous donc sur le quai ISIalaquais? Vous ne devez
pas mettre souvent les pieds sur la rive gauche...
GASTON
J'avais à passer chez un antiquaire pour une
vieille crédence en réparation... Je vois un indica-
teur de chemins de fer ouvert sur la table... Vous
allez donc vous absenter?...
Fanny a un mouvement, vite réprimé.
FANNY
Nous le consultions, mon mari et moi, en effet...
Marcel va plaider dans le Var, ces jours-ci; nous en
profiterons pour faire un petit stage d'amoureux
à Monte-Carlo...
GASTON
Vous -"resterez longtemps?
FANNY
Non, quelques jours... (A ce moment, on entend le bruit
d'une auto dans la cour. Fanny regarde son mari et, bas, à lui : )
L'auto!... Tu avais bien commarldé l'auto à quatre
heures.
On entend la trompe avertisseuse.
ACTE DEUXIÈME 119
GASTON
Ah! je reconnais la trompe de votre auto.
FANNY, rapide.
Oui, elle vient nous prendre. Elle est même un
peu en avance, mais nous devons... dépêche-toi,
Marcel... nous devons être au Ritz dans une demi-
heure...
ARMAURY, sans comprendre.
Au Ritz?
FANNY, lui faisant des signes de visage.
Mais oui... tu sais bien... le thé...
ARMAURY
Ah! oui... oui... c'est vrai...
FANNY, ayant peur que l'invraisemblance du costume d'Armaury
ne soit remarquée par Gaston.
Tu viens en veston, n'e^t-ce pas?
ARMAURY
Bah! avec un pardessus.
FANNY
Naturellement.
GASTON
Je m'en vais... je ne veux pas vous déranger plus
longtemps.
120 LA VIERGE FOLLE
FANNY, de plus en plus pressante.
Mais non, mais non, restez!,.. Nous descendrons
tous les trois ensemble.
ARMAURY, bas, à sa femme.
Me comprendras-tu à la fm!... Je vais la mettre
dans l'auto qui la reconduira chez elle... tu vois
bien que c'est le moment... La clef!
Elle ne répond pas.
FANNY, à Gaston.
De quel côté allez-vous?... Nous vous déposons.
GASTON
Oh! ne prenez pas la peine de me remettre sur
mon chemin... nous n'allons pas du tout du même
côté, je rentre à la maison...
FANNY, prenant sur la table un papier.
N'importe... nous vous déposerons. Avant, per-
mettez que je demande un renseignement à mon
mari sur une phrase qui ne me parait pas très
claire... une phras^e qu'il m'a dictée...
GASTON
Faites... faites... je vous en prie...
FANNY, haut, en s'éloignant de Gaston, après avoir pris
des feuillets sur le bureau.
Marcel, tu m'avais demandé de relever une cita-
ACTE DEUXIEME 121
tion... C'est un peu confus. Ici... (Fanny attire son mari
en tenant la feuille à la main. Elle s'assure du regard que Gaston
est occupé à regarder discrètement un vérascope qui traînait
sur la table. Et alors, grave, tout en ayant l'air de parcourir le
feuillet...) Écoute... écoute bien... voici la clef... Ré-
fléchis à l'importance de ce que je fais en te la
donnant... Je pourrais aller lui ouvrir moi-même...
la laisser descendre... eh bien, non... Je fais ce que
tu me demandes, je te donne la clef... (Elle le regarde
ûxement.) Marcel, réfléchis bien, tu es libre... C'est
à toi d'agir selon ta conscience.
D'un geste simple, elle lui tend la clef.
ARMAURY, bas, sans sourciller.
Donne... (ii prend la clef.) Empêche-le seulement
d'aller à la fenêtre pendant quelques instants,
qu'il ne puisse pas la voir traverser la cour... (Haut.)
Eh bien, dites-moi, Gaston, maintenant, je suis à
vous... Une seconde, je vais mettre mon chapeau,
je reviens, et nous descendons...
GASTON, de loin.
C'est cela, mon cher...
Armaury sort, naturel, sans se presser, par la gauche.
il
in LA VIERGE FOLLE
SCÈNE IV
FANNY, GASTON
GASTON, à Fanny, tout de suite.
Vous voyez bien que ma présence ne lui a pas
paru anormale...
Il se lève.
FANNY, brusque.
Rasseyez-vous...
GASTON
Pourquoi?
FANNY, se mettant à l'angle du bureau, pour l'empêcher
d'aller à la fenêtre, s'il se levait.
Rien d'important... Seulement... (Elle hésite, décon-
tenancée.) quand vous êtes entré, vous m'avez inter-
rompue... Je cherchais dans cet indicateur combien
de temps il nous faudra pour aller à Monte-Carlo,
exactement... Je suis si maladroite... je n'ai pu, de
ma vie, me reconnaître dans les indicateurs de
chemins de fer!...
GASTON
Inutile... Je peux très bien vous le dire de mé-
moire... Monte-Carlo... il faut exactement...
ACTE DEUXIÈME 123
FANNY, insistant pour le faire asseoir.
Oh! ce n'est pas le temps exact que je voudrais
savoir, c'est l'heure d'arrivée à Monte-Carlo, par
le train de luxe...
GASTON
Rien de plus simple, (il s'assied et consulte rindicateur.
Pendant ce temps, on voit sur le visage de Fanny qu'elle écoute
minutieusement maintenant ce qui se passe dans la maison. Gaston
feuilletant.) Voyons... 36a... Paris... Paris-Lyon...
Voilà... Vous allez vous reposer là-bas, ou
allez jouer?
FANNY
Oui, jouer... C'est une chose passionnante et
attrayante que le jeu... Risquer, dans un mouve-
ment, dans un geste, délibérément, parce qu'on le
veut, toute une partie de sa vie, de son bonheur!...
Ah! ce sont des minutes effrayantes...
GASTON
Voilà... Midi... deux heures, Cannes... Vous jouez
donc si gros jeu que cela?... Cannes... Nice...
FANNY
Un jeu terrible!... Cela ne vous est pas arrivé, à
vous, de mettre, sur une minute, une demi-minute,
tout votre capital de bonheur, et de le faire, instinc-
tivement, comme cela, du bout du bras, comme si
lU LA VIERGE FOLLE
on jetait une cigarette... Et voilà... la partie est
engagée, toute A'otre vie va dépendre peut-être de
cette minute-là!...
GASTON
Monte-Carlo... six heures... Six heures dix. (il se
lève en souriant.) Mais, dites-moi... vous ferez bien
de ne pas aller là-bas, car vous m'avez l'air de
garder au jeu des rancunes!... vous avez encore
dans la voix le petit frisson qui en dit long... la
peur de perdre.
Il fait le mouvement de se lever.
FANNY, vivement.
Non, non... restez là encore... j'ai des choses à
vous dire... oh! rien d'important... Au fait, vous
n'avez pas remarqué ma bague, une nouvelle
bague que mon mari m'a donnée, il y a trois jours...
Elle est jolie, n'est-ce pas?
Elle tend la main.
GASTON
Très belle... et montée avec beaucoup de chic...
Le platine...
FANNY, l'interrompant.
, Chut! Une seconde...
Elle écoute. L'auto démarre dans la cour.
ACTE DEUXIEME 125
GASTON
Qu'est-ce qu'il y a?
FANNY
Rien. (Affairée et essayant de détourner l'attention, elle agite
la bague.) Elle est bien montée, n'est-ce pas?... Trois
jours que" mon mari me l'a donnée... une bague
de réconciliation... c'est un souvenir important,
n'est-ce pas
On entend l'auto qui tourne. Le Jruit de trompe s'éloigne
sur le quai.
GASTON
Vous étiez donc fâchés?
FANNY
Une de ces petites bouderies comme on en a dans
la vie... C'est l'amour!...
Maintenant que l'auto est partie, elle a un grand soupir,
une détente visible en même temps qu'une nouvelle
angoisse succède à l'autre.
GASTON
Qu'est-ce que vous avez, décidément? Vous pa-
raissez un peu souffrante...
FANNY
Oui, j'ai un peu mal, un peu mal à la tête... Cela
m'arrive quelquefois... des migraines, ne faites
pas attention... (Avec effort.) C'est une charmante
11.
iSa LA VIERGE FOLLE
attention, n'est-ce pas, de mon mari... une perle
d'une certaine valeur
GASTON, riant.
Une perle, vous voulez dire un diamant...
FANNY
Ah ! oui, suis-je bête! (Silence. Elle attend une seconde,
puis elle appelle, haut, craintivement, à voix mal assurée : ) Mar-
cel !...
Elle attend. Elle appelle à nouveau, mais très fort.
GASTON
Voulez-vous que j'aille le chercher?...
FANNY, l'arrêtant du geste.
Non, non, c'est inutile, il va revenir, il a dit lui-
même : une seconde... il est là... il vient... il vient...
GASTON
Mais, si vous avez besoin de quelque chose, si
vous souffrez...
FANNY
A peine... Pourtant, voulez-vous appuyer sur ce
bouton... là, sur cette table... La sonnerie du
concierge. (Gaston s'approche de la sonnerie désignée. Fanny,
comme attirée par la porte du corridor, mais se cramponnant à
une chaise :) C'est curieux, je voudrais faire un pas^
en ce moment, je ne le pourrais plusl...
ACTE DEUXIEME 127
GASTON, inquiet.
Mais asseyez-vous donc, madame, reposez-vous...
je suis désolé... je vais appeler ce concierge...
Il va, vite, dans l'antichambre, et à la porte d'entrée, on
l'entend qui se croise avec le concierge arrivé en cou-
rant. Dès qu'elle l'entend, Fanny, qui n'a pas bougé,
toujours les mains cramponnées au dossier de sa chaise,
appelle :
Fabien !
Le concierge s'empresse, et Gaston, dans l'antichambre,
par discrétion, ne se presse pas de refermer la porte.
SCENE V
FANNY, GASTON, FABIEN
Le concierge entre.
FAN>'Y
Fabien! Tenez, voulez-vous ouvrir cette porte.
Elle désigne la porte du couloir. Fabien l'ouvre.) Voulez-VOUS
me dire si, dans le couloir, il y a encore deux va-
lises... dans le couloir.
Fabien franchit le seuil; une seconde; il revient.
FABIEN
Non, madame.
Blême, elle lui fait signe de s'approcher; elle lui parle à
voix plus basse.
128 LA VIERGE FOLLE
FANNY
Fabien, l'auto vient de partir, n'est-ce pas ?
FABIEN
Oui, madame...
FANNY
Monsieur a pris l'auto...
FABIEN
Oui, madame.
Silence. Elle n'ose plus ouvrir les yeux.
FANNY
Et... il y avait une autre personne avec lui,
n'est-ce pas?
Elle attend la réponse, le visage levé, les yeux clos.
FABIEN, très bas.
Oui, madame.
Du bout du bras, imperceptiblement, elle chasse Fabien.
FANNY
C'est bien, allez-vous-en ! Allez-vous-en ! (Le
concierge sort par la porte du corridor. Restée seule avec Gaston,
qui est redescendu pendant ce temps, elle pousse un grand cri
déchiré, et Jette la chaise à laquelle elle se cramponnait.) Ah! le
misérable, le lâche, le lâche! Il est parti, ils sont
partis!... C'était vrai!... Votre sœur était ici!...
ACTE DEUXIÈME 129
GASTON, qui bondit.
C'était vrai?... cette chose !...
FANNY
Oui, c'était vrai, oui!... Ils sont partis, ils s'en
vont!...
GASTON, à tue-tête.
Et VOUS les avez laissés s'enfuir!... Vous saviez
que ma sœur était là... nous les avions sous la main
et vous les laissez s'échapper... Mais c'est de la dé-
mence!...
FANNY
Oui, elle était là... oui, je plastronnais devant
vous... je le couvrais de ma présence... Je les avais
surpris, j'avais enfermé votre sœur à clef, et cette
clef, je viens de la lui remettre, là, devant vous.
GASTON
C'est fou!...
Il se précipite sur sa canne et son chapeau.
FANNY
Et il est parti, vous avez vu avec quelle hypo-
crisie, parti malgré la beauté de mon acte, ma géné-
rosité. Ah ! quel dégoût ! Le vil, l'affreux homme ! Il
a tout mérité!... Je vous l'abandonne!
130 LA VIERGE FOLLE
GASTON
Pas une minute à perdre. Il faut faire télégraphier
partout, les traquer... Mes parents, mes pauvres
parents, quand ils vont apprendre!... Ah! s'il l'a
déshonorée, quoi qu'il fasse, il ne m'échappera
pas!... Je l'aurai... je l'aurai... (Prêt à partir, il se retourne
vers elle.) Êtes-vous des nôtres, vous?
FANNY
Ah ! oui ! Et de toute mon âme !
GASTON
Alors, venez! venez!
Dans un tumulte, il l'entraîne.
RIDEAU
ACTE TROISIÈME
A Londres. Un salon de l'hôtel-restaurant du Parc, à
Greemvich. Par le window vaste on aperçoit la Tamise. Au
loin, Londres à travers les brouillards. Des tables, des
plantes, des meubles Adams, tables à thé. A gauche, porte
d'entrée. A droite, en pendant, autre porte. Juste au mi-
lieu, une grande borne en velours.
SCENE PREMIERE
ARMAURY, SON SECRÉTAIRE, DEUX GARÇONS
D'HOTEL
Armaury entre suivi de son secrétaire et précédé
des deux garçons d'hôtel.
i PREMIER GARÇON
Askthis gentleman if this drawing room will suit
him. I think he does not iinderstand english.
DEUXIÈME GARÇON
Shall I ask if they require anything?
132 LA VIERGE FOLLE
PREMIER GARÇON
No. Leave them alone.
Il sort.
DEUXIÈME GARÇON
Voilà le salon que vous avez fait retenir ce matin
par le téléphone.
ARMAURY
Bien. Aussitôt que quelqu'un... une ou plusieurs
personnes, je ne sais au juste... demanderont M. Ar-
maury, faites entrer ici directement... Vous com-
prenez?
LE GARÇON
Parfaitement, Armaury... C'est tout, monsieur?
ARMAURY
C'est tout.
Il reste seul avec son secrétaire.
LE SECRÉTAIRE
N'y a-t-il pas quelque crânerie de votre part,
mon cher maître, à avoir avoir accepté ce rendez-
vous à Greenwich? En somme, pourquoi ne l'a-t-on
pas demandé ou fixé à l'intérieur de Londres?...
ARMAURY
J'ai été forcé d'accepter ce rendez-vous, j'y ai
été moralement obligé, je vous assure. Mon ami,
ACTE TROISIEME 133
si je vous ai fait venir de Paris, vous pensez bien
que ce n'est pas seulement pour vous confier quel-
ques notes sur nos travaux en suspens à Paris... Si
lourde qu'en soit pour vous la charge, nous avions
tout le temps!... Maintenant que nous avons fran-
chi le seuil de cet hôtel, et que nous ne pouvons plus
reculer, maintenant que vous ne pouvez plus faire
d'objections, ni même, au cas où vous l'auriez cru
bon, avertir ma obère Dianette, je peux enfin vous
parler à cœur ouvert...
LE SECRÉTAIRE
Comment, vous supposiez que je vous trahirais?
que je parlerais à Mlle de Charance?
ARMAURY
Ah! c'est que j'ai été à dure école!... Si nous
avons été pourchassés, rejoints, et si nous avons eu
un mal du diable à nous échapper de Paris l'autre
jour, c'est à cause de l'indiscrétion d'une femme de
chambre, en qui nous avions pleine confiance. Un
amoureux guettait! Malgré toutes ses promesses
de silence, cette fille avait averti son amant de
notre fuite; l'homme a voulu s'opposer au départ
de sa maîtresse, et il a tenté le coup des lettres ano-
nymes pour faire échouer la combinaison. Il y a
presque réussi... C'a été effrayant!... Quelles
transes nous avons éprouvées! Enfin, depuis cette
12
134 LA VIERGE FOLLE
évasion à demi ratée, je suis devenu défiant et plein
d'anxiété... Pardonnez-moi, j'aimais mieux être
arrivé à l'endroit même où a été fixé ce rendez-vous
pour vous en donner le vrai motif... j'ai eu tant de
peine à le cacher à Dianette!... Asseyez-vous là...
Je ne pouvais pas refuser, et savez-vouspourquoi?...
Parce que, hier, j'ai déclaré à deux témoins, que
m'avait envoyés Gaston de Charance au Savoy-
Hôtel, que je ne me battrais pas.
LE SECRÉTAIRE
Comment, deux témoins!... Il vous a provoqué?.,
et sur territoire étranger?
ARMAURY
Et j'ai refusé de me battre.
LE SECRÉTAIRE
Vous avez bien fait...
ARMAUR
Oh! c'est vite dit... Je ne peux pas me battre, en
effet, je ne le peux à cause de cette enfant que
j'adore au delà de tous les termes que je pourrais
employer pour vous l'exprimer... Je ne veux pas
de ce drame de famille, et je ne veux pas non plus
être tué, c'est bien simple... Elle a besoin de ma
vie, il m'est interdit de l'exposer actuellement.
ACTE TROISIÈME 135
Mais, cette lâcheté apparente qui est, au fond, une
forme d'énergie, c'est dur, vous savez, à com-
mettre! J'ai donc refusé de me battre, et j'en ai
donné loyalement la raison. Maintenant, on me
demande un rendez-vous, on exige de moi une ex-
plication ! Mon premier mouvement était de la re-
fuser aussi; le second, le bon, a été de l'accepter..
A fuir toujours devant tout, je passerais à juste
droit pour vil.
LE SECRÉTAIRE
Mais, les termes de la lettre qu'on vous a remise
sont vagues, si ambigus que vousne savez même pas
qui va se présenter à vous. Je trouve cela d'une té-
mérité folle!... J'ignorais qu'on fût venu ici vous
provoquer!... Si je l'avais su, je vous aurais dis-
suadé d'accepter ce rendez-vous, soi-disant paci-
fique. Je ne crois pas à un guet-apens, certes, mais
qui allez-vous trouver devant vous?
ARMAURY
Mon ami, toutes les hypothèses sont possibles...
Le frère, le père, les deux ensemble... un des
témoins peut-être!... Je les ai toutes envisagées,
ces hypothèses, toutes, même les plus dangereuses.
LE SECRÉTAIRE
Mon cher maître, il faut prévoir...
136 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY
C'est mon avis, et c'est pourquoi j'ai deux lettres
à vous remettre...
LE SECRÉTAIRE
Comment cela?
ARMAURY
Les voici, et ne discutez plus... Je m'empresse
de vous dire que je ne crois pas le moins du monde
à une explication dramatique; quel que soit mon
interlocuteur, et je pense que ce sera le frère lui-
même, il ne se portera à aucune extrémité. La
franchise de mon attitude présente, je l'espère, e*
la hâte que j'ai de justifier mon acte, par des paroles
décisives et ardentes, tout cela les apaisera! Néan-
moins,il faut prévoir, comme vous dites... Écoutez...
s'il arrivait un malheur, si la colère armait le bras
d'un homme... voici une lettre pour Dianette...
Vous la lui remettriez avec les ménagements les
plus grands... Non, non, ne dites pas un mot, mon
cher ami... laissez-moi poursuivre... L'autre est
adressée à mon notaire... Vous la remettriez plus
tard.
LE SECRÉTAIRE
Monsieur Armaury, je n'aurai pas de si funèbre
commission à faire, et c'est, tout à l'heure, au
ACTE TROISIEME 137
Savoy, à vous-même, que je remettrai les deux
plis. Nous aurons un singulier plaisir à les brûler
dans un bon feu de bois... Tenez!...
La porte de droite s'ou\Te. L'abbé Roux entre.
SCÈNE II
ARMAURY, LE SECRÉTAIRE, L'ABBÉ ROUX
l'abbé, se présentant.
Monsieur l'abbé Roux.
ARMAURY
Vous, monsieur l'abbé? Je me souviens de vous
avoir rencontré chez les Charance, en effet... Êtes-
vous seul?
l'abbé
Que vous importe, monsieur?... C'est moi qui ai
sollicité de vous un entretien.
ARMAURY
C'est bien, je suis à vous. (Serrant la main au secrétaire
et parlant bas avec un certain sourire.) Au revoir, mon cher
-ami; je tenais à ce que vous fussiez là lorsque cette
12.
Î38 LA VIERGE FOLLE
porte s'ouvrirait, à ce qu'il y eût un témoin. Main-
tenant, je suppose que vous voilà rassuré. A tout
à l'heure!...
Le secrétaire sort. Armaury reste seul avec l'abbé.
SCENE III
L'ABBÉ, ARMAURY
ARMAUR
Vous êtes, monsieur l'abbé, le dernier homme
que j'aurais pensé rencontrer ici... Mais, soit!...
puisqu'on vous envoie, je vous écoute...
l'abbé
Oui, monsieur, ma présence doit vous sembler
étrange; elle ne l'est pas! Je dois être avant tout
l'intercesseur. J'accomplis mon devoir envers une
famille à laquelle je suis si profondément attaché!
Vous avez, hier, refusé d'écouter la voix de la force
et du sang... vous avez bien fait; c'est mon avis de
prêtre; c'est un avis qui a prévalu, d'ailleurs, je
m'empresse de vous le dire, à l'heure actuelle, dans
cette famille désolée dont je suis en ce moment
l'interprète... Ne voyez pas, en moi, le prêtre. Mon
habit n'emprunte ici aucune signification particu-
ACTE TROISIÈME 139
lière; ne voyez en moi que l'ami, Tami le plus dé-
voué, le plus indépendant, le plus calme aussi, que
les Charance aient pu choisir dans leur entourage...
ARMAURY
Une question, monsieur l'abbé. Comment êtes-
vous à Londres? Je croyais n'avoir à faire qu'à Gas-
ton de Charance; je présumais bien aussi que le
père devait être là, mais votre présence me laisse
supposer...
l'abbé
Encore une fois, que vous importe, monsieur?
Vous avez été suivi, rejoint, — que vous importe
par qui? M. Gaston de Charance et son père m'ont
prié de les accompagner; je me suis dégagé de
tous mes devoirs professionnels pour ne pas man-
quer une occasion que je jugeais nécessaire... oui,
nécessaire... Monsieur Armaury, il faut que je vous
parle, et, quand vous m'aurez entendu, je crois que
vous ne persisterez pas dans votre résolution ni
dans vos actes; je le crois fermement...
ARMAURY
Et qu'est-ce qui vous le fait supposer?
l'abbé
La douleur, monsieur Armaury, la douleur...
Oh! je ne me mêle que de ce qui me regarde; ne
140 LA VIERGE FOLLE
croyez pas qu'une seule fois je ferai allusion à
Mme Armaury... Vous avez pris, dans votre vie
privée, telles déterminations que vous avez vou-
lues... Moi, je ne suis ici que pour représenter les in-
térêts... (Mouvement d' Armaury.) la détresse, en tout cas...
de la famille à laquelle mon attachement me lie,
et que vous venez de plonger dans une affliction
que vous ne pouvez imaginer. Non, en vérité, mon-
sieur, je vous assure, vous ne l'avez pas imaginée;
sans quoi votre cœur aurait hésité, votre cœur au-
rait maintenant le mouvement spontané qui ré-
pare et qui efface. La plupart des actions néfastes
que l'on commet vient de ce qu'on ne s'est pas as-
sez vivement représenté leurs conséquences; mais,
une fois que les images parviennent à notre cer-
veau, l'être tout entier se trouble et rétracte. Je
vous supplie, entendez-moi; je vous supplie, il est
temps encore... Aucun scandale n'a éclaté, vous
pouvez rendre cette enfant à ses parents; votre
fuite en Angleterre peut être expliquée par un
simple voyage d'affaires, il n'y a pas eu de témoins
évidents; il le faut, monsieur Armaury... Vous
auriez pitié, si vous vous rendiez compte de l'in-
tensité de leur douleur. La pauvre Mme de Gha-
rance n'est plus qu'un corps sans âme, c'est le mot.
Elle aimait cette enfant, elle la chérissait d'une fa-
çon à la fois si tendre et si ingénue... C'est un effon-
drement sans limites. Vous atteignez cette fa-
ACTE TROISIEME Ui
mille dans sa plus haute renommée, dans ce qu'elle
a eu jusqu'ici de plus valeureux ! Il n'y a plus qu'un
père écrasé, anéanti, qui va avoir à répondre de-
vant le monde du deuil le plus lourd et le plus la-
mentable qu'on puisse porter... Oh! je sais! je ne
trouve pour vous exprimer tout cela que des épi-
thètes bien banales! Il faudrait que vous voyiez la
chose, la chose!... Dites-moi que vous avez fui
dans un mouvement instinctif, dans une de ces
minutes tragiques qui frappent quelquefois les
hommes les plus intelligents et les plus élevés... ce
qu'on appelle le beau sombre; car le mal a aussi sa
beauté sombre et il a toujours séduit les hommes
de pensée. Mais, monsieur, il y a aussi le beau ra-
dieux, qui vient du renoncement et qui, vous le
verrez, est une émotion très douce, très pure, très
grande... car vous allez leur rendre leur enfant,
n'est-ce pas? Je vous en adjure, au nom de leur na-
vrement. Vous le devez, monsieur Armaury; c'est
une question de devoir sacré.
ARMAURY
En votre âme et conscience, en toute votre bonne
foi, vous êtes sûrement convaincu que je commets
une lâcheté si je ne me rends pas à votre prière!
Eh bien, moi, je pense le contraire; je pense que
c'est en vous rendant cette petite que je serais un
lâche.
MS LA VIERGE FOLLE
l'abbé
Un lâche?.,.
ARMAURY
Absolument 1 Oh! je ne discute pas ma faute; met-
Ions que j'ai agi mal, abominablement... soit! Il ne
me vient pas à l'idée une minute, notez-le, de jus-
tifier l'homme dont le deyoir succombe à l'entraî-
nement de sa tendresse et je ne veux pas prétendre
à la liberté absolue de nos passions... Non; j'ai
aimé, c'est mon excuse, mais ce n'est qu'une ex-
cuse. Seulement, à l'heure présente, la faute est
accomplie, elle est irréparable. Maintenant, il n'y
a plus en face de nous que ses conséquences. Eh
bien, sans que vous vous en doutiez, car vous ne
vous en doutez même pas, tellement vous avez foi
en votre propre morale, vous venez me proposer une
vilenie... Désormais, j'ai acquis d'autres devoirs,
monsieur l'abbé, une autre responsabilité, celle que
je me suis créée vis-à-vis de cette petite, de ce
nouveau foyer... Ne sursautez pas, je n'ai pas peur
du mot : foyer... J'ai maintenant charge d'âme et de
destin, et de quelle âme, de quel destin fragile!...
Et, en fuyant cette responsabilité-là, c'est alors
que je serais un lâche et un hypocrite! Oui, au nom
du même principe, que vous consacrez et glorifiez
à l'autel, celui qui fait que deux êtres s'engagent en
ACTE TROISIÈME Ut
s "aimant à quelque chose de sacré, dont ils accep-
tent les conséquences, au nom de ce même prin-
cipe je ne me reconnais pas le droit de rendre à sa
vie passée une enfant qui n'est plus en état de la
vivre, ni de s'y résigner. J'ai maintenant la garde
d'un cœur, d'un cerveau que j'ai animés, et qui,
j'en ai la conviction, ne peuvent plus se passer -de
moi. Ah! si je n'avais pas cette conviction-là, ce
serait tout autre chose, et je saurais renoncer à
ma propre passion. Seulement, il s'agit ici d'un
amour mutuel que vous pouvez trouver abomi-
nable, mais qui atteint, à mes yeux à moi, une
grandeur immense... Oui, la pauvre petite, je la
défendrai maintenant contre les vrais malheurs qui
l'attendraient, si j'étais assez pleutre pour l'aban-
donner, contre la détresse, le spleen et la diminu-
tion d'elle-même. Je redouterais pour elle les pires
possibilités, même la mort... oh! vous voyez que
je suis orgueilleux!... Je la défendrai contre tous, et
je la rendrai heureuse, monsieur l'abbé, je la rendrai
gaie, je la rendrai saine... je veux la sauver, non la
perdre!... Rien ne m'arrachera à cette sauvegarde^
et comprenez-moi bien, monsieur l'abbé, sur ma
conscience même, je déclare qu'en agissait ainsi
je fais acte d'honnête homme. A mon tour, je vous
dis : c'est une question de devoir!... Vous, au nom
d'une morale dans laquelle vous avez une foi absolue
et qui vous aveugle, vous exigeriez une simple in-
lU LA VIERGE FOLLE
famie... Car c'est en vous rendant cette enfant que
je commettrais l'infamie!...
l'abbé
Nous sommes séparés, monsieur, par tout un
océan d'idées, de convictions!... Vous rendez-vous
compte que ce que vous réclamez, en fait, c'est la
polygamie pure?... Je ne discute même pas, lais-
sez-moi simplement constater qu'avec votre morale
à vous, ce serait rapidement l'anarchie... Ces idées-
là, c'est la fin de la société.
AR.MAURY
C'est le commencement de l'amour!...
l'abbé
Il faut vivre avec son époque et son temps, mon-
sieur!... Nous ne sommes pas les gens de l'avenir,
nous sommes les gens du présent, et nous devons
nous soumettre à ses mœurs, à ses usages et à son
code... (Souriant.) mon cher bâtonnier..
ARMAURY
J'apprécie l'allusion; mais, ce qu'il y a d'extraor-
dinaire, c'est que vous parlez de la société comme
un de ses représentants! Allons donc, monsieur
l'abbé, vous êtes plus que moi en marge de la so-
ciété, vous qui avez fui le devoir social. Si j'ai plei-
ACTE TROISIEME 145
nement suivi la loi d'amour, vous, vous l'avez re-
niée et, pour la société, cela revient au même, cela
est pire!
l'abbé
Vous vous trompez. Mon célibat n'est pas en
marge de la société. Il ne nuit au moins à personne.
ARMA.URY
Allons! Allons! vous êtes bel et bien un indivi-
dualiste acharné, mon cher abbé ! Mais, si champion
inattendu que vous vous fassiez de la vie moderne,
vous n'allez pas jusqu'à prétendre sérieusement, je
l'espère bien, que la société a harmonisé les choses
de l'amour et que tout est bien dans le meilleur des
mondes?... Voyez mon cas de séducteur, juste-
ment. On m'interdit de subir, comme je le veux, les
rigueurs de ma conscience. Périsse cette enfant
plutôt que le principe! Non, non, croyez -en ma
compétence, je me suis penché sur les codes... La
société n'a pas trouvé la solution de l'amour.
l'abbé
Non, c'est la religion...
ARMAURY
Pas plus la religion, car elle a mis le péché à la
base de l'amour, et c'est là une faute impardon-
nable et dont les conséquences ont été incalcu-
13
U6 LA VIERGE FOLLE
labiés. C'est à cause d'elles que nous ne nous com-
prenons pas en ce moment, ni Tun ni l'autre, et que
vous me faites une lâcheté de ce que j'appelle mon
courage...
l'abbé
Courage facile, qui accumule des désastres et
des ruines. C'est le courage du moindre effort...
ARMAURY
Quelle erreur!... Je vais où je dois aller... du côté
des plus grandes ruines, monsieur l'abbé. Vous ve-
nez me parler ici d'autres ruines, celles, dites-vous,
de cette famille éplorée... Eh bien, elles ne sont
que ruines d'amour-propre, des atteintes à des
conventions respectables, mais qui n'atteignent
aucun bonheur vivace. Ces gens-là seront très
affectés, je vous l'accorde, mais ils ne perdront leur
fille que s'ils le veulent bien... Ils n'éprouveront
que des blessures mentales, et il ne tiendrait qu'à
eux de les dominer... Cette douleur-là n'est rien,
rien, en comparaison de celle qu'éprouverait cette
pauvre enfant si je l'abandonnais. Je vous le dis,
il faut que j'aille du côté des plus grandes ruines.
l'abbé, qui se contient difficilement depuis quelques instants.
Des plus grandes?... J'ai promis que je ne pro-
noncerais pas le nom de Mme Armaury...
Silence. — Armaury s'assied tristement, devant l'évoca-
tion du nom qui a résonné ; sa parole est changée.
ACTE TROISIEME U7
ARMAURY
Oui, ma pauvre femme, monsieur Tabbé, ma
pauvre femme!... Voilà le seul désastre; il est im-
mense, et l'amour a aussi une puissance destruc-
tive qui est bien son côté le plus misérable. Ah! la
malheureuse! Ce qui est vrai pour un amour est
ausài vrai pour l'autre... Les deux foyers sont en
balance... Ah! la terrible balance! Et quel calcul
afîreux que de s'en remettre à la décision du pla-
teau qui penche le plus. (Avec effort.) Permettez-
moi de vous dire, pourtant, que je suis le seul en
mesure de pouvoir estimer le degré des deux catas-
trophes entre lesquelles j'ai le choix... Je connais
ma femme, c'est une courageuse, c'est une éner-
gique...
l'abbé
Oh!
ARMAURY
Je ne spécule pas là-dessus, croyez-le bien, ce
serait ignoble! Je constate, je compare les deux dé-
sastres : ma femme souffrira... mais ma femme vi-
vra! Tandis que l'autre, avec son amour neuf, pas
secouru, son amour qui ignore tout de la vie, son
amour qui commence!... Oh! c'est effroyable, un
amour qui commence... Non! Mes vrais devoirs
148 LA VIERGE FOLLE
actuels sont du côté de ce foyer-là. (il frappe résolument
du poing sur la table, comme s'il revivait une dernière fois sa
détermination.) Vous ne le croyez pas, naturelle-
ment, libre à vous. C'est <une toute petite minorité
que ceux qui vivent indépendants; nos actes les
plus probes doivent forcément paraître des folies
ou des crimes aux yeux de ceux qui n'y étaient
pas destinés.
l'abbé
Cette minorité-là veut l'impossible et restera
sans influence!... Heureusement!... Vous ne m'en-
traînerez pas d'ailleurs, monsieur, sur le terrain de
la vaine et facile éloquence. Je me le suis promis...
Je n'ai cherché qu'à être simple.
ARMAURY
Mais non, monsieur l'abbé, n'ayons pas honte de
nous-mêmes; nous ne faisons pas ici de l'éloquence
de chaire, ni de prétoire. Nous le pourrions, en
effet, car nous sommes de vieux adversaires; nous
nous sommes rencontrés depuis les premiers âges
du monde. J'étais la libre pensée, vous étiez la foi...
mais ici nous abdiquons, (Très simplement.) nous ne
sommes plus que les missionnaires des âmes que
nous avons à défendre.
l'abbé, reprenant son chapeau après un instant de réflexion.
Eh bien, là où j'ai échoué, d'autres réussiront
ACTE TROISIEME 149
peut-être... C'est exact : je n'ai supplié et je n'ai
parlé qu'au nom des intérêts de ceux que j'aime...
ARMAURY
Quelle belle parole vous venez de dire là!... Il
n'y en a pas de plus belle!... Les intérêts de ceux
qu'on aime... Hélas!... (il pousse un très lourd soupir,
puis considère l'abbé; et, avec un certain frémissement de la voix: )
Séparons-nous, monsieur l'abbé; cette flamme qui
m'agite, cet amour qui me commande, vous ne le
connaissez pas, vous ne le connaîtrez jamais. N'es-
sayez pas de juger une chose que vous avez reniée,
et dont la beauté vous est totalement fermée. Vous
n'aviez que faire dans ce combat; vous étiez le
dernier à devoir vous trouver ici. Dites-vous sim-
plement en partant que si vous n'avez pas ébranlé
cette porte, c'est qu'il y avait derrière des trésors
qui vous étaient interdits...
l'abbé
Les miens me suffisent et leur beauté est plus
manifeste... Les trésors dont vous parlez brillent
d'un éclat orgueilleux et solitaire... Les miens
s'éclairent au jour et à la lumière d'un amour plus
vaste et plus salubre.
ARMAURY
Plus un mot, monsieur l'abbé. Chacun a sa con-
13.
150 LA VIERGE FOLLE
ception humaine ou divine de ramour!...Et ce
sont des convictions inébranlables. Retournez à
ces gens et allez leur dire que la proie que j'ai prise...
je la garde!
L ABBÉ, après un silence.
Je n'ai donc plus qu'à aller rendre compte à la
famille de Charance de l'échec de ma démarche...
Non, nous n'étions pas faits pour nous rencontrer,
c'est Arai, mais il y a toujours un carrefour où les
routes les plus diverses se rencontrent : c'est le
carrefour de la douleur. Je ne m'illusionnais pas
sur l'issue de cette démarche; je me suis restreint
à la supplication. Ma place n'est pas ici, vous
l'avez dit, et, en le disant, vous avez fait appel in-
consciemment à une autre voix que la mienne, la
voix qu'il fallait que vous entendiez, qu'il faut que
vous entendiez... Permettez-moi de m'effacer de-
vant elle....
ARMAURY, inquiet.
Que voulez-vous dire? A qui faites-vous allusion?
l'abbé, ouvrant la porte de droite.
A la personne qui est au fond de ce corridor et qui
n'attend qu'un signe de moi pour entrer... Je vous
salue... (Il fait un geste et demeure sur le seuil quelques se-
condes. Puis il laisse passer Mme Arraaury.) Entrez, ma-
dame!... Je vous souhaite plus de bonheur.
Il sort.
ACTE TROISIÈME 151
SCÈNE IV
ARMAURY, FAN.NY
FAN N'Y
Bonjour, Marcel.
ARMAURY
Toi aussi!... Te voilà donc, ma pauvre Fanny..
FANXY, qui s'appuie.
Je croyais que j'aurais eu plus de courage en te
revoyant, mais, malgré tout... c'est une si grande
émotion...
AR-MAURY
Oui, une grande émotion pour moi aussi, (ils restent
ainsi sans pouvoir plus rien se dire, la gorge contractée, ni près,
ni loin l'un de l'autre.) Alors, puisqu'on ne se tend même'
pas la main... mets-toi là... assieds-toi.
Il lui indique doucement la borne du milieu. Elle
s'assied. Silence.
FANNY
Tu ne m'attendais pas... tu ne croyais pas que
j'en étais... et tu te dis, sans doute : « Où cela s'ar-
rêtera-t-il? » Tu te demandes combien nous sommes
à tes trousses? N'est-ce pas?
15-2 LA VIERGE FOLLE
AmiAURY
Oh! c'est un calcul facile à faire; mais, les autres...
voilà qui m'est égal! Il n'y a que toi qui comptes,
Fanny...
FANNY
Je m'en doute. (Elle relève sa voilette. Ils se regardent.) Je
suis venue... quel voyage!... oh! mais pas pour ce que
tu redoutes. Va, tu n'auras pas la scène de larmes...
tu ne l'as jamais eue de moi, c'est une justice à me
rendre, n'est-ce pas? Maintenant que je souffre,
que tout est écroulé, que je suis la plus malheureuse
des femmes, tu ne l'auras pas davantage... Oh!
certes, mon premier mouvement a bien été de me
venger, de me joindre à eux pour venir te crier des
injures. Tu es parti si lâchement l'autre jour, sans
même une précaution, sans la plus petite délica-
tesse ! Alors, je les ai suivis... Mais tu n'auras ni mes
larmes ni ma colère, cela non plus, Marcel. Les
autres croient, en ce moment, que je suis déjà à tes
pieds sans doute, à te supplier, à m'accrocher à
toi. Ils escomptent que je vais tout sauver, em-
porter d'un coup la situation! Non, non... j'ai ré-
fléchi en voyage, je me suis calmée. Je ne te don-
nerai pas le spectacle de ma détresse. Pour ça, les
quatre murs d'une chambre solitaire suffisent et
valent mieux.
ACTE TROISIÈME 153
ARMAURY
Je sais que tu n'as aucune bassesse, Fanny, au-
cune humilité, même dans la douleur...
FANNY, souriant tristement.
Je n'ai que des qualités, n'est-ce pas? Dis-le,
dis-le donc!...
ARMAURY
Oui, certainement, je le pense, je le pense de
toutes mes forces...
FANNY
C'est bien ce qu'il y a de plus abominable, c'est
que tu le penses I C'est qu'en effet tu peux me
croire toutes les qualités, sans m'aimer pour cela,
si peu que ce soit!
ARMAURY
Fanny, si j'osais m'expliquer, si je l'osais, j'irais
jusqu'à dire, en toute sincérité, que...
FANNY, vivement.
Que tu m'aimes?... Eh bien, ne le dis pas, car ce
ne serait pas vrai. Oh! je sais que, malgré tout, tu
as de l'affection pour moi. Tu vois jusqu'où je
vais? Qui sait même si, à certains moments de ta
vie, dans les grands jours, tu n'as pas eu de la
tendresse!...
154 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY
Une tendresse immense, une sympathie de tous
les instants...
C*est bien possible ! Mais tu ne m'as jamais
aimée, Marcel, tu ne m'as jamais aimée... (Elle hésite.)
physiquement. Oh! ne proteste pas! ce sont des
choses qu'on n'ose pas se dire durant quinze ans...
on ne l'ose pas, par un sentiment humilié facile à
comprendre, mais, maintenant, qu'est-ce que je
risque à me l'avouer!... Tu m'as désirée huit jours,
un mois peut-être..., tu vois que je précise..., les
premiers temps de notre mariage! Et encore! En
tout cas, c'a été tout! Pourquoi? j'en valais bien
une autre; je n'étais pas laide, je n'étais pas sotte;
bien des hommes m'ont fait la cour. Pourquoi?
C'est injuste!... Ton mariage a été un mariage de
raison. Tandis que moi..., moi, je t'ai tant aimé!
Tu as été mon Marcel dès le premier jour, tu as été
pour moi quelque chose comme l'idole... je chéris-
sais ta supériorité, je me réchauffais à ta gloire;
j'étais fière quand j'entrais dans les salons avec
toi, heureuse quand nous en sortions et que nous
n'étions plus que nous deux sur la terre! Oh! mais
heureuse ! (Le bras tendu vers lui, comme dans un reproche
désolé.) Cela, tu l'as su, cela, tu n'en doutais pas...
ACTE TROISIEME 155
ARMAURY
Je te laisse parler, je t'écoute comme on écoute
son propre jugement, le jugement qui vous con-
damne! (Énergique tout à coup.) Et pourtant ce n'est
pas vrai, je t'ai aimée, et je persiste à t'aimer en-
core.
FANNY, avec véhémence
Mais non, malheureux! mais non, et ne proteste
donc pas, car c'est bien ce qui me sauve! C'est ma
chance que tu ne m'aimes pas... ma veine... car,
si je n'avais pas été préparée par des années, de
longues années d'inquiétudes, malheureux, ne
vois-tu pas que ta rupture, maintenant, ce serait
ma mort, ma mort sans phrases! Je ne la suppor-
terais pas. Quelle horreur!... Tandis que, mainte-
nant, cet écroulement et cette solitude me trouvent
même plus forte que je ne m'y attendais. C'est bien
parce que tu ne m'as pas aimée que je puis être ici
et que nous pouvons nous parler sur ce ton calme,
presque tranquille, irréparable. Voyons, est-ce
qu'autrement, je ne te dirais pas des choses ter-
ribles... des choses... (Et ses yeux pétillent en le disant.) que
je puis refouler dans ma gorge, malgré l'envie
qu'elles ont d'en sortir! Et si tu m'aimais, toi, si
peu que ce soit, crois-tu que, depuis que je suis
ici, tu ne m'aurais pas couverte d'injures ou serrée
dans tes bras!...
156 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY
Fanny, ce n'est pas le désir qui m'en fait dé-
faut!... mais je m'efforce au calme de toute l'éner-
gie que tu me connais, je redoute l'éclat de nos sen-
sibilités... Sans quoi...
Il a un mouvement vers elle. Fanny, le voyant, se lève,
avec un mouvement inverse de pudeur froissée.
FANNY
Oh ! je n'ai pas réclamé !... Je t'en prie... Toi aussi
tu me connais, j'ai horreur des pleurnicheries, et
je n'attache pas, mon Dieu, un tel prix à ma propre
personne. Je ne serai pas comme tant d'autres, va...
je n'irai pas crier sur les toits mon chagrin ni tes
lâchetés : je tâcherai de me faire un veuvage très
digne.
ARMAURY
Ah! Fanny! l'être d'élite et de distinction que tu
es méritait mieux que ce que je t'ai donné; tu va-
lais tous les bonheurs... Fanny, je suis voué au si-
lence devant toi et sois sûre que, si je ne tenais pas
justement à éviter une explication profonde, une
explication qui ne nous mènerait à rien de bon,
sois sûre que je trouverais d'autres paroles et une
autre attitude que celles auxquelles je m'efforce,
auxquelles je m'accroche... comme à une consigne!
ACTE TROISIEME 157
FANNY
Mais, je les devine, tes paroles, va! je les devine
toutes! Ne te donne pas la peine. Excuses, fata-
lité,pas d'enfant, obligation de me quitter, etc.,etc.!. .
Merci bien!... je suis de ton avis; pas de ces écœu-
rements-là, pas de ces oraisons funèbres qui doivent
être plus vaines que la mort!... Non, des mots pré-
cis. (Elle se rassied.) Eh bien, je suis venue avec ces
gens pour te poser, moi, une seule et unique ques-
tion; sois tranquille, pas plus, un oui ou un non!...
Oh ! je prévois d'ailleurs quelle sera la réponse, mais
c'était nécessaire qu'elle me vînt de toi, que je l'en-
tende une fois de ta bouche... Je te jure, Iprsque tu
m'auras répondu, ce sera tout... je m'en irai très
simplement, comme je suis venue... Voilà.
ARMAURY
Parle donc.
FANNY, hésitant tout à coup, hachant les mots.
^C'est difficile à te demander... Enfin, à mots
couverts, tu comprendras ce que je veux dire...
Voyons... As-tu l'impression... que c'est pour la
vie... Comprends... Crois-tu que ce soit une de ces
14
158 LA VIERGE FOLLE
passioris définitives qui tiennent toute l'existence...
enfin...
Elle ne continue pas. Les mots expirent. Elle attend, le
visage tendu anxieusement vers lui. Long silence. —
Armaury est assis à une table, là tête cachée par une
main. De l'autre, il caresse machinalement le bois de la
table.
ARMAURY
Ce que tu demandes là est sans réponse! Gom-
ment veux-tu? La vie, c'est bien long... (ll parle péni-
blement, lentement, très bas.) De plus, si je suis évidem-
ment dans l'état d'esprit d'un homme assez em-
porté pour sacrifier jusqu'à ses affections les plus
chères, et..
FANNY, très vite, en fermant les yeux.
Bon... compris... compris... Ne va pas plus. loin...
Pour que l'homme que tu es réponde comme tu ré-
ponds, dans un moment pareil, c'est qu'il est inu-
tile d'insister... Compris... J'en étais sûre d'ail-
leurs... Ce n'était qu'une formalité. Quand quel-
qu'un de ta trempe, grave, pondéré, prend une telle
résolution, et casse tout, il n'y a plus rien à faire!...
J'ai compris. Tu me passerais sur le corps... Tu
passerais sur tout... tu nous sacrifierais tous... tu
passerais sur ta propre douleur... C'est fini!...
{Sur la borne où elle est assise, le corps a im fléchissement de
mort. Puis, d'un mouvement lent et lassé des épaules et de la
ACTE TROISIEME 153
main, elle rajuste son manteau ; très simplement, elle se soulève,
le pas traînant.) Alors, je ne vais plus te demander
qu'une seule chose... une seule, vois-tu, mais j'en
ai tant besoin! (Elle a un tremblement.) S'il survenait
dans ta vie un accident... sait-on jamais, n'est-ce
pas? il y a tant d'imprévu!... c'est vrai... la vie
est bête... une voiture qui passe et qui écrase... la
maladie... enfin, qui peut répondre de l'avenir?...
mille choses!... tu as quarante ans passés... elle est
très jeune... dans quelques années, sait-on, un dé-
saccord... enfin, écoute, s'il arrivait qu'à votre tour
vous deviez vous séparer... ^Très vite, dans une sorte de
secousse de désespoir.) je te demande seulement de
m' assurer que c'est à moi que tu reviendrais!
Étonné d'abord, il la regarde, puis ses yeux se mouillent.
ARMAURY
Oh! cela, de tout mon cœur, Fanny! Tu peux
en être sûre... Je te le jure, de tout mon remords et
sur toute notre ancienne tendresse!
Silence.
FA>>Y
Et, maintenant, il va falloir que je vive de cette
petite parole-là!... Il le faut, il le faut, ou je serais
perdue!... Avec ça, tu comprends, je vais pouvoir
passer le pont... le pont de la douleur... si long qu'il
160 LA VIERGE FOLLE
soit. Autrement, je crois bien, Marcel, que je mour-
rais tout à coup... Le vide tout noir, là, devant soi...
le trou... brrr!... Tandis qu'ainsi, avec la compa-
gnie au moins de cette attente, avec l'idée qu'on se
reverra tout de même un jour... car c'est fatal,
c'est sûr, c'est sûr, on se retrouvera... eh bien, alors,
j'aurai du courage! Tout ne sera pas mort.,, il y
aura le point fixe, là-bas.,. Illusion pour toi, peut-
être, réalité pour moi! Cette idée va s'ancrer en
moi, qu'on vieillira peut-être ensemble, que nous
serons là, tous deux, tout vieux... que nous aurons
notre vieillesse comme nous avons eu la jeunesse...
que je serrerai tes mains dans les miennes, avant de
partir pour le grand voyage... Cela me fera même
tenir à ma propre vie... cela me forcera à me soi-
gner, à ne pas me laisser aller comme celles qui ont
renoncé complètement,., afin que tu me'^^retrouves
encore un peu ressemblante à ce que j'ai été, quand
nous vivions ensemble!...
ARMAURY, pleurant, la tête dans ses mains.
Ah ! Fanny, tout ce que tu dis là, tout ce que tu
dis là,,, c'est immense!,,.
FANNY
Pas un mot de commisération, je t'en prie, pas
un mot, ou je n'aurai même plus la force de me
ACTE TROISIÈME 161
lever et de m'en aller! Et Dieu sait ce qu'il va m'en
falloir de force! Je vais tâcher de m'imaginer...
n'importe quoi... que tu es parti pour un long tour
du monde. Il y a des femmes... tiens, Thérèse Vi-
dal, par exemple... dont les maris sont en expé-
dition, très loin, durant des années... Elles sup-
portent très convenablement l'absence, à cause de
l'idée... l'idée!... Tu as parfaitement bien fait. Mar-
cel, de me parler avec cette franchise. C'est très
bien comme ça... et c'est tellement mieux! Tu au-
rais pu mentir... tandis qu'ainsi je préfère renoncer
complètement à tout faux espoir de replâtrage...
Au moins, comme ça, c'est net... on ne perd pas son
temps à des chimères, à des désespoirs, des rages
contre lesquelles on finit par se casser la tête!... Je
vais tout de suite m'y mettre... Oh! j'ai déjà tâché,
aujourd'hui... Ce matin, je me suis dit : « Tiens,
puisque je suis à Londres, profitons-en tout de
même... » Alors, j'ai été à Westminster, j'ai visité
les musées, la National Gallery, j'ai tâché de m'en-
thousiasmer pour des tableaux... Ah! dame, ce
n'était pas facile!... J'ai entrevu toutes les villes
que j'aurai le temps maintenant de visiter. J'ai
entrevu ce que sera désormais cette existence de
voyages... toutes ces villes où il me semble que la
plus grande angoisse que j'éprouverai, c'est de ne
plus avoir quelqu'un à qui envoyer de télégramme
en arrivant... comme aujourd'hui... car c'est la pre-
14.
162 LA VIERGE FOLLE
mière fois que je suis arrivée quelque part sans
écrire sur un bout de papier : « Suis bien arrivée,
chéri! » «
ARMAURY
Si tu t'es juré de ne prononcer que les paroles les
plus émouvantes, les paroles qui trouent l'âme...
ah! tu as pleinement réussi, Fanny! Je ne puis te
dire que cela, c'est peu, mais je te le dis dans un
grand bouleversement : je n'ai pas en moi la possi-
bilité de modifier les événements, je n'en suis même
plus le maître... mais, qu'il arrive, un jour quel-
conque, un de ces imprévus que tu viens d'énu-
mérer, et qui sont plus forts que nos volontés,
ah! c'est à toi seule, Fanny, que je courrai, de tout
mon élan!
FANNY
Tu vois que j'ai bien fait de venir! Je le savais,
je le savais qu'il sortirait de notre rencontre, quel-
que chose de bien, d'utile... Les autres sont là, à
attendre... ils croient que nous sommes en train de
nous dire les pires horreurs, toutes les saletés
qu'on se jette à la tête en pareil cas... et, au con-
traire, entre nous, il y aura eu, non pas un rappro-
chement, mais quelque chose comme... une com-
plicité de l'avenir... quelque chose de bien à nous
ACTE TROISIEME i63
deux. (Fébrile.) Oui, oui, je sors de là avec un petit
peu de lumière, de l'énergie au cœur... C'est très
bien... c'est très bien.
. ARMAURY, éclatant en larmes et courant à elle.
Fanny! Fanny! Oh! je ne peux plus... j'étouffe...
FA>'>'Y, l'interrompant avec un grand retrait de tout l'être.
Non, surtout pas cela, pas un geste, mon ami,
pas un mouvement vers moi. pas une fausse note,
Marcel!... Je sais que tu meurs d'envie de me serrer
dans tes bras... je le vois, j'en suis sûre... mais ne
le fais pas, je t'en supplie... Pas un geste maladroit!
C'est surtout ce baiser-là qu'il faut savoir ne pas
nous donner!... Non, quittons-nous sur cette espèce
de lumière ; nous ne trouverons pas mieux. N'ajoute
pas même un mot, ce serait de trop. Nous n'avons
pas laissé échapper la moindre bévue, la moindre
rancœur... je t'assure, c'est très bien, très satis-
faisant. Maintenant, je vais être forte, Marcel!..
Avec ce petit bout d'espoir, cette promesse, je
vais t'attendre patiemment, et avec un grand cou-
rage...
Elle va vivement à la sonnerie du mur.
ARMAURY
Qu'est-ce que tu fais?
164 LA VIERGE FOLLE
FANNY
Je fais prévenir tout de suite He* père et le fils
qui sont dans un salon, à attendre anxieusement le
résultat de notre entrevue. Je vais leur dire que tu
es parti, que tu t'es en allé. Sors par ici, ils ne te
rencontreront pas. J'arrangerai tout; je me charge
de mettre les choses au point... Tu peux me laisser,
maintenant, sans peur... (Elle relève une tête énergique
où des larmes brillent dans les yeux et où un sourire lumineux
palpite.) Au revoir, Marcel. A un jour quelconque...
si loin qu'il soit! le jour que tu voudras... Je serai
là! Va, mon ami... va!...
Droite, sans le regarder, comme transflgurée par l'effort,
elle demeure ainsi, les bras tendus, empreinte d'un
désespoir radieux. Il sort brusquement, presque en
courant, comme quelqu'un qui va pleurer dehors.
Restée seule, immobile, les traits peu à peu se déten-
dent comme s'ils reprenaient l'expression ordinaire de
la vie, et la tristesse y reprend sa ligne habituelle.
LE DOMESTIQUE DE l'hOTEL, entrant.
Did Madam ring?
FANNY
Voulez-vous prévenir les deux personnes qui at-
tendent dans le petit salon... (Elle désigne la porte du
corridor.) qu'elles peuvent entrer ici... qu'on les
attend.
Elle reste seule, essayant alors de se maîtriser, de se
dominer.
ACTE TROISIÈME 165
SCÈNE V
FANNY, AMÉDÉE DE CHARANCE et GASTON
DE CHARANCE
DE CHARANCE
Eh bien, il est parti?
FANNY, très simple, cherchant le ton de voix
de la conversation.
Il vient de s'en aller...
DE CHARANCE
Alors?...
FANNY
Eh bien... eh bien, il n'y a rien à faire...
DE CHARANCE
Ah! C'est votre impression?...
GASTON
Que s'est-il passé?... Racontez. Vous avez parlé
de nous, vous avez parlé en notre nom?...
i66 LA VIERGE FOLLE
FA>NY
Si j'ai parlé de vous? Je crois bien! Je n'ai fait
que cela. Il m'a répondu que tout lui était absolu-
ment égal... que, d'ailleurs, il ne se battrait pas...
GASTO>'
Ah! ah!
FA>^Y
Qu'il était décidé à opposer une fin de non-rece-
voir à toute provocation, à toute démarche ou
agression... Voilà!... Nous avons vu ce que nous
voulions voir. Il ne nous reste plus qu'à nous en re-
tourner... à Paris, et au plus vite!
DE CHARA>CE
A nous en retourner... Vraiment... tel est votre
avis?...
FANNY
Dame! Que voulez-vous que nous fassions de
plus? Nous avons tout épuisé. De quoi avons-nous
l'air, à la fin?... D'une noce de vaudeville!... Voyez-
vous ce cortège emboîtant le pas derrière cet homme
et cette femme... Mes amis, il n'y a plus qu'à ren-
trer chacun chez nous, prendre notre parti de l'ir-
rémédiable et faire au moins que nous ne devenions
pas risibles.
ACTE TROISIEME 167
DE CHAR AN CE
Je ne crois pas, madame, qu'on puisse se moquer
d'un père qui se défend avec désespoir et qui se
défendra avec toute la force de son indignation,
je vous le garantis. La résignation vous vient avec
facilité! Après tout, vous ne dépendez que de vous-
même; il y a moins d'affaires engagées, moins de
choses en jeu de votre côté que du nôtre...
GASTON
Mais, madame...
DE CHARANCE, lui imposant silence.
Une seconde, Gaston... Madame, vous nous con-
seillez à chacun la résignation et le renoncement
que vous nous distribuez avec un sang-froid que
vous n'aviez pas, hier encore, et...
FANNY
Je ne l'avais pas hier, parce que je n'étais pas
persuadée encore de l'irréparable, je ne m'étais
pas heurtée moi-même à l'impossible comme je
viens de le faire...
DE CHARANCE
Justement, madame, voilà où je voulais en venir.
Dans mon effondrement, moi, je n'ai plus qu'une
168 LA VIERGE FOLLE
idée : que notre honneur s'en sorte avec le moins
d'atteinte possible. Je vous propose une solution
légale, amiable...
FANNY
Je ne comprends pas, que voulez-vous dire?...
DE CHARANCE
C'est très simple. Puisque vous abandonnez,
dites-vous, complètement la partie et renoncez à
tout espoir, mettons-nous, socialement, en règle.
Divorcez! Quel que soit notre sentiment de tris-
tesse, je crois que ma femme, comme nous, consen-
tirait à sauver l'honneur de la maison et de sa fille.
L'union de ma fille à son séducteur ne serait plus
qu'une demi-honte, qu'un demi-désespoir.
GASTON
Mon père a raison.
FANNY
Vous en avez de bonnes, vous!... Tiens, parbleu,
je comprends ça! Et moi, là-dedans?...
GASTON
Mais, madame, n'est-ce pas vous-même qui, à
l'instant, parliez de renoncement ?
ACTE TROISIÈME 169
F AN N'Y
Renoncer, oui... mais, divorcer au bénéfice de
votre fille?... Ah! non, par exemple, non, vous
n'y pensez pas! Ça se lit dans les romans, ces
choses-là, cher monsieur. Me voyez-vous... pour le
bonheur de celle qui me l'a pris...
DE CHARANCE
Oh! bonheur...
FANNY
...aller jusqu'à cette abnégation. Ça deviendrait
de la bêtise. Je n'ai pas ce sublime-là dans mon
cœur!... Douleur, résignation, soit! Mais pas ce
petit marché!
DE CHAR AN CE
Nous n'insistons pas... Je lançais d'ailleurs cette
proposition comme une dernière bouée de sauve-
tage... à tout hasard!
GASTON, insistant.
Cependant, père, il ne dépendrait que de nous...
FANNY, agacée.
Tiens, parbleu! Jamais! jamais, vous entendez,
et quand je dis quelque chose... je le tiens, jeune
homme !
15
170 LA VIERGE FOLLE
GASTON, se levant avec rage.
Alors, pas de réparation possible, pas de duel...
rien... C'est bon! Je sais ce qu'il me reste à faire...
FA>NY
Hein
GASTON
uisque ce lâche refuse jusqu'à mes témoins,
jusqu'à nos entrevues, fuit comme un pleutre, se
dérobe avec la dernière des bassesses, eh bien, moi,
je te jure, père, que nous aurons la réparation vou-
lue. Notre honneur sera vengé...
F AN A Y
Qu'est-ce que vous venez de -dire, vous? Répétez,
répétez...
DE CHARANCE
Voyons, Gaston, du calme. Nous n'avons plus
rien à faire ici. Viens marcher dehors, mets ton
chapeau et allons-nous-en...
FANNY
Oh! mais ne croyez pas que je vous laisserai
partir comme ça! Vous venez de laisser échapper
ACTE TROISIEME 171
une parole imprudente... vous allez m'en donner
Texplication.
DE CHARANCE, ironique.
Vous le défendez, maintenant, avec une ardeur!..
GASTON
Je n'ai pas dit, madame, quelles étaient mes in-
tentions...
Vous ne l'avez pas dit... non, vous l'avez hurlé!
Et puis, je vous connais, vous êtes un cerveau brûlé,
un brouillon... Vous êtes capable de tout. Quand
vous êtes monté, vous perdez la tête. Voyons,
monsieur, dites comme moi... voulez-vous exhor-
ter votre fils au calme? Dites que vous l'empêche-
rez de faire un éclat, des bêtises, est-ce que je sais,
moi!... Vous avez déjà eu des histoires avec lui...
oui, cette histoire du Jockey-Club, quand on lui a
arraché des mains un joueur qu'il avait à moitié
éborgné, dans sa rage...
GASTON
Mais, madame, vous ne savez pas ce que vous
dites! Il s'agissait aussi d'une sanction... bien moins
grave, d'ailleurs! Ici, il ne s'agit plus même d'une
sanction, mais d'un châtiment.
172 LA VIERGE FOLLE
DE CHARA>'CE
Mon fils a, comme son père, les sentiments de
l'honneur très profondément ancrés en lui...
Oh! mais, oh! mais, c'est que je commence par
en avoir assez !... par-dessus la tête 1 C'est inouï à la
fini... Votre honneur, votre honneur! Sa faute!
Son crime! Il n'est jamais question que de mon
mari. Mais, votre sœur, à la fin, si on en parlait un
petit peu... Il serait temps! Nous sommes tous là,
affalés, à pleurer, autour de sa virginité perdue,
comme s'il s'agissait d'un deuil national!... Si mi-
neure qu'elle soit, on ne viole pas une femme sans
son consentement...
DE CHARANCE
Madame, ce ton de votre part est inadmissible...
GASTON
Ma sœur était la plus respectable et la plus res-
pectée des jeunes filles...
FAN N'Y
Allons, allons, des choses qu'on dit!... Cela n'em-
pêche pas que je l'aie vue, de mes propres yeux vue,
ACTE TROISIÈME 173
à Dinard, à Paris, frotter ses jupes après lui...
C'était scandaleux!...
DE CHAR AN CE
Madame, encore une fois, je ne tolérerai pas ce
langage.
FANNY
Oh! tolérez ou ne tolérez pas, je dirai ce que j'ai
sur le cœur, à la fm! J'éclate! Rappelez-vous les jo-
lies lettres de cette petite. Une innocente!... Elle
est bien bonne!... Mais c'est elle qui courait après
lui et qui sait si, dans toute cette histoire, ce n'est
pas mon mari qui a été le naïf? C'est d'elle que vient
notre malheur à tous, et il faudrait encore peut-être
que je divorce pour lui faire plaisir!...
DE CHAR AN CE
Je ne vous ai rien demandé, madame, vous dé-
tournez le sens de mes paroles, et, en tout cas, je
ne vous permets pas de porter sur ma famille les
jugements que...
FANNY
Votre famille!.,. Plût à Dieu que je ne l'eusse ja-
mais rencontrée... Nous serions heureux, à cette
heure!... Votre famille exécrée!...
15.
174 LA VIERGE FOLLE .
DE CHARANCE
La colère vous emporte, vous ne savez plus ce
que vous dites... Je pensais, madame, que nous
étions venus en amis tous les trois...
FANNY
Ça aussi! Parlons-en de cette jolie amitié!... J'ai
encore votre ton insultant dans l'oreille quand
vous m'avez annoncé avec cette brutalité mon dé-
sastre, qui valait bien le vôtre... Jusque dans le
voyage, vous m'avez humiliée, vous avez fait sai-
gner mon cœur et mon orgueil. Et maintenant que
mon bonheur est ruiné, vous voulez vous acharner
dessus...
DE CHARANCE
Viens, Gaston, nous n'avons plus rien à faire ici...
GASTON
Oui, père. Je sais ce qu'il me reste à faire...
FANNY
Eh bien, partez... Allez, toute la famille!... Allez
donc!..; Mais n'ayez pas le malheur, vous, mon gar-
çon, entendez-vous, n'ayez pas le malheur de tou-
cher à un seul de ses cheveux, ou c'est à moi que
vous aurez affaire...
ACTE TROISIÈME 175
GASTON
Je ne dépends qrue de moi-même !
DE CHARAXCE, l'entraînant.
Viens, Gaston, viens!
FA>>Y
Essayez !
GASTON
Je n'ai d'ordres à recevoir de personne. Nous
verrons !
FANNY, à la porte.
A un seul de ses cheveux... Essayez! Essayez!...
(De la porte, dans l'affolement, elle les menace, puis elle se
retourne comme s'il y avait quelqu'un dans la pièce, épouvantée
tout à coup des mots qui viennent de sortir de sa bouche, et, les
bras tendus vers l'autre porte, elle continue désespérément à parler
tout haut au témoin absent.) Marcel, Marcel, si tu m'en-
tendais, si tu entendais ce que je viens de
dire là!...
Elle se laisse aller, à bout de forces, la tête sur le
canapé.
RIDEAU
ACTE QUATRIÈME
Petit salon attenant à une chambre de Savoy-Hôtel.
Porte (le la chambre à droite. Porte d'entrée à gauche. On
aperçoit la salle de bains, dans le fond. Chaise longue au
milieu de la pièce. Au lever du rideau, une maid prépare
le bain. On entend le bruit des robinets.
SCÈNE PREMIÈRE
MARCEL, DIANE, LA M.\ID
LA MAID
C'est prêt. Madame ne le veut pas trop chaud?
DIA.NE
Non.
LA MAID, revenant.
Alors, il est bien.
DIA^"E
J'espère que vous n'avez pas oublié la veilleuse
178 LA VIERGE FOLLE
comme la nuit dernière. J'ai été obligée de laisser
la lumière électrique.
LA MAID *
Je l'ai préparée... elle est là... Où madame veut-
elle que je la place dans la chambre?
DIANE
Je ne sais pas... Laissez, je me l'arrangerai moi-
même... je ne me rends pas compte de l'endroit.
LA MAID
Madame veut-elle que je lui enlève son peignoir?
DIANE
Non, merci. Je me mettrai au bain toute seule...
Vous pouvez aller vous coucher, maintenant. Il est
horriblement tard.
LA MAID, allant à la porte gauche.
Voilà les babouches. (Elle met les babouches aux pieds
de Diane étendue sur la chaise longue en déshabillé. En s'en allant:)
Faut-il laisser toutes ces fleurs ou faut-il les mettre
dans le corridor?
Elle désigne une quantité d'hortensias bleus disséminés
dans la pièce.
ACTE QUATRIÈME 179
DIANE
Il n'y a rien à craindre. Ce sont des hortensias...
Ça ne sent pas.
LA MAID
Bonsoir, monsieur et madame.
Elle sort.
SCENE II
DIANE, ARMAURY
Diane s'approche de Marcel et l'embrasse tendrement.
DIA>E
Tu as mauvaise mine, tu es pale, tu t'en donnes
du mal, mon pauvre coco... je t'en donne du mal!
Elle lui embrasse les mains.
ARMAURY, lui prenant les siennes doucement.
Mon chéri, peux-tu dire pareille chose 1 II fallait
bien s'attendre à toutes ces broussailles sur notre
chemin. Je les écarterai.
DIANE
Quelle heure est-il?
180 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY, tirant sa montre.
Minuit et demi... non une heure, 'tu prends ton
bain?
DIA>'E
J'y vais.
ARMAURY
Cela ne te gêne pas que je fume?
DIANE
Au contraire.
Un temps.
ARMAURY
Demain matin... tout à Theure, j'irai trouver
l'avocat anglais, pour connaître l'étendue de nos
droits et les poss...
DIANE, l'interrompant.
Non, non, je ne veux pas!... à aucun prix!... je
ne veux pas que tu sortes demain. J'ai peur. Pro-
mets que tu passeras ta journée entière ici, que tu
ne sortiras pas.
ARMAURY
Mais, folle, mignon, il n'y a rien à craindre! Je
sortirai dès six heures du matin si tu préfères, et
je rentrerai à dix.
ACTE QUATRIEME 481
DIANE
Fais-moi ce plaisir, coco... Obéis... Oui, j'ai peur
de Gaston... Qu'est-ce que cela te fait? On nous
servira ici... je ne veux même pas que tu descendes
à la salle de restaurant. Tu n'es pas bien ici, dans
mes bras ? (Elle lui passe les bras autour du cou.) Dire que
c'est pour conserver ces bras-là que tu te donnes
tout ce mal? Tu les aimes?
ï ARMAURY
Si je les aime!... Ce corps-là, cette chair de fleur,
c'est toute ma récompense, tout mon but! Ah! ta
joyeuse impudicité, et cette espèce de candeur
douce d'enfant, sans notion de soi-même... (il la prend
sur ses genoux.) Quelle fraîcheur que ton amour! Quel
jeune camarade ! J'ai tellement peur de te dé-
sillusionner, Diane! Tu te faisais peut-être une
toute autre idée de l'amour?...
DIAN'E
Oh! non, mon pauvre Marcel! L'amour, l'amour...
je n'en attendais pas tant! C'est un tel prodige!...
C'est comme si on était parti sur une petite rivière,
et puis... on se trouve en plein océan...
ARMAURY
N'importe, le mot n'est-il pas plus grand que la
16
182 LA VIERGE FOLLE
chose, mon mignon? La splendeur du mot nous
cache le désastre... Ainsi, quand le clairon résonne,
il fait se dresser devant nous tout de suite l'idée
de la victoire et pas celle de la défaite... et pour-
tant, au bout, au bout, qu'est-ce qu'il y a?
DIANE
Mon chéri, nous sommes deux pauvres petits
cocos; on ne nous fera pas de mal, et nous vain-
crons.
ARMAURY
Oui, oui, il faut vaincre! Ce serait trop bête!...
Ah! on va A'oir, on va voir!... Dans deux jours,
nous commençons par déguerpir en Ecosse, ou bien
veux-tu aller à Liverpool! Ce n'est pas. mal, Liver-
pool, autant qu'il me souvient...
DIANE
A quoi bon changer? S'ils doivent nous suivre,
si on nous traque, que ce soit dans cette chambre,
ou que ce soit ailleurs!... On est très bien, dans cet
hôtel ; il y a une tapisserie bleue, il y a toi, il y a
moi... Que cela dure encore un bout de temps...
c'est tout ce que je demande.
ARMAURY
Oh! Dianette, je n'aime pas ce genre de phrases...
Et puis, tu les dis avec un petit sourire triste...
ACTE QUATRIÈME 183
DIANE
Moi! allons donc!... Tu te contredis... Marcel, re-
garde-moi bien dans les yeux. Je ne suis pas une
triste, je suis heureuse, je suis contente, je suis ra-
dieuse; jamais tu ne verras la plus petite larme dans
mes yeux; il n'y a que de la reconnaissance infinie
pour tout ce que tu fais, et du grand bonheur très
doux... Mais qu'est-ce que tu veux, cela n'empêche
pas de constater en souriant que rien ne va, et je
n'en suis pas plus triste pour ça... Ce n'est pas moi
qui suis triste, c'est toi, je te ferai remarquer.
ARMAURY
Tiens, tu me fais hausser les épaules! Je suis si
confiant, au fond, dans notre avenir. La mise est
sûre.
DIANE
Alors, pourquoi cette belle moue et ces quâ^tre
plis sur le front?
ARMAURY
Aucun rapport... Je suis furieux, oui, mais pour
quelque chose de bien plus grave... Je suis furieux,
parce que le portier, hier, m'a pris pour ton père.
DIANE
Ça t'a vexé? D'abord, nous sommes en Angle-
terre; c'est par pudeur...
184 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY
Tu crois?... J'aime mieux le supposer.
DIA>E
Ce sont des idées d'une heure du matin! Je
prends, vite mon bain et on se couche... INIarcel!
c'est notre huitième nuit seulement?
ARMAURY
Dépêche-toi. II ne faut pas la laisser passer!...
Elle va clans la salle de bains. On entend ouvrir les robi-
nets. Elle chante. Pendant ce temps, Marcel s'appuie
sur la table, prend une cigarette et met la tête dans
ses mains. On voit Diane jeter des petits coups d'oeil,
tout en continuant de chanter, et puis, elle s'approche
très doucement par derrière Marcel.
Tu souffres?
DIANE
ARMAURY
Mais non.
DIAKE, un genou sur la chaise longue.
Mais tu ne souffres pas parce que tu as revu ta
femme, tu me le jures?
ARMAURY
Ah! je te le jure Lien! Il n'y a que Dianette sur
ACTE QUATRIÈME 185
la terre... Je te veux, unique!... et je veux ton
bonheur, avec une rage, une ardeur... qui me ren-
draient hargneux et détestable pour tout le reste
du monde!
DIANE
Bien.
ARMAURY
Dianette, tu m'aimeras toujours? Dianette, tu
ne m'échapperas pas?...
DIANE
Jamais, mon grand bien-aimél...
ARMAURY
Sait-on, avec ces enfants... car tu es une enfant!
Ça m'est égal, comprends-tu, de renoncer à tout
pour toi, pourvu que tu me restes.
DIANE
Comment peux-tu garder encore un doute?
ARMAURY
Parce que la jeunesse est un perpétuel men-
songe... Les enfants mentent... ils ne savent même
pas quelquefois qu'ils mentent. Tout est mensonge
chez eux. Leur charme... leur sincérité... illusion!
16.
186 LA VIERGE FOLLE
DIANE
Tu vois, tu m'en veux, au fond, tu m'en veux...
ARMAURY
Non, petite brute. C'est une fureur égoïste qui me
fait parler! Sans quoi... je fais bon marché de ma
douleur, de mes ennuis. Un feu de paille, un feu de
joie... de joie!,.. Allons bon ! qu*est-ce qu'il y a
maintenant? Tu pleures, Dianette? J'ai commis le
crime de te faire pleurer!
DIANE
Mais non, mon chou, mais non !
ARMAURY
Ah! ce sont de bien grandes émotions pour toi,
et dé bien grandes complications aussi, Dianette...
Je suis un imbécile; je devrais être plus simple.
Pourquoi pleures-tu, dis? Parle?... Qu'as-tu?...
DIANE
Mon chou, pardonne-moi.
ARMAURY
Tu avais dit : « Pas une larme dans mes yeux,
pas une larme. »
ACTE QUATRIEME 187
DIANE
Oh! c'est pas des larmes, ça!
ARilAURY
Mais tu serais bien embarrassée de dire ce que
c'est?... (S'agenouiiiant.) Mon amour adoré, n'aie pas
peur, n'aie pas de mauvais pressentiments, surtout,
DIAKE
Je n'ai pas de mauvais pressentiments. Ce fou de
Gaston, seulement?... J'ai peur qu'on te fasse du
mal.
ARMAURY
Il n'y a aucun danger.
DIANE
Et puis, moi aussi, je voudrais tant ne pas te
procurer de peine, et c'est ce petit bout que je suis
qui est cause de tout. Autrement, pour moi-même,
j'ignore ce que c'est que la peur!... Tiens, quand
j'ai cru que tout était fini, quand on a tout décou-
vert chez moi, qu'on allait m'envoyer au couvent,
eh bien, j'étais décidée à mourir! Un soir de ces
huit jours-là, je m'en souviens... il y avait dans le
cabinet de toilette qui donne dans ma chambre,
188 LA VIERGE FOLLE
une lumière, une bougie, parce que je n'ai jamais
pu dormir sans lumière... (S'interrompant.) Au fait,
où Lucy a-t-elle mis la veilleuse préparée?
ARMAURY
Là, sur la cheminée... Qu'est-ce que tu disais
d'effroyable, mon petit?
DIANE
Je disais qu'un soir, en décoiffant ces cheveux
qu'on avait voulu me couper, je les ai laissés flotter
sur la bougie... je me rappelle, je les balançais
comme ça... et je me disais : « Allons-y, Dianette! »
L'horreur même d'être brûlée vive ne m'épouvan-
tait pas. Un petit bout s'est mis à grésiller. D'un
mouvement instinctif de la main je l'ai éteint...
mais au fond, ce soir-là, il s'en est fallu de pas
grand'chose!...
ARMAURY, lui prenant la main.
C'est l'anéantissement de l'amour, ce goût de
l'anéantissement auquel il faut savoir résister.
Puis, tu n'as pas vingt ans. Il n'y a que les vieux qui
ont peur de mourir... La jeunesse fait bon marché
de la vie. ..Ton frère lui-même, qui n'est pas un trou-
blé, répète tout le temps : « Aller se faire casser la
tête en Afrique... >> La moindre midinette en mal
ACTE QUATRIÈME 189
d'amour allume si facilement un réchaud! On fait
bon marché de la vie parce qu'on n'en connaît pas
le prix; mais. plus tard, tu verras comme on appré-
cie âprement la valeur de tous les instants. Il
semble que toutes les minutes, on vous les vole.
DIA>'E, qui se lève.
Ce n'est pas une question d'âge. Si on a connu à
vingt ans ce qu'il y a de plus beau dans l'existence,
le reste vaut-il la peine d'être vécu? (Elle prend la
veilleuse.) Si on a brûlé toute l'huile, comme me le
disait l'abbé Roux, la veille de notre fuite...
ARMAURY
Quoi?
DIA>E
Oui, il me citait la parabole de l'Évangile; le
banquet des vierges folles et des vierges sages... tu
sais?
Elle craque une allumette.
ARMAURY
Oh! l'Évangile et moi...
DIANE
Si, tu sais... (Elle cherche dans son souvenir.) les vierges
folles qui ont usé imprudemment toute l'huile
190 LA VIERGE FOLLE
de leur lampe, et qui, pour cela, ne seront pas
invitées au banquet et ne verront pas la face de
l'époux... (Elle allume la veilleuse.) Et puis, ça finit par
une phrase terrible : « Veillez, car vous ne savez
ni le jour ni l'heure... »
Elle souffle l'allumette. Silence.
ARMAURY, riant.
Eh bien, j'espère que nous avons une conversa-
tion excitante! S'il n'était pas si tard dans la nuit,
je nous ferais monter un souper avec des boissons
voluptueuses pour nous dégourdir... (il l'embrasse,
l'étreint.) Va, ma chère beauté, tu peux t'en rap-
porter à moi... Je suis ton gardien robuste et vigi-
lant.
On frappe à la porte.
DIANE
Tiens! A cette heure-ci... qu'est-ce que ça peut
bien être?
ARMAURY
Je vais voir, (il va à la porte. Elle veut le retenir.) Qui
est là?
LE PORTIER, à travers la porte.
Une lettre.
ARMAURY
Une lettre à une heure du matin! (ii ouvre. Le por-
tier entre, remettant une lettre.) De la part de qui?
ACTE QUATRIÈME 191
LE PORTIER
Une dame,
Marcel ouvre la lettre, il la lit à voix basse.
DIANE
Qu'est-ce que c'est, chéri?
ARMAURY
^ Attends... (Au portier.) Voulez-vous attendre la
réponse dans le couloir, s'il vous plaît?
LE PORTIER
Bien, monsieur.
Marcel referme la porte.
DIANE
C'est grave?
ARMAURY, lisant tout haut.
n II faut absolument que je te parle à l'instant. Un
grand danger te menace... »
DIANE
C'est d'elle!...
ARMAURY
« Je te conjure^ en tout cas., de ne pas sortir de ta
192 LA VIERGE FOLLE
chambre, de ne pas même traverser un couloir.
Reçois-moi une seconde, une seconde seulement, il
faut que je te mette au courant... Ne vois dans cette
lettre aucun subterfuge... C'est très grave... »
Il lui tend la lettre.
DIAl^E
C'est très grave... Tu vois, j'en avais le pressen-
timent... tJn danger!... Pour qu'elle écrive ainsi,
c'est ta vie qui doit être en jeu. Avais- je assez rai-
son de vouloir que tu restes enfermé?... Reçois-la
vite, je vais entrer dans ma chambre.
ARMAURY
Mais non, mon enfant; pourquoi la recevoir et
pourquoi s'émouvoir comme tu le fais? Billevesées
tout ça, chimères de femme!... Il n'y a rien à
craindre.
DIANE
Oh ! les femmes ont un sentiment du danger que
les hommes n'ont pas... (Elle reprend la lettre.) Il n'y a
qu'avoir l'écriture de cette lettre. Reçois-la, je t'en
supplie, je t'en supplie... il faut savoir..
ARMAURY
Eh bien, je vais descendre...
ACTE QUATRIÈME 493
DIANE, revenant à lui.
Ça, jamais! Je te jure bien que tu ne sortiras
pas d'ici... Non, non... ce que demande ta femme
est parfaitement légitime. Je sais bien, va, que des
époux comme vous sont destinés à se rencontrer,
c'est fatal... Le tout pour moi est d'être sûre de ta
volonté et je n'ai plus peur... Un danger est dans
l'air, qu'il faut conjurer à tout prix. Qu'est-ce que
les convenances peuvent bien faire là dedans,
grand Dieu! Nous n'en sommes plus là!... Elle a
parfaitement bien fait de venir... il faut savoir!...
N'y mets pas d'amour-propre, Marcel, je t'en sup-
plie, à mon tour. (Elle ouvre la porte.) Dites à cette
dame qu'elle peut venir, qu'on l'attend...
Elle referme la porte.
ARMAURY
Allons, voyons donc... ma gosse, regarde-moi
sourire... fillette!... Nous sommes bien plus forts
et bien plus malins qu'ils ne croient! Tout ça, des
paroles, des menaces, des enfantillages, Dianette.
DIANE
Je ne vis plus, mon petit coco... (Elle soupire.) Eh
bien, je vais aller très sagement dans ma chambre,
je n'écouterai même pas... Je vais me coucher... at-
tendre, sans penser...
17
iU iA VIERGE FOLLE
AJIMAURY
Une seconde, alors, une seconde seulement...
DIANE
Et surtout, ne va pas, toi, bêtement, faire une
imprudence quelconque. Est-ce qu'on sait? Les
hommes mettent des questions d'amour-propre
dans un tas de choses... Promets-moi que tu feras
comme elle le dit... que tu ne sortiras pas d'ici.
ARMAURY
Je le jure... à condition que tu ne fasses pas cette
figure désolée... Souris, aie confiance en moi.
DIANE, qui prend la veilleuse sur la table.
Ah ! les veilleuses, Marcel ! (A ce moment, on frappe à la
porte.) Déjà! C'est elle! Gomment a-t-elle pu monter
aussi rapidement!...
ARMAURY, allant à la porte.
Elle était peut-être dans le couloir.
DIANE
C'est égal, assure-toi que c'est elle.
ACTE QUATRIÈME 195
ARMAURY, allant à la porte sans l'ouvrir.
Qui est là? (On entend une voix qui dit : « Moi, Fanny! »)
Bien. \
Il va à Diane qui lient la veilleuse à la main. Il l'embrasse
passionnément, tendrement, sur l'épaule nue.
DIANE
Oh! prends garde.
ARMAURY
Pourquoi ?
DIANE, montrant la veilleuse.
J'ai eu peur... j'ai cru que tu allais l'éteindre...
Puis elle va à la porte lentement, en emportant la veil-
leuse. Elle lui sourit encore sur le seuil de la chambre
en protégeant la flamme de la main droite, — dans un
souffle : « Je t'aime!... » Elle entre. Quand elle est
entrée, Marcel jette un coup d'ceil sur la pièce, met un
peu d'ordre, pousse le rideau de la salle de bain. Il va
à la porte et ouvre.
SCENE III
ARMAURY, FANNY
FANNY, entrant à peine, une mousseline sur la tête inclinée.
Je te demande pardon, c'était nécessaire. Ta vie
est en danger. Ne traverse même pas ce couloir...
Il faut que tu saches ce qui se trame.
196 ■ LA VIERGE FOLLE
ARMAURY
Comment es-tu ici?
FANNY
J'ai loué une chambre au même étage que toi...
Pour cette nuit seulement...
ARMAL'RY
Je ne comprends plus. Que signifie?...
FANNY
Tu vas comprendre... J'ai surveillé depuis hier
Gaston de Charance, qui était dans un état d'exal-
tation terrible à la suite de l'explication qui a suivi
hier notre rencontre à Greenwich!... J'ai fait sur-
veiller tous ses moindres gestes... Or, il est venu,
cet après-midi, à six heures, retenir la chambre 34...
ARMAURY
La chambre 34?...
FANNY
Oui, à deux pas de la tienne... Dès que j'en ai été
avertie, je n'ai fait ni une, ni deux, tu comprends!...
Je me suis promis de passer la nuit ici, et j'ai bien
fait!... Depuis que je suis installée dans ma cham-
ACTE QUATRIÈME 197
bre, je surveille le corridor, j'entr'ouvre la porte de
temps en temps... Je l'ai même heurté une fois; avec
ce voile sur la tête il n'a pu me reconnaître!... Que
va-t-il faire? Je n'en sais rien! Il joue le monsieur
tranquille, l'étranger en smoking, qui fume sa ciga-
rette... il sifflote sur les marches de l'escalier... Ah!
c'est abominable!... Alors, j'ai pensé que tu allais
peut-être imprudemment ouvrir une porte... Ah!
mon Dieu! Il faut tout prévoir!... Demain matin,
tu allais sortir,^ ton intention était naturellement
de sortir d'ici?... Eh bien, il ne faudra pas... il ne
faudra pas...
Elle s'arrête. Un temps.
ARMAURY
Ma chère Fanny, je te remercie... Je comprends
ton sentiment, j'en suis touché... Tout ce qui émane
de toi est pur et délicatement inspiré... Mais, par
grâce, ne t'occupe pas de ces affaires qui doivent
être réglées entre hommes!... Je te vois dans un
état d'énervement qui me prouve encore la viva-
cité de ton amour... (il se reprend vivement.) du moins
de ton affection pour moi... Mais, confie-moi et
laisse-moi aux mains de la fatalité.
FA^■^'Y
Oh! je t'en prie, Marcel!... Pas d'appréciations!...
Je ne te demande ni d'approuver ni de désapprou-
17.
198 LA VIERGE FOLLE
ver ce que je fais. INIoi-même, est-ce que je m'en
rends compte!... Comment ai-je la force d'être ici,
à côté de votre chambre, — que dis-je? dans votre
chambre!... ici, où pas une femme n'aurait le cou-
rage de pénétrer?... Eh bien, j'ai été enlevée, pré-
cipitée, comme malgré moi, par une impatience
irrésistible, parce qu'il s'agissait de ta vie!... Je
suis venue cogner contre cette porte épouvan-
table... C'est plus fort que moi, la sensation que tu
es en danger, que quelqu'un voudrait porter la
main sur toi, aller jusqu'au meurtre... j'en tremble
des pieds à la tête... Que veux-tu!... J'ai honte de
ne pouvoir réagir contre cet instinct, mais c'est
comme si tu m'avais appelée... J'ai toute ma chair
qui bondit... Je ne permettrai pas, je ne permettrai
pas qu'on attente à ta vie !... Je te le dis, c'est le cri
de toute ma chair!...
ARMAURY
Tu m'as averti du danger! Que de femmes s'en
seraient remises à la fatalité, comme à un juge-
ment céleste !... tu n'es pas de celles-là... Cependant,
je te demande le courage de ne plus penser à moi!
je sais qu'il te faudra du courage... J'éprouverais
une trop honteuse tristesse à être protégé par toi,
Fanny... Tu dis le cri de la chair? Rappelle-toi alors
nos paroles d'hier... je les jugeais fort justes...
ACTE QUATR1È3IE 199
Nous avions prononcé une séparation nécessaire, tu
avais remis toi-même, à une échéance lointaine, le
retour souhaité et possible...
FANNY, dans un grand geste désespéré.
C'est commode à dire!... On peut déclarer qu'un
amour est frappé à mort, prononcer tous les arrêts
que l'on voudra... oui, mais la séparation de la
chair ne se fait pas aussi aisément!... Tu as tué
notre amour vivant, d'un coup net, comme on coupe
la tête d'une bête; mais regarde, les tronçons
s'agitent... la chair remue encore... Non, non,
l'amour ne meurt pas comme ça, tout de suite,
Marcel... attends encore, attends encore un peu...
Dis-toi, pour l'instant, que j'obéis à quelque chose
de machinal... C'est nerveux probablement... Oh!
du reste, je n'ai pas l'intention de te gêner, je vais
passer la nuit éveillée, moitié dans ma chambre,
moitié dans le corridor... Mais, demain, j'aurai avec
ce garçon une explication' et je te jure bien que
je saurai lui faire réintégrer Paris et son Saint-
Cyr!,.. A l'heure actuelle, il s'agit simplement de
conjurer le coup, de le parer... (Depuis quelques instants,
sans s'en apercevoir, elle joue avec une épingle d'écaillé de Diane,
que sa main a prise dans les coussins... Ses yeux tombent sur cette
chose qu'elle a entre les doigts... Elle jette brusquement l'épingle
sur le tapis. Silence.) As-tu un verre d'eau, là?... j'ai
soif...
200 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY
Oui.
Il va à la tatle. Quand il a rapporté le verre rempli, et
pendant que Fanny boit, il fait habilement disparaître
de la main un peignoir qui traînait et le jette dans la
salle de bains. Elle voit le geste et dit :
FANNY
Ne te donne pas la peine, va ! Je ne regarde rien !..
Depuis que je suis entrée ici, c'est le tapis que je
fixe... Je ne sens même pas ce parfum de verveine,
cette espèce de parfum de verveine qui doit être
le sien, qui a rempli toute la pièce...
AHMAURY, résolument et comme agacé.
C'est pourtant au nom de ce seul sentiment-là,
Fanny, que je te demande, et pour toi-même, de
réintégrer ta chambre... c'est un sentiment profond
de décence...
FANNY
Ah! la décence! qu'est-ce que tu dis là!,.. Tiens,
pose le verre...
ARMAURY
Tu as sommeil, tu es fatiguée...
FANNY
Mais oui, mais oui, je m'en vais... Ai-je ta pro-
ACTE QUATRIÈME 2U1
messe formelle que tu ne sortiras pas d'ici, avant
demain midi?
ARMAURY
J'ai peur de promettre une lâcheté...
FANN
Je t'en prie! laissons les définitions de mots...
promets... (Geste de Marcel.) Je ne demande pas autre
chose...
ARMAURY
C'est fait!
FANNY, se levant.
Bien! Je te tiendrai au courant de la suite, soit
par une lettre, soit par une dernière demande
d'entrevue...
ARMAURY
Parfaitement. Reste dans ta chambre, Fanny...
dors tranquille...
FANISY, qui d'un pas lent se retire.
Dormir!... (Elle entr'ouvre la porte et la referme aussitôt.)
Il faudrait que je sorte d'ici, l'électricité éteinte...
Je vais me glisser sans bruit dans le couloir... Il
est nécessaire qu'il ne me rencontre pas ni ne re-
^^^^ LA VIERGE FOLLE
connaisse ma silhouette... Je pense d'ailleurs qu'il
se sera couché!... Il a dû remettre à demain matin...
ARMAURY
Oh! ta sollicitude a sûrement très exagéré...
D'abord, dans un hôtel, des scandales de ce genre
sont impratiques à réaliser... C'est un enfant, d'ail-
leurs...
FANNY
Les enfants! je suis payée maintenant pour sa-
voir jusqu'où ils peuvent aller dans leurs réso-
lutions!... Elles valent les nôtres, et au delà...
Éteins, veux-tu... éteins l'électricité... (Une reste plus
qu'une petite lampe... Fanny ouvre la porte du couloir. C'est une
double porte comme les portes d'hôtel moderne. L'une intérieure
est en bois, la seconde derrière est capitonnée. Elle a donc poussé
la seconde porte, et l'on aperçoit le couloir, au dehors, faiblement
éclairé à cette heure tardive. Elle s'avance sur la pointe des pieds
et, encapuchonnée de voile, elle écoute. Fanny, à voix basse : )
On marche dans le couloir. (Elle se rejette en arrière et
laisse retomber la porte capitonnée.) Il est là, il est là, sûre-
ment... .J'entends quelqu'un qui marche, j'en étais
sûre...! (Elle a reculé Jusqu'à Marcel.) Ah! tjue j'ai été
bête! je n'aurais pas dû ouvrir cette porte... Si c'est
lui qui guette, il va se demander pourquoi cette
porte vient de s'entr'ouvrir si mystérieusement...
ACTE QUATRIÈME 203
AKMAURY
Mais. non, rassure-toi, Fanny... C'est quelqu'un
de l'hôtel qui passait...
FA>NY
Il est là... te dis-je... il guette... Et puis la porte
a grincé... quelle maladresse... il faut que je reste
ici quelques minutes encore... je ne puis pas sortir...
AILMAURY
Eh bien, attends, attends... le temps que tu vou-
dras.
FAN^
Rentre dans ton appartement. Adieu, (ii se dirige
vers la porte de sa chambre. Tout à coup elle se redresse.)
Écoute !... on frappe à la porte... Tu vois... Qu'est-ce
que je disais!... Ah! le gredin!...
En efifet, un imperceptible toc toc, comme un frottement
sur le bois a eu lieu. Marcel a un mouvement pour aller
fermer la première porte qui est restée ouverte, elle le
retient et le repousse. Colloque à voix étouffée.
ARMAURY
Laisse-moi fermer la porte.
FA>^"Y, à voix basse.
Non! Non! Surtout pas!... C'est sûrement pour
204 LA VIERGE FOLLE
voir si on bouge à l'intérieur. . .Laisse faire. Il n'osera
pas entrer! Et s'il ose, tant mieux! Il faut que ce
soit moi qu'il trouve... Il serait désarçonné de me
trouver là.
ARMAURY
Je ne veux pas!
FAjS'NY
Et moi je l'exige... c'est l'instant de l'explication !
Ah! la canaille!... Rentre, rentre... pas toi ici!...
pas toi!... (Elle le pousse avec véhémence. Dans l'ombre, ils
chuchotent et luttent.) Disparais!... Je le veux!... Et si
je le croise en sortant, tant mieux!... Va donc!...
va donc!... Laisse-moi partir seule..
Dans la brève poussée il a obéi. Il s'est glissé dans la
chambre de Dianetle. Fanny éteint brusquement la der-
nière lumière et se cache dans le fond de la pièce. Elle
attend anxieuse... Un moment se passe... Tout à coup
la porte d'entrée grince doucement et s'entr'ouvre, avec
une précaution inflnie... Gaston de Charance pénètre
avec précaution, passe la tète, regarde, puis, n'enten-
dant rien, ne voyant rien, pénètre de quelques pas dans
la pièce. Fanny donne brusquement l'électricité. Gaston
de Charance sursaute, se retourne et voit Fanny.
ACTE QUATRIÈME
205
SCÈNE IV
FANiNY, GASTON
FA>>"Y
Parfaitement... moi!... Vous ne comptiez pas
me trouver...
En effet.
GASTON
FANNY
De quel droit entrez-vous ici? Comment osez-
vous ouvrir cette porte, vous introduire comme un
voleur... dans quel lâche dessein de meurtre?...
Ah! mais, j'étais là... je vous avais promis d'y être.
Je suis exacte, n'est-ce pas?... Avouez que vous ne
m'auriez pas crue aussi prompte.
GASTON
En effet, je vois quel gardien il a placé à leur
porte. C'est vous qui les protégez!
FANNY
Et VOUS qui m'y forcez! Ah! pas un mot de rail-
18
206 LA VIERGE FOLLE
lerie, malheureux!... Si j'ai abdiqué toutes mes pu-
deurs d'épouse, toute ma dignité de femme, si je
suis là, rougissante, effarée de ce que j'ose faire, c'est
à cause de vous! Ah! que je vous hais décela aussi!
de cette humiliation! Mais j'ai juré que je vous met-
trais au pas, et je tiens parole. Dites, répondez...
Que venez-vous faire ici, quelle arme avez-vous
dans votre poche?
GASTON
Je viens chercher ma sœur; je viens prendre
Diane, et voilà tout...
FAN>Y
Allons donc! Si vous n'aviez que ce dessein,
seriez-vous ici à une heure du matin, auriez-vous
loué cette chambre?... De la franchise, au moins...
GASTON
Je vous certifie que je viens reprendre Diane; il
faut que je voie ce capon qui se cache, et me fuit
avec la dernière des bassesses
FANNY
Mêlez-vous donc uniquement de ce qui vous
regarde, à la fin, vous, le frère! Votre attitude,
-votre colère, tout est disproportionné...
ACTE QUATRIÈME 207
GASTON
Non, madame, parce qu'il y a en jeu notre hon-
neur... Et il y a aussi ma haine, en effet... Ah! je
le hais! Si vous saviez comme!... Il n'a pas seule-
ment déshonoré une fille de famille, il y a les condi-
tions dans lesquelles il a agi... Celles-là sont im-
pardonnables, abominables. Elles relèvent de moi
seul, parce que seul, j'en ai été le témoin aveugle.
Je le hais... je le hais, parce qu'il était notre ami,
mon ami, parce qu'il a reçu mes confidences de
jeune homme, parce qu'il me prenait le bras avec
douceur et gentillesse... et, derrière moi, il accom-
plissait son forfait... Il avait toutes les hypocrisies
avec le frère; il s'occupait aussi de mes premières
amours, il me ménageait des entrevues... Ah! vous
ne le connaissez pas, cet homme-là, vous ne savez
pas encore ce dont il est capable, et c'est vous qui
le défendez! Pourtant, qu'il nous rende notre en-
fant, qu'il nous la rende et je le laisserai tranquille.
. FANNY
Eh bien, commencez par exécuter ce projet et
partez.
GASTON
Non...
FANNY
Si.
208 LA VIERGE FOLLE
GASTON
Le lâche... Le lâche!... C'est vous qu'il a chargée
de cette mission!... 11 est là, verrouillé, ils sont là,
tous les deux, à côté... C'est abject... (Criant.) Lâche l
Lâche ! Mais sortez donc !... Osez donc une fois vous
montrer... L'homme capable de faire ce que vous
faites, de s'abriter derrière les femmes, et qui uti-
lise Jusqu'à leurs terreurs, cet homme n'est même
pas digne d'être souffleté... Vous entendrez au
moins ma voix!... Lâche!... (La porte s'ouvre. Armaury
entre.) A la bonne heure, au moins!...
SCÈNE V
ARMAURY, FANNY, GASTON, puis DIANE
FANNY, un cri.
Ne sors pas! Prends garde!
ARMAURY
Eh bien! Qu'est-ce que c'est? Vous vous permet-
tez de faire bien du tapage, mon jeune ami...
Il s'avance, dédaigneux, la poitrine en avant, les mains
dans les poches. Diane le suit précipitamment.
ACTE QUATRIÈME 209
GASTON
Ah! te voilà, toi... Diane, tu vas me suivre im-
médiatement.
DIANE
Je n'obéis pas aux ordres donnés.
GASTON
Monsieur, je vous somme de nous la rendre.
ARMAURY
Quand nous serons seuls, je vous accorderai
toutes les explications voulues... Pas ici... pas en
présence de ces deux femmes..
GASTON
Oh! il ne s'agit plus d'explications. Une dernière
fois, voulez-vous laisser partir ma sœur?...
ARMAURY, carrément.
Elle vient de vous répondre pour moi, — pour
nous deux.
GASTON
Alors, voulez-vous au moins me rendre raison...
refusez-vous toujours une rencontre?
18.
210 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY, haussant les épaules.
Parfaitement, je refuse...
GASTON
Eh bien, donc, vous l'aurez voulu... (il se retourne
vers lui. Il tire rapidement de la poche de son smoking un revolver
et le braque. Les deux femmes ont un cri simultané et, d'un
même élan, l'une à droite et l'autre à gauche, se précipitent devant
Armaury en le couvrant de leurs corps. Gaston, baissant le revolver
avec un éclat de rire et de rage.) C'est admirable !... Toutes
les deux ! Toutes les deux sur votre poitrine !...
C'est là qu'elles se rencontrent!
AKMAURY, écartant énergiquement les deux femmes
et se présentant face à lui.
Ne blasphémez pas, monsieur... Leur geste est
plus beau que le vôtre!
DIANE, criant et s'interposant.
Gaston! veux-tu finir!... Gaston, en voilà assez!...
Pose ce revolverl... Quand tu l'auras posé, je par-
lerai. (Elle désigne une table au fond.) Sur Ce meuble...
là... Je veux parler... Qu'on m'écoute!
GASTON, après une hésitation.
Soit! J'obéis...
11 dépose l'arme, mais à une distance assez proche de
lui, pour surveiller qu'on ne s'en empare pas.
ACTE QUATRIÈME 211
DIANE, essayant de le prendre à part.
Viens par ici, loin de la table...
GASTON
Que vas-tu me dire? Que tu es décidée à revenir
chez nous?
DIANE
Je veux te dire que tu es abominable... Je ne sais
■comment qualifier ta conduite...
GASTON
Et moi, je sais trop comment qualifier la tienne...
DIANE
Un frère et une sœur en arriver là!...
GASTON, haut, refusant l'aparté.
Ce n'est pas à toi que j'en ai, c'est à ton amant.
Qu'il te laisse partir, qu'il te rende à nous, j'aban-
donnerai toute idée de vengeance... sinon...
ARMAURY, croisant les bras.
A votre guise!...
GASTON
Sinon, il n'y a pas de protestations assez fortes
212 LA VIERGE FOLLE
pour exprimer à quel point je suis décidé. Perds
tout espoir, Diane. Votre amour est sans issue. J'ai
déposé ce revolver, cela veut dire simplement que
je ne suis pas à des heures près. Où que ce soit,
monsieur, demain, un autre jour, n'importe, je
vous certifie que je ne vous raterai pas.
ARMAURY, haussant à nouveau les épaules.
Entendu!... Entendu!... Mais pour aujourd'hui,
hors d'ici!...
II semble qu'il va l'empoigner de toute la force de sa
colère contenue.
DIANE, hors d'elle-même, éperdue, désignant Gaston.
Ah! Il le fera comme il le dit! Je le connais!...
Mais il faut l'empêcher!...
FANNY, qui s'était dissimulée dans le fond de la pièce,
gravement, simplement.
Non, il ne le fera pas!... Et c'est moi, la femme...
la femme légitime, qui le dis.
ARMAURY
Fanny!... Ah! pas toi!... pas toi!...
FANNY, en s'avançant, à Gaston.
Mais vous ne voyez donc pas, vous ne compre-
nez donc pas que, pour que je leur fasse grâce à tous
ACTE QUATRIÈME 213
les deux, moi, et qu'en un moment pareil j'ose vous
dire : « Laissez-les, laissez-les », il faut pourtant
bien que ce soit cela la vérité! Aucun crime
d'amour ne vaut la mort... Vous êtes trop jeune
pour le savoir... Allons-nous-en, monsieur! Allons-
nous-en pour toujours! Devant leur amour, de-
vant cette chambre d'amour, je n'ordonne pas, moi,
je supplie, entendez-vous, je supplie... Que faut-il
de plus pour que vous compreniez?... pour qu^ vous
ayez pitié d'eux, de moi aussi, car je ne veux pas
que vous fassiez du mal à celui que j'ai aimé en
vain!... Et si ce n'est pas assez de supplier, voulez-
vous que je me mette à genoux devant vous?... Je
le ferai!... Je le ferai!...
ARMAURY, se précipitant pour l'empêcher.
Pas ça, Fanny!...
DIA>'E. poussant une espèce de cri sauvage.
Ah! je vous jalouse, madame, je vous jalouse
d'être aussi belle!... C'est cette femme-là, Marcel,
c'est cette femme-là que tu n'aurais pas dû quitter.
Elle est sublime... Elle a le courage que je n'ai pas,
celui du renoncement... J'ai honte d'être aussi
lâche à côté d'elle... C'est avec celle-là que tu
aurais dû vivre. Elle aime!... Elle aime, plus que
moi... Oh ! madame, comme je vous ai fait souffrir !..
-^^ LA VIERGE FOLLE
mais pour en arriver à une pareille abnégation
ah! vous devez éprouver une bien belle ivresse!...'
Je vous l'envie!...
GASTON, profitant de ce moment pour lui prendre la main.
Eh bien, prends exemple... Élève-toi jusque-là.
Allons, je vois, je sens que tu vas commencer à
t'eclairer et à devenir raisonnable...
DIANE
Peut-être, Gaston...
GASTON
e re
Alors, viens. Tu vois bien que tu le dois, tu 1
connais toi-même.
DIANE
Oui... Encore un peu de temps... très peu...
GASTON
Fais quelque chose de beau, Diane!... que je re-
trouve la petite patricienne que tu es restée au
lond.
DIANE
Attends, Gaston!... Je tâcherai...
ARMAURY, qui était resté, les bras croisés, dans une
attitude hautaine.
. Diane! Que signifient ces paroles?... J'écoute
ACTE QLATRIÈME 215
terrifié, impuissant, cette scène abominable que je
voulais à tout prix éviter, et c'est toi, c'est toi qui
faiblis?... C'est toi qui parles de me quitter!...
Quand j'ai le courage que voilà!...
Il s'est approché d'elle, anxieusement, comme pour lui
parler à voix basse.
DIANE, vivement.
Que veux-tu, j'avais toujours prédit que c'était
une chose impossible... il y avait trop d'amour et
trop de haine. C'était sûr, on ne pouvait pas s'en
sortir... Contre cette femme-là, je ne pourrai ja-
mais rien!... Je suis vaincue d'avance... Gaston,
réponds-moi, est-ce décidé? Ce que tu viens de dire
est bien ta pensée?... Si je ne pars pas, c'est sur lui
que tu te vengeras? Réponds. '
AKMAURY. épouvanté, à Diane.
Mais il ne faut pas le croire !... C'est du chantage.
DIANE
Oh! je ne discute pas, je m'informe simple-
ment... je fais une addition... un total...
GASTON, de toute son énergie, en fixant Armaury.
Rien, rien ne pourra me faire changer. Vous êtes
en face d'un dilemme...
Fannv, muette, s'est accroupie sur elle-même. On dirait
qu'elle guette, prête à intervenir.
216 LA VIERGE FOLLE
ARMAURY, éclatant.
Ah! c'est trop, cette fois!... Hors d'ici!... mon-
sieur!... Sortons, vous et moi!... Tout ce que vous
voudrez, soit, mais plus en présence d'elles! Venez
donc! Vous avez raison... Advienne que pourra!...
J'en ai assez de cette inertie, j'étouffe!... A nous
deux! Sortons! Et que cela finisse!
Diane s'interpose et étend son bras jusqu'à toucher du
doigt la poitrine de MarceL
DIANE
Non, non!... Calme-toi, Marcel!... A mon tour,
je vais te demander quelque chose et puis ce sera
tout!... (On la voit hésiter à parler, comme se recueillir, puis
avec un effort immense, et les lèvres tremblantes, elle dit ;)
Pourrais-tu, sans mentir... ici... oui.;, pourrais-tu
aller jusqu'à m'affirmer que c'est moi que tu as
le plus aimée, que c'est moi qui tu aimes le plus!...
Et alors, debout, elle enfouit sa tête dans ses deux mains,
pour ne plus rien voir, en attendant la réponse. Il y a
un instant de stupéfaction générale, un silence d'an-
goisse et de malaise atroce. Le frère s'est approché,
presque indigné, révolté de la question, il regarde
Mme. Armaury, avec commisération; mais celle-ci n'a
pas sourcillé. Seul, Marcel, accoudé à la cheminée, est
en proie à une grande agitation intérieure.
ARMAURY, tout à coup.
Oui, je comprends... malgré la cruauté de la
chose... ce que tu veux dire... Tu veux la sanction
ACTE QUATRIÈME 217
terrible de cet aveu, devant ces deux êtres-là!
(Silence.) Eh bien, tu l'auras cette sanction!,.. Oui,
Dianette, sans hésiter, devant eux, en toute fran-
chise, j'affirme de toute la force de mon âme que
c'est toi qui es la plus aimée. J'ai fondu ta vie
dans la mienne, et, devant eux, comme devant la
mort même, je dirai plus encore : « Je te garde, et
de mon propre consentement, jamais je ne t'aban-
donnerai!... »
Il dit cela farouchement, énergiquement, comme s'il fon-
çait sur l'obstacle dressé devant lui. Après il demeure
un instant écrasé de ses propres paroles. Pendant qu'il
parlait on a vu le visage des deux femmes exprimer,
en même temps, les sentiments opposés. Celui de Diane,
qui s'est découvert, est devenu à mesure radieux et
comme illuminé de bonheur. Celui de Fanny s'est con-
tracté de la plus effroyable douleur, elle pousse un
soupir de détresse plus fort que sa volonté et son corps
s'est soulevé de la chaise. Elle retombe.
DIANE
Et tu as pu dire ça!... tu as pu dire cela, devant
ta femme, devant celle qui suppliait pour ta vie il
n'y a qu'un moment! Faut-il que tu m'aimes!
Après une parole comme celle-là, ah ! il ne me reste
plus rien à entendre... (Il y a maintenant une sorte de
grande sérénité répandue sur elle.) Madame, ne baissez
pas la tête, j'ai été cruelle, atroce, mais je vais
vous le rendre... C'était pour vous le rendre!...
(Elle pousse tout à coup un cri.) Regardez.,. 'regardez... à
19
218 LA VIERGE FOLLE
cette porte... Regardez, mais regardez donc... dans
la chambre.
Fanny, Gaston et Armaury se retournent instinctivement
et s'avancent vers la porte de la chambre restée ouverte
que désigne Diane du doigt. Diane a un mouvement de
retraite habile.
GASTON, regardant la chambre.
Qu'y a-t-il? Qu'est-ce qu'elle voit? Elle est
folle!...
DIANE
Pas si folle que ça, Gaston!.., Je vais être très
sage...
Elle s'est approchée de la table où Gaston a posé le re-
volver. Elle le saisit brusquement en le dissimulant,
puis se tourne de dos à eux. On entend la détonation.
Ils se précipitent. Déjà Diane s'est afl'alée sur le parquet.
ARMAURY
Diane! Diane! Qu'as-tu fait? Mais c'est impos-
sible!... mon enfant, mon enfant chéri... Où t'es-tu
blessée... où?... mais réponds... réponds... Mon
Dieu! Son corsage est rempli de sang!... Au se-
cours!...
Il s'est rué sur elle qui étouffe. Le corps a des soubre-
.sauts.
GASTON
Diane... ma chérie...
ACTE QUATRIÈME 219
ARMAURY
Assassin!... Allez-vous-en, assassin... ou je vous
tue!... Appelez donc au secours, au moins, gredin...
Fanny, appelle, pour Dieu!... Un médecin... vite!...
(Fanny ouvre la porte, éperdue, et appelle. Gaston se précipite au
dehors.) Sonne!... (Fanny sonne. Il porte Diane sur la cliaise
longue.) Diane, mon amour, ma tendresse... (A Fanny.)
Aide-moi... oui, le corsage... Arrache.,, non, tu lui
fais mal... laisse, laisse... Ah! mais elle ne va pas
passer dans mes mains!.. Elle a de l'écume rouge,
tu vois, à la bouche... C'est affreux, c'est affreux !...
Elle ne bouge pas... Mais je neveux pas que tu
meures!... On va te sauver, ma chérie... Ce n'est
rien du tout, tu verras... tu t'es blessée bêtement,
voilà... J'embrasserai encore tes petites lèvres et
ton beau front!... Je suis là, mon enfant... nous
serons heureux, je te le promets... (Devant l'immobilité
de Diane, il a un écroulement de désespoir. Il pleure.) Elle
était tout amour et toute gentillesse!... Et nous
nous sommes mis à quatre ou cinq pour la tuer,
moi avec mon amour, toi avec ta pitié, lui avec
sa haine !... (Des garçons d'hôtel, mal réveillés, entrent et s'ar-
rêtent, gauchement intimidés, sur le seuil.) Entrez ! Entrez !...
C'est une pauvre petite fille qui est là... une pauvre
petite fille de rien du tout!...
II sanglote en l'embrassant.
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